The Project Gutenberg eBook of Annette Laïs This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Annette Laïs Author: Paul Féval Release date: October 19, 2012 [eBook #41113] Language: French Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNETTE LAÏS *** Produced by Claudine Corbasson, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont marqués =ainsi=. ANNETTE LAÏS PAR PAUL FÉVAL NEW-YORK CHARLES LASSALLE, ÉDITEUR _Bureau du Courrier des Etats-Unis_ 92 WALKER ST. 1867 ANNETTE LAÏS. I. MA FAMILLE. Mon oncle Bélébon était encore coiffé à l'oiseau royal en 1842, époque où il fut question pour la première fois de faire de moi quelque chose. Je parle de lui d'abord parce qu'il était l'esprit de la famille, au dire de mes deux tantes Kerfily et de l'aumônier des Incurables. Mon oncle Bélébon disait de son côté que l'aumônier des Incurables était une fine mouche et que mes deux tantes Kerfily avaient un sens infaillible. Ce fut là précisément ce qui me donna défiance de mon oncle Bélébon, car aussitôt que ma tante Kerfily-Bel-OEil disait blanc, ma tante Kerfily-Nougat criait noir avec une voix d'oiseau qu'elle avait. Or, comment le noir et le blanc peuvent-ils avoir raison tous deux à la fois? Mon oncle Bélébon ne se faisait jamais à lui-même de ces questions indiscrètes. C'était le despotisme incarné: un bien brave homme, à part cela, et qui avait des boutons d'agate à son habit marron. Dans la nuit des temps, il avait été officier de marine, mais sans jamais monter à bord d'aucun vaisseau. «Le métier de marin, disait-il parfois après dîner, est semé de dangers sans nombre. On n'y est séparé de la mort que par une mince planche!» Il aimait passionnément cette idée, qui est, du reste fort ingénieuse et que j'ai retrouvée dans beaucoup d'auteurs estimables. En 1842, mon oncle Bélébon avait soixante-seize ans bien sonnés. Il se faisait des sourcils noirs avec je ne sais quoi et chantait encore les chansons de Mirabeau-Tonneau. Dans les moments de gaieté folle, il allait jusqu'à décocher des épigrammes malignes à Robespierre et même à Cambacérès. Il faut vous dire tout de suite où cela se passait, car j'ai l'air de tomber des nues. Nous habitions l'hôtel de Kervigné, sur la place des Lices, à Vannes, chef-lieu du Morbihan. Kervigné est le nom de notre famille, qui a donné à la France deux amiraux et un lieutenant général. Nous figurons à la salle des Croisades de Versailles. Mon père paya pour cela une note de cinquante-sept francs à la maison Godet-Regard de Plantecoq, à Paris, laquelle rhabille les généalogies, ravaude les écussons et va en ville. J'ai gardé un peu de rancune à ma noblesse, qui m'a joué d'assez méchants tours; mais cela ne nous empêche, nous, les Kervigné de Vannes, d'être la branche aînée et comtes depuis Louis XIV. Saint-Simon parle de nous. Les Kervigné de Pontivy ne valent pas l'épluchage. Nous ne cousinons pas. Ma mère était Kerfily, une excellente famille de robe. La fortune venait de son côté, quoique mon père fût loin d'être pauvre. Dieu merci, outre l'hôtel de la place des Lices et le château qui est au bord de la mer, là-bas vers Carnac, nous avons toujours joui d'une trentaine de bonnes mille livres de rente. Mais mon frère le vicomte coûtait cher. Il était, s'il vous plaît, à vingt-quatre ans, chef d'escadron de cuirassiers. Il faut soutenir cela. On avait fait, en outre, une belle dot à ma soeur la marquise. Ma mère parlait quelquefois d'économie. Le lecteur me pardonnera de m'arrêter un instant devant le portrait de ce souriant et charmant vieillard qui était mon père. Il avait assurément tout l'esprit qu'on prêtait à mon oncle Bélébon. Il faisait des petits vers: j'en ai tout un recueil; il savait des quantités d'anecdotes et parlait des affaires du temps avec un bon sens parfait, quoiqu'il fût abonné de fondation au _Journal des villes et Campagnes_. Il était dévot mais voltairien; je n'ai jamais vu qu'à lui ce mélange du mysticisme breton et des gaietés gauloises. L'oncle Bélébon, les tantes Kerfily et l'aumônier des Incurables se réunissaient parfois pour l'éteindre, mais il lui arrivait de les mener tambour battant quand on avait de bonnes nouvelles du vicomte ou qu'on mettait en perce un tonneau de Saint-Emilion. Saperbleure! (c'était le juron de ses jours d'extra) il n'y en avait pas beaucoup à Vannes pour le gagner au jeu du mot pour rire! il remettait en leur chemin les Nantais et même les lurons de Rennes, où tout le monde croit avoir inventé la poudre. Il avait la cinquantaine, ni plus ni moins; il était rond comme une caille; il mangeait bien à son déjeuner, mieux à son dîner, mais supérieurement à son souper. Je crois toujours, quand je reviens à Vannes, que ce bon vieux portrait qui est au salon va ouvrir sa bouche rose et me dire: «Allons, chevalier! bon appétit, bonne conscience! A table, saperbleure! On ne jeune qu'en carême et ma soupe va tomber jusqu'au fond de mes bottes.» Ma mère était une femme de quarante ans, très belle encore, douce avec ses enfants, bonne avec tout le monde, mais froide et faible. Elle avait un fond de mélancolie dont je n'ai jamais eu le secret. Elle se reposait, par une sorte de paresse, sur mon oncle Bélébon et sur l'aumônier des Incurables du soin de penser pour elle. A leur défaut, elle se livrait aux deux tantes Kerfily, qui la retournaient sens dessus dessous comme une crêpe. Sa vie était un sommeil sans rêves; tout travail d'esprit lui causait une véritable horreur. Elle s'éveillait néanmoins aux caresses des enfants de ma soeur la marquise. Celle-ci avait vingt-deux ans. Nous avions été liés très étroitement jusqu'à l'époque de son mariage, mais une fois sortie de la maison, Julie avait mis une sorte d'emportement à faire le nid de son bonheur nouveau. Son mari, M. le marquis de Tréfontaines, était de l'âge de ma mère et avait beaucoup vécu; sa fortune était fort entamée et Julie, selon l'expression des tantes Kerfily, _tirait fameusement_ de chez nous. M. le marquis de Tréfontaines empruntait bien quelque argent à mon père, mais c'était, au demeurant, un homme de grande mine et de belle façon qui portait bien son nom et qui nous faisait honneur. Il amenait les deux petits enfants, quand il avait quelque chose à demander. Mon père était fier de sa fille et respectait son gendre. Le marquis me donnait des poignées de main autant que je voulais, mais il me semblait que ma soeur me regardait comme on regarde les bouches inutiles dans une citadelle assiégée. Sans moi, on aurait pu faire davantage. Elle m'embrassa pourtant de bon coeur, quand il fut question de mon départ. Les deux petits-enfants étaient des amours. L'aumônier des Incurables, M. l'abbé Raffroy de Cotelle, nous appartenait par un lien de parenté très vague. Il ressemblait, pour le physique, à ces bouteilles trapues où l'on met le madère. Sa figure luisait comme si elle eût été repeinte à l'huile depuis peu. C'était un prêtre solide en ses principes, honnête et largement charitable. L'étroitesse qui pouvait être en lui ne regardait que le cerveau. Il valait bien mieux que l'oncle Bélébon qui, pourtant, n'avait point trop de méchanceté. Ma tante Kerfily-Bel-OEil était demoiselle ma tante Kerfily Nougat était veuve. Je ne les ai jamais vues l'une sans l'autre, et jamais je ne les ai vues d'accord. C'était entre elles une de ces intimités qui vivent de batailles et de rancunes. En Bretagne, les sobriquets sont souvent cruels. Kerfily-Bel-OEil était louche comme Vénus, mais moins jeune et moins belle; ma tante Renotte, la paysanne, dont je n'ai pas encore parlé, disait qu'elle avait un petit _zieu_ et un grand _zieu_. Son grand zieu était, certes, un beau zieu, mais son petit zieu avait des fantaisies extraordinaires. A la moindre émotion, il allait et venait, tournant et pirouettant comme un zieu enragé. On s'habituait à cela; néanmoins ma tante Bel-OEil était restée fille. Julie et le marquis aimaient ses cadeaux et lui savaient gré de ne s'être point mariée. Elle était sentimentale; on trouvait toujours à son chevet des romans traduits de l'allemand, où Dieu s'appelait le souverain architecte de l'univers, et où l'on déplorait amèrement le souvenir qui poursuit les coeurs sensibles; de ces romans où le jeune baron de Rosenthal dit à Pulchérie: «Cruelle! faut-il me percer le sein à tes pieds!» La lecture de ces attendrissantes choses excitait les fringales de son zieu, qui dansait la carmagnole en versant des larmes abondantes. Elle était du parti de ma soeur la marquise. Ma tante Kerfily-Nougat, au contraire, appartenait corps et âme au camp de mon frère Gérard, le vicomte. Elle avait sur sa tabatière le portrait de Gérard en chef d'escadron de cuirassiers, et je dois dire tout de suite que ce portrait, non flatté, représentait un des plus beaux soldats de l'armée française. Le sobriquet de ma tante Nougat avait rapport à ses goûts, non point à sa figure; son péché d'habitude était la gourmandise, et ce n'était pas un péché mignon. Ses repas étaient généralement suivis de désastres. M. Souyoux, le célèbre médecin à qui ses succès valurent le surnom d'Hippocrate de Ploërmel, lui avait dit une fois que le nougat d'amandes au caramel était un digestif puissant. A dater de ce jour, ma tante exigea le nougat partout où elle se trouvait, et prit l'habitude de couronner ses réfections trop copieuses par une prise de nougat capable d'incommoder trois lycéens. Le docteur Souyoux est au-dessus de toute insinuation malveillante. Aussi puis-je dire que son nougat finit par étrangler ma pauvre tante. Nous sommes tous mortels. Il y avait donc chez nous deux partis: celui de la marquise et celui du vicomte. Ces deux partis s'accusaient mutuellement de _tirer trop_, et je crois bien qu'ils avaient un peu raison tous les deux. Le ménage de ma soeur avait de grands besoins, et un homme comme mon beau-frère ne pouvait par liarder. D'un autre côté, on sait ce que dépense un jeune officier supérieur de cuirassiers, brillant, charmant, lancé à miracle et qui court après les épaulettes de colonel. Saperbleure! si vous l'ignorez, mon père aurait pu vous le dire, et aussi ma tante Nougat, pauvre bonne femme! Outre mon père et Nougat, le parti du vicomte Gérard se composait de la presque totalité des autres tantes et cousines, car nous étions tout un clan de Kervigné. L'abbé Raffroy en était un peu; mon oncle Bélébon, l'esprit de la famille, n'en était pas du tout. Dans le parti de ma soeur, il y avait ma mère, Bel-OEil et presque tous les oncles et cousins. Ma mère était là pour les petits-enfants et Bel-OEil pour le marquis, très joli homme, dont la seule vue mettait son petit zieu en ébullition. Ils causaient tous deux parfois, en tête-à-tête, de la rareté toujours croissante des coeurs vertueux, mais sensibles. Le marquis de Tréfontaines s'astreignait à lire des histoires traduites de l'allemand, et détrônait volontiers le bon Dieu pour mettre à sa place le Créateur de toutes choses ou la vaste intelligence qui préside aux destinées de l'univers. Cela lui valait bien cinq à six cents écus par an. L'abbé Raffroy appartenait un tantinet à ce parti, mais pas du tout l'oncle Bélébon. De quel parti était-il donc, cet oncle Bélébon, l'esprit de la famille? Mon oncle Bélébon n'avait que son esprit: il n'était pas riche; il était de son propre parti ou plutôt du parti de Vincent Bélébon, son petit fils, épais balourd qui engraissait quelque part, vers Saint-Anne d'Auray, courant le lièvre, chassant les filles de campagne, buvant du cidre à deux sous le pot. Ce n'est pas cher, mais il avait grand soif, et l'oncle Bélébon _tirait_ pour désaltérer ce pataud. L'abbé Raffroy n'était pas sans tenir une petite idée au parti de Vincent Bélébon. Hélas! moi, je n'avais pas de parti, si ce n'est une fraction infinitésimale de ce bon abbé Raffroy et toute ma tante Renotte Kervigné, qui faisait valoir une douzaine d'hectares au bourg de Landevan: la paysanne, le bas bout, la dernière des dernières! Celle-là ne donnait rien à Julie ni à Gérard; quand elle venait à Vannes, elle me glissait quelques louis pour faire le jeune homme. Elle ne brillait pas dans la famille. Le 5 juin 1842, midi sonnant, mon père tapa doucement sur le petit ventre hémisphérique de l'oncle Bélébon et prononça ces paroles à haute et intelligible voix: «Allons, tonton! la main aux dames! Bon appétit! bonne conscience! A table, saperbleure! On ne jeûne qu'en carême et aux quatre temps! Ma soupe va tomber jusqu'au fond de mes bottes!» C'était fête doublement à cause du dimanche et de l'anniversaire de la naissance de Julie. J'avais vu à l'office un considérable gâteau sur lequel on avait écrit avec du sucre: _Vive madame la marquise!_ ma bonne mère rajeunissait entre les deux petits enfants qui faisaient le diable, et il y avait chez nous un excellent vent de gaieté. J'allai m'asseoir au bout de la table, entre Vincent Bélébon, ma bête noire, et ma bonne tante Renotte, qui avait fait ses dix lieues tout exprès pour nous voir. Les dignitaires étaient au centre, où l'oncle Bélébon, bavard comme une pie, soulevait, je n'ai jamais su pourquoi, des applaudissements à chaque parole qu'il disait. Etant accordé, là-bas, ce point qu'on est l'esprit de la famille, il ne reste rien à faire. Les honneurs étaient tout naturellement pour ma soeur Julie et son mari, ménage du haut ton où l'on disait vous devant le monde. Ma mère trouvait cela charmant. Ma tante Renotte en murmurait tout bas: elle était de l'opposition. Elle me marchait sur les pieds depuis le commencement du dîner et je l'entendais qui marmottait à mon oreille: «Tu vas voir, René, tu vas voir! On va leur lancer un lièvre dans les jambes?» Le marquis faisait le galant auprès de Bel-OEil et de ma mère qui dévorait les enfants. Julie s'ennuyait comme toute jeune femme qu'on arrache à ce cercle de bonheur égoïste et charmant: la petite famille bornée, serrée, murée, rejetant sans cesse hors de soi tout ce qui n'est pas elle-même. Nougat et mon père trouvaient moyen de causer du vicomte, dont on avait une lettre, tout en ne perdant pas une bouchée. L'oncle Bélébon égrenait son chapelet de vieux bons mots et semblait dire à son petit-fils Vincent: «Quand donc seras-tu aussi aimable que moi?» Vincent buvait du vin pur tant qu'il pouvait. C'était un joli repas. Quand parut le gâteau qui criait: _Vive madame la marquise!_ on trinqua d'un bout à l'autre de la table, puis ma mère tendit à Julie un gros paquet qu'elle avait sur ses genoux. C'était un très beau cadeau d'argenterie. Julie se leva, rouge de plaisir, tandis que le marquis baisait fort humblement la main de ma mère en disant: «Chère maman, voilà de vos traits! --Ah? murmura Bel-OEil, qui mit sur l'assiette de mon beau-frère un petit écrin contenant dix doubles louis, vous avez le cri du coeur, mon neveu. Donner est le plaisir des âmes sensibles. Acceptez cette bagatelle, et choisissez vous-même un objet pour notre belle Julie.» Mon beau-frère balbutia: «Je ne sais si je dois.... --Oh! certes, vous devez! gronda la tante Renotte dans mon oreille. A Dieu et à ses saints! et ce n'est pas faute qu'on vous en fourre du matin au soir. --Ça te passe sous le nez!» me dit cette méchante bête de Vincent. C'était le vin qui passait sous son nez, à lui. Je ne sais pas où il mettait tout le vin qu'il absorbait. Julie embrassa ma mère et Bel-OEil, à qui elle dit: «Chère tante, vous faites bien de parler de colifichets, car il faut se tenir, mais vous avez deviné que nous étions gênés.... Avec deux petits enfants.... --C'est le moment! glissa Nougat à l'oreille de mon père, il faut de la justice. On ne peut pas toujours fourrer aux mêmes.» _Fourrer_ est un mot de famille, amer comme l'absinthe. La jalousie le gonfle. Il est la contre-partie exacte de _tirer_! La joue fraîche et dodue de mon père se couvrit d'une rougeur plus vive. «Madame, dit-il à sa femme, Gérard t'embrasse dans sa lettre, ainsi que tous les parents et amis. Il se trouve avoir besoin d'une cinquantaine de louis, ce pauvre garçon....» Julie tressaillit. Ne soyez pas plus sévères qu'il ne faut. Il y avait les deux enfants. «Cela fait près de cent louis qu'on lui fourre depuis le commencement de l'année, dit Bel-OEil aigrement. --J'en donne moitié,» riposta Nougat, déjà un peu incommodée. L'oncle Bélébon riait jaune. L'abbé Raffroy applaudissait de ses deux mains. «Ah ça! s'écria tout à coup la tante Renotte qui étouffait à côté de moi, on n'a donc que deux enfants ici! Voilà René qui prend ses dix-neuf ans, et ce n'est pas raisonnable de fourrer à tout le monde, sans lui dire seulement Dieu vous bénisse! quand il éternue. Causons de ça, à la fin des fins, et sans rire.» II. DINER DE FÊTE. Tel était le lièvre de ma tante Renotte. Je me suis rarement senti plus mal à l'aise en ma vie. Je peux dire en mon âme et conscience que les libéralités faites à mon frère et ma soeur n'avaient éveillé chez moi aucun sentiment de jalousie. Fort de mon parfait désintéressement, j'eus horreur de paraître complice, et j'essayai d'arrêter ma tante Renotte. Mais on est entêté à Landevan. La tante Renotte n'avait point d'enfants. Son petit bien, qui devait revenir aux Kervigné, s'évaluait à trois mille livres de rente. Cela lui donnait son franc-parler, quoiqu'elle fût au bas bout de la table. Son geste un peu brutal me ferma la bouche. «Toi, reprit-elle, tu n'es qu'un innocent. Ton père a son _chéviton_ d'officier là-bas, et je conçois ça; mon neveu Gérard est un beau brin de Kervigné. Ta mère a son gendre et ses petits: ça ne m'étonne pas; mon neveu le marquis est un homme comme il faut et bien conservé pour son âge. Ma nièce Julie a une lourde maison. Mais nous n'avons plus le droit d'aînesse, je suppose. --Vous! l'interrompit Nougat en la pointant du bout de son couteau, qui embrochait un blanc de volaille, pas de libéralisme! --Si j'avais autant d'esprit que mon oncle Bélébon, répliqua Renotte, je serais ceci ou cela; mais la politique, je m'en moque! L'église de Landevan n'est pas encore fermée, et je ne m'embarrasse que du bon Dieu. Fourre à Gérard, ma grosse, ça te regarde. Je parle au père et à la mère, je parle à l'abbé aussi, pour qu'il donne un bon conseil. Veut-on faire du chevalier un pataud comme mon neveu Vincent, sauf le respect: Alors, qu'on me le dise: je le mettrai à la charrue.» Il y eut un moment de silence, après lequel mon oncle Bélébon dit avec rancune. «Vincent n'a pas l'opulence en partage, mais il n'a jamais rien demandé à sa tante Renotte. --Et il a eu raison! interrompit la bonne femme; car la tante Renotte ne lui aurait rien donné. La tante Renotte est de la campagne; elle n'en sait pas long, mais par tout pays les cabarets ont la même odeur que Vincent. Je préfère n'avoir pas tant d'esprit et voir plus loin que le bout de mon nez. J'aime ceux d'ici, moi; mon petit avoir est pour eux. Si j'en demande trop, qu'on me dise: Tais-toi. Je voudrais savoir ce que sera le chevalier René de Kervigné. --Ce qu'il voudra, parbleu! répliqua mon oncle Bélébon. --Ce qu'il voudra!» répétèrent l'une et l'autre Kerfily. Ma mère caressait les deux petits. Je ne crois pas qu'elle eût donné à l'incident toute l'attention désirable. Mon père cligna de l'oeil en regardant tout autour de la table, et me demanda: «Voyons, René, saperbleure! que veux-tu être, mon bonhomme?» On me prenait sans vert: je n'en savais rien du tout. Je n'étais pas sans m'être fait cette question une fois ou l'autre, le soir en me couchant, mais, je ne me sentais aucune vocation arrêtée. Mon opinion personnelle est que je tiens de ma mère une grande paresse d'esprit. J'ai reçu d'elle la faculté de sentir poussée à un degré presque maladif. Je suis bien réellement, et Dieu me préserve de m'en vanter, un de ces _coeurs sensibles_ dont parlent les romans traduits de l'allemand. Au mois de juin 1842, cette qualité sommeillait encore. Je devais, à cet égard, m'éveiller tout d'un coup, en un sursaut véritablement terrible. J'avais fait mes études; j'étais bachelier ès lettres depuis deux ans. Mon goût, pendant que j'étais au collége, m'aurait porté vers la marine; mais mon oncle Bélébon avait nettement déclaré à cette époque que je ne possédais point la capacité nécessaire pour entrer à l'école de Brest. On venait de marier ma soeur; on avait battu monnaie un peu; les préliminaires de l'éducation du marin coûtent cher: l'oncle Bélébon fut écouté. Depuis lors, je n'avais plus manifesté aucun désir, car, par le fait, je regrettais peu la mer. Dans mon idée, je me disais parfois: je serai comme mon père. Or, mon père n'était rien, sinon propriétaire. Et à la manière dont les choses allaient chez nous, ma soeur ayant été avantagée par contrat de mariage, mon frère devant l'être selon toute apparence à la prochaine occasion, je risquais fort d'être un propriétaire sans propriété. Cela m'inquiétait peu. J'avais passé ces deux années à la pêche et à la chasse: deux passions en moi. On m'avait équipé à cet égard très convenablement, et j'étais heureux comme un roi. Je n'étais ni ambitieux ni romanesque. La lecture, qui met en fermentation la tête des jeunes gens de province, me manquait. Les seuls romans que j'eusse parcourus étaient ceux de ma tante Bel-OEil, et les aventures des coeurs sensibles qui les remplissaient m'avaient prodigieusement ennuyé. Je n'étais pas tout-à-fait étranger au monde de Vannes. J'allais dans les salons du petit-faubourg Saint-Germain morbihannais. Je regardais avec le mépris convenable la porte grande ouverte de la préfecture où aucune personne comme il faut n'eût daigné se fourvoyer, et qui en était réduite à donner des bals aux épouses de ses employés. Je savais danser et dire à ma danseuse, comme le gendarme de Nadaud: «Le temps est beau pour la saison.» C'était à peu près tout. Ma soeur la marquise avait dit une fois en parlant de moi: «Le chevalier sera toute sa vie sage comme une image!» Cela ne m'avait point blessé, quoique ce fût blessant, dans l'idée de ma soeur la marquise. Ma soeur la marquise était très fière de la jeunesse orageuse de son mari. Elle avait une sincère piété, sa réserve frisait un peu la pruderie, mais pour ce qui regardait la jeunesse orageuse de M. de Tréfontaines, elle racontait en souriant des histoires à faire dresser les cheveux. Quand on vit que j'hésitais à répondre, tous les yeux se tournèrent vers moi avec une expression de moquerie. Assurément, je n'avais pourtant point là d'ennemis. «Eh bien! chevalier? me dit ma soeur. --Allons, ajouta mon beau-frère, que veux-tu être, mon ami René? --Que veux-tu être?» répéta la voix d'oiseau de ma tante Nougat. Et tous ensemble: «Que veux-tu être? que veux-tu être?» Le rouge me montait au front. Plus on m'interrogeait, moins je savais. «Saperbleure! dit mon père à ma tante Renotte, voilà! On ne peut pourtant pas deviner! --Il veut être amiral! piqua mon oncle Bélébon. --Ou maréchal de France! copia Bel-OEil. --Ou garde des sceaux?» enchérit Nougat. Dans cette voie de facile imitation, chacun dit son mot plus ou moins obtus. «Chevalier, demanda Julie, ne pencherais-tu point plutôt pour un évêché? --Bravo! s'écria Renotte vaillamment. Voilà un beau bout d'oreille, ma petite!» Julie devint plus rouge que moi et ne dit plus rien. «Qu'y a-t-il donc? interrogea enfin ma mère. --Toi, ma bonne, lui répondit Renotte, tu reviens de Pontoise, selon ton habitude. Il y a que je passe ici pour folle, selon mon habitude aussi. Mais, M. l'abbé n'a encore rien dit; je tiendrais à voir un peu la couleur de ses paroles.» M. Raffroy n'aimait pas beaucoup à se prononcer; son plaisir était d'être d'accord avec tout le monde, mais quand on l'acculait au pied du mur, il parlait toujours en honnête homme. «Ma foi, dit-il, je suis d'avis que chacun ici a la même envie; le bien de notre jeune ami. Cause-t-on sérieusement? Mme la comtesse m'a entretenu souvent du sujet qui nous occupe. A dix-neuf ans, selon moi, il est grand temps de se décider. --Assurément, assurément,» murmura ma mère. Elle eût peut-être ajouté quelque chose, mais les enfants s'emparèrent d'elle de nouveau. «Assurément, assurément, répéta ma tante Renotte, moi, ma bonne, je dis que, si Julie te donne une troisième poupée, tu perdras la tête tout à fait, et qu'il n'y aura plus de place pour René à la maison. M'écoutes-tu, monsieur de Kervigné? --Parbleu! repartit mon père. --Tu fais bien. Il y a donc que l'an dernier, les Kervigné de Paris ont pris les bains de mer à Lorient. Il faisait froid: la présidente est venue me voir pour passer au moins un jour sans grelotter dans la vase. Elle a trouvé mon petit manoir gentil, à ce qu'il paraît, car elle a fait venir son président, et ils sont restés chez moi six semaines. Quant à ça, je les ai traités de mon mieux. Le président est brave homme, la présidente est encore jolie et coquette à faire pitié, mais bonne femme. Tâche d'écouter, mon Bélébon; l'esprit est de se taire quand quelqu'un parle; toi, Nougat, à ton assiette? --Elle est d'un commun? eut le malheur de murmurer Bel-OEil. --Tu dis? s'écria ma tante Renotte. Ton petit zieu n'est pas commun, toi, ni ton grand non plus. Garde-m'en de la graine, s'ils fleurissent. Ça vaudra cher à Landevan? Je sais bien que personne ne s'intéresse à mon grand nigaud de René, mais c'est égal, j'en ferai quelque chose toute seule, c'est décidé. Il y a donc que j'ai écrit de ma bonne encre aux Kervigné de Paris, voici un mois, pour leur dire de quoi il retourne ici.... --De quoi il retourne? répéta mon père qui fronça le sourcil pour tout de bon. --Ne te fâche pas, toi, on t'aime, et quand on parle de toi, c'est plein la bouche. Seulement, tu es coiffé de ton aîné; ça ne fait pas la jambe du cadet. Laisse aller? Il y a donc que la présidente m'a répondu au nom de son mari comme quoi elle était bien reconnaissante de ses vacances à Landevan et du beurre frais, et des crêpes et du cidre doux. Je lui en mettais toutes les semaines en bouteille, qui moussait mieux que du champagne. Et que Landevan est joli comme un amour, à ce qu'elle dit.... --Ces femmes de la capitale, grommela Bélébon. --Gratte-toi si ça te démange, mon oncle, mais la paix! Voilà le fin mot; le président fera entrer mon neveu René chez le garde des sceaux, lui donnera le logement et la table, le poussera dans le monde et obtiendra, malgré le bureau, toutes les facilités pour qu'il puisse faire son droit: Ça te va-t-il, monsieur de Kervigné? --Dame!» fit mon père. Il regarda tour à tour ses deux conseillers, l'oncle Bélébon et l'abbé Raffroy. L'oncle Bélébon était absurde, égoïste, prétentieux, mais non point méchant. Il avait intérêt, pour ses petites affaires personnelles, à opérer le vide autour de mon père et de ma mère. »Dame!» répéta-t-il. Et M. Raffroy: «Dame!» Mon père, ainsi édifié, posa son couteau et sa fourchette. Il repoussa en arrière sa perruque frisée à l'enfant, qui pendait trop sur son front, et dit avec autorité: «Je mettrai quelqu'un que je sais bien à la porte, si je ne peux pas obtenir qu'on serve le pomard en même temps que le médoc. Saperbleure! chez moi, les domestiques ne sont pas les maîtres! As-tu entendu ce qu'on a dit pour le chevalier, madame? --Voici notre petit Charles qui parle couramment, sais-tu? répondit ma mère. Dis à ton bon papa: »Cha'ot aimé gâteaux,» amour. --Cha'ot veut pas!» repartit mon neveu. Ma mère l'embrassa avec transport. «Ce sera, dit sèchement ma soeur la marquise, le premier Kervigné qu'on aura vu dans les bureaux. --Il y a longtemps qu'ils ne vont plus à la croisade!» prononça la tante Renotte entre ses dents. Puis avec éclat, et en accompagnant son invitation d'un énorme coup de poing qu'elle me donna dans le dos. «Et toi, innocent, parleras-tu? --Ah! s'écria l'oncle Bélébon, c'est bien heureux que la poudre soit inventée! Vincent eut un gros rire. Cela ne lui réussit pas. Ma tante Renotte lui lança un revers de main qui, au contraire, réussit à miracle. Ma tante Nougat avait la bouche pleine, mais ma tante Bel-OEil protesta, en disant. --Cela ne se fait pas dans la bonne société. --Ah! soupira le marquis en se penchant vers elle, vous qui avez de si belles manières, ma tante!» Elle leva son meilleur oeil vers le ciel et mon beau-frère ajouta: «Cet odieux rustre de Vincent a encaissé le soufflet tout de même!» C'était une consolation. Mais que faisais-je et que pensais-je au milieu de cette discussion orageuse dont j'étais le sujet? Je crois bien me souvenir que j'essayais de planter mon couteau debout en équilibre sur mon assiette et que je n'y pouvais point réussir. L'idée d'aller à Paris ne m'était pas encore venue. Les jeunes gens qui ont beaucoup lu connaissent Paris d'avance, mais moi, je ne m'étais fait de Paris qu'une image très vague et qui n'avait éveillé en moi aucun désir. Le désir naquit à l'instant même où se montrait la possibilité de le satisfaire. C'est ma nature. Je n'ai rien rêvé à long terme. Je ne suis pas poète. L'amour lui-même qui a rempli ma vie ne s'est allumé en moi qu'à son heure et s'est éveillé d'un seul coup. Je doute qu'un poète eût aimé comme je l'ai fait. L'amour des poètes s'exhale un peu au dehors; le mien fut comme la fournaise qui concentre en elle-même ses ardeurs. J'en étais encore à l'équilibre de mon couteau quand on apporta, en grande cérémonie, le nougat médicamenteux de ma tante et un édifice de pâtisserie sur les quatre faces duquel on pouvait lire le nom de Julie entouré de guirlandes. Cela fit diversion. Les toasts recommencèrent et chez nous, ce n'était pas un petit débit. J'eus une bonne demi-heure pour réfléchir. Ma tante Renotte seule m'examinait; les autres avaient oublié déjà l'incident. «Une chanson, tonton Bélébon! demanda mon père. --Combien je préfère la romance!» insinua Bel-OEil. Mais une imposante majorité réclamait la chanson. Mon oncle Bélébon était un de ces chanteurs qui parlent la musique comme faisaient les comédiens au fort temps du vaudeville. Sa voix était un baryton rocailleux et tremblotant qui ne sortait point par sa bouche, mais par son nez. Ayant tout l'esprit de la famille, il entendait malice aux choses les plus simples et vous lançait des regards d'intelligence en disant le deri dera ou malonlanla, latourlarira. Il se leva, il prit son verre, et, la main sur le coeur, il commença: On dit qu'aux noces de Thétis Tous les dieux s'assemblèrent; Junon, Pallas, Cérès, Iris Et Vénus s'y trouvèrent. Sur le mot Junon, il cligna de l'oeil à l'adresse de ma mère qui faisait danser Mimi, la soeur de Charlot; Pallas fut pour Bel-OEil, Cérès pour Nougat, Iris pour une maigre cousine qui nous venait de Pontivy aux jours solennels. Au mot de Vénus, il salua profondément ma soeur la marquise. «Il est charmant!» déclarèrent toutes ces dames. Je ne sais pas ce que Bel-OEil aurait donné à cette heure pour filer un roman, traduit de l'allemand, avec un coeur sensible. Son petit zieu et son grand zieu peignaient la langueur de son âme. Elles sont bien à plaindre, ces tendres natures. Au moins, Nougat aimait ce qui ne lui résistait point. A la fin de sa chanson, mon oncle Bélébon, couvert d'applaudissements, réclama le silence d'un geste à la fois noble et gracieux. «Voici la vingt-deuxième fois, dit-il en homme sûr de son succès, remarquez ce nombre, marquis, mon neveu, vingt-deux, les deux pigeons! voici la vingt-deuxième fois que nous fêtons la naissance de Vénus, à qui cet oiseau était consacré par la fable. Il y a vingt-deux ans, tu étais un brin d'amour, madame, et Kervigné, ah! le polisson!» Ici, bravos et rires. «.... Ah! le polisson! le p, p, p, p, p-polisson! (Explosion de gaieté.) Il y a vingt-deux ans, les deux pigeons étaient mariés depuis quatre printemps. Mon neveu Gérard avait l'âge de Charlot, cher ange. --Cha'ot s'embête! proclama ici mon neveu distinctement. --Quel amour! --Où va-t-il chercher ces choses-là? dit ma mère en pleurant de joie. --Cha'ot veut monter sur la table, ajouta l'amour. On l'y mit aussitôt et il cassa du premier pas trois verres et une bouteille. «Il fera des siennes comme son grand-père!» s'écria mon oncle Bélébon qui ne savait à quoi raccrocher son discours. Julie bâillait, pauvre femme; elle regrettait en outre pour son ménage tous ces objets cassés. Mon beau-frère le marquis peignait la résignation. Quand il venait chez nous, il était décidé à tout: c'était le roi des gendres. «Ecoutez papa! cria Vincent Bélébon comme braient les ânes. Ecoutez papa, nom d'un coeur! --Vous voyez bien que le garçon n'est pas sans intelligence! dit mon oncle tout attendri. Pour en revenir, Vénus et l'amour.... les ris et les grâces.... les deux pigeons et l'occasion de cette date qui est gravée dans tous les coeurs.... Je propose la santé.... --Des deux pigeons? l'interrompit ma tante Renotte --Saperbleure! décida mon père, je t'ai vu bon, mon oncle, mais pas aujourd'hui.» Tonton Bélébon se rassit consterné. Les verres se choquaient tout de même. Ma tante Renotte me tira les cheveux par derrière et me demanda: «Veux-tu partir, oui ou non, ma chatte? --Oui,» répondis-je. Sa voix de stentor couvrit aussitôt le brouhaha général. «Regarde un peu voir par ici, monsieur de Kervigné, dit-elle, nous avons à te causer. René veut partir après-demain matin pour aller chez son oncle de Paris. --Saperbleure! s'écria mon père qui était sincèrement échauffe, ça m'est bien égal! Ma soeur la marquise se pinça les lèvres; elle n'avait pas grande idée de moi. Mon oncle Bélébon haussa les épaules et dit: «Celui-là dans la capitale! Il manque donc de badauds là-bas?» Ma mère lâcha les deux petits et me regarda étonnée. Elle avait par hasard entendu. «Toi, fils René, tu veux partir!» murmura-t-elle. Sa voix, plus émue que je ne l'aurais espéré, fut couverte par celle de mes deux tantes, qui crièrent à la fois, savoir, Bel-OEil: «Le bonheur n'est pas au sein des villes!» Et Nougat: «En route, mauvaise troupe!» Mon père ajouta: «Messieurs et dames, redîner demain pour le départ du chevalier! Bon appétit, bonne conscience, saperbleure! Il ne faut pas que le garçon nous quitte comme un enfant trouvé! Viens m'embrasser, mon bonhomme, et qu'on serve le café chaud!» III. DERNIERE MATINEE. Je m'endormis, ce soir-là, sans avoir pris la peine de m'interroger moi-même. Mon sommeil fut agité, quoique je ne me fusse point départi de ma sobriété ordinaire. Je m'éveillai rompu avec un mal de tête qui m'aveuglait. Je voulus descendre au jardin; la vue des vieux grands arbres de notre petit bosquet me mit des larmes dans les yeux. Je remontai; on faisait ma chambre et je fus obligé de me réfugier au salon. Il est certain qu'il ne m'était jamais arrivé de regarder attentivement les portraits de famille dont le cordon régnait au-dessus des lambris. Notre salon était vaste; il y avait une douzaine de grands portraits, pour le moins, sans compter les miniatures pendues des deux côtés de la cheminée. Ce n'étaient point des toiles magistrales, mais la plupart d'entre elles étaient peintes dans ce sentiment naïf qui fait préjuger la ressemblance et dire: Ce devait être cela. Il y avait trois officiers généraux, dont l'un était bardé de fer, deux paisibles visages encadrés dans de vastes perruques et une tête mélancolique coiffée à la Mirabeau. Cette tête était tombée sous la Terreur. Les dames, malgré la différence des costumes et des coiffures, avaient toutes un air de famille, ce qui tenait à l'uniformité de la pose souriante qu'elles avaient choisie. Elles se présentaient de trois quarts, une main à l'éventail, l'autre attachant une rose au corsage; une seule, sans doute la compagne du chevalier bardé de fer, tenait un faucon sur le poing. Je restai longtemps à regarder cela. Très longtemps. J'éprouvais deux sentiments inconciliables et dont la réunion est une des bizarreries de l'esprit humain: ce cordon d'aïeux qu'il me semblait n'avoir jamais vu, tant chaque figure et chaque costume me découvrait aujourd'hui de détails inconnus, prenait une voix et me disait: «Tu vas donc t'en aller, René, mon ami, tu vas donc t'en aller!» La veille, j'aurais pu passer toute la journée en compagnie de ces dignes seigneurs et de ces vénérables dames sans avoir même la fantaisie de les regarder; mais il est certain qu'aujourd'hui tous leurs yeux étaient fixés sur moi. Quand je bougeais, toutes leurs prunelles me suivaient. Il y avait autour de ces lèvres dont le vermillon avait coulé, de vagues et mélancoliques sourires; la pensée me vint que les aïeules allaient me tendre leurs roses fanées comme on donne un souvenir à celui qui s'en va. Je regardais ces tableaux pour la première fois, et pour la première fois ils me parlaient. Le salon avait un ameublement d'acajou dont les formes roides et carrées rappelaient le style impérial. Je me souvenais quelle fête ç'avait été quand on avait recouvert les fauteuils et le canapé en velours d'Utrecht jaune, à l'occasion de la première communion de Julie. J'étais tout petit enfant alors, mais ces dates restent dans la mémoire. Depuis lors, bien qu'il y eût douze ans écoulés, on disait toujours «le meuble neuf,» et, sauf aux grandes occasions, on n'en voyait jamais que les housses. La veille, on avait enlevé les housses pour le jour de la naissance de Julie; le meuble neuf me sauta aux yeux, et ce fut comme si une voix m'eût raconté en un seul mot toute l'histoire de mon enfance. Je n'avais pas été gâté, en ce sens que les caresses allaient toutes à mon frère ou à ma soeur, mais j'en étais encore à savoir ce que c'était qu'un mauvais traitement. Mon père et ma mère étaient de bonnes gens. Vers ma onzième année, j'avais eu la maladie de langueur et je me souvenais bien qu'ils échangeaient des regards tristes en me suivant à la dérobée. Ils m'aimaient. Le fauteuil où mon père s'asseyait d'habitude me l'affirma ce matin avec tant de soudaine énergie, que j'en eus le coeur serré. Le salon n'avait pas encore été balayé, parce qu'on s'était couché tard la veille. Il y avait autour de la chaise basse de ma mère, à droite de la cheminée, des débris de rubans. Charlot et Mimi, les deux chers anges, s'étaient amusés à ravager son bonnet fleuri, pendant qu'elle se payait en baisers la dévastation de sa coiffure. Je ramassai les rubans, je les baisai et je pleurai. Ce n'était guère ma nature. En tête des choses qui amollissent le coeur, il faut placer l'idée d'une séparation prochaine. Je n'aurais pas su dire pourquoi je pleurais. Joson Michais, notre rustique valet de chambre, ôta ses sabots à la porte et entra pieds nus, son plumeau sous le bras. «Quoique ça, me dit-il en français de Vannes, avec sa voix qui cassait les vitres, vous allez donc dans c'te grand bourg là-bâs, où n'y a point de bon Dieu, monsieur el chevâlier?» Joson Michais parlait breton quand il était de belle humeur. Je fis de vains efforts pour lui répondre. «Ma mère est-elle levée? demandai-je. --Quoique câ, non, répliqua-t-il. Vous avez l'air fâilli, à ce mâtin, monsieur el chevâlier.... Mais il faut qu'il soit grand tout de même eç'Paris pour y bouter tous les Bretons ed' pâr chez nous qui s'y départent ed'puis el' jour de l'an jusqu'à la Saint-Sylvestre! Bonjour à vous, mais quoique çâ, j'irais d'avec vous vâlet, s'il vous en faut, je ne mens point. --A Paris, Joson, repartis-je, je n'aurai pas besoin de valet. --Quoique çâ!.... C'était l'idée ed' voir du pays, pas vrai, monsieur el chevâlier? Mâdame m'a dit comme çâ que je vous dise qu'â m'a dit de vous dire d'y monter chez elle tout à persent, je ne mens point.» J'eus un tremblement comme si le froid m'eût saisi tout à coup. Joson se mit à épousseter, parce que le pas lent et lourd de mon père se faisait entendre sous le vestibule. Je ne me rappelais point l'avoir vu levé de si bonne heure. «As-tu bien dormi, chevalier? me demanda-t-il de sa belle voix de basse-taille. J'ai pensé à toi cette nuit, poursuivit-il en éloignant du geste notre brave valet. Embrasse-moi. Te voilà beau garçon, ma parole, et la Renotte a raison. Elle pourrait bien t'avantager, sais-tu, bonhomme? Nous n'y verrions point de mal. Les deux autres ont tiré sur nous un petit peu: ça ne peut pas être autrement; les premiers venus ont les bons morceaux. Saperbleure! la loi a beau chanter; j'ai oublié tout mon latin de collége, excepté _tarde venientibus ossa_. Bon appétit, bonne conscience! Arrive à l'heure si tu veux ta part du potage. Ceci est un conseil, mais tu auras de nous autre chose que des conseils; nous t'aimons autant que les autres. Je regrette maintenant de ne pas t'avoir mis l'habit d'aspirant sur le dos. Tu aurais été capitaine de vaisseau quand Gérard sera général. Le diable, c'est l'argent. Mon gendre le marquis a de belles espérances qui ne sont pas de la monnaie. Quand le choléra-morbus aura passé deux ou trois fois sur le Morbihan, mon gendre le marquis aura peut-être des rentes. Viens çà, chevalier.» Il me prit la tête à deux mains brusquement et m'embrassa comme il ne l'avait fait de sa vie. «Si je savais vous causer du chagrin en partant, mon père, dis-je avec une entière bonne foi, je resterais. --Du chagrin, répéta-t-il, oui et non. Te voilà qui prends des airs de notre Gérard. C'est sûr que tu étais plus à nous que les autres et que nous allons rester seuls. Mais les innocents voient souvent plus juste que ces grands esprits comme l'oncle Bélébon. Renotte a dit vrai; à dix-neuf ans, il faut faire quelque chose.... Mangerais-tu bien un morceau, toi, bonhomme? --Je n'ai pas faim, mon père, répondis-je. --Souviens-toi d'une chose. J'ai pris des renseignements. A Paris, ils ne font que deux repas: c'est malsain tout plein. Quand l'estomac travaille à vide, ça le délabre en rien de temps.... Joson! Joson Michais, méchant matelot! Une beurrée et un verre de madère! Comment va ta vieille mère Scholastique? Du bois mort, hein? Prends une bouteille de bordeaux à la cave, une poule où tu voudras, et qu'elle fasse un bouillon rouge....--Oui, oui, mârci, mârci.