The Project Gutenberg eBook of De la cruauté religieuse

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Title: De la cruauté religieuse

Author: baron d' Paul Henri Thiry Holbach

Release date: November 10, 2012 [eBook #41336]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA CRUAUTÉ RELIGIEUSE ***

DE LA
CRUAUTE
RELIGIEUSE.

[Marque d'imprimeur]

PARIS,
CHEZ LES MARCHANDS DE NOUVEAUTÉS.

1826.

TABLE.

Introduction vij
Section première. Les hommes donnent toujours aux dieux qu'ils adorent les passions qu'ils ont eux-mêmes 1
Sect. II. Que les hommes devraient bien prendre garde aux idées qu'ils se font de la divinité 21
Sect. III. Des Cruautés religieuses que les hommes exercent sur eux-mêmes 31
Sect. IV. Cruauté des Sacrifices sanglans. Des Sacrifices humains 40
Sect. V. Des Traitements cruels que les hommes se font éprouver les uns aux autres, à cause de la différence de leurs opinions religieuses et de la diversité de leur culte 58
Sect. VI. En quoi consistent quelques-unes des querelles religieuses qui ont divisé les chrétiens, et combien les matières en dispute ont été inintelligibles pour les disputans 65
Sect. VII. De plusieurs saints très orthodoxes et pères de l'église qui ont été de violens persécuteurs 91
Sect. VIII. De la puissance du clergé, et de la tyrannie de l'évêque de Rome 104
Sect. IX. De l'inquisition et de ses cruautés 126
Sect. X. De l'exécution de ceux que l'inquisition a condamnés 147
Sect. XI. Des persécutions excitées par les prêtres protestans 154
Sect. XII. Recherches sur les causes de la cruauté et de l'esprit persécuteur que l'on remarque sur-tout dans les prêtres de l'église romaine 173
Supplément à la Cruauté Religieuse 187
Section première. Des opinions erronées et des cérémonies superstitieuses que l'on trouve dans les pères de l'église 189
Sect. II. Exemples des opinions bizarres des pères de l'église 203
Sect. III. Des interprétations absurdes que les plus anciens pères de l'église ont données de l'Écriture 219
Sect. IV. Questions odieuses, ridicules et indécentes qui ont été agitées.—De la théologie scholastique 230
Réflexions sur les persécutions religieuses et sur les moyens de les prévenir.  
Section première. De l'absurdité et de l'injustice de la persécution 239
Sect. II. Des sources de l'insolence et du pouvoir des prêtres de l'église romaine 248
Sect. III. De la Crédulité. Les gens d'esprit sont souvent dupes des préjugés du vulgaire 256
Sect. IV. Des moyens employés par le clergé pour exciter les princes à la persécution 271
Sect. V. Des Remèdes que l'on peut opposer à la persécution 275

FIN DE LA TABLE.

INTRODUCTION.

Je vais examiner dans cet essai les différentes espèces de cruautés religieuses. Je comprends également sous ce nom, soit les opinions religieuses qui procèdent de la cruauté ou qui la font naître, soit les actes de barbarie qu'impose la religion même, ou ceux dont ses zélateurs se font un devoir pour son service et par amour pour elle.

La croyance en Dieu étant le fondement de toute religion, c'est en général l'idée qu'on se fait de l'être suprême qui imprime un caractère au culte qu'on lui rend: si les hommes se figurent un Dieu tyrannique, capricieux ou méchant leur religion respirera l'esclavage, l'inconséquence, la cruauté. Mais s'ils regardent sincèrement la divinité comme un être infiniment sage et bon, l'on a droit d'en conclure que leur religion sera pleine de raison et de bienveillance, et déterminera à suivre une conduite honnête. Les adorateurs d'un seul Dieu disent, sans doute, que cet être est doué d'une sagesse et d'une bonté infinies; mais s'ils lui attribuent des actions de cruauté, s'ils s'imaginent qu'on peut lui plaire par des pratiques vaines et puériles, ou par des actions barbares; s'ils pensent que Dieu lui-même ait ordonné de telles choses, alors l'idée qu'ils ont réellement de la divinité sera directement opposée à ce qu'ils en disent, et ce sera cette idée qui constituera l'essence de leur religion.

Bien des gens sans s'en douter croient à un Dieu cruel, et en conséquence ils sont cruels en fait de religion. Ils en imposent là-dessus à eux-mêmes et aux autres. Mais qu'ils s'interrogent eux-mêmes de bonne foi et qu'ils se demandent comment ils s'imaginent au fond de leur cœur que l'Être-Suprême traitera dans l'autre monde la plus grande partie des hommes qu'il a créés et nommément les infidèles quoiqu'inévitablement tels: qu'ils se demandent comment eux-mêmes, s'ils en avaient le pouvoir, traiteraient en ce monde les gens qui ne s'accordent pas avec eux sur le culte, ou sur les dogmes de la religion: ces questions mûrement examinées et répondues avec candeur feront voir l'opinion des hommes touchant la divinité, et leur religion dans un jour très différent de celui sous lequel on les avait d'abord envisagées.

Quoique la plupart des hommes conviennent qu'il n'y a point d'opinions plus importantes par les conséquences que celles qui ont Dieu et la religion pour objet, cependant il n'y en a point qu'on prenne plus communément sur parole. On apprend le symbole et le cathéchisme par routine ainsi que des vaudevilles et des chansons; l'on ne raisonne pas plus sur les uns que sur les autres.

Un grand nombre d'articles de foi sont embrassés avec chaleur, soutenus obstinément, courageusement défendus, non parce qu'on les trouve raisonnables, mais parce qu'on s'est accoutumé de bonne heure à les respecter, ou parce qu'ils s'accordent soit avec le tempérament, soit avec les intérêts qu'on peut avoir. Nous sommes disposés à penser que les opinions dont on nous a pénétrés dans notre enfance et que l'habitude a fait en quelque façon croître avec nous, sont des résultats de nos propres raisonnemens quoique nous ne les ayons jamais examinées. Il y en a quelques-unes qui sont si évidemment vraies qu'il importe peu de savoir si elles ont été découvertes par nous-mêmes ou simplement acquises; mais pour celles qui peuvent comporter le moindre doute, il est très essentiel pour nous de ne les admettre qu'après le plus mûr examen; cela seul peut nous donner le droit de les regarder comme véritablement à nous.

Après ce petit nombre d'observations préliminaires, nous allons partager notre sujet dans les trois chefs suivans. Nous examinerons:

Premièrement les opinions que la plus grande partie du genre humain a reçues et reçoit encore sur la cruauté des dieux qu'il adore.

Secondement les dévotions barbares dont la pratique est ordinaire.

Troisièmement les traitemens inhumains que les hommes se font réciproquement éprouver à cause de la différence de leurs cultes et de leurs opinions en matière de religion.

SECTION PREMIÈRE.

Les hommes donnent toujours aux dieux qu'ils adorent les passions qu'ils ont eux-mêmes.

Nous ne savons rien de clair ni de satisfaisant sur la création de l'homme1. Nous ignorons donc l'opinion première qu'il eut de son créateur et quel fut au commencement l'objet de son adoration.

[1] Les relations de tout les auteurs payens, concernant l'origine de l'homme, sont indubitablement des fables; et le récit qu'en fait le livre de la Génèse, attribué à Moïse, est regardé par plusieurs savans comme une pure allégorie; en effet, il ressemble plus à une allégorie qu'à une histoire; au moins est-il très sûr que ce récit est étranglé, obscur et peu satisfaisant.

Si nos premiers pères ont admis l'existence d'un être éternel, invisible, tout puissant, d'une bonté infinie, créateur de l'univers, il est vraisemblable que presque toute la postérité perdit bientôt et cette connaissance et tout sentiment raisonnable sur la divinité2. Selon les anciens témoignages que nous ayons de l'histoire, les hommes, dès les premiers âges du monde, ont adoré les plus étranges dieux: rien de plus ridicule que leurs différentes opinions sur cette multitude de divinités; elles sont si absurdes que, si nous n'en avions pas des preuves incontestables, il nous serait impossible de croire que l'homme, doué d'abord de quelque intelligence, eût pu se dépraver à ce point et tomber dans cet abîme de déraison; ces notions furent également absurdes et changeantes, et cela devait nécessairement arriver; en effet si la vérité est de sa nature circonscrite et toujours la même, l'erreur n'a pas plus de forme fixe que de limites.

[2] Suivant ce qu'on nous enseigne et l'opinion communément reçue, tous les hommes descendent d'un seul homme et de sa femme; mais cette opinion paraît insoutenable par plusieurs raisons, et surtout par l'impossibilité de faire sortir des mêmes parent les hommes blancs et noirs. Mais qu'il y ait eu d'abord un ou plusieurs couples d'hommes créés, cela ne fait rien à la question dont il s'agit.

Mais les hommes en s'écartant de la vérité par différentes routes se sont généralement réunis en un point sur le compte de leurs dieux; ils leur ont attribué les dispositions et les passions qu'ils éprouvaient eux-mêmes, et souvent leur ressemblance corporelle. Car qu'y a-t-il eu de plus commun dans la plupart des nations et des religions que de représenter les dieux sous la figure humaine?3

[3] Les Lacédémoniens, le peuple le plus belliqueux de la terre, représentaient toujours leurs dieux et même leurs déesses en habit de guerre. Pierre Kolbe, dans sa relation du cap de Bonne-Espérance, nous dit que quelques-uns des Hottentots, les hommes les plus malpropres qui existent, qui se barbouillent le corps avec de la suie incorporée dans de la graisse et ne se vétissent que de peaux de bêtes, soutiennent que Dieu ressemble, par sa couleur, sa figure et son habillement, aux plus beaux d'entr'eux.

Parmi les chrétiens même, et surtout parmi les moines d'Égypte, il y eut autrefois une secte qui professait l'antropomorphisme; elle fondait ce sentiment sur ce qu'il est dit que l'homme fut créé à l'image de Dieu. L'opinion de ces moines fut portée jusqu'à un tel dégré de fureur, qu'ils auraient assassiné Théophile, leur Évêque, qui avait écrit et prêché contre elle, s'il n'avait eu l'adresse de les calmer en leur disant: lorsque je vous vois je crois voir la face de Dieu4. Tertullien et Épiphane, ces deux grands antagonistes des hérésies, ont été accusés de cette erreur. En effet qu'y a-t-il de plus commun parmi ceux qu'on appelle chrétiens que de voir le tout-puissant, l'incompréhensible, l'invisible créateur de l'univers représenté sous la figure d'un faible mortel5?

[4] Voyez Sozomène de la traduction française de Cousin, ch. 11, page 472.

[5] Les tableaux de Dieu le père sous la figure d'un vieillard, sont très communs dans les pays catholiques romains. L'auteur de cet essai a vu à Lyon un Dieu le père coiffé d'un chapeau à la mode, à trois côtés, apparemment pour représenter la Trinité.

Il est évident que la plupart des hommes se prennent eux-mêmes pour modèles dans les idées qu'ils se font des dieux et même d'un seul dieu; ils agrandissent seulement leurs propres dimensions; un dieu n'est pour eux qu'un homme colossal, ou, si l'on veut, l'homme est un Dieu pigmée. Il est vraisemblable que si d'autres animaux, soit reptiles, soit insectes, étaient capables d'imaginer des dieux, ils leur donneraient aussi leur propre ressemblance; ce seraient des dieux éléphans ou fourmis, des dieux brebis ou lions.

Cette propension générale que les hommes ont de donner à leurs divinités les dispositions et les passions qui les dominent eux-mêmes, nous rend très-bien raison de la cruauté qu'ils ont toujours attribuée à leurs dieux. Elle est en même temps une preuve très forte de la cruauté naturelle du cœur humain.

Les hommes sentent, par leur propre expérience et par celle des autres, combien le pouvoir est étroitement lié avec la tyrannie et la cruauté. Ils ont là-dessus des exemples tirés de la conduite des maîtres avec leurs serviteurs, des maris avec leurs femmes, des pères avec leurs enfants, des précepteurs avec leurs pupilles, des monarques absolus avec leurs esclaves, et comme ils ont attribué à leurs dieux un pouvoir illimité, ils ne mettent aucunes bornes à leur tyrannie et à leur cruauté6.

[6] Dans l'antiquité et dans les contrées payennes, la plupart des serviteurs étaient esclaves et traités avec une extrême barbarie. Le docteur Jortin, dans son excellent Discours sur la religion chrétienne, observe que le christianisme a proscrit un grand nombre d'usages atroces et surtout relativement au traitement des serviteurs. On aurait vraiment une grande obligation au christianisme s'il eût aboli toutes les barbaries dont le docteur nous parle et spécialement de celle-là. En Europe, où les serviteurs ne sont pas esclaves, où ils servent de plein gré, et sont sous la protection des lois, il n'est pas au pouvoir des maîtres de les traiter aussi cruellement qu'ils le voudraient; cependant il faut avouer que dans nos colonies en Amérique, beaucoup de chrétiens traitent leurs esclaves avec une barbarie inconnue aux payens mêmes. Le digne et savant auteur que je viens de citer, donne dans une note un exemple de la manière dont Sénèque, qui était un payen, plaide la cause des serviteurs. Son plaidoyer est si raisonnable et si humain que je ne puis que le transcrire ici. «Ils sont esclaves, mais ils sont aussi des hommes. Ils sont esclaves, mais vos commensaux. Ils sont esclaves, mais ce sont des amis malheureux. Ils sont esclaves, mais ils sont vos confrères, si vous pensez que la fortune pouvait vous traiter tout comme eux, etc.» Sénèque, épit. 47, au commencement.

Nous devons cependant convenir qu'il y a bien peu de serviteurs assez fidèles, assez attachés, assez soigneux pour être justement regardés comme des amis malheureux. Il n'en est pas moins certain que leurs maîtres doivent toujours se souvenir qu'ils sont de la même espèce qu'eux, et par conséquent les traiter avec indulgence et humanité.

Il est évident, par des exemples sans nombre, que la plus grande partie du genre humain, dans tous les temps, dans toutes les nations, dans toutes les religions, a regardé cette cruauté comme un attribut de ses dieux. Les payens ont généralement supposé que les leurs les châtiaient par les plus grandes calamités, comme la famine ou la peste; et cela communément pour l'omission de quelque cérémonie vaine et ridicule, ou pour avoir méprisé quelque conte absurde de leurs devins ou de leurs prêtres. S'ils croyaient leurs dieux capables de s'irriter pour des sujets aussi frivoles, ils pensaient aussi pouvoir les apaiser par des expiations du même genre. On n'employait souvent pour cela que quelques chansons, quelques danses ou quelques jeux en leur honneur7. Les Romains sur-tout, lorsqu'ils étaient affligés de quelque contagion, pour expier leurs péchés et apaiser les dieux, nommaient un dictateur, dont les fonctions se bornaient à attacher un clou au temple de Jupiter; il abdiquait sa magistrature après cette belle cérémonie.

[7] Le lecteur verra sans doute que dans ces sortes d'expiations, aussi bien que dans beaucoup d'autres pratiques religieuses, les payens ont été imités de bien près par un grand nombre de chrétiens.

Que des payens qui déifiaient souvent leurs semblables et particulièrement leurs princes les plus odieux, attribuassent encore la cruauté à des dieux fauteurs de leurs vices aussi bien que de leurs vertus, il ne faut pas s'en étonner. Mais que les adorateurs d'un Dieu infiniment bon lui fassent la même injure, cela est aussi absurde qu'étonnant.

Cependant il est notoire que les juifs, les chrétiens et les mahométans, qui tous prétendent croire un pareil Dieu, le représentent comme plus cruel encore que les dieux payens. L'opinion enseignée par les juifs, adoptée et propagée par les sages chrétiens, est qu'un Dieu miséricordieux et bienfaisant, rempli de patience, riche en bonté, plein d'une compassion tendre, prêt à pardonner l'iniquité, les transgressions, les péchés, ne laisse pas de vouloir châtier cruellement les coupables, venge les iniquités des pères sur les enfans, et sur les enfant des enfans, jusqu'à la troisième et quatrième génération8.

[8] Les chrétiens ont encore porté cette opinion beaucoup plus loin que la troisième et quatrième génération. Ils ont étendu la vengeance divine depuis le premier homme jusqu'au dernier: pour le péché d'Adam toute la postérité se trouve punie.

L'ancien testament nous fournit beaucoup d'autres exemples de la croyance où étaient les juifs que Dieu punissait l'innocent pour les crimes du coupable. Un exemple inique, mais remarquable en ce genre peut suffire. On lit dans le livre des chroniques, chap. 21, que le roi David ordonna le dénombrement du peuple d'Israël. Il est vraisemblable que ce fut par un motif de vanité; néanmoins ce n'était pas un crime d'une profonde noirceur ni comparable pour l'atrocité à beaucoup d'autres qu'avait commis cet homme selon le cœur de Dieu. Cependant Dieu en fut tellement irrité qu'il frappa Israël de la peste, et fit périr soixante-dix mille hommes. Si le dénombrement était un crime, c'était celui de David et non celui du peuple: lui-même le sentit si bien que voici quelle fut sa prière à Dieu: N'est-ce pas moi qui ai ordonné le dénombrement? C'est donc moi qui ai péché, mais pour ce troupeau qu'a-t-il fait? Il est évident que le peuple ne pouvait pas plus empêcher son dénombrement que le peut un troupeau de moutons et qu'il n'était pas plus coupable. Cependant après que Dieu eût détruit par ce motif jusqu'à soixante-dix mille hommes, il se repentit du mal qu'il avait fait et dit à l'Ange exterminateur: c'est assez, que ta main s'arrête à présent. Telle est l'opinion de la cruauté avec laquelle les payens et les juifs s'imaginaient que leurs dieux les punissaient en ce monde; cependant les plus fortes punitions temporelles ne sont que des afflictions légères en comparaison des tourmens éternels réservés aux pécheurs dans l'autre monde par le Dieu de bonté, si l'on en croit ceux qui admettent le dogme de la vie future: en effet, selon le plus grand nombre des chrétiens, un malheur éternel doit être le partage non-seulement des scélérats atroces et opiniâtres, mais aussi des pécheurs qui, toutes circonstances pesées, n'ont pu s'empêcher de tomber dans quelques fautes, suites nécessaires de leur fragilité. Les mêmes peines sont décernées pour l'omission, même absolument involontaire, de certaines cérémonies qui ne peuvent assurément purifier ni le cœur ni la conscience. C'est le cas des enfans qui meurent sans baptême.

Tous les infidèles et les incrédules sont encore également menacés de la damnation éternelle; ainsi la croyance du vrai Dieu ayant été pendant un grand nombre de siècles exclusivement accordée à un peuple obscur, méprisable, méchant (comme le dépeignent ses propres historiens et ses prophètes) vu que ce peuple habitait une petite contrée qui n'avait que peu de commerce avec ses voisins, il s'ensuit que faute d'avoir la connaissance du vrai Dieu tout le reste du genre humain a dû être éternellement malheureux. Nous sommes obligés de croire que les Aristides, les Phocion, les Timoléon, les Epaminondas, les Socrates, les Platon, en un mot que les hommes les plus excellens du paganisme ont été enveloppés dans cette cruelle sentence. Depuis la venue du Christ nous devons damner et tous ceux qui n'ont point cru en lui quoiqu'ils n'en aient jamais entendu parler, et ceux aussi qui le reconnaissant pour Dieu n'ont pas admis le même genre de culte ou de doctrine enseigné par quelque secte particulière; c'est ce qu'osent soutenir les catholiques romains, et c'est au moins ce que présume un grand nombre de protestans: voilà, si vous en croyez les mahométans, la façon dont Dieu traitera tous les hommes qui n'auront point reconnu leur prophète, et qui n'auront point regardé l'Alcoran et sa doctrine comme émanés du ciel.

«Vraiment, dit ce livre prétendu céleste, nous jetterons dans le feu de l'enfer ceux qui méconnaîtront les signes de notre foi. A mesure qu'ils seront bien grillés, nous leur donnerons des peaux nouvelles en échange, afin qu'ils puissent goûter des tourmens plus aigus: car Dieu est puissant et sage». Et ailleurs: «Ceux qui ne croiront pas seront enveloppés de vêtemens de feu. Une eau bouillante tombera sur leurs têtes; leurs entrailles et leur peau seront déchirées et ils seront continuellement battus avec des masses de fer. Toutes les fois qu'ils s'efforceront de sortir de l'enfer pour se soustraire à la rigueur des tourmens, ils y seront entraînés et leurs bourreaux leur diront: savourez le tourment du feu». En un mot plusieurs chrétiens ont cru et enseigné que Dieu a condamné la plus grande partie du genre humain, des millions de millions de ses propres créatures à souffrir dans un lieu où toutes les facultés de l'âme et du corps seront tourmentées continuellement et sans relâche. «C'est là, ô pécheur! que tu vivras dans une éternelle prison de ténèbres extérieures, ou il n'y aura d'ordre que la confusion et l'horreur; où l'on n'entendra que la voix des hurlemens et des blasphèmes, d'autre bruit que le grincement des dents; on l'on n'aura d'autre société que celle du diable et de ses anges qui, tourmentés eux-mêmes, n'auront d'autre soulagement que de te faire éprouver leur fureur, St.-Mathieu, chap. 13, vs. 42, et chap. 25, vers. 36, etc. C'est là que la punition sera sans pitié, la misère sans grâce, la douleur uns consolation, la méchanceté sans mesure, le tourment sans repos. Apocalypse, chap. 14, vers. 10, 11. La colère de Dieu pénétrera l'âme et le corps comme la flamme se saisit d'un bloc de souffre ou de poix. Daniel, ch. 7, v. 10. Dans cette flamme tu seras toujours brûlé, sans jamais consumer, toujours mourant sans jamais mourir, toujours rugissant dans les angoisses de la mort sans jamais en être délivré ni sans pouvoir espérer la fin de tes peines: de sorte qu'après les avoir endurées autant de milliers d'années qu'il y a de brins d'herbes sur la terre, de sable dans la mer, de cheveux sur la tête de tous les enfans d'Adam nés ou à naître, tu ne seras pas plus près de la fin de tes tourmens que tu n'étais le jour où tu y fus précipité. Loin de finir, ils ne feront à chaque instant que commencer, car ce serait quelque soulagement que d'envisager une fin possible à ton malheur, après tant de milliers d'années; mais chaque fois que ton esprit se rappellera ce mot, jamais, et il se le rappellera à tous les instans, ton cœur sera déchiré par la rage, et par un affreux désespoir; cette idée horrible aiguisera encore tes douleurs insupportables qui excédaient déjà tout pouvoir d'exprimer ou d'imaginer. Ce sera un nouvel enfer au milieu de l'enfer même»9. Avec quelle surprise ne doit-on pas lire un récit si choquant, si terrible, et qui, par les idées qu'il donne de la manière dont Dieu traitera ses créatures, semble s'être proposé de le transformer en un Démon!

[9] C'est ainsi que s'exprime un de nos docteurs dans une sérieuse et pathétique description du ciel et de l'enfer crayonnée par le St.-Esprit selon les meilleurs interprètes, etc., qui se trouve dans le livre intitulé: Tous les devoirs du chrétien, imprimé à Londres aux dépens de l'hôpital de Christ, 1723, p. 12, 13. L'on observera que tous les renvois à l'écriture sont de mon auteur, lequel par conséquent en demeure le garant.

Je ne peux pas quitter le sujet de Dieu, condamnant ainsi les hommes à des tourmens éternels et inouïs, sans proposer une question à ceux qui sont assez malheureux pour admettre une doctrine aussi blasphématoire et aussi diabolique. Je la propose sur-tout à ceux qui, sans la croire, sont assez lâches ou assez pervers pour l'enseigner et la répandre.

Je leur demanderai donc quelle peut être la fin légitime et avantageuse de toute punition? N'est-ce pas en premier lieu de corriger les coupables? ce qui certainement est très fort à désirer: en second lieu, n'est-ce pas de détourner les hommes de commettre les crimes pour lesquels ils en voyent d'autres punis? Enfin n'est-ce pas d'éloigner ou de retrancher de la société des membres qui sont à craindre pour elle? Telles sont les notions invariables que les hommes doivent se former du but que les châtimens doivent se proposer; or des châtimens éternels ne remplissent aucune de ces vues légitimes; le coupable ne peut pas être corrigé; il le serait même inutilement, car, corrigé on non, il sera toujours tourmenté. Son exemple ne peut pas en détourner d'autres du crime; sa conduite ainsi que son destin sont irrévocablement déterminés. Enfin l'on ne peut pas imaginer que parmi les damnés quelqu'un puisse être dangereux pour la société.

Est-il possible que les hommes puissent tomber dans une contradiction aussi manifeste que de représenter Dieu comme un Être d'une bonté infinie, ou même de l'équité la plus ordinaire, et croire en même tems ou enseigner qu'il punit ainsi ses créatures? ne devraient-ils pas plutôt le représenter comme un démon barbare, comme un Être infiniment injuste et cruel? Il crée l'homme par un acte de sa volonté pure, afin de condamner ensuite l'ouvrage de ses mains à une éternelle misère! Quelle est la cause de cette rigueur? Il est puni pour des choses qui n'ont aucunement dépendu de lui! Est-il un seul homme assez féroce pour vouloir de sang froid, pour quelque raison que ce fût, condamner à des tourmens éternels ses propres enfans, ou même un ennemi déclaré? En est-il un assez impitoyable pour ne pas épargner à quelque être que ce fût des tourmens sans mesure? L'homme de bien ne voudrait-il pas au contraire répandre le bonheur aussi loin qu'il pourrait s'étendre? Tout son désir ne serait-il pas de procurer la félicité à tous les êtres créés? Quoique ces notions indignes et absurdes sur la divinité soient originairement émanées d'une disposition barbare que bien des gens portent en eux-mêmes et qui est inspirée à d'autres par différens moyens, on leur enseigne ces opinions et elles s'impriment plus ou moins profondément dans leur âme selon que, par tempérament, ils sont plus ou moins disposés à la cruauté. Mais on devrait faire attention que loin de servir la religion en inculquant la doctrine des peines éternelles, l'on fournit des armes à l'athéisme qui anéantit toute religion, et d'un autre côté l'on jette dans le désespoir un grand nombre d'âmes honnêtes, simples et timorées, sans contenir les méchans intrépides et endurcis, dont des craintes éloignées ne peuvent, comme l'expérience le prouve, réprimer les excès.

SECTION II.

Que les hommes devraient bien prendre garde aux idées qu'ils se font de la divinité.

Je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement nier que les hommes en général ne forment leur religion et ne réglent leur conduite sur les idées qu'ils ont de la divinité: il est donc très important pour eux d'examiner avec soin ces idées et de se former une juste opinion des dieux qu'ils adorent. Le pieux auteur de tous les devoirs de l'homme a intitulé un de ses chapitres: Des maux occasionnés par les erreurs sur la divinité. En effet c'est la source des plus grands maux. Si l'on croit que Dieu soit partial, injuste, colère, vindicatif, tyrannique et cruel, il faut bien, pour ressembler à son Dieu, ce qui est une ambition naturelle et raisonnable, s'efforcer de réunir ces mêmes qualités: il est bien vrai que, pour être méchans, les hommes n'ont pas besoin d'être excités par cet exemple, mais il ne l'est pas moins que de telles opinions sont un aiguillon de plus à la méchanceté naturelle.

Prétendre que Dieu ait pu faire choix de quelques personnes ou même d'un peuple, de même que les hommes choisissent leurs favoris, c'est attribuer à la divinité une partialité et une folie indignes de ses perfections. Si par hasard ces prétendus favoris se trouvaient les plus méchans et les plus vils des hommes, si l'on prétendait qu'en leur faveur Dieu a exterminé d'autres nations, ce ne serait pas seulement lui attribuer de la partialité et de la folie, mais encore ce serait l'accuser d'injustice et de cruauté, ce serait blasphêmer. Quelle idée doit-on se former de la divinité lorsqu'on voit un roi injuste, ingrat, adultère, barbare, tyran et meurtrier10 appelé l'homme selon le cœur de Dieu?

[10] Ce que l'on dit ici est amplement prouvé par tout ce que l'écriture rapporte de David. Sans s'arrêter au double crime d'adultère et de meurtres commis en la personne d'Urie et de Betsabée si énergiquement représenté par Nathan dans la parabole de l'agneau, on y trouve encore bien d'autres témoignages de barbarie. Quand il eut pris la ville de Rabbah, «il en fit sortir les habitans, il fit scier les uns, il mit les autres sous des herses de fer, en fit hacher d'autres, ou les fit jeter dans des fours à briques. Il traita ainsi toutes les villes des enfans d'Ammon.» Les Rabbins, loin de chercher à exténuer la cruauté attribuée à David, ne font aucune difficulté d'assurer que l'exécution des Ammonites fut accomplie avec la dernière barbarie: cependant après cet aveu ils s'efforcent de justifier David de cette rigueur qui, selon eux, était nécessaire pour frapper de terreur les nations voisines, afin qu'aucune ne méprisât à l'avenir les Israëlites, mais respectât plutôt le peuple que le Seigneur avait choisi. Voyez Mém. de littérature, par de la Roche, vol. 2, art. 82, éd. in-8o.

Il est vrai que si en beaucoup d'endroits d'un certain livre on substituait le mot prêtres au mot Dieu, cela servirait merveilleusement à éclaircir un grand nombre de passages obscurs et à leur donner un sens intelligible11. Un monarque ou tout autre homme, quelque méchant et pervers qu'il soit, s'il favorise les prêtres et se montre très soumis à remplir leurs pratiques et leurs cérémonies, peut être justement appelé un homme selon le cœur des prêtres, et regardé par eux comme un saint et comme vraiment religieux; mais l'appeller un homme selon le cœur de Dieu, ou un homme religieux dans le vrai sens du mot, c'est donner des idées très-désavantageuses et de Dieu et de la religion. Rien ne peut être plus contraire à la vérité, plus outrageant à la gloire de Dieu, plus préjudiciable à la vraie religion et à la vertu, et par conséquent à la paix, au bon ordre et au bonheur du monde, que de croire ou d'enseigner que Dieu commande aux hommes des actions contraires aux régles naturelles, fondamentales, infaillibles de la raison et de la morale, qu'il a écrites dans le cœur de chacun de nous, et que tous reconnaissent quoique peu les pratiquent. Un excellent abrégé de ces règles, que chacun devrait avoir continuellement sous les yeux, dans la spéculation et dans la pratique, «c'est de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu'il nous fît». Si les hommes pouvaient se tromper eux-mêmes et les autres jusqu'au point de croire que Dieu puisse quelquefois dispenser de ces régles et recommander des choses qui leur seraient contraires, ce serait certainement ouvrir les portes aux crimes les plus atroces.

[11] On pourrait rapporter plusieurs exemples de ce genre: mais celui que nous allons donner suffira. David et tout le peuple d'Israël en grand concours accompagnaient l'Arche en chantant et jouant des instrumens; l'on avait placé cette Arche sur un chariot neuf: les bœufs qui la tiraient ayant bronché, l'Arche fut ébranlée, et Oza y porta la main pour la soutenir et l'empêcher de tomber; cette action paraît du moins innocente et peut-être méritoire: cependant on lit dans le chap. 2 du livre de Samuel que la colère du Seigneur s'alluma contre Oza, que Dieu le frappa pour son erreur et que l'attouchement de l'arche le fit mourir. Les critiques et les commentateurs sont priés de considérer si on ne pourrait pas lire ainsi ce passage: «La colère des prêtres s'alluma contre Oza, etc.» Ce qui suit prouve encore la nécessité d'entendre ainsi ce passage, car il est dit que David se fâcha de ce que le Seigneur avait tué Oza. Assurément David était trop dévot pour se fâcher de rien que le Seigneur eût pu faire. Mais il avait droit de se fâcher de cet acte s'il partait de la main des prêtres.

Cela n'est-il pas en effet arrivé? Des nations entières n'ont-elles pas prétendu et cru, sans doute, que Dieu leur avait ordonné d'entreprendre les guerres les plus injustes, de tourmenter, d'assassiner, jusqu'à leurs propres enfans, de détruire des nations? Des barbaries de toute espèce n'ont-elles pas été commises au saint nom du Seigneur?

Il n'est sans doute ni un livre, ni un homme, ni même un ange descendu du ciel qui méritent aucune créance s'ils enseignent que Dieu soit cruel ou commande aux hommes de l'être. Tant que les hommes croiront que tous les actes d'injustice, de violence, de barbarie offensent la divinité et sont contraires à sa loi, on pourra se flatter qu'ils seront détournés de les commettre; mais à quoi ne doit-on pas s'attendre lorsqu'ils seront dans l'opinion contraire? Que n'a-t-on pas à craindre sur-tout des souverains et des nations qui ne peuvent être contenus par les loix humaines? C'est une excuse bien faible et bien fausse que de dire que nous ne connaissons point la profondeur des décrets de la divinité; il n'est pas moins téméraire d'assurer que l'on puisse démontrer que Dieu commande de pareilles actions.

La première de ces raisons ne prouve rien. Dieu dans ses décrets ne peut point avoir résolu des crimes: il répugne à toute idée raisonnable de la divinité qu'elle puisse ordonner des actions méchantes et criminelles, et par conséquent la preuve de fait ne doit jamais être admise. Il est impossible d'admettre comme révélation divine ce qui renverse la certitude de tous les principes qui doivent être supposés précédemment à toute révélation, car c'est détruire les seuls moyens par lesquels nous puissions juger de la vérité d'une révélation divine.

