The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0060, 20 Avril 1844

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Title: L'Illustration, No. 0060, 20 Avril 1844

Author: Various

Release date: June 29, 2014 [eBook #46137]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0060, 20 AVRIL 1844 ***







L'ILLUSTRATION,

JOURNAL UNIVERSEL.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

N° 0060. Vol. III.
SAMEDI 20 AVRIL, 1844. Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. Ab. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40


Monument élevé à la mémoire du maréchal Drouet d'Erlon.



SOMMAIRE.

Histoire de la Semaine. Monument élevé à la mémoire du maréchal Drouet d'Erlon.--Le Sésame.--Chronique musicale.--Revue pittoresque du Salon de 1844, par Bertall. Vingt-Sept Gravures.--Le Dernier des Commis Voyageurs, roman par M. XXX. Chapitre IV. Le Chapitre des Complications.--Courrier de Paris. Salle de Concert de l'Hôtel de Ville.--Carthagène des Indes. Souvenir de l'Expédition dirigée par le contre-amiral de Mackau en 1834. (Suite.) Vue du Fort San-Felipe; Forte de Carthagène des Indes: Église et rue de San Juan de Dios.--Réforme des Prisons. Sept Gravures. Bulletin bibliographique.--Allégorie du mois d'Avril. Le Taureau.--Amusements des Sciences. Quatre Gravures.--Rébus.



Histoire de la Semaine.

Nous avons déjà applaudi au sentiment de juste orgueil, de reconnaissance patriotique qui se développe avec plus d'ardeur depuis quelques années dans les départements, et porte les localités qui ont vu naître une de nos gloires, de nos illustrations nationales, à honorer son souvenir. Cet élan de cœur a donné naissance sans doute à plus d'un monument, à plus d'une statue qui ne sont pas irréprochables, mais, comme l'a déjà dit un vers parfaitement honnête;

Une bonne action vaut mieux qu'un bon ouvrage.

Le Havre a ouvert une souscription et provoqué la formation d'une commission pour l'érection, dans ses murs, d'une statue à Casimir Delavigne.--Nos gloires militaires ne sont pas oubliées non plus, malgré nos trente ans de paix. La mémoire si pure de Championnet va recevoir une consécration du même genre, et aujourd'hui nous avons à rendre compte de l'accueil que Reims et Cherbourg ont fait aux dépouilles mortelles de Drouet d'Erlon et du colonel de Briqueville.

De grands préparatifs avaient été faits dans la cathédrale de Reims pour la cérémonie funèbre des obsèques du maréchal qui avait demandé, par son testament, à être enseveli dans sa terre natale. Le portail de la magnifique église métropolitaine était voilé, depuis le sol jusqu'aux ogives des portes, d'une immense draperie noire; à l'intérieur, une pareille tenture s'étendait sur toute la longueur de la nef et s'élevait jusqu'à la galerie. A chaque pilier de la nef étaient appliqués des trophées de drapeaux tricolores et des écussons sur lesquels étaient inscrits les noms des batailles auxquelles le maréchal a pris part: Fleurus, Zurich, Constance, Hohenlinden, Altkirch, Austerlitz, Iéna, Friedland, Dantzick, Toulouse, Waterloo. On avait élevé dans le chœur un immense catafalque surmonté d'un baldaquin haut de vingt-cinq à trente mètres, et entouré d'innombrables candélabres. De forts détachements avaient été appelés des garnisons voisines pour rendre les honneurs militaires aux restes de ce noble, débris de nos glorieuses armées, et toute cette cérémonie a été, pour le pays où il était né et où son nom était justement populaire, un jour d'émotion profondément sentie. Un monument funéraire s'élève. Il sera pour les Rémois un objet de culte et un souvenir d'orgueil.

JOANNES BAPTISTA DROUET D'ERLON,
COMES, FRANCIE MARESCALLUS ET PAR,
SUPREMUS ALGERIE GUBERNATOR,
ACER BELLO
AMPLISSIMA DIGNITATE
IN REGIO HONORIFICE LEGIONIS ORDINE
MULTISQUE ORDINIBUS EXTERNIS
INSIGNITUS,
PRIVATE UTILITATIS IMMEMOR,
VIXIT, OBUTQUE PAUPER
SANCITA LEGE
PATRIA EXSEQUIAS EJUS SOLVIT
FILIAMQUE DOTAVIT.
CIVITAS RHEMORUM
ERE PUBLICO IN PERPETUUM
SEPULTURAM CONCESSIT

H. S. E.

NATUS RHEMIS, AN.: M.DCC.LXV.

OBUT PARISIIS, AN.: M.DCC.XLIV.


Inscription et ornements du sarcophage intérieur.

A Cherbourg, les troupes de terre, la marine, la garde nationale, la population tout entière sont venues au-devant de la voiture chargée du cercueil qu'attendaient de pieux hommages. Le service a présenté, par la solennité, par le recueillement, par les dispositions des ornements et des attributs, le même spectacle funèbre que celui de la cathédrale de Reims. Mais quand le cortège se fut remis en route vers le cimetière, placé sur un des versants qui dominent la ville et la mer, la cérémonie prit alors un caractère que rien ne peut rendre. La majesté de la nature et les émotions de la scène impressionnaient, les assistants jusqu'aux larmes. On porte à vingt mille le nombre des personnes de tout rang qui avaient voulu venir honorer la vie glorieuse et belle de Briqueville, et prouver qu'en France il est bon nombre de cœurs qui mettent encore le culte de la patrie au-dessus de celui des intérêts privés.

Le calme parlementaire que nous avions signalé n'était-il donc qu'un calme trompeur? Samedi dernier, à l'une et à l'autre. Chambre, on a préludé à des débats différents mais qui semblent présager une animation égale. A la chambre des Députés, on a demandé le dépôt de documents sur l'affaire de Taïti, que l'arrivée de l'aide de camp de l'amiral Dupetit-Thouars a dû mettre à la disposition du gouvernement, s'il ne les avait pas reçus précédemment; et un demi aveu de M. le ministre de la marine, qui ne sait pas toujours taire tout ce qu'il dit ne pas savoir, ainsi qu'une justification essayée par M. le ministre des affaires étrangères, des déclarations faites antérieurement par le cabinet que tout détail lui manquait, ont paru à l'opposition pouvoir l'autoriser à accuser le ministère non plus d'avoir tu la vérité, mais de l'avoir altérée. Dans la séance de mardi dernier, après dépôt sur le bureau de la Chambre d'un seul document, on est convenu de rentrer complètement dans ce débat à la séance du vendredi, et, à l'heure où nous écrivons, la lutte est plus vivement engagée que jamais.

A la chambre des pairs, M. le duc de Broglie est venu donner lecture d'un rapport fort étendu et soigneusement travaillé de la commission chargée de l'examen du projet de loi sur la liberté de l'enseignement. La commission, par l'organe de son rapporteur, a proposé des amendements dont deux surtout ont une importance véritable. Par le projet, M. le ministre de l'instruction publique demandait que le corps enseignant fût en majorité dans le jury chargé de faire subir les examens et de délivrer les brevets de capacité aux citoyens qui se présentent pour ouvrir un établissement d'éducation. Cette précaution a paru excessive; il a semblé, avec raison, à la commission qu'il suffisait que ce corps y fût largement représenté, que la direction de l'examen lui fût assurée par la présidence du recteur de l'Académie, et qu'il n'y avait point avantage pour le ministre à demeurer responsable, en intervenant dans le choix de presque tous les membres du jury, des décisions sur lesquelles il ne peut et ne doit, en réalité, exercer aucun contrôle. En conséquence, elle a limité à quatre, le recteur compris, le nombre des membres du jury dont la désignation appartiendra au ministre; elle en a exclu les proviseurs, les censeurs et professeurs des collèges, rivaux présumés des candidats qui se proposent; elle y fait ensuite entrer deux conseillers de la cour royale, désignés par leur cour elle-même, au lieu du procureur général proposé par le projet; le maire de la ville, un délégué de l'autorité diocésaine ou consistoriale, et enfin le plus ancien instituteur privé, établi au chef-lieu de l'Académie. «Dans un pareil jury, dit le rapport, la direction appartiendra au corps enseignant; la décision à des hommes contre lesquels aucun soupçon de partialité ne peut s'élever.» L'autre amendement, non moins important, tranche nettement et justement, à notre avis, une partie de la question que M. Villemain avait mal résolue, ou plutôt avait négligée. Selon sa proposition, les écoles secondaires ecclésiastiques, auxquelles il n'aurait pas convenu de remplir les concluions des établissements de plein exercice, c'est-à-dire d'avoir, pour les classes supérieures, des professeurs gradués, auraient néanmoins été admises, en présentant leurs élèves aux épreuves du baccalauréat ès-lettres, à obtenir, pour la moitié de ceux qui sortent chaque année, le diplôme ordinaire. Cette proposition a été déclarée singulière; la commission s'est refusée il donner son assentiment à une combinaison semblable; sur ce point donc, elle propose que les écoles secondaires ecclésiastiques, auxquelles sont conservées leurs autres immunités, soient assujetties à la règle commune, et que ceux de leurs élèves qui renoncent à se vouer au ministère du culte et veulent poursuivre une autre carrière, ne puissent être reçus bacheliers ès-lettres qu'en justifiant, comme tous les autres jeunes gens en sont tenus, qu'ils ont fait leurs cours de rhétorique et de philosophie dans un établissement de plein exercice public ou privé.--Ces dispositions, et celles que la commission a également introduite dans le projet, ont paru généralement dictées par un sage désir de conserver à l'État une juste et naturelle influence sur l'enseignement public, et, néanmoins, de réaliser la promesse écrite dans la Charte de 1830. Nul doute que ces modifications que nous nous permettrons de regarder comme incomplètes encore, ne conjureront pas, que quelques-unes même pourront rendre plus vive la levée de boucliers dont le projet primitif avait déjà été le signal. Mais la parfaite mesure du rapport, l'autorité des noms du rapporteur et des membres de la commission, l'unanimité de leurs avis, tout cela, sans doute, sans apaiser l'irritation, la rendra vaine. Déjà, et sans attendre au lundi 22, jour fixé pour l'ouverture de cette discussion publique, nous avons entendu un jeune pair, à l'occasion de la loi des fonds secrets, anticiper sur ce débat, changer la tribune du Luxembourg en chaire du moyen âge, se disant fils des croisés, appeler au combat les enfants de Voltaire. Il a abrogé, par ses mépris et la déclaration de 1682 et le concordat de 1802; il a fait un tableau à sa façon de prétendues persécutions prêtées à Napoléon envers les prélats, a cité des contes qu'une gouvernante bigote a pu seule débiter à des enfants, et quand un sourire d'étonnement lui a répondu, «C'est de l'histoire, messieurs!» s'est-il écrié. Il aurait dû ajouter de l'histoire ad majorem Dei gloriam! car ce n'est que dans les livres qui portent cette devise que de telles puérilités peuvent se produire. Mais, ce qui est plus triste, c'est que l'orateur a pu dire: «Les archevêques, les évêques, qui élèvent la voix sont, dites-vous, des factieux! mais c'est vous qui les avez nommés!» M. le ministre de l'instruction publique, improvisant une réponse à ce discours écrit et longuement préparé, n'a pas, sur tous les points, rencontré la meilleure réplique et les meilleurs arguments. Le lendemain, M. le garde des sceaux et M. Rossi ont cherché à compléter la réponse de la veille. «M. Dupin a aussi essayé de répondre, mais malheureusement c'était le baron, ce n'était pas l'aîné.--Un peut pressentir la vivacité du combat que cet engagement d'avant-garde annonce pour la discussion qui s'ouvrira lundi; on comprend également combien toutes les autres questions qui se pouvaient traiter, à l'occasion du vote de confiance des fonds secrets, devaient paraître secondaires après celle de Taïti, par laquelle MM. le prince de la Muskowa, de la Redoute et Pelet (de la Lozère), avaient ouvert le débat, et celle de la ligue des prélats, qui avait passionné ensuite l'assemblée. Aussi M. le vicomte Dubouchage qui, même en temps ordinaire, n'a pas l'oreille de la Chambre, a-t-il vainement cherché à fixer son attention au sujet de l'affaire déplorable de Rive-de-Gier. Aussi M. le marquis de Boissy n'a-t-il pu, malgré ses tentatives réitérées, amener le débat sur la question du droit de visite et faire que quelques éclaircissements fussent, donnés à l'occasion du bruit généralement répandu dernièrement, qu'un projet de conspiration avait été découvert dans le sein de plusieurs régiments de la garnison de Paris.

La chambre des députés a voté une loi sur les brevets d'invention qui modifie sur plusieurs points, dans l'intérêt des inventeurs et de l'industrie, la législation existante. Tout en maintenant la redevance de 500 fr. pour le brevet de cinq ans, de 1,000 fr. pour le brevet de dix, et de 1,500 fr., pour celui de quinze ans, elle a décidé, contre l'avis de la commission et du gouvernement que le paiement de cette redevance, acquitté d'avance jusqu'ici, ne serait plus effectué que par annuités de 100 fr. chacune. Les auteurs de cet amendement, dont l'adoption a entraîné le changement de l'économie entière du projet de loi, ont très-bien établi que la loi sur les brevets d'invention ne doit pas être une loi fiscale; que les taxes qu'elle impose ne doivent avoir d'autre but que d'écarter les rêveurs qui, sans ce frein, viendraient chaque jour déposer des projets inapplicables; mais qu'il ne faut pas que, par leur exigences, elles mettent des hommes laborieux dans l'impossibilité de s'assurer la propriété de leurs idées et dans l'obligation d'avoir recours à des usuriers qui les dépouillent. MM. Belmont et Taillandier, en faisant adopter leur amendement, appuyé par MM. Odilon Barrot et Arago, ont donné à la loi le caractère qu'elle doit avoir. M. Bouillaud a fait repousser la proposition de breveter certaines préparations pharmaceutiques; le règne des pâtes pectorales est donc à son déclin. Enfin, M. Vivien a fait imposer aux brevetés l'obligation de bien faire connaître au public que le gouvernement ne garantit pas leur invention. Cette disposition prévient l'exploitation abusive d'un droit concédé sans contrôle, et contribue à donner un caractère de moralité à la loi. Elle a été votée, comme il serait à désirer que toutes les lois le fussent, à la presque unanimité.

La chambre du palais Bourbon a vu lui revenir le projet sur la chasse, dans lequel la chambre des pairs avait réintroduit l'article du projet primitif du gouvernement, qui exceptait des dispositions de la loi les propriétés de la couronne. Sur la proposition de M. Luneau, cette exception avait été effacée. Ayant à se prononcer de nouveau, la commission de la chambre des députés, qui avait admis cet article la première fois, en a proposé le rétablissement voté par la pairie, la majorité a adopté ces conclusions.

La Chambre va être appelée encore à maintenir une de ses précédentes décisions ou à se déjuger. M. Charles Laffitte a été élu pour la troisième fois à Louviers. Deux fois la Chambre a vu dans la soumission déposée par lui, à la veille du scrutin, pour l'embranchement du chemin de fer de cette ville, une véritable clause d'un contrat qu'elle n'a pas voulu ratifier. Lui fera-t-on voir tout autre chose aujourd'hui?--Deux autres élections ont également donné des candidats ministériels pour successeurs à des députés de l'opposition constitutionnelle. M. Galis et M. Sauhal ont été remplacés, au neuvième arrondissement de Paris par M. Loquet, et à Villefranche (Haute-Garonne) par M. Martin (de Toulouse). Les derniers scrutins de la Chambre ont été assez exactement partagés pour qu'un déplacement de deux voix ne soit pas indifférent au cabinet.

Dans notre précédent numéro nous annoncions de combien de titres et de décorations la reine Isabelle et sa mère venaient de récompenser le zèle de leurs ministres. Les bourreaux non plus n'ont point été oubliés, et Roncali devient grand-croix de Saint-Ferdinand. Mais ce qui est plus triste, ce qui nous est plus pénible à annoncer, c'est que les insignes du grade le plus élevé de cette Légion d'Honneur, que Napoléon avait instituée pour un tout autre usage, viennent d'être expédiés par notre gouvernement à ces mêmes hommes, pour reconnaître l'envoi qui a été fait à M. Guizot de la Toison d'Or. Gonzalès Bravo, Narvaez et ce duc de Baïlen, dont le titre rappelle une des plus honteuses, des plus détestables trahisons envers les Français, sont faits grands-croix de la Légion d'honneur. En vérité, c'est bien étrangement placer ses faveurs, c'est bien légèrement témoigner sa sympathie pour des actes qui ont révolté tous les hommes faisant passer les intérêts de l'humanité avant les calculs de la passion politique--Quand le nom de la France doit être prononcé en Espagne, combien nous sommes plus fiers que ce soit dans des circonstances pareilles à celles qui viennent de s'offrir à Carthagène. Ce sont les consuls de France et d'Angleterre ont, en quelque sorte, arbitré les conditions de la reddition de cette place, et qui ont fait prendre envers eux-mêmes, à Roncali, l'engagement qu'il n'y aurait pas une goutte de sang répandue. 195 réfugiés politiques ont été reçus à bord du brick français le Cassard, par le capitaine de corvette de Roquemaurel, et conduits à Oran, d'où ils ont été dirigés sur Alger, pour être mis à la disposition du gouverneur général.--A quoi bon annoncer que l'on vient de régler, ou, pour mieux dire, de supprimer, par ordonnance, la liberté de la presse en Espagne? Quand les cortès sont exilées, quand on détient une partie de leurs membres dans les prisons, le gouvernement par ordonnance devient fort logique.--Le dimanche des Rameaux, une horrible catastrophe est arrivée à Felanix, dans l'île Mayorque. Une procession y a lieu tous les ans à l'occasion de cette solennité; une grande affluence de peuple s'était placée dans l'enceinte appelée le vieux cimetière, en face de l'église de Sainte-Rose, pour entendre des sermons qu'il est d'usage de prêcher près de cette enceinte. Au moment où commençait une de ces prédications, un mur, séparant le vieux cimetière de la Grande-Rue, s'est écroulé, et la foule qui s'y trouvait adossée a été écrasée sous les décombres de cette ruine. 615 personnes ont été victimes de cet accident, et dans le nombre on a compte 414 morts et 191 blessés.--Le Morning Chronicle annonce que le gouvernement espagnol a consenti, sur la demande du gouvernement français, à reporter à l'Ebre la ligne de douanes établie aujourd'hui à la frontière des deux pays. Le journal anglais dit qu'il en résultera que les productions de la France entreront dans les provinces basques sans payer de droit, et que l'on ne manquera pas de profiter de cet état de choses pour introduire beaucoup de marchandises de contrebande dans l'intérieur de l'Espagne. Il voit dans cet avenir un grand préjudice pour le commerce d'exportation de la Grande-Bretagne avec la Péninsule. Que le Morning Chronicle se rassure, il sait bien que notre commerce ne vit pas de contrebande, et que personne ne songe à lutter dans ce genre d'industrie avec les grands faiseurs anglais de Gibraltar, de Bilbao et du littoral espagnol de la Méditerranée.

Dans la dernière réunion pour le rappel, O'Connell a donné les détails suivants sur la marche probable de son procès: «Lundi (c'était lundi dernier) on nous citera pour le jugement, qui ne sera peut-être prononcé que jeudi; le même jour nous pourrons prendre l'initiative d'un writ d'erreur. Après avoir été soumise aux douze juges d'Irlande, cette procédure passera au parlement. Je m'y rendrai; il y aura discussion, et le jugement sera cassé, je n'en doute pas; l'opinion que j'avance ici n'est pas mon opinion personnelle, c'est celle des légistes les plus renommés d'Angleterre et d'Irlande. Cette procédure nous donnera six semaines, et je profiterai de mon temps pour combattre au parlement le bill d'enregistrement pour l'Irlande.»--Le parlement d'Angleterre a repris ses séances le 15.

