The Project Gutenberg eBook of Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque

Author: Pierre Marge

Release date: December 23, 2014 [eBook #47756]

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE EN AUTOMOBILE DANS LA HONGRIE PITTORESQUE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

VOYAGE EN AUTOMOBILE
DANS LA
HONGRIE PITTORESQUE

DU MÊME AUTEUR:

Les Lacs italiens. Lyon, 1906, Waltener et Cie, éditeurs (Épuisé).

Un Voyage à Constantinople. Lyon, 1907, Waltener et Cie, éditeurs (Épuisé).

Le Tour de l'Espagne en Automobile. Étude de tourisme. Paris, 1909, Plon-Nourrit et Ce, éditeurs (2e édition).

EN PRÉPARATION:

Voyage en Dalmatie, Bosnie-Herzégovine et Monténégro.

PIERRE MARGE


VOYAGE EN AUTOMOBILE
DANS LA
Hongrie Pittoresque

FATRA—TATRA—MATRA

Les trois pointes qui sont représentées dans les armes de Hongrie, symboliseraient, dit-on, les trois massifs karpathiques du Fatra, du Tatra et du Matra.


Préface de M. Édouard HERRIOT
MAIRE DE LYON


OUVRAGE ORNÉ DE SIX GRAVURES HORS TEXTE

Deuxième édition

logo

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e


1910
Tous droits réservés

Droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous pays.

I

PREFACE

Mon cher ami,

J'ai gardé un si aimable souvenir de notre course à travers l'Autriche et la Hongrie que ce m'est un grand plaisir de vous écrire, en manière de préface, ces quelques pages, pour le récit que vous avez entrepris. Ce sera pour moi l'occasion d'acquitter une dette de reconnaissance; avec votre esprit précis, scientifique, minutieux, habile à observer, vous avez achevé mon éducation de voyageur. Un Français quittant son pays est en général préoccupé de rechercher tout ce qui lui rappellera la France; je me souviens de ce qu'a écrit mon vieux Montaigne là-dessus. Il y a un chapitre adorable des Essais où il raille ses compatriotes et leur façon de voyager «couverts et resserrés,... se défendant de la contagion d'un air inconnu». «J'ai honte de voir nos hommes, enivrés de cette sotte humeur de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur II élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure: les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu'elles ne sont pas françaises?» Le chef-d'œuvre de cette manière, c'est le récent et, au reste, délicieux voyage à Sparte de M. Maurice Barrès. Sur la tribune aux harangues d'Athènes, il évoque non pas Démosthène, mais Alphonse de Lamartine; l'Acropole le fait songer au général Fabvier; les Panathénées lui rappellent une fête de la Vierge en pays lorrain. C'est une obsession qui va jusqu'à l'hallucination; au cours de ses étapes à travers le Péloponèse, il ne cesse de regretter les pâturages de France, les vergers de sa province enveloppés de douceur et de paix, d'immenses labours que des bosquets parsèment et, sur tout cela, la fraîcheur de la Moselle. Et, si M. Octave Mirbeau promène sur les bords du Rhin son amère raillerie, c'est pour courir, dès qu'il le peut, aux devantures des libraires. En vain, Cologne lui offrira ses tours, ses croix, ses flèches, ses peintres dévots et ingénus; il achètera la Correspondance de Balzac et s'enfermera tout un jour dans sa chambre d'hôtel pour s'isoler dans cette lecture.

Un grand talent est l'excuse de ces paradoxes; III nous avions de bonnes raisons pour être plus modestes. Nous avons voyagé ingénument pour voir et pour apprendre, en étudiants dociles et non prévenus et je me réjouis à la pensée que je vais retrouver en vous lisant, traduites avec l'honnêteté simple qui fait votre charme, nos impressions de chaque jour. Cette préface ne sera guère que la table des matières du livre que vous avez écrit.


Je cite rapidement nos premières étapes: mon brusque passage et mes premières impressions à travers la Suisse inhospitalière; notre déjeuner au Simplon et l'admirable vue sur le Monte Leone; les cascades de Gondo; les roses et les hortensias du lac Majeur; Côme qu'une nuit argentée faisait si douce; Lecco, dans le fond sauvage du lac; cette petite anse toute bleue aux environs de Colico qui semblait un coin de Méditerranée; la large entrée de la Valteline; l'hôtel de Sondrio avec son joli petit jardin et la treille criblée de soleil; les vignes de Tirano et la haute vallée de l'Adda jusqu'à ce col du Stelvio où nous sommes demeurés trois jours un peu contre notre gré, il faut bien le dire, avec la consolation cependant d'apercevoir à toute heure du jour les neiges éblouissantes de l'Ortler.

C'est là que notre véritable voyage commence; nous voici au seuil de l'Autriche, en pleine complication IV alpestre. Par l'étroite vallée du Trafoï, nous atteignons l'Adige. Plusieurs châteaux dressent leurs tours carrées; nous longeons trois petits lacs que ride un vent glacé. Nous franchissons au col de Reschen la ligne qui partage les eaux entre la Méditerranée et la mer Noire. Nous entrons dans la vallée de l'Engadine. A partir de Landeck, le climat s'adoucit et le paysage devient moins sévère. Je connais peu de promenades aussi charmantes que cette descente le long de la vallée de l'Inn, boisée et richement peuplée, avec ses villages aux clochers effilés: Imst, dans son admirable situation au débouché de la Gurgl Thal; Magerbach avec ses sapins; Stams, que domine la grande abbaye de l'ordre de Cîteaux et même ce malheureux bourg de Zirl qu'un incendie venait de détruire pour la plus grande partie, au moment où nous l'avons traversé.

De la vallée de l'Inn,—après une excursion sur le plateau de Bavière où des circonstances particulières ne m'ont pas permis de vous suivre,—nous nous retrouvons à Salzbourg, au seuil du Salzkammergut. Il est banal de dire que cette région est proprement une Suisse autrichienne. Les Alpes prennent ici l'aspect d'immenses terrasses de pierre dont les pentes abruptes servent d'écrins à des lacs charmants. Le San-Wolfgang See m'a paru moins que grandiose mais plus que gracieux, dans sa ceinture de collines touffues et de prés en V clairières. C'est aussi le pays des costumes pittoresques; qu'elles étaient jolies les femmes de Saint-Gilgen! Au passage, nous avons admiré leurs abondants cheveux blonds, leurs jolis cous découverts ornés de bijoux et de lingerie fine et leurs costumes bariolés où le rouge et le vert dominent. Entre les lacs, sur le vieux bourg de Saint-Wolfgang, le Schafberg élève sa masse rocheuse. Quel bain d'air frais et léger nous avons pris sur la route forestière qui nous conduisait d'Ischl au Kammersee et qui faisait songer aux belles parties des Vosges ou de Fontainebleau.

Nous avons quitté les Alpes. Nous roulons dans les plaines de la basse et de la haute Autriche, le long de la Traun et du Danube. Le décor a complètement changé. Les villes que nous traversons nous paraissent banales. Linz n'est qu'un immense entrepôt. De la route, par instants accidentée, entre de beaux arbres, nous apercevons le fleuve qui conservera jusqu'à Vienne son caractère alpestre. Un salut à Vienne la jolie. Nous constatons qu'elle ne cesse de grandir; elle s'étend aujourd'hui jusqu'aux pentes fraîches du Wienerwald, jusqu'au Thiergarten et à Schœnnbrünn. Puis, par un brusque changement de direction vers le nord, nous gagnons la Moravie; nous défilons devant un paysage assez insignifiant, à travers des villages assez semblables aux nôtres, dans des pays gras et riches, par une série d'amples vallonnements. VI La physionomie des habitants devient plus dure.

C'est après notre passage à Brünn, après notre si émouvante visite au champ de bataille d'Austerlitz que je me suis senti vraiment dépaysé. Il fait déjà presque froid; il devient plus difficile de se faire comprendre. Les paysans ont l'aspect ingrat des populations qui vivent péniblement du travail de la terre. A partir de Leipnik, les petites villes ou les villages se succèdent avec leurs larges rues, leurs maisons bien alignées, à la prussienne. Parfois ces rues ont de vastes arcades. Le long de la route, des arbres fruitiers sont plantés; il y a, au reste, peu de circulation et notre grosse maison roule sans incident, chassant devant elle des régiments de belles oies blanches. A Mistek, nous trouvons l'hôtel envahi par l'armée autrichienne; impossible de dîner; c'est la revanche d'Austerlitz. Bientôt, nous prenons notre premier contact avec les Karpathes; ils apparaissent sur la droite sous la forme de montagnes boisées que la clarté du ciel et de l'air fait paraître toutes bleues.

Nous voici en Galicie; nous longeons la frontière prussienne. L'influence de la Russie prochaine se fait sentir dans le costume. Les hommes ont le bonnet et les bottes; les femmes marchent pieds nus; un fichu recouvre leurs cheveux nattés. Dans la plaine bien cultivée les villages de chaume et de bois, très disséminés, s'entourent VII d'un peu de verdure ou de quelques sapins. D'immenses champs de pommes de terre et de choux. Sur la route, les gens et les chevaux s'affolent au passage de l'automobile, les chevaux d'ailleurs beaucoup plus beaux que les gens et, quelque précaution que l'on prenne, se cabrant dans un joli mouvement; une marmaille grouillante; des Juifs, à long manteau, à longue barbe, aux cheveux tressés à l'anglaise le long des oreilles; de la saleté partout. Nous sommes à Oswiecim. Les paysans, les femmes surtout ne sont que des bêtes de somme et ce serait un bien triste paysage si de magnifiques arbres ne l'ennoblissaient un peu et s'il n'était relevé à l'horizon par la belle ligne des Karpathes. Parmi les saules, la Vistule glisse lentement vers Cracovie. De nombreux petits étangs achèvent de donner au pays son aspect humide et triste.

Aux abords de la vieille capitale polonaise, le paysage prend un peu plus de relief; les maisons sont moins misérables, et tout à coup, au milieu de la plaine, à l'abri du petit mont Kosciusko, Cracovie se révèle à nous. C'est l'une des plus fortes impressions de notre voyage. Une boucle de la Vistule; au nœud de cette boucle, sur un plateau encerclé de verdure, une masse de constructions hétérogènes avec le château royal transformé en caserne et la cathédrale, à la porte de laquelle des Juifs mendient; voilà ce qu'on voit tout d'abord. VIII Ce que raconte cette cathédrale, c'est toute l'histoire et tout le martyre de la Pologne; elle est un véritable musée dédié aux rois, aux évêques et aux héros polonais. La même impression de tristesse et de désolation se dégage d'une visite aux parties basses de la ville. Au centre, une large place mal pavée, la Ringplatz, supporte un gros et lourd campanile en brique du quinzième siècle. La vieille Halle aux draps, très restaurée, n'abrite plus sous sa large voûte que de petits commerces misérables. Les palais patriciens ont été transformés et dénaturés. La vieille université, avec sa magnifique cour gothique et son cloître à galeries paraît un corps sans âme. On sent à chaque pas que cette pauvre vieille ville, aujourd'hui couchée dans la poussière, a été arrachée par l'Autriche à toutes ses habitudes. J'ai ce sentiment plus vif encore en parcourant le petit musée où sont religieusement conservés les souvenirs de la Pologne jusqu'aux claviers de Chopin et aux peintures de Matejko.

C'est de Cracovie qu'un matin, sous un ciel charmant, nous avons fait une promenade à la frontière russe. Je me rappellerai longtemps les pauvres petits villages aux maisons de bois peintes en bleu, les costumes rouges des habitants et ce bon vieux curé de Modlnica qui nous contraignit, à force de sourires, à visiter sa pauvre église si tristement peinturlurée et qui nous offrit si cordialement une si détestable eau-de-vie.

IX Notre voyage maintenant tourne à l'exploration. Nous repartons vers le sud. Déjà, de Mogilany, nous apercevons à l'horizon les crêtes dentelées de la Tatra, objet de nos désirs. Le terrain devient accidenté. Le paysage, vêtu de pins noirs d'Autriche, n'a plus l'air misérable des environs de Cracovie. La route franchit une série de croupes où s'étalent des cultures magnifiques. Kalwarya possède de belles maisons aux toits luisants de brique neuve, quelques petits édifices et, à gauche, sur une éminence, dans une forêt, une masse énorme de constructions qui doit être un couvent. Pareillement, Wadowice se donne des allures de grosse bourgade, au centre d'une contrée animée; c'est même une petite ville, avec d'importants hôtels, une grande place et des maisons soigneusement disposées. Andrychow s'étend largement au carrefour de deux grandes routes. Nous remontons la vallée de la petite rivière Wieprzowka; nous nous élevons au milieu des sapins qui couvrent d'un lourd manteau sombre toute la contrée. C'est la belle forêt, tachée de charme et de bouleau, drue, profonde, avec des arbres de tous les âges. L'horizon se découvre; la vallée s'élargit; nous entrons à Saybusch; puis, à travers des prés d'un vert clair, piqués de genièvre, peuplés de maisons basses aux toits de bois, nous nous élevons à sept cents mètres. Les paysans, à la figure rasée, portent de longs cheveux blonds qui les font ressembler X à des poètes faméliques; ils nous saluent humblement. Les femmes travaillent aux champs, avec une sorte de pèlerine blanche, un mouchoir blanc noué sur la tête. Le pays est pittoresque et délicieux. La vallée de la Waag est une vraie Savoie; par moments, elle fait songer aussi à la vallée du Rhin. De curieuses ruines ponctuent le paysage; elles coiffent les rochers qui dominent les étranglements de la rivière. Rosenberg est déjà une ville slave.

Nous sommes partis de Sillein avec la pluie. Quelques heures après, nous avons un beau ciel lavé d'un bleu frais. Sur les bords caillouteux de la Waag, la vallée toute blonde d'orge s'élargit. Les villages ont des airs cossus. Leurs vieilles églises, dont quelques-unes remontent au treizième siècle, attestent l'ancienneté de la civilisation dans cette contrée. Beaucoup de traces préhistoriques subsistent encore. A gauche, des crêtes dénudées et déchiquetées où les cheminées de pierre dessinent comme des veines. Un peu plus loin, le haut Tatra apparaît avec ses allures de Sierra.

Je vous laisse le soin de raconter notre séjour à Csorber-See et notre petite ascension; notre station à Poprad; notre visite à la glacière de Dobsina et la grotte d'Aggtelek. C'est vous aussi qui direz le plaisir que nous avons eu, après ces journées de grande campagne, à retrouver l'élégance et le confortable de Buda-Pesth. Et, de nouveau, XI vous nous entraînez, cette fois-ci, vers l'Adriatique, le long de la forêt de Bakony et du lac Balaton aux rives peuplées de légendes. Je ne noterai plus que deux ou trois impressions. Nous avons franchi la Drave pour entrer en Croatie. Peu de villages sur le trajet; mais le pays est élégant et agréable, sous sa parure de bois légers avec ses claires prairies et ses maïs. Un matin, une scène charmante nous arrête. On célèbre une messe du dimanche au bord de la route. L'autel est à demi caché sous une tente blanche rustiquement égayée de verdure. Les bannières flottent. Des femmes, admirablement propres, jolies, costumées de blanc, enrubannées de rose ou de rouge se pressent le long des talus en des attitudes d'une grâce antique. Les hommes sont gracieux aussi, vêtus de blanc avec la petite veste de couleur toute brodée. Ils nous accueillent avec des sourires et des regards dont la douceur aimable m'a touché. A mesure que nous approchons des Alpes, du plateau de Carniole et du Karst, le paysage et les habitants redeviennent plus rudes. Et cependant, c'est encore sur une impression de douceur et de charme que mon voyage avec vous va se terminer.

Je n'oublierai jamais cette incomparable arrivée sur Buccari et le golfe de Quarnero. Les montagnes, tout à l'heure si boisées, sont maintenant sèches et presque dénudées. Plusieurs gros villages tout blancs, aux lignes nettes, entourés du damier XII des cultures, se cachent dans les vallées ou grimpent au flanc des pentes. La mer dessine ses découpures infinies dans une côte assez plate vers le sud. Le ciel est à peine lilas; la mer, finement ridée, se dore des reflets orangés du crépuscule. Oh! la jolie petite baie de Baccari avec ses vignes en étage et ses maisons tapies dans le fond de l'anse vers lequel un bateau à vapeur glisse lentement! Il fait jour encore; mais, déjà, la lune toute blanche et mate, y sème une traînée d'argent qui miroite et frissonne. Tout cet ensemble est d'une harmonie triste peut-être, mais si délicate! La nuit, peu à peu aveugle le paysage... Je vous ai quittés le lendemain. Et maintenant qu'il est fini, le beau voyage, je sais bien ce que j'en aime le mieux; c'est qu'il m'a valu le charme de votre amitié.

Édouard HERRIOT.

XIII

TABLE DES GRAVURES

Pages
Village polonais: Modlnica 80-81
Village hongrois: Turan 112-113
Château de Hongrie: Saint-Ivany 120-121
Messe croate en plein air 238-239
Tziganes nomades 248-249
Trieste: le môle San Carlo 280-281

XIV XV

TABLE DES MATIÈRES

Pages
Préface I
Table des gravures XIII
Avant-propos XIX
CHAPITRE PREMIER
WAGRAM ET AUSTERLITZ
MORAVIE: Le Marchfeld.—Wagram.—Les Moraves.—Brünn.—Le Spielberg.—Silvio Pellico.—Austerlitz.—Olmütz.—La Porte Morave 5
CHAPITRE II
POLOGNE
SILÉSIE: Teschen.—GALICIE: La plaine de la Vistule.—Oswiecim.—Les Juifs polonais.—Les polaques d'eau.—Cracovie.—Le Rynek.—La Halle aux draps.—Panna Marja.—Le Burg du Wawel.—L'ancienne Pologne.—Le Panthéon polonais.—Les joyaux de la couronne.—Le duc XVI d'Anjou.—Le Kazimierz.—L'église des Dominicains.—Restaurant polonais.—L'Université.—La Porte Saint-Florian.—La frontière russe.—Le curé de Modlnica.—Les salines de Wieliczka.—La légende du sel 44
CHAPITRE III
LA HONGRIE DES KARPATHES
Les Beskides.—Le château de Budatin.—La vallée de la Vaag.—Zsolna.—Le tableau de Litava.—Les ruines de Strecno et d'Ovar.—Le Fatra.—La passe de Strecno.—Villages en bois.—La passe de Hradiska.—Rozsahegy.—Les Slovaques.—Le czimbalom.—La vallée de Stijavnica. Le plateau de la Haute-Forêt.—Le lac Csorba.—Les Yeux de la Mer.—Les monts Tatra.—Les trésors du Tatra.—Poprad.—Les Zips.—Les bains de Schmek.—La grotte de glace de Dobsina.—Les Karpathes de Gömor, d'Abauj et de Torna.—Le château de Kraznahorka.—Pelsöcz.—Le pays des cavernes.—La grotte de stalactites d'Aggtelek.—La Forêt Rouge 97
CHAPITRE IV
LA HONGRIE DES HONGROIS
Les Magyars.—Le Matra.—La légende du chemin des armées.—Vacz.—Budapesth.—Musée commémoratif de la Reine Élisabeth.—Saint Mathias.—La couronne de saint Etienne.—Les ponts du Danube.—Les grands hongrois.—Les bains de Bude.—Le tombeau de Gul-Baba.—Le Varosliget.—Les Halles.—Le Danube.—Albe royale.—Saint Étienne.—La puzta.—La forêt de Bakony.—Le lac Balaton.—Tihany.—La légende du lac.—L'émigration hongroise.—Nagy-Kanicza.—La boue hongroise XVII 179
CHAPITRE V
PAYS CROATES
CROATIE: Varasdin.—Messe au milieu des champs.—Les Croates.—Agram.—Le pont Sanglant.—Les tziganes.—La Louisen Strasse.—Le Karst.—Buccari—Fiume.—Gomile.—Tersato.—Les Frangipani.—La Madone de la Mer.—ISTRIE: Le Quarnero.—Abbazia.—Trieste.—Miramar 235
Index alphabétique 281

XVIII

AVANT-PROPOS

XIX Il y a un an, lorsque parut mon précédent ouvrage [1], auquel les lecteurs voulurent bien réserver un si favorable accueil, j'eus l'agréable surprise d'entendre certains critiques assurer que je venais de découvrir l'Espagne. Malgré tout ce qu'une pareille idée pouvait avoir de flatteur pour moi, je considère qu'il est de mon devoir de rectifier une erreur en déclarant que d'autres voyageurs avaient déjà visité et décrit ce pays.

Je vais aujourd'hui présenter quelques contrées curieuses de l'Austro-Hongrie. Pour qu'on ne puisse de nouveau me rendre des honneurs qui ne me seraient point dus, je tiens à dire très catégoriquement que mon modeste récit n'a d'autre prétention que de donner aux amateurs de voyages tous les renseignements que j'ai pu réunir sur des pays dignes d'exciter leur curiosité. J'ai cherché à XX grouper tous les détails intéressants, je me suis efforcé de les présenter le plus agréablement possible en évitant soigneusement la sécheresse et la profusion des guides et j'espère avoir pu réunir suffisamment d'indications utiles et de renseignements inédits pour que cet ouvrage se trouve à même de rendre quelques services ou de présenter un peu d'intérêt à ceux qui s'aventureront à le lire.

Si parfois je me laisse entraîner en dehors des limites que je me suis fixées par la beauté d'un monument, le charme d'un paysage ou l'originalité d'un costume, je prie le lecteur de ne croire à aucune prétention littéraire: les impressions fortes qui résultent des merveilles de la nature et de l'art légitiment tous les enthousiasmes.

Pierre MARGE.

VOYAGE EN AUTOMOBILE
DANS LA
HONGRIE PITTORESQUE


1 L'histoire de la Hongrie est peuplée de légendes.

Il y a longtemps, longtemps, dans le pays d'Orient, au cœur de l'Asie, régnait un puissant roi qui s'appelait Nemrod. C'était un chasseur émérite. Son habileté à réduire ours, loups, cerfs et sangliers était telle que sa renommée est venue jusqu'à nous et que ceux qui, de nos jours, poursuivent éperdument les lapins, les perdrix et les moineaux relèvent la valeur de leurs exploits en invoquant son patronage.

Nemrod avait deux fils qui s'appelaient: le premier Hunor, le second Magyar. Ils étaient, comme leur père, de passionnés chasseurs. Un jour, accompagnés chacun de cinquante guerriers, ils se livraient à leur plaisir favori; la poursuite ardente d'un merveilleux cerf les entraîna si loin, si loin, au delà des monts et des forêts, des rivières et des déserts, qu'ils s'étonnèrent de se trouver en un pays nouveau, bien différent des 2 terres paternelles. Leurs yeux surpris voyaient pour la première fois des arbres inconnus, des plantes nouvelles, des habitants d'une race autre que la leur.

Au milieu d'une prairie émaillée de fleurs de toutes couleurs ils aperçurent un essaim de jeunes filles qui dansaient. Deux d'entre elles étaient plus belles que des anges: c'étaient les filles de Doul, prince des Alans.

Hunor et Magyar s'emparèrent de ces rayonnantes beautés; chacun des cent guerriers qui les accompagnaient prit en croupe une de leurs compagnes et la troupe, ainsi doublée, regagna au galop le royaume de Nemrod.

Le lendemain cent deux noces furent célébrées à la cour du roi chasseur au milieu d'un luxe inouï.

Les descendants de Hunor et de ses guerriers furent les Huns.

Les descendants de Magyar et des siens furent les Hongrois [2].


L'âme de la Hongrie est faite de légendes.

Il arriva qu'un jour les descendants de Magyar abandonnèrent leur asiatique patrie. Après un voyage long et pénible ils arrivèrent en un pays enchanteur où ils décidèrent de se fixer définitivement.

3 Leur chef, Arpad, envoya un ambassadeur auprès de Svatopluck, roi des Slaves, maître de la contrée. Celui-ci, croyant que les Hongrois, peuple agriculteur, venaient s'établir sous sa dépendance, accueillit aimablement leur envoyé.

L'ambassadeur remit à Svatopluck un cheval blanc avec une bride et une selle d'or et demanda de la terre, de l'herbe et de l'eau pour les Hongrois. Enchanté par ce cadeau qu'il regardait comme l'hommage d'un peuple prêt à se soumettre, le roi slave répondit en souriant:

—De la terre, de l'herbe et de l'eau, prenez-en autant que vous voudrez.

Dès qu'on lui eut rapporté cette réponse, Arpad s'avança à la tête de son armée, non pas en vassal mais en conquérant. Il fit dire à Svatopluck de quitter le pays, lui et les siens, car en acceptant le cheval blanc, la bride et la selle d'or il lui avait cédé sa terre, son herbe et son eau.

Svatopluck répondit:

—Je ne vous ai rien cédé et n'ai que faire de votre cheval que j'assommerai, de votre bride que j'enfouirai dans un pré et de votre selle que je jetterai au fond du Danube.

—Si tu assommes le cheval, répliqua le fier messager hongrois, ce sera pour nourrir les chiens de mon maître, si tu caches la bride dans un pré, ses faucheurs l'auront bientôt retrouvée et si tu jettes la selle au fond du Danube, ses pêcheurs l'en auront tôt retirée.

Au point où en étaient venues les choses, les 4 deux peuples n'avaient plus qu'à combattre. Une seule bataille fut livrée: Svatopluck fut tué, les Slaves défaits et chassés du pays.

Et voilà comment les Hongrois conquirent leur patrie [3].


La Hongrie est le pays des légendes.

Je voudrais vous conter un voyage que je fis dans ce pays, antichambre de l'Orient, boulevard de la chrétienté, étape de presque toutes les invasions barbares, ce pays qui nous apparaît, à nous Occidentaux, à travers un voile de mystère, un voile derrière lequel s'agitent encore les visions fantastiques des siècles qui ont fui.

5

CHAPITRE PREMIER
WAGRAM ET AUSTERLITZ

MORAVIE.—Le Marchfeld.—Wagram.—Les Moraves.—Brünn.—Le Spielberg.—Silvio Pellico.—Austerlitz.—Olmütz.—La Porte Morave.

Nous étions arrivés à Vienne par une chaude matinée d'août. Notre automobile nous avait confortablement et rapidement transportés dans la capitale de l'Autriche en faisant défiler à nos yeux la série des décors choisis, connus, mais si beaux des Alpes centrales.

Vous dirai-je que nous avions quitté la France aux bords du Léman, que nous avions remonté le Valais, où les Suisses sauvages et rétrogrades nous avaient prodigué leurs vexations et leurs grossièretés habituelles, et qu'enfin nous avions franchi l'admirable col du Simplon? Ajouterai-je que nous avions dévalé dans les plaines brûlantes de la Lombardie, où, pour trouver quelque fraîcheur, nous avions frôlé les bords charmants et parfumés des grands lacs?

Puisque j'ai commencé, je dirai encore que nous nous enfonçâmes ensuite dans la Valteline dont les flancs sont couverts de pampres donnant des 6 vins exquis,—que nous goûtâmes consciencieusement,—et que l'auto nous emporta au sommet du Stelvio, à près de 3 000 mètres d'altitude, dans les nuages et dans les neiges, en face de l'Ortler éblouissant.

Tel est le contraste agréable des voyages dans les Alpes; après la plaine et ses chaleurs, la montagne et sa fraîche brise, après les horizons doux et monotones, les panoramas sévères et grandioses, on passe des uns aux autres indéfiniment.

Et nous avions plongé dans la vallée de l'Adige, puis de l'Inn, puis de l'Isar, en visitant Landeck, Innsbruck, en franchissant la Scharnitzpass, la porta Claudia des Romains, en admirant le Walchen-See et le Kochel-See, deux adorables lacs bavarois ignorés, perdus dans les sapins.

Dans la plaine avec Munich et Salzbourg, nous avions regagné les montagnes dans le Salzkammergut; après Reichenhall et ses eaux, Berchtesgaden et son sel, le Konig-See et son site sauvage, nous avions admiré successivement tous les lacs répartis autour d'Ischl où nous vîmes passer le vieil empereur d'Autriche-Hongrie dont l'âge et les soucis ont imprimé sur une figure maussade autant de rides qu'il a de peuples dissemblables dans son fragile empire.

Hors désormais des Alpes, la vallée du Danube, la vaste plaine ondulée, riche, monotone, à peine égayée parfois d'un court aperçu du grand fleuve, luisant comme un éclair d'acier. Wels, Linz, Melk, Saint-Polten et toujours la grande vallée, 7 et la forêt, et Schœnbrunn, et voilà comment, par une chaude matinée d'août, nous étions arrivés à Vienne.


La capitale du vaste empire d'Autriche-Hongrie est une bien charmante ville. Elle a réellement l'allure d'une capitale. L'aspect grandiose de ses proportions, la largeur et la beauté de ses rues, la multiplicité de ses monuments somptueux commandent l'admiration. Il se dégage de cette ville un charme captivant: ses habitants sont affables, proprement et élégamment habillés, leur politesse est exquise et bien faite pour nous surprendre, nous Français, qui nous sommes modestement proclamés le peuple le plus poli de la terre; les jolies femmes circulent par essaims gracieux et légers sur un macadam d'une propreté méticuleuse, d'une propreté à faire pâlir de honte nos voiries françaises, et s'arrêtent, curieuses, devant des magasins fastueux, arrangés avec un goût inimitable. Les voitures, qui passent rapides sous les ombrages du Ring, sont merveilleusement attelées, leurs chevaux, fringants et légers, sont de cette admirable race austro-hongroise dans laquelle on perçoit circuler le sang de feu des ancêtres arabes. Il n'est pas jusqu'aux simples fiacres qui ne se donnent des allures luxueuses et qui filent comme le vent.

Pourquoi l'automobile a-t-elle pris si peu de développement 8 à Vienne? Mystère. Dans une ville élégante comme cette capitale les autos devraient circuler nombreuses sur ses belles avenues; il y en a peu, presque pas. Quand on arrive de Munich où l'on a vu autant d'autos que de voitures attelées, où la majeure partie des voitures de place sont des auto-taxis, on reste surpris de ne voir ici que de rares automobiles particulières. Les garages,—conséquence naturelle,—qui sont si nombreux et si vastes en France et en Allemagne, sont ici à peu près inconnus: quelques bouges étroits et graisseux, véritables coupe-gorge automobiles, où l'on reçoit des coups de fusil sérieux. Mais j'ai comme la sensation que les Viennois se mettront bientôt à la locomotion nouvelle et qu'alors, avec leur goût inné du luxe, ils rattraperont vite le temps perdu.

Les habitants de Vienne et de la basse Autriche sont des Allemands, n'est-ce pas? Allemands par la race et Allemands par la langue. Eh bien! je les trouve aussi loin du véritable Teuton qu'un Italien est différent d'un Slave. L'Autrichien n'a point cette lourdeur morale et physique, cette pédantesque arrogance, ce dogmatisme, ni cette force brutale de bel animal bien constitué qui distinguent le véritable Allemand. Le Teuton est généralement dépourvu de l'élégance, de l'urbanité, et de tous ces raffinements tant matériels qu'intellectuels qui caractérisent le Viennois. Les goûts sont dissemblables, les aspirations opposées et cependant nous voyons, depuis plusieurs années, 9 l'Autriche à la remorque de l'Allemagne. Mystère de la politique!

L'Autriche-Hongrie est l'assemblage le plus disparate de peuples et de races. Cet empire, qui semble n'avoir qu'un régime politique possible, le fédéralisme, a toujours cherché à réaliser l'unité par la germanisation. Et si l'on songe que l'élément allemand est la minorité, on peut dire, sans crainte de trop se tromper, que là est sa faiblesse, là sa cause de future dissociation si des événements imprévus ne viennent pas changer radicalement cette politique et obliger les Habsbourg à donner à leurs peuples une constitution plus conforme à la diversité de leurs races.

Le prince de Metternich, parlant de l'Italie, disait jadis: «C'est une expression géographique.» Eh bien! l'expression géographique est devenue depuis une grande nation. Le diplomate autrichien avait-il réfléchi que sa métaphore convenait encore mieux à son propre pays? Et quelle belle réponse que cette phrase d'Elisée Reclus: «...L'Austro-Hongrie n'a point d'unité nationale. Si les liens de force qui retiennent les unes aux autres les diverses parties de la monarchie venaient à se briser, et si les pays qui la composent reprenaient leur vie autonome, le nom d'Austro-Hongrie disparaîtrait aussitôt; il ne subsisterait même pas à titre d'expression géographique, comme se maintinrent ceux de la Grèce et de l'Italie durant les siècles de servitude [4]

10 La monarchie austro-hongroise n'est donc que la réunion de divers peuples de races différentes sous l'autorité forcée d'un prince étranger. N'est-ce pas d'une ironie frappante? Car enfin les Habsbourg ne peuvent logiquement émettre la prétention d'être les compatriotes de leurs sujets, la plupart leur sont étrangers; tout au plus peuvent-ils se réclamer de la haute et de la basse Autriche dont ils sont archiducs.

Sait-on que l'empire comprend près de soixante pays différents, parlant treize langues, habités par seize peuples appartenant à sept races bien distinctes [5]? Sait-on que dans cette tour de Babel l'élément allemand n'entre que pour un quart, que les Hongrois ne comptent que pour un sixième et que la grande majorité est slave?

On peut donc dire que l'empire austro-hongrois est slave. Si sa tournure actuelle est allemande, c'est que la force y contraint encore la véritable nationalité. Mais voyez un beau jour tous ces peuples, enfin formés à la civilisation, s'agitant pour la liberté, mettez un peu d'ensemble dans leurs mouvements et dites-vous ce qui restera de la monarchie autrichienne.

Les événements qui se déroulent en ce moment dans les Balkans ne sont-ils pas un enseignement? La Bulgarie elle aussi est slave: elle secoue le joug des Turcs. La Serbie n'a-t-elle pas, il y a 11 quelques ans, rejeté l'autorité ottomane? La dislocation de l'empire turc est commencée depuis le siècle passé; celle de l'Autriche-Hongrie viendra à son tour, n'en doutez pas... et pour les mêmes causes.

Il est d'usage courant aujourd'hui d'appeler plaisamment l'empire turc l'homme malade. L'Autriche est atteinte des mêmes germes morbides; Bismarck, avant d'en faire son alliée, l'avait naguère surnommée la femme malade, mot cruel mais combien juste et qui ira se justifiant de plus en plus.

Et c'est nous, Français, qui avons donné les premiers coups au colosse aux pieds d'argile. C'est Napoléon Ier qui rabaissa l'orgueil de la maison d'Autriche, qui réveilla l'idée des nationalités, qui prépara l'affranchissement de l'Italie, parachevé par Napoléon III. Je disais tout à l'heure que la dislocation de l'Autriche devait fatalement commencer bientôt, elle a commencé le jour où l'Italie est devenue libre... Mais ce qui me surprend toujours, c'est la manière courtoise, affable même, dont nous, Français, sommes accueillis par les Autrichiens. Ils semblent ne plus se souvenir des cruelles humiliations que nos armes et notre politique leur valurent en des temps qui ne sont cependant pas fort éloignés. Est-ce oubli, insouciance, est-ce indifférence par suite de leur trop vague nationalité, est-ce enfin courtoisie innée chez ce peuple si poli? Devons-nous blâmer, devons-nous admirer? Je croirais plus volontiers à 12 la courtoisie, je pencherais plutôt vers l'admiration. Mais si le peuple semble ne plus se rappeler des malheurs dont nous fûmes la cause, on ne peut en dire autant de leur vieil empereur: celui-ci se souvient et sa diplomatie n'a jamais perdu une occasion de contrarier celle de la France.


La route impériale de Vienne à Brünn part du grand faubourg de Florisdorf, de l'autre côté du Danube et s'élève immédiatement au nord.

Dans la nuit qui avait précédé notre départ de Vienne il était tombé une de ces pluies d'été, courtes mais torrentielles, qui inondent en un clin d'œil, qui détrempent et ravinent les chemins. Nous avons trouvé cette route dans un état déplorable: boueuse, plein d'ornières et de trous remplis d'une eau jaunâtre que les roues de notre automobile projetaient au loin en rosées salissantes.

Le paysage était monotone et triste sous un ciel encore tout nuageux. Imaginez-vous une vaste plaine dénudée et, vers le nord-est, quelques vagues hauteurs. Mais cette plaine est le Marchfeld, et ces hauteurs constituent le plateau de Wagram!

La plaine du Marchfeld, dans laquelle Napoléon Ier gagna la bataille de Wagram, est donc située, aux portes de Vienne, entre le Danube au sud et une petite chaîne de collines allant de Neusiedel à Wagram au nord.

13 En mai 1809 Napoléon avait occupé Vienne pour la seconde fois. «C'était un beau triomphe que d'entrer dans cette vieille métropole de l'empire germanique au sein de laquelle l'ennemi n'avait jamais paru en maître. On avait, dans les deux derniers siècles, soutenu des guerres considérables, gagné, perdu de mémorables batailles, mais on n'avait pas encore vu un général victorieux planter ses drapeaux dans les capitales des grands Etats. Il fallait remonter au temps des conquérants pour trouver des exemples de résultats aussi vastes [6]

L'empereur voulait terminer sa campagne par un de ces coups de foudre dont il semblait avoir le secret. Il avait décidé d'écraser en une seule victoire, devant Vienne, la grande armée autrichienne commandée par l'archiduc Charles qu'il poursuivait depuis Ratisbonne. Celui-ci était venu s'établir sur la rive gauche du Danube et avait occupé de fortes positions sur les hauteurs dominant la plaine du Marchfeld. Pour réaliser ses desseins Napoléon devait donc franchir le géant des fleuves européens devant l'armée ennemie et livrer bataille avec le fleuve à dos. On sait quelles dispositions admirables son immense génie lui inspira pour mener à bien cette entreprise qui ne semblait pas humaine tellement elle paraissait téméraire.

On sait qu'un instant repoussé, non par les 14 hommes, mais par la colère du fleuve (le Danube débordant subitement avait coupé le pont de bateaux avant que l'armée française ait pu passer tout entière), il dut, avec une partie seulement de ses forces, contenir l'ennemi qui se croyait déjà vainqueur et après la sanglante et indécise bataille d'Essling [7], attendre patiemment à l'abri de l'île Lobau, qu'il avait transformée en forteresse, que l'irritation du fleuve autrichien se fût calmée.

En juillet, près de deux mois après la première tentative, le Danube était rentré dans son lit et Napoléon avait admirablement mis le temps à profit pour ranger toutes les chances de son côté. Le passage du fleuve fut effectué en une nuit par toute l'armée française qui apparut au lever du soleil marchant en ordre de bataille aux yeux stupéfaits des Autrichiens.

«La joie de nos soldats éclatait de toutes parts, bien que, le soir même, un grand nombre d'entre eux ne dussent plus exister. Le soleil, la confiance dans la victoire, l'amour du succès, l'espoir de récompenses éclatantes les animaient. Ils étaient enchantés surtout de voir le Danube vaincu, et ils admiraient les ressources du génie qui les avait transportés si vite et en masse si imposante d'une rive à l'autre de ce grand fleuve. Apercevant Napoléon qui courait à cheval sur le front des lignes, ils mettaient leurs schakos au bout de leurs 15 baïonnettes et le saluaient des cris de: «Vive l'empereur [8]

Le passage du Danube avait eu lieu dans la nuit du 4 au 5 juillet 1809,—l'armée française qui avait ainsi défilé sur les ponts de bateaux comptait 150 000 hommes, 550 canons, 40 000 chevaux [9],—la journée du 5 juillet fut remplie par des combats préliminaires: Napoléon disposait ses troupes sur le terrain, il préparait la grande bataille qu'il avait voulue depuis si longtemps pour mettre fin à la campagne.

C'est le 6 juillet, à quatre heures du matin, que fut livrée la fameuse bataille de Wagram.

L'armée autrichienne s'étendait suivant un vaste arc de cercle allant de Neusiedel au Danube en passant par Wagram, Aderklaa, Gerarsdorf, Stamersdorf. Sa gauche s'appuyait au plateau de Wagram, position très forte à cause de la pente abrupte des bords de ce plateau et de la rivière, le Russbach, qui en longeait la base. Sa droite s'appuyait au Danube.

Qu'on jette les yeux sur une carte des environs de Vienne: la route impériale de Vienne à Brünn, que nous suivions en auto, traverse le champ de bataille presque en son milieu.

Les Français s'avançaient sur une ligne parallèle, en bas, dans le Marchfeld, tournant le dos au Danube.

16 La bataille s'engagea sur un front de 15 kilomètres; les deux armées étaient égales en nombre: 300 000 hommes s'assaillirent pendant que tonnaient 1 100 canons!

Le début de l'action vit nos troupes,—composées en grande partie de recrues jeunes et ne possédant pas le sang-froid des guerriers qui avaient gagné Austerlitz,—fléchir à mesure que progressaient les Autrichiens. La victoire allait-elle donc enfin sourire à ceux-ci tant de fois battus jusque-là? La prévoyance et le génie de l'empereur, l'héroïsme et la science de ses généraux, Masséna, Davout, Macdonald, Oudinot, Drouot, Lauriston, Friant eurent tôt fait de nous ramener l'avantage. A notre gauche Masséna, blessé, le corps enveloppé de compresses, commandant du fond d'une calèche où il gît étendu, se replie sur le Danube auquel il s'accroche solidement et reprend une vigoureuse offensive. Au centre Macdonald charge impétueusement à la tête d'un carré d'infanterie, enfonce le centre autrichien qu'écrase en même temps une formidable batterie de 100 pièces de canons. L'empereur, monté sur un cheval arabe blanc comme neige, parcourt en tous sens le champ de bataille sur lequel pleuvent les obus aveugles: chacun tremble pour sa précieuse existence. Davout, à notre droite, culbute la gauche des Autrichiens et s'empare du plateau de Wagram, réalisant ainsi la dernière phase du plan conçu par Napoléon. Partout nos troupes avancent pendant que reculent les Autrichiens: la perte 17 des hauteurs de Wagram marque pour eux la perte de la bataille.

A trois heures après midi, l'archiduc Charles donnait l'ordre de la retraite; à quatre heures la bataille était finie: elle avait duré douze heures. Les Autrichiens avaient perdu 24 000 hommes dont 12 généraux; nous leur avions fait 9 000 prisonniers et pris 20 canons. Les pertes de l'armée française étaient de 15 000 tués ou blessés.

«C'était la plus grande bataille que Napoléon eût livrée par le nombre des combattants, et l'une des plus importantes par les conséquences. Ce qu'elle avait de merveilleux, ce n'était pas, comme autrefois, la quantité prodigieuse des prisonniers, des drapeaux et des canons conquis dans la journée: c'était l'un des plus larges fleuves de l'Europe franchi devant l'ennemi avec une précision, un ensemble, une sûreté admirables: c'étaient vingt-quatre heures de combats livrés sur une ligne de trois lieues avec ce fleuve à dos, en conjurant tout ce qu'avait de périlleux une telle situation: c'était la position par laquelle le généralissime tenait les Français en échec emportée, l'armée qui défendait la monarchie autrichienne vaincue, mise hors d'état de tenir la campagne. Ces résultats étaient immenses, puisqu'ils terminaient la guerre. Du point de vue de l'art, Napoléon avait dans le passage du Danube surpassé tout ce qu'on avait jamais exécuté en ce genre [10]

18 Peut-être trouvera-t-on que je cite Thiers bien souvent, mais on me pardonnera, je l'espère, car notre grand historien est celui qui a décrit avec le plus de clarté et de vérité l'épopée napoléonienne. Son opinion me semble éclairer comme un flambeau le souvenir de ces grandes batailles.


Laissant derrière nous la plaine du Marchfeld nous filions rapidement sur la route cahotante. Les routes autrichiennes sont généralement fort mal entretenues, mais celle-là est particulièrement mauvaise. Elle est couverte de ces fâcheux dos d'âne que je retrouve chaque fois que je roule dans l'empire austro-hongrois et toujours avec un déplaisir nouveau, ces monticules bêtes qui semblent barrer le chemin sans raison et qui font bondir vers le ciel les voyageurs et leurs bagages en un touchant pêle-mêle. Ces ponts et chaussées autrichiens sont vraiment idiots! Sous prétexte d'empêcher les eaux de pluie de détériorer leurs routes ils ont imaginé, depuis fort longtemps sans doute, de barrer celles-ci tous les cent ou deux cents mètres par un épaulement qui les traverse dans toute leur largeur et qui a pour fonction de drainer les eaux et de les rejeter dans les fossés latéraux. Ces épaulements apparaissent dès que la route quitte, si peu soit-il, l'horizontale et il est évident qu'afin de remplir consciencieusement leur fonction ils sont d'autant plus prononcés que la 19 pente de la route est plus grande. Vous voyez d'ici ce qui peut arriver à une automobile voulant aller un peu vite dans ce petit jeu de balançoires. Vous voyez surtout la tête que doivent faire ses passagers. Et maintenant vous pourriez peut-être croire que cette lumineuse conception des ingénieurs autrichiens produit un résultat plus utile que celui de faire sauter les malheureux voyageurs? Ah! bien oui! Leurs routes sont déplorablement ravinées par les pluies, rayées d'ornières, constellées de trous et leurs dos d'âne ne font qu'ajouter quelque variété à cette abomination. Dans certaines provinces, probablement soumises à la surveillance d'un ingénieur un peu moins épais, on voit les dos d'âne disparaître; le résultat est alors immédiat, avec eux disparaissent les ornières et les trous, la route redevient bonne, comme celles de France! Alors?

En avançant vers le nord, la plaine a fait place à de vastes ondulations. Le pays, quoique fort bien cultivé, paraît désert: on n'aperçoit pas d'habitations. Soudain, au fond d'un repli de terrain, on découvre tout un village dont les maisons, étroitement pressées les unes contre les autres et groupées autour de leur clocher semblent vouloir se cacher à tous les yeux. Puis plus loin, un autre village tout aussi caché au fond d'un vallon. Et toujours ainsi pendant des kilomètres et des kilomètres: de la route on n'aperçoit que des champs cultivés mais déserts, pas une habitation isolée, pas un village n'apparaît sur l'horizon; ce n'est que 20 lorsque l'œil plonge dans un ravin que, tout au fond, l'on peut voir un village qui se dissimule; quelquefois même on distingue plusieurs villages groupés non loin les uns des autres dans le même sillon. Cette disposition si générale des habitations résulte à n'en pas douter des grands froids qui doivent sévir sur ces plaines découvertes: les maisons frileusement se pressent les unes contre les autres et s'abritent des vents glacés au fond des dépressions.

A Poisdorf, jolie petite ville qui paraît faite entièrement avec des maisons neuves, nous fîmes, en une modeste gasthaus, un déjeuner composé de saucisses de Francfort, de choucroute et d'œufs au jambon avec de la bière de Pilsen et du petit vin blanc rappelant le vin de Seyssel.

On pénètre en Moravie un peu avant Nickolsburg; la petite ville, toute claire avec ses maisons propres, n'a pas l'air de craindre le froid comme les villages que nous avions vus jusqu'ici: elle apparaît de fort loin, perchée au sommet d'une colline.

Les changements qu'on ne peut moins faire que de remarquer dans les gens et les maisons montrent qu'on se trouve dès lors dans un pays nouveau, non allemand.

Un peu plus loin, à Pöhrlitz, toutes les enseignes des magasins sont déjà écrites en tchèque, la langue de la Bohême. Les habitants sont grands et vigoureux, leurs faces énergiques, aux traits fortement accentués, mais ne manquant pas de 21 beauté, leurs longs cheveux rigides et noirs, marquent une nouvelle race. Les costumes sont curieux, ceux des femmes surtout; si le mouchoir de couleur qu'elles portent sur la tête est plaisant de grâce pittoresque, je dois avouer que les jupes à énormes crinolines dont elles s'endimanchent leur donnent un aspect franchement ridicule.

Les habitants de la Moravie sont de même race que ceux de la Bohême; ceux de la Bohême s'appellent Tchèques, ceux de la Moravie sont dénommés Moraves ou plus généralement Slovaques; mais les uns et les autres sont des Slaves, leur idiome est commun, leurs mœurs semblables. Il y a naturellement une assez bonne proportion d'Allemands en Moravie, car là plus qu'ailleurs la germanisation sévit depuis longtemps, et les Moraves ont un réel mérite d'avoir pu conserver la supériorité numérique. Les Slaves de Bohême et de Moravie sont en effet à l'avant-garde de leurs frères vers l'Occident. Entourés d'Allemands, presque séparés des autres peuples slaves, c'est une des merveilles de l'histoire qu'ils aient su si bien se défendre contre leurs envahissants voisins: condamnés à l'héroïsme par leur position même, ils ont vécu contre toute vraisemblance [11]. L'histoire des Slaves répandus à la surface de l'Europe offre à chaque page des signes semblables de leur incroyable vitalité; c'est une race qui n'a pas encore fait son temps, c'est la dernière venue à la 22 civilisation; qui nous dit qu'un jour elle ne saura pas se placer à la tête des peuples et courber à son tour sous le joug son actuel oppresseur: l'Allemand?

Depuis que nous sommes en Moravie, la route est devenue fort bonne; nous roulons sur un sol uni et dur, au milieu d'une rangée de grands arbres séculaires, mais dans un paysage toujours monotone et triste. Parfois une animation intense vient égayer nos regards: ce sont des bandes d'innombrables oiseaux, étourneaux, corbeaux et corneilles, qui s'élèvent en piaillant et qui forment de vrais nuages obscurcissant le ciel. Puis tout retombe dans le calme et la vie n'apparaît plus que sous la forme de très rares paysans allant à leurs champs, de lièvres apeurés qui s'enfuient dans les labours ou de compagnies de perdreaux qui s'élèvent à grand bruit d'ailes.

Brünn [12] nous apparut au loin sous un nuage noir de fumées qu'alimentent sans cesse de nombreuses cheminées d'usines.

La capitale de la Moravie est assez quelconque: la vieille ville est réduite à peu de chose et la cité nouvelle est propre, bien construite, mais sans originalité.

Ainsi que ses fumées l'indiquent assez, c'est une ville industrielle: ses usines s'occupent des diverses phases de la fabrication du drap. Les 23 étoffes de Brünn jouissent d'une très grande réputation dans toute l'Autriche.

L'ancienne cité était entourée de fortifications qui ont été démolies et à la place desquelles on a tracé des boulevards et de jolis jardins. Dans la vieille ville je n'ai guère vu d'intéressant que l'ancien palais des Etats de Moravie (Landhaus), le vieil hôtel de ville (Rathaus), datant du seizième siècle, qu'on a trop modernisé, mais dont on a heureusement conservé un très beau portique ogival et un vieux beffroi à galerie couverte, l'église de Saint-Jacques (Jacobskirche), jolie nef très élancée, très aérienne du quatorzième siècle, qu'on a surmontée d'une flèche effilée et ornée de vitraux modernes aux couleurs trop crues. La place du Marché-aux-Choux (Krautmarkt) avec ses vieilles maisons, son sol fortement incliné, sa fontaine rustique et sa colonne de la Vierge est ce qui rappelle le mieux la ville ancienne qui disparaît peu à peu devant l'envahissement moderne.

Brünn est adossée à une colline dont le sommet supporte la forteresse du Spielberg, la fameuse prison d'Etat où furent enfermés tant de condamnés politiques. C'est à Silvio Pellico, journaliste et poète italien qui fut enfermé là de 1822 à 1830 et qui publia ensuite un long récit [13] de sa captivité, que le Spielberg doit surtout sa célébrité.

En 1820, Silvio Pellico fut arrêté à Milan pour 24 avoir collaboré au journal le Conciliateur dont les idées étaient jugées subversives par le gouvernement de Vienne. L'Italie était encore courbée sous le joug autrichien, mais de longs frémissements faisaient prévoir les explosions de sentiments populaires qui devaient amener sa prochaine émancipation; le gouvernement autrichien contraignait par la terreur ces aspirations nationales, les procès politiques se succédaient sans interruption et les malheureux patriotes se voyaient, pour leurs idées, condamnés à mort ou à la détention.