Comment supposer que l'Être infiniment sage, juste et bon pût se plaire à établir les loix les plus nécessaires pour ses créatures, telles que sont celles de la morale, et leur ordonne ensuite d'enfreindre ces mêmes loix en appuyant ses ordres par des miracles? Supposons une nation méchante et dépravée (si jamais il y en a eu d'autres) pouvons-nous imaginer que Dieu soit assez destitué de moyens de la punir pour être obligé de charger à cet effet une autre nation de devenir encore plus méchante et plus cruelle que la première? Pouvons nous croire qu'il ordonne de n'épargner ni les bœufs, ni les ânes ni les troupeaux qui n'ont point péché, et de massacrer indistinctement les hommes, les femmes, les vieillards et les enfans à la mammelle? La vérité est que, quand des enthousiastes, des fanatiques ou des hypocrites qui font hautement profession d'être dévots, ont commis ou sont prêts à commettre quelque action détestable, lorsqu'ils ont intérêt de la faire commettre à d'autres, ils se couvrent du nom de la divinité et prétendent qu'elle est ordonnée ou inspirée par elle; par ce moyen ils ajoutent à la barbarie l'impiété et le blasphème.

Les règles naturelles, les limites de la vérité sont la morale et le bon sens; ce sont là les loix de Dieu qui ne sont point écrites sur des tables de pierre, mais qui sont profondément gravées dans les cœurs des hommes. Mais si ces loix sont une fois écartées ou enfreintes, alors l'erreur, l'enthousiasme et le fanatisme, semblables à un torrent, renversent la vérité et entraînent avec elle tout ce qu'il y a de plus sacré et de plus utile au genre humain. Quelles opinions extravagantes et monstrueuses ne peuvent pas être débitées comme des révélations divines! quelles actions, quelque atroces qu'elles soient, ne seront pas sanctifiées sous le nom de devoirs religieux, et quand on les fera passer pour des commandemens de Dieu! C'est assurément le comble de la fourberie et de l'impudence dans quelques hommes d'oser dire que Dieu leur ordonne de violer les lois sacrées de la nature et de la société en commettant des actions atroces et barbares; c'est le dernier terme de la folie et du délire fanatique que de devenir fauteur d'une imposture aussi caractérisée. Prétendre que Dieu a fait des miracles pour autoriser des ordres qui détruisent ses lois éternelles et inviolables, c'est employer la fraude la plus indigne pour soutenir la fausseté la plus manifeste.

SECTION III.

Des cruautés religieuses que les hommes exercent sur eux-mêmes.

Après avoir, en peu de mots, exposé les opinions fatales que la plupart des hommes se font communément, soit des divinités, soit du Dieu qu'ils adorent, nous allons passer au second point, et nous examinerons les usages barbares et les rites cruels qu'ils ont souvent pratiqués dans leurs cultes divers.

Les pratiques de ces cultes doivent naturellement se conformer aux idées que les hommes se font de leurs divinités; d'ailleurs l'expérience le prouve. En effet les peuples s'étant généralement persuadés que leurs dieux, ou leur Dieu unique, étaient des Êtres cruels, leur culte s'est presque toujours senti de ces notions dangereuses.

Ces pieuses cruautés ont été exercées par les hommes, tantôt sur eux-mêmes, tantôt sur des animaux, tantôt sur les êtres de leur propre espèce.

Tout le monde connaît les étonnantes barbaries que les idolâtres et les payens, tant anciens que modernes, ont exercées sur eux-mêmes; le lecteur, pour peu qu'il soit instruit, ne peut manquer de s'en rappeler des exemples frappans, mais comme dans un autre ouvrage je me suis étendu sur ce sujet, je ne rapporterai ici que quelques traits, afin de passer à ceux que l'on rencontre parmi les chrétiens.

Il est vrai que les cruautés pratiquées par ces derniers ne paraissent pas au premier coup d'œil si révoltantes que celles des payens; on ne voit pas les chrétiens se précipiter, comme les Japonnais, tout vivans dans des abîmes; on ne voit pas des généraux chrétiens se dévouer à une mort certaine en se jetant au milieu d'une armée ennemie; on ne voit point parmi nous des hommes se briser contre des rochers, ou comme les Indiens se faire écraser sous les roues d'un chariot qui porte les dieux; cependant en regardant la chose de près nous trouverons les pratiques des chrétiens à plusieurs égards plus pernicieuses que celles des payens mêmes et dérivées comme les leurs des notions atroces qu'ils se font de la divinité qu'ils honorent: en effet, si ces chrétiens ne s'imaginaient pas que leur Dieu est très cruel, ils ne supposeraient pas qu'il peut approuver et encore moins commander les tourmens rigoureux qu'ils s'infligent à eux-mêmes.

Indépendamment des austérités pratiquées par un grand nombre de chrétiens qui se sont fait un mérite de vivre dans des déserts, parmi des rochers inaccessibles, dans des cavernes, de se refuser les besoins de la vie, de se laisser mourir de faim, etc, combien ne voyons-nous pas de gens des deux sexes s'enfermer pour la vie dans des monastères! Il est vrai que quelques-uns y vivent dans l'aisance; mais d'autres semblent s'être condamnés à une prison perpétuelle, et se trouvent entièrement privés des douceurs de la société. Ces pauvres reclus se soumettent à des austérités pénibles, à une mal-propreté brutale12; ils ne portent point de linge, ils gardent leurs habillemens jusqu'à devenir des objets dégoûtans les uns pour les autres; ils s'imposent des châtimens sévères, ils se donnent fréquemment la discipline; on les voit dans de certains pays se flageller publiquement dans les rues; en un mot, ils s'obligent par des sermens et des vœux à ne jamais travailler à leur bonheur.

[12] S. Athanase nous apprend, dans la vie de S. Antoine, l'un des premiers fondateurs du monachisme, que ce saint homme portait sur sa chair un cilice, ou une chemise de crin, par dessus laquelle il avait un habit de peau, qu'il porta toute sa vie. Il ajoute que jamais il ne se lavait les pieds, à moins qu'en voyageant il ne vînt par hasard à les mouiller. Quelle religion que celle qui fait un mérite de pareilles indignités! quelles idées doivent avoir de Dieu des hommes qui s'imaginent qu'il faut être malpropre pour lui plaire!

La vie monastique et le célibat forcé sont certainement très préjudiciables à ceux qui les embrassent; ces institutions sont propres à causer des maladies dangereuses et à nuire également à l'esprit et au corps: elles sont très nuisibles à la société, pour qui elles rendent un grand nombre de ses membres totalement inutiles, en mettant des obstacles à la population. Bien plus, c'est un outrage à l'espèce humaine et à la nature13; et, ce qui est encore plus terrible, ces usages insensés sont souvent cause que des mères sont forcées de détruire leurs enfans, et que les moines se livrent à des crimes contre nature.

[13] On compte qu'en France les prêtres, les moines et les religieuses montent à 500 mille, tandis que le nombre des habitans monte à 24 millions. En y comptant 6 millions d'adultères, on trouvera que parmi ceux-ci un sixième est voué au célibat. Il y a tout lieu de croire qu'en Italie, en Espagne et en Portugal le nombre de ceux à qui le mariage est interdit, est encore proportionnellement plus grand qu'en France.

Nous terminerons ces réflexions en rapportant quelques exemples frappans des cruautés exercées contre eux-mêmes par des chrétiens épris de l'idée de se rendre agréables à un Dieu dont la bonté est infinie.

Cressy, dans son histoire de l'église, nous dit que S. Egwin se chargea d'une chaîne de fer et fit dans cet équipage un pélerinage à Rome.

Acepsemas qui, selon Théodoret, fut un homme au-dessus de tous les éloges, se tint pendant soixante ans dans une cellule sans voir personne et sans parler à qui que ce soit.

Le même Théodoret rapporte qu'un moine, appelé Baradatus, imagina pour son habitation une espèce de cage, formée d'un treillage si peu serré qu'il pût demeurer exposé aux injures de l'air, et si basse qu'il ne pouvait pas s'y tenir debout, de manière qu'il était obligé de rester toujours courbé. Un autre moine, nommé Thalalcus, qui était d'une taille fort grande, s'enferma dans une autre cage si étroite et si basse qu'il était forcé d'avoir continuellement la tête entre ses genoux; il avait été dix ans dans cette posture lorsque Théodoret le vit.

Le même auteur nous dit que Saint Siméon Stylite, très-grand personnage, qui faisait des miracles sans nombre, qui guérissait les malades, qui procurait des enfans aux femmes stériles, et qui avait converti des milliers de payens au christianisme, s'était accoutumé à s'abstenir totalement de nourriture pendant quarante jours consécutifs, à l'exemple d'Élie et de Jésus-Christ. Au tems où Théodoret écrivait, il y avait déjà vingt-huit ans qu'il observait ce jeune rigoureux chaque année; durant les premiers jours il se tenait debout, et lorsque faute de nourriture il ne pouvait plus se soutenir sur ses jambes il s'asseyait, et à la fin il était forcé de se coucher, étant réduit à un épuisement total: il se tenait sans cesse au haut d'une colonne, dont la circonférence était à peine de trois pieds, et après avoir passé bien des années dans cette posture semblable à une statue sur son piédestal, il finit par monter sur une colonne de trente-six coudées, sur laquelle il vécut durant trente ans.

Joignez à tous ces exemples ceux que le même Théodoret rapporte des solitaires et des moines d'Egypte et des pays voisins: les uns se nourrissaient de charognes, afin de n'éprouver aucun plaisir en mangeant; d'autres s'accoutumaient à passer toute la nuit en prières; d'autres marchaient pieds nuds sur des épines, pour se rappeller les tourmens que Jésus-Christ avait soufferts de la part des cloux qui lui avaient percé les pieds et les mains; d'autres enfin passaient des nuits entières les bras étendus pour imiter la posture de Jésus-Christ.

Enfin de nos jours encore l'on rencontre dans les pays catholiques romains un grand nombre de couvens des deux sexes qui renferment de pieux frénétiques, ingénieux à se tourmenter eux-mêmes, et qui font à la divinité l'outrage de penser qu'ils lui plaisent et qu'ils entrent dans ses vues en s'infligeant à eux-mêmes des jeûnes, des macérations, des supplices rigoureux; ce qui ne prouve rien, sinon que ces dévots extravagans se sont fait des idées atroces de la divinité qu'ils adorent, et que d'un autre côté ils supposent remplie de bonté14.

[14] Les moines appellés Chartreux, ne mangent jamais de viande et sont condamnés à un silence perpétuel. Les moines de l'abbaye de la Trappe sont renommés en France par leurs extravagantes austérités, qui vont au point, dit-on, qu'ils peuvent rarement les soutenir pendant deux ou trois ans. Les Capucins sont habillés d'une étoffe grossière et se distinguent par leur malpropreté. Mais les pauvres religieuses surtout, condamnées à une captivité perpétuelle, paraissent être de très malheureuses créatures quand la ferveur de l'imagination cesse de les soutenir.

SECTION IV.

Cruauté des sacrifices sanglans. Des sacrifices humains.

Nous venons de parler des cruautés que la piété religieuse a déterminé les hommes à exercer contre eux-mêmes; examinons maintenant celles qu'ils ont exercées sur d'autres créatures et sur les êtres de leur propre espèce.

Les sacrifices sanglans ont fait de fort bonne heure et pendant très long-tems partie du culte divin chez presque tous les peuples du monde; ils nous fournissent une preuve indubitable de la cruauté des hommes; en effet c'est visiblement à cette disposition fâcheuse que ces sacrifices expiatoires ont dû leur origine. Il est vrai qu'en voyant l'antiquité et l'universalité de cet usage répandu chez presque toutes les nations, quelques personnes se sont imaginé que c'était une preuve que ces sacrifices étaient d'institution divine; cependant ceux qui sont de cette opinion devraient se souvenir que l'idolâtrie a été encore plus universellement reçue que ces sacrifices, qu'elle n'est pas moins ancienne qu'eux, et qu'aucun chrétien n'en conclura que l'idolâtrie ait pu être d'institution divine. Le fait est que les hommes étant cruels et superstitieux, et que leurs prêtres étant toujours prêts à tirer parti des vices, des faiblesses, des passions du genre humain, pour les faire tourner au profit du sacerdoce, il ne faut point chercher ailleurs que dans ces vices et dans la superstition, qui s'est montrée sous des formes très diverses dans les différens pays, les causes auxquelles l'on peut attribuer l'universalité de ces sacrifices. Comme les hommes sont communément vindicatifs, cruels, altérés de sang, ils ont imaginé que leurs dieux étaient dans les mêmes dispositions. Il est difficile de décider si c'est l'extravagance ou la cruauté qui l'ont emporté dans l'institution de ces pratiques absurdes et barbares: en effet quoi de plus insensé que d'imaginer qu'en égorgeant un tendre agneau on pouvait expier les crimes d'un homme méchant! N'est-ce pas une cruauté révoltante que de répandre ainsi du sang sans aucune nécessité?

On demandera, peut-être, quel mal ou quelle cruauté il pouvait y avoir à tuer des animaux dans des sacrifices, puisqu'on en tue journellement dans tout l'univers pour la nourriture des hommes? Je réponds que si la chair des animaux est absolument nécessaire à la subsistance de l'homme, il est autorisé à le tuer faute de pouvoir s'en passer; mais cela ne peut point justifier l'usage de les tuer pour des pratiques superstitieuses, qui bien loin d'être nécessaires sont infiniment dangereuses: or il est évident que l'usage de tuer des animaux était une pratique superstitieuse; l'écriture sainte des chrétiens et la raison s'accordent à le prouver; tout ce qui est regardé comme un devoir religieux sans pouvoir opérer l'effet qu'on se propose, doit être traité de pratique superstitieuse, il est impassible, dit St.-Paul, que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés. La raison est en cela conforme à ce que dit l'apôtre.

Il est à remarquer que, quoique la religion des juifs fît tant de cas des sacrifices sanglans, néanmoins plusieurs de leurs prophètes se sont, ainsi que St.-Paul, déclarés contre cette pratique cruelle et ridicule, et ont reconnu que Dieu ne l'exigeait nullement. Le Psalmiste dit à Dieu: vous n'avez point désiré le sacrifice ni l'offrande, vous n'avez point exigé d'holocaustes. Voyez pseaume 46, vers. 6. Jérémie parlant au nom de Dieu dit aux juifs: je n'ai point parlé avec vos pères, ni ne leur ai point donné de commandemens touchant les holocaustes et les sacrifices au jour où je les ai fait sortir d'Égypte. Voyez Jérémie, chapitre VII, vers. 2215. Isaïe fait dire à Dieu: qu'ai-je besoin de la multitude de vos sacrifices? chapitre 1, vers. 11. Le même prophète avertit les juifs qu'il vaudrait mieux cesser de faire le mal et d'apprendre à faire le bien, de rechercher la droiture, etc. Ibid. vers. 16, 17. Les payens ont senti la même vérité par les seules lumières du bon sens. Cicéron dit que le culte le plus agréable aux dieux est de les servir avec un cœur pur. Cultus autem Deorum est optimus, idemque castissimus, atque sanctissimus, plenissimusque pietatis, ut eos semper pura, integra, incorrupta et mente et voce veneremur. De Natur. Deor. Lib. II. Perse s'est expliqué de la même manière.

Compositum jus, fasque animi, sanctoque recessus
Mentis, et incoctum generoso pectus honesto:
Hæc cedo, ut admoveam templis, et farre litabo.

Satyr. II. vers 73.

[15] Il paraît difficile de concilier ces passages des pseaumes et des prophètes avec le lévitique de Moïse, c'est-à-dire Dieu lui-même paraît fort occupé des sacrifices du peuple d'Israël.

Mais continuons d'examiner l'absurdité et la barbarie de ces pratiques religieuses, et les conséquences fatales qui en sont découlées. Il est évident que l'usage de répandre le sang à grands flots dans les sacrifices a dû contribuer à rendre les hommes cruels ou à fortifier en eux la disposition naturelle qu'ils ont à la cruauté; en effet n'était-ce pas les familiariser avec le sang? Quel déluge ne devait-on pas en répandre lorsqu'on immolait à la fois vingt-deux mille bœufs et cent vingt mille brebis! quel affreux carnage qu'un pareil sacrifice16! si de semblables spectacles étaient propres à disposer à la cruauté le peuple qui n'en était que le témoin, quel effet ces sacrifices ne devaient-ils pas produire sur les prêtres, qui faisaient les fonctions de bouchers, et qui jouaient le principal rôle dans cette scène dégoûtante de carnage et d'horreurs!

[16] Voyez liv. I des rois, chap. 8, vers. 63.

Quelque nécessaire qu'il soit d'avoir des hommes dont la profession soit de tuer des animaux pour notre nourriture, l'expérience nous prouve constamment que ce métier est très propre à les rendre bien plus cruels que d'autres17. Notre législation s'en est aperçue, car elle ne veut point que les bouchers soient admis à être juges en matière criminelle. Au reste, il n'est pas douteux que bien des personnes s'en tiendraient au régime Pythagoricien si elles ne pouvaient se procurer de la chair qu'en tuant elles-mêmes des animaux. J'en appelle à tout lecteur sensible; et je lui demande s'il n'a pas éprouvé un sentiment très douloureux quand par hazard ses yeux se sont portés sur un innocent agneau léchant la main de celui qui lui enfonçait le couteau dans la gorge, ou même quand il a vu un bœuf succomber sous des coups de massue, et montrer par ses mouvemens convulsifs qu'il luttait contre la mort? Si des exemples de ce genre sont si propres à affecter une âme sensible, à quel point n'eût-elle pas été touchée à la vue du carnage inutile dont nous avons parlé plus haut, qui n'avait pour objet que des pratiques superstitieuses?

[17] Thomas Morus, dans son Utopie, liv. 2, dit que c'était la fonction des esclaves de tuer les animaux, qu'aucun citoyen ne pouvait le faire, vu que les Utopiens croyaient cette profession propre à étouffer la pitié. Quoique ces Utopiens soient un peuple imaginaire, ce passage sert à faire connaître la façon de penser de l'auteur.

Quelque révoltant que fût l'usage de sacrifier des animaux, il n'est pas à beaucoup près le plus cruel de ceux que les hommes ont pratiqué dans leurs cultes religieux; nous trouvons en effet que c'était une très ancienne coutume chez plusieurs nations, telles que les Cananéens ou Phéniciens, les Carthaginois, les Scythes, les Gaulois et même les Grecs et les Romains plus civilisés, de sacrifier des êtres de leur espèce; et même chez quelques peuples on immolait aux dieux ses propres enfans.

Bochart et quelques autres auteurs assurent que les Cananéens tenaient cette coutume d'Abraham; mais l'évêque Cumberland croit que cet usage était antérieur au déluge, et se pratiquait par les peuples de Canaan long-tems avant qu'Abraham vînt s'établir chez eux. En supposant la raison du côté de l'évêque, qui paraît appuyer très bien son sentiment, pourquoi n'imaginerions-nous pas qu'Abraham fut déterminé à immoler son fils en conséquence de la coutume établie dans le pays où il vivait, plutôt que de penser que ce fût Dieu qui l'engagea à commettre une action, qu'humainement parlant l'on doit regarder comme un crime abominable? En partant de cette supposition ne pourrait-on pas présumer que l'ange qui mit obstacle à cette action n'était autre chose qu'un sentiment de raison et d'humanité qui, s'élevant dans le cœur d'Abraham, l'empêcha de commettre une cruauté familière aux Cananéens stupides et cruels parmi lesquels il vivait? Ne put-il pas, en réfléchissant à ce qu'il allait faire, imaginer qu'il était impossible que Dieu pût ordonner un crime aussi affreux que le meurtre de son fils18? Je n'insisterai point sur cette façon d'expliquer un passage, qui a fort embarrassé les théologiens, quand ils ont voulu concilier cet ordre de la divinité avec les opinions raisonnables que l'on doit s'en former; j'observerai seulement que les Égyptiens furent si opiniâtrement attachés à cet usage d'immoler des victimes humaines, que quand les Phéniciens, de qui ils le tenaient, furent chassés d'Égypte par Tethmosis ou Amois, roi de Thèbes qui défendit cet usage, ce prince fut obligé de céder à la coutume en substituant des hommes de cire à des hommes réels.

[18] Selon la Genèse Abraham était sur le point d'immoler son fils. Peut-être le lecteur ne sera-t-il par fâché de comparer avec la conduite d'Abraham celle d'un roi payen dans une circonstance à-peu-près pareille. Le Dieu tutélaire de Thèbes étant apparu à Sabbacon, l'un des rois pasteurs de l'Égypte, et lui ayant ordonné de mettre à mort tous les prêtres du pays, ce prince jugea que les dieux ne voulaient plus qu'il demeurât sur le trône, puisqu'il lui ordonnaient des actions contraires à leurs volontés ordinaires. En conséquence il se retira en Éthiopie. Voyez Diodore de Sicile, lib. II. Cependant il n'est pas douteux que ce prince n'eût agi d'une façon plus sensée s'il eût regardé l'apparition de son dieu comme une rêverie ou une illusion, comme elle était effectivement, et alors il n'aurait pas abandonné son trône et son pays.

César nous dit que les Gaulois étant très superstitieux, ceux qui se sentaient attaqués de quelque maladie dangereuse, ou qui se voyaient exposés aux dangers de la guerre, offraient des sacrifices humains, ou bien s'immolaient eux-mêmes au pied des autels, croyant que les dieux immortels ne pouvaient être appaisés que lorsqu'on leur sacrifiait la vie d'un homme pour celle d'un autre. Les Druides étaient chargés de ces sacrifices; ils préparaient pour cet effet de grandes figures d'osier dans lesquelles ils renfermaient des hommes vivans; après quoi ils mettaient le feu à ces figures: les malheureuses victimes périssaient ainsi dans les flammes. Il est vrai que les Gaulois croyaient que les voleurs et les malfaiteurs étaient les victimes les plus agréables à leurs dieux, mais à leur défaut ils prenaient des hommes innocens19.

[19] Voyez de Bello Gallico, lib. VI, § 16. Ils avaient toujours pour maxime que la vie d'un homme devait être expié par la vie d'un autre homme; quod pro vita hominis, nisi vita hominis redditur, non posse Deorum immortalium numen placari. IBIDEM.

C'était l'usage à Tyr dans les grandes calamités que les rois immolassent leurs fils pour appaiser la colère des dieux. Les particuliers qui se piquaient de n'être pas moins dévots que leurs souverains, sacrifiaient pareillement leurs enfans quand il leur arrivait quelque grand malheur; lorsqu'ils n'avaient point d'enfans ils achetaient ceux des pauvres, afin de ne pas perdre les avantages d'une œuvre si méritoire.

Voici la méthode pratiquée dans ces sortes de sacrifices; il y avait une statue colossale de bronze représentant Saturne qui est le même Dieu que le Moloch dont il est parlé dans l'écriture. Cette statue était creuse, les enfans destinés aux sacrifices y étaient enfermés après qu'elle avait été rougie au feu; d'où l'on voit que ces victimes infortunées étaient consumées dans des tourmens affreux. Pour étouffer leurs cris, on faisait un grand bruit de tambours et de trompettes; les mères se faisaient un devoir religieux et un point d'honneur d'assister à ces horribles spectacles sans verser des larmes ou sans pousser aucuns soupirs; elles auraient craint que leurs regrets ne rendissent le sacrifice moins agréable aux dieux et moins utile pour elles-mêmes.

Les Carthaginois avaient appris cette coutume des Tyriens leurs ancêtres; quand il régnait chez eux quelque maladie contagieuse, ils sacrifiaient sans pitié un grand nombre d'enfans; sans égard pour des êtres infortunés dont l'âge tendre excite la compassion dans les âmes les plus féroces, ces superstitieux abrutis cherchaient dans leurs crimes des remèdes contre leurs malheurs; ils devenaient barbares pour exciter la pitié des dieux.

Diodore de Sicile nous dit que lorsqu'Agatocle assiégeait Carthage, les habitans de cette ville se voyant réduits à l'extrémité, imputèrent leurs maux à la juste colère de Saturne, parce qu'au lieu d'immoler, suivant l'usage, les enfans des personnes les plus distinguées, on leur avait frauduleusement substitué des enfans d'étrangers et d'esclaves. Pour réparer cette faute, ils sacrifièrent à leur dieu deux cents enfans des familles les plus nobles et les plus qualifiées de Carthage; de plus, trois cents citoyens qui se sentirent coupables de ce crime imaginaire, firent à leur divinité le sacrifice de leur vie.

Les Mexicains semblent avoir surpassé toutes les autres nations dans l'usage infernal de sacrifier des victimes humaines. L'auteur de l'histoire civile et morale des Indes-Occidentales, dit que ces peuples ne sacrifiaient jamais que les prisonniers qu'ils faisaient à la guerre. Montézuma ne voulut point conquérir la province de Tlascala afin qu'elle pût fournir constamment aux sacrifices. Ceux qui aidaient à immoler les victimes étaient regardés comme des hommes sacrés, leurs fonctions étaient considérées, elles étaient héréditaires. Leur chef était un prélat, un évêque, ou un pape à qui seul était réservé le droit de porter le coup fatal.

Les Mexicains avaient de plus un sacrifice particulier d'un esclave, que l'on traitait pendant une année de la façon la plus honorable; il était superbement vêtu, on lui donnait le nom de l'idole du pays, on lui assignait un logement dans le temple, on lui servait les mets les plus exquis qui lui étaient présentés par les principaux d'entre les prêtres; il était gardé par les plus grands seigneurs, afin d'empêcher qu'il n'échappât. Quand il passait dans les rues il était suivi par des grands, le peuple sortait des maisons pour le voir, et les femmes lui présentaient leurs enfans pour recevoir sa bénédiction. A la suite de ces honneurs, ou plutôt de cette farce cruelle, lorsque le tems de la fête était venu, on lui ouvrait l'estomac, dont on arrachait le cœur que l'on offrait tout fumant au soleil et l'on mangeait son corps.

Acosta nous dit que les Mexicains sacrifiaient tous les ans à deux de leurs idoles deux mille cinq cents hommes engraissés avec soin, et que lorsque leurs prêtres les avertissaient de faire honneur à leurs dieux, on leur disait que ces dieux avaient faim; ils envoyaient des armées pour chercher des prisonniers destinés aux sacrifices, dont ils mangeaient la chair ensuite. Le même auteur assure que Montézuma sacrifiait communément vingt mille hommes par an, et que ce nombre allait quelquefois jusqu'à cinquante mille.

Il paraît que les prêtres de ce peuple étaient si sanguinaires et avaient un tel ascendant sur les princes, qu'ils leur persuadaient que leurs dieux étaient en colère et ne s'appaiseraient qu'en cas qu'on leur immolât quatre ou cinq mille hommes en un jour dans des tems marqués; ainsi pour les satisfaire il fallait, à tort ou à raison, faire la guerre aux voisins pour se procurer un nombre suffisant de victimes.

Telles ont été les cruautés que la religion a fait exercer; Les hommes ont commis les plus grands crimes pour expier leurs péchés, pour détourner la colère et se concilier la faveur de leurs dieux; mais sans le penchant qu'ils ont naturellement à la cruauté et les impostures de leurs prêtres, les hommes n'auraient jamais imaginé que la divinité exigeât d'eux d'autre sacrifice que celui de leurs passions déréglées. Un honnête payen a dit avec raison: si tu veux rendre les dieux propices, sois vertueux. Vis Deos propitiare? bonus esto. Je terminerai ce sujet si révoltant des sacrifices humains par les vers que Racine met dans la bouche de Clytemnestre parlant à son époux Agamemnon à l'occasion du sacrifice d'Iphigénie; les horribles cérémonies de ces odieux sacrifices y sont décrites de la manière la plus forte.

Un prêtre environné d'une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d'un œil curieux
Dans son cœur palpitant consultera les Dieux!

SECTION V.

Des traitemens cruels que les hommes se font éprouver les uns aux autres à cause de la différence de leurs opinions religieuses et de la diversité de leur culte.

Le troisième et le dernier point de vue sous lequel on se propose d'envisager la cruauté religieuse, a pour objet les traitemens inhumains que les hommes se font réciproquement éprouver à cause de leurs différens sentimens en matière de religion, et des diverses formes de leurs cultes. Toutes les religions qui n'avaient pas totalement la superstition pour base, ou qui n'étaient pas de pures inventions politiques, ou qui n'avaient pas pour objet de tromper le plus grand nombre pour l'avantage du plus petit, ont dû se proposer le bien-être du genre humain; elles ont dû surtout avoir pour but de leur apprendre à réprimer quelques passions, d'en régler d'autres, de rendre les hommes paisibles, humains, indulgens, bienfaisans, sensibles à la pitié; pour qu'une religion fût bonne, on aurait droit de s'attendre à lui voir produire ces fruits avantageux; une religion que l'on nous donne comme instituée par la divinité même devrait surtout ne jamais perdre ces grands objets de vue. Cependant dans le fait toutes les religions ont produit des effets tout contraires; elles ont fait éclore des disputes, des jalousies, des animosités, des guerres, des persécutions, des meurtres et des carnages, et celle qui passe pour la meilleure de toutes est précisément celle qui a produit les plus grands désordres; à en juger par ses effets, il semblerait que la religion chrétienne, loin d'apporter la paix sur la terre, n'est venue y apporter que le glaive et la destruction.

«Un de nos théologiens reconnaît qu'il est aussi surprenant qu'affligeant de considérer le peu de bien que le christianisme a produit, quand on le compare avec celui qu'il aurait pu faire depuis son établissement dans le monde»20. Il dit ailleurs... «à force d'abus et de perversité il est arrivé que l'évangile, bien loin de produire les bons effets que l'on pouvait en attendre, a produit des maux sans nombre... au lieu d'éclairer les hommes, de les rendre indulgens et bienfaisans, il n'a servi qu'à faire naître des querelles, des erreurs, des opinions; il a produit des haines invétérées inconnues avant lui; il a causé des tumultes et des désordres que l'autorité civile n'a pu souvent ni réprimer ni calmer».

[20] V. le livre intitulé: a reply, etc., par Ralph Heathcoate, pages 172 et 174.

Nous ferons voir par la suite les causes de ces maux. Depuis le meurtre du juste Abel jusqu'à nous, l'histoire nous montre la façon cruelle dont les hommes se sont traités réciproquement, en vue de la diversité de leurs opinions religieuses et de leurs cultes; elle nous prouve que ces choses ont en tout tems et en tous pays fait naître des persécutions humaines.

M. Chandler a observé, dans l'excellente introduction qu'il a mise à la tête de l'histoire de l'inquisition, par Limborch, que l'on a tout lieu de conclure d'un passage du livre de Judith que les anciens juifs ont été persécutés pour cause de religion. «Ce peuple, dit Achior à Holopherne, est descendu des Chaldéens, et il habitait ci-devant la Mésopotamie, parce qu'il ne voulait pas suivre les dieux de ses pères qui vivaient en Chaldée; car il quitta les voies de ses ancêtres, et adora le Dieu du ciel, le Dieu qu'il connaissait: ainsi il s'est détourné de la face de ces dieux, et il se sauva dans la Mésopotamie, où il séjourna long-tems».

Les juifs furent encore cruellement persécutés par Antiochus Épiphane, qui, quoiqu'il fût un prince très méchant, ne laissait pas, comme il arrive très souvent, d'avoir beaucoup de zèle pour sa religion: ceux d'entre les juifs qui ne voulaient pas renoncer au culte du vrai Dieu pour adorer ses idoles, furent par les ordres de ce tyran cruellement battus, tourmentés, mis en croix; il fit mourir les femmes qui contre ses ordres circoncisaient leurs enfans, il fit attacher ceux-ci au col de leurs parens crucifiés. Les supplices qu'il fit endurer à Éléazar et aux frères Machabées, parce qu'ils refusèrent de renoncer à leur religion et de sacrifier aux dieux des Grecs, sont des exemples affreux de la cruauté religieuse de ce monarque pervers.

Socrate, l'un des hommes les plus sages et les plus vertueux qui aient jamais existé, fut mis à mort par les Athéniens, ses compatriotes, à cause de sa façon de penser sur la religion. Ce que Juvenal nous dit dans sa XVe satire prouve que les Égyptiens étaient souvent en querelle, en venaient même aux coups, se massacraient les uns et les autres à l'occasion de leurs différentes divinités.

Lorsque la religion chrétienne fit son entrée dans le monde, les juifs et les payens lui déclarèrent la guerre et se réunirent pour l'étouffer. Les juifs soumis eux-mêmes à une nation étrangère, quoiqu'ils eussent la volonté de l'extirper, n'en avaient pas le pouvoir; mais les Romains persécutèrent les chrétiens pendant près de trois cents ans; ils usèrent souvent contre eux de cruautés inouies, qui ne furent surpassées que par celles que les chrétiens ont depuis exercées les uns contre les autres.

