The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 1605, 29 novembre 1873

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Title: L'Illustration, No. 1605, 29 novembre 1873

Author: Various

Release date: December 5, 2013 [eBook #44357]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1605, 29 NOVEMBRE 1873 ***







REDACTION, ADMINISTRATION, BUREAUX D'ABONNEMENTS
22, rue de Verneuil, Paris.

31e Année. VOL. LXII. Nº 1605
SAMEDI 29 NOVEMBRE 1873

SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
60, rue de Richelieu, Paris

Prix du numéro: 75 centimes
La collection mensuelle, 3 fr; le vol. semestriel, broché,
18 fr.; relié et doré sur tranches, 28 fr.

Abonnements
Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;
un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus.

Les demandes d'abonnements doivent être accompagnées d'un mandat-poste
ou dune valeur à vue sur Paris à l'ordre de M. Auguste Marc, directeur-gérant.


LA PROROGATION.--Les curieux attendant l'arrivée du train parlementaire sur le pont de l'Europe, dans la nuit du 18-19 novembre.

SOMMAIRE

Texte: Histoire de la semaine. -- Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand. -- La Sœur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid. -- Nos gravures. -- Un voyage en Espagne pendant l'insurrection carliste (V). -- Les Théâtres. -- Revue comique du mois, par Bertall. -- Bulletin bibliographique. -- La Guerre de 1870-71, par A. Wachter.

Gravures: La prorogation, les curieux attendant l'arrivée du train parlementaire sur le pont de l'Europe, dans la nuit du 18-19 novembre. -- Procès du maréchal Bazaine: les témoins (9 gravures). -- Le service des pigeons voyageurs de la Presse, à Versailles (2 gravures). -- L'Espagne, par M. le baron Davilier (8 gravures). -- Les événements de Cuba: vue générale, de la Havane; -- L'île de Cuba: vue prise près de la côte de Candela. -- Revue comique du mois, par Bertall (13 sujets). -- Les fuyards à la pot te de Balan, gravure extraite de la Guerre de 1870-71, par M. A. Wachter. -- Rébus.


HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE

Après le vote de la loi de prorogation, il était permis de penser que la majorité, qui s'était ralliée autour de la haute personnalité du maréchal de Mac-Mahon, pourrait bien s'affaiblir ou même disparaître quand le débat viendrait à se poser non plus sur le terrain national et gouvernemental, mais sur le terrain purement ministériel; bon nombre de journaux affirmaient avec confiance que le cabinet serait moins heureux que le président lorsqu'il se présenterait pour son propre compte à la barre de l'Assemblée, et lorsque M. Léon Say vint à la tribune développer son interpellation sur la politique suivie pendant les vacances et sur le retard apporté à la convocation des collèges électoraux, il crut pouvoir affirmer que la dernière heure du ministère du 24 mai était sur le point de sonner. Ces prévisions ne se sont pas réalisées; le cabinet a remporté une victoire moins éclatante, il est vrai, que le maréchal-président, mais qui s'est soldée par la majorité importante de 50 voix; ainsi qu'il s'y était engagé, il a remis avant même l'ouverture du débat, sa démission collective entre les mains du chef de l'État, mais pour se reconstituer sur les mêmes bases, sauf quelques changements de personnes et d'attributions qui n'impliquent pas de changement fondamental de tendances ni de principes.

M. de Broglie garde le titre et les fonctions de vice-président du conseil des ministres et prend le portefeuille de l'intérieur. MM, Batbie, Ernoul, Beule et de la Bouillerie sortent du cabinet pour faire place à MM. le duc Decazes, nommé ministre des affaires étrangères; Depeyre, ministre de la justice; de Fourtou, ministre de l'instruction publique et des cultes, et de Larcy, ministre des travaux publics, M. Deseilligny passe à l'agriculture et au commerce en remplacement de M. de la Bouillerie; enfin les portefeuilles des finances, de la guerre et de la marine restent confiés, comme précédemment, à MM. Magne, du Barail et Dompierre d'Hormoy.

Quant au vote de la loi de prorogation, les commentaires qu'il a suscités dans la presse sont importants à noter si l'on veut chercher à se rendre compte de ce que sera notre régime politique dans la phase nouvelle dont cette loi est le point de départ. Ainsi qu'il fallait s'y attendre, les journaux bonapartistes et républicains se sont montrés fort désappointés d'une défaite à laquelle ils s'attendaient en grande partie, mais sans penser qu'elle serait aussi complète; toutefois; ces derniers font contre mauvaise fortune bon cœur, et cherchent à se consoler en répétant qu'après tout la République subsiste en fait et que rien n'est perdu par conséquent; constatons en outre que la presse républicaine paraît pour le moment corrigée des intempérances de langage qui ont plus d'une fois compromis sa cause, et que ses appréciations sont en général empreintes d'une modération à laquelle on ne peut s'empêcher de rendre justice. Seuls, les journaux du centre droit triomphent avec une joie parfois insuffisamment contenue: «Nous tenons le loup par les oreilles, s'écriait dernièrement l'un d'eux; il faut les lui couper; s'il cherche à mordre, muselons la bête fauve.»

Les feuilles légitimistes, au contraire, n'augurent rien de bon du nouvel état de choses, et s'expriment, sur les manœuvres de stratégie parlementaire qui l'ont amené, avec une amertume dont l'heure n'est pas encore venue de connaître tous les secrets motifs. Dès le lendemain de la séance du 19, l'Union, l'Univers et le Monde publiaient une déclaration des députés de l'extrême droite qui s'étaient abstenus dans le vote; en même temps, ces mêmes journaux dénonçaient avec indignation les habiletés de ceux qui, disaient-ils, avaient fait échouer la fusion et voulaient maintenant se donner le temps d'attendre la mort du roi légitime.

Il est incontestable que la campagne fusionniste n'a pas dit son dernier mot; bien des mystères enveloppent encore l'histoire des négociations auxquelles elle a donné lieu; bien des événements inattendus peuvent encore surgir, qui n'en seront que les conséquences. Une brochure qui vient de paraître, et qu'il serait trop long d'analyser ici, contient à cet égard plus d'une révélation curieuse. D'autre part, il est avéré que le comte de Chambord est constamment en butte à des démarches dont l'objet précis n'est pas livré au public, mais dont on n'a pu empêcher le secret de transpirer. Le chef de la maison de Bourbon était venu à Versailles au moment de la discussion de la loi de prorogation; la nouvelle de ce voyage avait d'abord été démentie avec insistance; l'Union l'a, depuis, confirmée officiellement par une note où l'on a beaucoup remarqué le passage suivant:

«Le moment n'est pas venu de révéler ce que M. le comte de Chambord a tenté pour ramener au port le navire en détresse, mais quand aura sonné l'heure de Dieu, et cette heure n'est pas loin, la France apprendra avec admiration tout ce qu'il y a de désintéressement, de simplicité, de dévouement, dans ce cœur de roi et de père qui n'a point de parti et qui sait accomplir si noblement son devoir. Elle s'étonnera d'avoir pu méconnaître si longtemps tant d'abnégation et de vraie grandeur.»

L'apparition de cette note a coïncidé avec le bruit, répandu depuis quelques jours, de l'abdication du comte de Chambord. Y avait-il quelque chose de fondé dans ce bruit?--C'est ce que l'avenir nous apprendra.

ESPAGNE.

Les nouvelles venues des États-Unis pendant la semaine tendent à présenter sous un jour plus rassurant le différend survenu entre l'Amérique et l'Espagne au sujet de la prise du Virginius et du massacre des flibustiers qui le montaient. Rappelons d'abord que le Virginius était notoirement au service de l'insurrection cubaine, qu'il venait ouvertement s'approvisionner de contrebande de guerre, à destination de Cuba, dans le port de New-York, et qu'il en était à sa quatrième expédition de ce genre quand il fut pris par le Tornado dans les eaux de Santiago; que l'exaspération des Espagnols était, par conséquent, assez compréhensible, et que le cas de ce flibustier présente de frappantes analogies avec celui de l'Alabama au sujet duquel les États-Unis ont eux-mêmes eu maille à partir avec l'Angleterre. Ajoutons que, dans un intérêt de parti, les politiciens américains ont cherché à exploiter les exécutions de Santiago en excitant l'indignation publique pour s'en faire une arme contre le gouvernement du général Grant, disposé à voir les choses plus froidement et à n'agir qu'en connaissance de cause. Quoi qu'il en soit, d'après les dernières dépêches transmises par le câble transatlantique, le cabinet de Washington a décidé que le Virginius naviguait légalement avec un registre américain. Le général Sickles a reçu substantiellement pour instructions d'exiger de l'Espagne la restitution du Virginius, ainsi que les survivants de l'équipage et des passagers de ce navire; une excuse pour l'insulte faite aux États-Unis; une indemnité en faveur des parents des victimes; le châtiment des exécuteurs ou leur remise au gouvernement américain pour être par lui punis, et enfin la mise en vigueur immédiate des décrets portant restitution des biens et propriétés confisqués aux citoyens américains. Le ministre est également chargé de faire part au gouvernement de Madrid du vif désir du gouvernement américain de voir abolir l'esclavage.

L'opinion généralement établie dans les régions officielles est que la diplomatie parviendra à régler le différend; mais la situation, telle qu'elle est aujourd'hui, n'en est pas moins critique. Le sentiment public n'est pas précisément belliqueux, bien que certains journaux fassent des efforts suprêmes pour créer l'agitation. Les préparatifs militaires continuent. Une flotte de quarante-trois navires, portant un matériel de six cent quarante-trois pièces d'artillerie, a reçu l'ordre de se tenir prête au premier signal.

PAYS-BAS

Les préparatifs des Hollandais pour la deuxième expédition contre Atchin sont très activement poursuivis aux Indes; cette expédition doit partir dans le courant de ce mois de Batavia pour sa destination. Il est arrivé dernièrement dans le port de cette ville un nouveau navire à vapeur qui n'a pas apporté moins de 2833 caisses remplies de matériel de guerre, avec vingt-cinq canons, ainsi que deux petits bateaux à vapeur démontés et prêts à être remontés à Batavia.

On fait, en outre, à Samarang, des essais avec des radeaux de débarquement susceptibles de porter un poids de 16,000 à 17,000 kilogrammes, et qui seront reconduits en place par des remorqueurs à vapeur. Ces engins se composent chacun de cinq grands cylindres creux en fer, solidement reliés ensemble et couverts d'un simple plancher.

SUISSE

Le Conseil fédéral suisse vient d'adresser à notre ministre des affaires étrangères une note relative à la question monétaire. Nous la reproduisons plus loin. Justement préoccupé de l'introduction de l'étalon d'or dans plusieurs États et des variations qu'a subies le rapport des monnaies d'or et d'argent, principalement depuis la convention conclue en 1865 entre la France, l'Italie, la Suisse et la Belgique, le gouvernement helvétique, s'autorisant de l'article 2 de ladite convention, a exprimé le vœu qu'une conférence des quatre États signataires fût convoquée le plus tôt possible pour aviser aux mesures propres à garantir les intérêts économiques engagés dans cette question. Faut-il maintenir le double étalon, sur lequel repose la convention de 1865? Doit-on lui substituer l'étalon unique? Ne convient il pas de faire cette substitution graduellement, pour éviter une perturbation immédiate et nuisible? Quels seraient les moyens d'empêcher la dépréciation croissante de l'argent, produite par l'exportation de l'or des États de l'union monétaire? Telles sont les questions que la note du Conseil fédéral propose de soumettre à la conférence dont il sollicite la convocation.



COURRIER DE PARIS

Il nous est venu des lions, en compagnie de leur dompteur. On va les voir aux bougies, salle des Folies-Bergères, S'il faut le dire, ce spectacle n'a plus d'imprévu pour nous. Il y a beau temps que les Parisiens sont blasés là-dessus. Qui ne se rappelle tour à tour quatre ou cinq Androclès en spencer rouge? Van Amburgh jouait avec une panthère de Java comme une petite dame avec son manchon, Carter s'en prenait à une lionne toujours insurgée. Il nous semble le voir encore la frappant d'une baguette de coudrier comme un valet de bonne maison bat une descente de lit afin d'en faire tomber la poussière. Hermann n'avait pas moins d'audace; il agaçait un ours blanc. C'était à l'Hippodrome. Arnault, le directeur, nous disait: «Il m'a bien semblé, l'autre soir, qu'Hermann allait servir de dîner à son ours.» En réalité, Crockett était celui dont la vue nous causait le plus d'émotion. Celui-là avait affaire à de vrais lions, à des lions de Barca. Le public pressentait qu'il finirait par être mangé. Il l'a été, en effet, non à Paris, mais à New-York, je crois. Crockett, croqué! Les faiseurs de jeux de mots ne pouvaient manquer cette assonance. C'était, du reste, un argument de plus pour démontrer la fatalité des noms.

