The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 2501, 31 Janvier 1891 This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Illustration, No. 2501, 31 Janvier 1891 Author: Various Release date: December 26, 2013 [eBook #44519] Language: French Credits: Produced by Rénald Lévesque *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2501, 31 JANVIER 1891 *** Produced by Rénald Lévesque L'ILLUSTRATION _Prix du Numéro: 75 centimes_ SAMEDI 31 JANVIER 1891 49e Année--Nº 2501. [Illustration: LE VOYAGE D'EXPLORATION AU TIBET DU PRINCE HENRI D'ORLÉANS ET DE M. BONVALOT. En marche sur les hauts plateaux.--D'après des photographies de M. le prince Henri d'Orléans.] [Illustration: Courrier de Paris] La mort du prince héritier de Belgique a été un deuil pour Paris. A la première représentation de _Thermidor_, le Président de la République n'a pas occupé son avant-scène et la baignoire du duc d'Aumale est restée vide. Elle était même mélancolique à voir cette unique baignoire grillée, dans cette salle brillante, étincelante, toute parée. Une grande première s'il en fût. Une grosse affaire ce _Thermidor_, et qui a mis en mouvement toute la curiosité artistique et toute la passion politique. Après quelque cent ans, on ne peut, paraît-il, parler de la Terreur sur un théâtre sans être accusé d'attentat à la République. Nous a-t-on assez raconté depuis des mois à propos du comédien Labussière, héros de la pièce de M. Sardou, l'arrestation des comédiens français coupables d'avoir joué _Paméla_, une pièce qu'on trouvait alors anti-civique! Ma parole, il se trouverait encore des gens capables de décréter d'accusation les artistes qui ont reçu et joué _Thermidor_. Je ne plaisante pas, je constate. Pour les fanatiques de la politique, un homme qui écrit un article, un livre ou une pièce désagréables à leurs idées, est aussi coupable qu'Eyraud et que Fouroux et on ne demanderait pour lui aucune commutation de peine. --La grâce de Fouroux! La grâce d'Eyraud! Je ne vois que des entrefilets de ce genre dans les journaux. Il paraît qu'on doit gracier Eyraud à cause de sa famille. Avait-il songé à la famille de l'huissier Gouffé quand il ne le graciait pas? On va aussi, je pense, demander la grâce de ce Wladimiroff que me paraît un joli type d'amoureux moderne. Il n'a pas fait bonne figure devant ses juges, le héros du «drame de Ville-d'Avray». Ce Chambige slave--pardon, j'insulte Chambige--n'a pas du tout conquis le public et surtout le public féminin. Or, à la Cour d'assises comme au théâtre, il faut avoir pour soi les femmes. --Cherchez la femme, dit la police. --Entraînez la femme, disent l'auteur dramatique et l'avocat. Et il ne l'a pas entraînée du tout, la femme, ce M. Wladimiroff! Il s'était contenté de la tuer dans la personne de Mme Dida. Ces assassins _par amour_ (ainsi s'intitulent-ils), sont d'ailleurs bien curieux. Ils jurent: 1° de tuer l'objet aimé; 2° de se tuer après. Mais, après avoir accompli la première partie de leur tâche, ils reculent généralement devant la seconde. Or, c'est cette seconde partie qui est la plus difficile à accomplir. Il est assez facile de dire à une malheureuse: «Mourons ensemble, veux-tu?» Et, par amour de la phrase, l'autre répond aussi sans difficulté: «Oui, mourons ensemble!» Elle ajoute même quelquefois, étant romanesque: --Avec joie, mon adoré, avec joie! Mais quand l'amoureux, l'Antony, le _Werther à deux_, a ajouté: «Viens avec moi dans l'éternité», et pressé la gâchette d'un pistolet, quand la femme est tombée, qu'Antony se trouve en face d'un cadavre, soudain il réfléchit, Antony, il hésite, il trouve, avec une rapidité au moins égale à celle qu'il a mise à pousser la détente, il découvre brusquement que la vie, cette guenille, a encore d'aimables lambeaux et le pistolet qu'il dirige contre lui-même est tenu d'une main beaucoup moins ferme que celui qu'il a braqué sur la victime. Et il vit, Antony, ou du moins il voudrait bien vivre! Mais les gendarmes s'en mêlent, et aussi ces vilains juges d'instruction que les assassins de profession--qui méprisent volontiers les assassins par amour--appellent, dans leur argot, les _curieux_. Des curieux qui ne sont pas des fervents de la _curiosité_, c'est-à-dire de la collection, comme ce Champfleury dont on vend les livres, les bibelots, les faïences et les autographes, cette semaine. Vente très intéressante, car Champfleury était un amasseur de documents, un chasseur de curiosités. Comme ce Trublet dont on a dit: Il compilait, compilait, compilait... on pourrait dire de lui: Il entassait, entassait, entassait... Assiettes révolutionnaires, poésies de la période révolutionnaire, poésies de la période romantique, bouquins intéressants, lithographies de Daumier, dessins de Gavarni, Champfleury enfouissait tout dans son cabinet de Sèvres où la mort est entrée, prenant et dispersant toutes ces collections pour la plus grande joie des autres curieux. M. Paul Eudel a écrit une bien jolie préface pour le catalogue de cette vente. Il raconte des gamineries de Champfleury, qui était resté un _mystificateur_, comme Labussière, et aussi des anecdotes qui montrent le flair du dénicheur d'objets d'art. --Je ne suis pas sérieux, disait Champfleury, il y a assez de gens sérieux sans moi. Et, dit M. Eudel, il ajoutait de ce ton traînard qui lui était personnel: --Je me suis bien amusé dernièrement. Dans la rue Geoffroy-Marie, au siège de la Société des gens de lettres, se trouvait sur le mur cette indication au bas de l'escalier: Sauvage Allant et Cie à l'entresol. Cela m'agaçait toujours lorsque je passais devant cette adresse. Aussi, un beau jour, je n'ai pu résister à la tentation, il me fallut gratter une partie de l'inscription, et on lit à présent: Sauvage.................... à l'entresol. Plaisanterie de vieux gamin. Mais il y a là tout un caractère et toute une époque. Voici le chercheur maintenant: Un jour, chez une brocanteuse du boulevard Saint-Michel, Champfleury--j'emprunte encore l'anecdote à M. Eudel--aperçoit parmi un lot de vieilles faïences une porcelaine siamoise qui lui paraît merveilleuse. Il la marchande. La vendeuse ne veut pas en dire le prix. --Je vous en donne cinq cents francs! La marchande en eût peut-être demandé vingt ou trente. Elle dit alors qu'elle réfléchira. Champfleury s'en va. La bonne femme s'en va offrir ça et là sa porcelaine siamoise et, ne trouvant pas d'acquéreur, la porte de guerre lasse à Champfleury, qui l'achète et la place au musée de Sèvres. Quelque temps après, des ambassadeurs siamois de passage à Paris viennent visiter le musée. Champfleury, très fier, leur montre le vase qu'il a acheté. --Ce cloisonné! dit un des ambassadeurs. Mais c'est là une pièce des plus rares, un morceau de choix. Du onzième siècle. Il serait déjà précieux chez nous. --Et à combien l'estimez-vous? --Mais, dit le Siamois, il vaut bien de quinze à vingt mille francs! Comment la marchande apprit-elle la visite et le propos de l'ambassadeur? Je l'ignore. Mais elle l'apprit, cria, tempêta, parla de procès. On l'avait trompée. Elle demandait la résiliation de la vente. Elle alla clabauder chez des députés, nos maîtres. On parla d'interpellation. Le ministre alors transigea. On offrit à la marchande un groupe de Sèvres qu'elle accepta et qu'elle vendit. Mais l'histoire prouve que, comme tout bon chien de chasse, aux curiosités Champfleury avait _du nez_. Il avait aussi des amis. On le voit à la liste de ses correspondants. Des amis et des plus huppés. Ce Wagner, dont on célèbre le génie sur tous les tons et dont on réclame le répertoire sur la scène de l'Opéra comme on demanderait le Messie, Richard Wagner, Champfleury le défendit, le loua un des premiers. On trouvera--ou l'on a trouvé, car c'est vendu maintenant--parmi les autographes de Champfleury des lettres fort intéressantes relatives aux répétitions du _Tannhauser_ et, à la date du 16 mars 1870--quatre mois avant la guerre--Richard Wagner écrivait de Lucerne à Champfleury, en français, une lettre où il lui parle de ses _espérances favorites_ à lui Wagner, «la fusion de l'esprit français et de l'esprit germanique». Et quelques mois après le maître-musicien insultait niaisement Paris assiégé et écrivait son Choeur des rats.. Mais, en mars, il disait: «Vous savez que j'ai toujours eu l'idée de l'érection à Paris d'un théâtre international où seraient données, dans leur langue, les grandes oeuvres des diverses nations. _Seule la France, et Paris en particulier_, saurait relier en un faisceau des productions hétérogènes en apparence, dont la connaissance exacte est, selon moi, indispensable au développement intellectuel et moral d'un peuple. Parmi les oeuvres françaises qui devraient être données sur cette scène exceptionnelle, très indépendante des intérêts du jour, celles de Méhul tiendraient une première place...» Richard Wagner se réclamant d'un génie français, voilà _un comble_! Bien intéressante aussi certaine lettre de Gustave Courbet à Champfleury datée du lendemain de la guerre d'Italie et où le peintre, abandonnant son _Combat de cerfs_, qu'il vient d'achever, écrit à son ami: «Enfin, voici du très scabreux. Je finis l'_Amour et Psyché_ que vous connaissez, avec de légères additions. Ensuite j'ai envie de leur faire un tableau de la guerre, soit le cimetière de Solférino ou autre tuerie au second plan, puis, au premier plan, deux de _leurs soldats_ qui se distinguent le plus dans ce genre d'exercice: un turco et un zouave. Ces deux bêtes fauves courraient comme deux vampires emportant avec eux des têtes d'Autrichiens au bout de leurs bayonnettes, puis des dépouilles, le tout au crépuscule; les dents du nègre éclaireraient la campagne.» Eh bien, voilà un homme qui ne saurait être soupçonné--comme David--d'avoir mis son talent au service de la gloire militaire. Il n'aime vraiment pas la guerre, Gustave Courbet, mais il a une manière de la faire haïr qui sent déjà son _Ode à la Colonne_. Dans une autre lettre Courbet dit à Champfleury qu'il n'aime pas l'empire, qu'il veut la France libre (et il a raison); mais il ajoute: «Autrement, si je ne considère que moi-même, ce gouvernement fait mon affaire admirablement, il me donne l'orgueil d'être une personnalité!» Comme les lettres intimes éclairent un caractère! Je ne penserai plus à Courbet sans songer à ces deux petites missives-là. Mais je m'aperçois que je vous ai peu parlé de Paris. C'est qu'à Paris il n'y a rien de nouveau, si ce n'est la fin de ce froid noir qui nous attristait et désolait--quand il ne les tuait pas--les pauvres diables. La presse a fait acte d'union en oubliant l'odieuse, 'absurde, l'inique politique, et en se réconciliant pour un jour dans une oeuvre de charité. Sans distinction d'opinion, elle a ouvert une souscription publique. Mais le souscripteur le plus important c'est (jusqu'ici) le soleil qui s'est inscrit dès la première liste et comme suit: _Tous mes rayons de soleil. Total: La santé._ On lui a fait le meilleur accueil. Rastignac. NOTES ET IMPRESSIONS On a vu de mauvaises institutions corrigées dans la pratique par la sagesse des hommes, et de bonnes rendues impuissantes par leurs passions. Paul Janet. * * * Si nous mettions d'un côté tous nos sourires, de l'autre toutes nos larmes, nous aurions un climat limousin, ou les jours de pluie remportent de beaucoup sur les jours de soleil. (_Revue félibréenne._) L'abbé Joseph Roux. * * * La différence qu'il y a entre une longue vie et un bon dîner, c'est que, dans un bon dîner, les douceurs viennent à la fin. R.-L. Stevenson. * * * Il est rare qu'une idée juste et généreuse ne rencontre pas un homme de coeur pour la réaliser. Jules Rochard. * * * Pourquoi parler de vérité en histoire? Il y a autant de vérités historiques que d'esprits qui se tournent vers le passé: autant de Thermidors que de Sardous. Maurice Barrés. * * * Ce n'est pas créer le mal que de le voir, et il faut le voir pour y porter remède. (_Questions actuelles._) Paul Deschanel. * * * Il n'y a pas de misères humaines avec lesquelles un homme d'esprit ne plaisante et ne joue, tant qu'il n'en est pas lui-même atteint. * * * Laissez-nous nous moquer un peu des médecins quand nous nous portons bien: ils prennent assez leur revanche quand nous sommes malades. G.-M. Valtour. COMMENT LE FROID A CESSÉ SUR L'EUROPE Quelle loi météorologique régit les saisons? Voilà une question qui nous est adressée de toutes parts et à laquelle nous aimerions pouvoir répondre. Si la connaissance du temps est encore à ses débuts et infiniment éloignée des certitudes qui font la gloire de l'astronomie, ce n'est pas une raison pour désespérer d'arriver jamais à aucun résultat, et c'est au contraire une raison de plus pour ne négliger aucune circonstance--surtout lorsqu'elles sont importantes--d'étudier la question et de faire faire un pas en avant à la météorologie. Peut-être les remarques suivantes contribueront-elles à avancer un peu la solution du problème. Les cyclones qui ont été observés récemment aux États-Unis et qui ont traversé l'Atlantique pour aborder l'Europe par l'Écosse ont été liés d'une manière tout à fait directe et très étroite au changement subit du temps et à la cessation du froid sur toute l'Europe. Il y a certainement là une relation de cause à effet. Quand l'Europe est sous le coup de froids rigoureux comme ceux qui ont sévi du 26 novembre au 20 janvier, l'atmosphère qui pèse sur elle est, contrairement à nos impressions nerveuses, plus lourde que celle qui accompagne la pluie et les tempêtes. Le baromètre se tient aux environs de 770 millimètres. Les minima thermométriques correspondent à ces maxima barométriques. C'est ce qu'on appelle le régime anticyclonique, baromètre élevé, vents du nord et de l'est, froids plus ou moins intenses. Ce régime est détruit par l'arrivée des dépressions atmosphériques. Le vent tourne à l'ouest, le baromètre baisse, le dégel et les pluies arrivent, et parfois même un temps de printemps, chaud et magnifique, comme celui de dimanche et lundi derniers, où le soleil a été plus chaud et plus brillant que dans bien des journées de mai. Le contraste a été subit et pourrait être considéré comme fantastique si la variabilité de notre climat ne nous y avait accoutumés de tout temps. [Illustration: Carte barométrique du 20 janvier.] [Illustration: Carte thermométrique du 20 janvier.] Pour bien nous rendre compte de cet état de choses, comparons entre elles deux journées montrant bien ce contraste. Choisissons celles des 20 et 21 janvier. Voici d'abord la carte barométrique et la carte thermométrique de la première. On a réuni par une même courbe les points qui ont la même pression barométrique, et, pour la seconde carte, également par une même courbe ceux qui ont la même température. Il est visible, sur la première de ces deux cartes, que la haute pression de 770 millim. s'étend de Brest à Paris, Belfort, Lyon, Toulouse, Madrid, et celle de 765 m. de Portsmouth à Hambourg, Prague, Munich, Gap, Barcelone. Les hautes pressions règnent également sur la Russie. Les faibles pressions, inférieures à 760mm, commencent à se marquer sur l'Irlande, l'Écosse, la mer du Nord et la Norvège; je dis commencent, parce que la veille et les jours précédents les hautes pressions dominaient là comme sur le reste de l'Europe. Eh bien, ce jour-là, 20 janvier, dernier jour du froid, on voit par la carte thermométrique que toute l'Europe était dans le froid, à l'exception des îles britanniques. La courbe de zéro part de Trébizonde pour passer par Belgrade, Florence, la Corse, Barcelone, Cordoue, Lisbonne et remonter par le Portugal jusqu'à Londres et Christiania. La courbe de 5° au-dessous de zéro passe par Turin, Cette, Bayonne, Nantes, Bruxelles, Copenhague. La courbe de 10° de froid enveloppe une partie de la France et la Suisse, de Lyon à Berne et à Belfort. La veille, le froid sévissait plus fort encore à l'est de la France: -15°, -20° et -25°. Voilà l'état anticyclonique: froids rigoureux et haute pression. Comment ce froid a-t-il cessé? Tout d'un coup, par l'accentuation de la dépression barométrique qui commençait la veille. [Illustration: Carte barométrique du 21 janvier.] [Illustration: Carte thermométrique du 21 janvier.] Voyez la carte du 21: les fortes pressions ont été éloignées vers l'est jusqu'en Prusse, et une dépression considérable, un vaste cyclone tourne ayant son centre sur la mer du Nord. Le vent souffle de l'ouest, le dégel et la pluie arrivent et l'Europe entière a passé subitement du froid au chaud. La courbe de zéro au lieu d'entourer la France, l'Espagne, et tout l'ouest du continent, monte de Marseille à Bruxelles, la courbe de 5° au-dessus de zéro monte d'Alicante à Tours et au Havre. Les froids sont refoulés sur la Russie, ce qui est normal. Même régime le lendemain 22, le dégel et la pluie continuent. Le 23, _la France entière est à gauche de la courbe de zéro, c'est-à-dire dans la chaleur_. Un nouveau cyclone ayant son centre au nord de l'Écosse accentue encore le changement de régime. Le 24, la courbe de zéro va de Trente à Prague, Berlin et Copenhague! Nous reproduisons aussi la carte de ce jour, car elle est vraiment stupéfiante pour ceux qui savent la lire et la comparer aux précédentes. Il en est de même le 25: _l'Europe presque entière est à gauche de la courbe de zéro_: cyclone sur la Suède. [Illustration: Carte thermométrique du 24 janvier.] Il nous a paru intéressant de mettre ces faits sous les yeux de nos lecteurs. L'hiver a cessé par l'arrivée d'une série de cyclones, qui tous ont passé au nord des îles britanniques. La question de pronostiquer la fin des hivers reviendrait donc à celle de pronostiquer l'arrivée des cyclones, l'arrivée des dépressions barométriques, l'arrivée du vent d'ouest. Lors même que le cyclone amènerait des tempêtes de neige (ce qui est du reste arrivé cette année), le changement de régime n'en serait pas moins probable. Nous venons de parler de la cessation de l'hiver. Est-il vraiment terminé, comme nous aimerions le croire? Le froid reviendra-t-il? Si les hautes pressions barométriques reparaissent, la même série de froids ne peut-elle recommencer, le vent du nord-est souffler de nouveau et glacer l'Europe entière? Quelle est la cause immédiate du froid? On pourrait croire que c'est cet impitoyable vent du nord-est, qui nous arrive de Russie et de Sibérie, où le thermomètre descend si souvent au-dessous de 30 degrés de glace; mais il importe encore ici d'analyser la question. Or, précisément aux dates des plus grands froids, tels que le 10 décembre 1879 et la période du 17 au 20 janvier derniers dont nous avons mis les cartes thermométriques sous les yeux de nos lecteurs, le froid ne va pas en augmentant dans la direction d'où vient le vent; il est, au contraire, moins fort en Russie qu'en France. Ce n'est donc pas le vent du nord-est qui nous apporte le froid. Pourtant les grands froids coïncident toujours avec ce courant polaire. Mais ils s'accentuent sur place, sur la France même. Pourquoi? Si l'atmosphère n'existait pas, la chaleur reçue du Soleil ne serait pas conservée un seul instant à la surface de notre planète, le sol ne s'échaufferait jamais et resterait constamment gelé, parce que la Terre vogue au sein d'un espace absolument froid, dont la température est de 273 degrés au-dessous de zéro. Si l'atmosphère était très raréfiée, comme celle qui existe au-dessus des hautes montagnes, notre planète serait également couverte de glaces éternelles. Quel est l'élément qui, dans l'atmosphère, est le plus efficace pour conserver la chaleur reçue du Soleil? Ce n'est ni l'oxygène, ni l'azote: c'est la vapeur d'eau. Une molécule de vapeur d'eau est 18,000 fois plus efficace pour conserver la chaleur qu'une molécule d'air sec. Grâce à cette faculté précieuse, l'atmosphère agit comme une véritable serre et emmagasine la chaleur solaire reçue, l'empêche de rayonner du sol et d'aller se perdre dans l'espace glacé. Eh bien! le courant du nord-est, arrivant des continents, est le plus sec de tous les courants atmosphériques. Pendant le régime des hautes pressions, c'est lui qui règne. L'air est sec. Il peut avoir plus d'épaisseur. Peu importe. Il n'a pas la propriété de conserver la chaleur. Cette chaleur reçue est, d'ailleurs, bien faible en décembre et janvier. Les jours sont courts, et les rayons solaires glissent obliquement sans pouvoir échauffer le sol. La terre se refroidit, d'autant plus complètement que l'atmosphère qui la recouvre est plus froide elle-même et surtout plus sèche. L'hiver pourrait revenir--moins glacial naturellement--si les hautes pressions revenaient elles-mêmes. Telle est l'explication qui nous semble la plus probable de l'origine comme de la fin des grands froids dans nos climats. Camille Flammarion. [Illustration: COMÉDIE-FRANÇAISE.