M. Chandler observe dans l'introduction que nous avons déjà citée que les chrétiens dès le berceau de l'église eurent des dissensions et des querelles, et qu'il s'en éleva même entre les chefs des Apôtres. St.-Paul nous apprend lui-même qu'il avait résisté en face à Céphas ou St.-Pierre. Le même St.-Paul reproche aux Corinthiens leur esprit de parti, vu que chez eux les uns se disaient adhérens de Paul, d'autres d'Apollon, d'autres de Céphas, et d'autres de Jésus-Christ. V. Épitre aux Corinthiens, chap. I, vers. 11, 1221. En conséquence de ces querelles beaucoup de chrétiens en vinrent bientôt à s'injurier, à se diffamer, et à se faire tout le mal dont ils furent capables: dès qu'ils eurent du pouvoir, qu'ils virent un empereur de leur religion à leur tête, dès que de riches évêchés et de grands revenus furent devenus les objets de leur ambition et de leurs contentions, avec quelle inhumanité ne se sont-ils pas traités les uns les autres! On ne voit alors que des emprisonnemens, des exils, des combats, des meurtres, des persécutions; et pour lors ils levèrent le masque et montrèrent à l'univers l'esprit qui les animait.

[21] Il est évident que ces Corinthiens regardaient Paul, Apollo et Cephas comme des chefs de secte; mais ce qui est bien plus étrange, il semblerait que quelques-uns d'entr'eux ont regardé pareillement Jésus comme un chef de secte.

SECTION VI.

En quoi consistent quelques-unes des querelles religieuses qui ont divisé les chrétiens, et combien les matières en dispute ont été inintelligibles pour les disputans.

Avant d'entrer dans l'examen de la manière dont un grand nombre de chrétiens se sont traités les uns les autres à l'occasion de leurs querelles religieuses, il est à propos de jetter un coup-d'œil sur les objets de leurs disputes et de montrer combien peu les questions disputées étaient entendues par ceux qui se croyaient intéressés dans ces démélés; en effet les choses qui n'étaient point regardées comme des points essentiels ne méritaient pas qu'on y mît tant de chaleur; quant à celles que l'on n'entendait pas, il était, sans doute, inutile et ridicule d'en disputer22.

[22] Si les hommes ne disputaient que sur les matières qu'ils entendent, il est certain que les disputes sur la religion se réduiraient à bien peu de choses; si l'on venait à détruire tous les livres qui traitent des matières ou qui renferment les disputes dont les auteurs eux-mêmes n'ont point eu d'idées claires, on détruirait un bien plus grand nombre de livres que ceux qui furent consumés dans la bibliothèque d'Alexandrie, où néanmoins l'on comptait jusqu'à 500,000 volumes.

Une des premières disputes qui s'éleva parmi les chrétiens, fut pour savoir s'il fallait pratiquer la circoncision et quelques autres cérémonies judaïques que l'on voulait incorporer dans la religion chrétienne. Il paraît que ce fut là l'occasion de la querelle qui divisa les apôtres St.-Pierre et St.-Paul, et qui subsista dans l'église encore long-tems après eux.

Dès les premiers tems du christianisme, et même du vivant de plusieurs d'entre les apôtres, il y eut des disputes très vives relativement à la personne du Christ. «Quelques-uns, dit Laurent Échard, niaient sa divinité, le croyant simplement fils de Joseph et de Marie, et le regardant comme un personnage éminent. D'autres enseignaient que comme Jésus n'était qu'un homme, le Christ était descendu sur lui sous la forme d'une colombe, et que ce fut alors que Jésus-Christ fit connaître le père, inconnu jusque-là; et qu'à la fin le Christ, qui était impassible, quitta Jésus et lui laissa souffrir la mort. Enfin il y en avait qui pensaient que son royaume subséquent serait terrestre, qu'il régnerait dans la ville de Jérusalem, où les hommes jouiraient pendant mille ans de toutes sortes de plaisirs charnels.» Voyez Échard's ecclesiastic history, vol. II, page 391.

Nous observerons en passant que cette doctrine des Millenaires, qui prouve que les Saints de ce tems n'étaient occupés que de biens temporels, ainsi que beaucoup d'autres opinions également absurdes, furent avancées et soutenues par St.-Irénée «qui, selon M. Dodwell, vivait dans un tems si proche des apôtres, qu'il pouvait avoir reçu d'eux sa doctrine, et la transmettre d'une façon sûre à la postérité»23. Cet Irénée ne fut pas le seul qui soutint ces opinions, elles furent adoptées par les premiers pères, qui nous les ont transmises comme venant des apôtres et de leurs successeurs immédiats. St.-Irénée prétendait pareillement que les saintes écritures avaient été entièrement détruites durant la captivité de Babylone, mais avaient été restaurées par Esdras, que dieu avait inspiré pour cet effet. Le docteur Middleton assure que ce sentiment fut suivi par tous les principaux pères de l'église des siècles suivans.

[23] Le docteur Middleton dans ses recherches libres (free inquiry), pag. 36, 38 et 39, a recueilli les opinions monstrueuses adoptées et soutenues par les plus anciens pères et surtout par St. Justin et St. Irénée. «Entre autres absurdités, ce dernier soutenait la doctrine des Millenaires, dans le sens le plus grossier, et cela sur l'autorité d'une tradition qu'il tenait de tous les vieillards qui avaient conversé avec St. Jean; ceux-ci avaient ouï dire à cet apôtre ce que notre Sauveur lui-même enseignait sur ce point.» Voici un passage qu'il se rappelait. «Il viendra un temps où il croîtra des vignes qui auront chacune dix mille ceps, chaque cep aura dix mille branches, chaque branche aura dix mille rameaux, et chaque rameau portera dix mille grappes composées de dix mille raisins, et chaque grappe pressée fournira vingt-cinq mesures de vin; et lorsqu'un des saints ira cueillir du raisin sur une grappe, une autre grappe criera: je suis meilleure, prenez-moi, et bénissez le Seigneur. De même un grain de froment fournira dix mille épis, etc., qui fourniront chacun dix mille grains, dont chacun produira dix mille livres de farine la plus pure, et ainsi des autres semences et fruits.» Le docteur Middleton nous apprend que St. Irénée confirme sa doctrine par le témoignage des prophètes Isaïe, Ézéchiel, Daniel, et par l'Apocalypse de St. Jean, et qu'il prétendait que toutes ces choses n'étaient point allégoriques, mais s'accompliraient à la lettre dans la Jérusalem terrestre.

Mais revenons à quelques-unes des opinions qui ont occasionné des querelles et des persécutions atroces parmi les chrétiens. Dès le tems de St.-Polycarpe qui était disciple de St.-Jean, il y eut une dispute très vive renouvelée plusieurs fois depuis, et qui absorba pendant un grand nombre d'années l'attention du monde chrétien: il s'agissait de savoir si pour la célébration de la Pâque l'on se réglerait sur les juifs qui suivaient la pleine lune, ou si l'on se réglerait sur la résurrection de Jésus-Christ, ou si on la célébrerait un dimanche. Par malheur dans le nouveau testament rien ne semble obliger les chrétiens à observer la Pâque; cependant cette question ne laissa pas d'exciter entre eux de furieuses querelles, et fit même répandre beaucoup de sang.

Il y eut encore une autre question très importante qui occasionna des disputes, des meurtres, et qui fit convoquer le troisième concile écuménique; il s'agissait de savoir si la vierge Marie devait être appellée mère de dieu24. Nestorius, patriarche de Constantinople, voulut s'y opposer, disant que Marie était une femme, et concluant de là que Dieu n'avait pu naître d'elle; car, disait-il, je ne puis appeller Dieu un enfant qui dans un certain tems n'a eu que deux ou trois mois. A quoi Nestorius aurait pu ajouter qu'il était impossible que le dieu suprême, le créateur de toutes choses, qui existe par lui-même, pût avoir ni père ni mère. Cependant ce prélat prétendait que c'était blasphémer que de dire que dieu fût né d'une femme, que Dieu eût souffert, que dieu fût mort.

[24] On a donné depuis le titre de grande-mère de Dieu à Ste.-Anne, mère de la vierge. On sait les disputes qui se sont élevées dans l'église au sujet de l'immaculée conception de la vierge. On sait aussi qu'environ vers l'an 400 il fut question de savoir si la vierge Marie ayant conçue sans le secours d'un homme, avait perdu sa virginité. Voyez Bower, hist. des Papes, vol. I. On voit à Naples une inscription en l'honneur de la vierge où elle est appelée Nata, Soror, conjux, eadem genitrixque tonantis. V. Les voyages de Keysler.

Sous le règne de l'empereur Héraclius et de Constance son petit-fils, il s'éleva une violente dispute pour savoir si Jésus-Christ avait eu deux volontés, l'une divine et l'autre humaine. A la sollicitation de Paul, évêque de Constantinople, on persécuta avec fureur pour cet important article; mais Martin, évêque de Rome, assembla un concile composé de cent cinquante évêques, qui décida que quiconque refuserait de reconnaître deux volontés, l'une divine et l'autre humaine, dans le même Jésus-Christ, devait être anathématisé. Est-il rien au monde de plus ridicule que de voir 150 graves prélats assemblés pour une pareille question25?

[25] Cette question nous fournit un exemple frappant du jargon métaphysique des théologiens. Les orthodoxes disaient: deux volontés annoncent deux personnes, par conséquent une seule volonté n'annoncerait qu'une personne; mais dans la Trinité il n'y a qu'une seule volonté, vu que le père n'a pas une volonté différente de celle du fils, ni le fils du Saint-Esprit. Ergo dans la Sainte-Trinité il n'y aurait qu'une seule personne, ce qui serait impie, absurde, blasphématoire. Les orthodoxes ajoutaient que dans la Trinité le père voulait en tant que Dieu (quatenus Deus) et non comme père; sans cela comme il est une personne distinguée de celle du fils, sa volonté serait une volonté distinguée de celle du fils; d'où ils concluaient que la volonté appartenait à la nature et non à la personnalité; et par conséquent que lorsque la nature était la même il ne pouvait y avoir qu'une volonté, quel que fût le nombre des personnes, et qu'au contraire lorsqu'il y avait plus d'une nature il devait y avoir plus d'une volonté. Voyez Bower, hist. des Papes, vol. III, page 109.

Dans le sixième concile écuménique auquel assistèrent deux cent quatre-vingt-neuf évêques, les pères du concile après avoir félicité l'empereur Constantin le fils aîné de Constans, qui venait de faire couper le nez à ses deux frères puînés, afin de les empêcher de prendre part à l'empire, après l'avoir comparé à un autre David suscité par Jésus-Christ, et avoir dit qu'il était selon le cœur de Dieu, pour n'avoir point joui du repos jusqu'à ce qu'il les eût assemblés afin de découvrir la vraie règle de la foi: après, dis-je, avoir ainsi complimenté cet indigne empereur et avoir condamné l'hérésie des Monothélites, c'est-à-dire de ceux qui n'admettaient qu'une seule volonté en Jésus-Christ, ces prélats déclarèrent qu'ils reconnaissaient deux volontés naturelles et deux opérations, qui se trouvaient indivisiblement, inconvertiblement, sans confusion et inséparables dans le même Jésus-Christ, c'est-à-dire qu'ils reconnaissaient en lui l'opération divine et l'opération humaine.

Il eût été très heureux s'il n'y avait eu que des ecclésiastiques qui se fussent mêlés dans ces absurdes querelles, mais malheureusement pour la chrétienté les empereurs s'y intéressèrent très vivement et tandis que les Sarrazins assaillaient l'empire de tous côtés et en arrachaient des provinces les unes après les autres, les empereurs au lieu d'assembler des armées pour les repousser, assemblaient des conciles et faisaient faire des canons, des décrets, des ordonnances au sujet de spéculations métaphysiques qui n'avaient aucun rapport avec la religion chrétienne.

Cette dispute mémorable en fit éclore une autre; il s'agissait de savoir si Jésus-Christ était seulement de deux natures et non pas en deux natures. Cette importante question partagea l'an 504 la ville d'Antioche en deux factions: la populace des deux partis fut enivrée de rage et de folie par ses guides spirituels; on se battit sans avoir aucuns égards ni aux liens de l'amitié ni à ceux de la parenté; cependant les orthodoxes, c'est-à-dire les plus entêtés et les plus forts l'emportèrent, et la rivière d'Oronte fut arrêtée dans son cours par le grand nombre de cadavres des Eutychiens qui furent égorgés sans pitié.

La même année il s'éleva une terrible sédition à Constantinople au sujet d'une addition faite à une hymne appellée le Trisagion. Les expressions primitives dont on se servait dans cette hymne, étaient Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, ayez pitié de nous. Cette hymne était destinée à exprimer la croyance de la Trinité. Tous les troubles furent occasionnés parce qu'on y avait ajouté ces mots qui a été crucifié pour nous. Après plusieurs combats qui se livrèrent non seulement dans les rues, mais même dans les églises, la populace orthodoxe, soutenue par une armée de moines, remporta la victoire sur les Eutychiens, qui avaient pourtant les soldats et la cour de leur côté. Alors les orthodoxes donnèrent des ordres pour massacrer, sans distinction de sexe ou de rang, tous ceux qui avaient assisté l'empereur dans la guerre qu'il avait faite à la très sainte Trinité. En conséquence dans l'espace de trois jours on égorgea dix mille Eutychiens, leurs maisons furent pillées et brûlées, ainsi qu'une grande partie de la capitale.

Dans la querelle au sujet du culte des images, c'est-à-dire lorsqu'il fut question de savoir si les chrétiens devaient être idolâtres ou non, ceux qui soutenaient l'affirmative l'emportèrent, vû que c'est ordinairement ceux qui ont tort qui se battent avec le plus de zèle et de frénésie. Cette dispute se termina donc par l'établissement de l'idolâtrie, qui subsiste encore aujourd'hui dans l'église romaine, au grand scandale de la chrétienté.

On ne finirait point si l'on voulait entrer dans le détail de toutes les contestations qui se sont élevées au sujet de la grace, des œuvres, de la justification, du libre arbitre, etc. L'on a disputé pour savoir si l'on devait recevoir la communion debout ou à genoux; si le pain sacramental devait être levé, ou non levé; si le vin devait être pur ou mêlé avec de l'eau; si le baptême devait être administré aux enfans ou aux adultes; si pour purifier l'âme il fallait plonger le corps dans l'eau ou s'il suffisait de jetter de l'eau sur la face ou sur la tête. L'on se battit pour savoir laquelle de ces deux méthodes était la plus avantageuse au salut; si le surplis et quelques autres habillemens des prêtres étaient décens, nécessaires et pieux, ou s'ils étaient indécens, impies, anti-chrétiens, abominables. En un mot ce serait fatiguer la patience du lecteur que de rapporter une infinité de contestations également intelligibles et intéressantes, qui ont néanmoins occasionné des débats très violens et des persécutions affreuses entre les chrétiens. Je me bornerai donc à parler des querelles qui se sont élevées au sujet du péché originel, sur l'élection et la réprobation, sur la nature de l'eucharistie, enfin sur la Trinité; je tâcherai cependant d'être le plus concis qu'il me sera possible.

L'on a beaucoup disputé pour savoir en quoi consistait le péché originel, s'il fallait entendre à la lettre la manducation du fruit défendu, ou s'il fallait entendre par là le commerce illicite entre les deux sexes. Quoique le genre humain eût été créé mâle et femelle et indubitablement avec ses passions naturelles, cependant on supposa qu'il lui était défendu de jouir. L'on a de plus imaginé des opinions diverses pour rendre compte de la façon dont le péché d'Adam s'est transmis à sa postérité, si ce fut par imputation ou par une sorte de contagion, de corruption, de transfusion, d'infection, etc.

Il y eut de tout tems des disputes interminables, et il y en aura toujours suivant les apparences au sujet de l'élection et de la réprobation; on a allégué un grand nombre de passages pour et contre, et chacun a, comme de raison, prétendu qu'ils étaient clairs et décisifs en sa faveur; mais comme mon dessein n'est point d'entrer dans ces sortes de discussions, je me contenterai d'exposer ici en peu de mots l'état de la question qui a la réprobation pour objet.

Dieu, qui sait et prévoit tout, a créé tous les hommes en conséquence d'un acte de sa volonté; il les a forcés d'exister, quoique suivant l'opinion de ceux qui soutiennent la réprobation, il sût ou prévît très bien, et même eût ordonné que la plus grande partie des hommes serait éternellement malheureuse. Tel est selon eux le décret d'un Dieu infiniment juste, infiniment bon, infiniment miséricordieux. Il est certain que si l'on voulait soumettre cette question au tribunal de la raison, elle ne prêterait guère à la dispute, elle deviendrait plutôt un objet d'horreur.

Le lecteur intelligent pourra probablement pousser où il voudra ses réflexions là-dessus: mais il ne peut les pousser trop loin, s'il se laisse uniquement guider par la vérité.

Dans les disputes sur l'eucharistie, il fut question de savoir si le pain et le vin, administrés à ceux qui les reçoivent dignement et avec foi, les font participer au corps et au sang de Jésus-Christ, ou si les espèces ou élémens sont consubstanciés avec ce corps et ce sang, ou enfin si, suivant la doctrine de l'église romaine qui est la plus nombreuse des sectes chrétiennes, le pain et le vin sont transubstanciés, c'est-à-dire changés dans le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, dans le corps et le sang de Dieu, du créateur de l'univers26.

[26] Il y a eu de grandes contestations dans l'église romaine pour savoir si le pain et le vin reçus dans le sacrement d'Eucharistie se changeaient par la digestion en excrémens comme les autres alimens; on donna le nom de Stercoranistes à ceux qui soutenaient l'affirmative, mot qui vient de Stercus. Le cardinal Humbert, dans sa réponse à Nicetas Pectoratus, le traite de Stercoraniste pour avoir soutenu que l'Eucharistie rompait le jeûne.

Le dogme de la trinité, étant un des plus abstraits de la religion chrétienne, et par conséquent celui qui est le moins intelligible, a excité les plus grandes et les plus opiniâtres disputes. Il s'éleva deux antagonistes qui se querellèrent sur cette matière; l'un fut Alexandre évêque d'Alexandrie, et l'autre fut un prêtre nommé Arius. L'évêque Alexandre, en parlant de la Trinité, avança que le fils était coéternel et consubstanciel avec le père et son égal en dignité. Arius lui opposa cet argument; si le père a engendré le fils, celui qui est engendré doit avoir eu un commencement de son existence; d'où il suit qu'il y eut un temps où le fils n'existait pas. Arius en concluait que le fils tenait sa substance de choses non existantes. D'un autre côté Arius, au dire de l'évêque Alexandre, prétendait qu'il y avait eu un tems où il n'y avait pas de fils de Dieu, et que celui qui n'existant pas auparavant avait existé par la suite, devait être regardé sur le pied des hommes ordinaires, et par conséquent était d'une nature changeante et susceptible de vices ainsi que de vertus. Selon Arius la doctrine d'Alexandre était que Dieu a toujours été et que son fils a toujours été, que le père et le fils sont coéternels, que le fils coexiste avec Dieu sans être engendré, ayant été engendré de toute éternité, c'est-à-dire, engendré, sans être engendré; que Dieu n'était point avant son fils, pas même en idée ou dans aucun point du tems, étant toujours Dieu et toujours fils. V. Chandler dans son introduction, pag. 22 et 23.

Cette dispute, également intelligible de part et d'autre, également édifiante et instructive, fut l'occasion des violences, des persécutions, des massacres les plus atroces, et fit verser des flots de sang. De notre temps on a vu encore bien des combats au sujet de la Trinité, mais les combattans, quoique très acharnés les uns contre les autres, n'ayant point d'autres armes que leurs langues et leurs plumes, n'ont guère pu se faire d'autre mal que de s'injurier, de se calomnier, de s'outrager réciproquement.

Le lecteur pourra facilement imaginer combien les disputans pouvaient être éclairés sur les matières pour lesquelles ils s'entrégorgeaient les uns les autres. Cependant il est bon de faire voir combien leurs disputes étaient entendues par le peuple qui y prenait un très vif intérêt: il est pourtant à présumer que le vulgaire le plus grossier était pour l'ordinaire autant au fait des questions que ses théologiens les plus profonds.

Après que quelques évêques eurent pieusement condamné Dioscore, évêque d'Alexandrie, ils s'occupèrent du soin d'établir la foi, conformément au symbole de Nicée, aux opinions des pères, à la doctrine de Saint Athanase, de Saint Cyrille, de Saint Basile, de Saint Grégoire, de Saint Léon; en conséquence il fut décidé que «Jésus-Christ était vrai Dieu et vrai homme, consubstanciel au père quant à sa divinité, et consubstanciel à nous quant à son humanité; qu'il fallait reconnaître qu'il était composé de deux natures sans mélange qui ne pouvaient se convertir l'une dans l'autre, et pourtant indivisibles et inséparables; qu'il n'était point permis à personne d'avancer, d'écrire, de penser, d'enseigner aucune doctrine contraire; etc.» Cette décision fut suivie des acclamations du peuple, qui cria «que Dieu bénisse l'empereur, que Dieu bénisse l'impératrice! Nous croyons ce que croit le pape Léon. Nous condamnons et nous damnons ceux qui divisent ou qui confondent les deux natures. Nous croyons comme Cyrille; que le nom de Cyrille soit immortel. C'est ainsi que croient les Orthodoxes; anathême à quiconque ne croit pas de même». Voyez l'introduction de M. Chandler, pag. 47.

Il suffira de rapporter encore un exemple de cette nature que nous fournit le commencement de ce siècle. Une portion du clergé de quelques cantons de la Suisse ayant dressé les articles d'un formulaire appelé le Consensus, il s'éleva de grands débats et des troubles à son sujet. «Il est constant, dit l'auteur que je cite, que la plupart des fauteurs ainsi que des ennemis de ce formulaire ne l'avaient ni vu ni lu, et que, s'ils en eussent pris lecture, ils ne l'auraient point entendu; cependant on en fut si allarmé dans le pays de Vaud que l'effroi n'eût pas été plus grand si l'ennemi eût été sur la frontière. Le peuple croyait que ce Consensus était un homme de la Suisse Allemande qui venait pour déposer les prédicans du pays de Vaud, et pour introduire une nouvelle doctrine. Durant ce trouble on envoya quelques députés de Berne à Lausanne pour rétablir la paix, et ceux-ci ayant pris pour secrétaire un homme fort grand et fort maigre, on prit celui-ci pour le Consensus, et il fut souvent en danger d'être assommé par la populace des villages qui ne faisaient que le huer en disant, voilà le Consensus; c'est ce grand vilain-là qui est le Consensus. Les femmes pleuraient dans les rues, comme si elles eussent perdu tous leurs biens et leur liberté. Dans la ville de Lausanne, la consternation fut aussi grande que si tous les habitans eussent été condamnés à la mort.» Voy. l'état et les délices de la Suisse, tome IV, pag. 355 et suivantes.

Quelque pitoyables ou ridicules que ces disputes doivent paraître à tout lecteur sensé; quelque inintelligibles qu'elles paraissent à d'autres, elles n'ont pas laissé ainsi que bien d'autres querelles tout aussi obscures, de servir de prétextes à des cruautés atroces depuis la fondation du christianisme. Pour peu que l'on soit au fait de l'histoire ecclésiastique, l'on saura que les chefs de la dispute dans ces controverses insensées, et que les principaux acteurs des sanglantes tragédies qui se passèrent dans l'église primitive au sujet des opinions religieuses et de la diversité des formes du culte, ont communément mérité le titre de Saints et de Pères de l'église. Si nous examinons impartialement et sans préjugé la conduite de la plupart de ces grands saints et bien d'autres qui ont passé pour des lumières de l'église, tandis qu'on aurait dû les regarder comme les brandons de la discorde; nous serons forcés de reconnaître qu'ils étaient des hommes très pervers et très méchans à tous égards, et sur-tout des persécuteurs très virulens; leur prétendu zèle pour la religion, loin d'amortir en eux l'orgueil, l'avarice, l'ambition, l'envie, la noirceur et la cruauté, ne faisait qu'enflammer ces passions en eux et les faire éclater sans pudeur et sans retenue. Il y a tout lieu de croire que ces grands hommes, ainsi que la plupart de leurs successeurs, ont plutôt regardé la religion comme un moyen de satisfaire leur vanité et leur cupidité que de se procurer la sainteté.

On nous dira peut-être que beaucoup de ces querelleurs ou de ces saints ont souffert le martyre. Nous en conviendrons; mais il paraît évident qu'ils manquaient de charité et de beaucoup d'autres vertus chrétiennes; dans ce cas à quoi pouvait-il leur servir de laisser brûler leur corps? Le martyre seul ne prouve point qu'ils aient été des gens de bien; il y a tout lieu de croire que l'orgueil et le désir de passer pour des saints ou d'acquérir une haute réputation furent les motifs de leur conduite; ou bien peut-être espéraient-ils que leurs souffrances les aideraient à expier les crimes dont ils se sentaient coupables et leur vaudraient des récompenses. Il peut encore se faire que la chaleur de leur tempéramment eût beaucoup de part à leur conduite; en effet beaucoup d'hommes très méchans sont devenus martyrs, même pour des bagatelles ou dans de mauvaises causes. L'athéisme lui-même eut ses martyrs, et l'on rapporte de Philoxène que les menaces des tourmens les plus rigoureux ne purent jamais l'engager à louer les mauvais vers d'un tyran. M. de la Loubere nous apprend que lorsque le prince Tartare qui régnait à la Chine en 1687, voulut forcer les Chinois à se raser la tête à la façon des Tartares, un grand nombre de ces Chinois aima mieux mourir que de se conformer à cet ordre. Les Bonzes de ce même pays s'enferment dans des chaises à porteurs remplies de cloux dont la pointe est tournée en dedans, et s'infligent beaucoup de tourmens semblables, uniquement pour exciter l'admiration et la charité du vulgaire.

Des philosophes indiens se sont brûlés eux-mêmes pour acquérir de la réputation; les femmes de l'Indostan vont avec la plus grande gaîté se brûler vives sur les corps de leurs maris décédés, le tout parce que c'est une coutume établie dans ces contrées.

Joignez à cela que nous ne devons pas supposer que tous les saints qui furent mis à mort sous les empereurs romains aient été à proprement parler des martyrs du christianisme; on sait très bien que plusieurs d'entre eux ont été punis pour des attentats contre le gouvernement, et que beaucoup d'autres le furent parce qu'ils avaient excité la populace à démolir les temples des païens ou à commettre d'autres désordres très contraires au repos de la société.

SECTION VII.

De plusieurs saints très orthodoxes et pères de l'église qui ont été de violens persécuteurs.

Après avoir rapporté quelques-uns des articles sur lesquels les chrétiens ont eu de violentes disputes; après avoir montré combien ces articles ont été entendus par les disputeurs et par ceux qui se sont crus intéressés dans ces querelles; après avoir fait voir quelle espèce d'hommes étaient les chefs les plus zélés et les plus dévots qui les excitaient, nous allons continuer à mettre sous les yeux du lecteur quelques exemples des persécutions atroces et des cruautés révoltantes, qu'un grand nombre de ceux qui s'appellent des chrétiens ont exercé les uns contre les autres à l'occasion de leurs opinions diverses.

Si l'on voulait entrer dans le détail de ces infamies, on serait obligé de transcrire des volumes immenses de martyrologes, l'histoire ecclésiastique tout entière, les légendes, les vies des pères et des saints, ouvrages remplis d'exemples de cruauté religieuse: on y trouverait des traits qui feraient frémir les lecteurs en qui le fanatisme n'a point totalement éteint les sentimens d'humanité.

On se bornera donc ici à rapporter en peu de mots quelques-uns de ces actes de férocité. En effet, si l'on pouvait admettre l'hyperbole de Saint Jean, l'on pourrait dire que le monde serait trop petit pour contenir les livres où l'on raconterait fidèlement tous les détails des cruautés exercées par ceux qui ont l'impudence de se dire les disciples de Jésus-Christ.

On a déjà fait observer que les querelles et les disputes ont commencé dès les premiers instans du christianisme, et que les apôtres eux-mêmes ne furent point d'accord entr'eux; par la suite les chrétiens, à mesure qu'ils eurent plus de pouvoir et de liberté, firent éclater plus hardiment leur cupidité, leur orgueil, leur ambition, leur férocité, et se permirent des violences qui font rougir la raison.

Jusqu'au tems de Constantin, qui fut le premier empereur chrétien, les chrétiens étant sous le gouvernement des payens furent obligés de s'en tenir à se maudire, s'injurier, se déchirer et même avec raison les uns les autres; mais à peine eurent-ils obtenu la permission de se persécuter d'une façon plus efficace, qu'ils profitèrent de cette fatale liberté pour s'excommunier, se bannir, s'emprisonner, se tourmenter et se mettre réciproquement à mort. Indépendamment des essaims d'hérétiques qui s'élevèrent, qui soutinrent les opinions les plus absurdes, les plus monstrueuses, qui se rendirent coupables des crimes les plus contraires aux mœurs, l'église fut encore divisée en deux partis principaux, distingués par les noms d'Orthodoxes et d'Ariens; ceux-ci furent déclarés hérétiques par les premiers27.

[27] L'on a observé au sujet des hérétiques et des sectaires en général que moins ils différaient entr'eux dans leurs opinions, plus ils avaient d'antipathie les uns pour les autres. C'est apparemment la même raison qui fait que quelques hommes ont une aversion plus marquée pour les singes que pour tous les autres animaux.

Selon que ces deux cabales jouirent alternativement du pouvoir ou eurent les empereurs de leur côté, elles persécutèrent leurs adversaires avec toute la fureur et la rage que le fanatisme peut exciter. Il est sur-tout bon de remarquer que les Orthodoxes furent bien éloignés de donner des exemples de douceur à leurs adversaires; quoiqu'ils se plaignissent très amèrement de la cruauté des Ariens quand ceux-ci prenaient le dessus, et quoique Saint Athanase assurât que la persécution était une invention diabolique, cependant les Orthodoxes ne mettaient aucunes bornes à leurs furies quand ils devenaient les plus forts, et même ce furent eux qui les premiers décernèrent la peine de mort contre ceux qui différaient de leurs opinions religieuses; enfin les hommes les plus distingués des deux partis, furent communément les persécuteurs les plus cruels.

Saint Athanase, qui occupait un rang très distingué dans l'église et qui se fit remarquer par son zèle ardent pour la foi Orthodoxe, ne se distingua pas moins par son esprit turbulent, persécuteur, et par ses actions cruelles. Ce prélat remuant fut déposé plusieurs fois pour ses crimes énormes et ses pratiques séditieuses; son rétablissement fut communément accompagné de tumultes et de massacres, excités par lui-même ou par ses adhérens.

Plusieurs évêques et prêtres, qui s'étaient déclarés pour le parti orthodoxe, accusaient ce grand saint auprès de l'empereur, d'être par sa conduite emportée, l'auteur de tous les troubles de l'église; on lui imputait d'avoir fait fustiger, mettre dans les fers et même assassiner quelques-uns de ses adversaires. Ce saint homme se rendit aussi coupable de calomnie: il fut accusé d'avoir suborné de faux témoins pour détruire ses ennemis, et entr'autres Eusèbe de Nicomédie; en effet il engagea une femme à dire que ce prélat lui avait fait un enfant, fausseté qui fut découverte au concile de Tyr. Ce grand docteur fut encore banni pour avoir vendu le blé que l'empereur Constantin avait donné pour la subsistance des pauvres d'Alexandrie, dont il était évêque. La conduite de cet homme nous prouve qu'il est très possible de montrer beaucoup de zèle, même pour la religion orthodoxe, de disputer avec beaucoup de subtilité sur les points les plus abstraits de la théologie, de se rendre fameux par un symbole, et d'être en même tems un scélérat décidé.

Si Dieu défendit à David de bâtir le temple des juifs, parce qu'il avait versé le sang, à combien plus forte raison un persécuteur aussi sanguinaire que Saint Athanase, était-il peu propre à édifier l'église chrétienne?

Cependant ce Saint abominable ne fut pas à beaucoup près le seul qui exerçât des persécutions sanguinaires. St. Chrysostôme, ainsi nommé à cause de son éloquence extraordinaire, se fit remarquer par son humeur turbulente. St. Cyrille, Dioscore et bien d'autres le secondèrent avec chaleur dans ses excès et dans ses entreprises détestables. Le premier (St. Jean Chrysostôme) fit éprouver de très-grandes violences aux évêques ses confrères; il les déposait d'une façon purement arbitraire, il en substituait d'autres en leur place contre le vœu des peuples; il alla jusqu'à insulter l'impératrice Eudoxie. Il excita un soulèvement contre les Goths dans la ville de Constantinople; l'on fut sur le point de faire mettre le feu au palais impérial et d'assassiner l'empereur; ce tumulte se termina par le massacre de tous les soldats Goths, dont on brûla l'église avec un grand nombre de ceux qui s'y étaient rassemblés pour y chercher un asile; on les y enferma pour les empêcher d'échapper.

Le second de ces saints, c'est-à-dire, St. Cyrille, évêque d'Alexandrie, ne fut ni moins cruel ni moins tyran que le premier: il employa tout son pouvoir pour écraser tous ceux qu'il nommait hérétiques, s'arrogeant une autorité illégitime, et osant même insulter le gouverneur de la ville, placé par l'empereur. Il commit par lui-même et fit commettre par d'autres les violences les plus abominables; ses adhérens et son clergé assassinèrent, de la façon la plus barbare, une femme vertueuse remplie de science et de beauté, appellée Hypatia; ces forcenés l'ayant rencontrée au sortir d'une visite, la saisirent, l'arrachèrent de sa voiture, la traînèrent dans une église, la dépouillèrent toute nue, l'écorchèrent toute vive, la déchirèrent ensuite en pièces, et finirent par réduire son corps en cendres.