Le 27 février, la ville de Santo-Domingo s'est insurgée contre les Haïtiens. Après un combat, ces derniers se sont retranchés dans l'arsenal, où ils ont été assiégés par la population espagnole. Le consul français étant intervenu a fait cesser le combat. Une capitulation a eu lieu, et les Haïtiens ont déposé les armes dans la maison du consul. Un bâtiment devait être frété, et les Haïtiens transportés, soit à Jacimel, soit au Port-au-Prince. Le mouvement a été imité par toute la partie espagnole de Haïti. Les insurgés se sont emparés de toutes les autorités haïtiennes, et ils se sont mis en république sous le nom de République Dominicaine. Ils ont arboré un pavillon et formé un gouvernement provisoire. Un grand mouvement se manifestait au départ des dernières dépêches dans l'ancienne partie française.--Les nouvelles, en se confirmant, feraient momentanément perdre de son intérêt à la mesure prise, dit-on, par le gouvernement haïtien, qui aurait déclaré que le droit d'acquérir et de posséder dans cette île n'appartiendrait désormais qu'aux étrangers sujets des gouvernements qui ont émancipé leurs esclaves. Nous voulons l'émancipation, mais nous ne saurions accepter qu'elle fût imposée à notre gouvernement par un gouvernement étranger, et que Haïti qui, par sa convention avec nous, doit nous traiter comme la nation la plus avantagée vint aujourd'hui y déroger aussi gravement.

L'assemblée nationale de la Grèce a terminé ses travaux. Elle a voté une loi électorale pour compléter la constitution.

L'esprit étroit de localité qui s'était déjà manifesté dans d'autres délibérations est venu particulièrement entacher cette loi. Tout député devra être né ou avoir sa résidence dans la province qu'il représentera. Cette restriction à la liberté des électeurs a été votée par 90 voix contre 88.--Il paraît que M. Coletti, qui jouit toujours d'une grande popularité, a été chargé par le roi de composer le nouveau cabinet.

Une correspondance de Bucharest annonçait ces jours derniers que la situation intérieure de la Valachie se compliquait de plus en plus. Le prince Bicesco rencontrerait autant de difficultés pour gouverner que son prédécesseur le prince Ghika, déposé il y a un an par la Russie. L'assemblée générale des représentants de la nation, ayant opposé à ses vues une très-vive résistance, aurait été subitement dissoute par le prince.

L'armée de mer vient de perdre M. l'amiral des Rotours, qui comptait de longs et beaux services.--Un ancien député à rassemblée législative, M. Pomiès, qui avait quitté la représentation nationale pour les modestes fonctions de maire de sa commune, qu'il exerçait depuis cinquante ans, vient également de terminer sa carrière, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, à Saint-Antonin (Tarn et Garonne).

P. S. M. Billaut, dans un discours très-incisif et très-attentivement écoulé, a fait ressortir les passages du dernier rapport de M. l'amiral Dupetit-Thouars, et lui a fait connaître des renseignements particuliers qui lui ont été fournis, desquels il résulterait, selon lui, que les communications jusqu'ici faites à la Chambre par le ministère sont, malgré ses déclarations, fort incomplètes. M. le ministe des affaires étrangères l'a remplacé à la tribune, et a annoncé le dépôt de pièces nouvelles. Après un débat personnel entre M. Ledru-Rollin et M. le ministre de la marine, la Chambre a ajourné cette discussion, dont la reprise sera fixée, après qu'il aura été pris communication de ces documents complémentaires.



Le Sésame.

Le sésame, qui va bientôt occuper la chambre des députés à l'occasion de la nouvelle loi de douanes, est originaire de l'Orient, et croît plus particulièrement en Perse et en Égypte, surtout dans la Syrie et l'Anatolie, où il est cultivé en grand. Ses graines, ovoïdes petites, jaunâtres et d'une saveur douce et inodore, fournissent une huile fixe, comestible usité en Orient depuis la plus haute antiquité, et que les' Arabes préfèrent même à l'huile d'olive. L'huile de sésame brûle avec une belle flamme et se solidifie dans le voisinage de zéro. C'est vers 1828 ou 1829 que l'on a importé en France des graines de sésame pour en opérer l'extraction; mais, nous dit M. Payen, auquel nous avons emprunté les renseignements qui précèdent, il paraît que les premiers essais ne furent pas satisfaisants, car cette affaire n'eut pas de suite. Cependant presqu'au moment même où ce célèbre chimiste s'exprimait ainsi, le sésame commençait à prendre la place que ses qualités lui donnaient le droit d'occuper dans notre fabrication industrielle, les importations augmentaient progressivement et, peu d'années plus tard, elles atteignaient un chiffre tel qu'elles inspiraient des inquiétudes aux producteurs de graines oléagineuses et aux fabricants d'huile des départements du Nord. Leurs réclamations sont devenues tellement violentes que le ministère s'est vu pour ainsi dire la main forcée, et s'est cru obligé d'élever à l'importation le droit sur la graine de sésame dans le projet de loi qu'il vient de présenter à la chambre des députés.

Aujourd'hui, dans l'état actuel de la législation, les graines de sésame sont soumises au droit de 2 fr. 50 cent. par 100 kilog. et par navires français de 3 fr. par navires étrangers et par terre, c'est cet état de choses que l'on veut changer. Voici le nouveau tarif présenté à la discussion des Chambres:

Graines de sésame des pays situés sur
la mer blanche, la Baltique, la mer
Noire et la Méditerranée pour 100
kilog.                                5 f. 50 c.
D'ailleurs                            7
Par terre, des pays, limitrophes      7
D'ailleurs                           10

Ceci posé, examinons brièvement l'état de la question, l'utilité et l'opportunité de la mesure.

Les fabricants du Midi, ainsi que nous l'apprend M. L. Reybaud dans un travail complet qu'il vient de publier sur cette affaire, effrayés du prix croissant des huiles d'olive et d'œillette, durent chercher dans d'autres substances oléagineuses de quoi combler le vide occasionné, soit par la disette des récoltes, soit par les accroissements de la consommation. Après plusieurs essais infructueux, on trouva dans le sésame tout ce qu'on pouvait désirer, rendement avantageux, limpidité, pureté, corps, poids, vertu de saponification. Une fois qu'on se fut assuré de ses propriétés les négociants marseillais se hasardèrent à élever dans la banlieue des usines pour la trituration du sésame; on en compte aujourd'hui quarante, toutes mues par la vapeur, munies de presses hydrauliques d'une valeur de plus de 6 millions, et qui donnent du travail à plus de 1,000 ouvriers. Dans le principe, le droit qui était, par 100 kilog., de 5 fr. 50 cent. et de 6 fr., gênait l'importation. Sur les demandes du commerce, et après examen de ses besoin, il fut abaissé à 2 fr. 50 cent.; et depuis ce moment l'importation a été toujours en augmentation. Elle n'était en 1841 que de 1,608,195 k.; elle s'est élevée en 1842 à 12,108,465 kilog.; en 1843 cette quantité a encore été dépassée.

Chose digne de remarque, en même temps la même progression se faisait sentir sur l'importation de toutes les graines oléagineuses dans le port de Marseille. Elle fut en 1835 de 1,019,636, kilog., en 1838 de 7364, 720 kilog., en 1840 de 16,784,060 kilog.. en 1841 de 30,661,090 kilog., en 1842 de 36,385,681 kilog.; enfin, en 1843 de 38,112,165 kilogrammes.

Cette même année, pour faire apprécier le peu de justesse des doléances du Nord, qui, ainsi que le constatent les documents officiels, importait la quantité de graines oléagineuses qui correspondait exactement à la quantité d'huile d'œillette qu'il versait en moyenne sur la place de Marseille, le Nord, disons-nous, entrait pour 50 pour cent dans la somme de toutes les importations.

Les 36 millions de kilog. de marchandises importés en 1842 représentent, avec tous leurs accessoires, une somme de 11 millions de fr.; quant à la part de l'industrie, on peut en juger par le fait suivant: en 1842, 36,046,200 kilog. de graines ont été livrés aux usines marseillaises, et ont présenté, convertis en huile ou en tourteaux, une plus-value de 2 millions de fr., qui se distillent en salaires, ustensiles et bénéfices; et ici nous ne parlons pas des autres avantages que l'agriculture du Midi, ordinairement si pauvre en amendements, retire des tourteaux, qu'ils soient employés comme engrais ou pour la nourriture des bestiaux. Le directeur de la ferme-modèle des Bouches-du-Rhône a constaté que le rendement d'un hectare qui, sans engrais était de 175 fr., s'était élevé à 100 fr. par l'emploi de 1,000 kilog, de tourteaux de sésame, et à 375 fr. par l'emploi de 500 kilog. de tourteaux de lin. 22,000 hectares de trouvent aujourd'hui amendés par ce précieux engrais, en bornant seulement à 200 fr, la plus-value qui existe dans le rendement, on voit que c'est pour l'agriculture méridionale un bénéfice net d'au moins 1,400,000 fr. par année.

Ainsi, en résumé, le résultat de l'importation des graines oléagineuses et du sésame en particulier ont été les suivants: aliment pour la navigation nationale dans le transport de 36,000 tonneaux de graines; création, exploitation et entretien de 40 usines qui donnent continuellement de l'ouvrage à plus de 1,000 ouvriers; bénéfice industriel d'au moins 2 millions de fr. sur les ventes et les manipulations; bénéfice agricole qu'on peut évaluer, ainsi que nous l'avons démontré tout à l'heure, à près de 4 millions et demi; enfin, baisse de prix dans les savons, car, depuis que l'huile de sésame s'est répandue dans le Midi, le savon y a diminué de 25 pour 100 tout en améliorant ses qualités.

En présence des résultats que nous venons de signaler, est-il utile pour le pays d'augmenter les droits sur une matière première à laquelle on ne peut reprocher précisément que sa richesse et la bonté de son rendement? Cette mesure, que nous regardons d'avance connue funeste, n'aura-t-elle pas pour conséquence de reporter sur des pays limitrophes, tels que le Piémont ou l'Italie l'activité du commerce des huiles? Nos voisins, mieux avisés, importeront les graines qui nous étaient destinées, les convertiront en huiles, et viendront nous demander ensuite le prix de la main-d'œuvre.

La France ne produit pas assez d'huiles pour ses nombreux besoins. Faut-il dès lors activer par de sages mesures ou entraver ses moyens de production? C'est là toute la question.



Chronique musicale.

L'Opéra-Comique se repose sur les lauriers de M. Auber. Le lit est abondamment fourni, et doit être fort doux. Sans être tout à fait aussi bien couché, l'Opéra n'en a pas moins besoin de reprendre haleine. Nous n'aurons pas de sitôt, sans doute, à nous occuper de ces deux établissements, et encore moins du Théâtre-Italien, qui, depuis le 1er avril, s'est mis en vacances, selon son habitude aristocratique.

Faute d'un moine, disait-on jadis, l'abbaye ne chôme pas. Ce qu'il y a de sûr, c'est «pie la musique ne chôme pas faute d'un théâtre. Le mois d'avril est celui de toute l'année où l'emploi de critique musical est le plus laborieux, et demande le plus d'activité, de patience et de courage. Mais à ces inconvénients d'un rude métier, il y a parfois des compensations. Le ciel est juste! Quelquefois le critique musical est magnifiquement récompensé de ses efforts et de son dévouement intrépide.

Il y a d'abord les concerts du Conservatoire, qui semblent avoir été institués exprès pour cela. Nous n'insisterons pas sur la puissance de cet orchestre, ni sur l'habileté avec laquelle il est conduit, ni sur cette exécution presque toujours parfaite, et à laquelle, de l'aveu même des étrangers les plus entachés d'esprit national, rien ne peut se comparer dans toute l'Europe. Cela est connu et n'a pas besoin d'être répété. Aux séances ordinaires, qui se succèdent régulièrement tous les quinze jours, la semaine sainte est venue ajouter deux concerts spirituels, qui n'ont pas été les moins intéressants de la saison. Hændel, Haydn, Mozart, Beethoven et Cherubini en ont fait les frais, comme de coutume. Nous n'avons point à apprécier ici ces compositions magistrales, qu'on ne se lasse pas d'écouter, mais qui sont classées depuis longtemps, et dont la valeur ne saurait être contestée. Nous parlerons seulement de quelques solistes qui se sont fait entendre aux dernières séances.

M. Prume a exécuté, dans celle du 24 mars, un morceau de sa composition, intitulé la Mélancolie, pastorale pour le violon. M. Prume, en effet, est violoniste et appartient, si nous ne nous trompons, à l'école belge. Cette école a produit, depuis vingt-cinq ans, une foule d'élèves d'un mérite remarquable, et qui ont acquis une grande et légitime réputation; M. de Hériot, par exemple, M. Massart, M. Robrechts, M. Vieuxtemps, et, en dernier lieu, la jeune Thérésa Milanollo. M. Prume ne paraît pas destiné à s'élever aussi haut que ces grands artistes. Sa manière n'est pas, à beaucoup près, si large ni si hardie. Il manque d'éclat et de vigueur, et quelquefois de justesse. C'est là un grave défaut, surtout quand il n'a pas pour excuse la fougue de l'exécution.

M. Prume a néanmoins quelques qualités. Son jeu n'est dépourvu ni de grâce ni de délicatesse. Son style est assez élégant. Il est jeune d'ailleurs, et rien ne prouve qu'il n'acquerra pas, d'ici quelques années, ce qui lui manque aujourd'hui.

M. Martin a joué, au concert du 7 avril dernier, un concerto de violon, appartient à l'école française, et sort, dit-on, de la classe de M. Habeneck. Il a remporté, l'année dernière, le premier prix de violon au Conservatoire. C'est là un beau commencement. Il a déjà une bonne qualité de son, un excellent coup d'archet, un style correct assez élégant. Nous présumons seulement que son exécution eût été plus variée, mieux nuancée, plus finie, sans l'émotion inséparable d'un début.

On se rappelle la chute grave qui, durant six semaines, empêcha M. Habeneck de remplir, à l'Opéra et au Conservatoire, ses importantes fonctions.

Ce malheureux accident n'a pas empêché M. Habeneck se rétablir avec une rapidité qui, à son âge vraiment était vraiment merveilleuse. Dimanche dernier, 14 avril, il a reparu sur le théâtre de sa gloire, et a dirigé l'exécution du grand septuor en mi bémol de Beethoven. Dieu sait de quels applaudissements tumultueux et prolongés l'orchestre, le parterre et les loges ont salué son retour.

Le concert du 14 avril a été le plus beau peut-être de toute la saison. Il se composait, outre le morceau déjà désigné, de l'ouverture d'Oberon, ce poème instrumental si énergique et si gracieux, et d'une beauté si idéale, et de la symphonie en ut mineur, qui est, comme on sait, la plus majestueuse création de Beethoven. M. Tilmant, le digne lieutenant d'Habeneck, a conduit ces deux grandes œuvres avec une justesse de mouvements, une précision, une verve incomparables.

Une jeune élève du Conservatoire, mademoiselle Mondulaigny, a exécuté dans cette même séance, un Ave Maria de Cherubini, et un air du Samson de Hændel. C'est une artiste qui donne beaucoup d'espérances. Sa voix est un mezzo soprano assez fort et assez étendu pour ne rien craindre des salles les plus vastes, ni des orchestres les plus nombreux, pourvu que la sonorité en soit prudemment ménagée. Son style est pur, et d'une élégante simplicité. Elle respire toujours à propos, elle phrase bien, elle a de l'agilité et de la souplesse: il ne lui manque plus que de l'exercice et cet imperturbable sang-froid sans lequel un chanteur n'est jamais sûr de lui-même.

C'est ce qu'il faut souhaiter également à mademoiselle Nanny Bochkoltz, cantatrice allemande, qu'on a écoutée avec grand plaisir dans plusieurs concerts de cette saison. Sa voix est d'une belle qualité et d'un volume remarquable; son chant est très-expressif, et, quand elle dit certains airs du Freyschulz et certains lieder de Schubert, on se sent ému presque jusqu'aux larmes. Ce résultat fait d'autant plus d'honneur à mademoiselle Bochkoltz, qu'elle chante ces airs ces lieder dans leur langue originale, que le public de Paris ne comprend guère. Presque tous les dilettanti savent l'italien, mais combien y en a-t-il qui sachent l'allemand?

Quant à M. Révial, il chante en français ou en italien, selon son caprice, et sa prononciation est également correcte, nette et sonore dans les deux langues. La voix de ce très-remarquable artiste a subi depuis un an, et grâce à un travail assidu, de grandes modifications. Il a appris l'art difficile et si peu connu d'en varier à son gré le timbre et le caractère; il a ajouté à une vocalisation savante, a un style élégant et toujours de bon goût, qualités qu'il avait déjà, le talent d'exprimer et le don d'émouvoir. On ne saurait dire mieux que M. Révial le lac de Niedermayer, ou la Gita in Gondola de Rossini.

Nous avons déjà parlé, l'année dernière, des réunions musicales dont M. le prince de la Moskowa a eu l'heureuse idée de cette utile association qu'il a organisée et qu'il dirige avec un zèle si dévoué, une intelligence si complète, un sentiment de l'art si délicat et si profond. Il a enseigné aux gens du monde, et même,--faut-il le dire?--à plus d'un artiste, que le temps n'a pas plus de prise sur la musique que sur la poésie ou sur la statuaire, que les belles œuvres sont toujours belles, et que le génie ne vieillit pas. Le grand effet produit, dans ses deux derniers concerts, par la Bataille de Marignan, de Clément Janequin, en a été une preuve éclatante et sans réplique. C'est un chœur sans accompagnement--comme on les faisait alors,--où les bruits de la guerre, le tumulte de la mêlée, l'ivresse du combat, la joie du triomphe, sont peints avec une verve et un éclat extraordinaires. Cet ouvrage suffirait à établir la réputation d'un compositeur d'aujourd'hui, et il a été écrit sous le règne de François 1er.

Nous avons entendu de nouveau, cette année. M. Sivori, avec le même plaisir et le même regret que l'année dernière. Cet habile violoniste n'a point perdu l'habitude de gâter un très-beau talent par des affectations puériles et des excentricité de mauvais goût.

Un jeune violoniste russe, M. Gold, est venu aussi réclamer sa place à ce soleil de l'art qui, en France, luit pour tout le monde. Ce n'est pas encore un talent complet, mais il est déjà remarquable sous plus d'un rapport. Avec de l'étude et de la persévérance, il ne tardera pas sans doute à conquérir un rang honorable parmi ces artistes d'élite qui ont pour patrie l'Europe entière.

Dans cette armée plus ou moins harmonieuse dont nous avons essayé un dénombrement bien incomplet le bataillon le plus épais et le plus formidable est toujours celui des pianistes. Nous avons dejà parlé de mademoiselle M; le concert qu'elle a donné tout récemment n'a fait que nous confirmer dans notre opinion d'elle: un auditoire nombreux et choisi a ratifié avec éclats tous nos éloges. Madame Roumas, mademoiselle Korn se distinguent par les qualités qui appartiennent à leur sexe: la grâce, la finesse, la légèreté.

M. Baehler à la délicatesse d'une femme, la fougue et l'énergie d'un homme; c'est un artiste éminent et complet.

M. Lacombe, M. Halle ont moins d'éclat peut-être, mais leur talent, sage et bien réglé, a un air savant et magistral qui inspire l'estime et la confiance.

[Note du transcripteur: Le reste de cette page est dans un état tellement lamentable, dans le document source, que le transcripteur n'a pas pu le déchiffrer. Pour nos lecteurs qui voudraient en faire l'autopsie, en voici la numérisation.]



Revue Pittoresque du Salon de 1844,

PAR BERTALL.

SUR L'AIR DU ROI DAGOBERT, QUI MET SA CULOTTE A L'ENVERS.

La critique est aisée, mais l'art est difficile.
(Auteur connu.)




§ I.

Le livret, je pense, fut jadis un livret, c'est probable du moins; mais depuis longtemps le livret devint livre, le livre

devint volume, et bientôt, sans nul doute, le livret, quoique toujours livret, se composera d'in-folio en nombre et fera bibliothèque.


Livret à roulettes pour 1830.

Au reste, je ne pense pas que personne se plaigne de l'accroissement que nous signalons. Qui n'a lu avec plaisir et reconnaissance les pages brillantes et nombreuses accolées aux noms de MM. Gudio, Gallait, Decaisne, etc., etc.? Qui n'a remercié le livret d'avoir ouvert ses pages candides à des vers tels que ceux dans lesquels M. G. Jacob, 15, rue des Petits-Augustins, a été puiser l'inspiration de son poétique tableau?

952.--Le Conte.

Non! sans douceur il n'était pas cet âge,

L'âge fécond de nos simples aïeux,

.................................................