Celui qui vient d'arriver s'appelle Delmonico un beau nom de dompteur, à mêler à un roman ou à un mélodrame. Il y a des lions et des lionnes dans une cage de fer, où il se montre, en homme résolu, n'ayant à la main qu'une cravache. On prétend qu'il cache sous sa tunique un revolver pour le cas où il aurait à soutenir avec ses pensionnaires une polémique un peu trop vive. Je dois constater que cette arme est révoquée en doute par plus d'un spectateur. A quoi pourrait servir un pistolet dont la balle ne ferait que transpercer la peau d'un des monstres et qui, par conséquent, n'aurait d'autre résultat que de lui causer un surcroît d'irritation? Pour Delmonico comme pour tous ses devanciers, le préjugé veut que la puissance magnétique du coup d'œil suffisse.--Une houssine et un œil qui fascine, dit-on: il ne faut rien de plus.

Vous rappelez-vous un jeune Américain du nom de Batty? Lui aussi passait pour n'avoir pas besoin d'un autre prestige que le feu de son regard pour subjuguer les lions. Un jour, la foule même étant là, il fut abattu d'un seul coup de griffe et broyé d'un coup de mâchoire. «C'est qu'il n'a pas su maintenir la rétine de l'œil au beau fixe», disaient les petits crevés d'alors. Messieurs les gommeux, leurs successeurs, professent naturellement l'opinion qu'il n'y a rien à craindre tant qu'on regarde fixement. On change le lion en agneau rien qu'en le lorgnant.

Au fait, la chose serait possible, si ce qu'on raconte à ce sujet est exact. Ces lions qu'on exhibe seraient assouplis dès l'âge le plus tendre par un système d'éducation assez raffiné. On leur fait suivre des cours. Pris tout petits en Afrique, on les enverrait dans un pensionnat où tout est disposé pour les préparer à faire une entrée convenable dans le monde. Saviez-vous donc qu'il existât des maisons pour l'instruction des individus de la race léonine? Le plus renommé de ces établissements est, paraît-il, situé à Madrid, ville d'une température toujours tiède (les jeunes élèves, brusquement arrivés d'Afrique, s'enrhumeraient dans une ville du Nord). A Madrid, d'ailleurs, on a toujours la viande saignante à bon marché, à raison des corridas ou courses de taureaux. Voilà pourquoi on amène de préférence les lionceaux dans la capitale des Espagnes; là, on leur enseigne la civilité puérile et honnête; on leur apprend surtout l'art de frémir à un froncement de sourcil, et, comme corollaire, la sobriété, qui consiste à ne dévorer son gardien que le moins possible. Faire des collégiens avec des lions, telle est la marche du progrès, comme vous voyez.

Les sujets de Delmonico ont-ils fait leurs classes à Madrid? Le dompteur le nie, et cela se conçoit. Encore neuf dans le métier, il y va rondement, comme un vieux routier. On raconte qu'il a fait avec un amateur un pari d'une allure assez originale. Il se serait engagé à entrer dans la cage cent jours de suite sans recevoir la moindre égratignure. En vertu de ce contrat, il ne devrait atteindre son chiffre que le 18 janvier prochain. Ce jour-là, s'il est indemne, tranchons le mot, s'il n'a pas été mangé, il recevra en bloc la somme de 120,000 francs. Delmonico est un philosophe. Au cas où il gagnerait la gageure, il s'est promis de liquider ses lions sans le moindre retard. Il placera ses fonds en 3 pour 100 et vivra honorablement de ses rentes, n'ayant pour tout animal à ses trousses qu'un griffon de la Havane à peu près gros comme le poing fermé de son maître. --Pas si bête pour un dompteur!

J'ai parlé des lettres posthumes de Prosper Mérimée, qu'on imprime en ce moment. On assure que cette correspondance ressemblera beaucoup à des mémoires intimes, méthode de Diderot. L'auteur de Colomba y raconte les principaux épisodes de sa vie. Mais combien de traits qui, par malheur, n'y trouveront pas place! Je doute, par exemple, qu'on y lise un fait-anecdote assez curieux et tout à fait inédit qui s'est passé sous Louis-Philippe, à trois cents kilomètres de Paris.

C'était en 1840.

Prosper Mérimée traversait le Berry en qualité d'inspecteur des monuments historiques. Il s'était arrêté à Saint-Amand-Mont-Rond, jolie petite ville aux environs de laquelle on veut que César ait établi son camp, à l'époque où il se mit à la poursuite de Vercingétorix; c'est, en effet, sur la route de Bourges à Clermont, ou, si vous voulez, d'Avaricum à Gergovia. Des camps de César, où n'en signale-t-on pas? Il y avait dans l'endroit un vénérable archéologue, zélateur des poteries de l'antiquité. Dans l'intérêt de la science, ce brave homme avait obtenu de faire pratiquer des fouilles au lieu même où l'on assurait que les fils de la Louve avaient campé. Et justement, ce matin-là, il accourait, effaré, plein de joie, afin de révéler un grand secret à l'auteur du Théâtre de Clara Gazul.

--Que se passe-t-il donc, cher monsieur? demanda Mérimée.

--Monsieur l'inspecteur général, un fait de la plus haute importance. Je viens de trouver un dieu.

--Un vrai dieu?

--Un Bacchus antique, couvert de la peau de tigre et ayant un thyrse à la main. Venez donc voir ça avec moi.

Il y avait à peu près une heure de chemin. On monta dans une berline et l'on partit.

Pendant la route, l'archéologue parlait de ses découvertes.

--J'avais déjà mis la main sur bien des fragments de vases antiques, disait-il; c'était un commencement de preuve. Mais un Bacchus, de hauteur d'homme, en métal romain! Un dieu, probablement fondu sous le septième consulat de Marius et apporté chez nous par les légions de Jules César! Voilà un témoignage, monsieur! Tout le monde savant va tressaillir à cette nouvelle.

Hélas! tandis qu'il tenait ce langage, il se passait du nouveau auprès des terrassiers.

Après avoir jeté leur dieu de côté, ceux-ci reprenaient leur travail lorsqu'un cri, populaire dans la contrée, leur fit tout à coup lever la tête; c'était un de ces industriels ambulants qui courent à travers les campagnes pour y refaire les batteries de cuisine.

--Rétameur! voici le rétameur!

Un des pionniers l'appela; l'homme accourut.

--Voilà un bloc de métal qui s'est trouvé sous notre pioche, dit le travailleur. Ce vieux fou de savant dit que c'est un dieu; il a dansé de joie tout autour. Si on le laisse faire, il l'emportera comme il emporte tous les tessons de vieilles bouteilles qu'il rencontre par ici. Qu'est-ce que c'est que ça au juste?

--De l'étain d'assez bonne qualité.

--A quoi ça pourrait-il servir?

--A faire des cuillers à soupe.

Des cuillers! Sur un signe qu'ils firent, le nomade se mit à la besogne; il fixa son réchaud en terre, fondit le Bacchus et en fit des cuillers.

Il en était à la dernière lorsque la berline arriva.

Exprimer la douleur du savant serait impossible. L'archéologue avait encore trois cheveux sur la tête; il se les arracha. Il pleurait de rage. Il interpellait Mérimée et, en levant les mains au ciel:

--O Jupiter! s'écriait-il, on voit bien que tu n'es plus rien là-haut! Sans quoi tu n'aurais jamais permis une telle profanation à l'endroit de celui de tes fils que tu as gardé trois mois dans une de tes cuisses!

Mario de Candia est revenu à Paris, où il amène les deux filles qu'il a eues de son mariage avec Giulia Grisi. Le temps a eu beau marcher, rien n'efface la pieuse tristesse que le ténor a ressentie en voyant mourir la célèbre et belle cantatrice dont il avait fait sa femme. Mario, dit-on, éprouve un âpre plaisir à reparaître aux lieux où sa jeunesse a été tant fêtée, il y a trente-cinq ans. Peu importe que tout y ait changé de face. A la vieille cité de pierre a succédé une ville de marbre et d'or. Il n'y avait guère que quinze cents dilettanti; on en énumère cent mille aujourd'hui, mais cent mille qui aiment à se griser de musique de cuivre, cent mille qui portent les oreilles d'âne que Voltaire montrait jadis à Grétry. Mario, renaissant, délicat, studieux, soigneux, peu bruyant, serait-il compris de ce public nouveau? On peut en douter. Mais que vous dire? Il se rappelle sans doute ce que disait Paganini: «Un artiste de talent sera toujours bien venu partout; il ne peut vivre qu'à Paris.» Pour le revenant, il y a d'ailleurs le charme irrésistible qui s'attache aux souvenirs d'une époque sans pareille et qui ne sera pas recommencée.

Beaucoup se rappellent encore les premiers jours de sa venue. C'était dans un temps où l'on ne s'occupait déjà plus de politique. La mode était d'être tout entier à l'art, à la science, au théâtre, à la peinture, à la musique, aux beaux vers. Victor Hugo faisait jouer Ruy Blas par Frédérick-Lemaitre, encore jeune; Alfred de Musset venait d'écrire les Deux Maîtresses, Stendhal, la Chartreuse de Parme; M. de Balzac, Un grand homme de province à Paris; Gérard de Nerval, les Amours de Vienne. On touchait de la veille au duel lyrique engagé entre Duprez et Adolphe Nourrit, duel funeste, puisqu'il a fini par le suicide de ce dernier; Mlle Rachel quittait le Gymnase pour s'acheminer en triomphatrice du côté du Théâtre-Français; Eugène Delacroix avait exposé la Médée au dernier Salon; Decamps continuait ses études d'Orient; David (d'Angers) plaçait le Philopémen dans le jardin des Tuileries. Un opéra, un roman, un tableau, une statue, c'était le pain quotidien d'alors. L'Athènes de Périclès n'a jamais été plus ensoleillée de vraie gloire. On n'aurait jamais pu s'imaginer qu'un jour viendrait où Paris courrait voir un Russe qui a du poil de chien sur la figure, un noir qui fouette des lions dans une cage ou une mulâtresse à deux têtes, des monstres. Et il n'y avait pas encore de Petite Bourse sur les boulevards.

En ce temps-là, le docteur Véron, si habile, gouvernait l'Opéra en autocrate; c'était pour le mieux, puisqu'il donnait sans cesse l'éveil à un chef-d'œuvre inédit ou à quelque grand artiste inconnu. Voilà qu'on apprit tout à coup l'arrivée d'un ténor. A la suite d'une escapade, un jeune officier du roi de Sardaigne, s'étant sauvé en France, avait brisé son épée pour monter sur les planches. Un chevalier! un comte! l'aventure était piquante.

Mario de Candia,--c'était lui,--fut essayé; il avait déjà une jolie voix de salon, mais il fallait développer cet organe si précieux.

--Un ténor, la coqueluche de Paris! N'épargnez rien pour en avoir un, disait à M. Véron le ministre de l'intérieur.

Quand on constatait un grand succès au théâtre, Paris et la France n'avaient plus rien à dire. La machine gouvernementale fonctionnait à l'aise. On votait le budget sans débat; on dénouait les conflits diplomatiques en se jouant; les élections se faisaient presque en chantant.

--N'épargnez rien, répétait le ministre; jetez, s'il le faut, l'argent à pleines mains.

Les naturalistes nous ont appris combien il faut de soins pour élever un rossignol. Pour un ténor de ce cycle étrange, c'était bien autre chose. Que de blandices à l'adresse du nouveau venu! Non-seulement on prodiguait autour de lui les professeurs, un maître de français, un maître d'armes, un maître de danse, un maître d'équitation, un maître de natation, un maître de piano, un maître de chant, mais encore il avait sans cesse à ses trousses un médecin en renom, chargé de veiller sur sa personne avec une vigilance de dragon mythologique.

--A-t-il bien dormi? Il ne faut pas trop d'exercice! Qu'on prenne garde aux courants d'air! Ah! s'il allait attraper un rhume!

On ne lui permettait pas de sortir par les temps de pluie, ni le soir, à l'heure du serein. À table, on ne lui servait que les meilleurs morceaux, les plus légers, de la cervelle, des crêtes de coq, du blanc de poulet, précipités, de préférence, par du bordeaux, du haut-brion ou du léoville. Pourtant il n'en fallait pas en quantité qui pût allumer trop son cœur. Pas d'amour. L'amour était sévèrement défendu, vu qu'il porte atteinte, disait-on, aux cordes tendres de la voix. Un ténor, je le répète, on faisait de l'existence d'un tel artiste une question de cabinet.--M. Thiers se flattait d'avoir fait plus de ténors que M. Guizot.

Pour en revenir au jeune et brillant chevalier sarde, au bout de neuf mois d'attente, il fut en état de se montrer sur le théâtre. Quelle salle d'élite pour le voir et pour l'entendre! Il chanta et, dès les premières notes qui sortirent de son gosier, le comte Duchâtel, ministre de l'intérieur, présent à ses débuts, s'écria:

--Allons, il a une voix charmante! La monarchie et le ministère sont sauvés!

Tout ce qu'on avait fait pour Mario a été renouvelé depuis pour Poultier, le tonnelier de Rouen.

PHILIBERT AUDEBRAND.



PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE

LES TÉMOINS


Marchal.                                 D'Abzac.                                          Cruzem.


Bonzella, marin de l'Inflexible.                         Camut.                 Quatre-Bœuf, quartier-maître.


Flahaut.                                          Régnier.                                 Arnous-Rivière.

D'après les photographies de M. Appert.




LE LACHER DU PIGEON PORTEUR DES DERNIÈRES NOUVELLES.


Mode d'attache de la dépêche.
LE SERVICE DES PIGEONS VOYAGEURS DE LA PRESSE, A VERSAILLES.



LA SŒUR PERDUE

Une histoire du Gran Chaco

(Suite)

«Il n'y a peut-être pas consenti, répliquait Cypriano. Je crois qu'il ne l'eut pas permis, il peut même l'avoir ignoré et l'ignorer encore, mais nous savons qu'en plus d'une circonstance les vieillards de la tribu ont eu à faire justice de crimes du même genre commis à leur insu par des gens de la tribu. Il y a de mauvais drôles parmi les sauvages tout comme parmi nous. Les jeunes guerriers de la tribu ont plus d'une fois épouvanté la contrée par leurs attentats contre la vie des rares voyageurs qui s'étaient hasardés à parcourir la contrée. Quelque chose me crie que tous nos malheurs ont pour cause ces Indiens maudits et que le fils du chef lui-même, Aguara, est à leur tête. Je l'ai soupçonné de méditer le projet qu'il vient d'accomplir et, quand mon oncle est parti pour cette malheureuse excursion avec Francesca, ce n'est qu'une fausse honte qui m'a retenu de lui faire part de mes inquiétudes. Je dois convenir pourtant que le misérable a dépassé dans l'exécution de son crime mes prévisions sur un point. Je ne l'aurais pas cru capable d'aller jusqu'au meurtre de l'ami même de son père pour faire réussir son dessein.»

Ludwig ramené subitement à la pensée de son double malheur demeura quelque temps sans répondre. La scène du retour de son père se représentait tout entière à son esprit. Il entendait encore le cri désespéré de sa mère à la vue de son mari inanimé. Plongé dans ce souvenir, il semblait ne pouvoir en sortir. Mais faisant enfin un effort pour s'arracher à la contemplation de ce lugubre passé, sa pensée se reporta plus vivement sur le présent et l'avenir.

«Cypriano, dit-il, il vaut mieux peut-être que les choses se soient passées comme vous le supposez.

--Mieux! pourquoi donc, Ludwig?

--Nous avons du moins une espérance, celle de retrouver Francesca. Si le vieux chef est innocent, il ne manquera pas de nous la faire rendre, quand bien même le coupable serait son propre fils.

--J'en doute, repartit tristement son cousin.

--C'est pourtant notre seul espoir, continua Ludwig. Si ce forfait a été commis par quelque autre tribu ennemie de nous autres blancs, et vous savez que toutes celles du Chaco sont dans ce cas, quelle chance avons-nous de leur reprendre ma sœur? L'enlever de force serait impossible, il y aurait folie d'y songer. Nous n'aurions d'autre alternative en le tentant que d'y perdre la vie, ou, et ce serait pis, la liberté sans profit pour elle.

--C'est vrai, dit Cypriano, je reconnais que sans l'aide de Naraguana, notre expédition est désespérée. Mais nous aurions plus de chance de succès si nous devions requérir son aide contre d'autres tribus que la sienne. Contre des Guaycurus, par exemple, ou des Mbayas, ou des Anguites, le chef Tovas pourra prendre en main notre cause. Quoique les tribus du Chaco se liguent volontiers toutes ensemble lorsqu'il s'agit d'une expédition contre les blancs, elles ont souvent de mortelles haines les unes contre les autres. Mon espoir se fonde plutôt sur cette supposition que sur toute autre chose qu'il soit en notre pouvoir d'accomplir. Si, au contraire, nous avons affaire aux Tovas!...

--Ce sont les Tovas!» interrompit Gaspardo qui, tout en chevauchant et tout en ne perdant pas de l'œil la piste de l'ennemi, n'avait pourtant pas cessé d'écouter la conversation.

Au même instant, il arrêtait brusquement sa monture et désignait quelque chose sur le sol, tout à côté de son cheval.

«Regardez, s'écria-t-il, voilà la preuve de la culpabilité des Tovas!»

Ludwig et Cypriano s'avancèrent pour examiner ce qu'il leur désignait ainsi.

C'était un objet sphérique à peu près de la dimension d'une orange, et d'une couleur brune foncée. Tous deux reconnurent une bola, pierre ronde, couverte de cuir cru, et semblable à l'une de celles qui pendaient aux arçons de leurs propres selles.

«Quelle preuve trouvez-vous là, Gaspardo, dit Cypriano? C'est une bola que quelqu'un a laissé tomber et dont la courroie s'est brisée. Mais qu'est-ce que cela prouve? Tous les Indiens Chaco ne portent-ils pas des bolas?

--Oui, mais pas de pareilles à celle-ci. Examinez-la,» dit-il en se penchant sur sa selle et ramassant la bola sans quitter les étriers; «y voyez-vous le moindre signe de rupture? Non, elle n'a jamais été attachée à une courroie. Caramba! senores, c'est une bola perdida (1)!»

Les deux jeunes gens se passèrent l'objet et n'y découvrirent rien qui pût laisser supposer qu'il appartenait à un couple de bolas. C'était une lourde pierre, entourée d'une enveloppe de peau de vache, avec laquelle on l'a recouverte quand elle était encore humide, et qui, en séchant, s'était resserrée sans laisser un seul pli. Il n'y avait aucune apparence de courroie, on ne voyait que la couture qui la fermait. Quelle que pût être son utilité, la bola était complète en elle-même.

--Une bola perdida! Je n'ai jamais entendu parler de cela, dit Ludwig.

--Ni moi non plus, ajoute Cypriano.

--J'en ai entendu parler, moi, dit le gaucho, et j'ai vu aussi ses effets. C'est une arme dont les Indiens se servent avec une adresse qui vous surprendrait. Ils la lancent à plus de 30 mètres et en frappent la tête d'un ennemi avec autant de sûreté que si elle sortait du canon d'une carabine. Maldita! J'ai vu des crânes écrasés par un pareil coup, mieux que s'ils avaient été écrasés par un bâton de quebracho (2). La bola perdida, senores! ce n'est pas un jouet d'enfant, je vous l'assure.

Note 1: Littéralement «boule perdue», la signification spéciale de ces mots résultera de l'explication du gaucho.
Note 2: Nom donné à une espèce d'arbre de la famille des acacias, à cause de la dureté de son bois. Quebracho, ou casseur, signifie qu'il briserait la hache avec laquelle on voudrait l'abattre.

--Mais quelle preuve avez-vous qu'elle ait été lancée par des Tovas?»

Cette question était faite par Ludwig.

«Ils sont les seuls Indiens qui puissent l'avoir laissée tomber, car eux seuls se servent de cette arme. Aucune autre tribu ne l'emploie. N'en doutez pas, mes enfants, elle a été perdue par un traître Tovas.»

Les deux jeunes gens firent un signe d'assentiment, et dès ce moment ils surent que la piste qu'ils suivaient alors était certainement la piste des Tovas.

Cette connaissance acquise d'une façon si inattendue affecta les voyageurs bien différemment. A Ludwig elle donna, sinon de la joie, du moins un rayon d'espérance de retrouver sa sœur, tandis que chez Cypriano elle ne produisit qu'un désespoir plus sombre encore.

«Au-dessus des Tovas, au-dessus du misérable assassin, dit-il à ses deux compagnons, il est un plus grand coupable, à qui remonte la première responsabilité de tous nos malheurs.

--Oui, répondit Ludwig, l'infâme Francia.

--Lui-même, et je ne vivrai jamais tranquille tant qu'il n'en aura pas aussi subi le châtiment.

--Dieu se chargera de le lui infliger. Quant à nous, cher cousin, que pouvons-nous contre cet homme?

--Rien pour le moment sans doute; mais plus tard nous nous verrons.»

De nouveaux incidents vinrent faire diversion à leurs pensées. L'atmosphère, après s'être graduellement assombrie, s'était épaissie presque subitement autour d'eux, au point de faire succéder presque instantanément la nuit au jour.

«Vite, vite! cria Gaspardo en mettant son cheval au grand galop; si nous n'atteignons pas la grotte, nous sommes perdus. Courez, si vous tenez à la vie!»

Les deux jeunes gens lancèrent comme lui leurs chevaux à toute vitesse.

«Nous arrivons à temps! Grâce à la Mère de Dieu, nous arrivons à temps!»

Cette exclamation sortit des lèvres de Gaspardo au moment où, suivi de ses jeunes compagnons, il faisait passer son cheval par l'ouverture d'une caverne.

Cette caverne se trouvait dans un rocher à pic, s'élevant au-dessus d'un arroyo (3) qui, un peu plus bas, se jetait dans le Pilcomayo. Son entrée donnait sur le bord du ruisseau à quelques pieds de distance seulement de l'eau courante.

«Oui, nous arrivons au bon moment», ajouta le gaucho en exhalant un soupir de soulagement. «Caramba! entendez-vous? voyez-vous? Regardez dehors!»

Il parlait encore quand un éclat de tonnerre étouffa sa voix. C'était la tempête. C'était la tormenta! dont les grondements répercutés soudain par les échos du ravin, prirent en un instant une effroyable intensité. Des nuages de poussière tourbillonnaient dans la plaine et semblaient vouloir accourir sur eux.

«Dépêchons, descendez de cheval», cria Gaspardo à ses deux compagnons, en leur donnant l'exemple. «Prenons nos ponchos, mes enfants, attachons-les ensemble, et si nous ne voulons pas être étouffés dans cet antre, bouchons-en l'entrée le mieux et le plus vite que nous pourrons.»

Les jeunes gens n'avaient pas besoin d'être mis en demeure de ne pas perdre un instant. Ce n'était pas la première fois qu'ils assistaient à une tormenta; chez eux, à Asuncion, ils en avaient vu plus d'une et en avaient remarqué les terribles effets. Ils avaient entendu les cailloux brisant les fenêtres, faisant trembler les portes sur leurs gonds; ils avaient vu la poussière passer à travers les fentes et les trous des serrures comme l'haleine furieuse de l'ouragan, ils avaient vu les arbres déracinés, brisés comme paille, les bêtes et les gens culbutés, roulés à terre par son irrésistible violence. Aussi, avant que le gaucho eût pu prononcer un autre mot, ils étaient sur pied et l'aidaient à disposer à l'intérieur leurs chevaux pour qu'ils lussent un premier obstacle, et à fermer l'ouverture de la caverne, à l'aide de leurs ponchos solidement liés ensemble et fixés dans les interstices des rochers au moyen de leurs couteaux. Ils furent à moitié aveuglés par la poussière et presque renversés par le vent avant d'avoir pu terminer cette opération.

«Maintenant, dit Gaspardo, dès qu'ils eurent achevé leur besogne, nous pouvons nous regarder comme en sûreté, et je ne vois pas de raison pour ne pas nous installer dans ce trou aussi confortablement que le permettent les circonstances. Nous serons peut-être retenus longtemps ici, trois ou quatre heures, sinon toute la nuit. Quant à moi je suis affamé comme un gallinazo(4). Cette rude course m'a fait oublier mon déjeuner, de sorte que je propose d'achever ce qui nous reste de guariba rôti. La salle à manger est sombre et nous aurons peine à faire bouillir notre théière. Cependant j'espère pouvoir faire assez de lumière pour éclairer notre repas.»

En prononçant ces mots, le gaucho se dirigea vers son cheval, et fouillant un moment sous son recado, il réussit à trouver un briquet.

Mayne Reid.

(La suite prochainement.)

Note 3: Vautour-dindon du l'Amérique Espagnole, nommé Jofilote au Mexique. Dans les autres portions du continent de l'Amérique du Sud, ou l'appelle urubu ou gallinazo. Certains voyageurs ont cru que le turkey buzzard des États-Unis et le Gallinazo Sud-Américain étaient un même oiseau. Ils sont cependant entièrement distincts; ce dernier est beaucoup plus beau que son congénère du Nord. Son plumage est plus brillant, tandis que sa tête chauve, son cou et ses pattes, au lieu d'être d'un blanc grisâtre, sont d'une couleur rouge vif. Il existe au moins quatre espèces distinctes de ces petits vautours noirs sur le continent de l'Amérique.
Note 4: L'arroyo est un ruisseau coulant entre deux berges élevées et à pic.