Dioscore, successeur de Cyrille, s'empara d'une grande somme d'argent donnée par une femme de qualité aux hôpitaux et aux pauvres d'Égypte, et fit transporter dans ses propres greniers le bled que l'empereur accordait annuellement, pour la subsistance des pauvres chrétiens de Lybie, où il ne venait point de grains, il le garda tandis que ces malheureux mouraient de faim; il attendit une grande disette pour le vendre à un prix exorbitant, sans en donner un grain aux pauvres. Il se conduisit en vrai tyran à l'égard du peuple d'Alexandrie; sans aucun scrupule il se saisissait des biens, il faisait brûler les maisons, il faisait abatre les arbres et détruire les jardins; il tenait à sa solde une troupe de spadassins dont il se servait pour faire assassiner, tantôt publiquement et tantôt en secret, ceux qui avaient le malheur de lui déplaire.

Les Ariens ne le cédèrent point en injustice et en cruauté aux vrais croyans; leurs évêques furent aussi turbulens, aussi cruels, aussi inhumains que les premiers. Un exemple suffira pour en convaincre; l'auteur de la vie de l'empereur Julien, nous dit que George, évêque d'Alexandrie, avait été tiré de la lie du peuple; il fit d'abord le métier de parasyte, ensuite il fut placé dans les fermes de l'empereur, où il s'appropria les sommes qui passèrent par ses mains; à la fin, après beaucoup d'aventures, le parti des Ariens le jugea digne de remplir le second siége de l'église; il ne possédait ni les vertus d'un évêque, ni aucune bonne qualité; il était entreprenant, audacieux, sans pudeur et sans pitié. Quand il fut en place, son faste, sa cruauté et sa rapacité l'auraient fait prendre pour un payen, s'il n'eût pillé les temples, car c'était dans cette dévotion lucrative que tout son christianisme consistait. Les Orthodoxes le détestaient comme un ennemi sanguinaire, et tout le monde comme un voleur, un oppresseur, un scélérat; les gens en place étaient forcés de se rendre les ministres de ses tyrannies de peur d'en devenir les victimes. Ce portrait est confirmé par Ammien-Marcellin, et par les historiens ecclésiastiques Sozomène, Socrate, Théodoret; ce dernier dit, en parlant de George, que c'était un vrai loup, et qu'il dévorait ses brebis avec plus de cruauté qu'un loup, un ours, ou un léopard n'aurait pu faire.

Plusieurs autres Ariens ont imité la conduite de ce prélat. Lorsqu'on déposait des évêques Orthodoxes pour les remplacer par des Ariens, ces changemens étaient pour l'ordinaire accompagnés d'une infinité de massacres. L'empereur Julien n'avait-il donc pas raison de dire, qu'il n'y avait pas de bêtes féroces plus acharnées contre les hommes, que les chrétiens l'étaient les uns contre les autres? Il paraît que l'empereur Jovien était au fait du caractère d'un grand nombre d'entre eux, et du principal objet de leur dévotion, lorsqu'il disait qu'ils n'adoraient point Dieu, mais la pourpre. Ammien-Marcellin, auteur payen, en rapportant les combats sanglans qui se livraient à Rome, quand il s'agissait de l'élection d'un évêque, s'appercevait bien du but que se proposaient les candidats, lorsqu'il dit, livre XXII, chap. V, «qu'il n'était pas surprenant que des hommes qui ne cherchaient que des grandeurs humaines, combatissent avec autant de chaleur et d'animosité, pour obtenir cette dignité, vû que quand ils l'avaient obtenu, ils étaient sûrs de s'enrichir par les offrandes des dames, de pouvoir se montrer avec éclat, de se faire admirer par la magnificence de leurs équipages, de leurs festins somptueux, et par un luxe et une profusion qui surpassaient ceux des princes souverains».

Grotius n'a-t-il donc pas raison de dire que celui qui lit l'histoire ecclésiastique, n'y trouve rien que les vices et les crimes des évêques? En effet comme cette histoire ne présente que les détails des disputes insensées sur des points ridicules, inintelligibles et absurdes entre les chefs de l'église, et des persécutions atroces qu'ils faisaient réciproquement éprouver, on pourrait dire que la satyre la plus sanglante qui ait jamais été faite contre l'église, c'est l'histoire de l'église.

SECTION VIII.

De la puissance du clergé, et de la tyrannie de l'évêque de Rome.

Ce ne fut que lorsque l'empire romain, qui renfermait la plus grande partie du monde, fut presqu'entièrement converti à la religion chrétienne, que l'église qui avait été longtems militante parvint aux honneurs du triomphe; cependant le clergé, et en particulier l'évêque de Rome, n'arrivèrent point encore à ce degré de puissance dont ils ont joui par la suite.

En effet, quoique peu de tems après l'établissement du christianisme dans l'empire, plusieurs empereurs accordassent au clergé un pouvoir très considérable, néanmoins celui-ci fut souvent contenu par la puissance souveraine, qui l'empêcha de faire tout le mal dont il était capable, et de donner un libre cours à son humeur cruelle et intolérante. Cependant peu après l'évêque de Rome parvint à se faire reconnaître évêque universel ou œcuménique; pour lors il se mit non-seulement au-dessus des princes, des rois, des empereurs, mais au-dessus de Dieu lui-même28. Non-seulement il fit la loi aux souverains, mais même il les déposa suivant son caprice, il s'en servit comme de marche-pieds29; il leur imposa des châtimens ignominieux, il les fit périr30, lorsqu'ils refusèrent de plier sous ses volontés tyranniques. Bien plus, autant qu'il dépendit de lui, il se mit au-dessus de Dieu lui-même; il détrôna le tout-puissant en s'arrogeant un pouvoir sur les consciences des hommes, sur lesquelles il n'y a que Dieu seul qui ait des droits.

[28] Hostiensis assure que la dignité sacerdotale est 7644 fois au dessus de la dignité royale, vu que c'est la proportion de grandeur qui se trouve entre le soleil et la lune.

[29] En 1169, le pape Alexandre III mit le pied sur la gorge de Frédéric Barberousse, en citant en même tems ces paroles du pseaume, super aspidem et basilicum ambulabis, etc.

[30] Le pape Grégoire VII obligea l'empereur Henri IV, durant un froid très rigoureux, de rester pendant trois jours exposé aux frimats et aux injures de l'air dans la cour du château du Modénois, revêtu d'un sac et pieds nuds, sans boire ni manger; et en cette posture il fut forcé d'implorer sa miséricorde; ce ne fut qu'à ces conditions que le pape consentit à l'admettre dans le sein de l'église. Clément IV conseilla la mort du jeune Conradin. Clément V fit empoisonner l'empereur Henri VI dans une hostie. En 1249, Innocent VI avait suborné un assassin pour tuer Frédéric. Durant ces débats il n'y eut pas moins de 78 batailles livrées entre les partisans des papes et les empereurs, leurs légitimes souverains.

Ce despotisme insolemment usurpé par le pape ne servit qu'à répandre des terreurs, des calamités, des cruautés religieuses, d'abord dans toute la chrétienté, et ensuite jusqu'aux extrémités de la terre; les Indiens sauvages furent eux-mêmes forcés de boire dans la coupe de la persécution qui leur fut présentée par les chrétiens dévots.

Aussi tôt que quelques-uns des sujets d'un prince chrétien refusaient d'admettre les dogmes absurdes et anti-chrétiens, ou d'adopter les pratiques ridicules et idolâtres, imposées par ce pontife despotique ou par ses ministres insolens, le prince recevait l'ordre de les forcer à la soumission; quand les peuples demeuraient opiniâtres, c'est-à-dire, quand ils persistaient à croire et à agir suivant leurs consciences, ces princes étaient obligés, sous peine d'être excommuniés et privés de leurs états, de se rendre les vils instrumens d'un prêtre, de devenir les infâmes persécuteurs de leurs propres sujets, de venger l'église par des bannissemens, des supplices, des assassinats, des croisades, etc. Ainsi les princes furent réduits à la fâcheuse alternative d'affaiblir leurs états, en bannissant ou détruisant un grand nombre des plus utiles et peut-être des meilleurs de leurs sujets, et même d'agir souvent contre leur propre conscience, ou bien ils coururent le risque d'être châtiés eux-mêmes par un pontife cruel, d'être privés de leurs couronnes, d'être assassinés par quelque sujet dévot et fanatique, d'être détrônés par quelque prince étranger, animé par le pape à sa destruction.

Lorsque des nations ou leurs chefs refusèrent de reconnaître la suprémacie ou la souveraineté de ce serviteur des serviteurs de Dieu, c'est-à-dire, de ce roi des rois; lorsque des princes et des peuples furent assez impies pour refuser de se soumettre aux ordres de ce pontife arrogant, ou de regarder ses décrets comme des oracles divins, ils furent déclarés hérétiques, ils furent livrés à Satan, et leurs états furent adjugés à quelque prince plus soumis au pape, à qui celui-ci permit de s'en emparer par la force des armes.

C'est ainsi que le pape Sixte V en usa à l'égard de la reine Elisabeth et de notre nation; il les déclara hérétiques, il les condamna aux flammes éternelles, il excita et soudoya Philippe II, roi d'Espagne, pour qu'il entreprît la conquête de ce royaume, et si le succès eût répondu aux désirs du très saint père, il eût joui de la souveraineté de notre île en récompense de ses peines.

Parmi les exemples sans nombre que l'on pourrait rapporter de la conduite tyrannique et cruelle des papes à l'égard des souverains qui résistaient à leurs ordres quand ces pontifes voulaient qu'ils tourmentassent et égorgeassent leurs propres sujets, nous choisirons l'exemple de Raymond, comte de Toulouse, et de son fils. Ce prince ayant été pressé par le pape Innocent III de bannir les Albigeois de ses états, où ils étaient en très grand nombre, sur le refus que fit le comte de se priver d'une si grande quantité de sujets, ou même de les tourmenter, le pape le fit excommunier et fit absoudre tous ses sujets du serment de fidélité; de plus il autorisa tout prince catholique de lui faire la guerre, de lui courir sus, et de s'emparer de ses terres. Pour rendre ces dispositions plus efficaces, on leva une armée de croisés, c'est-à-dire, d'une espèce de janissaires de l'église, pour marcher contre Raymond. St Dominique se mit à la tête de ces dévots brigands. Le comte, effrayé de la sentence pontificale et de l'arrivée des croisés, promit de se soumettre et tenta de se réconcilier avec l'église; mais le pape ne voulut y consentir qu'a condition que le comte serait mené à la porte de la cathédrale d'Agde, que là il jurerait d'obéir aux ordres de la sainte église romaine; après quoi le légat du pape lui ayant passé une étole au col le traîna dans l'église, et après l'avoir rudement fustigé lui donna l'absolution; cependant le comte avait été si maltraité et son corps était devenu si enflé, qu'il ne put point sortir par la même porte par où il était entré; il fut obligé de prendre une autre route pour aller subir le même traitement à Castres.

Nonobstant cette réconciliation du comte de Toulouse, l'armée des croisés attaqua par-tout les hérétiques, s'empara de leurs villes, les remplit de carnage et d'horreurs, et brûla le plus grand nombre des prisonniers. En 1209, Béziers s'étant rendu, tous les habitants furent passés au fil de l'épée, et la ville fut réduite en cendres; à la prise de cette place, les croisés sachant qu'il y avait un grand nombre de catholiques parmi les hérétiques, furent incertains de ce qu'ils devaient faire. Mais Arnaud, un saint abbé de l'ordre de Cîteaux, leur dit de tuer tout le monde, vu que Dieu saurait bien démêler les siens. Sur l'ordre de ce moine, les soldats égorgèrent tout le monde sans distinction.

Plusieurs villes du même pays subirent le même sort; il y eut des milliers d'hommes qui furent pendus, brûlés, enterrés tout vivans. Dans une ville des environs de Toulouse on en pendit cinquante, et quatre cents furent consumés par le feu. On jetta dans un puits, que l'on remplit ensuite de pierres, une dame d'une illustre maison, sœur du gouverneur de Lavaur. A Castres de Termes, l'on jetta Raymond de Termes en prison, et l'on brûla dans un grand feu sa femme, sa sœur et sa fille, ainsi que plusieurs autres dames à qui l'on ne put faire embrasser la religion catholique.

Après la mort du comte de Toulouse, son fils eut le courage de résister à la tyrannie du pape, il se remit en possession des états de son père, et les défendit avec beaucoup de valeur; mais le pontife romain ayant fait prendre les armes au roi de France, celui-ci contraignit le comte de se soumettre et de subir une punition aussi rigoureuse que son père. Sur quoi St. Bernard s'écria «que c'était un saint spectacle de voir un aussi grand personnage, qui avait pu si long-tems résister à tant de nations puissantes, conduit dépouillé de ses vêtemens, et pieds nuds à l'autel!»

Quoique ces princes osassent résister au pape et désobéir à ses ordres, ce pontife insolent trouvait dans presque tous les autres souverains catholiques des esclaves et des bourreaux, prêts à servir ses caprices et son odieuse tyrannie. Les rois de France et d'Espagne, n'ont point rougi de se prêter un grand nombre de fois à ses fureurs et se sont distingués par le zèle imbécile avec lequel ils ont, par complaisance pour un prêtre hautain, et pour un clergé ambitieux, banni, persécuté, massacré une multitude de sujets utiles et vertueux.

Notre reine Marie, princesse en qui la superstition avait totalement étouffé les sentimens de compassion et d'humanité si naturels à son sexe, fit égorger avec la dernière barbarie une foule de ses sujets. Ceux qui voudront s'instruire en détail des cruautés exercées sous le règne de cette princesse sanguinaire, les trouveront dans Fox et dans d'autres écrivains, où ils liront des choses qui leur feront horreur. Cette reine nous prouve les effets terribles que la dévotion peut produire, lorsqu'elle se trouve combinée avec un tempéramment cruel.

Les rois de France ne l'ont cédé à personne dans l'obéissance qu'ils ont eue pour les ordres du très saint père. On sait les guerres civiles que l'intolérance des catholiques romains fit éclore dans ce royaume; on se rappelle en frémissant l'horrible massacre que Charles IX fit faire dans sa capitale, de près de cent mille de ses sujets, dont il avait attiré plusieurs à sa cour sous prétexte de se reconcilier avec eux. Ce roi superstitieux n'eut-il pas l'infamie de tremper ses propres mains dans le sang des hérétiques, sur lesquels il tirait des fenêtres de son palais? Le pontife des Romains, renonçant à toute pudeur, ne rendit-il pas des actions de grâces solennelles au Dieu des miséricordes, pour le massacre odieux commis par les ordres du fils aîné de l'église, qui venait d'immoler tant de victimes à la férocité sacerdotale?

Cependant les rois ne trouvent grâce aux yeux de ce pontife hautain, que quand ils se rendent ses esclaves et ses bourreaux. Nous voyons presque dans le même tems Henri III assassiné par un moine; cet assassinat préconisé comme une action louable, l'assassin regardé comme un martyr par le pape. L'histoire de France nous montre pendant environ un demi-siècle ce royaume inondé du sang des protestans, sur lesquels des princes aveugles exerçaient les vengeances du très saint père, et la cruauté religieuse dans toute son atrocité. Jusqu'au règne d'Henri IV, il périt dans les guerres de religion plusieurs millions d'hommes, et enfin ce monarque, justement chéri des Français, succomba lui-même sous les coups d'un fanatique, armé par des jésuites qui prêchèrent de tout tems la cruauté, la persécution et le massacre des rois.

Dans des tems postérieurs Louis XIV se montra le digne fils de l'église: après avoir désolé toute l'Europe par ses conquêtes, ruiné son royaume par ses folles entreprises et ses profusions, bravé le ciel et scandalisé la terre par ses débauches et ses adultères, il crut tout expier en persécutant, en bannissant, en faisant tourmenter des milliers de protestans. On prétend que sa férocité religieuse força huit cent mille âmes de s'expatrier pour échapper aux prisons, aux galères, aux massacres que ce monarque très chrétien destinait aux plus consciencieux de ses sujets. Tels ont été en France les effets de la cruauté envenimée par la religion 31.

[31] Je tiens de personnes très digne de foi que sous le ministère pacifique du cardinal de Fleuri, qui passait pour un homme très doux, la cour de France a fait expédier plus de quatre-vingt mille lettres de cachet, pour emprisonner et tourmenter la secte des Jansénistes.

Il paraît cependant que les rois catholiques d'Espagne l'ont emporté sur tous les autres par l'obéissance servile qu'ils ont eue pour le pape et par la cruauté dans laquelle ils ont surpassé tous les autres princes chrétiens. En effet les Espagnols ont depuis long-tems mérité d'être regardés comme la nation la plus dévote et la plus religieuse de l'Europe, suivant le sens qu'on attache vulgairement a ces mots dans la chrétienté: pour parler plus exactement, cette nation, autrefois généreuse et libre, est devenue la plus abjecte, la plus stupide, la plus ignorante, la plus superstitieuse, et conséquemment la plus cruelle. Les rois d'Espagne ayant depuis long-tems formé le projet d'extirper l'hérésie, c'est-à-dire, les opinions peu conformes à celles de l'église romaine, s'y prirent d'une façon très courte pour y parvenir; ils proposèrent à leurs sujets la religion catholique ou la mort. Cette méthode leur a si bien réussi que les provinces-unies des Pays-Bas se séparèrent entièrement de la monarchie espagnole; toute la puissance de Philippe II fut forcée d'échouer contre les habitans de quelques marais; ce profond politique épuisa ses trésors immenses sans aucun fruit, sinon de maintenir la religion romaine bien pure, c'est-à-dire, bien ignorante et bien absurde, dans ses états dépeuplés, appauvris, dévorés par des prêtres et des moines, dont le crédit est assez grand pour commettre impunément tous les crimes, et même pour soulever les peuples à volonté contre l'autorité souveraine, si elle manquait d'obéissance pour le clergé.

Philippe II trouva dans le duc d'Albe un fidèle ministre de ses fureurs. Ce bourreau sanguinaire fit mourir des milliers d'hommes dans les supplices, sans compter ceux qui périrent dans les combats. Sa réputation était si bien établie, que dès qu'on sut qu'il devait venir gouverner les Pays-Bas, plus de cent mille familles les abandonnèrent pour se soustraire à la cruauté de ce dévot ministre des vengeances du St.-Père. Dans la vue de réprimer des excès commis par les protestans que la violence avait irrités, l'on érigea un tribunal que cet odieux gouverneur nomma le Conseil des troubles. Un Espagnol, nommé Jean de Vargas, en fut déclaré président; celui-ci, secondant merveilleusement les vues du duc d'Albe, donna son opinion dans un latin digne d'un superstitieux ignorant. Hæretici fraxerunt templa, boni nihil fecerunt contra, ergo debent omnes patibulari: les hérétiques ont démoli les églises, les bons ne s'y sont point opposés, il faut les pendre tous.

Dans une autre occasion, un homme ayant été accusé, fut condamné à la mort sans avoir été ni entendu ni examiné. Peu de tems après on découvrit l'innocence de ce malheureux, et les juges montrant du chagrin de ce qui était arrivé, Vargas leur dit qu'ils n'en devaient point être fâchés, parce que l'innocence de cet homme tournerait au profit de son âme32. Un autre membre du même tribunal, nommé Hessels, avait coutume de s'endormir pendant qu'on jugeait les accusés, et lorsqu'il se réveillait, il criait, en se frottant les yeux, au gibet, au gibet!

[32] V. Histoire des Provinces-Unies par Le Clerc, tom. I, pag. 14. En l'an 1562, J. Téroude, avocat protestant, fut décapité à Toulouse, en France, par arrêt du parlement, quoiqu'on ne le trouvât point coupable; et voici ce qu'on lui dit: M. Téroude, la cour ne vous trouve aucunement coupable, cependant bien informé de l'intérieur de votre conscience, et sachant très bien que vous auriez été très charmé que ceux de votre malheureuse et réprouvée religion eussent remporté la victoire, elle vous condamne à avoir la tête tranchée et tous vos biens sans exception confisqués. V. l'Histoire ecclésiastique des églises reformées du royaume de France. Tome III, liv. 10, pag. 33 et 34.

Il paraît que le parlement de Toulouse actuel n'a point dégénéré de l'injustice, du fanatisme et de la férocité de ses prédécesseurs. Ce tribunal, vraiment digne de la ville où l'inquisition fut établie pour la première fois, condamna, comme toute l'Europe le sait, sans aucune preuve juridique, le malheureux Jean Calas, protestant, à être rompu vif, pour avoir été vaguement accusé d'avoir étranglé son fils. Le conseil d'état de France a depuis cassé cet infâme arrêt et réhabilité la mémoire de Calas. Mais ses juges exécrables et voués à l'indignation publique ont eu l'effronterie d'empêcher que l'arrêt du conseil ne sortît son execution. C'est aux soins, aux bienfaits et aux sollicitations de l'illustre Voltaire que la famille de Calas a été redevable de la justice qui lui a été rendue.

Note de l'éditeur.

Telles étaient les procédures judiciaires des substituts du duc d'Albe; quant à lui, il agissait d'une façon plus sommaire, plus arbitraire et plus cruelle. Il envoyait sans forme de procès les accusés au supplice, et suivant son caprice il les faisait ou pendre ou décapiter ou brûler; il en faisait attacher quelques-uns à la queue d'un cheval, les mains liées derrière le dos, pour les faire conduire au lieu de l'exécution; d'autres furent écartelés. En un mot, ce scélérat se vantait d'avoir fait périr dix-huit mille hommes par la main du bourreau. Parmi ceux-ci se trouvent les noms célèbres des comtes d'Egmont et de Hoorn, du baron de Batembourg et de beaucoup de personnes d'une très illustre naissance. Le crime unique des deux premiers était d'avoir paru pencher en faveur de la tolérance quoiqu'ils fussent catholiques eux-mêmes. Ce monstre n'épargnait pas même les femmes: il fit périr sur l'échafaud une dame de qualité, âgée de 84 ans. V. Le Clerc, hist. des Provinces-Unies, pag. 15, 17, 38, etc.

C'est ainsi que le St.-Père fut obéi et servi par les plus zélés et les plus dévots de ses enfans ou de ses bourreaux; telles sont les cruautés pieusement exercées par les chrétiens les uns contre les autres. Cependant les lois les plus sanguinaires, les persécutions les plus atroces pour des opinions, les guerres civiles les plus cruelles, n'ont pu contenter la rage insatiable de quelques zélateurs, qui ne semblent respirer qu'au milieu des flots de sang. Les prêtres furent toujours les conseillers et les instigateurs des scènes les plus horribles que le christianisme a fait jouer sur la terre. Ces hommes divins nous apprennent eux-mêmes que, dans le fameux Massacre d'Irlande, il y eut cent cinquante-quatre mille protestans d'égorgés par les catholiques; on n'épargna ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfans; et leur mort fut souvent accompagnée de circonstances si cruelles, que la plume tombe des mains quand on veut les rapporter. V. Rushworth's collection, vol. V. pag. 355.

Quoique le massacre de la St.-Barthélemy, appellé communément le massacre de Paris, n'ait pas coûté, peut-être, la vie à autant de monde que celui d'Irlande, il fut pourtant accompagné de circonstances qui doivent le rendre plus odieux que tous les autres33. Ce massacre ne fut pas dû à un soulèvement subit de la populace, il fut prémédité de sang froid; concerté dans le conseil d'un roi, assisté de sa mère, du duc d'Anjou, qui depuis régna sous le nom d'Henri III, du cardinal de Lorraine, du duc de Guise et du comte de Retz. Charles IX n'avait alors que 22 ans, et son frère, le duc d'Anjou, était plus jeune que lui; cependant l'on voit qu'à cet âge leur âme était déjà mûre à la cruauté religieuse: l'on employa les plus indignes artifices et les plus infâmes trahisons pour attirer à Paris le roi et la reine de Navarre, le prince de Condé, l'amiral de Coligny et les chefs des protestans. En conséquence, on proposa un mariage entre la sœur du roi et le prince de Navarre; on parla d'une prétendue expédition dans les pays espagnols, dans laquelle l'amiral devait commander en chef et avoir sous lui tous les officiers protestans. Cette expédition n'eut pas lieu, mais le mariage fut accompli, et l'on profita de cette solennité pour inonder Paris de sang; celui de la plus haute noblesse coula dans toutes les rues. Péréfixe, dans la vie de Henri-le-Grand, tout évêque qu'il était, parle de cette journée qu'il appelle action exécrable! qui n'avait jamais eu et qui n'aura, s'il plaît à Dieu, jamais de pareille. Mais quoiqu'un prélat catholique condamne cette horrible action, le pape, comme on l'a dit, n'en jugea pas de même; il fit publiquement l'éloge de cet outrage fait à l'humanité en présence des cardinaux de la sainte église romaine. Le roi de France lui ayant fait part de ce grand événement, le très saint père lui en fit ses remercîmens, l'en félicita, l'exhorta de continuer à extirper l'hérésie; ce qui prouve que sa sainteté n'était point encore contente du nombre des victimes que l'on venait d'immoler à sa fureur. Peut-être aussi le pape voulait-il faire entendre par là qu'il était à propos d'établir en France le sacré tribunal de l'inquisition, qui de toutes les inventions imaginées par la cruauté sacerdotale, fut toujours la plus efficace pour tourmenter les consciences des hommes. Nous allons donc parler de ce merveilleux instrument de la cruauté religieuse.

[33] Ce massacre abominable, ainsi que la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV, ont été depuis quelques années justifiés par un prêtre exécrable, nommé l'abbé de Caveyrac, qui par là a mérité la faveur de plusieurs membres illustres du clergé de France.

Note du traducteur.

SECTION IX.

De l'inquisition et de ses cruautés.

Jusqu'au commencement du treizième siècle les princes temporels furent seuls en droit de faire des lois et des édits pour la suppression des hérésies et contre les hérétiques; l'exécution de ces lois était confiée aux magistrats civils et aux évêques; mais environ vers l'an 1200, longtems avant les massacres dont nous venons de parler, le pape Innocent III s'étant aperçu qu'il y avait un grand nombre d'hérétiques en France, surtout à Toulouse et aux environs, et que la plus terrible des hérésies, celle qui résistait à l'autorité des papes, était sur le point de se répandre, il vit clairement la source de maux si dangereux pour lui. Les princes séculiers, soit par une sage politique, soit par humanité, négligeaient souvent de punir les hérétiques, de peur de dépeupler et d'affaiblir leurs états en bannissant ou en détruisant de bons et d'utiles sujets, les magistrats civils n'étaient pas toujours disposés à se servir de leur pouvoir pour tourmenter et opprimer des chrétiens leurs semblables, des évêques même craignirent quelquefois d'aller trop loin dans les châtimens des hérétiques et d'en faire un carnage, qui aurait diminué leurs troupeaux s'ils eussent voulu totalement extirper les hérésies. En un mot ce pape, voyant que l'on ne travaillait qu'avec tiédeur à l'œuvre du Seigneur (c'est ainsi que l'impie appellait la persécution), tint conseil avec l'abbé de Cîteaux et avec un moine espagnol, appellé Dominique, qui est devenu un saint depuis, pour savoir ce qu'il fallait faire afin de prévenir le danger qu'il craignait.

Ce triumvirat décida qu'il fallait ôter des mains des laïques le droit de persécuter; l'arracher à tous ceux qui s'étaient conduits avec tant de tiédeur, pour le donner à des ecclésiastiques qui par leur zèle se montreraient dignes de la confiance de l'église et d'un emploi si saint. En conséquence, on établit des inquisiteurs; Dominique, l'un des monstres les plus sanguinaires qui aient jamais existé, en fut déclaré le chef, et l'ordre de moines qu'il avait institué s'est depuis fidèlement acquitté des fonctions odieuses imaginées par son pieux fondateur.

Peu de tems après l'établissement de ces inquisiteurs on leur forma un tribunal sous le nom d'Inquisition; par ce moyen la persécution fut réduite en système. On éleva des édifices dans lesquels on ménagea des appartemens somptueux pour les inquisiteurs, et l'on prépara des prisons affreuses et des cachots terribles pour les malheureux qui tomberaient entre leurs mains; on n'oublia pas des bourreaux et des hommes destinés à leur donner la torture; enfin il y eut des hommes pieux qui, sous le nom de Familiers du Saint-Office, se firent un honneur de devenir les archers et les satellites des inquisiteurs, qui s'engagèrent par serment à les défendre au péril même de leur vie. Non contens de cette noble fonction, ceux-ci se rendirent encore les espions et les délateurs de leurs saints maîtres, et quelque infâme que ce métier puisse paraître en toute autre circonstance, il devint honorable quand il fut exercé en faveur de la religion; les plus grands seigneurs, des princes mêmes briguèrent cet emploi sublime, et s'en glorifièrent dans les pays où cet infâme tribunal est établi.

Quoique dans ces pays tous les bons catholiques soient obligés d'informer l'inquisition de tous les crimes dont elle prend connaissance, cependant ce devoir est enjoint plus strictement encore aux Familiers. C'est ainsi que ce monstre a plus d'yeux qu'Argus pour veiller aux intérêts des prêtres, et pour s'opposer aux opinions contraires à celles d'où viennent les trésors du clergé; celui-ci, par là, comme Bryarée, a cent bras pour se défendre et pour faire une guerre offensive à ses ennemis.

Outre cette troupe de gens et cet appareil de choses nécessaires pour conduire à bien l'œuvre infâme et sanguinaire de la persécution; pour assurer encore plus l'église contre les attaques des hérétiques, ce saint tribunal jouit du pouvoir le plus illimité. Par-tout où il est établi, les rois et les princes mêmes sont soumis à sa juridiction et ont quelquefois éprouvé des châtimens de sa part.

La rapacité, l'injustice et la cruauté de ce tribunal ecclésiastique sont aussi illimités que son pouvoir. Lorsqu'un accusé est conduit à l'inquisition, on commence à le dépouiller de tout et même de ses habits; on s'informe ensuite exactement de ses biens tant meubles qu'immeubles, et pour l'engager à ne rien céler, on lui promet solennellement que tout lui sera rendu lorsqu'il sortira de la maison en cas qu'il se trouve innocent; cependant il est rare qu'on lui tienne parole, surtout s'il est opulent; il est aussi difficile pour un homme bien riche de sortir de l'inquisition que pour un câble de passer par le trou d'une aiguille. Si l'on ne tire pas de plein gré les aveux dont les inquisiteurs ont besoin, ils emploient les menaces et ensuite les tortures; quand on leur a découvert ce qu'on possède, les inquisiteurs communément font vendre sur-le-champ les biens du prisonnier à l'encan, parce que, suivant la remarque de M. Dellon, ces scélérats sont d'avance très résolus à ne rien restituer.

Ce tribunal est si injuste que souvent des personnes demeurent plusieurs mois dans ses prisons sans qu'on leur apprenne le crime dont elles sont accusées; au lieu de les en instruire, le tribunal leur demande à elles-mêmes si elles savent la cause de leur détention: comme souvent les prisonniers l'ignorent, et par conséquent ne peuvent la dire, on les avertit de tâcher de se rappeller les crimes dont connaît le tribunal du Saint-Office, et dont ils peuvent s'être rendus coupables, et on les conjure par les entrailles de la miséricorde de Jésus-Christ (c'est la formalité), d'en faire une confession pleine et entière, vu que c'est là le seul moyen de recouvrer leur liberté et leur vie. Si par toutes ces voies l'on ne peut déterminer le prisonnier à confesser ou à s'accuser lui-même, l'on a recours aux menaces et aux tortures pour l'y forcer; quand elles ont été employées sans succès, comme il arrive quelquefois, on lui laisse entrevoir une partie de ce dont il est accusé dans l'espérance de tirer quelque chose de plus; mais jamais on ne lui fait connaître ses accusateurs, qui ne lui sont point confrontés; par là il est souvent arrivé que des personnes parfaitement innocentes de ce dont elles avaient été accusées, ont subi les châtimens les plus cruels et les plus injustes, et même ont été mises à mort.

Une nouvelle preuve de l'iniquité de cet odieux tribunal, c'est que l'on y reçoit le témoignage et les délations des personnes infâmes, et même de celles qui ont été convaincues de parjure. En un mot telle est l'indignité et la barbarie de l'inquisition, que non-seulement les maris sont admis comme témoins contre leurs femmes dans le cas d'hérésie, mais encore sont forcés de se rendre leurs délateurs; par la même raison les femmes sont admises à déposer contre leurs maris, les parens contre leurs enfans, les enfans contre leurs parens; et même pour y inviter les enfans on leur promet souvent une portion des biens de leurs parens en cas que ceux-ci soient convaincus. C'est ainsi que ce tribunal infernal encourage le parricide, et soudoye les enfans pour les déterminer à faire expirer leurs parens dans des tourmens affreux. D'où l'on voit clairement que les crimes les plus atroces, quand on les commet pour le bien de l'église, changent de nature, sont sanctifiés et deviennent des actions légitimes et méritoires.

