The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0052, 24 Février 1844

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Title: L'Illustration, No. 0052, 24 Février 1844

Author: Various

Release date: August 10, 2013 [eBook #43436]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prx de
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l'Étranger.-10-20-40

Nº 52. VOL. II.-SAMEDI 24 FEVRIER 1844. Bureaux, rue de Seine, 33.


SOMMAIRE.

Histoire de la Semaine. Portrait de Marie-Christine.--De la Question de l'Enseignement.--Le Vésuve. Maison de l'Ermitage du Vésuve; Coupe du Cratère du Vésuve.--Algérie. Escadron de dromadaires. Manœuvres de Dromadaires; Bride et Selle du Dromadaire.--Paris souterrain. Une rue souterraine.--Don Graviel l'Alférez. Fantaisie maritime par M. de la Landelle. (Suite),--Courrier de Paris. Descente de la Courtille; un Sergent de Ville le mercredi des cendres; l'Ami Carême, fils du Mardi Gras; Mort et Enterrement du Mardi Gras.--Théâtres. Opéra-Comique, Cagliostro. Une Scène de Magnétisme.--Fragments d'un Voyage en Afrique (Suite.)--Musique. Entre Pise et Florence. Paroles de M. Philippe Busoni, Musique de M. Gustave Hequet.--Bulletin bibliographique.--Modes. Travestissements.--Amusements des Sciences. Une Gravure.--Rébus.



Histoire de la Semaine.

La discussion de la loi sur la chasse a encore occupé les trois premiers jours de la semaine parlementaire. Cette loi a ouvert ses articles et ses paragraphes à une foule d'amendements qui ne la rendront à coup sûr pas bonne, qui lui auraient ôté surtout l'esprit d'ensemble, si elle en avait eu, mais qui lui ont valu en définitive d'être adoptée à une assez forte majorité.

Il était peu de membres de la Chambre qui n'eussent fait admettre, dans le cours de cette interminable discussion, leur amendement ou leur sous-amendement: chacun était donc poussé par une sorte d'amour-propre d'auteur à donner une boule blanche à cette fille de ses œuvres. Son sort à cependant été un instant douteux. Dans la séance de lundi, un amendement abrogeant par le fait la législation spéciale aux forêts du domaine, de 1790, a fait ranger celles-ci dans la catégorie des forêts particulières et a soumis le prince qui en a la jouissance et les siens aux mêmes et sévères règles qu'elle impose aux citoyens.

Cette disposition, que le ministère absent ou distrait n'a pas su faire rejeter, a, sans aucun doute, attiré d'un côte à la loi des antipathies, tandis qu'elle lui assurait quelques suffrages de l'autre. Mais en définitive elle aura été la cause de son adoption, car les suffrages conquis lui sont restés et les antipathies se sont tues dans l'espoir que la Chambre des Pairs n'admettrait pas cet amendement, et qu'une fois supprimé, la Chambre des Députés ne le rétablirait pas.

Est venue ensuite la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. de Rémusat, relative aux incompatibilités. Il était difficile de penser que ce débat, qui tant de fois déjà s'est engagé devant la Chambre, verrait se produire aujourd'hui de nouveaux motifs. Mais les questions personnelles sont venues l'animer et le rajeunir. En effet, c'est peut-être le seul qui les comporte ou plutôt les nécessite. Pour les partisans de la proposition, là où ils voient un abus ils doivent voir nécessairement un argument, et la situation d'un fonctionnaire menacée parce qu'il a voté, dans tel ou tel sens comme député, ou le vote d'un autre représentant passant du blanc au noir par la force de motifs secrets qu'ils ont la curiosité de connaître, tout cela trouve naturellement place dans leurs discours. Quelques faits récents avaient fourni des arguments de ce genre; il en a été fait usage pour la plus grande satisfaction des spectateurs avides d'agitation, plutôt que pour l'édification de ceux qui croient à la bonté du gouvernement représentatif, honnêtement et sincèrement pratiqué, et qui seraient profondément désolés qu'on arrivât à l'user sans s'en être servi. MM. Barrot, Thiers et Guizot, sont successivement montés à la tribune, qu'ont aussi occupée MM. Dugabé et de Salvandy. La prise en considération a été repoussée par une majorité que quelques de membres regardent comme douteuse.


                          Marie-Christine, ex-reine d'Espagne.
                                    --Voir à la page suivante.

La loi sur le roulage n'a pas été beaucoup plus heureuse à la Chambre des Pairs que la loi sur la chasse à la Chambre des Députés. Ce que l'on avait fait il y a deux ans au palais du Luxembourg, il y a un an au palais Bourbon, on l'a défait cette année en grande partie. Dans les précédentes discussions, on avait paru très-frappé du résultat des expériences faites par M. Morin, par ordre du gouvernement, et de la nécessité d'imposer, dans l'intérêt des routes et de leur conservation, des conditions sévères et d'établir des distinctions tranchées pour la largeur des jantes des voitures, selon qu'elles étaient à deux ou quatre roues. Cette année on a paru croire beaucoup moins aux résultats des expériences de M. Morin, sur lesquels était fondé le projet de loi, et beaucoup plus à l'utilité de la liberté en matière de roulage, sinon complète encore et illimitée, du moins beaucoup moins restreinte que par le passé et que ne l'établissait le projet. Ainsi, sur la proposition de M. le comte Daru, cette distinction a disparu pour le minimum des jantes des voitures à quatre et des voitures à deux roues; il sera pour les unes comme pour les autres indistinctement de 6 centimètres, et le maximum de 17. Du reste, et par contre, si l'industrie a été bien traitée par ce changement, l'agriculture a vu restreindre les facilités que la Chambre des Députés avait voulu lui accorder l'an passé, en adoptant un amendement de M. Darblay par lequel les voitures de l'agriculture étaient affranchies dans tous les cas, c'est-à-dire qu'elles allassent au marché ou qu'elles en revinssent, qu'elles transportassent des matériaux pour les constructions de la ferme, qu'elles allassent de la ferme aux champs ou des champs à la ferme, des règles relatives à la largeur des bandes et à la limitation du poids. La Chambre des Pairs a cru devoir restreindre cette exemption au cas seulement où les véhicules agricoles vont de la ferme aux champs ou en reviennent. Cet amendement oblige, on le voit, les fermiers et les agriculteurs à avoir des voitures de plusieurs sortes. Cette loi doit revenir de nouveau à la Chambre des Députés.

Nous déplorions dans notre dernier bulletin la vivacité que la discussion avait prise dans un des bureaux de cette Chambre, à l'occasion de l'admission à la lecture de la proposition de M. de Rémusat. Mais ce que nous avons vu ici n'est qu'une gentillesse en comparaison de ce qui se passait presque en même temps à la Chambre des Représentants des États-Unis et à la Chambre des Lords d'Angleterre. A tout seigneur tout honneur: nous commençons par la Chambre anglaise. Dans la dernière discussion, à l'occasion des affaires d'Irlande, lord Campbell a dit en répondant à lord Brougham:

«Le discours de mon noble et savant ami est parfaitement irrégulier: cela ne m'étonne pas, car tout ce qu'il fait dans cette Chambre est irrégulier. J'ai demandé hier l'ajournement, parce que je croyais qu'il parlerait, et que je voulais lui répondre. J'étais bien pardonnable de croire cela, car voilà bien, autant que je m'en souviens, le premier débat de quelque importance dans lequel il n'ait parlé, et parlé au moins sept fois... Toutes les fois qu'il prêchera les principes qu'il condamnait autrefois, je ne me gênerai pas pour le lui rappeler, et pour lui remettre devant les yeux ceux qu'il défendait avec moi et qu'il abandonne aujourd'hui.» Lord Brougham lui a répondu avec le ton de la plus violente colère: «Mylords, on dit que j'ai commis une irrégularité. Jamais je n'ai vu dire une aussi grosse absurdité, même par mon noble et savant ami. Je ne me laisserai pas faire la leçon par d'ignorants nouveaux venus, qui ne connaissent pas l'A B C du règlement, et qui montrent une ignorance si crasse que je n'aurais jamais cru personne capable d'en montrer une semblable sur quoi que ce soit. Je serai heureux qu'on me donne l'occasion de repousser en face cette fausse, vile et calomnieuse accusation que l'on me fait, d'avoir abandonné mes principes. Je défie qu'on me le prouve, et je jette ce défi avec l'assurance que je saurai le justifier.»

En Amérique on est infiniment moins parlementaire encore. M. Stewart, membre de la Chambre des Représentants des États-Unis, avait été, il y a quelque temps, en butte à une attaque très-vive d'un de ses collègues, M. Waller. Un neveu de M. Stewart, M. Schriver, correspondant du Baltimore-Patriot, et ayant, à ce titre, une place réservée dans l'enceinte de la Chambre, avait rendu compte de cette sortie en termes qui avaient blessé M. Waller. Celui-ci, rencontrant M. Schriver à la Chambre, l'apostropha, et, après l'échange de quelques mots, le frappa. Aussitôt ils se prirent au corps. Dans la lutte, les deux combattants tombèrent dans une croisée et la défoncèrent. Plusieurs membres de la chambre accoururent et essayèrent de les séparer, tandis que d'autres criaient: «Laissez-les se battre comme il faut.» Un membre démocrate dit même, en s'adressant au banc des whigs: «S'il y a quelqu'un qui veuille prendre part au combat, je pourrai bien m'en mêler un peu.» Enfin, après que quelques horions eurent encore été échangés, un membre se hasarda à séparer définitivement les deux champions. Plainte fut portée par M. Schriver, et caution fournie par M. Waller.

D'importantes nouvelles sont arrivées de Taïti, et quoique depuis plusieurs jours le gouvernement ait gardé un silence diversement, mais en général peu favorablement interprété, il est impossible de ne pas accorder toute confiance aux détails très-concordants qu'ont donnés plusieurs correspondances particulières sur les événements dont la nouvelle Cythère a été le théâtre. La reine Pomaré, cédant aux suggestions de M. Pritchard, missionnaire, négociant et consul anglais, se refusait obstinément à exécuter le traité du 9 septembre, après l'avoir ratifié, et affectait le plus grand mépris pour le gouvernement provisoire institué par l'amiral Dupetit-Thouars, en vertu du protectorat de la France, accepté puis méconnu par la reine. Notre pavillon avait été amené et remplacé par un chiffon bizarre qu'elle avait déclaré être le pavillon taïtien. Cette résistance avait été, nous ne dirons pas provoquée, mais très-ostensiblement appuyée par le commandant de la frégate anglaise la Vindictive, lequel menaça même de recourir à la force pour faire prévaloir les nouvelles façons d'agir de la reine. Nous n'avions en ce moment que deux corvettes dans ces parages; mais leurs officiers et leurs équipages n'hésitèrent pas un seul instant, malgré l'inégalité des forces, à prendre l'attitude qui convenait à la marine française, en réponse à cet insolent langage. Les menaces demeurèrent alors sans effet, et l'amiral anglais Thomas, pour éviter un conflit que rendait imminent la présence du commodore Nicholas, qui montait la Vindictive, la remplaça par la frégate le Dublin, qui se borna à demeurer spectatrice de nos démêlés avec la reine Pomaré. Instruit de cette situation et des faits qui l'avaient précédée, l'amiral Dupetit-Thouars se présenta, le 4 novembre dernier, devant Papeiti avec les trois frégates la Reine-Blanche, l'Uranie, la Danaé, dans la pensée que ce déploiement de forces épargnerait une lutte déplorable pour l'humanité et enlèverait même à la reine, on plutôt à ses imprudents conseillers, toute idée de résistance. Le calcul de l'amiral n'était pas complètement exact. Il accorda un premier délai qu'on laissa s'écouler sans rentrer dans l'ordre. Alors il en fixa un définitif, expirant le 6 à midi, et au terme duquel le traité devait avoir été exécuté sous peine de déchéance de la reine. Le capitaine de la frégate anglaise, oubliant un moment les recommandations de modération et de neutralité que son amiral lui avait faites, se laissa aller à déclarer à l'amiral Dupetit-Thouars, sur le pont même de la Reine-Blanche, qu'il allait faire venir à son bord la reine Pomaré, hisser le pavillon taïtien et le saluer de vingt et un coups de canon. Justement blessé de cette intervention injustifiable et hautaine, M. Dupetit-Thouars répondit au commodore: «A votre aise, monsieur; menez, tant qu'il vous plaira cette femme à votre bord, mais gardez-vous de hisser le pavillon taïtien; et, si vous le saluez de vingt et un coups de canon, vous assumerez sur vous toutes les conséquences qui pourront en résulter. Maintenant que vous êtes prévenu, agissez comme il vous plaira.» On comprend que la matinée du 6 ait tenu l'escadre française dans une attente pleine d'émotions. Mais l'heure dite arriva sans que la reine eût arboré le pavillon tricolore; l'ordre du débarquement fut aussitôt exécuté que donné, et Pomaré a cessé de régner. Un gouvernement a été installé par l'amiral, dont la conduite a été digne de son nom et des couleurs sous lesquelles il sert.

La situation de l'Espagne, c'est-à-dire la lutte entre un gouvernement qui s'est mis en dehors de toutes les règles constitutionnelles et une insurrection qui n'offre pas beaucoup plus de garanties aux hommes qui appellent de leurs vœux un gouvernement régulier, cette situation se prolonge, et l'on se demande si le retour de la reine Christine en Espagne (voir la page, précédente) y mettra fin. Bien des yeux, de l'autre côté des Pyrénées, sont tournés vers cette princesse. Désavouera-t-elle franchement les actes dictatoriaux du général Narvaez? les désapprouvera-t-elle seulement pour la forme, ou enfin le suivra-t-elle ouvertement dans cette voie? Voilà les questions que les Espagnols s'adressent, et que beaucoup, dans leurs préventions ou dans leur confiance, résolvent dans le sens qui justifie ou les unes ou l'autre.

Mais la fièvre de l'insurrection et celle des mesures extraordinaires de gouvernement ont passé la frontière d'Espagne, et travaillent à leur tour et de nouveau le royaume de dona Maria. Une conspiration militaire a éclaté en Portugal. Un général considéré, ancien ministre de la guerre, le comte de Boulin, est à la tête de ce mouvement, qui fait valoir comme griefs les violations qu'on a fait subir au principe de la souveraineté nationale, en faisant revivre, sans la faire réviser par une Chambre constitutionnelle, la Charte que don Pedro avait octroyée. Là, connue en Espagne, les Chambres ont été fermes, la liberté de la presse, la liberté individuelle suspendues, et le royaume entier mis en état de siège. C'est bien mal commencer; attendons la fin.

Les feuilles françaises et étrangères ont vu cette semaine leurs colonnes attristées par le récit de nombreux et déplorables malheurs. Le Standard du 17 annonce qu'un terrible accident est arrivé la veille dans la houillère de Landshipping. Des mineurs, au nombre de cinquante-huit, travaillaient dans l'une des galeries qui passent sous la rivière, lorsque tout à coup l'eau fit irruption dans la mine avec une telle violence que dix-huit de ces ouvriers seulement eurent le temps de se sauver. Les quarante autres ont été noyés.--A Granville, dans la nuit du 14 au 15, par un temps fort calme, un canot monté par dix hommes ayant chaviré à une brasse ou deux tout au plus du bord du quai, sept de ces matelots allèrent au fond, où ils restèrent engagés dans des vases molles qui se sont accumulées dans cet endroit.--

Quel douloureux spectacle s'offrit le matin aux regards lorsque la mer se fut retirée. Les cadavres de ces sept malheureux gisaient pêle-mêle, dans un espace de quelques mètres, les uns retenus par les pieds, d'autres engagés jusqu'aux épaules dans la boue noire et fétide du port. Pour ceux-ci, l'asphyxie a dû être instantanée, et la position de l'un d'eux, qui avait les mains dans les poches ne son paletot, le prouvait assez. Six de ces hommes sont pères de famille et le laissent, assure-t-on, sans aucune ressource plus de vingt orphelins.--Un des plus anciens et des plus justement célèbres de nos généraux, le lieutenant-général Pajol, a fait, dans le grand escalier du château des Tuileries, une chute affreuse, qui a causé la fracture de la cuisse au col du fémur, et donne de vives inquiétudes.--Le savant M. Gay-Lussac, qui a la simplicité de faire encore son cours, et qui ne croit pas que le rôle d'un professeur doive consister uniquement à se choisir un suppléant, a pensé être victime de l'explosion d'un flacon dont le contenu s'est enflammé par le contact subit de l'air, au moment où il préparait une expérience de laboratoire du Jardin-des-Plantes. L'illustre professeur et son jeune préparateur ont été blessés, le premier grièvement, le second plus légèrement. L'état de M. Gay-Lussac est aujourd'hui complètement rassurant.--On a annoncé, cette semaine, la mort d'un homme excellent, d'un homme dont la vie a été vouée aux œuvres utiles, de M. Cassin, agent général des sociétés savantes et de bienfaisance.--Un des plus éminents publicistes de la Suisse, le docteur Charles Schnell, rédacteur du Volksfreund, depuis longtemps en proie à une profonde mélancolie, par suite d'un état obstiné de souffrances physiques, a mis fin à ses jours. C'était un des plus formidables antagonistes de l'aristocratie suisse et de l'aristocratie bernoise en particulier.--Le 15 février est mort à White-Lodge (Richmond-Barker), dans sa quatre-vingt-septième année, Henry Addington, vicomte de Sydmouth. Il avait été président de la Chambre des Communes de 1789 à 1801, premier lord de la trésorerie et chancelier de l'Échiquier de 1801 à 1804, lord président du conseil en 1805, lord du sceau privé en 1806, secrétaire d'État de l'intérieur de 1812 à 1822.--Les nouvelles de Stockholm peignent l'état du roi de Suède comme s'aggravant de jour en jour, et nous devons craindre que la notice biographique que nous lui avons consacrée ne devienne bientôt une notice nécrologique.



De la Question de l'Enseignement.

L'Illustration ne saurait se proposer d'entrer dans toutes les discussions qui s'engagent chaque jour sur les questions d'organisation que le législateur a encore à résoudre. Mais elle regarde comme un devoir, auquel elle ne manquera pas, d'exposer l'état de chacune de ces questions au fur et à mesure qu'elles arriveront à l'examen des Chambres. L'abbé Sieyès a laissé en mourant un manuscrit volumineux ayant pour titre cette proposition, à la démonstration de laquelle l'ouvrage entier est consacré; Il n'y a point de questions insolubles, il n'y a que des questions mal posées. Nous pourrons donc croire avoir contribué pour notre part à la solution de celles qui seront agitées quand nous aurons clairement fait connaître la difficulté qu'il faut trancher ou les différents intérêts qu'il s'agit de mettre d'accord.

En remontant dans notre histoire, aux premiers temps où le règne des lois régulières commença à s'établir, même au temps où la science était presque uniquement cléricale, aux premières années du quatorzième siècle (1312), sous Philippe le Bel, on trouve déjà admis et en vigueur le principe que l'instruction publique dépend de l'État. Celui-ci eut sans aucun doute à défendre son droit contre plus d'une tentative empiètement; mais, d'une part, les édits, les ordonnances, etc., de l'autre l'action de la magistrature, fixèrent et maintinrent son influence. Ainsi, en 1446, une ordonnance de Charles VII vint donner juridiction aux Parlements sur les Universités, qui prétendaient ne relever que du pouvoir royal et du pape. En même temps, de leur côté, les Parlements établissaient par des arrêts le droit d'autorisation et d'inspection des Universités sur les écoles particulières, et l'obligation pour les maîtres d'être gradués dans les le lettres qu'ils enseignaient.--La collation des grades et leur indispensabilité furent encore l'objet de prescriptions nouvelles dans l'édit de Blois de mai 1579.--Elles furent confirmées par l'édit réglementaire de Henri IV sur l'Université de Paris, de septembre 1598, édit marquant davantage la sécularisation commencée de l'enseignement public.--Une ordonnance royale de janvier 1629 dispose également que «nul ne sera reçu aux degrés qu'il n'ait étudié l'espace de trois ans en l'Université où seront conférés lesdits degrés, ou en une autre pour partie dudit temps, et en ladite Université pour le surplus, dont il rapportera certificat suffisant; mais elle va plus loin encore, et, ne se contentant pas d'imposer des conditions aux hommes qui se vouaient à l'enseignement ou aux jeunes gens qui voulaient entrer dans certaines carrières, elle subroge en quelque sorte l'État à tous les droits des pères de famille: «Nous défendons, y est-il dit, à tous nos sujets, de quelque état et condition qu'ils soient, d'envoyer leurs enfants étudier hors de notre royaume, pays et terres de notre obéissance, sans notre permission et congé.»

