The Project Gutenberg eBook of Histoire de Flandre (T. 4/4) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Histoire de Flandre (T. 4/4) Author: Baron Joseph Marie Bruno Constantin Kervyn de Lettenhove Release date: January 18, 2014 [eBook #44697] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FLANDRE (T. 4/4) *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. HISTOIRE DE FLANDRE. Bruxelles.--Imprimerie ALFRED VROMANT. HISTOIRE DE FLANDRE PAR M. KERVYN DE LETTENHOVE TOME QUATRIÈME 1453-1500. BRUGES BEYAERT-DEFOORT, ÉDITEUR 1874 HISTOIRE DE FLANDRE LIVRE DIX-HUITIÈME 1453-1467. Nouveaux projets de croisade. Le Dauphin en Flandre. Discordes du duc Philippe et du comte de Charolais. La maison de Bourgogne était parvenue par de longs efforts à maintenir sa puissance; mais près de trois quarts de siècle s'étaient écoulés sans qu'elle eût pu, réalisant ses projets ambitieux, asseoir d'une manière stable son influence en France et revendiquer dans la patrie des Robert et des Baudouin, vaincue et humiliée, la dictature de l'Europe armée contre les infidèles. La bataille de Gavre permettra aux ducs de Bourgogne de s'avancer désormais d'un pas moins incertain vers le but qu'ils se proposent; en renversant les obstacles qui les arrêtèrent pendant longtemps, elle nous ramène à Jean sans Peur et à Philippe le Hardi, à l'expédition de Nicopoli de 1396, au banquet de Lille de 1383. C'est de nouveau à Lille qu'auront lieu les fêtes où le duc de Bourgogne assemblera solennellement, comme son aïeul, les chevaliers qui ont combattu sous sa bannière, en célébrant dans les mêmes réjouissances les trophées du passé et ceux de l'avenir, les revers des communes flamandes à Roosebeke et à Gavre et la croisade que le duc Philippe espère conduire lui-même aux rives de la Propontide pour effacer les tristes souvenirs de celle de Jean sans Peur. Le 17 février 1453 (v. st.), tous les barons de la cour de Bourgogne se trouvaient réunis au palais de Lille, lorsqu'au milieu des splendides intermèdes préparés par les ministres les plus habiles des plaisirs du duc, ils virent entrer une femme vêtue de deuil, assise sur un éléphant qu'accompagnait un More de Grenade. Elle représentait la sainte Eglise comme elle le déclara elle-même dans quelques vers où elle peignit ses malheurs et ses périls en réclamant un généreux appui. Deux illustres dames parurent alors, précédées de Toison d'or, qui portait un beau faisan, afin qu'un noble oiseau présidât, selon l'usage, aux voeux qu'on allait faire. Le duc voua le premier aux dames et au faisan qu'il irait en Orient combattre les infidèles. Tous les chevaliers qui l'entouraient s'engagèrent par les mêmes serments. Parmi ceux qui assistaient à ce banquet, le plus somptueux et le plus fameux du quinzième siècle, se trouvait un homme sage qui déplorait l'exagération de ce luxe et les folles dépenses qu'occasionnaient ces fêtes. «Apprends, mon ami, lui répondit un des conseillers de Philippe, que ces banquets et ces tournois, qui sont devenus de plus en plus brillants, n'ont d'autre cause que la ferme volonté et le désir secret du duc de parvenir ainsi plus aisément à exécuter ses anciens projets. Le voeu qu'il a prononcé vient de les révéler.» Le duc de Bourgogne avait, à diverses reprises, envoyé des chevaliers lutter contre les flottes ottomanes dans les mers de l'Archipel et des négociateurs préparer sur ces rivages éloignés l'apparition d'une expédition plus considérable, destinée à arrêter les progrès menaçants de Mahomet II. Depuis la pacification de la Flandre, rien ne s'opposait plus à ce qu'il poursuivît les préparatifs de la croisade si pompeusement annoncée, au banquet du Faisan, à tous les peuples chrétiens. Le 24 mars 1453 (v. st.), il quitta Lille pour aller visiter ses Etats de Bourgogne; de là il se rendit dans les cantons suisses, où il reçut aussi grand accueil que s'il eût été l'Empereur lui-même; puis il entra en Souabe par Constance et eut successivement des entrevues avec le comte de Wurtemberg, les ducs de Bavière et d'Autriche: enfin il arriva à Ratisbonne où allait s'assembler la diète de l'Empire. L'empereur Frédéric III, qui s'était fait excuser de ce qu'il ne pouvait pas aller lui-même l'y saluer, chargea de ce soin ses ambassadeurs, et quand Philippe rentra dans ses Etats, il avait conclu avec la plupart des princes allemands des alliances avantageuses et conformes à ses vues. Cette vaste confédération que préparait le duc de Bourgogne, religieuse dans le but publiquement avoué, mais essentiellement politique dans son principe et dans ses causes, n'embrassait pas seulement les nombreuses principautés des rives du Rhin; elle devait, plus près de ses Etats, renouer en un faisceau que rien ne pourrait rompre toutes les intrigues qui depuis longtemps divisaient la France et l'Angleterre. Le Dauphin élevait la voix vers le pape du fond de l'apanage où depuis neuf ans il vivait isolé, pour obtenir la permission de prendre part à la croisade comme gonfalonier de l'Eglise. Le duc d'Alençon s'était rendu à Lille au moment même où s'y tenait le banquet du Faisan et y avait eu une courte conférence avec Philippe, tandis que des émissaires anglais arrivaient à Bruges pour prendre part aux mêmes négociations. Lorsque le duc de Bourgogne revint d'Allemagne, il conclut un autre traité avec le duc de Bourbon: le mariage de l'une des filles de ce prince et du comte de Charolais, déjà veuf de Catherine de France, devait en être le gage, et aussitôt après un messager porta à Lille l'ordre de le célébrer immédiatement, soit que l'on prévît l'opposition de la duchesse Isabelle qui eût préféré une princesse anglaise, soit que l'on craignît que Charles VII ne voulût maintenir le lien étroit qui unissait à sa maison l'héritier de tant de puissantes seigneuries, en lui faisant épouser une autre de ses filles. Le duc de Bourgogne avait convoqué à Bruges les députés des Etats, et l'un de ses conseillers les harangua en son nom. «Il siet bien de vous réduire à mémoire, leur dit-il, que aultrefois sous l'empire d'Alexius, ung sien prédécesseur d'immortel mémoire, le comte Bauduin de Flandres, par sa vertu et haut emprinse, conquist en cas semblable ceste noble cité de Constantinople sur les mescréans: si en doit mon très redoubté seigneur avoir le cuer plus meu et affecté envers elle pour cause d'icelui son prédécesseur, si glorieux prince, en qui l'injure faite aujourd'hui redondde.» Ces discours étaient accueillis avec peu d'enthousiasme: la croisade qu'ils annonçaient ne devait retrouver ni l'austère piété de Baudouin de Constantinople, ni la sublime éloquence de Foulques de Neuilly. De Bruges le duc de Bourgogne se rendit en Hollande. Il y reçut de Jean Rolin, cardinal de Saint-Etienne _in monte Coelio_ et légat de Calixte III, l'étendard de la guerre sainte, orné d'une croix rouge, en mémoire de la passion de Notre-Seigneur. Le pape avait confirmé les pouvoirs spéciaux des évêques de Toul et d'Arras, investis du droit d'appeler les prêtres eux-mêmes à s'armer du glaive, non plus, comme aux anciens jours, pour défendre le temple, mais pour le reconquérir; il avait même permis au duc de Bourgogne, qu'il nommait le bouclier de la foi, de disposer, pour les employer aux frais de la croisade, des revenus de tous les bénéfices vacants dans le monde chrétien. Philippe se plaisait à étaler aux regards surpris ses immenses richesses, sa belle vaisselle, qui valait trente mille marcs d'argent, et son fameux trésor qui contenait deux cent mille lions d'or; mais il avait trop compté sur l'appui de ses alliés. Leurs complots, non moins menaçants pour la paix des royaumes chrétiens que les progrès des infidèles, ne pouvaient rester complètement ignorés, quelque pieux qu'en fût le prétexte, et, au mois de mai 1456, l'on apprit tout à coup que le duc d'Alençon avait été arrêté à Paris par l'ordre de Charles VII. On lui fit subir divers interrogatoires, et il avoua non-seulement ses relations avec le duc de Bourgogne, mais aussi une alliance secrète avec les Anglais qui devaient débarquer à Calais, en Guyenne et en Normandie. Le Dauphin, compromis par ces révélations, eut à peine le temps de gagner les frontières de la Bourgogne, après avoir écrit à son père «qu'il s'en alloit devers son bel oncle pour sçavoir son intention sur son allée sur le Turc à la défense de la foi catholique.» Le Dauphin était arrivé à l'âge de trente-trois ans: toute sa vie avait été pleine de dissimulation et d'intrigues. A seize ans, il avait pris part à l'échauffourée de la Praguerie. A vingt ans, il avait assisté à la prise de Dieppe, et, pour récompenser ses compagnons, il les avait ramenés dans l'Ile-de-France, leur permettant d'y rançonner les vignerons et les laboureurs. Aussi terrible dans ses haines qu'habile à les cacher, impie dès sa jeunesse, mais devenu bientôt superstitieux par je ne sais quel fol espoir de tromper la Providence divine comme il trompait les hommes, il avait pu librement développer ses défauts et ses vices dans la solitude de son apanage du Dauphiné. «Il s'y contenoit, dit Chastelain, faisoit bonne chère, amoit par amours, maintenoit gens d'armes, travailloit fort son peuple et le duc de Savoie, son beau-père, ploioit tout à sa guise, mesmes par armes et par haute main, et s'estoit mis en guerre à l'encontre de tous les plus grans nobles de son pays, et les en avoit expulsez par le conseil d'aucuns étrangers cypriens et de femmes qui le gouvernoient.» La colère de son père était le seul frein qu'il connût: l'habitude de se livrer à toutes ses volontés et d'employer tous les moyens pour les exécuter, la lui faisait si vivement redouter, qu'il en avait, ajoute le même historien, «une peur sauvage.» Le Dauphin n'avait amené dans sa fuite qu'un petit nombre de ses serviteurs, parmi lesquels on remarquait un valet de chambre flamand nommé Jean Wast, qui lui servait de secrétaire. Le sire de Blamont, si fameux par ses cruautés dans la guerre de Flandre, conduisit le prince fugitif à Bruxelles, où il attendit quelques jours l'arrivée du duc de Bourgogne, retenu en Hollande par les troubles d'Utrecht; mais quand il le vit, il lui exprima vivement toute sa joie «et l'accola si estroit, qu'à peine se pooit lessier couler à terre.» Cependant Charles VII s'irritait vivement de cet asile accordé à un fils rebelle, et se montrait peu disposé à écouter les explications offertes par les sires de Croy et de Lalaing; il réunissait même aux frontières du nord ses troupes d'archers et d'hommes d'armes qu'il avait le premier organisées d'une manière stable et régulière, en leur donnant une solde qui remplaçât le droit odieux du pillage, vaillantes milices qui furent le modèle de toutes les armées modernes. Le duc n'en persistait pas moins à alléguer le respect même qu'il portait à la maison de France pour justifier sa conduite, et le Dauphin déclarait que si l'hospitalité lui était refusée dans les Etats du duc de Bourgogne, il irait réclamer celle des Anglais, «ennemis du royaume de France, et que là il seroit soustenu et bienvenu.» Philippe devait trouver la punition de son zèle à animer les querelles du roi et de son fils, en voyant se développer les mêmes discordes domestiques dans sa propre maison. Le comte de Charolais se plaignait de la faveur illimitée dont jouissaient les sires de Croy; il avait eu des démêlés avec eux au sujet de la succession de la dame de Béthune: mais la haine qu'il leur portait n'éclata publiquement qu'au mois de janvier 1456 (v. st.), peu de temps après le retour du duc Philippe de Hollande. Pendant l'absence du sire d'Auxy, premier chambellan du comte de Charolais, les sires d'Aymeries et de Quiévraing se disputaient l'honneur de le remplacer. Le dernier, fils de Jean de Croy, bailli de Hainaut, s'appuyait sur l'influence que possédait sa maison, et un jour, après la célébration de la messe, le duc appela lui-même le comte de Charolais dans son oratoire, pour lui ordonner de choisir le sire de Quiévraing, mais le jeune prince refusa de lui obéir. «Je sais bien, lui disait-il, que vous vous laissez gouverner par les Croy, mais vous ne pouvez pas exiger qu'ils me gouvernent aussi.» A ces mots, le vieux duc changea de visage; il saisit une épée et en eût frappé son fils, si celui-ci n'eût trouvé un asile dans les bras de sa mère, qui se hâta de le conduire dans l'appartement du Dauphin. Rien ne devait irriter davantage le duc de Bourgogne; il ne pouvait souffrir qu'un prince étranger fût le témoin de ces dissensions intérieures, et encore moins qu'on cherchât en lui un médiateur. Aussi, lorsque le Dauphin se présenta pour intercéder en faveur du comte de Charolais, Philippe oublia-t-il le respect qu'il lui avait montré jusqu'à ce moment, pour repousser ses instances. «Assez, monseigneur, lui répliquait-il, tenez-vous en vostre paix, je ferai bien aveuc mon fils et aveuc la mère aussi, laquelle n'a de riens amendé sa querelle.» En disant ces dures paroles ajoute Chastelain, «se monstra tant fier et tant animé, que nul oeil ne le regardast qui n'en eust paor, mesmes le Daulphin.» Cependant le prince français s'était jeté à genoux, nommant le duc «son père et son tout en ce monde,» et le conjurant de pardonner à son fils. Philippe céda, mais en versant des larmes. «Gardez-le bien, s'écria-t-il, mès jour que vous vivrez après, ne moy aussi, vous ne me verrez de vos yeulz, or en soit vostre volenté faite, mès la mienne demorra telle.» Et il sortit en courant et se cachant la figure dans son manteau, de peur que l'on ne remarquât son émotion. On le vit descendre dans le parc qui touchait au palais de Bruxelles et entrer dans un pavillon où il appela son valet de chambre, pour lui ordonner d'aller prévenir les sires de Croy qu'ils se rendissent immédiatement à Halle; puis il se fit amener un petit cheval, et s'éloigna en traversant les rues de Bruxelles sans que personne le reconnût. Il était déjà tard. Un froid brouillard mêlé de pluie avait succédé aux gelées. Les chemins étaient mauvais, tantôt coupés par le cours rapide des ruisseaux qu'avaient enflés les inondations, tantôt couverts de mares profondes; mais le duc n'en poursuivait pas moins sa route vers Halle, quoique la brume s'épaissît de moment en moment. La nuit arriva: elle était si obscure que le duc n'apercevait rien à une distance de six pas. Il s'était engagé dans une vaste forêt; son cheval trébuchait sans cesse et s'enfonçait tour à tour dans la boue ou dans les glaces qui, en certains endroits, avaient résisté aux faibles rayons d'un soleil d'hiver. Le duc n'avait pris aucune nourriture de toute la journée, et comme il n'avait pas changé de costume depuis qu'il avait quitté son oratoire, le froid et l'humidité pénétraient tous ses membres: les ronces qui arrêtaient son passage ensanglantaient ses mains, et c'était en vain qu'il cherchait à trouver sur le sol quelques traces qui lui eussent annoncé l'approche d'une habitation. Il essaya de crier, et sa voix se perdit également dans la solitude. Enfin, après de longues heures de souffrance et d'anxiété, il découvrit vers minuit une chaumière où il s'adressa en flamand à un pauvre paysan qui, prenant pitié de lui, alluma du feu pour le réchauffer et lui apporta du pain, quelques oignons et un peu de fromage. Ce laboureur ignorait quel était son hôte, car il l'interrogea longuement sur son état et sur les motifs de son voyage, comparant même parfois ses richesses à celles du duc de Bourgogne, parce qu'il avait reçu du voyageur égaré un florin du Rhin. Philippe le chargea de le conduire à Alsemberghe, chez un de ses anciens veneurs, où il passa la fin de la nuit et une partie de la journée du lendemain. Il se rendit ensuite au château de Genappe, et ce fut là qu'un jeune chevalier nommé Philippe Pot, envoyé par le Dauphin à la recherche du duc, le retrouva; mais Philippe se contenta de lui répondre «que de ly ne feussent en soing, car s'en alloit en Bourgogne, dequel lieu ne bougeroit d'un demi-an, et que si hardi que homme des sien ne le suivist s'il n'estoit mandé, sur encourir son indignation mortelle.» Cependant Philippe Pot parvint à, calmer peu à peu l'irritation du duc de Bourgogne, en lui promettant que le Dauphin s'engagerait à ne plus lui adresser aucune prière à l'avenir. Les sires de Croy joignirent leurs instances aux siennes, et Philippe consentit à rentrer à Bruxelles. Il conservait toutefois l'amer souvenir de ce qui s'était passé, et son mécontentement éclatait en plaintes violentes contre la duchesse de Bourgogne. Ce fut inutilement qu'elle le supplia de lui pardonner son amour maternel et ses inquiétudes pour un fils qui était son unique soutien sur une terre étrangère: elle se vit réduite à quitter une cour somptueuse et brillante pour aller vivre au milieu des bois, dans un couvent de soeurs grises, à Nieppe, à l'ombre de ce château où Robert de Cassel avait trouvé, au quatorzième siècle, un asile contre le ressentiment de Louis de Nevers. Le comte de Charolais s'était déjà retiré à Termonde. Le duc exigea qu'il se soumît à toutes ses volontés, et ne lui pardonna qu'à cette condition qu'il congédierait deux officiers de sa maison soupçonnés de l'avoir encouragé dans sa résistance: c'étaient un jeune clerc qui s'appelait Guiot d'Ouzy et un ménestrel bourguignon nommé Guillaume Biche. Guiot d'Ouzy se réfugia à Paris, où la haine du duc Philippe fut jugée un titre suffisant pour le faire admettre dans la maison de Charles VII; mais il est probable que, pour se réconcilier avec le duc de Bourgogne, il lui servit d'espion. Guillaume Biche s'était rendu également en France, et y remplissait le même rôle en faveur du comte de Charolais, qui s'empressait d'instruire le Dauphin de tout ce qu'il avait appris. Des malheurs communs dont la source était la même n'étaient-ils pas un titre à une confiance réciproque et à une mutuelle amitié? L'influence du Dauphin, conspirateur menaçant pour la France en même temps que médiateur pacifique dans les Etats du duc de Bourgogne, augmentait de jour en jour. Au mois de février 1456 (v. st.), il tint sur les fonts de baptême la fille du comte de Charolais à qui, en mémoire de sa mère, la reine Marie d'Anjou, il donna le nom de Marie. Philippe n'avait point voulu paraître à cette cérémonie, parce qu'il trouvait dans le sexe de cet enfant je ne sais quel pressentiment de la fin prochaine de sa dynastie. Nous raconterons plus tard comment le Dauphin, devenu le roi de France Louis XI, protégea la jeune princesse, qu'il avait juré au pied des autels de chérir et de défendre. Philippe avait accordé au Dauphin une pension de trente-six mille livres avec le château de Genappe pour résidence. Il allait souvent l'y voir et deviser joyeusement avec lui et les seigneurs de la cour les plus célèbres par la vivacité de leur esprit et la fécondité de leur imagination. Ce fut à Genappe que le Dauphin et le duc se plurent à lutter avec les sires de la Roche, de Créquy, de Villiers, de Fiennes, de Lannoy, de Mériadec, le prévôt de Watten et l'amman de Bruxelles, à qui imiterait le mieux dans leur grâce, et surtout dans leur licence, les tableaux du _Décaméron_ de Boccace. Nous ne rappellerons toutefois les _Cent nouvelles nouvelles_ que pour y rechercher la part qu'y occupent des données plus ou moins sérieuses sur l'époque et sur le pays où elles furent écrites. A ce titre, il faut citer _les trois damoiselles de Malines_, _le beau page de Brabant_, _le docte clerc de Lille_, _l'aubergeon de la dame du Hainaut_. La Flandre y est aussi représentée, notamment par «le conte du chevalier, jeune bruyant jousteur, danceur et bien chantant,» qui échoua dans ses amours à Maubeuge; celui du gentilhomme qui revêtit sa robe sans manches pour aller recevoir le dernier adieu de sa mère est déjà un récit plus grave; enfin il en est un qui, tout opposé aux autres, est presque une leçon de morale et de vertu. Parmi les chevaliers flamands qui tombèrent au pouvoir des infidèles à la journée de Nicopoli, et qui ne périrent point sous le glaive des bourreaux de Bajazet, la plupart payèrent rançon; mais il y en eut toutefois plusieurs qui n'échappèrent aux douleurs du martyre que pour être condamnés à l'esclavage. L'un de ceux-ci fut Nicolas Uutenhove. Accablé des travaux les plus rudes, il regrettait amèrement sa patrie et sa femme, «qui de tout son cueur l'aymoit et prioit Dieu journellement que brief le peust revoir se encores il estoit vif, et que s'il estoit mort, il voulsist par sa grâce ses péchez pardonner et le mettre au nombre des glorieux martyrs qui, pour l'exaltation de la sainte foy catholique, s'estoient volontairement offerts à mort corporelle.» Neuf ans s'étaient écoulés sans qu'elle eût appris quelque chose du sort de Nicolas Uutenhove, et sa famille ne cessait de lui représenter qu'il était temps de mettre un terme à son veuvage. Elle n'y consentit qu'à regret et bien que combattue par de secrets remords; en effet, elle avait à peine accepté un nouvel époux depuis six mois, lorsque le bruit du retour de Nicolas Uutenhove, qui avait été racheté «par le moyen d'aulcuns chrestiens gentilshommes,» se répandit «au pays d'Artois et de Picardie, où ses vertus n'estoient pas moins congneues que en Flandres, d'où il estoit natif.» On en fut bientôt instruit à Gand, et dès ce moment sa femme refusa toute nourriture; ses larmes ne cessaient de couler, et elle expira le troisième jour, en protestant que si elle avait été trop faible à repousser des obsessions funestes, son coeur, du moins, n'avait jamais été coupable. L'auteur de ce récit, qui fait oublier tous les autres, tant il est simple et touchant, était le Dauphin Louis de France: c'est le seul titre de sa reconnaissance pour un pays qui lui accorda une généreuse hospitalité pendant le long séjour qu'il y fit avec le duc de Bourgogne. Ce fut vers les premiers jours de l'année 1457 que Philippe, pour faire honneur au Dauphin, résolut de lui montrer ces fameuses cités dont la puissance était si grande, disait le pape Pie II, qu'il semblait qu'en elles seules résidât toute celle des ducs de Bourgogne. Il se rendit avec lui de Bruxelles à Audenarde, d'Audenarde à Courtray. Arrivés à une lieue de Bruges, le 4 avril vers le soir, ils y trouvèrent les nobles et les magistrats qui les attendaient entourés de huit cents marchands étrangers, richement vêtus de soie, de damas et de velours. Les échevins complimentèrent d'abord le Dauphin, qui leur répondit doucement: «Messeigneurs, je vous mercie de l'honneur que vous me faites, et me sera bien vostre ville pour recommandée en temps à venir.» Aux acclamations qui saluaient le duc se mêlaient celles des marchands des _nations_; les uns criaient: «Vive Alphonse, roi d'Aragon!» les autres répétaient: «Vive Henri, roi de Castille!» et en même temps ils agitaient les torches qu'ils avaient prises avec eux pour les allumer dès que la nuit serait venue. Leurs bruyantes clameurs, leur nombre, ce mouvement même que la chute du jour ne permettait de distinguer qu'imparfaitement, surprirent le Dauphin, peu habitué aux grandes démonstrations des cités flamandes. Il crut reconnaître dans ces paisibles marchands des gens de guerre; leurs torches lui paraissaient des lances, «et durement, ajoute Chastelain, le Dauphin en devint perplex et plein d'effroy, et cuidoit certainement estre trahy, si s'en perçut le duc et devint tout honteux mesmes, mès leur fit dire que, de par le diable, ils s'en allassent tout coiement ou il les puniroit de corps.» Le duc et le Dauphin assistèrent à Bruges aux joutes qui y avaient lieu chaque année depuis le commencement du quatorzième siècle. Le premier dimanche du carême, les bourgeois de Bruges se rendaient à Lille pour prendre part aux fêtes de l'Epinette. Le second dimanche après Pâques, ceux de Lille les suivaient à Bruges pour assister aux joutes de la confrérie de l'Ours-Blanc. C'était sur la place du Marché que les combattants, après s'être solennellement réunis à l'abbaye d'Eeckhout, venaient rivaliser de force ou d'adresse. Trois prix étaient donnés: une lance, un cor de chasse, un ours ciselé en argent. Celui qui obtenait le premier devenait le chef de la confrérie, sous le nom de forestier. La foule se pressait à ces joutes, et d'illustres chevaliers ne dédaignaient pas d'y descendre dans l'arène. Mais ce qui excita bien plus vivement l'admiration des deux princes, ce fut l'imposante solennité de la procession du Saint-Sang à laquelle accouraient de fort loin de nombreux pèlerins. Les Brugeois étalaient à l'envi, dans les rues ornées de draperies rouges et blanches, et de lanternes de mille couleurs, tout ce qu'ils possédaient de plus précieux. Le Dauphin, en voyant une si grande multitude de peuple se presser autour de lui, avait avoué qu'il ne croyait pas qu'il y en eût autant dans toute la Flandre, et ses serviteurs ne se montraient pas moins émerveillés du brillant spectacle qui frappait leurs regards: ce qui donne lieu aux chroniqueurs de cette époque de remarquer combien il était imprudent d'exciter ainsi la convoitise d'un prince naturellement avide et ambitieux. Le Dauphin passa plusieurs semaines à Bruges; il cherchait à s'y faire aimer des habitants et étudiait avec soin leurs moeurs et leurs institutions, les ressources de leur commerce et les richesses de leur ville. Un jour, étant monté dans un petit batelet près de Bruges, il tomba à l'eau et faillit se noyer; un autre jour, il profita d'une partie de chasse pour aller visiter le port de l'Ecluse, encore si florissant alors, que parfois l'on y voyait aborder dans une seule journée cent cinquante navires. Le Dauphin attendait à Bruges des nouvelles importantes de France. Un complot avait été formé pour enlever le roi Charles VII du château de Saint-Priest, en Dauphiné, au moment même où il donnait audience aux ambassadeurs bourguignons, chargés de lui renouveler de mensongères protestations de respect et de soumission; mais ce complot fut découvert, et le duc de Bourgogne, prévoyant de plus en plus une rupture complète, quitta la Flandre pour aller exhorter les habitants de la Somme à lui rester fidèles, s'ils étaient attaqués par les Français. L'été s'écoula sans que rien justifiât ces craintes, et, dans les derniers jours de l'automne, le duc retourna à Bruges; il y reçut, pendant l'hiver, une députation des bourgeois de Gand, qui venaient l'inviter à se rendre dans leur ville. Philippe feignit d'abord de se montrer peu disposé à oublier les longues et sanglantes discordes qui avaient précédé la paix de Grave: il leur avait même fait dire qu'ils eussent à s'adresser au maréchal de Bourgogne, ce fameux sire de Blamont, «l'homme du monde que Gantois aultrefois plus avoient hay;» mais les députés de Gand annonçaient l'intention de réclamer la médiation du Dauphin, comme les Brugeois avaient, à une autre époque, invoqué celle du duc d'Orléans. Philippe en fut instruit; il n'eût pas vu plus volontiers un prince étranger intervenir dans les soins de son gouvernement que dans les discordes intérieures de sa maison, et il se décida à recevoir lui-même les députés de Gand, en les faisant avertir «que point ne se traveillassent de faire nulluy prier pour eulx, et par faire aultrement, ils se reculleroient plus que ne s'avanceroient.» Les députés de Gand s'efforcèrent de calmer le duc par leurs discours. Ils lui représentèrent doucement que s'ils avaient «esté en émoi,» ils n'avaient du moins jamais, comme les Brugeois en 1325 en et 1437, persécuté en «corps» le légitime seigneur du comté de Flandre. L'évêque de Toul prit la parole pour leur répondre: il insista sur l'audace et la durée de leur rébellion, et sur ce qu'il pouvait y avoir de périlleux pour le duc de Bourgogne à aller se placer au milieu de ceux qui, naguère encore, levaient leurs bannières contre la sienne. «Les choses passées, disait-il, sont encore fresches, et n'y a que quatre ans que les playes en saignoient encore. Nous espérons bien que vous aultres et les gens de bien de la ville n'y entendez rien que léaulté; mais quelle seurté peut-on avoir en une infinité d'aultres rudes et meschans gens, malvais garssons, qui n'ont point d'honneur en eulx, ne d'avoir, mès ont peut-estre esté contre monseigneur en bataille, là, où, eulx fuians et desconfis, leurs pères, leurs frères, leurs prochains amis et parens ont esté mors et tués, et ont perdu maisons brullées, dont maintenant, par aventure, quant verroient cely par qui ce leur avoit esté fait et le sauroient estre en leurs lacs et leur fort, pensans à la vengeance de leur annuy, pourroient faire ung assemblement par nuit et à l'heure quand lui et nous tous ses seigneurs dormerions, porroient venir férir desus et contendre à tuer tout, le maistre avec sa famille?... Or, est tout cler que Gand a beaucoup de malvais garssons et de rudes et felles coeurs de gens... Il y a nul de nous qui ne vousist bien que la chose se peust faire à l'honneur de monseigneur et principalement à sa seurté, et savons bien qu'il feroit bien quant il monstreroit visage de miséricorde et de clémence à son peuple, et par espécial en une si noble et puissante ville comme est Gand, une des plus belles et des puissantes du monde.» Deux des députés de Gand, Matthieu de Gruutere et Jean Stoppelaere, cherchèrent à justifier les Gantois, en démontrant qu'il n'existait aucun sujet de crainte et d'inquiétude dans l'avenir. Quelle que fût l'étendue de la ville de Gand, quelle que fût sa population, les doyens, les jurés, les connétables, les centeniers et les dizeniers en connaissaient tous les habitants, et exerçaient sur eux une si grande influence que leurs serments garantissaient la fidélité, la soumission et la paix de toute la cité. Pour assurer le succès de cette démarche, ils offraient au duc vingt mille lions d'or; Philippe avait constamment besoin de ressources considérables pour l'exécution de ses vastes desseins. Il eût d'ailleurs jugé imprudent de faire revivre le mécontentement des Gantois, au moment où une invasion hostile, de Charles VII n'avait pas cessé d'être probable; il céda aux humbles prières de leurs députés, et promit de se rendre au milieu d'eux le 6 avril 1458. Quelques serviteurs du duc de Bourgogne l'avaient précédé à Gand pour y étudier les dispositions des bourgeois, en même temps qu'ils veilleraient aux préparatifs des fêtes qui devaient avoir lieu. Ils reconnurent que tout était calme et paisible, et ne remarquèrent dans les rues que de somptueuses tapisseries aux couleurs du duc, qui étaient noir, gris et vermeil, ou de riches ornements d'or et d'argent, dont quelques maisons étaient entièrement couvertes. Leurs rapports avaient fait cesser toute inquiétude, lorsque le 27 mars ils retournèrent précipitamment à Bruges; le même jour, un tremblement de terre s'était fait sentir à Gand, et les moines de Saint-Pierre, réunis dans leur église, prétendaient avoir entendu saint Bertulf s'agiter violemment dans son tombeau, signe certain de grands événements. Ce récit parvint jusqu'au Dauphin «et lui bouta telle paour en la teste qu'il alla supplier le duc de renoncer à son projet; mais Philippe consentit seulement à l'ajourner. Le maréchal de Bourgogne, envoyé à Gand, revint bientôt annonçant que rien ne légitimait la terreur des moines de Saint-Pierre, et l'entrée du duc fut définitivement fixée au 23 avril. «Mès oncques le Daulphin ne se voult changier de son opinion, dit Chastelain, tant l'avoit peur ahers et ne l'eust sçu asseurer langue d'homme.» Le 22 avril, le duc de Bourgogne avait passé la nuit à Eecloo; le lendemain, il se rendit à Gand. Douze cents hommes d'armes et deux cents archers le précédaient salade en tête, et il s'avançait lui-même entouré d'une multitude de barons et de chevaliers appelés de la Hollande, du Hainaut et de la Picardie; mais l'on ne remarquait ni clercs ni prêtres à sa suite. Pour le rassurer davantage, les portes de la ville avaient été ôtées de leurs gonds et les barrières avaient été enlevées. Le bailli Arnould de Gouy et quatre échevins de chaque banc, accompagnés de quatre cents bourgeois à cheval, vêtus de noir, l'attendaient à Mariakerke. Plus loin se tenaient les doyens des métiers et d'autres bourgeois qui s'inclinèrent humblement à son arrivée; plus loin encore, les abbés de Saint-Pierre, de Saint-Bavon, de Baudeloo, de Grammont, de Ninove, de Tronchiennes, le prévôt et les chanoines de Sainte-Pharaïde, les membres du clergé et les béguines qui chantaient en choeur le _Te Deum_. Dans toutes les rues, de vastes échafauds fermaient les issues étroites et sombres des quartiers habités par les ouvriers d'où eût pu s'élancer inopinément quelque troupe de conspirateurs: on avait cherché par les emblèmes dont ils étaient chargés à faire oublier les motifs qui les avaient fait élever. Les Gantois avaient, comme les Brugeois, choisi l'image d'Abraham sacrifiant son fils pour exprimer leur obéissance: _Omnia quæ locutus est Dominus, faciemus_. Une jeune fille, placée dans un élégant préau, appliquait au duc ces paroles de Salomon: _Inveni quem diligit anima mea_. Tantôt on égalait sa gloire à celle de César, tantôt l'on comparait sa clémence à celle de Pompée. Ici on avait reproduit le discours des Israélites à Gédéon: _Dominare nostri tu et filius tuus et filius filii tui_; ailleurs, on avait écrit: _Utere servitio nostro sicut placuerit tibi_. On vit même un homme, vêtu d'une peau de lion, dégradant le fier symbole de la nationalité flamande, conduire le duc jusqu'à son hôtel en tenant la bride de son cheval. Comme les temps étaient changés! Qu'était devenu cet intraitable orgueil que l'on reprochait naguère à la cité de Gand qui, même après le désastre de Gavre, était restée, au témoignage de Chastelain, la plus puissante et la plus riche de l'Europe? «Y avoient les trois quarts, dit Jacques Duclerq, de ceux qui le voyoient, qui plouroient; et pareillement ceux de la compagnie du duc, pour l'humilité qu'ils voyoient que ceux de la ville faisoient.» La foule se pressait dans les rues et sur les places publiques pour assister à ce spectacle; les uns s'arrêtaient autour des ménestrels qui chantaient: Vive Bourgogne! est nostre cri; les autres s'assemblaient au marché de la Poissonnerie, où l'on voyait, dans un grand bassin, nager des tritons et des sirènes. Vers le soir, ces divertissements continuèrent à la clarté des flambeaux; le lendemain, il y en eut, «jusques en l'hostel de la ville,» d'autres, non moins splendides, destinés à faire connaître au duc la sincérité du repentir des Gantois. Ces fêtes se fussent prolongées longtemps si le duc, remarquant que les assemblées du peuple devenaient de jour en jour plus nombreuses, n'eût jugé prudent d'y mettre un terme. Au milieu de ces pompes, l'arrivée d'un huissier du parlement de Paris vint arracher le duc de Bourgogne à l'enivrement de la puissance et de la gloire. En 1445, lors de la fameuse joute du sire de Lalaing et de Jean de Bonifazio, un huissier du parlement avait paru dans le palais du duc, au milieu d'un banquet solennel où siégeaient le duc d'Orléans et tous les chevaliers de la Toison d'or, pour l'ajourner en personne à répondre à la citation «d'un Dimence de Court, homme de non grand estime.» Il était revenu peu après briser à coup de marteau les portes de la tour de Lille pour délivrer un prisonnier en la présence du duc, «qui oncques toutevoies ne se deslia en parler, jà soit-ce que emprès lui en avoit aucuns qui volontiers l'eussent lancé en la rivière.» Dix ans après, le parlement envoya de nouveau un huissier ordonner au sire d'Antoing de rendre la liberté à la fille d'un bourgeois de Lille que le duc lui avait ordonné de garder prisonnière jusqu'à ce qu'elle consentît à épouser un archer de sa garde nommé Colinet de la Thieuloie. Le duc se trouvait en ce moment en Hollande; le message dont avait été chargé l'huissier du parlement l'irrita à tel point que, sans se préoccuper des exercices religieux du carême et de l'assemblée solennelle qu'il tenait aux grandes fêtes de l'année, il s'embarqua secrètement à Rotterdam, malgré une tempête qui faillit plusieurs fois engloutir sa barque; enfin, il aborda à l'Ecluse et monta immédiatement à cheval pour se rendre dans le Hainaut, où il annonça au sire d'Antoing que, quelque chose qui arrivât, il était assez fort pour le protéger. Philippe s'indignait de ce que «lui qui estoit prince de justice estoit ainssi mené par ceulx du parlement de Paris, qui de ses subgez lui voloient oster la cognoissance et l'auctorité, et venir par haute main exploiter en ses pays dont il estoit souverain.» Cependant il feignit de se rendre aux prières et aux larmes de la mère de la jeune fille, qui était venue le jour du vendredi saint se jeter à ses pieds; mais les conseillers du parlement, dont les ordres avaient été méconnus par le sire d'Antoing et par le duc lui-même, adressèrent les plaintes les plus vives au roi. L'huissier du parlement, qui arriva à Grand en 1458, n'était pas uniquement chargé d'inviter le duc de Bourgogne à siéger parmi les juges du duc d'Alençon; il semblait que sa principale mission fût de répéter au plus illustre et au plus indépendant des grands vassaux: «Vecy le flayel de vostre extollacion fière que vous avez prise, qui vous vient corrigier droit cy et pincier, et vous monstrer qui vous estes.» Charles VII se souvenait que le duc de Bourgogne avait repoussé sa médiation lors de la grande guerre de Gand: en même temps qu'il lui rappelait ses devoirs et ses serments, il se plaisait à répéter à ses sujets ce que Charles V disait aux barons bretons: «Lequel vous vaut mieulx ou que vous souffriez le tort de vostre pays, ou que vous souffriez le secours de droit du nostre?» Le duc fut d'autant plus surpris de ce message, qu'en vertu du traité d'Arras aucune citation personnelle ne pouvait lui être adressée: peu lui importait, d'ailleurs, d'exercer les droits de pair du royaume, s'ils devaient lui imposer l'obligation de s'associer aux rigueurs de la justice royale contre un prince depuis longtemps son ami et son allié secret. Il répondit à l'huissier du parlement qu'il regrettait de ne pas avoir été prévenu plus tôt, afin de pouvoir se rendre à l'assemblée de Montargis avec tout l'éclat qu'exigeait son rang de doyen des pairs. «Je ne vis oncques le roy, disait-il, si voudroye aller devers lui bien accompagné et le mieux que je pourroye.» Puis, s'échauffant par degrés, il ajouta: «Quant est du roy, je ne me plaings point de luy, mès de vous aultres ceulx du parlement, je me plaings à Dieu et au monde des forfais, injures et rudesses que vous m'avez fait et faites tous les jours, tant en mon honneur comme en mes seigneuries, voluntairement et par haine, dont mon intention n'est point de le souffrir plus, mès m'en vengeray une fois si je puis, et prie à Dieu qu'il me donne tant vivre que j'en puisse prendre vengeance à l'appétit de mon cuer. Je ne le dis pas droit cy que je ne vueille bien qu'il leur soit rapporté, car vous-mesmes vous en estes et à ceste cause le vous dis.» Le héraut d'armes, Toison d'or, fut chargé par Philippe d'aller exposer au roi de France qu'il désirait quelques délais, afin de se présenter à Montargis «bien accompagnié pour lui faire honneur et service,» et le duc lui avait dit, de sa propre bouche, que si l'on demandait quelle compagnie il comptait y amener avec lui, il répondît en son nom «qu'il y mèneroit quarante mille combattants pour servir le roy se besoing en avoit, et jamès n'y entreroit à moins.» Le duc, «qui s'estoit renforchié au double par la retraite du Dauphin,» avait déjà mandé les hommes d'armes des fiefs et des arrière-fiefs, ainsi que les arbalétriers des bonnes villes; il avait fixé sa résidence à Lille, où il réunissait toute son artillerie, lorsque Charles VII le dispensa de se rendre lui-même à Montargis. La situation n'en restait pas moins grave; on n'ignorait pas que le procès instruit contre le duc d'Alençon embrassait tous les complots qui avaient succédé à celui de la Praguerie, «et tendoit le roy, dit Chastelain, à donner fréeur au duc de Bourgogne, lequel il maintenoit à son rebelle, et se ledit de Bourgogne eust esté attaint coupable aveuque le duc d'Alenchon, il eust mis sus le lit de justice pour en faire condempnation comme de l'aultre.» L'on avait trouvé, disait-on, dans l'hôtel même du duc de Bourgogne, des vers où l'on plaçait dans la bouche du roi de France ces menaces adressées à Philippe: /* Lyon, les bras n'a pas si au desseure, Que par toy puisse un nouvel monde faire; Branle où tu veux, mais pense à ton affaire: Cent ans as creu, tout se paye en une heure. Il est plus certain que Charles VII avait résolu de convoquer, pour résister aux préparatifs du duc de Bourgogne, le ban et l'arrière-ban du royaume, jusque dans les villes de la Somme cédées par le traité d'Arras. La guerre semblait imminente. Le comte de Charolais se montrait surtout plein d'enthousiasme et de zèle pour l'entreprendre. «Je iray, disait-il dans le conseil, à tout ce qu'il plaira à moy donner de gens jusques devant Paris, et de là jamès ne retourneray que je n'aye traversé premier le royaume de l'un bout jusqu'à l'autre.» Le duc de Bourgogne sourit en écoutant son fils: ce feu d'ardeur juvénile avait ému son coeur paternel en lui rappelant qu'il avait été lui-même dans sa jeunesse hardi et entreprenant. En ce moment, il oubliait toutefois ses tardifs regrets de ne pas avoir combattu avec les Français à Azincourt, pour applaudir aux sentiments hostiles que leur portait l'héritier de ses Etats. Déjà le comte d'Etampes, l'évêque de Toul et le maréchal de Bourgogne s'étaient rendus à Calais pour traiter avec le comte de Warwick du renouvellement des trêves et «d'aulcuns aultres secrez entendemens sur aultres grandes matières.» Cependant le roi de France, apprenant les négociations entamées à Calais, envoya de nombreux espions en Flandre et en Angleterre, et bien que l'un d'eux, arrêté près de Gravelines, eût été conduit au château de Lille par l'ordre du comte d'Etampes, leurs rapports furent assez complets pour qu'il crût ne pas devoir témérairement commencer la guerre. Le procès du duc d'Alençon fut ajourné de quelques mois; lorsqu'on le reprit, on eut soin d'en écarter tous les témoignages qui accusaient le Dauphin et le duc de Bourgogne. Il avait été établi, il est vrai, que le duc d'Alençon avait lui-même fait un voyage à Lille, et l'on affirmait qu'il avait chargé l'un de ses valets d'aller chercher à Bruges une herbe fort rare destinée à empoisonner le roi de France. On avait également saisi des lettres de créance accordées par le Dauphin pour traiter avec les Anglais, mais l'on feignit de révoquer en doute l'exactitude de ces dépositions et l'authenticité de ces titres, et le duc d'Alençon fut seul frappé d'une sentence capitale bientôt commuée en une détention perpétuelle au château d'Aigues-Mortes. Les dangers que Charles VII pouvait prévoir dans la formation d'une ligue secrète contre lui se dissipaient peu à peu. Sa fermeté effrayait ceux que sa clémence n'avait pu toucher. Le Dauphin lui-même semblait hésiter dans l'opposition violente qu'il faisait depuis longtemps à son père; car il avait profité de la grossesse de la Dauphine pour lui écrire et pour protester de sa soumission à ses volontés. Le motif de ce changement de conduite était le bruit généralement répandu que l'on avait proposé dans le conseil du roi de déclarer son frère Charles, duc de Berry, légitime héritier de la couronne. D'autres motifs éloignaient le duc de Bourgogne des complots auxquels il avait pris si longtemps une part active. Au moment où le roi de France décidait que si ses ordonnances et celles du parlement continuaient à ne pas être observées en Flandre, il fallait y contraindre par la force le duc de Bourgogne, Philippe relevait à peine d'une longue maladie qui avait mis sa vie en péril. Le repos était devenu nécessaire à sa santé, et les médecins qui l'avaient suivi à Gand, où il se proposait de réclamer des Etats de Flandre d'importants subsides, afin de commencer la guerre, l'avaient engagé à ne songer qu'à y prolonger son séjour pour l'air «qui lui estoit propre, car norry y avoit esté.» De plus, à mesure qu'il sentait ses forces s'affaiblir, un secret remords le pressait de ne pas émousser contre les chrétiens des armes qu'il avait promis de diriger contre les nations païennes. On lui avait rapporté qu'au concile de Mantoue le pape, comparant aux invasions des Huns et des Goths la marche des Turcs vers la Hongrie, dernier rempart de la chrétienté, l'avait publiquement menacé de la vengeance céleste s'il tardait plus longtemps à exécuter son voeu. Sa maladie et les infirmités de sa vieillesse, qui s'accroissaient tous les jours, lui parurent un nouvel avertissement de Dieu irrité de le voir sacrifier si longtemps à d'autres intérêts l'accomplissement de ses desseins contre les infidèles. L'expédition du duc de Bourgogne en Orient parut bientôt invariablement arrêtée. Au mois de mai 1460, maître Antoine Hanneron, qui fut depuis prévôt de Bruges, reçut de nouvelles instructions pour aller en Allemagne poursuivre les négociations entamées l'année précédente par Simon de Lalaing et réclamer, sinon le titre de roi de Lotharingie, au moins la dignité de vicaire impérial, inséparable, aux yeux de Philippe, de celle de chef de la guerre sainte. Depuis longtemps, toutes les indications propres à assurer le succès de la croisade avaient été réunies avec soin. Les sires de Wavrin et de Lannoy, Bertrandon de la Broquière, Martin Vilain, Anselme Adorne, s'étaient hâtés de soumettre au duc les relations de leurs voyages en Orient, où ils décrivaient avec de longs détails chaque pays et chaque ville qu'il leur semblait avantageux de s'efforcer de conquérir. Pour les compléter, Jean Torzelo, chambellan de l'empereur de Constantinople, lui avait fait remettre un exposé de la situation des infidèles, où il évaluait leurs forces à cent mille cavaliers, en insistant fortement sur l'appui que les chrétiens trouveraient contre eux chez les princes de l'Albanie et de la Grèce. Un prêtre flamand, créé évêque du Mont-Liban par le pape Calixte, y eût joint le concours important des Maronites. L'empereur David de Trébisonde, à qui s'était adressé le duc de Bourgogne, lui avait répondu, tant pour lui qu'au nom du roi de Perse, du roi de Mingrélie, du duc de Géorgie et du seigneur d'Arménie, en lui promettant de l'aider à délivrer l'Asie et de le placer sur le trône de Jérusalem. Enfin, dans les premiers jours de l'année suivante (14 mai 1461), une ambassade, envoyée par ces princes de l'Orient, dont quelques-uns n'étaient pas même chrétiens, arriva à Saint-Omer, où le duc avait tenu un chapitre de la Toison d'or. Le discours qu'elle prononça commençait par ces mots: «Voici que les mages sont venus de l'Orient vers l'étoile qu'ils ont aperçue à l'Occident, c'est-à-dire vers vous, dont la puissance brille aujourd'hui d'un si grand éclat jusqu'aux rivages de l'Orient, qu'elle y éclaire les princes et les nations, et les guide vers vous qui êtes la vraie image de Dieu.» Le duc de Bourgogne reçut avec joie cette ambassade, et protesta de son désir de se montrer bientôt digne d'aller relever au delà du Bosphore cette vieille bannière des Robert et des Godefroi, que les Turcs redoutaient, disait-on, plus que cent mille combattants. D'étroites et stériles querelles domestiques vinrent bientôt rappeler Philippe aux soins qu'exigeaient son gouvernement et la tranquillité même de son palais. C'étaient de nouveau les différends sans cesse renaissants du comte de Charolais et des sires de Croy. Le comte de Charolais voyait de plus en plus avec jalousie l'influence d'Antoine de Croy s'élever si haut qu'il avait partagé avec le duc de Bourgogne l'honneur de tenir sur les fonts du baptême le fils aîné du Dauphin. Depuis longtemps il s'était éloigné de la cour, où dominaient ses ennemis, et vivait retiré dans une triste solitude au Quesnoy. Un jour, il crut la devoir quitter pour aller à Bruxelles exposer à son père, en la présence même du sire de Croy, tous ses griefs contre lui; mais le duc ne voulut point l'écouter, et le comte de Charolais s'éloigna plus irrité que jamais. A quel projet s'arrêta sa colère? Quels furent les moyens qu'il se proposa pour enlever l'autorité au sire de Croy? Il est difficile de préciser quelque chose à cet égard. Nous savons, toutefois, que peu après le comte de Saint-Pol, cet illustre feudataire aux sentiments douteux et incertains, qui avait, en 1453, été en même temps l'un des chefs de l'armée bourguignonne et l'un des médiateurs choisis par Charles VII, se rendit à Bourges, chargé d'un message secret du comte de Charolais. Le jeune prince annonçait, dit-on, l'intention «de mettre le sire de Croy hors de l'hostel de son père,» et de chercher, s'il était réduit à fuir, un asile dans le royaume de France. Il demandait seulement qu'on lui accordât le commandement de l'expédition destinée à secourir la reine d'Angleterre Marguerite d'Anjou, qui soutenait avec courage les droits de la maison de Lancastre contre la rébellion du duc d'York. Le roi de France lui fit répondre qu'il l'accueillerait volontiers dans ses Etats, mais il déclarait aussi que «pour deux royaumes tels que le sien il ne consentiroit un vilain fait,» et refusait de l'encourager dans les moyens de violence qu'il voulait opposer aux volontés de son père. Charles VII, vieux et malade, frémissait à la pensée de tout ce qui pouvait lui rappeler ses propres malheurs; ils touchaient à leur terme. Le bruit courait que le Dauphin, las de consulter des astronomes sur l'époque de sa mort, cherchait à la hâter, et qu'il avait déjà corrompu son médecin, maître Adam Fumée. Selon une version assez douteuse, Charles VII, voulant épargner ce crime à son fils, s'abstint de toute nourriture jusqu'à ce qu'il expirât, au milieu des gémissements de ses serviteurs et des larmes de son peuple, le 22 juillet 1461. Les premiers actes du nouveau roi de France justifièrent cette accusation: il combla de présents ceux qui lui annoncèrent la mort de son père, défendit que l'on portât son deuil et fit élargir maître Adam Fumée qui avait déjà été chargé de chaînes. Philippe s'était hâté de le faire féliciter sur son avénement par le sire de Croy, en lui annonçant l'intention de l'accompagner jusqu'à Reims avec l'armée qu'il avait depuis longtemps réunie. L'occasion semblait favorable pour rétablir en France la tutelle du duc de Bourgogne, telle que Jean sans Peur l'avait exercée sous le règne de Charles VI. «Mon bel oncle, objectait vivement Louis XI au sire de Croy, a-t-il quelqu'un à redouter, puisqu'il est avec moi et moi avec lui? Comment! ne suis-je point roi? De qui doit-il avoir peur? Mon bel oncle ne peut-il pas se remettre entre mes mains avec la confiance que je lui ai montrée en m'abandonnant aux siennes?» Néanmoins, quel que fût son mécontentement secret, il était réduit à dissimuler; il venait d'emprunter au duc de Bourgogne de fortes sommes d'argent dont il avait grand besoin, et dans son désir de faire croire à la sincérité de sa reconnaissance pour des services qu'il allait bientôt oublier, il affectait de nommer sans cesse le duc Philippe son père et son sauveur. Dans toutes les villes où il s'arrêtait avec lui en s'acheminant vers la cité de Reims, il lui faisait offrir les clefs aussi bien qu'à lui-même et l'associait à tous les honneurs de la royauté. A la cérémonie du sacre, Philippe s'assit à côté du trône, au même rang que le roi de France, et ce ne fut qu'après l'avoir armé chevalier et avoir placé la couronne fleurdelisée sur son front qu'il lui rendit hommage, comme étant trois fois pair du royaume, dans la forme suivante: «Mon très-redoubté seigneur, je vous fais hommage présentement de la duché de Bourgogne, des comtés de Flandres et d'Artois, et de tous les pays que je tiens de la noble couronne de France, et vous tiens à seigneur, et vous en promets obeyssance et service; et non pas seulement de celles que je tiens de vous, mais de tous mes autres pays que je ne tiens point de vous, et d'autant de seigneurs et de nobles hommes, de gens de guerre, et d'autres qui y sont, que j'en pourray traire. Je vous promets faire service avec mon propre corps tant que je vivray, avec tout ce que je pourray finer d'or et d'argent.» Ce fut de nouveau au milieu de l'armée bourguignonne que Louis XI fit, peu de jours après, son entrée solennelle à Paris. Les archers du comte d'Etampes le précédaient, et tous les nobles dont il était entouré étaient des chevaliers étrangers. C'étaient, entre autres, les sires de Croy, de Commines, de Hornes, de Toulongeon, de Brimeu, de Lalaing, de la Gruuthuse, de la Hamaide, de Borssele, de Wavrin, de Harnes, de Moerkerke, de Miraumont. L'humble apparence du roi, qui chevauchait sur un petit cheval, la tête couverte d'un simple chaperon noir à la mode allemande, rehaussait davantage la pompe de Philippe, qui étalait dans cette cérémonie tous ses diamants et tous ses joyaux: les acclamations populaires semblaient ne s'adresser qu'à lui, et lorsque ce brillant cortége traversa le quartier des Halles, on entendit un boucher s'écrier: «O franc et noble duc de Bourgogne, soyez le bienvenu dans la ville de Paris: il y a longtemps que vous n'y êtes venu, quoique vous y fussiez fort désiré.» Louis XI eût vivement souhaité de pouvoir persuader au duc Philippe de rompre les trêves qu'il avait conclues avec les Anglais; c'eût été le moyen le plus sûr d'affaiblir son intervention prépondérante dans les affaires de France. Mais Philippe n'oublia pas combien l'alliance de la Flandre et de l'Angleterre était nécessaire à la prospérité de ses Etats; il était d'ailleurs contraire à toute guerre, dont le résultat infaillible eût été de retarder l'expédition qu'il projetait depuis si longtemps contre les infidèles. «Je vois bien comment vont les choses, disait-il, on cherche déjà à s'opposer à mon voyage!» Il repoussa les insinuations de Louis XI, et tenta de lui rappeler qu'en d'autres temps il avait obtenu du pape la dignité de gonfalonier de la croisade. Un splendide banquet avait été préparé à l'hôtel d'Artois; le duc de Bourgogne y réunit autour de lui les ducs d'Orléans, de Bourbon et de Clèves, les comtes de Charolais, de Savoie, d'Angoulême, de Nevers, d'Etampes, de Montpensier, de Laval, de la Marche, de Vendôme, d'Harcourt, de Tancarville, de Saint-Pol, de Dunois, de Luxembourg. On y attendait le roi; dès qu'il y aurait paru, l'éléphant conduit par le More de Grenade y eût porté la Religion en habits de deuil: elle eût adressé à tous les convives un appel qu'ils n'auraient pu repousser, afin qu'ils renouvelassent les voeux du Faisan. Le roi se serait trouvé solennellement engagé en présence de toute la noblesse par les mêmes serments et aurait bientôt été réduit à opter entre la honte d'un parjure et celle de devoir accepter jusqu'en Asie la supériorité du duc de Bourgogne, à peu près roi en France et unique chef de la croisade en Orient. Louis XI reçut l'avis de ce qui se préparait: il allégua un prétexte et ne se rendit point au banquet du duc de Bourgogne. Cependant Philippe prolongeait son séjour dans la capitale du royaume; bien qu'il parlât souvent de son départ et qu'il y songeât quelquefois en remarquant combien s'était refroidie l'amitié de son hôte de Genappe, il ne pouvait s'y résoudre. Louis XI ne vit qu'un moyen de l'engager à quitter Paris, ce fut de lui en donner l'exemple; mais «comme il estoit ingénieux et actif en plusieurs choses et que la vivité de son engien lui faisoit fantasier maintes besognes,» il voulut imposer en même temps silence aux bruits qui couraient sur ces divisions secrètes; il convoqua donc les échevins et les docteurs de l'université à l'hôtel d'Artois et s'y rendit lui-même. «Voici, leur dit-il, mon cher oncle; c'est la personne du monde à qui je dois le plus et de qui je tiens ma vie, ma couronne et tout ce que je possède. Mon cher oncle partira bientôt pour ses Etats; je pars moi-même pour la Touraine. Je vous prie de vouloir bien faire une procession générale pour que vous priiez tous pour lui et pour moi, ainsi que pour le salut de ce royaume qui repose en grande partie entre ses mains.» Le lendemain, Louis XI s'éloigna de Paris. Le duc de Bourgogne se décida bientôt à l'imiter: les troubles de Thionville réclamaient sa présence dans le Luxembourg. Le comte de Charolais était resté seul en France. Louis XI avait jugé utile de se l'attacher en flattant son orgueil, et en lui racontant qu'il avait appris pendant son séjour en Brabant que les sires de Croy avaient proposé au duc d'enfermer son fils dans une prison. Ce qu'il avait été lui-même pour le duc de Bourgogne, le comte de Charolais pouvait à son tour l'être pour lui. Rien n'était plus aisé que de réveiller ces discordes intérieures dont il avait vu l'origine et les progrès. Soit qu'elles appelassent sa médiation amiable, soit qu'elles réclamassent un jour son intervention armée, elles devaient dans l'un et l'autre cas favoriser l'accroissement de sa puissance. Guillaume Biche, que nous avons vu naguère exilé par le duc de Bourgogne pour avoir excité son fils contre lui, était l'agent de ces intrigues entre le roi de France et le comte de Charolais. De tous les sujets du duc il n'y en avait que trois que Louis XI eût depuis son avénement au trône élevés à des fonctions importantes dans le royaume: c'étaient Guillaume Biche, à qui il avait donné le gouvernement du Soissonnais, un valet de chambre du duc, qu'il nomma capitaine du château de Vincennes, et un riche marchand italien de Bruges qu'il créa général des finances. Le plus puissant était Guillaume Biche. Les huissiers et les sergents d'armes avaient reçu l'ordre de le laisser pénétrer dans la chambre du roi à toute heure de la nuit et du jour. Louis XI se promenait souvent avec lui en le tenant par le bras, et l'associait même à ses plus secrètes aventures. Le comte de Charolais écoutait volontiers les propositions du roi de France. Au retour d'un pèlerinage qu'il avait fait à Saint-Claude, il s'arrêta à Tours: Louis XI continuait à distinguer le comte de Charolais parmi tous les princes du sang, et un jour qu'il s'était égaré à la chasse il se montra tellement inquiet de sa disparition qu'il jura de ne prendre aucune nourriture avant qu'il eût été retrouvé: le lendemain, il lui donna le gouvernement de la Normandie avec une pension de trente-six mille livres. C'était le chiffre de la pension qu'il recevait lui-même à Genappe du duc de Bourgogne. Cependant le comte de Charolais semblait peu reconnaître cette extrême générosité d'un monarque naturellement égoïste et avare; il était né trop ambitieux pour songer à sacrifier ses intérêts à ceux d'un prince étranger, trop orgueilleux pour se laisser imposer le rôle humiliant que le Dauphin avait accepté à Genappe. Au milieu même de la cour du roi de France, il opposait ses propres intrigues à toutes celles qui l'entouraient. Tandis que Louis XI et le duc Philippe favorisaient le duc d'York, il s'alliait secrètement au duc de Somerset, l'un des chefs du parti du roi Henri VI. On craignait même qu'il ne profitât de l'arrivée du duc de Bretagne, qui avait été mandé à Tours, pour chercher à ressusciter la grande ligue féodale qui avait été autrefois formée contre Charles VII. Louis XI fit si bien pour la prévenir qu'il persuada au comte de Charolais de ne pas tarder plus longtemps à visiter les provinces septentrionales de la France, où il lui permettait de jouir des prérogatives de la royauté, notamment de celle de rendre la liberté aux prisonniers. A peine le comte de Charolais était-il retourné au Quesnoy qu'il apprit que son père était gravement malade à Bruxelles; il s'y rendit aussitôt et ne quitta plus le chevet de son lit. On avait appelé près du vieux duc de Bourgogne les médecins les plus célèbres de cette époque, Barthélemy Cazal, de Venise, Luc Alexandre, de Milan, Pierre de Herlain, de Savoie, Dominique, de Genève, et un chirurgien du royaume d'Arménie qui portait le nom assez triste de Jean sans Pitié; mais ils conservaient peu d'espoir de le guérir, et des processions solennelles eurent lieu pour implorer du ciel le rétablissement de sa santé, non-seulement dans toutes les villes de ses Etats, mais aussi à Paris et à Londres. Enfin sa situation s'améliora, et dès qu'il se sentit un peu mieux, le comte de Charolais, qui l'avait entouré des soins les plus assidus, recouvra quelque influence près de lui; mais l'usage qu'il en fit prouva que son caractère ne s'était pas modifié, car il continuait à se montrer dur et inflexible dans ses volontés. Roland Pype, trésorier de Flandre, avait été autrefois le receveur général de ses finances; il avait même été privé de ses fonctions avec tant de rudesse que dans son désespoir il aurait attenté à ses jours si sa famille n'eût constamment veillé sur lui dans sa maison de Bruges. Ce n'était point assez: au plus fort de la maladie du duc, le comte de Charolais lui manda qu'il se présentât sans délai à Bruxelles pour rendre compte des deniers qu'il avait eus en dépôt. Roland Pype obéit: on ignore quel fut l'accueil que lui fit le comte de Charolais; mais peu de jours après, on le trouva noyé au fonds d'un puits où il s'était précipité. Il fallut cacher au duc, qui l'aimait beaucoup, ce triste événement. La convalescence de Philippe était pénible et lente; ses médecins venaient de lui ordonner de couper sa chevelure, et il avait prescrit à tous les nobles de suivre son exemple. Depuis longtemps, le clergé s'élevait contre l'usage de porter les cheveux si longs «qu'ils empeschoient le visage et les yeux,» usage qu'il jugeait déshonorant parce qu'il semblait emprunté aux femmes. En 1105, le comte de Flandre, Robert de Jérusalem, célébrait les fêtes de Noël à Saint-Omer, lorsque l'évêque d'Amiens, saint Godefroi, annonça qu'il ne recevrait d'offrandes que de la part des nobles qui portaient les cheveux courts: tous ceux qui se trouvaient présents saisirent aussitôt, à défaut de ciseaux, leurs glaives et leurs poignards pour faire tomber leur longue chevelure. En 1462, l'empressement des nobles à s'en dépouiller était plus douteux, et messire Pierre de Hagenbach fut chargé d'employer la force afin de les y contraindre, moins pour favoriser la réforme des moeurs que pour cacher davantage les infirmités d'un prince bientôt septuagénaire. Philippe se rendit lui-même dans les principales villes de Flandre pour remercier les bourgeois de leurs prières et de leurs processions, et pour leur montrer qu'il avait repris toutes ses forces. Sa magnificence était toujours la même, car il voulait que rien ne parût changé ni en lui ni autour de lui, et les chroniqueurs citent notamment l'entrée solennelle qu'il fit à Bruges «comme une chose de moult grand triomphe impossible à croire à ceux qui ne l'ont veue.» Ardent Désir et Bon Vouloir, messagers des Brugeois, s'étaient rendus au devant de lui: la nacelle qui le portait sur le canal de Damme était un jardin planté d'arbustes et de fleurs qu'escortaient une foule de bateaux richement ornés par les marchands étrangers, où l'on entendait tour à tour les douces et riantes harmonies des tambourins et les détonations, aussi bruyantes que le tonnerre, des veuglaires et des canons. A l'entrée de la ville s'élevait une tour d'où l'on vit tout à coup s'abaisser un pont-levis. C'était la résidence de dame Vénus. Près de là, on remarquait Pâris dont le regard téméraire jugeait la beauté de trois déesses: allégories qui rappelaient au duc de Bourgogne les faciles amours de ses jeunes années, sans lui en rendre la vigueur, l'énergie, les espérances et les illusions. Au sein même de ces fêtes, les tristes préoccupations des intérêts politiques veillaient comme un remords dans l'esprit du vieux prince. Il commençait à peine à reprendre la direction des affaires quand on lui annonça que Louis XI venait de défendre qu'on allât acheter le sel en Bourgogne. «C'est ma récompense, répondit-il, d'avoir soutenu celui qui ne cherche qu'à me détruire.» Peu après, le roi de France lui envoya une ambassade pour lui faire connaître son intention d'appuyer par les armes les droits de la maison de Lancastre et le prier de permettre que le comte de Charolais prît le commandement de son armée. Le duc refusa encore cette fois de renoncer à ses trêves avec le duc d'York, et fit répondre qu'il maintiendrait ses relations avec l'Angleterre aussi bien que ses prédécesseurs, qui, moins puissants que lui, ne les avaient jamais abandonnées. Louis XI, en offrant au comte de Charolais un commandement qu'il avait autrefois ambitionné, se proposait un double but: non-seulement il voulait troubler sa réconciliation avec son père, mais il espérait aussi qu'en l'appelant en France, il s'assurerait un précieux otage qui garantirait la fidélité future de la maison de Bourgogne. La récente maladie de Philippe lui avait fait comprendre combien il était important qu'au moment de sa mort son unique héritier se trouvât entre ses mains. Cependant, lorsqu'il vit que cette démarche restait sans succès, il adopta une politique toute différente, et par une suite de ce système qui le portait sans cesse à corrompre les hommes dont il pouvait avoir besoin, il se lia tout à coup par un pacte secret aux sires de Croy que naguère il accusait si vivement. L'influence qu'ils conservaient sur la vieillesse du duc Philippe lui paraissait devoir mieux servir ses projets que l'amitié inégale du comte de Charolais, et il n'hésita pas à la sacrifier publiquement pour se faire de cette rupture même un grief contre lui: il supprima d'abord la pension qu'il lui avait accordée, puis il se prit à désirer de le voir mort, puisqu'il ne devait pas le voir captif. A la cour du duc de Bourgogne vivait un ancien serf de Saint-Jean de Losne qui était parvenu au rang de premier valet de chambre. Son nom était Jean Coustain. Ambitieux, cupide, rude, impie, orgueilleux, il exerçait sur l'esprit de Philippe autant d'ascendant que ses plus célèbres conseillers: riche de dix mille florins de rente, anobli et créé chevalier, il avait acquis la seigneurie de Navilly; puis il avait acheté à Jean de Vos la vaste terre de Lovendeghem. Ses armes étaient d'argent à trois molettes d'or: écu de métaux tel qu'il convenait à un noble de fortune. Sa femme Isabeau Mache-Foing avait paru au banquet du Faisan avec les plus illustres dames de la cour; leur fils, déjà grand bailli de Thielt, avait osé élever ses prétentions jusqu'à mademoiselle de Boussut, qui avait refusé Charles de Poitiers, de la maison des comtes de Valentinois. Un autre de leurs fils avait obtenu la main d'Anne de Baenst, qui épousa quelques années plus tard, en secondes noces, le bâtard Philippe de Brabant. Toute la famille de Jean Coustain jouissait près du duc de la même faveur; son frère Humbert Coustain, sommelier du corps, avait été anobli comme lui; sa soeur Agnès était l'une des nombreuses maîtresses de Philippe. Les Mache-Foing n'étaient pas moins puissants. Si Jean Coustain avait combattu à Gavre aux côtés du duc de Bourgogne, Philippe Mache-Foing avait été l'un des prisonniers épargnés à la bataille de Nicopoli avec Jean sans Peur; d'abord simple valet de chambre, puis garde des joyaux avec son frère Monnot Mache-Foing qui s'était fait nommer maire de Dijon, il avait porté si haut son opulence et sa fortune qu'il avait fait bâtir à ses frais dans cette ville l'église de Saint-Jean. Au commencement de l'année 1462, Jean Coustain se rendit en Bourgogne parce que ce pays avait des relations plus fréquentes avec les habitants de la Lombardie, fameux par leurs poisons et leurs maléfices. Son premier soin fut de s'y adresser à une courtisane savoyarde attachée à la secte des Vaudois, qu'entretenait un pauvre écuyer nommé Jean de Vy: il lui demanda quelle était la manière la plus prompte de parvenir à son but lorsqu'on voulait la mort d'un homme; il ajouta que le prénom de celui qu'il voulait perdre était Charles. Cette femme consentit à préparer un poison, et Jean de Vy le remit à Jean Coustain, ne doutant point que sa complicité ne devînt pour lui une source de richesses, comme Jean Coustain le lui avait fait espérer. Cependant plusieurs mois s'écoulèrent sans qu'il vît cette promesse se réaliser, et, de plus en plus impatient d'en recueillir le fruit, il résolut de se rendre lui-même à Bruxelles. Jean Coustain s'était déjà assuré les moyens de faire réussir ses projets; il ne restait qu'à accomplir le crime. Il se croyait assez puissant pour qu'il n'y eût pour lui aucun danger à repousser avec mépris l'écuyer bourguignon. Jean de Vy, pour se venger, alla tout révéler à Tristan de Toulongeon et à Pierre de Hagenbach, et leur montra même des lettres de Jean Coustain; le comte de Charolais, aussitôt instruit de ces révélations, courut au palais raconter ce qu'il avait appris. Ce complot sembla toutefois émouvoir peu le vieillard, qui permit à peine à son fils de faire surveiller Coustain pendant la nuit et de le faire arrêter le lendemain; mais il s'irrita de ce que les sires de Toulongeon et de Hagenbach ne l'avaient pas prévenu le premier et les disgracia. Le lendemain était un dimanche; le duc alla chasser les daims dans le parc de Bruxelles; Jean Coustain était avec lui, et il se contenta de lui dire qu'il se préparât à accompagner le sire d'Auxy. Jean Coustain se retira, dîna et se rendit aussitôt après à l'oratoire où le duc entendait la messe. Trouvant la porte fermée, il frappa si rudement qu'on la lui ouvrit. «Me voici, dit-il insolemment au duc, que voulez-vous que je fasse? Où irai-je?--Je vous ai dit, répliqua Philippe, que vous alliez avec le sire d'Auxy là où il vous mènera.--Vraiment, continua Coustain, est-ce tout? et qu'aurai-je de mon service? Par la mort! digne beau sire, j'ai bien employé mon temps. Il me vaudrait mieux avoir servi un porcher.» Et il se retira tandis que Philippe répétait à voix basse: «Jehan! Jehan! je t'ai nourri trop gras!» Ce ne fut que lorsque le sire d'Auxy, arrivé aux portes de Bruxelles, donna l'ordre de lier Jean Coustain que celui-ci pâlit et commença à douter de sa puissance. On le conduisit au château de Rupelmonde, où l'on enferma également Jean de Vy, qui, bien que moins coupable que lui, devait partager son sort. Le comte de Charolais se rendit bientôt dans leur prison et s'empressa de donner l'ordre que Jean Coustain fût décapité, de crainte que le duc ne se laissât émouvoir de pitié pour un serviteur qu'il chérissait plus que les autres. Jean Coustain se trouvait déjà dépouillé de ses vêtements et prêt à être livré au bourreau, quand il demanda à pouvoir parler au comte de Charolais. Ses révélations furent longues, on ignore ce qu'elles continrent; seulement ceux qui y assistaient de loin remarquèrent que le comte de Charolais changeait de visage et faisait souvent le signe de la croix, comme frappé d'étonnement et de stupeur, «pourquoy on doubtoit qu'il n'eust dict chose qui feust pleine de mal de lui ou d'autrui.» Jean Coustain était ce valet de chambre du duc que Louis XI avait, dès les premiers jours de son règne, créé capitaine du château de Vincennes. Ce fut à Paris que son complice, Gilles Courbet, chanoine d'Arras, trouva un refuge. Dès ce jour, le dissentiment du comte de Charolais et de Louis XI devint plus profond: Philippe se montrait seul disposé à oublier ce complot. Louis XI venait de lui céder ses prétentions sur le Luxembourg, et l'on vit bientôt la soeur et la femme de Coustain retrouver toute leur faveur près de lui: il lui était toujours difficile de supporter longtemps l'esprit altier et ambitieux de son fils; mais il n'en secouait le joug que pour retomber sous celui des sires de Croy. Ce fut l'un d'eux, le sire de Chimay, qu'il chargea d'aller se plaindre au roi de France d'une ordonnance récemment publiée, qui défendait toute relation avec le roi Edouard d'York. Les questions soulevées par la lutte des deux factions qui divisaient l'Angleterre étaient celles où le duc Philippe s'éloignait le plus de la politique de Louis XI. Edouard IV était aimé des communes flamandes. Il avait lui-même annoncé son couronnement à leurs échevins par des lettres remplies de témoignages de déférence et d'amitié, et depuis lors il n'avait pas cessé de se montrer favorable à leurs intérêts. Les sympathies de la Flandre restaient toujours la règle du système commercial que devait se tracer le duc de Bourgogne. L'ambassade du sire de Chimay avait été sans résultats, mais la fortune, presque constamment favorable à Philippe, renversait au même moment les desseins qu'avait formés en Angleterre la politique rivale de Louis XI. Le parti d'York triomphait, et vers la fin du mois de juillet 1463, Marguerite d'Anjou, abordant à l'Ecluse avec son fils, le prince de Galles, vint chercher un refuge dans les Etats du prince qui avait été longtemps son plus terrible ennemi. N'ayant pour se couvrir que les vêtements que tant de fatigues avaient mis en lambeaux, obligée d'emprunter à son sénéchal Pierre de Brezé, presque aussi pauvre qu'elle, quelques deniers pour acheter du pain, elle était réduite, comme la veuve de Charles Ier au Louvre, à se cacher dans l'ombre et dans le silence pour éviter les outrages publics. Le peuple, toujours cruel pour le malheur, l'avait accueillie avec des imprécations et des menaces. Que de tristes rapprochements se présentèrent à l'esprit de Marguerite, si sa pensée remonta à l'époque où la dynastie dont elle défendait les droits avait eu la Flandre pour berceau! Près de ce même port où elle abordait plaintive et désolée pour invoquer la générosité d'un prince dont les Lancastre avaient reçu l'aïeul dans leur hôtel de Londres, alors qu'il partageait la captivité du roi Jean, Edouard III avait vaincu Béhuchet, Barbavara et leurs quarante mille soldats, et c'était aussi à l'Ecluse que, dans tout l'éclat de ses victoires, il avait présenté un autre prince de Galles aux députés des bonnes villes, accourus pour protester de leur zèle et de leur fidélité. Marguerite, qui s'appuyait d'un sauf-conduit qu'elle avait autrefois demandé, envoya sans délai au duc Philippe un chevalier nommé messire Jean Carbonnel, pour le supplier de lui accorder une entrevue. Philippe était allé en pèlerinage à Boulogne. Il répondit avec douceur à l'envoyé de la reine d'Angleterre, et l'assura que si la maladie de sa soeur la duchesse de Bourbon ne l'avait pas retenu, il se serait empressé d'aller au devant de l'illustre princesse. Il chargea du soin de la complimenter Philippe de la Roche, chevalier de la Toison d'or, qui passa plus tard à la cour de Louis XI, et fut, en 1484, l'orateur le plus populaire des états de Tours. Le sire de la Roche trouva Pierre de Brezé à Bruges, et l'accompagna à l'Ecluse, où il engagea Marguerite à ne pas entreprendre un voyage pénible et plein de dangers à cause du voisinage des Anglais. Cependant Marguerite insista, et obtint de Philippe qu'il la recevrait dans la ville de Saint-Pol. Elle se rendit donc à Bruges, où le comte de Charolais lui prêta cinq cents écus, revêtit le costume qu'aurait porté en voyage une simple femme de la suite de quelque noble dame, et s'achemina vers la cour du duc, avec son sénéchal, sur un de ces grands chariots que les habitants du pays couvrent d'une large toile blanche, aussi noble et aussi fière dans son malheur que lorsqu'elle s'asseyait sur un trône. Le prince de Galles était resté à Bruges, «partie, dit l'historiographe des ducs de Bourgogne, par nécessité de non le povoir furnir, partie pour non mettre le pays en adventure pour le poix de sa personne.» Les Anglais essayèrent vainement d'enlever Marguerite à Béthune. Échappant à leurs embûches, elle arriva à Saint-Pol, où le duc Philippe l'invita à un pompeux banquet. «Et, disoit-on, lors que comme l'ymage du duc entre toutes autres gens se monstroit seigneurieuse pour homme, où qu'oncques se trouvast, pareillement l'ymage de la royne avec son maintenir se monstra pour femme un des beaulx personnages du monde représentant dame. Et en effect, moult estoit belle dame et entière pour lors et digne de hault regard, nonobstant que povre et austère fortune lui povoit estre cause assez de lui amoindrir ses manières ès quelles toutes voies oncques ne varia; ains venue aveucques trois femmes, aveucques un chariot passager, se comporta et monstra telle comme quand soloit tenir le sceptre à Londres en main redoutée.» Philippe se borna toutefois à accorder quelques secours en argent à la reine d'Angleterre, ainsi qu'aux ducs d'Exeter et de Somerset, qu'on avait vus, pendant plusieurs jours, errer mendiant et pieds nus à travers la Flandre. Une escorte plus nombreuse accompagnait Marguerite lorsqu'elle revint à Bruges. Le comte de Charolais se plut à l'entourer d'honneurs pendant son séjour «dans cette fameuse ville de Bruges, dont toutes nations font mémoire.» Une joute qui devait avoir lieu au mois d'octobre, à l'abbaye de Saint-André, avait appelé de toutes parts un grand nombre de chevaliers, parmi lesquels on distinguait le bâtard de Bourgogne, Philippe de Crèvecoeur, Pierre de Waes, Guillaume de Saulx, Morelet de Renty et le jeune marquis de Ferrare. Le duc de Gueldre s'était également rendu à Bruges pour y attendre sa fiancée, Catherine de Bourbon. De somptueux banquets se succédèrent sans interruption, et tel était le respect que le comte de Charolais montrait à la princesse exilée, qu'on le vit refuser de s'approcher de l'aiguière qui était présentée à la reine d'Angleterre, comme si son infortune n'eût rien enlevé à son sang de son éclat et de sa dignité. Avant de quitter Bruges, Marguerite, touchée des soins du comte de Charolais, essaya inutilement de le réconcilier avec son père. Leurs divisions devenaient de plus en plus violentes. Le duc avait donné l'ordre d'arrêter un secrétaire du comte de Charolais, nommé Antoine Michel; mais son fils le fit délivrer, et se retira en Hollande en état de rupture ouverte. «Les termes que longtemps on m'a tenu en court et maintes choses que j'y voy non à souffrir,» disait-il au sénéchal de Brezé, dans un langage trop vif et trop énergique pour qu'il soit permis de l'affaiblir en le traduisant «m'ont fait quérir eslonge d'icelle; là où si d'avanture proufit vient, ou auculn grand bien, il chiet en la charge de deux ou trois et de moy n'est cognoissance. Les trois mettent main et ongle en tout; et sans que riens ne leur échappe, ne se peuvent de rien assouvir. Monseigneur est tout bon et trop bon pour eux; mès me doulte que sa bonté trop entière ne lui contourne en dommage à la fin, comme j'en vois les approches et les exemples plusieurs, là où on l'endort et enyvre en souppés en miel, dont le déboire sera amer, et en luy pignant la teste et dodiminant de douce main, on lui coupe les cheveux et désempare-on le chief, et tout ce faict-on finalement pour complaire à aultry et soy avancer, et pour me faire plus feble en hoirie quand ce viendroit à respondre contre aultruy orgueil.» Les craintes du comte de Charolais n'étaient que trop fondées. La puissance des seigneurs de Croy augmentait de jour en jour. Dans tous les Etats du duc s'étendaient leurs seigneuries: ils possédaient dans les Pays-Bas Ath, Chièvres, le Roeulx, Beaumont, Chimay et Condé; en France, Landrecies et Avesnes. On disait que le duc allait leur donner le comté de Namur. Ils disposaient également des comtés de Luxembourg et de Boulogne. Le sire de Chimay était bailli du Hainaut; son frère était grand maître d'hôtel du roi de France et grand sénéchal de Normandie. Leur neveu, le sire de Lannoy, était gouverneur de Hollande et de Zélande. Aussi valait-il mieux, disait-on, servir les Croy que le duc lui-même. Toute cette puissance, ils l'employaient à favoriser Louis XI. C'était inutilement que le comte de Charolais engageait le roi de France à ne pas insister sur le rachat des villes de la Somme; il avait même chargé d'un message à ce sujet Guillaume Biche, l'ancien intermédiaire de ses intrigues avec Louis XI, n'osant se rendre lui-même auprès de lui, «attendu qu'on lui avoit dit que s'il venoit devers le roy, le roi le feroit prendre et le bailleroit à monsieur de Bourgogne.» Louis XI fit peu d'attention à cette démarche, car le sire de Croy venait d'arriver à Paris pour lui annoncer que, malgré la longue résistance du duc, il l'avait déterminé à restituer les cités importantes qui lui avaient été données en gage par le traité d'Arras pour une somme de quatre cent mille écus d'or. De peur que Philippe ne regrettât son imprudence, le roi de France se hâta de lui faire parvenir un payement de deux cent mille écus d'or, par des ambassadeurs chargés d'offrir en même temps au duc de Bourgogne «de l'ayder, secourir et favoriser de tout son pouvoir à l'encontre de monsieur de Charolois.» Vers la fin du mois de septembre 1463, il alla lui-même faire effectuer le second payement, entre les mains du duc Philippe, à son château d'Hesdin. Il y accusa de nouveau le comte de Charolais. Les Croy se plaisaient à appuyer toutes ses plaintes, et, malgré les pleurs de la duchesse, leurs paroles aveuglaient si complètement le vieux prince, qu'il sacrifiait ses propres intérêts à ceux de Louis XI, par haine contre son fils. Louis XI mettait toute son habileté en oeuvre pour flatter Philippe et lui faire oublier ses griefs. Plus le duc de Bourgogne était fier et somptueux, plus il se montrait humble et simplement vêtu, à tel point, dit Chastelain, «qu'il cachoit sa couronne de millions d'or vaillant, soubs un chappelet de six gros.»