Les cruautés exercées par ce tribunal, que l'on a l'impiété de nommer saint, sont aussi surprenantes que terribles. Il y en a, sans doute, un grand nombre que l'on a soigneusement dérobées à la connaissance du public; mais il faudrait des volumes pour décrire ceux que l'on connaît, si l'on voulait en donner des détails; cependant on a beaucoup écrit là-dessus; quelques ouvrages ont été publiés par ceux mêmes qui avaient eu le bonheur de se tirer des mains de ces tigres altérés de sang; on ne se propose donc ici que de donner une idée de la scélératesse et de la barbarie de l'inquisition, en faveur des personnes qui n'auraient pas été à portée de consulter les ouvrages qui traitent de cette matière, tels que l'histoire de l'inquisition par Limborch, de laquelle nous avons tiré la plupart des faits qui sont ici rapportés.

Lorsqu'un accusé est arrêté par ordre de l'inquisition, on le jette dans un cachot obscur, où il demeure quelquefois pendant des années entières, et pour l'ordinaire tout seul; on ne lui fournit aucun livre, pas même de dévotion, ni rien de ce qui pourrait contribuer à adoucir ses peines; au contraire, on s'étudie à les aggraver par tous les moyens imaginables. Un silence profond règne dans cette région de la douleur; si un prisonnier récite ses prières à haute voix, on a la témérité de se plaindre, un géolier lui ordonne de se taire, et en cas de récidive il est battu sans miséricorde. Un prisonnier incommodé d'une toux, eut ordre de ne point tousser: comme il répondit qu'il ne pouvait faire autrement, il fut tellement battu qu'il expira sous les coups.

Quoiqu'une pareille prison accompagnée de circonstances si désolantes soit déjà un châtiment très rigoureux, suffise quelquefois pour faire tourner la cervelle aux malheureux qui l'éprouvent, en fasse périr d'autres, en détermine quelques-uns à se donner la mort34, cependant tout cela n'est encore qu'une très petite partie des souffrances qu'endurent ceux qui tombent entre les mains des inquisiteurs. Ces monstres infligent les tourmens les plus inouis aux malheureuses victimes de leur rage: l'objet de ces tourmens est de forcer les prisonniers à s'accuser eux-mêmes ou d'autres, et souvent ils s'accusent eux-mêmes et les autres à faux.

[34] M. Dellon, qui a écrit une Relation de l'inquisition de Goa, nous dit que durant son séjour dans les prisons de l'inquisition il pensa devenir fou, et que souvent il fut tenté de se donner la mort.

Dans le tems que l'inquisition était établie en Flandre, des femmes accusées de sorcellerie et d'avoir commerce avec le diable, nièrent le fait à l'interrogatoire: mais ayant été mises à la torture, elles confessèrent tout ce dont on les accusait, et dirent entre autres choses que le diable les avait connu charnellement: elles se rétractèrent ensuite lorsqu'on les conduisait au lieu de l'exécution, et l'on pouvait les en croire, disant que c'était la rigueur des tourmens qui leur avait arraché cet aveu, ce qui ne les empêcha point d'être brûlées vives.

Les inquisiteurs n'omettent rien pour effrayer les prétendus criminels qu'ils ont entre les mains, et se font un devoir d'aggraver toutes leurs peines. L'endroit où l'on donne la torture est communément une chambre obscure et souterraine, tendue de noir, et éclairée par des chandelles. Le bourreau vêtu de noir, semblable à un démon, paraît devant le prisonnier et lui montre les instrumens de la torture. Les accusés, soit hommes, soit femmes ou filles, sans égard pour la pudeur, sont dépouillés tout nuds, après quoi on les couvre d'un habillement fort mince qui prend exactement les corps, ou bien on ne leur donne qu'un calleçon de toile pour couvrir leur nudité.

Les tortures que l'on emploie sont de différentes espèces; il y en a un très grand nombre et elles peuvent passer pour vraiment infernales. L'une de ces tortures consiste à lier les mains de l'accusé derrière le dos; on lui attache des poids énormes aux pieds, après quoi on l'élève à l'aide d'une poulie à laquelle on fait toucher sa tête; on le tient suspendu quelque tems de cette manière, afin de distendre tous ses membres et ses jointures; pour lors on le laisse retomber tout d'un coup de manière cependant que ses pieds ne touchent point la terre; par cette secousse subite ses bras et ses jambes se trouvent disloqués: on réitère la même chose deux ou trois fois, et suivant le rapport de Piazza, qui avait été lui-même l'un des juges de l'inquisition, on fustige cruellement ces malheureux pendant qu'ils sont ainsi suspendus.

Voici une autre méthode dont l'inquisition se sert pour donner la question. On place un réchaud rempli de charbons ardens sous la plante des pieds du malheureux que l'on applique à la torture; on les a préalablement frottés de lard afin que la chaleur devienne plus cuisante. Mais pour ne point trop nous arrêter sur un sujet si révoltant, nous nous contenterons de rapporter encore un seul exemple de la cruauté sacerdotale des infâmes suppôts de l'inquisition. Ils ont une auge de bois creusé, assez ample pour contenir un homme couché dans toute sa longueur; au fond de cette auge est une barre de fer fixée en travers, sur laquelle on pose le prisonnier couché sur son dos, de manière que ses pieds soient beaucoup plus élevés que sa tête. Quand il est dans cette posture, ses cuisses et ses bras sont liés avec de petites ficelles que l'on peut serrer par des tourniquets et que l'on fait entrer jusqu'aux os au point de les faire disparaître. Cependant ce n'est là que le commencement des tourmens qu'on fait subir à l'accusé; on lui met sur la bouche et sur les narines une étoffe mince, et pour lors on fait tomber de haut un petit filet d'eau sur la bouche du malheureux, ce qui fait enfoncer le morceau d'étoffe jusqu'au fond de sa gorge, ensorte qu'il lui est impossible de respirer, par là il semble entrer en agonie: lorsqu'on a retiré le morceau d'étoffe, ce que l'on fait pour qu'il puisse répondre à l'interrogatoire, il est ordinairement rempli de sang, et ceux qui ont souffert ce genre de supplice disent qu'il leur semblait qu'on leur faisait sortir les boyaux par la bouche. La répétition de ces tortures semble être une mort multipliée, ou, suivant l'expression de Shakespeare, c'est mourir plusieurs fois avant la mort.

Telles sont les inventions infernales imaginées par les prêtres du Dieu des miséricordes! en effet l'enfer, à l'exception de sa durée, pourrait-il être pire que la sainte inquisition? Les démons les plus pervers peuvent-ils être plus cruels et plus inhumains que ces inquisiteurs religieux? Pour continuer d'inspirer contre ces hommes exécrables l'indignation qu'ils méritent, je rapporterai quelques exemples des supplices qu'ils ont fait souffrir à des personnes assez malheureuses pour tomber entre leurs mains.

M. William Lithgow, Écossais, voyageant pour satisfaire sa curiosité, eut le malheur d'être déféré à cet infâme tribunal. Après avoir souffert des tourmens inouïs, il fut condamné à être brûlé vif comme hérétique, mais les inquisiteurs, peu contens de le condamner à une mort si douloureuse, voulurent encore lui faire éprouver onze tortures; en voici une qu'il rapporte lui-même. On commença par le dépouiller nud, on le fit mettre à genoux tandis que ses bras étaient tenus en l'air; on lui ouvrit la bouche avec des outils de fer, et on lui fit avaler de l'eau jusqu'à ce qu'elle découlât de sa bouche; alors on lui passa une corde au col, et on le fit rouler sept fois la longueur de la chambre, ce qui pensa l'étrangler. Pour lors on lui attacha une corde mince autour des deux gros doigts des pieds, on le suspendit la tête en bas, et puis on coupa la corde qu'il avait autour du col; on le laissa dans cet état jusqu'à ce qu'il eût dégorgé toute l'eau qu'il avait bue, après quoi il demeura long-tems à terre comme mort; ce fut alors que par un bonheur imprévu il fut délivré de prison et revint en Angleterre.

Une dame très pieuse, accusée d'hérésie, fut mise à l'inquisition de Séville avec ses deux filles vierges, et une nièce mariée. On employa différentes tortures pour les engager à s'avouer coupables, pour découvrir les personnes de leur secte, et sur-tout pour qu'elles s'accusassent réciproquement; mais ce fut vainement. L'inquisiteur les trouvant obstinées, fit venir devant lui une des filles, sous prétexte de conférer avec elle en particulier; il lui dit qu'il prenait beaucoup de part à ses peines et feignit de vouloir la consoler; après l'avoir ainsi séduite, lui avoir fait croire qu'il prenait un intérêt très sincère aux malheurs de sa famille, lui avoir fait espérer qu'il lui rendrait de bons offices pour recouvrer la liberté, ce traître l'exhorta d'avouer ce qui la regardait elle-même et de découvrir tout ce qu'elle savait sur sa mère, ses sœurs, sa tante et quelques autres personnes qui n'avaient point encore été arrêtées, promettant avec serment que, si elle voulait lui parler avec franchise, il trouverait le moyen de faire cesser leurs infortunes et de les remettre en liberté. Ces caresses tirèrent de cette fille des aveux que les tourmens n'avaient pu lui arracher; séduite par les promesses et les sermens réitérés de l'inquisiteur, elle lui découvrit tout ce qu'il voulait savoir. Alors cet infâme parjure, une fois parvenu à ses fins, fit appliquer cette infortunée à la question la plus cruelle, elle chargea pour lors et sa mère et ses sœurs, qui furent pareillement appliquées à la question, et toutes furent brûlées vives sur le même bûcher.

Quelqu'horrible que soit l'exemple qui vient d'être rapporté, celui qui suit ne lui cède en rien, et même il paraîtra plus cruel à de certains égards. Une femme de qualité, nommée Bohorquia, épouse du seigneur d'Higuère en Espagne, quoique grosse de six mois, fut arrêtée par l'inquisition, uniquement parce que sa sœur, qui avait été pareillement arrêtée et qui fut ensuite brûlée, avait déclaré dans la torture qu'elle l'avait entretenue de sa façon de penser. La dame Bohorquia accoucha dans sa prison; au bout de quinze jours elle fut resserrée très étroitement et traitée avec la même dureté que les autres prisonniers; la seule consolation qu'elle avait, était due à une jeune fille qu'on lui avait donnée pour compagne et qui fut par la suite brûlée pour sa religion; mais cette consolation fut bientôt changée dans la plus cruelle des afflictions, car cette malheureuse compagne fut arrachée d'auprès d'elle pour subir la torture, et on ne la lui ramena qu'ayant tous les membres disloqués, spectacle affreux, très propre à faire sentir à la dame le traitement qu'elle devait attendre pour elle-même. A peine la jeune fille eut-elle commencé à se rétablir, que l'on vint prendre madame Bohorquia pour lui faire subir les mêmes tortures. Après avoir souffert des tourmens qui pensèrent lui coûter la vie, elle fut remise toute expirante dans sa prison où elle mourut en effet au bout de huit jours. Pour combler la mesure de la perversité des inquisiteurs, il se trouva par la suite que cette dame était parfaitement innocente de ce dont on l'accusait; et les inquisiteurs, qui l'avaient cruellement assassinée, la déclarèrent eux-mêmes telle.

On a déjà ci-devant observé que tous ceux ou celles à qui l'inquisition fait donner la torture sont, sans distinction de sexes, dépouillés tout nuds, au mépris des règles de la pudeur. Quelles réflexions ne fait pas naître une conduite si étrange! quel mélange abominable de barbarie et de lubricité! quelle doit être la situation d'une femme honnête, quand elle se voit exposée aux regards avides de ces monstres sacrés, qui sans égards pour la faiblesse de son sexe, pour ses charmes, pour ses pleurs, assouvissent sur elle leur tyrannie et leur rage!

Non, les peuples les plus sauvages ne nous fournissent point d'exemples d'une pareille barbarie exercée sur un sexe enchanteur. Cependant c'est ainsi que les femmes ont été traitées au sein des nations qui se disent chrétiennes et policées! C'est ainsi que des princes et des peuples dévots permettent que l'on tourmente souvent l'innocence et la piété! Des scélérats coupables de ces cruelles infamies, que l'on devrait exterminer de dessus la surface de la terre, où ils sont un scandale pour la religion en général et pour le christianisme en particulier, jouissent non-seulement de la vie, mais encore sont comblés d'honneurs, de richesses et de pouvoir.

SECTION X.

De l'exécution de ceux que l'inquisition a condamnés.

Pour terminer le tableau que l'on vient de tracer d'un tribunal qui semble avoir transporté l'enfer sur notre globe, il paraît nécessaire de décrire en peu de mots la façon dont on fait mourir les prétendus criminels que les inquisiteurs jugent dignes de la mort.

Lorsque l'inquisition a indiqué un auto da fe, c'est-à-dire, un acte de foi (c'est ainsi que l'on nomme les jours où l'on exécute les malheureux accusés), ce jour est un jour de triomphe pour l'église et de réjouissances pour le peuple d'Espagne et de Portugal. Les inquisiteurs se montrent alors dans toute leur insolence ou leur gloire, et se présentent à la vénération d'une populace qui applaudit à leurs forfaits. Des rois et des reines accompagnés de toutes leurs cours ont souvent assisté à cet horrible spectacle, et ont été les témoins des tourmens que l'on fait subir en public à ces malheureuses victimes du clergé. Un inquisiteur espagnol lui-même appelle cette solennité un spectacle horrible et qui fait trembler. Les juges, un grand nombre de nobles, d'officiers militaires, de pieux dévots, d'ecclésiastiques et de moines marchent en procession pour accompagner les infortunés qui doivent être immolés à la cruauté religieuse.

La façon dont on les exécute est d'une cruauté qui révolte, et qui prouve, jusqu'à quel point le fanatisme et la superstition sont capables d'étouffer dans des peuples entiers les sentimens de la nature. Les femmes elles-mêmes vont prendre part à ce spectacle; loin d'en être attendries, elles se font un mérite de contempler les tourmens affreux de ceux que la religion proscrit. Que dis-je! elles se croiraient coupables si elles ne donnaient des signes d'approbation et de plaisir. Voici des détails que l'on tient de deux témoins oculaires.

Les malheureux, qui ont été condamnés à être brûlés vifs, sont placés sur un banc ou sur une estrade de douze pieds de haut et attachés à des poteaux qui soutiennent l'estrade. Deux jésuites montent à une échelle pour s'approcher des juifs ou des hérétiques afin de les engager à se réconcilier arec la sainte église romaine. Si après une exhortation réitérée ils refusent de le faire, les jésuites leur disent que le diable est prêt à s'emparer de leurs âmes pour les emporter en enfer. Après cet avertissement charitable, le peuple demande à grands cris qu'on les brûle, en disant que l'on fasse le poil à ces chiens35. Cela s'exécute en leur poussant dans le visage des balais enflammés, ce que l'on continue jusqu'à ce que les balais soient réduits en charbons. Cette cérémonie est accompagnée d'acclamations que l'on n'entend dans aucune autre occasion; en effet, il n'y a point de spectacle qui paraisse plus amusant à un Espagnol ou un Portugais. Alors on met le feu aux fagots dont le bûcher est composé; mais comme on a soin que la flamme ne monte pas plus haut que les genoux, les malheureux sont plutôt grillés que brûlés, et souvent l'on fait durer leurs tourmens pendant deux heures entières.

[35] L'on voit par là que les prêtres sont parvenus à dépraver tellement les cœurs de ces dévots catholiques, qu'un homme qui ne pense pas comme eux ne leur paraît être qu'un chien. C'est ainsi que les prêtres inspirent la charité à ceux qu'ils instruisent!

Je trouve dans l'auteur de qui j'emprunte ces détails, que durant une de ces exécutions le feu roi de Portugal, accompagné de ses frères, était à une fenêtre si proche du bûcher de l'un de ces malheureux qu'il fut à portée d'entendre la harangue pathétique que celui-ci lui adressait, tandis qu'on le brûlait à petit feu; quoiqu'il demandât pour toute grace qu'on lui donnât un plus grand nombre de fagots afin de terminer ses tourmens, il ne put obtenir cette grâce de sa majesté. Un témoin oculaire de cette scène dit que pour lors son dos et sa partie postérieure étaient déjà entièrement consumés, et que tandis qu'il parlait encore son estomac s'ouvrit tout d'un coup. Telle est la dureté de ces cannibales chrétiens!

Dans un de ces actes de foi que l'on célébrait en Espagne, la reine, qui était la fille du roi de France, se trouva présente, lorsqu'on allait brûler une fille juive d'une très grande beauté et qui avait à peine dix-sept ans. Cette pauvre infortunée s'adressant à la reine la conjura d'être exemptée d'un si cruel supplice. «Grande reine! lui dit-elle, votre présence n'apportera-t-elle point quelqu'adoucissement à ma peine? considérez ma jeunesse; faites attention que je suis condamnée pour une religion que j'ai sucée avec le lait de ma mère.» La reine détourna les yeux en pleurant, et fit connaître qu'elle se sentait vivement touchée du sort de cette infortunée, mais qu'elle n'osait intercéder pour elle, ni dire un mot en sa faveur. On dit que Philippe III ayant aperçu un juif condamné par l'inquisition, qui marchait en chantant à son supplice, ne put s'empêcher de dire qu'il fallait que ce malheureux fût bien persuadé de sa religion. Les inquisiteurs scandalisés de ce propos lui en demandèrent une réparation solennelle: on fit tirer une palette de sang au roi, et ce sang fut brûlé par la main du bourreau.

Tels sont les effets de la cruauté religieuse; car c'est là vraiment le nom que l'on doit donner à ces crimes commis sous le prétexte de servir la religion. Mais il faut être ou bien stupide ou bien endurci dans ses préjugés pour ne pas s'apercevoir que c'est uniquement les intérêts du clergé que ces forfaits ont pour objet. En effet nous devons rester convaincus que le zèle prétendu pour la religion, qui se montre par des persécutions et des violences, n'est fondé que sur des vues temporelles; ne se propose jamais que de satisfaire l'orgueil, l'avarice, l'ambition; ne peut partir que d'un caractère cruel et corrompu.

Des misérables sans religion et sans mœurs, et privés des sentimens les plus communs de la probité, ont inventé et répandu un grand nombre de contes fabuleux et de dogmes absurdes, propres à faire prendre à un petit nombre d'hommes pervers de l'ascendant sur le reste du genre humain. A l'aide de ces inventions, ils tirent l'argent des peuples, ils s'enrichissent eux-mêmes, ils se font craindre et respecter. C'est pour conserver ces avantages usurpés qu'ils parviennent à briser les liens les plus sacrés de l'humanité et à rendre les rois, les magistrats et les peuples également imbécilles, les complices et les ministres de leurs horribles, cruautés.

SECTION XI.

Des persécutions excitées par les prêtres protestans.

Les persécutions et les cruautés religieuses qui ont été rapportées jusqu'ici comme exercées par les chrétiens, sont empruntées des catholiques romains, et se sont pratiquées dans l'église depuis le tems où le pape et son clergé ont obtenu un pouvoir sans bornes dans la chrétienté. Si nous n'avions pas un si grand nombre de preuves convaincantes de la barbarie exercée par des prêtres de Jésus-Christ, comment aurait-on jamais pu s'imaginer que ceux qui s'étaient si fort élevés contre la persécution et qui se donnaient pour les prédicateurs d'un évangile de paix, dans le tems où ils étaient eux-mêmes persécutés, deviendraient un jour des monstres de cruauté et les plus violens des persécuteurs? Cependant la chose est souvent arrivée et elle arrivera toujours. Il est évident que les plus distingués parmi les premiers réformateurs sont devenus persécuteurs en théorie et dans la pratique toutes les fois qu'ils ont eu le pouvoir en main; pour lors ils ont enseigné de vive voix et par écrit que la persécution était une chose louable et nécessaire; par là ils ont contredit tout ce qu'ils avaient antérieurement dit en faveur de la tolérance, dans un tems où ils étaient eux-mêmes les victimes de la persécution: on leur doit la justice de convenir qu'ils ont très fidèlement pratiqué les maximes violentes qu'ils ont enseignées.

Luther, Mélanchton, Zwingle, Bucer, Beze, Farel et sur-tout Calvin, se sont montrés de très ardens persécuteurs. Ce dernier s'est distingué par un infâme traité, qu'il écrivit en faveur de la persécution, et encore plus par les persécutions qu'il suscita contre plusieurs hommes de mérite. Castillion ou Castalion, homme éminent par son savoir et ses mœurs, fut injurié et persécuté par lui uniquement parce qu'il n'était point de son avis sur la prédestination, le libre arbitre, l'élection, le cantique des cantiques, et la descente de Jésus-Christ aux enfers. Ce fut encore par les soins de Calvin, que Servet fut emprisonné et brûlé comme hérétique36. Le pauvre Servet fut traité dans la ville protestante de Genève, de la même manière qu'il eût pu l'être dans l'inquisition romaine; on lui confisqua tous ses biens et une somme considérable d'argent; on l'enferma dans un cachot où il fut en proie à la vermine, et l'on finit par le faire périr sur un bûcher.

[36] Quelques jours avant le jugement de Servet, Calvin écrivait à un ami qu'il espérait que sa sentence irait au moins à la mort (saltem fore capitalem). Théodore de Beze écrivit un traité pour prouver la légitimité de punir les hérétiques. Pierre Dumoulin, fameux théologien protestant et pasteur de l'église réformée de Paris, publia en 1618 un livre intitulé l'Anatomie de l'Arminianisme, dans lequel il appelle les remontrans, des hérétiques, des sectaires, des novateurs, des monstres, des scélérats, des blasphémateurs, des insolens, etc. Il ajoute que quiconque ne croit pas en Jésus-Christ, n'est point un enfant de Dieu, et par conséquent n'a aucun droit à la possession des biens temporels, quand même il posséderait d'ailleurs toutes les vertus sociales. Voyez Brandt. Histoire de la réform..

Pour faire connaître l'esprit qui animait Calvin, je vais rapporter les plaintes que Castalion faisait contre lui au sujet des traitemens qu'il avait essuyés, de sa part. Il dit en parlant à Calvin: «Dans un libelle écrit en français, vous m'appellez un blasphémateur, un calomniateur, un méchant, un chien aboyant, un ignorant, une bête, un impudent, un imposteur, un corrupteur impur de l'écriture sainte, un homme qui se moque de Dieu, un contempteur de toute religion, un insolent, un chien impur, un impie, un libertin, un esprit dépravé, un vagabond, un fripon, etc.»

Nous ne devons point être surpris qu'un homme d'un caractère aussi emporté que Calvin, ait pu enseigner que Dieu prédestinait un grand nombre de ses créatures à la damnation éternelle. Une pareille opinion me paraît devoir naturellement découler de la méchanceté du caractère de cet homme; il y a tout lieu de soupçonner qu'en général les opinions des hommes, dépendent bien plus qu'on ne pense de leurs dispositions naturelles.

Cette cruelle persécution que Calvin fit éprouver à Castalion fut approuvée par Mélanchton, par Bucer, par Farel. Le premier écrivait dans une lettre à Bullinger que le sénat de Genève avait très bien fait de mettre à mort l'hérétique, et qu'il était surpris qu'il y eût des gens qui blâmassent une pareille sévérité. Le second dit charitablement et pieusement dans un sermon public qu'on aurait dû lui arracher les boyaux et les déchirer en pièces. Farel, le troisième, dit avec autant de charité chrétienne qu'il eût mérité de mourir de dix mille morts.

Il n'est pas douteux que Calvin ne fût un homme de grands talens, très savant, très zélé, très utile à la réformation; mais il ne se faisait aucun scrupule d'accuser, de diffamer, de calomnier ses confrères; de les traiter de prévaricateurs et d'hypocrites, d'aller jusqu'à prendre Dieu à témoin de faussetés évidentes, de persécuter ses ennemis jusqu'à la mort. C'est au lecteur à donner à ce sublime réformateur les qualifications qu'une pareille conduite semble mériter; au moins est-il certain que sa façon d'agir, ainsi que celle des théologiens dont nous venons de parler, confirme le jugement que nous avons ci-devant porté des saints et des pères de l'église chrétienne; je veux dire qu'il y a des hommes qui ont beaucoup de religion dans la tête et qui n'ont point de vertu dans le cœur.

Cet esprit atroce et persécuteur qui animait ces merveilleux réformateurs s'est assez généralement emparé des églises réformées. Il serait difficile et même impossible de nommer une seule église ou secte parmi les protestans, qui, ayant eu le pouvoir en main, n'ait point persécuté. La Suisse, la Hollande et notre propre pays nous fournissent une infinité d'exemples de persécutions protestantes.

Les églises de Bâle, de Berne, de Zurich, de Schaffhouse, dans les lettres qu'elles écrivirent aux magistrats de Genève, applaudirent au traitement odieux qu'ils avaient fait à Servet, et se rendirent coupables elles-mêmes de semblables cruautés.

Valentin Gentilis, natif de Cozance en Italie, eut le malheur de tomber dans quelques opinions erronées sur la trinité: il prétendait que le père seul était dieu par lui-même, qu'il était incréé, essentiateur, ou celui qui donne l'essence à tous les êtres, mais que le fils était essentié, ou dérivait son essence du père, et par conséquent qu'il n'était pas dieu par lui-même, quoique pourtant il le reconnût pour vrai dieu. Il raisonnait à-peu-près de là même manière sur le compte du saint-esprit; il faisait des trois personnes, trois esprits éternels distingués par une subordination graduelle, en réservant la monarchie au père qu'il appellait le seul dieu. Ce théologien, forcé de se sauver de son pays à cause de sa religion, vint se réfugier à Genève, comme dans un lieu d'asyle, mais il se trouva bien trompé; il fut obligé d'abjurer ses opinions, condamné à une rude pénitence: on le conduisit dans les rues en chemise, les pieds et la tête nuds, une torche au poing, et on lui enjoignit de ne point sortir de la ville sans permission expresse. Nonobstant ces défenses, il trouva le moyen de s'évader, et se retira dans le canton de Berne, où il fut encore bien plus maltraité, car il y fut arrêté, emprisonné, décapité37.

[37] M. Keysler dit dans ses voyages que la façon de penser des Genévois est maintenant bien changée relativement à la persécution; il assure que l'on n'y parle qu'avec horreur du supplice de Servet, et que les ecclésiastiques eux-mêmes désireraient que cette aventure fût mise en oubli. Tome I, p. 173.

Cependant l'exemple du célèbre Jean-Jacques Rousseau qui, par ses écrits, s'est illustré lui-même, ainsi que sa patrie, prouve que le levain de la persécution est bien loin d'être éteint dans le cœur des Genevois. Ce philosophe a essuyé depuis des persécutions très vives de la part du clergé de la principauté de Neufchâtel, qui ne s'est point oublié dans cette occasion. On sait que ce clergé très insolent a, nonobstant la protection du roi de Prusse, son souverain, persécuté M. Petitpierre, pasteur réformé, pour avoir osé soutenir que Dieu était trop bon pour permettre que les peines de l'enfer fussent éternelles; mais le clergé pour ses intérêts en ce monde s'obstine à être éternellement damné dans l'autre.

Note de l'éditeur.

L'on pourrait encore citer un grand nombre d'exemples de persécutions exercées par toutes les églises protestantes dont on vient de parler. On publia à Zurich un édit très sévère contre les anabaptistes, ou contre tous ceux qui se feraient baptiser de nouveau; plusieurs de ces hérétiques furent punis de mort; l'un d'entr'eux fut condamné à être noyé d'une façon très burlesque par Zwingle, qui dit en quatre mots qui iterum mergit, mergatur; que celui qui se rebaptise soit noyé.

L'esprit d'intolérance et de persécution a long-tems régné en Hollande parmi les réformés, et s'est fait sentir avec fureur dans ce pays. Les animosités éclatèrent d'abord entre les Luthériens et les Calvinistes, qui, selon la remarque de Chandler, dès l'enfance de la réformation s'anathématisaient les uns les autres, à cause de la diversité de leurs opinions au sujet de l'eucharistie, et qui regardaient la douceur et la tolérance comme des choses intolérables. Par la suite ce zèle se porta contre les anabaptistes dont plusieurs furent mis à l'amende, emprisonnés, bannis. Enfin il s'éleva une querelle furieuse entre les gomaristes ou vrais calvinistes et les arminiens; elle occasionna une violente persécution, dont les derniers furent les victimes; ceux-ci furent par la suite appellés remontrans.

Jacob Arminius, l'un des professeurs de théologie de l'université de Leyde, disputant sur la doctrine de la prédestination, s'avisa de s'écarter de l'opinion de Calvin à ce sujet; il trouva dans Gamarus, son collègue, un puissant adversaire. Celui-ci soutenait que, par un décret éternel, Dieu avait décidé ceux d'entre les hommes qui seraient sauvés ou damnés. Comme ce dernier sentiment était celui de la plus grande partie du clergé des provinces-unies, il s'efforça de décrier Arminius et sa doctrine; on refusa tous les accommodemens, on excita les magistrats, en leur montrant la nécessité d'extirper l'arminianisme et de détruire les arminiens, que l'on traitait de peste, de diables, de mamélukes. On disait hautement dans les chaires qu'il fallait tout entreprendre, qu'il fallait en user comme Élie avec les prêtres de Baal; lorsque le tems de l'élection des nouveaux magistrats fut arrivé, les prédicans demandaient à Dieu des hommes dont le zèle allât jusqu'à répandre le sang. En un mot le magistrat se conformant à l'humeur massacrante de ses guides spirituels, de ses doux pasteurs, persécuta cruellement les pauvres remontrans; plusieurs de leurs ministres furent chassés du pays si subitement, qu'on ne leur laissa pas même le tems de régler leurs affaires, ou de se pouvoir d'argent pour vivre dans le lieu de leur bannissement. Beaucoup d'autres personnes furent obligées de s'expatrier; le savant Grotius fut condamné à une prison perpétuelle, dont il se tira par l'adresse de sa femme; le grand-pensionnaire Barnevelt, pour avoir favorisé le parti des remontrans, eut la tête tranchée.

Personne n'ignore avec quelle furie l'esprit persécuteur exerça ses ravages en Angleterre immédiatement après la réformation, et cet esprit s'y est depuis ranimé très vivement à plusieurs reprises. Sous le règne de Henri VIII, ce prince fournit à la persécution une épée à deux tranchans qui blessait également les protestans et les catholiques. Édouard VI n'étant qu'un enfant, fut gouverné par son conseil et sur-tout par Cranmer, qui engagea ce prince à faire périr plusieurs personnes pour leurs opinions religieuses, mais il ne s'y prêta qu'avec tant de répugnance, que, se trouvant, pour ainsi dire, contraint par cet archevêque de signer un arrêt qui condamnait Jeanne Bocher à être brûlée vive pour quelques opinions fanatiques au sujet du Christ, Édouard ne put s'empêcher de verser des larmes, et dit que s'il faisait un péché ce serait l'archevêque qui en répondrait devant Dieu. Comme Cranmer lui-même devint martyr sous le règne suivant, nous avons tout lieu de croire que plusieurs de ceux qui ont souffert le martyre ne manquaient pas de la volonté, mais de la puissance nécessaire pour faire d'autres martyrs.

La reine Élizabeth, quoiqu'à bien des égards elle fut très grande princesse, avait dans son caractère beaucoup de la hauteur et de la sévérité de son père, et quoique sous le règne de sa sœur Marie elle eût vu et même eût éprouvé les effets cruels de la persécution au point qu'elle eut assez de peine à sauver sa propre vie, elle ne laissa pas de persécuter non-seulement ses propres sujets, mais encore des étrangers, qui étaient venus se réfugier dans ses états pour échapper aux cruautés qui s'exerçaient dans leurs pays; ils furent sans doute bien étonnés de trouver en Angleterre les mêmes traitemens; en effet quelques-uns d'entr'eux furent fouettés, emprisonnés, bannis, et d'autres furent mis à mort, entr'autres deux dont l'un avait une femme et neuf enfans: ce malheureux demandait pour toute grâce, qu'on lui permît de sortir du royaume avec sa famille, mais ce fut vainement; tous deux anabaptistes furent brûlés vifs à Smithfield.

Quoique le roi Jacques I eût été élevé dans le presbytérianisme, et rendît graces à Dieu, lorsqu'il était en Écosse, d'être à la tête d'une église la plus pure qui fût au monde; cependant quand il parvint à la couronne d'Angleterre il persécuta les membres de son ancienne église, ainsi que tous ceux qui n'adoptaient pas les opinions des épiscopaux d'Angleterre. Quelques évêques avaient trouvé le secret de flatter sa vanité; en reconnaissance il leur lâchait la bride contre ses sujets, dont plusieurs furent traités par eux avec la barbarie familière aux ministres du seigneur.

Son fils et son successeur Charles I marcha sur les traces de son père. Laud, prélat hautain, turbulent et sans pitié, ne voulait que personne eût l'audace de s'opposer à l'introduction des rites et des cérémonies de l'église romaine dont il était fort épris; en conséquence il traita d'une façon très cruelle plusieurs théologiens et gentilshommes protestans qui ne voulaient pas se conformer à ses caprices; mais ce prêtre fougueux fit tant par ses excès qu'il eut la tête tranchée, après avoir été la cause du renversement total de l'église et de l'état. Quand ceux qui avaient été si récemment persécutés furent parvenus à leurs fins ils se comportèrent avec autant de douceur, d'indulgence et de charité chrétienne que toutes les autres sectes quand ils ont eu le pouvoir en main; ils persécutèrent tous ceux qui ne pensaient pas comme eux; mais leur règne finit par le rétablissement de Charles II.