Nous pourrions montrer également la constante surveillance de l'État sur les Universités; sa vigilance à ne laisser établir aucun collège, qu'il fût fondé par une dotation particulière, ou entretenu par une ville, ou même doté sur des biens ecclésiastiques, sans une autorisation spéciale et l'intervention d'une ordonnance du roi. Nous pourrions rappeler comment, à diverses reprises, furent refoulés les empiètements des jésuites et montrer comment, dès 1708, fut imposée l'obligation de fréquenter les collèges aux élèves de tout établissement particulier d'instruction; mais l'historique de l'instruction publique en France et la préexistence presque immémoriale de toutes les prescriptions dont Napoléon, en les coordonnant, a fait le code de Université, sont trop clairement et trop complètement déduits et démontrés dans l'exposé des motifs du projet de loi que M. Villemain vient de présenter à la Chambre des Pairs, pour que nous n'y renvoyions pas ceux de nos lecteurs qui voudraient, à ce sujet plus de preuves et de détails que l'espace ne nous permet d'en donner ici.

Si la liberté de l'enseignement n'exista jamais au profit des particuliers sous l'ancienne monarchie; et le clergé lui-même, malgré ses immenses privilèges, vit continuellement dans cette matière la législation et la jurisprudence lui dicter des règles et lui imposer des obligations, cette liberté n'exista pas davantage de fait après 1789 et sous la République elle-même. L'Assemblée constituante en prononça le nom, mais ne la constitua point. La Convention la proclama, mais y mit d'abord des conditions qui assuraient qu'il n'en serait point usé sans l'agrément de l'autorité; et si la constitution de l'an III ne semblait pas imposer les mêmes limites, dès l'année suivante elles furent en quelque sorte tracées par le décret du 3 brumaire, et, un peu plus tard, la loi du 1er mai 1802 statua positivement que «il ne pourrait être établi d'école secondaire sans l'autorisation du gouvernement.»

Enfin vint l'Empire, qui, par la loi du 10 mai 1806 et les décrets du 17 mars 1809 et du 15 novembre 1811, codifia avec ensemble tout ce que les ordonnances des rois et les arrêts des Parlements avaient accumulé de précautions et de garanties, les compléta, et faisant des anciennes universités autant d'académies, les relia toutes à une seule et puissante Université, dépendante de l'État, qui, selon l'expression de M. Boyer-Collard, n'était autre chose que le gouvernement appliqué à la direction universelle de l'instruction publique, et qui avait le monopole de l'éducation à peu près comme les tribunaux ont le monopole de la justice, et l'armée celui de la force publique.

Cette organisation puissante fut maintenue par la Restauration, qui ne consentit de dérogation à cette règle générale qu'en faveur des écoles secondaires ecclésiastiques ou petits séminaires. Dès 1802, les besoins du service religieux avaient fait créer par plusieurs évêques, avec des secours particuliers, quelques écoles préparatoires à l'enseignement des séminaires métropolitains ou diocésains, reconnus par un article du Concordat, et, plus tard, organisés par la loi du 14 mars 1804. Un décret du 9 avril 1809 mentionna pour la première fois ces écoles préparatoires. Un titre spécial du décret du 15 novembre 1811, les assimila tout à fait aux écoles ordinaires, leur interdisant de plus de s'établir autre part que dans les localités où se trouvait placé un collège communal ou un lycée, dont leurs élèves étaient tenus de suivre les cours. Un ordonnance royale du 5 octobre 1814 vint dispenser ces établissements de ces obligations et autorisa l'augmentation de leur nombre. Ces facilités amenèrent un état de choses auquel on crut devoir porter remède en 1828. L'exemption de toute obligation de grades quant aux maîtres, la dispense de toute rétribution envers l'État quant aux élevés, favorisaient les petits séminaires au détriment des collèges et des institutions universitaires, et mettant ces derniers établissements dans l'impossibilité de soutenir une lutte rendue trop inégale.

C'est alors que, sur la proposition de M. le comte Portalis, ministre de la justice, fut instituée, pour constater les faits et proposer les mesures à prendre, une commission composée de neuf membres, qui choisirent pour rapporteur M. de Quéleu, archevêque de Paris. Son travail remarquable constate que, outre le nombre des écoles secondaires ecclésiastiques porté à 126, 53 autres établissements s'étaient formés comme succursales ou écoles cléricales; que plusieurs étaient dirigées, non par des prêtres, mais par des membres de corporations religieuses non autorisées par les lois; qu'enfin le but de l'institution des petits séminaires était tout a fait dépassé. Il conclut à ce que nulle nouvelle école secondaire ecclésiastique ne fût établie sans une autorisation spéciale; à ce qu'on ne fît dans ces écoles que des études compatibles avec l'état ecclésiastique; que l'habit y fût pris par les élèves ayant deux ans d'études; qu'il leur fût interdit de recevoir des externes, et enfin à ce que tous les élèves qui auraient abandonné l'état ecclésiastique après leurs cours d'études, fussent tenus, pour obtenir le diplôme de bachelier ès-lettres, de se soumettre de nouveau aux études et aux examens, selon les règlements de l'Université.

Les ordonnances du 16 juin 1828 ne furent que la mise en pratique et en vigueur de ces principes et de ces conclusions. Elles furent présentées à la signature de Charles X par M. Feutrier, évêque de Beauvais, ministre des affaires ecclésiastiques, à la suite d'un rapport au roi où ce prélat faisait ressortir la nécessité de conserver aux écoles ecclésiastiques un caractère tout spécial, de le maintenir par la condition relative, au baccalauréat, par l'obligation de porter le vêtement ecclésiastique; et où il établissait, par des calculs bien déduits, que le nombre de vingt mille élèves était largement suffisant pour répondre à tous les besoins à venir du culte, et devait être fixé comme une limite légale.

Ces ordonnances furent exécutées immédiatement; mais vint la révolution de 1830, qui, dans un des articles de sa Charte nouvelle, consacra le principe de la liberté de l'enseignement, et promit la présentation d'un projet de loi pour réglementer l'exercice de cette liberté En 1836, en 1841, deux projets furent portés aux Chambres; mais, à l'une comme à l'autre de ces époques, beaucoup de personnes voulurent voir dans la démarche ministérielle plutôt un acte conservatoire pour empêcher la prescription de la promesse de la Constitution que la pensée bien sérieuse de fixer immédiatement et définitivement la législation. On ne fit rien pour démentir ces suppositions, car ni l'un ni l'autre de ces projets n'arriva à la sanction royale, et il allèrent reposer dans les archives des Chambres. L'hésitation à résoudre une question difficile, à prononcer entre des prétentions aminées était explicable; mais ce qui devait être d'une évidence non moins grande, c'est qu'il ne pouvait être sans de nombreux inconvénients de prolonger la situation dans laquelle on se trouvait: car les lois dont la Charte de 1830 avait promis la révision d'après un principe qui n'était pas celui qui avait inspiré leur rédaction, ces lois avaient inévitablement, par cette promesse même, perdu de leur empire; les parties intéressées mettaient de l'empressement à s'y soustraire comme à une législation caduque, et l'administration incitait peut-être trop de faiblesse à faire exécuter leurs plus importantes prescriptions; car, enfin, bien que condamnées à une refonte, à ses yeux, elles devaient former encore le code de l'enseignement jusqu'à la promulgation d'un code nouveau. En législation, un interrègne c'est l'anarchie.

De cette situation prolongée il est résulté que, tandis que l'Université se bornait à élever quelques collèges communaux au titre de collège royal, il s'est formé à côté d'elle une sorte d'Université ecclésiastique, jouissant du privilège de ne pas payer le droit universitaire, auquel les élèves des collèges, internes et externes, sont tous tenus, et multipliant ses établissements grâce à cet avantage et à son activité. Il n'y a aujourd'hui, en France, que 46 collèges royaux et 312 collèges communaux, tandis que l'on compte 1,137 établissements particuliers et séminaires indépendants de l'Université. Les établissements de l'Université ne sont fréquentés que par 45,581 élèves, sur lesquels 25,000 sont externes, et soumis pour l'éducation morale à toute l'influence de la famille. Les établissements particuliers, au contraire, comptent 63,000 élèves.

On comprend que si la liberté de l'enseignement eût été réglementée en 1830, aussitôt que le principe fut proclamé, l'enseignement ecclésiastique, qui était à cette époque renfermé dans les limites tracées par les ordonnances de 1828, se fût montré de facile composition pour un état de choses qui serait venu rendre plus favorable sa situation. Mais quatorze années se sont passées depuis lors, quatorze aimées durant lesquelles la liberté promise par la Charte a été à peu près accordée dans le fait à cette nature d'établissements, et accordée par l'État, gardant pour les siens toute la charge dont il exemptait ses rivaux; le point de départ n'est plus le même, et les exigences ont changé comme lui.

Les prétentions aujourd'hui sont celles-ci:

Une partie du clergé, en demandant pour les établissements qu'il a fondés, et pour ceux qu'il serait maître de fonder encore, une complète liberté, semble vouloir se réserver une sorte de censure sur les établissements universitaires, en en retirant ou en y laissant à son gré les aumôniers.

Une autre partie se borne à réclamer la liberté, mais la liberté entière, c'est-à-dire le droit d'élever non-seulement les jeunes gens qui se destinent au culte, mais tous ceux qu'elle amènerait les parents à lui confier, et sans que ces jeunes gens, pour être reçus bacheliers ès-lettres, fussent tenus, comme le prescrivent les ordonnances de 1828, de se soumettre aux études et aux examens selon les règlements de l'Université.

L'opinion la plus générale demande au gouvernement de fixer les conditions auxquelles toute personne les remplissant pourra ouvrir un établissement d'éducation, mais de traiter chacun également, de n'accorder de privilège particulier et d'exemption de faveur à personne. De ce côté on est tout disposé à reconnaître l'action supérieure et la surveillance constante de l'État; on ne prétend point qu'elle ne doive s'exercer sur les maisons d'éducation que comme celle de la police s'exerce sur les lieux publics; on reconnaît qu'il est du droit, du devoir du gouvernement d'exiger des garanties particulières des établissements où se forment de jeunes citoyens, les intérêts de l'État et ceux des pères de famille ne sauraient, aux yeux des hommes éclairés et de bonne foi, être des intérêts opposés. On ne demande pas qu'on soumette les écoles ecclésiastiques à la rétribution universitaire, mais qu'on exempte toutes les institutions de cet impôt fort malentendu, fort lourd, et arbitrairement assis. On ne demande pas que les grades ne soient pas délivrés par l'État, et qu'il ne soit pas appelé à juger, par l'intervention de ses fonctionnaires, de la capacité de ceux qui se présentent pour les obtenir, mais que ce soit lui, désintéressé dans la question d'amour-propre, et non des hommes que leur situation de rivalité rend juges et parties, qui reconnaisse et proclame la capacité; en un mot, que le grand-maître de l'Université et le ministre de l'instruction publique soient deux fonctionnaires distincts, l'un dirigeant, sous les ordres de ce dernier, les établissements dont l'État aura pris le patronage spécial, et où il placera ses boursiers; l'autre surveillant et gouvernant tous les établissements, qu'ils dépendent de l'Université ou qu'ils soient dirigés par les hommes qui les auront ouverts à leur compte, après avoir rempli les formalités voulues et satisfait aux conditions imposées.

Voilà les exigences, les prétentions et les demandes en présence desquelles se trouve M. Villemain. Comment y a-t-il répondu, et quelle transaction a-t-il su trouver? C'est ce qui demandera de notre part ou de celle de l'historien de la Semaine un examen à part, et quelques développements nouveaux, quand le projet présenté arrivera à la discussion définitive, car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que ce projet n'a été porté d'abord à Chambre des Pairs que pour qu'il ne revint pas, en temps utile, à la Chambre de Députés, et pour qu'une solution, difficile sans doute, se trouvât encore une fois différé. Mais, aujourd'hui, nous ne nous sommes proposé que d'exposer la question. Une autre fois nous examinerons de quelle façon on entreprend de la trancher.



Le Vésuve.

Nous empruntons à un ouvrage qui paraîtra prochainement quelques détails curieux sur le Vésuve. Quoique le sujet ait fourni la matière de beaucoup de volumes, chaque nouveau récit présente encore de l'intérêt, surtout quand il contient, comme les extraits suivants, les impressions et les expériences de deux savants tels que les docteurs Magendie et Constantin James, auxquels nous devons cette communication.

«Depuis le bas de la montagne jusqu'à l'Ermitage, les substances qui proviennent de la décomposition des cendres vomies par le cratère recouvrent la lave d'un terreau extrêmement fertile. C'est là qu'on récolte le fameux vin de Lacryma-Christi. Triste fécondité cependant que celle qui est achetée au prix d'incessantes alarmes!

«Il était une heure quand j'arrivai à l'Ermitage. Je m'attendais à rencontrer là quelqu'un de ces vénérables religieux qui inspirent à la fois l'admiration et le respect. Je fus bien désappointé. L'ermite du Vésuve est tout bonnement un cabaretier qui a pris à ferme l'Ermitage, et vend fort cher de très-mauvais vin. Il n'a d'un ermite que la robe de bure, le capuchon et un gros trousseau de clefs, auxquelles il manque des serrures à ouvrir.

«A partir de l'Ermitage, le chemin cesse bientôt d'être praticable pour nos montures. Nous nous trouvons au milieu d'une nature aride, désolée, morte, sans trace aucune de végétation. Le sol, bouleversé affreusement, est partout hérissé de masses volcaniques d'un gris plombé, miroitantes, jetées pêle-mêle les unes à côté des autres, et unies entre elles par un ciment de lave. Il nous faut marcher sur les aspérités des roches, et souvent sauter par-dessus de larges crevasses. A notre gauche est le cratère à demi écroulé de l'ancien volcan, aujourd'hui éteint et appelé Monte di summa, le même qui a enseveli Pompéi, Herculanum et Stabia (1). Sur la droite, l'épaisse coulée de lave de la dernière éruption, celle de 1839. En face de nous, le cône de cendre qui nous reste à gravir.

Note 1: L'an 79 de notre ère. Parti du cap Visene pour aller étudier de plus près le phénomène de l'éruption, Pline fut étouffé à Herculanum sous les cendres vomies par le volcan. Voir l'admirable lettre de Pline le jeune à Tacite, dans laquelle il raconte la mort de son oncle, et les détails de la catastrophe.

«Mon thermomètre indique 19 degrés. On aperçoit de distance en distance des fumaroles, et on commence à entendre les détonations du volcan.

«Notre marche devient de plus en plus pénible. La cendre superposée par couches molles et fines constitue un plancher mouvant qui s'affaisse sous les pas, et dans lequel on peut craindre à chaque instant de rester embourbé. Nous enfoncions quelquefois jusqu'au-dessus du genou. A mesure qu'on s'approche de la cime du cône, cette cendre s'échauffe et fume. J'ai vu le thermomètre, que j'y plongeais, s'élever jusqu'à 55 degrés.

«Enfin, nous voici au sommet du volcan, dont la hauteur totale est de 1,207 mètres. Il est trois heures. Mon œil plonge dans le cratère. Quel imposant spectacle!

«Représentez-vous un large gouffre, profond de plus de cent pieds, irrégulièrement circulaire, d'où s'échappe un nuage de fumée suffocante et roussâtre. Enveloppé de ténèbres, il s'illumine par intervalle de jets de lumière, accompagnés d'explosions, qui sont immédiatement suivies d'une chute de pierres sur des surfaces retentissantes. On dirait souvent d'un bouquet d'artifices. Ainsi, au fond de l'abîme, l'éclair a brillé; une fusée s'élance, s'irradie à une certaine hauteur, retombe verticalement, et ruisselle en filons étincelants sur les facettes sonores d'une pyramide. La base de cette pyramide repose au milieu d'une nappe de feu semée de fissures en zigzag, qui reflètent inégalement la lueur de l'incendie. Cependant le sol que nous foulons est brûlant. Dans certains endroits, la chaleur est si forte qu'elle pénétré la chaussure, l'attaque, et oblige de changer de place fréquemment.

«Ce gouffre, ces vapeurs, l'horreur des ténèbres, ces conflagrations constituent un panorama dont aucune expression ne pourrait traduire la terrible harmonie. Aussi le premier sentiment que j'éprouvai fut-il un sentiment de stupeur mêlée de crainte. J'osais à peine circuler autour du cratère; je sentais la poussière crépiter sous mes pas, et il me fallait prendre garde aux inégalités du terrain.

«Le jour paraît. Il éclaire peu à peu l'intérieur du volcan; les objets se dessinent; les scènes de la nuit s'expliquent et diminuent le prestige.

«Le cratère a la forme d'un immense entonnoir, dont l'orifice évasé couronne la crête de la montagne, et se continue insensiblement avec les parois de l'infundibulum. Des parois aboutissent à un étroite enceinte, qu'elles circonscrivent.

Au centre est la bouche du cratère. Celle-ci n'occupe pas la partie la plus déclive de l'excavation, mais au contraire le sommet tronqué d'un cône qui se dresse comme une île au milieu de la lave, et dont la formation est facile à comprendre.

«Supposons une surface plane percée d'un trou. Des pierres sortent de ce trou par jets alternatifs et retombent les unes dans le trou, les autres autour. Ces dernières, s'entassant graduellement, finissent par figurer un cône ou pyramide, dont le conduit central se continue avec le trou d'émission. Vous diriez presque d'un tuyau de cheminée. Telle est, sur une plus grande échelle, la manière dont se forme et s'accroît la pyramide du volcan.

«En effet, le sommet de cette pyramide vomit des matières incandescentes. Des matières retombent les unes perpendiculairement dans la bombe du cratère, les autres sur son pourtour, d'autres enfin roulent jusqu'à la base ou bondissent, en se brisant sur les arêtes de la pyramide. A mesure qu'elles se refroidissent, elles passent par diverses nuances de coloration, dont on n'apprécie bien la teinte que pendant la nuit.

«Ces éruptions se succèdent toutes les huit ou dix secondes. Elles sont précédées d'un murmure profond, et la bouche du volcan paraît embrassée. Puis on entend une explosion pareille à un coup de pistolet, à un coup de canon ou même au roulement de la foudre. C'est la lave qui jaillit. La hauteur du jet dépasse rarement trente ou quarante pieds. Court moment de silence; puis un pétillement sec, à grains nombreux et gros, indique que la lave retombe en pluie sur la pyramide.

«La quantité et le volume des matières lancées ainsi par chaque éruption sont très-variables. Tantôt il n'y a que quelques scories de la grosseur du poing; d'autres fois, des fragments de roches fondues en nombre considérable.

«Je ne suis encore qu'à la moitié de mes explorations. Il s'agit maintenant de descendre dans le cratère.

«Il n'y a pas de chemin tracé. Les parois du cratère me rappelaient assez ces grandes falaises qui bordent le rivage de certaines côtes, excepte qu'au lieu d'être taillées à pic, elles représentent un plan incliné dont la surface est inégalement onduleuse. La pente est trop rapide pour qu'on puisse, suivre une ligne directe. Je marchais donc en biaisant, tantôt à droite, tantôt à gauche, revenant souvent sur mes pas, en un mot obéissant à tous les caprices du terrain. Le guide allait devant moi, sondant avec son bâton les endroits suspects. On ne peut pas se traîner sur les genoux, ni se cramponner avec les mains, car le sol n'est formé que de cendres et de roches brûlantes. Des roches sont de nature sulfureuse. Elles offrent, suivant leur degré plus ou moins avancé de combustion, toutes les nuances possibles de couleur, depuis le jaune safrané jusqu'au jaune paille.

