The Project Gutenberg eBook of Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand

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Title: Scènes de la vie Hollandaise, par Hildebrand

Author: Hildebrand

Translator: Léon Wocquier

Release date: September 21, 2015 [eBook #50024]
Most recently updated: April 2, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE HOLLANDAISE, PAR HILDEBRAND ***

SCÈNES

DE LA

VIE HOLLANDAISE

PAR

HILDEBRAND

—NICOLAS BEETS—

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 bis.
1856

Table


LA FAMILLE KEGGE


I

Une triste introduction.

Qui ne connaît, cette terrible maladie qu'on a coutume de désigner par le nom redouté de fièvre nerveuse? Qui n'a vu succomber sous son étreinte quelqu'un de ceux qui lui sont chers? Qui n'a assisté à cette affreuse lutte dans laquelle les nerfs et les vaisseaux se disputent l'avantage jusqu'à ce que le patient, le plus souvent, hélas! succombe sous l'effort? Quant à moi, ce mal formidable me rappelle maint triste souvenir. Je vois encore ces malades, les yeux éteints, les lèvres noircies, les mains desséchées comme du cuir, les doigts dans une perpétuelle agitation. Ils sont présents à mon esprit, tels que je les ai vus autrefois, plongés dans un morne et sinistre délire, silencieusement préoccupés de leurs visions, puis se relevant tout à coup dans leur lit, avec une force qu'on ne leur eût plus soupçonnée, pour se tordre ensuite en proie à des angoisses où l'animal l'emporte sur l'être intelligent. Je les vois encore dans cette fatale apathie, dans ces tristes intervalles de lucidité qui présagent la mort prochaine. Je vois encore ce lugubre appareil de sinapismes pour produire un effet révulsif, ces couvertures mouillées destinées à empêcher le retour de la crise, cette brusque et saisissante transition des débilitants aux excitants. Je sens encore le camphre et le musc gui, d'ordinaire, épouvantent si fort les assistants. J'éprouve encore cette déchirante incertitude entre l'espérance et la crainte, cette anxiété dans laquelle vous jette le commencement de chaque nuit, cet ardent désir de voir reparaître le jour, de voir arriver le médecin. J'entends encore ceux qui tiennent de près au malade demander mille fois si ce n'est pas la crise qui vient de se produire, nourrir les déplorables illusions qu'ils se créent eux-mêmes, en se félicitant de signes qui leur semblent à eux de bon augure, en regardant le médecin comme un songe-creux, en interprétant ses paroles conformément à leurs espérances,—et cela jusqu'à ce qu'enfin,—mais toujours sans qu'on s'y attende,—cette terrible vérité se confirme que la maladie ne laisse pas d'espoir, que l'impitoyable mort s'est annoncée par des indices certains.

Mais l'affreuse maladie, grâce à Dieu, éveille aussi en moi de doux souvenirs de guérison; en moi qui ai personnellement lutté contre le redoutable mal avec l'énergique vigueur de la jeunesse, et qui en ai vu d'autres, sauvés en quelque sorte du tombeau, revivre d'une vie épurée et florissante. Je me rappelle ce rétablissement de la physionomie, ce sommeil calme et réparateur qui annonce peu à peu le retour de la santé, ce premier réveil accompagné de la sensation délicieuse de la convalescence et du repos goûté, cette calme expression des yeux si longtemps désirée, cette faim qui renaît, ce jour où l'on se lève pour la première fois, et cette enfantine reconnaissance que vous inspire le premier verre de vin qui vous est offert. Oh! la santé est un inestimable trésor, mais quand on se rétablit d'une maladie on savoure de délicieuses jouissances!

Au commencement de la troisième année de mon séjour à Leyde, un jeune homme, originaire de Démérary, était venu demeurer dans mon voisinage. C'est la coutume, en pareil cas, parmi les étudiants, de se rendre visite réciproquement. Le jeune homme me plut. Il avait un caractère ouvert et sympathique et de généreux sentiments. Il gardait surtout un tendre et inaltérable souvenir de ceux qu'il avait laissés dans son pays natal, alors qu'il n'était encore qu'enfant, et qu'il ne devait revoir qu'après sa promotion, circonstance pour laquelle il voulait hâter autant que possible l'achèvement de ses études. Je l'aimais à cause de cet attachement solide et passionné et bien que, vu la grande différence qu'il y avait entre nos études et notre ancienneté à l'université, je ne fusse pas en relations régulières avec lui, je lui rendais cependant visite de temps en temps, et cela paraissait lui être doublement agréable parce qu'il osait me parler franchement de ce qui lui tenait tant au cœur et qui semblait à la plupart de ses jeunes amis ou puéril ou trop sérieux pour en faire un sujet de conversation.

Dans une de ces visites, il se plaignit beaucoup à moi d'une certaine lassitude, d'une pesanteur qu'il ressentait dans les jambes depuis quelques jours, et très-peu de temps après; j'appris que William Kegge,—c'était son nom,—était réellement indisposé. Un étudiant malade ne manque jamais de société et peut-être en meurt-il plus d'un par excès de soins. Je choisis, pour l'aller voir, une heure où j'espérais qu'il ne serait pas trop entouré, et je le trouvai alité. Bien qu'il soit admis qu'un étudiant, dès qu'il est forcé de rester chez lui, cherche, beaucoup plus vite qu'une laborieuse mère de famille, du soulagement dans son lit, le cas était plus grave ici que je ne me l'étais imaginé. William était néanmoins très-gai et très-animé. Je m'aperçus sur-le-champ qu'il avait la fièvre. Deux de ses intimes étaient assis à son chevet, sous prétexte de lui donner du courage, et le consultaient comme arbitre sur le point de savoir s'il eût fallu jouer ou non une certaine carte dans une partie d'hombre qui avait eu lieu dans l'après-dînée au Paon, par suite de quoi ils le forçaient de se représenter en imagination une série de vingt-sept cartes combinées de toutes sortes de façons; assurément ce pouvait être pour un malade un passe-temps agréable, mais cependant un peu fatigant. Je fis signe aux deux consolateurs d'abandonner ce thème de conversation et je les eusse vus très-volontiers se retirer. Je conseillai ensuite au patient de se tenir tranquille, j'abaissai un peu la mèche de la lampe et fis retomber les rideaux du lit qui étaient ouverts. Je priai William de prendre un médecin, mais il ne voulut pas entendre raison sur ce point; il me dit qu'un de ses amis resterait auprès de lui jusqu'à ce qu'il fût endormi, et qu'il fallait attendre jusqu'au lendemain.

Le jour suivant, de bon matin, l'hôtesse de mon voisin était déjà chez moi. Elle me dit que monsieur n'allait pas bien du tout, qu'il s'était réveillé au milieu de la nuit, lui avait fait faire du thé et s'était montré très-bourru vis-à-vis d'elle, ce à quoi monsieur ne l'avait pas du tout habituée; avec cela il l'avait regardée d'un air si farouche que bientôt elle avait perdu la tramontane et qu'elle sentait encore dans les jambes la peur qu'il lui avait faite. Elle croyait qu'il n'avait pas été bon pour monsieur de laisser si longtemps sa fenêtre ouverte, vu que les personnes des pays étrangers ne sont pas accoutumées à cela, etc., etc. Je m'habillai et allai le voir incontinent.

Il avait toujours la fièvre, et beaucoup plus fort que la veille; il était très-mécontent de son lit, de sa chambre à coucher, de son hôtesse, en un mot, de tout; il voulait qu'on fit un grand feu dans la première pièce, et fondait tout espoir sur l'effet de ce feu. Je le priai de demeurer où il était, et fis à l'instant chercher un médecin.

Le médecin vint et déclara que l'indisposition était sérieuse. La chambre d'étude fut transformée en chambre de malade; on y transporta William avec son lit, et on écrivit à son tuteur. Celui-ci arriva deux ou trois jours après; c'était un vieux garçon qui n'avait jamais eu occasion de soigner des malades et qui y était d'une extraordinaire maladresse, du reste, pauvre esprit, cœur étroit. Il me laissa le soin de diriger tout. Heureusement l'hôtesse était une femme entendue, posée, obligeante, dévouée et douée en même temps d'un excellent cœur. Elle fit de son mieux; le médecin fit aussi de son mieux; une couple d'étudiants que j'avais choisis dans la foule de ceux qui voulaient à toute force veiller le malade, firent avec moi tout ce qui était possible; mais rien ne servit. La maladie prit un cours fatal, et au bout de trois semaines d'angoisses et de fatigues excessives, nous portâmes le pauvre William à sa dernière demeuré.

Un enterrement d'étudiant a quelque chose de solennel. C'est un long cortège d'hommes dans la fleur de la vie qui, vêtus de deuil, portent à la tombe la dépouille de l'un d'eux, triste preuve que la vie dans sa fleur n'est pas à l'abri des coups de la mort! Ils savent cela, mais il leur faut le voir pour qu'ils en soient convaincus. Cependant ce serait plus imposant encore si tous étaient ou pouvaient être pénétrés de ce sentiment, si tous étaient également attachés au défunt, également touchés de sa mort, oui, si tous, jusqu'aux derniers, pouvaient voir le memento mori qui les précède. Il faudrait aussi que les ordonnateurs renonçassent à la manie de faire parade du long cortège et de fatiguer ceux qui le composent par une inutile promenade à travers la ville. Ordinairement le cercueil est porté par les concitoyens du mort, ou si ceux-ci ne sont pas assez nombreux, par ceux qui sont originaires de la même province ou de la même colonie que lui. Pour William on n'avait pu trouver douze compatriotes. Ses meilleurs amis le portèrent. Il avait passé si peu de temps à l'université!.. et peut-être, parmi ceux-là, n'y en avait-il pas un seul à qui il eût ouvert tout à fait son cœur. Peut-être, moi qui l'avais si peu vu pourtant, avais-je été son plus intime confident. Au moins, dans la dernière nuit de sa vie, dans un moment où il avait pleinement sa connaissance, il avait tiré de son doigt un anneau orné d'un petit diamant et à l'intérieur duquel étaient gravées les lettres E. M.

—Gardez cette bague, m'avait-il dit d'une voix faible mais expressive; elle m'était bien chère....

Il n'avait rien dit de plus.

Le doyen de la faculté de droit à laquelle appartenait William, prononça une courte allocution devant la fosse béante. Puis nous qui l'avions porté, nous jetâmes chacun une pelletée de terre sur lui, et son tuteur remercia tous ceux qui étaient présents de l'honneur qu'ils avaient fait au défunt. Le cortège retourna en bon ordre jusqu'à la salle académique et se sépara là. Les habits noirs furent ôtés, les gants blancs avaient fini leur rôle. Chacun retourna à ses occupations, à ses plaisirs, à ses amis vivants. Quelques-uns portèrent pendant six semaines encore l'étroite rosette de deuil à la casquette. Mais lorsque, vers Noël, parut l'almanach des étudiants et qu'on lut la revue de l'année dans laquelle quelques lignes étaient consacrées à la mémoire de William Kegge, il y avait déjà maint camarade d'université qui devait faire appel à toute sa mémoire pour se représenter comment était ce William Keg de son vivant.

Lorsque le tuteur songeait à écrire aux Indes ou en parlait, il était si embarrassé de cette mission que je pris enfin sur moi d'adresser au père de William une lettre préparatoire que devait suivre le plus tôt possible celle du tuteur, avec l'annonce de la mort et sa reddition de compte au sujet des affaires du défunt. Je remplis ce pénible devoir; et quelque temps après l'envoi des deux missives, je reçus du père de Kegge une lettre remplie de remercîments et de protestations d'amitié passablement exagérés.

Deux ans après la famille Kegge elle-même vint en Hollande, très-riche à ce que je sus plus tard, et s'établit dans la ville de R.... J'en eus la première nouvelle par une caisse de cigares de la Havane que je reçus par la diligence et qu'accompagnait un billet dont voici l'étrange, contenu:

«Voici un petit cadeau odoriférant de reconnaissance à notre arrivée dans la mère-patrie. Venez à R.... et demandez la famille qui est arrivée des Indes Orientales, et vous y serez cordialement reçu par

JEAN-ADAM KEGGE.»


II

Où l'on fait connaissance avec des gens et des bêtes.

Quelque temps après la réception du cadeau odoriférant que mes amis n'avaient pas néglige de réduire peu à peu en parfum en mon lieu et place, j'étais assis, par une pluvieuse matinée d'octobre où je ne m'étais pas précisément levé trop tôt, devant un déjeuner, et absorbé dans une silencieuse méditation lorsqu'un tapage extraordinaire se fit entendre au-dessous de moi.

—Encore plus haut? disait une voix très-élevée qui m'était inconnue. Diable, madame! c'est donc au grenier! Saperlotte, il fait suffisamment obscur ici, savez-vous! Je veux être un hibou, si j'y vois goutte!

Ce n'est pas d'une façon aussi bruyante que s'annoncent les capitaines de vaisseaux naufragés munis de lettres illisibles dans des portefeuilles échoués avec eux; les professeurs de lycées inconnus qui viennent vous offrir des tableaux chronologiques; les épiciers ruinés qui n'ont rien sauvé de leurs magasins incendiés qu'une belle partie de chocolat de Zélande de la marque 1000 A; les faiseurs de portraits ou de silhouettes à bon marché qui ont eu l'honneur de reproduire les traits de votre meilleur ami; les artistes qui pour une bagatelle veulent déposer sur votre table toute la famille royale en plâtre; les commis-voyageurs porteurs de listes de souscription pour des livres indispensables qu'a élucubrés un professeur pour les endosser aux étudiants; ce n'est pas, dis-je, d'une façon aussi bruyante qu'ont coutume de s'annoncer les messieurs que je viens d'énumérer et quiconque s'introduit adroitement chez la jeunesse studieuse pour spéculer sur sa pitié, son inexpérience ou sa timidité; car s'ils ne parlent pas français, allemand ou wallon liégeois pour jeter de la poudre aux yeux de votre hôtesse, ils prennent vis-à-vis d'elle la contenance la plus polie, la plus avenante, la plus bénigne, et, quant à l'escalier, il n'est pas rare qu'ils feignent de le connaître parfaitement. J'étais donc tranquille sur ce point, et, comme je me trouvais dans une disposition d'esprit à considérer toute diversion comme la bienvenue, je me réjouis par avance de voir apparaître une figure étrangère,

La porte s'ouvrit et il entra un monsieur bien mis qui pouvait avoir une bonne quarantaine d'années. La physionomie de cet homme n'était pas très-distinguée, mais l'expression en était particulièrement gaie et joviale. Son teint hâté annonçait un habitant des pays chauds. Il avait des yeux gris bleus, pleins de vivacité et des favoris très-noirs. Sa chevelure dans laquelle commençait à se former sur le sommet de la tête une lacune déjà notable, sa chevelure était, selon l'expression d'Ovide, çà et là saupoudrée de gris. Il portait un surtout vert qu'il déboutonna sur-le-champ, et se montra vêtu d'un habit noir et d'un gilet de satin sur lequel ressortait une lourde chaîne d'or qui retenait sa montre. Il tenait à la main un superbe bambou garni d'un pommeau en ambre jaune.

—Kegge! me cria-t-il au moment où je me levais stupéfait pour le saluer. Kegge! le père de William! Je suis venu pour vous voir, vous, le muséum et le burg[1], et si vous consentez ensuite à revenir avec moi à la maison, cela me fera un plaisir du diable.

J'étais tout à fait surpris de cette visite et ému par le nom du visiteur. J'avoue que je ne pensais plus que rarement au bon William, mais son souvenir soudainement réveillé, et cela par la bouche du père qui l'avait perdu, me remua.

Je lui témoignai le plaisir que j'avais à voir le père de mon ami défunt:

—Oui, dit monsieur Kegge en tirant sa montre, c'est grand dommage d'avoir perdu le jeune homme, hein? Ce serait devenu un fameux gaillard... J'en suis triste jusqu'au fond de l'âme...

Et tirant les rideaux de ma fenêtre, il ajouta:

—Vous demeurez ici diablement haut, mais c'est une belle situation; cette rue s'appelle la Bree-Straat, n'est-ce pas?

—William demeurait ici vis-à-vis, là où se trouve cet échafaudage.

—Eh, vraiment! Vous étiez donc proches voisins! Oui, c'est dommage, dommage, dommage! Saperlotte, n'est-ce pas là le portrait de Walter Scott? Lisez-vous l'anglais? une belle langue, n'est-ce pas? Pourrait-on se procurer ici une édition complète de Walter Scott? mais il faudrait qu'elle fût belle, qu'elle eût du prix. Je ne tiens pas à ces livres qui ressemblent à des chiffons. Mes enfants en ont déjà déchiré une à demi.

Il consulta de nouveau sa montre.

—A quelle heure s'ouvre le muséum? Il faut absolument que je voie cette collection de bêtes mortes. Puis-je aussi voir l'université? Et qu'avez-vous encore ici?

Par cette pluvieuse journée d'octobre, on vit Hildebrand trotter par les rues de Leyde avec un étranger pour aller voir d'abord les bêtes mortes dans le muséum d'histoire naturelle, puis contempler les Pharaons morts au muséum de l'histoire inconnue[2], pour jeter ensuite un coup d'œil sur les petits enfants qui n'ont jamais vécu, au cabinet d'anatomie, et enfin sur les portraits des professeurs défunts qui vivront éternellement dans la salle du sénat académique, depuis Scaliger au manteau de pourpre jusqu'à Borger au manteau de bois, bien qu'un certain nombre d'entre eux soient parfaitement morts. Pour mettre un peu de variété dans nos plaisirs, nous visitâmes le Burg qui lui-même est un cadavre, jadis habité par les Romains, par la comtesse Ada[3] et par la chambre de rhétorique dont tant de génies furent membres. Pour finir nous allâmes voir encore le mobilier chinois et japonais réuni chez monsieur Siebold[4], et nous vînmes enfin nous reposer à la société Minerva, étayée encore à cette époque par cette double colonne, symbole de fraternité, qui depuis lors a été outrageusement mise en pièces. Nous dînâmes à table d'hôte à l'hôtel du Soleil; monsieur Kegge y excita la stupéfaction générale, et même toute l'indignation d'un Monsieur très-long et très-maigre, par la notable quantité de poivre de Cayenne dont il saupoudrait les mets, au moyen d'un petit étui d'ivoire expressément destiné à cet usage et qu'il portait toujours sur lui, comme aussi par son dédain absolu pour les choux-fleurs et les vins de Bordeaux, ce qui me mit dans la nécessité de partager avec lui une bouteille de Porto.

Après le dîner il partit par la diligence, non sans m'avoir extorqué la promesse qu'après m'être débarrassé de l'examen de candidat dont j'étais alors occupé, je viendrais sans faute passer chez lui une couple de semaines; il me montrerait à cette occasion comment il avait coutume de recevoir les gens et combien sa cave était bonne.

—S'il vous convient d'étudier, dit-il, j'ai une belle collection de livres; et s'il a paru alors du nouveau de Buwera ou de quelque écrivain de ce genre, apportez-le pour mon compte, mais surtout que ce soit une très-belle édition!

Environ quinze jours après, je reçus une lettre qui me rappelait mes promesses et qu'accompagnait un énorme pot de confitures des Indes contenant, pour autant que je pouvais m'y connaître, une quantité de tranches de rhubarbe et de grands morceaux de roseaux confits dans une quintessence de sucre; monsieur Kegge me mandait que «sa femme et sa fille laquelle, soit dit entre parenthèses, était une jolie brunette, brûlaient du désir de me voir.»

Je satisfis à ce désir et, peu de jours après, j'étais chez monsieur Jean-Adam Kegge, assis en face de madame et de la jolie brunette, an milieu des aboiements furieux de deux levrettes d'Espagne.

La chambre où je me trouvais offrait le spectacle de la plus somptueuse magnificence associée à la plus grande négligence. Elle était encombrée d'une foule de meubles élégants auxquels leur aspect tout neuf donnait l'air d'être étrangers à la maison. Il y avait là un large piano à nombreuses octaves, ouvert et chargé d'une quantité de livres, d'un tas de morceaux de musique jetés pêle-mêle et d'une guitare. À côté se trouvait une cassette à musique en bois poli, ouverte aussi; et l'une des levrettes d'Espagne s'amusait à déchiqueter quelque peu la partie de son contenu qui n'était pas éparpillée sur le piano. Une très-jolie table d'apparat était chargée de curiosités de toutes sortes et de charmantes bagatelles, flacons d'odeur, écrans à tenir à la main, magots, coquillages, étuis à cigares et précieux livres à gravures. Une pendule en argent massif et deux vases du même métal reposaient sur un manteau de cheminée en marbre de Carrare, et dans un trumeau, au-dessous d'une glace de dimensions colossales, on voyait un groupe d'oiseaux empaillés, avec des becs pointus et de longues queues, et des plus brillants qui aient jamais brillé morts ou vivants. Tout à côté se trouvait un écrin à bijoux en maroquin et entr'ouvert. Dans les quatre coins de la chambre scintillaient quatre candélabres couverts d'une épaisse dorure. Le tapis de pied offrait un mélange de rouge éclatant et de vert qui ne l'était pas moins. Les rideaux de mousseline étaient doublés de soie orange et bleu clair. Comme chez tous les gens vaniteux on voyait suspendus à la muraille de ce sanctuaire domestique les portraits de grandeur naturelle et très-prétentieux de monsieur et de madame; monsieur était gracieusement drapé dans un almaviva et avait le regard d'un poète inspiré; madame très-décolletée portait au cou un grand collier de perles, à la robe une riche garniture de dentelles, aux bras des bracelets étincelants. Un troisième tableau représentait un groupe de quatre des enfants, parmi lesquels la jolie brunette surtout n'était pas trop maltraitée; l'absence du portrait de William qui était l'aîné de la famille, me fit peine; c'était naturel cependant, ces tableaux n'étaient faits que depuis le retour de la famille dans la mère-patrie. Devant le sopha sur lequel était assise la jolie fille de la maison, était étendue une peau de tigre bordée de rouge; et le fauteuil de madame était si ample et si commode qu'elle s'y abîmait pour ainsi dire.

A mon entrée, la maman tenait sur ses genoux et caressait la levrette Azor, qui paraissait douée d'instincts moins musicaux que la levrette Mimi, tandis que la fille avait déposé sa broderie pour s'entretenir avec un grand kakatoès blanc à huppe jaune.

Madame Kegge était plutôt de petite que de grande taille, notablement plus jeune que son époux, notablement plus brune que sa fille et, quoi qu'elle eût pu être jadis, notablement loin en ce moment d'être une beauté aux yeux d'un Européen. Sa toilette était, je dois l'avouer, assez simple et je dirais presque malpropre, mais il est vrai que cela était grandement corrigé par une éblouissante ferronnière qui ceignait son front, et une lourde chaîne d'or qui s'étalait sur sa poitrine, bien que ces joyaux se donnassent l'air de ne vouloir nullement s'accorder avec le costume actuel de madame Kegge. Elle parut embarrassée de ma visite et semblait, au reste, un peu embarrassée de tout, voire du luxe qui l'entourait et de l'attitude dé dignité qu'il lui fallait garder.

Sa fille vint à son secours. Une bonne invention de certaines mères d'avoir des filles! Tandis que le domestique noir m'avançait un siège beaucoup plus près d'elle que de sa mère, la fille se leva du sopha un peu cérémonieusement pour me saluer, et me témoigner le plaisir quelle éprouvait de voir monsieur Hildebrand.

—Papa s'était tant réjoui de posséder chez lui monsieur Hildebrand. Sans doute il ne se ferait pas attendre longtemps, mais une commission urgente l'avait appelé dehors....

C'était vraiment une belle jeune fille que la fille de monsieur Kegge. Elle avait le nez finement dessiné et la bouche de William, mais des yeux beaucoup plus beaux que celui-ci. C'étaient des yeux magnifiques, noirs, brillants, qui pénétraient jusqu'au fond de l'âme; pleins de feu et de hardiesse quand elle levait le regard, ils avaient cependant quand elle les baissait une expression particulièrement douce et languissante. Ses cheveux abondants tombaient, à la manière anglaise, en longues boucles luisantes le long de ses joues un peu pâles, mais pleines. Je savais qu'elle avait trois ans de moins que William qui eût compté alors une vingtaine d'années, mais, comme cela arrive chez les habitants des tropiques, elle était entièrement développée. Un voluptueux négligé de batiste blanche et de tulle chiffonné enveloppait sa taille svelte, et elle ne portait pour tout bijou qu'un rubis couleur de sang passé à son doigt et qui attirait le regard sur sa jolie petite main.

La belle brunette soutint parfaitement la conversation et en remplit les intervalles en causant le plus amicalement du monde avec le kakatoès et en lui faisant becqueter dans sa main de petits morceaux de biscuit, ce qui me fit souffrir de mortelles angoisses pour ses jolis doigts. On devine que je prônai hautement l'animal favori.

—Oh, il parlait si bien! Elle avait commencé à lui apprendre son nom à elle. Coco, comment s'appelle ta maîtresse?

Et elle caressa si doucement la tête de Coco que je souhaitai être Coco.

Toutefois le nom demandé sortit aussi peu du bec corné de l'oiseau que j'eusse moi-même été en état de le dire. Après s'être longtemps laissé cajoler Coco dit:

—Gratter la tête!

C'était évidemment une erreur et Coco l'expia assez durement. Les beaux yeux étincelèrent et la charmante main donna avec un étui d'or un bon coup sur la tête de l'indocile, à la suite de quoi monsieur Coco, inclinant obliquement sa huppe et marchant à petits pas, gagna la partie la plus éloignée de son perchoir, et là se posta, la patte levée pour se défendre, comme un écolier que le maître regarde d'un œil menaçant.

—Papa lui apprend quelquefois des mots pareils par plaisanterie, dit la belle fâchée, mais je trouve cela très-désagréable.

La maman regarda sa fille avec une certaine anxiété.

Je cherchai un nouveau sujet de conversation et j'avais justement l'intention d'appeler les portraits à mon aide, quand monsieur Kegge lui-même rentra.

—Mon immortel ami! s'écria-t-il comme si toute notre vie nous eussions été unis, enchaînés et, quand la rime, telle quelle, l'exige, rivés par les liens de la plus tendre amitié dont il ait jamais été question dans un album. Mon immortel ami! Voilà qui est bien fait, oui vraiment, voilà qui est bien! N'avez-vous encore rien pris? Que désirez-vous? Du madère, du ténériffe, du malaga, du constance? du porto blanc? du vin de fruits? Ma chère enfant, faites apporter les liqueurs sur-le-champ. Que fais-tu là à sommeiller, vaurien?

—Il a été grondé, papa, répondit la jeune fille, parce qu'il dit d'autres mots que ceux que je lui ai appris.

—Sottises que tout cela! Plus il dit de mots mieux cela vaut! Minou, minou! Gratter la tête! Benêt!....

—Papa; j'aime mieux en vérité qu'il ne sache pas tout cela....

—Allons, allons, Harriet, my dear, je ne le ferai plus... Ah çà que dis-tu de notre hôte, monsieur Hildebrand? Et que dit monsieur Hildebrand de ma fille?

Tous deux nous fûmes embarrassés, nous n'avions rien à dire l'un de l'autre.

—Sottises que tout cela! s'écria monsieur Kegge, vous vous familiariserez bien. Dorénavant ni Monsieur ni Mademoiselle, mais Henriette et Hildebrand, s'il vous plaît.

Mademoiselle Henriette se leva pour chercher avec beaucoup d'empressement un livre sur le piano.

Sur ces entrefaites, le domestique avait reçu l'ordre d'apporter les rafraîchissements offerts et déposa sur la table une immense caisse carrée de bois de santal sur laquelle était peint en lettres majuscules le mot: LIQUEURS. Je n'aime pas ces coffres-forts de l'hospitalité dont la serrure et les verrous semblent indiquer le prix qu'on met soi-même à leur contenu. Toutefois, à en juger par les paroles de monsieur Kegge, je crois que je l'eusse réellement obligé si j'avais pu me résoudre à vider l'une après l'autre les six carafes extraites à la fois de leur prison avec accompagnement de verres. Il but à ma bienvenue un verre de madère.

—Ah çà, mon immortel ami, poursuivit monsieur Kegge, voilà ma maison, ma femme, ma fille aînée, et vous verrez tout à l'heure tous les enfants, n'est-ce pas, Anna? Un mot aussi sur notre manière de vivre. Songez que dans les Indes nous sommes sans façons. En Europe on est un peu froide. Vous avez ici de nobles et grands seigneurs; je n'en suis pas; non, en vérité, je ne suis pas noble, je ne suis pas grand seigneur; je suis un parvenu, si vous voulez.

Henriette quitta la chambre.

—Mais, Dieu merci, je ne dépends de personne; c'est bien heureux! Vive la liberté et surtout ici, dans la maison. Libre à vous de faire ou de ne pas faire tout ce que vous trouverez bon, de dormir aussi tard que vous le voudrez; mangez bien, buvez bien,—voilà les lois de la maison. Où est Henriette?

—Dans sa chambre, répondit madame Kegge, elle s'habille pour le dîner.

—Ah! il faut aussi que les enfants viennent se montrer. On sonna, le domestique noir reçut ses ordres, et les enfants parurent.

Je vis entrer d'abord deux beaux garçons, l'un de neuf ans, l'autre de dix. La dureté de leurs yeux noirs trahissait la méchanceté et cependant, hélas! ils n'en étaient pas plus laids. Ils portaient des vestes de drap bleu garnies jusque sur les épaules d'innombrables boutons dorés, un col de batiste à larges plis et rabattu; ils n'avaient pas de cravate et étaient chaussés de souliers échancrés et de bas blancs. Vint ensuite une petite fille de sept ans dont les cheveux noirs tombaient sur son dos en longues tresses attachées par des rubans rouge de sang; puis un petit garçon de cinq ans vêtu d'une blouse en mérinos écossais de couleurs bigarrées; puis derechef une fille de deux ou trois ans dont les petits pieds nus étaient enfermés dans des bottines de couleur, et enfin, sur les bras d'une nourrice, un enfant qui n'avait sur le corps que la jaquette blanche que l'on voyait et la chemise blanche qu'on ne voyait pas.—Ne vous alarmez pas, tendres mères hollandaises, l'enfant avait un air de parfaite santé,—et tenait d'une main un hochet d'or et de l'autre une croûte de pain.

—Les voilà tous! s'écria le papa en prenant le plus petit des mains de la nourrice et en l'asseyant sur son épaule, ce qui fit que l'enfant se mit à rire aux éclats et à se trémousser en agitant ses petites jambes nues, tellement que c'était plaisir à voir.

—J'en ai eu onze, continua monsieur Kegge: William que vous avez connu; Henriette que vous venez de voir; après cela il y a toute une lacune; en premier lieu ma femme fit une fausse couche, puis elle mit au monde un enfant mort: le quatrième est mort d'une fièvre à l'âge de dix ans; viennent ensuite les gamins que voilà; voici Rob, et voilà Adam, qui porte mon prénom; ils sont tous deux plus polissons encore que leur père quand il avait leur âge; entre eux et cette fillette il y a encore un petit qui est mort empoisonné à un an et demi par une imbécile de négresse; cette fillette se nomme Anna; une jolie petite pièce, n'est-ce pas? et ce petit garçon se nomme Jean; n'est-il pas vrai, mon gros paysan? Voici Sophie, et la plus jeune s'appelle Ketty.

Après ce dénombrement de ses enfants, il leur donna à tous un verre de malaga et en fit même goûter à la petite Ketty, ce qui amena sur le visage de l'enfant une laide grimace qui réjouit beaucoup l'auteur de ses jours. La maman jouait avec les boucles de Rob, et Rob avec la queue d'Azor; Adam piquait doucement avec une épingle sa sœur Anna dans la nuque, après quoi il courut vers le kakatoès qui avait visiblement peur de lui. Jean et Sophie se prirent de dispute à propos de la levrette Mimi. Monsieur remit à la nourrice son plus jeune rejeton.

Voilà, nourrice! dit-il, et maintenant retournez à la chambre des enfants! En route, gamins! Amusez-vous bien!

Toute la troupe se précipita vers la porte en riant et criant, et disparut.

—Voulez-vous voir votre chambre à coucher, mon immortel ami? reprit monsieur Kegge qui paraissait avoir fait choix de cette qualification pour moi. Venez avec moi; vous pourrez voir en même temps la bibliothèque.

Il me conduisit à l'étage supérieur dans une chambre de derrière qui avait vue sur le jardin. Je n'avais jamais dormi au milieu d'un luxe pareil. J'y vis un lit d'ange, un canapé, une chaise longue par surcroît, une pendule, une psyché, un lavabo en bois des îles, plus que garni des moindres bagatelles relatives à la toilette.

—Vous n'avez pas peur des armes qui sont dans ce coin, n'est-ce pas? dit monsieur Kegge en désignant une couple d'arcs indiens et une douzaine de flèches empoisonnées, Dieu sait comme. Voici la sonnette, si vous avez besoin de quelque chose, sonnez à faire trembler la maison.

Nous nous rendîmes ensuite à la bibliothèque où flambait un feu gai et où se trouvait réuni un trésor de voyages pittoresques et d'œuvres appartenant à la littérature contemporaine, le tout relié de la façon la plus exquise.

—Venez ici quand vous vous ennuierez! Ce sopha est très-confortable. Ce tiroir renferme des gravures. La plus grande partie de ce que vous voyez ici a été acheté en Angleterre, et Henriette complète maintenant le collection. Je ne puis m'occuper toujours de ces babioles. Henriette a été en pension à Arnhem pendant deux ans... Mais au bout de ce temps nous sommes revenus dans le pays et l'avons reprise à la maison; elle était trop grande, et puis elle n'eût fait qu'embrouiller ses idées. Elle sait l'anglais, et quand on ne peut apprendre le français en deux ans, on n'en apprendra jamais. Ces longues années de pension, voyez-vous, sottises que tout cela! Je ne mettrai plus en pension aucun de mes enfants; ils ont à la maison des maîtres patentés; je ne veux voir chez moi ni gouverneurs, ni gouvernantes. Et quant aux filles, voyez-vous, ma femme ne comprend pas un mot de français, et cela ne l'a pas empêchée d'avoir onze enfants... Voyez-vous ce tigre empaillé? C'est moi qui l'ai tué dans ma plantation de sucre. Le coquin ôtait venu jusqu'à trois fois enlever un veau.

Nous allâmes plus loin et, en une demi heure, monsieur Kegge m'eut fait voir toutes les chambres de la maison, le jardin, l'écurie et la remise, le tout avec accompagnement de commentaires aussi prolixes, et de quoi il me parut de plus en plus évident que monsieur Jean-Adam Kegge était fort épris de sa richesse, de ses enfants et de lui-même. Il semblait parfaitement convaincu qu'il avait une fortune inépuisable et qu'il était un parfait bon garçon, dix fois meilleur que tous les nobles et puissants seigneurs possibles, et pleinement autorisé à se débarrasser de tous les soucis du monde et de toutes les convenances par son exclamation favorite: sottises que tout cela!

Quand nous eûmes tout visité, madame nous attendait dans la salle à manger. Henriette reparut avec une robe de soie bleue qui ne lui seyait pas tout à fait aussi bien que son négligé blanc. J'eus l'honneur d'être placé entre elle et madame sa mère. Monsieur était assis au-dessus de moi, et les enfants se rangèrent comme ils le trouvèrent bon. Près du couvert de l'ainé qui, à la vérité, avait déjà dix ans, se trouvait un carafon de vin aussi bien qu'auprès du mien. Au bout de la table se trouvait encore une chaise vide et quand nous fûmes tous assis, entra une petite femme maigre, plus brune encore que madame Kegge. Elle pouvait être âgée de soixante ans environ, comme le faisaient présumer quelques mèches de cheveux gris; elle ne portait pas de faux cheveux. Elle était vêtue de noir, sauf un mouchoir de soie des Indes d'un rouge vif, retenu par une épingle. Derrière elle marchait un beau chien aux formes allongées qui, dès qu'elle eut pris place, s'assit à côté de la chaise et posa la tête sur ses genoux, tandis qu'elle appuyait sur cette tête sa main brune. Il y avait quelque chose de saisissant dans cette apparition, bien que personne ne fit attention à celle qui entrait. On l'appelait grand'maman, mais je doutais parfois si ce nom ne lui était pas donné par plaisanterie. Elle-même parlait peu et d'une façon un peu décousue; mais je la vis une fois hocher la tête d'une manière très-significative quand monsieur Kegge raconta qu'il avait conclu le marché de la nouvelle voiture et que désormais elle serait conduite à l'église plus confortablement encore que par le passé.

—Allons, allons! s'écria-t-il, pas de hochements de tête! sottises que tout cela! Ce sera la plus belle voiture de la ville, et les plus nobles et puissants seigneurs... J'ai envie d'y faire peindre un écusson portant un Keg[5] d'or sur champ d'argent et surmonté d'une grande couronne de planteur formée de cannes à sucre et de fèves de café.

—Je n'y mettrais que les lettres J. A. K. dit la vieille dame sèchement; aussi bien pourriez-vous enjoliver ces lettres autant qu'il vous plairait.

Je ne vous décris pas le dîner avec ses mille sauces fortement épicées, sauce aux tomates et autres, cayenne, zoya, vinaigre aux herbes aromatiques, atjarbambou, pickles anglais, etc., et je n'essaierai pas davantage de vous donner une idée du vin de Porto de monsieur Kegge, vin qu'il réservait pour les circonstances tout à fait extraordinaires, mais qui était tellement hors ligne que monsieur Kegge déclarait devoir être réduit à une rixdale de Zélande si jamais vin pareil était bu ailleurs, sauf peut-être à la table du roi d'Angleterre. Madame mangeait beaucoup, et Henriette peu, mais on pense bien que cette dernière parlait infiniment plus; elle surveillait aussi la table et prenait soin que les plats fussent abordés dans l'ordre convenable, bien que son père prêchât de temps en temps contre ses dispositions et excusât en même temps sa faute par un: sottises que tout cela! Les levrettes de madame se tenaient très-tranquilles grâce au respect que leur inspirait le grand chien de la vieille dame, mais les enfants qui étaient élevés en liberté faisaient un effroyable tapage.

Après le repas, le domestique noir présenta le café et je dus goûter une liqueur écossaise qui me brûla le gosier comme du feu.

Dès la fin du dîner la vieille dame s'était levée et s'était retirée, suivie de son fidèle chien. Les enfants étaient demeurés dans la salle à manger où la petite Anna s'était emparée du pot de morelle[6] et, tandis que la société se séparait, s'en servait derechef à elle-même et à ses petits frères, et lorsque sa mère la priait d'une voix affectueuse de ne pas abuser de ce mets ... elle se bornait à répondre que c'était si bon.

—Vous ne prendrez pas en mauvaise part que j'aille un instant à la bibliothèque, dit monsieur Kegge; voici mon heure: d'étude! Et il quitta la salle avec un bâillement très-peu contenu.

Madame s'installa sur le sopha dans une commode attitude, jeta sur sa tête un mouchoir de soie bariolée, et se prépara également à la sieste.

La jolie brunette et moi demeurâmes donc à peu près seuls dans le demi-jour du crépuscule qu'éclairaient seulement les flammes capricieuses d'un feu qui brûlait joyeusement. Elle s'assit dans l'embrasure d'une fenêtre et déclara qu'elle s'estimait heureuse d'avoir après dîner si agréable compagnie.

C'était charmant; mais je fis la remarque qu'une heure d'isolement à la tombée du soir a bien son prix.

Elle n'aimait pas l'isolement. Elle aimait une profusion de lumières, un entretien animé, une société nombreuse, et elle ajouta:

—Hélas! il n'y a absolument pas de conversation ici!

Je m'étonnai de ce fait phénoménal qu'une ville qui compte tant de milliers d'habitants n'eût pas la moindre conversation.

—Ah! répondit Henriette, il faut savoir que les gens sont ici terriblement froides; ce sont toutes coteries où l'on n'accueille personne. Il y a bien, à la vérité, assez de familles qui voudraient bien nous fréquenter, mais celles-là ne nous conviennent pas.

Je comprends parfaitement une semblable situation. Il y a dans chaque ville des familles qui ne sont pas orientées, qui ne s'accommodent ni du rang ni de la position qui leur convient; des familles sans relations qui haussent la tête devant le simple et bon bourgeois dont le père et le grand-père ont été comme lui simples et bons bourgeois, mais qui s'étonnent que les premiers cercles ne les reçoivent pas à bras ouverts. D'où vous vient cette prétention, mes chères gens? Faut-il donc, madame, parce que votre mari occupe un emploi qui l'élève au niveau de six ou sept grands seigneurs que compte la ville, que les six ou sept femmes de ces grands seigneurs oublient instantanément que votre naissance est bourgeoise, votre origine bourgeoise, votre ton bourgeois? Cela vous surprend-il, vous, femme d'un riche négociant, que les plus hauts cercles ne se soient pas rapprochés de vous, à mesure que votre mari en est venu par degrés à habiter une maison plus vaste, à mettre ses domestiques en livrée, à acheter un plus grand nombre de chevaux, voire même peut-être une seigneurie? Faut-il donc, mademoiselle, parce que votre père est revenu des Indes Orientales ou Occidentales avec quelques tonnes d'or, et éclipse le plus respectable patricien, le meilleur gentilhomme, par son fastueux étalage, faut-il que le respectable patricien, le gentilhomme d'illustre race tende à l'instant la main à tous les vôtres et désire vous voir la femme de son fils? Ne savez-vous donc pas que si ces cercles dans lesquels vous êtes si désireuse d'entrer s'ouvraient devant vous, vous seriez en proie à une anxiété continuelle; vous craindriez à tout instant quelque allusion à l'origine de votre père, quelque piquante méchanceté sur votre soudaine élévation sociale? Ne vaudrait-il pas mieux que vous vous résignassiez à rester dans la situation qui vous convient, qui en vaut une plus élevée et dans laquelle vous seriez honorée et considérée? Ne serait-il pas bien préférable que vous fussiez les premiers entre les bourgeois plutôt que les derniers dans le grand monde qui ne vous accueillerait que par tolérance? En vérité je comprends mieux la retenue de ce monde que votre ambition. Ces gens-là se tiennent parfaitement satisfaits de la fréquentation de leurs égaux; ils redoutent de faire des avances dont ils pourraient se repentir plus tard; les dames craignent d'avoir à rougir parfois de leurs nouvelles connaissances, si elles vous prenaient en amitié et que vous vinssiez; quelque jour à montrer que vous êtes des intruses, voire tout à fait déplacées dans une caste où vous seriez admises sans être initiées à ses secrets! et pour parler plus bref encore, elles ne voient pas au juste pourquoi elles vous recevraient dans leur société.—Mais vous-mêmes, vous qui vous dressez sans cesse sur la pointe des pieds pour voir à travers les fenêtres comment ces dames meublent leur maison, comment elles disposent leur table, comment elles dressent leurs domestiques, vous qui les provoquez et les défiez en vous évertuant à faire une toilette plus somptueuse que la leur, et qui étalez tour à tour l'imitation, la parodie, la charge de cette; toilette;—vous qui, tout en vous plaignant de l'orgueil peu chrétien des grandes dames qui ferment leur porte à une famille qui n'appartient pas à leur condition, fermez votre propre porte à double tour à des familles qui sont parfaitement de votre rang, je ne sais comment il se fait que vous n'ayez pas abjuré depuis longtemps cette folle ambition? Une poule vaut tout autant et peut-être mieux qu'un faisan, bien qu'elle n'appartienne pas à la catégorie des oiseaux à plumage doré. Si elle dédaigne la société des poules, ses compagnes, il ne lui reste qu'à aller s'installer seule sous quelque sapin, à s'y becqueter les plumes et à apprendre aux canards qui passent devant elle que sa cousine au dixième degré était une faisane. Mais les poules se trouvent si bien entre elles que, dans leur simplicité, elles s'estiment les unes les autres, elles admirent réciproquement leurs œufs, elles caquètent et gloussent ensemble que c'est plaisir à voir. Mais j'ai une autre comparaison à votre adresse. Vous ressemblez aux chauves-souris mal vues parmi les oiseaux et qui méprisent les souris, qui n'ont d'autre plaisir que de parader quelque peu à l'heure du crépuscule avec une espèce d'ailes qui vraiment leur vont aussi mal que si elles ne leur appartenaient pas.

Il me parut, à cette même heure crépusculaire, que la belle Henriette s'abandonnait aux tortures de cette misérable ambition. Je ne connaissais pas encore Madame; mais quant à Monsieur, tout brusque qu'il fût à l'endroit de ce qui était grand et haut, il m'avait beaucoup trop parlé de nobles et puissants seigneurs pour que je ne le soupçonnasse pas de porter à ceux-ci une secrète jalousie. Dans son orgueilleux aveu qu'il était un parvenu, il y avait peut-être autant de dépit que de sincérité.

Dans le cours de notre conversation, Henriette me raconta des merveilles de la maison, des chevaux et des esclaves que sa famille possédait aux Indes. Il y avait un esclave pour le mouchoir de poche, un esclave pour l'éventail, un esclave pour le livre de prières, un esclave pour le flacon d'essence. Elle parla aussi de son pensionnat et se plaignit de la vilaine supérieure qui était détestée de toutes les jeunes filles, et elle mentionna la charmante Clémentine, sa meilleure amie, et avec laquelle elle sympathisait en tout. Elle avait une prodigieuse envie cohabiter La Haye ou de faire un voyage en Suisse. A cette occasion, elle manifesta le goût de gravir toutes les montagnes que les dames ne gravissent pas habituellement. Elle trouvait insupportable que les gens missent le nez derrière leurs rideaux dès qu'ils voyaient une dame à cheval et que dans cette ville maudite on ne pût se montrer en public en compagnie d'un monsieur sans être fiancés du coup par la voix publique. C'est là un grief que j'ai entendu élever par toutes les dames possibles contre toutes les villes possibles, mais dont, à vrai dire, je n'aperçois pas toute l'horreur.


[1] Ancien château, dont la fondation est attribuée aux Romains.

[2] Le musée d'antiquités, collection des plus remarquables, surtout pour les antiquités égyptiennes.

[3] Ada de Hollande, dont l'auteur de ces Scènes a fait l'héroïne d'un remarquable poème.

[4] Collection des plus intéressantes et des plus complètes, réunie par le célèbre voyageur et naturaliste Siebold.

[5] Keg signifie un coin de menuisier.

[6] Fruit des Indes dont les créoles sont très-friandes.


III

Où l'on voit paraître une demoiselle et un monsieur.

Tandis que nous étions encore assis entre chien et loup, la porte s'ouvrit et une forme féminine fut poussée plutôt qu'introduite dans l'appartement par deux ou trois des enfants qui criaient:

—Sara avec un manchon! Sara avec un manchon!

Un profond soupir s'échappa du sein de la belle Henriette.

La nouvelle venue, passant de la lumière aux ténèbres, ne voyait probablement pas à un pas devant elle et s'arrêta sur le seuil; les enfants s'en allèrent et nous les entendîmes dans l'allée qui continuaient à crier:

—Sara avec un manchon! Sara avec un manchon!

—Vous venez extrêmement tôt, ma fille, dit Henriette à celle qui entrait, maman dort encore.

—Que dis-tu, Henriette? dit la maman d'une voix rauque en s'éveillant. Que veux-tu, mon enfant? Qu'y-a-t-il? Vous n'avez pas encore de lumière?

—C'est la cousine Sara qui est déjà là, répondit la jeune fille, et avec un manchon, à ce que disent les enfants, ajouta-t-elle en riant.

A cet échange de paroles, l'inconnue se rapprocha et avec une voix d'un timbre charmant s'informa de la santé de la cousine Kegge et de la cousine Henriette.

—Vous n'êtes pas loin de la sonnette, dit cette dernière; sonnez, je vous prie, pour demander de la lumière,

La cousine obéit, et je ressentis un vif désir de voir paraître la lampe. La lumière entra bientôt, et j'aperçus une jeune fille de l'âge d'Henriette peut-être, mais moins formée qu'elle. Sa taille charmante, dessinée par une très-simple robe d'étoffe d'hiver, se dégageait des plis d'un manteau de drap brun; un col gaufré entourait modestement son cou d'une extrême blancheur, et lorsqu'elle ôta son chapeau de castor dépourvu de tout ornement, je vis apparaître un visage de l'expression la plus douce et la plus aimable et encadré d'opulentes boucles de cheveux blonds. Elle rougit à l'aspect inattendu d'une personne de plus qu'elle ne s'y attendait. Je m'empressai pour la débarrasser de son chapeau et de son manteau, comme aussi du manchon en compagnie duquel elle avait été annoncée. Elle rougit davantage encore de cette prévenance et se refusa absolument à ce que je lui rendisse ce léger service.

Henriette prit en main le manchon. Ce n'était pas un manchon ordinaire, un manchon à la mode, de martre ou de chinchilla doublé de soie bleu de ciel ou rouge cerise, et à peine assez grand pour contenir deux petites mains, un mouchoir de poche, un flacon d'essence et un carnet à visites; non, c'était un de ces gros et chauds manchons, velus, de forme antique, faits d'une bonne peau de renard à longs poils et auxquels se rattachait une garniture de cou de même, que nos grand'mères mettaient au-dessus de leur mouchoir pour aller à l'église, et avec lesquels nous voyons encore apparaître de temps en temps quelque vieille cuisinière, et qui portent le nom de sabel[1].

—Quel délicieux manchon! dit Henriette en en frottant les poils rudes contre ses belles joues; mais comment se fait-il que vous ayez un manchon, Sara?

—C'est une vieillerie, dit Sara en souriant doucement; les enfants s'en sont bien amusés aussi. Il vient encore de ma grand'mère et je ne le porte que le soir, cousine Henriette. Comment se porte mon cousin?

—Papa va très-bien, répondit la belle Henriette. Et comme pour prouver la vérité de cette assertion, monsieur Kegge lui-même entra, prit adroitement Sara par la taille et lui donna un retentissant baiser.

—Très-bien, Sara, s'écria-t-il, c'est bien à toi! Viens-tu nous faire les honneurs du thé? Que dis-tu de ce monsieur qui est venu nous voir? Prends garde à toi, sais-tu, c'est un conquérant de jeunes filles.

Ce sont là, de ces plaisanteries auxquelles celui qui en est la victime ne peut guère répondre que par un sourire contraint.

—Et qu'ai-je entendu parler de ton manchon? Rob dit que tu as un manchon. Laisse-moi le voir. Cela vient encore de ta mère, Sara! Ma chère enfant, je yeux tourner en citron si cela ne ressemble tout à fait au poil de sanglier. À la saint Nicolas tu recevras de moi un meilleur manchon que cela.

—Non, non, cousin Kegge, je vous remercie, dit la jeune, fille embarrassée; aussi bien ne le porterais-je que le soir.

—Et pourquoi cela puisque je te le donne?

—Parce que cela ne me ... sied pas cousin Kegge.

—Cela ne te sied pas? sottises que tout cela! Que diable si je le paie!

—Il ne m'en siéra pas davantage, cousin Kegge! Vous êtes trop bon, j'aime mieux ne pas avoir de manchon; je ne puis porter de fourrures,—et puis je suis bien trop jeune encore pour cela.

—Sottises que tout cela! Que vient faire l'âge à propos d'un morceau de peau de bête? n'est-ce pas pour se garantir du froid, tête frisée. Ainsi c'est dit, attends-toi à la chose pour la saint Nicolas, et préserve bien la peau que t'a donnée ta mère des dents d'Azor et de Mimi.

Cette dernière plaisanterie causa à monsieur Kegge une extrême satisfaction, et nous nous assîmes pour prendre le thé. Inutile de faire remarquer que le service était en argent et les tasses en porcelaine bleue. Le lecteur sait assez comment le ménage de la riche famille Kegge était monté pour s'étonner de l'exhibition de quelque nouveau luxe et cela m'ennuie d'attirer encore son attention sur des détails de ce genre. Que celui qui a envie de voir décrire de jolies choses de ce genre sur un ton épris et admiratif, que celui-là lise les nouvelles de Q et Z. On dirait que ces messieurs ont eux-même grande envié des merveilles qu'ils décrivent.

Lorsque nous eûmes pris le thé et que la pendule marqua près de huit heures, monsieur Kegge se fit apporter un surtout doublé de chien marin noir et en forme de polonaise. Il ne faisait pas encore assez froid pour endosser la pelisse, dit-il. Il alluma ensuite un cigare qu'il nommait en termes choisis un bâton puant et sortit pour faire de nouveau une commission urgente.

Peu après entra, pour le remplacer, un monsieur de vingt-sept à vingt-huit ans, à ce que je présumai. C'était un homme bien fait, de haute taille, dont le visage, d'une coupe très-distinguée, était d'ailleurs très-fatigué. Il portait les cheveux longs, séparés par une raie tout à fait sur le côté, et frisés du côté le plus touffu. Ses yeux gris lançaient un regard terne comme du fond d'une caverne, car les arcades sourcilières étaient très-proéminentes et sur ses lèvres se jouait un sourire qui n'avait évidemment d'autre but que de faire voir une denture très-blanche et très-régulière. Ce personnage était vêtu d'un habit vert fort étriqué, garni de très-petits boutons dorés et dont les manches étaient très-étroites et très-courtes, d'un pantalon noir très-ample dont les jambes s'amincissaient en pointe vers le bas, et d'un gilet de soie brochée. Une cravate de satin noir dans les plis de laquelle était attachée une épingle d'or très-longue, très-mince et ayant pour dépendance une chaînette, des gants jaune paille et des bottes très-pointues complétaient son costume. Une chaîne d'or passée au col et composée de longs et maigres anneaux serpentait sur son gilet et indiquait à l'imagination le chemin d'une très-mince montre d'or à cylindre tandis qu'à un cordon élastique, presque invisible se balançait un petit lorgnon carré, destiné à tenir, sans le secours de la main, dans le coin de l'œil.

Lorsque ce monsieur entra, il traversa la chambre dans toute sa longueur, absolument comme s'il ne s'y lut trouvé âme qui vive excepté lui et sans jeter les yeux sur quoi que ce soit, ni à droite, ni à gauche; on l'eût cru en proie à une préoccupation qui l'aveuglait. Parvenu près de madame Kegge, il s'arrêta brusquement et laissa tomber la tête sur sa poitrine comme une abeille brisée en deux, il alla ensuite à Henriette et répéta le même mouvement avec toute la grâce d'un automate; enfin il le répéta une troisième fois à l'adresse de Sara et moi collectivement.

Henriette nous présenta l'un à l'autre comme monsieur Van der Hoogen et monsieur Hildebrand.

Cette formalité accomplie, monsieur Van der Hoogen prit place sur le siège qui lui était offert, porta la main droite à la hauteur de l'épaule droite et la passa dans l'entournure de son gilet broché, de sorte que sa fine taille parut avec tous ses avantages, et dit d'une voix claire et sèche à madame Kegge:

—Et comment vont Azor et Mimi?... deux charmants animaux. Je dînais hier, cher monsieur Van Vragel... À propos, vous savez que mademoiselle Constance a aussi un joli petit chien...

—Je le sais, c'est un King-Richard, dit Henriette, une délicieuse bête...

—N'est-ce pas, délicieuse et toute charmante; mais cependant elle n'est pas à comparer à Azor et Mimi.

—Pensez-vous vraiment cela? demanda madame Kegge avec une visible satisfaction.

—Oh, madame, répondit Van der Hoogen avec exaltation, c'est la différence du ciel à la terre. Aussi n'ai-je pu m'empêcher de dire: Mademoiselle Constance, votre petit chien est charmant, mais les chiens de madame Kegge sont plus charmants encore.

Je n'avais pas encore vu autant de vie sur le visage de madame Kegge; avec une sorte d'enthousiasme, elle donna un morceau de sucre à Azor et à Mimi couchés à côté d'elle sur un tabouret, et elle les caressa tellement que leurs têtes resplendirent comme des miroirs.

Monsieur Van der Hoogen s'adressa à Henriette:

—Je puis vous dire, mademoiselle Henriette, que mademoiselle Constance jalouse vos marabouts; elle vous les a vus dernièrement à l'église. Elle m'a dit hier: Monsieur Van der Hoogen, vous connaissez sans doute la famille Kegge? J'ai répondu que j'avais eu l'honneur d'être présenté ici. Eh bien, reprit-elle, je puis dire que je suis folle des marabouts de mademoiselle Kegge. Ce sont des marabouts tout à fait charmants.—Nous avons eu ensuite toute une conversation sur vous...

—Vraiment? demanda Henriette en le regardant d'un air incrédule. Fi! monsieur Van der Hoogen, vous vous moquez de moi.

—Cela est mal à vous, répondit Van der Hoogen en souriant... Entendez-vous, Madame? Fi! quels noirs soupçons!...

Il donna à sa physionomie une expression sérieuse.

—Vraiment, mademoiselle Henriette, c'est dommage grand dommage que vous ne voyiez pas ces personnes-là. C'est une charmante maison, Mademoiselle Constance est véritablement toute charmante.

—Je ne sais, monsieur Van der Hoogen, mais je crois fermement qu'il y a quelque chose entre vous et cette demoiselle Constance, dit Henriette qui leva son doigt charmant d'un air de menace et regarda son interlocuteur avec toute la coquetterie possible.

Monsieur Van der Hoogen eût consenti, je le parie, à perdre ses jolis gants pour pouvoir rougir. Mais sa faculté de rougir était Dieu sait où.

—Fi, encore une fois, reprit-il; cela n'est pas généreux, mademoiselle Henriette!

Il appuya, d'un air très-convaincu, la main sur son gilet broché.

—Je vous déclare, sur ma parole d'honneur, ajouta-t-il, que tout ce qu'on chuchote peut-être là-dessus est faux.

Il fit une courte pause pleine de mystère et poursuivit:

—Mademoiselle Constance me plaît infiniment; elle est vraiment toute charmante, mais... je n'ai pas d'intentions, absolument pas d'intentions... Et voulez-vous savoir pourquoi elle m'a tant plu, justement hier?...

—Eh bien?

—Parce qu'elle s'intéressait tant à vous.

Et il baissa les yeux de la façon la plus aimable.

—Vraiment, méchant! dit Henriette d'un ton moqueur; en vérité vous me rendriez curieuse, si je pouvais l'être.

—Elle vous trouvait si particulièrement gracieuse et intéressante, dit Van der Hoogen, et elle a tant entendu parler de votre admirable jeu.

Il se tourna vers madame Kegge:

—Chère Madame, unissez-vous donc à tous les gens de goût de la ville pour forcer votre tille à tenir sa parole.

—Cela n'est plus nécessaire, dit Henriette en souriant; c'est une affaire faite; je joue vendredi...

—Charmant, charmant, tout à fait charmant. Mademoiselle Constance sera dans le ravissement. Cela fera sensation en ville. C'est un grand morceau, j'espère...

—Je ne suis pas encore décidée, répondit Henriette; monsieur Van der Hoogen veut-il m'aider à faire mon choix? Voulez-vous ouvrir le piano?

—Volontiers, très-volontiers.

—Mais il faut faire vos observations...

—Impossible! impossible! s'écria Van der Hoogen. Il s'élança de sa chaise, porta son chapeau dans un coin de la chambre ou il le déposa avec autant de précaution que s'il eût été formé d'une coquille d'œuf soufflée; il mit au jour, en se dégantant, des mains blanches comme la neige et des ongles coupés à l'anglaise et aida à Henriette à chercher sa musique.

Ce faisant, il murmura à demi voix:

—Cette demoiselle de Groot a vraiment une toute charmante figure!

—Un peu insignifiante! répondit Henriette.

—N'est-ce pas? C'est son seul défaut, dit Van der Hoogen.

—Sara, reprit Henriette, il est bon que j'y pense; grand'maman a demandé avec instance si vous ne voudriez pas lui tenir un peu société?

—Volontiers, cousine Henriette, répondit Sara, j'y vais à l'instant.

Je vis avec déplaisir le départ des jolis yeux bleus.

Henriette se mit à jouer et monsieur Van der Hoogen à tourner les feuillets; mais je remarquai que parfois il tardait tant à s'acquitter de cette lâche, qu'Henriette, craignant qu'il ne le fil pas à temps, étendait elle-même la main, sur quoi lui se hâtait de rencontrer cette main en murmurant une aimable excuse ou en souriant. En somme, l'attitude des deux jeunes gens au piano avait un caractère de grande intimité.

Pendant ce temps, les jeunes messieurs Rob et Adam, assis à une petite table, jouaient à l'écarté un quart de florin, et la petite Anna (car ces trois enfants paraissaient ne pas devoir s'aller coucher), Anna déchiquetait déplorablement les gravures d'un livre de prix.

Il ne me restait d'autre interlocuteur que madame, qui m'apprît d'abord que l'événement qui devait jeter en ravissement tous les gens de goût de la ville, n'était autre que l'exécution d'un morceau de piano par Henriette, au concert que devaient donner les dames le vendredi suivant. Monsieur Van der Hoogen l'en avait priée si longtemps, la commission directrice du concert avait tant importuné monsieur Kegge, et puis Henriette jouait si parfaitement, qu'on n'avait pu refuser davantage. Après cette communication, notre conversation commença à languir, et je ne sus trouver rien de mieux que de demander à madame Kegge comment elle se plaisait en Hollande. Elle se répandit en plaintes amères. Il faisait froid et humide dans ce pays; les gens y étaient roides et avares, et toujours occupés de leurs enfants; tes enfants avaient tant de vêtements sur le corps, et les maisons tant de vents coulis! Mais heureusement elle se portait toujours bien de même que ses enfants, monsieur Kegge et les chiens.

Monsieur Kegge rentra et raconta tant de nouvelles qu'il était évident qu'il avait été à la Société. On apporta du vin pour les dames et l'on fit du grog pour les messieurs. Monsieur Kegge s'installa auprès du piano. Sara redescendit et dit que la vieille dame désirait se mettre au lit. Je me mis à regarder avec la jeune fille les gravures d'une magnifique édition de Lafontaine. Elle connaissait si bien les fables auxquelles se rapportait chaque gravure, et s'exprimait si bien en français, que je m'aperçus parfaitement que cette simple petite bourgeoise, qui ne pouvait porter de fourrures, avait reçu une très-bonne éducation et avait su peut-être aussi bien la mettre à profit, que j'eusse osé m'y attendre de la jolie brunette aux deux années de pensionnat.

On fit encore de la musique pendant longtemps; madame Kegge s'endormit de même que ses chiens et ne se réveilla que lorsque le charmant Van der Hoogen courut de nouveau à elle, laissa tomber la tête sur sa poitrine, et lui déclara que lui, monsieur Van der Hoogen, avait l'honneur d'être son serviteur.

Il fit le même compliment aux autres dames et dit ensuite à monsieur Kegge:

—A propos, il est bon que j'y pense. Il se présentera sous peu une charmante occasion d'envoyer quelque chose aux Indes. Un jeune commis d'un des bureaux se décidera probablement à partir pour là-bas. Il n'y a pas d'avenir ici pour qui est sans famille; peut-être dans ce pays-là trouvera-t-il quelque petite place de surveillant d'esclaves; c'est une position honorable.

—Surtout maintenant, remarqua monsieur Kegge, bien qu'on soit mieux ici qu'à Surinam. Là, les surveillants d'esclaves sont tout à fait méprisés. Mais c'est une folie, car à Surinam aussi bien qu'à Démérary, la plupart des directeurs ont commencé par remplir ces fonctions.

A ces mots, Henriette devint rouge comme feu. Quelles inductions le charmant monsieur Van der Hoogen ne pouvait-il tirer de cet aveu! Mais le charmant Van der Hoogen songeait peut-être à son propre père, qui, comme je l'appris plus tard, était aubergiste à Amsterdam, et avec qui, pour ce motif, il ne conservait plus d'autre relation que les lettres de change qu'il tirait de temps en temps sur lui.

[1] Ce mot signifie proprement manchon.


IV

Angoisses paternelles et amour filial.

Quiconque invite Hildebrand à venir loger sous son toit, n'a pas en lui, j'ose le dire, un hôte trop incommode: mais il est une chose à laquelle il tient infiniment. Il lui faut non-seulement un coin à part où il couche, mais encore un coin à part où il puisse être seul, un lieu de refuge, quelque exigu qu'il soit, où il puisse s'appartenir à lui-même, et, sans être dérangé ni épié, faire, pendant une partie de la journée, ce qui lui convient; c'est là, pendant l'hiver, une condition difficile à remplir pour certaines gens, car il se peut qu'on ne puisse allumer le poêle dans telle chambre, à cause du vent, ni faire de feu dans telle autre, attendu qu'il y fume trop; et, bien qu'Hildebrand puisse, à la rigueur, prendre son parti d'un peu de froid, il lui est absolument impossible de s'installer dans un appartement où il fait sérieusement froid. En attendant, c'est une terrible chose que d'être condamné à se tenir depuis le déjeuner jusqu'à l'heure du café dans la chambre commune, d'abord dans la société de dames en négligé, puis d'un domestique qui vous prie de lever votre livre pour essuyer un peu la table, puis tout seul, puis de nouveau dans la société de l'un ou l'autre qui vient écrire une lettre, le tout assaisonné d'une conversation indifférente, soporifique, à bâtons rompus. Non! le jour conversable ne commence pas avant une heure. La lecture de la Bible et le recueillement conviennent au déjeuner; après celui-ci il faut la solitude et le travail; la sociabilité n'acquiert ses droits qu'à l'apparition du café, et je n'ai aucune considération pour l'homme qui raconte une anecdote ou dit un trait d'esprit avant qu'il soit une heure bien sonnée.

J'étais resté jusqu'à une heure dans la bibliothèque, où je m'étais mis à mon aise, et j'avais passé mon temps non pas à m'ennuyer selon la mode, sans occupation déterminée, en tirant du rayon tel ou tel livre, en le parcourant et le remettant en place; mais bien à commencer un petit ouvrage dont j'avais apporté les matériaux avec moi, ouvrage que je pouvais abandonner à tout instant, mais qui me souriait assez pour que je m'en occupasse avec intérêt.

Je descendis et fut salué par mon amphitryon du titre de savant qui avait passé toute la matinée le nez dans les livres; sottises que tout cela! Monsieur Kegge consentait à être un dromadaire s'il ne se fût pas endormi à ma place.

Henriette entra; elle paraissait extraordinairement contente et joyeuse, et tenait à la main un petit billet de couleur violette, qu'on eût dit qu'elle venait de recevoir à l'instant.

—Mon enfant, lui dit monsieur Kegge, tu sors ce soir, entends-tu?

—Et pour où aller, papa? demanda Henriette,

—Chez le cousin de Groot, mon cœur! pour dorer.

—Pour quoi? demanda Henriette dont le visage se rembrunit.

—Pour dorer les gâteaux! dit le père. Saperlotte, j'ai fait tout cela aussi dans mon jeune temps: j'ai doré des hommes, des femmes, des cochons, des lits, Adam et Eve, des vaisseaux, enfin tout le tremblement! Ne sais-tu pas que nous touchons à la saint Nicolas?

—Moi, dorer des gâteaux chez les de Groot, papa! c'est impossible; je vous en remercie. Non, vraiment, grand merci, dit Henriette d'un ton résolu, je n'en ferai rien.

—C'est fort bien, ma chère fille, dit monsieur Kegge; mais j'ai accepté pour toi et tu ne peux t'en dispenser; c'est toute une partie de dames.

—Et quelles dames viendraient chez les de Groot? demanda la belle ironiquement.

—Est-ce que je le sais, mademoiselle Henriette? dit le père en ôtant d'une façon plaisante, bien qu'avec un visible embarras, le bonnet qu'il portait à cause de la place vide que nous avons signalée sur son cuir chevelu; je veux être un vanneau si je les connais. Ton cousin m'en a nommé plusieurs: mademoiselle Riet, mademoiselle Bekker, mademoiselle ci et çà; il dit que ce sont des jeunes personnes tout à fait comme il faut.

—Et pourquoi donc Sara ne m'a-t-elle pas invitée hier?

—Parce qu'elle l'a oublié, dit-il.