Silvio Pellico fut condamné à mort, sa sentence lui fut lue à Venise sur la Piazzetta, mais sa peine fut commuée par l'empereur en quinze années de détention, de carcere duro, et en avril on l'enfermait dans un cachot du Spielberg. Il en sortit en 1830, gracié à moitié peine.

Pellico écrivit un récit détaillé et touchant de ses années de prison, son ouvrage eut un succès énorme à son apparition, il fut traduit en plusieurs langues et l'on peut dire qu'il contribua pour une bonne part au mouvement des esprits contre l'Autriche et qu'il prépara l'intervention armée de la France en faveur de l'Italie.

Cet ouvrage, quoique écrit sous une forme très modérée, trace un tableau affreux des misères et des souffrances que subissaient les condamnés politiques. Ecoutez Silvio: «Il est toujours douloureux de se voir contraint par le malheur à quitter sa patrie; mais la quitter chargé de fers, pour être conduit dans des climats affreux, destiné à 25 languir pendant des années au milieu des sbires, est une chose si déchirante, qu'il n'y a pas de termes pour l'exprimer.» Il est évident que la Moravie, aux hivers glacés, aux longs mois de neige, devait paraître terrible à un Italien habitué au ciel si doux de la péninsule!

Plus loin, Silvio Pellico dit: «Le sinistre château de Spielberg, autrefois résidence des seigneurs de Moravie, et aujourd'hui la prison la plus sévère de la monarchie autrichienne. C'était une citadelle assez forte, mais les Français la bombardèrent et la prirent lors de la fameuse bataille d'Austerlitz. Elle ne fut pas réparée de manière à pouvoir servir encore de forteresse, mais on releva une partie de l'enceinte qui était démantelée. Trois cents condamnés environ, pour la plupart voleurs et assassins, y sont renfermés et subissent, les uns le carcere duro, les autres le carcere durissimo.

«La peine du carcere duro consiste à être obligé au travail, à porter la chaîne au pied, à dormir sur de simples planches et à manger la plus misérable nourriture qu'on puisse imaginer. Subir le carcere durissimo consiste à être enchaîné d'une manière plus affreuse encore, avec un cercle de fer autour du corps et une chaîne fixée dans le mur, de manière que l'on peut à peine marcher le long de la triste planche qui sert de lit; la nourriture est la même.

«Nous, prisonniers d'Etat, nous étions condamnés au carcere duro

26 Et puis la description de sa nourriture: «Le dîner se composait d'une soupe détestable et de légumes accommodés avec une sauce telle que l'odeur seule donnait le dégoût. J'essayai de prendre quelques cuillerées de soupe, mais cela me fut impossible.» Silvio ne put jamais s'habituer à ce régime, il est probable qu'il serait mort de faim si le médecin ne lui eût fait obtenir le menu d'hôpital.

Il nous dit aussi comment les détenus étaient habillés: «Une paire de pantalons d'étoffe grossière, dont le côté droit était de couleur grise, et le côté gauche de couleur capucine; un justaucorps de deux couleurs disposées de la même manière. ...Les bas étaient en grosse laine; la chemise, d'une toile d'étoupes pleine de piquants douloureux,—un vrai cilice... Les bottines étaient à lacets, en cuir brut. Le chapeau était blanc. Les fers aux pieds complétaient cette livrée; ils consistaient en une chaîne allant d'une jambe à l'autre, et dont les bouts étaient réunis par des boulons que l'on riva sur une enclume.»

On a peine à croire à un traitement aussi dur—surtout aujourd'hui, en notre temps de philanthropie,—et l'on conçoit qu'un pareil récit était bien fait pour remuer les esprits et soulever un mouvement d'indignation contre l'Autriche.

Les malheureux condamnés politiques enfermés au Spielberg supportaient difficilement une pareille vie: tous eurent la santé ébranlée pour le reste de leurs jours, plusieurs restèrent infirmes à 27 la suite des affectations contractées dans l'air vicié des cachots et plusieurs aussi moururent avant la fin de leur peine qui furent simplement enterrés au pied des murailles, sous les yeux de leurs frères, devant les étroites fenêtres des prisons.

Le Spielberg n'a plus aujourd'hui que sa triste renommée, ses prisons sont désertes depuis 1855; c'est maintenant une simple caserne, entourée de jardins desquels on a sur la ville de Brünn et sur la campagne une admirable vue qui s'étend loin, tout là-bas, vers Austerlitz.


Nous quittâmes Brünn de bon matin, par un temps couvert et humide, pour aller visiter le fameux champ de bataille. La chose nous était d'autant plus facile que la route impériale de Brünn à Olmütz, que suivait notre itinéraire, traverse en partie les positions occupées jadis par les deux armées.

A peine a-t-on suivi la grand'route pendant une dizaine de kilomètres qu'on est déjà sur le terrain de la bataille. Bien que ces lieux ne conservent pas de souvenirs apparents des mémorables combats dont ils servirent jadis de théâtre, ce pèlerinage à la Victoire est le plus émouvant que nous puissions faire, nous, Français, sur les champs de bataille de l'empire, tant par les souvenirs qui s'attachent à Austerlitz que par l'éclat incomparable qui se dégage de ce nom immortel.

28 Ne peut-on dire aujourd'hui qu'Austerlitz est la signification de la Victoire dans la plus complète acception du mot? Napoléon Ier le dit, lui, en ces termes le soir même de la bataille: «J'ai déjà livré trente batailles comme celle-ci; mais je n'en ai vu aucune où la victoire ait été si complète et où les destins aient été si peu balancés [14]

Ce fut par Austerlitz que Napoléon donna la plus vaste mesure de son génie. Tant dans les mois qui précédèrent la bataille, et pendant lesquels il s'achemina au résultat final avec une sûreté qui tient du prodige, que dans la bataille elle-même, le plus grand capitaine des temps modernes fit preuve de talents qu'on pourrait presque qualifier de surhumains.

En août 1805, Napoléon Ier est au camp de Boulogne, il va passer la Manche à la tête de l'armée formidable qu'il a rassemblée; ce n'est plus qu'une question de jours, d'heures peut-être, et la puissance de l'Angleterre va être abaissée, écrasée pour toujours. Un matin, une dépêche lui parvient qui lui apprend que sa flotte de Toulon, sur laquelle il comptait pour couvrir le débarquement, est entrée au Ferrol au lieu de poursuivre sa route vers la Manche. Jamais on ne vit son génie, si apte à apprécier les événements avec justesse et à s'en inspirer, donner des preuves de décision et de clarté comme en cette circonstance. Cette expédition d'Angleterre, ce cher projet qu'il caressait 29 depuis si longtemps et auquel il avait consacré tant de soins et tant de labeurs, il y renonce subitement. Séance tenante, il dicte [15] le plan complet de la campagne d'Austerlitz. Son projet de descente en Angleterre vient d'être diminué d'une chance, il y renonce et le remplace par un projet de campagne en Europe où toutes les chances sont pour lui. Il n'atteindra pas l'Angleterre chez elle, mais il abattra encore ses alliées, l'Autriche et la Russie à nouveau coalisées avec elle. L'armée d'Angleterre rassemblée au camp de Boulogne prend immédiatement le nom de Grande Armée, nom que l'histoire lui a conservé. Quatre mois après la campagne était terminée à Austerlitz.

Une marche foudroyante, Ulm capitule, l'armée autrichienne du général Mack est détruite presque sans combat, Vienne est prise, l'empereur arrive à Brünn le 20 novembre et y fixe son quartier général.

C'est ici qu'il livrera la grande bataille qui terminera la guerre. Il fait étudier le terrain avec soin à ses généraux et attend...

L'armée coalisée sous les ordres du général russe Kutusof, ayant au milieu d'elle les deux empereurs de Russie et d'Autriche, est à Olmütz; elle est forte de 90 000 hommes. Le jeune empereur de Russie, Alexandre, est entouré d'une jeunesse présomptueuse et sans expérience qui se couvre de l'autorité du général allemand Weirother, 30 doctrinaire sans valeur, et qui annihile à l'avance les conseils qui auraient pu sortir de l'expérience du vieux Kutusof; celui-ci débordé laisse faire.

L'Allemand Weirother avait persuadé aux Russes qu'il avait un plan des plus sûrs pour détruire Napoléon. Il s'agissait d'une grande manœuvre, au moyen de laquelle on devait tourner l'empereur des Français, le couper de la route de Vienne, le jeter en Bohême, battu et séparé pour jamais des forces qu'il avait en Autriche et en Italie [16].

Les Austro-Russes abandonnent la très forte position qu'ils occupaient à Olmütz et s'avancent sur Brünn pour attaquer les Français.

A leur approche, Napoléon qui occupait des positions fort en avant de Brünn rétrograde un peu et envoie un parlementaire au tsar pour lui faire des ouvertures de paix. Ces deux mesures avaient pour but de tromper l'ennemi et d'encourager encore sa présomption belliqueuse devant une hésitation simulée.

Mais Napoléon a déjà choisi l'emplacement exact de la bataille: en avant de Brünn, en deçà du village d'Austerlitz, dans l'angle formé par les routes de Brünn à Vienne et de Brünn à Olmütz qui se dirigent la première du nord au sud et la seconde de l'ouest à l'est.

31 Les ennemis, persuadés qu'il hésite à livrer bataille, viendront l'attaquer; mais c'est lui qui attaquera. Confiants, ils s'avancent au-devant du piège qu'il leur a tendu. Le plan, le fameux plan de l'Allemand Weirother, ne fut communiqué aux généraux austro-russes que dans la nuit qui précéda la bataille. Depuis deux jours Napoléon l'avait déjà deviné aussi clairement que s'il l'avait lu et il avait disposé en conséquence toutes les parties de son piège.

Pour opposer aux 90 000 Austro-Russes, Napoléon, le 1er décembre, avait à sa disposition 70 000 Français.

La position de l'armée française commençait à gauche à des mamelons couverts de sapins situés un peu au delà de la route d'Olmütz, le petit village de Bosenitz se trouve sur l'un d'eux dont le sommet est couronné par une chapelle; elle s'abaissait ensuite progressivement vers une plaine ondulée où elle joignait un ruisseau, le Goldbach, formé par la réunion de deux petits cours d'eau, le Velatitzbach et le Rickabach sortant de ravins encaissés situés en arrière du front des Français; le Goldbach arrose les petits villages de Puntowitz, Kobelnitz où il forme un petit étang, Sokolnitz, Telnitz; la position des Français courait le long du ruisseau, en arrière des villages, puis passait derrière deux grands étangs dits de Satschan et de Mönitz et enfin aboutissait à la route de Vienne.

L'armée austro-russe était venue occuper les positions 32 suivantes: sa droite était à cheval sur la route d'Olmütz, un peu en avant du village d'Holubitz, son centre occupait une ligne de hauteurs dont la pente était douce en arrière du côté d'Austerlitz, mais très abrupte à l'avant, c'est-à-dire en face de l'armée française; au pied de ces hauteurs se trouve le petit village de Pratzé; enfin la gauche austro-russe était dans la plaine appuyée à l'étang de Satschan. Le village d'Austerlitz est donc franchement en arrière de la position occupée par l'armée coalisée.

Les deux armées se trouvaient en présence, sur deux lignes parallèles, séparées par la dépression dans laquelle coule le Goldbach.

Le plan de Weirother était le suivant: tout en engageant le combat sur la totalité du front, masser la majeure partie des troupes austro-russes vers leur gauche, les faire descendre en colonnes compactes dans le ravin, franchir le Goldbach, occuper les villages situés sur ce ruisseau, tourner la droite des Français, s'avancer sur leurs derrières et les couper de la route de Vienne.

Le plan de Napoléon n'était que la conséquence du précédent. D'abord il avait dégarni presque entièrement sa droite afin d'engager l'ennemi à persévérer dans ses projets; lorsque la bataille serait engagée, quand Russes et Autrichiens auraient bien donné dans le piège qu'il leur avait tendu et quand le gros de leurs forces aurait évacué les hauteurs dominant Pratzé, il prendrait une vigoureuse offensive au centre et occuperait à son tour 33 ces hauteurs qu'il considérait dès lors comme la clef de la bataille; lorsque ce projet aurait réussi, l'armée ennemie se trouverait coupée en deux, ses deux tronçons pourraient être facilement écrasés par nos corps qui les envelopperaient, la bataille serait gagnée. Afin d'assurer la réussite de son plan, Napoléon avait mis en ligne six divisions seulement sur dix dont il disposait; il conservait les autres en réserve et avait ainsi 25 000 hommes dont il pourrait se servir en temps opportun.

La veille de la bataille, le 1er décembre au soir, Napoléon adressa à ses soldats un ordre du jour qui est resté célèbre parmi ses plus célèbres; il était tellement sûr de lui et des dispositions qu'il avait prises qu'il ne craignait pas d'indiquer à la fois et son plan et celui des ennemis: ... Les positions que nous occupons sont formidables; et, pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc... N'est-ce pas que les deux plans sont résumés dans ces quelques mots? La fin de l'ordre du jour indiquait assez que cette bataille qu'il allait livrer sur le terrain qu'il avait lui-même choisi et étudié terminerait la guerre: ... Cette victoire terminera la campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d'hiver où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France, et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi.

Jamais l'empereur n'avait manifesté une confiance aussi absolue la veille d'une bataille; plusieurs fois dans la journée on l'entendit s'écrier: 34 «Avant demain soir cette armée est à moi [17]», et son bras tendu désignait les positions ennemies.

A la nuit, il fit une promenade dans le camp pour juger de l'effet que sa proclamation avait produite sur les troupes. Reconnu, il se vit entouré et escorté par ses soldats qui allumèrent des torches de paille au bout de leurs baïonnettes; en un instant tout le camp fut illuminé et le souverain termina sa tournée au milieu d'ovations indescriptibles; curieuse coïncidence: ce jour était la veille du premier anniversaire du sacre.

La nuit fut horriblement froide, comme doivent être froides les nuits d'hiver dans ces plaines glaciales de Moravie. Dès quatre heures du matin, Napoléon, qui avait établi son quartier général sur une hauteur dominant le village de Schlapanitz appelée le plateau de Zuran, sortit de sa tente. Il faisait une nuit obscure: il put constater que là-bas, sur les hauteurs de Pratzé, les feux de bivouac des Austro-Russes étaient presque éteints et un bruit de caissons et de chevaux lui apprit que l'armée ennemie était déjà en mouvement; l'armée française allait s'ébranler à son tour. Au lever du jour l'action était commencée, un épais brouillard empêchait encore de rien voir mais la fusillade crépitait dans le ravin du Goldbach.

L'armée austro-russe avait commencé son mouvement par une offensive très marquée. Les troupes 35 françaises, contenues à grand'peine par l'empereur, se tenaient sur la défensive.

Enfin le brouillard se dissipa et le soleil apparut. C'était le soleil d'Austerlitz, à tout jamais célèbre. Ses rayons, éclairant tout le champ de bataille, montrèrent à l'empereur ravi l'armée ennemie engagée à fond dans la manœuvre qu'il avait prévue et dont il attendait l'exécution avec une si vive impatience. Les hauteurs de Pratzé étaient à peu près évacuées et les colonnes russes étaient descendues dans le ravin du Goldbach pour s'emparer des villages et tourner notre droite. Le moment d'attaquer à notre tour était venu: l'empereur déclencha brusquement les ressorts de sa combinaison.

Pendant que Davoust vient opposer une barrière infranchissable sur notre droite que les Russes croyaient avoir déjà tournée, pendant qu'à gauche Lannes et Murat repoussant victorieusement toutes les tentatives de la cavalerie austro-russe refoulent bientôt les colonnes ennemies, les brisent, les disloquent, les dispersent... Soult, au centre, reçoit l'ordre de s'emparer des hauteurs de Pratzé. Le généralissime russe, Kutusof, qui s'aperçoit de la faute énorme qui vient d'être commise, cherche par tous les moyens à conserver cette importante position, mais il est trop tard: au bout de deux heures, les Français étaient maîtres du plateau et le conservaient malgré tous ses efforts, toutes ses tentatives, tous ses sacrifices...

L'armée ennemie était coupée en deux, la première 36 partie du plan était réalisée, par un à droite l'empereur réalisait bientôt la seconde: il écrasait le gros des forces russes descendues dans le ravin du Goldbach et que contenait toujours Davoust, il les prenait entre deux feux, les dispersait, les acculait aux étangs glacés de Mönitz et de Satschan où nombre de troupes croyaient trouver le salut et où elles ne trouvèrent que la mort, l'engloutissement sous la glace que brisaient nos boulets.

D'un bout à l'autre des lignes austro-russes ce fut alors la défaite, non, l'écrasement complet, irrémédiable, pendant que les deux empereurs de Russie et d'Autriche cherchaient leur salut en une chevauchée folle.

Ainsi finit cette bataille qui fut qualifiée de combat de géants [18], cette bataille que les soldats appelèrent bataille des Trois Empereurs, qu'on nomma aussi bataille de l'Anniversaire, qui devrait s'appeler bataille de Pratzé, mais que Napoléon baptisa bataille d'Austerlitz [19].

De ses 70 000 hommes Napoléon n'en avait guère employé que 45 000 tellement savantes et justes avaient été ses combinaisons, mais aussi, faut-il le dire, tellement lourdes et maladroites avaient été les manœuvres des ennemis. On peut donc dire qu'en cette mémorable journée 45 000 Français vainquirent 90 000 Austro-Russes 37 et l'on sait si cette victoire fut complète: les coalisés eurent 15 000 tués ou blessés, 20 000 furent fait prisonniers dont 8 généraux, nous leur enlevâmes 180 canons [20], 40 drapeaux, 400 voitures [21]. L'armée française n'avait perdu que 7 000 hommes tués ou blessés.

Nous avons pu parcourir en automobile tout le champ de bataille. Confortablement installés, ayant sous les yeux tous nos documents, suivant pas à pas sur la carte, nous avons ainsi pu revivre en une entière matinée toutes les phases de l'immortel combat. Ayant abandonné la route impériale d'Olmütz à l'endroit où elle franchit le Rickabach, nous nous étions engagés par un étroit chemin dans un ravin encaissé et sauvage, en haut duquel, à gauche, nous apercevions le plateau de Zuran, où l'empereur avait établi son quartier général; nous avions traversé Schlapanitz, puis Puntowitz où le Rickabach et le Velatizbach réunissent leurs eaux pour former le Goldbach. En face de nous à gauche, nous apercevions Pratzé au pied de ses fameuses hauteurs. Nous suivîmes longuement le Goldbach pour voir les petits villages qui bordent son maigre cours: Kobelnitz et son étang qui n'est aujourd'hui qu'une mare aux canards, Sokolnitz, Telnitz, et nous aperçûmes enfin les deux grands étangs de Mönitz et de Satschan, de sinistre mémoire. Revenant ensuite sur nos pas 38 le long du Goldbach, puis abandonnant celui-ci un peu après Kobelnitz, nous atteignîmes Pratzé. Le cimetière de ce village contient d'importants témoignages de la sanglante épopée. Enfin ayant gravi les pentes du plateau dont la perte valut la défaite aux Russes d'Alexandre nous redescendîmes doucement sur Krenowitz, où Kutusof avait installé son quartier général. De là, nous gagnâmes rapidement Austerlitz [22].

C'est un village qui semble s'être conservé tel qu'il était au temps de la bataille: vieux murs d'enceinte, vieilles maisons, petites rues pavées où l'herbe pousse drue. Dans les boutiques l'on vend des cartes postales illustrées du portrait de Napoléon Ier! Le château d'Austerlitz est à l'entrée du village, il étend sa vaste masse au milieu d'un beau parc; c'est là que vint s'établir Napoléon après la victoire, c'est de là qu'il data son fameux ordre du jour, qui commence par ces mots: Soldats, je suis content de vous! Vous avez, à la journée d'Austerlitz, justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire, et qui finit par ceux-ci: ... Il vous suffira de dire: «J'étais à Austerlitz», pour qu'on vous réponde: «Voilà un brave!»

Une grande et belle route permet de rejoindre la route impériale d'Olmütz; immédiatement après la bifurcation l'on passe devant la maison de poste où Napoléon avait provisoirement transféré son 39 quartier général vers la fin de la journée.

Nous avions parcouru entièrement le champ de bataille: l'enregistreur kilométrique accusait pour ce seul circuit près de quarante kilomètres. Il était midi, l'esprit content mais le ventre vide, nous gagnâmes le village de Raussnitz, où nous dînâmes tant bien que mal en une hostinec où l'on ne parlait que le tchèque.


Je n'ose hasarder que le paysage morave est pittoresque et beau. Depuis que nous avons quitté Vienne, nos yeux se sont lassés à contempler d'immenses plaines, d'amples vallonnements, d'insignifiantes collines. Les champs cultivés se succèdent à perte de vue, les arbres sont clairsemés, la terre est nue. J'ai rarement vu un panorama aussi monotone, aussi triste. Le ciel gris qui nous couvrait accentuait encore la mélancolie de ces campagnes.

Les paysans que nous croisions sur la route étaient généralement grands et forts, mais leurs figures étaient laides, dures, et malgré la meilleure volonté nous ne pouvions leur reconnaître un air quelque peu intelligent. Ces gens ne s'expriment qu'en langue tchèque, idiome que nous ignorons tout naturellement; il nous fut absolument impossible de nous faire comprendre d'eux et d'en tirer le plus petit renseignement. Nous avions cependant emporté avec nous un vocabulaire,—qu'un de mes compagnons appelait fièrement: son carnet 40 de tchèque,—mais il ne nous fut d'aucune utilité: l'accent n'y était certainement pas.

La route est du reste fort peu animée, les passants rares, les voitures encore plus rares. Les chevaux sont beaux et vifs, mais combien mal attelés. Les voitures de ce pays ignorent les brancards, seul le timon semble connu. Quand il s'agit d'un attelage à deux chevaux cela va tout naturellement, mais lorsque le cheval est unique, il faut bien qu'il soit à droite ou à gauche du timon, la seconde place restant vide; il s'en suit qu'au moindre mouvement de la bête la voiture tourne comme une toupie. Et les guides! les guides sont au nombre d'une en tout et pour tout, de sorte que lorsque le paysan veut faire appuyer son cheval à droite ou à gauche il faut qu'il lui demande poliment de bien vouloir le faire.

Lorsque ces attelages asymétriques et rudimentaires se trouvaient tout à coup face à face avec notre cent-chevaux vous devinez ce qui devait infailliblement se produire: volte-face, débandade, fuite éperdue sur la route, à travers champs ou dans les fossés, surtout si je rappelle que les chevaux sont vifs, les paysans épais et les uns et les autres peu habitués à la locomotion nouvelle.

Depuis Vienne, nous n'avions rencontré aucune voiture automobile.

Nous arrivâmes à Olmütz.

Je lis sur mes notes: curieuse ville moyen âge, beau rathaus, grande fontaine monumentale bizarre, femmes laides.

41 Au centre d'une ville ancienne aux rues étroites et tortueuses bordées de petites maisons à toits bosselés et à pignons vieillots, une large place toute claire où un hôtel de ville neuf et bien construit semble poser à l'anachronisme à côté d'une grande fontaine sur laquelle des saints montent une éternelle garde, une place gaie au milieu d'une ville féodale, une place où se promènent placidement bourgeois et bourgeoises,—celles-ci fort laides ainsi que me le redisent mes notes.

Voici comment nous apparut Olmütz, que les Slaves dénomment Holomouc.

Olmütz est la grande forteresse morave qui, à l'orée des montagnes, garde le passage s'ouvrant sur la Silésie. Elle est entourée de marécages qui lui assurent une efficace défense.

On a trouvé ici des vestiges de villages lacustres semblables à ceux de la Gaule. La Bohême et la Moravie étaient primitivement habitées par des Celtes appelés Boïens qui furent chassés ou asservis par les envahisseurs slaves mais qui laissèrent leur nom à leur pays, Bohême, et à leurs vainqueurs, Bohémiens. Les Boïens préhistoriques étaient en relation avec les peuples de la Méditerranée ainsi que paraissent le démontrer du corail et des coquillages marins trouvés dans les fouilles [23].

En quittant Olmütz on traverse des terres plates et marécageuses; c'est encore la plaine monotone, 42 mais au moins l'on peut apercevoir des montagnes. Sur la gauche quelques collines commencent à animer le paysage: c'est l'Oder Gebirge, c'est là que l'Oder prend sa source, tout près, à quelques kilomètres.

Après avoir traversé Leipnick, on distingue nettement une chaîne de montagnes qui barre l'horizon. Tout droit devant nous, une forte dépression marque un facile passage entre les monts, c'est la Porte Morave, que défendit de tout temps Olmütz et qui fait communiquer l'Europe centrale avec l'immensité des plaines slaves. A gauche de la trouée, voici les monts Sudètes, à droite commencent les Karpathes. Cette ligne de montagnes forme la frontière naturelle de l'empire d'Austro-Hongrie; au delà, c'est bien encore l'Autriche en fait, Silésie autrichienne et Galicie, mais ces deux provinces, tant par leur configuration géographique que par la race de leurs habitants, devraient naturellement faire partie de l'empire de Russie.

Les bois et les forêts ont réapparu, abondants à mesure que revenaient les montagnes. Le pays est devenu sauvage et nous roulons dans un décor grandiose, parmi les sapins, les prairies et les rochers. A la tombée de la nuit nous avons croisé toute une tribu de tziganes potiers et chaudronniers accumulés parmi leur matériel et leurs marchandises dans une théorie de voitures attelées de petits chevaux russes ardents, à l'œil brillant, à la longue crinière. Ces errants avaient des faces nettement 43 caractéristiques, des peaux rouges, des figures larges, des cheveux crépus et embroussaillés; les jeunes filles étaient fort belles.

La nuit nous prit durant que nous traversions les montagnes, dans les grands bois noirs, silencieux et déserts. Nous arrivâmes à Mistek en pleine obscurité, affamés, las, réclamant un dîner et un lit.

Hélas! ce fut tout juste si nous pûmes avoir le dîner; quant au lit, nous ne l'eûmes pas du tout.

L'hôtel est archiplein d'officiers en manœuvres et de braves bourgeois qui viennent admirer les uniformes en buvant des chopes. L'hôte, grisé par tant d'honneur, a perdu la tête, et c'est à peine s'il consent à nous servir un peu de jambon et de bière, après nous avoir fait attendre une heure et demie! Quant à coucher ici, il n'y faut pas songer, tous les lits sont requis par l'armée autrichienne.

Après notre peu substanciel repas nous devons donc nous remettre en route, dans la nuit noire, à onze heures du soir.

Mistek est la dernière ville morave, elle est située sur la rive gauche de l'Ostrawitza, c'est la rivière qui marque la frontière; sur l'autre rive commence la Silésie autrichienne.

CHAPITRE II
POLOGNE

44

SILÉSIE: Teschen.—GALICIE: la Plaine de la Vistule.—Oswiecim.—Les Juifs polonais.—Les polaques d'eau.—Cracovie.—Le Rynek.—La Halle aux draps.—Panna Marja.—Le Burg du Wawel.—L'ancienne Pologne.—Le Panthéon polonais.—Les joyaux de la couronne.—Le duc d'Anjou.—Le Kazimierz.—L'Église des Dominicains.—Restaurant polonais.—L'Université.—La Porte Saint-Florian.—La frontière russe.—Le curé de Modlnica.—Les salines de Wieliczka.—La légende du sel.

Friedek, première ville silésienne de notre itinéraire, est exactement en face de Mistek, sur la rive droite de l'Ostrawitza. Là, pas plus qu'à Mistek, nous ne trouvâmes de la place dans les hôtels bondés d'officiers autrichiens.

Nous n'avions qu'une ressource: pousser jusqu'à Teschen.

Nous arrivâmes dans cette ville [24] à minuit passé; fort heureusement les manœuvres ne sévissaient point ici et nous nous étendîmes avec délices dans des lits moelleux que nous offrit l'hôtel Austria.

Teschen est la ville principale de la Silésie autrichienne. 45 Située au croisement des diverses routes qui relient ensemble la Pologne, la Hongrie, la Prusse, la Moravie, la Russie, elle fut au moyen âge, elle était hier encore, le lieu de dépôt, de transit et d'échange des produits de ces différents pays. Avec l'ère des chemins de fer son importance commerciale a quelque peu décru car c'est maintenant à Oderberg, à côté de la frontière prussienne, au bord de l'Oder, que le nœud du transit s'est trouvé reporté.

C'est une coquette petite ville, moitié ancienne avec ses pittoresques vieilles petites maisons, moitié moderne avec ses constructions neuves banalement semblables à celles des autres pays. Elle est étagée sur une colline dominant l'Olsa, aux eaux rousses. Sa rue principale grimpe en pente très raide entre deux rangées de maisons, vieilles, aux faces grimaçantes, mais toutes gaies, comme de vieilles bonnes femmes joviales. Les gens y circulent nombreux: citadins et campagnards, en costumes archaïques, entrent dans ses magasins, dans ses bierhalle, ses weinstube, les attelages descendent en glissant ou montent péniblement.

L'hôtel Austria a l'air simple, on y est bien, ses gens sont complaisants et serviables. J'eus une peine infinie à me faire comprendre d'une petite femme de chambre polonaise, qui ne parlait pas l'allemand et encore moins le français, et à laquelle je demandai un édredon, car les nuits sont très froides en ces pays; à grand renfort de gestes nous finîmes par faire luire en son brave petit 46 cerveau l'éclair de la compréhension, elle s'esquiva et bientôt après nous la vîmes revenir, apportant la couverture de plumes qu'elle déposa sur mon lit et toute souriante elle prononça le nom qu'elle croyait français: blumeau.

Au delà de Teschen la route remonte légèrement au nord suivant une ligne à peu près droite, montant et descendant sans cesse au gré de très nombreuses collines.

Nous croisâmes plusieurs détachements de troupes autrichiennes. De petits fantassins habillés de gris, sales, nonchalants, des uhlans en uniformes rouges, coiffés du schapska, montés sur de petits chevaux, avec de grands airs, des airs d'opéra comique et des artilleurs avec des canons de bronze, oui, de bronze... les Autrichiens nous ont parus loin, très loin de l'armée allemande.

A Skotschau on traverse la Vistule [25] qui roule tranquille et verdâtre, encore peu importante.

L'horizon de droite s'agrémente de silhouettes montagneuses, les Karpathes, dont les derniers contreforts viennent se perdre autour de nous. Le pays regagne en intérêt comme toutes les fois que réapparaissent les montagnes et les bois. Les champs cultivés alternent avec les forêts, les couleurs s'étagent en contrastes harmoniques, des prairies vertes encerclées de noires sapinières succèdent à l'or des chaumes et à l'ocre des terres labourées.

47 Sur les bords de la Biala on trouve deux villes qui se font face: Bielitz sur la rive gauche, Biala sur la rive droite. La rivière sert aussi de frontière entre la Silésie et la Galicie, les deux agglomérations ne forment qu'une même ville et cependant l'une est silésienne et l'autre galicienne tout comme sur les rives de l'Ostrawitza hier nous avons vu Mistek la Morave regardant Friedek la silésienne.


Bielitz et Biala sont deux villes propres et modernes qui paraissent être des centres commerciaux et industriels importants [26].

Après Biala nous suivîmes quelques kilomètres le cours de la rivière-frontière, puis nous obliquâmes sensiblement à droite à partir de Komorowice, hameau composé de maisons éparses, misérables et sales.

Depuis Teschen la route avait été continuellement bonne, nous abordons désormais des chemins défoncés qui n'ont de route que le nom, bourbiers infects où l'on enfonce, ou amas de cailloux qui impriment à la voiture de pénibles trépidations et aux pneus de douloureuses entailles.

C'est que nous roulons maintenant en Pologne, dans la vaste lande misérable. Une plaine infinie, marécageuse, que les eaux de la Vistule recouvrent 48 à la moindre inondation et où elles séjournent ensuite indéfiniment en flaques vaseuses, des terres pauvres, peu cultivées et sur lesquelles les plantes sont chétives, comme anémiées par la crainte perpétuelle de l'eau; des villages clairsemés, aux maisons croulantes, couvertes de chaume. Quel triste pays! c'est le domaine de la tristesse et de la pauvreté.

Notre route longe la frontière prussienne, marquée par le cours de la Vistule; à Jawiszowice nous nous en approchons de moins d'un kilomètre.

Rajsko est un village de misère dont les toits de paille verdie se cachent sous des arbres de marécages, saules, peupliers, aulnes. Les maisons sont d'une saleté repoussante, leurs murs en pisé de terre sont noircis et lézardés, elles sont basses, et tellement basses sont leurs portes qu'on doit se courber pour y entrer. Une boue infecte et liquide, épaisse d'au moins vingt centimètres, recouvre la route et les rues du village, elle pénètre comme une inondation dans les pauvres maisons, par la porte! Les habitants sont aussi misérables que leurs demeures, ils sont sales au delà de toute expression, vêtus de haillons, l'air souffreteux.

Enfin voici une ville! Oswiecim. Ville sale, presque entièrement peuplée de Juifs. Ah! voilà qui est vraiment curieux! Tous les habitants semblent porter un uniforme: l'antique costume juif, à peine modifié par le temps. Très peu de femmes dans les rues. Les hommes ont tous la grande 49 lévite noire à col montant, le chapeau haute-forme, pantalon large et bottes. Ces habits, tous semblables, produisent un bien bizarre effet. Mais ce qui est plus bizarre encore ce sont leurs cheveux, leurs longs cheveux noirs, blonds ou roux qui descendent sur le col et les deux tire-bouchons soigneusement frisés et pommadés qui tombent en se tortillant, qui tombent de leurs tempes, en avant des oreilles, qui tombent sur leurs joues, quelquefois jusque sur leurs épaules!

Cette population juive est misérable et sordide. L'uniforme ci-dessus ne serait que curieux s'il était propre! Il est encore repoussant de saleté. Qu'on se représente ces lévites noires que le temps a verdies, que l'usure a lustrées, que la graisse a émaillées, ces cheveux sales et ces tire-bouchons graisseux qui frictionnent sans cesse les cols et les habits, ces chapeaux haute-forme dont tous les poils se hérissent de désespoir en se voyant sur ces têtes sales, se hérissent tellement qu'ils finissent par tomber par plaques, ces barbes de fleuve qui font reluire les boutons des lévites par un continuel frottement! Et ces faces, et ces mains qui, par leur seul aspect protestent de leur violente horreur de l'eau! Ces malheureux semblent se complaire en un état qui est certainement le summum de la malpropreté. L'un de mes compagnons de voyage les a peints d'un seul trait en déclarant que le Juif polonais était un chapeau haute-forme au-dessus d'un paquet de crasse.

Au delà le pays est toujours aussi triste, la 50 route aussi mauvaise, les habitants aussi misérables. Si les Juifs d'Oswiecim semblent avoir atteint les dernières limites de la saleté, les Polonais des campagnes paraissent représenter la misère dans sa plus complète acception. Tout est chétif, malingre, souffreteux: les hommes, les femmes, les enfants, les animaux eux-mêmes. Le bétail qui paît dans les champs est de taille minuscule; bœufs, moutons, chèvres et chiens sont d'une maigreur effrayante.

Monowice, Zator, Spytkowice, Jaskowice, sont des villages toujours aussi pauvres et aussi boueux.

A partir d'Oswiecim nous avons pris la direction ouest-est, qui nous conduit vers Cracovie.

A Skawina, nous ne sommes plus qu'à quelques kilomètres de la vieille capitale. Le paysage change dès lors d'aspect: il s'accidente et se boise, il perd de son aspect misérable, la route devient un peu moins mauvaise.

La circulation se fait plus active, nous croisons de nombreux paysans qui viennent de la grande ville: les hommes ont une allure rendue lourde par les grosses bottes qui les protègent de la boue, les femmes trottent insouciamment, pieds nus dans la fange liquide. On est peiné de voir ces figures émaciées, maigres, portant l'empreinte de souffrances et de privations. Les Allemands appellent cette partie des Polonais qui vivent dans les marais de la Vistule des Polaques d'eau, et, de fait, ce sont bien des êtres aquatiques qui 51 passent toute leur existence dans l'eau et dans les marécages.

La nuit était venue lorsque nous atteignîmes Cracovie [27].

Des fortifications, une muraille d'enceinte toute percée de meurtrières, une porte crénelée marquent qu'on va pénétrer dans une ville forte.

On traverse Podgorze, faubourg situé sur la rive droite de la Vistule. Nous arrivâmes là au moment où l'on exécutait des travaux de canalisation, les terres fraîchement remuées, une forte pluie tombée dans la journée et l'état d'incurie de ces pays avaient transformé la rue principale du faubourg en une fondrière terrible où vingt fois nous nous embourbâmes et d'où je crus un instant ne pouvoir jamais sortir. On franchit la Vistule sur le pont François-Joseph et l'on est dans Cracovie.

C'est d'abord le quartier du Kasimierz, le quartier juif, le ghetto, puis nous distinguâmes vaguement sur notre gauche la masse confuse de l'ancien château des rois de Pologne; une belle rue large et fort longue nous conduisit ensuite sur la place principale, le Rynek [28], assez bien éclairée et d'une très grande étendue. A l'angle nord de cette place s'ouvre la ulica Slawkovska [29], autre grande artère dans laquelle est le Grand-Hôtel 52 où, après un rapide repas, nous trouvâmes un sommeil justifié par les fatigues de cette journée.


Cracovie, que les Allemands appellent Krakau, mais dont le nom polonais est Krakowa, est une ville toute particulière, toute différente des autres villes européennes, et par suite, extrêmement curieuse. Les Français vont peu à Cracovie, un très petit nombre d'entre eux l'ont vue; ceux de nos compatriotes qui vont en Autriche visitent surtout Vienne et Buda-Pesth, deux villes admirables, mais modernes comme nos villes de France, et négligent l'ancienne capitale de la Pologne, qui les intéresserait bien autrement.

Elle a conservé à la fois son caractère polonais et son air ancien. Les siècles ont marché, la Pologne n'est plus, Cracovie est cependant restée la capitale de la Pologne. Tout s'est modernisé autour d'elle. Cracovie est restée la ville, la ville des rois chevaleresques et des seigneurs vêtus de soie ou bardés d'acier et d'or.

Elle n'a pas gardé son air propre seulement par les pierres de ses monuments. Une partie de sa population, les Juifs, circule encore dans ses rues avec les mœurs, les coutumes, les habits qu'elle avait jadis.

Ses habitants ont conservé intact leur patriotisme. Soumis à la domination autrichienne, ils n'ont nullement oublié qu'ils furent libres, qu'ils 53 constituèrent jadis un grand peuple. Leur inébranlable attachement à leur langue, à leurs coutumes, à leurs grands hommes sont autant de preuves qu'ils espèrent encore.

Un vieux proverbe polonais dit: «Si Rome n'était pas Rome, Cracovie le serait.» En faisant la part de l'exagération nationale il faut reconnaître que Cracovie fut l'une des plus belles cités du moyen âge; ce fut aussi l'une des villes les plus riches en églises [30].

Cracovie fut la résidence des rois de Pologne depuis l'année 1320; elle était capitale du royaume, ville sainte, ville du couronnement. En 1610, sous Sigismond III, elle cessa d'occuper le rang de capitale par suite du transfert de la résidence royale à Varsovie, mais elle conserva jusqu'à la fin du royaume la qualité de ville du couronnement et de nécropole des rois.

La ville est bâtie dans une vaste plaine, elle est à moitié enserrée par une boucle de la Vistule [31]. Elle est peuplée d'environ 100 000 habitants, dont un bon tiers sont juifs. Ses maisons sont généralement basses et petites, ses rues larges, ce qui fait qu'elle occupe une très vaste étendue malgré son chiffre relativement faible de population. J'ai rarement parcouru une ville qui m'ait autant produit l'impression d'immensité.

Son Rynek est, je l'ai dit, une très vaste place 54 située au centre de la ville. Il est entouré de maisons anciennes et curieuses qui sont pour la plupart contemporaines du temps de sa fortune. Certaines, larges, somptueuses, ornées de vieilles sculptures, sont d'anciens palais de la noblesse. La majeure partie au contraire ont d'étroites façades sur lesquelles, uniformément, on ne compte jamais plus de trois fenêtres par étage: c'étaient les maisons des anciens bourgeois; il y avait en effet une loi qui réservait autrefois aux seuls nobles le privilège d'édifier et d'habiter des maisons ayant plus de trois fenêtres sur la largeur.

La place, qui a la forme d'un grand rectangle, est plantée d'arbres, elle est toujours fort animée et presque continuellement le siège d'un marché en plein air où l'on peut voir encore des costumes polonais venus des environs: vestes à brandebourgs, chapeaux garnis de fleurs, pantalons bouffants et fortes bottes pour les hommes, corsages rouges et fichus noués sur la tête pour les femmes.

Seul reste de l'ancien hôtel de ville, la Tour gothique est une grande construction carrée, surmontée d'un petit dôme de métal, qui s'élève solitaire à l'un des angles du Rynek. C'était le beffroi de la maison des échevins qui sonne encore aujourd'hui comme au temps des rois.

Un grand bâtiment fort bizarre s'allonge au milieu de la place qu'il partage en deux parties suivant sa longueur. C'est la Halle aux Draps, les Sukiennice. Cette halle, qui remonte au treizième siècle, est d'une architecture élégante et sobre, mais 55 douée d'un cachet vraiment spécial, particulier, polonais. Le Rynek doit en grande partie son air original à cette grande construction. Extérieurement, c'est un rectangle très allongé percé de chaque côté d'arcades romanes se suivant sur toute la longueur. A l'intérieur, c'est un très long couloir, bordé d'une infinité de boutiques, qui rappellent singulièrement les bazars orientaux tant par la diversité des choses que l'on y vend que par l'odeur désagréable qui s'en dégage et que par l'importunité des marchands qui vous racolent avec effronterie et insistance. Le premier étage est occupé par le Musée national polonais. Il y a des salles de peinture où brillent surtout les œuvres des artistes polonais, Matejko, Siemiradzki, des salles de sculpture, des anciennes armes et de vieux uniformes polonais, il y a surtout une salle entièrement remplie de souvenirs, autographes et autres de Mickiewicz, le poète national, il y a enfin les vieux instruments de musique de Chopin.

Sur le Rynek est encore l'église Sainte-Marie (Panna Marja) dont les clochetons de métal, les deux tours carrées, la flèche élancée ceinte d'une couronne royale évoquent nettement à l'esprit les silhouettes des villes polonaises représentées sur les vieilles estampes. Cette église date du treizième siècle; bien que souvent restaurée, elle apparaît très vieille avec sa façade de briques et son air ogival. L'intérieur est composé de trois nefs gothiques fort bien venues, entièrement recouvertes de fresques. Malgré que la décoration y soit trop 56 abondante,—puisque nulle part la pierre n'apparaît nue,—l'harmonie des couleurs et des lignes y est telle que l'ensemble produit un effet très beau et nullement choquant. A l'entrée il y a une plaque tumulaire en bronze de Petrus Vischer et dans le chœur un colossal crucifix de Veit Stoss, qui, encore empreints de cette gaucherie et de ces hésitations qui caractérisent les commencements de la Renaissance allemande, sont cependant de véritables chefs-d'œuvre. Petrus Vischer et Veit Stoss, voilà deux noms que nous retrouverons à chaque pas en visitant Cracovie, ces deux artistes ont fait autant à eux seuls pour l'embellissement de l'antique capitale de Pologne que tous les autres réunis. On ne peut moins faire que de remarquer aussi des fonts baptismaux en bronze d'une archaïque beauté. Enfin la curiosité principale de l'église est son maître-autel, colossal chef-d'œuvre de Veit Stoss, dont les panneaux immenses sont des reproductions sculpturales sur bois, naïves et charmantes, de différentes scènes de la vie de Jésus-Christ.

Le Rynek, entouré des anciens palais des nobles, des maisons à trois fenêtres des bourgeois, avec sa vieille tour des échevins, sa vaste Halle aux Draps, son église de Panna Marja, toutes constructions de formes et de lignes inhabituelles, d'allure bien polonaise, avec son marché où se voient encore d'anciens costumes, où se voient des humains d'une race encore caractérisée, parlant une langue à nous inconnue, le Rynek est le cœur de cette 57 cité si spéciale, de cette Cracovie où nous sommes venus chercher le souvenir de la Pologne disparue, souvenir si bien conservé pour la plus grande satisfaction de notre curiosité.


Au bord de la Vistule, sur une minuscule colline pompeusement décorée du nom de Mont-Wawel, entouré de murailles de briques, s'élève depuis des siècles et des siècles, le Burg de Cracovie. Ainsi que dans la plupart des capitales de l'Europe centrale, le Burg est formé par une agglomération de bâtiments féodaux groupés autour du château royal et de la cathédrale dont ils sont les dépendances.

Des berges de la Vistule qui, tapissées de verdure, viennent doucement se perdre,—en l'absence de quais,—dans les eaux jaunâtres du fleuve, on a une vue pittoresque du Wawel et de ses murs crénelés, et de ses bâtiments irréguliers et de la masse élancée de sa cathédrale qui se découpent avec netteté sur le ciel bleu.

Le château des rois de Pologne fut reconstruit maintes fois sur le Wawel. Les bâtiments que nous voyons aujourd'hui datent du seizième siècle. C'est là que les anciens rois, célèbres par le faste de leur cour, magnifiques comme des souverains à moitié orientaux qu'ils étaient, recevaient dans l'or et dans la soie les ambassadeurs que tous les royaumes connus adressaient à la Toute-puissante et Sérénissime République.

58 Car la Pologne, en effet, fut à la fois un royaume et une république. Le roi, élu par la Diète, n'était à vrai dire que le premier magistrat d'un Etat qui, dans les actes officiels, se qualifiait de sérénissime république. Ah! c'était un organisme politique bizarre, compliqué, hybride! Le roi de Pologne ne pouvait promulguer des lois, établir des impôts nouveaux, décider de la paix ou de la guerre qu'avec l'assentiment de la Diète, sorte de congrès composé du Sénat et des députés, dans laquelle la noblesse était toute-puissante, plus puissante que le roi, puisque le veto d'un seul noble suffisait à empêcher le vote d'une loi.

Au seizième siècle, la République se composait des éléments suivants:

1o Les possessions de la couronne constituant le royaume de Pologne proprement dit.

2o Le grand-duché de Lithuanie, réuni à la Pologne au quatorzième siècle.

3o Les provinces slaves du sud,—dont la principale était l'Ukraine,—peuplées de Cosaques [32].

En 1610 les rois transportèrent leur résidence à Varsovie; dès lors Cracovie ira en déclinant, son château ne connaîtra plus que très rarement la magnificence des réceptions royales... aujourd'hui l'Autriche en a fait une caserne et un hôpital pour ses soldats!

Durant plusieurs siècles la Pologne fut le rempart de la chrétienté contre l'Islam envahisseur 59 L'Europe alors finissait à la Pologne; au delà, c'était le désert du steppe, les champs sauvages, puis au delà encore les hordes musulmanes toujours bouillonnantes, toujours prêtes à déborder sur le pays des Lakhs [33]. Chaque année les armées de la République devaient aller au milieu du steppe infini combattre les hordes de Tatars féroces; ses régiments bardés de fer durent souvent pousser jusqu'aux bouches du Dnieper, où, parmi les îlots du grand fleuve, les Cosaques zaporogues étaient en état d'effervescence perpétuelle: ces sauvages enfants du désert étaient les gardiens des confins extrêmes de la Pologne, mais souvent révoltés, ils faisaient alors cause commune avec le Tatar voisin. Combien de guerres la Pologne ne dut-elle pas soutenir contre les Khans tatars des bords de la mer Noire? Combien de fois les territoires de la sérénissime République ne furent-ils pas envahis par les armées innombrables du padischah de Constantinople?

Qui n'a pas lu les romans d'Henryk Sienkiewicz, le chantre moderne de la Pologne défunte? Sa trilogie [34] est la peinture de la lutte héroïque et sanglante que, sous son roi Jean-Casimir, la Pologne eut à soutenir contre les Cosaques révoltés et contre les musulmans, Tatars et Turcs.

La Pologne ne vint-elle pas elle-même au secours de Vienne assiégée par les Turcs, et son valeureux roi Jean Sobieski ne contraignit-il pas 60 ceux-ci après une mémorable bataille à lever le siège et à s'enfuir honteusement, sauvant ainsi la capitale de l'Autriche?... Pauvre Pologne! Jadis soldat de l'Europe, depuis asservie, démembrée par ceux-là même que tu protégeas naguère! Cracovie avait envoyé la fleur de sa chevalerie pour sauver Vienne du joug ottoman, Vienne aujourd'hui la courbe sous son joug!

La Pologne fut un Etat immense. Au dix-septième siècle, elle était trois ou quatre fois plus grande que notre France; le territoire de la République comprenait non seulement la Pologne proprement dite [35] mais encore une grande partie de la Russie [36] et une très grande partie de la Prusse [37]. La ruine est venue tout d'un coup pour ce malheureux pays. Son système politique déplorable en fut certainement l'une des principales causes. Un roi impuissant, peu écouté, sans pouvoirs, une noblesse turbulente, orgueilleuse, jalouse, alternativement en rébellion contre les pouvoirs publics ou adonnée aux intrigues les plus 61 passionnées pour obtenir de grasses charges ou de hautes fonctions, un peuple courbé sous le joug du plus dur servage, mais frémissant sans cesse et souvent se révoltant, tel était l'état normal de cette nation dont l'existence fut un long déchirement.

En 1772, la Pologne, déjà beaucoup diminuée, ruinée par une série de guerres funestes et par l'invasion des Suédois et des Russes, ébranlée par ses luttes intestines, n'était plus qu'un squelette vacillant, un fantôme d'Etat anarchique et abattu qui devait appartenir à qui voudrait le prendre. Ils étaient trois: la Russie, la Prusse et l'Autriche, trois larrons, Catherine II, Frédéric II et Marie-Thérèse, qui guettaient cette proie. En trois partages, célèbres à jamais, trois partages successifs effectués en une vingtaine d'années, ces souverains,—que servirent admirablement les circonstances,—purent escamoter au bénéfice de leurs royaumes les immenses territoires de la République.

Le partage de 1772 diminua la Pologne d'un bon tiers, supprima ses frontières, mit ses trois capitales, Varsovie, Cracovie, Vilna, à quelques kilomètres de ses voraces ennemis. En 1793, nouveau partage qui enlève un nouveau tiers à la domination de la République. Enfin, en 1795, troisième et dernier partage... c'était la fin... la Pologne était rayée de la carte du monde!

Le troisième partage donna Cracovie à l'Autriche; elle resta autrichienne jusqu'en 1809, époque à laquelle Napoléon Ier la rattacha au grand-duché 62 de Varsovie, résurrection éphémère de la Pologne, éphémère comme l'épopée napoléonienne! Après la chute de Napoléon, des contestations s'étant élevées entre l'Autriche et la Russie au sujet du partage du grand-duché de Varsovie, on imagina de faire de Cracovie et d'un étroit territoire alentour une espèce d'Etat tampon: Cracovie et son territoire furent alors érigés en république soi-disant indépendante, mais sous le protectorat des trois larrons, toujours les mêmes: Autriche, Prusse, Russie. Mais l'Autriche ne pouvait se consoler de voir l'antique capitale des Polonais échapper à sa domination. A la suite de troubles qu'elle sut habilement fomenter dans la petite république, elle réussit à arracher à ses alliées l'autorisation d'occuper militairement Cracovie. Une fois installée, elle imagina, pour y rester, de susciter de nouveaux troubles; mettant à profit la haine séculaire des paysans polonais contre leurs seigneurs, elle provoqua une émeute qui fit couler des torrents de sang et dont elle portera éternellement le honteux opprobre [38]. Et elle y resta: en 1846, sous prétexte de mettre fin aux massacres qu'elle avait provoqués, l'Autriche annexa de nouveau Cracovie et son territoire.

Cracovie est restée autrichienne depuis; elle fait partie de la province de Galicie, dont elle n'est même pas la capitale [39]!

63


On pénètre dans le burg par une porte située juste en face de l'entrée de la cathédrale.

Sur le parvis du sanctuaire catholique des bandes de Juifs demandent l'aumône!