--«Thermidor» drame en quatre actes, de M. Victorien Sardou.--La scène entre Labussière (Coquelin) et le Pourvoyeur, au 1er acte.] [Illustration: COMÉDIE-FRANÇAISE.--«Thermidor», drame en quatre actes, de M. Victorien Sardou.--Fabienne (Mme Bartet) quittant la Conciergerie pour marcher à l'échafaud (4me acte).] LA MORT DU ROI KALAKAUA [Illustration: LE ROI DAVID KALAKAUA] Le souverain de l'archipel hawaïen, qui vient de mourir à San-Francisco où il s'était rendu pour rétablir sa santé compromise, était né le 16 novembre 1836; il avait cinquante-quatre ans, et régnait depuis quinze ans. Cette mort, qui en tout autre temps eût passé inaperçue du public, peut avoir de graves conséquences et précipiter des événements que tous ceux qui sont au courant des choses de l'Océanie sentent prochains. Depuis vingt ans, deux grandes successions sont ouvertes, et l'Europe se les dispute: l'Océanie d'une part, l'Afrique de l'autre. Les terres riches et fertiles que baigne l'Océan Pacifique éveillent les convoitises des grandes puissances. La race indigène qui les peuple s'éteint lentement au contact de la civilisation. La France, l'Angleterre et l'Allemagne ont pris pied sur cette insulaire partie du monde, dont la superficie habitable dépasse celle de l'Europe; solidement assises, la France à Tahiti, aux Marquises, à la Nouvelle Calédonie, l'Angleterre en Australie, à la Nouvelle-Zélande et dans la Nouvelle-Guinée, l'Allemagne sur la terre de l'empereur Guillaume et dans l'archipel Bismarck, elles attendent les événements. Elles ne sont pas seules. De San-Francisco, reine du Pacifique, les États-Unis surveillent la Polynésie et ont déjà fait du tropical royaume hawaïen une station maritime et une dépendance commerciale de la grande République, dont 2,100 milles marins la séparent. Ses missionnaires ont civilisé ces îles, ses colons les ont peuplées, ses capitaux en ont développé les ressources, ses lignes de paquebots ont relié l'archipel au continent, son commerce l'enrichit, et Honolulu, capitale du royaume, est devenue la Nice océanienne des valétudinaires et des millionnaires les États du Pacifique. Si le gouvernement américain hésite devant une annexion plus complète, si ses hommes d'État reculent devant la tentation de fonder, en dehors du continent, un État nouveau, il n'en est pas de même des colons américains établis dans l'archipel, des fils de colons qui y sont nés, et qui verraient dans cette annexion un retour à leur nationalité, une source de fortune, une plus-value de leurs terres, de grands débouchés assurés à leurs produits, une immigration importante. Depuis un demi-siècle, l'histoire du royaume hawaïen est celle de la lutte sourde soutenue par l'élément indigène contre les tendances annexionnistes des colons américains. * * * Mêlé à cette lutte, appelé à y prendre part pendant de longues années, à des titres divers, mais surtout comme ministre des affaires étrangères du royaume, l'auteur de ces lignes a beaucoup connu le roi Kalakaua. Son histoire vaut d'être dite; elle est peut-être le prologue d'événements graves. Je revois encore, siégeant à la Chambre Haute où l'appelait son rang, le souverain qui vient de mourir. C'était alors un jeune homme de vingt-cinq ans, sérieux, appliqué, de vie irréprochable. Le regard, intelligent et doux, avait ce quelque chose de rêveur particulier aux races d'éclosion rapide et forcée. Sa naissance et son rang le désignaient à de hautes situations, mais rien alors ne faisait prévoir qu'il dût un jour occuper la première. Le roi Kaméhaméha IV régnait; la reine Emma lui avait donné un fils, le prince de Hawaï, et, en cas de mort de cet enfant, le trône revenait au prince Lot, frère du roi. David Kalakaua ambitionnait alors le ministère de l'Intérieur, généralement dévolu à un chef indigène, et s'y préparait en étudiant à fond le mécanisme administratif. Cependant les événements se précipitaient. Le 27 août 1862 le prince de Hawaï mourait, emporté en huit jours. Le 30 novembre 1863 Kaméhaméha IV succombait à une attaque d'asthme et son frère lui succédait sous le nom de Kaméhaméha V. Lui-même devait mourir jeune; il s'éteignit subitement, le 11 novembre 1872, jour où il atteignait sa quarante-deuxième année. Avec lui finissait la dynastie des Kaméhaméhas. Les Chambres se réunirent pour désigner un nouveau souverain. Deux candidats se mirent sur les rangs. En première ligne venait le prince William Lunalilo, cousin du roi, arrière-petit-fils, par les femmes, de Kaméhaméha Ier et âgé de trente-trois ans; en seconde ligne, David Kalakaua. Aucune loi n'excluait les femmes du trône et la reine Emma pouvait être élue, mais elle se refusa à toutes les sollicitations, invitant ses partisans à donner leurs voix au prince William. Il fut nommé à une grande majorité. Elevé par les missionnaires américains, il avait reçu d'eux des idées libérales avancées. Avec la naissance et les dons extérieurs d'un prince, il avait les instincts et les convictions d'un radical. Elu roi, il apportait sur le trône ces contradictions. Il n'était pas marié; invité par le parlement à désigner son successeur il s'y refusa nettement, alléguant que, n'étant pas convaincu de l'excellence de la forme monarchique, il ne se reconnaissait pas le droit de faire un roi; il laissait donc à ses sujets, lui mort, et même de son vivant, toute liberté d'exprimer leurs préférences et de lui retirer, s'ils le désiraient, le mandat qu'il tenait d'eux. Il eût été plus logique de ne pas le solliciter, mais il ne devait pas le garder longtemps. Le 3 février 1874 il mourait après un règne de treize mois. David Kalakaua restait seul, et le 12 février, malgré l'opposition malencontreuse de la reine Emma qui, cette fois, consentait à se mettre sur les rangs pour faire échouer sa candidature, les chambres réunies l'appelaient au trône par un vote presque unanime de 30 voix sur 45. Il y apportait des qualités sérieuses, un vif désir de maintenir l'autonomie hawaïenne, mais une volonté vacillante qui n'était pas à la hauteur du rôle que lui imposaient les circonstances. Elles étaient difficiles. La conclusion d'un traité de réciprocité avec le cabinet de Washington enrichissait les planteurs hawaïens auxquels il donnait le monopole de l'écoulement de leurs sucres sur le marché de San Francisco; mais il mettait le royaume dans une dépendance étroite des États-Unis. La dénonciation du traité pouvait le ruiner; l'annexion assurait à jamais sa prospérité: aussi était-elle plus que jamais ardemment désirée des planteurs, des capitalistes, des propriétaires du sol. En échange des faveurs octroyées, le gouvernement américain demandait la cession de l'embouchure de la rivière de la Perle, près de Honolulu, pour y établir un dépôt de charbon et une station navale. C'était la première main mise, la première aliénation partielle du territoire national, et les indigènes ne s'y trompaient pas. Entre les avantages offerts et les concessions demandées, le roi hésitait, cherchant à gagner du temps, mécontentant partisans et adversaires du traité. Puis, les théories républicaines de son prédécesseur avaient affaibli le prestige de la royauté. Désireux de le rehausser, Kalakaua s'entourait d'hommes connus pour leur opinions autoritaires, essayant de remonter un courant qui l'emportait, de gouverner en dehors des Chambres; l'agitation croissait, dégénérant en révolte. Les colons s'armèrent et, impuissant à conjurer la tempête, le roi dut subir les conditions qu'ils lui imposèrent: renvoi de son Cabinet, nouvelle Constitution, choix de ses ministres limité aux chefs du mouvement. Le 6 juillet 1887, le roi, contraint et forcé, signait une Constitution qui lui enlevait une partie de ses prérogatives, et le 29 novembre de la même année, sous la pression de ses nouveaux ministres, il ratifiait le traité de réciprocité renouvelé pour sept ans en échange de la cession de l'embouchure de la Perle. Cette cession portait à son comble l'irritation des indigènes; ils voyaient, en outre, dans la déchéance partielle du roi une atteinte aux droits de leur race. Ils se groupaient autour de leur souverain, annonçant hautement l'intention de lui restituer ses pouvoirs. Des hommes résolus et ambitieux se mettaient à la tête des mécontents. Le roi était en sympathie avec eux, mais il n'osait ni avouer hautement ses partisans ni désavouer ses ministres. Aussi, quand l'insurrection éclata, elle n'aboutit qu'à une inutile effusion de sang. David Kalakaua resta neutre, retiré dans sa maison de campagne, pendant que ses adhérents se faisaient tuer à Honolulu. Réduit à un rôle de plus en plus effacé, il ne fit plus, à partir de ce jour, que régner sans gouverner. Sa santé était atteinte, et quand ses médecins, inquiets, recommandèrent un séjour de quelques mois sous un climat moins débilitant que celui des îles, il accepta l'offre du gouvernement américain, qui mettait à sa disposition la frégate Charleston, portant le pavillon de l'amiral Brown, commandant l'escadre du Pacifique. Il s'embarqua le 25 novembre 1890, et le 3 décembre dernier débarquait à San-Francisco, où les honneurs royaux lui étaient rendus. Les troupes, l'escortèrent jusqu'au Palace-Hôtel, préparé pour le recevoir, et la population de la ville lui fit l'accueil le plus sympathique. Peu de jours après son arrivée, il s'alitait et mourait le 20 janvier. Nous donnons ci-dessus, en même temps que le portrait du roi défunt, celui de la reine Kapiolini, sa veuve, qu'il avait épousé en 1860, et dont il n'avait pas eu d'enfant. * * * Aux termes de l'article de la Constitution réglant l'ordre de succession au trône, sa soeur, la princesse Liliuokalani, née le 2 septembre 1833, et mariée à un Américain, M. J. O. Dominis, devient reine des îles Hawaï. Une lourde tâche lui incombe. Dans cet océan Pacifique sur lequel l'Europe déborde, anxieuse d'agrandir son domaine colonial, l'Amérique s'étend, plus soucieuse d'une souveraineté de fait que d'une suzeraineté de nom. Dans l'archipel hawaïen la race blanche se multiplie et s'enrichit, la race indigène décroît, victime de ses aspirations à s'assimiler une civilisation meurtrière pour le sauvage. Et cependant, pour qui le connaît, ce peuple a mérité de vivre. Docile à l'impulsion européenne, il a répudié ses dieux, ses traditions superstitieuses, ses instincts belliqueux, sa barbare féodalité, son autocratie tyrannique. Il a adopté les idées, les coutumes, les moeurs, la religion, les lois, non de ses vainqueurs, mais de ses aînés. Par son climat, par la fertilité de son sol, par son étonnante richesse, le royaume hawaïen est la perle de la Polynésie, perle de grand prix, dont la possession donnera à la puissance qui l'occupera la clef de l'océan Pacifique du nord, l'unique étape entre l'Amérique et l'Asie. Une femme saura-t-elle, pourra-t-elle défendre l'archipel contre les convoitises étrangères, et, sur les débris d'une race en décroissance rapide, maintenir l'indépendance nationale? C. de Varigny. [Illustration: LA REINE KAPIOLINI] LES THÉÂTRES Comédie-Française: _Thermidor_, drame en quatre actes, de M. Victorien Sardou. Dès l'aube deux pêcheurs ont pris leurs places accoutumées sur les trains de bois de l'île Louviers. Aux regards inquiets qu'ils jettent autour d'eux, il est facile de se rendre compte qu'ils ne sont pas venus là pour goûter la fraîcheur du matin et pour suivre leurs lignes au courant du fleuve. Un jeune officier descend l'escalier qui mène de la berge au lavoir. Le plus âgé des pêcheurs, qui a nom Labussière, le reconnaît, c'est Martial Hugon, qui autrefois lui a sauvé la vie au régiment de Savoie-Carignan, où ils se sont connus soldats l'un et l'autre. Assez mauvais soldat avant de devenir médiocre comédien, Labussière allait porter la main sur son supérieur, lorsque Martial l'a empêché de commettre un acte d'indiscipline qui perdait le pauvre diable. Depuis, sa vie s'est traînée on ne sait trop où, comme il lui plaît de le dire. Quant à Hugon, le voici commandant d'artillerie, il apporte à la Convention les drapeaux de Fleurus. Qui l'amène à cette place et à cette heure matinale? Un roman d'amour. Il y a un an, il rencontrait dans les environs de Paris une religieuse novice chassée du couvent des Ursulines de Compiègne. La malheureuse, mourante de faim et de froid, grelottait les pieds dans la neige. Elle avait nom Fabienne Lecoulteux, pas de parents, pas d'asile. Martial l'a conduite chez une de ses tantes à lui; bientôt les jeunes gens se sont aimés et se sont juré de s'appartenir l'un à l'autre. Le cri de la patrie en danger a retenti; Martial, qui était de ceux de Jemmapes et du camp du Grand-Pré, a été blessé, et est demeuré trois longs mois prisonnier à Anvers; il a été ensuite un des soldats de Fleurus, le voilà à Paris. Sa parente est morte; la maison est vide: qu'est devenue Fabienne? D'après quelques indices elle doit habiter ce quartier. On l'aurait vue même à ce lavoir. Peut-être cette matinée de juillet, le 9 Thermidor, lui rendra-t-elle sa bien-aimée, et Labussière, qui donne la réplique à un ami retrouvé, le met au courant de ce Paris, dans lequel Martial rentre laissant la République glorieuse à la frontière. Là-bas, c'est le triomphe, ici c'est la terreur. Cependant, les laveuses qui sont arrivées depuis quelques instants poussent des cris furieux, et poursuivent en hurlant «à l'eau! à l'eau!» une jeune femme qui ne trouve de refuge que dans les bras de Martial. Les mégères l'ont condamnée à la façon dont le tribunal révolutionnaire agit avec ceux qu'il accuse: elle n'a pas répondu à leurs propos; c'est une ci-devant. Martial cherche en vain à la défendre contre ces femelles t contre ces sans-culottes accourus à la rescousse, lorsque l'apparition «d'un pourvoyeur» arrête cette émeute. Cet agent sinistre de la police de Robespierre met la main sur Fabienne, il la ferait conduire en prison, et de là à la mort sans autre forme de procès, si Labussière ne tirait de sa poche une carte qu'il fait passer sous les yeux de l'agent de police lequel s'incline avec force excuses devant une autorité supérieure. Voilà le premier acte du Thermidor de M. Sardou. Il est charmant, des plus intéressants dans une exposition, vive, attachante et chaleureuse, d'un drame qui va se dérouler dans une des plus terribles journées de la Révolution. Labussière qui a pris à tâche de sauver son ami Martial et Fabienne avec lui, les conduit l'un et l'autre chez le sans-culotte Bérillon, un gros bonnet de la section, lequel a pour femme la citoyenne Jacqueline, costumière au petit théâtre Mareux. Brave femme, cette Jacqueline, et prête à rendre service même à un ci-devant. Seul avec Fabienne et Martial, Labussière s'explique. Il est employé au comité de salut public. Oui. Comment est-il arrivé là? Après son expulsion du théâtre Mareux, un jeune auteur, Pixérécourt, l'a recommandé au chef du bureau des dossiers, Fabien Pillet, qui lui a donné une place modeste auprès de lui. C'est Labussière qui met en ordre ces dossiers accusateurs qu'on réclame au moment où les victimes sont envoyées au tribunal révolutionnaire. Là, ce brave garçon a trouvé moyen d'être utile aux pauvres gens. Lui aussi, il a ses protégés; il exerce subrepticement un droit de grâce au péril de sa tête, il anéantit les accusations: ces papiers il les réduit en pâte dans un baquet pendant la nuit et, aux premières heures du matin il