The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 2509, 28 Mars 1891

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Title: L'Illustration, No. 2509, 28 Mars 1891

Author: Various

Release date: May 22, 2014 [eBook #45722]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2509, 28 MARS 1891 ***







L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 cent.

SAMEDI 28 MARS 1891
49e Année--Nº 2509


GRASSE.--Vue du Grand-Hôtel, habité par la reine d'Angleterre.


LE SÉJOUR EN FRANCE DE LA REINE D'ANGLETERRE.--Vue
générale de Grasse.-D'après des photographies de M. Giletta.



'éviterai les phrases attendues sur la semaine sainte. Je les éviterai d'autant plus qu'elle est passée et que nous voici à Pâques. Il faut pourtant bien noter que le printemps cette année s'est signalé par une froide grêle et que Paris s'est tout verdi de rameaux frais pendant que voltigeaient des flocons de neige.

Cette semaine, les théâtres ont donné leurs pièces d'arrière-saison, puis ont fait relâche. Mme Jane Hading joue Faustine à la Porte-Saint-Martin et on nous présente et représente la Vierge sur le Théâtre-d'Application. Plaisir sacré, paraît-il. On eût été fort mal venu, durant les jours saints, à aller écouter les petits couplets de miss Helyett, mais il a semblé décent d'aller entendre la Passion, cette Passion de M. Haraucourt qui, interprétée par Sarah Bernhardt l'an dernier, donna lieu à un beau tapage, s'il m'en souvient bien.

Est-ce que Paris aurait son petit coin d'Oberammergau là? Rien n'est plus curieux que ce goût du merveilleux et du mysticisme, cet amour du religieux dans l'art, qui s'empare des Parisiens. Le mystère de M. Bouchor, la Nativité, que l'on a vu tout cet hiver galerie Vivienne, est, en ce sens, un véritable symptôme. On est fin de siècle, mais on se tourne vers le moment unique où s'ouvrit l'ère des siècles nouveaux. Et c'est ainsi qu'on en revient aux œuvres d'art d'une poétique naïveté qui charmaient et qui consolaient les candeurs et les douleurs du moyen-âge.

Oui, nous en sommes aux mystères, aux spectacles sacrés, aux drames de la foi. La Passion rue Saint-Lazare, c'est un spectacle inattendu, et je ne suis pas certain que la simple annonce ou la constatation de ce fait ne fera pas se signer avec horreur quelqu'une de ces bonnes tantes dévotes que nous avons tous encore au fond de notre province. Rassurez-vous, tante Annette, les poètes ne touchent qu'avec respect à ces sources d'éternelle poésie, et les marionnettes de M. Signoret disant des vers de M. Bouchor par la bouche de M. Richepin ont ramené au bercail d'où vous n'êtes jamais sortie, ô tante Annette, plus d'un gouailleur irréductible et plus d'un boulevardier impénitent.

Et, pendant ces jours fériés qui donnent à nos collégiens l'illusion des grandes vacances, les Chambres sont parties, députés et sénateurs prennent un repos bien gagné.

Pourtant la politique ne chôme pas. Elle ne chôme jamais, la politique. Elle s'est affirmée à propos d'un banquet présidé par M. Jules Ferry à l'Elysée-Montmartre.

M. Jules Ferry rentre en scène décidément, et je remarque avec un étonnement facilement calmé que chaque fois que M. Ferry parle ou écrit, il arrive de mauvaises nouvelles du Tonkin.

--Vous savez, me disait il y a trois mois un ami, que Jules Ferry est élu sénateur?

--Je le sais et je vous parie qu'il va nous arriver de mauvaises nouvelles du Tonkin.

--Pourquoi donc?

--Parce que c'est ainsi. Dès que Ferry montre le bout de son nez, crac, il arrive du Tonkin un renseignement désagréable. Ah! le télégraphe n'aime pas Ferry!

--Voulez-vous dire, mon cher, qu'on songe à étouffer toute manifestation de M. Jules Ferry sous une dépêche alarmante?

--Je ne dis rien, je ne dis rien du tout. Je dis simplement que dès que Ferry parle--c'est extraordinaire--il arrive une mauvaise nouvelle du Tonkin!... Voilà!

Ce banquet de l'Elysée-Montmartre a donc eu lieu et M. Ferry a parlé. Les sergents de ville attendaient, du potage au dessert, prêts à faire respecter la liberté des dîneurs. Un banquet a, de la sorte, bien des aspects divers selon qu'on le déguste ou qu'on le protège. C'est comme une représentation à l'Opéra, qui doit paraître très différente à l'abonné qui l'écoute de son fauteuil ou au garde municipal à cheval qui y assiste du haut de sa monture, la botte dans l'étrier. Ah! les impressions du garde à cheval, attendant, le collet de son manteau relevé contre le vent froid! Il n'est pas un opéra, fût-ce un chef-d'œuvre, qui n'ait paru trop long à ce brave! Et dans les querelles d'écoles il ne voit que ça: que ce soit Lohengrin ou Faust, Gounod ou Wagner--il est en selle.

Demandez-lui, à ce cavalier dont le casque à crinière se dore sous la lumière électrique, demandez-lui quel est, à l'Opéra, le candidat de ses rêves.

--Celui, répondra-t-il, qui fera les représentations moins longues!

Les musiciens ont fait parler d'eux, non pas seulement par leurs cartels comme M. Massenet, mais par leurs élections officielles. On ne laisse pas longtemps les places vides à l'Académie des Beaux-Arts. Voilà le pauvre Delibes déjà remplacé. Son fauteuil de membre de l'Institut sera occupé par M. Guiraud. Un très aimable homme, M. Guiraud, et un homme de talent. Il a fait Piccolino, qui est une œuvre charmante; il a écrit le Kobald, il a composé des suites d'orchestre tout à fait remarquables, délicieuses vraiment, et bien françaises.

Le talent, c'est beaucoup. Ce devrait être tout pour l'Institut. Mais les qualités personnelles jouent toujours un rôle dans une élection, et c'est fort naturel. Or, Guiraud est non pas seulement un compositeur applaudi, c'est un camarade très aimé. Il est de ceux qui se donnent tout entiers à leurs amis. Il a passé des nuits à orchestrer les œuvres inachevées de musiciens disparus. Est-ce pour Bizet ou pour Offenbach qu'il l'a fait? Je ne m'en souviens plus. Il l'a fait, cela est certain, et sans demander aucune récompense.

Non, c'est un plaisir de se dévouer à la mémoire de ceux qu'on a aimés! Il le dit et il le pense. Distrait comme La Fontaine, il a la bonté du fablier. Il arrive à l'Institut jeune encore, et quand il a devant lui des années fécondes pour nous donner de belles œuvres nouvelles. A bientôt! Et comme nous serons heureux de l'applaudir!

Le comte Stanislas Rzewuski, l'auteur de Faustine, est un peu l'ami des autres, comme M. Guiraud. Ce grand seigneur polonais est une figure parisienne. Neveu de Balzac, le comte Rzewuski, auteur d'un Comte Wilold, joué chez Antoine, est un lecteur extraordinaire. Il lit toujours, il lit partout. Je l'ai vu, pendant un entr'acte de la revue des Variétés, tirer un volume de sa poche, le couper et le lire. C'était le Bonheur de vivre, de sir John Lubbock. Un spectateur qui lit Lubbock et qui lirait Schopenhauer entre deux chansons de Baron ou de Mlle Lender, c'est un original ou je ne m'y connais pas.

L'auteur de Faustine aime les cartes, comme il aime les livres, avec cette différence qu'il adore ceux-ci et qu'il méprise un peu celles-là. Il apporte, au cercle, un flegme admirable dans la partie, et il est beau joueur, car il sait perdre avec bonne grâce et gagner avec froideur. C'est un gentil homme et c'est un gentleman.

Il a remis à la scène cette Faustine que Louis Bouilhet avait jadis montrée à la Porte-Saint-Martin même, mais il en a fait la coquine qu'était cette créature séduisante, aux cheveux doucement ondulés. Je suis certain qu'il est allé au feu de la rampe comme il irait à la bataille, simplement, un sourire doux sur sa figure pensive et jeune. Bonne chance aussi à ce lettré aux séductions de Slave, trempées dans l'esprit parisien!

Figure parisienne, dirais-je. C'était une figure de ce genre que celle de M. Verdier, qui disparaît en même temps que M. Potel, de la maison Potel et Chabot. Verdier, de la Maison d'Or! Cela résonnait comme un titre et c'est une noblesse comme une autre, celle du travail, celle de l'argent. Notez que ces noms spéciaux, Potel ou Verdier, sont aussi connus du monde entier que ceux de nos romanciers ou de nos poètes. A la nouvelle de la mort de Verdier, combien de généraux autrichiens ou russes hocheront la tête au souvenir de leur jeunesse et se reverront jeunes, souriants, avec le grade de porte-enseigne, pensant à l'avenir et à autre chose encore dans quelque cabinet de la Maison d'Or!

--Ah! Verdier! La Maison d'Or! Toute notre jeunesse!

Potel était moins spécial: il expédiait les harnais de gueule, comme eût dit Rabelais, à domicile. Cet homme, qui meurt à quatre-vingt-deux ans, fut jusqu'à la fin le grand ordonnateur des banquets et des fêtes où l'on mange. Il n'y a pas de cérémonie publique ou privée à laquelle ne se trouve associé ce double nom, qui n'en fait qu'un: Potel et Chabot, comme s'il s'écrivait Potéléchabot. Le chef-d'œuvre de la maison devait être, du reste, ce gigantesque banquet des maires où toutes les municipalités de France représentées par leurs premiers magistrats avalèrent, en un soir, de quoi nourrir un département tout entier. La Fédération des estomacs!

Paris apprit, ce jour-là, que les maires avaient absorbé une quantité de nourritures diverses qui eussent fait reculer Gamache ou Gargantua. Plus d'un pauvre se dit même, après avoir lu le compte-rendu de ce repas monstre: «J'aurais volontiers dîné de quelques miettes du festin!» Mais les pauvres lisent-ils les journaux? Je ne le leur conseille pas. Même les feuilles les plus démocratiques seraient pour eux pleines de déceptions.

Voilà, par exemple, un journal populaire qui fait part à ses lecteurs du très récent calcul d'un statisticien. Ces statisticiens sont bien extraordinaires. Labiche en avait connu un qui avait compté le nombre de femmes veuves qui traversent le Pont-Neuf, en une année. Le statisticien du jour a calculé qu'un Parisien consomme en moyenne, dans son existence (ici, ouvrez les oreilles et aussi les yeux!), 9,000 kilos de pain, 5,000 kilos de viande, 900 douzaines d'œufs, 800 kilos de poisson, 10,000 kilos de légumes. En moyenne encore--oh! les moyennes!--le Parisien avale 3 chevreaux, 6 cailles, 6 grives, 6 lièvres, 9 dindes, 18 perdreaux,--je ne compte pas les pigeons, les oies, les canards, les alouettes--et 210 poules.

Voyez-vous le pauvre diable de souffreteux, lisant par hasard le calcul du statisticien? Une caille, du chevreau, des perdreaux, il n'en a jamais goûté, le malheureux, durant sa pénible vie. Il a souffert de la faim, comme il a souffert du froid, mais la statistique le console.

--En moyenne, un Parisien absorbe 9,000 kilos de pain. Tu fais partie de la moyenne, pauvre affamé que tu es! Ne te plains pas! D'autres avalent le surplus de la part qui te manque.

On tomberait bien vite, en y songeant, non pas dans le socialisme, qui évoque l'idée de la révolte, mais dans le tolstoïsme, qui implique l'idée de charité. Toujours est-il que si Potel et Verdier sont des noms populaires dans le monde qui fait la fête, combien ne savent même pas ce que c'est dans le monde qui fait le gros ouvrage de notre société.

Puisque j'en suis aux restaurants, il faut signaler la pétition des garçons de café à la chambre syndicale des restaurateurs et limonadiers. Les garçons réclament le port facultatif de la barbe. Ils trouvent que les astreindre à porter des favoris attente à la dignité du citoyen qui repousse avec horreur le joug du caprice et de l'arbitraire.

La moustache n'étant plus, disent-ils, le signe d'un caractère belliqueux, ils demandent à la porter.

Mais alors que deviendra l'axiome de ce voyageur plein d'expérience: «Les hôtels se divisent en deux sortes: ceux où l'on est servi par des garçons à favoris, ceux où l'on est servi par des garçons à moustaches. Fréquentez les premiers, fuyez les seconds.»

Les garçons feront peut-être mentir l'observation et l'on dira sans doute: Du côté de la barbe est la toute politesse. Mais le coupable est encore M. Jules Ferry qui a coupé ses légendaires favoris et laissé pousser ses moustaches...

Rastignac.



LETTRES D'ITALIE

LA MESSE DU PAPE

Il n'est pas d'usage à Rome de se lever de bonne heure, non plus que de se coucher tard.

La vie est longue et les affaires sont brèves, sous ce beau ciel chargé d'indolence. Aussi l'étranger à qui prendrait la fantaisie de se promener par la ville vers sept heures du matin ne rencontrerait-il dans les rues silencieuses que quelques voitures de maraîchers se dirigeant nonchalamment vers le marché du Campo di Fiore, devant le palais Farnèse, où loge superbement l'ambassade de France près le Quirinal. Bien amusantes, ces charrettes contadines, longues, plates et étroites, peintes en bleu vif, avec, accrochée de biais sur le brancard gauche, une hotte faite de cercles de tonneau recouverts de peaux de chèvre, doublée d'oripeaux qui seraient éclatants s'ils n'étaient moins crasseux. C'est le cabriolet où s'assied le conducteur dans son costume de modèle pour tableaux romantiques, veste et culotte de drap gros bleu, ceinture de laine rouge ou jaune, feutre pointu, foulard d'un vert à faire grincer les yeux, les jambes entortillées de bandes de toile blanche, par-dessus lesquelles s'entrecroisent les cothurnes de la sandale en peau de vache.

Puis, si c'est dimanche, l'étranger pourrait croiser des hommes cravatés de blanc, et sous le pardessus de qui se devine l'habit noir. A Paris, ce serait des gens qui vont se mettre au lit; mais à Rome pareille dissipation est invraisemblable. La capitale du monde n'eût-elle d'ailleurs pas les mœurs paisibles d'une sous-préfecture, on verrait à leur mine grave qu'il ne s'agit point là de fêtards attardés. Si les funérailles se faisaient à pareille heure, on croirait plutôt qu'ils se disposent à tenir les cordons de quelque poêle. Puis, dans cette voiture qui passe, la seule assurément déjà attelée à Rome, voilà des femmes coiffées d'une mantille de dentelles, ce qui leur donnerait assez l'air de sortir du bal, si l'ensemble de leur toilette n'était si uniformément noir. Ces fracs prématurés et ces mantilles insolites se rendent à la messe du pape.

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* *

Depuis que Rome est découronnée de la tiare apostolique, c'en est fini des fastueuses «fonctions» qui la remplissaient de splendeurs mystiques, et auxquelles le pontife suprême apportait la majesté de sa présence. Plus d'office pontifical dans la basilique vaticane les jours de Pâques et de Noël, avec de formidables fanfares de trombone sonnant du haut de la coupole la naissance du divin bambino. Plus de bénédiction urbi et orbi quatre fois l'an, du haut de la loggia de Saint-Pierre, de Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie-Majeure. Plus de procession du pape et du Sacré-Collège le jour de la Fête-Dieu; plus de prière du Saint-Père chaque vendredi de carême dans la «confession» du prince des apôtres. Plus de lavement des pieds du jeudi-saint par le vicaire de Jésus-Christ et Son Eminence le grand pénitencier, avec repas servi sous le portique de Saint-Pierre à douze vieillards pauvres. Plus de baptême solennel des juifs et païens convertis, au baptistère constantinien de Latran, le samedi-saint.