--On te dit: Une beurrée, limace! Tu devrais être revenu! Et ne lèche pas mon madère.» J'écoutais les larmes aux yeux. Aujourd'hui ma paupière semblait avoir besoin de larmes. C'était pour mon père comme pour les portraits des ancêtres: il me semblait que mon regard pénétrait pour la première fois dans ce naïf et bon coeur. Il dévora sa beurrée de pain de seigle. Son appétit même m'attendrissait. En admettant pour vraie cette fameuse maxime: Bon appétit, bonne conscience, quelle conscience il avait, mon père! «Tu conçois bien, reprit-il la bouche pleine, les gens qui ne marchent pas assez deviennent podagres. Il ne faut pas endormir l'estomac. Dis donc, mon gaillard! tu as entendu chanter par-ci par-là que ton frère Gérard faisait des siennes. C'est bon dans le militaire. Une graine de magistrat doit vivre en Caton.... et, d'ailleurs, ton frère Gérard savait de bonne heure ce que parler veut dire. Toi, tu es un peu simplet pour ton âge. Tu serais capable de t'attacher et ça ne vaut pas le diable. Fais attention à ceci: depuis Guy de Kervigné, chevalier, seigneur de Quesnoy, qui était avec Alain Fergent à la croisade, il n'y a pas eu un seul exemple de mésalliance dans notre maison!» Ceci fut dit d'un ton grave que mon père ne prenait point d'habitude. Je m'inclinai en souriant. «Ma parole! ma parole! murmura-t-il. Notre Gérard était ainsi voilà cinq ans. Mais j'y pense, ta mère veut te voir, et je te préviens qu'elle n'est pas de bonne humeur, à cause des cinquante louis. Ces diables d'officiers! Enfin, les petits de son marquis n'ont pas encore manqué, je suppose... Monte, mon bonhomme, et dis à ta maman de ne pas se faire attendre pour le déjeuner.» Il m'embrassa sur les deux joues, me promettant de me donner plus tard une grande quantité d'autres bons conseils. Ma mère était couchée encore quand j'entrai dans sa chambre. Elle s'était même rendormie d'un sommeil léger en m'attendant. Il y avait chez ma mère des jouets dans tous les coins, des bonbons sur tous les meubles. C'était le paradis des petits. Le bruit de mon pas l'éveilla. Elle me dit avec un bon sourire: «Le pauvre Cha'ot a mal digéré son dîner d'hier, et la petite Mimi fait des dents. A-t-il bien les yeux de son père, ce Cha'ot! Et les drôles de petites idées! Avant le dîner, il disait: «Cha'ot manger carafe!» Je voulais te parler, René, pour ton grand voyage, puisque c'est bien décidé. On dit qu'il y a rue Saint-Roch un remède contre les vers. Achète-m'en six paquets avec l'instruction détaillée. Est-ce étonnant que tous les enfants aient des vers! Voyons! assieds-toi, et causons.» Pour m'asseoir, je fus obligé de déplacer deux polichinelles et trois tambours. «Cela te fait-il du chagrin de nous quitter, René?» me demanda ma mère dont la main caressante glissa dans mes cheveux. Mes yeux mouillés lui répondirent. «Tu es un bon et cher enfant, reprit-elle. Tu vas bien nous manquer! Je ne sais pas de qui tu tiens cette lenteur d'esprit, cette paresse.... mais tu as un excellent coeur! On ne peut pas être un sot avec des yeux comme les tiens. Prends seulement de l'expérience et fais-toi au travail. La magistrature est une belle carrière. Pendant que j'y pense, achète-moi aussi une douzaine de hochets à la guimauve pour les dents de Mimi. Cela se vend passage Colbert. Il paraît qu'on fait des corsets mécaniques qui soutiennent la taille des petits garçons. Je ne demande pour Charlot que la taille de son père. Tu es gentil, quand tu veux, René, il faut te faire aimer de la présidente. Il y a des choses qui font bien venir. Dis-lui que nous parlons souvent d'elle. Je comptais lui écrire, mais je n'aurai pas le temps, parce que les petits passeront la journée ici. Ah çà! tu n'es pas une jeune fille, et je veux te parler la bouche ouverte. Paris est un lieu dangereux. Ton frère Gérard y a mené une fort mauvaise conduite. Ah! Il ne faut pas m'en vouloir si je me console avec les enfants de Julie! J'espère que tu suivras une tout autre route, toi. Si tu te comportais comme Gérard.... --Il me semble, l'interrompis-je, car j'avais pour mon frère l'officier une sincère affection, il me semble que Gérard a été beaucoup moins loin que M. le marquis de Tréfontaines.» Elle sourit avec complaisance. «Il en a eu, celui-là, une jeunesse!» murmura-t-elle. Mais c'était purement de l'admiration, sans mélange aucun de censure ou de blâme. «Ce n'est pas la même chose, reprit-elle. Le marquis a tant de distinction! Je ne peux t'expliquer cela, parce que tu n'es pas à la hauteur, mais c'est bien différent. Gérard m'a vieillie de dix ans, songe à cela, mon René; chaque fois que tu seras pour faire une faute, dis-toi dans ta conscience: «Cela retombera sur le coeur de ma mère.» Je ne peux exprimer à quel point cette dernière parole me frappa. L'impression fut si forte qu'elle résista à ce qui suivit. «Je ne te dis pas de vivre comme un moine, reprit en effet ma mère. Dans le monde, il arrive des cas.... Enfin, tu verras bien: on dit qu'à Paris, chacun fait ce qu'il veut et que les dames entreprennent volontiers l'éducation des jeunes gens en tout bien tout honneur. Quand tu te dégourdirais un peu avec des personnes de ta sorte, je n'y verrais pas grand mal.... »Seigneur Jésus!» s'interrompit-elle, je bavarde, et j'allais oublier le principal! Deux chaînes magnéto-sympathiques contre les convulsions du premier âge. C'est annoncé dans notre journal, et notre journal n'est pas comme les autres qui annoncent au hasard. Il ne recommande que les bonnes choses. C'est un journal de confiance. »Deux chaînes, reprit ma mère vivement, parce qu'un pas se faisait entendre dans l'escalier, deux bonnes, choisis-les, et l'instruction. Ecoute-moi bien: six pots de pommade pour la gourme, pharmacie Bayard; un bourrelet en caoutchouc chez le bandagiste de la cour. Attends: j'ai pourtant réfléchi à cela toute la nuit. Prends des notes. Une poupée qui dit papa et maman, si ce n'est pas trop cher. Deux flacons d'eau à teindre les moustaches: ce n'est pas pour mon gendre, au moins! Un petit costume de Turc, à la taille de Charlot: nous allons prendre la mesure. Nous parlerons aussi à Julie pour la dent qu'elle a de moins. En outre.... --Ah! Bébelle! l'interrompit ma tante Nougat, qui arrivait échevelée, quelle nuit! Je ne mangerai plus jamais de fricandeau! C'est le fricandeau qui m'a fait mal.... René, mon neveu, que cet exemple vous profite, il ne suffit pas d'être sobre, il faut choisir ses mets.... Bébelle, pour déjeuner, je voudrais quelque chose à la tartare, ça me remettrait le coeur. --Nous recauserons plus tard,» me dit ma mère. Ma tante Bel-OEil, qui venait d'entrer aussi, passait tout doucement son bras sous le mien et m'entraînait dans une embrasure. Bel-OEil manquait de charme en négligé du matin. A l'endroit où le profil de la poitrine rebondit d'ordinaire sous le léger fichu, je voyais un objet carré dont les angles piquaient l'étoffe de sa robe de chambre. Pour employer l'expression de ma tante Nougat, ma tante Bel-OEil était plate comme une ardoise. Cette saillie néanmoins ne m'étonna pas longtemps, car Bel-OEil me la mit discrètement dans la main, sous la forme d'un volume in-8º, orné de quatre lithographies. «Chevalier, me dit-elle, tu as l'âme sensible. Je ne puis de vive voix t'énumérer les malheurs qui attendent les personnes à qui la divinité fit ce présent sublime, mais funeste. Lis cet ouvrage où sont retracées les infortunes d'un adolescent de Carlsruhe, dont le coeur s'était enflammé pour une princesse de Weimar. Ah! mon ami, puisse ce récit t'instruire en t'arrachant de douces larmes. L'amour, vois-tu, quand ses feux ne s'allument pas sous l'influence d'un astre favorable....» Elle fut interrompue par le cri d'admiration de ma mère, acclamant mon petit neveu qui avait dit: «Cha'ot mal au ventre! --La Bretagne est décidément au-dessous de vous? me demanda ma soeur la marquise avec un peu d'ironie. --A table!» cria d'en bas mon père, pendant que la cloche sonnait. L'oncle Bélébon me prit par l'oreille, disant: «Allons! l'innocent! je n'ai jamais vu la capitale, mais je ne veux pas te laisser partir sans te mettre en garde contre les divers dangers qui y attendent les provinciaux inexpérimentés. Assois-toi près de moi à table, et tu vas voir si les Parisiens pourraient me faire prendre, à moi, des vessies pour des lanternes!» IV. CONSEILS ET RECOMMANDATIONS. Après le potage, l'oncle Bélébon reprit d'un ton de professeur: «Il y a à Paris, sur le pont Neuf, diverses curiosités, attirant les badauds, autour de la statue de Henri IV. Tu ne sais pas grand'chose, chevalier, mais tu dois connaître l'histoire de la poule au pot. Elle est célèbre. Je t'engage à ne jamais passer sur le pont Neuf, qui est le rendez-vous des filous de toute sorte. Ils vous escamotent votre bourse en un clin d'oeil, et vont jusqu'à couper les pans des redingotes, n'est-pas, marquis? --Autrefois, murmura mon beau-frère. --Mon neveu Tréfontaines, les gazettes en savent encore plus long que vous! --La chose certaine, glissa Julie, qui vengeait toujours son mari, c'est qu'Henri IV est sur le pont Neuf. --L'eau de la Seine donne des coliques, dit ma tante Kerfily-Nougat; il y a du plâtre dans le sucre et des cervelles de mouton dans le lait. --C'était au mois d'août, commença Bel-OEil, par une de ces tièdes soirées qui...., enfin il faisait très chaud. Un jeune homme à la physionomie intéressante se promenait sur le boulevard. Il était solitaire au milieu de la foule et perdu dans la poésie de ses rêves....» Charlot poussa un long hurlement. «Tu vas en avoir, mon trésor, tu vas en avoir! s'écria ma mère. Cet enfant n'est pas bien; on l'aura contrarié! --Qu'est-ce qu'il veut? demanda mon père. --Cha'ot sait pas, répondit mon neveu avec une colère sauvage. --Tu vas l'avoir, mignon, tu vas l'avoir. --Cha'ot veut pas l'avoir. --Voyez s'il est raisonnable! --Cha'ot veut.... --Tu l'auras. --Cha'ot veut pas.... --Quel ange! --Le jeune homme, poursuivit Bel-OEil, avait de longs cheveux incultes.... --Ils font le vin avec du bois de campêche! interrompit Nougat. --Ah! ah! s'écria l'oncle Bélébon, personne ne nous en remontrera sur Paris. On n'a pas besoin d'aller à Paris pour le percer à jour! Achètes-tu une paire de bottes chez un cordonnier? Tu sors, chaussé comme un prince, mais, au bout de la rue, le talon te quitte, la semelle part, les tiges fondent et tu marches pieds nus dans six pouces de crotte, allez! C'était collé. --Singulier pays! dit l'abbé Raffroy, bien que toutes ces anecdotes soient un peu exagérées. --Saperbleure! dit mon père, je ne sais pas ce que sera le dîner, mais je déjeune avec plaisir. --Il faudra prendre bien garde, mon pauvre René, chanta la voix moqueuse de ma soeur la marquise. Ne traverse jamais la rivière, ne mange pas de sucre, ne bois ni eau ni vin, ni lait, et fais venir tes escarpins de Landevan. --Cha'ot veut pas! intercala mon neveu. --Eh! eh! dit ce méchant drôle de Vincent à la tante Renotte: les escarpins de Landevan! C'est drôle! On vous arrange, vous, ici!» La tante Renotte n'avait pas encore ouvert la bouche. Elle étendait son beurre sur son pain d'un air qui menaçait tempête. «Le col de sa chemise, poursuivit Bel-OEil, acharnée à son histoire traduite de l'allemand, se rabattait négligemment sur sa cravate, dont le noeud révélait un grand dédain des petites choses.... --Et les bas de soie aussi collés! clama l'oncle Bélébon, et les chapeaux neufs dont le bord s'envole au vent!.... --Vole-au-Vent! applaudit Nougat. Bon, celui-là! Sers-nous du vole-au-vent, monsieur Kervigné!» La table entière répéta: Vole-au-vent! vole-au-vent! et mon père, soulevant le couvercle en pâtisserie de celui qui fumait devant lui, l'offrit à l'oncle Bélébon en disant: «Saperbleure! tu ne nous avais pas avertis! En voilà une sévère! --Il est joli, approuva l'abbé Raffroy. Vole-au-Vent! --Vole-au-Vent! dit mon beau-frère. Il est charmant! --Ce jeune homme, continua Bel-OEil, enflant avec désespoir sa voix sourde, venait des libres champs de la Germanie et s'appelait Ethelred. --Il m'en échappe comme cela, reprit l'oncle Bélébon qui triomphait avec modestie. Que voulez-vous? On n'est pas Parisien, mais on ne vient pas non plus de Landevan! --Attrape!» gronda Vincent à l'oreille de la tante Renotte. La tante Renotte ne dit mot. «Est-ce vrai, mon neveu, demanda Nougat au marquis, qu'on sert les chats à Paris pour des lapins de garenne? --Tout le monde le dit, chère tante. --En avez-vous mangé? --Je le crains.» Il souriait, le malheureux don Juan. C'est celui-là qui payait cher les orages de sa jeunesse! Bel-OEil le tira par la manche et lui dit en louchant de la façon la plus extravagante: «Il y a dans ces noms allemands quelque chose qui fait vibrer l'âme, n'est-ce pas, mon neveu de Tréfontaines? --Assurément, chère tante. --Ah! que vous comprenez bien ces choses-là! Ethelred avait vingt ans. Victime d'une sensibilité exaltée, il passait dans la vie comme un pauvre exilé.... --Je croyais que c'était sur le boulevard qu'il passait, dit Nougat. --Ouvre l'oreille, René! ordonna l'oncle Bélébon. Tu te promènes au Palais-Royal. Un mirliflor se jette dans tes bras et te presse sur son coeur en criant: Ce bon Kergaradec! ou ce bon Kerenflech! ou ce bon Penfunteniou! Tu lui dis: Connais pas. Il s'excuse, c'est une méprise; pas d'affront! Il file.... cherche ta montre! --Oui, dit Vincent, cherche ta montre! --Hein! marquis? fit l'oncle Bélébon. --Ah! dame, répondit mon beau-frère avec candeur, la montre fait comme les bords du chapeau. --Elle vole au vent. --On la vole au vent.... --Pire!.... pire que le chapeau! --Vole-au-vampire!» Ce fut une vaste acclamation. Mon départ était oublié. Vincent put se verser trois verres pleins de suite sans être vu. Nougat devenait folle de joie. Charlot, effrayé du brouhaha, se mit à pousser des cris de paon. «Qu'y a-t-il donc? demanda ma mère. --Vole-au-vampire! lui répondit-on. Ah! vole-au-vampire? --L'oncle Bélébon est en veine! --Il faudra empailler celui-là? --M'écoutez-vous, monsieur de Tréfontaines? s'informa Bel-OEil. --Certes, ma tante, répondit mon malheureux beau-frère. --Ethelred avait aimé. Si jeune il connaissait déjà le désespoir. Son rêve remontait les pentes du passé au lieu de s'égarer dans les sentiers de l'avenir. Il se disait en lui-même: sensibilité du coeur! funeste présent! Dieux jaloux! pourquoi ne donnâtes-vous pas à mon âme la dureté du diamant et la froideur du marbre? Emeriska de Ludolphi! ta perfide image restera-t-elle éternellement gravée dans ma mémoire? --René, mon petit, me cria l'oncle Bélébon, tu pourras répéter celui-là aux Kervigné de Paris. Je t'y autorise: il en vaut la peine. Mais nous ne sommes pas ici pour faire des calembours; on t'apprend ton Paris, tant mieux pour toi si tu profites. Les étourneaux comme toi ont l'habitude de laisser leur clef sur leur porte.... --Saperbleure! chevalier, dit mon père, voilà une chose importante: attention! --C'est le matin. Tu dors ou tu ne dors pas. Un monsieur entre sans frapper, si tu ne dors pas, il te salue poliment, disant: «Est-ce que je ne suis pas chez M. Kerguifinec! Bien des pardons!» Si tu dors, il te dévalise de fond en comble.... --C'est la forêt de Bondy que ce Paris! dit l'abbé Raffroy. --Mon histoire le prouve bien, riposta Bel-OEil avec une certaine aigreur, mais vous aimez mieux écouter des coq-à-l'âne. Ethelred allait plongé dans sa rêverie, et ce nom charmant, Emeriska de Ludolphi, tombait de ses lèvres.... Tout à coup, il est accosté par une femme voilée, dont la taille et le port lui rappellent vaguement celle qui fut l'étoile polaire de sa jeune âme. Il s'arrête éperdu; il chancelle, il se refuse à en croire ses yeux. Qui êtes-vous? a-t-il encore la force de balbutier. Je suis, répond l'étrangère d'une voix douce et vague comme le son d'une harpe éolienne, je suis Emeriska de Ludolphi!» On l'écoutait, cette fois. Il y a toujours un petit coin curieux dans les élucubrations allemandes. Mais ma tante Bel-OEil était comme ces poètes favoris qui n'écrivent pas pour divertir leurs lecteurs. Dès qu'elle vit qu'on l'écoutait elle se mit à loucher avec un terrible emportement, et, tirant de son gosier enrhumé des notes absolument insensées, elle s'écria: «Maladie des âmes! bonheur et tristesse! amour, puisqu'il faut t'appeler par ton nom, à quoi n'exposes-tu pas les coeurs sensibles! Si le souverain juge qui tient les assises de l'univers permet à l'esprit du mal.... --Vol-au-vent-coulis! bravo! bravo! cria méchamment Nougat, à qui Bélébon parlait tout bas. Note aussi celui-là, chevalier, pour le dire aux Kervigné de Paris. --Vol-au-vent-coulis? répéta mon père. Comprends pas. --Tu vas saisir, répliqua l'oncle Bélébon. Un homme qui s'introduit chez toi le matin, par une porte entr'ouverte, ça fait un courant d'air. Je ne prétends pas qu'il vaille le vol-au-vampire, mais il n'est pas mal.» Mon père eut un demi-sourire. «Tu le fais revenir, dit-il, ton vol-au-vent.... --Tard!» interrompit l'oncle en clignant de l'oeil à la ronde. Avez-vous vu l'incendie éteint, soudain se rallumer? Il en fut ainsi pour le succès de mon oncle Bélébon, qui avait tout l'esprit de la famille. Nougat cria la première en un spasme admiratif: «Il y est! Vol-au-vantard!» Et toute la table, depuis l'infime Vincent jusqu'à l'abbé Raffroy, répéta en choeur: «Vol-au-vantard!» Que si quelqu'un demande quel sel latent, quelle malice cachée contenaient ces joyeusetés morbihanaises, je lui répondrai que je sais à Paris, centre et coeur des civilisations, des familles honorables où l'on se livre à des récréations du même genre. Tout le monde connaît la gaieté du régiment, ce pacte par lequel quinze cents braves s'engagent sous la foi des serments à rire de tel ou tel radotage. Pourvu qu'on rie en somme, il importe peu. Tant pis pour ceux qui ne rient pas: ma tante Renotte, par exemple, dont j'entendais la mauvaise humeur grommeler ses _aparté_ à mon oreille, et ma tante Bel-OEil qui s'acharnait à son histoire sentimentale. Mais comme ma bonne mère s'amusait avec Mimi et Charlot, et qu'elle était loin devant nous dans le sentier du plaisir! «Sais-tu ce que c'est qu'un fiacre? me demanda brusquement l'oncle Bélébon, que son triomphe enflait. Tu es paresseux de ton corps, tu prendras des fiacres pour un oui ou pour un non, ou bien des omnibus. En omnibus, tu es auprès d'une belle dame; elle met la main à sa poche pour prendre un mouchoir; elle se trompe de poche et c'est ta bourse qu'elle ramène. Tu as une tabatière d'or, je suppose; tu l'ouvres; la belle dame te dit: «Permettez-vous, monsieur?--Trop heureux, madame.» En prenant sa prise, elle insère adroitement un cheveu dans la boîte; que tu refermes. C'est comme une truite piquée par l'hameçon. Elle tire sa ligne tout doucement, tout doucement, ta boîte vient.... Ah! ce Paris! --Ah! ce Paris! répéta le choeur. --Seulement, dit l'abbé Raffroy, René ne prend pas de tabac. --Détail! Il faut qu'il sache tout. J'arrive aux fiacres. Cocher! à l'hôtel du président de Kervigné, telle rue, tel numéro. C'est bien ça, hein, marquis? --Rue du Regard, 5, répliqua mon beau-frère placidement. --Notre nigaud ne connaît pas Paris. Le cocher le promène par des rues du diable, et le conduit dans un coupe-gorge où il est assassiné parfaitement. Est-ce vrai? --J'ai pris beaucoup de fiacres, en ma vie, répondit mon beau-frère. --Et vous n'avez jamais été assassiné? On ne l'est qu'une fois. --Et Dieu sait, ajouta Bel-OEil, qui approuvait rarement l'oncle Bélébon, qu'un malheur est vite arrivé. Voyez Ethelred! Quand l'inconnue lui eut dit: Je suis Emeriska de Ludolphi, un trouble étrange s'empara de ses sens. Il contempla cette femme voilée comme on regarde des fantômes. Suivez-moi, Ethelred, comte de Bergenstein, lui dit-elle. Et le jeune homme, entraîné par une force qui dominait sa raison et sa volonté, la suivit. Les douze coups de minuit sonnaient lentement à l'horloge d'une église voisine, dont les vieilles tours étaient habitées par l'orfraie et le hibou. L'inconnue ouvrit la porte d'une maison de sombre apparence et la referma sur Ethelred qui lui demandait avec des larmes dans la voix: «Emeriska, est-ce bien vous que le ciel rend à mes voeux?....» Pour la seconde fois, ma tante Bel-OEil captivait une sorte d'attention, lorsque l'oncle Bélébon, qui avait vidé son sac au sujet des inconvénients de Paris, proposa de chanter une chanson. Il prenait déjà son couteau pour s'accompagner sur son verre. «Hé! là-bas! cria tout à coup ma tante Renotte qui amassait toujours des trésors de colère avant d'éclater, ce n'est pas des sornettes qu'il faut, encore moins des vieilleries de chansons pour établir ce garçon-là à Paris. A-t-on juré de ne parler raison! Vivra-t-il avec les calembours du vieux? Tiens, chevalier, ajouta-t-elle en mettant un rouleau de louis sur mon assiette avec un peu trop d'ostentation, je ne fais pas de calembours, moi; et voilà qui vient de Landevan!» Ma soeur la marquise regarda le rouleau d'un air triste. Elle en avait tant besoin pour sa jeune famille! Le petit zieu de Bel-OEil caracola, et Nougat caressa Gérard sur sa tabatière. «Voilà qui est parlé!» dit le bon abbé Raffroy. Mon beau-frère aussi me fit un signe de tête amical. Ce don Juan dégommé avait un excellent coeur et sa décadence le rendait compatissant. «Renotte, prononça dignement mon père, tu fais tes cadeaux comme on fait l'aumône, ma bonne femme. Nous avons des charges, et chacun ici le sait bien, mais, à Paris comme à Vannes, le chevalier de Kervigné aura de quoi soutenir son nom, saperbleure! --Charlot demande si le poulet est du poisson! s'écria ma mère extasiée. Ah! quel enfant!» L'oncle Bélébon grommelait: «Je ne suis pas fortuné, mais en dévoilant à mon neveu les mystères de la capitale, j'ai fait pour lui plus peut-être que si je lui avais prodigué de l'or!» Mon père tira de son portefeuille une lettre qui passa de main en main jusqu'à moi. C'était un ordre signé Kersosinec, Kerbonel et Cie, de Vannes, qui me constituait un crédit de trois cents francs par mois chez Mallet frères, à Paris. M. Raffroy cria bravo! Nougat fit la grimace, ma soeur la marquise changea de couleur, l'oncle Bélébon haussa les épaules, et Vincent dit franchement: «Foi de Dieu! pour cent écus on en aurait quatre comme lui au marché! --Ce n'est pas trop,» déclara le marquis. La tante Renotte se leva pour aller embrasser mon père. Moi j'avais le coeur gros et je me demandais ce que je pourrais faire jamais de tant d'argent. C'était un événement. Il y eut un silence autour de la table; car je ne trouvais pas les mots qu'il fallait pour remercier mon père. Au milieu de ce silence, la voix profonde de ma tante Kerfily Bel-OEil gronda: «Ne jugez pas Ethelred avec sévérité, dit-elle. Son enfance et sa jeunesse s'étaient écoulées dans les vertes forêts de la Thuringe. La nature seule avait présidé à son éducation. Il ignorait la corruption des villes et ne soupçonnait même pas les infâmes mystères de nos sociétés modernes. Ah! plaignez-le plutôt. Plaignez cette âme tendre et vertueuse dont la candeur.... --Charlot s'embête!» déclara mon neveu, qui n'avait point oublié son succès de la veille. Les toasts furent courts et tous en mon honneur. On se leva de table plus tôt qu'à l'ordinaire, et, malgré tous les efforts de l'oncle Bélébon, l'après-dîner se passa tristement. Chacun vint tour à tour me faire des recommandations. Ma soeur me dit: «Maintenant que te voilà si riche, ne va pas faire de folies pour tes neveux! Ils n'ont besoin de rien. Ecris-nous un peu les toilettes de la présidente, et fais-toi un sort. --J'espère que nous n'abandonnerons pas nos devoirs religieux, glissa l'abbé Raffroy à mon oreille en me donnant un baiser paternel. Va voir de ma part le père Kernuault aux Lazaristes. Il t'aimera pour toi, et il est de bon conseil.» L'oncle Bélébon me prit à part pour me dire très haut: «N'invente pas la poudre sans nous en prévenir.» Mais cela ne fit rire que ce rustre de Vincent. Nougat me mit dans la main ostensiblement un rouleau de grosses pièces de cent sous. «Sois sobre, me dit-elle. Et si tu entends parler de bonnes liqueurs pour la digestion, fais-moi payer un port de lettre.» La diligence partait le lendemain à quatre heures, et j'avais un mal de tête à faire pitié. J'annonçai l'intention de me retirer: les adieux et les embrassades commencèrent. En moi, le souvenir de cet instant est à la fois très profond et très vague. Je vois une larme dans les yeux de ma mère, qui, certes, m'aurait fait plus de caresses si Charlot avait voulu le permettre. Bel-OEil me tint longtemps pressé contre sa poitrine pour me dire: «Tu as un coeur sensible, que l'exemple d'Ethelred te profite. Il était de ton âge. L'inconnue, loin d'être Emeriska de Ludolphi, appartenait à la classe de ces malheureuses dont on ne peut prononcer le nom sans rougir. Il y avait là des assassins qui poignardèrent le malheureux Ethelred, dont le dernier soupir s'exhala avec le nom de sa bien-aimée.» Ma tante Bel-OEil fondait en larmes, mais c'était pour Ethelred. «Tu es meilleure que je ne croyais, lui dit Renotte en me prenant par le bras. Toi, marche droit, et tu iras loin!» Le dernier mot fut de mon père: «Souviens-toi, chevalier, qu'il n'y a jamais eu de mésalliance dans la maison de Kervigné.» Ce fut tout. J'aurais tort d'oublier, cependant, que cet odieux Vincent me fit des cornes au moment où je me retirais. V. L'ARRIVEE. Le lendemain, au petit jour, Joson Michais vint cogner à ma porte au moment où je commençais à m'assoupir après une nuit sans sommeil. Une chose me revenait, je m'en souviens, pendant mon insomnie; tout le monde m'avait dit adieu, excepté le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère, qui s'était toujours montré affectueux et bon à mon égard. «Quoique çâ, monsié el chevâlier, me dit Joson de sa voix qui grasseyait comme un tombereau de cailloux qu'on décharge, vous voilâ pârti tout de même, pour sûr et pour vrai, je ne mens point. C'est mâme Renotte qu'â fait vos bagâges hier ad sâ (au soir), Mâme la mârquise est venue voir comme çâ si c'est qu'on n'y mettait rien ed'trop. Quoique çâ, ils ont resoupé par dessus pour trinquer à vot' bon voyâge. Et Tonton Bélébon a chanté les noces ed'Thétis et tout son sac ed'gaudriettes. A c't'heure, y dorment comme une brassée d'bois môrt; je ne mens point, pour sûr et pour vrai.» Ma toilette ne fut pas longue, mes bagages n'étaient pas lourds. J'envoyai un baiser à la porte fermée de ma mère, et je fus bientôt dans la rue, suivi par Joson Michais qui ne tarissait pas. Nous remontâmes la ville pour gagner la place du marché, au coin de laquelle stationnait la diligence de Paris à Brest. Derrière la cathédrale, au détour d'une petite rue, je me trouvai face à face avec le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère. Il passa son bras sous le mien sans mot dire et, désormais, nous marchâmes silencieusement. La diligence de Brest n'était pas encore arrivée. Je voulus remercier le marquis, il m'entraîna sous les arbres de la place et me dit avec des inflexions de voix que je ne lui connaissais pas: «Il y a tantôt vingt ans, René, que je partis aussi un beau matin. Ah! le beau matin, en effet, et les belles cartes qu'on a dans la main en commençant cette partie! Pourquoi perd-on toujours? --L'avez-vous donc perdue? demandai-je vivement, car je me sentais offensé en songeant à ma soeur. --René, me répondit-il, Julie aurait été un ange avec les trente mille livres de rente qui ont glissé, à Paris, entre mes doigts. Toutes les femmes qui sont heureuses sont des anges. Nous avons deux enfants. Il faut songer dès aujourd'hui aux enfants que tu auras. Le grand tort, quand on part de Bretagne ou d'ailleurs, c'est de penser qu'on est ici bas pour se divertir. J'aime ma femme, j'aime mon beau père et ma belle mère, j'aime tout le monde chez nous, excepté ce parfait idiot, l'oncle Bélébon, qui a tout l'esprit de la famille. Tout le monde est bon pour moi, c'est atroce, d'avoir besoin des bontés de tout le monde. Je dépense plus de sang-froid à ne rien faire, plus de résignation, plus de diplomatie qu'il n'en faudrait pour bâtir une splendide fortune. Je suis noyé, je le sens, je ne me plains pas. Je te défie de dire que tu m'as vu bâiller à table ou au salon! René, si tu prenais mes paroles en mauvaise part, c'est que tu n'aurais ni intelligence ni coeur. Je me suis levé de grand matin tout exprès pour te dire: Ne joue jamais, n'aime pas trop vite, apprends à supporter l'ennui comme la sobriété antique ordonnait de souffrir la soif et la faim. Chaque jouissance hâtive fait un anneau de cette chaîne mystérieuse qui plus tard garrotte l'âge mûr; chaque effort, au contraire et chaque abstinence apportent un peu de terre ou une pierre à ce piédestal où les heureux assoient leur indépendance. Tu ne seras pas riche, car Gérard d'un côté, moi de l'autre, nous te prendrons une grosse part de ton héritage: sois fort. Paris est un gouffre comme toutes les mines. Les forts y tiennent le filon, pendant que les faibles tombent asphyxiés. Travaille, c'est-à-dire: regarde autour de toi pour savoir où mettre le pied, sois sans besoins pour inspirer confiance, sers-toi des femmes qui peuvent tout pour ceux qui n'ont point d'amour, parle peu et toujours à coup sûr, ne baille jamais, surtout jamais ne raille. On est jeune à tout âge, figure-toi bien cela, et mieux plus tard que plus tôt. Je me sens mille fois capable d'être jeune encore. Il n'y a qu'une vieillesse, c'est l'éteignoir sous lequel j'étouffe. Tu me comprendras demain. Je te répète que j'aime ta soeur, et que je respecte ta famille. --Quoique çâ, v'là la diligence!» s'écria Joson Michais. Et, de l'autre bout de la place, la tante Renotte agitant son parapluie de coton bleu: «Hé! là-bas! me voici! C'est bien, ce que vous faites là, neveu Tréfontaines! Vous valez mieux que les autres, malgré tout! --J'ai dit, murmura le marquis à mon oreille. Mets ça dans un coin de ton cerveau et rumine là dessus quand tu seras tout seul. Bonjour, ma tante. Julie serait venue, sans les petits. --En voiture!» ordonna le conducteur. Mon beau-frère m'embrassa; la tante Renotte avait la larme à l'oeil. «Ecris à Landevan pour moi toute seule, dit-elle, et bien des choses aux Kervigné de Paris. Bon voyage. --Quoique çâ, bon voyage itout, monsié el chevâlier!» La diligence se mit à cahoter sur l'abominable pavé du faubourg. Je n'avais plus conscience de ce qui ce passait autour de moi: je fus emporté comme en un rêve. A mon réveil, j'étais déjà sur la haute colline d'où l'on découvre pour la première fois, en venant de Paris, ce lac prodigieux, semé d'îles innombrables, mélange inouï de terre et d'eau qui se nomme «la petite mer» (Mor-bihan). J'occupais la place du milieu, dans le coupé, entre un officier de marine très coquet, mais très maltraité par la petite vérole, qui fumait abondamment, et un vieux monsieur qui dormait mieux qu'un juste. Le vieux monsieur ne cessa de dormir, et l'officier de marine de fumer qu'à Ploërmel, où chacun d'eux prit sa part d'un dîner, qu'aucune épithète ne saurait assez flétrir. Pendant le repas, le vieux monsieur ne dit rien, mais l'officier de marine nous apprit qu'il allait avoir le grade supérieur et la décoration. Il se nomma: c'était un de mes cousins; nous sommes tous cousins en Basse Bretagne. Je gardai l'incognito, afin qu'il ne m'écrasât point de ses succès. Brest, d'où il venait, est une glorieuse ville, entièrement habitée par des officiers de marine et par des dames qui sont folles des officiers de marine. A Brest, un citoyen qui n'a pas l'honneur d'être officier de marine s'attire dans les rues des regards pénibles, comme s'il était boiteux ou bossu, les enfants de Brest voient dans l'absence de l'épaulette une véritable difformité. On n'y connaît que le ministre de la marine; Paris n'y a d'autre raison d'être que les bureaux de ce même ministre. Volontiers y crierait-on, dans les fêtes nationales, selon les divers régimes: vive le roi, ou vive l'empereur, ou vive la république, qui nomme les officiers de la marine! Notre officier de marine du coupé allait à Paris pour voir le seul prince de la famille royale qui eût à Brest quelque notoriété, non parce qu'il était prince, mais parce qu'il était officier de marine. J'appris ici que les cendres de Napoléon avaient fait beaucoup d'effet à Paris, par la raison que la marine les y avait apportées. En arrivant à Rennes, le mot marine me battait le crâne comme un marteau de couvreur. J'avais encore pourtant deux jours et deux nuits à passer en tête à tête avec la marine. Le vieux monsieur ronflait, l'heureux mortel. Toute cette marine passait sur lui sans l'offenser. Aux portes d'Alençon, j'avais une migraine furieuse; à Chartres j'aurais voulu me changer en brûlot pour incendier la flotte française. A Paris, le vieux monsieur s'éveilla, la marine me dit adieu d'un signe de tête protecteur, et je me trouvai seul dans la cour des messageries. «Quoique çâ, dit derrière moi une voix raboteuse et plaintive, c'est peut-être un coup ed' ma tête que j'ons fait pour sûr et pour vrai. --Joson Michais m'écriai-je en un premier mouvement de joie. --C'est il que çâ vous fait du plaisir de me voir, monsié el chevâlier! me demanda le pauvre diable d'un air piteux. --Que viens-tu faire ici? et où t'es-tu caché tout le long de la route? --Je ne mens point: dans la diligence. Et j'voulais voir el grand bourg tout de même. Ah! mais dame, oui! --Et que vas-tu devenir? --Quoique çâ! Mes chemises sont dans vot'paquet, et j'vas aller d'avec mes chemises. Joson Michais me fit cette déclaration d'un air modeste, mais résolu. Il était assez coquettement costumé: je m'étonnai de n'avoir point remarqué au départ qu'il avait mis ses braies du dimanche, ses épinglettes de laine et son grand chapeau de Plouharnel. C'était un beau gros Breton, à tout prendre. «Charge la malle et viens avec moi,» lui dis-je. Il fit une lourde cabriole et je crois qu'il eut bonne envie d'entonner la chanson des gars de Locminé «qu'ont de la maillette dessous leurs souliers.» Nous allions partir, et Dieu sait comment nous aurions trouvé notre chemin, car je ne me donne pas pour un jeune homme de ressource, et l'idée ne m'était pas venue de prendre un fiacre, quand un grand laquais en deuil, avec une cocarde noire, large comme un ventilateur d'estaminet, sortit du bureau avec le conducteur qui me montra au doigt. Le grand laquais vint à moi aussitôt et me dit avec noblesse: «La voiture attend monsieur le chevalier.» Joson ouvrit des yeux énormes et faillit lâcher notre malle. Le fait est que ce grand laquais noir était de toute beauté. «Vous êtes à mon cousin le président de Kervigné? demandai-je un peu intimidé. --A madame la vicomtesse!» répliqua le grand laquais d'un ton de preux qui affirme sa dame. Puis, regardant Joson de haut en bas, il demanda: «Qu'est-ce que c'est que çà?» Je n'avais pas la tête trop loin du bonnet; malgré mon apparence paisible. «Comment vous nomme-t-on? demandai-je en me redressant. --Laroche, répondit mon beau drôle, dont la taille sembla diminuer de tout ce qu'avait gagné la mienne. --Eh bien! Laroche, repris-je, ça, c'est un gars de Bretagne qui vous cassera les os à la première occasion, si vous oubliez la politesse. --Je ne mens point! approuva Joson; quoique çâ, tout de même, ah! mais dame, oui!» Laroche s'inclina gravement et me montra la voiture qui stationnait dans la cour même des messageries. Certes, ma tante faisait bien les choses. La voiture était moins splendide que le grand laquais; à Vannes, néanmoins, elle eût passé encore pour un beau carrosse. J'entrai seul dans la caisse; Laroche s'assit auprès du cocher et Joson monta derrière avec la malle. «Voilà comme il faut se conduire à Paris, me disais-je le long de la route, encore tout ému de ma sortie contre Laroche. Du caractère, morbleu! du caractère!» Mais la réflexion vint et à moitié chemin, l'idée que Laroche allait faire son rapport à ma tante me donna la chair de poule. Etait-ce en matamore qu'il me fallait entrer dans cette maison hospitalière! Ce nigaud de Joson avait bien besoin de venir augmenter mes embarras! La nuit tombait quand nous arrivâmes rue du Regard, où la voiture s'arrêta devant un hôtel de fort bonne apparence. «Porte, s'il vous plaît!» cria Laroche, un des plus sonores barytons-laquais du faubourg Saint Germain. La porte s'ouvrit. La voiture entra dans une cour spacieuse, mais triste, entourée de vieux bâtiments qui me rappelèrent un peu notre hôtel de la place des Lices. Les fenêtres du premier étage étaient d'une hauteur démesurée. A l'une de ces croisées, une forme blanche s'appuyait au balcon de fer. C'était en vérité, une entrée traduite de l'allemand: rien ne manquait, ni l'antique manoir, ni la châtelaine. «Bonsoir, mon petit cousin, me dit une voix douce qui appartenait à la forme blanche du balcon, montez vite et venez me parler de notre chère Bretagne.» J'ôtai ma casquette en balbutiant: «Bonsoir, ma tante; vous avez beaucoup de bonté. --Et qu'allons-nous faire du gars, qui me cassera les os à la prochaine occasion? demanda ce perfide Laroche à haute et intelligente voix. --Quoique çâ.... commença Joson. --Quel gars? interrogea la présidente. --Le valet de chambre de M. le chevalier.» J'entendis la forme blanche qui murmurait: «Est-ce que l'enfant est fou?.... --Allons! ajouta-t-elle tout haut, montez, mes enfants, montez. --Le gars aussi? dit Laroche. --Tout le monde.» Nous prîmes le vaste escalier à rampe de fer forgé et nous fûmes introduit dans un boudoir tendu de lampas bleu sombre où régnait une douce clarté. Ce qui me frappa surtout, ce fut la bonne odeur de cette retraite. Les sauvages aiment l'atmosphère des boutiques de parfumeurs, et je n'étais qu'un sauvage. «Voilà, dit le grand laquais avec une liberté de ton, qui me surprit. --Ma tante...... commençai-je en dessinant mon meilleur salut. --Mais je ne suis pas votre tante du tout, mon cher cousin, m'interrompit-elle. Votre père était le cousin germain du mien; il est par conséquent mon oncle, et ce respectable M. Bélébon est mon grand-oncle.» Je savais son âge par hasard, elle avait six mois de plus que ma mère. En Bretagne, nous avons coutume de régler les titres de parenté d'après l'âge, et c'était la première fois que je voyais une femme de quarante ans s'offenser parce qu'on l'appelait: ma tante. Je compris dès l'abord que c'était là une faiblesse avec laquelle il ne fallait point plaisanter, d'autant que la présidente avait prononcé ces mots: «Mon grand-oncle,» avec une véritable volupté. --Ma cousine...... murmurai-je docilement. --Bien, très bien! Il est tout uniment charmant, ce garçon-là, dis, Laroche?» A ma complète stupéfaction, le grand laquais répondit: «Il n'est pas mal, quoiqu'il ait le verbe un peu haut. --C'est tout neuf, Laroche, pense donc! fit ma cousine. Et puis, c'est un Kervigné! Ah! ah! nous avons du sang dans nos veines, nous autres Bretons! --Ah! mais, dame oui!» applaudit Joson, qui n'avait pas ôté son grand chapeau, tant il avait de trouble. La présidente mit un binocle d'or à cheval sur son nez, d'un geste cavalier et tout gracieux, je dois l'affirmer. «Les voilà bien! s'écria-t-elle. Ah! mon pays! Terre de granit recouverte de chênes, comme dit Brizeux. Vous connaissez Brizeux, chevalier? Non? Laroche, tu mettras mon Brizeux sur la table de nuit du chevalier...... Comment t'appelles-tu, mon gars? Yvon? Mathelin? Loïc? --Joson...... quoique çâ! --Ah! Joson! ah! quoique ça! Dit-il _pour sûr et pour vrai_? ajouta-t-elle en s'adressant à moi. J'adore ces chinoiseries-là! Comment va ma bonne tante Renotte? Quels laitages vous avez là-bas! Je me souviens parfaitement de votre respectable mère, chevalier, quoiqu'elle fût une grande demoiselle déjà, quand j'étais une toute petite fille...... Joson, qui, toi? --Joson Michais, ej' ne mens point! --Adorable! Il ne ment point! Et vous, cousin? --René. --Comme c'est Breton! Il y a des noms, figure-toi, Laroche...... je demeurais à Landevan.... de l'autre côté de Lorient, c'est Larmor, Loqueltas, Locmener...... --Et Plouharnel, dont je suis nâtif, aussi vrai comme ne faut point mentir, respect de vous et la compagnie,» défila Joson tout d'un trait. Je crus voir que ce beau baryton de Laroche haussait les épaules assez ostensiblement. «Emmène-le! dit tout à coup la châtelaine qui étouffa un bâillement. Fais le manger. Nous le montrerons à ces messieurs et à ces dames. C'est plus drôle que les hommes en coquillage du Croisic. Mets quelque chose sur mes épaules, Roro, le temps fraîchit.» Le grand laquais ouvrit une armoire et y prit un léger mantelet de tulle blanc qu'il disposa sur les épaules demi-nues de sa maîtresse avec une coquetterie de camériste. Je dus rougir, car je sentis mes joues chaudes. La suzeraine le remercia d'un sourire. «Je n'ai plus de femme de chambre, laissa-t-elle tomber en manière d'explication. Roro fait l'intérim et je suis contente de lui.» Autre sourire, auquel ce grand coquin de Laroche répondit en se redressant comme un gendarme. Je lui trouvai décidément un méchant air de Struensée, mais je me disais à part moi: pour juger les gens de Paris, il faut au moins connaître Paris. Ma cousine éloigna sa camériste, et mon pauvre Joson, d'un geste où il y avait de la fatigue. Dès qu'ils furent partis, elle disposa selon l'art, tout autour d'elle, sur le divan, les plis de son peignoir de mousseline et me montra un tabouret qui était à ses pieds. Il n'est aucun lecteur qui n'ait pu remarquer la singulière différence qui existe, sous un certain jour, entre une Parisienne de quarante ans et une provinciale du même âge. J'ai dit que ma bonne mère était encore très belle, mais sa toilette sans art la vieillissait: elle était passionnément grand'mère. Ma cousine, au contraire, se baignait depuis le matin jusqu'au soir dans la fontaine de Jouvence. Elle avait des perles dans la bouche, des perles qui se pouvaient changer comme les rideaux de son boudoir, elle possédait, pour ses joues, un inépuisable trésor de lis de roses; ses cheveux abondants ne pouvaient plus tomber; les cils de ses beaux yeux renouvelaient chaque matin leur lustre d'ébène: elle était jolie, je vous l'affirme comme je le vis. C'était une brune. Il y avait je ne sais quoi sous sa paupière, je ne savais quoi, devrais-je plutôt dire, car aujourd'hui je n'ignore point qu'un coup de pinceau suffit à produire ce prestige. L'embonpoint naissant gardait la souplesse à sa taille. Ses épaules, d'une éblouissante blancheur, empruntaient des rayons aux plis de la mousseline qui ondoyait tout autour d'elle. Je m'assis pour lui obéir. J'étais tout tremblant. J'avais les mains glacées et le front brûlant. Etait-ce Paris, ce malaise inconnu, mais plein de charme? Je n'osais plus regarder ma cousine, et il me semblait que son sourire me pénétrait comme une chaleur. Elle ferma ses yeux à demi, et laissant tomber sur moi le rayon voilé de sa prunelle, elle me demanda tout à coup: «Est-ce que vous êtes un mauvais sujet comme votre frère Gérard chevalier?» VI. LA PRESIDENTE. Hélas! non, je n'étais pas un mauvais sujet. Je n'avais même pas en moi ce qu'il faut pour le devenir par l'éducation. «Ma cousine, répondis-je en rougissant jusqu'aux oreilles, on aura calomnié mon frère Gérard auprès de vous.» Elle eut un petit rire sec. J'ajoutai sur un mode plaintif: «Qui donc a pu vous donner si mauvaise opinion de moi?» Je sentis qu'elle me regardait avec attention, et je me préparai sérieusement à subir un examen de morale. «Etes-vous dévot, René? me demanda-t-elle. --Pas autant que je le voudrais, répondis-je avec modestie. --Moi, me dit-elle, c'est par places. Il y a des moments où je suis comme une tigresse, en fait de religion. D'abord, je mets de la passion dans tout. J'ai passé vingt-huit ans, vous concevez, et l'on ne se refait pas à cet âge-là. Tout le monde remplit ses devoirs à la maison; j'exige cela: Laroche est exemplaire. Mais il me vient des doutes, mon esprit travaille. Ah! l'Evangile a bien raison de le dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit!» C'est mon esprit qui fait des siennes. Du reste, je suis en veine de ferveur, ces temps-ci, en grand veine: j'ai trois sermons demain, très commodément échelonnés: deux l'après-midi, un le soir; je vous y mènerai. Savez-vous que je ne resterais pas seule avec votre frère Gérard comme me voici avec vous, chevalier? --Ma cousine....» balbutiai-je. Je balbutiais parce que sa main, naturellement très blanche, et que la poudre de riz faisait plus douce qu'un satin, lissait mes cheveux sur mon front. «On dirait que vous avez peur de moi, interrompit-elle, vous n'osez pas me regarder.» Je levai les yeux. Son sourire excellent me fit en vérité battre le coeur. «Je ne sais comment vous exprimer, m'écriai-je, la joie que j'éprouve à retrouver en vous une seconde mère!» Ses sourcils se rapprochèrent tandis que sa bouche souriait avec pitié. «Vous devez avoir faim, mon petit homme, dit-elle brusquement. Sonnez, on va vous servir à souper.» J'eus le bonheur de répondre: «Je n'ai pas faim, et se peut-il que vous soyez déjà ennuyée de moi? --Paris offre tant de divertissements aux enfants comme vous! dit-elle avec un reste de rancune déjà radoucie. --Je parlais de ma mère, ajoutai-je, car peut-être comprenais-je vaguement le motif de ma disgrâce, pour trouver un terme de comparaison au bonheur que j'ai de m'entretenir avec vous.» En même temps, j'appuyai mes lèvres sur sa main, comme pour demander mon pardon. Elle affecta de retirer sa main précipitamment. Ce n'était pas une grande coquette, selon la classification théâtrale. Ce n'était pas non plus tout à fait une comique. Il y avait une forte dose de naïveté dans son savoir-faire. Du reste, je dois dire tout de suite que la maison entière participait à ces demi-teintes. Il n'y avait là qu'une moitié de luxe, parce qu'on possédait à peine une moitié de fortune. Je ne peux plus appeler _demi-monde_ le monde qu'on voyait chez le président, puisque la signification de ce mot est fixée à faux par une des plus charmantes et des plus illustres comédies de ce temps-ci. Le demi-monde de la comédie n'est pas plus le vrai demi-monde qu'un morceau de strass n'est un demi-diamant. _L'abondance_ des colléges, au contraire, est bien véritablement du demi-vin ou du quart de vin, puisqu'il y a un peu de vin dans beaucoup d'eau. C'était ainsi chez ma cousine. A supposer que le grand monde soit la crème, il y avait là un peu de crème sincère dans quelque chose qui n'était même plus du lait. La matière première restait, mais le titre allait s'abaissant. Il n'était pas jusqu'au président, dont je n'ai pas eu occasion de parler encore, qui ne fût entre la chèvre et le chou: presque grand seigneur, mais un peu dans le tas, homme politique entre le zist et le zest sommité du douzième ordre, alliant l'austérité apparente à des faiblesses très peu mystérieuses. L'époque prêtait à cela: c'était le règne des coalitions malsaines et des paradoxales compensations. On appelait cette cuisine sophistique le juste milieu. Les choses allaient et venaient sans avoir le courage de l'effronterie, sans prendre le souci d'être hypocrites. On eût dit que la société parisienne s'arrêtait entre deux portes pour attendre mieux ou pis. Ce qu'elle attendait est venu. Mme de Kervigné disposa de nouveau les plis de sa robe et adoucit encore les suavités un peu prétentieuses de son sourire. «Vous vous exprimez avec facilité, René, me dit-elle. Si mon mari était un autre homme, je vous garantirais le succès à Paris, car vous avez tout pour vous. Quand on a passé vingt-huit ans, on peut bien faire le sacrifice de la coquetterie. Je comptais être votre soeur aînée, mais, ce n'est pas assez solennel: je serai votre petite mère. --Ah! madame! m'écriai-je. --Vous m'appellerez petite maman? Ce sera tout gracieux et cela imposera silence à la calomnie.... car on calomnie à Paris comme en province, chevalier, s'interrompit-elle en un soupir de colombe blessée; et quand une femme de haut rang a le malheur d'être délaissée par son mari... quoique certes votre cousin soit un galant homme et qu'il n'ait jamais manqué aux égards qu'il me doit. Mais vous savez, le faubourg Saint-Germain est plus près de Versailles que de Paris, c'est un vieillard boudeur qui n'a gardé que ses yeux d'Argus et sa langue de commère. Le tiers et le quart savent que le président, malgré son âge--il pourrait presque être mon père--malgré sa position.... Vous m'entendez bien, René, je ne peux pas, non plus, mettre de trop gros points sur les i. Et il me sera bien doux d'avoir en vous un confident de mes peines.» Je ne donne pas ce discours pour un modèle de précision oratoire; cependant il disait tout ce qu'il voulait dire, surtout à cause de l'accent qu'on y mettait. Je me sentis le coeur attendri. «Se peut-il, murmurai-je, employant à mon insu une phrase du roman traduit de l'allemand que ma tante Bel-OEil m'avait donné; se peut-il que mon cousin paye votre tendresse par l'ingratitude! --Ma tendresse!» répéta-t-elle. Un moins novice que moi eût découvert son envie de rire. Mais elle me demanda tout à coup: «Avez-vous lu beaucoup de romans, chevalier!» Puis, sans attendre ma réponse: «Certes, certes, reprit-elle. Le mot m'a semblé singulier à cause de l'âge du président; mais, en somme, n'est-on pas une vieille femme à vingt-huit ans passés! Et d'ailleurs. Il est fort bien conservé. Les hommes sont pour nous des vampires: ils rajeunissent par les chagrins qu'ils nous donnent et qui nous font vieillir. Ah? cher enfant! la vie est pour vous couleur de rose, et vous ne vous doutez pas de ce qu'un coeur peut souffrir.» Les vingt-huit ans passés de ma cousine étaient pour moi désormais un article de foi. Les parents de Bretagne se trompaient sur son âge. Plus je restais près d'elle, plus je la trouvais bonne, douce, aimable. Je respirais les parfums trop accusés de sa toilette comme on s'enivre avec des fleurs. L'idée se fortifiait en moi que cette maison allait être mon paradis. Les heures s'écoulèrent. J'entendis plus d'une fois le pas discret de Laroche qui rôdait dans le corridor, mais il n'osa pas entrer. Ma cousine souriait quand il s'approchait de la porte. Je n'aurais point su définir l'expression de ce sourire, où il y avait du contentement et une douce pitié. Quand la pendule sonna onze heures, elle appela sans élever la voix, et Laroche parut aussitôt sur le seuil. «Monsieur est-il rentré?» demanda-t-elle. Le baryton, qui était de mauvaise humeur, répondit «Il est rentré quelque part, mais pas ici.» Ma cousine leva les yeux au ciel, puis elle me regarda. Comme elle vit mes sourcils se froncer, elle me dit entre haut et bas: «Vous apprécierez Laroche. Il est au-dessus de son état.» Et à Laroche: «Mon bon, il faut que tu sois le guide et l'ami de cet enfant-là. Il est de mon parti. C'est mon page et je suis sa petite maman. --Ça va bien,» dit Laroche, qui dérangea un fauteuil comme pour s'asseoir. Mme de Kervigné rougit et le prévint en ajoutant: «Je me sens besoin, et l'enfant doit mourir de faim. Fais-nous servir quelque chose ici. Où as-tu mis le Breton? --A l'écurie.» Il sortit sur ce mot et claqua brutalement la porte. Dès qu'il fut parti, ma cousine me pinça légèrement l'oreille. «Je compte te tutoyer, René, me dit-elle puisque je suis ta petite maman. J'aime mieux briser la glace tout de suite. Je ne savais pas que tu prendrais du premier coup une si grande place dans mon affection, mais je devinais bien que Laroche et toi vous ne pourriez pas vous souffrir. Sois généreux, tu as tout l'avantage sur lui, qui n'est qu'un valet en définitive; mais quel valet! Je sens que je pourrais te le sacrifier, petit démon; car tu es ici déjà l'enfant gâté, mais je ne te le pardonnerais jamais.» Cela me fit plaisir de m'entendre appeler petit démon. Il y a un siècle qu'on ne vit candeur pareille à la mienne. Je voudrais savoir pourquoi les adolescents honnêtes, les gros bourgeois un peu idiots et les décrépits de la rouerie aiment ces caressantes injures: démon, méchant et même scélérat. Ma cousine passa son pied sous mon tabouret et le rapprocha sans effort. Derrière sa rondeur d'odalisque il y avait une mâle vigueur. «Tu sauras tout! reprit-elle en mettant sa bouche contre mon oreille. Il y a bien des femmes qui voudraient tes cheveux. Et comme c'est étonnant, chevalier! Je ne vous connais que depuis trois heures et j'en suis à vous confier des choses.... oh! certes, bien délicates, mon ami! si délicates que je cherche mes mots. Portez-vous des gants la nuit? --La nuit! répétai-je étonné. --Je veux que toutes ces dames soient folles de vous, de toi, mon petit chevalier. C'est très rare, ce titre-là, maintenant, et il te sied à ravir. Le dernier chevalier c'était Faublas. Tu as lu _Faublas_? --Vous voulez dire _Gil Bas_, rectifiai-je. L'abbé Raffroy n'a pas voulu me permettre cette lecture. --Je crois bien! fit-elle en baissant les yeux pour cacher un sourire. J'écrirai demain à toute ta famille et à l'abbé Raffroy. Mais ne leur dites rien de nos petits secrets. Bon Dieu! s'ils savaient que je suis obligée d'avoir près de moi un Laroche, parce que M. de Kervigné se compromet auprès de toutes mes femmes de chambre? --Quoi! m'écriai-je avec plus de gaieté encore que d'étonnement, M. de Kervigné?... --Ris souvent, m'interrompit-elle. Tu ris bien.» Ma foi, j'étais parti. L'idée d'un grave président mis ainsi en pénitence excita en moi une hilarité bruyante et prolongée. «Ah! petite maman, balbutiai-je les larmes aux yeux à ce point de vue. Laroche est magnifique! --Et toi, tu es charmant, René! murmura-t-elle. Tu comprends tout. Dans un mois, tu seras la coqueluche de mon salon!» Je riais encore, quand on mit la table; Laroche grave, roide, maussade, présida aux préparatifs et se retira. Pour un peu, ce soir-là, il se serait fait carmélite, comme la Vallière. Ma cousine me servit une tranche de foie gras et fit mousser le champagne dans mon verre. Je n'en étais plus à m'étonner. «Nous sommes en partie fine, me dit-elle. --Si mon cousin revenait, repartis-je d'un ton où mon innocence avait déjà quelque alliage de scélératesse.» Elle me donna de son pain sur les doigts et murmura: «Ce n'est pas lui qui m'occupe.» Hélas! c'était Laroche. Laroche venait de temps en temps, sous prétexte de servir. Pour donner une idée des progrès qu'on peut faire à Paris en une soirée, l'idée me passa que ce coquin de Laroche avait bien pu s'asseoir une fois ou l'autre à ma place, châtiant ainsi de plus d'une manière les inconvenances de M. le président. Laroche, du reste, me gênait peu. J'avais un appétit d'enfer, et je trouvais le souper exquis. Mme de Kervigné ne mangeait pas comme ma tante Nougat, mais c'était néanmoins une forte convive. Elle avait des façons ravissantes de tenir son verre à champagne. Je trouvais à Laroche des airs d'Othello qui me divertissaient sincèrement. Au dessert, je