va, accompagné d'un petit employé, son complice, les jeter en boules dans la Seine. Mais on commence à trouver que le désordre est trop grand au dépôt et ces dossiers disparus inquiètent le chef de la police générale, Héron. Fabienne tressaille à ce nom: elle le connaît ce policier dont la femme était autrefois au service de la mère de Fabienne; elle a eu à implorer sa protection; Héron ivre alors, comme toujours du reste, a voulu lui faire payer le service demandé, elle l'a repoussé en le renversant et s'est enfuie; ce qui s'est passé ensuite, Fabienne l'ignore, mais Labussière le sait. Héron a fait grand bruit de cette histoire; il a déclaré qu'une chouanne, une nouvelle Charlotte Corday, avait tenté de tuer un nouvel ami du peuple. La haine de Héron poursuit Mlle Lecoulteux; il n'y a plus, selon Labussière, qu'à fuir Paris et à gagner, le soir même, la Belgique, et il va retenir leurs places à la diligence. Les deux amants restent seuls. Pressée par la parole suppliante de Martial, Fabienne lui avoue qu'elle ne peut plus, qu'elle ne doit plus l'aimer. Elle croyait Martial perdu pour elle; elle a trouvé un asile parmi les Ursulines de Compiègne; elle est devenue leur soeur, et c'est entre les mains de Mgr de Bonneval qu'elle a prononcé ses voeux. «La loi les a brisés, ces voeux, répond Martial.» La jeune fille s'indigne à cette parole. Martial la poursuit du souvenir de leur bonheur perdu, la torture de son amour, de ses larmes, de ses désirs, l'enflamme de sa passion; il la reprend enfin à Dieu: il la ressaisit toute entière. Fabienne partira avec lui quand il aura tout préparé pour le départ. A peine est-il dehors que des bruits se font entendre dans la rue. Les pressentiments de Labussière ne l'avaient pas trompé. La foule hurle le _Ça ira_ et des chansons obscènes pendant qu'on conduit à l'échafaud les religieuses de Compiègne. Au même instant les agents de Héron font irruption chez Jacqueline et Fabienne Lecoulteux, dont la retraite a été découverte, est emmenée à la Conciergerie. Avec l'acte suivant, nous voici dans les bureaux du Comité de salut public aux Tuileries. Labussière et son ami Martial apprennent là l'arrestation de Fabienne, un envoyé de Fouquier-Tinville apporte à Labussière le dossier de la malheureuse fille, avec ordre de classer toute suite l'affaire, afin que l'accusée comparaisse, le jour même, dans deux heures, devant le tribunal. Que faire? l'amour égoïste de Martial n'hésite pas. Parmi cette foule de dossiers, le dossier d'une femme est là et porte aussi le nom de Lecoulteux, il faut le prendre et faire la substitution, on enverra immédiatement la malheureuse à l'échafaud, c'est vrai, mais Fabienne sera sauvée. Ce droit de mort sur une inconnue effraye Labussière qui se révolte d'abord et qui lutte contre les prières et les larmes de son ami. Cette scène magistrale marque le point culminant de l'oeuvre. La salle en a été profondément émue. Cependant Fabienne est enfermée à la Conciergerie. Les deux amis sont accourus vers elle. Les charrettes attendent, vont-elles partir? Les municipaux exécutent la sentence. La chute de Robespierre n'est pas définitive. Demain on verra. Mais aujourd'hui, c'est la mort de Fabienne, elle le sait, du reste, la pauvre créature, et dans un billet elle a dit à Martial le dernier adieu. Les condamnés défilent entre la haie faite par les gendarmes, sous les injures de la canaille. Fabienne paraît, les cheveux coupés, prête pour la mort, lorsque Martial et Labussière lui présentent un papier. Elle n'a qu'à signer. La loi qui tue la femme l'épargne si elle déclare qu'elle va être mère. Cette noble fille se révolte à l'idée de sauver sa vie par un mensonge et par une honte et elle monte fière et vaillante à la mort. Martial s'élance vers elle; un gendarme l'arrête, et, comme Martial fait résistance, le gendarme le tue d'un coup de pistolet. Le succès, comme vous devez le penser, a été des plus grands, et la Comédie-Française a tout fait pour l'assurer et par la beauté des décors et par les soins apportés à la mise en scène. Quant aux trois comédiens chargés des trois principaux rôles de la pièce, ils ont fait merveille. Labussière c'est M. Coquelin, qui remplit ces quatre actes du feu de son âme et de toutes les ressources de son prodigieux talent. M. Marais, qui joue Martial, a été très chaleureusement applaudi. Mlle Bartet, si émue, si touchante, a été acclamée par toute la salle. M. SAVIGNY. NOS GRAVURES _Thermidor_ est interdit, ou, pour être plus exact, _suspendu_. Cette interdiction, qui laisse entière l'appréciation de notre collaborateur Savigny, dont l'article était écrit avant que la nouvelle ne fut connue, ne peut qu'ajouter à l'intérêt des gravures que nous consacrons à la pièce. Notre premier dessin représente le décor du premier acte. Il est d'un aspect délicieux. C'est le matin d'un beau jour d'été. Nous sommes au bord de la Seine. A droite, le quai vers lequel on monte par un escalier de bois, un escalier tournant. A gauche, une île toute fraîche, qu'ombragent des saules, que bordent des roseaux... C'est là que se noue le drame. Déjà Labussière (M. Coquelin) a arraché Fabienne Lecoulteux (Mme Bartet), à la fureur des lavandières qui la poursuivaient et elle va pouvoir fuir avec Martial Hugon (M. Marais) lorsqu'attiré par le bruit, un des pourvoyeurs de la guillotine descend de la berge dans l'île. A sa vue, les lavandières reprennent courage... Mais Labussière ne perd pas la tête; on pourrait presque, s'il ne s'agissait d'un sujet aussi grave, dire qu'il ne perd par la carte... Car il lui suffit de montrer au pourvoyeur sa carte civique pour que le pourvoyeur s'incline respectueusement et lui demande pardon de l'avoir interrogé. Notre deuxième gravure représente les dernières scènes du dernier acte. Elles se déroulent dans la cour de la Conciergerie. Fabienne n'a pas voulu accepter le subterfuge qui lui était offert pour être sauvée... Elle dit un dernier adieu à celui qu'elle aime et marche d'un pas ferme vers l'échafaud. Encore un mot: On sait avec quelle singulière ardeur M. Sardou suit les répétitions de ses oeuvres, aucun détail de mise en scène, de costume, ne lui échappe. Le croquis ci-dessous nous montre le célèbre académicien, coiffé de son béret légendaire, communiquant ses observations à son principal interprète, Coquelin, ce dernier dans le costume de son rôle de Labussière. Ad. Ad. [Illustration.] [Illustration: Le père de Deken. M. Bonvalot. Le prince Henri d'Orléans. Les explorateurs du Tibet.] [Illustration: Le voyage d'exploration au Tibet du prince Henri d'Orléans et de M. Bonvalot.--Le transport des bagages.] L'HIVER DE 1891.--L'Asile de nuit installé dans le Palais des Arts-Libéraux, au Champ-de-Mars. [Illustration: LA NEIGE EN ALGÉRIE.--Une rue de la ville haute, à Alger.--Phot. Famin.] [Illustration: LA NEIGE EN ALGÉRIE.--La place du Gouvernement, à Alger, vue prise le 19 janvier.--Phot. Geiser.] [Illustration: Les masques.] Ohé! les masques, ohé! Allons, sortez de vos moules, faux nez et postiches de tout genre, et, dans un divertissant défilé, montrez-nous que la gaieté française est moins moribonde qu'on ne se l'imagine, et surtout qu'on ne le dit! Que de souvenirs joyeux, en effet, évoque pour le lecteur la vue de tous ces masques, et quelles bonnes histoires personnelles ne rappellent-ils pas à chacun de nous? Dans notre souvenir ils s'agitent, s'animent, et, de toutes les cavités de ces figures de carton blafardes ou rutilantes, il se dégage un vague murmure sonore, écho de nos folies de vingt ans! On a beau s'en défendre, il reste de ces premières impressions comme une griserie, et plus d'un, qui depuis longtemps ne se masque plus, hélas! s'est surpris à vouloir, pour une fois au moins, recommencer. De tous temps l'homme s'est masqué pour se moquer de l'homme. Bacchanales grecques, saturnales romaines, fête des fous ou des vendanges, procession du renard dans l'ancien temps, promenades du géant Gayant, de la tarrasque, du boeuf gras plus près de nous, le masque a tout accompagné et a subi de nombreuses transformations. On le rencontre pour la première fois, d'une façon certaine, au théâtre grec, où il avait un double but: d'abord donner plus de vérité à la représentation du personnage, ensuite renforcer par certains artifices la voix de l'acteur. Les masques antiques se divisaient en plusieurs catégories: masques de vieillards, de jeunes hommes, d'esclaves et de femmes. Mais ce n'étaient pas là des masques dans l'acception que l'on donne aujourd'hui à ce mot, ils ne comportaient aucune idée de déguisement. Ces masques du théâtre ancien se sont d'ailleurs perpétués jusqu'à une époque peu éloignée de nous. Polichinelle, le capitaine Matamore, Arlequin enfin, en sont comme les derniers reflets. De la scène, le masque ne tarde pas à passer à la ville, et cette mode prend naissance en Italie, à Venise, où elle est une conséquence toute naturelle de son célèbre carnaval. Dès lors, tout le monde se masque, mais alors aussi commencèrent les abus; adopté pour favoriser la galanterie et les divertissements, le masque servit bientôt à faciliter les crimes. François 1er, Charles IX et Henri III essayèrent par de nombreuses ordonnances de mettre fin à ces méfaits, mais inutilement. De même, bien plus tard, en 1789, le gouvernement crut devoir les proscrire comme portant atteinte à la dignité humaine; malgré cela ils n'en continuèrent pas moins à être de toutes les fêtes populaires et à rire bravement au nez de la loi. Mais l'époque moderne est arrivée, le masque va se transformer entièrement. Les premiers masques étaient en bois ou en écorce de bois, le cuir vint ensuite; puis la cire. Le bois en était souvent doublé de cuivre, d'airain ou d'argent, surtout pour les masques de théâtre, dans le but d'augmenter la sonorité et la résonance de la voix; ils étaient en quelque sorte l'exagération de la figure humaine dont ils essayaient cependant de se rapprocher. Les masques de cuir durèrent peu et ne tardèrent pas à être remplacés par ceux de cire qui, eux-mêmes, ne durèrent pas longtemps. A notre époque différents éléments servent à le fabriquer. On fait des masques en étoffe, en toile sans cire, ou en toile avec cire, en toile métallique. Les étoffes employées sont: la percale, les étoffes à dessins, la satinette, le satin de toutes qualités et de toutes couleurs, le velours, la dentelle, le tulle, les paillettes; mais le plus généralement le masque actuel est en carton. On emploie pour cela quatre qualités de carton: le gris, le blanc, le demi-fin; ainsi nommés, cela se comprend, d'après leurs qualités. On se sert enfin de ce qu'on appelle le masque fort pour fabriquer les pièces exceptionnelles qui ont besoin d'offrir une plus grande résistance. Nous n'insisterons pas sur les manipulations que nécessite la fabrication d'un masque: nous dirons simplement que la feuille de carton plus ou moins ramollie par l'humidité est appliquée contre les parois d'un moule, dont, une fois sèche, elle doit reproduire l'empreinte: cette manipulation exige beaucoup d'adresse et d'habitude et la possession d'un matériel spécial, très nombreux, puisqu'il faut autant de moules que l'on veut faire de formes différentes de masques. Chaque masque est ensuite placé, pour recevoir la couleur, sur un moule en relief en carton fort. On passe d'abord une couche de couleur chair claire, délayée avec de la colle de peau afin de donner de la raideur au carton. Cette première couche étant sèche, on en passe une seconde définitive et nuancée suivant le caractère qu'aura le masque; ensuite, avec un tampon de laine, on met du rouge au front, aux joues, au menton, etc.; les sourcils, cils, barbes et moustaches sont peints avec des couleurs très fines délayées dans de la gomme arabique: puis, sur le tout, on étend un encollage à la colle de pâte destinée à empêcher les taches, puis un vernis à l'alcool. Enfin, lorsque toutes ces opérations sont terminées, on perce les yeux, les narines, la bouche, avec des emporte-pièces. [Illustration.] On rogne ensuite le tour du masque avec des ciseaux et il est prêt à être vendu. Ce rognage après coup demande quelques explications, car il est en quelque sorte la caractéristique du masque de fabrication française. En France, en effet, la feuille de carton employée est toujours plus grande que le moule, elle le déborde de un à deux centimètres et ce bord, rabattu en avant; forme autour du masque un écran circulaire protecteur qui empêche la peinture et le vernis d'en salir l'intérieur, lequel doit être en contact avec la figure, et lorsque plus tard on le découpera, la tranche de carton sera blanche et immaculée. Il en est de même pour le perçage des ouvertures après coup. En général les étrangers, les Allemands surtout, négligent ces précautions, mesurent leur carton juste aux dimensions du moule, découpent d'abord les ouvertures et peignent par-dessus. Ainsi les poils du pinceau débordent à l'intérieur du masque par la bordure et les trous et en maculent l'intérieur et la tranche. Toutes les fois donc que vous verrez de larges traînées de rouge chair ou de noir sur les bords, à l'intérieur, ou autour des yeux et de la bouche, toutes les fois que vous verrez un masque dont la tranche sera colorée, dites-vous: voilà de la fabrication étrangère, et n'achetez pas, à moins que, la sueur aidant, vous n'aimiez à voir votre figure transformée en arc-en-ciel après quelques instants de port. Un mot maintenant sur le masque de cire. Il a pour base la toile fine et un peu usée qui, durcie au moyen de la colle de pâte, se manipule comme le carton, puis est plongée dans de la cire bouillante. Cette manipulation délicate se comprend facilement. En résumé donc, carton et toile imprégnée de cire, voilà les principaux éléments des masques actuels, on n'en fait plus ni en peau, ni en bois, ce dernier est exclusivement réservé aux macarons qui sont des motifs de décoration et n'ont rien à voir avec les masques. Nous avons laissé à dessein pour la fin les masques en étoffes, tels que les loups et les dominos, parce que leur fabrication est un secret français jusqu'à ce jour soigneusement gardé, qui nous donne une réelle supériorité, et n'a pu encore être ni imité ni surpris par l'étranger. Il y a entre le loup et le domino une différence que peu de gens connaissent et qui est cependant originale. Nous devons la signaler ici. [Illustration.] Le loup est rond ou plutôt ovale; quant au domino, c'est un loup de forme carrée. Le loup désigne la femme et le domino l'homme lorsque tous deux sont déguisés, et lorsque la femme est déguisée en homme elle doit porter le loup de son sexe pour indiquer ce déguisement, à moins que, pour compléter la supercherie ou l'illusion, elle ne porte le domino. De la fabrication au fabricant, il n'y a qu'un pas, franchissons-le: Jusqu'en 1770, l'Italie en a eu le monopole, ses fabricants n'avaient pas de rivaux; mais, peu à peu, la France s'est emparée de cette industrie, où l'Allemagne la suit et depuis cinq ou six ans environ paraît rivaliser avec elle, non sans résultats. Les fabricants sont d'ailleurs peu nombreux. On en compte 4 à Paris, 2 en Belgique, 2 en Allemagne et 1 enfin en Grèce, 9 en tout, pour le monde entier. Ces neuf fabricants vendent en moyenne, l'un dans l'autre, quatre millions de masques par an. Dans ce chiffre Paris entre pour douze cent mille environ, l'Allemagne pour le double, la Belgique et la Grèce se partagent le reste, et, chose curieuse, c'est à Paris même que se vendent le plus de masques allemands. Veut-on savoir maintenant en quels pays s'écoulent tous ces masques? Dans le monde entier, mais principalement dans l'Amérique du Sud. L Angleterre en consomme très peu, la Russie quelques-uns à peine, la Turquie par contre énormément. L'Italie, que l'on croirait devoir être au premier rang, n'en fabrique plus et en consomme modérément; il en est de même pour l'Espagne, le Portugal, la Suède, la Norvège, la Suisse, la Roumanie. La Belgique et l'Allemagne naturellement se fournissent elles-mêmes. Quant à la Pologne, seule de tous les pays, elle n'en consomme pas. L'Asie, enfin, n'est représentée que par la Perse dont le souverain a fait d'assez importantes commandes de masques à l'une des principales maisons de notre place, mais pas du tout dans le but que l'on s'imagine. Les masques entrent en effet en Perse dans le matériel scolaire. Ils servent aux instituteurs à effrayer, en s'en affublant brusquement, leurs élèves paresseux ou désobéissants, qui doivent, à cette vue, cela se conçoit, pousser des cris... perçants et revenir, espérons-le, à de meilleurs sentiments. Les masques ont eu, on le voit, toutes les gloires; cette fin morale et instructive à laquelle on ne s'attendait pas fait qu'il leur doit être beaucoup pardonné. Et quel chemin parcouru par ce léger carton! Quel est, maintenant, le prix du masque et quelles en sont les variétés actuelles? [Illustration.] [Illustration.] Les prix en gros et en fabrique vont de deux centimes à six, sept et huit francs la pièce, suivant, bien entendu, les qualités, les genres et la quantité. Le détaillant les revend à son gré, il n'y a pas à cet égard de limites ni de tarifs. Quant aux variétés, elles sont innombrables et dépendent du génie inventif du fabricant et de sa richesse en moules. Elles comprennent les masques entiers, les demi-masques, et les pièces postiches isolées. Citons les principales, nous donnerons à côté quelques prix encore. Parmi les masques entiers d'abord: Les masques de carton pour enfants à 4 francs la grosse et 35 centimes la douzaine, puis ceux pour hommes à 8 francs la grosse et 70 centimes la douzaine, puis les masques-caricatures à oreilles garnis ou non de crins, dont l'Alphonse et la vieille femme sont les types, qui se vendent par douzaine de 6 à 15 francs; puis les masques de carton fantaisie, comprenant les diables, monstres, pompiers, paysans, jockeys, chinois, avec garnissage excentrique et coiffures mobiles, qui vont de 7 fr. 50 à 27 francs la douzaine; puis les caricatures proprement dites et les types