«On rencontre à chaque pas des fumaroles. Ce sont autant de bouches de vapeur dont les émanations, semblables à celles du soufre qui brûle, provoquent la toux et oppressent. La température de ces fumaroles est d'environ 60 degrés. Quand on plonge le thermomètre dans les points d'où la fumée s'échappe, le mercure monte rapidement jusqu'à 90 et 95 degrés. Il faut retirer l'instrument, de peur que le tube n'éclate.

«J'arrive ainsi non sans peine, jusqu'au fond du cratère. Il est six heures. Nous avions mis près de quarante minutes à descendre.

«Pour bien comprendre l'endroit où je pose actuellement le pied, qu'on se figure un cirque, et au milieu de l'arène une pyramide. Il règne un espace libre entre la base de la pyramide et les premiers gradins du cirque. Or, c'est dans cet espace que me voici parvenu. La cheminée, du cratère représente la pyramide de l'arène, et le pourtour des parois les gradins du cirque.

«La largeur de cet espace est d'environ trois mètres. Son plancher, qu'on me pardonne l'expression, est uni et légèrement granuleux comme l'asphalte d'un trottoir. Et, en effet, ce n'est autre chose qu'une couche de lave refroidie. Cette lave a la solidité de la dalle. Frappez-la avec le talon de la chaussure ou l'extrémité ferrée d'un bâton, vous ne réussirez pas à l'entamer.

«Peut-on circuler autour de la cheminée du cratère? Oui, mais seulement dans un tiers de sa circonférence, car dans les deux autres tiers la lave est en pleine ébullition.

«Maintenant que nous nous sommes occupés de ce qui est à nos pieds, levons les yeux vers la pyramide du cratère (2).

Note 2: Il y a quelques années un Français gravit cette pyramide, et se précipita volontairement dans la bouche du cratère. Il fut rejeté quelques instants après entièrement calciné.

«Cette pyramide ressemble à un énorme tas de coke, seulement sa couleur est d'un gris plus foncé. Ce n'est pourtant pas tout à fait celle du charbon de terre, ni surtout son reflet luisant. Les détritus volcaniques qui la composent sont entassés grossièrement les uns au-dessus des autres, de manière à laisser des creux où l'air pénètre. C'est à cette disposition que la pyramide doit sa sonorité, alors que les matières lancées par le cratère pleuvait à sa surface.

«Des matières arrivaient quelquefois en roulant jusqu'à nous. On les évite aisément; car, arrêtées en chemin à tout instant par leur viscosité, elles laissent derrière elles une traînée de feu qui en diminue et ralentis la masse. Jamais elles ne sont venues d'emblée de notre côté. Pour franchir d'un seul bond la pyramide, il eût fallu qu'elles décrivissent dans l'air une parabole, que leur projection verticale rendait impossible.

«La lave lancée par le volcan est plus liquide et a une température plus élevée que celle qui baigne la base de la pyramide. En voici la preuve.

«Je m'étais amusé à détacher du fond des crevasses des fragments de lave liquéfiée dans lesquels j'enfonçais avec mon bâton de petites pièces en argent. Je rapprochais ensuite l'orifice du trajet, de manière à n'y laisser qu'un simple pertuis. La lave, en se refroidissant, acquérait bientôt la dureté de la pierre. Quant à la pièce, elle restait emprisonnée sans pouvoir ressortir, puisque son diamètre se trouvait devenu plus large que celui du trou qui lui avait livré passage.


                     Maison de l'Ermitage du Vésuve.

«Je veux répéter la même expérience sur un morceau de lave que venait de lancer le cratère. La pièce y pénètre par son propre poids, mais à l'instant même elle fond, brûle et disparaît. Il me fallut, pour prévenir la fusion du métal, laisser s'écouler près d'une demi-minute avant d'introduire d'autres pièces dans la lave.

«Ces deux laves, quand elles sont refroidies, ont la même teinte, la même consistance, le même poids. J'en ai rapporté plusieurs échantillons, que j'ai fait examiner par des personnes très-compétentes. On leur a trouvé une composition parfaitement identique. Elles sont en très-grande partie formées par du granit fondu, ce qui explique pourquoi leur pesanteur est si considérable.


                     Coupe du Cratère du Vésuve.

«Chaque éruption du volcan faisait vibrer notre plancher, de lave. Au moment des plus fortes détonations, je sentais des oscillations véritables. Ces phénomènes étaient produits par l'ébranlement de l'air et la conductivité du sol.

«Il me sembla aussi plusieurs fois, même en l'absence de l'éruption, entendre une suite de mugissement souterrain. Ayant recouvert de mon mouchoir un endroit refroidi de la lave, j'y appliquai l'oreille. D'abord, il me fut impossible de rien distinguer. J'étais comme assourdi par le frétillement des couches voisines en ébullition. Mais bientôt, concentrant toute mon attention, j'entendis par intervalle, dans la profondeur du volcan, une sorte de clapotement humide, de gargouillement tumultueux, qui indiquait des déplacements de gaz et de matières liquides.»



Algérie.--Escadron de Dromadaires.

L'excessive mobilité des tribus arabes et la rapidité avec laquelle leurs cavaliers franchissent de grandes distances ont été jusqu'ici de sérieux obstacles à l'affermissement de notre domination en Algérie. Comment, en effet, triompher d'un ennemi presque insaisissable, et imposer une obéissance durable à des populations fugitives? Dès 1843, cependant, on avait eu recours, pour les atteindre, à lui expédient couronné de succès. Un corps expéditionnaire fut organisé sous les ordres du colonel Jusuf, et composé de quelques escadrons de spahis avec environ deux mille fantassins montés sur des mulets. Ce corps se mit à la poursuite des tribus réfugiées dans le petit Désert, où elles se croyaient à l'abri de nos coups. Il ne tarda pas à les rejoindre, et les força à rentrer dans le Tell, pour y rester soumises à l'autorité de la France.

Dans le courant de la même année, un autre essai fut tenté afin de remplacer les mulets par des dromadaires. Un mulet, en filet, revient en Afrique à 850 fr.; il coûte 1 fr. 50 c. par jour de nourriture, et ne peut servir, terme moyen, que dix-huit mois; taudis qu'un dromadaire ne coûte que 200 fr., vit avec ce qu'il trouve, porte le triple du fardeau d'un mulet, peut servir vingt ans, parcourt de grands espaces, sans éprouver les besoins des autres bêtes de somme, et supporte pendant plusieurs jours les privations de boisson et d'aliments. Sous tous les rapports, l'usage du dromadaire est donc plus économique et plus avantageux que celui du mulet.


         Bride du Dromadaire.

Il existe deux variétés de dromadaires; les uns, très-grands, très-gros, très-forts à la marche pesante, sont destinés exclusivement au transport des marchandises; les autres, moins grands, de forme moins épaisse, sveltes et élancés, sont extrêmement agiles et servent spécialement de monture. Ils sont, à l'égard des premiers, comme des chevaux de selle auprès des chevaux de trait. Les dromadaires de la grosse espèce portent des poids énormes et jusqu'à cinq ou six cents kilogrammes. Comme ils sont très-hauts, ils sont dressés à s'accroupir pour recevoir les charges énormes que l'on met sur leur dos. Ce sont ceux que l'on a appelés avec raison les vaisseaux du désert, et qui le traversent avec les caravanes où on les compte souvent par centaines. Les seconds ne portent que les hommes; ils sont également dressés à s'accroupir sur les genoux, lorsqu'on veut les monter; le cavalier se place alors sur une espèce de bât creusé vers le milieu, et garni à chacun des arçons d'un morceau de bois arrondi, planté verticalement, qu'il saisit fortement avec les mains pour se tenir.

Les dromadaires ne sont pas conduits par le mors. Dans les villes, on leur passe aux narines, partie chez eux fort sensible, un anneau auquel on attache un bridon. Dans le désert, on se contente de les retenir par un licou, et on les frappe avec un kourbach (fouet) du côté où on veut les faire avancer. Leur plus grand mérite est d'avoir un trot allongé et doux. Leur allure pourtant, très-fatigante pour ceux qui n'y sont pas accoutumés, produit sur le cavalier l'effet du roulis.


Manœuvres de Dromadaires

Déjà, dans la célèbre expédition d'Égypte, les dromadaires furent enrégimentés avec succès. Les Arabes bédouins inquiétaient les derrières de l'armée, venaient jusque dans les faubourgs du Caire commettre des vols et des assassinats, et parvenaient presque toujours, grâce à la vitesse supérieure de leurs chevaux, à échapper aux poursuites de la cavalerie française. Le général Bonaparte, voulant mettre un terme à ces incursions, ordonna, par un arrêté du 9 janvier 1799, la formation d'un régiment de dromadaires, composé de deux escadrons à quatre compagnies de soixante hommes. Chaque dromadaire portait des vivres et de l'eau pour cinq ou six jours; il était monté par deux hommes places dos à dos et armés d'un fusil de dragon avec baïonnette et d'un sabre de hussard. Les officiers avaient des pistolets, et ils étaient munis de boussoles pour se diriger dans le désert. L'uniforme, dessiné par Kléber dans le goût oriental, était très-brillant. Lorsque, dans les engagements qui avaient lieu autour du Caire, une tribu arabe était parvenue à échapper à la cavalerie européenne, on dirigeait sur ses traces un détachement du corps des dromadaires, et il était rare qu'il ne parvint pas à l'atteindre. Les chameaux fléchissant alors le genou, les cavaliers descendaient avec leurs armes, entravaient leurs moulures, les pelotonnaient toutes ensemble, en laissant au milieu un espace vide pour placer quelques hommes chargés de les défendre; puis le reste, manœuvrant en dehors de ce groupe, engageait l'action avec les Arabes, déjà découragés par cette attaque inattendue, et ne tardant pas à les vaincre.

Au mois d'août 1843, M. le chef de bataillon Carluccia, du 33e de ligne, a obtenu, sur sa demande, du gouverneur-général, l'autorisation d'organiser à la Maison-Carrée un escadron de cent dromadaires, avec deux ceins hommes d'élite du 33e de ligne et du 6e bataillon de chasseurs d'Orléans. Il y a ainsi deux hommes pour un dromadaire: un seul monte, un autre conduit; ils se relayent à chaque halte; tous deux peuvent monter au besoin. C'est sur l'arriére du bât que le cavalier est assis; le devant est occupé par les deux sacs des soldats, par deux outres contenant de quatre à cinq litres d'eau chaque, ainsi que par un grand sac en toile renfermant pour un mois de vivres des deux soldats en biscuit, sel, sucre, café et riz.

Le bât se maintient au moyen d'une corde fortement sanglée. A l'extrémité d'une des traverses du bât, à laquelle s'attachent les bagages ci-dessus mentionnés, vient s'enrouler une double corde que traversent deux étriers en bois. Le cavalier est, de cette manière, libre de mettre ses pieds à la position qui lui convient le mieux, et de se servir des étriers pour monter et descendre.

Le licol est à la fois simple et ingénieux. Au moyen de deux anneaux fixés en dessus et en dessous du museau, on fait passer en sens contraire une double corde attachée à l'anneau supérieur. A l'aide de ces brides, on maîtrise le dromadaire le plus méchant et le plus rétif.

Le soldat monte habituellement sur le dromadaire en faisant agenouiller sa monture et en lui mettant le pied sur une des jambes de devant; pour descendre, il passe les deux jambes du même côté, et se laisse glisser au commandement à terre!


        Une selle de dromadaire.

Le dimanche 28 janvier 1811, le maréchal gouverneur-général passait en revue la gendarmerie, l'artillerie et le génie sur le champ de manœuvres de Mustapha, près d'Alger, quand tout à coup des cris sauvages se firent entendre. Aussitôt on vit déboucher par le chemin de la Maison-Carrée, en une masse noire et compacte, un groupe de cavaliers d'une espèce toute nouvelle, élevant dans les airs, du haut de leurs montures africaines, leurs fusils reluisant au soleil; c'était l'escadron de dromadaires. La première vue de cette cavalerie provoqua un mouvement d'hilarité, que le gouverneur-général réprima en s'écriant: «Ne riez pas; la chose est plus sérieuse que vous ne pensez.» En effet, l'escadron de dromadaires exécuta sur-le-champ diverses manœuvres avec une extrême précision, marchant tantôt en colonne, tantôt en bataille, se formant sur la droite, sur la gauche et en avant en bataille, tantôt au pas, tantôt au trot. Bientôt, à un commandement, les hommes sautèrent lestement à terre et se portèrent en avant, exécutant des feux de tirailleurs, tandis qu'un quart d'entre, eux suivaient le mouvement offensif, chaque homme conduisant quatre dromadaires par les rênes.

La promptitude de toutes ces évolutions, la facilité avec laquelle nos braves et intelligents fantassins ont appris à manier leurs dromadaires, ont vivement frappé toute l'assistance. Aux plaisanteries a succédé l'admiration, et chacun a compris tout l'avantage qu'il sera possible de retirer de cette institution. Grâce aux escadrons de dromadaires, aucune population arabe ne saurait plus désormais trouver dans l'émigration un asile où elles soient assurées d'échapper à l'atteinte de nos colonnes expéditionnaires.



Paris souterrain.

I.


                   Une rue souterraine de Paris.

Du temps de nos bons aïeux, lorsqu'on croyait encore aux esprits,--car nous sommes aujourd'hui trop raisonnables pour y croire,--on avait divisé notre momie en trois parties habitées par des êtres de nature diverse. L'air et les nuées étaient le domaine des sylphes, esprits légers, toujours beaux, toujours jeunes, nés pour la poésie et le plaisir, habitant des palais brillants formés de nuages dorés par le soleil, étincelants comme l'arc-en-ciel.--Au-dessous d'eux, à la surface de la terre, c'était la race humaine, notre domaine à nous, tel que nous l'habitons.--et puis, au-dessous encore, dans les entrailles de la terre, se trouvait un troisième monde, celui des gnomes, esprits souterrains, relégués au dernier degré de l'univers. Ceux-ci, on le conçoit, étaient encore moins connus. Des hommes doués de bons yeux, et surtout d'une bonne dose de crédulité, pouvaient bien avoir entrevu, par intervalles, dans les nuages, les palais fantastiques et les armées légères des sylphes rangées en bataille dans le ciel; de graves historiens en rapportent mille témoignages. Mais nul regard, si complaisant qu'il fût, ne pouvait percer jusqu'aux cavernes inaccessibles des gnomes. L'imagination, qui ne fait jamais défaut, y suppléait; tantôt, selon le caprice du rêveur, on peignait ces pauvres gnomes comme des démons malfaisants, difformes, rabougris, accaparant les trésors de la terre, et les enfouissant avec eux par une insatiable avarice; tantôt, au contraire, on trouve des palais d'or, de pierres précieuses, qui s'ouvrent dans les longues galeries souterraines à la lueur étincelante des escarboucles et des ruisseaux de phosphore; pays merveilleux où règnent des esprits irrésistibles, vifs et séduisants, mais capricieux et fugitifs comme ces feux errants qui scintillent dans l'obscurité des cavernes.

Sans doute nos lecteurs ne sont pas sans avoir entendu quelquefois, et même avec plaisir, ces récits fantastiques. Eh bien! sans rouvrir les vieux contes de la Bibliothèque bleue, ou les graves entretiens du comte de Gabalis sur les êtres élémentaires, nous allons faire aussi des histoires de l'autre monde. Nous allons décrire des régions souterraines; nous allons nous promener à vingt pieds, à cent pieds, à cent cinquante pieds sous terre, avec les habitants de ces domaines, dans le royaume des gnomes et des farfadets; tout cela, sans dire autre chose que ce qui est, que ce que nous avons vu et touché,--et sans sortir, qui plus est, de l'enceinte de Paris et de sa banlieue.

Nous allons conduire nos lecteurs dans le Paris souterrain. Nous leur ferons faire, j'en suis presque certain, d'inévitables découvertes dans ce monde nouveau et presque inconnu. Cela ne doit pas surprendre, car la superficie du pavé de Paris est souvent assez boueuse pour qu'on ne soit guère tenté de regarder dessous. Cependant, à chaque pas, de nombreux témoignages viennent révéler l'existence de cette seconde ville enfouie sous les pieds de la première. Chacun a sans doute remarqué ces épaisses et larges plaques de fonte ciselée, éparpillées çà et là au milieu des chaussées, tremblant et résonnant sous les roues des voitures; ce sont les portes et les fenêtres des rues souterraines. Il n'est personne qui n'ait rencontré, de temps en temps, un escadron de ces hommes armés d'échelles, de cordes, de râteaux, et chaussés de ces redoutables bottes qui broient le pavé; ou bien encore, ceux que l'on entend et que l'on voit le soir, courant sur les trottoirs, fouillant à l'angle des murs et des soupiraux, et faisant retentir par intervalles, d'un son stridont et cadencé, la barre de fer poli dont ils sont armés?--Ce sont les habitants, ou les ambassadeurs de la ville invisible que vous foulez aux pieds.

On a décrit, on a peint souvent avec talent l'aspect du Paris à vol d'oiseau; nous allons faire le contraire, et donner l'aspect de Paris à course de taupe. Au lieu de nous élever, nous descendrons; au lieu de voir Paris au-dessus des toits, nous le verrons au-dessous des caves. Ce sera peut-être moins facile, moins lumineux; mais ce sera peut-être aussi intéressant, et sans doute ce sera plus neuf.

Avant de nous engager dans les détails de ce voyage, prenons d'abord une idée générale du pays; et, en voyageurs érudits, prenons-en la configuration générale, la disposition et les limites.

De même que ces villes édifiées au pied des volcans et construites sur d'autres villes enfouies qui leur servent de base, le Paris souterrain compte plusieurs étages de régions souterraines, superposées les unes aux autres et descendant ainsi de degré en degré depuis la surface du pavé jusqu'à d'immenses profondeurs. Chaque étage caverneux, bien distinct de celui qui le précède et de celui qui s'enfonce au-dessous de lui, a sa physionomie particulière et ses habitants qui lui appartiennent. Aussi, pour procéder par ordre, nous commencerons notre voyage par la région la plus.--rapprochée de nous pour descendre ensuite de plus en plus. Et, placé d'abord en simple piéton sur le pavé de la rue, nous allons, tout à coup, changer de place, et, glissant plus bas, regarder dessous...--Voici le premier étage de Paris souterrain.--Que vous en semble?

Depuis quelque temps on a beaucoup parlé de travaux d'assainissement, de distribution d'eau, d'éclairage public; et on sait bien vaguement que toutes ces dispositions exigent des constructions souterraines. Mais, malgré tout ce qu'on peut avoir su et entendu, sans doute on ne se figure pas ce dédale de cavernes obscure, ce tissu croisé et recroisé de tuyaux, de conduites enchevêtrées les unes dans les autres, et les unes sur les autres; il est facile de comprendre à cet aspect tout ce qu'exige de combinaisons et de travaux le placement, l'entretien et le renouvellement d'un semblable appareil.

Il faut penser qu'il existe sous le sol de Paris environ cent vingt kilomètres d'égouts, qui représentent par conséquent trente lieues de rues souterraines, et environ autant de lieues de conduites d'eau. Quant aux conduites de gaz, elles sont encore bien plus étendues. Nous ne comptons pas, en outre, tous les embranchements particuliers qui coupent les conduites maîtresses pour distribuer droite et à gauche l'eau et le gaz dans les maisons ou sur la voie publique.

Nous avons cherché à présenter dans cet aspect du sol de la rue un aperçu des principales dispositions adoptées pour l'agencement et le service de ces conduites. En voici rapidement l'indication et l'explication.

A est la coupe d'un égout. Les balayeurs-égoutiers y descendent à l'aide d'une échelle par le tampon de regard B.--C'est une bouche sous trottoir, qui absorbe les eaux du ruisseau; et D est un tuyau de chute, par lequel les eaux ménagères et pluviales de la maison voisine tombent directement dans l'égout. L'administration accorde en effet aux propriétaires qui le demandent, l'autorisation de se débarrasser ainsi de leurs eaux, moyennant l'apposition de grilles convenablement établies, et certaines dispositions qu'exigent la prudence et la sûreté publique.--De distance en distance, des trappes de regard sont ouvertes sous la voûte de l'égout, afin de pouvoir en opérer la ventilation au besoin, et y faire parvenir les ouvriers.