.................................................

Parfois sortant du sein de l'eau l'Ondine

Enveloppait le pécheur dans ses rêts.

Puis elle allait conter aux jeunes tilles

De son captif les doux amusements;

Leurs cœurs dès lors ne restaient plus tranquilles.

Non! sans douceur il n'était pas ce temps.

Vers inédits jusqu'alors! ! ! !

La part étant faite à la littérature, à l'histoire, à la divine poésie, un livret est si utile!

932.--Vous voyez une tête ravissante d'expression, adorable de suave fraîcheur et de rêverie.--Vous consultez le livret, qui vous apprend que c'est un jeune pêcheur.

2335.--Vous êtes ému à l'aspect d'une figure délicate et mélancolique.--Sainte Philomène, dit le livret--Vive le livret.

§ II.

Mais, au fait, pourquoi tant nous occuper du livret? Nous avons une tâche plus sérieuse et plus difficile que celle de louer cet aimable opuscule.

Le genre des portraits donne toujours, et cette année surtout, avec un grand bonheur.

1114. Victime du choléra, par Lehman.--C'est au pinceau de ce jeune et brillant artiste que l'on doit le Portrait de la marquise de B., exposé l'année dernière.

On demande le portrait de l'auteur.

329. Portrait d'un enfant bien remarquable.--De bons parents ont voulu consacrer le souvenir de ses dispositions brillantes sur le bilboquet. L'amour paternel est une belle chose!

Jeune fille souriant.--Tête d'expression. Contemplation muette, mêlée de bonheur avec une teinte de tristesse.

1091. Portrait de M. M., colonel de la garde nationale.--Portrait élégant et réussi. Nous aimons l'air satisfait que l'artiste a su répandre sur la physionomie intelligente de M. M.

1468.--Portrait de M. Meifred, professeur au Conservatoire de Musique, 23, rue Saint-Benoit, breveté du roi, apprend à toucher le quadrille en trente leçons, tous les jours de huit à cinq heures. (Écrire franco.)

Portrait de M. J..., maire de G. Remercions cet estimable fonctionnaire d'avoir bien voulu livrer ses traits à la publicité, et applaudissons à l'heureuse idée qu'il eut de se faire peindre vu costume. Le fauteuil qui est derrière lui mérite aussi des éloges.

2139.--Physionomie d'un encyclopédiste, dont chaque jour le coiffeur élargit le front trop étroit.

418.--Le Domino, portrait d'une dame qui désire garder l'incognito.

261. Une Femme turque, par M. Caminade.

129. Paysages.--L'école du paysage est toujours en progrès, toujours plantureuse et vivace. Comme dans le tableau de M. Bidaut (Joseph), on reconnaît à merveille ce culte méticuleux que l'artiste rend à la nature! Quelle naïveté! quel calme!

1039.--Comme ce Désert de Suez, de M. Labouère, est bien un désert.

N'oublions pas (1745) les Animaux en repos dans la campagne de Rome, par M. Verbœckhoven.

Quant aux sujets d'histoire et de sainteté, ils abondent:--Rigolette, Fleur de Marie, le Baptême de J.-C., les Samaritaine et les Saint Sébastien sont au Salon en imposante majorité. Les batailles sont cependant en nombre fort satisfaisant.

465.--Bataille de Dreux, par M. Debay. L'artiste a choisi le moment où l'écuyer de Coudé se propose de lui présenter un cheval frais.

39.--Vision de saint Ovens, par M. Appert.

1569.--Henri IV et le connétable de Lesdiguières, par M. Ronjon. Il lui recommande ses enfants.

1549.--La Conversion de saint Paul.

Vue d'un tableau de M. Liard.

612.--Saint Sébastien martyr. Ce tableau est du à l'habile ciseau de M. Etex; que la peinture lui soit légère!

62.--Vierge à la Cocotte, par M. Jean Bard.

N'oublions pas de féliciter M. Muller sur son tableau de Jésus-Christ faisant son entrée à Jérusalem.--Rien de plus original que la nouvelle manière d'ouvrir les portes inventée par ce jeune artiste.

Quant à madame Calamatta, elle semble avoir retrouvée le pinceau de Raphaël. C'est la même fermeté de dessin, la même solidité du couleur, la même puissance de modelé; enfin, que dirai-je, la même divinité d'expression.

Dans la Sainte Famille surtout, ces qualités se trouvent réunies au plus haut degré.

La jeune mère est bien la femme forte dont parle l'Évangile.

Remercions madame R. de C. de ses Études de Champignons d'après nature (2106).

Madame R. de C., animée d'une louable philanthropie, s'est empressée de réunir dans un cadre les champignons vénéneux et ceux qui ne le sont pas, afin de signaler les premiers à la réprobation universelle.--Nous votons une médaille de sauvetage à madame R. de C. Son autre cadre (2107) représente aussi des champignons, mais dans une situation plus intéressante, des champignons en couche.

Rien n'est suave et délicieux comme la nature morte de M. Delaunay(511).--La morbidesse la plus étrange est répandue sur cette toile ravissante, où l'œil s'arrête avec le plus vif plaisir.

Finissons en donnant au public une figure détachée du tableau du M. Bard,--Alexandre visitant le port de Corinthe.--Tout le monde se rappelle la Barque à Caron de l'année précédente. Au moins, lui, ne s'est point laissé enorgueillir par le succès. C'est une rude leçon, en même temps qu'un exemple qui devrait être profitable, que M. Bard donne à Delaroche, Ingres, Meissonnier, Decamps, Tanty, Chaplain, etc., qui se croient le droit de ne plus exposer, sous prétexte qu'ils ont du talent et qu'ils ont réussi.--C'est la grâce que je vous souhaite.

Amen.




Le dernier des Commis Voyageurs.

(Voir t. III, p. 70, 86 et 106.)

IV.

LE CHAPITRE DES COMPLICATIONS.

Les événements de cette soirée laissèrent dans l'esprit de Potard des traces profondes. Cette irruption inattendue d'un jeune et hardi cavalier au sein d'une maison qu'il croyait inaccessible, le trouble de Jenny, son évanouissement, l'embarras et l'effroi de Marguerite, tout contribua à le convaincre que sa surveillance avait été mise en défaut, et que ses lares domestiques cachaient un douloureux mystère. Comment le pénétrer? Là commençaient ses incertitudes. La crise que la jeune fille venait d'essuyer la laissa pendant quelques jours dans un état de souffrance et de langueur qui ne permettait pas de lui faire subir un interrogatoire. Comme les tiges qu'un violent orage a courbées, Jenny se relevait lentement; son organisation délicate luttait mal contre les ravages du chagrin; une fièvre opiniâtre donnait à ses yeux un éclat maladif et colorait ses pommettes d'un ronge de mauvais augure.

Quand les plus fâcheux symptômes eurent cessé, Potard questionna pourtant la jeune tille; mais elle fut impénétrable. Les instances les plus vives ne purent rien sur elle. Dans tout ce qui s'était passé, il ne fallait voir que l'effet d'une secousse imprévue; telle fut la seule explication que l'on put en tirer. Potard n'osait pas mieux préciser ses soupçons et troubler la sainte pudeur qui est l'apanage ordinaire de cet âge. Il était donc obligé de s'en tenir à des insinuations vagues qui n'avançaient en rien son enquête. Interrogée à son tour, Marguerite garda aussi la défensive, et ni les prières ni les menaces ne changèrent sa détermination. Évidemment il y avait concert entre ces deux femmes, et presque complot. Désespéré de ce silence, Potard essaya de puiser des renseignements à une autre source. Il se rendit chez Beaupertuis pour provoquer des éclaircissements. Édouard ayant quitté Lyon; il s'était remis en voyage peu de jours après leur dernière rencontre. Ainsi tout conspirait pour laisser Potard en proie au soupçon et à l'incertitude.

Le temps s'écoulait, et il fallait prendre un parti. L'inventaire des Grabeausée était achevé; les nouveaux échantillons, l'itinéraire; les instructions, tout était prêt; rien ne s'opposait plus au départ, et en le différant on eût laissé prendre l'avance aux maisons rivales pour le curcuma et les clous de girofle, deux articles rares et recherchés. Potard comprit qu'il importait de frapper un coup décisif. Dans la plaine des Brotteaux et sur le chemin des Charpennes, il avait remarqué une maisonnette offrant les avantages de la solitude sans avoir les dangers de l'isolement. Quelques habitations, peuplées d'honnêtes ouvriers, l'environnaient, et un jardin, clos de murs, lui ménageait une issue du côté de la campagne. Sans en prévenir personne, Potard arrêta ce logement, le fit disposer d'une manière convenable, et, quand tout fut prêt, il signifia sa volonté aux deux femmes, qui obéirent avec résignation. En moins d'une semaine, le déménagement fut fait, et celui qui aurait frappé à la porte du petit appartement de la place Saint-Nizier eût trouvé l'oiseau envolé et la cage vide. Cet abandon se trahit bientôt au dehors; faute de soins, les capucines et les pois de senteur se flétrirent sur leurs tiges, et cet arc de verdure, naguère si vigoureux et si régulier, n'offrit plus que des festons en désordre et des feuilles jaunies par la sécheresse.

Plus tranquille à la suite de ce coup d'État, le père Potard se remit en voyage, et le poivre, le sumac, les bois de campêche, les estagnons d'essence, la cochenille, l'indigo, le café et le sucre occupèrent bientôt une telle place dans sa pensée, que le souvenir de son aventure alla peu à peu en s'affaiblissant. Ses soupçons ne tenaient pas devant un ordre de noix de galles, et il n'est rien qu'une belle affaire en gommes du Sénégal n'eût le pouvoir d'effacer. Potard était alors sur son vrai théâtre, et il s'y montrait plus beau que jamais. Les maisons de Lyon le citaient en exemple à leurs voyageurs; Là où les autres glanaient, il trouvait matière à une ample moisson, et ressemblait à ces chiens de race qui ne quittent pas la partie sans emporter le morceau. Dieu sait quel répertoire d'ingénieuses formules il avait créé pour vaincre les résistances et arracher un consentement! Comme il s'aidait avec art des moindres circonstances pour entraîner les volontés paresseuses et subjuguer les volontés rebelles! Une caresse à l'enfant, un compliment à la femme, une flatterie au mari, des poignées de main aux commis et aux garçons; il connaissait tous ces moyens vulgaires, et ne les employait qu'en les relevant par la mise en œuvre. Quelle variété dans le ton, et comme il l'appropriait aux caractères aux mœurs, aux préjugés de chacun! Quelle sûreté de coup d'œil, quel aplomb, quelle fécondité de ressources, quelle souplesse, quelle dextérité de langage! L'art du voyageur a beaucoup de rapport avec la tactique qui préside à l'invasion des places fortes. C'est un siège en règle, où tous les effets sont calculés, et dont les combinaisons sont infinies: tantôt il faut brusquer l'assaut, tantôt conduire lentement la tranchée. Les diversions habiles, les regards incendiaires, les mines et contre-mines, tout l'appareil et toutes les ruses de l'attaque sont du ressort d'un voyageur de génie, et lui appartiennent par droit d'assimilation. L'art des voyages sera donc quelque jour placé sur la même ligne que l'art des sièges, et Potard aura mérité d'en être le Vauban.

Quatre mois s'écoulèrent ainsi, au bout desquels il fallut regagner Lyon pour y prendre langue. Potard descendit dans sa petite maison des Brotteaux, et il y retrouva les choses au point où il les avait laissées. Seulement Jenny semblait être revenue à la santé et au bonheur; son teint s'était animé, la langueur répandue sur ses traits avait disparu. Le voyageur attribua ces résultats à l'air de la campagne et à un exercice plus fréquent. Sa maison, embellie par les soins des deux femmes, était charmante; sous leurs mains industrieuses, le jardin avait changé d'aspect. Une allée en forme de berceau, recouverte de vigne vierge et de chèvrefeuille, conduisait jusqu'à la porte qui s'ouvrait sur les champs; quelques plantes rares garnissaient une petite serre, et des bancs de gazon étaient symétriquement disposés dans les angles des murs. Potard se trouva le plus heureux des hommes au sein de cet Eden fleuri, et il s'y remit des fatigues de sa tournée. Du reste, plus de soupçons, plus d'inquiétudes; il avait chassé le souvenir du passé comme un mauvais rêve, et voyant Jenny heureuse, il lui supposait le cœur tranquille.

Une nuit pourtant il eut une alerte assez vive. Un travail d'écritures l'avait conduit jusqu'à une heure assez avancée, et il venait à peine d'éteindre sa lampe quand un bruit, qui semblait voisin, attira son attention. Il se leva, et, sans ouvrir sa croisée, il appliqua son œil contre les lames des volets. Une obscurité profonde voilait les objets, et la brume qui flottait dans l'air les rendait plus confus encore. Cependant il lui sembla voir une omble se glisser sous l'allée couverte, et un grincement étouffé lui lit croire que l'on faisait jouer la serrure de la porte du jardin. Tout cela s'accomplit avec la rapidité de la pensée, et un instant après le silence avait repris le dessus. Troublé par cette vision, Potard ne put se rendormir; dès qu'il vit poindre le jour, il se leva, et alla s'assurer si rien, dans l'aspect des lieux, ne lui fournirait d'autres indices. La maison était dans un ordre parfait; toute porte avait ses verrous tirés; pas le moindre dérangement ni le moindre désordre ne se laissaient voir. Dans le jardin, même recherche et même résultat; le sol, sec et bien battu, n'avait conservé aucune trace; la porte qui donnait sur les champs était fermée à clef. Potard commençait à croire qu'il avait été le jouet d'une illusion; cependant il eut l'idée de jeter au dehors un dernier coup d'œil. La clef de l'issue était à sa place; il s'en servit pour ouvrir et se diriger vers la plaine en examinant avec précaution le terrain un peu détrempe par la pluie. Il n'y avait pas à s'y tromper: un homme avait passé par là, et y avait laissé des empreintes évidentes. Potard suivit ces traces dans toute l'étendue de la jachère, et constata qu'après un court circuit le coupable avait dû regagner la grande route. L'examen des vestiges laissés sur le sol le conduisit à une autre découverte, c'est qu'ils provenaient non de souliers de manant, mais de chaussures fines qui trahissaient une certaine position sociale.

Lorsque Robinson découvrit pour la première fois, dans une île qu'il croyait déserte, des empreintes de pas humains, il n'éprouva pas une frayeur plus grande que celle dont fut saisi Potard à la vue de ces indices accusateurs. Une sueur froide l'inonda, sa bouche resta à sec, et il sentit son gosier se resserrer comme sous une étreinte vigoureuse. Le passé lui revint alors à la mémoire, et son cœur se remplit d'amertume. Cette gaieté qu'il avait trouvée, à son retour, assise sur le seuil de sa maison, n'était qu'une feinte: on lui souriait pour mieux le tromper. Accablé sous sa propre découverte, il n'osait pas regagner le logis, et un instant il eut la pensée de fuir devant une perfidie si habile. La raison et la tendresse l'emportèrent; il résolut de se vaincre et d'opposer dissimulation à dissimulation. Personne n'était encore levé chez lui; son excursion matinale n'avait pas été remarquée. Il rentra sans bruit, remit tout dans l'ordre accoutumé, et se réfugia dans sa chambre pour combiner ce qui lui restait à faire. Deux heures après il retrouvait, dans le jardin, Marguerite et Jenny, qui s'étaient réveillées au premier chant de l'alouette. La jeune fille était radieuse; elle se baignait avec joie dans une atmosphère chargée des parfums du matin; elle suivait de l'œil les oiseaux qui construisaient leurs nids, et se penchait sur toutes les fleurs pour en mieux respirer l'arôme. Cette joie faisait un mal horrible à Potard; cependant il parvint à se maîtriser. Le déjeuner se passa comme d'habitude, et rien ne put faire soupçonner aux deux femmes que le maître de la maison était sur la trace de leur secret.

Quand Potard fut sorti de chez lui, à son heure ordinaire, ces sentiments tumultueux, jusque-là comprimés, firent explosion à la fois:

«Malheur à elles, s'écria-t-il, ou plutôt malheur à lui! Je le rejoindrai, fût-ce dans les enfers. On ne connaît pas le père Potard; non, on ne le connaît pas; mais il se fera connaître. Ah! vous avez cru me jouer; vous m'avez pris pour un Cassandre, pour un vieillard de comédie; eh bien! vous verrez, morbleu, vous verrez. Passons-le sous jambe, qu'ils se sont dit, il est si bonhomme! Un bonhomme, moi? Je vais devenir un volcan incendiaire, un vésuve qui ne laissera rien d'intact sur son chemin. Ah! vraiment, c'est ainsi que vous le prenez! Faire aller un homme qui a roulé dans toutes les ornières de France et de Navarre! Ce serait du nouveau. Je ferai une victime, Dieu de Dieu, oui, j'en ferai une; ils veulent me plonger dans le sang comme à Dijon,» ajouta-t-il comme accablé par un souvenir plein d'horreur.

Tout en parlant et en gesticulant ainsi, Potard suivait la grande route qui va des Charpennes aux Brotteaux, et aboutit au pont Morand par une magnifique avenue bordée de deux rangées d'arbres. Depuis la soirée de la place Saint-Nizier, le voyageur avait une idée fixe que les circonstances ne lui avaient pas permis de réaliser: il voulait rejoindre Édouard Beaupertuis, lui demander une explication, et prendre un parti après l'avoir entendu. L'aventure de la nuit venait de donner à ce désir une vivacité et une énergie nouvelles: en sortant de chez lui, Potard s'était juré qu'il trouverait Édouard dans la journée, et, mort ou vif, aurait raison de ce jeune homme. Cette résolution était bien arrêtée dans sa tête, et à peine eut-il franchi le pont Morand, qu'il se rendit chez les Beaupertuis, où il trouva l'ancien voyageur de la maison, alors commis principal.

«Bonjour, Eustache, lui dit-il d'un ton amical et en déguisant ses préoccupations.

--Ah! c'est toi, Polard; comment vont les chansons, vieux? De plus en plus troubadour, n'est-ce pas? Quel bon veut t'amène, l'ancien?

--Une misère, Eustache: je voudrais savoir où est votre petit Édouard; charmant garçon, ma foi, un cadet qui ira bien. Où loge-t-il donc, Eustache?

--Où loge Édouard?

--Oui, Eustache, reprit Potard, qui craignait toujours de se trahir. Nous avons quelques petits comptes ensemble que je voudrais solder. Il me doit une revanche aux dominos.

--Alors te sera à son retour, vieux; il est encore en voyage. On ne l'attend que dans deux semaines.

--En voyage! vrai, Eustache? en voyage; tu ne plaisantes pas? Édouard est en voyage? ajouta-t-il en lui prenant la main avec une vivacité dont il ne put se défendre.

--Sans doute; et qu'y a-t-il d'étonnant, troubadour, qu'Édouard soit en voyage? C'est la saison de la vente. Tu es bien singulier aujourd'hui.

--C'est juste, dit Potard se remettant; je n'y avais pas songé. Il est donc en voyage, votre petit Édouard? Ta parole d'honneur, Eustache?

--Ah ça, vieux, tu as eu quelque coup de sang; tu deviens stupide. Tiens, poursuivit le commis en prenant un papier sur le comptoir, voici une lettre que la maison a reçue ce matin de Metz. Vingt douzaines de châles en crêpe de fantaisie, un joli ordre! Lis la signature.

--Édouard Beaupertuis, dit Potard en jetant un coup d'œil avide sur la lettre que lui présentait le commis. C'est étrange!

--Étrange, troubadour, pourquoi? Décidément tu as reçu quelque coup de marteau sur le timbre. Comme te voilà ahuri!

--Fais pas attention, Eustache. Ton diable d'Édouard m'a fait gorger le double six sept fois de suite: il y a de quoi faire tourner un homme en mêlasse. Adieu, collègue. Merci.

--Adieu, vieux.»