savais par coeur la maison de ma cousine. Elle avait eu soin de m'apprendre que la partie du métier de camériste, à laquelle Laroche était décidément impropre, était confiée à la lingère, vieille fille bossue que le président respectait. Le décorum une fois bien établi, Aurélie, car elle m'avait permis de l'appeler ainsi pour alterner avec petite maman, Aurélie dis-je, passa aux confidences, ou plutôt à la confession générale de son mari. Son mari n'en faisait pas beaucoup plus que les autres, me dit-elle; car la mode parmi les hommes graves était aux fredaines. Cela ne ressemblait pas tout à fait aux orgies publiques de la régence: c'étaient des débauches de juste milieu, timides, parcimonieuses, vilaines. Ces palais mignons de la volupté qu'on appelait jadis des _folies_ ou de petites maisons, étaient remplacés tout uniment par des chambres garnies. Le Parc-aux-Cerfs du président était à Bagnolet, près d'une fabrique de plâtre, et lui coûtait six cents francs par an. Quand sa fantaisie allait jusqu'à mettre Paméla dans ses meubles, il avait un abonnement au faubourg Saint-Antoine et un billet de mille francs lui faisait voir le bout de l'aventure. Ma cousine connaissait par le menu la carte de cette rouerie au rabais. Il y avait des tenants et des aboutissants qui ne laissaient pas d'être curieux. Ainsi, le président, pourvu d'un pseudonyme, comme les vaudevillistes qui ont un bureau, était actionnaire de plusieurs petits théâtres. Son argent lui rapportait ainsi d'assez bons intérêts et une influence. Il était roi dans ces coulisses de bas ordre et n'enviait point les fous qui payent si cher le droit de s'égarer dans les couloirs de l'Opéra. On passe précisément par les petits théâtres avant de grimper dans les grands. Le président buvait le Nil à sa source. Il _faisait débuter_ comme un commissaire du gouvernement. Ce qui coûte les yeux de la tête à un Anglais lui rapportait sept pour cent l'an, outre la paix profonde de l'incognito, car le théâtre Beaumarchais et les Délassements-Comiques sont à cent lieues du Palais de justice. Pour le moment, la divinité régnante était une demoiselle Annette Laïs, qui sortait Dieu sait d'où. Le président l'avait fait débuter depuis peu au théâtre Beaumarchais. Il était fou d'elle, à ce qu'on disait. Il allait la voir avec une perruque blonde et des lunettes bleues. Ma cousine ne me cacha pas qu'elle était tout particulièrement curieuse de contempler cette merveille. Car Annette Laïs avait un succès étourdissant au théâtre Beaumarchais, et on la disait belle comme un astre. Je pense que je bâillai. Du moins, ma cousine se leva précipitamment et ordonna à Laroche de me conduire à mon appartement. Ce serait de l'effronterie, si je disais que je songeai longtemps à la bizarrerie de mon entrée dans la maison du président de Kervigné. J'avais trois jours et trois nuits de diligence dans la cervelle, et je m'endormis en tombant dans mon lit, absolument comme si j'avais soupé à la table d'une famille toute unie et pareille à la mienne. L'image d'Aurélie, ma nouvelle maman, ne vint pas du tout me visiter, quoique mes doigts gardassent son parfum comme si j'eusse manipulé du savon aux mille fleurs. Je m'endormis, Breton que j'étais, et, chose étrange, si un nom vibra à mon oreille au moment où je perdais connaissance, ce fut celui de cette fillette que mon cousin avait fait débuter au théâtre Beaumarchais, et qui sans doute allait lui coûter mille francs chez son marchand de meubles du faubourg Saint-Antoine: le nom d'Annette Laïs. VII. ANNETTE LAÏS. Annette Laïs! Ce nom tintait encore dans l'air autour de moi quand je m'éveillai le lendemain matin, dans une chambre d'excellente tournure, commodément meublée, et dont les deux belles croisées donnaient sur les jardins de l'hôtel. De mon lit, je pouvais voir les arbres en pleine feuillaison que la brise matinale balançait. Je devais tout avoir à Paris, même des arbres. Et je me disais: «Les gens de Vannes se figurent qu'il n'y a point d'arbres à Paris. Je ne connaissais pas à Vannes d'acacias si grands ni de si gros tilleuls. Nos braves du Morbihan connaissent tous Paris à la façon de l'oncle Bélébon.» Justice du ciel! ce souvenir de l'oncle Bélébon, qui avait tout l'esprit de la famille, me sembla dater du déluge. Vincent disparaissait pour moi à des distances incalculables. Je voyais mes deux tantes Kerfily-Nougat et Kerfily-Bel-OEil perdues tout au bout des lointaines perspectives du passé. Un siècle s'était écoulé depuis mon départ de Bretagne. Pauvre bonne mère! Elle avait Charlot et Mimi qui devaient bien l'empêcher de me regretter! Et mon père! Ah! celui-là je l'entendais: «A la soupe, saperbleure! Bon appétit, bonne conscience! Depuis mon dernier repas, je n'ai rien mangé! Apportez le potage, que je le mette dans mes bottes.» Et ma soeur, jolie, mais un peu maussade; et le prudent abbé Raffroy, et ma pauvre vieille Renotte, vaillante comme un grenadier.... Annette Laïs! Ce nom inconnu me revenait comme ces tyranniques refrains qu'on voudrait chasser et qui vous obsèdent. Notez qu'en dehors du nom, il n'y avait rien pour moi; celle qui le portait ne m'inspirait ni intérêt ni curiosité. Je n'étais même pas comme ma cousine de Kervigné, qui avait envie de la voir. «J'ai ordre de savoir si M. le chevalier prend du chocolat ou du café, prononça la belle voix du baryton Laroche à ma porte entre-baillée. --Du café, répondis je, et envoyez-moi mon Breton.» Laroche referma la porte. Il fallut cela pour me rappeler ce qui aurait dû être ma préoccupation principale: ma conversation avec la présidente. Je n'aurais point su dire pourquoi j'avais répugnance à tourner mon souvenir de ce côté. Mes aventures du soir précédent se présentaient à moi comme une histoire à la fois biscornue et invraisemblable. Il y avait déception: j'avais compté sur une tante, et cette cousine, qui venait de passer ses vingt-huit ans, m'apparaissait ce matin sous une forme fantastique. Il n'y avait pas jusqu'à son bouquet violent qui n'eût pour moi odeur de fleurs fanées. Je ris pourtant un peu en songeant à Laroche, sa camériste, et aux entreprises intestines du président, mais j'aurais mieux aimé ne pas rire. Joson Michais arriva avec ma tasse de café au lait. Il était tout blême. «Quoique çâ, me dit-il d'une voix qui avait déjà perdu quelque chose de son redoutable mordant, comment que nous en vâ, dâ matin, monsié el chevâlier! --Es-tu malade, Joson? lui demandai-je. --Point d'en tout, éj'ne mens point. --As-tu bien dormi dans ton écurie? --Ah! dame, assez tout de même; c't'_etchurie_-là est plus plaisante qu'un logis. --Qu'as-tu donc? --Ej'vâs vous dire: ej'mennuie dans c'te Pâris, pour sûr et pour vrai, ah! mais dame oui! --Mais tu ne l'as pas vu encore, ce Paris. --Quoique çâ!» Il tournait son grand chapeau entre ses doigts, et je vis qu'il pleurait. «Ecoute, lui dis-je, si tu t'ennuies encore dans une semaine, je payerai ton voyage de retour. --En vous remerciant, monsié el chevâlier, mais je n'ai point affaire d'argent, c'est la vérité. Lâ déligence an'me vâ pas plus que l'grand bourg. A vous ervoir tout de même, ah! dame, ej'men vâs! --Attends à demain, tu auras des lettres pour ma famille. --A vous ervoir! â vous ervoir!» Il coiffa résolument son chapeau de Plouharnel et se sauva comme s'il eût craint d'être retenu par la force. Celui-là pouvait donner des renseignements sur Paris à l'oncle Bélébon. Je m'étonnai de ne pas rire; j'avais le coeur serré au point d'envier le sort de ce pauvre garçon qui s'en allait. Aussitôt levé, je demandai ma cousine; mais il n'était pas jour chez elle. On me dit que le président était à l'hôtel; je voulus le voir; il travaillait, et sa porte était murée. Je sortis, afin de jeter un coup d'oeil sur Paris. J'allai au hasard, longeant des rues interminables qui me semblèrent habitées par des pauvres et plus laides que les rues même de Vannes, la ville la plus laide de l'Europe. Une de ces rues, dont l'écriteau portait le nom de Sèvres, me conduisit tout droit à la campagne, au travers des fortifications qu'on achevait. Du haut du terre-plein, je vis un assez beau paysage, gâté par des usines. Le coteau de Meudon, qui riait au loin sous sa couronne de verdure, me parut comme un rempart élevé entre les tristesses suburbaines et la joie des vrais champs. Paris a ainsi, de tous côtés, sa hideuse enveloppe, qu'il faut percer pour y entrer comme pour en sortir. On pourra bien élargir les splendeurs de Paris, mais ce cercle navrant s'élargira de même. Quand Paris gigantesque ira jusqu'à Meudon, Meudon mettra une cheminée cylindrique à son château, qui crachera cette fumée noire, grasse, puante et salissante, haleine de l'industrie. Je ne songeais pas à cela, je ne songeais à rien. Je n'éprouvais pas le mal du pays comme mon pauvre Joson, mais j'étais las, et mon intelligence subissait une sorte d'engourdissement. Parmi cette atonie, une guêpe bourdonnait, un refrain radotait, un son de cloche tintait sa note odieuse et monotone; tout cela, c'était un nom revenant avec l'absurde obstination d'un rêve de fiévreux, quoique je n'eusse pas la fièvre. Annette Laïs! me disait ma tête. Je chassais ce nom comme on écarte une mouche, et, comme la mouche entêtée, il revenait précisément à la place d'où je l'avais chassé. L'exactitude de cette comparaison est frappante: ce nom me démangeait; j'aurais voulu le tuer. C'était une belle et pure matinée; le ciel n'avait d'autre voile que ces insultantes vapeurs incessamment lancées par la toux chronique des usines. Je regardai encore une fois le paysage circulaire, ce lointain amphithéâtre de coteaux souriants, au devant desquels Saint-Cloud épanouissait sa corbeille de verdure. La Bretagne était au delà. Le long de la Seine, vers Sèvres, un homme marchait sous le soleil. Son pas était joyeux. Je reconnus le grand chapeau de Plouharnel. Bon voyage, mon pauvre Joson! Dieu soit avec toi sur la route, Breton qui vas vers la Bretagne! Quand je rentrai, on déjeunait. Laroche, en livrée, servait à table. Le président se leva et me tendit la main. «Mon jeune ami, me dit-il, pardonnez-moi de ne vous avoir point attendu. Nos heures d'audience sont inflexibles comme vos heures de marée là-bas. Je suis fâché de ne m'être pas trouvé à la maison hier pour vous souhaiter de tout mon coeur la bienvenue. Les devoirs de ma charge ne sont pas seulement au Palais....» Aurélie cligna de l'oeil, en me regardant, et je faillis en être déconcerté. Le regard d'Aurélie voulait dire: Après le palais, il y a Annette Laïs. «Mon cousin, répondis-je cependant, je vous remercie pour moi, et je vous apporte les compliments de mes parents. --Mes aînés, mon enfant, dit M. de Kervigné en se rasseyant. Dans votre prochaine lettre, vous leur direz mille choses affectueuses de ma part et vous ajouterez que vous êtes chez moi comme chez vous. --N'est-ce pas qu'il a une figure fort intéressante! dit ma cousine.» Ce fut au tour de Laroche de cligner son oeil maraud. Il me sembla surprendre entre son maître et lui un vague sourire d'intelligence. Il y a eu des favoris assez adroits pour appartenir en même temps au roi et à la reine: témoin Manuel Godoy, prince de la Paix. Je regardai mieux ce Laroche, qui avait décidément une admirable tête de coquin, et qui me parut d'humeur à manger aux deux râteliers. Au jour, ma cousine Aurélie avait passé vingt-huit ans depuis plus longtemps que le soir; néanmoins elle portait assez bien une toilette du matin très jeune, et ses odeurs renouvelées répandaient un frais parfum de jasmin. Cela m'avait pris aux narines, dès le seuil. Elle me tendit la main et pesa dessus de manière à mettre mon front à portée de ses lèvres. «Je suis déjà sa petite mère, dit-elle au président. --Il ne faut pas perdre de temps, répliqua celui-ci d'un accent très simple, sous lequel la raillerie ne montrait qu'un tout petit bout d'oreille.» Mais Laroche ponctua cette réponse par un rire silencieux. Ma cousine ne pouvait le voir. Une pensée qui était en moi à l'état latent se formula dès ce moment: Laroche était mon ennemi. Je n'entends pas exprimer par ce mot seulement une prédisposition malveillante; ce n'eût pas été une découverte. Laroche était mon ennemi mortel. Quoiqu'en eût dit ma cousine, le président n'avait pas l'air beaucoup plus âgé qu'elle. C'était un homme très laid, très froid et très distingué. En lisant plus tard, dans la _Notre Dame_ de Victor Hugo, le portrait de Claude Frollo, j'ai eu comme une vague saveur de ma première impression à la vue du président de Kervigné. Ce n'est pas ici une ressemblance, c'est une sorte de reflet. Le président n'avait ni l'ampleur ni la profondeur de la création du poète, mais c'était, en petit, l'alliance de l'austère travail avec la préoccupation sensuelle. L'un excite l'autre, cela est certain. La passion jaillit plus brutale du sein même de la fatigue intellectuelle. Il y a du feu au fond de ses orbites creusées par la morsure de la lampe; sons ces fronts pâles et dépouillés, la cervelle est rouge; ceux-là n'aiment pas avec leur coeur, peut-être: ils aiment avec toute la révolte de leurs nerfs hérissés. Je ne sais pas si Frollo vit encore: nous ne sommes pas si grands que cela; d'ailleurs le génie sculpte un bronze à la taille de sa pensée. Mais regardez autour de vous, et vous verrez partout glisser dans l'ombre de nos soirs ce reflet de Frollo dont je parle. C'est l'argent de Frollo rapetissé qui tinte dans les poches de toutes nos comédiennes; ce temps-ci fait volontiers la monnaie du passé; la monnaie du grand Frollo circule depuis cinquante ans, et pullule, et se dédouble; elle forme dans notre civilisation un clan de malades chez qui le vice est une noire infirmité. Nous sommes le siècle névralgique. Il a fallu parvenir, on n'a pas eu le temps d'être jeune. Nous sommes le siècle négateur: nul ne réfugie plus son angoisse dans la foi. Molière n'écrirait plus _Tartufe_, Tartufe borne son hypocrisie à changer d'habit à la brune et prie franchement ses collègues de ne le point reconnaître, à charge de revanche, si ses collègues et lui viennent à se rencontrer en quelque lieu douteux. De là naît ce fait redoutable: l'orgie n'est plus la jeunesse qui passe, et qui demain va réagir contre sa propre démence. L'orgie est chauve ou coiffée de cheveux gris. Elle est sage, elle ne fait pas de bruit, elle paye ses dettes aux familles déshonorées. Les fils de Frollo, je vous l'ai dit, sont des malades qui prennent froidement un bain de vice comme on subit une douche d'eau froide. Cependant, il ne faut pas crier cela sur les toits. Soyez discrets. Frollo n'aime pas qu'on tâte le pouls de sa frénésie. Je n'ose pas vous dire toutes les robes qu'il porte, je n'ose pas vous laisser deviner surtout du haut de quelle tribune il me foudroierait, s'il m'entendait. J'en connais de bien plus malades que mon cousin le président de Kervigné. Mon cousin était un homme de milieu et de modération, mettant un mors à sa fringale et arrangeant ses affaires de coeur comme un dossier. Sauf l'esprit qu'il avait et la rare distinction de ses manières, sa vie ressemblait aux soirées que les notaires passent au bal masqué avec un nez de carton et une femme de plâtre. Il était magistrat dix heures par jour et travaillait avec fureur; le reste du temps, il était je ne sais quoi, il avait son faux nez, il faisait aller les arts. Pendant le déjeuner, on ne parla que de la famille de Bretagne; mon cousin fut bienveillant et charmant. Il m'engagea à prendre une quinzaine pour voir Paris, après quoi je devais être présenté au ministre. «Comment trouvez-vous mon mari? me demanda Aurélie quand nous fûmes seuls. --Il réalise l'idée que je m'étais faite d'un magistrat éminent, répondis-je. --J'entends comme homme, insista-t-elle. --Comme homme?.... répétai-je avec un peu d'embarras. --Venez voir le jardin,» dit-elle en riant et en me prenant le bras. Comme nous descendions, elle ajouta d'un ton de mignardise qui devait lui aller fort bien autrefois: «Avons-nous pensé à petite maman? --Ma cousine...... balbutiai-je. --Pas beaucoup. Nous avons dormi comme un loir. «Je vais te dire, René, reprit-elle en changeant de ton brusquement. Tu es de la Bretagne et trop neuf pour deviner ces choses là. Avec moi, vois-tu, ton éducation va se faire sans que tu t'en aperçoives et tu seras déjà un petit homme quand tu entreras à la chancellerie. L'expérience, mon cousin, c'est tout ce qui reste aux pauvres vieilles qui ont passé vingt huit ans.» Elle s'arrêta pour me donner le temps de protester. Je le fis de mon mieux: mais, au grand soleil, Aurélie avait réellement trop d'expérience. Elle s'appuya nonchalamment sur mon bras et poursuivit: «Malgré l'énorme différence d'âge, j'aurais aimé mon mari. Ma nature délicate et tendre a besoin d'un attachement solide, et mes principes...... tu dois comprendre. Mais M. de Kervigné m'a froissée. Ils sont comme cela. M. de Kervigné avait une femme toute jeune, toute mignonne, car, voilà quatre ans, René, tu aurais pris ma taille entre tes dix doigts; des dents, des cheveux, un teint. Enfin tout cela est parti, j'en puis bien parler, parti plutôt par le chagrin que par les années, car j'ai bien souffert, mon enfant, ah! oui, j'ai bien souffert! Son mouchoir, plus odorant qu'un paquet d'héliotropes, essuya ses yeux où il n'y avait point de larmes. Ce geste fut dessiné avec précaution pour ne pas enlever la peinture. «Souffert le martyre! reprit-elle d'une voix entrecoupée; des nuits sans sommeil, des jours où l'idée du suicide traversait vingt fois ma cervelle. Si je n'avais pas eu mes principes, René.... Mais j'appartiens, moi aussi, à cette noble terre, dernier asile de toutes les croyances. Je me suis souvenue que j'étais Bretonne, j'ai appelé à mon secours la prière et la sainte résignation..» Elle se laissa tomber sur un banc de gazon, et me fit signe de m'asseoir auprès d'elle. Ma cousine Aurélie ne lisait pas les mêmes livres que ma tante Bel-OEil, mais elle profitait abondamment des livres qu'elle lisait. «La prière a relevé ma force, continua-t-elle, la résignation... Tiens, petit, s'interrompit-elle, quand tu es seul auprès d'une jolie femme, il ne faut pas te camper comme un saint de bois. As-tu peur d'être mordu? On s'approche, on se penche gracieusement, si le mouchoir tombe....» Elle laissa tomber son mouchoir que je m'empressai de relever. «C'est bien, mais après?» me dit-elle. Je lui tendis le mouchoir, et j'eus un coup d'ombrelle sur les doigts avec cette explication didactiquement formulée: «C'est selon les personnes. Avec moi, qui suis ta petite maman, tu pouvais effleurer le mouchoir de tes lèvres. Tu n'as donc jamais lu d'histoire de pages et de châtelaines, René? --Si fait, ma cousine, dans les livres de ma tante Bel-OEil. --Cette pauvre Bel-OEil! Ce doit être bien gothique, ses livres! C'est un peu une ménagerie, dis donc, René, toutes ces bonnes gens-là? Mais partons d'un point. Dans le monde, chaque fois que tu te trouves auprès d'une jeune femme, tu dois lui faire la cour sous peine de passer pour un homme mal élevé. Tu comprends? --Oui, ma cousine. --Appelle-moi donc petite maman. --Oui, petite maman. --Ça ressemble davantage aux histoires de pages et de châtelaines. Quand je dis faire la cour, c'est en tout bien tout honneur. A Paris, on a des moeurs comme en Bretagne. Tu causes, n'est-ce pas, de la pluie ou du beau temps, le sujet de la conversation ne fait rien. J'ai connu des messieurs qui entament tout de suite après avoir dit: «Bien le bonjour!» Cependant, il vaut mieux bavarder. L'occasion vient en bavardant, comme l'appétit en mangeant. J'espère que tu n'y entends pas malice? Quand je dis l'occasion, c'est tout bonnement pour baiser le bout de cinq jolis doigts? Essaye!» J'obéis docilement. «Pas mal. A chaque jour sa leçon: c'est assez pour aujourd'hui. Ah! chevalier, si tu savais comme j'aurais besoin d'une affection jeune et pure pour raviver ma pauvre âme! --Si vous me permettiez... commençai-je, avec deux belles plaques de pourpre sur les joues. --Pas mal! répéta Aurélie. Mais la leçon est achevée, tu sais? Nous parlons raison. A ton âge, on regarde les femmes de vingt-huit ans comme de vieilles sempiternelles. --Mais pas du tout! protestai-je. --Si la leçon durait encore, je te dirais qu'il faut baiser la main ici, absolument. C'est indiqué et même....» Elle m'écarta de la pointe de son ombrelle, et prit un ton sérieux pour ajouter: «Dis-moi comment tu aimerais ta châtelaine, beau page? --De tout mon coeur. --C'est trop peu.» Elle se reprit à rire, et vraiment je la trouvai jolie. «A genoux, bambin! s'écria-t-elle. Tu n'as pas deviné cela. On se jette à genoux et l'on répond: Comme un fou! --Comme un fou!» répétai-je agenouillé. Je sentis sa lèvre qui brûlait mon front; mais elle se leva en éclatant de rire. Laroche était au bout de l'allée. «Laroche! appela-t-elle, Laroche!» Le baryton se dirigea vers nous d'un air mélancolique. La main potelée mais vigoureuse d'Aurélie m'empêchait de me relever. «On n'est pas en sûreté avec ce mauvais sujet-là, dit-elle quand Laroche fut à portée. Aide-moi à lui donner le fouet.» Je sentis le valet me toucher par derrière. Je n'avais pas compris où elle en voulait venir. D'un bond, je fus sur mes pieds et Laroche roula, les jambes en l'air, dans un massif de lilas. Il se releva pâle de rage. Mme de Kervigné était pâle aussi. «Un petit lion! murmura-t-elle, pendant que ses yeux brillaient. Puis, avec une froide bonté: «Il ne fallait pas toucher le chevalier, Laroche. Le chevalier vous fait présent de deux louis pour le mal qu'il aurait pu vous causer. Qu'on attelle! Le chevalier me conduit au sermon, ce matin, et ce soir au théâtre.» Laroche ne me regarda pas et s'éloigna consterné. VIII ENCORE ANNETTE LAÏS Ma petite maman était rêveuse. Je restais devant elle, tout interdit de ma violence; elle me dit: «Quelles têtes nous avons là-bas! Si je n'étais pas une Bretonne, je te gronderais, sais-tu. Mais comme tu es fort, René! --Il faut que ce soit un accès de folie, répondis-je. Battre un valet! --Oh! fit-elle, Laroche est quelquefois un monsieur. Si tu le rencontrais en habit noir, tu verrais!» Elle me quitta sur ce mot pour faire sa toilette. Je cherchai Laroche et je lui mis deux louis dans la main. Il ouvrit son porte-monnaie, qui était fort beau, avec méthode et y coula les deux pièces d'or, après quoi il me dit: «Le Breton de M. le chevalier était un garçon d'esprit.» Comme mon regard l'interrogeait, il ajouta gravement: «Il s'en est retourné en Bretagne.» Il sourit d'un air calme et fier, et remit son porte-monnaie dans sa poche. A Paris, les prédicateurs sont de deux sortes: il y a les prédicateurs pour hommes et les prédicateurs pour dames. Les prédicateurs pour hommes sont généralement à Notre-Dame, dont les voûtes grandioses semblent faites pour répercuter la mâle parole des Félix ou des Ravignan. A Saint-Thomas d'Aquin, à Saint-Roch, à la Madeleine, les prédicateurs pour dames fleurissent. Leur tâche est assurément la plus facile: les dames ne demandent jamais mieux que de se convertir; j'en sais de bien jolies qui passent leur vie à cela. La petite nef de Saint-Thomas d'Aquin était pleine comme l'oeuf quand nous arrivâmes. La présidente avait des places gardées que nous eûmes beaucoup de peine à gagner. Le missionnaire avait la vogue, et il s'agissait d'une oeuvre à la mode; dans toute l'église, on ne voyait que fraîches toilettes: c'était comme un immense bouquet de fleurs. Quelques-unes de ces fleurs avaient bien un peu trop d'éclat, mais la physionomie générale indiquait un parfait recueillement et mon coeur battit, car il y avait là plus d'une tête à qui la prière faisait une auréole. La province peut être plus dévote que Paris; mais, contrairement à l'opinion commune, les églises de Paris sont plus pieuses que celles de la province. Je fus frappé du parfum de componction qui s'exhalait de cette foule brillante, et je me recueillis en moi-même pour prier. Une seul chose me gênait: toutes ces fleurs avaient des parfums; les sermons pour dames donnent mal à la tête comme un bouquet oublié dans une chambre fermée. A Vannes, les bons paysans déposent leurs sabots à la porte de la cathédrale; je voudrais, sous le porche de nos églises, une petite pharmacie où l'on déposât les odeurs de ces dames. En fait de parfumerie, la présidente, on le sait, valait beaucoup. Je l'avais à ma gauche; à ma droite était une vieille dame, qui était un flacon débouché d'eau de Cologne. Devant moi s'agenouillait une famille adonnée au patchouli; par derrière, le vent de la porte m'envoyait des bouffées de mousseline. Toutes ces bonnes choses mélangées produisaient un si redoutable ragoût, que mon coeur était sur mes lèvres. N'est-ce pas dans l'église surtout qu'on devrait laisser un peu de place pour le pauvre bon air du ciel? J'admets l'austère encens; mais il y a ce me semble, une sorte d'impiété à vicier l'atmosphère où le saint sacrement rayonne, et à infecter le tabernacle de ces douceâtres étouffements qui font redouter aux passants le seuil de la Société hygiénique. Il est une différence entre la fleur animée qui, Dieu merci, ne porte aucune odeur, et le vivant sachet qui empoisonne. Je livre l'humilité de ces considérations à qui de droit. Le prédicateur monta les degrés de la chaire. Il y eut une discrète rumeur, suivie d'un profond silence. C'était un homme jeune encore, aux cheveux légers et rares; sa voix était sonore, admirablement équilibrée; elle servait comme il faut l'intelligente pâleur de son visage. Son discours fut éloquent, sans doute; car il y eut beaucoup de larmes; cependant il ne me toucha point comme les sermons de mon vieux curé de Vannes. C'est qu'il était pour dames. A la fin du premier point, ma cousine se pencha vers moi, les yeux humides. «Comment le trouves-tu? me demanda-t-elle. --Fort bien, répondis-je, pendant que les toux comprimées se dédommageaient autour de moi. --Comment, fort bien! il est admirable, tout uniment.» Elle ajouta avec transition: «Sais-tu où nous allons, ce soir? --A l'Opéra? dis-je tout joyeux. --Non pas! j'ai une envie folle de voir cette créature, Annette Laïs. J'ai fait prendre une loge dans ce trou de théâtre Beaumarchais. Ne me donne pas de distractions.» J'étais guéri d'Annette Laïs depuis la scène du jardin. J'éprouvai un sentiment de véritable impatience, d'autant plus que je regrettais l'Opéra. Le bourdonnement d'Annette Laïs recommença aussitôt, rendu plus importun par mon dépit même. Pendant toute la seconde partie du sermon, je m'occupai de chasser ce fastidieux refrain, ce qui était la meilleure manière de le rendre intolérable. Je parvins aisément à ce dernier résultat et je donnai de bon coeur au diable, malgré la sainteté du lieu, la protégée de mon cousin le président. Petite maman dormit un peu; mais, en s'éveillant, elle soupira. «Quel talent! Quand je pense qu'il y a des gens pour aller entendre celui de Saint-Sulpice!» Je ne raille ici que petite maman, car il y avait autour de moi un recueillement sincère, malgré l'odeur. Le sermon fut un succès et je vis des bracelets dans la bourse du quêteur. Petite maman avait des bracelets à effet, mais pas chers, tout exprès pour les quêtes. «Il me semble que vous vous êtes assoupi, chevalier, me dit-elle comme nous remontions en voiture. Il faut vous tenir. A l'hôtel, Roblot, et grand train! j'ai à m'habiller. Quel talent! et quel organe! Comme son accent lui va bien! Aimes-tu cela, toi? Moi, j'adore le parler de Bordeaux, quand il n'est pas trop ridicule. Eh bien, je vais te dire: la comtesse va à Saint-Sulpice écouter un dominicain. Pourquoi? Le costume pousse, car je ne voudrais pas soupçonner un autre motif. Mais, va, il y a des personnes qui entendent drôlement la religion.» Je partageais en ce moment l'opinion de ma cousine. «Toi, reprit-elle, tu te tiens assez convenablement. Les hommes prétendent que l'abbé manque de profondeur, je sais cela, mais je suis fixée sur la profondeur des hommes. Le président est un puits de Grenelle. As-tu remarqué la demoiselle, à gauche, en noir? Pas la première, celle qui a ce nez? Quarante mille livres de rentes, en bien venu, et des tas d'espérances. Personne ne meurt dans la rue Saint-Dominique sans qu'elle hérite un peu. Bien élevée, des talents, et ces nez se placent, le soir, aux lumières. Mais tu es encore trop jeune pour tenter cette affaire-là. Tout auprès d'elle, la dame au chapeau de paille avec des fleurs dessus et dessous, comme pour faire les tartes dans les fours de campagne, l'as-tu vue? Non! Tu ne sais donc pas regarder? Il faut apprendre. Je t'aurais dit son histoire, c'est à donner la chair de poule; mais, moi, je suis comme l'Evangile: à tout péché miséricorde.... excepté pour les hypocrites! Tiens, j'ai toujours envie d'écrire quelque chose sur le dos de cette longue Mme de Mareuil, qui est faite comme une cigogne et qui regarde le ciel en coulisse. Ce que c'est que l'habitude! Ces messieurs ne sont pourtant pas là-haut! Voyons, chevalier, ne médisons pas! Parle-moi de ta famille. Je parie que ta soeur t'aura donné commission de lui décrire un peu mes toilettes? Je ne pus m'empêcher de sourire et je répondis: «Vous êtes une fée, ma cousine. --Pas mal, René? vous avez bien dit cela. Prenez note de ma toilette, si vous voulez, car je vais en changer. Il faut être simple, quand on fait une escapade, et je vais tout uniment me déguiser en petite bourgeoise du Marais. Est-ce vrai que le Breton bretonnant est parti? J'aurais aimé le montrer: il avait une tête superbe, pour sûr et pour vrai. Allez m'attendre au fumoir. Fumez-vous? Il faut apprendre à fumer. Le monde marche. Tout ce qui fait crier les dames est bon. Souvenez-vous que vous marquez un point chaque fois qu'on dit: «Fi donc!» Nous étions sous le vestibule. Elle s'éloigna, moins légère qu'une sylphide. Le spécimen d'entretien qui précède est, je puis l'affirmer, d'une exactitude rigoureuse. J'admire souvent combien sont sensibles et claires les premières pages de nos souvenirs. Dès que je le veux, je revois ma cousine la présidente dans ses moindres détails, et, certes, ce n'était pas une physionomie à la douzaine. Il y avait en elle un mélange curieux de l'élément breton et du condiment parisien. Ce qui pourra étonner, c'est que son élégance était bretonne et ses vulgarités parisiennes. Elle était de race, on le voyait pleinement; mais le niveau de l'inondation bourgeoise monte sans cesse; elle n'avait pas la taille qu'il faut pour tenir la tête beaucoup au-dessus du courant. Elle fréquentait un monde mixte auquel des peccadilles anciennes et modernes la tenaient attachée. Son mari était de la cour; sous Louis-Philippe, cela prouvait peu. Quelles que fussent ses raisons, elle n'allait ni aux Tuileries ni au pur faubourg Saint-Germain, ce qui lui donnait facilité pour médire de ceci et de cela. Elle médisait à miracle. Elle avait de l'esprit beaucoup, quoiqu'elle fût sujette à effeuiller des naïvetés et même des sottises; elle avait de la distinction, plutôt, il est vrai, dans ses manières que dans son style. Je l'ai parfois admirée digne et noble entre deux plongeons. Ce n'était pas une grande dame; il lui manquait l'ampleur et aussi la tenue; mais telle qu'elle était, avec quinze ans de moins, la mode aurait pu la mettre sur son char. Il y a une chose qui vieillit encore plus que l'âge, c'est le péché. Je n'ai pas à faire, Dieu merci, la confession générale de ma cousine. Elle avait passé vingt-huit ans, un certain jour déjà lointain, après avoir franchi quantité d'autres fossés. C'est la culbute. Depuis lors, elle ne comptait plus. Ayez miséricorde, elles font ce qu'elles peuvent: se cramponnant à un morceau de bois mort, et tâchant de croire que cette branche cassée tient encore à l'arbre verdoyant de la jeunesse. Elles n'ont rien acquis, elles ont tout perdu, ayez miséricorde. Ma cousine fut une grande heure et demie à s'habiller en petite bourgeoise du Marais. Sa toilette, je dois le dire, était un chef-d'oeuvre d'opulente simplicité. Qu'elle fût l'ouvrage de la vieille lingère ou de Laroche elle méritait d'être mentionnée dans les bulletins exigés par ma soeur la marquise. Une gloire qui appartenait à Laroche sans partage, c'était la peinture; ma cousine était revernie à neuf depuis la racine de ses cheveux, noirs comme le pinceau qui les avait teints, jusqu'à son corsage, tout plein de lis et de roses en poudre. Son costume de bourgeoise du Marais était un peu catalan, à cause des dentelles qui drapaient sa robe de taffetas noir, et qui s'enroulaient dans sa chevelure; mais c'était sobre et simple, en comparaison de la toilette de Saint-Thomas d'Aquin. Bienheureuse jeunesse! Je la trouvai charmante et je le lui dis. Elle sauta sur le marchepied d'un bond imprudent: rien ne se cassa. Je montai derrière elle, et nous partîmes. «Qu'écriras-tu à ta soeur, René? me fut-il demandé au premier tour de roue. --J'écrirai à ma mère que je suis entré dans le paradis, répondis-je. --A ta soeur, à ta soeur! c'est plus de son âge. --Que j'ai trouvé une autre soeur aussi belle et plus brillante, qui est bonne pour moi, que j'admire.... --C'est cela, interrompit-elle en baissant la voix; le mot est bien choisi: ne lui dis pas que tu m'aimes.» Elle garda le silence, et je mis la tête à la portière pour voir les quais. Nous arrivâmes au théâtre après le rideau levé! Ma cousine savait les moeurs du lieu; elle entra fort modestement dans sa loge, mais malgré toutes nos précautions, un tabouret tomba, et la salle entière cria aussitôt: «A la porte!» A Paris, les choses vont ainsi: dans les théâtres où les places coûtent cher, on n'écoute guère la pièce; dans les théâtres du dernier ordre, où viennent s'épanouir loin du soleil les pauvres fleurs partout repoussées, l'attention du public est farouche et jalouse comme une passion. Ici, l'auditoire est comme l'oeuvre elle-même, un exilé. Il a le goût féroce du théâtre; il est là, ne pouvant être ailleurs; il prend le mélodrame au rabais comme on boit le vin bleu de la barrière; et comme le rude convive de la Courtille finit, dit-on, par préférer d'affreux mélanges à la noble saveur du vrai vin, l'habitué des bas théâtres arrive à chérir l'étrange littérature qu'on met à la portée de sa bourse. Il en veut pour son argent, si dur à gagner; il regrette toute parole perdue et crierait _bis_ volontiers à chaque coup de poignard. Il n'est aucun grand artiste qui puisse se vanter d'être admiré, choyé, suivi, adoré comme telle étoile inconnue de ces obscurs firmaments. A l'oeil du moraliste, ces pauvres scènes sont les plus importantes de toutes. Elles parlent à des gens de bonne foi, tout prêts à se battre pour entendre. Il y a là néanmoins comme partout deux classes: les patriciens et le peuple. Nous n'avons voulu parler que du peuple. Les patriciens de l'endroit sont de lamentables caricatures de la jeunesse dorée des boulevards. A ces profondeurs, don Juan montre la corde, et Lovelace a les pieds plats. Je dois rappeler que nous sommes en 1842, Voilà bien longtemps que je ne suis revenu à Paris, dont les progrès éblouissent le monde, peut-être le théâtre Beaumarchais est-il maintenant une succursale du Grand-Opéra. Nous nous tenions bien tranquilles au fond de notre loge pour ne pas éveiller les sauvages susceptibilités de ce parterre de rois. La jeunesse dorée du faubourg lorgnait ma cousine en se donnant des airs, et une demi-douzaine de lions râpés, qui représentaient évidemment ce qu'on appelait jadis la loge infernale à l'Opéra, posaient en séducteurs avec une naïve effronterie. Tous avaient le lorgnon dans l'oeil et la moustache coquine. Combien de coeurs avaient-ils broyés le long du faubourg Saint Antoine! A l'orchestre, qui était peu garni, quelques négociants des bords du canal s'asseyaient auprès de leurs dames, et quelques auteurs du cru, jugeant avec sévérité l'oeuvre de leur confrère, manifestaient timidement le mépris profond que leur inspirait la pièce. Aux premières galeries le beau sexe dominait, représenté par les élégantes de la rue de Charenton, auxquelles se mêlaient quelques cuisinières cossues. La soie change en vérité, de reflets selon les épaules. Presque toutes ces braves personnes étaient vêtues de soie; mais elles étanchaient leurs yeux sensibles avec des mouchoirs de couleur tenus par des mains prodigieusement gantées. Ne plaisantons pas: c'était l'aristocratie, et le peuple regardait franchement de travers. Aux secondes, c'était le tiers-état. Il y avait déjà là moins de prétentions et moins de laideur. Tout un cordon de jeunes figures frangeaient la balustrade. On voyait bien encore quelques chapeaux parmi les chevelures brunes ou blondes, penchées avidement sur la scène; mais aux troisièmes, ce n'étaient plus que des bonnets, au-dessus desquels se dressait un mur de blouses bleues. Dans les avant-scènes, une demi-douzaine d'Armides essayaient de poser en princesses qui s'encanaillent. Leurs cavaliers ne se montraient pas. Au parterre, vous n'eussiez pas pu faire parvenir un grain de plomb jusqu'au sol. C'était une masse humaine compacte, silencieusement haletante. Cela ondulait parfois, produisant un bruyant applaudissement, puis l'immobilité reprenait. On eût dit deux cents crânes sculptés dans une planche. Je regardais cela. Mon oeil n'avait pas encore été jusqu'au théâtre. La vue de la salle m'étonnait et me divertissait. Ceux qui viennent de province ont une tendance à dénigrer; j'étais presque content de trouver Paris si pauvre et si laid. Vertubleu! au théâtre de Vannes, il y avait au moins la loge de la préfecture! Je n'allais pas souvent au spectacle: là-bas, c'est de très mauvais ton; mais, enfin, quand je me donnais la joie d'entendre mal chanter _Robert le Diable_ ou voir mal jouer _Lucrèce Borgia_, j'étais sûr de trouver des croix d'honneur au balcon et des épaulettes à l'orchestre. Ici, rien! La supériorité de la capitale du Morbihan me parut si évidente, que je me sentis un peu fier de lui appartenir. L'orgueil, chez les bonnes natures, est un sentiment bienveillant; ce fut avec des prédispositions clémentes que mon regard aborda enfin le décor, tout neuf et peint violemment, où chaque objet semblait trop grand pour l'exiguité du local. Pour moi, au premier instant, les acteurs eux-mêmes eurent mines de géants qui se mouvaient dans une boîte d'étrennes parmi les végétaux colosses. C'était une scène champêtre au bord du Rhin, qu'on devinait tranquille et fier du progrès de ses eaux derrière des glaïeuls hauts comme des chênes. De l'autre côté du fleuve, qui avait trois pieds de large, un vieux castel dressait ses créneaux sourcilleux, effroi de la contrée, disait justement le jeune premier, vêtu de velours et peint comme ma cousine. La voix de ce jeune premier secouait le tympan. Tandis qu'il parlait, ses yeux allumés comme des chandelles, allaient chercher les bravos tout au fond des loges, et dédaignaient le parterre, qui applaudissait furieusement, je ne savais pourquoi. Je regrettai ma tante Bel-OEil, qui, certes, eût accordé du premier coup à ce garçon un coeur sensible. Pendant qu'il criait à tue tête aux gens qui l'entouraient de faire silence pour ne point éveiller l'attention des brigands de la montagne, un splendide bandit apparut, tout hérissé de poignards et de pistolets. L'orchestre grinça un accord à faire dresser les cheveux sur les têtes depuis longtemps chauves, et le jeune premier fut incontinent chargé de fers. Je crus que le parterre allait se précipiter en avant pour empêcher cette injustice. Ma cousine me dit à l'oreille: «Le voici aux stalles d'orchestre, à gauche. Vois s'il a l'air d'un domestique.» Mes yeux suivirent son doigt et rencontrèrent la seule personne comme il faut qui fût dans la salle. C'était un gentleman vêtu de noir dont la tenue pouvait passer, en vérité, pour irréprochable. Il tourna la tête; je saisis son profil perdu: c'était Laroche. Le brigand des montagnes haranguait sa troupe et l'on faisait des préparatifs pour pendre le jeune premier aux branches d'un arbre qui avait des feuilles de cucurbitacée. Le parterre m'inquiétait. Un des membres de la jeunesse dorée s'étant permis de rire reçut une pomme qui s'écrasa en cocarde sur son oeil. On n'était pas là pour s'égayer. «Je parie, dit ma cousine, que Mlle Annette Laïs va sortir de terre pour délivrer ce grand benêt...... Tiens, dans la baignoire, à droite, reconnais-tu ce respectable crâne?» Il appartenait en propre au président qui se montrait, en effet, mais si peu! Il y eut dans la salle un long murmure. Le jeune premier pendu poussa un cri, et les brigands de la montagne s'écartèrent épouvantés. Elle ne sortait pas de terre, mais c'était bien elle, car son nom éclata parmi l'enthousiasme des bravos: «Annette Laïs! Annette Laïs!» Laroche lui-même applaudissait de ses mains fort bien gantées, et le président eut un sourire. Elle ne sortait pas de terre. Je vois son entrée vaguement et comme on cherche la trace fugitive d'un rêve d'opium. Il me semble que la voix de l'orchestre devint plus douce qu'un soupir. Le décor se fondit, lumineux et confus dans des gammes d'arc-en-ciel; un nuage perlé passa; elle bondit, fleur ailée, au milieu d'un tourbillon de feuilles de roses...... IX. TOUJOURS ANNETTE LAIS. Qu'était, cependant, cette pièce? Annette Laïs avait au dos des ailes de papillon. Ce devait être un drame fantastique. Je n'en sais rien; je ne l'ai jamais su. Je l'ai revue vingt fois, cette pièce, ou plutôt j'ai revu vingt fois l'entrée d'Annette Laïs, voltigeant parmi les roses effeuillées. Mais je ne sais pas qui était ce jeune premier, ni ce que devenaient les brigands de la montagne. Là dedans, Annette devait être une fée; elle se nommait Farfalla. Au tomber du rideau, elle s'endormait sous le baiser des roses. J'avais devant les yeux un vaste éblouissement: voilà où mon souvenir est précis. Le misérable décor, agrandi tout à coup, perdait mon regard dans les profondeurs de sa perspective. Louis XIV n'aurait pas franchi ce Rhin! Les vieilles tours se dressaient, mélancoliques et menaçantes, au-dessus de la rampe déchirée, et des routes mystérieuses s'enfonçaient au loin dans la forêt. Annette était transparente comme une pensée. Je la suivais parmi les flots de gaze que le vent de sa course soulevait. Je sens avec fatigue que je ne puis vous la montrer telle que je la vis. Donnez des ailes à un sourire. Il y eut en moi une angoisse sourde; je cherchai mon équilibre sur le siége où j'étais assis. Puis mon coeur se serra cruellement, et j'eus les yeux pleins de larmes qui me blessaient la paupière. Ce fut tellement soudain et aussi tellement étrange que, dans ma raison, je n'attribuai rien de ce que j'éprouvais à la présence d'Annette. Je crus à une maladie foudroyante qui se déclarait; j'eus frayeur d'un accès de folie. J'étais malade et fou plus encore que je ne le craignais. La toile descendit du cintre lentement, et mon rêve se cacha derrière cette pourpre grossière, bordée d'impossibles franges d'or. La salle entière frémissait; je la sentais qui tremblait la fièvre. «Annette Laïs! Annette Laïs!» cria-t-on du parterre. Et un choeur tumultueux tomba du paradis, répétant: «Annette Laïs! Annette Laïs!» J'eus pudeur, comme si on eût froissé en moi brutalement la délicatesse même de mon coeur. «C'est là que nous allons bien la voir!» me dit la présidente. J'aurais voulu me cramponner au rideau pour l'empêcher de remonter. «Regarde bien! Veux-tu la jumelle?» Je pris la jumelle et je la mis au-devant de mes yeux sans remarquer que je tenais le gros bout. Je distinguai à perte de vue un petit ange parmi des fleurs. Et je souris, je m'en souviens bien, car le petit ange venait à nous, arrondissant ses bras nus et balançant une guirlande de roses. Avant de rencontrer leur président, chuchota près de moi ma cousine, ces papillons crottés marchent dans le ruisseau avec des souliers sans semelles. La salle croulait sous les applaudissements. Je n'eus pas la pensée d'applaudir. «A l'âge de M. de Kervigné, reprit Aurélie, voilà pourtant ce qu'il faut!» Je rougis et je regardai la baignoire où le profil du président s'était indiscrètement montré. La baignoire était vide. «Oh! fit ma cousine, cette fois sans amertume, il est au changement de costume. Pour la pauvre créature, c'est le quart d'heure de Rabelais.» Laroche était debout vers nous. La main d'Aurélie s'agita, mais Laroche ne broncha pas: c'était un maraud bien dressé. Il vous avait vraiment, là-bas, une tournure de jeune notaire. Je pensais au président. Ou plutôt pensais-je à quoi que ce soit? J'étais ivre. «Eh bien! me dit ma cousine, quand la jeunesse dorée fut partie pour boire de la bière et le peuple pour s'imbiber de coco, avais-tu idée d'une chose pareille?» --Avez-vous vu que le décor a changé?» balbutiai-je malgré moi. Elle me regarda. «Tu es tout pâle, murmura-t-elle. On étouffe, ici.» Son éventail agité au devant de mon front me fit du bien. «Elle est maigre comme un clou, reprit-elle. --Qui donc? -Cette Annette Laïs. Tu ne trouves pas? --Je ne l'ai pas vue. --Comment! il n'y avait personne à regarder. --Quel âge a-t-elle? demandai-je au hasard. --Est-ce qu'on peut savoir! C'est usé misérablement; ça boit. --Elle?» fis-je. Et, devant mes yeux, le papillon passa dans son nimbe de fleurs. «Le président ne déteste pas une petite pointe, me dit ma cousine avec un parfait sérieux. --Elle! répétai-je. --Mais tu dis que tu ne l'as pas vue. --C'est bien vrai, je ne l'ai pas vue.» Certes, je parlais vrai. Je ne connaissais pas les traits de son visage. «Elle n'a pas même la beauté du diable, poursuivit ma cousine. Je doute fort que le président dérange pour elle son marchand de la rue Saint Antoine. Sois tranquille, quand elle aura passé vingt-huit ans, comme moi, on ne verra pas vingt lorgnettes braquées sur sa loge. As-tu remarqué ces bambins qui me dévisageaient? --Non, répondis-je. --J'ai froid, répondis-je. --Tu es souffrant? --Oui. Il me semble. --Il te semble? Vas-tu prendre la maladie du pays comme ton valet de chambre à grand chapeau?» Ce fut la première idée qui entra clairement en moi, parce qu'elle me donna l'espoir d'expliquer mon étrange malaise. Je m'interrogeai, cherchant à exagérer mes regrets. J'aimais, en effet, sincèrement ceux que j'avais laissés là-bas, mais c'était une affection tranquille, et, dans cet ordre d'idées, je ne trouvai point ce qui me serrait le coeur. Ma cousine m'examinait: «Drôle de petit bonhomme! murmura-t-elle. Est-ce que tu es sujet à cela? «On grille. Après cela, l'eau de la Seine dérange quelquefois ceux qui arrivent. Allons-nous-en, je l'ai assez vue.» Nous sortîmes. Elle me conduisait par la main comme un enfant. Aussitôt que nous fûmes dans la voiture, je vis les réverbères tourner et je perdis connaissance. Je ne me souviens pas de notre rentrée à l'hôtel. Quand je m'éveillai, il y avait près de moi deux personnes qui causaient: un jeune médecin et ma cousine. Ma cousine avait un frais déshabillé du matin. «Mon Dieu! disait le jeune docteur, ce n'est pas le même genre. Mme Stoltz a plus de force et des effets plus imprévus. L'avez-vous entendue dire la _romance du saule_? Ce n'est pas cela du tout. Prenez Garcia ou Grisi, vous avez des intentions différentes, des styles presque opposés, mais qui rendent, comme deux traductions en deux langues diverses, la pensée exacte du maestro. Je ne sais pas si je me fais comprendre. --C'est-à-dire que je passerais mes jours à vous entendre parler musique, docteur! --Eh! eh! fit le jeune médecin, j'ai mes malades. La médecine est presque aussi attachante que la musique.» Il se tourna vers moi et vit mes yeux ouverts. «Est-ce fini, nous deux!» me demanda-t-il avec une brusque gaieté. Ma cousine joignit les mains et s'écria: «Il est impayable, ce docteur Josaphat!» Je n'avais qu'un étonnement, c'était de ne pas voir autour de moi mon père et ma mère. A ce premier instant j'avais oublié mon voyage de Paris, et la vue de ma cousine occasionnait en moi un pénible travail intellectuel. «Est-ce que vous avez eu déjà de ces crises nerveuses, M. de Kervigné? me demanda le docteur. C'est très sérieux. Souffrez-vous?» Je voulus parler, mais je ne pus. Je fis signe que je n'éprouvais aucune douleur. «Vous l'avais-je dit, madame la vicomtesse? s'écria Josaphat. La cinquième paire! c'est très curieux. L'école Bouillaud vous le saignerait à blanc: ça