--«Si j'avais dix royaumes, disait-il au duc, et Dieu m'a donné plus que je ne vaux, je voudrais vous les remettre, comme au prince le plus illustre et le plus sage du monde.» Il fit si bien que le duc consentit sans difficulté à recevoir les monnaies d'or et d'argent apportées à Hesdin par le roi de France, dès que leur valeur eut été reconnue par deux changeurs de Bruges. Ce fut ainsi que Louis recouvra les villes des bords de la Somme, qui avaient été séparées du royaume pendant plus d'un quart de siècle. Le sire de Croy en reçut le gouvernement, qui valait vingt-quatre mille francs par an. Le sire de Lannoy fut, de plus, créé capitaine d'Amiens, d'Arras, de Hautbourdin et de Doulens. Tant de bienfaits frappèrent enfin le duc de Bourgogne. On l'entendit s'écrier: «Croy, Croy, il est difficile de bien servir deux maîtres!» Cependant Louis XI s'applaudissait de ses succès et se disait: «Il faut que j'aie le comté de Boulogne, l'Artois et toute la Picardie. Mon bel oncle a reçu beaucoup d'argent, mais ce qu'il m'a cédé vaut encore plus.» Il essaya d'abord d'obtenir le comté de Boulogne, et chargea le sire de la Tour, qui s'en prétendait le légitime héritier, de le réclamer en vertu des droits de sa naissance; mais ces démarches restèrent sans résultat. Louis XI, échouant de ce côté, ne se décourageait point. Depuis longtemps, on répandait le bruit que le duc allait déshériter son fils; on disait aussi que son projet de croisade n'était pas abandonné. Un jour que le roi de France chassait avec Philippe dans la forêt de Crécy, il s'empressa de profiter de ces rumeurs pour y trouver l'occasion de poursuivre ses desseins. «Bel oncle, lui dit-il, vous avez entrepris une chose glorieuse et sainte: puisse Dieu vous la laisser accomplir! Je vois avec joie à cause de vous l'honneur qui en reviendra à votre maison, et si je l'avais entreprise moi-même, je placerais toute ma confiance en vous et vous constituerais le régent de mon royaume; je remettrais tout entre vos mains; j'espère que vous ferez de même, car vous ne pourriez mieux mettre votre confiance en personne. En ce qui touche notre beau-frère de Charolais, par la pasque Dieu, ne doutez pas que je ne le mène à raison; qu'il soit en Hollande ou en Frise, je saurai bien le réduire. Qu'en dites-vous, bel oncle?--Ha! monseigneur, répondit Philippe retrouvant l'ancienne habileté de ses luttes avec le roi de France, je vous remercie de vos belles paroles, mais il n'est point nécessaire que vous vous occupiez d'aussi méchantes affaires que celles que j'ai avec mon fils; ce serait trop vous abaisser. Avec l'aide de Dieu, j'en viendrai bien à bout sans donner des soucis à un aussi grand prince que vous.» Le roi insistait. «Monseigneur, continua Philippe, mon fils est mon fils. Quelle que soit sa position actuelle, je sais bien que, lorsque le moment en viendra, il fera ce que je voudrai. Et quant à ce qui touche mes terres, je les confierai, à mon départ, à Dieu et à bonne garde. Autre chose ne ferai!» Louis XI ne put rien obtenir de plus satisfaisant, et prit peu après congé du duc. Il était vrai que Philippe songeait de plus en plus à la croisade. Ni la jalousie de Louis XI, ni ses querelles avec son fils ne pouvaient l'en éloigner. Il se rendit d'Hesdin à Bruges pour en presser les préparatifs. Déjà on avait acheté des armes et réuni des approvisionnements. On avait fixé le nombre d'hommes que devait fournir chaque fief. On avait même, sans se préoccuper du tort grave qui en résultait pour les relations commerciales, retenu tous les navires qui se trouvaient dans le port de l'Ecluse, comme si l'expédition eût été prête à mettre à la voile. Les nobles qui devaient en faire partie avaient reçu l'ordre de se réunir à Bruges le 15 décembre. L'évêque de Tournai et Simon de Lalaing, qui étaient revenus depuis peu de l'Italie, leur annoncèrent dans un long discours que le pape avait fort loué les projets du duc et que rien ne s'opposait plus à leur accomplissement: le sire d'Halewyn, au nom des nobles de Flandre, et le sire de Viefville, pour ceux de Picardie, y répondirent en protestant de leur zèle, et le duc ajouta lui-même que sa flotte se réunirait au port d'Aigues-Mortes, consacré par le pieux souvenir du roi Louis IX. Cependant, au moment de s'éloigner de ses Etats, Philippe comprit que l'exil de son fils pouvait être contraire à la stabilité de sa puissance. Il ordonna au bâtard de Bourgogne d'aller le trouver en Hollande, où il se consolait de sa mauvaise fortune en nouant de secrètes intrigues avec le duc de Bourgogne, le comte de Nevers et le comte de Saint-Pol; la duchesse se rendit elle-même à Berg-op-Zoom, pour le supplier de ne pas réduire son père à une résolution extrême qui pourrait lui enlever son héritage. La gravité de la situation préoccupait tous les esprits: les bonnes villes de Hollande, prenant l'initiative d'une médiation qui pouvait avoir ses périls, s'adressèrent les premières aux états de Flandre pour leur exposer combien il était important d'assurer la paix de l'avenir avant d'aborder les chances incertaines de la croisade: elles demandaient qu'une entrevue eût lieu à Bruges entre le duc et son fils, et les engageaient à envoyer leurs députés se jeter aux genoux du vieux prince pour qu'il pardonnât au comte de Charolais. Les états de Flandre s'adressèrent à leur tour aux bonnes villes de Brabant de Hainaut, et elles promirent de s'associer à leur démarche. Le comte de Charolais n'avait pas quitté Berg-op-Zoom, et continuait à réclamer des garanties dans une réconciliation que le duc Philippe ne voulait admettre qu'accompagnée d'une soumission complète et de l'aveu de son repentir et de ses torts. Lorsqu'il apprit que son père avait convoqué les états de tous ses pays «de par deçà» pour qu'ils se trouvassent le 9 janvier à Bruges, il résolut aussitôt de s'assurer leur appui, et leur écrivit pour les inviter à se rendre le 3 janvier à Anvers, afin qu'il eût le loisir de prendre leurs conseils; mais Philippe ne vit dans cette lettre qu'un nouvel outrage à l'autorité paternelle, et défendit qu'on y obéît, attendu qu'il appartenait au prince seul de réunir les états, et qu'il était bien résolu à ne point permettre qu'ils intervinssent dans les soins de son gouvernement ou dans ses démêlés avec son fils. Il était trop tard; les députés des états étaient déjà arrivés à Anvers. Le comte de Charolais leur exposa tous les méfaits des sires de Croy, qui l'avaient fait priver de sa pension et reléguer dans l'exil. Il ajouta que le duc Philippe songeait à la fois à remettre le gouvernement de tous ses Etats au sire de Chimay, notoirement vendu à Louis XI, et à confier la garde de la Hollande et de la Zélande au roi Edouard d'Angleterre. Il les suppliait d'intercéder en sa faveur auprès du duc pour qu'il le reçût dans ses bonnes grâces et ne confiât point, à son départ, des provinces si florissantes à des mains étrangères. Sur ces entrefaites, on apprit tout à coup que Louis XI était arrivé à Tournay: après avoir passé tout l'hiver à Abbeville pour suivre les événements, il avait jugé utile de s'avancer jusqu'aux frontières de Flandre, afin de soutenir l'influence des sires de Croy. Le duc, loin de secouer leur tutelle, vanta leurs services à l'assemblée des états qui se réunit à Bruges, et, tout en démentant les bruits d'après lesquels on le montrait prêt à abandonner le soin de ses nombreuses seigneuries aux rois de France et d'Angleterre, il annonça qu'il les laisserait en bonnes mains pendant son voyage. Il se montra, du reste, fort mécontent de ce que les états s'étaient rendus à Anvers et les congédia. Les députés des états voyaient leurs craintes s'accroître: ils se réunirent spontanément à l'hôtel de ville, le 11 janvier 1463 (v. st.), et y résolurent d'aller s'excuser près du duc de leur déférence aux désirs du comte de Charolais, et de recourir en même temps aux plus humbles prières pour qu'il modérât sa colère contre son fils. L'évêque de Tournay leur fit obtenir le lendemain une audience, et l'abbé de Cîteaux porta la parole en leur nom devant le duc de Bourgogne. Il loua la noblesse de sa personne et la splendeur de sa maison; elle était telle, disait-il, que les discordes qui affligeaient les pays étrangers respectaient l'asile de la paix et du bonheur, de la sagesse et de la gloire, et que toutes les nations souhaitaient de se trouver sous sa protection. Il exprimait l'espoir que puisque partout on le citait comme le modèle des bons princes, ses sujets seraient les premiers à éprouver sa bonté et sa clémence; et après avoir excusé les états de leur voyage à Anvers, en alléguant leur ignorance de la défense du duc, il le supplia d'oublier les torts du comte de Charolais, afin qu'on retrouvât un jour sous son fils le sage gouvernement dont ils avaient joui sous son propre règne. Philippe consentit à pardonner aux états; mais il se plaignait vivement du comte de Charolais et jurait sur sa foi qu'il n'y avait jamais rien eu de vrai dans les projets qu'on lui attribuait. «Ce sera, disait-il, la dernière volonté que j'aurai jamais.» Il n'en exigeait pas moins que son fils se soumît à ses ordres et lui donnât une première preuve de son respect et de son obéissance en éloignant de lui tous les conseillers qui l'entouraient. Cependant le comte de Charolais était arrivé à Gand; les députés des états s'y rendirent avec l'évêque de Tournay, l'abbé de Cîteaux et les sires de Goux et de Lalaing. L'abbé de Cîteaux exposa, dans un docte discours, les volontés du duc; aussitôt après, l'évêque de Tournay s'agenouilla devant le jeune prince en ajoutant quelques belles remontrances. Mais le comte de Charolais, qui ne l'aimait pas, se hâtait peu de le relever et lui témoignait publiquement son ressentiment. «Monseigneur, dit le prélat, ce n'est point comme serviteur de votre père, mais comme évêque, que je viens calmer de longues discordes et rétablir la paix et l'union.» Le comte de Charolais demanda aux députés des états s'il était vrai que l'abbé de Cîteaux eût parlé en leur nom. Leur réponse ayant été affirmative, il les remercia de leurs bonnes intentions et leur raconta toutes les insultes des sires de Croy. «Ils avaient cherché, prétendait-il, à le faire périr en recourant à l'appui infâme des sorciers; ils s'étaient vantés qu'ils avaient neuf cents chevaliers ou écuyers prêts à les servir jusqu'à la mort, que tout l'Artois leur obéissait, et que c'était en vain que le comte de Charolais chercherait à leur opposer ses Flamands et ses Brabançons.» Enfin, après avoir décrit aux députés des états les dangers qui le menaceraient s'il se livrait entre les mains de ses ennemis, il termina en leur demandant conseil. Les députés des états se retirèrent: après une demi-heure de délibération, ils allèrent tous se jeter aux genoux du comte de Charolais, et le pressèrent de se réconcilier avec son père afin d'écarter les malheurs dont ses États héréditaires étaient menacés. L'on pouvait espérer que Dieu, exerçant les prières de leurs nombreuses populations, continuerait à le protéger, et que son père éprouverait tant de joie de le revoir qu'il serait le premier à le défendre. Le comte de Charolais se soumit à la décision des députés des états, les priant seulement de vouloir bien l'accompagner. A une petite distance de Bruges, il rencontra Adolphe de Clèves, le bâtard de Bourgogne et les échevins, qui s'étaient rendus au devant de lui, et se dirigea avec eux vers l'hôtel du duc, où il s'agenouilla trois fois devant son père; puis il chercha à se disculper des torts qu'on lui imputait. «De toutes vos excuses, interrompit le duc, je sais bien ce qui est; mais puisque vous êtes ici venu à merci, soyez-moi bon fils, je vous serai bon père.» En disant ces mots, il le prit par la main; peu de jours après, le duc de Bourgogne partit pour Lille, où les états avaient reçu l'ordre de se réunir le 8 mars 1463 (v. st.). Louis XI, déjà prévenu par Antoine de Croy de ce qui s'était passé à Bruges, avait aussi quitté Tournay pour se rendre à Lille; autant désirait-il voir le duc se croiser lorsqu'il songeait à remettre sa puissance aux mains des sires de Croy, autant eût-il redouté de le voir exécuter son projet depuis que rien ne s'opposait plus au voeu populaire qui soutenait le comte de Charolais. Par une tactique toute nouvelle, il réussit à persuader au duc qu'il ferait bien d'ajourner son voyage à l'année suivante, promettant de lui envoyer à cette époque dix mille combattants qu'il entretiendrait à ses dépens pendant quatre mois. Le roi Edouard d'Angleterre annonçait aussi qu'il joindrait aux pèlerins qu'amènerait l'archevêque de Canterbury un secours en archers. Toutes ces espérances flattaient l'ambition de Philippe, à qui elles montraient les rois empressés à l'accepter pour chef de la grande ligue des peuples chrétiens qui étaient appelés à délivrer l'Orient. Le duc fit part de sa résolution aux états. Il ajouta que s'il n'était pas mort ou malade, il aurait franchi les frontières des infidèles avant les fêtes de la Saint-Jean 1465. Du reste, pour ne point manquer aux engagements qu'il avait pris vis-à-vis du pape, il se proposait de charger le bâtard de Bourgogne de conduire, sans retard, deux mille combattants dans les mers de la Propontide. L'un des hommes les plus illustres de ce siècle par sa science et son génie, Æneas Sylvius Piccolomini, avait ceint la tiare romaine sous le nom de Pie II. A la vue des profondes divisions qui déchiraient l'Europe et des rapides progrès du mahométisme qui s'avançait jusqu'au Danube et semblait du rivage de la Grèce menacer déjà l'Italie, il avait senti renaître en lui la sublime énergie d'Urbain II. Sa voix puissante, qui convoquait aux périls de la guerre sainte les nobles et les bourgeois, les riches et les pauvres, retentissait dans toute l'Europe. Il ne cessait de condamner les lenteurs du duc de Bourgogne, qui cherchait à s'excuser sur ce qu'il ne pouvait point, seul entre tous les princes, entreprendre la croisade, et il déclarait qu'en même temps pontife et roi, il serait le premier à l'y suivre. «Le pontife romain, aidé des Vénitiens et des Hongrois, accompagné du duc de Bourgogne, aidé par le roi de France, peut, disait-il, détruire la nation des Turcs. Les croisés n'accourront-ils point lorsqu'on apprendra qu'il part lui-même avec le sacré collége des cardinaux? et l'argent pourrait-il lui manquer, quand on saura qu'il est résolu à offrir non-seulement ses trésors, mais son propre sang pour le nom de Jésus-Christ?» Pour ranimer le zèle de Philippe, il ajoutait que l'empereur avait résolu de lui accorder le titre de roi avec le vicariat impérial sur la France et sur tous les pays situés au delà du Rhin. D'autres lettres pontificales s'adressaient aux nombreuses populations des Etats du duc de Bourgogne. Tous les dimanches, dans tous les villages de la Flandre, les prêtres lisaient du haut de la chaire la bulle de la croisade. A Gand, un moine de l'ordre des Jacobins, nommé Nicolas Bruggheman, prêcha la guerre sainte dans une procession générale de l'église de Saint-Jacques; une multitude immense se pressait autour de lui, sur ce marché du Vendredi, où tant de fois des voix éloquentes avaient ému et transporté des imaginations ardentes et passionnées. L'enthousiasme de la foi se réveillait de toutes parts. Comme au onzième siècle, le peuple se réunissait par troupes de dix, vingt ou quarante personnes, qui se dirigeaient vers les Alpes, sans chefs, sans armes, sans argent; plus de vingt mille hommes quittèrent ainsi les Etats du duc, et bientôt trois cent mille pèlerins saluèrent les murailles de Rome. A mesure qu'ils arrivaient, le pape les envoyait au port d'Ancône. Ce fut le 21 mai, deuxième jour de la Pentecôte, que le bâtard de Bourgogne, après avoir pris la croix la veille, s'embarqua à l'Ecluse. Le sire de Boussut, messire Simon de Lalaing et ses deux fils, et plusieurs autres chevaliers, faisaient partie de cette expédition. Trois cent trente croisés y représentaient la commune de Gand. Le duc de Bourgogne s'était rendu à l'Ecluse pour voir ses vaisseaux mettre à la voile vers ces mers éloignées, où, malgré sa vieillesse, il espérait encore pouvoir bientôt les rejoindre. Ayant appris que le roi de Hongrie, effrayé des désordres qui avaient signalé en 1396 la marche des croisés, était peu disposé à les laisser passer par ses Etats, il avait renoncé au projet de suivre la route signalée par les revers de Jean sans Peur, et ses ambassadeurs venaient de conclure avec Bernard Justiniani une convention par laquelle les Vénitiens s'engageaient à transporter ses hommes d'armes en Orient, de même que jadis ils avaient reçu sur leurs navires les chevaliers de Baudouin de Constantinople. En ce moment, la réconciliation du duc de Bourgogne et du comte de Charolais permettait de détourner les regards des embarras de la situation intérieure pour les porter vers ces glorieux pèlerinages où l'on avait vu six cent mille croisés fouler les bords de l'Oronte ou la vallée de Rephaïm; mais ces rêves ne devaient pas être de plus de durée que la réconciliation qui en était la base. Les sires de Croy retrouvèrent assez d'influence pour que le duc de Bourgogne refusât de rétablir la pension du comte de Charolais, qui retourna en Hollande en même temps qu'ils ramenaient au château d'Hesdin le vieux prince, que Louis XI se hâta d'aller rejoindre. Le roi de France cherchait sans cesse à enlacer le duc dans ses astucieux projets. Ce n'était point assez qu'il eût recouvré les villes de la Somme, il voulait profiter de ce premier succès pour se faire restituer également les châtellenies de Lille, de Douay, et d'Orchies, moyennant le payement des sommes qui avaient été stipulées dans l'éventualité du rachat de ces châtellenies: le duc était toutefois trop sage pour retomber deux fois dans la même faute. Il répondit que lorsque Philippe le Hardi avait épousé Marguerite de Male, le roi de France avait disposé de Lille, de Douay et d'Orchies pour lui et ses hoirs mâles, de manière à ce qu'il n'y eût lieu à ce droit de retour que s'ils venaient à manquer. Toutes ces tentatives du roi étaient plus favorables au comte de Charolais que la soumission même du jeune prince, trop prompt, même lorsqu'il cédait, à se laisser emporter par son caractère ardent et impétueux. Philippe avait déclaré, l'année précédente, qu'il ne rendrait jamais au comte de Charolais sa pension que du plein gré du roi de France. Eclairé davantage sur les desseins de Louis XI, il n'hésita pas à lui annoncer que voyant les malheurs que ces divisions pouvaient entraîner, cédant d'ailleurs aux voeux de ses Etats et au mouvement de son coeur paternel, il était disposé à écouter les prières de son fils. Il ajoutait que, quoiqu'il pût bien le faire sans sa permission, il le priait de ne pas manquer à la promesse qu'il lui avait faite d'y consentir. Ces paroles plaisaient peu à Louis XI; il cherchait à les combattre en se plaignant longuement du comte de Charolais, notamment de son alliance secrète avec le duc de Bretagne. Malgré tous ses efforts, le duc persistait dans son opinion, et le roi prit congé de lui pour se rendre à Rouen; mais il ne fit dans cette ville qu'un court séjour et revint presque aussitôt en Artois. Les uns disaient que c'était afin de pouvoir entamer plus facilement, grâce à la médiation du duc, des négociations avec le roi Edouard d'York; d'autres prétendaient que le roi avait appris des astrologues qu'un grand danger menacerait le duc pendant le mois de septembre, et qu'il voulait se tenir prêt à se saisir aussitôt du château d'Hesdin et de toutes les richesses qui y étaient déposées. Louis XI devait plus d'une fois se laisser tromper par le vain calcul des constellations. Les dangers qu'elles annonçaient ne se présentèrent point: la croisade seule languissait et s'éteignait sans combats et sans gloire. Le sire de Toulongeon et le protonotaire de Bourbon avaient été envoyés à Rome pour s'excuser des retards qu'elle subissait sans cesse. Le pape les chargea de supplier leur maître d'y mettre un terme, et écrivit lui-même au duc de Bourgogne: «Le bruit s'est répandu dans l'univers que l'illustre et puissant duc de Bourgogne a résolu, d'accord avec le pontife romain, de faire la guerre aux Turcs; la Grèce aspire à la liberté, et déjà la terreur s'est emparée des infidèles. Telle est la puissance de votre nom. Mais que deviennent votre honneur et le soin de votre renommée? La maison de France n'a-t-elle pas toujours placé sa gloire avant toute autre considération? Si vous ne venez point, nous n'en irons pas moins en Orient. Personne ne pourra dire: Le pape Pie a pris un engagement et ne l'a pas tenu; il a annoncé son départ et il n'est pas parti. Nous partirons, nous nous embarquerons, nous aborderons au milieu des ennemis, nous lutterons pour faire triompher le nom du Christ. Rien ne nous retiendra, ni notre vieillesse, ni la roideur de nos membres affaiblis par la goutte. Nous savons que nous devons mourir, et nous ne croyons pas pouvoir mieux finir notre vie qu'en combattant pour la cause du Sauveur.» Pie II n'avait que deux galères; mais sa résolution restait inébranlable, et il quitta Rome, placé dans une litière dont les cardinaux fermaient les rideaux, afin de lui épargner le spectacle de la foule nombreuse des pèlerins, qui, tristes et découragés, se préparaient à regagner leurs foyers. A peine était-il arrivé à Castello-Phiano qu'il apprit que le duc de Bourgogne réclamait de nouveaux délais: on lui annonça au même moment que les Turcs avaient envahi l'Etat de Raguse. Enfin il parvint à Ancône, se fit porter au bord de la mer, salua d'un oeil mourant la flotte vénitienne, qu'on signalait au loin, et rendit le dernier soupir. La guerre sainte expirait avec Pie II sur la plage de l'Adriatique, entre le port de Bari, d'où était parti Robert de Jérusalem, et le port de Venise, où s'était embarqué Baudouin de Constantinople. La flotte du bâtard de Bourgogne s'était dirigée vers le détroit de Gibraltar. Si elle ne s'avança pas jusqu'aux Açores, qui reçurent vers cette époque le nom d'Iles flamandes, à cause des colons envoyés dans ces îles par la duchesse de Bourgogne, qui les avait reçues de son neveu, le roi Alphonse de Portugal, elle ne s'arrêta du moins à Marseille qu'après avoir délivré, sur les côtes de l'Afrique, la ville de Ceuta, assiégée par les Mores. La peste avait enlevé le bailli de Dijon, les deux fils du sire de Lalaing et près de cinq cents hommes d'armes. Il ne restait presque plus rien des cent mille écus d'or qui avaient été puisés dans le trésor du duc, pour entretenir cette expédition pendant une année entière. La nouvelle de la mort du pape vint augmenter le découragement des croisés bourguignons; ils n'espéraient plus trouver des alliés qui les soutiendraient. Venise, naguère si zélée, ne cachait plus sa froideur; le duc de Milan n'agissait point, et le bâtard de Bourgogne, non moins étranger à la pieuse ardeur des premiers croisés qui plaçaient le martyre au-dessus de la victoire, obtint de pouvoir retourner en Flandre. Plus fidèles à leurs serments, Frédéric de Witthem et Pierre de Waes continuèrent leur voyage vers l'Orient, où ils acquirent, dit Olivier de la Marche, grand honneur; car «ce n'estoit pas peu de chose après l'armée rompue de soutenir la guerre contre les infidèles.» Les trois cent trente croisés de Gand les avaient accompagnés, et ils se signalèrent par le même courage: quand, revenus dans leurs foyers, il y déposèrent, dans l'église de Saint-Jean, leur bannière au lion d'argent, ils rapportaient avec eux, en témoignage de l'accomplissement de leur voeu, des lettres où le pape Paul II et le doge de Venise déclaraient qu'ils avaient pénétré à trois cents lieues dans le pays des Sarrasins, conquis des villes et des châteaux, livré de nombreux combats. Nommons parmi ces héros, derniers représentants de la Flandre aux croisades: Sohier Van den Bossche, Pierre Uutermeere, Laurent Uutenhove, Liévin de Coppenolle, Matthieu Meussone, Pierre Vande Kerckhove, Gilles de Vaernewyck. Quelques moines s'étaient associés à leur expédition. Un rosaire fixé par des coquilles et un bâton de palmier distinguaient, au milieu des hommes d'armes, ces disciples obscurs des Adhémar de Monteil et des Pierre l'Ermite. Le bâtard de Bourgogne avait laissé son artillerie à Avignon; mais ce fut en vain qu'il chercha à répandre le bruit que le duc Philippe n'attendait que le printemps pour prendre lui-même les armes contre les infidèles: personne n'y ajouta foi, et la croisade, que le génie de Pie II ne soutenait plus, se trouva réduite aux exploits isolés de deux chevaliers et de quelques bourgeois de Gand. Il n'appartenait point au duc de Bourgogne de lever, pour la défense de la chretienté, cette bannière de Godefroi de Bouillon que n'avait jamais souillée le souffle impur des passions humaines. Il semblait d'ailleurs que lors même que les promesses de Philippe eussent été sincères, les intrigues du roi de France dussent sans cesse s'opposer à ce qu'il les accomplît. Au moment où les sires de Croy obtenaient l'ordre de rappeler en Flandre l'expédition du bâtard de Bourgogne, Olivier de la Marche arrivait à Hesdin: il accourait de la Hollande pour révéler au duc les perfides desseins de Louis XI qui, ne croyant pas avoir assez fait en combattant dans les projets de croisade la transmission immédiate de l'autorité au comte de Charolais, avait osé chercher, dans une odieuse tentative, les moyens de la rendre à jamais impossible. Pendant que le comte de Charolais se tenait à Gorcum, on apprit qu'un étranger s'était montré dans une taverne; on remarqua qu'il interrogeait les habitants du pays sur les habitudes du jeune prince, sur le navire avec lequel il allait en mer et sur le nombre des serviteurs qu'il prenait avec lui lorsqu'il allait se promener, soit le matin, soit le soir. On l'avait même vu s'approcher du château et examiner la force des murailles. Le comte de Charolais n'hésita pas à le faire arrêter, et on le contraignit à avouer qu'il était le bâtard de Rubempré et qu'il était parti, sur un vaisseau monté par cinquante hommes, du port du Crotoy, dont son frère était gouverneur. Lorsqu'on lui demanda le but de son voyage, il varia dans ses réponses: tantôt il prétendait qu'il allait en Ecosse ou qu'il en revenait; d'autres fois, il disait qu'il allait voir l'une des filles d'Antoine de Croy, qui avait épousé le vicomte de Montfort, l'un des plus puissants seigneurs de Hollande. Enfin on obtint des révélations plus complètes, et bien que le comte de Charolais ne les eût point rendues publiques, on racontait tout haut que Louis XI s'était rendu à Abbeville pour présider aux préparatifs de cette expédition secrète, et qu'il avait chargé le bâtard de Rubempré de se saisir du comte de Charolais ou de le mettre à mort s'il ne réussissait à l'emmener. Peut-être convient-il de rappeler que ce gouverneur du port du Crotoy avait épousé Jacqueline de Croy, et que Louis XI, lors de son exil, l'avait délivré des prisons de Gand, où il avait été conduit à la requête des sergents de Charles VII, comme prévenu de meurtre. Il s'en était toujours montré reconnaissant, «et à vray dire, ajoute Chastelain, il sembloit droitement l'homme pour faire un coup périlleux.» Lorsque la nouvelle de l'arrestation du bâtard de Rubempré parvint à Louis XI, il se montra fort mécontent. «Je ne sais quel est ce bâtard, répondit-il à ceux qui en parlaient en sa présence, ni ce qu'on en veut dire; il n'est pas à moi; je ne l'ai jamais vu, je ne lui ai jamais parlé; j'ignore ce qu'il a voulu faire, qui l'a dirigé et fait agir; on peut m'en accuser, mais j'y suis complètement étranger.» Il manda également près de lui les députés de Tournay et des villes de la Somme, et leur fit la même déclaration. Cependant il fit écrire par le sire de Montauban, amiral de France, au sire de Croy, pour qu'il cherchât à mettre un terme à tous les bruits que propageait l'indignation publique et obtînt la liberté du bâtard de Rubempré. «Mon ami, répondit le sire de Croy au messager du sire de Montauban, rapporte ces lettres à ton maître, et dis-lui qu'il est trop tard pour que je puisse m'en mêler. Qui l'a brassé le boive; bien lui fasse!» Louis XI avait résolu de rétablir lui-même la situation politique qu'il avait compromise, et l'un de ses secrétaires, nommé maître Georges Havart, arriva à Hesdin au moment où l'on venait d'envoyer l'ordre de livrer à la justice les prisonniers de Gorcum, pour prévenir le duc que le roi se proposait de se rendre près de lui le surlendemain. Le duc apprit le même jour que le roi de France, renonçant à ses usages si modestes et si humbles, comptait amener toute sa grande garde avec lui, dans une ville où il n'y avait pas un seul homme d'armes bourguignon; il était à table, lorsqu'il reçut des lettres du comte de Charolais qui confirmaient ses soupçons et l'invitaient à ne pas rester à Hesdin. Les seigneurs de sa cour et tous les gens de son hôtel étaient livrés aux mêmes inquiétudes; les Croy seuls semblaient confiants et joyeux. Cependant, vers minuit, le duc fit appeler son valet de chambre et lui ordonna de tout faire préparer dès le point du jour pour son départ. Il n'avait prévenu de son dessein ni les seigneurs de Croy, ni le sire de Lannoy, ni l'évêque de Tournay; leur étonnement fut grand quand ils virent le duc quitter Hesdin, emportant avec lui ses trésors les plus précieux. «Ha! le mauvais partement, monseigneur, que vous avez fait aujourd'hui! disait le sire de Croy au duc; tous les princes de France vont se réunir au roi pour vous faire la guerre!» Le duc répondit qu'il n'en avait garde, et les sires de Croy n'osèrent pas insister, car ils sentaient bien que leur crédit diminuait. Le retour du comte de Charolais allait y porter les derniers coups. Le peuple manifestait plus vivement que jamais sa sympathie pour ses malheurs; les nobles s'empressaient autour de lui, prévoyant qu'il allait recouvrer l'autorité à laquelle sa naissance lui donnait des droits trop longtemps méconnus, et lorsqu'il rentra à Lille, il était accompagné de sept à huit cents chevaliers et écuyers, parmi lesquels on remarquait le duc de Bourbon, qui l'avait rejoint à Gand, le comte de Marle, le comte de Brienne, le fils du prince d'Orange, le seigneur de Fiennes, son frère Jean de Luxembourg, et la plupart des hauts barons de Flandre et de Hainaut. Louis XI suivait attentivement les événements, et continuait à dissimuler. Changeant toutefois de système, il déclara aux députés des villes de la Somme que le bâtard de Rubempré avait agi par ses ordres, mais que le but de son voyage était de s'emparer, non du comte de Charolais, mais du vice-chancelier de Bretagne, qui devait revenir d'Angleterre par la Hollande. Il était absurde, disait-il, qu'on prétendît qu'avec si peu de gens il eût pu songer à enlever un prince toujours entouré d'un grand nombre de serviteurs. Le duc de Bourgogne l'avait, d'ailleurs, comblé de trop de bienfaits pour qu'il en eût conçu la pensée. Une ambassade solennelle fut chargée d'aller reproduire, en présence de Philippe, ces douteuses et vagues explications. Elle se composait du comte d'Eu, du chancelier de France et de l'archevêque de Narbonne, et fut reçue par le duc, le 6 novembre 1464, en présence du comte de Charolais et des principaux seigneurs de la cour. Le chancelier répéta la fable sur le vice-chancelier de Bretagne; puis il ajouta: «Le roi sait assez que le comte de Charolais ne l'aime point, ce dont il ignore la cause..... Il ne lui a pas suffi d'arrêter injustement un serviteur du roi, mais il a fait répandre dans tout le pays le bruit que le bâtard de Rubempré avait été envoyé par le roi pour s'emparer de sa personne, même en employant vis à-vis de lui la force et la violence. Olivier de la Marche, qu'il avait chargé de vous instruire des mauvais desseins qu'il imputait au roi, a semé, partout où il est passé, les mêmes bruits. C'est pourquoi le roi, qui est innocent de ce complot et qui n'en a jamais eu la pensée, comme il l'affirme sur sa parole de roi, se peut bien plaindre amèrement du comte de Charolais, qui ne se contente pas d'arrêter son serviteur, mais qui attaque aussi sa réputation et son honneur. Bien plus, afin de diffamer la personne du roi par tout l'univers, le comte de Charolais l'a fait accuser dans les chaires de la ville de Bruges où se réunissent les marchands des dix-sept royaumes chrétiens... Le roi demande deux choses: que vous fassiez mettre le bâtard de Rubempré en liberté et que vous lui livriez le sire de la Marche, et avec lui les prêtres qui l'ont publiquement accusé à Bruges.» A ces mots, le comte de Charolais interrompit l'orateur. «Ce n'est pas la volonté du roi, s'écria-t-il, qui m'empêchera de faire alliance avec monseigneur de Bretagne, et je veux bien que le roi sache que si j'avais pour moi Dieu et mon père, je ne craindrais pas de le combattre.» Le roi, reprit le chancelier, ne nous a point chargés de nous adresser au comte de Charolais.» Le duc ayant ordonné à son fils de laisser continuer maître Philippe de Morvilliers, le comte de Charolais obéit; mais ses traits altérés révélaient à tous les yeux le ressentiment qui l'agitait. Le duc répondit lui-même au discours du chancelier de France; il dit en riant que si son fils était trop prompt à s'effrayer, il ne pouvait tenir ce défaut que de sa mère, sans cesse jalouse de le voir aimer d'autres dames. Il ajouta que le bâtard de Rubempré avait été arrêté en Hollande, pays où il était seigneur de la terre et de la mer sans y connaître d'autre souverain que Dieu, et promit que, bien que ses crimes précédents fussent connus, ses juges l'épargneraient s'il était innocent de celui qu'on lui reprochait actuellement. Il justifia aussi la conduite d'Olivier de la Marche et allégua que, prince séculier, il restait étranger à tout ce qui se rapportait à l'Eglise. «Messieurs, ajouta Pierre de Goux, l'un des conseillers du duc, comme chacun doit l'entendre, monseigneur qui est ici ne tient pas tout du roi de France. Il est vrai qu'il tient de lui le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre et d'Artois, mais il possède hors du royaume d'autres seigneuries, telles que les duchés de Brabant, de Luxembourg, de Limbourg, de Lothier, les comtés de Bourgogne, de Hainaut, de Hollande, de Namur, et plusieurs autres pays dont la plupart ne relèvent que de Dieu seul.»--Cependant, interrompit le chancelier, quoiqu'il soit le seigneur de tous ces pays, il n'est pas roi.» Philippe, entendant ces paroles, éleva la voix: «Je veux bien que chacun sache que si je l'avais voulu je l'eusse été.» Il faisait ainsi allusion à l'époque du traité d'Arras, où, s'égalant en puissance et en indépendance à Charles VII, il ne lui avait laissé que la supériorité de son titre royal. Deux jours après, le comte de Charolais lut publiquement sa justification, qu'il avait composée seul et sans l'aide de ses conseillers: elle était éloquente et fière, et le duc lui-même avoua qu'il ne croyait pas son fils si sage et si habile. Dans ces circonstances, les amis des sires de Croy les engageaient à chercher à se réconcilier avec le jeune prince, dont le triomphe semblait assuré; mais les Croy s'y refusèrent, disant qu'ils n'abandonneraient pas le service du roi de France pour celui du comte de Charolais. Une longue habitude, joug pesant que secouent rarement les vieillards, semblait leur promettre qu'ils ne tarderaient pas à rétablir leur influence: en effet, dès que le comte de Charolais eut quitté Lille, ils retrouvèrent leur autorité: le duc Philippe voyait en eux d'anciens serviteurs qui avaient partagé tous ses efforts et toutes ses luttes, et lors même qu'il n'ignorait pas qu'ils le trahissaient, il le leur pardonnait en souvenir du zèle avec lequel ils l'avaient servi autrefois. A peu près à la même époque, tandis que le bâtard de Rubempré voyait s'instruire son procès à Gorcum, on arrêtait, près de Montreuil, un marchand brugeois nommé Pierre Puissant, qui paraissait être l'instrument de quelque intrigue pour chasser les Anglais de Calais. Ses premiers aveux, en confirmant ces soupçons, accusaient le roi de France lui-même; mais Louis XI, craignant de voir naître, vis-à-vis des Anglais, des embarras semblables à ceux que l'affaire du bâtard de Rubempré lui créait près du duc de Bourgogne, se hâta de le faire chercher par le prévôt de ses maréchaux, «qui estoit le plus diligent et le plus vif esprit et le plus fin du royaulme, le chastie-fol du roy, ne craignant rien à servir son maître.» Tristan l'Ermite se rendit en deux jours et demi de Rouen à Montreuil, et conduisit Pierre Puissant devant le conseil du roi, où fut appelé Robert Nevil, serviteur du comte de Warwick. Comme il était aisé de le prévoir, Pierre Puissant démentit sa première confession, «deschargeant le roy Loys et chargeant d'autres bien grans.» Louis XI avait fait remettre le texte de sa déclaration à Robert Nevil; il eût même voulu lui confier le soin de ramener son prisonnier à Montreuil; mais Robert Nevil s'en excusa en remontrant «qu'il n'y avoit homme deçà la mer qui l'osast prendre,» et dès qu'il apprit que le roi de France se proposait de le faire conduire par Tristan l'Ermite à Calais, il se hâta d'adresser au lieutenant de cette ville une lettre où, après l'avoir exhorté à ne pas laisser le prévôt des maréchaux approcher des remparts à demi détruits par une inondation, il ajoutait: «Ne prenez point maistre Pierre Puissant, car il est bourgeois de Bruges, et le fauldroit rendre honteusement, car tous ceulx de l'estape seroient arrestés.» Philippe reconnaissait que les immunités et les priviléges d'une cité commerciale ne lui permettaient point de soumettre à l'examen de son autorité les discours prononcés dans les chaires de Bruges. Robert Nevil écrivait au lieutenant du roi d'Angleterre à Calais, pour lui recommander de respecter la liberté d'un bourgeois de la même ville. Quelle était donc la puissance de cette vieille industrie flamande qui survivait aux guerres et aux révolutions, également respectée des princes et des rois? Hors de ces cités fameuses, dont la vie calme et paisible n'a laissé que trop peu de traces dans l'histoire de ce temps, tout restait intrigues, luttes et discordes. Au-dessus du vieillard affaibli par l'âge et les infirmités, et ne se réveillant qu'à l'aspect des périls les plus menaçants, s'agitait la rivalité du roi de France et du comte de Charolais. Le premier cherchait à amener, par l'influence des Croy, le duc de Bourgogne à faire la guerre au duc de Bretagne, et en même temps il laissait espérer aux Anglais la cession de la Normandie et de la Guyenne, afin de pouvoir librement détruire, l'une après l'autre, les maisons de Bourbon, de Bretagne, d'Orléans, d'Anjou, et enfin la maison de Bourgogne elle-même. Le second s'alliait à tous ceux que menaçait la politique de Louis XI, et n'attendait, pour faire succéder en France la guerre publique aux complots secrets, que le signal d'une première victoire obtenue à la cour de son père sur les sires de Croy. L'occasion favorable que le comte de Charolais attendait se présenta bientôt; le 2 mars 1464 (v. st.), le duc Philippe devint si gravement malade que l'on crut que sa fin était proche. Le comte de Charolais était alors à Bruxelles près de lui; il profita aussitôt de l'absence des sires de Croy pour s'emparer de la direction des affaires, et créa de nouveaux capitaines dans tous les châteaux soumis à leur autorité. Le 8 mars, le duc, se trouvant un peu mieux, confirma tout ce que son fils avait fait et lui abandonna le gouvernement de ses Etats. Cependant les intrigues du sire de Quiévraing, fils aîné du sire de Chimay, réussirent à renverser l'ouvrage du comte de Charolais, et dès le lendemain, le duc révoqua ce qu'il avait fait la veille. La colère du comte de Charolais ne connut plus de bornes; dans un manifeste adressé aux bonnes villes, il déclara les Croy ses ennemis et défendit de les aider. Il menaça de sa vengeance le sire de Quiévraing s'il ne s'éloignait point: celui-ci, qui avait été jadis la première cause des querelles du duc et de son fils, alla se jeter aux genoux de Philippe et lui raconta ses périls. L'indignation du vieux prince fut si vive qu'il se plaça, un épieu à la main, à la porte de son hôtel, en disant qu'il voulait voir si son fils oserait venir tuer ses serviteurs. A peine parvint-on à l'apaiser; le sire de Quiévraing jugea, néanmoins, prudent de s'éloigner: une autorité fondée sur le caprice d'un prince septuagénaire et malade, autorité que la mort pouvait briser chaque jour, ne lui paraissait plus assez sûre. Dès ce moment, le comte de Charolais reprend tous les soins du gouvernement, et, la veille de Pâques 1465 (13 avril), le duc se réconcilie publiquement avec lui. Douze jours après, le duc de Bourgogne fait reconnaître, dans une assemblée générale des états de Flandre, de Brabant, d'Artois et de Hainaut, son fils pour son héritier, en lui donnant le commandement de l'armée destinée à envahir la France. Le comte de Charolais, n'ayant plus rien à redouter des sires de Croy, se trouve enfin face à face avec Louis XI, prêt à lui opposer toute la puissance des ducs de Bourgogne et toutes les discordes qui divisent la France. La ligue qu'il a depuis longtemps préparée s'organise rapidement: elle comprend le duc de Berry, frère du roi, les ducs de Bretagne, de Bourbon, d'Alençon, de Nemours, de Calabre, les comtes de Saint-Pol, de Dammartin, d'Armagnac, de Dunois; le comte de Warwick a été chargé de se rendre en Flandre pour y adhérer. Le 15 mai 1465, le comte de Charolais réunissait au Quesnoy les plus nobles chevaliers de Flandre, de Hainaut, de Brabant, de Hollande; le 4 juin, il traversait la Somme. Nesle, Roye et Montdidier ouvrirent leurs portes: Saint-Denis n'opposa pas de résistance. Les communes, dont les priviléges étaient étouffés; la noblesse, dont les services étaient méconnus; le clergé, dont les favoris de Louis XI envahissaient les dignités, considéraient le comte de Charolais comme leur libérateur. Le 16 juillet, les Bourguignons attaquent l'armée du roi dans une plaine qu'on nomme le champ de Pleurs, près de la tour de Montlhéry: après avoir assisté à une mêlée confuse où les deux partis prennent la fuite, après avoir vu tomber autour de lui les sires d'Ongnies, de Hamme, de Lalaing, le comte de Charolais, blessé lui-même à la gorge et à la poitrine, campe au milieu des morts sur le champ de bataille. Enfin, dans les premiers jours d'octobre, se conclut à Conflans ce fameux traité qui, en anéantissant l'autorité royale au profit d'une féodalité nouvelle, devait toutefois être plus utile au roi qu'aux princes, pour lesquels il fut une source de divisions et de jalousies. Au-dessus du roi se plaçait un conseil de trente-six membres choisi par les représentants du clergé, de la noblesse et des communes, chargé de satisfaire aux plaintes des grands et du peuple. Le comte de Charolais recouvrait les villes de la Somme et recevait le comté de Guines. Le duc de Berry obtenait pour apanage la Normandie; le comte de Saint-Pol était créé connétable; le duc de Nemours, capitaine de l'Ile-de-France. Toutes les confiscations prononcées par le roi étaient annulées. Le vieux duc sentit son coeur s'ouvrir aux émotions de la joie paternelle en revoyant son fils qui, avant de rentrer à Bruxelles, venait d'ajouter à ses palmes de Montlhéry celles d'une expédition contre les Liégeois; mais le comte de Charolais le quitta bientôt pour accomplir le voeu qu'il avait fait d'aller à pied, en pèlerinage, à Notre-Dame de Boulogne: il traversa Gand, Bruges et Saint-Omer, accueilli partout par les acclamations populaires. De Boulogne, il se rendit aux bords de la Somme. Pendant qu'il combattait les Liégeois, secrètement excités par des conseils étrangers, Louis XI avait reconquis la Normandie et entamé des négociations avec les Anglais. Le comte de Charolais se préparait à ramener ses bannerets en France lorsque Liége prit de nouveau les armes, et il fallut recommencer la guerre pour étouffer cette seconde insurrection, que termina le sac de Dinant, où une population tout entière disparut au milieu des flammes, sous les ruines du foyer paternel qu'elle avait été impuissante à défendre. Déjà le comte de Charolais avait adressé au roi de France une lettre où l'on remarquait ces paroles: «Monseigneur, il est vray qu'aucun parlement a esté tenu entre vos gens et ceux du roi d'Angleterre, et tellement besongné que vous estes content, dont j'ay esté adverty, de leur bailler le pays de Caux, Rouen et les villes qui y sont comprises, leur aider à avoir Abbeville et la conté de Ponthieu, et outre plus avoir avec eux certaines alliances contre moy et mon pays..... Monseigneur, de ce qui peut me toucher, il me semble que vous pourriez mieulx vouloir le mien demourer en ma main que d'estre cause de le mettre ès mains des Englois: pourquoy je vous supplie, monseigneur, que ne veuillez vous y quonsentir, mais faire cesser le tout.» Pendant que le comte de Charolais prenait de plus en plus la direction des affaires, la santé de son père continuait à décliner, et avec elle son intelligence, jadis si élevée et si profonde. Le duc Philippe passait toutes ses journées dans une petite chambre où il aiguisait des aiguilles, retrempait de vieilles lames ou réunissait des débris de vitrages. Cet atelier le suivait partout, et là se bornaient toutes les occupations d'un prince naguère encore l'arbitre du monde chrétien. Une attaque d'apoplexie, dont il avait été frappé l'année précédente dans un accès de colère contre les trésoriers qui ne payaient pas la solde de ses hommes d'armes, avait surtout contribué à épuiser ses forces, et ses médecins suivaient avec inquiétude les rapides progrès de ses infirmités, lorsque le vendredi 12 juin 1467, il fut pris de vomissements violents. Le dimanche suivant, tous les symptômes s'aggravèrent, et l'on fit avertir le comte de Charolais, qui accourut aussitôt de Gand; mais il trouva, à son arrivée, son père abandonné de ses serviteurs qui attendaient sa mort. Déjà il ne parlait plus, et ce même jour, lundi 15 juin, entre neuf et dix heures du soir, il rendit le dernier soupir. Philippe était âgé de soixante et onze ans; son règne avait duré près d'un demi-siècle, et devait être le plus glorieux de la domination bourguignonne. Non-seulement il avait réuni de nombreux Etats à l'héritage de Jean sans Peur, mais il avait eu aussi la gloire de vaincre la Flandre par les armes, et de cicatriser les plaies de la guerre par le développement pacifique du commerce et des arts. Tel avait été l'éclat de ses triomphes, telle avait été la renommée de sa puissance, qu'il avait, disait-on, refusé trois fois l'Empire, et l'on ajoutait que les Milanais et les Génois n'attendaient que son assentiment pour arborer sa bannière au delà des Alpes. «Je m'ose fier en la miséricorde de Dieu, dit Chastelain en racontant sa mort, et n'y a qu'une seule chose qui m'en donne peur: c'est la très-extrême et très-abondante mondaine félicité qu'il a eue et obtenue tout son vivant, en toute acquiescence de fortune et de souhait de cuer, plus qu'oncques homme... Il a été glorieux au monde, béat et plein de bénédiction en terre, cler et fulgent en fortune, riche de tout honneur, et le plus hault en renommée, qui fust en longs ans. Tous roys de son temps l'ont préféré en tiltre devant eux; les cieux l'ont magnifié de leurs graces, et les hommes l'ont solemnisé en ses vertus. Orient et Occident, à la croisure du ciel, tout souffloit en ses voiles.» De magnifiques obsèques furent célébrées dans l'église de Saint-Donat. De chaque côté du cortége funèbre s'avançaient seize cents hommes tenant des torches à la main et vêtus de deuil, quatre cents pour son fils, autant pour la ville de Bruges, autant pour les corps de métiers, autant pour le pays du Franc. Au milieu d'eux marchaient neuf cents nobles ou riches bourgeois, seize prélats les suivaient; puis s'avançaient les rois d'armes, le comte de Joigny, le sire de Créquy, le marquis de Ferrare, les sires de Boussut, de Borssele, de Commines, de Breda et de Grimberghe, les bâtards de Bourgogne et de Brabant. Les comtes de Nassau et de Buchan, le bâtard Baudouin de Bourgogne et le sire de Châlons soutenaient le poêle sur quatre lances. Jacques de Bourbon et Adolphe de Clèves menaient le deuil; toute l'église de Saint-Donat était tendue de drap noir, et le nombre des cierges qui brûlaient sous les nefs était si considérable, que la chaleur contraignit les assistants à briser les vitraux où les pieuses images des apôtres et des saints vénérés par le peuple semblaient s'incliner au-dessus de lui pour le bénir. Au delà de ces derniers hommages, de ces pompes sans lendemain, l'humble niveau de la mort attendait le duc de Bourgogne pour le réunir, aux pieds du souverain Juge, aussi bien à ses adversaires, pour lesquels il s'était montré cruel et impitoyable, qu'à ses serviteurs et à ses amis, qui avaient proclamé ses bienfaits en effaçant le surnom de Philippe l'_Asseuré_ pour le remplacer par celui de Philippe le Bon. LIVRE DIX-NEUVIÈME. 1467-1476. Charles le Hardi ou le Terrible. Rivalité du duc de Bourgogne et du roi de France. Sédition à Gand.--Résistance de l'esprit communal. Batailles de Granson, de Morat et de Nancy. Le prévôt de Watten, fameux astrologue, avait déclaré que le fils du duc Philippe serait exposé aux plus terribles coups du sort et aux plus grands malheurs. L'horoscope du successeur de Charles VII était tout différent: il annonçait qu'après avoir été en butte aux attaques jalouses de ses vassaux, il terminerait sa vie au sein de la puissance et de la prospérité. Charles lutta contre la mauvaise fortune qu'on lui avait prédite en la heurtant de front et en cherchant à la violenter comme Alexandre violenta la pythie: dès sa jeunesse, la mer ne lui semblait jamais plus belle que lorsqu'elle lui opposait les flots furieux d'une tempête. Louis XI attendit au contraire la bonne fortune qui lui était promise en aplanissant ses voies par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. Charles voulait réédifier le passé par le droit de ses victoires; dernier représentant du principe féodal, il répétait qu'issu de Charlemagne, il ne pouvait reconnaître la supériorité des héritiers de Hugues Capet, et ne voyait dans les siècles qui l'avaient précédé que les fabuleuses traditions qui retraçaient les aventures des Lancelot et des Gauvain. Le roi de France, plus prudent, comprenait qu'en politique un système suivi avec habileté et persévérance est plus fort qu'une armée, et c'était à pas lents et mesurés qu'il marchait à la conquête de l'avenir. Immolant la noblesse, depuis longtemps de plus en plus affaiblie, aux rancunes envieuses et anarchiques de la démocratie, il espérait placer plus haut la royauté en l'élevant sur des ruines, et brisait l'épée des chevaliers qui protégeaient au dehors la puissance de la monarchie, en même temps qu'il confisquait les libertés communales qui au dedans la consolidaient en la modérant: épreuve dangereuse où l'Etat entier, se résumant en un seul homme, abdiquera, pour grandir, décliner et mourir avec lui, cette longue vie des institutions qui devient plus sainte et plus forte, consacrée par les siècles. Charles et Louis étaient doués tous les deux d'un esprit actif et entreprenant, mais leurs caractères bien différents devaient sans cesse les mettre en opposition dans leurs efforts vers le but que se proposait leur ambition. Charles, sombre, morne, triste, véhément dans ses longues harangues, hostile aux conseils les plus sages, méprisait les nobles et les bourgeois de Flandre, à qui son père avait dû son salut à la journée de Mons-en-Vimeu, pour s'entourer de bannerets étrangers, vils condottieri qu'une insatiable cupidité porta tour à tour à le servir et à l'abandonner. Au séjour des villes et des châteaux il préférait celui de la tente, «à l'exemple du lion, lequel, quand il se trouve chassé, ne quiert point les bois, mais se boute en plein champ.» Sur ce point, il ressemblait peu à son père, et, loin d'imiter les vices que celui-ci cherchait vainement à justifier par cette maxime, «que par estre bien des dames il estoit force qu'il fust bien des hommes que communément les dames gouvernent,» il ne voulait point de femmes dans son palais. La duchesse de Bourgogne elle-même était reléguée à Male ou à Tronchiennes pendant qu'il habitait Bruges ou Gand, et Wielant remarque «qu'il avoit fait du logis des dames en sa maison la chambre du conseil et la chambre des finances, disant que le conseil et les finances séoient mieulx estre entour et près de luy que femmes.» On ne le vit pas non plus encourager les récits licencieux qui formèrent le livre des _Cent nouvelles nouvelles_, mais il prenait plaisir «en histoires romaines des faits de Jules-César, de Pompée, d'Hannibal et de tels autres grands et hauts hommes lesquels il vouloit ensuivre.» Pour abréger ce portrait, nous ajouterons que Charles était généreux quand la colère ne l'aveuglait point, loyal bien que sans amis, compatissant quoiqu'il fût parfois inflexible jusqu'à la cruauté, par un sentiment profond de justice qui le portait à ne jamais repousser la plainte légitime du pauvre. Si nous comparons le roi de France au duc de Bourgogne, nous trouvons un prince perfide et dissimulé dans la vie publique, corrompu dans la vie privée, opposant au fer de ses ennemis le poison, le poignard et la trahison, et ne mêlant à ses succès aucune de ces grandes qualités qui font excuser les fautes et quelquefois même les crimes. L'un a les défauts des premiers temps du moyen-âge dans lesquels la civilisation n'a rien adouci, rien corrigé. L'autre a déjà tous les vices des époques de démoralisation où l'intrigue est une arme plus redoutable que la force. Enfin, il semble que tous les deux, par un mutuel contraste, durent peu de chose à ceux dont ils tenaient la vie. Louis XI fut à Genappe le disciple de Philippe l'_Asseuré_, «qui vouloit toutes matières difficiles estre vidées par expédiens.» Chastelain offre au duc Charles, «qui demandoit toujours la rigueur,» le roi de France Charles VII pour modèle. Pour apprécier la politique extérieure du duc Charles, il ne faut jamais oublier que sous l'influence des discordes domestiques, dont il avait été le témoin et la victime, il avait appris à haïr la France, patrie des ancêtres de son père, et à aimer l'Angleterre, où sa mère se vantait de compter Edouard III parmi ses aïeux. Le 19 juin, quatre jours après la mort du duc Philippe, Charles, écrivant à Louis XI, s'abstient de le nommer son souverain seigneur, et allègue l'exemple même du roi de France, qui ne donne pas ce titre à l'Empereur, dont relève le Dauphiné. Le 15 juillet, il renouvelle l'alliance qu'il avait conclue l'année précédente avec le roi d'Angleterre. La situation dans laquelle se trouvait l'héritage du duc Philippe au moment où il le recueillit légitimait les plus hautes espérances. L'ordre régnait dans toutes les provinces et jamais prince n'avait laissé à son successeur un trésor plus considérable: on l'évaluait, dit Olivier de la Marche, «à deux millions d'or en meubles seulement, savoir quatre cens mille escus comptants, soixante-douze mille marcs d'argent en vaisselle, sans les riches tapisseries, les riches bagues, la vaisselle d'or garnie de pierreries et sa librairie moult grande et moult bien étoffée.» Les sires de Croy, qui pendant longtemps avaient excité contre le duc Charles la haine de son père, s'inclinaient humblement devant lui, et les communes flamandes, qui l'avaient chéri «comme fils de prince,» paraissaient disposées à saluer avec joie son avénement. En voyant descendre le vainqueur de Gavre au tombeau, elles se flattaient d'y voir disparaître avec lui les rigueurs qui avaient signalé son triomphe, et attendaient leur liberté du jeune prince, dont elles avaient elles-mêmes défendu la liberté, alors qu'elle était menacée et opprimée comme la leur par des ennemis communs; elles devaient bientôt apprendre que si le comte de Charolais s'était senti assez faible pour rechercher leur appui, le duc de Bourgogne se croyait trop puissant pour en avoir jamais besoin. Charles avait quitté Bruges pour se rendre à Gand, où devait avoir lieu son inauguration solennelle. Une cour nombreuse l'accompagnait, et il avait pris avec lui le trésor de son père. Selon l'usage, il coucha à Zwinarde, et le lendemain il entra à Gand. Toutes les rues étaient tendues de tapisseries, toutes les places ornées de somptueux échafauds, où l'on représentait d'ingénieux mystères. Les bourgeois, confiants dans l'avenir, avaient multiplié à l'envi les symboles de leurs espérances et de leur allégresse. Non-seulement ils se souvenaient de l'affection qu'ils avaient témoignée au duc Charles pendant ses malheurs, mais ils croyaient aussi que la restitution complète de leurs franchises était prochaine, qu'ils avaient le droit de la réclamer, et que Charles, en la leur octroyant, ne remplirait qu'un devoir. Dès la porte de la ville, le nouveau duc de Bourgogne trouva sept cent quatre-vingt-quatre bannis auxquels il pardonna; près d'eux se tenait un frère prêcheur, maître Nicolas Bruggheman, le célèbre orateur de la croisade de 1464, qui l'exhorta dans son discours à modérer les rigoureuses conditions du traité de Gavre. Lorsqu'après avoir entendu la messe à l'abbaye de Saint-Pierre, et avoir juré à Saint-Jean le maintien des priviléges des Gantois, il se rendit à l'Hoog-huys, au Marché du Vendredi, pour recevoir le serment du peuple, les doyens, les échevins et les plus notables habitants s'agenouillèrent en le suppliant de rendre à la ville de Gand l'ancienne autorité qu'elle exerçait sur la châtellenie et d'autres droits qu'elle avait perdus en 1453. Le duc de Bourgogne leur fit répondre qu'il désirait que ces demandes lui fussent remises par écrit, et qu'il ferait connaître son intention à cet égard dans le délai de trois jours. Avant que ces trois jours fussent écoulés, une manifestation imprudente vint compromettre le résultat que les hommes sages espéraient atteindre par leur respect et leur modération. Un grand nombre de bourgeois s'étaient rendus à Houthem pour accompagner la châsse de saint Liévin que l'on devait rapporter le 29 juin des lieux où se consomma son martyre à ceux où l'abbé Florbert lui avait jadis offert un asile. C'étaient, la plupart, des jeunes gens appartenant aux corps de métiers, animés de passions ardentes qu'avaient nourries les récits de l'ancienne puissance de Gand; ils s'entretenaient les uns les autres de leur espoir de la voir renaître bientôt pour affermir de nouveau l'avenir de la patrie, quand l'un d'eux saisit, dans la boutique de l'un des marchands réunis à la kermesse d'Houthem, quelques haubergeons destinés à servir de jouet aux enfants. «Par le sang et les plaies de Notre-Seigneur, s'écria-t-il bruyamment, quoiqu'on nous ait défendu de porter des haubergeons, nous en portons maintenant, le voie qui veut; ils deviendront plus tard de plomb et d'acier. Laissez faire: tel rit aujourd'hui fort haut qui passera la nuit prochaine moins gaiement. Gand est dans la gueule des loups et de ces méchants larrons qui nous dévorent les poumons et le foie et s'engraissent de nos biens pour les mettre dans leurs sacs. On boit, on mange, on vole ce que nous possédons: ce qui est pis, le prince n'en sait rien; mais puisqu'il est maintenant à Gand, il ne l'ignorera plus longtemps.» Mille voix applaudirent, et ce fut en répétant ces plaintes et ces discours que les bourgeois de Gand reconduisirent dans leur ville la célèbre châsse de saint Liévin. Déjà ils étaient arrivés au Marché aux Grains où s'élevait l'aubette des commis chargés de prélever les taxes sur le blé. Ils dirigèrent aussitôt la châsse de ce côté, et commencèrent à démolir le bureau de la gabelle en disant que saint Liévin ne se détournait jamais de sa route. La châsse passa sur ses ruines, et ils voulurent tous en conserver quelques débris, sinon comme une relique, du moins comme un souvenir de leur audace et de leur succès. Leur enthousiasme s'accroissait d'heure en heure, et quand ils parvinrent au Marché du Vendredi, ils saisirent l'un des drapeaux qui ornaient la châsse du pieux apôtre du septième siècle, et l'arborèrent comme un étendard. «Tuez, tuez, criaient-ils avec une nouvelle énergie, tuez tous ces paillars mangefoies (_leverheeters_), ces larrons desroubeurs de Dieu et du monde, qui tant ont vescu à nostre piteux dammage.» Ils désignaient par ces mots les magistrats et les officiers du duc qui trouvaient dans la levée des impôts le prétexte de nombreuses exactions, et qui étaient allés récemment à Bruges pour y presser le duc de ne jamais consentir à ce qu'ils fussent abolis. Cependant le duc de Bourgogne tarde peu à apprendre ce qui se passe; il réunit ses chevaliers et ses archers, demande son cheval et jure par saint George qu'il ira interroger de près les Gantois sur ce qu'ils veulent. «Monseigneur, au nom de Dieu, s'écria le sire de la Gruuthuse, modérez-vous; votre vie et les nôtres dépendent de votre prudence. En un instant, selon ce que vous ferez, nous serons sauvés ou tous perdus. Si vous conservez votre sagesse et votre sang-froid, vous obtiendrez tout ce que vous voudrez avec de belles paroles. Vous avez vu jadis les terribles séditions des Gantois au temps du duc, votre père, qui souffrit beaucoup et finit par tout pardonner. Envoyez vers eux quelqu'un qui leur demande en votre nom ce qu'ils désirent; faites-leur promettre que vous écouterez volontiers leurs plaintes et que vous y ferez droit. Ne vous conduisez point autrement, je vous en supplie; vous ferez ainsi des Gantois ce que vous voudrez.--Eh bien, répondit Charles, allez voir le premier quelles sont leurs intentions, je vous suivrai.» Le sire de la Gruuthuse était sage et éloquent; le peuple de Gand l'aimait autant que celui de Bruges: il harangua avec douceur les bourgeois et les hommes de métiers rassemblés au Marché du Vendredi, les engageant à se retirer chez eux, et leur remontrant qu'ils avaient un nouveau prince, bon pour les petits comme pour les grands, et disposé à leur rendre justice. «Il n'était point honorable pour eux, ajoutait-il, de s'insurger à sa première entrée, et de venir ainsi, le lendemain du jour où ils l'avaient solennellement reçu, le saluer avec des bâtons ferrés.»--«Sire de la Gruuthuse, répondirent tous ceux qui étaient là, nous sommes prêts à mourir et à vivre avec notre prince. Nous n'avons aucun mauvais dessein, ni contre lui, ni contre les siens: ils sont aussi en sûreté que l'enfant dans le sein de sa mère; nous nous dévouerions pour eux; nous n'en voulons qu'à ces mauvais larrons qui volent monseigneur et nous; qui trompent monseigneur par leurs mensonges et leurs faux rapports; qui sucent notre sang et se rient de notre misère. Ce serait grand'pitié si monseigneur ne les punissait et ne faisait droit à nos plaintes, car, nous vous le disons, la faim peut réduire les brebis les plus dociles à devenir des loups furieux. Monseigneur ne peut pas souffrir que nous soyons ainsi traités, et il sera juste vis-à-vis d'eux comme vis-à-vis de nous qui sommes son peuple.» «Mes enfants, reprit alors le sire de la Gruuthuse, apaisez-vous et restez en paix, par la sainte passion de Dieu! Je vais aller vers le duc intercéder en votre faveur, lui raconter vos bonnes paroles, et lui exposer que vous n'en voulez qu'aux magistrats dont vous vous plaignez. Je vous assure que monseigneur vous rendra justice et vous assistera. Mais, pour l'honneur de Dieu, restez en paix jusqu'à mon retour, et, quelque chose qui arrive, comptez sur moi.» Le sire de la Gruuthuse se hâta de rejoindre le duc; il lui représenta l'irritation du peuple qui se pressait, couvert d'armures de fer, sous les bannières des métiers; il lui peignit la foule s'assemblant dans toutes les rues et roulant comme un flot immense vers le théâtre de l'émeute. A ce récit, Charles frémissait de colère et souhaitait d'être loin de Gand, afin de ne pas devoir ployer devant des vilains. «Car vous dis bien, ajoute Chastelain, que quelque nouvel seigneur qu'il estoit, si portoit-il en couvert courage une haulte extrême volonté de non se souffrir fouler par nulles voies, ains de porter l'espée si roide et si ague que le monde trembleroit devant ly s'il pooit vivre.» Sans attendre plus longtemps, il monta à cheval en robe noire, et se dirigea vers le Marché du Vendredi, suivi de ses archers qui s'avançaient l'arc bandé. A la vue du peuple, sa fureur redoubla: «Mauvaises gens! s'écria-t-il, que vous faut-il. Pourquoi vous agitez-vous?» Et d'un petit bâton qu'il tenait à la main, il commença à frapper à droite et à gauche. «Frappez, monseigneur! répondit le peuple sans s'écarter, nous sommes vos enfants, nous le souffrirons volontiers, pourvu que ce soit vous seul qui nous frappiez.» Il se trouva toutefois dans cette multitude agitée un homme qui se souvint de la _mer rouge_ de Gavre, où Charles avait combattu à côté de son père, et le fer d'une pique se croisa avec le bâton dont le duc venait de le toucher: le danger était grand. «Là il n'y avoit ne archier, ne noble homme, tant feust asseur, qui ne tremblast de peur et qui n'eust volu estre en Inde pour sauveté de sa vie et souverainement pour le jeune prince qu'ils réputoient estre venu là doloreusement en sa mort.» Le sire de la Gruuthuse n'hésita plus à exercer sur le duc de Bourgogne l'autorité que lui assuraient ses longs services et sa haute vertu. «Qu'allez-vous faire? dit-il au duc d'une voix énergique. Voulez-vous par votre témérité nous faire égorger tous à notre grande honte, sans que nous puissions nous défendre? Ne comprenez-vous pas où vous êtes? Ne voyez-vous pas que votre vie et la nôtre tiennent moins qu'à un fil de soie? Pourquoi aller exciter par vos menaces et vos paroles une semblable multitude qui ne fait pas plus de cas ou d'estime de vous que du moindre d'entre nous? Par la mort de Dieu! si vous êtes content de mourir, pour moi je n'en ai nulle envie, car il vous est facile de ramener la paix et de sauver votre honneur. Ce n'est point ici le moment de montrer votre courage, songez plutôt à apaiser ce pauvre peuple égaré. Descendez de cheval, au nom de Dieu, et haranguez-le; vous vous illustrerez par votre prudence, et tout ira bien.» Le duc promena ses regards autour de lui; l'irritation semblait se calmer. Les bateliers, les bouchers et les poissonniers s'avançaient pour le protéger. «Monseigneur, lui disaient-ils, rassurez-vous et n'ayez nulle crainte; personne n'osera vous faire le moindre mal.» Ils le conduisirent jusqu'à l'Hoog-huys, et là, de l'une des fenêtres, entouré du sire de la Gruuthuse, de son chancelier et d'autres chevaliers, il s'adressa au peuple en flamand. «Mes enfants, Dieu vous garde et vous sauve! Je suis votre prince et naturel seigneur qui vous vient visiter pour que ma présence ramène la paix. Je vous prie de vouloir bien vous conduire avec modération. Tout ce que je pourrai faire pour vous sans blesser mon honneur, je le ferai, et je vous accorderai tout ce qui sera en mon pouvoir; mais veuillez vous retirer en paix.»--«_Wel gekomen! wel gekomen!_ répondirent les bourgeois, soyez le bienvenu, monseigneur, nous sommes tous vos enfants, et nous vous remercions de votre bonté envers nous.» Le silence succède à ces paroles; ils soulèvent la châsse de saint Liévin et se préparent à la rapporter à l'église de Saint-Bavon. Soudain de cette foule tumultueuse s'élèvent de pieux cantiques; l'émeute s'est apaisée, et déjà l'étendard qui en fut le signal s'incline et s'éloigne, lorsqu'un bourgeois de Gand, nommé Hoste Bruneel, s'écrie: «Arrêtez, mes amis, arrêtez! si nous nous séparons, on viendra nous saisir l'un après l'autre pour nous faire mourir.»--«Arrêtez! arrêtez!» répètent les Gantois, et leurs clameurs confuses portent au duc leurs plaintes contre ses officiers: «Monseigneur, nous vous prions de nous faire raison de ces _leverheeters_ qui ruinent notre ville, nous réduisent à mendier notre pain, et sont la plupart de méchante origine et de mauvaise extraction. Nous les avons vus pauvres aventuriers, et maintenant, avec ce qu'ils nous dérobent, ils sont devenus des seigneurs; ils achètent terres et grands états avec nos propres deniers, et ils cherchent à faire croire au pauvre peuple que c'est vous qui les retenez, ce qui n'est pas vrai. Nous vous supplions d'écouter nos plaintes.» Au même moment, Bruneel paraît à la fenêtre où se tient le duc. Sans se laisser troubler par la présence du prince et de ses chevaliers, il frappe de son gantelet de fer sur la fenêtre, et demande qu'on l'écoute: «Mes frères, vous voulez que les magistrats de cette ville qui volent le prince et vous, soient enfin punis, n'est-il pas vrai?--Oui, oui, s'écria le peuple.--Vous voulez qu'on abolisse les gabelles, n'est-ce pas là ce que vous demandez?--Oui, oui, répondit le peuple.--Vous voulez qu'on ouvre les portes qui ont été fermées et qu'on vous permette de nouveau d'avoir des bannières comme autrefois?--Oui, oui, continua la foule.--Vous voulez qu'on vous rende vos châtellenies, vos chaperons blancs, vos anciens usages, n'est-il pas vrai?» Les acclamations de la multitude redoublèrent. Bruneel se tourna alors vers le duc. «Monseigneur, lui dit-il, voilà en peu de mots les réclamations que tout ce peuple vous présente pour que vous y fassiez droit. C'est en son nom que je parle, car vous l'avez entendu approuver tout ce que j'ai dit. Veuillez donc m'excuser de ce que j'ai fait pour le peuple et pour son bien.» Charles, dominé par le sentiment de son impuissance et d'une cruelle nécessité, gardait le silence. Louis de la Gruuthuse, plus calme, répondit à Bruneel qu'au lieu de monter près du prince pour l'instruire des remontrances du peuple, il eût mieux fait de les exposer de la place: il promit d'ailleurs que l'on y ferait droit, et Charles put se retirer. Lorsqu'il passa devant l'hôtel de ville où plusieurs échevins s'étaient réunis, il les regarda sans les saluer et sans leur adresser la parole; un peu plus loin, il traversa les débris de la maison de la cueillette, et sa colère semblait de plus en plus violente quand il rentra dans son hôtel. Cependant la cloche de Saint-Jacques, sonnant à pleine volée, convoquait la commune au Marché du Vendredi: tous les métiers s'y assemblaient avec leurs bannières depuis longtemps préparées en secret. Ils restèrent en armes pendant toute la nuit, et de vives acclamations ne cessaient de saluer la résurrection de leurs libertés et des glorieux symboles qui en avaient partagé les luttes et le deuil. On attendait impatiemment d'heure en heure la réponse du duc aux demandes que lui avaient remises, au nom des Trois Membres de la ville, Jacques de Raveschoot et Baudouin Rym. A huit heures du matin, le sire de la Gruuthuse vint annoncer que le duc de Bourgogne avait peu dormi, et qu'il serait impossible de connaître sa décision avant trois heures. Ce moment arriva sans que l'on apprît quelque chose de plus satisfaisant, et le peuple faisait entendre de vifs murmures, lorsque Nicolas Triest parvint à le calmer en l'assurant qu'on ne tarderait pas à recevoir de bonnes nouvelles. En effet, quelques instants après, maître Jean Petitpas, secrétaire du duc de Bourgogne, parut accompagné des sires de Commines, de la Gruuthuse, de Maldeghem, et déclara que le duc supprimait toutes les gabelles, révoquait toutes les amendes imposées par la paix de Gavre, autorisait la restitution des bannières et la réouverture des portes condamnées par le même traité, rendait aux métiers le droit d'élire leurs doyens, et chargeait une commission d'enquête d'instruire contre Pierre Huereblock et les autres _leverheeters_. Le duc avait également promis d'oublier les désordres de la veille. Aussitôt après, la châsse de saint Liévin rentra dans le monastère de Saint-Bavon, et le peuple déposa les armes pour courir aux portes qu'il lui était permis de démurer. Charles avait délibéré longtemps avant de céder; son premier soin avait été de faire sortir de la ville les trésors qu'il y avait apportés avec lui; mais il craignait qu'on ne voulût retenir comme otage sa fille Marie, alors âgée de dix ans, et son orgueil avait fléchi à la pensée des périls qui pouvaient menacer un enfant. Peut-être, lorsqu'il eut réussi à se retirer avec tous les siens à Termonde, songea-t-il à révoquer des concessions qui lui avaient en quelque sorte été arrachées par la violence. Il trouva toutefois le Brabant non moins agité que la Flandre; toutes les communes s'y étaient confédérées, et le duc de Bourgogne ne crut pouvoir mieux prévenir leur insurrection qu'en confirmant à Bruxelles, par une charte du 28 juillet 1467, les priviléges qu'il avait accordés pour apaiser celle des Gantois. Quelques jours avaient suffi pour ébranler le vaste édifice de la domination bourguignonne. L'habileté de Louis XI, qui présidait à toutes les intrigues et se préparait à profiter de toutes les émeutes, trouva bientôt dans un petit-fils de Philippe le Hardi l'instrument propre à détruire la puissance fondée par son aïeul. Ce fut le comte de Nevers, que nous avons vu se signaler, en 1452, sous le nom de comte d'Etampes, dans la guerre contre les Gantois, mais qui depuis, émule de Jean Coustain, s'était déshonoré en demandant, comme lui, aux sortiléges des inspirations non moins criminelles et non moins ténébreuses; il n'hésita pas à se déclarer de nouveau l'implacable ennemi de Charles, en revendiquant le duché de Brabant et en s'alliant aux Liégeois. Le duc de Bourgogne, ayant pacifié la grande cité de Gand et celle de Bruxelles, qui n'était pas «de même pois,» avait déja porté toutes ses forces vers les rives de la Meuse; mais les bourgeois de Liége se croyaient assez redoutables pour braver sa puissance. Huy leur avait ouvert ses portes, et ils comptaient sur l'appui du roi de France. Une malheureuse expérience devait, à plusieurs reprises, apprendre aux Liégeois que si Louis XI était toujours prêt à favoriser leurs insurrections de ses intrigues, il ne devait jamais les soutenir de ses armées. Il se borna à charger le comte de Saint-Pol, devenu l'un de ses serviteurs les plus zélés, d'aller inviter le duc de Bourgogne à ne pas les attaquer. Ce fut, on pouvait le prévoir, une démarche inutile. Charles ne voulut point écouter les ambassadeurs français: «Je morrai en l'entreprise, leur répondit-il, ou je les aray au fouet de leur extrême perdicion et ruyne, ne jamès joye n'aray en cuer jusques je m'en verrai vengié. N'y a ne roy, ne empereur pour qui j'en face aultre chose.» Il ne restait à Louis XI qu'à s'assurer le prix d'une neutralité qu'il était bien résolu à ne pas observer; il y mit tour à tour diverses conditions, tantôt la rupture de l'alliance que le duc de Bourgogne avait conclue avec les Anglais dès les premiers jours de son règne, alliance à laquelle la Castille venait d'adhérer, tantôt la restitution des villes de la Somme, tantôt l'abandon du duc de Bretagne. Le duc s'inquiétait peu de ces messages de Louis XI, et ce qui l'irritait le plus, c'était qu'ils avaient été confiées à maître Jean Van den Driessche, cet huissier du conseil condamné en 1446 à l'exil par les échevins de Gand, et chargé en 1451 de leur signifier les menaces du duc; de nouveau banni en 1460, mais déjà rentré à Gand en 1463, où il fit arrêter, malgré les priviléges de la ville, un fils de Daniel Sersanders. Or Jean Van den Driessche n'avait reconnu la générosité et les bienfaits de la maison de Bourgogne qu'en se retirant près de Louis XI qui l'avait créé trésorier de France. Charles l'accueillit avec mépris et se contenta de lui répondre: «Des menaces du roy je me donne peu de soing. Pour chose qu'il me face mander, ne par vous, ne par aultre, je ne laisserai mon emprise. Si le roy s'y veut trouver, si s'y trouve, les champs sont aux hommes.» Il était déjà à cheval, à la tête de son armée, lorsque les envoyés du roi tentèrent inutilement un dernier effort. Charles se borna à leur recommander de respecter le duc de Bretagne. «Les Liégeois sont réunis, leur dit-il; je m'attends à avoir la bataille avant trois jours: si je la perds, vous en ferez à votre guise; mais aussi, si je la gagne, vous laisserez en paix les Bretons.» Jean Van den Driessche était allé rejoindre les Liégeois. Sa présence ne les empêcha point d'être défaits complètement à la bataille de Brusthem, et elle contribua peut-être à rendre plus sévère la sentence dictée par le vainqueur. Les Liégeois perdirent leurs priviléges, leurs murailles, leur juridiction, et le célèbre _Perron_, qu'ils considéraient comme leur palladium, leur fut enlevé pour être porté à Bruges, au milieu de la Bourse, où s'assemblaient les marchands étrangers. Une inscription qui rappelait cet événement y fut placée. Liége devait y trouver le souvenir de ses malheurs; la Flandre, la prophétie de ceux que lui réservait l'avenir. Gentis et invictæ gloria nuper eram. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Desine sublimes vultus attollere in auras. Disce meo casu perpetuum esse nihil. Bien que quelques Gantois et quelques Brugeois, sous les ordres de Pierre Metteneye et de Jean Nieulant, eussent concouru avec les sires de Ghistelles, de Saemslacht et d'Uutkerke, à la journée de Brusthem, les communes flamandes s'étaient généralement montrées peu disposées à s'associer à la guerre contre les bourgeois de Liége. Elles avaient laissé le camp du duc manquer d'approvisionnements, et lorsqu'elles avaient été invitées à faire prendre les armes à tous les feudataires sans distinction, l'influence des Gantois leur avait fait refuser leur assentiment à une mesure qu'ils jugeaient injuste et odieuse. D'autres difficultés s'étaient élevées relativement aux monnaies. Gand persista dans sa résistance, même après que Charles de Bourgogne, à peine rentré dans son camp de Saint-Trond, eut adressé aux quatre membres de Flandre une lettre où il se plaignait en termes sévères de l'inexécution de ses ordonnances, leur prescrivant de s'y conformer dorénavant «tellement, ajoutait-il, qu'il ne nous soit jà besoing de aultrement y pourvoir, car il nous déplairoit, se, par faulte de bonne obéissance, nous estions contraints faire le contraire de ce que nous avons tousjours désiré: ce que en votre défault ferions.» Cependant la gravité de la situation politique, telle qu'elle résultait des démêlés du duc de Bourgogne et du roi de France, semblait rendre ces menaces moins sérieuses, en les subordonnant aux conditions incertaines d'un avenir éloigné. Charles voulait se venger de Louis XI; il s'était uni au duc de Bretagne et au duc d'Alençon pour le combattre; en même temps, quoiqu'il eût coutume de répéter qu'il était le plus proche héritier de la maison de Lancastre, et malgré l'affection particulière qu'il lui avait toujours portée, il cherchait à former une alliance étroite avec la dynastie d'York, à laquelle la couronne d'Angleterre semblait définitivement assurée. Elle devait être confirmée par son mariage avec une soeur d'Edouard IV. Il eût été imprudent de rompre avec les communes de Flandre, au moment d'aborder la guerre contre le roi de France. Charles avait besoin de leurs hommes d'armes; il avait besoin de leurs trésors. Un mandement fut bientôt publié en Flandre pour que tous les hommes astreints au service militaire s'assemblassent à Saint-Quentin le 16 décembre, et, peu de jours après, les états de Flandre furent convoqués à Termonde. Le chancelier leur exposa que le duc Charles avait droit à des aides: d'abord, pour son récent avénement; ensuite, pour son prochain mariage avec Marguerite d'York; en dernier lieu, à cause de la guerre qu'il avait soutenue contre les Liégeois. Ce fut ainsi qu'il demanda successivement à la Flandre un million de ridders, au Brabant trois cent mille lions. Les états de Flandre s'étaient ajournés au 24 janvier; après d'assez longues délibérations, ils accordèrent au duc le subside qu'il demandait; les villes du Brabant s'y soumirent à leur exemple. Le Hainaut accorda également une aide considérable. Le duc s'était rendu lui-même à Mons; mais il avait déjà été contraint, par les retards qui contrariaient ses négociations avec ses alliés, d'accepter de nouvelles trêves, et il jugea utile d'en profiter pour faire reconnaître son autorité dans ses divers Etats. Il se dirigea donc de Mons vers Lille, et, le 9 avril, veille du dimanche des Rameaux, il fit solennellement son entrée à Bruges, après avoir pardonné à tous les bannis qui n'avaient point pris part à des séditions. Il semblait qu'il cherchât à se concilier l'affection des Brugeois, qui avaient été toujours plus favorables à ses intérêts que les autres membres de Flandre, et on l'entendit répondre à leurs acclamations, en criant: _Noël!