Potard sortit désespéré; cette trame dont il croyait tenir le fil se compliquait de plus en plus; il ne savait désormais à quoi se rattacher, il était à bout de conjectures. Pendant quelques heures il parcourut les quais du Rhône, en proie à une espèce d'égarement, espérant toujours que le hasard le servirait mieux que le calcul, et que le sort lui livrerait son mystérieux ennemi. Il n'aperçut que d'honnêtes visages qui n'avaient rien de séducteur: des négociants ou des employés qui vaquaient à leurs affaires, enfin, cette foule bruyante qui remplit l'enceinte des grandes villes et s'agite pour gagner le pain de la journée. Sur toutes ces physionomies le voyageur essayait de trouver le mot de son énigme et la clef de l'apparition qui venait de troubler à jamais son repos. Quand il reprit, le soir, le chemin de sa maisonnette, il chancelait comme un homme ivre, tant les déceptions dont il était le jouet avaient laissé dans son cerveau empreinte profonde.

Cependant il fallait se vaincre encore, sous peine de trahir devant Jenny et Marguerite les combats de son âme et la source d'où ils provenaient. Potard eut ce courage: comme ces martyrs qui gardaient, au milieu des tortures, toute leur sérénité. Il garda le sourire sur les lèvres pendant que le chagrin lui rongeait le cœur. Il s'associait aux petites joies de la jeune fille, et se prêtait à ses moindres caprices avec sa patience et sa bonté accoutumées; il grondait Marguerite moins souvent qu'à l'ordinaire, et resta indifférent à des négligences dans le service qui autrefois eussent provoqué ses reproches. Sa vie intérieure manquait désormais d'abandon; elle reposait toute sur un calcul. Il s'agissait d'exercer une surveillance qui ne fût pas soupçonnée, et de ne pas provoquer autour de lui la défiance pendant qu'il ménageait à ces deux femmes un siège dans toutes les formes. Chaque jour il s'absentait comme à son habitude, mais des émissaires, répandus près de la maison, lui rendaient compte de ce qui s'y passait, et des mouvements qui s'y étaient opérés. La nuit, aucun bruit ne trahissait ses mouvements, et le silence le plus profond régnait dans sa chambre; mais au lieu de se livrer au sommeil, Potard était debout devant sa croisée ouverte, l'œil et l'oreille aux aguets, en butte à une insomnie fiévreuse.

Une semaine s'écoula ainsi sans amener d'incident nouveau. Les espions n'avaient rien aperçu de suspect, et le long entretien que Potard poursuivait avec les étoiles n'amenait aucun résultat. L'incertitude dévorait le pauvre troubadour, et son corps de fer se ressentait de ces insomnies prolongées. Quoique la passion le soutint, il était une heure, dans le cours de ces veillées, où son œil se fermait involontairement et où sa tête se penchait sur l'appui de la croisée; alors d'horribles cauchemars s'emparaient de lui, et il n'échappait à ce triste sommeil qu'en proie au vertige et le cœur rempli d'angoisses. Il en était là, une nuit, quand un son sec et brusque le réveilla en sursaut: il se remit vivement sur son séant; mais, par un geste mal calculé, il heurta l'espagnolette, qui résonna sous sa main. C'en fut assez pour changer l'aspect de la scène: une ombre effarouchée se perdit sous le berceau, et quelques mouvements qui avaient lieu dans l'intérieur de la maison cessèrent à l'instant même. En présence de cette proie qui allait encore lui échapper, le cœur de Potard bondit dans sa poitrine: hors de lui, il allait se précipiter par la croisée afin d'atteindre son ennemi et l'abîmer au besoin dans sa chute, quand l'idée, l'inspiration d'une vengeance plus terrible vinrent l'assaillir. Il avait à ses côtés un fusil, une bonne arme de Saint-Étienne, dont les perdrix de la plaine environnante avaient plus d'une fois éprouvé la justesse; avec la rapidité de l'éclair, il s'en saisit, poussa avec fracas les volets de la croisée, et au moment où l'ombre, s'évanouissant par un chemin qui lui semblait familier, ouvrait la porte du jardin et allait disparaître dans la campagne, il l'ajusta et pressa la détente. Le coup partit, et un cri se fit entendre. Potard s'élança hors de sa chambre, croyant trouver sur le sol le cadavre de sa victime.

Cependant le bruit d'un coup de feu, tiré au milieu de la nuit, avait mis en éveil tout le voisinage. Les croisées des maisons environnantes se garnissaient de curieux ou de femmes épouvantées; on s'interpellait à la ronde pour savoir d'où provenait cette mousqueterie et quel attentat avait été commis. Quand Potard passa devant la chambre de Jenny, la jeune fille était sur le seuil de sa porte, un bougeoir à la main, dans tout le désordre d'une toilette de nuit; Marguerite, de son côté, descendait de sa mansarde dans un négligé semblable. Toutes les deux semblaient éprouver une surprise n'avait rien de joué, et qui ne cessa même pas lorsque Potard leur dit d'un ton moitié farouche, moitié solennel:

«Femmes, venez voir votre ouvrage!»

Elles suivirent le troubadour dans le jardin où les populations voisines descendaient à leur tour, armées de lanternes et offrant le spectacle des plus étranges accoutrements. Potard marchait à la tête de ce bataillon et cherchait partout le corps du délit. Dans la première ivresse de l'attentat, il eût foulé aux pieds avec délices le cadavre de son ennemi: cette joie lui fut refusée. On eut beau fouiller de toutes parts, dans tous les coins, sous les touffes de fleurs, derrière les bancs de gazon, point de cadavre, point d'être animé ou inanimé. La petite porte du jardin était close, et rien n'indiquait qu'on l'eût ouverte. Potard ne se contenait plus: il allait comme un furieux dans tous les sens, avide de sa proie, et désespéré de ne pas la trouver. Quant aux voisins, ils finirent par croire que cette scène était une plaisanterie imaginée par le voyageur, et qu'après avoir déchargé son arme sur une chauve-souris, il trouvait agréable de convertir cet exploit nocturne en une mystification pour tout le quartier. Aussi ne se retirèrent-ils pas sans murmurer et en menaçant le troubadour du commissaire de police.

Qu'on juge de l'état de Potard: il crut que sa raison l'abandonnerait, et quelques instances que purent faire Jenny et Marguerite, il ne voulut pas quitter le jardin de toute la nuit. Assis sur un tertre de gazon, et plongé dans une stupeur profonde, il ne se leva que quand le soleil fut monté sur l'horizon, et alla de nouveau examiner les lieux, comme le chasseur en quête de son gibier, et que rien ne rebute de sa recherche. Le sol, la serrure, les deux marches qui descendaient vers la campagne, il examina tout, et il semblait renoncer de nouveau, quand son œil vint à se fixer sur les panneaux extérieurs de la porte. Ce fut toute une découvert qui lui arracha un cri spontané:

«J'en étais bien sûr!» s'écria-t-il.

Il venait d'apercevoir quelques gouttelettes de sang qui avaient laissé leur empreinte sur le bois.

«Maintenant, ajouta-t-il, on ne pourra plus me traiter de visionnaire. L'oiseau de nuit a eu du plomb dans les ailes, et il ne peut pas être allé bien loin.»

XXX

(La suite à un prochain numéro.)



Courrier de Paris.

Nous avions annoncé dernièrement qu'un brillant concert, un concert magnifique, un immense concert, se préparait à l'Hôtel-de-Ville dans la salle nouvelle qui a pris la place de la vieille salle Saint-Jean. Le but en était tout philantropique: il s'agissait d'apporter un appui lucratif à la colonne agricole et industrielle de Petit-Bourg fondée en faveur des jeunes enfants pauvres. Les noms les plus respectés et les plus illustres s'étaient inscrits au nombre des protecteurs de cette œuvre pie, et le bataillon des dames patronesses, qui donne avec grâce et dévouement dans toutes ces rencontres charitables, s'était mis en ligne, et, agitant son drapeau, avait fait appel à la philantropie des citoyens de Paris; provocation que cette grande et excellente ville ne reçoit jamais avec indifférence. Paris, en vérité, a le cœur parfait: dites-lui qu'il y a quelque part une bonne action à faire, un malheur à réparer, une infortune à consoler, et il arrive. Allons, Paris, éveille-toi, puise dans ton coffre-fort? Un tremblement de terre renverse des villes, une inondation ravage des provinces, un incendie jette sur le sol calciné et nu des populations errantes; voici des exilés qui tendent la main à ton hospitalité; plus loin il s'agit de venir en aide aux institutions de charité et de prévoyance.

Paris ne se le fait pas dire deux fois; il est généreux, il a le cordon de la bourse complaisant et facile, pour peu qu'on donne à sa bonne action l'attrait d'un plaisir; assaisonnez-la de danse et de musique, et vous trouverez Paris d'une bienfaisance à toute épreuve. Il se pare, il se gante, il accourt tout souriant et charmé, et rehausse le mérite de sa charité par un air d'entrain et de fête qui la rend aimable.

Ainsi à ce concert de l'Hôtel-de-Ville, une foule brillante et curieuse était accourue. La commission avait émis trois mille billets à 10 francs, et les trois mille billets avaient trouvé leur place en un clin d'œil. Dimanche dernier, ces trois mille personnes se pressaient, vers sept heures du soir, aux avenues de l'Hôtel-de-Ville; le zèle était si grand, la curiosité si vivement excitée, qu'un très-petit nombre de souscripteurs manquait ait rendez-vous. Cette exactitude a changé la solennité en une scène de tumulte qui a bien eu son côté comique; les commissaires, en effet, comptant sur l'absence ou la négligence d'un tiers à peu près des conviés, comme il arrive en général dans ces grandes entreprises, les commissaires, dis-je, avaient dépassé de beaucoup, dans la distribution des billets, le nombre de personnes que la salle destinée au concert pouvait réellement contenir; peut-être aussi avaient-ils pensé qu'il leur serait permis, dans l'intérêt des pauvres enfants et de la fondation philanthropique auxquels la recette était destinée, de forcer un peu le produit, au risque de laisser quelques centaines de bonnes âmes à la porte. L'intention peut jusqu'à un certain point excuser le fait, mais encore fallait-il prévenir son monde et dire: «La salle ne peut recevoir que quinze cents à deux mille personnes.» Sur cet aveu naïf, les prudents se seraient abstenus, se contentant d'avoir fait une bonne action sans participer aux agréments qu'elle promettait, et la bonne action n'y eût-elle pas gagné encore quelque chose?

Les faits sont arrivés tout autrement: l'autorité ayant négligé de donner l'avis nécessaire, le désordre le plus incroyable a troublé le plaisir qu'on attendait de cette soirée annoncée avec tant d'éclat. Sur la place, c'était un tumulte effroyable; les plus heureux,--si on peut appeler cela du bonheur,--entrés dans la salle, par violence ou par ruse, se disputaient les places avec acharnement, au risque de perdre à la bataille, les robes, les châles, les chapeaux et le pan des habits.

On crie, on se presse, on s'étouffe; les femmes s'évanouissent, les enfants pleurent, les petites files appellent leur maman; et les mauvais plaisants, qui ne manquent jamais dans ces tumultes, frappent sur les banquettes et engagent, à tous les coins de la salle, un tintamarre qui n'est comparable qu'aux passe-temps bruyants du paradis de la Gaieté; le tout sans respect pour M. le comte de Rambuteau et M. Lecave-Laplague, les seuls personnages officiels qu'on distinguât au milieu de ce concert infernal, en attendant l'autre concert.

Nous avons dit ce qui se passait à l'intérieur; à l'extérieur l'affaire est encore plus vive et plus bruyante; sept à huit cents personnes frappent aux portes, réclament leur droit d'entrée, et s'efforcent de pénétrer à tout prix dans cette malheureuse salle déjà semblable à un immense canon bourré jusqu'à la gueule; nous ajouterons que les mesures sont si mal prises que cette foule se livre à son ressentiment, sans qu'aucune voix, sans qu'aucune force tutélaire la préserve de son propre désordre. Dire la douleur des jolies femmes venues là tout exprès pour se faire admirer et qui s'en retournent tristement, aptes une heure de lutte inutile, ayant eu les sergents de ville pour seuls appréciateurs; raconter la déconfiture de ces frais chapeaux, de ces robes élégantes, de ces couronnes et de ces bouquets de fleurs, parures inutiles dont on espérait tant, Homère lui-même ne le saurait: c'est une de ces catastrophes autrement déplorable et difficile à chanter que tous les malheurs de l'Iliade.

Sautant par-dessus un garde municipal et escaladant une porte ou une fenêtre, si par hasard, nous trouvons enfin à nous blottir dans un coin de la salle, quel enfer, bon Dieu! Mieux valait encore retourner chez soi, et se donner un concert à soi-même, avec son propre violon ou sur son propre piano; le concert, en effet, le merveilleux concert, annoncé pour huit heures, à dix heures n'avait pas encore dit sa première note; il fallait entendre les cris d'impatience que la foule jetait, la foule asphyxiée par une étouffante chaleur, et demandant au moins un peu de chant et de musique, faute de rafraîchissements. Après l'heure cruelle de cette longue attente, un homme se montra enfin sur l'estrade des musiciens, un petit homme pareil à un fantôme blanc, à ne le juger que sur sa longue barbe blanche et ses cheveux idem...

«Allons, vieillard, chante-nous donc enfin quelque chose!» s'écrie une voix. Ce vieillard n'est ni plus ni moins que le chevalier Paston, qui conduit un chœur de chanteurs, élèves de M. Delsarte, et leur fait entonner un certain Kyrie eleison dont le même M. Delsarte est le père reconnu. Mais quelle exécution! quel Kyrie eleison! On l'accueille de ce rire moqueur et insolent que la foule n'épargne à personne dans ses heures de rancune, et qui lui sert de vengeance. Les virtuoses les plus intrépides et les plus expérimentés détonneraient d'effroi en entendant ce ricanement diabolique. Aussi les élèves de M. Delsarte, bien que commandés par le chevalier Paston, détonnent-ils à qui mieux mieux, et le Kyrie eleison n'est bientôt plus qu'une immense cacophonie; le rire redouble, rire sans pitié, rire de Méphistophélès, rire de bourreau sur les restes de la victime.

Au milieu de cet horrible naufrage, les plus habiles et les plus charmantes on grand'peine à surnager: Dœhler, Vivier, Roger, Giard, Inchuidt, madame Sabattier, madame Castellane, madame Brandulla, et enfin madame Jova, la belle Milanaise, qui triomphe cependant du tumulte en exécutant de sa voix habile et pénétrante l'air Inflammatus du Stabat.

A une heure du matin, on chantait, on étouffait, on murmurait, on riait, on détonnait encore.


Salle des Concerts, à l'Hôtel de Ville.

Telle est l'histoire lamentable et plaisante de ce fameux concert; c'est presque de la tragi-comédie; il faut espérer qu'une autre fois l'autorité sera plus prévoyante ou quelle élargira sa salle, et que M. le chevalier Paston et M. Delsarte serviront des Kyrie plus harmonieux. Si tout le monde a quelque chose à se reprocher, si l'autorité a manqué de savoir-faire, les musiciens, pour la plupart, d'assurance et d'habileté, les meneurs du concert d'exactitude, le public de patience et de longanimité, la colonie de Petit-Bourg n'en a pas moins fait sa fructueuse récolte; c'est là le principal; Une autre année seulement, il faudra joindre la bonne exécution et le bon ordre à la pensée charitable, de manière que le plaisir et le bienfait marchent de compagnie, que Petit-Bourg soit content, que les pauvre-enfants profitent, que le public n'ait pas le droit de se plaindre et ne joue pas le rôle d'un mystifié.

--Une ancienne secrétaire du Théâtre-Français vient de mourir dans un âge encore peu avancé; les habitués de la Comédie-Française, sous la restauration, se rappellent mademoiselle Devin. Mademoiselle Devin était élève de mademoiselle Mars; ce n'est pas sa beauté qui lui avait conquis une sorte de crédit et de succès; mademoiselle Devin n'était pas jolie; on peut même dire, sans manquer de galanterie envers un mort, qu'au premier coup d'œil on se sentait beaucoup plus porté à l'indifférence qu'attiré vers elle. Peu à peu, et à force d'études, mademoiselle Devin triompha de cette espèce de froideur que le public avait témoignée d'abord pour sa personne: on apprécia son intelligence et sa finesse; intelligence qui abusait quelquefois d'elle-même pour courir sans cesse après l'effet, finesse un tant soit peu monotone et maniérée. Mademoiselle Devin ne doit pas moins être comptée au nombre des artistes qui ont laissé un souvenir, sinon éclatant, du moins honorable dans l'art dramatique. Mademoiselle Devin était devenue un beau jour madame Menjaud, c'est-à-dire qu'elle avait épousé l'excellent et regrettable comédien de ce nom. Elle avait quitté le théâtre depuis plusieurs années quand elle a cessé de vivre. Mademoiselle Devin est morte, si je ne me trompe, dans un maison de campagne que M. Menjaud possède aux environs de Paris, honorable fruit des épargnes faites par Clitandre, Valère et Daims, dans leur jeune temps.

--Il est arrivé une singulière aventure à un de nos plus gracieux compositeur de romances et des plus populaires, à M. Frédéric Bérat: dans une de ces heures dérobées au soin de ces mélodies touchantes, M. Frédéric Bérat a composé dernièrement pour le théâtre du Palais Royal, de moitié avec M. Paul Vermond, une spirituelle bouffonnerie intitulée la Polka: c'est le premier de tout les vaudevilles-polka, représenté depuis un mois sur les petits théâtres de Paris, et, à mon avis, le plus divertissant et le meilleur.

L'autre jour, M. Frédéric Bérat était mollement étendu sur son divan, fumant une cigarette et poursuivant sans doute à travers la blanche vapeur quelques-unes de ces chansons fraîches et naïves qu'il sait si bien trouver; on heurte à sa demeure: «Qui va là?» Deux fières moustaches se hérissent en se montrent tout à coup à la porte à demi close: «Ah! ah! dit Bérat, qui a souvent, en sa qualité d'artiste, des démêlés avec la garde nationale, vous venez pour m'arrêter et me faire expier à Sainte-Pélagie mes goûts peu militaires.--Non pas, répondent poliment les deux moustaches en s'avançant et en s'inclinant avec respect; nous ne sommes pas des gardes municipaux, mais des voltigeurs du 3e léger; vous arrêter, Dieu nous en garde! Nous venons, monsieur, vous prier de venir donner des leçons de polka à notre colonel.» Et Bérat de les regarder d'un air ébahi. «Oui, monsieur, le colonel veut absolument apprendre à danser la polka, et il nous à chargés, moi qui suis son sergent-major et moi son sergent, de lui amener un professeur de polka.--Mais je ne suis pas un maître à danser, mes braves, reprend Bérat en retenant un éclat de rire.--Sapristi! s'écrit le sergent-major.--Crédié! reprend le sergent; lisez plutôt.» Et ils déploient aux yeux de Bérat l'affiche du Théâtre du Palais-Royal, lui montrant du doigt ces mots, imprimés en majuscules: La Polka, par MM. Frédéric Bérat et Paul Vermond.»--Eh bien! allez chez Paul Vermond,» dit Bérat en souriant. On dit que M. Paul Vermond n'a pas cru devoir pousser le quiproquo plus loin, et qu'il a adressé définitivement les deux sergents à Cellamus.

Si nos vaillants du 3e léger avaient assisté à une des dernières représentations tout dernièrement données à Rouen par mademoiselle Déjazet, ils auraient appris qu'en effet Bérat n'enseigne pas la polka, mais qu'il est un compositeur charmant, vaudevilliste dans ses loisirs. Une de ses plus gracieuses et de ses plus poétiques productions, la Lisette de Béranger chantée avec beaucoup d'âme et de goût par mademoiselle Déjazet, a ravi le parterre rouennais; Rouen s'est montré d'autant plus sensible à cette touchante mélodie, que Frédéric Bérat est né à Rouen; c'était une mère qui applaudissait son enfant; Frédéric Bérat peut dire plus que jamais son refrain favori:

J'irai revoir ma Normandie.

Rien n'attache, en effet, un fils à sa mère comme les caresses et les douceurs qu'il en reçoit.

--Un petit garçon disait l'autre jour devant moi; «Maman, je vais prier le bon Dieu qu'il me change mon bon ange.--Pourquoi donc, mon ami?--Parce que mon bon ange m'a laissé tomber deux fois depuis ce matin.»

Recommandé à la biographie des enfants précoces, des enfants ingénieux, des enfants spirituels des enfants étonnants qui aboutissent souvent à faire de pauvres hommes.