C'est la conduite d'eau qui dessert la rue à main droite; au point F elle porte une concession particulière servie au moyen d'une bourbe à clef, dont la manœuvre peut avoir lieu à travers le madrier perforé G, à l'affleurement du pavé. Cette conduite d'embranchement E a sa prise d'eau sur la conduite maîtresse H, qui dessert la rue à main gauche et fournit la borne-fontaine I; comme elle est placée au niveau de l'égout, elle rencontre sur sa route les reins de la voûte, et la traverse sur une espèce de chevalet en fonte qui la soutient dans ce passage.

La prise d'eau d'embranchement a lieu dans le regard par un double système, de manière à pouvoir arrêter l'eau de la maîtresse conduite en amont ou en aval sans arrêter le service de l'embranchement. Le regard en maçonnerie y est ainsi établi, afin que les agents des eaux de Paris puissent faire la manœuvre des robinets d'écoulement et d'arrêt.

Les conduites E et H ont été posées dans de simples tranchées, et ne sont à découvert que dans le regard. Il n'en est pas de même de celles qui sont figurées aux lettres K. L. Celles-ci sont posées sur encorbellement dans des galeries. Ce système, qui permet de s'assurer à chaque instant de l'état des conduites, et de les réparer sans intercepter la circulation et remuer le pavage, peut être adopté pour les conduites d'eau. Mais cette méthode ne pourrait être employée pour les tuyaux de gaz, à cause des dangers qui en résulteraient.

Notre, gravure représente la mise en communication de deux conduites, de diamètre différent par le tuyau circulaire M, garni de ses robinets d'écoulement et de vanne.

Nous n'entrerons pas dans les détails explicatifs sur la forme et la manœuvre de ces robinets; ils seraient longs et exigeraient des développements techniques qui n'intéresseraient qu'un petit nombre de nos lecteurs. Nous dirons seulement que cette mise en communication des tuyaux a lieu pour remédier aux irrégularités du service. On tient ainsi les conduites en charge l'une par l'autre, on supplée au besoin aux eaux de l'Ourcq, lorsqu'elles font défaut, par les eaux de la Seine, et réciproquement. Lors d'un accident, la seule manœuvre d'un robinet suffit pour procurer l'eau à tout un quartier, que sans cela pourrait en rester privé fort longtemps.

Après les conduites d'eau viennent les conduites de gaz. Les tuyaux N. O. desservent la rue à droite, et les tuyaux P. R. la rue à gauche. Dans les rues dont la largeur est assez considérable, et qui surtout sont divisées dans le milieu par un égout, il est d'usage de placer une conduite de gaz de chaque côté, afin d'éviter les inconvénients qui résulteraient pour les branchements particuliers des deux côtés de la rue, s'il fallait à chaque fois traverser toute la largeur de la chaussée et la maçonnerie de l'égout. Notre gravure ne présente donc que les conduites nécessaires; les petits tuyaux S sont ceux qui desservent la borne-fontaine, l'éclairage public, et quelques concessions particulières d'eau, de gaz, etc.

Quelquefois le nombre de ces tuyaux est plus considérable. La grosseur en varie aussi beaucoup, il y en a dont l'énorme diamètre est de 0,50 à 0,60 c. sont de véritables tonneaux; la maîtresse conduite des eaux de Chaillot est de ce nombre. D'autres, au contraire, n'ont que 0,08 c. Les petits tuyaux en plomb sont aussi exigus qu'on le désire.

Les égouts varient également de largeur; ils sont de petite ou de grande section, pour se servir du terme administratif, selon l'importance et la longueur de leur parcours, selon le volume des eaux qu'ils sont appelés à recevoir. Les égouts-galeries sont ceux qui reçoivent en outre une conduite supportée par encorbellement.

Voilà donc l'aperçu rapide de ce que l'on trouve sous le pavé, de ce qui constitue le premier étage de Paris souterrain. Quant au peuple qui anime et gouverne cette cité suburbaine, sans doute il vaut mieux n'avoir pas de fréquents rapports avec ses râteaux mal odorants, ses lampes fumeuses et ses grosses bottes; mais cette existence d'un travail pénible et rebutant mérite bien aussi quelque intérêt. Passer les jours entiers dans ces étroites et humides cavernes, sans lumière, sans soleil, et sans autre air que les émanations fétides des immondices, gagner sa vie à remuer la fange produite par un million d'individus qui s'agitent sur leurs tête, certes le salaire de ceux qui se dévouent à une semblable profession est rudement gagné. D'ailleurs cette existence, triste toujours, n'est souvent pas sans péril. Ces dédales obscurs ont vu de sanglantes catastrophes, de terribles agonies, et la funeste histoire de la galerie des Martyrs n'est pas la seule que les égouts de Paris aient à déplorer.

Pour achever cette rapide description du premier plan de la ville souterraine, nous devons dire qu'elle possède deux fleuves: l'un au nord, sur la rive droite; l'autre, au sud, sur la rive gauche de la Seine.--Le premier, que l'on appelle l'aqueduc de ceinture, est une large galerie voûtée qui reçoit les eaux du canal à la Vilette, et les mène jusqu'au faubourg du Roule. C'est une rivière claire, limpide et tranquille.--L'autre..., hélas! elle fut jadis célèbre, et, non contente de traverser la grande cité aux rayons du soleil, elle la menaçait sans cesse de sa puissance et de ses colériques débordements. En 1579, la nuit du 1er avril, elle inonda Paris, et ses eaux montèrent jusqu'au deuxième étage des maisons. O gloire! ô vanité des puissances déchues! depuis, la Bièvre n'a menacé que d'empester, par l'infection de sa vase, les quartiers qu'elle inondait autrefois. On l'a emprisonnée, murée, voûtée..., et elle n'est plus qu'un égout obscur!

Mais ce premier étage souterrain est bien près encore de la surface. En suivant les conduites, en traversant les galeries, nous avons pu heurter le sol des caves, et mettre la tête aux soupiraux pour demander et recevoir des nouvelles du monde supérieur. Toutefois, en descendant plus bas par intervalles, nous avons pu ouïr quelques bruits étranges, quelques signes précurseurs de demeures plus profondes encore. Nous avons pu voir que quelques-unes de ces trappes, mystérieuses ouvertures placées à la superficie du pavé comme les fenêtres de ces habitations obscures, ne s'étaient pas ouvertes à notre approche. Elles appartiennent à nue autre cité enfouie. C'est de ce côté que nous allons diriger notre voyage.

(La suite à un prochain numéro.)



Don Graviel l'Alférez.

FANTAISIE MARITIME.

(Suite.--Voir page 39.)


II.

La veille de Noël, tous les officiers de la frégate voulurent aller passer la nuit à terre, car, après la messe, le gouverneur devait donner à toutes les autorités civiles et militaires un réveillon suivi d'un grand bal, qui se prolongerait jusqu'au jour. Don Graviel et son ami Fernando se chargèrent seuls du service à bord de la Santa-Fé.

Vers minuit, toutes les cloches de la ville commencèrent à carillonner à qui mieux mieux; les rues, sillonnées par des milliers de torches, semblaient embrasées; l'obscurité n'en était que plus épaisse dans la baie de la Havane. Les trois chefs de complot se tenaient à l'arrière de la frégate.

«Les armes sont-elles dans la chaloupe? demanda don Graviel au contre-maître Brombollio.

--Oui, capitaine.

--Eh bien! fais embarquer tous nos gens sans bruit; combien sont-ils en tout?

--Cinquante; je n'ai pas pu en prendre un de moins, tous des amis, des matelots achevés, des enragés premier choix.

--C'est dix de trop; mais allons toujours.»

Don Graviel avait eu soin d'expédier tous les canots en corvée pour la nuit entière; il ne restait plus que la chaloupe et une légère yole réservées aux déserteurs. Fernando et quarante marins, armés jusqu'aux dents, partirent avec la première; elle déborda mystérieusement, longea les quais non sans motif, et se perdit ensuite au milieu des bâtiments de commerce. La yole fut montée par don Graviel, maître Brombollio et les dix plus robustes matelots. Un poignard en ceinture, un pistolet caché sous leurs vêtements, des biscaïens estropés au bout de longs bâtons en manière de fléaux, tel était l'équipement de la bande d'élite. Ils abandonnèrent la frégate à la garde de Dieu et sans canots. Puis ils nagèrent droit au rivage, où l'on accosta dans un étroit canal situé entre deux hautes tes maisons. La petite embarcation, cachée par l'obscurité la plus profonde touchait cependant le bord; deux hommes y restèrent; en cas de malheur, ils avaient ordre de s'enfuir, et de prévenir au plus vite leurs camarades de la chaloupe.

--Eh bien! Brombollio, le dé est en l'air, disait l'enseigne.

--La peste étouffe les filles! répondit le maître; cette terre me brûle les pieds!»

L'église n'était pas éloignée; les marins y pénétrèrent à la suite de don Graviel, travesti en matelot; ils se confondirent dans la foule sans perdre leur officier de vue.

Du côté des femmes, Dona Juana occupait la place d'honneur. Dans le chœur étaient groupés don Antonio Barzon, ses aides de camp, le commandant de la Santa-Fé, les officiers de la rade, ceux de la garnison, l'intendant colonial et tous les dignitaires de la cité.

«Par quelle porte sortira-t-elle?» se demandait don Graviel avec anxiété, tandis que maître Brombollio continuait à maugréer tout bas contre les filles et les amoureux.

Dona Juana priait dévotement; et, certes, les gais propos du dernier bal étaient loin de sa mémoire.

Si elle eut une distraction, ce fut quand elle remarqua, bien malgré elle, que don Graviel n'était pas venu à la messe avec son commandant; elle ne conclut qu'il était de service à bord. La fête de la Media-noche devait suivre l'office, elle regretta peut-être l'absence du téméraire alférez; mais, hâtons-nous d'ajouter que ces pensées mondaines n'effleurèrent qu'à peine l'esprit de la jeune fille; encore se les reprocha-t-elle en faisant son examen de conscience.

Enfin, la foule s'écoula lentement; don Antonio Barzon sortit du chœur, s'avança vers sa fille, lui offrit le bras et se dirigea vers la porte latérale. Un carrosse attendait dehors. Les officiers se pressaient en foule à la suite du gouverneur; l'issue allait être obstruée. Don Graviel fit un signe, s'ouvrit passage de vive force à travers les autorités galonnées, et fut imité par ses compagnons. Une certaine confusion s'ensuivit. Les dignitaires coloniaux s'indignaient de l'insolence des rustres qui les coudoyaient, mais les rustres gagnaient du terrain.

Déjà le marquis de las Hermaduras présentait la main à sa fille pour la faire, monter en voiture quand le bouillant alférez le poussa rudement en arriéré, enleva Juana à bras le corps, et se prit à courir en criant «Noël!» C'était le mot de ralliement.

«Au secours! aux armes! soldats et citoyens, à moi!» hurlait avec fureur don Antonio Barzon. Les officiers tirèrent leurs épées, la garde du gouverneur croisa la baïonnette.

«Noël! Noël! en avant les biscaïens!» répondirent les matelots.

Brombollio et ses huit camarades couvraient la retraite de l'enseigne, le terrible moulinet de leurs fléaux enferrés tenait en respect la multitude effrayée. Dona Juana, éperdue, se débattait inutilement entre les bras de son ravisseur, qui la déposa bientôt dans la yole, s'y jeta ainsi que ses gens, et poussa au large.

Tout cela dura moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

Mille clameurs partaient du rivage, où régnait un désordre inexprimable. Cent torches éclairèrent bientôt l'étroite ruelle par laquelle les marins s'étaient enfuis; les soldats avaient chargé leurs armes, mais comment tirer? on aurait pu blesser la fille du gouverneur. La yole d'ailleurs filait plus vite qu'un trait, elle ne tarda pas à s'effacer dans l'ombre.

«Des canots! des canots! mort de ma vie! ou je vous fais tous pendre à l'instant! Des canots! sang et tonnerre!» répétait d'une voix étourdissante l'illustrissime don Antonio Barzon.

Les officiers de marine, ceux de la Santa-Fé entre autres, parcouraient les quais en cherchant des canots partout: mais la chaloupe, en passant, avait entraîné les uns, engravé les autres, jeté les avivons à la mer, démonté les gouvernails; et grâce aux précautions de don Graviel, la frégate, à qui l'on fit en vain des signaux de nuit, ne put expédier le moindre batelet à terre.

Pendant que le gouverneur et tous les siens se trouvaient ainsi cloués au rivage, la yole rejoignait la chaloupe entre deux pontons abandonnés, lieu convenu de rendez-vous.

On doit rendre cette justice à l'entreprenant alférez, que son plan était habilement combiné. L'amour, par exception à l'adage du fabuliste, n'a point exclu toute prudence, bien que maître Brombollio, qui murmure, soit loin de partager notre opinion.

Dona Juana, effrayée, n'avait pas encore reconnu son audacieux adorateur, qui crut devoir laisser au contre-maître le soin de la réduire au silence. La mantille de soie de la jeune fille fut galamment convertie en bâillon: un petit mal pour un grand bien; don Graviel avait permis cette violence assez peu chevaleresque. Du reste, il gouvernait et n'ouvrit la bouche que quand il s'agit de donner le mot de passe à son complice Fernando, et même eut-il la précaution de contrefaire sa voix. Puis les deux embarcations voguèrent de conserve; les aventuriers visitèrent leurs amorces de pistolet, et l'on se dirigea, toujours à la muette, vers le Caprichoso dont on connaît suffisamment la physionomie extérieure, mais sur lequel de nouveaux détails deviennent nécessaires.

Le Caprichoso n'était pas navire de guerre; seulement, il portait sur pivot une longue pièce de 24 en bronze; par son travers grimaçaient dans la ligne rouge une dizaine de canons en fonte d'un moindre calibre: de distance en distance, à l'arrière, à l'avant, jusque dans la hune, s'épanouissaient, comme les fleurs dorées d'un parterre, bon nombre d'espingoles et de petters de deux à six livres de balles. Le tout était merveilleusement fourbi et reluisait de la façon la plus appétissante.

Le Caprichoso n'était pas non plus un navire marchand; seulement, il était en rapports suivis, avec les gros négociants de la Havane, on l'avait vu livrer commercialement superbes cargaisons de nègres qui, disait-on, n'avaient pas dû lui coûter cher. On assurait que son excellence don Antonio Barzon s'intéressait paternellement aux opérations de cet estimable spéculateur, dont quarante gaillards de mauvaise mine composaient l'équipage. Un certain Bertuzzi, assez mal famé dans ta colonie, quoique fort bien reçu chez le gouverneur, le commandait.

«Ho! de la chaloupe!» héla d'une voix éclatante un homme qui se dressa sur le couronnement; et pourquoi ne dirions-nous pas tout de suite que cet homme était simplement le capitaine Bertuzzi?

«Ronde d'officier!» répondit militairement Fernando en longeant le brick-goélette illuminé de bout en bout, car les négriers aussi faisaient réveillon. Ils buvaient, dansaient, hurlaient et riaient aux éclats. Le talia coulait à flots, et le poète de la bande,--où n'y a-t-il point un poète?--improvisait une chanson de circonstance sur la capture de quelques traitants dont on avait, le mois dernier, pris les noirs et brûlé les navires.

A la réponse rassurante du garde-marine, le capitaine Bertuzzi se recoucha nonchalamment à plat-pont. Tout en fumant le cigare, et attendait, le digne homme, que ses jurons en fussent aux coups de couteau pour mettre le holà et les envoyer dans leurs hamacs. Mais, il n'avait pas eu le temps de fumer trois bouffées, que son bord fut tout à coup envahi par les cinquante déserteurs de la Santa-Fé, et que lui personnellement se trouvait aux prises avec quatre vigoureux matelots dont le dogmatique Fernando dirigeait les mouvements.

«Capitaine Bertuzzi, pas de colère, je vous en prie, disait posément le garde-marine; voyez, ce pistolet, si vous faites le méchant, il vous cassera la tête.»

Pris au piège où tant de fois il avait fait tomber ses confrères, le négrier-pirate fut artistement garrotté, bâillonné et déposé dans la chaloupe. Inutile d'ajouter que les marins de la frégate n'avaient pas laissé à ceux du brick le temps de courir aux armes. Leurs arguments, aussi simples que celui de Fernando, eurent un égal succès. Sur ces entrefaites, par les soins de don Graviel, dona Juana, qui maintenant pleurait à chaudes larmes, avait été enfermée dans la cabine du capitaine; enfin, lorsqu'une bonne moitié des négriers eurent été rangés, pieds et poings liés, à côté du capitaine Bertuzzi, l'enseigne, dépouillant sa cape de matelot, fit briller son uniforme et s'adressa aux autres en ces termes:

«Gens du Caprichoso». nous sommes les plus forts et les plus nombreux; le premier de vous qui témoignera le moindre mécontentement sera jeté à la mer avec un boulet aux pieds. Soyez donc sages et mignons comme des brebis. Secondement, si l'un de vous s'avise de toucher une arme, sans ma permission, il aura le droit d'être immédiatement hissé au bout de la grand'vergue. D'ailleurs, vous faisiez la course avec Bertuzzi, vous la ferez avec moi, voilà toute la différence. Range à larguer les voiles!

--Bien parlé!» dit maître Brombollio en disposant son monde pour l'appareillage.

La chaloupe, pleine des hommes dont les capteurs avaient jugé prudent de se débarrasser, fut abandonnée en dérive, sans avirons. On leva l'ancre, on établit les voiles, et à l'aide d'une légère bris on navigua sur l'entrée du port.

Durant ces diverses opérations, l'alarme allait croissant dans la ville, l'on y battait la générale, la garnison prenait les armes, le gouverneur avait enfin des canots à ses ordres, les officiers de terre et de mer se multipliaient, les forts se mettaient sur la défensive, des coups de canon de signaux retentissaient sur l'une et l'autre rive du port.

«Maudite donzelle! murmurait maître Brombollio. Sans elle pourtant personne ne se douterait de rien, nous filerions notre petit nœud au large, et, au point du jour, on pourrait nous courir après.

--Ne me parlez pas des femmes!» répétait dogmatiquement Fernando Ribalosa.

Don Graviel était trop occupé de la manœuvre pour descendre dans la cabine où l'infortunée Juanita ne cessait de se lamenter, toujours sans rien comprendre de ce qui lui arrivait. L'entrevue promettait d'être délicate; elle exigeait du calme, du sang-froid, du temps surtout. D'un autre côté, la brise de terre mollissait. Le canon de la frégate se fit entendre à son tour, preuve certaine que le commandant de la Santa-Fé soit enfin parvenu à rejoindre son bord. La position devenait critique.

«Il serait dommage de manquer l'affaire après avoir si bien commencé, murmura l'enseigne.

--D'autant plus que nous serions inévitablement mis au croc, répondit maître Brombollio.

--Comme des goujons au bout d'une ligne, ajouta le garde-marine.

--Armez les avirons de galère, mes petits cœurs! commanda don Graviel, et si vous tenez à votre peau, nagez, ventre bleu! nagez, les caïmans, enlevez-moi çà connue des tigres!»

Le brick-goélette ne tarda pas à glisser sur la mer unie, à l'aide de ses longues rames.

Fernando, sans perdre de temps, faisait charger à double projectile, boulet et mitraille, toutes les pièces d'artillerie du Caprichoso. Les négriers, voyant qu'on ne leur faisait aucun mal, se prêtèrent à tout de fort bonne grâce.

Cependant les embrasures du fort du Morro, sous lequel il faut nécessairement passer pour sortir, s'illuminaient peu à peu. On voyait les canonniers apprêter leurs pièces; les murailles du fort de la Puota, qui défend également l'entrée du port, se garnissaient aussi de soldats. La frégate la Santa-Fé sembla faire des mouvements: les déserteurs crurent reconnaître le son de ses trompettes appelant l'équipage aux postes de combat; bientôt après elle largua ses voiles. Tous les bâtiments légers de la station, canonnières, goélettes, pataches, tartanes, se mettaient en route. Les commandements marins résonnaient d'un bout à l'autre du port, et, chose plus douloureuse encore, le bruit cadencé des avirons de la flottille de chasse devenait plus distinct de minute en minute. On avait, à bâbord, le fort du Morro; à tribord, devant et derrière, des ennemis flottants.