_ comme eux. L'évêque de Tournay et les chanoines de Saint-Donat le conduisirent à la cathédrale, où, selon un ancien usage, il tira l'épée en signe de protection pour la religion; puis il se dirigea vers la grande salle de l'hôtel des échevins, où il reçut, en échange de ses serments, celui des hooftmans et des doyens assemblés sur la place du Bourg. A cette occasion, la commune de Bruges offrit au duc deux images habilement ciselées, qui représentaient saint George et sainte Barbe. Le 19 avril 1468, le duc jura de respecter les priviléges du Franc. Puis, après s'être éloigné quelques jours pour aller prêter les mêmes serments à Damme, à l'Ecluse et en Zélande, il tint, le 8 mai, à l'église de Notre-Dame, son premier chapitre de la Toison d'or, où il reçut, parmi les nouveaux chevaliers, Philippe de Savoie, qui avait été longtemps le prisonnier de Louis XI. Les mêmes motifs politiques avaient fait citer à ce chapitre le comte de Nevers, et les sires de Lannoy et de Croy. Le comte de Nevers refusa de comparaître, et se contenta de renvoyer son collier. Aussi, lorsque le moment d'appeler son nom pour l'offrande arriva, Toison d'or se leva, alla arracher son écusson, et le jeta à ses pieds, en le remplaçant par un tableau noir où il était dit qu'il n'avait pas répondu à la citation qui lui avait été adressée et qu'il avait manqué aux lois de l'honneur et aux devoirs de la foi chrétienne. Les sires de Croy et de Lannoy, plus courageux, se rendirent à Bruges. Mais le duc ne voulut point, malgré toutes leurs justifications, leur permettre d'assister à la réunion de l'ordre, soit en personne, soit par procureur. Ils obtinrent seulement que leur écusson ne serait point enlevé, et qu'à l'appel de leur nom, Toison d'or les représenterait à l'offrande. Dans ce même chapitre où fut condamné le comte de Nevers, où furent repoussés les sires de Croy et de Lannoy, les chevaliers, tenus, suivant l'usage, de s'avertir mutuellement de ce qui paraissait manquer à leur perfection morale, remontrèrent au duc de Bourgogne: «Que mondict seigneur, saulf sa bénigne correction et révérence, parle parfois un peu aigrement à ses serviteurs, et se trouble aucunes fois en parlant des princes; «Qu'il prend trop grande peine, dont fait à doubter qu'il en puist pis valoir en ses anciens jours; «Que quand il fait ses armées, lui pleust tellement drechier son faict, que ses subjectz ne fuissent plus ainsi travaillez, ne foulez, comme ils ont esté par cy-devant; «Qu'il veuille estre bénigne et attrempé, et tenir ses pays en bonne justice; «Que les choses qu'il accorde et dit, lui plaise entretenir et estre véritable en ces paroles; «Que le plus tard qu'il pourra, il veuille mettre son peuple en guerre, et qu'il ne le veuille faire sans bon et meur conseil.» Derniers souvenirs des temps de la féodalité, où le prince n'était que le premier parmi ses égaux, _primus inter pares_. Quelle que fût la splendeur de la solennité de la Toison d'or, le duc réservait toute sa magnificence pour les fêtes de son prochain mariage avec Marguerite d'York. Il venait d'organiser sa maison avec un luxe si merveilleux, qu'on ne saurait chercher ailleurs un tableau plus fidèle de la puissance de la maison de Bourgogne, peu d'années avant sa chute. Il avait, en même temps, réglé l'administration des affaires publiques. Le lecteur nous permettra d'entrer dans quelques détails à cet égard. L'administration se divisait en trois branches: la justice, la guerre et les finances. Le conseil de la justice se composait du chancelier, d'un évêque vice-chancelier, de quatre membres, tous chevaliers, de huit maîtres des requêtes, de quinze secrétaires. Le duc, jaloux de rendre justice à l'homme faible comme à l'homme puissant, tenait des audiences publiques, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. Assis sur un fauteuil tapissé de drap d'or, au milieu de ses écuyers, de ses chambellans et de ses pages, il permettait au dernier de ses sujets de venir lui apporter ses réclamations. Deux maîtres des requêtes, un huissier, un secrétaire, se tenaient à genoux devant lui pour les lire et inscrire la décision qui les terminait. A l'exemple de Louis XI, il avait créé un prévôt des maréchaux à qui il transmettait ses ordres pour les procès criminels. Ce prévôt des maréchaux, nommé Maillotin du Bac, exerçait avec rigueur une juridiction que les communes de Flandre n'avaient jamais confiée qu'à leurs propres magistrats, jugeant que ce n'était point trop qu'il fussent choisis dans leur sein pour avoir le droit de décider de ce que l'homme a de plus précieux, de son honneur et de sa vie. Pour «la justice à main forte,» c'est-à-dire pour la guerre, quatre chevaliers étaient chargés de soumettre leurs rapports au duc. L'administration des finances était surtout digne d'éloges par l'ordre sévère qui y régnait. «Et avoit, dit Chastelain, commission de ce sous le duc Philippe, ce renommé et grand homme en richesse et en sens, Piètre Bladèlin, gouverneur sur toutes les finances des pays du duc, maistre de l'espargne et le plus haut en crédence que l'on vît oncques, combien que celle crédence n'estoit pas au gré de tous, car moult de nobles et non nobles s'en doloient: il recevoit et retailloit sur uns et sur autres, et sur les receveurs des deniers il escrivoit de si près, qu'à peine ne lui pooient riens estordre; il estoit maistre d'ostel du duc, un des quatre trésoriers de l'ordre de la Toison d'or, riche des biens de fortune oultre mesure, et n'estoit que ung bourgeois de Bruges... Ung bien y avoit qui estoit grand, car il dressa le fait du duc merveilleusement bien, et là où il avoit plaie et deschirement par finances, trouva manière de les radouber et de les saner. Et touchant tous vivres que marchands livroient à cour, tous les fit acheter à argent comptant et les marchans contenter sans criée: en quoy il fit honneur à la maison et à son maistre salut. Si le cognut très-bien le duc et pour ceste cause avecques aultres lui donna-t-il celle haute autorité; car certes sages hom estoit et de grand poix, belle personne et de belles moeurs, et le plus diligent et de grand labeur en ce qu'avoit à faire que l'on congneust.» Bladelin avait été chargé par le duc Philippe de la direction de toutes les dépenses relatives à son projet de croisade; il employa ses richesses à bâtir une ville, Middelbourg, où il fit établir, par des ouvriers venus de Dinant, une _batterie_ qui obtint des priviléges du roi d'Angleterre, Edouard IV. Pierre Bladelin vivait encore en 1468. A cette époque, la chambre des finances comprenait deux protonotaires ecclésiastiques et deux chevaliers. Le duc Charles examinait avec soin leur gestion, et se réservait le soin de compter l'or, car bien qu'il aimât le luxe, il était extrêmement avare. Le trésorier des guerres payait les hommes d'armes. Les dépenses montaient communément par an à neuf cent soixante mille livres. L'argentier était chargé des dons extraordinaires, et des frais des habillements du duc. Son budget s'élevait à deux cent mille livres. Le maître de la chambre aux deniers disposait des appointements des divers serviteurs du duc. Ils dépassaient quatre cent mille livres. C'est là que se réunissaient toutes les dépenses qui répandaient si loin la renommée des richesses de la maison de Bourgogne. Les grands pensionnaires étaient six ducs et douze princes, comtes ou marquis. Quarante-quatre autres personnages de même rang recevaient des pensions à peu près semblables. Cent trente chevaliers accompagnent tour à tour le duc comme chambellans. Le grand maître d'hôtel, le premier maître d'hôtel, les clercs d'office, les sommeliers, les suivent. Si le duc est entouré de six médecins et de quatre chirurgiens, il a aussi avec lui seize écuyers, illustres damoiseaux qui escortent le prince à cheval, et lui tiennent compagnie dans sa chambre. «Les uns chantent, les autres lisent romans et nouvelletés, les autres devisent d'armes et d'amours, et font au prince passer le temps en gracieuses nouvelles.» Le duc confie à son garde de joyaux ses pierreries qui valent un million d'or, et sa vaisselle qui vaut cinquante mille marcs. Il a quarante valets de chambre, cinquante panetiers, cinquante échansons, cinquante écuyers tranchants, et un si grand nombre de serviteurs chargés de fonctions diverses, qu'on ne peut même songer à les énumérer. Les envoyés du pape, ceux des rois d'Angleterre et d'Aragon, ceux des ducs de Normandie, de Calabre et de Bretagne, avaient accompagné le duc Charles à Bruges. On y vit bientôt arriver l'ambassade du roi de France, chargée de faire un dernier effort pour maintenir la paix. Elle était dirigée par le comte de Saint-Pol, qui avait été autrefois l'ami et le confident du duc Charles, et Louis XI espérait qu'à ce titre, il obtiendrait tout ce qu'il demanderait; mais la mission même dont il était investi et la confiance de Louis XI, qui venait de lui faire épouser une soeur de la reine, ne lui permettaient plus d'invoquer ces souvenirs d'un dévouement éteint et d'une amitié effacée: son orgueil et son faste devaient réveiller plus vivement le ressentiment qu'il allait braver. Ce fut peu de jours après les fêtes de la Toison d'or que le comte de Saint-Pol fit son entrée à Bruges. Il traversa toute la ville en se rendant à son hôtel: six trompettes le précédaient. Il était suivi d'un nombre semblable de pages et de plusieurs nobles attachés à sa personne. On portait devant lui une épée nue, comme s'il eût été le duc lui-même. La foule se pressait à ce spectacle, étonnée de l'audace du connétable qui, bien que sujet du duc de Bourgogne, osait se présenter ainsi dans la ville même où il résidait. Charles en fut bientôt instruit, et on l'entendit jurer par saint George qu'il saurait punir son insolence. Le comte de Saint-Pol chercha en vain à s'excuser en alléguant, pour sa justification, que ce qu'il avait fait, ce n'était point comme comte de Saint-Pol, mais comme officier souverain de la couronne, et qu'il en avait le droit, même en présence du roi, et dans toute l'étendue du royaume de France, dont Bruges faisait partie. Le duc continuait à s'en montrer fort mécontent, et les Brugeois eux-mêmes en étaient si irrités, que le connétable crut devoir prendre le prétexte d'un pèlerinage à Notre-Dame d'Ardenbourg pour quitter Bruges, cette fois sans escorte et sans trompettes. Les fêtes des noces du duc n'étaient plus éloignées, et les Brugeois, témoins de leurs splendides apprêts, s'abandonnaient à la joie et à l'allégresse, quand on vit arriver dans leur ville les députés de Gand qui accouraient, vêtus de deuil, pour saisir une occasion si favorable de fléchir le ressentiment du duc de Bourgogne. Mais ils n'obtinrent la confirmation de leurs lois communales qu'après des modifications qui mutilaient les derniers débris de leurs franchises qu'avait respectés le traité de Gavre. Une nouvelle charte municipale du 13 juillet 1468 leur enleva le droit d'élire leurs échevins, qui devaient désormais, comme dans les autres villes de la Flandre, être choisis par des commissaires du prince, et celui de réunir la collace réduite à une assemblée de deux ou trois cents bourgeois désignés par le bailli, qui pouvait seul les convoquer: elle supprima leur antique organisation en trois membres distincts formés des _viri hæreditati_, des tisserands et des petits métiers. Ce n'était même qu'en les payant fort cher qu'ils avaient obtenu ces stériles priviléges, qui ne leur offraient que l'ombre de ceux dont ils déploraient la perte. La main sévère du duc de Bourgogne, si redoutée des bourgeois de Gand, s'appesantissait au même moment sur la noblesse, qui l'aimait peu. Dans la loge des portiers de l'hôtel du duc, se trouvait enfermé un jeune homme de vingt-quatre ans qui, à la suite d'une querelle de jeu, avait commis un meurtre sans apaiser les parents de la victime. Le duc l'avait fait arrêter; mais l'illustre damoiseau semblait ne rien craindre, et passait gaiement les journées dans sa prison. Son père, Arnould de la Hamaide, seigneur de Condé, appartenait à l'une des plus puissantes maisons des Etats du duc. Il vint, suivi de la plupart des nobles du Hainaut, intercéder en faveur de son fils. Ils rappelèrent sa jeunesse et le courage qu'il avait montré à la bataille de Montlhéry. «Si à point et à l'heure, répondit le duc, vous eussiez contenté les parents de la victime, et empêché ses plaintes de venir jusqu'à moi, vous eussiez peut-être obtenu sans moi ce que je ne puis plus vous accorder sans eux. Je ne puis faire taire le sang de leur frère qui crie vers moi. C'est à eux d'en réclamer la vengeance, à moi de la leur accorder, en observant une justice que je ne puis leur refuser. Cependant, contentez leur famille, je verrai ensuite ce que j'ai à faire.» Ces paroles ranimèrent l'espoir du sire de la Hamaide. Il se hâta d'apaiser la famille de la victime, afin qu'elle vînt elle-même demander la grâce du meurtrier; mais Charles ne répondit que par quelques paroles obscures, et l'on assurait qu'en annonçant que le coupable payerait son crime de sa vie, il s'était lié par un serment à saint George, serment auquel il ne manquait jamais. Cependant, on attendait chaque jour l'arrivée de Marguerite d'York à l'Ecluse. La duchesse Isabelle et mademoiselle Marie de Bourgogne s'y étaient rendues pour la recevoir. Le duc, fatigué de son long séjour à Bruges, résolut de les y rejoindre. Avant son départ, il manda près de lui l'écoutète. «Ecoutète, lui dit-il, je vous ordonne d'aller cette nuit chercher, chez mon portier, le bâtard de Condé, et de le conduire à la prison de la ville. Demain, à onze heures, pour autant que vous me craigniez, vous le ferez exécuter selon l'usage qu'on observe pour les criminels condamnés à mourir, car tel est mon plaisir.»--«Monseigneur, répliqua humblement l'écoutète troublé, j'obéirai à votre volonté et à vos ordres, et j'atteste Dieu que vous ne me trouverez point en faute; mais il m'est pénible de voir qu'un gentilhomme si jeune, si beau, et de si illustre origine, n'ait pu toucher votre miséricorde.»--«Vous avez entendu ce que je vous ai dit, interrompit sévèrement le duc, faites ce que je vous ordonne, et ne vous inquiétez point du reste.» Cette même nuit, l'écoutète alla chercher le bâtard de la Hamaide, et lui annonça la cruelle sentence du duc Charles; mais, en même temps, il en prévint ses amis pour qu'ils tentassent un dernier effort pour le sauver. Le sire de Harchies monta aussitôt à cheval, et se dirigea à bride abattue vers l'Ecluse. Tandis que le sire de Condé, indigné de voir le duc méconnaître ses longs services, faisait enlever de son hôtel l'écu de ses armes, et se retirait dans ses terres, les préparatifs du supplice s'achevaient sur la place du Bourg. Déjà l'heure fatale était arrivée: le sire de Harchies ne revenait point; tout annonçait qu'il avait échoué dans sa tentative. Néanmoins l'écoutète, au péril de sa vie, dépassait l'heure marquée par le duc, espérant encore quelque acte de clémence. Enfin, vers les deux heures de l'après-midi, le prisonnier monta sur un chariot qui parcourut lentement les rues de la ville. Jamais la figure du bâtard de la Hamaide n'avait paru plus gracieuse; à voir l'élégant et riche habillement qu'il avait revêtu, on eût cru qu'il se préparait à des fêtes nuptiales, et ses longs cheveux blonds ne semblaient se reposer sur ses épaules que comme un voile destiné à cacher les pleurs amers qu'il répandait. Tous les bourgeois prenaient pitié de lui; les magistrats eux-mêmes mêlaient leurs larmes aux siennes, et l'on entendait les femmes s'écrier, en le voyant passer: «Sauvez-le et donnez-le-nous pour époux!» Il arriva enfin à la place du Bourg, et là, en simple pourpoint de soie, il adressa au peuple quelques paroles touchantes. Il déclara avoir pleine foi et parfaite espérance en Dieu et en la sainte vierge Marie, et il ajouta que cette mort ignominieuse que Dieu lui envoyait à la fleur de la jeunesse lui faisait espérer qu'il le recevrait en sa miséricorde; puis il se mit à genoux, et se laissa bander les yeux... Quelques instants après, l'on enleva, au milieu des sanglots de la multitude, ses restes sanglants pour les porter au gibet de Saint-Bavon. Ce fut seulement alors que le sire de Harchies reparut à Bruges. Ses prières avaient touché la vieille duchesse de Bourgogne. Elle avait promis d'intercéder auprès de son fils; mais le duc était allé se promener en mer. Pendant longtemps, on ne put le retrouver; et, lorsqu'on parvint à le rejoindre, il ne consentit à pardonner au bâtard de la Hamaide, que parce qu'il savait que sa clémence ne pouvait être que stérile. Il ne s'était pas trompé. C'était la justice de la ville, et non celle du prévôt des maréchaux, qui avait dirigé toute cette procédure. Le duc avait voulu donner un terrible exemple de sa justice aux nobles qui l'entouraient, en même temps qu'aux marchands des divers pays du monde résidant à Bruges. Ce qui était un frein pour les uns était une garantie pour les autres. Peut-être y fut-il aussi porté par des motifs secrets qui n'ont point laissé de traces dans l'histoire de ce siècle si fécond en sombres et mystérieuses intrigues. A ce drame lugubre succèdent les réjouissances les plus éclatantes, et des fleurs cachent le pavé humide de sang de cette place du Bourg, théâtre des supplices et des fêtes, qu'entourent, d'un côté, l'hôtel des échevins, où les comtes de Flandre viennent prendre possession de l'autorité; de l'autre, la basilique de Saint-Donat, où le martyre place une autre couronne sur leur front. Marguerite d'York, accompagnée d'une suite nombreuse, arriva le 25 juin 1468 à l'Écluse et elle y reçut le lendemain, à l'hôtel de Gui de Baenst, la visite du duc de Bourgogne. «Ils avoient devisé longuement ensemble en plusieurs gracieux devis,» lorsque le sire de Charny s'approcha du duc, en lui disant: «Monseigneur, puisque Dieu vous a amené cette noble dame au port de salut et à votre désir, il me semble que vous ne devez point vous retirer sans montrer la bonne affection que vous avez pour elle, et que vous devez en ce moment la fiancer.» Aussitôt après eut lieu la cérémonie des fiançailles. Le 2 juillet, Marguerite d'York se rendit en bateau à Damme, où elle épousa, le lendemain, le duc Charles, en présence des archevêques d'York et de Trèves, des évêques de Salisbury, de Liége, de Metz, d'Utrecht, de Tournay, de Cambray, de Sarepte et de Térouane. De là, la jeune duchesse de Bourgogne se dirigea vers Bruges, vêtue d'une longue robe blanche, que fermait, au haut de la gorge, un large collier d'or, et portant une brillante couronne sur le front. Onze cents chevaux suivaient sa litière ornée de marguerites et de lacs d'amour, quand elle entra par la porte de Sainte-Croix dans la vaste enceinte de la ville, ornée d'arcs de triomphe et d'échafauds où l'on avait figuré des allégories empruntées à la Bible. Ici c'était l'histoire d'Adam et d'Eve: plus loin, quelques versets du Cantique des cantiques. Des colombes voltigeaient autour de Marguerite, tandis que de jeunes filles semaient au-dessus de sa tête des feuilles de rose. Le duc et la duchesse assistèrent à une joute sur la place du Marché. Elle était close de tous les côtés. Près des halles, on voyait un arbre doré et un géant que conduisait un nain. La reine de l'île Inconnue annonçait qu'elle promettait ses bonnes grâces à celui qui pourrait la délivrer des mains du bâtard de Bourgogne, qui avait réglé cette fête d'après une vision que lui avait envoyée, disait-il, la déesse Vénus, en se réservant à lui-même le nom de chevalier de l'Arbre d'or. Lorsque quelques lances eurent été rompues, un splendide banquet fut servi à l'hôtel du duc. Rien ne surpassa les richesses qui y furent étalées, et plusieurs entremets y rappelèrent la joie avec laquelle le peuple accueillait l'hymen du duc et d'une princesse anglaise. Ce fut d'abord une licorne qui portait un léopard. Ce léopard tenait d'une main la bannière d'Angleterre, de l'autre, une marguerite. Un maître d'hôtel la prit, et la remit à genoux au duc, en lui disant: «Très-excellent, très-haut et très-victorieux prince, le fier et redouté léopard d'Angleterre vous fait présent d'une noble marguerite.» A la licorne succéda un énorme lion aux griffes redoutables, et tout d'or (c'était l'emblème de la Flandre puissante et riche); il portait la naine de mademoiselle de Bourgogne, vêtue en bergère. Sa gueule s'ouvrit par un habile ressort, et il chanta une élégante ballade: Bien vienne la belle bergère De qui la beauté et manière Nous rend soulas et espérance! Bien vienne l'espoir et la fiance De cette seigneurie entière! . . . . . . . . . . . . . . . . C'est la source, c'est la minière De nostre force grande et fière; C'est nostre paix et asseurance; Dieu louons de telle alliance; Crions, chantons à lie chère: Bien vienne! Le lendemain, il y eut une autre joute où brillèrent les sires de Château-Guyon, de Visen et de Fiennes, et un second banquet, aussi splendide que le premier, où furent représentés les douze travaux d'Hercule, source féconde de préceptes moraux. Hercules se trouva assailli des lyons; Trois en occit en l'heure ainsi que nous trouvons. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Plus trouvons ces faits grands, plus avant les lisons. Les trois lyons terribles par Hercules vaincus, C'est le monde, la chair et le diable de plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Or soyons bataillans des glaives de vertus. Le mardi 5 juillet, les sires de Luxembourg, d'Argueil et d'Halewyn descendirent dans la lice. Antoine d'Halewyn obtint le prix, qui était une verge d'or. Mais ce qui vint donner un plus grand intérêt à ces joutes, ce fut la présence d'un chevalier bourguignon, qui avait pris le nom du Chevalier esclave, et qu'une demoiselle errante menait captif à sa suite. Il fit demander aux dames la permission de prendre part au tournoi. Sa lettre était ainsi conçue: «Très-excellente et très-redoutée dame, et vous, princesses, dames et damoiselles, plaisir vous soit de savoir qu'un chevalier esclave, né du royaume d'Esclavonie, est arrivé en cette noble ville sous la conduite d'une damoiselle errante au pouvoir de laquelle il est placé par la volonté de sa dame. Il est vrai, très-illustres princesses, que le chevalier esclave a toute sa vie servi et honoré une dame d'Esclavonie qui, sans l'accepter pour serviteur, lui accordait néanmoins quelque espérance. Cependant le mal d'amour, si longtemps nourri dans son coeur, lui a fait éprouver plus d'angoisses et de peines qu'il n'en pouvait souffrir; et, par une espérance désespérée, il osa, mais en vain, requérir d'elle miséricorde, grâce et guerdon d'amour. Plein de déplaisir et de rage, il s'était retiré au milieu des bois, des roches et des montagnes où, pendant neuf mois, il ne vécut que de regrets, de soupirs et de larmes, lorsque la dame, reconnaissant son ingratitude, lui envoya une damoiselle errante, chargée de lui dire que les biens d'amour doivent être mérités par de longs travaux et de longues souffrances; que plus ils coûtent, plus on s'y attache, et que de tous les péchés d'amour, le plus grand est le désespoir. Elle lui conseillait de voyager et de chercher à oublier sa tristesse, et lui proposait de l'accompagner pendant un an entier, afin de pouvoir raconter à sa dame ses diverses aventures. Le chevalier l'a crue volontiers, et bien que, né au pays d'Esclavonie, il ignore les usages de ces contrées, il s'est souvenu comment plusieurs païens et le preux Saladin lui-même, étant venus au royaume de France pour acquérir louanges et vertus, y avaient été si honorablement accueillis que leurs successeurs infidèles révèrent encore ce royaume plus que tous les autres Etats chrétiens. Il a entendu surtout célébrer la puissance et les vertus de l'illustre maison de Bourgogne. C'est guidé par cette damoiselle errante qu'il s'est rendu ici, où, pour sa première aventure, il a trouvé la noble emprise du chevalier à l'Arbre d'or, et il vient vous supplier de lui permettre d'y prendre part.» Cette lettre était signée: «_le Chevalier esclave_.» La joute confirma peu ce qu'elle annonçait, car le Chevalier esclave, après avoir fait le tour de la lice, suivi de quatre nobles hommes vêtus selon l'usage d'Esclavonie, se retira sans combattre. Jacques de Luxembourg, Philippe de Poitiers, Claude de Vaudrey, le remplacèrent. Philippe de Poitiers se fit conduire sur la place du Marché par une jeune fille qui était vêtue de satin, et qui montait un cheval dont les mouchetures figuraient l'hermine; elle était admirablement belle, et on la nommait _la Dame blanche_. Le jeudi joutèrent le comte de Solms, le bâtard Baudouin de Bourgogne et le sire de Renty. On continua à représenter au banquet les travaux d'Hercule. Le vendredi, Adolphe de Clèves jouta contre le comte de Scales, le comte de Roussy et le sire de Rochefaye. Le samedi et le dimanche, Philippe de Poitiers garda le pas contre le comte de Woodeville, frère de la reine d'Angleterre, le marquis de Ferrare, et les sires de Ligne, de Harchies, de Crèvecoeur, de Ternant, de Carency et de Contay. Le lundi suivant, le duc de Bourgogne termina les joutes, en rompant quelques lances avec Adolphe de Clèves. Aussitôt après on enleva la loge des juges, et le tournoi commença. Tous ceux qui avaient pris part aux joutes, et le duc lui-même aussi bien que les autres, parurent sur des chevaux harnachés de velours violet sur lequel était brodé un arbre d'or. Le comte de Joigny se présenta avec vingt-cinq chevaliers pour les combattre. On remarquait parmi ceux-ci les sires de Commines, d'Aymeries, d'Humières, les deux bâtards d'Auxy, un Anglais du nom de Talbot, et deux bourgeois de Bruges, Pierre Metteneye et Pierre Stalins. Là s'arrêtèrent les fêtes. La peste venait de se déclarer avec une grande violence à Bruges. Adrien de Borssele y avait succombé, et l'on prétendait que les gardiens des lazarets, impatients de s'enrichir par le fléau, infectaient, par la communication des dépouilles des pestiférés, les sources, les puits et jusqu'à l'eau bénite des églises. Le duc de Bourgogne s'était rendu en Hollande où il ne comptait faire qu'un court séjour. Les trêves qu'il avait accordées à Louis XI étaient près d'expirer, et leur terme devait être le signal de l'effroyable conflagration où Charles voulait précipiter la monarchie française pour se venger de ses intrigues et de son hostilité. Il semblait que l'on fût revenu à la triste et fatale époque du traité de Troyes. Une convention relative aux secours mutuels que le roi d'Angleterre et le duc de Bourgogne se promettaient envers et contre tous, _super mutuis auxiliis contra et adversus omnes et singulos_, avait été conclue le 24 février 1467 (v. st.), et l'évêque de Bath, chancelier d'Angleterre, en réclamant au mois de mai d'importants subsides du parlement, avait annoncé que les ducs de Bourgogne et de Bretagne offraient leur appui pour dompter la rébellion de Louis, usurpateur des droits que la victoire avait attribués à Henri V. Cependant le roi de France opposait sa prudence et ses ruses à l'ardente impétuosité de ses ennemis, et tandis que l'archevêque de Lyon allait par son ordre porter au duc Charles des félicitations peu sincères sur son mariage avec Marguerite d'York, des forces considérables envahissaient la Bretagne; Charles l'apprit en Hollande, et ordonna aussitôt que ses hommes d'armes s'assemblassent au Quesnoy. Il était trop tard: les ducs de Normandie et de la Bretagne, surpris et vaincus, avaient été réduits à demander la paix. Charles ne pouvait compter sur eux, mais il avait juré par saint George que, dût le roi de France venir le combattre avec toute sa puissance, il ne reculerait jamais, et il continuait sa marche vers Péronne avec une armée de seize ou dix-huit mille Flamands et Picards réunis à la hâte. Si le roi de France eût attaqué en ce moment les Bourguignons, leur position eût été précaire. Le comte de Dammartin le pressait de profiter d'une occasion si favorable. «Maugré en ait ma vie, disait chacun au camp français, depuis le plus petit page jusqu'aux capitaines des compagnies, que veulent donc ces ducs de Bourgogne qui menacent toujours le roi leur souverain? Ils ne cessent d'agiter le royaume et d'abaisser le pouvoir royal. Maudite soit leur race, quoiqu'elle ait son origine à l'ombre des fleurs de lis! N'ont-ils pas introduit les Anglais en France, chassé le roi légitime de ses Etats, assiégé ses villes et ravagé ses pays? N'ont-ils pas outragé le roi Charles et arraché par violence les fleurons de sa couronne? Race maudite et exécrable! Pourquoi le duc Charles veut-il attaquer le roi et dévaster ses Etats? N'est-ce pas assez que déjà une fois il ait planté ses bannières devant Paris? Insurrection semblable à celle qui fit précipiter Lucifer dans l'enfer et qui, nous l'espérons, y mènera Charles, ce maudit allié des Anglais, cet orgueilleux et perfide rebelle. Veut-il ceindre la couronne et porter le sceptre en main? N'a-t-il pas assez de seigneuries et de domaines? Les cités de Gand et de Bruges ne lui suffisent-elles point? Veut-il avoir aussi Paris? Puisse la foudre l'écraser! Plût à Dieu que le roi nous permît de nous venger de lui, de brûler et de piller tout ce qui lui appartient, de mettre à mort tous ceux qui lui obéissent!» Le connétable combattit presque seul l'avis du comte de Dammartin. La situation de ses domaines, placés sur les frontières des Etats des deux princes rivaux, lui faisait comprendre que la victoire de l'un ou de l'autre pouvait être dangereuse pour lui, et il était d'autant plus favorable à la paix qu'il espérait en être l'arbitre. Cependant le roi hésitait: un jour, il expédiait des émissaires à Liége pour y préparer une révolte; le lendemain, il envoyait au duc soixante mille écus d'or pour l'apaiser. Mécontent du mauvais succès de ses ambassades, peu porté d'ailleurs à une guerre où la moindre défaite eût pu rallier contre lui tous les anciens confédérés de la ligue du Bien public, il arriva à penser qu'il ferait bien de voir lui-même le duc de Bourgogne, car il présumait assez de son habileté pour croire qu'il obtiendrait aisément, sans l'intervention de ses capitaines et de ses négociateurs, les concessions que les circonstances semblaient devoir imposer à son ennemi: la plus importante devait être la restitution des villes de la Somme. Une entrevue eut lieu à Péronne vers le milieu du mois d'octobre 1468. Tandis que le roi cherchait à y suppléer à la lenteur de ses ambassadeurs, ceux qu'il avait envoyés à Liége, loin de mériter ce reproche, agissaient avec plus d'activité que le roi ne l'eût désiré. L'insurrection se levait à leur voix, et à peine Louis XI était-il depuis quatre jours à Péronne qu'on vint annoncer au duc que les Liégeois s'étaient portés à Tongres, et s'étaient emparés de leur évêque et de leur gouverneur, le sire d'Humbercourt: le bruit courait qu'ils les avaient massacrés. Les mêmes messagers racontaient que les ambassadeurs français guidaient les Liégeois: ils les avaient vus, ils les nommaient. La fureur du duc fut extrême: tantôt il voulait faire enfermer le roi dans la tour où Charles le Simple avait été retenu par Herbert de Vermandois; tantôt il songeait à convoquer les princes et à partager avec eux, en reconstituant la féodalité du dixième siècle, les avantages de la captivité du roi. Enfin un de ses chambellans parvint à le calmer. Ce chambellan était Philippe de Commines, et ce fut grâce à sa médiation que Charles consentit à signer le traité qui confirmait les conventions autrefois arrêtées à Arras et à Conflans. Louis XI, qui eût pu triompher les armes à la main, avait espéré que cette entrevue de Péronne lui tiendrait lieu de victoire: elle ne devait être un trophée que pour le prince qui, bien que seul intéressé à la désirer, n'était pas celui qui l'avait proposée. Au point de vue politique, le traité de Péronne est une oeuvre incomplète et mutilée. Les gages que Charles réclame pour lui-même sont insuffisants; il obtient encore moins pour ses anciens alliés, et ne fait même rien pour l'Angleterre, qui a déjà réuni sur ses rivages une armée placée sous les ordres du comte de Scales; mais nous y rencontrons quelques clauses nouvelles qui ne peuvent être omises dans un travail consacré à l'histoire de la Flandre. Toutes les conventions commerciales conclues entre la Flandre et l'Angleterre sont ratifiées. De plus, le roi de France rappelle que «les ambassadeurs de monseigneur de Bourgogne ont fait doléances des appellations que l'on reçoit sur les appointements et les jugements faits par les quatre principales lois de Flandre, contre les lois et priviléges dudit pays, en troublant sur ce mon dit sieur de Bourgogne, mêmement au fait de la marchandise sur laquelle icelui pays de Flandre est principalement fondé,» et il déclare que l'appel au parlement ne sera plus reçu. Le roi renonce également à l'appel des jugements rendus par les autres magistratures, non-seulement en Flandre, mais aussi dans les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, «attendu que les dites châtellenies, de leur première et ancienne condition, on esté de la comté de Flandres et depuis que le roi les a tenues, en faisant et traitant le mariage de feu le grand duc Philippe, bisayeul de mon dit sieur de Bourgogne, elles furent réunies et rejointes au dit comté de Flandres pour tenir par le dit comte en un seul fief avec le dit comté.» Les conseillers du roi de France essayaient parfois de présenter quelques remontrances; on leur répondait: «Il le faut, monseigneur le veut.» Ce n'était point assez. Le duc de Bourgogne exigea que le roi de France l'accompagnât dans son expédition contre les Liégeois révoltés à son instigation. On vit Louis XI prendre lui-même la croix de Saint-André, et tandis que les Liégeois criaient: «Vive le roi de France!» le roi de France leur répondait: «Vive Bourgogne!» Ce ne fut qu'après avoir subi toutes ces humiliations, et avoir été le témoin de la condamnation d'une ville si utile et si dévouée à ses intérêts, que Louis XI recouvra la liberté, en prenant l'engagement de rejoindre le duc l'année suivante en Bourgogne, engagement qu'il jurait secrètement de ne pas tenir. Ces succès si éclatants et si inespérés échauffèrent l'orgueil de Charles. Lorsque dans son triomphe il eût arboré ses bannières sur les ruines de la cité épiscopale des bords de la Meuse, il se souvint qu'il existait aux bords de l'Escaut une autre cité qui avait joui du spectacle de sa faiblesse et de son humiliation, et bien qu'il l'eût récemment amnistiée par l'octroi de nouveaux priviléges, il forma le projet de détruire Gand comme il avait détruit Liége, afin que le même crime reçût le même châtiment: il prit même plaisir à entretenir de ses rêves de vengeance les députés de Gand qui allèrent le féliciter à Bruxelles sur la défaite des Liégeois. A ce bruit, les échevins, les doyens et mille des plus notables bourgeois de Gand se réunirent dans la salle de la Collace. Il se communiquèrent, vivement émus, les tristes nouvelles qu'ils venaient de recevoir, et élurent immédiatement des députés chargés de conjurer, par la soumission la plus complète aux volontés du duc, les malheurs dont ils se voyaient menacés. Ils comprenaient bien que les clefs de leur ville étaient à Liége, et ce fut à des conditions presque semblables qu'ils traitèrent, humbles et suppliants comme il convient à des vaincus, et prêts à abdiquer leur puissance et leur liberté pour racheter leurs vies, leurs foyers et leurs biens. Si quelque bourgeois excite une sédition, ou s'il s'en rend complice en ne se présentant point sous l'étendard du prince pour la combattre, il sera banni après avoir été attaché au pilori et après avoir eu la langue percée d'un fer rouge. Si quelque métier prend part à une sédition, il perdra ses franchises et le droit d'exister comme métier. Les Gantois renonceront au célèbre privilége de Philippe le Bel du mois de novembre 1301, et désormais le duc de Bourgogne pourra faire procéder comme il le jugera convenable au renouvellement de leur magistrature. Ils remettront toutes leurs bannières; les portes condamnées par le traité de Gavre seront de nouveau fermées, et les assemblées où l'on discutera les intérêts de la ville ne comprendront plus que les échevins, les grands doyens et les anciens magistrats. Le duc de Bourgogne exigea de plus que les échevins, les doyens et les jurés, se rendissent à pied à Bruxelles pour réitérer cet acte de soumission en sa présence en lui restituant leurs bannières et le privilége de 1301. Le 8 janvier 1468 (v. st.), les échevins et les cinquante-deux doyens des métiers de la ville de Gand se réunirent à l'hôtel de ville de Bruxelles, d'où ils se dirigèrent, vêtus de deuil et marchant deux à deux, vers le palais de Caudemberghe. Afin que leur humiliation fût complète, on les fit attendre pendant une heure et demie dans la cour au milieu de la neige: l'opposition de la puissance du prince et de l'abaissement de la commune, naguère encore fière et redoutée, n'en fut que plus éclatante lorsqu'ils furent introduits dans une vaste salle où Charles occupait un riche fauteuil, entouré des officiers de sa cour, du duc de Somerset, de Philippe de Savoie, d'Adolphe de Clèves, et des ambassadeurs de France, d'Angleterre, de Hongrie, de Bohême, de Naples, d'Aragon, de Chypre, de Norwége, de Pologne, de Danemark, de Russie, de Prusse, d'Autriche et de Milan. Ils s'avancèrent en s'inclinant jusqu'à terre à trois reprises différentes; et maître Baudouin Goethals, pensionnaire de la keure, prononça ce discours: «Très-haut et très-excellent prince, mon très-redouté et naturel seigneur, vos très-humbles et très-obéissants serviteurs et sujets, et tous les habitants de votre très-humble et obéissante serve et ancelle la ville de Gand, se recommandent très-humblement à votre très-noble grâce, et vous font exposer, par leurs députés agenouillés devant vous, la profonde douleur qu'ils ressentent de vous avoir offensé et d'avoir justement provoqué votre indignation. Ils resteront livrés aux secrets remords de leurs consciences, à moins que votre miséricorde n'étende sur eux le réseau de sa clémence. Très-cher seigneur, vous qui n'êtes pas seulement un homme, mais qui occupez vis-à-vis de nous la place de Dieu, et qui avez ce double caractère en vertu de votre haute position, vous n'ignorez point que Dieu se laisse apaiser par les larmes et pardonne à la contrition et aux prières de la faiblesse humaine. De quelle bonté n'usa-t-il point vis-à-vis d'Adam, lorsqu'il promit à Seth l'huile de miséricorde qu'il devait envoyer dans cinq mille ans! Ne laissa-t-il pas vivre Caïn dix générations avant de le frapper? Au temps d'Abraham, sa miséricorde n'aurait-elle pas sauvé Sodome et Gomorrhe, s'il y avait trouvé dix justes? tant est immense sa miséricorde! Dieu, à la voix de Moïse, n'épargna-t-il pas son peuple infidèle à sa loi? La pénitence de Ninive n'apaisa-t-elle point sa colère?... Les miséricordes de Dieu sont infinies; elles se répandent sur ses oeuvres et sur ses créatures, sur le ciel et sur la terre. Puisque les princes chrétiens doivent, autant qu'ils le peuvent, imiter les vertus de Dieu, et surtout celle de clémence, qui les illustre le plus, il faut qu'ils se règlent sur l'exemple de Dieu pour pardonner à ceux que poursuit leur colère. O mon très-redouté seigneur! si les Gantois vous ont offensé, ils ne vous ont toutefois point attaqué; ils n'ont point attenté à votre noble personne; ils n'ont point cessé de vous reconnaître pour leur maître et naturel seigneur; et c'est devant vous qu'ils viennent encore se prosterner humblement aujourd'hui, espérant qu'une faute expiée par tant de larmes méritera votre pardon. Gand n'est point comme Sodome et Gomorrhe, que Dieu eût épargnées s'il y eût aperçu dix justes. Il s'y trouve des milliers de saintes créatures qui jouissent de communications divines dans la pieuse solitude des cloîtres. Il n'est point, dans tout l'Occident, de ville où reposent les reliques glorieuses d'un plus grand nombre de saints. Gand vous représente Ninive. La voix de votre menace lui a annoncé sa destruction. Son peuple s'est effrayé de votre colère; il a senti son impuissance à vous résister; il s'abandonne à son repentir. Les Ninivites ne jeûnèrent que trois jours. Les bourgeois de Gand se sont couverts de cendre pendant quarante jours. Ils se hâtent de placer leurs espérances dans leur père naturel, le prince le plus noble et le plus vertueux de la terre. Ils vous supplient très-humblement, les mains jointes et à genoux, de daigner apaiser votre colère et de les recevoir dans votre merci et dans votre miséricorde; ils s'écrient vers vous: _Domine, non secundum peccata nostra quæ fecimus nos, neque secundum iniquitates nostras retribuas: cito anticipent nos misericordiæ tuæ et propter gloriam nominis tui libera nos_.» Le chancelier, Pierre de Goux, répondit à ce discours par quelques paroles sévères. «Il ne suffisait point d'une seule prière, disait-il, pour effacer tant de crimes; le repentir des Gantois n'avait pas encore été assez éprouvé. Le duc voyait toutefois avec plaisir leurs humbles démarches; il leur laissait l'espérance d'obtenir sa miséricorde, s'ils continuaient à la mériter.» On vit alors les députés s'agenouiller de nouveau, et remettre au duc leurs bannières, ainsi que les chartes originales qu'il leur avait rendues en les affranchissant des stipulations du traité de Gavre, et ils livrèrent en même temps les priviléges de Philippe le Bel et du comte Robert sur le renouvellement de leur échevinage. Le chancelier lacéra publiquement ces titres vénérables de la liberté gantoise, et Charles ordonna que les bannières fussent portées à Notre-Dame de Boulogne, auprès de celles que son père y avait fait déposer. «Le bien que je voulais faire aux Gantois, ajouta le duc lui-même, est devenu aujourd'hui, par leur faute, la cause de leurs malheurs et de leurs désastres. Je les chérissais; je voulais reconnaître les services qu'ils m'avaient rendus; j'en avais pris la résolution; mais ils ont voulu m'arracher par leurs violences et leurs menaces ce que je voulais librement leur accorder. Ils ne se sont pas contentés de m'imposer la forme de leurs nouveaux priviléges, ils ont mis en péril ma vie et celle des personnes de ma maison; et par l'exemple contagieux de leur rébellion, ils m'ont exposé à perdre tous mes Etats. Si j'en ai l'âme irritée, ni Dieu ni les hommes ne peuvent m'en blâmer, car jamais plus grand crime, dans une occasion aussi solennelle, ne fut commis contre un prince. Le repentir, s'il doit l'effacer et le réparer, ne saurait être ni trop profond ni trop amer.» Les chroniques flamandes rapportent que le duc de Bourgogne termina son discours par ces mots: «Sachez bien que, si je vous aime, je ne vous crains pas.» La ville de Gand était sauvée: mais elle ne s'était rachetée qu'aux conditions les plus dures. Hoste Bruneel et ses principaux amis périrent dans les supplices, et le duc exigea, outre le payement d'une amende de trente-six mille florins, qu'un acte solennel lui fût remis, comme le monument de l'humiliation des Gantois et des sacrifices qu'ils avaient subis. Tous les échevins et tous les doyens de Gand y avaient apposé leurs sceaux; c'étaient, entre autres, Roland de Wedergrate, que l'on croit avoir été le beau-frère du chancelier Pierre de Goux, Philippe Sersanders, Olivier Degrave, Jean de Melle, Henri Baudins, chefs du parti bourguignon, qui ne prévoyaient point la terrible responsabilité que leur docilité aux volontés du duc devait faire peser sur eux vis-à-vis du peuple frappé dans ses franchises les plus chères. Le _calfvel_ de Gand portait la date du 2 janvier 1468 (v. st.). Plus d'un demi-siècle s'était écoulé depuis qu'un autre _calfvel_ avait été imposé aux Brugeois par Jean sans Peur. Le duc Charles s'abandonnait à l'enivrement de sa gloire. Lorsqu'après avoir tour à tour humilié la puissance royale dans la personne de Louis XI, et dompté la puissance communale dans les deux grandes cités qui illustraient les bords de l'Escaut et de la Meuse, il se dirigea de Bruxelles vers Saint-Omer, il trouva dans cette ville l'archiduc Sigismond d'Autriche qui venait lui proposer de le mettre en possession du landgraviat d'Alsace, du comté de Ferrette et du Brisgau. Il devançait de quelques semaines l'arrivée des ambassadeurs du roi de Bohême, qui offrait au duc de Bourgogne de le faire élire empereur. Charles, qui ne cherchait qu'à étendre sa puissance, accueillit avec empressement l'archiduc d'Autriche. Thomas Portinari, riche marchand de Bruges, issu de cette célèbre famille florentine à laquelle appartenait la muse de la _Vita nuova_, la Béatrice du Dante, fut invité par le duc, qui l'avait élevé au rang de son conseiller, à avancer sur le comté de Ferrette 72,000 florins. Sigismond d'Autriche ne s'était rendu en Flandre qu'après avoir pris l'avis de Louis XI, intéressé plus que personne à diriger vers l'Allemagne une ambition trop menaçante pour ses propres Etats, et cet or que son rival se montrait si impatient de prodiguer ne devait servir qu'à préparer sa honte, sa ruine et sa mort. Cette négociation était à peine terminée lorsque le duc de Bourgogne se rendit à Gand, non plus suivi d'un petit nombre de chevaliers et entouré de bannis rappelés de l'exil, mais accompagné des épais bataillons de ses hommes d'armes qui s'avançaient lentement à la clarté de neuf mille torches. C'était au milieu de cet appareil belliqueux qu'il venait prendre possession de la première cité de ses Etats, conquise sans combat et un instant menacée par son propre seigneur des rigueurs qu'autorise seul le droit de la victoire. Charles, donnant un libre cours aux rêves de son ambition, était allé en Hollande préparer la soumission des peuples encore à demi barbares de la Frise: il ne revint en Flandre que pour recevoir les ambassades d'Autriche, de Venise et de Milan, chargées de lui offrir de respectueuses protestations de dévouement, et celle du roi d'Angleterre, qui venait lui remettre l'ordre de la Jarretière. Le duc de Bourgogne cherchait de nouveau à fonder sur l'alliance anglaise une vaste ligue contre Louis XI. Déjà, réunissant ses hommes d'armes aux frontières de France, il s'était emparé de Saint-Valery et d'autres domaines du comte d'Eu qui relevaient du comté de Ponthieu, sous le prétexte que des marins flamands avaient été arrêtés par un navire sorti du port d'Eu, et il avait déclaré qu'il ne les restituerait que lorsque le comte d'Eu lui aurait fait acte de foi et d'hommage envers et contre tous. Le comte d'Eu se plaignit au roi, et un huissier du parlement se rendit à Gand pour y citer le duc Charles, comme d'autres huissiers du parlement avaient cité le duc Philippe. C'était un acte de témérité qu'il faillit payer de sa vie, et ce fut à grand'peine qu'il parvint à rentrer en France: aucune réponse n'avait été faite à son message. Louis XI n'élevait la voix que parce qu'il se sentait redoutable et fort. Il avait profité des premiers moments de son retour de l'expédition de Liége pour faire accepter la Guyenne en apanage à son frère au lieu de la Champagne, pays trop voisin des Etats du duc. Il avait vaincu le comte d'Armagnac et s'était formé un parti en Bretagne. Il ne lui restait plus qu'à séparer l'Angleterre du duc de Bourgogne, quand il trouva un instrument docile dans le comte de Warwick, qui avait remis le sceptre à Edouard IV et qui espérait le lui enlever aussi aisément. Le comte de Warwick n'était plus satisfait des immenses richesses qu'il avait obtenues: c'était peu que le duc de Clarence, frère du roi, fût devenu son gendre; il ne cessait de regretter de n'avoir pas fait épouser sa fille à Edouard IV lui-même, et voyait avec une vive jalousie la faveur dont jouissaient à la cour les amis et les parents d'Elisabeth Woodeville, cette veuve de John Grey qu'Edouard IV avait relevée au château de Grafton, humblement prosternée à ses pieds, pour la placer à côté de lui sur le trône d'Angleterre. Le mariage du duc de Bourgogne, qu'il haïssait, avec Marguerite d'York, avait accru son mécontentement, et il prêta bientôt l'oreille aux propositions du roi de France. Des émeutes, des insurrections partielles, des mouvements isolés annoncèrent, pendant quelque temps, l'existence d'une vaste conspiration; un moment, vers le mois de juillet 1469, le comte de Warwick se vit le maître d'Edouard IV, arrêté à la suite d'une fête par l'archevêque d'York; mais le duc de Bourgogne se hâta d'écrire au maire et à la commune de Londres pour les presser de s'opposer aux complots du comte de Warwick. Les bourgeois de Londres aimaient beaucoup le duc de Bourgogne; ils avaient salué de leurs acclamations son union avec une princesse anglaise comme un nouveau gage de l'activité de leurs relations commerciales avec la Flandre, et sa lettre exerça une si grande influence sur leurs esprits qu'ils forcèrent le comte de Warwick à leur rendre Edouard IV. Une nouvelle tentative dirigée contre la dynastie d'York ne fut pas plus heureuse, et cette fois le comte de Warwick et le duc de Clarence, qui avait été entraîné dans le même complot, se virent réduits à fuir avec trente vaisseaux vers le port de Calais qui leur fut fermé; mais ils trouvèrent un refuge dans la rade de Honfleur, où ils se croyaient d'autant plus assurés de la protection du roi de France qu'ils amenaient avec eux quelques navires flamands enlevés dans les eaux de Calais. La colère de Charles fut violente: il était en ce moment peu préparé à résister à des attaques maritimes qu'il n'avait pas prévues, et il en accusait surtout le roi de France, qui secourait le comte de Warwick d'argent, de munitions et de vivres. Le 5 mai 1470, il adressa de l'Ecluse, où il s'était rendu pour presser les armements de ses vaisseaux, ses plaintes et ses menaces au roi Louis XI. «Mon très-redoubté et souverain seigneur, il est vray que après que les duc de Clarence et comte de Warwick ont esté pour leurs séditions et maléfices expulsez hors du royaume d'Angleterre, ils se sont mis à tenir la mer, et se sont déclairez mes ennemis en détroussant plusieurs de mes subjets de mes pays de Hollande, Zeelande, Brabant, Flandres et autres, avec leurs biens, marchandises et navires en grant nombre, et en usant de grandes et oultrageuses menaces de encore pis faire à l'encontre de mes dits pays et subjets, sans toutefois m'en advertir par défiance, laquelle chose ne m'a semblé tollérable... Mon très-redoubté et souverain seigneur, je suis adverti que néanmoins en vostre dit royaume les dits duc de Clarence et comte de Warwick et leurs dits complices sont receuz, recueilliz et favorisez, et aussi les dits biens et marchandises de mes dits subjets butinez, venduz et dissipez, la quelle chose je ne pourroys croire procéder de votre sceu, commandement, ne ordonnance, attendu la notoriété des dites hostilités et les traitiez de paix faits entre vous et moi, lesquels j'espère que vous voulez entretenir et observer. Je vous advertis de rechief, mon souverain seigneur, des choses devant dites, vous suppliant qu'il vous plaise ne soutenir ne assister les dits duc de Clarence et comte de Warwick et leurs dits complices, et pour plus en ce déclairer votre bon vouloir et plaisir, le faire publier et signifier par tous les lieux d'icelui royaume, et spécialement de votre dit duché de Normandie.» La réponse de Louis XI fut faible et vague; il ordonna au parlement d'accorder les provisions nécessaires pour qu'il fût fait droit aux griefs du duc de Bourgogne, et se contenta de faire publier, par les gouverneurs de Normandie, qui eussent pu les réparer, une déclaration dont les termes étaient fort pacifiques: il avait toutefois adressé des instructions secrètes à l'archevêque de Narbonne et à l'amiral de France pour qu'ils pressassent le comte de Warwick de se retirer à l'île de Jersey, à Granville ou à Cherbourg, d'où il pourrait poursuivre plus librement ses complots contre le roi Edouard d'York. Cependant le comte de Warwick, trop violent et trop impétueux pour écouter les conseils dictés par une prudence qu'il ne pouvait partager, continue ses excursions et ses pirateries dans la Manche. C'est en vain que l'escadre de lord Scales et celles des marchands osterlings, commandée par Hans Voetkin, cherchent à s'y opposer; il envoie sa caravelle _la Brunette_ bloquer le port de l'Ecluse, surprend lui-même la flotte flamande qui revenait chargée de vin des côtes de la Saintonge, et obtient un succès non moins important sur des vaisseaux sortis des ports de Hollande et de Zélande. «Allez, dit-il à un pilote de Ter-Vere qu'il a fait prisonnier, allez annoncer au duc de Bourgogne que le comte de Warwick s'étonne de ce qu'il n'ose point venir le combattre.» Pour ajouter à cette insulte, il rentre au port de Honfleur suivi de trois grands navires qui portent à leurs mâts la bannière de Bourgogne. A mesure que ces nouvelles parvenaient au duc Charles, ses plaintes devenaient plus vives; il écrivit de nouveau au roi de France, aux conseillers du parlement et aux gouverneurs de la Normandie. Ces lettres retraçaient longuement tous ses griefs et ce que présentait d'odieux l'appui accordé en pleine paix, par un prince qui lui était allié, à ses ennemis déclarés. Charles avait ajouté au bas de celle qui était adressée à l'archevêque de Narbonne et à l'amiral de France quelques lignes où il laissait éclater toute son indignation. «Archevesque et vous amiral, les navires que vous dictes avoir été mis de par le roi encontre les Anglais, ont ja exploité sur la flotte de mes sujets retournant en mes pays; mais par saint Georges, si l'on n'y pourvoit à l'aide de Dieu, j'y pourvoiray sans vos congiez, ni vos raisons attendre, car elles sont trop volontaires et longues.» Une grande lutte devenait imminente, et bien qu'elle dût être pour le commerce une cause de pertes inappréciables, ce fut le moment que la chambre des finances se hâta de saisir pour se montrer plus exigeante et plus avide. Les députés des quatre membres de Flandre avaient été convoqués à Lille le 21 mai, et le chancelier de Bourgogne leur avait exposé que le duc avait besoin d'une aide de 120,000 couronnes pendant trois années consécutives pour suffire aux frais des armements, que l'apparence d'une guerre prochaine avait rendus nécessaires. Néanmoins, il ne leur avait point fait connaître quelle serait la part de la Flandre dans cette subvention, et quels fruits elle pourrait retirer de ses sacrifices. Une vive résistance se manifesta; les sommes accordées au duc de Bourgogne depuis son avénement étaient si considérables que toute aide nouvelle était devenue impopulaire. Des députés des états de Flandre furent chargés d'aller présenter des remontrances au duc, qui se trouvait à cette époque à Middelbourg; mais leurs observations furent mal accueillies, et Charles répondit à Jean Sersanders, qui avait parlé au nom des états de Flandre, avec toute la violence que le duc Philippe avait autrefois montrée en accusant un bourgeois de Gand qui portait le même nom. «J'ai bien entendu, lui dit-il après un moment de réflexion, ce que vous m'avez déclaré et remontré sur trois points; quant au premier, qui se rapporte à la différence qui existerait d'après vous entre mes lettres et le discours de mon chancelier, je ne la vois point. Mon chancelier et moi, nous comprenons également que mes pays de par deçà sont la Hollande, la Zélande, la Flandre, le Brabant, le Luxembourg, le Limbourg, le Hainaut, la Picardie, la châtellenie de Lille, le comté de Boulogne et le comté de Guines. Ce sont ces pays qui sont accoutumés à me secourir d'aides et de subventions, et non pas mon pays de Bourgogne, qui n'a point d'argent; il sent la France; mais il s'y trouve beaucoup de braves hommes d'armes, les meilleurs que j'aie en tous mes pays, ils m'ont bien servi, et je puis m'en aider, car ils forment le tiers de mon armée. Quant à ce que vous me demandez que l'on détermine dès à présent votre cote et portion, sachez que je le ferai plus tard par l'avis de mes conseillers quand vous m'aurez accordé ma requête: je ne dois pas le faire plus tôt, car si vous la repoussiez, cette cote serait inutile, et il me semble que vous faites cette demande par subtilité et malice, et que ni vous, ni ceux qui vous ont envoyés, n'avez la volonté ni l'intention de me complaire et d'accorder ma requête; en ceci vous agissez comme vous agissez toujours entre vous Flamands, car jamais vous n'avez accordé quelque chose libéralement ni à moi ni à mon père. Si vous le fîtes quelquefois, si vous accordâtes même plus qu'on ne vous demandait, c'était à si grand regret, et de telle sorte, que vous n'en méritez ni gré ni grâce. Vous agirez de nouveau ainsi; avec vos têtes flamandes si grosses et si dures, vous persévérez toujours dans vos duretés et mauvaises opinions, et cependant vous pouvez bien penser que les autres sont aussi sages que vous, et ont aussi leurs têtes. Pour moi, je suis à moitié Français et à moitié Portugais. Je veux bien que vous le sachiez. Je saurai corriger vos têtes, et je le ferai. C'est bien peu de chose que 120,000 écus, répartis annuellement pendant trois ans, sur tous mes pays, pour entretenir mille lances qui ne forment que cinq mille combattants; ce n'est pas le tiers de ce que me coûtera mon armée: je devrai payer le reste de mon domaine, ou il faudra qu'elle jeûne huit mois. Je ne le fais point pour moi seulement, mais aussi pour la sûreté, la protection et la défense de mes pays, et pour les tenir en paix et tranquillité. Il vaut mieux pourvoir à temps aux entreprises soudaines et imprévues que mes ennemis pourraient tenter contre moi et mes pays que de nous laisser fouler, chasser et poursuivre: pour porter remède et pourvoir à de semblables dangers et nécessités, je suis d'avis de réunir à temps lesdites mille lances qui, je vous l'ai déjà dit, maître Jean Sersanders, ne forment que le tiers de mon armée, et il est bien nécessaire que je le fasse, vu qu'il y a grande apparence que nous aurons guerre avec un de nos voisins, que je puis bien nommer: c'est le roi de France, qui est si muable et si inconstant que personne ne sait quels sont ses desseins et comment l'on doit se garder de lui, car il a toujours ses gens d'armes prêts: c'est pourquoi je désire aussi avoir mes mille lances prêtes. Je vous le dis bien, j'ai peu de motifs d'être satisfait, et je veux que vous sachiez que pour rien je ne renoncerai à mes projets. Et de tous mes pays lequel s'y oppose, si ce n'est vous, têtes flamandes? Est-ce la Hollande ou la Zélande, provinces acquises par mon père, qui jamais ne furent soumises à de pareils mandements, et ne sont pas aussi riches que mon pays de Flandre? Est-ce le Brabant, le Hainaut, la Picardie et mes autres pays qui aussi bien que vous possèdent des priviléges? Et ce qui est plus, de grands seigneurs, tels que mon cousin de Saint-Pol et mon cousin de Marle, mettent leurs sujets à ma disposition; et vous, vous me voulez ôter les miens, lorsque j'en ai besoin, en alléguant des priviléges que vous ne possédez pas, et en agissant ainsi, vous pourriez les forfaire. Vous dites et soutenez que j'ai juré de les respecter; c'est vrai, mais vous avez aussi juré de me servir et de m'être de bons et obéissants sujets: et toutefois, je sais bien qu'il y en a quelques-uns qui me haïssent. Car, vous Flamands avec vos têtes dures, vous avez toujours méprisé ou haï vos princes: quand ils étaient faibles, vous les méprisiez; et quand ils étaient puissants et que vous ne pouviez rien contre eux, vous les haïssiez. Pour moi, je préfère être haï qu'être méprisé; car ni pour vos priviléges, ni d'aucune manière, je ne me laisserai fouler, ni ne permettrai qu'on empiète en rien sur ma hauteur et seigneurie. Je suis assez puissant pour vous résister, quoique quelques-uns d'entre vous souhaitent que je puisse me trouver dans une bataille avec cinq ou six mille combattants, et que j'y sois vaincu, tué, voire écartelé. C'est pourquoi avant de souffrir que vous m'ôtiez mes sujets, et que vous empiétiez sur ma hauteur et seigneurie, je veux y pourvoir et y porter tel remède que vous comprendrez que vous ne le pouvez ni devez faire: il en sera alors comme du pot et du verre: dès que le verre heurte le pot, il se brise. «Mettez-vous donc à bien faire, continua-t-il en s'apaisant et d'un ton moins irrité; conduisez-vous sagement, de manière à ne point perdre ma grâce, car vous ne savez point ce que vous perdriez. Soyez bons sujets, je vous serai bon prince; et, à moins que d'autres événements ne l'exigent, je ne vous imposerai point d'autres charges, si vous m'accordez ma requête. Envoyez-moi vos députés, dès que je serai arrivé à Lille ou à Saint-Omer. Là, je vous ferai bailler cote et portion, et nous y parlerons des autres matières touchant mon pays de Flandre.» Peu de jours s'étaient écoulés, lorsqu'on arrêta à Middelbourg un espion français. Il déclara qu'il était chargé de remettre au sire de la Gruuthuse une lettre où l'amiral de France l'invitait à se rendre le 15 juin près de lui, à Abbeville, pour exécuter ce qui avait été décidé entre eux. L'honneur du sire de la Gruuthuse était au-dessus de tout soupçon, et l'on obtint bientôt du prisonnier des aveux plus sincères; il avait reçu l'ordre de parcourir les divers ports où le duc réunissait ses vaisseaux, et devait, aussitôt que le duc et ses plus illustres conseillers se seraient rendus à bord de ceux qui se trouvaient à l'Ecluse, chercher à en couper les câbles, pour que la flotte du comte de Warwick s'en emparât aussitôt. Louis de la Gruuthuse avait répondu par un défi public à une accusation qui blessait son honneur. Le duc de Bourgogne, qui connaissait sa loyauté, se contenta d'écrire au comte de Saint-Pol: «Mon cousin, puisque l'on ne me tient foy, serment scellez, ne vérité, il m'est bien force en mon bon droit de le tenir à l'aide de Dieu.» En même temps, il pressa les préparatifs de ses armements, et ordonna à ses officiers de saisir dans toutes les villes, et notamment à la foire de la Pentecôte à Anvers, tous les biens et toutes les marchandises appartenant aux sujets du roi de France, comme garantie contre les déprédations du comte de Warwick. Le 8 juin, la flotte bourguignonne quitta le port de l'Ecluse; elle se composait de vingt-quatre gros vaisseaux et était commandée par le seigneur de Ter-Vere, Henri de Borssele. Le 2 juillet, elle rencontra les vaisseaux du comte de Warwick, et les ayant mis en fuite après un combat acharné, elle les poursuivit jusqu'au port de Honfleur, où le comte de Warwick réclama de nouveau un asile. L'honneur des armes du duc de Bourgogne était vengé, et les marchands étrangers allaient retrouver sur les côtes de la Flandre quelques jours de paix et de sécurité. Cependant l'importance de cette guerre maritime, les menaçantes tentatives de la flotte du comte de Warwick, l'attentat même dont on accusait l'amiral de France, se réunissaient pour appeler l'attention du duc sur le péril auquel pouvaient se trouver exposés dans le Zwyn les navires à chaque instant échoués sur le sable. Déjà, sous le règne du duc Philippe, des plaintes nombreuses s'étaient élevées au sujet des atterrissements qui se formaient dans le port de l'Ecluse, et empêchaient les caraques, les galères et les autres grands navires d'y aborder sans danger. «Par quoy la marchandise qui ou temps passé avoit grandement esté exercée et eu cours au pays et comté de Flandres, estoit depuis aucun temps en ça fort diminuée et amendrie, et de jour en jour taillée de encores plus diminuer et amendrir, voire qui plus est, en brief temps du tout cesser, se pourveu n'y estoit, à la totale destruction et perdition d'iceluy pays de Flandre, qui estoit fondé principalement sur le commun cours de la marchandise.» Charles le Hardi avait cru devoir, aussitôt après son avénement, signaler cet état de choses aux délibérations des trois états de Flandre. Des commissaires furent nommés: c'étaient, pour le clergé, les abbés des Dunes et de Ter-Doest; pour la noblesse, Jean et Josse d'Halewyn et messire Vander Gracht; pour les Quatre-Membres, Josse de Mol, Sohier de Baenst, Paul de Dixmude et Corneille de Bonem. Leur premier soin fut de s'enquérir des moyens les plus utiles pour rendre au havre du Zwyn son ancienne profondeur. Quatre moyens furent proposés: le premier était d'y introduire les eaux de la mer par un canal qui eût traversé Coxide; le second ajoutait au premier le prolongement du Zwyn jusqu'au havre d'Oostbourg; le troisième eût, par une tranchée faite près de Gaternesse, réuni les eaux de l'Escaut occidental, connu sous le nom de Hont, à celles du Zwyn; le quatrième se bornait à rétablir l'ancienne communication du port de l'Ecluse avec la mer par le polder de Zwartegat. C'était le plus simple et le plus facile; et, bien que son efficacité parût douteuse à quelques-uns, il prévalut sur les autres. Les difficultés les plus sérieuses commencèrent quand il fallut en régler l'exécution. Les Gantois refusaient de prendre part aux dépenses, alléguant «qu'ils estoient fondés sur mestiers,» et que tout l'avantage de ces travaux serait pour les Brugeois, qui possédaient l'étape des marchandises étrangères. Les Yprois manifestaient la même résistance, et les habitants du Franc justifiaient une semblable opposition, en exposant «que leurs terrains estoient fondés sur labourage et sur nourrissement de bétail.» Les députés de Bruges répliquaient toutefois qu'il était si vrai que la prospérité de leur ville n'était pas uniquement engagée dans cette question, que la ruine de toute la Flandre y était attachée. Ils ajoutaient qu'il était impossible de séparer le développement de l'industrie nationale, de celui du commerce extérieur qui lui fournissait ses matières premières et exportait ensuite ses produits; qu'en diverses circonstances le même principe de solidarité avait été observé quand il touchait aux intérêts généraux du pays. La décision du duc de Bourgogne, publiée à Saint-Omer le 27 juillet 1470, donna gain de cause aux Brugeois; mais il ne paraît point que la destruction des digues du polder de Zwartegat ait produit quelques résultats; car, au mois de mai 1487, les échevins de Bruges les firent rétablir, attendu que le havre du Zwyn se fermait de plus en plus. Le port de l'Ecluse, témoin de la puissance commerciale des communes flamandes, devait disparaître dans les sables aussi bien que le port d'Aigues-Mortes, asile des gloires de la féodalité et de la chevalerie, quand, le moyen-âge s'achevant, leurs brillantes destinées se retirèrent avec le flot inconstant de leurs grèves à jamais abandonnées. A ces questions d'un si haut intérêt pour la Flandre succédèrent les discussions sans cesse renaissantes d'une politique toujours fallacieuse et stérile. Louis XI, moins convaincu qu'il fallait soutenir le comte de Warwick depuis qu'il avait appris sa défaite, avait chargé une ambassade composée de maître Jacques Fournier, conseiller au parlement, et de Gui Pot, bailli de Vermandois, d'aller apaiser le duc de Bourgogne. Mais elle n'avait point réussi à obtenir une réponse à Bruges et s'était vue réduite à suivre le duc Charles à Saint-Omer, où il réunissait ses hommes d'armes: déjà il avait autour de lui quatre ou cinq mille lances et un grand nombre d'archers, et il voulait aller lui-même en Normandie demander raison au comte de Warwick des griefs que Louis XI mettait trop de lenteur à réparer. Il reçut les envoyés du roi de France dans une salle où l'on avait placé, sous un dais de drap d'or, au haut d'une estrade à laquelle on arrivait par cinq degrés couverts de velours, un trône magnifique tel que ni roi ni empereur n'en avait jamais eu d'aussi élevé. Les ambassadeurs français le saluèrent humblement et se mirent à genoux devant lui, mais Charles, sans porter la main à son chaperon, se contenta de leur indiquer par un signe de tête, qu'ils pouvaient se lever, et leur fit donner lecture, par son conseiller Guillaume Hugonet, d'un long mémoire qui reproduisait toutes ses plaintes. Il ajouta lui-même quelques paroles. «Nous autres Portugais, dit-il, faisant allusion à la patrie de sa mère et s'échauffant de plus en plus à mesure qu'il parlait; nous autres Portugais, nous avons coutume, lorsque ceux que nous considérions comme nos amis se font les amis de nos ennemis, de les envoyer aux cent mille diables d'enfer.» Un coup de vent dans le ciel dérangea toutes les prévisions du duc de Bourgogne; ses vaisseaux s'étaient dispersés pour se dérober à l'agitation des flots, et le comte de Warwick avait profité des désastres mêmes de la tempête pour aborder avec les débris de son expédition au havre de Darmouth: onze jours après, il avait renversé la dynastie d'York, et le duc de Bretagne renonçait à l'alliance du duc de Bourgogne pour accepter celle du roi de France. Louis de la Gruuthuse avait reçu, à Alkmaar, Edouard IV qui avait réussi à s'embarquer dans le comté de Norfolk; il le conduisit en Flandre. Le monarque fugitif s'arrêta d'abord à Notre-Dame d'Ardenbourg, non pas comme Edouard III pour remercier le ciel d'une victoire, mais pour lui rendre des actions de grâce de ce qu'il lui avait conservé la liberté et la vie. Louis de la Gruuthuse lui donna successivement l'hospitalité dans son hôtel de Bruges et dans son château d'Oostcamp. Le fondateur de la dynastie d'York avait été contraint, par une fuite rapide, de laisser tous ses trésors entre les mains de ses ennemis. On a conservé une quittance de 150 livres sterling donnée par Edouard IV hors de son royaume dans sa grande pauvreté à Bruges, «_Oute of oure reame in oure grete necessitee at Bruges_.» La plupart de ses compagnons d'exil l'avaient abandonné et s'étaient rendus à Calais pour saluer la fortune triomphante de ses ennemis: on avait même menacé les magistrats de Bruges de quelques tentatives hostiles qui auraient pu être dirigées contre la Flandre pour enlever Edouard IV, mais ils ne répondirent qu'en faisant fortifier leurs murailles. La généreuse hospitalité des communes flamandes était une gloire que n'avait pu leur ravir la perte de leurs libertés: il appartenait à une cité, témoin de tant de révolutions subites et imprévues, d'accueillir les débris que lui confiaient celles des rives étrangères. Le duc de Bourgogne n'avait rien osé faire en faveur d'Edouard IV; il craignait de voir se conclure contre lui une confédération menaçante entre le roi de France et le comte de Warwick, dont l'autorité se cachait à peine derrière le nom de l'infortuné roi Henri VI qu'il avait tiré de la tour de Londres après l'y avoir lui-même enfermé dix années auparavant: le premier soin de Charles avait été de reconnaître la restauration de la Rose rouge, et il attendait patiemment à Hesdin que le roi de France osât se résoudre à envahir ses Etats. La guerre qu'il prévoyait n'éclata point: il était plus conforme au génie de Louis XI d'attaquer ses ennemis par les intrigues et les complots, ces armes secrètes dont le succès coûte peu, et qu'il est toujours aisé de désavouer quand elles ne réussissent point. Parmi les nombreux enfants illégitimes du duc Philippe, le bâtard Baudouin s'était depuis longtemps fait remarquer par sa jalousie et son ambition: la perte d'un procès qu'il soutenait contre la famille de Baudouin de Vos, au sujet des seigneuries de Somerghem et de Lovendeghem, vint accroître son mécontentement. Il regrettait le règne précédent, et se plaignait de la sévérité du duc Charles. Le sire de Crussol avait profité d'un message qu'il avait eu à remplir à la cour du duc de Bourgogne pour le gagner aux intérêts de Louis XI, lorsqu'il arriva par hasard qu'un écuyer du Bourbonnais, nommé Jean d'Arson, qui était le principal confident du bâtard Baudouin, fut envoyé par le duc de Bourgogne vers le duc de Bourbon. Jean d'Arson saisit cette occasion pour voir le roi de France, auquel il dépeignit vivement le zèle et le dévouement de son ami. Louis XI l'écouta volontiers, et protesta de son désir d'employer ses services et de l'accueillir près de lui. «Si s'en descouvry, dit Chastelain, assez avant audit d'Arson, et lui donna assez à cognoistre comment il désiroit bien d'en pouvoir estre quitte par ung bout ou par ung autre, ne lui challoit comment, mès désiroit bien à trouver personne et moyen comment on le peust expédier et de ce qu'il en peust faire la recompense aux facteurs, à la grandesse de la cause et là où il peut cheoir ung grand inestimable butin et le plus grand du monde, parce que le duc Charles n'avoit nuls enfans fors une seule fille, parquoy quand il seroit failli par mort, ses pays iroient tous estrangement et se dessevreroient par pièces et par morceaux en diverses mains, desquels il voloit satisfaire et retribuer en condigne porcion ceux qui en ce l'auroient servi.» Jean d'Arson se hâta d'aller rapporter les paroles de Louis XI au bâtard de Baudouin; celui-ci ne recula point devant la pensée d'un fratricide, mais il fallait trouver le moyen de fuir aisément après avoir accompli le crime. Le séjour du duc à Hesdin, où il s'était retiré pour éviter la peste qui régnait à Saint-Omer, paraissait favorable à l'accomplissement de ces affreux projets; le parc d'Hesdin était vaste, le duc Charles y chassait souvent seul avec le bâtard Baudouin dont il ne se méfiait point. Il était facile de l'y tuer par trahison, il ne l'était pas moins de se dérober aux recherches de ses officiers, et de gagner les frontières voisines du royaume. Cependant le bâtard Baudouin voulut, avant de s'engager plus avant, connaître d'une manière précise la récompense que le roi lui destinait et en recevoir des garanties; il chercha quelqu'un qu'il pût à cet effet envoyer vers Louis XI, et son choix se fixa sur Jean de Chassa, gentilhomme bourguignon et l'un des chambellans du duc. Il savait qu'il était fort disposé à prendre part à de semblables complots, car il se trouvait chargé de dettes énormes qui lui fournirent un prétexte pour fuir en France. Jean de Chassa s'adressa immédiatement au sire de Crussol, qui le présenta à Louis XI dans une partie de chasse près d'Amboise. Si le bâtard Baudouin se voyait ainsi entraîné à préparer par un crime la ruine de toute la maison de Bourgogne, l'aîné des fils illégitimes de Philippe, le bâtard Antoine, qu'on appelait, depuis la mort du bâtard Corneille tué dans la guerre de Gand, le grand bâtard de Bourgogne, conservait au duc Charles une fidélité moins douteuse. Vers les premiers jours du mois de novembre 1470, un paysan lui remit à Hesdin une lettre mystérieuse dont le sens caché semblait se rapporter à quelque attentat contre la vie du duc; ce ne fut qu'après l'avoir ouverte qu'il reconnut qu'elle était destinée à son frère le bâtard Baudouin. Il alla aussitôt tout révéler au duc de Bourgogne; on parvint à retrouver le paysan qu'il avait vu, et il indiqua un tailleur, nommé Colinet, qui avait apporté la lettre de France et n'avait osé la remettre lui-même, parce qu'il soupçonnait la gravité du message. Colinet avoua tout; on assure même que l'on découvrit dans la poulaine de ses souliers la désignation des récompenses que le roi faisait espérer au meurtrier. Au premier bruit de ce qui se passait, le bâtard Baudouin et le sire d'Arson s'étaient réfugiés en France. Il n'était plus temps de dissimuler. Louis XI lève le voile; il convoque le 3 décembre les grands du royaume de France (le prévôt des maréchaux, Tristan l'Ermite, et maître Jean Van den Driessche en font partie; les autres ne sont guère plus illustres), et leur fait déclarer que le traité de Péronne est nul comme obtenu par violence. Déjà il a conclu une alliance avec les Suisses; il a même écrit aux magistrats de Gand pour réclamer leur appui; mais apprenant qu'ils ont refusé d'ouvrir ses lettres, il fait défendre à ses sujets de se rendre aux foires de Flandre, et forme le projet de les ruiner en instituant d'autres foires semblables en Normandie. Peu de jours après, Roye et Montidier ouvrent leurs portes, et Saint-Quentin se livre au connétable; les Bourguignons surpris ne réussissent pas mieux à défendre Amiens. Le connétable Louis de Saint-Pol, qui s'était prononcé en faveur de la guerre dans le conseil du roi, afin d'affranchir ses domaines du dangereux voisinage des garnisons bourguignonnes, ne cherchait, après y être parvenu, qu'à rétablir la paix pour devenir de nouveau l'arbitre des deux plus grandes puissances de l'Occident. Louis XI était d'ailleurs peu disposé à prolonger un système d'hostilités dont il avait déjà atteint le but sans périls et sans combats, et ce fut sans doute de concert avec lui que le comte de Saint-Pol s'efforça de faire conclure, sous ses auspices, comme le gage d'une réconciliation, le mariage du Dauphin avec Marie, unique héritière du duc. Dans cette pensée, il essaya de persuader à Charles que la paix était devenue pour lui une impérieuse nécessité: tantôt il lui peignait, en termes pompeux, les ressources dont disposait le roi de France; tantôt il soulevait des doutes sur la fidélité des seigneurs qui l'environnaient. Le duc de Bretagne envoya même, à son instigation, un messager au duc de Bourgogne, pour le prévenir que le roi avait des intelligences dans plusieurs villes importantes de ses Etats, notamment à Bruges et à Bruxelles, et était résolu à l'assiéger partout où il le trouverait, fût-ce même à Gand. Charles reçut fort mal ces avis; il répondit à l'envoyé breton que ceux de qui ils venaient ne les avaient transmis à son maître que pour l'effrayer et l'empêcher d'exécuter ses engagements, et qu'il ignorait sans doute que Gand et les autres villes de Flandre étaient des cités trop vastes pour que l'on pût songer à en former le siége. «Les choses n'iront d'ailleurs pas ainsi, ajouta-t-il; mon armée est prête, je vais passer la Somme et combattre le roi; allez prier le duc de Bretagne de se déclarer en ma faveur et de faire pour moi ce que je fis autrefois pour lui à Péronne.» Le duc de Bretagne hésitait à prendre un parti; le duc de Guyenne était plus disposé à intervenir, mais il était trop éloigné. Dans cette grave situation, le duc Charles chercha surtout à s'appuyer sur les communes flamandes, et, le 19 décembre 1470, il leur adressa un manifeste où il réclama vivement leur concours pour assurer le maintien de ses droits en même temps que la défense de leurs frontières. Abordant successivement les diverses remontrances que les états lui avaient adressées, il s'efforçait de justifier tout ce qui avait eu lieu par l'importance des démêlés politiques qui s'étaient rapidement succédés, et déclarait qu'il n'avait pas retenu à son profit un seul denier provenant de la levée des aides, qui, bien que plus fortes que du temps de son père, n'avaient pas été une charge trop accablante pour ses pays _de par deçà_, «veu la grande richesse et opulence des dits pays.» Il protestait d'ailleurs de son désir de diminuer les impôts, de modérer le service militaire des fiefs et des arrière-fiefs, et de réprimer les vexations des baillis et des prévôts; mais il insistait surtout vivement sur le droit du prince de réunir tout son peuple autour de lui à l'heure du péril, et sur le devoir qui existait pour ses sujets de répondre à son appel. «Quel est le prince, disait-il, qui n'ait le pouvoir de contraindre ses sujets à l'accompagner à la guerre, surtout s'il s'agit de la défense du pays? Nous ne pensons pas que nos sujets, pour lesquels nous avons souffert tant de travaux et tant de labeurs, veuillent nous ôter l'autorité que Dieu nous a donnée pour leur propre salut, et qu'alors même que nous allons exposer notre personne pour le salut du pays, ils puissent s'opposer à ce que nous les menions avec nous pour le protéger et à ce que nous les forcions à nous suivre pour de si justes motifs... Il n'est pas nécessaire de nous menacer du mécontentement du peuple; car bien que Dieu nous ait donné assez de puissance pour guérir sa folie, de telle manière que cela pourrait à vous, peuple, servir d'exemple, et bien que nous sachions que nous n'avons point mérité une semblable conduite de la part de nos sujets, nous sommes prêts, si Dieu, pour punir nos péchés, leur inspire tant d'ingratitude, à nous soumettre sans résistance à sa volonté: nos sujets n'ont donc pas besoin de s'émouvoir contre nous, et de se déshonorer ainsi par la rébellion, la désobéissance et la trahison; car toutes les fois qu'ils voudront nous faire prier d'un commun accord de renoncer au gouvernement de nos seigneuries, en déclarant que nous ne leur sommes plus agréable, nous y renoncerons volontiers et avec plus de joie qu'ils n'en éprouveront eux-mêmes; car les honneurs nous donnent plus de charge et d'ennui qu'ils n'en ont de nous. Que nos bons et loyaux sujets sachent toutefois que nous ne voulons rien faire pour molester ni pour grever nos pays: nous voulons seulement les garder, les défendre et les protéger contre la puissance et la mauvaise volonté de nos ennemis qui sont aussi les leurs, sans épargner pour le salut de nos pays notre propre personne, ni les biens que nous avons en ce monde.» Quelque longue que fût cette lettre dont nous n'avons reproduit que les passages les plus importants, Charles crut devoir y ajouter ces mots adressés aux échevins des bonnes villes: «Très-chers et bien amés, puisque vous tenez de nous l'autorité que vous avez dans les villes, jugez si à plus forte raison nous ne devons pas l'exercer sur tous nos sujets. Avec qui défendrons-nous nos pays, et vous qui désirez être préservés des invasions ennemies, sinon avec nos sujets? Avez-vous obtenu d'entourer les villes de portes et de murailles pour nous empêcher d'être obéi de nos sujets? A qui voulez-vous donc obéir, si vous ne voulez pas que nos propres sujets nous obéissent? Quel honneur serait-ce pour notre pays de Flandre, si par la faute de ses habitants nous étions honteusement vaincus? Y trouveraient-ils grand profit? Nul autre à coup sûr que de voir leurs maisons brûlées, leurs habitations détruites, leurs biens pillés, leurs femmes, leurs filles et leurs soeurs outragées, et leur commerce