peut réussir; le vieux Récamier l'amuserait avec des affusions: ce n'est pas mauvais: les gens de Hahnemann lui donneraient je ne sais quoi qui n'a pas le sens commun, mais qui opère des cures merveilleuses. Moi, je lui ai mis ma chaîne électrique autour du pied droit. Pourquoi? L'instinct qui s'appelle le génie quand il produit _Guillaume Tell_ ou _le Nozze_.... Il n'y a pas de système, madame, il y a des hommes. Le codex est un solfége. Le moindre fabricant de romances idiotes dispose de la pharmacie de Rossini ou de Mozart. Est-ce clair? Il ne s'agit que de savoir manipuler les gammes. Je ne saurai jamais si je suis un médecin ou un musicien. Qu'importe? Je vais entendre un quatuor de chambre chez Allard; c'est du Haydn. Je reviendrai ce soir, et notre jeune ami racontera ses impressions de voyage dans le pays cataleptique.» Il baisa la main de ma cousine qui le reconduisit jusqu'à l'escalier. En conscience, ce docteur Josaphat était un charmant garçon, et je pense qu'il sera devenu un prince de la science, s'il ne s'est pas fait compositeur d'opéras. Je savais maintenant où j'étais, la mémoire venait de renaître en moi tout d'un coup, tant la chaîne électrique autour des chevilles est un délicieux agent de guérison. Je la recommande vivement à toutes les personnes qui n'ont rien de mieux à faire. J'étais à Paris; cela ne m'étonnait plus; mes souvenirs s'arrêtaient seulement au début de ma maladie. J'ignorais d'où elle m'était venue et comment elle m'avait pris. Ma cousine rentra au moment où ma cervelle encore faible faisait effort pour reprendre complète possession d'elle-même. «Que s'est-il donc passé? lui demandai-je. --Bon, il a parlé, fit-elle étonnée, je vais rappeler le docteur. --Je n'ai pas besoin du docteur, petite maman, répliquai-je. Il y a comme un brouillard autour de mes idées, et je voudrais savoir.... --Quel homme que ce docteur! s'écria-t-elle. Il est tellement au dessus de tout qu'il se moque de lui-même. Il m'a bien expliqué ton état, ah! supérieurement! mais il y a mêlé tant de musique que je ne m'y reconnais plus. Le trouves-tu joli garçon? Il ne veut pas croire que j'aie passé mes vingt-huit. Le plus drôle de corps qu'il y ait dans l'univers! --Mais que s'est-il donc passé? insistai-je. --Rien du tout, mon petit René. Nous avons été au théâtre et tu t'es trouvé mal d'une indigestion d'Annette Laïs.» Je répétai ce nom comme s'il n'eût rien éveillé en moi, et, par le fait, il produisit sur ma mémoire une impression si faible et si vague que j'eus besoin d'un travail mental pour rattacher ce nom à quelque chose ou à quelqu'un. Ma cousine m'observait du coin de l'oeil. Avait-elle conçu un soupçon? Je ne sais. En tout cas, ma complète indifférence sembla la réjouir. «Maintenant, chevalier, reprit-elle en baissant la voix et d'un accent ému, faut-il vous dire au vrai ce qui s'est passé? --Je vous en prie!» m'écriai-je avec plus de vivacité, car j'étais las de ma chasse aux souvenirs. Elle prit mes deux mains dans les siennes et baissa les yeux. «Dois-je entamer ce chapitre-là? murmura-t-elle. Je ne suis pas encore bien vieille, mais mon esprit est enclin à l'observation et j'ai de l'expérience. Je gagerais que vous n'avez jamais aimé. --Jamais, répondis-je. --Et c'est ce qui m'a attirée vers vous chevalier, poursuivit-elle sans relever son regard. A Paris, les jeunes gens de votre âge ont perdu depuis longtemps déjà la virginité du coeur.» Je me mis à rougir, sans trop savoir pourquoi. C'était comme un remords, et pourtant, Dieu merci! je n'avais rien à me reprocher. Elle continua en glissant vers moi une oeillade rapide. «Vous êtes beau, René, très beau. Vous l'a-t-on dit ainsi à demi voix et en évitant vos regards? --Jamais, répliquai-je encore. --Et quel effet cela produit-il sur vous? --Je crois que vous vous moquez un peu de moi, petite maman.» Elle sourit et fit de son mieux pour mettre quelque chose d'angélique dans son sourire. Puis elle prononça si bas que j'eus peine à l'entendre: «Il faudra que je vous fasse la cour et je ne m'en plains pas.» J'étais parfaitement bien, physiquement parlant, à cette heure. Mon intelligence seule restait frappée. J'avais les idées soudaines et confuses de l'enfance. Je renversai ma tête sur l'oreiller et j'éclatai de rire. Son regard perçant me sonda. «Est-ce que je me serais trompée? dit-elle. Seriez-vous un petit serpent, monsieur!» Ma gaieté tomba, et je ne répondis pas. Voici pourquoi ma gaieté s'en allait. Le son de cloche recommençait à battre dans ma pauvre cervelle, le refrain revenait, les farfadets bourdonnaient de nouveau à mes deux oreilles ce nom qui me donnait frayeur d'être fou: Annette Laïs! Annette Laïs! Et ce n'était qu'un nom, qu'un son; il n'y avait rien derrière, pas même une image, si fugitive qu'on la puisse rêver. Je secouai la tête comme un cheval agite sa crinière pour écarter les mouches. Il y eut de l'étonnement sur les traits de ma cousine, qui me demanda, tant ma comparaison était heureuse: «Quelle mouche te pique, René?» Cette fois, je mentis; je balbutiai les mots de fatigue et de migraine. «Quand on a la migraine, me dit-elle, on n'a garde de secouer ainsi la tête. C'est ton mal nerveux. Tu es un sujet très nerveux, le docteur l'a dit.» J'éprouvais une impatience extrême et tout à fait dépourvue de motifs apparents. «Que le diable emporte votre docteur! m'écriai-je d'une voix mâle, et comme j'aurais répondu, chez mon père, aux importunités de notre vieille Simonne: j'ai faim. --Peste! fit-elle. Tu as caché ton jeu, scélérat. Elle se leva et sonna. Je n'avais rien caché du tout, car j'étais déjà honteux de ma sortie. Je tombai comme un loup sur la viande froide qu'on m'apporta. «Pas trop vite! pas trop vite! me conseilla ma cousine: c'est un appétit nerveux, évidemment.» Comme je continuais de manger, elle ajouta: «Il faut que je sache au juste si vous êtes un mauvais sujet, René.» Au supposer que j'eusse été un mauvais sujet, j'aurais fait ma confession, car ce mot, dans sa bouche, était clairement une caresse; mais je ne répondis que par un regard qui devait suer la candeur. Elle sourit à son tour et me dit: «Tu ne peux pas te figurer comme tu m'as fait peur. C'était tout un rêve qui s'envolait, et l'on tient à ses rêves quand on a passé vingt-huit ans. Je ne voudrais pas être la petite maman d'un mauvais sujet. Mon rôle sera de te sauvegarder contre les entraînements de Paris, et à quoi bon, si tu étais déjà perdu? Mange moins vite; bois le vin pur à cause de la Seine. Les jeunes gens d'à présent font des sottises en sortant de l'oeuf. Pour en revenir, je suis rassurée, tu redeviens mon chevalier, et je vais t'expliquer ta crise. Cela arrive à tous les pages qui rencontrent leur première châtelaine.» Dans ma tête, la cloche carillonnait: «Annette Laïs! Annette Laïs!» J'avais beau dévorer, cela n'y faisait rien. Je voudrais bien vous dire ce que répondit mon coeur, mais il faudrait des pages entières, bourrées d'expressions subtiles et de touches chromatiques pour exprimer ce qui, en définitive, était presque le néant. Mon coeur ressemblait à ces gens du radeau de _la Méduse_, qui croyaient apercevoir une voile au lointain. Il n'était pas bien sûr, et, cependant quelque chose commençait à poindre à l'horizon. «Te voilà muet, insinua ma cousine, qui avait compté sur la réplique de son page. --Ah! dis-je à tout hasard, quand vous parlez, je ne sais qu'écouter. --Et penses-tu, en effet, que ce soit le plaisir d'avoir trouvé une amie? --Oui, oui, c'est certain, cela et le changement d'air. --On étouffait dans cet abominable endroit! --Quelle chaleur! J'ai quelque chose, tenez, et je ne sais pas ce que c'est.» Je repoussai l'assiette et ma tête se renversa sur l'oreiller. Je pense qu'elle me parla du bonheur pur et sans tache qu'un page peut goûter auprès d'une châtelaine; elle dut même se comparer à l'ange gardien dont les ailes protectrices se déploient au dessus d'un jeune front; mais je n'écoutais plus, j'avais les yeux fermés: je voyais un papillon parmi les roses. C'était une souffrance plutôt qu'un plaisir, mais une souffrance que je ne puis me rappeler sans un tressaillement voluptueux. Je cherchais à distinguer les traits de ma vision; cela m'était impossible. Je percevais une saveur de beauté incomparable, mais je ne voyais pas. Annette Laïs! criait ma fièvre, car ce repas inopportun avait amené la fièvre. C'était Annette Laïs: un rayon qui avait un nom. A mesure que la fièvre montait, l'apparition se faisait plus distincte, sans jamais devenir ce qu'on peut appeler un visage. Je voyais en rêve comme j'avais vu en réalité, ni plus ni moins, et le malaise arrivait à être une angoisse terrible par l'effort insensé que je faisais pour écarter le dernier voile. «Docteur! docteur! il a le transport!» J'entendis cela au milieu d'un bruit qui ressemblait aux déchaînements de la mer. La conscience me revint si nette pour un instant que j'eus peur d'avoir dit mon secret. Puis naquit en moi un doute qui indiquait plus de lucidité encore, je me demandai si j'avais un secret. Toute ma fièvre me répondit d'une voix qui m'ébranla le cerveau: «Annette Laïs! Annette Laïs!» «Il court après un papillon, dans son délire, dit ma cousine d'un ton de sincère chagrin, il voit des guirlandes de roses, il fait pitié!» Une main me tâtait le pouls. «Cent-quarante! déclara le docteur. Il dormirait tranquillement si vous ne lui aviez pas donné à manger. --Cent-quarante, c'est une fièvre.... --Oh! de cheval! Mais je ne vois aucun symptôme sérieux. Vous savez que le mariage de la duchesse est décidé? --Avec M. de Maletord? --Du tout! rupture! La Martini a fait des infamies. On a su le découvert de Maletord chez ses agents de change: deux millions entre cinq. Vous souvenez-vous de ce gros Anglais à cheveux ardents, lord Harbourg? Il a hérité de la pairie de son oncle, le marquis de Winterbury. Une fortune folle. La duchesse passe par dessus la couleur, et Maletord se contente en disant: «Rouge gagne!» Je constate, à la louange de ma cousine, que ce mot charmant ne la fit pas rire. «Ses mains sont du feu! dit-elle. --Cent quarante. Je vais mettre la chaîne électrique à son mollet. Vous ne m'avez pas seulement demandé des nouvelles du quatuor! --Voyez-vous du danger? --On ne peut jamais savoir. Rien de curieux pour le moment. Fièvre nerveuse. Cossmann était là. C'est étonnant comme il comprend la médecine. On devrait faire un cours de violoncelle à la Clinique, voilà longtemps que je le dis. Mais ai-je rêvé que vous aviez été hier au théâtre Beaumarchais? --Non. --Et vous ne m'avez pas dit l'accident? --Quel accident? --La petite à qui M. de Kervigné s'intéresse.... --Annette Laïs? --Un nom de prédestinée! Elle passe en ange au dernier acte, ou en papillon, ou en âme, je ne sais pas...... enfin, elle est censée voltiger à quatre mètres du sol. Le fil de fer a rompu....» Je me levai tout droit. «Eh! eh! fit le Josaphat. Un spasme! Va-t-il nous jouer quelque tour? Bigre!» Ma cousine poussa un cri, et je n'entendis plus rien. X. LE FEU PREND A JOSAPHAT. Cette seconde syncope dura quelques minutes à peine. Le docteur Josaphat était en train de me poser sa chaîne électrique à la nuque, quand je repris mes sens. «Voilà! dit-il avec l'entière bonne foi qui le caractérisait. Nous ne savons pas le premier mot de cette science nouvelle, et déjà nous opérons des miracles. Quand nous saurons, nous ne ferons plus que des sottises.» Aurélie était penchée sur moi. Je la reconnus et je lui souris. Elle appuya ma main contre son coeur, à la grande édification de Josaphat. «Pour vous finir, reprit le docteur, M. de Kervigné était là-bas auprès d'Annette comme vous êtes ici, en tout bien tout honneur. Ces petites ont la vie dure comme des chats. Elle en sera quitte pour une semaine ou deux de repos, ensuite de quoi elle recommencera.» Je poussai un long soupir, dont Aurélie s'attribua le bénéfice, et je refermai les yeux. J'avais un moment de repos, presque de bien être. J'écoutai sans fatigue aucune le récit d'un petit scandale de la rue Saint Dominique, que le docteur débita avec beaucoup d'esprit. Il termina sa visite par la description d'un instrument à cordes qu'il avait inventé à ses heures de loisir et partit comme un trait pour voir le dernier acte de _Guido_, joué par tous les élèves de Ballanciel, à l'Ecole panharmonique. Le hautbois, nous dit-il, avait introduit dans l'accompagnement du finale un dessin fugué d'après ses propres idées sur la juxtassonnance. Il promit de revenir le lendemain matin, à la première heure, pour voir s'il se serait produit dans mon état quelque changement curieux. «Quel garçon! me dit cette bonne présidente, après l'avoir reconduit. Quel système! Tu dois te sentir un peu mieux. Il n'a pas d'inquiétudes du tout: il en a vu bien d'autres! Partout ailleurs que chez nous, tu ne l'aurais pas ainsi; car il refuse de vingt ou trente clients tous les jours. Mais il a de la sympathie pour moi: il m'a connue toute jeune femme et je le regarde presque comme un frère aîné.» Le docteur Josaphat pouvait avoir trente ans. Ma cousine était évidemment sur cette pente heureuse où chaque jour vous rajeunit de vingt-quatre heures. La fantaisie, à cet égard, n'a pas de bornes. Ma cousine remontait en triomphe vers son adolescence. Elle attendait la cinquantaine pour s'avouer mineure. C'est là une façon de tomber en enfance que tout le monde connaît, mais qui étonne toujours. Il ne faut pas croire que le docteur Josaphat fût un ignorant ou même un charlatan, condition qui n'est pas exclusive de la science. Il savait beaucoup, il était fort intelligent et assez honnête homme. Seulement, il ne croyait pas à la médecine, partageant à cet égard l'opinion de l'immense majorité des médecins. Le scepticisme se traduit de différentes manières. Le docteur Josaphat avait conservé un petit bout de foi à l'influence personnelle de l'homme sain sur le malade et il usait de cette influence comme il pouvait, loyalement, parfois en vain, parfois avec bonheur. Comme il avait mis de côté toute pharmacie, il épargnait à ses pratiques les maladies médicamenteuses, ce qui est énorme et produisait souvent, en laissant agir la force vitale, des cures qui tenaient du miracle. On est tellement habitué, en effet, à voir certaines affections traitées avec talent selon la rigueur des enseignements de l'école, se terminer par la mort, qu'il y a miracle, véritable miracle de clémence à permettre la guérison. Le docteur Josaphat prétendait que le miracle consistait uniquement à ne pas poignarder en ce cas le patient avec une lancette ou à ne point placer près de son lit une garde armée de fioles, pour y jouer en toute charité le rôle important que la Voisin remplissait, sous Louis XIV, avec tant de succès. Il disait que la Brinvilliers et Lucrèce Borgia d'un côté, Cartouche et Lacenaire de l'autre, avaient volé les rayons de leurs auréoles. Pourquoi tant de bruit autour de ces noms illustres pour quelques saignées et quelques vomitifs? Sangrado, à lui tout seul et tel académicien pasteur d'un immense troupeau de sangsues, ont vidé plus de veines que la postérité entière de Cacus. Il ajoutait mille autres choses qui me semblaient plausibles, mais que je ne voudrais point répéter, profane que je suis, dans la crainte de nuire à l'industrie respectée de MM. les apothicaires. En somme, la médecine est une grande chose: le bronze d'Esculape fait l'ornement d'une foule de cheminées, et j'ai vu, sur nombre de pendules, Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès. Le docteur Josaphat était un original. Il inventait des épinettes et rêvait tout éveillé de la juxtasonnance qui est pure chinoiserie. Il fabriquait des chaînes galvaniques et d'autres curiosités. C'était peut-être un fou. On m'a dit qu'il avait escaladé l'académie. Je crois plutôt que les sangsues l'auront vidé. Moi, j'avais une belle et bonne fièvre cérébrale. Je ne sais pas si la chaîne électrique me fit du bien; je reste persuadé qu'elle ne me fit aucun mal. Pendant neuf jours que durèrent les accès, le docteur me visita le matin et le soir. Tout en changeant la chaîne de place, selon les progrès de mon mal ou selon le vent de sa fantaisie, il racontait. Les premiers jours, ses récits n'étaient pour moi qu'un bourdonnement confus; je sentis que j'étais sauvé quand je compris ses commérages. Au moment où mon intelligence s'éveilla je me souviens qu'il disait en me tâtant le pouls: «Il n'y a point de toile si serrée où l'on ne puisse introduire quelques fils. C'est la juxtasonnance. Et néanmoins la juxtasonnance est encore autre chose: elle donne trois séries d'accords dans toute gamme: introduisez les tiers de ton qui sont en usage dans quelques musiques des pays d'Asie, et la juxtasonnance arrive à des résultats prodigieux. J'ai passé des fils dans le quatuor en ré de Haydn, et mon instrument est particulièrement propre à rendre ces nuances. Je ne trouve pas d'exécutants. Mes meilleurs amis me rient au nez. C'est toujours l'histoire de la médecine, où tout système est un assassinat avant de devenir le salut de l'humanité. Prenez l'accord que vous appelez parfait, je ne sais pourquoi; décomposez les cinq demi-tons de chaque tierce en sept tiers de tons, plus un demi-tiers ou sixième de ton.... --Le pouls? l'interrompit ma cousine. --Eh! madame, le pouls lui-même vous démontre la divisibilité infinie des nuances, c'est votre oreille qui manque de finesse. Vous arriveriez par l'éducation à percevoir des vingtièmes de ton. Nous avons cent dix, et le docteur Josaphat n'a pas besoin de montre à secondes pour vous affirmer cela. Je prétends qu'un sens vierge, convenablement entraîné, comme disent les Anglais, diviserait, au tact, les secondes en soixante tierces. Il y a peut-être dans la nature des infusoires pour qui les tierces sont des années et les secondes des siècles. Nous ne jouissons de rien: notre domaine nous échappe; la juxtasonnance n'est qu'un pas très timide vers la conquête légitime de l'inconnu. Le jeune homme va bien; il sera sur ses pieds dans trois jours, et comme il n'a absorbé aucune substance hostile, il échappera à cette épouvantable maladie qu'on appelle convalescence.» Ma cousine m'embrassa. Il y avait des larmes dans ses yeux. --A-t-il sa connaissance? demanda-t-elle. --Qu'entendez-vous par là? La jouissance du monde extérieur? S'il ne l'a pas il va l'avoir. Mais il n'a jamais manqué de connaissance. La fièvre, considérée au point de vue métaphysique, présente des particularités très curieuses. On pourrait dire que c'est un travail désespéré qui poursuit le jour dans la nuit ou un objet quelconque dans le vide; pour préciser: une chasse pleine de lassitude où l'on court après le mot d'une insoluble charade. Loin d'être absentes, les facultés intellectuelles sont prodigieusement surexcitées. J'ai trouvé la juxtasonnance pendant ma fièvre catharale. D'autres, au lieu de chercher, reviennent vers une idée ou vers un fait accompli qui les a frappés vivement. Ils n'essayent pas de percer l'avenir, ils tâchent de voir le passé autrement mieux qu'ils ne l'ont pu distinguer jusqu'alors. De telle sorte que la physionomie métaphysique de la fièvre est un point fixé et douloureux, contre lequel l'intelligence s'acharne, un point noir, si vous voulez, qu'on veut éclairer de la lumière qu'on n'a pas. Demandez au petit Breton si, pendant ces six jours, il n'a pas constamment soulevé un lourd marteau qui, constamment aussi, lui retombait tout juste au même endroit du crâne.» J'éprouvai comme une réminiscence aiguë de ma douleur, tant cette définition était juste. «Et comme la fièvre cérébrale, continua Josaphat, est compliquée ici d'une affection nerveuse très accentuée, la manie, car c'est probablement une manie temporaire, a dû être terrible. --Ah! je me doute bien de ce qu'était son idée fixe! soupira ma cousine. --Question extra-médicale, belle dame. Mais je suis bien sûr que l'idée fixe de la petite sauterelle du théâtre Beaumarchais n'était pas M. le président de Kervigné. --A propos, demanda ma cousine, qu'a-t-elle eu cette Annette Laïs? --Une fièvre cérébrale, tout comme notre jeune ami. --Et sa situation?.... --La même que celle du chevalier. Ou eût dit le même pouls. --Où donc allez-vous la voir? --Mais, chez son père. Son père est un tigre pour l'honneur!» Ma cousine éclata de rire. Son rire ne me blessa pas du tout. Je faisais grande attention, cependant, à ce que disait le docteur. «Parbleu! s'écria-t-il en tirant sa montre, je vais manquer l'audition de la Squarciafico, chez Tamburini. Elle demande cent mille francs, les feux et le congé pour son contre-_ut_ et ses roulades dans le grave. Faites taire le petit, s'il veut parler. A ce soir.» Ma cousine s'établit près de moi avec un livre. Elle m'avait veillé comme une soeur de charité. Je n'avais aucune envie de lui parler. Ma pensée n'était pas confuse, je sentais plutôt ma cervelle vide comme une coquille d'oeuf. Ma préoccupation était de savoir exactement et clairement quelle avait été mon idée fixe. C'était me pencher au-dessus du vertige d'où je sortais à peine. Aussitôt que mes regards plongèrent là-dedans je fus entraîné et précipité. La réponse à ma question imprudente fut l'idée fixe elle-même qui revint torturer mon cerveau. Je sus du moins ce qu'elle était, car je gardais la possibilité de raisonner. Mon idée fixe avait été merveilleusement définie par ce fou de docteur Josaphat. Cet homme là devait vivre avec des idées fixes. La mienne consistait en un effort extravagant et patient dirigé vers ce but impossible: revoir ce que je n'avais pas vu. Je cherchais tout uniment le visage d'Annette Laïs, ses traits, son sourire, au milieu de cette giboulée de fleurs qui tourbillonnait dans ma mémoire. Je n'avais vu qu'une ombre; qui était un papillon, perdu dans un brouillard de gaze; je voulais la femme, je la voulais belle comme les invraisemblances de mon rêve; je la voulais éblouissante comme les rayons de ma féerie. Peut-on dire que je l'aimais alors? J'avais entendu sans colère ni dépit, la dernière comme la première fois, les paroles méprisantes du docteur Josaphat. Rien en moi ne se révoltait pour défendre Annette Laïs insultée. Il est évident que je ne l'aimais pas. Mais alors à quel ordre de sentiments rattacher l'obstination de ma pensée qui allait vers le même objet toujours, entêtée et patiente comme le son de cloche qui, dans ma tête, répétait le nom d'Annette Laïs? Je suppose que c'était ma fièvre, rien que ma fièvre, et que ma fièvre, pour employer la langue du savant Josaphat, était un des prodromes de cet amour foudroyant qui allait être toute ma vie; car je n'ai fait que cela en ma vie: aimer Annette Laïs! J'eus deux visites: Laroche et M. de Kervigné. Dès que Laroche entra, ma cousine mit un doigt sur sa bouche et lui dit: «Attention à toi, Roro! le chevalier a sa connaissance.» Laroche vint jusqu'à mon lit et m'examina. Je tenais les yeux fermés. «Madame la vicomtesse se fatigue beaucoup,» prononça-t-il d'un ton respectueux. C'était en Bretagne seulement que nous l'appelions la présidente. «Il est sauvé, répondit ma cousine, ne suis-je pas assez payée? --C'est selon comment madame la vicomtesse l'entend, repartit Laroche, dont la voix de baryton, prétentieuse et offensante, n'excitait plus en moi aucune espèce de colère.» Ma cousine reprit tout bas: «Il a prononcé mon nom plusieurs fois dans sa fièvre.» Je devinai un sourire sur les lèvres du maraud, qui ajouta militairement: «Je venais de la part de monsieur prendre des nouvelles de madame. --Tu diras à monsieur qu'il peut venir, répondit ma cousine. C'est son parent, après tout. Cela lui fera plaisir de le voir en bonne voie de guérison.» Laroche sortit et M. de Kervigné entra presque aussitôt après. Ma cousine tendit la main à son mari, qui la porta fort galamment à ses lèvres. On parla de moi un instant; ce fut, de part et d'autre, en des termes bienveillants, puis le président, changeant de matière tout-à-coup, dit: «Que pensez-vous que l'on doive faire de ce Laroche? --De Laroche? répéta ma cousine étonnée. --Il m'obsède, et je ne puis le faire taire qu'en le congédiant. Il interprète votre conduite avec notre jeune cousin d'une façon tout à fait blessante. Ce sont toujours de nouveaux rapports.... --Laroche! fit encore une fois Aurélie. --Je crois savoir que vous tenez encore à lui, prononça le président sans aucune intention de raillerie. --Uniquement parce qu'il vous est fort attaché,» répondit très sérieusement ma cousine. Elle sonna. Laroche parut. «Mon ami, lui dit-elle avec douceur, monsieur vous paye pour surveiller le dehors et non point le dedans. Nous sommes un bon ménage. Monsieur m'a chargé de vous parler comme je le fais. Je suis au-dessus de vos bavardages, qui fatiguent monsieur et qui vous feront mettre à la porte. Allez et mêlez-vous de ce qui vous regarde.» Laroche, tout blême, sortit obéissant à son geste impérieux. Le président baisa une seconde fois la main de sa femme et ce fut en souriant. «Vous avez raison, dit-il, c'est un beau coquin. Le voilà mieux planté que jamais.» Quatre jours après cette entrevue, j'eus permission de me lever une heure. Ma cousine agissait avec moi comme la plus tendre des mères, et le docteur Josaphat lui-même me témoignait quelque estime. Il nous annonça que ce jour-là même Annette Laïs s'était levée aussi. «Il ne faut pas s'y tromper, dit-il à ma cousine, les autres sont la douzaine, mais elle est le treizain. On tient la dragée haute au président, et toute la famille vous a une tenue héroïque, un père à cheveux blancs, un frère qui ressemble à Mélingue dans ses grands rôles. M. de Kervigné ira loin s'il court toujours.» J'ai peine à exprimer ces nuances, et cela est nécessaire, pourtant; j'écoutais avec curiosité, voilà tout. Annette Laïs m'occupait tout entier, mais c'était malgré moi, et le mot intérêt, tout froid qu'il est, serait trop chaud encore pour rendre la nature de mes sentiments à son égard. Annette Laïs était pour moi le reste de ma fièvre. Si je n'essayais pas de fuir, c'est que je sentais _à priori_ que c'était là l'impossible. Rien n'avait changé, son nom était le refrain, le son de cloche, la tyrannie d'une migraine. On me donna deux lettres de Vannes, dont l'une avait déjà six jours de date. Ma cousine avait eu la bonté d'y répondre. La lecture de ces lettres me fit du bien: celle de ma mère laissait voir une tendresse et une sollicitude qu'on ne m'avait pas toujours montrées. La séparation semblait lui avoir appris à me mieux aimer. Elle me rappelait néanmoins ses diverses commissions, et, sur quatre pages, les petits en avaient bien trois pour leur part. «Cha'ot veut aller avec tonton René,» avait dit mon neveu. Quel enfant! Les dents de Mimi poussaient. La lettre de mon père était plus courte, mais elle contenait deux apostilles, une de ma tante Bel-OEil, une de ma tante Nougat. Mon père me disait de faire bonne figure à Paris et de ne pas ménager sa bourse. Il terminait en s'écriant: Je ne t'en dis pas plus long! A la soupe! Bon appétit, bonne conscience! Nougat voulait ses digestifs et aussi je ne sais quoi d'apéritif qu'elle avait vu aux annonces des journaux. Elle me priait de pousser, dans mes courses, jusqu'à un certain dépôt de pâtés de foie gras pour faire une surprise à mon père. Bel-OEil me donnait l'adresse d'une librairie où je devais trouver; _Wilhem ou les égarements d'un coeur sensible_, qu'il fallait lui envoyer avec _le Cimetière de Ramberg_ et le _Calice des larmes_. Tout le monde se portait bien, même Joson Michais, qui était revenu l'oreille un peu basse. L'oncle Bélébon était toujours l'homme aimable de la famille et Vincent se rangeait. Je ne prétends pas persuader au lecteur que, par elles-mêmes, ces choses fussent très émouvantes. Je constate seulement qu'elles remuèrent en moi toutes les fibres du souvenir. Pour un instant, je repassai le seuil de la maison paternelle: je fus _chez nous_, et qui ne sait tout ce que contient ce mot? «J'ai eu, moi aussi, ma correspondance, me dit Aurélie: trois lettres! je te gagne d'un point. La première est de l'abbé Raffroy, un digne homme, qui m'écrit des remercîments officiels au nom de ton père et de ta mère; la seconde est de la tante Renotte, cette excellente vieille. Là-bas, ne voulait-elle pas me faire croire qu'elle n'avait que dix ans de plus que moi, sais-tu? C'est elle qui t'aime le mieux. Je n'oserais écrire ainsi à ton sujet. La médisance est comme la mauvaise herbe qui croit Je te dirai comme il faut te conduire avec moi devant le monde. La troisième est de ce charmant marquis, ton beau-frère. Ah! ah! nous le connaissons, celui-là! et rien ne m'a plus étonnée que de le voir s'enterrer tout vif. Il se vante de son bonheur dans la lettre, mais son style fait la grimace. Pauvre garçon! je crois bien qu'il avait tout mangé. C'est drôle que tu sois si en retard. Il ne s'est donc pas occupé de toi? Mais, je suis folle! j'oublie que tu viens de Vannes et que ce pauvre marquis est à cent pieds sous terre. -Ma soeur est une personne accomplie, madame, répliquai-je un peu blessé. --On le dit et je le crois de tout mon coeur. Te ressemble-t-elle? avec un tour de cheveux, tu serais la plus jolie marquise à dix rues à la ronde. Ne te fâche pas, chéri, et ne m'appelle plus madame. C'est me mettre en pénitence. Je suis ta petite maman, et tu es le dernier que j'aimerai.» Je baisai la main qu'elle me tendit. La paix fut faite. Le docteur entra comme un insensé. «Je ne connaissais pas cette sonate de Steibelt! s'écria-t-il. L'andante est un dialogue comme jamais, vous comprenez: jamais, jamais je n'en ai entendu! et sur un misérable piano qui ne vaut pas trois louis! Et avec des doigts de convalescente!... Madame, il y a quelque chose de plus beau que l'andante, c'est celle qui le jouait! Je n'avais pas vu ses sourcils. Les ailes de son nez m'ont sauté aux yeux. Pendant qu'elle jouait, j'ai suivi la courbe de ses épaules. C'est une Grecque, savez-vous?» Ma cousine riait et son attitude exprimait l'admiration. «Vous gagnerez cent mille francs par an quand voudrez, dit-elle. Ce rôle de docteur fou ne manque jamais son effet.» Josaphat se laissa tomber dans un fauteuil et s'essuya le front. Il avait les yeux rougis et la joue pâle. «Vous auriez raison, madame, répliqua-t-il très sérieusement, si je n'étais que fou. Mais on ne rit pas de ceux qui se noient, morbleu! Je suis amoureux!» La gaieté d'Aurélie redoubla, je me sentais comme un malaise. Le docteur Josaphat me fit un signe de tête et reprit avec un geste tragi-comique: «Nous allons bien, nous? C'est moi qui suis malade à présent. L'andante n'a pas quarante-huit mesures. C'est le bijou le plus exquis! et croyez-vous que je plaisante quand je dis qu'elle est Grecque, madame? elle est Grecque, pardieu, des pieds à la tête, et cela se voit, Grecque de Lesbos, comme Vénus, sa soeur! Me voilà, Dieu merci, tombé jusqu'à la mythologie: plongeons! Son père est Grec, son frère est Grec. Et beaux? et fiers comme celui qui meurt en déchargeant son pistolet, vous savez, à Missolonghi. Non, c'est la jeune fille qui a le pistolet. Enfin, n'importe, je suis submergé? Ou diable voulez-vous qu'une Française soit belle comme cela? --Docteur! docteur! s'écria ma cousine, à ma prochaine soirée, vous nous ferez cette scène! --Vous êtes charmantes, vous autres, poursuivit Josaphat, vous êtes adorables, mais non pas comme l'entendait Phidias. C'est la Vénus de Milo, vous dis-je, à dix-huit ans, avec ses anciens bras! Connaissez-vous ce Steibelt? Quel gaillard! D'ailleurs, le nom le dit: Laïs! On ne s'appelle Laïs que dans la mer Egée. Ils sont Grecs, Grecs, Grecs.... et je vais faire une culbute au fin fond du sentiment, aussi vrai que la juxtasonnance est l'électricité musicale.» XI. LE ROMAN D'UNE JEUNE FEMME. «Ce qu'il y a de bizarre au monde, me dit Aurélie après le départ de ce brûlant Josaphat, et d'un ton qui me faisait bien voir qu'elle reprenait mon éducation morale où elle l'avait laissée, c'est le goût des hommes en matière d'amour. On cite bien quelques curiosités de nous autres femmes: çà et là une passion allumée par un bossu, par un nègre ou par un notaire, mais ce n'est rien, messieurs, auprès du prodige de vos fantaisies. Ainsi, voilà deux hommes, mon mari et mon médecin, qui m'abandonnent pour une pure et simple caricature. Mon mari est vieux, mon médecin est fou, c'est très bien; mais voilà le pli pris. Ils font la route. En amour, dès que la route est faite tous les sots y passent, et Dieu sait que le sentier devient tout de suite un grand chemin. Avec le président d'un côté, Josaphat de l'autre, cette sauterelle mal emmanchée d'Annette Laïs est capable de débuter l'hiver prochain à l'Opéra. Eh bien! si l'on nous mettait, elle et moi, devant un miroir, à laquelle irais-tu, chevalier? --A vous, petite maman, répondis-je. Je disais vrai. Je n'étais pas assez du monde parisien pour goûter la saynète improvisée par le docteur. Ces choses ne sont originales qu'à un certain point de vue. Cela ressemble à l'esprit de quelques-uns de nos vaudevilles qui demande, pour être bien senti, l'étude préalable d'une langue dont le vocabulaire n'a pas encore été imprimé. Je ne voyais guère là-dedans qu'Annette Laïs, assise à son piano; devant Josaphat qui regardait ses épaules, ses sourcils et les ailes de son nez. Cela m'importunait. Entre moi et Annette Laïs, je ne découvrais aucun lien. Pourquoi mon chemin était-il plein d'elle? Ma cousine attira mon fauteuil à la force du bras, elle me prit les deux mains et me fit asseoir auprès d'elle sur le divan. «Qui sait, murmura-t-elle tendrement, si tu n'iras pas aussi avec cette Annette Laïs?» Ce mot me piqua comme un centième coup d'épingle. «Foi de Dieu! m'écriai-je dans le pur français de Vannes, qu'elle aille se faire lanlaire, celle-là! Chaque fois qu'on parle d'elle, j'ai une humeur de loup! Aurélie m'embrassa sur les deux joues. Le lendemain je fus debout pendant trois heures, et le surlendemain je pus descendre au jardin. Josaphat avait raison: je n'eus presque pas de convalescence. Je déjeunai à table le troisième jour. «Ah çà! demanda ma cousine au président, qui jamais ne manquait de prendre ce repas avec elle, que devient donc ce cher docteur? --Un maniaque, répondit M. de Kervigné en fronçant le sourcil. --Etes-vous fâchés tous deux? --Je ne me fâche qu'avec mes amis, madame. --On ne le voit plus: ne pouvez-vous me donner de ses nouvelles? Le président plia sa serviette et dit entre ses dents: «Le docteur Josaphat est en train de prouver qu'il n'a pas la tenue qu'il faut pour être le médecin d'une femme qui se respecte. --Est-ce qu'il s'oublierait au point de se conduire comme un président?» murmura Aurélie. Nous sortîmes en voiture après le déjeuner. Au premier détour de la rue, je vis une affiche monstrueuse qui me cria: _Rentrée de Mlle Annette Laïs!_ Les lettres qui formaient le nom d'Annette Laïs étaient grandes comme des enfants de six ans. Elles ressortaient en rouge sur un fond noir et donnaient des éblouissements. Ma cousine m'avait promis de me raconter son histoire en détail. C'était le moment. «A peine au sortir de l'enfance, me dit-elle, sans néanmoins suivre la mélodie simple et touchante de la romance de Méhul, je quittai le couvent pour épouser M. de Kervigné, qui était alors un magistrat de la seconde jeunesse, austère, rangé, dévot et fort apprécié dans les salons _ultras_. Car nous étions sous la Restauration. Ah! René, cela me vieillit bien. Quand j'aurai mes trente ans, n'aurez-vous pas honte de moi? --Pourquoi honte, petite maman?» demandai-je. Elle me regarda d'un air inquiet. Je devais avoir une figure sereine et calme à recevoir un demi-cent de soufflets. Nous traversions l'esplanade des Invalides. Je respirai la brise avec délices. J'étais résigné à entendre l'histoire menaçante, mais que ma cousine eût quelques années de plus ou de moins, je m'en souciais comme d'Annette Laïs. Elle soupira. J'aurais donné dix louis pour être mouillé devant Port-Navalo ou en rade de Houat, avec mes lignes de fond, pour pêcher la dorade. «Sais-tu, René, reprit-elle, de quelles séductions est tout à coup entourée une jeune fille douée de quelque beauté, qui passe le seuil d'un cloître pour entrer sans transition dans le grand monde?» Je ne le savais pas, et certes, à ma place, plus d'un aurait eu le désir de le savoir. Ma cousine, au travers de ses petits ridicules, était une femme d'esprit, qui pouvait raconter très bien et broder encore mieux. Un poète ou même un curieux se fût jeté sur cette proie, mais je ne puis me donner pour curieux ni pour poète. J'ai l'imagination lourde et le caractère indifférent. Hippolyte songeait à ses javelots, moi, je regrettais mon côtre nantais avec sa brigantine coquette et sa flèche qui le couchait sur la lame au moindre vent. Deux jours avant mon départ, Joson m'avait armé deux lignes flottantes avec des avançons de trois brasses, et les maquereaux, ces vivantes pierreries, devaient jouer par millions dans les eaux d'Hoedic! Le long des côtes, sur le fond de sable blanc, ces poissons d'argent, orgueil de notre mer, les bars, que Lucullus appelait des loups, cherchaient entre deux eaux leur proie abondante: la sardine, le prêtre et le séchard aux reflets mordorés; plus haut, dans la rivière, pourvue de cent bras, comme Briarée, les saumons remontaient, troupe turbulente et magnifique; le long des jetées en pierres sèches, l'anguille roulait comme un serpent et le homard qui, selon les candides Parisiens, ne se prend pas à la ligne, le homard à la cuirasse bleu de ciel cheminait dans les roches profondes à la poursuite du diable de mer. Combien de fois n'avais-je pas senti au bout de ma corde de crin les soubresauts de ce roi des crustacés, qui a le don bizarre de se démonter par pièces et dont les membres amputés repoussent comme une végétation! Les homards se prennent à la ligne et sautent comme des chèvres au fond du bateau. Tout se prend à la ligne; la ligne est une main allongée qui tend l'appât au fond de la mer. Il n'est point, dans ces mystérieuses cavernes, de créature vivante qui ne convoite l'appât et qu'on ne puisse amener à la surface, depuis l'ange redoutable dont la peau est une lime, jusqu'à la morgate dont les entrailles sont une écritoire, depuis le poisson-marée, hérissé de poignards empoisonnés, jusqu'à la raie jaune, chargée d'électricité comme une bouteille de Leyde. «J'étais pure comme un rayon de soleil levant, reprit ma cousine; jamais une mauvaise pensée n'était entrée dans mon âme. La première fois que je vis un bal, je restai ivre, mais ce fut tout, car j'étais plus pieuse qu'un chérubin. Mon mari m'adorait en ce temps-là. Moi, je ne savais pas ce que c'était qu'aimer. Un jour pourtant....» Ah! certes, un jour! Pauvres Phèdres bourgeoises! Un jour! C'est la pêche. Ce jour, la ligne perfide flottant devant leur inexpérience, elles ont mordu l'appât. Et comme leur souvenir est exempt de rancune! Moi, un mot m'avait frappé: le soleil levant, l'heure du poisson! Le moment où la _mer travaille_, selon l'expression des _ligneurs_ de Quiberon. Je songeais, et combien c'était plus intéressant: «Un jour, j'essayais justement ma baleinière blanche de Dunkerke. C'est là qu'on fait bien les baleinières! La mienne glissait sur l'eau mieux qu'un cygne. La lame était courte, la mer hargneuse, le vent venait d'amont en rivière, mais du côté du large, on voyait passer les grains du sud-ouest. Vingt fois Joson Michais m'avait dit, car il était bon matelot: «Ne descendez point trop, monsié el chevâlier, vous ne pourrez point ermonter.» Mais bah! qu'est une nuit à la belle étoile? Nous mouillâmes devers l'Ile-aux-Moines, là où les anguilles passent à la fin du flot. Bonne marque. Rien ne mordait. Le vent d'aval viendra avec le jusant, disais-je, et nous remonterons à la voile comme des évêques. Ce sera bien la misère si nous ne prenons pas une douzaine d'anguilles à barbe verte au tournant de marée, pour faire un pâté de carême à ma tante Nougat. Le tournant vint: rien au fond! «A la maison, Josille!» Comme il levait le grappin, minuit nous vint de terre: c'était l'horloge du bourg d'Arradon. Nord-ouest! il ventait la peau du diable. Avec jusant et vent d'amont, il y a loin de l'Ile-aux-Moines au bassin de Vannes. Après deux heures de nage, nous avions changé de place et gagné cinq cents pas. «Laisse dériver sur l'île d'Arz, Josille! Bon fond. Mouille!» Le grappin tomba sur fond de onze brasses, roches et sable noir. Joson s'orienta et déclara que nous étions juste au milieu du chenal, sur la basse du Grand-Congre, ainsi nommée à cause du poisson monstrueux qui fut pêché là, avant la Révolution, par Yvon Belz, de Noyalo, qui gagna cinq écus de six livres à le montrer pour un sou sur la place du marché, à Vannes. Je mis ma ligne de corde à l'eau, une ligne grosse comme la moitié du petit doigt, avec un hameçon de fer doux capable d'enlever un veau, et je _boitai_, pour employer le terme breton, avec un blanc de morgatte d'une demi-livre. Le fils du gros congre, dis-je, a eu le temps de grandir depuis le temps. Il n'a jamais vu de _boite_ pareille, et nous allons l'amariner. «Quoique çâ, me répondit Joson, tâche, monsié el chevâlier!» Dix minutes après ce court entretien, nous dormions tous les deux d'un sommeil paisible; Joson n'avait pas même pris la peine de mettre sa ligne au fond. Je rêvai d'abord de ceci et de cela, puis de pêche. Il me semblait voir un homard quitter sa retraite et se diriger vers ma ligne qu'il tâtait en tournant alentour. Il n'était pas en appétit, ce homard; nous étions au printemps, il vivait peut-être d'amour et d'eau fraîche. Je sentais cependant qu'on tirait sur ma ligne, mais si doucement, si doucement! Il ne fallait pas songer à ferrer une bête qui n'ouvrait même pas la gueule.... On tirait pourtant, morbleu! Je regardai mieux et je vis un crapaud de mer qui tenait ma _boite_ dans sa bouche. Je _souquai_ un coup d'impatience pour me débarrasser de cette vermine, et je reçus aussitôt un choc terrible qui m'éveilla. Mon poignet était dans un étau. Avant de m'endormir, j'avais eu la méchante idée de passer deux fois la corde de ma ligne autour de mon bras: ce n'est pas un pêcheur de profession qui ferait cette bévue. Un maigre n'a qu'à tomber sur l'hameçon et adieu le bras, sinon tout le corps; car la corde ne casse jamais! Il y a des maigres de cinq mètres. Mauvaise viande. «Holà! Joson! m'écriai-je, voilà le grand congre qui me tient!» A l'aide! Joson sauta sur ses pieds; la mer était si dure, qu'il tomba comme un paquet au fond de la baleinière. Moi, je me mis à rire, je ne sentais plus rien, j'avais rêvé. J'étais si convaincu d'avoir rêvé que je ne songeai pas même à dévirer les deux tours de corde qui étaient autour de mon poignet meurtri; car mon poignet restait bel et bien meurtri. Mais je me figurais que j'avais fait quelque maladroit effort pendant mon sommeil. Je halai tranquillement ma ligne afin d'en visiter l'hameçon, et Joson, à moitié endormi, reprit son équilibre. «Quoique çâ, me disait-il machinalement, méfiance! Le congre, ça nage plus vite que la ligne, jusqu'à quand que c'est qu'il signâle el bâteau. Pâr âlors, il donne un polisson ed'coup ed'queue....» Je poussai un second cri: la corde filait entre mes doigts d'où le sang jaillissait. Le congre avait donné son polisson de coup de queue. Joson se jeta courageusement sur la corde qu'il saisit à deux mains pour m'éviter le contre-coup, au moment où la ligne allait arriver à bout. Sans lui, j'ignore ce qui serait arrivé, car, malgré son effort, et c'était un solide matelot, je ressentis une secousse épouvantable. «Lâchez tout! ordonna-t-il. C'est un câchâlou, si ce n'est point el Mâlin! La baleinière vâ châvirer pour sûr et pour vrai!» Je faisais de mon mieux pour dévirer la corde, mais elle était entrée dans mes chairs et la voix me manquait pour avouer mon imprudence. «Quoique çâ, lâchez tout! répéta Joson. «L'eau aborde!--Tiens bon un coup! répondis-je. J'ai le poignet entrepris!» Il jura en breton, ce qui n'était pas bon signe. Il se coucha dans le bateau, qui embarquait de l'eau à faire pitié et donna une vaillante secousse pour me laisser du largue. Je parvins en effet à dérouler la corde: mon sang coula comme une gouttière. Tout était lâché, mais la corde restait libre sur le bord: le congre ne tirait plus. «Si nous tâchions de l'avoir? dis-je, repris par la passion du pêcheur.--Quoique çâ, me répondit Joson, n'y â plus rien de rien! Il a coupé la corde au ras de l'hameçon.