—Parce quelle n'a pas osé, rectifia Henriette rouge d'indignation.

—Ma chère Henriette, dit le papa d'une voix caressante, je verrais avec plaisir que tu fusses en bons termes avec les de Groot. Quand nous sommes arrivés ici tout à fait étrangers, ils nous ont rendu mille services. Le cousin a loué cette maison pour nous et nous a aidés en tout; c'est un honnête homme et est-ce sa faute qu'il ne soit pas un noble et puissant seigneur et ne porte pas de gants glacés comme notre ami Van der Hoogen? J'ai accepté pour toi; tu iras, n'est-ce pas? Je veux que tu y ailles.

—C'est bien, j'irai, répondit Henriette pâle de colère, mais si je joue mal vendredi ce sera votre faute.

—Je prends cela sur moi; mais, à propos de vendredi, peut être cela te déplaira-t-il aussi, j'ai promis une carte d'entré au cousin de Groot.

—C'est bien, dit Henriette se mordant les lèvres de dépit.

—De qui est cette lettre violette?

—Je l'ai reçue avec la musique.

—Ainsi, mon enfant, ce soir tu vas dorer, c'est entendu? Hildebrand pourra aller te chercher si le cœur lui en dit, et dans ce cas il devra y aller de bonne heure, pour pouvoir prendre part au tirage au sort du plus grand morceau. Ce sont vraiment d'excellentes gens, Hildebrand, des gens tout à fait bien. Vous avez vu Sara hier. Henriette, ajouta-t-il et clignant des veux, Henriette devrait bien lui ressembler!

Henriette frémit.

—Mais elle, elle a aussi de biens beaux veux noirs, dit son père en lui donnant un baiser. Harriet, my dear, il ne faut pas être fâchée.

Harriet, his dear, détourna la tête.

Le père fut embarrassé.

—Il fait beau temps, reprit-il, un temps superbe! j'ai fait mettre les gris-pommelés à la birouchette; je veux faire un petit tour avec mon hôte. Nous accompagnes-tu, Henriette?

—J'ai à écrire et à copier de la musique, répondit-elle en ouvrant un portefeuille et en en tirant une feuille de papier Bath, sur lequel elle se mit à l'instant à écrire avec ardeur.

—En ce cas nous partons seuls; il fait trop froid pour maman.

Il se fit un court silence.

—Ta toilette pour vendredi est-elle en ordre, Harriet? demanda monsieur Kegge.

—Je n'en sais rien, répondit Harriet.

—Ne te faut-il rien de nouveau, une ferronnière ou quelque chose comme cela?

—Non, papa.

Les gris-pommelés étaient attelés; Henriette continuait à bouder. Nous prîmes congé d'elle et montâmes dans la birouchette.

—Henriette est fâchée! dit le père quand nous fûmes assis, oui, oui, ces petites dames veulent être ménagées... Et Henriette a beaucoup de caractère!

Nous parcourûmes d'abord les principales rues de la ville et ébranlâmes les fenêtres de leurs habitants respectifs; monsieur Kegge assurait qu'il fallait aller grand train, et qu'autrement il était impossible de s'attirer le respect des piétons. Je pus lire clairement les mots: Cela n'est pas permis! sur le visage de plusieurs juifs qui parcouraient la ville avec des brouettes et de vieilles femmes qui revenaient du marché aux poissons, et qui, à un coin de rue ou l'autre, ne pouvaient se ranger assez vite devant la voiture. Je vis aussi de graves messieurs avec des cannes sous le bras et qui, bien que la rue fût suffisamment large, jugeaient plus sûr de suspendre leur promenade jusqu'à ce que le véhicule fût passé, et encore des bonnes d'enfants qui, à vingt maisons de nous, se saisissaient et attiraient par le bras vers elles les chers enfants confiés à leurs soins, pour montrer à tout le monde combien elles veillaient sur eux avec sollicitude. Dans un café, trois ou quatre messieurs tenant horizontalement leur pipe à la bouche, vinrent regarder par dessus les baguettes de cuivre des rideaux. Tout attestait la respectueuse admiration qu'inspiraient les beaux chevaux gris-pommelés, la jolie voiture, le grave cocher et le laquais noir debout derrière, qui regardait tout autour de lui avec une imperturbable majesté et en imposait à tous, sauf aux gamins qui sont au-dessus de tout préjugé et qui lui criaient: «Beau garçon! prenez garde que le soleil ne vous brûle le teint!»

Toutes ces marques d'attention et d'intérêt qu'on accordait à sa personne et à sa propriété, ne parurent cette fois ni chatouiller la vanité de monsieur Kegge ni exciter sa joyeuse humeur.

Nous franchîmes la porte, suivîmes la chaussée et fîmes une jolie promenade dans les environs qui étaient très-boisés. C'était une magnifique journée d'arrière-saison. Il avait peu plu cet automne, et il n'y avait pas encore eu le moindre orage. Les arbres étaient encore parés d'une bonne partie de leur couronne de verdure. Les teintes jaune d'or et rouge de sang des ormes et des hêtres resplendissaient magnifiquement sous les tièdes rayons du soleil. Çà et là un chêne étalait ses branches inférieures déjà jaunissantes, tandis que sa cime était encore verdoyante, et le sombre feuillage des sapins insultait par moments aux autres fils des forêts qui paraissaient si fiers encore de leur splendeur à son déclin, et qui bientôt, nus et dépouillés, se verraient exposés aux rigueurs de l'hiver.

Mais ni la belle nature, ni l'éclat du soleil, ni la fraîche brise d'automne ne pouvaient dissiper le nuage qui obscurcissait le front de monsieur Kegge. Je m'efforçais d'animer la conversation et d'attirer sa pensée sur mille sujets; mais chaque fois je m'apercevais clairement que cette pensée en revenait à l'irritation de sa fille chérie.

Les chevaux gris-pommelés étaient extrêmement ardents et couraient parfaitement, et le cocher fit remarquer, à plusieurs reprises, à monsieur Kegge que celui qui était sous la main avait enfin renoncé à tous ses caprices. Il semblait que cela ne touchât point monsieur Kegge; il songeait aux caprices d'Henriette. Le cocher réussit, après une longue lutte, à dépasser la voiture d'un noble et puissant seigneur, mais monsieur ne se frotta pas les mains avec le plaisir avec lequel je suis convaincu qu'il l'eût fait le jour précédent. Il était oppressé. Il s'efforçait bien de temps en temps de secouer le fardeau qui pesait sur lui, ou de se le dissimuler en faisant par intervalles quelque sortie brusque ou plaisante, mais il retombait aussitôt dans un morne silence. Ce n'était plus l'homme de la veille. Ce monsieur Kegge si indépendant, si bruyant, si remuant, si peu soucieux de quoi que ce fût, était découragé et abattu, et cela par le caprice d'une jeune fille de dix-sept ans, qu'il chérissait et craignait à la fois. Mademoiselle Toussaint, en qui je ne sais ce qu'il faut admirer le plus de la perspicacité avec laquelle elle saisit les mystères de la vie intérieure, ou de la délicatesse et en même temps de la puissance avec lesquelles elle les peint dans ses écrits, a décrit d'une façon supérieure cette forme de l'amour paternel.

En revenant, monsieur Kegge ordonna d'arrêter à la porte d'un fleuriste.

Le palefrenier noir descendit et sonna.

—Monsieur est-il chez lui, ma fille?

—Monsieur est à Amsterdam.

—Mais Barend est peut-être à l'ouvrage? cria Kegge de la voiture.

—Oui, Monsieur, Barend est là; si Monsieur veut descendre...

Nous mîmes pied à terre, et l'on nous conduisit vers la maisonnette dite des oignons, où nous aperçûmes bientôt Barend au milieu de treillis couverts de bulbes, de caisses en bois remplies de semences, et dans une atmosphère saturée de fortes et odorantes effluves.

Barend était le plus vieux domestique, le maître ouvrier du fleuriste chez lequel nous entrions; il avait, pour un homme de sa condition, l'extérieur le plus vénérable. Il était de petite taille, portait un habit bleu de coupe antique, une culotte courte, des bas gris et de grandes boucles d'argent de forme carrée aux jarretières et aux souliers; son tablier blanc était relevé en diagonale. Malgré son âge, il portait encore la tête très-droite. De rares cheveux blancs tombaient le long de ses tempes, mais son visage ridé avait cette saine rougeur que gardent jusque dans leur vieillesse ceux qui ont passé leur vie en plein air. Ses yeux bleus avaient une expression de douceur et de bienveillance, et sa bouche s'était affaissée juste assez pour prendre un pli des plus affables.

—Barend, dit monsieur Kegge, il me faut un beau bouquet.

—Cela ne sera pas facile, monsieur Kegge, répondit Barend.

—Avec de l'argent et de bonnes paroles, Barend, reprit Kegge; peu m'importe ce que cela coûte; vous-savez que je n'y regarde pas de près.

—Tout cela est bon à dire, dit Barend, mais on ne peut forcer la nature. C'est une autre affaire, voyez-vous. C'est le plus mauvais moment de l'année; nous avançons joliment vers la Noël, savez-vous. Venez au printemps aussitôt qu'il vous plaira, monsieur Kegge, et je vous donnerai une poignée de fleurs forcées à vous mettre le cœur en joie; mais à présent tout est fini. Il peut encore y avoir là bas un seul chrysanthème ... mais il est fané, monsieur Kegge. Je vous le dis encore une fois, on ne peut forcer la nature d'une chose. On peut bien la forcer; mais il y a forcer et forcer; et quand vous forcez une chose qui ne peut pas bien être forcée, qu'y gagnez-vous? Vous vous donnez des peines inutiles.

Monsieur Kegge coupa court à ce flux de paroles peu compréhensibles du vieux Barend en disant:

—Allons, allons, mon brave Barend, si vous cherchiez bien dans toutes les serres?

—Voyez-vous, dit Barend, vous pensez bien que j'aimerais autant vous donner le pot tout entier que d'en couper le cœur, car toute la force de la plante est là. Une fleur, monsieur Kegge, je le répète toujours, une fleur est juste comme un homme. Si je vous ôtais le cœur de la poitrine, vous ne pourriez plus vivre non plus. Voilà la vérité vraie... Qu'en dites-vous, Monsieur? ajouta-t-il en s'adressant à moi.

Monsieur Kegge n'attendit nullement ce que je pouvais avoir à dire sur ce point.

—Mais pour une pièce de cinq florins, dit-il avec impatience, je puis bien encore avoir quelque chose?

—Écoutez, dit Barend, en tirant de sa poche sa serpette qu'il ouvrit, s'il y a des fleurs elles ne vous coûteront pas cinq florins; vous pourrez avoir quelque chose de très-bien pour quatre florins. Mais nous sommes si diablement hors de saison. Est-ce pour Madame?

—Non, Barend, c'est pour ma fille.

—C'est la même chose, reprit le vieux jardinier; les dames sont nos meilleurs chalands pour les fleurs, mais si nous n'avions que les fleurs pour vivre!...

—Mais que diantre avez-vous donc d'autre?

—Parbleu, les oignons, dit Barend; les fleurs ne signifient rien. C'est de la misère. Tenez, poursuivit-il, en montrant un pot qui n'avait pas de fleurs, mais une quantité de petites feuilles finement découpées, n'avez-vous pas envie de cette petite chose-là? Ou l'auriez-vous déjà peut-être?

—Qu'est-ce que c'est, Barend?

—C'est, dit Barend, la véritable mimosa noli me tangere.

—Pas de latin à propos de pots, s'écria Kegge; sottises que tout cela! Comment cela s'appelle-t-il dans votre langue maternelle, mon brave?

—C'est la sensitive, répondit Barend.

—Je vous remercie, reprit Kegge, se souvenant probablement qu'il avait déjà cette petite chose.

Nous parcourûmes d'abord le jardin où était encore épanouie une seule rose de tous les mois, qui avait très-bonne mine, bien que Barend assurât que le cœur devait en être gâté par l'humidité; nous visitâmes ensuite les serres où le vieillard coupa çà et là un pélargonium, un chrysanthème, une primevère de la Chine, de sorte qu'en définitive, nous parvînmes à réunir un bouquet très-présentable, pendant que Barend, à propos de chaque fleur, faisait étalage de sa science et satisfaisait sa démangeaison de parler. Lorsqu'il ferma derrière lui la porte de la dernière serre, monsieur Kegge laissa imprudemment échapper cette question:

—Mais Barend, depuis combien de temps êtes-vous ici?

—Depuis cinquante-cinq ans, Monsieur, Dieu et l'honneur aidant, répondit-il; j'aurai soixante-huit ans à la Chandeleur, et j'en avais treize quand je suis entré ici comme garçon jardinier.

—Vraiment, mon brave! et vous avez encore si bon air! remarquai-je.

—Oh! répondit Barend, il faudrait que Monsieur vît ma femme. Celle-là est aussi dans les soixante, mais c'est bien autre chose encore. J'ai eu d'elle treize enfants, et il y a juste vingt et un ans de différence entre le plus jeune et l'aîné. Maintenant ce n'est plus cela, mais il y a une dizaine d'années il est arrivé plus d'une fois que les gens lui demandaient si son père était à la maison.

—Cela est beau, dit Kegge, très-beau, Barend! Aux Indes il en est autrement. Il peut bien y arriver que la mère et la fille ne diffèrent que de quinze ans, mais les femmes y vieillissent de bonne heure, mon brave.

A ces mots, M. Kegge tira sa bourse de sa poche et prit l'attitude d'un homme qui va partir. Mais Barend en jugea autrement et s'appuya contre le mur de la serre avec tout l'air de l'homme qui va commencer une longue histoire.

—Ces messieurs auraient dû connaître mon père, dit Barend; c'était là un homme solide. A sa mort il avait près de soixante-six ans et possédait encore toutes ses dents. Nous demeurions dans ce temps-là à Uitgeest: eh bien, il courait d'Uitgeest à Alkmaar pour prendre le café (nous avions une tante à Alkmaar), et il revenait de même à la maison sans s'apercevoir de rien. Et si ce n'était un maudit paysan, il se porterait encore bien.

—Il serait joliment vieux pourtant, dis-je.

—C'est égal! dit Barend, c'est égal! il n'aurait guère que cent et cinq ans et il aurait pu facilement y arriver. Mais il faut que je raconte cela à ces messieurs. Il était à travailler chez un paysan, car mon père était charpentier de son état, le paysan s'appelait Stoutema. Ce que c'est que le sort! Voilà que la fièvre lui tombe tout d'un coup sur le corps. Pour lors mon père était d'une nature telle, avec votre permission, que quand il pouvait venir à suer il était guéri. Mes gars, dit-il à ses compagnons, j'ai une grosse fièvre. Eh bien! dirent-ils, il faut t'aller coucher un instant sur le Koes. Le Koes, c'est comme ces messieurs peuvent savoir, la place derrière les vaches, où les domestiques se couchent pendant l'heure du repos[1]. Mais Stoutema dit: Cela ne se peut pas, car on vient de refaire le lit pour les garçons; et mon père dut monter sur la meule de foin. Pour cela il lui fallait monter une longue échelle qui avait une quarantaine d'échelons; il eut bien du mal avant d'arriver en haut; il se fit là un trou, ramena le foin sur lui et resta tranquille. Il y était depuis une heure quand arriva la barque, et les ouvriers retournaient avec à la maison, car il sonnait midi. Ils crièrent à mon père:—Jean, descends, voici la barque! Mais mon père dit:—Non, je sue trop! laissez-moi couché ici! Eux dirent:—Si tu devenais plus malade, tu ferais mieux de venir avec nous. Alors mon père descendit du tas de foin, mais, voyez-vous, il suait encore. Alors on demanda à Stoutema des couvertures de vache; mais il ne voulut pas en donner.—Il faut que mes couvertures de vache restent sèches, dit-il. Alors quelques-uns ôtèrent leur blouse et la mirent sur mon père; mais cela n'aida à rien, car c'était trop court. Ils arrivèrent comme cela à Uitgeest, mais il y avait bien encore une lieue et demie à faire. Mais ces gens-là avaient sûrement bien besoin de leur temps puisque aucun d'eux n'alla avec mon père. Ses jambes étaient devenues si roides qu'il ne pouvait plus aller et tombait de côté et d'autre. Les gens qui l'ont vu alors auront bien sûr pensé en eux-mêmes; cet homme-là est soûl! Quand il arriva à la porte de la maison, il voulut prendre le bouton...

Ici la voix du vieux Barend qui allait s'affaiblissant et se brisant de plus en plus, s'éteignit tout à fait et il fondit en larmes. Il porta la main gauche derrière la tête et se mit à arracher ses rares cheveux.

—Voyez-vous, dit le vieillard en frappant du pied et avec autant de colère et d'indignation que si son père fût mort la veille, voyez-vous, quand je pense à ce paysan!...

—Il voulut prendre le bouton, continua-t-il avec plus de calme, mais cela n'alla pas. Trois jours après, c'était un mort. Mais sans ce paysan, dit-il en frappant du pied derechef, il pourrait facilement vivre encore.

Monsieur Kegge avait des larmes dans les yeux. Il tâta dans sa bourse:

—Tenez, Barend, dit-il, ce qu'il y a au-dessus de quatre florins est pour vous. Maintenant mettez-moi le bouquet dans une grande boîte.

Barend alla chercher la boîte.

—En tout cas, ce vieux père Barend n'a pas été étouffé au berceau, remarqua monsieur Kegge avec une gaieté affectée et, s'essuyant les yeux, il ajouta: Un vieux gaillard comme cela finirait par vous rendre triste.

Nous fûmes bientôt prêts et de retour à la maison. Henriette qui se repentait déjà de sa colère avait repris une mine affable, et lorsque son père lui offrit les fleurs, il y eut des larmes dans ses beaux yeux. Elle était honteuse.

—Vous êtes pourtant un bon papa! dit-elle en l'embrassant et en arrangeant de sa jolie main les cheveux de monsieur Kegge. Je ne le méritais pas! ajouta-t-elle, et elle pencha la tête sur le sein de son père.

—Pas de jérémiades! dit le père. Sottises que tout cela! Il faut toujours être de bonne humeur.

Je commençai d'aimer Henriette dix fois davantage. Le perroquet criait:

—Douce maîtresse!


Nous étions encore au dessert lorsque Monsieur Van der Hoogen, qu'à part moi je n'appelais pas autrement que le charmant, fut annoncé et introduit.

Henriette rougit terriblement.

—Ne vous dérangez pas, ma chère dame; pardon, monsieur Van Kegge. Je me présente à une heure bien indue, n'est-ce pas. J'avais à dire une chose à mademoiselle Van Kegge, une chose des plus affreuses; j'en suis au désespoir...

Je considérai attentivement monsieur Van der Hoogen, mais je ne remarquai ni ces cheveux en désordre ni ces yeux hagards que je me représentais, grâce aux poètes, comme la condition sine qua non du désespoir. Au contraire, grâce à cet onguent connu chez les coiffeurs sous le nom de cosmétique, les boucles du personnage étaient aussi luisantes et aussi régulières que la veille; son regard était tout à fait calme, et la main du désespéré monsieur Van der Hoogen ne tremblait pas non plus quand il l'étendit vers un verre de porto que lui offrit mon hôte.

—Je dois vous dire, continua-t-il en s'adressant à Henriette, qu'il m'est impossible d'assister jeudi soir à votre répétition. Je viens de recevoir tout à l'heure une invitation à un grand souper chez monsieur Van Lemmer; je ne puis me dispenser d'y assister, et je dîne le même jour chez madame d'Autré. Demain, comme vous le savez, il y a soirée chez le général. Si vous ne pouviez répéter ce soir, je serais vraiment désolé... et j'ai bien peur que vous ne le puissiez pas...

Le père timoré saisit l'occasion de réparer complètement le mal qu'il avait fait le matin, car si l'irritation d'Henriette l'avait effrayé, ses larmes l'avaient pleinement convaincu qu'il avait été injuste envers elle: peut-être aussi redoutait-il un peu une nouvelle rupture de la paix.

—Dans ce cas-là, Henriette, dit monsieur Kegge en se hâtant de prendre la parole, il ne te reste pas autre chose à faire qu'à demeurer à la maison. Tu peux t'excuser; de cette façon il n'y aura pas de mal.

—Aviez-vous une invitation? C'est ce que je redoutais, dit Van der Hoogen; mademoiselle Kegge est si chérie partout. Non, non, s'il vous faut sacrifier quelque chose, ne le faites pas; je...

—Non, dit monsieur Kegge, je tiens à cette répétition. Nous vous attendons positivement ce soir. Vers sept heures, n'est-ce pas?

—Charmant! charmant! s'écria monsieur Van der Hoogen en quittant sa chaise. Ne vous dérangez pas! A ce soir!

Il gagna la porte en faisant une sorte d'entrechat.

Je compris mieux encore qu'avant le dîner la confusion et les larmes d'Henriette. C'était un coup monté, et monsieur Van der Hoogen partit avec la bienheureuse conviction d'avoir rendu un service signalé à la belle bru nette. Quant à celle-ci elle avait des remords. Je me levai pour reconduire le fat.

—Monsieur étudie à Leyde, n'est-ce pas? me demanda-t-il dans le corridor. Charmante jeunesse que les étudiants. J'ai aussi résidé six mois à Leyde. C'est, d'ailleurs, une misérable ville. Pas d'amusements; les gens ne se voient pas entre eux. C'est à peine si, une fois par an, ils y donnent un bal à leur façon. On s'y ennuie mortellement. Ne vous dérangez pas, À ce soir!

—Je suis fâchée que cela tombe ainsi, dit Henriette lorsque je rentrai, mais, vous le voyez, je ne puis absolument pas aller là-bas.

—Tu devrais écrire un mot ... dit son père.

—Je m'en garderai bien, dit Henriette; je n'écris pas aux de Groot; ces gens ne sont pas accoutumés à cela...

—Voulez-vous que j'aille les informer de l'empêchement survenu? demandai-je à demi-ironiquement.

—Ne vous ai-je pas dit, maman, que monsieur Hildebrand en tient pour Sara? dit Henriette en riant; mais elle prit aussitôt l'affaire au sérieux et ajouta:

—Vous m'obligeriez beaucoup en faisant cela...

—Très-bien! dis-je, et si la chose me plaît, je reste au lieu et place de mademoiselle Henriette, quoiqu'on y perde au change. J'aime assez dorer...

—Dorer! s'écria le père au comble du ravissement de ce que l'affaire s'arrangeât si complètement à la satisfaction de sa fille... Eh bien, je puis vous dire que je le ferais encore avec plaisir. Je parie que grand'maman s'y amuserait...

—Je n'aime pas beaucoup l'or! dit la vieille dame.


[1] A laquelle les ouvriers ont droit au milieu du jour.


V

Où il est prouvé que les plaisirs simples sont aussi des plaisirs vrais, et où l'on trouvera de plus un incident triste.

La partie de dorure devait commencer au plus tard à cinq heures et demie, et, vers cette heure, je me mis en route pour la demeure du pâtissier de Groot, ou, comme disait toujours Henriette, des de Groot. Cette demeure était passablement éloignée de celle de monsieur Kegge, et je partis muni d'indications données par celui-ci, indications probablement très-claires pour un habitant de la ville, mais très-embrouillées pour un étranger.

Tout à coup je me trouvai dans une ruelle obscure au bout de laquelle une vive lumière semblait sortir de terre, et, sur ce fond lumineux, il me parut voir une masse sombre dont les contours se mouvaient en ondulant. A mesure que j'approchais j'entendis sortir de cette masse des voix qui semblaient appartenir à de petits garçons. Arrivé tout près, je vis en effet un groupe de gamins, se pressant de toutes manières les uns sur les autres, qui, à travers la croisée d'un souterrain, suivaient de l'œil les mouvements d'un maître pâtissier et de ses vassaux qui, vêtus de leur costume de toile blanche, pétrissaient, confectionnaient, façonnaient et cuisaient des merveilles analogues à celles auxquelles Henriette avait refusé de donner la dernière perfection. Je m'arrêtai un instant et pris plaisir à voir l'intérêt que portaient à l'affaire ces polissons des rues qui probablement n'auraient d'autre part aux largesses de saint Nicolas, que de voir préparer les friandises qui devaient rendre heureux ou malades, comme l'assurent des pessimistes, leurs frères plus favorisés.

—Allons, recule un peu! laisse-moi voir aussi! dit l'un des gamins qui appuya l'expression de son désir en jouant vivement des coudes.

—Oh! Jean, en voilà un beau! s'écria un autre, c'est bien sûr un Jan Klaas[1].

—Es-tu fou? s'écria un troisième; c'est une femme!

—Allons donc, si c'est une femme, je consens à ce que Pierre entre dans la cave.

—Ne joue donc pas des coudes comme cela, Gerrit, entends-tu?

—Prends garde, Pierre, ton sabot va tomber dans la cave.

—Regarde; en voilà un qui ouvre le four; voilà-t-il un feu.

—Que fait donc ce gros-là? il frotte ses mains dans la farine.

—Eh bien, faut-il pas que la pâte reste à ses doigts? Tu es bon, toi!

—Attends un peu! en voilà un fameux; celui-là coûte bien un daalder, sais-tu?

—Plus souvent que tu l'aurais pour un daalder!

—On t'en donnera des daalder.

Telles étaient les paroles et d'autres semblables qu'échangeaient les spectateurs attroupés devant les vitres de cet atelier.

Au coin de la maison pendait une grande enseigne sur laquelle était peinte l'histoire connue du Zoeten inval[2] et au dessous ces mots: H. P. De Groot. Toutes espèces de gâteaux et de pâtisseries. J'étais bien tombé. J'entrai dans la boutique; il y avait un tel brouhaha de voix féminines dans une chambre contiguë et fermée par une porte vitrée et garnie de rideaux verts, que je m'aperçus clairement que la partie était en train, et que je dus m'annoncer plusieurs fois à voix très-haute avant que quelqu'un se montrât.

La porte vitrée s'ouvrit et la jolie Sara parut, la figure haute en couleur comme si elle sortait d'une conversation très-animée ou d'une chambre très-chaude.

—Vous seul, monsieur Hildebrand?

—Au lieu de votre cousine Kegge, Mademoiselle. Je viens l'excuser auprès de vous.

—Mais vous entrerez, n'est-ce pas.

—Un instant.

Sara rouvrit la porte pour me faire entrer, et j'aperçus toute la compagnie.

Là se trouvait, toute fière d'un collier de corail, de boucles d'oreille de corail, d'une broche de corail, voire même d'une bague garnie d'une large incrustation de corail, mademoiselle Marie Dekker, fille d'un bon tailleur, et, à son côté, un large grain de beauté sur la joue et une boucle de cuivre qui rayonnait sur son abdomen comme un soleil carré, Catherine de Riet, fille de l'épicier voisin. Venait ensuite Pierrette Hupstra dont le père occupait l'importante charge d'huissier, qui s'imaginait qu'il n'y avait rien de plus coquet ni de plus gracieux qu'un léger tissu rose fixé au cou par un petit anneau. Suivaient Gertrude et Thérèse, rejetons de monsieur Opper, un boucher d'importance, dont l'une avait un chapeau garni de fleurs de pierre et l'autre un dito orné d'une plume de bois, mais qui se trouvaient tout heureuses d'avoir sur la tête respectivement une céphalide bleue et une rouge, fermement convaincues qu'elles étaient qu'il n'y avait pas au monde de coiffure plus charmante on plus à la mode. Après elles venait la maigre Marguerite Van Buren, la doyenne d'âge des invitées, et qui pouvait avoir trente et un à trente deux ans; elle vivait in otio curti dignitate, d'une petite rente viagère que lui avait faite une vieille fille chez qui elle avait été quelque chose de plus que femme de chambre et quelque chose de moins que demoiselle de compagnie; elle portait un petit bonnet garni d'une étroite dentelle et un tour qui ne ressemblait pas mal à deux petites grappes de raisins secs. J'aperçus aussi Barbe Blom dont le père tenait une grande boutique de charcuterie et qui elle-même portait au doigt du milieu un grand capuchon noir, parce qu'elle s'était blessée par accident au doigt susdit et que le froid était venu envenimer la blessure. Puis, comme contraste, Suzette Noiret, fille d'une veuve qui habitait un hospice et appartenait à la communauté française. Suzette avait un extérieur des plus gracieux et des plus charmants, et rivalisait en brun avec la blonde Sara à côté de laquelle elle était assise. Enfin au haut bout de la table trônait madame de Groot mère, une clame d'une quarantaine d'années, vêtue d'une robe de soie noire et portant un bonnet orné d'une grande quantité de rubans blancs, bonnet suffisamment haut et large et qui pourtant n'était sans aucun doute que l'ombre de la coiffure qu'elle arborerait le cinq décembre.

La répétition de mon message fit beaucoup d'effet sur madame de Groot qui avait espéré faire parade de sa cousine Henriette; cela contraria aussi beaucoup toutes ces demoiselles, selon leur dire, bien que je fusse convaincu que l'absence d'une dame pareille débarrassait d'un grand poids le cœur de bon nombre d'entre elles. Il s'ensuivit un chuchotement général, engagé par ces dames deux à deux et duquel se dégagea enfin le solo de Marguerite Van Buren qui déclara «que c'était triste pour mademoiselle Kegge; c'était un si gentil passe-temps que dorer.»

—J'espère, dit madame de Groot, j'espère inviter aussi la semaine prochaine les petits cousins et cousines. Je demanderai à la même occasion quelques enfants du voisinage.

—Mais vous ne les ferez pas travailler à des pièces aussi importantes que celles-ci, observa mademoiselle Van Buren, en imbibant son pinceau et en appliquant une longue bande d'or sur la flamme d'un vaisseau de guerre.

—C'est charmant, en vérité, dis-je à mon tour. L'eau me vient à la bouche de m'en mêler. Me permettra-t-on de me joindre à la partie?

Cette proposition provoqua des éclats de rire et une explosion de gaieté qui grandit encore quand on s'aperçut que j'avais parlé sérieusement.

Le noble art de dorer qu'on désigne aussi par le mot plaquer tenu pour injurieux par tous les pâtissiers, ce noble art, dis-je, requiert nécessairement quatre choses, savoir: le gâteau qui doit être doré, la dorure elle-même, un pinceau humecté et cette partie de la peau du lièvre ou du lapin que les chasseurs nomment la plume et le commun des mortels la queue; cette queue sert, dans le cas particulier dont-il s'agit, à presser et à fixer l'or appliqué sur le gâteau. Afin que le travail marchât régulièrement, à une extrémité de la table était assise la jolie Sara qui distribuait les différents gâteaux de saint Nicolas qui devaient subir l'opération: des hommes, des femmes, des vaisseaux, des paradis[3], des soleils, des cavaliers, des voitures, tous le plus souvent de première grandeur. A l'extrémité opposée, madame de Groot, qui versait aussi le thé, découpait des cahiers de feuilles d'or en bandes larges ou étroites, afin d'en pourvoir convenablement chacun. La table était couverte de tasses pleines d'eau et chaque invitée était armée d'un pinceau et d'une queue de lapin. On me munit aussi de ces deux objets; mais à chaque chose que je prenais en main, matériaux ou instrument, c'était un éclat de rire ou un cri de surprise.

—C'est vraiment dommage! dit Marie Dekker.

—De ma vie je n'ai vu chose pareille! déclara Catherine de Riet.

—Ces étudiants sont tous de drôles de corps, murmura celle qui portait la céphalide rouge.

—Monsieur s'en acquitte bien, dit celle à la céphalide bleue.

—Je suis curieuse de voir ce que cela deviendra, dit Marguerite Van Buren.

—Il faut que monsieur mange ce qu'il cassera, n'est-ce pas, madame de Groot? demanda Barbe Blom qui paraissait me vouloir du bien.

Mais Suzette Noiret et Sara m'expliquèrent et me montrèrent, par leur exemple, comment je devais m'y prendre.

Il ne faut pas que mes lecteurs, qui regardent peut-être du haut de leur grandeur le bel art de dorer les gâteaux, s'imaginent que le susdit art soit si simple et si facile. Sans doute chacun est capable de dorer un cochon de quatre duits [4]; une bande pour le sol et des losanges sur le corps, voilà l'affaire bâclée; un enfant ferait cela! mais dorer convenablement de beaux garçons et de belles filles de vingt-quatre stuivers, jusqu'aux plis du collet et au réseau du sac à tricot; dans une Eve auprès de l'arbre, n'oublier aucune pomme (car c'était un pommier) et ne pas donner aux replis du serpent une forme anguleuse; garnir de lignes d'or tous les agrès et tous les sabords d'un vaisseau de guerre, comme faisait mademoiselle Van Buren, et une voiture attelée comme mademoiselle de Riet, qui faisait serpenter le fouet si naturellement qu'on eût dit un tire-bouchon d'or, c'est une tout autre affaire! On a bientôt dit: Ce n'est jamais que dorer un gâteau! mais je vous assure qu'il y a dorer et dorer, et qu'il y avait, par exemple, une différence du tout au tout entre l'homme qu'avait doré Thérèse et celui qu'avait parachevé Gertrude, tellement que Thérèse elle-même dut avouer qu'elle ne savait comment Gertrude avait fait si naturellement le parapluie; sur quoi l'homme de Gertrude fit le tour de la table, et toute la société déclara à l'unanimité que c'était vraiment comme si le parapluie vivait.

Quant à moi je puis vous attester, en homme d'honneur, qu'après avoir d'abord essayé mes forces sur la selle d'un cheval que dorait mademoiselle Noiret, et m'être fait initier par elle aux principaux secrets de l'art; je puis vous attester, dis-je, que je sentis un frisson glacial parcourir mes membres lorsque je vis confier un grand, un majestueux soleil à ma propre responsabilité. Je ne puis me dispenser de faire ici une observation dans l'intérêt général. En matière de dorure de gâteaux, il est surtout de la plus extrême importance de bien mesurer la quantité d'eau qu'on étend avec le pinceau à la place où l'on veut appliquer l'or, car si l'on en prend trop peu l'or n'adhère pas, et si l'on humecte trop, l'or devient mat. Et que signifie un soleil mat?

Bientôt on s'accorda à reconnaître que je commençais à m'en tirer très-bien; j'espère qu'on ne verra pas de fanfaronnade dans une chose que j'attribue volontiers à la bienveillance de la critique; bientôt on ne fit plus attention à moi. La conversation devint aussi de plus en plus animée. Marie Dekker aux ornements de corail, Catherine de Riet et Pierrette Hupstra discoururent longuement sur les fripantes morts mentionnées par le journal de Harlem, dont trois entre autres frappaient des gens à la fleur de l'âge et deux étaient le résultat d'un malheureux accident. Elles parlèrent beaucoup ensuite du froid pénétrant, de voyages fatégants et de fièvres catérales. Elles effleurèrent aussi le sujet scabreux des vomatifs et des opérations, et en revinrent peu à peu au doigt de Barbe Blom. Celle-ci ne devait pas traiter trop légèrement la chose. L'une disait qu'elle devait faire venir le médecin, mais l'autre assurait qu'elle ne devait pas le faire venir et cela par la puissante raison que c'était un médecin qui avait gâté le doigt du beau-frère de son cousin; l'une voulait qu'elle appliquât un cataplasme sur son doigt parce que le froid était la grande cause du mal; l'autre conseillait l'emploi du lait doux pour en tirer le feu; une troisième, qui était visiblement sous l'influence du génie du lieu, estimait que rien n'était plus salutaire que la pâte de pain d'épice. Barbe Blom réfléchissait au moyen de concilier le mieux possible ces différents conseils. Après cela, Marguerite Van Buren prit le haut ton et raconta à la société des choses prodigieuses sur l'avarice de mademoiselle Troes dont elle tenait sa rente viagère.

—Oui, je vous le dis, quand on devait manger des pommes, elle en donnait vingt-quatre à la servante qui, après les avoir pelées et coupées en quatre, devait apporter la poële, et alors Mademoiselle comptait si... Combien cela fait-il déjà, quatre fois vingt-quatre? Si c'était quatre fois vingt-cinq cela ferait juste cent; c'est donc quatre de moins ou nonante-six,—elle comptait s'il y avait bien nonante-six quartiers, et puis elle recomptait encore quand les pommes venaient sur la table.

Les céphalides bleue et rouge exprimèrent, à ce sujet, la plus profonde surprise. Barbe Blom demanda s'il était vrai que mademoiselle Troes fût devenue si riche en ramassant et recueillant, dans sa jeunesse, toutes les aiguilles et les épingles qu'elle trouvait sur son chemin. Je saisis cette occasion pour raconter différentes anecdotes sur de célèbres avares anglais, anecdotes usées vis-à-vis de toutes mes connaissances; mais qui, dans ce milieu, tirent merveille, si bien qu'on commençait à me trouver très-gentil, tout en faisant pourtant la remarque que j'en contais un peu.

Mademoiselle Noiret était peu communicative, et je rapprochai son silence continuel de l'expression triste de sa bouche, qui me faisait supposer qu'elle n'était pas heureuse.

Sara était charmante, et bien qu'elle surpassât par son éducation toute la société, elle n'en était pas moins à sa place, très-simple et très-naturelle. Elle était sans cesse en course pour munir chacun de ce dont il avait besoin, et Marguerite Van Buren se mit à lui lancer des œillades significatives en souriant d'une façon mystérieuse, ce qui voulait dire qu'elle tourmentait la jeune fille à propos de moi, à la grande satisfaction de toutes les autres. Barbe Blom eut aussi son tour; on l'avait vue dernièrement, à la sortie de l'église, saluer très-affectueusement un certain Kees[5]; mais elle détourna la plaisanterie en la faisant tomber sur la céphalide rouge qui, à la dernière Kermesse avait été avec, ce même Kees sur les chevaux de bois; la céphalide bleue fut appelée à attester qu'il se mitonnait, comme on dit, quelque chose entre sa sœur et Kees; sur quoi la rouge dit que la bleue devait se taire. Marguerite Van Buren dit que chacun avait son tour, et Barbe Blom s'écria:—Eh! eh! Marguerite! je ne me fie pas à vous non plus! vous allez si souvent maintenant à Amsterdam; je crois bien qu'il y a aussi quelque chose là-dessous. Marguerite dit que Barbe était une méchante. Je remarquai que Suzette Noiret n'était tourmentée par personne.

À sept heures et demie entra un grand chaudron rempli de lait anisé qui fut trouvé déli [6] par toutes ces dames. Le créateur et modeleur des gâteaux artistement confectionnés que nous étions occupés à illustrer, sortit de la boulangerie et vint voir si l'on ne demandait rien. C'était un brave, débonnaire et joyeux bonhomme, qui eut grand plaisir à entendre Barbe Blom lui raconter en faisant un clin d'œil que Thérèse et Gertrude Opper avaient mangé au moins pour sept florins de gâteaux cassés. Thérèse répondit à cette imputation en faisant remarquer que Barbe ferait mieux de se taire vu qu'elle-même avait fourré dans sa poche tout un vaisseau de guerre; sur quoi le pâtissier menaça les dames de ne laisser franchir le seuil par aucune d'elles, sans qu'il eût préalablement inspecté ses poches. La gaieté s'éleva alors jusqu'au transport. De Groot bourra une petite pipe de bois qu'il tenait en main et retourna à sa boulangerie.

Sur le coup de neuf heures arrivèrent trois gaillards solides et bien découplés, trois bons garçons vêtus de leur meilleur habit et portant des cols qui dépassaient leurs oreilles. L'un, frère de Pierrette Hupstra, était commis à la maison de ville; l'autre, frère des demoiselles Opper, se destinait à l'ébénisterie; et le troisième, frère de Catherine de Riet, était sous-maître dans une école hollandaise; la raison de leur apparition n'était autre que de ramener à domicile leurs sœurs et quiconque voudrait se confier à leur protection.

Madame de Groot déclara qu'il fallait cesser notre travail, vu qu'on faisait toujours des sottises quand des messieurs s'en mêlent, et il fut décidé qu'on jouerait, avant de se séparer, un jeu innocent. Quand tout l'atelier de dorure, comme tel, fut transformé, on fit choix de Pigeon vole, et je n'ai jamais vu nulle part tant d'innocente joie que lorsque madame de Groot voulut faire voler un dromadaire. Barbe Blom fut prise au piège par l'autruche, et il s'éleva une contestation à propos de la chauve-souris que le sous-maître de Riet assurait ne pas voler mais voleter. Quoi qu'il en soit, il perdit un gage, tous les messieurs en perdirent, Sara en perdit, et nous tous en perdîmes.

Marguerite Van Buren fut choisie pour faire racheter tous les gages. Les bracelets de corail et l'épingle de corail de Marie Dekken, le fichu de Catherine de Riet et un étui de la même, un doigtier de madame de Groot, un canif du sous-maître de Riet, une ménagère de Barbe Blom, une clef de montre de l'ébéniste Opper, une clef de maison du commis Hupstra, une bourse de moi-même, en un mot, tout ce qui avait été mis sur table fut jeté dans le giron virginal de mademoiselle Marguerite; on étendit par-dessus un mouchoir de poche et alors commença l'appel sacramentel:—Que fera celui dont je tiens le gage?

Je ne parle pas des choses difficiles et paradoxales dont on nous ordonna l'exécution pour racheter nos bijoux, tels que gravir le mur à quatre pattes, briser le miroir d'un coup de pied, baiser le plafond et autres exploits semblables; je n'en dis pas davantage des pénitences douces telles que donner et demander la diligence, le puits, la cloche, la ruche et autres, à l'occasion desquelles il fut donné nombre de baisers et poussé tout autant de cris. Je ne vous peins pas la gaieté qui transporta toute la société quand Thérèse Opper proposa une chose très-difficile dans la ferme conviction que le gage de Barbe Blom allait sortir, tandis que ce fut son propre étui qui apparut; ou encore quand monsieur Hupstra pour la surprise espagnole qu'il n'avait jamais faite auparavant, fit choix avec une certaine prédilection de la jolie demoiselle Noiret, et n'eut en définitive à baiser que le mur, tandis que le baiser à la jeune fille échut à monsieur Opper. En un mot, c'était charmant, tout à fait charmant; on lisait la joie sur tous les visages et je m'amusai mille fois mieux au milieu de ces bonnes et joyeuses gens que je ne l'eusse fait si je fusse demeuré à la maison en compagnie du sublime piano de mademoiselle Kegge et du charmant violon du charmant Van der Hoogen.

Les dames, qui avaient toutes des couleurs comme des pivoines, furent partagées entre les messieurs, et je me chargeai de reconduire chez elle mademoiselle Noiret à laquelle je portais beaucoup d'intérêt. Les demoiselles prirent cordialement congé les unes des autres et de nous; les trois bons garçons me serrèrent la main d'une façon très-sensible, et je fus très-satisfait de cette amitié nouée d'une manière si inattendue.

Mademoiselle Noiret était embarrassée de ce que je prisse la peine de la reconduire.—C'était si loin! dit-elle.

Je répondis, comme il convenait, que plus longtemps je jouirais de sa société et plus cela me serait agréable.

—Ah! dit-elle, ma société, monsieur! n'est rien moins qu'agréable. J'étais honteuse an milieu de tout ce monde en joie. N'y faisais-je pas triste figure?

—Vous ne faisiez assurément pas autant de bruit que les antres. Mais cependant...

—Non, ne dites pas cela! ne dites pas que j'étais gaie! dit-elle en m'interrompant, cela me fâcherait. J'ai fait aussi bonne contenance que possible, mais pourtant mon cœur était ailleurs. Mon cœur était auprès de ma mère, se hâta-t-elle d'ajouter.

—Votre mère est-elle malade, ou...

—Elle est vieille, monsieur, très-vieille. Si elle ne se fût pas bien portée, vous ne m'auriez point trouvée là. Mais comment donner toujours pour excuse à d'excellentes gens qui vous aiment, cette raison qu'on a une vieille mère? Je dois dire aussi que ce soir elle avait quelqu'un pour lui tenir société et qu'elle a voulu absolument que j'allasse à cette fête.

Suzette soupira.

—Votre mère est-elle donc si vieille? demandai-je. Vous êtes, à ce qu'il me semble, très-jeune encore.

—J'ai vingt-trois ans, monsieur, répondit-elle avec franchise, et ma mère en a soixante-cinq, mais elle a eu beaucoup de malheurs. Mon père est mort avant que je fusse née. Elle avait alors neuf enfants; depuis douze ans je lui reste seule, et maintenant elle ne peut pas grand'chose sans moi ... ni moi grand'chose sans elle.

—Et votre père?

—Mon père était fils d'un pasteur suisse; mais son père ne pouvait le faire étudier. Il avait une petite place au bureau des accises, et laissa ma mère dans l'indigence. Mais nous travaillons toutes deux. Depuis trois ans elle est reçue à l'hospice et c'est un grand bonheur. Et pourtant...

—Je crois, dis-je, que nous sommes à la porte de l'hospice. Faut-il frapper ou tirer ce long cordon de sonnette?

—Hélas! ni l'un ni l'autre, dit Suzette du ton le plus triste et comme si elle avait les larmes aux yeux; ni l'un ni l'autre. Ma mère demeure bien à l'hospice, mais moi non.

—Pourquoi non? demandai-je.

—Personne ne demeure à l'hospice avant devoir soixante ans, poursuivit Suzette; j'y viens le matin de très-bonne heure, dès que la porte s'ouvre, et je passe toute la journée auprès de ma mère, et je ne puis y coucher. Je dois sortir avant dix heures et même je ne puis y entrer après sept heures. Oh! que ne donnerais-je pas pour pouvoir encore souhaiter une bonne nuit à ma mère!...

Et elle regarda la porte fermée.

—Ma mère couche là toute seule dans sa maisonnette, continua-t-elle; sa plus proche voisine est tout à fait sourde, et s'il lui arrivait quelque chose! Voyez-vous, c'est là ma plus grande inquiétude; cela me tourmente et me poursuit toujours et partout!

—Mais si votre mère tombait malade, vous pourriez pourtant...

—Si elle tombait sérieusement malade, le médecin de l'hospice écrirait une déclaration qu'elle ne peut rester seule, et alors je pourrais coucher dans sa maisonnette. Mais cela me pèse horriblement que ma mère bien aimée puisse mourir tout d'un coup et que cela puisse arriver la nuit! Oh! je prie Dieu sans cesse que cela arrive pendant le jour... Je n'y survivrais pas!

Nous continuâmes notre chemin en silence.

—Je demeure ici, Monsieur! dit mademoiselle Noiret en essuyant ses beaux yeux en arrivant devant une regratterie, je vous remercie de votre bonté...

—J'espère, dis-je, que vous conserverez longtemps encore votre mère, et cela sans angoisses.

Elle me tendit silencieusement la main, et lorsque la lumière qui sortait de la petite boutique tomba sur son visage, je vis combien elle était pâle et affligée. Nous nous séparâmes.

Je trouvai la famille Kegge sur le point de se mettre à souper. Van der Hoogen était là et faisait scandaleusement la cour à Henriette, qui mettait en œuvre tous les artifices d'une coquette émérite; c'est là une science innée. On évita de parler des de Groot en présence du personnage en question, et ce ne fut qu'après son départ qu'on me demanda comment je m'étais amusé. Je me déclarai simplement satisfait de ma soirée sans entrer dans aucun détail, parce que je n'eusse pas voulu, pour tous les trésors du monde, entendre railler par une Henriette Kegge, les innocents bonheurs des de Groot, des Riel, Dekker, Hupstra, etc.


[1] Nom populaire de polichinelle en Hollande et en Flandre.

[2] Mot à mot; Douce chute; nom d'une enseigne de prédilection des pâtissiers et confiseurs néerlandais, qui représente un homme tombé, la tête la première, dans un baril de sirop, et dont on ne voit que les jambes. Cette enseigne se retrouve dans toute ville flamande ou hollandaise.

[3] Le paradis représente l'arbre du bien et du mal avec Adam, Eve et le serpent.

[4] Le duit vaut le douzième du stuiver, ce dernier fait la vingtième partie du florin; le florin vaut deux francs et dix centimes environ.

[5] Corneille.

[6] Abréviation plus ou moins élégante du mot délicieux.


VI

La grand'mère.

Lorsque, le lendemain après le déjeuner, j'entrai dans la bibliothèque, la 'vieille dame était assise auprès du feu dans un fauteuil large et bas, à siège et dossier de maroquin rouge, et qui appartenait probablement au mobilier de sa propre chambre. Une petite table était rapprochée du fauteuil et sur la table était ouverte une Bible anglaise in-octavo, dans laquelle elle lisait avec ferveur. Elle avait de plus un tricot en mains.

Le beau grand chien était encore couché à coté du fauteuil et la considérait attentivement. L'œil affectueux de l'animal suivait tous les mouvements de sa tête ou de sa main, soit qu'elle détachât le regard de la Bible pour compter les mailles du tricot, soit qu'elle tournât un feuillet du livre.

De toutes les personnes qui composaient la famille, c'était celle que je connaissais le moins, vu qu'elle ne paraissait jamais qu'au dîner et se retirait immédiatement après. Etait-ce seulement pour cela qu'elle éveillait vivement mon intérêt ou bien était-ce aussi son extérieur grave, calme, recueilli, les paroles rares, brèves, sensées, parfois un peu sévères qu'elle prononçait et l'attachement dévoué de son beau grand chien? Quoi qu'il en fût, j'espérais de tout mon cœur qu'elle engagerait la conversation avec moi.

Elle ne paraissait pas avoir remarque mon entrée et, pendant que je m'asseyais et que j'ouvrais mes livres, je l'entendis qui lisait à demi-voix en anglais ce beau passage de saint Paul:

«Car c'est en espérance que nous sommes sauvés. Or, quand on voit ce qu'on a espéré, ce n'est plus espérance, puisque nul n'espère ce qu'il voit déjà. Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience (Rom., VIII, 24, 25).»

Elle repoussa un peu la Bible et s'appuya contre le dossier du fauteuil, comme pour réfléchir à ce qu'elle venait de lire; elle répéta à voix basse ces paroles: «Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience.»

Tout à coup elle s'aperçut de ma présence.

—Il faudra que vous—me tolériez aujourd'hui, Monsieur, me dit-elle; ou fait la toilette de ma chambre et quand cela arrive, je me tiens habituellement ici.

—Vous menez une vie fort retirée, Madame, répondis-je; ma présence vous gênera peut-être.

—Oh non! reprit-elle à haute voix, je suis assez forte. Ma tête est très-forte; notre race n'est pas aussi faible que cela. Mais je ne suis plus en état de vivre dans le monde; je suis devenue si sombre, si sérieuse. Je gênerais, j'ennuierais. Ce livre, dit-elle en montrant sa Bible, ce livre est ma société.

Elle se tut pendant quelques instants et caressa de sa main brune la tête du chien. Puis elle se redressa un peu dans son fauteuil.

—Vous êtes ici depuis deux jours déjà, monsieur Hildebrand, et la cause qui vous a amené à faire connaissance avec ma famille est de telle nature que.... Dites-moi, vous a-t-on déjà parlé du cher William?

—Je suis fâché, Madame, d'avoir à vous répondre négativement. Non, on ne m'a pas encore dit un mot de William.

—Je le pensais bien! s'écria-t-elle en frappant ses mains l'une contre l'autre et poussant un profond soupir. Puis elle sourit tristement et ajouta:

—Je le savais bien! ah, je le savais bien!

Elle regarda mélancoliquement son chien qui, comme s'il comprenait ses plaintes, posa les pattes de devant sur ses genoux et leva la tête à la hauteur du visage de sa maîtresse pour la caresser.

—Et pourtant il n'y a pas trois ans qu'il est mort! Diane! dit-elle en prenant la patte du chien; il n'y a pas trois ans que le cher Bill est mort. Je parie, ajouta-t-elle d'une voix expressive, que le chien ne l'a pas encore oublié.

Elle tomba pendant quelques instants dans une méditation que je n'osais troubler. Elle éclata enfin:

—Il m'était cher comme la prunelle de mes yeux! C'était mon favori, mon bien-aimé, mon trésor!

Puis d'une voix plus calme elle ajouta:

—C'était un bon jeune homme, un excellent jeune homme, n'est-ce pas, monsieur Hildebrand?

—C'est bien vrai! dis-je.

—Quand il partit, continua la grand'mère, il y eut comme une voix mystérieuse qui murmura en moi que je ne le reverrais plus, et Diane le retint par son manteau. N'est-ce pas, Diane? Bill n'eût pas dû partir. Il eût dû rester, il eût dû vivre auprès de sa vieille grand'mère. Et si, même là-bas, il eût été condamné à mourir, du moins sa grand'mère eût pu lui fermer les yeux. Tandis qu'ici, qui a rempli cette tâche sacrée?...

Quel bien cela me fit au cœur de pouvoir lui dire que c'était moi!

—Vraiment? demanda-t-elle avec un doux sourire. Je vous porte envie.

Et elle arrêta longuement sur moi un regard mélancolique.

—En partant, il m'a laissé ce mouchoir! dit-elle, après quelques instants de silence, en montrant le foulard qu'elle portait au cou. Il avait passé la porte, mais il revint pour le prendre. Il en avait bien besoin le pauvre garçon, car je pus le tremper de ses larmes. J'essuyai ses yeux et voulus garder le mouchoir. Ce mouchoir et ces lettres sont ma seule consolation!

Elle ouvrit sa Bible en différents endroits et me montra les lettres qu'elle avait reçues de William et qu'elle conservait dans le livre. Elle en prit une et en considéra l'adresse un moment.

—Il avait une jolie écriture, n'est-ce pas? dit-elle; et elle me tendit la lettre.

Je lus l'adresse. Il y avait dessus: A madame E. Marrison. E. M., c'étaient les initiales gravées sur la bague qu'il m'avait donnée à son lit de mort. E. M...., j'avais rattaché tout un roman à cette bague; j'avais lu dans ces lettres le nom d'une jeune fille adorée, qui jadis avait ouvert à William son cœur virginal. Mais combien ne devenait pas plus touchant ce gage de simple affection entre la grand'mère et le petit-fils! Bien qu'autrement je ne portasse pas la bague, je l'avais mise depuis les quelques jours que j'étais à R ... Je l'ôtai de mon doigt et dis:

—Il m'a donné ce souvenir à son lit de mort, en me le recommandant comme une chose qui lui était bien chère.

Le visage de la vieille femme s'illumina; pour la première fois des larmes parurent dans ses yeux, qui jusque-là avaient gardé une expression si austère.

—Ma bague! s'écria-t-elle... Oui, ma bague! Je la lui ai donnée pour le mouchoir de poche. L'a-t-il toujours portée?

—Jusqu'à peu d'heures avant sa mort.

—Et il disait qu'elle lui était bien chère? Cher enfant! Il a consacré ses dernières forces à dire cela? Et ses dernières pensées ont été aussi à sa grand'mère?—Vois-tu Diane, dit-elle au chien, c'est la bague de ta maîtresse que le cher Bill a portée. Il ne nous a pas oubliées, Diane, et nous ne l'avons pas oublié non plus, quoique... Ah! Monsieur, poursuivit-elle, au commencement, ma fille était si vivement affligée; mais elle ne sent pas profondément; elle était la dernière venue, la seule qui me reste, mais non la plus sensible de mes enfants. Et puis, elle avait tant d'enfants, elle. Mais moi j'avais donné mon cœur à William; il portait le nom de son grand père, mon brave William à moi. Il était toujours si confiant, si aimable, si tendre, si bon pour moi. C'était un excellent jeune homme. Que faisons-nous ici sans lui, Diane?

Elle fit encore une courte pause,

—Kegge est un bonhomme! continua-t-elle. Il est bon, il est cordial, il est sensible, mais il est rempli de fausse honte; il ne veut pas qu'on voie jamais une larme dans ses yeux. Il chasse le meilleur sentiment par respect humain. Lorsqu'il épousa Anna, celle-ci était une enfant, une enfant folâtre qui courait dans la plantation avec six jeunes chiens. Il ne l'a ni développée, ni dirigée; elle prévient tous ses désirs, elle se règle en tout d'après lui; soumise à son influence, elle n'ose se montrer autrement que lui. Parfois, je suis dure envers Kegge, et c'est pourquoi j'aime mieux vivre seule. Il ne me comprend pas; et puis jamais, jamais un mot sur le cher William!—Mais nous parlons de lui, n'est-ce pas Diane? Et elle caressa doucement la tête du chien. Nous parlerons de lui. Il était si bon pour le chien, et le chien avait joué de si bonne heure avec lui... Quand je regarde longtemps le chien il me semble voir le petit Bill jouer avec lui.

Elle reprit la bague.

—Je vous la rendrai quand vous partirez, dit-elle, mais laissez-la moi encore pendant quelques jours.

—Gardez-la toute votre vie, Madame! m'écriai-je. Vous y avez des droits plus grands et fondés sur un sentiment plus tendre que les miens.

Et je lui tendis la main.

—Toute ma vie! répondit-elle. Je voudrais bien que ce ne fût pas longtemps. Je ne puis m'accommoder de ce pays-ci. Mon père était Anglais, mais ma mère était de race indienne, c'était une indigène. Ici l'air est trop pesant pour moi, et le soleil n'a pas de chaleur. Si vous saviez combien cela m'a coûté de quitter les Indes. Mais mon enfant unique et la tombe de mon petit-fils m'attiraient ici. Et puis, on ne voulait pas me laisser seule là-bas. Je ne pouvais demeurer dans la maison où j'avais vu William sous mes yeux, où je l'avais vu galoper sur son petit cheval. Je voulais voir sa tombe; je désire dormir à côté de lui dans là terre étrangère.

Diane, qui avait de nouveau posé la tête sur ses genoux, te releva lentement et regarda tristement sa maîtresse. Il y avait une question dans ses yeux:

Et que deviendra donc Diane?


VII

Le fameux jour où, comme l'avait dit le charmant, tout ce qui avait du goût en ville, et j'ajoute, faisait partie de la société Mélodia, devait être jeté en extase par le jeu de mademoiselle Henriette Kegge, la jolie fille du riche Indien, ce fameux jour était arrive.

Le matin, de bonne heure, le piano avait été transporté dans la salle de concert pour l'acclimater, et M. Van der Hoogen était allé lui-même l'y recevoir; même il avait été quelque peu martyr de cette complaisance, vu que les compagnons ébénistes qui avaient apporté l'instrument avaient, en installant celui-ci, laissé tomber un de ses pieds sur les cors de notre personnage, ce qui lui avait fait un mal des plus affreux.

Le papa s'était permis, une fois ou deux, au dîner, de faire remarquer que sa fille pâlissait un peu quand on parlait du concert, chose qui, d'ailleurs, arrivait très-souvent; mais elle refusa absolument d'en convenir, et elle eût même fini par se mettre en colère si la plaisanterie avait continué.

Immédiatement après le dîner, on se mit à la toilette, et vers six heures et demie, la belle Henriette descendit toute parée. Elle avait une robe de gros de Naples, très-décolletée, de couleur jaune, tirant légèrement sur le brun, et un rang de petites perles de même nuance s'entrelaçait dans ses cheveux; elle ne portait aucun autre ornement.

Maman Kegge était beaucoup plus éblouissante. Sa petite tête ployait sous une grosse toque chargée d'un oiseau de paradis; à ses épaules était suspendue une chaîne d'or que pouvait peser le double de celle quelle portait habituellement, et avec laquelle je crois qu'elle couchait, et sa robe n'était rien moins que rouge feu.

La petite Anna était vêtue de blanc; mais elle aussi était attachée à une chaîne d'or. Les deux petits garçons étaient mis comme d'ordinaire, mais il me parut qu'il n'était pas rigoureusement nécessaire que chacun d'eux eût en poche une montre d'or à cylindre, que ni l'un ni l'autre ne savaient remonter, et sur laquelle l'un d'eux seulement savait voir à demi l'heure qu'il était. Si encore ces montres les eussent rendus heureux, je les leur eusse volontiers passées à titre de jouet, mais ils étaient tout à fait blasés sur ce point.

—N'êtes-vous pas bien content d'avoir cette jolie montre? demandai-je à l'aîné.

—Ma foi, non! répondit le cadet.

Quand sept heures sonnèrent M. Kegge voulait absolument partir, mais Henriette insista pour qu'on attendît jusqu'à sept heures et quart.

Le charmant vint encore en toute hâte; il était plus charmant que jamais. Les manches de l'habit brun qu'il avait endossé étaient plus courtes encore que celles de son habit vert; ses manchettes rabattues étaient plus apprêtées et plus raides que d'habitude; ses gants étaient plus jaunes que jamais; son gilet exhibait, en rouge et en noir, un chatoyant dessin de proportions gigantesques; il plaça son lorgnon dans le coin de l'œil pour prendre inspection d'Henriette:

—C'est à tomber à genoux! s'écria-t-il. Vous êtes toute charmante! Madame Kegge, votre fille vous fait honneur!

Henriette allait çà et là dans la chambre et parlait de temps en temps avec le perroquet, pour faire montre de son calme, calme que démentait une consultation répétée et à la fin exagérée de la pendule, qui marqua enfin le quart après sept heures. La voiture attendait, et nous partîmes pour la salle du concert.

Le charmant nous attendait dans le vestibule, il offrit le bras à Madame Kegge; je les suivis avec Henriette, et bientôt nous entendîmes ce brouhaha de voix qui précède l'ouragan de l'orchestre. L'arrivée de la famille causa quelque émoi parmi les jeunes gens, qui se trouvaient au fond de la salle, et qu'en passant, M. Kegge saluait à pleine voix. En général, le nabab parlait sur un ton un peu trop haut et trop péremptoire pour un lieu public.

—Van der Hoogen! où vont se placer ces dames? Un peu en avant, j'espère. Il ne faut pas qu'Henriette ait une si longue promenade à faire, quand il lui faudra jouer. Ce sera bien ici, me semble-t-il, sur ces trois chaises, Henriette au coin, maman au milieu, et les gamins là.

Il promena autour de lui un regard triomphant pour voir l'effet que produirait cette façon dégagée de parler sur les hauts et puissants seigneurs qui se trouvaient dans son voisinage.

On s'assit. Une quantité de lorgnettes se mirent en mouvement et se braquèrent sur la jolie mademoiselle Kegge, nombre de têtes de dames, qui étaient engagées dans un entretien animé, se tournaient de temps en temps vers Henriette, sans vouloir pourtant paraître songer à la regarder. Plusieurs contemplaient avec stupéfaction la toque de madame; d'autres riaient, à l'abri de leurs mouchoirs brodés, de l'air important et affairé de monsieur; quelques-unes se poussaient du coude à l'intention du charmant.

—Mademoiselle Nagel est-elle ici aussi? demanda Henriette en laissant descendre un peu son boa de couleur foncée; dans ces derniers jours, elle s'était beaucoup préoccupée de la noble demoiselle dont elle venait de prononcer le nom.

—Pas encore! répondit Van der Hoogen, en laissant tomber de l'œil comme une grosse larme son lorgnon. Pas encore, mais elle viendra sans aucun doute. Hier encore, j'ai fait une visite chez le baron:—Van der Hoogen, m'a-t-elle dit, je languis après demain soir! Et tenez, la voilà justement... Elle viendra dans votre voisinage; charmant! charmant!

La dame que le fat désignait comme mademoiselle Constance fut introduite par un gentilhomme d'un certain âge; la tête de celui-ci était presque chauve, mais garnie encore sur les tempes de quelques minces touffes de cheveux blancs comme neige, et qui donnaient à son visage coloré un air très-imposant. Constance elle-même était une belle jeune femme de vingt-six à vingt-sept ans. Jamais je n'ai vu plus noble et plus grand air. Ses cheveux châtain foncé étaient arrangés de la façon la plus simple. Son front élevé se rattachait à un nez légèrement arqué et formant avec celui-ci la plus belle ligne qu'on pût voir. Ses grands yeux bleu de ciel étaient bordés de longs cils noirs, qui donnaient à son regard une douceur et une gravité extraordinaires, et la pureté de dessin de ses sourcils de même nuance était vraiment digne d'envie. Sa bouche eût eu quelque chose de dur si la bienveillance de son limpide regard n'en eût corrigé l'expression. Elle était de moyenne taille, et se tenait très-droite, sauf qu'elle penchait peut-être un peu, non pas le col, mais la tête. Elle portait une robe gris pâle, et une courte mantille de soie blanche garnie de duvet de cygne couvrait élégamment ses épaules larges et bien faites. Vraiment, ce n'était là ni la figure, ni le regard, ni la tournure, ni la toilette d'une jeune fille de qui on pût dire qu'elle était folle des marabouts de mademoiselle Kegge, ni qu'elle languissait dans l'attente d'un concert.

Elle choisit sa place un rang ou deux avant celles de nos dames, et bien que Van der Hoogen eût qualifié de charmante cette circonstance, tant qu'elle était en perspective, je crois qu'il s'en trouva plus ou moins gêné. Quelque volontiers aussi qu'il eût voulu la mettre en évidence quand il alla faire son compliment à mademoiselle Nagel (il le fallait bien!) nous nous aperçûmes peu ou point de la familiarité dont il s'était vanté si haut. La demoiselle répondit à sa profonde révérence par un roide salut qui le retint à la plus déplorable distance, et, pour autant que je pus le remarquer, il y eut dans le peu de mots qu'elle daigna lui répondre, beaucoup de monsieur, et point de Van der Hoogen, non plus que de langueurs ou autres choses semblables. Il était évident que le charmant appelait respectueusement son attention sur Henriette, mais elle était beaucoup trop polie pour se retourner brusquement, et ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsque Van der Hoogen l'eut quittée pour aller accorder son violon (il était membre exécutant), qu'elle tourna vers nous sa belle tête et jeta un regard sur Henriette au moment où celle-ci me disait à mi-voix que mademoiselle Nagel devait avoir certainement une trentaine d'années. La petite Anna aussi faisait déjà ses remarques sur la société, et plaisantait sur le compte d'une dame âgée qui, selon elle, avait l'air d'une folle avec sa bayadère de jais.

Deux ou trois coups de timbales retentirent, puis entrèrent en jasant et riant, et cela d'autant plus qu'ils se trouvaient embarrassés par cette mise en évidence, ce mélange de virtuoses et de dilettantes qui, dans un concert, unissent ordinairement leurs forces pour enchanter tous les cœurs. Ils prirent place derrière leurs pupitres respectifs, et alors commença cette effroyable, agaçante et criarde musique de chats, qui semble devoir précéder nécessairement toute jouissance musicale. Le bruit cessa dans la salle; chacun s'installa. Les messieurs et moi dans le nombre, se retirèrent dans le fond de la salle, à l'exception d'un seul jeune homme qui se mit à poser et à lorgner; il ne manquait d'ailleurs pas de regards irrésistibles ni de tailles à tout séduire! Il se fit un silence de mort. Le chef d'orchestre leva son bâton d'ébène et la symphonie commença. C'était naturellement la symphonie tel numéro de Beethoven.

Goethe[1] avait bien raison de dire que la physionomie et l'attitude du musicien trouble toujours la jouissance musicale et que la vraie musique ne devrait frapper que l'oreille; je partage son avis, en ce point que tout ce qui râcle, souffle ou chante qualitate quâ, devrait être invisible. Rien n'est assurément plus laid, que de voir une foule d'hommes portant des redingotes, des habits, et parfois des épaulettes; l'homme à cheveux noirs, blonds, gris, roux ou dépourvu de toute espèce de cheveux, faisant mille contorsions des yeux et de la bouche, se fatiguant et s'éreintant ensemble derrière un nombre égal d'instruments de bois et de cuivre, jusqu'à ce que leur visage se marbre ou se bleuisse, pour produire un effet si peu proportionné, pourrait-on dire, mais assurément si peu analogue aux moyens. Une dame spirituelle me disait un jour, qu'elle se sentait avoir faim en voyant le mouvement d'un archet; mais que n'éprouve-t-on pas lorsqu'on est sous le coup du va-et-vient de vingt-cinq archets, et de tous les mouvements des joues, des bras et des mains qu'offre un orchestre complet. En vérité il faudrait placer devant un paravent. L'ensemble harmonieux des sons devrait nous arriver du fond d'un mystérieux réduit, ou nous devrions écouter un bandeau sur les yeux. Mais qu'adviendrait-il alors des toilettes et des jolis yeux?