anéanti. Faites donc que ces malheurs ne frappent pas nos bons sujets; dites-leur de se préparer à nous suivre en cette guerre, et faites vous-mêmes comme eux s'il en est besoin.» Charles ne s'était pas vainement adressé à la fidélité des communes flamandes; loin de contester une autorité qu'il offrait d'abdiquer au milieu de leurs assemblées, comme Philippe-Auguste voulut déposer, dit-on, sa couronne au milieu de ses barons, à Bouvines, elles se hâtèrent de le soutenir contre l'invasion étrangère; et, dès les premiers jours de février, leurs milices, au nombre de cent vingt mille hommes, se dirigèrent vers Arras, pour rejoindre le duc de Bourgogne; Charles les conduisit aussitôt devant Amiens; mais il trouva dans cette ville une résistance qui déjoua tous ses projets. Vingt-cinq mille hommes défendaient la vaste enceinte de la cité d'Amiens, placés sous les ordres de ses ennemis les plus acharnés, parmi lesquels figuraient au premier rang le bâtard Baudouin et Jean d'Arson. Plusieurs assauts échouèrent; la neige, la grêle et les pluies, qui se succédaient sans interruption, s'opposaient à tous les travaux des assiégeants, et le duc de Bourgogne, ayant inutilement attendu pendant six semaines l'armée du roi de France pour la combattre, jugea que les règles de la chevalerie lui permettaient de conclure une suspension d'armes de trois mois, qui fut signée dans les premiers jours d'avril 1470 (v. st.). Au début de cette guerre, au moment même où les milices flamandes se mettaient en marche, la duchesse de Bourgogne avait obtenu par ses prières quelques secours en faveur de son frère, le roi Edouard d'York. Charles les avait refusés pendant longtemps; aux liens qui l'attachaient à la dynastie de Henri VI se joignait le souvenir de ceux qui l'avaient uni autrefois à Marguerite d'Anjou, proscrite et fugitive: il avait même adressé aux habitants de Calais une lettre où il prenait saint Georges à témoin de son affection pour la maison de Lancastre. Ce ne fut que lorsqu'il eut appris l'arrivée de quatre mille Anglais dans cette même ville de Calais, et la conclusion d'une alliance dirigée contre lui entre Louis XI et le prince de Galles, qu'il se décida à prêter secrètement 50,000 florins à Edouard IV en lui permettant, comme Baudouin le Pieux à Guillaume le Conquérant, de recruter des hommes d'armes dans les villes de Flandre. Edouard IV se rendit à pied de Bruges à Damme, entouré d'une multitude de peuple qui le saluait de ses acclamations; de là il continua sa route vers le port de Ter-Vere, où quelques marchands lui frétèrent dix-huit navires. Peu de jours après, il abordait aux bouches de l'Humber, dans la baie de Ravenspur, aux mêmes lieux où avait débarqué Henri IV prêt à renverser Richard II. Des succès non moins éclatants l'attendaient en Angleterre; le 11 avril, il entra à Londres; trois jours après, Warwick vaincu périssait à la bataille de Barnet, que suivit de près la victoire de Tewksbury. Au milieu des flots de sang qui coulaient de toutes parts, et tandis que le vieux roi Henri VI rentrait à la Tour de Londres, Edouard IV se hâtait d'envoyer des messagers pour remercier les magistrats de Bruges de leur généreuse hospitalité: ils étaient chargés de leur remettre une lettre conçue en ces termes: «Edouard, par la grâce de Dieu, roy d'Angleterre et de France, seigneur d'Irlande, à nos très-chiers et espéciaux amis les nobles hommes, escoutette, burgmaistres, eschevins et conseil de la ville de Bruges, salut et dilection: Très-chiers et bien espéciaulx amis, nous vous mercyons tant et si cordialement que faire povons, de la bonne chière et grande courtoisie que vostre très benivolente affection vous a pleu de nous faire et desmontrer gracieusement et largement au bien et consollation de nous et de nos gens pendant le temps que nous estions en vostre ville. Nous nous en tenons grandement tenus à vous, ce que nous recongnoisserons par effet se chose est que jamais puissions faire bonnement pour le bien de vous et de ladite ville...» (29 mai 1471). Lorsque le duc de Bourgogne, aussitôt après avoir conclu la trêve, apprit le rétablissement de la dynastie d'York, il ne dissimula pas sa fureur de s'être ainsi réduit à ne pouvoir profiter des circonstances les plus favorables. N'ayant plus rien à craindre de l'Angleterre, il renoua ses alliances avec les ducs de Guyenne et de Bretagne; il offrait au premier la main de sa fille, et déjà l'évêque de Montauban était arrivé à Rome pour obtenir des dispenses du pape Paul II. Louis XI ne cherche qu'à temporiser, il envoie le sire du Bouchage représenter au duc de Guyenne, d'une part l'affection et la générosité qu'il lui a montrées; d'autre part «la grant haine que la maison de Bourgogne a eue au feu roy Charles son père, les grands outrages qu'elle lui a faits jusques à le faire déshériter et priver si elle eust pu de la couronne de France.» Il doit ajouter «que le roy ne le peut bonnement croire, veu les grands sermens et promesses que mon dit seigneur a fait au roy touchant ceste matière et sur la vraye croix de Saint-Lo, dont le danger de l'enfraindre est si grand, comme de mourir mauvaisement au dedans l'an, et toujours est infailliblement arrivé à ceux qui sont venus contre les sermens faits sur ladite vraye croix.» Louis XI revient à trois reprises sur ces dangers dans sa note au sire du Bouchage; c'est à la fois une menace et une prophétie. Cependant le roi avait envoyé d'autres ambassadeurs au duc de Bourgogne, pour lui remontrer combien il devait lui être plus avantageux que sa fille épousât le Dauphin: ils étaient aussi chargés de lui offrir la paix, quelles qu'en fussent les conditions. En effet, Louis XI consentait à rendre au duc de Bourgogne toutes ses conquêtes au bord de la Somme, et même à lui abandonner le comte de Nevers et le connétable, contre lesquels sa haine devenait de plus en plus vive. Charles accepta ces propositions, et conclut le 3 octobre 1471 le traité du Crotoy qui confirma ceux d'Arras, de Conflans et de Péronne. Henri VI venait de mourir, et le duc de Bourgogne semblait n'avoir consenti à cesser de diriger ses armes contre la France, qu'afin de les porter en Angleterre pour renverser la royauté d'Edouard IV, qu'il avait lui-même pris plaisir à relever: en effet, par un acte secret passé le 3 novembre 1471 à l'abbaye de Saint-Bertin, il avait déclaré se réserver tous les droits à la couronne d'Angleterre qu'il prétendait avoir recueillis, comme issu de la maison de Lancastre; mais il reconnut bientôt que les promesses du roi de France étaient peu sincères. Louis XI ne restituait pas les villes de la Somme, et cherchait sans cesse de nouveaux délais pour jurer le traité du Crotoy: le duc de Bourgogne ne croyait plus à la paix, il s'alliait au duc de Calabre, au moment même où il venait de recevoir à Bruges le sire de Craon, chargé par le roi de France de lui renouveler des protestations pacifiques, et déjà il avait renoué ses relations secrètes avec le duc de Guyenne, qui réunissait une armée et lui offrait comme prix de son alliance la cession du Poitou, de l'Angoumois, du Limousin et du Rouergue. Louis XI était instruit de tout ce qui se passait, un espion du sire de Lescun lui était arrivé de Flandre, il connaissait également les préparatifs du duc de Guyenne; mais il ne les craignait point, car il écrivait au comte de Dammartin que son frère ne vivrait plus longtemps, et qu'il le savait par le moine qui disait ses heures avec lui, ce dont il était si ébahi, qu'il se signait depuis la tête jusqu'aux pieds. En effet, le 24 mai 1472, le duc de Guyenne expirait, empoisonné, disait-on, par l'abbé de Saint-Jean d'Angely et ce sire de Lescun qui entretenait des espions à Bruges. A cette nouvelle, Charles cessa toute négociation et rompit la trêve: assemblant à la hâte une armée, il entra dans le Vermandois en mettant tout à feu et sang. A Nesle, il fit pendre le capitaine et couper le poing à tous ses compagnons. Un grand nombre d'habitants qui s'étaient réfugiés dans les églises y furent égorgés sans pitié, puis on mit le feu à la ville: tels sont les fruits que porte l'arbre de la guerre, avait dit Charles, et il ne cachait point que c'était ainsi qu'il voulait venger la mort du duc de Guyenne. Le manifeste qu'il publia le 16 juillet pour rendre compte des motifs de son invasion en France renfermait les accusations les plus violentes contre Louis XI. Après avoir rappelé que le roi avait naguère corrompu le bâtard Baudouin, Jean d'Arson et le sire de Chassa, pour le mettre à mort, il ajoutait que c'était par la même trahison et la même perfidie qu'il avait fait mourir le duc de Guyenne, et le déclarait deux fois complice du crime de fratricide, hérétique, idolâtre et convaincu, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de l'Etat, du crime de lèse-majesté qui faisait à tous les princes un devoir de se réunir pour le combattre. Cependant la vaillante défense de la garnison de Beauvais et de ses habitants opposait au duc de Bourgogne un obstacle non moins invincible que celui qu'il avait trouvé l'année précédente dans la résistance d'Amiens. Il semblait que le ciel, pour châtier son orgueil, eût doué d'un courage merveilleux quelques femmes placées au premier rang sur tous les remparts: la dame de Nesle, dans son propre château; à Roye, Paule de Penthièvre; à Beauvais, Jeanne Fourquet, que l'histoire ne connaît que sous le nom de Jeanne Hachette. Charles, réduit à lever le siége de Beauvais, envahit le pays de Caux, s'empara d'Eu et de Saint-Valery, menaça Dieppe et Rouen, et ravagea complètement les riches contrées qu'il traversa, jusqu'à ce qu'épuisé par ses vengeances mêmes, privé de toutes communications avec ses Etats, séparé de tous les convois qui lui apportaient des munitions et des vivres, il mît fin à une expédition si pompeusement annoncée, en acceptant une trève qui commença le 3 novembre 1472. Charles, à qui ses dévastations avaient laissé, à défaut du surnom de Charles le Victorieux, celui de Charles le Terrible, profita de cette suspension d'armes pour aller conquérir le duché de Gueldre; mais c'était peu qu'il se vît le souverain de tant de puissants Etats entre le Rhin et la mer; son ambition, que les obstacles ne pouvaient arrêter pas plus que les succès ne pouvaient la satisfaire, se développait également par les triomphes et par les revers; une loi fatale, qui est celle de tous les hommes de guerre et de tous les conquérants, le poussait incessamment vers un but plus brillant ou plus élevé qui ne cachait qu'un abîme: tel est aussi le sort du voyageur égaré sur des mers inconnues par les phénomènes du mirage qui lui présentent dans le ciel des temples et des palais qu'il n'atteindra jamais. Charles se croyait appelé à revendiquer les droits qu'il tenait des comtes de Flandre, issus de Judith, arrière-petite-fille de Charlemagne, c'est-à-dire au moins une couronne, et il voulait reconstituer le royaume de Bourgogne. Olivier de la Marche en avait, sans doute à sa prière, étudié l'histoire dans Diodore de Sicile, dans Lucain, dans Salluste, dans Orose, dans Grégoire de Tours, depuis Alise, femme d'Hercule, jusqu'à Clotilde, la pieuse épouse du roi Clovis qui conquit les Gaules, sans oublier «le prince françois Vercingentorix» qui lutta contre César. Tous ces souvenirs plaisaient au duc de Bourgogne: il lui suffisait, pour rétablir l'ancienne monarchie des Bourguignons, de réunir à ses Etats, par les armes ou par les négociations, la Lorraine, l'Alsace, le nord de la Suisse et la Provence, que le roi René était prêt à lui céder. Il ne lui semblait pas plus difficile de se faire attribuer le titre de roi qu'avait dédaigné son père, le seul qui lui manquât pour qu'il n'eût plus rien à envier à Louis XI. L'empereur Frédéric III le lui avait fait espérer depuis longtemps, et c'était à Trèves qu'il devait accomplir ses engagements en plaçant le sceptre dans la main formidable qui ne se contentait plus de porter l'épée de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur. Déjà la couronne était prête; les ornements destinés au sacre s'offraient déjà à tous les regards dans la cathédrale de Trèves, et l'évêque de Metz était choisi pour présider à cette auguste cérémonie. Le duc Charles, impatient de montrer que sa puissance le rendait digne de la pourpre royale, avait fait étaler dans l'abbaye de Saint-Maximin les trésors les plus précieux de sa maison; des images de saints habilement ciselées, en or et en argent, des coupes entourées de saphirs et de rubis, des hanaps garnis de perles, des drageoirs émaillés; on eût dit, remarque Meyer, la cour d'Alexandre ou d'Assuérus. Quand Charles eut fait admirer toutes ces merveilles dans le banquet qu'il donna à l'empereur Frédéric, il le conduisit dans une salle magnifique, où une vaste tapisserie représentait le couronnement du roi Saül, allusion manifeste à ses desseins et à ses espérances. «Cher cousin Charles, dit alors l'Empereur, que pourrai-je faire pour reconnaître la sincère affection que vous nous montrez, le grand honneur que vous nous témoignez, et les dons précieux que nous avons reçus de vous?--Je ne désire rien de plus de Votre Haute Majesté, répliqua en s'inclinant le duc de Bourgogne, que de la voir exécuter les promesses qu'elle m'a faites.» Aussitôt après avoir prononcé ces mots, il sortit de la salle avec toute sa cour. Frédéric III, resté seul avec les princes de l'Empire et ses conseillers, leur fit part de son intention de créer le duc Charles roi de Bourgogne, en recevant son serment de vassalité de telle sorte qu'il fût tenu de servir fidèlement le saint-empire romain «à feu et à flamme.» Ce discours souleva toutefois une longue opposition; on remontrait à Frédéric III quel péril il y aurait à relever la vaste monarchie des rois de Bourgogne. «Il est vrai, lui disaient quelques-uns de ses conseillers, que cette couronne lui a été promise il y a longtemps, mais depuis que nous avons vu à Trèves la grande générosité de son caractère ainsi que la puissance et la richesse de son pays, nous pensons, nous osons même l'affirmer à Votre Majesté, que dès que le duc Charles sera roi, il lui sera toujours facile de s'insurger contre le conseil de l'Empire. Le duc Charles n'est-il pas supérieur, par l'importance de ses domaines, à tous les rois de la chrétienté? Ne s'est-il pas fait redouter par ses exploits et ses victoires, et le respect dont il est l'objet ne peut-il pas devenir la source d'exigences que l'on ne saurait modérer après en avoir favorisé le développement? Si le duc Charles reçoit le titre de roi, il voudra de nouveau agrandir ses domaines, et ce pourrait être, s'il en trouve quelque prétexte, en envahissant les seigneuries qui relèvent de l'Empire. Nous ne pouvons oublier qu'étant encore duc de Bourgogne, il a pris les armes contre la couronne de France, et s'est emparé violemment de terres qui ne lui appartenaient point; une fois investi de l'autorité royale n'agirait-il pas de même à plus forte raison? et n'aurions-nous pas à regretter éternellement d'avoir placé nous-mêmes dans ses mains le glaive qu'il dirigerait contre nous? Il faut aussi remarquer qu'il a conclu récemment de nombreuses alliances avec l'Angleterre, l'Ecosse, le Danemark, la Suède, la Lombardie et plusieurs princes de l'Empire, qui se sont obligés à l'aider de leurs hommes d'armes, et nous pouvons craindre qu'il ne veuille étendre sur nous sa domination, car il est si puissant et si vaillant que le monde semble trop petit pour lui. Le couronner roi, ce serait abdiquer votre autorité, ce serait descendre du trône impérial.» Frédéric III, que Jean de Champdenier nomme dans une de ses lettres «un homme endormi, pesant, merencolieux, avaricieux, chiche, craintif, variable, hypocrite, dissimulant, et à qui tout mauvais adjectif appartient,» se laissa aisément ébranler par des raisons qu'il approuvait sans doute; mais il se trouvait dans un grand embarras, et ne savait quelle réponse donner au duc de Bourgogne, qu'il avait lui-même appelé à Trèves pour l'y déclarer roi. On chercha par d'autres discours à le rassurer à cet égard. «Ne pouvait-on pas alléguer qu'il était nécessaire de consulter préalablement les princes chrétiens, puisqu'il fallait, selon l'ancien usage, l'intervention de l'Empereur et de trois rois pour créer un nouveau roi? Ne pouvait-on pas aussi lui faire oublier ses prétentions en confirmant ses droits de conquête sur le duché de Gueldre et le comté de Zutphen? Il n'y aurait aucun inconvénient à l'autoriser à fonder dans ses Etats un parlement semblable à celui de Paris, dont l'autorité s'étendrait en dernier ressort sur tous les appels. Enfin, l'Empereur pourrait lui promettre son appui et son alliance, pourvu qu'il s'engageât à respecter les possessions de l'Empire.» Cet avis prévalut, et il ne fut plus question du rétablissement du royaume de Bourgogne. Le duc Charles attendait avec impatience la réponse de l'Empereur et le moment où il pourrait ceindre la couronne royale, lorsqu'on l'invita à se rendre au sein de l'assemblée des électeurs et des autres princes de l'Empire. Frédéric III réclama aussitôt le silence pour exposer ce qu'il avait résolu de faire en faveur du duc Charles; mais celui-ci était si étonné et si mécontent de se voir trompé par les promesses qu'on lui avait si fréquemment réitérées, qu'il répondit à peine quelques paroles. On lui annonça bientôt après que l'Empereur avait quitté la ville de Trèves pour se rendre à Cologne. Un autre projet fut ajourné avec le couronnement du duc de Bourgogne: c'était celui du mariage déjà convenu de sa fille unique Marie avec Maximilien, fils de l'Empereur, qui devait, à cette occasion, recevoir lui-même le titre de roi des Romains. «C'est une grande chose que de faire épouser la fille du duc de Bourgogne au fils de l'Empereur, écrivait le cardinal François de Gonzague au cardinal Piccolomini; c'est une grande chose que de créer l'un roi de ses propres Etats, l'autre roi des Romains: mais, à mon avis, de ces deux projets, autant le premier est aisé à accomplir, autant le second présente de graves difficultés.» Malgré ces prévisions, la couronne de roi de Bourgogne venait d'échapper au duc Charles, et l'avenir promettait à Maximilien celle de roi des Romains. Frédéric III n'avait oublié ses promesses, pour rompre un mariage si favorable à ses intérêts politiques, que parce qu'il craignait d'être entraîné dans les querelles de deux princes également redoutables, l'un par l'habileté de ses ruses, l'autre par l'impétuosité de ses résolutions. Il laissa le duc de Bourgogne intervenir dans les troubles de l'archevêché de Cologne, opprimer le comté de Ferette, et se quereller avec les ligues suisses, et, par le même esprit de neutralité, lorsque Louis XI lui fit proposer par ses ambassadeurs de saisir toutes les terres du duc tenues en fief de l'Empire, tandis qu'il confisquerait lui-même celles qui relevaient du royaume, il se borna à leur raconter, pour toute réponse, l'apologue, depuis si populaire, de ces trois écoliers allemands qui voulaient payer leur hôte du produit de leur chasse de la soirée, et qui reçurent de la bête sauvage ce sage conseil: qu'il ne faut jamais marchander la peau de l'ours tant qu'il n'est pas mort. Quelles que fussent les intrigues rivales qui s'agitaient en Allemagne, c'était surtout vers l'Angleterre que se portaient tous les regards. Edouard d'York ne pouvait pas plus oublier les secours que lui avait donnés le duc de Bourgogne, que ceux que le comte de Warwick avait reçus de Louis XI. Charles le dominait et l'avait choisi pour concourir efficacement avec lui à la destruction de la monarchie française, qui semblait n'avoir constitué un magnifique apanage à des princes sortis de son sein que pour en faire le gage d'une éternelle hostilité. Jean sans Peur avait ouvert la France à Henri V: Charles le Hardi y appela Edouard IV. Un traité signé le 25 juillet 1474 porte que le duc de Bourgogne s'engage à aider le roi d'Angleterre à reconquérir son royaume de France, et lui promet un secours de six milles hommes d'armes. Le lendemain, par un second traité, le roi d'Angleterre, rappelant l'alliance conclue la veille, et prenant en considération les anciens services du duc Charles et l'importance de son concours, «qui rendra facile de soumettre le royaume de France, et de le conserver après l'avoir soumis,» lui donne, cède et transporte à toujours, pour lui, ses héritiers et successeurs, et sans se réserver aucun droit de suzeraineté, le duché de Bar, le comté de Champagne, le comté de Nevers, le comté de Rethel, le comté d'Eu, le comté de Guise, la baronnie de Donzy, la ville de Tournay avec son territoire, son bailliage et ses dépendances, la forteresse et la ville de Pecquigny, les villes et les domaines situés sur les deux rives de la Somme, et de plus, toutes les terres formant le domaine propre du comte de Saint-Pol; «de telle sorte que non-seulement pour ces domaines, mais également pour le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre, d'Artois, de Charolais, de Mâcon, d'Auxerre, et de tous les autres lieux et domaines, possédés par le duc, il ne sera plus tenu à aucun acte de foi, de service et d'hommage.» Il s'engage à confirmer cette donation, dès qu'il aura recouvré sa couronne, et à la faire ratifier par les trois états du royaume de France. Peu de jours après, le 27 juillet, le duc de Bourgogne promit d'élever son contingent à dix ou même à vingt mille hommes d'armes; et d'autre part, le roi d'Angleterre déclara que, bien qu'il eût disposé du comté de Champagne, il se réservait le droit de se faire sacrer à Reims. Qu'y eût-il eu d'étonnant à ce qu'Edouard IV réclamât l'onction royale dans une province cédée au duc Charles, puisque Louis XI, lui-même, l'avait reçue au milieu d'une armée bourguignonne? Le roi d'Angleterre s'était engagé à aborder en France avant le 1er juin 1475. Charles le pressait de descendre au promontoire de la Hogue, célèbre par le débarquement d'Edouard III, d'où il aurait pu s'appuyer à la fois sur son alliance et sur celle du duc de Bretagne; mais, au lieu de réunir son armée en Picardie, il perdit lui-même un temps précieux à assiéger aux bords du Rhin la petite ville de Neuss, qui résista vaillamment à tous ses efforts. Ce fut au siége de Neuss que le duc de Lorraine, René de Vaudemont, le fit défier «au feu et à sang.» Le duc de Bourgogne parut si joyeux de ce défi qu'il donna au héraut la robe qu'il portait en ce moment, en y ajoutant une coupe d'argent et cinq cents lions d'or. René de Vaudemont était le petit-fils de ce comte de Vaudemont, qui avait réclamé à Gand en 1431 l'appui du duc Philippe contre René d'Anjou, «en lui remonstrant que ses prédécesseurs avoient toujours esté amis et alliés de la maison de Bourgogne.» Pendant que ces démêlés avec le duc de Lorraine retenaient le duc Charles loin de ses Etats, Louis XI, profitant de l'expiration des trêves, s'emparait de Montidier, de Roye et de Corbie, et lorsque Edouard IV arriva à Calais, le 4 juillet, il se plaignit vivement de ne pas voir paraître les nombreux hommes d'armes que son allié lui avait annoncés. Autour de lui, les milices anglaises se montraient peu favorables à une guerre qui semblait avoir été moins entreprise dans l'intérêt de leur nation que dans celui d'un prince étranger. Le duc de Bourgogne, laissant derrière lui les hommes d'armes qu'il avait conduits en Allemagne, n'arriva à Bruges que le 11 juillet. On l'y reçut avec respect; de nombreux échafauds avaient été construits dans toutes les rues; mais, quelle que fût l'intention qui eût présidé au choix de ces emblèmes, plusieurs renfermaient plutôt une prophétie menaçante qu'une humble adulation. L'histoire de Judas, représentée aux portes de son hôtel, pouvait lui rappeler qu'à diverses reprises il avait eu des traîtres autour de lui, et cette phrase de l'Ecriture: _Béni soit celui qui a brisé les efforts de l'homme jouissant par la main de son serviteur_, s'appliquait aussi bien aux populations des bords du Rhin, contre lesquelles luttait Charles, qu'à Charles lui-même, se préparant à combattre Louis XI. Le duc de Bourgogne reparaissait d'ailleurs en Flandre, mécontent du mauvais succès de ses efforts en Allemagne, et disposé à en rendre responsables ceux-là mêmes qui le blâmaient le plus de les avoir tentés. L'histoire des luttes de la Flandre contre ses princes avait jusqu'alors embrassé exclusivement les questions relatives à ses priviléges et à ses franchises. Il semble que sous Charles le Hardi elle ne soit plus que le tableau des fautes politiques du duc de Bourgogne, persistant à préparer sa ruine malgré les sages conseils de son peuple, qu'un secret pressentiment associe d'avance aux mêmes malheurs. Le 27 mars 1472 (v. st.), les états de Flandre lui avaient adressé de vives représentations; le 24 avril 1474, ils lui avaient exposé de nouveau qu'il serait impossible de suffire à des taxes si considérables tant que la situation du commerce ne s'améliorerait point. Déjà on avait accru tous les impôts existants ou rétabli d'anciens impôts presque oubliés, tels que celui du vingtième denier sur les produits de la pêche; on n'avait pas cessé de recevoir le produit des amendes imposées par le traité de Gavre. On n'en créa pas moins des gabelles de plus en plus accablantes; et, la même année, le duc de Bourgogne, réduit aux derniers expédients pour trouver de l'argent, alla jusqu'à déclarer que son intention était d'amortir à son profit toutes les donations que le clergé avait reçues depuis soixante ans, et de l'obliger, de plus, à en payer le bail pour les trois années précédentes. Les religieuses de la chartreuse de Sainte-Anne, près de Bruges, vendirent leurs biens pour payer une taxe de dix-huit cents florins, tandis que l'on traînait en prison les chanoines de Saint-Donat pour les contraindre à payer leur part dans les impôts déjà votés par les états. Cependant ces exactions ne suffisaient point; les états généraux des provinces de Flandre, de Brabant, de Hollande, de Zélande, de Hainaut, de Gueldre, d'Artois et de Picardie, furent convoqués à Gand dans les derniers jours du mois d'avril 1475, et on les menaça d'un nouvel impôt, qui devait être du sixième denier sur tous les biens sans exception. En ce moment, Charles se trouvait en Allemagne; après une longue délibération, les états osèrent rejeter sa demande. Au mois de juillet 1475, les états de Flandre réitèrent leurs remontrances; mais Charles, irrité, ne veut rien écouter: l'ambition seule le guide, et il ne s'arrête ni devant la décadence de l'industrie, ni devant les souffrances des populations, qu'il appauvrit par l'impôt et qu'il décime par la guerre. Il répond par des plaintes aux acclamations qui l'accueillent à son retour en Flandre, et ne se rend au sein de l'assemblée des représentants des communes que pour leur reprocher rudement d'avoir, en ne lui envoyant ni chariots, ni piquenaires, ni pionniers, ni ouvriers, été la cause de la levée du siége de Neuss. A l'entendre, ils lui ont refusé ce qu'ils eussent accordé au plus pauvre habitant de l'Auvergne; ce n'est pas la Flandre qui s'appauvrit; c'est son propre trésor qui s'épuise pour défendre et protéger le pays même de Flandre qu'il a toujours particulièrement aimé, et dont il assure le repos par la continuelle sollicitude de ses labeurs, veillant pendant que ses sujets dorment, bravant le froid quand ils ont chaud, jeûnant et s'exposant au vent et à la pluie, tandis qu'ils mangent et boivent à l'aise dans leurs maisons. A qui profitaient donc les taxes et les armements? A eux-mêmes, plus riches que leur seigneur, puisque le revenu d'une seule ville de Flandre s'élevait plus haut que celui de son domaine dans tous ses Etats. «Je me souviens, leur dit-il, des belles paroles que mes sujets de Flandre m'adressèrent à mon avénement, et ils répètent tous les jours, aux joyeuses entrées dans les bonnes villes, qu'ils seront bons, loyaux et obéissants sujets pour moi, je trouve clairement le contraire, et toutes ces paroles passent en fumée d'alchimie. Vous parlez d'obéissance, et vous n'exécutez point mes ordres; vous parlez de loyauté, et vous abandonnez votre prince, sans défendre ni ses pays, ni ses sujets. Vous montrez-vous bons fils? Mais tout ce que vous faites est une conspiration occulte et secrète pour perdre votre prince. N'est-ce pas là un crime de lèse-majesté? Et quelle est la peine qui y est attachée? Chacun le sait: c'est la confiscation non-seulement de vos biens, mais aussi de ceux de vos héritiers; c'est plus que la peine capitale, c'est l'écartèlement. Puisque vous ne voulez pas être gouvernés comme des enfants par leur père, vous vivrez désormais comme des sujets sous leur seigneur, avec le plaisir de Dieu, de qui seul je tiens cette seigneurie. Je demeurerai aussi prince tant qu'il plaira à Dieu, à la barbe de tous ceux qui en seraient mécontents et que je crains peu, car j'ai reçu de Dieu la puissance et l'autorité qu'ils ne braveraient pas en vain.» Puis se radoucissant peu à peu, il déclara que si ses sujets faisaient dorénavant leur devoir, «il avait encore bien le coeur et la volonté de les remettre en tel degré comme ils avaient été par ci-devant, car qui bien aime, tôt oublie,» et qu'il ne voulait pas pour cette fois «procéder aux punitions encourues.» Alors s'adressant aux prélats et aux nobles, il leur ordonna d'obéir sous peine, pour les uns, de perdre leur temporel, pour les autres, de forfaire leur vie et leurs biens. «Et vous, mangeurs des bonnes villes, ajouta-t-il en s'adressant aux députés du tiers état (_troisième estat_), faites de même, sur vos têtes et sous peine de confiscation de tous vos biens, ainsi que de tous vos priviléges, droits, franchises, libertés, coutumes et usages.» Il suffit de faire connaître que l'une des demandes présentées par le duc de Bourgogne était une prise d'armes générale dans toute la Flandre: déjà il avait choisi comme point de réunion la ville d'Ath, «pour de là tirer et faire ce que de par lui serait ordonné.» Il était bien résolu, disait-il, à ne pas y renoncer, et jurait par saint George, en plaçant la main sur son coeur, que si l'on y faisait faute, «de son côté il n'y aurait faute d'exécuter ce qu'il avait dit.» A ces mots, il se leva en disant: «Sur ce, je vous salue,» et s'éloigna. Le même jour le duc de Bourgogne partit pour Calais, afin de se rendre près d'Edouard IV, qui lui témoigna son étonnement de le voir ainsi arriver «en petite compagnie;» mais il chercha à s'excuser, en disant qu'il avait laissé son armée à Namur, pour la conduire de là en Champagne et dans le duché de Lorraine, d'où il voulait chasser René de Vaudemont; il lui annonçait en même temps que le connétable avait embrassé ses intérêts et n'attendait qu'un moment favorable pour lui livrer Saint-Quentin, dans l'espoir d'obtenir le comté de Brie dans le démembrement de la France. Immédiatement après cette entrevue, Charles retourna à Bruges, où les membres des états lui présentèrent un long mémoire. Ils y rappelaient que sous le règne du duc Philippe on avait toujours considéré comme indispensable l'adhésion préalable des états pour percevoir des taxes; qu'il était impossible de songer à une levée en masse; que les marchands, les ouvriers, les laboureurs étaient peu propres à porter les armes. Ils ajoutaient que ces mesures provoqueraient l'émigration des marchands étrangers, et déclaraient que la guerre était inconciliable «avec le fait de marchandise, ès laquelle marchandise ses très-nobles progéniteurs, passé quatre cents ans, à si grant soing et labeur de tous moyens possibles, se sont parforchiez d'entretenir ledit pays.» Mais le duc de Bourgogne refusa avec colère de prendre connaissance de leur réponse. «Si les docteurs de l'Eglise ne voient qu'un mensonge dans la conduite de ceux qui prétendent aimer Dieu en violant ses commandements, quel nom faut-il donner à celle des sujets qui désobéissent au prince en protestant de leur respect? Les Flamands traitent-ils donc le duc comme un enfant que l'on contente avec quelques pommes et de belles paroles? Pensent-ils être ses égaux ou se croient-ils eux-mêmes seigneurs et princes de leur pays? Si telle est leur opinion, ils ne tarderont point à se convaincre qu'ils se trompent. Chaque fois que le duc demande quelque service à la Flandre, il semble qu'il lui ôte les veines du corps. La Flandre n'est-elle pas le plus riche de tous ses pays? Toutes les taxes que l'on perçoit ne lui appartiennent-elles pas? La misère serait d'ailleurs une mauvaise excuse, puisque les Français, qui sont pauvres, aident bien leur roi.» En disant ces mots, il rendit aux députés des membres de Flandre leur mémoire justificatif. «Il ne m'en chault de vostre escript, répéta-t-il en les congédiant, faites-en ce que bon vous semble en respondez-y vous-mesmes, mais faictes vostre devoir.» Enfin il les avertit que s'il était réduit à recourir à des moyens de rigueur, sa vengeance serait si terrible et si prompte, qu'elle ne leur laisserait pas même le temps du repentir. Ces paroles violentes, qui pouvaient être fécondes en malheurs, purent seules engager les états à accorder un subside de cent mille ridders et la solde de quatre mille sergents, payables d'avance par tiers chaque année. Charles était impatient de retourner à Namur, pour aborder, de concert avec les Anglais, cette formidable invasion, qui semblait devoir ramener en peu de jours la puissante monarchie de Louis XI aux calamités des premières années de Charles VII. Cependant les Anglais étaient arrivés aux bords de la Somme sans que le connétable se fût déclaré en leur faveur, et les forteresses françaises étaient gardées par de nombreuses garnisons. Bien qu'Edouard IV eût campé pendant deux jours sur le champ de bataille d'Azincourt, rien ne lui présageait les rapides et éclatants succès dont ces lieux lui retraçaient la mémoire. Les députés des communes d'Angleterre qui l'accompagnaient, «hommes gros et gras,» dit Philippe de Commines, regrettaient déjà leur vie facile et oisive de Londres, et faisaient entendre des murmures. Une entrevue eut lieu entre les deux rois à Pecquigny. Si Louis XI à Péronne tremblait à l'image de Charles le Simple, retenu captif par Herbert de Vermandois, il eût pu se rappeler qu'à Pecquigny le comte de Flandre, Arnulf le Grand, avait fait assassiner Guillaume de Normandie. Louis XI avait cette fois fait établir une forte et solide barrière afin qu'elle protégeât sa liberté et sa vie. Loin de se souvenir de cette mémorable parole de Pierre de Brezé: «D'autant que vous querrez amour aux Anglois, vous serez hay des Franchois,» il ne songeait qu'à profiter de l'hésitation de ses ennemis pour répandre l'or à pleines mains; seize mille écus de pension furent répartis entre les principaux conseillers d'Edouard IV; et bientôt il parvint à détacher les Anglais de l'alliance du duc de Bourgogne, grâce à un traité, où, ne conservant pas même le titre de roi de France, il remettait soixante et douze mille écus aux Anglais et s'engageait à leur faire payer par la banque italienne des Médicis un tribut annuel de cinquante mille écus ou à leur abandonner la Guyenne pour la pension de la fille aînée du roi d'Angleterre, à laquelle le Dauphin Charles était promis: paix honteuse s'il en fut jamais, et de laquelle dépendaient, toutefois, le maintien de la puissance du roi de France et la ruine de celle du duc de Bourgogne. Lorsqu'on apprit en Flandre la retraite des Anglais, l'inquiétude propagée par les rumeurs publiques y fut si vive, qu'on jugea nécessaire de faire publier à Bruges, du haut des halles, un mandement qui défendait, sous peine de correction rigoureuse, de causer du départ des Anglais. Cependant le duc de Bourgogne accourut lui-même au camp d'Edouard IV, et lui reprocha d'avoir déshonoré la patrie des vainqueurs de Crécy et d'Azincourt en signant la paix avant d'avoir rompu une seule lance; mais le roi d'Angleterre lui rappelait l'absence du secours qu'il lui avait promis, et l'accusait de ne lui avoir fait traverser la mer que pour garder ses Etats de Flandre et d'Artois, tandis qu'il combattrait lui-même en Allemagne. Toute la colère du duc resta stérile: il était trop tard; il se vit réduit à signer, à Soleuvre, le 13 septembre 1475, une trêve de neuf ans. Louis XI, pour l'y engager, lui avait proposé de concourir à la ruine du comte de Saint-Pol qui avait tour à tour manqué vis-à-vis du roi au serment de lui rester fidèle, et à celui de le trahir vis-à-vis du duc de Bourgogne. Bien que Louis XI se trouvât lié à son égard par de nombreux traités, il ne les avait jamais confirmés par le serment sur la croix de Saint-Lô, le seul qu'il jugeât sérieux. Il avait même tenté récemment de le faire assassiner. Le duc Charles avait beaucoup aimé autrefois le comte de Saint-Pol; mais depuis longtemps il avait à se plaindre de sa conduite toujours incertaine et vacillante. L'espoir de recevoir, pour sa part dans ses dépouilles, tous ses meubles et ses châteaux de Saint-Quentin, de Ham, de Bohain et de Beaurevoir, l'engagea à consentir à sa perte: ce fut ainsi qu'en écoutant les conseils de son avarice plutôt que ceux de la prudence, il brisa pour soixante et dix ou quatre-vingt mille écus le seul obstacle qui pût arrêter au sud de ses frontières l'ambition de Louis XI, «occasion bien petite, dit Philippe de Commines, pour faire une si grande faute.» Nous trouvons peu de jours après un nouveau traité entre Charles et Louis XI; le premier déclare se contenter des villes de Ham, de Bohain et de Beaurevoir, et des meubles du connétable, sans rien réclamer de ses autres biens, à condition que le roi de France lui permettra de punir les habitants de Nancy, alliés de ceux du comté de Ferette, et de conserver toutes les conquêtes qu'il fera en Lorraine. Ce document, qui reproduisait la grande faute politique du duc de Bourgogne, en avait placé le châtiment dans le prix même qu'il s'était proposé en la confirmant par cette nouvelle convention. Le comte de Saint-Pol, ayant à opter entre la vengeance du roi de France et celle du duc de Bourgogne, se souvint de ses anciennes relations avec un prince dont il avait été longtemps l'ami et le compagnon d'armes, alors que, jeune encore, il formait avec lui le projet de chercher un asile à la cour de Charles VII: réduit à fuir pour se dérober à des périls non moins menaçants, il crut qu'il lui était permis d'espérer une généreuse hospitalité et n'hésita pas à se réfugier dans le Hainaut. En ce moment, le duc était absent, il s'était rapproché de l'Allemagne pour traiter avec l'Empereur; le chancelier Hugonet et le sire d'Humbercourt, à qui il avait laissé les soins du gouvernement, firent immédiatement arrêter le connétable, et chargèrent le comte de Chimay d'aller avec les sires d'Aymeries et de Maingoval le remettre au roi de France. L'influence des sires de Croy ne reparaissait que pour perdre la maison de Bourgogne. Les Croy avaient-ils reçu un ordre formel du duc Charles? Se hâtèrent-ils de livrer le connétable en vertu des liens secrets qui depuis longtemps les unissaient à Louis XI? En 1451, les communes flamandes accusaient déjà les sires de Croy: le jour n'est pas éloigné où elles reprocheront les mêmes trahisons au chancelier Hugonet et au sire d'Humbercourt, leurs amis et leurs complices dans l'immolation, froidement réglée et calculée d'avance, de l'infortuné comte de Saint-Pol. Quoi qu'il en soit, dix jours s'étaient à peine écoulés lorsqu'on vint tirer le connétable de la Bastille pour le conduire à la place de Grève, où deux cent mille spectateurs, accoutumés à applaudir à sa grâce et à son courage dans les tournois, n'avaient plus d'acclamations que pour saluer l'adresse du bourreau qui lui trancha la tête. Ainsi mourut ce fameux comte de Saint-Pol, issu de la maison impériale de Luxembourg, et lui-même beau-frère du roi de France et oncle du roi d'Angleterre. Jean de Popincourt, qui lui signifia la dure sentence du parlement, était ce même avocat qui avait servi de conseil sous le duc Philippe aux communes flamandes insurgées. Les passions populaires, représentées à la cour de Louis XI par la plupart de ses courtisans, deviennent entre ses mains la massue qui doit écraser les derniers débris de la féodalité. A peine Charles avait-il pris possession de la Lorraine que d'autres démêlés l'entraînèrent, les armes à la main, au milieu de la Suisse. Louis XI, qui ne cessait de travailler secrètement à former autour de la puissance bourguignonne une vaste ligue où venaient d'entrer les électeurs de Mayence et de Trèves, le duc de Saxe, le marquis de Brandebourg et l'Empereur lui-même, s'était rendu à Lyon, impatient de connaître le résultat de cette guerre. Il tarda peu à apprendre que l'on avait vu le duc de Bourgogne se retirer précipitamment vers les défilés du Jura, laissant sur le champ de bataille de Granson son armée, ses joyaux si précieux, sa nombreuse artillerie, ses immenses approvisionnements (2 mars 1475, avant Pâques). Charles n'était point habitué au malheur, il ne put le supporter; sa raison s'égara, et lorsque les soins de son médecin Angelo Catto eurent quelque peu rétabli ses forces épuisées par la honte et la douleur, il ne songea qu'à recommencer la guerre. Il enrôla trois mille mercenaires anglais, et appela cinq mille hommes d'armes de la Flandre, six mille des bords de la Meuse, quatre mille de l'Italie. Il fallut en même temps pourvoir à de nouvelles ressources, à de nouvelles gabelles. Le mécontentement populaire se manifesta dans toute la Flandre par une secrète agitation; à Bruges, des placards séditieux furent affichés sur les maisons, et il y eut même quelques troubles. Enfin, au mois de mai 1476, les états de Flandre assemblés à Gand déclarèrent qu'ils ne pouvaient accorder la levée de dix mille hommes qu'on leur demandait comme destinée à combattre les Suisses. Déjà le duc de Bourgogne, se plaçant à la tête d'une armée réunie à la hâte, accourait vers le lac de Morat, pour livrer d'autres combats aux ligues helvétiques. Plus nombreuses qu'à Granson et encouragées par leur récente victoire, elles le défirent de nouveau le 22 juin 1476, et forcèrent son camp. Ce fut une horrible déroute: le duc de Somerset, capitaine des Anglais, le comte de Marle, les sires de Grimberghe, de Rosimbos, de Montaigu, de Bournonville, et d'autres vaillants chevaliers, y trouvèrent une mort glorieuse. Jacques Masch, écuyer flamand, qui portait la bannière du duc, se défendit longtemps sans qu'on pût la lui arracher, et tomba en la tenant serrée dans ses bras. Louis XI n'avait pas quitté Lyon, où il passait gaiement les loisirs que lui laissaient ses intrigues politiques avec deux femmes obscures, la Gigonue et la Passe-Fillon, dont il se montrait fort épris. Dès que la nouvelle de la bataille de Morat lui parvint, il ordonna, dans la joie qu'elle lui causa, que l'on répartît en son nom des dons considérables entre plusieurs églises; il envoya notamment douze cents écus à la chapelle de Notre-Dame d'Ardenbourg, et la Flandre vit déposer les offrandes d'un roi de France triomphant des malheurs de son propre prince sur ces mêmes autels qui avaient reçu d'autres offrandes le lendemain de la destruction de la flotte de Philippe de Valois. Charles s'était réfugié à Salins; il y convoqua les états du duché de Bourgogne, et les entretint avec une aveugle obstination de ses projets de vengeance, rappelant la constance des anciens Romains, dont la puissance s'était relevée après les désastres de Cannes et de Trasimène, jusqu'à les rendre les arbitres du monde: il ajoutait qu'il saurait se montrer, par son courage, digne d'appartenir à la race de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur, et d'être lui-même le fils du duc Philippe, que l'on citait comme le plus vaillant prince de son temps. Il protestait d'ailleurs qu'il était faux qu'il eût épuisé ses ressources, et dépeignait en termes pompeux les richesses de ses provinces de Flandre et les immenses secours qu'elles pourraient lui fournir en or et en argent. La Bourgogne montra peu d'empressement à l'aider; si Charles se voyait abandonné de ses Etats héréditaires, il ne faut point s'étonner de l'opposition que les demandes réitérées du chancelier Hugonet rencontraient dans les cités flamandes. Les états de Flandre remontraient que le pays était accablé d'impôts, et qu'ils étaient bien résolus à ne plus secourir le duc ni d'hommes ni d'argent dans aucune de ses guerres; mais toutefois que s'il se trouvait menacé de quelque péril par les Allemands ou les Suisses, ils exposeraient leurs corps et leurs biens pour les ramener dans ses domaines de Flandre. Charles entra dans une fureur extrême en apprenant cette résistance; ses menaces (c'étaient les dernières qu'il dût faire entendre) s'adressaient aux députés des communes flamandes, qu'il appelait des traîtres et des rebelles qui apprendraient bientôt combien sa vengeance était terrible. Il ignorait qu'en ce moment les états de Flandre, prévoyant de plus en plus le sort réservé à sa témérité, envoyaient vers lui des hommes d'armes avec des convois d'argent et de vivres, non pas pour lui inspirer d'autres rêves de conquête, mais pour protéger sa retraite vers le Brabant ou le Hainaut: malheureusement, les neiges et les glaces les arrêtèrent au milieu des Ardennes. On était arrivé au coeur de l'hiver; tandis que le duc de Lorraine s'enorgueillissait d'avoir reconquis Nancy, le duc de Bourgogne avait à peine réussi par de longs efforts à réunir quatre mille hommes, dont douze cents seulement étaient en état de combattre, et un grand nombre se débandèrent presque aussitôt, car il semblait que s'associer à la fortune de Charles le Hardi, ce fût désormais se condamner à la honte et aux revers. C'est avec ces débris de deux armées déjà détruites que, cédant au vertige qui s'est emparé de lui, il se prépare à livrer à une dernière épreuve sa puissance, sa liberté ou sa vie. Mille sentiments divers partagent ceux qui l'entourent: les uns, qu'a blessés son orgueil, voient avec joie le terme de l'autorité sous laquelle ils ont ployé; les autres, qui l'ont connu loyal et généreux au temps de sa prospérité, gémissent sur ses malheurs: ceux-ci s'efforcent en vain de guérir son obstination; ceux-là, moins dévoués à la cause de leur maître qu'aux intérêts de Louis XI, ne cherchent qu'à en profiter. L'un de ces derniers est le comte de Campo-Basso, gentilhomme banni du royaume de Naples. A l'époque du siége de Neuss, il a déjà offert au roi de tuer le duc ou de le livrer vivant entre ses mains; ces négociations ont été reprises peu de jours avant la bataille de Morat; mais ce n'est que quelques mois plus tard que le prix de la trahison du comte de Campo-Basso est fixé par Louis XI à soixante mille écus. Un accident imprévu faillit tout découvrir; on avait arrêté un gentilhomme, nommé Suffren de Baschi, qui servait d'intermédiaire entre le comte de Campo-Basso et le roi de France. Le duc avait ordonné de le faire pendre, mais le sire de Baschi se disposait à révéler tout ce qu'il savait pour sauver ses jours. «Allez supplier le duc en ma faveur, répétait-il, je lui dirai une chose telle qu'il donnerait un duché pour la savoir.» Par malheur le comte de Campo-Basso, qui redoutait ses aveux, s'opposa à ce que l'on allât rapporter sa prière au duc et eut soin de faire hâter son supplice. Il n'en jugea pas moins prudent de quitter bientôt le camp du duc de Bourgogne pour passer dans celui du duc de Lorraine, qui accourait de Bâle avec douze mille Suisses à la défense de Nancy. Il regrettait fort de ne pas avoir trouvé jusqu'à ce moment une occasion favorable pour exécuter la promesse qu'il avait faite au roi de France; mais il laissait dans l'armée bourguignonne des espions chargés de donner le signal de la fuite dès que le combat s'engagerait et prêts à profiter du désordre pour tuer le duc. Lorsque le comte de Campo-Basso se présenta au milieu des compagnons de René de Vaudemont, ils le regardèrent avec mépris et lui firent dire qu'il se retirât, parce qu'ils ne voulaient point avoir de traîtres au milieu d'eux. La matinée du 5 janvier 1476 (v. st.) fut froide et sombre; la neige blanchissait la plaine et voilait la glace des ruisseaux; cependant Charles exhortait ses archers à bien combattre et prenait les dernières dispositions pour la bataille qui se préparait. Bien qu'il affectât de se montrer plein d'espoir dans le succès de la journée, un secret pressentiment semblait l'agiter: au moment où il avait saisi son casque pour le placer sur son front, le lion doré qui en formait le cimier s'était détaché, et on l'avait entendu s'écrier tristement: _Hoc est signum Dei_. L'histoire attribue le même mot à Manfred avant la bataille de Bénévent. On le vit bientôt pâlir, lorsque le son redoutable des fameuses trompes d'Uri et d'Unterwald lui annonça l'approche des vainqueurs de Grançon et de Morat. Le combat s'engageait déjà, et le grand bailli de Flandre, Josse de Lalaing, se voyait repoussé de la maladrerie de la Madeleine jusqu'au pont de Bouxières, tandis que Jacque Galeotti tombait au milieu des Italiens. Toute l'armée bourguignonne avait été culbutée dès le premier choc et rejetée en désordre entre la route de Luxembourg et les bords de la Meurthe. Charles avait disparu. Les uns rapportaient qu'on l'avait vu, déjà blessé d'un coup de hallebarde, se défendre avec courage; d'autres ajoutaient qu'au moment de la déroute il avait fait tourner bride à son cheval pour s'éloigner du champ de bataille. Ce ne fut que deux jours après, le mardi 7 janvier, vers le matin, qu'on retrouva le corps du duc de Bourgogne dans l'étang de Saint-Jean; il portait les traces de deux blessures et était déjà à moitié pris dans la glace; les loups et les chiens avaient même commencé à le dévorer, de sorte que ses serviteurs eurent quelque peine à reconnaître leur malheureux prince: triste et mémorable exemple de la vanité de la puissance et de l'orgueil! Il ne paraît point, du reste, que les circonstances de la mort de Charles le Hardi aient jamais été exactement connues. On sait seulement que le comte de Campo-Basso, qui avait fait garder avec soin le pont de Bouxières et tous les passages par lesquels il aurait pu fuir, indiqua le page qui retrouva ses restes sanglants et mutilés, et que ce même page alla offrir au roi Louis XI, «en manière de présent,» le casque du duc de Bourgogne, d'où le lion de Flandre était tombé à l'heure qui précéda sa mort, comme le symbole de la force qui l'abandonnait. Le désastre de Nancy avait été terrible; il était irréparable; si la victoire de René de Vaudemont était la victoire de Louis XI, la fin de Charles le Hardi semblait devoir être celle de toute sa dynastie. Cependant, depuis le duché de Bourgogne jusqu'au sein des cités flamandes, une rumeur généralement accréditée rapportait que Charles le Hardi, loin d'avoir péri, s'était caché dans une retraite inconnue, comme Harold ou Baudouin de Constantinople, et qu'il ne tarderait point à reparaître dans tout l'éclat de son ancienne autorité. Les peuples qui naguère encore admiraient sa pompe et ses richesses, et s'inclinaient sous sa main sévère, ne pouvaient comprendre que ce prince altier, souverain de tant d'Etats, et redouté de tout l'Occident, se fût ainsi englouti avec toute sa puissance dans l'abîme que son imprudence lui avait préparé, au siége d'une faible ville de Lorraine, devant une armée de grossiers paysans des bords du Rhin, soutenus par quelques pauvres pasteurs des Alpes. LIVRE VINGTIÈME 1476-1481. Marie de Bourgogne.--Troubles en Flandre. Guerres contre Louis XI. Quelques fuyards avaient réussi à traverser la Meurthe; il en était d'autres qui avaient échappé à la poursuite des Suisses en se cachant dans les bois. Ils s'accordaient à raconter qu'ils avaient vu le duc Charles de Bourgogne se précipiter au milieu de ses ennemis et disparaître dans la mêlée; mais l'on ne croyait pas à la vérité de ces bruits alarmants, et le 15 janvier, la duchesse Marguerite écrivait aux membres de la cour des comptes de Malines: «Par plusieurs nouvelles que avons de divers costez, nous entendons et espérons que, grâces à Dieu, il est en vie et santé.» Lorsque d'autres messagers, arrivés de Lorraine, confirmèrent la nouvelle du désastre de Nancy et celle de la mort de Charles le Hardi, les états de tous les pays «de par deça» se réunirent immédiatement à Gand. Devenus tout à coup dépositaires de l'autorité suprême que le duc de Bourgogne laissait, dénuée d'armée, de trésors et de tout moyen de défense, à une jeune princesse de dix-neuf ans, ils présidèrent à toutes les réformes qui furent proclamées en son nom, dans la mémorable charte du 11 février 1476 (v. st.), dernier écho de ces célèbres ordonnances qui avaient disparu au milieu même des discordes civiles du moyen-âge qui leur avaient donné naissance. Les communes étaient désormais appelées à protéger l'héritière de cette maison de Bourgogne qui n'avait cessé de les combattre et de les affaiblir. Les considérations sur lesquelles s'appuient ces réformes sont les mêmes en 1476 que les siècles antérieurs; elles ont pour but de faire cesser la misère du peuple, qui a vu fuir le commerce et l'industrie, et de rétablir la paix dont le besoin se fait vivement sentir après de longues guerres. Les états de Flandre les ont réclamées; l'évêque de Liége et le sire de Ravestein, que les liens du sang placent au premier rang dans le conseil de Marie de Bourgogne, s'y associent. Rien ne manque pour en légitimer la nécessité, pour en rendre la forme durable et solennelle: il faut, toutefois, quelque chose de plus pour que les institutions s'établissent ou se fortifient: c'est la convenance des temps, assez calmes pour que les périls du dehors ne compromettent pas l'oeuvre de la paix intérieure, c'est la disposition des moeurs qui doit tendre à entourer d'ordre et de respect les bases encore chancelantes de l'autorité, c'est le dessein supérieur de la Providence. Le premier article de la charte du 11 février règle la formation d'un conseil supérieur composé par moitié de clercs et de nobles, qui représente tous les Etats de la duchesse de Bourgogne. Ce conseil renfermera vingt-deux membres, savoir: quatre pour la Flandre, quatre pour le Brabant, quatre pour la Hollande et la Zélande, deux pour l'Artois et la Picardie, deux pour le Hainaut, deux pour le Luxembourg, deux pour le Limbourg et les pays d'outre-Meuse, deux pour la Bourgogne, un pour le comté de Namur. A l'avenir, les membres des conseils établis dans les divers pays jugeront d'observer les priviléges du pays auquel ils appartiendront. Toutes les dispositions contraires aux priviléges seront considérées comme non avenues. Le grand conseil de Malines sera supprimé, et toutes les causes qui y avaient été portées seront rendues à leurs juges naturels. La duchesse et ses successeurs ne feront la guerre qu'après avoir pris l'avis des états; à défaut de leur consentement, leurs sujets et leurs feudataires ne seront pas tenus de les servir, et les relations commerciales ne seront point suspendues avec les pays étrangers que les états refuseraient de considérer comme ennemis. Dans le cas où les états résoudraient la guerre, les marchands appartenant aux pays ennemis obtiendront un sauf-conduit de quarante jours pour se retirer avec tous leurs biens. Le service militaire des vassaux et feudataires cessera aux frontières de leur pays; s'ils les dépassaient, leur solde devrait être payée par le prince. Les états pourront se réunir sans avoir besoin d'autorisation. Tout édit du prince sera nul, s'il est contraire aux priviléges. Les anciens priviléges qui règlent les questions de juridiction seront dorénavant observés. La vénalité des offices de justice est abolie. Il ne pourra être apporté d'obstacle ni de restriction à la circulation des marchandises. On n'établira point de nouveaux tonlieux, et tous ceux qui n'auraient point été approuvés par les états seront supprimés. Cette charte se termine par une formule conçue à peu près dans les mêmes termes que la plupart des documents publics appartenant à la période de la puissance communale de la Flandre. La duchesse de Bourgogne y déclare que dans le cas où les dispositions qu'elle a sanctionnées viendraient à être violées en tout ou en partie, elle permet et consent, tant pour elle que pour ses successeurs, que ses vassaux et ses sujets soient déliés de toute obligation de la servir et de lui obéir, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu le redressement de leurs griefs. Une autre charte de la même date appliquait les bienfaits de ces réformes aux besoins spéciaux et aux réclamations des communes de Flandre, plus pressantes que toutes les autres. Les députés des Quatre-Membres de Flandre avaient exposé, en protestant de leur zèle pour défendre l'héritage de Marie de Bourgogne, qu'il était urgent de rétablir les bonnes villes dans l'intégrité de leurs franchises, de leurs coutumes et de leurs usages, afin qu'elles restassent «en bon état, en police et en droit, puisqu'il était assez connu, ajoutaient-ils, que la Flandre n'est pas très-fertile, et que sa prospérité repose uniquement sur son commerce et sur son industrie, sur ses libertés et sur ses priviléges.» C'est à ce titre qu'ils obtiennent une nouvelle charte qui se réfère également aux anciens priviléges des bonnes villes. Nous y remarquons, outre quelques-unes des dispositions que nous avons déjà citées, celles qui établissent que toutes les affaires seront traitées en flamand, que l'unanimité du vote des membres de Flandre sera nécessaire pour la perception des impôts, que les monnaies devront être de bon aloi, que la chambre des comptes sera rétablie en Flandre, que les marchands étrangers circuleront librement dans le pays, et qu'il pourra leur être permis d'y résider, lors même qu'ils appartiendraient à une nation ennemie. D'autres chartes supprimaient les impôts créés par Charles le Hardi, rendaient aux tisserands et aux membres des petits métiers le droit d'élire leurs doyens et rétablissaient toutes les coutumes abolies en 1453. Enfin, le 15 février, on annula dans la salle de la Collace l'acte par lequel Philippe avait imposé aux Gantois la paix de Gavre et celui par lequel ils avaient accepté des mains de Charles le Hardi le _calfvel_ de 1468. Ce fut au milieu de l'enthousiasme qui saluait dans ces diverses mesures la résurrection de la puissance des communes flamandes que Marie de Bourgogne fit son entrée solennelle à Gand, le 16 février 1476 (v. st.). Un grand nombre de membres de métiers l'accompagnèrent jusqu'à l'église de Saint-Jean, où la formule du serment qu'elle devait prêter comme comtesse de Flandre lui fut présentée: «Vous jurez d'être bonne dame et comtesse de Flandre, de maintenir et de faire maintenir les droits de l'Eglise et de conserver les priviléges, libertés, coutumes, usages et droits du pays, tels que feu le duc Philippe, votre aïeul, les a jurés et que les bourgeois de Gand en ont joui conformément à la paix de Tournay jusqu'à l'année 1450, ainsi que les priviléges que vous avez vous-même octroyés; vous jurez aussi de révoquer et d'annuler toutes les charges imposées aux bourgeois de Gand depuis l'année 1450, de protéger les veuves et les orphelins, et de faire tout ce qu'une bonne comtesse de Flandre est tenue de faire; ainsi Dieu et tous ses saints vous soient en aide!»--«Je le jure,» répondit la fille de Charles le Hardi; et la cloche de Saint-Jean, que sa main ébranla à peine en s'appuyant sur une longue guirlande de roses qui descendait de la nef, fit entendre à cinq reprises, un faible et douteux tintement, ce qui parut au peuple assemblé autour d'elle le signe certain que son règne ne se prolongerait pas plus de cinq années. L'inauguration de la comtesse de Flandre ne précéda que de deux jours la réinstallation des échevins de Gand élus conformément au privilége de 1301, qui avait été confisqué par son père. Il faut citer, parmi les bourgeois que désigna l'élection municipale, Adrien de Raveschoot, Guillaume Rym, Roland de Baenst, Philippe Vander Zickele, Jean Vander Gracht, Simon Borluut, Simon Damman, Liévin Zoetamys, Liévin Uutermeere. A côté de ces noms illustres figurent ceux de Liévin Potter et de Thierri de Schoonbrouck. Gand croyait ne pouvoir mieux assurer sa liberté qu'en confiant le soin de la protéger à ceux qui avaient déjà versé leur sang pour la défendre. Tandis que les Gantois s'élevaient contre le traité de Gavre de 1453, les doyens des métiers se réunissaient à Bruges pour protester avec la même énergie contre le traité d'Arras de 1437. Louis de la Gruuthuse, qui venait d'y être proclamé _hooftman_ avec Anselme Adorne et Jean Breydel, se rendit immédiatement à Gand et obtint de Marie la révocation de la sentence qui avait condamné les anciennes rébellions des Brugeois; grâce à ses paroles conciliantes, les métiers qui occupaient les places publiques consentirent à déposer les armes, et, le 7 mars, il parut au balcon de l'hôtel de ville, où il fit lire, en français et en flamand, la charte de la duchesse de Bourgogne. Aussitôt après, la sentence du duc Philippe fut lacérée en présence des doyens des métiers comme l'avait été à une autre époque le _calfvel_ de Jean sans Peur, et l'on annonça que les jours suivants on lirait publiquement les priviléges de la ville du haut des Halles. De bruyantes acclamations saluaient ces vieux parchemins conquis à Courtray, qui étaient en même temps pour les communes les titres de leur liberté et de leur gloire; elles redoublèrent lorsqu'on donna lecture d'un nouveau privilége octroyé le 13 mars par Marie de Bourgogne, qui rappelait ceux de Philippe de Thiette. Marie y déclare que les échevins et les doyens de Bruges lui ont remontré que leur ville repose principalement sur son commerce et ses métiers, et que depuis longtemps elle est renommée dans tous les royaumes étrangers comme l'étape de toutes les marchandises portées en Flandre, et elle consent, sur leur demande, à confirmer toutes les anciennes franchises de la cité et à lui en accorder de nouvelles. Les officiers des princes ne pourront plus siéger parmi les magistrats. La commune choisira elle-même six receveurs qui tous les quatre mois rendront compte de leur gestion. Le prince seul sera désormais exempt des droits d'accises. Les Brugeois ne seront soumis à aucun tonlieu dans toute l'étendue de la Flandre. Le Franc cessera de former un membre séparé pour redevenir une châtellenie placée sous l'autorité de Bruges. Le port de l'Ecluse reconnaîtra la suprématie des Brugeois, qui en occuperont les châteaux. Le bailliage des eaux sera fixé à Bruges. Les villages qui ne jouissaient pas autrefois du droit de faire des draps n'en fabriqueront plus désormais, et les ouvriers _haghe-poorters_ seront tenus de se faire inscrire dans les métiers de la ville, où il ne sera plus permis d'entrer qu'après l'apprentissage prescrit par les anciennes coutumes. Les marchands étrangers ne pourront exposer en vente à Bruges que des marchandises étrangères. Bruges formera leur unique étape. La foire sera réduite comme autrefois à une durée de trois jours. Les magistrats de Bruges pourront prononcer des sentences de bannissement et d'amende. A l'avenir, quatre commissaires choisiront, au nom du prince, quatre échevins parmi les bourgeois et un dans chacun des neuf membres. Il en sera de même pour l'élection des conseillers. Les échevins et les conseillers nommeront les bourgmestres. C'est ainsi qu'en peu de jours on avait vu s'effacer au sein des communes flamandes les traces de la domination des duc de Bourgogne pendant près d'un siècle. Cependant le soin des réformes intérieures ne pouvait faire oublier les périls et les menaces des invasions. Le bruit s'était répandu que Louis XI avait donné l'ordre de s'emparer de la Bourgogne, et qu'il rassemblait en même temps une armée aux bords de l'Oise. Dès le 18 janvier, Marie de Bourgogne et Marguerite d'York avaient adressé au roi de France une lettre où elles le priaient, en termes fort touchants, de ne pas rompre la trêve de neuf ans conclue à Soleuvre, qui durait à peine depuis dix-sept mois. «Très-redoubté et souverain seigneur, lui écrivaient-elles, tant et sy humblement que plus povons, nous nous recommandons à vostre bonne grâce et vous plaise savoir, nostre très-redoubté et souverain seigneur, que après que avons entendu la dure fortune qu'il a plu à Dieu nostre créateur permettre sur monseigneur et son armée à la journée qui a esté entre luy et le duc Renyer de Lorreine, laquelle nous a esté de si très-grand dueil et tristesse et angoisse que plus ne porroit, nous avons en ferme foy et crédence que vostre bonté et clémence est et sera telle envers nos désolées personnes et ceste maison de Bourgogne, laquelle par espécialle et singulière dilection vous avez tant amée et honnourée, et y estes volu venir et vous y tenir en démonstrant la fiance et amour que vous y aviez par-dessus toutes les maisons de la crestienté, que sans avoir regard aux questions et différences que l'ennemy de tous biens a semez de sa malice et mis par aucun temps entre vous et mondit seigneur, vous garderés et deffendrez de toute oppression et nous et la dite maison, et les pays et signouries d'icelles; par quoy jasoit ce que nous ayons entendu que aucuns de vos gens de guerre se soient avancés de sommer la ville de Saint-Quentin, et que autres se tyrent ès pays de Bourgogne, nous tenons fermement que ce ne procède de vostre sceu, ordonnanche et bon plaisir; car nous avons veu et congneu que ches deux précédentes fortunes que mondit seigneur avait eu à Granson et à Morat, vous qui estiez lors prochain de luy et en très-grande puissanche, et qu'il vous estoit chose facile de luy porter grand et irréparable dommage, le avez delaissiet de faire en entretenant la trève estant emprinse entre vous et luy, à vostre très-grant louenge et exaltation de vostre très-noble renommée, ce qui doit à chacun desmontrer que en ceste tierce fortune qui samble la plus grande, vous vouleriés tant moins souffrir par voz gens faire chose qui fust à la diminution de si grand louenge et renommée, meismement sur nous qui sommes désolées femmes, desquelles, comme de voz très-humbles petites parentes vous estes protecteur et ne nous porroit cheoir en pensée que en voulsissiez estre le persécuteur, mesmement de moy Marie à qui vous avez tant fait de bien et honneur que m'avez levée de saintz fontz de baptesme; aussy, nostre très-redoubté seigneur, la trève qu'il vous a plu prendre avecque mondit seigneur pour neuf ans a esté faite non seullement pour la personne de mondit seigneur, mais aussy expressément pour ses hoirs et ses successeurs, en laquelle, je Margarite comme sa veusve et je Marie comme sa seulle fille et héritière, sommes expressément comprinses et devons, comme il nous semble, joïr de l'effect d'icelle en demourant en entier des pays et signouries qu'il tenoit, combien que en ce cas nous ne voulons, ne entendons estre ne demourer en aucune guerre ou inimitié à l'encontre de vous, mais de tout nostre cuer et pouvoir, en toute obéissance, amour et bonne voulenté, sans difficulté, faire envers vous tout le devoir qu'il appartient. Et s'il y a aucunes choses, soient signouries ou villes, dont au dit cas, je Marie, comme vostre très-humble filleule, me dois départir et dont vostre très-noble plaisir soyt me faire par vostre très-grande clémence avertir, je le ferray sans aucun contredit. Et entendons bien en la conduite de tous noz affaires et de ceste maison, vous supplyer que puissions par vostre bonne grâce user de vostre conseil, ayde et confort. Si vous supplions, très-redoubté et souverain seigneur, en la plus grande humilité que possible nous est, que vostre plaisir soyt de faire cesser et depporter voz gens de guerre de aucune chose entreprendre sur les pays, villes et signouries de mondit seigneur, et de nous vouloir aydier et conforter comme celles quy de tout leur cuer vous désirent de obeyr, servyr et aimer.» Marguerite et Marie avaient signé: _Vos très-humbles subjectes et povres parentes_. Louis XI ne se laissa pas émouvoir par des supplications qui n'étaient à ses yeux qu'un aveu de faiblesse, et lorsque Jacques de Tinteville et Thibaut Barradot, porteurs du message des deux duchesses de Bourgogne, le rencontrèrent se dirigeant vers Péronne, il se contenta de leur répondre qu'ils trouveraient à Paris les gens de son conseil et qu'ils pourraient s'expliquer avec eux. Mais loin de les entendre, on leur donna des gardes qui ne les quittaient point. Quinze jours ou trois semaines se passèrent: enfin on leur permit d'aller rejoindre le roi dans la ville de Péronne que Guillaume Biche lui avait livrée. Ils y trouvèrent une ambassade solennelle que Marie de Bourgogne, de plus en plus alarmée, venait d'envoyer vers Louis XI pour le conjurer de nouveau de respecter la trêve de Soleuvre. Cette ambassade était composée des évêques de Tournay et d'Arras, de Guillaume de Cluny, coadjuteur de l'évêque de Térouane, de Louis de la Gruuthuse, qu'Edouard IV avait créé comte de Winchester, de Gui d'Humbercourt, comte de Meghem, de Wolfart de Borssele, comte de Grandpré, et de Guillaume Hugonet, chancelier de Bourgogne, auxquels s'étaient joints les représentants des trois bonnes villes. Elle venait offrir au roi de lui restituer tous les territoires cédés par les traités d'Arras, de Conflans et de Péronne, et de reconnaître la juridiction du parlement de Paris. Louis XI ne se souvenait plus des terreurs qui l'avaient agité dans cette même ville de Péronne à la vue de la vieille tour où avait été enfermé Charles le Simple. Il semblait que rien ne pût plus lui résister. Montdidier avait capitulé; Roye ne s'était pas mieux défendue; Mareuil, Doulens, Corbie, Vervins, Saint-Gobain, Marle, Beaurevoir, Braie, Bapaume, Landrecies, le Crotoy, Saint-Riquier, Montreuil, Ham, Bohain, Abbeville, lui avaient ouvert leurs portes et on avait vu se ranger sous ses bannières, à côté de Guillaume Biche, le bâtard de Rubempré, qu'il avait voulu autrefois exciter à un crime odieux, et le grand bâtard de Bourgogne, qu'il venait de racheter de sa captivité de Nancy. Evidemment il ne pouvait se contenter de la restitution des villes que la fortune de la guerre avait déjà remises entre ses mains, et il répondit sans hésiter aux ambassadeurs de la duchesse de Bourgogne qu'il ne consentirait à aucune trêve, «se ce n'estoit que préalablement la cité lez Arras feust mise en ses mains pour en joyr comme du sien propre et la conté de Boulenoys pour la tenir en ses dites mains au profit de celui qui droit y aura, et aussi que ouverture lui feust faite des villes et places fortes du pays d'Artois.» Le roi de France se préoccupait toutefois encore bien plus du comté de Flandre, dont il avait jadis admiré les richesses, que du comté d'Artois qui n'avait ni la même industrie, ni le même commerce. Il savait bien d'ailleurs que les états de Flandre exerceraient une influence prépondérante dans toutes les questions relatives au mariage de Marie de Bourgogne avec le Dauphin, mariage qu'en ce moment il désirait à tel point qu'il disait aux envoyés flamands que s'il pouvait se conclure, «non-seulement il leur accorderoit et donneroit ce qu'ils requerroient, mais du sien propre eslargiroit.» Il consentit même, pour leur plaire, à suspendre la guerre jusqu'au 2 mars, afin qu'on eût le loisir d'accepter ses propositions. Selon le récit des chroniqueurs contemporains, le roi de France combla de louanges et de caresses les députés de la Flandre. Tantôt «il buvoit à eulx et à ses bons sujés de Gand;» tantôt il offrait à Louis de la Gruuthuse «une comté de France bien meilleure que celle qu'il possédoit en Angleterre.» En même temps il affectait de traiter avec des sentiments tout opposés le sire d'Humbercourt, le chancelier Hugonet et Guillaume de Culny, qu'il savait être fort impopulaires en Flandre, et il leur disait, comme s'il eût partagé toutes les haines de nos communes, «qu'ils avoient perdu du tout leur gouvernement.» Il prétendait même que le sire d'Humbercourt était le véritable évêque de Liége, puisqu'il avait «levé et rechut tout l'argent du pays.» Louis XI cherchait à flatter les communes flamandes comme il flattait les bonnes villes suisses en se faisant inscrire dans leurs bourgeoisies: il voulait qu'elles le reconnussent pour tuteur de mademoiselle de Bourgogne et la remissent «en sa garde et tutelle;» mais ses tentatives restèrent sans fruit, et les envoyés flamands se bornèrent à déclarer qu'ils rendraient compte de leur mission à l'assemblée des états généraux qui siégeait à Gand. Au moment même où Louis XI raillait les conseillers de Marie de Bourgogne qui faisaient partie de l'ambassade de Péronne, ils s'acquittaient auprès de lui d'une mission plus secrète, et il semble que le roi de France ne les ait accueillis avec un apparent dédain que parce qu'il n'avait plus rien à leur demander. Philippe de Commines rapporte que Marie leur avait remis, par le conseil de sa belle-mère, la duchesse douairière de Bourgogne, des instructions particulières pour qu'ils soutinssent ses intérêts près du roi de France. Marie de Bourgogne était disposée à épouser le Dauphin, comme l'évêque de Liége, favorable aux vues de Louis XI, ne cessait de le lui conseiller, et c'était à l'insu des états qu'elle avait remis au sire d'Humbercourt et au chancelier Hugonet ces lettres importantes, précieux dépôt que semblait justifier la confiance que le duc Charles avait placée dans leur fidélité. Marie, en suivant l'exemple de son père, se trompait comme lui. Humbercourt et Hugonet s'occupèrent moins, à Péronne, de soutenir ses intérêts que de confirmer le traité particulier qui depuis longtemps les unissait à Louis XI. «Le dit chancelier et le seigneur d'Humbercourt, qui avoient esté nourris, dit Philippe de Commines, en très-grande et longue autorité, et qui désiroient y continuer et avoient leurs biens aux limites du roy, prestoient l'oreille au roy et à ses offres; et donnèrent quelque consentement de le servir et de tous poincts se retirent soubz luy, ledit mariage accompli.» Cependant les états généraux délibéraient à Gand sur ce qu'il y avait lieu de faire en présence des menaces et des prétentions de Louis XI. Leur premier soin avait été d'écrire aux habitants de Valenciennes, de Bouchain, du Quesnoy et de Saint-Ghislain, afin de les exhorter à résister vaillamment aux Français jusqu'à ce qu'on pût les secourir. Déjà Gui de Rochefort et Gui Perrot, envoyés en Artois, y avaient obtenu des nobles et des communes la promesse d'une adhésion énergique à tous les moyens adoptés pour la protection des frontières. Les états généraux avaient même résolu de réunir une armée de cent mille hommes sous les ordres du sire de Ravestein, et ils avaient ordonné que chaque province se chargeât de la solde de ses hommes d'armes et des frais relatifs aux achats de munitions, de vivres et d'approvisionnements. Mais il était plus que douteux que la Flandre pût terminer ses armements assez tôt pour repousser la redoutable armée du roi de France, et il paraissait sage, tout en s'efforçant de défendre l'Artois, de se prêter aux négociations relatives au mariage du Dauphin, dont l'accomplissement était nécessairement éloigné, afin d'attendre des événements quelque secours inespéré; les instructions données le 28 février 1476 (v. st.) portaient uniquement «que les estas, considérans que, au moyen de ladite aliance de mariaige, tous différens entre le roy et madite damoiselle seroient apaisiez et s'en ensuivroient d'autres grands biens, se sont résoluz et concluz, du sceu et bon plaisir de madite damoiselle, d'entendre et de vacquer au fait de ladite aliance de mariaige;» et elles indiquaient, aussitôt après, une trêve comme conséquence de cette importante déclaration, que terminaient des protestations de fidélité et le désaveu de toute participation aux guerres du duc Charles, et même aux actes de son gouvernement, «comme bien ilz l'ont desjà desmontré en l'abolition du parlement de Malines.» Les principaux ambassadeurs choisis par les états généraux pour cette nouvelle mission étaient les abbés de Saint-Pierre et de Saint-Bertin, les sires de Ligne, de Maldeghem, de Dudzeele, de Bersele, de Welpen, maître Godefroi Hebbelinc, pensionnaire de Gand, et maître Godefroi Roelants, pensionnaire de Bruxelles. En s'arrêtant à Lille, ils apprirent que le sire de Crèvecoeur avait livré au roi de France la cité d'Arras, à peine séparée de la ville par une muraille et un rempart; ils eussent pu, dès ce moment, juger leur mission terminée, car il n'était plus permis d'espérer que Louis XI déposerait les armes pour s'endormir dans une longue trêve. Ils crurent toutefois devoir continuer leur voyage et se dirigèrent le 7 mars vers Lens, où ils attendirent deux jours un sauf-conduit. Enfin, ils arrivèrent dans la cité d'Arras, et furent immédiatement introduits près de Louis XI, qui les reçut dans une salle tendue de velours bleu semé de fleurs de lis d'or. Dès le commencement de l'audience ils furent obligés de s'excuser des termes employés dans leurs lettres de créance, que les gens du roi trouvaient trop peu respectueux, et l'abbé de Saint-Pierre prodigua assez inutilement son éloquence dans un discours où il exprimait le voeu que le roi fît retirer ses hommes d'armes pour que rien ne troublât l'affection que lui portaient ses sujets et leur désir de poursuivre les négociations. Louis XI parla beaucoup aux ambassadeurs de tout ce qui était étranger à leur mission. Il leur raconta son long exil dans les Etats du bon duc Philippe, ses griefs contre le duc Charles qui s'était fait rendre les villes de la Somme sans en restituer le prix, et n'avait jamais fait hommage des seigneuries tenues en fief de la couronne de France. Il protesta même qu'il n'aurait point réuni d'armée, s'il n'y avait pas été réduit par la résistance qu'il avait rencontrée dans les villes de la Somme et à Arras, où les bourgeois lui fermaient leurs portes; il déclara qu'il préférait pour son fils la main de mademoiselle de Bourgogne à celle de mademoiselle Elisabeth d'Angleterre et de mademoiselle Jeanne d'Aragon, héritière de plusieurs royaumes, et ajouta que s'il parvenait à assurer l'union de la France et de la Flandre, il ne redouterait plus ni les Turcs, ni les Anglais; il disait aussi qu'il aimait tant les Gantois qu'il entrerait volontiers seul dans leur ville, et qu'il serait si joyeux de voir s'accomplir le mariage du Dauphin et de mademoiselle de Bourgogne, «qu'il osteroit la couronne de son chief pour la poser sur le chief de son filz et de ma dite damoiselle, et se retraire en quelque lieu pour vivre en déduit en privé estat.» Mais tous ces beaux discours ne valurent pas aux envoyés des états généraux la moindre concession; on leur refusait fort gracieusement la trêve qu'ils demandaient à genoux. Louis XI modifia bientôt ses desseins. Depuis qu'il était entré dans la cité d'Arras, il persistait chaque jour davantage à exiger la remise des villes de l'Artois: mais il tenait beaucoup moins au mariage immédiat de son fils avec mademoiselle de Bourgogne, mariage si aisé à conclure, s'il avait consenti à modérer ses prétentions. Il s'était souvenu que le Dauphin était fiancé à une princesse anglaise, et jugeait d'autant plus périlleux de compromettre une de ses alliances les plus importantes, qu'il avait récemment appris qu'Edouard IV recherchait lui-même la main de Marie de Bourgogne, soit pour le duc de Clarence, soit pour lord Scales, gentilhomme d'une naissance obscure, mais frère de la reine Elisabeth. Louis XI bornait en ce moment ses efforts à obtenir du roi d'Angleterre qu'il renonçât à ce projet; dans ce but, il avait envoyé à Londres des ambassadeurs animés de son esprit, «bons clercs et bien experts, qui savoient bien tenir leur charge sans entrer en pratique,» pour lui proposer d'entretenir à ses frais toute une armée anglaise, s'il consentait à déclarer la guerre à sa soeur et à sa nièce; à ce prix, Edouard IV devait réunir à ses domaines la Flandre et le Brabant. Le roi d'Angleterre répliquait que la Flandre et le Brabant étaient des pays difficiles à garder et qu'il préférait la Picardie et le comté de Boulogne; et les négociations se prolongeaient sans amener de résultats. Au même moment, Louis XI offrait les villes du Brabant aux princes des bords du Rhin, et n'était pas plus sincère dans les espérances qu'il leur faisait concevoir: il comptait bien ne se dessaisir en faveur de personne des Etats héréditaires de la maison de Bourgogne, et Philippe de Commines a soin de nous apprendre qu'il ne cherchait, en réclamant Elisabeth d'York pour son fils, qu'à gagner un mois ou deux «en dissimulations.» Si ce mariage s'était accompli, Henri VIII eût eu Louis XI pour aïeul. Au mois de mars 1476 (v. st.), le roi de France se considérait déjà comme le maître des riches provinces que convoitait son ambition, et il voyait dans les seigneuries et dans les fonctions qu'il voulait y donner à ses serviteurs un moyen de récompenser leur zèle. «Je compte,» disait Jean Daillon, que Louis XI avait surnommé maître Jean des habiletés, «être gouverneur de Flandre et m'y faire tout d'or.» En vain le duc de Bourbon osa-t-il dire à Louis XI qu'il ne pouvait l'aider dans son entreprise, «ne dissimulant point qu'il devoit donner un meilleur titre à ses armes que le simple désir de joindre le Pays-Bas à sa couronne;» en vain Philippe