Ce prince n'avait lui-même que peu ou point de religion; cela n'empêcha pas qu'il ne permît à ses évêques de tourmenter et d'opprimer ses sujets de la façon la plus révoltante. Au lieu de consoler son peuple consterné d'un incendie qui avait consumé la plus grande partie de la capitale, et d'une peste qui avait emporté des milliers d'hommes, il aggrava les maux de ses peuples par des confiscations, des amendes et par les persécutions qu'il fit éprouver à un grand nombre de personnes distinguées par leur mérite et leur savoir. Il est bon de remarquer que les mêmes personnes qui pour leur religion furent bannies dans la Nouvelle-Angleterre, où elles revinrent toutes puissantes et en possession du pouvoir, persécutèrent dans ce pays et poursuivirent jusqu'à la mort les pauvres quakers ou trembleurs, qui de toutes les sectes du christianisme sont la plus douce, la plus innocente, la plus semblable aux premiers chrétiens.

Le roi Jacques II, en continuant à persécuter, suivit l'exemple de son frère, et agit en cela conformément à son caractère cruel et aux principes sanguinaires de sa religion. Cependant peu après son avènement à la couronne, il publia une déclaration en faveur de la liberté de conscience; mais par cette démarche il ne se proposait que d'introduire la profession publique de la religion romaine, qu'il voulait à toutes forces établir dans ses royaumes; s'il eût pu réussir, que pouvait-on attendre d'un prince naturellement féroce, gouverné par un jésuite, esclave du pape, enivré de dévotion, de fanatisme ou de zèle? Notre pays serait bientôt devenu la proie des oiseaux de proie, des prêtres et des moines, n'aurait été qu'une scène de carnage et d'horreurs. Mais une heureuse révolution détourna ces maux de nous, et sauva la nation de la destruction dont elle était menacée.

Durant le règne de Guillaume III, qui n'était nullement dévot, mais, qui semblable à Guillaume I, prince d'Orange, favorisait les gens de mérite de quelque religion qu'ils fussent, et qui d'ailleurs avait été placé sur le trône de la Grande-Bretagne, par le consentement et les secours de toutes les sectes protestantes qui sont parmi nous; durant ce règne, dis-je, toute persécution fut assoupie jusqu'à ce que vers la fin du règne suivant, un prêtre fanatique38 avant semé la discorde, la persécution protestante commença à se ranimer et montrer ses griffes; mais la mort de la reine Anne mit fin aux projets sinistres du parti qui gouvernait alors, et la persécution fut ensevelie dans le même tombeau qu'elle. Puisse-t-elle n'en jamais sortir, et ne plus venir troubler cet heureux pays!

[38] Le docteur Sacheverell.

Nous voyons donc que les catholiques romains n'ont point été les seuls qui ont persécuté, mais la persécution, cette déesse infernale, a été adorée, fomentée, obéie par toutes les sectes des chrétiens dès qu'elles ont eu le pouvoir d'exécuter ses volontés et ses caprices. Cependant il faut convenir qu'elle a pour toujours fixé sa demeure, et établi son trône dans l'église romaine; là elle règne avec un sceptre de fer, elle est environnée de la terreur, elle tranche sans obstacle avec son glaive meurtrier.

SECTION XII.

Recherches sur les causes de la cruauté et de l'esprit persécuteur que l'on remarque surtout dans les prêtres de l'église romaine.

Si nous considérons les cruautés énormes exercées par les prêtres de l'église romaine, même sans que rien parût les y engager, et souvent sur des personnes pieuses, innocentes et vertueuses, dont tout le crime était de vouloir honorer Dieu selon leurs consciences, nous demeurerons convaincus que personne dans les nations civilisées n'a poussé aussi loin la férocité, et n'a joué un rôle aussi barbare que le clergé du pape.

L'on ne peut douter que dans l'espèce humaine il ne se trouve des individus dont les uns sont naturellement durs et cruels, tandis que d'autres sont tendres et compatissans; cependant on ne peut pas supposer que la plupart de ceux qui se destinent au service des autels ne soient tous choisis que parmi les hommes de la première espèce, et qu'il ne s'en trouve que très peu qui aient des sentimens d'humanité. Il faut néanmoins convenir que si les prêtres romains eussent tous été choisis parmi les êtres les plus cruels, ils ne pourraient point agir autrement qu'ils ne font.

Puis donc que la férocité par laquelle ces hommes se distinguent de tous les autres, ne peut être attribuée à quelque qualité naturellement inhérente en eux ou qui leur soit particulière, il faut en chercher la cause ailleurs. Quoique l'éducation que reçoivent les ecclésiastiques de l'église romaine ne diffère pas d'une façon bien marquée de celle des autres personnes de leur religion qui étudient les lettres, cependant nous trouvons dans l'éducation des membres de ce clergé, des circonstances plus ou moins éloignées qui semblent de nature à leur inspirer les dispositions barbares dont nous parlons.

L'on a sur-tout grand soin d'enseigner la logique et l'art de disputer aux jeunes gens destinés aux fonctions ecclésiastiques; on leur remplit la tête de questions métaphysiques, de subtilités, de théologie scholastique; on leur fait étudier les pères de l'église; on leur fait lire des légendes et des vies des saints.

La logique a sans doute de l'utilité, mais par la façon dont on l'applique, dans les études du clergé, au lieu de mettre les hommes à portée de découvrir et de défendre la vérité, elle n'apprend qu'à l'obscurcir et à rendre l'erreur et l'imposture spécieuses et probables. En un mot la logique que l'on enseigne aux jeunes ecclésiastiques ne semble être que l'art de jetter de la poudre aux yeux des autres, mais cette poudre revient souvent contre eux-mêmes et les aveugle pour la vie. La métaphysique n'est propre qu'à leur remplir l'esprit de mots vides de sens, d'idées vagues, de notions fausses, d'opinions arbitraires. La scholastique n'est qu'un tissu de questions inutiles, ridicules et souvent indécentes. Les ouvrages des pères, pour lesquels on leur inspire la vénération la plus profonde, les infectent pour l'ordinaire d'opinions erronées, leur inspirent un esprit de parti, des idées superstitieuses, des maximes dangereuses; en un mot excitent en eux des animosités, de la virulence, de l'intolérance, dont ces grands personnages ont été eux-mêmes animés contre ceux qu'ils traitaient d'hérétiques. Enfin les légendes et les vies des saints les confirment dans toutes les idées fausses ou dangereuses qu'ils ont puisées dans les pères, leur remplissent le cerveau de faux miracles et de faits merveilleux, les accoutument à croire les romans les plus incroyables, les mensonges les plus évidens, leur font prendre le fanatisme le plus dangereux pour la religion la plus pure, et les écarts de l'extravagance pour de la vraie dévotion39.

[39] L'on a déjà rapporté dans cet essai différens exemples qui prouvent l'orgueil, l'humeur turbulente, l'esprit cruel et persécuteur par lequel un grand nombre de pères de l'église s'est distingué; cependant pour rendre ce tableau plus complet nous joindrons encore un supplément à cet essai, dans lequel nous parlerons des maximes dangereuses, des opinions erronnées, des idées bizarres, des superstitions, de la crédulité, des interprétations ridicules des écritures que l'on trouve dans les ouvrages de ces grands hommes; nous y joindrons en peu de mots les questions indécentes et ridicules que l'on agite dans la théologie scholastique; nous parlerons encore d'une foule d'extravagances que les bons catholiques, ainsi que quelques autres chrétiens, ont regardé comme des effets de la plus sublime dévotion.

Ajoutez à tout cela que ceux qui sont chargés de l'instruction des jeunes gens destinés à l'état ecclésiastique, étant des prêtres eux-mêmes, n'épargnent rien pour inspirer à leurs élèves l'idée qu'ils sont infiniment supérieurs aux laïques; et que ceux-ci doivent avoir pour eux le respect le plus profond; ils leur inculquent de plus que l'hérésie est le plus grand des crimes, que rien n'est plus nécessaire et plus légitime que d'extirper les hérétiques; que l'on doit regarder les incrédules comme les hommes les plus dangereux dans un état; que l'on doit employer les moyens les plus cruels et les plus sanguinaires pour les réprimer; que toutes les voies dont on se sert pour y parvenir sont justes et très agréables à la divinité; que le clergé est destiné par état à s'acquitter de la fonction la plus sublime de combattre les ennemis de l'église.

Ainsi chargés de connaissances inutiles, remplis de zèle et de frénésie pour des opinions fausses, pour des cérémonies absurdes; bouffis d'orgueil et de vanité40, empoisonnés de principes pernicieux, les jeunes ecclésiastiques sortent des séminaires où ils ont été éduqués; s'ils entrent ensuite dans quelqu'ordre monastique, ils y mènent une vie récluse qui les rend sombres et mélancoliques, qui aigrit leur caractère, qui les porte à la cruauté. En effet que peut-on attendre de personnes séquestrées du monde, qui n'ont aucune occupation raisonnable, qui sont privées de tout amusement et des plaisirs même les plus innocens? Mais soit qu'ils embrassent la vie monastique, soit qu'ils entrent dans le clergé séculier, les ecclésiastiques romains sont obligés de garder le célibat; c'est aux médecins et aux naturalistes, à examiner les effets physiques que l'observation exacte de cette loi peut produire sur le tempéramment; ils décideront si elle n'est pas propre à rendre quelques hommes chagrins et cruels: au moins est-il certain que le célibat les isole, il anéantit pour eux les liens si doux du mariage, de la paternité, de la parenté, qui sont sans doute, propres à nourrir dans les hommes la bienfaisance, la sensibilité, la pitié. Comme un grand nombre de moines et de prêtres de l'église romaine sont forcés de s'interdire toute conversation avec le sexe, tandis qu'elle est permise aux prêtres des autres pays, et qui sagement réglée tend à polir, adoucir, humaniser les hommes: cette circonstance seule peut nous faire deviner pourquoi les prêtres de l'église romaine sont plus durs et plus féroces que les laïques. Il est bon d'observer en passant que l'on rencontre plus de tristesse, de brutalité, de cruauté chez les Mahométans, les Turcs et les Maures, ainsi que dans les autres nations où la conversation et le commerce familier des deux sexes sont interdits, que dans les pays où les hommes et les femmes sont confondus et vivent en société.

[40] Indépendamment de cette vanité que l'on inspire aux jeunes gens destinés à l'église, les personnes qui étudient les lettres sont déjà disposées par elles-mêmes à mépriser la partie ignorante du genre humain. Dans le temps où le peu de savoir qui existait dans le monde était exclusivement possédé par les prêtres, ceux-ci étaient très fiers, et cela fournit au clergé romain la facilité de tromper et de tyranniser les pauvres laïques.

Puisque cette conversation si agréable avec les femmes est d'une si grande utilité pour les hommes, quel dommage n'est-ce pas pour les deux sexes, que les femmes ne soient pas pour l'ordinaire élevées de manière à rendre leur commerce plus utile, et pour nous et pour elles-mêmes! Si, au lieu de leur remplir la tête de bagatelles ou de choses encore pires, on leur inspirait de bonne heure le goût des objets vraiment estimables, on ne les verrait pas continuellement occupées de futilités et courir après des amusemens enfantins, ridicules, coûteux et souvent criminels; leur conversation ne serait ni aussi insipide, ni aussi impertinente qu'elle l'est trop communément; au contraire, si leur esprit était cultivé et enrichi de connaissances, dont il n'est pas douteux qu'elles ne fussent très susceptibles, quelle satisfaction et quelles ressources ne trouveraient-elles pas en elles-mêmes, et à quel point ne se rendraient-elles pas adorables à nos yeux! Quel pouvoir et quels charmes n'aurait pas la beauté si elle était ornée de la bonté, de la raison, de la science! Les attraits une fois flétris, ne resterait-il donc pas encore aux femmes des qualités propres à leur mériter nos égards, notre estime, notre attachement?

Mais revenons à notre sujet. L'on a fait remarquer au commencement de cet ouvrage, que plusieurs des passions auxquelles la nature humaine est sujette, finissent par se changer en cruauté quand elles vont à l'excès. Il n'est point de passions qui prouvent mieux cette vérité que l'orgueil et l'ambition; or il n'y a personne au monde qui soit plus sujet à ces deux passions que le clergé de l'église romaine. L'on peut encore ajouter à cela qu'une troupe nombreuse de brigands, est plus effrontée et plus cruelle, que celle qui n'est composée que d'un petit nombre de fripons; il en est de même des prêtres romains dont l'audace et la méchanceté sont augmentées par leur nombre. Enfin il est bon d'observer que les prêtres et les moines sont tirés pour la plupart de la lie du peuple. L'on a vu des papes mêmes sortir de la fange pour monter sur le trône pontifical, d'où ils ont insolemment donné des lois aux potentats de l'Europe41.

[41] Grégoire VII était d'une naissance très obscure. Ce fut lui qui eut les démêlés les plus sanglants avec l'empereur, qu'il força, comme on a vu, de venir implorer sa clémence. Ce fut ce même pape qui sentit qu'il était de l'intérêt de l'église que les prêtres ne fussent point mariés. Alexandre V dans son enfance avait été mendiant. Pie V était fils d'un bouvier. Sixte V avait gardé les pourceaux. Presque tous les moines sont tirés de la plus vile populace, et n'ont jamais reçu une éducation honnête; d'ailleurs ils vivent dans des couvens, où règnent des cabales, des haines, des jalousies, des animosités peu propres à leur former un bon caractère.

Quoique l'orgueil et l'ambition excitent souvent les hommes à la cruauté, cependant sans pouvoir ils ne peuvent l'exercer impunément au gré de leurs désirs. Malheureusement pour la chrétienté, comme on l'a fait observer ailleurs, les prêtres de l'église romaine ont joui d'un grand pouvoir, et c'est là ce qui les a mis à portée de remplir l'univers de leurs abominations, de leurs persécutions, de leurs cruautés. D'ailleurs les souverains, aveuglés par la dévotion, ou par une fausse politique, leur ont toujours prêté main forte, et se sont cru en conscience obligés d'immoler les victimes désignées par leur fureur. Dans presque tous les tems, les princes et les magistrats n'ont été, pour ainsi dire, que les ministres des vengeances et des passions des papes et du clergé. Les édits les plus sanguinaires ont été toujours ceux qui ont eu pour objet de mettre à couvert les intérêts du sacerdoce. Depuis la fondation du christianisme, nous voyons en tout pays les rois presque uniquement occupés à tirer l'épée sur l'ordre de leurs prêtres, et travailler contre leurs intérêts les plus chers pour maintenir des hommes oisifs et turbulens dans la possession des droits qu'ils ont visiblement usurpés sur leurs concitoyens: en un mot nous voyons les princes s'avilir au point de se rendre les satellites et les bourreaux de quelques spéculateurs ignorans et présomptueux, qui sont parvenus, à faire regarder leurs futiles décisions comme nécessaires au bien-être des nations, et comme des oracles du ciel. C'est ainsi que le clergé romain, qui fait profession d'abhorrer le sang, a trouvé le secret d'exterminer ses ennemis, et de remplir la terre de carnage en écartant de lui l'apparence de la cruauté. Les chefs des nations ont pris sur eux l'odieux fardeau de la persécution; ils se sont chargés de la haine qui aurait dû retomber sur les prêtres odieux dont ils n'étaient que les instrumens aveugles, et dont souvent ils sont les premières victimes.

Quelque disposés que quelques hommes puissent être à la cruauté par leur méchant naturel, il en est beaucoup qui n'osent lui donner un libre cours par la crainte de Dieu et encore plus par celle des hommes; mais lorsqu'ils peuvent exercer leurs fureurs par les mains des autres, lorsqu'ils sont au-dessus de la crainte des hommes, lorsqu'ils sont encouragés par leur nombre, par l'impunité, par l'aveuglement des peuples, par les usages reçus par les lois, c'est alors que, sans rougir, ils se permettent les plus grands excès; c'est alors qu'ils ont le front de prétendre que Dieu exige que l'on trouble les consciences, que l'on tourmente les hommes, que l'on porte partout le fer et le feu. Il n'y a point de forfaits que l'on ne soit en droit d'attendre d'un ordre d'hommes dont le cœur est ainsi dépravé.

Il semble que toutes ces circonstances attentivement pesées, suffisent pour nous rendre raison de la conduite du clergé romain: ces reflexions peuvent nous découvrir les vraies raisons qui font qu'il surpasse en cruauté les laïques et les personnes qui ont reçu une éducation honnête. D'ailleurs les plus grands imposteurs doivent être les plus défians, et les hommes les plus défians sont toujours les plus cruels.

SUPPLÉMENT A L'ESSAI SUR LA CRUAUTÉ RELIGIEUSE.

Comme dans l'essai précédent l'on a déjà fait sentir les conséquences fâcheuses qui résultent de la vénération qu'ont les chrétiens, et sur-tout les catholiques romains que l'on destine à l'église, pour les ouvrages des pères; comme on a dit que la théologie scholastique, dans laquelle on exerce les jeunes ecclésiastiques, est remplie de questions futiles, odieuses et même indécentes; comme on a montré que la lecture des légendes romanesques, et des vies des saints disposait à une crédulité ridicule et faisait ajouter foi à des contes dépourvus de vraisemblance et de bon sens, et faisait regarder l'enthousiasme et la superstition comme la dévotion la plus parfaite; je me crois obligé de prouver mes assertions par des exemples. Je commencerai donc par rapporter les opinions erronées, les cérémonies superstitieuses, les faux miracles que l'on trouve dans les ouvrages de plusieurs des premiers pères de l'église; j'y joindrai le récit de quelques miracles racontés par les plus anciens historiens ecclésiastiques, et je parferai de la vie de quelques saints illustres.

SECTION PREMIÈRE.

Des opinions erronées et des cérémonies superstitieuses que l'on trouve dans les pères de l'église.

Barbeyrac, dans son traité de la morale des pères de l'église, a fait voir clairement que plusieurs de ces docteurs, en déclamant contre le mariage, et en faisant des éloges outrés du célibat, ont jeté les fondemens de la vie monastique, et ont fait naître l'idée de ces vœux contre nature, par lesquels une multitude d'hommes et de femmes s'obligent à transgresser l'ordre formel de la divinité qui commande aux êtres de l'espèce humaine de croître et de multiplier. Le même auteur observe que les religieuses sont souvent qualifiées par les pères d'épouses de Jésus-Christ; il remarque que saint Jérôme donne souvent le titre de madame à Eustochie qui était religieuse, comme parlant à l'épouse de Jésus-Christ, tandis qu'il donne à sa mère le titre de belle-mère de Dieu.

Le même écrivain observe que c'est le jargon inintelligible dont St. Cyrille se sert pour exalter le sacrement de l'Eucharistie, qui a produit par dégrés la doctrine monstrueuse de la transubstantiation.

Il rapporte la maxime abominable de saint Augustin que les justes ou les croyans ont droit à tout, et que les mécréant n'ont droit à rien. Ce principe paraît être le fondement sur lequel l'église romaine a depuis élevé ses prétentions illimitées sur l'autorité temporelle. Les paroles de ce saint sont si remarquables, tant à l'égard du droit des fidèles, que relativement au pouvoir qu'il attribue aux princes sur les biens de leurs sujets, que je ne puis me dispenser de les rapporter ici. Ce grand saint écrivant aux donatistes, leur dit: Et quamvis res quæque terrena non rectè à quoquam possideri possit, nisi vel jure divino, quo cuncta justorum sunt, vel jure humano, quod in potestate regnum est terræ, ideoque res vestras falso appelletis, quas nec justi possidetis, et secundùm leges regum terrenorum amittere jussi estis; frustraque dicatis, nos eis congregandis laboravimus, cùm scriptum legatis labores impiorum justi edent, etc.

Le chevalier Isaac Newton, dans le quatorzième chapitre de ses remarques sur les prophéties de Daniel, a recueilli dans les ouvrages des pères un grand nombre de dogmes erronés, de cérémonies superstitieuses, de faux miracles débités par ces saints personnages. Il cite sur-tout pour exemples les deux SS. Grégoire de Nysse et de Nasianze, S. Cyprien, S. Jérôme, S. Basile, S. Chrysostôme, S. Athanase. «Les payens, dit Newton, trouvaient du plaisir et de l'amusement dans les fêtes de leurs dieux, et n'étaient nullement disposés à s'en priver; en conséquence Grégoire, pour faciliter leur conversion, institua des fêtes annuelles en l'honneur des saints et des martyrs; ainsi les fêtes des chrétiens furent inventées pour remplacer celles des payens. A la fête de Noël, l'on imagina de porter des guirlandes de lierre, de se réjouir et de faire bonne chère, pour que cette fête tînt lieu de saturnales et de bacchanales... L'amusement que fournissaient ces solennités augmenta le nombre des chrétiens et les fit décroître en vertus. S. Athanase, qui mourut en 373, écrivit un discours sur les religions des 40 martyrs d'Antioche; et lorsque les ossemens de S. Jean-Baptiste, qui faisaient tant de miracles, furent transférés en Égypte, S. Athanase les cacha dans le mur d'une église, afin, disait-il, qu'ils procurassent des avantages aux générations futures.»

S. Chrysostôme, dans une de ses homélies, exhorte les fidèles au culte des saints. «Peut-être, leur dit-il, vous sentez-vous exhaussés d'un grand amour pour ces martyrs; dans ce cas, tombons à genoux devant leurs reliques, embrassons leurs cercueils, car les tombeaux des martyrs ont un très grand pouvoir.»

En un mot cet illustre auteur prouve clairement que la plupart des dogmes et des cérémonies idolâtres enseignés et pratiqués par l'église romaine, ont été inventés et recommandés par les pères de l'église. Il remarque de plus que ces saints ont eu l'adresse de répandre la croyance aux prétendus miracles opérés par les reliques des martyrs et des saints42. Il fait en particulier mention de celui qui s'opéra dans Antioche, lorsque l'oracle d'Apollon fut réduit au silence, aussitôt que le corps de S. Babylas, martyr, fut enterré près du temple où l'on consultait ce Dieu. L'empereur Julien le pressant de satisfaire à ses questions, ne put en tirer autre chose sinon qu'il ne pouvait répondre à cause des ossemens du martyr Babylas, qui était enterré dans le voisinage.

[42] Quelques admirateurs des pères de l'église ont pris de l'humeur contre le chevalier Newton, parce qu'il avait dévoilé leur superstition, peut-être quelque chose de pire encore, que ces partisans ont voulu défendre: ceux qui ont lu ces apologies et les écrits des pères sans préjugé, sont en état de juger s'ils ont grandement réussi; quoiqu'il en soit, un homme d'esprit disait à ce sujet. «Qu'il n'avait point lu d'apologie pour les pères qui n'augmentât son aversion pour eux.»

S. Chrysostôme, qui rapporte ce dernier miracle, dit que Julien donna des ordres pour qu'on ôtât les os de S. Babylas afin qu'ils n'empêchassent plus Apollon de rendre ses oracles; mais qu'aussitôt que ces précieuses reliques furent entrées du faubourg de Daphné dans la ville d'Antioche, le tonnerre détruisit et la statue du Dieu et son temple. S. Chrysostôme emploie une homélie entière, et un très long discours qui la suit à haranguer au sujet de Babylas, et des miracles qui s'opéraient journellement par le moyen des reliques des martyrs, pour l'édification de l'église et pour confondre les incrédules, et il assure que ces miracles prouvaient la certitude de la résurrection. Ce qui vient d'être rapporté est dû au docteur Middleton, qui me fournit encore deux miracles rapportés par deux autres pères de l'église.

St. Grégoire de Nysse rapporte que St. Grégoire, surnommé le Taumaturge ou le faiseur de miracles, étant en voyage, fut forcé de se réfugier dans un temple payen fameux par les oracles qui s'y rendaient, et où les démons se montraient visiblement aux prêtres: mais le saint ayant invoqué le nom de Jésus, les mit tous en fuite; ayant fait un signe de la croix, il purifia l'air pollué par la fumée des sacrifices. Le matin du jour suivant, quand le prêtre vint pour remplir ses fonctions ordinaires, les diables se montrèrent à lui et lui apprirent que la nuit précédente ils avaient été chassés par un étranger et qu'il ne leur était point permis de revenir; il ne fut point en état de les rappeler, ni par ses enchantemens, ni par ses sacrifices. En conséquence le prêtre en fureur se mit à courir après Grégoire, et l'ayant atteint sur la route il le menaça de le maltraiter. Mais Grégoire méprisant ses menaces lui fit entendre qu'il avait un pouvoir supérieur à celui des démons, et qu'il pouvait les faire aller où il voulait. Le prêtre étonné de ce discours lui demanda pour preuve de ce qu'il disait qu'il les fît rentrer dans le temple d'où il les avait bannis. Grégoire le voulut bien et se contenta d'écrire un billet très court en ces mots: Grégoire à Satan, rentre. Le prêtre, chargé de ce billet, le plaça sur l'autel, et les diables reprirent possession de leur ancienne demeure.

St. Jérôme, qui passe pour le père de l'église le plus distingué pour son savoir et son jugement profond, nous dit, dans la vie de St. Antoine, premier ermite, qu'allant faire visite à un autre ermite nommé Paul, il rencontra d'abord un Centaure qui lui montra le chemin, et ensuite un satyre à pieds de chèvre dont le front était armé de cornes, qui lui fit amitié et qui se recommanda à ses prières, ainsi que tous ses confrères les satyres du pays.

St. Augustin dit positivement avoir vu en Éthiopie un peuple composé d'hommes sans têtes, ayant deux gros yeux sur la poitrine, et faits d'ailleurs comme les autres. Voyez, August. Sermones ad fratres suos in Eremo. Serm. 33, page 293.

Ou ces saints personnages ont cru les faits merveilleux qu'ils rapportent, ou ils ne les ont point crus: s'il les ont crus, il faut qu'ils aient été étrangement ridicules; s'ils ne les ont point crus, c'est au lecteur à décider du nom qu'on doit leur donner, et à juger combien on doit compter sur leurs récits. Cependant il n'est point difficile de deviner ce qu'on doit penser de la bonne foi de St. Jérôme, qui reconnaissant qu'un fait calomnieux débité sur les juifs par les chrétiens de Jérusalem était totalement improbable, ajoute néanmoins que l'on ne doit pas condamner une erreur qui a pour principe la haine pour les juifs et un zèle pieux pour la foi. Non condemnemus errorem qui de odio Judæorum et fidei pietate descendet. Dans un autre endroit, ce père fait entendre que dans les disputes de controverse dans lesquelles on se propose plutôt de remporter la victoire que de trouver la vérité, il était permis de se servir de toutes les fraudes qui pouvaient contribuer à vaincre son adversaire. On peut dire que l'exemple de ce grand saint est fidèlement suivi par la plupart des théologiens; ils semblent avoir très soigneusement banni la bonne foi de leurs disputes, dans lesquelles on ne trouve pour l'ordinaire que des subtilités, des sophismes et des pièges que ces querelleurs se tendent réciproquement. Il paraît encore qu'un grand nombre d'entre eux se sont proposé St. Jérôme pour modèle dans les invectives, les injures, les calomnies dont ils ont soin de se charger les uns les autres. En effet rien de plus atroce, de plus scandaleux, de plus opposé à la charité chrétienne que la façon dont ce père traite le pauvre Rufin qui avait le malheur de n'être pas de son avis; il lui prodigue les noms de serpent, de vipère, de démon, etc.; il le dévoue à Satan. Il faut convenir que de semblables modèles ne sont pas propres à inspirer ni la politesse, ni la modération, ni la charité aux jeunes théologiens qui puiseront des principes dans les ouvrages de ces docteurs.

Au reste St. Jérôme se rend justice à lui-même; il ne rougit point d'avouer et de vouloir justifier son caractère; il disait une chose et s'en dédisait ensuite; il argumentait pour et contre suivant les occasions et selon que la chose lui paraissait utile; il prétend autoriser sa conduite par l'exemple de St. Paul et de Jésus-Christ lui-même, qu'il représente comme se servant de toutes les armes qui se présentaient à sa main, sans avoir aucun égard pour la sincérité et la vérité, auxquelles il ne croit pas que l'on soit astreint dans la dispute.

Le savant Mosheim, quoique partisan très zélé du christianisme, a raison de craindre «que ceux qui iraient puiser des lumières dans les ouvrages des plus grands et des plus saints docteurs du quatrième siècle, ne les trouvassent tous sans exception disposés à tromper et à mentir, toutes les fois qu'ils croyaient que l'intérêt de la religion l'exigeait.» Cet auteur pouvait avoir assurément les mêmes craintes pour les docteurs des autres siècles; il aurait pu dire avec notre gavant Middleton: «Si ces pères plus récens déterminés par l'intérêt ou par un faux zèle ont pu répandre des mensonges avérés, ou si avec tout leur savoir ils ont pu être d'une crédulité assez honteuse pour croire eux-mêmes les contes absurdes qu'ils attestent, nous aurons des raisons pour soupçonner que les mêmes préjugés ont influé plus fortement sur les pères plus anciens, qui aux mêmes intérêts joignent encore moins de savoir, moins de jugement et plus de crédulité.» Voyez les Œuvres du docteur Middleton, Tome IV, pag. 113, 128 et 130.

Quoiqu'il en soit, on ne finirait pas si l'on voulait copier tous les miracles et les contes absurdes et ridicules rapportés gravement par Eusèbe, Théodoret, Sozomène, Évagrius et les autres historiens ecclésiastiques les plus accrédités. Ils nous prouvent ou la fourberie ou la crédulité de ceux qui racontent de pareilles fables. Au reste ces récits merveilleux se sont perpétués dans l'église romaine: pour s'en convaincre l'on n'a qu'à lire entre autres les conférences de Cassien, ouvrage rempli de prodiges et de miracles qui obligent d'admirer la force du fanatisme et l'étonnante stupidité des moines, c'est-à-dire, des plus parfaits chrétiens. On retrouve le même esprit dans la vie de St. François, fondateur d'un ordre nombreux, écrite par St. Bonaventure, qui l'a remplie de contes propres à faire rougir tous ceux en qui l'enthousiasme n'a pas complètement éteint les lumières du bon sens. Enfin nous trouvons le même fanatisme, la même crédulité, la même fourberie dans un grand nombre d'ouvrages publiés par les jésuites, qui depuis deux siècles ne semblent venus que pour plonger ou retenir les catholiques dans l'ignorance et la barbarie dont nos ancêtres se sont heureusement tirés. Telles sont les lectures dont on orne l'esprit des jeunes gens destinés à servir l'église romaine sous les ordres du pape! il ne faut point être surpris après cela si, à l'exemple des grands saints qu'on leur propose pour modèles, ils se font un mérite d'être fourbes, de mauvaise foi, intolérants et cruels; ou s'ils croient atteindre la perfection la plus sublime à force de fanatisme, d'extravagances et de crédulité. Voyons maintenant si les opinions qu'ils puisent dans les pères de l'église sont propres à les rendre plus sensés et plus vertueux.

SECTION II.

Exemples des opinions bizarres des pères de l'église.

Saint Justin, martyr, dans la vue de justifier le christianisme du scandale de la croix, observe très judicieusement que rien ne se fait dans le monde sans la croix; il cite pour exemple les mats des vaisseaux, la forme des charrues, les coignées et beaucoup d'autres outils des ouvriers: il ajoute que ce qui distingue l'homme d'une façon marquée des bêtes, c'est que quand il est debout il a la faculté d'étendre les bras et de former avec son corps la figure d'une croix, il observe qu'il porte au milieu du visage un nez formant une croix, au travers de laquelle il est forcé de respirer; il en conclut que le crucifiement de Jésus-Christ a été prédit par ces mots du prophète Jérémie, le souffle de nos narines, l'oint de l'Éternel a été pris dans leurs fosses.

Ce même père regardait le mariage comme une chose impure par sa nature. Nous voyons, dit-il, quelques personnes qui renoncent à l'usage illégitime de se marier, par lequel nous satisfaisons le désir de la chair. Dans un autre endroit, il prétend que le Christ a voulu naître d'une vierge dans la vue d'abolir l'acte de la génération qui est l'effet d'un désir vicieux et illicite, le seul désir charnel auquel le sauveur n'ait pas succombé.

Saint Irénée prétend que le serment est toujours une chose criminelle, en cela il s'accorde avec Saint Justin, martyr, comme il fait aussi sur l'article du mariage, qu'il assure n'avoir été permis par l'évangile qu'en faveur de la dureté des cœurs. Ce saint établit pour une règle générale que toutes les fois que l'écriture sainte rapporte une action sans la condamner, nous ne devons point la blâmer ou y trouver à redire, quelque odieuse qu'elle paraisse, mais qu'alors nous devons la regarder comme un type, ou une figure. C'est d'après ce principe qu'il justifie les incestes des filles de Loth et de Thamar; car, dit-il, nous ne devons pas prétendre être plus sages que Dieu. Rien de plus ridicule et de plus fastidieux que les argumens dont il se sert pour justifier les Israélites d'avoir volé les Égyptiens; il se fonde sur-tout sur le passage étrange qui se trouve au chapitre XVI, vers. 9 de St. Luc, où Jésus-Christ dit: faites-vous des amis dans le Ciel avec les richesses iniques, afin qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. «Car, dit St. Irénée, tout ce que nous acquérons, quoiqu'injustement, étant payens, si après notre conversion nous l'employons au service du Seigneur, nous sommes par là justifiés.» Conformément à cette doctrine nous voyons qu'en 1497, le pape donna ordre à Jean Giglis, évêque de Worcester «qu'il permît que l'on retînt les biens des autres de quelque manière que l'on s'en fût emparé, pourvu que l'on en donnât une certaine portion aux commissaires du pape ou à leurs substituts. V. Wharton's Anglia Sacra.» Au reste le clergé de l'église romaine semble avoir universellement adopté cette maxime; les prêtres et les moines ne font aucune difficulté de réconcilier à Dieu les voleurs et ceux-qui se sont enrichis par les rapines les plus criantes, pourvu qu'ils donnent une portion des biens qu'ils ont injustement acquis à l'église ou aux hôpitaux. Il paraît que c'est à cette belle doctrine qu'ont été dues anciennement les fondations de la plupart des couvens et monastères, faites par des seigneurs puissants et des princes, qui en mourant donnaient au clergé et aux moines une portion plus ou moins considérable de ce qu'ils avaient arraché aux hommes.