Cependant je dois contredire Goethe sur ce point qu'il affirme, que le sens de la vue n'a rien à faire avec la musique, car je dois faire à mes lecteurs l'important aveu que je vois vraiment la musique, et que j'ai la certitude qu'en prêtant quelque attention à leurs sensations et à ce qui se passe dans leur âme, ils découvriront la même chose. Il y a des tons et des accords qui se présentent à mes yeux sous la forme d'étincelles, de lignes larges ou étroites, d'épingles crochues, de serpents et de tire-bouchons; d'autres ressemblent à des éclairs, à des nœuds d'amour, à des craquelins[2], à des queues de porc, à des rayons, à des zig-zags, et je vois la possibilité de rendre par des figures tout un morceau de musique. Je prie celui qui ne comprend pas cela, de se pénétrer qu'il vit dans un siècle où il faut comprendre des choses semblables; et, s'il a étudié l'histoire ecclésiastique, qu'il se rappelle les hésychiens qui contemplaient leur estomac jusqu'à ce qu'ils y dissent rayonner une mystérieuse lumière.

Trois des parties qui constituent ordinairement une symphonie étaient jouées, quand je me sentis doucement taper sur l'épaule. Je me retournai, et j'aperçus le bras et la figure du bon pâtissier qui avait fait usage de sa carte d'entrée, mais qui avait trop de bon sens pour faire valoir sa parenté en cette occasion, et par conséquent ne s'était pas approché des membres de sa famille. O riches familles qui comptez des parents pauvres, si tous les cousins étaient aussi réservés! mais la plupart crient leur parenté sur les toits, et ne se laissent arrêter par aucune considération.

—N'est-ce pas le tour de la cousine Kegge? me dit à l'oreille de Groot, dont le virage exprimait un parfait contentement.

—Non, répondis-je, pas de longtemps encore.

—Je vous assure le contraire, reprit-il, à moins que son papier rouge ne mente. Voyez, dit-il, elle est la quatrième et nous avons déjà eu trois morceaux.

Le bon de Groot avait pris l'une des parties de la symphonie pour un morceau de cor obligé.

Je le tirai de son erreur, et il m'avoua s'être dit aussi;—Comme on entend peu ce cor!

L'artiste au cor parut à son tour, tout de noir habillé, et avec de longs cheveux bouclés et luisants de pommade. Il s'inclina d'un air rébarbatif et fit une mine comme s'il nous méprisait tous. Cela lui allait très-mal, car il gagnait ce soir là une bonne poignée d'argent, et bien que je sache que l'air ne se saurait trop payer, je suis pourtant d'avis que, pour l'argent qu'on donne et le bon accueil qu'on fait, on pourrait avoir au moins une figure polie. Les connaisseurs tendirent la tête, portèrent la main au pavillon de l'oreille, et se mirent à crier: Chut! Chut! quand les jeunes dames se permettaient de chuchoter; celles-ci portaient alors leur mouchoir de poche aux lèvres, sur quoi les vieilles dames regardaient d'un œil mécontent. Monsieur Regge était particulièrement prodigue de Chut! et l'on pouvait lire sur son visage que, de ce chef aussi, il se considérait comme tout à fait indépendant de toutes les nobles et puissantes dames possibles.

L'artiste gonfla ses joues, se fit sortir les yeux de la tête, et remplit son cor au ravissement général de ceux des assistants qui aimaient le cor, bien qu'il y en eût un certain nombre qui, avec une physionomie entendue et significative, assuraient que ce n'était pas Pot de vin, chose dont l'évidence était d'ailleurs surabondamment établie; par le programme. Ce qui me parut distinguer particulièrement le jeu de l'artiste, c'était que le son de son cor ressemblait à tous les sons qui sortent ordinairement d'autres instruments. Tantôt il grondait comme un basson goutteux, puis il éclatait comme un cor de chasse, puis il avait le babil nasillard de l'intrigant hautbois et le cri retentissant de la trompette, et voire même de temps en temps le son aigu d'une flûte hystérique; mais rarement il ressemblait à ce qu'il était en réalité, c'est-à-dire un cor à clefs. Une fois les sons devinrent tellement bas, tellement atténués, que si je n'avais vu se mouvoir les doigts chargés de bagues du virtuose, j'eusse juré qu'il ne se passait rien du tout. En cette occasion du moins, il était bon que le musicien fût visible. Je pris grand plaisir pendant ce morceau, à observer un gros monsieur placé derrière l'orchestre, lequel monsieur avait engagé le célèbre artiste, et adressait à tous les membres de la société des clins d'œil, qui devaient à la fois leur attester combien il trouvait la chose magnifique, et leur demander si eux aussi ne la trouvaient pas magnifique; j'eus non moins de plaisir à contempler un grand jeune homme placé auprès de moi, et qui avait des cheveux, noirs et des joues pâles: il fermait religieusement les yeux, frappait la mesure de la pointe du pied, puis faisait une figure qui disait: Comment cela est-il possible? et il éprouvait une terrible envie de raconter à chacun combien il était familier avec le célèbre artiste, combien celui-ci était fort au billard, combien c'était un homme aimable, et à quelle bonne famille il appartenait; comme quoi il jouait uniquement parce qu'il ne pouvait s'en passer, comme quoi il avait reçu d'une princesse une tabatière merveilleusement belle, comme quoi lui-même en personne, avait assisté à la répétition, et comment l'artiste lui avait dit de sa propre bouche que ce même cor dont il jouait lui avait coûté mille florins.

Un grand mouvement se fit à l'orchestre. On recula je ne sais combien de pupitres. Le concierge de la salle de concert vint d'un air important placer deux bougies sur le piano, et monsieur Van der Hoogen ouvrit celui-ci, y plaça la musique et tira de dessous le tabouret. Tous les messieurs quittèrent l'orchestre et vinrent se joindre à nous au fond de la salle à l'exception du contrebassiste, vieillard qui releva ses lunettes sur son front, et du timbalier qui se campa les mains sur les hanches. Monsieur Van der Hoogen descendit pour s'acquitter de sa mission en allant chercher Henriette. Elle était fort pâle et je la soupçonnai de n'avoir pas pris grand plaisir au morceau de cor obligé. Monsieur Van der Hoogen la prit par le petit doigt et la conduisit sur l'estrade, Elle fit une révérence très-gracieuse pour une artiste-amateur, mais qui n'allait pas jusqu'à s'incliner profondément, comme une actrice, non plus que jusqu'au séduisant sourire stéréotypé en pareil cas sur le visage de celle-ci. Elle s'assit ensuite devant l'instrument au milieu de bruyants applaudissements et d'un tumultueux mouvement en avant des messieurs, ôta ses gants et laissa courir ses charmantes mains sur les touches.

Les premières mesures se ressentirent du battement irrégulier de son pouls, mais peu à peu elle se remit; elle reprit ses couleurs naturelles et joua, comme si elle se trouvait à la maison, avec la merveilleuse agilité qui caractérisait son jeu.

—C'est vraiment un miracle que des doigts humains puissent faire cela! me dit tout bas de Groot, après que le brave homme fut un peu revenu du saisissement que lui avait causé l'apparition d'Henriette. C'est comme si elle maniait des fuseaux. Regardez, elle jette ses bras l'un au-dessus de l'autre, comme si de rien n'était! Et elle tape ferme aussi! C'est prodigieux! dit-il, lorsqu'après avoir longtemps joué des deux mains dans les tons bas, elle frappa soudain, sans jeter les yeux sur le clavier, les touches de l'octave la plus élevée:—Diantre! cela va vite maintenant; c'est comme si on entendait couler une gouttière!

Monsieur Van der Hoogen se penchait sur le piano à un angle de cent trente degrés au plus, et se rendait utile en tournant les feuillets, mais quand il fut arrivé au dernier, il prit une ravissante attitude, une main posée sur le piano, l'autre appuyée sur le côté, tandis qu'il laissait errer dans la salle ses vilains yeux d'un air séducteur, comme s'il y voulait faire, en passant, la conquête d'une douzaine de cœurs.

Le morceau était fini. Henriette se leva et remercia d'un air fier pour les applaudissements qui ébranlaient la salle. Le charmant la reconduisit à sa place et partagea son triomphe. Le vieux Kegge avait des larmes dans les yeux et le charmant lui serra la main. Cela avait été, dit-il, incroyablement charmant! Henriette se laissa jeter par madame Kegge son boa sur les épaules et joua avec les bouts de celui-ci; puis elle se mit à parler à la petite Anna, de sorte que tout le monde fut surpris de voir une jeune dame «qui jouait si parfaitement et qui était si bonne pour sa petite sœur.»

Le bruyant final de la symphonie, dans lequel les timbales et les trompettes jouèrent un grand rôle, termina la première partie du concert de la société Mélodia et la pause commença.

Ce n'est pas le moment le moins intéressant d'un concert que celui où le brouhaha dissonant des voix remplace les harmonieux accords des instruments. Les dames préfèrent toujours un morceau de moins au programme à une réduction de la durée de la pause, et il n'y a pas lieu de s'en étonner, quand on songe à quelle démangeaison de parler, à quelles amourettes, à quels empressements, à quelles ambitions, à quels désirs de briller et de plaire, la pause donne carrière et satisfaction.

Si l'on avait une balance dans l'un des plateaux de laquelle on pourrait empiler toutes ces envies, tous ces désirs réunis, et qu'on plaçât dans l'autre le sentiment de la musique ou même si vous le voulez, seulement l'attention qu'on lui porte, ce dernier plateau s'élèverait à coup sûr.

Certes ce fut un moment intéressant, que celui où commença cette bourse dont les politesses et les bavardages étaient les marchandises, et où se forma cette mêlée galante. Les têtes blondes et brunes, les plumes et les fleurs se levèrent, les fronts étoilés prirent leur course, et les rangs si réguliers d'abord de belles et de mères de belles, pulchrarum matrum filiœ pulchriores et vice versa se rompirent pour faire place à des groupes charmants d'où rayonnaient des yeux pleins d'éclat et d'où s'élevaient de petits rires joyeux. Alors commença ce pèlerinage des jeunes gens, chacun à la recherche de sa prima-donna, de sa reine du bal, l'un avec un sourire, l'autre avec un visage sentimental, le troisième avec un battement de cœur et le quatrième avec un toupet relevé; l'un ayant l'air mécontent, l'autre bête, le troisième myope pour cacher son embarras; l'un jetant de prime-abord ses filets sur toutes les jolies personnes, l'autre ayant l'air de voltiger à la ronde pour procéder d'une façon plus éclectique; l'un comptant sur la magique influence de l'étroit gilet qui dessine les grâces de son buste, l'autre croyant posséder un philtre sous forme de pommade à l'œillet, le troisième se fiant à ses gants comme à un talisman, tandis qu'un seul s'imaginait se rendre fort intéressant en prenant une physionomie boudeuse et en jetant un regard de pitié sur tous ces empressements.

Je fis de mon mieux pour m'approcher d'Henriette qui se trouvait au milieu d'un cercle de messieurs dont elle connaissait une partie, et dont l'autre partie ne lui avait jamais adressé la parole, mais profitait de cette occasion pour lui dire une amabilité. Chacun d'eux se déclarait également ravi, et le charmant ne quittait pas Henriette. Je fis aussi mon compliment à celle-ci, puis je me laissai balloter d'un coin à l'autre, manœuvre qui me valut l'avantage de voir et d'entendre bien des choses qui m'intéressaient ce soir-là.

—Ils feront tourner la tête à cette demoiselle Kegge, n'est-ce pas ainsi qu'elle se nomme? disait une dame d'un certain âge, coiffée d'une toque de gaze noire... C'est dangereux pour une personne si jeune.

Et elle pinça la bouche si fort, mais si fort, qu'on eut dit qu'elle ne voulait plus y laisser entrer rien de toute la soirée.

—Oh, je trouve qu'elle sait se donner un air fort intéressant! répondait une jeune dame au dire d'un monsieur d'âge moyen, qui déclarait mademoiselle Kegge très-jolie, mais ce soir il me semble qu'elle n'est pas dans son beau jour.

—Connaissez-vous cette famille Kegge? demandait un autre à un jeune homme, et il faisait peser sur le nom un poids de mille livres.

—Je vous demande pardon, répondit l'autre: je ne sais rien de ces gens-là, sinon qu'ils sont fort riches ... mais, continua-t-il en baissant la voix, ce sont des gens de rien, de rien absolument! Le grand père était épicier ou quelque chose comme cela dans cette ville, et le père ... le père a fait fortune aux Indes.

—Je trouve aussi qu'il est facile de s'en apercevoir! dit un troisième qui avait entendu la conversation, bien qu'il eût le dos tourné et qui montra lui-même une physionomie qui n'était rien moins que distinguée.

—Je n'aime pas ces yeux-là! entendis-je dire d'un autre côté par une demoiselle d'une trentaine d'années, dont le regard était des plus ternes et des plus insignifiants.

Mademoiselle Van Nagel paraissait fort satisfaite du jeu, mais ne se prononçait aucunement sur celle qui avait joué.

J'admirai parmi la foule de jolies femmes d'un certain âge, l'une d'elles qui, douée de l'extérieur le plus séduisant et ayant les manières les plus gracieuses, était l'objet de l'empressement général. Tous les messieurs venaient s'incliner devant elle et toutes les dames s'y faisaient conduire l'une après l'autre. Les jeunes personnes faisaient tout leur possible pour s'approcher d'elle ou lui faisaient signe, avec un visage souriant, que cela leur était impossible. Elle donnait en quelque sorte audience solennelle. A plusieurs reprises elle voulut se rasseoir, mais chaque fois qu'elle s'y décidait, apparaissait toujours une nouvelle personne qui venait lui présenter ses hommages, et j'admirais en silence la bonne grâce avec laquelle elle se tournait à l'instant vers le nouveau venu et répondait une fois de plus à ses propos insignifiants, qui sans doute ne faisaient que reproduire les conversations tenues par tous ceux qui l'avaient précédé. Sa fille, qui devait à peine avoir atteint sa seizième année, se tenait à côté d'elle et paraissait avoir hérité, dans la mesure de son âge, de la gracieuse amabilité de sa mère. Ce qui donnait le plus grand charme à l'urbanité de ces dames, c'était la simplicité et l'absence de contrainte, l'affabilité et la bonne humeur qui leur étaient naturelles et qui ne pouvaient venir que d'une âme aimante et sympathique et d'un cœur calme et content. Ce fut pour moi un véritable plaisir de les observer et je ne pus m'empêcher de songer avec dédain au faux raisonnement d'une foule de gens qui se prétendent connaisseurs du cœur humain et qui veulent que la politesse soit toujours de la bassesse et la bienveillance de l'hypocrisie. En vérité, la sociabilité de bon aloi, le bon ton, l'exquise affabilité quand elles portent un cachet d'harmonie avec toute la personne, sont en même temps une haute qualité et un éminent mérite, et je voudrais bien qu'on sentit généralement comment on peut s'y prendre pour concilier les lois du savoir-vivre avec celles de la plus pure moralité et du sentiment le plus délicat. L'abus qu'en font les intrigants et les hypocrites, n'empêche pas que ce ne soit un des plus beaux privilèges de l'humanité, une des plus éminentes différences qui nous élèvent au-dessus dos instincts brutaux de l'animal.

J'ai appris dans la suite que la maison de cette aimable femme était un lieu de réunion où jamais on ne s'ennuyait, et que non-seulement elle recevait beaucoup de monde, mais encore qu'elle était l'âme de la société qui fréquentait sou salon et savait pénétrer celle-ci de la grâce séduisante qui lui était innée.

En suivant le torrent, je fus entraîné parmi de nombreux groupes où l'on échangeait des compliments réciproques; dans le voisinage, de timides jeunes gens qui s'enhardissaient jusqu'à rendre à des dames, à eux parfaitement inconnues, des services inutiles, tels que ramasser des boas qui n'étaient pas tombés et disposer les châles sur des chaises dont on n'avait pas encore besoin;—je vis aussi de nombreux groupes de jeunes filles qui se moquaient de tout le monde. Çà et là une vieille dame se tenait assise ou debout devant sa chaise an milieu de la jeune génération, immobilis in mobili, se souvenant des jours où elle aussi était plus alerte, s'imaginant peut-être qu'elle pourrait être plus alerte si elle le voulait, ou se réjouissant de ce que ses enfants étaient comme elle avait été jadis, ou encore déclarant que la pause avait duré assez longtemps.

J'atteignis ainsi la porte et rendis visite à la salle du café. Là les rangs étaient plus confondus et surtout parmi les membres exécutants, on trouvait des gens de toute condition. La musique, la passion des glaces et le tabac, font disparaître toute considération de personne. Là, toutes sortes de fumeurs fumaient avec acharnement; les uns fumaient la pipe, d'autres le cigare, d'autres le jonc[3]; les uns soupiraient depuis longtemps après ce bonheur, les autres le faisaient uniquement pour être moins incommodés par la fumée d'autrui. Les uns ne pouvaient s'en passer, les autres pouvaient indifféremment le faire ou s'en passer et pour ce motif même le faisaient d'autant plus; les uns étaient esclaves de ce besoin factice, les autres s'y assujettissaient volontairement. Les petits Kegge se faufilaient dans la foule et en vérité chacun d'eux avait aussi un cigare à la bouche, ce qui faisait rire aux éclats leur père.

—Cette demoiselle Kegge joue admirablement, n'est-ce pas? dit un monsieur comme il faut en retirant son violon de l'étui pour se préparer à la seconde partie; il s'adressait à un amateur, gros personnage à extérieur vulgaire, que j'avais vu à l'orchestre soufflant dans un cor.

—Elle joue si vite que c'est à vous faire tourner la tête! répondit le cor.

—Et avec beaucoup de goût, beaucoup de goût! s'écria un brave bourgeois qui jouait de la flûte.

—Du goût? s'écria à son tour d'une voix criarde un petit monsieur qui faisait flamber un verre de punch, du goût, pas tant! elle joue avec une vitesse de tous les diables ... ficelle! histoire de briller!

—Beau piano, n'est-ce pas? entendis-je dire dans un autre coin, par un membre exécutant.

—Oui, et jolie fille aussi! répondit un membre honoraire.

—Fi, vieux libertin, à quoi songez-vous là? dit le premier interlocuteur.

Ainsi va-t-il quand on joue dans les concerts. Pourquoi ne pas y renoncer plutôt?

La seconde partie n'offrit rien qui fût particulièrement digne de remarque. Un élégant officier de grosse cavalerie parut sur l'estrade en costume bourgeois et en gilet blanc et chanta une couple de coquettes romances qui tour à tour descendaient très-bas et montaient très-haut, qui étaient chantées avec une figure souriante se donnant alternativement des airs de malice et de galanterie, mais dont l'air et les paroles s'accommodaient aussi peu avec les épaisses moustaches du chanteur qu'avec les mouvements vers le ciel ou vers la terre imprimés par lui au papier qu'il tenait des deux mains. Nous eûmes ensuite une fantaisie pour violoncelle par un Allemand à tête aplatie et à lunettes d'or, et le concert finit, comme doit finir tout honnête concert, par une ouverture.

La porte de la salle s'ouvrit et l'atmosphère chargée de parfums, fut purifiée par un courant d'air sensible. Les boas elles pèlerines furent relevés. Les céphalides furent nouées sur des têtes auxquelles elles allaient très-bien ou tenues par des mains charmantes; et les jeunes gens qui avaient compté conduire telle ou telle belle à sa voiture, avec le ferme propos de rêver de ce bonheur pendant la nuit, cherchaient depuis des heures à s'assurer une bonne position. Les messieurs qui avaient des dames se fâchaient de ce que leurs voitures arrivassent si lentement, et ceux qui avaient des chevaux s'inquiétaient de ce qu'il leur faudrait peut-être attendre longtemps; les jeunes filles étaient tristes que cela finît si tôt, et quelques messieurs poussaient l'audace jusqu'à dire qu'il serait charmant de transformer la salle de concert en salle de bal et faisaient un séduisant tableau des bonheurs qui en résulteraient.

Van der Hoogen était toujours avec nous et se pressait autant que possible contre le bras gauche d'Henriette. Elle était fort aimable pour lui et badinait et riait sans cesse; mais quand le laquais annonça d'une voix de stentor la voiture de monsieur Kegge, elle fit soudain un demi-tour, et, dans un accès de capricieuse coquetterie, elle s'empara de mon bras. A dater de ce moment le charmant me détesta. Henriette promenait autour d'elle un regard triomphant. Monsieur Kegge qui était pressé nous suivit avec madame, et Van der Hoogen dût en conséquence se contenter de la petite Anna vers laquelle il lui fallut se baisser à tout instant à se ployer en deux, au grand plaisir de la double haie de messieurs et de dames que nous traversâmes en quittant la salle. C'était une charmante punition.

Nous arrivâmes à la maison. On servit un souper extraordinaire. Au dessert monsieur Kegge descendit lui-même à la cave et en rapporta une si grande quantité de bouteilles que mon cœur en battit d'inquiétude. Le charmant qui était de la partie, porta un toast à la belle pianiste et lut ensuite un impromptu français de sa façon dans lequel il violait d'une manière charmante toutes les règles de la langue. Il y disait principalement qu'Henriette était une jolie fille aux yeux bruns, un auge et une déesse de la musique; venaient ensuite quelques commentaires sur l'attraction des cœurs et sur les âmes qui sont en harmonie entre elles. Nous étions tout admiration et madame Kegge n'était pas la moins enchantée, ce qui à coup sûr plaidait puissamment pour le mérite du poème, vu que la brave dame n'avait compris que trois mots sur six. Monsieur Kegge but à la santé du poète, et le poète à la santé do monsieur Kegge; monsieur Kegge fit sauter au plafond les bouclions des bouteilles de champagne, et Van der Hoogen happa de la paume de la main sur les verres pour faire mousser le vin de nouveau, et tout cela en l'honneur de mademoiselle Henriette Kegge.


[1] Wilhelm, part. 1.

[2] Sorte de pâtisseries en forme d'anneau.

[3] Le jonc est mis en usage par les fumeurs d'un goût dépravé.


VIII

Visites le matin, promenade le soir.

Le lendemain, dans la matinée, on annonça le bon de Groot qui entra dans le salon accompagné de son aimable fille qui était en grande faveur auprès de monsieur Kegge, au gouvernement domestique duquel elle rendait de grands services. Elle devait dîner avec nous ce jour là et son père l'amenait lui-même parce qu'il voulait en même temps témoigner sa reconnaissance pour la carte du concert. Il parla avec le plus grand enthousiasme de la soirée de la veille.

De sa vie il n'avait rien vu ni entendu d'aussi beau. C'était là un luxe! c'étaient là des morceaux de musique! Il ne s'expliquait pas qu'il fût possible de parcourir le clavier aussi agilement que la cousine Henriette; et quand il l'avait vue s'asseoir devant le piano, peut-être était-ce un péché, mais il avait songé à part lui qu'elle était aussi belle qu'un ange du paradis.

Henriette sourit et oublia cette fois, grâce à ce que la comparaison avait de flatteur, qu'elle sortait de la bouche d'un pâtissier. Elle se mit ensuite à s'informer, sur un ton très-affectueux, de madame de Groot, et à exprimer tous ses regrets de n'avoir pu venir à la partie de dorure; elle viendrait en personne présenter ses excuses à madame de Groot.

—Non, non, mademoiselle ... je veux dire, cousine Henriette! non, dit le brave homme, cela n'est pas du tout nécessaire... Votre visite sera, pour ma femme, la bienvenue; mais lui faire des excuses! oh! ce n'est pas nécessaire; le cousin Kegge sait bien cela. Ma femme n'a pas le moins du monde pris la chose en mal; il ne faut pas que vous vous imaginiez qu'il en est autrement.

—Eh bien, cousin de Groot, dit Henriette avec affabilité ... et Dieu sait combien elle se fût montrée aimable, mais la parole mourut sûr ses lèvres car le charmant entrait et faisait ce que je nommais ses compliments de coutume.[1]

—Avez-vous bien reposé la nuit, mademoiselle Henriette, après les fatigues d'hier? Moi, je n'ai pu fermer l'œil, tellement j'étais encore enthousiasmé de la musique, c'était une charmante soirée; aussi tout le monde s'y est-il parfaitement amusé. La ville est toute remplie de ce qu'on en dit!

—Flatteur! dit Henriette; heureusement que je sais, ajouta-t-elle d'un ton bienveillant, que l'intention est bonne.

Et elle lui tendit la main.

Il saisit cette main avec transport et entraîna Henriette vers le banc de la fenêtre.

—Quel est cet homme? demanda-t-il en toisant le bon de Groot de la tête aux pieds.

—C'est le père de Sara! répondit Henriette confuse.

—Oh! oh! dit, en tournant le dos au pâtissier, Van der Hoogen qui savait parfaitement qui il était; et collant son lorgnon à l'œil, il contempla le bouquet posé dans un élégant vase de porcelaine sur un guéridon devant la fenêtre.

—Quel beau bouquet pour une saison si avancée! remarqua-t-il.

—Papa a eu l'amabilité de me l'apporter; mais ses plus beaux jours sont passés.

—Toutes les tiges plongent-elles bien dans l'eau? demanda le charmant.

Pour s'assurer de la chose il enfonça profondément la main dans le bouquet, et quand il la retira ce fut comme si elle y laissait un objet de couleur violette qui ressemblait à l'extrémité d'un petit billet.

Sur ces entrefaites, monsieur Kegge était fort occupé avec le cousin de Groot qui, néanmoins, ne se trouvait pas à son aise, parce que Mimi et Azor lui étaient singulièrement à charge; et bien que madame Kegge lui assurât sans cesse que c'étaient les plus aimables bêtes du monde, qu'elles ne faisaient jamais de mal à personne, leur attitude toujours plus hostile et la continuelle exhibition de leurs dents blanches ne plaisaient que très-médiocrement au bon pâtissier. Sa visite fut courte: il salua très-cordialement monsieur et madame Kegge, très-respectueusement mademoiselle ... cousine Henriette, veux-je dire, et fit aussi une révérence à Van der Hoogen qui lui répondit par un hautain bonjour.

Van der Hoogen alla en ce moment occuper monsieur et madame Kegge, et Henriette s'approcha du bouquet, y prit le billet et le cacha dans sa ceinture mais pas si adroitement toutefois que je ne m'en aperçusse parfaitement; elle s'en douta et rougit. Le perroquet fut son recours. Elle lui tendit un morceau de biscuit:

—Que dit donc Coco à sa maîtresse?

—Attention, attention! cria le perroquet qui évidemment s'embrouillait dans les mots.

Van der Hoogen partit bientôt après, et la journée ne présenta aucun incident bien remarquable. La grand-mère fit demander Sara; celle-ci demeura une heure environ en haut et descendit les yeux rouges.

—Vous avez rendu bien heureuse la chère vieille dame! me dit-elle tout bas.

Dans le courant de l'après-dînée j'eus l'occasion de parler à l'aimable blondine; nous étions aussi bien que seuls; je profitai bien vite de l'occasion pour amener la conversation sur son amie mademoiselle Noiret.

Elle me raconta quelle affection sans égale attachait Suzette à sa mère; elle me dit l'incomparable activité grâce à laquelle elle pourvoyait autant que possible aux besoins de celle-ci; elle me parla de la misérable chambrette de la jeune fille et de tout ce que celle-ci avait à endurer pour l'amour de sa mère. Elle me dit aussi qu'il y avait un gentil garçon, écrivain dans les bureaux de la ville qui était amoureux fou de Suzette; elle croyait aussi que Suzette n'était pas indifférente à l'égard du jeune homme, mais qu'elle ne voulait pas se l'avouer à elle-même, parce qu'elle s'imaginait que céder à un sentiment semblable serait un crime envers sa mère. Pour ce motif elle avait toujours tenu le jeune homme à distance et l'avait même traité un peu durement, bien à contre-cœur sans aucun doute; elle se le reprochait particulièrement depuis quelques jours parce qu'elle avait appris que son adorateur désespérait de jamais gagner sa sympathie et, n'apercevant d'ailleurs aucune possibilité de pouvoir bientôt lui faire une position, avait formé le projet d'aller tenter la fortune aux Indes.

—Oh! cela la rend bien malheureuse à l'heure qu'il est! ajouta Sara, tandis qu'une larme perlait dans ses beaux yeux; et d'un autre côté elle se reproche encore que ses pensées puissent appartenir un seul instant à un autre qu'à sa mère.

Pendant toute cette journée, Henriette fut particulièrement aimable et gracieuse pour moi; à table elle eu toutes sortes de douces attentions, elle fît à diverses reprises mon éloge en face, et même en feuilletant son portefeuille, évidemment avec intention, elle me fit don d'un délicieux dessin sur papier de riz.

A la tombée de la nuit je reconduisis Sara chez elle; puis il me prit fantaisie de faire une promenade, séduit par cette heure où il y a tant de mouvement en ville, où les ouvriers quittent le travail, où les enfants sortent de l'école et regagnent la maison, où les servantes se mettent à faire leurs commissions, rencontrent par hasard leurs amants, ou se font les unes aux autres d'importantes communications sur les caractères différents de leur monsieur, de leur dame, de l'aîné des fils, de l'aînée des demoiselles: dans ces occasions, le monsieur s'en tire toujours à meilleur marché que la dame et la dame que la demoiselle; quant au fils, il est invariablement qualifié ou de fier personnage ou de petit monsieur. J'ai gardé de ma tendre jeunesse un réel plaisir à voir allumer les lumières dans les boutiques: ce soir-là je m'arrêtai d'abord devant un feu de forge qui rayonnait splendidement au milieu de l'obscurité générale et duquel sortaient d'ardentes barres de fer qui, sous les coups du marteau, lançaient horizontalement une pluie d'étincelles qui éclairaient de fantastiques lueurs le noir visage du forgeron. Je fus retenu plus loin par le sinistre spectacle d'une boucherie où les garçons bouchers, avec leurs bas de laine tout sanglants qui montent jusqu'au-dessus du genou, coiffés d'un vieux chapeau par dessus leur bonnet de nuit bleu, s'éclairaient mutuellement au moyen d'une petite chandelle fixée sur le chapeau et qui jetait une lumière diabolique sur les corps ouverts des animaux dont ils préparaient la chair. Les réverbères n'étaient pas encore allumés et ne devaient l'être que deux heures plus tard, parce qu'il est impossible qu'un étranger, en suivant un canal couvert de ténèbres se jette à l'eau quand il ne fait nuit close que depuis une heure et demie.

Je longeais un de ces canaux obscurs sans savoir au juste où je me trouvais, lorsque j'aperçus à peu dé distancé de moi deux personnes dont l'une semblait avoir un désir aussi vif d'échapper à l'autre que celle-ci de retenir la première. Arrivé plus près, je vis que ces personnes appartenaient à des sexes différents et j'entendis une voix de femme, voix douce mais altérée par un saisissement nerveux, qui disait:

—Laissez-moi, monsieur, ou je crie.

Il me parut que le monsieur à qui cette menace était adressée et qui portait un long manteau, était de sa nature ennemi des cris. Au moins lâcha-t-il immédiatement la personne qui venait de parler et il disparut dans une rue latérale. J'avais reconnu la voix.

—Est-ce bien vous, mademoiselle Noiret? dis-je. Qui ose vous attaquer? Permettez que je vous reconduise chez vous.

La pauvre fille ne put répondre; elle tremblait de la tête aux pieds et j'eus peine à la soutenir debout.

—C'est affreux! dit-elle enfin en sanglotant, oh! si vous aviez cette bonté! C'est affreux!...

Elle ne dit pas un mot de plus. Je la ramenai en silence jusqu'à la petite boutique où elle avait sa chambre. Elle s'affaissa sur un banc dans le corridor. Il y faisait obscur, car le commerce était trop modeste pour permettre des frais d'éclairage. La femme de la maison accourut, une lampe à la main.

—O Seigneur Dieu! qu'a donc mademoiselle? Comme elle est pâle! Mademoiselle se trouve-t-elle mal? Allez bien vite dans le petit bureau, mademoiselle! je vais allumer la chandelle.

Elle alla chercher le bougeoir de mademoiselle Noiret, et je conduisis celle-ci dans une petite chambre attenant au vestibule que l'hôtesse m'avait indiquée comme le petit bureau et qui méritait bien ce nom. Il ne s'y trouvait qu'une petite table pliante, quatre tabourets de jonc et une vilaine figure suspendue au mur dans un petit cadre et représentant le héros Van Speyk[2].

—Mais, ma chère enfant, qu'avez-vous donc? s'écria la boutiquière après avoir allumé le bougeoir de Suzette et soufflé immédiatement sa propre lampe, vu l'inutilité de deux luminaires.

Je lui fis apporter un verre d'eau. Suzette en but une gorgée; ses dents claquaient contre le verre. Elle n'était pas encore en état de parler. Une sueur froide couvrait son visage.

—Mais, ma chère enfant, reprit de nouveau l'hôtesse inquiète mais plus curieuse encore, quelle aventure extraordinaire! Mademoiselle a les nerfs terriblement frappés. Dois-je courir chez l'apothicaire et prendre une poudre calmante?

Mademoiselle a été attaquée, dis-je; il y a de mauvaises gens qui courent les rues. Je suis arrivé à temps; on voulait la voler.

—Attaquer! s'écria l'hôtesse; voler! Oui, c'est terrible qu'il n'y ait pas d'ouvrage. Et mon Jacques qui est encore en route; on pourrait bien l'attaquer et le voler aussi, bien qu'il n'ait justement sur lui que sa montre d'argent et que celle-ci ait une solide caisse en cuivre. C'est un bonheur. Il y a longtemps que je pense qu'il ne fait pas sûr en ville. Autrefois il y a eu aussi un mauvais hiver. C'était dans le temps où j'attendais tous les jours mon troisième. Mais alors les mauvais hommes entraient par force dans les maisons et ils venaient se planter devant le lit des gens en tenant à la main le bras d'un enfant mort-né. Monsieur a bien sûr entendu parler de ces horreurs. Et alors ils mettaient le feu à ce bras, et ils le faisaient tourner trois fois sur la tête des gens, et ils disaient... Oui, que disaient-ils donc? Ah! ils disaient: Il s'éveille! il s'éveille! Il dort! il dort! et alors, c'est seulement pour dire, mais comme vous étiez, vous restiez. Attaquer les gens! c'est du beau dans un pays de chrétiens! Heureusement encore, mademoiselle, qu'ils ne vous ont pas pris cette robe; c'est ça qui aurait été du propre!

Et elle débarrassa Suzette d'un paquet fermé avec dos épingles que la jeune fille serrait encore convulsivement sous son bras, et le déposa avec précaution sur un des tabourets de jonc.

—Portez cela là haut, petite mère, dis-je, et laissez-nous seuls; j'espère que mademoiselle saura me faire le portrait du scélérat qui l'a assaillie, et je le dénoncerai à la police.

—Faire son portrait! Allons donc! un coquin comme cela se sauve aussi loin que ses pieds peuvent le porter, répondit la commère; et savez-vous ce que dit Jacques? On arrive par là à arrêter un autre qui est innocent. A la dernière foire aux cochons, on a encore empoigné un jeune gars qui n'était pas d'ici, c'est seulement pour dire. Il vient toujours à la foire aux cochons une boutique de petits beignets. Pour lors ce garçon était devant la boutique aux beignets à regarder les grands plats de cuivre et le reste; voilà qu'un agent de police vient près de lui; il lit sur un papier, et puis il le regarde. Le garçon ne songeait pas à mal. Mais l'agent de police lui dit: Venez avec moi, l'ami!—Merci de votre compagnie, mon brave, dit l'autre. Mais cela ne servit de rien, car l'agent de police lui dit: Camarade, regardez un peu ce que j'ai là sous mon habit. Pour lors, ce n'était pas autre chose que des poucettes, comme monsieur en à déjà vu bien sûr, et avec lesquelles on attache un homme,—c'est seulement pour dire,—si bien qu'il ne peut remuer un doigt. Mais le garçon n'aimait pas cela-plus que vous et moi. Ainsi dit, ainsi fait. Les jérémiades ne servaient de rien: le pauvre garçon dut s'en aller avec. Quand il se fut mangé le sang pendant cinq jours,—car enfin il n'était pas à son ouvrage, ce garçon,—voilà que le même agent de police vient le trouver dans son cachot, c'est seulement pour dire, ou là où il était, et il lui dit qu'il pouvait s'en aller tranquillement. Pour lors, l'autre dit: Non, cela ne va pas ainsi! Car il voulait voir clair dans l'affaire, voyez-vous, monsieur. Mais les coquins, cela court aussi loin que leurs pieds les portent. C'est seulement pour dire que cela ne sert pas à beaucoup de faire leur portrait, aussi Jacques disait-il toujours pendant ce mauvais hiver que je vous disais: si jamais j'en rencontre un, je lui ferai une si bonne marque que je le reconnaîtrai pour de bon...

J'exprimai de nouveau le désir de demeurer seul avec mademoiselle Noiret. Dès que la bavarde commère fût partie, Suzette fondit en larmes.

—Il m'à poussé cela dans la main, s'écria-t-elle; brûlez-le à la chandelle!

Et elle jeta sur la table un billet de couleur violette que, dans la surexcitation nerveuse à laquelle elle était en proie elle avait froissé tout à fait. Puis elle dit avec une vive répulsion:

—Fi! monsieur Van der Hoogen!

Je pris le billet.

—Puis-je le conserver? dis-je. Il peut me venir à propos.

Je lui rendis sa première forme et le mis dans mon porte-feuille.

Quand Suzette fut un peu calmée, elle me raconta comment, depuis quelque temps, elle était persécutée par Van der Hoogen. Il était toujours sur son chemin, quand elle allait de chez elle à l'hospice, quand elle sortait de l'église, et même, la semaine précédente, il avait une fois ou deux choisi l'hospice même pour y faire sa promenade à midi, et s'était permis de regarder impudemment chez sa mère, et de lui sourire à elle, Suzette. Jamais pourtant il n'avait agi aussi mal que ce soir-là. Elle était sortie pour aller essayer une robe à mademoiselle Van Nagel sans rencontrer son persécuteur. La demoiselle, lors de son départ, avait offert à Suzette, avec son amabilité ordinaire, la protection de son laquais; mais elle avait refusé parce qu'elle ne croyait pas qu'il fit déjà si obscur. Sur ces entrefaites, la nuit était tombée subitement, et elle n'était pas encore à vingt pas de la demeure de monsieur Van Nagel qu'elle entendit déjà derrière elle le pas de Van der Hoogen qui cherchait, d'autre part, par des cris singuliers, à lui faire remarquer qu'il était là. Elle avait pressé le pas sans regarder autour d'elle; dans son anxiété, elle avait cru pouvoir lui échapper en prenant une rue latérale, mais il l'y avait suivie aussi. Au moment où elle arrivait au bord du canal plongé dans les ténèbres, il l'avait prise par la taille et lui avait adressé quelques paroles que la frayeur l'avait empêchée de comprendre. Puis il lui avait mis en main le billet qu'elle avait accepté machinalement. Enfin il avait voulu l'embrasser, et c'est alors qu'elle avait prononcé les paroles que j'avais entendues.

Après cette communication et quand elle parut tout à fait remise de sa terreur bien que toujours très-pâle, Suzette me pria de la quitter. Elle voulait se faire conduire par un des enfants de l'hôtesse chez sa mère, qui ne devait rien savoir de l'aventure.

Je partis.

Une fois dans la rue, je m'enfonçai dans de sérieuses réflexions sur la conduite que j'avais à tenir d'après tout ce que je venais d'apprendre; dès notre première rencontre, Van der Hoogen m'avait déplu, et sa physionomie et ses manières m'avaient donné des préventions peu favorables. J'avais remarqué sur-le-champ qu'il faisait la cour à Henriette, et j'avais vu cela de mauvais œil. Je craignais que sinon son argent seul, peut-être son argent cumulé avec sa beauté alléchassent le fat que je tenais de plus pour un mauvais sujet qui la rendrait malheureuse. Malgré tous ses caprices, Henriette méritait mieux, et dans ma pensée je lui promettais un époux qui la corrigerait en lui donnant plus de raison et en ferait un jour une femme vraiment aimable; elle possédait du reste les principales qualités requises pour cela, Comme le lecteur s'en souviendra, Van der Hoogen m'avait dit avoir jadis habité Leyde, et comme j'avais le bonheur de connaître dans la ville universitaire des gens de toute condition, je n'avais pas tardé à obtenir quelques renseignements sur son compte. Les renseignements s'étaient trouvés peu favorables au charmant et plaidaient aussi peu pour sa conduite comme homme que pour sa probité comme fonctionnaire.

Cependant il avait continué à presser de plus en plus chaque jour la jeune coquette qui probablement ne l'aimait pas, mais jeune et inexpérimentée se laissait aller au désir de plaire et à l'attrait du romanesque pour lequel elle avait quelque propension. D'ailleurs on ne pouvait refuser à Van der Hoogen certains avantages extérieurs. Il s'était donc engagé entre eux une muette histoire d'amour, ce qui veut dire aussi dangereuse que puisse être histoire d'amour. Le billet dans le bouquet avait levé pour moi tout doute à cet égard. En attendant le charmant, par sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Noiret, s'était montré à moi comme un lâche et faux séducteur, comme un libertin de bas étage attentant au bonheur et à l'innocence d'une enfant sans expérience et sans protection, et je l'en méprisai du plus profond de mon âme. Je compris que mon devoir était de protéger mademoiselle Noiret contre tout piège qui lui serait tendu à l'avenir, et, pour employer une métaphore usée, de sauver Henriette de l'abime au bord duquel elle se trouvait en si mauvaise compagnie.

On apprendra dans le chapitre suivant la résolution à laquelle je finis par m'arrêter.


[1] En français dans le texte.

[2] Officier de la marine hollandaise qui, lors de la révolution belge, en 1831, se fit sauter avec son bâtiment plutôt que de se rendre, et auquel ce trait d'héroïsme a valu une grande popularité dans son pays.


IX

Chapitre où l'auteur est affreusement embarrassé, parce qu'il y joue le beau rôle, chose qu'il sait ne lui convenir nullement, mais à laquelle il ne peut néanmoins se soustraire pour cette fois.

Hildebrand qui se trouvait amené par un concours de circonstances à jouer un rôle actif dans cette histoire, se leva le lendemain une demi heure plutôt que les jours précédents, et, la figure soucieuse, se mit à arpenter à grands pas sa chambre du haut en bas, allure qu'il prend toujours quand il veut réfléchir à une affaire importante ou ne songer à rien du tout De temps en temps il jetait un coup d'œil significatif sur les flèches empoisonnées suspendues à la muraille, puis il contemplait dans la glace son héroïque attitude; enfin il consacrait en grande partie son attention aux moineaux qui volaient çà et là dans le jardin et avaient de fréquentes prises de bec à l'endroit de miettes et de fragments de croûtes de pain qui, dès cette heure matinale, mettaient leurs passions en jeu.

Il parut ensuite au déjeuner en grande toilette, circonstance qui ne surprit personne parce que citait dimanche, bien que ce dimanche-là justement personne n'allât à l'église sauf la vieille dame. Monsieur déclara «tenir beaucoup à la religion, car sans la religion qu'adviendrait-il de la société?» mais il ne pouvait se résigner à écouter «les ennuyeuses et fatigantes déclamations du domine de cette ville;» quant à madame il y avait dans l'église des courants d'air par trop affreux, et pour Henriette elle y allait bien, mais «elle ne voyait pas la nécessité d'en faire une routine.»

Hildebrand feignit de se rendre à l'église, bien qu'il eût pris d'avance le parti de n'y pas aller. Il se rappela, non sans se préoccuper de la haute vocation qu'il sentait en lui, les paroles de Fénelon dans la tragédie de ce nom:

C'est mon premier devoir, servons l'humanité; Après, nous rendrons grâce à la Divinité[1].

Il s'était informé la veille de l'adresse de monsieur Van der Hoogen. Il devait le trouver dans l'une des rues centrales de la ville, au-dessus d'un magasin de literies. Hildebrand se mit en route avec la ferme conviction de rencontrer son homme chez lui.

Cependant comme il se rappela que monsieur Van der Hoogen qui était employé au bureau de l'enregistrement, devait s'y trouver tous les jours dès dix heures du matin et y avait beaucoup de besogne jusqu'à deux heures après midi, il ne lui parut pas invraisemblable que le susdit monsieur Van der Hoogen fit quelque peu la grasse matinée, le dimanche, et par conséquent il pensa que, selon toute probabilité, il était encore au lit. A celte considération s'ajoutait peut-être secrètement le désir inavoué de différer un instant encore l'accomplissement de la désagréable mission que lui imposait l'intérêt de l'humanité.

Or, il se trouva qu'Hildebrand, cheminant vers le magasin de literies, eut à traverser une place où il y avait une église dans laquelle retentissait le chant plein de puissance des fidèles, et il ressentit l'envie d'assister du moins à une partie du service divin.

Hildebrand n'est pas partisan de l'habitude d'arriver trop tard dans la maison du Seigneur. Il comprend que la parole de Dieu ne doit pas être lue pour rien et encore moins servir de basse au bruit qu'on fait en cherchant une place ou au grincement des chaufferettes[2] sur les dalles; mais il lui faut avouer cependant qu'il y a quelque chose de particulièrement solennel et émouvant à se transporter des rues silencieuses dans une cathédrale où déjà une foule considérable est prosternée, tête nue, et élève vers le ciel, au milieu des majestueux accords de l'orgue, une hymne qui semble venir d'un seul cœur. La vue d'une communauté réunie, réunie physiquement du moins, pour servir Dieu, renferme déjà en elle-même une touchante édification, et nous lui sommes, je crois, redevables de tant de bonnes et chrétiennes impressions, que, ne fût-ce que pour ce motif seul, cela vaudrait la peine de suivre le précepte de l'apôtre: «Ne négligeons pas de nous réunir.»

La foule chantait ces paroles du psaume quarante-deuxième: «Le cerf altéré n'aspire pas plus ardemment après l'eau des fontaines que mon âme n'aspire vers vous, mon Dieu.»

O vous qui vous imaginez que lire à la maison un bon sermon,—vous lisez sans doute toujours de bons sermons et vous ne pourriez en entendre que de mauvais,—ô vous qui vous imaginez que lire à la maison un bon sermon est aussi édifiant que fréquenter la réunion des fidèles, vous qui violez le précepte du Sauveur en préférant la prière isolée à la prière en commun, n'avez-vous donc jamais éprouvé ce sentiment délicieux que donne au cœur la vue de tant d'enfants des hommes, appartenant à toutes les conditions, qui, avec vous et autour de vous, élèvent le même cantique vers le ciel, entendent la même parole de consolation et supplient le même père qui est au ciel au nom du même Sauveur?

Il est seulement dommage que les élans de l'assemblée vers Dieu se perdent dans les fioritures dont l'organiste les fait suivre.

Un homme simple, d'un âge avancé, se trouvait dans la chaire, et parla avec onction à la foule sur le texte des paroles qui venaient d'être chantées; il fit ensuite une prière naïve, humble, une vraie prière: la sincère prière du juste a beaucoup de pouvoir, dit saint Jacques. Puis il invita de nouveau la communauté à chanter, et cette fois le chant fut tiré du premier psaume.

Le vieux serviteur de l'Evangile prit aussi pour texte les dernières paroles: «Le Seigneur connaît la voie du juste, mais la voie de l'impie est une voie de perdition.» Et ce fut avec ces paroles au cœur qu'Hildebrand s'achemina d'un pas rapide vers la demeure de Van der Hoogen.

—La chambre au premier sur la rue! cria la femme du magasin de literies en passant la tête du fond d'une sorte d'arrière-boutique; montez l'escalier, et la première porte à main gauche!

Hildebrand suivit cette indication. La porte de la chambre sur la rue était entr'ouverte et il se trouva d'emblée sur le domaine du charmant. Toutefois celui-ci ne s'y trouvait pas.

La chambre n'était pas particulièrement charmante; elle était mal meublée et rien moins que propre. Un confortable fauteuil en était le meilleur meuble. A la muraille étaient suspendues une couple de lithographies sur les exploits de Robert Macaire et quelques études de femmes dues à la main d'artistes qui semblaient s'être particulièrement exercés sur le nu. Au-dessus de la cheminée étaient attachés un masque, des gants et des fleurets, plus une queue de faisan, lequel Van der Hoogen s'imaginait sans doute avoir tué ou mangé jadis. Une foule de cartes d'invitation dont quelques-unes déjà de date très-ancienne ornaient le cadre de la glace. Sur la table se trouvaient un grand flacon d'essence et un volume ouvert de Paul de Kock. Dans le foyer brûlait un feu qui toutefois ne semblait allumé que depuis une demi heure au plus. Il y avait là un déjeuner auquel on n'avait pas touché, et l'eau du thé, placée sous la table, avait cessé de bouillir. Ces indices signifiaient probablement que monsieur Van der Hoogen était encore dans sa chambre à coucher. Hildebrand espéra que l'hôtesse l'annoncerait.

Bientôt, en effet, quelqu'un monta l'escalier au pas de course, mais ce ne pouvait être L'hôtesse, attendu qu'Hildebrand entendit un craquement de bottes éminemment masculines. Il lui parut que le nouveau venu traversait un petit corridor, et le bruit d'une autre porte qui s'ouvrait frappa son oreille. Pais il entendit une voix qui semblait sortir de dessous les couvertures et qui criait:

—Qui est là?

—Bout! répondit celui qui entrait. Comment, paresseux animal, lu es encore au lit?

—Eh là! répondit Van der Hoogen, quoi d'étonnant, il est à peine jour. Songe donc que six jours de la semaine, je dois me lever de grand matin. Je rattrape cela le jour du repos, mon brave. Diantre, j'ai mal à la tête! ce vin de la Société est détestable.

Il s'ensuivit une conversation dont je ne saisis pas tout, mais je m'aperçus qu'à la fin cette conversation portait sur une personne qu'ils appelaient la petite noire, et bientôt il fut évident pour Hildebrand que Van der Hoogen racontait son aventure avec mademoiselle Noiret, aventure dont le souvenir paraissait lui faire tant de plaisir, qu'il poussa un grand éclat de rire.

—Tout cela est bel et bon! dit la personne qu'Hildebrand avait entendue se nommer Bout, et qui avait une voix très-rude et très-désagréable: tout cela est bel et bon, mais tu n'en as pas moins été trop vite. Pourquoi n'avoir pas attendu un peu jusqu'à ce que le garçon soit bel et bien aux Indes?

—Mou cher Bout! la petite noire est si diablement jolie, répondit Van der Hoogen, qui, en pareille société, semblait échanger son terme favori: charmant, contre un moins innocent.

—Quel enfantillage! reprit l'autre. Raison de plus pour prendre patience. Par pure amitié pour toi, je me suis éreinté pendant six mois à persuader à ce blanc-bec de partir pour les Indes, et au moment où cela va réussir enfin, tu vas me gâter tout toi-même. Si la petite raconte jamais la chose, ton affaire est manquée.

—Il n'y a pas de danger qu'elle en parle! répondit Van der Hoogen. Vois-tu, mon gaillard, je lui ai écrit un billet si char.. (il avait failli se tromper), si diablement bien tourné! il y est question de désespoir, de tendresse éternelle. Il faudrait que tu lusses cela, mon vieux. Et ma foi, elle ne s'est pas trouvée assez revêche pour ne pas prendre tout doucement le poulet. Et si ce maudit malotru n'était survenu... Mais, dis donc, l'autre part-il bien positivement pour les Indes?

—Il est si amoureux de la petite que d'abord il était comme désespéré, dit Bout. Il a la ferme conviction que, dans six ans, il reviendra au moins moitié aussi riche que M. Kegge. Comment va la fille de ce rodomont? Henriette, n'est-ce pas?

—A merveille, mon vieux, à merveille! Plus jolie que jamais, et amoureuse jusque par dessus les oreilles. Va donc faire un peu de thé à mon intention, je te rejoins à l'instant.

Obéissant à cette invitation, M. Bout se rendit dans la chambre de devant, et Hildebrand vit apparaître un visage sur lequel se peignaient à la fois l'impudence la plus éhontée et la plus odieuse dissimulation. Ses yeux avaient ce regard perçant, sensuel, qui éveille dans les cœurs honnêtes un sentiment de si vive répulsion. C'était mi homme ventru, de trente-quatre à trente-cinq ans, et qui portait une redingote bleue, étroitement boulonnée, un chapeau empruntant à la brosse un luisant excessif, et un énorme bambou. Il s'arrêta stupéfait de rencontrer un étranger dans la chambre de devant. Hildebrand se fit connaître et déclara qu'il était venu pour parler à M. Van der Hoogen.

—Et attendez-vous depuis longtemps déjà, monsieur? demanda Bout avec une feinte aménité.

—J'arrive à l'instant, répondit Hildebrand.

Le cligne ami sonna et commanda d'autre eau pour le thé. L'hôtesse grommela que ce n'était pas là une manière d'agir, et descendit avec la bouilloire. Avant qu'elle fût de retour, Van der Hoogen parut.

Il n'était rien moins que séduisant, avec ses longs cheveux défrisés et tombant en désordre sur son pâle visage, sa robe de chambre usée, ses bas de laine et ses pantoufles éculées.

—Vous ici, monsieur Hildebrand? dit-il en entrant.

—J'avais une commission pour vous! répondit l'interpellé.

—Charmant! charmant!

—Monsieur désire peut-être vous parler seul! dit le digne Bout; je vais gober un bout de service; la chose sera sans doute déjà en train.

Van der Hoogen rit aux éclats de cette plaisanterie.

Peut-on s'imaginer aussi rien de plus plaisant que de se railler de la religion?

Bout partit.

—Vous me permettrez d'avaler quelque chose, dit Van der Hoogen en bâillant et en humant un œuf; je suis resté hier un peu tard à la Société, et j'ai le gosier desséché par le chambertin.

—J'ai peu de chose à vous dire, monsieur Van der Hoogen! dit Hildebrand avec la ferme résolution d'en finir brusquement et surtout sans le moindre regret du départ du digne Bout. Il ne faut, pas vous étonner, Monsieur, si la maison de la famille Kegge vous est interdite au premier jour...

De pâle qu'il était, le charmant devint blême, et regarda Hildebrand avec stupéfaction; il ne savait absolument ce que celui-ci lui voulait.

Hildebrand mit l'occasion à profit pour continuer tout d'une haleine:

—Monsieur Kegge saura sous peu qui vous êtes, Monsieur; votre conduite équivoque lui sera connue. Il saura les piéges que vous tendez à l'innocence, tandis que vous faites la cour à sa fille.

M. Van der Hoogen ne sut mieux dissimuler son embarras qu'en éclatant de rire. Il entama ensuite son troisième œuf, et répondit d'un ton insouciant:

—Qui dit que je fasse la cour à sa fille?

—Moi! répondit Hildebrand sans hésiter; moi, monsieur! moi, qui vous ai épié pendant toute cette semaine; moi qui sais que vous placez des billets violets dans ses bouquets; moi qui sais aussi qu'à la tombée du soir, vous courez les rues avec des billets violets, pour les glisser dans la main d'innocentes jeunes filles; moi, monsieur, qui connais encore les victimes qu'a faites autrefois Monsieur Van der Hoogen, et qui prendrai soin, autant qu'il est en moi, d'épargner le même sort aux personnes à qui je m'intéresse.

M. Van der Hoogen fit de son mieux pour rire plus haut encore, recula sa chaise et s'écria:

—Charmante plaisanterie! Et Monsieur Hildebrand est le dénonciateur de tout cela?

—Il peut le devenir, continua Hildebrand qui était en train; en quittant la ville, je préviendrai Monsieur Kegge. Mais j'ai voulu d'abord vous en avertir vous-même. J'ai voulu jouer cartes sur table, afin que vous sussiez à quoi vous en tenir, lorsqu'on vous recevrait avec froideur chez monsieur Kegge, et que peut-être même on vous montrerait la porte.

—Monsieur Kegge saura distinguer la calomnie de la vérité, dit M. Van der Hoogen avec un calme affecté.

—Pour l'y aider, j'ai cette pièce justificative, répondit Hildebrand en montrant le billet adressé à Mademoiselle Noiret; on connaît votre écriture, et voici un billet plein des plus honteuses propositions, adressées à une honnête jeune fille, qui, si elle l'eût lu, se fût déjà crue déshonorée. Il ne me serait pas difficile de produire nombre de billets semblables, écrits par vous, dans votre ancienne résidence; mais celui-ci suffira.

Hildebrand remit tranquillement dans la poche de sa redingote le papier violet.

M. Van der Hoogen se leva:

—Et qui êtes-vous, Monsieur? s'écria-t-il, mais sans se maintenir longtemps au ton qui convenait à une pareille interpellation. Et qui êtes-vous, Monsieur, pour venir me faire la leçon dans ma propre chambre? Je vous tiens pour un...

—Pas d'injures, dit Hildebrand en se levant à son tour, et il ajouta:

—Votre colère m'effraie aussi peu que ces fleurets.

M. Van der Hoogen alla se rasseoir.

—Vous parlez de faire la leçon! continua Hildebrand. Votre nom, votre réputation, votre position dans cette ville, tout est entre mes mains. Je connais votre origine, monsieur Van der Hoogen; elle s'accorde peu avec les airs que vous vous donnez; je connais votre conduite antérieure, votre conduite ici, et tout aussi bien votre conduite comme fonctionnaire, et vos récentes machinations pour éloigner des personnes qui se trouvent sur votre chemin. Prenez garde!

—Vous voulez faire mon malheur, grommela entre ses dents M. Van der Hoogen.

—Je veux garder de malheur ceux qui valent mieux que vous, reprit l'autre. Ecoutez: je me déclare en premier lieu le protecteur de mademoiselle Noiret; vous ne la toucherez plus du doigt. Désormais vous ne lui adresserez plus un mot; vous ne vous permettrez même plus de la saluer. Si j'apprends que vous Payez importunée le moins du monde, toute la ville saura ce que vous êtes, depuis le baron Van Nagel jusqu'à votre hôtesse. Ensuite, vous aurez à diminuer le nombre de vos visites chez monsieur Kegge, et vous renoncerez à exercer sur sa fille quelque influence que ce soit. Dès que j'apprendrais la moindre démarche contraire à la défense que je vous fais, ce billet serait mis sous les yeux de monsieur Kegge. Pour le moment, je laisserai les choses dans l'état où elles sont. J'exige donc ces deux choses, monsieur Van der Hoogen. Réfléchissez-y.

—C'est bien! murmura-t-il, et comme si elles en pouvaient mais, il écrasa en mille morceaux les coquilles vides sur son assiette.

Hildebrand partit plus léger de mille livres que lorsqu'il avait monté l'escalier.


[1] M. J. Chénier, Fénelon; act. IV, sc. 2

[2] Dans les églises hollandaises on se garantit du froid au moyen de chaufferettes.


X

L'hospice.—Retraite de Van der Hoogen.

Il faisait un temps superbe, et je n'avais pas grande envie de regagner la maison, je préférais auparavant faire un tour de boulevard. Quand on a fait ses études à Leyde, on a une certaine prédilection pour les tours de boulevard. Rafraîchi par l'air pur et par une douce brise, je repassai la porte de la ville, et me dirigeai vers la maison.

Le malheur semblait poursuivre Suzette Noiret.

Non loin du Zoeten Inval, je rencontrai Sara. Elle marchait fort vite et la tête baissée; quand je fus près d'elle, je vis qu'elle était très-effrayée, très-abattue et qu'elle pleurait amèrement.

—Qu'avez-vous donc, mademoiselle Sara?

—Ah! laissez-moi continuer bien vite mon chemin. Madame Noiret se meurt.

—Comment, dis-je vivement alarmé, en marchant à côté d'elle et songeant à Suzette. Comment! et je lui ai parlé encore hier!

—C'est possible, répondit-elle, hier elle se portait encore parfaitement. Mais aujourd'hui, elle a eu tout d'un coup une attaque. J'étais à l'église et ma mère était à la maison auprès des petits. Suzette a sur-le-champ envoyé chercher ma mère, et voilà que je sors tout heureuse de l'église et que j'apprends que la bonne madame Noiret est peut-être déjà morte; on l'a saignée, dit mon père, il n'est pas venu de sang. Le médecin l'a abandonnée. Que va faire la pauvre Suzette?

Elle sanglotait tout haut.

Je me dirigeai avec elle vers l'hospice.

La soi-disant mère[1] de cet établissement, corpulente cuisinière, vêtue d'une jaquette très-ample et d'un grand mouchoir blanc, se trouvait sur la porte à bavarder avec une vieille femme qui portait un mantelet noir, et j'entendis distinctement ces mots:

—De sorte que je vous conseille de vous y prendre tout de suite, sans cela une autre arrivera avant vous; allez bien vite trouver ces messieurs et dites-leur:—Bien des compliments, le numéro neuf est vacant...

—Et puis? demanda la femme au mantelet noir.

—Et puis vous attendrez votre tour! dit la mère.

Le mantelet noir s'éloigna en trébuchant à chaque pas.

—Comment va madame Noiret? demandai-je à la mère, comme si je n'eusse rien entendu de l'entretien.

—Partie pour l'autre monde! dit la mère en secouant la tête. Mon Dieu, oui, elle vient de passer; il y a juste un petit quart d'heure. C'est tout une affaire; se porter si bien et être morte tout d'un coup. Hier encore j'ai passé devant sa porte et elle m'a fait signe; je crois même que j'ai frappé à sa croisée et lui ai demandé comment elle allait. Oui, vraiment, à telle enseigne qu'elle m'a répondu; Très-bien, mère! Non, pourtant je me trompe, c'était chez Trinette. Oh, oui, je vous le dis, une personne est bientôt morte.

Nous passâmes outre. Une des vieilles habitantes de l'hospice était à la pompe, une coiffe noire sur la tête; elle nous regarda au moment où nous passions près d'elle, haussa les épaules et secoua la tête.

—Elle est morte! dit-elle; elle secoua de nouveau la tête et continua de pomper de l'eau sur ses pommes de terre.

Nous entrâmes dans la maisonnette de madame Noiret; un petit vestibule dallé de briques rouges nous conduisit dans l'unique chambre qui avait fait sa demeure et, avant elle, celle d'une longue suite de vieilles femmes. C'était une petite chambrette dont le sol était couvert d'une natte en joues et où se trouvait une cheminée où elle faisait bouillir son pot au feu et se chauffait en même temps. L'ameublement consistait en une table pliante, passablement grande pour la place, quatre chaises de jonc et une grande commode sur laquelle était rangé un service à thé à fond jaune et paysages rouges, flanqué de deux trommeltjes[2] en laque, l'un rond, l'autre carré, et placés de chaque côté. Dans un coin de la place se trouvait l'échelle par laquelle on montait au grenier où était entassée la provision de tourbe et de bois qui se donnait l'hiver aux pensionnaires de l'hospice et qui, jointe à une distribution hebdomadaire de pommes de terre et à un pot de beurre, faisait de cet hospice le plus avantageux parmi les nombreux hospices dont la ville s'enorgueillissait. A la muraille blanchie étaient suspendus deux silhouettes dont l'une ressemblait à un prédicateur et quelques ustensiles de ménage qui n'avaient pu trouver place ailleurs. Sur la table, il y avait une Bible in-quarto et un livre de chant français, dans lequel la bonne femme avait encore fait une lecture ce matin même; ses lunettes, placées entre les feuillets, marquaient l'endroit où elle en était restée. En outre, la table était encombrée en ce moment de verres, de cuillers, de tasses et d'autres objets dont, on s'était servi pendant l'heure de confusion qui avait suivi l'accident. Une forte odeur de gouttes d'Hoffman nous prit au nez. Sur la chaise où madame Noiret s'était assise en dernier lieu, son chat blanc dormait commodément, blotti en rond sur le coussin de serge verte.

Au chevet du lit, dont les rideaux étaient fermés, se trouvait Suzette, pâle comme la mort et la tête appuyée sur la main. La bonne dame de Groot se tenait devant elle avec un verre d'eau et s'efforçait de la décider à boire encore un peu.

Suzette leva tristement la tête, prit le verre et en but machinalement une petite gorgée. Alors elle nous regarda fixement et me tendit la main:

—Mon vœu est accompli, dit-elle; c'était pendant le jour!

Sara toute troublée restait timidement à distance. Elle sanglotait violemment et s'affaissa sur une chaise auprès de la table. Madame de Groot s'efforça vainement de lui faire prendre quelque chose.

Lorsqu'elle se fut enfin calmée, elle voulut voir la morte. Suzette entr'ouvrit les rideaux, et j'aperçus une belle vieille femme couchée dans un calme repos. La joyeuse lumière du soleil qui entrait parla fenêtre, jeta un rayon oblique sur le visage qui prenait de plus en plus les apparences de la mort. Les yeux étaient fermés et enfoncés; de rares cheveux blancs s'échappaient du bonne! et scintillaient au soleil comme de l'argent. Ses mains desséchées étaient pieusement jointes sur sa poitrine. Sara s'agenouilla auprès du lit; fleur de jeunesse à côté de l'image de la mort, elle posa sa charmante main sur la main de la défunte, mais la retira effrayée par le froid du trépas. Elle n'avait jamais vu de cadavre. Pourtant elle s'enhardit de nouveau et promena doucement ses doigts délicats sur le front ridé, et tout à coup elle s'abandonna à une explosion de douleur.

—Fallait-il donc que je fusse à l'église! Ah! si j'avais pu vous revoir vivante, un seul instant, ma chère madame Noiret! Si j'avais pu entendre encore une seule parole de vous!...

—Aucun de nous tous n'a eu ce bonheur-là, ma chère enfant, lui dit sa mère en s'essuyant les yeux avec son tablier.

—Non, dit Suzette d'une voix qui brisait le cœur, non, aucun de nous!

Sara referma le rideau.

—Pauvre Suzette! s'écria-t-elle en se jetant au cou de son amie, que vas-tu devenir! et elle se mit à sangloter si haut que sa mère l'attira vers elle et lui dit de se modérer un peu pour ne pas accroître encore la douleur de Suzette.

—Je voudrais pouvoir pleurer comme cela, madame de Groot! dit d'une voix calme la malheureuse jeune fille, et elle reprit sa première attitude, la tête appuyée sur la main.

La voisine sourde entra. C'était une femme grande, maigre, dont le buste penché en avant faisait un angle prononcé avec la partie inférieure du corps. Elle avait aussi une coiffe noire, portait une très-longue jaquette de calicot, un grand tablier blanc et une jupe de tiretaine, Elle posa sur la table un petit plat recouvert d'une assiette.

—La voisine est-elle malade? demanda-t-elle de cette voix haute, qui est particulière aux sourds.

—Oui, dit madame de Groot en élevant la voix, la voisine est très-mal.

Pourtant madame de Groot n'avait pas encore parlé haut.

—Alors il faut qu'elle prenne quelque petite chose, répondit la vieille, et reprenant le plat, elle se dirigea vers le lit. Il faut prendre quelque chose, voisine; tenez, voici des poires étuvées pour vous.

Elle voulut ouvrir les rideaux.

Madame de Groot la retint par sa jupe de tiretaine.

—Non! cria-t-elle aussi fort qu'elle put, la voisine ne mangera plus. La voisine est morte!

—Ah! c'est ainsi, dit la sourde en hochant la tête comme si elle eût parfaitement compris; la voisine dort! Bien, bien! je ne le savais pas. J'ai vu entrer le docteur, continua-t-elle en s'adressant à moi, et je me suis dit qu'il y avait sûrement quelque chose. Mais enfin que manque-t-il à la voisine?

Je réussis à lui faire entrer dans l'esprit qu'il ne manquai plus rien à la voisine.

—C'est la troisième voisine que je perds, dit madame Samei (c'était le nom de la sourde), et toujours du même côté dans cette même maison-ci. La première était Angélique Bovenis; elle avait septante-trois ans et était sourde comme un pot; j'ai l'oreille un peu dure aussi, savez-vous? La seconde était madame de Ruyter, qui renversa la cafetière sur sa jambe, si bien qu'elle ne s'en est pas relevée; et celle-ci est la troisième; c'était une bonne, une excellente femme, mais elle vivait un peu seule. Seigneur Dieu! elle est morte, et moi qui me disais encore: Allons, elle aime bien les poires étuvées!