de Commines et plusieurs de ses conseillers, plus timides ou plus prudents, lui représentaient-ils, en gardant le silence sur le but de ses projets, que les moyens de l'atteindre étaient difficiles et douteux; il ne voulait rien entendre. Un homme lui avait dit que la Flandre ne pouvait lui échapper, et Louis XI ajoutait une foi entière à ses paroles, non-seulement parce qu'il prétendait bien connaître la Flandre, où il était né, mais aussi parce qu'il avait su, par certaines affinités de vices et de moeurs, se placer au premier rang dans son intimité. Cet homme était de Thielt et s'appelait Olivier Necker; mais ce nom, emprunté aux mythologies septentrionales, qui l'emploient pour désigner les génies malfaisants des eaux, avait été traduit par le nom d'Olivier le Diable ou d'Olivier le Mauvais, lorsqu'il devint, soit à Bruges, soit à Genappe, le collègue de Jean Wast, comme valet de chambre de Louis XI. A ces fonctions il joignait celle de barbier et assez souvent celle de collègue du prévôt Tristan l'Ermite dans l'exécution des sentences secrètes. En 1474, il avait reçu des lettres de noblesse et un nom de moins sinistre augure que le sien, celui d'Olivier le Dain, «afin qu'il ne fût plus loisible à aucun de plus le surnommer dudit surnom de Mauvais.» Enfin il avait été créé successivement gentilhomme de la chambre, capitaine de Loches, gouverneur de Saint-Quentin et comte de Meulan: si sa vanité n'avait plus rien à désirer, il manquait à sa gloire de livrer à l'autorité d'un prince absolu et violent ces grandes communes de Flandre, toujours si jalouses de leurs franchises et si hostiles au joug étranger. Ses espions s'étaient répandus de tous côtés, dans les villes, dans les bourgs, dans les campagnes; il s'était réservé à lui-même la mission la plus difficile: le soin d'engager par la persuasion la jeune duchesse de Bourgogne à se retirer en France, ou celui de réveiller les vieilles émeutes populaires qui, à tant de reprises, avaient agité les Gantois, afin que la nécessité la conduisît également à chercher un refuge dans la tour grillée du Plessis-lez-Tours. Cette menaçante alternative, qui devait, en laissant au Dauphin Elisabeth d'York pour fiancée, livrer Marie de Bourgogne comme prisonnière au roi de France, était en ce moment le secret de sa politique. Il avait jugé ce moyen habile, non-seulement pour conserver l'alliance des Anglais, plus utile que jamais, mais aussi pour arriver à l'exercice complet d'un droit de conquête bien préférable, à son avis, à des négociations où les communes flamandes eussent introduit mille réserves pour leur nationalité, leur indépendance et leurs libertés, en refusant sans doute de remettre la princesse Marie en des mains étrangères tant que le Dauphin, qui n'avait encore que six ans, n'aurait point atteint l'âge nubile. Peu de jours avaient suffi pour que Louis XI abandonnât toute pensée «de joindre à sa couronne toutes ces grandes seigneuries, où il ne pouvoit prétendre nul bon droit, par quelque traité de mariage, ou les attraire à soy par vraie bonne amitié; quoi faisant il eust bien enforcié son royaume.» Olivier le Dain, arrivé à Gand avec une suite de vingt-quatre chevaux, remit solennellement les lettres du roi de France à mademoiselle de Bourgogne, en présence du duc de Clèves, de l'évêque de Liége et de «plusieurs autres grands personnages.» Néanmoins, lorsqu'on l'invita à exposer le but de son ambassade, il répondit qu'il «n'avoit charge sinon de parler à elle à part.» On jugea cette demande peu convenable, puisqu'il était contraire à tous les usages de laisser ainsi une jeune princesse seule avec un homme aussi grossier. Olivier le Dain s'obstinait à ne pas vouloir s'expliquer; mais il ne put rien obtenir: on le menaça même de le contraindre à parler malgré lui. Il ne se voyait pas mieux accueilli près des bourgeois, qui avaient déjà recouvré tous leurs priviléges: il n'avait rien de plus à leur offrir. Après un séjour de peu de durée, pendant lequel toutes ses tentatives échouèrent, le barbier de Louis XI s'effraya du mépris qui s'attachait à sa mission et des huées qui flétrissaient son orgueil et son luxe, si différents de l'état d'abjection et de misère où on l'avait autrefois connu, et il ne tarda pas à s'enfuir à Tournay, de peur qu'on ne le noyât dans l'Escaut. La Flandre, qui, depuis tant de siècles, avait appris à redouter le joug étranger, était peu disposée à se soumettre à l'autorité de Louis XI. Elle avait assez souffert de la domination absolue des ducs de Bourgogne, pour ne pas rechercher celle d'un roi non moins puissant et habitué à disposer à son gré des impôts et des priviléges, sachant bien que ses moeurs perfides et soupçonneuses n'eussent jamais pu comprendre la fière et tumultueuse indépendance des communes flamandes. La mission d'Olivier le Dain se prolongeait encore au moment où Louis XI recevait dans la cité d'Arras les envoyés des états généraux. Le roi de France voulut agir sur eux comme il avait chargé son barbier d'agir sur les Gantois, en excitant entre la jeune duchesse et les communes des divisions favorables au but qu'il se proposait. Comme ils déclaraient que la princesse ne faisait rien sans le conseil des états, il s'empressa de les interrompre. «Vous connaissez mal ses intentions, leur dit-il; elle s'inquiète peu de vous, et ce sont d'autres avis qu'elle suit dans ses négociations.» Les ambassadeurs flamands protestaient que cela n'était point; mais Louis XI leur répondit qu'au-dessus des états il existait un conseil secret composé de quatre personnes, savoir: de la duchesse douairière, d'Adolphe de Clèves, sire de Ravestein, du sire d'Humbercourt et du chancelier Hugonet, et qu'il pouvait leur en donner la preuve écrite d'une main qu'ils ne sauraient méconnaître. Pour les en convaincre, il leur lut, à leur grand étonnement, les lettres que Marie de Bourgogne lui avait adressées à Péronne, et les leur remit pour qu'ils pussent les faire voir à leurs concitoyens. Il leur communiqua en même temps les lettres de décharge que le sire d'Humbercourt et le chancelier Hugonet avaient données au sire de Crèvecoeur pour hâter la capitulation de la cité d'Arras, et leur montra d'autres lettres émanant probablement de la même source, où on l'avertissait que le seul but de l'ambassade des états était de gagner du temps. Les députés furent de nouveau, comme ils l'avouent eux-mêmes, «fort perplex et esbahis et au vray ne scavoient que dire.» Ils quittèrent Arras le même jour (11 mars). Si nous avons déjà fait assez connaître le système politique de Louis XI dans les affaires de Flandre, système qui tendait à conduire par l'émeute la jeune princesse à l'exil et les communes à leur affaiblissement et à leur ruine, nous devons aussi chercher à expliquer comment il révélait lui-même aux députés des états de Flandre ce qu'il lui importait le plus, ce semble, de leur cacher avec soin. Il faut remarquer d'abord que la duchesse douairière désirait obtenir la main de Marie de Bourgogne pour un prince de sa maison, et que déjà des ambassadeurs anglais étaient arrivés à Gand pour prier mademoiselle de Bourgogne «qu'elle ne voulsist point prendre d'aliance de mariage avec les François, ses anchiens ennemis.» Adolphe de Clèves pouvait également chercher à favoriser son fils. En livrant leurs noms à l'indignation populaire, il écartait deux compétiteurs dont les prétentions étaient d'autant plus menaçantes qu'elles avaient leur siége plus près de l'héritière de Charles le Hardi. De semblables motifs n'existaient point à l'égard du chancelier de Bourgogne et de son ami; car ils ne cessaient de lui rendre d'importants services, notamment en lui faisant livrer la cité d'Arras. Néanmoins, Louis XI eût préféré qu'ils donnassent publiquement l'exemple de la trahison en quittant la Flandre pour aller rejoindre dans sa tente Guillaume Biche et le bâtard de Rubempré: tout ce qu'il avait dit à deux reprises aux ambassadeurs des états était un moyen de les y contraindre. Les députés des états généraux étaient rentrés à Gand le 13 mars; mais les chansons et les concerts des ménestrels qui célébraient à l'hôtel de ville la joyeuse solennité de la mi-carême ne purent les empêcher d'entendre gronder autour du palais des magistrats les sombres murmures de la tempête populaire. Toute la ville était émue par la récente ambassade du barbier Olivier le Dain. Les rumeurs de trahison qu'elle avait fait naître s'étaient ranimées à son départ, en s'adressant, comme s'ils eussent été ses complices, aux hommes que l'on accusait d'avoir été les flatteurs de la domination bourguignonne. On voulait savoir, disait-on, quels étaient ceux qui, au mépris des priviléges de la ville, avaient signé le _calfvel_ de 1468, et qui s'étaient rendus coupables de concussions pendant leur administration. Une enquête ouverte dans ce double but amena l'arrestation de plusieurs anciens magistrats: il faut nommer Roland de Wedergrate, Philippe Sersanders, Olivier Degrave, Pierre Baudins et Pierre Huereblock. Pierre Baudins, infirme et aveugle, avait contribué plus que personne à exciter contre les bourgeois de Gand la longue guerre qu'avait terminée le désastre de Gavre; Pierre Huereblock était le chef des _leverheeters_ de 1467. Philippe Sersanders et Olivier Degrave avaient, en 1468, pris part à l'annulation des anciens priviléges de la ville et à l'humiliante démarche du Caudenberg, que Molinet place parmi les triomphes de Charles le Hardi; Roland de Wedergrate s'était, à cette époque, associé comme échevin aux mêmes actes, et avait été de plus le collègue du chancelier Hugonet et du sire d'Humbercourt dans l'ambassade de Péronne. Le même mouvement s'était reproduit à Ypres, à Mons, à Louvain, à Malines, à Bruxelles, et, dès ce moment, le douloureux spectacle des sentences criminelles et des supplices vint attrister les regards. A Gand, Pierre Huereblock fut décapité le 13 mars, c'est-à-dire le jour même du retour des ambassadeurs des états. Pierre Baudins monta le lendemain sur l'échafaud où la hache avait frappé autrefois Pierre Tincke et Louis Dhamere. Le 17 mars, périrent Roland de Wedergrate, Philippe Sersanders et Olivier Degrave. Leurs aveux avaient, selon le récit des chroniques flamandes, accru l'irritation populaire. D'un côté, le gouvernement de Charles le Hardi se révélait tel qu'il avait été dans ses dernières années, lorsque la destruction de ses armées et l'épuisement de ses trésors l'avaient précipité dans les voies de la violence et de l'oppression; d'un autre côté, il était aisé de reconnaître que la faiblesse à laquelle l'autorité avait été réduite tout à coup entre les mains de sa fille n'avait été qu'une source nouvelle d'intrigues et de trahisons. A cette date, la plus importante de la période si dramatique et si agitée qui suivit la mort de Charles le Hardi, se place une lettre des députés de Bruges qui siégeaient parmi les membres des états généraux. «Veuillez savoir, écrivaient-ils aux échevins qui étaient restés à Bruges, que depuis notre dernière lettre, les ambassadeurs récemment envoyés vers le roi se sont rendus en présence de mademoiselle de Bourgogne, des principaux de son sang et de quelques-uns de ses conseillers, et que l'on a aussitôt après discuté, en l'absence de mademoiselle, les questions suivantes: Mademoiselle de Bourgogne se trouve-t-elle liée par les lettres relatives à son mariage avec le fils de l'Empereur qui ont été montrées aux états, de telle sorte qu'elle ne puisse conclure aucune autre alliance? On a décidé que mademoiselle ne se trouve pas liée, attendu qu'elle s'est contentée de répondre qu'elle se conformerait à la volonté de son père, et qu'il est bien connu que diverses grandes matières devaient être réglées entre l'Empereur et le duc Charles avant que ce mariage s'accomplît. Le second point était celui-ci: Si mademoiselle de Bourgogne est libre de conclure une autre alliance, quelle est celle qui serait la plus utile à ses pays et à ses sujets? On remarqua que les possessions du fils de l'Empereur étaient bien éloignées des siennes, et par là d'un faible secours. On parla de l'alliance de l'Angleterre et du duc de Clarence, mais l'on répliqua que cette alliance serait fort mal prise par le roi de France, à cause des divisions qui existaient entre les Anglais et lui, et qu'il en résulterait pour les Etats de mademoiselle, qui relèvent de la couronne de France, une guerre perpétuelle; enfin l'on observa qu'aucune alliance n'était plus convenable que celle du Dauphin, que mademoiselle la désirait et qu'elle assurerait la paix et le repos de ses pays, vu que le roi était prêt, en cas de refus, à causer de grands dommages à ses pays, qui ne sont point, ce qui est fort lamentable, en état de faire quelque résistance. Quant au troisième point, qui se rapportait à l'ouverture des villes et forteresses d'Artois, il fut résolu que l'on prêterait serment de fidélité au roi jusqu'au moment de l'hommage de mademoiselle de Bourgogne, et que ladite ouverture s'effectuerait verbalement, sans que le roi pût introduire en Artois ses hommes d'armes. Le quatrième point était d'examiner, dans le cas où la question de l'ouverture des villes de l'Artois empêcherait le mariage, quels moyens l'on adopterait pour résister au roi de France. En effet, mademoiselle de Bourgogne a reçu hier, de divers lieux et par plusieurs députés de Béthune, les nouvelles les plus graves sur les entreprises que le roi fait chaque jour en Artois; elle a supplié, les mains jointes et les yeux remplis de larmes, le sire de Rumbeke et maître Jean de la Bouverie de se rendre près des membres des états pour réclamer des secours, offrant d'y employer sa propre personne et ses biens, et se plaignant fort de ce que ses sujets s'abandonnaient à leurs inimitiés mutuelles, au lieu de songer à protéger leurs biens, ce dont il résulterait évidemment qu'elle perdrait tout son héritage et serait elle-même livrée au roi, tandis qu'elle possède tant de beaux pays, couverts d'une nombreuse population qui y pourrait aisément porter remède. Elle ajoutait qu'elle ne voulait pas, pour ce motif, renoncer contre l'avis des états à l'alliance du Dauphin, mais qu'il ne convenait point que l'on eût recours à de semblables moyens pour la contraindre, et qu'il était nécessaire d'envoyer des secours à ceux qui les réclamaient. On délibérera à ce sujet aujourd'hui, et cette matière est si grande et si importante qu'elle ne saurait l'être davantage. Beaucoup de députés sont toutefois d'opinion que jamais l'on n'obtiendra du roi un traité favorable, à moins qu'on ne lève la main et que l'on ne présente le visage...» La séance des états était attendue avec une anxiété profonde: Marie de Bourgogne s'y était rendue, et l'on y remarquait les échevins de Gand et les doyens des métiers. Les ambassadeurs qui revenaient d'Arras y présentèrent la relation «de leur besoingné.» Ils y indiquaient vaguement ce qu'ils avaient appris sur la reddition de la cité d'Arras, sur certaines alliances et sur quelques lettres écrites par de grands personnages, se référant d'ailleurs «à ce qui est rapporté plus avant aux estats,» ou «à ce que est en la mémoire du reportant.» La discussion nécessita bientôt des explications plus complètes. La jeune duchesse de Bourgogne les écouta quelque temps en silence; mais, lorsqu'ils reproduisirent le récit de l'entretien qu'ils avaient eu avec le roi de France, elle s'écria vivement que tout était faux, et qu'ils ne prouveraient jamais que les lettres dont ils parlaient eussent été écrites. Cependant, l'un des ambassadeurs (c'était un pensionnaire de Gand, Godefroi Hebbelinc) montra les lettres mêmes qui avaient été adressées à Péronne, et les exposa à tous les regards; puis ils poursuivirent en citant les noms de la duchesse douairière de Bourgogne et du sire de Ravestein. Quand ils prononcèrent ceux d'Humbercourt et d'Hugonet, ces chefs du parti français, l'indignation publique, encore toute surexcitée par les supplices de la veille, éclata en sinistres murmures. La Flandre n'avait-elle pas été sans cesse menacée par les intrigues que des étrangers formaient pour sa perte? Humbercourt n'était-il pas Picard? Hugonet n'était-il pas Bourguignon? Quels étaient donc les services qui pouvaient justifier la fortune de la maison de Brimeu, à laquelle appartenait le sire d'Humbercourt? Son aïeul, Atis de Brimeu, avait été gouverneur du duc Philippe, et l'avait élevé dans la haine des franchises communales. On accusait son père, Jean de Brimeu, d'avoir trahi les Flamands au siége de Calais. Gui d'Humbercourt avait marché sur leurs traces; il avait été armé chevalier en luttant contre les Gantois à la sanglante journée d'Overmaire, en 1452; puis il avait présidé à l'exécution rigoureuse de la capitulation de Liége, qu'il avait préparée par ses fallacieux discours; et, afin de rendre plus cruelle aux Liégeois la perte de leurs priviléges, il les avait orgueilleusement contraints à les lui remettre dans une de leurs maisons, dont il s'était emparé par droit de confiscation, dans la maison même de leur héros, Rasse de Lintre. Enfin, il avait gouverné la Flandre au nom du duc Charles à l'époque des exactions les plus violentes, muni, dit-on, d'un blanc seing qui légitimait toutes ces sentences, vendant tantôt la justice aux bourgeois obscurs, l'invoquant tantôt pour perdre, sans égard pour son rang, le connétable Louis de Saint-Pol, aussi humble vis-à-vis du roi de France, qui l'avait gagné à ses intérêts, qu'il était altier à l'égard des communes, lorsqu'il venait réclamer de nouveaux impôts. Hugonet n'avait-il pas eu part à la même autorité, et ne s'était-il pas associé aux-mêmes actes? Sorti pauvre et obscur de la Bourgogne, et devenu tour à tour chancelier, vicomte d'Ypres, seigneur de Saillant, d'Epoisses, de Lys, de Middelbourg, pouvait-il justifier la possession de tant de riches domaines? Guillaume de Cluny, leur confident et leur ami, n'avait-il pas exercé sur l'esprit du duc Charles une si funeste influence que le duc Philippe en avait lui-même compris les dangers, lors de la retraite de son fils en Hollande? C'étaient toutefois ces mêmes hommes, comblés des bienfaits de la maison de Bourgogne, qui avaient livré la ville d'Arras, ce boulevard des frontières flamandes, où le duc Philippe avait jadis imposé ses volontés à Charles VII, et le bruit s'était répandu qu'ils n'étaient rentrés à Gand qu'afin d'enlever la jeune duchesse Marie pour la remettre au roi de France. Il ne restait aux membres des états généraux qu'à se séparer des traîtres pour combattre Louis XI. La guerre était moins périlleuse que leur influence; elle était devenue une nécessité, et la commune de Gand prit aussitôt l'initiative de la résistance, en se hâtant de réunir du salpêtre, des serpentines, des veuglaires, des arbalètes, des glaives, des maillets, des tentes et des étendards de soie ornés de franges d'or. Hugonet et Humbercourt n'assistaient point à cette assemblée. Seule au milieu des membres des états qu'elle avait trompés et de la foule tumultueuse des bourgeois qui abhorraient le nom de son père, Marie de Bourgogne invoquait pour sa justification sa jeunesse et son malheur: elle protestait qu'elle n'avait jamais voulu se séparer de la commune; elle offrait aux métiers de leur rendre leurs bannières; elle invoquait le témoignage de ceux à qui elle déclarait, deux jours auparavant, le visage baigné de larmes, que si l'alliance du Dauphin était utile, il ne fallait point l'acheter au prix de la honte de la Flandre. Sa voix faisait tressaillir des coeurs que la vue du sang ne touchait plus. La commune déclara tout d'une voix qu'elle oubliait les torts de la jeune princesse, et celle-ci pardonna également aux trois membres de Gand toutes les offenses dont ils avaient pu se rendre coupables vis-à-vis d'elle. En vertu de cette réconciliation solennelle, les bourgeois quittèrent immédiatement la place publique et les métiers reprirent leurs travaux au son de la cloche, qui avait, depuis longtemps, cessé d'en donner le signal. Dans la nuit suivante, le premier échevin de la keure, Adrien de Raveschoot, qui avait réclamé, en 1467, pour les trois membres de Gand la restitution de leurs franchises, alla arrêter, au nom des états généraux, ceux qui, dès ce moment peut-être, avaient conseillé à Charles le Hardi de les anéantir. Le chancelier Hugonet fut saisi dans son hôtel: on découvrit dans la chartreuse de Royghem le sire d'Humbercourt et le protonotaire de Cluny, qui avaient réussi à sortir de la ville. Bien que Gui d'Humbercourt revendiquât le privilége des chevaliers de la Toison d'or de n'être jugés que par des membres de l'ordre, et que les deux autres invoquassent le respect que méritaient leur hautes dignités dans l'Eglise et dans la magistrature, ils furent immédiatement conduits au Gravesteen. L'inquiétude s'était un peu calmée depuis que l'on avait appris que Louis XI avait dirigé son armée vers le comté de Boulogne, dont il voulait faire hommage à Notre-Dame, en la priant de le choisir pour son avoué; mais cette tranquillité ne fut pas longue: des messagers accourus en toute hâte annoncèrent bientôt que l'armée française se préparait à envahir la Flandre. Lens avait été enlevé d'assaut; le sire de Chimay se disposait à livrer Béthune aux ennemis; Raoul de Lannoy parlementait aussi pour leur remettre ce fameux château d'Hesdin, que le duc Philippe avait orné avec un si grand luxe, et l'on avait, disait-on, entendu Louis XI jurer, par la Pasque-Dieu, qu'il mènerait son armée en Flandre aussi loin que le duc Charles avait mené la sienne en France. Une lettre adressée aux états de Flandre par les échevins de Tournay sur les dangers qui menaçaient cette ville ne semblait pas plus rassurante. A ces tristes nouvelles, toutes les corporations courent aux armes (27 mars); elles se pressent de nouveau sur la place publique et déclarent qu'elles ne se retireront point tant que l'on n'aura pas jugé le chancelier Hugonet et le sire d'Humbercourt, qui ont donné l'exemple et le conseil de la trahison; et avec eux, Guillaume de Cluny, qui a été leur complice, et Jean de Melle, ancien trésorier de la ville, dont le procès n'a pu être instruit avant le 18 mars, parce qu'il s'est caché pendant quelque temps dans le pays d'Alost. Les bruyantes clameurs de la multitude irritée, réunie en _wapeninghe_ selon le vieux droit communal, retentirent pendant toute la nuit; le lendemain, Marie de Bourgogne céda au mouvement populaire qu'elle ne pouvait plus apaiser. Par une charte scellée, à la demande des trois états de tous les pays de par-deçà, assemblés à Gand, elle chargea huit commissaires, choisis parmi les mandataires des diverses provinces, d'instruire le procès des prisonniers du Gravesteen avec le concours des délégués des magistrats de Gand. Les huit commissaires nommés par la duchesse de Bourgogne étaient Everard de la Marck, sire d'Aremberg, Pierre de Roubaix, Philippe de Maldeghem, Henri de Witthem, seigneur de Bersele, Jacques de Mastaing, Jacques Uuterlymmingen, Jean d'Auffay, maître des requêtes, et Arnould Beuckelare. Déjà les clercs des échevins parcouraient les rues, en invitant, à son de trompe, quiconque aurait quelque grief à produire contre le sire d'Humbercourt, le chancelier Hugonet et Jean de Melle, à se présenter devant les commissaires des états. De nombreux chefs d'accusation furent proposés et discutés: les principaux étaient, outre la trahison qu'on leur reprochait, l'abus des blancs seings que le duc Charles leur avait confiés, les exactions qui leur avaient permis de réunir, en même temps que le trésor s'épuisait, plus de richesses que n'en possédaient la plupart des princes; les conseils par lesquels ils n'avaient cessé, disait-on, d'exciter le duc à de nouvelles guerres, afin que la prolongation de son absence éternisât l'autorité dont il les avait investis à son départ, tandis qu'en retenant à leur profit une partie des taxes extraordinaires levées en Flandre, ils contribuaient à préparer le désastre de Nancy. Trois jours s'étaient écoulés, lorsque les rumeurs qui s'étaient répandues sur la marche du procès du Gravesteen apprirent à la jeune duchesse de Bourgogne la condamnation prochaine de ces hommes en qui elle ne voyait que les anciens serviteurs de son père. Bien qu'elle n'eût en ce moment autour d'elle que leurs ennemis, parmi lesquels il faut citer le comte de Saint-Pol, dont ils avaient livré le père aux bourreaux de Louis XI, elle résolut de tenter un dernier effort pour les sauver; et, ne prenant conseil que d'elle-même, elle courut d'abord à l'hôtel de ville, près des échevins, puis au Marché du Vendredi, au milieu des métiers réunis sous leurs bannières. Lorsque, après avoir traversé la foule, vêtue de deuil et ne portant sur son front pâle d'angoisse et de douleur qu'un simple voile, d'où se déroulaient ses cheveux épars, elle monta à l'_Hooghuys_ et parut à cette même fenêtre où Hoste Bruneel avait, dix années auparavant, pris place à côté de Charles le Hardi, un mouvement de pitié se manifesta à sa vue; il redoubla quand elle s'adressa à la commune et aux métiers assemblés, les conjurant par les larmes et les plus humbles prières de renoncer au jugement des prisonniers du Gravesteen. «N'oubliez pas, leur disait-elle, que je vous ai pardonné tout ce dont vous aviez pu vous rendre coupables vis-à-vis de moi; pardonnez également à ceux qui peuvent s'être rendus coupables de quelque délit contre vous.» Déjà quelques voix se mêlaient à la sienne; déjà deux partis se formaient sur la place publique. Les uns étaient résolus à punir, les autres espéraient pouvoir pardonner; et l'on voyait les piques se croiser pour maintenir la rigueur des lois ou pour lui faire succéder la clémence, quand une clameur plus forte et plus énergique rappela à Marie de Bourgogne que son premier devoir était de punir le riche comme le pauvre, l'homme puissant comme l'homme faible et obscur. «Et lors s'en retourna, dit Philippe de Commines, ceste pauvre demoiselle bien dolente et desconfortée (lundi 31 mars).» Le procès du sire d'Humbercourt et du chancelier Hugonet continua: on leur demanda pourquoi ils avaient engagé le sire de Crèvecoeur à livrer la cité d'Arras. On les interrogea sur un don considérable d'argent qu'ils avaient reçu dans un procès entre un bourgeois et les anciens magistrats de la ville; on leur reprochait enfin de fréquentes violations des priviléges de Gand, crime irrémissible que la mort pouvait seule expier. Les accusés ne répondirent rien sur le premier chef, alléguèrent sur le second que, s'ils avaient reçu de l'argent, ils ne l'avaient point demandé, et se justifièrent sur le troisième en remontrant que c'était le duc Charles qui avait enlevé aux Gantois un grand nombre de leurs franchises, et que cette accusation ne pouvait les atteindre, puisqu'ils n'étaient point bourgeois de la ville de Gand. Dans ce siècle où régnait Louis XI, où écrivait Philippe de Commines qui plaçait la vertu dans l'habileté et dans le succès d'une haute fortune, Humbercourt et Hugonet avaient cru pouvoir servir à la fois le roi de France et le duc de Bourgogne: ils ne voyaient dans les communes de Flandre que des ennemis, et dans ce procès qu'un acte de violence. La mission des juges touchait à son terme; le 3 avril 1476 (v. st.), jour de la solennité du jeudi saint, les trois prisonniers du Gravesteen saluèrent, à travers les grilles de leur prison, les pâles rayons d'une aurore qui pour eux devait être la dernière. Gui d'Humbercourt était resté fier et courageux comme s'il eût attendu la mort, non sur un échafaud, mais sur un champ de bataille. Il se souvenait des héros de ces romans de chevalerie que le duc Charles aimait à lui entendre lire à haute voix, et ne songeait qu'à imiter leur noble fermeté dans le malheur. Guillaume Hugonet, plus calme, plus résigné, cherchait des consolations dans les préceptes des théologiens et des philosophes, et dans les souvenirs de sa longue expérience. Si sa conscience lui reprochait quelque faiblesse, il était soutenu par la conviction profonde que la haine aveugle du peuple avait présidé plus que la justice à sa condamnation, et ce fut avec une noble et touchante sérénité qu'il employa ses derniers moments à consoler sa femme et ses enfants, retenus eux-mêmes prisonniers par la commune de Malines. «Ma soeur, ma loyale amie, je vous recommande mon âme de tout mon coeur. Ma fortune est telle que j'attends de aujourd'hui mourir, comme l'on dit, pour satisfaire au peuple. Dieu, par sa bonté et clémence, leur veuille pardonner et à tous ceux qui en sont cause, et de bon coeur je leur pardonne. Mais, ma soeur, ma loyale amie, pour ce que je sens la douleur que vous prendrez pour ma mort, tant à cause de la séparation de notre cordiale compagnie, comme pour la honteuse mort que j'aurai souffert, je vous prie que vous veuilliez conforter sur deux choses: la première, que la mort est commune à toutes gens, et plusieurs l'ont passée en plus jeune âge; la seconde, que la mort que je soutiendrai est sans cause et sans que j'aie fait chose pour laquelle j'ay desservy la mort: par quoi je loue mon Créateur qu'il me donne grâce de mourir en ce glorieux jour qu'il fut livré aux Juifs pour souffrir sa passion tant injuste... Escript ce jeudi sainct, que je croy estre mon dernier jour.» Le chancelier de Bourgogne avait à peine terminé cette lettre d'adieux à sa femme, qu'au moment de quitter la terre il n'appelait plus que sa soeur, lorsqu'on vint le réclamer pour le conduire avec Gui d'Humbercourt et Jean de Melle dans la salle où l'on soumettait à la torture les accusés qui refusaient de reconnaître leur crime, usage qui reposait sur ce principe du droit criminel du moyen-âge, que l'aveu du coupable était nécessaire pour qu'il pût être condamné. L'acte des aveux des trois accusés fut dressé: quelle qu'en eût été la valeur pour ceux qui les obtinrent, ils furent aussitôt après conduits à la _vierschaere_, où leur sentence fut proclamée. En vain déclarèrent-ils interjeter appel au parlement de Paris; en vain le sire d'Humbercourt invoqua-t-il de nouveau les immunités particulières des chevaliers de la Toison d'or: on ne leur accorda que quelques moments pour régler les derniers soins de cette vie et se préparer à une vie nouvelle; et, peu après, le chancelier et son ami quittèrent successivement le Gravesteen pour se rendre au Marché du Vendredi. Là s'élevait l'échafaud où il n'y avait aucune tenture de deuil, mais rien qu'un peu de paille, comme si les condamnés eussent été les coupables les plus obscurs. Un fauteuil y avait été toutefois placé pour Gui d'Humbercourt, qui ne pouvait plus se tenir debout, tant son corps avait été brisé par les rigueurs de la torture qu'il avait fallu épuiser avant d'affaiblir son courage. Le bourreau, maître Guillaume Hurtecam, n'avait jamais touché de sa hache des têtes aussi illustres; la vengeance populaire croyait, en les frappant, condamner toute la domination bourguignonne. Jean de Melle avait péri sur le même échafaud: Guillaume de Cluny fut plus heureux; son jugement avait été remis aux fêtes de Pâques; il réclama les priviléges de ses fonctions ecclésiastiques, et ne fut condamné qu'à un emprisonnement, dont il s'affranchit quatre mois plus tard en payant une amende. Il faut ajouter que, par une déclaration du 4 avril, semblable à celle qu'elle avait signée le 18 mars, après le supplice d'Huereblock et de Baudins, Marie pardonna aux Gantois toutes les offenses commises contre sa hauteur et seigneurie dans le procès dont elle avait elle-même, disait-elle, abandonné aux échevins le soin et la direction. Le lendemain, la jeune princesse s'éloigna des murs de Gand, encore pleine des tristes images des tortures et des supplices, pour se rendre à Bruges, où elle était attendue impatiemment: on l'avait toutefois entendu répondre aux députés de cette ville: «Si vous voulez me conduire de _wapeninghe_ en _wapeninghe_, j'aime mieux rester à Gand;» et il avait fallu, pour la rassurer, de vaines protestations, que rien ne devait confirmer. A Bruges comme à Gand, mille rumeurs de trahison troublaient tous les esprits, et elles venaient de se réveiller au bruit que Marie de Bourgogne avait confirmé par de nouveaux priviléges ceux que les habitants du Franc possédaient déjà comme quatrième membre du pays. C'étaient de tristes auspices pour son arrivée dans ce palais de Bruges qui conservait encore les traces de la puissance de ses ancêtres. Lorsqu'elle se rendit à l'église de Saint-Donat pour recevoir les serments des bourgeois en échange des siens, de bruyantes clameurs interrompirent les hymnes sacrées. «Il faut que nous sachions d'abord, s'écriait-on de toutes parts, si l'on a supprimé le quatrième membre et si l'on a replacé les populations du Franc sous l'autorité de Bruges.» Le tumulte était si grand que la cérémonie ne put s'achever; mais Marie de Bourgogne fit publier le même jour une ordonnance où elle déclarait que, prenant en considération la nécessité de rétablir l'ancienne organisation communale de la Flandre et de détruire les funestes résultats des modifications qui y avaient été apportées, elle abolissait, pour satisfaire aux griefs des Brugeois et sur l'instante prière des habitants du Franc eux-mêmes, le quatrième membre créé par son aïeul le duc Philippe. Les métiers s'étaient déjà réunis en armes sur la place du Marché, malgré les sages exhortations de messire Louis de la Gruuthuse. On avait répandu le bruit que dans plusieurs districts du Franc on refusait d'accepter le rétablissement de la suprématie de Bruges. Les sires de Moerkerke et de Ghistelles étaient les chefs de cette résistance. Le bailli reçut l'ordre d'arrêter le premier, mais il eut le temps de fuir: le second fut livré par les habitants d'Oudenbourg. Le 13 avril 1477, les communes du Franc vinrent renouveler à Bruges leur acte d'adhésion de 1436, et, deux jours après, les échevins se rendirent à Gand pour recevoir des mains du grand bailli Jean de Dadizeele les chartes qui avaient réglé la constitution du quatrième membre de Flandre. L'agitation n'avait pas cessé, lorsqu'une ambassade, envoyée par l'empereur Frédéric III, entra à Bruges le 16 avril, vers le soir. Elle était composée de l'archevêque de Trèves, de l'évêque de Metz, du duc de Bavière et du chancelier de l'Empire. Louis de la Gruuthuse et Philippe de Hornes la reçurent solennellement à la clarté des torches et la conduisirent au palais. Là les envoyés allemands demandèrent, au nom de l'empereur Frédéric, qu'on donnât suite aux projets de mariage entre son fils Maximilien et la duchesse Marie, que le duc Charles avait lui-même approuvés. L'ambassade de Péronne avait, par son sanglant dénoûment, renversé l'influence de Marguerite d'York, qui avait fait espérer à des princes anglais la main de «la plus grande héritière qui fust en son temps.» Elle avait surtout à jamais ruiné les prétentions des partisans de l'alliance française. Tous les Bourguignons qui avaient été attachés au service de Charles le Hardi avaient reçu l'ordre de quitter la Flandre, et l'on avait retenu comme otage l'évêque de Liége, Louis de Bourbon, qui, avant de ceindre, à dix-huit ans, la mitre que porta Henri de Gueldre, avait été, à peine âgé de quatorze ans, doyen de Saint-Donat de Bruges. Louis de Bourbon avait été autrefois le prisonnier des Liégeois excités par Louis XI: c'était au contraire un zèle aveugle pour les intérêts du roi de France que lui reprochaient les communes flamandes. Les intrigues des partisans de Louis XI semblaient si complètement étouffées que madame d'Halewyn, bien que parente du sire de Commines, disait tout haut que le Dauphin était trop jeune pour que l'on pût songer à lui. Marie elle-même ne cachait point qu'elle était bien résolue à ne pas devenir la fille d'un prince indigne de la confiance qu'elle avait placée, infortunée orpheline, dans le lien spirituel qui le lui désignait pour protecteur: «J'entends, avait-elle dit, que monsieur mon père régla mon mariage avec le fils de l'Empereur; je n'en veux point d'autre.» Les ambassadeurs allemands reçurent une réponse favorable. Leur présence, l'importance de leur mission, la gravité des intérêts qui devaient dépendre de son succès, calmèrent le peuple. Marie se montra sur la place du Marché au milieu des métiers en armes, entourée des députés de la ville de Gand, qui étaient venu jurer l'alliance des deux grandes cités flamandes. A sa voix, les bourgeois rentrèrent paisiblement dans leurs foyers, et l'on sonna toutes les cloches pour célébrer le rétablissement de la paix. Marie en profita pour se rendre, le 18 avril, à l'hôtel des échevins, où elle promit de respecter les priviléges de la ville tels qu'elle venait de les renouveler. Aussitôt après, eut lieu l'élection des magistrats, conformément aux anciennes coutumes de la Flandre, pendant si longtemps abolies. Les quatre commissaires de la duchesse choisirent les treize échevins, cinq parmi les bourgeois et les huit autres parmi les membres des métiers et des corporations. Les échevins élurent ensuite entre eux le bourgmestre. Il se nommait Jean de Keyt. Ces usages remontaient, selon la tradition populaire, à l'époque de Baudouin le Barbu. Après avoir fécondé le berceau des communes de Flandre, ils reparaissaient pour jeter un dernier rayon sur leur déclin et leur décadence. Trois jours après, le duc de Bavière fiança la duchesse Marie au nom du duc Maximilien d'Autriche. Selon la coutume suivie dans ces cérémonies, il se reposa un instant sur un lit d'apparat à côté de la princesse, qui n'avait pas quitté sa robe de fiancée: une épée nue l'en séparait, et quatre archers veillaient à ce qu'elle ne fût point déplacée. Le même jour (21 avril 1477) on publia, à l'occasion de ces fiançailles, une nouvelle charte où les franchises des Brugeois étaient confirmées et augmentées. Leurs libertés devaient désormais être confiées à la garde des _hooftmannen_ et des doyens; une milice municipale de chaperons rouges était établie pour veiller à la paix intérieure; le siége de la châtellenie du Franc était fixé à Bruges, et aucun privilége ne pouvait lui être accordé sans le consentement des échevins de cette ville. On y lisait aussi que les mandements du comte, de ses conseillers ou du parlement de Paris, seraient dorénavant communiqués aux corps de métiers par les échevins le lendemain du jour où ils les auraient reçus, et que les possesseurs du tonlieu de Bruges seraient tenus, ainsi que l'amiral de Flandre, d'équiper des navires pour protéger le commerce maritime, en chargeant des échevins qui résideraient dans les ports de réprimer sévèrement tous les délits qui en troubleraient la sécurité. La Flandre, attaquée par la France, menacée par l'Angleterre, croyait ses franchises assurées parce qu'une jeune orpheline, faible héritière de tant de princes redoutés, lui avait rendu quelques chartes qui remontaient à la journée de Courtray. Elle avait foi dans son courage, parce qu'elle combattait sous ses vieilles bannières, qu'elle s'était hâtée de faire chercher à Notre-Dame de Boulogne et à Notre-Dame de Halle. De toutes parts un vif enthousiasme se manifestait sans entraves. Les milices communales se mettaient en marche au son des cloches. A Gand, six échevins se placèrent à la tête des connétablies appelées à prendre part à la guerre: elles avaient pour chef le bâtard d'Herzeele, héritier d'un nom illustre dans les fastes militaires des communes flamandes. Le même zèle s'était répandu de l'atelier des corps de métiers à l'opulente demeure du bourgeois, du château crénelé du noble à l'humble chaumière du laboureur. Ici l'on chantait: Galans de Picardie, De Flandres et d'Artois, De Haynau la jolie, Et vous de Boulenois, Cueilliez trestous corage A léaument servir La dame et l'iretage Qui lui doit partenir. Chelle jone princhesse, Que Dieu vueille garder! Tous coeurs de gentillesse Se doivent préparer A servir la pucelle, Princhesse du pays, Et tenir sa querelle Contre ses ennemys. Ne soiez en doutance, Car Dieu qui est là sus Nous baillera vengange... Che seroit vitupère Et grant mal à porter, Qui n'a père, ne mère Volloir deshireter. Notre querelle est bonne Se le roy a Péronne Et ses gens sur les champs. Il n'y a rien pris par force, Pour quoy doïons douter... Se le roy a des lanches Bien quatre mil ou plus, Nous avons des balanses Pour les peser tous sus; Mailles et piquenaires Si ne nous fauront point Pour les ferre retraire. Ailleurs on répétait en choeur cette prière: Saint Donat, saint Boniface, saint Eloy, Impétrez-nous victoire contre le roy Qui riens ne tient, ne sçel, ne foy. Il semblait que personne ne désespérât du salut de la patrie, parce que chacun était prêt à y concourir de ses efforts et de son sang. En vain la plupart des capitaines des châteaux et des forteresses se vendaient-ils successivement à Louis XI; en vain l'araignée venimeuse cachée dans les fleurs de lis multipliait-elle ses invisibles réseaux: les vers que Chastelain avait écrits sous le duc Philippe étaient devenus une prophétie: Lyon rampant en croppe de montaigne A combattu l'universal araigne. Les populations se signalaient dans les plus petits bourgs et jusque dans les villages par une résistance énergique. Les paysans interceptaient les convois ou s'assemblaient dans les bois; on vit même des femmes, tombées au pouvoir des Français, déclarer qu'elles mourraient plutôt que de crier: «Vive le roi!» La moitié de la ville d'Arras se défendit deux mois après que l'autre moitié eût été livrée par le sire de Crèvecoeur: les bourgeois avaient repoussé toutes les propositions qui leur avaient été adressées, en déclarant qu'ils ne se soumettraient que sur l'ordre exprès de la duchesse de Bourgogne. Un sauf-conduit leur avait même été accordé pour qu'ils envoyassent des députés vers elle; mais Louis XI les fit arrêter à Lens et conduire à Hesdin, où Tristan l'Ermite fut chargé de surveiller leur supplice. Parmi ceux-ci se trouvait un notable bourgeois d'Arras, nommé Oudart de Bussy, auquel le roi avait inutilement offert, peu de temps avant, afin de le gagner, une charge de conseiller au parlement de Paris: sa mort réjouit fort le roi de France. «Ceux dudit Arras, écrit-il à l'un de ses conseillers, s'étaient assemblés bien vingt-deux ou vingt-trois, pour aller en ambassade devers mademoiselle de Bourgogne; ils ont été pris et les instructions qu'ils portoient, et ont eu les testes tranchées, car ils m'avoient faict une fois le serment. Il y en avoit un entre les autres, maistre Oudart de Bussy, à qui j'avois donné une seigneurie en parlement. Et afin qu'on cogneut bien sa teste, je l'ay faict atourner d'un beau chaperon fourré et est sur le marché d'Hesdin, là où il préside.» Le supplice d'Oudart de Bussy n'empêcha point le sire d'Arcy et Salazar de s'enfermer à Arras; et la ville se défendit si vaillamment contre l'armée française qui vint l'assiéger et la garnison qui occupait la cité, que Louis XI se hâta, dès qu'il s'en fut rendu maître, d'en chasser tous les habitants, sans en excepter les moines de l'abbaye de Saint-Vaast. Leurs maisons et leurs biens furent confisqués au profit d'une population nouvelle appelée de la Normandie, et le nom de la ville d'Arras fit place à celui de Franchise, que Marie de Bourgogne eût eu le droit de lui donner comme le prix de son courage, mais qui n'était qu'une dérision amère imposée par Louis XI pour compléter une oeuvre de spoliation et de ruine. Le roi de France avait espéré qu'il s'emparerait aisément des importantes châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, que gardaient des hommes d'armes peu nombreux, débris mutilés de la malheureuse armée de Nancy; mais le triomphe même des Suisses, qui avaient vaincu le duc de Bourgogne aussi bien que les ducs d'Autriche, était une leçon dont avaient profité les populations flamandes: la défense d'Arras éclaira Louis XI sur la résistance qu'il allait rencontrer comme tant d'autres rois de France qui, longtemps avant lui, avaient attaqué la Flandre, et aussitôt après, à leur exemple, il ordonna la convocation de l'arrière-ban dans tout le royaume. Cependant Louis XI ne cessait de joindre aux avantages que lui promettait la supériorité de ses forces ceux que son habileté lui assurait tantôt par la corruption secrète, tantôt par la persuasion et les perfides ambages d'un langage insinuant. «Mes amis, disait-il aux habitants du Quesnoy, si je viens en ce pays, ce n'est que pour votre plus grand profit et dans l'intérêt de mademoiselle de Bourgogne, ma bien-aimée cousine et filleule. Personne ne lui veut plus de bien que moi, et elle s'abuse grandement en ne mettant point en moi sa confiance. De ses méchants conseillers, les uns veulent lui faire épouser le fils du duc de Clèves: c'est un prince trop faible et trop peu illustre pour une si glorieuse princesse. Je sais d'ailleurs qu'il a à la jambe un mauvais ulcère: il est de plus ivrogne comme tous les Allemands, et, après avoir bu, il lui brisera son verre sur la tête et la battra. D'autres veulent l'allier aux Anglais, ces anciens ennemis du royaume qui sont tous de mauvaise vie. Enfin il en est qui veulent lui donner pour mari le fils de l'Empereur. Ces princes de la maison impériale sont les plus avares du monde. Ils emmèneront mademoiselle de Bourgogne en Allemagne, terre étrangère et grossière où elle ne connaîtra aucune consolation, tandis que votre terre de Hainaut demeurera sans seigneur pour la gouverner et la défendre. Si ma cousine était bien conseillée, ajoutait-il, elle épouserait le Dauphin; ce serait un grand bien pour votre pays; vous autres Wallons, vous parlez la langue française; il vous faut un prince de France et non pas un Allemand. Pour moi, j'estime les gens du Hainaut plus que toutes les nations du monde. Il n'y en a pas de plus nobles, et, selon moi, un berger du Hainaut vaut mieux qu'un grand gentilhomme d'un autre pays.» Il les entretenait aussi de ses bonnes intentions à leur égard, et leur rappelait le sage gouvernement du duc Philippe, leur vantant son affection et sa reconnaissance pour lui, et se découvrant même chaque fois qu'il prononçait son nom. Toutes ces belles paroles semblaient peu dignes de foi: lorsque, peu après la mort de Charles le Hardi, le sire de Commines s'était entremis pour exciter une rébellion en Hainaut, Louis XI avait obstinément refusé de confirmer les priviléges de ce pays. Un événement récent témoignait également du peu de respect que le roi de France portait aux franchises les plus anciennes et les moins contestables. Tournay avait, en payant un impôt annuel, obtenu des rois de France un droit de neutralité qui lui permettait en temps de guerre de faire librement le commerce et de fermer ses portes à toute garnison. Olivier le Diable, honteux du mauvais succès de sa mission à Gand, avait profité de sa présence à Tournay pour corrompre quelques bourgeois. Le 23 mai, une porte fut livrée au sire de Mouy, capitaine de Saint-Quentin; la ville perdit ses libertés, et ses magistrats furent conduits à Paris, où ils restèrent captifs tant que le roi vécut. Louis XI, réduit à recourir à ces intrigues, parce que les succès qu'il devait à la force des armes lui semblaient trop lents, regrettait déjà, comme nous l'avons vu par son discours aux habitants du Quesnoy, d'avoir négligé le mariage du Dauphin et de Marie, ce moyen qu'il eût dû préférer à tous les autres pour réunir à ses Etats ceux de la duchesse de Bourgogne, parce qu'en politique les plus aisés et les plus simples sont toujours les meilleurs. Ce fut pour apaiser le ressentiment de Marie, si indignement trompée dans la confiance qu'elle avait placée en lui, qu'il exprima le 16 mai, dans des lettres patentes de réhabilitation, toute l'indignation qu'il éprouvait du supplice d'Hugonet et d'Humbercourt dont il était la première cause: il engageait en même temps le sire de Lannoy, oncle du capitaine d'Hesdin, à tenter un dernier effort dans le conseil de la duchesse pour faire rompre son mariage avec le duc d'Autriche. Les partisans de l'alliance française étaient devenus de plus en plus rares dans les Etats de Marie de Bourgogne. La Flandre la repoussait en vertu de toutes les traditions de son histoire; le Hainaut et les autres provinces où l'on parlait français ne lui étaient pas plus favorables, parce que leur situation plus voisine des frontières du royaume leur permettait de mieux connaître l'oppression et la misère qui y régnaient. Ce qui éloignait surtout les esprits d'un traité avec la France, qu'aurait sanctionné l'union de Marie et d'un prince français, c'était la triste expérience des malheurs qui avaient été la suite du mariage de Marguerite de Male et de Philippe le Hardi. Le faste, l'orgueil, l'ambition du duc Charles étaient encore des souvenirs trop récents pour que la Flandre pût songer à se choisir pour maître le Dauphin de France, ou même à reconstituer une autre dynastie des ducs de Bourgogne. On se méfiait d'ailleurs si profondément de la sincérité du roi de France que plus ses promesses étaient magnifiques, plus elles semblaient illusoires et perfides. Quelle que fût la solennité des serments par lesquels il s'engageât, on savait bien avec quelle facilité il était porté à les violer, et tout traité conclu avec lui ne pouvait être considéré que comme un piége destiné à perdre ceux qui s'y laisseraient imprudemment entraîner. Les émissaires de Louis XI purent aisément se convaincre que des partis rivaux qui tendaient à empêcher le mariage de Marie de Bourgogne avec Maximilien, il n'en était que deux qui possédassent quelques chances de succès; l'un soutenait les titres de Philippe de Ravestein, de la maison de Clèves; l'autre favorisait le duc de Gueldre, Adolphe d'Egmont, que les communes avaient délivré de sa prison au château de Courtray. Philippe de Ravestein était arrière-petit-fils de Jean sans Peur par son aïeule, et du roi Jean de Portugal par sa mère. Il avait été élevé avec sa cousine à la cour de Bourgogne; on ajoutait qu'elle l'aimait; mais il était sans puissance, et l'on était loin des temps où l'on avait vu un de ses ancêtres arriver seul, dans une barque traînée par un cygne, pour délivrer une jeune orpheline menacée par ses ennemis. Adolphe d'Egmont était beau et plein de courage; quelques voix lui reprochaient ses longs démêlés avec son père; d'autres cherchaient à le justifier en blâmant le vieux duc de Gueldre qui, après l'avoir dépouillé, malgré les pleurs de sa mère, de son légitime héritage, l'avait livré captif au prince qui l'usurpait. Adolphe d'Egmont était veuf de Catherine de Bourbon, soeur d'Isabelle de Bourbon, mère de Marie de Bourgogne. Dans les premiers jours de mai 1477, le sire de Ravestein résolut de mettre à profit l'influence qu'il exerçait à la cour et le temps qui devait s'écouler avant l'arrivée de Maximilien. Son premier soin fut d'écarter le duc de Gueldre, rival plus dangereux, parce qu'il n'avait pas quitté la Flandre, et il réussit à obtenir l'ordre de le faire reconduire dans sa prison de Courtray; mais le duc de Gueldre se fit inscrire au nombre des bourgeois de Gand, et les communes, à qui il devait la liberté, la lui conservèrent en invoquant leurs priviléges. Tandis qu'Adolphe de Clèves, déçu dans ses espérances, se voyait réduit à se retirer en Allemagne, le duc de Gueldre devenait de plus en plus populaire. Loin de profiter de l'affection des communes pour vendre plus cher sa trahison à Louis XI, il ne songeait qu'à la mériter, en se plaçant à leur tête pour combattre les Français. Lorsque, dans les premiers jours de juin, les milices communales se réunirent à Menin, le duc de Gueldre se plaça à leur tête. Les Gantois obéissaient à Jean de Dadizeele; les capitaines des Brugeois étaient Louis de la Gruuthuse, Jacques de Ghistelles et Pierre Metteneye. Déjà le château de Chin avait été enlevé, lorsqu'un désastre imprévu vint ruiner toutes les espérances qui reposaient sur cette expédition. Les Flamands, après avoir brûlé le village de Maire et le faubourg de Sept-Fontaines se préparaient à former le siége de Tournay, grande entreprise dans laquelle Jacques d'Artevelde lui-même avait échoué. Le duc de Gueldre ayant appris que les capitaines français Colard de Mouy, François de la Sauvagière et Jean de Beauvoisis étaient sortis de Tournay pour l'attaquer, se porta au devant des hommes d'armes ennemis et se plaça presque seul au delà du pont de Chin, avant que les siens eussent pu le suivre. Jean Van der Gracht l'engageait à se retirer, mais il ne voulut point l'écouter: «A Dieu ne plaise, disait-il, que jamais l'on me voie fuir ou rendre mon épée; je combattrai jusqu'à ce que je triomphe, ou je mourrai.» François de la Sauvagière remarqua l'imprudence du duc de Gueldre; il s'élança vers lui avec quarante lances, et, l'arrachant tout couvert de sang des bras de Jean Van der Gracht, frappé mortellement à ses côtés, il l'emporta sur son cheval, en présence des hommes d'armes flamands, trop éloignés pour s'y opposer. Le duc de Gueldre rendit bientôt le dernier soupir, et on l'inhuma dans l'église de Notre-Dame, où son cercueil fut déposé dans un caveau construit au treizième siècle pour Jean de Vassoigne, évêque de Tournay sous Philippe le Bel. On avait appris le même jour à Tournay les triomphes de Louis XI dans le duché de Bourgogne, et maître Simon de Pressy, qui devait prononcer à ce sujet un discours dans la cathédrale, ne manqua point de parler aussi «de ce que le roy avoit eu victoire du chief de l'armée des plus rebelles et désobéissans de tous les pays, c'est à sçavoir du chief des Flamands.» Les habitants de Courtray avaient salué par des murmures dictés par la préoccupation de leur propre péril les milices de Bruges qui étaient venues leur demander un asile; ils leur reprochaient tantôt leur indiscipline qui avait, disait-on, été la première cause de la mort du duc de Gueldre, tantôt leur pusillanimité, qui abandonnait l'entrée de la Flandre à la garnison de Tournay. Ces reproches émurent les chaperons rouges de Bruges, et, bien qu'ils se vissent abandonnés des Gantois, qu'une éternelle rivalité avait éloignés d'eux, aussi bien que des hommes d'armes de Gueldre indignés de la triste fin d'Adolphe d'Egmont, ils retournèrent, quatre jours après le combat de Chin, occuper les retranchements qu'ils avaient élevés près d'Espierres. De nouveaux revers les y attendaient; dès le lendemain, le sire de Mouy vint les attaquer avec François de la Sauvagière et Jean de Beauvoisis. Les Brugeois se défendirent un moment vigoureusement, mais ils cédèrent bientôt à un sentiment subit de terreur, déplorable souvenir de celui qu'ils avaient éprouvé au pont de Chin. Dans leur fuite rapide, ils abandonnèrent aux Français leur camp rempli de vins et d'épices précieuses. Ils laissaient aussi en leur pouvoir leur grand étendard, quarante bannières et quatorze cents prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Jacques d'Halewyn, bailli de Bruges, et Gérard de la Hovarderie, qui commandait les bourgeois d'Audenarde. La plupart des prisonniers furent mis aux enchères comme faisant partie du butin, et le sire de la Hovarderie fut vendu, dit-on, deux mille écus d'or sur l'une des places publiques de cette ville où sa femme Anne de Mortagne comptait pour aïeux une longue suite de châtelains. Ainsi avaient reparu, avec les menaces des invasions étrangères, les malheurs des discordes intestines. Si la guerre dévastait les campagnes, les troubles civils effrayaient, dans les villes, le commerce et l'industrie. Les dissensions de 1452 avaient déjà engagé quelques marchands à quitter la Flandre pour s'établir à Anvers. En 1477, la même émigration se renouvelle, et c'est en vain qu'on publie à Bruges, le 25 mai, une ordonnance qui menace d'une amende de six cents livres parisis les marchands étrangers qui ne rentreront pas dans la ville dans le délai de trois jours: ils ne trouvaient plus, au sein des populations dont ils étaient les hôtes depuis six siècles, ni les vertus qui garantissent la paix, ni le courage qui éloigne la guerre, et l'un d'eux, le Vénitien Antoine Gratia-Dei, s'exprimait en ces termes dans un éloquent discours qui nous a été conservé: «Personne ne doit s'étonner, disait-il, si, habitant la contrée la plus illustre et la plus riche du monde, je forme des voeux pour la durée de sa prospérité, et si je considère comme un devoir de vous exposer ce que je juge le plus utile dans ce but. Les progrès des infidèles n'exigent-ils pas qu'on se hâte de réunir contre eux toutes les nations chrétiennes? Ne voyez-vous pas de quels malheurs ils menacent les pays les plus riches et les plus puissants, et quelles en seraient les funestes conséquences pour la Flandre, le Hainaut, la Zélande, mais surtout pour la Flandre, où les marchands des pays étrangers se pressent de toutes parts, et qui mérite d'être appelée la source la plus féconde de secours et de biens de toute sorte pour les hommes. Ceci est assez connu pour que nous arrivions au fond même de la question. Vous avez à soutenir contre les Français une guerre d'autant plus dangereuse que vous la faites mal. La lenteur avec laquelle on la poursuit ne peut être qu'une cause de honte et de dépenses considérables. Combattez donc, ô Flamands! puisque vous avez vos ennemis devant vous. Suivez l'exemple des Bourguignons, qui ont su se protéger eux-mêmes. C'est ainsi que vous préserverez vos campagnes du fer et de la flamme, et que vous éloignerez la fureur des Français de vos frontières. Je ne dois vous rappeler ni la prise d'Arras, ni la trahison qui livra Péronne, ni les complots qui vous ont fait trouver dans vos amis vos ennemis les plus cruels. Vous ne pouvez espérer la paix qu'en l'obtenant le fer à la main. Si Dieu est avec vous, qu'avez-vous à craindre? N'avez-vous pas pour vous la justice et le bon droit? Hâtez-vous d'étouffer ces discordes et ces haines, qui ont pénétré dans les plus belles villes et dans les coeurs les plus généreux. Il ne faut pas que vous laissiez arriver des jours semblables à ceux où Scipion, à la vue de la ruine de Carthage, se souvenait de la ruine d'Ilion. Imitez Silurus, qui remettait à ses fils, comme un symbole d'union, le faisceau qu'ils ne pouvaient rompre. Les discordes civiles ne causèrent-elles pas la perte de toutes les grandes cités qui existèrent jamais, d'Athènes comme de Lacédémone, de Carthage comme de Rome? Veillez à ce que le succès ne vous aveugle point, et que le revers, par un sentiment contraire, ne vous livre point au désespoir et à la colère. Souvenez-vous que si vous avez perdu la Picardie et le Hainaut, vous le devez à vos divisions. Que la puissance de la multitude est dangereuse, puisqu'elle écoute bien moins les froids conseils de la prudence que les impressions inconstantes qui la passionnent! Vos métiers, en s'agitant dans les villes, n'empêchaient-ils pas la noblesse d'aller aux frontières combattre pour vous? Vous demandiez des priviléges pour modérer la puissance de vos princes, au moment même où leur puissance était près de disparaître; vous occupiez en armes vos places publiques et vous faisiez couler le sang de vos concitoyens, pendant que celui de vos frères, répandu par les ennemis, restait sans vengeance, et, en même temps, les nobles augmentaient les divisions, en se montrant pleins de doute et d'incertitude depuis la mort du grand duc Charles. Oubliez réciproquement toutes vos discordes. Unissez-vous, si vous voulez conserver la liberté que vous avez reçue de vos ancêtres. Prodiguez, pour assurer la défaite de vos ennemis, vos trésors, vos biens, vos pierres précieuses, que vous conserveriez inutilement si l'invasion étrangère doit en faire sa proie. N'attendez pas que les Français soient au pied de vos murailles. Nobles et grands, et vous puissantes communes, hâtez-vous de pourvoir au salut de la Flandre, auquel est lié celui de tous les peuples chrétiens.» La Flandre, livrée sans défense, par ses discordes intérieures, aux tentatives de ses ennemis, se trouvait exposée à un péril si imminent qu'Adrien d'Haveskerke et Daniel de Praet se fortifièrent à Wardamme pour couvrir les remparts de Bruges. Gand partageait les mêmes périls; mais Louis XI, dont la prudence descendait quelquefois jusqu'à une hésitation funeste à ses intérêts, ne sut pas profiter de ce moment. Les garnisons de Saint-Omer, d'Aire, de Lille, de Douay et de Valenciennes continrent les Français, et bientôt une armée flamande, forte de vingt mille hommes, fut prête à défendre le passage du Neuf-Fossé. Il est triste de raconter à quels projets s'arrêta le roi de France: si la gloire des armes ne devait pas illustrer son règne, ses vengeances et ses haines le rendaient plus redoutable que d'éclatantes victoires. Louis XI, dit Molinet, «pensa d'avoir par horreur ce qu'il ne povoit avoir par honneur.» Dix mille faucheurs appelés du Soissonnais et du Vermandois furent placés sous les ordres du comte de Dammartin, grand maître de France, afin de détruire ce qu'on désespérait de conquérir, et d'enlever à des familles déjà poursuivies par la flamme et le fer les dons que la clémence de Dieu avait destinés à les nourrir. «Monsieur le grand maître, écrivait le roi au comte de Dammartin, je vous envoie des faucheurs pour faire le gât que vous sçavez; je vous prie, mettez-les en besogne et n'épargnez pas quelques pièces de vin à les faire bien boire et à les enivrer... Monsieur le grand maître, mon ami, je vous prie qu'il n'y faille retourner une autre fois faire le gât, car vous êtes aussi bien officier de la couronne comme je suis, et si je suis roi, vous êtes grand maître.» Louis XI comme roi, Dammartin comme grand maître, comptaient comme prédécesseurs l'un Louis IX et Charles V, l'autre Robert de Dreux et Jean de Châtillon, qui comprenaient autrement l'honneur de porter ou de défendre le sceptre des monarques très-chrétiens. En 1477, l'oeuvre de la dévastation, poursuivie régulièrement et systématiquement, s'étendit dans toutes les campagnes au milieu des joies de la saison où les épis semblaient, en se dorant au soleil, promettre une moisson abondante. Il n'y resta rien pour l'homme, rien pour l'oiseau qui glane là où l'homme a passé. «O vous, petits oiselets du ciel, s'écrie le chroniqueur, vous qui avez coutume de visiter nos champs en vos saisons et nous réjouir les coeurs de vos amoureuses voix, cherchez aultres contrées maintenant, départez-vous de nos labouraiges, car le roi des faulcheurs de France nous a faict pis que les oraiges.» La main qui semait ainsi la désolation dans d'obscurs et paisibles foyers allait faire couler le sang d'un père sur les jeunes enfants du duc de Nemours agenouillés au pied de l'échafaud. En même temps les envoyés de Louis XI parcouraient l'Europe afin que la Flandre n'y trouvât point de secours et disparût sous les ruines mêmes de la maison de Bourgogne. L'archevêque de Vienne avait renouvelé les trêves avec les Anglais; un traité avait été conclu avec le duc de Bretagne et avec les Vénitiens, ces constants alliés de Charles le Hardi. D'autres ambassadeurs avaient été chargés de se rendre en Allemagne pour rompre l'alliance que sa fille saluait comme son unique et dernier espoir. Il était trop tard: les princes allemands avaient adhéré aux projets de l'empereur Frédéric III, et Maximilien avait quitté Cologne où l'abbé du Parc, mandataire des trois membres de Brabant, l'avait exhorté à maintenir les priviléges des provinces dont il allait partager le gouvernement. Les électeurs de Mayence et de Trèves, les margraves de Brandebourg et de Bade, les ducs de Saxe et de Bavière l'accompagnaient, et il amenait de plus avec lui quelques cavaliers allemands sous les ordres du landgrave de Hesse. Maximilien avait toutefois si peu d'argent que la Flandre dut pourvoir aux frais de son voyage. A défaut de trésors, il portait à ses communes menacées par le roi de France l'auguste appui du sang impérial et les traditions contestées de la suzeraineté des Césars germaniques. Le 18 août 1477, vers onze heures du soir, le jeune duc d'Autriche arriva à Gand, et il se rendit aussitôt à l'hôtel de Ten Walle, où un pompeux banquet avait été préparé. Lorsqu'il aperçut sa fiancée, disent les chroniques flamandes, «ils s'inclinèrent tous les deux jusqu'à terre et devinrent aussi pâles que s'ils eussent été morts.» Les chroniqueurs y trouvèrent un signe de leur cordial amour, d'autres peut-être y virent un présage de malheur: sur la place publique comme à la cour de la duchesse de Bourgogne, tous les esprits s'abandonnaient à de sinistres préoccupations: si Marie gémissait sur les désastres qui l'avaient rendue orpheline, la Flandre isolée au milieu de ses ennemis partageait ses périls, et ce fut en présence des serviteurs et des officiers de la maison de Bourgogne, qui portaient encore le deuil de Charles le Hardi, que l'on donna lecture d'une déclaration où Marie annonçait, sans doute à la prière des états de Flandre, qu'il était bien entendu que ce mariage ne pourrait, dans l'hypothèse de son prédécès, conférer aucun droit, quel qu'il fût, sur ses seigneuries et ses domaines, ou même sur les joyaux formant son héritage, déclaration importante qui reposait tout entière sur la crainte de voir un prince étranger chercher à semer des divisions dans le pays qu'il était appelé à protéger et à défendre. Le lendemain, le mariage fut célébré fort simplement, à six heures du matin, dans la chapelle de l'hôtel de Ten Walle. Louis de la Gruuthuse y assistait, et les deux enfants du duc de Gueldre y portaient des cierges. Maximilien jura à Gand de respecter les priviléges. Il prêta peu de jours après le même serment à Bruges, où les bourgeois avaient cherché à reproduire, en son honneur, quelques-uns des ornements et des intermèdes qu'avait admirés le duc Philippe: ce n'étaient toutefois plus les mêmes devises si vaines et si fastueuses; on y lisait seulement: _Gloriosissime princeps, defende nos ne pereamus_. Le duc d'Autriche n'avait que dix-huit ans: il avait été élevé dans une complète ignorance, et ses facultés s'étaient révélées si lentement qu'à douze ans l'on ignorait encore si elles étaient susceptibles de quelque développement. Fils d'un prince avare, il était généreux jusqu'à la prodigalité; d'autre part, il était aussi sobre et aussi frugal que son père l'était peu. On le disait bon, doux, et si clément qu'il avait coutume de dire que pardonner à des ingrats c'était s'assurer le plaisir de pardonner deux fois. Mais sa bonté même n'était souvent que de la faiblesse, et on le voyait tantôt hésiter lorsqu'il fallait agir avec persévérance et avec énergie, tantôt subir aveuglément les conseils les plus violents et les plus odieux. De là cette tendance funeste à la dissimulation qui éloigna bientôt de lui toutes les sympathies, lorsqu'on reconnut qu'on ne pouvait compter ni sur ses promesses, ni sur ses serments. Maximilien avait déjà adressé au roi de France un manifeste où il se plaignait de la violation des trêves et où il l'accusait d'avoir envahi, contre tout droit et toute justice, les Etats de Marie de Bourgogne. Louis XI se trouvait en ce moment devant Saint-Omer: il avait fait menacer le sire de Beveren, qui défendait vaillamment cette importante forteresse, de mettre à mort son père le grand bâtard de Bourgogne s'il ne lui en ouvrait les portes. «Certes, j'ai grand amour pour monsieur mon père, avait répondu le sire de Beveren, mais j'aime encore mieux mon honneur.» Louis XI eut alors recours à un traître, qui lui promit de mettre le feu dans trois quartiers de la ville, sans parvenir à exécuter son projet. Les succès de ses armes semblaient toucher à leur terme: sa flotte avait été dispersée par les navires de Ter Vere et de l'Ecluse, qui avaient précipité dans les flots tous les transfuges qu'ils y avaient découverts. Un autre traître, le sire de Chimay, Philippe de Croy, qui avait précédemment livré Béthune aux Français, avait été fait prisonnier près de Douay et conduit à Bruges, quoiqu'il offrît une rançon de trente mille couronnes. Au même moment, le landgrave de Hesse rejoignait, avec ses reîtres allemands, l'armée réunie au Neuf-Fossé, qui avait vu toutes les populations voisines se rallier sous ses bannières. Les Flamands, irrités des dévastations commises par les chevaucheurs français, dont les excursions s'étendaient jusqu'aux portes d'Ypres, se préparaient à aller chercher les ennemis pour les forcer à livrer bataille dans ces plaines où reposaient sous le gazon tant de vaillants compagnons d'armes de Robert le Frison, de Guillaume de Juliers et de Nicolas Zannequin. Louis XI l'apprit: il n'avait jamais été disposé, depuis la journée de Montlhéry, à compromettre dans un combat de quelques heures le résultat des intrigues de plusieurs années, et après avoir vainement cherché à incendier quelques moissons échappées au zèle de ses faucheurs, il donna l'ordre à tous les siens de rétrograder jusqu'à Térouane, et se retira lui-même dans cette abbaye de Notre-Dame de la Victoire, que l'un de ses ancêtres avait fondée en mémoire de la bataille de Cassel. Il paraît que Louis XI avait songé un moment à imiter l'exemple de Philippe-Auguste, sinon dans ses victoires, du moins en frappant, comme lui, la Flandre d'une sentence d'excommunication; car on lit dans une lettre de Guillaume Cousinot, du 12 août 1477: «Quant il plaira au roy, ceulx de Flandres ne lui peuvent eschapper que leurs corps et leurs biens ne soient quonfisquez envers luy et leurs âmes en danger par les censures de l'Eglise.» En 1473, Louis XI avait inutilement fait excommunier Charles le Hardi par l'évêque de Viterbe. Cependant le roi de France n'avait pas tardé à reconnaître que le moment de recourir à ces mesures violentes était déjà passé. Abandonné par les Suisses, menacé par le roi d'Aragon d'une invasion en Languedoc, inquiété par les intrigues du duc de Clarence, qui accusait Edouard IV d'avoir trahi Charles le Hardi et recrutait en Angleterre des hommes d'armes pour soutenir les intérêts de sa fille, peu rassuré sur les dispositions mêmes de la noblesse de son royaume, qui lui reprochait la mort du duc de Nemours, décapité, comme le comte de Saint-Pol, en place de Grève, il s'effrayait de rencontrer sur les frontières du nord une guerre de plus en plus redoutable. La crainte de donner un prétexte à l'Empereur d'intervenir dans des querelles qui n'étaient plus étrangères à sa maison l'engagea successivement à faire parvenir une réponse conçue en termes pacifiques à Maximilien, et à évacuer toutes les villes du Hainaut et du Cambrésis qui relevaient de l'Empire. Des conférences s'ouvrirent à Lens. Une trêve y fut conclue (18 septembre 1477), et quoique les capitaines français renouvelassent parfois hors de leurs châteaux des excursions qui semaient l'effroi dans les campagnes, elle permit au duc d'Autriche de consacrer quelques courts loisirs à l'administration de ses nombreux Etats. Il visita tour à tour l'Ecluse, Damme, Lille, Courtray, Audenarde, Alost, Ath, Mons, Bruxelles et les principales villes de la Hollande, de la Gueldre et du Luxembourg. Partout il jurait les priviléges, comprimait les complots excités par Louis XI et s'efforçait de calmer l'inquiétude qu'ils semaient chez les populations. Louis XI employa l'hiver à recouvrer par de nouvelles intrigues le terrain qu'un instant il avait semblé perdre. Il conclut des traités avec le duc de Lorraine, et gagna à son parti les comtes de Wurtemberg et de Montbéliard, afin qu'ils suscitassent dans l'Empire des divisions dont il devait profiter. Enfin, en Angleterre, lord Hastings, longtemps favorable à la maison de Bourgogne, accepta une pension du roi de France, et son influence s'était si complètement rétablie à Londres qu'il avait obtenu que l'on conduisît à la Tour et que l'on y mît secrètement à mort le duc de Clarence lui-même; Louis XI, complice de l'empoisonnement du duc de Guyenne, n'hésitait pas à conseiller un fratricide à Edouard IV. Tolle moras: semper nocuit differre paratum. Si nous portons nos regards sur ce qui se passait en France, nous y retrouvons d'autres traces de cette merveilleuse habileté qui tint lieu de toute vertu au successeur de Charles VII. Les préparatifs de la guerre avaient été conduits avec une grande activité. D'énormes impôts avaient été établis; on avait réuni des armes et fondu un grand nombre de bombardes et de canons; et, en même temps, les milices des provinces les plus éloignées avaient été mandées. A mesure qu'elles s'avançaient vers les frontières, la guerre d'escarmouches, que la trêve avait faiblement interrompue, devenait plus vive. L'histoire rétrograde d'un quart de siècle. Les incendiaires et les pillards de 1478 sont les Picards de 1452, et nous voyons reparaître pour les combattre les compagnons de _la Verte Tente_. Jean de Gheest a succédé au bâtard de Blanc-Estrain. Il ne parvint point à empêcher les Français d'obtenir un important succès sur le sire de Fiennes près d'Audenarde; mais, peu de jours après, il les attaqua lorsqu'ils revenaient chargés de butin du sac de Renaix, les défit et les mit en déroute. Maurice de Neufchâtel, capitaine de Tournay, jugea aussitôt qu'il fallait détruire les compagnons de la Verte Tente, et on l'entendit jurer que si leur chef tombait entre ses mains, il le ferait rôtir vif au milieu de son camp; mais il ne parvint ni à le surprendre, ni à l'atteindre. Une lettre écrite par les trois états de Flandre pour réclamer la présence de Maximilien lui avait été remise à Dordrecht; il rentra le 24 avril à Bruges. Bien que les taxes qui avaient été levées pour les dépenses de cette guerre fussent aussi considérables que celles que le duc Charles le Hardi avait obtenues par ses menaces, on avait fondu à Bruges un grand nombre de joyaux précieux, afin d'égaler l'énergie de la défense à la puissance de l'agression. On avait recruté des hommes d'armes en Brabant et en Hainaut; le bourgmestre de Bruges, Martin Lem, avait déclaré qu'il entretiendrait à ses frais un corps de mercenaires espagnols et l'on avait même songé à faire venir de la Suisse, pour servir la cause de Marie de Bourgogne, quelques-uns de ces redoutables montagnards d'Uri et d'Unterwald, dont le courage avait été si funeste à celle de son père. Mais ce qui semblait aux bourgeois de Flandre l'élément indispensable de leur résistance et de leur succès, c'était la présence d'un corps d'archers anglais, intrépides combattants, qui soutinrent peut-être Pierre Coning à Courtray, et qui manquèrent à Roosebeke à la fortune de Philippe d'Artevelde. En 1384, Ackerman avait réclamé leur appui, et en 1452, les échevins de Gand y avaient également eu recours. La duchesse douairière de Bourgogne s'adressa à son frère dans les termes les plus pressants pour qu'il fût de nouveau permis à la Flandre de recruter quelques archers en Angleterre. «Sire, lui écrivait-elle, je me recommande, en la plus humble manière qu'il m'est possible, à vostre bonne grace, à laquelle plaise savoir que maintenant, en ma plus grande nécessité, j'envoye devers vostre bonne grace pour avoir secours et ayde, comme à celuy en qui est tout mon confort, et qu'il vous plaise avoir pitié de moy, vostre pouvre soeur et servante, qui toujours ay esté preste de accomplir vos commandemens à mon possible, et là où vous m'avez faicte une des grandes dames du monde, je suis maintenant une pouvre vesfve esloignée de tout lignage et amys, espécialement de vous, qui estes mon seul seigneur, père, mary et frère, confiant que ne me voudrez pas laisser ainsy misérablement détruire, comme je suis journellement, par le roy Louis de France, le quel fait son possible de me totalement détruire et d'estre mendiante le demourant de mes jours. Hélas! sire, je vous requiers que de vostre grace ayez pitié de moy en vous remontrant que par vostre commandement je suis icy pouvre et désolée, et que du moins je puisse incontinent avoir à mes despens quinze cens ou mil archers anglois, et se j'avoye la puissance plus grande, Dieu scet que je vous requeroye de plus largement en avoir.» En effet, quelques archers anglais, dont Thomas d'Euvringham était le chef, traversèrent la mer pour se rendre en Flandre. Cependant Maximilien avait résolu de profiter du court séjour que les préparatifs mêmes de la guerre le contraignaient de faire à Bruges, pour relever le célèbre ordre de la Toison d'or, de peur que Louis XI ne le considérât comme dévolu à sa couronne au même titre que le duché de Bourgogne. La cérémonie eut lieu dans l'église de Saint-Sauveur, où de riches tapisseries représentaient non plus la fabuleuse toison que Médée déroba au roi Éétès, mais la toison de Gédéon baignée par la rosée du ciel en signe du choix que Dieu avait fait de lui pour conduire son peuple. Le cortége qui s'y rendit était précédé de quatre officiers de la Toison d'or et des autres rois d'armes. Ils conduisaient une haquenée blanche caparaçonnée de noir, qui portait sur un coussin de velours le collier de la Toison d'or. Les chevaliers de l'ordre s'avançaient deux à deux; dès qu'ils eurent pris place aux siéges qui leur étaient destinés, l'évêque de Tournay prit la parole pour prononcer une docte harangue, où, après avoir raconté l'origine et le but de l'ordre de la Toison, il engagea le duc d'Autriche à ne pas le laisser s'éteindre. Jean de la Bouverie répondit en son nom qu'il était prêt à poursuivre l'oeuvre de ses prédécesseurs pour l'honneur de Dieu, la protection de la foi catholique et la gloire de la noblesse. Aussitôt après, Maximilien présenta son épée au sire de Ravestein et en reçut l'ordre de chevalerie; puis il revêtit le manteau de velours écarlate et les autres insignes de la grande maîtrise de l'ordre. Le sire de Lannoy lui mit le collier en disant: «Très-hault et très-puissant prince, pour le sens, preud'hommie, vaillance, vertus et bonnes moeurs, que nous espérons estre en votre personne, l'ordre vous reçoit en son amyable compagnie; en signe de ce, je vous donne le collier d'or. Dieu doint que vous le puissiez porter à la louange et augmentation de vos mérites!» Maximilien baisa ensuite fraternellement les chevaliers, et, lorsque la messe eut été célébrée, ils se réunirent de nouveau. Plusieurs chevaliers étaient morts depuis le dernier chapitre; c'étaient Antoine et Jean de Croy, Baudouin de Lannoy, Simon de Lalaing, Regnier de Brederode, Henri de Borssele, Jean d'Auxy, Adolphe de Gueldre, Jean de Rubempré, Jean de Luxembourg, Louis de Château-Guyon et Gui d'Humbercourt; les uns avaient péri les armes à la main, d'autres avaient couronné une vie pleine de faste et d'éclat par une fin paisible; un seul avait été frappé par le glaive du bourreau. Les chevaliers élus pour les remplacer furent: le roi de Hongrie, le duc de Bavière, le margrave de Brandebourg, Pierre de Luxembourg, fils de l'infortuné comte de Saint-Pol, Jacques de Savoie, comte de Romont, Wolfart de Borssele, Philippe de Beveren, Jacques de Luxembourg, Pierre de Hennin, Guillaume d'Egmont, Josse de Lalaing et Barthélemy de Lichtenstein. Les fêtes dont le rétablissement de l'ordre de la Toison d'or avait été l'occasion duraient depuis deux jours, lorsqu'on vint annoncer que l'armée française venait de former le siége de Condé: on prétendait même, à Bruges, avoir entendu, à certains intervalles, le bruit des décharges de l'artillerie. Louis XI s'était placé lui-même à la tête de ses forces, qui s'élevaient à vingt mille hommes. Il avait amené avec lui un grand nombre de serpentines et de gros canons, parmi lesquels il en était un fort célèbre que l'on appelait _le chien d'Orléans_; mais les assiégés, bien qu'ils fussent à peine trois cents, résistaient avec courage à toutes les attaques. Ils espéraient du secours de la garnison de Valenciennes, qui les abandonna, et ne se rendirent que lorsqu'ils eurent vu leurs murailles s'écrouler dans les fossés. Une femme, la dame de Condé, avait donné l'exemple de la fermeté et du courage: il est des noms que la gloire ne désavoue jamais. Maximilien avait quitté précipitamment Bruges dans la soirée du 2 mai 1478 pour se rendre à Mons. La plupart des nouveaux chevaliers de la Toison d'or l'accompagnaient. La guerre allait leur permettre de s'acquitter des serments qu'ils avaient prêtés dans l'église de Saint-Sauveur de Bruges. S'il n'est plus temps de sauver les assiégés de Condé, Maximilien doit du moins protéger les frontières du Hainaut qu'attaquent de toutes parts les hommes d'armes français déjà maîtres de Trélon et de Boussut. Louis XI s'est éloigné avec son armée, moins toutefois pour interrompre la guerre que pour la porter sur un terrain plus favorable. Le 11 mai, il ordonne au parlement de Paris de commencer, sur les crimes de lèse-majesté attribués au duc Charles de Bourgogne, une enquête qui fasse remonter à l'époque où ils s'accomplirent la confiscation de ses domaines. En même temps il s'avance vers Merville et vers Steenvoorde, et s'empare, le 19 mai, de Bailleul, qu'il fait livrer aux flammes. Poperinghe et les autres bourgs environnants subissent les mêmes dévastations. Un héraut a déjà sommé les bourgeois d'Ypres d'ouvrir leurs portes au roi de France. La route que suivait Louis XI était celle que Philippe-Auguste lui avait tracée à la fin du douzième siècle. En 1478, la résistance ne fut pas moins intrépide. Les bourgeois d'Ypres répondirent par un laconique refus aux sommations du héraut français; ils avaient vu accourir, pour défendre leurs murailles, le comte Romont, Jean de la Gruuthuse, Jean de Nieuwenhove et Jean Breydel, dont le nom ne pouvait manquer à la défense de la Flandre lorsqu'elle se voyait menacée par l'invasion étrangère. C'était en vain que Louis XI, sachant que Maximilien réunissait ses hommes d'armes dans le Hainaut, espérait diviser les milices communales qui protégeaient les frontières de Flandre. Au premier bruit de l'entrée de Louis XI à Bailleul, les Gantois, guidés par le sire de Dadizeele et les compagnons de _la Verte Tente_, se joignirent à trois cents archers anglais, commandés par Thomas d'Euvringham, pour attaquer, entre Berchem et Anseghem, la garnison de Tournay, qui avait été chargée d'observer les mouvements. Le combat fut sanglant, mais l'avantage resta aux communes flamandes. Quatre cents Français demeurèrent sur le terrain. Leur capitaine, Maurice de Neufchâtel, fuyait, poursuivi par l'un de ses plus intrépides adversaires, dans lequel il reconnut bientôt Jean de Gheest. «Sauvez-moi, s'écria-t-il lorsqu'il se vit près d'être atteint, ma rançon sera de dix mille couronnes d'or.