--Méfiance,» dis-je à mon tour, et je déroulai au fond de la barque toute la longueur de ma ligne, qui avait au moins quarante brasses. J'en amarrai le bout à la toletière, tenant mon couteau tout prêt en cas de malheur, j'avais à peine achevé que la corde recommençait à filer comme si le diable eût été au bout, mais cette fois Joson veillait: il saisit adroitement le temps d'arrêt et ferra de nouveau à vingt ou vingt-cinq brasses, environ. «Il pèse cent livres!» dit-il. Le congre donna un coup de barre qui lui fit lâcher prise et fila encore une dizaine de brasses. «Attention! pare à couper!» commanda-t-il. Mais la corde redevint largue et il put en haler près de trente brasses dans le bateau. Quelle lutte! Il y a des pêcheurs qui soutiennent ce combat tout seuls, la nuit, par la tempête, sur un pauvre batelet qui tremble....» J'entendis en ce moment ma cousine qui disait: «Telle fut ma première faute.» Je levai les yeux; elle avait les paupières mouillées. J'eus un remords et je lui pris la main. Nous étions à la barrière de Grenelle, et, sur le poteau même qui soutenait la grille, on avait plaqué l'affiche colossale: _Rentrée de Mlle Annette Laïs_. «Elles nous portent envie, peut-être, murmura ma cousine en montrant du doigt ce nom, et combien pourtant sont-elles plus heureuses que nous! »Avez-vous bien compris, René, ajouta-t-elle, la complète impossibilité où j'étais d'échapper à ce piége? --Certes, certes, ma cousine, balbutiai-je. --Si vous n'avez pas bien compris, je vous expliquerai.... --C'est la chute d'un ange,» dis-je au hasard. Elle attira ma main jusqu'à son coeur. «Il te ressemblait,» murmura-t-elle. Puis, de cette voix mélancolique, mais résolue, qui promet tout un second volume, elle poursuivit: «Je restai plusieurs semaines plongée dans un abattement profond. A cette époque, si M. de Kervigné l'eût voulu, il pouvait me sauver encore, car l'honneur était intact et je n'avais fait que chanceler au bord de l'abîme. Dieu semblait veiller sur moi; le régiment du colonel fut dirigé vers une garnison lointaine. Mais M. de Kervigné ne voulait pas me sauver. Je vivais dans une retraite profonde depuis le départ du colonel. La dignité de ma conduite contrastait par trop avec la vie de mon mari: c'était comme un muet reproche. Il introduisit dans notre intérieur un homme qui se disait son ami et dont le caractère artificieux....» Voilà! Je ne sais comment j'étais revenu insensiblement à mon rêve de congre. Je m'arrêtai au caractère artificieux. Ah! mais nous l'eûmes, notre congre, Joson et moi! Le combat dura de longues heures, et il faisait presque jour quand son cadavre passa par-dessus le bord de la baleinière, car nous ne l'eûmes que mort. Les pêcheurs appellent cela _noyer_ les poissons. Quel congre! quel monstre! Lui aussi avait montré un caractère artificieux, comme le second serpent introduit dans l'Eden de ma cousine. Il était tout noir avec des yeux cerclés de rubis. En le voyant, Joson se mit à chanter le _Magnificat_ à plein gosier. «Quoique ça, dit-il dans la folie du triomphe, il est plus en viande que notre femme!» Et la femme de Joson Michais était pourtant une des plus reluisantes dans Plouharnel! Aux lueurs grises de l'aube, je le mesurai, notre congre, couché qu'il était sur l'eau, le long de la baleinière. Il avait l'air d'un boa constrictor. Hardi à moi là! Hisse partout! Je piquai la queue d'un coup de croc pendant que Joson halait sur la tête, mais le ventre faisait poche et nous entraînait. Il fallut, selon le mot technique, _soulager_ le ventre avec un aviron. Embarque! Il glissa comme une masse au fond du bateau et nous montra son museau fin. Rien ne ressemble à un congre comme Pierrot des Funambules. Joson riait à se tordre et l'appelait soldat marin, ce qui est la suprême injure sur nos côtes. Il saisit son couteau et lui ouvrit la bedaine séance tenante pour voir ce qu'il avait volé, le brigand. D'ordinaire, on fait sa provision d'hameçons dans l'estomac de ces grosses bêtes. Notre congre n'avait presque rien. «T'étais pas un matelot!» lui dit Joson. Il n'avait dans le ventre qu'une tabatière d'étain qui fut pour not'femme une guimbarde toute neuve, des boutons de culotte et une livre et demie de plomb de ligne. Joson lui donna le coup de pied du mépris. Le flot venait, le vent tournait, nous remontâmes la rivière à notre aise, et Joson vendit son congre douze francs dix sous. Il pesait quatre-vingts livres.... «Etais-je coupable? me demanda la présidente du ton le plus dramatique. Réponds, l'étais-je?» Je répondis courageusement: «Ce n'est pas mon avis. --Eh bien! s'écria-t-elle en mordant son mouchoir brodé, le monde hypocrite et cruel me condamna sans m'entendre. J'avais ma conscience, il est vrai, mais la belle affaire! Deux hommes à la mode s'étaient battus pour moi, tout était dit! Comme si une pauvre femme pouvait prévoir ces accidents-là! Le comte se promena pendant quinze jours avec son bras en écharpe pour me narguer. René, votre sexe est quelquefois bien lâche! Et le baron retourna à Brest pour prendre son commandement. Ce fut dans ces circonstances que le hasard me mit en rapport avec le marquis....» Ils avaient collé une affiche d'Annette Laïs sur le bureau de péage du pont de Grenelle! «Le marquis avait vingt-deux ans et cent mille écus de rente, poursuivit Aurélie d'un accent rêveur. Supposez que mon destin me l'eût donné pour mari, j'étais sauvée! Il était fou de moi; il me proposa de m'emmener en Amérique, au fond des déserts. Il ne fut pas étranger à l'avancement de M. de Kervigné. Plus on réfléchit, plus on prend cette conviction que nous sommes un jouet entre les mains de la fatalité. Le marquis mourut à la fleur de l'âge, et je pris Laroche, son valet de chambre, en souvenir de lui.» Elle soupira profondément et lissa mes cheveux sur mon front. «Vous allez voir maintenant, René, me dit-elle, les apparences s'accumuler contre moi; vous allez comprendre ce qu'il m'a fallu d'héroïsme et de force d'âme pour traverser ces jours douloureux. Ah! si l'on faisait un roman avec ma vie....» Je crois que je bâillai. Cela tenait à mon état de faiblesse. Je m'ennuyais, depuis que j'avais fini mon congre. Nous redescendions par le quai de Billy, afin de prendre l'allée des Veuves et les Champs-Elysées. Il y avait des pêcheurs à la ligne tout le long de la rivière; je vis prendre un goujon. Ma cousine mentait tant qu'elle pouvait, sous prétexte de me faire sa confession générale. Elle passait, pure et sans tache, au milieu des aventures les plus scabreuses, comme le cheval savant du Cirque-Olympique traverse les feux d'artifice sans se brûler. Quelle femme que ma cousine Aurélie! Elle valait mon congre pour un amateur. Au bout de l'allée des Veuves, un homme adroit lança un petit papier rose dans notre calèche. C'était un prospectus, annonçant la rentrée d'Annette Laïs. Le roman de ma cousine glissait sur un auditeur au conseil d'Etat. Nous débouchâmes place de la Concorde, et un coupé lancé au galop nous croisa. «Docteur! docteur!» Le docteur fit arrêter court et vint à notre portière. Il avait l'oeil un peu égaré. «Ah çà! on vous croyait mort! lui dit Aurélie. --C'est réussi, n'est-ce pas? --Quoi donc? --Notre publicité. Paris s'occupe aujourd'hui du théâtre Beaumarchais comme si c'était la rentrée de Rachel à la Comédie-Française. Nous avons du mal. Les affiches et les prospectus sont au président; moi, je fais les journaux. Adieu.» Il remonta dans son coupé, qui brûla le pavé. «Voilà les hommes!» me dit amèrement ma cousine. Et elle passa au douzième chant de son poëme, qui avait pour héros un jeune avocat de grande espérance. XII. SECONDE REPRESENTATION. La fiancée du roi de Garbe, au moins, subissait les conséquences de son malheur, mais ma cousine Aurélie avait beau plonger, il n'y avait pas une goutte d'eau à sa robe. Après l'avocat, ce fut un député: la hausse! après le député, un sous-préfet: la baisse! Elle alla ainsi de soubresauts en cascades, trébuchant à tous les degrés de l'échelle sociale, mais ne tombant jamais. On ne peut contempler un travail de haute école pendant deux heures d'horloge: ma cousine me harassait; j'aurais donné beaucoup pour la voir glisser, mais elle avait le pied sûr comme une mule savoyarde. Elle sauta par-dessus Laroche lui-même, sans broncher, et passa enfin ses fameux vingt-huit ans, en conservant intacte la blancheur de sa vieille robe nuptiale. Monde idiot et pervers! hypocrisie des dames! Insolence des messieurs! Il n'y avait qu'elle d'étincelante dans cette noire cohue! Vous figurez-vous le mari d'une telle femme, _rédigeant_ des affiches pour le théâtre Beaumarchais! Et comprenez-vous qu'elle en soit réduite à chanter elle-même ses mérites à l'oreille d'un petit cousin du Morbihan qui rêve de congres et de Joson Michais! Tout cela prouve bien que les livres de ma tante Bel-OEil ont raison. Les coeurs sensibles sont des exilés ici-bas. Il est un monde meilleur où le Grand Architecte de l'univers bâtit des pigeonniers pour les colombes. J'ignore ce que fut la rentrée d'Annette Laïs. Cela ne fit pas révolution dans Paris. Les visites du docteur Josaphat recommencèrent au bout d'une huitaine. Quand Aurélie voulut le railler sur son escapade, il l'arrêta et prit un air grave qui me frappa. «Il y a, dit-il, belle dame, de singulières choses en ce monde. J'ai vu ce que je ne connaissais pas: un coeur de femme. Je vous prie, parlons d'autre chose.» Le président, de son côté, semblait nerveux. Il avait toujours le même masque d'austère et tranquille courtoisie, mais, au moindre mot, des symptômes d'irritation se montraient en lui. «Découverte d'un troisième larron!» Telle fut l'explication de ma cousine Aurélie. J'étais parfaitement remis. Mon cousin m'avait présenté, selon sa promesse, au garde des sceaux, et j'avais l'honneur d'être employé en qualité de surnuméraire. On m'avait permis de prendre en même temps mes inscriptions à l'Ecole de droit. Tout allait donc selon le sage programme tracé avant mon départ. En dehors du programme, j'avais mon éducation mondaine, entamée avec beaucoup de zèle par ma cousine. Il ne faut pas croire qu'elle fût incapable de former un jeune homme dans le bon sens du mot. Sous ses faiblesses, il y avait une femme d'expérience et de sens. Je pourrais dire qu'elle serait devenue tout d'un coup parfaite si elle eût voulu confesser franchement depuis combien de temps elle avait passé vingt-huit ans. Elle avait vu le monde, beaucoup, j'entends le vrai grand monde; le monde qu'elle continuait de voir gardait encore de l'apparence et chacune des personnes qui le composaient atteignait au faubourg Saint-Germain par quelque tangente. Seulement, chaque membre de son cercle intime, épluché isolément, avait subi quelque déchet. On s'y plaignait de l'injustice humaine. Ce thème, tout vrai qu'il est, peut passer pour le plus compromettant de tous les symptômes. Au point de vue mondain, toute cocarde d'opposition qui n'est pas un drapeau de conquête, passe fatalement à l'état de flétrissure. C'est là que la suprême habileté des vaincus consiste à garder le sourire victorieux. J'allais dans le monde avec ma cousine et sans ma cousine. Il est très rare qu'une famille noble de Bretagne n'ait pas dans le faubourg Saint-Germain une assez nombreuse parenté. Ma famille, à moi, y possédait d'illustres alliances, et je pénétrais tout naturellement dans ces hauts salons qui étaient pour la malheureuse Aurélie des paradis perdus. Elle expliquait cela, du reste, avec beaucoup d'adresse par la position du président, qui avait gardé du service sous la royauté quasi légitime. C'était un vice de plus, et ma cousine faisait chèrement collection de tous les vices de son mari. Cette vie me plaisait, contre mon attente. J'eus un instant l'envie et l'espoir de devenir un homme brillant. Mon nom sonnait bien, je ne manquais pas d'argent. Il me sembla joli de prendre dans le petit cercle de ma cousine les leçons que je mettais en pratique ailleurs. Les femmes, il faut bien l'avouer, sont un peu les mêmes ici et là. Cet axiome faisait le fond même des théories de la présidente. Elle me prêchait l'audace, impatiente qu'elle était de me voir enfin oser. Ma première hardiesse lui revenait de droit. Dans son petit cercle, j'étais, en vérité, un héros. Plusieurs amies de ma cousine (toutes, il est vrai, avaient passé vingt-huit ans, comme elle), lui faisaient concurrence et se disputaient mes attentions. Cela me déniaisait sans m'enflammer. Je faisais un cours de coquetterie mâle, et mes progrès étaient ici réellement plus sensibles qu'au ministère et à l'Ecole de droit. Ou arrive par là: j'admis la morale du fait avec le fait; je fus une graine d'ambitieux et de coquin pendant quinze jours. Je n'eus pas le temps de germer. Un matin que j'étais dans le boudoir d'Aurélie, occupé à écrire à ma soeur une lettre digne d'être insérée dans le journal des modes, tant elle contenait de descriptions de toilette, j'entendis au salon le baryton de Laroche. Depuis une demi-heure que j'avais entamé ma missive, Aurélie venait à chaque instant m'apporter les renseignements et les termes techniques, car elle tenait singulièrement à rendre ma soeur jalouse de ses splendeurs. Tout à coup elle cessa de venir et la porte de communication fut fermée. Je surpris l'écho d'un éclat de rire, et la belle voix de Laroche prononça distinctement: «Un pied de nez! Déroute générale sur toute la ligne! Monsieur a offert un établissement complet avec cachemire, voiture, le diable et son train.... --Tu plaisantes! dit Aurélie stupéfaite. Un cachemire! une voiture! A cela! --A cela, répéta Laroche. Et cela a refusé tout net.» Il y eut un silence. «Alors, dit ma cousine, qui ne riait plus, il va faire quelque cabriole! --Pas moyen de faire la moindre cabriole! Congé parfait, définitif et même un peu brutal. --Donné par elle? --Devant elle. --Il y a donc un amant? --Pas l'ombre d'amant visible à l'oeil nu! --Par qui le congé, alors? --Par le père. --Une comédie, mon pauvre Laroche! --Ça n'a pas l'air. --Tu t'y connais, pourtant! --On s'en flatte. --Et c'était toi qui menais tout? --Parbleu!» Je n'écrivais plus, j'écoutais, et je m'étonnais moi-même de l'intérêt que je prenais à cet entretien. Il s'agissait d'Annette Laïs, cela ne faisait pas question pour moi. Il y avait déjà quelques jours que j'étais débarrassé d'Annette: j'entends de ce son de cloche qui chantait le nom d'Annette à mes oreilles. C'était pour moi la preuve que ma fièvre était bien guérie. Ici, nul ne prononçait le nom d'Annette, et pourtant son image fleurie passa devant mes yeux comme un éblouissement. Toujours vague, toujours indécise et semblable à un rêve éveillé. «Et décidément, qu'est-ce que c'est que le père? demanda Aurélie. --Un crâne, répondit Laroche. --Et n'y a-t-il pas un frère? --Apollon du Belvédère. --Il est comédien? --Non. --Que fait-il? --Il découpe des tableaux en silhouette dans du papier noir. --Un artiste!» dit ma cousine d'un ton moqueur. Elle ajouta: «Le père doit avaler des sabres? --Le père avale du pain sec, répliqua Laroche. --Qu'est-ce qu'il fait? --Il monte la garde. --Ou cela! --Autour de sa fille. --Et tu t'es laissé prendre à cela, toi, Laroche? --Voilà, répondit le maraud avec emphase. _That is the question_, comme disait milord, qui disait aussi: _Laroche été iune true rascal-gentleman! iune very noble rogue, iune rémâquâbelmente distinguish'd scoundrel!_ Et cela signifie, madame: Laroche est un vrai coquin-gentilhomme! Laroche est très noble rascaille! Laroche est un drôle tout particulièrement distingué! Or, milord s'y connaissait, quoique Anglais et simple coutelier de Birmingham, orné de soixante mille livres de revenu, ce qui fait quinze cent mille francs de rente au cours du jour.... Laroche, ès noms et qualités, peut-il se laisser prendre à quelque chose ou par quelqu'un? Crois pas. --Drôle de corps!» murmura la présidente comme on gronde pour rire un enfant gâté. «Le père est honnête et stupide, reprit le maraud, le frère est honnête et idiot, la fille est honnête et.... ma foi je ne sais: honnête et charmante, si vous voulez. Si elle n'avait été que charmante, monsieur nous aurait mis sur la paille!» C'est à peine si j'appréciai le sublime de ce _nous_. J'étais tout entier à l'idée de cette famille d'exilés qui repoussait du même geste la fortune avec le déshonneur. «Le père avale du pain sec,» avait dit Laroche. «Mais enfin, reprit Aurélie, encore incrédule, que s'est-il passé? --Rien du tout. Monsieur avait comme çà une idée que la chose ne se ferait pas toute seule. Nous protégions, quoi! En habit noir, j'ai une touche à protéger la veuve d'un pair de France! Nous faisions patte de velours, parlant raison au père et au frère, exhortant la jeune fille à rester toujours entre les deux trottoirs du sentier de la vertu. Ce braque fou de docteur Josaphat est venu flairer la piste. J'ai dit: Laissez aller! C'est commode, un bêta qui casse la glace. Là, j'ai vu que le président perdait la tête. Il voulait attendre le docteur au coin d'une rue. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison. Il en tient, voyez-vous, mais là, à la Marengo! Le docteur a commencé le feu, comme un étourneau qu'il est. Vlan! il a voulu entrer par la grand'porte. On lui a répondu en français; il court encore. J'ai dit: mauvaise affaire; nous n'aurons ici que des désagréments. Monsieur m'a appellé butor, je lui pardonne; nous avons laissé passer encore quinze jours, et puis je suis parti du pied gauche sur l'ordre exprès de monsieur. Je n'ai pas dit grand'chose; j'en étais encore à tâter le terrain, parlant en l'air de ce que j'ai nombré ci-dessus: hôtel, châle de l'Inde, bijoux, coupé mignon. Patatras! je me suis trouvé de l'autre côté de la porte, avec prière d'y rester dorénavant, moi, mes cadeaux et monsieur. Avez-vous vu ça?» Je m'attendais sincèrement à un mot d'éloge, décerné par ma cousine, à cet obscur et noble désintéressement. Il y avait encore, je le certifie, quelque chose au fond de son coeur. Mais les femmes comme elle ont une haine irréconciliable contre l'espèce à laquelle Annette Laïs appartenait. «C'est ridicule!» dit-elle avec une profonde conviction. Cela signifiait textuellement: «Il y a indécence de la part d'une petite comédienne à se montrer honnête.» Ce coquin de Laroche le comprit ainsi, car il répondit: «Pour une fois, il ne faut pas leur en vouloir.» --Et vous renoncez? reprit Aurélie. --A peu près. --Tout à fait. J'ai vu cela hier sur la figure de M. de Kervigné. --A peu près, répéta Laroche. Il resterait bien un moyen. Je suis sûr qu'un petit nigaud comme votre chevalier entrerait dans cette maison-là par la porte ou par la fenêtre. --Faites un pas de ce côté, et je vous chasse! dit vertement ma cousine. --Bon! bon! répondit le drôle. L'enfant n'a pourtant pas l'air de prendre le mors aux dents.... Mais monsieur est comme vous: il ne veut pas. --Pourquoi ne veut-il pas?» demanda Aurélie, dont la curiosité fut tout à coup éveillée. Moi, je n'étais qu'oreilles. «Ah çà! s'écria Laroche, croyez-vous que monsieur ait pris chez lui le chevalier pour vous agrafer votre robe? Moi, au moins, je suis de selle et de brancard. Il y a un truc pour le chevalier, et je l'ai deviné. --Voyons le truc pour le chevalier. --Je suis comme les grands artistes: je ne me fais jamais prier. Le truc, c'est la députation. --Comment, la députation? --Annette Laïs et le Palais-Bourbon, voilà les deux dernières fantaisies de monsieur. Les élections sont au mois de mars. Les Kervigné de Vannes ont de l'influence.... [--]Il veut se porter dans le Morbihan? --Ça lui est égal où. Le chevalier mange ici les voix de ses amis et connaissances.» Le soir même de ce jour, sous prétexte d'aller quelque part où ma cousine ne pouvait me suivre, je montai en voiture après le dîner. J'avais fait toilette de visite, car je ne sortais jamais seul que pour remplir mes devoirs de jeune homme qui se lance. Pour ces choses, ma cousine était un guide très sûr; elle me faisait faire exactement ce qu'il fallait, comme il le fallait, et j'évitais, grâce à elle, ces deux écueils funestes aux débutants, l'impolitesse et l'importunité. «Rue de Varenne! avais-je dit au cocher; mais en route j'ouvris la portière pour changer mon itinéraire, et je criai en quelque sorte malgré moi: Boulevard Beaumarchais! --Quel numéro? me fut-il demandé. --Allez toujours.» Je puis affirmer qu'en sortant de l'hôtel je n'avais pas l'idée de me rendre au boulevard Beaumarchais; mais je dois avouer, d'autre part, qu'en sortant, je ne comptais pas non plus faire ma visite rue de Varenne. Il m'avait pris fantaisie d'être seul, ce soir, voilà tout. Si quelqu'un m'eût dit que j'étais entraîné par la pensée d'Annette Laïs, je lui aurais ri au nez franchement. Ce qui m'avait surtout frappé dans la conversation entre Laroche et ma cousine, c'était ce qui me regardait personnellement. Selon Laroche, je mangeais, chez mon cousin de Kervigné, les voix de mes amis et connaissances. Je n'étais point humilié de cette découverte qui me donnait, au contraire, de la marge. En français, cela voulait dire que je payais ma pension; j'étais à la fois trop ignorant et trop honnête pour avoir des scrupules. Le fait me semblait drôle et divertissant; je comptais en référer à la tante Renotte dans ma prochaine lettre. Mais quant à la vertu antique d'Annette Laïs, je partageais peu les étonnements de Laroche et d'Aurélie. J'avais apporté de Bretagne des idées toutes faites sur les comédiennes, il est vrai; mais ces idées étaient en moi à l'état de renseignement indifférent; il ne s'y mêlait ni beaucoup d'amertume philosophique ni aucune pitié humanitaire. Pour peindre par la vulgarité du mot le calme de ma conscience, la misère morale des femmes de théâtre ne me faisait ni chaud ni froid. Je n'admettais pas les cruels dédains de ma cousine, mais c'était tout. J'eus comme un mouvement de surprise en m'écoutant moi-même, quand j'ordonnai au cocher de me conduire au boulevard Beaumarchais. Je me souviens que je souris comme on fait après une bévue, mais je laissai aller. Mon cocher prit par l'hôtel de ville. «Faut-il monter la rue Vieille-du-Temple ou la rue Saint-Antoine? me demanda-t-il. --Cela m'est égal,» répondis-je. Il prit la rue Vieille-du-Temple. Je l'arrêtai au coin de la rue des Filles-du-Calvaire. Je descendis et je le payai. Il était en quelque sorte convenu avec moi-même que j'allais dépenser ma soirée à faire ce grand voyage des boulevards, du Marais à la Madeleine. Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas quitté l'aile d'Aurélie, et je me sentais une certaine impatience de commencer le vrai métier de touriste. Va donc pour la Madeleine! Je tournai du côté de la Bastille. C'était bien naturel. Ne fallait-il pas visiter tout entier ce long et magnifique cordon qui est la ceinture de Paris? Certes. Mais la chose inutile c'était d'entrer au théâtre Beaumarchais, et j'y entrai. Dans les livres traduits de l'allemand à l'usage de Mlle de Kerfily Bel-OEil, ma tante, c'est ainsi que les coeurs sensibles vont toujours où ils ne veulent point aller. Leur route est-elle à gauche, ils courent à droite, entraînés par la bride invisible que le malin dieu d'amour a placée dans leur bouche. Ces livres fatigants auraient-ils donc raison? et faudrait-il absoudre la passion que ma tante Bel-OEil a pour eux? Je n'essayerai pas d'expliquer ce qui, pour moi, à l'heure même où j'écris, est encore inexplicable. En interrogeant mes souvenirs avec soin, avec bonne foi, je n'y trouve rien qui ait précédé cet instant. Ma vie commença là, non point avant, non point après. En présence des événements de cette soirée, bien simples pourtant, bien dépourvus de toute couleur dramatique, mon opinion est que notre libre arbitre ne fonctionne pas d'une façon permanente. Notre existence est marquée de certains jalons qu'il nous faut toucher bon gré mal gré. En un mot, il est des heures fatales que rien n'annonce, qu'aucun signe ne distingue, où il ne nous est pas permis de choisir notre chemin. J'entrai dans cette pauvre petite salle avec un serrement de coeur presque solennel. Ce fut là précisément que mon émotion naquit, ou tout au moins, ce fut là que j'en eus pour la première fois conscience. J'allai m'asseoir à l'orchestre, où il y avait beaucoup plus de monde que l'autre soir. Le nom d'Annette Laïs était dans toutes les bouches; c'était un grand succès, comme les théâtres les plus excentriques peuvent en conquérir, par hasard, à de longs intervalles. Dans le brouhaha des conversations de l'entr'acte, le nom d'Annette Laïs venait à moi d'instinct et partout répété. Je fus stupéfait de sentir que j'étais plein de ce nom et qu'il faisait vibrer tout mon être. La vue même du lieu où j'étais me fournit un choc inattendu. En me retournant, j'aperçus la loge où j'avais été avec Aurélie et j'éprouvai comme un contre-coup de l'enivrante angoisse qui m'avait terrassé. J'eus la pensée de fuir, mais je ne le pouvais plus. Pourquoi étais-je venu là? Je me fis cette question. C'était l'endroit le moins propre à cacher la petite fourberie dont je m'étais rendu coupable vis-à-vis de ma cousine; car, selon toute apparence, Laroche, le président, et peut-être aussi le docteur Josaphat, allaient être à leur poste. On allait me deviner du premier coup et au moment où je me devinais moi-même. Cela me fit peur, mais je restai. J'avais très grande honte de mon émotion. Il me semblait que tout le monde la voyait clairement sur mon visage. Je me comparais au président à l'affût dans sa loge et à Josaphat qui devait s'afficher follement quelque part. J'étais là, moi aussi, pour Annette Laïs. Je regardai autour de moi, cherchant ce que j'avais frayeur de voir. Il faisait une chaleur intolérable. La salle était comble et ne ressemblait pas du tout à cette autre chambrée dont j'avais gardé un souvenir bien plus précis que je ne le croyais. La jeunesse dorée du quartier disparaissait dans la foule; on n'apercevait même plus les grotesques qui étaient naguère sur le premier plan. Il y avait de vrais _beaux_, dont le galbe sentait son boulevard Montmartre, et je suis sûr que les dames des avant-scènes venaient pour le moins du faubourg Poissonnière. C'était un succès, un fort succès, auquel les affiches du président et les courses du docteur n'étaient peut-être pas étrangères. Le théâtre fêtait ce succès. Il y avait quatre violons de plus à l'orchestre et un supplément de gaz. La toile se leva. Je reconnus tout le commencement de la pièce, le Rhin, les brigands, etc. Au moment où la pluie de feuilles de roses et les applaudissements annonçaient à la fois Annette Laïs, je fermai les yeux et ma tête tomba sur ma poitrine. Le reste fut un songe. XIII. SORTIE DU THEATRE. Le tonnerre des bravos m'éveilla. La toile était baissée. L'instant d'après, Annette rappelée avec fureur, vint saluer l'enthousiasme du public. Je la vis, cette fois, je la vis enfin: une chère enfant au visage modeste et souriant.... Mais je vous la montrerai. Je me levai, je quittai ma place tout chancelant; j'allais à elle sans le savoir. Je sortis du théâtre; l'air du dehors me saisit. J'essayai de m'interroger. Je ne trouvai en moi qu'une pensée: me mettre à ses genoux pour lui dire que je l'aimais. Je me révoltai contre cela, parce que rien ne m'y avait préparé. Cet amour était en moi comme un étranger. Il m'opprimait. Je ne le connaissais pas. Mais il se fit connaître. A ma première révolte, il m'étreignit le coeur comme s'il avait eu déjà toute la force qui est dans la main de Dieu. Je pris ma course follement le long du boulevard. J'avais conscience de fuir en vain, mais je fuyais. On ne se fuit pas soi-même, et il n'y avait déjà plus rien en moi que mon amour. Je traversai à mon insu la place de la Bastille, et je tombai faible sur le premier banc du boulevard Bourbon. Là, personne ne passait; j'étais seul, je me mis à parler haut et à pleurer. C'était à elle que je parlais, et peut-être à Dieu. J'ai ouï bien des gens qui raillaient ces délires de l'amour enfant. Moi, j'ai peur de railler quoi que ce soit, quand je songe à la première heure de ma solitude. Je sais bien que je me couchai sur le banc et que je le saisis dans mes bras, qui frémissaient comme la chair d'un homme qu'on vient de poignarder; je sais bien que ma gorge pantelait en poussant des râles insensés. Je n'ai jamais aimé qu'elle; en dehors d'elle, ma vie a été celle d'un cénobite; j'ai le droit d'affirmer que j'étais, au point de vue de la décence, qui est la forme, et de la pudeur, qui est le fond, beaucoup au-dessus du niveau des jeunes gens de mon âge. Aucune lecture malsaine n'avait gâté mon imagination; j'avais peu d'imagination; l'élément poésie me manquait; aucun rêve précoce ne troublait ma cervelle. Mais j'étais neuf et j'étais lion; mon premier soupir d'amour fut un rugissement. Quand je dis lion, ce n'est pas une vanterie, et j'applique ce mot à mon amour seulement, car toute ma sève était là. Sans elle, qui a été ma vaillance et ma Providence, je serais tombé au premier choc du malheur; pour d'autres, l'amour fut un enseignement, un stimulant, une révélation; j'en sais à qui l'amour donna du génie; moi, l'amour ne m'a mené qu'à aimer. J'ai aimé et j'aime, c'est mon passé, c'est mon présent. Les jours passeront, j'aimerai: c'est mon avenir. J'aimerai toujours la même femme, parce qu'il n'y a pour moi qu'une femme. Je n'ai point de mérite à cela; c'est ma vocation et ma passion: si le bien était de changer, si le mal était la constance, pour être constant je deviendrais criminel. Comme je la voyais ici bien mieux qu'au théâtre! comme sa beauté m'apparaissait mille fois plus distincte qu'à la lumière de la rampe! Là-bas, l'éblouissement avait gêné mon regard; mais ici ma paupière fermée abritait à la fois mon oeil et son image; je l'avais devant moi, toute pour moi, et la naïve douceur de son sourire me parlait. Je l'ai dit, je crois: une enfant, c'était une enfant, non par la taille et la frêle indigence des formes, mais par l'indicible candeur du regard, par la limpidité profonde de la prunelle, par la pureté du trait, par le velouté de la carnation, par ce signe mystérieux enfin qui ne se décrit pas, mais qui se sent sous le pinceau ou sous la plume, et qui est le nimbe virginal. Des bandeaux noirs, un peu ondés et teintés de reflets fauves, prenaient comme un diadème la courbe lumineuse de son front. Cela me rappelait vaguement et chèrement le pieux éclat du choeur où se chante la prière du soir, quand on aperçoit de loin la lumière répandue par les cierges derrière l'arc brisé de la fenêtre gothique. Ils tombaient en ogives, ses bandeaux que ma folie effleurait de tant de baisers, et s'épanouissaient vers la pointe des sourcils en deux gerbes de boucles légères qui appelaient le vent joueur et riaient avec lui, secouant et mêlant leurs anneaux doucement balancés. L'arc des sourcils était long et faisait ombre à de longs yeux dont le regard humide m'enveloppait le coeur: c'était je ne sais quelle languissante caresse qui couvait sous cette ligne hardiment cambrée et frangée de jais. La prunelle énorme avait des lueurs rares, mais diamantées, derrière les cils, recourbés comme de petits glaives. Elle était Grecque, mais jamais fille de la Géorgie n'eut plus d'ombre et plus d'éclat sous ses paupières. Je songeais malgré moi au fol enthousiasme du docteur qui avait parlé de ses sourcils et des ailes de son nez. Je voudrais faire mieux et donner des coups de pinceau plus précis; je ne puis; la plume est plus habile sans doute que les muets instruments du peintre ou du sculpteur à dire les mobiles splendeurs de la nature vivante, mais que de nuances lui échappent encore! Le docteur ne se trompait pas: l'esprit, la délicatesse, la puissance aussi de cette adorable physionomie étaient cachés quelque part, autour de ces narines roses dont Dieu avait pétri les vives arrêtes dans la substance qui est le sourire des anges, mais c'était sa bouche qui riait et qui pensait, fine, gracieuse, espiègle et si tendre! Sans doute, ils voyaient cela comme moi, tous ceux qui l'admiraient; je m'épouvantais à compter mes rivaux; je m'indignais de ce fait que cent regards avides pussent profaner chaque soir la blancheur flexible de son cou. Eussé-je mieux aimé, pourtant, la perle au fond de la mer, dans la nuit de sa prison nacrée? «Elle sera pour toi seul!» me criait mon amour. L'amour n'est jamais sans orgueil; l'orgueil de mon amour ajoutait: «L'univers entier t'enviera ton trésor!» Pauvre être que j'étais, vautré sur un banc de bois, le cerveau pris, la tête perdue, j'avais ces rêves! J'aurais fait pitié au mendiant attardé qui m'eût pris pour un épileptique. Je voulais qu'on me jalousât. Elle pouvait avoir dix-huit ans. Elle était grande, sa taille avait autant de richesse que de souplesse, mais elle possédait en même temps une harmonie de formes si juvénile, si près d'être divine, que ses ailes de papillon lui allaient comme les ailes d'un ange. Je restai là. Quand mon transport se calma pour faire place à une extase plus profonde, je m'agenouillai près du banc, comme pour prier, et je mis mon front dans mes mains. Je n'avais point le désir de retourner au théâtre pour la voir encore. Elle était avec moi, je l'avais bien mieux ici qu'au théâtre. De temps en temps quelqu'un passait, me regardant et se demandant, selon la formule parisienne, comment on peut _se mettre dans des états pareils_. Paris est une ville si bien habituée à la tempérance, qu'on y dit cela même des cadavres, avant d'avoir constaté la mort. Tout ce qui chancelle est ivre, et, en tombant, le malheureux que l'apoplexie foudroie peut s'entendre insulter par ce peuple sobre qui était dimanche à la Courtille. Et c'était bien vrai, pourtant, l'ivresse me tenait, l'ivresse qu'une nuit de lourd sommeil ne sait point guérir. Je n'étais plus que rêves, moi, l'esprit prosaïque, moi, l'imagination aux ailes coupées. Mon corps était là, près de ce banc, mon âme allait planant dans les espaces célestes. Ce n'est pas la mémoire qui me manque; c'est la possibilité de donner une forme acceptable à l'extravagance de mes songes. Je vois encore tout ce que je vis, comme si des années ne me séparaient pas maintenant de ces heures délicieuses et accablantes. Je ne renie rien. Ce n'est pas moi qui jette le voile sur ces pauvres chers dévergondages du coeur; le voile y est, et je ne peux pas le soulever. Je n'ai pas oublié, parce que je suis resté le même, parce que le simple contact de sa main effleurant la mienne fait revivre en moi de pareils frémissements, parce qu'il n'est pas de deuil si noir que ne puisse éclairer pour moi de son sourire, parce que je l'aime éperdument, follement, dans notre bonheur comme au temps de nos épreuves; parce que, enfin, je vis en elle, si bien en elle et si exclusivement que mon dernier soupir, marié avec le sien, rendra deux âmes à Dieu en une seule et même agonie. Je l'aimerai au delà de la mort, je le sais, j'en suis sûr. Le vent m'apporta le son d'une horloge; je comptai onze coups; il y avait trois heures que j'étais là. Je ne songeai point à regagner l'hôtel, mais je me levai brusquement: une idée venait de me traverser l'esprit. Je m'étais dit: «Elle va sortir du théâtre!» Espérais-je lui parler? Je ne crois pas. Lors de ma récente entrée dans le monde du faubourg Saint-Germain, je ne m'étais pas montré fort entreprenant, mais je n'avais éprouvé aucune de ces timidités maladives qui, pour certains débutants, font du premier pas une véritable torture. Ce qui engendre ces excessives timidités, c'est l'excès même de l'amour-propre ou bien l'écrasante conscience d'une infirmité ridicule: j'étais bien planté de corps et d'esprit, et les paresses de mon imagination me gardaient contre les puériles misères de la vanité. Je n'avais point cette terrible conviction, commune à presque tous les enfants, et qui fait leur gaucherie, que leur apparition dans un salon fixe sur eux tous les regards. Le parquet où l'on danse ne tremblait point sous mes pas; je n'avais jamais vu cabrioler les lustres, et l'aspect de la maîtresse de maison, subissant les saluts, ne m'avait causé qu'une émotion médiocre. Mais lui parler, à elle! Quel prétexte pour colorer tant d'audace! Tout était contre moi: la nuit et la rue. Ce n'était qu'une comédienne, il est vrai, mais je la voyais seule et pressant le pas vers son humble demeure; cette solitude était pour moi plus imposante que le cortége d'une reine. Parler, c'est insulter, précisément dans ce cas. Je pouvais ignorer bien des choses, mais je ne crois pas que l'idée de l'aborder me fût jamais venue. Je l'avais vue au théâtre, entourée d'un rayonnement qui m'avait ébloui, mais qui me gênait; je voulais glisser un regard sous son voile et la voir elle-même, la voir jeune fille. Ainsi, je la devinais plus belle. Comme je quittais la place de la Bastille pour reprendre le boulevard, je rencontrai les premiers groupes de la jeunesse dorée qui sortait du théâtre. C'est le quartier qui s'en va de ce côté; Paris prend vers le nord-ouest, afin de regagner les latitudes fashionables. Mes beaux n'étaient pas contents; ils se plaignaient à haute voix de n'être plus les maîtres chez eux. S'ils avaient pu faire une révolution pour renvoyer la Chaussée-d'Antin, il y aurait eu des barricades. Là-bas, dans cette province qui, à de certains égards, est plus éloignée du centre que Quimper-Corentin ou Bourg en Bresse, ils veulent leurs théâtres pour eux, leur Paris à eux. Le poète a dit: Ceci tuera cela; il se peut. Ces lions de la place Baudoyer sont de terribles bêtes. L'ouvrier du faubourg est un chevalier en blouse qui a la bonté de la force; mais le lion, songez-y, n'est pas fort. Son nom n'est qu'une catachrèse empruntée aux fables de la Fontaine et fait allusion à l'âne, cousu dans une peau qui ne lui appartenait point. Méfiez-vous des lions. A l'exemple du comte Rostopchin, qui incendia Moscou plutôt que de le livrer aux Français, la jeunesse dorée voulait déjà faire sauter son idole, afin de la soustraire au culte des profanes. Il y avait conspiration; on parlait de cabale. Il était opportun de battre les gens qui portaient des habits bien faits et des gants frais sur le dos de cette pauvre fille. Je ne savais pas ce que c'était qu'une cabale; leurs voix passaient autour de mes oreilles comme un bourdonnement. En arrivant aux abords du théâtre, je trouvai le tumulte des équipages. Il y avait beaucoup de voitures et plus de toilettes sans doute que l'humble monument n'en avait jamais contemplé. C'était ici une autre histoire: au lieu de la sottise épaisse, la sotte impertinence. On riait à gorge déployée, on se moquait à grand bruit, on se vengeait à coeur joie d'avoir applaudi. La fantaisie satisfaite s'excusait vis-à-vis d'elle-même, et tout en déclarant que la huitième merveille du monde, éclose à la foire, n'était pas mal, pas mal du tout, on s'étonnait d'avoir tant voyagé pour la voir. J'entendis des choses dans ce genre-ci: «Pour la girafe, on va bien jusqu'au Jardin des plantes!» Je crois que beaucoup de jeunes gens, à ma place, auraient été blessés. Ma nature paisible avait parfois d'étranges et soudaines violences. Ici, je n'éprouvai ni impatience ni colère. Je passai, rêvant d'elle, pourtant, et la voyant au travers de ces murailles, maintenant si sombres. L'explication vient après coup, et je la donne pour ce qu'elle vaut. Je suppose que la notion de mépris ne pouvait s'allier en moi à la pensée d'Annette Laïs. On ne s'irrite pas contre l'averse impuissante qui ruisselle sur le sein de marbre des statues. C'est un soin d'enfant que de chasser les mouches bourdonnant autour de l'idole. J'avais le chapeau sur les yeux, car je redoutais vaguement trois rencontres: Laroche, Josaphat et le président; mais je n'aperçus aucune figure connue dans la foule qui encombra un instant le boulevard. Trois minutes après, il n'y avait plus personne. Je repassai devant le théâtre, dont les portes principales étaient fermées. C'était une solitude triste. Toutes ces pauvres industries qui vivent autour des petits théâtres avaient plié bagage. Un chiffonnier glissait dans l'ombre à l'endroit où piaffaient naguère les chevaux. J'étais adossé contre un arbre. Il vint ramasser un bout de cigare à mes pieds, et, croyant qu'il me devait cette aubaine, il releva son regard sur moi. Rassurez-vous: ce n'était pas le chiffonnier du roman et du drame,--cette grande figure! Je n'ai point su s'il avait commis quelque hardi forfait. Il se portait bien, avait les yeux ronds, le nez en l'air et la bouche riante, malgré sa barbe sale. Il me dit en touchant sa casquette et d'un ton d'affable courtoisie: «De mon temps, elles sortaient par la rue des Tournelles. Ah! les biches!» Et il piqua un _Courrier des Théâtres_ qui dormait dans le ruisseau. C'était un oncle de notre jeunesse dorée. Trois éclats de rire, aigus comme des trilles de fifre, sortirent d'un petit couloir, ouvert à gauche du contrôle. Mon chiffonnier poussa un soupir et s'éloigna. «Henri, tu m'agaces!» Un couple jaillit du couloir. «Tu m'agaces, Ferdinand!» Autre couple. «Vous m'agacez tous deux!» Le troisième groupe était une trilogie. Henri, Ferdinand et les deux autres paraissaient enchantés. Le fait est qu'elles ont de l'esprit comme des petits démons. «Où soupons-nous? demanda-t-on en choeur. --Où soupons-nous?» répéta derrière moi un sombre jeune homme, biche mâle, qu'une vieille dame mystérieuse venait d'accoster et qu'elle emporta. Le boulevard s'anima de nouveau. Des messieurs mûrs qui semblaient déguisés, quoiqu'ils n'eussent point de faux nez, sortirent de terre; je vis des fantômes de fiacres de l'autre côté de la chaussée. Quand un comédien sortait du couloir, une dame voilée surgissait à ses côtés. Où soupons-nous? «Où soupons-nous? cria un coquin de bossu qui s'affichait au bras d'une figurante, haute comme une échelle. --Soupons-nous? se demandèrent tristement deux pauvres laides. --Maison d'Or, commanda un premier sujet, en drapant d'un geste royal son vieux burnous. Soupons! --Ma fille ne soupe pas!» mentit une mère à la face du ciel. Ah! les biches! Rires de scie! parfums passés! éclat fané! gaieté frelatée! Cela me faisait froid. Mon chiffonnier, cependant, les regrettait. Henri et Ferdinand triomphaient. Quels lutins! Elles dansaient au lieu de marcher; la vraie danse des salons! Toujours en train! du vif argent! Tu m'agaces! Où soupons-nous! Pendez-vous, étrangers! Londres est lourd, Vienne dort, Berlin bâille, Paris s'amuse! Où soupons-nous? Tu m'agaces! Elles ont tout l'esprit de Paris, qui a tout l'esprit de l'univers. Je les crois plus fortes que mon oncle Bélébon! Je n'eus pas peur non, pas un seul instant, de voir Annette Laïs dans cette cohue; je n'eus pas peur d'entendre sa voix mêlée aux notes fausses de cet atroce concert. Je laissais passer cela comme un mal importun qui ne peut pas durer et j'attendais. Au moment où le dernier rire grinçait au lointain, je la vis ou plutôt je la sentis dans le couloir. Je me cachai derrière mon arbre; je tremblais. Ils sortirent trois ensemble: un vieillard de grande taille, d'abord, puis Annette, vêtue d'une petite robe d'été, très simple, avec un mantelet de soie, puis un jeune homme qui lui offrit le bras, dès que l'espace le permit. Annette riait en mettant le pied sur le boulevard: il semblait que ce fût tout exprès pour me montrer quelle différence il peut y avoir entre les gaietés humaines. Je ne sais pas pourquoi elle riait. Le vieillard passa tout près de moi et je me pris à le respecter comme un père. Le jeune homme était beau; il ressemblait trait pour trait à sa soeur, dont la vue mit des gouttes de sueur à mon front. C'est ici une des plus grandes émotions de ma vie. Je n'ai à dire que cela. L'amour me pénétrait comme une moiteur. Il y avait en moi un débordement de fierté. Je triomphais parce qu'elle était simple, noble, belle, douce comme je la voulais. Je n'ai à dire que cela, et pourtant mon coeur et ma tête sont pleins. Il ne se passe rien en dehors de ce qui se passait dans mon âme. Ils traversèrent le boulevard en face du théâtre. Je les suivis de très loin; ils ne savaient même pas que je les suivais. Je les aimais tous les trois déjà et je faisais d'eux ma famille. Il est un charme exquis dont parfois manquent les plus belles. J'ai fait ce livre pour dire Annette tout entière, telle que la voyait mon coeur, et dès les premières pages, la parole fait défaut à ma pensée. Vous l'avez eu, ce rêve de la bien-aimée, qui glisse dans de mystérieux sentiers; elle s'appuie à votre propre bras, et pourtant vous la voyez par derrière, inclinée doucement et nouant à vous ses deux mains que croise la caresse. Exprimeriez-vous les ondulations de ce pas qui ne touche plus la terre? Fermez les yeux; regardez en vous-même, au coin où sont les trésors des jeunes souvenirs. La distinguez-vous, là-bas, dans le vague des premières extases, penchée sur votre nom, que partout écrit son regard? La suivez-vous, gracieuse et pensive, s'épandant elle-même en délicieux mouvements, comme une fleur s'effeuille? La voyez-vous, trahissant à chaque pas Vénus, selon le mot du poète, Vénus pudique, Vénus enfant, la vierge éclose, la première souffrance des sens, exhalée, mélange divin, avec les prémices du coeur? C'est elle. C'est une page du livre d'amour que sa démarche me fit lire, en cette nuit, vide d'événements, qui est une fête solennelle dans ma mémoire. Si l'homme qui servait d'appui aux délices de sa démarche n'eût pas été son frère, je serais mort de chagrin cette nuit. Ils tournèrent tous les trois l'angle du canal, sur la place de la Bastille, et je les perdis un instant de vue. Je me mis à courir. Je voulais savoir où elle dormait. C'était un désir puissant, mais confus; je faisais ainsi, sans le savoir, provision de rêves. Je les vis prendre la rue de la Roquette, pauvre rue, puis la rue Saint-Sabin, plus pauvre encore et dont les dix-neuf vingtièmes de Paris ignorent l'existence. Ils s'arrêtèrent au bout d'une centaine de pas devant une maison de modeste apparence et y rentrèrent, sans avoir même jeté un regard derrière eux. J'arrivai comme la porte se refermait. Je regardai bien vite aux fenêtres pour voir celles qui allaient s'éclairer. Aucune ne s'éclaira. Leur logis n'était pas sur le devant. Ce fut une grande déception pour moi; je ne songeais pas plus à rentrer que si mon habitude eût été de passer la nuit dans la rue. J'étais dans l'impossibilité de réfléchir à quoi que ce soit. Toute réflexion suppose une recherche, un doute, je n'avais rien à chercher; j'étais en pleine certitude. J'aimais passionnément Annette Laïs, je voulais l'épouser: c'était clair, c'était simple. Quand le point de départ est ainsi l'évidence même, à quoi bon se creuser la tête? XIV. COURS DE CONVERSATION. Aussi j'allai m'accouder tranquillement au parapet du canal, sur la place, et je passai la une heure de complète quiétude. J'ai dit que je n'étais pas un poète, mais l'amour jeune et profond dégage toujours une très grande quantité de poésie. Ce serait une vanterie puérile de prétendre que je n'ai jamais cédé aux avances de la folle du logis. J'entends toujours par ces mots n'être pas poète, la disposition habituelle où je suis à voir les choses de sang-froid, sans les embellir ni les grossir; j'entends aussi par là le peu d'influence qu'exerce sur ma pensée l'aspect d'une nature dite poétique. Ce sont les intolérables refrains de certains poètes en l'honneur du printemps, du feuillage, du moulin, des bluets et autres jolies choses qui m'ont fait penser de très bonne foi que le sens poétique est oblitéré en moi. Je vois tout cela autrement qu'eux, à ce point que cela me repose tandis que leur chanson me fatigue. Aussitôt que j'entends leur voix quelque part dans le paysage, je ne veux plus du paysage: leur petite métaphore me gâte l'immensité du désert, et il m'a semblé ouïr parfois le prétentieux gloussement de leur phrase jusque dans les vastes rumeurs qui vont se propageant, la nuit, sur nos grèves. Je ne suis pas poète, puisqu'ils sont poètes. Tout ce que je sens est en moi; j'ai dans mon amour tous les sourires du printemps et tous les rayons du soleil. J'aime à ce point que, pour moi, le bonheur est en elle, indépendamment du reste de l'univers. Mes meilleures joies, mes heures les plus radieuses, je les ai eues entre les quatre murs d'une mansarde, d'où l'on voyait six mètres de toiture et un tuyau de poêle. Je veux bien un palais pour elle; pour elle, je veux bien les enchantements de la mer ou le cordial parfum de la nature alpestre; pour moi, je ne veux qu'elle. J'ai ma jeunesse et j'ai mon admirable passion. Qu'ai-je à faire d'être poète? Faut-il de la musique aux repas vaillants de nos paysans? J'ai soupçon que la poésie comme l'entendent ceux dont je parle, n'est que le stimulant nécessaire à l'appétit lassé. Qu'ils se versent l'absinthe ou qu'ils pulvérisent la cantaride, j'ai ma jeunesse. Je serai poète plus tard. J'ai ma passion qui ne rêve rien, en face de la réalité plus splendide que le rêve, et qui, loin de l'objet aimé, ne rêve que la réalité même. Je les ai vus, vieillards de vingt ans, finir leur chanson sous la table. Je ne suis pas poète. Je les ai vus flétrir eux-mêmes l'adorable fleur de leur génie et broyer, ivres qu'ils étaient, le bouquet de leurs pensées. Ils faisaient cela en beaux vers. La barbe leur venait; ils parlaient d'illusions perdues. Ils étaient comme ces enfants prodigues à qui l'heure de la majorité n'apporte que des dettes. Ils chantaient pourtant le soleil, les roses; ils chantaient Dieu même parfois, quand ils ne l'insultaient pas. Peut-on faire pis? Oui. Ils chantaient l'amour! Je ne suis pas poète: je n'ai reconnu chez eux ni mon amour, ni mon soleil, ni mon Dieu. J'aime Dieu qui me l'a donnée, le soleil qui joue sur son front, les fleurs qui la font sourire. Mais, excepté Dieu qui tient sa vie, il ne me faut rien de tout cela pour l'aimer. Ce n'est pas un paysage inspirateur que celui du canal Saint-Martin. Il faisait une nuit sombre et chaude. Par intervalles, les larges gouttes d'une pluie orageuse tombaient sur mon front nu. Je regardais la longue ligne des réverbères et je me laissais aller à je ne sais quel engourdissement qui me charmait. Je ne voulais pas penser, j'étais trop heureux. Je ne voulais pas me demander ce que j'avais conquis, en définitive; je savais peut-être que le calcul m'eût répondu: néant. Les mathématiques mentent toujours; il n'y a de vraiment vrai que la passion dont le bilan ne se dresse pas avec des chiffres. Ainsi ment tout ce qui est science exacte, tout ce qui a la prétention de raisonner ou de calculer, en partant d'une base inflexible. L'exactitude vous commandera impérieusement de croire qu'on est mieux accoudé sur le velours d'un balcon que sur le pauvre parapet du canal Saint-Martin. Qu'en sait-elle? De quoi se mêle-t-elle? La poésie divague au moins et s'en vante. Si un baron des Adrets m'acculait à la nécessité barbare de choisir entre cette belle éreintée que les uns appellent la Poésie et cette vieille folle que d'autres nomment la Raison, j'aimerais mieux livrer ma tête. J'avais tout conquis; j'étais au pinacle, il ne me manquait rien, et aucun bras de fauteuil ne valait la pierre poudreuse de mon parapet. Voilà le vrai. Comme je l'avais vue belle! Quel étrange contraste entre elle et ces hannetons femelles qu'on _agaçait_ et qui _soupaient_! Elle avait un cadre: bienfait suprême pour tout tableau. Ce beau vieillard, ce noble et doux jeune homme! j'avais tout conquis, puisque j'admirais tout. Dans le jour, la place où nous sommes est une des plus vivantes de Paris et sert perpétuellement de champ de foire. Maintenant surtout que le canal a disparu sous le boulevard, c'est le théâtre en plein vent où vient se délasser le pauvre, dont le meilleur ami est toujours un charlatan. On y voit l'artiste intrépide qui arrache les dents avec une catapulte et le fameux médecin qui a su ployer la clarinette, la grosse caisse et le trombone à l'enseignement public de l'anatomie; on y vend des couteaux sans manche et des saladiers sans fond, l'eau de jouvence, le saucisson lyonnais, édité rue Mouffetard, les anglaises blettes à un sou le tas et l'art d'être heureux en ménage. Le génie d'or de la colonne de Juillet semble présider à ces joies plus naïves que celles du village et calculer, lui aussi, au milieu de ces effrontées déceptions, les conquêtes de la science populaire. Mais la nuit, c'est un lieu désert entre tous; Paris qui veille est bien loin; on ne l'entend même pas. Le jour travaille ici et la nuit dort. Il est certain que je serais resté là jusqu'au jour sans un sergent de ville, qui vint à moi d'un pas indolent et grave. Il m'indiqua mon chemin et me fit songer enfin à regagner l'hôtel de Kervigné. Trois heures sonnaient aux vingt horloges des couvents du quartier quand je soulevai le marteau de la porte cochère. Chez ma cousine, ce n'était point du tout heure indue. Je rentrai dans ma chambre, je me mis au lit, comptant sincèrement sur une nuit d'insomnie, et je dormis le sommeil du juste pour ne m'éveiller qu'au grand jour. Mon réveil fut une béatitude. La pensée d'Annette ne me vint point: elle était en moi et ne pouvait plus me quitter. Il m'arrivait rarement de chanter; j'eus besoin de chanter. J'aurais voulu parler à quelqu'un de mon bonheur, et pourtant je tenais à mon secret comme à un cher trésor. Il y avait autour de moi je ne sais quelle lueur qui était faite de sourires. «Madame demande monsieur,» dit Laroche, à ma porte entrebâillée. Je fis à Laroche un petit signe de tête amical, et je m'habillai paisiblement, sans même songer au biais à prendre pour raconter ma soirée de la veille. Je trouvai petite maman à son café au lait. Elle avait le plus vaporeux de tous ses peignoirs et du blanc sur les joues au lieu de rouge, parce qu'elle était un peu indisposée. Elle me jeta un regard languissant et me tendit sa main, que je baisai. «Voyons, René, me dit-elle aussitôt que je fus assis, tu as quelque chose. Es-tu amoureux? --Moi!» m'écriai-je. Je pense que je pâlis, car elle me regarda curieusement. Mais une femme dans la position de ma cousine n'est jamais bon juge. Son parti est pris à son insu, et sa fantaisie met un véritable bandeau sur ses yeux. Quand elle parle, le mot amour et ses dérivés forment, malgré elle, le fond de la langue; mais tout cela, dans sa pensée, ne peut se rapporter qu'à elle-même. Elle est seule en cause; en dépit de son expérience qui est grande, elle doit fatalement se tromper. «Es-tu amoureux?» signifie dans sa bouche: «Ah çà! chevalier, faudra-t-il vous dicter votre déclaration? Il y a un terme à tout, et ceci passe les bornes. J'ai jeté le pont, franchissez-le ou je me fâche!» Elle ne saurait voir un amour dont elle ne serait pas elle-même l'objet. C'est la nature. Une femme dans la position de ma cousine est tout bonnement affligée d'une idée fixe. On ne la taxe point de folie, parce qu'il faudrait griller trop de fenêtres. Cette maladie, pour être très commune, n'en est pas moins curieuse. Elle existe chez toutes les femmes qui mettent plus de deux lustres à passer leur vingt-huitième année. Or c'est énorme ce que vous en trouveriez dans Paris! L'étude consciencieuse de ces symptômes produirait le chef-d'oeuvre de la comédie moderne. Notre sujet est ailleurs. J'écris l'histoire de mon amour. Mme de Kervigné aura exactement la place qu'elle prit dans ma vie. Sa question fut pour moi le supplice de Tantale. Ce qui était en moi voulait faire explosion, et le nom d'Annette me brûlait la lèvre. Je le retins cependant, quoique je fusse loin de comprendre tous les dangers d'une confession. «Mon Dieu! reprit la présidente, quand même tu serais amoureux!.... --Petite maman, balbutiai-je, vous m'avez déjà dit que ce n'était pas un crime. Elle fut jeune et jolie pendant le quart d'une minute. Pendant le même espace de temps, j'eus l'intime conscience de notre situation. «Voyons, chevalier, poursuivit ma cousine en victorieuse qui ne veut pas pousser trop loin ses avantages, qu'avons-nous fait hier au soir?» Je sentis le feu qui me montait au visage. Ce que j'avais fait, Dieu du ciel! J'avais passé trois heures sur un banc et deux heures contre un parapet. Cela peut-il se dire? «Rien, répliquai-je, affectant une humilité profonde. --Comment, rien! Vous n'avez pas même pensé à moi? --Tenez, m'écriai-je, je vous en supplie, petite maman, donnez-moi des leçons comme à un paysan. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Cela me désespère! Quand je vais ouvrir la bouche, j'ai pitié de ce que je vais dire! --Pauvre chéri! Cela ne durera pas. Apprends d'abord à me parler, à moi.... Ne suis-je pas une femme?» Elle s'arrêta. Je restai muet. Peut-être n'étais-je plus beaucoup à l'entretien déjà. «Comment t'y prendrais-tu, continua-t-elle en riant, mais d'un air modeste, si tu m'aimais, pour me dire: Je vous aime. --Ne le savez-vous pas sans que je vous le dise, repartis-je. --Très-bien!» s'écria-t-elle en battant les mains. Puis, avec impatience: «Il y a du Normand chez tous ces petits Bretons!» Elle se mit à boire son café au lait à grandes gorgées. Je murmurai d'un ton plein de soumission: «Ne dit-on jamais rien aux femmes, sinon je vous aime! --Jamais!» me répondit-elle sèchement. Puis elle ajouta comme un docteur en chaire: «L'art de la conversation consiste à savoir les dix mille manières de le dire. --Mais si ce n'est pas vrai, pourtant... --Est-il vrai, m'interrompit-elle, que tu sois le très humble et le très obéissant serviteur de tous ceux à qui tu écris des lettres? --Je crois comprendre.... --Ne te gêne pas: dis ce que tu comprends. --C'est une politesse? --Précisément. La seule politesse avec les femmes. --Et de même qu'on varie les formules au bas des lettres? --Il est charmant! Mon élève, je vous donne un bon point; embrassez-moi.» Telle fut l'explication que je fournis au sujet de mon escapade. Ce jour-là, ma cousine s'empara de moi pour faire des emplettes. Nous courûmes de magasin en magasin. J'étais page, et ma châtelaine, à ce qu'il parut, n'éprouvait pas peu de plaisir à montrer le nouvel officier dont elle avait orné sa maison. «Où allons-nous ce soir? me dit-elle au dîner, en me voyant tout de noir habillé. --Mon intention est de faire quelques visites,» répondis-je. Elle fronça le sourcil pour tout de bon cette fois. «Et moi, je vais rester seule? repartit-elle avec aigreur. Je suis chargée de vous, René; je ne veux pas que vous fassiez de mauvaises connaissances.» J'essayai de lui prendre la main; elle la retira. Je pris un ton froid et ferme pour dire. «Vous m'avez donné à entendre, et ma mère m'a positivement enseigné que, pour parvenir, le chemin le plus court était le monde. --Parvenir, répéta-t-elle d'un air étonné. Vous ne m'avez jamais parlé de cela, chevalier! --Si je suis venu à Paris.... commençai-je. --Bien! bien! Je sais qu'on _fourre_ beaucoup à la marquise et à ce Grand diable de Gérard. Vous êtes comme un cadet de l'ancien régime.... Ah! vous êtes ambitieux, René! --Jusqu'au bout des ongles, madame. --Peste! quelle chaleur! Et ne craignez-vous pas de mécontenter du premier coup celle qui peut et qui veut le plus pour vous? Il fallut bien, cette fois, qu'elle me donnât sa main. Je la saisis d'autorité. «Je juge votre coeur d'après le mien!» murmurai-je. Elle serra ma main comme malgré elle, et dit tout bas: «Je n'ai pas grande confiance en votre coeur. --S'il me fallait tout quitter pour vous!» m'écriai-je. Je jouais mon rôle à pied levé, parce que la pièce devait être commencée au théâtre Beaumarchais. Ses yeux brillèrent et j'eus honte. «C'est la dernière fois que j'aimerai! murmura-t-elle d'un accent qui me rendit triste. Je me prépare peut-être bien des chagrins. Allez où il vous plaira d'aller, René. Vous êtes un gentilhomme, et vous ne voudriez pas tromper une femme!» Faites concorder, si vous pouvez, ces solennelles paroles avec la morale de ma cousine, qui professait la nécessité de parler d'amour à toutes les femmes. Moi, je ne m'en charge pas. Au premier instant, cette contradiction ne me frappa point, et j'eus un sincère mouvement de remords. Ces naïfs scrupules ne sont pas particuliers à l'âge que j'avais et à ma complète inexpérience. Tout homme est porté à se reprocher ses prétendues perfidies, et il semblerait qu'il y a un charme attaché à la pénitence du séducteur. J'ai vu en ma vie beaucoup de séduits; je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré un séducteur. Depuis la Galathée de Virgile, cette joueuse rustique qui vous lance une pomme et s'échappe vers les saules en se laissant voir, jusqu'aux petites mamans qui regardent à perte de vue la fuite de leurs vingt-huit ans, elles ont toutes une manière d'attirer l'hameçon, et, pour ce merle blanc de Clarisse, Lovelace a rencontré cent victimes savantes, qui se sont bel et bien moquées de lui. J'étais fort agité quand je montai dans mon fiacre. Je me demandais de quelles tortures il eût fallu punir un homme assez lâchement barbare pour tromper Annette Laïs. C'était purement une transition, et bientôt, je fus tout entier à mes pensées de la veille. Je me fis conduire cette fois tout d'un temps à la porte du théâtre et j'y entrai en habitué. Je pris la même stalle qui, désormais, était ma stalle. Mais je fus obligé, comme la veille, de sortir après le premier acte. Je me sentais malade et fou. J'allai promener ma fièvre de l'autre côté de l'eau, devant le Jardin des plantes. Il m'est fort difficile de rendre ce que j'éprouvai ce soir-là et les soirs qui suivirent. Il y avait en moi une sourde angoisse, et je pense que je ressentais déjà le chagrin jaloux de tout coeur honnête qui a le malheur d'aimer une femme de théâtre. Assurément, je ne définissais pas cette souffrance, mais elle existait, puisque je n'ai jamais pu rester plus d'un quart d'heure entre Annette et le public. Pas n'est besoin d'appuyer sur ce sentiment. S'il est au monde une extrémité blessante, c'est celle-là. Le regard ne souille pas, mais c'est à la condition de n'avoir point payé le droit de voir. Au théâtre, quelque chose se vend, il n'y a pas à dire non. Personne n'entrerait si le droit seul de siffler s'achetait à la porte. La rose demande ici un salaire à quiconque respirera son parfum. Je cherche à exprimer galamment une pensée qui me navre, mais l'idée de banalité naît, quoi qu'on en fasse. Je ne suis pas poète: je n'aime pas les roses qui gagnent leur vie à se faire respirer. Et toute mon âme appartenait à une femme de théâtre! Je devais souffrir. Si, dès le début, j'avais éclairé ma pensée, peut-être aurais-je fait un effort contre moi-même et contre ma passion naissante. J'étais jeune. La plupart des idées qui courent les rues m'arrivaient comme des découvertes et des nouveautés. J'inventais une à une les choses que tout le monde sait par coeur. Je souffris longtemps avant de savoir. Mais il y avait pour moi un baume exquis dans ce tableau que je voyais tous les soirs aussi: à la sortie du théâtre, Annette Laïs plus belle sous son humble costume d'honnête fille, le cher trésor d'honneur et de modestie, gardé par le père et par le frère. Je vins pendant huit jours, et chaque fois je les suivis tous les trois du boulevard à la petite maison de la rue Saint-Sabin. Je devenais familier avec eux sans leur avoir jamais adressé la parole. Je croyais être dans leur vie, parce qu'ils étaient dans la mienne. Les choses me semblaient s'arranger; ma passion se calmait en prenant de la profondeur; je m'habituais à ce genre de bonheur, dont la description m'eût sans doute égayé, s'il se fût agi d'autrui; j'étais on ne peut plus sérieux dans l'enfantillage de ma conduite, et l'avenir ne m'inquiétait point. Ce fut le huitième soir, en repassant le canal, que je me demandai, pour la première fois et par hasard, ce que je voulais. Je m'arrêtai brusquement, comme si quelqu'un m'eût pris au collet pour me proposer un problème fantastique. Ce que je voulais! La sueur me vint aux tempes. La réponse fut soudaine et nette. Une voix répondit en moi distinctement: «Je veux la posséder ou mourir!» XV. VOIES ET MOYENS. En disant à ma cousine: «Je suis ambitieux,» je n'avais pas menti tout à fait. Mon amour avait fait naître en moi la pensée de parvenir; j'étais ambitieux pour Annette. Dans les huit jours qui venaient de s'écouler, j'avais bâti une foule de beaux châteaux; je devais me pousser à la fois par le travail et par le monde. En attendant, je cultivais le monde à l'orchestre du théâtre Beaumarchais et le long des grilles du Jardin des plantes, et quant au travail, depuis mon lever jusqu'au dîner, je servais de Sigisbé à ma cousine. Le ministère n'avait pas grand besoin de moi: il ne se plaignait point; l'Ecole de droit ne connaissait pas ma figure. Allant toujours de ce train, je devais mettre du temps à faire ma route. Ma cousine ne se doutait pas du tout de mes trahisons. Le docteur ne mettait plus les pieds au théâtre. Le président et son Laroche avaient été si rudement évincés qu'ils ne se montraient plus. Depuis que j'avais _ma stalle_, je n'avais pas signalé à l'horizon une seule figure suspecte. Je ne voyais aucune raison de penser que la tempête soudaine pût succéder à ce calme. Je n'avais pas même besoin de mentir dans mes entretiens avec la présidente. Vous lui eussiez mis le pistolet sous la gorge sans lui faire avouer cela, mais il est certain qu'elle n'aimait point à parler des salons où j'étais reçu sans elle. Ces salons, dont elle se moquait amèrement, étaient pour elle la patrie qu'on regrette dans l'exil, et, quoi qu'elle pût dire, elle n'était pas une exilée politique. D'ailleurs, il lui plaisait bien mieux de continuer mon éducation. Elle y mettait tous ses soins, et il ne tint pas à elle que mes absences de l'Ecole de droit ne me fussent hautement profitables. Entre elle et moi, les choses marchaient bon pas; elle était très-franchement de mon parti contre Laroche, qui boudait de puissance à puissance, appuyé qu'il était sur M. Kervigné. Celui-ci, toujours grave, poli et froidement bienveillant, n'avait point changé son train de vie; il ne dînait jamais à la maison. Comme le théâtre Beaumarchais lui faussait compagnie, il est à croire qu'il faisait valoir ses actions des Délassements-Comiques. En théorie, nous étions fort avancés, ma cousine et moi. Il était accepté de part et d'autre qu'un jeune homme de mon âge devait avoir une maîtresse. Paris n'est pas le Morbihan. Ma cousine comprenait admirablement ces choses-là. Restait le choix à faire. Ma cousine me donnait de bien bons conseils. Des grisettes, il n'était pas mention; des lorettes, sauf le respect qu'on se doit entre auteur et lecteurs, fi donc! Nous ne parlions jamais que du monde. «A l'âge du président, me disait Aurélie, on prend où l'on trouve, mais ce n'est pas ici le cas. Vous, chevalier, vous pouvez choisir autour de vous. Et qui vas-tu choisir?» s'interrompait-elle avec son sourire osanore. Moi, je soupirais. Ma journée n'était qu'un temps d'épreuve qui me servait à gagner les enchantements de ma soirée. Un matin, je crois que c'était le dernier jour de ma semaine d'amour, elle s'y prit de cette façon pour mettre les points sur les _i_. «Une jeune personne compromet, une veuve engage, une femme mariée.... dame! quand on a des principes, tu m'entends bien, c'est d'un grave! A moins qu'il n'y ait de ces circonstances.... Je ne parle pas même de la disproportion des âges. Il faut, à mon sens, que le mari, par sa conduite, ou plutôt par son inconduite habituelle et notoire, comme M. de Kervigné, par exemple, je peux malheureusement le citer.... Alors une pauvre femme qui souffre en silence et noblement.... Encore, je ne parle pas d'une trop jeune femme, qui est une responsabilité.... et assujettissante, exigeante, capricieuse, inconsidérée, enfin un inconvénient! C'est dans tous les vaudevilles. Mais une femme de vingt-cinq à trente ans, qui a pris son parti, tout à fait irréprochable, d'ailleurs, jolie fortune, et le mari dans une position honorable, pas d'enfants, ou bien des enfants assez grands pour ne pas se jeter dans vos jambes; un polisson à Juilly, une minette au Sacré-Coeur: cela ne compte pas, puisqu'on ne les voit jamais. De l'acquit, de l'esprit, de l'élégance, de la beauté. Ah! mon gaillard! comme cela vous pose un jeune homme, à Paris! Et si quelque chose transpire jusqu'à Vannes, la mère sourit, le papa se frotte les mains. A la bonne heure! En cherchant bien, vois-tu, René, tu trouverais cela pas bien loin de toi. Et ta châtelaine te mettrait dans du coton! et tu serais un heureux petit coquin de page!» En achevant ce discours, Aurélie baissa les yeux. Peut-être même qu'elle espéra rougir, mais cela ne vint pas. Je baisai le bout de ses doigts en poussant un soupir de boeuf qu'on égorge. Ce n'était pas de la comédie. Ce matin, par hasard, le jour était clair comme son éloquence, et un furtif rayon de soleil ajoutait quinze mortelles années à ses vingt-huit ans passés. Je rétablis ici un détail. Vous me pardonnerez de l'avoir omis: je n'avais vu ni Marguerite ni Edouard; jamais on ne parlait d'Edouard ni de Marguerite. Aurélie avait deux enfants: un rhétoricien à Juilly, une grande demoiselle au Sacré-Coeur, juste le polisson et la minette. C'était un bombardement, et petite maman devait croire à ma capitulation prochaine; mais, grâce à la tranquille insouciance qui me venait de ma bonne mère, dès que j'avais franchi le seuil de l'hôtel, je ne pensais absolument plus à cela. J'oubliais ma cousine avec la même facilité que l'école ou mon bureau du ministère, je sautais en voiture, je me faisais conduire à _mon_ théâtre, et j'étais heureux. Cette première question que je m'adressai à moi-même après huit jours d'enfantine béatitude, me jeta dans un trouble soudain. Quand il m'arrive de réfléchir sous le coup d'une impression un peu forte, la lenteur de mon esprit disparaît. Aussitôt que je me fus enquis en moi de ce que je voulais, aussitôt que ma conscience eut répondu loyalement et distinctement, les idées m'assaillirent en foule. Je ne songeai pas seulement au moyen de réaliser mon désir ardent et profond, j'eus aussi comme une intuition des difficultés de l'avenir. Annette était désormais ma femme, voilà le point acquis; j'affirme qu'il ne me vint même pas à la pensée de la posséder autrement. Annette étant ma femme, je lui devais un toit, une existence et cette portion matérielle du bonheur qu'on achète. Où était mon toit? Mes ressources? où étaient-elles? «J'aurai ma dot,» pensai-je. Mais cette proposition n'était pas entièrement affirmative. Je sentis dès l'abord qu'il y avait là des difficultés majeures, et je résolus d'y revenir en un conseil spécial que je tiendrais avec moi-même. A vue de pays, le plus sage était toujours de travailler pour me créer une position indépendante. Cet article préliminaire fut consenti à l'unanimité. Restait la route à suivre pour obtenir la main d'Annette: j'allais droit au but. J'entrai dans cet ordre d'idées, avec un incomparable élan. Devant le premier effort de mon intelligence, nul obstacle ne se présenta. Je vis le chemin ouvert, tout aisé, et le but au bout. Je tressaillis d'aise, et les rares passants du pont d'Austerlitz où j'étais, durent s'étonner de voir un jeune monsieur en habit noir et cravate blanche gesticuler comme un fou sur le trottoir. Je passai le pont tout joyeux; je me promenai le long du quai; j'étais ivre de joie au bout d'une demi-heure. La seconde demi-heure me calma cependant; mon pas se ralentit à la troisième. Quand dix heures sonnèrent au clocher de la Salpétrière, j'étais assis sur une borne, au coin du marché aux vins, et j'avais la crête basse comme un coq battu. Comment faire pour suivre ce chemin tout droit? Marcher. Comment marcher? Je n'avais plus de jambes; et mes pauvres yeux voyaient le but se perdre dans le lointain de la route allongée. Partout des obstacles désormais! Il fallait aborder le père. Aborde-t-on un père pour lui dire: «Bonsoir; vous ne me connaissez pas; donnez-moi la main de votre fille.» C'est absurde. Il y a des situations qui sont le fond d'un puits. Un puits sans fond, plutôt! Se peut-il qu'on ne puisse aborder le père d'une actrice du théâtre Beaumarchais? Je me creusais la tête lamentablement. Je trouvais des choses superbes à lui dire, en quantité, à condition que j'eusse occasion de l'entretenir. Mais l'occasion! Que diable! je n'étais pas le premier venu, le chevalier René de Kervigné!.... Vous ne sauriez croire comme ce nom me serrait le coeur. M. Laïs connaissait ce nom. M. Laïs avait chassé de chez lui un homme de ce nom qui s'était présenté sous le masque de la bienfaisance. Oh! ne croyez pas que ce fût ici un obstacle puéril! Au moment même où je m'étais posé la question brave et nette, l'enfantillage avait disparu. J'étais en présence d'une muraille qui n'avait point de porte. Ecrire? c'est l'expédient qui se présente. Ecrire quoi? ce que j'aurais dit. Une lettre vaut encore moins que la parole. Ecrire à qui? au père? Sa défiance légitime était éveillée. On va à la signature. Ce nom! ce misérable nom! Je voyais ma lettre froissée et déchirée avec mépris. Ecrire à Annette? Ecoutez! Je sentais du feu dans mes veines à cette pensée. Dire ma passion! épancher mon âme! il y a là un attrait irrésistible. J'y résistai. J'étais prudent à force d'amour. Et je revenais au père; je ne voulais que le père. Ah! si Annette avait eu sa mère! Je n'eusse pas osé davantage, mais je me disais: «Avec une mère, j'aurais du courage!» Un terrible homme que ce père, avec sa belle figure et ses cheveux blancs! «Qui êtes-vous?» Je l'entendais m'interroger ainsi distinctement. Je songeai à prendre le nom de ma mère. Je songeai à bien d'autres choses. Pendant plus d'une heure, je me creusai la tête pour lui fournir des preuves de mon honnêteté. Je remuai des idées qui m'arrachèrent à moi-même un sourire. Je me surpris discutant avec ma cousine et la forçant de témoigner que je ne ressemblais pas au président. Un peu plus loin, je m'écriais: «Pourquoi lui dire mon nom? Qu'importe un nom? Je vivrai près de lui, je lui montrerai peu à peu le fond de mon coeur. Le moindre prétexte suffit pour entamer une conversation entre hommes? Si nous étions dans les bois, je lui demanderais ma route. Il doit avoir une occupation, je la connaîtrai; des habitudes, je les saurai. J'irai dans son quartier, dans sa maison, j'y louerai une chambre; je lui rendrai un service; je le sauverai d'un danger.» Je trouvais tout cela, oui! Mon esprit ingénieux me fournissait tous ces expédients. J'aurais dû m'agenouiller devant les fécondités de mon cerveau, eh bien! non. Je battais à grands coups de poing mon pauvre front que la sueur mouillait; je m'accablais d'injures. Voilà ce que c'est que de n'avoir rien lu! Ce n'est pas en chassant la bécasse et en pêchant le congre qu'on apprend à se conduire. Si j'avais eu des romans et des comédies plein la tête, j'aurais traité mon embarras par dessous ma jambe! Mon cousin le président, qui avait certes bien le droit d'être sévère en fait de morale, tonnait volontiers contre les romans. Il attribuait à ces scélérats de romans les trois quarts des assassinats commis en France et la totalité des suicides. Laroche aussi, autre Caton, disait qu'il fallait pendre tous ces coquins d'auteurs. Il n'y avait bandits ni fous avant l'invention du roman: l'histoire l'enseigne. Mandrin lisait des romans; Cartouche en faisait peut-être sous le voile du pseudonyme. O vertu! quand donc le monde rendra-t-il justice à Laroche? Quand donc la foule stupide jonchera-t-elle de fleurs la route nocturne qui mène de l'hôtel de Kervigné chez le marchand d'acajou? On parle toujours de saint Vincent de Paul; eh quoi! meublait-il les jeunes filles? les faisait-il débuter dans les féeries? Avait-il à ses gages Laroche, cet admirable limier de bonnes oeuvres? Qu'on se rassure! le monde marche, en dépit du roman, cet effronté bavard, qui divulgue la charité secrète de M. de Kervigné. En somme, il n'y a plus guère que le roman à parler de Laroche et M. de Kervigné, attribuant aux dangereuses élucubrations des romanciers la sauvagerie d'une débutante, étoufferont le roman entre deux matelas. Ce sera bien fait. Ce soir, je ne pensais pas tant de mal du roman. J'aurais voulu sonder d'un seul coup d'oeil les profondeurs d'un cabinet de lecture, afin de choisir entre tous les moyens adroits, imaginés par ces monstres d'auteurs. Il s'agissait d'aborder un père honnête homme. Devant cette difficulté, songez-y, le président, le docteur Josaphat et Laroche lui-même avaient échoué. Je fis dessein d'arranger ma vie de façon à lire vingt cinq volumes par jour, tout en cultivant assidûment mon bureau et l'Ecole de droit, mais sans négliger ma cousine, ni abandonner surtout les chères joies de mes soirées. Il fallait une réforme dans mon existence: je la fis large et nette: vingt-quatre heures de paresse et vingt-quatre heures de travail tous les jours, tel fut mon programme. Je le recommande à tous ceux qui ne savent où caser la multiplicité de leurs occupations. Je revenais vers le boulevard en songeant ainsi et, malgré le trouble où j'étais, je m'avouais avec découragement que je n'avais rien trouvé, absolument rien, hélas! et la crainte venait de ne pas trouver davantage le lendemain. Mon nom était un insurmontable obstacle. Il eût mieux valu pour moi être le cousin d'un romancier incendiaire, dépourvu de tout Laroche et ignorant l'art de moraliser la jeunesse pauvre par l'apport d'un mobilier! A mesure que je me rapprochais du théâtre, la conscience de ma détresse augmentait en moi; j'avais d'abord souhaité ardemment de rencontrer M. Laïs par un de ces hasards qui favorisent les amants. Maintenant, j'appréciais le néant de ce souhait. Si j'avais aperçu de loin M. Laïs sur ma route, j'aurais fait un détour pour l'éviter. J'allais avec lenteur et tête baissée: je ne cherchais plus: je m'engourdissais dans mon abattement profond. En mettant le pied sur le boulevard j'eus un choc qui me redressa et un tressaillement soudain. Le frère d'Annette était assis à la dernière table du café qui fait le coin, et s'amusait à finir une découpure, en buvant un verre d'eau glacée. Il fumait en même temps une cigarette qu'il déposait fréquemment sur la table pour donner plus de soin à son oeuvre. Je n'avais pas pensé encore au frère d'Annette. Sa vue me fit reculer. J'eus envie de fuir. Je ne l'avais jamais vu que d'un peu loin et dans l'ombre, car, à l'heure où Annette sortait du théâtre, tout était fermé du côté du boulevard et dans les rues du quartier de la Roquette. Il avait la tête nue; la lumière tombait d'aplomb sur son front, où rayonnait une sérénité d'enfant, mêlée à je ne sais quoi de robuste et de grave. Il était plus âgé que moi de deux ou trois mois. Sa ressemblance avec sa soeur était d'autant plus frappante qu'on détaillait mieux les traits de son visage. Je compris que je ne pouvais rester immobile à le regarder, et je continuai mon chemin. Je ne sais pas trop si j'avais une idée, du moins était-elle très vague: je n'aurais pas pu la traduire par des paroles. Je ne fumais pas et j'allai acheter un cigare, voilà ce qui témoignerait d'un plan confusément arrêté. Ma tête était lourde et chaude; j'avais le coeur serré comme à l'heure des grandes épreuves. Je vins m'asseoir avec mon cigare à la table voisine de mon futur beau-frère, car je le nommais ainsi en moi-même et je l'aimais comme tel. Je demandai de l'eau glacée sans trop savoir pourquoi, et j'essayai de calmer la fièvre qui battait mon cerveau. Il découpait une Léda. C'était, je dois le dire tout de suite, un artiste de premier ordre, aux prises avec une impossibilité. Vous avez tous rencontré de ces hommes, marqués pour la grande lutte et qui sont attardés, saisis corps à corps par la tentation d'une difficulté à vaincre ou d'une curiosité à satisfaire. Cette fantaisie se guinde souvent à la taille d'une vocation et tue l'avenir en son germe. L'idée de découper un papier noir ne présentait rien à mon esprit et ne présentera rien au vôtre. L'art a des moyens tellement supérieurs à ce naïf procédé qu'un pareil choix dénote un vice de l'intelligence ou un défaut de rectitude dans le jugement. Il faut bien accepter cela, mais une lacune ou une défaillance ne sauraient détruire la faculté artistique, et, tout au fond de sa spécialité puérile, Philippe Laïs était un grand peintre. Dieu sait qu'à cette heure je ne m'occupais point de son talent! Tout ce qu'il y avait en moi de volonté, d'invention, de réflexion et de sens, se concentrait en cette pensée; trouver un moyen de dire à mon voisin: «Bonsoir, monsieur. Comment vous portez-vous?» C'était là l'oeuf d'où mon bonheur devait naître. Mon voisin ne m'avait pas vu m'asseoir. Ses ciseaux allaient et venaient dans son papier verni, enlevant des copeaux d'une ténuité merveilleuse. Il chantonnait entre ses dents un air triste et doux comme les chansons qui s'entendent parfois derrière les pierres-levées dans les landes interminables du Morbihan. Il ne savait pas qu'il chantait. Après cinq minutes d'un terrible effort, je trouvai ceci: «Voilà un bien joli travail!» Mais je ne le lui dis point, parce que j'eus trop de honte. Il déposa son papier noir sur la table de marbre blanc, afin de voir l'effet. Dès que le papier toucha le marbre, le dessin surgit, correct et si puissant que je ne pus retenir un cri de surprise. Il se retourna. C'est comme si je voyais encore son grand oeil noir, doux, pensif et paresseux, tant le souvenir de cet instant est vivant et tout jeune en moi! Son regard ne fit que glisser sur mon visage inconnu. Il but une gorgée d'eau et tira un briquet de sa poche pour allumer une nouvelle cigarette qui prenait forme entre ses longs doigts efféminés. Il n'y avait pas encore sur toutes les tables des cafés cette profusion de moyens pour brûler le tabac. Depuis vingt ans, nous avons fait bien du chemin sur la route qui conduit hors de France. Les Allemands et les Américains sont contents de nous. J'avais oublié mon cigare, mais d'instinct je m'en souvins à cette heure, et, du ton d'un homme qui crie victoire, je demandai: «Monsieur, seriez-vous assez bon pour me permettre....» Il me passa aussitôt son allumette enflammée, sans cesser d'examiner sa Léda. J'allumai mon cigare; mon espoir s'en allait. Je remerciai d'un accent plaintif. «Comment feriez-vous, me demanda-t-il brusquement, pour enlever le contour de l'aile de ce cygne?.... l'aile droite?.... --Cela me paraît difficile,» répondis-je. Il se tourna, cette fois, tout à fait, rougit légèrement et s'inclina comme pour m'adresser une excuse. C'était une famille de princes. Il y avait dans son attitude et dans son geste une dignité royale. «J'ai parlé comme si j'avais eu l'honneur de vous connaître.... murmura-t-il avec l'intention manifeste de rompre l'entretien. --C'est une bonne fortune pour moi, monsieur, interrompis-je assez couramment. Cela vous portera peut-être à pardonner mon indiscrétion. Je suivais votre travail... --Une bagatelle, monsieur. --Et je mourais d'envie de vous dire que je trouve cette bagatelle admirable.» Il sourit avec toute sa belle et noble franchise. «Vous n'êtes pas artiste, n'est-ce pas? prononça-t-il. Je trouvai là-dedans une nuance d'amertume. Il avait dû souffrir par les artistes. «Non, répondis-je. --Ah! fit-il. Etes-vous connaisseur?» Son sourire devenait plus gai. «Ma foi, répliquai-je encore, je viens d'un pays où les connaisseurs sont rares, et les borgnes sont rois au pays des aveugles. --D'où venez-vous? --De la Bretagne. --Ah!» fit-il pour la seconde fois. Il mit la main à sa poche et atteignit son portefeuille. «Et pourquoi trouvez-vous cela admirable? me demanda-t-il en feuilletant son carnet. --Parce que c'est dessiné de main de maître. --Oh! oh! --Je n'ai rien vu de pareil, ajoutai-je. Il m'étonne qu'avec des moyens si bornés.... --Les moyens ne sont pas bornés, m'interrompit-il en mettant de côté son sourire. C'est la gravure comprise d'une certaine façon. --La gravure a les demi teintes.... --Bon, bon! vous êtes ferré à glace.... regardez cela.» Il venait d'étendre sa main sur un papier haché menu comme de la paille. Vous eussiez dit un paquet de ces rognures qui servent pour certains emballages. Quand il retira sa main, il y avait sur le marbre un Pardon des Oiseaux, à Quimpelé, comportant deux cents personnages. Cela vivait. Je n'ai jamais rien vu de plus profond que la perspective de la forêt. «C'est une merveille! m'écriai-je. --Nous n'avons que le trait, dit-il, reprenant son paisible sourire, mais le trait renferme tout, même la couleur.» Le remue ménage qui avait lieu sur le boulevard annonçait la fin du spectacle. Mon beau-frère se leva, remit ses papiers dans son portefeuille et s'éloigna en m'adressant ce bienveillant signe de tête qui se donne aux amis d'un moment qu'on ne doit jamais revoir. XVI. LA CARTE DE PHILIPPE. S'il avait pu voir le flot de triomphante allégresse qui soulevait mon coeur! La porte du sanctuaire s'ouvrait; je l'entendais rouler sur ses gonds. Je n'avais plus besoin de l'inabordable M. Lais pour franchir le seuil de mon bonheur; Philippe était une clef; j'avais Philippe. Je l'avais! Il m'appartenait. Je n'étais certes pas un bien profond observateur, mais, depuis trois semaines que j'habitais l'hôtel de Kervigné, j'avais acquis cette conviction que le premier venu aurait vidé la bourse de ma cousine en lui disant seulement que ses vingt huit ans restaient là, visibles à l'oeil nu, quelque part à l'horizon. Je savais, en outre, que le marquis mon beau-frère lisait des romans traduits de l'allemand pour parler aux coeurs sensibles _ex professo_ et conquérir ainsi les économies de ma tante Bel-OEil. Gérard mon frère, le chef d'escadron de cuirassiers, devenait gourmand avec ma tante Nougat, dès qu'il avait besoin de vingt louis, ce qui se présentait fréquemment. Je n'ignorais donc ni ce que c'est qu'un faible, ni la manière de l'exploiter. Ce pauvre beau Philippe avait un faible; son faible était même si bien portant qu'on pouvait l'appeler fixe. Dans les ateliers, terre classique des partis-pris baroques et des systèmes fantastiques, on nomme cette maladie: une _tocade_. Mon pauvre Philippe, mon vrai beau-frère, était en puissance de tocade. Il suffisait de faire toc-toc à l'endroit précis où sa tocade lui toquait le cerveau pour avoir raison de lui. Etant donné le plus élémentaire de tous les agents, la ligne nue; le plus ingrat, le plus naïf de tous les procédés: la silhouette; le plus offensant de tous les contrastes: l'opposition du blanc au noir; étant supprimé le gris, cette ouate que la gravure, la lithographie et même la photographie mettent entre les deux pôles contraires du jour et de la nuit, Philippe Laïs prétendait faire jaillir la couleur. Il se consentait pas même, comme M. Ingres, à mêler les matières colorantes sur sa palette en doses homéopathiques. Son rêve se formulait ainsi: «Donnez moi un papier blanc à mettre sur un papier noir, et mes ciseaux qui sont un prisme, vont vous montrer toutes les dégradations du spectre solaire.» Au moins, le docteur Josaphat jouait un peu au hasard de la chaîne électrique et ne savait pas bien au juste ce que c'était que la juxtasonnance. Le docteur Josaphat, un tiers de savant, un tiers de charlatan, un tiers d'original, n'était qu'un toqué imparfait. Mais Philippe, bonté du ciel! l'homme le plus pur, le plus érudit, le plus logique, le plus brave que j'aie rencontré en ma vie! Son idée fixe était grosse comme un marteau de forge! Il avait bâti autour de sa conviction des murs plus épais que ceux d'une forteresse. Ce qu'il professait, il le voyait, car nos sens peuvent devenir fous. Ce soir-là, je les suivis tous trois de bien plus loin qu'à l'ordinaire. Désormais, j'avais quelque chose à perdre: on me connaissait; si j'avais été surpris, adieu mes châteaux en Espagne! Malgré son entêtement, Philippe Laïs n'aurait pu croire, en effet, que je suivais ses découpures. «On se fait des monstres! me disais-je en regagnant à pied l'hôtel de Kervigné. Il ne s'agit que de voir les gens. Chacun est vulnérable par un côté. Ce fameux fossé qui me donnait la chair de poule, un enfant le sauterait.» Le lendemain au déjeuner, petite maman avait sa migraine. Au dessert, elle me dit d'un air languissant: »J'ai vu le docteur hier soir. --Comment va la musique? demandai-je. --C'est lui qui ma donné ma migraine. --Le docteur! --Il vous a rencontré deux fois, le soir, sur le boulevard Beaumarchais.» En disant cela, elle me regardait attentivement. Je répondis avec un sang-froid qui m'étonna moi-même: «Cela n'est pas impossible. --Aucune de ces dames ne demeure de ce côté, murmura-t-elle. --Excepté la comtesse, place Royale. --Très bien!» fit-elle avec un demi-sourire. Puis elle ajouta négligemment: «Chevalier, n'auriez-vous point pris, vous aussi, quelques actions du théâtre? --Quelle folie!» Elle menaça du doigt. «Si vous m'aviez trompé, René, prononça-t-elle d'un accent dramatique, vous auriez agi en malhonnête homme!» Dieu m'est témoin que je ne l'avais point trompée. Dans nos entretiens, elle faisait assez généralement les demandes et les réponses. Pour tromper, il faut promettre; je n'avais pas eu la peine de promettre: c'était elle qui arrangeait nos petites affaires à elle toute seule. «Il faut t'aimer comme tu es, René, murmura-t-elle. J'ai fait une folie, la punition commence. Mais quand je souffrirais un peu plus, qu'importe, si tu es heureux.» Ceux de mon âge sont touchés aisément. Je baisai sa main de tout mon coeur. Elle me fit asseoir près d'elle, essuya ses yeux où il n'y avait plus de larmes, et murmura dans son mouchoir qu'elle avait mis entre ses dents: «Dis-moi qui tu aimes, j'aurai la force d'entendre cela!» Mais moi, je ne l'entendais pas ainsi le moins du monde. Beaucoup de gens sont heureux de s'épancher, je le sais bien; je ne suis pas d'entre eux. J'avais vécu solitaire. Mon amour se suffisait à lui-même et je n'avais pas besoin de confident. «Je n'aime pas,» répondis-je. Il se répandit une telle expression de joie sur son visage que j'eus regret d'avoir ainsi parlé. «Tu as bon coeur et tu es incapable de mentir!» murmura-t-elle. Puis elle s'écria: «Je suis guérie! Je te prends ta journée.... tout entière, entends-tu? et ta soirée! si tu refuses, je verrai bien que tu n'as pas dit la vérité.» Je ne refusai pas. «Sais-tu ce que nous allons faire ce soir! me demanda-t-elle gaiement. Mon mari a monté en grade; il protége le drame, nous irons voir Mlle Léa Mouton, jeune premier rôle de l'Ambigu-Comique.» Nous allâmes voir Mlle Léa Mouton, qui était une belle brune, allaitée au théâtre Chantereine, prononçant les rrrrr à la façon de la bonne école, et disant: Merci, mon Dieu! comme un séraphin. Le regard de celle-là promettait qu'elle ne refuserait jamais aucun mobilier. C'était ici comme là-bas, exactement. Laroche, en habit noir, trônait aux stalles d'orchestre, et le président se cachait dans une baignoire d'avant-scène. On lança des fleurs à Mlle Léa Mouton; quand on la rappela, selon le rite, Laroche se leva pour l'applaudir galamment. Nous sortîmes après le troisième acte: ma cousine était de mauvaise humeur tout à fait. Elle me dit que Léa Mouton était marquée de la petite vérole. «Baïoque est à Paris! nous dit le docteur Josaphat sous le péristyle, comme on annonce l'apparition d'une comète à l'horizon. Il étudie la juxtasonnance. Comment trouvez-vous notre brebis? Eh! eh! chevalier, avez-vous fini, là-bas, du côté de la Bastille? Vous savez que ma chaîne a réduit en deux jours une pleuro-pneumonie double avec ictère? C'est joli. J'invente un bracelet. Plus de phthisie! L'académie est aux champs. Voici l'adresse de la pleuro-pneumonie:» Mlle Quilleboeuf, manicure, passage Tivoli, 9, chez M. Audrié.» Nous marchons. Sentez le président: cette Léa fume comme un amour. Je vais chez Baïoque.» Je reconduisis fidèlement ma cousine à l'hôtel. En chemin, elle me dit de lui acheter des cigarettes. On lui eût fait avaler des sabres! Dix heures et demie sonnant, j'étais à mon poste, assis devant une carafe d'eau glacée à la seconde table du café qui fait le coin du boulevard et de la place de la Bastille, Philippe arriva presque aussitôt après en fredonnant son air favori. Je le saluai comme il s'asseyait. «Ah! me dit-il, vous êtes du quartier? C'est le diable. Je n'ai pas pu enlever l'aile gauche de mon cygne.» Puis il demanda un journal, parce qu'il y avait des nouvelles d'Orient. J'aurais voulu l'Orient au fin fond de l'enfer. «Peut-on voir?.... demandai-je après une mortelle demi-heure et au moment où il rejetait son journal. --Ma Léda. Je l'ai guillotinée, j'en perds beaucoup par impatience. En cherchant bien, on devrait tout faire, car le propre d'un groupe est de ne renfermer que des lignes continues. Tout se tient dans un tableau, à tout le moins par le sol qui supporte les personnages. Mais le beau mérite que de rendre la vie par la vie. Délayez une vessie de rouge et vous aurez un vrai sang. Est-ce que vous avez entendu parfois des gens parler en vers? C'est la difficulté qui est l'art. Tout ce qui éloigne l'art de la nature dans le sens de la difficulté est un progrès. Voyez si les sculpteurs peinturlurent leurs statues. Je vous ferai une statue en papier qui aura le relief que vous voudrez. J'ai dessiné un bras tendu, en plein raccourci, avec le doigt roide comme une épée. C'est l'_a b c_. La couleur! voilà le grand problème. Les portes de ce misérable théâtre s'ouvraient. Dès que les portes du théâtre s'ouvraient Philippe Laïs allait à son devoir. Celui-là devait bien aimer sa soeur, et pour cela je l'aimais deux fois. Mais quelle devait être cette famille? L'intérieur de cette maison m'apparaissait souvent comme un calme et noble sourire. Ma pensée en était toute éclairée. Ce n'étaient pas des gens comme les autres; du moins je ne les voyais point sous le même aspect que les autres. Ils étaient plus beaux et ils étaient autrement beaux. Ils posaient devant moi, purs comme un groupe de marbre. Cela venait-il de ce que je connaissais leur origine? Peut-être, mais cela venait aussi de ce qu'ils étaient, en réalité, modelés selon la ligne antique. J'avais peu de littérature, je le répète, je ne pensais point, selon l'habitude d'un grand nombre, à l'aide de poétiques réminiscences. Avouerai-je davantage? Avant de connaître cette famille hellène, je respectais les souvenirs de la Grèce classique beaucoup plus que je ne les aimais. Ce qui m'avait séduit, c'était l'harmonie vivante de cette trinité groupée si naïvement: la fille, le trésor, gardée par le vieillard et par le jeune homme; ce qui m'avait séduit aussi, c'était la concordance idéale, la symétrie douce et tendre de leurs beautés. Il eût été pour moi impossible de rêver à cette enfant adorée un autre père. Son père l'ornait. Elle était la parure de son père, doublement heureux, car il avait un autre orgueil: il avait Philippe, le plus beau des trois, sans doute, le type le plus élevé de la beauté humaine qui ait jamais frappé mes regards. Quatre fois de suite je revins m'asseoir auprès de Philippe avant d'obtenir un résultat. Comme presque toutes les natures douces, il s'attachait par l'habitude et il prenait confiance à l'usé, sans qu'il y eût pour cela aucune valable raison. Ce n'est pas que je fusse sans faire tous mes efforts pour captiver son affection; mais ces efforts que je faisais, se bornaient nécessairement à bien peu de chose. J'écoutais plus que je ne parlais, et à peine, d'ailleurs, la conversation devenait-elle intéressante, que cet odieux théâtre vomissait sa foule et nous séparait. Paris est au monde la ville où se nouent le plus de relations de ce genre. Il est à Paris des milliers d'amis de café, de restaurant, d'omnibus et de promenade qui n'ont jamais songé à échanger leurs noms. Ils sont réunis par une communauté d'habitude; hors du cercle de l'habitude, peut-être n'auraient-ils plus de plaisir à se voir. On sait l'anecdote de ces deux habitués du Théâtre-Italien qui, partageant depuis vingt ans les mêmes enthousiasmes et les même rancunes musicales, se trouvèrent une fois face à face hors de leurs stalles. Le hasard avait rapproché leurs enfants à leur insu et ils devenaient frères en apprenant mutuellement comme ils s'appelaient. Ce fut une grande joie; mais ils changèrent de stalles. Ce fut du reste l'impatience produite par cette interruption périodique de nos courtes entrevues qui mit fin à mon purgatoire. Philippe mettait à développer ses théories une inconcevable passion. Rien n'entraîne comme la démonstration de l'impossible. Les deux dernières fois, en me quittant, il s'était écrié: On ne peut causer ici! Cela m'avait donné l'espérance. Le quatrième soir, je m'arrangeai de façon à le pousser par quelques objections faciles à résoudre. Il prit feu comme un paquet d'amadou, et quand les bourdonnements de la foule annoncèrent la fin du spectacle, il frappa la table d'un maître coup de poing. «J'ai chez moi, me dit-il, des copies de Raphaël et des copies de Rubens. C'est seulement en voyant les unes auprès des autres qu'on peut voir ce que j'entends par la couleur. --Des copies de Raphaël et de Rubens en découpures! m'écriai-je. --Comment vous nommez-vous? me demanda-t-il, au lieu de répondre. --René, répliquai-je. --Tout court? --Tout court. --Et que faites-vous? Je vous demande pardon: je suis chez mon père et j'ai ma soeur. --Je suis attaché au ministère de la justice.» Il hésita, puis il reprit: «Voulez-vous me venir voir? --De tout mon coeur. --A quelle heure êtes-vous libre? --L'après-midi. --Eh bien! demain je vous attendrai à trois heures.» Il me tendit la main, pendant que je lui disais: «C'est convenu.» J'étais si transporté que je ne songeai point à lui demander son nom ni son adresse. Je savais tout cela du reste, mais, vis-à-vis de lui, je ne devais point le savoir. Heureusement, il eut la même idée que moi, car, cinq minutes après, un garçon du théâtre vint me remettre une carte portant: Philippe Laïs, rue Saint-Sabin no 19. Il y avait maintenant six jours que je n'avais mis les pieds au théâtre, car ma cousine avait pris, vis-à-vis de moi, le rôle de victime et j'étais obligé de lui tenir compagnie après le dîner. C'est moi qui étais véritablement victime, et je commençais à me regarder comme un opprimé. J'allais au ministère tous les 32 du mois; le concierge de l'Ecole de droit ne connaissait pas encore mon visage. Ma cousine avait besoin de moi dès le matin, pour prendre son café; elle avait encore besoin de moi à midi pour me parler de ses vingt-huit ans en dévorant le second déjeuner; de midi à cinq heures, c'étaient les emplettes, ses visites à elle et le bois, où il lui fallait bien quelqu'un, en conscience. Le ministère n'est pas un lieu de plaisir, l'Ecole de droit ne peut rivaliser avec le jardin d'Armide, mais croyez que je regrettais bien souvent l'Ecole de droit et le ministère, occupé que j'étais pendant quatre mortelles heures à entendre vanter le sort de celles qui n'ont plus rien à ménager, ou bien encore à compter les mois de nourrice de toutes celles qui chancelaient au sommet de leurs vingt-huit ans. Age terrible! âge odieux! chiffre féroce qui frappait sans cesse mon oreille comme une baguette bat le tambour. Ma cousine avait une demi-douzaine d'amies qu'elle nommait spécialement: «ces dames», qui étaient comme elle un peu déclassées, un peu ravagées, et que sa nouvelle suzeraineté sur moi rendait jalouses. Cela l'enchantait. Elle courait après ces dames quand elle m'avait et m'eût volontiers juché au bout d'une hampe comme un drapeau. Je savais, grâce à Dieu, les aventures de ces dames, par le menu. C'était un recueil de tempêtes, quelque chose comme les _Beautés de l'histoire des naufrages_. Au contraire de ma cousine, qui avait passé au travers des plus horribles tourmentes sans jamais sombrer, ces dames chaviraient à la moindre bourrasque; l'Océan parisien roulait çà et là leurs débris. Je m'étais engagé à ne pas faire la cour à ces dames, et sur ma foi de chrétien, je fais serment de n'avoir jamais eu la moindre envie d'être parjure. Chaque fois que j'ai voulu parler des soirées de ma cousine, la peur m'a pris. Je redoutais ces soirées comme le choléra-morbus. Ces dames en étaient l'honneur. Elles avaient toutes des _positions_, quoique ces positions fussent toutes plus ou moins ébréchées. Leurs titres sonnaient bien, elles formaient un sénat, présidé par ma cousine, et dont la mission était