divers, vieux fonctionnaires à favoris et lunettes, malades avec bandeaux et belles-mères avec des animaux sur le nez (à 18 francs la douzaine de belles-mères), enfin les têtes d'animaux, girafe, rhinocéros, éléphant, chameau, grand-duc, canard, autruche, phoque, tortue, maquereau, rouget, lièvre, rat, avec crânes et mâchoires articulés, qui vont jusqu'à 42 francs. Parmi les demi-masques nous trouvons deux variétés de nez: les nez fantastiques de 30 centimètres et les nez monstrueux de 40 centimètres de longueur; du fantastique qui est le moins au monstrueux qui est le plus, il y a 9 francs d'écart, plus de la moitié (9 à 18 francs la douzaine), mais cela ne fera jamais reculer un véritable amateur. Le nez est, on le sait, un organe orgueilleux et entreprenant, aussi le prix de cet organe peut-il s'élever jusqu'à 30 francs. Mais aussi, quel nez pour ce prix! Les masques en cire et en toile renferment peu de variétés, leur prix varie de 7 à 42 francs la douzaine. Ceux en toile métallique comportent aussi très peu de modèles. [Illustration.] Les dominos et les loups méritent de nous arrêter un instant. Les plus vulgaires sont en carton et coûtent de 7 à 51 francs la grosse, suivant qu'ils sont avec ou sans barbettes cousues. Quant aux autres, ceux dont la fabrication est un secret, leurs prix varient suivant l'étoffe et suivant la barbette: en percale, l fr. 50 à 4 fr. 25 la douzaine; en satinette, 2.75 à 4.75; en satin, 2.50 à 30 francs pour les loups, de 2.75 à 42 fr. pour les dominos; le prix le plus élevé des dominos en velours est de 36 francs. De ces deux grandes variétés, masques pleins et demi-masques, c'est la première qui se vend en grande proportion le plus. * * * Il nous reste, pour terminer cette énumération des types de masques, à parler des grosses têtes, dont deux spécimens, l'enfant qui pleure et l'enfant qui rit, forment le frontispice de nos dessins. Cet article, malgré son prix relativement élevé, se vend bien. Il n'y en a pas moins de 150 variétés différentes, dont la nomenclature est à elle seule tout un catalogue, et dont les prix flottent entre 4 et 10 francs la pièce, toujours, bien entendu, pris en fabrique et en gros. Voici les noms techniques de quelques-unes des plus remarquables parmi les grosses têtes: Coq du village, Donneur d'eau bénite, Eunuque, Fluxionneux, Guenon coiffée, Hyacinthe, Invalide à la tête de bois, Juge, Maquignon, Mascotte, Nez piqué, Polyte, Pamphile, Paulus, Rochefort, Ramollot, Shah de Perse, Sauvage du Brésil, etc. C'est dans cette catégorie que se trouvent tous les animaux: Blaireaux, Chouettes, Castors, Grue, Grenouille, Ane, Cheval, Dindon, Tigre, Veau, Eléphant, etc., etc., et toutes les nationalités: Chinois, Japonais, Anglais, Russes, Turcs, Persans, Allemands, etc., Cinghalais, enfin, et Javanais, souvenirs de notre dernière Exposition Universelle. Inutile de dire que les nègres y sont brillamment représentés par cinq modèles: Le Nègre, tout court, le Nègre à turbans, le Nègre planteur, la Négresse à perles et la Négresse à madras. Le monde entier est représenté dans cette collection, depuis le Kroumir jusqu'au Zoulou, sauf le Français cependant dont le type national est de ne pas en avoir, mais dont quelques spécimens locaux sont néanmoins reproduits: Alsacienne, Auvergnat et Normand. Si nous ajoutons à cette nomenclature la mention des têtes à doubles faces, dites janus, nous aurons complètement passé en revue les masques dont la gamme grotesque ou humoristique commence au nez d'un sou pour finir à la double face, réserviste d'un côté et rosière de l'autre, au prix de 10 fr. la pièce. Parmi les dessins que nous donnons aujourd'hui, le lecteur reconnaîtra facilement, reproduits d'après les modèles originaux, les différents masques dont nous avons parlé. [Illustration.] Sur la première page il trouvera: en tête, l'enfant qui pleure et celui qui rit, au-dessous d'eux un masque à barbe, un glabre, un diable, un idiot, puis l'Alphonse au-dessus de l'Anglais et du monstre, et dans un cartouche deux masques d'acteurs anciens. La deuxième nous présente en groupe trois masques anciens et trois Japonais facilement reconnaissables, puis toute une pantomime en cinq Pierrots. Pierrot 1er montre sa langue à Pierrots 2 et 3, étonnés de la trouver si mauvaise. Conclusion: administration par une main secourable de 50 grammes d'huile de ricin à Pierrot transformé en malade. Le page se termine par un macaron de femme japonaise, portrait de belle-mère probablement à en juger par sa mine, et par le fameux masque de guerre du célèbre Shogun Yeyas Minamoto, légendaire au Japon et qui se trouve dans toutes les panoplies. La troisième page est un résumé de l'histoire des bêtes et de celle des races et contient deux types bien connus de masques, vrais ceux-là, d'acteurs modernes, Daubray d'abord, puis Lassouche, l'inoubliable créateur du genre qui porte son nom, et, comme en une vision, Sarah Bernhardt, Coquelin, Daudet, enfin Dumas. La quatrième page débute par deux caricatures, puis une bonne femme, un clown, un yankee, un monocle, Pierrot, et Jules Ferry: ce dernier, paraît-il, a toujours du succès. Cette page se termine par une scène représentant la peinture des masques. Un mot encore, et nous aurons tout dit. Ce n'est guère que depuis l'année dernière que le commerce du masque a paru un peu reprendre à Paris; la capitale a semblé se réveiller d'une longue torpeur. L'interdiction de la procession du boeuf gras avait porté le coup suprême à l'industrie qui nous occupe en supprimant la dernière mascarade, la dernière réjouissance officielle que la promenade des blanchisseuses, elle aussi d'ailleurs tombée en désuétude, n'avait pu remplacer. Aussi le cri des fabricants de masques était-il: «Le rétablissement du boeuf gras ou la mort!» Il est heureusement arrivé jusqu'aux oreilles de nos édiles! le peuple leur demandait et du pain et des masques, ils ont sagement fait d'y consentir. Terminons en constatant avec une satisfaction évidente d'amour-propre que l'homme est avant tout un animal judicieux et policé; il a de tout temps aimé à réglementer même ses folies: à ce titre le masque ne devait pas échapper à la vigilante attention du législateur. De tous temps aussi des ordonnances sont intervenues, défendant, autorisant, réautorisant les masques et les mascarades; celles encore en vigueur de nos jours sont la loi du 24 août 1790 et l'ordonnance de police du 25 février 1825 qui arment les corps municipaux contre la licence et les pétulances de la gent masquée. En voici les articles principaux: Défense avec le masque de porter bâton ou épée; Défense de paraître masqué avant ou après certaines heures; Défense de prendre des déguisements de nature à troubler l'ordre public ou de blesser la décence: Défense de proférer sous le masque des mots grossiers ou injurieux; Défense de jeter des corps étrangers dans les voitures ou dans les maisons Tout masque doit se conformer aux injonctions de l'autorité. La perpétration d'un crime sous le masque constitue une circonstance aggravante. Nous en avons fini avec l'histoire des masques: puissent-ils cette année encore ne pas mentir à leur joyeuse réputation! Hacks. L'HIVER DE 1891.--Le déglaçage de la Seine au moyen de la mélinite. (Voir l'article page 120.) [Illustration: Tracé de la rigole destinée à recevoir le cordeau détonnant de mélinite.] [Illustration: Dévidage du cordeau.] [Illustration: Le placement des pétards.] [Illustration: Jonction de deux bouts du cordeau.] [Illustration: L'HIVER DE 1891.--La traversée de l'Escaut: un vapeur se frayant un passage à travers les glaces.] [Illustration: L'HIVER DE 1891.--L'embâcle de l'Escaut, à Hoboken (Belgique). D'après les photographies de M. H. Colon, d'Anvers.] LE PRINCE BAUDOUIN C'est une tradition de la famille des d'Orléans que le mois de janvier est pour elle une époque néfaste: il semble que les Saxe-Cobourg aient, par alliance, hérité de cette légende familiale, car janvier a marqué pour eux plus de deuils que de joies. Il y a vingt-deux ans, le 27 janvier, mourait le jeune comte de Hainaut, l'héritier présomptif du trône de Belgique, le successeur de droit de son père le roi Léopold II. L'an dernier, le 1er janvier, le palais de Laecken brûlait de fond en comble et il s'en fallut de peu que la jeune princesse Clémentine n'y laissât la vie. Enfin, il y a quelques jours, le 23 janvier, à 1 heure trois quarts du matin, mourait, en quelques heures, emporté par une pneumonie aïgue accompagnée d'endocardite et d'hémorrhagie rénale, le prince Baudouin, fils aîné du comte et de la comtesse de Flandre, neveu du roi, par conséquent, et son successeur désigné, le frère de S. M. Léopold II ayant manifesté le voeu de ne lui point éventuellement succéder. Le prince Baudouin de Saxe-Cobourg était né le 3 juin 1869. Il avait donc vingt-un ans et sept mois. Il était entré le Ier mai 1881 à l'École militaire où le roi l'avait présenté en personne. [Illustration: LE PRINCE BAUDOUIN DE FLANDRE D'après une photographie de M. Gunther, à Bruxelles.] Le jeune prince sortit de l'École après avoir suivi les deux années de cours de la 35e promotion de ce qu'on appelle, en Belgique, les armes simples, c'est-à-dire de la préparation à la cavalerie et à l'infanterie. Le 5 mai 1886 le roi nommait son neveu sous-lieutenant au régiment de grenadiers et le 3 juin 1889 le prince passait au régiment de carabiniers avec le grade de capitaine. Un arrêté royal était préparé, qui le nommait major à un régiment de ligne en garnison à Anvers, lorsque la mort l'a surpris. Il semble que ce soit lors d'une reconnaissance en service de campagne, opérée par le prince il y a trois semaines aux environs de Bruxelles par le temps ultra-rigoureux qui a régné, qu'il a contracté le germe de l'affection mortelle qui l'a emporté d'une façon presque foudroyante: ce n'est qu'à 5 heures du soir, le 23 de ce mois, que ses médecins, les docteurs Rommelaere, Mulier et Mélisont estimaient que l'état de l'auguste malade était grave--et la même nuit le prince mourait! La famille royale de Belgique a été cruellement éprouvée ces temps derniers: tous les enfants du comte et de la comtesse de Flandre ont été assez sérieusement malades et, encore aujourd'hui, la soeur aînée du prince Baudouin, la princesse Henriette, est à peine convalescente: aussi lui a-t-on laissé ignorer le plus longtemps possible la mort de son frère qu'elle adorait et qui l'avait soignée avec un dévouement sans pareil. Et il a fallu que Mme la comtesse de Flandre--admirable de dévouement et de courageuses résignation--allât pendant quatre jours de la couche funèbre de son fils au lit de sa fille, obligée de quitter ses habits de deuil et de se composer un visage! Le prince Baudouin était déjà très aimé, très populaire: c'était une nature essentiellement sympathique. Il était préparé au rôle auguste qu'il devait jouer et avec lui la tradition des rois «belges de coeur et d'âme»--suivant une expression heureuse de Léopold II--était assurée de durer. Le portrait que nous donnons de lui est le plus récent qui ait été fait. Nous donnons également une vue de la chambre mortuaire: le prince, dont les traits ne sont nullement altérés, est couché, en grande tenue de carabiniers, sur son lit de mort que des mains pieuses ont couvert de fleurs. Georges du Bosch. [Illustration: LA MORT DU PRINCE HERITIER DE BELGIQUE.--L'exposition du corps.--D'après un croquis de notre correspondant, M. Heins.] L'ÉDUCATION DES PEAUX-ROUGES Peut-on civiliser les Indiens nomades de la Prairie américaine? Entre New-York et San-Francisco, cette question indiscrète m'a valu les drôles de réponses suivantes: --Faire la toilette de ces bêtes puantes! s'est récriée en minaudant une suave miss de Boston. Voilà bien de vos idées françaises! --Enseigner la Bible aux brutes rouges! Mais, monsieur, nous y perdons nos peines sans nul profit, m'a dit un fameux pasteur de Chicago. --Civiliser les diables rouges! Pourquoi pas? Eux comme les autres! Et le riche débitant de whiskey de Cheyenne-City me fit voir un malheureux Chochône titubant ainsi qu'un ilote, au mépris de la loi qui défend de vendre de «l'eau-de-feu» aux _Pupilles de la République_. --Regardez! me dit mister Smith, notable épicier de Denver. Les voilà qui commencent à mordre à la réclame! Son doigt pointait vers l'étiquette: Cirage de Smith, collée au dos d'un guerrier sioux, dégénéré, sans le savoir, en homme-sandwich, la risée des gamins. --Civiliser! A quoi bon? avoua cyniquement un sénateur de Washington. Cela ne paie pas. De l'Atlantique au Pacifique, 49 millions de citoyens, composant la nation américaine, ont trouvé commode cette dernière opinion, formulée par les aventuriers, spéculateurs en terres et rôdeurs de frontières: --Une corde, une branche de sapin dans un coin de la Sierra. C'est assez. Les cartouches sont chères... Aussi, des poétiques héros de la légende de Cooper et de Chateaubriand, il ne va bientôt plus rester aux États-Unis que ces statuettes en bois polychromes, qui remplacent dans les grandes villes nos civettes parisiennes, à l'entrée des débits de tabac... Pour l'honneur de ses compatriotes, un brave soldat de l'armée américaine, le capitaine Pratt, est en train de démontrer qu'il y avait quelque chose de mieux à faire des Indiens que de les détruire. Pris d'admiration pour l'héroïsme des Cheyennes qu'il avait la consigne d'exterminer, le capitaine Pratt obtint qu'une douzaine de jeunes prisonniers, échappés au carnage, seraient admis à l'institution de Hampton, en Virginie, où l'on donne une éducation sommaire aux fils des affranchis noirs. J'ai visité Hampton. C'est de l'obligeance du capitaine Pratt que je tiens ces notes. En quel état ils arrivèrent, les prisonniers cheyennes! Mains liées, ignorants du sort qui les attendait, désespérés, prêts à la révolte ou au suicide... En trois mois ils furent méconnaissables; soumis, disciplinés, calmes, confiants. On voulut, au bout d'un an, les renvoyer à leur tribu; presque tous demandèrent comme faveur de rester. Le capitaine Pratt recueillit de modestes souscriptions qui suffirent au maigre budget de ses protégés. Puis il demanda une enquête d'où sortit une petite subvention du département de la guerre. L'oeuvre était fondée. Un soir, les Cheyennes de Hampton entendirent avec étonnement le cri de leur tribu. Un parti d'indiens pacifiques s'abattit sur l'institution. C'étaient des Cheyennes de l'agence Saint-Augustin. On les reçut avec du thé, du café, des rafraîchissements. On les habilla, on les dégrossit, on les distribua dans les ateliers. Ce nouvel essai réussit assez bien pour qu'on fit venir un troisième convoi de 49 garçons Sioux Criss, Maudans et Gros Ventre, avec 9 fillettes de 9 à 18 ans. Très curieuse la rencontre des nouveaux avec les anciens. Les uns, déguenillés, farouches, silencieux, défiants. Les autres à demi civilisés déjà; propres, bien vêtus, qui commencèrent les compliments et félicitations de bienvenue avec l'emphase de la prairie. Les défiances tombèrent. Un ancien dit à un nouveau: «Viens, mon frère, je te montrerai le chemin.» Et ce fut fini. Les débuts se firent à tâtons. De livre point; rien que de la musique, de la marche en cadence, des soins de propreté, les premiers exercices de la règle scolaire. On passa aux «leçons de choses», à l'enseignement par la vue, le toucher; tableau noir et craie, dessins, croquis, cartes, peintures, reliefs en bois: en plâtre, etc. Ces intelligences sauvages s'éclairèrent de lueurs inconnues, qui, pénétrant doucement les crânes épais, réveillaient les cerveaux engourdis, portaient le jour dans les ténèbres de leur pauvre esprit, stupéfait d'abord, bientôt amusé à des notions des sensations nouvelles. Mais la découverte charmante, exquise, merveilleuse pour le jeune Indien des deux sexes fut la page écrite ou imprimée, «le papier qui parle.» L'imagination, don atavique de la race prenant son essor, l'étude devint une passion chez les petits Peaux-Rouges. «Si je ne savais pas lire et écrire quand je retournerai à la tribu, disait un jeune brave, mon peuple se rirait de moi.» On leur apprit à lire dans les histoires illustrées: Robinson Crusoé et autres. «Quelle émotion! me dit le capitaine. Quel religieux silence pendant les commentaires!» Avec une subtilité admirable, nos petits sauvages comprenaient tout--et devinaient le reste; même le sens abstrait et moral des choses. Pendant ma visite, les enfants se mirent à causer trop haut dans la classe. Le professeur demanda: «Qui parle ainsi?» Chaque élève désigna son voisin. Le professeur alors expliqua la laideur du mensonge, citant l'exemple de Washington enfant qui ne pouvait se résoudre à mentir. Puis, brusquement: «Qui de vous veut être George Washington?» Deux garçons se levèrent aussitôt et dirent à la fois: «C'est moi qui ai parlé.» Moins aisé fut, pour les petites filles, de saisir le sens figuré d'un verset d'hymne méthodiste: «_Résistez à la tentation: chaque victoire vous fera plus forte pour une autre victoire._» Deux heures après avoir chanté ces paroles, la petite Fleur-de-Fraise courut à la maîtresse. Et d'un air triomphant:» Moi, victoire! moi, victoire! Louisa Tête-de-Taureau fâchée.--Elle _grande tentation_. Alors, moi je tape. _Moi victoire!