«Où peut-on voir le Pape?» interrogent anxieusement au débotté tous les Américains. Quand on leur répond: «Nulle part», ils sont consternés. Pour un peu ils demanderaient à Cook de leur rendre l'argent. Comme ils ne sauraient pourtant ignorer la réclusion volontaire du Saint-Père dans l'enceinte de son palais, ils s'imaginent, sans doute, qu'on a ménagé aux fenêtres des musées vaticans quelques vues sur son allée favorite, voire sur sa salle à manger, moyennant vingt sous au custode.

Il est fort difficile d'être admis auprès du Saint-Père. Cela s'explique assez par le nombre considérable des demandes dont sont assaillis le majordome de Sa Sainteté et son maître de la chambre. Si Mgr Macchi et Mgr délia Volpe ont la réputation de ne pas être toujours aimables, c'est en raison des innombrables refus auxquels les oblige leur devoir. La bonne grâce traditionnelle des prélats romains s'arrête où commence la nécessité pour Léon XIII de se défendre contre des envahissements qui n'ont pas toujours pour motif l'unique piété.

En outre des audiences particulières, tantôt chaque dimanche, tantôt tous les quinze jours, selon l'état de santé du Saint-Père et ses dispositions à la sociabilité, se distribuent les précieuses cartes d'admission à sa messe. Elles portent au bas l'indication du costume de rigueur, frac et toilette noire, avec la mantille pour les femmes. On sait en effet que celles-ci ne sont pas admises nu-tête au lieu saint, débris de l'ancien rituel hébraïque conservé par le christianisme, et, d'autre part, les fantaisies souvent étranges que la mode leur impose sous forme de couvre-chef risqueraient de frapper une note bien mondaine dans l'austère solennité de la cérémonie. Et puis, c'est la tradition, et, en matière d'étiquette pontificale, cette raison dispense d'en chercher aucune autre.

Tous les étrangers connaissent l'entrée du Vatican, le Portone di Bronzo, à l'extrémité du demi-cercle de droite de la colonnade du Bernin, ce colossal anneau de granit dont Saint-Pierre est le chaton. En passant devant le poste des gardes-suisses, dont le costume de lansquenet du XVIe siècle est une des curiosités de Rome, on déplore que le progrès des temps les ait armés d'un vulgaire fusil Winchester, en remplacement de la hallebarde d'antan, qu'ils ne portent plus que dans leurs factions aux portes des appartements intérieurs. Ils sont encore bien pittoresques, avec leur culotte bouffante de drap écarlate, recouverte de lanières tailladées alternativement noires et jaunes, le pourpoint pareil bordé d'un galon aux armes du pontife régnant, bas rayés de jaune et de noir et souliers plats, avec, en grande tenue de service, la cuirasse d'acier poli à épaulières et brassards, et le casque ombragé d'un ample panache blanc. Une fraise tuyautée et une rapière à fourreau de cuir fauve complètent cet uniforme attardé. Avec leur robuste carrure germanique, leur teint coloré, leurs longues moustaches rousses pendantes, ces pacifiques soldats de parade semblent échappés d'une compagnie de condottieres gibelins.

Sur une petite place triangulaire qui se trouve au pied de la haute et massive muraille contre-buttée de la chapelle Sixtine, entre l'enceinte des jardins pontificaux et le colossal bas-côté de Saint-Pierre, il y a un corps-de-garde suisse à la porte du Vatican par laquelle, au printemps dernier, Léon XIII a fait cette fameuse sortie qui n'en était pas une. En face, le long d'une rampe qui conduit à la Monnaie, un fantassin italien monte la garde au nom du roi Humbert. C'est l'irréconciliabilité des deux principes mis en présence à vingt pas l'un de l'autre.

Quand on se rend chez le pape, au lieu de suivre la longue galerie voûtée qui mène à l'escalier royal, on monte à droite par la Scala Pia à la cour Saint-Damase, entourée à la hauteur d'un bon dixième étage des galeries vitrées des loges de Raphaël. Ceux qui se représentaient le Vatican comme un imposant palais de style ne sont pas peu déconcertés par cet énorme assemblage incohérent de constructions jaunâtres, irrégulières par l'élévation comme par la forme, d'une ligne peu architecturale, et dont l'ensemble n'a d'autre apparence extérieure que celle de l'immensité. Lorsqu'on y a pénétré, on est ébloui par la magnificence intérieure de cet édifice, fait, en effet, de pièces et de morceaux rapportés, depuis le pape Symmaque jusqu'à Pie IX. Si vaste qu'il paraisse, le chiffre de onze mille auquel est évalué le nombre de salles qu'elle renferme doit être exagéré. Mais qui en a pu faire le compte? Le préfet même des sacrés palais apostoliques ne s'y reconnaîtrait pas.

Bien que les appartements privés du pape n'en occupent qu'une très petite partie, on s'y perdrait sans peine, si l'on n'était guidé par les gardes suisses, postés de distance en distance, ou par les gendarmes habillés à la française, en culotte de peau et bottes fortes, bonnet à poil en tête, un sabre formidable au côté, et des éperons longs comme ça, qui partagent avec eux la garde du vicaire de Jésus-Christ. Instinctivement, on baisse la voix au diapason d'église, en traversant cette interminable enfilade de salles et galeries désertes, froides et nues, aux hauts plafonds à caissons carrés ou décorés à fresque par Jules Romain et Daniel de Volterre, Vasari, les Zuccari et autres fabricants de peinture d'apparat. Le faible bruit des pas sur les dalles de marbre en trouble seul le silence mélancolique, en soulevant la légère poussière des lieux délaissés. On dirait d'un cadre fastueux dont serait absente la peinture qui l'animait.

Enfin, l'on parvient dans la salle des gardes nobles, où des camériers en culotte courte et simarre de damas rouge, bas de soie et jabot Louis XV, vous débarrassent de votre pardessus, puis vous introduisent silencieusement dans le sanctuaire. Ce n'est rien qui ressemble à une chapelle, mais un salon de médiocre dimension, tendu de lampas groseille d'un fort vilain ton, au milieu duquel une trentaine de chaises de soie sont rangées cinq par cinq dans le prolongement d'une ouverture déporté à deux battants. Au fond, dans la pénombre d'une petite pièce dont les fenêtres sont voilées de stores, les cierges allumés d'un autel. Ce mystère, ce silence, ce demi-jour, cet appareil rendu plus solennel par sa simplicité même, le noir dont sont drapées les femmes, quelques frocs de moines dans l'assistance, la marche discrète des monsignors en soutane violette qui passent comme des ombres, font songer vaguement à la célébration du saint sacrifice dans les catacombes des premiers chrétiens.

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Ce ne sont généralement pas des mécréants qui obtiennent l'honneur d'entendre la messe du pape. Mais s'en glissât-il un par aventure dans la chapelle privée, je ne crois pas que son endurcissement pût résister à un passage d'émotion quand paraît devant le premier rang des fidèles, brusquement prosternés à cette vue, une frêle silhouette en robe blanche, qui fait sur les têtes inclinées le geste de la bénédiction. Léon XIII a accompli sa quatre-vingtième année, et, en émaciant encore son corps d'ascète, l'âge lui a donné comme une transparence mystique et super terrestre qui sied mieux à son rôle sacré de pontife suprême que la rondeur bonne enfant de son prédécesseur. Elle sied surtout au premier Pape à qui soit échu la tiare découronnée de son fleuron de souverain; elle lui donne l'aspect d'un saint plutôt que l'allure d'un roi. C'est une image si banale qu'on ose à peine l'évoquer, celle du contraste matériel entre la personne de ce chétif vieillard et l'immense majesté de l'abstraction qu'il incarne, l'incommensurable grandeur du passé dont il est le 264e héritier. Mais dans certains cas il n'y a que la banalité qui serve, faute de pouvoir mieux dire que ce qui a été dit. Quant aux esprits forts qui jugent puérile cette double tendance de l'imagination à concrétiser l'idée abstraite en même temps qu'on idéalise l'être concret, je leur répondrai que c'est tant pis pour eux s'ils ne sont pas restés l'enfant qui vit d'images, car ils sont privés des plus vives jouissances, qui sont les jouissances sensationnelles.

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Léon XIII dit longuement sa messe, avec des mouvements lents de vieillard, la voix douce et très faible s'entrecoupant de défaillances, la taille voûtée sous le poids des ans écrasée encore par la lourde magnificence de riches ornements sacerdotaux. Son aspect profondément vénérable est accentué par la vigoureuse maturité de trois prélats domestiques qui l'assistent à l'autel, avec leur visage à reflets bleus, aux robustes méplats de médaille romaine, et leur abondante chevelure frisée débordant la tonsure. Mais cette vieillesse n'est pas de la décrépitude. On s'en aperçoit quand, l'office terminé, après une seconde messe dite par un chapelain de la famille pontificale et que le Saint-Père écoute avec autant de ferveur qu'il en a mis à dire la sienne, commence le défilé des présentations.

Lorsque le pape en a décidé ainsi, il prend place dans un fauteuil au pied de l'autel et chacun des assistants à son tour, nommé par un maître des cérémonies qui auparavant l'a discrètement interrogé sur les particularités de nature à intéresser Sa Sainteté, a l'honneur de s'entretenir quelques instants avec elle. On voit alors que la vivacité d'esprit de Léon XIII, son affabilité italienne, sa paternelle bonté de pontife, n'ont nullement souffert des atteintes de l'âge. Prenant vos mains dans les siennes, blanches, fines et souples comme celles d'une femme, il vous parle en un français impeccable--c'est la langue qu'il emploie avec tous les étrangers--et si ces cérémonies lui causent quelque fatigue et quelque ennui, personne ne s'en peut douter, tant il y apporte de bonne grâce d'homme du monde, élargie et exaltée par la majesté religieuse et souveraine du vicaire de Jésus-Christ. Un neveu de Léon XIII, le comte Pecci, élevé par lui et admis dans son intimité journalière, dit que jamais il ne l'a vu rire. Mais cette gravité méditative et mélancolique n'est pas de l'humeur morose. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à observer ce que contient d'aimable la finesse de son sourire.

L'impression de grandeur qui s'exhale de la bénédiction avec laquelle le Pape vous congédie frappe les âmes jusqu'à accabler celles qu'anime la ferveur des simples. J'ai vu une jeune femme espagnole fondre en larmes aux pieds du Saint-Père, suffoquée par l'émotion au point de ne pas pouvoir se relever après avoir baisé son anneau de pasteur des peuples et la croix d'or brodée sur sa mule de velours rouge. L'extrême douceur et l'aimable bonté avec laquelle il s'efforçait de la calmer ont eu peine à avoir raison de son trouble éperdu. Ce vif et touchant hommage rendu à la splendeur de la foi aurait désarmé les plus sceptiques. En sortant de la messe du Pape, on est tout au triomphe de l'idée sur la matière, et cette pensée consolante n'est chassée de l'esprit par aucun des détails temporels de la fin, ni les rinfreschi servis dans une salle voisine aux privilégiés familiers du Vatican--les glaces et granits de rigueur en Italie, même quand il y fait froid--ni la pièce blanche à l'effigie de l'usurpateur, discrètement glissée au départ dans la main des imposants camériers en damas écarlate. A n'y regarder qu'au point de vue abstrait, qui plus qu'on ne le croit gouverne encore le monde, elles sont toujours vraies, les paroles superbes inscrites à la voûte de la Scala Regia: Ambulabunt gentes in lumine tuo, et reges in splendore.

Marie Anne de Bovet.




CATASTROPHE DU STEAMER ANGLAIS «L'UTOPIA» DEVANT GIBRALTAR.--Sauvetage des naufragés par le cuirassé «Anson».



THÉÂTRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--«L'Impératrice Faustine», drame historique en cinq actes, du comte Stanislas Rzewuski. Le centurion Aper livré par Marc-Aurèle aux fureurs de la populace, en présence de l'impératrice Faustine (4e acte).



QUESTIONNAIRE.

Nº 12. Athènes et Paris.

Si un Sage de la Grèce revenait au milieu d'une société de Paris, que ferait-il, que dirait-il?

(16 novembre 1889.)

RÉPONSES

On trouverait l'étoffe d'un ouvrage humoristique. Lettres athéniennes, imité des Lettres persanes, dans les Réponses de cette question ajournée. Le cadre du Questionnaire ne comportant pas de développement, nous avons adopté celui d'un Interwiew du Sage de la Grèce par un Reporter de Paris, qui permettra de résumer les communications de nos Correspondants, dont nous groupons les noms en tête de ce dialogue:

Adolphe Flachs. -- André M.-- Aspasie du Moulin rouge. -- Athénienne du Quartier latin. -- Briséis. -- Docteur B. -- E. G. -- Giocanna. -- Hirondelle du Temple de Diane. -- Lady Love. -- Léonie d'As. -- Mlle Phryné. -- Mimi. -- Miss Tenflûte. -- Parisienne de la rue d'Athènes. -- Pierrette. -- Platonicienne. -- Roméo et Juliette. -- Tête folle. -- Véra. -- Xantippe.

PERSONNAGES.--Pantophile, Sage de la Grèce.--Un Reporter.

La scène se passe sur la terrasse d'un café, après déjeuner.

Le Reporter prend des notes en causant:

Pantophile.--En deux heures, au moyen de la langue universelle, le geste et l'or, ma vie était organisée dans un Terminus; comme le soldat et le colimaçon, le philosophe porte tout avec lui, et je me suis mêlé à votre peuple d'écureuils.

Le Reporter.--C'est noté, marchons comme ça.

--Nous avions de ces entretiens et de ces dialogues avec Platon, dans les Jardins d'Académus, et avec Aristote sous les Galeries du Portique.

--Ainsi, depuis les trois mille ans qui ont passé sur la cendre d'Homère, vous n'avez rien trouvé de nouveau, aucune différence entre Athènes et Paris?

--Dans le fond, non; dans la forme, si. Aristophane dirait que le monde est un théâtre où on joue toujours la même pièce avec les mêmes comédiens, dont on modifie les décors, le costume et le langage. Les hommes sont partout les mêmes, Athéniens je les ai laissés, Parisiens je les retrouve; j'étais un Parisien d'Athènes, il n'y a rien de changé, il n'y a qu'un Athénien de Paris de plus.

--Quelle est la chose qui vous a le plus étonné à Paris?

--C'est d'abord de m'y voir, ensuite que personne ne m'ait encore dit: «Monsieur est un Sage de la Grèce, comment peut-on être du Siècle de Périclès?» Ou bien encore qu'une demoiselle classique ne se soit pas écriée:

Un Grec, ô ciel! ma sœur, un Grec, un Sage grec!

Je l'aurais embrassée. Cependant on m'a montré ma photographie instantanée, où j'ai l'air de la Statue du Commandeur invité à souper avec des cocottes, buvant du vin de Champagne et fumant un cigare.

--Ah! ah! très bien. Et les petites femmes?

--Elles sont plus habillées ou plus déshabillées que les Athéniennes, et, bien qu'elles n'aient pas le nez grec, elles n'en sont que plus jolies. Mais vous avez inventé l'amour artificiel, l'Hypocrisie a des temples; la Beauté, qui est une religion, n'est qu'une enseigne, et il n'y a plus que vos hétaïres qui aient conservé les traditions des nôtres: «Tu veux des diamants, des festins, des esclaves, cela s'achète; tu demandes du plaisir, cela se paie. Tu n'as plus d'or? Va-t'en, et apprends à te passer de ce qui ne se donne pas».

--Quoi encore?

--Paris est la ville la plus inconnue des Parisiens, comme la France le pays le plus inconnu des Français, et la République le gouvernement le plus inconnu des républicains.