d'écraser le _casuel_. Le casuel, autrement dit tiers-état, se composait de visiteuses officielles qui venaient chez ma cousine à cause de la dignité de son mari; bonnes vieilles conseillères, avocates générales et même petites substitutes pointues, charmantes ailleurs peut-être, mais ici en défiance légitime et cuirassées comme des plongeurs. Ma cousine aurait voulu qu'on lui demandât sans cesse aide et protection; son rêve était de passer debout entre deux haies agenouillées. Elle n'avait, au demeurant, nulle méchanceté dans le coeur, mais je ne sais pas ce qu'elle eût fait de son mari et de la femme du ministre, si ce double escamotage avait dû la conduire au portefeuille. On s'ennuyait chez elle d'une façon si navrante que le coeur défaillait. M. Kervigné avait coutume de faire un tour de salon vers les onze heures. S'il se trouvait là quelque magistrat important, il restait; mais s'il n'y avait que du fretin, selon l'habitude, il disparaissait dans un nuage. Josaphat appelait cela la bénédiction. A partir de ce moment solennel, le casuel n'avait plus qu'une préoccupation: la fuite. On glissait à bas bruit vers la porte; onze heures et demie sonnant trouvaient la dernière substitute bâillant dans l'antichambre, et ces dames, réunies en petit comité avec ces «messieurs,» prenaient le thé au sucre de la médisance. Qui étaient ces messieurs? Hélas! qui l'on pouvait: d'anciens beaux fruits, des aigles empaillés où la mite s'était mise, quelques vicomtes de Landerneau en passant, un monsignor obèse qui jouait la contre-partie de Tartuffe, le docteur Josaphat.... Mais Josaphat était ici comme le soleil. Toutes ces dames regrettaient ses rayons et aspiraient à se replonger dans sa gloire. Quel heureux perroquet j'aurais fait, si j'avais eu la moindre vocation pour l'état de Vert-Vert! XVII. COMME NOUS NOUS PARLAMES. En regardant la rue du Regard, j'avais la carte de Philippe Laïs sur mon coeur, mon trophée, ma conquête. C'était comme une émanation d'Annette. J'avais enfin le talisman! Mon sang me brûlait, ma tête tournait, ma joie me donnait le vertige. Oh! comme j'aimais! Et quel trésor d'adorables bonheurs recèle l'amour enfant! Je sais bien que je ne ferai pleurer personne mais j'ai les larmes aux yeux en écrivant ces lignes, qui ne parlent qu'à moi-même. Je me vois ivre et fou; pendant mon chemin dans ce dédale des rues tortueuses qui entouraient alors l'hôtel de ville; je m'entends causer tout seul et dire en vain ces chères extravagances que la plume ne saurait point fixer. Le quai me parut une ville inconnue. Avais-je jamais passé ce pont? Le ciel n'avait que des étoiles, et la rivière, toute basse, chantait comme un ruisseau au fond de son lit. Oh! que tout me semblait beau, et comme je remerciais Dieu! Cette fois, malgré la bonne habitude que j'avais de dormir sur mes émotions, je ne pus fermer l'oeil. Le grand jour me surprit rêvant. Cette fois, je crois que je fus poète. Je vis des rubans d'argent qui serpentaient dans un vallon vert, et sous une ombre épaisse, je vis deux enfants heureux s'adorer. Annette! Mon coeur! mon coeur! Et certes vous avez bien le droit de vous étonner, car je ne parle pas des craintes qui accompagnent tout amour, je passe sous silence les inquiétudes inséparables de la passion, même déclarée, même acceptée. Que ne devais-je pas craindre, moi qui n'avais rien dit encore à celle que j'aimais, rien, ni par les lèvres, ni par le regard; moi qui étais un étranger pour elle, moi dont elle ne connaissait point le visage, moi qui portais un nom qu'elle devait détester? Si je faisais un roman, je m'occuperais de cela. La fiction a besoin de vraisemblance, ce qui revient à dire qu'il faut de l'habileté pour être menteur. Pourquoi font-ils des romans? Pourquoi ne rapportent-ils pas purement et simplement ce qu'ils ont vu de leur propre coeur? Que leur importerait alors le petit code idiot édicté par cette plate tyrannie: la vraisemblance? La vérité s'affirme elle-même comme la lumière; elle met son pied nu sur les caprices pédantesques de la règle; dès qu'elle paraît, ce fétiche des paralytiques de la pensée, la vraisemblance s'enfuit comme une chouette devant le jour. Je n'avais ni crainte ni inquiétude. Je ne sais pas pourquoi je n'avais ni inquiétude ni crainte. Cela est ainsi. J'interroge mes souvenirs, plus vifs, plus lumineux à mesure qu'ils s'éloignent, et je n'y vois que certitude. Tout était gagné pour moi: j'allais voir Annette! Non, en toute conscience, l'idée ne me vint point qu'Annette pourrait ne pas m'aimer. Ces idées-là viennent, le plus souvent, par le canal des gens sages à qui l'on se confie. Je n'avais pas de confident. Au déjeuner, ma cousine me regarda avec défiance; sûrement, je portai mon bonheur écrit en grosses lettres quelque part. Elle avait déjà disposé de ma journée, lorsque le président vint s'asseoir à table. J'avais de la veine. M. de Kervigné, pour la première fois de sa vie, me fit des reproches et se plaignit de mon inexactitude au bureau. Je confesse que le mot inexactitude était le comble de la clémence. Saisissant la balle au bond, je promis d'aller au ministère le jour même. J'ai dit que ma cousine était une bonne femme; je le prouve en ajoutant qu'elle prit franchement mes absences à son compte. M. de Kervigné, toujours galant, répliqua: «Madame, si j'étais le chef de notre jeune cousin, vos explications suffiraient pour le présent et pour l'avenir; mais si vous avez tout pouvoir sur moi, il n'en est pas de même pour le fonctionnaire de qui dépend le chevalier de Kervigné. Nous ne devons pas entraver sa carrière. --Vous avez vu, répliqua Aurélie en soupirant, vous avez vu que le pauvre enfant animait un peu ma solitude.... René, je ne vous retiens plus. Je dois vivre seule et murer la porte de ma cellule.» Le président ne fut pas long à déjeuner. Peut-être, dans beaucoup de cas, M. de Kervigné fait Aurélie, mais, neuf fois sur dix, Aurélie fait M. de Kervigné. Moi, j'aime mieux le ménage du cordonnier où, après s'être cogné, l'on s'embrasse. J'étais libre, puisque j'allais au ministère. Je montai chez moi tout de suite. Ma cousine était très curieuse de ma toilette, qui faisait en quelque sorte partie de la sienne, puisque j'étais son cavalier. J'avais ce qu'il fallait à profusion. Je choisis un costume du matin fort élégant et propre éminemment à me faire prendre en grippe par n'importe quel chef de bureau; je l'endossai, et ma glace me dit que j'étais en tenue convenable pour remplir mes fonctions. Il était une heure à peine. Quand je redescendis, Aurélie était encore à table. Laroche lui servait le café. «Il y a M. Sauvagel, murmurait le drôle au moment où j'entrais. La cousine me regarda tendrement. «A-t-il cette tournure-là? répliqua-t-elle. --Idéal de coiffeur!» grommela Laroche. Ce n'était pas de M. de Sauvagel qu'il parlait. «Enfin, reprit Aurélie en me donnant une poignée de main; pour une fois.... Roro, tu vas aller dire à M. Sauvagel que nous ferons une promenade au bois.» Elle soupira. Ce Sauvagel n'était même pas vicomte! il vendait des sardines à Concarneau et disait: _Quoique çà_, comme Joson Michais. Il avait cinquante mille francs de rentes; il apprenait la vie de Paris pour pratiquer à Concarneau. Je ne fus pas jaloux. Je pris d'un pas leste et heureux le chemin du ministère, qui, en dépit de tous les plans gravés, me conduisit juste à la place de la Bastille. Comme j'apercevais la colonne de Juillet une voix s'éleva en moi qui posa inopinément cette question: «Si par hasard tu la voyais, que lui dirais-tu?» Je m'arrêtai court. Je vivais dans l'espérance d'un pareil bonheur, et, cependant, il m'éblouit. Je m'exprime mal: la pensée de ce bonheur m'embarrassa et m'effraya. Ma nature simple et sans prétentions m'avait jusqu'alors évité les petites misères de la timidité. Mais quelle prétention peut se comparer à l'amour? Je me sentis devenir timide, mais timide jusqu'à l'écrasement. Et la nécessité de me préparer me sauta aux yeux. Que lui dire, en effet? C'était sa maison; elle pouvait être là. Que lui dire! J'avais le temps: il n'était pas encore deux heures. Au lieu de traverser la place, je pris le boulevard Bourbon, témoin de mon premier rêve, et j'allai demander une inspiration à ses ombrages poudreux. Je revis mon banc et je souris: cela me remit dans la bonne voie et je fus sur le point de trouver le mot de ma charade, car ces propres paroles me vinrent à l'esprit: «Je ferai comme je pourrai.» C'est là le mieux, toujours le mieux. Il n'y a point au monde d'habileté qui vaille cet expédient: faire comme on peut, être soi-même, parler si le coeur vous dicte des mots, se taire si le coeur conseille la silencieuse éloquence. Mais la timidité est une bête inquiète qui démange, qui tourmente et qui mord. Je ne la connaissais pas: je n'en étais que mieux en butte à ses puériles tracasseries. La timidité revint à la charge, demandant sans trève ni relâche: «Que lui dirais-tu? que lui dirais-tu?» Et posant ce corollaire obligé: «Il ne faut pourtant pas passer pour un sot!» Mon Dieu! non, il ne faut pas passer pour un sot. On est sûr de ne point passer pour un sot, à moins qu'on ne le soit réellement, dès qu'on ne cherche pas à préparer des phrases. Je préparais des phrases; j'avais déjà trouvé des phrases; j'allais me noyer. Je m'assis sur mon banc pour bien mettre mes phrases dans ma tête. Ce banc était fée. Mes phrases s'envolèrent. Je n'étais pas bien persuadé, pourtant, de l'inutilité de mes phrases, car leur perte m'alarma. Je m'accablai d'injures. L'heure venait; je me jetai à corps perdu entre les bras d'un faux-fuyant. «Bah! me dis-je, je ne la verrai pas! Pourquoi la verrais-je? Ils la gardent comme une almée. N'allais-je pas penser qu'ils l'enverraient m'ouvrir la porte?» J'eus un bon éclat de rire à cette burlesque supposition. Remarquez ceci. Ce que je désirais le plus au monde, c'était de voir Annette, et la pensée que je ne verrais pas Annette me procurait un véritable soulagement. Uniquement parce que je n'avais pas la phrase qu'il fallait pour l'aborder. Dans deux ou trois jours, dans une semaine, il en devait être autrement. J'aurais eu le temps de rédiger ma phrase à tête reposée, dans le silence du cabinet. Je me levai, j'avais tout mon courage. J'entrai au No 19 de la rue Saint-Sabin, où une vieille voisine m'indiqua la porte du fond, au rez-de-chaussée; je frappai résolument, et ce fut Annette qui vint m'ouvrir. Phrase! traîtresse de phrase, pourquoi avais-tu pris ta volée? Faites donc des raisonnements selon les plus rigoureuses de la plus saine logique, et Annette viendra vous ouvrir! Elle était en déshabillé du matin, mais cela ne ressemblait point au déshabillé de la présidente, qui avait toujours l'air d'un gros bolide entourée de nuées. Annette avait un petit peignoir de percale blanche avec un fichu de mousseline, et c'était tout. Il n'y avait rien pour cacher ses magnifiques cheveux, rien pour égarer l'oeil qui cherchait les jeunes perfections de sa taille. J'ai vu des femmes belles et des femmes jolies; on peut être belle sans être la beauté, on peut être jolie sans présenter le type même, accompli et parfait, de la grâce; Annette était la grâce et la beauté. Faut-il le dire? Elle tenait un plumeau à la main: elle faisait le ménage. Je la vis un instant, blanche comme je la connaissais, avec ses tons de marbre de Paros qui la faisaient ressembler à une exquise statue. Ce ne fut qu'un instant. La seconde qui suivit, elle était toute rose: son front, ses joues, son cou et aussi ce que voilait le fichu de mousseline. Qu'eussent fait ici mes phrases, Dieu du ciel! Je sentis que mon visage était du feu; puis, ce fut une sensation de froid glacial. Mes jambes tremblèrent. Elle sourit, me montrant toutes les perles de sa bouche. J'ignore ce que je balbutiai, peut-être le nom de son frère. Elle me fit entrer et ferma la porte sur moi. Puis, touchant de son doigt sa lèvre souriante et mutine, elle me fit signe que quelqu'un pouvait nous entendre. Pourquoi? mon Dieu, pourquoi? Toute la candeur des anges était dans cette limpide prunelle. Elle fit un pas vers la porte de la chambre voisine, mais elle n'en toucha pas le bouton, au-dessus duquel sa main de fée resta suspendue. Elle se ravisa et revint à moi. Ne me demandez point ce que je faisais. Je sais que je la regardais et que je l'aimais. Cela est bien, croyez-le. Malheur à qui cherche mieux! Elle hésitait. Son hésitation se traduisit en une pantomime à peine sensible et d'un gracieux qui ne peut se dire. Mon étonnement avait cessé. Je trouvais tout simple de l'avoir pour complice. J'entrai en quelque sorte dans une magique atmosphère où tout s'expliquait par la magie même de la situation. Nous nous aimions. Ne le savais-je pas? tout à l'heure je parlais de certitude. Mon bonheur m'étouffait, mais je n'avais point de surprise. Elle me dit, gardant son doigt mignon sur sa lèvre, qui légèrement frémissait: «Pourquoi n'êtes-vous jamais resté après le premier acte? --Parce que je n'ai jamais pu,» balbutiai-je d'une voix défaillante. Elle m'avait vu! elle m'avait vu chaque fois sans doute. Mon amour l'avait attirée, comme un appel, vers moi qui étais resté toujours immobile et muet. J'ai pensé cela depuis. Alors je ne pensais pas. Je me mourais en une délicieuse extase. «Pourquoi reveniez-vous? demanda-t-elle encore. --Parce qu'il m'eût été impossible de ne pas revenir. --Et pourtant, vous avez été six jours sans revenir!» Elle avait compté. Sa bouche charmante eut une petite moue qui était un reproche. On marcha dans la chambre voisine. «C'est monsieur René, dit-elle tout haut en tournant le bouton de la porte. --Qu'il entre! qu'il entre!» dit la belle voix de Philippe. Je baissai la tête et j'entrai. XVIII. LA FAMILLE LAÏS. Philippe me reçut comme un ami. Sa chambre, toute petite, était un musée en désordre où il y avait de très belles choses qu'on voyait mal. Son atelier était auprès de la fenêtre: il consistait en une table supportant une douzaine de paires de ciseaux, rangées par ordre de taille, et deux ou trois emporte-pièces de formes diverses. Auprès de la chaise où il se tenait, un immense carton renfermait ses oeuvres, jetées pêle-mêle. Pauvre bon Philippe! il dut me dire assurément d'excellentes choses, des choses nouvelles pour moi et dignes d'intérêt; mais Annette tenait tout mon esprit avec tout mon coeur. Je ne voyais qu'Annette, je n'écoutais qu'Annette; toute parole qui n'était pas le nom d'Annette elle-même glissait sur mon entendement comme un vain son. Philippe me montra un grand nombre de découpures magnifiques, non point pour me les faire admirer, mais comme preuves à l'appui de sa démonstration. Mes efforts pour comprendre étaient sincères et même douloureux. Je ne pouvais pas. Il s'animait, il me parlait avec une passion extrême. Je distinguais les mots et je ne pouvais les attacher ensemble. Elle m'avait vu! Elle me connaissait! A mon insu, nos âmes communiquaient. Ma folie était de la sagesse! Oh! comme je discernais merveilleusement à cette heure les émotions confuses de ma fièvre cérébrale! Je l'aimais déjà! C'était le travail providentiel, la douleur qui accompagne toute naissance. Mon amour naissait en moi sans le concours de ma volonté; le germe se développait quelque part où ne va pas l'oeil de la conscience. Et de même en elle sans doute, car, souvenez-vous, elle avait souffert en même temps que moi; en même temps que moi le docteur Josaphat l'avait soignée; il l'avait soignée pour la même maladie! N'était-ce pas frappant? N'y avait-il pas là évidente prédestination. Sur cette pente, on peut aller fort loin. Il n'est pas de religion si bizarre que les faits ne semblent appuyer jusqu'à un certain point, et pour voir dans les nuages qui courent des géants couchés, des crocodiles antédiluviens, des danses de péris ou des batailles homériques, il suffit de regarder fixement. Pauvre beau Philippe! De temps en temps, il me demandait: «La voyez-vous? la voyez-vous?» Et toujours il sous-entendait la couleur, son rêve, comme ma pensée à moi sous-entendait Annette, ma destinée. «La voyez-vous, René? N'y a-t-il pas dans cet arbre les teintes chaudes que vont prendre les feuillées à l'automne? Vous y tromperiez-vous? Soyez franc! sont-ce là les feuillages du printemps? --Non, non, certes, Philippe.» J'étais franc. Je n'aurais pas voulu le tromper pour un empire, mais je voyais ailleurs que sur son papier, impitoyablement blanc et noir, le baiser ardent du soleil sur la tête rougissante de nos hêtres, là-bas, au pays de Vannes, vers la lisière de ce bois connu qui festonne la lande dorée, immense et plate comme une mer. Je voyais nos grands chênes aux branches bossues, nos châtaigniers cossus où Dieu a jeté le pain du pauvre parmi le plus opulent de tous les feuillages. Et sous ces arbres propices, dans le sentier mystérieux qui incline vers la coulée, ma vision glissait, non point ma vision du théâtre, non point le papillon aux ailes de gaze, tourbillonnant avec les roses, mais la jeune fille, mais le sourire d'enfant, mais la robe de percale et le fichu de mousseline, Annette, Annette, mon coeur et ma joie, Annette que j'aimais, Annette qui m'aimait, Annette Laïs, Annette de Kervigné, ma fiancée, ma femme, le meilleur de mon âme! Philippe disait: «Vous êtes un artiste.» Puis, feuilletant du noir et du blanc, il s'écriait: «Je prétends, parce que cela est vrai, que cette danseuse catalane n'a pas la même carnation que cette fille de Circassie. Regardez bien! Voici deux robes: laquelle est verte? Voici deux têtes: laquelle est blonde?» Je tombai juste. Il y a une veine dans le bonheur. Et puis ne croyez pas qu'il n'y eut rien, absolument rien de vrai dans la théorie de Philippe Laïs. On ne peut pas parler de rien. En outre, les efforts d'une volonté puissante, servie par une intelligence d'élite, ne peuvent pas aboutir à néant. La couleur existait dans les oeuvres de mon beau-frère: il l'y mettait de force. Mais, comme tous ceux qui se trompent de ce côté en maniant le levier, il tournait contre lui-même l'arme destinée à décupler la vigueur humaine. Il remuait un atome avec l'instrument qui ébranle les montagnes. Et mesurant l'importance du résultat à la terrible dépense de l'effort, il grossissait l'atome au point d'y voir la montagne. La palette d'Eugène Delacroix était dans ses yeux aveuglés; il voyait entre son blanc rigide et son noir implacable tout un clavier d'éblouissantes couleurs; il s'enivrait de gammes imaginaires, comme ce musicien sourd dont la perfide compagnie avait remplacé le clavecin trop bruyant par une rangée de touches d'ivoire et d'ébène qui étaient muettes. Il est dans le pays de Châteaulin, sur la paroisse de Lannelio, un vieillard qui habite une grande maison en ruines. C'est un gentilhomme qui porte les braies de toile du paysan. Ceux du bourg l'appellent «le Montreur,» et offrent le spectacle de sa folie aux étrangers comme une curiosité divertissante. J'allai voir le Montreur une fois par une soirée d'été. Le soleil se couchait au loin derrière les collines, découpant le profil des grands bois. Au détour du sentier j'aperçus un vieillard de haute taille, vêtu de toile blanche de la tête aux pieds, et dont les longs cheveux, éclatants comme la neige, tombaient en masses ondées sous les bords larges de son chapeau. Il fumait sa pipe gravement; il regardait les bois, derrière lesquels descendait le soleil. Habitué qu'il était aux visites, il me salua d'une façon solennelle et courtoise qui rappelait les belles manières des états de Bretagne, et, sans préambule, il me dit: «Nos futaies vont jusqu'à cet _arbre de pin_ qui monte tout seul au dessus des chênes. Il y a douze cents journaux de bois d'un tenant, savoir: sept cents sur Lannelio, cinq cents sur Phébihen, dont le cocher relève de nous. Tout le pays de prés, à droite de la rivière, est à maman; papa a les guérets, la lande, les trois moulins et le bas taillis qui va vers la ville. Bonnes terres. Entrez, si vous voulez visiter le château.» Du château, il ne restait absolument que les murs, percés de vastes fenêtres dont les châssis de pierres formaient la croix latine. Le soleil oblique entrait par toutes ces ouvertures béantes et colorait vivement les amas de décombres. «Ceci, me dit-il au seuil de la principale porte, est l'écusson du papa; d'azur aux six merlettes d'argent, trois, deux, une, avec la bande de gueules sur le tout, chargé de trois macles d'or; l'autre est à maman: de sable à la croix ancrée d'argent. Nous avons en haut les écussons d'alliance, depuis notre auteur, qui fut écuyer de Pierre Mauclerc, duc de Bretagne.... Voilà le vestibule: six andouillers de bronze, six de chêne, six de cornes, six de fer, en tout vingt quatre, pour pendre les chapeaux, les manteaux, les fusils, si l'on veut. Ceux de bronze ont coûté bon, tels que vous voyez. Ils furent achetés du temps du roi Louis XV par mon trisaïeul, qui était sénéchal de Tréguier.» Ce disant, le montreur me montrait avec une conviction profonde la muraille crevassée où il n'y avait rien, sinon des lambeaux poudreux, vieilles tapisseries tissées par des araignées mortes. Dans la salle à manger, il me montra la table de chêne, belle pièce et qui avait de l'âge: les buffets, bourrés de vielle argenterie, poinçonnée à cent marques, car chacune des aïeules avait apporté sa part; les dressoirs avec la porcelaine de Chine, achetée à Lorient, quand vivait la Compagnie des Indes, assassinée par les Anglais; les chaises, dont chacune avait au dos une tête de sanglier, de renard ou de loup; et les quatre grands tableaux de chasse qui venaient de loin et dont les amateurs offraient beaucoup d'argent. La salle à manger était comme le vestibule. Elle avait le ciel pour toit. Deux poules y picotaient le sol. L'homme qui m'avait amené clignait de l'oeil avec triomphe. Je me sentais le coeur pris dans un étau. Nous passâmes au salon, où il y avait une vache maigre qui allaitait languissamment un avorton de veau. Le montreur ne vit ni le veau, ni la vache qui lui barraient le chemin, mais il se découvrit pieusement devant le cordon des portraits de famille imaginaires. «Papa disait, reprit-il, que la cheminée de marbre fut la première qu'on vit dans ce pays-ci. Elle a les six merlettes d'argent sur champ d'azur, sans la bande, parce que nous brisâmes de la bande au temps de la duchesse Anne seulement. Nous n'étions pas les aînés, mais les aînés sont éteints, et nous voilà chefs de noms et d'armes.» Il fit une pause et son visage prit une expression de fierté modeste. «Douze fauteuils et douze chaises en velours d'Utrecht ciselé, poursuivit-il. Solide étoffe et qui dure; les bergères en tapisserie, les canapés aussi. Maman travailla vingt cinq ans pour les recouvrir.» Sa voix s'altéra. De la main qui tenait son grand chapeau, il me désigna deux endroits de la muraille nue et ajouta, les larmes aux yeux: «Le portrait du bonhomme et le portrait de la bonne femme.» A Paris, vous ne savez pas ce que peut avoir de grand et de touchant cette façon de désigner le père et la mère. Nous allâmes dans cinquante chambres que la manie du vieillard reconstruisait et meublait. Il nous conseilla de prendre garde en montant les escaliers qui n'étaient plus, et dix fois, avec une intention polie, quoique le sol fût uniformément battu, il nous prévint qu'_il y avait un pas_. Il n'omit rien, il nous montra tout, depuis la chambre des ducs, qui servait à Monseigneur l'évêque de Quimper, jusqu'aux écuries, où jamais il n'y avait eu moins de douze chevaux. Ces choses me saisissent énergiquement, bien que je ne sois pas poëte. Je finis par prendre à cette exhibition un plaisir étrange, et j'aurais presque pu dire que je voyais les mille objets fantômes évoqués par sa manie. Quand nous nous retirâmes, le soleil était couché depuis longtemps, et la lune épandait ses rayons pâles au travers des fenêtres vides. Il vint nous reconduire jusqu'à la porte extérieure, et pria Dieu d'être avec nous. «Est-ce cocasse assez? me demanda mon guide, un esprit fort de Lannelio. --Eh bien! ajouta-t-il, sortez-le de là, il en sait plus long que Monsieur-Recteur, (monsieur le curé). Philippe Laïs était ainsi. Il avait son château illusoire qu'il parcourait tête nue. Mais tournait-il un instant le dos à cette maison de sa folie, il vous découvrait des trésors d'intelligence et d'art. Comme peintre, c'était un savant de premier ordre. Il asservissait des facultés de géant à une idée microscopique, parce que cette idée, agrandie en effet par le microscope de son rêve, lui apparaissait comme un gigantesque monument, et il dépensait sa vie à cette tâche de faire voir aux autres ce qu'il voyait lui-même. Je ne sais pas ce que je lui répondis ce jour là de si convenable et de si parfaitement approprié à son dada, mais je dus toucher bien juste, car il me proposa son amitié. Ce n'était pas un petit cadeau qu'il me faisait là, à part même le prix immense que ma situation donnait à son offre. Philippe ne se livrait pas à tout le monde. Il avait été froissé souvent, raillé presque toujours. La France n'est pas le pays du rêve; on n'y voit de féeries qu'au spectacle, et, pour y croire, on y demande à toucher, après avoir vu. On dit que saint Thomas, l'apôtre, convertit les Parthes; il aurait eu du succès dans les Gaules. Philippe, confiant par nature, était devenu froid devant toutes ces défiances. Mais une croyance en moi, car il faut que chacun ait son idée fixe, c'est qu'il y avait une sympathie préexistante entre moi et cette famille. Ils m'aimèrent tous avant de me connaître, et je pense bien que Philippe saisit avec un empressement involontaire le premier prétexte venu pour m'aimer. «Voulez-vous être mon élève?» me demanda-t-il. On juge si j'acceptai avec transport. Il appela son père, qui arriva en pantoufles, s'enquérant d'où venait cette grande joie. Il avait la plume à la main, car son métier était d'écrire. Il connaissait plusieurs langues orientales et faisait des traductions du persan pour une librairie savante: rude état où l'on regrette parfois de ne savoir pas border des souliers. Quand il sut que Philippe avait trouvé un ami et un élève, M. Laïs sourit avec bonté. Ce sourire disait beaucoup: on y lisait toute une histoire. Ce sourire avouait que M. Laïs ne partageait aucune des illusions de son fils; c'était une tristesse douce, bienveillante, résignée; ce sourire proclamait en même temps l'affection sans bornes qu'il avait pour Philippe. Tout en souriant, il me considéra attentivement. Il me sembla que mon secret était percé à jour par ce regard si courtois, mais si fin. Peut-être ne me trompais-je pas; un nuage passa sous ses cheveux blancs et rida légèrement l'ivoire de son front. Il me tendit la main. «J'aimerai l'ami de mon fils, prononça-t-il avec une solennité que n'en comportait la situation. Je ne vis point en lui un adversaire, mais je sentis que le véritable gardien de la maison, c'était lui. M. Laïs qui se nommait Philippe comme son fils, était un insulaire de l'Archipel, où sa famille avait occupé une haute position, tant sous le rapport de l'influence politique que sous celui de la fortune. Il y avait trente-huit ans qu'il habitait la France, où il s'était réfugié, en 1804, après la défaite totale des Souliotes et la conquête de l'Albanie par Ali Pacha. Il avait alors vingt-cinq ans et ne savait pas d'autre métier que la guerre. Il avait son brevet de capitaine dans les bandes Souliotes, mais comme la France ne lui offrait en échange qu'un grade de sous-officier, il donna des leçons d'italien pour vivre. A Corfou, ville où s'était passée la plus grande partie de sa jeunesse, on parle l'italien autant que le grec. En 1805, il épousa une de ses élèves, Mlle Coutard, qui apprenait l'italien pour débuter aux Bouffes. Au théâtre, Mlle Laïs s'appela Mme Martini; elle y tint avec un certain éclat l'emploi de mezzo-soprano jusqu'à en 1813, où une maladie de larynx la contraignit à la retraite. Elle mourut en 1825, en donnant la vie à Annette. Ses dernières années s'étaient passées dans la retraite et dans la piété. A son lit de mort, elle obtint de son mari la promesse qu'il se convertirait à la religion catholique. M. Laïs restait veuf avec trois enfants: Marcos, filleul de Botzaris, qui était né la première année de son mariage; Philippe qui n'avait que cinq ans, et Annette au berceau. Depuis 1823, Marcos avait passé la mer et servait la cause de l'insurrection hellène auprès de son héroïque parrain. M. Laïs mit Philippe en pension, confia le berceau d'Annette à une parente, et, libre désormais des obstacles que sa femme avait mis à son départ, il reprit le mousquet pour conquérir l'indépendance de la Grèce. Marcos périt les armes à la main. M. Laïs reçut cinq blessures de 1825 à 1827 et fut porté pour mort à Navarin, où il combattait, comme simple soldat volontaire, à bord d'une frégate française. L'oppression musulmane était vaincue et l'Europe entière acclamait la Grèce libre. Mais les acclamations prouvent peu. Sur ce trône qui sortait de terre, on coucha un marmot allemand. Athènes fut aux Bavarois, et M. Laïs, guéri par miracle, revint en France. Il avait senti, loin de cette terre où sa femme dormait, que la France était pour lui une patrie. Philippe annonçait un peintre de talent; au couvent, Annette remportait tous les prix. Leur mère avait laissé quelque fortune, et la famille vivait dans l'aisance. La ruine d'un notaire spéculateur changea tout cela, et M. Laïs dut gagner le pain de ses enfants. C'était un homme sensé, doué de connaissances brillantes et variées, parfaitement distingué de formes, et c'était, par-dessus tout, l'honneur même; mais ce n'était pas un homme d'expédients. Annette fut retirée du couvent vers sa douzième année; Philippe dut chercher un atelier où il pût utiliser son savoir-faire. M. Laïs espérait en son grand ouvrage sur l'art grec; il avait un grand ouvrage; adressez-vous à ceux qui font de grands ouvrages si vous voulez savoir ce que la science ou l'art pur amènent de farine à la maison. M. Laïs termina son grand ouvrage. C'est moi qui l'ai fait éditer dix ans après sa mort. Le nom de M. Laïs a fleuri comme une plante semée sur sa tombe. On vendit les meubles; on changea de logement; il y eut de la misère dans ce pauvre nid d'exilés. Philippe ne trouvait rien de ses toiles. Un jour, il rencontra un Anglais au bois de Vincennes qui paya trois guinées une carte de visite où Philippe découpait le donjon. Ce fut le point de départ. Sans cet Anglais, Philippe aurait été un peintre: à moins qu'il ne fût mort de faim avec son père et sa soeur. On ne sait jamais comment ces choses arrivent. Si quelqu'un avait dit à M. Laïs, plus fier qu'un roi dans son malheur, que sa fille Annette, son doux et cher amour, danserait et jouerait la comédie au théâtre Beaumarchais, M. Laïs se serait fâché tout rouge. Annette dansait à ravir, pourtant, Annette chantait comme un rossignol, Annette avait un charmant talent sur le piano. Elle trouva une leçon. Pauvre petit coeur! Qu'il fut bon l'argent qu'elle rapporta pour la première fois à son père! Philippe était justement malade et M. Laïs bien embarrassé. La première élève en procura une seconde: singulière élève, celle-là, qui ne se souciait ni du nom ni de la valeur des notes, mais qui voulait apprendre en quinze jours à _faire semblant_ de savoir jouer du piano. Vous avez deviné que c'était une actrice, et même une lamentable actrice, car toute comédienne qui se respecte sait faire semblant de tout. C'était une débutante du théâtre Beaumarchais, qui parlait savoyard, mais qui était protégée par un actionnaire. Annette vit cet actionnaire, qui lui parut être de tout point un homme fort respectable. L'actionnaire s'informa d'elle, de ses parents, etc. Il ne dit point son nom, mais, le lendemain, Annette trouva chez son élève un autre monsieur des plus aimables, qui s'appelait M. Laroche. On lui dit qu'elle ferait sa fortune au théâtre et qu'il n'y avait qu'un saut de Beaumarchais à l'Opéra, quand on était tournée comme elle. Annette ne savait pas ce qu'est une comédienne, soit en haut, soit en bas de l'échelle artistique; elle n'avait pour le théâtre ni vocation ni répugnance; le mot fortune n'avait eu pour elle aucune signification sans l'espoir qu'il éveillait d'apporter un bien-être nouveau à son père et à son frère. Elle disait tout à la maison. M. Laïs fut informé le jour même de ce qui s'était passé, mais aussi il reçut la visite de ce bon M. Laroche. Je ne connaissais pas tous les talents de Laroche: c'était un diplomate. Il prouva deux choses à M. Laïs: 1º que la salle Beaumarchais était un conservatoire, un séminaire d'étoiles, une pépinière de fleurs rares destinée à renouveler les plates-bandes des théâtres royaux; 2º que lui, M. Laïs, n'avait pas le droit de refuser trente mille francs d'appointements pour sa fille. Il ajouta quelques mots adroits au sujet de protections puissantes qui changent les conditions de la vie théâtrale, dressant une véritable balustrade entre le péril banal et le jeune sujet qui ne connaît de sa profession que les joies permises et les triomphes honnêtes. Il y avait deux faces au caractère de M. Laïs: c'était à la fois un soldat plein d'énergie et un savant très timide, c'était aussi un solitaire. Il ignorait beaucoup les choses qui s'apprennent en vivant. Enfin, nous ne devons pas oublier que la femme dont il aimait et respectait la mémoire avait été dix ans comédienne. Annette signa un engagement au théâtre Beaumarchais, qui lui donna soixante-quinze francs par mois, en attendant les appointements de trente mille francs. Nous savons que M. de Kervigné et son Laroche n'en furent pas beaucoup plus avancés pour cela. Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'ai anticipé en donnant ces détails au lecteur. L'histoire de la famille Laïs ne me fut point racontée ce jour-là. Comme j'allais me retirer, après une entrevue de plus de deux heures, Annette, qui avait pris sa gentille et modeste toilette de ville, entra dans l'atelier de son frère. Sa présence me causait toujours une telle émotion que je craignis de ne la pouvoir point cacher. Quelle allait être d'ailleurs sa conduite vis-à-vis de moi? Savait-elle feindre? Cela m'eût blessé, quoique ce soit une science infuse chez les femmes. Allait-elle au contraire rougir, trembler, balbutier, se trahir?.... Rougir? Pourquoi? Trembler en ce lieu qui refermait tout son bonheur, elle, Annette! Oh! je ne connaissais personne qui pût m'aider à la juger par analogie. Elle était de celles qui vont toujours leur chemin tout droit et qui font naître ainsi à chaque instant de charmantes frayeurs, aussitôt guéries. Elle donna son front à son père et me salua d'un sourire ami. Elle dit, et jamais je n'ai frémi de si bon coeur! elle dit au moment où Philippe me prenait par la main pour me présenter à elle: «C'est moi qui ai ouvert à M. René. Nous avons causé.... et d'ailleurs, je le connais depuis plus longtemps que toi.» XIX. LA MANIE DE PHILIPPE. Ma sortie eut lieu sur ce mot. Elle fut la plus malheureuse du monde. Je m'inclinai à deux ou trois reprises, sans trouver une syllabe à prononcer, et je m'enfuis comme un traître de mélodrame surpris au moment où son monologue explique au spectateur la profondeur de ses machinations. J'étais furieux et j'étais attéré. J'avais vu, de mes yeux, vu, un rapide regard, échangé entre Philippe et son père à l'imprudente révélation d'Annette. Imprudente n'est pas le mot; il faut dire extravagante, et c'est trop peu. A quoi bon ce doigt mignon posé sur le sourire de ces lèvres roses, lors de ma première entrée? «C'est moi qui ai ouvert à M. René!» A quoi bon ce doux chuchotement?? «Nous avons causé!» Autant valait crier à tue-tête dans l'antichambre. Et ce terrible aveu: «Je le connais depuis plus longtemps que toi!» Quelle figure allais-je faire le lendemain? --L'idée me venait qu'Annette s'était moquée de moi, tant je trouvais sa conduite folle ou cruelle! Sans doute que vous devinez le plus mortel de mes embarras. J'étais percé à jour. Moi, je n'en eus pas conscience tout de suite. Cela me vint avec la sueur froide. A cette heure, que pouvait penser mon ami Philippe? Il savait le fin mot de ma passion subite pour les découpures. Il devait me regarder comme un de ces coquins qui prennent les vieux subterfuges de comédie pour entrer dans les familles. J'étais perdu, je songeai à me tuer. Je ne rentrai pas à l'hôtel pour dîner. Je ne dînai pas. Comme les événements se croisent! quel jeu de cartes! quelle loterie! Tout à l'heure j'étais le plus heureux des hommes, et maintenant.... Qu'avait-elle dit après mon départ? Avait-elle tout avoué? Elle en était capable! Ce n'étaient plus les paroles mêmes qu'elle avait prononcées qui bourdonnaient à mon oreille, c'en était la traduction, et voir la traduction que j'en faisais: «Ne prends pas la peine de me présenter M. René. Nous sommes d'accord: nous nous aimons tous deux. --Et qui le lui a dit?» m'écriai-je du fond de mon innocente colère. --Oh! certes, qui le lui avait dit? Ce n'était pas moi, et j'avais raison de la trouver bien osée! De quoi se mêlait-elle! N'avais-je pas fourni mes preuves d'habileté? ne pouvait-elle me laisser le soin de conduire notre chère intrigue? Elle avait dû tout avouer. Moi parti, on l'avait sans doute interrogée. J'étais certain qu'elle avait tout avoué. Avoué quoi, cependant? Qu'avait-elle pu dire, sinon que j'avais pris la même stalle six jours de suite pour assister au prologue de sa pièce? Il n'y a pas là de quoi pendre un homme. Et, courant tout à coup d'un extrême à l'autre, je cherchais ce qu'il y avait décidément entre nous. Mes terreurs me semblaient alors burlesques; j'aurais voulu ravoir mes terreurs; elles valaient mieux que le désespoir où j'étais de ne trouver rien entre nous, rien, sinon je ne sais quel rêve qui m'appartenait en propre et dont elle n'était pas complice. Elle m'avait adressé trois questions qui n'avaient pas le sens commun, en somme, trois questions qui trahissaient une véritable incohérence d'esprit ou un suprême enfantillage. Les voici, ces questions elliptiques, arrivant comme le résumé d'une explication qui n'avait pas eu lieu: «Pourquoi n'êtes-vous jamais resté après le premier acte? «Pourquoi revenez-vous? «Pourquoi êtes-vous resté six jours sans revenir?» Avant ces questions posées, il n'y avait eu d'elle à moi, ni de moi à elle, aucune communication, pas même de celles qui s'échangent par le regard. Nos yeux ne s'étaient point parlé. Avait-elle la tête bien saine, cette ravissante fille? Voilà le symptôme le plus assuré de folie. Tâtez-vous, chaque fois que vous vous demandez si quelqu'un de votre connaissance a perdu la raison. Ces questions, qui composaient tout mon avoir amoureux, ne signifiaient rien: c'était donc un fait bien acquis. Vous croyez cela? pour qui me prenez-vous! Rien! ces trois questions qui étaient le plus candide, le plus formel, le plus adorable aveu. Rien! ces trois questions que je n'aurais pas données pour tout l'or de l'univers. Il faut s'entendre. L'évidence est l'évidence! Avait-elle eu le temps de me dire: Je vous aime! Et cela se dit-il entre deux portes, quand on se voit pour la première fois, à deux pas d'un tiers, dans un entretien de deux secondes? Je préférais mes trois questions à ce «je vous aime» impossible. Je ne me représentais pas Annette me disant: «Je vous aime.» Il n'y avait pas lieu. Elle avait fait assez, elle avait fait trop: un fat aurait dit en pensée qu'elle s'était jetée à sa tête. Annette! Tout mon coeur s'élançait vers elle; j'aurais voulu la remercier à genoux. Jamais je ne l'avais si bien adorée. Elle avait trop fait, disais-je. Hélas! hélas! elle avait défait aussi. A réfléchir sérieusement, sa dernière démarche biffait ses premières paroles. Deux fois, elle avait agi comme un enfant, et c'était tout. Accorder une importance quelconque aux allées et venues de cet esprit fantasque, c'était tomber soi-même en enfance. La nuit me prit dans ces parages déserts où j'avais l'habitude de rôder. J'avais plaidé déjà tant de fois le pour et le contre depuis quelques heures que mon misérable cerveau se creusait et devenait vide. Je travaillais encore pourtant, car ces fièvres sont implacables. Je tournais comme un écureuil à la peine dans le cercle vicieux de mes raisonnements. Je souffrais, j'étais heureux, j'espérais, je pleurais, j'aimais. Oh! j'aimais! «Holà! mon élève, me dit la voix franche et sonore de Philippe, qui marchait à mon insu auprès de moi, vous êtes donc amoureux, vous aussi?» Je faillis tomber à la renverse, et il fut obligé de me soutenir. Nous restâmes un instant silencieux. Il me pressa contre sa poitrine. A l'heure où j'écris, je suis prêt à donner le meilleur de ma vie pour Philippe Laïs, mon frère, qui est une part de moi, tout comme ma femme et mes enfants. A l'heure dont je parle, ma tendresse fit explosion, comme un délire; je baignai son visage de larmes en le couvrant de baisers. Il m'était impossible de parler. Je voyais un sourire triste qui jouait autour de ses lèvres. «Je connais cela, je connais cela....» murmurait-il, sans avoir conscience peut-être des paroles qu'il prononçait. Nous étions au coin de la rue Saint-Bernard et du quai. «Vous aimez!» m'écriai-je. Il tressaillit dans mes bras, et, m'enlevant en quelque sorte,--car, à de certains moments, il avait la vigueur d'un Hercule,--il me fit faire quelques pas en avant. Ce mouvement démasqua pour nous une maison haute et d'aspect plus élégant que celles de ce quartier. Elle était blanche et toute neuve. Le premier étage avait six fenêtres, dont deux étaient éclairées: une à l'extrémité de droite, l'autre à l'extrémité de gauche. «C'est un peintre aussi, me dit-il. Le bonheur lui a donné du talent. Il travaille comme doit le faire un honnête homme qui a de la famille: rudement et sans relâche. Il est là, cette lampe l'éclaire. Je l'ai guetté longtemps pour voir s'il rendait sa femme heureuse. Il la rend heureuse. Tant mieux. Je souffre tout seul. Si je pouvais quelque chose pour lui, je le servirais de bon coeur.» Je ne comprenais pas bien encore, mais cette mâle résignation me tenait l'âme en suspens. «On ne m'a pas trahi, reprit-il, faisant effort pour affermir sa voix qui tremblait. On ne m'a jamais aimé. Moi, j'aimais bien: je n'aimerai qu'une fois. Elle était le génie que j'aurais eu. Je ne parviendrai pas.» «Je lui serrai les mains en silence. «Oui, oui, murmura-t-il, vous avez bon coeur. Nous avons dit cela, le père et moi. Le père s'y connaît, moi aussi. Nous allons reparler de vous.... Elle était ma volonté, ma force et mon avenir. Un jour j'ai espéré; ce jour-là j'ai rêvé un tableau; je l'ai vu dans ma pensée éblouie. Je l'ai peint depuis, c'est le seul; il était beau, quoique je n'eusse plus d'espoir. Je l'ai brûlé. Personne ne l'a vu. Maintenant, je découpe mon deuil: du noir sur du blanc, comme les tentures funèbres qui sont noires. A quoi me servirait la gloire? --La gloire remplace l'amour, voulus-je dire. --Non, c'est une erreur: la gloire n'est bonne que dans l'amour. C'est pour l'idole qu'on veut la parure et la couronne. Rien ne vaut que par le bonheur. Tout se flétrit quand l'espoir s'en va. Je ne veux plus peindre.» «Il me montra du doigt la seconde fenêtre éclairée: «C'est là qu'elle est, reprit-il, avec ses enfants. Elle a vingt ans, elle est belle et bonne comme Annette. Elle a pleuré de ne pas pouvoir m'aimer. Il y a deux ans que je ne l'ai vue, mais je viens tous les soirs. Je connais ses petits enfants. J'ai été des mois avant de pouvoir les aimer. Maintenant je les aime.» Il se tut. Un mouvement se fit dans la chambre éclairée. Sur les rideaux, une silhouette s'accusa. Je sentis que Philippe frémissait entre mes bras. «Noir sur blanc! murmura-t-il. C'est l'ombre du bonheur. Toute la création est là pour moi, et je ne vois plus d'autre vérité.» Il tourna le dos à la maison neuve, et nous remontâmes le quai, bras dessus, bras dessous, pour gagner le pont d'Austerlitz. Je m'étais oublié moi-même pour ne songer qu'à lui. «Eh bien! René, me dit-il presque gaiement, voulez-vous toujours prendre de mes leçons? --Toujours, répondis-je. --Le père prétend que vous vous êtes moqué de moi.... --M. Laïs? interrompis-je. --Il a été bien souvent trompé, m'interrompit-il à son tour. Il se vante d'être défiant et fait de son mieux pour ne plus croire. Mais, au fond, il est incorrigible, allez! C'est un homme des temps passés. Je n'ai qu'à le regarder pour voir nos aïeux des siècles héroïques. Je lui ai dit: Je connais René, je l'ai vu trois fois. Il est trop intelligent pour n'avoir pas compris le sérieux de ma pensée; il est trop honnête pour railler une pensée sérieuse. Ma soeur, alors, s'est approchée.... Mais d'abord, René, comment l'aimez-vous?» Il s'était arrêté tout d'un coup et me regardait en face sous un réverbère qui m'éclairait d'aplomb. «Comme vous aimiez celle qui eût été votre inspiration et votre force,» répondis-je. Il se reprit à marcher d'un pas plus rapide. «Bien, René, bien, me dit-il. Quand je ne vous parle pas d'elle, ne me faites point souvenir. Mais, puisque nous y sommes, allons. Comprenez-moi: comme j'ai guetté celui qu'elle aime, je surveillerai celui que ma soeur aimera. Il me faut ces deux bonheurs complets pour payer ma misère. «Si je pouvais vous ouvrir mon coeur! m'écriai-je. --Je crois en vous, m'interrompit-il encore, parce que vous êtes tout jeune. Le père a frayeur de vous, parce que vous êtes trop jeune. Voilà déjà plusieurs semaines qu'il avait parlé mariage. Il dit qu'il se sent mourir.» Le ton de Philippe me parut froid, vis-à-vis d'une pareille pensée. «M. Laïs ne m'a pas semblé malade, objectai-je, et la manière dont vous parlez me prouve que vous ne partagez point ses craintes. --J'ai appris à parler de tout courageusement, René. Le père ne craint rien. A la maison, il y a plus d'un genre de souffrance. Tout ce que dit le père est vrai. Il a soixante-sept ans. L'automne dernier, une de ses blessures s'est rouverte pour ne plus se refermer. Il va souvent à la tombe de ma mère. Il fait bien de songer à sa fille. --Vous lui resterez, du moins, vous, Philippe.» Il tourna la tête et répondit tout bas: «Quand un homme cherche la couleur dans le blanc et le noir, il est permis, même à son père, de n'avoir pas confiance dans la solidité de sa raison. Pour que le père s'en aille tranquille et content, il faut qu'Annette soit mariée. --Dieu veuille qu'elle accepte ma recherche! --Etes-vous riche, René? --Je ne suis pas pauvre. --Etes-vous libre? --Mon père et ma mère sont d'honnêtes gens qui m'aiment et qui ne voudraient pas faire mon malheur. --Avez-vous aimé d'autre femme que ma soeur! --Jamais! --Feriez-vous serment de cela? --Je vous le jure sur mon honneur.» Il reprit mon bras qu'il avait quitté et poursuivit: «Je ne suis point chargé de vous demander tout cela, mais j'ai voix au chapitre, malgré le noir et le blanc.... Ma soeur s'est donc approchée, comme je vous le disais. C'est de l'adoration que le père a pour elle: d'ailleurs, nous avons eu toujours le droit de tout dire. Elle s'est assise sur les genoux du père et j'ai entendu qu'elle murmurait: Veux-tu encore me marier! Il a fait signe qu'il le voulait. Annette a repris: Alors, c'est celui-ci que je choisis pour mari. --Et M. Laïs? demandai-je. --Ah! ah! M. Laïs a un peu froncé le sourcil. M. Laïs a voulu savoir où et comment vous vous étiez parlé. --Nous ne nous sommes jamais parlé! m'écriai-je! --Voilà ce qu'a répondu Annette. Mais alors, lui a dit le père, il faudra donc que j'aille solliciter la main de ce garçon pour toi? Elle a souri en répliquant: Il est fou de moi!» Philippe s'interrompit. «Jusqu'à présent, murmura-t-il, Annette était pour moi la raison enfantine et naïve, c'est-à-dire la vraie raison, la seule raison; mais il paraît que nous avons tous quelque chose dans la famille. C'est aussi drôle que mon noir et mon blanc, au moins. Je vous parle comme cela, René, pour qu'il n'y ait pas de surprise. Annette a dit: il est fou de moi! --S'il y avait un mot plus fort!.... m'écriai-je. --Bien, bien! Elle a deviné, alors, voilà tout. Vous ferez bien de dire au père qu'elle a deviné, et, s'il se peut, comment elle a fait pour deviner. --Elle a fait comme moi! --Très bien, René. Je suis un pauvre maniaque, et, certes, vous êtes tous des gens sages. Mais je ne