La cathédrale de Cracovie s'élève sur l'emplacement d'une ancienne église romane; elle fut achevée au quatorzième siècle, mais subit depuis plusieurs restaurations et embellissements, aux seizième et dix-huitième siècles. Elle possède une crypte très ancienne, contemporaine de l'église romane disparue.

C'est ici la nécropole des rois, c'est aussi le Panthéon de la Pologne. Là sont enterrés les nombreux souverains qui étaient venus se faire couronner à Cracovie, depuis Wladimir le Bref au quatorzième siècle jusqu'à Auguste II au dix-huitième. Là reposent du sommeil dernier la plupart des Polonais illustres.

Au milieu de la nef, sous un baldaquin, une châsse d'argent contient les reliques du patron de la Pologne, saint Stanislas. Ce saint était évêque de Cracovie, en 1079 il fut tué par le roi Boleslas II le Hardi sur les marches mêmes de l'autel, dans la vieille église romane qui précéda la cathédrale. Cela m'a rappelé le meurtre de saint Jean Népomucène, patron de la Bohême, que le roi Venceslas fit jeter dans la Moldau du haut du pont de Prague. Dans ces temps obscurs, rois et évêques 64 n'étaient pas toujours bien d'accord, mais on voit que leurs querelles étaient promptement tranchées.

Je ne veux fatiguer personne ni remplir l'office de guide par une nomenclature longue et aride des monuments funéraires de la vieille nécropole. Je citerai seulement ceux qui ont retenu le plus notre attention tant par leur valeur artistique que par la célébrité de ceux qu'ils rappellent. J'ai vu un sarcophage du roi Kasimir IV Jagellon dont l'effigie couchée, due au ciseau de Veit Stoss, est frappante de vérité. A l'entrée de l'église on s'arrête devant une plaque tumulaire, en bronze, de Petrus Vischer. J'ai vu encore et admiré le monument du roi Kazimir le Grand, en marbre rouge, sous un baldaquin gothique, ce roi qui fit tant pour la Pologne et qui mérita bien le titre de grand; ce fut lui qui termina la cathédrale et créa l'Université de Cracovie; les monuments du roi Jean-Albert, du roi Sigismond III, du roi Ladislas IV, le mausolée des Sigismond avec trois sarcophages de marbre. Dans le chœur, autre plaque tumulaire de bronze par Petrus Vischer, toujours même facture naïve, un peu hésitante, mais combien gracieuse, pleine d'expression, parlante.

Derrière le maître-autel un monument très simple rappelle la mémoire du roi Jean III Sobieski dont le corps repose dans un caveau de la crypte.

Une porte grillée fait communiquer la cathédrale avec l'ancienne chapelle du château située dans les bâtiments royaux et où le roi venait entendre 65 la messe en un trône de marbre rouge. Cette chapelle renferme le mausolée du roi Etienne Bathory.

Par un escalier étroit, on descend dans le saint des saints: une petite crypte dans laquelle, à part, le pieux patriotisme de ceux qui espèrent toujours a tenu à réunir pour les mieux vénérer les corps des trois plus valeureux Polonais: le roi Jean III Sobieski, vainqueur des Turcs, Joseph Poniatowski, qui, sous notre premier empire, paya de sa bravoure la résurrection éphémère de sa patrie, et Thadée Kosciusko, le héros qui, en 1794, faillit sauver la Pologne.

Enfin, si l'on pénètre dans la sacristie, des servants empressés vous font admirer en détail le fameux Trésor. Ceci est fort curieux. Le Trésor de la cathédrale de Cracovie contient, entre autres choses, les joyaux de la couronne de Pologne; bien que considérablement délabrés et défraîchis par le temps, tous ces objets, d'une richesse fabuleuse, donnent facilement une idée du luxe inouï, de la pompe tout orientale, que déployaient ces anciens rois.

Nous vîmes là le sceptre de Pologne, en or plein et littéralement couvert de pierres précieuses de toutes couleurs; entièrement d'or aussi et parsemé d'émeraudes et de rubis gros comme des noix [40] 66 est le globe qui s'étale sur un coussin de velours cramoisi; le glaive ou mieux les glaives, car il y en a plusieurs, sont d'une richesse fabuleuse, poignées et fourreaux disparaissent sous les pierres étincelantes, sabres rappelant plutôt l'Asie par leur forme et par leur richesse; il y a plusieurs exemplaires de la couronne, tous d'or et de pierres précieuses énormes... il y a encore des reliquaires d'or et d'argent dont certains sont d'un travail exquis, des coupes, des poignards, des missels... il y a enfin les habits d'apparat d'or, de soie, de perles fines, de velours, de pierres précieuses...

De telles richesses évoquent autre chose que la mort. En effet, avant de venir chercher leur tombe dans la sainte nécropole, les rois de Pologne y avaient reçu la consécration officielle: le couronnement et le sacre avaient lieu dans la cathédrale de Cracovie.


C'est dans la cathédrale de Cracovie que le duc d'Anjou—depuis roi de France sous le nom d'Henri III—fut couronné roi de Pologne en l'an 1574. Catherine de Médicis voulait à tout prix une couronne pour son fils préféré; à défaut de celle de France qui ceignait le front de Charles IX, elle intrigua—et l'on sait qu'elle était passée maîtresse à ce jeu—pour lui faire obtenir celle de Pologne, alors vacante. Elle réussit. Le duc d'Anjou fut élu roi de Pologne par la Diète de Wola en 1573.

67 N'y a-t-il pas là une nouvelle manifestation du déplorable système politique qui régissait la Pologne, qui paralysait les efforts de ce noble peuple, qui le conduisit à sa perte? L'intrigue, voilà ce qui faisait les rois de Pologne. L'élu était rarement le plus digne, non, c'était le plus intrigant, le plus riche, celui qui savait s'assurer le plus grand nombre de suffrages. On voit que l'élection allait parfois chercher un prince étranger. Et puis quel germe de discordes entre ces nobles Polonais qui pouvaient tous prétendre à la couronne, qui ne cherchaient que l'agrandissement de leur maison afin de se rapprocher du but et sans se soucier de l'intérêt de la patrie. Voici ce qu'un romancier polonais moderne, connu pour l'amour intense qu'il porte à sa défunte patrie, fait dire à l'un de ses personnages: «Si nous autres, Radziwill, vivions quelque part en Suède, en France ou en Espagne, en ces pays où le fils succède au père sur le trône, nul doute que (hormis des événements extraordinaires, des guerres civiles, l'extinction de la dynastie) nous serions de fidèles serviteurs de nos rois, satisfaits des honneurs et dignités auxquels notre naissance, notre rang, notre fortune nous donnent accès. Mais ici, en cette république où la royauté ne découle que des libres suffrages de la noblesse, nous pouvons justement nous demander pourquoi la couronne appartiendrait plutôt aux Vasa qu'aux Radziwill... [41].» Tel était le raisonnement 68 que se tenait chaque noble polonais puissant ou qui espérait devenir puissant; on comprend sans peine où pareil état d'esprit pouvait conduire la Pologne; on sait, hélas! où ça l'a menée.

Pour en revenir à notre duc d'Anjou, je dirai qu'il reçut la nouvelle officielle de son élection par une ambassade composée de cent quarante seigneurs polonais qui furent reçus en grande pompe à Paris, au palais du Louvre, par le roi Charles IX, et où ils déployèrent le luxe éblouissant des cours orientales au grand étonnement des Français, qui se représentaient les Polonais comme un peuple grossier vêtu de peaux de bêtes.

Le nouveau roi de Pologne avait tout d'abord été charmé par la fortune qui lui était échue. Mais bientôt la santé de son frère Charles IX, déjà chancelante, ayant encore baissé au point de faire craindre une fin prochaine, le duc d'Anjou se souvenant qu'il était l'héritier direct du trône de France, ne se crut plus aussi pressé d'aller s'asseoir dans celui de Pologne. Il retarda son départ tant qu'il put. Il fut cependant obligé de se mettre en route et quitta Paris en septembre 1573; il fit durer son voyage à tel point qu'il mit cinq mois à parcourir le trajet de Paris à Cracovie. Il fit son entrée solennelle dans cette dernière ville en février 1574... trois jours après avait lieu le couronnement en la cathédrale.

Le duc d'Anjou porta la couronne de Pologne pendant bien peu de jours. Il eut cependant le 69 temps de scandaliser ses graves sujets par ses habitudes dissolues et par son horreur pour tout travail. Il avait amené avec lui ses mignons, qui lui valurent ensuite en France une triste célébrité, il vécut avec eux, ne voulant voir qu'eux, éloignant de lui tout ce qui était polonais.

Le 30 mai 1574, le roi de France Charles IX rendait le dernier soupir. Le roi de Pologne en fut avisé par un courrier de Catherine de Médicis qui ne mit que treize jours pour venir de Paris à Cracovie, un train qui n'avait rien de royal à ce qu'on voit. Rien ne pouvait plus retenir le duc d'Anjou à Cracovie, la couronne de Pologne n'avait plus d'attraits pour lui dès lors que celle de France l'attendait. Que dis-je: rien ne pouvait plus le retenir? Et les Polonais, les Polonais qui étaient allés si loin quérir un roi? Les Polonais firent bien tous leurs efforts pour le conserver. Dès que fut connue à Cracovie la nouvelle de la mort du roi de France, le duc d'Anjou fut mis en demeure de jurer qu'il consentait à rester roi de Pologne; il jura, il feignit même pour les seigneurs polonais un penchant qu'il n'avait jamais manifesté jusque-là, il invita tous les soirs à sa table ceux d'entre eux qui paraissaient le surveiller le plus, et une belle nuit, après les avoir grisés comme... des Polonais, il s'esquiva du château, déguisé, avec un bandeau qui lui cachait la moitié de la figure et, suivi seulement de ses quelques favoris français, il galopa éperdument vers la France.

70 Dès qu'il eut franchi la frontière de Pologne, le duc d'Anjou, dès lors Henri III, crut pouvoir reprendre son allure de roi. Il s'arrêta cinq jours à Vienne, neuf jours à Venise, faisant de courtes étapes, enfin, parti de Cracovie le 16 juin 1574, on ne le vit arriver à Lyon que le 6 septembre.

Telle est, rapidement esquissée d'après les historiens et chroniqueurs du temps [42], l'histoire du court passage de notre roi Henri III sur le trône de Pologne.


La terrasse de la cathédrale domine la Vistule au cours lent qui enserre la ville et qui semble un serpent, la vue plane sur la multitude des toits rouges ou gris et va se perdre au loin sur une petite colline verte aux contours réguliers, le mont Kosciuszko, montagne élevée par la main des hommes en l'honneur du héros polonais. Ce mont, œuvre pieuse d'un patriotisme inextinguible, rappelle d'antiques coutumes nationales... de l'autre côté du château, en se haussant un peu on découvre au loin le Krakusberg, autre petite montagne de verdure qui aurait été élevée jadis, il y a longtemps, longtemps, à Krakus, le fondateur problématique de Cracovie.

Tout près de la cathédrale est le Kazimierz, le vieux ghetto ou quartier juif. Il doit son nom à 71 la mémoire du roi Kasimir III qui ouvrit aux Juifs les portes de la Pologne au moment où les autres pays de la chrétienté les chassaient. Depuis les temps reculés de leur arrivée dans ce pays, les Juifs se sont multipliés de telle façon qu'ils représentent à Cracovie et dans tout le nord-ouest de la Galicie, une part très importante de la population. Il est assez difficile de se rendre compte si l'accueil fait à cette race étrangère, et depuis, son développement, ont été un bien ou un mal pour la Pologne; ce qui est certain, c'est que les Juifs sont cordialement détestés par les Polonais qui ne les supportent que parce que ces descendants d'Israël ont su concentrer entre leurs mains habiles la presque totalité du commerce.

Les rues du Kazimierz sont grouillantes de population juive; nous retrouvâmes là le curieux aspect des rues d'Oswiecim; jeunes Eliacins, bruns Ephraïms, vieux Jacobs se croisent et se suivent en files continues, tous lents, graves, la canne à la main, les tire-bouchons aux oreilles, le haute-forme en tête, faces énigmatiques! Ici dans la grande ville, cependant tous n'ont pas la livrée sordide qui fit hier notre stupéfaction; certains, non pas peut-être les plus riches, mais les plus modernes, portent des lévites de satin ou de drap fin, des chapeaux soyeux aux reflets impeccables, des accroche-cœurs soigneusement frisés, mais je dois à la vérité de dire que ce ne sont là qu'exceptions et que la plupart sont aussi sales que ceux d'Oswiecim.

72 Le Juif polonais est l'expression la plus complète de la saleté humaine dans toute sa hideur. Et cependant que dire de cette race tenace et persévérante qui a su se grouper en ce pays quand tout se dissociait autour d'elle, qui a su progresser lorsque les Polonais voyaient le spectre de la décadence s'abattre sur leur malheureuse patrie!


Parmi les plus intéressantes il faut mentionner l'église des Dominicains, célèbre par son cloître. En entrant dans la nef on trouve encore une plaque tumulaire de Petrus Vischer. Lorsque nous visitâmes cette église, c'était pendant un office: le sanctuaire était entièrement rempli de fidèles qui, processionnellement, s'avançaient vers le maître-autel où un prêtre tenait en ses mains un reliquaire d'or qu'il leur faisait baiser tour à tour. Nous eûmes l'impression que la ferveur n'avait pas encore quitté les Polonais, pas encore certainement.

Le cloître, datant du treizième siècle, est vraiment beau... il renferme de très nombreuses pierres tumulaires.


Un matin, l'appétit fortement éveillé par des pérégrinations multiples et de nombreuses visites dans la ville curieuse, nous avons déjeuné au restaurant Hawelka, sur le Rynek. C'est un restaurant 73 national, où l'on sert à la mode polonaise; c'est aussi une épicerie, fort bien tenue d'ailleurs. On entre par l'épicerie, on passe entre deux haies de fruits odorants et de conserves en boîtes multicolores, on pénètre dans un bar-restaurant à la moscovite où des chalands nombreux, debout devant un grand comptoir surchargé de zakowski [43], mangent les hors-d'œuvre russes en s'arrosant de bière blonde. On arrive enfin dans une salle où sont des tables et là on mange sans nappe et avec des serviettes en papier.

Ce même jour, après déjeuner, nous avons été voir l'Université. A travers les rues, grandes ou petites, nous ne cessions d'être frappés par le caractère exclusivement polonais de cette ville. Tous les noms des rues, les enseignes des magasins, les affiches, les avis officiels sont écrits, en polonais et rien qu'en polonais. L'absence de cafés—ceux-ci se cachent, se dissimulent dans d'étroites salles voûtées et obscures, dans des cours, aux étages des vieilles maisons—donne un aspect particulier à ces rues.

L'Université de Cracovie fut créée en 1349 par Kazimir le Grand. Polonaise elle est restée après la disparition de la république: les cours se font encore aujourd'hui en langue polonaise. Après quelques tentatives, l'Autriche semble avoir renoncé ici au système de germanisation qu'elle 74 applique ailleurs,—avec assez peu de succès du reste. Dans les écoles même l'enseignement se fait toujours en langue polonaise.

La nouvelle Université est un monument tout moderne—il fut construit en 1887.

Une véritable merveille d'art gothique, du plus pur, du plus sobre, du gothique du meilleur goût, c'est le palais de l'ancienne Université, qui fut achevé en 1492. Un extérieur sobre, ogival; à l'intérieur une cour admirable avec galerie faisant tout le tour au premier étage, avant-toit à vieilles consoles de bois sculpté, haut-reliefs, en dessous ogives et colonnettes de pierre, l'aspect est celui d'un des plus beaux cloîtres gothique de France ou d'Italie. Le milieu de la cour est orné d'une statue moderne de Copernic qui choque un peu dans cet adorable décor moyen âge. L'ancienne Université renferme la bibliothèque Jagellonne où se trouvent réunis plus de trois cent mille ouvrages ou manuscrits polonais.

Encore un coin fort intéressant de Cracovie: la porte Saint-Florian, l'un des derniers restes des vieilles fortifications qui entouraient la capitale au temps des rois. En avant de la porte on voit une sorte de rotonde bizarre, en briques rouges, trouée de meurtrières, surmontée de poivrières et percée d'une porte gothique, c'est le Rondel. On dirait un fortin, une redoute. Cette construction servait d'avant-porte, car c'était ici l'entrée principale de la ville. Elle fut construite vers la fin du quinzième siècle.

75 Alentour, les anciens remparts ont été nivelés, les fossés comblés, on a fait du tout une très belle promenade plantée d'arbres et pour cela, sans doute, appelée les Plantations.

Non loin, est l'église Saint-Florian où nous retrouvons encore Veit Stoss par un retable, moins beau que ce que nous avions admiré de ce maître jusqu'ici.

Le palais Czartorizki est au bord des Plantations. Il renferme une belle collection d'armes, d'étoffes, de broderies, de meubles, de bijoux et surtout de tableaux de maîtres de tous pays, réunis là par l'heureuse initiative d'un magnat au goût sûr et éclairé.


Nous logeons en un palais: notre Grand-Hôtel est lui-même établi dans un palais Czartorizki et cependant point d'idées de grandeur ne viennent hanter nos rêves. Calmes ne sont pourtant nos nuits: un incendie s'était déclaré dans la chambre de l'un de nos amis qui eût péri dans les flammes sans la promptitude des secours!


La frontière de Russie n'est distante de Cracovie que de quelques kilomètres: si nous allions fouler le sol du tsar?

Par un clair soleil, un matin, de bonne heure, nous partons pour l'excursion projetée.

76 Dès qu'on s'est dégagé des faubourgs, on roule dans la campagne triste où vivent les Polaques d'eau. Nous traversons des villages sales, aux maisons de bois et de chaume disséminées sans ordre sous de grands arbres qui entretiennent une humidité perpétuelle, où nous revoyons des paysans chétifs et blêmes de misère et de fièvre; nous croisons de grands troupeaux d'oies qui défilent gravement dans la boue et nous regardent en marmottant des choses sérieuses.

La route n'est qu'une épouvantable fondrière.

Dans les champs, quelques moujiks s'emploient à divers travaux: ils ont sur leurs épaules des vestes du plus beau rouge... on dirait de gros coquelicots au milieu des prairies.

La frontière est au delà du petit village de Modlnica, à un kilomètre à peine. C'est d'abord la douane autrichienne dont la barrière habituelle obstrue le chemin [44]. L'auto est venue s'arrêter tout contre cet obstacle administratif. Au delà, à cent mètres environ, on aperçoit les bâtiments du poste russe qui garde la frontière.

Nous laissons notre voiture sur la terre d'Autriche et nous allons à pied nous promener en Russie.

La frontière russe est nettement marquée par un talus précédé d'un petit fossé; elle paraît gardée 77 avec un luxe de troupes que l'on ne remarque pas dans les autres pays d'Europe. Ce n'est pas ici une ligne conventionnelle, jalonnée de quelques bornes, la ligne est tracée tout le long, on la distingue parfaitement qui zigzague à travers la campagne et va se perdre au loin, comme un gigantesque serpent séparant les terres germaniques du monde slave. Derrière le talus des soldats russes montent sans cesse la garde: des fantassins, baïonnette au canon, se promènent face à l'Autriche et semblent épier les signes d'une agression fatale; des Cosaques, montés sur de petits chevaux aux yeux de feu et aux crinières de lions, vont, viennent, en incessantes patrouilles; à voir ces précautions, on croirait que l'Autriche et la Russie sont en état de guerre... En temps de paix cela me semble simplement enfantin et doit être surtout fort onéreux pour la Russie si toutes ses frontières sont ornées de tant de précautions.

Sur la route, on passe la frontière devant un Cosaque qui veille, revolver au poing. On est alors en face des bâtiments où vit tout ce monde de sentinelles: casernes, écuries, bureaux de la douane, de la police, maisons des officiers. Nous passons. Mais nous sommes bientôt arrêtés par un grand diable de soldat que vomit sur nous le bureau de la police et qui nous mène, tels des criminels, devant son chef. Celui-ci nous explique,—par gestes,—que nous ne pouvons passer outre sans nous prêter à toutes les formalités du visa de nos passeports. Par gestes également nous lui 78 répondons que nous n'avons pas l'intention d'aller plus loin, que nous voulons seulement avoir l'honneur de poser nos pieds sur le noble sol de Russie, qu'il est par suite inutile de perdre une bonne heure à accomplir de longues formalités; nous faisons comprendre que nous sommes des amis, des Français, des alliés... A ce suprême argument, nous nous attendions à voir l'argousin s'incliner courtoisement et peut-être même nous faire les honneurs du territoire russe. Ah! bien oui! Si vous croyez que la Russie entretient tant de troupes au bord de sa frontière pour la laisser franchir par les premiers Français venus! On nous reconduisit poliment jusque de l'autre côté du fossé en nous faisant comprendre que sans passeports,—et surtout sans le versement qui accompagne le visa,—il était de mauvais goût d'insister, la Russie nous était interdite!

Au fond, ce mauvais accueil nous laissait assez froids, nous avions vu ce que nous voulions voir: la frontière; fait ce que nous voulions faire: pénétrer en Russie.

Quelque peu désabusés cependant par ce fait que notre qualité de Français ne nous avait pas valu plus de sympathies de la part des fonctionnaires russes, nous allâmes nous asseoir au bord de la route, entre le fossé russe et la barre autrichienne, dans cet espace neutre qui sépare les deux pays et là nous rêvâmes longuement, bercés par le chant plaintif de paysans slaves qui travaillaient dans les terres: des hommes avec de rouges 79 vestes, des femmes avec deux longues tresses blondes qui pendaient sur leur dos.

Devant le poste des douaniers autrichiens, nous avons fait la connaissance du curé de Modlnica. Ce digne prêtre, un bon vieillard à la figure toute souriante, examinait attentivement notre voiture automobile: la stupéfaction, l'admiration étaient peintes dans ses yeux... jamais il n'avait vu de voiture sans chevaux et la première qui s'offrait à sa curiosité était un monstre de force et de vitesse. Il nous posa de multiples questions que nous ne pouvions, hélas! comprendre, car il parlait polonais; que de déception sur son honnête figure! Il aurait tant voulu savoir, s'instruire sur les merveilles de la locomotion nouvelle dont il n'avait qu'entendu parler jusque-là. Soudain, il s'avisa de répéter ses questions en latin; l'un de nos camarades parlait cette langue aussi purement que Virgile et le bon vieux prêtre constata enfin avec joie qu'on le comprenait et qu'on lui répondait. Nous fûmes nous-mêmes très heureux de pouvoir causer avec lui car sa conversation était intéressante et il nous apprit une foule de détails curieux sur ce vieux pays de Pologne et sur ces confins austro-russes.

Enfin nous avons mis le comble à sa joie en lui offrant de le ramener jusqu'à Modlnica en automobile. Pendant les quelques cents mètres qui séparent la douane du village notre vieux curé était à la fois suffoquant de bonheur et transi de peur: confortablement installé sur le siège d'arrière, son 80 petit chien sur ses genoux, il ne tarissait d'exclamations laudatives. Cette courte promenade en auto aura été le gros événement de son année, de sa vie peut-être!

Nous le déposâmes devant la porte de son église qu'il nous fit visiter. Pauvre petite église de bois, toute de bois, qu'il soigne et embellit avec amour, du mieux de ses modestes moyens. Un peintre, un grand artiste, nous dit-il avec une naïveté touchante, vient de l'orner de fresques qui font son admiration et qui nous apparurent comme d'affreuses enluminures de guinguette. D'anciens seigneurs polonais sont inhumés en son église, dont il nous fit voir les tombeaux de pierre. En notre honneur, il écarta une draperie qui surmonte l'autel pour faire apparaître la sainte icône à nos yeux. On sentait que ce brave homme éprouvait une intense joie à nous faire visiter ce pauvre petit sanctuaire qui est l'objet de tout son amour, le but de sa vie, et il le faisait avec une candeur qui m'a touché jusqu'aux larmes!

VILLAGE POLONAIS (MODLNICA).

Il tint ensuite à nous mener à son presbytère, jolie petite maison, propre et coquette, enfouie dans la verdure, où il nous offrit la liqueur de l'hospitalité. Suivant une coutume polonaise, un seul verre pour tout le monde, le curé le remplit, y trempa ses lèvres en portant notre santé, puis nous le passa et nous y bûmes tour à tour. Sa liqueur, au reste, était fort bonne: du schnaps parfumé, vieux et fort comme un fer rouge. Pendant que nous buvions à la ronde, le bon 81 curé nous contait une vieille histoire du pays:

On sait que les Polonais ont toujours eu la réputation d'être de grands buveurs. Leur capacité bachique est étonnante, un verre d'alcool qui passe aux yeux des autres peuples pour une quantité respectable leur paraît insignifiant, un litre, qui ferait tomber raide tout autre, les fait à peine cligner des yeux. Un grand seigneur polonais des beaux temps de la république, se trouvant à Rome, fut reçu en audience par le pape, qui le retint à dîner. Notre Polonais, confus par tant d'honneur, remercia de son mieux le chef de l'Eglise, mais il se permit de lui avouer respectueusement qu'il lui serait impossible de prendre la moindre nourriture s'il ne pouvait boire auparavant quelque liqueur, suivant l'usage de son pays. Le pontife lui fit apporter du schnaps et un petit verre, un verre à liqueur, un verre comme on a coutume de s'en servir en Italie ou en France; à la vue du minuscule récipient le seigneur fit une grimace significative:

—Que Votre Sainteté me pardonne, dit-il, mais dans mon pays on a coutume de boire le schnaps dans de grands verres, de très grands verres, et non dans un dé à coudre.

Le pontife lui fit donc apporter un grand verre. Le seigneur polonais le remplit jusqu'au bord et l'avala d'un trait. Le pape épouvanté, s'attendant à le voir tomber raide, s'empressait de lui donner l'absolution, mais notre homme de s'écrier:

82 —Louange à Dieu! Je puis maintenant faire honneur comme il convient au repas de Votre Sainteté.

Et frais et rose, il s'assit à la table du Souverain Pontife ahuri.


Les mines de sel de Wieliczka constituent la principale curiosité des environs de Cracovie. Elles sont situées à 14 kilomètres de la vieille capitale.

Les salines de Wieliczka furent connues dès l'antiquité, mais ce n'est qu'à partir de l'année 1253 que des documents fournissent des renseignements certains concernant leur exploitation.

Le gisement est formé non pas de couches régulières, comme il semble que devrait être le dépôt résultant d'une mer disparue, mais d'énormes, de gigantesques blocs séparés et entourés d'argile; et cependant ce sel est bien d'origine marine ainsi que le prouvent les très nombreux fossiles dont il est mélangé. On y trouve des débris très bien conservés d'animaux marins (foraminifères, coraux, mollusques, crustacés) et de plantes de la mer (différentes espèces de varechs); il s'y rencontre aussi beaucoup de végétaux terrestres (hêtre, bouleau, palmier). Tous ces fossiles appartiennent à la formation méditerranéenne du bassin de Vienne.

83 C'est en somme une montagne de sel, une montagne souterraine. Et cette montagne, les hommes l'ont percée, trouée, perforée, criblée de puits, de galeries, de chambres, d'alvéoles comme une fourmilière dans laquelle s'agite une foule laborieuse, extrayant sans cesse le précieux minéral qui ira saler la moitié de toutes les saucisses, de tous les jambons, de toutes les charcuteries de l'Austro-Hongrie [45].

Huit puits conduisent à l'inextricable réseau qu'est cette mine, huit puits dont les principaux sont le puits François-Joseph Ier (profondeur 197 mètres), le puits Elisabeth (280 mètres), le puits Kronprinz Rodolphe, le puits Joseph II (300 mètres). La mine atteint sa plus grande profondeur à la cote de 426 mètres, soit à 171 mètres au-dessous du niveau de la mer.

A mesure qu'on descend dans les profondeurs de la mine, on voit la qualité du sel aller s'améliorant au point que celui-ci devient presque absolument pur lorsqu'on arrive aux couches les plus basses. On peut du reste diviser le sel extrait de Wieliczka en trois catégories:

1o Le sel vert, très impur, de couleur vert noirâtre, mélangé en forte proportion d'argile et de sable, qui provient de la partie supérieure du gisement.

2o Le spiza-salz [46], qu'on retire des couches 84 moyennes et qui forme l'objet principal de l'exploitation. Il se présente sous l'aspect de cristaux vert gris, renferme des fossiles en grande quantité et répand au contact de l'air une odeur caractéristique rappelant les senteurs de la mer. Ce sel contient en outre du terreau, de l'argile, du sable, du gypse et divers sels.

3o Le tzibik, qu'on ne trouve que tout à fait au fond de la mine. Il est très pur, très blanc, translucide. On en fait des objets sculptés, coupes, presse-papiers, etc., qui sont vendus aux visiteurs.

Comme ses sœurs noires, cette mine renferme de terribles dangers. Elle connut de grands incendies,—dont celui de 1644, qui détruisit le boisage de plusieurs galeries et causa de nombreuses victimes,—de fréquents éboulements, qui provoquèrent l'effondrement de salles immenses, des inondations,—celle de 1868, qui résultait de la rupture des berges d'un lac souterrain faillit compromettre la mine tout entière,—elle connaît même le grisou ou tout au moins un gaz analogue, qui se répand en certaines parties de la mine que les ouvriers ne peuvent aborder qu'avec des lampes de sûreté et qui sont interdites aux visiteurs.

Et cependant, malgré cette insécurité de tous les instants, les ouvriers y travaillent nombreux et se contentent de salaires peu élevés.

Il y a 1000 ouvriers travaillant dans les galeries de Wieliczka; ils ont droit à une retraite après 35 ans de service et sont répartis en quatre 85 classes suivant lesquelles varient leurs salaires:

On voit que la main-d'œuvre y est très bon marché, surtout si l'on compare les salaires ci-dessus à ceux des mineurs français qui gagnent des journées quatre et cinq fois plus fortes.

La production des salines de Wieliczka a été, pour l'année 1903, de:

Quintaux
métriques
Sel de table 400 759
Sel de fabrique 483 313
  ————
Total 884 072

L'exploitation de ces mines rapporte annuellement au gouvernement autrichien la bagatelle de 20 millions environ de bénéfice net. On ne s'étonnera donc pas si l'Autriche,—dont l'esprit d'économie est bien connu,—crut devoir se réserver la propriété de Wieliczka lorsqu'au commencement du siècle dernier Cracovie et son territoire avaient été érigés en république indépendante.

Avant de nous autoriser à prendre place dans la benne qui devait nous enfoncer aux entrailles de la terre salée, on nous obligea à revêtir de longues 86 blouses grises ainsi que des couvre-chefs bizarres destinés à préserver nos personnes de... je n'ai jamais bien su quoi. Nous avions de bien bonnes têtes, ainsi accoutrés tous quatre, nous ressemblions à autant de vieilles bonnes femmes qui se mirent à se rire au nez réciproquement.

L'ascenseur, très rapide, nous fit une impression d'effondrement dans un gouffre obscur, humide et froid [48] pendant qu'une senteur âcre et pénétrante, l'odeur de la saumure, nous prenait à la gorge.

En bas, les guides, qui s'éclairent eux-mêmes avec des torches, nous munissent chacun d'une bougie, et nous voilà partis les uns derrière les autres, un cierge éclairé à la main, tous semblables en nos cagoules grises, semblables à des pénitents en procession... il me prit alors une folle envie de psalmodier lentement quelque chant liturgique. Il fait noir, il fait sombre. A la vacillante lueur de nos bougies, c'est à peine si nous distinguons les parois d'une étroite galerie, que suit la procession. Le roc suinte l'humidité, je touche du doigt, je porte mon doigt à mes lèvres, c'est salé. Mais soudain des éclairs ont jailli, les guides viennent d'allumer des flammes de bengale et c'est un enchantement: la galerie de tout à l'heure a fait place à un décor de féerie, nous sommes maintenant en une chapelle ornée de colonnes élégantes, de grandes statues, d'autels monumentaux, 87 et tout reluit, lance en éclairs les feux mille fois répétés, tout est transparent, le sol, les plafonds, les voûtes, les colonnes, les escaliers, les autels, les statues, tout est en sel!

C'est la chapelle de Saint-Antoine, que firent sortir telle quelle de la masse salée d'habiles ouvriers du dix-huitième siècle. Ces ouvriers étaient même des artistes: les détails architectoniques, l'allure des statues ne manquent ni de cachet ni même de réelle valeur. Cette chapelle se compose d'un autel principal et de petits autels latéraux taillés à même dans le sel; les ornements eux-mêmes, candélabres, cierges, tabernacle, vases sacrés sont de sel. Sur les marches du maître-autel deux moines agenouillées prient... ils sont en sel! Transparentes, grisâtres, de sel, les statues de la Vierge Marie, de saint Clément, de saint Stanislas, de saint Jean et de Marie-Magdeleine, du roi Auguste II. Deux grands crucifix, de larges colonnes... de sel toujours! C'est une chapelle monolithe. L'humidité qui perle sans cesse sur la matière grise qui se liquéfie, a poli tous les angles, arrondi toutes les aspérités, de sorte que les statues, qui pleurent depuis plus de cent ans, ont acquis des airs indécis et naïfs.

Après un autre cheminement dans l'obscurité d'un boyau, nouvel éclairage qui fait apparaître soudain la chambre Letow, gigantesque excavation qui doit son nom à un inspecteur des mines et qui date de l'année 1750. Souvarow en fit, en 1809, une salle de danse et en 1814 Alexandre Ier, 88 empereur de Russie, y fut reçu au milieu d'une brillante fête: une estrade élevée supportait un nombreux orchestre et de grands lustres déversaient des flots de lumière; estrade et lustres subsistent encore.

Plus loin, on pénètre dans la chapelle de Sainte-Cunégonde, dédiée à la patronne des mineurs. C'est une véritable église qui a cinquante mètres de long, quatorze mètres de large et dix mètres de haut; elle renferme une chaire formée d'un seul bloc de sel. Dans la sacristie on voit une statue du Christ sous la croix qui est une véritable œuvre d'art. Cette excavation est située à l'étage du milieu de la mine, à quatre-vingt-dix mètres au-dessous de la lumière du jour.

Plus loin encore et plus profond voici la chambre Michalovice qui a vingt-huit mètres de long, dix-huit mètres de large et trente-six mètres de haut... son sommet se perd dans l'obscurité. Cet antre gigantesque fut produit par l'extraction du sel pendant les années qui s'écoulèrent de 1717 à 1761.

Cette mine est donc formée de très grandes excavations qui sont creusées pendant plusieurs années et qui croissent en dimension à mesure que s'avance l'exploitation. Lorsque les proportions de ces excavations sont devenues trop grandes, que les échafaudages se sont trop compliqués et que par suite l'exploitation revient à un prix trop élevé, elles sont abandonnées pour toujours et l'on commence à en creuser d'autres.

89 Pour passer d'une salle à l'autre, il faut se replonger dans les étroites galeries de communication, où l'on y voit à peine à la lueur des bougies tremblotantes, où l'on sent la voûte vous frôler la tête; on a comme une impression d'écrasement, d'étouffement; on monte interminablement, puis l'on descend sans fin et sans raison, on bute contre les rails d'un chemin de fer souterrain, on glisse dans de sournoises flaques d'eau saumâtre; là c'est un escalier aux marches glissantes, plus loin un petit pont de bois, une simple planche sur un cours d'eau infernal et l'on va toujours, poussé par une curiosité inassouvie.

La chambre de l'Empereur François a été baptisée en l'honneur de l'empereur qui la visita en 1817; elle a cinquante-huit mètres de long et trente-deux mètres de haut. On y remarque deux pyramides de sel qui y furent érigées en commémoration de l'archiduc Rodolphe et de la princesse Stéphanie.

La chambre Drozdowice, qui a vingt-huit mètres de hauteur est en pleine exploitation. Les échafaudages y sont multiples, un amas de blocs épars va s'élargissant sous chaque point où le pic des ouvriers attaque encore les parois.

Dans la chambre de l'Archiduc Frédéric, haute de trente mètres, on remarque un portrait de l'archange Saint-Michel datant de l'an 1691.

Ces salles immenses vous font une fort étrange impression. Ce ne sont point ici les galeries basses qu'on a coutume de voir dans les mines de houille; 90 imaginez-vous l'effet que peuvent produire des voûtes géantes, hautes d'une trentaine de mètres, dont le sommet va se perdre dans une obscurité mystérieuse, des piliers colossaux de matière à demi transparente, de murailles scintillantes de cristaux irisés. Les torches des guides répandent une lumière vague, leur flamme, qui a peine à trouer le noir, s'entoure d'un halo sanglant. L'obscurité des entrailles de la terre est si dense qu'elle semble s'être matérialisée, on dirait du brouillard, lourd, épais, qui vous presse et qui vous étreint. Les visiteurs disséminés dans les chambres paraissent tout petits dans cette architecture de géants, ils ressemblent à des pygmées qui s'agiteraient vainement.

La chambre Walczyn ou gare du Comte Goluchowski, à cent trente-cinq mètres sous terre, reçut sa seconde appellation en 1864 en l'honneur du célèbre homme d'Etat. Elle est, paraît-il, très intéressante, car elle sert de point de jonction aux galeries provenant de plusieurs puits; malheureusement on ne la laisse plus visiter car elle n'est plus très sûre.

Cette marche dans l'obscurité et dans le silence finit par fatiguer, on se sent peu à peu envahir par des idées de tristesse et de peur.

Les grottes du Kronprinz Rodolphe et de la princesse Stéphanie sont réunies ensemble par un long tunnel rempli d'eau. On parcourt ce fleuve infernal sur une barque qui glisse silencieusement pendant que la blafarde lueur des torches se 91 reflète dans les eaux mortes. L'air humide vous pénètre, il fait froid, il fait sombre, la nuit sans étoiles vous entoure, on a peur! N'est-ce point réellement ici l'entrée des enfers, et ce fleuve n'est-il pas l'Achéron? Où allons-nous ainsi toujours plus loin dans les entrailles de la terre? Une véritable angoisse m'étreint en me sentant emporté dans le noir sur ces eaux mystérieuses. Ah! que ne donnerais-je pas à cet instant pour revoir subitement la lumière du jour! Le guide qui manœuvre les rames a une sombre mine de démon; je vois ses yeux qui brillent dans l'ombre... horreur! c'est le démon Caron, aux yeux de braise, Caron, le sombre nocher des marais livides [49].


Il est une vieille légende polonaise sur le sel que j'ai entendu conter; elle est ici de circonstance. Laissez-moi vous la dire.

Un vieux roi avait trois filles, belles comme le jour, et prêtes à marier. En son égoïsme sénile, il leur demanda un jour combien et comment elles l'aimaient.

—Comme l'oiseau aime l'air, dit l'aînée.

—Je vous aime autant que les fleurs aiment le soleil, dit la seconde.

—Mon père, dit à son tour la cadette, je vous aime aussi fort que vous aimez le sel.

92 Le vieillard ne comprit point la puissance de cette comparaison naïve, il n'en vit que la vulgarité et se fâcha tout rouge, comme devaient se fâcher les rois de ces temps reculés:

—Tu insultes ton père, fille dénaturée! Tu n'es plus digne de moi. Je te déshérite et je te chasse.

Et malgré ses tendres supplications, malgré ses larmes, la malheureuse princesse Hélène,—elle s'appelait ainsi,—fut obligée de quitter le royaume de son père.

Mais l'intendant que le roi avait chargé de l'accompagner jusqu'à la frontière avait bon cœur. Il l'habilla en paysanne, cacha ses beaux habits de princesse dans un sac qu'ils emportèrent avec eux et alla la placer comme gardeuse de dindons chez de braves paysans qui habitaient auprès du château du roi voisin:

—Ici, lui dit-il, vous serez bien cachée et bien traitée par ces bonnes gens. Lorsque le roi votre père regrettera ce qu'il a fait, je reviendrai vous chercher.

La princesse Hélène vécut d'abord tranquille dans l'humble demeure. Mais voici que vint le temps du carnaval avec ses fêtes. Chaque soir on voyait un fastueux cortège de seigneurs et de belles dames accourir au château royal où, dans les lumières et dans la joie, le bal se prolongeait jusqu'au lever du jour. La pauvre petite princesse regretta le temps où elle aussi dansait dans un autre château. Mais que fit-elle? Un soir, elle 93 feignit d'aller se coucher et, dans sa chambrette, ouvrit mystérieusement le sac qui contenait ses beaux habits. Elle se revêtit d'une robe couleur du ciel, se para de ses bijoux et se rendit hardiment au château royal.

Son apparition dans la salle du bal produisit une énorme sensation; son étincelante beauté éclipsa les plus belles. Le fils du roi vint lui offrir son poing. Il était beau comme elle était belle; durant toute la nuit ils dansèrent ensemble et leurs deux cœurs battaient à l'unisson. Mais un peu avant l'aurore, elle s'enfuit légère et le jour la retrouva vêtue de bure et gardant humblement ses dindons.

Le fils du roi, allant à la chasse, passa auprès d'elle et se dit:

—Quelle ressemblance frappante! Si cette paysanne n'était pas si pauvrement vêtue, je jurerais que c'est l'incomparable beauté que je fis danser cette nuit et qui disparut subitement.

Le soir, elle feignit encore d'aller se coucher et quand tout dormit dans la masure des paysans, se couvrit d'une robe couleur de la lune et se rendit au bal où sa beauté fit disparaître toutes les autres ainsi que disparaissent les étoiles lorsque apparaît le soleil.

Le troisième soir, elle vint encore au bal revêtue d'une robe couleur du soleil. Encore le fils du roi s'enivra de l'éclat de ses beaux yeux! Mais lorsqu'un peu avant l'aurore, fugitive et légère elle s'enfuyait, elle perdit un de ses souliers, 94 un tout petit soulier de satin rouge orné de rubis.

Le fils du roi qui recherchait sa belle, disparue soudain comme les autres nuits, trouva le soulier. Dès le point du jour, il fit publier qu'il ferait sa femme de la demoiselle qui pourrait chausser le petit soulier. Toutes les nobles filles, le cœur ému, le pied frémissant, espérant être reine, accoururent au château pour essayer le soulier; mais aucune d'entre elles ne parvint à le chausser, toutes avaient trop grand pied, aucune non plus ne rappelait au fils du roi les traits aimés de la belle inconnue.

Le prince eut soudain une inspiration du ciel en songeant à la belle paysanne qu'il avait rencontrée quelques jours auparavant:

—Qu'on aille, dit-il, me quérir la gardeuse de dindons.

Et la princesse Hélène vint; elle avait remis sa robe couleur du soleil, il lui manquait un soulier, son petit pied se glissa sans peine dans la chaussure à tant d'autres rebelles.

La noce eut lieu quelques jours après.

Le roi étant mort au bout de peu de temps, voici que le prince monta sur le trône et que la petite princesse ceignit la couronne de reine.

Mais la pauvrette songeait toujours à son vieux père; elle apprit au roi son mari comment elle était devenue gardeuse de dindons, alors celui-ci lui dit:

—Comptez sur moi pour vous réconcilier avec 95 votre père. Non seulement vous aurez encore le plaisir de le serrer sur votre cœur, mais je veux qu'il vous rende pleine et entière justice.

Et tout aussitôt il envoya au vieux roi, son voisin, un ambassadeur pour l'inviter à venir dîner en son château.

Le père de la princesse accepta. Il arriva bientôt dans un carrosse doré attelé de six chevaux blancs comme la neige.

Les deux rois se mirent à table. Le service comprenait une infinité de plats somptueux contenant des mets qui auraient dû être délicieux, mais aucun d'eux n'avait été salé. Le vieux roi goûtait de tous et les repoussait tour à tour. A la fin, n'y tenant plus, il s'écria:

—Y a-t-il longtemps que la mode s'est introduite dans votre royaume de manger tous les plats sans sel?

—Mais c'est moi qui ai donné l'ordre de ne saler aucun des mets qu'on nous sert aujourd'hui. On m'avait assuré que vous n'aimiez pas le sel, je croyais ainsi vous être réellement agréable.

—C'est une erreur, une grossière erreur, j'aime au contraire beaucoup le sel que je considère comme absolument indispensable à la vie des hommes. Mais qui donc a pu vous affirmer une chose pareille?

—C'est votre fille...

A ce moment une porte s'ouvrit et la princesse Hélène, tout émue, vint tomber dans les bras de son père ravi, qui comprit alors combien il avait 96 eu tort et combien de sagesse contenait la réponse de sa fille cadette dont il s'était jadis si fort offensé [50].

CHAPITRE III
LA HONGRIE DES KARPATHES

97

Les Beskides.—Le château de Budatin.—La vallée de la Vaag.— Zsolna.—Le tableau de Litava.—Les ruines de Strecno et d'Ovar.—Le Fatra.—La passe de Strecno.—Villages en bois.—La passe de Hradiska.—Rozsahegy.—Les Slovaques.—Le czimballom.—La vallée de Stijavnica.—Le plateau de la Haute-Forêt.—Le lac Csorba.—Les Yeux de la Mer.—Les monts Tatra.—Les trésors du Tatra.—Poprad.—Les Zips.—Les bains de Schmek.—La grotte de glace de Dobsina.—Les Karpathes de Gömor, d'Abauj et de Torna.—Le château de Kraznahorka.—Pelsöcz.—Le pays des cavernes.—La grotte de stalactites d'Aggtelek.—La Forêt Rouge.

Pendant que nous emporte l'auto, qui tressaille et qui bourdonne comme une grosse mouche, nous contemplons l'horizon du sud où se dressent orgueilleuses les cimes des Karpathes. Nous interrogeons curieusement ces montagnes déchirées et sauvages qui lancent vers le ciel une infinité de pics aigus comme autant de dards menaçants.

Ce sont les grandes Karpathes, le haut Tatra, là est le but principal de notre voyage.

La chaîne des Karpathes est en quelque sorte le prolongement oriental des Alpes. Les Karpathes sont les Alpes transdanubiennes. C'est un immense fer à cheval qui encercle, protège, limite la Hongrie d'au delà du Danube. Parties du Danube à 98 Presbourg, elles reviennent au Danube aux Portes de Fer après avoir décrit dans le Nord leur courbe géante. Sans prétendre à la majesté des grandes Alpes, les Karpathes n'en arrivent pas moins au troisième rang parmi les montagnes européennes. Moins hautes que les Alpes [51], elles sont cependant plus sauvages, bien moins connues, encore très boisées, peu habitées; certaines de leurs parties ont vu l'homme si rarement qu'elles apparaissent encore telles qu'elles sortirent des mains de la Nature.

Ces montagnes ne ressemblent pas à nos Alpes. Rien ne saurait rendre l'âpreté, la sauvagerie, je dirai presque la férocité de leur aspect. La neige éternelle ne leur apporte point son irradiante beauté; leurs flancs sont tellement abrupts, tellement glissants, que les neiges et les glaces ne s'y peuvent accrocher et disparaissent aux premiers beaux jours bien que leurs têtes altières atteignent la région du froid éternel. Les sommets ont le gris uniforme et rude de la roche à nu. Les flancs se perdent au sein de forêts noires, noires comme l'encre, sinistres!


Nous avons quitté Cracovie ce matin de bonne heure et nous nous dirigeons au sud par Wadowice et Andrychau, deux petites villes industrielles 99 situées dans une vaste plaine. De ce côté, la campagne polonaise n'a plus l'aspect misérable des rives de la Vistule; les champs semblent bien cultivés, les fermes ont perdu leurs toits de chaume, les villages sont bien construits, déjà quasi propres, on n'y rencontre presque plus de Juifs.

Au delà d'Audrychau la route s'engage dans les montagnes. Ce sont les Beskides, premiers contreforts septentrionaux des Karpathes. On s'élève parmi les sapins, dans une forêt noire d'où l'on a parfois de très belles échappées sur la grande vallée qui va s'élargissant à mesure qu'on monte et au milieu de laquelle la ville d'Andrychau fait une grosse tache blanche. On arrive ainsi au sommet d'un col [52] d'où la vue s'étend libre et admirable; nous nous sommes arrêtés là et longtemps nous avons regardé la vallée verte et les montagnes noires.

Les forêts que nous traversons sont l'objet d'une exploitation régulière qui paraît fort bien comprise: chaque coupe est suivie d'un reboisement méthodique. On voit ainsi des portions de bois de tous âges et de toutes tailles depuis les sapins minuscules qui viennent d'être plantés, alignés, grêles, d'un vert tendre, jusqu'aux ancêtres colossaux et noirs qu'atteindra bientôt la hache du bûcheron.

Dans une sorte de carrefour où aboutissent plusieurs 100 vallées, où confluent plusieurs rivières, nous trouvâmes la petite ville de Saybusch. Nous y déjeunâmes en une hôtellerie où le patron nous accueillit en nous demandant ce que nous voulions pour le «boulot». On nous servit du potage indigène aux carottes rouges, sorte de brouet couleur lie de vin au goût de sucre et de vinaigre, du poulet au paprika et des palatzchinken. Voilà bien la quinzième fois que nous mangeons des palatzchinken; j'admets qu'on les prépare admirablement dans l'empire de François-Joseph, surtout quand on y ajoute quelque savoureuse confiture, mais n'empêche que je commence à trouver que celui de nos amis qui est chargé de l'ordonnance de nos menus abuse un peu du penchant bien caractérisé qu'il a pour ce plat que Guignol appelle tout simplement des matefains.

Nous suivons maintenant une vallée assez large où coule le Sola. A côté de la route, le chemin de fer qui nous a rejoint depuis Saybusch; on procède à des réparations à la voie: seules des femmes s'occupent à ces pénibles travaux, nous les voyons piocher, rejeter la terre avec de lourdes pelles, charrier du gravier dans des brouettes, déplacer de grosses traverses pendant que des hommes en habits des dimanches viennent les regarder travailler en faisant la causette.

Un peu plus loin la route est occupée par une bande d'oies qui nous considèrent gravement. Celles-ci sont grises, un peu plus petites que les oies domestiques qu'on rencontre habituellement, 101 leur ressemblance avec les oies sauvages est frappante, ce sont cependant bien des bêtes domestiquées car elles sortent d'une ferme; mais leur civilisation ne remonte certainement par au delà d'un grand nombre de générations car les voilà qui s'envolent à tire-d'ailes, qui s'envolent haut, qui piquent droit dans le ciel. Dans ces âpres montagnes les animaux domestiques eux-mêmes sont encore à demi sauvages.

La route grimpe maintenant en pleine montagne, dans un désert. Voici le sommet d'un nouveau col [53] des Beskides, on devrait trouver là un village, si j'en crois la carte, mais de village point, caché sans doute dans quelque creux, on ne voit que l'immensité désertique, le chaos des monts, les grands bois de sapins, les prairies accidentées, des cailloux, le silence. Seul un grand aigle, qui plane majestueusement dans le ciel bleu, représente avec nous la vie en ces lieux.

Sur l'autre versant du col c'est la Hongrie. Adieu, Pologne! Nous voici dans le royaume de saint Etienne.

La route avait été passable depuis Cracovie, dès qu'elle devient hongroise elle change à son désavantage, elle se fait mauvaise, elle est à peine entretenue, l'herbe y pousse comme dans un pré.

Un peu avant Csacza nous atteignons la vallée de la Kisucza, étroite et sauvage. Les montagnes, très rapprochées, sont entièrement boisées de 102 chênes, d'ormes et de charmilles dans le bas, de sapins dans le haut; la rivière coule limpide dans cette verdure, son lit est lui-même souvent parsemé d'îlots de sable où croissent des aulnes.

Une tribu errante de tziganes nous croisa sur le chemin. Jamais je n'avais vu des faciès aussi typiques. On dirait presque des nègres tellement hommes, femmes et enfants sont noirs. Les cheveux de ceux-là sont crépus. Les hommes sont grands et bien faits, les femmes ont de beaux traits, hélas! déjà fanés par la misère; les enfants, à demi nus, beaux dans leur impudeur, semblent des statues de bronze.

Au milieu de la vallée, non pas sur la pointe d'un roc escarpé comme c'est l'usage, mais au niveau même de la rivière, on voit se dresser l'énorme tour du château de Budatin. C'est le premier de ces vieux châteaux forts des Karpathes dont nous allons rencontrer un si grand nombre dans la vallée de la Vaag, tous anciens repaires de nobles brigands aux mœurs sanguinaires et sauvages qui furent si longtemps maîtres de ces gorges reculées. Tous ont leur histoire sinistre, le château de Budatin comme les autres.