--Un grand peuple ne se gouverne pas comme un petit.

--Vous appelez la Grèce un petit peuple; sur quoi repose donc la grandeur? Mesurez-vous un livre à son épaisseur, un tableau à l'ampleur de la toile, une statue à sa hauteur, un monument à sa masse, un peuple à l'étendue de son territoire et au nombre de ses habitants? Quelle place tenez-vous sur cette boule, dont les trois-quarts sont couverts d'eau salée et l'autre quart couvert de boue? Votre population est inférieure à celle de presque tous les autres peuples; l'Europe entière danserait la Pyrrhique sur l'herbe de la Prairie américaine; vos fleuves sont des ruisseaux, vos lacs des mares, vos Montagnes des taupinières, excepté le Mont-Blanc, que vous finirez par consommer en carafes frappées. Connaissez-vous la Grèce?

--Je suis bachelier.

--Mon compliment. Un géographe démontrerait, le compas à la main, que la superficie de l'Attique n'est pas égale à la moitié du plus petit de vos départements français, et d'après les chiffres de la statistique, que le nombre de ses habitants est inférieur à celui d'un chef-lieu de province. C'est là qu'une phalange de citoyens libres, marchant au soleil, drapés dans un lambeau d'étoffe, a laissé sa trace éternelle et dominé l'univers qui relève encore de lui.

L'activité de cette légion d'hommes a couvert de villes, comme votre Marseille, les rivages de la Méditerranée, elle a dispersé des flottes de cent mille vaisseaux, chassé des armées de trois millions d'hommes. Elle a inventé les méthodes de toutes les sciences, les formules de la philosophie, les principes de la politique, les règles de l'éloquence, du barreau et de la tribune. La Grèce régnait sur le monde par son génie et ses artistes, par les armes et le commerce.

Et voilà ce que vous appelez un Petit peuple? C'est votre maître, vous lui devez tout, et vous ne savez même pas l'imiter.

Nous avions une aristocratie élective d'hommes supérieurs: Périclès aux affaires, Thémistocle à la guerre, Alcibiade aux vaisseaux, Platon et Socrate à la philosophie, Eschyle, Euripide et Aristophane au théâtre, Démosthène à la tribune, Phidias et Praxitèle au marbre, Apelles aux couleurs, Lysicrate à la musique. Vous n'avez qu'une démocratie ombrageuse et jalouse, qui abat et repousse tout ce qui n'est pas médiocre comme elle. Votre Panthéon est peuplé de martyrs: Aux grands hommes la Patrie reconnaissante, quand ils sont morts de faim, de dégoût et de désespoir.

Vous ne savez pas ce que c'est que la liberté; vous étouffez la jeunesse, corps, intelligence et âme; vous êtes façonnés à la tutelle comme des oiseaux qui sont nés dans une cage; vous vivez prisonniers, dans un perpétuel esclavage, de l'école à la caserne, et de la caserne dans un compartiment numéroté.

--Mais nous avons aussi des Lettres, des Arts et des Sciences, une Religion et une Philosophie, un Code, une Flotte, une Armée.

--Il faut être juste; l'art est une langue universelle que la Grèce a créée sans autre règle que le sens du Beau, qui met l'homme en communication directe avec la nature; c'était sa religion; vous en avez fait le culte du Joli, qui est une agréable expression du Laid. Quoi! vous appelez le grec une langue morte? c'est la vôtre, qui, à travers le latin, n'en est qu'une corruption grossière, après lui avoir emprunté son alphabet, et si je parlais grec à un helléniste, il traduirait les mots, sans en comprendre le sens. Nos poèmes, tragédies, comédies, histoires, discours, n'ont pas été surpassés. Vous n'avez pas un poème épique comme l'Iliade. Je suis étonné que vous n'ayez pas même une littérature vraiment française. A l'Odéon, on se croirait dans un théâtre anglais. Qui vous délivrera des Grecs et des Romains? La Comédie-Française est le temple de Racine et de Corneille, où on dit la messe le mardi pour les sourds, et les autres jours pour ceux qui ont les oreilles de Midas. Si encore vous aviez des imitateurs d'Aristophane; mais Molière ne pouvait mettre en scène un Courtisan.

--Allez toujours.

--L'oreille fut le seul guide des musiciens pour trouver les sept notes de la gamme, pour inventer la lyre, la flûte, la trompette et d'autres instruments. Trois mille ans plus tard, vous avez découvert qu'un son est formé de trente-deux vibrations, et que le goût des Grecs était d'accord avec les lois de la physique. Vous ne connaissez que cinq fragments de leur musique; je n'en connais pas plus de la vôtre, puisque l'Opéra ne joue guère que de la musique allemande et italienne, ou des imitations. Par exemple, la décoration est merveilleuse, magique, et les ballets m'ont enchanté; c'est dommage que les danseuses ne soient pas de marbre, je veux dire le marbre rose du Péloponnèse. Quant à vos cirques, ce sont des parodies des Jeux olympiques.

--Je ne comparerai pas nos sculpteurs et nos architectes aux artistes grecs, mais nous avons des Écoles de peinture.

--Les peintres grecs se contentaient de trois couleurs, quatre au plus; mais leur dessin était pur, et ils avaient le talent des vôtres sans avoir leurs ressources. Le génie a toujours été rare, bien qu'il ne soit qu'un peu de phosphore dans une boîte qui n'est pas même en ivoire. Le mécanisme des arts s'est perfectionné par des procédés qui en font une industrie. Vous élevez, sur vos places publiques, une population morose de bronze et de marbre qui fait ressembler vos grands hommes à des ramoneurs ou à des pierrots. Ce sont des caricatures, affublées de la défroque moderne, qu'il faudrait compléter en les coiffant d'un chapeau haute-forme.

--Et l'architecture, la voilà: la Tour Eiffel!

--L'architecture moderne a atteint les dernières limites de la laideur. Vous ne savez même pas copier; si la Bourse est un monument grec, c'est en dedans. La Madeleine ne vaut pas mieux. C'est une erreur de croire que notre architecture est géométrique: la frise du Parthénon n'est pas une ligne droite, c'est une courbe; l'espace entre les colonnes est inégal, rectifié par la perspective de la lumière du ciel et de l'ombre des façades. Les Romains étaient des maçons au cordeau. Les barbares, eux, se contentaient de détruire les chefs-d'œuvre, ils ne les déshonoraient pas.

--Enfin, les Sciences sont modernes.

--La Grèce a inventé toutes les méthodes, mathématiques, géométrie, mécanique, astronomie, médecine, législation, stratégie, même le jeu d'Échecs. Les sciences ne sont que les étiquettes pompeuses de l'ignorance humaine, et il suffit d'un insecte pour humilier toutes les académies. Le monde est une horloge dont nous regardons marcher les aiguilles sans en comprendre le mécanisme. Là, il y a des conquêtes acquises: la locomotive, le bateau à vapeur et le ballon, le télégraphe et le téléphone, la poudre et l'imprimerie. Je sais bien qu'un cheval rapide ne court pas longtemps, que la voile va moins vite que le vent, que les signaux aériens et les phares n'ont pas une longue portée, que les armes blanches sont primitives et les tablettes fragiles; mais cela a suffi à la Grèce, et les seuls monuments indestructibles sont bâtis sur du papier. Les Romains nous ont emprunté les lois que vous avez adoptées. Vous avez remplacé la ciguë par la décapitation, ce qui est moins décent. Nous avions quatre mille dieux, et vous n'en avez plus, une philosophie lumineuse que vos systèmes ont obscurcie. Quant à la politique, elle se résume en une formule simple: mille pauvres contre un riche, et la pire des tyrannies sera celle qui donnera au peuple le bien-être matériel.

--Une dernière question: Pourquoi Alcibiade a-t-il coupé la queue à son chien?

--C'était une sorte d'énigme proposée aux Athéniens, un moyen ingénieux pour détourner pendant quelques heures leur attention dans une conjoncture difficile. Les gouvernants usent souvent de ce moyen pour amuser le peuple, enclin à contrecarrer la manœuvre des affaires publiques; le prétexte change, mais c'est toujours le Chien d'Alcibiade.

--Conclusion?

--Eh bien, ce que vous appelez le Progrès de la civilisation est un cercle vicieux. Un seul exemple: les aliments, l'air, la lumière, sont les trois premières conditions de l'existence; tout ce que vous mangez est frelaté, on ne trouverait pas un verre d'eau pure; l'air est infesté et vous vivez à la lumière artificielle, sous des ruches où les abeilles sont à l'étroit dans leurs alvéoles et dont la reine est une portière. Nous avions des mets simples, un abri commode, la vie au soleil et la liberté. Il faut si peu pour l'homme et pour si peu de temps. Si l'âge d'or est devant nous, c'est dans le sens métallique de la fin de ce siècle d'argent, Alpha, Oméga.

--Tout ça, c'est un thème grec.

Charles Joliet.



NOTES ET IMPRESSIONS

Les hommes ne font jamais ni tout ce qu'ils veulent ni tout ce qu'ils peuvent.

Voltaire.

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La bonne nature a d'étranges compensations: moins elle nous a donné de qualités, plus elle nous a doté de présomption et d'orgueil.

Goethe.

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Il y a dans le cœur d'un petit enfant le même sentiment de profonde justice que dans l'âme d'une grande nation.

Octave Feuillet.

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Le charme mystérieux qui nous séduit et nous attire vers ces deux grandes armes, le livre et l'épée, est de ceux qui se sentent bien mieux qu'ils ne s'expriment.

Eugène Piot.

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Pour bien connaître l'amour, il faut, après s'être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.

Léon Tolstoï.

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Un malheur de notre siècle de progrès électriques, c'est de ne savoir attendre.

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Deux choses ont facilement raison de notre pessimisme: le sourire d'un ciel de printemps et un rayon d'amour dans le cœur.

G.-M. Valtour.




(Agrandissement)

Les cloches de nos basiliques

S'esquivent tous les jeudis saints,

Et vont à Rome par essaims

Taciturnes et symboliques.

Quand leurs battants, à coups obliques

Ont sonné de pieux tocsins,

Les cloches de nos basiliques

S'esquivent tous les jeudis saints,

Et dans leurs robes métalliques

A l'abri des regards malsains,

En rang, comme des capucins

Elles s'en vont, mélancoliques

Les cloches de nos basiliques.




Tableau de Fragonard, appartenant au musée du Louvre (galerie Lacaze) D'après une photographie de la maison Braun.



La semaine parlementaire.--Les Chambres ont pris leurs vacances de Pâques, ajournant au 27 avril leur prochaine séance. Toutefois, avant la clôture de la session, un certain nombre de résolutions importantes ont été prises.

D'abord la loi relative à l'avancement des sous-lieutenants, loi votée par le Sénat. En vertu des nouvelles dispositions, l'avancement sera garanti dans toutes les armes au bout de deux ans de grade, alors que jusqu'ici ce privilège était réservé à certaines armes spéciales.

--A la Chambre, vote en première lecture du projet de loi autorisant le Mont-de-Piété de Paris à faire des avances sur valeurs mobilières au porteur.

--Est venue ensuite la discussion de la loi relative à l'exercice de la médecine, discussion à laquelle le docteur Brouardel a pris une part active, en qualité de commissaire désigné par le gouvernement. Ce qui caractérise cette loi, c'est qu'elle supprime, à l'avenir, le grade d'officier de santé et celui de docteur en chirurgie, pour ne laisser subsister que celui de docteur en médecine. Elle établit en même temps que les dentistes devront être munis d'un diplôme spécial.

--Le ministre de l'intérieur a déposé sur les bureaux de la Chambre la demande d'un crédit de 600,000 francs pour combattre l'invasion des sauterelles en Algérie. Il est probable d'ailleurs que ce crédit sera insuffisant, car les nouvelles reçues depuis font prévoir que, cette année, les désastres causés par ce fléau seront encore plus considérables que les années précédentes.

--Les événements qui se sont produits au Tonkin, et dont le récit a été apporté par le dernier courrier de Chine, ne pouvaient laisser le parlement indifférent. Les faits étaient connus, puisqu'ils avaient été annoncés par le télégraphe, mais, à la lecture des correspondances qui les racontaient en détail et des commentaires qui les accompagnaient dans les journaux locaux, on a jugé que la situation était plus grave qu'on ne l'avait supposé d'abord.

M. de Montfort a donc pris l'initiative d'interroger le gouvernement à ce sujet. Il s'est surtout appliqué, dans son discours, à développer cette idée «qu'on s'était trop hâté de présenter comme terminées les opérations militaires et de déclarer qu'il restait seulement à accomplir au Tonkin une opération de gendarmerie, besogne pour laquelle les troupes indigènes étaient suffisantes.» La conclusion de M. de Montfort est que, pour rétablir l'ordre au Tonkin, il faut avoir la franchise d'en appeler de nouveau à l'armée régulière.

M. Etienne a répondu qu'on avait fort exagéré les faits et que l'œuvre de pacification se poursuit. Il a rappelé que les Anglais ont rencontré aux Indes des difficultés autrement sérieuses, devant lesquelles cependant ils n'ont pas reculé: «Il en sera de même au Tonkin, a ajouté le sous-secrétaire d'État, si nous savons déployer les mêmes qualités de constance et d'énergie.»

Après une courte réplique de M. de Montfort, qui a reproché à M. Etienne de n'avoir pas précisé, au nom du gouvernement, les mesures qu'il comptait prendre, l'incident a été clos.

Les courses et les paris.--Cette question fastidieuse reste à l'ordre du jour, car les chambres se sont séparées sans arriver à trouver une solution. Les choses resteront donc en l'état pendant les vacances, ce qui veut dire que l'autorité continuera à prendre les mesures nécessaires pour empêcher les paris sur les champs de course, sauf, bien entendu, les paris entre particuliers, que la loi reconnaît.

Quant, à la commission chargée d'examiner le projet de loi déposé par le gouvernement, elle a tenu une dernière séance dans laquelle elle a rédigé un texte définitif. Aux termes de ce projet, dont nous avons indiqué l'économie générale dans notre dernier numéro, tous les paris sont interdits, sauf le pari mutuel. Il y a donc une différence sensible entre le texte proposé par le gouvernement et celui de la commission. Le gouvernement voulait laisser aux sociétés sportives la police des hippodromes, c'est-à-dire la faculté d'organiser les paris à leurs risques et périls; la commission, au contraire, supprime le jeu sous toutes les formes, mais en faisant une exception pour le pari mutuel, qui fonctionnerait désormais d'une façon légale.

M. Riotteau, qui réunit les fonctions de président et de rapporteur de la commission, rédigera son rapport pendant les vacances.

Après avoir terminé la délibération, les membres de la commission ont décidé, hors séance, de consulter les conseils généraux sur la solution à donner à la question et ont engagé les assemblées départementales à l'examiner au cours de la session prochaine qui va s'ouvrir le 6 avril. Cette consultation sera intéressante, car la question des courses passionne la province presque autant que Paris.

La question de Terre-Neuve.--Les longues négociations poursuivies par notre gouvernement avec le cabinet de Londres ont abouti à la constitution d'une commission d'arbitrage qui sera chargée de régler le différend. Bien entendu, il ne s'agit ici que du point spécial qui concerne «la pèche du homard et sa préparation sur la partie des côtes de Terre-Neuve comprise entre le cap Saint-Jean et le cap Raye.» Nos droits sur le French Shore ne sauraient, en effet, être mis en question.

Il est entendu entre les deux gouvernements que chacune des deux puissances s'engage, en ce qui la concerne, à exécuter les décisions de la commission arbitrale.