Le loquet de la porte fut soulevé de nouveau et nous vîmes entrer une femme dont le regard, la physionomie et toute l'attitude témoignaient la compassion la plus sincère et la plus cordiale; c'était mademoiselle Constance.

Il y a des créatures qui apparaissent en ce monde avec la mission de consoler les malheureux et, pour qu'on puisse les reconnaître, la nature a imprimé sur leur visage leur pouvoir consolateur en traits qu'on ne peut méconnaître. Mademoiselle Constance était un de ces êtres privilégiés.

Elle entra avec un calme qui n'avait rien de blessant, mais au contraire tout affectueux, et nous salua. Elle se débarrassa à l'instant de son chapeau et de ses fourrures, et dégagée de ces ornements, elle me sembla beaucoup plus encore en harmonie avec la triste demeure où elle entrait. Elle s'avança vers Suzette qui reposait toujours la tête avec le même accablement sur sa main droite. La noble demoiselle lui prit l'autre main.

—J'ai appris votre malheur, ma chère demoiselle Noiret, dit-elle d'une voix douce et pénétrante, et je viens pleurer avec vous; vous savez que moi aussi je n'ai plus de mère.

On pleure plus facilement sous l'impression d'une douce et tendre émotion, que sous le coup d'une grande et accablante douleur. Suzette fondit en pleurs et baisa les mains de la consolatrice; des larmes brillantes perlaient aussi au bout des longs cils noirs de celle-ci. Sara se pressa contre les deux jeunes femmes, et dans ses yeux aussi rayonnaient à travers les pleurs la plus douce émotion et la plus profonde vénération pour la noble consolatrice.

La vue de ce groupe touchant remuait le cœur. C'étaient la douleur, la pitié, la consolation, unies dans une douce et affectueuse étreinte. J'engage nos peintres à exercer leur talent; sur ce sujet, s'ils veulent bien consentir à cesser un instant de peindre des hommes qui fument leur pipe et des femmes qui achètent des légumes.

—C'est un ange! murmura madame de Groot, et une larme tomba sur les pincettes avec lesquelles elle s'efforçait de ranimer le feu à demi éteint au milieu du trouble général.

—Quelle est cette dame? demanda la sourde, sur le ton élevé qui lui était habituel.

Je m'efforçai de lui expliquer, mais cela me fut impossible.

—Je ne puis vous comprendre, dit-elle; mais je sais qu'il se passera du temps avant que des gens riches viennent pleurer auprès du lit de mort de la vieille Samei,—et puis j'ai entendu dire aussi que madame Noiret n'était pas d'une famille de rien.

A ces mots, la vieille se leva et regagna sa cellule.

Le médecin vint pour voir Suzette et lui donner ses soins après le premier choc. Sa physionomie s'illumina à la vue de Constance.

—Déjà ici, Mademoiselle? dit-il, c'est pour le mieux. Vous avez dû marcher vite! Je vous recommande cette patiente, ajouta-t-il; pour les affligés vous êtes meilleur médecin que moi.

Il prescrivit une potion calmante et nous quitta pour aller visiter, Dieu sait! quelles autres misères.

C'est une chose remarquable que la précipitation qu'on met dans les classes inférieures à rendre les derniers devoirs à un cadavre. C'est un véritable empressement. Quelque cher que soit le malade à ses proches, à peine a-t-il rendu le dernier soupir, bien plus, à peine parfois n'y a-t-il que des indices très-trompeurs de la mort réelle de la personne aimée, que le corps doit être déshabillé de la tête aux pieds et enveloppé du vêtement des morts, et que le lit sur lequel a eu lieu le décès doit être enlevé pour faire place à une rude paillasse. J'ai vu des cadavres, déjà déshabillés, de personnes qu'on avait trouvées mortes sur leur chaise une heure à peine auparavant.

La mère de l'hospice entra à son tour et, tirant à part madame de Groot, elle lui dit qu'on ne pouvait accomplir de devoir plus sacré que d'ensevelir madame Noiret; Madame de Groot pouvait disposer d'elle; cette tâche ne l'effrayait pas; et puis elle savait parfaitement où se trouvaient les effets réservés par madame Noiret pour l'heure de sa mort.

Malgré cette offre obligeante, madame de Groot assura que rien ne pressait, mais la mère insista pour que la chose se fît du moins avant le soir:

—Ce n'était qu'à cause du lit; et puis madame Noiret avait toujours, pendant l'hiver, une très-belle couverture, et sûrement cette couverture était encore sur son lit.

Elle alla s'assurer du fait.

—C'est la couverture! dit-elle gravement à madame de Groot; quand vous ensevelirez vous n'aurez qu'à me faire appeler.

—C'est bien! dit madame de Groot; et la mère se retira pour engager, un pas pins loin, à travers la fenêtre, un entretien à très-haute voix avec la sourde sur la nécessité d'ensevelir madame Noiret et sur sa belle couverture.

—Que voulait la mère? demanda Suzette après son départ, en levant un œil affligé.

—Rien, ma chère amie, dit madame de Groot; j'aurai soin de tout. Ne vous inquiétez de rien.

—Il faut laisser ma mère tranquille, reprit Suzette, la laisser comme elle est, jusqu'à ce qu'elle...

La pauvre enfant ne put achever. Elle laissa de nouveau pencher la tête sur le sein de mademoiselle Van Nagel qui la soutint en l'étreignant affectueusement, et lui donna des forces par cela même qu'elle la laissa pleurer.

Sara ne pouvait demeurer plus longtemps; le ménage paternel demandait son retour. Je partis avec elle. Suzette nous tendit la main tour à tour. Sara ne put dire une parole, et Hildebrand fut aussi muet que Sara.

Nous arrivâmes au Zoeten Inval. Le père de Groot était ému jusqu'au fond de l'âme. Je restai longtemps encore chez ces bonnes gens à causer du malheur de mademoiselle Noiret. Sara me parla beaucoup de la défunte, me dit combien elle aimait sa fille et combien sa fille lui était attachée; elle rapporta mille traits de tendresse et de dévouement par lesquels la mère et la fille s'étaient adouci mutuellement les rigueurs de la vie.

Madame Noiret était restée sur sa chaise aussi bien que morte, au moment même où elle fermait son livre de chant. L'apoplexie qui, en une demi heure, avait anéanti le faible souffle de vie qui lui restait, lui avait dès le premier instant ôté la parole; mais elle n'avait pas besoin de celle-ci pour pardonner quoi que ce fût à Suzette avant de mourir, et quant à sa bénédiction elle la donnait à sa fille tous les jours de sa vie.

Nous parlâmes aussi du jeune homme que le désespoir de ne pouvoir épouser Suzette poussait à partir pour les Indes. Sara me dit qu'elle lui avait parlé le soir précédent, que son projet était irrévocablement arrêté, qu'il l'avait même communiqué à ses parents, et quelques autres circonstances que mettra en lumière le prochain chapitre. Je gardai le silence à dessein sur l'entretien que j'avais entendu involontairement dans la chambre de Van der Hoogen.

Je rentrai à la maison.

—Le service n'a pas duré jusqu'à présent, mon immortel ami! me cria monsieur Kegge, dès que je parus. Nous vous attendons avec impatience. Ennuyeux jour qu'un dimanche, mon brave! s'il y avait de la neige encore, nous pourrions du moins aller en traîneau! Ah! sacrebleu, l'eau viendrait à la bouche aux nobles et puissants seigneurs en voyant ma peau de panthère! Mais à propos, mon immortel ami, je veux être pendu si je sais où vous êtes resté si longtemps!

Je rendis compte de ma visite à l'hospice.

Monsieur Kegge eut encore une larme dans les yeux, mais il dit:

—Diantre, c'était là pour vous une triste corvée. Il y avait sans doute pleurnichement général. My dear, il faudra faire quelque chose pour Suzette; c'est diablement triste pour la pauvre fille. Envoie-lui une chose ou l'autre.

—Si je lui envoyais un poulet rôti? demanda madame Kegge d'une voix bonasse.

—Sottises que tout cela! s'écria monsieur Kegge. Elle n'a certainement pas faim, envoie-lui une couple de billets de banque, cela lui viendra plus à propos, c'est une chère affaire qu'une mort pour des gens comme cela.

Henriette avait détourné la tête et faisait semblant de regarder son perroquet, Elle aussi avait les yeux humides.

Ah! pensai-je, singulier mélange de caprice et de sensibilité! Vous êtes trop bonne pour un Van der Hoogen, et si vous aviez pour mère ou pour sœur mademoiselle Constance, vous pourriez devenir une adorable Henriette.

A l'heure du crépuscule, Henriette s'efforça, par mille voies détournées, de savoir ce que je pensais d'elle et de Van der Hoogen. Je déjouai ses ruses, parce que j'avais formé le dessein de ne m'expliquer aucunement ce jour-là.

Le soir, on attendit Van der Hoogen qui passait dans la famille la plupart des soirées du dimanche. Monsieur Kegge qui avait nourri l'espoir de faire une partie d'hombre était de mauvaise humeur de ce que le troisième joueur se fît attendre. Henriette qui était à coup sûr la plus surprise de ce qu'il ne parût point, faisait bonne contenance. Elle remarqua qu'il avait peut-être reçu une autre invitation, et dit que, pour son compte, elle trouvait très-bien qu'il ne se fit pas une habitude de venir tous les dimanches.

Nous passâmes la soirée à regarder des gravures et des dessins; monsieur Kegge en avait une belle collection, mais elle était mal arrangée, et il l'avait très-certainement payée, trop cher.

Vers dix heures apparut un billet violet, Henriette rougit et fut convaincue qu'il y avait méprise, lorsque le laquais le remit à son père, et quand celui-ci en brisa le cachet elle le regarda fixement.

Quand monsieur Kegge eut lu, il ôta très-poliment son bonnet.

—Je veux être pendu, dit-il, si j'y comprends goutte.

Et il continua avec une certaine solennité:

—Madame Kegge, née Marrison, mademoiselle Kegge et monsieur Hildebrand, écoutez, je vous eu prie, ce que contient cet écrit:

«Noble Monsieur!

—Voilà un mensonge pour commencer.

«Puisque vous recevez dans votre maison des personnes
qui cherchent à ter...

—A ter... Saperlotte, voilà un mot diabolique!

«A ternir ma bonne réputation et à me calomnier, je me vois forcé de renoncer au plaisir de la fréquenter désormais.

«J'ai l'honneur d'être, Noble Monsieur,

«Votre très-humble serviteur

«P. G. VAN DER HOOGEN.

«Surnuméraire.

«Dimanche soir.»

—Cela me regarde, dis-je en prenant la parole. Monsieur Van der Hoogen va au-devant de sa condamnation. Je me vois donc obligé de dire toute ma pensée sur lui. Monsieur Van der Hoogen s'est révélé à moi comme un mauvais garnement, comme un homme digne de tous les mépris.

Je donnai ensuite les détails rigoureusement nécessaires pour éclaircir l'affaire, et fis connaître les obligations que m'avais imposées au fameux personnage dans ma visite du matin.

—Vous voyez, dis-je en terminant, qu'il cherche son retours dans l'impudence!

—Ne vous inquiétez pas de cela, mon immortel ami! s'écria monsieur Kegge. Vous avez, à ce qu'il me semble, royalement agi. Et maintenant au diable monsieur Van der Hoogen! Je veux être une tarière, si ses gants jaunes m'ont jamais plu; et puis il avait toujours la bouche pleine de grands seigneurs! Pourtant cela chagrinera peut-être Henriette...

Henriette ne répondit pas grand'chose; mais madame Kegge parla, en méconnaissant tout à fait le point en question, ce qui est le refuge ordinaire des femmes sans jugement:

—J'ai toujours trouvé que c'était un homme très comme il faut, dit-elle. Il ne m'a jamais offensée ou blessée en rien. J'avoue franchement que je suis fâchée qu'il ne doive plus venir nous voir.

—Sottises que tout cela! reprit monsieur Kegge. Le seul désagrément c'est que nous n'ayons plus personne qui fasse de la musique avec Henriette. Et vous parlez aussi de partir, mon immortel ami! ajouta-t-il en se tournant vers moi, nous allons donc nous retrouver tout seuls. J'aime avoir sous la main un bon garçon à qui parler.

Monsieur Kegge approcha son siège du foyer, tisonna pendant longtemps, puis se mit à songer. Tout à coup il se tourna vers sa femme.

—Quel âge aurait maintenant William? demanda-t-il d'un ton plus doux que celui qu'il prenait d'ordinaire.

—Vingt et un ans! répondit madame Kegge.

Cet instant de triste réflexion ne dura pas longtemps pour ce père au caractère si mobile; mais qui dira combien de douleurs renfermait ce seul instant?


[1] Il y a ici un quiproquo sur le mot juffrouw qui peut signifier également madame et mademoiselle; cette qualification se donne aux femmes mariées, comme autrefois le titre de demoiselle en France.

[2] Petites boîtes dans lesquelles se renferment les pâtisseries qu'on sert avec le thé.


XI

Un noble et puissant seigneur.—Conclusion.

Le lundi, à une heure après midi,—si l'on est assez bourgeois pour donner à douze heures le nom de midi,—je me trouvais sur le perron de la demeure de monsieur Guillaume Adolphe, baron Van Nagel, membre de l'ordre équestre, et bourgmestre de la ville où se sont passés les événements ci-dessus racontés.

C'était une imposante maison, à façade en pierres de taille, où le père et le grand-père du gentilhomme avaient passé leur vie comme lui, et avaient laissé après eux la réputation d'hommes excellents, ce qui valait mieux encore que leurs titres de noblesse.

Un vieux domestique, vêtu d'une livrée simple et de bon goût, ouvrit la porte, m'introduisit dans une spacieuse antichambre, et n'alla m'annoncer qu'après m'avoir, en laquais bien élevé, offert une chaise et vu installé auprès du feu.

La pièce où je me trouvais avait un air quelque peu antique, quelque, peu solennel, mais confortable cependant. On s'apercevait à tout qu'on était chez un homme de goût. La tenture était de velours rouge de même que les canapés et les sièges. Deux vases antiques ornaient le manteau en marbre gris de la cheminée sous laquelle brûlait, dans un foyer poli, un feu de tourbe bien construit. A la muraille était suspendu un unique tableau; c'était le portrait d'un homme avec la fraise blanche et la robe garnie d'épaisses fourrures qu'on portait au XVIe siècle. Le visage était plein de vie et de santé, bien que les cheveux fussent tout à fait blancs, et il y avait dans le nez et la bouche une ressemblance frappante et qu'on ne pouvait méconnaître avec l'héritier encore vivant du noble nom de Nagel. Il y avait dans l'ameublement de cette chambre une calme dignité, cent fois plus agréable aux yeux et à l'âme que le luxe éblouissant et de mauvais goût de la maison de Kegge.

Monsieur Van Nagel me fit attendre un peu longtemps, mais quand il entra il était tout habillé. Il m'invita aussitôt à m'asseoir et me demanda, avec la physionomie la plus avenante du monde, qui j'étais et ce que j'avais à lui communiquer.

Je me fis connaître.

—Et l'affaire dont vous avez à m'entretenir, demande-t-elle absolument à être traitée entre nous seuls?

—Nullement, répondis-je.

—Dans ce cas, ayez la bonté de me suivre, dit monsieur Van Nagel, qui avait peut-être entendu prononcer mon nom par sa fille et supposait que je venais lui parler en faveur de l'orpheline Suzette.

Il me précéda et me conduisit dans une vaste chambre donnant sur le jardin et dont la grandeur était réduite à cause de la saison, par un grand paravent chinois. Cette chambre présentait tout ce qui peut disposer l'âme à une douce jouissance. Il y avait une agréable harmonie entre la tapisserie de couleur claire et les lourds rideaux traînants de damas qui interceptaient tout courant d'air; entre la couleur du large écran placé devant le foyer et celle du tapis qui recouvrait la table; entre toutes ces choses réunies et la séduisante expression du portrait de femme qui,—privilège éminent,—était suspendu au-dessus du piano sous son vrai jour, et les traits nobles et doux en même temps du baron et de mademoiselle Van Nagel.

Quand j'eus pris place, je me mis à exposer au respectable gentilhomme l'affaire qui m'amenait. Je lui dis que je venais intercéder auprès de lui pour un jeune homme qui occupait un emploi subalterne dans l'administration de la ville. Je lui racontai que, par un concours de circonstances (style de mendiant), ce jeune homme n'avant pas de perspective favorable devant lui, et surtout à la suite d'artificieuses machinations d'un de ses supérieurs, avait formé le projet fatal pour lui de partir pour les Indes, et que j'espérais déjouer ce projet par l'intervention de lui, monsieur Van Nagel.

—Voilà l'argument de votre cause, dit-il en souriant; voyons-en l'exposition avec noms et prénoms, s'il vous plaît.

Je répondis que je voulais parler d'un certain Renaud de Maete.

—Un jeune homme exemplaire! remarqua monsieur Van Nagel sans m'interrompre toutefois.

—Je veux parler d'un certain Renaud de Maete, à qui certaines personnes et surtout un monsieur Bout qui paraît être chef du bureau où il est commis (monsieur Van Nagel regarda sa tille d'une façon significative), ont su peindre les Indes-Occidentales sous des couleurs si séduisantes et si avantageuses que lui, plein d'ambition et tourmenté d'ailleurs par quelques contrariétés, a formé le dessein de se rendre dans ce pays. Bien plus un commencement d'exécution a déjà eu lieu, attendu que monsieur Bout a conclu pour lui et avec son assentiment, un engagement avec son frère à lui Bout, lequel frère paraît avoir une plantation à Surinam, engagement qui oblige de Maete comme homme d'honneur, à partir à la première occasion...

—Et vous désirez, dit monsieur Van Nagel, avec une prévenante complaisance, que je refuse d'accorder sa démission au jeune de Maete.

—Précisément! répondis-je.

—Eh bien! dit-il, il ne l'obtiendra pas, monsieur Hildebrand! Il ne l'obtiendra pas, Constance! Nous ne laissons pas partir nos enfants sur la recommandation de monsieur Bout. As-tu jamais entendu dire que Bout ait un frère aux Indes?

—Jamais, papa! répondit la jeune fille.

—Eh bien! Monsieur, reprit le baron, nous connaissons monsieur Bout et nous connaissons le jeune de Maete. Nous mettrons ordre à tout. Connaissez-vous ces deux messieurs?

—J'ai vu un instant monsieur Bout; je n'ai jamais vu de Maete.

—Vraiment! répondit monsieur Van Nagel. Soyez tranquille, j'examinerai l'affaire, de Maete n'ira pas aux Indes. Mais permettez-moi de vous faire une question, si toutefois elle n'est pas indiscrète: pourquoi vous intéressez-vous tant à une personne que vous ne semblez pas connaître le moins du monde?

Cette question m'embarrassa, quoique bienveillant que fût le regard avec lequel le baron attendait ma réponse.

—Monsieur, dis-je, et je crois que je rougis, il y a une dame en jeu, une jeune fille qui s'intéresse au jeune de Maele, mais qui est aussi peu instruite que lui-même de la démarche que je fais aujourd'hui.

—Je le pensais bien, dit monsieur Van Nagel en souriant, mais cela n'empire pas l'affaire, je crois?

Je fis un mouvement pour me retirer.

—Attendez encore un instant! dit-il, et il eût continué, mais le domestique entra et annonça monsieur Van der Hoogen. L'expression d'un sentiment désagréable se peignit involontairement sur les traits du père et de la fille, mais elle fut bientôt réprimée.

—Dites que je ne puis recevoir Monsieur, que je suis occupé.

—Ma fille, continua-t-il, en s'adressant à moi, ma fille vous a rencontré hier quelque part, je pense.

—Nous étions tous deux dans la maison d'une affligée.

—Vous connaissez cette demoiselle Noiret?

—Je l'ai rencontrée une fois ou deux, et la connais par les renseignements que m'ont donnés des personnes avec lesquelles elle est en relation.

—Elle fait de temps en temps des robes pour ma fille, poursuivit monsieur Van Nagel, et celle-ci est très-contente d'elle. C'est une jeune fille modeste et qui a besoin qu'on lui vienne en aide. En savez-vous plus que moi sur sa famille?

Je lui communiquai tout ce que je savais et ajoutai que, grâce à son excellent caractère, Suzette était généralement aimée de tous ceux qui l'approchaient.

—C'est ce que dit aussi le docteur, n'est-ce pas, Constance? répondit-il. Je vous remercie de vos renseignements, Monsieur!

—Vous étudiez à Leyde? ajouta-t-il aussitôt en voyant que de nouveau je faisais mine de partir. Restez encore un instant. Je vous ai écouté jusqu'au bout, mais il ne faut pas vous en aller ainsi tout d'un coup. J'ai aussi obtenu mou grade à Leyde.

Et là-dessus il me raconta quelques souvenirs de sa vie d'étudiant.

—On dit que c'est le temps le plus agréable de la vie, dit-il en terminant, mais je ne suis pas assez ingrat envers ma femme défunte et ma fille bien-aimée, pour acquiescer à cette opinion; et d'ailleurs il est plus agréable encore dans le monde de se sentir un homme qu'un étudiant. J'espère que vous l'expérimenterez un jour.

Après une conversation sur des sujets plus généraux, à laquelle prit part, aussi mademoiselle Van Nagel, je quittai cette maison qui m'était apparue comme l'asile de la paix de l'âme, de l'intelligence, de la vertu, plein de reconnaissance en mon étoile qui, en si peu de jours et sous des toits si différents, m'avait mis en rapport avec tant d'aimables et bonnes gens, pour fortifier en moi la conviction que l'aménité et les vertus éminentes ne sont pas le privilège de certaines classes de la société, mais appartiennent également à toutes les conditions, tandis que celui-là est à coup sûr le plus heureux qui sait bien et dûment ce qu'il est, et qui il est, ce qu'il peut et ce qu'il veut, sans chercher son bonheur dans ce qui est hors de sa portée, et se tenant pour certain, qu'il est beaucoup plus sage de se tenir au centre paisible de son cercle, que sur les frontières exposées de celui-ci.

Mon petit rôle était joué; mes travaux me rappelaient, et j'annonçai mon départ. Trois jours après je me réveillais dans ma chambre à Leyde, et je regardais à deux fois pour m'assurer si la Brêe-Straat était encore large.


Mais ceux de mes lecteurs qui ont eu la patience de suivre cotte série de scènes, ne consentiront pas à ce que je dépose la plume avant de leur avoir dit au moins un mot sur la destinée ultérieure des personnages qui y ont joué un rôle. J'ose dire que je n'appartiens pas à cette catégorie d'écrivains qui se plaisent à vexer leurs lecteurs en trompant leur attente. Ce procédé est inconvenant et me paraît contraire à la politesse qui sied doublement à un auteur. C'est pourquoi je m'efforcerai de satisfaire autant que possible à ce désir naturel.

Henriette Kegge a épousé, l'an dernier, un capitaine d'artillerie à cheval, qu'elle a, je le crains, pris un peu sur l'extérieur, mais qui heureusement paraît un homme très-sensé, sachant parfaitement comprendre et guider le caractère de sa femme, imprimer une bonne direction à son esprit et à ses qualités, et même qui a exercé une très-salutaire influence sur toute la famille, sans en excepter monsieur Kegge, qui, aujourd'hui, maugrée beaucoup moins contre les nobles et puissants seigneurs, ne leur porte plus du tout envie, et par cela même, gagne de plus en plus en considération à leurs yeux.

Madame, à ce que j'apprends, est toujours la même dame, parlant peu, s'émouvant peu, seulement la mort d'un de ses deux favoris lui a donné quelques mauvais jours. Je ne suis pas assez heureux pour pouvoir dire a mes lecteurs si c'est Azor ou Mimi.

Monsieur Van der Hoogen s'est conduit d'une façon si peu charmante dans la gestion de fonds confiés à sa responsabilité, qu'il a jugé prudent de quitter un beau matin pour toujours son quartier dans le magasin de literies, sans que personne en ressentît du chagrin, sauf son hôte et sa femme qui y perdaient une demi année de loyer et une jolie petite somme déboursée pour ce Monsieur.

Le Zoete Inval est encore toujours une honnête boutique de pâtisseries, et vers la Saint-Nicolas, il s'y fait toujours de magnifiques parties de dorure. Sara est fiancée à un beau jeune homme qui fait d'importantes affaires en objets manufacturés. Je recommande au beau sexe son futur magasin; ce sera un véritable plaisir que d'acheter chez elle.

Sous le titre de femme de chambre, Suzette Noiret jouit auprès de mademoiselle Constance d'une position toute privilégiée. De Maete, que le baron a pris sous sa protection particulière, ne tarda pas à monter jusqu'au secrétariat, et il occupe maintenant la place de monsieur Bout qui est mort des suites de sa conduite déréglée. Il est l'heureux époux de la jolie Suzette, et je possède une lettre de ces jeunes gens dans laquelle ils s'imaginent «avoir beaucoup d'obligations à monsieur Hildebrand.»

Le baron mène encore toujours avec sa fille la même existence calme et douce. Tous deux se rendent aussi utiles et font autant de bien qu'ils peuvent, et mademoiselle Constance va, le cœur plein d'amour, au-devant du temps où monsieur Van Nagel qui tout doucement commence à se faire vieux, aura davantage encore besoin de ses soins.

Et la grand'mère?... Elle n'est plus du nombre des vivants. Conformément à sa volonté dernière, elle est enterrée dans la tombe où repose aussi son petit fils chéri, au cimetière voisin de la Marepoort à Leyde. Son chien ne le lui a pas survécu longtemps, et j'ai reçu en son nom un petit paquet, dans lequel se trouvaient la bague et le mouchoir, avec ces mots en anglais:

«Souvenez-vous du bon William et de sa grand'mère.

«E. MARRISON.»

FIN DE LA FAMILLE KEGGE.

GERRIT WITSE

OU

LES AMOURS D'UN CANDIDAT EN MÉDECINE.


I

Les angoisses de l'étudiant.

La bonne ville de Leyde renferme, dans l'enceinte de ses murailles, en partie encore debout et en partie transformées en promenades, deux, beautés territoriales qu'on ne peut assez vanter, savoir: la Brêestraat qui, d'après d'antiques documents et d'après les adresses des lettres de tous les temps a dû s'appeler jadis Breedestraat[1], et le Rapenburg, si célèbre par la catastrophe de l'an vu[2] et lequel offre, selon Orlers, «le long d'une large rue un large et beau canal planté sur les deux rives et comme encadré de beaux grands tilleuls sous lesquels il est très-agréable de se promener pendant l'été.» Le Rapenburg est parfaitement bâti des deux côtés et l'on y trouve de belles maisons qui font honneur à la fortune de nos aïeux et à leur goût pour les constructions colossales. Cette circonstance n'empêche pas toutefois qu'on n'y remarque quelques édifices très-vilains et tout difformes; parmi ceux-ci se distinguent surtout le Muséum royal d'histoire naturelle, la Bibliothèque de l'université et l'Université elle-même, carie conseil communal et l'Etat semblent avoir généreusement résolu d'abandonner désormais le soin d'embellir et d'orner la ville au goût des habitants, tout comme le gouvernement laisse la charge de récompenser ceux qui sauvent la vie à leurs semblables, à la société tot Nut van t'Algemeen [3]. Le dernier édifice que nous avons nommé, situé au coin de la ruelle des Nonnes, offre l'aspect qui n'est pas sans charme d'un vieux convent avec des fenêtres modernes, fermé par une grille de nouveau modèle, et sur le toit duquel apparaît un assemblage non moins gracieux de pigeonniers et de poivrières qui portent le nom pompeux de tours et d'observatoire. Dans le fait, la partie supérieure du bâtiment éveille l'orgueilleuse pensée de la marche progressive des arts et des sciences et du développement indéfini de l'esprit humain, tandis que les murailles et les voûtes épaisses du rez-de-chaussée gardent religieusement le chaste souvenir des nonnes blanches. Quelle frappante révolution le cours des temps a amenée en ces lieux! A cette même place où de timides novices, encore indécises sur la grande résolution à prendre, venaient prier devant l'autel au pied duquel elles devaient un jour dire, le cœur joyeux et calme, adieu au monde et à ses pompes; à cette même place devaient s'asseoir plus tard d'infortunés verts [4] désespérant d'atteindre jamais aux grandeurs de la terre. Là où le vénérable chœur des religieuses couvertes de leur long voile et précédées de leur abbesse, élevait jadis vers Dieu un chant solennel, devait s'asseoir plus tard une réunion de savants en robe noire, tandis qu'un futur docteur y soutiendrait, de par l'autorité du recteur magnifique et contre le monde entier, cette audacieuse thèse que l'article cent et autant du code n'est pas absolument en contradiction avec l'article cent et autant;—ou bien que c'est à tort qu'on attribuerait sans distinction toutes les maladies des enfants aux dangers de la dentition; ou encore qu'un témoin oculaire est plus capable d'écrire l'histoire que celui qui ne connaît les faits que par ouï-dire;—et parfois aussi qu'il faut connaître l'hébreu pour savoir découvrir et juger les hébraïsmes du Nouveau Testament. Je pourrais continuer longtemps à signaler des contrastes entre le temps passé et l'époque présente, si je ne craignais de commettre des inexactitudes que nombre d'antiquaires de Leyde ne me pardonneraient jamais. Disons en un mot que tout ce qu'on voyait et entendait autrefois en ces lieux est changé et renouvelé, à l'exception du latin qui a plutôt vieilli et qui, ramené au vrai ton de Cicéron, continue et continuera jusqu'au dernier des jours, de prêter, avec une étonnante souplesse, ses formes les plus classiques à toute science quelconque, soit que les Romains en aient eu ou non quelque notion.

Lorsqu'on a franchi la grille de fer et la cour qui occupe un espace d'une dizaine de pas devant le vénérable édifice, on entre, par une grande porte dont les panneaux sont placardés de nombreux avis, dans une large allée où l'on ne rencontre personne à l'heure de silence où commence cette histoire, c'est-à-dire à deux heures après midi. Si, au bout de cette allée, on gravit un grand escalier tournant en pierre, et si, parvenu à l'étage, on prend à gauche, puis droit devant soi, on arrive à une élévation de deux marches: si l'on franchit aussi ces marches et si l'on ouvre la porte qui est en face, on se trouve dans une petite chambre aux murs blanchis à la chaux et planchéiée, chambre où l'on voit une table, une couple de chaises et un poêle rouillé.

Cette place peu avenante porte le prosaïque nom de Cabinet des sueurs, et à coup sûr, ce n'est pas à tort. C'est là en effet une sorte de purgatoire où quiconque aspire à savourer les douceurs d'un examen ou d'une promotion, doit attendre pendant quelque temps avant d'être admis à la jouissance de cette céleste joie. Solennel réduit! Dans cette petite chambre, ô mes lecteurs, tons les grands hommes qui, grâce à un zèle infatigable et à une application ininterrompue, ont jamais conquis le bonnet de docteur à l'université de Leyde, pour étonner et charmer ensuite le monde par leur supériorité scientifique, tous, dis-je, incredibile dictu, se sont, pendant quelques instants, trouvés petits dans cette humble chambrette. Oui, là l'habile défenseur de vos droits qui aujourd'hui, sans pâlir ni rougir, terrasse votre adversaire en accumulant énergiquement phrases sur phrases, là, il a senti un instant le cœur lui battre violemment à l'idée que tel ou tel professeur ne lui avait pas pardonné d'avoir si mal fréquenté son cours et s'en vengerait en lui posant des questions captieuses. Là, le médecin, qui aujourd'hui sonde, si intrépidement votre poitrine et vos entrailles, a sué bien des gouttes en songeant que ses professeurs en savaient tant plus que lui. Là, ce gros recteur auquel voire fils ainé ne présente qu'en tremblant son thème rempli de fautes et de demi-fautes, ce recteur lui-même a frémi un jour dans la crainte que l'examinateur n'ouvrît un autre dialogue de Platon que celui qu'il savait le mieux. Là enfin Hildebrand aussi, votre humble serviteur, a senti un frisson glacial lui parcourir les reins, alors que son imagination s'égarait dans le dédale des questions pouvaient lui être adressées.

Le propre de ce cabinet c'est que le patient y entre avec une cravate blanche, une figure blanche, tout vêtu de noir et suivi par quelques amis en négligé, avec des paletots, des cannes, des casquettes et des chiens. Le patient s'assied sur la table et les amis vont et viennent. Le patient chuchote, ses amis ont le verbe haut. Le patient assure qu'il est mal à l'aise et ses amis assurent qu'il est fou. Le patient désire être introduit sur-le-champ dans le sanctuaire, mais il soutient qu'il espère rester longtemps encore dehors. Les amis parient qu'il obtiendra le plus haut grade, et lui parie qu'il n'aura que le second. Le patient éprouve en ce moment un respect sans bornes pour quiconque porte le titre de professeur, et il considère la faculté comme un conseil de dieux; les amis assurent que ce sont des hommes ordinaires. Le patient tient pour certain qu'ils partent du principe fatal de ne pas profaner les grades académiques on les conférant à des indignes, et les amis soutiennent qu'ils sont au monde uniquement pour embêter les jeunes gens. Le patient se rappelle à part lui mille histoires effrayantes d'infortunés qui ont été victimes de leur trouble ou de la rancune, des examinateurs, et ses amis répètent toutes les anecdotes possibles sur les fins renards[5] qui ont jeté de la poudre aux yeux de leurs examinateurs ou dit une drôlerie en recevant leur diplôme simpliciter[6]. Bref, le patient acquiert toutes les connaissances possibles qui lui viendront à propos quand, le lendemain, le surlendemain ou un mois plus tard, il lui faudra assister quelque nouveau patient dans les heures d'angoisse, et ses amis débitent une foule de choses qu'ils auront complètement oubliées, quand, à leur tour, ils seront appelés à passer dans le cabinet des sueurs les instants les plus perplexes de leur vie.

Toutefois le personnage que je veux présenter à mes lecteurs ne remplissait pas toutes les formalités habituelles en ce lieu de torture, où il entra accompagné d'un unique confident. Il avait eu la singulière force d'âme de ne révéler le secret du son examen à personne autre qu'à ce confident; il avait prié l'appariteur de ne pas placarder ad valvas academicas[7] l'affiche dénonciatrice; enfin il avait trompé sur l'heure de l'examen ceux qui étaient parvenus à savoir qu'il avait fait la veille sa démonstration pratique; il étudiait la médecine.

C'était un jeune homme d'un extérieur assez agréable bien qu'on ne pût dire absolument qu'il fût beau garçon, et l'on ne pouvait dire davantage que la cravate blanche et la triste disposition d'esprit où l'avait mis la circonstance présente, fussent de nature à le flatter. Il était de taille ordinaire, mais l'ami qui l'accompagnait pouvait être estimé petit, désavantage naturel qui ne l'empêchait pas en ce moment d'avoir beaucoup meilleur air que le récipiendaire. Ses yeux bruns lançaient un regard plein de malice, et l'expression joyeuse de sa physionomie, comme aussi la vivacité de ses mouvements, contrastait singulièrement avec le sérieux mélancolique de celui qui était venu attendre l'appel, si agaçant pour les nerfs, de la sonnette de l'examen.

Selon l'antique et légale coutume, le récipiendaire s'assit sur la table et consulta sa montre. La porte était toute large ouverte et il put jouir pleinement de la vue de la salle où allait s'assembler la faculté de médecine.

—Deux heures et quatre minutes. Il est encore trop tôt, dit-il, d'un ton abattu.

—Il est assurément trop tôt, dit le petit, mais aussi tu n'as pas suivi mon conseil.

—Quel était donc ton conseil? demanda l'autre avec distraction et en regardant vers l'escalier; car il y entendait du bruit et était curieux de voir si ce serait le professeur S...., ou le professeur M...., qui apparaîtrait le premier.

—Mon conseil, bon Dieu? C'est que tu aurais dû rester au lit jusqu'à nue heure et ne plus ouvrir un seul bouquin.

—Non, c'eût été une folie! dit l'autre qui paraissait avoir sur ce point une opinion décidée, résultat sans doute de l'expérience qu'il avait faite en ce jour solennel; avec l'angoisse du désespoir, il avait passé la matinée à feuilleter telle leçon, puis telle autre, à relire l'introduction d'un livre, à parcourir une fois encore la table d'un autre.

—Après quoi tu aurais dû déjeuner, mais tout à ton aise, sais-tu? poursuivit l'autre.

—Et boire un verre de madère?

—Non, je n'en sais trop rien; cela aurait pu te faire déraisonner ...

—Déraisonner peut quelquefois être bon.

—Oui, cela peut arriver... Il ne faut pas oublier qu'il s'agit de latin[8].

—Heureusement! reprit l'étudiant à la cravate blanche; je ne voudrais pas que la chose se fît en hollandais; une stupidité dite en hollandais est doublement stupide.

—C'est vrai, répliqua le confident, mais alors il faut d'abord savoir le latin, et, quant à moi, je me suis occupé davantage de ma langue maternelle, sais-tu. Pour toi, tu possèdes un petit latin qui n'est pas mal cicéronien, cela est certain! Mais ce que je voulais dire, c'est que tu n'aurais pas dû t'habiller avant deux heures.

—Voilà déjà Macquelin! dit le patient.

—Tu voudrais bien que Broers eût une opération à faire, n'est-ce pas? dit le consolateur.

—Monsieur Broers est entré depuis longtemps, dit l'appariteur, et le brave homme exhiba une quittance des cours.

—Gerrit, mon cher Gerrit, comme te voilà dedans! poursuivit l'officieux ami.

—Un peu! un peu! répondit l'intéressé.

—Non pas un peu, continua le persécuteur, mais énormément, mon brave! Et si tu me demandes s'il t'est possible d'avoir assez peur, je dois te répondre: Non, mon gaillard! car tu as bien mal suivi les cours, sais-tu; et puis tu as dit un jour que l'ostéologie est une science très-sèche! Ne penses-tu pas que cela ait été rapporté aux professeurs?

La victime s'efforça de sourire, mais de mauvaise grâce.

—Ensuite, poursuivit Jean qui rit, et c'est là le pire, il est suffisamment connu que tu es un imbécile.

—Tu te moques de moi! dit Jean qui pleure, mais, à parler vrai, j'en sais moins que tu ne penses ... mais j'entends la sonnette!

Au même instant, la victime sauta au bas de la table, suivit l'appariteur qui lui ouvrit la porte de la faculté de médecine, entra d'un pas modeste et fit une salutation à ses bourreaux; son camarade, au contraire, le suivit d'un pas délibéré et se plaça sur le banc si dur réservé aux auditeurs, où il se trouva néanmoins beaucoup plus à l'aise que la victime sur le fauteuil de cuir luisant des récipiendaires.

Trois quarts d'heure après, on sonna de nouveau, et le patient dut se retirer. Il sortit de la salle avec son satellite, d'un pas calme et posé, mais aussitôt que l'appariteur eut refermé la porte derrière lui, il fit un bond d'un pied de haut et serra la main de son ami avec une expansion effrénée. C'était un autre homme: ses yeux rayonnaient, la joie étincelait sur son visage.

—Comment cela a-t-il été? demanda-t-il à son confident.

—Tout doucement! dit l'autre.

—Vilain plaisant! s'écria l'examiné en lui pinçant le bras.

—J'ai perdu ma fine bouteille! reprit l'auditeur; si tu as le second grade ce sera très-joli.

—Je voudrais déjà l'avoir! s'écria le récipiendaire, et ses traits s'obscurcirent de nouveau.

La sonnette retentit derechef. L'appariteur entra gravement dans la salle et en sortit aussi gravement. Le patient alla écouter sa sentence.

—Ne te fais pas d'illusion! lui chuchota l'autre à l'oreille.

L'examiné attendit le prononcé de l'arrêt avec une physionomie très-calme en apparence. Le doyen débita plusieurs phrases latines, mais lui les entendit sans les comprendre; il n'attendait qu'un mot et ce mot vint: Summâ cum laude.

—Ne te l'avais-je pas dit? dit l'ami qui lui avait conseillé de ne pas se faire d'illusions, tandis qu'ils descendaient l'escalier comme un ouragan et avec un tout autre élan qu'ils ne l'avaient gravi peu auparavant.

—J'espérais à part moi, dit celui qui avait parié une fine bouteille, qu'il aurait le second grade.

—Je vois bien que cela s'est bien passé! dit l'hôtesse lorsque le candidat rentra chez lui et franchit en courant l'escalier, pour s'aller déshabiller et écrire à son père. Je vois bien que cela s'est bien passé! dit-elle à l'ami qui l'attendait en bas pour le conduire ensuite triomphalement à la société des étudiants; j'ai pensé pendant toute la semaine que monsieur avait certainement un examen à faire... Et Monsieur a sans doute simma cum laudis?

—Oui, Madame, vous en étiez sure sans doute, bien que Monsieur n'ait jamais été bien rassuré sur ce point.

—N'est-ce pas, dit la dame. C'est un excellent Monsieur et très-bien aussi de toute manière; mais savez-vous ce que c'est? Il n'a pas de confiance en lui-même, et quand un examen approche il devient si mélancolique! C'est justement comme monsieur Possel, que vous avez sans doute connu, ce petit, vous savez! C'était tout à fait la même chose. Quand il devait faire un examen, mon mari et moi nous nous disions souvent qu'on le mettrait dans un trou de souris; il savait bien son affaire, ce n'était pas l'embarras; mais il avait des scrupules, voyez-vous. C'est égal, je suis toujours contente quand vous venez voir Monsieur, car, en autre temps, il est toujours gai, juste comme vous; mais quand il a un examen il perd la tête.

Le candidat descendit et fut amplement félicité par l'hôtesse. Après quoi les deux amis se rendirent à la société, où ce fut aussi une pluie de félicitations, car le candidat était très-aimé de ses condisciples; seulement son bonheur fut troublé par deux étudiants qui étaient aussi sous le coup d'un examen et qui le fatiguèrent de questions sur la façon d'interroger de tel et tel, et en s'informant si les examinateurs voulaient qu'on sût telle chose et insistaient sur telle autre, à tout quoi le candidat se borna à répondre qu'ils réussiraient comme lui.

Puis, le candidat régala de vin les convives de sa table; après le dîner un drowski parut et le candidat se rendit avec son confident et un autre ami au Deyl[9], où ils prirent du thé, c'était en février. Le soir, le candidat réunit dans sa chambre, outre ses deux compagnons déjà nommés, deux autres amis; on s'attabla autour d'une douzaine de bouteilles de Cantemerle, et, les fenêtres ouvertes au large (c'était bien en février), on fuma une quantité de cigares et l'on causa sur une multitude de sujets. A une heure du matin, les bouchons de champagne sautèrent. Deux des amis raisonnaient gravement sur la meilleure forme de gouvernement; deux autres étaient engagés dans une comparaison entre la philosophie de Kant et celle de Hegel, dont aucun d'eux ne connaissait rien, et le cinquième portait un toast à l'union des facultés.

A deux heures, les amis étaient partis, sauf l'ami du cabinet des sueurs, qui écoutait, avec de petits yeux, un récit que lui faisait le candidat avec beaucoup de mystère et tout confidentiellement. Il racontait comment il était passionnément amoureux d'une jeune fille qu'il avait vue, l'année précédente, dans un voyage pédestre en Gueldre, sur la terrasse d'une petite maison de campagne et avec un pigeon blanc sur la tête: il expliquait ensuite comme quoi il avait vu par hasard chez madame Schrender[10] un portrait de femme qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau; il avait acheté ce portrait sur-le-champ et il demanda à son ami comment il le trouvait. Sur quoi l'ami lui jura qu'il ne parlerait de cette affaire à personne, de crainte de compromettre toutes les jeunes filles de la Gueldre, qui avaient de petites maisons de campagne et élevaient des pigeons blancs. Mais il prit ensuite la chose sur un ton sérieux, et porta un toast à la bien aimée, toast que le candidat but, les larmes aux yeux.

L'ami raconta à son tour que lui aussi était amoureux fou, mais qu'il était malheureux en amour et que c'était sa troisième passion. La première avait pour objet une jeune pensionnaire qu'il voyait tous les dimanches à l'église française; la seconde, une jeune fille déjà fiancée en secret à un autre, et la troisième, la fille d'un colonel pensionné, lequel était furieux contre lui et ne pouvait le souffrir ni le voir.

A trois heures, l'ami ferma derrière lui la porte de l'hôtel du candidat, et le lendemain à huit heures, le susdit candidat s'éveilla avec la bienheureuse idée qu'il n'avait plus d'examen à subir ce jour-là.

[1] Rue large.

[2] Dans la soirée du 12 janvier 1807, un bateau chargé de soixante-dix barils de poudre fit explosion dans l'intérieur de Leyde; plusieurs centaines de personnes furent ensevelies sous les ruines de rues entières; huit cents maisons s'écroulèrent ou durent être abattues. Aujourd'hui on voit à droite et à gauche du Rapenburg, dans le voisinage de l'université, deux vastes places plantées d'arbres, qui servent de champ d'exercice et occupent l'emplacement des rues détruites; elles portent le nom de Ruines. (Note du traducteur.)

[3] Société pour le bien être général, célèbre association philanthropique de la Hollande.

[4] On désigne, en Hollande, parle nom de verts les étudiants récemment entrés à l'université.

[5] Les renards sont les étudiants émérites.

[6] Le diplôme est conféré, en Hollande, avec quatre formules différentes, selon le mérite du récipiendaire, savoir: Summâ cum laude; magnâ cum laude; cum laude; simpliciter.

[7] Lieux où s'affichent les décisions et les avis émanant de l'autorité académique ou des professeurs.

[8] Tous les examens se subissent en latin dans les universités hollandaises.

[9] Guinguette aux environs de Leyde.

[10] Marchande de gravures à Leyde.


II

Joie des parents.

Monsieur Witse, tenant à la main une lettre ouverte, et la figure rayonnante de plaisir, souhaita le bonjour à sa femme en arrivant au déjeuner.

—Demain notre candidat arrive à la maison, dit monsieur Witse.

—Notre quoi? demanda madame son épouse.

—Notre étudiant; répondit monsieur Witse. Mais il est candidat maintenant. Il m'écrit qu'il a dû subir son examen hier. Cela se sera bien passé, je n'ai pas d'inquiétude là-dessus.

—Nous avons bien de la satisfaction de cet enfant-là, dit madame Witse en versant de l'eau sur le thé. N'ai-t-il pas passé son examen extraordinairement vite?

—Assurément, ma chère, assurément. Il est à Leyde depuis cinq ans seulement, et il a mis trois ans à son premier examen.

—Sa propédentique[1], n'est-ce pas? dit gravement madame Witse, toute fière d'avoir si bien appris à prononcer ce mot difficile.

—Justement, ma chère! c'est là une chose que la plupart des étudiants traitent avec légèreté; mais lui, il s'en est occupé particulièrement. Vois-tu, il nous coûte là-bas une bonne somme d'argent, mais la médecine, je l'ai toujours entendu dire, est une rude et difficile étude, et il ne faut pas qu'il néglige rien.

—Mais combien cela durera-t-il encore, maintenant que le voilà candidat?

—Je n'en sais rien. Il voulait aussi étudier la chirurgie et l'obstétrique, et cela demandera encore assez de temps. Mais qui sait aussi à quoi il est destiné?

—En vérité, croiriez-vous cela? demanda madame Witse en laissant à mi-chemin le couteau avec lequel elle coupait une tartine, et en regardant fixement son mari.

—Tout est possible, ma chère, répondit celui-ci, en parcourant derechef la lettre du regard. Et un joyeux sourire illumina ses traits.

—Mais ne faut-il pas pour cela avoir un certain âge? demanda madame Witse, en baissant modestement les yeux et en coupant sa tartine en morceaux avec une attention particulière.

—De quoi voulez-vous parier? demanda M. Witse, qui avait la même idée que sa femme.

—Mais, répondit la bonne femme en considérant la pointe de son couteau avec une extrême obstination, mais pour devenir une chose ou l'autre.

—Comment, une chose ou l'autre, petite mère? demanda en riant son époux, qui brûlait du désir d'entendre sortir des lèvres de sa moitié le mot que lui-même n'osait prononcer.

—Mais, répondit madame Witse, quel âge avait le jeune (comment donc s'appelle-t-il?) quand il est devenu professeur?

—Tut! tut! tut! dit M. Witse, dont les yeux étincelaient de plaisir et dont la face était agitée par des mouvements nerveux, il ne faut pas voler si haut, petite mère, qu'il devienne seulement un bon médecin et ce sera très-bien.

—Sans doute, reprit la mère, fâchée d'avoir parlé si imprudemment; c'est seulement pour dire, et cela n'est nullement nécessaire. Quant à moi, je serais très-contente quand il ne ferait que réussir dans la pratique. Aussi bien, ne pouvons-nous tout exiger.

—Assurément non! dit M. Witse.

—Et puis, continua madame, qui sait si cela serait bon pour lui? Un professeur doit étudier si terriblement!

—Il le doit sans doute, ma chère, mais ce serait là le moindre pour notre Gerrit.

—Oui, je veux bien le croire, reprit la mère de Gerrit; c'est seulement pour dire, et je puis vous assurer sincèrement que je n'y pense jamais.

—Eh! il ne faut pas rejeter cela si loin! répondit le père de Gerrit.

—Non! dit la mère de Gerrit, certainement non.

—On a vu d'autres choses, dit M. Witse sans savoir au juste à quoi il faisait allusion.

—Oh oui! pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver aussi? dit madame Witse,

—On ne peut s'appliquer plus que Gerrit, reprit Witse.

—Et il aurait, je crois, beaucoup d'aptitude pour renseignement, poursuivit-t-elle.

—Je le crois aussi, et je pense encore qu'on a l'œil sur des jeunes gens comme cela, ajouta-t-il.

—Ce serait un grand bonheur! observa-t-elle.

—Certainement! Mais il ne faut-pas compter là-dessus; le mérite n'est pas toujours reconnu... C'est comme pour Ja question du concours.

—Il a pourtant eu l'accessit, dit la mère.

—Il aurait dû avoir la médaille, dit le père.

—Les fous ont toujours beau jeu, dit la mère, qui se mit tout d'un coup à tout attribuer à la chance.

—Cela sonnerait bien, dit le père, le professeur Witse!

—Allons donc; Witse! dit la mère, dont c'était le tour d'être modeste, ne vous flattez donc pas de cela!

—Je ne me flatte pas, répondit le mari; je dis seulement que cela sonnerait bien.

Il se fit un silence; monsieur jeta les yeux sur le Handelsblad et madame tricotait un bas, mais tous deux songeaient au professorat de Gerrit, dont chacun se tenait pour convaincu, pour peu que, dans ce monde sublunaire, le mérite fût apprécié à sa juste valeur.

L'heureux couple resta quelque temps plongé dans cette douce méditation. M. Witse rompit le premier le silence.

—Il nous faudrait pourtant faire quelque chose en l'honneur du candidat, il me semble! dit-il.

—J'y ai déjà pensé! répondit sa chère et conciliante moitié.

—Un petit dîner ne ferait pas mal...

—Mais oui. Qui inviterions-nous? Les Vernooy, qu'en pensez-vous?

—Ce serait parfait; j'irai les inviter moi-même; puis les Van Hoel surtout! Vendredi me paraît un beau jour?

—Mais il faut absolument que nous ayons madame Stork.

—Gerrit ne la connaît pas le moins du monde, observa Witse.

—Bah! répondit son épouse, je prends cela sur mon compte; elle saura fort bien lui plaire; c'est une femme des plus intéressantes. A propos, savez-vous qu'il y a une nièce chez Vernooy? C'est aussi une étrangère; mais plus il y a de monde, mieux on s'amuse. Mais il faudrait avec cela une couple de messieurs? Que dites-vous du jeune Hateling?

—Je ne sais pas si Gerrit aime beaucoup Hateling, remarqua M. Witse.

—Eh! pourquoi Gerrit n'aimerai-t-il pas Hateling, demanda madame. C'est un jeune homme très-agréable, et je le trouve si parfaitement mis; oui, vraiment, il se met parfaitement. A quoi songez-vous? Gerrit aimer Hateling? Lequel de nos jeunes gens Gerrit connaît-il donc? Depuis qu'il est à l'université, il ne fréquente plus personne parmi la jeunesse de Rotterdam.

—Quant à moi, j'approuve, dit M. Witse. Mais n'inviterons-nous pas aussi Wagesteert?

—Sans doute, Wagesteert, répondit sa femme; nous sommes sûrs alors que ce sera un joyeux dîner.

Ce projet de dîner était arrêté, et bien que le susdit dîner dût avoir lieu en l'honneur de Gerrit, on n'avait guère pris garde à ses sympathies dans le choix des convives. Disons à titre d'excuse que le but des bons parents était bien plutôt de faire parade de leur savant fils, que de ménager à ce fils une agréable journée.

Ce jour là, M. Witse sortit de bonne heure pour faire différentes visites; il les fit avec la lettre de Gerrit en poche, et dans toutes les maisons où il alla, s'étendit longuement sur l'érudition inouïe de son fils. Il y a bien des manières de faire le malheur d'un fils ou d'une fille, et M. Witse y était tombé depuis longtemps.

A vrai dire, c'était le côté faible du brave homme. M. Witse était très à son aise, appartenait à la bonne bourgeoisie, et était un notaire en vogue. Il avait un esprit net et lucide, beaucoup de connaissances acquises, mais ses idées sur la supériorité d'une personne qui a fait ses études étaient très-exagérées. On ne pouvait dire qu'il eût gâté son fils, ni qu'il lui eût lâché la bride, car il avait trop de bon sens pour cela; il avait donné au jeune Gerrit une très-bonne éducation, et l'avait parfaitement tenu en laisse. Mais dès que son fils avait été inscrit comme étudiant, il avait conçu pour lui la plus profonde vénération, vénération que la mère était très-portée à partager, vu que Gerrit était son unique enfant. Son mari, tout instruit qu'il était, tout considéré qu'il fût généralement pour la distinction de son intelligence, croyait n'être rien en comparaison d'un fils, qui, à la vérité, s'était toujours occupé avec zèle de ses études, mais qui, peut-être, lui était encore inférieur sous bien des points de vue, et principalement quant au discernement et à la pénétration. Ce qu'il y a de meilleur dans cette conviction, c'est que cela lui inspirait des idées très-libérales quant à tout ce qui pouvait agrandir le cercle des études de Gerrit, et développer les aptitudes du jeune homme; la bibliothèque de Gerrit était une des meilleures qu'eût jamais possédée un étudiant en médecine, et il n'y avait pas de doute qu'après avoir acquis son grade, il ne visitât Berlin et Paris,


[1] Examen préparatoire aux véritables épreuves scientifiques.


III

Ennuis de jeune fille.

Clara Douze était assise dans une chambre de la maison de monsieur et madame Vernooy, sur le banc établi dans l'embrasure de la fenêtre; elle travaillait à un cordon de sonnette pour la fête prochaine de son père, et levait de temps en temps sa jolie tête pour regarder dans la rue Haute, mais le plus souvent elle détournait les yeux d'un air désappointé et reprenait son ouvrage.

Clara Douze était une fraîche, joyeuse et charmante jeune fille de la Gueldre, qui n'avait pas encore atteint sa dix-huitième année. Elle avait des cheveux bruns, dont une partie tombait sur ses joues en boucles longues et abondantes, et dont le reste se rattachait sur sa tête en une épaisse tresse, un front blanc comme la neige, de grands yeux bleus pleins d'éclat et ayant une expression franche et ouverte, des joues vermeilles, et une petite bouche si séduisante qu'on ne savait ce qu'on aimerait mieux en recevoir, d'un baiser ou d'une douce parole.

Élevée à la campagne, Clara avait, depuis son enfance, vu chaque année s'épanouir la première verdure, nourri des poulets, des canards et des poissons dorés, couru à l'aventure sans souci de rien, et chevauché sur un poney tant qu'elle avait porté pantalon. Elle savait distinguer toutes les espèces d'arbres et connaissait de plus leur valeur. Tons les ans, à Pâques, elle recevait en présent un; jeune agneau et tenait sur le grenier d'une grange au moins vingt pigeons qui mangeaient dans sa main. Elle saluait les garçons du pays, non par l'apostrophe vulgaire et générique: amis! mais elle les appelait Jean, Henri, Pierre, en un mot, par leur nom quel qu'il fût. Elle ne regardait pas à un peu de neige ou de gelée, et cent fois, dans ses jeunes années, elle avait pêché à la ligne sous une averse.

Clara Douze était depuis quelques jours à Rotterdam, et logeait chez son oncle et sa tante Vernooy. Elle n'était jamais venue en Hollande et s'était fait une très-haute idée de son séjour dans une ville comme la seconde capitale de la Hollande. La sombre rue Haute l'avait passablement désenchantée, et elle ne s'imaginait pas non plus que des pavés ou des briques pussent être aussi sales que le sont ordinairement ceux de Rotterdam par le mauvais temps, alors qu'on dirait qu'il a plu du chocolat délayé, pour me servir de l'expression d'une charmante Rotterdarmoise elle-même. Elle était sortie deux ou trois fois. Le large Blaak[1], avec la multitude de ses boutiques; le Boomtjes[2] et le joyeux Wynharen[3], et leurs mille navires se mêlant les uns aux autres, avec leurs flammes de couleur et leurs pavillons numérotés; l'imposant Leuvenhaven[4], encadré de ses majestueuses maisons, lui plurent assez: mais elle ne trouva pas le Niewe-Werk[5] digne du nom de promenade, et elle compara le Plantädje[6] aux environs de Gorcum. La vaste vue sur les eaux intérieures qu'on découvre du Hoofd lui plut davantage, mais l'oncle Vernooy, qui l'en faisait jouir, trouva qu'il y avait trop de vent en cet endroit, et se vit forcé de tourner le dos au paysage aquatique, tandis que Clara exposait son visage riant au vent qui faisait battre les rubans de son chapeau sur la carcasse de ce même chapeau, et soulevait derrière elle la pointe de son châle. Au demeurant, elle s'estimait plus en sécurité derrière les chevaux dans l'écurie de son père ou au milieu des vaches dans les prairies du pays natal, que dans la presse des rues de Rotterdam, où elle perdait l'ouïe et la vue parmi la foule des chariots et des voitures, qui lui semblaient avoir l'intention expresse de lui passer sur les pieds. Elle trouvait la situation plus critique que quand ainsi que cela arrivait dans le Draai-Steeg[7], le sol se dérobait soudainement sous ses pieds, et que de sales garçons de magasin, en faisant rouler leurs tonneaux, la forçaient à tout instant de chercher un refuge sur le seuil d'une maison, ou que, de temps en temps on jetait d'en haut dans la me des choses peu agréables à recevoir.

Son oncle et sa tante aimaient beaucoup Clara; c'était d'excellentes gens qui avaient très-bon cœur; ils l'avaient invitée avec beaucoup d'instance à venir passer quelque temps chez eux, à l'occasion d'une visite qu'ils avaient faite à ses parents l'été précédent, en revenant d'un petit voyage à Clèves; mais, tout bons qu'ils fussent, ils ne prenaient pas grande part aux plaisirs de la ville. Clara avait appris qu'il y avait à Rotterdam un théâtre où jouaient tour à tour les acteurs hollandais et français de la Haye, et pas moins de trois salles de concerts; à la suite de ces renseignements, elle s'était imaginé que les établissements susdits, contribueraient puissamment à ses plaisirs et lui procureraient des amusements tout nouveaux pour elle. Monsieur Vernooy était bien le plus débonnaire négociant qui ait jamais été planté sur deux jambes, et jamais sa femme, aussi placide que lui du reste, n'avait entendu de sa bouche une parole dure ou désagréable; il était toujours jovial et de bonne humeur; mais le soir, quand il fermait son bureau, il se rendait à la société Amicitia, et y faisait sa petite partie; il rentrait à la maison sur le coup de dix heures, tout aussi débonnaire et aussi jovial qu'en sortant; mais, cependant, de théâtre ou de concert pas de nouvelles.

Ces contrariétés ne firent cependant pas perdre courage à la gentille Clara; elle garda sa gaieté naturelle, bien qu'il lui arrivât de souhaiter de temps en temps d'être à la maison paternelle, ne fût-ce que pour savoir si les pigeons la connaîtraient encore.

Au moment dont nous parlons, elle était donc assise à la fenêtre donnant sur la sombre rue Haute; elle songeait à la campagne, puis jetait un nouveau coup d'œil dans la rue, et s'étonnait qu'un allumeur de réverbères fût si souvent dérangé par la foule, dans l'exercice de ses fonctions. Il était environ midi, et les préparatifs du café étaient faits sur la table.

Madame Vernooy entra. C'était une grosse dame d'une quarantaine d'années, qui avait une figure rose tirant sur le rouge, et un imposant double menton, et qui découvrait, en parlant, une rangée de très-grandes dents blanches. Elle portait un tour très-blond sous son bonnet, et était vêtue d'une robe de mérinos écossais à carreaux immenses. Elle déposa silencieusement sur la table son petit panier à clefs [8] et se mit à faire le café.

—Eh bien! Clara, dit-elle, en versant l'eau, il y a de bonnes nouvelles. Nous avons une charmante perspective pour après-demain.

—Pour après-demain, ma tante? dit Clara, en jetant le cordon de sonnette sur le banc et la figure toute souriante.

—Oui, répondit madame Vernooy, devine un peu ce dont il est question?

—Nous allons au spectacle?

—Non, mon enfant, il n'y a pas de spectacle le jeudi.

—Au concert?

—Du tout! du tout! dit la tante, et craignant que des plaisirs du même ordre ne vinssent à se présenter encore à l'imagination mondaine de sa nièce, elle ajouta: Nous allons dîner en ville!

—Dîner en ville! répéta Clara, un peu désappointée, et chez qui?

—Ah! voilà la question! chez qui?

—Il m'est impossible de le deviner.

—Je te le dirai donc; c'est dans la famille Witse Gerrit; il est de retour... Allons, Clara ne rougis donc pas comme cela...

—Je ne rougis pas le moins du monde, ma chère tante, dit Clara en se levant, et se regardant dans la glace; je n'ai jamais vu ce monsieur de ma vie.

—Fort bien, mais tu en as assez entendu parler, reprit la tante avec un sourire, et il t'intéresse beaucoup.

Clara laissa jaser sa tante et reprit le cordon de sonnette.

En effet, il n'était pas vrai, que la charmante jeune fille eût suffisamment entendu parler du jeune Witse. Madame Vernooy était une excellente femme,—je crois l'avoir déjà dit,—mais elle ne péchait pas précisément par excès d'intelligence. Elle n'avait pas d'enfants, bien que sa prestance physique eût donné lieu à la plaisanterie qu'elle en avait eu, mais qu'à l'exemple de Saturne, de païenne mémoire, elle les avait dévorés; et comme elle avait deux servantes secondées de plus par une couturière, une femme de charge et un homme de peine, elle vivait très-commodément, ou pour mieux dire, elle n'avait rien à faire. Elle ne tenait pas particulièrement à la lecture, sauf lorsqu'elle était malade, ce qui arrivait très-rarement; et comme elle voulait un passe-temps qui l'amusât, elle s'appliquait à rechercher à Rotterdam et ailleurs, les personnes qui pourraient convenablement entrer ensemble dans les liens du mariage. Le plus souvent ses calculs n'aboutissaient à aucun résultat positif, mais comme elle avait chez elle en ce moment une jolie nièce, elle ne pouvait se dispenser d'en faire l'objet de ses vues spéculatives, et cette fois avec le ferme propos de réaliser, si c'était possible, le projet qui sortirait de ses méditations. Après avoir longtemps cherché dès avant l'arrivée de Clara, après l'avoir dix fois conduite à l'autel, chaque fois avec un nouvel époux, elle s'était enfin arrêtée à l'idée que le jeune étudiant Witse serait pour sa nièce un parti convenable. Gerrit avait trois ou quatre ans de plus qu'elle; ses parents possédaient une fortune raisonnable, et de plus comptaient parmi ses meilleurs amis, ce à quoi contribuait principalement cette circonstance, que dans toute la ville d'Erasme on ne pouvait trouver personne qui écoutât avec plus de patience et d'affabilité, les éloges de la perle des fils, que monsieur et madame Vernooy. Une fois ce mariage décidé dans son intérieur, il lui fut impossible de s'imaginer quelque bonheur dans l'avenir pour Clara, sans que le susdit mariage fût d'abord conclu devant l'officier de l'état civil, puis béni par son ministre favori, et par degrés elle en vint aussi à mettre au nombre de ses articles de foi, que les choses étaient ainsi décrétées dans le ciel. Elle ne doutait pas un instant non plus que Gerrit ne revînt pendant le séjour de Clara à Rotterdam, et se mettait l'esprit à la torture pour trouver comment au besoin, on pourrait amener ce retour. Oublieuse des paroles de son illustre contemporain Napoléon (à la mort duquel, soit dit en passant, elle ne croyait pas encore tout à fait), que rien ne glace les cœurs comme l'excès de zèle d'autrui, elle s'était mise à prôner tous les jours, et cela dans les moments les plus mal choisis, le mérite transcendant du jeune homme. Pour ce faire, elle avait fait usage de tous les éloges qu'elle avait recueillis de la bouche de monsieur et madame Witse, et comme ceux-ci tombaient admirablement d'accord sur l'apologie de Gerrit, et répétaient à l'envi, combien Gerrit était studieux, combien Gerrit se conduisait raisonnablement au milieu de la folle jeunesse de Leyde, combien Gerrit était bien vu de ses professeurs, combien Gerrit était fort dans toutes les sciences, il en était résulté que la joyeuse Clara n'avait pu se former d'autre idée du jeune homme tant encensé, que celle d'un intolérable pédant, espèce d'êtres qui, à ses yeux, devaient être estimés les plus ennuyeuses des créatures. D'après cela, elle s'était bien gardée de s'informer de l'extérieur de cette sorte de monstre, persuadée qu'elle était qu'il était impossible qu'il ne ressemblât pas d'une manière frappante au pâle sous-maître du village voisin de la campagne de son père. Madame Witse avait eu la sottise, sans que Gerrit le sût (car il ne soupçonnait pas que sa mère eût conservé de pareilles niaiseries), de répandre des copies de quelques pièces de vers que Gerrit avait faites à l'âge de douze ans, et qui, naturellement, étaient très-médiocres; mais ces vers, de même que la plupart de ceux que font les enfants, étaient écrits sur un ton si grave et si plein de mort et d'éternité, que Clara, à qui on les avait montrés, en avait ri de tout son cœur. Par tous ces motifs, la perspective de s'asseoir à la même table que cette merveille, n'excita nullement chez Clara le degré de satisfaction sur laquelle sa tante avait compté.

—Ce sera bien sûr toute une fête! poursuivit la digne dame, pour provoquer plus d'enthousiasme chez Clara; Gerrit vient d'être promu.

—Holà, holà, ma chère! dit monsieur Vernooy, qui entrait justement, il n'en est pas encore là!...

—C'est bien vrai! dit madame Vernooy qu'inquiétait toute restriction, oui, mon cher trésor, il est promu.

—Non vraiment, répondit-il en s'installant dans son fauteuil, mais il a fait un examen, un très-grand examen. Witse ma raconté que cela a duré deux jours; comment s'appelle cet examen, je l'ai oublié; mais ce qui est certain c'est que le premier jour il a disséqué un cadavre tout entier et le second, il a ... enfin! Il a fait autre chose, mais toujours parfaitement.

—Bah, dit Clara, un cadavre entier!

—Il a sûrement le plus haut? demanda madame Vernooy.

—Le plus haut quoi? demanda son mari.

—Le plus haut ... oh, comment donc cela s'appelle-t-il? je veux dire le plus haut, voyez-vous, tout ce qu'il y a de plus haut; c'est comme, pour dire, le primus à l'école latine. Il était primus tous les ans. Sais-tu ce que c'est primus, Clara?