--Je sais trop le supplice que vous me réserviez,» répondit le chef de _la Verte Tente_ et il le tua de sa main (18 mai 1478). Peu de jours après, Jean de Dadizeele et Jean de Gheest se réunissaient aux milices communales qui occupaient Ypres, pour aller combattre les Français. Ils obtinrent de nouveaux succès. Tandis que tous les hommes, depuis le premier âge jusqu'à la vieillesse la plus avancée, quittaient les villages, les fermes et les chaumières pour prendre les armes, les femmes détruisaient le pont construit par les ennemis sur la Lys. Si Louis XI n'eût point ordonné la retraite vers Arras, quelques jours de plus eussent suffi pour lui enlever tout moyen de l'exécuter dans un pays où les routes, naturellement mauvaises, allaient devenir impraticables par le travail des habitants qui y coupaient les arbres, y creusaient des fossés ou y élevaient des barrières. C'eût été un mémorable spectacle que Louis XI, fondateur de la royauté absolue, réduit, comme Philippe-Auguste à Bailleul, à s'incliner devant la puissance des communes flamandes. Sur ces entrefaites, Maximilien se hâtait de reconquérir toutes les places dont les Français s'étaient emparés vers les frontières du Hainaut. En quittant Mons, il alla placer son camp sous les chênes de Hornu, où les plaids pacifiques des comtes de Hainaut avaient depuis longtemps effacé les traces du passage des légions conquérantes de Jules César. De là, il s'avança vers Crépy. Louis XI avait remis huit mille francs à Olivier le Diable pour ravitailler la forteresse de Condé; néanmoins, lorsqu'il apprit quelles étaient les forces dont disposait Maximilien, il changea d'avis et résolut de l'évacuer après y avoir fait mettre le feu. Conformément à ses ordres, le sire de Mouy, qui commandait la garnison de Condé, fit sonner toutes les cloches le 2 juin, et annonça à tous les habitants qu'ils eussent à se réunir de suite à l'église pour rendre grâces au ciel d'une grande victoire obtenue par le roi. «Et lors, dit Molinet, les bonnes gens innocents comme brebisettes, au commandement de ces loups, se mirent en dévotion.» On ferma aussitôt les portes de l'église, et les hommes d'armes français chargèrent sur leurs chariots le butin qu'ils avaient enlevé «à ce dévot peuple qui prioit pour le roi de France;» puis ils s'éloignèrent après avoir mis le feu «aux six coins de la ville.» La flamme consuma plus de quatorze cents maisons. Les Français incendièrent Mortagne à leur départ comme ils avaient brûlé Condé. Le Quesnoy eût subi le même sort si Louis XI n'eût proposé une trêve toute favorable à la Flandre. Selon les uns, la crainte de la guerre l'y avait engagé; selon d'autres, il était effrayé d'un miracle arrivé, disait-on, le jour anniversaire de son sacre dans la ville de Cambray, dont il s'était emparé par trahison. Non-seulement il remit le Quesnoy, mais il retira aussi sa garnison de Cambray, après avoir fait un don de douze cents écus d'or à l'église de Notre-Dame, où avait eu lieu le miracle qui lui avait été rapporté. Il permit lui-même aux bourgeois d'ôter de leurs portes les fleurs de lis pour les remplacer par l'aigle impériale. «Nous voulons, leur dit-il, que vous soyez neutres... Au regard de nos armes, vous les osterez quelque soir, et y logerez vostre oiseau, et direz qu'il sera allé jouer une espace de temps et sera retourné en son lieu ainsi que font les arondelles qui reviennent sur le printemps.» Immédiatement après l'expiration de la trêve, les milices communales qui avaient repoussé les Français près de Bailleul rejoignirent les hommes d'armes de Maximilien à quelques lieues de Douay. La bannière de Flandre flottait dans toutes les campagnes environnantes, depuis la tour de Vitry, qui vit en 1302 la fuite honteuse de Philippe le Bel, jusqu'à la plaine de Mons-en-Pevèle, qu'ensanglanta deux ans après sa douteuse victoire. C'est la plus belle époque de cette courte résurrection de la nationalité flamande, qui allait retomber bientôt dans les luttes de l'ambition et de l'anarchie. L'enthousiasme était spontané et universel. La Flandre, qui avait résisté à Philippe le Bel, triomphait de Louis XI: succès à jamais dignes de mémoire, puisqu'ils coïncidaient avec les plus vastes accroissements de puissance territoriale qu'eût reçus pendant une suite de dix siècles la monarchie française. En 1478, on vit s'y joindre un autre triomphe que la Flandre avait vainement appelé de ses voeux, lors de la grande alliance de Jacques d'Artevelde et d'Edouard III. Tournay, la cité royale des rois merowigs, la cité privilégiée de Philippe-Auguste, la cité restée fidèle à la royauté de Charles VII à cent lieues de ses frontières rejetées au delà de la Loire, chassa la garnison française pour échapper au joug de Louis XI, qui avait méconnu ses franchises et emprisonné ses magistrats. Selon quelques historiens, elle chargea des députés d'offrir les clefs de ses portes à Maximilien: il est plus certain qu'elle restitua aux communes flamandes les bannières que François de la Sauvagière avait déposées dans l'église de Notre-Dame. L'armée flamande était déjà arrivée aux portes d'Arras, où Louis XI campait avec ses hommes d'armes, à l'ombre de ces murailles dont tous les échos semblaient le maudire. Maximilien d'Autriche ne sut point profiter d'un moment si favorable pour obtenir un triomphe complet. Son esprit faible et irrésolu se révéla, alors que sa fermeté et sa persévérance dans ses desseins eussent dû être pour lui un rempart contre les ruses d'un monarque plus prudent et plus habile; il accueillit les envoyés du roi de France, qui venaient lui proposer une trêve d'un an et quarante jours, en s'engageant à restituer toutes les villes et forteresses que les Français occupaient encore, tant en Hainaut que dans le comté de Bourgogne. Cette trêve fut conclue le 11 juillet: le comte de Romont, Jean de Luxembourg, Philippe de Beveren et le sire de Chantraine l'avaient vainement repoussée de leurs conseils et de leurs protestations: il ne leur resta plus qu'à déclarer qu'ils ne voulaient point y être compris. Dès ce moment, la popularité de Maximilien s'effaça aux yeux de tous ceux qui avaient espéré de trouver en lui un chef et un protecteur. L'armée flamande s'était séparée; mais à peine Maximilien était-il arrivé à Lille qu'il apprit que le roi de France, délivré des périls qui l'avaient menacé, semblait peu disposé à abandonner les villes dont il avait offert lui-même la restitution. On remarquait les traces d'une profonde tristesse sur le front du duc d'Autriche. Elle ne s'effaça que, lorsqu'à son retour à Bruges, il assista aux réjouissances et aux fêtes du baptême de son fils, né le 22 juin 1478, que l'on avait nommé Philippe, afin que ce nom, en rappelant son bisaïeul, annonçât la même puissance et la même grandeur. Cependant il avait été convenu, par un article de la trêve, que des conférences auraient lieu pour la conclusion d'une paix définitive entre la Flandre et la France. Le roi avait demandé qu'elles s'ouvrissent à Saint-Omer, espérant profiter de cette occasion pour y former quelques complots; mais Maximilien s'y opposa, et elles eurent lieu à Boulogne. Les commissaires du roi (l'un d'eux était Jean de Saint-Romain) avaient, avant de quitter Paris, déposé entre les mains du greffier du parlement une protestation contre toutes les conventions par lesquelles ils auraient dérogé au droit de confiscation qui appartenait au roi: précaution assez inutile, car des deux côtés il fut impossible de s'entendre, et les conférences s'écoulèrent en stériles discussions sur la loi salique, que le roi voulait appliquer à tous les Etats dépendant du royaume. On espérait du moins que cette trêve permettrait aux laboureurs de se livrer aux travaux des semailles, et empêcherait le fléau de la famine de se joindre au fléau de la guerre; mais il en fut autrement. «Quand le roi de France, dit Olivier de la Marche, vit que les laboureurs et séyeurs de blé estoient au plus grand nombre, nonobstant la trêve, il envoya ses gens d'armes et fit prendre iceux laboureurs et séyeurs, et en tirèrent les gens d'armes françois grans deniers et avoir, et oncques depuis, le roi de France ne voulut ouïr parler de cette trêve.» En moins de deux années, ces dévastations s'étaient reproduites trois fois; il ne faut plus s'étonner de voir les campagnes devenir désertes, et le déclin de l'agriculture amener à sa suite la détresse et la misère. La guerre était près de se renouveler. Depuis le mois de février 1478 (v. st.), les états de Flandre, assemblés à Termonde, avaient voté des subsides pour la reprendre avec vigueur. Ils se réunirent bientôt après à Anvers, pour adopter d'autres mesures dans le même but, et pourvoir à la défense des frontières maritimes, où l'on redoutait quelque tentative hostile. Le sire de Dadizeele cherchait au même moment, avec l'aide d'Adrien de Rasseghem et celle de Jean de Coppenolle, député des échevins de Gand, à organiser les milices communales des campagnes, comme d'autres présidaient à l'armement des milices communales des villes. Voici comment il s'exprime lui-même dans ses _Mémoires_: «Le sire de Dadizeele, considérant la triste situation dans laquelle se trouvaient la plupart des habitants de la Flandre, surtout un grand nombre de laboureurs, à cause de la crainte des Français, et encore plus à cause des excès auxquels se livraient les hommes d'armes, amis funestes qui tuaient, blessaient et dépouillaient de leurs biens ceux qu'ils auraient dû défendre, s'occupa d'y trouver un remède. Il commença par armer ses vassaux de Dadizeele, puis les habitants de Menin, de Gheluwe, de Becelaere, de Moorslede, de Ledeghem, de Moorseele et de vingt-neuf autres villages. Le 28 mars 1478 (v. st.), une revue, qui comprenait cinq mille six cents hommes, eut lieu en présence de plusieurs chevaliers et des échevins de Gand, et tous y jurèrent et promirent de s'aider mutuellement, tant contre les ennemis que contre les excès des hommes d'armes. Cette réunion et ce serment firent tant de bruit et produisirent un résultat si utile, que cet exemple fut suivi de toutes parts dans toute la Flandre; et, depuis ce moment, les Français et les hommes d'armes ne firent guère plus de dégâts... Le duc Maximilien évaluait à cent cinquante mille hommes le nombre de ceux à qui le sire de Dadizeele avait fait prendre les armes dans les quartiers d'Ypres et de Gand.» Les désordres des hommes d'armes allemands et bourguignons avaient pris un tel développement que les états de Flandre avaient permis de sonner le tocsin pour s'opposer à leurs déprédations. L'accroissement des impôts donnait lieu à d'autres sujets de plainte dans la plupart des villes. A Gand, quelques membres des métiers se soulevèrent; ils mirent à mort des magistrats qui voulaient s'opposer à leur mouvement, et se retranchèrent dans une chapelle. Il fallut amener des coulevrines pour les contraindre à se rendre. Le doyen des maréchaux fut décapité; d'autres furent bannis. On prêtait à quelques-uns des insurgés les plus coupables desseins, des rêves de meurtre et des pensées de pillage; ils se proposaient même, disait-on, de saccager les églises. Ces hommes appartenaient à la lie des passions populaires, qui ne s'élève que lorsque le niveau de l'ordre et de la justice s'abaisse; d'eux sortiront les iconoclastes de 1566. Des processions solennelles succédèrent à ces émeutes; elles demandaient au ciel non-seulement la paix intérieure, mais aussi des victoires sur les étrangers. La guerre contre les Français recommençait avec une nouvelle vigueur. Par une résolution qui respirait à la fois le blâme de la conduite passée de Maximilien et un sentiment de méfiance vis-à-vis de lui dans l'avenir, les états de Flandre avaient désigné comme capitaine général de l'armée flamande le comte de Romont, qui n'avait jamais adhéré à la suspension d'armes. Il avait reconquis les châteaux de Bouchain et de Crèvecoeur. Cambray avait abdiqué comme Tournay les priviléges d'une douteuse neutralité pour se prononcer en faveur de la Flandre. Arras aurait suivi cet exemple, si les officiers de Louis XI n'en eussent chassé tous les bourgeois qui y possédaient encore un foyer, en retenant comme otages leurs femmes et leurs enfants. Le roi de France se contentait d'ourdir quelques intrigues qui ne réussissaient point. Un chanoine les dirigeait à Lille; à Douay, des soldats déguisés en paysannes cherchèrent à s'emparer des portes, en s'introduisant dans la ville avec des épées cachées dans des corbeilles qu'ils avaient remplies de fromages. D'autres bandes françaises avaient songé à traverser la Lys pour conquérir du butin. Maximilien attendait à Saint-Omer le moment où il pourrait prendre part à la guerre. Le terme de la trêve étant arrivé, il alla, le 26 juillet 1479, à la tête de l'armée flamande, forte de vingt-deux mille hommes, mettre le siége devant Térouane, que le sire de Saint-André défendait avec quatre cents lances et quinze cents arbalétriers. Toutes les milices communales se montraient pleines d'ardeur, et parmi les chevaliers qui entouraient le duc d'Autriche, il en était plusieurs qui, à l'exemple du comte de Nassau, portaient le bras nu, afin de répondre à une bravade des Français, qui les avaient fait menacer de leur couper le poing s'ils tombaient en leur pouvoir. On tarda peu à apprendre qu'une armée ennemie s'avançait pour secourir Térouane. Elle était commandée par ce sire de Crèvecoeur qui, comblé autrefois des bienfaits du duc Charles, s'était empressé de trahir sa fille, et n'avait cessé d'exciter Louis XI à la dépouiller de son héritage, en lui remontrant que la grandeur et le repos de la France dépendaient de la conquête de la Flandre. On en évaluait la force à vingt-huit mille hommes, la plupart francs archers, et bien que l'on y remarquât quelques pusillanimes courtisans, tels que Jean Daillon, seigneur du Lude, et le valet de chambre Jean Wast, devenu le sire de Montespedon, elle comptait plusieurs chefs fameux par leur courage, «vrais routiers de guerre, dit Molinet, disciples de Mars, ennemis de paix, flagelleurs de peuples, durs comme métal, légiers comme daims, et usités de respandre le sang humain.» A cette nouvelle, l'armée flamande leva le siége de Térouane pour occuper une forte position d'où la vue s'étendait jusqu'aux tourelles du château de Bomy. L'un des plus braves capitaines des armées de Charles le Hardi, Salazar, reçut la mission d'aller reconnaître l'avant-garde de l'ennemi. Il fut assez heureux pour la surprendre près de Blangy, lui tua trois cents hommes et ramena cinquante ou soixante prisonniers. Cette escarmouche décida une action générale. Les milices flamandes, bien qu'elles fussent réunies à la hâte et presque dépourvues de cavalerie, réclamaient à grands cris le combat, comme elles l'avaient demandé l'année précédente devant Arras. Le sire de Crèvecoeur ne le jugeait pas moins nécessaire pour rétablir l'honneur des armes françaises. Impatient de profiter de la supériorité du nombre qui semblait lui assurer le succès, il envoya un héraut défier le duc d'Autriche. Une vaste plaine s'étendait entre les deux armées, depuis les hauteurs de Dohem jusqu'aux ravins où l'on montre, au bord d'une fontaine, les ruines de l'ermitage de sainte Fredeswide. Au centre s'élevait une colline, dont le nom, que les habitants du pays prononcent Enquingate, est devenu celui de Guinegate dans tous les récits historiques. Ce fut là que la bataille s'engagea, le 7 août 1479, vers huit heures du matin, entre l'avant-garde de Maximilien, commandée par le sire de Baudricourt, et les Français, qui se portaient en avant divisés en trois corps principaux. Les milices flamandes, armées de longues piques, présentaient une masse étroitement serrée sur une seule ligne. Un peu en avant se trouvaient cinq cents archers anglais que soutenaient trois mille arquebusiers allemands. Quelques hommes d'armes, en petit nombre, se tenaient sur les flancs. Le duc d'Autriche harangua les siens. «Réjouissez-vous, leur disait-il, voici la journée que nous avons longtemps désirée. Nous avons enfin devant nous ces ennemis, qui tant de fois ont dévasté nos champs, pillé nos biens, brûlé nos maisons. L'heure est arrivée de vous conduire vaillamment. Notre querelle est bonne et juste. Implorez le secours de Dieu, de qui dépend toute victoire.» A ces mots, il descendit de cheval pour s'agenouiller, et tous les défenseurs de la Flandre se prosternèrent avec lui pour réclamer la protection du Dieu que leurs pères avaient invoqué sur le champ de bataille de Groeninghe. L'armée française s'approchait. Elle avait culbuté l'avant-garde du sire de Baudricourt et sa redoutable cavalerie, se déployant vers la droite pour éviter les traits des archers anglais, se précipitait avec une force irrésistible au milieu des bataillons allemands et flamands qui s'entr'ouvraient en désordre. La mêlée devint sanglante, et bientôt à une vive résistance succéda le désastre d'une déroute complète. Jacques et Antoine d'Halewyn tombèrent parmi les morts. Les sires de Condé, de la Gruuthuse, d'Elverdinghe, de Polheim furent faits prisonniers. Une partie des fuyards, entraînant Philippe de Clèves, cherchait à gagner Aire; les autres se dirigeaient vers Saint-Omer, abandonnant aux Français leurs armes et leur artillerie. Le sire de Crèvecoeur, se plaçant à la tête de toute sa cavalerie, s'élança aussitôt à leur poursuite, tandis qu'un long cri de victoire retentissait sous les bannières fleurdelisées. Au même moment, le sire de Saint-André, sortant de Térouane, envahit le camp flamand, où ses hommes d'armes égorgèrent les prêtres, les vieillards, les femmes et les enfants, afin que rien ne les empêchât de piller librement les tentes du duc d'Autriche et de ses chevaliers, les bagages, les joyaux et les approvisionnements qui abondaient, «aussi estoffément comme en Bruges ou en Gand.» Cependant les gémissements et les clameurs lamentables qui s'élevaient vers le ciel inspirèrent à quelques corps de milices flamandes qui n'avaient point été ébranlés un de ces efforts énergiques qui modifient parfois les coups de la fortune. Par une résolution qui semble imitée de celle du comte de Thiette dans des circonstances semblables, à la journée de Mons-en-Pevèle, le comte de Romont et Jean de Dadizeele descendirent de cheval avec les chevaliers qui les entouraient et le duc d'Autriche lui-même, pour les conduire au combat. Les hommes d'armes et les francs archers de Louis XI reculèrent, surpris par cette attaque imprévue; l'artillerie fut reconquise, et les milices de Flandre poursuivirent leurs succès en repoussant les ennemis jusqu'à leur propre camp, qui fut aussitôt assailli et forcé. Lorsque le sire de Crèvecoeur reparut dans la plaine, il était trop tard pour qu'il pût espérer de réparer les résultats de son imprudence; il ne réussit qu'à couvrir la retraite des débris de son armée vers Hesdin et vers Blangy. Les pertes qu'avaient éprouvées les Français à la fin de la journée vengèrent celles qu'ils avaient fait subir aux milices flamandes au commencement de l'action. Non-seulement elles avaient recouvré toute leur artillerie, mais elles s'étaient emparées aussi de trente-cinq serpentines; enfin, si elles comptaient quelques nobles chevaliers, quelques intrépides bourgeois parmi les morts, les Français qui avaient succombé étaient bien plus nombreux, et l'on remarquait parmi ceux-ci l'amiral de France, le sénéchal de Normandie, le comte du Maine, les sires de Clermont, de Créquy, de Vaudemont, de Torcy, et un célèbre capitaine dont nous avons déjà cité souvent le nom, Jean de Beauvoisis. Antoine de Crèvecoeur, frappé à côté d'eux, avait expié la trahison du sire d'Esquerdes, et le valet de chambre Jean Wast, autre transfuge, y avait terminé, au milieu des gens de guerre, une vie que n'avaient pu illustrer ni les intrigues du château de Genappe ni celles du Plessis-lez-Tours. Maximilien passa la nuit dans le camp français «au lit d'honneur, tendu de glorieuse renommée.» Il avait montré du courage dans cette journée; mais la faiblesse et l'incertitude qui formaient l'un des traits principaux de son caractère se reproduisirent presque aussitôt, trop promptes à étouffer les inspirations d'une énergie momentanée. Si, au lieu de licencier son armée, il se fût présenté immédiatement devant Térouane ou même devant Arras, la terreur panique qu'avait répandue le bruit de la bataille de Guinegate lui en eût sans doute fait ouvrir les portes. Le mécontentement de Louis XI fut extrême quand il sut qu'on avait combattu contrairement à ses volontés; il disgracia le sire d'Esquerdes et le sire de Saint-André, et résolut de remplacer les francs archers par des gentilshommes, parce qu'il avait plus de confiance dans le courage de la noblesse, toujours fidèle à cette tradition de l'honneur qui lui avait appris à mourir plutôt que de reculer; mais loin de les chercher dans ses Etats, il alla les recruter vers les marches de l'Allemagne et de la Suisse, sans se préoccuper des conséquences d'une politique méticuleuse qui allait compromettre pendant un demi-siècle la fortune militaire de la France, en plaçant en des mains étrangères le soin de la défendre. Lorsque la guerre se ralluma, au mois de septembre 1479, les Français envahirent le pays de Bourbourg, sans rencontrer d'armée qui mît obstacle à leurs progrès, et la Flandre eût été perdue, si Jean de Dadizeele, faisant en toute hâte sonner le tocsin dans les campagnes, n'eût réussi à les arrêter près de Cassel, en leur opposant les milices communales, illustrées par la victoire de Guinegate. Cependant, les revers ne lassaient point les ambitieuses espérances d'un prince habitué à trouver dans sa persévérance le gage de ses succès. Louis XI, cherchant dans les négociations des triomphes moins incertains que ceux des armes, traitait avec la Castille, forçait le roi René à lui céder une partie de ses Etats, s'emparait de la tutelle du jeune duc de Savoie, concluait de nouvelles alliances avec les Suisses et les Génois, et menaçait le duc de Bretagne de lui opposer, s'il ne soutenait pas ses intérêts, des prétentions rivales qui remontaient à Jeanne de Blois. Il envoyait en même temps le sire de Blancfossé et Pierre Framberg s'aboucher à Metz avec les députés des villes de Gueldre, pour qu'elles prissent les armes contre le duc d'Autriche. En présence de ces immenses préparatifs, la Flandre se demandait si elle pouvait compter sur la protection d'un prince qui n'avait été victorieux que malgré lui et qui, même après sa victoire, avait abandonné aux Français le pays de Bourbourg. Les communes s'agitaient et le sire de Lalaing écrivait lui-même au sire de Dadizeele: «Je meurs de ce que je voy que les Franchois gastent ainsy nostre pays et que nous n'y pourvéons autrement.» Maximilien s'était rendu à Gand au mois de novembre pour y réclamer de nouveaux impôts, quand le doyen des métiers lui déclara, au nom des bourgeois, qu'il était nécessaire que d'abord il rendît compte de tous les deniers employés. «Voulez-vous donc la perte de la Flandre? s'écria Maximilien.--Nous l'aimons trop, répliquèrent les bourgeois, pour laisser à d'autres le soin de sa défense.» En effet, une assemblée générale fut convoquée à Termonde, et toutes les mesures y furent prises pour organiser la résistance sur la base la plus large et la plus nationale; les milices communales prêtes à s'armer au printemps s'élevaient à cent cinquante mille hommes. Dans ces graves circonstances, où Maximilien se voyait condamné au mépris et à l'isolement aussi bien vis-à-vis de ses sujets que vis-à-vis des princes étrangers, une femme conçut le projet de rétablir l'influence qui lui échappait. Cette femme était la duchesse douairière de Bourgogne, Marguerite d'York. Veuve de Charles le Hardi, elle aspirait à se venger des communes flamandes, qui l'avaient bannie en 1477. Elle se souvenait aussi de l'asile offert à Edouard IV et de cette glorieuse intervention dans les troubles de l'Angleterre qui avait jadis resserré l'alliance des maisons d'York et de Bourgogne. Sur ces deux bases reposaient les desseins ambitieux qu'elle fit aisément accepter à un prince qu'elle dominait autant par la fermeté que par la supériorité de son esprit. Depuis longtemps les agents de Marguerite d'York multipliaient leurs démarches pour combattre l'influence des conseillers anglais que pensionnait secrètement Louis XI, lorsqu'au mois de juin 1479, quelques semaines avant la bataille de Guinegate, des navires flamands conduisirent au port de l'Ecluse trois vaisseaux français où l'on saisit des présents adressés à lord Howard et des lettres de Louis XI qui l'exhortaient à faire en sorte que dix mille Anglais se joignissent à son armée pour envahir la Flandre. Lord Howard fut arrêté avec onze de ses amis, et des plénipotentiaires se rendirent à Saint-Omer, où ils conclurent, le 18 juillet, une convention relative au mariage de Philippe, fils de Maximilien, avec Anne d'Angleterre, troisième fille d'Edouard IV. Marguerite d'York, encouragée par ce succès, allait aborder la lutte contre les communes flamandes, lutte périlleuse et difficile, dans laquelle elle espérait être plus heureuse ou plus habile que les rois les plus redoutables. En 1453, Gand avait représenté les communes flamandes dans sa longue guerre contre le duc Philippe de Bourgogne. En 1479, la question est posée sur le même terrain, sur le terrain où elle a été décidée vingt-six ans auparavant par la bataille de Gavre. Des nobles de la cour répétaient tout haut que la ville de Gand était mal gouvernée. Les officiers du prince tenaient le même langage. Voici en quels termes mystérieux le comte de Saint-Pol avertissait le sire de Dadizeele de la situation des choses au mois de décembre 1479: «Pour vous bien advertir, tant de secrets entendements courent aujourd'huy que l'en ne s'y scet cognoistre: ce scet le Tout-Puissant!» Quels étaient ces secrets entendements? Le document suivant les fera connaître: «A messire Jean de Dadizeele, haut bailli de Gand, notre très-cher seigneur. Noble et digne seigneur, les échevins des deux bancs de Gand et les deux doyens de la ville de Gand, salut et amitié: qu'il vous plaise savoir que nous avons appris aujourd'hui par Jean de Coppenolle, notre secrétaire, qu'il se fait quelque machination par le moyen et à la poursuite de certaines personnes qui nous sont hostiles, comme on peut le supposer, pour que l'on vous enlève votre dignité de haut bailli de Gand, ce qui nous paraît fort étrange, et nous ne pouvons soupçonner quels sont les griefs que l'on produit contre vous et nous avec une intention coupable, ce qui serait triste à voir et à entendre. Hâtez-vous donc de vous rendre à Gand afin de savoir si vous n'avez plus d'autorité et d'examiner ce qu'il nous reste à faire pour vous la conserver.» Marguerite d'York croyait désarmer les communes flamandes en les privant des sages conseils du sire de Dadizeele, mais elle comprit bientôt que c'était une trop vaste tâche que de vouloir régner à Londres par les négociations et à Gand par la force et la violence. Au mois de mai 1480, Maximilien charge l'abbé de Saint-Pierre de déclarer aux échevins et aux doyens de Gand que jamais il ne songea à leur enlever leurs priviléges, et qu'il espère qu'ils le soutiendront avec les bonnes villes dans ses démarches, «pour acquérir l'ayde des Anglois contre le roy de France, qui contendoit destruire la comté de Flandre pour distraire d'icy la marchandise et la attraire en France.» Les Gantois répondent fièrement qu'ils sont résolus à maintenir les priviléges que leurs ancêtres payèrent de leur sang, et que, d'après ces priviléges, tant que toutes les infractions qu'ils ont subies n'auront point été réparées, ils doivent s'abstenir de toute relation avec les autres membres de Flandre. Ils ajoutent qu'ils désirent être instruits des négociations commencées avec l'Angleterre. Les nouvelles arrivées de Londres étaient peu favorables. Lord Howard était parvenu à se disculper, et il venait d'être chargé d'aller conclure un nouveau traité avec le roi de France (12 mai 1480). Marguerite n'hésita pas toutefois à tenter un dernier effort, et elle se rendit elle-même en Angleterre. Edouard IV aimait peu les Français, mais il écoutait son avarice en acceptant leurs dons. Il raconta, le 27 juillet, à sa soeur, que lord Howard, arrivé la veille de France avec le dernier semestre du _tribut_ établi par le traité d'Amiens, lui avait appris que Louis XI consentirait volontiers à lui payer, chaque année, cinquante mille écus s'il pouvait conclure le mariage du Dauphin et de madame Elisabeth, ainsi qu'une trêve dont seraient formellement exclus le duc d'Autriche et le duc de Bretagne, et que pour parvenir à ce but «son intention estoit de non espagner la moitié de la revenue de son royaume d'un an en dons et autrement.» Lord Howard avait aussi déclaré que le roi de France, s'il ne réussissait point à Londres, s'adresserait à Maximilien lui-même, «afin de pratiquer par tous moyens possibles, et mesmement par force d'argent et plusieurs autres fainctes et dissimulées offres, aucun traité au moyen duquel il le pust séparer des maisons d'Angleterre et de Bretagne.» L'un de ces moyens, le plus opposé à la politique habituelle de Louis XI, puisqu'il se fondait sur l'intimidation, était la réunion d'une armée destinée à former le siége d'Aire et de Saint-Omer. La duchesse de Bourgogne avait aussi été avertie que des envoyés français ne tarderaient point à traverser la mer: elle prévint leurs efforts. Par des traités successifs du 1er, du 5 et du 14 août 1480, le roi d'Angleterre s'allia à Maximilien et lui accorda pour son fils la main de sa fille Anne. Six mille archers anglais devaient secourir la Flandre contre le roi de France, et Maximilien promettait à Edouard IV une rente annuelle semblable à celle que lui payait Louis XI. Marguerite s'était même efforcée d'engager Edouard IV à envahir l'Aquitaine et la Normandie, et à réunir à sa couronne les conquêtes qui avaient illustré le règne d'Edouard III, ancêtre commun des deux grandes dynasties d'York et de Lancastre. Peut-être même Maximilien proposa-t-il de rendre hommage du comté de Flandre à Edouard IV, _roi de France et d'Angleterre_, dès qu'il aurait traversé la mer avec ses armées. Michel de Berghes avait déjà reçu des instructions relatives à la part que le duc d'Autriche prendrait à cet armement, et il avait été convenu que quinze cents archers anglais iraient immédiatement rejoindre ceux qui se trouvaient en Flandre sous les ordres de Thomas d'Euvringham. Pour que cette confédération fût complète, on attendait à Londres les envoyés de la Bretagne chargés d'offrir au prince de Galles la main de l'unique héritière de leur duché. L'imprudence et l'incapacité de Maximilien devaient renverser tous ces projets si habilement préparés en dépit de mille obstacles. Il ne s'était laissé ébranler ni par l'invasion des Français dans le Luxembourg, ni par les préparatifs des garnisons françaises de l'Artois aisément contenues par Jean de Dadizeele: il avait cédé à quelques lignes d'une lettre où l'un de ses espions en France lui annonçait que Louis XI avait comblé d'honneurs et de présents le cardinal de la Rovère, légat du pape Sixte IV, non-seulement pour qu'il excommuniât les Flamands, mais aussi pour qu'il persuadât à la duchesse douairière de Bourgogne de soutenir ses intérêts, «en lui faisant offres de par le roy de la marier grandement.» Quelque invraisemblable que fût cette allégation, Maximilien y ajouta une foi aveugle: il refusa de recevoir dans ses Etats le cardinal de la Rovère et traita avec Louis XI, non-seulement sans le conseil, mais même à l'insu de la duchesse Marguerite. Quelques-uns des ministres anglais se montrèrent fort irrités de la conduite de Maximilien: Edouard IV toutefois partageait peu leurs sentiments. Il approuva aisément ce qu'avait fait le duc d'Autriche, et se hâta d'envoyer en France des ambassadeurs continuer les négociations relatives au mariage de madame Elisabeth avec le Dauphin pour conserver le _tribut_ de cinquante mille écus. Peu de jours après, Marguerite s'embarqua à Douvres, et les envoyés du duc de Bretagne ne trouvèrent à leur arrivée en Angleterre que le souvenir de la vaste confédération à laquelle ils se croyaient appelés à prendre part. Cependant Marguerite n'abandonna point ses desseins: son retour en Flandre lui avait rendu son influence, et elle présida sans doute aux instructions qui furent données le 29 janvier 1480 (v. st.) au prince d'Orange, au comte de Chimay, à l'abbé de Saint-Bertin et au doyen de Saint-Donat, chargés d'aller remontrer à Edouard IV que le moment n'avait jamais été plus favorable pour porter la guerre en France, et que Maximilien était prêt à lui céder ses droits sur Boulogne, Montreuil, le Ponthieu et les villes de la Somme, et à l'aider à reconquérir la Normandie et la Champagne, où il pourrait se faire couronner à Reims. L'appui de Maximilien n'est-il pas important? La Flandre n'est-elle pas la patrie de Jacques d'Artevelde? Le prince d'Orange et le comte de Chimay auront soin de le rappeler au roi d'Angleterre, en exposant «comme l'ayde et assistance des dits pays est moult à estimer; car pour l'avoir le roy Edouard d'Angleterre, qui premier mist avant la querelle des roys d'Angleterre en France, vint par deçà en sa personne, pratiqua l'ayde des dits pays et tint à bien grande chose l'avoir d'aucuns d'iceux, et aussi il luy servit et prouffita moult à sa conqueste, comme chacun sçait.» Edouard IV ressemblait peu à l'illustre monarque dont il portait le nom: on le pressa vainement de prendre les armes; il répondait toujours: «Attendez la mort du roi de France.» Louis XI était déjà vieux, et sa santé s'affaiblissait; selon une rumeur populaire qui arriva jusqu'en Flandre, il avait été atteint de la lèpre vers la fin de l'année 1479. Enfin, au mois de mars 1480 (v. st.), pendant qu'il se trouvait à table, aux Forges près de Chinon, il avait été frappé d'une attaque d'apoplexie qui lui fit perdre un moment la parole, et qui lui sembla, aussi bien qu'à ses ennemis, le signe de sa fin prochaine. Agité par ses remords, il s'attachait de plus en plus à cette vie de la terre où le crime, assis au faîte des grandeurs, se promet vainement une éternelle impunité. Il faisait chercher aux Cordeliers de Troyes les reliques de Jean de Gand, pauvre ermite de Saint-Claude, qui avait partagé avec Jeanne d'Arc la gloire de faire accepter à Charles VII des prophéties libératrices. Il appelait saint François de Paule du fond de l'Italie, pour lui demander à genoux quelques jours de plus, et, en même temps, craignant de voir ses terreurs se révéler et affaiblir sa puissance, il présidait son conseil, passait ses Suisses en revue, et faisait acheter à grands frais dans toute l'Europe les instruments de ces plaisirs qui ne conviennent qu'à la santé et à la jeunesse: des rennes de Suède, des chevaux de Naples, des mules de Sicile, des épagneuls de Valence, des levrettes de Bretagne, bientôt oubliées pour celles qu'il choisit dans la meute du sire de Boussut, de préférence aux barbets de Flandre à jambes droites et aux chiens noirs de Saint-Hubert, comme la seule rançon qu'il voulût accepter de Wolfgang de Polheim: frivoles délassements qui formaient un contraste étrange avec les sombres préoccupations de sa politique. Le 25 octobre 1480, Louis XI avait écrit au cardinal de la Rovère que si l'entrée des Etats de Maximilien lui était définitivement refusée, il ferait bien d'annoncer que sa mission était d'assurer aux peuples le rétablissement de la paix, si nécessaire à leur prospérité, et d'adresser cette déclaration aux Gantois, afin d'exciter chez eux quelque sédition violente. Le légat du pape avait déjà fait publier dans toutes les villes de Flandre la bulle pontificale du 16 septembre, qui avait inutilement engagé Maximilien à le recevoir; il répondit à Louis XI qu'il allait remontrer, par une nouvelle lettre, aux bonnes villes de Flandre tous les maux que leur désobéissance au saint-siége devait entraîner, et combien Maximilien était coupable en rejetant la médiation du pape pour n'écouter que les conseils de l'évêque de Tournay. Or, l'évêque de Tournay était Ferri de Cluny, frère de l'ancien protonotaire de Térouane, qui, après avoir été le complice d'Hugonet et d'Humbercourt et l'instrument de l'usurpation de la Bourgogne par le roi de France, était resté haï des Flamands en quittant Louis XI pour s'attacher exclusivement au duc d'Autriche. L'impopularité de Maximilien s'accroissait de jour en jour; sa prodigalité, qui ne cessait d'enrichir les Allemands et les Bourguignons, multipliait les sacrifices que s'imposait un pays réduit à la détresse et à la misère: sa faiblesse concourait à les rendre stériles. Au moment même où Louis XI l'accusait publiquement de falsifier le sceau royal, Maximilien ne songeait qu'à remplir ses trésors pour les épuiser aussitôt. Dès le mois de septembre 1477, on le voit écrire au sire de Ravestein pour qu'il remette à son valet de chambre, Gauthier de Heusden, cent mille florins de joyaux, et, de plus, «une bague garnie de pierres, de la valeur de trois quarats ou chinc mille florins, pour les engager ou faire fondre.» En 1479, il laisse vendre par la maison des Médicis, qui apprit à aimer les arts en acceptant des chefs-d'oeuvre comme gage de ses prêts usuraires, une partie des images ciselées et de la riche vaisselle des ducs de Bourgogne. De précieux joyaux se trouvaient entre les mains de Foulques Portinari, qui menaçait de les faire fondre si on ne lui remboursait pas ses avances; d'autres étaient entrés dans les coffres de quelques marchands espagnols qui prêtaient à trente et quarante pour cent d'intérêt; d'autres encore avaient été remis à Jacques de Witte, à Jean de Boodt, à Henri Nieulant, à Jacques Despars, à Jacques Metteneye et à trente-cinq de leurs amis, qui s'étaient constitués cautions pour une somme de quatre mille livres de gros. Faut-il ajouter que la bibliothèque des ducs de Bourgogne, «la plus riche et noble librairie du monde,» avait été en grande partie aliénée et dispersée; les monuments de la protection que les ducs de Bourgogne avaient accordée aux lettres disparaissaient dans le même gouffre que ceux qui retraçaient leur puissance. Il ne faut plus s'étonner de voir le mécontentement éclater de toutes parts. Les députés des communes s'assemblèrent pour délibérer sur la situation des affaires publiques: Gand avait pris l'initiative de ce mouvement. Comme aux plus mauvais jours du quatorzième siècle, la lutte se dessinait énergique et vive entre les courtisans qui entouraient le prince à ses joutes et à ses fêtes, et les bourgeois des villes qui lui avaient fait un rempart de leurs corps sur le champ de bataille. Le chef du parti des communes était Jean de Dadizeele. Issu d'une antique maison, il avait fréquenté pendant sa jeunesse les écoles de Lille et d'Arras, puis il s'était attaché comme servant d'armes à Simon de Lalaing dès l'époque où celui-ci défendit si vaillamment Audenarde contre les Gantois, et il était resté près de lui jusqu'à sa mort. En 1465 il avait épousé Catherine Breydel et était retourné dans le château de ses ancêtres, où il reçut tour à tour les nombreux pèlerins qui allaient prier à l'autel de Notre Dame de Dadizeele, notamment les duc Philippe et Charles de Bourgogne, Marie et Maximilien, Adolphe de Clèves, le comte de Scales et d'autres hôtes non moins illustres. Dès ce moment, ses années furent partagées entre l'administration paternelle de ses domaines et les guerres où il était tenu, à raison de son fief, de servir le prince. Tantôt il établissait une foire et faisait bâtir de nombreuses maisons à Dadizeele, de telle sorte qu'on parle dans les documents contemporains de la ville de Dadizeele, comme Bladelin parlait quelques années plus tôt de sa ville de Middelbourg. Tantôt il passait la revue annuelle de ses braves vassaux qui le suivirent à Guinegate, les fermiers étant montés sur leurs chevaux de trait, les ouvriers tous armés d'une fourche; d'autres fois il courait défendre la Bourgogne, au premier bruit des résultats douteux de la bataille de Montlhéry. En 1467, il accompagnait le sire de la Gruuthuse, lorsqu'il parvint à calmer à Gand l'émeute de la Saint-Liévin. A la mort de Charles le Hardi, il était devenu le conseiller et le défenseur de Marie de Bourgogne. Allant recevoir Maximilien aux frontières de Flandre, puis présidant à son mariage, également prompt à réprimer les séditions des métiers de Gand et à faire respecter la suprématie de la ville par les habitants de la châtellenie qui lui était soumise, appelé bientôt par ses victoires au commandement de l'armée flamande, avec laquelle il déjoua tous les projets de Louis XI, créé tour à tour grand bailli de Gand, bailli souverain de Flandre, capitaine général et ambassadeur en Angleterre, il était le seul homme capable de sauver la Flandre menacée à la fois par la trahison et l'anarchie, par l'intrigue et la conquête. Le 7 octobre 1481, Jean de Dadizeele se trouvait à Anvers, lorsqu'il fut assailli le soir par quatre ou cinq meurtriers inconnus. Peu de jours après, il rendit le dernier soupir. Sa vie, jusque-là destinée à accomplir à travers mille périls une oeuvre de conciliation, eût pu modérer les passions inquiètes de ses amis, et protéger ceux-là mêmes qui le haïssaient: sa mort allait briser le dernier obstacle qui s'opposât aux discordes civiles, car elle devait être également funeste aux hommes qui l'avaient préparée et aux bourgeois, qui lui firent des funérailles aussi pompeuses que celles d'un prince: c'était le deuil de la Flandre entière, condamnée à voir s'éteindre avec la paix intérieure les dernières illusions de la puissance et de la liberté. Maximilien se trouvait à Anvers lors de l'attentat dirigé contre le sire de Dadizeele. Il était même allé le voir et avait fait fermer les portes de la ville, afin que les auteurs du crime ne pussent s'échapper. On ne les découvrit point: cependant la rumeur publique accusait le sire de Montigny et le bâtard de Gaesbeke. Le premier était le beau-père, et le second le fils illégitime de messire Philippe de Hornes, seigneur de Gaesbeke et de Baucignies, connu lui-même comme l'un des principaux ennemis de la victime. Maximilien feignit de l'ignorer et ne se souvint plus de l'assassinat de Jean de Dadizeele que pour en profiter. On arrêta à Bruges par son ordre les magistrats et les bourgeois les plus respectés, Jean de Riebeke, Jean de Keyt, Jean de Boodt, Martin Lem, si fameux par le zèle qu'il avait montré à prodiguer ses biens pour résister à l'invasion française, Jean de Nieuwenhove, l'un des héros de Guinegate. Il fallut quatre jours aux officiers de Maximilien pour étayer sur les griefs les plus vagues leur acte d'accusation. Il nous suffira de rappeler que l'un de ceux que l'on reprochait à Jean de Nieuwenhove était de s'être approprié à Guinegate le trésor de l'armée, trésor qui avait été pillé, on le savait bien, par les hommes d'armes du sire de Saint-André. La conclusion était du reste telle que l'avarice de Maximilien permettait de le prévoir: le payement d'une amende qui pour chacun des accusés se serait élevée à quarante mille lions d'or. Tous les conseillers de Maximilien s'étaient empressés d'offrir leur témoignage hostile: c'étaient, entre autres, Roland d'Halewyn, allié à la maison de Hornes, Jacques de Ghistelles, Charles d'Uutkerke, et en même temps le duc d'Autriche décidait que cette affaire serait portée devant la juridiction de son conseil, juridiction évidemment dénuée de toute garantie d'impartialité; mais les accusés réclamèrent si vivement les priviléges attachés au droit de bourgeoisie qu'il fallut ajourner leur jugement. Peu de jours après, les états se réunirent à Bruges. Les échevins de cette ville et ceux du Franc, effrayés par l'arrestation de leurs anciens collègues, accordèrent les subsides qui furent demandés; mais les échevins de Gand refusèrent d'envoyer des députés à cette assemblée. Ils avaient protesté contre l'arrestation de Jean de Nieuwenhove et de ses amis en prononçant immédiatement une sentence de cinquante années d'exil contre le sire de Hornes. Celui-ci ne répondit à leurs menaces qu'en les traitant de chiens et en portant par moquerie un collier de fer garni de clous pour se défendre contre eux. Le sire de Hornes ne quittait plus Bruges, où il s'abritait sous le manteau de Marie de Bourgogne, non pas parce que c'était un manteau de pourpre, mais parce que la princesse qui le portait était bonne, douce, aimable, pieuse, respectée de tous. La transmission de la souveraineté par les femmes annonça toujours pour la Flandre un avenir prochain de désastres et de malheurs, aussi bien depuis Jeanne de Constantinople jusqu'à Marie de Bourgogne que depuis Marguerite d'Autriche jusqu'à Marie-Thérèse, et toutefois la Flandre, indocile à l'autorité des monarques les plus redoutables et des capitaines les plus illustres, se prit toujours à aimer celle qui résidait en de plus faibles mains: elle chérissait l'héritière orpheline de Charles le Hardi autant qu'elle avait chéri autrefois les héritières orphelines de Baudouin de Constantinople, comme si les traditions de la gloire des dynasties qui s'éteignent empruntaient un nouveau prestige et un dernier éclat en se reposant au sein de l'innocence et de la chasteté de la vierge et de la femme. Voyez Marie de Bourgogne au milieu des bourgeois de Bruges qui osèrent lutter contre la puissance de son aïeul: ils l'admirent et la vénèrent tandis qu'elle se mêle, pieds nus et un cierge à la main, aux processions qui demandent à Dieu la victoire de Guinegate. Ils applaudissent également à sa grâce et à son adresse lorsque, entourée de dames, elle effleure de ses patins légers la glace qui conserve à peine sa trace, prophétique image d'une existence fugitive et trop tôt éclipsée; ils la saluent de leurs acclamations quand elle se prépare, le faucon au poing, à parcourir les bois et les marais: un jour, toutefois, au lieu de reparaître aux portes de Bruges au son des fanfares et du joyeux hallali, on la rapporta pâle, sans mouvement, le corps à demi brisé, à la suite d'un bond de son coursier, qui s'était renversé sur elle. L'affection dont elle était l'objet ne se manifesta jamais plus vivement; elle fit bientôt place à un sentiment profond d'inquiétude. Une procession solennelle parcourut toute la ville: elle rentrait à Saint-Donat lorsque le dernier soupir de la jeune duchesse de Bourgogne monta vers le ciel avec les derniers chants du clergé, au milieu des prières et des larmes du peuple (27 mars 1481, v. st.). LIVRE VINGT-UNIÈME. 1481-1500. Discussions relatives à la mainbournie. Intervention de Charles VIII. Décadence et fin des communes flamandes. Dès que l'on avait pu prévoir la mort de la duchesse de Bourgogne, le sire de Gaesbeke, voyant que la protection sur laquelle il se reposait allait lui manquer, s'était hâté de fuir de Bruges. Les Gantois avaient confirmé le 18 mars la sentence qu'ils avaient prononcée le 11 décembre contre lui. Les sires de Beveren et de la Gruuthuse se rendirent au milieu d'eux pour les calmer, et revinrent avec leurs députés, qui furent reçus avec honneur: deux jours après, Jean de Nieuwenhove et les bourgeois qui avaient été emprisonnés avec lui furent solennellement absous de toutes les accusations portées contre eux. Selon les clauses de l'acte du 18 août 1477, l'autorité du duc d'Autriche devait se terminer par la dissolution du mariage qui en était la base, et le 8 avril, les états de Flandre s'assemblèrent à Bruges pour s'occuper des affaires publiques et renouveler l'ancienne alliance des trois bonnes villes. Maximilien promit d'éloigner désormais de lui Philippe de Hornes, Roland d'Halewyn, Jacques de Ghistelles et leurs amis: il offrit de plus de prêter un nouveau serment de respecter les franchises et les priviléges du pays. Il espérait ainsi obtenir la tutelle de son fils et le maintien de son autorité; mais les états demandèrent quelque délai pour délibérer; et s'ils consentirent, dans une nouvelle réunion, tenue à Gand le 3 mai 1482, à lui reconnaître le titre de _bail_ et de _mainbourg_, ce fut avec cette réserve importante que la Flandre «seroit gouvernée soubz le nom de monseigneur Phelippe par l'advis de ceulx de son sang et de son conseil estans et ordonnez lez luy.» Maximilien ne négligeait aucun moyen pour se rendre les états favorables. Il consentit à nommer à leur demande des ambassadeurs chargés de traiter de la paix avec Louis XI, et choisit pour cette importante mission les sires de Rasseghem et de la Gruuthuse, qui jouissaient à Gand et à Bruges d'une grande popularité. Les abbés des Dunes et de Saint-Pierre, le prévôt de Saint-Donat, et trois échevins de Gand, de Bruges et d'Ypres, devaient les accompagner en France. Un traité qui rétablît les relations commerciales, suspendues depuis cinq années, paraissait depuis longtemps utile et désirable aux esprits les plus sages: il semblait qu'il fût devenu urgent d'en hâter la conclusion au moment où la Flandre, encore inquiète sur les desseins secrets de Maximilien, n'était plus assurée de pouvoir opposer aux forces supérieures de la France celles qu'elle puisait dans la concorde intérieure et dans son union. On souhaitait également la paix au château du Plesis-lez-Tours. Par une étrange préoccupation, remords politique qui se mêlait à bien d'autres remords, le roi de France ne songeait qu'à réparer la faute qu'il avait commise en dédaignant l'alliance de Marie de Bourgogne; il espérait y parvenir en recherchant pour le Dauphin la main de Marguerite, qui ne possédait pas le vaste héritage de sa mère et que la même inégalité d'âge eût séparée de son époux. Depuis longtemps, il présentait ce mariage comme le meilleur moyen de faire cesser la guerre. Il saisit avec empressement, après la mort de Marie de Bourgogne, cette occasion si favorable pour faire réussir ses projets, et dès qu'il apprit que les communes de Flandre se proposaient de lui envoyer des députés, il se hâta de leur exprimer la joie qu'il en éprouvait. Les députés des communes flamandes trouvèrent Louis XI à Cléry, où il était venu passer les fêtes de l'Assomption: ils lui exposèrent leur mission et obtinrent une réponse favorable. Le sire de Saint-Pierre les reconduisit jusqu'à Paris, où le prévôt des marchands et les échevins leur firent également grand honneur. Le roi avait même voulu qu'à leur retour ils vissent l'armée du sire de Crèvecoeur qui venait de s'emparer de la ville d'Aire (28 juillet 1482). Elle était en effet fort belle: on y comptait quatorze cents lances, six mille Suisses et huit mille hommes armés de piques. Le récit des ambassadeurs flamands fit désirer de plus en plus la paix. Les états se réunirent d'abord à Ypres, puis à Alost, et ils ne se montrèrent point éloignés de consentir au mariage de mademoiselle Marguerite avec le Dauphin. Les négociations se continuaient à Arras. Le roi de France y avait envoyé deux hommes qui, à des titres bien différents, n'étaient étrangers ni l'un ni l'autre à ceux avec lesquels ils étaient appelés à traiter. Le premier était ce sire de Crèvecoeur qui, inquiété par Louis XI au sujet de l'emploi des trésors remis entre ses mains, répondait qu'il les rendrait volontiers si le roi lui rendait aussi Aire, Arras, Saint-Omer, Béthune, Bergues, Dunkerque, Gravelines, que ces trésors avaient mis en son pouvoir. Le second était Jean de la Vacquerie, bourgeois d'Arras, devenu premier président du parlement de Paris, qui ne craignit jamais de résister à des ordres injustes, et de placer le soin de son honneur au-dessus de celui de sa vie, plus digne de louanges dans sa pauvreté, remarque Michel de l'Hospital, que ne l'avait été Nicolas Rolin au milieu de ses richesses. Parmi les députés nommés par le duc d'Autriche et les états de Flandre, on remarquait Jean de Lannoy, chancelier de la Toison d'or et abbé de Saint-Bertin, les abbés de Saint-Pierre de Gand et d'Afflighem, le sire de Gouy, haut bailli de Gand, Jean d'Auffay, maître des requêtes, Jacques de Savoie, comte de Romont, les sires de Lannoy, de Berghes et de Boussut. La ville de Gand avait choisi pour ses mandataires Guillaume Rym et Jacques Steenwerper; celle de Bruges était représentée par le bourgmestre Jean de Witte, le conseiller George Ghyselin et Jean de Nieuwenhove; celle d'Ypres, par son pensionnaire Jacques Craye; Louvain, Anvers, Bruxelles, Mons, Lille, Douay, Valenciennes, Saint-Omer, y avaient aussi leurs députés. Le traité de paix fut signé le 23 décembre 1482: il portait que le Dauphin épouserait mademoiselle Marguerite de Flandre et qu'elle recevrait pour dot les comtés d'Artois et de Bourgogne et les seigneuries de Mâcon, d'Auxerre, de Salins, de Bar-sur-Seine et de Noyers, que Louis XI occupait déjà. La ville de Saint-Omer devait y être jointe; mais elle ne devait être remise aux Français qu'à l'époque de la consommation du mariage. Un article spécial reconnaissait au roi la souveraineté du comté de Flandre, dont le jeune duc Philippe était tenu de rendre hommage. D'un autre côté, le roi de France abandonnait ses prétentions sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, confirmait tous les priviléges de la Flandre, tels que Marie de Bourgogne les avait renouvelés, et rétablissait la liberté du commerce comme elle existait avant l'avénement du duc Charles. Les envoyés des villes flamandes avaient également obtenu que ces conventions fussent ratifiées par les états de toutes les provinces et par toutes les bonnes villes de France: c'est ainsi que, vers les premiers temps du moyen-âge, les rois, chefs de la féodalité, réclamaient dans les traités l'adhésion des barons, représentants du même ordre politique et non moins intéressés à le soutenir. L'allégresse la plus vive régnait en Flandre: à Gand, les réjouissances se prolongèrent plusieurs jours; à Bruges, on célébra dans l'église de Saint-Donat les jeux quelquefois trop libres de la fête du Pape des ânes. En France, la joie n'était pas moins générale; et l'on chantait en choeur les vers élégants d'une ballade composée tout exprès par Guillaume Coquillart, official du diocèse de Reims: Bons esperitz et vertueulx courages ... regardez les oeuvres déifiques Dont Dieu nous a si grandement douez... Vouloir divin a produit ces ouvrages... Du ciel sont cheues ces plaisantes images... ... Ces trois dames lesquelles cy voyez: C'est France et Flandre et la paix entre deux. Une ambassade solennelle composée des abbés de Saint-Bertin et de Saint-Pierre, de Jean de Berghes et de Baudouin de Lannoy, était allée en France recevoir la ratification du roi. Un pompeux accueil fut fait à Paris aux députés des communes flamandes; il y eut en leur honneur _Te Deum_, processions, feux de joie et fêtes à l'hôtel de ville. Maître Scourale, l'un des plus célèbres docteurs de l'université, leur adressa un discours, après quoi ils assistèrent à la représentation d'une moralité, avec sotie et farce, qui eut lieu dans l'hôtel du cardinal de Bourbon. De là ils se rendirent au château du Plessis: c'était la résidence ordinaire de Louis XI, qui l'avait fortifiée à grands frais. Une forte grille l'entourait et les murs en étaient hérissés de piques, afin que l'on ne pût essayer de traverser les fossés. Aux quatre angles du château s'élevaient quatre guérites de fer, où veillaient quarante arbalétriers sans cesse prêts à repousser toute attaque; quatre cents archers occupaient l'intérieur; mais les regards se détournaient avec joie de ce sombre donjon pour se reposer sur les riants ombrages du parc, où l'on avait construit des cellules pour saint François de Paule et d'autres ermites; l'on y apercevait aussi de nombreuses troupes de bergers du Poitou, qui cherchaient à distraire l'esprit du roi au son de leurs musettes, lorsque la parole sévère des pieux anachorètes avait effrayé sa conscience troublée. Ce fut le soir qu'on introduisit les ambassadeurs flamands au château du Plessis; ils trouvèrent le roi assis dans le coin obscur d'une chambre mal éclairée où l'on ne pouvait distinguer ses traits décomposés. Ils s'excusa d'une voix faible, mais qui avait conservé un accent faux et railleur, de ce qu'il ne se levait point pour les recevoir. Après avoir causé peu d'instants avec «messeigneurs de Flandre» (c'était le nom qu'il donnait aux ambassadeurs), il ordonna qu'on apportât le livre des saints Evangiles. Sa main droite était complètement paralysée; il souleva avec peine son bras enveloppé dans une écharpe et toucha le livre du coude en jurant d'observer la paix; c'est ainsi que les derniers jours d'un prince si longtemps redouté s'achevaient dans une prison aussi triste que celle où il avait retenu ses ennemis. Maître Guillaume Picard, bailli de Rouen, accompagna les ambassadeurs à Paris, où ils furent de nouveau accueillis avec de grandes démonstrations de respect et d'affection. Bien que les bruits les plus alarmants se répandissent sur l'état de la santé du roi, et qu'il y eût eu une procession solennelle à Saint-Denis pour que le ciel fît cesser le vent de bise, toujours funeste aux malades, Louis XI encourageait lui-même les réjouissances populaires, qui détournaient l'attention de sa lente agonie. Pour rendre plus d'honneur aux députés flamands, le parlement les invita à assister à ses séances, où ils s'assirent les uns sur le banc des prélats et les autres à coté du greffier. Ils ignoraient que pendant leur absence, au moment même où Louis XI jurait d'observer les conditions de la paix, il avait fait remettre par son procureur général au parlement une protestation qui tendait à attribuer à la couronne de France tous les pays constitués en dot à madame Marguerite, lors même qu'elle n'épouserait pas le Dauphin: rien ne put leur faire soupçonner ces réserves secrètes, lorsqu'on les invita à assister à l'enregistrement public du traité d'Arras dans cette même cour du parlement. Tandis que l'ambassade flamande s'éloignait de Paris, des événements importants s'accomplissaient en Flandre. Le 10 janvier 1482 (v. st.), Philippe, fils de Maximilien, avait été inauguré à Gand et avait prêté le même serment que les comtes de Flandre ses prédécesseurs, et, aussitôt après, les députés des états avaient constitué le gouvernement par le choix de quatre conseillers qui devaient le diriger au nom du jeune prince, tant que durerait sa minorité. C'étaient Adolphe de Clèves, seigneur de Ravestein; Philippe de Bourgogne, seigneur de Beveren; Louis de Bruges, sire de la Gruuthuse, et Adrien Vilain, sire de Rasseghem. Maximilien n'avait point osé s'y opposer. Il reçut à Gand l'archevêque de Rouen et l'évêque de Caen, chargés par le roi de France de réclamer l'adhésion solennelle de la Flandre au traité d'Arras, et se rendit avec eux à l'église de Saint-Jean, où il jura de l'observer. Il n'osa pas davantage se plaindre des Gantois qui, ayant obtenu des ambassadeurs français la confirmation de leur célèbre privilége de 1301, leur en témoignaient leur reconnaissance en les invitant à assister à la revue de leurs connétablies et de leurs corporations. Enfin, quand les progrès de la faction des Hoeks en Hollande l'appelèrent au siége d'Utrecht, il ne prit congé des députés de la Flandre à Hoogstraeten qu'après avoir conclu avec les sires de Beveren et de la Gruuthuse et Jean de Witte, bourgmestre de Bruges, un accord par lequel il confirmait, moyennant une pension annuelle de vingt-quatre mille écus, l'autorité déférée par les états aux conseillers qu'ils avaient donnés au jeune duc Philippe (5 juin 1483). Madame de Beaujeu, fille du roi de France, s'était rendue à Hesdin pour recevoir mademoiselle Marguerite de Flandre alors âgée de trois ans, et d'une santé si délicate, que les médecins avaient ordonné d'attendre le printemps pour son voyage: elle la conduisit à Paris, où elle fit son entrée le 2 juin. On avait dressé trois vastes échafauds à la porte Saint-Denis: sur le premier, on avait représenté le roi; sur le second, le Dauphin et mademoiselle de Flandre; sur le troisième paraissaient le seigneur et la dame de Beaujeu. Quatre personnages qui figuraient la noblesse, le clergé, l'agriculture et le commerce, souhaitèrent la bienvenue à la jeune princesse. Partout où elle passa, les rues étaient richement ornées de tentures, et tous les prisonniers furent délivrés en son honneur. Le Dauphin attendait Marguerite à Amboise. La cérémonie des fiançailles y fut célébrée avec pompe en présence d'un grand nombre de députés des bonnes villes de France et de Flandre. Les ambassadeurs flamands ne virent plus le roi; il s'affaiblissait de plus en plus. Néanmoins, se trouvant dans la galerie qui dominait la cour du château du Plessis lorsque le sire de Beaujeu, et le comte de Dunois y rentrèrent d'Amboise avec une suite assez nombreuse, il sentit sa méfiance se ranimer, et, appelant un des capitaines de ses gardes, «il lui commanda, dit Philippe de Commines, aller taster aux gens des seigneurs dessus dits, voir s'ils n'avoient point des brigandines sous leurs robbes, et qu'il le fist comme en devisant à eux, sans trop en faire de semblant.» Louis XI redoutait jusqu'à son fils: il se souvenait de la triste fin de Charles VII! Enfin le jour arriva où les médecins reconnurent que tous les remèdes étaient désormais inutiles. Le roi de France avait défendu que l'on prononçât jamais devant lui «_le cruel mot de la mort_.» On devait se contenter, pour lui annoncer sa fin, de lui dire: «Parlez peu:» mais Olivier le Dain, ce grossier barbier de Thielt, choisi pour signifier au prince qui tant de fois l'avait chargé de ses arrêts, son propre arrêt, non moins terrible et non moins inévitable, lui jeta rudement ces paroles comme au dernier des condamnés: «C'est fait de vous; pensez à votre conscience!» Quelques heures plus tard, Louis XI expirait, après avoir recommandé Olivier le Dain à son fils. Fondateur d'un ordre politique nouveau, qu'il n'avait établi qu'en rompant violemment avec toutes les traditions du passé, il s'était lui-même exilé des royales sépultures de Saint-Denis où reposaient ses ancêtres, pour se faire ensevelir à Cléry, près d'un de ses favoris tué au siége de Bouchain; et déjà son système, si péniblement inauguré par les trahisons, les empoisonnements et les supplices, voyait s'évanouir la force et l'unité, qui en étaient le prétexte, en tombant aux mains d'un enfant pour flotter entre la régence d'Anne de Beaujeu et les états généraux de Tours. La mort de Louis XI fut annoncée à Maximilien au moment où il venait de trouver, dans une guerre facile contre la faction des Hoeks, des succès qui avaient relevé son orgueil et ses espérances. Utrecht avait capitulé, et Amersfort avait, peu après, été enlevé d'assaut. Il consentit à croire, peut-être par le conseil du comte de Chimay, de la maison de Croy, que la fortune elle-même déchirait les engagements qu'il avait pris à Hoogstraeten, et s'empressa de déclarer qu'il révoquait tous les pouvoirs précédemment accordés relativement au gouvernement de la Flandre: c'était le signal d'une guerre qui devait remplir toute la fin du quinzième siècle de sang et de deuil. La protestation des conseillers du duc Philippe ne se fit pas longtemps attendre. Le 15 octobre, les sires de Ravestein, de Beveren, de Rasseghem et de la Gruuthuse adressèrent à Maximilien un long mémoire, où ils lui déniaient, en vertu des stipulations matrimoniales de 1477, tout droit de _mainbournie_, et l'accusaient d'avoir pris illégalement le titre et les armes de comte de Flandre, d'avoir chargé la Flandre de taxes énormes, d'avoir engagé le domaine, d'avoir vendu les joyaux de Marie de Bourgogne, et d'écouter les conseils perfides que lui donnaient des étrangers. Ils terminaient en l'invitant, au nom de la Flandre, à se soumettre à l'arbitrage du roi de France. Maximilien réplique par un manifeste daté de Bois-le-Duc le 23 octobre 1483. L'archiduc d'Autriche (tel est le titre qu'il s'attribue comme fils de l'Empereur) ne reconnaît pas aux mandataires des états de Flandre le droit de parler au nom du pays; «car sçavons certainement, dit-il, que ce procéde de aulcuns de petite autorité, gens légiers et arrogans, nos malveillans en bien petit nombre, qui plus désirent leur profit particulier que le bien de nostre fils et du pays, si comme vous Adrien Villain, chevalier, Guillaume Rym, Jehan de Coppenolle, Daniel Onredene, Jehan de Nieuwenhove, Jehan de Keyt, qui mettez ces choses en avant, usant de plusieurs malvaises et deshonnêtes parolles.» C'est vous, ajoute-t-il, qui m'accusez d'avoir touché à des joyaux qui ne m'appartenaient point: «en ce ne estes pas mes juges;» car vous levâtes vous-mêmes, après la mort de la duchesse Marie, huit cent mille écus dont vous n'avez rendu compte, «et ont été les exécuteurs les blans capprons de Gand.» Vous qui blâmez mes serviteurs, vous valez moins qu'eux, «puisqu'il ne faict à doubter que se pouviez parvenir à vos fins et intentions, vous tenriez nostre fils en perpétuele servitude et sujétion.» Puis Maximilien demande, avec quelque éloquence, pourquoi on ne lui contestait pas «la baillie» du comté de Flandre quand il soutenait «le dangier et fortune des anemis et de la bataille, tandis que ses adversaires estoient en sûreté en leurs maisons.» La réponse qui fut adressée à Maximilien ne fut ni moins vive ni moins violente. «Adrien Villain, Guillaume Rym, Jean de Coppenolle, Daniel Onredene, Jean de Nieuwenhove et Jean de Keyt sont de aussi grande auctorité que la plupart de ceulx estans à l'entour de vous, aulcuns des quels on a depuis ne a gaires d'années congneus bien petis... Regardez bien toute la compaignie, et vous faictes informer quels biens la plus grande partie de eulx avoient quand ils vinrent par decha, aussi bien Allemans que Bourguignons. Nos gens ne sont point telz.... Nous tenons que nous ne avons point usurpé le dit gouvernement aultrement que de droit debvons faire; car prince ne fut oncques reçeu ou dit pays, sinon par le consentement des trois membres, les quelz en son absence ou par sa minorité poeent pourveoir le dit pays à son profit, et l'imposition a esté faicte, ainssi qu'il appartient, par le consentement général du peuple.... Sachez aussi que la justice a esté ichi mieulx administrée que par delà, veu que vous avez tenu à l'entour de vous ceulx qui ont murdri l'évesque de Liége, oncle de nostre prince, et messire Jehan de Dadizeele.... Mais, hélas! ceulx qui voullentiers euissent entretenu la concorde des pays de Braibant et de Flandres en ont injustement, sans raison et contre les priviléges des pays, eubt à souffrir, que Dieu vengera une fois!...» A cette réplique succède une déclaration de Maximilien, où, sans reconnaître à des hommes «qui ne sont à comparer qu'à bourgeois, marchands et moindres,» le droit de se mettre en parallèle avec les princes, comtes et écuyers qui l'entourent, il persiste à nier la validité des conventions matrimoniales du mois d'août 1477. Marie de Bourgogne, affirme-t-il, les avait elle-même signées sans en prendre connaissance. En même temps, Maximilien faisait sommer les sires de Ravestein, de la Gruuthuse, de Borssele et de Beveren de se rendre, en leur qualité de membres de l'ordre de la Toison d'or, aux fêtes de la Saint-André à Bruxelles; mais ils répondirent que, bien que la présence de tous les chevaliers fût indispensable pour régler les questions importantes qui se présentaient, ils s'empresseraient d'obéir, pourvu qu'on leur accordât des lettres de sauf-conduit. Ils justifiaient ce sentiment de défiance en rappelant que Maximilien avait, au mépris même des statuts de l'ordre, diffamé leur honneur en faisant publier à son de trompe, au milieu de la foire d'Anvers, la révocation de l'autorité qu'il leur avait reconnue. Un nouvel incident vint aggraver la situation des choses. Les députés des états de Flandre qui étaient allés féliciter sur son avénement le jeune roi Charles VIII (c'étaient Philippe Wielant, Jacques Heyman et Jacques Steenwerper) furent, à leur retour, arrêtés par les hommes d'armes de Lancelot de Berlaimont, et on leur enleva toutes les lettres qui concernaient leur mission. Si Maximilien ne prit pas de part à cet attentat contraire à tous les préceptes du droit des gens, il en profita du moins, car il déclara à Pierre Bogaert, doyen de Saint-Donat de Bruges, que, bien que le sire de Berlaimont eût agi sans ses ordres, il était juste qu'il lui permît «d'ester en droit par devers luy pour soutenir la dite prinse avoir été bien faite.» Guyot de Lonzière et Eustache Luillier, chargés en ce moment d'une mission de Charles VIII près de l'archiduc d'Autriche, n'obtinrent pas une réponse plus favorable. Le comte de Romont, le sire de Beveren et l'abbé de Saint-Pierre allèrent porter les plaintes des états de Flandre au roi de France, en lui représentant qu'elles le touchaient à double titre, comme souverain seigneur de la Flandre et comme époux de l'héritière apparente de ce comté. Ils ne comprenaient point, disaient-ils, que les ambassadeurs français n'eussent pas insisté davantage en ce qui touchait une mission donnée également par le roi, et qu'ils n'eussent pas au moins exigé que l'affaire fût soumise aux officiers d'Artois. Il importait d'autant plus au roi de France d'intervenir dans les différends des trois états avec Maximilien, que celui-ci était l'allié des Anglais, «anciens ennemis de la France;» les états de Flandre l'acceptaient d'ailleurs pour juge; ils étaient prêts à se défendre devant les pairs et devant le parlement, et leur unique désir était de voir la voie de justice succéder à la voie de fait, tandis que des mesures prises dans le même but affranchiraient des entraves fiscales «le bien et entrecours de la marchandise tant au royaume que ès pays de monseigneur le duc Phelippe.» Des instructions secrètes portaient que les ambassadeurs flamands s'adresseraient particulièrement au duc de Bourbon. Ils devaient lui présenter l'exposé des griefs de la Flandre contre Maximilien, en l'accusant d'avoir juré le traité d'Arras et de l'avoir violé presque aussitôt par haine contre le roi Charles VIII, qu'il nommait «le plus grand adversaire qu'il eult,» de s'être montré constamment hostile à la paix, d'être guidé par des conseillers allemands qui voulaient priver le duc Philippe de son héritage, d'avoir choisi pour confident le sire d'Aremberg, coupable du meurtre de l'évêque de Liége. Ils devaient rappeler au duc de Bourbon «comment il estoit obligié à aydier le droit et l'heritage de monseigneur le duc Phelippe, car il estoit le plus prouchain du sang en tel façon que se mondit seigneur et la royne sa soeur alloient de vie à trespas, leurs pays et seigneuries succéderoient, après monseigneur de Ravestein, à l'aisné de la maison de Bourbon.» Ils étaient aussi chargés de communiquer aux princes du sang la copie des lettres échangées entre Maximilien et les conseillers du duc Philippe, et, de plus, une consultation signée par douze docteurs de l'université de Paris, qui portait que Maximilien n'avait aucun droit au gouvernement des Etats de son fils, et que lors même que les conventions matrimoniales ne l'en eussent point formellement exclu, il s'était rendu indigne de toute tutelle et de toute mainbournie. Tandis que le comte de Romont s'acquittait de sa mission, l'archiduc d'Autriche se rendait dans le Hainaut pour se faire remettre les députés des états de Flandre, qui avaient été conduits au château de Berlaimont. Il était arrivé à Cambray et logeait à l'abbaye de Saint-Aubert, quand une vive querelle s'éleva entre Lancelot de Berlaimont et Philippe de Clèves, fils du sire de Ravestein; peut-être se rapportait-elle à l'arrestation des ambassadeurs flamands, peut-être n'avait-elle d'autre source que la faveur accordée à Guillaume d'Aremberg, dont le sire de Berlaimont avait épousé la fille. Quoi qu'il en soit, des reproches l'on passa aux défis: aux défis succéda un combat à mort, et quelques archers, accourant au secours de Philippe de Clèves, tuèrent Lancelot de Berlaimont à coups de piques et de hallebardes. Il ne paraît point que Maximilien ait cherché à punir les auteurs de ce meurtre: bien qu'il aimât beaucoup le sire de Berlaimont, il craignait de réveiller de nouvelles divisions parmi ses partisans au moment où il se préparait à commencer la guerre afin de prévenir par des victoires la médiation de Charles VIII. Dans les premiers jours de février 1483 (v. st.), il quitta le Hainaut avec l'armée qu'il avait ramenée de la Hollande, passa devant Lille, qui lui ferma ses portes, et s'avança jusqu'à Bruges: son premier soin fut de ranger immédiatement ses hommes d'armes en ordre de bataille devant la porte de la Bouverie et devant celle des Maréchaux, en faisant sonner toutes ses trompettes. Déjà il avait envoyé un héraut vers les magistrats; mais l'échevin François de Bassevelde ne lui permit pas de pénétrer dans la ville. «Allez dire à votre maître, lui avait-il répondu, que s'il a quelque chose à demander aux magistrats, ils lui donneront audience dans la salle des délibérations, où ils sont réunis, pourvu qu'il n'amène pas plus de dix ou de douze personnes avec lui.» Maximilien avait compté inutilement sur un complot qui s'était formé à Bruges en sa faveur. On le soupçonnait aussi de nourrir des projets contre le port de l'Ecluse; mais il était bien gardé, et l'archiduc d'Autriche se vit réduit à se retirer vers Oudenbourg. Les amis de Maximilien n'avaient rien fait pour le soutenir lorsqu'il était devant Bruges. En s'éloignant, il les abandonnait à son tour au ressentiment de ses ennemis. On se livra à d'actives recherches sur le complot qui devait ouvrir la ville aux Allemands, et l'on découvrit qu'il était dirigé par les sires de Ghistelles et de Praet, et qu'il comptait parmi les bourgeois de nombreux adhérents. Le 28 février, l'échafaud s'éleva sur la place publique. Les premiers suppliciés sont des hommes obscurs: c'est un serviteur de l'ancien écoutète, Jean Vander Vicht; c'est un clerc nommé maître Urbain; mais bientôt la hache du bourreau n'épargne plus les têtes les plus illustres. Le 5 mars, messire Jean Breydel, ancien bourgmestre de Bruges, et le sire d'Aveluys, ancien maître d'hôtel de la duchesse Marie partagent le sort de plusieurs membres des métiers atteints par les mêmes accusations. Roland Lefebvre, receveur général de Flandre, est traîné au Steen: une sentence d'exil frappe Pierre Lanchals, Georges Ghyselin, Jacques de Heere, Jacques de Vooght, le bâtard de Baenst; Corneille Metteneye est condamné à six mois de captivité dans une prison où la lumière ne pénètre point. A Gand, de semblables rumeurs de trahison avaient troublé la paix publique. On y alla même, si l'on peut ajouter foi au récit très-douteux de Pontus Heuterus, jusqu'à retenir un moment prisonnier le comte de Romont. Il est plus certain que le 17 avril 1483 (v. st.), les trois membres de Flandre, réunis à Gand, présentèrent au jeune duc Philippe un long mémoire par lequel ils déclaraient contester à Maximilien le droit de présider les assemblées de l'ordre de la Toison d'or, aussi bien que celui de porter les titres et les insignes des nombreux Etats de la maison de Bourgogne. L'irritation qui régnait parmi les communes devenait de plus en plus vive, lorsque le grand bâtard de Bourgogne arriva à Bruges, où on le reçut avec de grands honneurs (19 mai 1484). Il venait, au nom du roi Charles VIII, tenter un dernier effort pour le rétablissement de la paix. Dès le 5 décembre 1483, Charles VIII, en promettant aux villes de Flandre qu'il serait sursis pendant dix ans aux droits de ressort et d'appel revendiqués en matière criminelle par le parlement de Paris, avait annoncé l'intention de respecter les priviléges du pays de Flandre, «_hanté et fréquenté de marchands étrangers plus que nul pays qui soit deçà la mer Océane_.» Cette déclaration importante n'était que le préliminaire d'une alliance plus étroite entre la France et la Flandre. Les états généraux devaient se réunir à Tours, et, quel que fût le peu de durée de leur session, ils allaient former une véritable assemblée nationale, investie d'une puissance incontestée. Les états de Flandre et de Brabant s'adressèrent aux états généraux de Tours pour réclamer leur appui et le maintien du traité d'Arras. D'états à états, les négociations étaient aisées à mener à bonne fin: leur premier résultat était l'intervention du roi de France. Il était douteux toutefois que Maximilien consentît à l'accepter, même après avoir échoué dans son expédition en Flandre. Le grand bâtard de Bourgogne, qui s'était rendu à Bruxelles pour la lui offrir, obtint à grand'peine que les chevaliers de la Toison d'or transféreraient le siége de leurs délibérations à Termonde. Le 12 juin 1484, douze chevaliers de la Toison d'or, investis d'un droit souverain d'arbitrage par les statuts de l'ordre, en tout ce qui touchait à l'honneur et aux devoirs de ses membres, se réunirent aux bords de l'Escaut, dans cette même ville qui fut, en 1566, le berceau de la confédération des nobles contre Philippe II: c'étaient Jean de Lannoy, Adolphe de Ravestein, Louis de la Gruuthuse, Engelbert de Nassau, Wolfart de Borssele, Jacques de Romont, Jean de Ligne, Pierre de Boussut, Baudouin de Molembais, Martin de Polheim, Claude de Toulongeon et Philippe de Beveren. Ils déclarèrent que toutes les discordes qui avaient séparé les chevaliers devaient être oubliées, que Maximilien avait cessé d'être chef de l'ordre, mais qu'il continuerait à le présider pendant la minorité de son fils; qu'ils étaient d'ailleurs d'avis qu'il devait renoncer, tant dans l'ordre qu'autrement, aux titres et aux armoiries qu'il portait sans y avoir droit. Là s'arrêtait la juridiction des chevaliers: les difficultés commencèrent quand ils voulurent aborder, en présence des députés de Maximilien et de ceux des états de Flandre, la discussion des autres questions litigieuses: d'un côté le contrat de mariage de Marie de Bourgogne était sans cesse allégué comme un titre imprescriptible; de l'autre, on invoquait le droit naturel, le droit civil, le droit politique, la volonté même de Marie manifestée, disait-on, dans l'acte qui en avait été la dernière expression. Il fut impossible de s'entendre, et les conférences se terminèrent sans qu'on pût espérer de les voir reprises; car Guillaume Rym, l'un des députés des Gantois, «qui estoit, dit Olivier de la Marche, leur idole et leur dieu,» avait déclaré «qu'ils n'avoient point d'ordre d'accepter une aultre fourme.» Maximilien répétait aussi qu'il saurait bien, malgré les rebelles de Gand, recouvrer la tutelle de son fils, et il ne resta aux communes flamandes qu'à s'assurer l'alliance du roi de France par un traité qui fut signé le 25 octobre 1484. Maximilien ne se croyait plus lié par la paix d'Arras. Il lui semblait que la mort de Louis XI et ses propres victoires en Hollande l'avaient affranchi des serments qu'il n'avait prêté que par contrainte, aussi bien à Gand qu'à Hoogstraeten. La minorité de Charles VIII favorisait ses desseins, et ce fut afin de susciter de nouveaux obstacles à la régence d'Anne de Beaujeu qu'il adressa ses réclamations aux princes du sang, déjà prêts à former une autre ligue du Bien public. Il cherchait aussi à conclure d'étroites alliances avec le roi de Castille, les ducs de Bretagne et de Lorraine, excitait les habitants de la Bourgogne à le soutenir et traitait avec le sire de Neufchâtel pour qu'il se déclarât en sa faveur. En même temps, Maximilien réunissait à Malines une armée destinée à porter la guerre en Flandre. Sa première entreprise fut dirigée contre Termonde: Jacques de Fouquesolles et d'autres hommes d'armes, déguisés les uns en marchands, les autres en moines, se présentèrent devant cette ville le 26 novembre, au point du jour; mais dès qu'on les eut laissés entrer, ils tirèrent leurs armes et s'emparèrent de la porte. Maximilien, qui s'était placé en embuscade avec huit cents hommes à cheval, se hâta d'accourir. Ce fut en vain que les bourgeois tentèrent les chances défavorables d'un combat, où l'un des fils du comte de Zollern fut tué; on les poursuivit jusqu'à la place du Marché. Maximilien, qui connaissait toute l'importance de la ville de Termonde, s'efforça toutefois de se les attacher en défendant de piller leurs biens, et leur laissa pour gouverneur le sire de Melun. Le même jour, Jean de Coppenolle avait été chargé d'aller conduire des renforts à la garnison de Termonde. Il apprit bientôt qu'il était trop tard, et retourna à Gand annoncer que l'archiduc commençait la guerre. Les communes de Flandre répondent à ce défi: celle de Gand court la première aux armes. Elle se souvient de ces longues luttes dans lesquelles elle a représenté la résistance du principe communal contre les usurpations des ducs de Bourgogne, et si elle choisit, en 1484, un vieillard pour partager avec Jacques de Savoie, investi des fonctions de lieutenant général, le commandement de son armée, il ne faut point s'en étonner, puisque ce vieillard est Thierri de Schoonbrouck, qui, trente et une années auparavant, était le chef des Gantois à la bataille de Gavre. Seize mille Flamands avaient envahi le Brabant et parcouraient librement tout le pays situé entre Alost et Halle. Les échevins de Bruxelles avaient reçu l'ordre d'armer les bourgeois pour les repousser. Ils déclarèrent que rien ne pourrait rompre l'amitié qui existait entre leur ville et celle de Gand. Maximilien, mécontent des magistrats, crut mieux réussir en s'adressant à l'assemblée du peuple; mais il n'en obtint qu'avec peine quelques acclamations douteuses, achetées par la corruption. Cependant Maximilien se préparait à se rendre en Hainaut pour y ranimer quelque zèle en sa faveur, lorsque, arrivé à Ath, il vit se présenter à lui une occasion d'augmenter sa puissance, non moins favorable que celle qu'il avait trouvée le 26 novembre dans la négligence des habitants de Termonde. La ville d'Audenarde avait été à toutes les époques de notre histoire le point le plus important de notre topographie stratégique. Si Termonde dominait l'Escaut au nord de Gand et défendait la frontière du Brabant, Audenarde commandait le fleuve du côté où il était le plus facile d'attaquer les Gantois: c'était d'ailleurs une position à laquelle les communes flamandes ajoutaient un grand prix, parce qu'elle leur était nécessaire pour assurer leurs communications avec la France. Audenarde possède deux citadelles: la plus redoutable, celle de Bourgogne, a pour capitaine Pierre Metteneye; l'autre, qu'on nomme le château de Pamele, obéit à Gauthier de Rechem. Celui-ci a fait offrir à Maximilien de lui livrer la ville. Dans les premiers jours de janvier, l'archiduc quitte Ath avec quatre cents chevaux et seize cents fantassins. Laissant à quelque distance son arrière-garde avec Philippe de Clèves, il met pied à terre et attend patiemment l'heure où il doit se montrer. Elle arrive bientôt: le château de Pamele lui est ouvert; au même moment, Philippe de Clèves, qui s'égare dans les ténèbres, se présente devant la porte de Tournay. Ses trompettes répondent à celles de Maximilien, et le château de Bourgogne, enlevé par une surprise que Pierre Metteneye n'a point prévue, partage le sort du château de Pamele. Maximilien s'applaudissait de ses succès, lorsqu'il reçut des lettres où Charles VIII lui reprochait vivement de ne pas avoir voulu soumettre ses différends avec les communes de Flandre au jugement des pairs ou à celui du parlement, et d'avoir préféré «la voye de fait à la voye de justice.» Le roi de France ajoutait qu'il n'ignorait pas que son intention était de s'allier aux Anglais pour recouvrer les pays cédés par le traité d'Arras comme dot de sa fille Marguerite, et qu'il était bien résolu à prendre la défense des communes de Flandre si les attentats dirigés contre elles ne recevaient une réparation immédiate. La réponse de Maximilien fut un refus; ce n'était pas à Audenarde qu'il pouvait signer la restitution de Termonde. Charles VIII avait renouvelé, le 5 février 1484 (v. st.), sa promesse d'aider les Flamands contre tous. Le 26 du même mois, un nouveau traité d'alliance la confirma, et peu après Jean de la Gruuthuse se rendit à Paris pour y obtenir l'appui d'une armée dont le commandement devait être confié au sire de Crèvecoeur. Pendant ces négociations, le comte de Romont s'était retranché avec les milices flamandes entre Eenhaem et Audenarde, afin de protéger la ville de Gand contre Maximilien, qui avait employé l'hiver à mander de toutes parts des hommes d'armes. Il était aisé de prévoir qu'il se hâterait d'ouvrir la campagne avant que l'intervention de Charles VIII vînt neutraliser ses forces et ses ressources. Le 5 avril 1485, troisième jour de Pâques, Jean de Ligny saccagea Grammont. Deux jours après, le comte de Nassau s'empara du bourg de Ninove, qui fut également dévasté. Ce fut sous ces auspices favorables que Maximilien se dirigea vers l'armée du comte de Romont; mais elle occupait une forte position, et il jugea peu prudent de l'attaquer dans son camp. Après quelques escarmouches sans résultats, il se retira vers Alost en incendiant le pays. La retraite de Maximilien enhardit les Gantois. L'un de leurs chefs, Adrien Vilain, sire de Rasseghem, quitte le camp d'Eenhaem avec trois mille Gantois et s'approche d'Audenarde, espérant attirer la garnison dans les embûches qu'il lui a préparées. Cependant le sire de Maingoval, que Maximilien a laissé dans cette forteresse, a deviné sa ruse: il en profite, sort des murailles comme s'il l'ignorait, et par une fuite simulée amène lui-même les Gantois jusqu'aux portes d'Audenarde. Ils se croyaient vainqueurs quand une décharge générale de l'artillerie de la forteresse foudroya leurs rangs épais: toute la garnison saisit ce moment de désordre pour les assaillir. Il ne se rallièrent qu'avec peine en abandonnant trois cents morts et deux cent vingt prisonniers. Adrien Vilain avait reçu un trait qui lui traversa le visage; mais ce qui semait parmi les Gantois le plus de honte et de désespoir, c'était la perte de leur grande bannière tombée au pouvoir des ennemis. Ils quittèrent précipitamment leur camp d'Eenhaem et rentrèrent à Gand. Dès que Maximilien apprit ce succès, il envahit le pays de Waes avec son armée. Le château de Tamise fut emporté d'assaut et toute la garnison flamande mise à mort. Enfin, il poursuivit sa marche vers Gand et arriva devant la porte de Saint-Bavon, tandis que Daniel de Praet accourait d'Audenarde pour le seconder avec deux cents chevaux et huit cents hommes d'armes. Le péril des Gantois devenait imminent. Le sire de Crèvecoeur avait perdu un temps précieux à parlementer avec les magistrats de Tournay, qui refusaient de le recevoir afin de conserver leur neutralité: il n'hésita plus à s'avançer vers Deinze, en ordonnant aux autres capitaines français de se hâter de l'y rejoindre. Néanmoins, l'archiduc espérait devancer l'armée de Charles VIII et remporter un avantage décisif avant son arrivée. Il ne s'était pas trompé. Les Gantois préféraient à la honte de voir insulter leurs murailles un combat que la prudence leur commandait d'éviter, puisqu'ils gagnaient tout à attendre; et aussitôt que de leurs remparts ils aperçurent les bannières allemandes qui flottaient dans la plaine, ils prirent les armes et se firent ouvrir les portes. La première sortie des Gantois est repoussée; la seconde ne sera pas plus heureuse. Le sire de Hornes, remarquant leur audace et leur témérité, ne réussit que trop aisément à les entraîner de nouveau dans une embuscade. Les Gantois, surpris de tous côtés, perdent quatre cents des leurs et se replient en désordre, tandis que le comte de Nassau et les sires de Berghes et de Ligny se précipitent avec leurs hommes d'armes à leur poursuite. En vain Jean de Coppenolle cherche-t-il, en renouvelant la lutte par un effort désespéré, à favoriser la retraite de ses concitoyens. L'armée de Maximilien arrive auprès des remparts de Gand avec les fuyards, et elle y aurait pénétré avec eux, si le grand doyen Eustache Schietcatte n'eût fait fermer les portes et baisser les herses. Un grand nombre de Gantois avaient péri sous les yeux de leurs frères sans qu'on pût les secourir; mais la ville de Gand était sauvée. Maximilien s'éloigna: à peine avait-il atteint Termonde, qu'il apprit que Philippe de Crèvecoeur était entré à Gand avec huit mille fantassins, six cent cinquante lances et trente-six canons. Au même moment, le duc de Lorraine et Guillaume de La Marck se préparaient à soutenir la rébellion de plus en plus prochaine des communes de la Meuse. Maximilien ne conservait, entre le Rhin et la mer, que le Brabant et le Hainaut, et déjà Charles VIII annonçait, dans des lettres adressées aux états de ces pays, son intention de l'y poursuivre. «Nous vous prions et requérons, leur écrivait-il le 27 mai 1485, que veuilliez départir de favoriser nostre père et cousin l'archiduc d'Autriche au préjudice de nostre frère et de nos subjects du pays de Flandre; autrement nous y pourvoyerons comme il appartiendra.» Nous ne connaissons point la réponse des états de Brabant et de Hainaut. Celle de Maximilien fut fière. «Je ne me sçay, mandait-il au roi de France, trop esmerveiller de semblables lettres et crois qu'elles procèdent de mauvais conseil. Chacun sçait bien le tort que ceux de Flandres m'ont faict jusqu'à cette heure, d'avoir détenu mon fils par force; toutefois, j'espère briefment le mettre hors de la captivité en laquelle il a esté détenu. Au regard des requestes que faites à mes sujets, elles vous peuvent plus tourner à honte que à moy à dommage; elles ne me donneront crainte pour me abstenir de faire ce que je dois.» (25 juin 1485.) Un court espace de temps, celui qui s'est écoulé entre ces deux lettres, a changé la situation des choses. L'armée de Charles VIII occupe les murs de Gand; mais les Français, que la Flandre a appelés comme des alliés, maltraitent les bourgeois comme s'ils eussent été non leurs hôtes, mais leurs ennemis. Des haines séculaires se réveillent, et le sire de Crèvecoeur cherche enfin à les apaiser. On oublie qu'il est l'un des plus grands capitaines du quinzième siècle, celui qui contribua plus que personne à rétablir la discipline dans les armées, et qui régla le premier les manoeuvres stratégiques de l'infanterie, cet élément de la puissance militaire trop longtemps méconnu; on se souvient uniquement avec quelle déloyauté, ami et complice d'Hugonet et d'Humbercourt, il a trahi Marie de Bourgogne pour embrasser le parti de Louis XI et diriger contre la Flandre l'armée qui fut vaincue à Guinegate. Le hasard met le comble à l'agitation des esprits. Le sire de Crèvecoeur ayant engagé le duc Philippe à monter à cheval et se montrer au peuple, le bruit se répand aussitôt que les Français se préparent à enlever le jeune prince et à l'emmener en France. Le peuple y ajoute foi. Telle est l'irritation qui l'anime, que le sire de Crèvecoeur juge prudent de quitter la Flandre et de se retirer sous les remparts de Tournay, abandonnant toute son artillerie entre les mains des bourgeois de Gand (11 juin 1485). Les partisans de Maximilien se hâtèrent de mettre à profit ces querelles et ces divisions. Le 1er juin 1485, tout le peuple de Bruges était réuni sur la place du Bourg, pour suivre pieusement une procession destinée à appeler la protection du ciel sur la Flandre, lorsqu'on apprit que les portes de la ville avaient été livrées aux mercenaires de Maximilien. Au même moment on vit arriver, au grand trot de leurs chevaux, le comte de Nassau, les sires de Montfort, de Tinteville et d'autres chevaliers accompagnés d'une troupe nombreuse de reîtres allemands, et, au milieu d'eux, messire Jean de Houthem, chancelier de Brabant. Un héraut les précédait. «Ecoutez, écoutez!» cria-t-il à la multitude, surprise et saisie de terreur. Le chancelier de Brabant prit aussitôt la parole, et expliqua à haute voix, en rappelant les longues guerres et les discordes qui avaient attristé la Flandre depuis la mort de Charles le Hardi, combien il était juste que Maximilien possédât plutôt que tout autre la tutelle complète et entière de son fils. «Que voulez-vous? dit-il en terminant, la paix ou la guerre?» Il ne fallait pas songer à délibérer librement. Tous répondirent: «La paix.»