Celle-ci se compose de trois spécialistes ou jurisconsultes, désignés d'un commun accord par les deux gouvernements, et de deux délégués de chaque pays, qui seront les intermédiaires autorisés entre leurs gouvernements et les autres arbitres.

Les trois arbitres désignés sont:

M. Martens, professeur de droit des gens à l'Université de Saint-Pétersbourg;

M. Rivier, consul général de Suisse à Bruxelles, président de l'Institut de droit international;

M. Gram, ancien membre de la cour suprême de Norvège.

La commission, composée ainsi de sept membres, statuera à la majorité des voix et sans appel.

Le gouvernement britannique, qui a agi en cette circonstance avec une grande loyauté, semble parfaitement décidé à faire respecter les décisions de la commission arbitrale. Mais, d'autre part, le gouvernement de Terre-Neuve paraît tout aussi résolu à n'en tenir aucun compte. La preuve en est que la Cour de justice de la colonie vient de condamner un capitaine de vaisseau anglais, coupable d'avoir forcé un pêcheur terre-neuvien à se conformer aux stipulations du modus vivendi anglo-français de 1890. C'est donc la lutte déclarée avec la métropole.

Le gouvernement anglais est-il désarmé vis-à-vis de sa colonie? Nullement. Mais, pour faire disparaître toute espèce de doute sur la question, lord Knutsford, ministre des colonies, a déposé un projet de loi attribuant au gouvernement de la reine les pouvoirs nécessaires pour mettre à la raison les sujets de l'empire colonial qui se laisseraient emporter par l'esprit de révolte. Mais ici se présente une réelle difficulté, difficulté de fait, sinon de droit. Le parlement métropolitain a-t-il pouvoir de légiférer pour tout l'empire et de passer outre aux votes contraires des parlements locaux qui fonctionnent dans toutes les colonies britanniques? En principe, la réponse n'est pas douteuse; mais dans la pratique c'est autre chose. Nous avons signalé dernièrement le mouvement d'indépendance qui se produit dans les grandes colonies anglaises, et notamment en Australie. L'Angleterre, qui sera probablement obligée de laisser faire en Océanie, voudra-t-elle résister jusqu'au bout à Terre-Neuve? Il faut le croire, car en réalité la situation n'est pas tout à fait la même dans les deux cas. En proclamant son indépendance, l'Australie ne violerait aucun traité international consenti par la métropole et c'est ce qui arriverait à Terre-Neuve si le parlement de cette dernière colonie refusait de reconnaître les conventions passées avec nous par le cabinet de Londres.

On voit donc que la «question des homards» est grosse de conséquences, car, en fait, elle met en jeu les principes qui gouvernent les relations de l'Angleterre avec tout son empire colonial.

La loi du lynch en Amérique.--Certaines sociétés secrètes, qui existaient en Italie sous les noms de la «Maffia», de la «Camorra», se sont transportées en Amérique avec les émigrants. A la Nouvelle-Orléans, notamment, les affiliés de l'une de ces sociétés étaient soupçonnés d'avoir commis des crimes de toutes sortes. Le chef de la police, M. Hennessy, se voua à la recherche et au châtiment des coupables, mais il tomba lui-même victime de son zèle sous les balles d'assassins aux gages de la Maffia. Des arrestations furent opérées. L'affaire fut instruite, et l'opinion prévoyait une répression éclatante. Quelle ne fut pas la déception universelle quand on apprit que le jury avait purement et simplement acquitté la plupart des prévenus, se contentant d'infliger des peines légères à ceux qui paraissaient avoir la plus lourde responsabilité!

En présence de cette décision, la foule s'émut; des meetings furent organisés, et, à la suite de discours violents qui portèrent au dernier degré la surexcitation populaire, un certain nombre d'habitants dévalisèrent les boutiques d'armuriers et se rendirent ensuite à la prison où se trouvaient les accusés. Les portes furent enfoncées, et onze des malheureux qui y étaient enfermés--et qui en somme devaient être présumés innocents en vertu du verdict du jury--en furent extraits et mis à mort, l'un après l'autre, sous les yeux d'une sorte de tribunal révolutionnaire.

Le gouvernement italien s'est naturellement ému de cet acte inouï, qui rappelle une époque que l'on croyait oubliée de l'histoire américaine. Il a fait remettre à M. Blaine une note énergique, mais ici on se trouve en présence d'une situation assez bizarre créée par la constitution américaine. En vertu de cette constitution, le gouvernement de Washington peut se désintéresser de la question, en objectant que les États confédérés sont indépendants; mais d'autre part, si, dans l'espèce, l'Italie voulait pousser les choses jusqu'au bout et émettait la prétention d'exiger par la force de la Louisiane la réparation qu'elle se croirait en droit de réclamer, le pouvoir central, toujours en vertu de la constitution, pourrait intervenir et mettre à la disposition de l'État confédéré son armée et ses escadres.

On n'en arrivera pas--cela est évident--à cette extrémité, mais il sera curieux de voir comment sera résolu ce point spécial du droit des gens.

La Révolution au Chili.--Les nouvelles reçues du Chili, par voie de Buenos-Ayres, disent qu'une bataille décisive a eu lieu entre les insurgés et les troupes du gouvernement. Celles-ci auraient essuyé un désastre complet. Le colonel Robles qui les commandait a été tué.

D'après le Times, qui a reçu des dépêches privées sur cette sanglante affaire, le colonel Robles, à court d'approvisionnements, avait du abandonner soudainement la forte position du mont Sébastopol. Il avait, avec lui 1,200 hommes d'infanterie, 25 cavaliers et quelques canons. Le 6 de ce mois, il attaqua les insurgés, au nombre de 2,500. Au moment décisif, il fut trompé par un stratagème de l'ennemi qui, arborant le drapeau parlementaire, l'amena à entrer en pourparlers; mais les troupes révolutionnaires reprirent brusquement le feu, qui produisit des effets épouvantables parmi les troupes du gouvernement. Celles-ci furent complètement défaites, perdant, en tués et blessés, les deux tiers de leur effectif.

Le colonel Robles, atteint dès le début de l'action, n'avait été porté que plus tard dans une ambulance. Cette ambulance prise, le commandant des insurgés menaça de faire fusiller tout le monde si on ne lui indiquait pas le colonel. Un infirmier dénonça le malheureux qui fut aussitôt criblé de balles. Les insurgés procédèrent ensuite au massacre des officiers blessés.

De son côté la légation du Chili à Paris a reçu de son gouvernement une dépêche disant que le massacre dans les ambulances du colonel Robles et de nombreux officiers blessés a produit une consternation générale.

La dépêche ajoute que la révolution dispose seulement des ports de Taltal, Iquique et Pisagua. Les forces du gouvernement se concentrent près de la province de Tarapaca.

Il en résulte donc que l'insurrection n'est pas générale et que, dans l'état actuel des choses, il est impossible de se prononcer sur l'issue de la lutte engagée par une partie de l'escadre. Mais ce qu'on ne peut nier, c'est que les révoltés disposent de ressources suffisantes pour tenir la campagne, peut-être pendant de longs mois.

Nécrologie.--M. Louis Frémy, ancien gouverneur du Crédit foncier de France.

M. Ernest Hoschedé, l'un des fondateurs et directeurs de la Gazette des Beaux-Arts, auteur de plusieurs volumes de critique d'art.

M. René Fache, sculpteur.

Le docteur Emile Bergeon, ancien sénateur républicain des Deux-Sèvres.

M. Ravaut, grand industriel, ancien membre du conseil général de la Seine.

M. Barthélémy Saint-Marc Girardin, fils du célèbre critique.

M. Charles Verdier, propriétaire de la Maison Dorée, qui comptait de nombreuses amitiés dans le monde artistique et littéraire.

Mme Henry de Montaut, veuve du dessinateur qui collabora longtemps à la Vie parisienne.

M. de Pradelle, ancien préfet de l'Oise.

M. Cahours, de l'Académie des sciences.



LES PHARES


Le phare du cap Fréhel (Côtes-du-Nord).

L'homme de barre vient de piquer six sur la cloche de la passerelle et à la grosse cloche du bossoir l'homme de veille a piqué six à son tour: il est onze heures du soir.

Le bâtiment roule bord sur bord; depuis quatre jours le gros temps d'Est règne au large soulevant une mer énorme en longue houle qui embarque par l'arrière; le vent souffle par rafales mélangées de pluie; il fait noir comme dans un four; de la passerelle on ne distingue pas l'avant.

Depuis quatre jours aussi, on est sans point et l'on navigue à l'estime; mais Dieu sait où les courants et la dérive ont pu porter le navire! et la terre est là, devant, droit debout, la terre malsaine, c'est-à-dire bordée d'écueils, hérissée de récifs, de rochers, de cailloux.

Et cependant, suivant l'expression consacrée, il faut l'attaquer et de toute façon sortir de là. Que faire? Stopper? mais alors ce sera la nuit entière à passer dans une lutte avec l'ouragan. Marcher en avant, sans savoir où l'on est? mais c'est aller au plein fatalement, c'est le naufrage, et peut-être à l'entrée du port.

Comment s'y retrouver, avec ce temps, par cette nuit? Le commandant est monté sur la passerelle près de l'officier de quart; tous deux, abrités sous le vent du kiosque, veillent devant, et fouillent l'horizon de leurs jumelles.

Rien.--Si ce n'est la masse profonde des ténèbres. Et les rafales redoublent de violence, la houle se fait plus dure maintenant, la pluie fouette au visage, embrumant tout dans la nuit.

Que faire? Cependant le vent fraîchit encore, et la tempête se dessine (le baromètre commence à baisser doucement), elle sera très violente et longue, car elle a mis longtemps à s'établir.

Dans ces conditions il n'y a plus d'hésitation possible, il faut, avant tout, fuir la terre inconnue, où le danger se présente immédiat, menaçant.

Le commandant a vite pris sa décision: ce sera la lutte avec l'ouragan.

Tribord la barre, dit-il--et l'on entend la chaîne grincer dans les poulies, le bâtiment évolue lentement:--là, gouvernez comme cela, ajoute-t-il, debout au vent, attention à prendre la mer en belle et maintenant à la grâce de Dieu!

Mais il n'a pas achevé que dans une rafale d'une violence peu commune le rideau de nuages accumulés à l'horizon s'est subitement déchiré: aussitôt un roulement de cloche joyeux a retenti au bossoir: là, en haut, dans le ciel à travers la déchirure, comme une étoile d'un brillant incomparable une lumière scintille en une série de petits éclats.

La vision n'a eu que la durée d'un éclair et tout est retombé dans les ténèbres, le rideau de nuages impénétrable s'est refermé. Mais cet éclair a suffi, le phare a brillé, il n'y a pas à en douter, c'est lui!

Dès lors, il n'y a plus ni tempêtes, ni ténèbres, ni côte à craindre: l'homme est maintenant maître des éléments, il sait où il est, où il va, dans une heure il sera dans le port.

Dans son langage spécial le phare lui a parlé. Aussi, la route rectifiée, le bâtiment file, assailli de tous côtés par la mer avec une dernière furie, comme si elle sentait une proie depuis quatre jours convoitée, tout à l'heure presque certaine, lui échapper, et il longe la côte sans crainte, à bonne distance, sachant d'avance ce qu'il va trouver.

Voici que tout à coup, en effet, une seconde fois l'horizon s'illumine; un éclat doux cette fois, de lumière fixe, continue, blanche, un peu floue sous la pluie, brille; c'est le second phare de l'entrée du golfe. Quelques tours d'hélice encore, et l'on sera tout à fait à l'abri sous la terre; puis, à bâbord, un gros feu rouge roule, constamment en mouvement, c'est le feu flottant du grand banc, et là-bas, à deux milles à peine, des feux rouges, verts, blancs, scintillent dans le calme du plus profond de la baie, indiquant les passes de l'entrée du port.

Une heure s'est à peine écoulée, et du plus grand danger le navire a passé à la sécurité la plus absolue, et pour cela un seul feu a suffi, un instant seulement aperçu.

Le lecteur comprend à présent le rôle d'un phare et se rend compte de son utilité. En suivant la marche du navire tout à l'heure, il a aussi compris que le système d'éclairage des côtes consiste à les entourer de trois cercles de lumières.

Le premier est composé de phares à grande portée ou de grand atterrage, construits sur des caps, des îles ou des rochers en pleine mer, et espacés entre eux de telle façon qu'il est impossible d'arriver près de terre sans avoir au moins l'un d'eux en vue.

Lorsqu'il a franchi cette première ligne de lumières, le navigateur rencontre un second cercle de feux composé de phares de second et de troisième ordre qui lui désignent les alignements à prendre et les écueils à éviter, les bancs de sable à doubler; enfin, un quatrième ordre lui montre les passes et l'entrée du port.

Là où le phare est impossible, il est remplacé par le bateau-feu. Décrivons-le immédiatement: ni bateau ni phare, les deux réunis, il forme un type curieux dans la série. Tandis que le phare est fixe, et que le navire marche et évolue, lui il flotte, retenu au fond par de fortes chaînes. Regardez-le: comme l'ours dans sa cage, il roule et tangue sur place, dans l'étroite liberté que lui laissent ses entraves, sous la boule la plus légère comme dans les plus forts coups de vent, entraînant les hommes qui le montent dans un mouvement giratoire d'un balancement lent, continu, énervant.

C'est le galérien de la mer, il a quitté la légère et coquette parure du navire pour en prendre la défroque, ses mâts épais et courts sont dénués de vergues et de voiles, et couronnés de grosses boules désignées sous le nom de voyants. Lourd, ramassé, les murailles élevées, la cale profonde, peint en rouge ou en noir avec son nom en grosses lettres blanches sur les flancs, tel se présente à première vue le bateau-feu.

Dans l'étroit espace, un mois entier, séparés du reste du monde, dix hommes vivent, dont l'unique préoccupation, le souci constant est les lanternes que l'on voit hissées à mi-mât, et dans lesquelles des lampes sont fixées.

Surveillance et entretien du feu sacré, dont les bâtiments au large suivent les silencieux mais éloquents conseils, tout a été disposé à bord dans ce but. Au mât, une cabine spéciale reçoit les lanternes et les met à couvert dans la journée où les hommes peuvent les nettoyer et les éclairer.

Qu'il fasse calme ou que la tempête mugisse, toute l'année, depuis le coucher du soleil jusqu'au jour, le feu doit être allumé et surveillé par ces hommes avec l'écrasante monotonie de la même discipline et des mêmes scènes, sans autre perspective que l'horizon rond autour d'eux, et la mer qui les roule dans une écume perpétuelle.

Tous les mois un vapeur des ponts-et-chaussées dit de relève vient changer l'équipage, apporter des vivres frais et des fournitures.

Expliquons maintenant de quoi se compose un phare et comment il se construit: le lecteur n'a qu'à suivre sur nos dessins.


LES PHARES.--1. Un bateau-feu.--2. En observation.--3.
Bouée à cloche.--4. Bateau des ponts-et-chaussées servant à «la relève» des bateaux-feu.


Phare du Four, dans le Finistère.

Phare des Grands-Jardins, en face
de Saint-Malo.

Le bateau des ponts-et-chaussées
ravitaillant le phare d'Ar-Men.




Un phare est constitué par une tour surmontée d'une plate-forme sur un soubassement de laquelle est située la lanterne. Le diamètre de la tour n'est jamais inférieur à celui de cette dernière, et son diamètre varie de 3 m. 50 à 5 mètres. Sa forme, nos dessins l'indiquent, est en général ronde, ainsi que la plate-forme, de façon à offrir moins de prise à la mer et au vent. Ar-men, le Four et les Jardins, que nous reproduisons, sont ainsi faits. La forme octogonale réalise cependant les mêmes avantages et paraît plus élégante.