NOS GRAVURES

La loi de prorogation et le public

Chaque fois qu'il y a eu à l'Assemblée nationale de Versailles quelqu'une de ces grandes discussions qui mettent le pouvoir en question, le contre-coup s'en est vivement fait sentir à Paris. Alors que M. Thiers était président de la République, cela s'est produit non pas une fois seulement. On n'a pas oublié encore l'émotion qui s'était emparée de la capitale, le 24 mai: la foule agitée s'arrachant les journaux du soir sur les boulevards, assiégeant la gare Saint-Lazare pour attendre l'arrivée des trains, quêtant et commentant les nouvelles, dans un état de surexcitation difficile à décrire. Le même phénomène ne pouvait donc manquer de se reproduire le 19 septembre dernier, jour où l'on discutait à Versailles la loi de prorogation des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon. En effet, dès la première journée de cette discussion, qui ne s'est terminée, comme on sait, que le lendemain dans une séance de nuit, la grande ville était soudainement reprise de son accès de fièvre. Dans la soirée, même émotion sur les boulevards, mêmes inquiétudes, même curiosité impatiente de savoir, même encombrement à la gare, où, comme les sergents de ville, les patrouilles étaient impuissantes à faire circuler la foule. Pour en avoir raison on crut faire merveille en la trompant, en faisant arrêter les trains avant l'entrée en gare, et l'on réussit un instant à la dérouter. Mais quelqu'un éventa la mèche, et les curieux aussitôt de se porter sur le pont de l'Europe. Il fallut bien en prendre son parti, et laisser suivre son cours normal à cette fièvre qui finalement se calma d'elle-même, sans s'être compliquée du plus léger accident.

Quelques portraits de témoins dans le procès Bazaine

Le procès du maréchal Bazaine avance. Bientôt la parole sera à l'accusation et à la défense, car la liste des témoins ne tardera pas à être épuisée. Avant qu'elle le soit tout à fait, nous croyons être agréables à nos lecteurs en mettant sous leurs yeux les traits de quelques-uns de ces témoins qui ont appelé le plus vivement sur eux l'attention par le rôle qu'il ont joué dans le grand drame de la capitulation de Metz et de l'armée du Rhin.

Les neuf personnages dont nous donnons aujourd'hui les portraits, pour commencer, se rattachent à trois catégories de faits différents: communications entre les maréchaux Bazaine et Mac-Mahon avant le désastre de Sedan, communications entre le maréchal Bazaine et le gouvernement du 4 septembre, enfin communications entre le maréchal Bazaine et l'ennemi. Les témoins Flahaut, Marchal et M. le colonel d'Abzac se rapportent à la première catégorie. Commençons par celle-ci.

Flahaut et Marchal sont deux agents de police qui servirent plusieurs fois d'émissaires entre Metz et Thionville. Le 20 août, Flahaut se trouvait à Metz lorsque le maréchal Bazaine le fit appeler et lui remit, pour les porter à Thionville, les trois fameuses dépêches adressées, après la bataille de Saint-Privat: 1º à l'empereur, 2º au ministre de la guerre, 3º au maréchal de Mac-Mahon, dépêches dont les deux premières différaient si essentiellement de la troisième.

Celle-ci, en effet, portait seule cette restriction: «Je suivrai très-probablement pour vous rejoindre la ligne des places du Nord, et vous préviendrai de ma marche, si toutefois je puis l'entreprendre sans compromettre l'armée.» Ajoutons que, seule aussi, cette dépêche qui aurait sans doute arrêté la marche du maréchal de Mac-Mahon vers l'est, ne parvint point à son destinataire. Cependant elle était parvenue en double, comme les autres, au colonel Turnier, à Thionville, apportée d'une part par Flahaut, et de l'autre par Mme Louise Imbert. Le colonel Turnier le fit passer toutes les trois au colonel Massaroli, commandant la place de Longwy, par l'intermédiaire du commissaire de police cantonal à Longwy, Guyard. Le colonel Turnier remit en même temps une expédition de ces dépêches à M. de Bazelaire, élève de l'École polytechnique, qui allait à Paris, et qui les fit partir le 22 par la station télégraphique de Givet. De son côté le colonel Massaroli expédia la dépêche à l'empereur, et celle destinée au ministre. Quant à la dépêche adressée au maréchal de Mac-Mahon, il la remit à deux agents de la police de sûreté de Paris qui avaient été demandés à M. Piétri par le colonel Stoffel, chef de la section des renseignements à l'état-major du maréchal de Mac-Mahon, et qui devaient chercher à pénétrer jusqu'au maréchal Bazaine et recevoir ses dépêchées. Ces agents, les sieurs Rabasse et Miès, adressèrent télégraphiquement cette dépêche, le 22, au colonel Stoffel, ils lui en remirent entre les mains, le 26, l'original; le colonel avait dû également en recevoir l'expédition par M. de Bazelaire, et cependant, comme il est dit ci-dessus, elle ne parvint pas au maréchal de Mac-Mahon. Le colonel a nié l'avoir jamais reçue, ce qui a amené à l'audience du conseil de guerre un incident émouvant. Le commissaire du gouvernement, le général Pourcet, à la suite de ces dénégations, se leva et prit des conclusions contre le colonel, à l'effet de le poursuivre pour soustraction de dépêche. Revenons à Flahaut.

Après avoir heureusement accompli la mission dont nous avons parlé plus haut, il fut renvoyé à Metz par le colonel Turnier, avec une dépêche chiffrée.

Cette fois il voyagea de compagnie avec un de ses collègues, Marchal, qui avait été chargé, de la même dépêche. L'odyssée de ces deux agents abonde en détails dramatiques. Ils sont arrêtés trois fois par les Prussiens et autant de fois repoussés, sous peine d'être fusillés. Arrivés à Augny, dans une quatrième tentative, ils se cachent d'abord dans la cave du maître d'école, puis chez le curé, qui leur donne à souper et à coucher. Enfin, le lendemain ils réussissent en ayant recours à la ruse. Arrêtés aux avant-postes ennemis et interrogés par un officier:

--Nous venions voir, répondent-ils, si vous avez des pommes de terre; voici l'hiver, et si vous n'en avez pas nous pourrons vous en vendre.

L'ennemi les croit et les laisse libres de circuler aux avant-postes. Une occasion favorable se présente et ils filent. La dépêche avait passé avec eux. Bien malin eût été le Prussien qui l'eût découverte. Chacun d'eux avait avalé la sienne, après avoir eu soin de l'envelopper préalablement de caoutchouc. Plus tard, le 5 et le 15 septembre, puis dans le courant d'octobre, Marchal et Flahaut essayèrent de retourner à Thionville, mais ils n'y purent parvenir.

Disons, pour en finir avec cet ordre de faits, que le colonel d'Abzac, dont il a été question plus haut, était attaché au cabinet du maréchal de Mac-Mahon. Il a déclaré n'avoir pas eu connaissance de la dépêche du 20 août rapportée à Rhetel par les témoins Miès et Rabasse, et remise par eux, selon leur dire, au colonel Stoffel.

Les témoignages de Cruzem, de Camus, de Quatrebœuf et de Donzella se rapportent aux communications entre le maréchal Bazaine et le gouvernement du 4 septembre. Le maréchal prétend que ces communications étaient alors devenues pour ainsi dire impossibles. Cependant le témoin Crusem est sorti trois fois de Metz, passant à travers les lignes prussiennes, d'abord dans la direction de Corny, puis par le bois de Grigy, enfin par Saint-Remy: et, dans ces diverses excursions, il a parcouru, dit-il, les environs de Metz et poussé, dans la dernière, jusqu'à Luxembourg. Les trois témoins qui suivent, MM. Camus, Quatrebœuf et Donzella étaient des émissaires du gouvernement du 4 septembre qui, préoccupé de la situation de l'armée de Metz, avait fait arriver à Longwy et à Thionville plusieurs convois de vivres pour la ravitailler. C'est cette nouvelle qu'il s'agissait de porter à la connaissance du maréchal Bazaine. M. Camus est un homme de quarante-huit ans, garde-forestier, connaissant bien le pays. Il fit plusieurs tentatives infructueuses pour passer et rentra à Longwy. M. Quatrebœuf, sergent-fourrier des équipages de la flotte, paraît avoir mieux réussi. C'est un jeune homme de trente-deux ans, alerte et énergique. Enfin M. Donzella, autre marin, du même âge que le dernier et non moins déterminé, envoyé par la délégation de Tours dans le même but, parvint à entrer dans Thionville, qui était alors investi, et à remettre au colonel Turnier, chargé de la faire parvenir, la dépêche dont il était porteur. Donzella, pour passer, avait été obligé de se déguiser en marchand d'osier. Il a raconté avec beaucoup de verve son entrevue avec le colonel: «Il me chargea de dire bien des choses à sa famille et voulait me donner une lettre pour elle, mais je refusai de la recevoir en disant:

«--Je veux bien me charger de nouvelles orales, mais je ne veux pas m'exposer à me faire fusiller par les Prussiens uniquement pour dire à votre famille comment vous vous portez.»

Selon toute vraisemblance, la nouvelle de ce qu'avait fait le gouvernement pour ravitailler l'armée de Metz est donc parvenue au maréchal Bazaine, qui cependant affirme le contraire. Mais il affirme également n'avoir pas reçu une dépêche postérieure, contenant les mêmes détail et à lui apportée et remise par le garde mobile Risse. Cependant l'entrée à Metz de Risse ne peut être contestée, puisqu'il s'y est engagé dans le 44e de ligne. Sa déposition est très-précise. Elle est d'ailleurs confirmée par les deux témoins Marchal et Flahaut, dont il a été déjà parlé.

Avec M. Arnous-Rivière, nous passons aux communications avec l'ennemi, dont il a été le principal ouvrier.

M. Arnous-Rivière, âgé de quarante-sept ans, est un ancien officier démissionnaire, qui avait été chargé par le maréchal Bazaine d'organiser une compagnie d'éclaireurs. Il avait été d'abord attaché au grand quartier général, puis il fut investi à la fin d'août du commandement des avant-postes à Moulins. C'est par son intermédiaire que se faisait l'échange des correspondances entre les généraux en chef, correspondances, qui, pour la plupart, n'ont pas laissé de traces dans le dossier; c'est lui qui recevait les parlementaires et les conduisait en voiture de Moulins au grand quartier général. C'est ainsi que, le 23 septembre, il amena Régnier, à la tombée de la nuit, d'abord à Longeville, au quartier général du général Cissey, puis au ban Saint-Martin chez le maréchal. «Vous annoncerez l'envoyé d'Hastings», lui dit Régnier; parole faite pour surprendre, car alors on ignorait absolument à Metz que l'impératrice eut choisi cette résidence. Terminons par ce triste personnage.

Régnier est un homme d'une cinquantaine d'années. C'est, d'après le rapport du général Rivière, un homme fin et audacieux, aux manières vulgaires, très-vaniteux et se croyant un profond politique. Il a reçu quelque instruction et joué, en 1848, un certain rôle dans les événements du temps. Puis il se lança dans l'industrie, et épousa en Angleterre une femme qui lui apporta une certaine aisance. Après le 4 septembre, on le retrouve dans ce pays, où il cherche à se faufiler chez l'impératrice, qui s'était retirée à Hastings. Il finit par y obtenir, à force d'importunités, une photographie portant la signature du prince impérial, sorte de passe qui va lui servir, ainsi qu'une vue de Wilhemshoe, où était détenu l'empereur, et qu'il s'était procurée je ne sais comment, à accréditer ses menées. Ainsi nanti, il se rend à Ferrières auprès du prince de Bismarck, à la solde duquel il semble se mettre et qui l'emploie sous prétexte d'armistice à tromper le maréchal Bazaine, en faisant miroiter à ses yeux on sait quelles espérances ambitieuses, et à lui tirer l'état exact de la situation de son armée sous Metz et de ses ressources en vivres. En quittant le maréchal, il emmenait avec lui le général Bourbaki qui devait se rendre à Londres auprès de l'impératrice, et qui en y arrivant, fut fort surpris d'apprendre que celle-ci ne savait pas le premier mot de l'intrigue qui l'avait fait sortir de Metz. Mais le tour était joué, M. de Bismarck savait à huit jours près combien de temps le maréchal pouvait tenir, c'est tout ce qu'on voulait, et Régnier ne reparut plus.

On sait qu'il ne s'est pas présenté à l'appel de son nom à l'audience du conseil de guerre où il devait faire sa déposition. On s'y attendait, car il avait déjà déclaré, dans une lettre rendue publique, qu'il ne comparaîtrait pas, si M. le président du conseil refusait de lui accorder certaines garanties pour sa sûreté. Aussi, a-t-il été condamné à 100 francs d'amende comme défaillant, à la requête du commissaire du gouvernement, qui a également demandé au conseil l'autorisation de le poursuivre comme ayant entretenu des intelligences avec l'ennemi et lui ayant procuré des renseignements pouvant compromettre la sûreté de la place de Metz et de l'armée française.

Louis Clodion.

Les pigeons de la presse de Paris

Si la capitale politique de la France parlementaire était Tours et surtout Bordeaux, jamais la Liberté n'aurait imaginé d'employer des pigeons au service de la dernière heure. Mais Versailles est si rapproché de Paris que l'électricité, à cause des formalités qu'exige son emploi, ne peut lutter contre l'aile du pigeon, qui est, lui, toujours prêt à partir dès qu'on ouvre la porte de son panier.