«Oh! les femmes, les filles, les mantilles, les basquines et les jupons de malheur! je les voudrais à tous les cinq cent mille diables. Race de femelles damnées! perdition des hommes! engeance maudite! répétait à chaque coup de rame maître Brombollio, qui donnait l'exemple de nager vigoureusement. Il mêlait à ses malédictions des encouragements non moins énergiques. «Nagez donc, les agneaux! disait-il; souquez! hardi! ferme, mille millions de tonnerres! ne dormons pas. Voilà une satanée canonnière qui veut nous couper la route!»

Fernando, sa longue-vue de nuit en main, examinait la baie, et toussait à intervalles égaux; c'était sa méthode pour témoigner de l'inquiétude. Le grave garde-marine s'était spécialement chargé de la pièce à pivot, qu'il pointait sur la canonnière la plus rapprochée.

Quant à don Graviel, il commençait à craindre de perdre la partie.

G. DE LA LANDELLE.

(La suite à un prochain numéro.)



Courrier de Paris.

La semaine n'a produit que des œuvres dramatiques médiocrement récréatives, et qui méritent à peine une rapide mention; le Vieux Consul aurait mieux fait, par exemple, d'attendre le carême; il est d'un intérêt assez maigre pour qu'on regrette qu'il n'ait point patienté jusqu'à cette époque si conforme à son tempérament. Ce vieux consul n'est rien moins que Marius le proscripteur; or, je vous demande si les proscriptions conviennent à la saison des bals masqués; quelques beaux vers, une ou deux scènes énergiques, ont pu difficilement préserver Marius du péril résultant de son apparition en plein carnaval; il a eu affaire à un parterre d'étudiants encore tout émus du galop de la veille et qui riaient aux éclats et jouaient, peu s'en faut, des scènes de débardeurs aux moments les plus pathétiques; pour rien au monde, nos étourdis ne voulaient de tragédie ce jour-là. Le mercredi des cendres, le Marius de M. Ponroy aurait peut-être monté aux nues! Il n'y a rien de tel que de choisir son temps: arriver à propos est un grand art.

Vous parlerai-je des vaudevilles venus au monde à la même époque, pauvres créatures chétives, qui n'ont ni jeunesse ni gaieté et sont peut-être déjà mortes, pour la plupart, au moment où je parle; les Oppressions de voyage enterrées en une soirée, sous les sifflets; les Comédiens ambulants reproduisant pour la centième fois, sans beaucoup d'adresse ni d'esprit, le roman comique de Scarron; le Nouveau Rodolphe, parodie des Mystères de Paris, que le parterre a sifflé sans mystère? Non, vraiment, je n'abuserai ni de mon temps ni du vôtre pour vous entretenir de ces fadaises; un seul vaudeville a survécu à cette mortalité universelle: c'est le Major Cravachon. Ce brave major ne manque ni de franchise ni de gaieté, il a servi sous Napoléon; on s'en aperçoit à son ton vainqueur et à ses redoutables moustaches; et, bien qu'il ait déposé son glaive, Cravachon n'en a pas moins l'humeur terriblement belliqueuse; si vous n'avez pas pourfendu au moins trois ou quatre chrétiens, vous n'êtes pas son homme; imaginez, d'après cet échantillon, ce que Cravachon exigerait de celui qui s'aviserait d'aspirer à l'honneur d'être son gendre; à moins d'être un foudre de guerre, ne vous y frottez pas; or, les Césars et les Cravachons sont rares, et notre vaillant major en est réduit à éconduire, l'un après l'autre, une quantité de soupirants qui prétendent à la main de sa fille. Quoi donc? faudra-t-il que la pauvre petite sèche et dessèche dans les ennuis du célibat? Ne trouverons-nous pas, à la fin, un fier-à-bras pour conclure ses noces? Cravachon commence à désespérer; le monde n'est plus rempli que de lièvres, pense-t-il; enfin, un lion lui arrive; celui-là a le poignet fort, le cœur vaillant, le jarret intrépide; il donne à Cravachon un grand coup d'épée pour premier certificat. Cravachon ne se sent pas d'aise, lui tend les bras, le caresse, l'embrasse et lui dit; «Touchez là, vous avez ma fille!»--Cette recette pour le mariage n'est pas encore très-répandue, et fort peu de beaux-pères s'accommoderaient de recevoir le coup d'épée reçu par Cravachon, au risque de rester comme lui six mois au lit à se faire panser; mais ne sommes-nous pas dans un siècle original? Patience donc! le goût en viendra peut-être, et ces demoiselles ne se marieront plus autrement.--Les auteurs de cette petite pièce comique sont MM. Lefranc et Labiche.

La semaine du moins a été particulièrement remarquable par l'apparition d'un important personnage; pendant deux jours il a visité les quartiers les plus fréquentés et les rues les plus fameuses, excitant partout une curiosité immense, et recevant des honneurs magnifiques: des hérauts d'armes, des gardes à pied, des cavaliers le casque en tête, lui servaient de cortège, au roulement du tambour, au bruit d'une musique militaire; son état-major se composait de Grecs, de Romains, de chevaliers armés de pied en cap, de gentilshommes ressuscités de la cour de Louis XIII et de Louis XIV. C'est peu encore; les dieux et demi-dieux s'étaient mis à sa suite; Hercule, Hébé, Vénus, Mars, Cupidon, Bacchus, Junon, Minerve, Apollon, Jupiter lui même, le terrible Jupiter, lui faisaient escorte; et le vieux Saturne n'avait pas dédaigné de monter sur un char et d'en tenir les rênes.

Un autre aurait pu tirer vanité de ces honneurs inouïs, et attendre que des gens qui désiraient le visiter et le voir fissent auprès de lui les premières démonstrations; mais le personnage en question a montré qu'il n'était ni difficile ni exigeant sur l'affaire de l'étiquette; il a tranché la difficulté en faisant, de sa propre personne, des visites empressées aux notables habitants de la ville. C'est ainsi qu'il est allé saluer successivement M. le ministre des finances, M. Sauzet, président de la Chambre des Députés, M. le maréchal Soult, M. l'ambassadeur d'Autriche, M. le président de la Chambre des Pairs, M. Crinin-Gridame et M. Duchatel; mais son hommage le plus solennel a été pour le château des Tuileries: c'est là qu'il s'est efforcé surtout d'être agréable et de réussir.

De quoi s'agit-il? dites-vous.--Mais d'un personnage de poids, du poids de 1,370 kilogrammes.--Vous l'appelez?--Le bœuf gras, roi du carnaval; son règne a duré trois jours: commencé et inauguré dimanche à dix heures du matin, il s'achevait mardi soir aux abattoirs Montmartre. Les courtisans et les grands-officiers de carnaval, qui l'avaient servi et flatté pendant sa puissance, l'ont mangé en beefteack après sa chute; ô fragilité des grosseurs humaines!

Le bœuf gras mort, tout est dit, le carnaval est enterré. Un soleil charmant, un ciel d'azur, ont éclairé son dernier jour; il est impossible de finir plus gaiement, et surtout d'avoir pour cortège, et pour témoins de sa journée suprême, des amis plus nombreux et plus empressés.--Dès midi, une moitié de Paris s'était mise à ses fenêtres pour voir passer le carnaval; l'autre moitié se répandait dans les rues; de la Madeleine à la bastille, le boulevard était couvert d'une population immense, qui s'agitait tumultueusement et se pressait sur les dalles des contre-allées, tandis qu'une double haie de voitures occupait les bas-côtés, s'allongeant à perte de vue; c'était l'image de l'égalité parfaite; l'équipage armorié était rangé sur la même ligne que le fiacre plébéien; l'élégante calèche et l'humble vinaigrette marchaient du même pas monotone et lent; quant au carnaval, il était difficile de l'apercevoir. Les curieux ne manquaient pas; ils arrivaient par milliers, à pied, à cheval, en voiture, pour assister aux exercices du dieu burlesque; mais le dieu daignait à peine se manifester çà et là, sous la forme de quelques débardeurs crottés, trottant pédestrement à travers la foule, qui les saluait de ses huées; et à peine deux ou trois calèches chargées de masques venaient-elles, de loin en loin, témoigner qu'en effet Paris était en plein mardi-gras.

Le carnaval est encore une de ces vieilles institutions que le temps a modifiées, sinon complètement détruites; autrefois, messire carnaval s'éveillait dès le matin, s'affublait de son costume bigarré, couvrait son visage du masque joyeux ou grotesque, et s'en allait par toute la ville agitant ses grelots et amusant les passants, les scandalisant quelquefois de ses lazzi et de ses propos effrontés; le carnaval agissait en plein jour et à la face de tout le monde; ses desservants innombrables, répandus de tous côtés, transformaient Paris, pendant deux ou trois journées, en un immense magasin de masques en plein vent.

Le carnaval d'aujourd'hui a d'autres fantaisies et d'autres habitudes; il trônait autrefois dans la rue; il envahissait les carrefours, les boulevards, les places publiques; on le rencontrait à chaque pas; c'était lui, toujours lui; il était maître de la cité et de ses faubourgs. Maintenant la lumière lui déplaît; la vie publique n'est plus son affaire; d'année en aimée il s'est retiré de la rue, et on peut prédire que dans peu de temps il en aura complètement disparu; il ne restera du carnaval en plein air que cette population ambulante et curieuse,--qui viendra encore le chercher à travers la ville, longtemps après qu'il n'y sera plus.

Il ne faut pas conclure de ce qui précède que le carnaval est défunt; il n'a jamais eu, au contraire, une vie plus agitée et plus furieuse; il ne s'est jamais livré à sa folle passion avec moins de modération et de retenue: mais, au lieu du jour, c'est la nuit qu'il recherche; le carnaval est devenu noctambule. Honnêtes curieux désappointés, qui avez passé toute votre journée à courir vainement après le carnaval en soufflant dans vos doigts, si le soir, minuit venu, vous étiez entrés dans la salle de l'Opéra-Comique ou de l'Opéra, si vous vous étiez glissés au Prado et dans tous les lieux nocturnes où le bal trouve asile, c'est pour le coup que le carnaval vous aurait apparu dans toute sa force et sa souveraineté.--Oui, le voilà! c'est bien le carnaval, on le reconnaît à ses cris, à son agitation, à ses traits convulsifs, à son effronterie, à sa fureur pour le plaisir; c'est lui qui a revêtu de ses oripeaux cette multitude diaprée; c'est lui qui la précipite dans cette joie violente, dans cette danse à tous crins, dans cete valse à tous bras!--Tout s'explique; le carnaval se calme et se repose pendant le jour, afin d'avoir assez de force pour soutenir le choc de ses nuits terribles. Il fait comme ces gastronomes et ces débauchés prudents qui se préparent, par un peu de diète et d'abstinence aux excès d'un énorme repas et d'une orgie.

Quant à su mort et à sa sépulture, le carnaval n'a rien changé aux usages passés; c'est toujours le lendemain du mardi gras qu'il expire; c'est toujours à la Courtille que se célèbre, la cérémonie funèbre, et que les adorateurs du carnaval viennent l'escorter en grande pompe et assister à son dernier soupir.

Le carnaval de 1844 a été inhumé avec un cérémonial inaccoutumé et une si grande affluence de fidèles que nous sommes obligés, en conscience, d'en faire part aux abonnés du l'Illustration, et de leur mettre sous les yeux les traits principaux de cette fin mémorable.

Il est six heures du matin; les réverbères mêlent au jour naissant leurs dernières lueurs blafardes. Cette rue qui s'allonge devant vous se nomme la rue du Faubourg-du-Temple. Il est aisé de la reconnaître à l'enseigne qui se fait voir à gauche avec ces mots; Vendanges de Bourgogne.--Les bals viennent de cesser; les danseurs, pâles, haletants, les yeux caves, harassés des joies de la nuit, se sont jetés pêle-mêle, ceux-ci dans le fiacre, ceux-là dans le cabriolet, d'autres dans la calèche béante; ils s'en vont tous à la Courtille user de leur dernière heure et saluer de leurs derniers cris d'amour le carnaval qui finit, à la barbe du mercredi des cendres.--Vous les voyez qui vont et viennent, montent et descendent; la rue est encombrée de voitures et de mascarades. En voici une qui s'arrête. Quels gestes! Quelles attitudes! D'où vient cette halte? Pourquoi cette pantomime énergique et cet air agressif? Eh! ne faut-il pas que ces vaillants masques se défendent? Se laisseront-ils impunément railler par cette commère à l'éloquence hasardée, qui leur montre le poing et leur lance à bout portant des fragments de dialogue qui n'ont rien d'attique? Ce n'est pas à cette heure, et dans la rue du Temple, qu'il faut compter sur des voix mélodieuses comme la voix de Cinti-Damoreau ou de Persiani; ce n'est pas à la descente de la Courtille qu'on enseigne les belles manières et la modestie; ce n'est pas entre débardeurs qu'on tient école de marivaudage. Cependant un sergent de ville, las de cette rude campagne du carnaval, s'endort à ce terrible vacarme, comme Tytire au doux murmure d'une source limpide. Mais que vois-je près de lui? Un enfant tout nu! c'est l'ami Carême, fils posthume du Carnaval.


Descente de la Courtille.

Puisque Carême vient de naître, il est clair que Carnaval est trépassé. Le père n'a jamais pu vivre avec le fils. Et, en effet, Carnaval n'est plus, voici qu'on le fait porter en terre, non pas comme feu M. de Marlborough, «par quatre-z-officiers,» mais accompagné d'un cortège digne du défunt, et tout à fait de circonstance.


          Un Sergent de Ville le
            mercredi des cendres.

Le Mardi gras est couché sur le dos, comme il convient à un mort; on a eu soin de le revêtir de tous ses insignes, ordres de toute espèce et décorations. Tandis que le pauvre hère, tout à l'heure si tapageur et si bon vivant, garde cette position immobile, on voit à droite le Mercredi descendre de son échelle; Mercredi ne se décide pas à cet exercice sans quelque hésitation; il a peur du Mardi gras, tout mort qu'il paraît être; tels les héritiers du grand Alexandre ne pouvaient approcher de ses restes sans pâlir. Le Temps, qui n'entend pas raison sur cette question et veut que ses affaires marchent, le Temps pousse très-positivement Mercredi par derrière pour lui donner de l'audace et l'obliger à sauter le pas.

Mercredi mène à sa suite le cortège ordinaire et la cour de sa très-pâle et très-étique majesté Carême: poissons de mer et d'eau douce, œufs frais, panais, carottes, choux, salades, oignons, épinards, chicorées, toute l'insipide nation des légumes. Un peu plus loin, le dieu Mars survient absolument comme mars en carême.


     L'Ami Carême, fils posthume
                de Mardi Gras

L'apparition du Mercredi des cendres et la mort du Mardi gras produisent des émotions diverses: chacun, selon ses intérêts, fête l'avènement de l'un ou regrette le trépas de l'autre. Les sergents de ville, ces martyrs du carnaval, saluent avec joie l'arrivée de Mercredi, comme le signal du repos et de la délivrance; cependant au son de la cloche que Mercredi fait résonner dans ses mains, les débardeurs, effrayés, sentant leur fin prochaine, se dispersent avec effroi; c'est pour eux le tintement du jugement dernier. Quelques intrépides s'efforcent de faire bonne contenance et de défendre pied à pied l'empire du Mardi gras; ils forment un bataillon sacré et luttent jusqu'à la dernière extrémité, menaçant Mercredi du geste et de la parole. Vain courage! héroïsme inutile! qui peut arrêter le Temps? Mardi n'est plus; Mercredi s'empare invariablement de son domaine et règne à sa place, en attendant que Jeudi le détrône à son tour, et ainsi de suite jusqu'à la fin du monde et des calendriers.


Enterrement du Carnaval.

Ce personnage qui pleure à chaudes larmes sent bien que le mal est irrémédiable; c'est un garçon de café-restaurant: il est plus particulièrement frappé que d'autres par la mort du Mardi gras. Que de petits soupers il y perd, et que de pourboires! aussi voyez ses yeux se fondre en eau; est-il une plus belle oraison funèbre? et que ce Mardi gras est heureux d'ètre si tendrement regretté!--De profundis! de la part du petit Carême, fils de Mardi gras, qu'on élève secrètement au champagne-Darbo pour le fortifier et en faire le Mardi gras de l'année 1845.

Adieu, cher lecteur, et au revoir; j'espère que tu vas passer ton carême honnêtement et que tu rachèteras tes péchés petits ou gros du carnaval dernier.



Théâtre royal de l'Opéra-Comique.

CAGLIOSTRO, OPÉRA-COMIQUE EN TROIS ACTES, PAROLES DE MM. SCRIBE ET DE SAINT-GEORGES, MUSIQUE DE M. ADOLPHE ADAM.

On connaît l'histoire du grand Cagliostro, soi-disant fils d'un grand maître de Malte, élevé secrètement en Arabie par le sage Althotas, initié aux sciences occultes dans les pyramides d'Égypte, lequel prédisait l'avenir, guérissait toutes les maladies, prolongeait la vie indéfiniment et évoquait les morts. Le plus merveilleux n'est pas qu'un homme ait imaginé toutes ces absurdités, c'est qu'il soit parvenu à les faire croire, et cela à Paris, au dix-huitième siècle, vingt-cinq ans après la publication de l'Encyclopédie, huit ans après la mort de Voltaire, quatre ans avant la convocation des États-Généraux, qui furent l'Assemblée nationale. Et qui avait-il pour adeptes? des couturières, des blanchisseuses? Non pas, s'il vous plaît, mais de belles dames et de grands seigneurs, et à leur tête un archevêque, prince de l'Église, et longtemps ambassadeur du roi Très-Chrétien, le cardinal de Rohan!

Ce héros singulier vient d'avoir son tour auprès de la muse de M. Scribe, muse, comme on sait, d'humeur facile, et incapable de rebuter qui que ce soit.

M. Scribe a mis sur le théâtre le personnage, mais non son histoire, ou du moins aucun acte qui nous soit positivement connu. Mais si Cagliostro n'a pas fait ce que M. Scribe lui prête, du moins il a pu le faire. Que peut-on exiger de plus du drame en général et de l'opéra-comique en particulier?


Opéra-Comique: Cagliostro 3e acte, scène du magnétisme.--Madame Anna Thillon, Corilla; madame Boulanger, la marquise Pottier, Cecilli; M. Chollet, Cagliostro; M. Henri, Caracoli; M. Mocker, le chevalier.

Au moment où commence la pièce, toutes les imaginations sont frappées des prodiges accomplis par Cagliostro, Paris et Versailles ont à la fois les yeux sur lui, et les journaux sont pleins de récits merveilleux dont il est le héros.

Parmi les personnes qui croient Cagliostro sur parole, il faut mettre en première ligne un prince bavarois tout récemment débarqué à Paris, et une certaine marquise de Volmérange, femme jadis à la mode, qui doit avoir été charmante du temps du cardinal de Fleury, et qui, j'en suis sûr, n'était pas encore trop mal en point sous le règne de madame la marquise de Pompadour. Elle a vu longtemps à ses pieds,--c'est elle qui le dit,--le roi Louis XV et toute sa cour; mais tout est bien changé depuis le nouveau règne. Ses beaux jours sont passés, ses honneurs sont détruits. Comment les faire renaître? comment remonter le cours des années? comment effacer les fâcheuses traces que cet insolent vieillard qu'on nomme le Temps a imprimées sur son visage? Assurément il faut toute la science et tout le pouvoir d'un Cagliostro pour cela.

Le Bavarois n'est guère moins embarrassé: il est amoureux, cet infortuné prince, amoureux d'une cantatrice appelée Corilla, artiste célèbre, qui, depuis trois ans, occupe tous les dilettanti et tous les badauds de l'Italie. Mais il a eu beau lui peindre sa passion dans les termes les plus pathétiques, et joindre à l'offre de sa fortune celle de sa main, il n'a pu rien obtenir, Corilla lui rit au nez toutes les fois qu'il entame le chapitre de son amour.--C'est donc une étrange bégueule, dites-vous, que cette Corilla?--Point du tout, lecteur; attendez la fin de mon récit, et ne faites pas de jugement téméraire.