La construction d'un phare sur terre ferme est facile, mais il n'en est pas de même lorsqu'on a dû l'élever sur des rochers plus ou moins submergés sous les flots. Ar-Men réalise la plus audacieuse construction qu'on ait jamais entreprise à cet égard.

Regardez: le rocher d'Ar-Men, sur lequel ce phare est bâti, ne s'élève pas à plus d'un mètre au-dessus des plus basses mers, et sa superficie, comme nous le montre le dessin, est juste suffisante pour l'assiette d'un grand phare. Il a semblé longtemps impossible d'y descendre, si favorable que pût se montrer l'état de la mer, il le fallait cependant et l'on a réussi l'impossible.

Pour percer dans la roche les trous destinés à fixer la maçonnerie, les ouvriers de l'ile de Sein, munis d'une ceinture de liège, se couchaient au ras de l'eau, se cramponnaient d'une main au granit et levaient de l'autre le fleuret ou le marteau. Et, à chaque instant, l'un d'eux était entraîné par les lames, puis ramené au travail par les marins qui, dans de petits bateaux de pêché, veillaient aussi près que possible du récif pour secourir leurs camarades. Pendant la première année, on put accoster sept fois le rocher et l'on perça quinze trous; la construction des assises seules a duré cinq ans.

Inutile d'insister pour faire comprendre les difficultés de ces gigantesques travaux.

(A suivre.)

Hacks.




Comédie-Française: Un Mariage blanc, drame en trois actes, par M. Jules Lemaitre.

Au lendemain de l'aventure de Thermidor, le Théâtre-Français songea à parer le coup qui l'atteignait si profondément. Il fallait d'abord présenter au public, et dans le plus bref délai, une affiche nouvelle. Parmi les pièces reçues par elle, la Comédie compte des manuscrits sur lesquels elle a droit de fonder de sérieuses espérances, mais des difficultés de distribution, de rôles, d'interprétation, forçaient l'administration à les remettre à un autre moment. M. Dumas n'était pas prêt encore avec le Chemin de Thèbes, M. Pailleron mettait la dernière main à sa pièce. Le temps pressait, lorsque M. Jules Lemaitre se présenta sa comédie à la main. Il y avait là une planche de salut probable. M. Jules Lemaitre est un homme d'esprit, en passe à l'heure qu'il est de très grande réputation. Le public est avec lui, non pour ses œuvres de théâtre, car Révoltée, à l'Odéon, et le Député Leveau, au Vaudeville, ne sont allés qu'à moitié chemin du succès, mais il a pris en adoption, et bien a-t-il fait, cet esprit délicat, primesautier, original, cet écrivain de race qui tient une des premières places dans le journalisme parisien. Dans la circonstance, une comédie de M. Jules Lemaitre était une bonne fortune. La pièce, lue sur l'heure, fut rapidement répétée et prête en quelques semaines; malheureusement elle n'a pas eu le succès espéré, et, tout en saluant les qualités supérieures de l'écrivain, le public est resté indifférent à ces trois actes, et comme un peu étonné dans ses déceptions.

M. Jules Lemaitre subissait la peine d'une erreur initiale; le sujet même de la pièce était réfractaire à l'intérêt et tout le talent imaginable ne pouvait racheter ce défaut d'origine. Le Mariage blanc était triste; mais il cherchait l'émotion sans la trouver, et il arrivait à ce singulier effet, d'exciter l'angoisse, d'irriter les nerfs, sans appeler les larmes. La scène est à Menton, une villa adossée à la montagne regarde la mer, et dans le jardin une jeune malade est assise. Cette enfant si pâle sous ses cheveux blonds avec ses grands yeux bleus a nom Simone Aubert. Sa mère s'agite autour d'elle, inquiète de ses mouvements, inquiète de son immobilité même, écoutant avec effroi cette toux déchirante des poitrinaires qui vivent leurs derniers jours. Simone est condamnée; elle ne l'ignore pas, la pauvre enfant; aux tendresses rassurantes qui l'entourent, aux mots d'espoir qu'elle entend autour d'elle, elle sourit comme reconnaissante de ces pieux mensonges, car elle sait qu'elle va mourir et elle retrouve dans les paroles du docteur, et dans ce qu'on lui dit, ce quelle disait elle-même lorsque, garde-malade, elle endormait les souffrances de son père et de son jeune frère qui l'ont l'un et l'autre devancée dans la tombe.

Des avertissements plus cruels encore lui ont révélé sa destinée. Que de fois des hommes séduits par sa beauté se sont approchés d'elle, pour s'éloigner bientôt, écartés par un obstacle infranchissable, et la laissant à ce désespoir de ne pouvoir être aimée! Aussi, quand la brise apporte à la pauvre enfant l'écho des musiques gaies qui l'entourent, quand elle sent autour d'elle par les contractes la vie des autres et sa fin à elle, Simone baisse la tête sur sa poitrine, et semble répéter ce mot adorable de Mme d'Houdetot qui, se sentant mourir à sa vingtième année, disait les larmes aux yeux à son amie, lui demandant ce quelle avait: «Je me regrette.»

Près de Simone, vit une sœur d'un premier lit, et qui ne subit pas comme elle le mal héréditaire de la phtisie. Marthe est fort bien portante, au contraire, dans une de ces beautés luxuriantes de santé et de jeunesse. Comme une sœur de charité, elle a passé pourtant une partie de sa vie auprès de cette mourante. Dans son égoïsme maternel, Mme Aubert a oublié sa fille aînée pour cette enfant dont les soins réclament tous ses instants et tout son cœur. Inconsciente de son devoir envers Marthe, elle l'a appelée dans un sacrifice de chaque jour, à ce point de la rendre jalouse de tant d'affection. Marthe s'est soumise; mais c'était trop demander peut-être au dévouement filial. Dans le silence de son âme, Marthe fait mentalement ses restrictions et a ses reprises, mais vienne l'amour, et alors éclateront les orages concentrés, l'amour, la passion dominatrice entre toutes, et qui a pour devise «chacun pour soi.» Le voici.

Dans une villa voisine de celle qu'habite la famille Aubert, vit le comte Jacques de Thièvres. Il n'a pas à demander la santé au climat de Provence. Si le comte est à Menton, c'est que la mode conduit là toute la population élégante. Jacques de Thièvres a un grand nom, une grande fortune, cent cinquante mille livres de rentes. Il est dégoûté des femmes, du plaisir, de tout le reste; c'est un blasé. Il a lu et appris par cœur Mardoche; il est fait sur ce modèle des héros des romans d'amour de 1830, avec ses quarante ans bien mal employés jusque-là. Il a pour principe l'indifférence, pour mal le scepticisme. Pourtant, si le bien se présente, il ne se refuse pas à le faire, il n'est pas, à ce point, réfractaire, malgré ses théories, à toute bonne action; l'esprit de charité humaine ne l'agite pas, mais s'il l'entraîne par hasard, ce comte est prêt à se reprendre. Personnage peu sympathique dans ses hésitations et qui tient plus du raisonnement que de la nature. Il perd dans un seul mot tout le bénéfice d'une bonne action: on ne croit pas à lui plus qu'il ne croit en lui-même. Peut-être aurait-il regret qu'il en fût autrement.

Eh bien, soit. Sa physionomie est indéfinie, il portera la peine de cette hésitation troublante pour le spectateur qui ne sait au juste à quel homme il a à faire, qui accepterait peut-être dans un roman, ou dans une nouvelle, ce personnage mis en œuvre avec toute l'autorité d'un écrivain de premier ordre, mais qui, au théâtre, ne peut l'admettre dans ses contradictions. Cette famille Aubert intéresse comme une curiosité Jacques de Thièvres dont la théorie morale est de ne s'intéresser à rien. Marthe est belle, mais la beauté, c'est chose bien banale, et, à l'âge où il est, le comte n'est pas homme à se laisser prendre à cette considération, bonne pour les naïfs de l'amour.

Ses yeux s'attachent sur Simone, il y a là un cas particulier. La malade lit un volume de Hugo; aux marques qu'elle a faites dans les pages du poète, aux passages qu'elle a soulignés, il est facile de voir que la pauvre enfant a senti l'arrêt cruel qui la condamne à quitter la vie sans avoir senti les joies de l'amour et de la maternité. Elle pleure la vie; dès lors, il entre dans la partie du comte de faire à cette enfant la charité des bonheurs rêvés et inconnus, mais la charité blanche, pour me servir de l'adjectif du titre. M. de Thièvres prendra des bras de sa mère cette enfant, qu'il rendra enfant à la tombe quand l'heure de la mort aura sonné; ces choses-là sont charmantes et dites par l'auteur d'une façon exquise dans une scène qui est à coup sur la meilleure de l'ouvrage, la scène dans laquelle le comte fait à Mme Aubert sa de mande en mariage, mais je ne saurais dire dans quel état de malaise se trouve l'esprit des spectateurs.

M. Jules Lemaitre a prévu cette impression; car à la demande du comte Jacques Mme Aubert répond que le sentiment qui le conduit à un désir si extraordinaire lui semble bien obscur. Il est, en effet, obscur ce sentiment, et il pèse si terriblement sur la pièce, que le public, inquiet de la sincérité du dévouement, doute de la sincérité du sacrifice. Au théâtre, l'ingéniosité est pleine de séductions, mais aussi pleine de dangers.

La sœur, Marthe, qui aime Jacques et qui a conçu l'espérance d'être la comtesse de Thièvres avec cent cinquante mille livres de rente, n'est pas peu étonnée d'apprendre ce mariage qui fait le bonheur de Simone: car, en voyant quelle est aimée, Simone croit à la vie. On prend à Marthe toutes ses espérances, elle éclate en reproches; ce roman de la phtisie, cette mourante qu'on marie, cette fiancée in extremis, tout cela lui parait ridicule, criminel même. Le mariage s'est accompli pourtant malgré ces grandes colères. Simone va mieux, on le croit du moins, le comte l'entoure de soins. Auprès de cette pauvre créature couchée sur sa chaise longue, dans son élégante toilette, à cette dernière heure du jour où Simone dans les bras de son mari contemple la mer et le ciel, le comte s'oublie et lui donne un baiser, et voilà Simone enivrée et croyant à l'amour et à la maternité.

Je ne sais de quelle protection le public avait entouré cette enfant, toujours est-il que ce baiser l'a offensé dans sa pudeur. Il s'est irrité plus encore dans la scène suivante. Après des reproches sanglants adressés à sa sœur, Marthe, restée seule avec son beau-frère, s'en prend résolument à lui; elle lui avoue qu'elle l'aimait, qu'elle l'aime encore; le comte, un peu surpris d'un aveu aussi franc, veut imposer silence à Marthe; mais Marthe est si belle dans sa colère que Jacques de Thièvres faiblit peu à peu, qu'il consent à un rendez-vous que Marthe lui donne pour la nuit avant son départ, et que le comte, qui prend des arrhes, lui baise la main. Simone, qui est entrée sans bruit et qui a tout entendu, tombe et meurt. Personne dans la salle ne doutait de ce dénouement.

La pièce est jouée à merveille. C'est M. Febvre qui fait le comte Jacques avec une aisance, une distinction parfaites. Je ne vous donne pas ce rôle comme un des plus faciles au théâtre, aussi a-t-il fallu toute l'habileté de ce comédien hors ligne pour en sauver les dangers. M. Laroche donne au docteur Doliveux une excellente physionomie. Mlle Reichemberg est exquise dans Simone; Mlle Pierson nous a ému jusqu'aux larmes dans le personnage de Mme Aubert; le rôle de Marthe est défendu par le talent et par la beauté de Mlle Marsy. Vous voyez que la Comédie ne s'est pas épargné et a livré bataille avec ses meilleures troupes.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX

Rome pendant la semaine sainte, avec 52 dessins de Renouard, un magnifique volume in-4°, luxueusement édité par la maison Boussod et Valadon. (Prix, broché: 40 francs; relié en vélin blanc, avec fers spéciaux: 60 francs. Exemplaires de luxe sur Japon: 100 francs.)

Rome, la Rome de 1890, papale encore aux trois quarts, italianisée pourtant par des côtés, demeurée si profondément catholique et se sentant néanmoins des efforts des libres-penseurs, offre un spectacle si intéressant et si particulier qu'il semblait étrange que nul artiste n'eut encore été tenté de renouveler pour la Rome contemporaine ce qu'avaient si bien fait Thomas pour la Rome de 1820 et Henry Regnault pour la Rome de 1868. C'est cette œuvre qu'a entreprise le peintre le plus amoureux de la vérité, le plus chercheur de la forme caractéristique des êtres, le plus désireux d'en donner une représentation exacte et vivante, un peintre dont le nom n'est plus à faire après les admirables dessins qu'il a exposés en Angleterre et en France: M. Paul Renouard.

Le texte, écrit avec une passion raisonnée et une connaissance approfondie de Rome, de son passé et de son présent, avec un souci d'exactitude égal à celui que le peintre a apporté à ses dessins, traduit sans périphrases l'impression qu'éprouve un catholique dans la Rome modernisée, recueille en passant sur l'histoire des institutions françaises à Rome des documents d'un intérêt supérieur et constitue, à côté des dessins si sincères de M. Paul Renouard, une enquête dont le mérite ne saurait passer inaperçu et dont l'orthodoxie ne peut être suspectée.

Mélanges oratoires de Mgr d'Hulst, 2 vol. in-8°. Paris, Poussielgue.--Voici un écho les conférences de Notre-Dame. Non que les discours réunis ici par Mgr d'Hulst soient ceux qu'il prononce en ce moment dans la chaire de Lacordaire et de Monsabré. Mais le ton est le même. Les catholiques qui habitent la province auront là une idée d'un génie d'éloquence chez lequel la sécheresse et la froideur ont la valeur d'un ornement.

Il y a, en effet, des orateurs plus chaleureux que Mgr d'Hulst, et vraiment c'est facile. Il y en a peu qui soient plus convaincants et plus satisfaisants pour des philosophes et des raisonneurs, et ce n'est pas un petit mérite aujourd'hui. Le recteur de l'université catholique est, en somme, un conférencier plutôt qu'un orateur, et un écrivain plutôt qu'un conférencier. Cet écrivain n'est point à dédaigner. Mgr d'Hulst parle un français très souple, très pur et toujours remarquable par la simplicité du tour et l'absolue justesse de l'expression.

Bref, ces Mélanges seront lus. Nous recommandons aux curieux tout le second volume. Ils y trouveront un historique de l'Institut catholique de Paris avec d'intéressants plaidoyers pro domo.

Souvenirs Chinois, par Léon Caubert, 1 vol. in-4°, avec dix-sept planches hors texte, 10 fr. (Librairie des Bibliophiles. 7, rue de Lille.)--La Chine, comme tout le reste, s'en va. La faute en est à la facilité de plus en plus grande des communications, qui, par la suppression des distances, tend à rendre le monde de plus en plus uniforme avec la perspective finale de l'universel ennui. Nous n'en sommes pas encore là, mais cela viendra. En attendant cette Chine de l'avenir, M. Léon Caubert, ancien élève de l'École des langues orientales, membre de la mission extraordinaire envoyée à Pékin pour réviser le traité Cogordan, nous parle de l'autre, celle du présent et du passé, qu'il n'a pas la prétention d'avoir découverte, mais qu'il a vue de près et dont il a rapporté des leçons d'expérience utiles et de fort intéressants souvenirs.

L'Obstacle, par Alphonse Daudet, vient de paraître chez l'éditeur E. Flammarion dans la collection Guillaume, illustrée. L'ouvrage continue cette brillante série de volumes in-18 si appréciée des amateurs.

Les illustrations sont de Bieler, Gambard, Marold et Montégut.