L'intelligente initiative prise par la Liberté ne pouvait tarder à être imitée. Quelques jours à peine s'étaient écoulés depuis l'ouverture de la session d'hiver qu'une industrie nouvelle était créée.

Un colombophile imaginait de mettre au service des divers journaux politiques de Paris des pigeons parfaitement dressés. Il faisait de son colombier le centre des nouvelles les plus fraîches du maréchal Bazaine et de l'Assemblée nationale. Le Temps, la Presse, l'Opinion, la Patrie, etc., etc., et même l'Agence Havas sont devenus l'un après l'autre tributaires de ce service de dépêches. Le directeur de la poste aérienne loue ses oiseaux à peu près aussi cher que l'on eût fait payer un cheval au temps du grand roi pour revenir de l'Œil de Bœuf à Paris. Il est vrai que les pigeons n'ont pas besoin de postillons qui les ramènent à l'écurie.

Ce commerce va si bien qu'on lâche quelquefois trente ou quarante pigeons dans la même journée, surtout si le temps est clair et si les événements politiques sont assez palpitants.

(Suite plus bas.)




Aveugles à la porte de la cathédrale de Valence.


La ligature des palmiers.


Laboureurs Valençais.


Le pesage du charbon à Madrid.


Pose de banderillas.


La navaja.


Un enterrement à Barcelone.


Contrebandiers de la Serriana de Ronda.

--Gravures extraites de l'Espagne, par le baron Ch. Daviller.--Illustrations de Gustave Doré. (Hachette et Cie, éditeurs.)



(Suite.)

Le lancer a lieu au fur et à mesure des demandes qui affluent principalement de deux heures et demie à trois heures, moment du coup de feu et de la clôture définitive du bureau. Car il n'y a pigeon qui tienne, il faut que le journal paraisse, et paraisse de bonne heure, s il ne veut pas qu'un rival plus diligent le prévienne et tire profit de ses retards.

L'opérateur qui lance les pigeons se place sur la porte d'un petit cabaret borgne placé en face de la cour du Maroc. Les reporters n'ont qu'un saut à faire pour franchir la rue et y apporter les nouvelles écrites au vol, apportées au galop.

C'est un homme de haute taille, à longue barbe et à larges épaules; nous l'avons représenté au moment où il jette en l'air, l'un après l'autre, un couple d'oiseaux. Pour éviter les pertes de temps, il en tient un dans chaque main. Les pigeons, profitant de l'élan qu'ils ont reçu, fuient rapidement dans la direction de Paris. Une foule très-mélangée et à laquelle quelques représentants ne dédaignent point de se mêler, assiste à ce spectacle, qui n'est pas un des moins curieux ni des moins instructifs que Versailles offre en ce moment.

Cette entreprise publique n'est pas la seule; il existe en outre une organisation particulière établie par le National pour les besoins de sa publicité. Son lanceur opère également dans le cabaret de la rue des Réservoirs, que nous avons représenté encombré de cages à pigeons. Le colombophile du National est occupé à enfiler le petit tube des dépêches autour d'une des rectrices de la queue. L'opération demande beaucoup d'habitude et de dextérité. L'oiseau, quand on le prend convenablement, se laisse faire avec beaucoup de docilité; mais il ne faut pas croire qu'il ne s'aperçoive pas de ce qui vient de se passer. Non-seulement ce corps étranger gêne la manœuvre de son gouvernail, mais il l'agace et l'inquiète; de sorte que, finalement, son vol se trouve notablement diminué de rapidité.

La preuve, c'est que, si les nouvelles faisant défaut, quelques-uns des dix pigeons du National sont lancés et reviennent sans dépêches, bien que partis les derniers, presque toujours ils arrivent les premiers à Paris.

Comme l'oiseau se guide uniquement par la vue, il faut que le ciel soit assez pur, surtout au déclin du soleil, pour que les pigeons de la Presse de Paris puissent trouver leur chemin. La saison difficile va commencer, car les jours deviennent de plus en plus courts et nos petits courriers politiques ont à percer des brumes qui vont singulièrement en s'épaississant.

Quant aux pigeons de nuit, ils sont encore à inventer. C'est à peine si, par un beau clair de lune, quelques lauréats des grands concours partant à faible distance pourraient regagner leur colombier.

W. de Fonvielle.



L'Espagne

PAR M. LE BARON DAVILLER

Les événements qui se passent en Espagne ont plus que jamais fixé l'attention publique sur ce pays, qui parle déjà tant à l'imagination. Aussi est-ce avec le plus vif intérêt que l'on arrête ses regards sur tout ce qui sert à faire connaître les mœurs de ce peuple curieux, rude et poli, passionné, superstitieux, brutal, avide de distinction, très-chatouilleux sur le point d'honneur, et avec cela aussi généreux que digne. A ce titre, les dessins que nous donnons ci-contre ne peuvent donc manquer de plaire à nos lecteurs.

Un d'eux représente un cimetière à Barcelone. C'est une série de longues allées que bordent de hautes murailles percées d'une multitude de casiers. Chaque casier doit loger un cercueil, après quoi il est muré. Une dalle en pierre ou en marbre, plus ou moins richement ornée, suivant la fortune du défunt, et portant son nom, ferme l'ouverture du casier. Rien de triste comme une promenade à travers les rues mornes de cette ville des trépassés.

Passons dans la province voisine, celle de Valence, qui entre toutes, a conservé un caractère moresque nettement tranché. Le costume des habitants a à peine varié depuis plusieurs siècles, celui des paysans surtout. Coiffés d'un mouchoir aux couleurs éclatantes, roulé autour de la tête et s'élevant en pointe, réminiscence du turban, qu'ils recouvrent parfois d'un sombrero à larges bords, ils portent une chemise attachée au cou par un bouton double, un très-large caleçon de toile blanche, retenu par une ceinture, des bas sans pied quand ils en portent, et des alpargatas ou espardines. Ajoutons la mante, qui ne les quitte jamais, et voilà au complet le costume d'un Valençais du peuple, d'un labradore ou laboureur, qui ne se fait beau et n'endosse le gilet de velours aux boutons d'argent que les jours de fête. La fertilité des environs de Valence est proverbiale, ce qui n'implique pas qu'il n'y ait point de pauvres. Comme chez nous, les pinceurs de guitare ne manquent pas, mais c'est dans la capitale de la province qu'on les trouve. Les infirmes hantent les portes des églises. Un de nos dessins représente deux aveugles chantant des litanies à la porte de la cathédrale.

Comme toutes les grandes villes de la péninsule, Valence a sa plaza de toros, où ont lieu les combats cruels si chers aux Espagnols. Ces combats se terminent toujours par la mort d'un certain nombre de taureaux et de chevaux. Le sang humain y coule souvent aussi, mêlé à celui des animaux. Nous ne décrirons pas par le menu ce dramatique sport où torreros, picadores, banderilleros ont leur place marquée et jouent à l'envi le jeu le plus périlleux. Quelques mots cependant sont nécessaires pour expliquer un de nos dessins: Pose de banderillas. Ces banderillas sont des sortes de flèches dont le bois est entouré de papier de différentes couleurs, frisé et découpé. A l'une de ses extrémités est un hameçon. Les banderilleros ont pour mission de piquer dans les épaules du taureau ces engins qui ne peuvent plus s'en détacher, et ont pour effet d'augmenter la fureur de l'animal C'est à Madrid que ces spectacles se donnent avec le plus d'apparat et de somptuosité. Si l'on n'y déploie pas à Valence un pareil luxe, en revanche on s'y porte avec un empressement à nul autre pareil. Le Valençais est passionné pour ce divertissement. Cela tient sans doute à sa nature. S'il est gai, il est cruel. La colère le transporte facilement. C'est alors qu'il joue du couteau, de cette terrible navaja, qui se fabrique à Albacète, et dont la lame, très-allongée et pointue, porte toujours quelque inscription, qui indique à quel usage elle n'est que trop souvent employée, «Si cette vipère te pique, il n'y a pas de remède à la pharmacie.»

Si esta vivora te pica

No hay remedio en la botica.

Devise qui le plus souvent employée, a valu à certains navajas le nom lugubrement plaisant de navajas de santolio, couteaux de l'extrême-onction.

Mais il est temps de nous arrêter. Quelques-uns des détails que l'on vient de lire et qui expliquent les dessins que nous donnons, ont été par nous empruntés au magnifique ouvrage que vient de publier la librairie Hachette: l'Espagne, par le baron Ch. Daviller. C'est un splendide volume in-4º de 800 pages, très-intéressant, très-bien écrit, et illustré de 300 gravures dessinées sur bois par M. Gustave Doré.

L. C.



L'Insurrection de Cuba(5)

Note 5: Les deux gravures qui accompagnent cet article sont extraites du Tour du Monde, nouveau journal des voyages, publié par la maison Hachette et Cie.

Dans l'histoire de la semaine nous disons où en est l'affaire du Virginius, qui est venue si inopinément compliquer, vis-à-vis des États-Unis d'Amérique, la situation déjà si critique de la malheureuse Espagne. Nous n'avons pas à y revenir ici. On sait qu'à la première nouvelle de l'exécution des flibustiers américains, il y eut comme une explosion d'indignation aux États-Unis. On ne parlait que d'armer et d'entrer en campagne sur l'heure.

Cette indignation était-elle bien réelle? J'en doute.

On sait que depuis longtemps les États-Unis convoitent la possession de l'île de Cuba; et, si les richesses et la merveilleuse situation de la perle des Antilles n'excusent pas ces convoitises, au moins les expliquent-elles. La fertilité de l'île de Cuba est très-grande en effet, sa végétation magnifique. On y trouve de vastes forêts de palmiers, de cèdres, de cocotiers, de chênes, de pins; on y cultive la canne à sucre, le tabac, le caféier, le cotonnier, l'indigotier, le riz, le maïs, qui sont pour le planteur une source intarissable de richesses, et rien n'égale la beauté de son port de la Havane que défendent de vastes fortifications. Les vues que nous donnons de ce port et de l'intérieur de l'île prouveront au lecteur que nous n'exagérons en rien.

Cuba forme, avec les autres Antilles espagnoles, un gouvernement dont la Havane est le chef-lieu. Civilement, elle est divisée en deux provinces: la Havane et Santiago; militairement, en trois départements: l'Est, le Centre, et l'Ouest; financièrement en trois intendances: la Havane, Puerto-Principe et Santiago; au point de vue maritime enfin, en cinq provinces: La Havane, Trinitad, Remedios, Nuevitas et Santiago. Elle renferme une population de 1,449,462 habitants, dont 564,698 blancs, 16,176 hommes libres de couleur et 662,087 esclaves qui seront libérés après la pacification de l'île d'après la loi récemment votée par les cortès espagnoles. En attendant l'esclavage y règne toujours, et bien que la traite soit interdite, plusieurs milliers d'esclaves y sont encore introduits chaque année. La révolte de ces esclaves l'a ensanglantée plusieurs fois dans le cours de ce siècle et l'ensanglante encore aujourd'hui. Espérons que c'est pour la dernière fois et que ces révoltes cesseront avec la cause qui les a fait naître.

L'Espagne attache le plus grand prix, et cela se comprend, à cette colonie que les États-Unis, nous l'avons dit, voudraient bien aussi s'annexer. En 1845, ils ont offert de l'acheter, et peut-être l'Espagne a-t-elle eu tort de ne pas la vendre. Finiront-ils par s'en emparer d'une façon ou de l'autre? Selon toutes les probabilités, oui.



UN VOYAGE EN ESPAGNE
PENDANT L'INSURRECTION CARLISTE

V

Abdication du roi Amédée et proclamation de la République.--Agissements de la Junte carliste établie à Bayonne.--Don Carlos séjournant à la frontière.--Conseil particulier du prétendant.--Nomination de nouveaux chefs carlistes.

Lorsque l'abdication du roi Amédée fut portée aux Cortès et que celles-ci, en dépit du ministre Zorilla, proclamèrent la République, j'étais à Vitoria, capitale de la province de l'Alava. De ces deux nouvelles, la première était prévue depuis longtemps, le jeune prince italien, malgré ses qualités personnelles incontestables, étant profondément détesté par tous les Espagnols, sans distinction de partis, devait en arriver forcément à cet acte d'abdication. Aussi n'étonna-t-elle personne.

Il n'en fut pas de même de la proclamation de la République par une Chambre qui passait pour être foncièrement monarchique. La population ne voulut pas d'abord croire à la réalité de cette nouvelle. Mais lorsqu'il fallut bien se rendre à l'évidence, elle protesta énergiquement contre cette forme de gouvernement subitement improvisée. Je ne crois pas me tromper en affirmant qu'à Vitoria, ville d'environ vingt mille âmes, il ne s'y trouvait pas, en avril dernier, cent républicains. La désorganisation s'introduisit dans l'administration des affaires publiques. Le gouverneur de la province, les membres de l'ayuntamiento, tous les principaux employés du pouvoir central donnèrent leur démission en masse, si bien qu'en deux ou trois jours, la ville et toutes les localités de la province furent livrées à la plus complète anarchie.