Il y a plusieurs siècles,—c'était sous le règne du roi Mathias Corvin,—le seigneur de Budatin, Gaspard Szunyogh, avait une fille qu'on appelait la charmante Catherine. Elle était fiancée à un brave chevalier nommé François Forgach; tous deux s'aimaient, ils allaient bientôt se voir unis par les liens du mariage, lorsqu'un puissant seigneur 103 des environs, Jean Jakusich de Löwenstein, étant tombé amoureux d'elle, demanda sa main à son père. Le vieux Gaspard Szunyogh, ébloui par le riche parti qui s'offrait pour sa fille, ne craignit point de trahir la foi qu'il avait jurée à François Forgach, et malgré les supplications et les larmes de sa fille, lui intima l'ordre de devenir la femme de Jean Jakusich de Löwenstein. Les deux amoureux, voyant qu'ils ne pouvaient triompher de l'avarice du vieux seigneur, résolurent de s'enfuir. Mais, trahis par un serviteur, ils se virent surpris au moment de leur fuite et le cruel seigneur, courroucé de voir que sa fille osait lui résister, eut la barbarie de la condamner à mort, il poussa même la cruauté jusqu'à la faire murer vivante dans un caveau du château. Heureusement son amant survint à la tête d'une troupe armée pour la sauver; il envahit le château et eut la joie de délivrer sa bien-aimée. Tous deux pensaient qu'ils avaient enfin gagné leur droit au bonheur; ils avaient oublié le seigneur de Löwenstein, qui n'avait nullement renoncé à son amour. Celui-ci se présente à Budatin, provoque Forgach et après un combat acharné, le tue. La charmante Catherine tombe morte sur le cadavre de son amant. Le vieux Gaspard Szunyogh devient fou. Le seigneur de Löwenstein, terrifié par ce triple malheur dont il est la cause, s'écrie:

—Je vous ai séparés dans la vie, je veux vous réunir dans la mort!

Et il leur fit lui-même de somptueuses funérailles, 104 il les fit enterrer côte à côte dans un caveau de Budatin où ils reposent encore aujourd'hui [54].

A côté de Budatin, la Kisucza se jette dans la Vaag. Le vieux château, placé au confluent, au beau milieu de la vallée, était bien réellement la sentinelle vigilante qui barrait l'accès de cet important carrefour et pouvait rançonner à loisir qui voulait passer d'une vallée dans l'autre.


De l'autre côté de la Vaag se trouve Zsolna où nous fîmes notre entrée au milieu de l'émoi causé par un vaste incendie. Comme nous arrivions, les pompiers finissaient à peine d'ajuster leurs boyaux, l'eau ne jaillissait pas encore, mais il y avait déjà quelque chose comme sept ou huit maisons entièrement consumées. L'intérêt est quelque chose d'éminemment relatif, celui que provoquait l'incendie parmi les indigènes de Zsolna n'était rien auprès de celui que déchaîna l'apparition de notre automobile. Les autos doivent être chose fort rare en ce pays perdu. Dans un instant la foule lâcha les pompiers, leurs pompes et leurs tuyaux et roula comme une vague autour de nous; je crois même me souvenir que les pompiers accoururent avec elle.

Zsolna [55] est une petite ville adorablement 105 située dans le beau décor de la vallée de la Vaag, qui serait assez coquette sans l'incurie toute hongroise qui laisse ses rues se transformer en bourbiers infects dans lesquels les voitures ont toutes les peines du monde à circuler.

Nous y avons passé la nuit [56] dans un hôtel tout neuf, très confortablement, très luxueusement aménagé, un hôtel qui ne doit être terminé que depuis quelques mois et qui est déjà aussi sale que possible. Décidément nous sommes bien en Hongrie, le pays d'avant-garde d'Orient où le fatalisme contemplatif lutte avantageusement contre le réalisme occidental.

Suivant la mode magyare, un orchestre de tziganes faisait entendre sa musique endiablée pendant que nous dînions. Il n'est personne aujourd'hui qui n'ait entendu des musiciens tziganes, ornements obligés de nos villes d'eaux; mais chez nous leur musique, comme leurs personnes, semble s'être quelque peu imprégnée de nos mœurs, elle a perdu de son originalité, de son éclat et surtout de sa sauvagerie. En Hongrie ils sont franchement eux-mêmes, des artistes brillants mais indisciplinés, des virtuoses incomparables, mieux, de véritables gymnastes de la musique. Ceux que nous entendîmes à Zsolna savaient tirer de leurs instruments d'extraordinaires effets, des accents qui nous allaient à l'âme, des accords sauvages, 106 sauvages et terribles comme les gorges sinistres de leurs montagnes. Ces gens ne sont point des musiciens mercenaires qui, pour de l'argent, raclent un instrument comme d'autres scieraient du bois; pour de l'argent, certes, les tziganes jouent d'un bout de l'année à l'autre, mais on peut bien dire que mieux qu'aucun autre exemple, ils sont adaptés à leur profession; ces tziganes sont nés musiciens comme l'oiseau est né pour voler ou le poisson pour nager. Ah! non, ils ne jouent point en vulgaires mercenaires, ils jouent pour l'art autant que pour l'argent, leur être tout entier participe à leur jeu et vibre avec leur instrument. L'âme du virtuose semble passer dans les cordes de son violon; il appuie son oreille contre l'instrument comme s'il voulait écouter un mystérieux écho, comme si le violon parlait, répondait à son âme d'artiste. Et sur sa mobile figure se reflètent et se succèdent toutes les sensations que traduit son archet.

Zsolna n'occupa pas toujours son actuel emplacement au bord de la Vaag. Jadis la ville était située un peu plus au sud, dans la vallée de la Rajczanka, non loin du château de Litava. Lorsque la vague tartare déferla sur le pays [57], la ville florissante et le fier château succombèrent dans les flammes et dans le sang. Après le départ des musulmans on vit la cité et le château renaître de leurs cendres, mais les habitants de la vieille 107 ville que les lieux du carnage remplissaient encore d'épouvante allèrent plus loin édifier la nouvelle Zsolna, tandis que le château de Litava se relevait fièrement à la même place. Dans la chapelle du château reconstruit, à la place d'honneur, sur le maître-autel, un tableau représentait un épisode merveilleux de la sanglante invasion. La horde tartare qui s'était emparée du château de Litava y avait amené avec elle des prisonniers dont elle s'était emparée dans un village voisin, c'étaient tous de pauvres vieillards, des enfants, des femmes qui s'étaient réfugiés dans l'église du village sous la protection de leur vieux curé et que les barbares avaient capturés sans peine et sans gloire. Les murs du château s'élèvent au-dessus d'une falaise à pic: les musulmans imaginèrent de ficher en terre, juste au-dessous des remparts, une série de deux pieux aigus et donnèrent à choisir à leurs malheureux prisonniers entre la religion de Mahomet et la chute dans le précipice agrémenté de pieux. Le vieux curé protesta hautement que ni lui ni aucun de ses paroissiens ne consentiraient à renier Dieu, et malgré l'horreur du supplice qu'on leur préparait, il harangua ses frères pour les engager à mourir chrétiennement. Ils furent donc traînés au bord du gouffre. Un Tartare, s'adressant au vieux prêtre qui devait mourir le premier, lui dit:

—Voyons si ton Dieu sera capable de te sauver!

A ces mots, il le précipite dans l'abîme. Miracle! Le curé tournoya dans le vide puis disparut 108 comme enlevé par une main invisible. Les Tartares épouvantés par cette disparition qu'ils croyaient surnaturelle, s'enfuirent pour ne plus revenir. Les prisonniers ainsi délivrés retrouvèrent leur vieux curé accroché par ses vêtements à une arête du roc et dissimulé à la vue par un épais fourré d'arbustes qui croissaient à mi-hauteur du précipice. Tel est l'événement que représentait le tableau [58] de la chapelle seigneuriale et que la légende, fidèlement transmise à travers les siècles, nous a aussi rapporté [59].


Lorsque nous partîmes de Zsolna, les rues, la route étaient un marécage aux piétons impraticable. Je compris alors pourquoi les Hongrois des campagnes et des petites villes, les femmes aussi bien que les hommes, portent tous d'immenses bottes sans lesquelles ils ne pourraient affronter leurs chemins. Il avait plu toute la nuit, non pas d'une de ces pluies banales durant lesquelles l'eau tombe tranquillement du ciel, non, en ce pays tout est sauvage, même la pluie, et celle-ci s'était ruée avec rage sur la vallée pendant douze heures, si bien qu'au matin, lorsque enfin le soleil dissipa les nuages, tout n'était plus qu'eau et boue dans la vallée.

109 Pour sortir de Zsolna nous dûmes prendre un chemin où la boue était si épaisse qu'elle atteignait aux moyeux des roues; vingt fois je crus que nous allions rester dans cette fondrière où l'auto se débattait en projetant au loin des gerbes de marmelade noirâtre et visqueuse.

Nous remontons la si pittoresque vallée de la Vaag, sauvage et sombre couloir où le mystère du moyen âge semble planer encore, la vallée des vieux châteaux des Karpathes, aires d'aigles juchées au sommet des abruptes montagnes, se succédant à chaque pas, surplombant chaque coude de la rivière, à l'affût de chaque passage difficile et d'où les féroces seigneurs fondaient sur les voyageurs qui osaient s'aventurer dans la gorge, les rançonnant, les pillant, les massacrant.

Voici un premier coude brusque de la rivière et voici un château embusqué sur un mamelon, entre des hauteurs qui ne le laissent voir que lorsqu'il est trop tard pour le fuir. C'est le château de Strecno, dont les ruines imposantes, un haut donjon, des murailles percées de grandes fenêtres gothiques, disent assez quelle fut son importance. Ce château commandait non seulement la vallée de la Vaag, mais aussi celle de la Varinka, qui débouche juste en face.

Quelques pas plus loin, nouveau coude brusque et, tout au sommet d'une haute falaise, nouvelles ruines qui se découpent sinistrement sur l'azur du ciel, les ruines du château d'Ovar. Il paraît qu'en cet endroit la rivière, étranglée et mugissante, est 110 fort dangereuse et fort redoutée par les bateliers. Les brigands qui avaient construit Ovar avaient soigneusement choisi leur endroit: aucun bateau, aucun train de bois ne pouvait s'aventurer sur ces rapides sans s'être au préalable délesté suffisamment entre les mains des châtelains qui, on le voit, accomplissaient là une besogne éminemment philanthropique!

A Strecno commence un véritable défilé où la rivière, la route et la voie ferrée trouvent à peine place. C'est une gorge sauvage et d'un pittoresque achevé, c'est un étroit passage que la Vaag s'est creusé de vive force. Une quantité de bois flottés donnent au cours d'eau un aspect bizarre: les troncs roux communiquent une teinte de rouille aux eaux si vertes dans lesquelles se réfléchissent les verts des deux rives boisées, des deux rives qui sont des montagnes qu'escaladent des forêts de sapins.

Nous avons pénétré maintenant en plein massif des Grandes Karpathes. Ces montagnes élevées qui se dressent en face de nous sur la rive droite, ce sont les monts du Fatra.

Le Fatra est un massif nettement distinct au milieu des Grandes Karpathes, qui a sa physionomie propre, son allure et même sa végétation particulières. En effet, tandis que le reste de cette partie de la chaîne est de nature calcaire, le Fatra est un grand bloc granitique qui se trouve là comme une île au milieu des formations plus récentes.

111 La route traverse parfois de petits villages slovaques, aux maisons entièrement de bois, mais propres et coquets. L'un d'eux vient d'être la proie d'un incendie, tout a flambé, il ne reste qu'une seule maison que sa bonne étoile ou peut-être que la prévoyance de son propriétaire avait placée suffisamment loin des autres et que les flammes n'ont pu atteindre. Nous voyons les habitants qui reconstruisent leurs pauvres maisons: hélas! l'expérience ne leur a guère profité: ils reconstruisent tout en bois, bien que la pierre ne soit pas chose inconnue ici, et groupent leurs maisons aussi près, quoique le terrain ne doive pas être cher en ce pays, de sorte qu'au premier incendie tout flambera encore, mais ils reconstruiront de même et ainsi de suite. On raconte que certains de ces villages de bois ont brûlé en entier jusqu'à cinq et six fois en dix ans!

Un peu avant d'atteindre le village de Ruttka, on sort de l'étroite gorge, les montagnes s'écartent, l'horizon s'agrandit et l'on peut apercevoir dans les airs les hauts sommets du Fatra [60]. On se trouve dans une vallée en forme d'ellipse, entièrement close de hautes montagnes, au milieu de laquelle la Vaag serpente tranquille et silencieuse. Le sol est marécageux. N'était la passe de Strecno que nous avons suivie et par laquelle s'écoule la rivière, celle-ci formerait ici un grand lac sans issue. Et de fait, il est démontré qu'autrefois toute 112 la vallée se trouvait sous les eaux. La légende rapporte qu'un puissant roi des Quades, nommé Trudin, creusa la roche pour faire écouler ces eaux, créa la passe de Strecno et à la place du lac donna à ses peuples une vallée large et fertile. Il est certain que cette légende est apocryphe, car un roi barbare, aussi puissant qu'il ait pu être, n'aurait jamais pu faire creuser la tranchée formidable par laquelle s'échappe aujourd'hui la Vaag. Mais ce que l'homme n'a pu produire, les forces de la nature l'ont accompli et il est certain que la rivière, jadis prisonnière, poursuit à présent son cours à travers la montagne et que le lac d'autrefois a fait place à la vallée que nous traversons.

VILLAGE HONGROIS (TURAN).

Turan se trouve vers l'autre bout de la vallée. C'est un village aux petites maisons blanches, basses, sans étages,—nous n'en verrons plus d'autres dans tous les villages de Hongrie,—quelques-unes de pisé, la plupart en bois, toutes recouvertes de petites tuiles de bois; ces maisons se ressemblent toutes, sont presque toutes de mêmes dimensions, sont alignées dans un ordre géométrique parfait, régulièrement espacées les unes des autres, sans doute à cause du feu, mais trop rapprochées cependant pour que la précaution puisse être efficace.


Mais voilà que peu à peu les montagnes se sont rapprochées de nouveau, la riante vallée lacustre a 113 pris fin et de nouvelles gorges s'ouvrent devant nous. Ce défilé, appelé passe de Hradiska, est moins sauvage que l'autre, la rivière plus calme coule sur un lit de sable fin, elle ne gronde pas comme là-bas, son chant n'est qu'un murmure. Les eaux se sont frayé ici un plus facile passage, car au granit du Fatra ont succédé des calcaires; nous pénétrons dans les Karpathes de Lipto [61], massif avant-coureur du terrible Tatra.

Au milieu de la passe, les falaises de la rive droite de la Vaag sont brusquement tranchées par une brèche, débouché de la pittoresque vallée d'Arva.

Après que la vallée s'est à nouveau élargie, on arrive bientôt dans la petite ville de Rozsahegy [62], située au confluent de la Vaag et de la Revucza et que semblent menacer encore les ruines majestueuses du vieux château de Likava.

Rozsahegy aurait été fondée par une colonie allemande de mineurs [63], mais elle est aujourd'hui entièrement slave.

Les Slaves des Karpathes sont assez différents des Ruthènes que nous vîmes en Pologne; ils sont un peu plus éloignés de la grande famille russe. On les appelle Slovaques; ce sont, en grande partie, les descendants des Tchèques de la grande principauté de Moravie qu'abattirent les Magyars 114 d'Arpad au moment de leur arrivée en Hongrie.

Le mouvement ethnographique de cette partie des Karpathes est fort curieux; je demande qu'il me soit permis d'en dire quelques mots.

Sans remonter jusqu'aux Quades, peuplade sarmate qui habitait ces lieux aux temps primitifs, sans parler des Romains qui s'emparèrent de la contrée comme de toute la Pannonie et qui exploitèrent ses richesses minières déjà connues des Quades, sans m'arrêter aux diverses nations barbares qui traversèrent ces montagnes au temps des grandes invasions, je dirai qu'au dixième siècle toute la région était peuplée de Slaves faisant partie de la principauté appelée Grande Moravie. En 905, les Hongrois qui venaient de pénétrer en Europe, défirent Svatopluck, prince de la Grande Moravie et s'emparèrent d'une partie de ses Etats. Les Slaves moraves des Karpathes se fondirent bientôt avec leurs conquérants au point qu'au bout de quelques siècles on ne pouvait guère discerner les uns des autres. Alors commença dans les Karpathes un mouvement de germanisation qui alla peu à peu en s'accentuant, les Allemands s'infiltrèrent de plus en plus dans ces riches régions,—et l'on sait combien les Allemands possèdent l'art de s'infiltrer...—et en auraient chassé complètement les Slaves si ceux-ci, presque subitement, n'étaient revenus à la charge et si vigoureusement qu'ils arrêtèrent le mouvement de leurs adversaires et chassèrent peu à peu les Germains du pays où l'on n'en retrouve plus maintenant que quelques 115 îlots épars et noyés dans le grand lac slave. Ce retour des Slaves eut lieu au quinzième siècle: le grand mouvement des hussites de Bohême eut jusqu'ici sa répercussion, les bandes de Jean Giska envahirent les Karpathes, pillèrent le pays, mais s'y fixèrent en grande partie, y laissant tout au moins un noyau slave qui allait désormais appeler constamment à lui des frères moraves. Dès lors, le mouvement de reslavisation des Karpathes était commencé, il s'est poursuivi sans trêve jusqu'à nos jours, au grand préjudice des Allemands qui ont maintenant à peu près disparu.

Les Slovaques, quoique descendant des anciens possesseurs du sol qu'ils habitent aujourd'hui, sont donc de venue toute récente, ils sont revenus par ricochet. Ceux de leurs frères qui étaient restés ne sont plus leurs frères, ce sont plutôt des Hongrois que des Slaves, ce ne sont pas eux qu'on appelle Slovaques, mais bien les derniers venus qui rapportèrent avec eux les caractéristiques de leur race.

Pour donner une idée de la réussite du mouvement moderne de slavisation des Karpathes, je citerai les chiffres suivants qui indiquent le pourcentage de l'élément slave dans les principaux comitats [64] de cette région:

Comitat d'Arva 93% de Slovaques.
de Trentschin 91%
de Lipto 90% 116
de Thurocz 74%,
de Nyitra 71%
de Saros 69%
de Szepes 55%
de Gömor 44%  [65].

Les Slovaques de Hongrie, comme les Ruthènes de Pologne, appartiennent à l'Eglise grecque.

Nous avons déjeuné à Rozsahegy. En dehors de la ville, de l'autre côté de la Vaag, nous trouvâmes une auberge, une vraie auberge hongroise, simple et patriarcale, où l'on nous servit des truites délicieuses, du guliasch [66] et du vin mousseux de Transylvanie, sorte de champagne discret. Nous eûmes aussi notre concert tzigane. Un seul exécutant jouait du czimbalom avec une dextérité, une rage telles qu'on eût cru entendre un orchestre complet.

Le czimbalom est un instrument essentiellement hongrois: c'est une sorte de lyre à nombreuses cordes tendues horizontalement sur une table et sur lesquelles le tzigane frappe avec deux petits marteaux de bois garnis d'ouate.

Notre czigany tirait de son czimbalom des effets extraordinaires, passant du grave à l'aigu, du triste au gai, du lent et du lascif aux mouvements les plus impétueux, se laissant emporter sur les 117 ailes de son imagination en une improvisation brillante avec une virtuosité infinie. Avec leur science innée de leur art, les tziganes peuvent aborder n'importe quelle musique, mais ils préfèrent jouer de mémoire et improvisent presque constamment, même lorsqu'ils jouent plusieurs ensemble. La musique est l'écho de leur âme, c'est la plainte amère des siècles de misère, c'est le rire perlé de cette race insouciante, c'est le chant âpre et sauvage de ce peuple indompté, le chant des anciens dids hongrois dont ils descendent peut-être.

Près de Rozsahegy se trouve la station d'eaux minérales de Koritnicza, très courue et connue depuis fort longtemps. Je ne cite cette station que parce que c'est l'une des principales, car il est bon d'ajouter que les Grandes Karpathes sont extrêmement riches en eaux minérales, il n'y a guère de vallée où l'on ne rencontre quelque source.

Enfin, de l'autre côté de la Vaag, les archéologues et les ethnographes vont visiter la grotte de Liszkova, qui est, paraît-il, un spécimen très curieux d'habitation préhistorique. On a trouvé dans cette grotte des ossements d'hommes et d'animaux, des ustensiles de pierre, de terre, d'or, qui ont permis aux savants d'affirmer que ceux de nos ancêtres préhistoriques qui habitèrent là furent d'immondes anthropophages.

A mesure qu'on s'éloigne de Rozsahegy, la vallée de la Vaag va s'élargissant de sorte que la vue se dégage de plus en plus sur l'adorable 118 panorama des Karpathes. Aux divers points où le regard peut se poser on aperçoit des sommets pointus dresser vers le ciel leurs têtes fières; ce ne sont point encore les géants du Tatra, mais ce sont déjà de hautes montagnes que ces Karpathes de Lipto [67]!

Cette ville aux maisons blanches qui s'alignent au milieu de la plaine comme les tentes d'un camp, c'est Lipto Saint-Miklos, le chef-lieu du comitat de Lipto.

Non loin de la petite ville, dans une sombre gorge où gronde la Demenova, s'ouvre béant l'antre de glace de Demenfalva. C'est une grotte remplie de glace éternelle. Ces phénomènes glaciaires, dont l'origine n'est pas très clairement expliquée, sont assez fréquents dans les Karpathes; j'aurai l'occasion d'en parler plus longuement à propos de la merveille des merveilles, de la glacière de Dobsina.

Mais suivons notre route car l'auto nous emporte.

Les humains que nous apercevons ont d'originales allures. D'immenses chapeaux qui n'en finissent plus, des chapeaux aussi grands que des parapluies, couvrent des têtes aux faces graves, toutes rasées, aux longs cheveux tombant sur les épaules, on dirait des poètes, des bardes: ce sont des Slovaques.

Et les cochons! Les cochons qui sont tout poilus, 119 poilus d'un poil noir et hirsute, avec une crinière rigide sur le dos, avec de petites oreilles toutes droites, une tête énorme, un arrière-train court et bas, un dos voûté, de très hautes épaules, on croirait voir des sangliers... encore des animaux à moitié sauvages!


On nous a dit que la vallée de Stijavnica contenait d'intéressantes choses: allons voir. Nous abandonnons la grande route pour quelques instants malgré les protestations indignées de l'un de nos compagnons qui n'admet que la ligne droite et nous nous engageons dans un mauvais sentier tout au plus digne des cochons de tout à l'heure, où l'auto saute de roche en roche comme font ces intéressants quadrupèdes quand ils s'enfuient en grognant.

Ainsi donc, après des sauts multiples et quelques kilomètres, nous sommes parvenus à un petit village appelé Saint-Ivany. Comme en a convenu le plus gracieusement du monde notre ami qui récalcitrait tout à l'heure, nous n'avions pas perdu notre temps, car nous avons trouvé ici une foule de choses curieuses.

C'est d'abord le château de Saint-Ivany, vieux castel simplet, fort bien conservé puisqu'il est encore habité. Il domine le village du haut d'un petit mamelon, il appartient encore à la famille Szentivanyi, les seigneurs du pays dont les ancêtres 120 reposent dans l'église qu'on voit tout à côté. Il y a là une seigneurie moyen âge qui subsiste à peu près intacte, comme cela se rencontre encore souvent en Hongrie: les châtelains, le château, l'église seigneuriale avec ses tombeaux, et tout autour, en contre-bas, comme il convient à la hiérarchie féodale, les pauvres maisons du village qui se groupent craintives.

CHATEAU DE HONGRIE
(SAINT-IVANY)

L'église et ses tombeaux ne sont pas ce qu'il y a de moins curieux dans ce curieux village. Cette petite église remonterait à l'année 1327; c'est un curieux échantillon de ces temples fortifiés comme il en existait tant au moyen âge; les murs qui l'entourent sont fort bien conservés et donnent une très juste idée des défenses qu'on était obligé d'accumuler pour protéger même les lieux saints en ces temps de tourmente. Les morts qui dorment depuis tant de siècles dans les caveaux des Szentivanyi semblent bien réellement dormir encore, car ils n'ont pas connu la décomposition fatale. On les voit conservés comme si, hier, ils respiraient encore; leurs faces, à peine jaunies, reflètent les sentiments qui les animaient au moment de leur mort, des sentiments archiséculaires! Leurs vêtements eux-mêmes, leurs oripeaux magnifiques, accoutrements du moyen âge oriental, semblent neufs.

Non loin de l'église et du château, dans le lit de la rivière, nous allâmes voir une source que les gens du pays appellent la Fontaine du Poison. On voit parmi l'eau qui sourd des trous du rocher, 121 de gros bouillonnements d'où s'échappent des gaz nauséabonds: ce sont d'intenses dégagements d'acide carbonique et d'hydrogène sulfuré, tellement intenses que les malheureux oiseaux, les insectes mêmes, qui s'aventurent trop près de la fontaine empoisonnée, tombent aussitôt foudroyés.

C'est par cette source d'acide carbonique, dont les émanations vont certainement jusqu'aux caveaux qu'il faut expliquer l'extraordinaire conservation des morts de la vieille église.

Revenus dans la vallée de la Vaag, nos regards ont été aussitôt frappés par une espèce de monticule, trop régulier pour être naturel, qui s'élève tout à côté de la route. Renseignements pris, il paraît qu'il s'agirait là d'un autel où venaient célébrer leurs cérémonies païennes les populations qui habitaient cette partie des Karpathes au septième siècle.

Plus on avance, plus la terre se couvre de forêts, plus le pays devient encore sauvage. Je n'aurais pas cru qu'on puisse trouver en Europe, au vingtième siècle, des régions aussi attardées, rappelant autant les farouches forêts des siècles barbares.


Après Lipto Ujvar, petite ville qui se trouve dans les forêts et qui vit des forêts [68], le paysage 122 s'accentue encore et devient sublime à force d'être sauvage. Dans l'azur, jusqu'au ciel, des monts pointus dressent une infinité de cimes déchiquetées, menaçantes, hargneuses, des cimes de pierre nue que n'adoucit aucune végétation, des crêtes en dents de scie qu'on prendrait pour les créneaux de fortifications titanesques, des têtes déchirées que le feu du ciel doit frapper sans cesse et qui sans cesse se dressent menaçantes vers le ciel.

C'est le Tatra [69].

Salut, Tatra! Montagnes mystérieuses qui font battre nos cœurs de touristes curieux. Forêts obscures de sapins noirs où bondissent le chevreuil et le sanglier, prairies escarpées, émaillées de pins minuscules, où le coq de bruyère s'envole avec un bruit d'artillerie, lacs lumineux qui semblent des yeux au clair regard, landes arides des sommets où ne croissent plus que de rares lichens, où l'on ne perçoit plus que le sifflement aigu des marmottes, éboulis sauvages, grottes obscures au fond desquelles l'ours fait encore entendre ses grondements, champs de neige immaculée et éternelle...

Mais poursuivons notre route, si nous voulons ce soir coucher au lac de Csorba.

Au bord de la Vaag encore un vieux château en ruines. C'est le château de Hradek; son gros donjon délabré surveille toujours la vallée, aujourd'hui silencieuse, mais où jadis passaient de nombreuses et bruyantes caravanes. Au moyen âge la 123 vallée de la Vaag était l'une des principales voies de communication entre l'Orient et l'Occident: d'immenses convois de marchandises, des caravanes importantes s'y succédaient continuellement. Voilà pourquoi tant de vieux châteaux sont embusqués dans ses noirs défilés, tant de châteaux où les seigneurs pillards étaient aux aguets.

La rivière maintenant se sépare en deux: la Vaag Noire et la Vaag Blanche; nous suivons la seconde qui s'élève vers le nord-est. Et la route monte parmi les noirs sapins, elle monte sans cesse, elle monte à l'assaut du plateau couvert de forêts sur lequel les Vaag prennent leur source. Nous pénétrons dans la contrée la plus farouche de tout le Tatra: on croirait volontiers que l'homme n'a pas encore pris possession de ce coin de la terre, il ne s'en est, en tous cas, qu'imparfaitement emparé, car, hormis la route, on parcourt parfois des kilomètres entiers sans trouver de traces de son passage.

Sur le plateau où nous sommes parvenus nous roulons dans une forêt immense et déserte. Des deux côtés du chemin les sapins rigides, étroitement pressés, forment un écran que l'œil ne peut traverser, c'est tout de suite l'obscurité des sous-bois, insondable et mystérieuse. L'impression angoissante—je dirai presque l'effroi—qu'on ressent en ces lieux si sauvages est augmentée encore par la couleur sinistre des bois: le vert des sapins est tellement foncé qu'il paraît noir... l'obscurité 124 et le noir, voilà une grande forêt du Tatra! Comme un serpent jaunâtre qui se traînerait parmi les herbes, la route seule fait une trouée claire dans l'obscur; par cette faible tranchée on voit un mince ruban de ciel bleu où se découpent les monts farouches. Parfois, du sommet d'une hauteur où nous amènent les hasards du chemin, on sort pendant un court instant de l'obsédant mystère des bois, nos yeux découvrent alors le pays: mais jusqu'à l'horizon on n'aperçoit que la forêt infinie, que la forêt noire et immobile qui couvre tout le plateau et qui monte à l'assaut des montagnes; la Vaag elle-même, ici faible ruisselet, a disparu sous les arbres, les géants du Tatra seuls ont résisté à la noire horde qui s'essaye vainement à dépasser le milieu de leurs flancs décharnés.

Cette région si boisée s'appelle le plateau de la Haute-Forêt; c'est une espèce d'isthme de terres élevées [70] qui, au pied de l'énorme massif du Tatra, forme l'une des plus importantes lignes de partage des eaux de l'Europe. Chose curieuse, les rivières qui descendent de la Haute-Forêt s'enfuient en tournant le dos à la mer qui les absorbera: les eaux du versant occidental iront à la mer Noire [71] tandis que celles du versant oriental se rendront à la mer Baltique [72].

Voilà cependant un village, un pauvre petit 125 village slovaque, en bois, rien qu'en bois. Les maisons sont de petits dés proprets, rangés avec ordre et symétrie sur la terre; quelques-unes sont de bois brut, d'autres sont peintes en blanc ou en bleu clair. Elles s'alignent le long de la route dans un ordre parfait qui surprend nos yeux habitués à l'irrégularité des villages français, elles sont séparées par de petites rues rigoureusement droites; chaque maison est séparée de ses voisines afin d'éviter la contagion du feu, les bouches d'eau sont nombreuses, et cependant comme toutes ces pauvres petites maisonnettes flambent bien lorsque le feu se met dans quelque coin du village! Combien de villages semblables n'avons-nous pas vus en Hongrie qui n'étaient plus qu'informes débris noircis par le feu!

Sur les portes, des paysannes aux jupes rouges, le cou entouré de larges colliers faits de monnaies de cuivre, nous regardent passer en souriant. Les hommes, grands cheveux, grands chapeaux, grandes pipes, grandes bottes, nous considèrent gravement, leurs figures rasées sont figées par l'impassibilité slave et leurs longues chemises blanches flottent par-dessus leurs culottes, au gré du vent.

Nous arrivâmes à Csorba au déclin du jour. Les montagnes étaient alors baignées de lueurs roses qui faisaient paraître encore plus noires les forêts du plateau.

Ayant décidé d'aller coucher en pleine montagne, au bord du lac de Csorba, nous n'avions pas 126 pensé un seul instant que notre automobile ne pourrait nous y conduire. On nous apprit ici qu'il y a bien un chemin qui grimpe à Csorber-See, mais qu'il y a aussi un funiculaire et que depuis l'ouverture du second le premier est devenu absolument impraticable.

Un funiculaire dans la forêt sauvage! Eh bien, soit, nous prendrons cet anachronisme!

Nous eûmes des peines infinies pour trouver la gare. Je crus même quelque temps qu'elle n'existait que dans l'imagination du grave Slovaque qui nous avait renseigné et que cet homme facétieux avait voulu s'amuser aux dépens de pauvres étrangers ignorants, mon cœur eut un instant d'espoir, je crus que ma forêt ne connaissait point encore la honte du rail moderne, mais, hélas! nos recherches nous ayant conduit à six kilomètres du village, j'eus la douleur de me trouver tout à coup en face de la locomotive à crémaillère qui devait nous emporter [73].

Nous laissâmes l'auto à la gare [74], et nous empilâmes nos nombreux bagages dans l'unique et inconfortable wagon où nos personnes durent ensuite se contenter de la place qui restait, car ce petit chemin de fer ignore encore l'emploi des fourgons à bagages.

127 Nous allions donc gravir ces monts mystérieux que nous sommes venus chercher si loin. Derrière nous, l'immense plateau et sa noire forêt, devant nous le haut Tatra.

Imaginez-vous un énorme massif aux parois presque à pic qui se dresse d'un seul bloc au-dessus du pays, que ne masque aucun contrefort et qui écrase tout de sa formidable majesté. Les pieds du colosse reposent sur des montagnes dont l'altitude approche déjà de mille mètres, ils disparaissent sous les forêts; ses flancs se sont fait un manteau de sapins, ses épaules sont couvertes de verdure parsemée de plaques de neige, sur sa tête rien, rien qu'un diadème de rochers pointus.

La petite locomotive grimpa péniblement sur la pente raide; perdue dans les sapins, allant à peine aussi vite qu'un homme au pas, vingt fois, je crus que son asthme incurable allait nous planter là; enfin, après avoir toussé, craché, éternué, elle nous amena à Csorber-See comme il faisait nuit noire.

Un vaste hôtel répandait la lumière par d'innombrables fenêtres. Nous fûmes ahuris de trouver là un Palace-Hôtel de la Compagnie des Wagons-lits, splendide et luxueux. Il faut bien croire que malgré ses airs farouches le Tatra n'a pu se garder intact de notre envahissante civilisation... dont nous avons voluptueusement profité ce soir-là.

128


Y a-t-il une meilleure manière d'apprécier toute la beauté d'un paysage que de voir celui-ci nous apparaître brusquement sans que rien ait pu nous le faire soupçonner auparavant? Celui qu'on contemple de la terrasse du Csorber-See Hôtel peut être classé parmi les plus beaux entre tous ceux que la nature semble avoir fait pour le plaisir des yeux humains. Arrivés ici en pleine nuit, nous n'avions rien vu. Notre réveil fut un véritable enchantement, une vision soudaine du plus beau, du plus grandiose de tous les panoramas.

Le Palace-Hôtel est construit sur une étroite bande de terre, entre le lac et le précipice. En avant la vision infinie sur le chaos de plaines et de monts que recouvre la forêt. En arrière le lac Csorba et les monts Tatra.

La terrasse qui est située devant l'hôtel borde la pente des montagnes, pente si abrupte qu'on la croirait verticale et qu'ainsi l'on se trouve comme sur un balcon, un balcon qui surplomberait de plus de quatre cents mètres au-dessus de l'adorable panorama qui se déroule à vos pieds [75]. Nous sommes encore ici dans la région des forêts, les sapins nous entourent et les parois que nous voyons descendre dans le vide sont entièrement 129 tapissées de conifères; c'est toujours la grande forêt d'hier qui monte jusqu'ici et que nous voyons en bas noyant tout sous son voile sombre. Tout près de nous, là sur la droite, la Vaag Blanche prend sa source, dissimulée sous les sapins, elle dévale la pente rapide et va former au loin la vallée que nous avons suivie hier et que nous apercevons tout là-bas. A gauche de nous, mais par un large ravin, le Popper descend dans la vallée des Zips où nous pouvons distinguer les premières petites villes allemandes. Dans les vallées, la forêt quelquefois fait trêve, des carrés de terre cultivée forment des taches d'or, mais les sapins victorieux reprennent bientôt leur empire, et la forêt continue loin, loin, on la voit recouvrir au bout de l'horizon les Karpathes de Gömör, d'Abauj et de Torna.

Sur la face postérieure de l'hôtel, autre terrasse où le spectacle quoique moins étendu n'en est pas moins beau: le lac de Csorba arrondit élégamment son pur contour comme une coupe d'émeraude. Dans son eau tranquille, qui vient jusqu'à nos pieds, les sapins qui se penchent réfléchissent leurs silhouettes et marquent de nuances sombres son beau vert transparent. De coquettes villas sont disséminées alentour, toutes blanches; elles jettent des notes de lumière dans sa couronne de sapins noirs. Derrière le lac, la forêt qui continue, mais en arrière, quelques sommets du Tatra dressent leurs têtes pointues comme s'ils voulaient se mirer, eux aussi, dans les eaux.

130 Le lac est dans une cuvette qui n'est séparée de l'abîme que par l'étroite arête sur laquelle on a construit le Palace-Hôtel. Si une cause quelconque faisait céder ce frêle obstacle, les eaux se précipiteraient d'un seul bond d'une hauteur de quatre cents mètres sur le plateau de la Haute-Forêt et de là dans les vallées où elles causeraient d'incalculables ravages. Un grand nombre de lacs du Tatra sont ainsi placés derrière de faibles parois; il paraît qu'il y en avait plus encore autrefois et que certains ont disparu de cette façon.

Le Haut-Tatra est parsemé d'une infinité de lacs: on en compte plus de cent [76]. Les uns sont d'un calme reposant et doux, d'autres au contraire sont sauvages et tristes. Tous sont situés dans des sites grandioses comme tous les paysages qu'on voit dans ces si pittoresques montagnes. Les habitants du pays les ont poétiquement appelés les Yeux de la Mer, et, en effet, ne dirait-on pas que la mer a prolongé souterrainement ses eaux pour venir jusqu'au milieu du Tatra en admirer les merveilles?

Tous ces lacs sont de forme circulaire ou tout au moins arrondie. Ils sont contenus dans des cuvettes de granit qui s'étagent les unes au-dessus des autres tout le long de la pente des montagnes; leur eau, dont la couleur varie suivant la nature du fond, est toujours d'une pureté et d'une limpidité admirables, elle réfléchit sans cesse les 131 chefs-d'œuvre dont la nature s'est montrée si prodigue en ces lieux.

Grands ou petits, on en rencontre à chaque pas en parcourant les montagnes et leur aspect change suivant leur altitude. On en trouve à toutes les hauteurs, depuis le lac Csorba, qui, à treize cent cinquante mètres, est encore enfoui dans la forêt, jusqu'à ceux qui, comme le Langensee, sont au-dessus de toute végétation dans les éboulis et dans les neiges; quelques-uns même sont éternellement glacés [77].


Bâton ferré à la main, molletières aux jambes, la traditionnelle pèlerine verte sur les épaules, nous grimpons joyeusement sous les sapins, dans un petit sentier bordé de mousses et de fougères; nous respirons avec délices l'air pur des montagnes, les senteurs des grands bois nous enivrent et le soleil nous lance des traits de lumière à travers les branches.

132 Partis de grand matin de l'hôtel de Csorber-See, nous parcourons les montagnes. Nous avons décidé de consacrer cette journée entière à l'alpinisme, d'aller déjeuner au bord du lac Popper, et puis, si le temps le permet, de faire l'ascension de la Pointe de l'Œil de la Mer [78].

Pour aller du lac Csorba au lac Popper, le sentier monte sans cesse dans la forêt. Il côtoie longuement le ravin profond au fond duquel coule le Popper, la rivière qui prend sa source au lac du même nom et qui court dans la haute plaine arroser la vallée où vivent les Zips. On arrive jusqu'auprès du petit lac sans le voir: on le découvre tout à coup, resplendissant de lumière, au fond d'une impasse de montagnes.

Le lac Popper est tout petit, puisqu'il mesure à peine sept hectares, mais c'est à juste raison qu'on l'a surnommé la Perle des lacs du Tatra. Rien ne peut rendre le charme calme et grandiose qui se dégage de ses eaux limpides aux reflets verts, de ses eaux qui lancent mille feux du fond de sa cuvette de rochers. Telle une énorme émeraude enchâssée dans sa monture, son cristal glauque scintille dans une mince couronne de sapins; son éclat est rendu plus vif encore par l'entonnoir chaotique de rocs grisâtres au fond duquel il brille et qui concentre vers lui les regards azurés du ciel.

Une gracieuse cascade trace son sillon blanc sur les rochers qui forment le fond du tableau: un 133 torrent impétueux s'élance du haut d'une falaise et se précipite en bouillonnant dans le lac sans pouvoir cependant troubler le calme de son miroir uni.

Les truites abondent dans les eaux claires du lac Popper; on nous en servit d'exquises dans un petit chalet de bois où l'on déjeune au bord de l'eau avec la vue entière de l'adorable panorama.

Une demi-douzaine de touristes allemands prenaient leur repas à une table voisine de la nôtre. Ils avaient l'accoutrement et l'allure obligatoires: inévitable chapeau vert surmonté de la fatale plume, pèlerine verte, bissac vert qui se fixe sur les omoplates au moyen de courroies entrecroisées; les femmes, épaisses et blondes, ressemblaient à des hommes; les hommes, épais et blonds, avaient d'énormes figures rouges qui débordaient de toutes parts hors des immenses verres de leurs lunettes d'or. Ces gens comprennent le sport et le pratiquent avec recueillement: pendant tout leur repas nous ne les entendîmes pas prononcer une seule parole.

On trouve ici des guides,—revêtus du pittoresque costume des montagnards du Tatra,—qui vous conduisent à l'assaut des différents sommets. Beaucoup d'ascensions sont fort difficiles: les pics de ces montagnes sont tellement escarpés, leurs flancs sont si abrupts, qu'une bonne part d'entre eux exigent une escalade difficile et périlleuse réservée aux seuls virtuoses de l'alpinisme. Certains 134 sommets, farouchement inaccessibles, n'ont point encore été gravis.

Pendant que nous déjeunions, de longs nuages blancs étaient venus troubler la pureté du ciel: les cimes des montagnes commencent à s'estomper de brumes et cela nous contrarie fort, car nous devrons renoncer à notre ascension au Meerauge Spitz, si de là-haut de malencontreux nuages doivent nous masquer toute vue.

Nous repartons cependant.

Nous suivons une piste à peine visible dans les mousses. Le lac Popper, situé à 1513 mètres au-dessus du niveau de la mer, est à la limite de la grande forêt, à peine s'est-on élevé quelque peu au-dessus de lui qu'on voit le voile de sapins s'éclaircir, les arbres devenir plus petits à mesure qu'on monte et bientôt ne former que des bouquets vert sombre entourés de fougères et de pins nains à la couleur plus claire.

Plus haut on traverse d'inextricables fourrés de pins nains [79] dont les bois convulsés, contournés, semblent se tordre sous l'étreinte d'une immense souffrance. On circule avec peine dans ce labyrinthe de végétaux entrelacés; à chaque pas nous perdons la trace du sentier que nous ne pouvons retrouver qu'au prix de recherches minutieuses. Des sapins émergent encore du fourré, de loin en loin, isolés, mais tous sont morts, dépouillés de leurs 135 feuilles, ils dressent lamentablement au ciel leurs squelettes décharnés. Dans ces régions élevées,—1700 mètres,—le sapin ne pousse plus en ces montagnes, mais ceux-ci n'ont cependant pas été apportés ici, il a bien fallu qu'ils naissent et se développent, ils se sont même fort développés car certains d'entre eux sont de très grande taille, et pourquoi depuis sont-ils tous morts?

La végétation du versant méridional du haut Tatra suit à peu près la gradation suivante: jusqu'à 1600 mètres la grande forêt de sapins, de 1600 à 1800 mètres, les fougères et les fourrés de pins nains, et au-dessus de 1800 mètres de maigres prairies où s'épanouit cependant la collection des si charmantes fleurs alpestres, mais surtout les éboulis et les rochers nus sur lesquels ne s'accrochent plus que de rares lichens.

Pendant que nous montions parmi les pins tordus, les cimes s'étaient de plus en plus embrumées, le Meerauge avait pris un capuchon de nuages... il nous fallut renoncer à en faire l'ascension. Pour nous dédommager nous résolûmes alors d'aller voir le lac Hinzen.

Nous avions dépassé la région des pins nains, nous montâmes parmi les fougères touffues, jusqu'à un endroit où la petite vallée que nous suivions s'arrêtait brusquement au pied d'un mur de rochers éboulés; il nous fallut alors escalader, escalader sans trêve, monter, monter toujours, mais à mesure que nous montions, notre vue allait s'élargissant sur un panorama de montagnes vraiment 136 sublime. A chaque crête de rocs que nous franchissions, nous pensions voir apparaître le lac Hinzen et chaque fois de nouvelles crêtes succédaient aux précédentes, nous finissions par croire que ce lac était un mythe et que jamais nous ne le pourrions atteindre. Nous parvînmes enfin au sommet de l'éboulis, dans une vaste prairie au milieu de laquelle s'évasait un petit lac, un tout petit lac, à peu près à sec.

Au bord de cette flaque d'eau, les touristes allemands que nous vîmes déjeuner silencieusement au lac Popper contemplaient avec une conviction attendrie ce qu'ils prenaient pour le lac Hinzen. Comment ces gros hommes et ces lourdes femmes avaient-ils fait pour se hisser jusqu'ici? Au surplus ils étaient unanimement harassés et ruisselants. Ils ne tarissaient pas d'éloges pour ces quelques litres d'eau croupie qui leur avaient coûté tant de mal à conquérir:

—Hinzen See! Hinzen See! nous expliqua le plus humide d'entre eux.

—Choli, choli, atmiraple! daigna s'écrier en français la plus rubiconde d'entre elles.

—Atmiraple! reprit en chœur la bande qui, satisfaite, s'éloigna et se mit à redescendre.

Mais nous ne pouvions croire que ce petit étang était le lac Hinzen, le plus grand des lacs de l'altitude de deux mille mètres, qui a une superficie de dix-neuf hectares. Le terrain continuait à monter, mais la pente était plus douce et l'ascension moins pénible, car on marchait sur la terre 137 molle et sur les herbes. Nous montâmes encore parmi les gentianes, nous montâmes longtemps, puis, tout à coup, entre nous et la montagne abrupte, une fosse profonde s'ouvrit et dans le fond, vaste ellipse d'eau limpide, le lac Hinzen apparut, le vrai, le grand lac Hinzen!

Entouré d'éboulis arides et dénudés, adossé à une falaise à pic, lisse comme un mur, le lac Hinzen se montre dans le paysage le plus désolé, le plus sauvage qui se puisse concevoir. Son eau cristalline miroite dans le fond d'une poche entre des montagnes au arêtes dures et déchiquetées qui semblent les murailles d'un château fort en ruines, d'un château de Titans. Aucune végétation n'apparaît dans le cadre, tout est roc, tout est gris, c'est le spectacle de la tristesse de la nature dans ce qu'elle a de plus sublime.

Seuls quelques champs de neige éternelle, tapissant des pentes abritées, tranchent sur l'uniformité du gris qui entoure le lac. Il semble que son eau ne pourra séjourner dans ces rochers épars, qu'elle vient à peine de tomber du ciel, telle une larme, une larme des dieux, qui tremble et qui va se dissoudre.

Comme pour nous narguer, la Pointe de l'Œil de la Mer vient de quitter son capuchon de nuages, le ciel a repris toute sa pureté. Le lac resplendit de lumière, d'une lumière dure, crue, triste, que n'adoucit aucune teinte de verdure, qui exagère encore l'âpreté grise des rochers et des crêtes dentelées. On découvre un grand nombre des sommets 138 du Haut-Tatra [80] qui se découpent dans l'azur en leur farouche majesté. Les voilà donc, ces terribles cimes, là, devant nous, tout près, ces pics effrayants qui nous impressionnèrent si fort hier quand nous les contemplâmes de la haute plaine.


En relisant les pages qui précèdent je me suis aperçu que je redis sans cesse l'émotion poignante, l'espèce d'effroi dont était faite notre admiration pour ces sauvages montagnes. Je demande humblement pardon pour ces répétitions. Elles sont cependant le reflet véritable de ce que nous ressentîmes au cours de nos excursions. C'est qu'à côté du Tatra nos Alpes paraissent arrivées au plus haut degré de la civilisation, ici est encore le règne de l'antique barbarie, ici tout est rude et farouche: les animaux, les arbres et les pierres.

L'aspect sauvage des monts du Tatra en éloigna longtemps la curiosité des hommes. Ce ne fut 139 guère qu'au siècle dernier que les visiteurs commencèrent à se succéder avec quelque fréquence et qu'on connut les merveilles que la nature s'était plu à rassembler dans leur sein. Au dix-septième siècle, un auteur [81] écrivait que «cette montagne d'aspect farouche, s'élevant jusqu'aux nuages, dépasse de beaucoup en rudesse les montagnes de la France, de la Suisse et du Tyrol; aussi ne s'y risque-t-on guère».

On conçoit qu'une région réputée si longtemps impénétrable doit posséder une faune encore fort riche. En effet, renards, loups, sangliers, marmottes, daims, chamois y sont nombreux, on y rencontre aussi des lynx et même des ours; comme oiseaux, il y a des perdrix, des gélinottes, des tétras, des coqs de bruyère d'une espèce particulière au Tatra qu'on appelle auerhahn et des kaiservögeln ou oiseaux de l'empereur dont la chair parfumée est particulièrement savoureuse; il y a aussi plusieurs espèces de vautours et enfin l'aigle doré, roi de ces montagnes.

Le Tatra ne renferme pas de glaciers, seulement de grands champs de neige éblouissante dans les gorges abritées ou sur les pentes qui ne sont point trop abruptes. Mais d'imposantes moraines parsèment les vallées de leurs énormes blocs et montrent que les Karpathes, tout comme les Alpes, eurent autrefois leurs mers de glace.

Nous redescendîmes dans les rochers couverts 140 de lichen, les rocs amoncelés dans lesquels chantent des ruisseaux et crient des cascades. Nous refîmes le chemin déjà parcouru dans les prés où fleurit la rouge belladone, parmi les fourrés de pins parsemés d'airelles, sous les sapins noirs au tronc roux, dans les fougères. La journée s'avançait, la vallée s'emplissait d'azur imprécis et les montagnes se rosissaient des derniers rayons du soleil. Pendant que nous marchions en file indienne dans l'étroit sentier, l'un de nous conta une légende des Karpathes.

D'après la croyance populaire, le Tatra renfermerait d'innombrables trésors cachés au fond de ses lacs brillants ou dans ses obscures cavernes. Ces richesses seraient gardées par de vigilants esprits qui les rendraient inaccessibles à la cupidité des hommes. Ceux-ci cependant, poussés par une incessante convoitise, cherchent, cherchent toujours depuis les temps les plus reculés, cherchent sans jamais se lasser.

Le gnome gardien de l'un de ces trésors, entendit un jour du fond de son antre, le pic des chercheurs retentir jusqu'à lui.

—Encore des humains insatiables, se dit-il, des fainéants qui ne pensent qu'à l'or et qu'aux plaisirs grossiers de la terre! Oh! combien je les plains de tant aimer ce vil métal qui ne peut que les mener à leur perte! Mais faisons une expérience et voyons quel usage ils sauront faire de l'or que je leur donnerai.

Par son pouvoir surnaturel, le génie guida la 141 pioche de ces hommes. Ils étaient trois; il les laissa venir jusqu'à lui, il leur permit de contempler à leur aise les richesses fabuleuses qui l'entouraient et qui les éblouirent. Il leur donna autant d'or qu'ils purent en emporter, puis les ayant invités à revenir quand il leur en faudrait encore, il les congédia.

Quelques jours s'étaient à peine écoulés, le génie vit revenir l'un d'eux.

—Aurais-tu déjà gaspillé tout l'or que je t'avais remis? Enfin, dis-moi, je te prie, l'usage que tu en as fait.

—Oh! dit l'homme, j'ai conservé intact un si beau trésor. Je l'ai enfermé dans un coffre-fort solide et sûr. D'abord, j'avais eu l'idée de l'employer à me vêtir et à me nourrir convenablement, à aider mes parents pauvres, à secourir les misérables de mon village. Mais heureusement je me suis ravisé, j'ai gardé tout mon or et je viens t'en demander encore.