--«Reconnaissez-vous Maximilien pour mainbourg?» ajouta le chancelier.--«Oui! oui!» répliqua le peuple. Messire Jean de Houthem exposa ensuite les conditions auxquelles l'archiduc consentait à confirmer les priviléges de la ville: les unes se rapportaient à des amendes pécuniaires, d'autres à une amnistie dont étaient exclus dix bourgeois, qui furent immédiatement conduits au Steen, comme prévenus d'avoir favorisé la rébellion. Il faut nommer parmi eux Louis de la Gruuthuse, qui avait servi fidèlement le duc Philippe, en protestant contre les cruautés du sire de Blamont, et qui, après avoir sauvé la liberté ou la vie à Charles le Hardi, avait contribué plus que personne à affermir l'autorité chancelante de Marie de Bourgogne. Dès que Maximilien apprit ce qui s'était passé, il aborda dans le Zwyn. L'Ecluse lui ouvrit ses portes, et il se rendit sans délai à Bruges, où son entrée eut lieu avec une grande pompe le 21 juin. Le même complot s'ourdissait à Gand. Il y était dirigé par un signataire du _calfvel_ de 1468, le grand doyen Matthieu Peyaert, qui comptait de nombreux amis parmi les bouchers et les poissonniers. Sept jours après la surprise de Bruges, le mouvement qu'il avait préparé éclata à Gand aux cris de: «Paix! paix! Autriche et notre jeune prince!» On arrêta aussitôt Guillaume Rym, Daniel Onredene, Adrien Vilain et Jean de Coppenolle. Les deux premiers furent conduits au supplice le 13 juin. «Or pouvez à ce connoître, observe Olivier de la Marche, quelle seureté on a à servir le peuple; car Guillaume Rym avoit plus grande voix à Gand et plus grand crédit que n'avoit le prince du païs, ne les plus grands de Flandres; et soudainement changèrent de propos et tous en généralité consentirent à sa mort: et sur le hourt on luy laissa faire ses remontrances; mais oncques personne ne répondit, et dict ledict Guillaume sur ses derniers mots: Ou vous ne me répondez point, ou je suis devenu sourd.» Quoi qu'en ait écrit Olivier de la Marche, le peuple répondit aux dernières paroles de Guillaume Rym, mais ce ne fut que lorsque le bourreau eut achevé son office. La vue du sang l'émut plus puissamment que l'appel du vieillard, qui aimait mieux se croire sourd que de reconnaître l'ingratitude populaire: il fallut, pour calmer les bourgeois, qu'on ouvrît les portes des prisons. Adrien Vilain se retira à Tournay et Jean de Coppenolle en France, où Charles VIII le créa son maître d'hôtel avec six cents francs de pension. Ce fut dans ces circonstances que les états de Flandre chargèrent l'abbé de Saint-Pierre, Philippe de Beveren, Paul de Baenst, Richard Uutenhove et Adrien de Raveschoot, de se rendre à Bruges pour arrêter avec Maximilien les conditions de la paix. Elle fut conclue le 28 juin 1485. L'archiduc y était reconnu pour mainbourg de la personne de son fils et du comté de Flandre. Il s'engageait à confirmer tous les priviléges généraux et particuliers. Il était convenu que lorsqu'il se rendrait à Gand il n'y pourrait pas amener plus d'hommes d'armes avec lui qu'il n'en avait à Bruges pour la garde de sa personne. On devait lui remettre son fils; mais il promettait de ne point le conduire hors de Flandre. Toutes les sentences de bannissement prononcées contre les partisans de l'archiduc étaient annulées. On lui accordait, comme indemnité pour les frais de la guerre, une somme payable en trois années, dont le chiffre n'était pas déterminé. La pension de la duchesse douairière de Bourgogne était rétablie. A ces conditions, l'archiduc octroyait une amnistie dont il exceptait ses principaux adversaires et tous ceux qui avaient fui hors de Flandre. Le produit de la confiscation de leurs biens devait être employé à effacer les tristes résultats des désastres de la guerre. Sur un tableau joint au traité se trouvaient désignés ceux que l'archiduc ne voulait point comprendre dans la paix. Les principaux étaient Jacques de Savoie, Wolfart de Borssele, Louis de la Gruuthuse, Léon de Masmines, Jean de Coppenolle, le grand doyen Eustache Schietcatte, Guillaume Moreel, Jean de Keyt, Jean de Riebeke et François de Bassevelde, tous les quatre anciens magistrats de Bruges. Les temps étaient bien changés depuis que Baudouin le Bon parcourait la Flandre en rendant la justice une baguette blanche à la main: c'est d'une verge rouge, symbole de rigueurs et de vengeances, que Maximilien arme le bras du bâtard de Baenst, créé prévôt de Bruges, en lui donnant l'ordre de mettre à mort les prisonniers du Steen. Ainsi périrent successivement Jean de Keyt, qui avait été à diverses reprises bourgmestre de la ville, François de Bassevelde, fameux par la réponse énergique qu'il avait opposée en 1483 aux menaces de l'archiduc, et d'autres bourgeois accusés des mêmes délits de rébellion: leurs têtes sanglantes furent placées sur la pointe des tourelles inférieures des Halles. Ce fut au milieu des tristes préoccupations de ces supplices que l'on demanda au sire de la Gruuthuse s'il désirait être interrogé par ses collègues de l'ordre de la Toison d'or; mais il répondit qu'il était bourgeois de la ville de Bruges, et qu'il ne voulait d'autres juges que ses magistrats. Louis de la Gruuthuse n'avait cessé d'exercer à Bruges, par ses vertus, son courage et la généreuse protection qu'il accordait aux lettres, la légitime influence à laquelle le duc Philippe lui-même avait rendu hommage pendant la guerre de Gavre: tel était le respect, telle était l'affection dont il était entouré, que Maximilien n'osa pas instruire publiquement son procès; il se contenta d'exiger une amende de trois cent mille écus, dont le comte de Nassau reçut le tiers, et chargea Olivier de la Marche de conduire le sire de la Gruuthuse au château de Vilvorde. Cependant Maximilien avait quitté Bruges le 6 juillet 1485 pour se rendre à Gand. Le sire de Ravestein vint au devant de lui et lui amena son fils à Mariakerke. L'entrevue remplit les spectateurs d'émotion: l'enfant, qui depuis longtemps n'avait pas vu son père, ne le reconnut pas et fondit en larmes en recevant les baisers paternels. L'archiduc d'Autriche avait fait annoncer aux Gantois par Matthieu Peyaert qu'il ne prendrait avec lui que six cents hommes, conformément au traité du 28 juin; mais loin de rester fidèle à sa promesse, il traversa la ville en se dirigeant vers le château de Ten Walle, déjà plus connu sous le nom de Princen-Hof, suivi d'une armée de cinq mille hommes d'armes commandés par Martin Dezwarte, fameux capitaine de Maestricht. Matthieu Peyaert, dont les discours avaient trompé les Gantois, fut récompensé de cette trahison comme d'une victoire; car l'archiduc l'arma chevalier. Les bourgeois n'en poursuivaient pas moins de leurs murmures et de leurs risées ce rude et grossier personnage qui s'en allait dans les rues sans oser toucher à la riche chaîne d'or qu'il avait reçue du prince, et ils prétendaient même que Maximilien, à défaut d'épée, lui avait donné l'ordre de chevalerie en le frappant de sa botte. Les Gantois voyaient d'ailleurs avec anxiété les hommes d'armes étrangers que l'archiduc avait conduits avec lui, la plupart insolents, orgueilleux et avides. Trois d'entre eux avaient été arrêtés pour avoir outragé une femme: leurs compagnons les délivrèrent, et à ce bruit le mécontentement du peuple ne connut plus de bornes. Il courut aux armes et alla planter ses bannières sur le marché du Vendredi. C'est en vain que Maximilien envoie ses conseillers pour essayer de calmer les bourgeois. Philippe de Clèves, malgré sa popularité, et l'évêque de Cambray, quoique protégé par la dignité de ses fonctions ecclésiastiques, ne peuvent plus se faire écouter. Le comte de Chimay soulève une opposition plus violente et ses jours sont en péril; Matthieu Peyaert, qui s'est joint à ses efforts, fuit avec lui. La colère des bourgeois a redoublé à la vue de la chaîne d'or qui leur rappelle sa trahison. «Délivrez-nous, criaient les Gantois, de ces Allemands que vous nous avez amenés, ou nous nous en délivrerons nous-mêmes.» Bien que la nuit fût venue, ils ne se séparaient point. Une vive inquiétude régnait à l'hôtel de Ten Walle. Maximilien chargea le comte de Nassau de veiller à la garde «du pont, là où on coupe les testes, qui estoit la droite venue des Gantois pour venir contre l'hostel du prince» (l'_Hooftbrugge_), et il se rendit dans l'appartement du sire de la Marche, son premier maître d'hôtel, afin d'être plus près des hommes d'armes allemands qu'il s'était hâté de réunir autour de lui. Ainsi se passa la nuit: le lendemain, Maximilien se dirigea à la tête des Allemands vers l'hôtel de ville. Il était au marché de la Poissonnerie, lorsque les magistrats vinrent le prier de ne pas employer la violence, moyen qui eût entraîné l'effusion du sang et qui n'eût pas été sans danger pour l'archiduc lui-même. Deux notables bourgeois se rendirent à l'hôtel de ville et engagèrent le peuple à se retirer, mais il exigeait avant tout que Maximilien s'éloignât avec les siens. L'archiduc y consentit: les Gantois n'en restaient pas moins assemblés en grand nombre. «Il leur faut courir sus et les défaire, s'écria le comte de Nassau; par ce moyen, le prince sera perpétuellement seigneur et maître de toute la Flandre.» Philippe de Clèves combattait cet avis. «Lorsque vous aurez détruit Gand, disait-il à l'archiduc, vous aurez détruit la fleur et la perle de tous vos pays.» Et le soir arriva sans qu'aucune résolution eût été prise. Cependant les Gantois s'approchaient et occupaient la place du Petit-Marché, située entre le Gravesteen et l'église Sainte-Pharaïlde. Ce mouvement agressif devait mettre un terme à l'indécision des conseillers de Maximilien; l'avis du comte de Nassau prévalut, et il fut décidé, à la grande joie des Allemands, que le lendemain, dès les premières heures du jour, l'on chercherait à tourner, par la Coupure, la position des Gantois, afin de pouvoir les attaquer plus avantageusement. La lutte eût été terrible: elle fut prévenue par la retraite des corps de métiers, las d'avoir passé quarante-huit heures sous leurs bannières. Les échevins se hâtèrent de l'annoncer à l'archiduc en implorant sa clémence; ils devaient toutefois payer cette émeute plus cher qu'une longue insurrection. Une amende de cent vingt-sept mille écus d'or les frappa. Cent bourgeois furent exilés, trente-trois ne sortirent du Châtelet que pour être conduits au supplice. Maximilien avait de plus exigé une réparation solennelle: placé sur un trône et entouré des ambassadeurs des princes étrangers, il reçut, le 22 juillet 1485, les protestations d'obéissance et de fidélité des échevins «tous habillés de noires robes deschaintes,» puis il chargea le chancelier de Brabant de prendre la parole en son nom. Sa harangue fut une longue énumération des griefs du prince contre les Gantois, et il termina en déclarant que l'archiduc d'Autriche «avoit bien pensé mettre la ville à totale ruine par feu et espée, ne fust la pitié qu'il avoit des églises et des bonnes personnes qui sont illecq habitans.» Le pensionnaire de Gand, qui répondit à ce discours, n'eut point d'éloges assez pompeux pour célébrer une si admirable clémence. Il avoua «qu'il n'avoit tenu qu'à rien que de la bonne ville de Gand l'on disist présentement: Cy fut Gand!» Ensuite les Gantois «crièrent merci et remirent à l'archiduc neuf chartes de priviléges qu'ils avaient reçues de Marie de Bourgogne, de Maximilien, de Philippe, de Louis XI et de Charles VIII.» Lesquels priviléges «furent brisés et coppés par maistre Nicolas de Rutre, audiencier.» Molinet ajoute: «Monseigneur demanda quelque chose du traité de Gavre,» triste souvenir qui, à Gand, s'associait toujours à la mutilation des libertés publiques. Maximilien avait rétabli son autorité en Flandre: son titre de mainbourg avait été reconnu dans toutes les provinces de la domination bourguignonne. Ne craignant plus ni les communes de Flandre, ni celles de la Meuse, il n'hésitait pas à violer ouvertement le traité du 28 juin en envoyant son fils à Malines, et chargeait en même temps Frédéric de Montigny, l'un des meurtriers du sire de Dadizeele, d'aller enlever à Mézières le sire de La Marck et de lui faire trancher la tête. Son double succès de Bruges et de Gand avait étrangement développé son orgueil. Il s'était fait élire roi des Romains à Francfort, le 16 février 1485 (v. st.), et c'était du centre de l'Allemagne qu'il avait signé une charte pour reconstituer le Franc comme quatrième membre de Flandre. Maximilien, ébloui du titre pompeux qui l'associait à l'autorité impériale et lui en assurait la transmission, s'abandonnait de plus en plus, avec une confiance sans limites, aux rêves de son ambition. Les flatteries de ses courtisans, les prophéties de ses astrologues et de ses devins lui présentaient sans cesse l'image éclatante des triomphes qui lui étaient réservés; il n'était point de projet qui ne le séduisît par quelque illusion, point d'illusion qui ne dominât sa faible raison, en y gravant d'altières espérances. Tantôt il voyait le roi de Hongrie, Mathias Corvin, l'illustre fils de Jean Huniade, réduit à lui céder son royaume, en fuyant chez les Turcs. Tantôt il songeait à se placer à la tête des Suisses pour chasser du duché de Milan la dynastie fondée par le bâtard d'un paysan de Cottignole, dont il devait plus tard épouser la petite-fille: de Milan il eût marché à la conquête du royaume de Naples; mais son premier dessein, le plus considérable de tous, était d'envahir la France, pour aller réclamer les armes à la main sa fille, appelée malgré lui à devenir reine de France. Ce n'était point, du reste, son unique grief contre Charles VIII, car il l'accusait d'avoir excité des troubles à Liége et d'avoir équipé quatorze grands navires pour soutenir la faction des _Hoeks_ en Hollande. Pour réussir dans cette difficile entreprise, Maximilien comptait sur trente-deux mille chevaux qui devaient lui être envoyés par les princes allemands, indépendamment des hallebardiers, arquebusiers et autres combattants à pied, accourus de l'Empire, de la Lorraine et des ligues suisses. C'était dans les Pays-Bas qu'il devait commencer la guerre, et il espérait bien s'emparer en passant du temporel de l'évêché de Liége et du fief de l'abbé de Stavelot, sauf à continuer son oeuvre en confisquant plus tard les priviléges de toutes les communes de Flandre qui lui avaient été hostiles. Le roi de France avait retiré ses hommes d'armes des frontières: sa confiance dans la paix en abrégea la durée. Le sire de Montigny surprit Mortagne. Honnecourt et l'Ecluse partagèrent le même sort. Térouane fut escaladée par Salazar, et ce fait d'armes fut suivi de près d'une tentative dirigée contre Saint-Quentin. Maximilien avait attendu ces succès pour sommer le roi de France de l'aider et de le soutenir, conformément au traité d'Arras, si fréquemment invoqué dans des tendances tout opposées, en déclarant que le seul moyen de maintenir la paix était l'éloignement immédiat d'Anne de Beaujeu et de Philippe de Crèvecoeur, qui avaient profité de sa minorité pour exciter par des lettres séditieuses les communes de Flandre, de Brabant et de Hainaut à s'associer à leurs «conspirations et machinations.» Charles VIII justifia dans une réponse non moins altière la conduite de ceux que Maximilien accusait: «Ne avez cause de les chargier du faict de Flandres, car ce qui faict y a esté ce a esté par bon conseil... Le comté de Flandre est une des anchiennes pairies de France, et se avons voullu le tenir en paix comme prince et seigneur souverain, nous avons faict ce que debvions faire, et vous le contraire. Et quand ladite conté vous appartiendroit, ce que non, vous l'auriez confisquée par les desraisonnables termes que avez tenus.» Puis il rappelait que Maximilien avait chargé son échanson Philippe d'Allers de se rendre à Melun pour promettre en son nom de ne pas enfreindre la paix, et qu'il avait profité de la bonne foi du roi de France, qui avait retiré ses garnisons des frontières, pour surprendre Térouane et Mortagne et attaquer Saint-Quentin. Il lui demandait comment, après avoir violé le premier traité, il osait proposer d'en conclure un second, et repoussait énergiquement toutes les allusions qui s'adressaient à sa minorité et à sa jeunesse. «Sachez bien, disait-il, que ne sommes pas en si bas eage et ne avons pas si petite expérience que ne congnoissons véritablement ceulx qui nous font bien ou mal et que ne soyons bien délibérez de leur rénumérer et rendre quand le oportunité s'i pourra tourner, ainsi que bon prince poet et doibt faire en sa juste querelle.» Le roi de France annonçait de plus l'intention de ne pas rompre son alliance avec les Flamands, alors même qu'il se trouverait obligé de pénétrer sur leur territoire pour combattre les hommes d'armes de Maximilien. Le roi des Romains répondit en ces termes au roi de France: «Très-cher et très-amé frère, nous avons reçeu certaines lettres de par vous, faites et forgées, comme croyons, par ceux qui à tort et sans cause nous ont en haine et malveillance. Ainsi n'avons point trouvé estre convenable d'y respondre, et sommes délibérés de non plus vous escrire _ou faire nommer comme il appartient à vostre royale dignité_, au cas que perséveriez en telles dérisions et insolences envers nous...» A cette lettre était joint un long mémoire des conseillers de Maximilien, qui attribuaient à leur maître le titre fort douteux de chef des rois chrétiens et qui reprochaient vivement aux conseillers de Charles VIII «la deshonneste forme et manière d'escrire à un tel roy qu'est le roy des Romains.» Ils reproduisaient, du reste, tous les griefs élevés contre Anne de Beaujeu, en l'accusant «d'avoir prins argent» de «ceulx de Gand,» menaçaient le roi de France de le déclarer déchu de tout droit de suzeraineté sur la Flandre, et justifiaient l'escalade de Térouane et de Mortagne, par l'appui que les Français donnaient aux Liégeois. Maximilien, fidèle à sa politique, avait adressé aux princes du sang et à la ville de Paris son manifeste contre la régence d'Anne de Beaujeu. Il les y pressait de renverser son autorité et de former un conseil supérieur des princes du sang et des députés des états qui pourraient aviser au rétablissement de la paix, de concert avec les députés de l'Empereur: étrange hallucination, qui le portait à proposer à la France ce qu'en ce moment même il combattait en Flandre. La réponse des échevins de Paris est du 2 septembre 1486. Ils y repoussent hautement les plaintes du roi des Romains, et le rendent seul responsable de la violation du traité d'Arras. En effet, il avait commencé la guerre «contre droit et raison en entrant par surprise en armes au royaume,» et il ne pouvait la continuer, ajoutaient-ils, «sans faire le grand dommage du pays de Flandre.» Il y a une connexion évidente entre cette déclaration et la réponse des ministres de Charles VIII, qui en avaient pris connaissance avant qu'elle fût remise au héraut d'armes Toison d'or. La commune de Paris ne pouvait être hostile à un système de gouvernement qui soutenait les communes flamandes. Au conseil du roi, d'autres considérations rendaient les inimitiés plus vives. On ne pouvait souffrir qu'un prince étranger se prétendît supérieur à Charles VIII et lui refusât même le titre de roi; et à ce sujet le sire de Graville disait tout haut que si l'histoire se taisait sur les exploits des Allemands en France, elle avait conservé le souvenir de ceux de Charlemagne, qui avait conquis et soumis toute l'Allemagne. Ce n'était que dans la faction des princes du sang que Maximilien pouvait espérer un appui. Le duc d'Orléans lui était favorable, et le duc de Bourbon, bien que frère du sire de Beaujeu, déclarait, en présence de Charles VIII, que le sire de Graville et ses amis «estoient cause de la guerre que faisoit le duc d'Austriche et du mescontentement qu'avoient les autres seigneurs du sang, et alléguoit qu'il estoit connestable et qu'à luy appartenoit l'exécution de la guerre, et qu'il s'en vouloit aller en Picardie pour résister à l'entreprise du duc d'Austriche et y trouver quelque bon appointement.» En effet, malgré tous les efforts que l'on tenta pour l'en dissuader, malgré ceux du roi lui-même, il se rendit en Picardie. Le duc de Bourbon était guidé par les conseils de quelques-uns de ses serviteurs, «fort grands mutins.» Le principal, le plus capable, le plus influent, était l'ancien ami de Charles le Hardi, devenu, en 1472, l'un des conseillers de Louis XI, Philippe de Commines, qui avait épousé en France la fille d'un maître d'hôtel du roi, beau-frère de la dame de Montsoreau, si fréquemment nommée dans les enquêtes relatives à l'empoisonnement du duc de Guyenne. Soit qu'il eût été inquiété au sujet de la révision des donations faites aux dépens du domaine royal, soit qu'il subît avec peine la haine et le mépris qui poursuivaient les anciens ministres de Louis XI, il conspirait, et la jeune royauté de Charles VIII allait rouvrir pour lui une de ces cages de fer, sombres monuments d'un règne dont il avait été à la fois le Séjan et le Tacite. Enfin le moment arriva où Maximilien espérait envahir la France avec le secours des Français eux-mêmes, et se placer, par de mémorables succès, parmi les héros et les vainqueurs les plus glorieux. Dans son orgueil, il datait ses mandements de Lens, «_première ville de nostre conqueste_;» il avait, disait-on, été le premier qui eût songé à former la milice, depuis si célèbre, des lansquenets ou _landsknechten_, ce qui l'égalait à Jules César; et l'on ajoutait qu'il était au monde le seul prince qui connût à la fois toutes les ressources de l'art si difficile de la guerre. L'empereur Frédéric III s'était rendu lui-même en Flandre, afin que l'éclat du sceptre impérial ajoutât quelque chose à celui de cette grande expédition. Mais jamais projets plus audacieux n'aboutirent à un résultat plus déplorable. La faction des princes du sang rougit de s'armer pour livrer la France à ses ennemis, et l'on vit bientôt les Allemands et les Suisses que Maximilien avait recrutés abandonner ses drapeaux à défaut de solde. Les uns allèrent rejoindre les Français; d'autres cherchèrent à s'indemniser de leurs pertes en pillant le pays. Il ne resta à l'Empereur qu'à regagner l'Allemagne, et Maximilien, qui espérait, comme les confédérés de Bouvines, aller arborer l'aigle germanique sur le pont de la Calandre, non moins humilié quoiqu'il n'eût point combattu, fut réduit à implorer l'appui de ses propres sujets de Flandre et d'Artois qu'il méprisait naguère encore; mais les bourgeois de Saint-Omer lui répondirent qu'ils étaient résolus à conserver une stricte neutralité, et leur exemple fut suivi par les habitants de Lille et de Douay. Cette neutralité fut toutefois de peu de durée pour la ville de Saint-Omer, puisque les Français y entrèrent dès le 27 mai 1487. Deux mois après, le sire de Crèvecoeur reconquit l'importante forteresse de Térouane (26 juillet), et ce premier revers fut suivi d'un second échec plus important et plus grave. Les hommes d'armes allemands et bourguignons qui se trouvaient sous les ordres du comte de Nassau avaient voulu réparer la perte de Térouane en enlevant la ville de Béthune; mais ils se laissèrent surprendre et furent mis en déroute; près de neuf cents d'entre eux restèrent sur le champ du combat. Le comte de Nassau fut fait prisonnier, et avec lui Charles de Gueldre, Pierre de Hennin, Gérard de Boussut, Georges Vander Gracht, Charles et Philippe de Moerkerke, Jean de Commines, Jean de Praet, Jean d'Overschelde, bailli d'Ypres, Jacques de Heere, bourgmestre du Franc, et tous les principaux chevaliers du parti de l'archiduc. Au moment où la défaite de Béthune couronnait la malheureuse tentative de Maximilien contre la France, on recevait en Flandre la nouvelle des désastres qui avaient terminé en Angleterre une autre expédition à laquelle le roi des Romains n'était point étranger. L'Angleterre avait appris avec une extrême jalousie la conclusion du traité d'Arras, et l'on racontait même qu'Edouard IV était mort de douleur en voyant le Dauphin renoncer à sa fille pour épouser mademoiselle Marguerite de Flandre; mais les affreuses discordes du règne de Richard III ne s'effacèrent que pour élever sur une trône ensanglanté Henri de Richemont, qui devait tout à l'appui du roi de France. Cependant la duchesse Marguerite de Bourgogne ne pouvait se consoler de la chute de la dynastie d'York; et elle se proposait de servir à la fois les intérêts de Maximilien et ceux de sa propre maison, en renversant la dynastie de Lancastre élevée par l'appui de Charles VIII. Une expédition considérable avait été réunie pour envahir l'Angleterre: elle devait comprendre deux mille hommes d'armes allemands, flamands et hennuyers, sous le commandement de Martin Dezwarte. Le comte de Lincoln et lord Lovel s'étaient rendus en Flandre pour arrêter avec la duchesse douairière de Bourgogne le plan de cet armement; et il avait été décidé que l'on profiterait d'une rumeur populaire relative à l'évasion de l'unique fils du duc de Clarence pour présenter d'abord aux Irlandais, puis aux Anglais, un imposteur qui n'emprunterait son nom que pour remettre la couronne, après la victoire, au comte de Lincoln, neveu par sa mère du roi Edouard IV et de la duchesse de Bourgogne, et déjà désigné par Richard III comme l'héritier présomptif du trône d'Angleterre. Le boulanger Lambert Simnel, proclamé roi à Dublin par une multitude égarée qui croyait retrouver dans ses traits ceux de l'infortuné duc de Clarence, aborda à Foudrey avec les hommes d'armes venus de Flandre, occupa le comté d'York, et rencontra les troupes de Henri VII à Stoke, aux bords de la Trent, où Martin Dezwarte périt avec le comte de Lincoln, après avoir vaillamment lutté pendant trois heures contre des forces de beaucoup supérieures aux siennes. Des armements non moins considérables avaient eu lieu en Angleterre pour repousser toute agression que Marguerite eût pu diriger vers les côtes de Kent ou de Suffolk; et il ne resta aux Allemands, réunis sur les rivages de la Flandre, qu'à s'embarquer pour la Bretagne, afin de prendre part à d'autres combats. Maximilien, qui avait épuisé son trésor pour faire triompher Simnel, s'était retiré en Brabant. Non content d'altérer les monnaies, il écrivit aux états de Flandre pour réclamer des subsides, afin de faire face aux frais de la guerre; mais les états de Flandre, réunis à Termonde, et délibérant sans la participation des députés du Franc qu'ils refusaient de considérer comme quatrième membre, déclarèrent qu'ils désapprouvaient la guerre contre la France et désiraient maintenir le traité d'Arras de 1482. Les députés de Gand avaient même annoncé qu'ils voulaient que le soin de remettre le produit des subsides aux hommes d'armes fût désormais confié aux états, afin que Maximilien n'en fît point usage contre les intérêts mêmes de la Flandre. Ces représentations irritèrent de plus en plus le roi des Romains. Il répondit que si les états ne lui accordaient pas un nouvel impôt, il le ferait lever par ses commissaires; mais ses menaces n'émurent personne: la Flandre ne croyait plus rien avoir à redouter des hommes d'armes allemands depuis la défaite du comte de Nassau. Jean de Coppenolle se hâta de revenir à Gand. Adrien Vilain, qui avait été arrêté par les archers allemands à Lille, où il résidait de l'aveu de Maximilien, et qui se trouvait depuis lors prisonnier à Vilvorde, fut délivré par le sire de Liedekerke et rejoignit bientôt après Jean de Coppenolle, en protestant que, si l'on avait quelque chose à lui reprocher, il était prêt à répondre à toutes les accusations. Les magistrats, indécis sur ce qu'il y avait lieu de faire, envoyèrent au roi des Romains une députation composée de l'abbé de Saint-Pierre, de Josse de Ghistelles, de Paul de Baenst et d'Adrien de Raveschoot. Maximilien, bien moins puissant en ce moment qu'il ne voulait le paraître, confia le soin d'évoquer cette affaire au grand bâtard de Bourgogne et aux sires de Clèves et de Beveren; ils invitèrent les sires de Rasseghem et de Liedekerke à comparaître à Termonde, et trois gentilhommes vinrent à Gand se remettre comme otages, afin de répondre de la sûreté des accusés. Mais les doyens des métiers décidèrent unanimement que les sires de Rasseghem et de Liedekerke ne devaient pas se rendre à Termonde, puisqu'ils n'étaient justiciables que des magistrats de Gand, et ils saisirent cette occasion pour énumérer les griefs de la commune contre le roi des Romains. «Nous voulons, disaient-ils dans leur déclaration, le maintien du traité conclu à Arras, le 23 décembre 1482, et nous ne consentirons point à la continuation de la guerre contre la France, source constante d'impôts toujours détournés de leur but. «Nous voulons aussi le maintien du traité de Tournay du 13 décembre 1385, et il faut que les magistrats des villes conservent le droit de sonner les cloches, afin de chasser et de mettre à mort, s'il y a lieu, les ennemis du pays. «Nous réclamons les priviléges que Maximilien nous a enlevés. «Nous voulons soumettre à un sérieux examen les dépenses faites par la ville de Gand depuis la mort de Guillaume Rym. «Nous voulons que l'on démolisse le pont qui se trouve à côté de l'hôtel de Ten Walle.» C'était par ce pont que le comte de Nassau avait songé à s'avancer avec ses Allemands, lorsqu'il conseillait de détruire Gand en 1485. Le peuple accueillit cette déclaration avec de vifs transports d'enthousiasme. Les partisans du roi des Romains sortirent de la ville, et tout l'argent qu'on trouva dans leurs maisons fut employé à réorganiser ces confréries des chaperons blancs et des compagnons de la Verte Tente, si célèbres autrefois, afin de chasser les Allemands qui erraient aux environs de Gand, en semant partout l'effroi et la désolation. Les métiers, réunis en armes sous leurs bannières, envoyèrent des députés à Maximilien pour qu'il fît choisir, par ses commissaires, de nouveaux magistrats qui jurassent au duc Philippe et à la ville de Gand d'observer les traités de 1385 et de 1482, déclarant que s'il ne le faisait point, ils procéderaient eux-mêmes au renouvellement de l'échevinage, conformément au privilége de 1301; en effet ils désignèrent, peu de jours après, des commissaires qui élurent Adrien de Rasseghem, premier échevin de la keure. Dans des circonstances à peu près semblables à celles de 1485, le roi des Romains ouvrit la guerre en essayant de nouveau de surprendre la ville de Termonde. Mais cette fois Philippe de Hornes, moins heureux que Jacques de Foucquesolles, fut repoussé par les bourgeois. Le sire de Liedekerke fut aussitôt créé capitaine de Gand, et toutes les villes de Flandre furent instruites de la rupture de la paix par de longues lettres où on les consultait sur ce qu'il y avait lieu de faire, en réclamant leur secours. Les Gantois n'avaient pris les armes, disaient-ils, que pour défendre leurs priviléges et maintenir la paix publique compromise par des mercenaires étrangers. Maximilien s'était hâté de retourner en Flandre dès qu'il avait appris que les Gantois s'étaient avancés jusqu'aux portes d'Anvers, de Bruxelles et de Courtray; il était important qu'il maintînt dans l'obéissance les villes qui reconnaissaient encore son autorité. Ce fut dans ce but qu'il se rendit à Courtray et de là à Bruges, où il arriva le 16 décembre 1487. Dans toute la Flandre, on regrettait vivement d'avoir vu s'évanouir les espérances qui reposaient sur la paix d'Arras. On se plaignait de ce que les charges publiques étaient devenues plus accablantes qu'elles ne l'avaient jamais été, et de ce que le cours de la justice était en quelque sorte suspendu par les soins de la guerre; mais ce qui excitait le plus de murmures, c'étaient les désordres commis par les hommes d'armes allemands qui ne recevaient pas de paye et qui, non contents de piller les bourgeois et les laboureurs, se plaisaient à répéter «que le temps estoit venu qu'ils baigneroient leurs bras au sang des Flamands.» Aussi l'alarme fut-elle grande à Bruges lorsqu'on y vit arriver la garde de Maximilien. On prétendait que le roi des Romains ne l'avait amenée avec lui que pour contraindre les habitants les plus opulents à lui livrer leurs richesses, et aussitôt après, assurait-on, la ville, privée de ses franchises, devait être abandonnée au pillage. Ces rumeurs semblaient d'autant plus menaçantes qu'il y avait à Bruges un grand nombre de vieillards qui se souvenaient du 22 mai 1437, et l'on vit la plupart des marchands étrangers se hâter d'émigrer et se retirer à Anvers. Un secret pressentiment annonçait aux bourgeois, raconte Nicolas Despars, que s'ils quittaient les foyers qui, après une résidence de quatre siècles, étaient devenus pour leurs familles une seconde patrie, c'était pour s'en éloigner à jamais. Maximilien lui-même s'effrayait parfois de la résistance dont il voyait éclater de toutes parts les symptômes autour de lui. Un jour, il consentit à convoquer les états des diverses provinces, «de par decha,» et il entretint de son désir de rétablir la paix les députés d'Ypres, de Valenciennes, de Lille, de Douay, d'Orchies, de Bois-le-Duc, de Middelbourg, les seuls qui eussent répondu à son appel; un autre jour, il assura les doyens des métiers de Bruges qu'il partageait leur voeu de voir cesser la guerre et qu'il avait déjà obtenu un sauf-conduit, «afin d'aller vers le roi de France pour pratiquer la paix.» Telle est la situation des choses, lorsque, le 9 janvier 1487 (v. st.), le sire de Liedekerke, à la tête de six mille Gantois, parvient à s'emparer de Courtray. Trois jours après, Maximilien assemble de nouveau à l'hôtel de ville les doyens et les _hooftmans_ de la commune de Bruges. Il leur fait connaître qu'il a envoyé à Gand quelques-uns de ses conseillers, mais que les Gantois ne veulent traiter qu'avec des mandataires appartenant par leur naissance à la Flandre. Il les prie de désigner les députés afin de chercher à rétablir la paix. Les _hooftmans_ et les doyens y consentent; leur opposition ne se manifeste que lorsque le roi des Romains réclame un contingent de deux mille hommes et, de plus, un subside considérable pour défendre les frontières contre les attaques menaçantes des Français. Les représentants de la commune, craignant que ces préparatifs ne soient dirigés contre les Gantois, n'hésitent pas à rejeter ces demandes; ils répondent qu'ils n'ont aucun pouvoir à ce sujet, et que d'ailleurs ils veulent se tenir au traité d'Arras, protestant que si Maximilien s'y conforme lui-même, il trouvera toujours en eux de fidèles sujets. Ils insistent surtout pour qu'il congédie tous ses reîtres allemands, qui traitent une cité commerciale comme une ville prise d'assaut, et annoncent qu'afin de ne plus leur permettre de circuler librement avec leur butin, ils garderont eux-mêmes dorénavant les portes de la ville, se croyant assez puissants pour les défendre. Le roi des Romains se préoccupait assez peu des plaintes des bourgeois, insultés par ses hommes d'armes; mais le moment n'était pas encore venu où l'arrivée des renforts, que le sire de Gaesbeke était chargé de réunir, devait lui permettre d'y renverser par la violence et la force toute autorité autre que la sienne. Il comprit aisément que la prétention de lui enlever la garde de la ville était destinée à mettre obstacle à ses projets, et il n'y eut rien qu'il ne fît pour obtenir qu'elle fût abandonnée. Les remontrances du président de Flandre, Paul de Baenst, et de l'écoutète Pierre Lanchals, ayant été inutiles, il se rendit lui-même à l'hôtel des échevins, accompagné d'une suite de cinquante chevaux; mais son insistance même accrut les soupçons; les doyens et les _hooftmans_ persistaient dans leur résolution et exigeaient de plus en plus qu'à l'avenir chaque porte fût gardée par trois bourgeois et douze hommes des métiers. Au milieu de ces discussions, les échevins de Gand recevaient en audience solennelle les députés de Bruges et d'Ypres; mais ceux du Franc, investis aux yeux des Gantois d'une autorité illégale, n'avaient pu obtenir de sauf-conduit. Le pensionnaire de Bruges, Jean Roegiers, porta la parole et rappela comment, dans les troubles de la Flandre, les différentes villes s'étaient mutuellement prêté le secours de leur médiation. Mais les magistrats de Gand répliquèrent qu'ils avaient déjà interjeté appel devant le roi de France, leur souverain seigneur, et que Maximilien, loin d'y répondre, avait violé le traité d'Arras, en faisant la guerre à Charles VIII. Ils ajoutaient que l'intervention des Brugeois et des Yprois était trop tardive puisque déjà plusieurs de leurs chaperons blancs avaient été mis à mort, et qu'ils ne leur reconnaissaient pas le droit d'intervenir comme médiateurs puisqu'ils avaient eux-mêmes violé le traité d'Arras. Ils leur remirent toutefois, en les priant de le communiquer aux communes de Bruges et d'Ypres, un long mémoire où ils exposaient énergiquement leurs griefs: la levée de taxes énormes dont on n'avait jamais rendu compte, l'appauvrissement de toutes les villes, l'appel d'une armée de mercenaires étrangers, le voyage du duc Philippe en Brabant au mépris d'une promesse formelle, la reconstitution du quatrième membre contre le voeu général du pays. Ce fut le 24 janvier que les députés qui avaient été envoyés à Gand rentrèrent à Bruges. Ils se réunirent immédiatement à l'hôtel du roi des Romains et lui rapportèrent la réponse des Gantois. Maximilien s'en montra fort mécontent. Il les supplia de ne rendre public que le premier point des griefs allégués par les Gantois, qui renfermait une protestation assez vague en faveur des traités de 1385 et de 1482, et il fit même si bien que les magistrats consentirent à ajourner l'assemblée qu'ils avaient convoquée afin de délibérer sur la réponse qu'il convenait d'adresser aux bourgeois de Gand. Il était toutefois impossible que le mémoire des Gantois restât longtemps inconnu, et Maximilien ne vit lui-même dans cette courte trêve, qu'il devait à la condescendance de quelques échevins de Bruges, qu'un motif de profiter du temps qui lui restait pour hâter l'exécution de ses desseins. Il se souvenait des conseils du comte de Nassau, et regrettait peut-être de ne pas avoir, selon l'expression du pensionnaire de Gand, détruit cette ville par le fer ou par le feu, de telle sorte que le voyageur eût inutilement cherché ses ruines au niveau de l'herbe. Les mêmes rêves de conquête, de domination par la force, par l'extermination et l'incendie, s'il était nécessaire, le tentaient à Bruges, et il avait écrit au sire de Gaesbeke qu'il se plaçât à la tête de ses cavaliers hennuyers et accélérât sa marche. Tous ses efforts tendaient depuis longtemps à rendre inutiles les mesures prises par les Brugeois pour leur défense, et on le voyait multiplier les prétextes de se faire ouvrir les portes de la ville, afin qu'il lui fût plus aisé de s'en emparer lorsque le moment serait venu. Le 10 janvier, le sire d'Ysselstein était passé par la porte de la Bouverie, avec six chariots et quatre cents piquenaires, et les Brugeois avaient conçu ce jour-là des soupçons de trahison que rien ne vint justifier. Maximilien semble toutefois renoncer à ces tentatives si inquiétantes, lorsqu'il invoque la médiation des Brugeois et en espère d'heureux résultats; mais aussitôt que leurs députés sont revenus de Gand, le soir même où ils lui ont rendu compte d'un message inutile, il reprend ses anciens projets et quitte inopinément le banquet qui lui est offert à l'hôtel de Richebourg, chez la veuve de Martin Lem, pour faire à cheval, à sept heures du soir, le tour des remparts, examinant avec soin le nombre des gardes qui veillent aux portes, s'arrêtant même parfois pour leur distribuer de l'argent. Le 27 janvier, il sort de Bruges avec ses fauconniers; le 28, autre chasse au vol. Enfin le 31 janvier, il reçoit en même temps la nouvelle que le sire de Gaesbeke est arrivé près de Bruges et l'avis que d'autres députés de Bruges, envoyés à Gand, ont échoué une seconde fois dans leurs démarches. Il n'y avait plus à hésiter. Maximilien rangea immédiatement ses Allemands en ordre de bataille avec leur artillerie dans la cour de son hôtel, et envoya des messagers, avec une escorte de trente fantassins, remettre au sire de Gaesbeke ses dernières instructions. Elles portaient qu'il devait se présenter immédiatement à la porte des Maréchaux. Le même soir, le roi des Romains, accompagné du bourgmestre Jean de Nieuwenhove et d'un petit nombre de serviteurs, se rend à la porte qu'il a désignée au sire de Gaesbeke, et demande qu'on la lui ouvre: mais le bourgmestre donne en vain l'ordre qu'on lui obéisse. Les gardiens de la porte redoutent quelque trahison et s'y opposent sans qu'on puisse ébranler leur résolution. Les moments étaient précieux; il fallait agir avant que les bourgeois fussent instruits de ce qui se passait. Maximilien se hâta de se diriger vers la porte de Sainte-Croix, où l'attendaient Jacques de Ghistelles, Jacques de Heere et Corneille Metteneye, et de là vers la porte de Gand: il y éprouve le même refus. Il est plus heureux à la porte de Sainte-Catherine; elle lui est ouverte, et dès qu'il est sorti de la ville, il fait avertir le sire de Gaesbeke que c'est de ce côté qu'il doit se porter. Puis lorsqu'il juge qu'il a reçu l'avis qu'il lui a adressé, il rentre à Bruges et s'empare aussitôt du guichet; mais le cri des gardiens: «Trahison! trahison!» a été entendu; leurs concitoyens des rues les plus voisines accourent à leur secours et les aident à abaisser la herse avant l'arrivée du sire de Gaesbeke. Maximilien tente inutilement un dernier effort à la porte de la Bouverie: les barrières qui s'étaient fermées en 1437 devant le duc Philippe de Bourgogne ne devaient pas s'ouvrir devant le roi des Romains. Il ne lui reste qu'à fuir dans son hôtel; il y mande aussitôt Pierre Lanchals et les principaux bourgeois de son parti, et les presse de trouver le moyen de se rendre maîtres des portes de la ville. Cependant le bruit de ce qui s'était passé à la porte de Sainte-Catherine s'était répandu de toutes parts, et les métiers courant aux armes occupaient déjà toutes les portes sous les ordres de leurs doyens. Le roi des Romains résolut alors, selon un récit contemporain, de faire mettre le feu aux quatre coins de la ville, espérant que le sire de Gaesbeke pourrait s'y introduire à la faveur de ce désordre; mais on arrêta facilement l'incendie et cette dernière tentative n'eut d'autre résultat que de rendre plus vive la haine du peuple. Dès ce moment, la question devenait de plus en plus grave pour le roi des Romains; en cherchant une victoire qui devait le rendre l'arbitre de la vie et des biens des bourgeois de Bruges, il s'était exposé à une défaite qui devait nécessairement faire de lui leur prisonnier. Le sentiment de ce péril ne le quittait point, et la nuit durait encore quand il résolut de faire un dernier effort. Il avait appris que la porte de Gand était confiée à Matthieu Denys, doyen des charpentiers, qu'il croyait lui être plus favorable que tous les autres doyens, et se dirigea sans tarder de ce côté avec quelques-uns de ses partisans et quelques cavaliers allemands. Cependant toutes ses espérances furent déçues: Matthieu Denys rejeta avec de rudes et violentes paroles toutes les prières qui lui furent adressées. «Livrez-moi votre doyen,» s'écria alors le roi des Romains furieux, en s'adressant aux hommes des métiers qui entouraient Matthieu Denys, «livrez-moi votre doyen, et je vous comblerai de mes bienfaits.»--«Et nous, tant qu'il y aura une goutte de sang dans nos veines,» lui répondit énergiquement le porte étendard Adrien Demuer, «nous jurons de ne point l'abandonner.» Le roi des Romains insistait pour qu'on le laissât au moins sortir de la ville avec ses cavaliers allemands. On ne le lui permit point davantage; on craignait que son intention ne fût de rallier les garnisons de Damme et de l'Ecluse pour aller rejoindre la petite armée de ce sire de Gaesbeke en qui les Brugeois n'avaient pas cessé de redouter le vainqueur de Montenac et l'ennemi de Jean de Dadizeele, impatient de venger sur eux la mort de son père Jean de Hornes. Maximilien espérait encore en ce moment que le peuple s'apaiserait; mais lorsqu'il apprit que l'irritation s'accroissait sans relâche, il tint conseil sur ce qu'il y avait lieu de faire. «Il faut, dit Salazar, que nous nous armions les premiers avant que ces vilains aient eu le temps de se réunir sur la place du Marché.» Cet avis fut adopté, et tandis que Pierre Lanchals faisait prévenir les bourgeois de son parti qu'ils se préparassent à le seconder, le roi des Romains se rendait à la place du Bourg, où il rangea tous les siens en ordre de bataille. Quelques heures s'écoulèrent; les bourgeois favorables à Maximilien ne se dirigeaient qu'en petit nombre vers la place du Bourg, où leur présence devait devenir un titre de proscription; ils n'amenaient point avec eux, comme ils l'avaient promis, le métier des brasseurs. La foule qui les suivait, inquiète et curieuse, observait avec anxiété les mouvements des Allemands, qui cherchaient à l'empêcher de se mêler à leurs rangs en simulant des évolutions de combat. Cependant elle augmentait de moment en moment, et les Allemands, se voyant serrés de plus près, baissèrent leurs lances pour la tenir éloignée, en criant: «_Staet! staet!_ Arrêtez! arrêtez!» Le peuple comprit: «_Slaet! slaet!_ Frappez! frappez!» Et se précipitant en désordre par toutes les issues du Bourg, il alla répandre dans tous les quartiers la nouvelle des projets menaçants des Allemands, tandis que les chanoines de Saint-Donat, partageant sa terreur, se hâtaient de cacher leurs joyaux dans le sanctuaire et d'appeler les clercs à préserver l'église du pillage. Les doyens des métiers et les _hooftmans_ s'assemblent aussitôt aux sons du tocsin: ils chargent des messagers d'aller réclamer l'appui des habitants de Gand et d'Ypres, et pourvoyant en même temps eux-mêmes à la défense de la ville, ils se portent aux Halles avec quarante-neuf canons et cinquante-deux bannières. Une agitation extrême régnait sur la place publique, et rien ne contribua plus à l'accroître que l'arrestation de deux Mores attachés au service du comte de Zollern, que l'on accusait d'avoir été les instruments de la tentative d'incendie ordonnée par Maximilien. Mille voix répétaient qu'il ne fallait plus déposer les armes. Le roi des Romains, effrayé par ces démonstrations, s'était retiré dans son hôtel, en ayant soin de ne pas traverser la place du Marché. Mais il n'était personne qui ne crût que s'il avait reçu les secours que Lanchals et ses amis lui avaient promis, il n'eût tiré une vengeance terrible de son échec de la veille. Le peuple cherchait Pierre Lanchals pour assouvir sa fureur; les armes que l'on découvrit dans sa maison parurent une nouvelle preuve des projets qu'on lui attribuait, mais Lanchals avait disparu, et son absence évita l'horreur d'un crime à la fin de cette journée si agitée. Le peuple s'était dirigé vers les Halles, pour y enlever les têtes sanglantes de Jean de Keyt et de François de Bassevelde des tourelles où elles se trouvaient, depuis près de trois années, exposées sur des piques, lorsque des conseillers du roi des Romains se présentèrent pour lui annoncer que Maximilien l'invitait à s'apaiser et lui pardonnait ses séditions. «Il est mille fois plus coupable que nous,» répliquaient les bourgeois en montrant les restes mutilés des défenseurs de leurs franchises. Cependant on vit paraître sur la place du Marché le président de Flandre, Paul de Baenst. Il interrogea sur leurs intentions les bourgeois qui venaient de découvrir une nouvelle tentative du roi des Romains pour introduire à Bruges le sire de Gaesbeke: «Nous voulons, répondirent-ils tout d'une voix, que vous nous montriez le mémoire des Gantois sur les griefs du pays, mémoire qui vous avait été confié pour qu'il nous fût soumis, ce que vous n'avez point fait. Nous voulons qu'on nous donne un nouveau bourgmestre et un autre écoutète, au lieu de Jean de Nieuwenhove et de Pierre Lanchals, qui ont mérité d'être livrés à la justice.» Le roi des Romains accorda Josse de Decker pour bourgmestre et Pierre Metteneye pour écoutète, mais il ne consentit à leur remettre le mémoire des Gantois qu'après avoir essayé de les tromper en leur montrant le fragment qui avait été communiqué aux magistrats. Le même jour, on annonça du balcon des Halles qu'une récompense de 50 livres de gros serait donnée à quiconque livrerait Pierre Lanchals et Jean de Nieuwenhove. Plus heureux que ceux ci, Salazar, que les communes accusaient d'avoir rompu la paix avec la France par l'escalade de Térouane et d'avoir conseillé l'armement de la place du Bourg, avait réussi à sortir des remparts de Bruges. Le 4 février, Maximilien se décide à se rendre lui-même au milieu de l'assemblée du peuple. Il traverse la place du Marché en saluant courtoisement les bourgeois qui l'entourent, et monte avec Pierre Metteneye au balcon des Halles pour tenter quelque nouveau moyen de conciliation; mais il n'obtint que cette réponse: «Nous attendons les députés d'Ypres et de Gand.» Dès ce moment, le roi des Romains ne fut plus que le témoin muet, obscur, presque inaperçu de l'irritation profonde qui se manifestait contre ses conseillers. Il entendit lire une lettre des échevins de Gand, qui, en promettant leur appui aux Brugeois, leur annonçaient un succès important: la défaite et la mort du sire de Gaesbeke, qui s'était éloigné de Bruges pour surprendre Courtray et qui s'était lui-même laissé surprendre par le sire de Liedekerke. Ce ne fut qu'après avoir assisté à un long récit où les Gantois félicitaient les Brugeois de ce qu'ils pouvaient désormais se juger à l'abri de tout péril, ce ne fut qu'après avoir vu renouveler l'ordre de poursuivre des recherches actives pour découvrir ses partisans cachés à Bruges, que Maximilien descendit du balcon des Halles et passa au milieu des rangs serrés des bourgeois dont les acclamations n'avaient pas cessé de retentir. Le lendemain, de nouvelles lettres arrivèrent de Gand, où Adrien de Rasseghem venait de déchirer, dans une assemblée générale de la commune, le _calfvel_ du 22 juillet 1485. On y engageait les bourgeois de Bruges à ne pas se séparer et à ne pas se laisser tromper par les belles paroles du roi des Romains, mais à le bien garder jusqu'à ce que les députés des trois membres fussent réunis. On les invitait aussi à s'assurer de la personne des principaux conseillers de Maximilien et de ses partisans les plus connus, parmi lesquels se trouvaient cités les abbés de Saint-Bertin et de Saint-Benigne de Dijon, Jacques de Ghistelles, Jean de Nieuwenhove, Pierre Lanchals, George Ghyselin, Roland Lefebvre, Jacques de Heere, Thibaut Barradot, Paul de Baenst. A ces noms était joint celui de Matthieu Peyaert, qui s'était enfui de Gand. Ces lettres furent reçues avec enthousiasme: l'on dressa aussitôt sur la place du Marché des tentes et des pavillons pour préserver du froid les bourgeois qui ne devaient plus la quitter, et comme le bruit s'était répandu que Maximilien s'était enfui de Bruges, on l'invita à se rendre aux Halles pour mettre fin à ces rumeurs. Il fit le tour de la place du Marché à cheval et vêtu de drap d'or, et chacun des métiers tira un coup de canon pour lui rendre honneur. Cependant lorsqu'il déclara qu'il ne songeait pas à s'éloigner, et que si l'on en doutait on pouvait placer dans son hôtel autant de gardes qu'on le jugerait utile, on lui répondit qu'on allait examiner sa proposition; cette délibération dura une demi-heure, pendant laquelle on ne vit pas un seul bourgeois s'approcher du roi des Romains. Enfin on vint lui annoncer la décision qui avait été prise: on le priait de vouloir bien résider au Craenenburg aussi longtemps que se prolongerait l'assemblée des bourgeois (5 février 1487, v. st.). Le Craenenburg formait la plus belle habitation qui s'élevât sur la place du Marché: c'était là que les princes avaient coutume de se placer pour assister aux fêtes et aux tournois. En 1488, le Craenenburg appartenait à un riche marchand nommé Henri Nieulant, l'un de ceux qui, à une autre époque, s'étaient constitués les cautions du roi des Romains pour des sommes considérables. Les Brugeois se souvenaient-ils de ces lois primitives d'Athènes et de Rome qui livraient au créancier le débiteur infidèle à ses engagements. Maximilien, enfant, avait été réduit, par une insurrection des habitants de Vienne, à s'enfermer dans une citadelle. Une autre insurrection réalisait pour lui les terreurs et les périls que lui avait laissé entrevoir sa mauvaise fortune. Ses regards se portèrent-ils vers la prison où avait langui Louis de Nevers? Plus près du Craenenburg se trouvait la chapelle de Saint-Amand qui vit les aventures de Louis de Male, autre victime du courroux populaire. Les députés de Gand ne tardèrent point à arriver à Bruges; les principaux étaient Philippe Vander Zickele, Jean de la Kéthulle, Josse Vander Brughe, Jean Uutenhove, Gerolf Van der Haghe. Ils amenaient avec eux un corps de deux mille hommes, mais ils consentirent à le laisser hors de la ville, sur les instances des marchands étrangers restés à Bruges, qui redoutaient une autre journée du 3 mai 1382. Tous les métiers s'étaient réunis sur la place du Marché pour les recevoir, et dès qu'ils y parurent, on les salua par une décharge générale de l'artillerie. Les mêmes honneurs furent rendus aux députés d'Ypres, et les délibérations des trois membres du pays commencèrent aussitôt. Quelques-uns espéraient qu'elles ramèneraient promptement la concorde et l'union. Pendant trois jours la châsse de Saint-Donat fut solennellement exposée au milieu du choeur de la cathédrale, et le peuple fut invité à venir se joindre aux prières du clergé pour que la paix fût rétablie entre Maximilien et les états; mais rien n'était plus difficile que d'y parvenir, tant les griefs étaient nombreux. Le mandat des représentants de la commune de Gand renfermait quatre demandes principales: la première, que le duc Philippe fût conduit en Flandre; la seconde, que le Franc cessât de former le quatrième membre; la troisième, que le renouvellement des échevinages eût lieu au nom du duc Philippe et des trois membres de Flandre; la quatrième, que les bourgs fussent de rechef soumis à l'autorité des trois bonnes villes. Le lendemain ils ajoutèrent qu'on pouvait, en renouvelant les échevinages, joindre au nom du duc Philippe celui du roi de France, souverain seigneur de Flandre, et insistèrent pour que l'on déclarât que le roi des Romains n'avait aucun droit à la tutelle de son fils et qu'il s'en était montré indigne, ce qu'ils établissaient par une énumération de quarante griefs; quelques bourgeois de Bruges craignaient de se montrer trop hostiles à un prince illustre, qui de plus était le père du légitime héritier des comtes de Flandre; mais leur hésitation céda à des remontrances plus pressantes. Les députés des communes, qui accusaient le roi des Romains et le retenaient prisonnier, invoquaient en leur faveur le droit féodal. En effet, si Charles VII était intervenu en 1452 aux conférences de Lille, comme seigneur souverain et comme légitime arbitre des discordes du prince et de ses sujets, Charles VIII ne s'appuyait pas sur d'autres bases pour faire reconnaître sa médiation; mais il l'avait manifestée sous une forme plus active et plus énergique. Charles VII, en abandonnant les communes flamandes, avait élevé si haut la puissance des ducs de Bourgogne qu'il avait fallu, pour les empêcher d'absorber la monarchie française, d'un côté l'habileté perfide de Louis XI, de l'autre la folle témérité de Charles le Hardi. Charles VIII protégeait la Flandre en présence d'un autre péril dont la réalisation n'était pas éloignée: la réunion des Pays-Bas à l'Allemagne. Pour fortifier son autorité, il soutenait parmi nous les libertés communales; ce n'était qu'à ce titre que les états de Flandre acceptaient une intervention qui les constituait les juges légitimes de leur seigneur, seul coupable du délit de rébellion, puisqu'il résistait à son suzerain. Le 17 janvier 1487 (v. st.), Charles VIII, rappelant l'influence que Gand exerçait sur toute la Flandre, avait autorisé les échevins de cette ville à battre de la monnaie d'or et d'argent, et à désigner les magistrats et les officiers qui devaient rendre la justice au nom de Philippe, mineur et prisonnier des ennemis du roi, et ce fut en vertu de cette déclaration que les députés de Gand créèrent à Bruges de nouveaux échevins, parmi lesquels il faut citer Jean de Riebeke et Jacques Despars. Le 18 janvier, Charles VIII écrivit aux autres membres pour les engager à suivre l'exemple de Gand. Par une autre charte, il confirma tous les priviléges des Gantois. Enfin le 27 janvier, il ordonna à ses baillis de citer tous les officiers qui continueraient à gérer leurs offices au nom de Maximilien, qui avait usurpé la mainbournie, violé les traités qu'il avait jurés et fait frapper de la mauvaise monnaie en son propre nom. Toutes ces chartes furent publiées le 13 février, à Bruges, en même temps que le texte du traité d'Arras, et le même jour, après la lecture d'une enquête sur les tentatives d'incendie dont on accusait Maximilien, le peuple, mandataire trop zélé de la justice royale, brisa les portes du _Princen-hof_. On y trouva, dit-on, quatre cents barils de poudre, des tonneaux remplis de cordes, des échelles de cuir, et de là naquirent de nouvelles rumeurs qui, en rappelant celles qu'avaient excitées les Mores du comte de Zollern, attribuèrent avec plus de force au roi des Romains les desseins les plus affreux, ceux-là mêmes que Jacques de Châtillon avait formés avant les matines de Bruges. Il ne faut pas s'étonner si le lendemain le grand bailli Charles d'Halewyn et l'écoutète Pierre Metteneye se présentèrent au Craenenburg, pour y arrêter, au nom des trois membres de Flandre, les amis de Maximilien, qui se croyaient protégés par le rang du prince dont ils partageaient la résidence; les uns ses conseillers, les autres chevaliers et capitaines de son armée, ceux-ci Flamands, ceux-là Allemands ou Bourguignons: c'étaient le comte Wolfgang de Zollern, l'abbé de Saint-Bertin, le sire de Ghistelles, le sire de Maingoval, Martin et Wolfart de Polheim, Jean Carondelet, chancelier de Bourgogne, George et Wolfart de Falckenstein, Jean de Jaucourt, sire de Villarnoul, Régnier de May, capitaine de Gavre, le bâtard de Nassau et Philippe Louvette, maître d'hôtel du roi des Romains. Quatre d'entre eux, Wolfart de Polheim, le sire de Maingoval, le sire de Villarnoul et le comte de Zollern, avaient été saisis dans la chambre même de Maximilien, qui ne pouvait rien pour les défendre; mais les députés de Gand et les bourgeois les plus notables de Bruges cherchèrent à atténuer l'effet de ces violences en se rendant le même soir près du roi des Romains, pour le consoler et lui porter des paroles affectueuses. Ces protestations ne pouvaient rassurer complètement Maximilien. On allait aborder, sous les plus tristes auspices, le procès de Jean de Nieuwenhove, de George Ghyselin et de quelques autres bourgeois qui avaient été arrêtés et conduits au Steen: Jean de Nieuwenhove et George Ghyselin comparurent les premiers. Leur interrogatoire dura deux jours entiers; les juges, en le prolongeant, cherchaient peut-être à les sauver. Cependant la multitude, qui se pressait autour du Bourg, se lassa d'attendre un arrêt que sa colère avait dicté d'avance. On la vit se précipiter au tribunal des échevins, qu'elle accusait de sommeiller trop longtemps, s'emparer du chevalet et entraîner les accusés vers la place du Marché. Le droit de rendre la justice et de disposer souverainement de la vie et de la liberté de l'homme est trop sérieux et trop grave pour qu'on puisse impunément le faire fléchir devant les passions: le livrer aux impressions flottantes et à l'irritation fébrile de la place publique, c'était le violer et l'anéantir. Un seul moment, la cité parut oublier son agitation et son inquiétude. Les joyeusetés du carnaval, les folies du _papenvastenavond_ traversèrent les lieux mêmes que le sang devait bientôt rougir. De bruyantes chansons s'élevaient dans les airs autour du chevalet; le vin coulait à longs flots dans cette arène vouée à la mort et au deuil, et l'orgie fut si complète que les fruitiers, les ceinturiers et les aiguilletiers mirent le feu à leurs tentes (17 février). Le lendemain, sur cette même place du Marché, l'on publiait une proclamation où l'on promettait une récompense de plus en plus considérable à quiconque livrerait Pierre Lanchals, en menaçant de la destruction le toit qui l'avait reçu, lors même que ce refuge aurait été quelque monastère, ou l'un de ces pieux autels investis du droit d'asile, qui, en protégeant la faiblesse du malheur, semblaient, selon un touchant usage, abriter encore l'innocence. Dès ce moment, les condamnations se succèdent: elles atteignent tour à tour Jean de Nieuwenhove, Victor Huyghens, bailli de Male, Gilbert du Homme, ancien bourgmestre du Franc, quoique Normand de naissance, George Ghyselin et deux serviteurs de Pierre Lanchals. Avant que l'on eût vu s'accomplir ces actes de vengeance, qui n'empruntèrent pas même aux formes consacrées par les lois et les usages l'apparence d'un acte de justice, on avait décidé qu'on donnerait au roi des Romains une autre résidence que la maison de Henri Nieulant. Les Gantois avaient fortement insisté pour que Maximilien fût éloigné avant leur arrivée, afin qu'il n'assistât pas aux délibérations auxquelles ils prendraient part. Ils craignaient que la violence de leurs discours et de leurs conseils ne devînt tôt ou tard un légitime prétexte de représailles. Bien qu'on eût eu soin de fermer les volets du Craenenburg, Maximilien pouvait reconnaître les voix les plus hostiles. D'autres bourgeois, guidés par une pensée plus généreuse, demandaient qu'on lui épargnât le triste spectacle du supplice de ses amis. Il faut ajouter que cette maison était une prison peu sûre; Maximilien avait essayé de s'évader sous divers déguisements. On lui choisit donc dans un autre quartier de la ville une habitation plus vaste et plus convenable à son rang: ce fut l'hôtel de maître Jean Gros, chancelier de l'ordre de la Toison d'or, situé entre l'église Saint-Jacques et le pont aux Anes. Le roi des Romains, en ayant été instruit par le sire d'Halewyn et l'écoutète Pierre Metteneye, se borna à exprimer aux _hooftmans_ le désir qu'avant de s'y rendre il lui fût permis de haranguer le peuple assemblé sur la place du Marché. Vêtu de noir et le front incliné, il parcourut avec eux les rangs des bourgeois et des hommes de métier en les suppliant dans les termes les plus pressants de lui octroyer trois demandes: la première était qu'on lui accordât dix ou douze personnes de sa maison qu'il désignait; la seconde, qu'on ne le livrât ni aux Français ni au Gantois, car il préférait, disait-il, de vivre et de mourir avec les Brugeois; la troisième, qu'on ne se portât à aucun attentat contre lui. On lui promit tout ce qu'il demandait. Le roi des Romains remercia les bourgeois des honneurs qu'on lui avait rendus et des bons soins qu'on avait eus de sa personne, puis il quitta la place du Marché: en passant devant la chapelle de Saint-Christophe pour entrer dans la rue des Tonneliers, il put entendre les acclamations du peuple auquel les magistrats faisaient faire, en signe d'allégresse, une distribution de la nouvelle monnaie d'argent qui portait les mots: _Æqua libertas_. Jean de Coppenolle venait d'annoncer que trente ambassadeurs français étaient arrivés à Gand avec une escorte de deux cent quatre-vingts chevaux pour faire maintenir la paix d'Arras, et il était monté aux Halles pour donner lecture d'une nouvelle déclaration de Charles VIII, qui portait que dès ce moment tous les marchands flamands pouvaient librement circuler en France, et que des conférences s'ouvriraient le 12 mars pour régler les bases du rétablissement de l'ordre et de la paix. On a rendu au roi des Romains, comme il l'a demandé, ses panetiers, ses échansons, ses écuyers tranchants; on veille à ce que sa table soit somptueusement servie, et on lui a restitué sa vaisselle d'argent qu'il avait mise en gage. Quelquefois les métiers défilent en armes sous ses fenêtres, «afin d'occuper ses loisirs et de calmer sa mélancolie;» tantôt ils établissent un tir à l'oiseau dans la cour de sa prison et engagent le roi des Romains, qui y consent volontiers, à y prendre part, mêlé aux archers chargés de l'égayer par leurs jeux et leur adresse. L'écoutète Pierre Metteneye se tient humblement à ses côtés, car sa charge lui fait un devoir de l'accompagner constamment. Mais si Pierre Metteneye ne le quitte point, afin qu'il ne recouvre pas la liberté: les serviteurs de l'écoutète sont cette fois trente-six geôliers dont seize ont été désignés par les métiers de Gand. De riches tentures couvrent les murailles; aux fenêtres flottent d'épais rideaux de soie et de velours, vaines apparences d'une pompe passée, qui ne pouvaient consoler le prisonnier. Pourquoi ne pas laisser arriver jusqu'à lui, comme une vision d'espérance, les atomes capricieux qui se jouent dans un rayon du soleil au printemps? Il faut bien le dire, c'est parce que ce rayon n'aurait pu se reposer sur son front qu'en glissant sur des barreaux de fer. Maximilien avait, en s'éloignant du Craenenburg, levé le dernier obstacle qui pouvait suspendre ou retarder la perte de ses amis prisonniers comme lui. Dès le lendemain du jour où il avait quitté la place du Marché, le bourreau y parut sur l'échafaud tendu de deuil. Gilbert du Homme périt le premier; Jean de Nieuwenhove le suivit. Affaibli par les tortures et les infirmités, il attendit sur un fauteuil la mort qui ne calma sa longue agonie qu'au troisième coup de hache; après lui périrent George Ghyselin, le bailli de Male et un serviteur de Pierre Lanchals. Un prisonnier plus illustre attendait au Steen un arrêt dicté d'avance par d'implacables ennemis: c'était Jacques de Dudzeele, seigneur de Ghistelles, ancien bourgmestre de Bruges, qui avait été arraché du Craenenburg sous les yeux de Maximilien. Le sire de Ghistelles protestait avec courage et avec noblesse contre les accusations dont il était l'objet. «Je n'ai jamais été un traître, disait-il, et jamais ce reproche ne s'adressa à mes ancêtres; il y a cinquante-cinq ans que je sers les princes qui se sont succédé dans ce pays, et s'il est quelqu'un qui m'accuse de trahison, je suis prêt à le combattre, quelque grand qu'il soit, en présence du duc Philippe, et de faire tout ce qu'est tenu de faire un bon et loyal chevalier, noble homme et bourgeois de cette ville, puisqu'il s'agit d'une accusation telle que tout homme noble doit exposer sa vie pour la repousser.» Personne ne répondit au défi du sire de Ghistelles. L'assemblée de la place du Marché ne ressemblait guère à ces tournois où le chevalier entrait la lance haute; l'influence des députés de Gand y faisait sans cesse prévaloir les résolutions les plus violentes, et un libre cours y semblait ouvert aux mauvaises passions d'une multitude furieuse. En vain la dame de Ghistelles accourut-elle avec ses enfants supplier les corps de métiers de prendre pitié de l'ancien bourgmestre de Bruges; en vain le doyen de Saint-Donat, le prévôt de Notre-Dame et les principaux marchands osterlings et espagnols joignirent-ils leurs prières aux siennes: tout fut inutile, et la tête du sire de Ghistelles roula sur l'échafaud. Le lendemain, le cercueil de Jacques de Ghistelles, orné des pennonceaux et des écus qui rappelaient la puissance de l'une des plus nobles maisons de Flandre, fut déposé dans les caveaux de l'église de Dudzeele; mais ses enfants, en qui les Brugeois voyaient des otages, ne purent l'accompagner que jusqu'aux portes de la ville; et, par une de ces rigueurs dont l'opprobre n'appartient qu'aux discordes civiles, on souleva à leurs yeux le linceul de leur père, afin de s'assurer que quelque fugitif n'avait pas cherché la vie dans le sein même de la mort. Les supplices ne devaient plus s'interrompre: ils recommencèrent le 14 mars. Jacques de Heere, arrêté la veille au point du jour, fut livré le premier au bourreau. Il avait, comme capitaine de Hulst, soutenu courageusement contre les Gantois le parti de Maximilien, et s'était rendu près de lui le 1er février; son plus grand crime était toutefois d'avoir été le représentant des prétentions rivales des magistrats du Franc. Nicolas Van Delft parut le second; mais lorsqu'il se trouva devant le billot, il tomba à genoux et s'adressa au peuple en termes si touchants qu'un cri de grâce se fit entendre, et Nicolas Van Delft, étonné de conserver la vie autant qu'il avait craint de la perdre, descendit de l'échafaud pour remercier ceux qui s'étaient laissé toucher par ses larmes. Pierre Lanchals était parvenu à se dérober jusqu'à, ce moment aux recherches les plus actives. La récompense promise à celui qui le livrerait avait été élevée à 100 livres de gros, et l'on venait de renouveler l'ordonnance qui portait que tout bourgeois qui le recevrait serait puni de mort et que l'asile, quel qu'il fût, où il se serait réfugié serait démoli, lorsque le 15 mars un de ses amis le trahit et révéla sa retraite. Le bourgmestre, Jean d'Hamere, alla aussitôt l'arrêter et l'amena au Steen (15 mars). La joie du peuple était extrême; on dansait dans les rues; aux détonations des canons et des veuglaires se mêlaient les fanfares des clairons et des trompettes, la mélodie argentine des fifres, les