—Non, ma tante! répondit de l'air le plus innocent Clara qui le savait parfaitement.

Primus, reprit la tante d'une voix affable qu'accentua un ton doctoral, c'est quand on est le premier de sa classe mais à l'école latine, sais-tu. Alors, il y a distribution des prix à l'église française, et alors tous les primus font des gratias. Sais-tu ce que c'est qu'un gratias?

—Non, ma tante.

—Eh, mon Dieu, tu ne sais pas ce que c'est qu'un gratias? demandèrent en même temps madame Vernooy et son mari.

—Non, en vérité.

—Tu ne sais pas cela? poursuivit la tante; c'est un remerciement pour le prix qu'on reçoit. J'allais toujours avec madame Witse quand il y avait distribution, mais cela s'appelait alors proprement promotion. Mon Dieu, Gerrit faisait cela si gentiment; le cœur me battait quand son tour arrivait. J'ai su longtemps ce que disait le recteur: comment donc était-ce?

—Oui, dit Vernooy, comment était-ce? Acide Witse...

Et excipe pryzia; oui, Clara, je sais aussi mon latin. Te rappelles-tu encore la dernière fois, Vernooy?

—Sans doute! répondit celui-ci avec aplomb, bien que les différentes fois n'eussent laissé dans sa mémoire que les souvenirs les plus confus.

—C'était le plus grand de tous les élèves, poursuivit sa femme. Oh, c'était si drôle de voir un si grand garçon au milieu de tous ces petits! Mais aussi c'était le seul qui eût un habit. Et ses gants neufs, t'en souviens-tu, Vernooy?

—Oui, dit Vernooy avec un sourire qu'il ne sut comprimer, oui, oui, ses gants neufs!

—On portait alors, continua sa moitié, de ces gants jaune clair; tu te le rappelles encore Clara, des gants couleur pattes de canard? Eh bien, il en avait aussi, comme cela lui allait bien! Comme à un vrai faraud, quoi! Mais on voyait bien qu'ils étaient neufs; ils avaient les bouts si plats, tu sais?

—Oui, de longs bouts si plats, dit Vernooy en riant; mais qu'arriva-t-il donc de ces gants?

Cette question était risquée. Monsieur Vernooy fondait sur la mention simple mais apologétique en quelque sorte d'une paire de gants couleur pattes de canard la supposition hardie qu'en réalité ils avaient joué un rôle historique, tandis qu'ils n'avaient été qu'un ornement passif, ruais absolument qu'un ornement passif du jeune Witse.

—Que voulez-vous dire, Vernooy? demanda sa femme avec surprise; il n'arriva rien pour autant que je sache.

—Si! si! répondit le mari qui devint tout rouge et vida sa tasse pour dissimuler son embarras; il arriva quelque chose de ces gants. Ne les laissa-t-il pas tomber bêtement ou quelque chose comme cela? j'ai là comme un souvenir confus...

Pendant l'évocation do ce vague souvenir la tante n'avait cessé de hocher la tête d'un air incrédule:

—Non, je ne sais rien de cela, dit-elle, je n'en sais vraiment rien; mais ce que je sais parfaitement c'est que c'était beau à voir; je n'y pouvais rien comprendre, comme bien tu penses, Clara, car c'était tout latin... N'y avait-il pas du grec aussi, Vernooy?

—Oui, dit Vernooy, en fronçant les sourcils d'an air significatif, si je me rappelle bien, je crois que c'était du grec.

—Cela n'y fait rien. C'était un plaisir de le voir. Il montra avec les mains la table où étaient assis les ... comment donc? les...

—Curateurs! acheva Vernooy.

—Et alors il mit la main sur son cœur, puis la leva en l'air, car il y avait quelque chose du ciel là-dedans, et tout cela si bien, si gentiment, avec tant de grâce ...

—Et tout cela avec des gants pattes de canard? demanda la malicieuse Clara.

—Tout cela avec des gants pattes de canard, répéta la tante avec ce zèle bienveillant qui portait à intéresser sa nièce au jeune Witse par toutes les paroles, tous les renseignements, tous les tableaux possibles; vrai, c'était un plaisir de le voir. Beaucoup de personnes disaient qu'il s'acquittait de sa tâche le mieux de tous. Cela allait aussi sans manquer un mot ...

—Mais qu'arriva-t-il donc avec ces gants? marmotta Vernooy; il me semble pourtant...

—Allons donc, dit Madame craignant que cette, histoire de gants rêvée ne vint encore jeter une ombre sur la séduisante peinture qu'elle venait de faire de Gerrit comme collégien; vous confondez avec autre chose.

—Je sais bien que nous avons ri de ce petit garçon qui, dès qu'il a eu son livre en main, a tourné le dos et oublié tout à fait le gratias.

—Ce sera cela, dit l'excellent mari tout content de pouvoir s'attacher à quelque chose qui couvrît son imprudente réminiscence. Oui, oui, ce petit garçon, je le vois encore.

—Mais, dites-moi, ma tante, demanda la jeune fille aussi naïvement qu'elle le put, monsieur Witse n'a pourtant pas remporté de prix maintenant, n'est-ce pas?

—Mais non, mon enfant! à l'université! allons donc! A moins que ce ne soit une médaille, se hâta-t-elle d'ajouter pour tirer parti de cet incident aussi, en avez-vous entendu parler, Vernooy?

—Non, dit Vernooy, non, ce n'est pas le cas, en pareille circonstance on reçoit un grade.

—Justement, un grade: voilà le mot que je cherchais tout à l'heure. Gerrit a sûrement le plus haut grade, n'est-ce pas?

—Certainement, certainement, dit monsieur Vernooy, oui, très-certainement. Oui, il a écrit cela aussi.

Le lecteur sait mieux à quoi s'en tenir, mais Vernooy qui donnait volontiers raison à tout le monde et surtout à sa femme, assurait le fait par bonté de cœur et sur une simple conjecture. Cependant, que cette circonstance donnât le dernier coup à la personne de Gerrit Witse dans l'estime de Clara à qui il était impossible de se le représenter autrement que comme un présomptueux pédant avec les gants jaunes de la promotion, cela va de soi, et c'est ce que sentira quiconque a une dent contre de jeunes pédants et des gants jaunes.

Longtemps elle avait su se contenir, mais maintenant elle dit avec une évidente ironie:

—En vérité, je désire extraordinairement voir cette merveille de science.

—Vois-tu bien que tu le désires? répondit sa tante qui prenait tout au mieux. Voilà que lu rougis encore. Maintenant du moins tu ne me soutiendras plus que lu ne rougis pas, ma fille. N'est-ce pas, Vernooy, ne rougit-elle pas terriblement?

—Le plus terriblement du monde! répondit Vernooy, et sans nul doute il devait en être ainsi; si le brave homme qui avait la vue mauvaise pouvait le remarquer, surtout si l'on songe que Clara était assise à l'ombre d'un rideau, le dos tourné à une fenêtre et cela à une fenêtre de la rue Haute à Rotterdam, où, d'après le témoignage des plus vieux habitants, le soleil n'a jamais pénétré.

—Clara, dit l'oncle qui aimait bien à tourmenter, prends garde, ma fille, qu'il ne prenne ton petit cœur dans ses filets!

—Il n'y a pas de danger, mon oncle.

—Hé! je suis curieuse de voir ce qui sortira de là, dit la tante, fais-y bien attention, mon enfant! Et elle espéra que pour la jeune fille cet avis signifierait: Jette-le bien vite ce cœur aux pieds du jeune homme.

Mais les chances étaient très-défavorables, car l'aversion de Clara n'avait fait que s'enraciner de plus en plus.

—Un Monsieur si savant ne fera pas attention à moi, dit Clara tout haut, et puis je ne suis pas faite pour autant de science.

Et elle songeait à part soi:

—Fût-il aussi sage que Salomon cela ne l'avancerait pas; je tournerai le dos à ce fou présomptueux.

On voit combien était peu dangereuse la manie de la tante Vernooy de marier les gens.


[1] Principale rue de Rotterdam.

[2] Superbe quai planté d'arbres.

[3] Port au vin.

[4] Port du Lion.

[5] Promenade récemment créée.

[6] Autre promenade.

[7] Ruelle tournante.

[8] Les ménagères hollandaises portent leurs clefs dans un petit panier.


IV.

Une fête pleine de cordialité.

Le jour était arrivé où devait avoir lieu le grand banquet donné en l'honneur de Gerrit Witse, candidat en médecine, et qui, ainsi que le lecteur a pu s'en apercevoir au début de cette esquisse, avait de son propre mérite une idée si différente de celle de ses parents.

—Il était environ trois heures après midi et le jeune homme était occupé à sa toilette. Considérait-ii comme une corvée la solennité à l'occasion de laquelle ses parents se proposaient sans doute de parader avec lui jusqu'à satiété? Se représentait-il, comme un soporifique épouvantail, l'ennui contre lequel il aurait à lutter dans une réunion de personnes dont les unes lui étaient indifférentes elles autres à charge? Etait-ce l'une de ces pensées en particulier ou peut-être un agréable mélange de toutes deux qui le faisait procéder si lentement à s'habiller, s'arrêter un vêtement ou l'autre à la main, regarder sans but par la fenêtre, se jeter sur une chaise sans être fatigué, le tout avec les signes évidents du chagrin ou de la contrariété?

Voilà certes un bel exorde et que j'ai tout expressément écrit pour vous détourner de la véritable cause de l'état dans lequel se trouve mon héros. Cette cause la voici: ses pensées étaient absorbées par un objet bien au-dessus du morceau de savon parfumé, de la belle chemisette, ou de la cravate de satin qu'il prenait tour à tour en main. Le malin, il était allé à la société de lecture. Quand il se trouvait pour quelques jours dans sa ville natale, la société de lecture dont monsieur Witse père était membre, était toujours son refuge. Il se figurait chaque fois qu'il pourrait y passer agréablement son temps, bien que le résultat trompât le plus souvent son attente. Il s'approchait, plein de curiosité, de la table de lecture, mais il s'apercevait à son grand désappointement qu'à l'exception du Cours de la bourse, de la Gazette des Indes Orientales et de l'Indicateur des adresses, il ne se trouvait rien sur cette table qu'il n'eût déjà lu à Leyde. C'était le même numéro de la Revue littéraire, comprenant la même quantité de bottes à l'adresse des jeunes poètes (j'entends la jeune école poétique) et le même langage figuré qui relève éminemment de l'économie domestique: nourriture mal cuite, plats d'élite, bons condiments, fortement épicés, etc., c'était le même Gids renfermant les mêmes assertions sur l'inconvenance qu'il y a à ce que la Hollande ait des comtes et des chevaliers, sur l'époque florissante de Jan, mot qu'on nous donne comme l'équivalent de la nation hollandaise, et sur les défauts de la rhétorique, le tout accompagné des mêmes citations du précédent numéro; c'était le même Cabinet de lecture, avec la même couverture verte, et la même Bibliothèque du monde savant, avec les mêmes pièces de vers sur l'enterrement de Monsieur tel et tel, et sur le cinquantième anniversaire de Monsieur ci et çà. Il recourait alors aux livres nouvellement arrivés. Il connaissait déjà aussi bon nombre de ceux-là grâce aux soins officieux d'un Van der Hook, et d'une demi-douzaine de Harenberg[1]; et les autres lui paraissaient trop volumineux pour pouvoir être lus en quelques jours. Il arrivait donc le plus souvent qu'il se bornait à lire la préface de quelques nouvelles françaises, préface dans laquelle l'auteur assurait qu'il avait fait appel à sa conscience pour écrire un livre très-immoral, à ses connaissances esthétiques pour faire une œuvre de très-mauvais goût. Et voilà, comment, ce matin même, il s'était enfoncé dans la lecture de la préface du Ruy Blas de Victor Hugo.

Quelque attachante que lui parût cette préface, quelque solides, puissants et concluants que pussent lui en sembler les raisonnements elles déductions, elle ne l'absorbait pas tellement qu'il ne jetât de temps en temps les yeux au-dehors, tantôt sur le pont de la Bourse, tantôt sur le Blaak qui, éclairé par un tiède et charmant soleil, offrait un coup d'œil agréable et gai. Et tout à coup (j'abrège) il aperçut distinctement la belle qu'il avait vue avec un pigeon blanc sur la tête dans le paradis de la Néerlande, comme dit l'aveugle Moens, la belle qui n'avait frappé ses yeux qu'une seule fois et qu'il ne connaissait pas le moins du monde, ce qui avait été une raison de plus pour penser sans cesse à elle, pour y rêver, pour en devenir amoureux enthousiaste.

Je n'aurai pas la témérité d'affirmer que le livre lui tomba des mains, car c'eût été encore un tort plus grand; non, mais il le jeta à terre, prit son chapeau, mit ses gants, dégringola l'escalier de la société de lecture, et se précipita à travers la porte. La belle avait suivi le Blaak et par conséquent pris à droite. La suivra-t-il? Non, il connaît trop bien les désagréments des ailes des chapeaux. Il tourne le coin à gauche, traverse verse au pas accéléré la ruelle du Poisson, au trot la rue du Vin, au galop la ruelle du Roi, et revient tout posé et avec une physionomie aussi calme que si rien ne s'était passé, se promener au Blaak; En vérité c'est bien elle! Oui c'est bien ce riant visage, cette aimable bouche, ce spirituel regard! Il la salue.—Ciel et terre! elle lui a rendu son salut! Quelques maisons plus loin, il s'arrête, contemple sa gracieuse tournure, et admire d'un œil amoureux la légèreté de sa démarche; elle traverse le pont de Bois; il la suit d'un œil fixe jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la rue de l'Empereur. Alors il revient précipitamment à la société littéraire et en franchit l'escalier d'un pas rapide; Ruy Blas gît encore sur le parquet; machinalement il reprend sa première position et ramasse le livre. C'était par dépit. Il eût dû la suivre, chercher à savoir sa demeure. Il quitte la société, retourne sur ses pas, franchit le pont de Bois, traverse la rue de l'Empereur. Il ne l'aperçoit plus; sa trace a disparu. Plus amoureux que jamais et tout mécontent de lui-même, il parcourt toute la ville, regarde curieusement dans tous les magasins de nouveautés, pour voir s'il n'y découvrira pas la robe de soie verte qui l'a si vivement ému ou le chapeau de satin brun surmonté d'une plume d'autruche qui occupe la place où il a vu jadis ce pigeon blanc qu'il a tant envié. Mais c'est en vain, il ne la voit nulle part, nulle part, à aucune fenêtre, la charmante... Oui, comment se nomme-t-elle? Il n'en sait rien, et rit de sa folie. Il rentre ainsi à la maison paternelle.

C'est dans cette disposition d'esprit que nous le retrouvons dans sa chambre. Mais non! Un rayon d'espoir a illuminé son âme. Les calculs d'un homme qui se trouve dans la position de Witse sont audacieux. Il y avait chez monsieur et madame Vernooy une jeune fille, une nièce, dont il ignorait le nom: il connaissait aussi peu le nom de la jolie Gueldroise; c'était là un point de rapport. Ce pouvait être la même personne, et si cela était, il en serait plus heureux que d'avoir obtenu le plus haut grade pour tous les examens possibles.

Préoccupé de ces pensées, il finit cependant par être prêt, non sans avoir d'abord noué soigneusement sa cravate avant d'avoir mis sa chemisette, puis endossé son habit avant de lui avoir préalablement donné pour dessous son gilet de satin.

Il descendit. Il était déjà arrivé des convives. Il entendit leurs voix dans le salon. Il ouvrit la porte avec un battement de cœur.

—Voilà notre candidat! s'écrièrent d'une seule voix le papa et la maman.

Le candidat s'inclina devant monsieur et madame Van Hoel.

Monsieur et madame Van Hoel étaient des personnes d'une cinquantaine d'années, dont ils en avaient passé vingt-cinq dans l'état de mariage. Ils appartenaient au haut commerce, et monsieur était ce qu'on appelle un homme de poids. A la société il promenait autour de lui un regard très-grave et comme un homme qui a beaucoup d'influence, et dans la rue il tenait, beaucoup à ce qu'on le saluât, honneur que, vu la fortune qu'il avait faite, chacun s'empressait de lui rendre. Le ton et l'importance de madame avaient suivi d'un même pas l'accroissement de la fortune de son mari; dans le principe elle était prétentieuse, puis elle devint ce qu'on appelle une femme entière, et en ce moment elle était, pour ainsi dire, devenue inaccessible. C'étaient de très-anciennes connaissances de monsieur et madame Witse; à l'époque où c'était encore deux jeunes couples, ils se voyaient presque tous les jours; les dames s'aidaient l'une l'autre à tailler leurs robes, et les messieurs allaient ensemble à la pêche. Mais cette intimité exagérée avait cessé par degrés, à mesure que les Van Hoel, pour me servir d'une expression vulgaire, avaient dépassé la tête des Witse. Néanmoins il ne se fêtait aucun événement important dans les deux familles sans qu'elles s'invitassent réciproquement; elles étaient l'une pour l'autre un mal nécessaire. Il ne fallait cependant pas chercher la cause du refroidissement survenu, uniquement dans l'accroissement de la fortune de monsieur Van Hoel; une autre petite circonstance y avait contribué. Comme monsieur Witse, monsieur Van Hoel avait un fils unique, et il est notoire que rien n'est plus mortel pour les relations d'amitié, que l'existence d'enfants, surtout quand ils commencent à devenir grands. Witse avait un fils intelligent et studieux, dont se faisaient gloire toutes les écoles qu'il avait fréquentées, et qui était devenu ensuite un brillant sujet à l'université, tandis que le fils de Van Hoel était un imbécile qui n'en voulait faire qu'à sa tête et qui, arrivé à l'âge où l'on se distingue, s'était hâté de se distinguer comme un écervelé et avait été envoyé aux Indes parce qu'on ne savait qu'en faire dans la mère-patrie. D'où monsieur et madame Van Hoel étaient devenus les ennemis naturels de Gerrit. D'où il arrivait que monsieur Van Hoel ne recevait jamais de son fils une lettre où celui-ci, comme preuve de l'excellente façon dont il plaçait l'argent que devait lui envoyer son père, s'étendait complaisamment sur les brillantes perspectives qui s'ouvraient devant lui et sur la merveilleuse rapidité avec laquelle il faisait sa fortune, sans se hâter de la communiquer à haute voix à la société Amicitia, et cela de préférence à la table où monsieur Witse s'enfonçait dans le Handelsblad, le tout en ajoutant: «qu'on ne pouvait mieux faire que d'envoyer ses enfants aux Indes, ni agir d'une façon plus inconsidérée qu'en les faisant étudier, ce qui ne leur permettait de se faire une carrière que très-tard; on en avait pour exemple les jeunes médecins.» De là venait enfin que jamais n'avait lieu une échauffourée d'étudiants, un petit tapage dans les rues de la ville universitaire, tapage à peine digne d'être mentionné à côté du grand émoi qu'il devait causer dans le pays, sans que madame Van Hoel éprouvât le besoin de rendre aussitôt visite à madame Witse et, à cette occasion, de lui communiquer la nouvelle en la plaignant, avec force soupirs, de ce qu'elle ne sût pas au juste si son fils avait ou non pris part à l'affaire; «elle espérait, disait-elle, elle espérait de tout cœur qu'il n'en était rien; Gerrit était connu pour un bon, brave et excellent jeune homme, mais enfin on ne pouvait savoir! Et à Leyde!... oh! les jeunes gens y sont si vite corrompus!»

Le candidat s'inclina devant monsieur et madame Van Hoel.

Après les politesses d'usage, vint naturellement un compliment sur l'examen subi. Monsieur Van Hoel ajouta qu'il espérait de tout cœur que c'était un pas vers une prompte promotion et une brillante pratique, et madame Van Hoel, à titre de sympathique condoléance, exprima le regret que la plupart des personnes fissent choix d'un vieux médecin. Après quoi monsieur Van Hoel qui, les bras derrière le dos, écartait devant le feu les pans de son habit et se laissait caresser la paume des mains par la chaleur, monsieur Van Hoel dit:

—J'ai rencontré monsieur Witse ce matin, je crois?

—Moi, monsieur? demanda Gerrit surpris; je ne sache pas avoir eu l'honneur...

—C'est ce dont je me suis aperçu, reprit monsieur Van Hoel avec un ironique sourire et en regardant obliquement la mère de Gerrit; c'était au Blaak; mais j'ai bien vu que vous ne sembliez pas me voir...

—Effectivement, je ne vous ai pas vu, répondit Gerrit en rougissant.

—Oh! ces jeunes savants, remarqua madame Van Hoel en joignant les mains et en pressant entre les doigts ses gants neufs de peau de chevreau, oh! ces jeunes savants planent dans une si haute sphère qu'ils ne voient plus personne.

—Cela peut bien arriver une fois en passant, n'est-ce pas, Gerrit? dit la maman, qui trouvait qu'une sphère élevée convenait à son fils.

—Mieux vaudrait que cela n'arrivât pas, dit Gerrit; cela vient si mal à propos au Blaak.

—Oui, répondit monsieur Van Hoel en haussant les épaules avec une gravité affectée, nous ne sommes ici que dans une ville de commerce; il faut bien en prendre notre parti.

—Je ne voulais pas dire cela! reprit Gerrit qui s'aperçut seulement alors que monsieur Van Hoel était en train de faire des épigrammes.

La porte s'ouvrit. Gerrit regarda avidement. Ce ne fut pas une belle jeune fille qui entra, mais un jeune homme qui, de son avis seul, eût pu être dit une beauté, s'il eût été fille. C'était un de ces beaux hommes, dont les jeunes gens sont peut-être beaucoup plus jaloux que les jeunes filles n'en sont éprises. Une chevelure noire, soyeuse, bouclée, un front d'une parfaite blancheur, un teint des plus délicats, des yeux vifs et brillants et de coquets favoris, tel était son lot. Il n'y avait dans les traits de cet homme ni énergie, ni majesté, ni même quelque passion, et moins encore dans son attitude qui avait le laisser-aller langoureux d'un Adonis. C'était monsieur Hateling, un jeune homme de bonne maison, qui demeurait en quartier et étudiait le commerce dans l'un des principaux comptoirs de Rotterdam. Ce jeune homme était parfaitement à sa place, soit derrière un pupitre, soit à un dîner; c'est-à-dire qu'il savait bien aligner des chiffres et bien babiller. Il ne péchait pas par excès d'esprit ni de goût, mais il ne lisait jamais de hollandais, circonstance qui donne toujours une haute opinion de tous deux. Il plaisantait sur tout ce qui se nomme étude ou, comme il le disait, prend l'essor dans les nues. Du reste, comme sa position de célibataire faisait qu'il aimait beaucoup dîner dehors, il avait pris le bon chemin pour être souvent invité, il possédait à fond la routine du métier et connaissait parfaitement tout ce qu'il avait à faire pour plaire en pareille circonstance.

Tandis que ce Narcisse était encore occupé à faire son compliment, entra, avec beaucoup de fracas et la figure haute en couleur, une dame de vingt-cinq à vingt-six ans, qui portait une robe noire pour montrer qu'elle était affligée, et était très-décolletée pour montrer qu'elle n'avait pas abdiqué tout désir de plaire. Elle n'était ni jolie, ni laide, très-blonde et très-affairée. C'était madame Stork, la jeune veuve d'un mari mort de consomption. Monsieur et madame Witse avaient fait sa connaissance depuis peu; aussi fit-elle à Monsieur et à la chère madame le compliment le plus cordial, le plus charmant, le plus affectueux. Elle fut présentée aux Van Hoel et, à cette occasion, s'empressa de demander, avec un ravissant sourire et en laissant voir ses belles dents, s'ils étaient de la famille de madame Van Hoel d'Utrecht, qu'elle avait le plaisir de connaître et qui était une femme délicieuse. Puis elle se tourna de nouveau vers messieurs Witse, tourmenta le père et dit au fils toutes sortes de galanteries avec le laisser-aller d'une femme mariée et la coquetterie d'une femme qui ne l'est pas. A peine cette dame avait-elle fini de saluer les convives présents que la porte s'ouvrit de nouveau, madame Vernooy entra suivie de Clara Donze.

Le cœur de Gerrit tressaillit; il pâlit, puis rougit très-fort; car c'était elle, la charmante jeune fille de la Gueldre, la dame de ses pensées!

Monsieur Vernooy apparut derrière ces dames, fit, dès le seuil de la porte, un bonasse hochement de tête à l'adresse de Gerrit, et, avec un sourire plus bonasse encore, serra la main du jeune homme en s'écriant:

—De tout cœur, de tout cœur, mon brave! Vous voilà donc candidat; n'est-ce pas ainsi que cela s'appelle?

—Et sans doute avec tous les grades? demanda madame Vernooy en souriant avec affabilité.

—Oui, dit madame Witse, en redressant la tête avec bonheur; nous n'avions pas d'inquiétude quant à cela, mais il ne voulait pas l'écrire. Eh bien, c'est un beau garçon, n'est-ce pas? Notre petit Gerrit nous donne bien du plaisir.

Le petit Gerrit qui pendant ce colloque faisait une figure passablement niaise, ne grandit pas dans l'estime de Clara à qui du reste il n'avait pas déplu quant à l'extérieur; bien plus il lui semblait si bien qu'elle en était intérieurement mécontente. Non, pensa-t-elle, ne reculons pas! Qu'il ait bon air cela ne prouve rien contre sa pédanterie. Ce doit être un pédant!

Gerrit l'avait saluée très-poliment, et les dames s'empressèrent autour de la jeune étrangère. La mère du jeune homme parut très-curieuse de savoir comment se portait sa famille en Gueldre, bien qu'aucun de ceux qui étaient là ne sût si elle avait ou non père et mère, frères et sœurs. Clara répondit à tout avec assurance et le sourire sur les lèvres.

Gerrit ne pouvait détourner d'elle son regard. Qu'elle était belle vue de près! Comme ses formes étaient délicates! comme la blancheur de son cou était transparente! comme les contours de son visage et les lignes de sa taille étaient purs!

Comme il s'apprêtait, dès que les battements de son cœur seraient un peu calmés, à lui adresser la parole, le dernier des convives parut et attira sur lui l'attention de l'assemblée entière.

C'était un homme dont l'âge flottait entre cinquante et soixante ans, ce qu'il dissimulait en partie par un faux toupet couronnant des joues très-rouges. Une ample cravate blanche à bouts flottants et de grands cols flasques complétaient sa physionomie. Il portait un large habit noir, un pantalon de drap bleu et un gilet de velours d'une respectable antiquité et marqué de raies perpendiculaires. C'était monsieur Wagesteert connu de ses amis pour un original. A force d'originalité, cet homme en était venu à ce résultat très-enviable dans ce monde hypocrite lui-même et supposant, encourageant et provoquant l'hypocrisie, il en était venu à ce point, disons-nous, qu'on lui reconnaissait le droit de dire tout ce qui lui venait sur les lèvres, droit dont il faisait largement usage. Ajoutez à cela qu'il avait une façon toute particulière de s'exprimer; son vocabulaire différait complètement de celui des autres hommes, et il avait coutume de dire qu'il était fâcheux, quand il se faisait de nouvelles inventions, qu'on ne le consultât pas sur les noms à donner aux choses. Ainsi, par exemple, il désignait invariablement le beau sexe par le nom de mangeuses de pommes par allusion à sa grand'mère Eve, et ne donnait jamais aux médecins d'autre titre honorifique que celui qu'enferme la qualification d'inspecteurs de langues. Les médecins et les femmes étaient ses plus grandes antipathies, et il assurait ordinairement qu'il saurait vivre sans les dernières et mourir sans les premiers. Ce singulier homme vivait en quartier sur le Nieuwe Haven[2] d'un revenu clair et net, et comme il n'avait rien à faire, il avait non pas tant la paresse que l'esprit de rester tous les jours dans son lit jusqu'à onze heures ou midi, et, dans cette commode attitude, de lire, d'écrire, et de faire tout ce qui lui passait par la tête. Il avait l'habitude d'aller acheter lui-même du saumon frais et de le rapporter à la maison dans un petit filet. Il possédait la plus affreuse chienne de tout Rotterdam et deux chats gris qui avaient été allaités par cette même chienne. A la Société il ne buvait jamais autre chose que de ta limonade gazeuse et à table rien autre que du vin de Porto. Il avait une canne dont le pommeau projetait une ombre ressemblant au portrait de Louis XVI; et une montre sous le verre de laquelle était peinte une mouche qu'on eût juré être posée sur le cadran; un canif universel, muni de toute espèce d'appendices, était son fidèle compagnon, et il savait parfois en tirer parti très-spirituellement. Bref, rien n'était plus évident ou mieux connu que ceci, que monsieur Wagesteert était un original, et il lui arrivait rarement d'ouvrir la bouche sans goûter la satisfaction d'entendre l'une ou l'autre personne de la société où il se trouvait, murmurer: Ce Wagesteert a toujours quelque bonne plaisanterie à débiter!

L'entrée de cet humoristique génie et les politesses qu'il adressa à la maîtresse de la maison et aux convives étaient une sorte de parodie bouffonne de la façon dont ces choses se font d'ordinaire, et bien que monsieur Wagesteert répétât cette plaisanterie en toute circonstance, elle trouva grâce cette fois encore aux yeux de ses admirateurs.

On en riait encore, quand le domestique entra avec la nouvelle que la soupe était sur la table. Les Messieurs offrirent leur bras aux dames avec ce lent empressement avec lequel on procède toujours quand on se sait trop à qui revient le pas, et monsieur Wagesteert qui, tout dédaigneux qu'il fût des mangeuses de pommes, n'en savait pas moins très-bien lesquelles étaient les plus charmantes, offrit son bras à Clara toujours d'une façon plaisante. Clara n'avait jamais vu d'original.

On se rendit à table, et la première remarque que fit Gerrit fut que la distribution des places ne lui plaisait pas le moins du monde.

Voici le lieu de dire un mot de commisération sur vous, généreux philanthropes, qui êtes assez bons pour donner à dîner à vos amis. Ce n'est pas encore assez que vous envoyiez à la ronde chez tous les marchands de comestibles à la recherche de volailles ou de gibier qu'on ne trouve nulle part; ce n'est pas assez que vous vous évertuiez à effacer, à surpasser, s'il se peut les plats fins du dernier dîner auquel vous avez assisté; ce n'est pas assez que de votre propre main, Madame, vous prépariez le blanc-manger, et que vous vous imposiez la dure nécessité de déguster votre gelée au rhum à une heure indue. Il vous faut encore disposer les gens les plus difficiles, les plus chatouilleux, les plus intolérants sur ce point, il vous faut placer vos convives, et cela de façon à ce que chacun se trouve selon son idée et son goût; de façon que toutes les antipathies soient séparées et toutes les sympathies appariées; de façon que vous ayez tel égard que de raison à la dignité et à l'âge de chacun; de façon que les jeunes filles ne soient pas assises trop haut et les vieilles filles trop bas; de façon que vous puissiez compter sur une conversation animée; de façon qu'il y ait de la variété, toute la variété possible dans l'arrangement de vos hôtes. Et lorsque vous vous êtes efforcée de satisfaire à ces mille obligations si compliquées et si embarrassantes, quand vous avez, avec le plus grand scrupule, sacrifié partout le moins au plus, vient un convive ou l'autre, sinon votre propre fils ou époux qui trouve votre disposition parfaitement absurde et se plaint de la place qui lui est assignée. Le téméraire ne sait ce qu'il dit! Qu'il propose un autre arrangement et il verra comme tout s'embrouillera! Mais il ne l'en dit pas moins, c'est-à-dire qu'il y songe à part lui et murmure en silence. Si encore il se plaignait toujours à haute voix, votre justification lui fermerait la bouche; mais non, il se tient pour convaincu de la malveillance de vos intentions, de votre perversité, de votre désir de le vexer, de le choquer, de le blesser, et emporte cette conviction jusque dans la tombe. L'ingrat! il ne sait pas de quelles misères vous l'avez préservé!

Pour la mère de Gerrit, la distribution des convives avait été particulièrement difficile, grâce à la circonstance que le nombre était impair, et qu'il y avait un monsieur formant superfétation. Par conséquent, il fallait de toute nécessité que deux messieurs se trouvassent côte à côte; l'un devait être naturellement son fils, et l'autre Monsieur Wagesteert, direz-vous peut-être, puisque c'est un ennemi des femmes? Ce serait cependant, mon cher lecteur, une présomption très-erronée de votre part. C'était précisément là un motif pour que, dans toutes les réunions, monsieur Wagesteert fût placé entre deux dames, et tonies les dames se disputaient le plaisir d'être dans son voisinage; car qu'y a-t-il de plus piquant pour les femmes que la société d'un homme qui fait profession de les détester. Monsieur Wagesteert était donc placé entre madame Witse elle-même, et madame Van Hoel. Mais ce n'était pas là ce qui scandalisait si grandement Gerrit. C'était bien moins encore que madame Vernooy fût assise au centre de la table, entre monsieur Van Hoel et son père, comme une perle enchâssée dans l'or, ainsi qu'elle-même le faisait modestement remarquer. Mais la cause de son indignation, c'était que lui, placé au bas bout de la table, vit en face de lui Hateling, ce fat personnage placé ... à côté de sa mère (jusque-là c'était bien), mais de l'autre côté, auprès de Clara, qui avait elle-même son père pour second voisin; c'était-là une chose que Gerrit ne pouvait pardonner à sa mère, bien qu'elle lui eût donné en partage à sa droite l'éveillée madame Stork, et, à sa gauche, l'affable monsieur Vernooy; comme ce dernier était le plus accommodant, il n'avait qu'une seule voisine, madame Van Hoel, qui, à dire vrai, pouvait compter pour deux dames.

Le dîner commença par ce mystérieux conlicuere omnes, qui marque le début de tous les dîners; la soupe fut mangée avec un muet recueillement qu'interrompirent seulement l'observation, faite en même temps aux quatre coins de la table, sur le changement d'atmosphère, et une petite plaisanterie dite par monsieur Wagesteert qui baptisa la soupe à la tortue, du nom de soupe au poivre, ce qui était un mot entièrement neuf.

Le verre de vin après la soupe[3] amena quelque mouvement, vu que la plupart des dames tenaient la paume de leurs mains gantées sur leurs verres pour empêcher les messieurs de remplir ceux-ci.

Quelques instants plus lard, madame Stork fut assez exigeante pour demander un verre d'eau; ce qui donna à toutes les dames de la société le courage d'exprimer le même vœu.

Après ces cérémonies préliminaires, la conversation devint par degrés plus animée, plus haute et plus vive.

Madame Stork assaillit Gerrit par une dissertation très-enthousiaste sur toutes sortes de livres; sur le Corsaire de lord Byron; la Notre-Dame de Victor Hugo, les Mémoires de Walter Scott, le Jocelyn de Lamartine, le Maltravers de Bulwer, et une foule d'autres romans et nouvelles moins connus, et que Gerrit n'avait jamais entendu nommer. L'un faisait ses délices, l'autre était le favori de feu monsieur Stork. Elle avait lu celui-ci la nuit, celui-là pendant ses visites de noces avec Stork; elle en avait emporté un autre à la promenade; elle avait prêté un tel à une amie, elle voulait absolument prêter tel autre à Gerrit lui-même; elle désirait savoir l'opinion de Gerrit sur celui-ci, elle ne voulait nullement connaître son avis sur celui-là, parce qu'elle n'en pouvait entendre dire le moindre mal; elle avait pour celui-ci une très-vive sympathie, et celui-là, disait-elle, en baissant les yeux et avec un profond soupir, celui-là renfermait tant de choses, qui se rapportaient à sa propre position!...

De l'autre côté du jeune homme, le bon Vernooy s'extasiait sur la science et la lecture de Gerrit, que mettaient en lumière ses réponses à l'avalanche de paroles que faisait pleuvoir sans interruption la langue agile de madame Stork; à tout instant il témoignait à voix basse à madame Van Hoel, son admiration pour ce jeune homme distingué, sans que cela lui fit perdre beaucoup dans l'estime de cette dame, qui promenait son regard avec une inexprimable majesté, sur une société dont elle était, à son sens, le plus grand ornement. Lorsque Gerrit levait les yeux, il apercevait le beau Hateling qui, avec le plus doux sourire épanoui entre ses favoris bien peignés, causait très-gaiement avec la belle Clara, et mettait en œuvre en l'honneur de celle-ci toute son urbanité et toute sa galanterie. Madame Witse jetait un bienveillant regard sur Hateling, qui était très-avant dans ses bonnes grâces, puis reportait les yeux sur Gerrit, auquel elle faisait un signe de tête, comme pour lui demander s'il ne se trouvait pas extraordinairement bien placé; puis comme sa voix ne pouvait aller jusqu'à son fils et qu'elle ne pouvait réaliser directement sa demande, elle se mit à raconter à Hateling et à Clara, qu'elle n'avait pu mieux traiter Gerrit, qu'en le plaçant près de madame Stork, qui était une savante, «c'est-à-dire, non pas une savante proprement dite, car elle était charmante, mais une savante sans qu'on s'en aperçût, qui savait toutes les langues, avait beaucoup vu, et était extraordinairement intéressante.» Ensuite elle plaisantait un peu avec Wagesteert sur la perversité des hommes, et prenait à témoin madame Van Hoel, qui, elle aussi, «les trouvait tous très-mauvais.» Pendant ce temps, madame Vernooy débitait sur le compte de Clara autant de bien, qu'elle en avait jamais entendu sur Gerrit de la bouche du papa Witse, et ce dernier n'était pas indifférent au charmant visage de la jeune personne. Monsieur Van Hoel, avec une physionomie sceptique et pleine d'ironie, observait madame Stock, et, dans son orgueil de négociant, estimait très-bas ce babil dénué de sens; de temps en temps il adressait à Witse et à Vernooy, une sententieuse parole, déclarait qu'il avait une foule de reproches à adresser au gouvernement et au conseil communal, et s'apitoyait sur le monde qui n'y voyait pas assez clair «pour choisir des hommes expérimentes et habiles qui se donneraient volontiers la peine de remettre tout sur pied.»

Le dessert fut servi, et madame Witse fit changer les bouteilles avec un certain apparat.

Monsieur Vernooy, dans la bonté de son cœur, comprenait parfaitement qu'on devait porter un toast au jeune candidat, mais il n'était pas homme à proposer des toasts. Il est vrai qu'il était vraisemblablement le plus âgé de la société, mais il pensait que cet honneur revenait à monsieur Van Hoel, qui jouissait d'une haute considération, et qui d'ailleurs, songeait-il encore, s'acquitterait de cette tache beaucoup mieux que lui. Monsieur Van Hoel, cet homme si considérable, était très-certainement du même avis, mais il ne se sentait pas la moindre envie ou disposition à s'acquitter de la chose; et bien que la pensée du toast que nécessitait la circonstance se fût aussi présentée à l'esprit de Wagesteert, il l'écarta sous prétexte «qu'il ne portait jamais de toasts, et regardait cela comme une insigne folie,» ce à quoi s'ajoutait l'impossibilité où il se trouvait de remplir cette tâche. Il en était de ceci comme de sa singularité prise dans son ensemble, singularité qui à bien des points de vue, n'était que le pis aller de ses efforts malheureux pour agir avec quelque grâce et quelque succès comme les autres hommes. La timidité et la maladresse, d'un commun accord et comme deux sœurs, s'étaient alliées pour faire de lui un violateur des formes reçues, un railleur de toutes les convenances. Ainsi un cheval effrayé prend le mors aux dents, brise le frein qui le contient et met la voiture en pièces.

Le dessert fut servi, et personne ne portait le toast. Vernooy était de plus en plus mal à l'aise. Il trouvait impoli et inconvenant de ne pas le proposer, mais quand il songeait à s'en charger, il lui prenait une sueur froide. Deux ou trois fois, il porta la main à son verre pour le lever solennellement, mais chaque fois il le laissa en repos; deux fois même il le leva en effet, mais il hésita et dissimula son dessein réel, sous le prétexte d'adresser à madame Van Hoel une insignifiante remarque sur la couleur du vin et sur l'agrément des verres taillés. Cependant la situation devenait de plus en plus critique. Maman Witse, toute rouge, se mit à promener sur les convives des yeux inquiets, et elle faisait de temps en temps de petites pauses dans sa conversation. Plusieurs verres étaient déjà vides, et toutes les bouteilles étaient entamées. Il le fallait enfin. Vernooy fit de son mieux et le visage pâle, le front humble, les lèvres tremblantes, il dit:—Mes amis, il faut remplir les verres! Bien que, sur la fin du repas, la conversation eût eu de grandes lacunes pendant lesquelles on entendait les couteaux à dessert faire leur œuvre, le moment où le bon Vernooy fit cette invitation était des plus mal choisis, car Wagesteert venait justement de prendre une pomme et commençait à tourmenter comme toujours les mangeuses de pommes.

Le brave homme feignit de s'être parlé à lui-même, et considéra avec une grande attention les dessins de la nappe. Un instant après, il reprit courage:—Mes amis! dit-il.

—Je crois que monsieur Vernooy veut dire quelque chose, dit madame Witse, en se penchant sur la table, jusqu'à ce qu'elle pût le voir; n'est-ce pas, Vernooy?

—Oui, Keetjen[4], dit l'excellent homme, je voulais proposer de boire un verre à la santé de Gênât, pour le féliciter encore une fois de ce qu'il est devenu candidat. Je n'ai pas d'enfants, mais je prends part au bonheur de mes amis qui en ont et qui en retirent de la satisfaction. J'aime Gerrit, et j'ose dire qu'il en est de même de tous ceux qui sont ici. Ainsi, Gerrit, à vous de tout cœur, mon brave!

—Gerrit! Gerrit! Gerrit! monsieur Witse! entendit-on sur tous les tons et de tous les points de la table; les verres furent levés à la hauteur du nez, puis vidés jusqu'au fond.

—Monsieur Witse! dit aussi Clara, mais on eût dit que son visage avait une expression moqueuse, et d'ailleurs elle n'adressa son toast au candidat qu'en passant, car Hateling venait de prétendre qu'il savait reconnaître à l'extérieur si les amandes contenaient ou non deux noyaux, et à l'appui de son dire, il présentait à Clara un double noyau sur sa cuiller. Elle accepta l'un des jumeaux, et l'on prit accord pour la première fois qu'on se rencontrerait, «mais pas en plein air.»

—Voilà un toast porté avec un entrain général! dit Wagesteert, avec une gravité bouffonne, n'est-il pas vrai, maman Witse? Vive la persévérance! Gerrit étudie pour devenir professeur, n'est-ce pas?

—Allons donc, Monsieur! dit madame Witse.

Clara et Hateling sourirent.

Toutefois le moment de gêne fut bientôt passé pour Gerrit, et il éprouva une sorte de soulagement, lorsque madame Stork s'avisa de lui dire qu'il déclamait très-bien sans doute et lui demanda s'il ne voudrait pas réciter quelque chose, en faisant observer que l'occasion était si bonne.

On prétend souvent cela. Quand toute la société est rassasiée de mets et de vins de toute espèce; à l'heure où les oranges font la ronde et où l'on croque les amandes; quand celui qui doit déclamer à la tête doublement embarrassée et échauffée, conséquence naturelle d'un copieux dîner fait en nombreuse compagnie; quand les auditeurs, grâce à l'usage qu'ils ont fait des dons de la vigne et des cinq parties du monde, sont tout disposés à se laisser conduire, bercés par le rhythme, dans le royaume de Morphée, on appelle cela une bonne occasion pour déclamer. Je ne sais quelle était sur ce point l'opinion de Gerrit, mais ce qu'il savait lui, c'est qu'eu aucun moment la déclamation n'était son fort, et par conséquent il s'excusa. Mais madame Stork lança un regard en diagonale par-dessus la table pour appeler à son aide madame Witse.

—Est-il vrai, madame, demanda-t-elle, du ton de la plus opiniâtre incrédulité, est-il vrai que monsieur votre fils ne déclame jamais?

Madame Witse déclara qu'elle croyait au contraire que Gerrit déclamait très-volontiers.

—Des vers de lui? demanda Clara.

Le candidat fut assailli avec un redoublement d'insistance, et tous, qu'ils aimassent ou non la déclamation, formèrent un chœur dont le sens était qu'il fallait que Gerrit déclamât; celui-ci demeura néanmoins inflexible.

Madame Van Hoel fut la première à se formaliser de cette résolution et fit la remarque que «la déclamation était sans doute au-dessous d'un savant comme Gerrit.» La mère du candidat lui demanda «s'il ne saurait réciter les vers qu'il avait faits pour sa fête à l'âge de douze ans?» Clara sourit, Gerrit persista dans son refus.

—La plus jolie pièce, dit Wagesteert pour donner à l'affaire qui devenait sérieuse une autre tournure, la plus jolie pièce que j'aie entendue de ma vie, c'est un quatrain sur Beronicius qui était un grand poète, et, permettez-moi de le dire, un grand ivrogne.

—Oh! voyons donc ce quatrain, monsieur Wagesteert! dit madame Stork, voyons-le donc!

—Madame! répondit Wagesteert d'un ton solennel, c'est une épitaphe, une épitaphe, pour le grand Beronicius qui a trouvé une mort subite dans un fossé bourbeux. La voici:

Ci gît un génie admirable,
Qui vécut, mourut en pourceau;
Car cet ivrogne insatiable,
Vécut de vin, mourut dans l'eau.

Quelque spirituellement qu'il fût débité, ce chef-d'œuvre de Buizero n'excita pas les rires que Wagesteert eût voulu lui voir provoquer. Il sentit le besoin de faire une nouvelle pointe, et Gerrit en fut la victime.

—Savez-vous, monsieur le candidat en médecine, ce qu'il y a de mieux dans cette pièce?

—Pas le moins du monde! dit Gerrit d'un ton très-expressif.

—Comment vous ne voyez pas quel grand éloge du défunt elle renferme?

—Non! dit Gerrit presque déconcerté par le singulier homme, vis-à-vis duquel il savait qu'on ne pouvait se tenir assez sur ses gardes.

—Non? dit enfin Wagesteert après avoir longtemps fixé Gerrit, non? En ce cas, je vais vous l'expliquer. Le sel de cette pièce, monsieur le candidat, git en ceci qu'elle prouve que le grand poète Beronicius n'a eu besoin de médecins ni pour vivre ni pour mourir.

Sur ce, il prit très-gravement une poignée de patiences, les mit dans sa poche et dit à maman Witse:

—C'est pour mes petits enfants!

Tout le monde se mit à rire et surtout madame Van Hoel, et l'exclamation:—Ce Wagesteert, etc., retentit d'une seule voix. Gerrit eût donné une pièce de trois florins pour une repartie, mais il n'en trouva pas avant d'être le soir dans son lit, ce qui peut arriver, en pareil cas, aux gens les plus spirituels. Madame Stork fit oublier à Gerrit le désagréable incident en le consultant sur les hiéroglyphes des devises de bonbons, devises qui offraient des veaux pour signifier renard[5], des haies pour est et dans le déchiffrement desquelles le beau Hateling était infiniment plus habile que lui.

Le dernier mets, le couronnement du festin, fit le tour des convives. Dans le fait, le gingembre est un détestable mets, puis c'est le signal sérieux de quitter la table. Les dames se levèrent et les messieurs ne tardèrent pas à les suivre.

Les premières étaient en grande dispute dans la chambre voisine; toutes voulaient aider à madame Witse à servir le café, le différend s'apaisa toutefois, et le beau Hateling prit sur lui la tâche de distribuer les tasses. Alors les messieurs, la tasse dans une main, la soucoupe dans l'autre, s'engagèrent dans une conversation très-animée; de toute la journée ils n'avaient eu des vues ainsi profondes et aussi sages.

Maintenant ou jamais, disaient en l'année 1831, nos journaux, nos brochures, nos pièces de vers et tant d'autres belles choses. On ne lit cependant rien alors, et ce fut huit ans plus tard que l'affaire s'arrangea tellement quellement[6]. Maintenant ou jamais, se dit aussi Gerrit, en l'année 1838, après le mémorable dîner que nous venons de raconter et au moment où Clara, debout près de la cheminée, examinait un écran brodé. Il s'approcha d'elle avec toute la résolution qu'il put rassembler.

—Votre campagne, mademoiselle Douze se trouve, je crois, au bord de la chaussée, entre....

En ce moment, Wagesteert qui débitait des plaisanteries à Hateling se retourna brusquement, poussa le coude de Gerrit et tout le contenu de la tasse que celui-ci tenait en main vola sur la robe de gros de Naples gris de la charmante Clara.

La confusion de Gerrit fut terrible. Les dames s'empressèrent, à l'exception de madame Van Hoel, et les mouchoirs ne furent pas épargnés pour étancher le malencontreux liquide. Madame Stork ne cessait d'assurer que l'eau de Cologne était une panacée contre toutes les taches; madame Vernooy racontait la consolante légende d'une intéressante tache qui avait disparu d'elle-même, et plusieurs autres dames déclaraient en même temps qu'il était heureux que tout le café fût tombé dans les plis. Madame Van Hoel affirma que le champagne ne laisse aucune tache, consolation qui venait moins à propos; madame Witse fit mille excuses pour son fils et pour son café; un esprit pratique conseilla à Clara de faire mettre le devant de sa robe derrière; Wagesteert fit observer qu'elle avait là un charmant souvenir de monsieur Gerrit; Hateling gardait le silence en souriant triomphalement; monsieur Van Hoel parlait de nouveau de distractions et du Blaak; Gerrit faisait de son mieux pour garder une figure raisonnable. Quant à la belle Clara elle-même, elle ne fit que rire de tout cet émoi et de toute cette agitation et répéta cent fois que ce n'était rien avec une physionomie qui, heureusement, s'accordait tout à fait avec cette façon légère de considérer l'affaire.

Cependant, quand tout fut calmé, Gerrit n'eut pas le courage de reprendre sa conversation à peine entamée sur sa maison de campagne au bord de la chaussée, et il laissa le champ libre à Hateling.

Ou disposa les tables à jeu et il se forma trois parties.

Madame Stork déclara qu'elle aimait passionnément l'hombre, un jeu délicieux, disait-elle; monsieur Van Hoel dit avec tout le calme de celui qui y joue tous les jours qu'il l'aimait aussi, et Gerrit dut faire le troisième joueur.

Le reste de la société se partagea entre deux tables de boston. A l'une d'elles s'installa le père de Gerrit, avec madame Van Hoel et monsieur Vernooy, à l'autre madame Vernooy, Clara, Wagesteert et Hateling.

La passion de madame Stork pour le jeu d'hombre paraissait surpasser plus ou mains son habileté; au moins y avait-il chez elle entre ces deux conditions requises une disproportion qui contrariait visiblement monsieur Van Hoel. Elle parla beaucoup en jouant, il n'était pas rare qu'eu babillant elle perdit de vue quelque petit incident du jeu. Elle avait une façon énigmatique de mélanger ses cartes chaque fois qu'il lui fallait jouer, et il arrivait, lorsque ces Messieurs avaient longtemps attendu sa décision, qu'elle leur posait tout à coup l'importante question de savoir qui d'eux deux était l'hombre; on eût dit aussi que les larmes du veuvage empêchaient ses yeux de distinguer nettement un roi d'une dame; parfois aussi elle faisait la plaisanterie de prendre sans motif apparent la levée qui appartenait déjà à son partner, et elle réservait à l'hombre la spirituelle surprise de jouer à la fin du jeu une carte d'une couleur à laquelle elle avait précédemment renoncé; le tout entremêlé d'intéressantes anecdotes sur les votes qu'elle avait faites et les parties sans prendre qu'elle avait gagnées, et de la dépréciation de tous les autres jeux qui, comparés à l'hombre, étaient si simples. La politesse de Van Hoel était en lutte continuelle avec son estime pour le grave jeu de l'hombre. Il faisait une mine très-sérieuse et très-rébarbative et, quand il ne pouvait s'empêcher de faire une observation, il s'adressait à Gerrit comme plastron: Monsieur Witse, disait-il, il ne faut jamais jouer atout ou il faut continuer à le faire. Monsieur Witse, il faut toujours... Mais nous ne pouvons vous donner une leçon ici, cher lecteur, et vous êtes tout aussi innocent que Gerrit.

A la table de boston où se trouvait madame Van Hoel, il y avait une autre cause de différend. Monsieur et madame Witse, bien que vivant toujours dans la meilleure harmonie, ne pouvaient s'entendre à ce jeu nommé le livre d'images du diable, et se fâchaient en quelque sorte régulièrement l'un contre l'autre lorsqu'ils avaient perdu une partie où ils avaient été partners; dans ces cas-là madame Witse saisissait toujours par le bras monsieur Vernooy et l'invoquait comme arbitre, et celui-ci assurait invariablement quelle n'eût pu jouer autrement qu'elle ne l'avait fait, qu'il était impossible aussi que Witse eût joué autrement, et que toute la faute revenait à lui-même; ce digne homme était vraiment une de ces rares créatures nées pour le jeu de cartes et auxquelles cette récréation ne nuit absolument en rien. Cela ne le surexcitait pas, ne l'ennuyait pas, ne l'aigrissait pas; il supportait également bien te gain et la perte; il restait toujours de bonne humeur et, ce qui dit tout, le même en toute occurrence.

Quant à la troisième partie, Wagesteert y prenait le ton le plus haut; il n'imitait pas Vernooy qui, selon l'ancien style, altérait par plaisanterie les noms des couleurs, et à chaque coup hasardeux, assurait qu'il pouvait également bien geler ou dégeler; non, monsieur Wagesteert était beaucoup plus original et s'obstinait à donner à toutes les figures leurs noms royaux tels que Sara, David, Esther, etc., etc. Hateling s'éventuait à chuchoter à l'oreille de Clara l'éternel malheureux au jeu, heureux en amour, lui laissait les levées, répondait à son appel avec le regard le plus tendre, l'aidait à consulter la carte de boston, s'approchait si près de la jeune fille que ses belles boucles frôlaient sa joue et ses favoris, et vantait le jeu habile de madame Vernooy, de quoi il résulta que madame Vernooy fut enchantée du charmant, spirituel, amusant Hateling qui était si bien en société.

On fixa le dernier tour; les jolies bourses en soie vinrent au jour; madame Stork qui avait beaucoup perdu, mais qui l'ignorait bien entendu, eut la générosité de mêler toutes les fiches; aux autres tables on décida que personne n'avait gagné. On se leva.

Gerrit s'aventura de nouveau à parler à Clara et lui demanda la situation de la campagne quelle habitait, il raconta comment il avait passé devant cette campagne et l'avait aperçue, elle, Clara. Il faisait un voyage à pied.

—Oh! oh! dit Clara; un voyage à pied. C'était un voyage scientifique sans doute, monsieur Witse?

Il ne put répondre; des larmes de dépit remplirent ses yeux.

—Est-ce-là votre boa, mademoiselle Bonze? demandait Hateling qui s'approcha de la jeune fille avec le vêtement en question, et il le jeta sur ses blanches épaules.

Les convives se retirèrent.

Une dernière torture attendait Gerrit.

—Pourquoi donc n'avez-vous pas voulu déclamer? demanda sa maman quand tout le monde fut parti,

—Parce que je ne le sais pas! répondit-il.

—Oh! dit le papa Witse, n'en parlons plus; c'est une misérable affaire. On dit partout que tu es très-bien et quand il y a du monde à la maison tu es toujours muet et sournois. Nous ne nous apercevons guère de ton mérite. J'ai vu parfaitement que monsieur Van Hoel pensait: Est-ce bien là le charmant Witse?

—Oui, Gerrit, cela ne fait pas plaisir! ajouta la maman. Voilà madame Stork; elle ne s'est vraiment épargné aucune peine, elle t'a entamé de toutes les manières! C'est une gentille femme, une femme parfaite, une femme particulièrement charmante,—la brave mère appuyait sur chaque mot,—et tu étais roide comme un mannequin...

—Madame Stork ne me laissait pas prendre la parole, ma chère maman, répondit Gerrit avec un léger sourire.

—Allons, mon ami, c'est bon pour une fois, mais que cela ne recommence plus, dit le papa, je t'en remercie; à quoi te sert d'être savant si tu ne le montres pas?

Ce soir-là Gerrit monta à sa chambre en déplorant sa science. Il ferma la porte à double tour et dit:

—Je voudrais être un imbécile!


[1] Libraire de Leyde.

[2] Port neuf.

[3] En français dans le texte original.

[4] Catherine.

[5] Renard se dit vos en hollandais.

[6] Allusion au traité des vingt-quatre articles qui consacra définitivement l'indépendance de la Belgique.


V

Amour et souffrance du docteur.

Deux ans après, le jeune homme que nous venons de laisser candidat en médecine, était occupé à déjeuner dans une certaine ville de la Gueldre... La chambre dont il avait fait choix était encore disposée autant que possible sur le pied d'une chambre d'étudiant. Le vénérable portrait du grand Hufeland qui, à Leyde, était attaché à la tapisserie par deux épingles, avait, il est vrai, reçu depuis lors un cadre sévère; mais l'homme écorché, si cher aux médecins, faisait pendant, ici comme là, à ce tableau où l'on voit l'Apollon du Belvédère transformé, par une douce transition, en grenouille.

Mais où était le portrait de femme qui ressemblait d'une si frappante manière à Clara Douze? Longtemps encore il l'avait eu sous les yeux à Leyde, mais comme l'ami du cabinet des sueurs, qui était dans le secret, le tourmentait au sujet de la belle au pigeon blanc et qu'à cette occasion certains souvenirs de Rotterdam lui faisaient monter la rougeur au front, peu à peu le portrait en question avait été relégué dans la chambre de derrière, sans cesser toutefois, même dans ce dernier lieu, de lui faire parfois affluer le sang au visage.

Deux années s'écoulèrent; Gerrit devint plus vieux et à ce qu'il crut plus sage. Il vit beaucoup d'autres jeunes filles, et il ne lui manqua pas de petites amourettes d'un jour, d'une semaine ou d'un mois. La belle Clara passa à l'arrière-plan. Elle ne vint plus à Rotterdam. Elle rendait rarement visite à monsieur et madame Vernooy. Son nom était rarement prononcé. Le portrait alla rejoindre d'autres dessins au fond d'un portefeuille.

Cependant le jour où nous retrouvons le docteur à son déjeuner, nous trouvons aussi le souvenir de la charmante jeune fille réveillé en lui. Sous ses yeux est déployée une lettre de l'ami du cabinet des sueurs qui lui annonce qu'il a attendri le cœur du colonel et, en dépit de ses formidables moustaches, épousé sa jolie fille. Il ne pouvait s'empêcher d'ajouter que les préventions du vieux guerrier contre sa personne, vues de plus près, n'étaient pas aussi fortes qu'il se l'était imaginé d'abord.

—Lui aussi déjà marié! murmura Gerrit. Qu'a besoin d'une femme un avocat qui cherche encore sa première cause? Mais moi qui suis un médecin à la recherche d'une clientèle, je devrais être marié depuis longtemps déjà... Quel est le médecin qui ait une clientèle sérieuse tant qu'il n'a pas une femme?

Une clientèle sérieuse! Il n'avait, pour ainsi dire, aucune clientèle, mais en revanche d'autant plus de collègues. (La veille encore était arrivé de l'université d'Utrecht un jeune docteur récemment promu.) Il n'avait pas de clientèle, mais d'autant plus de temps, qu'il ne pouvait cependant consacrer à ses livres favoris. Ne fallait-il pas qu'on le vît dans les rues comme s'il avait quelque chose à faire? Ne lui fallait-il pas être poli et faire des visites comme si rien ne lui eût été plus agréable? de même qu'il lui fallait payer sa patente, absolument comme s'il pouvait la mériter par un exercice réel de son art.

C'était un bonheur pour Gerrit de songer au mariage. Beaucoup de jeunes médecins tombent sous le coup du désolant dilemme que voici: il leur faut une femme pour avoir de la clientèle, et il leur faut une clientèle pour obtenir une femme. Mais Gerrit avait de la fortune. Monsieur le notaire avait passé assez d'actes en sa vie pour permettre à son fils de procéder à l'acte de mariage auquel il aspirait, son choix tombât-il sur une jeune fille qui ne lui apporterait en dot rien que sa vertu et sa beauté. Clara Donze avait-elle quelque chose de plus? Clara Donze était-elle déjà mariée? Il n'en savait rien. Mais pourquoi songeait-il de nouveau à Clara Donze?

Neuf heures sonnèrent. Gerrit s'habilla et se rendit à l'hôpital militaire, où, à défaut de clientèle personnelle, il regardait comme un heureux privilège le droit d'assister à la visite des malades par le chirurgien major. De là il se rendit chez quelques malades perdus dans des bouges et d'étroites ruelles, malades qu'un vieux collègue avait complaisamment confiés à ses soins. Il écouta avec une extrême patience les plaintes de chacun d'eux sur les tintements, les étourdissements, les faiblesses dans la tête, les étouffements dans la gorge, les points de côté, les tournoiements de cœur, l'eau qui passe sur ce même cœur, la bile, les obstructions et mille autres choses sans compter les vers, les rhumatismes volants et les humeurs figées.

Il revint chez lui:

—Y a-t-il des commissions?

Même réponse que la veille: Non!

Il fallut ensuite rendre visite an vieux collègue et lui faire un rapport sur les malades dûs à sa générosité. Le vieux collègue était un homme de soixante-dix ans qui maugréait sans cesse contre les malades et les gens bien portants, ce qui lui valait beaucoup de considération dans les deux catégories. Ses paroles passaient pour des oracles: ses recettes étaient aussi estimées que les feuilles de la Sybille, surtout par les mixtureurs de drogues qui idolâtraient le vieux docteur. Dans les cas un peu graves il en confectionnait habituellement cinq en vingt-quatre heures. Le jeune médecin parvenait difficilement à faire à sa guise. Il gâtait déjà son affaire en grande partie en assistant à la clinique de l'hôpital militaire. Les sangsues n'avaient aucunement la sympathie du vieux docteur.

Cette fois, sa mauvaise humeur se borna à murmurer ces mots: non missurœ cutem, qu'il répétait d'ailleurs tous les jours.

—J'ai mal à la tête, dit le vieux collègue, et la voiture me fatigue aujourd'hui. Ayez la bonté, cette après-dînée, d'aller voir pour moi une malade à la campagne; c'est la fille de la femme Symens à Sprankendel. C'est une jolie promenade; vous pourrez revenir avec la fraîcheur. Cette fille est dangereusement malade.

La lâche confiée à Witse ne lui fut pas désagréable. Sprankendel était un pittoresque hameau situé à côté du grand chemin, au milieu de riantes collines. Il fallait une grande heure pour s'y rendre. Après son dîner, il se mit gaiement en route. Il devait passer devant la campagne où il avait aperçu jadis la charmante Clara avec un pigeon Diane sur la tête.

Il en fut ainsi. Mais jamais maison de campagne n'eut un aspect aussi mort que celle où Gerrit eût si volontiers vu de la vie. C'était une chaude journée; personne ne se hasardait sur la terrasse incendiée par un ardent soleil. Sur la façade entière toutes les jalousies étaient hermétiquement fermées. Quelques pigeons blancs étaient posés sur le toit, immobiles et resplendissants sous l'éclatante lumière du soleil.

—Voilà les pigeons, dit Witse, mais où est la charmante jeune fille? Peut-être est-elle chez une tante ou l'autre, où quelque Hateling lui fait la cour! Peut-être, qui sait? est-elle sur le point d'épouser un être pareil! Pauvres femmes, qui avez le malheur d'être belles! Quels pièges on tend à votre bonheur! Vous croyez qu'on vous aime avec toute la sincérité toute l'ardeur, toute la naïveté d'un premier amour, et pourtant...

Pourtant l'innocent objet de ces misanthropiques méditations était très-probablement assis devant un bon dîner.

Bientôt Witse dut quitter la chaussée pour aller à la recherche du charmant Sprankendel. Le petit ruisseau qui donnait son nom au hameau lui indiqua le sentier le plus court, au milieu de fertiles collines. Tantôt filet tout à fait insignifiant, il disparaissait pour ainsi dire complètement sous les buissons et les herbages suspendus au-dessus de son lit, mais bientôt il reparaissait, joyeux et limpide, en descendant avec un doux murmure d'un terrain supérieur. Witse atteignit en fin la source; l'eau jaillissait du sable et formait un petit bassin d'où sortaient plusieurs filets qui, suivant des directions différentes, se frayaient un chemin sur des pierres polies.

Un jeune couple avait choisi pour lieu de repos cet endroit ombragé et frais. La belle jeune femme, assise sur l'herbe, tenait sur ses genoux, un gentil enfant aux cheveux bouclés, qui regardait en riant le bouillonnement de l'eau et la marche sinueuse de l'écume; le jeune homme, le sourire sur les lèvres, regardait tour à tour la mère et le fils.

—Voilà le bonheur auquel j'aspire! dit Witse en soupirant.

Un sentier latéral le conduisit chez la veuve dont la fille réclamait ses soins. Ce n'était pas son unique enfant. Elle avait une autre fille qui, avec celle qui était malade aujourd'hui, l'aidait dans des travaux de lessive et de blanchisserie qui pourvoyaient en partie à l'entretien de la famille, et de plus un fils qui était voiturier et prenait soin des trois vaches qu'elle faisait paître sur les coteaux environnants. C'était un de ces heureux ménages qui n'ont pas besoin de secours étrangers, où il n'y a jamais disette mais aussi jamais de superflu, et où l'économie et le travail doivent indispensablement marcher de front.

Notre médecin trouva devant la porte la fille aînée, image de la santé, occupée à récurer une de ces grandes cruches à lait en cuivre que, dans les contrées montagneuses, on porte sur la tête.

—Comment va Barbe? lui demanda-t-il.

—Mal, docteur, mal, répondit la paysanne en s'essuyant le front avec le dos de la main; monsieur le curé est auprès d'elle.

Et elle continua sa besogne. Dans ces familles-là tout doit aller son train aussi longtemps que possible. Il n'est permis qu'aux classes élevées de se dévouer à leurs malades.

Gerrit entra. D'après l'ordre du vieux docteur, il régnait dans la chambre de la malade une obscurité complète. Sur la prière qu'émit Gerrit qu'on fit entrer un peu de lumière, une forme humaine qui était agenouillée devant une chaise se leva et ouvrit un volet. Witse s'approcha immédiatement du lit élevé sur lequel gisait la malade.

Il était impossible de reconnaître en elle une jeune fille de dix-huit ans à peine. Peu de jours auparavant elle était le portrait vivant de sa sœur, et aussi joyeuse qu'elle était belle. Maintenant elle gisait là, sans force, épuisée, et son visage pâle se détachait affreusement du milieu des cheveux d'un noir de jais qui s'échappaient en désordre de son bonnet; ses joues étaient tout à fait avachies, ses yeux, enfoncés dans l'orbite, étaient à demi-clos, ses lèvres avaient la noirceur de l''encre.

—Barbe! dit Witse d'une voix forte.

La malade ouvrit les yeux, et son regard s'attacha fixement sur le médecin étranger.

Il lui prit la main. Cette main était sèche comme du cuir.

Le curé et le frère se tenaient près du lit, abattus, et attendant ce que dirait le docteur. La mère s'était agenouillée de nouveau devant une chaise et tenait en main un chapelet qu'elle n'avait pas déposé depuis trois jours.

Le curé secoua la tête.

—En mourra-t-elle? demanda le frère qui était un gaillard fort comme un chêne et qui fondit en larmes en prononçant le mot de mort.

La mère leva la tête et regarda le docteur d'un œil fixe et anxieux.

—J'espère que non, dit Witse, mais éloignez-vous du lit, vous gênez la malade.

Le curé hocha de nouveau la tête.

—Est-ce qu'elle en mourrait, monsieur le curé? répéta le frère.

—Tout est possible à Dieu, dit le prêtre, mais il secoua une troisième fois la tête.

Le bon vieillard aimait Barbe.

Frustrà cum morte pugnabis, dit-il à Witse.

Exspecto crisin, répondit celui-ci. La malade n'est pas encore au plus mal. Faites votre devoir cependant! ajouta-t-il plus bas.