_» Au jardin de l'institution, des collégiens yankees, rencontrant un jour les petites Indiennes, leur posèrent mille questions saugrenues: «Comment t'appelles-tu? Sais-tu parler _américain_? Es-tu sauvage?» Impatientée, la petite Feuille-Verte regarda dans les yeux l'un des auteurs de cette inconvenance: «Je ne parle pas _américain_, et je suis très sauvage.» Dès le troisième mois d'école, ce petit monde est déjà sensible à tout ce qui rappelle sa condition. La petite Grâce entend une exclamation échappée à un visiteur. Elle court à la maîtresse: «Le _gentleman_ a dit nous sommes de _pauvres êtres_. Est-ce que nous sommes _si pauvres que cela_, dites!» Dès le troisième mois aussi, les petites filles parlent «américain» à leurs poupées. Peut-être, pour elles, sont-ce des «bébés pâles,» qui ne comprennent pas l'indien; ou encore se trouvent-elles enhardies, la poupée ne relevant pas leurs fautes de grammaire. Pour consacrer le succès de son oeuvre, le capitaine Pratt obtint de convoquer à Hampton une assemblée des principaux chefs. Ils arrivèrent des «réserves», sous la conduite des agents. J'ai eu le rare spectacle de cette cérémonie touchante. Qu'on se figure une vingtaine de chefs, superbes sous leurs costumes de guerre, les mocassins ornés de scalps yankees, coiffes de plumes d'aigle, chargés de fétiches et de peintures de guerre--tout l'attirail enfin du répertoire romantique. Et pour les recevoir, rangée en ordre, la petite troupe de leurs enfants, transformés en misses et gentlemen américains. Le contraste était saisissant. Pauvre Loup, chef des Gros-Ventre, trouva le fils de son propre frère, Corne-Dure, dans l'atelier de peinture, affublé d'un tablier de toile et badigeonnant de rouge vif des seaux de bois. Le triomphe muet de l'artiste n'avait d'égal que l'orgueilleuse admiration du chef et de ses compagnons, dignes et silencieux. Fils de l'Étoile se fit conduire vers sa fille, la considéra quelques secondes sans une parole. Puis, tirant de dessous la couverture écarlate qui le drapait une petite cordelette, il l'agita sous les yeux de la fillette avec deux minuscules mocassins, et traça en l'air des zigzags hiéroglyphiques. L'enfant poussa deux ou trois éclats de rire joyeux et fondit en larmes attendries. L'interprète nous expliqua cette pantomime qui donnait à l'élève de Hampton des nouvelles de sa petite soeur, encore au berceau quand son aîné avait quitté le _wigwam_ paternel, et aujourd'hui grande de deux pieds,--longueur de la corde. Après un séjour de vingt-quatre heures les chefs partirent, enchantés de leur visite, et allèrent conter à leurs «gens» les merveilles dont ils avaient été les témoins. Le résultat de cette heureuse tentative fut un vote du Congrès créant à Carlisle, Pennsylvanie, un second collège indien dans les baraques d'un vieux fort dressé sur l'emplacement où Benjamin Francklin, et avant lui William Penn, conclurent des «traités d'amitié» avec les peaux Rouges. Carlisle devint en peu de temps un second Hampton où l'on élève des enfants pris dans toutes les tribus américaines. On y compte, en ce moment, 190 élèves dont 57 filles. Toutes les professions industrielles, tous les métiers manuels, l'agriculture, ont dans ces enfants des apprentis studieux qui deviennent d'habiles ouvriers. Les filles tissent la laine, font les habits. Virginia, fille de l'Ours-qui-grogne, chef de Kiowas, envoya l'hiver dernier à son père une chemise de toile qu'elle avait taillée, cousue, lavée et repassée. Des petites Sioux l'ont imitée dernièrement. Un jeune cordonnier a, de même, envoyé à son père une paire de bottes de sa façon. Enfin, Samuel, jeune Paunie, publie le _Journal de l'École_ qu'il écrit et compose lui-même, tandis que deux autres font la copie du _Radle-Keatah-Toh, Etoile du Matin_, organe mensuel de Carlisle. Rien de curieux, pour un chroniqueur parisien, comme le spectacle des confrères à peau-rouge corrigeant leurs épreuves, avant de tirer le journal qui est très soigneusement rédigé, me dit le capitaine, et aussi habilement imprimé que bien des feuilles de chez nous. Détail intéressant: les caractères employés sont ceux de l'alphabet inventé par l'Indien Sequoyah, fils d'une Chérokie et du fameux trappeur français, Louis Gueste. L'expérience de Hampton et de Carlisle prouve que l'Indien est capable d'éducation. Les enfants indiens sont pareils aux nôtres, quelques-uns d'une intelligence très vive, d'autres à l'entendement épais. La moyenne pourtant est des plus remarquables. Le goût des arts mécaniques, celui du dessin, leur sont naturels. Toutes les qualités supérieures de la race sont respectées par l'éducation. Les petits Indiens sont courageux au physique et au moral, généreux, fiers, sensibles, pleins d'observation, de finesse et de sentiments délicats. Mais ils restent ombrageux, d'une timidité invétérée avec les blancs. Quant à l'impression causée dans les tribus indiennes par la visite des chefs à Hampton et Carlisle, une lettre, entre des centaines que possède le capitaine Pratt, en donnera l'idée. «Ma chère fille.--Je t'envoie mon portrait. Tu vois que je porte mon habit de guerre. Mais je vais porter celui des hommes pâles. Je veux essayer de vivre comme un blanc. Ainsi tu n'as rien à craindre de moi. Je veux que tu apprennes et que tu sois bonne fille. Nous sommes fiers de toi; mais ce sera plus encore quand tu reviendras. L'agent m'a dit que j'irais te voir. Je veux t'acheter une chaîne d'or et avoir ta face en porcelaine (photographie). Tout notre peuple bâtit des maisons et va cultiver des fermes. Je t'ai toujours aimée; cela me rend heureux de savoir que tu apprends. Je fais écrire mon frère, la Grande-Étoile, pour moi. Si je pouvais lire et écrire, je serais bien heureux. Ton père: L'Aigle-Noir.» «P. S.--Pourquoi me demandes-tu des mocassins? Je t'ai envoyée là-bas pour être comme une fille pâle et porter des souliers.» Nous voilà loin de la réponse faite par le sachem Saponi, il y a cent ans, au commissaire anglais. Celui-ci offrait au chef indien d'emmener son fils et sa fille pour les faire élever en Angleterre: «Leur enseignerez-vous mieux que moi, dit-il, à tanner le daim, à scalper un ennemi? Donnez-moi plutôt vos fils, je les élèverai dans mon wigwam, et j'en ferai des hommes.» Un grand chef Sioux, Queue Tachetée, avait à Hampton plusieurs enfants. Il vint les voir, et trouva que son fils aîné n'avait plus besoin d'interprète auprès des Américains. Il prit peur et emmena tous ses enfants avec lui. Dans sa tribu on voulut le déposer. «Si l'école est mauvaise, pourquoi y as-tu laissé nos enfants?» demandèrent-ils. Quand ils surent le motif de son action, un chef dit: «La Queue-Tachetée va si souvent dans la tente du Grand-Père (_le président à la Maison Blanche_) qu'il a appris à _parler double_, comme les Yankee, pour mentir comme eux.» Les meilleurs élèves de Hampton et de Carlisle sont renvoyés dans les tribus pour y faire de la propagande, mais la plupart préfèrent revenir habiter auprès de l'école pour exercer leur métier. Et peu à peu, par la fréquentation des deux sexes, on voit, à l'âge de la puberté, sous l'influence de l'éducation, s'éveiller au coeur des jeunes sauvages les premières tendresses naïves de l'amour civilisé. Le capitaine Pratt m'a donné à lire la confidence qu'il avait reçue d'un amoureux comanche. «Longtemps passé dans Territoire Indien, moi chasser, moi faire la guerre. _Moi, pas penser aux filles_. Alors, toi, capitaine, tu me conduis à Hampton. J'apprends parler «américain». Tout le monde bon pour moi. Moi j'étudie, moi j'apprends! travailler. Là beaucoup de filles belles et bonnes. _Mais moi, pas penser aux filles_. Alors moi je tâche faire bien. Je travaille fort. Tu m'envoies territoire indien chercher filles et garçons indiens. J'ai amené quinze. Je vois tout mon peuple, tous mes vieux amis. _Mais moi, pas penser aux filles_. Mais Laura, elle, pense. Elle me dit elle sera une femme pour moi. Je l'amène vers toi à Carlisle. Elle apprend parler «américain». Elle étudie, elle coud. Maintenant le père de Laura parti aux terres de chasse du Grand-Esprit (mort). Moi, je! pense, je pense tout le jour, je pense toute la nuit: qui va prendre soin de Laura? Et après, je pense: moi je travaillerai à Carlisle. Je travaillerai fort et je prendrai soin de Laura.» Laura! Une comanche du nom de Laura! N'est-ce pas la fin de tout? Voici maintenant un Pétrarque peau-rouge, tel qu'il se peint lui-même dans une lettre d'amour(!) tombée aux mains d'un surveillant d'atelier. «Miss... j'ai dit: je t'aime. J'ai besoin t'écrire. Quand je te donne une lettre, j'ai besoin tu répondes vite. Cela fait mon coeur joyeux, ma _soeur en l'école_. Quand je parle, je ne dis pas un mensonge. Mon coeur est vrai. Toujours je t'aime d'amitié, toujours je t'aime d'amour. Je suis sincère. Ma pensée est droite. _J'ai besoin toujours nous rions l'un à l'autre_. Quand nous sommes ensemble toujours nous vivons heureux. Je pense; c'est bien comme cela. Toi penses, toute seule, et après, dis-moi ta pensée. Je veux te dire encore une chose: ne parle pas au Renard Gris. Cela me fait triste. Encore une chose; quand j'écris pour toi, ne dis rien. Si on voit la lettre, on m'emmène loin. Je ne te vois plus. Je suis triste, triste dans mon coeur. Ne montre rien. Je veux te dire une seule chose: toujours je t'aime d'amitié, toujours je t'aime d'amour. _Mon coeur donne une poignée de mains avec toi. _» Après cette lettre, qui osera dire qu'on ne peut civiliser les Indiens? Mais l'Américain préfère les tuer... Jehan Soudan. [Illustration.] LA MODE Les réceptions sont rares, en ces mois frileux, et quelques dîners seuls, très élégants, permettent aux jeunes femmes d'arborer les toilettes du soir, prémisses de la saison. On a dîné chez la duchesse de Gramont, on a dîné chez la baronne Alphonse de Rothschild, on a dîné chez la duchesse de la Torre, on a dîné chez Mme Standish, et la fleur des élégantes, rassemblée autour de ces tables aristocratiques, a affirmé son goût pour le velours clair, que relèvent les broderies byzantines et les fourrures précieuses. Fourreaux directoire--auxquels Thermidor va nous ramener, dit-on, tout à fait--robes Henri II et robes Louis XIV, aux revers somptueusement doublés, qui retournent mollement sur la traîne, ou fantaisies originales, sans style voulu, qui mélangent les époques, sans souci d'en dégager aucune ligne spéciale, et font une harmonie de toutes pièces, glanées au gré du caprice. Worth, toujours l'arbitre suprême du goût féminin, paraît, cette année, se soucier peu d'un style unique. Le Henri II domine, à coup sûr, dans ses créations, et fait le fond, si l'on peut dire, de ses costumes, mais, amalgamé volontiers de Louis XIII, de Louis XIV, de Louis XV même, comme dans cette jolie toilette de dîner que portait naguère l'une des très belles et aristocratiques mondaines que la mort a rapidement emportées, ces derniers temps: je veux parler de la comtesse de Villeneuve. Le corsage est décolleté à peine, la manche arrêtée seulement au coude. Car, par cette température surtout, dont la rudesse inaccoutumée exige de la part de toute femme délicate tant de précautions, la robe de dîner, sauf pour les dîners officiels ou de très grande cérémonie chez de hauts personnages, n'est point essentiellement décolletée. La «demi-peau» lui suffit, la richesse des étoffes suppléant en cette occasion à l'échancrure du corsage. Donc, corsage demi-décolleté, en satin vert malachite, à basque Louis XV, encadré autour des épaules par une dentelle d'or qui s'applique, devant, aux petits revers à la Robespierre, tout doublés de satin lilas de Parme. La manche collante, en satin lilas avec engageante de dentelle d'or, emboîte le coude qu'elle dégage. De gros bouillons noués, en satin malachite, forment épaulière, tandis qu'un corselet de velours pensée emboîte la taille, arrêté de côté, sous le corsage ouvert en veste, pour reparaître derrière et se nouer en longs bouts tombants sur la jupe, à traîne droite, de satin vert doublée de satin lilas, qui se retourne selon le goût Louis XIII, dégageant un jupon à panneaux, que réunissent entre eux des agrafes passementées d'or: ce jupon, en satin lilas, reposant lui-même sur un autre jupon de satin crème, aperçu à travers l'échancrure des panneaux. Des pierreries au corsage et dans les cheveux complètent cette toilette, un peu compliquée, mais de très grande allure. Une autre toilette très remarquée est de satin bouton d'or, toute cloutée d'or, les clous formant de grosses pastilles éparpillées. La robe est tout unie, genre directoire, le corsage presque entièrement décolleté en rond sur une chemisette de crêpe bleue pâle. Des draperies de crêpe azur, enroulées au haut du bras, l'enveloppent jusqu'au-dessus du coude, appuyées à un fin bracelet de satin, incrusté d'or et de turquoises. Les mêmes broderies, en agrafe aux épaules, et en bandelettes, dans les cheveux à la grecque. Toutes ces toilettes, apparues aux dîners, conviennent à merveille à la tenue d'opéra, la soirée s'achevant volontiers à l'académie musicale lorsque qu'aucune attraction ne l'occupe chez les maîtres de maison. Elles ne sont pas même déplacées, à la condition de n'être pas trop surchargées de bijoux, dans une loge, au samedi de l'Opéra-Comique, ou même au mardi des Français, quoique le chapeau très habillé soit infiniment mieux approprié aux abonnements de ces deux théâtres. Mais on ne peut pas toujours rentrer pour changer de toilette. Et un petit collet Henri II, en velours clair, tout brodé d'or et de pierreries et bordé de plumes, que l'on garde sur les épaules, en atténue l'excessive élégance. La coiffure qui convient à la plupart est la coiffure à la grecque, plus ou moins relevée d'aigrettes, de turbans ou de bandelettes. Beaucoup de plumes, plus encore d'or, des bijoux à profusion; peu de fleurs, la saison rigoureuse ne leur étant point propice, le tout en sommet, sur le chignon, un peu en arrière. Violette. [Illustration. LE CARNAVAL DE NICE.--Les bannières et le char de la Presse.] [Illustration: LE CARNAVAL DE NICE.--La société musicale de Vichy.--D'après des documents communiqués par le comité des fêtes.] [Illustration: LE CARNAVAL DE NICE EN 1891.--Le cortège gargantualesque.--D'après des documents communiqués par le comité des fêtes.] [Illustration: Le char chinois.] [Illustration: La contre-basse.] [Illustration: HISTOIRE DE LA SEMAINE.] La Semaine parlementaire.--La Chambre a eu à s'occuper à deux reprises différentes de questions qui concernent l'Afrique. C'est un sujet qui reviendra souvent au cours des débats parlementaires, car, en attendant le moment assez éloigné où les possessions qu'elles ont sur le continent noir soient, pour les puissances, une source de richesse, elles sont et resteront longtemps une cause de conflits. En premier lieu, c'est de la navigation sur le Niger qu'il a été question. Nous avons raconté les divers incidents du voyage effectué par M. Mizon et les difficultés qu'il a rencontrées de la part de la Société anglaise du Niger. M. le prince d'Aremberg a voulu avoir, sur ce point, des déclarations précises du ministre des affaires étrangères. Il a rappelé que M. Mizon a été attaqué et blessé pendant qu'il remontait un des affluents du fleuve et de plus que l'agent général de la Société anglaise avait notifié à notre compatriote qu'il pourrait continuer son voyage sur la rivière, mais qu'on ne lui permettrait pas de débarquer sur ses rives. Or, l'article 26 de l'acte de Berlin assure la liberté de navigation à tous les pavillons sur le Niger et ses affluents; le gouvernement anglais est donc tenu de contraindre la Compagnie du Niger, à laquelle il a accordé une sorte de charte, à respecter les stipulations de cet acte international. Le ministre des affaires étrangères a répondu qu'il n'y avait aucun doute à cet égard. L'ambassadeur de la République à Londres a fait au sujet de cette affaire des observations amicales au gouvernement britannique, qui a aussitôt envoyé des ordres pour que la Compagnie du Niger laissât notre compatriote, M. Mizon, poursuivre son voyage en toute liberté. L'incident a été clos après cette déclaration. L'autre débat portait sur la Tripolitaine. On sait qu'il existe en Italie un parti--et on a toute sorte de bonnes raisons de penser que c'est le parti du gouvernement--qui s'est attaché à surexciter en toutes circonstances les susceptibilités du pays, en faisant croire que la France n'attend qu'une occasion de mettre la main sur la Tripolitaine. A plusieurs reprises le gouvernement français a pris soin de démentir de la façon la plus catégorique les nouvelles fantaisistes répandues à ce sujet dans la péninsule. La presse italienne revient cependant à la charge, et cela se comprend. Comment le gouvernement italien pourrait-il justifier les armements qu'il impose au pays, s'il n'entretenait cette idée qu'un danger le menace à tout instant et que, par conséquent, il doit être toujours en état de défendre ses intérêts? Voilà pourquoi il est bon que notre gouvernement saisisse de son côté toute occasion de rétablir sur ce point la vérité, et fasse justice d'allégations que son silence pourrait accréditer. C'était là l'objet de la question que M. Pichon a adressée au ministre des affaires étrangères. M. Ribot a répondu avec finesse et netteté et même avec une pointe de spirituelle ironie qui lui ont valu les applaudissements de toute la chambre. Rappelant les sentiments de sympathie que M. Crispi a récemment attestés envers la France, il a dit que le premier ministre du roi Humbert devait, à coup sùr, être plus attristé que nous des polémiques toujours hostiles de la presse de son pays. Le ministre ne s'en est pas tenu là et a replacé la question sur son véritable terrain, en affirmant l'accord complet qui existe entre la France et la Turquie en ce qui concerne la Tripolitaine. Il ne faut pas oublier en effet que cette province fait partie intégrante de l'empire ottoman, et que le sultan est le seul souverain avec lequel nous ayons à nous entendre pour tout ce qui concerne nos rapports et nos intérêts dans cette région de l'Afrique. Il est donc singulier de voir la presse italienne en proie à ces inquiétudes, manifestement artificielles, alors que le gouvernement ottoman, loin d'éprouver aucune émotion, entretient avec nous les relations les plus cordiales. --M. Richard a interrogé le ministre des travaux publics au sujet du chauffage des wagons de 2e et 3e classes. On sait que les compagnies de chemins de fer ne sont pas tenues par leur cahier des charges de faire chauffer ces voitures sur les lignes de banlieue; mais sur les réclamations du public, le gouvernement avait fait espérer qu'une amélioration, conforme à l'humanité, serait apportée à cette situation. Après un débat assez agité et assez confus, on est arrivé à cette conclusion, que les voitures dont il s'agit seraient chauffées l'année prochaine. Fort heureusement, le dégel est survenu sur ces entrefaites. Le conseil supérieur du travail.