«Monsieur le comte, dit le prince au charlatan, ne pourriez-vous me donner quelque secret, quelque philtre pour me faire aimer d'une cruelle?» Cagliostro, qui a vu jouer le Philtre à l'Académie royale de Musique, et qui sait son Scribe par cœur, répond sans hésiter:

--Dans notre état, nous en tenons beaucoup.

--Il serait vrai?

--Chaque jour j'en compose, car on en demande partout.

--Et vous en vendez?

--Oui.

--Et combien?

--Peu de chose.

«Dix mille livres le flacon, pour ne point vous faire marchander.--Ah! c'est pour rien, en vérité, et je vous devrai la vie.»

La consultation de la marquise, est bien plus importante encore. «Monsieur le comte, ne pourriez-vous me rendre mes beaux jours d'autrefois, l'éclat dont brillaient jadis les roses qui s'épanouissaient sur mon visage, et le timbre argentin de ma voix, qui chevrote si misérablement aujourd'hui?--Oui, madame.--Oh! donnez, donnez, et toute ma fortune...--Doucement! il faut du temps pour composer ce breuvage; il se fait avec le suc de plantes qu'on ne peut cueillir que sur les plus hautes montagnes du globe. Un de mes amis en a consommé, il y a quelques jours, le dernier flacon; il n'en a rien laissé. Ah! si fait! il en reste deux ou trois gouttes.--Ah! donnez-les-moi, monsieur le comte!-Hélas! madame la marquise, il y a à peine dix minutes de jeunesse au fond de cette petite bouteille.--Eh bien! ce seront dix minutes pendant lesquelles j'oublierai mon chagrin.--Au fait, dit tout bas Cagliostro en regardant autour de lui, il n'y a pas de glaces dans ce salon, et quant à ce miroir, je puis m'en défaire.» Il jette le miroir par la fenêtre, et donne le précieux flacon.

La marquise boit, puis cherche partout son miroir, mais en vain. Quel désespoir! Être jeune, et ne pouvoir pas jouir de sa jeunesse, même par la vue! ne pouvoir pas s'assurer de sa métamorphose! L'idée ne lui vient pas, à cette pauvre marquise, qui n'a pas de glaces dans son salon, d'aller consulter au moins sa toilette dans sa chambre à coucher, ou de s'assurer avec ses deux mains si sa taille est redevenue fine et svelte comme autrefois; elle ne sait que crier à tue-tête: «Mon miroir! où est donc mon miroir?» Quand soudain le marquis de Caracoli se présente, s'incline devant elle, et dit d'un air étonné: «Quelle est donc cette jeune fille?» Ah! pauvre marquise! quelle vieille, ne fut-elle qu'une petite bourgeoise, ne se pâmerait d'aise en entendant faire une pareille question?

Ce Caracoli, vous l'avez, deviné sans doute, clairvoyant lecteur, n'est autre qu'un adroit compère, introduit dans la maison par Cagliostro, pour l'aider à ses tours de passe-passe. Il a fort bien débuté, en tombant de voiture tout exprès pour se faire guérir des suites de ce terrible accident. «Ah! monsieur le comte, s'écrie la vieille, un flacon de votre eau de Jouvence, et je n'aurai rien à vous refuser. Vous n'aurez, qu'à dire.--Madame, dit l'élève d'Althotas, vous savez que ce n'est jamais l'intérêt qui me guide. Il n'y a qu'une récompense à laquelle j'aspire; c'est la main de votre charmante nièce.»

La charmante nièce a un million de dot.

Malheureusement, elle est peu disposée à jouer ce rôle de lettre de change, car elle aime de tout son cœur son cousin le chevalier de Saint-Luc, qui le lui rend de son mieux. Mais Cagliostro a des moyens à lui pour vaincre toutes les difficultés, comme il a des remèdes pour guérir toutes les maladies.

Le compère Caracoli, très-subtil espion, je vous le jure, a surpris une conversation fort intéressante entre le chevalier et une jeune étrangère qui est venue lui rappeler d'anciennes amours et d'anciens serments. L'étrangère est justement cette Corilla dont je vous ai déjà parlé, et vous comprenez, maintenant, pourquoi le prince a toujours perdu auprès d'elle son temps et son... bavarois. Caracoli va chez elle, lui apprend la trahison du chevalier, et l'amène en secret dans un cabinet voisin du laboratoire de son maître. Là elle acquerra des preuves palpables de l'infidélité de son muant. Bientôt, en effet, le prince, la marquise, et sa nièce Cécile, arrivent dans ce laboratoire. Cagliostro débute par faire de l'or en leur présence. C'est une des merveilles dont ils sont le plus curieux.--«Je donnerais mille louis, dit la marquise, pour voir faire devant moi un grain d'or.»--A ce prix-là, on comprend que l'opération ne serait pas difficile; et, de fait il n'en coûte pas tant à Cagliostro. Il lui suffit de glisser adroitement dans le creuset embrasé le lorgnon du compère Caracoli, lequel est cruellement mystifié par ce tour de physique amusante. Le pauvre homme tenait beaucoup à son lorgnon. Il faut vous dire que ce Caracoli, si spirituel et si fin au premier acte, n'est plus, au deuxième, qu'un sot et qu'un poltron. Si cette métamorphose était l'ouvrage de Cagliostro, ce serait la preuve la plus incontestable qu'il pût donner de son savoir-faire.

Le grand œuvre accompli, Cagliostro parle mariage, et la marquise se montre fort bien disposée en sa faveur, mais non le chevalier, et encore moins Cécile, qui déclare aimer passionnément son cousin.--«Bah! dit Cagliostro, vous ne l'aimerez longtemps; passez, seulement cinq minutes toute seule dans ce cabinet.» Cécile y entre; elle y trouve Corilla, et reparaît bientôt pâle et agitée.--«Mon cousin, tout est fini entre nous!... Monsieur, voici ma main.»

Qui est étonné? Le chevalier; mais bientôt Corilla se montre, et tout s'explique.--«Oui, traître! oui, ingrat! c'est moi qui ai tout fait; je lui ai révélé notre amour; je lui ai montré ton portrait, les lettres et le poignard que tu m'as donné pour le percer le cœur, si jamais ce cœur devenait infidèle...--«Ma foi, répond tranquillement le chevalier, je vous avoue, ma bonne, que vous n'en trouverez jamais une meilleure occasion. Je ne vous aime plus du tout, parole d'honneur! mais, en revanche, j'aime ma cousine comme je ne vous ai jamais aimée.»

La déclaration est tout à fait galante!

Là-dessus vous croyez, que Corilla arrache les deux yeux au butor, ou qu'au moins elle se trouve mal. Tant s'en faut! «A la bonne heure, monsieur. J'aime cette franchise; mon amour n'était qu'un pur enfantillage, n'en parlons plus. Pst!... le voilà parti, et je ne veux plus m'occuper que du vôtre.»

Voilà un bel exemple, madame, et je vous conseille, dans l'occasion, de ne pas manquer n'imiter Corilla.

A eux deux ils viennent bientôt à bout du Caracoli, qui craint la potence, et qui, pour se mettre en sûreté, vend, moyennant cinq cents louis, tous les secrets de son maître. Ces secrets sont écrits de la propre main du charlatan sur un gros cahier de papier. Ces habiles de comédie sont toujours prêts à faire, quand l'auteur en a besoin, les plus grosses maladresses et les plus insignes bévues.

Armé de ces terribles papiers, le chevalier aborde Cagliostro d'un air triomphant. «Vous allez, écrire ici même, tout de suite, et sous ma dictée, votre renonciation à la main de Cécile.--Volontiers,» dit Cagliostro, et il écrit. Puis, s'interrompant d'un air indifférent et lui présentant sa tabatière: «En usez-vous?--Volontiers,» dit le chevalier, lequel devient à son tour un sot, pour ménager à M. de Saint-Georges nue péripétie. Ce tabac, comme il devrait bien s'en douter, n'est pas du tabac, mais de la belladone. Il ne tarde pus à s'endormir, et Cagliostro reprend ses papiers. Puis il pousse un ressort, et le trop confiant chevalier descend par une trappe... où il vous plaira.

Voilà Cagliostro à Versailles, chez la marquise, où le mariage doit avoir lieu. Avant la noce, madame de Volmérange a promis aux conviés de les régaler d'une scène de magnétisme. Cagliostro a chargé Caracoli de lui amener une somnambule lucide, dont il a d'avance mis par écrit les réponses. Il vaudrait mieux sans doute qu'il fit ses affaires lui-même; mais les grands hommes sont toujours si occupés!

La harpe résonne; la porte retentit. Une femme voilée s'avance et s'assied sur le fauteuil préparé pour elle au milieu de la brillante assemblée. Cagliostro s'approche et exécute autour de la tête du sujet toutes les passes usitées en pareil cas. Puis il écarte le voile... O surprise! ô terreur!... C'est sa femme qu'il croyait bien loin et qu'il retrouve à ce moment fatal. Et qui est cette femme qui revient si mal à propos? Corilla en personne, qui l'avait quitté jadis, exaspérée par ses mauvais traitements, et n'avait fait qu'un saut du toit conjugal sur le théâtre! Or, la polygamie est un cas pendable: force est donc au grand Cagliostro de se désister de ses hautes prétentions. Mais du moins il se vengera sur sa femme... Vain espoir! Corilla lui présente un bref du pape qui casse son mariage. Puis elle unit de sa main Cécile au chevalier, et couronne enfin la constance du Bavarois, lequel ne manque pas d'attribuer ce dénoûment inespéré au philtre qu'il a bu dans la matinée.

Tout cela forme un drame très-compliqué, mais cependant très-clair. On reconnaît toute l'habileté de M. Scribe à l'aisance avec laquelle il dispose ces faits et amène les innombrables péripéties au milieu desquelles tout autre que lui se serait vingt fois perdu. Mais tout son savoir-faire n'a pu réussir à intéresser le spectateur à cette collection de sots, de fripons, ou de gens froidement honnêtes, et dépourvus de sentiments énergiques et de passions sincères. Ces messieurs et ces dames ont souvent de l'esprit, mais ils n'ont presque jamais du cœur.

Quelle est cependant la mission de la musique, si ce n'est de traduire en un langage harmonieux les mouvements du cœur?

Il n'est donc pas étonnant que M. Ad. Adam, chargé d'ajuster de la musique à ce drame, ait senti plus d'une fois son imagination défaillir et sa verve lui faire défaut. Dans tout le cours du ces trois actes, il n'a presque jamais à mettre en musique que de froides plaisanteries. Tantôt ce sont des couplets où le bavarois dresse l'inventaire des prodiges accomplis par Cagliostro, tantôt c'est un air où Cagliostro se moque, à part lui, de la crédulité parisienne. Quand Corilla vient de recevoir à bout portant la gracieuse déclaration que je vous ai racontée, restée seule, elle se met à chanter victoire! victoire! En vérité il n'y a pas de quoi. Cécile et le chevalier n'échangent pas, de l'exposition au dénouement, une seule note qui ait pour objet de peindre leurs froides amours. Le prince bavarois lui-même, dont la passion est ridicule, mais sincère, ne chante pas une seule mesure qui ait quelque rapport à l'état de son âme.

Il ne faut donc pas reprocher trop rudement à M. Adam d'avoir produit une partition froide, monotone et décolorée. C'était la conséquence nécessaire de la position où il s'était mis. La passion sérieuse était d'avance exclue de sa partition. Il y restait à la vérité la passion bouffe, et, sous ce rapport, il avait quelques scènes assez heureuses à traiter, par exemple, celle où la marquise boit la prétendue eau de Jouvence, et se croit rajeunie; celle où Cagliostro fait de l'or; d'autres encore. Mais la gaieté vive et la verve bouffonne ne sont pas le caractère du talent de M. Adam; et, bien qu'il ait mis dans ces scènes-là, comme dans tout le reste, une habileté de détails incontestable, il me semble qu'il est presque toujours resté un peu au-dessous des situations qu'il avait à peindre. Son ouvrage atteste, en général, du soin et un travail assez consciencieux; le style en est correct, l'instrumentation habile; chaque morceau pris en particulier est très-bien fait, mais presque tous manquent d'inspiration, de chaleur et de vie.



Fragments d'un Voyage en Afrique(3).

(Suite.--Voir t. II, p. 354, 371 et 390.)

Note 3: La reproduction de ces fragments est interdite.

Tandis que j'habitais Tekedempt, je fus souvent appelé auprès du l'émir, soit pour lui servir d'interprète, soit pour l'entretenir de divers projets. Sa confiance en moi était extrême; aussi étions-nous fort bien ensemble. Il a la parole familière et rapide, le geste expressif; sa voix n'a rien de mâle; il saisit facilement et se montre toujours avide d'instruction; il ne s'exprime qu'en arabe et se croirait damné s'il parlait la langue des chrétiens; cependant il connaît un peu de français et prononce chassurs lorsqu'il veut désigner les chasseurs d'Afrique. Son caractère est ferme dans toutes les circonstances; il est doux, affable, charitable, mais d'une excessive sévérité. Quand il a prononcé une sentence, il faut qu'elle s'exécute. Vers la fin de 1839, il fit publier que quiconque serait pris se rendant dans nos possessions ou convaincu d'avoir assisté à nos marchés, aurait la tête tranchée. Deux Arabes enfreignirent cet ordre: ils étaient allés vendre des bœufs à Bouffarick. A leur retour, ils furent mis à mort, et leurs corps demeurèrent exposés pendant trois jours au marché de Médéah. En juillet 1840, étant au camp du Chélif, je vis arriver dix-sept Arabes pris en flagrant délit de commerce avec les français. L'émir les condamna au supplice, parmi eux était un jeune homme de quatorze ans qui avait suivi son père; son jeune âge toucha plusieurs kalifats, qui demandèrent grâce pour lui. L'émir fut insensible à leurs prières; on alla même jusqu'à proposer 1.000 piastres fortes d'Espagne pour la rançon du jeune homme. Peine inutile! «Citez-moi, dit Abd-el-Kader à ses lieutenants un seul exemple où j'ai révoqué un ordre, et je pardonne.» Cinq minutes après, le yatagan d'un cavalier envoyait le fils rejoindre son père!

Abd-el-Kader est né dans la province d'El-Beris, à l'est de Mascara, de Sidi-Hadji-Muhydin, marabout très-vénéré dans le pays. Il pousse l'amour de l'islamisme jusqu'au fanatisme. Depuis son retour de la Mecque, où il se rendit à l'âge de vingt et un ans, il passe une grande partie des nuits à lire le koran; il jeûne presque tous les jours, ce qui ruine sa santé. Son état est maladif, et pourtant son activité ne se ralentit point. En voyage, il est toujours prêt à marcher; je l'ai vu aller de Tlemcem à Tekedempt en trois jours, tandis que ses courriers en mettent huit. L'orgueil et l'ambition dirigent son cœur et sa tête; il n'hésiterait pas, s'il le pouvait, à mettre un pied dans la régence de Tunis et l'autre dans l'empire de Maroc. Parlez-lui d'innovations, de grands projets, d'entreprises hardies, et vous voyez, ses traits s'animer et ses yeux lancer des éclairs. J'ai parlé plus haut de son costume; il est d'une simplicité dont rien n'approche. Une culotte de toile à voile ou de laine, une chemise d'escamile, une autre en laine, un gilet et une veste de la même étoffe, un haick grossier et deux ou trois burnous, voilà toute sa garde-robe: sa tête est serrée par une corde en poil de chameau, son gilet est retenu par une ceinture rouge à laquelle est suspendu un mauvais mouchoir. Ses habits, parfumés au musc du reste, forment un singulier contraste avec l'or et l'argent qui brillent sur ceux des grands dignitaires.

Le marabout Hadji-Mahydin avait deviné la haute fortune de son fils. Il jouissait parmi les Arabes d'une grande influence qu'il devait à la sainteté de son caractère. Ses trois fils, Tidi-Saïd, Abd-el-Kader et Sidi-Mustapha, élevés dans la crainte du Prophète, se partageaient avec lui l'admiration des Arabes. Après la perte d'Alger, d'Oran, etc, les habitants de ces villes qui s'étalent réfugiés dans l'intérieur allèrent demander un chef au vieux Mahydin; ils désignèrent même son fils aîné Tidi-Saïd. Le marabout, après avoir réfléchi quelques instants, leur dit, en leur montrant son second fils: «Voici votre chef; il est seul capable de prendre les rênes d'un gouvernement naissant. «L'événement a justifié sa prédilection. Abd-el-Kader avait vingt-six ans à l'époque où on le salua du titre de Sultan. Son orgueil dut s'accroître naturellement lorsqu'il se vit, si jeune, appelé à régénérer l'Afrique, l'énergie de son caractère et son désir de renommée le rendirent propre à de grandes choses. Il rechercha toutes les occasions de mettre en évidence les qualités qui le distinguaient de ses frères. Les commencements lui furent très-pénibles. Il avait à combattre les Français d'un côté, et de l'autre les tribus révoltées. Sans armée, sans argent, il fallait qu'iI ne compromît point ses mandataires et qu'il répondît à leur confiance. Alors il fit appel aux hommes de bonne volonté, et contracta des emprunts considérables à Mascara. Avec l'argent qu'il obtint, il acheta des armes et des munitions. Son étoile fit le reste. Il eut bientôt réuni quatre mille réguliers volontaires et six mille auxiliaires. Cette armée envahit le territoire des tribus insoumises et les mit à contribution. Il paya ses créanciers et organisa sa cour. Son nom devint un épouvantail pour les Arabes; on se soumit et on admira cet homme, qui venait de créer un empire sans autre ressource que son génie. Pendant quelque temps il put se reposer sur sa gloire; mais les Français l'inquiétaient au dehors. Il les attaqua, et leur fit éprouver d'abord quelques pertes. Son triomphe ne fut pas de longue durée; car, peu de temps après, au moment où il s'y attendait le moins, nos troupes fondirent sur son camp, et massacrèrent la moitié de son armée. Il ne dut la vie qu'à l'agilité de son cheval. Le danger qu'il courut alors parut si imminent aux Arabes, qu'ils pensent tous que leur chef est muni d'un talisman qui le met à l'abri des balles. Ce revers, loin d'abattre son courage, ne fit que l'augmenter. Il attaqua les Français pendant l'expédition de Mascara. Vaincu pour la seconde fois, il se replia sur Tlemcem, qu'il quitta bientôt, à l'approche de l'armée française, emportant avec lui ce que la ville contenait de plus précieux. Menacé dans la dernière retraite qu'il s'était ménagée à Tekedempt, il n'eut d'autre moyen de relever sa fortune que de faire la paix. Des négociations s'ouvrirent aussitôt: le traité de la Tafna en fut la suite. Nos troupes abandonnèrent Mascara et Médéah; Tlemcem fut rendue à l'émir. Celui-ci devait, en retour, fournir à nos troupes des bœufs, de l'orge et du blé, tandis qu'il en recevrait deux cents fusils et mille quintaux de poudre. Pendant qu'il traitait avec la France, les tribus de l'intérieur se soulevèrent de nouveau contre son autorité: il profita de la trêve pour les faire rentrer sous le joug. Sa gloire ne fit que grandir dans toutes ces campagnes qu'il termina à son avantage. Il a soumis les Oueuseris, les Ziben, les Ghronat, et beaucoup d'autres tribus contre lesquelles avaient échoué les efforts réunis de plusieurs beys. Il a bloqué pendant huit mois son redoutable rival Tedjini (le lion du désert) dans son inaccessible tanière d'Ain-Mahdin, que trois beys ont vainement assiégée. Il s'en empara en sacrifiant à cette conquête stérile ses trésors et ses sujets. Son armée fut réduite de moitié par les périls du siège, et la perte lui fut d'autant plus sensible, qu'il comptait dans ses rangs un grand nombre de déserteurs français.