M. CAHOURS Membre de l'Académie des Sciences, récemment décédé.--Photo. Gerschel.



NOS GRAVURES

GRASSE

La reine d'Angleterre est arrivée cette semaine à Grasse où elle va pendant un mois goûter les effets bienfaisants de notre température méditerranéenne. Sans vanité chauvine, on peut dire que la reine d'Angleterre aurait été bien en peine de mieux choisir, si elle cherchait un climat tempéré, une station bien abritée contre les retours offensifs du froid qui troublent les premières journées du printemps.

Grasse est située à souhait pour satisfaire aux désirs des santés les plus débiles, des convalescences les plus délicates, ou simplement des oisivetés les plus dorées et les plus exigeantes. A treize kilomètres de la mer bleue, au penchant d'une douce colline que peuplent de fleurs et de fruits les champs de roses et d'oliviers, au milieu d'un site délicieux s'étagent les villas princières qui entourent Grasse.

Jamais les vents d'est, si redoutables sur la côte, jamais l'humidité que le crépuscule répand sur bien des points du littoral, ne viennent troubler la sérénité de l'atmosphère. Les vents froids de la mer s'arrêtent avant d'atteindre le rivage.

De la terrasse du Grand-Hôtel on jouit d'une vue panoramique admirable, et l'on peut, du milieu du boulevard Thiers, apercevoir: à l'ouest, la ville, dont les maisons en plein midi sont ensoleillées toute la journée, les montagnes des Maures et de l'Esterel; en face, au sud, une plaine immense, qui a comme horizon la Méditerranée; à l'est, les villages voisins, dont les clochers émergent de toutes parts au milieu des champs de fleurs, puis les phares d'Antibes et de Villefranche, et, tout au fond, le groupe des Alpes couvertes d'un blanc manteau de neige.

LE NAUFRAGE DE «L'UTOPIA»

On ne sait pas ce que feront, en temps de guerre, les navires colosses qui composent les escadres modernes. L'expérience n'en a pas été faite, et quelques-uns d'entre eux sont nés, ont vécu et ont disparu, usés ou démodés, des listes de la flotte, ayant épuisé leur existence en pleine paix. Mais, si l'on en juge par les désastres que cause leur attouchement seul, on peut prévoir que la guerre sur mer, à l'avenir, sera la dernière expression de la puissance destructive. Voici un grand paquebot, l'Utopia, qui heurte à peine l'éperon du cuirassé Anson, et, en quelques minutes, le premier coule à pic.

Mardi de la semaine dernière, à sept heures du soir, le steamer anglais Utopia, de l'Anchor Line, venant de Naples et se rendant à New-York avec 830 passagers, la plupart des émigrants, arrivait devant Gibraltar. Le temps était assez clair, avec très grand vent du sud-ouest et mer assez forte. Faisant route à petite vitesse vers le mouillage des navires du commerce, l'Utopia devait passer sur l'avant de plusieurs bâtiments de guerre. C'est alors qu'eut lieu la catastrophe. Le cuirassé l'Anson était au mouillage: c'est un bâtiment à avant-bras et à puissant éperon, que l'on voit à droite sur notre dessin. C'est un des cuirassés les plus puissants de la marine anglaise qui soient à flot, car on met seulement aujourd'hui en chantier ceux qui doivent jauger 14,000 tonneaux. L'Anson a 10,600 tonneaux. Il mesure 100 mètres de longueur sur 21 mètres de largeur.

L'Utopia doubla la partie visible du cuirassé, mais, poussée par le vent et le courant, elle l'aborda et frappa du flanc l'éperon qui était invisible. Aussitôt l'eau s'engouffra dans la brèche qui venait de se produire, le steamer donna une bande énorme et commença à s'enfoncer.

Le capitaine était, sur la passerelle; il fit aussitôt manœuvrer les signaux de détresse avec son sifflet à vapeur, mais en moins de cinq minutes, l'eau s'étant introduite dans la machine et les chaufferies, les signaux cessèrent de fonctionner et l'on n'entendit plus que les cris des malheureux passagers, dont les appels se perdaient dans la mugissement du vent.

Dès que l'escadre anglaise, qui était ancrée à Gibraltar, put se rendre compte de ce qui se passait, elle dirigea toutes ses embarcations sur le lieu du sinistre; mais, par suite de l'état de la mer, la mise à l'eau de ces embarcations était déjà une opération difficile: quant à aller accoster l'Utopia, c'était chose presque impossible pour elles, car elles étaient exposées à être brisées au premier choc. En même temps les cuirassés faisaient fonctionner leurs projecteurs électriques, éclairant la scène pittoresque dans son horreur que présentait la mer, couverte de malheureux se débattant au milieu des lames, se cramponnant aux embarcations des sauveteurs, faisant chavirer deux d'entre elles, car au nombre des victimes, qui atteint le chiffre de 576, il faut compter deux courageux marins qui s'étaient voués au secours de leurs semblables.

C'est ce drame terrible que représente notre dessin. Rien de saisissant comme l'aspect de ce cuirassé, immobile au milieu des lames qui déferlent, impassible en quelque sorte dans sa majestueuse puissance, à côté de ces malheureux dont il a causé involontairement la perte. En quelques minutes, il a créé autour de lui une scène de désolation qui semble être, en pleine paix, un épisode d'une terrible guerre navale.

«L'IMPÉRATRICE FAUSTINE»

Sous ce titre: l'Impératrice Faustine, le théâtre de la Porte-Saint-Martin a joué un drame historique un peu vide en ses deux premiers actes, mais qui contient de très belles situations dans les deux actes suivants. Avidius Cassius, amoureux de Faustine, et honteux des débordements de l'impératrice, pardonné une première fois par l'empereur Marc-Aurèle, sachant que l'impératrice a organisé le soir même un souper dans sa maison sur le Tibre, jure de tuer cette femme éhontée. Désarmé par un regard de Faustine, il se jette à ses pieds, et l'impératrice lui propose alors de régner avec lui. Il soulèvera les provinces contre l'empereur, il le battra, et il partagera avec elle le pouvoir suprême. Cassius obéit: une bataille a lieu en Orient entre lui et Marc-Aurèle.

Le bruit court que l'empereur a été vaincu et que l'armée triomphante marche sur Rome: l'impératrice soulève la populace contre Marc-Aurèle, ce philosophe incapable de régner. Mais, au lieu de Cassius qu'elle attendait, c'est Marc-Aurèle qui entre triomphant dans la ville, tenant Cassius captif. L'effet de cette très belle scène a été des plus grands, et l'œuvre de M. Stanislas Kzewuski a été chaleureusement applaudie malgré quelques défaillances. MM. Pierre Berton et Fabrègues ont joué fort convenablement ce drame historique, mais les honneurs de la soirée ont été pour Mme Jane Hading, très jolie dans ce rôle de Faustine un peu trop complexe et trop puissant pour ses moyens dramatiques.

La gravure que nous donnons du quatrième acte de l'Impératrice Faustine nous transporte en plein Forum.

Un arc immense, qui, dans l'esprit de l'auteur, est sans doute l'arc dit des Fabiens, s'élève sur la gauche. On sait que l'arc des Fabiens était à cheval sur la voie sacrée. La statue équestre de l'un des empereurs se voit auprès de l'arc triomphal. Un dais immense la protège contre les rigueurs des saisons; tout autour, des colonnes se dressent toutes de marbre ou de porphyre, dans l'ordre corinthien... Au fond, l'on voit se profiler les monuments de l'un des côtés du Forum... Les temples, les basiliques, les fontaines, les palais, s'étagent les uns au-dessus des autres et montent vers le temple de Jupiter Capitolin.

C'est sur le Forum que se place la scène maîtresse de l'Impératrice, Faustine. La foule se presse, réclamant une victime... Marc-Aurèle arrive vainqueur et des barbares et des traîtres qui, conseillés par Faustine, voulaient le détrôner... Les licteurs le précèdent; les légions le suivent. La garde prétorienne attend ses ordres... L'empereur, dont la patience a été mise à de dures épreuves et est à bout, se venge, non sans un certain raffinement, de l'infidèle impératrice... C'est par elle qu'il fait prononcer devant le peuple la condamnation des coupables... Alors Marc-Aurèle livre à la foule lâche et féroce le centurion Aper, le complice d'Avidius Cassius dans sa révolte... Bientôt c'est la scène même que représente notre gravure; la foule ramène Aper ensanglanté, déchiré par les mains de la populace... L'impératrice Faustine assiste à ce spectacle avec effroi et horreur... Car c'est le même supplice, elle le sait, qui est réservé à son complice et amant Avidius Cassius, que les prétoriens gardent enchaîné... Marc-Aurèle reste impassible, en vrai philosophe...

Il y a, dans toute cette scène, un effet large et puissant... Il est rendu plus saisissant encore par le rôle qu'y joue la populace romaine, sanguinaire et cruelle autant que lâche, comme toutes les foules.

L'inspiration

Le beau tableau de Fragonard, que nous reproduisons dans notre double page et que le grand artiste a appelé l'Inspiration, est un des trésors les plus précieux de la collection Lacaze, au musée du Louvre. Quel est celui de ses contemporains que Fragonard a choisi pour personnifier l'Inspiration? Serait-ce Diderot, comme quelques-uns le croient? Peut-être, bien que les portraitistes du philosophe lui donnent un nez busqué que nous ne retrouvons point là. En tous cas, cette physionomie si sagace et si vivante, ces yeux à la fois tendres et passionnés, ces lèvres qu'entr'ouvre un sourire malicieux et bon tout à la fois, évoquent moins l'image d'un philosophe songeant au néant des choses humaines que celle d'un poète rêvant de l'amour. Il est vrai que Diderot fut tout cela, et que le père de l'Encyclopédie ne faisait aucun tort à l'écrivain si fantaisiste et si profond du Neveu de Rameau, à l'amant si passionné des Lettres à Mlle Volant.

Fragonard, l'incomparable artiste à qui nous devons ce chef-d'œuvre, était mieux que quiconque apte à comprendre l'angoisse spéciale de son héros; sa peinture, d'une si alerte et si gaie vivacité, a fréquemment l'allure d'un coquet billet d'amour. Mais elle a, en outre, quelque chose de robuste et d'énergique qui, chez nos peintres du dix-huitième siècle, était une qualité assez rare. De plus, il fut, jusqu'à la Révolution française, un joyeux et spirituel viveur. Il avait un goût admirable, pour le luxe, et l'on assure que l'intérieur de sa maîtresse, Mlle Guimard, était l'un des plus merveilleux du temps. Hélas! les bouleversements politiques l'avaient ruiné. Mais qu'importe! Il laissait derrière lui un si glorieux rêve! Il avait montré dans tant d'admirables toiles des êtres délicieux, heureux de vivre et de s'aimer! Leur souvenir, sans doute, l'accompagna jusqu'à la fin de ses jours. Et cela lui constituait une sorte de richesse plus véritable que l'autre, la sympathie de cette joyeuse et saine réunion de belles créatures, dont les sourires avaient inspiré ses chefs-d'œuvres!

M. CAMOURS

La science a perdu cette semaine un de ces serviteurs consciencieux et méritants que la renommée bruyante ne poursuit pas au fond de leurs laboratoires, mais qui conservent, pour tous les esprits éclairés, une gloire d'autant plus pure. Il s'agit de M. Auguste-Thomas Cahours, membre de l'Académie des sciences, commandeur de la Légion d'honneur, décédé à l'âge de soixante-dix-huit ans.

Il avait été élève de l'École polytechnique, mais ses prédispositions pour l'étude de la science pure, de la science théorique, l'engagèrent à quitter le corps d'état-major où il était classé à sa sortie de l'école. Démissionnaire, il se consacra exclusivement à l'étude de la chimie et surtout de la chimie organique.

Il devint professeur à l'École centrale, puis répétiteur de chimie à l'École polytechnique, enfin essayeur à la Monnaie. Il fut un des premiers chimistes qui établirent le transport des radicaux moléculaires en chimie organique, et, par suite, un des créateurs des formules de constitution aujourd'hui adoptées par tous les savants.

C'est en 1868 qu'Auguste-Thomas Cahours entra à l'Académie des sciences où il remplaçait, dans la section de chimie, le savant J.-B. Dumas, nommé secrétaire perpétuel.



ANIE

Roman nouveau, par HECTOR MALOT

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

Suite.--Voir nos numéros depuis le 21 février 1891.


Jusque-là Anie n'avait rien dit, mais comme toujours, lorsqu'un différend s'élevait entre son père et sa mère, elle essaya d'intervenir:

--Je demande qu'il ne soit pas question de mon mariage, dit-elle, et qu'on ne s'en préoccupe pas; ce que cet héritage inespéré a de bon pour moi, c'est de me rendre ma liberté; maintenant je peux me marier quand je voudrai, avec qui je voudrai, et même ne pas me marier du tout, si je ne trouve pas le mari qui doit réaliser certaines idées autres aujourd'hui que celles que j'avais il y a un mois.

--Ce n'est pas dans ce pays perdu que tu le trouveras, ce mari.

--Je te répondrais comme papa: Pourquoi pas? si je devais tenir une place quelconque dans vos préoccupations, mais justement je vous demande de ne me compter pour rien.

--Tu accepterais de vivre à Ourteau!

--Très bien.

--Tu es folle.

--Quand on était résignée à vivre rue de l'Abreuvoir, on accepte tout... ce qui n'est pas Montmartre, et d'autant plus volontiers que ce tout consiste en un château, dans un beau pays...

--Tu ne le connais pas.

--Je suis dedans.

Comme sa fille l'avait secouru il voulut lui venir en aide:

--Et ce que je désire pour nous ce n'est pas une existence monotone de propriétaire campagnard qui n'a d'autres distractions que celles qu'on trouve dans l'engourdissement du bien-être, sans soucis comme sans pensées. Quand je disais tout à l'heure qu'on pouvait faire rendre à la propriété un revenu de dix pour cent au moins, ce n'est pas en se croisant les bras pendant que les récoltes qu'elle peut produire poussent au hasard de la routine, c'est en s'occupant d'elle, en lui donnant ses soins, son intelligence, son temps. Par suite de causes diverses Gaston laissait aller les choses, et, ses vignes ayant été malades, il les avait abandonnées, de sorte qu'une partie des terres sont en friche et ne rapportent rien.

--Tu veux guérir ces vignes?

--Je veux les arracher et les transformer en prairies. Grâce au climat à la fois humide et chaud, grâce aussi à la nature du sol, nous sommes ici dans le pays de l'herbe, tout aussi bien que dans les cantons les plus riches de la Normandie. Il n'y a qu'à en tirer parti, organiser en grand le pâturage; faire du beurre qui sera de première qualité; et avec le lait écrémé engraisser des porcs; mes plans sont étudiés...

--Nous sommes perdues! s'écria Mme Barincq.

--Pourquoi perdus?

--Parce que tu vas te lancer dans des idées nouvelles qui dévoreront l'héritage de ton frère; certainement je ne veux pas te faire de reproches, mais je sais par expérience comme une fortune fond, si grosse qu'elle soit, quand elle doit alimenter une invention.

--Il ne s'agit pas d'inventions.

--Je sais ce que c'est: on commence par une dépense de vingt francs, on n'a pas fini à cent mille.

L'arrivée au haut de la côte empêcha la discussion de s'engager à fond et de continuer; sans répondre à sa femme, Barincq commanda au cocher de mettre la voiture en travers de la route, puis étendant la main avec un large geste en regardant sa fille:

--Voilà les Pyrénées, dit-il; de ce dernier pic à gauche, celui d'Anie, jusqu'à ces sommets à droite, ceux de la Rhune et des Trois-Couronnes, c'est le pays basque--le nôtre.