--Quelques journaux s'étaient mis à raconter chaque matin que le cadavre d'un garde municipal venait d'être retrouvé dans la Seine; nous en étions déjà au septième garde municipal et au septième cadavre, lorsque l'autorité a fait démentir ces bruits d'assassinats multiples; deux gardes municipaux se sont donné la mort volontairement, voilà le fait officiel, il était temps que la rectification arrivât: quand les donneurs de fausses nouvelles se mettent à noyer ou à tuer les gens, ils n'en finissent pas, et si on les eût laissé faite, au moins de huit jours, la garde municipale tout entière eut fait un plongeon dans l'eau.

--La mystérieuse et sanglante affaire du banquier Donon-Cadot, si horriblement assassiné à Pontoise, continue à en exciter une attente pleine d'anxiété. L'instruction a recueilli tout récemment des faits qui signalent de nouveaux coupables et ajoutent dit-on plus d'une scène terrible et inouïe à ce drame déjà si fatalement compliqué.

--Une curieuse cérémonie aura lieu incessamment dans les hautes demeures politiques; nous voulons parler de la réception de M. Guizot comme chevalier de la Toison-d'Or, ordre qui vient de lui être accordé par la reine d'Espagne. Si M. Guizot se conforme à l'usage antique et solennel et tient à prendre le costume d'étiquette, il doit avoir commandé à son tailleur et à son chapelier une robe de toile d'argent, un manteau de velours cramoisi et un chapeau de velours noir.

--M. l'évêque de Rodez accuse un de nos plus spirituels et de nos plus purs talents universitaires, M. Géruzez, professeur d'éloquence française, d'inonder, de scandaliser et de dépraver la France; l'Univers a reproduit l'attaque de M. de Rodez, et M. Géruzez attaque l'Univers en calomnie. Que faut-il donc faire pour échapper à l'anathème, si un écrivain toujours moral et religieux, comme l'est M. Géruzez, si un panégyriste de saint Bernard est foudroyé canoniquement? Il est certain que les rôles sont intervertis; les réprouvés étudient les pères de l'Église, et les hommes d'église font des pamphlets.

--Paris recevra incessamment la visite de la duchesse de Kent, mère de la reine Victoria d'Angleterre.

--Il y a quelques jours, la femme d'un cocher, nommé Michel, accoucha d'un enfant qui n'avait ni bras, ni jambes, et dont la tête offrait des particularités fort remarquables. Ce monstre humain ne vécut que deux heures. Avant sa mort, le médecin-accoucheur avait manifesté le désir de l'acheter.

Il s'empressa d'en offrir 30 fr.

Inconsolable de la mort de son enfant, le père exigea le double de la somme. La discussion et la dispute qui s'ensuivirent durèrent trois jours. Furieux, le médecin menaça le père de le dénoncer à la justice, pour n'avoir pas fait enterrer son enfant dans les délais voulus. Effrayé, le père adressa, à M. Gabriel Delessert, la pétition suivante, dont l'original est déposé dans les bureaux de l'Illustration:

«Monsieur le préfet, j'ai l'honneur de vous informer que madame Michel, mon épouse, est accouchée d'un enfant privé de ses jambes et de ses bras, ce qui fait que c'est un phénomène naturel dont je suis le père, qui est mort rue Saint-Lazare, 38.

«Je voudrais enfermer, monsieur le préfet, dans un bocal d'esprit de vin, afin de le conserver, mon enfant, avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur le préfet, votre très-humble serviteur.»



Carthagène des Indes.

SOUVENIR DE L'EXPÉDITION DIRIGÉE PAR LE
CONTRE-AMIRAL DE MACKAU, EN 1834.

(Suite.--Voir t. III, p. 74.)


«Es mi hijo,» me dit la petite femme, qui s'approcha doucement sur la pointe du pied en me lançant un coup d'œil où rayonnait l'orgueil maternel.

Je la regardai: elle était vêtue d'une robe déchirée; un mauvais fichu sale cachait à peine ses épaules maigres; la misère avait foncé la nuance olivâtre de ses traits et flétri ses joues de rides précoces; elle n'avait guère une quarante ans, on lui en eût donné sans peine cinquante. Elle se pencha sur l'enfant, arrangea doucement l'oreiller, et déposa un baiser sur son front. L'enfant ouvrit les yeux, reconnut sa mère, sourit, et, se retournant, s'endormit aussitôt.

Tout le bonheur de cette maison, je le vis bien, reposait sur cette fragile tête: amour, travail, espoir, tout était pour lui, bel enfant, sommeillant dans le luxe au milieu du besoin; il avait un hochet d'ivoire, et ses parents n'avaient pas de souliers! il avait des draps, une moustiquaire, un berceau de bois précieux, tandis qu'ils couchaient sur des planches et travaillaient tout le jour!


Carthagène des Indes.--Vue du Fort San-Felipe.

J'interrogeai mon hôtesse; celle-ci, enchantée de l'impression causée par la vue de son enfant, se montra fort communicative. Elle parlait avec tant de volubilité, qu'étant neuf encore dans la connaissance de la langue espagnole, il me fut assez difficile de saisir le sens de ses paroles; cependant ses gestes, qui étaient fort expressifs, m'aidèrent considérablement à la comprendre. Elle entama un long récit où il était question des troubles qui dévastèrent Carthagène à l'époque de l'insurrection; elle me montra la Poppa, me nomma Morillo. Bolivar, puis, courant dans un coin de la chambre, souleva avec effort un globe de fer rouillé divisé en deux et réuni par une barre: c'était un boulet ramé; elle leva ses quatre doigts décharnés, en répétant avec un visage effrayé:

«Quatro en veinte anos!»

Quatre sièges en vingt ans!

Puis, comptant ses doigts l'un après l'autre; «Mi padre, mi hermano, mi marido!...» dit-elle; et secouant la tête d'un air triste, elle passa trois fois le côté de la main derrière son cou; je compris.

Ce que je pus saisir de l'histoire de cette pauvre femme fut qu'elle avait perdu de bonne heure tous ses parents et l'aisance dont elle jouissait autrefois, au milieu des désastres des révolutions. Isolée, réduite au dernier abandon, elle se vit obligée de s'unir, pour subsister, à un moreno, avec qui elle habitait cette pauvre demeure. L'orgueil de la caste avait sans doute rudement lutté dans son âme contre l'angoisse de la misère, avant qu'elle eût consenti à accepter une telle extrémité; mais la faim l'avait emporté!


Porte de Carthagène des Indes.

Il serait difficile d'exprimer ce que le langage sonore et cadencé de cette femme, dont exaltation croissait en parut, ainsi que son énergique pantomime, prêtaient d'éloquence au tableau des souffrances qu'elle décrivait; tout ce que je sais, c'est que jamais drame ne m'impressionna autant. Elle retraça les horreurs de la famine auxquelles la ville fut en proie durant le blocus qu'en firent les troupes royales; puis, lorsqu'elle en vint au siège par les insurgés, sous les ordres du Libertador, ce souvenir plus récent l'anima davantage encore: ses yeux étincelèrent, et elle se mit à imiter avec la voix, en indiquant leur direction, le sifflement des bombes et les clameurs du carnage.

Il n'y avait pas à se méprendre pourtant sur la cause de cette exaltation: l'horreur y prenait plus de place que l'enthousiasme patriotique. Ce n'est que parmi les nations fort avancées, que les grands noms de gloire et de liberté jouissent de tout leur prestige; chez les peuples nouveau-nés de l'Amérique du Sud, ces paroles menteuses ont trop souvent servi de prétexte à l'usurpation et au pillage pour qu'ils se trompent longtemps sur leur véritable sens.

Peu après le mari rentra suivi d'un bel épagneul: c'était un grand mulâtre sec et nerveux, à la figure impassible; il parut faire peu d'attention à moi, touchant à peine le bord de son chapeau du paille quand il passa, et il alla s'asseoir au fond de la chambre. Sa femme fut choquée de son manque de politesse, qui n'était sans doute que de l'apathie, et l'apostropha vivement avec un air de hauteur qui me prouva combien elle maintenait la distance que mettait, même entre époux, la différence de couleur et de caste. Le moreno, confus des reproches de sa femme, se leva gauchement, et, tirant son chapeau, me fit une humble révérence en m'appelant Excellence. La formule me parut peu républicaine. Mon hôtesse, dont l'orgueil soutint de nouveau de la servilité de son époux, lui ordonna brusquement de s'éloigner, et le pauvre diable, intérieurement charmé, nous quitta pour aller embrasser son enfant.


Carthagène des Indes.--Église et rue de San-Juan-de-Dios.

J'avais peine à m'imaginer que ce peut être si frais et si blanc dût l'existence à ce grand gaillard osseux et cuivré; mais la nature a d'étranges mystères, et d'ailleurs le travail et la misère défigurent d'une cruelle façon le type primitif départi à l'homme. Le moreno prit l'enfant dans ses bras, et, se renversant dans le hamac, se mit à le faire sauter et à jaser avec lui. L'enfant, réveillé, agita ses jambes et ses petites mains, éclata en rires joyeux, secouant les grelots de son jouet; deux chats, qui jusque-là avaient dormi tranquillement, roulés en pelotes sur la table, sautèrent dans le hamac et se mirent de la partie; l'épagneul, voyant cette gaieté, bondit en jappant à l'alentour; un perroquet sournois, qui n'avait pas encore ouvert le bec, imita les aboiements du chien, les cris de joie de l'enfant, entremêlant le tout d'ave Maria purissima du ton le plus grotesque; en un moment tout fut en rumeur dans le rancho. L'hôtesse contemplait de loin son enfant avec une ivresse d'amour maternel indicible; et moi, voyageur isolé, je souriais tristement de ce bonheur, en songeant au foyer et à ceux que j'avais laissés bien loin de moi.

L'heure de la retraite n'était pas éloignée; les coups de fusil, retentissant de plus en plus rapprochés, m'annoncèrent le retour des chasseurs. Je, pris congé des braves gens, et m'efforçai inutilement de leur faire accepter le salaire de leur hospitalité; ils refusèrent avec obstination, et je n'insistai point, de crainte de les blesser. Tandis que je passais devant la case déserte et du mur ruiné, je me rappelai l'histoire de l'Anglais assassiné par ses domestiques, et je demandai à mon hôtesse si la demeure de M. Woodby n'était pas voisine de la sienne.

Au nom de Woodby, elle redressa brusquement la tête, et ses traits expressifs peignirent l'effroi: «Aqui, me dit-elle, aqui esta?»

Elle me saisit le bras avec une vivacité nerveuse, et, m'entraînant vers une partie de la maison qui paraissait déserte elle poussa le volet d'un appartement fermé, et me fit signe de regarder à l'intérieur.

Ne comprenant rien à ses manières, je la crus d'abord un peu folle; je me penchai néanmoins avec quelque répugnance, et n'aperçus d'abord rien d'extraordinaire: c'était une grande chambre obscure, meublée très-simplement, où tout était couvert de poussière; elle semblait n'avoir pas été habitée depuis longtemps.

J'allais me retirer lorsque la petite femme m'arrêta, et, allongeant son bras maigre, me montra sur le parquet une large tache noire qui couvrait aussi une partie un mur blanchi à la chaux, comme si un liquide eût rejailli contre:

«Sangre, sangre,» me dit-elle à voix basse;--c'est du sang!

Cette chambre était en effet celle du malheureux Anglais; c'est là, sur le pas de cette porte, que fut frappé M. Woodby; il était fort sourd et n'avait pas été réveillé, à ce qu'il paraît, par les premiers cris de sa femme et de ses deux filles; en ouvrant sa porte, il trouva leurs corps étendus sur le seuil, meurtris à coups de coutelas. Les assassins, que n'avaient point arrêtés la faiblesse et la grâce des jeunes filles, brisèrent le crâne du malheureux Anglais à coups de bâton, et sa cervelle éclata contre la muraille.

Je reculai avec dégoût et m'enfuis précipitamment de ce lieu dont l'aspect faisait revivre à mes yeux le crime dans toute son horreur. Peu après, les chasseurs rejoignirent le canot, la plupart fort crottés. Suivant l'usage, leur fortune avait été diverse; le plus intrépide avait pénétré jusqu'à une forêt assez éloignée et rapportait un singe fauve qu'il avait abattu d'un coup de fusil. Le pauvre animal roulait les yeux d'une façon fort piteuse en poussant de petits grognements plaintifs; il trépassa dans le canot, moins de sa blessure, assura gravement le major, qui était le philosophe de la troupe, que de désespoir de se voir réduit en captivité. Trois jours après il figurait magnifiquement empaillé, sur l'étagère de son vainqueur.

Sur ces entrefaites, des bruits alarmants circulaient sourdement à bord: on disait que les forts étaient armés en secret, et l'on avait vu se diriger vers le Pastillo, batterie redoutable qui se projette en avant de Carthagène, au fond de la baie, de larges bateaux, soigneusement recouverts, qu'on présumait chargés de poudre et d'approvisionnements de guerre. Ces rumeurs mirent le feu aux jeunes têtes; on ne rêva plus que combats et bombardement. On prédisait à Carthagène le brillant fait d'armes réalisé plus tard à Ulloa, et, dans la soif d'action et de gloire qui embrasa tout le monde, on commença à craindre une issue pacifique autant qu'on l'avait désirée d'abord.

Chaque fois que je rentrais à bord de l'Atalante, la contagion belliqueuse me saisissait aussi, et la curiosité d'assister à un siège en règle me conduisait naturellement à vouer la pauvre Carthagène à la flamme et aux ruines, quelque périlleux que dût être un pareil jeu pour ceux qui l'entreprendraient. Puis, quand je retournais à terre, l'insouciance d'artiste me reprenait, j'oubliais que j'errais sur une terre ennemie et à demi sauvage; je poursuivais ma moisson de croquis sous l'œil soupçonneux des habitants. L'impunité m'enhardit. Depuis notre arrivée, le but de mon ambition était de visiter le sommet de la Poppa. Cette montagne, située proche de la côte, s'élève presque à pic, et c'est le seul point culminant du sol à une étendue considérable. Mais les obstacles étaient grands; les chemins, assurait-on, étaient si difficiles qu'on ne pouvait y monter qu'avec des mules. En outre, on avait transformé le couvent abandonné, qui surmonte la hauteur, en un poste d'observation dont on éloignait les curieux. Cependant les jours s'écoulaient, et enfin la tentation l'emportant, je résolus de risquer l'ascension; je l'accomplis en effet, mais par des moyens tout autres que ceux que j'avais prévus.

Arrivé au point du jour au débarcadère, devant la principale porte de la ville, |je tournai à droite au lieu d'entrer, et enfilai la grande rue du faubourg d'Imania, dont les maisons bariolées de joyeuses couleurs sont entremêlées de bouquets de palmiers. Je passai près du fort. San-Felipe de Barracas, m'efforçant de regarder sans rire les lourds soldats colombiens dans leur uniforme de toile blanche, composé d'une courte veste étriquée aux épaules, et d'un large pantalon flottant, ce qui leur donne la tournure d'un pain de sucre, auquel on aurait accroché un sabre et une giberne; posez au bout un énorme shako aussi doublé de blanc, branlant sur de longs cheveux luisants et plats, une face cuivrée et sans barbe, avec des pommettes saillantes et de petits yeux, une physionomie morne et impassible, et vous aurez le vrai type du soldat colombien. Ils cheminent lentement, la tête pendante sur la poitrine, ou restent étendus à l'ombre, immobiles comme des lézards, pendant des journées entières. Ces soldats de si mauvaise tournure sont pourtant des guerriers intrépides, doués d'une rare sobriété; les plus grandes privations ne leur arrachent pas une plainte, et ils meurent avec la même indifférence qu'ils ont vécu.

Les officiers ont un tout, autre air; ici la diversité de caste se fait sentir; le créole espagnol y domine, tandis que les morenos de la classe inférieure ont du sang nègre ou indien dans les veines. Pourtant, la malice française trouvait fort à s'égayer aux dépens de ces petits militaires à la taille menue, aux membres grêles, dont les épaules rétrécies disparaissent sous les torsades de leurs énormes épaulettes. Leur poitrine offre un pompeux étalage de médailles, de rubans, de décorations de toutes sortes. Ils affectent de porter l'uniforme de nos officiers républicains de 92, mais leurs pantalons collants perdus dans les bottes molles, les grands sabres traînants accompagnés de pistolets à la ceinture, ce visage basané à moitié englouti sous une longue moustache, où roulent de grosses prunelles noires sous d'épais sourcils, donnent à ces héros de Pieluncha et de Carbobo je ne sais quel air des brigands de Dacray-Duminil, tels que nous les retracent les curieuses vignettes de Victor ou l'Enfant de la forêt.

A la sortie du faubourg, une enceinte carrée située au bord de la mer attira mon attention. A peine entré, j'en ressortis aussitôt, chassé par un sentiment de répulsion; c'était le cimetière de Manga. Le sol y est partout jonché de débris humains, parmi lesquels courent des légions de crabes. Des crânes rompus, des tibias perçant leur linceul de sable, donnaient à ce lieu l'aspect d'un champ de bataille. L'incurie colombienne ne s'inquiète pas plus des morts que des vivants.

En cw moment, je me trouvais au milieu des mangles dont la nappe immense presse entre ses sinuosités verdoyantes la nappe d'azur des eaux de la baie. Une épaisse draperie de feuillage tombait, en ondulations pressées de la cime lointaine de la Poppa jusqu'au sable du rivage, et assouplissait les aspérités de la montagne, excepté du côté de l'orient, où une falaise perpendiculaire faisait resplendir ses flancs crayeux comme un miroir métallique. A travers ce tapis monotone de verdure serpentait un chemin sablonneux d'un jaune éblouissant, bordé de maisons en bois avec des appentis couverts en tuiles. Le soleil enflammait cette étendue, faisait rougeoyer les toits, pétiller les cailloux du chemin et rayonner la citadelle comme une pyramide d'argent.

La mer était lisse et brillante; sur un îlot trois pélicans, debout sur une patte, ressemblaient à des morceaux de bois; par moment, ils quittaient leur immobilité pour darder un rapide coup de bec à la surface de l'eau.

Sur la mer tout était mort, malgré ce soleil vivifiant; pas un souffle, pas un mouvement n'agitait, cette nature inanimée. C'est à peine si, de temps en temps, l'on entendait quelque moreno piquant sa mule chargée de paniers, pour lui faire traverser les flaques d'eau saumâtre qui coupaient la route, répétant d'une voix rauque le mot: Area! accompagné d'un juron énergique, ou bien le clapotement des ailes d'un gallinazo voletant autour de l'abattoir voisin, les maisons paraissaient désertes; seule, sur le perron de l'une d'elles, une jeune femme immobile, appuyée sur la balustrade, ses cheveux noirs, déroulés en longues mèches sur ses épaules demi-nues, ressemblait à une statue de bronze de la Mélancolie. On eût dit le modèle animé de ce type sublime buriné par Albert Durer.

La scène avait un caractère de grandeur sauvage et de tristesse si profondément marqué, que je ne pus résister à la tentation d'en emporter un souvenir. Je pris mes crayons et je fus bientôt si préoccupé de mon travail, que c'est à peine si j'aperçus l'évêque de Carthagène, cette autre grandeur déchue, passant devant moi dans sa voiture antique et dorée comme une châsse, que traînaient lentement deux mules caparaçonnées. Son Éminence reconnut sans doute dans l'humble artiste accroupi sous les raisiniers du rivage, un citoyen de ce pays indépendant et raisonneur qui, depuis plus d'un siècle, a si rudement mené la puissance temporelle de l'Église. Jaloux de faire l'essai de son influence sur l'un de ces esprits rebelles, le prélat, quand il passa devant moi, allongea ses doigts sacrés par la portière et me donna sa bénédiction. Je me hâtai de me lever et de me découvrir avec respect; le bon vieillard, satisfait de l'effet qu'il avait produit, me répondit par un salut gracieux et s'éloigna. Je me rassis aussitôt pour esquisser, sur le devant de mon dessin, le croquis de la massive voilure, qui devait dater au moins du Charles-Quint. En ce moment, un nouveau personnage en veste de jinga, qui m'épiait depuis quelque temps, s'avança, et, considérant mon travail, m'adressa quelques questions; il paraît que je n'y répondis pas d'une manière satisfaisante, car il exigea que je le suivisse auprès d'un autre individu qui m'aborda à son tour en se disant l'alcade du village de la Poppa. Celui-ci voulut visiter le contenu de mon portefeuille, mais déjà ennuyé de leurs questions, je m'y refusai, non par esprit du révolte, mais parce que je craignais avec raison que leurs grosses mains, d'une propreté assez équivoque, ne tâchassent mes croquis.