On lui doit la justice de dire qu'il est digne de commander aux Arabes. Il a tout ce qui constitue le chef de gouvernement: la fermeté, la prudence, la bravoure, l'intelligence, l'activité. Son intérieur répond à son costume. Toutes ses habitudes trahissent une indifférence profonde à l'endroit des biens de la terre. Il habite rarement la ville. Son douair est à quelques milles de Tekedempt. Lui et sa famille campent sous une tente assez vaste et d'une élégante simplicité. C'est là qu'il donne audience et réunit son conseil. Tout ce qui touche à l'administration passe par ses mains, et il n'appose son sceau sur aucune lettre avant de l'avoir lue. Rien n'échappe à sa vigilance; mais il ne traite les affaires sérieuses qu'après avoir consulté ses ministres. Voici l'emploi ordinaire de sa journée: il sort de son habitation vers neuf heures, pour se rendre à la tente d'audience. Après une courte prière, il s'entretient avec ses conseillers, puis il explique le Koran au peuple jusqu'au dhoour (une heure d'après-midi); il fait alors une nouvelle prière à haute voix, à laquelle s'associent les assistants; puis il rentré sous la tente, où il se livre, jusqu'au coucher du soleil, aux soins administratifs. Après le meraoub (coucher du soleil), il tient conseil, fait sa correspondance, médite le livre saint, et enfin se couche. Il est à remarquer que, depuis le matin, il reste immobile sous sa tente, assis à l'orientale, les jambes croisées. Il ne prend aucune nourriture pendant tout ce temps, quoiqu'il ne cesse point de parler, de crier et de lire. Ses repas se composent ordinairement de couscoussou. Abd-el-Kader se couche ordinairement à minuit pour se lever à quatre heures. A moins qu'il ne voyage ou ne fasse la guerre, il ne change rien à l'emploi de sa journée. Quand les affaire de son gouvernement l'exigent, il se retire à une heure avancée de la nuit, car il ne lève jamais la séance sans terminer les affaires qui lui sont présentées; dans ce cas il consacre à la prière et à la lecture une partie de ses heures de repos.

Il fuit l'éclat et le luxe extérieurs. Le service de sa maison est fait par douze esclaves, qu'il a achetés avec sa propre bourse. Il ne détourne jamais rien à son profit des fonds affectés aux services publics; il s'en considère comme l'administrateur, et non comme le propriétaire. Ses dépenses sont prélevées sur les revenus de terres qu'il fait cultiver dans l'intérieur. Le patrimoine de son père suffit à ses besoins domestiques. L'émir manque quelquefois d'argent, et je l'ai vu vendre une de ses négresses pour couvrir les dépenses de sa famille.

Abd-el-Kader est souvent visité par des musulmans, qui le consultent sur leurs intérêts et paient ses conseils. Il reçoit tout ce qu'on lui offre; mais cet argent passe presque aussitôt entre les mains des indigents qui assiègent sa tente. Un jour il leur donna son burnous et une de ses chemises. Chaque fois qu'il sort, une foule innombrable se précipite sur ses pas, le presse et baise tour à tour ses mains, ses épaules et ses habits: on l'empêche même d'avancer; alors les tchiaoux (espèce de gardes du corps) s'arment de bâtons et ouvrent un passage à leur souverain en chassant le peuple devant eux. «Que faites-vous? s'écrie l'émir; qui vous a ordonné de battre ces croyants? Sont-ce des chrétiens? Laissez-les, puisque je ne me plains pas.»

Tous les cadeaux que le gouvernement français offrit, dans le temps, au sultan, et qui consistaient en tapis, sabres, pistolets, fusils, services de porcelaines, etc., etc., sont restés peu de temps chez lui; il les a envoyés à l'empereur de Maroc en échange de quelques quintaux de poudre. Son intérieur est moins soigné que celui des Arabes aisés. Le douair ne se compose que de deux grandes tentes en poil de chèvre noir et de six autres plus petites. Une palissade de branches sèches et un petit mur en pierres font le tour du douair. La famille de l'émir se compose de sa mère, de sa femme, de sa fille et des esclaves. Il aime beaucoup sa femme, à qui il n'a pas voulu donner de rivale, contrairement à la coutume des Arabes, qui ont quelquefois jusqu'à quatre femmes légitimes. Sa vénération pour si mère est inexprimable; il n'est pas de soins qu'il ne lui prodigue. C'est une femme de soixante-dix ans à peu près, et d'un naturel maladif. Elle est fille d'Alonet, de la province d'Elzeris. Elle est venue retrouver son fils à la mort de son époux Mahydin, qui fut empoisonné il y a quelques années. Abd-el-Kader avait un fils qui mourut à l'âge de cinq ans, lors de la signature du traité de Tafna. La mort de l'héritier de sa puissance l'attriste beaucoup, et il y pense sans cesse. Depuis, il a reporté toute son affection sur sa tille, qui compte à peine une douzaine de printemps.

La femme de l'émir est née dans la province de Mascara, d'un négociant nommé Sidi-Kratir. A l'époque dont je parle, elle pouvait avoir de vingt-sept à vingt-huit ans; sa peau est d'une blancheur éblouissante; ses yeux sont grands et expressifs; elle a la taille élancée, le pied petit, les traits assez jolis; son caractère est doux et affectueux. Je suis sûr que les prisonnières qui sont attachées à sa personne doivent être bien traitées. Elle est très-curieuse des coutumes françaises. Son costume est modeste comme celui des musulmanes d'Alger: elle emploie rarement le velours et la soie; soit modestie, soit condescendance pour son mari, elle leur préfère la percale et la laine. Ses bras sont ornés le plus souvent de deux bracelets en argent, et elle porte aux pieds des anneaux de ce métal. Ses oreilles sont encadrées dans de lourds pendants en or; elle ceint quelquefois sa tête d'un foulard de soie, mais elle ne porte point de diadème comme le veut la mode d'Afrique. Une ceinture de laine complète sa toilette.

Cet homme, qui vit sous la tente avec sa famille comme un patriarche de l'antiquité, qui semble faire consister sa gloire à fuir l'éclat et la représentation, est le chef d'un immense empire. Abd-el-Kader, que nous appelons le sultan des Arabes, et qui reçoit de ces derniers le titre d'émir des croyants, étend son administration de l'est à l'ouest, depuis le Ziben jusqu'à la Tafna, qui sépare Tlemcem du royaume de Fez. Du nord au sud, depuis nos limites jusque dans le désert, au Ghronat, il a six kalifats qui administrent en son nom une population de quatre à cinq cents mille individus. Ses revenus ne s'élèvent guère qu'à 4,000,000 de francs. Il lève encore quelques impôts dans les tribus qui ne reconnaissent pas son autorité.

En développant, autant qu'il m'a été permis de le faire, le caractère de l'émir, j'ai parlé, je crois, de sa fidélité à sa parole. Que ses intérêts soient compromis ou lésés, il tient toutes ses promesses. «J'aurais du le prévoir, dit-il, et ne pas m'engager follement.» Mais lorsqu'il s'agit des chrétiens, c'est bien différent: il signe des traités auxquels il manque sans scrupule. Il s'appuie sur ce précepte du Koran: Employez tous les moyens en votre pouvoir, mettez en jeu toutes vos ressources pour détruire les infidèles. Le traité de la Tafna est la preuve éclatante de ce qu'il fera plus tard s'il arrive à la France de pactiser encore avec lui. Son inimitié pour les Français durera autant que sa vie. Voici ce qu'il me dit avoir écrit autrefois au commandant de la division, après la prise de Chercheh: «Mande à ton sultan qu'il cherche vainement à m'atteindre; il n'y parviendra jamais. Je n'ai point de ville où siège ma puissance; je n'ai pas de trésor; mon gouvernement est à dos de chameau. Quand tu marcheras vers un lieu où je serai, j'irai plus loin; quand tu me poursuivras, j'irai plus loin encore, et toujours, jusqu'au désert. De là, je défierai toutes les armées de la terre, mais je ne le perdrai pas de vue; je serai toujours à tes trousses, et je ne déposerai pas mes armes, quand j'en serais réduit à combattre seul.» A cette constance dans sa haine, Abd-el-Kader joint aussi la ruse instinctive de l'Arabe. Il a toujours refusé les secours de ses voisins: l'empereur de Maroc lui a souvent proposé d'envoyer à son aide son fils aîné avec dix mille hommes; il lui a fait répondre qu'avec l'aide de Dieu et du Prophète, il se tirerait d'affaire sans le secours de personne; mais il accepte toutes les munitions qu'on lui envoie. J'ai vu arriver à Tekedempt plusieurs convois de poudre: l'empereur n'était alors que le commissionnaire de l'émir; celui-ci payait les caravanes, et ne faisait de nouvelles demandes que lorsqu'il avait réuni les fonds nécessaires. Les deux milles fusils jetés à Milianah en 1838 avaient été débarqués à Titouan. L'émir est aussi en relation avec des Européens qui le visitent incognito, et vont faire, pour son compte, des achats d'armes et de munitions; ces objets sont déposés à Gibraltar, et de là on les dirige sur divers points du Maroc.

En campagne, l'émir emploie la ruse lorsqu'il voit l'ardeur des Arabes se ralentir. Ainsi il fit, dans le temps, courir le bruit que la France était en guerre avec l'Angleterre, que nous ne pouvions nous maintenir en Afrique, et que le moment était venu de fondre sur nous. Ce sont des insinuations de ce genre qui ont provoqué l'attaque de Mazagran.

Les populations sont, en général, lasses de la guerre; il est arrivé souvent que des récoltes entières ont été détruites, soit par les colonnes françaises, soit par les cavaliers arabes. La misère est à son comble dans les parties dévastées, et l'émir ne sait quelquefois où donner de la tête: il vit au jour le jour, et ne parvient à satisfaire ses besoins les plus urgents qu'en faisant irruption à main armée dans les tribus, sous le prétexte le plus frivole. Les troupes régulières ne touchent pas exactement leur solde, dans ces cas-là; et les volontaires, ou du moins ceux qu'on force de marcher sous cette dénomination, appauvris par les exactions des kalifats et par les ravages de l'ennemi, désespérés d'abandonner leurs foyers et leurs femmes pour suivre l'émir dans ses courses ne marchent qu'avec dégoût à la guerre. Notre tactique les éblouit, du reste; ils redoutent surtout les chasseurs d'Afrique et l'artillerie: un escadron de cavalerie et une pièce de canon feraient fuir des nuées de bédouins, qui viendraient peut-être tomber sans pâlir sous le feu d'un bataillon carré.

Les kalifats ne sont pas tous entièrement attachés à l'émir: El-Berkam kalifat de Médéah ne paie jamais de sa personne, et n'inspire pas une grande confiance à son maître; celui de Mascara, Hadji-Mustapha-Ben-Thamy, est mou et paresseux comme un Turc; Bou-Hamidy, kalifat de Tlemcem, et Ben-Allel (3), kalifat de Milianah, sont les seuls homme» sur lesquels Abd-el-Kader puisse compter. Le premier, intrépide guerrier et le meilleur cavalier de la régence, gouverne brutalement ses tribus; comme Tarquin, il fait tomber les plus hautes têtes, et la terreur qu'il inspire est égale à la haine qu'il nous porte. Le second emploie à peu près les mêmes moyens, mais il éprouve une grande résistance dans la tribu des Ouenseris, qui, retranchée sur sa montagne inaccessible, défie de là ses sanglantes fureurs.

Note 3: Ben-Allel est le même qui a trouvé la mort dans le combat livré récemment par la division du général Tempoure.

Observateur comme tous les Arabes, Abd-el-Kader dépeint lui-même en quelques mots le caractère de ses lieutenants:

«Berkany, dit-il, me craint, mais ne craint pas Dieu;

«Ben-Allel craint Dieu et me craint;

«Ben-Thamy craint Dieu, mais ne me craint pas;

«Bou-Hamidy ne me craint pas plus que Dieu.»

Entre, autres bonnes fortunes, je fus invité un jour par le premier ministre, Sidi-el-Kraroubi, à un grand dîner que l'émir donnait aux chefs de son armée. Les hostilités étant près de commencer, Abd-el-Kader voulut inaugurer la campagne par une revue générale des troupes; il les avait rassemblées à Tekedempt, dans le but de les diriger ensuite vers les lieux qu'il avait à défendre. Le repas était le prélude de la solennité militaire. Dès que j'arrivai dans sa tente, l'émir porta la main à son cœur et à sa tête; je m'inclinai, suivant l'usage, en lui disant: «Tu es aussi bon pour moi que grand pour tes sujets.» Mon compliment le fit sourire; il m'indiqua du doigt la salle, où nous trouvâmes la table préparée: quand je dis la table, c'est par habitude, car les plats étaient étalés sur le sol; nous prîmes place tout autour en assez grand nombre. L'émir seul reposait sur un coussin; quant à nous, nous fîmes ce que font nos soldats en campagne; la terre nous servit de siège, et nous dévorâmes le dîner avec un appétit qui enchanta Abd-el-Kader.

Comme il n'est pas ordinaire de prendre part au repas d'un Arabe, et encore moins à un festin d'apparat donné par le sultan, j'observai attentivement les plats qui nous furent offerts, et la manière dont le service s'exécutait. Autour du cercle que nous formions, se tenaient debout plusieurs Bédouins à l'air rébarbatif, dont les fonctions consistaient à enlever les débris des mets à mesure que les convives paraissaient y renoncer. Le service se composait d'un bœuf coupé en deux parties égales, et placées à chaque bout de la table, de deux agneaux et de deux béliers rôtis tout entiers, et qu'on avait symétriquement arrangés sur le sol. Le couscoussou, quelques crêpes faites avec de l'huile et de la farine, du lait et du miel, qui, par parenthèse, étaient excellents, formaient l'accompagnement obligé de ces immenses édifices de viande encore saignante. Au dessert, nous eûmes quelques figues de Barbarie d'une fadeur rebutante, puis on nous versa du café bien noir dans de mauvaises écuelles de bois. Du reste, pas de serviettes, pas de fourchettes, par de cuillers! c'est un luxe auquel les Arabes ne sont pas encore faits. Les yatagans servaient à dépecer, et nous déchirions avec nos ongles les morceaux de chair mal coupés. C'est à peine s'ils connaissent les assiettes, et encore les petits morceaux de bois à peine polis sur lesquels nous étendîmes le miel ne méritent guère ce nom, quoique servant au même usage.

Tel était le menu de ce magnifique festin, qui fut servi au son des instruments. Je ne manquai pas de remarquer qu'il était loin de valoir le plus mauvais dîner dans la plus mauvaise gargote du plus mauvais village de France; que la viande des animaux était brûlée à l'extérieur et à peine cuite à l'intérieur; que le cuisinier de l'émir n'était pas plus fort en cuisine que ses artistes en musique; mais, comme la faim criait haut et ferme, je n'hésitai pas à la satisfaire; elle me fit même trouver le dîner moins détestable qu'il ne l'était réellement, tant il est vrai que l'appétit assaisonne tout! Abd-el-Kader prit sans doute ma razzia gastronomique pour un hommage rendu à son office, tandis que tout l'honneur en revenait à mon appétit. J'avais enduré dans la même journée les deux plus grands supplices qui puissent être infligés à un homme raisonnable, savoir; un concert d'amateurs et un repas à la fortune du pot.

Dieu vous garde, ami lecteur, de pareil repas et de pareil concert!

Quand tout le monde eut bien dîné, l'émir se leva, et chacun suivit son exemple. On amena des chevaux à l'entrée de la tente, et nous allâmes voir évoluer les troupes.

(La suite à un prochain numéro.)




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Bulletin bibliographique.

Histoire de France, Louis XI et Charles le Téméraire, par M. MICHELET. Tome VI, 1 vol. in-8 de 500 pages.--Paris, 1844. Hachette. 7 fr. 50.

M. Michelet, trop longtemps méconnu, commence enfin à être apprécié à sa juste valeur, en France, les nombreux admirateurs de son beau talent, qui ne peuvent pas trouver place dans l'amphithéâtre trop petit du collège de France, attendent avec la plus vive impatience la publication de ses leçons. A chaque nouveau volume de l'Histoire de France, le succès, d'abord faible et incertain, se consolide et grandit. De Paris, où elle a pris naissance, la réputation de l'éloquent professeur s'est répandue dans les départements, puis elle a franchi le Rhin, traverse les Alpes, passe le détroit; l'Allemagne, l'Italie et l'Angleterre étudient et admirent M. Michelet, autant et plus peut-être que la France. Deux des revues trimestrielles de la Grande-Bretagne, la Foreign and British Review et l' Edinburgh Review, viennent de lui consacrer (faveur bien rare), dans leurs derniers numéros, deux longs articles. Les critiques anglais, de même que les critiques allemands, déclarent et prouvent en même temps que M. Michelet mérite d'être placé au premier rang parmi les historiens contemporains.

Ce grand et légitime succès tient à plusieurs causes. M. Michelet réunit en effet de nombreuses qualités qui, séparées, suffiraient encore pur faire la fortune d'un historien. Savant et poète tout à la fois, il a l'érudition patiente d'un bénédictin et l'imagination vive et hardie d'un artiste. De plus, il est philosophe; en d'autres termes, il ne se contente pas d'essayer de nous représenter la vie du passé telle qu'elle fut réellement, il cherche à la comprendre, il veut nous en révéler le véritable sens. Enfin, et ce n'est pas son moindre mérite, il n'appartient pas à cette catégorie d'écrivains qui fabriquent des ouvrages historiques à la douzaine, soit pour s'enrichir aux dépens du public trompé, soit pour faire acheter par des ministres corrupteurs leur plume vénale. L'histoire, tel a été, tel sera le noble but de sa vie entière. En vain on lui offrirait l'autorité et les honneurs dont tant d'autres hommes distingués sont si avides, il les refuserait. Servir son pays, en lui apprenant à connaître le passé et en lui montrant les grands enseignements qu'il contient, voilà toute son ambition, et cette ambition, heureusement pour la France et pour lui, il a eu la gloire de la satisfaire.

M. Michelet a, qu'on nous permette cette expression, les défauts de ses qualités: il est parfois trop savant, trop poète et trop philosophe. Ici, il donne une importance exagérée à des détails qu'il devrait, sinon ignorer, du moins négliger; là, son esprit aventureux l'emporte hors des bornes de la raison et du bon goût; plus loin, il se laisse entraîner, par son désir de tout expliquer, dans d'incompréhensibles rêveries. Du reste, si bizarres que soient ses pensées, quelque forme étrange qu'elle revêtent, il ne cesse jamais de tenir son lecteur sous le charme fascinateur de son génie. On critique, mais on admire ces écarts extraordinaires qui dénotent un esprit vigoureux, doué des plus éminentes facultés. L'éloge suit toujours le blâme, et, la lecture achevée, le sentiment qu'elle ne peut manquer de faire naître est une admiration passionnée.

Le volume que vient de publier M. Michelet,--Louis XI et Charles le Téméraire,--le tome sixième de cette grande histoire de France en douze volumes qu'il a entreprise et qu'il terminera bientôt, nous semble d'ailleurs supérieur encore à ceux qui l'ont précédé. Parvenu à une époque mieux connue, M. Michelet ne peut plus se livrer aussi souvent à sa malheureuse passion pour les symboles; force lui est de croire à des faits dont l'authenticité ne saurait être sérieusement révoquée en doute. Le poète le plus hardi n'osera jamais métamorphoser en mythes Louis XI et Charles le Téméraire. Le style est aussi plus grave, plus égal, moins saccadé. Bien que certains chapitres y occupent peut-être une trop grande place, l'ensemble de ce volume paraît plus complet et mieux proportionné.