—Tu es un misérable! lui répondit le gnome. Fuis au plus vite si tu ne veux pas que je t'écrase. Mon or n'est point pour d'immondes avares comme toi.

Au bout de plusieurs mois, le second revint.

—Eh bien, qu'as-tu fait de tes richesses? s'enquit le génie.

—Puissant esprit, j'ai dépensé tout l'or que tu m'avais prodigué. Je l'ai employé à mettre à l'épreuve les hommes et leurs vertus si vantées. Grâce à mon or, j'ai vu souffrir les justes et triompher 142 les méchants. J'ai vu des caractères tenus pour absolument sûrs se laisser corrompre; j'ai vu des hommes qu'on citait pour leur patriotisme devenir traîtres à leur pays. Par la vertu de mon or, j'ai vu l'amour se changer en haine, le fils renier son père, le frère tuer son frère. Il ne me reste plus rien de ce que tu m'avais donné, mais il faut que je poursuive l'œuvre que j'ai commencée et pour cela il me faut de l'or... je viens t'en demander encore.

—Sois maudit! s'écria le gnome, ôtes-toi de devant mes yeux et ne reparais jamais. Je ne veux pas que mes trésors concourent au triomphe du vice.

Ce ne fut qu'après plusieurs années que revint le troisième. Dès qu'il l'aperçut, le génie, sans même l'interroger, lui cria:

—Va-t'en. Je sais maintenant que l'or ne peut que corrompre l'homme à son contact maudit... Va-t'en, je ne t'en donnerai plus.

—Aussi ne venais-je point pour t'en redemander, dit l'homme. Bien au contraire, je te rapporte ce qui me reste de tes libéralités. Pauvre, je vivais heureux; riche, j'ai appris à détester mes semblables. Au moyen des richesses que tu m'avais données, j'ai voulu faire le bien autour de moi. J'ai dépensé l'or sans compter pour soulager les misères humaines. Que de larmes j'ai essuyées, que de souffrances j'ai calmées, que d'affamés j'ai rassasiés! Mais, hélas! mes bienfaits n'ont produit qu'ingratitude! Ma fortune a soulevé des haines 143 jalouses! Mes libéralités ont fait naître des soupçons malveillants sur l'origine de mes richesses, mes obligés eux-mêmes, mes obligés surtout, élevèrent la voix, je fus accusé, bafoué, insulté, honni... Je dus fuir de mon pays. Dégoûté, je te rapporte ce qui me reste de ton or; pauvre, j'étais heureux, pauvre je veux rester!

—Voilà assez d'horreurs! s'écria le génie. A l'avenir, je le jure, j'empêcherai les hommes de se servir de mon or.

Au même moment la terre engloutit le gnome et ses richesses, qui, désormais, furent inaccessibles aux chercheurs de trésors [82].


Après notre journée entière de marche et d'ascensions, nous avons dormi bienheureusement dans les confortables chambres du luxueux hôtel.

Le Palace-Hôtel du lac Csorba développe sa grande masse au bord de l'abîme; à son faîte le drapeau national hongrois: rouge, blanc, vert, flotte fièrement. Mais spectacle vraiment curieux, ce matin le brouillard a supprimé la vue; jusqu'au niveau de la terrasse, il monte comme une mer blanche, une mer aux vagues lentes et silencieuses. Sur nos têtes le soleil et l'azur, à nos pieds l'immense étendue opaque sous laquelle se dissimule le panorama inoubliable que nous avons pu contempler hier.

144 Il nous faut redescendre dans la plaine. Le petit chemin de fer à crémaillère a plongé dans l'opacité grise; c'est à peine si par instants nous pouvons entrevoir quelques sapins ou la route défunte par laquelle on montait jadis au lac. Oh! cette route! Quel bel exemple de la nonchalance tout orientale des Hongrois! Voilà des gens qui se dépensent en efforts pour amener le flot des touristes dans leur beau Tatra et qui n'entretiennent même pas la seule route par laquelle les automobiles pourraient parvenir au cœur de la région la plus intéressante! Encore mieux: ils ont construit tout le long des montagnes, à mi-côte dans les sapins, une jolie route forestière, la Klotilden Weg, qui va du lac Csorba à Barlangliget, mais ils l'ont soigneusement interdite aux automobiles! Il est vrai que les autos ne fourmillent point par ici! Depuis notre départ de Vienne nous avons déjà parcouru un nombre respectable de kilomètres et nous n'avons rencontré que trois voitures automobiles.

Nous avons retrouvé avec une véritable joie notre brave cent-chevaux à la gare de Csorba. En quelques tours de roues elle nous a menés à Poprad [83]. Pendant ce court trajet un orage a crevé sur nous, un de ces orages comme on n'en voit que dans les montagnes, court, brusque et terrifiant, durant lesquels la nature semble prise de frénésie; la fureur des éléments s'est résolue en 145 une cataracte qui a submergé la route en un instant.

Sur la foi des guides et de quelques récits de voyages, nous nous sommes établis à l'hôtel Parc Husz, où nous fîmes une fort humide entrée, sous la pluie torrentielle et dans la boue.

Parlant de cet hôtel, le guide que j'ai sous les yeux s'exprime ainsi: «Accueil cordial, logements d'une grande propreté, cuisine excellente, enfin tous les soins désirables, et cela à des conditions tout à fait raisonnables.»

Mes notes, elles, disent ceci: «Hôtes gracieux comme des ours du Tatra, chambres sales et dépourvues du strict nécessaire, cuisine déplorablement hongroise, service à peu près nul, écorchement réellement exagéré.»

On voit que notre appréciation personnelle diffère quelque peu de celle de nos devanciers. Le Parc Husz était le modèle des hôtels de tourisme, il y a longtemps, longtemps, il ne l'est plus aujourd'hui, bien certainement. Sont-ce les touristes qui sont devenus plus difficiles ou l'hôtel qui est devenu moins bon? Il y a peut-être bien des deux... J'adopterai cependant plus volontiers la seconde hypothèse.

Quoi qu'il en soit, nous fûmes très misérablement hébergés au Parc Husz de Poprad et je conseille vivement à ceux qui, visitant le Tatra, auront bien voulu me lire, d'aller établir leur gîte partout ailleurs.

Et cependant quel délicieux séjour ce pourrait 146 être si l'hôtel était convenablement tenu! Quelle vue merveilleuse l'on découvre des fenêtres de ces baraques de planches avec les Karpathes géantes qui se dressent devant soi. Et ce parc charmant qui entoure l'hôtel, ce parc mystérieux où mes compagnons allèrent rêver dans la nuit, au milieu des bosquets, rêver avec les petites étoiles, où ils auraient, je crois, rêvé toute la nuit si la fraîcheur des montagnes n'était venue calmer leur crise poétique et ne les avait obligés à gagner leurs lits!

Nous avons eu ici un curieux exemple de la mentalité des Hongrois qui ne veulent à aucun prix reconnaître la suzeraineté de l'Autriche. Lorsque nous retirâmes notre courrier au guichet de la poste de Poprad nous remarquâmes que toutes les adresses de nos lettres portaient de larges ratures faites avec des crayons de couleurs: on nous avait écrit à Poprad-Felka (Autriche-Hongrie), l'employé hongrois, consciencieux et patriote, avait soigneusement rayé le mot Autriche afin de ne laisser subsister que le seul mot Hongrie. En écrivant ces lignes, j'ai sous les yeux les enveloppes ainsi raturées que j'ai conservées comme des documents intéressants et je m'aperçois que sur l'une d'elles l'employé a même ajouté le mot Magyar, afin qu'il ne puisse subsister aucun doute sur ses intentions séparatistes.

Poprad est une ville assez quelconque, sale et délabrée, comme toute petite ville hongroise qui tient à ses traditions. Sa principale curiosité est le Musée des Karpathes, où une initiative intelligente [84] 147 a réuni tout ce qui a trait à ces pittoresques montagnes au milieu desquelles nous évoluons. Les collections de ce musée sont riches et bien choisies: minéraux, plantes, animaux, restes préhistoriques, cartes, plans en relief, costumes nationaux, etc.

Nous sommes dans le comitat de Zips, qui renferme un de ces rares îlots germaniques ayant résisté jusqu'ici aux flots slaves qui déferlent depuis des siècles sur les Karpathes pour y opérer leur reconquête—qu'on me pardonne cette expression castillane qui trouve ici sa place.

Le peuple des Zips a conservé la langue et les coutumes allemandes. Il descend des colons saxons, thuringiens, bavarois, qui vinrent au douzième siècle s'établir dans la haute vallée du Popper pour exploiter les richesses minières des Grandes Karpathes. Il arriva à un grand degré de prospérité et fut réellement puissant au moyen âge, suffisamment puissant pour obtenir de la couronne de Hongrie des franchises et un recueil de lois propres [85]. Les villes du pays des Zips s'étaient alors confédérées en une ligue qui contribua longtemps à leur prospérité. L'extension de cette colonisation allemande cessa dès le quinzième siècle et dès lors ce fut sa diminution progressive au profit de l'élément slave. En 1898, les Allemands du comitat de Zips n'étaient plus 148 qu'au nombre de quarante-cinq mille [86], aujourd'hui ce nombre s'est encore restreint et l'on peut presque prévoir le jour où cette épave germanique aura entièrement disparu de la vallée karpathique qui vit jadis si florissant et si fier le petit peuple des Zips [87].

Poprad n'a pas conservé grand'chose du caractère allemand, mais la plupart des principales villes du comitat des Zips, comme Béla, Kesmark, Iglo, Locse, rappellent assez fidèlement les cités de Bavière ou de Franconie.

A peu près en face de Poprad, qui sommeille en sa vallée, là-bas dans la montagne, sont les Bains de Schmek, où l'on se rend par un court trajet et qui constituent un séjour de plus en plus fréquenté par les Hongrois.

Les Bains de Schmek sont, en somme, formés par trois stations distinctes, peu distantes les unes des autres: Tatra-Fured le Vieux (Alt-Schmek), Tatra-Fured le Neuf (Neu-Schmek) et Tatra-Fured le Bas (Unter-Schmek). Ces trois agglomérations sont à la fois des stations climatériques et des villes d'eaux; situées au flanc du Tatra, à mille mètres d'altitude, sur le versant méridional, très abritées, elles jouissent d'une température toujours 149 égale, d'une vue admirable, sont pourvues d'hôtels confortables et de riantes villas.

Les stations de Schmek sont aussi des centres d'excursions nombreuses et toutes fort intéressantes dans la partie orientale de la chaîne. Au reste, toutes les villes ou villages qui avoisinent le haut Tatra sont des centres d'excursions, tellement ces pittoresques montagnes sont curieuses sur toute leur étendue. Avec ses innombrables lacs épars, ses sommets uniformément répartis, ses vallées, ses cascades, le Tatra présente un intérêt toujours égal de quelque côté qu'on l'aborde et il faudrait un volume entier si l'on voulait décrire, même succinctement les très nombreuses excursions qu'il offre à la curiosité du touriste.


Nous nous sommes mis en route de bon matin.

Adieu, montagnes du Tatra! Des hauteurs qui dominent Poprad au sud, nous jetons un dernier regard sur les géants des Karpathes. Il fait un ciel sans nuages, un temps radieux, l'imposant massif apparaît irrisé de soleil, coiffé de bleu, s'élevant de deux mille mètres au-dessus de la plaine, à pic, sans aucun contrefort qui diminue sa majesté de colosse, de colosse de deux kilomètres de haut! Adieu, Tatra!

Nous allons maintenant aborder une autre région des Karpathes, bien différente, moins imposante, mais non moins curieuse: les Karpathes 150 de Dobsina, de Gomor et de Torna, qui s'étendent au sud de la chaîne principale.

Peu après Poprad, on franchit la vallée du Hernad, alors non loin de sa source, et au milieu de laquelle la route traverse le petit village de Grenicz. Le pays qui défile devant nos yeux est admirablement beau; la route semble errer au hasard de son caprice, tantôt au fond de gorges étroites, tantôt au milieu de verdoyantes vallées, elle passe d'un val à l'autre en serpentant sur des collines, en gravissant des montagnes. C'est une succession de tableaux enchanteurs: bois touffus, vertes prairies où coulent de clairs ruisseaux, rocs pittoresques qui grisaillent au milieu des bois sombres, là, c'est un pont de bois grossier qui franchit un torrent qui gronde et qui écume, là-haut dans la montagne un vieux château, ici, au milieu d'un tapis de verdure, une humble chaumière au toit de paille qui lance vers le ciel un mince fil de fumée bleue.

Et sur le chemin, l'inévitable tribu de tziganes qui déambule et qui tend la main. Le tzigane nomade est mendiant avant tout; il semble avoir élevé la mendicité à la hauteur d'un art; regardez ceux-là, rien n'est plus curieux que leur manège: ces êtres aux faces de bronze, aux têtes crêpelées et huileuses, s'appliquent à employer le geste, l'attitude les plus propres à émouvoir l'âme du naïf étranger; les jeunes femmes sourient, souvent fort gracieusement, et découvrent leurs dents blanches de louves, les vieilles—oh! les horribles sorcières!—geignent 151 lamentablement; les hommes font les malades et leur grimace cherche à rendre l'impression d'atroce souffrance; les enfants crient, pleurent, sourient, tout à la fois, mais surtout exhibent d'un air comique leurs gros ventres de singes; tous sans exception tendent vers nous la main.

Voici la montagne de la Popova sur laquelle la route grimpe à plus de mille mètres, puis au bas d'une longue descente dans les sapins, Telgart où nous prenons à droite la route de Dobsina.

Des femmes slaves cheminent en frappant le sol du talon de leurs grandes bottes, leurs costumes de nuances vives, rouge ou bleu, tranchent et s'aperçoivent du plus loin. Les vieux Slovaques, avec leurs grands chapeaux, leurs vestes de drap blanc et surtout leurs longs cheveux, ont des airs d'autres siècles, ainsi devaient être les paysans français d'il y a deux cents ans. Les jeunes gens ont tenu à faire au modernisme le sacrifice de leur chevelure: les jeunes Slovaques portent les cheveux ras.

Depuis Poprad la route n'est pas trop bonne, étroite, inégale et poussiéreuse... mais elle sinue dans de si beaux paysages!

Nous venons de dépasser un szeker qui cahote au grand trot de deux maigres chevaux, au milieu d'un nuage de poussière. Le szeker est le chariot hongrois. Sa conformation est appropriée aux chemins invraisemblables du pays. Il est essentiellement 152 composé de deux longues échelles accouplées en force de V, de deux essieux en bois sans ressorts, de quatre roues qui tournent en chantant et d'un interminable timon le long duquel se perdent deux minuscules chevaux, pas de sièges, pas de bancs, luxe superflu. Ces surprenants véhicules ont des souplesses de reptiles; leur structure se plie à toutes les déformations des chemins; ils passent partout. Combien de fois n'en avons-nous pas vu qui, pour fuir notre auto, abandonnaient la route, descendant dans les champs, franchissant des fossés, grimpant des talus sans souci de l'équilibre, leur long corps se tordait comme un serpent, leurs deux trains se plaçaient dans des plans perpendiculaires, ils ne versaient jamais, leurs nonchalants conducteurs n'avaient même pas l'air de s'émouvoir de leurs positions parfois acrobatiques.

Le szeker que nous venons de dépasser emportait la fortune de toute une troupe lyrique que nous avions vue à Poprad. Les acteurs, les actrices, leurs bagages et leurs instruments étaient entassés pêle-mêle entre les deux échelles, sur de la paille. C'étaient des artistes hongrois, à la fois chanteurs, instrumentistes et danseurs, dont les recettes devaient être bien maigres à en juger par leurs pauvres habits; les femmes, toutes jeunes, se cramponnaient énergiquement à leur oscillant véhicule; l'une d'elles nous sourit au passage avec de grands yeux de gazelle étonnée.

153


La matinée était encore peu avancée, lorsque nous atteignîmes l'hôtel de la Glacière, où l'on s'arrête pour aller visiter la fameuse grotte de glace de Dobsina.

Les Karpathes calcaires renferment d'assez nombreux échantillons de ces mystères géologiques que sont les grottes de glace: la grotte de Dobsina est la plus belle et la plus curieuse d'entre toutes [88].

L'antre s'ouvre à mi-hauteur au flanc d'une montagne [89]; on y parvient par un petit sentier qui serpente dans un bois de sapins au milieu des mousses et des fougères émaillées de jolies fleurs alpestres, on dirait d'un parc. Il y a devant l'entrée de la grotte un petit chalet où l'on vous oblige à séjourner assez longtemps afin de donner aux corps échauffés par l'ascension le temps de se refroidir, précaution salutaire sans laquelle on risquerait la fatale pneumonie en entrant dans le froid.

Le soleil déverse des torrents de chaleur sur un amas de rochers qui entourent un trou sombre; un courant d'air glacé s'échappe de cette ouverture; c'est l'entrée de la grotte. Avant de pénétrer, on 154 aperçoit déjà la glace qui affleure en gros blocs. Quelle étrange impression l'on ressent! Grillés par le soleil au dehors, on se sent glacé par le froid [90] dès qu'on a franchi le seuil de la caverne mystérieuse.

Depuis fort longtemps, les habitants du pays connaissaient l'existence de l'antre du froid, l'orifice béant laissait apercevoir éternellement sa glace, énigme troublante en ces contrées où les étés sont si chauds; mais personne n'avait osé pénétrer son mystère. Ce ne fut qu'en 1870 que trois hommes courageux s'y risquèrent pour la première fois [91].

Aujourd'hui, la grotte est très convenablement aménagée pour la visite des touristes, des escaliers de bois conduisent à ses différents étages, des chemins sont tracés dans la glace et la lumière électrique éclaire ses moindres recoins.

Dès l'entrée, on se trouve dans la glace, on marche sur un pavé de glace, les parois de l'étroit corridor sont revêtues de glace. Un escalier d'une dizaine de marches nous conduit dans une vaste nef, qu'on appelle la salle Milan, la lumière électrique jaillit, c'est un mirifique éblouissement! Rien ne peut donner une idée de ce spectacle qui tient du merveilleux, on se croirait dans le palais enchanté de quelque fée. Cette salle a plus de 155 quatre mille mètres carrés [92]; sa longueur est de cent vingt mètres, sa largeur varie de trente-cinq à soixante mètres, elle a plus de onze mètres de hauteur; le sol est formé par une épaisse couche de glace, unie et lisse comme un miroir, on croirait marcher sur du verre, les parois sont revêtues de glace laiteuse qui ressemble à des applications colossales du marbre le plus pur, trois énormes piliers de plus de deux mètres de diamètre, entièrement en glace, semblent supporter l'énorme nef et celle-ci est toute tapissée de glace, constellée de stalactites aux formes fantastiques, aux multiples paillettes resplendissantes, comme une infinité de diamants. Une cascade géante a fixé ses flots immobiles au milieu de la salle, la ressemblance avec une cascade liquide est tellement frappante qu'on se surprend à écouter et qu'on est étonné de ne pas entendre son fracas troubler le silence de ces lieux de mystère où tout est figé, même le bruit!

On dirait un colossal palais de verre, mieux, le verre lui-même serait impuissant à rendre les effets miraculeux qu'on admire ici, le verre n'a pas ces formations cristallines qui seules peuvent rivaliser avec le diamant. Cette glace est tantôt de la plus extrême transparence, tantôt d'un blanc laiteux opalin, tantôt lisse et polie comme l'acier, tantôt arrondie, tantôt hérissée de mille cristaux. Vous concevez l'effet que doit produire là dedans 156 l'éclairage éblouissant de plusieurs lampes à arc voltaïque... ou plutôt non, vous ne pouvez vous en faire une idée... la plume est inapte à reproduire ce que nous vîmes, l'imagination ne peut enfanter un pareil tableau! Tout scintille, tout brille, tout resplendit!

La glace du sol est tellement polie qu'on ne peut y circuler en parfait équilibre et que les guides ont dû y établir des chemins au moyen de planches alignées.

Un autre escalier de bois conduit dans le corridor Ruffinyi qui a pour parois d'un côté le roc calcaire et de l'autre l'accumulation sans cesse augmentante de glace. Car la glace se forme sans relâche dans la grotte, il en fond bien un peu en été, mais la congélation va plus vite que la fonte et l'on peut prévoir un moment, heureusement éloigné, où toute l'énorme excavation sera remplie, où l'on ne pourra plus y pénétrer. L'accroissement est suffisamment rapide pour qu'on puisse en suivre aisément les progrès depuis que la grotte est ouverte à la curiosité publique: certains escaliers de bois ont été envahis par la glace et sont aujourd'hui impraticables, sur d'autres on suit la montée du flux solide par les bas échelons qui se sont peu à peu enlisés, enfin une lampe électrique est en train de disparaître, déjà à moitié enfouie dans l'impitoyable marée.

Sur la muraille verticale du corridor, placée comme une section vive, on peut lire les divers âges du dépôt glaciaire. J'ai cherché vainement 157 en des livres spéciaux une explication satisfaisante de ces curieuses formations. Je dois avouer que dans une grande quantité de théories je n'ai pu en trouver aucune qui paraisse clairement adoptable. Parmi les explications invraisemblables, je ne citerai que celle qui professe gravement que la congélation est produite par l'action du vent qui s'engouffre par des interstices du rocher et qui ne pouvant s'échapper librement produit une pression favorable à la solidification. Que le vent s'engouffre dans la grotte cela est fort possible, mais qu'il produise une pression suffisante pour obtenir la congélation....

Une autre théorie admet que les calcaires poreux qui entourent la grotte sont constamment traversés par des infiltrations capillaires et que celles-ci arrivant à l'air libre s'évaporent brusquement pour une partie et produisent ainsi un abaissement de température suffisant pour congeler l'autre partie. Ceci est plus admissible.

Enfin d'aucuns prétendent que l'origine du dépôt glaciaire proviendrait d'un ancien glacier que des convulsions de terrain auraient emprisonné dans cette excavation et que depuis les eaux, qui traversent sans cesse la couche perméable des calcaires, se solidifieraient au fur et à mesure en atteignant la glace préexistante, déjà préparées à cette transformation par leur basse température résultant de phénomènes d'évaporation capillaire. On voit que cette théorie emprunte quelque chose à la précédente. Elle appuie assez logiquement 158 son hypothèse sur l'examen des couches de l'amoncellement; en effet, celui-ci est composé de strates d'aspects bien différents: les couches de la base sont épaisses et formées d'une glace blanche et opaque comme celle des glaciers, elles sont brisées et disloquées comme à la suite d'un mouvement violent au cours duquel le glacier initial aurait été précipité dans la grotte, les couches médianes et supérieures au contraire sont horizontales et transparentes, elles sont minces, on voit qu'elles se sont formées telles qu'on les voit aujourd'hui, comme se forment encore actuellement celles qui augmentent tous les jours la hauteur du dépôt. C'est évidemment à cette dernière théorie que je croirais le plus volontiers, cependant est-elle bien certaine? Elle ne me paraît pas complètement satisfaisante.

Laissant donc à d'autres le soin de résoudre ce problème, continuons notre promenade dans la grotte scintillante. On est surpris de voir les formes étranges que le hasard a produites au fur et à mesure de la congélation. Les plus curieuses sont celles qu'on a appelées la Tonnelle, à cause de capricieux stalactites qui imitent parfaitement les enroulements d'un cep de vigne et la Chapelle, dont la forme est en effet celle d'une nef gothique.

La partie la plus sauvage a été baptisée du nom d'Enfer, c'est un endroit dangereux où le sol est fortement incliné, rempli de crevasses obscures et d'éboulis monstrueux.

On regagne la salle Milan par un long escalier 159 qui s'appuie sur une croupe transparente ressemblant à une énorme vague; la glace vient parfois se former jusque sur les marches où l'on glisse.

On ne visite pas l'étendue entière de la grotte de Dobsina; certaines parties en sont trop dangereuses, inaccessibles ou non aménagées encore. Sa superficie totale atteint huit mille huit cents mètres carrés, elle s'étend sur deux kilomètres de long, sa profondeur connue est de cent trente mètres. Par endroit la couche de glace atteint plus de cent mètres d'épaisseur!

Il faut environ deux heures pour visiter les parties de la caverne qui sont ouvertes au public; l'attrait de cette surprenante curiosité est si grand que ce temps passe comme quelques minutes.

Mais lorsqu'on se retrouve à la chaude lumière du soleil, on a comme une impression de libération, on croit sortir d'une tombe humide et glacée, mais d'une tombe en laquelle on aurait fait un rêve fantastique de féerie et de palais enchantés, comme ces palais de diamant que de puissants génies ont construits au sein de la terre pour y garder jalousement de belles prisonnières!

Comment voulez-vous que la Hongrie où la nature a accumulé tant de mystérieuses curiosités ne soit pas le pays des légendes!


On mange fort bien à l'hôtel de la Glacière, on y boit encore mieux. Nous y dégustâmes un tokay 160 digne des dieux, si bon que l'un de nos compagnons et moi-même en achetâmes tout ce que l'hôte avait en cave pour nous le faire envoyer en France.

Nous reprîmes notre route par la vallée de Sztraczena, où coule la Göllnitz, labyrinthe pittoresque qui tourne dans les montagnes couvertes de forêts, couloir sauvage hérissé de rocs fantastiques. Certains endroits ont un aspect vraiment farouche; dans un tournant, un énorme pan de rocher obstrue la vallée, seule la rivière s'est aménagé un étroit passage et l'on a dû percer la roche d'un tunnel pour faire passer la route.

Le val désert s'anime tout à coup par l'apparition d'une exploitation minière qui paraît importante, ce sont des mines de cobalt et de nickel dont la contrée tire le plus clair de ses revenus. Puis, de nouveau, revient la solitude des grands bois, mais la route reste horriblement défoncée par le charroi des mines.

Une longue montée, toujours dans les bois, un col [93], et l'on a soudain une vue splendide sur une vaste étendue de pays: les Karpathes se montrent en un chaos sauvage et à nos pieds, dans une gracieuse vallée, la petite ville de Dobsina, qui a donné son nom à la grotte de glace, bien que celle-ci en soit distante de quatorze kilomètres.

Après mains lacets au flanc de la montagne, 161 longue descente durant laquelle on cahote dans les ornières et la poussière, on atteint Dobsina. C'est une vieille petite cité dont l'origine se perd dans la nuit des temps, qui fut certainement créée pour l'exploitation des mines, qui en vit encore, ancien foyer de colonisation germanique, l'air très allemand, mais où, comme chez la plupart de ses sœurs des Karpathes, le Slave a presque complètement chassé le Germain.

Nous roulons ensuite dans une large vallée. Arrivant en un tout petit village, nous trouvons la population entière en fête: on célèbre un mariage. Nous nous arrêtons quelques instants. Aussitôt nous sommes entourés, assaillis par une foule en habits de fêtes,—les antiques costumes nationaux hongrois,—qui abandonne un festin commencé et déjà pompeusement arrosé pour venir manifester sa joie de nous voir en poussant des cris, des hurlements à nous rendre sourds... Tous, hommes, femmes et enfants ont à la main une énorme cuillère de bois qu'ils agitent au-dessus de leur tête. Les aurions-nous interrompus au moment où ils mangeaient le potage? ou bien cette cuillère serait-elle un emblème matrimonial? Insondable mystère que nos connaissance insuffisantes de la langue hongroise ne nous permirent pas d'approfondir. Ces indigènes sont Hongrois et non plus Slaves, c'est tout ce que nous pûmes apprendre.

Nous voici maintenant dans le val étroit où coule le Sajo et nous ne tardons pas à arriver à 162 Rosnyo [94], vieille ville triste et silencieuse, et qui dort... ne la réveillons point... passons.

Mais tout là-haut, sur le mont, voyez-vous ce fier château? C'est Kraznahorka, l'un des vieux manoirs des Karpathes les mieux conservés. Il est, paraît-il, intact et tel qu'il fut édifié aux temps reculés du roi Béla. On y peut voir les meubles, les tentures, les tableaux qui ornent ses vastes salles depuis le moyen âge, les armures de ses anciens chevaliers y sont encore debout et luisantes, ses vieux canons continuent à monter leur garde de plus de six siècles. Depuis le seizième siècle, Kraznahorka est la propriété des Andrassy. C'est dans ce château que sont conservées les archives de la noble famille, l'une des plus puissantes et des plus anciennes de la Hongrie. C'est aussi à Kraznahorka que, pendant longtemps, ces riches magnats se firent inhumer. On y voit, en un cercueil de verre, dans un état de conservation parfaite, le corps de Sophie Andrassy, la martyre, la Dame blanche de Löcse [95].

Au commencement des temps obscurs du moyen âge, il arrivait souvent que de pauvres paysans devenaient subitement de grands seigneurs.... C'est du moins ce que prétendent les légendes.

Un jour, un berger appelé Bebek mangeait tristement son frugal repas; assis dans la prairie solitaire, perdu dans la montagne, n'ayant pour toute compagnie que ses moutons, il laissait rêveusement 163 errer ses regards autour de lui. Son attention fut soudain attirée par une petite souris qui était venue s'ébattre dans l'herbe devant lui. Bebek lui jeta des miettes de son pain. L'intelligent petit animal emporta vivement l'aubaine imprévue au fond de son nid, mais pour en ressortir aussitôt et pour venir en demander encore. Quelle ne fut pas la surprise du berger en voyant la souris qui sortait de son trou ses poils luisant de poudre d'or; curieusement il fouilla la terre et découvrit un trésor d'une incroyable richesse. Subitement, par la seule intervention d'une toute petite souris, le berger misérable était devenu un opulent magnat. Ses richesses lui permirent d'aider son roi, qui l'anoblit. Avec son or, il construisit pour lui et pour ses fils sept châteaux forts: Kraznahorka, Pelsöcz, Torna, Szadvar, Csetnek, Berzete, Solyomkö. Du berger Bebek descendit une puissante famille de seigneurs qui régnèrent durant de longs siècles sur toute la contrée. Kraznahorka appartenait encore à un Bebek lorsqu'au seizième siècle l'antique manoir passa aux mains de la famille Andrassy.

Suivant le cours du Sajo, nous allons passer successivement auprès de la plupart des autres châteaux forts des Bebek dont les restes ne sont plus que ruines, mais qui se dressent encore fièrement sur leurs escarpements.

Devant nos yeux se déroulent les Karpathes de Torna, parois abruptes, plateaux de prairies. Ces montagnes sont formées de calcaires poreux aux 164 entrailles pleines de surprises. C'est d'abord le plateau de Szillicz, qui renferme la grotte du même nom, remplie de glace. Plus loin, c'est le plateau de Pelsöcz [96], tout criblé d'excavations, farci de grottes, fissuré de crevasses; il est impossible de voir jamais la moindre trace d'eau sur ces plateaux dont le sol troué comme une écumoire, absorbe la pluie aussitôt et ne la rend jamais.

Nous arrivâmes à Pelsöcz [97] comme la nuit tombait.

C'est une petite ville hongroise, antique et vénérable, qui se targue de multiples quartiers de noblesse: sa fondation remonterait à Bors, l'un des lieutenants d'Arpad [98].

Notre caravane établit son campement dans une petite auberge du cru, simple et propre,—qui se serait attendu à cela en Hongrie?—dont l'hôte, accueillant, serviable et bon, se confondit en mille attentions délicates pour nous recevoir dignement.

Comme nous flânions sur la porte de l'auberge en attendant l'heure du dîner, il nous fut donné d'assister à un spectacle extraordinaire: le calme silence de la petite ville fut soudain troublé par un fracas terrifiant, le ciel s'obscurcit d'un nuage de poussière, une véritable trombe s'était précipitée 165 sur le pays, envahissant les rues, une trombe d'où s'exhalaient des grognements rauques et brefs... puis tout était retombé dans le silence... mais le météore avait bien duré un bon quart d'heure. Nous venions d'assister à un défilé de cochons qui rentraient du pâturage et regagnaient leurs logis respectifs. Curieux exemple de communisme digne des âges futurs de l'humanité! Les cochons de ce pays vont au champ en commun, bien qu'appartenant à des propriétaires différents, le soir venu, ils reviennent tous ensemble, ils envahissent le village, ils rentrent comme rentrent des cochons, c'est-à-dire comme un ouragan, renversant tout ce qui se trouve sur leur passage, en masse compacte,—ceux-là étaient plus de cinq cents,—et sans arrêt, sans hésitation, ils s'engouffrent chacun dans son étable sans se tromper.


Parmi les innombrables grottes que renferment les montagnes de ce pays, il en est une, la Caverne Sonore [99], ainsi nommée à cause du puissant écho qui résonne en ses flancs, dont notre hôte nous conta la légende pendant que nous dînions.

Une jeune paysanne des environs de Torna était allée un jour dans la montagne pour cueillir des cornouilles. Sa récolte finie, son panier plein 166 jusqu'au bord de rouges baies, elle rentrait gaiement, heureuse en pensant au plaisir que sa belle cueillette allait procurer à ses vieux parents. Comme elle passait devant le trou qui sert d'ouverture à la caverne sonore, elle entendit une voix qui semblait sortir de terre et cette voix l'appelait:

—Qui que vous soyez, passant, secourez-moi.

—Où êtes-vous et que désirez-vous? s'enquit la jeune fille.

—Je suis au fond de la grotte, répondit la voix. Tombé dans le trou depuis un jour et une nuit, je m'épuise en vains efforts pour en sortir et je meurs de faim.

La jeune paysanne avait le cœur bon. Sacrifiant ses fruits qu'elle avait eu grand mal à cueillir, elle fit parvenir son panier à l'inconnu qui put ainsi se repaître et reprendre des forces, puis elle l'aida, au péril de sa vie, à sortir du trou où il s'était laissé choir.

L'étranger reconnaissant, la remercia chaleureusement, et lui donna une bague de prix qu'il avait au doigt en lui disant ces mots:

—Acceptez cette bague en souvenir de votre bonne action, mon enfant, et souvenez-vous qu'un jour elle vous portera bonheur.

Et puis il s'en alla.

La jeune fille était rentrée chez ses parents sans ses cornouilles, cependant heureuse d'avoir fait le bien, et, coquette, elle s'était parée de la belle bague. Mais ce joyau avait fait naître au cœur du fiancé de la belle un affreux soupçon: il ne 167 pouvait ajouter foi au cadeau magnifique de l'inconnu; bien qu'elle lui jurât qu'elle n'avait jamais cessé de lui être fidèle, malgré ses larmes et ses prières, le jeune paysan déclara qu'il partait pour ne plus revenir.

La pauvre éplorée ne voulut pas quitter son fiancé, elle le suivit malgré lui. Comme ils erraient dans les montagnes, les deux amants arrivèrent devant la caverne sonore:

—Noble étranger, s'écria la paysanne au désespoir, viens attester mon innocence.

Quelques instants après, l'homme mystérieux apparaissait. Ayant appris ce qui s'était passé, il eut un bienveillant sourire et persuasif, eut tôt fait de raccommoder nos amoureux.

Tous trois s'en retournèrent ensemble au village. A leur arrivée, les gros bonnets vinrent rendre hommage à l'inconnu, qui n'était autre que le roi lui-même.

On célébra aussitôt le mariage du jeune couple; le mari fut anobli et devint le père d'une race qui, durant des siècles, fut riche et puissante. Le roi se plaisait à répéter souvent à l'ancienne paysanne:

—Je vous avais bien dit que ma bague vous porterait bonheur!


Ce matin, la cour de l'auberge est pleine de monde: ce sont les habitants de Pelsöcz venus curieusement examiner notre voiture automobile. 168 Cet engin cause leur étonnement, il ne s'en est encore jamais arrêté dans leur petite ville, jamais ils n'ont eu le loisir d'en contempler de près, c'est à peine si quatre ou cinq exemplaires ont traversé le pays, environnés de poussière, à moitié invisibles. Les poules, les chèvres et les cochons, aussi curieux que les gens, se sont mélangés à la foule et regardent gravement, tendant le cou.

Et quand nous partons, tous ces braves gens nous disent des adieux sympathiques. L'hôtelier nous remet mystérieusement un énorme paquet dont nous ignorons le contenu... nous l'ouvrirons un peu plus loin, sur la route, et nous nous apercevrons qu'il contient exclusivement du pain, de belles miches dorées. Quelle coutume surprenante!

Nous nous dirigeons vers la célèbre grotte d'Aggtelek, qui est la reine des grottes de stalactites comme celle de Dobsina est la reine des grottes de glace.

Le chemin qui va de Pelsöcz à Aggtelek mérite à peine le nom de sentier. Il a plu une partie de la nuit et cela nous vaut la joie de faire connaissance avec la boue hongroise. Ah! je conserverai toujours le souvenir de ce chemin! Le sol y était un mélange de boue argileuse et de rochers glissants; l'auto errait là-dessus comme prise d'ivresse, la direction était folle, les roues tournaient sur place à tel point qu'aux moindres montées et malgré les antidérapants tout le monde devait mettre pied à terre et pousser énergiquement. Nous avancions à l'allure d'un homme au pas: la distance 169 qui sépare Pelsöcz de la grotte d'Aggtelek est de treize kilomètres, nous avons mis exactement une heure trois quarts pour la parcourir... avec une cent-chevaux!

Invisible aux yeux non prévenus, l'entrée de la Grotte se dissimule au fond d'une dépression, derrière quelques touffes d'arbustes. Un tout petit trou noir au pied d'une falaise gris de plomb, voilà l'entrée.

La grotte d'Aggtelek, ou plutôt les grottes, car c'est, en réalité, une succession de grottes affectant la forme du cours d'un fleuve et de ses affluents, a une longueur totale de huit kilomètres sept cents mètres; c'est la plus grande du monde après la grotte américaine du Mammouth [100]. Il faut seize heures pour visiter en entier ces méandres souterrains. Je serai cru sans peine en disant qu'il n'entrait nullement dans nos intentions de faire une visite complète et aussi copieuse, il aurait fallu pour cela que nous fussions chauves-souris ou géologues.

Connues depuis les temps préhistoriques, ces grottes servirent de sépultures, elles furent même habitées par des humains durant les périodes paléolithique et néolithique [101] ainsi que le démontrent, paraît-il, les débris qu'on y a découvert: squelettes humains, ossements d'ours des cavernes, 170 de rhinocéros, instruments de pierre et d'os, débris de poteries. Elles furent encore habitées aux époques du bronze et du fer. Elles servirent de lieu de refuge aux temps troublés des grandes invasions. Enfin des moines y auraient établi pendant un certain nombre d'années leur pieux commerce.

Bien que leur existence n'ait jamais été oubliée dans les temps modernes, elles restèrent longtemps inexplorées. Ce ne fut qu'au commencement du dix-neuvième siècle [102] que de sérieuses investigations furent accomplies dans l'antre obscur. Depuis, l'on a poursuivi l'aménagement des grottes et aujourd'hui elles sont affermées à la Société des Karpathes qui a cependant encore beaucoup à faire si elle veut les produire avec avantage aux yeux des touristes.

C'est bien ici le séjour de la nuit et du silence. On a à peine parcouru quelques mètres dans ce labyrinthe mortel qu'on se sent oppressé d'angoisse, étouffé par la nuit, effrayé par le silence. Et cependant ces grottes immenses ne sont que successions de merveilles; la nature a produit là par milliers, de véritables chefs-d'œuvre. Stalactites et stalagmites forment un entre-croisement de colonnes, de fûts, de voûtes, d'ogives, de cintres, sculptures, dentelles, chapiteaux, polis, luisants comme le marbre; c'est une série de palais fantastiques, de nefs grandioses, de basiliques colossales 171 que l'imagination rend plus surprenants encore, mais que la nuit fait lugubres. Le guide qui nous accompagne s'éclaire au moyen d'une torche fumeuse; chacun de nous porte à la main une bougie dont la lueur ne peut percer les ténèbres à un mètre; on soupçonne les merveilles dans lesquelles on évolue mais on ne les voit pas. Aux endroits les plus curieux le guide illumine la grotte d'un éclair de magnésium, on a comme un aperçu fabuleux d'un palais magique, on est surtout ébloui par la lumière subite et, hélas! on ne voit guère mieux qu'à la lueur de la torche et des bougies. Ah! si l'on avait ici l'éclairage électrique de la grotte de Dobsina, je m'imagine qu'on jouirait d'un spectacle inouï!

Chaque grotte a son nom, chaque formation de la nature a reçu une appellation fantaisiste. Il y a la Grande Eglise, le Paradis, le Parnasse, la Montagne de Diamant, le Harem, le Lit de repos du sultan, les Jardins suspendus de Sémiramis, et combien d'autres noms qui vous font venir l'eau à la bouche pendant que les yeux se tuent à vouloir percer les ténèbres; mais il y a aussi l'Ossuaire, où coule le fleuve Achéron, la Caverne des chauves-souris, le fleuve Styx, le Temple juif, la Porte de Fer, l'Enfer... brr... ces noms ajoutent à notre effroi, il nous tarde de sortir de cette atmosphère noire, épaisse, humide et froide [103].

On a depuis peu percé une seconde ouverture au 172 milieu de la grotte afin de permettre aux touristes qui ne veulent pas aller jusqu'au bout de sortir sans revenir sur leurs pas... notre état d'oppression était tel que nous n'allâmes même pas jusque-là et que nous rebroussâmes chemin avant d'avoir atteint cette sortie.

On explique la formation de ces grottes par l'action des eaux du plateau de Szillicz [104] qui, s'engouffrant dans les multiples crevasses dont il est émaillé, créèrent de véritables rivières souterraines et des vallées d'érosion. Voilà pour les excavations. Quant aux stalactites, celles-ci sont produites par des causes purement chimiques: l'acide carbonique dissout dans l'eau des pluies permet la solubilisation des calcaires qui peuvent se transporter ainsi aux points d'infiltration où ils se solidifient à nouveau par évaporation de l'eau. Les formations calcaires se poursuivent donc sans cesse, sans cesse la nature procède à l'ornementation de la Baradla [105].

Nous retrouvâmes la lumière du soleil avec une joie réelle. Notre souterraine promenade nous avait fait gagner un solide appétit, aussi saluâmes-nous avec une joie au moins aussi grande la maison du gardien de la grotte, où le Guide des 173 Karpathes nous annonçait que nous trouverions à déjeuner. Hélas! vain espoir, fallacieuse promesse d'un Guide dont Parc Husz aurait dû nous apprendre à nous défier: la maison du gardien existait bien, le gardien aussi, mais celui-ci déclara piteusement qu'il n'avait rien, absolument rien pour nous faire déjeuner! Ah! comme nous comprîmes alors toute la délicatesse du procédé de notre hôte de Pelsöcz, qui n'avait pas voulu nous laisser partir ce matin sans nous munir au moins d'une ample provision de pain; il savait bien ce qui nous attendait ici, le brave homme!

Les coffres de l'auto contiennent heureusement toujours un abondant approvisionnement de conserves et nous pûmes cependant composer un déjeuner somptueux que nous encadrâmes avec le pain de l'hôte de Pelsöcz auquel nous envoyâmes nos pensées attendries.

Le gardien des grottes est un vieux brave homme qui fait son métier consciencieusement et qui tient une statistique soigneuse des étrangers qui visitent son domaine. Il nous fut ainsi donné de constater combien peu les Français viennent admirer les curiosité de la Hongrie; qu'on en juge par les chiffres ci-après que j'ai relevés sur la comptabilité de la société des Karpathes:

Français venus visiter la grotte d'Aggtelek:

En 1890 1
—  1891 0
—  1892 0 174
—  1893 1
—  1894 0
—  1895 0
—  1896 2
—  1897 0
—  1898 2
—  1899 2
—  1900 0
—  1901 5
—  1902 2
—  1903 1
—  1904 0
—  1905 3
—  1906 0
—  1907 1

En 1908, il n'était encore venu jusqu'ici qu'un seul Français, mais grâce à nous cinq, cette année battra tous les records avec six visiteurs de notre pays de France.

Nous repartîmes, poursuivant dans le sud, afin d'aller plus loin rejoindre la grande route. Le chemin est toujours aussi mauvais: l'auto a repris ses divagations et ses glissades. Le petit village d'Aggtelek se montre bientôt sur la gauche, au pied des montagnes qui renferment la grotte, chétif amas de maisons à l'air pauvre, craintivement groupées autour d'un clocher pointu.

Dans l'antiquité lointaine une grande ville florissait là, à la place du village actuel, et, sur la hauteur de la Baradla se dressait un imposant château dont les toits d'or étincelaient au loin. Le roi qui l'habitait commandait une armée importante avec laquelle il allait constamment piller les pays environnants; il entassait d'immenses trésors 175 dans son château et dans la grotte qui se trouvait au-dessous.

Au cours de ses incursions, il avait vu la fille d'un autre roi, son voisin, et en était tombé éperdument amoureux: elle était belle comme le ciel! La jeune princesse était déjà fiancée, elle repoussa dédaigneusement le cœur du roi pillard, son cœur et ses fabuleuses richesses. Le souverain de la Baradla, fort habitué à prendre ce qu'on ne voulait lui donner, enleva la princesse et l'emmena dans son château. Il la garda prisonnière: il se flattait que la captivité briserait l'énergie de la jeune fille et que ses trésors aidant, ses trésors qu'il lui faisait souvent contempler en la promenant dans la grotte, elle finirait par lui accorder sa main.

Mais le fiancé de la princesse, armé d'une baguette magique, accompagné d'une nombreuse troupe de fidèles, se présenta devant le château pour réclamer son amante. Le roi ne daigna même pas lui répondre; il s'enferma dans la grotte avec sa captive et tous ses hommes d'armes; là, il se croyait inexpugnable. Par la vertu de la baguette magique, le roi, ses trésors et tous ses soldats furent changés en stalactites et la jeune princesse fut délivrée [106].

C'est ainsi que le commun du peuple croit expliquer la formation des stalactites de la grotte, explication merveilleuse et toute poétique, et combien 176 plus attrayante que l'autre, celle des savants, vous savez bien, la chimique!


En face du village d'Aggtelek, on rejoint le chemin de Tornalja, qui, sans être bien fameux, est cependant acceptable et fait retrouver quelque tranquillité aux passagers de l'auto, qu'avaient un peu ému les dérapages de la matinée.

Nous roulons dans une superbe forêt de chênes dont le sol, d'argile ferrugineuse, est coloré de rouge. On dit dans le pays que c'est le diable qui teignit de son sang la terre de la forêt. Voici en effet le conte singulier que les paysans hongrois narrent au coin du feu durant les longues veillées d'hiver.

Au milieu de la forêt Rouge s'élèvent deux rochers escarpés dont l'un est surmonté d'une croix. Par une sombre nuit d'hiver, alors que l'ouragan déchaîné courbait les arbres de la forêt, un ange divin et un noir démon se rencontrèrent, l'un assis au pied de la croix, le second juché au sommet de l'autre roc.

—Que viens-tu faire en ces lieux, démon? dit l'envoyé de Dieu, pourquoi poursuivre ainsi ton œuvre mauvaise sans trêve ni repos?

—Moi, fit ironiquement le diable, je n'ai pas besoin de repos. Mais toi-même, frêle et chétif, ne crains-tu pas de t'exposer comme cela aux morsures de la tempête glaciale?

177 —Dieu m'a recommandé de répandre la foi ici-bas, de consoler ceux qui pleurent, de soulager ceux qui souffrent.

—Et moi, repartit l'ange mauvais, j'ai ordre de tendre sans cesse aux hommes des embûches et de les attirer sur la route fleurie du vice.

Le blanc messager du ciel, qui avait frémi à ces paroles, s'écria:

—Malheureux, écoute-moi! La joie malsaine que tu éprouves en faisant le mal n'est rien auprès des félicités suprêmes dont on jouit en soulageant les malheureux. Ecoute-moi, démon! Si ton âme endurcie est encore capable de faire une bonne action, une seule, les larmes que tu auras essuyées éteindront le feu qui te brûle.

—Ton éloquence m'a converti, lui répondit le fourbe, qui ruminait déjà le tour qu'il pourrait bien jouer à son adversaire, voyons, dis-moi ce qu'il faut faire.

L'ange, qui l'avait attentivement examiné pendant qu'il parlait, lui dit:

—Vois-tu, là-bas, dans la neige amoncelée, ce voyageur que le froid a saisi, qui ne peut plus avancer, qui se meurt? Sauve-le, tiens: voici un paquet contenant du feu, cours le lui porter. Et là, que vois-tu? Un pauvre homme qui meurt de faim. Voici un paquet dans lequel est du pain. Tiens, prends-le et cours le sauver aussi.

Et l'esprit céleste remit au diable deux paquets en lui expliquant soigneusement lequel contenait le feu, lequel renfermait du pain. Le démon s'en 178 saisit, vola vers l'homme qui mourait de froid et lui lança le pain, et vers l'homme qui avait faim et lui remit le feu; puis, comme le vent, revint se percher sur son rocher où, éclatant de rire, il s'écria:

—Eh bien! Que dis-tu de cela? Vous voilà trompés tous trois. Je viens de faire un coup de maître qui excitera la jalousie de tous les diables de l'enfer!

—Ne triomphe pas si vite, dit l'ange qui riait, regarde plutôt: le voyageur qui se mourait de froid se chauffe maintenant auprès d'un bon feu et celui qui avait faim mange le pain que tu lui as porté. J'avais prévu ta sinistre malice et j'avais interverti les paquets. Tu as fait le bien malgré toi. Grâce à toi les deux hommes sont maintenant sauvés!

Le démon, honteusement joué, devint ivre de fureur, il poussa un sifflement sinistre et se précipita sur l'ange. Mais celui-ci, s'armant d'un glaive de feu, frappa le malin, il le frappa si fort et si longtemps que le sang du diable coula et qu'il teignit de rouge le sol de la forêt tout entière [107].

CHAPITRE IV
LA HONGRIE DES HONGROIS

179

Les Magyars.—Le Matra.—La Légende du chemin des armées.—Vacz.—Budapesth.—Musée commémoratif de la reine Élisabeth.—Saint-Mathias.—La couronne de saint Étienne.—Les ponts du Danube.—Les grands hongrois.—Les bains de Bude.—Le tombeau de Gul-Baba.—Le Varosliget.—Les Halles.—Le Danube.—Albe Royale.—Saint-Etienne.—La Puzta.—La forêt de Bakony.—Le lac Balaton.—Tihany.—La légende du Lac.—L'émigration hongroise.—Nagy-Kanicza.—La boue hongroise.

Roulant dans la forêt Rouge et écoutant sa légende que l'un de nous contait, nous atteignîmes bientôt Tornalja, très quelconque village, où nous rejoignîmes la grand'route. Celle-ci est excellente: l'auto partit à belle allure.

Quelle agréable chose qu'une route bien entretenue, large, lisse, roulante, lorsqu'on sort des chemins affreux que nous avions autour d'Aggtelek! Sans heurt et sans bruit, comme un bateau, l'automobile glisse dans les campagnes où les yeux peuvent regarder sans souci les paysages qui passent rapidement.

Nous filons dans un pays longuement vallonné, fort bien cultivé, paraissant très riche. Peu à peu les Karpathes diminuent derrière nous, bientôt 180 nous ne pourrons plus les apercevoir. Maintenant, ce ne sont plus que de petites collines, dernières vagues terrestres qui vont mourir dans l'Alföld, la vaste plaine hongroise [108] dont nous voyons déjà tout au loin devant nous l'immensité figée.

Rima-Szombat, petite ville à l'air définitivement hongrois, chef-lieu d'un comitat, nous apparut ainsi en un joli site aux lignes douces et arrondies.

Nous sommes maintenant parvenus dans la Hongrie des Hongrois, la Hongrie véritable, la Hongrie des plaines aux horizons infinis; les Slaves se sont peu répandus jusqu'ici, nous sommes bien véritablement chez les Magyars.

La Hongrie est une plaine immense, entourée, protégée de toutes parts par une vaste circonférence de montagnes; seules les deux portes du Danube, à son entrée [109] et à sa sortie [110] y donnent un accès ouvert. Formé d'un terreau alluvionnaire d'une extrême fertilité, arrosé par des fleuves géants, on conçoit que ce pays devait passer pour une terre promise aux yeux des barbares des grandes invasions. Situé à l'orient extrême de l'Europe, immédiatement avant les pays ouverts qui précèdent l'Asie, on comprend qu'il dut être le premier objectif, l'étape obligatoire de tous les peuples envahisseurs.