Le même désordre se reproduisit dans les autres provinces qui, comme celle de Vitoria, furent plongées dans la stupeur à l'annonce seule du mot de République, qui a été toujours, depuis la Révolution de 1793, un horrible épouvantail dans l'esprit des populations basques, au point qu'elles nous ont regardé, pendant longtemps, nous Français, comme des monstres et des buveurs de sang.

Dans toutes les excursions que je fis à Pampelune, Tolosa, Bilbao, Saint-Sébastien, etc., je constatai le même désarroi dans toutes les administrations et une égale répugnance, de la part des populations, à vouloir accepter la nouvelle forme de gouvernement. Alors se produisit une espèce d'anarchie dont profita habilement le parti carliste. Jusqu'alors, l'insurrection avait été assez mollement conduite, soit que les chefs n'eussent pas une entière confiance en son succès, soit qu'elle manquât d'argent et d'armes; ce dernier fait était vrai, j'en ai eu la certitude.

Mais à partir du jour où commença la désorganisation du pouvoir central, la junte de guerre, établie à Bayonne depuis le mois de mars, fonctionna avec plus d'activité. Elle se composait de membres moitié Espagnols, moitié Français, dont la mission consistait à procurer des armes, de l'argent et des hommes à l'insurrection. Jusqu'alors elle lui en avait bien fourni, mais dans une mesure bien restreinte. C'est du moins ce dont se plaignaient les cabecillas qui se trouvaient à la tête des bandes. Elle trouva pour la seconder, attendu les circonstances politiques du moment, les fournisseurs et les banquiers auxquels elle s'était adressée, dès le début de la campagne, dans de meilleures dispositions. Les premiers, toujours craintifs et n'ayant pas une foi bien robuste dans le succès de l'insurrection, n'exécutaient que d'une manière bien irrégulière les marchés passés pour fournitures d'armes de munitions et d'équipements militaires.--Les seconds se montraient très-difficiles pour accepter les traites souscrites par les agents de don Carlos et laissaient sortir du sein de leurs caisses, pour les besoins de la guerre, que le moins d'argent possible. Ce qui explique le peu de progrès que faisait l'insurrection.

Mais à dater du mois d'avril et du commencement de mai, fournisseurs et banquiers furent plus accommodants et pleins de zèle pour seconder les vues et les projets du parti carliste, avec lequel ils avaient pris des engagements sérieux par l'intermédiaire de la junte de Bayonne. Les armes et les munitions passèrent alors plus régulièrement et en plus grande quantité la frontière qu'auparavant, malgré les difficultés bien plus nombreuses qu'on opposait à leur passage, du côté de France, où venait d'être établi sur la frontière un cordon sanitaire de troupes. On en expédia même de l'Angleterre.

J'ai assisté à un débarquement d'armes expédiées de Birmingham. Vers le milieu du mois de mai, un bateau à vapeur vint en plein jour (il était sept heures du matin) s'arrêter dans le petit port de Fontarabie, en face le débarcadère des pêcheurs, À son apparition, des barques allèrent l'aborder, et en moins d'une heure elles transportèrent quatre cents caisses qu'elles déposèrent sur la berge, rendant l'opération du débarquement, une bande de quinze cents hommes environ, commandée par le colonel Martinez, et dont les trois quarts étaient sans armes, s'emparèrent des colis qui renfermaient des fusils et des munitions, les ouvrirent et s'armèrent séance tenante. Les caisses restées sans être ouvertes furent déposées sur des charrettes et transportées, sous bonne escorte, au camp d'Achulégui. Ce débarquement s'opéra sans qu'il trouvât là moindre opposition de la part des troupes et des volontaires de la République casernés à Irun, c'est-à-dire à deux kilomètres au plus du port de Fontarabie. Et ce qui me parut plus étrange encore, c'est que la bande carliste et les caisses chargées sur des charrettes traînées par des bœufs, passèrent tranquillement devant les portes de la ville.

A cette expédition, dont je fus spectateur, j'eus l'occasion de revoir mon ami, le colonel Martinez, qui commandait l'escorte du convoi et qui paraissait tout radieux.

--Vous n'êtes pas encore à Madrid, mon cher colonel, lui dis-je, en lui rappelant son dernier adieu à Vera, mais vous y êtes sur le chemin, à ce qu'il me paraît.

--Dix débarquements comme celui-ci, me répondit-il, et notre cause est gagnée!

--Vous ne craignez pas d'être surpris sur votre route par les troupes républicaines?

--Toutes mes précautions sont prises et je suis certain d'avance que les hommes de Loma n'oseront as venir nous barrer la route. Voyez, j'ai quinze cents hommes avec moi!

Le colonel avait dit vrai. Pas un seul homme de la garnison d'Irun, qui se composait d'environ six cents hommes, soit volontaires, soit soldats de la ligne, n'osèrent sortir de la ville.

J'ai assisté à trois autres débarquements du même genre, sans qu'ils fussent autrement contrariés, tant les frontières étaient mal gardées du côté de l'Espagne.

D'un autre côté, don Carlos, que les journaux espagnols et étrangers avaient fait mourir plusieurs fois et voyager tantôt en Angleterre, tantôt en Suisse, vint s'installer d'abord dans un hôtel de Pau et ensuite au château de Peyrolhade, où il a résidé jusqu'à son entrée en Espagne. Voulant m'assurer par moi-même si le fait était exact, je fis, au mois de juin, une excursion dans les Basses-Pyrénées, et je me rendis à ce château, situé presque sur les limites qui séparent la France de l'Espagne. Ce n'était pas sans de grandes difficultés que je pus arriver jusqu'à cette demeure seigneuriale, malgré les titres et les recommandations dont j'étais porteur, tant on avait pris de précautions pour la rendre inabordable.

Lorsqu'un inconnu venant de France ou d'Espagne apparaissait dans le lointain, se dirigeant vers le château bâti sur une élévation qui domine les alentours à une distance de quatre kilomètres, des vedettes placées de loin en loin, depuis le sommet des montagnes jusqu'au village de Peyrolhade, qui lui-même est éloigné de la résidence royale d'environ une lieue, s'empressaient d'en informer le commandant du palais. Celui-ci envoyait immédiatement des gardes à sa rencontre pour le reconnaître. S'ils avaient les moindres soupçons sur l'individu, on le prévenait poliment qu'il se trompait de chemin en lui indiquant le moyen d'en prendre un autre; et ils s'éloignaient. Si, au contraire, c'était un ami ou une personne dont on n'avait pas à se méfier, on le conduisait au château.

C'est ainsi que sur la présentation d'une lettre du président de la junte carliste, je fus admis auprès de la personne du prince, qui voulut bien me recevoir lui-même. Don Carlos est âgé de vingt-neuf à trente ans environ. Sa taille est élevée, sa figure pleine de noblesse; un air de grandeur et de majesté rayonne sur sa physionomie franche et sympathique. Tout en lui, jusqu'à sa parole claire, douce et concise, prévient en sa faveur. L'audience qu'il m'accorda ne fut pas longue, mais elle répondit au but que je m'étais proposé d'atteindre.

Il ne faudrait pas croire pourtant que le prétendant se montrât très-facile à accorder des audiences particulières. Il est arrivé, à ce sujet, aux visiteurs étrangers, de curieuses méprises. Milord D..., désirant s'entretenir avec don Carlos, s'était rendu à cheval de Pau au château de Peyrolhade. Arrivé à la résidence princière, il fut reçu par le général Ellio, auquel il demanda de le présenter au roi. Le vieux général s'empressa de le conduire dans le salon bleu, aux tentures fleurdelisées, où se trouvaient trois personnages, la tête couverte de bérets blancs (boinas) agrémentés de passementeries d'or. Milord D..., qui ne connaissait le prince que par ses portraits, croyant voir don Carlos dans le personnage placé au milieu des deux autres, lui offre ses hommages et entre avec lui dans une très-longue conversation sur la situation troublée de l'Espagne. Après une demi-heure d'entretien, les deux interlocuteurs se quittèrent enchantés l'un de l'autre. La vérité est que le noble visiteur avait pris le major Arjona, secrétaire du prince, pour don Carlos lui-même. Celui-ci, resté dans son cabinet, n'était pas encore descendu au salon.

Je dois ajouter que cette résidence étant journellement visitée par des émigrés de tous les pays qui venaient offrir au roi, les uns le secours de leur épée, les autres solliciter des grades et des faveurs, le général Ellio avait organisé un service rigoureux de police autour du prince, afin de prévenir toute tentative d'espionnage ou d'attaque personnelle contre l'hôte illustre du château. Je dois reconnaître que cette surveillance pouvait ne pas être inutile, au milieu de ce coin isolé des montagnes que cherchaient à découvrir les émissaires du gouvernement de Madrid et dont l'inutilité de leurs recherches a fait toujours leur désespoir.

Ce fut pendant le court espace de temps que je passai au château de Peyrolhade que je pus me renseigner sur le personnel dont se composait la maison du prince et qu'il n'y a pas, je crois, indiscrétion de faire connaître. Elle comprenait le général Ellio, président du conseil de guerre, cinq chefs carlistes qui en étaient les membres et dont le marquis de Valdespina faisait partie, et du major Arjona, secrétaire particulier de don Carlos.

Les opérations du conseil de guerre consistaient dans la direction à donner aux opérations militaires dont le plan était tracé d'avance: dans la nomination des cabecillas et leur envoi aux divers postes qu'ils devaient occuper; enfin, dans le contrôle de tous les actes qui concernaient l'organisation des bandes, leur armement et leur équipement.

Malgré le mystère dont on entourait le château de Peyrolhade, cette retraite soi-disant introuvable de don Carlos, était le centre d'un va-et-vient de gens qui, des deux côtés des Pyrénées, s'y rendaient pour les affaires de l'insurrection. C'étaient les membres de la junte qui venaient, les uns ou les autres, prendre les ordres du conseil de guerre, lui communiquer les résultats de ses opérations et s'entendre avec lui sur les difficultés qui pouvaient se présenter: et ces difficultés étaient nombreuses, surtout dès le début de la campagne; c'étaient des agents secrets qu'on avait établis sur la frontière et jusque dans les centres des provinces, qui venaient faire leurs rapports sur tout ce qui se passait d'hostile ou de favorable au parti; c'étaient, enfin, les envoyés des cabecillas en campagne, qui apportaient au château tout ce qui concernait la situation bonne ou mauvaise des bandes qu'ils commandaient.

Lorsque je repassai la frontière, j'appris la nomination de nouveaux chefs carlistes, dont quelques-uns étaient déjà au château de Peyrolhade, au moment de mon départ de cette résidence. Au nombre de ces chefs qui devaient donner à l'insurrection une nouvelle impulsion, étaient le général Ellio, qui reprenait un service actif, le marquis de Valdespina, Dorregaray et Lizarraga. Ces quatre généraux, que j'ai vus plusieurs fois sur les champs de bataille, méritent d'être connus, à cause des commandements qu'ils occupent à la tête des bandes et des services qu'ils rendent à la cause carliste. C'est ce que je me propose de faire, après avoir dit quelques mots sur l'emprunt que le parti contracta à Londres. C'est, au reste, avec l'argent qu'il produisit que la guerre civile put prendre plus d'extension et de développements, ainsi que je vais le constater.



LES THÉÂTRES

Porte-Saint-Martin. Libres! drame en huit tableaux, par M. Edmond Gondinet.--Ambigu-Comique. La falaise de Penmarck, drame en cinq actes, de M. Crisafulli.--Odéon. Le docteur Bourguibus. comédie en un acte et en vers, de M. Edmond Cottinet. --Gymnase. Monsieur Adolphe, pièce en trois actes, de M. Alexandre Dumas fils.

La pièce de M. Gondinet, Libres! m'a beaucoup plu. Je sais que les dilettanti du genre, les raffinés du mélodrame y trouveront à redire, car elle n'est pas construite et charpentée selon les règles, elle ne vous saisit pas à la gorge à un moment donné pour vous laisser pantelant et lui crier merci dans quelques scènes pleines d'émotion ou de terreur. Son scénario ne s'avance pas progressivement pour marcher à travers des péripéties les plus sombres pour arriver aux catastrophes finales; mais qu'importe que le drame échappe à l'analyse par sa trame un peu légère, qu'importe que faction un peu mince tienne en quelques lignes, si l'impression d'ensemble est allée droit à l'effet voulu, et si au sortir du théâtre le drame a laissé dans l'esprit du spectateur un souvenir, et que l'âme s'en sente encore agitée par delà la représentation. C'est ce qui arrive.