bruyants roulements des tambours. On entendait de toutes parts s'élever le cri: «Pierre Lanchals, l'ancien écoutète, est notre prisonnier!» et les clameurs insultantes qui l'avaient accueilli à son passage ne cessèrent point de retentir pendant toute la nuit. Pendant que Pierre Lanchals était écoutète, il avait fait construire un instrument de torture plus terrible et plus cruel que tous ceux que l'on connaissait en Flandre; il n'avait jamais été employé. On le porta sur la place du Marché, et Pierre Lanchals en éprouva le premier la puissance, jusqu'à ce qu'il avouât, pour éviter une nouvelle épreuve, qu'il était vrai qu'il avait voulu introduire dans la ville les Allemands qui devaient la piller, et qu'il avait pris la plus grande part au célèbre complot du Bourg. Pierre Lanchals essaya inutilement les mêmes prières que Nicolas Van Delft, en demandant humblement qu'on l'enfermât dans quelque cachot ténébreux jusqu'à sa mort. Voyant que le peuple ne voulait point prendre pitié de lui, il se laissa déshabiller par le bourreau; l'un des doyens touchait à sa chaîne d'or. «Sire doyen, lui dit-il, vous savez bien qu'un bourgeois de Bruges ne peut à la fois forfaire corps et biens.» Et il la donna à son confesseur afin qu'il la portât à sa femme. Puis il adressa quelques dernières paroles au peuple pour que son corps ne fût pas écartelé et qu'il reçut une honorable sépulture. «Aussitôt après, dit Nicolas Despars, il remit son âme aux mains de Dieu.» A Gand, le sang coulait également sur les places publiques. Les capitaines de la ville avaient été changés, et d'honorables bourgeois, dont le seul crime était leur dévouement au roi des Romains, tels que messire Jean Uutenhove et messire Jean Van der Gracht, avaient partagé le supplice de l'hôtelier Matthieu Peyaert. Des trois grandes communes de Flandre, une seule, celles d'Ypres, était restée fidèle aux traditions généreuses du passé, en maintenant ses franchises aussi bien contre les complots de l'anarchie que contre les menaces de Louis XI. Ses députés, poursuivant avec un admirable dévouement leur rôle de médiateurs, tel qu'il était tracé par l'histoire de trois siècles, s'étaient vus à Gand menacés et entourés de gardiens qui ne les quittaient ni la nuit ni le jour. A Bruges, ils avaient retrouvé les mêmes dangers et ils avaient été réduits à chercher un refuge dans l'église de Saint-Gilles. _Da pacem Domine_, écrivaient-ils au bas de leurs lettres, et lorsque les députés de Gand les invitèrent à se montrer autour de l'échafaud, ils se contentèrent de répondre: «Qu'on nous y porte donc, car nous n'y irons jamais;» et en effet, lors du supplice de Lanchals, des hommes armés les portèrent sur la place du Marché. Spectacle digne de cette triste et sanglante période! Les députés d'une des grandes communes de Flandre se voyaient contraints au péril de leurs vies à assister à l'exécution d'un magistrat condamné sans jugement. Les principes du droit communal étaient méconnus et rejetés avec mépris: un mot nouveau justifiait, disait-on, ces violences sans exemple: c'était la justice du peuple. Cependant le récit des supplices faisait trembler le roi des Romains dans le silence de sa captivité. Le jeune duc Philippe demandait instamment qu'on lui rendît la liberté, et il avait réuni, pour réclamer leur appui et leurs conseils, les députés des états de Brabant et de Hainaut, qui avaient quitté Bruges dès les premiers temps de la captivité de Maximilien. Guillaume de Houthem et Jean Marinier leur exposèrent tour à tour, en langue thioise et en langue wallonne, que les Brugeois retenaient le roi des Romains prisonnier et l'accusaient à tort d'être contraire à la paix, puisque les trêves avaient été bien moins enfreintes par ses hommes d'armes que par les Gantois qui avaient appelé dans leur ville l'armée du sire de Crèvecoeur. Les états consentirent à inviter les communes de Gand et de Bruges à envoyer des députés à Malines pour conférer sur les moyens propres à rétablir la paix. Le sire de la Gruuthuse, rendu à la liberté, s'était joint à eux; mais les Gantois ne se montraient pas disposés à prendre part à d'autres conférences qu'à celles que Charles VIII avait fixées dans leur ville, et leur résolution semblait si invariablement arrêtée qu'il fallut bien s'y soumettre en convoquant à Gand, le mercredi de Pâques 1488 (9 avril), l'assemblée générale des états des diverses provinces. A mesure que l'on se rapprochait du moment où l'ordre légal devait être rétabli par les mandataires du pays légitimement investis d'une autorité médiatrice, on voyait se multiplier les efforts pour ramener l'union et la paix. C'est ainsi que les magistrats de Bruges se rendent sur la place publique et engagent tour à tour les bourgeois et les hommes de métiers à déposer les armes. Ils cherchent à les calmer en leur remettant les lettres qui ont reconstitué le Franc comme quatrième membre du pays, et en leur promettant qu'on s'efforcera de rappeler les marchands étrangers en leur rendant leurs anciens priviléges, que personne ne sera jamais inquiété au sujet des sanglantes _wapeninghen_ de 1487 et que par précaution l'on gardera Damme avec soin, en sommant le sire de Chantraine de livrer l'Ecluse. A ces discours se joignaient les pieuses exhortations des prêtres. Le 4 avril 1487 (v. st.), jour du vendredi saint, une chaire fut construite sur la place du Marché, à l'endroit même où s'était élevé l'échafaud, et un frère carme, nommé Laurent Christians, y prêcha la Passion. A midi, on y récita les hymnes que l'Eglise consacre aux douleurs de la Vierge-Mère, tandis que le peuple s'agenouillait, ici sous ses pavillons, là à l'ombre de ses bannières. Toutes ces prières, qui montaient vers le ciel, semblaient une expiation du sang qui avait été versé. Enfin la veille de Pâques, les _hooftmans_, les doyens et les bourgeois déposèrent les armes; ils jurèrent, toutefois, avant de se séparer, de s'entr'aider jusqu'à la mort, et quittèrent la place du Marché en chantant l'_Ave regina coelorum_ et le _Salve regina_, après avoir livré aux flammes l'échafaud et le chevalet de Pierre Lanchals, tristes monuments de la cruauté des discordes civiles. Le lendemain, la solennité de Pâques, qu'un cycle de onze années ramenait au 6 avril, comme en 1477, fut célébrée avec une grande pompe. Il semblait que toutes les passions dussent se calmer devant la convocation de l'assemblée des états généraux qui allait se réunir à Gand le 9 avril 1488. Elle était attendue avec une anxiété qui s'accroissait de jour en jour. L'empereur Frédéric III avait écrit aux magistrats de Bruges pour les rendre responsables de toutes les conséquences de la captivité du roi des Romains, à son petit-fils pour lui promettre l'appui de tous les électeurs de l'Empire, aux états de Hainaut pour les assurer également «qu'il ne cesseroit, tant qu'il vivroit, de venger l'innocence de son sang, quand tout l'Empire se debvroit mouvoir, jusqu'à condigne correction des Brughelins qui espèrent, par une impétuosité, livrer et mettre tous leurs princes avec tous leurs gens à perpétuelle servitude.» On racontait déjà que les princes allemands avaient reçu l'ordre de prendre les armes: on ajoutait que l'évêque de Worms s'était rendu à Malines afin de veiller à ce que le jeune duc Philippe ne fût point conduit en Flandre, et que les préparatifs de la guerre se multipliaient en Brabant et en Hainaut. Des ambassadeurs espagnols avaient été chargés par Ferdinand et par Isabelle de seconder les efforts de l'empereur d'Allemagne avec une flotte armée dans les ports de la Biscaye: ils espéraient que leur zèle préparerait l'union de la jeune héritière des royaumes de Castille et d'Aragon avec le petit-fils de Charles le Hardi. Le pape Innocent VIII intervenait lui-même: il avait investi l'archevêque de Cologne des fonctions de légat et, dans les lettres monitores qu'il lui avait adressées, il menaçait les communes de Flandre d'une sentence générale d'interdit, en leur montrant le glaive de la céleste colère suspendu sur leurs têtes et prêt à rouvrir sous leurs pas l'abîme où disparut Abiron. Tandis que l'on cherchait en Flandre à retarder pendant quelques jours la publication des lettres pontificales, Charles VIII, héritier de ces rois de France qui tant de fois avaient appelé sur les communes de Flandre l'excommunication et l'interdit, se hâtait de prendre leur défense, et ce fut dans une assemblée solennelle tenue dans l'église de Saint-Martin de Tours, que le procureur-général, maître Pierre Coutard interjeta en leur nom appel au pape. De nombreux obstacles avaient retardé l'assemblée des états généraux. Les députés du Brabant et du Hainaut s'étaient vus réduits, pour ne pas traverser un pays parcouru par des bandes allemandes, à s'embarquer à Anvers pour l'Ecluse; mais à peine y étaient-ils arrivés que d'autres préoccupations les engagèrent à suspendre leur voyage. Le parti de la guerre, il serait plus exact de dire le parti de l'anarchie, dominait complètement à Gand: il était vraisemblable qu'il s'opposerait à toute tentative de rapprochement, et l'on pouvait redouter ses menaces et même ses violences. Toutes ces craintes se découvrent dans un mémoire où les députés du Brabant demandent, de concert avec les sires de Ravestein et de Beveren, que l'assemblée des états soit transférée à Bruges, attendu que le bruit court que les Allemands se préparent à assiéger Gand. Maximilien lui-même écrit aux Gantois dans le même but une lettre très-douce et très-affectueuse qu'il date non plus de sa ville de Bruges, mais tout simplement de la ville de Bruges. Les Gantois repoussent ces représentations: ils défendent même aux députés du Brabant de traverser Bruges pour y voir le roi des Romains, et c'est sous l'empire de cet esprit de domination et de terreur que s'ouvre à Gand l'assemblée solennelle des députés de toutes les provinces. Un député zélandais, le pensionnaire de Rommerswale, prit le premier la parole pour réclamer la délivrance de Maximilien; mais un pensionnaire de Gand nommé Guillaume Zoete lui répondit par une longue apologie du droit d'insurrection, qui n'était qu'une servile imitation de l'apologie du tyrannicide rédigée par Jean Petit pour justifier le crime de Jean sans Peur. Guillaume Zoete ne néglige aucune autorité, pas même Aristote: il n'omet aucun exemple depuis Jéroboam, depuis Néron, ni Childéric en France, ni Frédéric II en Allemagne, ni Guillaume de Normandie en Flandre: il oublie seulement que si les communes flamandes ont fondé leur liberté en luttant loyalement contre les usurpations de Guillaume de Normandie, elles en ont marqué la fin le jour où l'arène est devenue un échafaud sur lequel, à défaut de juges, règne seul le bourreau. Cependant ces déclamations violentes réveillaient moins d'échos. D'une part, les lettres du pape qu'il avait été difficile de cacher longtemps excitaient une vive émotion; d'autre part, l'on annonçait que la grande armée réunie par l'empereur Frédéric III s'approchait; elle se composait de trente mille hommes, et l'on comptait parmi ses chefs les ducs de Brunswick, de Juliers, de Saxe, de Bavière, l'archevêque de Cologne, le landgrave de Hesse, les margraves de Bade et de Brandebourg. On vit le parti de la paix s'élever et dominer tout à coup à Gand comme il dominait dans les autres villes de Flandre. Ce parti, formé par les bourgeois les plus honorables, s'était proposé une double tâche, car il voulait, en rétablissant la concorde et l'union, défendre la Flandre à la fois contre l'invasion étrangère qui menaçait ses frontières et contre l'anarchie qui se déchaînait dans ses cités: c'était le seul qui fût resté fidèle aux souvenirs du passé, et les dernières pages de notre histoire, où l'on voit revivre avec quelque éclat et quelque force nos traditions nationales, sont celles qui ont conservé la trace de ses efforts. Deux grandes mesures résument cette situation: la première, c'est la confédération de toutes les provinces pour défendre leurs priviléges et repousser les étrangers; la seconde, c'est la réconciliation avec Maximilien et l'abandon de ce système honteux de supplices et de représailles, de menaces et d'outrages, source de divisions mille fois plus funestes que la guerre. Le traité qui fut conclu à Gand par les députés de la Flandre, du Brabant, du Hainaut, de la Zélande, du Limbourg, du Luxembourg, de la Frise, de Namur, de Valenciennes, d'Anvers, de Malines, était conçu en ces termes: «Pour ce que, pour la garde et conservation de toute police, gouvernement et bien public, n'est rien plus utile, ne chose plus nécessaire que paix, amitié et bonne union qui sont mères de tous biens et vertus et cause que le service divin est augmenté, l'estat des nobles honoré, marchandises haulte et le pays cultivé en grant repos et seureté, et pour ce qu'au contraire n'y a rien plus dommageable, ne préjudiciable au bien public, que dissension et confusion des règles, qui sont nourrice et mère de tous maulx, commenchement et occasion de toutes divisions, guerres et différends: au moyen de quoi les pays, villes, provinces et royaumes eschéent en grandes confusions, désolations et ruynes, et souventefois sont transférés de de gens en aultre, et qu'il soit ainsi que lesdicts pays de par-deçà, ont pris naguaires chemin de grandes charges et dissensions; en telle sorte que justice, paix, amitié, union et marchandise en ont été deschassez et estrangez au grand desplaisir, destriment et dommaige du povre commun peuple... nous avons pour mettre et réduire en paix et bonne police lesdicts pays, lesquels sont contigus les uns aux aultres et appartenant à ung seigneur, fait, conclu et juré paix, union, amitié, alliance et bonne et constante intelligence entre nous à l'honneur de Dieu et prouffit de nostre très-redouté seigneur et de ses pays: ladite union, en tant qu'il touche la police, durera à perpétuité et demoureront chascun desdits pays et villes en leurs loix, priviléges, usaiges et coustumes, libertés et franchises.» Divers articles du traité concernent l'oubli complet des anciennes discordes, le départ des garnisons allemandes, l'engagement réciproque de ne pas livrer passage aux hommes d'armes qui menaceraient l'une des provinces confédérées, et de se protéger contre tous ceux qui seraient hostiles à cette alliance, l'incapacité des étrangers à remplir des fonctions publiques, l'abolition des droits de tonlieu contraires au développement des relations commerciales, l'unité d'une monnaie qui ne pourra être modifiée «sans le consentement de tous les pays.» A l'avenir aucune guerre ne pourra être entreprise sans l'avis «de tous les estats,» et leur assentiment sera également nécessaire pour la faire cesser. Chaque année, les états généraux se réuniront le 1er octobre à Bruxelles, à Gand, à Mons, ou dans toute autre ville de Brabant, de Flandre ou de Hainaut. Ce traité devait être ratifié par le roi de France, l'évêque d'Utrecht, les ducs de Bourbon et de Clèves, les sires de Beveren et de la Gruuthuse, «comme parents et amis de nostre très-redoubté seigneur, promettant de se joindre en ceste bonne paix qui est grande et utile.» On ne peut oublier qu'une autre confédération presque semblable avait été fondée par Jacques d'Artevelde. Le traité de 1339 porte les noms de Jean de la Gruuthuse, de Gérard de Rasseghem, d'Arnould de Gavre, d'Arnould de Baronaige, de Jean d'Herzeele. Le traité de 1488 fut signé par Louis de la Gruuthuse, par Adrien de Rasseghem, par Jean de Gavre, par Jean de Baronaige, par Daniel d'Herzeele. Nommons aussi Jean de la Vacquerie, Jean de Claerhout, Pierre d'Herbaix, Gauthier Vander Gracht, Jean de Stavele, Nicolas d'Halewyn, André de la Woestyne, Louis de Praet, Arnould d'Escornay, les abbés d'Afflighem, de Saint-Bernard, de Grimberghe, de Saint-Bavon, de Saint-Pierre, d'Eenhaem, de Hautmont, de Bonne-Espérance, de Tronchiennes, de Baudeloo. Presque au même moment un traité était conclu avec Maximilien. Les communes y promettent de rendre immédiatement la liberté au roi des Romains. Celui-ci s'engage de son côté à congédier, dans le délai de quatre jours, toutes les garnisons étrangères, sans qu'elles emmènent de prisonniers, et «s'il advient, ajoute Maximilien, qu'elles fassent au contraire, l'on recouvrera l'intérest de ce et le dommage sur la pension que ceux de Flandre nous ont consenty ou nous consentiront.» Afin de faciliter le départ de ces garnisons, les trois membre de Flandre payeront dans le délai d'un mois, «la somme de vingt-cinq mille livres de quarante gros, monnoye de Flandre, la livre, à condition que si iceux gens de guerre et garnisons ne sont partis dehors de tous les pays dedans ledict temps, que en ce cas lesdicts vingt-cinq mille livres seront employez au payement d'autres gens de guerre pour par la force les expulser et déchasser.» Maximilien déclare «quitter, abolir et pardonner à tousjours la prise et détention de sa personne, ensemble tout ce qui est advenu devant ou aprez, par qui, quand, comment, ne en quelque manière que ce soit.» Et les trois états comprennent dans une semblable amnistie tous ceux qu'ils ont accusés d'actes illégaux ou de participation aux hostilités dirigées contre la Flandre. Maximilien renonce à être mainbourg de Flandre et consent «à ce que celui pays et comté de Flandre, durant la minorité de son fils, soit régi et gouverné sous son nom par l'advis et consentement des trois états du pays, ensuyvant le contenu de l'union faicte par tout le pays.» Il renonce également à porter les armes et le titre de comte de Flandre, et, en considération de cet abandon, reçoit une pension de mille livres de gros. Il adhère au traité d'Arras, promet de ramener son fils en Flandre et de protéger les marchands flamands en quelque pays qu'ils se trouvent. Quelques difficultés s'étaient élevées lorsqu'on avait appris que le duc de Bavière et le marquis de Bade, que Maximilien avait désignés comme otages, hésitaient à garantir sa fidélité à remplir ses engagements, parce qu'elle leur semblait trop douteuse, et qu'ils cherchaient à se faire remplacer par le comte de Hanau et le sire de Falckenstein. Mais Philippe de Clèves, qui avait, par la popularité dont il jouissait, contribué plus que personne à faire rendre la liberté au roi des Romains, s'était hâté de lui écrire «que, par le grand désir qu'il avoit à sa délivrance, si plus il povoit employer que corps et biens, il le feroit de très-bon coeur.» Et c'était ainsi que son nom figurait au premier rang parmi ceux des otages dans le traité du 16 mai 1488. «Pour plus grande sûreté, y disait le roi des Romains, nous avons prié et requis ledict messire Philippe que en cas que nous fussions aucunement en faute de non accomplir iceux poincts, il ne nous veuille aider, et en ce cas, iceluy messire Philippe avons deschargé et deschargeons de tous sermens de fidélité et autres qu'il nous peut avoir faict, et assistera ceux de Flandres à l'encontre de nous de tout son pouvoir et de toute sa puissance, et de ce fera ledict messire Philippe serment.» Les états de Flandre demandaient de plus que Maximilien fît ratifier ce traité par le pape, l'Empereur et les électeurs de l'Empire, et que les évêques de Liége et d'Utrecht et les ducs de Clèves et de Juliers s'engageassent à refuser passage à ses troupes s'il cherchait à le violer. Le même jour, une procession solennelle parcourut les rues de Bruges: on y portait la châsse de saint Donat et la relique du bois de la vraie croix de l'église Notre-Dame. Les corps de métiers l'accompagnaient à la clarté des torches, et elle se dirigeait lentement vers l'hôtel de Jean Gros, où le roi des Romains était prisonnier depuis onze semaines: elle venait l'y chercher pour le conduire à la place du Marché. Maximilien se montrait plein de joie: il levait les mains vers le ciel pour la manifester plus vivement. Cependant, c'était au Craenenburg qu'il devait monter pour adhérer à la paix et pardonner à ceux qui l'avaient retenu prisonnier: c'était au milieu du marché, au lieu même où la hache du bourreau avait frappé ses serviteurs et ses amis, qu'on avait construit pour lui un trône surmonté d'un dais magnifique. Devant le trône s'élevait un autel, et le roi des Romains, «agenouillé en grande révérence et crainte comme il sembloit,» y prêta le serment suivant: «Nous promettons de nostre franche volonté et jurons en bonne foi sur le saint-sacrement cy-présent, sur la sainte vraie croix, sur les Evangiles de Nostre Seigneur, sur le précieux corps de saint Donat, patron de paix, et sur le canon de la messe, de tenir, entretenir et accomplir par effect la paix et l'alliance conclues entre nous et nos bien-amés les estats et trois membres de Flandre et leurs adhérents, ensemble la concordance, union et alliance de tous les estats et pays, conclue par nostre consentement, et promettons en parole de prince et comme roy, sur nostre foy et honneur, que jamais ne viendrons au contraire en quelque manière que ce soit, deschargeant lesdits de Flandre du serment qu'ils nous ont faict comme mainbourg de nostre chier et amé fils.» Pour rendre cet engagement plus solennel, l'évêque de Tournay bénit tous ceux qui l'observeraient et maudit quiconque oserait l'enfreindre. Dès ce moment, Maximilien était libre. Après un pompeux banquet dans la maison de Jean Canneel, il se rendit à l'église de Saint-Donat pour y assister au chant des actions de grâces. Philippe de Clèves, qui venait d'entrer à Bruges, l'accompagnait et y prêta serment comme otage «de aider et de faire assistance à ceux de Flandre contre les infracteurs de ladite paix, union et alliance.» Maximilien sortit de Bruges par la porte de Sainte-Croix. Les députés des états le reconduisirent à quelque distance de la ville et reçurent de nouveau la promesse qu'il serait fidèle à la paix. «Monseigneur, disait Philippe de Clèves au roi des Romains, vous estes maintenant vostre francq homme et hors de tout emprisonnement. Veuillez me dire franchement vostre intention. Est-ce vostre volonté de tenir la paix que nous avons jurée?» Maximilien le rassura en lui disant: «Beau cousin de Clèves, le traité de la paix, tel que je l'ay promis et juré, je le vueil entretenir sans infraction.» L'enthousiasme qui accueillait le terme de ces longues discordes était sincère. On chantait et on dansait dans toutes les rues, quand les musiciens placés au haut de la tour des Halles s'interrompirent tout à coup. Ils voyaient s'élever des tourbillons de flamme et de fumée autour de Male. C'étaient les Allemands du duc de Saxe, accourus au devant du roi des Romains, qui saluaient son arrivée en incendiant les chaumières des laboureurs. Le sire de Beveren se dirigea vers Male pour aller reconnaître ce qui s'y passait. Il revint avec une lettre fort douce où le roi des Romains déclarait qu'il était étranger aux fureurs des Allemands, et ajoutait que si l'on envoyait cinquante mille florins au duc de Saxe, il s'éloignerait immédiatement. On accéda à cette prière, et dès le lendemain on reçut une nouvelle lettre de Maximilien qui demandait qu'on délivrât deux de ses otages. On y consentit; mais ces concessions ne devaient qu'encourager de plus en plus la mauvaise foi du roi des Romains. Des Allemands enlevèrent le sire de la Gruuthuse et le conduisirent au château de Rupelmonde, au moment même où les Brugeois rendaient la liberté au comte de Hanau et au sire de Falckenstein. L'armée de l'Empereur approchait de Gand, et le duc de Saxe avait déjà été rejoint au camp de Male par quelques capitaines allemands qui se vantaient d'effacer dans le sang des Brugeois les traces encore toutes récentes de la captivité du roi des Romains; Maximilien s'était lui-même retiré dans la forteresse de Hulst, centre des excursions de toutes les bandes armées qui pillaient le pays depuis la Lys jusqu'à la mer. Il n'avait jamais eu l'intention de se montrer fidèle à son serment, jugeant qu'il suffisait qu'il lui eût été imposé par la nécessité pour qu'il eût le droit de le violer. Au moment même où il chargeait son chancelier de négocier les conditions de la paix, le sire d'Ysselstein pressait en son nom les princes allemands d'assembler leurs hommes d'armes, et dès qu'il se vit hors de tout péril, il se hâta de publier un manifeste où il déclarait que s'il avait eu le projet de s'emparer de Bruges, rien n'eût pu l'en empêcher, mais que les communes flamandes ne l'en avaient accusé, en oubliant tous les services qu'il leur avait rendus, qu'afin de pouvoir remettre son fils au roi de France aussi aisément qu'ils lui avaient livré sa fille. Trois jours seulement s'étaient écoulés depuis que la paix du 16 mai avait été publiée dans toutes les villes, lorsque Maximilien adressa à leurs habitants un message pour leur annoncer qu'il était résolu à ne point l'observer, et en même temps il les invitait à envoyer des vivres au camp des Allemands à Ninove. «La main qui naguère encore portait des chaînes, dit un poète apologiste du roi des Romains, avait ressaisi l'épée.» Le repos de la Flandre avait à peine duré quelques heures. Le tocsin résonnait de nouveau dans les cités, dans les bourgs, dans les villages. Les bourgeois, témoins du parjure du roi des Romains, soupçonnaient partout des trahisons. Cependant Philippe de Clèves, otage de Maximilien, protesta par sa loyauté contre la mauvaise foi qui était devenue le vice de ce temps. «Monseigneur, écrit-il le 9 juin au roi des Romains, en l'acquit de mon serment par doubte d'offenser Dieu, nostre créateur, j'ay promis aux trois membres de Flandre de les aider et assister: ce que je vous signifie à très-grand regret de coeur et très-dolent: car en tant qu'il touche vostre noble personne, comme vostre très-humble parent, je vouldroye vous faire tout service et honneur; mais en tant qu'il touche l'observation de mon serment, je me suis obligé à Dieu, souverain roy des roys.» Le sire de Clèves devint capitaine général de l'armée flamande. Philippe de Bourgogne, sire de Beveren, qui avait comme lui juré le traité du 16 mai, et le sire de Chantraine lui-même, qui, des remparts de l'Ecluse, avait menacé les Brugeois de représailles s'ils retenaient Maximilien, se hâtèrent de suivre son exemple. Sous Philippe de Clèves, le parti des communes se réveille et se reconstitue. D'une part, il dompte la faction anarchique qui voulait relever l'échafaud d'Hugonet et d'Humbercourt pour y faire monter le chancelier de Maximilien et les nobles allemands prisonniers au Gravesteen; d'autre part, on le voit entouré des sires de la Gruuthuse, d'Halewyn, de Stavele, de Lichtervelde, réprimer les fureurs des Allemands qui se répandent dans tout le pays, ravageant tout ce qui est abandonné, reculant devant tout ce qui résiste. Le 8 juin, ils ont surpris Deynze pendant la nuit et y ont tout mis à feu et à sang; Roulers a éprouvé le même sort. Les habitants, réfugiés dans l'église avec leurs femmes et leurs enfants, ont péri dans les flammes qui consument les autels. Mais ils se voient arrêtés devant les remparts d'Ypres, où les bourgeois se tiennent en armes près de leurs canons, et bientôt ils se trouvent réduits à demander une trêve. «Nous ne voulons pas de trêve avec les Allemands!» répondent les magistrats de Bruges; et en même temps, les doyens des métiers de Gand écrivent au marquis de Bade: «Vous nous parlez de paix et de traités: quel est le Dieu que le roi des Romains peut désormais prendre à témoin de ses serments?» Si les Brugeois sont arrêtés devant quelques châteaux, si leur capitaine, Antoine de Fletre, est fait prisonnier dans un combat près de Coxide, Jean de la Gruuthuse répare ces revers en enlevant près de Termonde un convoi qu'attendait Maximilien. Un avantage plus important est le mouvement des bourgeois de l'Ecluse, qui, à la voix de Philippe de Clèves, s'associent à la cause des trois membres de Flandre. Les Allemands s'efforcent inutilement de reconquérir cette forteresse, vraie citadelle de Bruges, malgré la distance qui l'en sépare; Maximilien n'est pas plus heureux au siége du bourg de Damme, encore dépositaire, à cette époque, d'immenses richesses qui allaient se retirer de ses entrepôts comme le commerce se retirait de Bruges. Il a promis le pillage à ses hommes d'armes, à défaut d'argent pour payer leur solde; mais ils sont repoussés après un sanglant assaut, et le roi des Romains se voit réduit à s'éloigner précipitamment, abandonnant son camp et ses approvisionnements. Le frère du marquis de Bade est resté parmi les morts, et la garnison flamande conserve comme de glorieux trophées les étendards des archevêques de Cologne et de Mayence. C'est en vain que Maximilien s'est allié au duc de Bretagne et cherche à ce prix à obtenir la main de la jeune héritière de ce duché, comme jadis il obtint celle de la jeune héritière du duché de Bourgogne; c'est en vain que le duc de Bretagne attend sur le rivage qu'illustra Jeanne de Montfort des hommes d'armes venus de Flandre pour soutenir la rébellion du duc d'Orléans; Maximilien est trop faible pour lui faire parvenir les secours qu'il lui a promis, et tandis qu'il échoue devant Damme, Charles VIII, fortifié par la victoire de Saint-Aubin du Cormier, se prépare à protéger les communes flamandes contre les efforts de l'armée impériale en envoyant douze cents chevaux aux Gantois et à peu près le même nombre aux bourgeois de Bruges. Le sire de Crèvecoeur, qui les a suivis à Ypres avec de nouvelles forces, met en déroute, avec le secours des habitants de Courtray, les Allemands et la garnison de Lille, qui cherche à s'opposer à son passage. Dixmude et Nieuport appelent Philippe de Clèves; les Allemands ont évacué Bergues; ceux qui occupent la forteresse d'Audenarde sont enfermés dans ses murailles. On apprend enfin, le 31 juillet, que l'Empereur a quitté la Flandre. Il se retire à Anvers, où il fait publier deux déclarations: l'une, «pour dégrader monseigneur Philippe de Clèves de son honneur par ban impérial;» l'autre, pour justifier son expédition; cependant les états généraux assemblés à Anvers élèvent la voix au milieu même des bannerets allemands de Frédéric III, pour exprimer de nouvelles plaintes sur l'inexécution du traité d'Arras. Maximilien s'était retiré en Zélande, où il réunissait de nombreux vaisseaux, frétés dans les ports de la Baltique. Il eût voulu y joindre des navires zélandais, mais les bourgeois de Middelbourg lui avaient répondu: «Nous nous inquiétons peu du roi des Romains; c'est avec ceux de Gand, d'Ypres et de Bruges que nous voulons vivre et mourir.» La flotte allemande, repoussée à Biervliet, réussit à surprendre Nieuport. De là, les Allemands allèrent reconquérir Dunkerque et Saint-Omer, et incendier une foule de bourgs et de villages jusqu'aux portes d'Ypres et de Thourout. Pendant que ceci se passait en Flandre, Maximilien cherchait à envahir le Brabant; mais Philippe de Clèves le défit complètement, et ce fut à grand'peine qu'il parvint à regagner Anvers avec cinquante hommes. Bruxelles, Louvain, Nivelles, Vilvorde ouvraient leurs portes aux milices flamandes; Liége les appuyait; Lille, Douay et Orchies se liaient de nouveau par un traité de neutralité qui ne leur était pas moins favorable. Enfin le sire de Brederode entrait en Hollande, suivi de deux mille Brugeois, et y faisait reconnaître, de concert avec l'ancienne faction des Hoeks, le conseil des princes du sang mainbourgs pendant la minorité du duc Philippe, tel que le traité du 16 mai l'avait constitué. Des conférences pour la paix s'étaient ouvertes à Bruxelles. Bien qu'un ambassadeur portugais, Edouard de Qualéon, eût interposé sa médiation en invoquant les anciennes relations de la Flandre et du Portugal, elles n'eurent d'autre résultat qu'une courte trêve. Les états de Flandre et de Brabant avaient déclaré «que jusques au derrenier homme de leur pays ne souffriroient le roy (Maximilien) avoir gouvernement; mais se retirast en la ville de Coulongne et qu'ils lui feroient don de cent mille florins du Rhin.» Les dernières traces des moyens d'intimidation religieuse auxquels Maximilien avait eu recours s'effaçaient au même moment. Le 22 octobre, le roi de France avait adressé au pape Innocent VIII une lettre où, après avoir dépeint les dévastations des Allemands, il le suppliait, dans les termes les plus pressants, de révoquer les lettres monitoires publiées par l'archevêque de Cologne. Il y rappelait aussi les griefs de la Flandre contre le roi des Romains, et l'appel qu'elle avait interjeté devant le parlement de Paris. Lorsque cette lettre du roi de France parvint à Rome, le pape avait déjà accueilli l'acte d'appel des communes flamandes en déclarant, par une bulle du 3 novembre, que l'archevêque de Cologne avait dépassé ses pouvoirs en faisant fulminer l'excommunication alors que le roi des Romains avait déjà été rendu à la liberté. La question n'était toutefois pas complètement résolue au point de vue de la suprématie royale. Le 10 décembre 1488, un huissier du parlement de Paris lut aux halles de Bruges un mandement de Charles VIII qui citait, sur la plainte des états de Flandre, le duc d'Autriche, l'archevêque de Cologne et leurs adhérents, à comparaître à Paris le 4 février, sous peine d'une amende de cent marcs d'or. Maximilien ne répondit pas à cette sommation; il trouvait dans d'autres événements les forces et les espérances que ses revers semblaient devoir abattre. L'expédition de Charles VIII en Bretagne avait réveillé la jalousie de l'Angleterre. Henri VII se souvint qu'il avait visité lui-même la Bretagne. Il avait vu Tréguier, où Charles VI réunit la flotte qui fit trembler Richard II, et les ports, moins célèbres à cette époque, de Brest, de Lorient, de Saint-Malo, et avait compris qu'il importait à la tranquillité de l'Angleterre que la Bretagne ne devînt pas française. Au commencement de l'année 1488, Jean d'Egremont, chef des insurgés de l'Yorkshire, avait cherché à la cour de la duchesse douairière de Bourgogne le refuge qu'y avaient trouvé naguère le comte de Lincoln et lord Lovel; quelques mois plus tard, la défaite du duc d'Orléans change complètement la situation des choses. Des rapports s'établissent entre Henri VII et Maximilien. Jean Ryseley et Jean Balteswell traversent la mer pour conférer avec le roi des Romains _super ligis, amicitiis, intelligentiis, alligantiis et confoederationibus quibuscumque_, et le 14 février 1488 (v. st.), un traité de fédération est signé à Dordrecht. Désormais l'Angleterre fera tous ses efforts pour que Maximilien épouse la fille du duc François II; elle pressent que Charles VIII pourrait répudier la fille de Maximilien, pour épouser lui-même l'héritière du duché de Bretagne. Le roi des Romains ne tarda pas à suivre l'empereur Frédéric III en Allemagne, afin d'y réunir des renforts qui lui permissent de prendre une part active à la lutte qui se préparait. Il laissait en Flandre pour ses lieutenants le duc de Saxe et le comte de Nassau. Les états de Flandre n'ignoraient point le péril qui les menaçait. Ils envoyèrent Philippe de Clèves en France réclamer de nouveau l'appui de Charles VIII; une réponse favorable leur fut adressée, et le sire de Ravestein annonça, dans une assemblée des états qui se tint à Gand au mois de mars, que la Flandre pouvait espérer d'importants secours en hommes d'armes et en artillerie. Déjà le sire de Crèvecoeur avait proposé de chasser les garnisons allemandes, pourvu qu'on lui payât 12,000 couronnes et qu'on lui remît quelques nobles allemands captifs à Gand; mais il attendait pour commencer la guerre les Bretons de la garde du roi de France. Les communes de Flandre se plaignaient de ces retards, et dans leur imprudent enthousiasme elles résolurent bientôt de se charger elles-mêmes du soin d'expulser les Allemands. Ce furent les Brugeois qui sortirent les premiers de leur ville au nombre de quatre mille, sous les ordres d'Antoine de Nieuwenhove et de Georges Picavet, bourgeois de Lille, dont ils avaient fait leur écoutète. Ils campaient avec les Yprois près du pont de Beerst, en attendant l'arrivée des Gantois, et croyaient n'avoir rien à craindre, lorsqu'en vertu des traités de Henri VII et de Maximilien, deux ou trois mille Anglais de Calais et de Guines, sous les ordres de lord Daubeny et de lord Morley, les attaquèrent inopinément avec l'appui de Daniel de Praet et de la garnison allemande de Nieuport; après un combat acharné, où périt lord Morley, le camp flamand fut conquis. Plus de mille hommes restèrent sur le champ de bataille, entre autres Antoine de Nieuwenhove. L'écoutète Georges Picavet avait été pris et ne fut relâché qu'en payant une rançon de 800 livres de gros. Lorsqu'on annonça au sire de Crèvecoeur la défaite des Brugeois, sa colère fut extrême et on l'entendit s'écrier que si jamais il pouvait venger cet échec en chassant lord Daubeny de Calais, il passerait volontiers sept ans dans les flammes de l'enfer. Sans hésiter plus longtemps, il quitta Ypres avec vingt mille hommes et une nombreuse artillerie pour réparer la défaite des Brugeois. Ostende lui ouvrit ses portes le 19 juin, et aussitôt après le siége de Nieuport commença. L'artillerie battit les remparts en brèche: de nombreux assauts furent tentés; mais le sire de Praet les repoussa vaillamment. La mer lui portait chaque jour quelques renforts, et le sire de Crèvecoeur se retira après avoir vainement essayé de combler le havre par le sable des digues voisines qu'il avait fait rompre: déplorable tentative qui n'eut pour résultat que de submerger une grande partie du pays. Pendant quelques jours, le sire de Crèvecoeur feignit de vouloir recommencer le siége de Nieuport. On travaillait nuit et jour à Bruges à préparer les ustensiles nécessaires aux pionniers et aux mineurs; mais le zèle des Brugeois se refroidit lorsqu'on exigea que tous ceux qui prendraient part aux travaux du siége portassent la croix blanche. Les Français ne devaient plus combattre le sire de Praet. Arrivés près de Couckelaere, ils renoncèrent à leur projet et se dirigèrent vers la France, emmenant avec eux les chevaux que les laboureurs leur avaient prêtés pour traîner leurs canons. En vain le sire de la Gruuthuse, Jean de Nieuwenhove, Guillaume Moreel, Jean de Riebeke et d'autres députés de Bruges se rendirent-ils à Ypres; toutes leurs remontrances furent inutiles, et l'expédition du sire de Crèvecoeur s'acheva aussi honteusement que celle qu'il avait conduite jusqu'à Gand en 1485. La misère du pays avait atteint ses dernières limites. L'industrie avait émigré vers des rivages plus tranquilles et plus heureux, et la mer se retirait chaque jour davantage du havre de l'Ecluse, comme si elle ne permettait point que le commerce vînt jamais ranimer son port jadis si fameux: le doigt de Dieu avait, disaient les amis de Maximilien, vengé sa captivité, en éloignant de Bruges le flot qui lui portait ses richesses. L'agriculture n'était pas plus florissante. Les campagnes, abandonnées par leurs habitants, restaient désertes, et les loups s'étaient multipliés à un tel point que pendant longtemps le laboureur n'osa point ramener dans les prairies les débris de son troupeau. Les champs les plus fertiles se couvraient de broussailles et d'épines où se cachaient les sangliers et les cerfs: il semblait que la Flandre, autrefois si riche et si peuplée, rentrât dans les ténèbres des siècles voisins de l'invasion des barbares, où les seuls monuments de l'état de l'agriculture étaient quelques chartes de monastères auxquels on accordait de vastes terrains à prendre sur le désert, _ex eremo_; le seul bruit que l'on entendît dans la solitude était celui des vents et des tempêtes, qui ouvraient aux irruptions de l'Océan les digues qu'une main active et habile avait cessé de réparer et d'entretenir avec soin. Bientôt aux malheurs de la famine vinrent se joindre ceux de la peste, qui, à Bruxelles, enleva, dit-on, trente-trois mille personnes. Tout contribuait à rendre plus accablante et plus terrible une guerre dont rien ne faisait prévoir le terme, lorsqu'on annonça que la Flandre avait été comprise dans les négociations entamées entre Charles VIII et le roi des Romains, qui se préparait à envahir la Champagne. Le roi de France, évidemment las d'entretenir si longtemps aux frontières de Flandre une armée qui n'est utile ni à son influence, ni à sa puissance, renonce à une intervention active pour se contenter d'une médiation pacifique, médiation presque hostile à la Flandre, car il déclare dans le traité de Francfort du 19 juillet 1489 «qu'il entend, en cette matière et en toutes autres, garder l'honneur et le profit du roi des Romains, son beau-père, et n'y avoir point d'autre regard comme par expérience il le montrera; car il sait bien qu'en gardant l'amitié de son dit beau-père, il la doit préférer à toutes autres amitiés; ce qu'il promet en bonne foi et parole de roi de France.» Il se contente de stipuler que Philippe de Clèves ne sera point inquiété dans sa personne ni dans ses biens. A la nouvelle du traité de Francfort, toutes les villes du Brabant s'étaient soumises à Maximilien, et Philippe de Clèves, réduit à quitter Bruxelles, s'était retiré à Gand. Il voulait, disait-il, rester fidèle aux communes flamandes et n'accepter aucun traité où elles ne fussent comprises. On ne tarda point à voir s'ouvrir les conférences où les conditions d'une paix définitive entre la Flandre et le roi des Romains devaient être discutées avec la médiation de Charles VIII par des arbitres choisis dans les deux partis. Ceux que Maximilien désigna furent le comte de Nassau, Philippe de Borssele, Paul de Baenst et Philippe de Contay. Les communes flamandes avaient choisi l'abbé de Saint-Bavon, Louis de la Gruuthuse, Adrien Vilain, Jean de Nieuwenhove, Jean de Coppenolle, Gauthier Vander Gracht, Corneille d'Halewyn, Jean de Stavele, Jean de Baenst, Jean de Beer, Jean de Keyt. Ces conférences eurent lieu au château de Montils, près de Tours. Les désastres d'une longue guerre, les nécessités de la famine, l'espérance de voir le commerce se relever, le péril même qui résultait de l'abandon de la France, peuvent seuls expliquer la conclusion du traité du 30 octobre 1489. Maximilien sera réintégré comme mainbourg de Flandre; les magistrats des trois bonnes villes de Gand, de Bruges et d'Ypres iront au devant de lui sans ceinture, nu pieds et vêtus de noir, pour lui demander à genoux pardon des offenses commises contre lui. Moyennant une somme de cinq cent mille livres tournois, dont les deux tiers devront être payés aux fêtes de Noël, le roi des Romains s'engage à congédier immédiatement les garnisons allemandes. Il accorde une amnistie sans réserves, confirme tous les actes de l'administration de Philippe de Clèves et de son conseil, et jure d'observer tous les anciens priviléges du pays. Quant aux priviléges qui sont postérieurs à la mort de Charles le Hardi, toute décision est ajournée jusqu'à l'entrevue qui doit avoir lieu entre Maximilien et Charles VIII; il en est de même de la demande formée par le roi des Romains, que le Craenenburg soit converti en chapelle expiatoire. Dans les premiers moments, la Flandre vit avec joie la conclusion de la paix, si nécessaire à ses cités épuisées par la disette. Les difficultés les plus graves commencèrent lorsqu'il fallut payer les deux tiers de l'amende imposée aux grandes villes plus qu'au reste du pays, puisque, selon un article du traité, elle n'atteignait que les communes qui avaient donné l'exemple de l'insurrection. Dès ce jour, la résistance devint aussi vive à Bruges, qu'elle l'était déjà à Gand. Les bourgeois, mécontents, chassèrent successivement deux écoutètes; enfin ils envoyèrent des députés réclamer l'appui de Philippe de Clèves, et déclarèrent qu'ils n'obéiraient qu'aux décisions qui seraient prises dans l'assemblée générale des mandataires des pays de Flandre, de Brabant, de Hainaut, de Hollande et de Zélande. Philippe de Clèves avait jugé prudemment que l'opposition du pays à l'autorité de Maximilien ne touchait pas à son terme. Il s'était retiré dans le château de l'Ecluse pour y attendre les résultats qu'amènerait la marche des événements. Cependant, quelles que fussent les réserves faites en sa faveur par le traité de Francfort, il cachait peu l'hostilité de ses sentiments, sachant bien que les Allemands n'étaient assez forts ni pour l'assiéger, ni pour l'empêcher d'arrêter les navires qui se rendaient à Bruges. Les états de Flandre eux-mêmes conservaient leurs hommes d'armes et alléguaient pour prétexte que le duc de Saxe, loin de congédier les siens, augmentait les garnisons de Courtray, de Damme et de Biervliet. Cependant le duc de Saxe avait obtenu l'adhésion de la ville d'Ypres à l'amende imposée par le traité de Tours, et les bourgeois de Gand furent bientôt entraînés à imiter la soumission des Yprois. L'un des plus illustres défenseurs de Gand, Adrien de Rasseghem, qui avait été successivement l'ami de Jean de Dadizeele et celui de Philippe de Clèves, se laissa corrompre et livra les portes aux Allemands. Au bruit de cette trahison, le sire de Ravestein le fit défier en lui rappelant ses serments et en le menaçant de son ressentiment; en effet, quelques jours s'étaient à peine écoulés lorsque le sire de Rasseghem fut attaqué, un soir qu'il se rendait à son château, près du moulin de Merlebeke, par des hommes d'armes qui le frappèrent en criant: «A mort! à mort!» Le lendemain, Philippe de Clèves adressa aux échevins de Gand une lettre où il se déclarait seul responsable de la mort d'Adrien Vilain; les moeurs du moyen-âge semblaient excuser ces vengeances, et l'on en avait vu au quatorzième siècle un mémorable exemple, lorsque Geoffroi de Charny fit périr le capitaine de Calais, Aimery de Pavie. Le duc Philippe répondit à l'attentat du sire de Ravestein en défendant toute alliance avec lui. A ce manifeste succédèrent des lettres du comte de Nassau, qui menaçaient la commune de Bruges de l'extermination, du pillage et de l'incendie, si elle ne se soumettait sans retard; bien qu'un grand nombre d'habitants eussent pris la fuite, les vivres y devenaient de plus en plus rares, et l'on jugea bientôt utile de reprendre les négociations en envoyant à Alost, vers le comte de Nassau, Jacques Despars et d'autres députés. Le comte de Nassau promit une réponse dans le délai de dix jours; avant qu'il se fût écoulé, il était entré à Damme avec de nombreux renforts arrivés de Brabant, et ce fut de là qu'il fit connaître qu'aucune modification ne pouvait être apportée au traité de Tours. Les Brugeois s'indignèrent, et, dans leur premier mouvement, ils jurèrent de mourir plutôt que de céder: vain serment prononcé en présence de la famine. C'était peu que les dépenses qu'occasionnait aux bourgeois de Bruges la continuation de la guerre se fussent élevées, du 1er août au 27 octobre, à dix mille six cents livres de gros; la détresse qui résultait des mesures prises par le comte de Nassau pour intercepter toutes les communications des Brugeois et tous les convois de vivres qu'ils attendaient s'accroissait avec une rapidité effrayante. Les garnisons de Damme et d'Oudenbourg, composées d'aventuriers allemands, anglais et espagnols, dévastaient tout le pays. Dans leur ardeur de pillage, ils avaient même mis le feu au célèbre château de Male, et chaque jour les sinistres lueurs de quelque incendie s'élevaient vers le ciel. Toutes les rues de Bruges étaient remplies d'enfants à qui la faim arrachait des cris poignants, et parmi les pauvres qui assiégeaient les portes des boulangeries, il en était plusieurs qui étaient tombés sur le pavé pour ne plus se relever. Il fallut bien se résoudre à envoyer d'autres députés au comte de Nassau; mais celui-ci exigeait avant tout que les Brugeois renonçassent à l'alliance de Philippe de Clèves, que les Allemands haïssaient d'autant plus qu'il avait constamment refusé d'abandonner le parti de la Flandre. Cependant, quelles que fussent les souffrances des Brugeois, ils jugèrent ces conditions inacceptables. Ils ne pouvaient oublier combien Philippe de Clèves avait montré à leur égard de générosité et de dévouement. Philippe de Clèves était digne de ce témoignage de zèle et de gratitude. Dès qu'il apprit qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix, il écrivit aux Brugeois qu'il les dégageait de son alliance et les autorisait à traiter sans lui. Le 16 novembre 1490, les Brugeois élisent de nouveaux députés, notamment le sire de Lembeke et les prieurs des carmes et des frères prêcheurs. Ils se rendent près du comte de Nassau et déclarent se soumettre au traité de Tours, sauf à déférer au parlement de Paris toutes les difficultés auxquelles il donnerait lieu; mais le comte de Nassau repousse cette réserve et ajoute: «Il faut de plus que vous payiez trois cent mille couronnes d'or et que vous me remettiez trois cents personnes pour que j'en puisse disposer à ma volonté.» Cette réponse paraît si dure aux Brugeois que toutes les négociations sont rompues. Le 21 octobre, le comte de Nassau, suivi de deux mille fantassins et de douze cents reîtres, incendie Shipsdale et menace Bruges d'un assaut; mais la résistance des Brugeois le force à s'éloigner. Au bruit de ce succès, Philippe de Clèves fait percer les digues d'Houcke afin de rétablir les communications de l'Ecluse et de Bruges par l'ancien canal. Georges Picavet, qui s'est rendu aussitôt près de lui, se prépare à ramener à Bruges des approvisionnements considérables, lorsque arrivé près du pont d'Oostkerke, il se voit entouré des Allemands du comte de Nassau et tombe en leur pouvoir. Ce désastre sème la désolation à Bruges; les capitaines qui y ont été élus se préparent à tenter de nouvelles négociations. Un complot les rend inutiles; Lambert Taye et quelques autres bourgeois en sont les chefs. Ils parcourent la ville en criant: «Que tous ceux qui veulent la paix et le bien de la ville de Bruges nous suivent!» Le peuple, fatigué de guerres civiles, se range sous leurs bannières et envoie des députés à Damme, afin d'accepter tout ce que le comte de Nassau exigera. En effet, un traité fut signé à Damme le 29 novembre. Il portait: que ceux de Bruges payeraient, dans l'amende fixée par le traité de Tours, une part de quatre-vingt mille couronnes d'or; qu'ils feraient amende honorable au comte de Nassau; qu'ils lui remettraient soixante personnes dont il pourrait disposer à son bon plaisir. Mais cette convention ne suffit pas pour préserver les Brugeois des horreurs de la guerre. Tandis que le bâtard de Baenst, le fameux prévôt à la verge rouge, présidait au supplice de Georges Picavet et de ses amis, les Allemands se répandaient de rue en rue, de maison en maison, pour arracher des mains des bourgeois consternés leur or, leur argent et tout ce qu'ils possédaient d'objets précieux. Toute la ville fut livrée au pillage sous les yeux du comte de Nassau qui s'en réserva une part importante, et ce fut dans ces scènes de désordres et de dévastations que disparurent, selon une rumeur répétée dans la plupart des pays de l'Europe, les derniers débris de ces richesses et de cette opulence qui avaient rendu la ville de Bruges si célèbre pendant plusieurs siècles. Les bourgeois de Gand, que d'éternelles rivalités rendaient insensibles à des malheurs dont la cause leur était commune, apprirent à regretter leur coupable inertie quand le comte de Nassau conduisit son armée à Ardenbourg. On était arrivé aux fêtes de la Saint-Liévin; des enfants parcouraient la ville en chantant: «Saint-Liévin a dormi trop longtemps! Saint-Liévin s'éveille!» Les bourgeois s'assemblaient sur les places et dans les rues, et malgré le grand doyen Liévin Gooris, qui périt en cherchant à arrêter ce mouvement, ils portèrent la châsse du martyr au marché du Vendredi, en déclarant qu'elle y resterait déposée tant que Gand serait en péril; ils se souvenaient qu'elle avait reçu, vingt-quatre années auparavant, lors de l'entrée de Charles le Hardi à Gand, leur serment de se montrer fidèles jusqu'à la mort à leurs priviléges et à leurs franchises. Cependant les succès du comte de Nassau contre les Brugeois avaient donné lieu à de nouvelles tentatives pour renouer à Londres cette vaste confédération que les mouvements des communes flamandes avaient déjà si fréquemment fait abandonner. Au mois de septembre 1490, un nouveau traité d'alliance, expressément dirigé contre Charles VIII, est conclu, et Maximilien imite Charles le Hardi en acceptant l'ordre de la Jarretière, afin de rendre, comme lui, un témoignage public de son dévouement aux Anglais. Charles VIII tente un dernier effort pour maintenir la paix. «L'intervention du roi en Flandre n'était, disent les ambassadeurs qu'il envoie à Londres, qu'un effet de sa justice. Le peuple était resté fidèle à Maximilien tant que celui-ci le traita équitablement; il n'avait eu recours à la justice du roi que lorsqu'il s'était vu opprimé.» Bacon, chancelier d'Angleterre sous Jacques Ier, nous a conservé la réponse du chancelier de Henri VII: «Si les Flamands s'étaient adressés à votre roi comme à leur souverain seigneur, par voie de remontrance, il y eût eu en ceci quelque forme de justice; mais c'est quelque chose d'étrange et de nouveau de voir des sujets accuser leur prince, après l'avoir retenu prisonnier et avoir mis à mort ses officiers. En d'autres temps, à propos de l'insurrection de l'Ecosse, notre roi et le roi de France lui-même avaient proclamé hautement l'horreur que leur inspiraient les attentats populaires dirigés contre la personne et l'autorité des rois.» Cent soixante années s'écouleront avant que l'Angleterre, qui s'indigne de la captivité de Maximilien à Bruges, donne à Charles Ier pour prison le sombre cercueil que Cromwell entr'ouvrit, dit-on, afin d'y contempler son crime. Le 17 février 1490 (v. st.), l'évêque d'Oxford et le comte d'Ormond reçurent l'ordre d'aller porter à Charles VIII la réponse de Henri VII. Ils ne passèrent que peu de jours en France; car d'après tout ce qu'ils avaient entendu, ils ne doutaient point que Charles VIII n'eût résolu de répudier Marguerite, qui lui était fiancée depuis huit ans, et d'épouser lui-même Anne de Bretagne. A cette nouvelle, Martin de Polheim accourut à Rennes comme plénipotentiaire de Maximilien. Le mariage du roi des Romains avec la duchesse de Bretagne fut immédiatement célébré, et le sire de Polheim, s'acquittant jusqu'au bout du mandat qui lui était confié, toucha du pied le lit nuptial. La même cérémonie avait eu lieu à Bruges lors du mariage de Marie de Bourgogne; elle devait, en représentant la consommation du mariage, le rendre indissoluble. Charles VIII avait protesté: une vaine cérémonie ne pouvait valider une union à laquelle manquait l'approbation du prince suzerain. Des hommes d'armes français s'assemblaient de toutes parts, les uns vers les marches de la Bretagne, les autres vers les frontières de l'Artois; et en même temps, afin de relever en Flandre la barrière qui avait pendant neuf ans arrêté l'ambition de Maximilien, une flotte française cinglait vers les eaux du Zwyn, sous les ordres du sire de Maraffin, avec cent cinquante mousquetaires gascons et des sommes d'argent considérables. Philippe de Clèves, que le roi des Romains venait de déclarer déchu, ainsi que le comte de Romont, du droit de siéger parmi les chevaliers de la Toison d'or, se préparait à recommencer la guerre contre les Allemands. Il essaya d'abord de les chasser de Bruges, puis il se rendit à Gand au mois d'août pour présider au renouvellement de l'échevinage. Jean et François de Coppenolle continuaient à occuper le premier rang parmi les capitaines de la ville, mais le sire de Poucke, de la maison de Baronaige, avait succédé comme grand bailli au sire de Morbeke, qui était allé rejoindre le comte de Nassau. Biervliet avait déjà appelé les Gantois; le sire de Lichtervelde leur avait remis son château; Hulst était tombé en leur pouvoir; Terneuse, fortifiée, assurait leurs communications avec le port de l'Ecluse, et un avantage important obtenu sur les Allemands avait contraint le comte de Nassau à se réfugier dans les remparts de Courtray. Cependant les chances de la guerre changent tout à coup; le comte de Nassau s'empare du château de Lichtervelde. Hugues de Melun repousse les Gantois près de Termonde et les met peu de jours après en déroute dans un combat où le sire de Poucke est fait prisonnier; enfin une surprise livre aux Allemands la forteresse si importante de Hulst. Le découragement s'accroissait parce qu'on ne voyait pas arriver les secours qu'on attendait de France. Charles VIII venait de porter de nouveau ses armes en Bretagne, où des Allemands et des Anglais avaient débarqué pour défendre Rennes. Anne de Bretagne protestait «qu'elle estoit mariée au roy des Romains, qu'elle le tenoit à mary et jamais n'auroit aultre;» elle songeait même à fuir loin de son duché, vers les côtes de Flandre et de Zélande. Cependant la guerre s'interrompit: le roi de France fit un pèlerinage près de Rennes; trois jours après, Charles VIII était fiancé à Anne de Bretagne en présence de Martin de Polheim, qui ne la quittait point et qui ne pouvait cacher son étonnement. Cette fois c'était le prince suzerain lui-même qui disposait de la main de la duchesse de Bretagne, et rien ne manquait pour la validité du mariage qui fut célébré à Langey le 6 décembre 1491. Des conférences avaient lieu en ce moment à Malines pour examiner les moyens de rétablir la paix en obtenant du sire de Ravestein qu'il n'entravât plus la liberté de la navigation à l'Ecluse, et du duc de Saxe qu'il modérât ses prétentions pécuniaires. Au premier bruit du mariage de Charles VIII et d'Anne de Bretagne, les conseillers de Maximilien proposèrent de réunir contre le roi de France toutes les milices des Pays-Bas pour punir l'injure faite à sa fille; les capitaines allemands déclaraient que c'était les armes à la main qu'ils iraient réclamer Marguerite, et ils annonçaient que tous les princes de l'Europe se confédéreraient pour les soutenir. On publia même une lettre du roi de Castille conçue en ces termes: «Grâce à l'appui du Seigneur, nous sommes entrés victorieux à Grenade le 20 janvier 1491; nous nous préparions déjà à reprendre le glaive pour conquérir le royaume de Tunis, mais le rapt inouï et exécrable (_excessivus et nephandissimus_) de l'épouse du roi des Romains et la captivité de son illustre fille nous forcent à renoncer à nos desseins pour venger cet outrage, en nous alliant à nos frères les rois d'Angleterre et de Portugal.» Les vents qui soulèvent les vagues de l'Océan emportèrent ces altières menaces, descendues des jardins de l'Alhambra: il était réservé à un petit-fils de Maximilien, qui devait être aussi le petit-fils du roi de Castille, de porter tour à tour la guerre dans les provinces françaises et sur les rivages de l'Afrique. Ce n'était qu'en Flandre que des succès importants devaient consoler le roi des Romains. A mesure que l'on voyait à la fois s'éloigner l'espoir de l'appui des Français et se rapprocher les désastres menaçants des discordes intérieures, le parti de la paix se ranimait à Gand. De vives discussions s'élevèrent dans les assemblées publiques. «Mieux vaut payer de nos richesses une paix défavorable, avait dit le doyen des tisserands, Hubert Luerbrouek, que de les consacrer à l'entretien perpétuel de la guerre.» La discussion s'échauffa; un parent des Coppenolle tue le doyen des tisserands d'un coup de poignard et tout projet de négociation est écarté. Jean de Schoonhove remplace le sire de Poucke, qui avait saisi l'occasion d'une procession extraordinaire en l'honneur de saint Bertulf pour s'écrier: «Que ceux qui veulent la paix me suivent!» Les Gantois, conduits par le sire de Schoonhove, parviennent à reconquérir Hulst et à s'emparer de Dixmude et de Grammont. Cependant les amis d'Hubert Luerbrouck se préparent à venger sa mort: ils conspirent silencieusement en faveur du comte de Nassau. Une porte lui a été livrée, et quinze cents reîtres ont déjà pénétré dans la ville lorsque les bourgeois se réveillent au son du tocsin et repoussent les Allemands. Un des capitaines de Gand avait pris part à ce complot. Il s'appelait Arnould Declercq, mais on le nommait habituellement _capiteyn Ploughenare_, c'est-à-dire le _capitaine Laboureur_, parce qu'il appartenait à une famille de paysans. Un jour qu'il avait reçu l'ordre d'aller attaquer les Allemands qui se tenaient à Deynze, il remontra à ses compagnons que l'on cherchait sans doute leur destruction, puisqu'on les chargeait de combattre des ennemis supérieurs en nombre. «Retournons plutôt à Gand, ajoutait-il, et mettons à mort ceux qui voulaient nous envoyer à Deynze.» A peine étaient-ils rentrés à Gand que Jean de Coppenolle accourut pour leur reprocher leur pusillanimité. Arnould Declercq et les siens lui répondent par des injures; on en vient aux mains, «Clèves et Gand!» répètent les amis des Coppenolle, en appelant les bourgeois à leur secours. Ceux de Declercq crient seulement: «Gand Gand!» Ils profitent de l'impuissance de leurs adversaires surpris et la trahison triomphe. L'un des capitaines de la ville, nommé Remy Hubert, tombe percé de coups; les autres, Jean et François de Coppenolle, Gilles Van den Broucke et leurs principaux partisans sont chargés de chaînes et périssent par le glaive du bourreau après d'horribles tortures. Jean et François de Coppenolle étaient nés le même jour; ils mouraient ensemble à la même heure: ils avaient concouru tous les deux à la puissance de Gand, ni l'un ni l'autre ne devait survivre à sa décadence (16 juin 1492). A Courtray, Jacques Rym fut victime d'un semblable complot. La désorganisation suivit de près ces désordres; quatre semaines ne s'étaient point écoulées lorsque les bourgeois de Gand se virent réduits à envoyer au duc de Saxe Adrien de Raveschoot et Jean de la Kethulle, pour obtenir la paix. Les conditions qu'ils reçurent étaient moins sévères que celles que l'on avait naguère dictées aux Brugeois. On imposait, il est vrai, aux anciens magistrats l'humiliation d'une amende honorable; on modifiait le droit d'élection des métiers, mais l'amnistie y était du moins complète (traité de Cadzand, 29 juillet 1492). Philippe de Clèves seul ne se soumettait point. «Je n'ai rien à me reprocher, répondait-il aux envoyés du duc de Saxe; j'ai loyalement observé le serment que j'avais fait au roi des Romains, jusqu'à ce qu'il m'appelât à Bruges pour lui servir d'otage et pour l'arracher aux périls auxquels je me livrai moi-même. Il me dégagea de mes serments et m'obligea à jurer que, s'il violait la paix, je soutiendrais contre lui les communes de Flandre: serment que je crois avoir rempli à mon honneur vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes.» Toutes les négociations furent inutiles, et le duc de Saxe résolut de profiter de la pacification de la Flandre pour réunir toutes ses forces contre le sire de Ravestein. «Comme jadis, dit Molinet, les Grégeois se mirent sus à grande puissance pour avironner la noble cité de Troye, gendarmerie se adoubba de tous costés pour subjuguer l'Escluse.» En même temps une flotte anglaise, commandée par sir Edward Poynings, bloquait le port; mais les fortifications de l'Ecluse, exécutées à grands frais par les princes de la maison de Bourgogne pour dominer les communes flamandes, offraient à leurs derniers défenseurs un inexpugnable asile. La garnison, que venaient de renforcer quelques mercenaires danois, repoussait les assiégeants dans toutes les sorties; plusieurs vaisseaux anglais, échoués sur le sable, avaient été livrés aux flammes; dix canons avaient été enlevés dans une attaque dirigée contre le camp de Lapscheure, et les Allemands allaient être réduits à se retirer, quand un accident, semblable à celui qui amena le désastre de Gavre, déjoua toutes les prévisions. Le feu prit aux poudres des assiégés et leur artillerie cessa de répondre au feu des bombardes ennemies. Cependant telle était la haute renommée du sire de Clèves que, privé de tout moyen de défendre les murailles démantelées par l'explosion, il obtint la paix la plus honorable. S'il promettait désormais fidélité à Maximilien et s'il lui remettait la ville de l'Ecluse avec le petit château, il conservait du moins le grand château jusqu'à l'époque où le roi des Romains lui payerait une somme de 40,000 florins qui lui était due. On lui assurait, de plus, une pension de 6,000 florins, et tous ses biens précédemment confisqués lui étaient restitués. Ainsi s'acheva cette longue guerre civile qui, pendant douze ans, avait rempli la Flandre de deuil, et où l'on ne retrouve plus qu'affaiblie et chancelante l'ancienne énergie des communes flamandes. Maximilien témoigna au duc de Saxe, qui avait contribué plus que personne à y mettre un terme, combien il appréciait l'étendue de ce service, en lui accordant la souveraineté héréditaire de la Frise. Que devint, après la pacification de la Flandre, la ligue de Maximilien et de Henri VII contre Charles VIII? Quelques lignes suffiront pour en retracer la décadence et la fin. Le roi d'Angleterre avait envoyé son aumônier Christophe Urswick, doyen de la cathédrale d'York, presser Maximilien de prendre part à la guerre. En même temps, il traversait lui-même la mer pour former le siége de Boulogne, où sir Edward Poynings vint le rejoindre de l'Ecluse. Son armée était nombreuse, et il ne cessait de rappeler dans ses discours les souvenirs de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt, lorsqu'il signa tout à coup à Etaples un traité qui laissait, en échange de quelques marcs d'argent, la possession du duché de Bretagne à Charles VIII. Maximilien, qui venait de reconquérir Arras, avait refusé d'adhérer à ce traité; mais il était bien évident que ni le nombre de ses hommes d'armes, ni la situation de son trésor, depuis longtemps épuisé, ne pouvaient lui permettre de poursuivre seul la guerre, et le 23 mai 1493, ses plénipotentiaires conclurent le traité de Senlis, où Charles VIII renonça à la main de Marguerite et restitua à son père les comtés de Bourgogne, d'Artois, de Charolais, de Noyon, en ne retenant Hesdin, Aire et Béthune que jusqu'à l'époque où Philippe, devenu majeur, lui rendrait hommage. Peu de jours après, la fille de Maximilien fut remise, près de Cambray, au marquis de Bade et au comte de Nassau, après avoir donné au roi de France des lettres de décharge «d'elle et de sa personne.» Marguerite d'York subissait seule avec indignation des revers si complets et une humiliation si profonde. Fidèle aux desseins qu'elle avait conçus à une autre époque, elle n'avait cessé de croire que le seul moyen de lutter contre la France, c'était de triompher en Angleterre. Les historiens contemporains la comparent à l'implacable Junon de l'_Enéide_, et Bacon, pour peindre la haine qu'elle portait à Henri VII, lui a appliqué le célèbre vers de Virgile: Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo; mais il semble que rien ne justifie un portrait aussi sombre. Marguerite d'York n'eut jamais recours au crime pour triompher, et ses ruses ne retracent que celles de Cythérée appelant le faux Ascagne: Pueri puer indue vultus. Ses intrigues avaient guidé Lambert Simnel; elles produisirent un nouveau prétendant plus redoutable, Peterkin Werbecque. A Tournay vivait un batelier, Jean Werbecque, fils de Thierri Werbecque, juif converti, selon quelques récits. Il avait épousé Catherine Faron, fille du guichetier de la porte Saint-Jean, et, dans un registre de condamnations de l'année 1475, il est fait mention d'une rixe de bateliers dans laquelle figurent Jean Werbecque et Piérard Flan, son aïeul maternel. Des inimitiés personnelles réduisirent-elles Jean Werbecque à quitter Tournay pour aller habiter pendant quelque temps l'Angleterre? Rien ne rend cette supposition invraisemblable, et la tradition ajoute qu'Edouard IV, ayant vu la jeune batelière de Tournay, en devint épris. Peterkin Werbecque eut pour parrain son bisaïeul Piérard Flan, doyen des navieurs. Un lien plus étroit existait-il entre cet enfant ignoré et le roi d'Angleterre? Peterkin Werbecque, venu à Tournay, y fut élevé avec quelque soin. On lui enseigna la grammaire; un chantre de Notre-Dame lui apprit même à jouer du _manicordium_. Enfin, il alla habiter à Audenarde chez un de ses parents nommé Jean Steenberg. Ce fut là que, vers l'époque de l'alliance de Maximilien, de Henri VII, du roi d'Aragon et du duc de Bretagne contre Charles VIII, les espions de la duchesse Marguerite, qui cherchaient de toutes parts un nouveau Lambert Simnel, réussirent à le découvrir. Sa grâce, son air de noblesse, la ressemblance merveilleuse qu'il présentait avec Edouard IV, tout le désignait à leur choix, et ils s'empressèrent de le mener à Anvers, où on le logea chez un pelletier qui demeurait «auprès de la maison des Englois.» Anvers n'est pas loin de Malines. Peterkin, secrètement conduit chez Marguerite, put recevoir d'elle-même ses instructions secrètes sur le rôle qu'il était appelé à remplir, et quand il les eut bien gravées dans sa mémoire, elle l'envoya, sous la conduite de la femme de sir Edward Brixton, à Lisbonne, chez messire Petro Vas de Rona, afin que l'on ne pût pas dévoiler son origine en remontant d'Anvers à Audenarde, d'Audenarde à Tournay. Un serviteur du duc de Bretagne reçut bientôt la mission de l'accompagner en Irlande, et sa carrière royale commença à Dublin. Les nobles et les bourgeois s'accordaient à reconnaître en lui le jeune duc d'York, échappé miraculeusement au poignard de James Tyrrell. Des ambassadeurs français ne tardèrent pas à venir le féliciter et à l'engager à se rendre en France, et le jeune Peterkin Werbecque fut reçu avec les honneurs de la royauté au château d'Amboise, aussi bien que dans les murs de Dublin. Tantôt on l'appelait _la Rose blanche d'York_; tantôt on le saluait du nom de Plantagenet. Rien ne manquait à l'éclat de sa vanité et de ses espérances, quand le traité d'Etaples fut conclu. Charles VIII faillit livrer Peterkin à Henri VII, et le jeune représentant des droits de la maison d'York eut à peine le temps de se retirer près de la duchesse douairière de Bourgogne; mais il parut tout à coup que ce revers même allait favoriser sa fortune. Marguerite ajouta une nouvelle force a ses prétentions en reconnaissant publiquement la légitimité, et le traité même d'Etaples, qui excitait en Angleterre un vif mécontentement contre la politique de Henri VII, donna de nombreux partisans à son compétiteur. Robert Clifford et Guillaume Barley se rendirent en Flandre et écrivirent à leurs amis qu'ils avaient reconnu les traits de Richard d'York, _de facie novisse hominem_. Ce merveilleux bruit se répandit dans toute l'Angleterre, et Henri VII, craignant pour la stabilité de son trône, envoya en ambassade vers l'archiduc Philippe sir Edward Poynings, qui avait concouru naguère à la prise de l'Ecluse. Maître Guillaume Warham, qui l'accompagnait, insista dans un éloquent discours pour que les conseillers de Philippe imitassent l'exemple de Charles VIII en chassant de ses Etats un audacieux imposteur. Il attaquait vivement l'influence de Marguerite d'York et se moquait de sa merveilleuse fécondité qui, malgré le déclin de ses années, avait mis tout à coup au jour deux princes âgés de cent quatre-vingts mois; mais les conseillers de Philippe représentaient que Marguerite était souveraine dans les villes qui formaient son douaire, et il ne resta à Henri VII, de plus en plus irrité, qu'à recourir aux mesures les plus énergiques pour dissiper la faction croissante de ses ennemis. La hache du bourreau frappa les plus illustres, entre lesquels il faut nommer Simon de Montfort et le grand chambellan Guillaume Stanley, qui avait placé à Bosworth la couronne de Richard III sur le front de Henri VII. En même temps, toutes les communications étaient interceptées entre l'Angleterre et les Pays-Bas. L'étape de Bruges fut transférée à Calais; il fut défendu de porter en Flandre des laines anglaises, et tous les marchands flamands qui résidaient en Angleterre reçurent l'ordre de s'éloigner, tandis que les marchands anglais qui se trouvaient en Flandre, subissaient le même exil comme une loi de représailles. Le commerce et l'industrie commençaient à peine à renaître en Flandre quand ces malheureux démêlés éloignèrent de nouveau l'espoir de les voir se ranimer. Cette situation se prolongea pendant deux années; enfin, au mois de décembre 1495, Paul de Baenst, Jean de Courtewille, Thomas Portinari, Florent Hauweel et d'autres ambassadeurs se rendirent à Londres et y conclurent, le 24 février, une alliance commerciale, «_attendu que la paix est le don le plus précieux que les hommes puissent recevoir du ciel_.» (_Cum potiora mortalibus dona a superis tradi nequeant quam bona pacis._) Grotius a étudié ce traité au point de vue si important de la liberté des mers: sous le rapport politique, la clause fondamentale est celle où les plénipotentiaires flamands promettent de ne recevoir, dans aucune de leurs villes, pas même dans celles qui forment le douaire de Marguerite, les ennemis du roi d'Angleterre. Peterkin Werbecque avait quitté la Flandre pour aborder en Ecosse, où le roi Jacques lui avait accordé la main d'une de ses parentes, fille du comte de Huntley, en l'accueillant comme un autre Joas échappé au fer des bourreaux; mais les illusions de la fortune ne devaient plus éblouir longtemps le fils de la batelière de Tournay. Débarqué dans le Cornwall, il menaça Exeter et s'avançait vers Taunton, quand, saisi d'une terreur subite, il alla réclamer le droit d'asile au monastère de Beaulieu; puis il se livra, avoua tout, et écrivit à sa mère pour qu'elle rendît témoignage de l'obscurité de son origine: quelque temps après, nous le voyons chercher à s'évader de la Tour de Londres avec le comte de Warwick, fils du duc de Clarence, et terminer sa vie, obscur imposteur, sur le même échafaud que le dernier héritier de la dynastie des Plantagenets. Marguerite d'York avait passé de longues nuits dans les veilles et dans l'inquiétude: lorsqu'elle apprit les revers de Peterkin Werbecque, elle pleura plus amèrement le malheur du jeune homme, dont son ambition s'était fait un instrument docile, que s'il eût été son neveu, le dernier des fils d'Edouard IV. Que lui restait-il à espérer du jugement de la postérité? Les titres qu'elle y possédait étaient sans doute ceux qu'elle estimait le moins: elle avait donné à l'Angleterre Guillaume Caxton: la Flandre dut aussi à son amour des lettres la fondation de la riche bibliothèque des Frères prêcheurs à Gand. Un dernier mot sur un personnage non moins célèbre par l'influence qu'il exerça dans les troubles de la fin du quinzième siècle. Philippe de Clèves s'était rendu, en 1496, avec le duc Philippe, à l'assemblée de Ratisbonne, où une croisade fut proposée par Maximilien, afin de chasser les Turcs de l'Europe; mais l'Empereur oublia promptement son vaste dessein pour s'occuper de ses nombreux démêlés dans les Pays-Bas, et même, assure-t-on, pour s'allier aux Turcs contre les Vénitiens. Lorsque Louis XII annonça qu'il avait résolu de poursuivre les projets de Charles VIII, qui voulait marcher par la conquête de l'Italie à la délivrance de l'Orient, Philippe de Clèves fut l'un des premiers qui répondirent à son appel. Il obtint bientôt le gouvernement de Gênes, que Charles VI avait autrefois confié à Boucicault, et ne le quitta que pour recevoir la capitulation de Naples. Cependant Bajazet II réunissait dans le vaste empire qui formait l'héritage de son père une immense armée prête à envahir la Hongrie, et il n'attendait pour lui en donner le signal qu'un premier succès qui lui eût livré les dernières possessions des chrétiens dans les mers de la Grèce. Venise, alarmée, équipa une flotte; mais cette flotte fut vaincue près des îles Sporades, et bientôt Bajazet parut avec cent cinquante navires devant Modon, qui était à cette époque la capitale du Péloponèse. La fortune des infidèles triomphait. Les horreurs du sac de Modon rappelèrent celles de la prise de Constantinople. Crissa, autrefois si fière de ses oracles, Coronée, fondée par Epaminondas, Pylos, où régna Nestor, partagèrent le sort de l'antique Méthone. Dans ce péril imminent, deux héros se dévouèrent pour la chrétienté. L'un était Gonzalve de Cordoue, déjà fameux par ses exploits contre les Mores d'Espagne; l'autre, le sire de Ravestein. Gonzalve reconquit Céphalonie et s'empara de Leucade, malgré toute une armée assemblée sur les promontoires de l'Etolie. Philippe de Clèves, pénétrant plus avant dans l'Archipel, s'était dirigé, avec Antoine de Lalaing et un grand nombre de jeunes nobles de Flandre, vers l'île de Mételin. Il espérait rétablir sur les rivages de Lesbos la dynastie de ces barons franks qui accueillirent Jean sans Peur après la croisade de Nicopoli; mais les Vénitiens, saisis d'une terreur inopinée, l'abandonnèrent, et une épouvantable tempête dispersa ses vaisseaux. A peine parvint-il à regagner Tarente. Son courage n'avait toutefois pas été stérile: Bajazet II avait senti s'affaiblir son présomptueux orgueil, et lorsque le sire de Ravestein entra à Rome, le pape Alexandre VI égala sa gloire à celle de Gonzalve, puisque, malgré ses revers, il avait partagé avec lui l'honneur de repousser loin de l'Italie les fureurs sacriléges des infidèles. Philippe de Clèves, revenu dans les Pays-Bas, acheva sa vie sous les solitaires ombrages d'Enghien et de Winendale. Soit qu'il éprouvât de secrets remords du meurtre de Lancelot de Berlaimont et d'Adrien de Rasseghem, soit qu'il cherchât, comme les légionnaires de la Rome païenne devenus chrétiens, à oublier dans la pénitence les agitations et les passions brûlantes de sa vie, il s'y revêtit du cilice et de la haire. Que resta-t-il à Maximilien lui-même de ces rêves d'ambition qui lui montraient le monde soumis à sa couronne d'empereur ou à la tiare de pontife qu'il songea un instant à y réunir? Rien qu'un cercueil qu'il avait soin de prendre avec lui dans tous ses voyages, afin qu'à défaut des pompes de la vie, il pût compter du moins sur celles de la mort. Le 26 décembre 1494, Philippe, alors âgé de seize ans, avait été inauguré comme comte de Flandre. Il épousa Jeanne d'Aragon, le 18 octobre 1496. De cette union naît à Gand, le 24 février 1500 (n. st.), ce jeune prince, depuis si célèbre sous le nom de Charles-Quint, qui doit faire revivre, en combattant François Ier, l'ancienne querelle des ducs de Bourgogne et des ducs d'Orléans: dernier terme de ces rivalités qui, en se développant de plus en plus, sont devenues une lutte européenne. Les communes flamandes entraînées par leur isolement et leur décadence, restent étrangères à ces vastes démêlés, mais elles conservent fidèlement les orageuses traditions de leur passé. Elles oublient que Charles-Quint est né au milieu d'elles, pour placer plus haut que la part qu'elles peuvent revendiquer dans sa gloire, le zèle qu'elles portent à leurs antiques franchises. Si elles s'inclinent un jour sous la main victorieuse d'un prince qui, même en combattant sa patrie, n'a jamais cessé de l'aimer, un siècle entier pendant lequel s'appesantit sur elles le joug espagnol ne peut les asservir, et Jean d'Hembyze, au milieu des passions anarchiques qui l'assiégent, devra à Jacques d'Artevelde tout ce qu'il y a de grand et de digne de mémoire dans sa vie et dans sa mort. Telle est la puissance des souvenirs d'une ère héroïque et prospère qu'à la fin du dix-huitième siècle, dans les assemblées populaires convoquées par les commissaires de la république française, on voit encore les bourgeois de Gand et de Bruges repousser les innovations qu'on leur propose pour réclamer les priviléges de leurs ancêtres. La vie communale, en devenant étrangère à l'autorité politique, s'était maintenue dans les lois et dans les usages. Une longue expérience en avait fait apprécier les bienfaits, et le respect dont elle était entourée était d'autant plus profond que son origine était plus éloignée; mais rien ne retraçait l'éclat dont ces institutions avaient joui autrefois, la puissance qui y avait été attachée, l'influence qu'elles avaient exercée. En vain s'était-on efforcé à plusieurs reprises de rappeler le commerce dans ces villes mornes et désertes qui lui avaient dû leurs richesses et leur célébrité; en vain avaient-elles demandé aux arts et aux lettres quelques-uns de ces pâles rayons qui se mêlent si bien aux ombres des ruines: la Flandre n'offrait plus que le tombeau de sa grandeur passée, _famosum antiquitatis sepulcrum_, dit un historiographe du dix-septième siècle, et l'avenir ne lui réservait d'autre couronne que celle que le laboureur tresse encore aujourd'hui des riches épis de ses moissons. FIN DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER. TABLE. Pages. LIVRE DIX-HUITIÈME.--Nouveaux projets de croisade.--Le Dauphin en Flandre.--Discordes du duc Philippe et du comte de Charolais. 1 LIVRE DIX-NEUVIÈME.--Charles le Hardi ou le Terrible.--Rivalité du duc de Bourgogne et du roi de France.--Sédition à Gand.--Résistance de l'esprit communal.--Batailles de Granson, de Morat et de Nancy 54 LIVRE VINGTIÈME.--Marie de Bourgogne.--Troubles en Flandre.--Guerres contre Louis XI 121 LIVRE VINGT-UNIÈME.--Discussions relatives à la mainbournie.--Intervention de Charles VIII.--Captivité de Maximilien.--Décadence et fin des communes flamandes 186 FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FLANDRE (T. 4/4) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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