181 Nulle autre contrée ne donna autant que ce coin d'Europe le spectacle des invasions échelonnées, progressives, régulières. C'est ce que M. de Launay appelle la Loi des invasions barbares [111]. Du plateau de l'Altaï, chaudière humaine toujours en ébullition, débordant périodiquement depuis des siècles et des siècles, des flots successifs de jaunes se sont écoulés sur l'Europe. Ils ont déferlé plus ou moins loin suivant leur force, leur importance, mais tous sont venus battre les bords du Danube aux eaux rousses. Ils ont vaincu les autochtones, mais ceux-ci les ont assimilés, transformés, européanisés, blanchis. Les Huns au contact des Latins, les Bulgares des Slaves, les Turcs des Grecs, les Magyars des peuples déjà latinisés par les Romains, ont perdu leur caractère et leur type pour se fondre dans la masse des peuples conquis. Ces envahisseurs étaient des jaunes, des frères des Chinois: qui pourrait aujourd'hui—à part de rares exceptions—reconnaître les caractères ethniques de leur race parmi les divers peuples d'Europe?

Le débordement jaune existait déjà avant les temps historiques, à n'en pas douter; l'histoire nous montre toute une série d'invasions; hier encore, les Asiatiques se déversaient sur l'Occident. Le flot est-il tari? Demain peut-être nous verrons de nouveau s'avancer vers nous ses vagues menaçantes.

182 Il est une légende hongroise, fort peu galante, qui prétend que Dieu créa la femme, non pas avec une côte du premier homme, mais avec la queue du diable qu'il avait arrachée. Cette légende est commune entre les Hongrois et les Bulgares. Il y a entre les caractères de ces deux peuples une foule de points communs qui démontrent leur unité d'origine. On retrouve des communautés semblables entre tous les jaunes envahisseurs. Les Magyars ou Hongrois, les Huns, les Bulgares, les Turcs sont tous d'origine mongole, tous venus des hauts plateaux asiatiques à des temps diversement éloignés, tous des jaunes blanchis par la fusion, le climat et le temps [112].

Les Magyars ou Hunugares—d'où Hongrois—envahirent la Pannonie en l'an 889. Ils formaient un immense troupeau d'un million d'êtres, hommes, femmes et enfants, sous la conduite de leur roi Arpad, fils d'Almos. Le vieil Almos les avait amenés jusqu'aux défilés des Karpathes et était mort en vue de la terre promise. A son fils devait revenir la gloire de leur donner leur définitive patrie.

On sait que la Hongrie était alors en grande partie aux mains des Slaves de la Grande Moravie. Les Magyars conquirent la place de haute 183 lutte, les Slaves furent défaits et les vainqueurs, trouvant le pays à leur convenance, résolurent de s'y fixer. Ainsi, ce peuple qui avait mené jusque-là une existence essentiellement nomade, devint sédentaire lorsqu'il se trouva sur son sol d'élection. Cette vaste plaine hongroise qui avait vu la succession ininterrompue des invasions échut enfin à des propriétaires définitifs. Aux Magyars d'Arpad devait revenir l'honneur de faire de la grande steppe passagère un nouvel Etat d'Europe.

Mais, bien que fixés chez eux, les Hongrois ne perdirent pas tout de suite leurs instincts nomades ni leurs goûts belliqueux: ils firent longtemps encore des incursions dans les autres pays d'Europe, ils vinrent même apporter la terreur jusqu'en France où leur souvenir vit toujours dans les ogres de nos fables [113].

Le type mogol s'est tout à fait dénaturé chez les Hongrois modernes: ceux-ci sont maintenant des blancs comme nous. Très rarement on rencontre un individu chez lequel quelques caractères de l'antique race se sont conservés [114].


Nous venons de dépasser Lesoncz, petite ville animée où toutes les enseignes des magasins portent 184 des noms juifs. Au sud, un groupe de montagnes isolées dans la plaine resplendit d'or sous les rayons du soleil couchant: ce sont les monts du Matra, la troisième crète de la trinité des armes de Hongrie [115].

Cette petite chaîne, qui se déploie en forme de croissant, semble un dernier effort des Karpathes mourantes au seuil de la plaine infinie où vivent les Hongrois, ce n'est plus qu'une enfant à côté des géants du Tatra [116]. Ses flancs sont couverts de vignes produisant l'un des crus les plus fameux au pays magyar: le visontay, vin rouge aromatique et capiteux. Ses gorges furent habitées successivement par tous les peuples qui vécurent en ce pays [117], depuis les temps les plus reculés.

Malgré leur faible hauteur, les sommets du Matra servent de lieu d'excursion à quantité de touristes. Leur situation isolée permet, en effet, à la vue de s'étendre fort au loin sur le pays du Danube et des Karpathes. On jouit là-haut, paraît-il, d'une vue analogue à l'immense panorama 185 qui se déroule à vos pieds lorsqu'on se trouve au sommet de notre mont Ventoux.

La nuit était venue pendant que nous roulions toujours; les monts du Matra avaient disparu peu à peu dans l'obscurité, les étoiles s'étaient allumées une à une, les constellations parsemèrent le ciel comme une pluie de diamants et la Voie lactée déroula son long voile d'argent. La blanche nébuleuse s'appelle en Hongrie le Chemin des armées, elle possède aussi sa légende. Ecoutons-la donc, pendant que l'auto glisse entre les sombres taillis où parfois un campement de tziganes montre des ombres en loques s'agitant autour d'un rougeoyant foyer.

Après la mort d'Attila, Csaba, le plus jeune de ses fils, fut élu roi des Huns. Les Huns, frères et devanciers des Hongrois, possédaient alors la Hongrie. Affaibli par de longues guerres, attaqué de toutes parts, n'ayant plus autour de lui qu'une poignée d'hommes, Csaba se vit contraint de reculer devant l'ennemi victorieux. Pour reconquérir la patrie perdue, il résolut d'aller chercher de nouveaux soldats aux foyers paternels de l'Asie et de retremper le Glaive de Dieu [118] dans les eaux pures de l'océan: ainsi le voulait l'oracle, afin que le Glaive reconquît sa force magique, affaiblie depuis qu'il avait été teint du sang d'Aladar, frère aîné de Csaba.

186 Au moment de sortir de Hongrie, il s'arrêta à la frontière de Transylvanie et, détachant de son armée une troupe de Sicules, les plaça dans les défilés des Karpathes afin de les garder et s'assurer ainsi la route du retour. Les deux troupes se firent de touchants adieux, on se jura de rester frères et de traverser s'il le fallait le monde d'un bout à l'autre pour se prêter mutuelle assistance.

Mais aussitôt que l'armée de Csaba est loin, les Sicules sont assaillis par une nuée d'ennemis qui veulent s'emparer des défilés. Ils allaient succomber sous le nombre, lorsque soudain les forêts séculaires s'agitent et les sapins, de proche en proche, vont porter jusqu'à Csaba la nouvelle du danger de ses frères. Il détache aussitôt une partie de ses forces et la renvoie en arrière au secours des vaillants qui furent sauvés.

Au bout d'une année, seconde alerte: les ennemis reviennent plus nombreux, les Sicules cette fois vont périr. Mais le ruisseau qui descend des montagnes va porter la nouvelle au fleuve, le fleuve à la mer et le flot vient jeter l'alarme sur la plage où campait Csaba. Le prince envoie encore des troupes, les ennemis sont encore repoussés.

Trois années se passent. Mais les peuples veulent à tout prix s'emparer des portes des Karpathes, de formidables armées s'avancent contre les Sicules. Que va devenir cette poignée de braves? Voici que s'élève le vent des montagnes qui souffle vers l'orient pour aller prévenir Csaba... 187 le roi des Huns était si loin, que le vent se lasse avant de l'atteindre. Il s'allie alors avec l'ouragan du désert dont l'impétuosité l'entraîne, et Csaba est encore averti à temps. Il peut envoyer de nouveaux soldats, il peut encore conjurer le danger qui menaçait ses fidèles.

Des années et des années se passent, les enfants sont devenus des hommes, les Sicules ont cultivé les régions qu'ils gardaient et du désert ont fait des campagnes couvertes de moissons. Mais la haine ne s'était point éteinte au cœur de leurs ennemis. Ceux-ci s'étaient encore une fois rassemblés en nombre formidable et un jour, ils fondirent sur les gardiens des défilés. Les Sicules se battirent comme des lions. Mais que pouvaient-ils faire contre des ennemis cent fois plus nombreux? Ils n'attendaient plus de secours, car ils ne savaient plus ce qu'étaient devenus leurs frères, ils avaient fait le sacrifice de leur vie: ils jurèrent de mourir jusqu'au dernier plutôt que de trahir la parole qu'ils avaient donnée jadis. L'étoile qui avait été témoin de leur serment en informa ses sœurs et d'étoile en étoile, de constellation en constellation, l'alarme fut portée jusqu'aux lointaines contrées d'Asie.

Les pauvres Sicules s'apprêtaient à mourir lorsque retentit soudain un bruit sourd de chevaux, un clair cliquetis d'armes: une innombrable armée arrivait, qui traversait les régions célestes, elle s'arrêta au sommet des montagnes et ses armes brillantes resplendissaient au loin. Les ennemis 188 consternés s'enfuirent et désormais ne revinrent plus.

Ces guerriers lointains, amenés par les astres, ont laissé dans les cieux une trace ineffaçable: les Hongrois ont appelée Chemin des armées la longue banderole blanche qu'on voit se dérouler au ciel dans les nuits claires et que nous, nous appelons la Voie lactée, elle leur rappelle toujours Csaba et Attila, son père [119].


Mais pendant que nous écoutions les exploits des fiers Sicules, de lourds nuages étaient venus assombrir le ciel, un vent violent s'était levé qui soulevait des tourbillons de poussière, un gros orage s'annonçait. Nous entrâmes dans Vacz [120] comme tombaient les premières gouttes de pluie, les éclairs ininterrompus incendiaient les cieux, et le tonnerre faisait un bruit de tous les diables; c'était bien l'orage annoncé. Il était neuf heures du soir; nous aurions désiré pousser jusqu'à Budapesth, dont nous n'étions plus qu'à une trentaine de kilomètres, mais devant la fureur des éléments, nous résolûmes de passer ici la nuit. La szalloda qui nous accueillit était hongroise, c'est-à-dire fort simple, trop simple même puisque l'hôte nous 189 annonça que, vu l'heure tardive, il n'avait plus rien à nous servir à dîner. Nous coucher sans manger, tel était le sort que nous nous crûmes un moment réservé. Agréable perspective pour des estomacs qui avaient failli jeûner à Aggtelek et qu'avait affamés une longue route. Mais nous découvrîmes que l'hôtelier joignait à sa première profession l'art de la charcuterie. En un instant, notre troupe avide eut envahi sa boutique, d'où chacun ressortit bientôt nanti de son plat d'élection; la réunion des choses diverses que nous avions choisies put tout de même composer un repas très suffisamment ordonné que l'hôte nous fit arroser d'un vin liquoreux exquis, mais que je ne tardai pas d'accuser de nécromancie, car je m'aperçus soudain qu'il faisait tourner les tables autour de nous.

Je me souviens encore que les chambres de cette auberge étaient inconfortables et sales. L'un de nos compagnons, sybarite fort amoureux de ses aises, eut le guignon d'être logé en une chambre voisine de l'écurie et où, toute la nuit, il fut assailli par des odeurs pénibles.

Vacz [121] est située au bord du Danube. C'est une vieille ville épiscopale dont la fondation remonterait au dixième siècle. Géisa, fils du roi Béla, avait édifié là, au bord du roi des fleuves, une chapelle dédiée à la Vierge en suite d'un vœu qu'il aurait fait durant une bataille; il construisit 190 ensuite la ville qu'il érigea en évêché. On baptisa la nouvelle cité du nom de Vacz en souvenir d'un vieil ermite qui seul habitait auparavant cet endroit.

Vacz suivit la fortune de Bude, comme elle les Mogols la brûlèrent, comme elle les Turcs la prirent et la gardèrent pendant plus d'un siècle.

Cette ville n'offre pas grand'chose à la curiosité des touristes à part sa cathédrale qui produit un assez grandiose effet. Comme toute ville hongroise, ses maisons sont basses, espacées et régulièrement alignées.


Nous quittâmes Vacz de bon matin; un gai soleil éclairait le ciel redevenu pur. La route suit d'assez près le Danube dont on aperçoit par instant la grande masse d'eau unie. Beau Danube bleu! Tu es roux verdâtre, vert sale; voilà bien la dixième fois que je te vois, et vert sale je t'ai toujours vu!

La route est raboteuse et détériorée par un incessant charroi, indice de la proximité de la grande ville.

Mais voici qu'un épais nuage de fumées noires flotte sur l'horizon, vomi par d'innombrables cheminées d'usines. Au delà du Danube qui scintille, une colline se dresse, surmontée d'un imposant château: c'est Bude. Et devant nous, un amas de maisons, un immense faubourg: c'est Pesth qui commence.

191 La route pénètre dans la capitale de la Hongrie au milieu d'un faubourg industriel et cependant fort propre, par une colossale avenue, d'une largeur à nous autres Français inconnue. Le sol est pavé d'une façon toute moderne, on dirait du macadam tellement la surface est unie, polie; on roule sans bruit et sans chocs, et cependant c'est bien du pavage. Les pavés sont plats, ont la forme de lozanges, ils sont intimement unis entre eux par des joints goudronnés: ils forment une surface absolument plane qui doit être d'une résistance énorme et qui semble d'une imperméabilité parfaite. Ce pavage en lozanges goudronnés m'a paru être le dernier perfectionnement du genre, supérieur à nos malheureux pavés de bois et même au bitume et à l'asphalte.

Les avenues des faubourgs de Budapesth sont propres comme les rues centrales de nos grandes villes de France.

Les artères de l'intérieur de la grande capitale hongroise suivent la proportion et sont tenues avec un soin dont nous ne pouvons nous faire une idée. Si la Hongrie des provinces est attardée et nonchalante, la capitale est amplement dans le progrès? Que dis-je? Budapesth paraît être à la tête du progrès, c'est plus qu'une ville moderne: c'est une ville ultramoderne.

Glissant lentement et sans bruit sur le sol uni, l'auto nous amena doucement devant l'hôtel Ungaria, vaste caravansérail construit au bord du Danube où, après notre succession de logis douteux 192 dans les hôtels de la province, nous fûmes charmés de pouvoir nous reposer enfin au milieu du confort moderne et surtout de contempler le spectacle de la propreté [122].


L'hôtel Ungaria dresse sa grande masse dans l'un des plus beaux quartiers de Pesth sur le quai François-Joseph, dont la chaussée tranquille est interdite aux voitures. Ce quai charmant, ombragé de grands robinias, est le domaine exclusif des piétons; on en a même banni les tramways, qui se sont vus contraints de passer sur le bas port. On peut rêver là tout à son aise, à l'abri du fracas de la grande ville, soit en prenant place à l'une des innombrables tables des cafés qui ont envahi toute la largeur de la chaussée, soit qu'on préfère se promener lentement sous l'ombrage. On a sous les yeux un inoubliable panorama: le Danube coule lentement dans son large lit [123], à droite et à gauche s'ouvrent et s'écartent les vastes perspectives de ses rives couvertes de maisons et de palais et sur l'autre côté la colline de Bude se dresse, escaladée de vieilles maisons irrégulières, parsemée d'arbres verts, couronnée par ses splendides châteaux royaux. Tout ce tableau est doré de soleil, sous un ciel déjà oriental.

On prétend que cette ville est la plus belle du 193 monde; c'est assurément la plus belle de celles que j'ai déjà visitées. Elle me rappelle Lyon d'une façon frappante: Lyon avec sa colline de Fourvières se mirant dans la Saône, c'est Bude et le Danube, Lyon avec ses vastes quartiers plats de la rive gauche du Rhône, c'est Pesth et son immense agglomération, mais Lyon n'a point cette allure imposante de capitale ni cette ordonnance unique au monde, mais Lyon a son Rhône et sa Saône et Budapesth n'a que son seul Danube!

Cette ville est le point de contact, le trait d'union entre l'Occident et l'Orient: au milieu de l'intense animation qui tourbillonne dans ce vaste entrepôt, dans ce centre mercantile où viennent s'échanger les produits des deux extrémités de l'Europe on distingue un véritable fouillis de races, on dirait une tour de Babel. Il est même particulièrement curieux de voir que cette ville, qui est située aux confins extrêmes de l'Occident moderne, aux portes des pays orientaux, qui supporta les assauts de tous les peuples d'Asie, qui fut longtemps au pouvoir des Turcs, il est curieux, dis-je, de voir que cette ville a un cachet exclusivement occidental, qu'elle est imprégnée de la civilisation la plus raffinée, qu'elle est moderne, la plus moderne d'entre toutes!

Parcourez les rues de Pesth, rien ne vous rappellera la pittoresque incurie des villes orientales, ni même la nonchalance hongroise des provinces, tout est propre, net, vaste, aéré, tiré au cordeau, géométriquement moderne.

194 L'Andrassy Ut [124] est l'une des plus belles artères du monde. Elle est d'une largeur fabuleuse, absolument rectiligne; elle mesure deux kilomètres de long; une armée de cantonniers lui conservent une méticuleuse propreté; les inesthétiques et bruyants tramways n'ont point violé sa chaussée sur laquelle cependant se renouvelle sans cesse un flot compact d'équipages et de piétons. Elle est bordée par une succession de maisons si belles, d'un caractère architectural si grandiose, qu'on dirait autant de palais. Malgré ses colossales proportions, c'est cependant moins une avenue qu'une rue, une rue à beaux magasins, c'est une artère centrale qui commence tout près du Danube et qui va finir au «bois» [125], grand parc fort beau et délicieusement aménagé.

Toutes les rues de Pesth suivent de très près l'exemple de beauté que leur offre l'avenue portant le nom du grand homme politique hongrois. Quand on visite cette belle cité, on est pénétré, au bout de peu d'instants, par l'uniforme impression qui résulte de la beauté des maisons, de l'harmonie des édifices, de l'admirable entretien des artères, de la propreté raffinée de toute la voirie, de la grande largeur des rues, de la géométrique distribution de toutes les voies. On voit une ville admirablement belle, qui paraît toute neuve, qui semble avoir été construite d'une seule pièce.

Pesth est bien la cité du progrès: n'est-ce point 195 elle qui la première eut un chemin de fer métropolitain, alors que d'autres capitales orgueilleuses n'avaient pas encore songé à dédoubler ainsi par des voies souterraines leur trop active circulation?

Et ses ponts, ses immenses ponts suspendus qui enjambent audacieusement le Danube, ses ponts de fer que supportent non point des câbles, mais de véritables chaînes d'acier! J'avoue que pour l'œil, j'aimerais mieux voir Pesth et Bude se tendre la main par de beaux ponts de pierre, mais le progrès veut du métal et la capitale de la Hongrie est la ville du progrès.

On fait tout en grand ici: il n'est pas jusqu'à la population qui ne se soit accrue, durant le siècle dernier, dans une proportion gigantesque dont seules quelques villes américaines pourraient donner un exemple [126].


Il y avait jadis sur la colline, une ville de Bude [127] et dans la plaine, une ville de Pesth; 196 depuis l'année 1873, il n'y a plus qu'une seule et même ville: Budapesth.

Les Romains avaient établi sur la rive droite du Danube une importante place forte pour surveiller l'autre rive où commençaient les champs barbares; ils appelaient cette ville Aquincum [128]. On voit encore dans le vieux Bude [129] de nombreux vestiges de l'antique Aquincum: bains, amphithéâtre, murailles, aqueduc. Attila vint, qui détruisit la ville des Latins, mais qui en fit son éphémère capitale, qui y bâtit son palais, et qui lui laissa le nom qu'elle porte encore aujourd'hui: Bude [130].

Pesth fut, à l'origine, une colonie bulgare. Composée de maisons éparses dans la vaste plaine, au ras des eaux, n'ayant aucun des moyens de défense de sa rivale de l'autre rive qui se fortifiait sur sa colline, elle ne fut longtemps qu'une inconsistante agglomération qu'emportaient tour à tour et les crues du Danube et les flots des peuples envahisseurs. Ce ne fut qu'après que la Hongrie eut conquis le calme des temps modernes qu'elle put commencer à se développer... il faut reconnaître qu'elle a joliment rattrapé le temps perdu!

Pesth est la ville moderne, brillante, fiévreuse, tourbillonnante; Bude est la cité du passé et des 197 souvenirs, calme et triste. Budapesth est la métropole hongroise en laquelle un grand peuple concentre à la fois et ses souvenirs et sa vie.

On peut dire que si Vienne est la ville de l'Empereur, Budapesth est la ville de la Reine. Tout ici rappelle cette malheureuse impératrice Elisabeth [131] que les Hongrois appelaient leur reine, et qui, en effet, avait tant fait pour conquérir le cœur de ses sujets, qui avaient admirablement réussi, si bien que ceux-ci oubliant l'impératrice d'Autriche ne voyaient en elle que la reine des Hongrois, une reine vraiment nationale. Ils ont conservé un souvenir ému de cette princesse; ils lui ont voué un véritable culte. Il y a là-haut, dans l'une des ailes du fastueux palais royal, un musée appelé Musée commémoratif de la reine Elisabeth, où les Hongrois se sont plu à rassembler une quantité de souvenirs de leur chère reine. Ce musée est toujours plein de visiteurs; nous y avons été, c'est un véritable pèlerinage.

Nous y vîmes une quantité incalculable de portraits de la reine Elisabeth (le Catalogue n'emploie que le titre de reine, faisons comme le Catalogue), photographies, pastels, fusains, peintures en pied, en buste, de face, de profil, en costume de ville, en toilette de soirée, sous le manteau royal, à pied, à cheval, et des bronzes, et des marbres, et des plâtres qui ont fixé la reine en des attitudes diverses, mais toujours gracieuses. 198 Autographes de l'auguste main, fleurs desséchées dont se para l'illustre morte, gants, vêtements, parures, meubles qu'elle préférait, harnachements, portraits de ses chevaux favoris,—car elle était habile écuyère,—sont autant de reliques qu'on a réunies là comme en une chapelle dédiée à celle qui sut inspirer un amour si profond et laisser un souvenirs si vivace. Sous une petite vitrine on peut voir le costume noir que portait la reine lorsqu'elle reçut le coup mortel: sur le coté gauche du corselet on distingue nettement le trou où s'enfonça le poignard de l'assassin.

Lorsque, visitant le palais royal, nous traversions l'une des vastes cours, nous pûmes voir l'héritier présomptif de la couronne impériale et royale, l'archiduc François-Ferdinand, qui montait en voiture: une figure sympathique encadrée dans une barbe brune, frisée, un air tranquillement martial, et un port aisé sous l'uniforme de général de l'armée autrichienne, une élégante silhouette, un peu frêle, un joli garçon... Quel avenir le sort réserve-t-il à ce futur empereur? Un avenir gros de nuages, sans doute, à moins qu'il ne possède les talents d'acrobate et d'équilibriste du vieux François-Joseph.

En outre des deux palais royaux [132], la colline de Bude est couverte d'une foule de constructions 199 somptueuses, d'hier achevées: palais de l'archiduc, ministère des Honveds, palais administratifs, hôtels particuliers, d'une architecture moderne, trop moderne, criarde. Mais l'église de Saint-Mathias dresse tout à côté son élégante silhouette et dans sa verte vieillesse [133] elle semble dédaigneusement regarder les jeunes palais qui l'entourent. Tour à tour église, puis mosquée, puis écurie, elle redevint église et eut l'insigne honneur de voir, sous sa gracieuse nef, l'empereur François-Joseph Ier ceindre la couronne de Hongrie, cette fameuse couronne, dans laquelle sont enchâssés huit cents perles, cinquante-trois saphirs, cinquante rubis et une émeraude, qui fut donnée avec le titre de roi à saint Etienne par le pape Sylvestre II, en l'an mil, cette couronne sans laquelle il n'y a point de rois de Hongrie à tel point que François-Joseph lui-même fut considéré comme un usurpateur par les fiers Magyars tant qu'il n'eut pas été couronné à Budapesth [134].

Ce n'est que depuis le règne actuel que Budapesth a joint à son titre de capitale celui de ville du couronnement [135] cette cérémonie était jadis exclusivement réservée à la ville de Presbourg [136].

200 La partie de l'église Saint-Mathias qui se trouve du côté du Danube est entourée par des murailles crénelées garnies de clochetons, de tourelles et de terrasses d'où l'on aperçoit en un merveilleux panorama les palais royaux dans un entourage de verdure, les vieilles maisons de Bude qui dégringolent la colline dans un pittoresque désordre, le fier Danube, qui caresse en passant la gracieuse île Marguerite dont le pont à trois branches ressemble d'ici à une étoile, puis au delà du fleuve, l'océan de maisons de Pesth qui s'étend dans la plaine, à perte de vue, et qui va se perdre au loin dans un voile de fumées et de brumes. Au milieu du flot pressé des maisons de Pesth on voit, par endroits, émerger et se dresser comme des îles dans la mer, d'imposants monuments, la cathédrale avec son vaste dôme et ses deux clochers, d'innombrables églises aux flèches effilées, l'Opéra, la Redoute, les Halles, et par-dessus tout, le colosse des colosses, le palais du Parlement.

J'ai déjà dit qu'on voyait tout en grand à Buda-Pesth; le Parlement hongrois est le plus vaste de tous les palais d'assemblées d'Europe: il couvre plusieurs hectares et sa masse gigantesque se dresse énorme vers le ciel, écrasant les maisons d'alentour, rapetissant même le Danube, le roi des fleuves, qui coule à ses pieds. Ce monument, achevé d'hier, est la gloire des habitants de la capitale, il excite leur admiration, ils en sont fiers, ils le montrent comme la première curiosité de leur ville. Je me rappelle que le cocher qui 201 nous conduisait dans l'une de nos promenades ne pouvait se lasser de le désigner à notre admiration, à chaque détour de rue l'énorme palais apparaissait et chaque fois le cocher se retournait vers nous, nous le montrait du doigt, clignait de la paupière et s'écriait: «Parliament!»

Mais je suis toujours dans mon observatoire de l'église Saint-Mathias, regardons encore. Mes yeux ont peine à se détacher de leur horizon de maisons, de clochers, de dômes et de lointaines cheminées empanachées de noir... jusqu'à l'infini, dans l'Orient, ce ne sont que maisons...

Au-dessus de Bude, le mont Saint-Guebhart [137] aux flancs abrupts de verdure, porte fièrement sa citadelle que prirent et reprirent les musulmans et les chrétiens. Du côté opposé, au nord, des collines, appelées les monts des Souabes [138] se dressent avec quelque majesté, leurs pentes, comme les flancs de toutes les collines qui bordent le Danube, sont couvertes de vignes produisant des crus renommés; les Magyars rancuniers ont baptisé l'un de ces vins du nom de sang de Turcs.


Il n'est pas étonnant que Bude et Pesth aient longtemps formé deux villes bien distinctes: depuis 202 leur fondation, durant la marche lente de près de vingt siècles, le Danube sépara toujours impitoyablement ces deux sœurs qui se souriaient et qui auraient si souvent voulu se prêter assistance, mêler et leurs joies et leurs peines. Ce ne fut qu'en 1769 qu'elles purent enfin se tendre la main: on osa les réunir par un pont, un timide pont de bateaux, fragile, instable, souvent rompu par le fleuve irrité sous ce joug. Mais le fleuve était vaincu, dès lors les deux villes purent communiquer. En 1849, des ingénieurs anglais lancèrent hardiment le premier pont suspendu [139] qui passait alors pour l'un des plus grands de toute l'Europe et qui fut éprouvé d'une manière vraiment originale par l'armée de Kossuth battant en retraite devant les Autrichiens: pendant deux jours soixante mille hommes, leurs équipages et deux cent soixante canons défilèrent sur le pont. Aujourd'hui cinq grands ponts relient les deux villes, tous en fer, hélas! Le dernier, le pont Elisabeth, fut achevé en 1903. C'est une construction énorme, entièrement métallique... Quel beau pont de pierre on aurait pu faire avec l'argent dépensé pour toute cette ferraille et combien plus durable aussi! Les ponts métalliques ne sont-ils pas un défi porté à l'esthétique d'une ville?

203


L'impératrice Marie-Thérèse, puis l'empereur François [140] et son frère Joseph, palatin de Hongrie, s'appliquèrent à favoriser et à embellir la capitale hongroise. On peut dire que c'est grâce à l'élan donné par eux qu'elle put prendre l'essor formidable qui l'a fait monter si haut. Mais les Hongrois révèrent surtout leurs continuateurs en cette œuvre, Etienne Széchényi et Franz Deak, de purs Magyars qu'animait seul l'amour le plus ardent de leur patrie, des noms qui illuminent l'histoire de la Hongrie moderne.

Le comte Etienne Széchényi [141], que ses compatriotes ont appelé le plus grand Hongrois, consacra toute sa vie aux progrès de sa patrie; on peut dire qu'il fut le premier qui réveilla le sentiment national magyar, sa noble impulsion amena ses compatriotes à secouer le joug honteux de l'Autriche et à devenir vraiment un peuple libre. Car la Hongrie est libre maintenant que le dualisme est un fait acquis, et qu'elle se gouverne elle-même au moyen de Chambres et d'un gouvernement distincts. Il ne se consacra pas qu'aux choses politiques: on voit son nom à la tête de toutes les améliorations économiques, de tous les embellissements 204 de son pays et de sa capitale [142].

Franz Deak [143] est révéré à l'égal de Széchényi. Jurisconsulte, homme d'Etat, on le surnomma le Salomon hongrois. Il se consacra à la cause de la liberté hongroise; c'est à lui qu'on doit le compromis de 1867, qui fit de la Hongrie un pays libre dans l'empire austro-hongrois. Ce fut lui qui décida François-Joseph à venir se faire couronner à Budapesth, acte auquel ne pouvait se résoudre le fier Autrichien au lendemain de l'émancipation des Hongrois et qui lui valut cependant parmi eux, qui lui vaut encore aujourd'hui sa réelle popularité.

Il semble que les Hongrois aient tenu à lier dans l'avenir la mémoire de ces deux grands hommes vénérés, car ils ont élevé leurs deux statues au même endroit, sur la place François-Joseph, la plus belle de Budapesth.

Les Hongrois ont voulu faire de leur capitale une ville qui puisse rivaliser avec Vienne; ils ont, ma foi, bien réussi. Budapesth est plus belle que la capitale de l'Autriche, mieux ordonnée, mieux construite, plus moderne en un mot; elle n'a pas, sans doute, autant de beaux monuments publics, mais on sait que les monuments sont 205 le propre des vieilles villes, car il faut du temps, beaucoup de temps pour les voir peu à peu s'ériger, étapes successives dans tous les styles et dans tous les goûts... mais Budapesth a l'avenir devant elle, elle a ce qui commence à faire défaut à sa rivale, la jeunesse, l'énergie des peuples qui montent.

N'est-ce pas une admirable chose aussi que de voir des noms d'hommes s'inscrire en caractères indélébiles au-dessus des embellissements d'une ville? Széchényi, Batthyanyi, Estherhazy! Hélas! nous ne voyons plus cela en France où nous avons très certainement des talents, des génies qui pourraient encore porter bien haut le nom français si tout ne se trouvait pas ramené maintenant à l'unique niveau que nous impose une démocratie stérile et envieuse, si les efforts les plus admirables de nos grands hommes ne se trouvaient noyés, éteints, effacés par la seule préoccupation du geste politique... Hé! mon Dieu! que viens-je de faire? j'ai parlé politique... Lecteurs, pardonnez-moi, je vous promets de ne plus recommencer.


Les cinq sources des Romains jaillissent encore au pied de la colline de Bude. De nombreux établissements de bains se sont élevés là, où les malades hongrois viennent soulager leurs maux au contact d'eaux thermales, fort efficaces, paraît-il. Bains de vapeur, de sable, bains ordinaires, piscines, 206 baignoires, bains turcs, restaurants, jardins, musique tzigane, rien ne manque, vous n'avez qu'à choisir, cure ou plaisir, tout vous est offert en ces établissements qui, hier encore, étaient si j'en crois les on-dit, fort licencieux.

Si vous allez dans l'île Marguerite, la «perle du Danube», ancien marécage que l'archiduc Joseph a transformé en un petit paradis, vous trouverez encore des bains... et là-bas dans la prairie au pied des collines, encore des eaux: la célèbre source d'Hunyady Janos.

Il n'est jamais entré dans mon esprit l'idée de décrire Budapesth, je laisse soigneusement ce souci aux guides. J'espère qu'on voudra bien ne voir dans les pages qui précèdent que la réunion des notes hâtives que j'ai prises sous l'impression du moment, au cours de mes séjours dans la capitale de la Hongrie. Je voudrais cependant dire quelques mots d'un petit monument tout humble et tout décrépit; je voudrais parler d'un minuscule sanctuaire, précisément parce que Bædeker et Joanne semblent dédaigneusement en ignorer l'existence. Sur le flanc de la colline de Bude, entouré de murailles crénelées qui menacent ruine, une petite coupole au style oriental semble craintivement se dissimuler; c'est une ancienne mosquée, restée mosquée malgré l'expulsion des Turcs [144], 207 c'est un lieu de pèlerinage saint pour les enfants de Mahomet, qui, aujourd'hui encore, viennent des pays turcs prier dans l'asile vénérable où fut inhumé Gul Baba [145], un de leurs saints les plus vénérés, qui était né, vécut et mourut à Bude, lorsque Bude était turque.

Enfin j'oserai avancer qu'il est interdit de quitter Budapesth sans avoir été visiter la célèbre Galerie nationale des Beaux-arts, jadis Galerie Estherhazy, l'une des plus belles collections de chefs-d'œuvre, principalement des grands maîtres flamands et espagnols. Sur la foi des guides, nous pensions trouver la fameuse Galerie dans les bâtiments de l'Académie nationale hongroise, mais là on nous apprit que toutes les toiles, prises d'un inexplicable besoin de mouvement, éprises subitement de grand air, avaient émigré en masse au Varosliget, dans de nouveaux bâtiments qui avaient été construits à l'occasion de la dernière exposition; nous nous y rendîmes d'un pied léger, et cela nous valut, en sus du plaisir de contempler des chefs-d'œuvre, la joie de parcourir une fois de plus l'Andrassy Ut et d'admirer les beautés du «bois» des Hongrois:

Mais voici encore quelques notes; mon carnet est décidément inépuisable, voici qu'il me rappelle maintenant une fort intéressante visite que nous fîmes aux Halles. On voit là toutes les productions de l'Europe orientale: gibier, fruits, légumes, 208 poissons, dont un grand nombre nous étaient totalement inconnus. On dirait que la nature a voulu, en ses productions, faire comme les hongrois, tout en grand: on voit des citrouilles monstrueuses en lesquelles un homme tiendrait caché, des melons gros comme des citrouilles, des concombres gros comme des melons, des légumes aux formes bizarres et aux couleurs inusitées, des sangliers redoutables dont les défenses semblent menacer encore un chasseur invisible, des esturgeons colossaux, longs et gros comme des barques, des poissons de mer et d'eau douce, surprenants, apocalyptiques, des montagnes de perdrix, de cailles, de canards, des tonnes de viande. Les acheteurs crient, les marchands vocifèrent, la foule se presse et se bouscule... et du mélange des gens et des comestibles il se dégage une infinité d'odeurs dont la réunion produit un parfum indéfinissable et puissant, si bien que l'un de nos compagnons, aux narines sensibles, s'enfuit suffoqué.


Le vaste et calme Danube est sillonné d'une infinité d'embarcations de toutes formes et de toutes natures qui le font ressembler à un large boulevard sur lequel une foule pressée s'agiterait sans trêve.

Les grands vapeurs qui vont à Vienne, à Belgrade, en Roumanie, à la mer Noire, lancent des nuages de fumée noire et hurlent comme des 209 monstres; ils sont bondés d'humains de toutes races, aux costumes disparates, qui s'agitent bruyamment.

De puissants remorqueurs passent lentement, traînant derrière eux de longs trains de chalands, pendant que de petites mouches, alertes, traversent sans relâche d'un bord à l'autre.

Barquettes à rames, raz-d'eau informes, larges trains de bois, lourdes mahonnes remplies de grains, de ce blé si riche que seul l'Alföld peut faire mûrir, yachts effilés et rapides, tout cela glisse, trépide, fume, siffle, mugit sur l'eau glauque, entre les admirables quais des villes sœurs.

Assis confortablement sous les ombrages du quai François-Joseph, nous ne pouvions nous lasser d'admirer la vie intense qui grouille sur le grand fleuve. Peu à peu le soleil s'était abaissé vers l'occident, l'immense façade du palais, en face sur sa colline, s'était colorée d'ocre, et ses mille fenêtres brillaient, incendiées de rayons. A mesure que l'astre descendait, le fleuve se rosissait davantage, dans l'air passaient des teintes indéfinies de rubis et d'émeraude, et lorsqu'il fut sur le point de disparaître, nous vîmes la vieille Bude se teinter de pourpre, puis de brun, et le soleil s'éteignit subitement, et tout se fondit dans une brume violette.

Et dans la nuit venue, nous étions toujours assis sous les grands arbres, délicieusement.

Sur les flots du Danube glisse une douce brise, 210 une brise qui vient d'Orient et qui en apporte les chauds effluves, les senteurs douces et capiteuses. Comme ces parfums, mes pensées se sont faites imprécises, mes idées s'entourent de brume comme les vieilles maisons de l'autre rive se sont estompées des vapeurs transparentes de la fin d'un beau jour.

Ce n'est plus la ville moderne, belle et souriante, que je vois. De l'apothéose de lumière que je contemplais tout à l'heure, j'ai vu sortir la vieille cité des temps passés et je la vois maintenant qui suit le cours des siècles au milieu de tableaux de sang et de flammes.

Je vois la nouvelle ville, toute fraîchement édifiée par les Romains, l'Aquincum, où les proconsuls de pourpre proclamaient la majesté du peuple-roi, où la foule, en ses liesses bruyantes, envahissait les gradins de l'amphithéâtre, d'où les légions invincibles partaient pour parcourir sans cesse cette Pannonie que leur vaillance avait donnée à Rome.

Puis, sur la campagne, venant d'Orient, je vois un océan de flammes, au ciel des torrents de fumée, et j'entends des clameurs sauvages, des hennissements de chevaux, des cliquetis d'armes; une multitude hurlante a envahi la cité romaine, des démons aux faces terribles massacrent ses habitants avec une joie féroce: ce sont les hordes barbares, c'est Attila, «le fléau de Dieu», qui apparaît et qui clame la chute prochaine de Rome.

Le torrent barbare a passé, laissant derrière 211 lui des cendres et du sang [146]. L'obscurité s'est faite sur les bords du Danube, mes yeux ne distinguent plus rien.

Puis, dans un pâle rayon du soleil occidental, j'ai vu passer la noble figure de Charlemagne; le vieil empereur à la barbe chenue est venu jusqu'ici pour faire renaître de ses cendres la ville des Romains; il a passé seulement, allant plus loin poursuivre sa besogne géante de restaurateur.

Mais voici que de nouvelles fanfares guerrières ont retenti. Un nouveau cortège parcourt la cité: à la lueur des torches, j'ai reconnu Arpad, que ses Magyars portent en triomphe et acclament au milieu du pays qu'il vient de leur donner.

La Hongrie a donc enfin trouvé des maîtres définitifs puisque aujourd'hui nous voyons ces mêmes Magyars commander aux rives du Danube, Bude va donc enfin pouvoir vivre tranquille à l'abri du massacre. Hélas! bien des siècles doivent passer encore avant que ne cessent les épreuves de ses habitants! Des siècles que je vois toujours couler dans le mirage de ma rêverie.

Saint Etienne, le roi chrétien, avait converti ses Magyars à la religion nouvelle; il avait embelli la ville dont les coupoles d'or resplendissaient au loin. Une vague monstrueuse a passé comme un éclair. Après, il ne reste pas pierre sur pierre 212 de la fière cité magyare; les plus sauvages de tous les Asiatiques, les Mogols, conduits par le petit-fils de Gengis-Khan, viennent de se ruer sur leurs frères; tuant et détruisant pour le plaisir, ils se sont retirés dès qu'il ne resta plus rien à tuer ni à détruire.

Je vois les vaillants Hongrois, sous les ordres de leur roi Béla, reconstruire leur ville; je vois leur grand Mathias Corvin en faire à nouveau une cité resplendissante qui compte bientôt parmi les plus belles capitales de l'Europe. Enfin!

Mais n'est-ce point une illusion? Voici que j'aperçois l'étendard vert du Prophète flotter sur la citadelle de Bude. Le croissant d'or scintille au faîte de ses monuments. Des minarets grêles s'élancent vers le ciel. Hélas! Budapesth est turque! Soliman le Magnifique s'en est emparé [147]. Turque elle reste pendant plus d'un siècle.

Une chevauchée fougueuse de chevaliers aux armures brillantes, une armée valeureuse est enfin apparue, qui arrive d'Occident. Les chrétiens viennent au secours de leurs coréligionnaires magyars; il y a là la fine fleur de la chevalerie sous les ordres du duc de Lorraine. Je vois, avec des tressaillements de joie, nos frères qui chassent le musulman, je vois les Turcs trois fois plus nombreux fuir honteusement. Je vois les Hongrois rentrer enfin dans leur ville d'où personne désormais ne parviendra plus à les chasser.

213 Et maintenant mon rêve se poursuit tranquille, les luttes entre Autrichiens et Hongrois ne sont que petites querelles en comparaison de ce que la vieille Bude avait supporté jusque-là. Je vois la Hongrie conquérir sa définitive liberté et la ville qui s'accroît, qui s'embellit avec une telle vigueur et une telle rapidité que je crois bien réellement rêver!


Nous quittâmes Budapesth par une brûlante après-midi de septembre. La ville aux toits rouges cuisait sous les ardents rayons du soleil; le Danube roux bouillait et fumait comme un potage bien chaud, et dans l'air torréfié des courants montaient vers le ciel qui faisaient trembloter les images.

Nous allons aborder la Hongrie du sud et voir le Balaton, la mer, comme disent les Hongrois.

Pour gagner la route nécessaire, on traverse le Danube sur le vieux pont suspendu, le Lanczhid, à l'entrée duquel notre auto dut acquitter un droit de 40 heller. Il paraît que ce droit de passage n'est exigé que de ceux qui vont de Pesth à Bude. Si nous avions traversé le fleuve en sens contraire, cela ne nous eût rien coûté. Voilà bien notre défavorable chance! A la sortie du pont, tout de suite la colline de Bude se dresse devant vous; on la traverse par un tunnel... [148], où un employé 214 gracieux, oui, gracieux! (cette denrée-là existe encore dans le royaume de Saint-Etienne) nous fit payer 20 heller pour la voiture. Nous payâmes encore, mais en remarquant qu'on paye bien souvent dans ce pays pour aller d'un point à un autre; l'employé gracieux nous informa que cela nous eût coûté le même prix si nous avions traversé le tunnel dans l'autre sens et cela nous consola.

Derrière la colline, les faubourgs modernes de Bude s'étendent encore fort loin.

Pendant quelque vingt kilomètres on suit, à distance, le cours du Danube, dont on aperçoit par instants le lumineux scintillement. La route est raboteuse, cahotante, fort médiocre, une intense circulation l'use sans cesse.

Nous croisâmes de nombreuses troupes austro-hongroises qui faisaient les grandes manœuvres. Ces guerriers autrichiens n'ont guère l'air martial et leurs vieux canons n'inspirent point la terreur. C'est la quatrième fois de notre voyage que nous contemplons des soldats d'Autriche en manœuvres, nous avons vu beaucoup d'uniformes d'autres âges, de casques désuets, de plumets d'opéra-comique, mais nous n'avons jamais remarqué de troupes pleines de cohésion et d'entrain, de vrais soldats modernes, comme on les voit en France, en Allemagne et même en Italie. Leurs canons sont en bronze, d'un modèle qui paraît fort ancien et qui ferait piètre figure à côté de l'artillerie moderne; nous en avons naturellement conclu que l'artillerie 215 autrichienne se trouvait encore dans un état d'infériorité marquée à côté de celle des autres grandes puissances, car ces canons que nous avons vus là, ces vieux canons bons pour faire des cloches, étaient forcément leurs armes de guerre, les grandes manœuvres étant l'image de la guerre, il est, je crois, d'usage d'exercer alors les troupes avec leur armement complet et définitif [149].

Le pays est à peine ondulé, les cultures alternent avec les friches, c'est déjà la puzta qui commence. Sur notre gauche, une vaste étendue de terre recouverte d'eau dormante sur laquelle tourbillonnent des nuées d'oiseaux aquatiques et qu'émaillent par plaques des quantités de plantes d'eau. Lac ou marécage? Ni l'un ni l'autre ou plutôt l'un et l'autre. Cela s'appelle cependant le lac de Valenczei; c'est sans doute un reste de l'antique mer de Hongrie, du Balaton, dont les eaux se retirent sans cesse.

Nous arrivâmes bientôt à Szekes-Fehervar, un nom bien hongrois, n'est-ce pas? et suffisamment difficile à prononcer. Eh bien, en allemand, cette ville s'appelle gracieusement Stuhlweissembourg... [150]. A vos souhaits! N'avez-vous pas éternué? En français, nous disons simplement Albe Royale [151].

216 Cette ville, importante, puisqu'elle compte plus de trente mille habitants, ressemble à un grand village, avec ses maisons basses et ses jardins, ses rues larges et silencieuses. Ses maisons semblent des fermes et ses rues paraissent être des routes. Située au milieu d'un marécage, dans la puzta sans horizon, la cité sue l'ennui, transpire la tristesse. Depuis des siècles, sans doute, la vieille ville dort ainsi, nonchalamment couchée, comme un chien dans la poussière. On sent cependant qu'une activité moderne cherche à s'introduire dans sa vie contemplative, des usines se sont construites, des maisons à étages se sont édifiées, un peu de vie anime certains quartiers; s'il n'y a pas encore grand'chose de changé, on sent que quelque chose va changer et je ne serais pas étonné si dans quelques années, repassant par ici, on avait grand'peine à reconnaître la ville somnolente.

Avant Budapesth, avant Presbourg, Albe Royale avait été la ville où l'on couronnait les rois de Hongrie [152]. Ce fut aussi la nécropole royale des rois magyars [153]. Elle fut fondée par saint Etienne.

Au onzième siècle, les Hongrois étaient encore païens. Le voïvode, Waïk, leur grand chef, descendant direct d'Arpad, adorait encore leurs asiatiques 217 dieux, mais son père, le voïvode Geiza, avait épousé une chrétienne, et la légende prétend qu'un ange annonça la naissance de celui qui convertirait les Magyars au christianisme. En effet, Waïk, ayant épousé la fille du duc de Bavière, se fit chrétien, remplaça son nom barbare par celui d'Etienne et mit tous ses soins, apporta toute son activité à rallier ses sujets à la religion du Christ. C'est lui que l'Eglise sanctifia et que la postérité connaît sous le nom de saint Etienne [154]. En l'an mil, le pape Sylvestre II lui conféra le titre de roi. On peut dire que ce fut lui le véritable créateur de la monarchie hongroise, l'organisateur et le législateur de la nation. C'était un hardi novateur; ses réformes lui suscitèrent de nombreuses rébellions,—perpétuel recommencement de l'histoire,—mais il vainquit définitivement l'opposition à la sanglante bataille de Vesprem en mémoire de laquelle il édifia à Bude une église commémorative.

Sur remplacement d'une ancienne ville romaine détruite par les invasions barbares, saint Etienne fonda sa métropole sainte, Albe Royale, sur laquelle le souvenir du patron de la Hongrie flotte encore comme une ombre géante et où l'on peut visiter plusieurs monuments qui remontent jusqu'à lui [155].

218


L'auto soulève de véritables nuages de poussière qui vont lourdement s'éparpiller sur de maigres arbustes bordant la route et tout recouvrir d'une couche uniformément sale. D'immenses champs s'étendent à perte de vue de part et d'autre; à cette époque de l'année, ce sont d'infinis déserts jaunâtres, mais au printemps on verrait là une mer ondoyante d'épis.

Avec ses immenses plaines copieusement arrosées par des cours d'eau géants, la Hongrie est, par excellence, un pays de grande culture. La terre est l'amour et la richesse du Hongrois; cela tient non seulement à une heureuse disposition géographique, mais cela résulte d'un état d'esprit, d'un atavisme national particulier.

Les Magyars d'Arpad occupèrent le territoire en peuple conquérant; ils le partagèrent entre eux. Les chefs reçurent pour eux et pour leurs guerriers, des terres, des provinces, d'une certaine étendue qu'ils répartirent à leur tour entre leurs tribus. A cette époque tout homme portant le glaive était noble. Les Hongrois, même après la conquête et le partage du pays, restèrent avant tout guerriers et firent pendant longtemps encore de fréquentes expéditions. Aujourd'hui il est toujours dans le sang de la nation hongroise qu'en dehors des services publics, militaires et civils, de l'état ecclésiastique et des professions libérales, il n'est 219 que l'exploitation de sa propre terre qui soit digne de l'occupation d'un Magyar. Cette manière de voir est si générale qu'on ne trouve que rarement des fermiers de race hongroise; par contre, on voit souvent des paysans possédant une fortune de 200 000 couronnes conduire eux-mêmes la charrue. L'idéal du Hongrois est de posséder son lopin de terre [156].

Sur la route poudreuse des paysans circulent avec une nonchalance tout orientale. Leurs costumes clairs s'harmonisent avec l'uniforme tonalité grise de la campagne. Les femmes, à la chevelure noire réunie en une unique tresse qui tombe entre leurs épaules, sont de blanc vêtues, un fichu rouge sur les épaules, une ceinture rouge autour des reins; elles portent de grandes bottes de cuir multicolore, ornées de perles et de broderies, et font claquer leurs talons à chaque pas. Les hommes sont tout blancs aussi: une veste de toile jetée sur les épaules, les manches flottantes, une courte chemise qui s'arrête au nombril et qui flotte également; d'amples gatyas [157], si grands, si larges que plus de dix mètres de toile n'y suffisent pas toujours, et dont les pans blancs flottent de plus en plus... on les dirait absolument en chemise. Et beaucoup parmi ces hommes en chemise sont de riches propriétaires fonciers.

De loin en loin, des villages alignent symétriquement 220 leurs maisons basses et blanches avec la rectiligne d'un camp; j'ai été frappé maintes fois par la curieuse et fort exacte ressemblance que les villages hongrois ont avec des camps. Faut-il y voir l'empreinte encore vivace des ancêtres asiatiques nomades?

Non loin des maisons, un petit cimetière où peut pénétrer qui veut, pas de murailles, pas de clôtures, les morts sont sous la protection de tous. Dans l'herbe, de petites croix de toutes couleurs, comme des fleurs!

Et partout alentour, la plaine infinie, la puzta, l'Alföld [158], la steppe hongroise, la pampa de l'Europe.

La puzta, c'est la plaine de terre rouge, grise ou noire, sans autre accident que les rares et minimes tumuli barbares [159], c'est le désert sans horizons, aux limites sans précision, aux immensités encore accrues par l'uniformité. De rochers, de simples cailloux, point... de la terre, rien que de la terre! C'est la plaine circulaire de Hongrie [160], qui commence où nous sommes et qui va, par delà le Danube, bien loin, bien loin, jusqu'aux Karpathes de Transylvanie, jusqu'aux confins orientaux. C'est la lande interminable où la terre en friches est 221 l'exemple de la solitude que ne trouble que le galop des hordes de chevaux sauvages, la lande de graminées chétives, sans un arbre, sans un buisson [161]. Mais c'est aussi la terre fertile, cultivée d'immenses champs de blé, de maïs, de tabac. C'est encore le domaine des eaux: de vastes marécages remplis de joncs où sommeillent des hérons graves sur leurs grandes pattes.