C'est peu de chose en effet que cette histoire dramatique facilement imaginée et qui se déroule autour de Lambros, le polémarque de la Selléide, avec cet amour de sa fiancée Chryseis, avec cette trahison du traître Andronicos livrant par jalousie et par haine son pays à Aly, pacha de Janina. Cette rivalité est le thème obligé de tous les mélodrames. Quelques scènes plus ou moins heureuses ajoutées à cette nomenclature du crime des traîtres ne font rien à l'affaire. Le drame n'aurait rien perdu assurément à plus de nouveauté dans cette fable romanesque. Il eût été meilleur, à coup sûr, en se privant de ce groupe de comiques propres à jeter de la gaieté, comme cela se passe dans toute pièce du boulevard. Je n'en disconviens pas; mais je le répète, le drame de M. Gondinet m'a plu par sa composition générale, par son mouvement, par cette grande histoire de liberté qu'il met en scène, par ce récit de l'affranchissement d'un peuple. Tout cela est animé, vivant, tout cela s'écoute d'un bout à l'autre avec la plus vive curiosité, au milieu de nombreux épisodes et à travers tout ce pays de la Grèce.

Il semble que M. Gondinet, qui est un esprit fin et qui a bien sa jeunesse et sa poésie, ait lu cette histoire de l'indépendance hellénique dans les livres de Fouqueville et de Fauriel, qu'il ait lu avec ardeur ces chants recueillis par M. de Marcellus, et que se souvenant de cet enthousiasme qui enflamma vers 1825 nos poètes de France et d'Angleterre pour la cause de ce peuple, il ait voulu rendre dans un drame toute cette vie d'un passé qui passionna si profondément l'Europe aux temps où elle avait plus de sympathie et plus de larmes pour les opprimés et les vaincus.

A ce drame de l'indépendance d'un pays qui eut pour alliés les poètes, M. Gondinet a laissé son caractère poétique. C'est là son côté original et piquant. Il se dégage des conventions scéniques par un souffle heureux. Il a pour lui, et que le lecteur me pardonne cette phrase du temps, il a pour lui les Muses de la patrie et de la liberté. Comme aux jours de ses premiers fils, la Grèce est encore le pays des vers. Elle chante aux noces des fiancés, aux berceaux des fils, sur la tombe des soldats, elle a des épithalames et des nénîes; ses poètes populaires sont de toutes ses fêtes. M. Gondinet les a parfois reproduits avec un rare bonheur:

Le klepte est tombé sous les halles,

Chantons les marches triomphales,

Que son nom résonne partout.

Creusez sa tombe haute et grande

Pour que son bras armé s'étende

Et pour qu'il s'y tienne debout.

Faites à la pierre une entaille

Pour que dans les jours de bataille

Il entende les combattants.

Plantez devant un laurier-rose

Pour que l'hirondelle s'y pose

Et l'avertisse du printemps.

Ainsi parle sur le cadavre du polémarque Lambros, le héros de la pièce, D'autres chantent les hymnes de liberté, et le drame s'écoule toujours soutenu par un sentiment fin et délicat qui le vivifie dans un cadre poétique, C'est la Grèce avec ses aspirations de liberté, avec ses glorieux révoltés, c'est elle avec ses kleptes, ses chkipetars, ses costumes brillants; nous la retrouvions dans sa gracieuse et pittoresque beauté, avec ce décor qui nous transporte sur la place de Variadès, au fond duquel se dessine dans le lointain les hautes montagnes et les gracieux villages attachés à leurs flancs. Nous nous sommes cru un instant sur la côte du Péloponèse, au tableau qui représente la falaise couverte d'arbres et dominant les flots bleus de la mer. C'est un chef-d'œuvre que ce décor qui représente le Grand-Souli, avec ses maisons blanches, ses cactus en fleurs, ses vignes qui grimpent jusques aux toits en tuiles rouges, avec son pont jeté sur un torrent. Il semble que M. Rubé, qui en est l'auteur, l'ait composé d'après une vue photographique rapportée du pays de Messène ou d'Argos. Cet art du décorateur, qui, je crois, n'a jamais été poussé aussi loin dans la vérité des tableaux, nous a rendu la Grèce avec la plus grande fidélité. Et c'est là un attrait de plus pour le drame de M. Gondinet, que le public a accueilli avec le plus vif succès.

L'interprétation de la pièce est excellente. M. Dumaine joue avec une sincère conviction et une réelle autorité ce rôle de Lambros, qui domine tout le drame. Taillade, c'est Aly, le pacha de Janina, un tyran bizarre et cruel qui tourne parfois à la ganache. Larcy, Charly, font retentir leurs voix vibrantes, et Laurent égaye la pièce par sa bonne humeur. Quant à Mme Dica-Petit, fort belle sous ses magnifiques costumes de femme souliote, elle a donné au personnage de Chryseis un véritable caractère de passion et de noblesse.

J'aime ce bon mélodrame du temps passé, avec tous ses trucs, ses épouvantails, ses tours, ses prisons, ses rochers, ses falaises, tout son attirail de crimes et d'horreurs, mais encore faut-il que ces horreurs soient possibles à raconter. M. Crisafulli a poussé dans la Falaise de Penmarck ce genre tellement au noir que pour ma part je ne m'y reconnais plus. Voilà une aventure, par exemple! Le commandant Pierre Lecourbe se marie; le jour même de ses noces il reçoit l'ordre de rallier l'escadre en partance! Ainsi le veut l'amiral qui ne transige pas avec la consigne. Le commandant a un frère, un ivrogne, lequel après les libations les plus regrettables, croyant entrer chez sa fiancée, se trompe de porte et pénètre chez sa belle-sœur, la femme du commandant.

Vingt ans après ce bel exploit, le commandant Lecourbe vit auprès de sa femme et entre deux filles, qu'il aime, sans soupçonner que sa fille aînée doit le jour à un horrible crime. L'affection du commandant pour cette enfant semble même plus grande que pour l'autre, à ce point qu'il dépouille sa fille cadette au bénéfice de sa sœur. La mère révoltée d'une telle injustice révèle à moitié ce terrible secret à son mari. Ce que le commandant ignore c'est le nom du coupable. Il va donc à son frère, Pierre Lecourbe, et lui confie le soin de sa vengeance en lui faisant jurer que cet homme mourra et, par le fait, il tient son serment, car honteux de lui, il se précipite du haut de la falaise de Penmarck, qui n'est là que pour fournir un titre pittoresque à la pièce. C'est à l'aide de cette fable dramatique que M. Crisafulli a obtenu une scène des plus saisissantes. Celle des deux frères, dont l'un demande vengeance à l'autre pour son honneur outragé, pour son nom souillé. Mais vraiment ces fortunes-là coûtent bien cher puisque c'est au prix de telles situations qu'on les obtient. Si ce drame nous demande au début de grands crédits pour faire marcher sa petite industrie, je suis prêt pour ma part à les lui refuser. Qu'il s'arrange, n'a-t-il pas la trahison, le meurtre, l'assassinat. S'il lui faut plus encore, il est trop exigeant; qu'il meure faute d'appui, je n'y vois pas d'inconvénient.

J'ai donc hâte de sortir de cette Falaise de Penmarck pour entrer dans une joyeuse comédie, pleine de belle humeur, d'esprit et de gaieté, et qui a pour titre le Docteur Bourguibus: elle est née de la fantaisie d'un poète, et de la première à la dernière scène elle s'en va lestement, joyeuse de ses bonnes trouvailles comiques, de ses vers plutôt improvisés qu'écrits, étincelants de saillies. Ce docteur Bourguibus qui a pour parents tous les héros de la comédie bergamasque a une toquade. Pardon du mot: aux XVIIIe siècle on aurait dit du docteur qu'il avait le timbre fêlé. Le brave homme qui a la monomanie de la pitié, s'attache particulièrement aux gredins. Que lui parlez-vous d'honnêtes gens! la belle affaire! ils ont leur conscience pour eux et le paradis au bout. Mais un criminel, un assassin, par exemple, un meurtrier que la justice, l'infâme justice a frappé, voilà ce qui tente l'âme du docteur Bourguibus. C'est une cure à faire. S'occupe-t-on des gens bien portants? Non; on soigne les malades; qu'est-ce qu'un criminel? un malade: le tout est de le guérir. Grâce à ce raisonnement, le docteur cueille au haut d'un gibet un gibier de potence qu'il arrache à main armée aux mains des valets du bourreau. Cet exploit a coûté la vie à cinq honnêtes gens: c'est pour rien. Et voilà Spalâtre installé dans le logis de docteur. On va voir ce qu'on peut obtenir avec des soins d'un gredin qu'on a dépendu. Tout est pour lui, les bons morceaux, les complaisances des domestiques, et jusqu'à la main de la nièce du docteur. Seulement il veut conduire sagement l'homme à complète guérison. Il dort, silence; il va se réveiller, qu'il ouvre les yeux aux sons d'une musique réjouissante: un murmure de menuet et le docteur et sa nièce effleurent sur la mandoline et le violon l'adorable morceau de Boccherini. Là-dessus Spalâtre qui entr'ouvre les yeux rêve de voyageur égaré et d'assassinat au coin d'un bois. Elle est charmante cette scène du bandit que la musique ramène à ses premières inclinations, le meurtre. La cure a si bien opéré que Spalâtre, non content de voler pour son propre compte, fait de la propagande et entraîne les domestiques du docteur à voler avec lui, si bien que le pauvre Bourguibus paye ses théories humanitaires de ses meubles, de sa bourse et de sa montre. Bien en a pris à l'amoureux de la nièce de se déguiser en bourreau et de venir demander Spalâtre au docteur qui le retient contre la loi, car à la vue de l'homme noir, Spalâtre s'est enfui maudissant cet imbécile de docteur qui l'expose à retomber dans les mains de la justice. Tout s'arrange; le docteur se guérit de son faible pour les gredins et de sa haine pour les gens de police, et le public applaudit chaleureusement à l'auteur et aux interprètes de cette comédie des plus originales et des plus amusantes.

Le théâtre au Gymnase a remporté hier, mercredi, un éclatant succès avec Monsieur Adolphe. Je reviendrai la semaine prochaine sur cette œuvre exquise de M. Alexandre Dumas. Je ne puis que signaler aujourd'hui l'accueil chaleureux que le public tout entier a fait à sa pièce. C'est là une des plus grandes fêtes du théâtre au Gymnase. Depuis vingt ans, depuis ces jours du Demi-monde, je ne crois pas qu'il eût été témoin d'une semblable ovation. La salle passait du rire aux larmes, de l'émotion à la gaieté. Elle a acclamé l'auteur, saluant dans son œuvre cette sûreté de talent, cette élévation dans la pensée, cette explosion de l'esprit qui font de M. Dumas fils un maître. Tout son public lui était revenu, heureux d'oublier les quelques moments de froideur qui s'était faite entre lui et l'auteur de la Femme de Claude, et comme regrettant ses sévérités passagères, on se sentait comme reconnaissant envers M. Dumas de lui rendre l'auteur aimé des jours passés.

Les interprètes de Monsieur Adolphe ont été couverts d'applaudissements, et Pujol, et Achard, et Mlle Alphonsine, cette transfuge des théâtres de féerie, qui s'est montrée merveilleuse comédienne dans le rôle de Mme Guichard.

Je donne avec plaisir une bonne nouvelle à mes lecteurs: Les concerts de M. Daubé vont reprendre leur cours, non plus au Grand-Hôtel où on les suivait autrefois, mais à la salle que M. Henri Herz a mise gracieusement à la disposition de M. Daubé.

M. Savigny.




LES ÉVÉNEMENTS DE CUBA.--Vue générale de la Havane.


L'ILE DE CUBA.--Vue prise près de la côte de Candela.




(Agrandissement)



Toujours: Peau de satin! Fraises au champagne! Lèvres de Feu!! valses de J. Klein. Il n'y a donc pas autre chose?



BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Histoire de l'Astronomie, par Ferd. Hœfer.--La science profonde et l'érudition encyclopédique du docteur Hœfer sont trop connues et trop appréciées pour qu'il soit utile de présenter à nos lecteurs l'auteur de la nouvelle Histoire de l'Astronomie. Chacun sait que pour écrire une histoire compétente de quelque science que ce soit, il faut être du métier et connaître la pratique du sujet dont on se fait le rapporteur. Or M. Hœfer a écrit une histoire de la chimie, qui est devenue classique, une histoire de la physique estimée de tous les savants, une histoire de la botanique, une histoire de la zoologie, aussi complètes l'une que l'autre; et voici une histoire de l'astronomie, que je viens de lire avec la plus vive attention, et que nul astronome de profession n'aurait certainement mieux écrite. Elle est complète sans être trop étendue, s'adresse aux gens du monde aussi bien qu'aux savants, et présente un tableau exact et intéressant des progrès inouïs de cette science admirable, depuis les Hindous, les Chinois, les Chaldéens, les Égyptiens, jusqu'aux découvertes sublimes de notre époque, illustrée depuis moins de trois siècles par les Galilée, les Kepler, les Newton, les Laplace; par des scrutateurs des mystères célestes qui laisseront dans l'histoire des noms comme ceux de Cassini, Halley, Huygens, Rœmer, Dalembert, Herschell, Bessel, Struve, Arago, etc.