La mère bondit. L'arrêt de mort de sa fille était prononcé! Elle jeta un cri et se précipita hors de la chambre. Gerrit s'élança sur ses pas.

Il la trouva aux pieds d'une jeune dame qui venait de descendre d'une voiture attelée d'un poney, et qui tenait encore les rênes en main.

—Mon enfant! mon enfant! s'écria la malheureuse femme en embrassant les genoux de la jeune dame; mon enfant est morte!

Sa voix s'éteignit, ses mains s'affaissèrent, et, pâle comme une morte, elle tomba sur le sol.

—Secourez cette femme, docteur! dit Clara Douze. Elle a perdu connaissance. Sa fille est-elle morte?

—Non, mademoiselle Donze, balbutia Gerrit ému. Sa fille n'est pas morte. Si Micke veut m'aider à transporter sa mère, et si Gilles prend soin de votre cheval...

Cette dernière recommandation n'était pas nécessaire.

—Dételez, Micke! dit Clara Donze qui avait les larmes aux yeux, mais n'avait pas perdu un instant son sang-froid. Et elle conduisit elle-même son petit cheval jusqu'à la barrière où elle l'attacha.

Pendant ce temps Witse, avec l'aide de Micke, transportait dans une autre salle la mère évanouie, et ils l'y déposèrent sur un lit. Clara les suivit.

—Que faut-il faire, monsieur Witse? demanda-t-elle.

—Buvez un verre d'eau, mademoiselle Donze! dit Gerrit tout heureux de ce qu'elle l'eût reconnu, et faites en prendre un à cette fille. Ayez la bonté aussi d'ouvrir les vêtements de la vieille femme; faites-lui respirer du vinaigre, s'il y en a ici, et frottez-lui-en les poignets et les tempes. Tâchez aussi de lui faire avaler une gorgée d'eau.

Et il retourna auprès du lit de Barbe.

Quelques instants après, il revint. Clara était agenouillée à son tour, et tenait doucement la main de la vieille femme dans les siennes. La mère de Barbe était un peu revenue à elle et regardait la belle jeune fille avec une indicible expression de reconnaissance et d'amour.

—Je sais bien, mère Symens, dit Clara, que vous ne perdra pas courage. Barbe n'est pas encore perdue, et le bon Dieu est tout-puissant.

—Nous devons tous paraître un jour devant un Dieu! dit la vieille femme en songeant que Clara n'était pas catholique.

—Et prier un même Dieu, répondit Clara, et recevoir de lui les mêmes consolations. Que cherchez-vous, mère Symens?

—Mon chapelet, dit la vieille femme; je l'avais encore tout à l'heure.

—Quand vous priez, dit Clara, faites-le avec une ferme confiance dans la puissance et la bonté de Dieu. Une prière semblable vous fortifiera, mère Symens, et Dieu l'exaucera. Vous savez combien ma mère a été dangereusement malade, et maintenant elle est aussi alerte et bien portante que moi. Et Barbe est bien plus jeune qu'elle!

—C'était une fleur, une vraie fleur! dit la vieille femme, et un rayon de bonheur illumina son visage. Puis elle redevint triste:

—Et penser, dit-elle, que je devrai peut-être la conduire auprès de son père, sous les arbres verts du cimetière!

—Le docteur dit qu'il y a encore de l'espoir, mère Symens! En perdant courage vous faites un péché! dit Clara en essuyant deux grosses larmes.

Le médecin confirma ces paroles.

—Allons, Micke, dit la vieille femme, en faisant de son mieux pour se remettre; ferme ma camisole, je vais aller auprès de Barbe.

—Mais vous serez raisonnable, n'est-ce pas, mère Symens? dit Clara d'une voix douce.

—Reviendrez-vous encore? demanda la mère.

Clara promit de revenir. Le temps de partir était venu pour elle, Gerrit l'aida à détacher le cheval. Elle fut d'un bond dans la voiture. Gerrit lui tendit les rênes. Elle partit.

Mais elle contint encore un instant son poney qui paraissait prendre assez mal la chose et tirait en secouant la tête, chose toute naturelle chez un poney aussi fringant.

—Docteur, dit Clara, à quelle heure venez-vous voir la malade demain?

—De bonne heure, mademoiselle Douze, répondit-il.

—Voudriez-vous bien, en revenant, passer au Wildhoef pour dire comment cela va, demanda-t-elle en rougissant.

—Sans aucun doute, répondit Gerrit en ne rougissant pas moins.

Elle lâcha de nouveau la bride au poney qui fit un bond dont Gerrit s'effraya.

—Ne craignez rien, dit-elle, nous nous connaissons! tournant la barrière du verger avec une habileté à laquelle aucun cocher d'Amsterdam n'eût trouvé à redire, elle permit à l'ardent petit cheval de prendre son élan sur le chemins blonneux, et partit au trot.

—Le docteur veut-il retourner à la ville en voiture? demanda Gilles.

—Merci, répondit Gerrit, je préfère marcher. Et après avoir répété ses recommandations, il se mit en route.

Il se hâta d'abord de gravir une haute colline pour tâcher d'apercevoir encore Clara, il y réussit. Elle était tranquillement assise derrière son vif poney qu'elle dirigeait magistralement et auquel elle permit bientôt de prendre le pas. Gerrit la suivit des yeux avec un inexprimable plaisir.

—Quelle résolution, quelle fermeté dans cette jeune fille, s'écria-t-il. Voilà une femme qui me conviendrait, à moi qui suis toujours si embarrassé et si indécis. Comme je la vois...

Mais le poney prit un chemin latéral, non sans avoir témoigné toutefois une grande envie de suivre la route opposée, n'y avait plus moyen de voir Clara Donze ce jour-là. Mais lendemain...

Cætera desunt.

FIN DE GERRIT WITSE.

UNE VIEILLE CONNAISSANCE


I

Combien il faisait chaud et combien c'était loin.

C'était un vendredi, par une ardente après-dînée, dans une certaine ville de Hollande, une après-dînée si brûlante que les moineaux bâillaient sur les toits, expression hollandaise qui indique la plus grande chaleur qu'on se puisse imaginer. Un vif soleil incendiait les rues et resplendissait sur les pavés à demi réduits en poudre par la chaleur. Dans les rues qui se dirigeaient vers le midi et qui, par conséquent, n'avaient pas d'ombre, ce soleil réduisait littéralement les passants au désespoir. Les marchands qui circulaient avec des cerises et des groseilles s'essuyaient le front à tout instant avec leur tablier de toile; les débardeurs qui, pendant les loisirs que leur laissent leurs occupations nautiques, ont l'habitude de s'appuyer sur la rampe des ponts, ce qui leur a valu le respectable nom de piliers de garde-fous, étaient couchés au bord de l'eau et appuyés sur le coude à côté d'un pot de lait battu qui remplaçait le genièvre habituel; les maçons à l'œuvre, assis sur une poutre au pied de leur échelle, accoudés sur leurs genoux et étreignant des deux mains une jatte, soufflaient sur leur thé deux fois plus longtemps que d'ordinaire, c'est-à-dire pendant un temps infini;—les servantes qui faisaient des commissions pouvaient à peine traîner à la remorque les enfants qui les accompagnaient dans l'espoir de recevoir de l'épicier un pruneau ou une figue, et exprimaient une profonde pitié pour les femmes de charge qui, la face empourprée et le bonnet dénoué sous le menton, nettoyaient la rue. Personne ne se trouvait à l'aise, sinon, çà et là, un vieillard qui, la tête coiffée d'un bonnet de nuit bleu, et les pieds dans des savates noires, les jambes étendues sur la banquette voisine du seuil, fumait sa pipe auprès d'une giroflée et d'une balsamine, en se réjouissant de ce que l'ancien temps fut de retour.

Lorsqu'il fait une température semblable on a vraiment trop peu compassion des personnes obèses. Il est vrai que souvent, alors qu'avec du calme et de la tranquillité, on s'accommoderait encore de la température, elles vous accablent de chaleur en venant souffler et haleter à côté de vous et témoigner l'irrésistible tentation d'ôter leur cravate en vous regardant avec de gros yeux à fleur de tête; mais aussi, les pauvres créatures ont bien à souffrir! Gros hommes et grosses femmes de cet univers soit que, dans ces dernières années, vous ayez encore pu voir vos genoux et vos pieds, soit que vous ayez dû renoncer depuis longtemps à la douce satisfaction de contempler cette partie de vous-même, quel que soit en ce monde le nombre de ceux qui se raillent de votre embonpoint, de votre prestance, de votre corpulence,—dans la poitrine d'Hildebrand bat un cœur qui compatit à vos souffrances.

Parmi les personnes grasses de temps présent, M. Henri-Jean Bruis méritait sinon la première place, du moins un rang distingué. C'était un de ces privilégiés auxquels il n'arrive jamais de rencontrer une vieille connaissance sans subir dès l'abord cette apostrophe:—Que vous êtes devenu gros! Tandis que quiconque n'a pas eu le bonheur de les rencontrer depuis quinze jours, leur déclare «qu'ils sont encore devenus plus gros;»—un de ces bienheureux qui s'aperçoivent clairement à mille avertissements de leurs parents, de leurs amis, de leur médecin surtout, qu'ils vivent sous la forte présomption de mourir d'apoplexie, et qui, nonobstant cela, sont poussés parleur tempérament à faire, à manger et à boire tout ce qui leur est éminemment nuisible, tout ce qui doit augmenter leur corpulence, les échauffer et surexciter leur sang de toutes les façons possibles; un de ces bienheureux en un mot, qui, pendant l'été, ont trop chaud grâce à leur obésité, et qui, hiver et été, ont trop chaud grâce à leur susceptibilité, à leur vivacité d'humeur, à leur agitation continuelle.

Dans l'ardente après-dînée dont nous venons de donner une idée, vers cinq heures, M. Henri-Jean Bruis cheminait dans l'une des rues de la ville que je n'ai pas nommée, et cela beaucoup trop vite, en égard à la chaleur du jour et à son embonpoint. D'une main il tenait son chapeau, et de l'autre son mouchoir de poche en soie jaune et sa canne en bambou à pommeau rond d'ivoire, pommeau dont il se heurtait à tout instant le front dans la brusquerie de ses mouvements, en voulant se servir de son foulard. Derrière lui trottinait un petit gamin qui portait sur le bras le surtout et la valise du personnage. Ce gamin qui n'avait ni chapeau ni casquette, était vêtu d'une blouse bleue ornée d'une pièce noire à un coude, d'une pièce grise à l'autre, et dont le premier bouton en os noir se mariait à la quatrième boutonnière, tandis que le second, lequel était en cuivre jaune et tenait la place du quatrième, s'associait à la sixième boutonnière. Il avait le bonheur par cette torréfiante chaleur de ne pas porter de bas, ce que révélaient surabondamment ses pieds enfermés dans des sabots et diverses solutions de continuité de son pantalon.

—Eh bien, où est-ce, mon garçon, où est-ce donc? demanda monsieur Henri-Jean Bruis d'une voix impatiente.

—La première maison avec ces marches plates, répondit le gamin; la seconde porte après le charcutier, à côté de celle maison où il y a des espions[1].

—Bien, bien, bien, dit monsieur Bruis.

Le charcutier et les espions furent dépassés, et le gros homme se trouva sur le seuil du docteur Deluw, son camarade d'université, et qu'il n'avait pas revu depuis son mariage; car monsieur Bruis habitait une petite ville de la province d'Overyssel, où il était docteur en droit sans être avocat, époux sans être père, membre du conseil communal et négociant. Il avait pour le moment des affaires à Rotterdam et, malgré la chaleur excessive, avait fait un détour pour venir voir son ami le docteur Deluw et faire connaissance avec la femme et les enfants de celui-ci. Il tira précipitamment le cordon de la sonnette et prit son surtout sur le bras:

—Tiens, mon garçon, dit-il, je n'ai plus besoin de toi.

Le gamin s'éloigna et cela au pas de course, non pas précisément parce qu'il faisait chaud, mais parce qu'il avait reçu un meilleur pourboire qu'il ne s'y attendait, et qu'en outre son père ignorait cette bonne fortune. En un instant il eut disparu à l'extrémité de la rue et fut occupé, je le pense du moins, à se régaler d'un concombre au vinaigre, d'une mesure de pois frits[2], ou de quelque autre friandise de polissons des rues, pour lesquelles on ne saurait assez tôt inspirer de l'horreur aux enfants comme il faut.

Cependant la porte du docteur Deluw ne s'ouvrait pas et monsieur Bruis se vit forcé de tirer de nouveau le cordon. La sonnette retentit merveilleusement et prouva qu'elle était d'un métal éminemment sonore; mais monsieur Bruis s'aperçut qu'aucun bruit dans la maison de son ami ne répondait à son appel. Après s'être encore essuyé le front à plusieurs reprises et avoir frappé de sa canne sur les marches du seuil, il sonna pour la troisième fois et se mit, en attendant le résultat, à regarder dans le corridor, à travers deux étroits guichets treillissés à l'intérieur et placés aux côtés de la porte; mais il n'aperçut rien que le balancier d'une grande horloge peinte en vert, un guéridon sur lequel se trouvait l'ardoise de rigueur chez un médecin[3] et un parapluie de coton bleu. Il chercha ensuite à faire pénétrer son regard entre les petits rideaux des chambres latérales, tâche que rendaient difficile les franges des grands rideaux. Toutefois il vit distinctement dans l'une des chambres un encrier avec deux longues plumes sur une table, et dans l'autre un portrait d'homme. Mais ni l'horloge, ni le guéridon, ni l'encrier, ni le portrait d'homme ne pouvaient ouvrir la porte à monsieur Bruis.

Sur ces entrefaites, celui-ci avait de plus en plus chaud, ce à quoi ne contribuaient pas peu son impatience et le surtout qui pesait sur son bras. Il sonna pour la quatrième fois, et si fort, pour le coup, que la demoiselle de la maison voisine qui regardait dans son espion, et qui avait depuis longtemps aperçu le gros monsieur, en fut toute saisie, détacha l'épingle qui fixait son ouvrage à son genou (elle n'encourageait pas l'invention des pelotes à vis, des plombs ni des courroies), ouvrit un vasistas et déclara à monsieur Bruis qu'il n'y avait personne.

—Le docteur non plus?

—Non, monsieur.

—Madame non plus?

—Non, monsieur, je vous dis qu'ils sont tous sortis.

—Où donc sont-ils allés?

—Je n'en sais rien, monsieur. Ils sont tous sortis et la servante est seule à la maison.

—Pourquoi donc la servante n'ouvre-t-elle pas?

—Mais parce qu'elle n'est pas dedans.

—Et vous dites qu'elle est à la maison?

—Oui, mais cela n'empêche pas qu'elle puisse ne pas être dedans! répondit la demoiselle. Et elle ferma le vasistas avec d'autant plus de précipitation que son chat blanc se préparait à sauter par dessus, et elle laissa monsieur Bruis libre de réfléchir seul, si le cœur lui en disait, à la différence qui existe entre ces ternies: être à la maison et être dans la maison. S'il eût eu assez de patience pour cela, il eût compris que rester à la maison était un devoir imposé par la famille Deluw à la servante, devoir qui, selon l'interprétation personnelle de celle-ci, n'entraînait que très-secondairement l'obligation de rester dans la maison.

Une voix qui sortit de la logette d'un savetier située de l'autre côté de la porte, vint éclaircir cette difficulté:

—Ils sont au jardin, cria la voix, et la servante est allée faire une commission. La voilà qui revient déjà.

La particule déjà eût pu, de l'avis de monsieur Bruis, être convenablement omise dans cette phrase, mais il vit effectivement une jeune fille assez jolie qui, tenant une grande clef à la main, arrivait aussi vite que cela se pouvait sans courir; elle franchit le seuil, passa vivement devant monsieur Bruis, ouvrit la porte avec une célérité sans exemple, et se campa sur la natte en face du visiteur.

—Voudriez-vous parler à monsieur? demanda la servante.

—Oui, mais il paraît que monsieur n'est pas à la maison?

—Non, monsieur; monsieur, madame, mademoiselle, le jeune monsieur et tous les enfants sont à la campagne, et je suis seule à la maison pour recevoir les commissions.

L'occasion était belle pour monsieur Bruis de s'étendre pendant un grand quart d'heure sur l'exactitude avec laquelle s'acquittait de son devoir la servante qui venait de babiller longuement avec la fille d'une fruitière qui allait coudre à la journée et était installée dans le voisinage devant une fenêtre ouverte. Mais il était trop pressé pour songer à faire des reproches.

—Où est la campagne? demanda-t-il. Est-ce loin? Où est-ce?

—Dans l'allée de maître Joris! répondit la servante.

—L'allée de maître Moris! dit Bruis avec un extrême dédain... Que sais-je de cette allée de maître Moris?

D'après l'opinion de la servante il y avait dans l'attitude et le ton de monsieur Bruis plus d'outrecuidance que n'en méritait sa jolie figure. Elle se trouva donc justement offensée.

—Si vous ne savez où c'est, je n'y puis rien, dit-elle sèchement, et elle fit mouvoir la serrure comme pour envoyer promener monsieur Bruis.

Celui-ci changea de ton.

—Voyons, ma fille, dit-il, j'arrive par la diligence expressément pour voir le docteur et sa famille. Si ce n'est pas trop loin, je veux bien les aller trouver à la campagne. Ne pouvez-vous m'indiquer où elle se trouve?

Et tout haletant, il parcourut la rue du regard pour voir s'il n'y avait pas un nouveau gamin qui pût lui servir de guide; mais il ne se montra personne.

Pendant ce temps la servante daignait fournir les renseignements demandés, et monsieur Bruis s'achemina vers la campagne du docteur Deluw.

Lorsqu'il eut dépassé deux ou trois maisons, il s'aperçut seulement qu'il avait encore son surtout sur le bras et sa valise à la main.

Il revint sur ses pas et sonna derechef pour confier l'un et l'autre à la garde de la servante, mais Grietjen[4] avait vraisemblablement déjà rejoint son amie, et monsieur Bruis se vit forcé de reprendre son chemin, chargé de son surtout et de sa valise mais avec le ferme propos, s'il parvenait à joindre le docteur Deluw, de se plaindre à lui de sa servante.

Heureusement pour le brave homme, la ville que je n'ai pas encore nommée, n'est pas grande, et monsieur Bruis aperçut bientôt la porte qu'il devait franchir, bien que l'ascension aussi bien que la descente de deux ponts remarquablement hauts l'eussent complètement mis hors d'haleine. Arrivé à la porte, il eut l'heureuse idée de confier le malencontreux surtout et la valise aux soins d'un commis de l'octroi, et, dans ce but, il entra dans la maisonnette des préposés aux taxes municipales, mais il ne s'y trouvait personne. Il aperçut toutefois une personne en paletot gris qui pêchait à la ligne de l'autre côté du canal et qui avait tout à fait l'extérieur d'un commis de l'octroi; il déposa à terre son bagage et s'adressant au pêcheur qui était effectivement un commis, il se fit en même temps renseigner de nouveau par lui sur la situation de l'allée de maître Moris. Je serais injuste envers lui si je disais que monsieur Bruis avait oublié les instructions de Grietjen, mais son exaspération ne lui avait pas permis de les écouter attentivement.

On lui répondit qu'il devait, à une certaine distance, traverser le canal, puis suivre une allée, ensuite prendre à droite jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un poteau blanc, puis prendre à gauche et derechef à droite, moyennant quoi il se trouverait dans l'allée de maître Joris.

—Et la campagne du docteur Deluw?

—Je n'en ai jamais entendu parler, dit Je commis, mais il y a là une quantité de jardins... Comment se nomme-t-elle?

—Veldzicht.

—Veldzicht? dit le commis qui désirait se débarrasser de monsieur Bruis parce qu'il croyait remarquer à la plume de sa ligne qu'une proie mordait à l'hameçon, non, monsieur, je ne connais pas cela.

Monsieur Bruis se remit en route. Le canal le rendit un peu à lui-même, car il était bordé des deux côtés de grands arbres; mais cette jouissance fut bientôt, à bout, attendu que la ville, dans un moment de pénurie d'argent et à l'occasion d'une illumination pour la fête du roi, avait fait abattre une grande partie des arbres qui se trouvaient remplacés, sous le nom de jeune plantation, par une rangée de maigres rejetons tout desséchés. Il était de nouveau aux abois lorsqu'il aperçut entre deux palissades noires une étroite allée qu'il crut devoir suivre. Cette allée était déserte. Il ne s'y trouvait rien que les palissades, au-dessus desquelles s'élevaient des arbres, rien que des portes de jardins ornées d'inscriptions et de numéros. Un seul moineau y sautillait. Monsieur Bruis poursuivit son chemin, son chapeau dans une main, sa canne et son mouchoir de poche dans l'autre, absolument comme dans les rues de la ville, sauf la légère obliquité de son allure, ce qui tenait à l'ardent désir qu'il avait de prendre à droite selon les indications du commis. Mais l'occasion de faire cette conversion ne se présentait pas et monsieur Bruis se trouva enfin devant une flaque d'eau passablement large et à côté d'un tas d'immondices émaillé de trognons de choux, de feuilles de salade, de tessons de pots, de bouquets fanés et sur lequel des champignons, croissant au milieu de la corruption, répandaient dans l'air leur nauséabonde odeur.

Il était évident que monsieur Bruis avait fait fausse route, et quelque désagréable que fût le tas de fumier, le voisinage de l'eau lui fit tant de plaisir qu'il résolut de se reposer un instant avant de retourner sur ses pas. Dans ce but il se rapprocha autant que possible du bord du canal et tout en s'éventant avec son mouchoir et en cherchant de bonnes raisons pour apaiser son impatience, il parvint à se calmer un peu. En regardant de tous côtés le long des rives, il aperçut, à sa main gauche et à une certaine distance, un pavillon carré peint en vert clair et dans lequel se trouvaient quelques personnes. Bien qu'il lui fût impossible de distinguer ces personnes, il eut comme une subite révélation et se dit que ce devait être là le Veldzicht de son ami le docteur; que ce pavillon pût à juste titre porter ce nom, c'est ce que prouvait la vue étendue qui se déployait au delà de l'eau. A droite et à gauche c'étaient d'immenses prairies qui couraient jusqu'à la ligne bleuâtre de l'horizon; partout ce n'était que pâturages verdoyants, jaunissants, inondés de soleil.

Monsieur Bruis reprit le bâton du voyageur, remonta l'allée qu'il venait de suivre et regagna le bord du canal; bientôt une nouvelle allée s'offrit à lui, mais cette fois il jugea à propos de l'explorer à distance avant de s'y engager. Il vit qu'il aurait bientôt occasion de prendre à droite, et, ceci fait, il atteignit bientôt aussi le poteau blanc signalé. Il prit alors à gauche, puis encore à droite et jugea, selon toute apparence, qu'il se trouvait dans l'allée de maître Moris.

Sur la porte d'un jardin se trouvait un petit enfant vêtu d'une jaquette noire, d'un bonnet noir garni de dentelle noire, ayant la face tout aussi noire, et s'amusant avec une citrouille et des pelures de pommes de terre.

—Est-ce ici l'allée de maître Moris, mon cher enfant? demanda monsieur Bruis.

L'enfant fit un signe affirmatif.

—Et où est Veldzicht?

L'enfant ne dit rien.

Monsieur Bruis se fâcha non pas tant contre l'enfant que contre l'introuvable et mystérieux Veldzicht.

—Ne le savez-vous pas? demanda-t-il d'un ton beaucoup plus haut.

L'enfant laissa tomber la citrouille et les pelures de pommes de terre, se mit à jeter les hauts cris et se sauva dans le jardin.

Monsieur Bruis poussa un soupir. L'allée de maître Joris semblait très-longue et les portes de jardin étaient nombreuses, Il y lut toutes sortes de noms, des noms prétentieux et ronflants, tels que Schoonoord, Welgelegen, Bloemenhof, Vrengderyk[5]; des noms indiquant le contentement et le repos, tels que: Myngenvegen, Weltevreden, Buitenrust[6]; des noms naïfs tels que: Nooit Gedecht, Klein maer Rein, Hierna Beter[7], et aussi une quantité de noms géographiques comme: Naby, Bystad, Zuiderhof[8] et de noms optiques comme Vaartzicht, Weizicht, Landzicht, Veezicht, Veelzicht[9]; ce dernier ressemblait à distance à Veldzicht[10], mais ce n'était pourtant pas cela.

Enfin il se trouva deux portes sur lesquelles on ne lisait rien que Q. 4 n° 33 et Q. 4 n° 34. L'une des deux pouvait être Veldzicht. Quelque exaspéré et impatient qu'il fût, monsieur Bruis était cependant modeste. Il passa donc outre du numéro 33 pour ne pas prendre la première propriété, qui était la plus belle, pour Veldzicht, et frappa au numéro 34.

Après qu'il eut un peu attendu, il lui fut ouvert par une dame longue, majestueuse, raide comme une image, en robe de deuil, un fichu de poils de chameau blanc sur les épaules, la tête couverte d'un chapeau noir rabattu sur le nez à cause du soleil, ayant des lunettes vertes, une légère apparence de moustaches sur la lèvre supérieure et un livre à la main.

—Est-ce ici Veldzicht, madame? demanda monsieur Bruis. Pourquoi ne s'apercevait-il pas que ce n'était pas une dame?

—Non, monsieur! répondit la demoiselle tout effrayée à la vue d'un étranger, et s'imaginant peut-être que c'était quelqu'un qui voulait la dévaliser, c'est ici à côté! Et la porte se referma brusquement.

Monsieur Bruis frappa à la porte Q. 4 nu 33.


[1] Sorte de miroirs très-communs en Hollande et en Flandre, qu'on adapte à l'extérieur des fenêtres, et dans lesquels se reflète le spectacle de la rue.

[2] Les pois frits dans l'huile sont, en Hollande et en Flandre, une friandise très-appréciée des gens du peuple.

[3] On inscrit sur cette ardoise les visites à faire.

[4] Diminutif de Marguerite.

[5] La manie de ces noms recherchés est générale en Hollande, les précédents signifient littéralement; Beau lieu, bien situé, jardin des fleurs, riche en plaisir.

[6] Mon plaisir, très-satisfait, repos champêtre.

[7] Jamais pensé, petit mais beau, il fait meilleur ici.

[8] Tout proche, voisin de la ville, jardin du sud.

[9] Vue du canal, vue des prairies, vue des champs, vue du bétail, vue étendue.

[10] Vue de la campagne.


II

Combien c'était agréable.

Jeannette! on frappe, cria une voix féminine.

Je l'entends, Mademoiselle, répondit Jeannette.

Il était plus que probable cependant que Jeannette n'avait rien entendu vu qu'elle avait incroyablement de plaisir à s'amuser avec le garçon jardinier qui lui jetait de l'eau.

Monsieur Bruis s'était reposé près du tas de fumier justement assez longtemps pour concerter un charmant plan de surprise. Aussi dès que Jeannette lui ouvrit et lui eut déclaré que c'était réellement Veldzicht et que c'était bien le jardin du docteur Deluw (car sur ce point la voix de la logette du savetier paraissait avoir raison en qualifiant, la propriété de jardin et non de campagne), il dit:

—Bien, ma fille! montrez-moi le chemin du pavillon; je suis un vieil ami de Monsieur, et je voudrais le surprendre.

—Ne dois-je pas annoncer d'abord que Monsieur est là? demanda Jeannette.

—Pas le moins du monde, mon enfant, allez en avant, je vous prie.

Le jardin consistait en une longue et étroite bande de terrain qui longeait l'eau sur les bords de laquelle monsieur Bruis avait tout récemment repris haleine pendant quelques instants. Ce jardin où tout était affreusement vert n'avait que des sentiers très-étroits et bordés des deux côtés de fraisiers. Quiconque y pénétrait s'étonnait à juste titre de ce qu'il fût possible d'entasser sur un si petit espace autant de pommiers, de poiriers et de groseillers, et était continuellement obligé de se courber sous les rameaux des uns et de se ranger à côté des autres. En un mot c'était ce que les citadins qualifient avec admiration de fertile bout de terrain et dont ils retireraient incroyablement de satisfaction, si les gens de la campagne ne demeuraient pas plus près, ne se levaient pas plus tôt qu'eux et aussi ne savaient pas mieux l'époque particulière où chaque fruit doit être cueilli.

—Il fait chaud aujourd'hui, Monsieur! dit Jeannette qui, après avoir marché quelque temps, se sentit prise de pitié pour le gros Monsieur qui soufflait et haletait derrière elle.

—Oui, mon enfant, terriblement chaud, terriblement! dit Bruis, mais n'y a-t-il personne au jardin?

—La famille est au pavillon, répondit Jeannette, excepté mademoiselle Mina qui lit là bas.

Tout en suivant les capricieux détours du sentier, Jeannette et monsieur Bruis arrivèrent en ce moment au bord de l'eau où se trouvait effectivement, sous un petit cyprès pleureur et sur une pelouse exiguë, la fille aînée de son ami Deluw. Elle était assise sur un banc rustique peint en vert, portait des gants et avait un livre en main et un petit chien à ses pieds; elle jouait à la maison de campagne. Elle était d'ailleurs très-vexée que depuis une heure personne n'eût passé de l'autre côté du canal et qu'il ne se fût pas trouvé un seul passager dans le trekschuit[1].

Elle inclina cérémonieusement la tête sur la poitrine lorsque monsieur Bruis la salua, mais le petit chien vola comme une flèche et fit entendre des aboiements désespérés contre l'intrus qui se sentit une envie furieuse de lui donner des coups de canne; mais il n'osa pas, parce que c'était le chien d'une dame, et aussi parce qu'il n'avait pas précisément l'intention de commencer par un meurtre la surprise qu'il réservait à son ami.

Le pavillon vert-clair apparut bientôt. Il paraissait assez spacieux et surmontait un réduit inférieur orné d'une petite cheminée, d'une plaque de foyer sur laquelle on pouvait faire bouillir de l'eau, de pincettes et d'une petite armoire vide; monsieur Bruis remarqua à distance tous ces détails; quant au pavillon même on y arrivait par un escalier.

—Merci, ma fille! dit notre héros à Jeannette lorsqu'il se trouva à dix pas du pavillon, et il s'achemina lentement vers celui-ci. Heureusement les volets étaient fermés du côté du jardin et la porte n'était pas vitrée comme c'est ordinairement le cas dans ces sortes d'observatoire. Monsieur Bruis put donc exécuter parfaitement son plan de surprise. Quel touchant plaisir ne se promettait-il pas! Son cœur aimant et affectueux déborda! Depuis seize ans il n'avait pas vu son excellent noir Daniel, c'était le nom donné à Deluw à l'université; comment allait-il le retrouver? à côté d'une aimable femme, entouré de florissants enfants? Sans doute des cheveux gris auraient remplacé les cheveux noirs d'autrefois, mais ce serait toujours le même cœur, un cœur ouvert à l'amitié, à la joie, à la sympathie!

Tout entier au bonheur que lui causait cette pensée, il ne remarqua pas les cris aigus qui s'échappaient du pavillon.

Il franchit les marches de l'escalier et ouvrit la porte avec le sourire le plus affectueux qui ait jamais épanoui la face empourprée d'un gros homme rendu de fatigue.

Quel tableau!

C'était un méchant gamin d'environ six ans qui jetait les hauts cris et frappait du pied; c'était un père, rouge de colère, qui debout se retenait d'une main à la table et de l'autre faisait un énergique geste de menaces; c'était une mère, pâle d'angoisse, qui s'efforçait de calmer l'enfant; c'était un grand garçon de treize ans au visage pâle, aux yeux cernés en dessous d'un cercle bleuâtre et qui, les coudes sur la table et un livre devant lui, regardait en riant la scène de famille; c'était une petite fille de cinq ans qui se cramponnait en pleurant au jupon de sa maman. C'était le docteur Deluw, son aimable femme et sa florissante progéniture.

—Je ne veux pas! hurla le petit garçon eu renversant d'un coup de pied la chaise qui se trouvait près de lui.

—A l'instant! s'écria le père d'une voix rauque de colère, ou je fais un malheur!

—Calmez-vous, Deluw, dit la mère d'une voix suppliante, il le fera!

—Ne prenez pas cela en mauvaise part, Monsieur! dit le docteur en s'efforçant de reprendre une attitude raisonnable; cet enfant me rend la vie dure. Je suis à vous à l'instant, et il saisit le petit entêté parle collet.

—O mon Dieu, ne déchire pas son habit, Deluw, dit la mère, il va le faire.

—Laisse-moi! dit le docteur, et il traîna hors du pavillon le méchant garçon qui, nonobstant la bonne opinion que venait d'émettre sa mère sur son obéissance, se refusait à bouger un pied; le père l'emmena dans le réduit souterrain et l'enferma dans le trou à tourbe.

Ne prenez pas cela en mauvaise part, Monsieur! dit à son tour madame Deluw au visiteur; je suis hors de moi, je ne me reconnais plus!

Et à l'appui de ses paroles elle se laissa tomber sur une chaise.

Je crois que ce que j'ai de mieux à faire est de prendre un peu l'air, ajouta-t-elle.

—Ne vous gênez pas, Madame! dit le camarade d'études fraîchement débarqué de son mari. Et elle sortit avec l'enfant qui sanglotait toujours suspendu à sa jupe.

Le jeune Deluw, aux joues pâles et aux yeux cernés de bleu, demeura seul avec monsieur Bruis qu'il se mit à toiser d'un œil impertinent.

—J'aurai bien raison de ces tourments des voisins, dit en rentrant le docteur Deluw qui jugea nécessaire de signaler à l'étranger le méfait de son fils, afin de ne pas passer pour un père inique et barbare. Puis-je savoir?...

—La panse! s'écria le bon gros homme tandis qu'un sourire franc et ouvert se dessinait sur ses joues pourpres.

Bien que le mot panse, vulgaire augmentatif du mot ventre, soit très-connu surtout d'un médecin, il sortait en ce moment tout à fait hors de saison de la bouche d'un étranger. C'est pourquoi le docteur Deluw ouvrit de grands yeux.

—La panse! répéta monsieur Bruis.

Monsieur Deluw crut avoir à faire à un fou et, comme il venait de se fâcher tout rouge, il fut sur le point de se remettre en colère, ce qui n'eût pas demandé grand'peine, tandis qu'ordinairement cela ne lui arrivait que très-rarement et à la dernière extrémité.

—Que désirez-vous, Monsieur? dit-il.

—Mais n'avez-vous donc pas mangé cent bons dîners avec la panse?

Monsieur Deluw ne se souvenait d'avoir jamais mangé qu'avec la bouche. Il haussa les épaules.

—A coup sûr elle a gagné en ampleur depuis ce temps-là, noir Daniel! dit le gros homme en quittant la chaise sur laquelle il était assis.

—Bruis! s'écria tout à coup le docteur Daniel Deluw. C'est vrai, je m'appelais le noir Daniel et vous la panse! Je ne vous aurais pas reconnu, mon brave! Comme vous êtes changé! Si nous avons dîné en semble? je le crois parbleu bien; c'était à la Saucière appétissante!

Et quittant soudain le ton familier d'autrefois, il ajouta:

—Que puis-je vous offrir, monsieur Bruis?

L'expression monsieur Bruis était sans doute un moyen terme entre le Bruis tout court du temps passé et le monsieur de cérémonie qui n'avait jamais été de mise entre eux.

—Savez-vous où est ma femme? demanda le docteur.

—Elle est un peu dérangée, dit Bruis, et est allée prendre l'air un instant.

—Willem, va chercher ta maman! dit le docteur Deluw.

Willem se leva paresseusement, s'étira, alla jusqu'à la porte du pavillon et cria de toute sa force:

—Maman!

Après quoi il vint se rasseoir et remit le nez dans son livre.

—Je veux sortir! cria le gamin du fond du trou à la tourbe en ébranlant la porte à coups de pied.

—Que vous dirai-je? dit le docteur Deluw; ces gaillards-là mettent ma patience à une rude épreuve... Vous n'avez pas d'enfants, je crois?

—Pas un, dit le gros homme qui se mourait de soif; pas un à mon grand regret! ajouta t-il avec un soupir, bien que le spectacle qu'il venait d'avoir sous les yeux n'eût pas précisément aggravé ce regret.

Maman entra.

—C est monsieur Bruis, ma chère! dit le docteur, monsieur Bruis dont je l'ai parlé si souvent.

La physionomie de Madame attesta qu'elle ne s'en souvenait nullement. Madame Deluw, disons-le, était une dame très-prude.

—Offrirai-je à Monsieur une tasse de thé? dit-elle en allant à une armoire que la sécheresse empêchait de se bien fermer et de laquelle elle tira une tasse à fleurs et une soucoupe.

Monsieur Bruis eût donné tout au monde pour un verre de bière ou de vin coupé d'eau; mais il se vit condamné, tout harassé et tout échauffé qu'il fût, à prendre du thé dans un pavillon dont l'atmosphère était étouffante. Il faut dire que les femmes n'admettent pas qu'on puisse trouver de tout dans un jardin, et puis n'est-ce pas le propre d'un jardin à thé[2] qu'on n'y trouve que du thé?

M. Bruis approcha donc ses lèvres brûlantes d'une tasse de thé plus brûlant encore.

—Puis-je demander un peu de lait? dit-il.

Le docteur Deluw s'apercevait bien que son ami d'université eût préféré quelque chose de froid et lui fit mille excuses sur cette mauvaise réception, dans un pavillon où il ne venait que de temps en temps pour faire plaisir aux enfants.

—Il est fâcheux qu'il n'y ait pas de cave ici! ajouta-t-il.

—Il y a un trou à tourbe! cria à tue-tête l'insolent gamin du lieu même qu'il nommait.

—Le polisson! dit la mère avec un léger sourire.

—Monsieur a-t-il d'autres connaissances à ... demanda madame Deluw à M. Bruis, en nommant la ville que je n'ai pas encore nommée.

—Je vous demande pardon, madame, répondit M. Bruis; je n'y connais personne que monsieur votre mari, et notre connaissance a déjà bien vieilli! ajouta-t-il avec un soupir.

—Ainsi vont les choses, dit madame Deluw. Encore une tasse de thé?

—Merci, merci!

Madame Deluw se leva, fit une révérence et pria monsieur de vouloir bien l'excuser pour un instant; sur quoi elle partit. La petite fille de cinq ans ne hurlait plus, mais s'accrochait toujours à la jupe de sa mère, et se fit traîner par elle.

Lorsque sa femme eut disparu, le cœur aimant du docteur Deluw reprit le dessus; il se fût volontiers enfoncé avec son vieil ami dans le bon vieux temps, dans les plaisirs de Leyde, dans les souvenirs de la Saucière appétissante, et je ne sais quoi encore, mais il jugea bon toutefois d'éloigner préalablement son sournois de treize ans.

—Je ne comprends pas, Willem, dit-il, que tu n'ailles pas pêcher à la ligne!

—Pêcher à la ligne! riposta l'enfant en tirant la langue, voilà un beau plaisir, ma foi!

—Ou bien à la balançoire avec ta sœur.

—Allons donc, la balançoire!

—Le jeune monsieur paraît aimer la lecture, dit monsieur Bruis.

—Oui, quelquefois, lorsque c'est tout à fait hors de propos, répondit le docteur Deluw.

Le sournois Willem se fâcha à cette remarque, regarda de travers M. Bruis, ferma brusquement son livre, et le poussa si violemment sur la table que le volume glissa à une certaine distance au grand péril de la tasse vide du visiteur, renversa sa chaise, ce qui paraissait la spécialité des jeunes Deluw, marmota entre ses vilaines dents et ses lèvres épaisses, et sortit en tirant vivement la porte après lui.

—Oh! cette humeur! dit l'heureux époux et père.

L'occasion était bonne pour renouveler une vieille amitié. Ces messieurs allumèrent chacun un cigare, et se mirent à parler de Leyde, et l'entretien allait justement prendre une tournure agréable lorsque Jeannette, qui n'avait cessé de folâtrer avec le garçon jardinier, entra, rouge comme une cerise, pour dire «qu'un domestique de madame Van Alpyn venait prier le docteur de se rendre sur-le-champ auprès de madame qui se trouvait fort mal à son aise.»

—Dites que je viens à l'instant, répondit le docteur Deluw à la servante, et s'adressant à son ami: je ne crois pas que ce soit très-grave. C'est une misère de notre état que les gens nous fassent appeler à propos de petits riens.

C'est là une phrase de médecin, phrase que j'ai souvent entendue, sans comprendre pourquoi un médecin a raison de trouver mauvais que ses clients ne se bornent pas à le mander exclusivement dans les cas mortels, tandis que ce serait bien plutôt au patient à se plaindre de ce que son médecin inscrive une visite pour tous ces petits riens.

Quoi qu'il en soit, le docteur Deluw se prépara à aller voir les petits riens de madame Van Alpyn.

—Il se passera bien une heure et demie avant que je puisse être de retour, dit-il en consultant sa montre, vous retrouverai-je encore ici?

—Je n'en sais rien! dit Bruis qui s'était formellement proposé de loger chez son ami, je voudrais aller ce soir un peu plus loin encore.

—Bah, bah! dit le docteur, je viendrai vous prendre ici et vous soupez avec nous en ville.

—Je ne sais, répondit Bruis qui eût aimé que madame fût présente à l'invitation.

—Enfin, dit le docteur, nous verrons; je vais vous conduire auprès de ma femme.


[1] Barque traînée par un cheval qui, malgré les chemins de fer, est encore aujourd'hui un moyen de transport très-usité en Hollande, et nous devons ajouter très-agréable.

[2] Le texte dit theetuin dont le sens littéral est: jardin à thé.


III

Combien elle était charmante.

Madame Deluw était non loin de là, occupée à gourmander Jeannette sur sa conduite. Elle ne concevait pas, disait-elle, l'œil fixé sur le jardinier, qu'il y eût toujours quelque chose à faire au jardin quand la famille s'y trouvait.

Deluw confia son ami à sa femme et voulut s'éloigner.

—Encore un mot! dit madame Deluw.

—Qu'est-ce, ma chère? dit le docteur.

—N'y aurait-il rien à faire à cela?

—A quoi?

—A ces gamins.

—Quels gamins? Willem et...

—Eh non! à ces gamins là-bas...

—Que voudrais-tu donc qu'on leur fît?

—Je voudrais que cela leur fût défendu! dit madame Deluw.

—Mais, ma chère, nous n'en avons pas le droit, répondit le docteur.

—Je trouve cela parfaitement indécent, et surtout pour Mina qui est toujours assise sous le cyprès... Ne pourrais-tu...

Le docteur n'écouta pas; il était déjà parti.

Cet entretien concernait cinq ou six petits garçons de huit à neuf ans qui étaient dans la prairie, à un quart de lieue de Veldzicht, et qui, par cette excessive chaleur, trouvaient l'eau du canal beaucoup plus fraîche que leurs vêtements.

—Votre fille aînée, dit Bruis quand il se trouva seul avec madame Deluw, votre fille aînée paraît aimer beaucoup la solitude...

—Oh oui, monsieur! Cette fille me donne beaucoup de plaisir. Elle est toujours dehors avec un livre ou l'autre; je vous assure qu'elle comprend le français encore mieux que moi; elle lit aussi l'anglais et l'allemand...

—Vraiment! dit monsieur Bruis; c'est en effet un plaisir. En Hollande les circonstances sont si favorables pour tout cela...

Madame Deluw crut que cette remarque diminuait les mérites de sa progéniture.

—Cela dépend beaucoup, monsieur, répondit-elle, de la façon dont on met à profit ces circonstances, et ma fille étudie toujours. Son plus grand plaisir est d'étudier, et elle ne se soucie pas non plus de toutes les choses auxquelles prennent plaisir les jeunes filles de son âge.

Monsieur Bruis n'aimait pas beaucoup les jeunes filles de cette espèce.

—Quel âge a mademoiselle votre fille? demanda-t-il.

—Seize ans! dit madame Deluw en relevant la tête avec une majesté toute maternelle.

Ipsa flos! murmura monsieur Bruis.

—Et comme je vous disais, poursuivit madame Deluw, elle sait l'anglais, le français et l'allemand. Je pense qu'elle est encore sortie avec un livre anglais. Ne l'avez-vous pas vue?

—J'ai vu une dame, assise sous un arbre et occupée à lire, dit monsieur Bruis qui n'avait pas l'habitude d'appeler dame une jeune fille de seize ans; mais il songeait à l'anglais, au français, à l'allemand, puisa cette lecture continuelle!

—Oh! c'est sa place favorite! dit madame Deluw; nous irons lui rendre visite, si vous le voulez bien. Il y fait frais et nous pourrons nous y reposer un instant.

Ils s'approchèrent de la place favorite; la jeune fille se leva et inclina de nouveau la tête en l'honneur de monsieur Bruis.

Madame Deluw s'assit sur le banc à côté de sa fille et monsieur Bruis s'accommoda d'une chaise.

—Nous venons nous asseoir un instant auprès de toi, Mina, que lis-tu là, ma fille? est-ce encore de l'anglais!

—Oh non! maman, c'est un livre ... je ne savais que prendre ... j'ai trouvé cela sous la main ... Jeannette fait-elle encore des folies?

La physionomie de Mina était inquiète et décontenancée. A vrai dire ce n'était nullement une jolie fille; elle aussi était très-pâle et avait une vilaine expression dans les yeux qui regardaient toujours de côté; de plus des mouvements nerveux qui ne plurent pas à monsieur Bruis, tiraillaient ses traits.

Madame Deluw n'insista pas pour voir le livre. Pour autant que put le remarquer monsieur Bruis, le susdit livre ressemblait étonnamment à certain petit volume intitulé: Amours et amourettes de Napoléon, volume dans lequel une fille de seize ans peut, à coup sûr, apprendre bien des choses plus ou moins édifiantes.

Pendant quelques instants le trio demeura assis, et madame Deluw seule adressa à plusieurs reprises la parole à sa fille afin d'en tirer quelque phrase qui mît au jour son mérite transcendant; de temps en temps elle hochait la tête en regardant les petits garçons qui se baignaient à un quart de lieue de là.

—Oh! dit Mina, tandis que ses doigts se crispaient fébrilement sur le volume qu'elle mettait à la lettre en pièces... Oh! c'est affreux qu'on soit si peu chez soi ici!

En cet instant, une voix à demi contenue fit entendre son nom.

—On t'appelle, ma fille! dit madame Deluw.

—Non, maman! dit Mina, et elle faillit déchirer la couverture du volume.

Monsieur Bruis abattait avec sa canne les pissenlits et les pâquerettes qui émaillaient le gazon.

—Mina! cria la voix sur le même ton, pourquoi donc ne viens-tu pas? Le vieux est en ville, et Jeannette dit que ta chère maman est au pavillon avec un mufle étranger.

La chère maman regarda sa chère fille. Le mufle étranger fit comme s'il ne s'apercevait de rien, et se rapprochant du bord du canal, parut consacrer toute son attention à un trekschuit qui s'approchait et auquel il eût crié de tout son cœur: Voyageur! s'il eût eu avec lui son surtout et sa valise.

Les yeux de madame Deluw lançaient des étincelles; elle pinça le bras de Mina.

—Que signifie cela? demanda-t-elle à voix basse, car elle ne voulait pas faire une scène en présence de l'étranger.

—Ah ça! continua la voix, ne fais pas de façons! Je sais bien que tu es là, mais je n'ose y venir... Ta chaise de l'autre fois est encore ici, et personne ne peut m'y voir.

Il y eut un silence d'un instant.

—Après cela, peu m'importe, puisque le vieux est sorti!

Pouf! quelqu'un sauta par-dessus la cloison du n° 32; le feuillage des arbres frissonna, et sur la place favorite de la charmante jeune personne, apparut un garçon déhanché, de l'âge d'un écolier de gymnase, lequel portait une casquette bleue, une veste ronde, et avait une physionomie parfaitement stupide, brutale et en tout digne d'un vaurien.

—C'est différent! dit le garçon déhanché, dès qu'il aperçut maman Deluw et monsieur Bruis.

—Monsieur! dit madame Deluw, frémissante de colère.

—Willem n'est-il pas ici? demanda imperturbablement le garçon déhanché.

—Non, monsieur! répondit madame Deluw, et fût-il ici, Willem ne fréquenterait pas un jeune homme qui ose parler à ma fille comme ... comme ... comme vous venez de le faire!

—C'est différent! dit le garçon déhanché, mais si votre fille court après moi, je n'y puis rien. Sa chaise est là-bas contre la cloison, n'est-ce pas, Mina?

—Vous êtes un mauvais garnement! dit Mina, en se mordant les lèvres; je ne vous connais pas, ni ne veux vous connaître!

—C'est différent! riposta-t-il de nouveau. Cette locution était probablement à l'ordre du jour au gymnase, à cette époque, parmi les traducteurs d'élite de Tite-Live et de Virgile. Le personnage fit un demi tour en disant:

Mes compliments au docteur!

Et il se mit en devoir de quitter la scène en sifflant.

En cet instant, parut Willem, qui, comme on l'a vu, n'était pas homme à fréquenter des vauriens de cette espèce.

—Ah! dit le garçon déhanché, voilà ce cher ami qui fait trois fois par semaine l'école buissonnière. C'est différent! Willem, mon chéri, comment t'ont plu les œufs frais du poulailler de la laitière?

Et saisissant Willem par la main, le garçon déhanché se mit à rire de tout son cœur.

—Il est temps que je parte, madame! dit monsieur Bruis feignant de n'avoir rien entendu et de sortir d'une profonde préoccupation. Je vous prie de saluer cordialement votre mari de ma part; mais il se fuit tard. Je vous remercie de votre amicale réception! Votre serviteur, mademoiselle Deluw; bonjour, mes jeunes messieurs!

Et avant que madame Deluw, qui naturellement était horriblement confuse, pût dire un mot, monsieur Bruis avait quitté la place favorite de Mina.

Il se hâta de chercher son chemin parmi les sentiers étroits et tortueux.

La panse! cria du haut d'un des pommiers voisins une voix qu'accentuait un rire insolent.

Monsieur Bruis sentit tout son sang lui monter à la tête; car c'était la voix du gamin de cinq ans qui, dès que son père avait tourné les talons, avait naturellement rompu son ban.

Monsieur Bruis se tourna de tous côtés pour découvrir le polisson, mais il ne l'aperçut pas. Il ne put toutefois s'empêcher de faire un mouvement avec sa canne, comme s'il lui en administrait un bon coup.

Il atteignit la porte, mais comme il n'était pas initié aux mystères de la serrure, il se passa assez de temps avant qu'il réussit à l'ouvrir, ce à quoi contribuaient, on le comprend, sa hâte et la surexcitation dans laquelle il se trouvait, tandis que le gamin ne se faisait pas faute de répéter sur tous les tons son sobriquet académique.

—Dieu soit loué! s'écria monsieur Bruis, du fond du cœur, quand il arriva au bout de l'allée de maître Moris, fermement résolu à gagner au plus tôt le premier logement venu dans la ville que je ne nommerai jamais. Justement il n'avait pas encore eu le temps de se refroidir.

—Eh bien! voire ami le docteur Deluw? demanda madame Bruis à son excellent époux qui, huit jours plus tard, se reposait des fatigues du voyage à côté de sa digne moitié, en se rafraîchissant au moyen d'un grand verre de vin du Rhin et d'eau gazeuse convenablement sucré.

—Avez-vous été parfaitement reçu? N'a-t-il pas été ravi de vous voir? A-t-il une gentille femme et de jolis enfants?

—Mon ami le docteur Deluw, ma chère, a un charmant jardin où l'on prend du thé, une femme, deux fils et deux filles qui lui donnent beaucoup de satisfaction, surtout la fille ainée...

Et il remua une fois encore son grand verre rempli de vin, d'eau gazeuse et de sucre, et le vida d'un seul trait.

FIN D'UNE VIEILLE CONNAISSANCE.

LA FAMILLE STASTOK


I

L'arrivée.

Dans la petite ville de D...., un mercredi du mois d'octobre, vers une heure après-midi, s'abaissa le raide marchepied de fer d'une diligence jaune qui traversait D ..., en faisant le trajet de C.... à E.... et vice, versa, et de cette diligence descendit, non sans crotter notablement ce qui le suivait immédiatement, et n'était autre chose que sa propre redingote, votre très-humble serviteur Hildebrand. Il avait voyagé avec une dame pâle qui avait défendu de fumer, s'était continuellement occupée d'art ranger les tortueux replis de son boa, avait soupiré, s'était endormie, avait pris de l'eau de Cologne, avait dormi de nouveau, et pendant tout ce temps, n'avait pas cessé d'être laide. Sur le même banc, se trouvait une jeune fille, non pas enveloppée,— l'image est trop faible,—mais blottie dans un manteau bleu à carreaux, manteau qui, selon une mode depuis long-temps oubliée, était susceptible d'être ramassé en arrière, par une petite langue de même étoffe, en forme de sous-pied, et tendue par deux boutons de nacre; cette jeune fille portait un chapeau de paille, garni de rubans de gaze bleue à lignes brunes, rubans disposés en gros nœuds qu'étayait un soutien résistant, et avait au cou un fichu jaune vif. Elle avait grande peur de la dame pâle, et se tenait timidement à distance de celle-ci; parfois, elle avait la bonne intention de lui venir en aide dans l'arrangement de son boa, et une fois même, elle avait mis à découvert, dans ce but, une petite main potelée, rougeaude, ornée d'une bague qui ressemblait singulièrement à de l'étain; mais la dame pâle l'avait regardée et la petite s'était mouchée, en vertu d'un principe admis à très-juste titre dans la société, principe en vertu duquel le nez doit expier toutes les fautes, les mouvements irréfléchis et les balourdises. Tel était le personnel du banc de derrière. Sur le suivant, se trouvait une Juive, enchâssée, comme une perle d'Orient, entre deux chrétiens. Elle cachait sous un court manteau de ratine verte, un petit enfant qui faisait tout son orgueil en ne criant pas, même lorsque, vers le milieu de la route, elle l'enveloppa de nouveaux langes. Il faut bien dire que l'enfant était très-petit, et avait, en guise de biberon, un énorme tampon de linge dans la bouche. Quant aux chrétiens entre lesquels elle était placée, l'un avait de grandes lunettes d'argent, à verres ronds, un étui à cigares d'argent, un porte-crayon d'argent, une montre d'argent, et de plus des boucles d'argent sur ses souliers et à ses culottes, de quoi j'inférai que c'était un orfèvre; et l'autre une épingle de cuivre, une boîte à tabac de cuivre, et une chaîne de cuivre sur l'abdomen, de quoi je conclus qu'il n'était rien moins que le maître garçon d'un confiseur. Comme on ne pouvait fumer, le premier tira une fois ou deux de sa poche l'étui d'argent, uniquement pour avoir le plaisir de l'ouvrir, d'en extraire un petit porte-cigares d'argent, et d'y chercher autre chose qui ne s'y trouvait pas, mais qui, s'il s'y fût trouvé, fût assurément venu plus à propos que le porte-cigares, et de refermer ensuite l'étui, après y avoir préalablement replacé, d'abord par un bout, puis par l'autre, le porte-cigares susdit; le second faisait passer de sa boîte à tabac de cuivre dans sa bouche un passe-temps qui n'était pas sans agrément. L'homme à l'argent avait une grande propension à parler. L'homme au cuivre paraissait décidé à ne pas ouvrir la bouche. La Juive avait naturellement beaucoup plus de considération pour l'homme à l'argent, mais celui-ci était revêche pour la Juive. Devant l'homme à l'argent était assis un personnage grand, gros, à la mine rechignée, auquel je n'osais moi-même adresser la parole, car il avait deux redingotes l'une sur l'autre, une grosse canne à la main, la face empourprée comme s'il sortait d'une bataille, et une physionomie telle qu'on eût dit qu'il se préparait à engager une lutte avec le premier qui lui parlerait; c'était indubitablement un commissaire de police ou un adjudant de place en bourgeois. A côté de lui, sommeillait un jeune homme aux cheveux divisés par une raie irréprochable et si bien lissés qu'ils semblaient tout d'une pièce; il portait des guêtres, une cravate bleue, une épingle en turquoise, un gilet à fleurs rouges, une redingote à longue taille, à manches très-courtes, étroitement boutonnée, des gants fourrés et des galoches. C'était un commis-voyageur allemand. Auprès de lui ... mais qu'ai-je besoin de faire preuve de mon talent en décrivant une société de voyage, qui n'avait absolument rien de piquant, et à laquelle j'ai déjà dit adieu dès le début de cette esquisse? Bref, je descendis du marchepied et faillis d'abord tomber dans les bras d'un monsieur à moustaches, ayant une jambe roide et une canne jaune, lequel monsieur attendait la dame pâle, et, craignant que personne autre que lui ne tendît la main à celle-ci, allongeait déjà bravement la sienne; je me glissai sous l'échelle qui était déjà appuyée contre le couronnement du véhicule avec lequel j'étais arrivé; je criai au facteur: La malle noire avec un H! donnai au conducteur ma pièce de vingt-cinq cents[1] et cherchai du regard quelqu'un qui put porter mon bagage, sans être tenté de le remettre à sa propre adresse.

—Etes-vous monsieur Willebram, si j'ose le demander? dit une petite voix faible et flûtée, qui appartenait évidemment à quelqu'un qui n'était jamais venu recevoir un inconnu à la descente de la diligence. La demande s'adressait au commissaire de police.

—Es-tu possédé du diable? dit brutalement celui-ci.

—Doit-il sortir de cette voiture? demanda d'un ton humble l'homme à la voix féminine et métallique.

—Ce sera moi! dis-je en cessant de considérer la sollicitude avec laquelle se préoccupait de sa boite à chapeau la demoiselle de compagnie qui s'épuisait à répéter: Est-ce là bien agir avec mes effets, conducteur?

Le petit homme qui était devant moi avait probablement commencé son éducation dans une maison d'orphelins, et était en train de l'achever dans un hospice de vieillards. Il avait le dos voûté et les jambes roides, portait une longue redingote de duffel brun, avec son numéro sur la manche, et avait sous le bras un petit portefeuille usé, servant à colporter à la ronde les volumes de quelque société de lecture[2].

—Je vais faire une commission pour monsieur, me dit le bonhomme, qui me parut avoir environ soixante-huit ans, et monsieur m'a dit que je devais aller à la diligence voir si monsieur était arrivé. Ne prenez pas en mauvaise part que je ne vous aie pas reconnu.

Comme il faudrait être le bourreau le plus inhumain pour se formaliser de ce que celui qui ne vous a vu de sa vie ne vous connaisse pas, j'octroyai un pardon entier sur ce point an bon pensionnaire de l'hospice. Je laissai ma petite malle au Repos du Maure, jusqu'à ce qu'on la fit prendre, et me mis à suivre ma nouvelle connaissance, qui cheminait d'un pas traînant vers la maison de mon oncle. En route, j'eus l'avantage d'être renseigné bienveillamment par le petit vieux sur la destination d'on grand édifice à portes et fenêtres gothiques, surmonté d'une tour, avec les appendices habituels, la pomme et le coq en girouette, et que mon guide me dit être l'église, comme aussi sur une bande d'eau verdâtre, enfermée entre deux rives maçonnées, et qu'il me déclara être le Gracht[3].

—Et voici la maison! dit-il enfin en hissant ses vieilles jambes sur le seuil et en donnant une vigoureuse secousse à la sonnette avec cette expression de physionomie qui, chez un vieillard, signifie: je n'entends pas si cette sonnette sonne fort ou non.


[1] Le cents vaut environ deux centimes.

[2] Il y a dans les villes hollandaises nombre de sociétés de lectures (Leesgezelschappen) dont les membres reçoivent tout à tour à domicile les journaux, les revues et les volumes.

[3] Nom consacré aux canaux d'eau le plus souvent stagnante dont la nature marécageuse du sol nécessite le creusement dans la plupart des villes de la Hollande.


II

La réception.

Il se passa une minute environ avant qu'un traînement de pieds tout particulier trahit dans le corridor l'arrivée d'une vieille cuisinière; celle-ci avait dû naturellement achever d'abord de peler la pomme de terre commencée, ôter ensuite l'écuelle de ses genoux et les pieds de son poêle, mettre ses pantoufles rouges, passer sous son nez le revers de la main, relever son tablier en diagonale, et faire le long trajet qui comptait vingt pas de la porte de la cuisine au baromètre, et six du baromètre au paillasson. Pendant ce temps, j'examinai l'extérieur de la maison.

Celle-ci était bourgeoise comme mon oncle, et quoique la maison fût plus vieille, l'oncle appartenait aussi bien qu'elle à un autre siècle. Elle avait une façade en escalier, et à l'étage supérieur les croisées étaient garnies de châssis en plomb. Elle n'avait qu'une seule chambre donnant sur la rue; cette chambre comptait deux fenêtres en guillotine, à vitres de grandeur moyenne, qu'ornaient des rideaux de gaze verte sur de larges baguettes de cuivre, légèrement entr'ouverts au milieu, pour inviter amicalement la lumière à bien vouloir éclairer deux pots de fleurs de ma tante, sous l'expresse défense d'illuminer ou de pâlir autre chose dans la chambre. J'étais curieux de savoir si je serais jamais admis dans cette salle. En tout cas, je fus introduit dans le corridor, et un instant après dans une chambre de derrière, éclairée par le haut, où je me trouvai immédiatement eu présence de mon oncle et de ma tante.

L'accueil fut vraiment cordial, et les bonnes gens qui ne m'avaient jamais vu depuis que j'étais au monde, parurent très-heureux d'avoir ce plaisir, bien qu'au commencement, le susdit plaisir parût quelque peu empoisonné par cette circonstance que j'étais arrivé un jeudi, jour où l'on faisait la chambre de devant, de sorte que l'on se tenait précisément sur l'arrière. Ma tante fit observer que le neveu prendrait la chose en bien, et qu'il lui était arrivé sans doute chez ses parents de se tenir aussi sur l'arrière, sur quoi le neveu dit que c'était une charmante chambre, et qu'il aimait beaucoup une chambre de derrière; à quoi l'oncle répliqua que, bien qu'il le dît lui-même, pour son compte, il n'y tenait pas; la tante, d'accord avec son neveu, affirma qu'elle y tenait infiniment; sur ce, l'oncle ajouta que, le soir, il l'aimait assez, et la tante et le neveu affirmèrent que c'était le soir qu'ils y tenaient le plus, de sorte qu'il fut décidé, à l'unanimité des voix, qu'une chambre de derrière, éclairée par le haut se présente, le soir, sous son aspect le plus avantageux. Je dois ajouter que toute la discussion s'était passée de la façon la plus amicale pendant que mon oncle ranimait avec une allumette sa pipé culottée, et que ma tante, tout en souriant avec affabilité, séchait avec un essuie-mains à carreaux, les tasses où l'on avait pris le café. Elle rangeait précisément celles-ci sur le plateau, lorsqu'elle s'écria: Eh! Seigneur mon temps[1]! Hildebrand, n'auriez-vous pas voulu prendre de café?

Dans le fait, il n'y avait en ce moment rien au monde que je désirasse plus ardemment qu'une tasse de café; mais comme je pensai que ma tante demanderait le moyen d'augmenter la dose de café à l'art de le raréfier, je la remerciai généreusement, et dis que j'allais prendre un petit verre d'amer avec mon oncle, sur quoi l'oncle déclara qu'il avait coutume d'en prendre toujours un, lorsque passait la diligence de deux heures.

Avec cette perspective, je rapprochai un peu ma chaise du foyer, auprès duquel mon oncle s'asseyait toujours quand il se tenait sur l'arrière, bien que ce foyer ne fût jamais allumé avant le 1er novembre, et que par conséquent il n'y eût pas de feu en ce moment; je demandai des nouvelles de mon cousin Pierre.

Mon cousin Pierre étudiait le droit à Utrecht, mais quelque souvent que j'eusse demandé en différentes circonstances, à différents étudiants de différentes facultés, s'ils connaissaient mon cousin Pierre Stastok, je n'avais jamais reçu de réponse satisfaisante, si bien qu'incertain sur les causes de cet incognito, je finis par m'informer, non plus de mon cousin Pierre Stastok, mais d'un certain étudiant Stastok.

—Vous devriez l'avoir vu, dit le vieux Stastok, car il est sorti pour aller vous attendre.

—Pour aller vous attendre, répéta ma tante, en laissant tomber son tricot sur son giron et en regardant par-dessus ses lunettes; bien sûr il vous aura manqué; mais il sera bientôt ici. Il s'occupe tellement de son examen en ce moment, que j'ai peur qu'il ne travaille trop; il est si vif, savez-vous?

A peine eus-je le temps d'exprimer Tardent désir de voir ce rare composé de vivacité et de zèle au travail, c'est-à-dire, le jeune Stastok, que la sonnette retentit, les pantoufles de la cuisinière se traînèrent, et le pas de l'étudiant d'Utrecht se fit entendre.

Je n'avais pas eu jusque-là la moindre notion de monsieur mon cousin, dès qu'il entra dans la chambre, je le connus de part en part. Tout son extérieur parlait de cours; tout son maintien accusait la dictée des leçons. Sa pâleur, sa tête baissée, ses lunettes d'acier, sa cravate pareille à un essuie-main, sa redingote fermée avec une double rangée de boutons, sa clef de montre, son pantalon ni étroit ni large, ses bottes remontées, ses gants de filoselle, sa canne noire de vicaire, ornée des deux glands obligés, tout dénonçait l'étudiant qui, de la vie académique, ne connaît rien que les salles des cours et les thés des professeurs[2]; des étudiants, que ses concitoyens et les sénateurs qui l'ont déverdi[3]; des bourgeois que son hôte; l'étudiant qui attrape un coup de soleil quand il rencontre deux condisciples, qui fait nu détour d'une rue quand il en aperçoit cinq ou six, qui se plaint qu'il y ait si peu de fraternité parmi les étudiants, et ignore que la vie universitaire a ses plaisirs particuliers; l'étudiant prêt à engager une discussion à laquelle personne ne voudrait prendre part; qui reçoit tous les jours cinq plats du restaurant: un plat de viande hachée, un de pourpier à la daube, un dito d'endives, un de pommes de terre bouillies, et un de riz à la gelée de groseilles, et cela parce qu'il n'a pas le courage de se faire présenter à une table[4]; l'étudiant qui, à la société [5], souffre mille angoisses, dans la crainte que quelqu'un ne vienne demander le journal derrière lequel il se cache, et dont les autres étudiants entendent pour la première fois le nom, lorsqu'ils se trouvent par hasard au cours, le jour où le professeur articule ce nom, en interrogeant son propriétaire. Sans nul doute, mon cousin inconnu, Pierre Stastok, était un étudiant pareil.

—D'où vient, Pierre, que vous avez manqué votre cousin Hildebrand? demanda ma tante avec surprise.

L'étudiant Pierre Stastok fit un tour de conversion pour déposer sa canne dans un coin, et dit que la diligence était arrivée étonnamment tôt, circonstance très-étonnante à coup sûr, vu qu'en route nous avions eu un retard d'une demi-heure, parce qu'un cheval s'était abattu. Il était allé d'abord chez le libraire, chargé de relier ses Institutes, et s'était ensuite rendu directement à la diligence, mais à sa grande surprise, il avait appris qu'elle était arrivée depuis longtemps, et que je m'en étais allé avec le domestique, etc., etc.

Le fait est qu'il avait fait un petit tour de promenade, jusqu'à ce qu'il se tînt pour certain que j'étais installé depuis longtemps sous le toit paternel, et ce dans la crainte de s'adresser à une autre personne qu'à moi. S'il était tombé, en effet, sur le commissaire de police, c'eût été un homme perdu pour six semaines!

—Il faut que les cousins fassent bonne connaissance maintenant, dit ma tante, qui appartenait à la catégorie des mères de famille la plus affable; ils sont étudiants tous les deux.

—Oui, mais dans des branches différentes, dit Pierre, qui n'était pas familiarisé depuis longtemps avec l'idée de faire connaissance.