Elle resta assez longtemps silencieuse, les yeux perdus dans ces profondeurs vagues, puis les abaissant sur son père:

--A ne connaître rien, dit-elle, il y a au moins cet avantage que la première chose grande et belle que je voie est notre pays; je t'assure que l'impression que j'en emporterai sera assez forte pour ne pas s'effacer.

--N'est-ce pas que c'est beau? dit-il tout fier de l'émotion de sa fille.

Mais Mme Barincq coupa court à cette effusion:

--Tiens, voilà notre château, dit-elle en montrant la vallée au bas de la colline, au bord de ce ruban argenté qui est le Gave, cette longue façade blanche et rouge.

--Mais il a grand air, vraiment?

--De loin, dit-elle dédaigneuse.

--Et de près aussi, tu vas voir, répondit Barincq.

--Je voudrais bien voir le plus tôt possible, dit Mme Barincq, j'ai faim.

La côte fut vivement descendue, et quand après avoir traversé le village où l'on s'était mis sur les portes, la calèche arriva devant la grille du château grande ouverte, la concierge annonça son entrée par une vigoureuse sonnerie de cloche.

--Comment! on sonne? s'écria Anie.

--Mais oui, c'était l'usage du temps de mon père et de Gaston, je n'y ai rien changé.

C'était aussi l'usage que Manuel répondît à cette sonnerie en se trouvant sur le perron pour recevoir ses maîtres, et, quand la calèche s'arrêta, il s'avança respectueusement pour ouvrir la portière.

--Voulez-vous déjeuner tout de suite? demanda Barincq.

--Je crois bien, je meurs de faim, répondit Mme Barincq.

Quand Anie entra dans la vaste salle à manger dallée de carreaux de marbre blanc et rose, lambrissée de boiseries sculptées, et qu'elle vit la table couverte d'un admirable linge de Pau damassé sur lequel étincelaient les cristaux taillés, les salières, les huiliers, les saucières en argent, elle eut pour la première fois l'impression du luxe dans le bien-être; et, se penchant vers son père, elle lui dit en soufflant ses paroles:

--C'est très joli, la richesse.

Ce qui fut joli aussi et surtout agréable, ce fut de manger tranquillement des choses excellentes, sans avoir à quitter sa chaise pour aller, comme dans la bicoque de Montmartre, chercher à la cuisine un plat ou une assiette, ou remplir à la fontaine la carafe vide. En habit noir, ganté, Manuel faisait le service de la table, silencieusement, sans hâte comme sans retard, et si correctement qu'il n'y avait rien à lui demander.

Pour la première fois aussi lui fut révélé le plaisir qu'on peut trouver à table, non dans la gourmandise, mais dans un enchaînement de petites jouissances qu'elle ne soupçonnait même pas.

--J'ai voulu, dit son père, ne vous donner, à ce premier déjeuner que vous faites au château, que des produits de la propriété: les artichauts viennent du potager, les œufs de la basse-cour; ce saumon a été pris dans notre pêcherie; le poulet qu'on va nous servir en blanquette a été élevé ici, le beurre et la crème de sa sauce ont été donnés par nos vaches; ce pain provient de blé cultivé sur nos terres, moulu dans notre moulin, cuit dans notre four; ce vin a été récolté quand nos vignes rapportaient encore; ces belles fraises si fraîches ont mûri dans nos serres...

--Mais c'est la vie patriarcale cela! interrompit Anie.

--La seule logique; et, sous le règne de la chimie où nous sommes entrés, la seule saine.

XIV

Après le déjeuner, il proposa un tour dans les jardins et dans le parc, mais Mme Barincq se déclara fatiguée par la nuit passée en chemin de fer; d'ailleurs elle les connaissait, ces jardins, et les longues promenades qu'elle y avait faites autrefois en compagnie de son beau-frère, quand elle lui demandait son intervention contre leurs créanciers, ne lui avaient laissé que de mauvais souvenirs.

--Moi, je ne suis pas fatiguée, dit Anie.

--Surtout, n'encourage pas ton père dans ses folies, et ne te mets pas avec lui contre moi.

--Veux-tu que nous commencions par les communs? dit-il en sortant.

--Puisque nous allons tout voir, commençons par où tu voudras.

Ils étaient considérables, ces communs; ayant été bâtis à une époque où l'on construisait à bas prix, on avait fait grand, et les écuries, les remises, les établis, les granges, auraient suffi à trois ou quatre terres comme celles d'Ourteau; tout cela, bien que n'étant guère utilisé, en très bon état de conservation et d'entretien.

En sortant des cours qui entourent ces bâtiments, ils traversèrent les jardins et descendirent aux prairies. Pour les protéger contre les érosions du Gave dont le cours change à chaque inondation, on ne coupe jamais les arbres de leurs rives, et toutes les plantes aquatiques, joncs, laiches, roseaux, massettes, sagittaires, les grandes herbes, les buissons, les taillis d'osiers et de coudriers, se mêlent sous le couvert des saules, des peupliers, des trembles, des aulnes, en une végétation foisonnante au milieu de laquelle les forts étouffent les faibles dans la lutte pour l'air et le soleil. Malgré la solidité de leurs racines, beaucoup de ces hauts arbres arrachés par les grandes crues qui, avec leurs eaux furieuses, roulent souvent des torrents de galets, se sont penchés ou se sont abattus de côtés et d'autres, jetant ainsi des ponts de verdure qui relient les rives aux îlots entre lesquels se divisent les petits bras de la rivière. C'est à une certaine distance seulement de cette lisière sauvage que commence la prairie cultivée, et encore nulle part n'a-t-on coupé les arbres de peur d'un assaut des eaux, toujours à craindre; dans ces terres d'alluvion profondes et humides, ils ont poussé avec une vigueur extraordinaire, au hasard, là où une graine est tombée, où un rejeton s'est développé, sans ordre, sans alignement, sans aucune taille, branchus de la base au sommet, et, en suivant les contours sinueux du Gave, ils forment une sorte de forêt vierge, avec de vastes clairières d'herbes grasses.

--Le beau Corot! s'écria Anie, que c'est frais, vert, poétique! est-il possible vraiment de deviner ainsi la nature avec la seule intuition du génie! certainement, Corot n'est jamais venu ici, et il a fait ce tableau cent fois.

--Cela te plaît?

--Dis que je suis saisie d'admiration; tout y est, jusqu'à la teinte grise des lointains, dans une atmosphère limpide, jusqu'aux nuances délicates de l'ensemble, jusqu'à cette beauté légère qui donne des envolées à l'esprit. C'est audacieux à moi, mais dès demain matin je commence une étude.

--Alors tu n'entends pas renoncer à la peinture?

--Maintenant? jamais de la vie. C'était à Paris que dans des heures de découragement je pouvais avoir l'idée de renoncer à la peinture, quand je me demandais si j'aurais jamais du talent, ou au moins la moyenne de talent qu'il faut pour plaire à ceux-ci ou à ceux-là, aux maîtres, à la critique, aux camarades, aux ennemis, au public. Mais, maintenant, que m'importe de plaire ou de ne pas plaire, pourvu que je me satisfasse moi-même! C'est quand on travaille en vue du public qu'on s'inquiète de cette moyenne; pour soi, il est bien certain qu'on n'en a jamais assez; alors, il n'y a pas à s'inquiéter du plus ou du moins; on va de l'avant; on travaille pour soi, et c'est peut-être la seule manière d'avoir de l'originalité ou de la personnalité. Qu'est-ce que ça nous fait, à cette heure, que mes croûtes tapissent les murs incommensurables du château! ça n'est plus du tout la même chose que si elles s'entassaient dans mon petit atelier de Montmartre sans trouver d'acheteurs.

Elle prit le bras de son père, et se serrant contre lui tendrement:

--C'est comme si je ne trouvais pas de mari; maintenant, qu'est-ce que cela nous ferait? Tu penses bien qu'en fait de mariage, je ne pense plus aujourd'hui comme le jour de notre soirée, où tu as été si étonné, si peiné, en me voyant décidée à accepter n'importe qui, pourvu que je me marie. Te souviens-tu que je te disais qu'à vingt ans, une fille sans dot était une vieille fille, tandis qu'à vingt-quatre ou vingt-cinq ans, celle qui avait de la fortune était une jeune fille? Puisque me voilà rajeunie, et pour longtemps, par un coup de baguette magique, je n'ai pas à me presser. Il y a un mois, c'était au mariage seul que je m'attachais; désormais, ce sera le mari seul que je considérerai pour ses qualités personnelles, pour ce qu'il sera réellement, et s'il me plaît, si je rencontre en lui un peu du prince charmant auquel j'ai rêvé autrefois, je te le demanderai quel qu'il soit.

--Et je te le donnerai, confiant dans ton choix.

--Voilà donc une affaire arrangée qui, de mon côté, te laisse toute liberté. Habitons ici, rentrons à Paris, il en sera comme tu voudras. Mais maman? Imagine-toi que, depuis que l'héritage est assuré, nous avons passé notre temps à chercher des appartements.

--Quel enfantillage!

--S'il n'y en a pas un d'arrêté boulevard des Italiens, c'est parce qu'elle hésite entre celui-là et un autre rue Royale; et permets-moi de te dire que je ne trouve pas du tout, en me plaçant au point de vue de maman, que ce soit un enfantillage. Elle est Parisienne et n'aime que Paris, comme toi, né dans un village, tu n'aimes que la campagne; rien n'est plus agréable pour toi que ces prairies, ces champs, ces horizons et la vie tranquille du propriétaire campagnard; rien n'est plus doux pour maman que la vue du boulevard et la vie mondaine; tu étouffes dans un appartement, elle ne respire qu'avec un plafond bas sur la tête; tu veux te coucher à neuf heures du soir, elle voudrait ne rentrer qu'au soleil levant.

--Mais en vous proposant d'habiter Ourteau, je ne prétends pas vous priver entièrement de Paris. Si nous restons ici huit ou neuf mois, nous pouvons très bien en passer trois ou quatre à Paris. Cette vie est celle de gens qui nous valent bien, qui s'en contentent, s'en trouvent heureux et ne passent pas pour des imbéciles. Tu me rendras cette justice, mon enfant, que, depuis que tu as des yeux pour voir et des oreilles pour écouter, tu ne m'as jamais entendu me plaindre, ni de la destinée, ni de l'injustice des choses, ni de personne.

--C'est bien vrai.

--Mais je puis le dire aujourd'hui, depuis longtemps à bout de forces, je me demandais si je ne tomberais pas en chemin: ces vingt dernières années de vie parisienne, de travail à outrance, de soucis, de privations, sans un jour de repos, sans une minute de détente, m'ont épuisé; cependant j'allais simplement parce qu'il fallait aller, pour vous; parce qu'avant de penser à soi, on pense aux siens. C'est ici que j'ai senti mon écrasement, par ma renaissance. Il faut donc que vous donniez à ma vieillesse la vie naturelle qui a manqué à mon âge viril, et c'est elle que je vous demande.

--Et tu ne doutes pas de la réponse, n'est-ce pas?

--D'ailleurs, cette raison n'est pas la seule qui me retienne ici, j'en ai d'autres qui, précisément parce qu'elles ne sont pas personnelles, n'en sont que plus fortes. J'ai toujours pensé que la richesse impose des devoirs à ceux qui la détiennent, et qu'on n'a pas le droit d'être riche rien que pour soi, pour son bien-être ou son plaisir. Sans avoir rien fait pour la mériter, du jour au lendemain, la fortune m'est tombée dans les mains; eh bien, maintenant il faut que je la gagne, et, pour cela, j'estime que le mieux est que je l'emploie à améliorer le sort des gens de ce pays, que j'aime, parce que j'y suis né.

Cette proposition lui fit regarder son père avec un étonnement où se mêlait une assez vive inquiétude: qu'entendait-il donc par employer la fortune qui lui tombait aux mains à l'amélioration du sort des paysans d'Ourteau?

Ce n'est pas impunément que dans une famille on s'habitue à voir critiquer le chef, discuter ses idées, mettre en doute son infaillibilité, contester son autorité, et le rendre responsable de tout ce qui va mal dans la vie: le cas était le sien. Que de fois, depuis son enfance, avait-elle entendu sa mère prendre son père en pitié: «Certainement je ne te fais pas de reproches, mon ami». Que de fois aussi, sa mère, s'adressant à elle, lui avait-elle dit: «Ton pauvre père!» Cette compassion pas plus que ces blâmes discrets n'avaient amoindri sa tendresse pour lui; elle le chérissait, elle l'aimait, «pauvre père», d'un sentiment aussi ardent, aussi profond, que si elle avait été élevée dans des idées d'admiration respectueuse pour lui: mais enfin, ce respect précisément manquait à son amour qui ressemblait plus à celui d'une mère pour son fils, «pauvre enfant», qu'à celui d'une fille pour son père: en adoration devant lui, non en admiration: pleine d'indulgence, disposée à le plaindre, à le consoler, toujours à l'excuser, mais par cela même à le juger.

Dans quelle aventure nouvelle voulait-il s'embarquer?

Il répondit au regard inquiet qu'elle attachait sur lui.

--Ton oncle, dit-il, s'était peu à peu désintéressé de cette terre par toutes sortes de raison: maladies des vignes, exigences des ouvriers ensuite, voleries des colons aussi, de sorte que dans l'état d'abandon où il la laissait, après l'avoir reprise entièrement entre ses mains, elle ne lui rapportait pas deux pour cent, et encore n'était-ce que dans les très bonnes années. Vous seriez les premières, ta mère et toi, à me blâmer, si je continuais de pareils errements.

--T'ai-je jamais blâmé?

--Je sais que tu es une trop bonne fille pour cela: mais enfin, il n'en est pas moins vrai que vous seriez en droit de trouver mauvaise la continuation d'une pareille exploitation.

--Tu veux arracher les vignes malades?

--Je veux transformer en prairies artificielles toutes les terres propres à donner de bonnes récoltes d'herbe. Le foin qui, il y a quelques années, se vendait vingt-cinq sous les cinquante kilos, se vend aujourd'hui cinq francs, et avec le haut prix qu'a atteint la main-d'œuvre pour le travail de la vigne et du maïs, alors que les ouvriers exigent par jour deux francs de salaire, une livre de pain et trois litres de vin, il est certain qu'il y a tout avantage à produire, au lieu de vin médiocre, de l'herbe excellente; ce que je veux obtenir, non pour vendre mon foin, mais pour nourrir des vaches, faire du beurre et engraisser des porcs avec le lait doux écrémé.

De nouveau il vit le regard inquiet qu'il avait déjà remarqué se fixer sur lui.

--Décidément, dit-il, il faut que je t'explique mon plan en détail, sans quoi tu vas t'imaginer que l'héritage de ton oncle pourrait bien se trouver compromis. Allons jusqu'à ce petit promontoire qui domine le cours du Gave; là tu comprendras mieux mes explications.

Ils ne tardèrent pas à arriver à ce mouvement de terrain qui coupait la prairie et la rattachait par une pente douce aux collines.

--Tu remarqueras, dit-il, que cette éminence se trouve à l'abri des inondations les plus furieuses du Gave, et qu'un canal de dérivation qui la longe à sa base produit ici une chute d'eau autrefois utilisée, maintenant abandonnée depuis longtemps déjà, mais qui peut être facilement remise en état. Cela observé, je reprends mon explication. Je t'ai dit que je commençais par arracher toutes les vignes qui ne produisent plus rien; mais comme pour transformer une terre défrichée en une bonne prairie il ne faut pas moins de trois ans, des engrais chimiques pour lui rendre sa fertilité épuisée et des cultures préparatoires en avoine, en luzerne, en sainfoin, ce n'est pas un travail d'un jour, tu le vois. En même temps que je dois changer l'exploitation de ces terres, je dois aussi changer le bétail qui consommera leurs produits. Ton oncle pouvait, avec le système adopté par lui, se contenter de la race du pays, qui est la race basquaise plus ou moins dégénérée, de petite taille nerveuse, sobre, à la robe couleur grain de blé, aux cornes longues et déliées, comme tu peux le voir avec les vaches qui paissent au-dessous de nous; cette race, d'une vivacité et d'une résistance extraordinaire au travail, est malheureusement mauvaise laitière; or, comme ce que je demanderai à mes vaches ce sera du lait, non du travail, je ne peux pas la conserver.