-- M. Jules Roche, ministre du commerce, vient d'instituer dans son département un «Conseil supérieur du travail» dont il a indiqué lui-même le caractère dans le rapport qu'il a adressé à ce sujet au président de la République. Dans la pensée du ministre, ce conseil sera essentiellement un instrument d'études pour examiner les projets et pour préparer les solutions sur lesquelles le parlement aura à se prononcer. Il est destiné à fournir d'une manière rapide et sûre les renseignements concernant les questions ouvrières, que l'on n'a pu obtenir jusqu'ici qu'en ouvrant des enquêtes longues et coûteuses, enquêtes dont les résultats n'ont pas répondu, la plupart du temps, à l'effort déployé. Afin de permettre à toutes les opinions de se produire, M. Jules Roche a décidé que le Conseil serait composé pour un tiers de membres du parlement et, en général, de personnes particulièrement versées dans les matières économiques et sociales, et, pour les deux autres tiers, en nombre égal, de patrons et d'ouvriers. Pour ces derniers, son choix s'est porté principalement sur des membres des conseils des prud'hommes, secrétaires généraux des syndicats, anciens délégués, etc., c'est-à-dire sur des ouvriers déjà désignés par leurs camarades, par conséquent possédant leur confiance et pouvant apprécier judicieusement les mesures propres à améliorer la situation des travailleurs. Société nationale des Beaux-Arts.-- L'assemblée générale de la Société nationale des Beaux-Arts a eu lieu vendredi dernier à l'Hôtel-Continental. M. René Billotte, secrétaire, a donné lecture de la lettre par laquelle M. Meissonier se démet de ses fonctions de président, et annoncé que la délégation avait proposé M. Puvis de Chavannes pour le remplacer. L'assemblée a ratifié par ses acclamations la nomination de son nouveau président. M. Billotte a fait savoir ensuite que MM. Carolus Duran, Dalou et Bracquemond ont été élus vice-présidents par la délégation; après quoi, M. Dubufe a exposé la situation actuelle et les projets de la Société. L'assemblée a accueilli par des applaudissements l'annonce faite que le jardin serait aménagé pour l'exposition de sculpture et s'est séparé après un vote manifestant sa pleine confiance dans le nouveau président. Le Conseil supérieur des colonies.-- Depuis plusieurs années, le conseil supérieur des colonies ne s'était pas réuni. M. Etienne, sous-secrétaire d'État, vient de le convoquer pour lui soumettre deux projets d'une réelle importance. L'un de ces projets concerne l'organisation politique et administrative de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion. L'exposé des motifs de la loi proposée par le sous-secrétaire d'État dit qu'il y a lieu d'accorder, sans plus tarder, le régime du droit commun à ceux de nos établissements d'Outre-Mer qui sont en situation d'en recueillir les bénéfices et dont l'état social se rapproche le plus de celui de la Métropole. La Martinique, la Guadeloupe et la Réunion sont donc tout indiquées pour fournir un type nouveau d'organisation coloniale et échapper au régime des décrets, en vigueur jusqu'ici. En vertu de cette nouvelle organisation, les gouvernements deviennent les chefs actifs de toute l'administration; ils sont assistés d'un secrétaire général. Ils disposent des forces de terre et de mer et peuvent, en cas de besoin, requérir les forces navales de passage dans les eaux de leur gouvernement, le commandant en chef restant juge, toutefois, de la suite qu'il convient de donner à ces réquisitions. Mais il est expressément établi que le caractère du gouverneur est essentiellement civil, et qu'en aucun cas et sous aucun prétexte il ne peut prendre le commandement des troupes. L'autre projet présenté par M. Etienne est relatif à l'Indo-Chine. Il fixe à Hanoï la résidence du gouverneur général et supprime le conseil supérieur de l'Indo-Chine. Un conseil du protectorat, dont feront partie les hauts fonctionnaires au Tonkin et en Annam, et quelques-uns des fonctionnaires annamites désignés par le gouverneur général, sera institué à Hanoï. La représentation de «Thermidor.» -Les beaux jours de _Rabagas_ sont revenus. Lundi dernier, un certain nombre de spectateurs, ou plutôt de manifestants, se sont mis en tête d'empêcher les comédiens du Théâtre-Français de continuer les représentations de la pièce de M. Sardou, _Thermidor_, en essayant de couvrir la voix des acteurs par le bruit des sifflets et des hurlements variés. On a même été jusqu'à jeter des sous sur la scène, et un de ses projectiles a failli blesser M. Coquelin, qui est rentré, dit-on, dans les coulisses fort surexcité. A la sortie, les manifestants qui ne veulent pas qu'on touche à Robespierre, quelque peu malmené par l'auteur, se sont organisés en tribunal révolutionnaire et ont proclamé, au milieu de la rue, la condamnation sans appel, non seulement de l'auteur, mais du directeur des Beaux-Arts, qui a autorisé la pièce, et de M. Claretie qui l'a soumise au public. On sait que devant la menace d'une interpellation, le gouvernement a interdit les représentations de la pièce. Espérons que ce n'est qu'une suspension temporaire. Nécrologie.--M. Alexandre, ancien président de chambre à la cour d'appel de Paris. M. le baron Portalis, conseiller-maître honoraire à la cour des comptes. M. Garrigat, ancien député et sénateur. M. Louis Dubief, inspecteur honoraire de l'Académie de Paris, ancien directeur du collège Sainte-Barbe. M. Durand, président du tribunal civil de Versailles. M. Fabre de la Berrodière, ancien conseiller à la cour de Bordeaux. M. le baron Le Guay, sénateur de Maine-et-Loire. SUR LA COTE D'AZUR La «saison» sur le littoral est en pleine animation. Après les courses, qui ont obtenu un succès immense, les grands concours internationaux de tir aux pigeons mettent aux prises les premiers tireurs du monde, accourus pour se disputer des prix importants. L'aimable et habile organisateur du stand monégasque, M. Blondin, est obligé de se multiplier pour répondre à tous. Ce ne sont pas d'ailleurs les distractions qui manquent: concerts classiques et internationaux, représentations théâtrales à sensation sous la direction de M. Bias, bals, réceptions mondaines, attirent et sollicitent de tous côtés la foule des hôtes de marque en déplacement sur le littoral qui jouit maintenant, après une éclipse de quelques jours, du bon soleil vivifiant auquel il doit sa réputation. Les étrangers circulent de tous côtés sur les promenades, ombrelles déployées, et les petites marchandes de fleurs ambulantes leur offrent des bouquets de violettes. Heureux pays qui ignore les horreurs du dégel dont nous subissons maintenant les atteintes après deux mois de température sibérienne. Ici on est tout à la joie, comme dans la polka de Farbach. A la Jetée-Promenade, le lieu à la mode, on vient de donner une première audition du _Salve Regina_ de M. de Basilewski. Hôte fidèle de Nice, M. de Basilewski est l'un des vice-présidents du comité des fêtes. Sa personnalité sympathique avait contribué à attirer à la Jetée-Promenade l'élite de la société mondaine et cosmopolite. Aussi est-ce devant une salle comble que le _Salve Regina_ de M. de Basilewski a été interprété avec soli, chants et orchestre. M. Georges Lamothe tenait l'orgue. D'unanimes applaudissements ont consacré la réputation du compositeur gentilhomme. Et, comme succès oblige, la Jetée-Promenade prépare une fête d'inauguration générale qui sera un conte des Mille et une nuits en action. La Société des régates de Monaco, qui tient à bien faire les choses, vient de préparer un programme qui satisfera les plus difficiles. Et comme tout se passe en musique dans ce délicieux pays, la Société musicale que préside M. Coudert sera de la fête. Après une aubade donnée à leurs Altesses Sérénissimes, elle se fera entendre, le 6 février, dans un grand concert de charité qui aura lieu à trois heures de l'après-midi sur le boulevard de la Condamine. Le soir une grande retraite aux flambeaux partira du vieux Monaco, traversera la Condamine et s'arrêtera à Monte-Carlo. Comme on le voit, on n'oublie jamais les pauvres sur le littoral, et, si l'on tient à s'amuser, on tient à le faire en soulageant les malheureux. [Illustration: NOS GRAVURES.] LES EXPLORATEURS DU THIBET Au moment où paraîtra notre numéro, M. Bonvalot et le prince H. d'Orléans entretiendront le public de la Société de Géographie de Paris de leur intéressant voyage à travers le Thibet. Dans l'_Illustration_ du 22 novembre 1890 nous avons déjà donné une carte indiquant assez exactement leur itinéraire. Partis de Paris le 6 juillet 1889, ils sont rentrés à Marseille le 22 novembre 1890, avec le Père de Deken, le missionnaire belge qui a été leur compagnon de route. Le point le plus important et le plus difficile de leur voyage était incontestablement la traversée des hauts plateaux du Thibet par le chemin appelé la _Petite route_, chemin inexploré avant eux. Il nous a donc semblé intéressant, ne pouvant suivre pas à pas les explorateurs dans la route longue et dangereuse qu'ils ont parcourue, de les prendre à ce moment-là. Complètement enveloppés dans leurs épaisses fourrures, ils traînent péniblement leur chevaux fatigués et essayent de dégourdir, par les longues marches, leurs membres que le froid paralyse. Il le faut absolument, car le froid, en effet, à ces hauteurs, est mortel, et le «mal de montagne» fait rarement grâce à ses victimes. Les bagages indispensables qu'il avait fallu garder étaient charriés à dos de buffles et escortés par des indigènes. Les portraits des trois voyageurs que nous publions ont été faits à leur arrivée en Chine, alors que les traces des fatigues et des privations étaient encore empreintes sur leurs visages. M. Bonvalot et le prince Henri d'Orléans, qui a fait en cette occasion ses débuts avec une énergie morale et une force de résistance assez rares à son âge, rapportent du Thibet une collection ethnographique fort intéressante: des costumes, des armes, des ornements religieux, des livres, etc. Le prince d'Orléans a pris de son côté une série nombreuse de vues photographiques qui serviront bientôt à l'illustration complète du récit de leur exploration. C'est parmi celles-ci que nous avons choisi les documents publiés dans ce numéro. Abeniacar. L'ASILE DE NUIT DU PALAIS DES ARTS-LIBÉRAUX On sait à quel admirable élan de charité a donné lieu le rigoureux hiver que, espérons-le du moins, nous avons fini de traverser. Pouvoirs publics, Presse, initiative privée, ont rivalisé de zèle dans cette pensée commune: venir immédiatement au secours des malheureux, les soustraire avant tout au froid en leur fournissant un abri et des aliments. C'est, à cette pensée que répond l'ouverture des asiles ou des refuges de nuit. Le plus vaste d'entre ceux-ci et dont l'installation est la plus intéressante est, sans contredit, celui du palais des Arts-Libéraux. Nous ne décrirons pas l'immense hall, ou l'élégante cohue des heureux a passé pendant notre inoubliable Exposition universelle de 1889, où la foule des déshérités de la vie défile en ce moment. A la suite d'une entente intervenue entre le bureau du conseil municipal et M. Alphand, directeur des travaux de Paris, le lundi 20 janvier, en quelques heures à peine, tout était prêt pour recevoir les premiers qui se présenteraient: le lendemain, l'installation était complète. C'est vraiment un spectacle curieux. Partout aujourd'hui la lumière, la chaleur, la vie, là ou hier encore s'étendait une succussion de bâtiments sombres, froids et tristes. Trente braseros, brûlant 250 hectolitres de coke par jour, et formés de grandes grilles coniques de fer noir où le charbon grésille et flamboie, jettent une lueur pourpre sur le grouillis humain qui les entoure et font paraître pâle la flamme des becs de gaz à plusieurs branches piqués dans le sol. Sur un des côtés, formant la cuisine, huit marmites contenant chacune 100 litres de soupe fument sur leurs foyers, pendant qu'alignée sur les tables, l'enfilade des gamelles fournies par le ministre de la guerre jette une note claire dans le rouge et le noir du tableau. A terre, contre les parois, bien serrés les uns contre les autres, des couchages de soldats fournis aussi par la guerre, formés d'un matelas, d'un drap et d'une couverture, sont prêts à recevoir les hôtes que leur amènera le hasard. Au centre du hall, des espaces vides entourés d'un filet reçoivent les dépôts de charbon. Voici comment fonctionne l'asile municipal du palais des Arts-Libéraux. Le directeur, M. Delourme, a sous ses ordres des surveillants fournis par la préfecture de la Seine et pris dans le personnel des cimetières, des marchés, des entrepôts de vins; des hommes de corvée provenant des refuges municipaux ordinaires font le ménage, la cuisine, etc., sous la surveillance d'infirmières prêtées par l'Assistance publique; quant au service d'ordre, il est fait, sous la direction de M. l'officier de paix Montpellier, par la brigade du 7e arrondissement. L'entrée a lieu de 6 à 10 heures du soir. Chaque homme reçoit en entrant sa gamelle contenant un litre de soupe composée de 125 grammes de pain et 100 grammes de légumes, haricots, pois, riz, pommes de terre, etc., puis il va se coucher. A sept heures du matin a lieu une nouvelle distribution de soupe et l'asile est évacué pour le service du nettoyage et de l'aérage, l'assainissement ou la désinfection. Dans la matinée, on laisse entrer qui veut pour se chauffer autour des braseros. A midi, troisième distribution. La première journée de son ouverture, l'asile a reçu 151 pensionnaires, la seconde journée 650, dont deux femmes et un enfant; puis ce nombre s'est sans cesse accru: 1,827 et 21 femmes, puis 2,535 dont 53 femmes et 23 enfants. Pour ces deux dernières catégories, il va de soi qu'on a fait des installations les séparant des hommes. Qu'on ne s'inquiète pas, la clientèle peut augmenter, tout le monde sera logé. On compte à Paris, en temps ordinaire, 8,000 vagabonds ou besogneux environ; ce chiffre s'élève actuellement à 12,000 par jour. Les dispositions sont prises, soit à l'Exposition, soit dans les autres asiles, il y a place pour tous. Le prix de revient sera, en moyenne, de 75 centimes par tête, tout compris, ce qui élève la dépense-à 10,000 francs environ par jour, soit 300,000 francs par mois. Avec toutes les sommes fournies par le gouvernement et au train dont va la souscription publique, on ne sera pas obligé de fermer de si tôt. Les secours sont arrivés aux malheureux pour longtemps. Hacks. LA NEIGE A ALGER La neige à Alger! Cela a presque l'air d'un paradoxe, mais tout est possible en ce singulier hiver. Elle a commencé à tomber sérieusement le 19 janvier à une du matin et atteignait vingt-cinq centimètres au lever du jour; les rues, les toits, tout en était couvert, dans la ville haute notamment, et sur la place du Gouvernement, à tel point que sur cette dernière les amateurs ont pu élever un bonhomme de neige qui ne mesurait pas moins de quatre mètres, presque la hauteur du socle de la statue du duc d'Orléans. L'impression produite sur la population musulmane a été indescriptible. Les vieux bédouins se rappellent qu'en 1829, la veille de la prise d'Alger, un tremblement de terre eut lieu, suivi d'une abondante chute de neige. Mais elle n'eut pas la persistance de celle de cette année. Personne d'ailleurs n'y pensait plus. La population, un moment interdite, en a vite pris son parti, on en a fait un amusement, et pendant vingt-quatre heures Alger n'a eu rien à envier à Nijni-Nowgorod ou à Pékin: on s'y est battu à coups de boules de neige! LE DÉGLAÇAGE DE LA SEINE On sait que la Seine était complètement prise depuis plusieurs semaines en plusieurs points de son cours, notamment entre Asnières et Neuilly et entre Bezons et Bougival. A l'arrivée du dégel, il était à craindre que les glaçons, s'amoncelant sur ces bancs de glace plus solides que ceux d'amont, parce qu'ils étaient formés moins récemment, ne vinssent former à ces endroits des barrages qui auraient amené des inondations désastreuses. Pour éviter ce danger, il a fallu pratiquer dans l'épaisse et solide couche de glace un chenal par ou le charriage pût s'écouler, et ce sont les troupes du génie qui se sont chargées de ce travail en y appliquant les puissants engins explosifs dont elles disposent. C'est leur manière de procéder que nous avons fait dessiner spécialement pour l'_Illustration_ et voici en quelque mots comment s'y prennent nos braves sapeurs, que nous montrons opérant sur la Seine entre Asnières et Neuilly. Sous la direction d'un lieutenant, guidé lui-même par les avis des ingénieurs de l'État, les hommes font au milieu du fleuve, dans le sens du courant, une sorte de rigole, profonde de quelques centimètres à peine, et aussi longue que l'espace sur lequel il est pris. A mesure que leur travail avance, d'autres y déroulent un long cordeau détonnant de mélinite entourée d'étain. Derrière eux, le sergent dispose les pétards de mélinite, 1 par mètre environ, ou 2 tous les 3 ou 4 mètres, suivant l'épaisseur de la glace; jusqu'à 30 centimètres d'épaisseur, on pose simplement le pétard sur la glace; au-delà de 30 centimètres, il est plus sûr de faire un trou à la pioche et de placer la mélinite en-dessous. On réunit les pétards au cordeau, et tout est prêt pour l'explosion. Ce cordeau détonnant brûle avec une rapidité que l'on peut estimer à 2 ou 3,000 mètres par seconde, aussi les sapeurs en déroulent-ils autant qu'il peuvent en garnir de pétards dans leur journée, c'est-à-dire environ 3 kilomètres par atelier de douze hommes, et font-ils sauter le tout en même temps. Pour avoir le temps de se mettre à l'abri, à l'extrémité du cordeau détonnant ils joignent un bout d'amorce Bickford qui met quelques minutes à brûler. Quant à l'effet de l'explosion, il diffère suivant que les pétards ont été placés sur la glace ou en dessous. Dans le premier cas, la couche de glace est comme écrasée l'un formidable coup de