Ce qu'il disait était vrai, et nous appartenions même à des universités différentes. Mais je n'ai jamais été assez étudiant de Leyde pour ne pas boire volontiers un toast, en toute occasion, à la bonne harmonie entre les deux universités sœurs, toast qui se boit toujours partout où se trouvent réunis des étudiants d'Utrecht et de Leyde, mais qu'il ne faut pas cependant répéter trop souvent, si l'on ne veut pas avoir de querelle. Quant à nous, l'occasion d'un toast se présenta bientôt; car après avoir échangé quelques mots avec Pierre Stastok, pour m'informer de sa demeure à Utrecht, ce à quoi il avait répondu qu'il logeait chez un catéchiste de la rue Elisabeth; après un court entretien avec mon oncle sur les nouvelles du jour (il n'y en avait pas); enfin, après avoir parlé à ma tante de la tenture en cuir doré de la chambre, tenture dont elle m'affirma avoir entendu dire que les fabricants de pantoufles de Waalwyk avaient offert de grosses sommes, avant d'être ruinés par l'incendie; après tout cela, dis-je, entra le vieillard de l'hospice que j'entendis décorer, en cette circonstance, du nom de Keesjen[6], avec la nouvelle que la diligence de deux heures passait précisément. Sur cette annonce, ma tante, après avoir préalablement déposé ses lunettes, ouvrit une cassette et en tira Un flacon d'élixir de Van der Ven, un flacon de liqueur contre le choléra, et trois petits verres. Mon oncle me souhaita la bienvenue.

Le reste de cette journée se passa comme d'habitude, lors d'une première connaissance. Pierre et moi, nous nous plûmes mutuellement et devînmes excellents amis. Au dîner, je gagnai le cœur de ma tante, en demandant une seconde fois d'un plat de scorsonères, et j'émus mon oncle jusqu'aux larmes en faisant l'éloge de la laitance d'un cabillaud étuvé. Afin de faire aussi un plaisir à Pierre, je sus montrer quelque connaissance de sa branche, en amenant à propos la définition de la justice et de l'usufruit. Après le dîner, mon oncle fit un petit somme auprès du foyer glacé, et ma tante monta à l'étage. Après quoi, nous prîmes le thé ensemble, tout familièrement, nous dîmes que la chambre de derrière était sous son jour le pins avantageux, etc., etc.

Mon oncle était un homme, dont le grand-père et le père avaient eu une très-florissante fabrique de rubans, laquelle fabrique avait été encore, de son temps à lui, en plein rapport. Pour dire la stricte vérité, je dois avouer qu'il possédait encore cette fabrique, mais on n'y travaillait absolument plus, et sur les greniers gisait encore une importante partie de rubans de pacotille qu'il préférait voir pourrir, à les mettre en vente sur le marché. Il appartenait à cette race de gens qui ont fait de bonnes affaires, et renonçant à tous les bénéfices ultérieurs, se contentent d'un joli revenu, d'une invincible aversion pour les machines à vapeur et du journal de Harlem. Dans le cours de la soirée, il me parut qu'il avait une prédilection particulière pour cette cheville, quoique je le dise moi-même, prédilection qui n'était surpassée que par l'abondance avec laquelle sa femme répétait l'exclamation: Seigneur mon temps! Le respectable couple affectionnait extraordinairement ces deux locutions. Je dois dire cependant, qu'ils leur substituaient parfois des variantes, telles que: De par le marteau[7]! Bonté divine! Misère! et d'autres jurons de même sorte, qui portaient une barre dans leur écusson. L'étudiant Pierre Stastok n'avait à opposer à tout cela que son affirmation favorite vraiment, dont cependant,—je dois le reconnaître pour être juste,—il n'abusait aucunement.


[1] Exclamation très-usitée en Hollande et en Flandre.

[2] Les professeurs hollandais ont régulièrement chez eux des réunions fréquentées par les étudiants les plus zélés et où l'ont s'entretient de matières scientifiques en prenant une modeste tasse de thé.

[3] On donne le nom de verts aux étudiants récemment entrés à l'université; ils ne perdent cette qualité qu'après une initiation qui a lieu sous le patronage d'anciens, nommés sénateurs (seniores).

[4] Pension bourgeoise.

[5] La société des étudiants.

[6] Diminutif de Cornelius, Corneille.

[7] Exclamation hollandaise.


III

Hildebrand visite la ville, et Pierre se risque à jouer la poule.

Le lendemain, je m'éveillai à sept heures et,—en ouvrant les rideaux de serge verte de mon lit, pour voir quel temps il faisait,—quel fut mon étonnement de voir que Pierre,—nous couchions dans la même chambre,—s'était déjà mis dans la position perpendiculaire, et, les lunettes sur le nez, était gravement occupé à mettra une belle paire de bas, auxquels sa mère avait soigneusement refait des talons, le soir précédent.

Le père Stastok était un homme réglé comme une horloge; il se levait, en conséquence à six heures, afin d'être prêt à déjeuner à sept et demie, et, comme il n'avait absolument rien à faire, il passait le temps intermédiaire à fumer des pipes. Il est remarquable, que moins on a d'occupation, plus on s'inquiète minutieusement du temps. Si l'on eût posé au bon vieux Pierre Stastok la difficile question d'assigner le siège de la volonté, il aurait dû,—s'il eût eu assez de présence d'esprit pour cela,—poser l'index à deux pouces de distance de son estomac, et désigner par ce mouvement sur cette partie de son abdomen, ce qu'il appelait sa montre d'or. Et vraiment, s'il me fallait être régi par une montre d'or, je voudrais l'être par une pareille; car c'était une bonne, grosse, épaisse et large montre, à double caisse, et comme chaque matin, au coup de neuf heures, elle était mise d'accord avec l'horloge du clocher, elle allait, en général, parfaitement bien.

Je trouvai mon oncle dans la chambre de devant qui, par parenthèse, ne me parut pas un sanctuaire tel que je me l'étais imaginé; j'y trouvai, dis-je, mon oncle, justement au sortir des mains de son barbier. Il avait encore sur sa tête chauve son bonnet de nuit, vu qu'il avait coutume de ne jamais échanger celui-ci contre sa perruque avant onze heures.

—Un beau petit temps, neveu Hildebrand, me cria-t-il, un beau petit temps, bien que je le dise moi-même!

Ma tante, qui était déjà occupée à tricoter, ôta ses lunettes, par suite d'une habitude très-commune, pour considérer ma robe de chambre, et après s'être écriée: Seigneur mon temps! ces choses-là sont-elles redevenues à la mode (c'était en 1836); elle se mit à énumérer toutes les robes de chambre avec écharpe que son père et son mari avaient portées au siècle précédent et qui, selon son affirmation, se trouvaient encore en haut dans une armoire.

Mon oncle trouva ce vêtement beaucoup trop commode pour un jeune homme; et, aux yeux de Pierre, je ressemblais si parfaitement aux plus grands farauds de l'université d'Utrecht qu'il commença à me prendre pour un libertin fieffé.

Mon oncle ouvrit la Bible et lut. Respectable coutume! Pourquoi est-elle si exclusivement restreinte aux familles bourgeoises, et pourquoi, dans ces familles mêmes, tombe-t-elle de plus en plus en désuétude? Mon oncle ne lisait ni avec éloquence, ni avec charme, ni même bien à certains passages,—mais c'était édifiant, car il lisait la Bible; c'était bien, car il lisait simplement; c'était beau, car on voyait qu'il avait la foi. Il lisait le dixième chapitre de saint Luc, et je fus particulièrement frappé du vingt-unième verset, sortant de cette bouche, et dans ce milieu: «Je vous remercie, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux savants de la terre, et les avez révélées aux petits enfants.»

Après le déjeuner, Pierre alla travailler à son examen, ce qui consistait à fabriquer de très-grands tableaux des Institutes, tableaux écrits avec de l'encre rouge, bleue et noire; je l'accompagnai dans sa chambre, où je m'occupai à feuilleter quelques volumes jusqu'à l'heure du café.

L'instant était venu ou mon cousin devait me montrer à la ville et me montrer la ville. Nous sortîmes ensemble, et comme il avait une canne, je laissai la mienne à la maison. Nous visitâmes en premier lieu le Gracht, puis la halle aux blés, ensuite deux églises, dans lesquelles se trouvaient des mausolées et des sacristains avides de pourboire; comme aussi dans l'une d'elles, il y avait un orgue qui était, dit-on, le plus beau du monde, après celui de Harlem, honneur que j'avais entendu attribuer à Gouda, à l'orgue de Gouda, à Leyde à celui de Leyde, à Alkmaar à celui d'Alkmaar, à Zwoll à celui de Zwoll, et qu'à D...., j'entendais derechef décerner à celui de D...., si bien que ce serait l'affaire de la quatrième classe de l'Institut royal des Pays-Bas d'ouvrir un concours sur la question. Nous montâmes même, au péril de la vie, sur la tour de l'une des églises, où nous fîmes la remarque qu'il y faisait du vent et qu'il y avait beaucoup de prairies, beaucoup d'eau et beaucoup de moulins autour de la ville. Sur quoi nous nous rendîmes à l'hôtel-de-ville, et trouvâmes que nos aïeux peignaient encore mieux et avaient encore meilleure mine que nous; j'eus en même temps l'occasion d'admirer la martiale tournure des sergents de ville de D.... Dans son zèle à me faire voir tout, Pierre me mena même à la boucherie, sur le marché aux poissons, et enfin devant une mare à canards carrée, qu'il appela le port. Tout en allant, il s'informait avec insistance du nombre de cours que les juristes[1] avaient par jour à Leyde, si l'on s'amusait bien aux thés de tel professeur, comme aussi combien de cours le susdit professeur donnait en hollandais; ensuite si le professeur un tel dictait, si tout le monde pouvait obtenir un testimonium[2] de tel autre; si tel encore donnait des cours d'amateurs, et si j'avais vu Smallenburg[3]. En échange de mes renseignements, il me donna les siens sur les professeurs en droit d'Utrecht, avec une loyauté digne d'une meilleure cause. Il ne cacha pas le légitime orgueil avec lequel Utrecht possède le professeur Van Heusde[4], ni la difficulté qu'il y a à subir en latin un examen de mathématiques; et lorsque, pour varier, j'amenais la conversation sur des sujets moins graves, il me révéla que lui, Pierre Stastok, sans cependant nourrir de passion pour ces jeux, jouait de temps en temps aux dominos, voire même au billard. Comme nous étions justement devant un café, je l'invitai à se mesurer avec moi dans ce dernier art.

Pierre Stastok n'eut ni le courage ni la prévenance de m'offrir quelque chose, c'est pourquoi je commandai un verre d'amer pour moi, tandis qu'il en faisait autant de son côté. En ce moment, l'horloge placée au-dessus du buffet sonna deux heures, et je vis, de l'autre côté de la rue, passer la diligence qui devait mettre mon oncle en état de suivre notre exemple.

Il y avait un assez grand nombre de personnes dans le café, mais comme nous n'avions affaire qu'au billard, et qu'aucune d'elles ne jouait, elles ne nous gênèrent pas le moins du monde. Pierre retroussa les manches de sa redingote, et mit en évidence les grandes manchettes empesées de ce que sa mère nommait toujours une chemise anglaise, bien que ce vêtement fût devenu européen; après quoi il pria très-poliment le garçon de lui donner une bonne queue. Le garçon lui donna naturellement la meilleure qui se trouvât dans la rangée, et nous tirâmes pour voir qui jouerait le premier. Cet honneur m'échut, et la partie commença.

Mais à peine avions-nous fait quelques points qu'une bruyante exclamation: «La poule, garçon!» vint troubler tout notre bonheur.

Cette exclamation venait d'un jeune avocat étourdi, qui avait récemment cessé de faire partie de la société des étudiants d'Utrecht, était en ce moment présenté comme membre de la société particulière de D...., et consacrait cet interrègne à faire la poule tous les jours an Café de l'Etoile du Nord.

—En vingt-quatre, messieurs! nous cria le garçon, qui, secouant en même temps la corbeille où se trouvaient les billes, nous la présenta.

J'en tirai une, et avec une figure que semblait agiter un léger mouvement convulsif, Pierre, qui, j'avais pu le voir, n'était pas un Mingo, plongea bravement la main dans la corbeille. Vinrent ensuite de leurs coins respectifs les habitués de la poule, qui demandèrent des couvercles pour leurs pipes; le garçon distribua à la ronde les queues particulières, et le jeune avocat en personne prit en main la craie pour inscrire les noms.

—Qui de ces messieurs a l'as?

—Moi, cria une voix brusque qui n'appartenait à personne autre qu'au monsieur aux deux redingotes superposées, que j'avais pris en diligence pour un commissaire de police; je m'aperçus toutefois qu'il n'avait nullement cette qualité, mais bien qu'il était le piqueur du petit manège présentement à D...., et en même temps le propriétaire du petit théâtre qui s'y trouvait aussi.

—Qui de ces messieurs a le numéro deux?

Pierre Stastok s'approcha lui-même de l'ardoise pour chuchoter à l'oreille du jeune avocat que c'était lui.

—Bah! vous jouez aussi la poule? demanda le jeune avocat qui, comme concitoyen, connaissait mon cousin.

Pierre devint pâle.

J'avais le numéro trois. Le quatrième appartenait à un vieux sous-lieutenant d'infanterie, qui portait la médaille indiquant douze années de service; le cinquième à un apprenti chirurgien qui avait trop de temps à dépenser; le sixième à un gros homme court, aux cheveux gris et rudes, qui paraissait un marchand de grains; le septième à un jeune homme de vingt-trois ans, qui avait été étudiant, mais était retenu au domicile paternel pour cause de mauvaise conduite; Pierre le redoutait fort, d'autant plus qu'il le traitait très-familièrement; l'étudiant manqué semblait l'ami intime du vieux sous-lieutenant à la médaille de douze années de service. L'avocat lui-même avait le numéro huit, et le numéro neuf était entre les mains d'un jeune homme de trente à trente-trois ans, avec pantalon couleur de foie, qui vivait aux dépens de sa mère, tenait un chien, n'avait jamais rien fait, et était en haute estime chez le maître du café de l'Etoile du Nord.

Lorsque le jeune avocat eut inscrit proprement les noms de tous ces messieurs, le garçon de billard prit la craie dans une main, le bock[5] dans l'autre, et cria de toute la force que peut avoir un enfant de quatorze ans, qui reste sur pieds pendant toute la journée et une partie de la nuit, au milieu des exhalaisons clos hommes et des pipes:

—As acquit, deux joue!

Pierre Stastok Junior devait donc jouer sur l'acquit, et il se prépara effectivement à cette tâche. A cette fois, Pierre Stastok Junior déposa sa pipe, blanchit l'extrémité de sa queue de la longueur d'un demi-pied au moins, posa de la main gauche sa bille de trois quarts, appuya sur le billard les quatre doigts à une main de distance de la susdite bille, courba gracieusement son pouce en dehors, de façon à montrer à la société entière ses ongles coupés jusqu'au vif, et se mit à mouvoir la queue de la main droite, entre le pouce et les doigts, de cette façon que les experts appellent scier.

Jusque-là allait la science de Pierre. Stastok à jouer sur l'acquit. Voire même avait-il une légère notion théorique de Part de toucher légèrement, mais comme la pratique du noble jeu de la poule lui manquait, il était presque aussi blanc que sa bille, et finit par pousser celle-ci convulsivement, avec ce résultat qu'il la prit en plein, et se trouva à faire devant la blouse du coin droit.

Il eût été inhumain de le faire; c'est pourquoi retenant vivement ma bille, je ramenai la sienne vers le bas, et la fis rentrer à une bonne distance en-deçà du milieu. Sur quoi le vieux lieutenant d'infanterie prit sa pipe entre ses moustaches grises et joua au hasard de la main gauche; mais il n'en fut pas moins fait par raccroc par l'apprentif chirurgien, sur quoi l'étudiant manqué, qui, soit dit entre nous, était un farceur, dit que les chirurgiens ne pourraient vivre sans accrocs. Le marchand de grains pria le jeune homme de donner l'acquit pour lui, et, la physionomie impassible, continua de jeter les yeux sur le Handelsblad,[6] en savourant ce mélange de genièvre et de sucre, qu'on nomme vulgairement boule de neige; l'étudiant manqué posa son cigare sur le bord du billard, et joua sur l'acquit avec beaucoup de nonchalance et avec une force terrible; l'avocat suivit avec la même violence cet exemple de jouer vigoureusement. Vint alors le tour du jeune homme de trente-trois ans, au pantalon couleur de foie, celui-ci changea de système; comme il tâchait toujours d'en venir à vendre avantageusement sa bille, il ne jouait jamais à l'aventure quand il était sûr de pouvoir faire une bille. Il en fit mie, de quoi il résulta que Pierre Stastok eut à jouer une seconde fois sur l'acquit.

Il était dans un tel état que la sueur perlait en grosses gouttes sur son front.

—C'est un collé, Monsieur! cria la voix rude du piqueur.

Pierre ne dit mot, mais dans un effort désespéré pour ne pas donner un démenti au redoutable personnage qui l'interpellait, et cédant à une de ces folles inspirations qu'écoutent parfois les mauvais joueurs parce qu'elles leur donnent l'espoir que la chance fera pour eux ce que ne peut faire leur habileté, il toucha la bille d'acquit si finement que, contre toute étiquette, il la mit par raccroc dans la blouse du coin gauche.

—Cela ne se fait pas, Monsieur! s'écria le piqueur avec vivacité et en frappant le plancher de la queue.

—C'est un malheur, balbutia Pierre qui transpirait tellement que je craignais que ses lunettes ne glissassent à bas de son nez.

—C'est une stupidité! rugit le piqueur.

—Vivent les raccrocs! s'écria l'apprenti chirurgien.

—Ce Monsieur est dangereux! dit ironiquement le vieux lieutenant.

—C'est une marque. Trois acquit, quatre joue! cria le garçon de billard.

Je crois que mon cousin chercha à se moucher en prenant une attitude indifférente, mais il n'y réussit pas.

Ce troisième tour se passa bien pour Pierre, mais le quatrième était fait pour le bouleverser complètement. Le piqueur se trouvait devant une blouse du milieu; c'était une bille facile; un enfant pouvait la faire.

—Vous pouvez facilement sauver la bille et vous bien placer en même temps temps, dit le piqueur.

Cela concordait parfaitement avec les dispositions de Pierre qui, grâce à la bille faite par raccroc, n'eut voulu pour rien au monde faire celle qu'il avait devant lui, dût-il s'en trouver mal lui-même. Mais comme le piqueur était un joueur de poule redouté et que, de temps immémorial, sur trois poules jouées il en mettait deux en poche, tous les autres s'écrièrent naturellement:

—Mettez-le dedans! mettez-le dedans!

Pierre poussa néanmoins sa queue avec l'intention formelle de n'en rien faire, et pourtant il s'en fallut de si peu que la bille ne fût faite que l'avocat étourdi qui s'était levé au bruit s'écria.—Il y est! Ce à quoi l'étudiant manqué qui, comme nous l'avons dit, était un farceur, répondit spirituellement:

—Oui! s'il était arrivé!

—Attendez un peu! s'écria l'apprenti chirurgien partisan des raccrocs, attendez, voici encore une blouse!

Et en effet! Pierre Stastok, tout à fait en dehors de ses prévisions et sans s'en douter, avait fait un doublé; tous poussèrent de joyeuses exclamations, à l'exception du piqueur qui, d'un air furieux, commanda un nouveau verre d'amer et prit la gazette de Gouda, uniquement pour faire passer sa mauvaise humeur.

On continua de jouer et, après toutes les mésaventures qu'il avait eu à subir, mon ami Pierre redevint tout à fait calme, ce à quoi contribua surtout puissamment cette circonstance qu'il eut à donner l'acquit une couple de fois. Mais son repos fut soudain affreusement troublé par le garçon qui criait:

—Quatre trois marques, six acquit, sept joue! A monsieur Hastok (le St n'était pas écrit distinctement) le pavillon[7]!

Dès lors il n'y eut plus de fin aux plaisanteries et aux railleries de l'apprenti chirurgien, de l'étudiant manqué, de l'avocat, et du jeune homme de trente-trois ans au pantalon couleur de foie. L'un nommait Pierre, Mingo, un autre un barbe-bleue, le troisième un boa constrictor, et tous ensemble: Monsieur du Pavillon! Le vieux lieutenant qui avait trois marques et était associé avec l'étudiant manqué voulait se perdre et acheter sa bille à Pierre pour un écu; le marchand de grains, qui était contre cette manœuvre dit que Pierre était beaucoup trop fort pour accepter; le chirurgien apprenti ordonna qu'on apportât le pot qui contenait les mises à monsieur Stastok qui croyait déjà gagner la poule; c'était un vacarme infernal! Et au milieu de tout cela, l'innocent objet de toute cette rumeur continuait toujours à enduire de craie sa queue. Son tour revint.

—Quelle bille? demanda-t-il tout troublé.

—La blanche! cria l'étudiant manqué qui était un farceur.

—La ronde! dit non moins spirituellement l'apprenti chirurgien.

—La meilleure! dit le pantalon couleur de foie qui voulait aussi placer son mot.

—La plus proche! dit le gros marchand de grains qui eut compassion de Pierre.

La disposition des billes était telle du reste qu'il était parfaitement indifférent avec laquelle jouerait, en ce moment solennel, le pauvre Pierre qui n'avait plus un fil sec sur le corps. En effet les deux billes, l'une au haut l'autre au bas du billard étaient collées sous bande, mais ultra-collées. Je ne me souviens pas, de tout le temps où j'ai joué au billard,—ma queue dort aujourd'hui pour toujours dans sa tombe,—je ne me souviens pas avoir jamais vu pareil collé. L'étudiant manqué présenta le bock à mon cousin. Pierre lui lança un regard de haine impuissante et manqua de touche à deux ou trois pieds de distance.

—Efface le pavillon! cria l'apprenti chirurgien.

Il était déjà effacé! Le piqueur s'était vengé d'avance.

A partir de ce moment, le lieutenant offrit un florin à Pierre, mais celui-ci était trop confus pour oser vendre sa bille. Au tour suivant, je le fis par pitié; au tour d'après, il se perdit et eut la satisfaction de se voir offrir un biscuit de sa bille par le lieutenant; enfin, dans un tour qui fut pour lui le dernier, il ferma par un manque de touche sa carrière dans le noble jeu de la poule. Comme il semblait très-pressé de partir et que je n'avais plus qu'une marque à recevoir je me blousai, et je le fis surtout pour mettre fin aux sollicitations du jeune homme au pantalon couleur de foie, qui offrait à Stastok de lui vendre sa bille pour vingt huit sous, offre dans laquelle il était appuyé par toute la joyeuse compagnie.

Une fois dans la rue, le vent frais d'octobre parut rendre à Pierre son courage et son pédantisme:

—Il y a là de bon joueurs, dit-il, mais cependant il n'y en a vraiment aucun qui excelle.... J'avais une queue courbée, ajouta-t-il, et avez-vous vu comme tes blouses des coins tirent?

J'avais tout vu, et je savais que le marchand de grains aurait gagné la poule avant que nous fussions à la maison.

Le dîner était déjà sur la table. Pierre n'avait pas faim.


[1] Etudiants en droit.

[2] Certificat de fréquentation des cours.

[3] Professeur distingué de Leyde.

[4] Professeur célèbre d'Utrecht.

[5] Instrument destiné à atteindre les billes hors de portée de la queue ordinaire.

[6] L'un des journaux les plus renommés de la Hollande.

[7] On place en Hollande comme signe distinctif, en regard du nom du joueur qui n'a pas de marque, un pavillon (vlag) dessiné à la craie.


IV

Le bonhomme de l'hospice raconte son histoire.

J'avais passé trois jours dans la famille Stastok, et sur ce temps Keesjen et moi étions devenus grands amis; deux ou trois fois il m'avait accompagné en ville pour me montrer le chemin lorsque j'avais des courses à faire, et, comme il était bavard ainsi que beaucoup de vieilles gens et que de mon côté je partage parfois ce défaut avec ces vieilles gens, nous avions souvent jasé ensemble tout à notre aise. Keesjen était un simple, brave, excellent petit homme. Il avait une légère souvenance de son père qui était fabricant de brosses et portait de grandes boucles d'argent sur ses souliers. En dehors des boucles il ne se rappelait de lui que sa mort et comment il avait suivi le convoi avec un grand pleureur[1] et avec une longue cravate blanche; comment, lorsqu'il revint à la maison, le miroir était couvert d'une voile noir; comment, en cette circonstance, il avait pu manger autant de petits pains chapelés qu'il l'avait voulu; et comment il s'était trouvé là une tante, longue et maigre, qui avait bu tant de vin blanc qu'un gros oncle lui avait dit: vous n'en aurez plus! Il n'avait jamais connu sa mère. Le gros oncle l'avait conduit à la maison des orphelins; il y avait appris à épeler et on l'avait mis ensuite en apprentissage chez un charpentier; mais il était de constitution trop faible pour ce métier, c'est pourquoi on l'avait placé chez un apothicaire avec la mission de rincer et de boucher les fioles, carrière qui n'est pas précisément riche en brillantes perspectives. Il y avait servi pendant quinze ans. Mais comme il ne savait lire que très-imparfaitement et que souvent il avait à porter à la fois deux bouteilles d'une demi pinte chacune, trois biberons, un emplâtre, un pot de sirop et un paquet de poudre, il lui était arrivé à la fin de remettre une infusion de salep chez quelqu'un qui souffrait d'une obstruction et par contre de la poudre de jalap chez une dame qui avait la diarrhée; cette méprise l'avait fait renvoyer comme n'étant pas suffisamment lettré. Depuis lors, il avait été saute-ruisseau dans un bureau, puis domestique de maison chez différentes personnes dont les unes étaient mortes et les autres ruinées, et comme, lors du grand emménagement, il s'était trouvé trop vieux pour être envoyé à Frederiksoord[2], la maison des Orphelins l'avait enfin cédé à l'hospice des vieillards. Au moment dont nous parlons, mon oncle et deux ou trois personnes de la même condition, l'employaient pour graisser les souliers, battre les habits, porter le journal, et, pour tout dire en un mot, à faire les commissions de peu d'importance. Ce qui, de l'avis de mon oncle, avait le plus entravé la carrière du brave homme, c'était son excessive simplicité et une timidité qui ne lui cédait en rien.

Outre la chambre de derrière éclairée par le haut qui s'étendait derrière la maison du voisin et à la suite de laquelle se trouvait la cuisine, il y avait, dans la maison de Pierre Stastok Senior, une autre chambre de derrière dans laquelle je compte vous introduire plus tard et que, attendu le petit jardin sur lequel elle avait vue, on avait baptisée, non sans à-propos, du nom de chambre du jardin. Quand on franchissait la porte de cette place on rencontrait d'abord un trottoir de klinkers jaunes[3] de trois pas environ de largeur, et après avoir franchi une marche élevée de klinkers bleus, marche sur les bords de laquelle se trouvaient trois décrottoirs, on se trouvait tout à coup dans le petit Elysée de ma tante. On y voyait un grand pommier sur lequel verdissaient parfois plus d'une douzaine de reinettes, différents parcs de rosiers autour desquels devaient fleurir au printemps une ceinture de crocus jaunes, plusieurs seringats, deux soleils, un cerisier à fleurs doubles et, contre les murs, d'un côté une vigne et de l'autre un mûrier. Les sentiers étaient bordés non pas de gazons mais de pâquerettes rouges et blanches. En ce temps là, il y avait plusieurs pots d'asters et deux ou trois dahlias en fleurs. Au fond du jardinet se trouvait un petit berceau peint en vert et garni de quinte-feuille, de chèvrefeuille, de chenilles et d'araignées. A ce berceau attenait la fabrique contre laquelle était adossée, vis-à-vis du berceau et comme pendant de celui-ci, une maisonnette avec une petite plate-forme où Keesjen venait s'acquitter de ses travaux domestiques, et qu'entourait un petit treillis.

J'allai, le samedi matin après le déjeuner, chercher sous ce berceau, le tiède soleil d'automne; j'avais un livre sous le bras; on saura tout à l'heure pourquoi je ne l'ouvris pas.

J'avais à peine épousseté avec mon mouchoir de poche le banc du berceau, et, assis à mon aise et l'œil fixé sur la maisonnette, la plate-forme et le treillis, je me complaisais à l'idée que tout était si bien mis en couleur chez mon oncle et ma tante, lorsque la porte de la maison s'ouvrit et Keesjen parut. Comme il lui fallait traverser tout le jardin pour se rendre au lieu de sa destination et que près de soixante et dix années pesaient sur ses épaules, j'eus tout le temps de m'apercevoir qu'il lui manquait quelque chose. Il faillit d'abord trébucher contre la marche du trottoir, marche dont il ne semblait pas soupçonner l'existence, bien que, depuis nombre d'années, il dût la franchir tous les jours au matin, à neuf heures et demie précises. Il laissait traîner dans le sable la redingote des dimanches de mon oncle qu'il portait sur le bras, et, avant qu'il eût dépassé le pommier, il avait laissé tomber deux fois la brosse qu'il tenait à la main. Lorsqu'il fut près de moi, je vis que ses joues étaient pâles et avachies sous sa barbe assez mal faite; l'ensemble de ses traits portait un cachet de tristesse; ses yeux étaient ternes et quand il passa près de moi il ne me dit pas comme d'habitude:—Voilà un beau petit temps, monsieur Hildebrand! mais il ôta silencieusement son chapeau et gagna d'un pas mal assuré la plate-forme. Parvenu-là, il ôta son habit avec un profond soupir et, ne gardant qu'un étroit gilet noir à manches, il me laissa voir les formes anguleuses de son buste maigre et voûté. Il ne toucha pas à la boîte à tabac de fer-blanc rougi qui sortait à demi d'une des poches de son gilet, et, poussant de nouveau un profond soupir, il suspendit à un clou la redingote de mon oncle. Il empoigna la brosse, en soupirant plus profondément encore, démeura quelques instants songeur en frottant l'étoffe à rebrousse poil; et se mit enfin à brosser la redingote, en commençant par les pans.

—Qu'y a-t-il, Keesjen? les choses fie vont-elles pas bien? lui criai-je.

Keesjen brossait toujours. Il était un peu sourd.

Quand on doit répéter une phrase qu'on a dite avec quelque émotion, il est tout à fait impossible de le faire dans les mêmes termes. Je me levai, me rapprochai d'un pas et dis en élevant un peu la voix:

—Qu'avez-vous, Kees?

Kees se troubla, me regarda et fixa un instant les yeux sur moi; puis il reprit une manche de la redingote de mon oncle et se mit de nouveau à brosser. Une larme coula sur sa joue.

—Fi, Kees! dis-je, cela n'est pas bien; il me semble que je vois des larmes.

Kessjen essuya ses yeux avec la manche de son gilet et dit:

—Il fait un vent froid, monsieur Hildebrand.

—Comment, Keesjen! dis-je, le vent n'est pas froid le moins du monde... Mais il y a quelque chose là-dessous, mon brave! Auriez-vous perdu un journal?

Keesjen hocha la tête et se mit à brosser avec plus d'obstination que jamais.

—Kees, dis-je, vous êtes trop vieux pour avoir du chagrin. N'y a-t-il rien à faire, mon ami?

En entendant ce mot ami, le vieillard me regarda d'une façon étrange. Hélas! ce mot était peut-être tout nouveau pour lui à l'âge de soixante-neuf ans. Un sourire nerveux, qui avait quelque chose d'effrayant, crispa son maigre visage; ses yeux gris étincelèrent d'abord, s'éteignirent de nouveau et se remplirent de larmes. Toute sa physionomie disait: Je vais me confier à vous. Ses lèvres dirent:

—Ecoutez, monsieur! Connaissez-vous le petit Klaas?

Bien que j'aie un ami très-particulier, baptisé du nom de Nicolas, et qu'il ne fut pas impossible que Keesjen l'eût jamais vu, je ne pouvais cependant nullement appliquer le nom de petit Klaas au susdit Nicolas, vu que c'est un très-grand garçon blond, et d'un autre côté je n'eusse jamais pu croire que le Nicolas en question, quelque méchant qu'il puisse être parfois, pût être la cause des larmes du vieux Keesjen. Je répondis donc que je ne connaissais pas le petit Klaas.

—Monsieur Pierre ne vous l'a-t-il donc pas montré? Toute la ville connaît le petit Klaas. On lui donne assez de cents, continua Keesjen.

—Mais quel homme est-ce donc? demandai-je.

—Ce n'est pas le moins du monde un homme, dit Keesjen. C'est un nain, monsieur! un nain, aussi vrai que je suis ici. On pourrait le montrer à la foire. Mais c'est un mauvais drôle. Croyez-moi, je le connais bien.

Je désirais de tout mon cœur que Keesjen mît un peu plus d'ordre dans ses renseignements.

—Il est de la maison, reprit-il après un instant de silence; il court les rues comme un fou. Il gagne de l'argent avec sa bosse. Quand une école sort, les gamins mettent ensemble des cents et font danser le petit Klaas. Alors il saute autour d'un bâton, tout comme un singe, et fait sa bosse au moins une fois aussi grosse. Je n'ai pas de bosse, monsieur! ajouta-t-il avec un soupir.

Je compris que Keesjen était moins jaloux de la bosse que des cents qu'elle rapportait.

—Je voudrais, poursuivit-il d'un ton triste et en donnant à la redingote un coup de brosse beaucoup plus énergique que ce n'était nécessaire pour du drap à neuf florins l'aune, je voudrais avoir une bosse. Je ne ferais rien; je gagnerais des cents; on rirait en me voyant... Mais je ne boirais pas!... dit-il sur un tout autre ton; et retournant la même phrase, il ajouta, tout en détachant la redingote du clou et en la ployant avec beaucoup de soin:

—Boire, je ne le ferais pas!

—Keesjen, dis-je, lorsque vous avez traversé le jardin et que je vous ai adressé la parole vous étiez triste, et maintenant vous semblez bien être méchant; j'aime mieux vous voir triste!

Les yeux du vieillard se remplirent de nouveau de larmes; il tendit vers moi ses mains desséchées; je les saisis au moment où il les retirait, confus de sa familiarité, et je ne les lâchai qu'après les avoir serrées d'une encourageante et sympathique étreinte.

—Oh! dit-il, oh!... monsieur ne sait pas cela ... mais je suis ... je suis bien plus triste que méchant. Mais petit Klaas m'a fait du mal. Petit Klaas est mauvais. Les gens, poursuivit-il, en se penchant vers la graisse à souliers, les gens croient qu'il est fou; mais il est mauvais...

—Ecoutez, Kess, dis-je, en approchant un tabouret à pied on fer, asseyez-vous un peu là et racontez-moi d'un bout à l'autre ce que petit Klaas vous a fait.

—Cela ne servira à rien, dit Keesjen, mais je le ferai pourtant, si vous voulez n'en rien dire à personne. Monsieur connaît-il la maison?

—Quelle maison?

—L'hospice.

—Je l'ai vu en passant.

—Bon! C'est une vilaine maison, n'est-ce pas? une vilaine maison avec des portes et des fenêtres rouges; et en dedans tout en rouge aussi et tout obscur. Pour lors, monsieur sait que nous sommes tous pauvres là, mais absolument pauvres, je ne peux pas dire autrement, mais nous sommes pauvres, je crois bien, tout juste comme on est au cimetière. Moi et d'autres nous gagnons bien quelque petite chose, mais cela ne sert à rien, nous l'apportons au père, et le père nous donne toutes les semaines un peu d'argent pour notre plaisir. Voilà qui est bien, monsieur; voilà qui est très-bien. Quand je serai vieux je ne gagnerai plus un cent, mais j'aurai encore ce peu d'argent chaque semaine. Ceci, dit-il en tirant de sa poche un mouchoir de coton, et cela (il frappa sur sa boîte à tabac), je l'ai acheté avec cet argent.

C'était touchant d'entendre un homme de soixante-neuf ans dire: Quand je serai vieux!

—Klaas, poursuivit-il, comme monsieur comprend bien, reçoit aussi de l'argent pour son plaisir. Mais que fait Klaas? Klaas ne fait qu'arracher, de temps en temps, l'herbe de la rue pour quelqu'un; Klaas fait semblant d'être fou; Klaas danse avec sa bosse, et quand il a reçu des cents des flâneurs et des enfants, Klaas s'en va hors la porte. Monsieur connaît-il le Torchon-Gras?

—Non, Keesjen.

—C'est un cabaret hors la porte. Klaas va y boire une goutte et même deux, et même trois gouttes.

—Et quand il rentre à l'hospice!

—Oh! il a toutes sortes de malices. Il prend une grosse chique de tabac. Il demande chez un droguiste une pelure d'orange. Quelquefois le père s'en aperçoit. Alors on met un billot à la jambe de Klaas, car il est trop vieux pour coucher sur les lattes[4] et on ne peut non plus le frapper sur sa bosse; mais qu'est-ce que cela fait puisqu'il court avec le billot? Alors il dit aux enfants: St!... mes enfants, Klaas a fait une sottise; Klaas n'a pas marché droit et le père a pris tous ses cents à Klaas. Vous comprenez bien, monsieur, qu'il attrape encore davantage.

Je comprenais parfaitement.

—Mais ce sont là ses affaires, poursuivit Keesjen en prenant un soulier de mon oncle qu'il devait graisser et en le remettant aussitôt à terre. Mais qu'a-t-il besoin de me rendre malheureux? Savez-vous ce que c'est?... Je vas vous conter la chose... J'avais de l'argent ... j'avais beaucoup d'argent ... j'avais douze florins!

—Et comment étiez-vous arrivé là, Keesjen?

—Dieu et l'honneur aidant. J'avais gagné cet argent quand j'étais chez l'apothicaire. Quelquefois, quand je portais une potion hors de la ville, à une maison de campagne ou l'autre, le monsieur ou la dame disait: Donnez une pièce de deux sous au porteur; il fait mauvais temps. Comme cela j'étais venu à avoir douze florins. Je ne pouvais les avoir à l'hospice; c'est défendu. Mais je les conservais sur mon cœur.

—Et pourquoi les gardiez-vous? Aviez-vous besoin de cet argent, où était-ce seulement pour le plaisir de l'avoir?

—Oh! monsieur, dit le bonhomme en hochant la tête, les gens riches, si j'ose le dire, ne savent pas cela; les directeurs n'en savent rien non plus, car ils ne s'inquiètent pas de ces choses. Tout va bien pour ces gens-là, pendant leur vie et après leur mort. Voyez-vous, nous sommes bien à la maison: les directeurs sont bons; au carnaval nous avons des petits pains avec du beurre; toutes les trois semaines, quand on abat, la maison reçoit un bœuf de je ne sais quel grand monsieur qui est mort depuis longtemps. Alors nous mangeons tous du hachis, et les messieurs de la maison font une partie et mangent la langue du bœuf. Nous sommes tout à fait bien; mais un homme, monsieur, pense toujours à sa mort.

—Je crois que vous serez parfaitement bien après votre mort aussi, Keesjen! dis-je.

—Je l'espère, monsieur; dans le ciel tout est bien; mais ce n'est pas ce que je veux dire. Je voudrais que mon corps fut bien, voyez-vous.

—Qu'est-ce que c'est, Kees?

—Ecoutez! Quand nous sommes morts on nous couche sur la paille, on nous arrange avec les effets de la maison, juste comme quand nous vivons, et puis nous allons au cimetière dans la grande fosse; je ne voulais pas cela. Je voulais, quand je serai mort, ne pas être arrangé avec les effets de la maison.

Il se tut un instant, et ses larmes recommencèrent à couler.

—Je voulais être couché dans un cercueil à moi, je ne sais pas ... mais enfin, je veux dire, comme j'ai vu mon père, avec des choses à moi, je n'ai jamais eu une chemise qui m'appartienne; je voulais avoir un linceul qui fût le mien.

J'étais ému. Ne me parlez pas de préjugés. Les riches de la terre en ont mille. Ce pauvre homme pouvait tout supporter, maigre nourriture, rude couche et dur labeur eu égard à son âge. Il n'avait pas de maison à lui, il n'aurait pas de tombe à lui; oh! s'il eût eu du moins la certitude que son dernier vêtement serait sien!

—Monsieur comprend bien, continua-t-il d'une voix pour ainsi dire enrouée par l'émotion, que les douze florins étaient pour cela. C'était beaucoup trop. Mais je voulais plus que cela; je voulais être enterré comme il faut. Je ne connais rien à ces choses-là; mais j'avais compté quatre florins pour les linges, et puis deux florins pour les hommes qui m'auraient enseveli, et dix stuivers à douze porteurs pour me porter au cimetière. Ça n'aurait-il pas été beau? Le garçon apothicaire avait arrangé tout ainsi; l'argent était dans un petit papier, et puis dans un petit sac de cuir; je l'ai eu là, sur mon cœur, pendant trente ans ... et maintenant il n'y est plus...

—Klaas l'a-t-il volé? demandai-je.

—Non, dit-il, en s'arrachant à la tristesse dans laquelle l'avaient plongé ses dernières paroles. Non, mais il a su que je l'avais. Son lit est près de mon lit. S'il l'a vu quand je me déshabillais, quand je m'habillais, ou quand j'étais malade; si j'en ai rêvé tout haut, je n'en sais rien. Je croirais bien que j'en ai rêvé, car j'y pense toujours. Mardi dernier il avait plu toute la matinée, comme monsieur sait. Klaas n'avait pas attrapé un cent. Il faisait mauvais temps, et les gamins ne s'arrêtaient pas autour de lui. Son argent du dimanche était aussi parti, et il avait une furieuse envie d'aller au Torchon-Gras,—Kees, dit-il après le dîner, prêtez-moi six cents.—Klaas, dis-je, je ne le ferai pas, car vous les boiriez!—Kees, dit-il il me les faut! qu'il dit—Je dis: Eh bien! vous ne les aurez pas!—Savez-vous ce que je ferai? dit-il: Kees, qu'il dit, si vous ne me les donnez pas, je dirai au père ce que vous avez au cou sous votre chemise! Je suis devenu pâle comme un linge, et je lui ai donné les six cents. Mais j'ai dit aussi: Klaas, vous êtes un vaurien! Je ne puis dire s'il a été fâché de cela dans le moment; mais hier il a dû être soûl, et 'quand les surveillants lui faisaient mettre le billot, il s'est mis à crier et à chanter comme un fou: Kees a de l'argent! Kees a de l'argent! il a de l'argent sous sa chemise! Les camarades m'ont raconté cela quand je suis rentré à la maison. J'étais comme mort. Nous allons au dortoir et nous nous déshabillons. Klaas était déjà couché et ronflait comme un bœuf... Quand tout le monde fut endormi, je glissai ma main sous ma chemise pour ôter le sachet et le cacher, si je pouvais, dans la paille de mon lit. Mais avant que je l'eusse détaché, la porte s'ouvrit, et le père entra dans la salle avec une lanterne,.Je suis tombé en arrière sur mon coussin et j'ai regardé la lanterne comme un fou. Chaque pas que le père faisait, je le sentais dans mon cœur.—Kees, dit-il, en se penchant sur moi, vous avez de l'argent; vous savez bien que vous ne pouvez rien cacher ici dans la maison! et en même temps il me l'arracha de la main.—C'est pour un linceul! bégayai-je, et je tombai à genoux sur le lit, mais cela n'a servi à rien. Nous le garderons pour vous, dit le père, et il ouvrit le sac et compta l'argent avec soin. Mes propres yeux ne l'avaient pas vu depuis que je l'y avais cousu, il y avait trente ans de cela; c'était mon argent ... mon propre argent ... le cher argent de mon enterrement.—Je vous jure, criai-je, que je n'en ferai rien autre que me faire enterrer comme il faut.—Nous aurons bien soin de cela nous-mêmes! dit le père, et il s'en alla avec l'argent et avec la lanterne. «C'est Klaas, criai-je après lui, qui vous l'a raconté, parce que ... mais à quoi cela m'aurait-il servi de dire que Klaas est un ivrogne? A quoi cela m'aurait-il servi de raconter que Klaas va tous les jours au Torchon-Gras? Cela ne m'aurait pas rendu mon argent. Je n'ai pas fermé l'œil de toute la nuit.—Quelle affaire, Monsieur!

—N'y aurait-il rien à faire auprès des directeurs? demandai-je à Keesjen, d'un ton de consolation.

—Nom non, dit-il, en sanglotant et en frottant circulairement la main sur sa poitrine, comme s'il y cherchait encore de l'argent; non, l'argent ne peut m'être rendu; c'est une loi aussi vieille que la maison, et la maison est si vieille ... aussi vieille que le monde.

—Cela est un peu fort, Keesjen, dis-je, et si...

Il ne me laissa pas continuer:

—Comment, fort! Cela n'est pas fort du tout, Monsieur! n'y a-t-il donc pas toujours eu de pauvres diables comme moi qui entraient à l'hospice, qui mangeaient et buvaient, avaient lit et gîte, et devaient cire enterrés aux frais de l'hospice?... Mais moi, je voulais être enterré avec mon propre argent,—je voulais être sûr que je serais enterré avec mon argent à moi ... c'était là ma plus grande consolation, et c'est pour cela que je le portais sur mon cœur... Oh! si Klaas avait su qu'il me faisait mourir!

—Ecoutez, Keesjen, dis-je, vous aurez votre argent, je vous le promets: j'en parlerai à mon oncle; sans doute il connaît les directeurs; nous verrons s'ils ne consentiront pas à passer par-dessus la loi pour un vieux» brave et excellent homme comme vous. Comptez-y, Kees, ou vous rendra votre argent...

—On me le rendra? dit le pauvre homme, encouragé par le ton positif de mes paroles... Bien vrai?

Il essuya ses yeux et, le visage radieux, il me tendit la main,—et sentant le besoin de me dire à son tour quelque chose qui me fût agréable, il me demanda:

—Est-ce que je graisse vos bottes assez bien, Monsieur?

—Supérieurement! dis-je.

—Et votre redingote est-elle assez bien brossée? demanda-t-il encore; si quelque chose y manque, Monsieur n'a qu'à le dire.

Je lui promis de faire cela le cas échéant, et je m'acheminai vers la maison. Mais Keesjen me suivit, le bras gauche passé dans une botte de Pierre, et la brosse à souliers dans la main droite.

—Pardon, excuse, Monsieur, de ce que je suis si hardi, dit-il; mais puis-je encore vous faire une prière?

—Sans doute, Kees!

—Quand Monsieur ira voir les directeurs, reprit-il, Monsieur doit faire comme s'il ne savait rien de la chose.

—Je vous le promets, Keesjen.

J'allai trouver mon oncle, et sus le décider à se rendre auprès des directeurs. Le président fit venir le père chez lui, et envoya ensuite le père à la ronde chez les autres directeurs, afin de les convoquer en assemblée extraordinaire. A cette assemblée on fit comparaître Keesjen, après quoi on le fit sortir; ensuite le père dut aussi comparaître et sortir à son tour. Après quoi on délibéra pendant une heure, laquelle heure se passa principalement en déclarations répétées du président qu'il laissait l'affaire à la décision de ces messieurs, et en déclarations non moins répétées de ces messieurs, qu'ils laissaient l'affaire à la décision du président.

Comme les choses ne pouvaient rester ainsi, le président émit enfin l'avis «que, d'un côté, il était possible de rendre son argent à Keesjen, vu que Keesjen était un homme d'une conduite exemplaire, qui, sans nul doute, conserverait l'argent jusqu'à sa mort, aussi bien que l'honorable trésorier lui-même;» (ici l'honorable trésorier lui-même s'inclina)—«mais que, d'un autre côté, l'honorable trésorier le conserverait aussi bien que Keesjen, et que par conséquent, il n'était nullement nécessaire de fortifier Keesjen dans le préjugé que son argent serait mieux gardé et plus sûrement consacré au but du susdit Keesjen, si lui Keesjen le gardait lui-même que si l'honorable trésorier le conservait, et que c'était là son avis.»

Le secrétaire crut néanmoins avec quelque raison que cet avis ne tranchait pas suffisamment la difficulté, et proposa, sauf meilleur avis «de s'arrêter à l'une des deux mesures proposées;» sur quoi le trésorier lui-même eut la générosité «de renoncer à la garde des fonds en question,» et l'on résolut à l'unanimité de rendre à Keesjen ses douze florins convenablement recousus dans le sachet de cuir.

Keesjen porta deux années encore son argent sur son cœur. Et lorsque, l'an dernier, je revis le cimetière de D...., il me fut doux de pouvoir penser que là, dans la fosse commune des pauvres, reposait un homme qui y avait été porté honorablement par douze frères de son choix, après s'être endormi, grâce à moi en quelque sorte, tranquille et certain qu'il serait enveloppé dans un linceul à lui.

A-t-il par hasard songé à Hildebrand, à ses derniers instants?


[1] L'usage de faire suivre les convois funèbres par des pleureurs gagés existe encore en Hollande.

[2] Dépôt de mendicité érigé sous la protection du prince Frédéric.

[3] Briques en terre cuite qui servent, en Hollande, à paver les trottoirs, les rues, etc. On les place, non pas à plat, mais sur la tranche, ou pour mieux dire de champ.

[4] Punition corporelle usitée en Hollande.


V

Il vient du monde pour prendre une tasse de thé et passer la soirée.

Le dimanche soir, la chambre du jardin était dans sa plus brillante splendeur. Je vais essayer de vous en donner une légère idée.

Imaginez-vous une vaste salle carrée, avec une table carrée an milieu, table dont le tapis vert carré est enlevé et remplacé par un plateau carré d'argent à long filets, mainte fois poinçonné, et sur lequel se pavane un massif service à thé de porcelaine antique. Autour de cette table sont disposées cinq chaises à hauts dossiers et à sièges de velours vert à fleurs. On ne fait plus aussi bien maintenant. Si l'on regarde sous la table on y voit luire vingt yeux ardents appartenant à quatre chaufferettes; la cinquième n'étincelle pas, elle est en pierre. Je reconnais à cette circonstance de même qu'à la position du service à thé et à la bouilloire vernissée placée auprès de la chaise, la place de ma respectable tante. Au milieu de la table s'élève une précieuse pièce d'ornement. C'est une lampe de bronze d'une étonnante grandeur, soutenue par un éléphant et dans le pied de laquelle se trouve une boîte à carillon. Dans cette circonstance exceptionnelle, bien qu'on ne soit pas encore au mois de novembre, un feu de tourbe construit avec soin, brûle dans le foyer brillamment poli; c'est uniquement pour qu'on puisse placer régulièrement tout autour des chaises pour les messieurs. L'étroit manteau en marbre de la cheminée est orné d'une pendule représentant un esclave nègre qui a des yeux blancs, des narines rouges, un tablier d'or, et porte d'un air dégagé un cadran sous le bras; aux deux côtés sont placés deux petits vases de fleurs peintes sous des cloches si étroites et de dimensions si exiguës, qu'on pourrait les prendre pour les petits de la grande cloche qui couvre des oiseaux empaillés, et qui trône vis-à-vis de la cheminée sur une petite table en bois bruni et à tiroir. Le dessus de la cheminée exhibe un agréable trophée en plâtre de peignes à tisser, de navettes, de dévidoirs réunis par un léger nœud de ruban, et à demi ensevelis sous des couches de blanc de céruse de différentes formations.

Mais ce qui, non-seulement en ce moment mais en tout temps, fait le plus splendide ornement du salon d'apparat, c'est, au-dessus d'un haut lambris peint en gris et doré sur les bords, la magnifique tapisserie oh l'on voit d'agréables paysages montagneux, avec des soleils levants et couchants, des chemins sablonneux et creusés de profondes ornières, et des pièces d'eau avec des roseaux et des cygnes: peuplés en outre de femmes portant sur leur dos des bottes d'où sort une botte de paille, d'hommes assis au bord de l'eau et prenant un poisson au bout d'une longue ligne; d'enfants tête nue et pieds nus, couchés sur l'herbe à côté d'une chèvre; de voyageurs montés sur des chevaux bruns qui vous tournent le clos pour montrer leur valise, et d'autres sur des chevaux blancs, qui tiennent toute droite une line cravache; de promeneurs avec d'énormes cannes et des chapeaux à... Qu'allais je dire? Oui, ils avaient eu des chapeaux à trois cornes, mais ce temps là était passé. Une couple d'années auparavant la chambre avait été restaurée et monsieur Pierre Stastok Senior, quelqu'arriéré qu'il fût sous bien des rapports, avait cru devoir donner, à cette occasion, une preuve qu'il avait marché avec son siècle. Il avait fait moderniser tous les costumes. Sur son ordre, un ingénieux peintre avait changé tous les chapeaux d'après le plus nouveau modèle reçu par le chapelier, et tous les promeneurs avaient reçu des pantalons bruns, jaunes, rayés, à sous-pieds et faits d'après la dernière coupe. Toutes les perruques avaient été proscrites. Les dames qui, jusqu'alors, avaient exhibé les preuves évidentes que nos grand'mères étaient beaucoup plus décolletées à la promenade que nos sœurs au bal, les dames avaient reçu des robes montantes, de larges manches et de longues tailles; et même les cheveux des enfants à demi nus avaient été coupés au nom de la civilisation.

Il est vrai que cette modernisation laissait encore beaucoup à désirer sous plusieurs rapports, et surtout quant aux cannes, aux parapluies et aux parasols qui avaient gardé leur première forme; en revanche tous leurs éventails étaient changés en bouquets et sous ce point de vue du moins il n'y avait pas le moindre anachronisme.

Lorsque mon oncle et ma tante eurent ainsi fait sagement mettre tout en ordre, ils crurent avoir rempli leur devoir et avoir fait au Moloch du dix-neuvième siècle un sacrifice assez grand pour qu'il leur fût permis, quant à leur personne, de braver et renier ce siècle d'une foule de manières; car, à dire vrai, les messieurs et les dames de la tapisserie étaient de beaucoup en avance sur monsieur et madame Stastok, et comme ceux-ci, le soir dont nous parlons, ont revêtu leur plus belle toilette, d'abord parce que c'est dimanche et, d'autre part, parce qu'ils attendent du monde, je veux profiter de cette occasion pour vous donner la description jusqu'ici différée de leur personne et de leurs allures.

Il règne encore un silence de mort dans la chambre du jardin, cette même chambre du jardin, dirait un orateur, où retentira tout à l'heure le bruyant caquetage dune joyeuse société. Je n'entends rien que le chant familier de l'eau qui siffle dans le tuyau de la bouilloire, et le ronron d'un chat angora qui est couché devant le foyer et s'étonne d'y voir du feu à une époque si peu avancée de l'année. Je ne sens rien que la bouilloire qui n'a pas encore été employée assez souvent pour ne pas exhaler une mauvaise odeur; et en dehors du chat précité, je ne vois personne autre que mon digne oncle qui, le dos tourné au feu et les mains, sur le dos, est éclairé par les quatre bougies qui surmontent les lustres d'or de la cheminée, et dont l'image se réfléchit dans le miroir qui lui fait face. Excellent moment pour faire son portrait! Mon oncle bien qu'il soit dans la soixantaine est encore pour cet âge ce qu'on appelle un solide gaillard. Il n'a pas la tête grise, vu qu'il porte une perruque brune qui lui recouvre les oreilles et à travers laquelle, par conséquent, il lui faut entendre; son visage est rond, vermeil; il n'a absolument pas de favoris; son œil brun ne manque pas d'expression et il a un double menton. Il n'est pas grand de taille, et n'a, pour lui rendre toute justice, d'autre défaut corporel que ses faux cols démesurément hauts. A cause de la fête du jour, la dimension ordinaire de ceux-ci est encore doublée, si bien qu'ils incommodent quelque peu les extrémités mêmes de ses oreilles. Il porte au reste une cravate blanche, une chemise à jabots, un large habit noir qui, vu de derrière, a quelque chose d'une redingote, et, encore toujours, une culotte courte, de sorte qu'on a l'occasion de voir ses mollets bien faits et enfermés dans de fins bas de filoselle. En ce moment entre ma tante qui parachève la toilette de mon oncle en lui présentant un grand et beau mouchoir de poche en toile blanche et à larges ourlets. Vous avez remarqué dès longtemps qu'elle porte un bonnet plissé. Elle a mis, ce soir, son plus beau qui est orné d'un ruban dentelé de satin blanc,—je me souviens que je donnais des rubans pareils à ma grand'mère, le jour de son anniversaire!—Elle a les cheveux poudrés, et il vient un peu de blanc égalisé avec une fine lame, sur son front; cela sied parfaitement à sa physionomie ouverte et bonne et aux agréables fossettes qui se creusent dans ses joues quand elle parle. Elle porte au cou un gentil collier de perles avec une nacelle en pierreries, et un fichu montant à petits plis en toile de Cambrai qui s'encadre dans sa robe de soie chatoyante à large corsage.

Laissons-la, un peu fatiguée de tous les préparatifs, s'installer pour préparer le thé; et jetons les yeux sur Pierre qui fait justement son entrée. Lui aussi, comme disent les marins, est sous son plus beau gréement. Il est, je dois l'avouer, tout à fait vêtu à la mode; il porte un pantalon noir à sous-pieds, un gilet de satin noir, un habit bleu à boutons brillants, et cependant il a l'air affreusement arriéré. C'est que le pantalon est si court et les sous-pieds sont si longs, le gilet est si largement échancré et si ample de la taille, l'habit est si étroit du collet et si large du dos; et puis pourquoi s'obstine-t-il à vouloir se distinguer par une cravate de soie brune au lieu d'en porter une noire comme tous les gens comme il faut.

L'oncle consulte une fois ou deux sa montre pour faire la remarque que la société se fait terriblement attendre. Soit dit en passant, là gît l'unique raison pour laquelle Pierre Stastok Senior n'a jamais voulu être diacre ou ancien de l'église, parce qu'en cette qualité il serait contraint d'aller à son tour à l'église avec des ministres qui ne sont pas des gens ponctuels comme lui.

Bientôt cependant un modeste coup de sonnette annonce l'arrivée du premier venu des invités. Nous les laisserons, lui et les autres, se débarrasser de leurs surtouts et de leurs manteaux et les déposer entre les mains de Keesjen qui, ce soir-là, a obtenu une permission particulière de rentrer plus tard à l'hospice; nous les laisserons ensuite bourrer leurs pipes, et complimenter les hôtes sur les peines qu'ils se sont données; puis jaser pendant une petite heure sur le temps, sur le froid qu'il fait dans l'église, sur la supériorité d'un foyer ouvert sur un poêle fermé, sur l'état des fonds, sur l'ouvrage des dames, sur la dernière vente de maisons, et sur le dernier plan du conseil communal au sujet d'un pont à jeter sur un cours d'eau, pont dont la nécessité est reconnue depuis dix ans déjà; nous vous introduirons ensuite au milieu dû la société et nous vous ferons voir chacun de ses membres dans toute sa splendeur. En attendant vous pouvez vous-même bourrer une nouvelle pipe.

L'homme que vous voyez auprès du foyer, engagé avec mon oncle dans une conversation animée sur les avantages importants que possédait l'institution des corps de métiers, tels qu'ils existaient autrefois, sur celle des patentes introduite sous le ministère Gogel, cet homme est une vieille connaissance et nul autre que l'homme à l'argent de la diligence. Toutefois il est aussi peu orfèvre que le piqueur était commissaire de police. J'ai été malheureux dans mes présomptueuses divinations. C'est tout bonnement le plus ancien commis du secrétariat de la ville de D.... appartient à cette race de gens qui étudient jour et nuit Wagenaar et les continuations de Wagenaar, de même que les ouvrages de Lefrancq van Berkhey, et le recueil de proverbes hollandais de Tuinmans, et dont les lectures ultérieures consistent en une incroyable quantité de sermons et de voyages autour du monde. Il sait frapper avec dignité sur sa tabatière et dire comment s'appelaient les mouchettes au temps où l'on ne mouchait pas encore les chandelles et à quel prix on pouvait louer une maison en une année dont il a vu un compte dans les poudreux papiers du secrétariat. Il jouit d'une grande autorité comme juge du talent de tous les prédicateurs, et, au total, quand il se présente dans la famille quelque question obscure, on l'adresse à monsieur Van Naslaan qui a énormément lu. Il faut dire que dans ces dernières années la pédanterie du jeune Pierre a notablement nui à l'autorité de ce personnage, surtout parce que l'étudiant comprend le latin qui assure tous les privilèges.

Pierre et moi sommes accaparés par un monsieur long et maigre, d'une bonne trentaine d'années, dont la tête commence à devenir chauve, et qui est enfermé dans une longue redingote boutonnée; ce monsieur s'appelle Dorbeen et a la réputation de dire très-sérieusement des choses comiques. Il nous interroge sur des farces d'étudiants qui depuis l'érection des universités ont dû arriver chaque année dans toutes les universités, qu'il a entendues dans sa jeunesse, qui ont été racontées à Pierre et à moi comme étant arrivées à nos prédécesseurs immédiats à l'université, et qui vraisemblablement n'ont jamais eu et n'auront jamais lieu. Quand il en a cité une très-plaisante, il demande sur-le-champ une baleine et la passe à travers sa pipe avec une figure si longue et si grave qu'elle prouve effectivement combien il est sérieusement comique. Pierre s'est éloigné au beau milieu de ses récits, fume en désespéré, sourit en ricanant à la lin de chaque histoire, et quand sa pipe est à bout en bourre une nouvelle. Le désir de faire plus ample connaissance avec les dames me met sur des charbons ardents.

—Ces messieurs préféreront sans doute en rester au vin? dit ma bonne tante en se retournant avec affabilité et en soulevant une véritable chaudière de fer-blanc. Mais Pierre prendra peut-être bien une tasse de slemp[1]?

—J'en ferai autant, ma chère tante! dis-je en allant à elle pour alléger un peu le vaste récipient qu'il lui était impossible de lever. Savez-vous pour qui je remplis les tasses?

Ce fut d'abord pour une honorable dame qui, comme ma tante, était occupée à tricoter, mais qui cependant était mise plus à la mode qu'elle, et qui était la légitime épouse du commis, bien qu'elle fût plus jeune que celui-ci de plusieurs années; ensuite pour une sœur du mari de cette dame, laquelle sœur avait une quarantaine d'années, des yeux de veau, et demeurait chez elle avec le privilège de faire la lessive, de raccommoder les bas, de remonter les chapeaux et d'achever à user les robes de sa belle-sœur; puis encore pour la fille de la dame en question, Koosjen[2], jeune personne d'environ dix-sept ans qui, avec ses cheveux bruns bien nattés et sa robe rose, était charmante, enfin, sans compter ma tante et moi, pour la très-fashionable épouse du courtier, laquelle était la seule mevrouw[3] de la société, portait un énorme bonnet garni de rubans couleur de feu, et une boucle d'or non moins énorme à la ceinture.

Madame Van Naslaan était une dame très-avisée, qui faisait des découvertes pleines de sens. Elle trouvait, par exemple, qu'un courant d'air froid est plus désagréable qu'un air simplement refroidi; elle trouvait encore que, par une chaude journée, un peu de vent soulage toujours; elle avait fait la remarque que, lorsqu'on perd beaucoup, on a la consolation qu'il vous reste quelque chose; elle avait découvert que, lorsqu'on avait l'habitude d'une chose, on la supportait plus facilement que lorsqu'on n'y était nullement accoutumé; elle en était même arrivée, grâce à des investigations assidues et approfondies dans le domaine de la psychologie, à apercevoir une différence essentielle entre gens et gens, et à pouvoir affirmer avec fondement qu'une personne n'était pas l'autre, et une foule de choses sensées du même ordre qui lui donnaient une grande réputation d'habileté et d'expérience parmi les femmes de sa connaissance; et comme elle disait de l'affaire la plus simple qu'elle cachait plus qu'elle ne laissait voir, et comparait spirituellement toutes choses aux souris qui doivent avoir une queue, on estimait avec raison qu'elle devait avoir plus de perspicacité que les autres. Madame Dorbeen, par contre, était une bavarde, fière de sa qualité mevrouw, de son bonnet et de son mari; j'avais entendu parler d'elle comme d'une personne disant très-joliment les vers, ce qu'il me fut facile de croire, vu qu'elle grasseyait et avait des yeux bruns qui roulaient continuellement dans l'orbite.

La belle-sœur de madame Van Naslaan se nommait Mietjen et n'était absolument rien autre qu'une bonne personne.

A l'exception de celle-ci qui ne disait rien, et de la charmante jeune tille de dix-sept ans qui parlait très-peu, les trois dames bavardaient pour ainsi dire toutes à la fois, et les messieurs, assis autour du foyer, faisaient la contre-partie. Donnons-en un échantillon.

—Ecoutez, ma bonne madame Stastok, dit madame Van Naslaan, en déposant son tricot, et en appuyant l'index sur la main de ma tante; écoutez, ma chère madame Stastok, vous n'avez pas besoin de m'en rien dire; je sais (ici, elle cligna les yeux d'une intéressante façon), je sais tout cela parfaitement; je connais ces gens-là; de part en part, et dès que j'ai appris que Keetjen[4] avait cela en tête, j'ai su comment l'affaire était emmanchée...

Sur ce, elle reprit sou tricot, et compta les mailles du tour commencé...

—Oui, Koosjen, disait madame Dorbeen avec volubilité, en se penchant pour parler devant Mietjen Van Naslaan, et en éblouissant tellement celle-ci avec ses rubans rouges que la bonne âme déclara le lendemain en avoir en mal aux yeux; oui Koosjen, vous ne pouvez vous imaginer combien Dorbeen a de besogne; cela ne finit pas du matin au soir. Ce matin, monsieur Van der Helm, (il faut savoir que c'était le plus grand monsieur de la ville, et que Dorbeen gérait ses affaires) ce matin monsieur Van der Helm est encore venu le voir dès avant le déjeuner; il allait à la chasse, et voulait parler à Dorbeen avant de partir; heureusement qu'il est très-familier chez nous, et que peu importait que Dorbeen ne fût pas habillé, et c'est comme cela tous les jours. Quant à moi, j'ai aussi beaucoup d'occupation avec les enfants; mais je dis à Dorbeen: Savez-vous ce qui va arriver? je vais, moi, m'occuper de cela. Et Dorbeen approuve toujours, et trouve bien les choses comme je les fais...

—Mademoiselle Mietjen, encore un pâté à la crème? demanda ma tante: vous n'en voulez pas non plus, Koosjen? Mon Dieu, ma fille, qu'il y a longtemps que je ne vous ai vue ici! Je me souviens encore du temps où vous jouiez avec Pierre. Oui, oui, petits enfants deviennent grands, Keesjen!

—C'est ce que je dis bien souvent, dit madame Van Naslaan. Que devient le temps? En vérité, plus on devient vieux, plus le temps s'envole; mais les jeunes années, mon enfant, dis-je tous les jours à Keesjen, les jeunes années, apprenez cela de moi, ne reviennent jamais.

On entendait, près de la cheminée, la voix de M. Van Naslaan.

—Ce sont là de ces choses, disait-il avec une solennelle lenteur, et en coupant la phrase par l'expulsion de majestueuses bouffées de fumée, de ces choses, mon bon ami (phou!) qui nous rendent (phou!) malheureux (phou!) vous ... (phou!) moi ... (phou!) et bien d'autres. Et nos aïeux...—Il ôta sa pipe de sa bouche pour en donner, tout en parlant, de petits coups sur le troisième bouton de l'habit de mon oncle ...—nos aïeux ... et je vous demande s'ils en valaient beaucoup moins que nous ... nos aïeux, monsieur, ne s'inquiétaient pas de ces choses-là.

—Non, déclara mon oncle, en bourrant une nouvelle pipe avec une noble exaltation, c'étaient d'autres hommes! Ils savaient... Pierre, donne-moi le réchaud[5]; ils savaient retrousser leurs manches, bien que je le dise moi-même..., et comme je le dis toujours, ils faisaient attention au temps. Un père était habillé et rasé tous les matins au quart avant six heures. Trouvez-moi cela aujourd'hui!

Et posant sa pipe sur le réchaud, il aspira, pour l'allumer d'un coup, avec une force terrible, la retourna ensuite, et soufflant par la tête la flamme qui lui remplissait la bouche, il répéta, à demi essoufflé par l'effort qu'il venait de faire:

—Trouvez-moi cela aujourd'hui!