Ces deux hommes importants conférèrent entre eux et parurent assez embarrassés de ce qu'ils feraient de moi, chétif. Mon avis, à moi, était qu'on me laissât continuer mon chemin; mais le zèle patriotique de ces messieurs avait pris l'alarme, ils me regardaient comme un espion, ou tout au moins comme un ingénieur qui venait étudier les fortifications et en relever les positions. Une partie du fort San-Felipe, qui figurait sur le dessin, les confirma dans cette opinion. Une femme assez laide, l'épouse du seigneur alcade, se montra en ce moment et mît fin à leur indécision; elle m'interrogea d'un ton si peu civil que, malgré le respect chevaleresque que je professe pour la plus belle moitié du genre humain, je ne pus m'empêcher de l'envoyer promener. Là-dessus grande colère, et mes trois inquisiteurs résolurent, à l'unanimité, qu'un individu aussi intraitable devait être conduit devant le capitaine-général, gouverneur de Carthagène, qui déciderait de ma qualité et de mon sort.

Je vis que, pour le moment, il fallait renoncer à mon excursion; ne me souciant pas, si je faisais résistance, de traverser la ville au milieu d'un peloton de soldats, je suivis de bonne grâce le rébarbatif alcalde, qui se mit en marche, ayant soin de ne pas me perdre de vue.

Arrivés à la maison du gouverneur, nous ne tardâmes pas à être introduits Don Hilario Lopez était alors un homme d'environ trente-huit ans. Ancien aide de camp de Bolivar, il a figuré avec distinction dans les guerres de l'indépendance. Il est pâle et te taille moyenne; ses longues moustaches blondes, ses cheveux plats retombant en désordre de chaque côté, son uniforme à collet rabattu et galonné, sa physionomie calme et austère, lui donnent un grand air de ressemblance avec ces généraux de la Convention dont Hoche et Marceau présentent le type le plus élevé.

Le général m'accueillit avec politesse; heureusement il parlait le français à merveille, et, à la première inspection du portefeuille, il comprit de suite de quoi il s'agissait. II expliqua au soupçonneux alcalde que je n'étais rien moins qu'un espion et que mes intentions étaient parfaitement pures. Une fois rassuré, celui-ci passa de la défiance à l'étonnement, quand il reconnut, en feuilletant les croquis, plusieurs points de vue qui lui étaient familiers et jusqu'à sa propre maison. Le général exigea qu'il s'excusât de m'avoir dérangé, ce qu'il fit en me présentant la main avec la gaucherie d'un homme qui sent qu'il a commis une sottise. Je ne voulus pas perdre une aussi belle occasion de donner une haute idée de la générosité française, et je pardonnai avec la grandeur d'âme d'un homme qui se sait appuyé par une escadre et un contre-amiral.

Le général me fit l'honneur de me garder à déjeuner, et me traita avec une urbanité parfaite. Les convives se composaient de deux hommes à longues moustaches, raides et taciturnes; c'étaient deux officiers; puis de deux autres en habit noir, armés d'un nez pointu et d'une langue infatigable; c'étaient deux avocats. Peu habitué à l'abominable cuisine du pays, je m'efforçai de manger. Cependant j'avoue qu'au dessert le courage faillit m'abandonner, lorsque je vis les assistants émiettant des morceaux de fromage de Hollande dans leur chocolat. Ils savouraient cet étrange brouet comme un mets exquis; mon hôte m'engagea à l'imiter, m'assurant gravement, pour me décider, que Bolivar ne déjeunait pas autrement.

Après le repas, le général m'octroya une permission moyennant laquelle je pouvais dessiner en toute liberté. Avec cela, je pouvais emporter Carthagène dans ma poche, si bon me semblait. A mon tour, je sollicitai de la bonne grâce de mon hôte de me laisser prendre une esquisse de ses traits; il y consentit volontiers. Je me mis à l'œuvre, et les curieux renseignements, les idées justes et élevées dont sa conversation fut semée pendant la séance qu'il m'accorda, ont placé cette heure parmi mes souvenirs les plus attachants.

Instruit de mon désir de visiter la Poppa, le général me proposa d'achever la journée chez lui et de réserver la soirée à cette excursion pour laquelle il m'offrit gracieusement une de ses mules. J'acceptai en admirant les profonds décrets de la Providence, qui m'avait fait arrêter si à propos pour me procurer une mule et m'épargner un coup de soleil. Je m'en fus passer le temps de la sieste dans un appartement contenant une bibliothèque assez bien meublée et un hamac suspendu devant une fenêtre en fleurs. J'ouvris la Lusiade et je me jetai dans le hamac, où je m'endormis bientôt sous la double influence d'une chaleur de trente-deux degrés et de l'œuvre la plus soporifique que l'esprit humain ait délayée en vers.

Je fus réveillé en sursaut par un grand nègre vêtu de blanc qui m'annonça que le dîner était servi; je m'aperçus au choix de la société que le général avait poussé la galanterie jusqu'à se souvenir de mon âge, car j'avais pour voisine l'une des plus jolies personnes de la ville. Ses yeux noirs pétillaient de malice, et son teint avait la pureté et la transparence de l'ambre; mais cette fraîcheur de beauté est de peu de dorée sous l'équateur. La jeune fille avait à peine quinze ans quoique déjà tort développée; sa mère, qui en comptait trente-deux, était énorme; elle souffrait beaucoup de la chaleur et n'était occupée que du soin de contenir son indomptable embonpoint dans les murailles de baleines qui l'enfermaient. En outre, la belle nuance dorée du teint de la demoiselle avait passé chez la mère à un brun bistré des plus foncés. Pour se défendre d'une fascination dangereuse, on n'avait donc qu'à se dire que, selon toute apparence, la ravissante sylphide se transformerait avant peu d'années en une massive mulâtresse: c'était le papillon devenant chrysalide.

Le repas à peine fini, je rappelai au général Lopez sa promesse du matin. Aussitôt on amena dans la cour une mule fringante portant une riche selle, de larges étriers et des arçons très-élevés d'où, avec la meilleure volonté du monde, il était impossible de tomber. J'avais la tête pleine des mauvais tours que les mules espagnoles jouèrent à Sancho et à Gil Blas, en sorte que j'exprimai d'abord timidement ma préférence pour un cheval. Mais on m'affirma que je ne pouvais être plus en sûreté, par les sentiers rocailleux que j'avais à parcourir, qu'en me confiant aux jarrets solides, à l'instinct prudent de cette bête. Je me rendis à ces considérations et enfourchai résolument la rubia on la blonde, comme le général nommait sa monture favorite.

--Soyez sage, me dit don Hilario en souriant, quand il me vit en selle, n'allez pas effaroucher la garnison de la Poppa.

--Vous pouvez être tranquille, répondis-je, je ne croquerai pas le plus petit bastion...

--Ce n'est pas cela; sachez qu'il n'y a là-haut qu'un seul homme, le gardien des signaux. Tachez donc de vivre en paix avec lui. Allons, vaya V. con Dios!»

Je saluai le général, et la mule partit avec la vélocité de l'éclair.

Je ne tardai pas à m'apercevoir du crédit dont j'étais redevable à ma monture, et du haut degré d'importance que je lui empruntais. Les passants se rangeaient avec empressement, les soldats tournaient leurs shakos, et peu s'en fallut que le l'actionnaire ne portât les armes à la mule du gouverneur. Je passai triomphalement à travers le village de la Poppa, dont l'alcade, à ma grande satisfaction, se trouva sur la porte. Il me salua jusqu'à terre; mais son implacable moitié me tourna le dos. Je ne m'en lançai pas moins à toute bride à travers les mangles, jusqu'aux premiers rochers qui servent de degrés pour escalader la montagne. Alors la mule, qui n'avait cessé de m'emporter comme le cheval de Lénore ralentit sa course et commença de grimper la pente escarpée avec une délicatesse et une sûreté dont je fus émerveillé, car le chemin était un vrai casse-cou semé de fondrières, de cailloux roulants et d'arbustes épineux.

A mesure que je m'élevais, l'air devenait plus pur, et la solitude plus profonde. Délivré de l'atmosphère stagnante du rivage, qu'infectent les miasmes fétides des palétuviers, j'aspirais avec délices la brise vivifiante du soir, imprégnée des senteurs énergiques de lu végétation. Les mille bruits de la nature murmuraient autour de moi; d'élégants lataniers inclinaient doucement leur parasol sur l'escarpe de la route, comme pour me garantir des rayons obliques que lançait le soleil à l'horizon; d'épais acacias et des lilas au feuillage duveté frissonnaient au passage du vent sous leurs rameaux; des nopals gigantesques élançaient leurs bras épineux du sein des ondes de verdure qui recouvraient les aspérités de la montagne, et par moments je voyais filer brusquement entre les jambes de mon destrier, d'agiles couleuvres traversant le sentier, tandis que de grands iguanes de trois pieds de long se traînaient avec paresse sur les rochers, gonflaient leurs cous rayés et bâillaient stupidement en me regardant passer. L'air fourmillait d'une multitude de papillons jaune-citron, avec une tache de feu. De temps en temps leur troupe brillante était traversée par le vol saccadé d'une chauve-souris aux ailes velues et dentelées, dont l'énorme envergure me faisait tressaillir. Le bruit qui m'arrêta plusieurs fois avant que je pusse me l'expliquer, fut une espèce de beuglement sourd connue celui d'un bœuf éloigné: c'était le croassement d'une grenouille grosse comme le poing, et douée d'un appareil respiratoire d'une puissance extraordinaire. Tandis que je cheminais paisiblement, m'abandonnant à l'instinct de ma mule et admirant les merveilles de la nature tropicale, le chemin qui contourne la montagne me conduisit en face de la ville. Le soleil se couchait et illuminait Carthagène d'un reflet tellement vermeil, qu'elle m'apparut telle qu'un cratère enflammé. Les remparts l'enlaçaient comme un serpent de feu; mille éclairs jaillissaient des cimes des toits et des palmiers; un large voile de pourpre semblait s'être abaissé sur la mer. Cela ne dura qu'un instant, l'astre disparut, et aussitôt les clartés bleuâtres d'une nuit pailletée d'étoiles éteignirent dans le calme ce splendide embrasement.

Le sommet de la Poppa est entièrement couvert par un monastère dont les murailles ruinées attestent encore l'ancienne grandeur. Autrefois, un crucifix gigantesque dressé sur le bord à pic de la montagne qui fait face à la mer, proclamait au loin la suprématie du Christ et le pouvoir sans bornes de ses serviteurs. La guerre transforma le couvent en un poste militaire où des batteries destinées à bombarder ville et le fort San-Felipe furent établies. A la place de la croix on éleva un mât de signaux destiné à avertir la ville des navires en vue. C'est tout ce qui reste aujourd'hui, la batterie ayant été désarmée dès que Carthagène fut au pouvoir des insurgés. C'est sur la Poppa que Bolivar se retira durant la dernière année de sa carrière. Amèrement désabusé du rêve glorieux de sa vie, entouré d'ingrats qui méconnaissaient son âme et ses intentions, assiégé d'intrigants factieux qui poussaient l'élan imprimé par lui, pour le faire servir à leur cupidité et à leur ambition, l'illustre général, moins heureux la plupart des réformateurs, avait assisté lui-même au dépérissement de son œuvre. Cette noble utopie de la moitié d'un hémisphère régénérée par l'indépendance et groupée par l'ascendant du génie était malheureusement d'une réalisation impraticable. Il s'en aperçut trop tard: il fallait, sur un aussi vaste territoire semé d'obstacles naturels gigantesques qui entravent la centralisation, une autorité d'institutions impossible parmi des populations incultes et neuves à la liberté. Les jalousies d'État à État, le démembrement, les luttes partielles ne se firent pas attendre, et l'héroïque libérateur mourut en répétant avec désespoir cette parole prophétique: «Union! Union! ou l'anarchie vous dévorera.» En effet, on ne peut prévoir quand cesseront les oscillations perpétuelles du pouvoir dans cette portion du globe où l'édifice social semble aussi chancelant que le sol volcanisé qui le soutient.

Dégoûté de l'humanité, Bolivar s'était réfugié sur cette montagne, et s'y promenait en lisant Corneille, son auteur favori. Il retrouvait sans doute l'écho de son propre génie dans le génie rude du vieux poète, et l'exagération toute castillane de ses guerriers de dix pieds de haut, comme le disait Soudé, reliait par une héroïque sympathie, ces deux puissantes intelligences.

La porte du couvent était ouverte; il n'y avait ni garde ni portier; je me décidai à attacher ma mule à un arbre et à entrer sans façon. L'intérieur était désert; je n'avais pas rencontré une âme depuis mon départ des faubourgs. Sans m'en inquiéter autrement, je m'enfonçai sous la voûte d'un cloître triste et délabré; des croix noires, des inscriptions latines à demi effacées couvraient de loin en loin les murs nus, où la lune dessinait obliquement l'ombre irrégulière des arceaux écornés par le temps. Au bout de la galerie s'étendait une cour ceinte d'arcades et de pans de murailles ruinées, dont la brise soulevait par rafales la chevelure de lianes. Cette large enceinte, baignée d'une molle splendeur, était peuplée de sépultures. Tandis que je contemplais ce cimetière près duquel, il me sembla que ce tableau d'une solitude sauvage et imposante n'était pas nouveau pour moi: un souvenir confus, quoique récent, se réveilla dans mon esprit; enfin ma mémoire s'illumina, et je reconnus la magnifique décoration du troisième acte de Robert ressemblante à faire illusion. C'était venir chercher bien loin une réminiscence d'opéra; pourtant je voyais bien là à ma gauche le cloître ténébreux, les tombes éparses sous la lune blême; il n'y manquait rien, pas même le tombeau de sainte Rosalie, large pierre tumulaire située au milieu de l'enceinte, et près de laquelle un oranger, qui avait poussé entre les fentes du monument, simulait à merveille le hameau enchanté.

Sans attendre l'apparition des nonnes, je pris un escalier tournant qui me conduisit sur une terrasse, d'où l'on découvrait l'immense panorama de la ville, de le baie et des campagnes à plusieurs lieues à la ronde, déroulé sous mes pieds ainsi qu'une carte géographique. La rade brillait comme une nappe d'argent; j'y distinguai la silhouette noire des frégates immobiles à l'ancre, et du côté de la mer, en dehors, les deux corvettes, leurs flancs armés tournés contre la ville endormie, telles qu'une menace silencieuse.

Je m'assis au bord de la terrasse, au-dessus de la falaise coupée à pic, ayant d'un côté le cimetière et de l'autre Carthagène, deux sépultures en ruines. Je demeurai longtemps absorbé par la solennité mélancolique du tableau, et j'oubliai marche des heures. Des voix s'élevant confusément au-dessous de moi attirèrent mon attention. Tout à coup, à mon inexprimable surprise, une belle voix de basse-taille entonna la terrible évocation de Robert;

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre.

qui fit retentir les échos de manière à troubler réellement dans leur sommeil éternel les révérends pères couchés sous les dalles du monastère.

Ce chant, la coïncidence merveilleuse des idées, dans ce lieu, à une telle heure, bouleversèrent mon esprit au point que je me demandai un instant si je rêvais. Je me levai et j'aperçus dans la cour trois hommes, qu'à leur uniforme et à leurs casquettes de marins, je reconnus sur-le-champ pour des officiers de la division; tout s'expliqua.

En me voyant, un d'eux m'adressa la parole en un jargon moitié italien moitié français, pour me demander par où il fallait prendre pour monter à la terrasse, il ne se doutait guère qu'il parlait à un compatriote.

«Tournez à gauche, et vous trouverez l'escalier, répondis-je dans l'idiome national.

Ce fut le tour de ces messieurs d'être stupéfaits. La surprise générale se résuma enfin en un immense éclat de rire, auquel je me joignis de bon cœur. Les saints échos profanés en gémirent longtemps.

«Et ce monsieur est-il aussi des nôtres?» demanda l'un des visiteurs en montrant la partie la plus élevée du bâtiment.

Je me retournai et découvris une longue figure maigre, drapée d'un manteau, qui se penchait pour regarder, au bruit que nous faisions.

«Hola! camarade, reprit l'officier, êtes-vous le maître de ce logis?»

Il ne reçut aucune réponse, et l'homme disparut.

«Seconde méprise, messieurs, dis-je à mon tour; c'est à celui-ci qu'il fallait parler espagnol.

--Mais qu'est-ce donc que cette espèce de revenant? me demandèrent mes nouveaux compagnons aussitôt qu'ils m'eurent rejoint.

--C'est sans doute la garnison que vous avez dérangée; si vous permettez, nous lui rendrons une visite.»

ALEXANDRE DE JONNÈS.

(La fin à un prochain numéro.)



Réforme des Prisons.

SYSTÈME PENSYLVANIEN.


Bien qu'il n'y ait pas peut-être de question qui ait été plus longuement débattue que celle de la réforme des prisons et de l'adoption d'un système pénitentiaire propre à rendre meilleurs les criminels; bien que toutes les théories aient été produites, que tous les divers essais tentés en pays étranger aient été sérieusement examinés, le doute, l'incertitude sont encore au fond de beaucoup d'esprits. Les académies consacrent leurs séances, comme les journaux leurs colonnes, aux débats contradictoires des partisans des systèmes opposés. Certains publicistes regrettent même que cette question soit la première qu'on se pose, et voudraient, comme l'auteur de l'article que l'Illustration a inséré dans son numéro du 6 de ce mois (voir précédemment page 90), qu'on s'occupât avant tout de moraliser le pays et de prévenir le crime pour n'avoir pas, ou du moins pour avoir plus rarement à le punir; d'autres demandent que, si l'on veut aborder les réformes les plus immédiatement réalisables, on songe aux libérés, qui tombent aujourd'hui si facilement et si fatalement en récidive, avant de chercher à agir sur les détenus. Nous ne nous proposons point en ce moment d'aborder ces questions diverses; un projet de loi est présenté sur la réforme des prisons; le législateur est appelé à prononcer entre les différents systèmes de détention. Ce sont ces systèmes que nous voulons exposer, et que les règlements des principales maisons où ils sont appliqués, ainsi que les vues de ces établissements, nous mettront à même de bien faire comprendre.

Le système de détention cellulaire de jour et de nuit, dit système pensylvanien, est appliqué à Philadelphie dans toute sa rigueur, c'est-à-dire que pour chaque détenu l'isolement et le silence sont complets, et qu'isolé bien entendu de ses codétenus, avec lesquels on comprend qu'il ne puisse jamais communiquer, il l'est également presque aussi rigoureusement de toute autre communication. Cela est porté si loin que le détenu ne voit pas l'homme de service qui lui apporte ses repas, que pour éviter même qu'il soit distrait par le bruit des pas de ce servant, celui-ci est chaussé de lisières, et vient, sans être entendu, placer la nourriture du prisonnier sur un tour dont révolution seule avertit le malheureux qu'un être vivant est passé près de lui. On comprend qu'on ait dit qu'une cellule, dans ces conditions, n'était qu'un tombeau où l'on faisait descendre un être vivant. Le désespoir s'empare souvent des prisonniers, et bien qu'on se soit un peu relâché de ce que la règle avait de plus excessif, les cas d'aliénation mentale sont fréquents encore; les chances de la vie moyenne pour les blancs sont abrégées d'un tiers, par rapport à la vie de liberté, et les chances de mort sont triplées pour les hommes de couleur.

Si ces rigueurs causent d'aussi cruels résultats sur les caractères américains, on est été fondé à penser, ce nous semble, qu'avec le besoin d'expansion, qu'avec la sociabilité du caractère français, elles produiraient, importées chez nous sans d'énormes modifications, des ravages encore plus affreux. Il n'a pu être dans la pensée d'aucun cabinet ni dans celle des Chambres que l'épreuve en fût jamais tentée; et si elle l'a été cependant, on plutôt si des mesures atroces ont été prises au Mont-Saint-Michel, mesures sur lesquelles un des membres de la commission s'est renseigné par lui-même et qu'il sera en position dans la discussion de dénoncer à la tribune de la Chambre, on ne peut ni l'imputer au régime pensylvanien, que ses adversaires les plus déclarés n'accusent pas du moins de préméditer la mort de ses victimes, ni à l'administration supérieure, nous devons le croire, mais uniquement à des geôliers qui ont voulu devenir des bourreaux.