L'histoire de l'astronomie présente plus que nulle autre le tableau des véritables progrès de l'esprit humain. Celle des peuples, des dynasties, des religions, offre des alternatives de lumière et de ténèbres, des grandeurs et des décadences, des guerres et des trêves, et souvent, hélas, du sang et des ruines. Mais les progrès de la science du ciel, au contraire, offrent une continuité lente, mais permanente, du travail de la pensée humaine, depuis l'ignorance primitive jusqu'à l'époque où nous sommes, pendant laquelle nous osons mesurer les distances qui nous séparent des étoiles, et analyser les substances qui brûlent dans le soleil. Aujourd'hui, nous voyons les mondes rouler sous nos pieds; nous sentons la terre courir et nous emporter à travers l'espace infini, et déjà nous avons les premiers éléments nécessaires pour deviner la vie inconnue qui rayonne à la surface des autres terres du ciel! C'est la science sans patrie et sans dogmes, sans chaînes et sans larmes, qui, toujours pure, s'élève et s'épanouit dans la divine lumière du ciel; c'est celle qui fait le plus d'honneur à l'esprit humain, qui met en évidence les plus nobles facultés de l'homme; c'est celle qui nous a affranchis. Les plus grands révolutionnaires ne s'appellent pas Cromwell, Washington, Mirabeau ou Robespierre; ils s'appellent Copernic, Galilée. Kepler, Newton.

On lira avec plaisir et profit le nouveau livre du docteur Hœfer. Dans son ouvrage publié l'année dernière, et intitulé: l'Homme devant ses œuvres, l'auteur avait montré par quels principes il juge l'humanité; et il n'est certes pas inutile, à notre époque où tout court si vite, de s'arrêter un instant sur le chemin de la vie, comme le Dante avant de pénétrer au sombre royaume, et de réfléchir un instant sur les faits et gestes de notre race soi-disant raisonnable. L'histoire de l'astronomie est écrite avec la même netteté de vues, moins sévère que celle de Delambre, lequel en est souvent ridicule, et plus juste pour les anciens, qui méritent tout notre respect, attendu qu'il faut à toutes les sciences un commencement. Celui qui renaîtrait dans trois siècles seulement serait bien étonné de notre état scientifique, social et religieux de 1873, et, s'il n'était juste, nous traiterait d'ignares et d'imbéciles. C'est ce qu'a fait l'astronome Delambre, trop souvent. M. Hœfer n'est pas tombé dans ce travers, et nous l'en félicitons.

Les Merveilles de la photographie, par G. Tissandier.--Voici un nouveau volume de la Bibliothèque des merveilles, et qui fait honneur à la collection. Qu'y a-t-il de plus merveilleux que la photographie, dont les travaux nous laissent pourtant déjà indifférents? La terre tourne si vite que l'on oublie le lendemain la situation de la veille, et il semble que nos pensées se multiplient et s'envolent beaucoup plus vite depuis que nous connaissons la rapidité des mouvements célestes. En fait, il n'y a que quarante-sept ans que le premier traité entre Niepce et Daguerre a été signé, et aujourd'hui les photographes pullulent dans toutes les villes d'Europe, et les photographies sont tombées dans le domaine public, et l'on n'accorde plus aux meilleures d'entre elles qu'une attention momentanée. Mais tandis que pour la masse du public la photographie est encore toute entière dans la reproduction plus ou moins durable d'un visage, d'un monument ou d'un paysage, l'art s'est agrandi, s'est développé comme toutes les connaissances humaines, et déjà rend d'immédiats services à la plupart d'entre elles. La photomicrographie fixe aujourd'hui l'image centuplée de l'insecte, invisible à l'œil nu, dessine l'agencement moléculaire minéral, végétal ou animal, nous montre les cristaux du sang ou l'épiderme délicat d'une pauvre chenille. A l'opposé, toute l'Assemblée nationale est reproduite sur un carré de collodion du diamètre d'une tête d'épingle, sans rien perdre de ses proportions ni de sa grandeur réelle. Si nous passons maintenant du petit au grand, nous trouvons la photographie appliquée au soleil, à la lune, aux planètes et même aux étoiles, et nous avons déjà des sériés de plusieurs années de portraits du soleil, faits chaque jour, et montrant la variation incessante de son aspect et de ses taches. Des photographies directes de la lune sont si excellentes que l'on se promène facilement dans les vallées et les paysages lunaires ainsi reproduits. Appliqué à la météorologie, le même art remplace maintenant l'observateur en enregistrant automatiquement l'état du ciel, la marche du baromètre, du thermomètre, du vent, de l'aiguille aimantée, etc., ce qui permettra d'avoir un bien plus grand nombre de constatations simultanées et permanentes et de donner à la météorologie la base qui lui manque encore. Il y a plus: la photographie imprime maintenant elle-même, et le livre de M. Tissandier nous offre un spécimen de photoglyphe à l'encre de Chine gélatinée, qui montre au premier coup d'œil toute la valeur artistique et toute l'importance pratique du nouveau procédé. On le voit, le jeune et savant directeur du journal la Nature a su réunir dans son nouveau livre toutes les richesses de l'art dont il voulait raconter les merveilles.

Camille Flammarion.

Une courtisane vierge, par M. Amédée de Céséna.--L'auteur fut un journaliste grave, un personnage politique, un polémiste. Il n'est qu'un conteur qui spécule sur de certaines curiosités malsaines. Je pense qu'il suffit de citer le titre du livre pour montrer tout ce que M. de Céséna a voulu lui donner d'alléchant. Le romancier se défend, d'ailleurs, dans sa préface, d'être un corrupteur. Il prétend au titre de moraliste. Ce n'est donc pas un moraliste homeopathique: il fait de la morale par les contraires.

Les Femmes au cœur d'or, par M. Eugène Moret. (1 vol. Dentu.)--Il y a, dans le roman-feuilleton, des auteurs dont la réputation n'égale pas le talent, et M. Eugène Moret est de ce nombre. Il a des succès, et très-grands, dans le public des journaux populaires, des livraisons à dix centimes, et il mérite ces succès-là. Ses livres sont moraux, honnêtes et intéressants. Il a publié sur les Femmes de la Révolution et de la Terreur des feuilletons absolument amusants et qui, réunis en volume, ont beaucoup plu aux lecteurs. Ces Femmes au cœur d'or auront certainement le même sort et méritent le même accueil. C'est là un roman qui vaut dix fois mieux, à coup sur, que bien des romans célèbres, et qui fait honneur au talent très-loyal, sans fracas, sans charlatanisme, de M. Eugène Moret.

La comtesse de Nancey, par M. Xavier de Montépin. (3 volumes in-18. Chez Sartorius.)--M. Xavier de Montépin est, en librairie, le triomphateur de la saison. Il a publié trois ou quatre volumes, épisodes détachés d'un même roman, qui en sont à leur huitième ou dixième édition. La comtesse de Nancey, l'Amant d'Alice, le Mari de Marguerite, ont amusé tout un public, le public des romans d'Arsène Houssaye, celui qui aime l'impossibilité en pleine vie réelle, les aventures improbables placées dans le milieu parisien. M. de Montépin, jusqu'ici, n'avait point connu pareille vogue, pas même il y a seize ou dix-huit ans, lorsqu'il écrivait les Viveurs de Paris et les Filles de plâtre. Je crois même nie rappeler que les Filles de plâtre lui valurent une assignation devant la police correctionnelle. Aujourd'hui, en ce temps d'ordre et de moralité, les romans de M. de Montépin montent aux nues. L'auteur est un aimable homme qui n'a d'autre tort que de vouloir, de temps à autre, dire son mot dans la politique courante. Quand il conte ces aventures extraordinaires, il amuse et il entraîne. Au fond, cela lui suffit. Le public le suit, il est satisfait. Il ne politique que par aventure. Son rôle est d'inventer: il invente. Les folles amours, les coups de couteau, les scandales à Bade, les espions prussiens, les batailles de la Commune, les propos de boudoirs, tout se coudoie dans la trilogie que M. de Montépin appela tout d'abord le Mari de Marguerite. Je n'analyserai point ces pages. Leur succès a été absolu, et si l'on n'avait abusé du mot, je dirais volontiers que c'est un des signes du temps. Mais ne faut-il pas des rêves à tout le monde? Pâture à liseurs, disait Petrus Corel en parlant de ses livres. Chacun choisit le mets qui lui convient,--et cela n'empêche pas de rééditer Corneille.

La Célestine, de Fernando de Rojas, traduite par M. Germond de Lavigne. (Nouvelle collection Jannet.)--M. E. Picard continue avec succès la publication de ses petits chefs-d'œuvre littéraires faisant suite à la collection Jannet. Les bibliophiles se disputeront également la collection rouge, qui est l'ancienne, et la collection bleue, qui est la nouvelle. Sous cette dernière forme, les œuvres de Rabelais vont être tantôt achevées, et M. André Lefèvre vient de donner une édition des Lettres persanes, de Montesquieu, qui pourrait bien être définitive. Aujourd'hui, M. Germond de Lavigne, si compétent en ce qui touche la littérature espagnole, publie, dans cette même collection, une traduction de la Célestine, ce roman dialogué d'un intérêt si puissant et d'un charme si particulier qui date, s'il vous plaît, du XVe siècle,--de 1492,--et qui semble comme la source où Calderon et Pope puisèrent leurs drames ensoleillés et entraînants.

Moratin avait raison d'appeler la Célestine une nouvelle dramatique. Ce n'est que cela, en effet; mais cette nouvelle est inimitable. Il y a de tout, dans ce conte, de la morale et de la poésie, des aventures d'amour, des leçons tragiques, des séductions et des drames. Le type du prodigue Calixte est peint de main de maître, et le profil de la Célestine, une proche parente de la Macette de Régnier, est inoubliable. L'homme qui écrivit cette sorte de drame, Fernando de Rojas, était un de ces artistes rares et puissants que les littérateurs nomment d'un grand nom, les précurseurs.

M. Germond de Lavigne a traduit la Célestine avec ce talent qui lui valut, il y a quelques années, les éloges de Charles Nodier. Il n'a pas essayé, dit-il, de reforger les endroits scandaleux qui pouvaient offenser les religieuses oreilles, et il a bien fait. Sa traduction y gagne d'être une œuvre d'art à travers laquelle on saisit toute la couleur, tout l'éclat du style castillan.

Jules Claretie.




LES FUYARDS A LA PORTE DE BALAN. Gravure extraite de la
Guerre de 1870-71, par A. Wachter. (E. Lachaud, éditeur.)

LA GUERRE DE 1870-71

Histoire politique et militaire

PAR A. WACHTER

Au moment où les débats du procès Bazaine remettent en lumière les tristes péripéties de la dernière guerre et les causes de nos désastres, nous croyons devoir appeler l'attention de nos lecteurs sur un ouvrage que nous avons déjà signalé lors de son apparition: nous voulons parler de l'Histoire de la guerre de 1870-71 de M. Wachter, éditée par la librairie Lachaud. Parmi les innombrables publications qui se sont succédé sur ce sujet depuis trois ans, celle-ci est l'une des plus complètes, des plus intéressantes et des mieux à la portée du public. Les connaissances spéciales de M. Wachter ont fait de lui, depuis longtemps, un de nos écrivains militaires les plus justement estimés; une étude approfondie des opérations stratégiques qu'il a suivies sur le terrain même et une lecture attentive des documents allemands qu'il a consultés dans leur texte original, ont permis à M. Wachter de réunir dans les deux volumes qui composent son travail, les renseignements les plus exacts, les plus authentiques, et de les présenter d'une manière plus méthodique et plus claire que dans la plupart des ouvrages du même genre; ajoutons que le livre est richement illustré de dessins de M. Darjou, l'habile artiste dont nos lecteurs connaissent trop bien le talent, pour que nous ayons besoin d'en faire l'éloge. Les deux gravures que nous avons publiées la semaine dernière sur la bataille de Rezonville et les carrières du Caveau étaient extraites du beau livre de MM. Wachter et Darjou; celle que nous reproduisons aujourd'hui un nouveau spécimen de ces illustrations, qui sont le vivant commentaire du texte de M. Wachter.

L'Exposition universelle de Vienne a fourni à l'Illustration l'occasion d'affirmer une fois de plus cette supériorité hors ligne qu'elle a depuis longtemps acquise sur toutes les publications analogues. Comme en 1867, l'Illustration avait exposé, outre ses volumes et ses collections, une série de spécimens permettant de suivre pas à pas les opérations si compliquées de la gravure et ces procédés grâce auxquels nous arrivons à donner au public la représentation des faits d'actualité presque aussi vite que la presse quotidienne où donne le récit. Cette exposition a particulièrement attiré l'attention du jury international, qui a décerné à l'Illustration une médaille de mérite, la plus haute récompense après la grande médaille d'honneur.

Cette distinction est, croyons-nous, la seule du même genre qui ait été obtenue par un journal illustré; nous sommes heureux d'en faire part à nos lecteurs; ils y verront une preuve nouvelle des efforts-incessants qui a valu à l'Illustration la légitime réputation dont elle jouit dans le monde entier.




EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Même en 999, à l'approche de l'an mille, on ne vit point aller autant en pèlerinage.