Si par ses dimensions colossales l'Alföld paraît de prime abord d'une uniformité absolue, on s'aperçoit bientôt en le parcourant, que son sol n'est pas complètement plat. Ancien fond d'une mer intérieure, la plaine présente une série de larges ondulations parallèles qui font l'effet de vagues soudain figées. Ce n'est que vers l'Orient qu'on trouve le sol régulièrement uni.

La puzta, voilà la grande caractéristique de la Hongrie, immense plaine arrosée par des fleuves géants [162].

Si l'Alföld n'a point le charme pittoresque et varié des contrées montagneuses, on se sent pénétré bien vite par la poésie mélancolique et douce 222 qui s'en dégage lorsqu'on parcourt les étendues immenses chantées par Petöfi [163]. Enfin tout comme les déserts africains, la puzta a son mirage, le Déli-Bab des poètes, qui transporte soudain le voyageur traversant la steppe déserte, devant quelque maison qui se mire en un lac transparent ou devant une splendide cité aux multiples tours et coupoles [164].


A l'horizon de l'ouest quelques collines sont heureusement venues animer le paysage; elles sont couvertes de bois touffus et noirs: c'est la vieille forêt de Bakony.

Nous nous arrêtâmes quelques instants dans la petite ville de Varpalota. pour visiter une vieille synagogue typique et un antique château du roi Mathias Corvin.

Au seuil de la forêt de Bakony, Vesprem, tranquille et silencieuse, veille du haut de son roc sur la plaine sans bornes. C'est une ville sans grand intérêt où je n'ai rien vu de bien curieux hormis un vieux minaret turc rappelant une domination disparue.

Puis nous entrons dans la forêt sinistre où jadis se donnaient rendez-vous tous les brigands de la Hongrie. La nuit étant venue nous avons dû nous arrêter dans un louche carrefour pour allumer 223 les phares, brr... frissonnons! Mais il n'y a plus de brigands aujourd'hui. Reprenons notre route avec sécurité et ne songeons qu'à jouir de la nuit embaumée, sous la voûte des grands arbres que trouent des aperçus le ciel où luisent des étoiles.

Il n'y a pas bien longtemps que la forêt de Bakony passait pour la plus grande de l'Europe: elle couvrait la totalité des monts Bakony, chaîne de montagnes qui longe le lac Balaton et qui remonte au nord jusqu'au Danube. Au cours du siècle dernier on a pratiqué en grand le déboisement de ses vieilles futaies, de sorte qu'aujourd'hui la forêt est bien réduite. Elle possède cependant de fort beaux restes, et nous suivîmes longtemps ses sombres couloirs qui descendent doucement vers les rives du lac.

Nous arrivâmes fort tard à Balaton-Füred [165], affamés par une longue route, altérés par la poussière de la puzta. Au lieu de choisir un des bons hôtels qui se sont créés depuis quelques années, notre malheureux sort nous fit échouer en une hôtellerie indigène où nos robustes appétits durent abdiquer devant un guliasch de viandes décomposées et devant cette horrible chose qu'on appelle la choucroute hongroise, malodorant mélange de choux gâtés et d'eau louche.

224


Balaton Füred, les bains du Balaton, est la grande station balnéaire, la ville d'eaux à la mode des Hongrois. On vient y prendre des bains froids dans les eaux du lac, sur une belle plage, et des bains chauds que procure sa source thermale. Là se donnent rendez-vous les riches de Hongrie, aristocrates, bourgeois, fonctionnaires et soldats, prêtres et juifs, que leurs maux ou leur ennui conduisent en d'inquiets désirs vers les lieux où l'on espère trouver la guérison, le plaisir ou le repos. C'est une coquette ville, doucement inclinée sur les pentes qui descendent au lac, possédant de grands et beaux hôtels, parsemée de riantes villas qui se détachent claires dans la verdure et qui se mirent amoureusement dans les eaux scintillantes. La foule magyare s'y promène indolemment en ses atours pendant que nombreux jouent des orchestres de tziganes.

Tout le charme de ce lieu vient du lac Balaton [166], le lac aux horizons immenses, la «mer» de Hongrie.

J'ai déjà eu maintes fois l'occasion de constater que dans le pays d'Arpad tout apparaissait en de colossales proportions: la capitale, les monuments, les fleuves, les plaines... Le Balaton est le plus grand lac d'Europe après les grands lacs 225 slaves [167]. Les Hongrois l'ont fièrement appelé «la mer», et il est juste de reconnaître qu'il mérite ce surnom par plus d'une particularité: ses eaux sont saumâtres, il s'irrite parfois soudain, et ses colères sont terribles, il se soulève alors en vagues énormes présentant tout à fait un aspect maritime, enfin il s'offre le luxe du flux et du reflux. En fait, c'est bien réellement une mer, ou au moins tout ce qui reste d'une mer qui, jadis, couvrait tout l'Alföld. Depuis des siècles ses eaux reculent devant la terre qui prend sa revanche, son mouvement de recul est même assez rapide pour pouvoir être constaté d'année en année. Dans un avenir prochain, il ne restera rien de cette immense étendue d'eau et la puzta triomphante étendre là, uniformément, sa savane.

La rive du lac où s'élève Balaton-Füred est bordée par des montagnes boisées qui s'abaissent doucement, mais au sud ses bords marécageux se confondent avec l'immense plaine qui commence et c'est là que le travail de recul s'effectue sans cesse: de la rive septentrionale on a peine à distinguer en face de soi où finissent les eaux, où commencent les terres.

Ce matin le lac apparaît comme un tableau magique, le soleil inonde de rayons brillants l'énorme étendue azurée et, des eaux, une chanson de lumière monte vers le ciel. On dirait, comme a dit un poète hongrois, qu'un morceau des cieux s'est détaché 226 pour venir se poser sur la terre. Il paraît qu'en hiver le spectacle, quoique bien différent, est plus frappant encore. Alors, sous les pâles rayons d'un soleil malade, le lac entièrement congelé apparaît comme un immense miroir brillant, entouré par la steppe que recouvre une uniforme couche d'ouate blanche.

Tout à côté de Balaton-Füred, la longue presqu'île de Tihany s'avance comme un coin au cœur des eaux du lac. Avec sa forme renflée au sommet, on dirait un énorme champignon poussé sur la rive et qu'un brusque ouragan aurait violemment couché dans l'eau sans pouvoir cependant détacher ses racines du rivage. Cette presqu'île est formée d'une arête rocheuse élevée, au sommet de laquelle s'élève un couvent de Bénédictins fort célèbre. Ce couvent ressemble à un château fort, fort il le fut jadis en effet puisqu'il résista victorieusement aux Turcs et qu'il fut même la seule place qui ne se rendit pas aux musulmans.

Si je vous disais que le Balaton ne possède point sa légende, vous ne me croiriez pas. Il faut donc que je vous la conte. On trouve communément sur les grèves du lac des coquilles fossiles qui ont la forme de sabots de moutons; la légende assure que ces sabots ne sont ni plus ni moins que de véritables sabots pétrifiés ayant appartenu à des moutons merveilleux. Au beau temps des fées, vivait à Tihany la douce et blonde Helka, fille du prince Rohan; elle avait pour amant un jeune berger qui gardait un troupeau de moutons 227 dont la toison était d'or. Horka, la méchante sœur de la princesse et son mari le prince Thur, résolurent de tuer les deux amants afin de s'emparer des moutons d'or. Ils les surprirent un jour qu'Helka et le berger, assis au bord du lac, la main dans la main, les yeux dans les yeux, s'étaient laissés emporter loin des choses de la terre, dans la nuée parfumée et radieuse où habitent les amoureux, pendant que leurs moutons broutaient nonchalamment l'herbe tendre autour d'eux. Les méchants allaient commettre leur sinistre forfait, mais Sio veillait, Sio, la fée du lac, qui avait pris les amants sous sa protection. Par ses artifices ceux-ci furent soudain soustraits aux coups des assassins pendant que le troupeau était précipité dans les eaux, échappant ainsi à leur cupidité. Le lac rejette encore des sabots pétrifiés des ruminants défunts. Helka et son amoureux berger se marièrent et, ajoute encore la légende, eurent beaucoup d'enfants. Il leur était resté un mouton d'or; pour montrer à la digne fée toute la grandeur de leur reconnaissance, ils lui en firent don. Celle-ci alors frappa de sa baguette enchantée la rive du lac et en fit jaillir la source qui fait encore aujourd'hui la fortune de Balaton-Füred.

Il arrive parfois que par un ciel sans nuages, alors que pas un souffle de vent ne trouble l'atmosphère, les eaux du lac se soulèvent brusquement et s'agitent en grosses vagues comme prises d'une folie subite. On explique ces singuliers mouvements 225 des eaux par l'influence de cratères sous-marins; il est certain que toute cette contrée est d'origine essentiellement volcanique, sans que toutefois l'on puisse actuellement en signaler d'autres manifestations extérieures. Les naturels du pays ont adopté une explication que j'aime bien mieux: autrefois la contrée aurait été habitée par des géants, le dernier survivant de cette fabuleuse race, s'étant révolté contre les dieux d'alors, fut englouti sous les eaux du Balaton. Il est encore au fond du lac. Parfois, voulant essayer de sortir de son aquatique prison, il se démène furieusement et ses mouvements de Titan produisent l'agitation que l'on sait.


La pointe de Tihany disparaît peu à peu dans la vapeur azurée du matin, car l'auto nous emporte doucement en ronflant comme un monstre apprivoisé. Les eaux calmes du lac miroitent sous nos yeux, nous contemplons toujours l'autre rive, basse et marécageuse [168], et la puzta sans limites; à notre droite les croupes des montagnes dévalent toutes vertes de bois et de ces grands vignobles où se récolte le vin blanc exquis de Badaskony.

Mais voici que les hasards de la route nous éloignent du lac, qui disparaît à nos yeux, et bientôt après nous entrons dans Tapolcza, petite ville 229 à l'aspect bien magyar, assise dans une plaine circulaire qu'entourent des cônes volcaniques.

Comme nous venions de contourner un groupe de collines élevées qui se dressaient sur notre gauche, le Balaton réapparut soudain. Il s'arrondit en une courbe gracieuse; c'est la fin des eaux de la «mer» qui vient mourir là, dans les prés et les bosquets, là où jadis elle s'étendait encore à perte de vue.

Nous déjeunâmes à Keszthely, en un hôtel très convenable. On nous servit des fogas, ces délicieuses perches du lac dont la chair délicate est un véritable régal. En voyageurs consciencieux, nous nous contraignîmes à faire ici des études comparées sur les différents crus du pays: badaskonyi sec, badaskonyi muscat, somlai, tomaji, villanyi, tout y passa, tout fut goûté, analysé, apprécié.

Et maintenant, adieu Balaton, adieu «la mer»!

Pendant le déjeuner, un brusque orage avait crevé sur la petite ville, la pluie était tombée à torrents et quand nous repartîmes, la route était toute mouillée. J'avais entendu parler de l'état des routes de la puzta après la pluie, voilà, je suis servi! Eh bien, c'est tout bonnement horrible. La poussière de tout à l'heure s'est transformée en une mélasse butireuse entremêlée de fondrières et de cloaques où l'on ne peut avancer qu'à toute petite vitesse; malgré les antidérapants, l'auto obéit à peine à la direction, l'on a une impression, ou plutôt une série d'impressions fort pénibles en sentant que la voiture se dérobe constamment et qu'on 230 glisse d'un côté à l'autre de la route avec des soubresauts.

Il y a quatre ans la Hongrie ne possédait encore que dix mille kilomètres de routes royales et environ cinquante-quatre mille kilomètres de routes communales [169]. On voit combien c'est insignifiant pour un pays presque aussi grand que la France [170] et pendant que les doigts crispés sur mon volant de direction j'essayais vainement de conserver une allure rectiligne, je maudissais éperdument un gouvernement qui, ayant si peu de routes à entretenir les entretient si mal!

Nous traversons de nouveau de vastes solitudes, des landes, des marécages. Que de terres en friches, grand Dieu! En voyant ces immenses espaces incultes, nous constatons que le royaume de saint Etienne n'est point encore trop petit pour nourrir ses habitants: il y a là des quantités de bonnes terres qu'avec un peu de travail on pourra rendre productives, et l'on sait que la fertilité des terres hongroises est proverbiale. Et cependant la Hongrie est, depuis quelques années, atteinte d'un mal essentiellement moderne: l'émigration.

Il y a trente ans, le nombre des émigrants hongrois ne s'élevait qu'à quelques centaines par an; aujourd'hui le chiffre dépasse cent mille. La Hongrie occupe actuellement, pour l'émigration, le 231 troisième rang parmi les peuples d'Europe, après l'Italie et l'Angleterre [171]. Dans les deux premiers Etats, c'est un excédent de population qui s'expatrie, en Hongrie, c'est une perte sèche, car il part une quantité d'êtres supérieurs à l'excédent des naissances [172]. En Italie et en Angleterre on peut dire que les émigrants représentent un surnombre qui ne peut trouver à vivre sur des terres devenues insuffisantes, en Hongrie, au contraire, il reste assez de terres pour nourrir un nombre d'individus double de celui de la population actuelle.

La plus grande partie de ces malheureux s'enfuient vers l'Amérique.

Pourquoi? La terre hongroise est riche, fertile, l'industrie est prospère, toutes les conditions de la vie sont remarquablement favorables. Ce n'est pas l'indigence, la surpopulation, le manque de place qui causent le mouvement, non, c'est la passion de s'enrichir au delà des mers, dans les lointains mystérieux!

Et cela ne leur réussit guère: les deux tiers périssent loin de leur patrie ou mènent là-bas une vie misérable, c'est à peine si un tiers réussit à atteindre une modeste prospérité, qui auraient été 232 plus heureux en restant au pays... Ça n'empêche pas les autres de partir vers le Nouveau Monde comme vers une terre promise!

Nous nous arrêtâmes quelques instants à Nagy-Kanicza. Quelle ville curieuse! C'est bien le prototype de l'ancienne ville magyare, restée telle qu'elle était aux premiers âges de l'occupation hongroise, alors que l'ancien peuple de nomades venait à peine de se fixer au sol plantureux de la puzta et que ses villages étaient encore des camps. C'est une «ville de paysans», suivant la très pittoresque expression de M. René Gonnard [173]. Malgré sa nombreuse population,—Nagy-Kanicza possède plus de vingt mille habitants,—elle a gardé une allure campagnarde, pas ville, grand village, comme tant d'autres cités hongroises qui sont habitées presque exclusivement par des agriculteurs. Tout est en largeur, rien en hauteur, sauf les clochers des églises. On voit que le terrain ne manque pas, les maisons sont vastes, aplaties sur le sol, pour la plupart sans étages, les rues sont larges, immenses les places, la ville s'étale largement, comme une tache d'huile. Autre chose qui augmente encore l'aspect particulier de cette ville: la pierre est rare dans la puzta, on la remplace par de la brique, de la brique rouge, tout est en briques, les maisons et même les rues qui sont pavées de briques rouges qu'usent les roues des charrettes et qui semblent saigner.

233 Plus loin, dans la campagne, la route est toujours gluante et glissante. Nous dépassâmes des fourgons militaires qui suivaient les manœuvres, des fourgons automobiles, s'il vous plaît. Oh! les malheureux! Si nous, avec notre cent-chevaux, nous avions toutes les peines du monde à vaincre l'immonde chemin, eux, les malheureux et lourds véhicules, avaient déplorablement abandonné la lutte. Ils étaient une demi-douzaine, arrêtés au bas d'une forte côte, dans la boue où leurs grosses roues avaient tracé de profondes ornières, attendant piteusement que ça sèche! De temps en temps l'un d'eux, sans doute plus impatient que les autres, esquissait une rageuse tentative d'escalade, le moteur faisait entendre une bruit de tonnerre, les roues tournaient dans la fange, follement, mais la malheureuse auto guerrière parvenait à peine à se mouvoir de quelques mètres, juste de quoi se tourner en travers de la route! Nous les regardâmes curieusement, puis, comme nous ne pouvions leur offrir nos inutiles services, nous les laissâmes dans leur fatal bourbier.

Quelques kilomètres après avoir dépassé le bourg de Letenye on franchit la Mur, qui coule indolemment dans un lit fort large. Il était nuit noire quand nous arrivâmes à Csaktornya. J'étais abruti de fatigue par les efforts incessants que je devais faire depuis plusieurs heures pour empêcher notre voiture d'aller au fossé où la poussait sans relâche l'opiniâtre boue; et cependant nous n'étions point encore parvenus à l'étape. Allons! 234 encore une quinzaine de kilomètres! Telle est la distance qui nous sépare de Varasdin où nous devons coucher.

Et ces quinze kilomètres furent pour moi un véritable calvaire. Entre Csaktornya et Varasdin la boue avait atteint des hauteurs effrayantes, elle montait jusqu'aux marchepieds qui traçaient ainsi de larges sillons; je n'étais à peu près plus maître de ma direction. Il fallut marcher à l'allure d'un homme au pas et même s'arrêter à chaque instant. Vingt fois je crus bien que nous allions faire une culbute dans les fossés. Devant nous, dans la nuit, les phares n'éclairaient qu'un océan de boue.

Nous arrivâmes enfin à Varasdin [174]. J'étais complètement fourbu. Ce fut à peine si nous pûmes trouver des chambres à l'hôtel de l'Homme sauvage que des officiers en manœuvres avaient pris d'assaut. Je n'aspirai qu'à dormir; je mangeai à peine quelques bouchées et je me précipitai sur mon lit, où je m'étendis bienheureusement. Hélas! comme cet hôtel méritait bien son nom! Il me fut impossible de dormir. Toute la nuit des hommes sauvages poussèrent d'horribles hurlements. On m'expliqua le lendemain que c'étaient les officiers autrichiens qui avaient chanté des chansons... bachiques!

CHAPITRE V
PAYS CROATES

235

CROATIE: Varasdin.—Messe au milieu des champs.—Les Croates.—Agram.—Le Pont sanglant.—Les Tziganes.—La Louisen Strasse.—Le Karst.—Buccari.—Fiume.—Gomile.—Tersato.—Les Frangipani.—La Madone de la mer.—ISTRIE: Le Quarnero.—Abbazia.—Trieste.—Miramar.

Ne croyez pas que je vais vous donner d'amples détails sur cette ville de Varasdin, où j'avais si mal dormi. J'en étais reparti le lendemain matin, furieux et courbaturé. Je n'avais rien voulu voir!

Tout ce dont je me souviens, c'est que c'est un agglomérat quelconque de maisons n'ayant plus le caractère hongrois et n'ayant aucune allure propre.

Du reste, Varasdin n'est plus en Hongrie, Varasdin est en Croatie, bien que la Croatie fasse parti de l'administration hongroise [175]. Hier, dans la nuit et dans la boue, nous avons franchi sans nous en apercevoir la Drave, fort large cependant, 236 dont le cours sert de limite entre la Hongrie proprement dite et la Croatie.

Ah! si, cependant, je me souviens que deux de mes amis qui, avec l'aurore, étaient allés parcourir la ville croate chacun de leur côté, furent émerveillés par l'énorme quantité de poivrons qu'ils virent amoncelés dans les divers magasins et sur le marché. Connaissant mon affection singulière pour ce difforme légume, ils se crurent obligés d'en faire provision à mon intention et furent tout étonnés, en se retrouvant à l'hôtel, de se voir portant chacun un sac de ces végétaux que les Autrichiens appellent paprika, touchante concordance d'idées, manifestation imprévue d'une commune amitié. Je fus moi-même fort embarrassé par ces agricoles présents, qu'à tout hasard je rangeais soigneusement dans un coffre de la voiture.

C'est aujourd'hui dimanche, un clair soleil s'occupe activement à sécher la route qui fume et dont les flaques scintillent comme autant de miroirs. A chaque tour de roue nous croisons des paysans croates en costume national, en habits de fêtes, tout blancs, tout blancs, hommes, femmes et enfants tout blancs... ce monde-là n'a pas encore adopté notre uniforme civilisé, et l'œil n'y perd rien.

Les hommes portent d'amples culottes de toile, soigneusement rentrées dans leurs grandes bottes chez les uns, que d'autres préfèrent laisser flotter pittoresquement au gré du vent; une chemise de 237 toile blanche, serrée à la taille par une ceinture de couleur brodée, flotte en dehors des culottes; et par-dessus une petite veste noire, si petite qu'on l'aperçoit à peine sur le reste tout blanc, une veste agréablement garnie de broderies, une veste qui n'a pas de manches, qui ne ferme pas sur le devant et qui, commençant très bas au-dessous du col, finit bien vite au milieu des côtes. Ils sont coiffés de chapeaux ronds, à petits bords, noirs avec un ruban multicolore et abondamment ornés de perles et de fleurs en métal.

Les femmes sont entièrement vêtues de blanc éclatant: jupons blancs empesés, avec une infinité de petits plis qui doivent exiger un repassage compliqué, corsages blancs garnis de broderies en couleur, et autour du cou d'épais colliers de perles en verroterie, à rangs multiples qui descendent lourdement sur la poitrine et dont l'importance doit être un signe de richesse, signe extérieur qui pourra heureusement faciliter la perception de l'impôt sur le revenu dans ce pays.

Et les enfants qui trottent gravement à côté de leurs parents semblent de petits anges blancs... sans ailes.

Tous ces costumes immaculés, lavés et repassés de frais pour cette journée du dimanche, produisent un effet pittoresque qu'il m'est bien difficile d'exprimer; ces êtres blancs qui cheminent ont quelque chose d'irréel, d'immatériel... qui fait rêver à quelque céleste cérémonie.

Plus nous avançons, plus la foule blanche se 238 fait compacte et cependant aucun village n'est en vue. Où va tout ce monde? Mais voici qu'après un coude du chemin, tout à coup, à nos yeux étonnés apparaît une multitude immobile, silencieuse, qui encombre de ses rangs pressés et la route et les champs voisins. Il faut nous arrêter, tenter de traverser une pareille cohue serait folie. Et puis ces blancs humains recueillis et muets ont quelque chose qui nous impressionne. Que se passe-t-il?

MESSE CROATE EN PLEIN AIR

Sur une petite éminence qui domine la route, au pied d'une croix, un prêtre en habits sacerdotaux dit une messe, une messe en plein vent, sur un petit autel formé d'une table de bois que recouvre un drap blanc.

C'est bien un des spectacles les plus curieux auxquels il m'ait été donné d'assister, que cette messe croate au milieu des champs, sous le ciel bleu et le soleil doré, dévotieusement écoutée par plusieurs centaines d'êtres blancs.

Quand la messe fut terminée, il fallut de longs instants pour que la foule qui, lentement s'écoulait, pût nous permettre de continuer notre route. Ces braves Croates, du reste, faisaient cercle autour de l'auto qu'ils considéraient gravement et nous interrogeaient avec intérêt... en langue serbo-croate.

Les Croates comme les Serbes sont d'origine slave; compagnons de route lors du grand cheminement des peuples, ils se fixèrent dans des pays voisins, puis peu à peu séparèrent leurs destinées, 239 vers le septième siècle. On sait qu'ils cherchent aujourd'hui à se réunir, qu'ils tressaillent, qu'ils s'agitent sous le souffle du yougo-slavisme.

Les Croates proprement dit, les Croates de Croatie, les seuls dont je veux parler ici,—et qu'il ne faut pas confondre avec leurs frères de Dalmatie et de Bosnie, dont j'espère pouvoir bientôt dire quelques mots [176],—se sont établis dans la mésopotamie, entre Drave et Save, pays fertile et doux, sorte d'hinterland transitoire où les Alpes viennent mourir et où le système balkanique commence, grande plaine qui s'ouvre sur la steppe infinie de Hongrie au nord et qu'au sud bordent et défendent les arides montagnes du Karst, dont les pieds baignent dans l'Adriatique.

Ces Slaves, bien qu'établis dans un pays ouvert sur le chemin des invasions, ont pu garder jusqu'à nos jours leur nationalité et leur race. Ils sont restés aussi le nombre, ainsi que le montre le tableau ci-dessous de la population du royaume de Croatie:

Slaves:  Croates 2 208 500
Slovènes 31 500
Slovaques 19 500
Ruthènes 4 600
Magyars 109 900
Allemands 163 800
Divers 55 200
  —-—-——
   [177] 2 593 000

240 Sitôt arrivés dans leur définitive patrie, les Croates furent convertis au catholicisme par les missionnaires d'Aquilée et de Spalato; un petit nombre seulement se rangea du côté de l'Eglise grecque. Aujourd'hui encore ces populations ont une foi profonde en l'Eglise, foi qui s'enracina surtout pendant les longues luttes contre le musulman.

J'ai dit que, peu après leur installation, les divers groupements serbo-croates, Croates de Croatie, de Dalmatie, Serbes de Bosnie, du Monténégro, de Serbie, se détachèrent les uns des autres et, au lieu de former un faisceau uni qui eût pu, par sa masse, résister aux attaques des autres peuples, ils combattirent séparément et eurent naturellement des fortunes différentes.

Les Croates, trop faibles pour conserver leur indépendance, se mirent au douzième siècle, sous la protection du roi de Hongrie. Aujourd'hui, les Hongrois prennent prétexte de ce fait historique—fort obscur—pour prétendre à des droits absolus sur la Croatie. Plus tard, pour résister aux Turcs, les Croates eurent recours à l'Autriche, qui les organisa intelligemment, s'en fit un rempart en établissant les confins militaires croates, espèce de zone frontière militaire, où la population perpétuellement armée veillait sans cesse du côté des champs turcs; mais le reste du pays restait à la Hongrie: confins autrichiens, pays civils hongrois, quel gâchis bien autrichien!

La conquête française amena la création d'une 241 Illyrie, où devaient être groupés les Slaves du Sud; ce fut le réveil du sentiment national, la naissance de l'illyrisme, mot dont l'emploi fut bientôt proscrit par le gouvernement austro-hongrois, tellement l'idée qu'il représentait avait fait de rapides progrès.

Le grand apôtre du yougo-slavisme fut Mgr Strossmayer, évêque de Diakovo, qui tenta, avec une patience, une suite de vues, une largeur d'idées qui ne se rencontrent que chez les plus grands esprits, de préparer à ses frères croates une régénération, une patrie. Malheureusement ses efforts ne furent pas toujours compris. Les Croates de Croatie ont, même entre eux, des dissensions qui ne pourront que les éloigner du but qu'ils poursuivent. Les uns, avec Mgr Strossmayer, veulent admettre dans la nation yougo-slave tous les Slaves du Sud sans distinction de confession, les autres, les radicaux, libres penseurs, n'admettent que les Croates catholiques, excluant les Serbes, parce qu'orthodoxes!

«Sous quelle forme l'idée nationale des Croates se réalisera-t-elle? Sera-ce le pancroatisme, c'est-à-dire un Etat exclusivement croate et catholique? Sera-ce une fédération yougo-slave selon le rêve vaste et généreux de l'évêque de Diakovo... [178]

Pour le Croate, le grand ennemi, c'est le Hongrois, qu'il abhorre encore plus que l'Autrichien. Aussi, lorsqu'en 1848 la Hongrie et l'Autriche se 242 levèrent l'une contre l'autre, les Croates, sous les ordres de leur Ban Jellatchich, vinrent-ils se ranger du côté de l'empereur. Ils en furent récompensés, la paix faite, en se voyant replacés sous le joug hongrois! Vicissitude suprême, ironie terrible, frappant exemple des tribulations qui seront le lot perpétuel des Slaves du Sud, tant qu'ils n'auront pas renoncé à leurs désaccords et qu'ils n'auront pas compris que leur salut ne réside que dans leur réunion. Ce ne sera que le jour où Serbes, Serbo-Croates, Dalmates, Croates se réuniront sans arrière-pensée que la nation yougo-slave pourra naître à l'indépendance. Ce jour viendra-t-il? Il est presque permis d'en douter quand on voit de quelle triste façon se déchirent entre elles les diverses fractions de ce peuple.


Agram [179], la capitale de la Croatie, est située au seuil de la grande plaine; elle s'étend et semble vouloir se dissimuler au pied de belles montagnes couvertes de forêts sombres [180]. Des hauteurs de la vieille ville on découvre le cours miroitant de la Save majestueuse qui serpente au milieu des vastes prairies, à quelques kilomètres de là.

Capitale idéale du vaillant peuple croate, sa 243 population est presque exclusivement slave [181]. Rien de hongrois, rien d'allemand ici; malgré maintes tentatives de magyarisation, malgré les efforts dissimulés et persévérants des Germains, on s'aperçoit aisément que le bloc slave est dur comme du granit, qu'il ne se laisse entamer. Les affiches, les noms des rues, les enseignes des magasins, les titres officiels inscrits aux frontons des monuments eux-mêmes sont écrits en langue croate, exclusivement. Il y a quelques années, le gouvernement hongrois crut habile d'ajouter aux inscriptions nationales des édifices publics, leur traduction en langue magyare: en une nuit ces malencontreuses lettres disparurent, furent lacérées et le lendemain Agram était en pleine insurrection; cette tentative n'a pas été renouvelée depuis.

Sur les pentes d'une colline assez abrupte s'étage la vieille ville aux toits aigus, vieilles maisons, vieux palais, souvenirs historiques du passé croate. Un ravin encaissé où coule un petit ruisseau, le Medvescak, sépare en deux parties l'antique cité: d'une part le Kaptol, la ville religieuse qui se groupe autour de la cathédrale et qui, silencieuse et triste, semble un vaste monastère, de l'autre la vieille capitale, l'ancienne Grics, dont l'origine se perd au delà du dixième siècle, encore ceinte de ses remparts et qui renferme le palais du Ban, d'intéressantes églises, de vieux 244 monuments et les édifices du gouvernement et du corps législatif. En fait, le Kaptol et Grics formèrent longtemps deux villes bien distinctes, la ville des évêques et la ville du roi, rivales, jamais d'accord et dont les luttes fratricides furent si violentes que l'un des ponts du Medvescak porte encore aujourd'hui le nom de pont Sanglant [182].

La cathédrale d'Agram est un très beau monument gothique qui lance fièrement au ciel ses deux aiguilles effilées. Elle se dresse au milieu de murailles flanquées de tours rondes dont elle fut entourée au temps des guerres contre le Turc et qui lui donnent un aspect de forteresse qu'on ne peut oublier et qui en fait une des caractéristiques de la capitale des Croates.

Au pied de la colline, dans la plaine, s'allonge, s'étale l'Agram moderne, qui frappe violemment l'œil par son air de jeunesse: on dirait une ville absolument neuve... neuve elle l'est en effet, car détruite presque complètement par le tremblement de terre de 1880, elle fut reconstruite de toutes pièces. Les Croates se sont appliqués à réunir là tous les efforts de leur rénovation nationale: théâtre croate, Académie yougo-slave, Musée croate des Arts et de l'industrie, Université, écoles, sont autant de bâtiments neufs, grandioses, d'une fort belle architecture, qui témoignent de la vigueur d'une nationalité que les Austro-Hongrois ne peuvent plus ignorer.

245 Au milieu de la ville moderne s'ouvre le vaste quadrilatère de la place Jellatchich, où l'on voit, sur un socle élevé, le fameux ban à cheval, qui dans une attitude martiale, pointe son épée nue vers des Hongrois imaginaires. Cette statue est l'œuvre du sculpteur viennois Fernkorn. Sur le socle, on a gravé cette simple inscription: Jellacsics Ban 1848, deux mots, une date.

La première fois que j'étais venu à Agram, il y a quatre ans, cette ville m'avait parue triste et froide, ses grandes maisons neuves suaient l'ennui, ses rues désertes ne portaient guère à l'enthousiasme. Cette fois, au contraire, je trouve la cité croate gaie, remuante, animée, remplie de costumes pittoresques et bariolés. C'est que c'est aujourd'hui dimanche et que sur la place Jellatchich se tient le marché où sont accourus les habitants des campagnes. Les citadins, en vêtements européens sont épars et comme noyés dans le flot des costumes nationaux, les soldats, nombreux, se promènent, désœuvrés, tandis que leurs officiers en brillants uniformes, le chef couvert de cet affreux képi autrichien qui ressemble à un tuyau de poêle maladroitement tronqué, marchent la jambe tendue et le torse raide, glorieusement! Mais la grande majorité de ce peuple est revêtue du si pittoresque costume croate, que je ne me lasse de regarder tellement, sous ses draperies légères, claires et simples, hommes et femmes sont empreints d'élégance naturelle.

Les femmes croates sont généralement grandes, 246 de formes harmonieuses, malheureusement tôt fanées, car elles sont astreintes dès leur mariage aux plus durs labeurs des champs. Elles portent toutes la blanche robe de lin, à multiples plis, et le petit corsage surchargé de fines broderies de couleur, ainsi que nous les avons vues tout à l'heure à la messe en plein air. Les jeunes filles se coiffent en laissant librement tomber deux longues tresses et se couvrent la tête d'un coquet mouchoir brodé. Les femmes mariées arborent une coiffure plus compliquée qui se termine sur le front par une superbe paire de cornes,—ornement qui, dans nos pays, est exclusivement réservé à l'homme,—auxquelles elles fixent le mouchoir qui cache leurs cheveux.

Les hommes se promènent gravement en fumant leurs grandes pipes de porcelaine tandis qu'à leur ceinture pend une sacoche brodée à longues franges; que mettent-ils dans cette espèce de poche extérieure? Sans doute leur tabac. En tous cas, vous rencontrerez rarement un Croate sans sa sacoche qui ressemble un peu au sachet de soie brodée que les pages, au moyen âge, portaient à la ceinture à côté de leur poignard.


Dès la sortie d'Agram, la route s'en va au milieu de prairies et de cultures; on ne tarde pas à traverser la Save dont le cours capricieux, sinueux, contourné, fait songer à un serpent gigantesque 247 se glissant dans les herbes. Un beau soleil, un ciel pur, la grande plaine nous apparut toute gaie, inondée de lumière; sur les talus verdoyants, des cyclamens faisaient de petites taches violettes.

Dans une vaste prairie, de part et d'autre du chemin, plusieurs tribus errantes de tziganes avaient établi leurs pittoresques campements. L'idée nous vint de visiter soigneusement ces camps où des êtres insoumis à notre civilisation mènent une existence qui doit être la très fidèle reproduction de ce que fut celle de nos ancêtres barbares. Nous fûmes assaillis, entourés par leur foule implorante et des centaines de paires de mains se tendirent vers nous; il fallut faire une copieuse distribution de piécettes pour avoir la paix et pouvoir parcourir les diverses tentes; il fallut même toute l'autorité du chef de la horde—car ils marchent sous la conduite d'un chef dont l'autorité est fort respectée,—qui comprit tout le profit qu'il pourrait tirer de la visite que de nobles étrangers voulaient bien faire à son peuple.

Ils étaient là une centaine, hommes, femmes et enfants, grouillant sous des tentes sordides, ils étaient vêtus de lambeaux, ils étaient sales au dernier degré. Les adultes avaient des figures ravagées et flétries, mais les jeunes gens des deux sexes, que la misère ou d'abjectes passions n'avaient point encore fanés, avaient de fort beaux traits. Nous vîmes une jeune fille de douze à quinze ans, qui était vraiment belle et gracieuse, 248 beauté sauvage et brunie, comme devaient être les reines barbares! Quel tableau pittoresque offrait ce camp de tziganes! Une toile de Callot, mais vivante, mais animée, mais odorante! Devant chaque tente, un feu de branchages où chauffait une marmite; de vieilles femmes, ridées comme des pommes ayant passé l'hiver, vaquaient aux occupations ménagères en faisant de laides grimaces; des grappes d'enfants presque nus se tordaient sur le sol, parmi les détritus; des hommes graves, assis, fumaient dans un assourdissant vacarme de métal battu, s'occupant de leur art de chaudronniers, art ou métier qui me fit surtout l'effet d'un prétexte. Tout ce monde, bien entendu, tendait la main sur notre passage. Enfin d'alertes jeunes filles et de robustes gars rentraient au camp portant sur leurs épaules des sacs gonflés et mystérieux qu'ils déposaient sournoisement au plus profond des tentes...

Notre bonne étoile nous avait fait rencontrer là un groupement particulièrement caractéristique de ces êtres énigmatiques qui font le désespoir des ethnographes. Ceux-ci avaient tous la peau franchement jaune, les cheveux fins, luisants, frisés, les yeux bridés, c'étaient indiscutablement des Asiatiques.

Les tziganes forment un véritable peuple, épars, errant au milieu des vastes territoires de la Hongrie et de la Croatie; ils sont fort nombreux [183].

249 Réfractaires à toute assimilation, on les voit passer fièrement drapés dans leurs loques, dédaignant tout ce qui n'est pas eux-mêmes: religion, mœurs, coutumes, civilisation, ils ne cessent de rejeter ce que les autres races leur offrent, et à plus forte raison se montrent rebelles à toute fusion, à tout mariage avec elles. On a souvent essayé—Marie-Thérèse et Joseph II notamment—de les civiliser, de les fixer au sol, mais sans jamais y parvenir réellement [184].

TZIGANES NOMADES

Peuple bizarre, qui semble s'être condamné volontairement à une existence de parias, qui fuit les autres hommes comme sous la poussée d'un opprobre ineffaçable et mystérieux ou d'une haine irréductible, qui parle une langue dans laquelle il n'y a point de mots pour exprimer la joie ou le bonheur. Peuple énigmatique qui a une religion et qui cependant n'adore aucun dieu.

Les Hongrois les appellent Czigany ou encore Faraonepek [185], ils les dédaignent et cependant ils les aiment, car ce sont les tziganes qui chantent aux accords de leur étincelante musique les rêves de l'âme magyare.

On les divise en trois catégories: 1o les musiciens, qui forment la classe la plus aisée, qui sont 250 généralement bien habillés, à l'européenne, et dont quelques-uns d'entre eux ont conquis par leur art de véritables fortunes; 2o les sédentaires, aujourd'hui les plus nombreux et dont le nombre augmente sans cesse peu à peu, qui dans la plupart des villages hongrois ou croates ont le monopole des arts de charron, chaudronnier, potier, forgeron, marchand de chevaux. Dans quelques villages seulement ils sont épars, mais dans la plupart ils habitent des quartiers distincts et dans l'un et l'autre cas, ils conservent leur farouche réserve: se fixer au village, telle est la seule concession qu'ils ont faite à la civilisation. C'est à dessein que j'ai dit se fixer au village et non pas au sol, car les tziganes ne cultivent pas la terre. Bien que devenus sédentaires, un très grand nombre d'entre eux habitent encore sous leurs misérables tentes: on dirait qu'ils étouffent dans les maisons de pierre; 3o enfin les nomades, qui exercent vaguement le métier de chaudronniers ou de forgerons ou de potiers, mais qui sont surtout mendiants et maraudeurs. Vêtus de haillons, établissant leurs campements temporaires au milieu des champs ou dans les bois, voyageant dans des charrettes disloquées que traînent des chevaux étiques, rangés sous la domination d'un chef reconnu, ils ont fidèlement conservé la manière de vivre de leurs ancêtres barbares.

On admet généralement aujourd'hui que les tziganes sont d'origine hindoue; ils descendraient d'une peuplade de parias qui auraient fui leur 251 patrie à la suite de mauvais traitements, ou que leurs frères auraient chassés pour des crimes inconnus, au temps de la grande civilisation de l'Inde. Il serait plus simple de croire que ce sont des Huns ou tout bonnement des Magyars qui, pendant que leurs frères de race blanchissaient leur peau en se mariant avec les peuples blancs, dont ils adoptaient aussi les mœurs et les coutumes, sont restés de toutes façons tels qu'ils étaient au moment des invasions. On ne connaîtra probablement jamais très exactement leur origine.

Ce qui est certain, c'est qu'après un long séjour en Roumanie, ils franchirent les Alpes de Transylvanie sous la poussée du flot turc et qu'ils apparurent en Hongrie au milieu du quatorzième siècle. Ce qui est certain aussi, c'est que ce sont des jaunes, ainsi que le démontrent péremptoirement leurs cheveux longs et noirs, leurs yeux bridés et leur peau couleur safran.


Nos yeux saturés par le spectacle monotone des grandes plaines se réjouissent maintenant en contemplant les montagnes qui apparaissent; ce ne sont encore que des ombres indécises, estompées de buées bleues, mais que nous voyons grandir rapidement à mesure que nous en approchons. Finie la puzta et sa morne tristesse, voici les monts et les grands bois. Finie la monotonie, à nous les spectacles toujours variés de la montagne aux pittoresques 252 replis dans lesquels nous allons errer bientôt!

Noirs ou gris, museaux pointus, oreilles courtes et droites, petits yeux vifs, crins longs et épais, allure de sangliers, des porcs croates nous saluent de leurs grognements. Plus tout à fait sangliers, mais pas encore cochons. Grignotant, grognant, se vautrant dans la boue du fossé qui borde la route, subitement figés sans qu'on sache pourquoi en des immobilités de statues, puis sans cause apparente partant comme des flèches et disparaissant en rangs pressés dans un nuage de poussière. Que peut-il bien se passer dans ces crânes mystérieux de brutes toquées?

A la fin de la plaine, voici Karlstadt [186], deuxième ville royale libre de Croatie, qui essaime ses blanches maisons parmi les arbres verts sur les deux rives de la Kulpa.

Au delà de la petite ville on s'enfonce dans les montagnes. Sur le chemin, nous vîmes un cortège bizarre qui s'avançait vers nous en zigzaguant et en chantant: c'était une noce croate qui avait dû fêter déjà longuement le bonheur des époux car elle tenait à peine sur ses jambes. Le marié semblait abruti, ivre-mort; l'épousée marchait d'un pas d'automate, seules ses jambes remuaient, tout le reste de son corps se distinguait par une rigidité cataleptique; je compris que c'était pour ne pas compromettre l'équilibre de l'édifice chancelant qu'elle portait sur sa tête: amalgame de 253 cheveux et de fleurs de métal qui se dressait en masse grotesque sur au moins cinquante centimètres de haut. Derrière venaient des invités qui titubaient et des musiciens, ivres, faisant de vains efforts pour tirer une harmonie quelconque de leurs instruments et ne parvenant qu'à produire des grognements confus. Nous nous étions arrêtés pour regarder cette cérémonie, il me sembla voir passer un enterrement dont tous les assistants auraient chancelé sous le poids de leur douleur.

On voit sur le ciel pur se détacher nettement les curieuses dentelures des monts Kapella, cette chaîne de montagnes calcaires, décharnées et rudes, qui bordent la côte de l'Adriatique et que nous allons traverser tout à l'heure.

La route que nous suivons depuis Karlstadt s'appelle la Louisen Strasse; elle fut construite de 1803 à 1809 afin d'ouvrir au commerce de la Croatie un débouché vers la mer et relie Karlstadt à Fiume et à Buccari. Elle a naturellement perdu beaucoup de son importance depuis la construction de la voie ferrée. Cette route est fort bien tracée, mais malheureusement très mal entretenue ou plutôt pas entretenue du tout, ce qui est dommage, car elle parcourt un pays curieux et sinue dans une succession ininterrompue d'adorables paysages [187].

254 On monte au milieu de forêts de chênes, de hêtres et d'ormeaux. Les montagnes qui se dressent comme de hautes murailles devant nos yeux sont couronnées de conifères vert sombre. Par-dessus, le ciel a ce reflet particulièrement lumineux qui annonce le voisinage de la mer. La route est défoncée par un intense charroi, on croise constamment de lourds chariots qui transportent le bois qu'on enlève aux belles forêts que nous traversons. Delnice, petite ville perdue dans la forêt, à 730 mètres d'altitude, est le centre principal de cette exploitation.

La route monte toujours. Sans cesse on croit qu'on va voir la mer tout à coup apparaître et l'on n'aperçoit qu'une nouvelle crête qu'il faudra franchir encore. Nous avons atteint la région des sapins; parmi les arbres noirs, l'air frais, chargé d'aromes résineux, passe comme une caresse. Le sol est tapissé de fines aiguilles rousses sur lesquelles parfois bondissent, silencieux, de gracieux écureuils avec leur panache en point d'interrogation. Hormis le ronronnement doux et régulier de l'automobile, nul bruit ne trouble le calme imposant de la forêt où nous évoluons, charmés: des tableaux variés défilent devant nos yeux, ravins profonds et sombres au fond desquels écument des torrents, longues vallées précises aux flancs boisés, montagnes embrumées de bleu, crêtes dentelées, pics déchiquetés, ciel pur et resplendissant.

Mais voilà que les arbres s'espacent, puis disparaissent 255 brusquement au sommet de la dernière crête. Au loin, la mer et, dévalant vers elle, les montagnes de pierres que toute végétation a fui. Le soleil allait se coucher dans l'Adriatique, ses rayons glissaient à la surface des flots et venaient jusqu'à nos montagnes qu'ils coloraient de rouge. La mer brillait comme un miroir, éblouissait nos yeux surpris et mille traits de pourpre se croisaient, aveuglants, au-dessus des eaux devenues sanglantes.

Le golfe du Quarnero avec ses îles et ses montagnes, nous apparut dans toute sa beauté. Et à nos pieds, l'admirable, le merveilleux, l'unique fjord de Buccari, long bras de mer pénétrant dans un ravin de pierres rousses et scintillant comme un diamant bleu dans une monture d'or.

La mer! Spectacle dont on ne se lasse jamais! La mer qui anoblit les paysages les moins beaux, qui embellit encore les tableaux les plus merveilleux. La mer qu'on salue toujours avec joie, qu'on quitte avec regret et dont il se dégage je ne sais quel fluide mystérieux sachant impressionner toutes les âmes, même les moins poétiques. Qu'on s'imagine l'émotion qui vous étreint lorsqu'on la voit ainsi apparaître, majestueuse et claire, après avoir pendant des semaines, parcouru les monts et les plaines.


Les montagnes qui bordent l'Adriatique sont 256 désolées et arides, leurs flancs dépouillés sont faits de rocs et de cailloux éboulés qui leur donnent un aspect repoussant et farouche. C'est le Karst.

Le Karst ou Karso est cette région de montagnes calcaires, âpres, terrifiantes par leur désolation, image de l'aridité, où, pendant des kilomètres et des kilomètres, des horizons infinis, on ne voit guère que des blocs grisâtres, épars, à peine sertis de maigres végétations sauvages, mais qui engendre cependant un charme puissant, poésie rude, attrait étrange; on a, la parcourant, une fière impression en se sentant vivre quand même dans ces paysages d'enfer qui paraissent dignes seulement de la Mort.

Les montagnes du Karst s'étendent depuis le fond de l'Adriatique jusqu'aux Balkans. Géographiquement on les rattache encore aux Alpes, géologiquement elles appartiennent incontestablement au système balkanique. Le mot karst servit d'abord aux indigènes à désigner la partie des montagnes qui est dépourvue de toute végétation, mais on l'a généralisé, et, depuis, ce nom s'est étendu sur tout ce massif montagneux servant de trait d'union entre Alpes et Balkans.

Le Karst s'allonge parallèlement à l'Adriatique. C'est un formidable plissement que la Providence semble avoir frappé de malédiction, qui paraît impropre à la vie, qui s'est effondré, dont les eaux de la mer ont envahi les basses vallées pour former les canaux et les fjords qui font de si beaux 257 panoramas sur la côte croato-dalmate et dont les derniers sommets forment ces îles éparses, qui, du Quarnero vont jusqu'aux Bouches de Cattaro, sauvages et désolées comme les monts de la côte qui les regardent.

C'est le «pays des pierres». En grands rochers verticaux, en blocs énormes, en éboulis colossaux, des pierres et toujours des pierres; tantôt en chaos farouches, tantôt rangées avec ordre, affectant les formes les plus imprévues, imitant parfois à s'y méprendre les ruines sinistres d'un château féodal ou même d'une ville encore ceinte de ses murailles... ce ne sont que pierres sur pierres. Quelques végétaux, de rares animaux, de très rares humains sont les exceptions de vie qu'on y rencontre, mais isolées et dépaysées en ces lieux de silence et de néant. L'eau elle-même semble proscrite de cet enfer: les pluies n'y laissent point de traces. Dès que l'eau du ciel est tombée, elle disparaît comme par enchantement, elle fuit sous les rocs comme à travers un tamis. L'eau se réfugie sous terre, improductive, et là elle forme des lacs et des cours d'eau qui ne voient pas le jour. Le sous-sol du Karst est creux comme une mine, ce ne sont que grottes [188] et que tunnels [189].

258 Comme «un visage grêlé par la petite vérole», la surface du Karst est criblée de trous en forme d'entonnoirs (appelés dolines) ou de dépressions en forme de cirques dont les bords s'abaissent en gradins (appelées poljes). Les uns et les autres furent formés sous l'action des eaux descendant des sommets et s'engouffrant dans le sol poreux. On ne peut voir de cultures que dans le fond de ces dépressions où s'est accumulé un peu de terreau, maigres cultures que les habitants défendent craintivement avec des murs de pierres sèches.

Les montagnes du Karst possèdent cependant de grandes forêts, mais celles-ci se trouvent exclusivement sur le revers continental du massif; dès qu'on a la mer en vue, les rocs succèdent brusquement aux arbres et l'on n'a plus qu'un uniforme amas grisâtre d'éboulis dévalant des monts maudits.

La route descend prudemment en lacets hésitants parmi les rocs branlants. Elle ressemble à quelque alpiniste qui tâte le terrain, qui assure chacun de ses pas au milieu d'un éboulis dangereux. On ne voit de toutes parts que le calcaire nu et si loin que l'œil puisse s'étendre, les montagnes qui bordent l'Adriatique étalent leur désolante nudité grise. De temps en temps, tout au fond d'une doline, quelques maigres plantes cherchent à tirer leur vie d'un petit amas de terre rouge.

Ce versant maritime, aujourd'hui désolé, fut 259 cependant jadis couvert de belles forêts. Mais les Romains d'abord, puis les Vénitiens, pour construire leurs galères, ont déboisé et détruit pour jamais ce qui faisait à la fois la parure et la vie de ce pays. Le déboisement a naturellement tari les nombreux cours d'eau qui sillonnaient la contrée, les troupeaux de chèvres, paissant en liberté, ont fait disparaître les derniers buissons, les habitants ont fui ces lieux qui ne pouvaient plus les nourrir et maintenant on fait souvent de fort longs parcours sans trouver autre chose que des rocs nus et des maisons en ruines.

Au bord de la mer, tout en bas des montagnes, la vie réapparaît sous forme de végétaux de la flore tropicale: figuier, palmier, laurier-rose, grenadier, olivier, oranger et vigne; des villages se cachent au fond des ravins et s'entourent de leur verdure.

Buccari, tapie tout au fond de sa profonde baie, entourée de broussailles vertes faisant ressortir crûment ses blanches maisons, s'étage sur les pentes et se mire gracieusement dans l'eau bleue. Des vignes en gradins, accrochées aux monts pierreux, grillées de soleil, tapissent les revers de ce val maritime et au milieu, la baie, la vaste baie où pourraient s'abriter à l'aise les plus grandes escadres. Ce fjord de Buccari est l'un des paysages les plus beaux qu'on puisse voir, il peut soutenir avantageusement la comparaison avec n'importe quel tableau de la nature parmi les plus réputés. Et cependant il est presque ignoré. Qui 260 parle en France de la baie de Buccari? A quelques kilomètres de Fiume, il n'est cependant pas si fort éloigné de nous. Il mérite qu'on vienne exprès pour le contempler. Qu'on m'excuse donc si j'insiste en sa faveur, je crois faire œuvre réellement utile en le recommandant à l'attention des touristes.

Buccari est un port commode et sûr. Sa baie ressemble à un grand lac entouré de hautes montagnes dont les pentes abruptes descendent immédiatement dans l'eau; elle communique avec la mer par un court chenal terminé par deux caps où l'on voit encore les restes des châteaux vénitiens qui en défendaient l'entrée, ainsi que quelques fortifications qui y auraient été élevées par les Français du général Marmont. Lorsque Marie-Thérèse voulut créer un port pour la nation hongroise, la grande reine hésita longtemps entre Fiume, Buccari et Porto-Ré, ce dernier à l'entrée du fjord de Buccari, dans une autre baie commode; on sait que son choix et surtout celui de ses successeurs se fixa définitivement sur la première de ces trois villes dont la situation est pourtant moins sûre et où il fallut créer un port artificiel, mais où les voies d'accès sont relativement plus faciles que dans le gouffre de Buccari ou sur la côte escarpée de Porto-Ré.