A la Roquette, maison construite à Paris pour les jeunes détenus, à Tours, à Bordeaux, on a donc, comme le projet de loi propose de le faire généralement, adopté déjà un système de séparation de jour et de nuit des détenus; mais ce n'est pas là, à proprement parler, l'emprisonnement solitaire. La règle de ces établissements est au contraire de multiplier chaque jour les communications qui peuvent encourager le prisonnier, relever son moral, exciter en lui le goût du travail qui lui est d'un si grand secours, qui lui offre une si consolante distraction. A la Roquette ces communications, d'après des mesures récentes, sont répétées huit fois par jour au moins; elles se reproduisent parfois beaucoup plus souvent. Le directeur, l'aumônier, l'instituteur, l'entrepreneur des travaux exécutés par les détenus, les préposes au service et les visites de l'extérieur autorisées par l'administration, viennent ôter à cette détention l'intimidation du confinement solitaire absolu et y substituent une action individuelle et morale qu'aucune force contraire ne combat.

La Roquette, dont nous donnons ici la vue extérieure, avait été construite pour l'application du système d'Auburn. L'isolement des détenus ne devait avoir lien que la nuit; tous devaient, durant le jour, travailler silencieusement dans des ateliers communs; aussi les cellules n'y ont-elles pas l'étendue que sembleraient exiger le séjour constant que le détenu y fait aujourd'hui et les travaux auxquels il s'y livre. Néanmoins l'état sanitaire y est très-satisfaisant, surtout depuis que des mesuras ont été adoptées pour rendre les promenades quotidiennes. Chaque détenu peut aujourd'hui respirer le grand air et se livrer il l'exercice pendant trente minutes dans des préaux pratiqués dans le chemin de ronde et dans d'autres parties de la maison. Au moyen de dispositions nouvelles et peu coûteuses, le temps de cette promenade solitaire pourra être prochainement doublé.

Mais si la sollicitude et les efforts de M. le préfet de police et de la commission de surveillance de la Roquette sont arrivés à approprier cette maison au système qui y est suivi aujourd'hui, il n'en est pas moins vrai que les plans de construction qui y ont été mis en œuvre avaient été dressés dans la vue d'une autre destination. Nous devons donc plutôt, pour donner une idée d'une maison de détention érigée pour l'application du système pensylvanien, emprunter notre description et nos dessins à la prison modèle de Pentonville que le gouvernement anglais a fait construire, il y a quatre ans, au nord de Londres, entre Pentonville et Holoway. C'est une grande école de discipline à laquelle sont envoyés pendant dix-huit mois, avant leur départ pour la terre de Van-Diémen, tous les hommes de dix-huit à trente-cinq ans condamnés pour un terme qui n'excède pas quinze années.


Plan de la prison de Pentonville.

        1, 2, 3, 4, 5. Préaux pour la promenade.
        6, 7, 8. Cours profondes.
        9. Ventilateurs.
        10. Chambres des surveillants dans la tour de rondes.
        a. Vestibule.
        b. Chambre du gouverneur.
        c. Chambre des magistrats.
        d. Greffe.
        e. Chambre du chirurgien.
        f. Chambre des surveillants.
        g. Salle des geôliers.
        h. Chambre de la....
        i. Chambre des lavabos.
        j. Chambre du chef des geôliers.
        k. Réfectoire des surveillants.
        l. Salle de l'inspection.
        m, n. Corridors des cellules.
        o. Loge de geôlier.
        p. Loge de surveillance.
        q. Entrée principale.

    
                Maison de la Roquette, à Paris.                         Maison de la Roquette, à Paris,
                        --Jeunes détenus.                                                 --Réclusionnaires.


    Prison de Pentonville.--Porte de Cellule.

Cette prison renferme aujourd'hui cinq cents prisonniers tous soumis à un régime actif.

Le silence absolu est la règle de la maison; aussi l'on n'y entend d'autre bruit que le pas des gardiens et le cliquetis de leurs clefs lorsqu'ils ouvrent ou ferment les portes des cellules. Sur une rotonde centrale, formant le noyau intérieur de la prison, s'ouvrent en éventail quatre arcades d'une hauteur égale à celle du bâtiment.

C'est sur ces arcades que donnent les cellules, qui occupent trois étages superposés. Des galeries auxquelles on arrive par de petits escaliers en spirale construits en fer et à jour, conduisent aux étages supérieurs. Les arcades sont désignées par les lettres A, B, C, D, et les étages par les numéros 1, 2, 3; les cellules sont également numérotées. Ces indications sont reproduites en drap rouge sur les vestes et pantalons gris des prisonniers, qui quittent leur nom pour n'être plus désignés que par leur numéro.--On maintient la séparation aussi bien que le silence. Les détenus travaillent, prennent leur repas et dorment dans leurs cellules. Cependant on les fait sortir par détachements pour prendre l'air dans les cours. Mais en traversant les corridors, chaque prisonnier doit se tenir à quatre mètres de distance de l'autre, ne communiquer avec lui ni par la voix ni par aucun signe, et chacun est bientôt enfermé dans un préau séparé. D'un bâtiment central, auquel tous ces préaux aboutissent, un seul gardien peut observer tous les promeneurs. Non-seulement les prisonniers ne peuvent communiquer entre eux, mais ils ne peuvent pas même se connaître. Tous portent des casquettes pourvues d'un morceau d'étoffe qui peut se rabattre sur la figure jusqu'à la bouche, et qui est percé de deux trous en face des veux, comme font les pénitents italiens. Le prisonnier abaissant ce morceau d'étoffe lorsque sa cellule s'ouvre à des visiteurs ou lorsqu'il en sort pour se rendre au préau, ses traits sont complètement cachés; il n'éprouve pas l'humiliation d'être exposé à la curiosité quelquefois indiscrète des étrangers, et il ne saurait être reconnu de ses compagnons d'infortune.


   Prison de Pentonville.--Intérieur de Cellule.

Toutes les cellules, dont nous donnons ici la porte, ont treize pieds de long sur sept de large et dix-sept de hauteur; elles sont toutes blanchies à la chaux et éclairées par une fenêtre élevée et grillée. Quand la porte s'ouvre, elle laisse voir dans le coin à droite en entrant une tablette sur laquelle on range pendant le jour le lit ou hamac roulé, qui se suspend la nuit à des crochets fixés dans le mur, et au-dessous de cette tablette un tiroir dans lequel on peut serrer différents objets; près de là est une table avec une Bible et quelque autres livres; au-dessus de la table se projette un bec de gaz, enveloppé d'un garde-vue, et qu'on allume le soir. Un peu plus loin se trouve une cuvette en métal, scellée dans le mur et surmontée d'un robinet qui s'ouvre à volonté; l'eau qui a servi s'échappe par le fond de la cuvette et est conduite par un tuyau dans un siège creux en pierre, recouvert d'une plaque de fonte à charnière. Vingt-cinq litres d'eau par jour sont mis à la disposition de chaque prisonnier, indépendamment de ce qui se consomme pour les bains administrés à des intervalles réguliers dans une partie de l'établissement appropriée à cet usage. Un calorifère établi au rez-de-chaussée distribue, dans toutes les parties de l'édifice, de l'air chaud qui pénètre dans les cellules par des trous pratiqués dans des plaques métalliques fixées dans le plancher, en même temps que l'air vicié s'échappe par d'autres ouvertures ménagées au-dessus de la porte et communiquant avec des fourneaux d'appel placés dans des parties éloignées du bâtiment.


Chapelle de la Prison de Pentonville.

A toute heure du jour ou de la nuit, le prisonnier peut appeler l'aide ou le secours d'un employé dans sa cellule. En touchant un ressort, il met en mouvement une sonnette placée dans l'arcade qui correspond à l'aile de bâtiment qu'il habite; en même temps une petite tablette, couchée contre le mur de cette arcade, se déploie et indique au gardien le numéro de la cellule où il est appelé. Dans la porte de chaque cellule est tout à la fois un judas fort étroit, recouvert de gaze d'une fermeture, par lequel on peut, sans être vu, observer tous les mouvements du prisonnier, et un guichet par lequel on lui fait passer sa nourriture.

«Dans les différentes cellules où j'entrai ou dont j'examinai l'intérieur par les ouvertures ménagées à cet effet dans portes, dit une personne qui a visité récemment cet établissement (1), les prisonniers étaient à l'ouvrage, les uns exerçant le métier cordonniers, d'autres celui de tailleurs, plusieurs celui forgerons et de menuisiers, quelques-uns celui de tisserand et de vanniers. Dans chaque cellule de forgeron était installée une forge avec son soufflet, ainsi qu'une enclume, le tout proportionné aux dimensions de la pièce; et nous observâmes avec intérêt l'entrain avec lequel les prisonniers battaient leur fer et se livraient leurs autres travaux, comme s'ils y eussent trouvé une diversion agréable à l'ennui de leur solide. Il est évident qu'un travail utile et régulier, qui occupe l'intelligence ainsi le corps, doit nécessairement exercer une puissante influence sur le physique et sur le moral: on peut même dire le c'est l'absence de cette action salutaire qui a amené la plupart des détenus dans leur position actuelle. Dans quelques cellules, je remarquai deux personnes, le prisonnier et un instructeur; et, à ce sujet, on ne saurait trop répéter que beaucoup de personnes ne se font pas une idée exacte de ce qui constitue le système de silence et de séparation auquel les prisonmers sont soumis dans la prison modèle. Indépendamment de l'humanité avec laquelle on a pourvu à leurs différents besoins, ils reçoivent dans leurs cellules la visite des personnes chargées de leur enseigner le métier qu'ils choisissent, du médecin, de l'aumônier et d'autres fonctionnaires de l'établissement. A certaines heures du jour, ils sont conduits à l'école par divisions; et à, sans pouvoir se voir les uns les autres, ils sont tous vus par l'instituteur et l'entendent lire mutuellement. Ils assistent aussi en masse aux exercices religieux. La chapelle, située dans la partie supérieure du bâtiment, est une vaste pièce, pourvue d'un orgue, d'une chaire, et des autres accessoires nécessaires; les bancs, qui s'élèvent par gradins, sont divisés en une série de petites niches fermées comme autant de loges dans lesquelles on entre par derrière, de sorte qu'aucun des assistants ne peut voir ni ses voisins, ni ceux qui sont devant ou derrière lui, tandis que le ministre a tout son auditoire sous les yeux.

Note 1: London Magazine et Revue Britannique, numéro de février 1844.

«Je montai sur le toit de cette chapelle, d'où j'eus un panorama complet de la prison, qui couvre, avec toutes ses cours et préaux, une surface de près de trois hectares, le tout entouré, à l'exception du corps-de-logis, qui forme la façade, d'une haute muraille dans les angles de laquelle sont ménagés les logements des employés qui doivent résider dans rétablissement.»


Intérieur de la prison de Pentonville.

L'installation des cuisines est bien entendue. Des crics enlèvent et font monter à tous les étages les plateaux chargés, qui circulent rapidement sur des chariots dans les différents corridors. Le régime y est sain et abondant. On peut faire l'objection, cela est bien vrai, dans presque tous ces établissements nouveaux, que les individus ainsi traités sont cependant des coupables subissant une peine, et que d'honnêtes ouvriers, de braves laboureurs, à la vie desquels la société n'a nul reproche à faire, sont bien loin de pouvoir vivre aussi convenablement, aussi largement, malgré la persévérance et la fatigue de leurs travaux. Il y a une juste mesure à observer pour les directeurs de maisons pénitentiaires. Mais il est bien explicable que, placés entre deux reproches contradictoires, qui sont souvent dirigés contre eux en même temps, celui de traiter trop bien les détenus, par le motif que nous venons d'exposer, et celui de les traiter trop mal, que leur adressent, quoi qu'ils fassent, certains philanthropes exaltés, ils préfèrent, quand il s'agit surtout d'aliments et de leur abondance, s'exposer à dépasser plutôt un peu une stricte mesure qu'à demeurer en deçà.

Une partie importante du mécanisme moral de la prison est la bibliothèque, fort bien montée. Indépendamment de livres de morale et de piété, elle en contient beaucoup qui ne sont qu'instructifs et amusants, et divers ouvrages périodiques que l'on prête aux détenus qui ont rempli certaines conditions du règlement; cette, mesure a produit jusqu'à présent les meilleurs résultats. On conçoit, en effet, que la société d'un livre qui intéresse doit adoucir les ennuis de la solitude, et donner aux pensées une nouvelle et meilleure direction.

Les commissaires, dans un rapport récemment soumis au Parlement, expriment leur haute satisfaction de l'état de la prison. «La conduite des détenus, disent-ils, a été très-convenable, et ils se montrent désireux de se conformer aux règles de la prison et de profiter des moyens d'amélioration morale et d'instruction qui leur sont offerts. Les effets de ces bonnes dispositions se manifestent déjà d'une manière frappante. L'état sanitaire est très-satisfaisant sous tous les rapports, et les détenus ont, en général, fait des progrès rapides dans les différents métiers qu'on leur enseigne.»

Ajoutons, avant de terminer, dût cet article sembler sans conclusion, dût notre lecteur demeurer dans le doute, que M. L. Faucher, dans un travail remarquable qu'il a publié dans la Revue des deux mondes du 1er février dernier, a cru devoir, s'appuyant sur le Times du 28 janvier, porter sur le résultats obtenus à Pentonville un jugement diamétralement opposé à celui de la commission de cet établissement, quant à la question sanitaire: «Il n'y a pas un an, dit-il, que Pentonville est habité, et déjà il a fallu transférer à Woolwich, dans le ponton qui sert d'hôpital, environ quarante condamnés réduits, par le régime solitaire, à un tel état de maigreur et de faiblesse, que bien peu de ces malheureux paraissent devoir recouvrer la santé. Le 24 janvier, une enquête ouverte à Woolwich, après le décès d'un condamné, a constaté qu'il était mort des effets de l'emprisonnement pensylvanien, malgré les soins qu'on lui avait prodigués, après sa sortie de Pentonville, pour le ramener à la vie. Cet homme, quoique dans la fleur de l'age, présentait l'aspect d'un véritable squelette, et son corps n'était plus qu'une masse entièrement desséchée. Outre ceux qui sont morts ou qui sont à la veille de mourir, on a transféré à l'hospice de Bethléem trois condamnés qui étaient devenus fous, l'un dès le mois de juin, l'autre dans le mois d'août, et le troisième avant la fin de décembre 1843. Il semble, d'après cela, que l'influence délétère que ce système exerce sur les facultés mentales soit aussi prompte qu'elle est terrible.»



Bulletin bibliographique.

L'Inde anglaise en 1843; par le comte Édouard de Warren, ancien officier au service de S. M. R. dans l'Inde (présidence de Madras). 2 vol. in-8. Dans, 1844 Imprimeurs-unis. 15 fr.

«En écrivant cet ouvrage, dit M. le comte Édouard de Warren, je me suis propose deux tâches qui ont donné naissance à deux parties tout à fait distinctes, quoique se prêtant une confirmation mutuelle. Dans la première, j'ai cherché à combler avec des matériaux peut-être rudement dégrossis, mais du moins consciencieusement recueillis, la lacune laissée par la mort dans l'admirable ouvrage de Jacquemont. Son journal et sa correspondance n'embrassent que les présidences du Bengale et de Bombay; celle de Madras lui échappé entièrement. Cette province est cependant bien loin de le céder aux deux autres en importance et en intérêt, pour la France surtout, qui y a joué un si grand rôle, qui y conserve encore tant de souvenirs de gloire et de malheur. Cette lacune, j'ai essayé d'abord de la remplir, mais entraîné bientôt par le sérieux et le positivisme de ma nature, j'ai cependant abandonné la partie descriptive pour aborder les questions politiques.»

L'Inde anglaise se divise en effet, comme son auteur nous l'apprend ainsi dès le début, en deux parties tout à fait distinctes. La première, plus longue que la seconde, ne lui ressemble en rien. C'est «un simple récit du coin du feu, que M. de Warren abandonne à toutes les critiques qu'on en voudra faire, tout en espérant cependant quelque indulgence; ce sont des pages détachées de son journal, écrites sans prétention, sous l'impression du moment, souvent à la hâte, sur le bord du chemin, sur le pavé de la vieille mosquée, sur le piédestal de l'idole dans la pagode, le soir d'une longue marche sur un lit de camp, ou après les agitations du combat.» Cette première partie, nous ne pouvons pas l'analyser, car elle renferme la vie de M. de Warren depuis 1830 jusqu'en 1843. Au moment où la révolution de juillet éclata, M. de Warren, fils d'un officier de la brigade irlandaise de Dillon, venait de se présenter vainement pour la seconde fois à l'École Polytechnique. Né à Madras, il était toujours l'enfant de l'Asie; il résolut de retourner dans l'Inde, où résidait d'ailleurs sa famille. Enfin, son ambition découvrait dans son pays natal toute une carrière à exploiter, où il n'avait été devancé par personne. Que connaissait-on en effet en 1830? que connaît-on même aujourd'hui de ces vastes contrées où la France a joué un si grand rôle? Avait-on fait le moindre effort depuis quarante ans pour s'enquérir de la politique de nos rivaux et du développement de leur puissance dans le plus vaste de leurs domaines? M. de Warren se proposa donc d'entreprendre un long pèlerinage: pour visiter les localités les moins connues de l'Inde anglaise, et de recueillir toutes les données nécessaires, afin d'en extraire plus tard l'analyse politique et l'histoire contemporaine de son gouvernement. Il partit donc, après avoir demandé à M. le comte Dupuys «un plan pour poursuivre avec méthode son idée, bien résolu à l'exécuter avec la ténacité et l'audace dont il se sentait capable.»

Nous ne pouvons malheureusement pas le suivre dans ses voyages. Qu'il nous suffise de dire qu'il habita et qu'il décrit tour à tour Madras, Pondichéry, Hyderabad, Ellorn, Bellary, Golconde, Vellore, etc. Nommé enseigne dans le 55e régiment de. S. M. B., il nous donne d'abord les détails les plus nouveaux et les plus complets sur la composition d'un régiment anglais, l'armée royale et l'armée de la compagnie, les systèmes de recrutement et d'avancement, etc. Enfin, il fit la campagne de Coorg; puis, après avoir raconté pourquoi et comment la compagnie ajouta à ses domaines les États de Coorg, il escorte le rajah prisonnier jusqu'à Bengalore. Cette expédition terminée, M. de Warren clôt subitement la première partie de son ouvrage. «J'ai cru, dit-il, pouvoir employer les premières pages de mon journal, celles où j'avais inscrit ces premières impressions du voyageur, toujours les plus vives et les plus fidèles, comme un cadre à tiroir dans lequel il était assez commode de faire passer successivement en revue les mœurs, les coutumes, les préjugés, la vie sociale des peuples dont je me préparais à expliquer la vie politique, dont j'allais interroger le passé et calculer l'avenir me semblait nécessaire, au moment d'initier pour la première fois mes compatriotes aux combinaisons de la publique de l'Inde, de les transporter d'abord quelque temps dans l'atmosphère locale, de les acclimater en quelque sorte; mais je ne dois point abuser de la patience du public. D'ailleurs, la marche de mon journal m'a conduit une ère nouvelle qui est précisément l'époque d'où il est nécessaire de reprendre l'étude de l'Inde anglaise contemporaine. Depuis quelques mois une révolution complète s'était opérée dans le système de l'administration de l'Inde. Un acte du Parlement d'août 1833, sanctionné par la couronne, avait transformé une société de marchands en un congrès de ministres, avait ôté de ses mains la balance du commerce pour y laisser celle du gouvernent et de la politique. Les questions qui allaient se présenter étaient trop vastes pour les pages fugitives d'un journal, pour les mêler aux petits accidents de la vie d'un homme. Il était temps de laisser la monotone histoire d'un jeune lieutenant tournant dans un cercle étroit d'oisives garnisons, pour suivre le développement et la marche d'un grand empire.»

Apprécier exactement la nature et le degré du pouvoir de la compagnie anglaise des Indes orientales, «telle était, telle est, dit M. de Warren, la grande question du moment, question palpitante d'actualité et d'avenir, que je me suis proposé pour thème.»