—Oui, mon cher ami, dit Dorbeen à Pierre, en arrachant quasi un des boutons dorés de l'habit neuf si vieillot de mon cousin (la conversation était tombée sur l'un des jeunes gens les plus riches qui fissent leurs études à Utrecht), oui, son père s'appelle Goedlaken, mais il devrait bien se nommer Goulaken[6].

C'était là un genre de saillies dans lequel M. Dorbeen était fort; et comme Pierre se mit à rire bruyamment, comme mon oncle, qui avait entendu aussi, hochait la tête en souriant et répétait le bon mot à M. Van Naslaan, madame Dorbeen s'aperçut qu'il y avait quelque plaisanterie en jeu, et relevant sa tête enflammée, elle dit du ton le plus engageant:

—Mon cher Dorbeen, dites donc aussi quelque chose à ces dames.

Tout le monde se tut et fixa les yeux sur le personnage interpellé.

—Mou cher trésor, dit Dorbeen, avec un aimable sourire, quand il régna un parfait silence, mon cher trésor, ces dames ont déjà entendu ce soir bien des choses venant de moi...

—Comment cela? demanda madame Dorbeen.

—Mais elles ne font que vous entendre, ma chérie, et n'êtes-vous pas une part de moi-même? répondit-il avec le sérieux le plus comique.

Tout le monde rit, mais Ja charmante Koosjen d'un rire un peu forcé, sur quoi madame Dorbeen jugea à propos de lui dire en souriant:

—Oh! Koosjen, il est toujours comme cela! Ne vous mariez jamais, mon enfant, car les maris font toujours aller leurs femmes!

Pierre, qui, sur ces entrefaites, était venu se mettre à fumer derrière la chaise de Koosjen, Pierre devint pâle. Il sentait que jamais il ne serait capable de faire aller qui que ce soit, fût-ce même une femme, fût-ce même la sienne.

Comme le mur était tombé, qui, dans de pareilles réunions,—réunions que, dans le monde de la bourgeoisie, on appelle prendre le thé et passer la soirée, ou encore une réception ou pipe habillée[7] ou une tartine parée,—comme le mur, disons-nous, qui, dans ces réunions, sépare les messieurs des dames, était tombé, et qu'une sorte de fraternisation entre les deux sexes venait d'avoir lieu; connue, d'autre part, madame Dorbeen était devenue, d'une façon inattendue, l'objet de l'attention générale, mon oncle trouva bon de mettre en avant une prière qu'il avait sur le cœur depuis long-temps.

—Madame, dit-il, vous devriez bien maintenant faire un plaisir à nous et aux amis.

—Certainement, monsieur Stastok! et, avec cette modestie propre aux grands génies, elle se tourna vers madame Van Naslaan, et dit:

—Quel charmant modèle de col vous avez là!

—Oui, madame, je dis, chère marchandise, bonne marchandise. Je suis d'avis que la meilleure étoffe dure plus longtemps. J'avais vu ce col dans la boutique de Van Drommelen, et j'ai dit à mes enfants: à mon prochain anniversaire...

—Ah çà, dit Stastok à Dorbeen, il faut faire en sorte que votre dame nous déclame quelque chose.

—Seigneur mon temps! il faudra nous déclamer quelque chose tout à l'heure, madame! dit ma tante, avec quelque inquiétude, et en appuyant sur la réserve tout à l'heure avec toute la force que pouvaient permettre les convenances.

—Oh! je vous en prie, madame, dit Keesjen, avec un charmant regard.

—Eh oui! dit Mietjen aux yeux de veau.

—Une faut pas trop presser madame, dit ma tante.

—Non! dit madame Dorbeen en pâlissant un peu. Puisqu'il le faut, il le faut. Que voulez-vous avoir? Je vais vous dire le Rhin.

Et saisissant ses ciseaux pour les ouvrir au commencement de chaque vers et les fermer à la chute de la césure, elle commença d'une voix un peu enrouée par l'émotion, mais qui s'éclaircissait de plus en plus:

Les aquilons glacés, faisant trêve aux orages,
Se reposent enfin; le zéphir tiédit l'air,
Et le vieux Rhin déroule, entre ses verts rivages,
Ses flots débarrassés des chaînes de l'hiver...

Arrivée là, madame Dorbeen porta son mouchoir de poche à sa bouche et eut un violent accès de toux. Elle recommença tout à fait dans le même ton, mais cette fois encore elle ne dépassa pas les chaînes de l'hiver. Madame Van Naslaan comprit qu'il y avait autre chose sous l'accès de toux.

Madame Dorbeen devint aussi rouge que les rubans de son bonnet, regarda fixement la lampe et répéta encore une fois comme pour se remettre en train:

Ses flots débarrassés des chaînes de l'hiver.

Nouveau silence.

—Les chaînes de l'hiver vous enchaînent la langue, ma chère, remarqua monsieur Dorbeen d'un ton à la fois plaisant et très-sérieux.

—Fi! je l'avais retrouvé et vous me l'avez fait oublier encore une fois. Attendez.

Il baigne de nouveau ses rives vénérées,
Et les peuples joyeux

Ici sa voix s'éleva très-haut:

Se pressent sur le bord de ses ondes sacrées.
Pour saluer le fleuve impétueux ...

Madame Dorbeen continua ainsi de maltraiter d'une émouvante façon, l'émouvant chef-d'œuvre du grand Borgers[8]. A la troisième strophe elle se mit à rouler les yeux, et à la quatrième ils roulaient tellement que je craignis qu'ils ne roulassent hors de leurs orbites. Ainsi, roulant les yeux et grasseyant, chantant et criant tour à tour elle était parvenue à ces vers:

Ah! donnez à ce sol son nom, le nom d'Eden;
Les roses y...

lorsque retentit tout à coup sur la table l'air connu:

Ach mein lieber Augustin, Augustin, Augustin!

C'était la boîte à carillon de la lampe que ma tante avait remontée un peu auparavant, en feignant de chercher de petites cuillers dans la boîte qui se trouvait devant l'éléphant. Je compris alors pourquoi elle avait tant insisté pour que madame Dorbeen différât de réciter ses vers.

Les yeux de madame Dorbeen, tout prêts à rouler en accompagnant ce vers:

Je voudrais à jamais m'y trouver enchaîné!

se mirent à rouler avec la rapidité d'une locomotive:

—Qu'est que c'est que cela? s'écria-t-elle.

—C'est une valse, dit son mari.

—Ne prenez pas la chose en mal, Madame! dit ma tante d'une voix suppliante; je l'avais remontée. C'est la musique de la lampe. C'est ce qu'il y a de joli dans la chose, c'est qu'elle commence, quand on ne s'y attend pas, un petit temps après qu'elle est remontée. C'était pour faire une surprise aux amis. J'avais espéré que vous déclameriez plus tard,—et maintenant la musique vient bien mal à propos.

Ma tante était si confuse qu'en ce moment elle eût volontiers brisé la tête à l'éléphant de bronze, mais il n'y avait rien à faire, et le susdit éléphant poursuivait avec une aveugle entrain:

Ach mein lieber Augustin!

C'était un bruit agaçant pour madame Dorbeen qui intérieurement frémissait de colère. Pourtant elle fit bonne contenance, et après avoir bu à petites gorgées une tasse de slemp elle dit:

—Oh! du reste, la pièce était, pour ainsi dire, finie; les amis n'y perdent pas grand'chose. Koosjen nous dira bien quelque chose maintenant n'est-ce pas?

Koosjen rougit et dit en fixant les yeux sur sa mère;

—Je ne sais rien; n'est-ce pas, maman?

—Silence! dit Dorbeen, cela change:

Où peut-on être mieux!

Et en vérité, comme l'éléphant connaissait trois airs, il n'y eut d'oreilles que pour le plus grand des quadrupèdes jusqu'à ce qu'il eût montré tout son savoir et fini son concert par un son plaintif et brusquement coupé.

Maman Van Naslaan parut être d'une opinion opposée à celle que lui avait demandée sa chère fille de la plus douce voix du monde; loin de croire que sa Koosjen ne sût rien, elle semblait convaincue qu'elle connaissait une foule de choses, et lui fit signe pour l'engager à réciter aussi quelque pièce; sur quoi madame Dorbeen dit:

—Mais oui, Koosjen, récitez-nous quelque chose! J'ai fait mon devoir, moi!

Ma tante s'écria:

—Oh oui, s'il vous plaît!

Et monsieur Dorbeen ajouta en rimant sur un ton très-sérieusement comique:

Allons, Kôse,
Charmante rose,
Récite-nous quelque chose!

Et Mietjen qui n'était rien qu'une bonne personne répéta son: Eh oui! Le vieux Stastok dit: Allons! et bourra une pipe; et le jeune Stastok s'enhardit jusqu'à dire en rougissant beaucoup:—Oh! s'il vous niait!

Mais la charmante enfant rougissait tellement, était si embarrassée et s'excusait d'un ton si suppliant que ma tante eut pitié d'elle et dit:

—Koosjen a peut-être peur du Monsieur étranger: je crois que nous lui ferons plus de plaisir en la tenant quitte pour cette fois-ci!

Sur quoi madame Dorbeen, fixant opiniâtrement les yeux sur la trompe de l'éléphant, dit d'un petit ton très-gentil:

—Oui, si le Monsieur étranger veut bien donner un dédommagement. Monsieur Hildebrand doit bien savoir quelque petite chose.

—Cela serait bien! dit tout le monde, et mon oncle se retourna pour consulter attentivement la pendule, car pour rien au monde il n'eût voulu que la soirée dégénérât en média-noche.

On bourra de nouvelles pipes; les Messieurs allèrent se rasseoir, monsieur Van Naslaan avec un soupir, monsieur Dorbeen avec l'œil d'un connaisseur, Pierre avec un regard de dédain, mon oncle de l'air d'un homme qui vient de consulter sa pendule et a découvert qu'il est neuf heures et demie. Je ne m'inquiétai nullement de ces Messieurs et me plaçai de façon à avoir précisément en face de moi le joli visage de Koosjen; il faut bien avoir quelque chose pour sa peine.

—Je vais, dis-je, lorsqu'il régna un profond silence, je vais ennuyer la société en lui disant une petite pièce de vers. C'est une traduction d'un de mes amis et une traduction du français.

—Du français! répéta monsieur Van Naslaan en regardant mon oncle d'un air inquiet.

—Voyons donc, c'est bien! dit madame Dorbeen.

Il se fit un silence de mort pour entendre le déclamateur étranger; mais aucune des dames ne le regardait (leur louable modestie ne leur permet pas cette hardiesse quand on déclame devant elles), à l'exception de Madame Dorbeen qui semblait désireuse de savoir si son successeur savait bien rouler les yeux, Koosjen festonnait avec vivacité et je ne voyais rien que ses cheveux soigneusement divisés par une raie.

Je commençai:

Lorsque l'enfant paraît...

Pie ... ie.... iep! dit la porte en s'ouvrant lentement, et il apparut, nullement un enfant, mais bien la servante quinquagénaire vêtue de son justaucorps blanc, chargée et surchargée de la collation en personne, sous l'apparence d'une quantité de petits pains, avec du fromage et de la viande fumée, et d'une multitude de pâtisseries en forme d'étoiles, de losanges, de cercles, de feuilles de trèfle et de poisson, et qui nonobstant cette différence de forme doivent, à l'égale proportion de leur contenu, le nom mathématique d'evenveel[9] dans la vie ordinaire.

Madame Dorbeen ne put comprimer un petit sourire de satisfaction.

On présenta les plateaux à la ronde et je me vengeai sur un evenveel du trouble qu'ils venaient de causer; quand le gâteau fut mangé je repris, tout plein de courage, bien que l'effet du premier vers fût manqué et que je visse clairement, lorsque je répétai les premiers mots que monsieur Dorbeen, toujours gravement comique, pensait encore à la servante quinquagénaire:

Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris: son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,
Innocent et joyeux.

Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire,
On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher.

Madame Dorbeen sourit d'un air approbateur.

Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poêles, de l'âme
Qui s'élève en priant;

Monsieur Van Naslaan fit un signe de tête en homme très-entendu.

L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie,
Et les poêles saints! la grave causerie
S'arrête en souriant.

Cela est tout à lait joli! dit mon excellente tante à demi-voix.

La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve, à l'heure
Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure,
L'onde entre les roseaux;
Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux!

Monsieur Dorbeen toussa. Monsieur Van Naslaan fronçait péniblement les sourcils comme pour demander:—Où diable veut-il en venir! Justement parce qu'il n'en savait pas davantage, le visage de mon oncle trahissait une admiration sans égale.

Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez;
Mon âme est la foret dont les sombres ramures
S'emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés!

Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies;
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
N'ont point mal fait encor;

—Oh! Seigneur! dit ma tante à demi-voix, et ses yeux, sous l'influence de l'émotion, devinrent tout petits.

Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange;
Tête sacrée! enfant aux cheveux blonds! bel ange
A l'auréole d'or!

Koosjen qui, de temps en temps, avait jeté un coup d'œil sur
moi, releva la tête et me regarda fixement. Les deux derniers
vers pouvaient s'appliquer parfaitement à elle.

Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche;
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche;
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor, vous regardez le monde,
Double virginité! corps où rien n'est immonde,
Comme où rien n'est impur!

Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vile apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers!

Ma tante essaya une larme; madame Van Naslaan hocha deux ou trois fois la tête. Koosjen retenait sa respiration et me regardait avec anxiété.

Seigneur! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur! l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants[10]!

—Seigneur mon temps! neveu Hildebrand, s'écria ma tante, neveu Hildebrand, cela est beau!

Et je gage qu'elle songeait à Pierre quand il était petit, et aussi... oh certainement aussi, à la petite Gertrude qui était morte avant l'âge de cinq ans et dont il ne lui restait qu'une petite mèche de cheveux qu'elle portait en bague an doigt du milieu.

—Hé oui! dît Mietjen aux yeux de veau, yeux qui, en ce moment, étaient beaucoup plus saillants encore que de coutume.

—Je trouve pourtant, dit madame Van Naslaan, qu'il faut être mère pour bien comprendre ces choses-là.

—N'est-ce pas, madame Van Naslaan? dit madame Dorbeen... Mais c'est ravissant; les vers (elle appuya sur le mot), les vers sont ravissants! Elle voulait dire: Quant à la façon de les dire, ce pourrait être mieux.

Koosjen n'était pas mère et conséquemment ne pouvait avoir compris comme l'entendaient ces dames; mais ses yeux humides et brillants et ses joues pâles disaient assez qu'elle avait compris et senti cette admirable poésie.

—De qui est cette pièce? demanda monsieur Van Naslaan.

—De Victor Hugo, Monsieur.

—Victor Hugo? dit-il en plaçant l'accent tonique sur la première syllabe et en prononçant ce nom, comme si au lieu d'un g français, il s'y fut trouvé vingt-cinq bons g hollandais [11]. Je croyais que cet homme là n'avait écrit que des horreurs. J'ai vu dans la Revue littéraire, me semble-t-il... Eh! cela m'échappe; je croyais que c'était comme cela un homme sanguinaire...

—Je ne sais pas, Monsieur! répondis-je.

—Ne le confondez-vous pas avec Jacques Julin? demanda le courtier.

—Est-ce celui-là qui a écrit ce livre sur Barneveld que nous avons reçu dernièrement à la Société de lecture? demanda mon oncle en se tournant vers Pierre.

—Oui, dit le courtier. A ce que j'ai entendu dire, c'est un singulier gaillard. Il écrit tout ce qu'il veut, Monsieur, il écrit tout ce qu'il veut[12]!

—Oui, dit mon oncle en secouant sa pipe, ces Français, cela fait un rare peuple, bien que je le dise moi-même.

—Savez-vous un livre de vers que moi je trouve charmant, dit madame Van Naslaan en faisant du regard le tour de la société, c'est l'Utilité des disgrâces.

—Quoi! demanda monsieur Dorbeen, plus comiquement et plus gravement que jamais, quoi? l'Utilité des dix grâces?

Un grand éclat de rire salua cette plaisanterie qui embarrassa plus ou moins madame Van Naslaan: elle résolut d'achever en conversation particulière l'éloge de l'ouvrage connu de Lucretia Wilhelmina, éloge mis en avant à titre de conversation générale:

—Vraiment, chuchota-t-elle à l'oreille de ma tante, c'est un livre magnifique et écrit par une femme, mais, je puis l'affirmer, vous ne pourriez le lire les yeux secs.

La conversation redevint bientôt générale et animée. Je m'occupai beaucoup de la jeune personne de dix-sept ans, et Pierre ne quitta pas la chaise de celle-ci. Je m'efforçai, à plusieurs reprises, de le décider à déclamer quelque chose, à chanter, ou à s'exécuter de quelque autre façon; mais il me répliquait toujours avec une physionomie revêche:—Allons donc! ou:—Je ne sais vraiment rien! et, d'autre part je ne voulus pas insister parce que j'avais vu mon oncle consulter de nouveau sa pendule. Mes instances demeurèrent donc sans résultat. Je dois reconnaître aussi que la famille Stastok, grâce à l'éléphant musical, avait suffisamment contribué aux plaisirs de la soirée, pour qu'on ne pût exiger encore quelque chose de ses membres.

La soirée s'acheva joyeusement et familièrement; et après que toutes les dames et les deux Messieurs eurent remercié monsieur et madame Stastok de leur amicale réception et Pierre de son agréable société; après que monsieur et madame Stastok eurent solennellement promis de revenir prendre leur revanche; après que les deux Messieurs eurent mis le chapeau l'un de l'autre et que, de sa propre main, ma tante eût aidé toutes les dames (à l'exception de Koosjen à qui je ne pouvais m'empêcher de rendre le même service) à mettre leurs manteaux, et, d'après le désir de chacune, à relever leur col ou à laisser le tout en dessous, on se sépara vers onze heures et demie parfaitement satisfaits les uns des autres, et il n'y eut plus de plaisir pour personne que pour la servante qui, d'un air nonchalant, laissait choir dans sa main les quarts de florin qu'y faisait pleuvoir le départ des convives.

Mon oncle avait sommeil, bien qu'il le dit lui-même. Seigneur mon temps! combien ma tante avait encore d'occupation. Vraiment était de mauvaise humeur. Ce fut, dans cet état de choses, que je gagnai mon lit.


[1] Boisson chaude dont le vin elles œufs font la base.

[2] Diminutif de Cornélie.

[3] Titre des dames des nobles, des licenciés et des officiers. Les autres femmes mariées sont qualifiées: Mejuffrouw.

[4] Catherine.

[5] Récipient ordinairement de cuivre rempli de matières en combustion sur lesquelles on pose la pipe pour l'allumer.

[6] Jeu de mots intraduisible: Goedelaken signifie bon drap, Goulaken, drap d'or.

[7] A cause des accessoires qui ornent la pipe présentée aux invités.

[8] Un des plus grands poètes de la Hollande.

[9] Equivalent, de proportion égale.

[10] M. Beets a traduit admirablement en hollandais celle belle pièce de Victor Hugo; pour rendre ainsi un grand poète il faut être grand poète soi-même.

[11] Le g a en hollandais un son guttural très-prononcé.

[12] Nous espérons que M. Jules Janin voudra bien se reconnaître ici, en compagnie de son Barnáve, sans trop se formaliser du jugement de ces braves Hollandais. (Note du traducteur.)


VI

Pierre est vraiment amoureux, et comment nous faisons une partie de plaisir en barque.

La mauvaise humeur avec laquelle Pierre s'était allé coucher n'était nullement énigmatique pour moi. On a remarqué que, pendant toute la soirée, il avait peu parlé tandis qu'ordinairement ni la loquacité ni le pédantisme ne lui manquaient au milieu des amis de son père. Mais deux petites circonstances l'avaient contrarié et paralysé, à savoir: l'amour et la haine. Entre autres choses, il ne m'avait nullement échappé qu'il avait continuellement jeté des regards à la dérobée sur le cou blanc de Koosjen et qu'il eût à coup sûr été enchanté de regarder franchement son charmant visage s'il eût osé risquer d'engager avec elle une conversation en règle. En outre, il ne m'avait pas été difficile de découvrir combien l'avait vexé l'approbation qu'avaient obtenue de la jeune fille les beaux vers de Victor Hugo, quelque médiocrement et infidèlement qu'ils fussent traduits et quelque mal qu'ils fussent récités; j'avais remarqué aussi combien il avait porté envie à la hardiesse avec laquelle j'avais entamé ensuite un entretien avec elle, et aux sourires plein d'aménité qui m'avaient été adressés à cette occasion. Son cœur amoureux s'était, je le crois, promis monts et merveilles de cette soirée; mais Koosjen était partie comme elle était venue, sans qu'il lui adressât une autre douce parole que:—Aimez-vous bien les petits gâteaux? Il avait fini par se rendre ridicule; contrairement à ses projets et à ce qu'il attendait de la passion qui lui tenait au cœur, il avait fait sotte figure. Quoi d'étonnant qu'il eût perdu sa bonne humeur?

Je voulus en savoir davantage sur tout cela.

—Bonjour, Pierre! lui criai-je, sans ouvrir mes rideaux vu que je l'apercevais suffisamment, lorsque, le lendemain matin, la cuisinière vint, selon son habitude, faire résonner sous ses doigts osseux la porte de notre chambre.

—Bonjour, cousin! me répondit-il assis tout rêveur sur le bord de son lit et encore sans lunettes.

—En vérité j'ai rêvé de Koosjen Van Naslaan!

Pierre rougit et se pencha pour tirer un de ses bas avec un tel effort qu'il y avait lieu d'y voir l'unique cause du pourpre de sa figure.

—Bah! dit Pierre.

—Oui, dis-je, c'est une charmante jeune fille.

—Vous trouvez cela? demanda Pierre en tirant son second bas et en allant au lavabo. Oui, c'est une jolie petite mine, mais je ne la trouve cependant pas si charmante.

—Non? m'écriai-je avec surprise en allant m'asseoir.

—Vraiment non! dit-il.

L'amour qui renie son objet se trahit d'une façon irréfragable.

—Je voudrais bien connaître cette jeune fille de plus près, Pierre! N'y aurait-il pas moyen de la revoir encore une fois d'ici à après-demain?

—Je n'en sais rien, répondit Pierre en remplissant l'aiguière jusqu'au dessus des bords; allez lui faire une visite.

—Cela ne se fait pas, mon garçon, dis-je; mais ne savez-vous rien de mieux?

—Ma foi non! dit Pierre.

—Moi je crois avoir trouvé autre chose, dis-je en sautant à bas du lit. Dites-moi, Pierre, continuai-je en le regardant fixement, d'où vient que vous avez oublié de mettre vos lunettes? Voyez, il fait tous les jours un temps magnifique; nous irons louer une barque ... et nous irons ensuite prier Koosjen et quelques dames de votre connaissance, de préférence de votre famille, de nous faire l'honneur de partager avec nous une promenade nautique.

—Une promenade nautique? s'écria Pierre du ton du plus profond étonnement.

—Sans doute; cela vaut bien mieux pour causer et pour faire sa cour que d'aller eu voiture. Ne voudriez-vous pas faire votre cour, hein? Hé, mon garçon, pourquoi mettez-vous votre pantalon à l'envers?

—Oh! dit Pierre reprenant sa mauvaise humeur de la veille, finissez ces folies. Je ne tiens pas à être tourmenté par vous.

—Mon garçon, dis-je, vous me comprenez mal. Je ne vous tourmente pas; je vous demande seulement si vous ne voulez pas penser à l'amour?

—Penser à l'amour? reprit-il les lèves gonflées de ressentiment et en me lançant obliquement à travers ses lunettes un regard chargé de colère, occupez-vous d'amour vous-même!

—Avec plaisir, mon excellent ami! mais les jeunes filles ne veulent pas de moi. Je suis trop laid.

—Vous savez assez bien blaguer, Monsieur? dit Pierre en grinçant des dents et tout frémissant de colère.

—Oui! répondis-je en riant, mais je crois pourtant que vous vous entendez encore mieux à l'amour?

Je n'obtins pas de réponse. Pierre mit une hâte excessive à s'habiller et descendit les escaliers en courant. Lorsque je descendis, je le trouvai fumant sa pipe, abrité sous les ailes de ses parents et, comme dirait un romantique français: enveloppé de sa colère[1].

Après le déjeuner, il alla au jardin; je le suivis sur les talons.

—Laissez-moi! me cria-t-il avec une physionomie aussi peu avenante que celle d'un perce-oreille.

—Non! dis-je en lui, tendant la main, il ne faut pas être lâché, Pierre! Que! diable, le mot amour est-il de nature à faire prendre la mouche? A votre place je me fâcherais bien plutôt au mot d'Institutes.

Pierre sourit péniblement.

—Savez-vous bien? Je ne parlerai pas de toute cette affaire; mais nous irons nous promener en barque, mon garçon! en barque avec les dames. Savez-vous ramer?

—Je le crois, dit Pierre d'un ton pédant.

—Voulez-vous ramer?

—Oui.

—Voulez-vous inviter les clames?

—Elles refuseront.

—Je ne vous demande pas cela. Voulez-vous? Voyons, Pierre, je vous promets que je serai discret.

—Eh bien, dit-il, je veux bien.

Le plan arrêté fut communiqué au père et à la mère Stastok et il fut résolu que, outre Koosjen nous inviterions la cousine Christine, jeune fille de vingt-trois ans qui ne demanderait pas mieux que de nous accompagner, vu qu'elle n'avait rien à faire qu'à rester assise auprès d'une tante acariâtre qui tenait deux servantes et ne sortait jamais.

Nous allâmes du même pas â la recherche d'une barque. Après être allé à la porte du levant chez un constructeur de barques qui avait vendu la sienne parce qu'il n'y avait pas de profit, et qui nous avait envoyé à la porte du couchant où il était certain que nous pourrions en obtenir une; après nous être assurés à la porte du couchant que l'extrémité d'une poupe surgissait seule au-dessus de l'eau, nous trouvâmes enfin au centre de la ville, une excellente embarcation, que nous pouvions louer, au prix d'un florin, pour une après-dinée entière. Nous la louâmes pour toute l'après-dinée du jour suivant, et nous nous acquittâmes ensuite de nos invitations qui furent très-bien accueillies. Maman Van Naslaan se dit fort honorée pour sa fille, bien que, je le crois, elle pensât qu'il y avait antre chose là-dessous et que cette sortie aurait une queue comme les autres, et la vieille tante exprima dix fois en une demi-heure l'espoir qu'il ne ferait pas trop froid sur l'eau, ce que nous espérions d'ailleurs aussi, bien que nous craignissions le contraire.

Nous convînmes mutuellement que Koosjen serait plus particulièrement confiée aux soins de Pierre et que je me poserais en cavalier en titre de Christine. Je ne pouvais être plus généreux. Pierre avait aussi repris sa bonne humeur, et l'excellente tante nous emballa, le même jour encore, dans un petit panier du vin du Rhin et des oranges, rafraîchissement assez frais au mois d'octobre. Nous avions prié les dames de se munir de manteaux.

Le lendemain était une magnifique journée d'automne, et tout promettait plaisir sans encombre. Mais lorsque Pierre rentra, dans la matinée, de quelques courses qu'il avait à faire pour sa toilette, sa physionomie était horriblement attristée. Il poussa rudement la porte derrière lui et jeta brusquement sa canne, son chapeau et ses gants.

—Qu'avez-vous, mon ami? lui demandai-je tout effrayé.

—Oh! ce misérable Dolphe! dit-il en se tournant vers sa mère.

Il n'y avait assurément encore nom d'homme dans les cinq parties du monde qui fût capable d'inspirer plus d'effroi à madame Débora Stastok et à toutes les tendres mères de la ville de D.... que ce nom de Dolphe qui ne peut faire penser le lecteur, tout perspicace qu'il soit qu'à ses formes complètes, Adolphe, Rodolphe ou au besoin Ludolphe, mais qui pour madame Débora Stastok, et, comme je l'ai dit, pour toutes les tendres mères do la ville de D...., ne représentait rien moins que l'abrégé sommaire de ces titres honorifiques; mauvais sujet, garnement, dépensier, libertin, ivrogne, vaurien et fainéant! Ce nom appartenait en effet à la personne avec laquelle j'avais déjà eu l'honneur de faire connaissance au café de l'Etoile du Nord, en un mot, à monsieur Rodolphe Van Brammen qui, après s'être fait connaître dans sa jeunesse pour un fieffé polisson qui faisait enrager ses parents et ses maîtres, jouait mille tours pendables tous les soirs, et tourmentait les jeunes filles en voulant les embrasser, après avoir fait tout cela, disons-nous, avait passé une couple d'années à Leyde, sous le nom d'étudiant en droit, dans cet état qu'on y appelle bambocher, sans que son père sût alors au juste ce qu'il y faisait autre chose que dépenser beaucoup d'argent, tandis qu'il lui avait été prouvé évidemment plus tard qu'outre cette occupation son cher fils s'était adonné à la passion de faire des dettes. Après cela, c'est-à-dire depuis deux ou trois ans, et toujours aux frais de son père qui heureusement était à son aise, il s'était ouvert une autre carrière qu'on nomme, à Leyde toujours, battre le pavé, et cela au grand scandale des habitants de D.... qui s'inquiétaient beaucoup plus de ce qu'il adviendrait un jour de lui, que Rodolphe van Brammen lui-même. Il ne faisait toutefois rien qui fût notoirement mal. Il buvait raisonnablement la goutte, prenait part à tous les divertissements publics y compris monter la garde et déraciner les arbres des boulevards, singeait tous les personnages publics, se promenait beaucoup, jouait non moins au billard, engraissait à vue d'œil, débitait une multitude de farces, et était très-populaire.

Il n'y avait donc pas lieu de s'étonner qu'à l'audition du nom seul de ce monstre ma tante ressentît dans le dos un frisson glacial. Et vraiment je crois que ses cheveux se hérissèrent sous sa cornette.

—Qu'a-t-il donc fait encore?

—Fait? dit Pierre avec désolation, et ses veux étincelaient à travers ses lunettes: rien! Mais il veut venir en barque avec nous.

Et il me regarda en face comme pour me faire sentir toute l'horreur de cette déplorable nouvelle.

—Pourvu qu'il amène une dame avec lui, dis-je, cela m'est indifférent.

—Hé! c'est bien ainsi. Il amène sa sœur, la stupide fille! Christine a raconté à cette sœur qu'elle allait faire une promenade sur l'eau avec Koosjen, moi et un étudiant de Leyde, et alors elle a voulu venir avec nous à toute force. Mais si je voulais!...

Koosjen, moi et un étudiant de Leyde! En toute autre occurrence Pierre eût dit: «Koosjen, un étudiant de Leyde et moi»; mais il était amoureux et, dans cette circonstance, il avait jugé à propos de répartir ainsi les places.

—Ecoutez, dit ma tante rassurée par la compagnie de la sœur qui, aux yeux de la population de D...., était l'excuse de la présence du frère; écoutez, Meeltjen est une personne très comme il faut, elle a toujours été très-diligente à l'école et partout. Il n'y a rien à dire sur son compte. Ainsi ils iront avec vous.

—Oh! voilà tout mon plaisir perdu! grommela Pierre. Et il quitta la chambre pour aller, dans son désespoir, barbouiller un peu ses tableaux des Institutes.

En attendant, j'eusse bien voulu voir la rencontre de ces deux messieurs si pleins de contrastes, Dolphe et Pierre. Je m'imagine que l'ex-étudiant avait reçu de sa sœur Amélie la mission de nous embarrasser d'elle et de lui-même, non pas directement, mais en faisant entendre à Pierre, s'il venait à le rencontrer, qu'il serait très-bien qu'ils nous accompagnassent, chose que déjà sans doute la susdite Amélie avait promis à Christine de faire en tout cas. On comprend facilement que Dolphe était tout aussi convaincu de rencontrer en tout cas Pierre, particulièrement si celui-ci se risquait dans la rue, ne fût-ce qu'un instant, attendu qu'il avait coutume de consacrer quelques heures de la journée à se promener par la ville en se livrant au passe-temps de faire des clins d'œil à nombre de jolies servantes, et en accordant une attention particulière à tous les beaux chiens. Il était arrivé qu'il avait rencontré précisément Pierre au moment où celui-ci venait d'acheter dans le magasin déjà mentionné de Van Drommelen, une magnifique paire de gants glacés couleur ponceau, paire dont le susdit Van Drommelen était embarrassé depuis longtemps parce que personne n'en voulait et qu'il avait fait prendre à Pierre comme étant du dernier goût. Je m'imagine que Dolphe avait engagé la conversation en ces termes:

—Ainsi vous allez vous promener en barque, vous autres?

Et qu'il avait ajouté tout aussitôt:

—Vous devriez bien nous prendre avec vous, ma sœur et moi?

Sur quoi Pierre, sans songer à la moindre possibilité d'excuse, avait infailliblement répondu sur-le-champ:

—Soit!

—A quelle heure parlez-vous?

—A trois heures et demie.

—C'est un peu tôt, mais j'y serai, Amélie apportera sa guitare. A cette après-midi!

Il arriva, ce jour-là, dans le ménage de mon oncle, une chose qui n'y était jamais arrivée; l'heure du dîner fut changée, toujours en l'honneur du neveu Hildebrand qui, malgré sa robe de chambre, n'en avait pas moins chez son oncle les quatre pieds blancs; et lorsque nous fûmes suffisamment lestés, Pierre, non sans une foule de recommandations et surtout celle d'être prudent, Pierre alla chercher Koosjen et moi Christine.

De toutes les jeunes filles qui pourraient ou voudraient demeurer avec de vieilles tantes acariâtres, Christine était bien celle à qui cela convenait le moins. Au fond du cœur c'était un Jean qui rit et qui ne semblait pas s'inquiéter à propos de rien. Elle s'empara de mon bras si franchement, se mit à rire de si bon cœur à propos du beau temps, du charmant plan de promenade et de la fraîcheur de l'eau, que je pris très-bonne opinion d'elle, mais que je craignais seulement qu'elle ne se promit beaucoup trop de l'excursion projetée.

Non s avions fait conduire la barque dans le fossé de la ville et Keesjen y avait transporté le vin du Rhin. J'arrivai au rendez-vous avec Christine juste au moment où Pierre apparaissait aussi. Koosjen marchait à côté de lui; il n'avait osé lui offrir le bras, et la jeune fille avait peine à se tenir au courant de ses grandes enjambées.

La mauvaise humeur de Pierre paraissait un peu adoucie, mais je la vis renaître plus bourrue que jamais, lorsqu'il vit le jeune Van Brammen franchir la porte et traverser le pont avec sa sœur et une servante qui portait d'une main une énorme clef de maison, et de l'autre, une boîte à guitare recouverte de papier marbré. Dolphe s'était procuré pour la circonstance, un chapeau de paille jaune qui lui donnait l'air très-commun; il portait un pantalon brun à carreaux, et une redingote verte étroitement fermée par des boutons de métal; aux talons de ses bottes étincelait une paire de branches d'éperons qu'il eût été au moins à propos de mettre de côté en cette occasion, et il avait à la main une canne à épée jaune, que pour la même raison il eût pu laisser à la maison. Amélie que ma tante et marraine avait désignée par le diminutif Meeltjen, était vêtue d'une façon toute particulière. Elle portait un spencer de soie violette, sous lequel descendait une jupe verte, et un petit chapeau de même couleur et de même étoffe que le spencer, et sur lequel retombait un voile blanc à larges bords, de même couleur que la robe. Ses petits pieds étaient enfermés dans des guêtres de nankin, qui faisaient parfaitement ressortir la finesse de sa cheville. Ce petit pied et cette petite cheville constituaient avec ses petites mains, les principales beautés de la maigre Amélie qui avait un long et pâle visage et de grands yeux verdâtres et vagues, qu'elle fermait toutefois tellement, soit qu'elle fût myope ou qu'elle voulût le paraître, qu'on eût parié qu'elle n'y voyait pas du tout. Lorsqu'elle s'avança côte à côte avec son frère si ventru, elle réveilla très-vivement en moi le souvenir du premier songe du roi Pharaon.

La rencontre des trois dames fut très-cordiale et très-affable; Van Brammen, lui, nous accosta très-gaiement.

—Bonjour, messieurs! dit-il, j'ai mangé prodigieusement, je vous en donne ma parole. Parbleu, voilà une jolie barque! où avez-vous déniché cela, Pierre? Hildebrand, je vous ai vu autrefois quand vous étiez encore vert[2]; vous aviez alors une petite redingote couleur cannelle, qui était puissamment laide. Voyez donc, une gaffe aussi!

Et saisissant la gaffe, il la mania comme une lance, et fit mine de vouloir transpercer Pierre.

—Hé là! dit Pierre, redevenu furieux comme une araignée.

—Ah çà! dit Dolphe, en sautant dans la barque, je suis le plus gros et puis j'ai énormément dîné; je ramerai aussi plus tard, cela s'entend; mais il faut que vous commenciez; cela vous va-t-il, Hildebrand?

—Parfaitement, dis-je.

J'assumai la tâche de maître de cérémonie, et me plaçai sur le banc de l'arrière. Pierre s'assit vis-à-vis de moi, puis sur les banquettes latérales, à côté de son genou droit, la charmante Koosjen, son premier amour, et à côté de son genou gauche, la «femme maigre, vieille, laide, décharnée, et dont on ne pouvait trouver l'égale en laideur sur toute la terre d'Egypte,» avec sa guitare sous le banc. A côté de celle-ci ou de Koosjen à son choix, pouvait s'installer la joyeuse Christine qui était contente de tout; Dolphe était au gouvernail.

—Lâchez, mon ami! cria Dolphe; bien, mon brave, vous vous y entendez! et saisissant la gaffe, il nous poussa loin du bord et gouverna avec beaucoup d'adresse vers le milieu du canal.

Pierre et moi commençâmes à ramer, mais il était évident que mon honorable cousin ne s'était jamais appliqué à cet exercice, ou ne s'y était plus livré depuis longtemps.

—Il est inutile de sonder le canal, Pierre! lui cria tout aussitôt Dolphe, au moment où il plantait les rames dans l'eau sous un angle de près de quatre-vingt-dix degrés. Il faut raser l'eau comme une mouette, mon brave!

—Je sais parfaitement cela! dit Pierre, et il souleva très-haut sa rame droite pour montrer sa parfaite science, mais en même temps il oublia la rame gauche qu'il immergea plus perpendiculairement encore, si c'était possible, il en résulta que la rame droite ne toucha pour ainsi dire pas l'eau, mais bien vint heurter violemment la mienne, et que Pierre donna avec la gauche une si forte impulsion, que la barque tourna sur elle-même.

—Holà! Pierre, attention! cria de nouveau le pilote détesté, tandis que Koosjen riait, que Christine éternuait et qu'Amélie poussait un petit cri d'effroi. Holà, Pierre, il ne faut pas faire le fou, mon brave, sinon nous pourrions faire le plongeon!

Pierre souhaita du fond du cœur que Dolphe tombât à l'eau et piquât une tête jusqu'au fond.

Il n'est pas précisément nécessaire d'être sorcier pour ramer; le mal fut bientôt réparé, et en donnant quelques leçons à Pierre, je fis en sorte qu'en peu de temps, il frappât en cadence avec moi. Nous sortîmes du canal et remontâmes la petite rivière qui fait l'orgueil et la gloire de D.... et nous fûmes bientôt au large. Il devint encore plus facile de ramer. Les dames trouvèrent qu'il faisait délicieux sur l'eau; Koosjen était des plus charmantes, Christine des plus expansives, Amélie des plus sentimentales. Pierre lui-même se monta au diapason général, mais une chose qui devait le contrarier vivement, c'est que les deux premières dames citées étaient comme suspendues aux lèvres de Dolphe qui débitait mille plaisanteries et prêtaient beaucoup plus d'attention à celui-ci, qui pourtant était un mauvais sujet[3], qu'à lui Pierre qui songeait à subir au premier jour son examen de candidat, summâ cum laude[4]; c'est là du reste un fait dont maint honnête jeune homme a eu à se plaindre en pareille circonstance. Les dames doivent savoir mieux que moi, comment il se fait qu'elles donnent lieu à des plaintes semblables. Quoi qu'il en soit, la modeste Koosjen elle-même écoutait Dolphe avec toutes les marques de l'approbation et du plaisir, soit qu'il chantât une chanson, soit qu'il imitât le chantre de la grande église, soit qu'il jetât en l'air d'une façon plaisante son chapeau de paille, ou encore qu'il racontât quelque anecdote, ou que souvent il lui fit à elle-même, d'un ton très-dégagé et très-sincère, un petit compliment; et moi-même je le trouvais en effet, de temps en temps, très-amusant.

Cependant comme la ... je n'ose, à cause de sa maigreur, dire la sœur selon la chair, mais enfin comme la propre sœur d'Adolphe connaissait un bon nombre des plaisanteries du personnage, et aussi parce qu'elle était moins sous le charme, à cause de sa proche parenté avec lui, il advint qu'elle entortilla Pierre dans un entretien très-animé et très-poétique sur les charmants environs d'Utrecht, sur le charmant Zaist, sur la charmante maison des sœurs. Elle déclara avoir beaucoup de sympathie pour tous les établissements de ce genre, et dit même ne pas avoir de répugnance pour l'idée d'entrer dans un couvent ou tout au moins de se faire sœur de charité, sorte de menace habituelle aux filles de l'âge et du tempérament de la maigre Amélie. Elle accabla le bon Pierre, qui, pendant ce temps-là, se morfondait de jalousie, d'une avalanche de sentiments nobles, tendres, saints, touchants, et elle sut, à cette occasion, lever les yeux d'une façon particulière, absolument comme si elle eût eu une excellente connaissance dans la lune qui, comme une tache blanche, se trouvait déjà dans le ciel; puis soupirer à plusieurs reprises, comme une personne qui a des chagrins secrets, et de temps en temps, après avoir émis quelque sententieux dicton, elle regardait par-dessus les épaules de Pierre, vers moi, qui, dans le désavantage d'être assis sur le banc de l'arrière, trouvais cependant la compensation aussi souvent que je le voulais, de ne pas entendre la conversation.

—Mais n'est-il pas temps que je vous relève, mes chers galériens? dit Dolphe, avec cordialité, après que nous eûmes ramé pendant une demi-heure. Je ne fais que fumer des cigares au gouvernail, moi!

—Ecoutez, lui criai-je, voici le plan arrêté. Pierre m'a parlé d'une ferme où nous pouvons aborder et prendre quelque chose. Nous devons y être bientôt.

—Oui, oui, chez Teeuwis, dit Dolphe en m'interrompant, avec la précipitation d'un homme qui connaît par cœur tous les établissements de ce genre.

—Nous n'avons plus à ramer que jusque-là. Nous nous reposerons un peu, puis nous ramerons lentement pour revenir à l'étang que nous venons de dépasser. Une fois sur cet étang, nous nous y laisserons aller à la dérive pendant quelque temps!

—Oh! oui, s'écria Amélie, c'est charmant; je ne connais rien de plus agréable que d'aller en dérive.

—Oui! dis-je; alors, nous cumulerons toutes les voluptés; nous verrons ce qui reste dans notre panier et ce qu'il y a dans votre boîte à guitare.

—C'est superbe! s'écrièrent les autres dames. Oui, Amélie, il faudra chanter et jouer.

—Oui, mais, dit Dolphe, je chanterai aussi, bien entendu. Je sais de magnifiques chansons; Amélie, il ne faut pas trop regarder la lune, savez-vous.

L'insensibilité du cœur de son frère arracha un soupir à Amélie.

En une cinquantaine de coups de rames, nous étions à la ferme.

Nous mîmes pied à terre, à la grande satisfaction de Pierre, qui se voyait délivré et des rames et d'Amélie. La première circonstance lui faisait cependant presque plus de plaisir que la seconde. Il avait eu la sottise de vouloir ramer avec ses gants glacés couleur ponceau, qui en ce moment pendaient à ses doigts comme d'informes lambeaux de peau, et comme il serrait beaucoup trop fort les rames, ses mains avaient gagné de grosses ampoules. Dolphe aida aux dames à sortir de la barque, et à cette occasion il dit un mot très-flatteur sur les pieds de Christine, et pressa la petite main de Koosjen, ce que toutes deux trouvèrent inconvenant à la vérité, mais cependant point tout à fait désagréable; Dolphe abandonna le soin de sa sœur à l'infortuné Pierre.

La barque fut amarrée, et une fraîche et accorte paysanne accourut de la ferme pour nous souhaiter la bienvenue et nous inviter à entrer. Mais nous préférâmes une petite table devant la maison, afin de profiter autant que possible de l'air frais d'octobre. Ainsi fut fait. Bien qu'en hiver, à la saison où l'on patine, on pût trouver à la ferme toute espèce de choses, il n'y avait ce jour-là, pas autre chose que du lait qui, d'ailleurs, coula à profusion dans de grands verres. Le vin, d'après la décision des dames, était tout à fait réservé pour accompagner le bonheur d'aller en dérive. Dolphe demanda avec forces plaisanteries un peu de genièvre avec du sucre; et Pierre trempa son mouchoir dans une tasse de lait et appliqua l'adoucissante liqueur sur ses ampoules.

Il y avait une escarpolette de l'autre côté de la maison, et Dolphe invita les dames à en profiter. Christine en avait une folle envie, Koosjen l'accompagna, et Pierre suivit naturellement; Amélie n'aimait nullement cet exercice et déclara qu'elle y gagnait «d'affreux points de côté.» Je restai donc à la petite table avec elle pour lui tenir compagnie, ce qui me plut infiniment, attendu que j'étais fatigué de ramer, et que je prévoyais devoir ramer beaucoup encore.

Pour une jeune fille sentimentale, il 'n'y avait pas grand chose à voir en cet endroit. Nous étions assis à une table tout à fait dépourvue de couleur, et dont trois pieds seulement touchaient la terre, sur un sol labouré par les poules et les coqs, et entouré de trois côtés par une petite digue en terre. Nous avions en vue une grande mare à canards, croupissante et verdâtre, une cabane et certain autre petit édifice. Il se passa longtemps avant qu'un vilain petit bâtard de dogue et de chien d'arrêt cessât complètement ses démonstrations hostiles. Mais ce qui donnait au tableau quelque valeur pittoresque, c'étaient trois enfants, dont le plus âgé, petite fille de cinq ou six ans, tenait sur ses genoux le plus jeune, nourrisson d'à peu près autant de mois, tandis que le troisième, petit garçon d'environ cinq ans et aux cheveux tout blonds, était étendu sur le dos par terre. Ce groupe se trouvait au bord de la mare, et regardait alternativement d'un air craintif vers nous, et d'un air confiant vers les canards.

Ce furent ces chers enfants qui mirent Amélie à même de montrer toute l'affectueuse bonté de sa douce nature. Elle ôta le petit gant de sa petite main gauche, et résolut de leur adresser la parole sur le ton le plus engageant et le plus séduisant.

—Eh bien! mes chers enfants, vous regardez les petits canards?

Les enfants la considérèrent fixement, mais ne répondirent pas.

—Combien y a-t-il bien de ces jolies petites bêtes?

Pas de réponse, mais un certain étonnement dans les yeux de la petite fille de six ans; à la campagne on n'appelle pas un canard une petite bête.

—Y a-t-il beaucoup de petits canards?

Même silence.

—Est-ce là votre plus jeune sœur?

Silence d'une tombe.

Amélie vit qu'il n'y avait rien à gagner avec ces petits arcadiens, haussa les épaules et se tut.

—Notre truie a fait des petits, dit tout à coup d'elle-même la petite fille.

—Que dit ce petit agneau? me demanda Amélie, pour qui ce renseignement était parfaitement incompréhensible[5].

—Elle dit quelque chose qui lui tient sans doute fort au cœur, mademoiselle Van Brammen, dis-je. Elle raconte que la femelle du porc ... est entrée en couches.

Amélie rougit autant qu'elle fut en état de le faire.

—Ils sont dans le boet[6], dit le petit garçon en se levant et en cueillant une fleur de pissenlit, avec laquelle il frappa par terre à plusieurs reprises... Il y en a quatorze.

Je proposai à Amélie d'aller voir l'accouchée; car je trouvais piquant de conduire une sentimentale jeune fille dans une écurie de paysan, auprès d'une truie avec quatorze petits.

Mais elle n'eut pas envie d'accepter ma proposition et en parut même un peu blessée.

Les amateurs d'escarpolettes revinrent rouges comme des pivoines.

—Ouf! dit Christine en s'essuyant le front, c'était charmant; mais Dolphe a failli nous faire tomber. Cela allait joliment haut.

Pierre n'était pas monté sur l'escarpolette; ses mains écorchées ne lui eussent pas permis de se bien tenir aux cordes; Dolphe et Koosjen avaient été nez à nez sur la planchette, et lui avait eu la satisfaction de leur donner la première impulsion.

Lorsque les dames furent un peu reposées, je proposai de regagner le bord et de ramer aussi activement que possible vers l'étang où nous devions aller en dérive, boire et faire des folies. Dolphe se plaça sur le banc d'arrière, moi sur le banc de devant et Pierre aux mains écorchées au gouvernail. Christine, que l'escarpolette avait mise en goût, avait une furieuse envie de faire balancer la barque, mais les prières de Koosjen et les cris nerveux d'Amélie la retinrent, et comme Dolphe était un bon rameur, et donnait de solides coups de rame, nous fûmes bientôt aux abords de l'étang où nous attendaient tant de plaisirs. Déjà j'avais relevé mes rames, et laissais Dolphe manœuvrer seul avec les siennes, déjà j'indiquais à Pierre comment il devait diriger le gouvernail pour nous faire entrer dans l'étang, lorsque le regard d'Amélie tomba sur cinq ou six plantes de vergiss-mein-nicht en fleurs et qu'elle s'écria:

—Oh! mon cher monsieur Stastok, si vous voulez me faire un grand plaisir, gouvernez vers ces vergiss-mein-nicht! Je suis folle de vergiss-mein-nicht!

Son désir fut accompli, et nous fûmes en un instant auprès des fleurs bleu de ciel dont il était question. Amélie les cueillit jusqu'à la dernière et les distribua à tous les membres de la société, de sorte que bientôt chacun de nous eut une de ces feuilles d'album vivantes soit à la ceinture, soit à la boutonnière.

Lorsque nous fûmes ainsi parés, nous voulûmes nous éloigner, mais la barque semblait aimer les vergiss-mein-nicht beaucoup plus qu'Amélie elle-même, car son attachement s'étendit littéralement de la plante où elles avaient été cueillies au sol sur lequel elles avaient fleuri; en d autres termes, nous touchions terre.

Nous nous efforçâmes en vain de dégager la barque; celle-ci tenait ferme et ne paraissait pas s'ébranler le moins du monde: Amélie éprouvait un chagrin terrible d'être la cause de ce contre-temps; Christine au contraire trouvait la chose horriblement amusante; quant à nous, hommes, nous nous tuions à moitié à travailler, puis nous nous asseyions un instant pour reprendre des forces. Pendant une de ces pauses, Dolphe se mit à nous comparer au Robinson suisse.

—Ah çà! Koosjen, dit-il, si nous devons demeurer éternellement ici, je me marie avec vous! et il fit un mouvement pour lui baiser la main.

Ce fut en ce moment critique que Pierre Stastok Junior, poussa un soupir de Samson, saisit avec une noble indignation la gaffe, l'appuya contre le bord et se jeta dessus avec une telle énergie et un tel déploiement de forces, que la barque se détacha tout à coup et fila en arrière, tandis que le généreux auteur de ce haut fait tombait lui-même dans Peau la face en avant. Il gisait étendu; ses bottes seules étaient encore à bord. Les pans de sa redingote surnageaient et le digne Pierre Stastok Junior, cherchant des deux mains un appui au fond de l'eau, ne tenait qu'à grande peine en dehors sa face souillée de boue, mais toujours ornée de ses lunettes. Son chapeau s'en allait au gré des flots incertains. C'était effrayant.

Quiconque a partagé avec le beau sexe les béatitudes d'une partie de plaisir en barque, sent l'effet que dut produire sur nos dames la subite immersion de Pierre. Il les entend toutes jeter les hauts cris, il les voit se lever toutes, se jeter dans les bras les unes des autres, voire même dans les nôtres et s'écrier: O mon Dieu! Son imagination lui représente tous les efforts qu'elles font de concert pour amener, si c'est possible, un malheur plus grand encore; eh bien! il aura une idée de notre position!

—Asseyez-vous! cria Dolphe en même temps que nous; au nom du ciel restez assises! en un instant, nous enfonçâmes les rames à babord, afin d'empêcher la barque de s'éloigner davantage: Pierre, mon garçon, vous n'êtes que mouillé, nous allons vous suivre avec la barque pour que vos jambes ne tombent pas dans l'eau; rampez sur les mains jusqu'au bord, il fit ce qu'on lui disait, et bientôt il se trouva sur le terrain des bienheureux vergiss-mein-nicht.

Pierre avait fini par piquer une tête et était mouillé jusqu'aux os, de la tête à la ceinture. Ses cheveux dégouttant d'eau, son visage pâle et hagard, ses mains noircies par la vase, tout lui donnait un aspect à fendre le cœur! Ce fut une commisération universelle à laquelle s'associa Dolphe lui-même. Le noyé fut recueilli dans la barque, et on résolut de regagner la ferme pour le sécher. Il serait trop tard ensuite pour se laisser aller à la dérive dans l'étang, mais nous savourerions nos rafraîchissements à la ferme pour ramer ensuite vivement vers la ville. Le chapeau de Pierre fut préalablement repêché, et bientôt l'accorte fermière nous revit.

—Elle avait bien pensé, dit-elle, qu'un malheur arriverait à monsieur, car il avait, près de l'escarpolette, l'air si chagrin et si triste qu'elle s'était dit: Vrai, cela n'ira pas bien pour ce monsieur! Mais elle allait jeter des ramilles sur le foyer, et monsieur serait bientôt complètement remis; si monsieur voulait une chemise de son mari, monsieur n'avait qu'à parler, etc.

Nous laissâmes Pierre à ses soins et nous nous rendîmes en plein air.

Tous ces événements nous avaient conduits jusqu'à cinq heures et demie, et bien qu'il fit encore clair, le soleil était cependant déjà couché, et nous ne pûmes jouir que d'un froid crépuscule. Nous nous aperçûmes alors que c'était une folle idée que d'entreprendre une promenade en barque par une après-dînée d'octobre; il s'éleva un petit vent très-frais, et nous trouvâmes qu'il valait mieux rentrer. Nous fûmes introduits dans la meilleure chambre de la maison où se trouvait le lit de parade, où étaient appendus une horloge frisonne et un damier, et où quatre cadres qui garnissaient la muraille, nous rappelèrent l'histoire de Guillaume Tell, pour ne pas parler de ces petits tableaux qu'on pourrait appeler des éditions abrégées de Trommius, et sur lesquels on peut lire combien il y a de chapitres, de versets, etc., etc., dans la Bible, et bien d'autres choses aussi dignes d'être sues. Dans la chambre où nous étions, se trouvait un de ces tableaux dans un petit cadre doré. Nous nous assîmes sur des chaises de jonc, et, après qu'Amélie qui disait avoir les nerfs agacés, se fut un peu calmée, nous nous mîmes à boire du vin du Rhin et à manger des oranges, comme si c'eût été une chaude soirée de juillet.

Là-dessus la guitare fit son entrée, la guitare qui, dans la situation où nous nous trouvions, fut vraiment une précieuse ressource; car, s'il est vrai que la musique et le chant troublent et gâtent mainte agréable réunion, il faut dire aussi qu'il n'y a rien de meilleur pour mettre en train une société qui n'est pas en veine de gaieté ou pour ranimer une partie manquée.

Amélie chanta différentes romances allemandes, et les chanta vraiment fort bien; mais elle y joignit, à son grand préjudice, toutes ces petites coquetteries naïves qui siéent à une jolie personne, mais qui, chez une fille laide comme Amélie, la rendent plus laide encore et de plus ridicule. Assurément sous ce toit rustique, n'avait jamais retenti chanson aussi tendre que celle que la pâle Amélie y fit entendre, le sein paré de vergiss-mein-nicht, et la guitare au ruban bleu clair sur les genoux; j'étais justement plongé dans cette contemplation, et elle finissait avec de grandes aspirations, un très-tendre aveu d'amour, en répétant par deux fois le dernier vers sur un ton toujours plus langoureux et plus bas:

Zum Kühles Grab[7],
Zum Kühles Grab,
Zum Kühles Grab,

jusqu'à ce que sa voix s'élançât de nouveau très-haut sur les mêmes paroles:

Zum Kühles Grab!

lorsque vint alterner avec la sentimentale romance, une bonne, franche et joyeuse voix de paysanne qui venait du dehors et chantait:

Klompertjen et sa femme
Se lèvent de bonne heure
Pour se rendre au marché
Et y vendre leurs œufs...

Ils étaient à mi-chemin,
A mi-chemin de la digue,
Quand tous les œufs se cassèrent
Et le beurre tomba dans la boue.

Elle ne regrette pas les œufs,
Mais bien plutôt le beau linge
Qu'hier seulement elle avait fait
De la meilleure culotte de Klompertjen.

—Voilà une jolie chanson! dit Dolphe, en ouvrant la fenêtre et en s'adressant à la grosse fille de ferme qui plongeait ses bras pourpres, ainsi que s'exprime Rotgans, dans le fumant cuvier à lessive, et qui, selon toute probabilité, avait chanté la chansonnette de Klompertjen. Voilà une très-jolie chanson, Trinette!

—Je ne m'appelle pas Trinette! dit la fille, en jetant en arrière un regard fin et matois.

—Comment vous appelez-vous donc? cria Dolphe.

—Ma mère le sait! dit la fille en riant, et en laissant voir une rangée de dents les plus blanches qui aient jamais orné bouche de paysanne.

—Savez-vous beaucoup de chansons comme cela, ma chère? dit Dolphe.

—Allez donc, dit la fille dont la mère savait le nom, je n'ai pas chanté.

—Cette croisée donne un affreux vent coulis! remarqua Amélie, à qui, pour mille raisons, ce dialogue plaisait peu. Mais à peine la croisée était-elle refermée, et Dolphe avait-il rempli les verres, qu'une chansonnette plus joyeuse encore s'échappa des lèvres de la fraîche servante; tous nous prêtâmes l'oreille.

Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai un bonnet;
Non, répond la jolie nonnette,
J'en ai un de ma sœur;
Je ne veux danser, je ne puis danser
Dans mon ordre on ne danse pas;
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines ne dansent pas.

Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai une maison;
Non, répond la jolie nonnette,
Non, pour cela je n'en suis pas;
Je ne veux danser, je ne puis danser,
Dans mon ordre on ne danse pas;
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines no dansent pas.

Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai un baiser.
Non, répond la jolie nonnette,
Je n'en veux pas à ce prix là.
Je ne veux danser, je ne puis danser,
Dans mon ordre on ne danse pas;
Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines ne dansent pas.

Danse, nonnette, danse!
Et je te donnerai un mari.
Lors, répond la jolie nonnette,
Je danserai tant que je puis!
Je veux bien danser, je m'en vais danser,
Dans mon ordre on danse très-bien,
Nonnes, moines, moines, nonnes
Nonnes, moines dansent bien[8].

A peine la chansonnette fut-elle finie, que Rodolphe Van Brammen tapant adroitement sur son chapeau de paille, de façon à ce que, au lieu de couvrir le sommet de la tête, il s'inclinait sur sa joue gauche, il saisit sa mélancolique sœur par son spencer violet, l'enleva de sa chaise, et fit malgré elle et avec elle un tour de valse dans la chambre, en répétant le refrain:

Nonnes, moines, moines, nonnes,
Nonnes, moines dansent bien.

La joyeuse Christine poussa du coude Koosjen, et les deux jeunes filles cachèrent leurs rires derrière leur mouchoir de poche.

Amélie tomba sur une chaise, défaillante, à demi-morte, et ayant vraisemblablement une cinquantaine de points de côté, mais au même instant, la porte s'ouvrit, et le joyeux Dolphe Van Brammen se jeta avec le même élan fou, sur la personne de Pierre lequel entrait vêtu d'une large jaquette de duffel et d'une bouffante rouge de Teeuwis, et portant sous le bras un paquet d'effets mouillés et noués dans son mouchoir Dolphe saisit à l'instant le susdit Pierre par la main gauche, passa sa main droite à lui, autour de la taille du cousin, qui s'efforça vainement de résister, et galopa avec lui à travers la chambre, en répétant gaiement les vers qui paraissaient lui plaire si particulièrement.

—Lâchez-moi, Van Brammen! s'écria Pierre, en montrant pour la première fois une virile énergie, et, transporté de rage, il se dégagea par une énergique évolution de l'étreinte de Dolphe, qui ne s'attendait pas à une pareille expansion de forces et fut presque lancé contre le mur. Toutefois, sans perdre son calme, il saisit sa canne à épée, en tendit le pommeau à Stastok, tout étonné de lui-même, et dit:

—Vous voulez vous battre, mon petit gaillard? Oh! très bien. Tirez ce pommeau. Voilà! vous la lame, à moi le fourreau... Allons, en garde! droit au fond. S'il vous plaît!

Et prenant la position de quelqu'un prêt à s'escrimer, il se mit à faire quelques parades.

Les dames étaient tout en émoi, mais Christine ne put cependant s'empêcher de rire, et Amélie était à demi satisfaite d'assister à une péripétie aussi romanesque.

Sur ces entrefaites, Pierre avec ses fines lunettes d'acier, sa bouffante, sa jaquette de duffel, la rapière forcément acceptée et qu'il tenait avec une insigne maladresse, Pierre, disons-nous, offrait un spectacle étrange, et tout à fait digne de la plume d'un Cruikshank. Mais la pose ne dura pas longtemps; il jeta dédaigneusement l'épée.

—Je ne veux pas chercher de querelle! dit le généreux Pierre.

—Vous avez bien raison! dit Dolphe.

En ce moment solennel on entendit un bruit semblable à celui d'une bouteille qu'on débouche, puis un autre bruit pareil à celui d'un verre qu'on emplit. Une seconde après, Hildebrand présentait aux deux champions deux verres d'inégale grandeur, et l'on but à la conclusion d'une paix honorable.

Cependant il était grand temps de partir. Il n'y avait pas à songer à arriver en ville avant la fermeture de la barrière; mais cela n'était nécessaire en aucun cas, vu que nous avions la permission de laisser la barque en dehors de la barrière susdite, et qu'un domestique viendrait en retirer les rames; mais nous devions pourtant nous hâter à cause du soir qui tombait. Christine voulut à toute force ramer; et Amélie dit qu'elle prendrait volontiers place au gouvernail. Dolphe se plaça sur l'arrière-banc. Christine vint m'aider sur le banc de devant, et prit adroitement une des rames; cette besogne ne lui permettait pas de garder son manteau; elle proposa au noyé, plutôt par malice que par pitié, à ce que je crois, de mettre ce manteau au-dessus de sa jaquette de duffel. C'était un tartan écossais chiné. Pierre se laissa convaincre, et s'assit dans cet accoutrement à côté de Koosjen.

Amélie regardait la charmante lune et les charmantes étoiles. Dolphe ramait et fumait de toutes ses forces. Christine échangeait avec moi toutes sortes de saillies et de taquineries; Pierre se trouvait donc aussi bien que seul avec l'objet de sa tendresse. Koosjen semblait très-aimable pour lui. A différentes reprises, elle l'aida à se mieux envelopper dans les plis du manteau, et plus d'une fois elle le contempla avec une sincère compassion. Lui aussi se rapprochait sans cesse et se serrait plus près d'elle. Sa figure était rayonnante, et je présumai qu'il était engagé avec elle dans un tendre et touchant entretien, à en juger par les paroles significatives qui arrivaient jusqu'à moi, telles que: Vous souvenez-vous encore ... heureux jours ... plus jamais aussi heureux ... penser toujours ... autres semblables.

Cela dura ainsi jusqu'à ce que le malheur voulût que Rodolphe Van Brammen eût fumé son dernier cigare, et éprouvât le besoin d'une autre distraction.

—Voyez donc! s'écria-t-il, en jetant dans l'eau le bout de son cigare, voyez donc! En vérité, Pierre fait sa cour.

Pierre rougit et jeta vers celui qui parlait un regard couroucé, absolument comme un cheval ombrageux qui rencontre sur son chemin une charrette traînée par des chiens. Koosjen rougit, se détourna et demanda instamment à Christine si elle n'était pas fatiguée de ramer.

C'en était fait du bonheur de Pierre Stastok Junior, et comme non-seulement je n'ai pas appris par la suite qu'aucune relation se soit établie entre Koosjen Van Naslaan et lui, mais bien plus que j'ai su qu'à l'automne dernier, et à l'occasion de noce d'argent[9] de son père, Koosjen Van Naslaan a été fiancée solennellement à un jeune marchand de vins d'une ville voisine, je tiens pour certain, qu'avec la circonstance que je viens de rapporter, finit le premier et tendre amour de Pierre Stastok Junior, étudiant en droit à l'université d'Utrecht, et en même temps la première cour du susdit Pierre.

Nous eûmes bientôt atteint la ville, et lorsque le lendemain à onze heures, je me trouvai emballé dans la diligence jaune qui traverse D...., en allant de E.... à C...., j'avais depuis longtemps pris congé de mon oncle et de ma tante Stastok, et de toutes les connaissances que j'avais faites à D.... Toutefois, j'avais quitté en dernier lieu Keesjen qui avait amené ma malle et Pierre qui m'avait accompagné jusqu'au Repos du Maure. En débouchant hors de la porte, j'eus encore occasion de jeter un salut par la portière à monsieur Rodolphe Van Brammen qui se trouvait déjà là pour assister à l'exercice d'une couple de pelotons de recrues qui apprenaient, d'une main tremblante, une charge accélérée à laquelle ils consacraient largement autant de temps que leurs sévères sergents à la charge ordinaire, c'est-à-dire en quatre temps; le vieux sous-lieutenant surveillait cet exercice d'un œil vigilant.


[1] En français dans le texte.

[2] Décemment arrivé à l'université.

[3] En français dans le texte.

[4] Formule consacrée en Hollande pour indiquer le plus haut grade.

[5] La petite fille a parlé un dialecte campagnard.

[6] Petite grange qui sert aussi à renfermer les ustensiles et outils de la ferme. (Note de l'auteur.)

[7] Dans le froid tombeau.

[8] Cette chanson populaire se retrouve en Flandre et dans plusieurs parties de l'Allemagne avec des variantes insignifiantes.

[9] Fête pour célébrer la vingt-cinquième année de mariage.

FIN DE LA FAMILLE STASTOK.

TABLE

LA FAMILLE KEGGE

I.Une triste introduction.
II.Où l'on fait connaissance avec des gens et des bêtes.
III.Où l'on voit paraître une demoiselle et un monsieur.
IV.Angoisses paternelles et amour filial.
V.Où il est prouvé que les plaisirs simples sont...
VI.La grand'mère.
VII.Un concert.
VIII.Visites le matin, promenade le soir.
IX.Chapitre où l'auteur est affreusement embarrassé...
X.L'hospice.—Retraite de Van der Hoogen.
XI.Un noble et puissant seigneur.—Conclusion.

GERRIT WITSE OU LES AMOURS D'UN CANDIDAT EN MÉDECINE.

I.Les angoisses de l'étudiant.
II.Joie des parents.
III.Ennuis de jeune fille.
IV.Une fête pleine de cordialité.
V.Amour et souffrance du docteur.

UNE VIEILLE CONNAISSANCE.

I.Combien il faisait chaud et combien c'était loin.
II.Combien c'était agréable.
III.Combien elle était charmante.

LA FAMILLE STASTOK.

I.L'arrivée.
II.La réception.
III.Hildebrand visite la ville, et Pierre...
IV.Le bonhomme de l'hospice raconte son histoire.
V.Il vient du monde pour prendre une tasse...
VI.Pierre est vraiment amoureux...