Tout autour de la baie on voit avec surprise d'immenses échelles inclinées au-dessus des eaux, ce sont des tonnaras ou pêcheries de thons. La pêche du thon est un des principaux revenus des 261 habitants de Buccari et des localités voisines, ces poissons affectionnent particulièrement la baie tranquille où ils viennent par millions à l'époque du frai. Des échelles, longues de dix, quinze et même vingt mètres sont dressées sur le sol, tout au bord de la mer et inclinées de telle façon que leur sommet surplombe assez avant au-dessus de la surface de l'eau. Une espèce de perchoir est ménagé tout au sommet de l'échelle et là, un homme, le guetteur, se tient éternellement, grillé par le soleil torride, trempé par les averses ou glacé par le souffle terrible de la bora, un homme qui regarde sans cesse au-dessous de lui. De cette hauteur, il peut nettement distinguer ce qui se passe dans les eaux transparentes et dès qu'il voit apparaître un banc de thons, à son signal deux barques se détachent de la côte, à droite et à gauche, qui traînent un long filet où se débattra bientôt toute la gent à nageoires. Il n'est pas rare de voir ainsi plusieurs milliers de kilogrammes de poisson pris d'un seul coup.

Dominant un peu la baie, à moitié caché par un épais rideau de lauriers-roses, s'élève un antique château des Frangipani, la si riche et si puissante famille à laquelle appartint jadis tout le pays des environs de Fiume et qui finit si malheureusement [190]. A l'entrée de la baie, on voit un autre château qui appartint aussi à la célèbre famille, 262 le grand château carré de Porto-Ré, mais autant celui de Buccari est coquet et mignard, autant est massif et triste celui de Porto-Ré: c'est là, dit-on, que le dernier Frangipani aurait élaboré sa fameuse conspiration qui le conduisit à la mort, c'est là encore que, dans le château devenu hôpital, furent soignés les malheureux habitants du pays atteints par le terrible fléau du scarlievo [191]. Repaire de conspirateurs ou léproserie, le grand château sinistre, noir et rébarbatif a véritablement le physique de l'emploi.

Buccari n'est séparée de Fiume que par une montagne raide, une douzaine de kilomètres de route, mais une route dure, caillouteuse, accidentée, mauvaise. Elle s'élève en ligne droite le long de la montagne parmi les touffes de chênes verts; la pente est rude, mais le panorama qu'on en découvre est merveilleusement beau; à mesure qu'on s'élève, la baie de Buccari semble s'enfoncer, se creuser comme un cratère au fond duquel les eaux scintillent. Du sommet, l'œil embrasse toute la baie et son entrée, et la mer, et les îles... puis si l'on regarde en avant, autre tableau: Fiume, le fond du golfe du Quarnero, l'Istrie et le Monte-Maggiore. De cette hauteur on voit se dérouler devant et derrière soi ces deux panoramas qui s'étendent 263 loin, très loin, jusque dans les brumes imprécises de l'horizon.

Au bas d'une longue descente voici Susak, le faubourg croate de Fiume, puis une large rivière, la Fiumara, couverte de petits voiliers, traversée par un pont de fer et enfin l'on roule sur les larges dalles des rues de l'unique port de la Hongrie [192].


Les Hongrois—séparés de la mer par toute la largeur de la Croatie—voulaient un port: ils ont mûrement choisi leur emplacement, puis, délicatement l'ont enlevé aux Croates stupéfaits. Ce fut Marie-Thérèse qui fit le coup et qui commença les premiers travaux du port de Fiume.

La ville de Fiume et sa banlieue forment donc en territoire croate une enclave hongroise de vingt kilomètres carrés environ. Voilà bien une des plus originales complications du régime baroque de l'Austro-Hongrie: Fiume est hongroise, au milieu du pays croate et la langue officielle y est l'italien!

Il faut rendre aux Hongrois cette justice que s'ils ont voulu faire un grand port de Fiume, ils ont parfaitement réussi. Ce n'est guère que depuis 1873 qu'ils y ont entrepris les grands travaux, ils ont dépensé l'or sans compter, jeté d'immenses digues dans la mer pour préserver les bateaux 264 des orages de bora [193], construit des môles, des bassins, édifié des phares, créé des voies ferrées, tant et si bien qu'à présent Fiume figure honorablement sur la liste des ports européens. En fait, cette ville a été, en quelque sorte, créée par et pour la Hongrie, elle a sa raison d'être parce que Hongroise. Humble village de quelques cents habitants, port de pêcheurs de sûreté douteuse, telle était Fiume lorsque Marie-Thérèse jeta sur elle les yeux [194]; nous voyons aujourd'hui une ville importante et riche, un port vaste et sûr, ce sont les Hongrois qui l'ont faite ainsi. Elle doit conserver à la Hongrie une reconnaissance éternelle et se garder soigneusement contre les tendances irrédentistes qui ne pourraient lui procurer que des déceptions [195].

Le long du port, la nouvelle ville allonge ses belles constructions, ses hôtels, son Corso animé où, à la tombée du jour, la foule se promène, avide de fraîcheur. On y entend parler toutes les langues: italien surtout et beaucoup aussi serbo-croate, et anglais, et français, et aussi hongrois et 265 allemand, les deux langues des maîtres! C'est dans ce port tout neuf, et tout petit en comparaison des grands ports européens, que j'ai ressenti le plus vivement l'impression de cosmopolitisme: non seulement la diversité des langues, mais encore et surtout celle des races et des costumes est bien plus grande que partout ailleurs et fait songer aux fouillis de peuples qui se rencontraient jadis dans les ports barbaresques.

Nous avions établi nos pénates à l'hôtel Deak, qui est situé vers le port, près de la gare, car à Fiume les trains viennent s'arrêter le long du quai, à côté des vapeurs. De nos fenêtres, nous découvrions par-dessus les grands platanes qui ombragent l'avenue, les mille mâts des navires, et plus loin, par-dessus le miroir d'argent du golfe, la courbe majestueuse de la côte d'Istrie dont les assises montent, montent, pour former, dans les nuages, le Monte-Maggiore. Nous entendions le bourdonnement continuel de la foule affairée qui passait comme un flot ininterrompu: très souvent le grondement sonore d'un train se rendant à la gare dominait tous les autres bruits, mais dans un éclair, et le bourdonnement reprenait ensuite, régulier.

De la ville neuve, il y a peu à dire, on y voit ce qu'on voit dans tous les ports, dans toutes les villes de quelque importance. Je me souviens cependant d'une visite que je fis, il y a quelques années au marché aux poissons et qui m'avait vivement intéressé, car je vis là divers spécimens 266 de la faune marine, particuliers aux eaux du Quarnero: le scombro commun au dos bleuâtre, le délicat branzino à la gueule béante, l'orade plate, le calmaret, la poulpe si abondante dans l'Adriatique, les scampi (nephrops norvégiens), espèce d'écrevisse rougeâtre, à la chair savoureuse, qui ne se rencontre que dans le Quarnero et qu'en Norvège [196].

Mais combien pittoresque est la vieille ville qui s'étend au bord de la Fiumara,—où les petites barques aux voiles multicolores viennent encore chercher refuge comme au temps où Fiume ne possédait ni môles ni jetées,—ou qui monte en gradins le long des flancs de la montagne. Ruelles étroites, maisons disparates et biscornues, escaliers interminables, échoppes orientales où l'on a peine à discerner l'artisan accroupi parmi ses marchandises, bouges où les marins de tous pays viennent s'incendier de liquides innommables, population débraillée, hurlante, mal odorante, c'est Gomile, la Fiume [197] d'autrefois, la cité vénitienne. C'est dans Gomile qu'on voit les monuments anciens les plus intéressants: le Duomo, le Castello et l'église des saints Vito et Modesto.

Cette dernière église ressemble à la Salute de Venise. On y conserve précieusement la croix du sang à laquelle se rattache la légende suivante. A l'emplacement de l'église actuelle, il y avait au 267 treizième siècle, un Christ sur sa croix au milieu d'un carrefour. Un jour, un ivrogne s'avisa de lancer des pierres sur la statue; un des projectiles l'atteignit dans la région des côtes, une large blessure s'ouvrit et l'on vit en couler un sang limpide et pourpre. La croix fut religieusement conservée à l'endroit même où elle fut insultée par un sacrilège et ce lieu étant devenu l'objet d'un pèlerinage quelques années plus tard on y construisit une église.

Il subsiste encore à Fiume quelques vagues débris romains, mais c'était plus haut, sur une hauteur dominant la mer, que s'érigeait dans l'antiquité la ville fortifiée que les Romains avaient appelée Tersatica. Aujourd'hui, il y a sur l'emplacement de la cité romaine un petit bourg pittoresquement appelé Tersato où il convient d'aller, quand ce ne serait que pour y jouir de l'adorable vue qui s'en déroule sur la baie du Quarnero. Tersato est tout près de Fiume, à mi-hauteur, de l'autre côté de la Fiumara, et cependant Tersato est déjà sur le territoire croate, c'est dire combien petite est l'enclave hongroise réservée à Fiume. Mais en dehors de la belle vue qu'on a de Tersato, on y va aussi pour visiter le château des Frangipani et la petite église de la Madone de la Mer.

Qu'elle fut puissante et riche, cette famille des Frangipani qui posséda toute la Croatie maritime et dont les fiers châteaux se dressent encore imposants, nombreux, sur la côte et dans les terres, 268 de Zengg à Fiume, de Novi à Ogulin. Tersato était leur résidence principale [198], aire d'aigles d'où leurs yeux satisfaits pouvaient contempler le vaste golfe tout bleu et la grande île de Veglia qui leur appartenait aussi. Le vieux castel a un aspect réellement sauvage, la nuit ses tours se découpent sur le ciel, durement, et lorsque la lune s'accroche au sommet du farouche donjon on évoque involontairement le conte le plus sinistre et le plus invraisemblable d'Anne Radcliff. Cette impression noire n'est pas réservée qu'aux seuls étrangers, nombre de vieux Slaves du pays vous diront que dans les nuits d'hiver les plus sombres, lorsque le terrible vent du Quarnero pousse ses mugissements qui rappellent des cris humains, des cris de détresse, on a vu l'ombre du décapité errer au pied des murailles du vieux manoir.

La croyance populaire s'attache aussi à la petite église de la Madone de la Mer, mais la légende est moins effrayante, bien qu'aussi surnaturelle. Lorsque les Arabes s'emparèrent de la Judée, la troupe d'anges, que Dieu avait commise à la garde de la maison de la Vierge Marie à Nazareth, s'enfuit éperdue, emportant avec elle la sainte maison. Ils fuyaient à tire-d'ailes au-dessus de la mer bleue, mais le fardeau était lourd, bien que petite la maison, et un moment vint où, à bout de souffle, 269 ils durent redescendre sur la terre. Le 12 mai 1291, au lever du soleil, les habitants de Tersato virent, à côté de leur village, un petit édifice de style étranger qui, la veille encore, n'était point en cet endroit. L'apparition merveilleuse ne tarda pas à être connue de tout le pays, un Frangipani, qui était déjà ban de la contrée croate, envoya à Nazareth une députation qui revint confirmer le fait: la maison de la Vierge n'était plus dans le pays juif, subitement elle avait, une nuit, disparu. Ce fut alors une ruée de pèlerins, de tous les pays chrétiens on accourut pour voir la miraculeuse maison et pour lui demander tant de choses qui manquent à notre humanité pour être heureuse... Mais il faut croire que Tersato n'était qu'une simple étape et qu'un autre lieu avait été choisi par le Ciel. Au bout de trois années, les anges, bien reposés, reprirent leur fardeau, et, au grand désappointement des Tersaticans et des Fiumans, allèrent le déposer de l'autre côté de l'Adriatique, à Lorette, près d'Ancône... elle y est encore aujourd'hui. Les franciscains ont élevé un couvent sur l'emplacement de la sainte maison et ont chaque année la visite des pèlerins qui viennent, quand même, prier dans la petite église. Celle-ci serait insignifiante sans un tableau de la Vierge attribué à l'évangéliste saint Luc lui-même, qui est une pure merveille d'art; la tête de la Vierge a une douceur exquise qui rappelle la sérénité souriante des Murillo.

270


Lorsqu'on s'en va de Fiume par la route de Trieste, on traverse des faubourgs animés où s'alignent d'immenses usines: manufacture des tabacs [199], rizeries, moulins, tanneries, raffinerie de pétrole, amidonneries et surtout la fameuse fabrique de torpilles Whitehead qui fournit à toutes les marines de guerre.

Puis, quand les maisons ont fait place aux taillis de chênes verts et aux bois d'oliviers, on s'enthousiasme en contemplant le vaste panorama du Quarnero [200]. Une mer aux nuances azurées qui changent à chaque instant sous un ciel d'une limpidité sans égale, pour côtes des montagnes élevées, grises et vertes, qui s'élancent brusquement de l'eau vers les cieux, au loin de grandes îles, Veglia et derrière, Cherso, qui barrent l'horizon; dominant tout de sa majesté, le Monte-Maggiore se profile en forme de cône au-dessus de la côte d'Istrie, pendant qu'à ses pieds Lovrana, Abbazia, Volosca s'étendent au bord de l'eau, blanche guirlande au milieu de la verdure. Tout ce tableau s'arrondit à droite et à gauche, largement 271 jusqu'à l'horizon, et du point central où nous sommes, on distingue presque en entier tout l'admirable golfe du Quarnero.

On dit que la beauté du Quarnero égale celle des rivages de la Grèce. Ses eaux ont une limpidité si grande que jusqu'à dix mètres de profondeur on peut y distinguer les nombreuses variétés de poissons qui l'habitent.

Le fond du golfe est parsemé d'innombrables sources sous-marines, dont quelques-unes jaillissent avec tellement de violence que la surface est agitée de gros bouillons. Lorsqu'il a fait de violents orages, la mer se colore d'ocre dans les endroits où jaillissent ces sources. Celles-ci proviennent des couches profondes du Karst dont les strates aboutissent au-dessous du niveau de la mer. La couleur des eaux du Quarnero est en outre essentiellement variable suivant l'orientation du vent: quand souffle la tramontane [201], elles sont teintées de l'indigo le plus riche, mais quand vient la terrible bora, elles tournent au vert glauque. Elles sont grises et ternes par vent d'est et jaunes quand souffle le sirocco [202].


Abbazia est la Nice autrichienne, que le Monte-Maggiore protège du froid et que réchauffent les eaux du Quarnero. Villas blanches et hôtels somptueux 272 d'où l'on contemple sans cesse et sans fatigue les flots azurés dont le rythme cadencé vous parvient à travers les jardins. Dans cet asile où la bora n'ose souffler, la végétation s'élance luxuriante, les arbres les plus divers entremêlent leurs frondaisons: des flancs du Monte-Maggiore, le chêne et le châtaignier descendent en rangs pressés, s'arrêtent auprès des lauriers et des citronniers, le pin parasol s'étale en forme de champignon au-dessus des magnolias, des camphriers et des manguiers, l'eucalyptus dresse sa silhouette colossale aux feuilles clignotantes et grises, orangers, figuiers, palmiers, bananiers, poussent pêle-mêle avec les platanes, les peupliers et les charmilles. Les haies qui bordent les chemins sont faites de rosiers dont les fleurs embaument pour tous. Mais les lauriers à la feuille vert sombre, aux grappes de pourpre, poussent partout, enveloppent tout, formant comme le cadre de cet adorable séjour. Et les hommes d'un bout de l'année à l'autre, viennent goûter les charmes de ce lieu privilégié: bains de mer l'été, bains de soleil l'hiver.

Abbazia n'est formée que par une très longue rue, le long de laquelle s'alignent les hôtels, les villas et les magasins et où flânent les riches désœuvrés qui viennent lui apporter leur tribut. Du côté de la mer des parcs et des jardins embaumés descendent jusqu'aux rochers que les vagues couvrent d'écume.

273


C'est tout de suite en sortant de Fiume que l'on passe de Croatie en Istrie, de Hongrie en Autriche. La grand'route ne traverse pas Abbazia, mais on n'a qu'un fort léger crochet de quelques kilomètres à faire pour aller visiter la riviera du Quarnero et, d'Abbazia, on rejoint assez aisément la route de Fiume à Trieste par un petit chemin caillouteux qui grimpe raide dans les bosquets de chênes.

L'Istrie est une vaste presqu'île formée par un chaos de montagnes dont les sommets nombreux se pressent autour du Monte-Maggiore comme les flots de la mer autour d'un phare géant [203]. Le chemin escalade des contreforts innombrables et redescend dans autant de vallées abruptes; le pourcentage élevé des pentes rend cette route particulièrement dure.

Après avoir passé Castua, Jurdani, petits villages slaves, on voit peu à peu disparaître les eaux bleues du Quarnero. On est alors en plein Karst, mais ici, c'est un Karst policé, mi-partie bois, mi-partie cailloux et non plus une contrée 274 aride, infertile et uniformément grise comme ce que nous avons vu il y a quelques jours. Tant que les yeux peuvent voir ce ne sont que monts et vallées qui montent, qui descendent, comme autant de vagues monstrueuses qu'un cataclysme mystérieux aurait soudain figées. Le gris des rochers alternant avec la verdure des arbres, par petits espaces, sans que jamais le gris ou le vert prenne une grande étendue, donne à cette contrée un aspect tout à fait caractéristique.

Castelnuovo est à peu près à moitié chemin entre Fiume et Trieste: c'est un village pauvre, au milieu du plus sauvage des pays où les arbres chétifs sont étiolés par le souffle glacé de la bora.

Enfin sur la gauche, la mer reparaît par instants et bientôt devant nous le fond de l'Adriatique s'arrondit dans sa courbe immense. La route commence à descendre, on voit son long ruban blanc s'enfoncer dans une vallée et sinuer au flanc de la montagne jusque tout en bas, au bord de la mer, où l'on distingue, confusément encore, dans la fumée des usines et dans la brume de la nuit tombante, un grand amas de maisons: c'est Trieste [204].

275


Trieste est une ville autrichienne, donc allemande; mais l'Italie la réclame comme italienne, sous le prétexte qu'on y parle sa langue; or, la population y est principalement slave. On peut mettre tout le monde d'accord en disant qu'elle est surtout cosmopolite.

Avec leur génie mercantile et leur esprit du vaste, les Allemands ont fait de Trieste une grande ville et un grand port. C'est le port de commerce de l'Autriche comme Fiume est celui de la Hongrie. C'est de Trieste que partent, pour rayonner dans toutes les mers, les nombreux bateaux du Lloyd. Le Lloyd autrichien fut fondé en 1833. Il s'appela longtemps Lloyd austro-hongrois et fut subventionné à la fois par Vienne et par Budapesth. Dès le début, Trieste fut son port d'attache, mais un beau jour, la Hongrie s'avisa de lui demander de rattacher la moitié de sa flotte à Fiume, son port à elle, qu'elle couvait comme l'Autriche couvait Trieste; le Lloyd refusa. Le gouvernement hongrois, alors, supprima toute subvention à la compagnie de Trieste et, depuis 1891, reporta son pactole sur une compagnie vraiment hongroise, la Ungaro-Croate, dont le siège est à Fiume et qui d'année en année devient plus prospère et plus importante, grâce aux efforts des magyars.

Au coucher du soleil et même après la nuit 276 venue, les habitants de Trieste ont l'habitude de venir se promener sur le môle San Carlo. C'est de ce quai que partent les vapeurs du Lloyd qui vont à Venise et ceux qui font le service des côtes dalmates. Il y règne toujours une vive animation de gens affairés et de gens désœuvrés. On est là au centre du grand port et cependant au seuil de la pleine mer. A droite et à gauche des forêts de mâts entremêlés de massives cheminées noires ou rouges d'où s'échappent sans cesse des torrents de fumée qui se mélange à l'air et qui forme au-dessus de la ville comme un voile de deuil. En avant, c'est la mer infinie; au loin, l'azur de l'eau se confond avec l'azur des cieux et l'on ne voit que bleu sans pouvoir dire où l'élément liquide fait place au domaine gazeux. Et si l'on se retourne, la vue charmée s'étend sur la ville neuve dont les grands monuments massifs et carrés s'alignent en bataille le long des quais.

Trieste est une ville moderne dont il y a peu à dire, car elle diffère peu des cités occidentales auxquelles nos yeux sont habitués. Elle renferme cependant un coin particulièrement pittoresque: c'est ce canal qui de la mer s'enfonce au cœur du vieux quartier, jusqu'à l'église San Antonio, et où les barques aux voiles safran ou pourpre viennent apporter les fruits de la Brenta et les poissons des lagunes.

Enfin, le voyageur ne peut quitter Trieste sans avoir été visiter Miramar, ce charmant bijou que l'archiduc Maximilien avait posé au bord de la 277 mer tranquille, sur la Riviera enchanteresse et d'où il partit empereur pour aller au Mexique où la mort l'attendait.

Miramar est à quelques kilomètres de Trieste. La route qui y conduit est une corniche d'où la vue s'étend adorable: la montagne est couverte d'arbres touffus dont la verdure est parsemée de villas blanches qui font comme une mosaïque, la mer vient doucement mourir dans les rochers qui bordent le chemin et qu'elle frange d'écume, tandis que sur l'horizon, toujours quelques voiles de couleurs vives piquent de taches le bleu limpide.

A l'extrémité d'un court promontoire on distingue bientôt un petit château carré, aux tours crénelées, à la silhouette massive et fière et qui semble se mirer dans la mer, c'est Miramar. L'une des faces du château est baignée par la mer qui en caresse doucement les murailles; les trois autres côtés sont enfouis dans la verdure d'un merveilleux parc.

Lorsque Maximilien était à la tête de la marine de guerre de l'Autriche, il fut un jour surpris de voir que sur l'un des points les plus charmants de la riviera de Trieste, la mer restait perpétuellement calme, même durant les tempêtes violentes. Il résolut de se construire là une maison de repos: il fit Miramar.

Ce séjour, que le malheureux empereur s'était construit, avait aménagé avec tant d'amour et de goût, paraît encore habité. On dirait que son 278 maître n'est parti que d'hier tellement les meubles sont propres et luisants, et couverts encore des objets familiers dont il s'était entouré: collections d'armes, de bijoux, trophées de chasse, photographies de parents et d'amis, tableaux de souverains et de princes. Et cependant il y a plus de quarante années que l'empereur du Mexique est tombé sous les balles de ses propres sujets. Dans l'une des salles deux grands tableaux, la Députation mexicaine offrant la couronne à Maximilien et le Départ du nouvel empereur, respirent le faste et l'orgueil du pouvoir et ne parviennent cependant qu'à évoquer la mélancolie de sinistres souvenirs.

Une fois l'an, le vieil empereur d'Autriche vient ici comme pour un pèlerinage. Tout y est entretenu avec un soin religieux, comme dans un musée, c'est le musée Maximilien.

Le parc, qui renferme les essences exotiques les plus rares poussant sur cette côte protégée comme en leur pays, les jardins couverts de fleurs toujours épanouies, la maison rustique où l'archiduc habita pendant la construction du château, jusqu'au petit port où clapote doucement la mer, tout est entretenu, soigné, comme si le maître était encore là [205].

279


Les Slaves d'Istrie prétendent que la baie de Trieste, vue des hauteurs d'Opcina, est incontestablement la huitième merveille du monde. Il est vrai que peu de panoramas peuvent égaler en beauté celui dont jouissent les yeux lorsqu'on s'est élevé sur la montagne à laquelle s'adosse le grand port autrichien, la baie de Naples, si louée, me paraît elle-même ne pouvoir lui disputer la place.

La route d'Italie ne passe point par Opcina, mais le détour est insignifiant et il faut le faire. Un tramway électrique y conduit du reste de Trieste et l'on trouve sur la montagne un excellent restaurant.

Le regard glisse le long des pentes verdoyantes des montagnes qui s'abaissent vers la mer, on suit la courbe gracieuse de la Riviera ensoleillée, couverte de riantes villas. L'Adriatique d'azur vient mourir ici dans un immense golfe qui s'arrondit longuement, jusque tout là-bas, de l'autre côté, vers la Venise lointaine. Sur les eaux infinies, de petits points fumeux signalent des navires à vapeur 280 et l'on voit une infinité de petites voiles qui d'ici ressemblent à des mouettes rasant les flots. Le ciel va s'abaissant sur l'horizon comme une voûte impondérable d'où descendent mille et mille rayons dorés. Trieste, au bord de la mer, s'étale en forme de fer à cheval et ses maisons, en rangs pressés, montent dans la vallée issue des montagnes. Au loin dans les airs légèrement embrumés de blanc, les Alpes, les Alpes d'Udine et d'Ampezzo dressent leurs têtes chenues qui semblent regarder par ici.

Nous avions quitté Trieste de bon matin; depuis longtemps arrêtés à Opcina, nous ne nous lassions pas de regarder ce tableau incomparable. Peu à peu, les cheminées des usines et des bateaux, crachant à pleins tuyaux leurs flots de fumée noire, avaient dilué dans l'air une brume artificielle qui forma une ceinture opaque autour de la ville, pendant qu'au loin, l'air et l'eau confondus donnaient l'idée du vide infini.

TRIESTE

Trieste nous apparut alors comme suspendue dans les airs: on ne voyait que des maisons dans un cercle de brumes et puis le vide bleu. Et la ville semblait monter, monter vers nous avec les fumées. Nous nous éloignâmes lentement du côté de l'Italie, tournant sans cesse la tête vers la cité enchantée...

Lyon, janvier 1910.

FIN

NOTES:

[1] Le Tour de l'Espagne en automobile, chez Plon-Nourrit et Cie, à Paris.

[2] Légende du Cerf merveilleux (Coll. A. Benedek).

[3] Légende du Cheval Blanc (Michel Klimo, Contes et Légendes de Hongrie).

[4] Élisée Reclus, Géographie universelle, t. III.

[5] 1o Slaves: Tchèques, Ruthènes, Moraves, Slovaques, Polonais, Serbes, Croates, Slovènes; 2o Allemands; 3o Magyars; 4o Latins: Roumains et Italiens; 5o Tziganes; 6o Juifs; 7o Turcs.

[6] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. VI, liv. XXIII.

[7] Que les Autrichiens appellent bataille d'Aspern.

[8] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. X, liv. XXXV.

[9] Thiers, ibid.

[10] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. X, liv. XXXV.

[11] Louis Léger et J. Friez, la Bohême.

[12] De Vienne à Brünn il y a 132 kilomètres. La route est fort médiocre de Vienne à Pöhrlitz et bonne de Pöhrlitz à Brünn.

[13] Silvio Pellico, Mes prisons.

[14] Émile Marco de Saint-Hilaire, Histoire populaire de Napoléon et de la Grande Armée, Paris 1843.

[15] A Mr. Daru, intendant général de l'armée d'Angleterre, qui a publié ce détail.

[16] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. VI, liv. XXIII.

[17] De Norvins, Histoire de Napoléon, t. II.

[18] Trentième Bulletin de la Grande Armée.

[19] Ordre du jour du 3 décembre 1805 fait au château d'Austerlitz le lendemain de la bataille.

[20] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. VI, liv. XXIII.

[21] De Norvins, Histoire de Napoléon, t. II.

[22] En morave: Slavkova.

[23] Élisée Reclus, Géographie universelle, t. III.

[24] De Brünn à Teschen il y a 195 kilomètres de routes passables.

[25] En allemand Weichsel.

[26] Leur principale industrie est celle des draps.

[27] Il y a 134 kilomètres de Teschen à Cracovie; la route est assez bonne de Teschen à Biala et très mauvaise de Biala à Cracovie.

[28] Les Allemands appellent cette place Ring-Platz.

[29] Rue se dit ulica en polonais.

[30] Au moyen âge Cracovie possédait soixante-huit églises, elle en a encore trente-sept aujourd'hui.

[31] En polonais Wisla.

[32] Ruthéniens ou petits-russiens.

[33] Nobles polonais.

[34] Par le fer et par le feu, le Déluge, Messire Wolodowksi.

[35] Le royaume de Pologne se divisait en Petite Pologne composée des territoires de Cracovie (Galicie occidentale), de la Russie Rouge (Galicie orientale), de la Podolie, de la Wolhynie et de la Podlésie ou Russie Noire, et en Grande Pologne qui comprenait la Mazovie, la Podlachie, la Cujavie, la Warmie et la Prusse Royale.

[36] En dehors des parties de la Pologne Royale qui furent incorporées à l'empire de Russie lors des différents partages, le grand-duché de Lithuanie, l'Ukraine, la Setch des Zaporogues, la Samogitie, la Courlande, la Livonie, l'Esthonie et une partie de la Russie Blanche faisaient partie de la République polonaise.

[37] Seule la Prusse Ducale était indépendante; la Prusse Royale avec Posen, Dantzig, Thorn, etc., était partie intégrante de la Pologne.

[38] L'Autriche a essayé de nier sa participation à l'émeute, mais des témoignages officiels l'ont irréfutablement prouvée.

[39] La capitale de la Galicie est Lemberg.

[40] Pour rendre hommage à la vérité, je dois ajouter que la plupart des grosses pierres du Trésor sont fausses; il fut un temps où elles étaient véritables... mais la Pologne décadente et probablement l'Autriche depuis l'annexion ont opéré des substitutions successives.

[41] Henryk Sienkiewicz, le Déluge.

[42] A. d'Aubigné (Histoire universelle), marquis de Noailles (Henri de Valois et la Pologne), l'ESTOILE (journal).

[43] Hors-d'œuvres variés dans lesquels le caviar tient une importante place.

[44] Aux frontières d'Autriche-Hongrie, devant le poste des douaniers, il y a toujours une grande barre de bois qui empêche de passer outre et qui ne s'élève que lorsqu'on a accompli les formalités prescrites par la douane.

[45] Le sel retiré des mines de Wieliczka représente en effet près de la moitié de la production totale de l'Empire.

[46] Ou sel dur, du polonais spiz ou du latin spissum.

[47] La couronne vaut 1 fr. 05.

[48] La température moyenne des galeries est de 11 degrés centigrade.

[49] Dante, la Divine Comédie, Chant III.

[50] On remarquera l'analogie que présente cette légende polonaise avec notre conte de Cendrillon.

[51] Les sommets les plus élevés des Karpathes sont situés dans le Tatra et dépassent 2 600 mètres.

[52] Col de Kocierz (730 mètres).

[53] Col de Zwardon (700 mètres).

[54] Cette cruelle histoire d'amour a servi de thème à l'une des œuvres du poète hongrois J. Arany.

[55] En allemand Sillein.

[56] De Cracovie à Zsolna il y a 173 kilomètres. Les routes sont passables de Cracovie à la frontière de Galicie et mauvaises ensuite jusqu'à Zsolna.

[57] Après la bataille de Sajo.

[58] Ce tableau existe encore; il orne aujourd'hui la petite église du village de Litava-Lucska.

[59] Michel Klimo, Contes et légendes de Hongrie.

[60] Le sommet le plus élevé du Fatra est le Kriwan (1 711 mètres).

[61] Dont les plus hauts sommets dépassent 2 000 mètres.

[62] En allemand: Rosenberg.

[63] Les Karpathes centrales sont fort riches en gisements miniers divers qui furent exploités dès la plus haute antiquité et qui déterminèrent plusieurs mouvements d'immigration importants.

[64] Division administrative hongroise qui est quelque chose comme un département français.

[65] De Vienne dans le Haut Tatra, par Charles Siegmeth.

[66] Plat national hongrois: c'est un ragoût de mouton fortement assaisonné de paprika. Le paprika est une poudre rouge faite avec des poivrons desséchés et pilés qui remplace couramment le poivre en Hongrie; cela ressemble fort au piment espagnol, mais le goût en est infiniment moins violent.

[67] Les Karpathes de Lipto portent aussi le nom de Petit Tatra.

[68] Lipto Ujvar est un des principaux centres de l'administration forestière des Karpathes; elle est surtout habitée par des fonctionnaires de cette administration et par des gardes forestiers.

[69] On dit indifféremment le Tatra ou la Tatra. Elisée Reclus écrit le Tatra.

[70] Le plateau de la Haute Forêt a une altitude moyenne de 950 mètres. Il domine de 200 mètres environ la vallée de la Vaag.

[71] Par le bassin de la Vaag qui est un affluent du Danube.

[72] Par le Popper dont les eaux vont à la Vistule.

[73] Le funiculaire de Csorber-See part de Csorba-Station, gare de la ligne de Vienne à Poprad-Felka; comme il est dit ci-dessus cette gare se trouve éloignée de 6 kilomètres du village de Csorba où passe la route.

[74] De Zsolna à Csorba-Station il y a 143 kilomètres de routes assez bonnes.

[75] Csorber-See est situé à 1 350 mètres d'altitude. De là on domine donc de 400 mètres le plateau de la Haute Forêt qui est situé immédiatement au-dessous et de 600 mètres environ les diverses vallées qui en descendent.

[76] Exactement cent douze, dont soixante-treize sur le versant hongrois.

[77] Les lacs les plus curieux du haut Tatra sont les suivants:

Lac Csorba, superficie 20 hectares, altitude 1350 mètres.
Lac Popper, 7 1513
Lac Polonais, 35 1669
Lac des Poissons, 33 1393
Lacs Hinzen, 19 1965
L'Œil de la Mer, 21 1584
Lac Langen, 1 1886
Lac Felka, 1678
Lac Vert,   2016
Lacs Kohlbach,   2009
Lac de Glace,   2052
Lac Szentivanyi,   2069
Lac Wahlenberg,   2154

[78] En allemand: Meerauge Spitz.

[79] Le pin nain, en allemand krummholz, s'appelle aussi pin mugho ou pin rampant.

[80] Les sommets principaux du Haut-Tatra sont les suivants:

Le mont François-Joseph 2663 mètres (ce pic s'appelait jadis Gerlsdorfer Spitze, il a reçu son nom nouveau en 1896 pour les fêtes du millénaire hongrois).
Le pic de Lomnitz 2634
Le pic de la vallée de glace 2630
La pointe du Tatra 2565
Le Koncysta 2540
La pointe de l'Œil de la Mer 2503
Le Krivan 2496
La pointe de Schlagendorf 2453
Le pic de Satan 2432
La pointe du Lac Rouge 2425
Le Koprova 2370
Le Felker 2320
L'arête de Patria 2205
Le Koszysta Wielka 2193

[81] Zeiler (1664).

[82] Michel Klimo, Contes et légendes de Hongrie.

[83] Il y a 22 kilomètres de Csorba-Station à Poprad; la route est bonne.

[84] Ce musée a été fondé par la Société des Karpathes.

[85] De Vienne dans le haut Tatra, par Charles Siegmeth.

[86] Bertrand Auerbach, les Races et Nationalités en Autriche-Hongrie.

[87] Le Comitat de Zips est actuellement peuplé par:

Environ 27 pour 100 d'Allemands.
56 de Slovaques.
11 de Ruthènes.
3 de Hongrois.

[88] Parmi un assez grand nombre de grottes de glace que renferme la Hongrie il faut citer celles de Demenfalva (Karpathes de Lipto), de Gyczar (Transylvanie), de Szilicze (Karpathes de Torna) et de Zaperdia (comitat de Bihar).

[89] Le Koenigsberg.

[90] Les températures extrêmes de la grotte de Dobsina sont: de 0° à -2° en été et de -7° à -8° en hiver. L'écart est donc fort peu sensible.

[91] Une plaque placée à l'entrée de la grotte commémore leurs noms, ce sont MMrs E. Ruffinyi, ingénieur des mines, G. Lang et A. Méga.

[92] Exactement 4644 mètres carrés.

[93] Le col du Langenberg (874 mètres).

[94] En allemand: Rosenau.

[95] Jokai, La Dame Blanche de Löcse.

[96] Le plateau de Pelsöcz est sur la rive droite du Sajo, le plateau de Szillicz sur la rive gauche.

[97] De Poprad à Pelsöcz il y a 90 kilomètres de routes médiocres et poussiéreuses.

[98] L'origine Pelsöcz serait beaucoup plus ancienne encore puisque cette ville aurait été, paraît-il, la Philecia des Jazyges.

[99] La caverne Sonore est située dans le plateau de Pelsöcz.

[100] La grotte du Mammouth a 402 kilomètres de longueur; la Grotte d'Adelsberg qui tient le troisième rang mesure 5 kilomètres et demi.

[101] Baron Eugène Nyary, Les Grottes d'Aggtelek sépultures préhistoriques. Buda-Pesth, 1881.

[102] En 1801 par l'ingénieur Christian Raisz et en 1829 par l'ingénieur Emerich Vass.

[103] La température des grottes varie entre 9 degrés et 11 degrés centigrades.

[104] La grotte d'Aggtelek est située à l'extrémité sud du plateau de Szillicz.

[105] La grotte d'Aggtelek est aussi appelée Baradla, terme qui d'après Ch. Raisz dériverait du mot hongrois para, signifiant fumées ou vapeurs. Vass prétend que Baradla viendrait de Baratlak, demeure de moines, parce que, d'après lui, la grotte a dû être habitée par des moines ou des ermites.

[106] Charles Siegmeth, La grotte de stalactites d'Aggtelek (Éperjes, 1890).

[107] Michel Klimo, Contes et légendes de Hongrie (Coll. M. Tompa).

[108] L'Alföld est, exception faite des steppes moscovites, la plus grande plaine de l'Europe.

[109] A Presbourg: la Porta Hungarica.

[110] A Orsova: les Portes de Fer.

[111] L. de Launay, La Bulgarie d'hier et de demain (Paris, 1907).

[112] Voici encore un fait qui tend à prouver la parenté des Hongrois avec les autres jaunes: les chroniqueurs byzantins les dénommaient Turcs. Les Hongrois étaient de même race que les Turcomans, mais les avaient précédés de plusieurs siècles en Europe; quand les derniers arrivèrent ils trouvèrent leurs frères européanisés et les combattirent.

[113] Le mot ogre n'est en effet qu'une corruption du mot ougre ou hongrois.

[114] Les Hongrois n'ont aujourd'hui aucune ressemblance avec les Finnois et les Lapons qui sont de même souche mais qui sont restés eux-mêmes.

[115] Les trois pointes qui sont représentées dans les armes de Hongrie, symboliseraient, dit-on, les trois massifs Karpathiques du Fatra, du Tatra et du Matra.

[116] Les principaux sommets du Matra sont:

Le Kékes 1010 mètres.
Le Nagy-Galya 963
Le Sasko 899

[117] Des fouilles ont révélé des instruments de pierre, d'os, de bronze qui ont permis d'établir que le Matra a été habité par des hommes préhistoriques avant d'être la propriété successive des Quades, des Marcomans, des Avares et des Slaves qui précédèrent les Magyars.

[118] Relique merveilleuse qui avait, toujours d'après la légende, la vertu de rendre les Huns et les Hongrois invincibles.

[119] Michel Klimo, Contes et légendes de Hongrie.

[120] Il a 188 kilomètres de Pelsöcz à Vacz. Chemin horrible de Pelsöcz à Aggtelek, très médiocre d'Aggtelek à Tornalja, très bonne route de Tornalja à Vacz.

[121] Le nom allemand de cette ville est Waitzen.

[122] De Vacz à Budapesth, 35 kilomètres. Route médiocre.

[123] Le Danube a plus de 400 mètres de largeur dans la traversée du Budapesth.

[124] Avenue Andrassy.

[125] Parc du Varosliget.

[126] Voici des chiffres qui montrent l'accroissement de la population de Budapesth.

En 1720 12 000 habitants.
 181060 000
1851 178 000
} Statistique de Korösy.
Berlin, 1905.
En 1869 270 000 habitants.
 1880 360 500
 1890 492 000
 1900 716 500
} Annuaire statistique
hongrois.
En 1907 891 000 habitants. } Évaluation officielle
(Gotha, 1909).

[127] Le nom allemand de la ville est Ofen, four, parce que jadis il y aurait eu à Bude de nombreux fours à chaux.

[128] D'aquæ quinquæ, à cause de cinq sources thermales qui jaillissent au bord du fleuve.

[129] Alt Ofen.

[130] Bude serait une corruption de Bléda et peut-être même de Buda, nom qui aurait été donné à la ville par Attila en souvenir d'un de ses frères.

[131] Assassinée à Genève le 10 septembre 1898.

[132] Le vieux palais royal est situé au milieu de la colline de Bude, il fut bâti en 1749 par Marie-Thérèse sur l'emplacement même de l'ancien palais de Mathias Corvin et restauré en 1850.

Le nouveau palais royal fut achevé en 1901, il se dresse en avant de l'autre et domine majestueusement le Danube.

[133] L'Église Saint-Mathias remonte au treizième siècle.

[134] En 1867.

[135] L'empereur François fut cependant couronné à Budapesth en 1792.

[136] En hongrois Pozsony, qui avait été instituée ville du couronnement par la Diète de l'année 1535 et qui ne perdit ce titre qu'après la dernière Diète qui y fut tenue en 1848.

[137] En hongrois: Szt.-Gellert Hegy, le Blocksberg des Allemands.

[138] En hongrois: Svab Hegy, ainsi nommés en souvenir des troupes allemandes du duc de Lorraine qui y campèrent en 1686, lorsque les Turcs furent chassés de Budapesth.

[139] Le Lancz Hid.

[140] Couronné roi de Hongrie en 1792.

[141] Mort en 1860.

[142] Széchényi a fondé l'Académie nationale hongroise, il a été l'un des créateurs du Musée national auquel il a fait don de ses collections et de sa bibliothèque, il fit exécuter le canal des Portes de Fer, il fit rectifier les rues de Pesth, assainir les quartiers, construire des jardins; lisez l'histoire de la Hongrie moderne, vous trouverez le nom de Széchényi à chaque page.

[143] Mort en 1876.

[144] Le traité de Carlovitz (1699), conclu entre l'Autriche et la Turquie, renferme une clause spéciale par laquelle les austro-hongrois se sont engagés à respecter et à entretenir ce petit édifice consacré à la foi musulmane.

[145] Le père des roses.

[146] Les barbares qui se sont successivement emparés d'Aquincum sont les Goths au troisième siècle, les Vandales au quatrième, les Huns et les Gépides au cinquième, les Lombards et les Avares au sixième.

[147] Après la bataille de Mohacs (1526).

[148] Achevé en 1856.

[149] Pendant la tension des rapports austro-serbes, durant l'hiver 1908-1909, il a été question de la transformation de l'artillerie austro-hongroise et les journaux nous ont confirmé que celle-ci était encore composée de vieilles pièces de bronze.

[150] Blanche forteresse du trône.

[151] La ville s'appelait jadis Alba regalis en latin.

[152] Le dernier roi couronné à Albe Royale fut Ferdinand Ier, en 1526.

[153] Quatorze rois de Hongrie y ont été inhumés, et parmi eux saint Etienne, saint Ladislas et Mathias Corvin.

[154] Né en 974, mort en 1038.

[155] Entre autres l'église Sainte-Marie.

[156] Comte Joseph de Mailath, la Hongrie rurale, sociale et politique. Paris, 1909.

[157] Pantalon hongrois.

[158] Mot qui, en hongrois, signifie terres basses.

[159] Ces petits monticules qu'on rencontre fréquemment dans la puzta sont considérés improprement par les indigènes comme d'anciens tombeaux; il est démontré aujourd'hui qu'ils sont de formation purement naturelle.

[160] L'Alföld ou grande plaine hongroise s'étend des environs immédiats de Budapesth dans la direction de l'est et du sud sur un espace dépassant le tiers de la superficie totale du royaume.

[161] Au cours de ces dernières années, l'Etat et les particuliers ont fait de grands efforts pour boiser quelque peu l'Alföld: des métairies jadis au milieu d'espaces sans ombrages jouissent maintenant souvent de la fraîcheur de bosquets touffus et des bouquets d'arbres parsèment la plaine où les cultivateurs peuvent trouver un abri contre les brûlants rayons du soleil. C'est surtout l'acacia, sobre et résistant, qui a été heureusement employé.

[162] N'est-ce point un géant ce simple affluent du Danube, la Tisza (la Theiss) qui a plus de 1000 kilomètres de long? Et cette Maros qui, à son embouchure dans la précédente, est large de 200 mètres, et le Köros, et la Szamos, et la Béga? Que dire enfin du Danube, colossal père de ces colosses?

[163] Le grand poète lyrique hongrois.

[164] Jean Sziklay, A travers la grande plaine de Hongrie.

[165] De Budapesth à Balaton-Füred il y a 137 kilomètres. Les routes sont généralement assez bonnes mais très poussiéreuses.

[166] En allemand: Platten See.

[167] Le lac Balaton mesure 700 kilomètres carrés.

[168] Le nom de Balaton viendrait du mot slave blats, signifiant marais.

[169] René Gonnard, La Hongrie au vingtième siècle, Paris 1908.

[170] La superficie de la Hongrie représente les trois cinquièmes de celle de la France.

[171] En 1904 l'Italie perdait annuellement 212 000 émigrants; l'Angleterre 140 000; la Hongrie 100 000 et les densités des populations étaient respectivement:

Italie, 169 habitants par kilomètre carré; Angleterre, 126; Hongrie, 60.

[172] Comte Joseph de Mailath, La Hongrie rurale, sociale et politique. Paris, 1909.

[173] René Gonnard, La Hongrie au vingtième siècle. Paris, 1908.

[174] De Balaton-Füred à Varasdin, 190 kilomètres. Les routes seraient passables par temps sec, mais après la pluie ce sont d'épouvantables fondrières.

[175] Le royaume de Croatie, bien que rattaché à la couronne de Hongrie, jouit d'une certaine autonomie, régime assez imprécis, digne exemple des complications infinies dont est faite la monarchie austro-hongroise.

[176] Dans mon Voyage en Dalmatie, Bosnie-Herzégovine et Monténégro (en préparation).

[177] Évaluation pour la fin de 1906.

[178] Bertrand Auerbach, les Races et les nationalités en Autriche-Hongrie. Paris 1898.

[179] De Varasdin à Agram il y a 79 kilomètres. Route médiocre.

[180] Le nom croate d'Agram est Zagreb, qui signifie: derrière la montagne.

[181] La population d'Agram, évaluée à la fin de 1907, est de 74 900 habitants.

[182] Krvavi Moszt.

[183] On évalue à environ 280 000 le nombre des tziganes qui vivent en Hongrie-Croatie.

[184] C'est en Transylvanie que les tziganes sont le plus nombreux,—ils y atteignent 38 pour 100 du chiffre de la population,—c'est aussi dans ce pays qu'ils se sont le plus civilisés, le mieux assimilés aux autres habitants, mais bien entendu, d'une façon toute relative.

[185] Qui veut dire peuple de pharaons; cette appellation résulte d'une tradition du moyen âge qui faisait descendre les tziganes d'une peuplade venue d'Égypte.

[186] Karlovacz en croate et Karolyvaros en hongrois.

[187] La Louisen Strasse fut l'œuvre d'une compagnie hongroise: «ouvrage magnifique, elle a été un objet de patriotisme de la part de ses principaux actionnaires», dit Marmont dans ses mémoires. (Mémoires du maréchal duc de Raguse, t. III, liv. XIV).

[188] Certaines de ces grottes atteignent des proportions colossales comme la grotte d'Adelsberg dont les galeries se développent sur 4 000 mètres de long.

[189] De nombreuses rivières disparaissent sous terre pour ressortir plus loin, la Dobra à Ogulin, la Piuka à Adelsberg, la Reka à Saint-Canzian, d'autres comme l'Ombla à Raguse sortent toutes formées et navigables des antres obscurs.

[190] Le dernier rejeton des Frangipani, accusé de conspiration contre l'empereur d'Autriche, fut décapité à Wiener-Neustadt en 1671 et ses biens considérables furent confisqués.

[191] Le scarlievo était une espèce de lèpre qui fut apportée à la fin du dix-huitième siècle par trois soldats de la marine turque dans le petit village croate de Szkriljevo (d'où le nom de scarlievo donné à la maladie). Durant quatre-vingts années la terrible épidémie dévasta la côte aux environs de Buccari et aujourd'hui on voit encore des vieillards portant des cicatrices dues à cette lèpre.

[192] D'Agram à Fiume il y a 182 kilomètres de routes très mauvaises.

[193] La Bora est un vent du nord terriblement violent qui est particulier au Quarnero.

[194] Fiume fut rattachée à la Hongrie par un édit de Marie-Thérèse en date de 1776.

[195] Les chiffres ci-dessous montrent l'accroissement rapide de l'importance de Fiume:

Population. Mouvement du port.
1881 20 981 habitants 1881 804 000 tonnes
1900 38 057 habitants 1900 1 750 000 tonnes
1907 44 620 habitants 1907 2 200 000 tonnes

[196] Géza Kenedi et Guillaume Gerlai, du Danube au Quarnero.

[197] Le nom slave de Fiume est Rieka, qui signifie rivière; c'est aussi le sens de Fiume en italien.

[198] Le véritable manoir seigneurial des Frangipani est dans l'île Veglia, il est en ruines. La célèbre famille, qui descendait des Aniciens, était originaire de Veglia où elle est encore connue sous le nom de Schinella.

[199] La manufacture royale de tabacs de Fiume n'occupe pas moins de 3 000 ouvriers, dont 2 800 femmes; les hommes gagnent de 2 c. 60 à 3 c. 50 par jour, les femmes de 1 cr. 50 à 1 cr. 80. Sa principale spécialité est le cigare Virginia, dont les Italiens sont si friands.

[200] Le Quarnero est cet immense golfe parsemé d'îles qui baigne les côtes d'Istrie, de Croatie et de Dalmatie et dont la limite en mer peut être tracée par une ligne imaginaire qui irait de Pola, à l'extrême sud de l'Istrie, jusqu'à Zara, la capitale de la Dalmatie.

[201] Vent d'ouest.

[202] Géza Kenedi et Guillaume Gerlai, du Danube au Quarnero.

[203] Le Monte-Maggiore a 1 411 mètres; jadis lorsque apparaissait le Turc on allumait de grands feux sur son sommet afin de prévenir les habitants qui pouvaient ainsi se mettre en sûreté ou pourvoir à la défense commune. Ce sommet servit aussi de grenier à grains au moment des invasions: on trouve encore là-haut, au ras du sol, des quantités de grains de blé pourris qui formeraient, dit-on, une couche de plusieurs mètres de profondeur.

[204] De Fiume à Trieste il y a 77 kilomètres, la route est passable mais fort dure. Si l'on veut éviter les rampes par trop accentuées qui la caractérisent on peut prendre plus au nord la route qui se séparant de la précédente à Sapiane, passe par Feistritz, Divica, Sessana, Opcina. On allongera notablement le chemin mais on passera dans la pittoresque vallée de la Reka que l'on pourra voir disparaître dans la célèbre grotte de Saint-Canzian.

[205] Le 10 avril 1864, la députation mexicaine, présidée par don Gutierrez de Estada, vint à Miramar remettre à l'archiduc Maximilien la couronne d'empereur du Mexique. Trois jours après le nouvel empereur et sa femme, Charlotte, fille du roi des Belges, quittaient l'Autriche sur la frégate autrichienne Novara, qu'escortait la frégate française la Thémis. Le couple impérial débarqua le 28 mai à Vera-Cruz et fit son entrée à Mexico le 12 juin. On sait qu'imposé aux Mexicains par la politique française du second Empire, Maximilien, malgré ses hautes qualités et toute sa bonne volonté ne put se rendre populaire; abandonné par Napoléon III, malgré la démarche désormais historique que l'impératrice Charlotte fit auprès de lui aux Tuileries et à la suite de laquelle elle perdit la raison, trahi par le général Lopez qui le vendit pour 7 000 piastres, il fut pris par les républicains qui le fusillèrent à Queretaro le 19 juin 1867.

281

INDEX ALPHABÉTIQUE

A

B

C

D

E

F

G

H

I

J

K

L

M

N

O

P

Q

R

S

T

U

V

W

Y

Z

286 287


PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
Rue Garancière, 8