«Pour bien comprendre un mécanisme aussi compliqué, il faut, ajoute-t-il, l'examiner successivement dans ses rapports: 1º avec la métropole; 2º avec les peuples sur lesquels il agit.» Il se trouve ainsi naturellement amené à subdiviser pour plus de clarté la question principale en plusieurs questions élémentaires, dont il essaie de donner une solution. D'abord il se demande quelle est la constitution actuelle de l'empire britannique dans l'Inde, et si cette constitution paraît devoir être définitive. Puis il entre dans de longs et curieux détails sur le gouvernement local; l'organisation administrative, fiscale et judiciaire; le système de police, les revenus, comprenant l'impôt territorial, les tributs, les monopoles, les douanes, la moyenne générale des revenus; la moyenne générale des dépenses; la statistique financière. Les trois premiers chapitres ne traitent que du mode d'action du gouvernement actuel de l'Inde sur ses sujets immédiats ou directs. Son action politique sur ses sujets médiats ou les États alliés, vassaux et tributaires, forme le sujet de trois autres chapitres du plus haut intérêt.

On compte aujourd'hui deux cent vingt royaumes, principautés et fiefs principaux, dépendants ou tributaires de la Compagnie, sans y comprendre une infinité de petits princes ou chefs secondaires liés par des traités plus ou moins directs avec le gouvernement suprême de l'Inde anglaise. Ils composent une fédération dont ce gouvernement est le chef, et dont les conditions sont celles-ci: protection effective d'un côté, déférence et soumission formelle de l'autre; l'arbitrage du suzerain est accepté comme définitif dans toutes les questions qui peuvent s'élever entre les vassaux. Les États de quelque importance entretiennent à leurs frais des forces subsidiaires, ou des contingents commandés par des officiers européens. Les petites principautés sont simplement tenues de payer un tribut, ou, si elles sont trop pauvres pour offrir une redevance annuelle en échangé de la protection qui leur est accordée, elles s'engagent au moins, en cas de guerre, à se lever en masse à la première réquisition.

Les princes qui vivent aujourd'hui sous la protection ou sous la dépendance de la compagnie peuvent se diviser en quatre grandes classes:

1º Princes indépendants dans l'administration intérieure de leurs États, mais non dans le sens politique;

2º Princes dont les États sont gouvernés par un ministre choisi par le gouvernement anglais, et placés sous la protection immédiate du représentant ou agent de ce gouvernement, qui résidé à la cour du souverain nominal;

3º Princes dont les États sont gouvernés en leur nom par le résident anglais lui-même et les agents de son choix;

4º Princes dépossédés et pensionnés, mais conservant encore les prérogatives de la caste et du rang, traités avec la considération et les courtoisies indiquées par les usages du pays; inviolables dans leurs personnes et affranchis de la juridiction des cours, excepté en matière politique. Le gouvernement suprême se reserve pourtant le droit de les priver de leur liberté ou de suspendre leurs pensions quand des raisons d'État, fondées sur des intrigues dévoilées ou une malveillance suffisamment apparente, réclament l'adoption de ces mesures de rigueur.

Ou trouve dans les définitions diverses de ces quatre classes, la progression décroissante suivie par chaque chef d'État qui accepte la protection de l'Angleterre, le sacrifice de l'indépendance politique est suivi tôt ou tard de celui de l'indépendance administrative et personnelle. Tout en ne négligeant rien pour préparer ces différentes transitions, le gouvernement suprême agit toujours avec sa lenteur et sa circonspection accoutumées; il ne hâte leur succession ou leur consommation finale que quand il est certain d'y trouver son avantage, C'est généralement dans la seconde et la troisième classe que les États vassaux fournissent le plus abondamment à la cupidité du suzerain. Ce sont des mines d'or en exploitation. Le chef protégé est alors le bouc expiatoire sur lequel retombe toute la haine du peuple, dont la substance s'écoute réellement dans le trésor de la compagnie.

M. de Warren passe donc successivement en revue ces quatre classes, et il voit, dit-il, se développer devant lui un tableau qui rivalise avec les plus grandioses et les plus sublimes de l'histoire romaine, jamais la reine du monde ancien n'attela plus de peuples et de souverains à son char de triomphe.

A ce curieux tableau succède un chapitre intitulé statistique générale de l'Inde. Selon les calculs de M. de Warren, exacts dans certaines parties et approximatifs dans d'autres, le chiffre total des populations comprises entre les limites naturelles de l'Hindoustan, c'est-à-dire l'Indus, l'Hymalaya, l'Océan et les montagnes d'Arracan, serait approximativement et au maximum de 158 millions.

Malgré le peu d'énergie de ces 158 millions d'esclaves, et leurs vieilles haines politiques et religieuses, la stabilité de l'ordre de choses introduit par la domination anglaise doit être attribuée surtout à la présence d'une armée, dont l'organisation actuelle, parfaite à beaucoup d'égards, est le résultat d'une longue expérience et d'études approfondies sur le caractère des indigènes et les exigences du service. Dans son chapitre suivant, qui a pour titre: Système militaire, M. de Warren complète les renseignements qu'il avait déjà donnés durant le cours de ses mémoires, sur le nombre, l'organisation et la qualité de l'armée anglo-indienne.

Pour achever cette peinture de la société européenne dans l'Inde, M. de Warren consacre une partie du chapitre suivant au clergé et au commerce; puis il examine l'organisation de la société indienne, extrêmement multiple dans ses détails, mais présentant deux éléments principaux parfaitement distincts dans leur origine, leur essence et leurs composés, les éléments hindou et musulman, que deux religions différentes qui se repoussent sur tous les points séparent comme par on abîme.

Ces études préliminaires achevées, M. de Warren se demande quelle est la position de l'Inde sous le rapport de la prospérité matérielle et positive; si elle a ou non à regretter les gouvernements divers, alfghans et mogols, qui ont précédé celui des Anglais; si elle a l'espoir d'une amélioration quelconque dans l'avenir? Ces questions posées, M. de Warren réfute l'assertion singulièrement légère et hasardée de M. de Jancigny, que des peuples de l'Hindoustan jouissent aujourd'hui de plus d'indépendance relative, de repos, d'aisance et de bonheur qu'ils n'en avaient eu en partage pendant dix siècles.--«L'Angleterre, dit-il, a trouvé moyen d'épuiser tous les trésors de l'Inde sans en employer la moindre fraction au profit et au bonheur matériel des peuples qu'elle a conquis: comme le vampire fabuleux, elle aura bientôt tout absorbé, et il ne restera plus qu'un peuple de serfs jouissant d'une liberté nominale annulée par le besoin et n'ayant d'autre alternative que de travailler pour le profit exclusif de ses maîtres.»

L'Inde n'a donc, dans l'opinion de M. de Warren aucun espoir d'amélioration dans l'avenir; sa position doit nécessairement et fatalement empirer. Comme l'a dit Montgomery Martin, elle peut être comparée à celle d'un individu qui serait prive de nourriture et auquel on retirerait journellement du sang par des saignées. Que doit-il attendre? l'atrophie, les convulsions, la mort! «On nous dira, s'écrie M. de Warren, que le jour viendra peut-être où l'Angleterre sera plus juste et entendra mieux ses véritables intérêts. Non, parce qu'elle est sur une pente fatale; son industrie a pris un développement effrayant qu'elle ne peut plus arrêter, et, à mesure que ses débouchés s'engorgent, son égoïsme lui fait cherchera à étouffer, à dévorer toutes les industries rivales. Elle est vis-à-vis de l'Inde comme le vautour de Prométhée, avec cette différence que son appétit ne fera que s'accroître, et que les entrailles du Prométhée indien ne renaîtront plus.»

L'Angleterre a-t-elle du moins bien mérité des peuples de l'Inde pour leur amélioration morale, pour les progrès de l'intelligence, des lumières, du christianisme? A-t-elle répandu dans l'Hindoustan quelques-uns des avantagés de la civilisation moderne? A-t-elle fait le premier pas dans cette voie? «A ces questions, dit M. de Warren, c'est encore par la négative qu'il faudra répondre. Peut-être la tâche n'était-elle pas aisée; mais l'a-t-on franchement entreprise? A-t-on pensé à autre chose qu'à exploiter? S'il est un fait constaté et généralement reconnu, c'est que la civilisation, dans l'Inde, n'a pas fait un pas depuis les temps d'Alexandre jusqu'à nos jours. Le sabre prosélytique des musulmans et la douce lumière des doctrines du christianisme n'ont pu ni briser ni pénétrer l'édifice roide et escarpé des institutions hindoues: croyances religieuses, mœurs, usages, habillements, culture, tout est resté immuable comme les temples d'Ellora, taillés dans ses montagnes de granit.»

Passant alors rapidement sur l'état actuel des religions de l'Inde, M. de Warren s'adresse une quatrième question: «Sur quelles bases l'empire britannique indien est-il établi? N'a-t-il rien à craindre en fait de révolutions de l'intérieur? Est-il de nature à résister à une agression étrangère?» Ces questions lui semblent résolues par les chapitres précédents. La base le pouvoir anglais n'est pas dans l'amour des peuples, elle est dans la crainte. L'Angleterre n'a évidemment rien à redouter de ses sujets de l'Inde tant qu'ils seront livrés à eux-mêmes; mais les choses changeraient de face si elle était attaquée par une autre puissance européenne. Dans l'opinion de M. de Warren, du jour où une armée égale à celle dont elle pourra disposer au point de contact se présentera pour la combattre sur les rives de l'Indus, l'heure de sa destinée aura sonné. Au lieu de s'appuyer sur le pays, elle le sentira se dérober sous elle, et, entraînée par son propre poids, elle s'écroulera aux pieds de son ennemi, tout surpris lui-même de cette chute soudaine. A l'appui de cette allégation, que nous ne pouvons discuter ici. M. de Warren trace un plan de campagne à la Russie; il lui prédit la victoire, et il déclaré solennellement que le moment est venu où, si elle comprend sa destinée, elle marchera d'un pas ferme et sans plus hésiter vers le but que le ciel lui a marqué. «La France seule, dit-il, pourrait s'opposer à cette conquête, mais la France y consentira...» à certaines conditions qu'il nous est interdit d'énumérer ici.

M. de Warren termine ainsi sa conclusion: «Magnifique et glorieuse Angleterre, ma belle et bonne France, je vous ai adressé à l'une et à l'autre de dures vérités; je vous ai pourtant bien sincèrement aimées l'une et l'autre. Si mon cœur s'est momentanément refroidi pour ma bienfaitrice, c'est que j'ai ressenti au plus profond de mon âme l'atteinte portée à l'honneur de mon pays, son amitié, sa confiance outragée. Ce n'est pas pourtant dans une intention hostile à l'Angleterre que j'ai lancé cet écrit sur le flot orageux de l'opinion publique; j'ai voulu, au contraire, en lui dévoilant la vérité sur toutes les questions de l'Inde, en ne lui offrant que la vérité, mais toute la vérité, lui ouvrir les yeux sur l'étendue du danger qu'elle a bravé, qu'elle brave encore, dissiper le nuage que l'encens national élève sans cesse autour d'elle, et qui l'a si récemment égarée jusqu'aux bords de l'abîme. Je voudrais la forcer, en l'effrayant, à se jeter dans les bras de la France, et enchaîner désormais leurs destinées. Le ciel m'est témoin que tel a été mon seul but, le but d'un cœur reconnaissant, qui, après le bonheur de la France, ne desire rien tant que celui de sa noble rivale.»

Tel est ce livre, plein de faits nouveaux et curieux, d'observations profondes, d'idées plus ou moins contestables. Ce n'est pas un ouvrage sans défaut. Bien qu'on reconnaisse aisément qu'il a tout récemment déposé le sabre pour la plume, M. de Warren écrit souvent des pages remarquables, surtout pur la verve et l'esprit. Nous lui reprocherons, outre certaines fautes de style, un peu de désordre et des répétitions; peut-être aussi cite-t-il trop souvent Jacquemont et l'Oriental Acoual, toutefois ses qualités surpassent de beaucoup ses défauts. Il nous est difficile, on le conçoit, d'apprécier la valeur de tous les matériaux dont il s'est servi pour appuyer et corroborer ses opinions personnelles; mais, s'il s'est trompé, c'est involontairement. Après avoir lu son ouvrage, personne ne l'accusera ni d'exagération ni de mensonge. Le nom, la position et la loyauté de son auteur justifient donc, autant que la nature du sujet lui-même, le grand et légitimé succès que l'Inde anglaise a obtenu depuis sa publication. C'est un des livres de voyage et de politique les plus importants que ces dernières années aient vu paraître. Que M de Warren nous pardonne donc si nous venons un peu tard mêler nos faibles éloges aux félicitations unanimes que la presse et les revues françaises lui adressent depuis plus de deux mois.


Polyanthea archéologique, ou Curiosités, raretés, bizarreries et singularités de l'histoire religieuse, civile, industrielle, artistique et littéraire dans l'antiquité, le moyen âge et les temps modernes; recueillis sur les monuments de tout genre et de tout âge, et publiés par T. de Jolimont. Paris, l'auteur, rue Boucherat, 34.--Histoire des Oeufs; Oeufs de Pâques.--De l'usage de saluer ceux qui éternuent et de leur adresser des souhaits.--Bibliothèque de poche.

M. de Jolimont publie une suite de petits opuscules dont le titre ci-dessus indique le sujet. Les deux que nous annonçons particulièrement aujourd'hui, l'Histoire des Oeufs de Pâques, et De l'usage de saluer ceux qui éternuent, contiennent des recherches intéressantes et peu connues. Nous avons annoncé déjà, de la même collection, la Monologie du mois d'Avril,--jeux populaires du poisson d'avril. Les curieux peuvent satisfaire, par la lecture de ces opuscules, un besoin naturel de remonter à l'origine de ces usage» singuliers, devenus pour la plupart des contemporains une bizarrerie inexplicable dans l'histoire des mœurs. L'idée qui a inspiré les opuscules de M. de Jolimont n'est pas nouvelle, et il existe déjà des écrits sur toutes ces questions. Ce qui eût été plus nouveau, c'est de les réunir en les abrégeant et d'en former un corps. Nous savons que ce projet existe, et l'Illustration a déjà annoncé une Bibliothèque de poche en dix volumes in-18, dont le sommaire embrasse la totalité des recherches de M. de Jolimont et va bien au delà. Le prospectus de la Bibliothèque de poche se termine par la nomenclature suivante:

«Nous comprendrons en dix volumes du format de ce prospectus les Variétés curieuses que nous annonçons, classées sous les titres suivants:

        1º Curiosité  littéraires.
        2º    ---     biographiques.
        3º    ---     historiques.
        4º    ---     des origines et inventions curieuses.
        5º    ---     Traditions, légendes, usages. Fêtes, etc.
        6º    ---     militaires.
        7º    ---     des beaux-arts et de l'archéologie.
        8º    ---     proverbiales et étymologiques.
        9º    ---     des langues, des mœurs, des voyages, etc.
        10º   ---     anecdotiques.

Une société de gens de lettres et d'érudits a eu l'idée de mettre en commun, pour cette curieuse collection, le résultat de ses nombreuses lectures et le fruit de ses recherches laborieuses à travers des mémoires et des livres rares, qui ne sont guère connus aujourd'hui que des savants de professions.--Le premier volume est sous presse, et paraîtra dans quelques jours à la librairie Paulin.




Allégorie du Mois d'Avril.--Le Taureau.



Amusements des Sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE
CINQUANTE-HUITIÈME NUMÉRO

1. Ce problème admet plusieurs solutions très-simples et très-élégantes.

Soient d'abord placés les deux carrés A B, C D, ainsi que les représente la figure 1, de manière que les côtés de l'un soient exactement dans le prolongement des côtés de l'autre. Sur A C construisons le carré A C E F. Les trois carrés que nous considérons ainsi se coupent mutuellement en plusieurs parties, que nous numérotons 1, 2, 3, pour le carré C D; 4 et 5, pour le carré A B; 1, 6 et 7, pour le carré C F. Il est facile de voir qu'en découpant les deux premiers carrés suivant ces diverses parties, on formera le troisième, ou, en d'autres termes, que la somme des parties 1, 2, 3, 4 et 5, sera égale à la somme l, 4, 6 et 7. En effet, 1 et 4 sont des parties communes; 2 et 7 sont des triangles égaux; enfin, les surfaces 3 et 5 font une somme égalé à la surface numérotée 6. car 3 est égal au triangle K B F, qui, ajouté à 5, donne un triangle rectangle égal à A H F. Or, celui-ci est l'équivalent de 6, comme renfermant la partie commune F H I K et le triangle 4 égal au triangle F H G.

La figure 2 donne lieu à une décomposition plus simple encore. Les deux carrés A B, A C sont placés à côté l'un de l'autre. On prend D E, égal au côté du plus petit carré, et on achève le troisième carré C E B F. Le carré A B se trouve ainsi décompose en 1 et 2; le carré A C est 3, 4 et 5; et l'ensemble de ces cinq morceaux constitue le troisième carré C B, composé de 1, 5, 6 et 7; car d'abord 1 et 5 sont communs de part et d'autre; 2 et 3 font le triangle 7; 4 et 6 sont égaux.

Cette élégante décomposition a été donnée pour la première fois, à notre connaissance, dans un article fort curieux du Magasin pittoresque de 1843 (p. 103).

Ceux de nos lecteurs qui ont vu les premiers éléments de la géométrie, auront reconnu dans les figures précédentes, des démonstrations de la fameuse proposition du carré de l'hypothénuse, dont la découverte causa, dit-on, à Pythagore une joie si vive, qu'il offrit une hécatombe à Jupiter.

On voit, en effet dans la première figure que le carré A C E F est construit sur l'hypothénuse A C du triangle rectangle A C I, et que les carrés AB, CD sont construits sur les côtés A I, I C de l'angle droit de ce même triangle. Dans la seconde figure, B C est le carré fait sur l'hypothénuse CE; B A et A C sont les carrés faits sur les deux côtes de l'angle droit D E et D C.

Si la question que nous avons proposée d'abord était présentée sous une forme un peu différente, et qu'il s'agit uniquement de donner une démonstration de visu de la proposition de Pythagore, nous trouverions encore dans l'article cité du Magasin deux figures très-simples, auxquelles nous renvoyons le lecteur.

II. Soient d'abord deux miroirs seulement, que nous supposons représentés par leurs tranches AB, CD, lesquelles sont censées perpendiculaires au plan du tableau. Le point lumineux est en O, l'œil en S. Le trajet des rayons lumineux se déterminera ainsi:

Du point O on abaisse une perpendiculaire O F sur A B, et on la prolonge d'une quantité F E égale à elle-même; du point S une perpendiculaire S H sur D, et on la prolonge aussi d'une quantité H I égale à elle-même; enfin, on tire I E qui coupe A B en G et C D en K Le trajet du rayon lumineux sera O G K S.

Ou pourrait encore, du point E, abaisser E I perpendiculaire à C D, la prolonger de I M égalé à E I et tirer S M, puis K E. Ou trouverait alors le même trajet O G K S, et on verrait de plus que le trajet est égal au rayon S M.

Cette seconde manière d'opérer est plus générale que la première et s'applique à un nombre quelconque de miroirs. Car si ces miroirs, vus encore par leurs tranches A B, B C, C D, sont censées perpendiculaires au plan du tableau, le point lumineux étant en O et l'œil en S, ou opérera de la maniéré suivante: O I, I K, K L seront respectivement perpendiculaires aux droites A B, C B, C D ou à leurs prolongements, et divisées en deux parties égales aux points H, M, N; il ne restera plus qu'à tirer les lignes S I, G K, F I, O E, pour avoir le chemin O E F G S du rayon lumineux, qui va du point O à l'œil, après trois réflexions consécutives. On verra en même temps que le trajet total est égal à la ligne S L.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. De combien de manières peut-on former successivement 1, 2, 3, 4, et jusqu'à 10 décimètres avec des pièces de 25 c., de 50 c., de 1 fr., de 2 fr., de 5 fr., de 20 fr., et de 40 fr.?

II. On demande de déterminer, au jeu de billard, la direction, après le choc, d'une bille qui en a frappé une autre suivant une direction quelconque.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

L'impôt des patentes est la ruine des patentés.