Voici comment saint Clément d'Alexandrie interprête l'aventure d'Abimelech qui de sa fenêtre aperçut Isaac badinant avec Rebecca. Abimelech, dit-il, ce roi curieux, représente la sagesse, qui est au-dessus de celle du monde. Rebecca représente la patience; or la sagesse considéra attentivement le mystère du badinage. Ô badinage divin! s'écrie-t-il. C'est le même que celui qu'Héraclite attribue à Jupiter, etc. Il dit encore qu'Abimelech est Jésus-Christ notre roi, qui du haut des cieux considère nos jeux, c'est-à-dire, nos actions de graces, nos louanges, nos transports d'allégresse, etc. Si on lui demande quelle est la fenêtre au travers de laquelle le Sauveur a regardé, il nous dira que c'est la chair par laquelle il s'est manifesté.

Ce père prescrit très rigoureusement le jeûne et l'abstinence des alimens, dont il assure que nous devrions nous servir que pour conserver la vie et nullement un vue de satisfaire nos appétis. D'où l'on voit que ces saints, ainsi que les moines leurs disciples, font consister en grande partie la religion dans des actions contraires à ce que Dieu prescrit à notre nature. Dieu commande au genre humain de croître et de multiplier, mais ces grands saints nous apprennent que le mariage est impur et illégitime; le créateur voulut attacher des désirs à notre nature et nous a donné les moyens de les satisfaire, néanmoins en les satisfaisant, même avec modération, il paraît que nous commettons un crime affreux!

Continuons pourtant à examiner les opinions de St. Clément d'Alexandrie. Nous ne devons pas, selon lui, nous livrer à la bonne chère, parce qu'il y a un certain diable très gourmand qui préside à la table, et c'est un des plus méchans démons. Il met au nombre des excès de manger du pain blanc, dont l'usage lui paraît efféminé, et qui change un aliment nécessaire en une volupté scandaleuse. Il ne permet pas aux jeunes gens de boire du vin, et condamne tous ceux qui en font venir des pays étrangers. Il proscrit la musique tant vocale qu'instrumentale, à moins que l'on ne voulût chanter des hymnes accompagnés de la harpe ou du luth. Il en veut sur-tout à la flûte, qu'il dit être plus convenable aux bêtes qu'aux hommes, et cela pour une raison très singulière, c'est, dit-il, parce que les biches en aiment le son, et parce que c'était l'usage de jouer de la flûte pendant que les étalons couvraient les jumens. Il blâme la mode de porter des guirlandes, et entre autres bonnes raisons, il prétend que c'est insulter Jésus-Christ et se moquer de sa passion, durant laquelle il portait une couronne d'épines. Il croit que les chrétiens sont obligés d'imiter ce que Jacob fit par nécessité lorsqu'il se servit d'une pierre comme d'un oreiller, action qui, selon St. Clément, fut si méritoire qu'elle rendit ce patriarche digne d'avoir une vision céleste. Il ne veut pas que l'on porte d'autre couleur que le blanc, la seule qui convienne à la candeur que doit avoir un chrétien, et dans laquelle Dieu, selon lui, s'est toujours montré. Quelles idées grossières et ridicules un tel homme devait-il avoir de la divinité! St. Clément déclame contre les miroirs, il prétend que c'est une idolâtrie de s'en servir, vu que Moïse a défendu de se faire des images. Il regarde l'usage de se faire raser la barbe comme un crime détestable, parce que la barbe sert à distinguer les deux sexes, joint à ce que tous les cheveux de notre tête sont comptés, et par conséquent les poils de la barbe le sont ainsi que tous les autres poils du corps. Il regarde les faux cheveux comme une impiété abominable; il n'eût pas fait grâce aux perruques s'il y en avait eu de son temps; il prétend que porter de faux cheveux c'est en imposer aux hommes et faire outrage à Dieu, vu que c'est l'accuser de ne nous avoir pas donné de cheveux assez beaux; il ajoute que lorsqu'un prêtre donne la bénédiction à une femme qui porte de faux cheveux en lui imposant la main sur la tête, ce n'est point elle qu'il bénit, parce que sa tête n'est point à elle. Il attribue l'apathie des Stoïciens à son vrai Gnostique, ou parfait chrétien, qu'il représente comme exempt de toute passion, comme insensible également au plaisir et à la douleur; il prétend que Jésus-Christ était ainsi, aussi bien que ses apôtres, après sa résurrection. Jésus-Christ, dit-il, n'avait besoin ni de boire, ni de manger pour nourrir son corps, et quand il le faisait, c'était uniquement pour ne point passer pour un esprit.

St. Cyprien était de la même opinion que St. Clément sur l'importante matière de la chevelure. Il assure qu'une femme qui colore ses cheveux gâte et corrompt l'ouvrage de Dieu, et se rend par là plus coupable qu'une adultère; il ajoute que c'est donner un démenti à Dieu qui a dit que l'on ne pouvait rendre blanc un cheveu noir. Après avoir observé qu'il est dit dans l'Apocalypse, que les cheveux du Sauveur étaient blancs comme de la neige et comme de la laine, voici comme il parle au femmes: «Quoi! dit-il, vous avez en horreur ces cheveux blancs qui vous font ressembler au Sauveur? Ne craignez-vous donc pas que votre créateur ne vous reconnaisse point au jour de la résurrection? Ne craignez-vous pas qu'avec le visage sévère d'un censeur il ne vous dise: Ce n'est pas là mon ouvrage, ce n'est pas là mon image? Vous avez pollué votre peau avec un fard trompeur; vous avez teint vos cheveux avec des couleurs adultères; vous avez détruit votre face par la fraude, votre figure est corrompue, votre port est totalement altéré. Vous ne verrez point Dieu puisque vous n'avez point les yeux que Dieu vous a faits, mais ceux que le démon a gâtés.»

St. Cyprien prétend que les fidèles doivent obéir implicitement aux ordres des évêques, choisis avec les formalités ordinaires, comme le seul moyen de prévenir les hérésies; il dit que quiconque leur désobéit, désobéit à Dieu lui-même, à moins que quelqu'un ne fût assez téméraire, assez insensé, assez sacrilége pour imaginer qu'un évêque puisse être établi sans l'approbation de Dieu, tandis que Dieu a dit lui-même qu'un passereau ne tombe point à terre sans sa permission. Dans un autre endroit il fait dépendre le salut du peuple de la validité de l'élection de son évêque, qu'il fait dépendre des mœurs de cet évêque. Dans ce cas les peuples ne sont-ils pas souvent en grand danger?

Tertullien condamne le métier de la guerre, tous les arts, tous les offices, toutes les professions, le commerce de toutes les choses dont les payens pouvaient faire un usage idolâtre. Il est encore bon d'observer que ce même Tertullien suppose formellement que Dieu est corporel. Qui est-ce, dit-il, qui niera que Dieu ne soit un corps, quoique Dieu soit un esprit? quis autem negabit Deum esse corpus, et si Deus spiritus?... Origène a insinué la même chose. ΑΣΩΜΑΤΟΣ, selon lui, signifie quelque chose de plus subtil que les corps grossiers. Beausobre, dans son histoire du Manichéisme, fait voir que les premiers pères de l'église avaient des opinions qui passeraient aujourd'hui pour très erronées sur la nature de la divinité, et suivaient en cela les sentimens de la secte philosophique dans laquelle chacun d'eux avait été élevé. Les uns en faisaient un feu intelligent; d'autres lui donnaient une figure et un corps; d'autres, et sur-tout les Platoniciens, en faisaient un être incorporel, dont tout était émané, qui pénétrait tout, et dans lequel tout était forcé de rentrer.

Lactance regarde tout commerce comme un effet de l'avarice, et comme peu convenable à la satisfaction, à la tranquillité, au mépris du monde qui doit régner dans le cœur d'un bon chrétien. Il blâme de même ceux qui placent leur argent à intérêt, quelque faible qu'il soit, ce qu'il regarde comme une espèce de vol. St. Chrysostôme est de son sentiment sur le commerce, il s'appuie d'un passage des pseaumes où David dit qu'il n'a point connu la marchandise. Lactance prétend encore qu'il n'est jamais permis d'ôter la vie à un homme, soit judiciairement, soit à la guerre, soit à son corps défendant.

St. Bazile est aussi de cet avis; il croit que tout homme qui en tue un autre, quelque juste raison qu'il ait de le faire, se rend coupable d'un meurtre; que tout laïque qui se défend contre un voleur, doit être excommunié, et qu'un prêtre doit être déposé; car, dit-il, suivant les paroles du Sauveur, celui qui se sert de l'épée périra par l'épée. Quoiqu'il soit très évident que ces docteurs ont été beaucoup trop loin, il est pourtant certain que l'on fait en général trop peu cas de la vie des hommes; les guerres si destructives et si peu nécessaires, les duels et les combats, sont sans doute des actions abominables; il paraît même qu'il y a de la cruauté à leur ôter la vie pour des vols: l'humanité ne semblerait-elle pas exiger qu'il n'y eût que l'assassinat, et un petit nombre d'autres crimes atroces, que l'on punît de mort? Un pareil châtiment réservé à de tels forfaits seulement, ne serait-il pas très propre à inspirer bien plus d'horreur pour eux?

St. Bazile pousse la patience chrétienne jusqu'à dire qu'il n'est point permis de plaider pour défendre ses droits. Il se fonde sur un passage de l'écriture où il est dit: si quelqu'un plaide contre vous pour avoir votre habit, donnez lui encore votre manteau. Il proscrit de plus l'usage du serment dans toute occasion. D'où l'on voit que les principes des Quakers ou Trembleurs sont plus anciens qu'on ne pense; cependant les hommes qui montrent la plus grande vénération pour les pères, méprisent les Quakers, parce qu'ils ont les mêmes sentimens que les pères?

Tertullien, que nous avons déjà cité, fait le procès à tous ceux qui acceptent des emplois publics, sur-tout dans les tribunaux; il les regarde comme incompatibles avec la profession du christianisme qui ne permet point de prendre part à la condamnation ou au châtiment d'aucun criminel, et cela parce que dans l'origine l'habillement des juges, la Prétexte, le Laticlave, les Faisceaux, etc., étaient en usage chez les idolâtres. Il fait de tous les magistrats les collègues des démons, qui sont, selon lui, les magistrats de ce monde. Quoique les pères fussent assez généralement de l'avis de Tertullien jusqu'au règne de Constantin, ils ne tardèrent pas à changer de style, et ils employèrent toute leur éloquence pour prouver que ce prince, étant chrétien, devait être le souverain légitime de l'univers.

St. Chrysostôme fait de grands éloges de la prudence d'Abraham et de la force qu'il eut de vaincre sa propre jalousie au point d'exposer la vertu de Sarah. Il exalte beaucoup la déférence et la complaisance de celle-ci pour son mari en consentant à un adultère pour lui sauver la vie. «Vous voyez, dit ce père, la proposition qu'il hasarde de lui faire et de quelle manière elle l'accepta. Elle ne refuse point, elle ne marque point de répugnance, elle se prête à son rôle admirablement dans cette comédie... Comment assez la louer pour avoir consenti, après une si longue continence et dans un âge si avancé, de livrer son corps à des barbares afin de sauver son mari?» Cependant l'âge avancé de Sarah, qui pouvait avoir alors soixante-cinq ans, devrait plutôt diminuer qu'augmenter le mérite de son action; vu que parmi ces barbares il pouvait y en avoir probablement de jeunes. On peut lui appliquer ce qu'un de nos poètes a dit plaisamment de Suzanne, dont la chasteté fut attaquée par des vieillards: Elle n'eût pas montré tant d'humeur s'ils eussent été plus aimables.

SECTION III.

Des interprétations absurdes que les plus anciens pères de l'église ont données de l'écriture.

Je me suis étendu plus que je ne comptais d'abord dans la section précédente, ainsi je vais tâcher d'être plus concis dans le présent article; je me bornerai à rapporter deux exemples de la façon dont deux des pères les plus distingués par leur savoir ont interprêté l'écriture.

St. Justin, martyr, nous apprend à plusieurs reprises que le talent d'interprêter les écritures saintes lui avait été accordé par une grâce spéciale de la divinité: voyons quelle preuve il nous fournira de cette faveur divine. «Écoutez, dit-il, comment Jésus-Christ, après avoir été crucifié, accomplit le symbole de l'arbre du paradis terrestre, et tout ce qui devait ensuite arriver aux justes. Car Moïse fut envoyé avec une verge pour délivrer son peuple; avec cette verge il partagea la mer, il fit sortir l'eau du rocher, et avec un morceau de bois il rendit douces les eaux qui étaient amères. Ce fut encore avec des bâtons que Jacob parvint à faire que les brebis de son oncle Laban produisirent des agneaux qui lui appartinrent à lui-même, etc.» Il continue sur le même ton à faire des allusions et il trouve la croix de Jésus-Christ dans tous les endroits de l'ancien testament où il s'agit de morceaux de bois; en suivant le même plan dans un autre endroit où il décrit le combat des Israélites avec Amalec, il dit «que lorsque Jésus, fils de Nun, conduisit le peuple à l'ennemi, Moïse fut en prières, ayant ses bras étendus en forme de croix; que tant qu'il demeurait dans cette posture, Amalec avait du dessous; mais que lorsqu'il cessait, son peuple avait le désavantage; car les Israélites ne remportèrent pas la victoire parce que Moïse priait, mais parce que tandis que le nom de Jésus était à la tête des troupes, Moïse représentait la figure de la croix.»

Origène, parlant des offrandes de paix, dit que la graisse est l'âme de Jésus-Christ, qui est l'Église de ses amis pour lesquels il a souffert la mort. Il est donc probable, selon lui, que quand on nous défend de manger de la graisse on veut nous dire la même chose que lorsque le Sauveur disait que nous ne devons point offenser le moindre de ceux qui croient en lui. Selon le même docteur le croupion, étant à l'extrémité du corps, est une figure de la perfection et de la persévérance dans les bonnes œuvres. L'estomac, qui appartenait aux prêtres, désigne un cœur rempli de sagesse, d'intelligence et de science divine, ou plutôt rempli de Dieu lui-même. Le prophète Jérémie prédisant la captivité de Babylone et ses suites, dit au nom du Seigneur: «Je ferai venir un grand nombre de chasseurs, et ils les chasseront de toutes les montagnes, de toutes les collines, et des creux des rochers.» Par les rochers Origène entend les prophètes, les apôtres et les saints anges. Pourquoi? parce que Jésus-Christ est appelé le roc, et par conséquent tous ceux qui l'imitent sont des rocs. Mais lorsque Dieu dit à Moïse: je te placerai dans la fente du rocher et tu me verras par derrière, mais tu ne verras pas ma face. Que croyez-vous, qu'Origène entende par cette fente? C'est la venue de Jésus-Christ, à l'aide de laquelle nous voyons les parties postérieures de la divinité.

Voilà la manière dont ce grand docteur interprète l'ancien testament: on pourrait rapporter un grand nombre d'explications semblables qu'il donne du nouveau testament, mais l'exemple suivant suffira pour en donner une idée. Lorsque le Sauveur opéra le miracle des cinq pains, il fit asseoir le peuple sur l'herbe. Devinerait-on qu'Origène dise qu'il le fit parce qu'Isaïe avait dit que toute chair n'est que de l'herbe? Ce n'est pas tout encore; en faisant asseoir le peuple sur l'herbe, le Sauveur voulut indiquer que nous devons soumettre la chair, et subjuguer sa propre sagesse, afin de participer au pain qu'il a béni. Le peuple fut rangé ou par centaines, parce que cent est un nombre sacré et consacré à Dieu à cause de son unité, ou par cinquantaines, parce que cinquante est le symbole de la remission43, suivant le mystère du jubilé qui se célébrait tous les cinquante ans; ou enfin à cause de la Pentecôte. Les douze corbeilles étaient les douze siéges sur lesquels les douze apôtres devaient s'asseoir pour juger les douze tribus d'Israël.

[43] Voyez Barbeyrac, Traité de la morale des pères, chap. VII, § 14 et suivans.

Il est bon d'observer qu'Origène a été durement censuré par plusieurs des pères de l'église pour ces interprétations absurdes de l'écriture; mais il faut remarquer en même tems que ceux qui l'ont le plus blâmé, tels que St. Jérôme, St. Chrysostôme, St. Augustin, St. Hilaire, St. Ambroise et St. Grégoire, sont souvent tombés dans les mêmes absurdités qu'ils reprochent à ce docteur.

Cependant si Origène a souvent allégorisé des passages de l'Écriture qui devaient être pris dans un sens littéral, il est certain qu'il en a pris beaucoup d'autres à la lettre qui auraient dû s'entendre allégoriquement. C'est ainsi que prenant à la lettre le passage de St. Luc où il est dit de ne point songer à la vie, ni de ce que l'on mangera, ni de ce dont on se vêtira, Eusèbe nous apprend qu'Origène n'avait qu'un seul habit, allait toujours nuds pieds, et ne songeait jamais au lendemain. Bien plus, ce pauvre homme prit à la lettre le passage qui se trouve dans le chapitre XIX, vers. 12, de St. Mathieu, où Jésus-Christ dit: il y a des Eunuques gui se sont faits eux-mêmes Eunuques pour le royaume des cieux; en conséquence il se priva de sa virilité.

Si à toutes ces interprétations ridicules des écritures que nous donnent les pères de l'église, aux faux miracles qu'ils rapportent, aux opinions extravagantes qu'ils débitent, nous joignons encore qu'ils ont presque toujours enseigné ou pratiqué la persécution toutes les fois qu'ils en ont eu le pouvoir et que les intérêts de leur parti l'exigeait, nous sentirons pourquoi les prêtres de l'église romaine se font un devoir de persécuter. Nous avons fait voir ci-devant jusqu'où les Athanases, les Cyrilles, les Chrysostômes ont porté l'esprit d'intolérance, la cruauté religieuse, la sédition. Dans certaines occasions St. Augustin s'est montré humain et pacifique, il disait aux Manichéens: «que ceux-là sévissent contre vous qui ignorent avec quelle difficulté l'on parvient à guérir l'œil intérieur de l'homme au point de pouvoir envisager son soleil». Mais depuis, ce grand saint a bien changé de ton; il prit l'esprit des évêques ses confrères et se déclara comme eux pour la violence et la persécution; en conséquence, Barbeyrac le qualifie de patriarche des chrétiens persécuteurs, vû qu'il fut le premier qui fit l'apologie de la persécution, et qu'il est l'auteur de tous les sophismes dont les théologiens se sont servis depuis pour défendre une conduite et des sentimens si contraires aux lumières du bon sens, à l'équité naturelle, à la charité chrétienne, à la bonne politique, à l'esprit évangélique. Ainsi c'est avec raison que Barbeyrac dit des saints pères, à Dieu ne plaise que nous prenions de tels docteurs pour nos maîtres et nos guides en matière de morale.

Il est aisé de sentir les effets que doit produire l'étude des ouvrages de ces hommes révérés sur les ecclésiastiques de la communion romaine et sur d'autres qui ont le même respect pour leurs décisions. Ne soyons point étonnés que ces pères soient regardés comme des oracles par les adhérens du pape, c'est à eux que sont dus la plupart des dogmes ridicules, des opinions abominables et des cérémonies superstitieuses dont la religion romaine est remplie: l'on a donc lieu d'être surpris de voir des théologiens protestans montrer pour eux la même déférence; cette façon de penser peut à la longue faire adopter aux protestans les mêmes illusions, les mêmes doctrines pernicieuses lorsqu'elles seront inculquées par des hommes stupides ou fripons. En conséquence, nous voyons que les protestans qui ont été les partisans les plus zélés des pères et qui ont voulu que l'on eût la plus aveugle soumission pour leur autorité, ont été généralement parlant les plus portés à la superstition, à des dogmes inintelligibles, à la persécution.

Il est encore facile de voir combien ces pères si vantés sont propres à étouffer, dans ceux qui les étudient, le goût de la vraie science, que la plupart de ces saints ont fortement décriée. Les théologiens, toujours animés du désir de dominer, n'ont en effet rien de mieux à faire que de détourner les esprits des hommes des objets importans, dont l'intérêt du clergé veut les occuper uniquement. Leur empire serait bientôt détruit si les laïques venaient à s'éclairer. En conséquence, nous voyons les plus grandes lumières de l'église s'élever avec force contre les sciences mondaines; S. Jérôme, dans son commentaire sur l'épître de S. Paul, montre un souverain mépris pour la géométrie, l'arithmétique, la musique; il veut qu'on s'en tienne à la science de la piété. S. Augustin dit pareillement que les bons chrétiens doivent mépriser l'astronomie et la géométrie, parce que ces sciences ne contribuent point au salut et ne servent qu'à jetter dans l'erreur. Ces deux sciences ont encore le malheur de déplaire à S. Ambroise, elles n'apprennent, selon lui, qu'à s'égarer. S. Grégoire, pape, s'est sur-tout signalé par un zèle vraiment barbare contre les ouvrages des anciens, qu'il a détruit, peut-être, plus encore que le calife Musulman, qui fit brûler les livres de la fameuse bibliothèque d'Alexandrie. Enfin le clergé romain, imbu des idées de ces pères, a suivi leurs traces, et par-tout où il en eut le pouvoir, il éteignit toutes les sciences, les arts et l'industrie, comme on peut sur-tout s'en convaincre en voyant la situation de l'Espagne et du Portugal.

SECTION IV.

Questions odieuses, ridicules et indécentes qui ont été agitées.—De la théologie scholastique.

Saint Thomas d'Aquin, communément nommé le docteur angélique, l'aigle de la théologie, parmi une infinité de questions impertinentes, a proposé les suivantes: Pourquoi Jésus-Christ ne s'était pas fait hermaphrodite? Pourquoi le Sauveur n'avait pas pris le sexe féminin? Si les saints ressusciteraient avec leurs intestins? Si Jésus-Christ est ressuscité avec la vésicule du fiel? S'il y aurait des excrémens en paradis?

Albert-le-Grand, qui fut le maître de Saint Thomas d'Aquin, emploie dans ses œuvres vingt-quatre chapitres à discuter les questions suivantes qui ont jadis grandement occupé les théologiens scholastiques: Si l'ange Gabriel est apparu à la vierge Marie sous la forme d'un serpent, d'un pigeon, d'un homme, ou d'une femme? Si cet ange se montra sous la forme d'un jeune homme ou d'un vieillard? Comment il était vêtu? Si son habillement était blanc ou de deux couleurs; si son linge était blanc ou sale? En quel moment il s'est montré? Si c'était le matin, à midi, ou le soir? Quelle était la couleur des cheveux de la vierge Marie? Si Marie était versée dans les arts libéraux ou mécaniques? Si elle avait des connaissances dans la grammaire, la réthorique, la logique, la musique, l'astronomie? etc., etc., etc.

S. Antonin, autre théologien scholastique du premier ordre, se propose les questions suivantes: Si la mère de Dieu, étant un homme, aurait pu devenir le père naturel de Jésus-Christ? Si Marie, étant enceinte et assise, Jésus-Christ était assis comme elle? S'il était couché lorsqu'elle-même était couchée?

L'on peut joindre à ces questions un grand nombre d'autres qui ont occupé les théologiens scholastiques; elles ne le cèdent point à celles qui ont été rapportées, en impertinence et en indécence, au point que nous nous croyons obligés de les rapporter en latin. Les voici:

[44] Le lecteur observera que Sainte Brigitte, au VIe livre de ses révélations ou rêveries, dit que la vierge Marie lui a dit que peu de temps avant son assomption elle avait confié le saint prépuce de son fils à St. Jean. On dit que cette précieuse relique est actuellement gardée dans l'église de St. Jean de Latran, à Rome, où tout les ans, durant la semaine de Pâque, on l'expose à la vénération des fidèles. Cependant le cardinal Tolet assure que ce prépuce fut jadis volé de cette église et fut transporté à Calcata, en Italie, où il fit de grands miracles. Plusieurs villes d'Allemagne prétendent néanmoins le posséder, et le pape Innocent III n'osa pas décider cette importante question. Voyez le IIe discours du docteur Stillingfleet.

Telles sont les questions impudentes qui ont long-tems occupé les théologiens!

Jettons maintenant un coup d'œil sur les pieuses extravagances et les notions fanatiques dont les personnages les plus dévôts de l'église romaine ont rempli leurs ouvrages; je n'en rapporterai que quelques exemples choisis, tirés du livre des maximes des saints, dont le célèbre Fénélon, archevêque de Cambray, est l'auteur.

«La pureté de l'amour divin, selon S. François de Sales, consiste à ne rien vouloir pour soi-même, à ne chercher que le bon plaisir de Dieu, au point de préférer, si c'était son plaisir, les tourmens éternels à la gloire.» Le même saint dit que, s'il savait que sa propre damnation plût un peu plus à Dieu que son salut, il quitterait son salut pour courir à la damnation... Il dit encore ailleurs: «Je n'ai presqu'aucuns désirs, mais si j'avais à renaître, je voudrais n'en avoir point du tout. Si Dieu venait à moi, j'irais aussi à lui, s'il ne voulait point venir à moi, je me tiendrais tranquille et je n'irais point à lui».

Fénélon nous apprend que les ouvrages des saints les plus estimés des derniers siècles se sont remplis de semblables expressions, qui toutes se réduisent à dire que l'on ne doit plus avoir de désirs intéressés, pas même pour le mérite, la perfection ni pour le salut éternel; il ajoute qu'il n'y a point d'équivoques là-dessus, et que c'est le langage des pères, des docteurs de l'école et de tous les saints.

Une âme désintéressée, dit S. François de Sales, n'aime point les vertus, parce qu'elles sont belles et pures, ni parce qu'elles sont aimables, ni parce qu'elles ornent et rendent aimables ceux qui les pratiquent, ni parce qu'elles sont méritoires et rendent l'homme digne des récompenses éternelles, mais uniquement parce qu'elles sont la volonté de Dieu.

Le mariage spirituel, dit Fénélon, unit immédiatement l'épouse avec l'époux, essence avec essence, substance avec substance, c'est-à-dire, la volonté à la volonté à l'aide de cet amour pur dont il est question. Alors Dieu et l'âme ne font qu'un même esprit, de même que dans le mariage l'époux et l'épouse ne font qu'une même chair.

Les Soliloques de S. Augustin, sont remplis d'un pareil langage enthousiaste et inintelligible que le fanatisme prend pour de la dévotion, et qui n'est réellement qu'un galimathias extravagant. S. Antoine, hermite, avait coutume de dire que pour que la prière fût parfaite, il fallait que celui qui prie ne s'entendît pas lui-même.

Que dirons-nous des dévotions mystiques d'une sainte Thérèse, qui s'est rendue fameuse par sa ferveur, ses visions et ses extases, ses amours avec Jésus-Christ? Il est vrai que cette sainte nous apprend elle-même la vraie cause de sa dévotion. Elle nous dit que ceux qui l'environnaient, craignaient souvent qu'elle ne fût folle, tant était grande sa mélancolie et ses vapeurs, qui l'empêchaient souvent de prendre aucun repos, soit la nuit, soit le jour.

L'on peut en dire autant de la fameuse sainte Catherine de Sienne, et de sainte Marie-Madelaine de Pazzi, qui toutes deux ont prétendu avoir eu l'avantage d'épouser Jésus-Christ. Au reste, il est aisé de sentir de quelle nature était le mal qui tourmentait ces malheureuses créatures. L'état de vapeurs et de mélancolie où ces saintes se trouvaient fréquemment était un effet très naturel de leurs austérités, de leurs jeûnes, de la retraite où elles vivaient enfermées dans leurs couvens: il n'en faut pas davantage pour rendre parfaitement insensées de pauvres filles que la nature avait sans doute pourvues d'un tempéramment ardent et d'une cervelle très faible, empoisonnée par des instructions fanatiques et des exemples qui leur faisaient prendre l'enthousiasme le plus insensé pour la vraie piété.

Quoiqu'il en soit, il faut avouer que, quand les hommes sont imbus de maximes d'une religion fanatique, et veulent la professer, ils ne peuvent se dispenser de devenir des fanatiques et des fous, et que la lecture des vies des saints révérés par une religion absurde, cruelle et persécutante, est très propre à corrompre et l'esprit et le cœur de ceux qui s'en nourrissent. Tels sont les effets que doivent produire sur les ecclésiastiques et les moines de l'église romaine, les légendes, la lecture de l'histoire ecclésiastique, la théologie scholastique et les ouvrages des pères.

RÉFLEXIONS SUR LES PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES ET SUR LES MOYENS DE LES PRÉVENIR.

SECTION PREMIÈRE.

De l'absurdité et de l'injustice de la persécution.

On peut voir par tout ce qui a été dit précédemment de la cruauté religieuse, que sur-tout les ecclésiastiques ont été continuellement les boutefeux du christianisme, et ont allumé parmi les chrétiens les bûchers de la persécution; l'histoire et l'expérience journalière confirment suffisamment cette vérité; un grand nombre qui prétendaient se dévouer entièrement au service de la religion, ont fait de ce qu'ils appellent la maison du Seigneur une caverne de voleurs et de meurtriers; ils ont pillé et détruit les peuples; ils ont ravagé des villes opulentes, ils ont changé des pays fertiles en de vastes déserts.

Il est vrai que les souverains et les magistrats, contre toutes les règles du bon sens, de la saine politique, de l'humanité, de la religion même, se sont laissés persuader, ou même, ce qui est plus honteux, se sont trouvés forcés de leur prêter des secours pour opprimer, tourmenter et détruire leurs propres sujets, des citoyens, des chrétiens. N'est-il pas bien étrange que les princes et ceux qui exercent leur autorité, ne voient pas que dans l'œuvre infernal de la persécution, ils ne sont que les vils instrumens des prêtres avides et sans pitié?

Quels motifs ont induit les gens d'église à jouer un rôle si fameux? Par quels moyens sont-ils devenus assez nombreux pour prendre un si grand ascendant dans le monde chrétien? Qu'est-ce qui les a mis en état de persécuter et de tyranniser d'une façon si cruelle? C'est ce que nous avons suffisamment développé ci-devant; cependant nous allons encore analyser ces causes d'une façon plus particulière, dans l'espérance que cet examen pourra conduire à la découverte des remèdes que l'on pourrait opposer à un mal aussi terrible que la persécution pour cause de religion.

Avant d'aller plus loin, il est bon de remarquer que comme le clergé catholique romain s'est sur-tout distingué par ses persécutions atroces et anti-chrétiennes, c'est lui que nous aurons principalement en vue dans les choses que nous dirons par la suite.

Quant aux motifs qui excitent les prêtres à la persécution, il est très nécessaire de distinguer les motifs fictifs et prétendus de ceux qui sont réels: leurs motifs prétendus sont un grand amour pour le bien-être du genre humain, qui les porte à contraindre tous ceux qu'ils ne peuvent persuader d'entrer dans le giron de l'église, et de les forcer de croire et de penser uniformément sur la religion, et de la pratiquer de la même manière; projet bien sensé (sans doute), et dont il est très facile de se promettre l'exécution! Les prêtres prétendent par là rendre les hommes agréables à Dieu et les conduire au salut éternel.

Il est difficile de décider si ce projet ou ce système est plus absurde et plus insensé, que tyrannique et méchant. En effet est-il rien de plus extravagant que d'imaginer qu'il soit possible d'amener tous les hommes à la même façon de penser sur des points abstraits, métaphysiques, inintelligibles, tels que sont la plupart des dogmes de la religion, ou telle qu'on s'est efforcé de la rendre? En supposant la chose possible, la violence serait-elle donc un moyen d'y parvenir? La force et la compulsion ne sont-elles donc pas propres à faire naître l'aversion plutôt que la confiance? La violence peut bien faire et fait souvent des hypocrites; mais a-t-elle jamais opéré des conversions sincères? L'hypocrisie et la mauvaise loi peuvent-elles être agréables au Dieu de la vérité?

D'un autre côté, en tourmentant les corps des hommes, en leur faisant éprouver des supplices, peut-on se flatter de changer les sentimens de leurs âmes? Voyons combien ces moyens sont admirablement adaptés à leur fin. Si un homme doute d'un article de foi que l'église a jugé à propos d'établir, son esprit sera-t-il plus éclairé quand on jettera son corps dans un sombre cachot? Si ce premier moyen ne réussit pas, on n'aura qu'à le mettre à la torture, et pour remédier au défaut de son entendement, ne sera-t-on pas bien avancé en lui disloquant les membres? Ne sera-ce pas une méthode sûre de le convaincre, que de lui distendre tous les muscles et les nerfs, et de lui faire éprouver des douleurs recherchées? Si malgré tout cela il continue à ne pas croire ce que vous voulez, par compassion pour son âme, faites-lui souffrir la mort la plus cruelle, par là vous empêcherez que jamais il ne puisse se convertir; d'ailleurs, suivant les idées des inventeurs de ces beaux systèmes, des persécuteurs, des assassins religieux eux-mêmes, vous les précipiterez pour toujours dans des malheurs éternels.