Cette lutte terrible de la royauté et de la féodalité, représentée, l'une par Louis XI, et l'autre par Charles le Téméraire, M. Michelet l'a admirablement comprise et racontée. On la lit, depuis l'avènement de Louis XI jusqu'à sa mort, avec tout l'intérêt d'un des plus beaux chefs-d'œuvre de Walter Scott. Que de péripéties imprévues et sanglantes viennent chaque année en retarder le dénoûment fatal! D'abord la Ligue du Bien public. Cette contre-révolution Féodale qui s'oppose à la révolution royale; puis la guerre des Roses, le sac de Dinant, l'entrevue de Péronne, la destruction de Liège, les exécutions de Jacques d'Armagnac, de Saint-Pol et de Nemours, l'empoisonnement du duc de Guienne, les sièges de Beauvais et «de Neuss, la descente anglaise, les batailles de Granson, de Morat et de Nancy, le mariage de Marie de Bourgogne et de Maximilien d'Autriche... M. Michelet résume, ainsi le dénoûment de ce grand drame:

«Tout allait bien pour Louis XI, il était comblé de la fortune; seulement il mourait. Il le voyait, et il semble qu'il se soit inquiété du jugement de l'avenir. Il se fit apporter les chroniques de Saint-Denis, les voulut lire, et sans doute y trouva peu de chose. Le moine chroniqueur pouvait encore moins que le roi, distinguer, parmi tant d'événements, les résultats du règne, ce qui en resterait.

«Une chose restait d'abord, et fort mauvaise, c'est que Louis VI, sans être pire que la plupart des rois de cette triste époque, avait porté une plus grave atteinte à la moralité du temps. Pourquoi? il réussit. On oublia ses longues humiliations, on se souvint des succès qui finirent; on confondit l'astuce et la sagesse. Il en resta pour longtemps l'admiration de la ruse et la religion du succès.

«Un autre mal très-grave, et qui faussa l'histoire, c'est que la féodalité, périssant sous une telle main, eut l'air de périr victime d'un guet-apens. Le dernier de chaque maison resta le bon duc, le bon Comte. La féodalité, ce Vieux tyran caduc, gagna fort à mourir de la main d'un tyran.

«Sous ce règne, il faut le dire, le royaume, jusque-là tout ouvert, acquit ses indispensables barrières, sa ceinture de Picardie, Bourgogne et Roussillon, Maine et Anjou. Il se ferma pour la première fois, et la paix perpétuelle fut fondée pour les provinces du centre.»

En mettant en vente ce sixième volume, l'éditeur des ouvrages de M. annonce que les tome VII et VI sont sous presse et qu'ils paraîtront prochainement.

M. J.



Encyclopédie des Chemins de Fer et des machines à vapeur, à l'usage des praticiens et des gens du monde; par Félix TOURNEUX, ingénieur, ancien élève de l'École Polytechnique. I vol--1844. Jules Renouard.

Le titre d'encyclopédie, dans le sens académique du mot, est trop général pour l'ouvrage de M Félix Tourneux; aussi l'a-t-il restreint en indiquant qu'il ne traitait que des chemins de fer et des machines à vapeur. Acceptons-le donc dans ses limites, et voyons comment M. Tourneux s'est tiré de la tache immense s'était imposée. On n'attend pas de nous une analyse de cet ouvrage. En effet, si quelque chose se refuse à l'analyse, c'est un livre de cette forme, un dictionnaire où l'on peut aller chercher l'explication du terme qui embarrasse, du phénomène dont on ne s'explique pas les causes.

Les deux plus grandes inventions industrielles des temps modernes sont sans contredit la machine à vapeur comme agent, et la locomotion rapide comme effet. De la première datent les grands progrès dans toutes les branches manufacturières, dans l'exploitation des mines, dans l'alimentation et l'assainissement des villes. Les chemins de fer, qui ne sont encore qu'à leur aurore, ont déjà réalisé des merveilles, et l'esprit se perd à suivre jusque dans leurs dernières conséquences les résultats probables de leur emploi. Il était donc important de fixer dès à présent l'état de la science, de poser pour ainsi dire un jalon qui pût, par la suite, servir de terme de comparaison pour constater le progrès et l'amélioration. D'ailleurs, dans notre temps de paix, la langue industrielle, la langue des travaux publics doit être à la portée de tous, et rien ne pouvait être plus utile, pour la vulgariser, qu'un livre qui en donnât les éléments, et permît à chacun et à tous d'employer les termes propres en connaissance de cause. Vous dire si l'ouvrage est complet nous paraît impossible: l'auteur doit le savoir mieux que nous, et probablement il prépare déjà les matériaux d'une édition plus complète, si tant est qu'il ait omis quelque chose. Ce que nous pouvons dire, c'est que nous nous sommes imposé la tache de trouver l'auteur en défaut, que nous avons cherché tous les mots de la langue des travaux publics qui nous sont venus à l'esprit et toujours nous avons trouvé le mot cherché, et, avec ce mot, une explication claire, succincte et complète; une explication telle qu'aux praticiens elle rappelle en quelques lignes les notions qui peuvent les intéresser, et qu'aux gens du monde elle donne la définition limpide d'un terme technique trop souvent inintelligible pour eux, et la solution qu'ils auraient en vain cherchée ailleurs.

Vous ne pouvons mieux terminer qu'en transcrivant ce que dit l'auteur lui-même de l'esprit qui l'a guidé dans la rédaction de son livre: «L'auteur est du nombre de ceux qui pensent que jamais, et sur quoi que ce soit, l'humanité ne donnera son dernier mot. Peut-être la machine à vapeur et les chemins de fer ont-ils tracé à l'industrie une voie dans laquelle elle demeurera longtemps. Peut-être, au contraire, doivent-ils céder la place à d'autres agents de production et de mouvements plus énergiques encore inconnus à cette heure. Quel que soit leur avenir, ils auront contribué pour une forte part au progrès de la puissance morale et matérielle de l'homme dans la génération présente; ils auront été une manifestation nouvelle de la faculté que Dieu a mise en nous de développer et d'étendre à notre profit les œuvres, immortelles de sa création.»

P. T.



La France statistique; par M. Alfred LEGOYT, sous-chef du bureau de statistique au ministère de l'intérieur.--I vol. in-8. Guillaumin.

L'ouvrage qui fait l'objet de cet article se recommande principalement par son utilité pratique. «Les documents officiels, s'est dit l'auteur, ne reçoivent qu'une publicité très-restreinte, et souvent même ne sortent pas de l'administration qui les a recueillis. D'un autre côté, on ne saurait les étudier avec succès, sans avoir sur les matières qu'ils embrassent des connaissances préliminaires assez étendues; quelquefois ils laissent à désirer pour l'ordre et la clarté; enfin, ils ne se relient point entre eux, parce qu'ils ne sont pas le fruit d'une pensée commune et unitaire. Un livre qui présenterait une analyse suffisamment détaillée de ces documents, qui les disposerait méthodiquement et! les développerait par un texte explicatif et supplétif, ce livre rendrait certainement un service signalé à l'économiste, au publiciste, à l'homme politique et à l'administrateur.»

Tel est le but que s'est proposé M. Legoyt.

Son livre est divise en deux parties: les tableaux et le texte. Les tableaux, au nombre de vingt environ, embrassent tous les documents qui composent la statistique générale du royaume. Voici l'analyse succincte des plus importants:

Population du royaume d'après le recensement de 1811. Ce tableau comprend le chiffre des habitants par département, leur subdivision par sexe et par état civil et leur répartition en agglomérés et non agglomérés. Ces deux derniers renseignements sont complètement inédits. Tout en se référant au dénombrement de 1811, comme le plus récent, M. Legoyt émet des doutes qui nous paraissent fondés sur la sincérité des résultats qu'il a produits. On se rappelle, en effet, que cette importante mesure partagea la défaveur dont fut frappé, à tort ou à raison, le recensement prescrit par le ministère des finances. Il est certain, en effet, que l'augmentation de population constatée em 1811 est inférieure à celle qui a été constatée en 1826, 1834, 1836; et rien ne saurait justifier, dans l'état de paix et de prospérité où se trouve le pays, ce temps d'arrêt dans le mouvement de sa population, même en tenant compte des émigrations pour l'Algérie et l'Amérique du Sud, pertes largement compensées par de nombreuses immigrations d'étrangers venant apporter leurs capitaux, leurs bras et leur industrie en France.

Mouvement de la population. Naissances, décès, mariages. Naissances.--Sous ce titre. M. Legoyt donne le nombre moyen annuel des naissances légitimes, naturelles, la proportion de ces deux catégories de naissances pour 1,000 habitants, le rapport des sexes, et le chiffre des enfants trouvés et abandonnés. Ses calculs ont été faits sur la période décennale de 1831 à 1840.

Décès. Les subdivisions de l'auteur, relativement aux décès, ne sont pas moins nombreuses: elles embrassent l'ensemble des renseignements curieux ou utiles à connaître sur la mortalité en France; nous citerons surtout celui qui est intitulé: Tableau des enfants morts-nés ou décédés avant la déclaration de naissance.. M. Legoyt s'est livré à un travail fort important sur cette nature de décès. Il est parvenu à démontrer ce fait remarquable et qui nous paraît devoir exercer une certaine influence sur la question des enfants-trouvés, c'est que partout où les tours ont été supprimées et les déplacements effectués, le nombre des enfants morts-nés a augmenté dans les proportions les plus considérables; nous renvoyons le lecteur aux développements dans lesquels l'auteur est entré à ce sujet et à la suite desquels il conclut que cette augmentation doit être attribuée à des infanticides non constatés.

Mariages. Le tableau consacré à ce document indique leur nombre moyen annuel total et leur nombre pour mille habitants, l'âge moyen des contractants pour les deux sexes et le chiffre moyen des enfants pour chaque mariage. M. Legoyt a complété ses recherches sur la population par une nouvelle loi de la mortalité en France, qui nous a paru s'éloigner beaucoup des résultats de la table de Duvillard, et se rapprocher, au contraire, de celle de Price, et surtout de celle de M. de Montferrand. D'après les calculs de M. Legoyt, la durée de la vie moyenne, en France, serait considérablement accrue depuis un siècle, puisqu'elle serait aussi longue aujourd'hui pour la population générale qu'elle l'était du temps de Price, pour des têtes choisies. Mais l'auteur a soin de nous avertir que les documents officiels sur l'âge par rapport aux décès ne sont pas assez exacts pour donner à une table de mortalité un caractère d'authenticité.

3º France intellectuelle--Ce tableau résume les plus récentes publications des ministères de l'instruction publique et de la guerre, instruction des conscrits, sur l'état actuel de l'instruction primaire. Nous aurions désiré que l'auteur eût justifié plus complètement son titre par une statistique de l'instruction secondaire et supérieure; mais peut-être son livre était-il écrit avant que la publication de M. Villemain sur les collèges eût paru; dans ce cas, il serait possible que les documents lui eussent manqué.

4º France morale.--C'est le bilan de la moralité officielle du pays; on y voit figurer le nombre annuel des crimes et délits, les modes de perpétration, l'âge', le degré d'instruction des accusés, des récidives, le rapport des condamnés aux accusés, des accusés aux crimes commis, la nature et le chiffre des peines prononcées, rapport des crimes ou délits poursuivis aux crimes ou délits constatés; enfin l'influence sur le chiffre des condamnations de l'application des circonstances atténuantes. L'auteur apprécie encore la moralité de chaque département sur le nombre annuel des naissances naturelles, des suicides et des séparation de corps. Ces faits divers, quoique d'une valeur inégale, ont généralement un grave intérêt. Ils se complètent d'ailleurs l'un par l'autre.

5º France financière et industrielle.--Ce tableau se divise en deux parties: dans l'une on trouve le chiffre des contributions de toute nature que paie chaque département; dans l'autre, une appréciation de l'état industriel et du paupérisme en France. Il est à regretter que, pour cette seconde partie, l'auteur n'ait pu disposer que de documents remontant déjà à une époque éloignée.

6° France judiciaire.--C'est le classement des départements par le nombre annuel des affaires civiles et commerciales. Les éléments de cette statistique ont moins d'intérêt qu'on devrait s'y attendre. Ils n'établissent pas nettement, en effet, ce qu'on y cherche tout d'abord, si le nombre des affaires est en rapport avec la population et le chiffre des contributions. On aurait, en outre, besoin de connaître, non pas seulement le nombre, mais encore l'importance des affaires. Une pareille recherche présente sans doute de graves difficultés car il y a des procès où l'évaluation en argent des intérêts qui y sont engagés ne peut être que très-hypothétiquement établie. Nous ne croyons pas toutefois cet obstacle insurmontable, et avec un peu de résolution et de constance, l'administration pourra enrichir de ce document ses statistiques judiciaires.

7º France politique--Nous n'avons trouvé nulle part encore une statistique électorale de la France; la France statistique nous la donne aussi complète que possible. Ce tableau, emprunté aux sources officielles, indique le chiffre des électeurs politiques départementaux et communaux; il contient en outre, des renseignements détaillés sur le maximum, le minimum, et la moyenne des divers cens électoraux.

8º France militaire:--M. Legoyt a donné ce titre à une série de documents sur les ressources que le contingent annuel, les réserves, l'effectif de l'armée, et la garde-nationale pourraient offrir au pays, en cas de conflit extérieur. Parmi ces documents, il en est un que nous croyons inédit et qui a une véritable importance. C'est le nombre total des gardes nationaux mobilisables, d'après le recensement prescrit par le gouvernement, après la signature du traité du 13 juillet.

9º France physique.--Les éléments de ce tableau sont puisés, comme ceux du précédent, dans les excellentes publications du ministère de la guerre; les départements y sont classés d'après le nombre des soldats valides qu'ils fournissent au recrutement, par rapport au chiffre demandé. Rien de plus curieux et de plus instructif à la fois que l'énumération des diverses maladies et infirmités qui, dans chaque département, ont été des causes d'exemption. Il y aurait un sujet d'études d'une haute portée dans le rapprochement l'état pathologique des diverses localités avec leur situation topographique, les causes d'insalubrité et l'état du paupérisme.

10º France territoriale et agricole.--Il était difficile de présenter, sous une meilleure forme et dans un cadre plus habilement disposé, les volumineuses publications du ministère du commerce sur l'agriculture en France. Étendue du domaine arable, constitution du sol, nature, qualité, prix des produits de toute espèce, rapport des produits aux semences, importance moyenne annuelle des récoltes, animaux domestiques destinés à l'agriculture ou à la consommation, etc., M. Legoyt n'a rien oublié de ce qui peut faire apprécier jusque dans ses moindres détails cette première branche de la richesse nationale.

11° Consommation annuelle par individu--Ce tableau, qui clôt la première partie de l'ouvrage, n'est pas moins digne d'attention que les précédents. Comme le titre l'annonce, il assigne pour chaque individu et par département, la mesure de sa consommation en blé, viandes et poissons.

[Note du transcripteur: Le reste de cette colonne, soit environ 20 lignes, est illisible dans le document qui nous a été fourni.]



Modes.--Travestissements.



Amusement des sciences

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. Supposons que ces trois objets soient un anneau, un étui et un gant. Affectez mentalement la lettre A au premier objet, la lettre E au second, la lettre I au troisième.

Donnez aussi par la pensée des numéros aux trois personnes: l'une portera le n° 1, une autre le nº 2, la troisième le nº 5.

Prenez 24 jetons et donnez 1 jeton à la première personne, 2 à la seconde, 5 à la troisième; puis, laissant les 18 autres jetons à la disposition de ces personnes, retirez-vous à l'écart en les invitant à prendre chacune un des trois objets et une partie des jetons que vous avez laisses, de manière que celle qui aura l'anneau prenne autant de jetons que vous lui en avez donné d'abord; que celle qui a l'étui prenne le double du nombre de jetons qu'elle a reçus; enfin, que celle qui a le gant prenne, sur le reste des jetons, quatre fois autant de jetons qu'elle en a reçu de vous.

Cela fait, regardez le nombre des jetons qui restent sur la table; ce nombre ne peut être que l'un des six suivants:

   1      2     3     5       6        7

au devant desquels vous mettrez, par la pensée les mots suivants:

pAh-fEr cEsAr jAdIs dEvInt sI grAnd prIncE

dont voici l'usage:

Les deux voyelles A et E, que nous avons mises en capitales dans les deux mots pAh-fEr, correspondant au chiffre 1, indiquent que lorsqu'il ne reste qu'un jeton sur la table, c'est la première personne qui a pris l'anneau (A) et la seconde qui a pris l'étui (E); de sorte que la troisième a nécessairement le gant.

On verrait de même que les deux lettres E, A suivant l'ordre où elles se présentent dans le mot cEsAr, qui correspond à un reste de deux jetons, indiquent que la première personne a pris l'étui et la seconde l'anneau, et ainsi de suite.


II. On sait que l'usage de tenir la pointe du pied en dehors n'a pas toujours été de rigueur. Il paraît que, dans l'ancienne Rome, on marchait avec la pointe du pied en avant, sans l'incliner en dehors plus qu'en dedans. Parmi les Orientaux, au contraire, la dignité de la démarche exige une position de jambe qui passerait pour ridicule aujourd'hui chez les nations civilisées.--On peut en dire à peu près autant de la démarche des grands personnages du dix-septième et du dix-huitième siècle, telle que nous la représentent les dessins de l'époque.

Cependant on ne peut disconvenir que l'équilibre du corps ne devienne plus stable dans la marche ordinaire ou dans la station, lorsque la pointe du pied est tournée modérément en dehors. C'est un fait d'expérience journalière que chacun peut vérifier à chaque instant. Montuela, géomètre distingué du siècle dernier, raconte avec une bonhomie pleine de sens qu'il a cherché à confirmer ce fait par le calcul, et à justifier par les lois de la mécanique l'idée de grâce que nous attachons à l'usage de nous tenir avec les pieds en dehors. Voici comment il a résolu le problème: Il pose dans le cinquantième numéro de notre journal.

L'équilibre du corps sera d'autant plus stable que la base comprise entre les points d'appui que nos pieds lui offrent sur le sol sera plus considérable, car la verticale qui passe par notre centre de gravite tombera plus difficilement en dehors de cette hase. Il s'agit donc, étant donnée la position des talons, de chercher l'inclinaison la plus avantageuse de la ligne médiane des pieds, pour que la surface de la base qu'ils déterminent soit la plus grande possible. Or, ceci devient un problème de géométrie dont l'énoncé serait le suivant: Deux lignes AD, BC, égales et mobiles sur les points A et B comme centres étant données, déterminer leur position lorsque le quadrilatère ou trapèze ABCD sera le plus grand possible. Ce problème se résout avec la plus grande facilité par les méthodes connues des géomètres pour les problèmes de ce genre, et l'on déduit de cette solution la construction suivante.

Sur la ligne Ad, égale à AD ou BC, faites le triangle isocèle HI; ensuite, avant pris AI égal à AG ou un quart de AB, tirez la ligne KI et prenez IE égale IK; puis sur GE élevez une perpendiculaire indéfinie qui coupe en D le cercle décrit de A, comme centre, avec le rayon Ad: l'angle DAE sera l'angle cherché.

Si la ligne AB, et conséquemment AG ou AI, est nulle, on trouvera que AE sera égal à AH, et que l'angle DAE sera demi-droit. Ainsi, lorsqu'on a les talons absolument appliqués l'un contre l'autre, l'angle que doivent faire ensemble les lignes longitudinales de la plante des pieds est demi-droit ou bien approchant du demi-droit, à cause de la petite distance qu'il y a alors entre les deux points de rotation qui sont au milieu des talons.

Supposons maintenant que la distance AB est égale à AD, on trouverait, par le calcul, que l'angle DAE devrait être de 60 degrés.

En supposant AH égal à deux AD, ce calcul donnera l'angle DAE de 70 degrés à très-peu près. En faisant AB égal à trois fois la ligne AD, l'angle DAE se trouvera à bien peu près de 74° 30'.

Le calcul confirme donc ce fait d'expérience, que les pieds doivent tendre vers le parallélisme à mesure qu'ils s'écartent davantage, ainsi que l'habitude reçue de les tourner légèrement en dehors pour un écartement ordinaire.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Plusieurs nombres pris suivant leur suite naturelle étant disposés en rond, deviner celui que quelqu'un aura pensé.

II. Donner un moyen sûr, au jeu de billard, pour amener la bille de son adversaire dans une blouse en frappant obliquement cette blouse.



Rébus.

EXPLICATION DES DERNIERS RÉBUS:

I.

Tout ou rien.

II.

Tout passe avec le temps.

III.

Un grand homme appartient à l'univers.


Nouveau rébus.