marteau; dans le second, les projections ordinaires des éclatements se produisent. Mais de toutes façons le résultat est le même, il n'y a qu'un chenal d'ouvert au milieu du fleuve, et cela suffit, puisque le but est uniquement de permettre aux glaces de descendre librement au fil de l'eau. Un bateau, que des chevaux tirent du bord par une longue corde, passe enfin sur les débris de l'explosion, et en facilite l'écoulement. Telle est la cause des détonations que les riverains de la Seine ont pu entendre, ces jours derniers, et dont se souviendront longtemps les habitants de Bougival auxquels le déplacement de l'air, occasionné par les vibrations de la glace, a, paraît-il, brisé quelques milliers de carreaux. L'EMBACLE DE L'ESCAUT Partout de mauvaises nouvelles arrivent des débâcles qui font sortir les fleuves de leurs lits, qui emportent les ponts, qui noient les bas quartiers des villes. Dans cette révolte générale des eaux fluviales, il semble que l'Escaut ait été, dans tout son parcours, plus particulièrement funeste aux riverains. Cette singularité s'explique par la largeur du fleuve, par son peu de profondeur relative, par la platitude des territoires qu'il arrose. Mais c'est surtout à l'embouchure du fleuve, à Anvers, que les péripéties de la débâcle ont été effrayantes. Depuis des semaines, l'accumulation formidable des glaçons avait transformé l'estuaire de l'Escaut en une véritable mer de glace. Par les fenêtres de la vieille tour normande, aujourd'hui aménagée en musée historique, qui commande l'entrée du fleuve et qui fait face à la Tête-de-Flandre, le spectacle était vraiment admirable. A l'ordinaire, une sorte de bac à vapeur relie sur ces deux points les voies ferrées. Il transporte les voyageurs, les marchandises, les animaux, sans interruption, d'une rive à l'autre. Depuis longtemps, il avait dû renoncer à son service. Des blocs de glace, dont quelques-uns mesuraient jusqu'à deux hectares de superficie, barraient l'entrée du fleuve. Quand une fissure accidentellement provoquée entre les glaçons mettait un de ces blocs énormes en route vers la mer, on voyait un petit bateau, tout en fer, se détacher du quai anversois et pointer à toute vapeur vers la Tête-de-Flandre. Dans cette navigation périlleuse, le _Tenace_ et l'_Infatigable_ ont été successivement désemparés. Le premier de ces deux vapeurs, représenté par la photographie de notre correspondant, a eu son hélice brisée; le second son avant défoncé par une banquise. La deuxième photographie est une épreuve, prise au milieu même du fleuve, sur la glace, à vingt minutes d'Anvers, au point dit Hoboken. LE CARNAVAL DE NICE Au moment ou nous paraissons, le carnaval, le vrai carnaval est prêt à sortir ses bannières et ses chars dans sa ville de prédilection: nous avons nommé Nice. Celui de cette année sera particulièrement intéressant, aussi avons-nous pensé à en donner dès maintenant un avant-goût à nos lecteurs en leur en mettant sous les yeux les principaux épisodes. Les noms, du reste, qui composent le comité d'organisation des fêtes, placé sous le patronage de l'administration municipale, sont suffisamment éloquents par eux-mêmes. Faut-il en citer quelques-uns? Dans le comité d'honneur: MM. l'amiral Duperré, les généraux de Vaulgrenant et des Garets, le préfet des Alpes-Maritimes, etc.; et dans le comité administratif: le maire de Nice, M. de Malausséna, MM. de Beauvine, le baron de Contes de Bucamp, de Basilewski, Verany, et tant d'autres dont l'habileté et le zèle n'ont pas besoin d'être stimulés. Les fêtes du carnaval dureront cette année un peu plus que d'habitude. Elles commenceront le 31 janvier pour se terminer le 10 mars. Le 31 janvier, à huit heures du soir, Carnaval XIX, roi de Nice pour quelques jours, fera son entrée solennelle, au son des fanfares, tandis que le canon tirera des salves. Voici l'ordre du cortège qui défilera, on peut en être sûr, au milieu d'une foule compacte. Des gendarmes d'abord, en grande tenue, ouvrant la marche, puis un char à feu, brillamment illuminé, et jetant une clarté vive sur les polichinelles à cheval qui viennent ensuite. Précédée et suivie de pompiers en tenue de gala, la musique du 161e de ligne. Immédiatement après, une immense contre-basse dont les flancs recèlent une joyeuse musique jetant à tous les échos sa fanfare éclatante. Ensuite, la musique de Vichy, très pittoresque; enfin le char de Gargantua-Carnaval. Un gigantesque Carnaval, à la face enluminée, est à califourchon sur un foudre. Le char est tiré à vingt-sept chevaux. Chaque cavalier a un attribut. C'est ainsi que nous aurons les radis, les saucissons, les jambons, les ravioli, les escargots, les crevettes, les tomates et les aubergines, la dinde aux marrons, les salades, les melons, le fromage et les fruits. En un mot, tous les plats du repas destiné à Gargantua-Carnaval. Derrière le char, les courtisans, c'est-à-dire des bouteilles au col argenté, au chef rutilant. Les chevaux sont menés par une nuée de marmitons nègres, aux costumes plus blancs que neige. Un char à feu, les fanfares des 6e et 8e chasseurs alpins, la musique _La Lyre niçoise_ et le char des Chinois fermeront la marche, avec la gendarmerie à cheval. N'oublions pas les bannières flottant au vent, et parmi les chars, celui de la Presse qui nous touche particulièrement. Sur les côtés du cortège, des soldats en bourgeron portent des tulipes lumineuses. Le cortège suivra l'avenue de la Gare, toute pavoisée, arrivera à la place Masséna, puis se dirigera vers le Jardin public, et, après être passé devant la préfecture et la mairie, il reviendra, traversant les principales rues, à son point de départ, où il doit se disloquer. WOISARD. AUX PETITES SOEURS NOUVELLE Par RENÉ BAZIN I Le père Honoré Le Bolloche, n'ayant plus d'ouvrage du tout, sortit de l'apentis où il travaillait, fit trois pas dehors, et s'assit sur la chaise qu'il venait de rempailler, car il était, de son état, rempailleur de chaises. Il étendit d'abord sa jambe de bois, puis l'autre, chercha du tabac dans son gousset, et, n'en trouvant pas, il se sentit pauvre. Pauvre, Le Bolloche l'avait toujours été, mais il ne s'en était pas toujours aperçu, ce qui constitue, au fond, la vraie manière de ne pas l'être. A l'armée, par exemple, quand il était sergent de zouaves, de quoi manquait-il? Le plus bel homme du régiment, la figure longue et bronzée, avec un nez bien droit d'arête, légèrement aplati et large à la base, une barbiche qui eût fait envie à plus d'un commandant--à cette époque napoléonienne où il y avait des commandants si décoratifs--les épaules effacées, le cou tanné et sillonné de ravins blancs, la poitrine bombée, il jouissait de la considération de ses compagnons d'armes et d'un traitement qui lui suffisait. Son livret ne portait, au passif, que des punitions insignifiantes, pour quelques fortes bordées militaires à des anniversaires glorieux, une poule chapardée à des Bédouins, deux ou trois réparties trop vives à des chefs plus jeunes que lui: des misères. L'actif était superbe; cinq campagnes, tout ce qu'on pouvait avoir de chevrons, une citation à l'ordre du jour, la médaille militaire, un cor de chasse de tir: la menue monnaie d'un général en chef. Plusieurs fois il avait passé en triomphe dans des villes, sous des arceaux de lauriers, marchant sur les fleurs, applaudi par les femmes au retour d'Italie ou de Crimée. On le mettait en avant, ces jours-là, à cause de sa prestance, et de quelque blessure qu'il avait l'esprit de recevoir aux bons moments et aux bons endroits: une balafre de sabre en pleine tempe à Solférino, et une balle dans le mollet à Malakoff. Le Bolloche aimait la gloire. Les jeunes soldats, tout en l'admirant, le dotaient aussi d'une humeur grincheuse. Mais les chefs, mieux informés sans doute, le disaient seulement un peu haut d'honneur. Le ciel l'avait doué d'une santé à toute épreuve. Le Bolloche était heureux. Plus tard même, atteint par la limite d'âge, selon son expression, et sorti du régiment, il avait rencontré quelque douceur dans cette vie civile dont il médisait journellement autrefois. Habitué à être commandé et entouré, sa liberté lui pesait, non moins que sa solitude. Encore vert, d'ailleurs, et de galantes façons, il avait aisément trouvé à se marier. La femme n'était pas toute jeune, mais lui commençait à vieillir. Elle apportait, du reste, ce qui peut passer pour jeunesse aux yeux de bien des gens, une dot, une petite maison bâtie dans un bas-fond, au-delà des octrois, et autour un pré de quelques ares ou pour mieux dire deux bandes d'herbe en pente, traversées, l'hiver, par un filet d'eau, dont il restait, l'été, un marécage en rond, grand comme une aire à battre. Le voisinage des joncs qui poussaient la, l'ignorance de tout métier, une certaine adresse de main, furent causes que l'ancien soldat se mit à rempailler des chaises. Il ne prenait pas cher. La pratique lui arrivait abondamment du faubourg, où les enfants se chargeaient de lui donner de l'ouvrage. Sa santé se maintenait. Et, plusieurs années encore, Le Bolloche n'eut pas lieu de se plaindre. Bien au contraire, une joie lui vint, la plus vive qu'il eût connue, et de celles qui durent: un enfant. Il avait immensément souhaité une fille. Celle que sa femme lui donna était rose, blonde et gaillarde. Le Bolloche se reconnut tout de suite en elle. Ce fut une adoration immédiate. Il voulut--bien que très peu dévot--la porter lui-même à l'église, et quand le curé lui demanda le nom sous lequel elle devait être baptisée: «Appelez-la Désirée, dit-il, car jamais je n'ai rien désiré tant qu'elle.» Il prit soin d'elle, et l'éleva plus encore que la mère. Toute petite, avant même ses premiers pas, elle se roulait dans l'apentis, tandis qu'il travaillait. Elle riait, et il était content. Si elle pleurait, il avait des inventions incroyables pour la consoler, il la berçait, il lui chantait, comme une nourrice, des chansons qui n'ont que trois notes, de celles qu'on entend dans les arbres, au temps des nids. A peine fut-elle assez sage pour se tenir tranquille et assez forte pour plier un jonc, il lui apprit à tresser des cages, des paniers, des bateaux qu'on allait ensemble lancer sur la mare. Puis l'amusement devint un art. Elle sut bientôt ce que savait le père, et plus encore. Celui-ci n'en fut pas jaloux. Il lui confia les ouvrages fins, qui demandaient une main agile, un peu de goût et d'invention. Et toutes les fois qu'une chaise bourgeoise, non pas grossièrement joncée, mais paillée en belle paille de seigle, d'une ou de deux couleurs, arrivait au logis, avec un siège à remplacer ou une blessure à fermer seulement, Le Bolloche en chargeait Désirée. Ainsi élevée tendrement, entre trois personnes qui la choyaient à l'envie,--car Le Bolloche avait retiré chez lui sa très vieille mère aveugle,--il n'était guère possible que l'enfant ne devînt pas aimable. En effet, on n'aurait pu trouver, dans tout le faubourg et dans la campagne voisine, une fille plus avenante. A quinze ans, on l'eût prise pour une femme déjà. Elle était grande, bien faite, rose de visage, légèrement rousselée. Ce n'est pas qu'elle eût les yeux plus longs ou plus larges qu'une autre, mais elle regardait tout droit, si franchement qu'on devinait en elle un coeur tout simple. Elle riait volontiers, et son rire demeurait dans la pensée, comme une chose fraîche. Elle ne portait pas de bonnet, un peu par économie, beaucoup pour montrer ses cheveux qui ondaient sur ses tempes en deux écheveaux d'or, et qu'elle tordait par derrière, à la diable. Son goût lui conseillait les robes claires. Elle piquait souvent un brin de fuchsia rouge à sa casaque d'indienne. Pourvu qu'il pût la voir, ou seulement l'entendre près de lui. Le Bolloche ne trouvait rien à reprendre à la vie. Comme Désirée, pour causer, ne s'arrêtait pas de tordre la paille, ils bavardaient en travaillant; comme elle était déjà d'un âge qui fait songer, ils parlaient presque toujours d'avenir. Ce fut à cette époque, précisément, que l'épreuve commença pour le père Le Bolloche. D'abord la blessure de sa jambe, qui n'avait jamais totalement guéri, s'envenima. Il eut beau jurer, la gangrène s'y mit. Après des semaines de souffrance, il fallut couper la cuisse. Toute la réserve du ménage s'en alla en honoraires de chirurgien, et en petites fioles qui s'alignaient sur la cheminée, vides, avec des étiquettes rouges. Le malade ne décolérait pas d'être au lit, et de voir couler son argent. Il fut une saison entière convalescent. Et, quand il reprit sa place sous l'apentis, il constata bien vite qu'il avait perdu de son corps beaucoup plus qu'il ne croyait, hélas! la souplesse, l'énergie, cette vaillance de muscles enfin qui est la bonne humeur de nos membres. Le mal l'avait usé. Désirée était là, sans doute, chaque jour plus experte, pour gagner le pain de la maison. Grâce à l'activité de sa fille et à une légère augmentation de prix, Le Bolloche espérait que les trois femmes, l'âne, les poules et la chatte, qui formaient le personnel confié à sa sollicitude, ne ressentiraient point trop les suites de cet accident qui, de simple blessé, l'avait fait invalide. Il gagnerait moins peut-être, mais sa fille gagnerait un peu plus: le résultat serait le même. Il se trompait. Un second obstacle surgit, celui-là invincible. Ni le père ni la fille ne refusaient le travail; ce fut le travail qui commença à manquer. D'une saison à l'autre, la diminution des commandes se faisait plus sensible. Il y eut d'abord des heures de chômage, puis des jours entiers. En vain Le Bolloche, avec son âne et sa charrette, continua de parcourir, chaque samedi, les quartiers suburbains, et d'envoyer aux fenêtres où fleurissent les géraniums-lierres en éventail et les oeillets en pyramides son cri traditionnel: «Pailleur! pailleur de chaises!» De moins en moins son appel trouvait de l'écho. Et la cause? Le progrès, l'envahissement du luxe qui, de proche en proche, des châteaux aux maisons des bourgeois, et jusque dans les fermes, supplante l'antique tradition, et, à la place des sièges aux armatures massives recouvertes de jonc, introduit les meubles légers et à bon marché sortis des fabriques de Paris ou de Vienne. Triomphe du rotin, des fauteuils d'étoffe, des tresses d'alfa, des berceuses d'osier blanc, par lequel les rempailleurs étaient lentement évincés. Un métier finissait. Que d'autres ont disparu de la sorte! Combien d'humbles artisans ont senti avec un étonnement désespéré l'outil tomber de leurs mains, et l'état appris aux jours d'enfance, l'état qui avait honorablement nourri le père et leur avait suffi à eux-mêmes une moitié de leur vie, devenir ainsi progressivement hasardeux et ingrat! Est-il rien d'aussi dûr? Quelques-uns sans doute peuvent chercher un autre ouvrage. Mais les vieux, pour qui le temps de l'apprentissage est passé, accrochés à ces professions en ruines, n'ont plus qu'à disparaître avec elles. C'était le cas du père Le Bolloche. Le bonhomme le comprenait bien. Il laissait les choses aller, avec cette arrière-réserve d'espérance que nous avons, tant qu'elles vont encore. L'herbe commençait à envahir l'atelier sous les bottes de seigle jaune qui pourrissaient par le pied. Dans l'étang, les joncs et les roseaux, coupés ras autrefois, grandissaient, se gonflaient, montaient en quenouilles. Et comme, ici-bas, la plupart de nos tristesses ont un envers de joie pour quelqu'un, les fauvettes du quartier ne s'en plaignaient pas, n'ayant jamais, ni leurs devancières, trouvé au bord de la mare tant de duvet pour leurs petits. Il attendit jusqu'au bout, jusqu'à ce que le dernier sou de leur épargne à tous fût dépensé. Et voilà que cette heure était arrivée. La grand-mère,--qui tenait les comptes, de mémoire, bien entendu, et gardait la bourse,--en avait, le matin même, prévenu son fils. Il fallait prendre une résolution, trouver un expédient, car le pain du lendemain n'était plus assuré. C'est à quoi le Bolloche réfléchissait, sa longue face encore allongée par la tristesse, à trois pas de l'apentis, un jour de printemps. Pour tromper sa passion de fumeur, il aspira deux ou trois bouffées d'air à travers le fourneau vide de sa pipe, et la première idée qui lui vint fut qu'il pourrait se priver de tabac. Il se sentait capable de ce sacrifice. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était pas une solution. Alors que faire? Envoyer Désirée en condition? Jamais il n'y consentirait. Il aimerait mieux mendier son pain. Dire à la grand-mère: «Nous ne pouvons plus vous nourrir. Cherchez, demandez à l'assistance publique...» Allons donc! Est-ce qu'un enfant peut seulement penser à cela? Vendre la maison? Il faudrait en louer une autre, et les loyers avaient doublé, triplé, depuis que Le Bolloche habitait son coin de pré. Où serait l'avantage? Evidemment il n'y avait qu'un seul parti, dont sa femme et lui avaient causé déjà: ils partiraient tous deux, ils laisseraient la maison à l'aïeule qui était trop vieille, et à Désirée qui était trop jeune et trop aimée pour porter un tel deuil. Partir! Quand il fut arrivé à cette conclusion, Le Bolloche appuya son coude sur sa bonne jambe et regarda lentement autour de lui, de ce regard chargé d'adieux qui découvre toujours quelque beauté nouvelle aux choses les plus familières. Le pré où l'herbe renaissait, où les boutons d'or échappés à l'âne commençaient à s'ouvrir, lui parut promettre une fenaison abondante. Les haies qui, de trois côtés, couraient autour, n'avaient plus cet air souffreteux et défraîchi, ces trouées lamentables qu'elles offraient jadis. Bien épinées, drues, tendues de fil de fer aux endroits faibles, elles défendaient la maison mieux qu'un mur. Et le mur qui longeait la route, pour un peu moussu qu'il fût, était encore solide et d'aplomb. Le Bolloche avait souvent rêvé d'élever là, pour son gendre, une maison semblable à l'autre qui était à mi-pente. Ah! si le métier ne l'avait pas trahi! Quelle jolie vue on aurait eue des fenêtres, sur la rue qui remonte vers l'octroi, éclairée au gaz, si gaie le dimanche, si coquette avec ses cabarets peints de couleurs vives, ses jeux de boules, ses charmilles et ses grands jardins tout roses de pêchers en fleurs! A ce moment, Désirée apparut au haut du pré, venant de la ville. Le vent l'avait un peu décoiffée. Elle marchait, une main retombante le long de sa hanche, l'autre passée au travers du siège défoncé d'une chaise qui, pendue à son bras, l'enveloppait d'un disque inégal de rayons jaunes. La jeune fille avait fait deux kilomètres pour trouver ce travail. Elle arrivait sans se plaindre, contente même, dans la lueur du couchant qui traînait sur le pré. Et quand Le Bolloche la vit, il comprit mieux encore que la séparation d'avec elle serait la plus dûre de toutes, et qu'auprès de celle-là les autres n'étaient rien. --Eh bien! dit-elle de son ton de bonne humeur, vous demandiez de la besogne, en voilà: une chaise comme vous les aimez, à rempailler en gros jonc. --Non, petite, répondit tristement le bonhomme, j'ai fini tantôt ma dernière, et je suis assis dessus. Elle approcha, sans comprendre ce qu'il voulait dire, s'étonnant seulement qu'il fût sombre. D'habitude il était joyeux quand elle était joyeuse. Qu'avait-il? --Appelle ta mère, ajouta Le Bolloche, j'ai à lui parler. Elle entra dans la maison, et la mère en sortit, toute petite sous son énorme bonnet blanc. Le Bolloche emmena sa femme au bord du ruisseau que longeait un sentier. Il l'avertit de son projet, non pas rudement comme il avait coutume de le faire quand il lui disait la moindre chose, mais presque doucement, très troublé qu'il était lui-même et hors de son naturel. Désirée les regardait de loin. Elle les voyait côte à côte, lui un peu penché, elle au contraire la taille cambrée et la tête levée. Ils parlaient bas. Malgré le calme du soir, on n'entendait que des bourdonnements alternés et le grincement régulier de la gaine de cuir où s'enfonçait la jambe coupée. Quand ils rentrèrent. Le Bolloche alla se placer en face de la grand-mère, affaissée dans un fauteuil garni d'oreillers, à droite de la cheminée, et porta la main à son front, pour saluer, d'un geste familier d'ancien soldat. --Maman, dit-il, l'ouvrage ne va plus. --C'est vrai, mon petit. --Je mange encore beaucoup pour mon âge, continua Le Bolloche, plus que je ne gagne. Ça ne peut durer: Il faut que je m'en aille avec Victorine. La nonagénaire, toute alourdie qu'elle fût par l'immobilité, eut un tressaillement. Elle essaya, d'un mouvement instinctif, d'ouvrir ses yeux morts, qui n'étaient plus qu'une fente mince dans l'enfoncement ridé de l'orbite. --T'en aller, fit-elle, et où t'en irais-tu, Etienne? Le Bolloche se détourna à demi, comme si la grand-mère l'eût réellement regardé et qu'il n'eût pu supporter ce regard. Il répondit, avec un peu de confusion: --Aux petites soeurs, Victorine prétend qu'on y est bien. La vieille femme se souleva sur les bras de son fauteuil. --C'est moi qui partirai, dit-elle, de ce même ton rude qu'elle avait transmis à son fils. --Non, maman, non pas! Tu es trop bien habituée ici. Nous sommes plus jeunes, nous autres, le chagrin ne nous tuera pas! --C'est que, mon enfant, rien ne m'appartient ici, je suis chez... --Chez toi, dit rapidement Le Bolloche. Et cet homme, qui était vieux aussi et infirme, eut, pour convaincre sa mère, une inspiration de petit enfant. Il l'entoura de ses bras et lui dit à l'oreille, avec un enjouement moitié voulu, moitié vrai: --Maman, quand j'étais au régiment, et que je faisais les cent coups, je dépensais plus que mon prêt, hein? --Oui. --Des cent sous, des dix francs par semaine. Qui est-ce qui payait? --C'était moi. --T'ai-je rendu l'argent? --Non. --Alors tu vois bien que tu es chez toi, maman, puisque je te dois! Elle resta un moment sans rien dire, puis elle reprit: --Je veux bien. Seulement tu emporteras tes bardes et du meuble, pour ne pas arriver là-bas comme un mendiant. --Pourvu que tu aies ta suffisance, dit Le Bolloche, je ne demande pas mieux. La grand-mère ne répondit plus. Le sacrifice était accepté. C'était fini. Parmi les pauvres, les effusions de remerciements sont inconnues. Il n'y en eut pas. L'aïeule, qui avait les mains jointes sur la poitrine, les souleva seulement par deux fois, pour montrer combien elle était touchée. Et ce fut tout. Ils s'assirent pour souper, autour d'une salade dont le pré avait fait les frais. Rendus tristes par la pensée d'un changement si grand et si prochain, ils ne se parlaient pas. A quoi bon? Le même regret les poignait tous. Ils avaient lutté jusqu'au bout. La misère était la plus forte. A quoi bon? Cependant Le Bolloche remarqua que la grand-mère ne mangeait rien. Elle remuait les lèvres, comme si elle n'osait faire une question qui la troublait. A plusieurs reprises, les mots s'arrêtèrent ainsi sur sa bouche. Enfin, elle fit effort sur elle-même, et d'une voix toute angoissée: --Etienne, dit-elle, est-ce que tu me laisseras Désirée? Deux gros soupirs lui répondirent oui. Alors on aurait pu voir le visage de l'aïeule, inexpressif et détendu comme tous ceux auxquels aucune impression n'arrive plus par les yeux, s'éclairer d'une lueur soudaine. La joie rompait la nuit de cette face d'aveugle. Il semblait que l'âme s'en était approchée, et souriait au travers. En même temps les deux époux regardaient Désirée du même regard morne. La place que la jeune fille tenait dans le coeur de tous se montrait ainsi, sans phrase, plus éloquemment que par des mots. Car un enfant, cela se partage. Il n'en faut qu'un pour plusieurs vieux. Et quand ces pauvres gens s'étaient unis pour vivre sous le même toit, la mère, le fils, la bru, ce n'était pas seulement leur petit patrimoine qu'ils avaient mis en commun, ni le courage qui vient de l'un à l'autre à ceux qui travaillent ensemble, ni la mutuelle assistance que leur misère se prêtait, c'était encore, c'était surtout la jeunesse de Désirée. Le souper achevé, Le Bolloche se secoua un peu pour chasser cette tristesse indigne d'un homme. Pendant que sa femme aidait la grand-mère à se coucher, il entraîna Désirée dehors, et se mit à se promener avec elle dans la tiédeur de la nuit déjà venue, depuis l'apentis qui terminait la maison à droite jusqu'au clapier en treillage accolé au mur de gauche. S'apercevant qu'elle avait les yeux rouges: --Allons, dit-il, Désirée, ça passera! Du courage! Regarde-moi, je ne pleure pas. Et pourtant j'ai du regret de te quitter, va, surtout de te quitter pas mariée. --Pourquoi donc? --Parce que c'était mon idée de te voir établie. Nous t'aurions choisi tous les deux ton mari, un ancien soldat comme moi... tandis que là-bas, tu comprends... Il n'acheva pas sa pensée, et, croisant les bras, il s'arrêta, les yeux dans les yeux de sa fille: --Dis-moi au moins, fit-il, avant que je ne parte, une chose que je voudrais savoir? Elle le regardait, elle aussi, de son regard franc où des clartés d'étoiles passaient. --As-tu un amoureux? demanda le père. Cela parut drôle à Désirée, qui répondit en riant, malgré son chagrin: --Mais non, père, je n'ai personne. --Au fait, tu ne sortais guère, et ils ne pouvaient pas te voir. S'ils t'avaient vu, ceux qui sont en âge de chercher femme! Enfin, Désirée, si tu es de mon sang, comme je le crois, tu n'épouseras qu'un ancien soldat. --Un ancien? --Oh! il peut être ancien sans être vieux. Pourvu qu'il ait porté les armes et fait une campagne, cela me suffira, je serai content. Tout le monde n'est pas médaillé comme moi. --Sans doute. --Pour le régiment, je te laisse à peu près le choix. Un zouave me plairait mieux, naturellement. Mais tu peux aussi épouser un cavalier. Il y a aussi de beaux petits dragons. --Bien, répondit la jeune fille, un zouave ou un dragon. --Même un chasseur à pied, reprit Le Bolloche. C'est un corps d'élite. Mais pas un lignard, tu entends? --Non. --Surtout pas un civil! Quelle conversation aurais-je avec lui, quand je le verrais? Rappelle-toi ça, Désirée: si tu m'amènes un bleu qui n'ait jamais servi, je refuse! Il était un peu solennel, disant cela, un bras étendu vers la ville. Cet ancien sous-officier n'avait jamais pu se défaire d'un certain penchant au mélodrame. La solennité de ses formes ne tirait pas, d'ailleurs, à conséquence. Désirée ne l'ignorait point. Elle allait sans doute répondre non pour lui plaire. Mais voilà que Le Bolloche, machinalement, laissa ses yeux suivre la direction de son bras levé. Il aperçut les toits d'ardoise étagés qui luisaient sous la lune comme des écailles d'argent, la ligne montante des réverbères qui ne paraissaient que de misérables points jaunes dans l'immensité bleue de la nuit, tout le quartier qu'il parcourait si souvent depuis des années. Derrière ces fenêtres éclairées, que de gens il connaissait, tranquilles, assurés de dormir demain dans la même chambre où ils veillaient encore ce soir! Cette pensée lui fit mal. Il se détourna brusquement et dit: --Rentrons, Désirée, voilà le serein qui tombe. II Le lendemain, sur la route qui conduisait aux Petites Soeurs des pauvres, à Jeanne Jughan, comme on disait dans le faubourg, l'âne traînait le plus singulier chargement qui eût jamais pesé sur son bât de misère. C'étaient d'abord, sur le siège de la charrette basse, Le Bolloche, en redingote marron, coiffé de sa chéchia de zouave, et sa femme, dans sa meilleure robe de futaine à carreaux, les yeux mouillés derrière ses lunettes de corne; puis, juste sur la ligne des essieux, une pyramide composée d'un coffre où se trouvaient les vêtements moins habillés du ménage, d'une caisse percée de trous qu'habitait une famille de lapins habitués au jour crépusculaire et, en couronnement, une bourriche d'où sortaient en houppes blanches et noires, les plumes d'un couple de poules de Barbarie, maintenu par des baguettes; enfin trois pots de basilic, un gros flanqué de deux petits, luxuriants, arrondis, superbes, amarrés par une corde sur le plancher du véhicule, terminaient le chargement en poupe. Il y avait encore, entre les bonnes gens, à la naissance des brancards, une petite chatte maigre et grise, compagne du rempailleur et qui, de temps à autre, le long de la jambe de son maître, frottait sa tête de vipère. Tout cela s'en allait cahotant, les gens, les bêtes, les meubles, vers la demeure où tant d'épaves semblables les avaient précédés. Pour arriver, il fallait trois quarts d'heure à pied, et une grande heure au train de l'âne. Mais qu'importait à Le Bolloche? Il n'avait pas de hâte d'achever ce voyage-là. Il ne criait plus comme autrefois par les rues: «Pailleur, pailleur de chaises!» Il n'était plus rien dans le monde, pas même tresseur de jonc, et il le sentait cruellement. Quand il levait les yeux, d'un côté ou de l'autre, vers les maisons de ses anciennes pratiques, son sourire navré répondait aux étonnements que provoquait son équipage. Les petits garçons riaient, pieds nus sur les seuils, les grandes filles paraissaient aux fenêtres, et d'un mouvement d'épaules, tenant encore à brassées les paillasses qu'elles remuaient, se penchaient pour voir, à la volée, ce qui se passait en bas. Ce déménagement leur paraissait drôle, ils ne se doutaient pas du chagrin de ces deux voyageurs. Encore la femme, plus douce de nature, se résignait-elle un peu. Mais l'homme avait une douleur violente. Il s'y mêlait chez lui beaucoup d'orgueil blessé. L'idée de s'enfermer, lui qui avait commandé une section, sous l'autorité d'une femme, d'une religieuse surtout, l'irritait au plus haut point. Il en voulait par avance à celle qui allait le recueillir. Et à mesure qu'il s'avançait vers le terme de son voyage, son visage devenait plus rude, ses sourcils se fronçaient: il avait son grand air des jours de revue. Le Bolloche entendait en imposer dès l'abord. On ne le prendrait pas pour un fainéant à bout de ressources, las de rouler et mendiant un asile, non, sûrement; ni pour un homme sans caractère qu'on peut commander comme un enfant. La première nonne qui l'apercevrait ne s'y tromperait pas! Enfin la route monta. Un moulin blanc se dressa vers la droite, et le moulin touchait l'hospice. Avec une bande de pré qui les séparait, ils occupaient tout le sommet de la colline. Les voyageurs s'arrêtèrent un peu. En face, au bout du chemin, deux corps de bâtiments très élevés s'avançaient en angle ouvert, masquant le reste de la maison, qui ne montrait ainsi que ses deux bras tendus. Un mur d'enceinte tournait autour et descendait la pente de l'autre côté. Des cîmes d'arbres, aux feuilles nouvelles, le dépassaient çà et là. Toutes les fenêtres étaient ouvertes. Le Bolloche poussa l'âne jusqu'au pied d'un perron, et attendit. C'est là comme dans une ruche: on n'est jamais longtemps sans voir une abeille sortir. Une cornette parut, et dessous une soeur toute petite, toute jeune et toute brune. --Que voulez-vous? demanda-t-elle. --Celle qui commande ici, répondit sévèrement Le Bolloche. --Est-ce pour lui vendre quelque chose? La bonne mère est très occupée, voyez-vous, et si c'était pour cela... --Est-ce que j'ai l'air d'un marchand ambulant? répondit Le Bolloche. Vous n'y êtes pas du tout, mademoiselle--il insista sur le mot, sachant fort bien qu'il s'émancipait d'une tradition respectueuse--j'ai à lui parler, une affaire à lui proposer, et même une bonne affaire. La soeur jeta un coup d'oeil rapide sur les voyageurs, le coffre, les trois pots de basilic. --Je comprends, dit-elle, mon petit bonhomme: je vais la chercher. Et elle se détourna si prestement qu'il ne put savoir si elle avait disparu derrière le pilier de droite ou celui de gauche. --Petit bonhomme, grommela-t-il, en voilà une péronnelle, pour m'appeler petit bonhomme! Il se laissa glisser le long du marchepied, et se tint debout, les rênes de corde passées autour du bras, la chéchia impertinente posée en arrière, un peu de côté. Une ombre courut sur le vitrage cintré du cloître, et une autre soeur parut au seuil de la porte, de taille moyenne, celle-là, mais si frêle qu'elle paraissait petite. Ses mains, quelle avait jointes sur sa robe noire, étaient blanches et transparentes. Il eût été difficile de dire son âge. Tous les traits de son visage très fin s'étaient encore amenuisés par la fatigue et l'effort dévorant d'une âme ardente. On n'y voyait cependant pas une ride. Elle avait dans le regard quelque chose d'enfantin, et en même temps le sourire compatissant de celles qui ont vécu. Sa coiffe cachait la couleur de ses cheveux. C'était «la bonne mère», une grande dame qui gouvernait deux cents pauvres et soixante religieuses d'un signe de ses doigts de nacre. Elle considéra un instant l'équipage arrêté devant elle. Le coin de sa bouche mince se souleva involontairement, par une surprise de sa nature qui était vive et enjouée dans le monde. Mais tout de suite la volonté réprima ce mouvement désordonné. Et elle dit, de sa voix qui n'avait ni timbre ni chant, mais très douce pourtant: --Vous venez pour entrer chez nous? Le Bolloche, un peu déconcerté, répondit: --Oui, madame, si vous avez de la place. --Nous vous en ferons une, mon ami, et nous vous servirons de notre mieux. --D'ailleurs, je ne vous demande pas la charité, j'apporte mon ménage. --Et jusqu'à votre chat! --Tout cela est à vous, reprit-il en désignant d'un geste large l'âne, la voiture et le chargement; je n'y mets que deux conditions. [Illustration.] --Lesquelles? --Tout à l'heure, une de vos inférieures... --Vous voulez dire une de nos soeurs? --Oui. Je suis un ancien soldat, voyez-vous: pour moi, tout ce qui n'est pas un supérieur est un inférieur. Eh bien! votre soeur m'a appelé «petit bonhomme», je n'aime pas cela. --Il faudra nous pardonner si nous recommençons, dit la soeur, sur le visage de laquelle le même sourire léger reparut: c'est un peu l'usage chez nous. --Et puis, je voudrais savoir si on a la liberté de son opinion ici? Je préfère vous le dire tout de suite, je ne crois pas à grand'chose, moi, je ne suis pas dévot, je ne fais pas de mômeries. Et si on n'a pas la liberté de son opinion, je me remmène! Le Bolloche disait cela de son plus grand air. Il s'aperçut avec étonnement que la soeur souriait pour tout de bon, d'un sourire si épanoui, si profond, si jeune, qu'il en perdit contenance. Dame, fit-il, puisque c'est mon opinion! --Ne craignez rien, répondit-elle: nous avons plusieurs petits bonshommes qui pensent comme vous. Puis elle descendit le perron et vint donner la main, pour l'aider à sortir de la voiture, à la mère Le Bolloche, tout effarée des audaces de son mari. Celui-ci avait déjà commencé à dételer l'âne. --Conduisez-le à l'écurie, dit la soeur, là-bas... oui, c'est cela... tournez à gauche... devant vous, maintenant. [Illustration.] Autour de Le Bolloche s'étendaient de nombreux bâtiments de service, porcherie, écurie, poulailler, étables, et, sur la pente de la colline, du côté opposé à celui de l'entrée, un vaste champ de seigle avec des cordons de pommiers nains. Dans les allées se promenait une population lente, voûtée, cassée, trébuchante, de vieillards. Il y avait autant de béquilles que de jambes saines. Le vent maussade qui, là-haut, chassait des nuées fumeuses, aurait pu, se gêner, coucher à terre ces pauvres ruines humaines. En les regardant, Le Bolloche s'attendrit sur son propre sort. Il détela l'âne tristement, l'attacha devant une crèche, et le combla de foin. «Toi, au moins, dit-il, tu ne souffriras pas.» Ensuite il se mit à décharger la voiture, et, commençant par la bourriche, il enleva les baguettes qui retenaient captifs le coq et la poule. A peine sorti, le coq battit des ailes, et chanta. La poule se frotta le bec aux touffes d'herbe de la cour, et picora, sans le moindre trouble. Le vieux Le Bolloche, qui avait en ce moment la comparaison triste, leva les épaules. --Les bêtes, murmura-t-il, ça ne s'aperçoit de rien: ici, là-bas, tout leur est égal. Et, du revers de sa manche, il essuya une larme qu'heureurement personne n'avait vu couler. (_A suivre._) René Bazin [Illustration.] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2501, 31 JANVIER 1891 *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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