Si ces prétendus moyens de convaincre l'esprit en tourmentant le corps et de propager la religion en détruisant les hommes, sont d'une extravagance et d'une absurdité démontrées, ils ne sont pas moins tyranniques et abominables.

Les hommes ont des priviléges et des droits inhérens à leur nature, que l'on ne peut leur ôter sans leur arracher la vie. Deux de ces principaux droits sont de penser à leur manière en matière de religion et de suivre leur conscience. S'il se trouve des gens qui pensent que d'autres se trompent ou sont dans l'erreur là-dessus, c'est montrer de la charité que de tâcher par ses conseils et ses raisons de les remettre dans le bon chemin. Mais toutes les tentatives que l'on peut faire pour violer ces priviléges sont absurdes, parce qu'elles sont impossibles; elles sont tyranniques, parce qu'elles sont injustes: ni le souverain ni le clergé ne peuvent avoir le droit de persécuter.

C'est une oppression très odieuse que d'emprisonner un homme à cause de sa croyance religieuse, ou, pour parler exactement, personne n'a le droit d'en user de cette manière; le condamner à l'amende ou confisquer ses biens pour ce sujet, c'est un vol; le mettre à mort parce qu'il ne veut point agir contre sa conscience, c'est commettre un assassinat. Est-il rien de plus abominable que cette conduite? Cela posé, l'on voit qu'il est très difficile de décider si la persécution pour cause de religion est plus insensée que criminelle.

Il n'y a qu'une impudence effrénée qui puisse justifier une conduite si criminelle, et la couvrir du prétexte de l'amour du genre humain, et de procurer aux hommes le bien-être, et dans ce monde et dans l'autre. Cette fourberie est si palpable, qu'elle n'est faite pour en imposer qu'à des hommes aveuglés par l'ignorance et la superstition. Il est évident que ces motifs ne peuvent être réels; voyons donc quels peuvent être les motifs véritables.

Un tempéramment cruel et sombre, aigri et envenimé par les passions les plus nuisibles, telles que la méchanceté, l'envie, l'avarice, l'orgueil, l'ambition, le désir de dominer et de tyranniser les autres, auxquelles on peut encore joindre les délires de l'enthousiasme et du fanatisme: voilà les vrais motifs qui excitent à persécuter, et quand ils sont combinés avec un grand fond d'hypocrisie, ils rendent complet le portrait d'un persécuteur.

Il est évident que les plus violens persécuteurs ont été souvent les hypocrites les plus consommés; plusieurs d'entr'eux n'avaient aucune religion. Nous en avons des preuves dans un grand nombre de membres du clergé romain: des papes, des cardinaux, des inquisiteurs et des princes, ont visiblement persécuté pour une religion qu'ils ne croyaient pas. Tout le monde sait le mot de Léon X au cardinal Bembo: Combien nous est profitable cette fable de Jésus-Christ! disait ce prince des persécuteurs et ce vicaire du Christ; cependant de son temps l'on voyait par-tout fumer les bûchers des hérétiques.

SECTION II.

Des sources de l'insolence et du pouvoir des prêtres de l'église romaine.

Après avoir fait voir que les gens d'église ont toujours été les promoteurs et les trompettes de la persécution parmi les chrétiens; après avoir fait connaître les motifs réels qui les ont animés; nous allons examiner les moyens par lesquels les ecclésiastiques sont devenus si nombreux, et ont pris un si terrible ascendant dans la chrétienté.

Pour considérer la chose dans son vrai point de vue, il faut faire attention que les chrétiens admettent d'une façon bien plus décidée que ne faisaient les juifs le dogme de l'immortalité de l'âme, et celui des peines et des récompenses de la vie future. Les payens sur-tout n'avaient là-dessus que des notions traditionnelles et des idées vagues, qui les laissaient dans une sorte d'incertitude sur ces dogmes obscurs. Mais lorsque l'évangile eut promulgué le dogme de l'immortalité de l'âme, et quand une grande partie du genre humain fut parvenue à croire fermement que l'on pouvait être pour toujours heureux ou malheureux au sortir de la vie présente; cette notion, comme de raison, produisit de grandes inquiétudes dans tous ceux qui l'adoptèrent; pour lors les ignorans s'adressèrent à ceux qu'ils crurent plus instruits qu'eux-mêmes, et leur demandèrent ce qu'il fallait faire pour être sauvés. Cela aurait pu fournir à ceux qui se voyaient consultés une belle occasion de leur dire que ce monde n'était qu'un passage, un séjour d'épreuves; que les hommes parviendraient à être heureux dans l'autre monde s'ils pratiquaient la justice, la tempérance, la charité, s'ils vivaient en paix les uns avec les autres, s'ils cultivaient leur esprit par la réflexion, s'ils adoraient Dieu en esprit et en vérité, mais qu'ils se rendraient éternellement malheureux s'ils vivaient dans le crime, le désordre et la crapule.

Il est vrai que l'on dit quelque chose de semblable aux hommes, et qu'on leur recommande la pratique de ces devoirs; mais au lieu de s'attacher uniquement à cette religion naturelle, raisonnable, bienfaisante, des fourbes et des pervers, après avoir gagné la confiance des peuples, inventèrent des fables absurdes et improbables, imaginèrent des dogmes incompréhensibles, qu'ils ordonnèrent de croire sous peine de la damnation éternelle. Plus ces dogmes furent incroyables, et incompréhensibles, plus on attacha de mérite à les croire: les mêmes imposteurs y joignirent encore une multitude de rites, de pratiques, de cérémonies, d'inventions dont ils prévirent très bien qu'ils pourraient tirer un grand profit.

La plupart de ces dogmes obscurs, de ces cérémonies, de ces fraudes datent des tems d'ignorance et de superstition. Ce fut alors qu'on enseigna aux hommes des doctrines effrayantes propres à les soumettre sans réserve à l'autorité de leurs prêtres. Ce fut alors qu'on leur parla du purgatoire; mais on leur apprit en même temps que l'on pouvait s'en racheter, et qu'en faisant des largesses à l'église, celle-ci pouvait faire cesser les tourmens que la divinité faisait éprouver aux âmes des parens et amis, et s'en délivrer soi-même. Ce fut alors qu'on persuada aux hommes qu'il fallait se confesser de ses péchés à un homme pécheur, qui prétendit avoir reçu du ciel la faculté de les remettre, en vertu du pouvoir des clefs donné à l'église par Jésus-Christ, qui s'est engagé à confirmer toutes ses sentences lorsqu'il promit à ses apôtres que tout ce qu'ils auraient lié ou délié sur la terre, serait lié ou délié dans les cieux. Enfin, pour combler la mesure de l'insolence, de l'effronterie, de l'impiété sacerdotale, ainsi que celle de l'extravagance, de l'imbécilité, de la crédulité des laïques, le clergé imagina une absurdité religieuse qui surpassa toutes celles du paganisme; il persuada à des hommes raisonnables que les prêtres avaient le pouvoir de faire le Tout-Puissant, de créer le créateur de l'Univers, de l'avaler eux-mêmes, et de le donner à manger aux autres: et pour que les prêtres parussent être de la plus grande utilité pour le genre humain, et par-là prendre un grand ascendant sur lui, ces mêmes prêtres enseignèrent qu'à moins que la bonne intention du prêtre ne fût jointe à ce repas céleste, il ne pouvait procurer aucun avantage à ceux qui y participaient45.

[45] Si quelqu'un doutait que l'église de Rome enseigne réellement cette doctrine de la nécessité de l'intention du prêtre pour que le sacrement de l'Eucharistie sortisse son effet, il n'aura qu'à consulter l'Histoire du concile de Trente, par Dupin, tome I, page 156, où l'on voit que cet article de foi fut établi aux conciles de Florence et de Trente. Cependant quelques catholiques français, ainsi que Dupin lui-même, ne sont point de cet avis.

Ces opinions, crues malheureusement par le vulgaire, subordonnèrent entièrement les laïques au clergé dans tout ce qui concernait le salut éternel46. Cette soumission des laïques pour les prêtres ne pouvait manquer de rendre ceux-ci très orgueilleux et très insolens. Ne soyons donc point surpris du propos qu'un jésuite espagnol tint au duc de Lerme. C'est vous, lui dit-il, qui me devez du respect, puisque j'ai tout les jours votre Dieu dans mes mains, et votre reine à mes pieds. Un évêque, qui sans doute a le droit d'être plus insolent qu'un prêtre du commun, fit savoir à une impératrice qu'il n'irait pas la voir à moins qu'elle ne promît de se prosterner devant lui pour recevoir sa bénédiction, de se tenir debout pendant qu'il serait assis, jusqu'à ce qu'il lui eût donné la permission de s'asseoir elle-même. V. les remarques du Dr. Jortin sur l'histoire ecclésiastique, vol. I, pag. 234. Nous trouvons encore que des prêtres ont osé dire qu'un évêque est un Dieu sur terre, qu'il est un roi bien au-dessus des rois temporels, auxquels il a le droit de commander. Nous voyons un pape assurer «qu'il est lui-même juge de tous les hommes et qu'il ne peut être jugé par personne; que les grands monarques ne sont que ses esclaves, tandis qu'il est le roi des rois, le monarque du monde, le seul, seigneur et gouverneur des choses temporelles et spirituelles; qu'il est établi souverain de tous les royaumes et de toutes les nations; que son pouvoir est au-dessus de tout pouvoir, qu'il fallait indispensablement lui être soumis pour pouvoir être sauvé.» Voyez Bower, hist. des papes, vol. I, pag. 215.

[46] On fait croire aux Moscovites que, lorsqu'ils meurent, pour être admis dans le ciel, il est bon qu'ils prennent un certificat signé ou scellé par le patriarche ou l'évêque: en conséquence lorsqu'on enterre un mort on lui met entre les mains un passeport pour le ciel, dans lequel on atteste qu'il a vécu et qu'il est mort en bon chrétien de la religion grecque, qu'il s'est confessé, qu'il a été absous et a reçu le sacrement de l'Eucharistie; qu'il a rendu à Dieu et à ses saints le culte qui leur était dû. V. la Religion ancienne et moderne des Moscovites, page 139. Les jésuites et beaucoup d'autres moines de l'église romaine sont dans l'usage d'expédier de semblables passeports à ceux qui veulent bien les acheter.

Alain de la Roche, moine dominicain, ne fait pas difficulté de dire que le pouvoir d'un prêtre surpasse celui de Dieu lui-même; il se fonde sur ce que Dieu employa une semaine entière à la création du monde et à son arrangement, tandis qu'un prêtre à chaque fois qu'il dit la messe à l'aide de deux ou trois paroles peut produire non une créature, mais l'être suprême et incréé qui est l'origine de toutes choses. Voyez son traité de dignitate et excellentiis sacerdotum.

SECTION III.

De la crédulité.—Les gens d'esprit sont souvent dupes des préjugés du vulgaire.

Quoique le dogme de la Transubstantiation dont nous venons de parler, ainsi que plusieurs autres articles de foi de la même trempe, ait pris naissance dans des temps d'ignorance et de ténèbres47, cependant le monde en s'éclairant n'a pas renoncé à ses anciennes folies, et cette doctrine est encore reçue par un très grand nombre d'hommes et même de personnes savantes et raisonnables sur toute autre matière qui ne cessent d'être les dupes de leurs honteux préjugés; ce qui nous prouve combien peu l'on doit compter sur les hommes en matière d'opinions religieuses.

[47] Pascase Rabbert, abbé de Corbie en France, au commencement du neuvième siècle, fut le premier qui soutint le dogme de la transubstantiation. Mais ce ne fut que vers le milieu du onzième siècle que cette doctrine fut confirmée par l'autorité du pape, qui décida que ceux qui refusaient de l'admettre, étaient des hérétiques à brûler. Cette opinion fut vivement combattue par Béranger, archidiacre d'Angers: depuis elle est unanimement adoptée par tous les catholiques romains.

L'église romaine, outre le privilége de faire son Dieu, se vante aussi de faire des miracles; mais le plus grand des miracles qu'elle ait jamais opéré est celui d'être parvenue à faire croire aux hommes une absurdité aussi palpable et aussi grossière que le dogme de la Transubstantiation. Cependant essayons si l'on ne pourrait pas rendre raison de ce phénomène surprenant sans recourir au miracle.

Rien n'agit si fortement sur l'esprit des hommes que l'éducation, le fanatisme, le préjugé. La crainte de faire de mauvaises affaires en ce monde et d'être damné dans l'autre, empêche souvent d'examiner ce qu'on dit de croire, et même de douter des prétendues vérités que l'église enseigne. En effet si des personnes, je ne dis pas éclairées, mais même douées du bon sens le plus ordinaire, osaient réfléchir à cette doctrine ainsi qu'à beaucoup d'autres impostures sacerdotales, elles ne manqueraient pas d'en démêler la fausseté. Mais les gens qui ont les yeux les plus perçans consentent souvent à fermer les yeux, et à les laisser couvrir d'un bandeau, ils cessent de voir et ne distinguent pas plus les objets que s'ils étaient aveugles-nés.

De plus ce serait bien peu connaître la nature humaine que d'imaginer que les personnes les plus éclairées soient exemptes de faiblesses; celles-ci ne se montrent jamais d'une façon plus marquée que dans la cruauté religieuse, pour laquelle les hommes du plus grand génie ne sont souvent que des insensés et des stupides. Que de preuves étonnantes de science, de sagesse, de jugement, ne trouvons-nous pas dans un grand nombre de payens? Cependant beaucoup d'entre eux étaient aussi esclaves de la superstition que le peuple imbécille, et adoraient comme lui le bois et la pierre, ils croyaient, comme lui, les fables les plus ridicules; ils se soumettaient, comme lui, aux rites et aux cérémonies les plus extravagantes de la religion.

Combien parmi les modernes d'hommes habiles, distingués par leurs connaissances et leur savoir, ont-ils écrit et sonné le tocsin de la persécution, pour forcer les nations à croire des doctrines opposées au bon sens? Quel scandale ne résulte-t-il pas pour le christianisme qui leur faisait ainsi renoncer aux lumières de la nature, de la raison, de l'humanité! Nous avons fait voir que ce furent communément de très grands saints qui furent les plus grands incendiaires; ce furent des saints qui jouèrent dans l'église le rôle de la discorde et des furies. Il est vrai que dans plusieurs de ces saints la plus grande preuve de leur délire fut d'avoir voulu écrire; à moins qu'on ne supposât que des fripons ont pris leurs noms pour faire passer des opinions absurdes et détestables qu'ils avaient intérêt de faire croire aux hommes: dans ce cas il faut convenir qu'ils ont parfaitement réussi.

Est-il donc surprenant que des hommes savans et de beaucoup d'esprit puissent déraisonner comme les ignorans et les sots, quand ils s'occupent de choses qui ne sont point fondées sur la nature, et dans lesquelles la science ou la raison ne peuvent point les guider? Ou bien si des gens sensés veulent bien se laisser guider par des fripons, est-il bien étonnant de les voir s'égarer? En effet parmi les savans théologiens nous en voyons beaucoup qui sont bien plus occupés de se remplir la tête des opinions des autres, que du soin de penser par eux-mêmes; les personnes qui ont beaucoup de science et d'érudition et peu de jugement et d'esprit, se suivent communément les uns les autres comme les bêtes de somme; et nous trouvons pour l'ordinaire qu'ils ne savent tirer aucun fruit des connaissances dont ils se sont vainement surchargés.

Comme les hommes qui ont le plus de talens et de lumières sont sujets à des faiblesses, ne sont point exempts des préjugés dont les autres sont imbus, tombent dans des erreurs grossières et les poussent même plus loin, il est plus difficile de les remettre dans le bon chemin que les ignorens eux-mêmes. Fontenelle dit avec raison, que «quand les philosophes s'entêtent une fois d'un préjugé, ils sont plus incurables que le peuple lui-même parce qu'ils s'entêtent également et du préjugé et des fausses raisons dont ils le soutiennent.» Il rapporte à ce sujet l'histoire connue de la dent d'or d'un enfant de Silésie, sur laquelle les savans disputèrent beaucoup, jusqu'à ce qu'un orfèvre eût découvert que cette dent avait été, par fraude, recouverte d'une feuille d'or. V. l'histoire des oracles, chap. 4 et 8. L'histoire de cette dent d'or est celle de toutes les disputes de controverse qui s'élèvent dans la religion.

Quel exemple plus frappant du pouvoir de l'illusion sur les hommes les plus sensés que les oracles du Paganisme, et la croyance à la magie, qui furent jadis adoptés également par les grands et les petits, les savans et les ignorans, les philosophes et les femmelettes! Ces oracles partaient de divinités qui n'avaient jamais existé que dans l'imagination des poètes, et les opinions sur la magie dans l'imagination des sots ou dans l'adresse des imposteurs. Les chrétiens reconnaissent que les oracles des payens n'étaient point dus à la divinité, mais plusieurs d'entre eux les attribuent au démon, tandis qu'il est évident qu'ils étaient dus à la fourberie des prêtres. Beaucoup de chrétiens dévots ont bien de la peine à se dégager du préjugé des revenans, des esprits, des apparitions, des visions, etc.; ils y voient des preuves de la résurrection, de l'existence d'un Dieu et de la distinction des deux substances dans l'homme.

Que dirons-nous, en effet, d'un de nos grands théologiens (le dr. Barrow), qui se sert de ces apparitions pour prouver l'existence de la divinité et celle de l'âme distinguée du corps? «Ces choses, dit-il, sont prouvées par les opinions et les témoignages du genre humain sur les apparitions dont les anciens poètes et les historiens ont parlé si souvent, et sur le pouvoir que l'on supposait aux charmes et aux enchantemens, qui devaient être les effets de quelque puissance invisible; c'est de là que sont venues toutes les idées sur la magie, les sortiléges, sur les pactes avec les esprits malins; vouloir les regarder comme des illusions, ce serait accuser le genre humain d'une stupidité et d'une crédulité très extravagante pour lui. Ce serait accuser la plupart des législateurs de fourberie et d'extravagance; ce serait accuser un grand nombre de tribunaux de cruauté et de sottise; enfin ce serait accuser un trop grand nombre de témoins ou de folie ou d'une malice extrême». Voyez Barrow's Works, vol. I, p. 398 et suiv.

D'où l'on voit que les théologiens ne sont pas difficiles sur le choix des preuves dont ils se servent pour appuyer leurs opinions. En effet, n'en déplaise au docteur Barrow, on pourrait légitimement et sans faire tort aux personnes dont il cite le témoignage, les accuser ou de friponnerie, ou de sottise, ou de malice, ou de mauvaise foi. On pourrait lui dire que toutes les opinions et les témoignages en faveur des conjurations, des enchantemens, des sortiléges, ne sont dus qu'à l'ignorance, à une crédulité excessive, à des prestiges, à de mauvais desseins. Ne voyons-nous pas qu'une multitude de créatures innocentes à la honte des tribunaux qui les jugent et des souverains qui font des loix, ont été injustement mises à mort pour des crimes prétendus dont il était impossible qu'elles fussent coupables? Ces infamies n'ont-elles pas continué même dans notre nation, jusqu'à ce que notre parlement, par un acte récent, eût anéanti ces loix aussi folles que cruelles48?

[48] Keyffler, dans ses Voyages, dit que ce sont les Génevois qui les premiers dans l'Europe ont aboli l'usage des procédures criminelles contre les sorciers; depuis 1652 personne n'a été chez eux condamné à la mort pour sorcellerie. Voyez tome I, p. 174.

A l'égard de la preuve que l'on tire des sortiléges pour prouver l'influence des esprits malins sur les esprits des hommes; les méchancetés que ceux-ci exercent, sur-tout en faveur de la religion, prouvent qu'ils n'ont pas besoin du diable pour pousser le crime à l'excès. L'on prétend encore que les contes d'apparitions et de revenans servent à appuyer le dogme de la résurrection, de l'immortalité de l'âme, etc.; mais nous répondrons à ceux qui se servent de pareilles preuves, que c'est affaiblir une cause, quelque bonne qu'elle puisse être, que de l'étayer par de semblables puérilités.

Si tant d'absurdités ont été presque universellement adoptées par le genre humain et crues par des personnes sages, éclairées et sensées d'ailleurs, nous ne devons trouver ni miraculeux ni surnaturel que des dogmes tels que celui de la Transubstantiation, ainsi, que beaucoup d'autres pareils, aient trouvé dans des génies profonds des défenseurs ardens, et dans les peuples stupides, des adhérens aveugles, capables de se prêter à toutes les extravagances et à toutes les cruautés qui leur étaient conseillées par leurs prêtres, sans jamais entendre un mot du fond de la question.

Quand on eut vu que les hommes embrassaient avec tant d'ardeur les dogmes et les cérémonies, à l'aide desquelles on leur disait qu'ils obtiendraient la félicité éternelle et se garantiraient des châtimens de l'avenir; quand on vit le respect et la vénération profonde que montraient aux inventeurs de ces doctrines et de ces pratiques les souverains crédules autant que leurs sujets; quand on vit les priviléges et les immunités accordés aux gens d'église; les honneurs et les richesses que l'on accumulait sur leurs têtes; leur nombre dut naturellement s'accroître: voilà sans doute pourquoi nous voyons les prêtres si multipliés chez les chrétiens jusqu'à ce jour. Comme l'église devenait si lucrative et procurait de si grands avantages, une foule d'hommes paresseux, avides, orgueilleux s'empressa d'entrer à son service; on entrevit des moyens de bien vivre sans rien faire, d'acquérir des richesses sans aucun travail, des dignités et des honneurs sans mérite ni talens. Une ruche remplie de miel ne peut manquer d'attirer les guêpes et les frélons.

Un pareil corps d'hommes, ainsi séparés du reste du genre humain, devenu si nombreux, eut des intérêts non-seulement distingués, mais encore très opposés à ceux des nations; le clergé s'occupa donc uniquement du soin de piller et de subjuguer le monde chrétien, et après avoir acquis des biens immenses, il ne songea qu'à les augmenter encore49. En conséquence dès que quelqu'un osait douter de la vérité des dogmes enseignés par le clergé, ou de l'efficacité des pratiques et des cérémonies qu'il avait ordonnées, l'église se trouvait en danger. Il fallait donc absolument y remédier; quel moyen employer pour obliger les hommes à croire les choses qu'il était de l'intérêt de l'église ou du clergé que l'on crût? Leur dire qu'ils seraient damnés s'ils osaient en douter, pouvait bien opérer quelque chose; mais ce moyen ne suffisait pas encore; il y a toujours des gens qui doutent, même malgré eux, et qui du doute peuvent passer à l'incrédulité, sans pouvoir s'en empêcher. Il est donc impossible de venir à bout des hommes, sinon en joignant des châtimens futurs, de former des doutes, et encore plus de faire connaître leurs doutes et leur incrédulité; par là l'on parvient à les forcer de professer ce qu'ils ne peuvent ni comprendre ni croire et de se conformer extérieurement aux volontés du clergé.

[49] Je crois devoir rapporter ici un exemple qui prouve le pouvoir tyrannique que le clergé romain posséda jadis dans notre nation, et les moyens qu'il mettait en usage pour conserver ce qu'il nommait les droits et les immunités de l'église. En conséquence, le lecteur trouvera ici la formule du serment que le roi Henri III fut obligé de prêter sur les évangiles, qui lui furent présentés par un archevêque, tandis que lui, ainsi que tous les évêques présens, tenaient des cierges allumés. Cette cérémonie est tirée de Mathieu Paris; la voici telle qu'elle est rapportée. Par l'autorité du Dieu tout-puissant, du Fils et du Saint-Esprit, nous anathématisons et nous chassons des portes de notre Sainte Mère Église, tous ceux qui sciemment et malicieusement priveront les Église de leurs droits. Après cela, sur l'ordre de l'archevêque, on jetta les cierges à terre où ils s'éteignirent en répandant de la fumée; alors l'archevêque dit ces mots: qu'ainsi soient éteintes, périssent et fument les âmes damnées de tout ceux qui violeront ces règles ou qui les interpréteront d'une façon sinistre. Alors tout le monde s'écria, et le roi plus souvent et plus fortement que tous les autres Amen! Amen! Amen! Voilà ce qui se passa dans la chapelle de Sainte-Catherine à Westminster. Voyez Mathieu Paris dans la vie de Henri III.

Cela peut servir à nous faire découvrir pourquoi les prêtres insistent si fortement sur la nécessité de la foi et y attachent un si grand mérite. Sans la foi, il est impossible de plaire au clergé ni d'avoir pour lui la confiance aveugle dont il a besoin pour piller et tyranniser les peuples: en effet que deviendraient les richesses, la grandeur, le crédit, la puissance des fripons, sans la crédulité des sots?

SECTION IV.

Des moyens employés par le clergé pour exciter les princes à la persécution.

C'est pour s'assurer les avantages résultant de la foi que le clergé appella les princes à son secours, et les obligea d'infliger les punitions les plus cruelles à tous ceux qui refusaient de croire; pour convaincre ces princes, il se servit de deux argument très puissans; l'un fut de leur dire que, quelque inhumains que fussent les moyens qu'ils emploiraient pour convertir les hérétiques, ils rendraient à Dieu un service très agréable, et qu'ils expieraient par là une multitude de péchés; argument, qui, sans doute, dut faire une impression très forte sur des superstitieux méchans et zélés. L'autre fut de leur dire que ceux qui n'étaient point soumis à l'église catholique ne pouvaient être des sujets fidèles d'un gouvernement catholique. Cette calomnie, malgré sa fausseté, produisit son effet, et dans tous les états catholiques romains elle fit de tous les princes des persécuteurs impitoyables de l'hérésie.

Quand des argument si convaincans n'eûrent pas la force de persuader quelques princes qui osèrent préférer les devoirs de l'humanité, les règles de la saine politique et de la vraie religion aux ordres sanguinaires du pape ou aux conseils abominables des prêtres, l'église eut quelquefois recours aux excommunications, et souvent elle déposa ou fit assassiner les souverains qui manquèrent de complaisance on de zèle pour elle.

Par ces infâmes moyens et par d'autres semblables, la plupart de ces princes qui auraient dû se déclarer les protecteurs de la liberté, des biens et de la vie de leurs sujets, se crurent obligés de les opprimer et même de les détruire, et devinrent, comme on a vu, les instrumens de l'ambition, de l'avarice, de la cruauté des prêtres.

Cependant, quoique les gens d'église fussent parvenus à mettre la puissance civile dans leurs intérêts et à lui faire tirer l'épée pour eux, voyant que la persécution qu'ils avaient l'impiété de nommer l'œuvre de Dieu, ne se pratiquait pas assez vivement à leur gré, et que les laïques n'y donnaient pas toute l'attention qu'ils désiraient, ces ecclésiastiques tâchèrent de se faire donner un pouvoir indépendant et illimité: ce pouvoir les mit en état d'exécuter tous leurs projets, et l'on fut assez aveugle pour les leur accorder dans un grand nombre de pays.

L'usage que firent les ecclésiastiques de ce présent fatal, de cette boîte de Pandore, fut de répandre une infinité de maux sur la terre. Non-seulement ils tyrannisèrent les gens du peuple, et traitèrent avec la dernière fureur tous ceux que leur conscience empêchait de souscrire à leurs dogmes, à leurs cérémonies, à leurs superstitions; mais encore ils firent sentir leur pouvoir à ces princes qui avaient eu la faiblesse et la mauvaise politique de le leur accorder. Par là les rois, les empereurs, les princes furent obligés de plier sous le joug du sacerdoce et de se soumettre eux-mêmes à la tyrannie du clergé.

Nous avons fait connaître d'abord qui sont ceux à qui sont dues les persécutions parmi les chrétiens; nous avons montré en second lieu quels ont été les motifs prétendus et réels de leurs cruautés inouies; nous avons ensuite fait connaître ce qui a rendu le clergé si nombreux, et ce qui lui a fait prendre un ascendant si marqué dans le monde chrétien; enfin nous avons exposé les moyens qui les ont mis à portée de tyranniser et de persécuter avec la dernière barbarie; nous allons chercher les remèdes à ces maux.

SECTION V.

Des remèdes que l'on peut opposer à la persécution.

Les causes de la persécution religieuse ayant été si évidemment exposées, il est aisé d'en découvrir les remèdes; il serait à souhaiter que l'on voulût les appliquer aussi promptement qu'ils sont faciles à connaître.

Les remèdes qui paraîtraient les plus efficaces et les plus naturels seraient premièrement de ramener la religion à ses premiers principes, de la dégager des superfluités dont des imposteurs l'ont surchargée, en vue de leurs propres intérêts. En second lieu, il serait bon de réduire les ecclésiastiques au revenu qui serait absolument nécessaire: l'état en s'emparant de leurs biens énormes pourrait leur accorder une subsistance honnête, sans souffrir jamais qu'ils vécussent dans le luxe et la pompe, qui non-seulement sont peu convenables à leur profession, mais encore qui sont les sources d'une infinité d'abus et de calamités. En troisième lieu, le souverain devrait punir et réprimer avec sévérité comme de vrais criminels, comme des perturbateurs du repos de la société, tous les prêtres qui par leurs sermons ou leurs écrits travailleraient à rendre les hommes odieux les uns aux autres pour leurs opinions religieuses. En quatrième lieu, les princes ne devraient jamais prendre parti dans les démêlés obscurs des théologiens; ils devraient protéger également tous les citoyens utiles et honnêtes et ne jamais s'occuper de leur façon de penser, dans laquelle, sans tyrannie, ils n'ont pas le droit de fouiller; enfin ces princes devraient bien se garder de confier jamais aucun pouvoir à des prêtres.

Nous ne doutons pas que la méthode que l'on propose ne déplaise au plus grand nombre des membres du clergé, mais nous ne pouvons douter qu'elle ne soit applaudie par tous ceux en qui l'intérêt et les passions n'auront pas totalement éclipsé les sentimens de la raison et de l'humanité. Il est certain que l'opposition de ceux qui méconnaissent des sentimens si légitimes, ne servirait qu'à prouver de plus en plus la nécessité de limiter leur pouvoir.

Une raison très forte semble encore devoir y déterminer, elle est dictée par l'expérience. A-t-on jamais vu un corps de gens d'église jouir du pouvoir sans en abuser? Il n'est pas douteux que dans le clergé protestant de l'église anglicane il se trouve quelques hommes éminens par le savoir et la piété; cependant ne voyons-nous pas que ce clergé toutes les fois qu'il a joui du pouvoir en a fait un usage très criminel? J'en appelle à ceux de ses membres qui ont de la bonne foi et de l'humanité; ils rougiront pour leurs confrères des actes de tyrannie qu'ils ont tant de fois évidemment exercés. Souvent ils ont persécuté les hommes les plus distingués, par leurs vertus et leurs lumières; au point que l'on aurait lieu de soupçonner que ce sont ces qualités mêmes qui les rendaient odieux à leurs confrères.

Si un clergé aussi bien composé que celui-là s'est souvent rendu coupable d'excès révoltans, n'est-il pas évident que le pouvoir n'est nullement fait pour les prêtres? Une nation libre ne doit avoir des tyrans d'aucune espèce; la tyrannie sacerdotale n'est faite que pour des esclaves de la tyrannie politique; un citoyen honnête doit jouir de la liberté de penser ainsi que de celle qui regarde sa personne et ses biens. Dans un état bien constitué tout homme qui agit bien doit jouir de la sûreté.

J'observerai encore qu'un excellent moyen d'empêcher la persécution serait d'obliger les prêtres à prêcher la morale, l'humanité, la charité, la concorde, au lieu d'entretenir les peuples de questions obscures de théologie, qui, n'étant point comprises par ceux-mêmes qui les débitent, le sont encore bien moins par ceux qui les entendent. Que les ministres du Dieu de paix ne soient plus les trompettes de la fureur, les organes de la discorde, qu'ils apportent la paix sur la terre et qu'il ne leur soit plus permis de sonner le tocsin de la sédition, d'allumer des haines inextinguibles, d'apprendre aux hommes à se détester pour des opinions inutiles aux mœurs et au bien-être des nations. En un mot que les guides des peuples n'aient plus le droit de les conduire à l'erreur, ni de leur persuader que pour plaire à la divinité ils doivent violer les loix les plus saintes de l'humanité.

Quand nos prêtres se tenant dans les bornes du pouvoir spirituel se conduiront d'une façon propre à servir d'exemple aux autres ils n'en seront que plus respectés; on les regardera comme les bienfaiteurs du genre humain; privés du pouvoir de nuire ils n'auront que celui de faire du bien. Quel service plus essentiel et plus réel peut-on rendre au genre humain que de lui persuader de renoncer pour toujours à ses haines, à ses animosités, à la persécution, et de vivre dans l'union, la concorde et la paix?

FIN.

NOTE SUR LA TRANSCRIPTION

On a conservé l'orthographe de l'original, incluant ses incohérences (par exemple tems/temps, blé/bled, enfants/enfans).