--Si jolies, les basquaises!

--En obéissant à la théorie, je les remplacerais par des normandes qui, avec nos herbes de première qualité, me donneraient une moyenne supérieure à dix-huit cents litres de lait; mais, comme je ne veux pas courir d'aventures, je me contenterai de la race de Lourdes qui a le grand avantage d'être du pays, ce qui est à considérer avant tout, car il vaut mieux conserver une race indigène avec ses imperfections, mais aussi avec sa sobriété, sa facilité d'élevage et son acclimatation parfaite, que de tenter des améliorations radicales qui aboutissent quelquefois à des désastres. Me voilà donc, quand la transformation du sol est opérée, à la tête d'un troupeau de trois cents vaches que le domaine peut nourrir.

--Trois cents vaches!

--Qui me donnent une moyenne de quatre cent cinquante mille litres de lait par an, ou douze à treize cents litres par jour.

--Et qu'en fais-tu de cette mer de lait?

--Du beurre. C'est précisément pour que tu te rendes compte de mon projet que je t'ai amenée ici. Pour loger mes vaches, au moins quand elles ne sont pas encore très nombreuses, j'ai les bâtiments d'exploitation qui, dans le commencement, me suffisent, mais je n'ai pas de laiterie pour emmagasiner mon lait et faire mon beurre; c'est ici que je le construis, sur ce terrain à l'abri des inondations et à proximité d'une chute d'eau, ce qui m'est indispensable. En effet, je n'ai pas l'intention de suivre les vieux procédés de fabrication pour le beurre, c'est-à-dire d'attendre que la crème ait monté dans des terrines et de la battre alors à l'ancienne mode; aussitôt trait, le lait est versé dans des écrémeuses mécaniques qui, tournant à la vitesse de 7,000 tours à la minute, en extraient instantanément la crème; on la bat aussitôt avec des barrattes danoises; des délaiteuses prennent ce beurre ainsi fait pour le purger de son petit lait; des malaxeurs rotatifs lui enlèvent son eau; enfin des machines à mouler le compriment et le mettent en pain. Tout cela se passe, tu le vois, sans l'intervention de la main d'ouvriers plus ou moins propres. Ce beurre obtenu, je le vends à Bordeaux, à Toulouse; l'été dans les stations d'eaux: Biarritz, Cauterets, Luchon; l'hiver je l'expédie jusqu'à Paris. Mais le beurre n'est pas le seul produit utilisable que me donnent mes vaches.

Elle le regarda avec un sourire tendre.

--Il me semble, dit-elle, que tu récites la fable de Laitière et le pot au lait.

--Précisément, et nous arrivons, en effet, au cochon.

Le porc à s'engraisser coûtera peu de son,

et même il n'en coûtera pas du tout. Après la séparation de la crème et du lait, il me reste au moins douze cents litres de lait écrémé doux avec lequel j'engraisse des porcs installés dans une porcherie que je fais construire au bout de cette prairie le long de la grande route, où elle est isolée. Pour ces porcs, je procède à peu près comme pour mes vaches, c'est-à-dire qu'au lieu d'envoyer des porcs anglais du Yorhshire ou du Berkshire, je croise ces races avec notre race béarnaise et j'obtiens des bêtes qui joignent la rusticité à la précocité. Tu connais la réputation des jambons de Bayonne; à Orthez se fait en grand le commerce des salaisons; je ne serai donc pas embarrassé pour me débarrasser dans de bonnes conditions de mes cochons, qui, engraissés avec du lait doux, seront d'une qualité supérieure. Voilà comment, avec mon beurre, mes veaux, et mes porcs, je compte obtenir de cette propriété un revenu de plus de trois cent mille francs, au lieu de quarante qu'elle donne depuis un certain nombre d'années. Mes calculs sont établis, et, comme j'ai eu à étudier une affaire de ce genre à l'Office cosmopolitain, ils reposent sur des chiffres certains. Que de fois, en dessinant des plans pour cette affaire, ai-je rêvé à sa réalisation, et me suis-je dit: «Si c'était pour moi!» Voilà que ce rêve peut devenir réalité, et qu'il n'y a qu'à vouloir pour qu'il soit le notre.

--Mais l'argent?

--Il y a dans la succession des valeurs qu'on peut vendre pour les frais de premier établissement, qui, d'ailleurs, ne sont pas considérables: trois cents vaches à 450 francs l'une coûtent 135,000 francs; les constructions de la laiterie et de la porcherie, ainsi que l'appropriation des étables, n'absorberont pas soixante mille francs, les défrichements cinquante mille; mettons cinquante mille pour l'imprévu, nous arrivons à deux cent quarante-cinq mille francs, c'est-à-dire à peu près le revenu que ces améliorations, ces révolutions si tu veux, nous donneront. Crois-tu que cela vaille la peine de les entreprendre? Le crois-tu?

Elle avait si souvent vu son père jongler avec les chiffres qu'elle n'osait reprendre, cependant elle était troublée...

--Certainement, dit-elle enfin, si tu es sûr de tes chiffres, ils sont tentants.

--J'en suis sûr; il n'est pas un détail qui ait été laissé de côté: dépenses, produits, tout a été établi sur des bases solides qui ne permettent aucun aléa; les dépenses forcées, les produits abaissés, plutôt que grossis. Mais ce n'est pas seulement pour nous que ces chiffres sont tentants comme tu dis; ils peuvent aussi le devenir pour ceux qui nous entourent, pour les gens de ce pays; et c'est à eux que je pensais en parlant tout à l'heure des devoirs des riches. Jusqu'à présent nos paysans n'ont tiré qu'un médiocre produit du lait de leurs vaches; aussitôt que mes machines fonctionneront et que mes débouchés seront assurés, je leur achèterai tout celui qu'ils pourront me vendre et le paierai sans faire aucun bénéfice sur eux. Ainsi je verserai dans le pays deux cents, trois cent mille francs par an, qui non seulement seront une source de bien-être pour tout le monde, mais encore qui peu à peu changeront les vieilles méthodes de culture en usage ici. Sur notre route depuis Puyoô tu as rencontré à chaque instant des champs de bruyères, et de fougères, d'ajoncs, c'est ce qu'on appelle des touyas, et on les conserve ainsi à l'état sauvage pour couper ces bruyères et en faire un engrais plus que médiocre. Quand le nombre des vaches aura augmenté par le seul fait de mes achats de lait, la quantité de fumiers produite augmentera en proportion, et en proportion aussi les touyas diminueront d'étendue; on les mettra en culture parce qu'on pourra les fumer; de sorte qu'en enrichissant d'abord le petit paysan je ne tarderai pas à enrichir le pays lui-même. Tu vois la transformation et tu comprends comment en faisant notre fortune nous ferons celle des gens qui nous entourent; n'est-ce pas quelque chose, cela?

Elle s'était rapprochée de lui à mesure qu'il avançait dans ses explications, et lui avait pris la main; quand il se tut, elle se haussa et lui passant un bras autour des épaules elle l'embrassa:

--Tu me pardonnes? dit-elle.

--Te pardonner? Que veux-tu que je te pardonne? demanda-t-il en la regardant tout surpris.

--Si je te le disais, tu ne me pardonnerais pas.

--Alors?

--Donne-moi l'absolution quand même.

--Tu ne voulais pas habiter Ourteau?

--Donne-moi l'absolution.

--Je te la donne.

-Maintenant sois tranquille, je te promets que ce sera maman elle-même qui te demandera à rester ici.


Deuxième Partie

I

Fidèle à sa promesse, Anie avait amené sa mère à demander elle-même de ne pas vendre le château.

Dans le monde qui se respecte on passe maintenant la plus grande partie de l'année à la campagne, et l'on ne quitte ses terres qu'au printemps, quand Paris est dans la splendeur de sa saison comme Londres. Pourquoi ne pas se conformer à cet usage qui pour eux n'avait que des avantages? Rester à Paris, n'était-ce pas se condamner à continuer d'anciennes habitudes qui n'étaient plus en rapport avec leur nouvelle position, et des relations qui, n'ayant jamais eu rien d'agréable, deviendraient tout à fait gênantes? acceptables rue de l'Abreuvoir, certaines visites seraient plus qu'embarrassantes boulevard Haussmann.


Ces raisons, exposées une à une avec prudence, avaient convaincu Mme Barincq, qui, après un premier mouvement de révolte, commençait d'ailleurs à se dire, et sans aucune suggestion, que la vie de château avait des agréments: d'autant plus chic de se faire conduire à la messe en landau que l'église était à deux pas du château, plus chic encore de trôner à l'église dans le banc d'honneur; très amusant de pouvoir envoyer à ses amis de Paris un saumon de sa pêcherie, un gigot de ses agneaux de lait, des artichauts de son potager, des fleurs de ses serres. Si, au temps de sa plus grande détresse, elle s'était toujours ingéniée à trouver le moyen de faire autour d'elle des petits cadeaux: un œuf de ses poules, des violettes, une branche de lilas de son jardinet, un ouvrage de femme, qui témoignaient de son besoin de donner; maintenant qu'elle n'avait qu'à prendre autour d'elle, elle pouvait se faire des surprises à elle-même qui la flattaient et la rendaient toute glorieuse.

Quel triomphe en recevant les réponses à ses envois! et quelle fierté, quand on lui écrivait qu'avant de manger son gigot, on ne savait vraiment pas ce que c'était que de l'agneau: par là, cette propriété qui produisait ces agneaux et donnait ces saumons lui devenait plus chère.

Son consentement obtenu, les travaux avaient commencé partout à la fois: dans les vignes, que les charrues tirées par quatre forts bœufs du Limousin défrichaient; dans les écuries, qu'on transformait en étables; enfin dans la prairie, où les maçons, les charpentiers, les couvreurs, construisaient la laiterie et la porcherie.

Bien que la vigne de ce pays n'ait jamais donné que d'assez mauvais vin, c'est elle qui, dans le cœur du paysan, passe la première: avoir une vigne est l'ambition de ceux qui possèdent quelque argent; travailler chez un propriétaire et boire son vin, celle des tâcherons qui n'ont que leur pain quotidien. Quand on vit commencer les défrichements, ce fut un étonnement et une douleur: sans doute ces vignes ne rapportaient plus rien, mais ne pouvaient-elles pas guérir un jour, par hasard, par miracle? il n'y avait qu'à attendre.

Et l'on s'était dit que le frère aîné n'avait pas tort quand il accusait son cadet d'être un détraqué. Ne fallait-il pas avoir la cervelle malade pour s'imaginer qu'on peut faire du beurre avec du lait sortant de la mamelle de la vache? si cela n'était pas de la folie, qu'était-ce donc? Or, les folies coûtent cher en agriculture, tout le monde sait cela.

Aussi tout le monde était-il convaincu qu'il ne se passerait pas beaucoup d'années avant que le domaine ne fût mis en vente.

Et alors? Dame alors chacun pourrait en avoir un morceau, et dans les terres régénérées par la culture les vignes qu'on replanterait feraient merveille.

II

Pour le père, occupé du matin au soir par la surveillance de ses travaux, défrichements, bâtisse, montage des machines; pour la mère, affairée par ses envois et sa correspondance; pour la fille, toute à sa peinture, le temps avait passé vite, avril, mai, juin, sans qu'ils eussent bien conscience des jours écoulés. Quelquefois, cependant, le père revenait à l'engagement, pris par lui au moment de leur arrivée, de conduire Anie à Biarritz, mais c'était toujours pour en retarder l'exécution. A la fin, Mme Barincq se fâcha.

--Quand je pense qu'à son âge ma fille n'a pas encore vu la mer, et que depuis que nous sommes ici on ne trouve pas quelques jours de liberté pour lui faire ce plaisir, je suis outrée.

--Est-ce ma faute? Anie, je te fais juge.

Et Anie rendit son jugement en faveur de son père:

--Puisque j'ai bien attendu jusqu'à cet âge avancé, quelques semaines de plus ou de moins sont maintenant insignifiantes.

--Mais c'est un voyage d'une heure et demie à peine.

Il fut décidé qu'en attendant la saison on partirait le dimanche pour revenir le lundi: pendant quelques heures les travaux pourraient bien, sans doute, se passer de l'œil du maître: et pour empêcher de nouvelles remises Mme Barincq déclara à son mari que, s'il ne pouvait pas venir, elle conduirait seule sa fille à Biarritz.

--Tu ne ferais pas cela.

--Parce que?

--Parce que tu ne voudrais pas me priver du plaisir de jouir du plaisir d'Anie: s'associer à la joie de ceux qu'on aime, n'est-ce pas le meilleur de la vie?

--Si tu tiens tant à jouir de la joie d'Anie, que ne te hâtes-tu de la lui donner!

--Dimanche, ou plutôt samedi.

En effet, le samedi, par une belle après-midi douce et vaporeuse, ils arrivaient à Biarritz et Anie au bras de son père descendait la pelouse plantée de tamaris qui aboutit à la grande plage; puis, après un temps d'arrêt pour se reconnaître, ils allaient, tous les trois, s'asseoir sur la grève que la marée baissante commençait à découvrir.

C'était l'heure du bain, et entre les cabines et la mer il y avait un continuel va-et-vient de femmes et d'enfants, en costumes multicolores, au milieu des curieux qui les passaient en revue, et offraient eux-mêmes, par leurs physionomies exotiques, leurs toilettes élégantes ou négligées, tapageuses ou ridicules, un spectacle aussi intéressant que celui auquel ils assistaient; tout cela formant la cohue, le tohu-bohu, le grouillement, le tapage d'une foire que coupait à intervalles régulièrement rythmés l'écroulement de la vague sur le sable.

Ils étaient installés depuis quelques minutes à peine, quand deux jeunes gens passèrent devant eux, en promenant sur la confusion des toilettes claires et des ombrelles un regard distrait; l'un, de taille bien prise, beau garçon, à la tournure militaire; l'autre, grand, aux épaules larges, portant sur un torse développé une petite tête fine qui contrastait avec sa puissante musculature et le faisait ressembler à un athlète grec habillé à la mode du jour.

Quand ils se furent éloignés de deux ou trois pas, Barincq se pencha vers sa femme et sa fille:

--Le capitaine Sixte, dit-il.

--Où?

Il le désigna le mieux qu'il put.

--Lequel? demanda Mme Barincq.

--Celui qui a l'air d'un officier; n'est-ce pas qu'il est bien?

--J'aime mieux l'autre, répondit Mme Barincq.

--Et toi, Anie, comment le trouves-tu?

--Je ne l'ai pas remarqué; mais la tournure est jolie.

--Pourquoi n'est-il pas en tenue? demanda Mme Barincq.

--Comment veux-tu que je te le dise?

--Tu sais qu'il ne ressemble pas du tout à ton frère.

--Cela n'est pas certain; s'il est blond de barbe, il est noir de cheveux.

--Pourquoi ne t'a-t-il pas salué? demanda Barincq.

--Il ne m'a pas vu.

--Dis qu'il n'a pas voulu nous voir.

--Tu sais, maman, qu'on ne regarde pas volontiers les femmes en deuil, dit Anie.

--C'est justement notre noir qui l'aura exaspéré, en lui rappelant la perte de la fortune qu'il comptait bien nous enlever.

--Les voici, interrompit Anie.

(A suivre.)

Hector Malot.