sais pas railler, voyez-vous. Il y a deux voix qui parlent en moi, à cette heure où je sens votre coeur qui bat contre mon bras. L'une me dit: Leur folie s'appelle le bonheur; l'autre me dit de prendre garde. Prendre garde à quoi? Au bonheur? A qui? A vous, René, qui n'avez ni l'expérience ni la volonté du mal? C'est la première voix qui est la bonne. Je donne mon consentement à votre mariage avec ma soeur.» Je le serrai sur ma poitrine d'un mouvement si passionné que je l'enlevai de terre, bien qu'il fût beaucoup plus grand et plus robuste que moi. Je raconte ces choses exactement; je fais un procès-verbal plutôt qu'un livre, jetant sur le papier, sans artifice ni précaution, le fond même de mes souvenirs. Je sais bien que ces moeurs ne sont pas de notre temps non plus que de notre pays. Cela ressemble à l'Inde de Bernardin de Saint-Pierre. Nous étions pourtant à Paris, en 1842. Il y a des peuples primitifs, des races vantées. On peut prêter beaucoup, en fait de bergeries, aux Bretons, aux Ecossais, aux Allemands même, à cause des livres qu'ils font pour les coeurs sensibles. Mais ces Laïs étaient des Grecs. Je n'ai jamais ouï vanter la naïveté angélique des Grecs modernes. J'ai lu des oeuvres charmantes, romans, pamphlets, comédies, qui malmenaient rudement les fils de Socrate et d'Alcibiade. La sagesse des nations a fait de leur nom une injure; vous le voyez toujours pris en mauvaise part, comme le mot Français à Londres, comme le mot Anglais à Paris, comme en toutes contrées les noms de Normand, d'Arabe, de Cosaque ou de Juif. Je n'ai pas vu les Grecs en Grèce, et je n'ai pas d'ailleurs la science d'écrire qu'il faudrait pour les défendre contre leurs éloquents accusateurs. Je n'ai vu que mes bons amis, M. Laïs, Philippe, le frère de mon coeur, et Annette, la fleur de ma vie. Tous les trois eussent été peut-être des fous en Grèce comme en France. Je raconte. Au moment où Philippe me parlait ainsi, m'engageant sa foi qui était solide comme un roc, il ne m'avait pas encore adressé une seule question sur ma famille ni sur moi-même. On eût dit qu'il appliquait à ce grand acte, l'introduction d'un étranger au coeur de la maison, les délicatesses exagérées de l'hospitalité antique. Que je n'eusse pas l'idée de faire une enquête, moi, c'était la nature même: j'étais amoureux, j'avais dix-neuf ans, je restais un peu au-dessous du niveau de mon âge; mon rôle était d'aller tête baissée en avant, toujours en avant. Mais Philippe avait l'âge d'homme. Mais M. Laïs était un vieillard. Philippe venait de me le dire: M. Laïs avait été trompé bien souvent; il se vantait d'être défiant. Vous savez, c'est la fanfaronnade de ces pauvres bons coeurs. Ils ne veulent plus croire. Malgré ma complète inexpérience, le consentement solennel de Philippe Laïs m'étonna d'autant plus que je ne l'avais pas même sollicité. Une fois le premier enthousiasme passé, une crainte essaya de naître en moi. Je l'étouffai, je fis bien; ce n'est pas ainsi que s'y prennent ceux qui veulent tromper. «Vous n'avez jamais vu les coulisses d'un théâtre?» me demanda-t-il tout à coup. Et sans attendre ma réponse, il ajouta: «Allons faire une petite visite à ma soeur.» L'idée me vint que M. Laïs serait là. Malgré tout, il me faisait peur. Je cherchai un biais pour dissimuler ma couardise. «J'aime mieux la voir partout ailleurs que là, répliquai-je. --Quand elle sera votre femme, vous ne la laisserez donc pas au théâtre? m'interrogea Philippe en s'arrêtant. --Non, assurément, s'il dépend de moi de l'en éloigner.» Il frappa ses mains l'une contre l'autre. «Elle a dit cela! s'écria-t-il Notre Annette est une fée! ou bien c'est une sorcellerie que l'amour? Répétez-moi encore une fois que vous ne vous êtes jamais parlé. --Jamais, je l'affirme. --Le père a fait pour le mieux, reprit Philippe d'un ton de dignité où il y avait bien de la tristesse. Mon avis n'était pas le sien. On l'avait induit en erreur. Ce fut en discutant cette question du théâtre qu'il me parla pour la première fois de ses idées de mort prochaine. Il voulait faire à notre Annette une situation indépendante. Maintenant qu'il est désabusé, il cherche à rompre l'engagement. Mais le succès d'Annette est un obstacle.» Il allait toujours, malgré mon demi-refus. Nous arrivâmes à la porte du théâtre; il la franchit, sans me consulter de nouveau. Je n'avais pas à choisir: il me fallut bien le suivre. La comparaison de la sirène peut s'appliquer à tous les théâtres. Il ne faut point les regarder à l'envers. Je ne parle pas seulement de cette pauvre petite salle destinée aux délassements populaires. Les directeurs les plus opulents de Paris ne peuvent entrer chez eux qu'en traversant des ténèbres extérieures dont la peinture serait nauséabonde. Il paraît que c'est nécessaire. A toutes les splendeurs qu'on présente au public, il faut une compensation cachée. Toutes ces clartés, toute cette beauté, tout cet or, tout ce velours, toutes ces séductions dont le raffinement grandit sans cesse ne pourraient exister sans la fange qui les double. Je parle, bien entendu, sans figure; le lieu commun n'a pas d'attrait pour moi; il ne s'agit que d'une constatation matérielle. On a fait remarquer parfois que c'était là un lamentable miroir de la vie de théâtre. Il se peut, je n'en sais rien; je n'en ai jamais rien voulu savoir. J'admire seulement l'intrépidité dont font preuve nos étoiles en traversant chaque soir de pareilles horreurs et de pareilles odeurs. Marguerite de Bourgogne, encore passe; c'est une reine apocryphe et tannée comme un vieux cuir, mais la Dame aux Camélias, cette sensitive énervée par nos parfums, cet ange de notre débauche, cette pure émanation de nos vices, doit-on lui rappeler sans cesse la route qu'elle suivit une première fois pour monter jusqu'à son boudoir? Ils disent pourtant que le chemin de l'enfer est tout jonché de roses! Allez-y voir, et prenez seulement par derrière le théâtre du Vaudeville, que l'esprit de Doche illumine encore et fleurit, ou ce splendide théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont le cher directeur fait envie à tous les directeurs de l'Europe. Je serai généreux et je vous épargnerai toute espèce de description, bien qu'il y eût çà et là dans les coulisses quelques profils appartenant à la jeunesse de chrysocale qui, certes, vaudraient la peine d'être esquissés. La première personne que je vis fut M. Laïs, sérieux et doux, feuilletant un elzévir sous un quinquet. C'était sa place accoutumée; la loge d'Annette s'ouvrait à quelques pas de là. M. Laïs passait en ce lieu ses soirées; il s'était résigné à entendre les mauvaises plaisanteries de ces dames, mais ces messieurs ne l'avaient jamais raillé qu'une fois. Il connaissait le pas de Philippe, à notre approche, il quitta sa lecture. Son regard clair et franc, comme le reflet d'une conscience d'honnête homme, se fixa sur moi attentivement. «Nous avons à causer, mon jeune ami, me dit-il avec un bon sourire. Hier, je ne vous connaissais pas. Aujourd'hui, vous êtes pour moi le plus important personnage qui soit en France. On peut causer ici aussi bien qu'ailleurs, et je vais vous apprendre qui nous sommes. Je restai muet. Je m'attendais à être questionné; j'avais rassemblé mon courage pour répondre. Il me sembla que la façon d'agir de M. Laïs ajoutait une solennité singulière à l'interrogatoire qui sans doute allait suivre. Contre toutes les règles de notre jurisprudence mondaine, c'était ici le défendeur qui plaidait sa cause le premier. Le maître du logis ne se bornait point à ne rien demander à l'hôte, il lui ouvrait les pages de son livre de famille. Quand on donne autant que cela, on gagne le droit d'exiger beaucoup. Annette quitta sa loge pour faire son entrée. En passant, elle m'adressa un signe de tête souriant et familier. Vivaient-ils donc des mois en une journée? Le signe d'Annette et son sourire avaient l'aplomb d'une vieille amitié. Eh bien! oui, j'eus défiance. Ma sauvagerie n'était pas leur candeur. Je sentis que j'aimais jusqu'à mourir, mais j'eus défiance. Mon coeur se serra et l'angoisse fit percer la sueur froide sous mes cheveux. XX. SERIEUSE EXPLICATION. Je respecte la mémoire de M. Laïs comme celle d'un saint, mais je ne prétends pas le donner pour modèle de conduite à suivre dans cette grande affaire de l'introduction d'un gendre à la maison. Bien qu'à Paris nous ne soyons pas des Grecs, une confiance pareille à la sienne serait très souvent mal récompensée. Notre civilisation demande d'autres enquêtes, parce que, pratiquant la sagesse de la maxime antique, elle se connaît elle-même. Il avait tort, étant données nos moeurs; étant donné l'état de notre société, il avait tort. La meilleure preuve, c'est que j'eus défiance, moi qui participais à peine à ces moeurs; moi qui appartenais si peu à cette société, j'eus défiance. En présence du bon marché inattendu, l'acheteur novice est comme l'acheteur habile: ils ont peur tous deux; c'est l'instinct. Chez nous, l'honnêteté de celui qui vend ne se suppose pas. Pour inspirer confiance, il faut surfaire. Vous connaissez tous ce médecin ignare, mais spirituel, qui gagne de l'or à être bourru. Il reste un charme à la vieillesse d'Aspasie, c'est de battre Périclès. La joie fait peur, dit un des plus ingénieux écrivains de ce siècle. Ce n'était pas assez dire, tout ce qui est bon fait peur. Je ne crois pas que j'eusse été capable de supporter une déception. Mon amour a pu pénétrer en moi plus profondément depuis lors et mieux englober tout mon être dans le réseau de ses racines, mais il était né tout entier d'un seul jet. Ma vie se jouait malgré moi sur cette chance unique. Annette était la nécessité de mon existence, je le sentais pleinement. Pendant quelques minutes, je le sentis douloureusement et c'est ce que j'appelle avoir défiance. L'idée ne me vint point de m'arrêter sur la pente où j'étais; j'eus conscience d'être en équilibre entre le bonheur et le malheur, voilà tout, et la présence même du danger n'éveilla point en moi la volonté de reculer. M. Laïs et Philippe échangèrent quelques paroles. A une question de son père, j'entendis Philippe qui répondait: «Tout est comme Annette l'a dit, exactement.» Il commença une promenade de long en large derrière la toile de fond et M. Laïs me fit entrer dans la loge d'Annette. Tout le monde connaît ce laboratoire qu'on appelle la loge d'une actrice, et vraiment mon livre n'est point écrit pour initier les profanes aux pauvres secrets de l'envers de la comédie. Si je ne m'étais astreint à toutes les rigueurs de la vérité vraie, je sortirais bien vite de ce lieu qui m'irrite et m'offusque. Je n'y ai pas d'air; tout m'y déplaît bien plus violemment encore que je ne veux le dire, car le vice apparent n'est souvent que la forfanterie de la souffrance, et cette pensée retient sur ma lèvre des paroles sévères. Et n'était-ce point du lieu même que naissait ma défiance? Me serais-je défié ailleurs? Chaque lieu a son parfum moral, son influence, son magnétisme. Le pavé de l'église sue la prière, le logis paternel exhale la tendresse et le respect, l'amour est partout dans ce réduit blanc où dort la bien-aimée. C'est là, oh! c'est là qu'il faut faire parler le coeur. Mais nous sommes dans les coulisses d'un petit théâtre, à la porte de l'étouffante officine où se fabriquent les longs yeux, les bouches roses, les tempes veinées d'azur, les fleurs du teint, les perles du sourire, pour notre cher tableau d'honneur modeste et sincère, nous avons le clinquant dédoré de ce cadre. Soyons résignés. «Elle reste en scène une demi-heure, me dit M. Laïs en m'offrant l'une des deux chaises qui composaient le mobilier de la loge. Mon histoire n'est pas bien longue, nous avons le temps. Vous êtes tout jeune, monsieur René. Il me semble que j'étais jeune hier encore. Mes deux enfants vous aiment. La façon dont naît l'affection importe peu, et il est certain que je me suis senti porté pour vous à première vue. Je tiens grand compte de ceci: on ne voit bien les gens que du premier coup. J'aurais souhaité que mon gendre eût quatre ou cinq années de plus, mais nous ne sommes pas de ceux qui choisissent. Pour le coeur seulement, j'ai le droit d'être difficile, car nous sommes trois bons coeurs à la maison. Les deux enfants aiment bien leur père. On n'est pas trop de trois. L'idée de marier Annette m'est venue en même temps que l'idée de mourir.» J'ouvris la bouche. D'un geste il me pria d'écouter encore. «Philippe a dû vous dire cela, reprit-il. La séparation sera un grand deuil, car nous vivons les uns par les autres. Philippe sait; Annette ne veut pas croire. Je suis un vieux soldat, mais pour elle j'ai peur de mourir.... «Vous êtes bon, s'interrompit-il en raffermissant sa voix qui s'altérait; je vois cela dans vos yeux. Seulement vous êtes bien jeune. Annette a dix-huit ans. Un an de différence! Je vous manquerai. J'aurais voulu un gendre.... C'est peut-être de l'ingratitude envers Dieu qui vous envoie. Elle n'a rien que la bonté de son âme. L'épreuve du théâtre est faite. A Paris, la misère est un gouffre. Je laisse parler ma pensée, monsieur René: quelque chose me dit que je suis pleinement compris par vous. «Pleinement,» répétai-je d'un accent pénétré. Il prit ma main et la serra. «La pauvreté n'est pas encore chez nous, poursuivit-il, et je ne saurais exprimer quelle noblesse relevait dans sa bouche la vulgarité de ces détails. Annette n'a jamais connu la vraie pauvreté. Philippe gagne quelque chose, et tout ce qu'il gagne est pour nous. Mais Philippe a une blessure aussi. Elle n'a pas besoin de se rouvrir, car jamais elle n'a été fermée. Sa blessure, qui est au coeur, lui répond dans la tête. Annette ne peut rester à la seule garde de Philippe.» Il s'arrêta et demeura pensif un instant, pour reprendre en baissant la voix. «Est-ce bien sa blessure? Nous avons tous quelque tour singulier dans l'esprit. Quand j'examine ce qu'Annette m'a dit de vous aujourd'hui.... Mais nous sommes trois à vous juger. Je ferais serment que vous n'apporterez jamais sous un pauvre toit comme le nôtre ni le chagrin ni la honte. --Puissé-je y ramener la joie au prix de tout mon bonheur! m'écriai-je. «La jeunesse a son bon côté!» se dit-il à lui-même. Il me semble encore que je vois son sourire paternel dans le cadre de ses beaux cheveux blancs. «Elle a perdu sa mère de bonne heure, poursuivit-il. C'était une enfant faible qu'on pouvait rendre malade en fronçant le sourcil ou en élevant la voix: gaie comme un oiseau chanteur au printemps, et si belle dans ses rieuses allégresses! mais une sensitive! Nous ne savions pas la contrarier, elle a toujours été notre reine; ses désirs devenaient nos caprices. Elle nous payait en baisers. Ah! vous verrez quelle douce chose c'est de lui obéir! J'en voulais arriver à ceci; elle aime, elle nous l'a dit, parce qu'elle ne nous cache jamais rien; elle nous a demandé celui qu'elle aime, parce que jamais nous ne lui avons rien refusé.» J'écoutais les yeux humides. «Vous verrez quelle douce chose c'est de lui obéir!» Philippe m'avait déjà donné son consentement; n'était-ce pas là celui de M. Laïs. «Le temps passe, reprit-il avec un brusque soupir, comme s'il eût chassé de force un vol de pensées pénibles. Je ne vous ai rien dit encore de ce qu'il vous faut savoir. Ecoutez-moi et ne m'interrompez pas, afin que tout soit fini, quand Annette va revenir.» Je n'avais pas à l'interrompre. Il me dit la courte histoire que j'ai déjà racontée, depuis son premier départ de Corfou, jusqu'à l'entrée d'Annette au théâtre. J'attendais, je dois le dire, un mot, une allusion au moins, ayant trait aux tentatives de mon cousin de Kervigné, mais ce nom ne fut point prononcé. «Annette, dit-il seulement en terminant, a été fort malade au commencement du mois dernier. Nous avons été mécontents du médecin qui l'a soignée, et peut-être l'avons-nous trop vite privée de ses conseils. Physiquement, le théâtre la fatigue; au moral, elle est comme le diamant, dont rien ne peut ternir le pur éclat. Nous sommes des étrangers, mon jeune ami, j'ai dû vous faire connaître notre vie, notre origine, nos croyances. Annette n'a pas de dot pour le présent, dans l'avenir elle n'attend rien. Vous n'avez point à me répondre. La nuit porte conseil; vous viendrez me voir demain.» Il se leva. On entendait la tempête d'applaudissements qui annonçait la sortie d'Annette. «La première fois, murmura-t-il, ce bruit m'a fait battre le coeur. Maintenant il m'attriste. --Ce bruit m'a toujours attristé,» répliquai-je. Il mit la main sur mon épaule, et me dit: «Vous avez le coeur haut. Cherchez bien en vous-même: s'il se pouvait que vous eussiez un regret.... --Vous l'avez dit, l'interrompis-je; rien n'altère le diamant. Son noble front s'éclaira si visiblement, que ce fut comme une lueur qui l'eût frappé à l'improviste. «J'ai confiance! prononça-t-il avec force. --Ce Laroche est revenu! s'écria Annette en foulant aux pieds un énorme bouquet de roses. Il m'a jeté ces fleurs.» M. Laïs pâlit et je sentis que j'avais le visage en feu. «Allons, père, reprit Annette, j'ai les deux entr'actes et tout ce tableau pour retourner M. René comme un gant. Laissez-moi faire. Dans une demi-heure, je vous dirai au juste si nous sommes des sages ou des fous. Le vieillard me tendit la main avec quelque embarras, ajoutant: «Elle a désiré cela. Elle dit que nous sommes trop bons et qu'elle sera bien plus sévère que nous. Je n'ai pas besoin de vous faire souvenir que vous lui devez l'exacte vérité.» La surprise me réduisit au silence. Je cherchais encore ma réponse que déjà la porte était fermée sur Annette et sur moi Nous étions seuls. «J'appellerai l'habilleuse, avait-elle dit au moment où son père sortait. Je ne suis pas du tableau. Que personne ne nous dérange.» Elle avait, en parlant ainsi, un petit air d'importance qui me fit frissonner. J'étais troublé jusqu'à la détresse, et, certes, je ne songeais guère à parler d'amour. Je me disais: Elle est la raison, elle est le bon sens de cette famille. L'examen que les autres n'ont su faire, je vais le subir ici. Et par combien de points ne suis-je pas vulnérable! Ma minorité, la dépendance où je suis vis-à-vis de mes parents, la tutelle de cet odieux cousin de Kervigné, pas de bien venu, pas d'état! L'idée d'épouser une jeune fille sans fortune et d'entrer chez ces bonnes gens en qualité de protecteur me sembla en ce moment si impossible et si absurde, que je restai comme écrasé. Philippe, au moins, avait ses découpures; à moins de pêcher des congres, et la rivière de Seine n'est pas favorable à cette industrie, moi, je ne savais rien faire de mes dix doigts. Annette jeta sur son costume de papillon son petit châle-mantelet de soie noire. Gavarni a crayonné souvent cette tenue de l'actrice qui attend son tour de reparaître en scène. Les croquis de celui-là gardent la grâce dans leur gaieté et n'enlaidissent pas la nature, au contraire. Cependant, même chez Gavarni, cette opposition a quelque chose de si franchement burlesque qu'elle ferait fuir le rêve d'amour le plus entêté. C'est ici la prose professionnelle; l'actrice, ainsi fagotée, porte sa petite tenue comme le superbe carabinier qui coiffe un bonnet de coton au lieu de son casque, et chausse, à la place de ses bottes, de gros sabots pleins de paille. Le parfum de l'illusion s'enfuit, chassé par l'odeur du métier qui empeste. Hélas! oui, tout cela est la vérité même. Il n'y avait rien autour de nous qui ne fût contre Annette, et j'essayai lâchement d'élever entre elle et moi cette prose ignominieuse comme un rempart. J'étais précisément fait pour user de cet avantage mieux qu'un autre, car je hais, oui, je hais le théâtre jusque dans ses splendeurs. Or, jugez: j'avais ici pour moi le côté caricatural du théâtre, et de quel théâtre! Ce trou semblait fait tout exprès pour rencontrer le ridicule en drogue amère et capable d'empoisonner la passion même. Je le crus, tant j'avais peur de ma misère. Je l'espérai, tant j'étais furieusement l'ennemi d'Annette perdue pour moi. Elle s'assit sur la chaise où naguère était M. Laïs. La petite lampe posée sur la table de toilette l'éclairait par derrière et jouait dans les masses admirablement soyeuses de ses cheveux. Je voyais ressortir en lumière le profil de sa joue et le pur contour de son cou, tandis que ses yeux, demi-perdus dans l'ombre, rayonnaient la douce lueur de ses prunelles. Où était la mascarade? Par où s'épanouissait le ridicule du costume? Il n'y avait là qu'une chère jeune fille à la pose digne et à la fois familière, une enfant gracieuse et modeste, un délice de candeur et de noblesse: la plus jolie, la plus belle, la plus suave des vierges. C'est à peine si mes projets de révolte eurent le temps de naître. Annette me fit signe de prendre place. J'obéis. J'attendais sa première question avec une véritable angoisse. «Je ne sais pas par où commencer, me dit-elle enfin. Il faut être franc avec moi, monsieur René. Est-ce que vous me trouvez du talent? --Mademoiselle....balbutiai-je littéralement abasourdi. --Non, n'est-ce pas? m'interrompit-elle. Ni moi non plus. Ce n'est pas du tout de cela que je voulais vous parler. J'avais bien des choses à vous dire. Attendez!» Son doigt mignon toucha son front entre ses deux yeux. Je ne crois pas l'avoir vue si jolie. «Nous y voilà! s'écria-t-elle. Vous étiez déjà venu auparavant? --Auparavant?.... répétai-je, car mon cerveau était plein d'imbécile engourdissement. --Oui, fit-elle avec douceur et comme un juge clément qui ne veut pas brusquer son accusé, avant le premier soir où vous prîtes une stalle d'orchestre. --En effet, répondis-je. --Quel jour? --Il doit y avoir un mois. --Le jour où je tombai? --Précisément, mademoiselle. --Me vîtes-vous tomber? --Non, j'étais tombé avant vous. --Vous étiez bien pâle.... Dans la loge de côté, n'est-ce pas, à droite? --Oui. --Avec une vieille dame très-élégante?» Les vingt-huit ans passés d'Aurélie. «Oui, répondis-je encore. --C'est votre mère cette dame? --Non, c'est ma tante. --Tant mieux.» Il y eut un instant de silence, puis elle me dit gravement: «Voilà ce que je voulais savoir. --Et encore, pourtant, reprit-elle, comment aimez-vous votre mère? --Comme il me semble que j'aimerais votre père! répliquai-je. --Mon pauvre bon père! murmura-t-elle pendant que ses yeux charmants se mouillaient. Vous ne le quitterez jamais, n'est-ce pas? --Jamais! j'épouse aussi votre famille.» Elle me tendit la main. Je n'eus pas l'idée de la porter à mes lèvres. Nos deux mains étaient glacées. J'ignore pourquoi nous ne nous disions rien de ce que nous sentions. A nous écouter, à nous voir même, personne n'eût deviné la passion qui nous entraînait l'un vers l'autre. Annette avait l'air d'être satisfaite du résultat de son interrogatoire frivole. Je lui ai demandé bien souvent depuis ce qu'elle sentait et quelle était la signification de sa conduite. Elle m'a répondu: Je t'aimais. Et pourtant cette première entrevue restait glaciale comme nos mains. Il semblait que nous n'eussions à faire aucun échange de pensées. Il m'est arrivé de croire que l'échange était opéré déjà et que cet étrange amour vivait en nous de lui-même. Il en fut longtemps ainsi. Pendant des semaines, notre bonheur fut sans voix. Je ne saurais mieux peindre la physionomie de nos premiers entretiens qu'en les comparant au calme plat d'un ménage où perce le bout d'oreille de l'ennui qui va grandir. C'était l'apparence, mais comme l'apparence mentait! Nous étions un ménage, en effet, par l'accord de volontés, par l'incroyable identité de nos désirs. Mais comment la fatigue aurait-elle pu naître? Notre bonheur n'était qu'un bouton, lent à s'épanouir. A nous deux, nous n'avions qu'un coeur qui ne savait pas encore se parler à lui-même. Ce fut moi qui rompis le silence. J'avais cette double conscience de subir un examen mystérieux qui suffisait à ma belle Annette et d'en sortir vainqueur, mais ce n'était pas là l'examen demandé par M. Laïs et il fallait y arriver. «Je dois vous dire, mademoiselle, commençai-je en faisant un effort capable de soulever une montagne, que j'ai trompé votre frère...... --Vous! m'interrompit-elle d'un accent incrédule. --J'ai une excuse. Vous devez tous détester le nom que je porte.» Son regard curieux se releva sur moi. «René n'est pas votre vrai nom? murmura-t-elle. --Si fait, mon nom de baptême. --Ah! vous êtes noble, n'est-ce pas? Cette question fut faite avec vivacité. «Nous aussi, poursuivit-elle sans attendre ma réponse, nous avons été nobles, riches et même puissants.» Puis souriant, comme pour railler elle-même cette bouffée de son orgueil d'enfant, elle ajouta: «Tout cela est bien loin de nous. Quel est votre nom de famille, monsieur René? Mon père et mon frère ne détestent personne, sinon les oppresseurs de notre pays, là-bas. Vous êtes Français; la France a fait de son mieux pour la Grèce. --Je m'appelle René de Kervigné.» En laissant tomber ce nom, j'eus un frémissement par tout le corps, et je pris malgré moi le ton qui convient quand on fait un aveu terrible. Je regardai Annette du coin de l'oeil, je ne vis point son visage changer. «Eh bien? me dit-elle.» Je restai stupéfait. «Je croyais.... balbutiai-je. --Qu'est-ce que vous croyiez? m'interrompit-elle avec pétulance. --On m'avait dit que M. Laïs avait chassé de chez lui, tout récemment.... --Deux personnes, c'est vrai: M. Laroche et le docteur Josaphat, mais je n'ai jamais entendu prononcer ce nom de Kervigné........ A moins, se reprit-elle, à moins.... Elle s'interrompit en un éclat de rire et ajouta: «A moins que ce ne soit le vieux bonhomme qui se mettait dans la baignoire d'avant scène, à gauche. Mais qu'est-ce qu'ils veulent donc? le père avait envie de battre M. Laroche et je crois qu'il a battu tout à fait le docteur Josaphat. Mais le docteur Josaphat avait glissé une lettre sous mon oreiller. Ils sont fous! Moi, cela m'est bien égal que vous vous appeliez René de Kervigné. Je ne vous ai rien dit de ce que j'avais à vous dire, et vous? --Oh! moi...... commençai-je impétueusement. --Vous, je sais tout ce que vous pensez. D'ailleurs il est trop tard. Laissez-moi, et appelez l'habilleuse. Son sein battait. Dieu sait mon éloquence n'y était pour rien. Moi, j'étais ému jusqu'au tremblement, et j'aurais cherché en vain dans ses paroles le motif de ce trouble excessif. Nous n'avions rien dit de ce que nous avions à dire. Nos regards eux-mêmes, il faut ajouter cela, étaient restés muets. A quoi servent donc les paroles et les regards, puisque nul pouvoir humain n'eût été capable désormais de séparer nos coeurs? XXI. FIANÇAILLES. En sortant du théâtre, j'évitai à dessein M. Laïs et Philippe. Il était plus de minuit quand je regagnai l'hôtel. Le déjeuner du lendemain, comme on le pense, fut un peu orageux, bien que le président et sa femme ne connussent point encore l'emploi que j'avais donné à mes heures de bureau. Le président me dit qu'il avait écrit à mon père tout exprès pour l'informer de ce fait que j'avais enfin pris la résolution d'aller régulièrement au ministère. Ceci était une menace pour l'avenir et impliquait la condamnation du passé. Petite maman, opposition systématique et vivante à tous actes de son seigneur et maître, annonça qu'elle allait écrire à ma mère pour lui dire de moi tout le bien possible, mais quand le président eut quitté la table après son frugal repas, petite maman fit semblant de pleurer et j'eus une scène. Il fallait qu'elle fût tombée sur un mauvais coeur! Je lui arrachais les dernières illusions de sa jeunesse! Je n'y mettais pas même les formes! Je l'abandonnais brutalement! insolemment! J'étais ingrat comme peuvent l'être les cochers de fiacre! La baronne était venue et lui avait dit: On ne voit déjà plus le cousin! La vicomtesse était venue et lui avait dit: J'avais pronostiqué cela sans être sorcière! Une substitute enfin, hélas! oui, une substitute qui n'avait point passé vingt-huit ans, était venue et avait dit: C'est bien grave ici pour un garçon de son âge! «Etais-je donc grave avec toi, René? Quel âge croient-elles donc me donner? Leurs calomnies ne peuvent pas faire que j'aie vingt-quatre heures de plus? Te faut-il des plaisirs? Mais je ne demande pas mieux! Nous irons tous les soirs au spectacle. Cet hiver, en domino, je peux très bien risquer le bal de l'Opéra. Et cet atroce Josaphat est venu aussi! Et sais-tu ce qu'il m'a dit? Il m'a dit: Quand on n'a pas soin de leur attacher un fil à la patte...... Mais c'est un homme, lui, au moins! J'avais payé quelqu'un pour arracher les yeux de la substitute! Qu'as-tu fait hier au soir? --J'ai dîné avec des camarades de bureau,» répondis-je. Je n'ai pas remords de ce mensonge. C'était de la bonté d'âme. «Déjà! s'écria-t-elle. Du premier coup! Ces ministères sont de mauvais lieux! Et crois-tu que ton excellente mère t'ait envoyé à Paris pour de pareilles orgies! On s'échauffe la tête, on perd sa santé. Y avait-il des femmes? --Nous étions entre hommes. --Voilà qu'il apprend à mentir! s'écria Aurélie. Mettez les jeunes gens aux ministères! Et sais-tu ce que sont ces femmes qui vont avec les jeunes gens des ministères? Je vais écrire à Vannes. Ta maman était pour moi une soeur aînée, presque une mère: Je vais tout lui raconter, c'est mon devoir! Y en avait-il de jolies? --Mais, petite maman.... voulus-je dire. --Certes, certes! tu vas soutenir ton mensonge! Vous êtes Normands doubles en Bretagne! Ah! c'est la dernière fois! Ah! je ne m'y laisserai plus prendre! Ah! chevalier, vous m'avez fait aussi par trop de mal!» Eh bien! vrai, ce n'était pas ma faute, car j'avais un fond de sincère affection pour ma cousine, qui n'était pas sans le mériter à de certains égards. Elle avait été bonne pour moi, en définitive; j'ajoute tout de suite qu'elle fut bonne pour moi dans la suite et jusqu'au bout. Ses ridicules, auxquels on pourrait appliquer un nom plus sévère, ne m'éloignaient point d'elle. Je lui pardonnais toutes ses anciennes faiblesses, en faveur de sa faiblesse actuelle dont j'étais le trop heureux objet. Je ne peux pas dire que je prisse fort au sérieux ses plaintes tragi-comiques, mais j'éprouvais le besoin de la consoler, à travers l'égoïsme même de ma préoccupation amoureuse. Elle but son café trop chaud et m'en fit le reproche. J'étais cause, ce matin, de tous les malheurs. «Encore, s'écria-t-elle tout à coup, monstre de bambin, si tu ne m'avais pas affichée vis-à-vis de toutes ces dames!» Ici, je méritai mon pardon d'un seul coup: j'eus la force de comprimer le violent éclat de rire qui chatouillait tous les muscles de ma face. «Je vais être la fable de tout notre petit cercle,» reprit-elle en versant une jolie dose d'eau-de-vie dans sa tasse. Jusqu'à ce jour, elle n'avait même pas regardé l'eau-de-vie. Ses vaisseaux étaient brûlés. Outre ses vingt-huit ans, elle avait passé le Rubicon! «Est-ce toi qui vas payer les verres cassés?» reprit-elle brusquement. Le ciel sait bien que je n'avais cassé aucun verre. Elle but son _gloria_ d'un seul trait, car en touchant les lèvres d'une fille des croisés, ce vulgaire mélange ne pouvait devenir ambroisie. Puis elle me regarda d'un air de défi et son oeil prit une expression mauvaise, pour le coup. «Là-bas, à Vannes, murmura-t-elle entre ses dents serrées, ils t'auront dit que j'avais quarante ans.» Je protestai encore. «Quarante ans! reprit-elle avec une amertume profonde. Madame Aurélie de Kervigné! La province est un tonneau où grouillent des vipères! Quarante ans! C'est absurde! Si on ne t'avait pas dit cela, je t'aurais tourné la tête! Voyons! la main sur la conscience, quel âge me donnes-tu? --L'âge d'une femme charmante...... --Serpent! tu as fait une _connaissance_!» Je maintiens ce mot qui, comme le _gloria_, franchit des seuils illustres. Je dus rougir. Elle saisit ma chaise d'un bras vigoureux et la rapprocha de la sienne. «Elles seraient trop contentes! s'écria-t-elle impétueusement. Si tu savais comme elles étaient jalouses! Ah! chevalier! chevalier!.... Je mettrais le feu à Vannes, vois-tu! «Ce n'est pas que je sois à court, au moins? s'interrompit-elle ici en se redressant avec fierté. Tu as vu Sauvagel? C'est un garçon comme il faut et qui se tient bien. Mais tu leur avais plu à toutes: c'était un succès. Sauvagel est un peu nigaud et ses parents sont des bourgeois. Allons! je t'ennuie, petit. Embrasse-moi et n'en parlons plus.» J'obéis de bon coeur, et le traité de paix fut signé aux conditions suivantes: Article premier: comme j'avais affiché ma cousine, je m'engageai loyalement à ne rien faire qui pût modifier l'opinion de son cercle au sujet de nos prétendues relations; au contraire, je promis d'être amoureux devant ces dames et de désoler Sauvagel. Article deux: franchise entière, récit complet de mes orgies avec les amis du ministère, description authentique des femmes, procès-verbaux de mes amours. Article trois: pas d'attache! pas de passion sérieuse! voltige habituelle de fleur en fleur comme il convient à don Juan qui a l'honneur d'appartenir à la fois à la noblesse historique et à la jeune administration. Je commençai tout de suite, et je lui fis un conte à dormir debout qui la divertit outre mesure. «T'es-tu grisé? me demanda-t-elle. --Un peu. Gaieté d'officier. --Ah! il les sait déjà toutes! Je voudrais te voir gris. --J'aurais honte, ma cousine. --Il y aurait de quoi, chevalier. Jurez-vous, quand vous êtes gris? --Comme un Polonais. --Et les demoiselles? --Comme des anges! --Est-ce que tu ne pourrais pas me faire voir cela? dans un petit coin, par un trou de serrure? --Nous chercherons le moyen. --Tout est pour elles? conclut-elle en soupirant. Et cela nous jalouse! As-tu rendez-vous aujourd'hui? --Certes. --J'ai bien envie de te nouer un fil à la patte, comme dit le docteur. --Ah! ma cousine! --Si j'avais été homme!.... Ce ne fut pas un soupir qui acheva sa phrase, ce fut un ouragan. Ah! qu'eût-elle fait, dieux immortels! La matinée était bonne; tout se trouvait ainsi arrangé pour le mieux. A deux heures, je partis pour mon bureau de la rue Saint-Sabin. En route, je me demandais ce qu'aurait dit ma cousine, si je lui avais raconté au vrai mon entrevue avec Annette. Pauvre cher entretien dont le souvenir gardait mon coeur sous le charme et, en même temps, remplissait mon esprit d'étonnement. Se pouvait-il que nous ne nous fussions rien dit? Rien absolument. Tout cet amour qui débordait en moi, se pouvait-il que je n'en eusse point versé une seule goutte? Et se pouvait-il cependant qu'il y eût dans mon âme l'impression nette et profonde d'aveux échangés, la saveur de toute une scène de passion, l'empreinte et la chère fatigue d'une adorable lutte d'amour. Se pouvait-il? Cela se peut-il, en effet? Je n'ai vu rien de pareil en aucun livre, même dans ceux de ma tante Kerfily Bel-OEil. Cela est, nous avions tout dit, je ne sais comment, sans même employer l'éloquent langage du silence. Je sentais qu'elle n'ignorait plus rien de moi, et je savais tout d'elle. Mais que de choses pourtant j'avais encore à dire! surtout que de choses à entendre! Quand je n'étais pas auprès d'elle, j'avais un impérieux besoin de lui parler. Je lui parlais tout seul. Je l'échauffais et je me brûlais. Il me semblait que mon coeur s'épandait hors de ma poitrine et se faisait parole pour entrer dans le sien. Je n'étais pas sans inquiétude. La veille au soir, j'avais laissé volontairement les choses en suspens. Annette était en quelque sorte chargée de soumettre à son père le résultat de l'examen subi par moi. En me reportant à cet examen, je ne pouvais certes pas être tranquille. De mes déclarations, un seul fait positif ressortait: à savoir, que j'avais nom René tout court. En dehors de ce fait qui n'était pas à mon crédit, il y avait le malheur du nom lui-même. Plus j'approchais de la rue Saint-Sabin, où mon sort allait se décider, plus mon trouble augmentait. Il était au-dessous cependant, beaucoup au-dessous de ce qu'il aurait dû être, car en consultant les lois de la sagesse mondaine, je n'avais aucune chance de réussir. Bien plus, et suivant les mêmes lois, ma réussite même devrait constituer un cas d'accusation grave contre la famille capable d'accueillir un jeune homme dans ma situation. Cette dernière phase de la question m'échappait; quant à l'autre, j'avais conscience du pouvoir absolu d'Annette et j'étais sûr qu'Annette m'appartenait. Je trouvai M. Laïs seul, et je pense qu'il avait éloigné ses enfants à dessein, parce qu'il comptait être très sévère. Il était pâle comme un malade qui a passé une nuit sans sommeil. Son regard morne et fatigué annonçait la souffrance. Involontairement, douloureusement aussi, je songeai à cette attente où il était de sa fin prochaine. J'avais traité jusqu'alors ses pressentiments avec légèreté. Je fus converti aujourd'hui d'un seul regard. M. Laïs me sembla condamné. Il ne me tendit pas la main. «Monsieur de Kervigné, me dit-il avec une froide douceur, le fils peut ne point ressembler à son père, il ne m'étonne point que vous nous ayez caché un nom devant lequel la porte de notre maison se serait fermée d'elle-même. Ce qui m'étonne et ce qui m'indignerait si votre âge ne plaidait pour vous, c'est que vous ayez osé renouveler la tentative de votre père.» Je n'étais pas bien habile, mais pourtant je compris tout de suite l'avantage que me donnait sur lui son erreur. Aussi ne l'interrompis-je point. «Comme vous pouvez le penser, reprit-il, voyant que je gardais le silence, toute explication est désormais inutile. --Permettez-moi de croire le contraire, monsieur, répliquai-je cette fois avec fermeté. Mon père est un loyal gentilhomme, qui a passé comme vous une vie déjà longue à se faire aimer et respecter dans une sphère modeste. Je ne suis pas le fils de M. le président de Kervigné. --Ah!....» fit M. Laïs dont le front se dérida. Car nous étions tous complices, et il ne demandait qu'à pardonner. «Je ne juge pas mon cousin le président, poursuivis-je. Si j'avais ma femme à défendre, je saurais ce que je dois faire pour repousser des tentatives semblables à la sienne. Je suis son obligé jusqu'à ce jour, et Annette Laïs me semble tellement au-dessus de ces petites hontes que je ne garde même pas de rancune à celui qui l'a méconnue. J'établis seulement ce fait, que je suis le fils d'un honnête homme et d'une vertueuse femme. --Ah!.... fit une seconde fois M. Lais. Il me donna sa main en murmurant: «Je vous demande pardon, monsieur de Kervigné, je vous demande pardon. Je n'avais pas l'intention de vous offenser.» Puis, pesant sur ma main jusqu'à ce que mon front fût à portée de ses lèvres, il y mit un baiser en ajoutant: «Je n'avais que cette objection-là, monsieur René. Le reste est une chose qui ne vaut pas la peine d'être dite. C'est un pressentiment: j'ai la crainte d'un malheur. --Mon amour est profond et sincère, répliquai-je en serrant ses pauvres mains froides sur ma poitrine; c'est beaucoup contre le malheur. --Ce n'est pas assez, si le malheur est tel que je le crains. Pensez-vous donc que j'aie moins peur pour vous que pour elle?» Je ne pus me retenir de sauter à son cou. Il me pressa sur son coeur en un long et paternel embrassement. «Vous êtes un cher jeune homme, reprit-il, et le mari d'Annette sera le plus aimé de mes fils. Elle m'a rapporté ce que vous vous êtes dit hier. Vous vous aimez saintement, et que faudrait-il, mon Dieu, pour que cet amour fût la consolation de ma dernière heure?» Nous nous aimions, en effet, nous nous aimions saintement, s'il est vrai que l'amour parfait soit une sainte chose; mais que pouvait lui avoir rapporté Annette? Peut-être ce que nous nous étions dit sans parler. Je ne l'ai jamais interrogée à ce sujet, parce qu'il est entre nous des choses qui n'ont pas encore été exprimées, mais il arriva plus d'une fois dans les semaines qui suivirent que Philippe et M. Laïs firent des allusions à nos entretiens. Je répète que nos entretiens furent très longtemps de silencieux tête-à-tête, coupés par des observations si frivoles qu'il semblait y avoir gageure ou parti-pris. Ce que je pensais tout bas quand j'étais seul, moi qui n'avais point de confident, Annette le pensait tout haut devant son père et son frère. Elle traduisait en langage vulgaire le bizarre idiome de notre bonheur. Il y avait, du reste, quelque chose de semblable en moi. Jamais ces entrevues muettes et insignifiantes en apparence ne me laissèrent un vide dans l'esprit ni dans le coeur. Et quand la langue d'aimer nous fut donnée, il nous parut que nous répétions les mélodies déjà connues d'un répertoire charmant. Ce fut du plaisir de plus, mais cela n'ajouta rien au bonheur. M. Laïs aborda enfin, cette fois, les questions principales et sur lesquelles, avec tout autre que lui, j'aurais été renvoyé avec boules noires. J'entends parler de ma situation de fils de famille mineur et de la dépendance complète où j'étais sous le rapport pécuniaire. J'arrangeais cela de mon mieux sans rien avancer cependant qui ne fût rigoureusement vrai. Je mis en avant la tante Renotte, ma protectrice, et l'excellent naturel de mes parents. M. Laïs, esprit naïf et large, mais fin, toutes les fois qu'il consentait à fixer sur un objet l'oeil de son intelligence, me montra qu'il voyait les endroits faibles de mon explication. Mais pour répéter un mot qui est écrit déjà, il me montra aussi qu'il était complice. Annette avait dit: Je veux, et Annette était reine. Il fut convenu entre nous que je solliciterais sur-le-champ le consentement de mon père. Comme je me faisais fort de l'obtenir, et cela de la meilleure foi du monde, M. Laïs secoua la tête et murmura: «Nous sommes des étrangers, des étrangers pauvres. On dit que les Bretons sont fiers et qu'ils sont obstinés. Tout ceci est entre les mains de Dieu. --Vous êtes ici chez vous, monsieur de Kervigné, ajouta-t-il en se redressant avec une solennelle dignité. Je mets ma fille sous la garde de votre amour et de votre bonheur.» Nous dînâmes ensemble ce jour-là. Le repas fut triste. J'appris qu'Annette et Philippe étaient allés ensemble au tombeau de leur mère. Après le repas, qui finit de bonne heure, à cause du spectacle, Annette me dit: «Il ne faudra jamais venir me voir au théâtre. Hier, c'était le théâtre qui nous empêchait de parler. --Quand faudra-t-il venir? demandai-je. --Le matin. Vous ne m'avez jamais entendue au piano. Je sais des airs qui m'entretiennent de vous: ils vous parleront de moi.» Elle me donna son front. M. Laïs était retiré déjà. Philippe me dit: «Quand j'ai passé une heure avec ma mère il faut que je sois seul le soir.» Il me serra la main et je fus seul. Mais de ces mélancolies, une délicieuse impression se dégageait pour moi. Annette ne m'en avait jamais tant dit. J'avais un désir fougueux d'entendre causer le piano d'Annette. J'eus beau prendre le chemin des écoliers, j'étais à huit heures à la porte de l'hôtel. Il y avait longtemps que je n'étais rentré de si bonne heure. Aurélie m'entendit monter et m'appela. Sauvagel, en grande tenue de séducteur, perchait au coin d'une jardinière et gardait sur les lèvres sa dernière fadeur comme les enfants gourmands se barbouillent avec des confitures. J'eus pitié de lui, tant son métier me parut lamentable. Il fut congédié ignominieusement. «Qu'avez-vous fait, chevalier? me demanda Aurélie. Vous prenez décidément votre pension hors de chez nous. --Une invitation.... répondis-je. --C'est convenu. Et il n'y a pas eu de débauche! --Pas tous les jours.» Son éventail frappa gaillardement le bout de mes doigts. «Sais-tu pourquoi j'ai renvoyé M. Sauvagel? --Parce qu'il vous ennuyait. --Toujours. Ah! si vous aviez été un bon sujet. Mais c'est de l'histoire ancienne. J'ai renvoyé Sauvagel parce qu'il y a du nouveau et que je suis à la tête d'une magnifique idée. --Voyons la nouvelle. --Léa Mouton n'a pas vécu. M. le président a trouvé sur son oeil un noir qu'il n'avait pas fait. Trop poli pour cela! Il s'est plaint; Léa Mouton, qui n'est pas polie, l'a décoiffé d'un coup de pied à hauteur de président. Devine le reste. --Une autre Irma.... --Quelle autre? Je te la donne en cent. --Je renonce. -Annette Laïs! s'écria-t-elle en éclatant de rire. Laroche prétend qu'il a été battu déjà. Il va bien!» Cela ne m'émut point. «Et l'idée? demandai-je froidement. --Puisque tu en es à faire des fredaines, petit, une de plus, une de moins, peu importe. Ne te fâche pas: on a beau être un amour comme toi, avec ces demoiselles, il faut le nerf de la guerre. Je t'ouvre un crédit de cinquante louis, si tu veux nous souffler Annette Laïs!» XXII. LE PIANO D'ANNETTE. C'était une bonne idée, une de ces excellentes idées qui servent à faire des comédies: une idée riche, féconde, inépuisable. Aurélie, je le suppose bien, ne connaissait pas elle-même tous les mérites de son idée. Elle mettait à ma disposition sa liste civile pour jouer un tour à son mari, et ne voyait rien au delà; mais il est certain que son idée ne s'arrêtait point à ces surfaces: en ce qui me concerne, elle gantait la situation avec un si rare bonheur qu'on aurait pu l'attribuer à un maître du vaudeville, mêlé de couplets. Petite maman était une femme d'esprit, en somme, et ne manquait point de coeur; elle avait de la vaillance; elle avait de l'influence à Paris et aussi en Bretagne, parmi les gens qui étaient les arbitres de mon sort. Supposez que je fusse entré ou seulement que j'eusse feint d'entrer dans son caprice, elle était intéressée à me soutenir. Etant donné son caractère, je puis affirmer qu'elle m'aurait soutenu. En creusant l'idée, qu'y trouve-t-on? Une femme ayant charge d'âme, une sorte de tutrice envoyant son pupille à la bataille et disant au papillon: Tu vas t'approcher de la chandelle. Il est vrai que le papillon avait, d'avance, les ailes brûlées jusqu'aux aisselles, mais elle n'en savait rien, et là gît précisément le vaudeville. Les ailes brûlées se voient tôt ou tard; quand on eût découvert l'horrible vérité, quand le papillon, puni de ses téméraires escarmouches, serait venu dire: Je suis vaincu, j'aime, il faut que j'épouse, représentez-vous la figure de ma cousine! C'était une révoltée; elle avait à un très haut degré l'honneur et la loyauté du bandit d'opéra comique. Son affection pour moi était vraie, malgré l'étrange toilette sous laquelle ce sentiment disparaissait. J'aurais eu en elle une alliée solide, intrépide et fidèle. Mais je ne suis pas poète, mais je ne suis pas même vaudevilliste! Je ne compris point cela. L'eussé-je compris, j'avoue que je n'aurais pas agi mieux ni plus adroitement. Il est des vocations. Ma nature ne contenait pas un atome de comédie. Annette, je ne dis pas. Annette était franche comme l'or, mais son intelligence subtile se plaisait parfois à combiner des calculs pleins de finesse. Annette devait un jour venir en aide à son mari et à ses enfants, au moyen de la comédie la plus gracieuse, la plus charmante, la plus touchante qu'ait jamais représentée dévouement de femme et de mère. Moi, je restai froid comme un marbre. Je n'eus pas même l'esprit de faire à la triomphante idée d'Aurélie l'aumône de quelques applaudissements. Petite maman se fâcha, car elle était possédée d'une soif permanente de flatterie. Elle me dit que j'étais un sot et m'envoya me coucher. J'y allai paisiblement. Que m'importait une disgrâce dans cette maison, qui était pour moi l'exil? La route de la rue du Regard à la Bastille me semblait longue, longue! Tout Paris me séparait de ce que j'aimais. Je n'avais pas fait encore dessein de quitter le toit de mon cousin le président, je n'avais fait aucun dessein, à vrai dire, mais le besoin naissait en moi de me rapprocher et d'être libre. Que m'importait la colère d'Aurélie? C'est à peine si je pensais à Aurélie pendant qu'elle me parlait. J'avais le coeur plein d'une autre image. Annette était là, toujours là, devant mes yeux. Ceci est la nature même; tout le monde me comprendra et m'excusera. Mais ce qui fut moins naturel, parce que cela tenait à la maladie exceptionnelle de mon caractère, c'est la sécurité fainéante et profonde où je m'endormis. Je m'étais engagé de bonne foi à obtenir le consentement de mon père et de ma mère; en rentrant chez lui, un autre eût pris la plume et plaidé ardemment sa cause; moi je me mis au lit, me disant: Je verrai demain. Je comptais écrire, oh! certes. J'espérais même réussir, mais la pensée du devoir à accomplir ne pesa jamais suffisamment sur moi. Dussé-je tuer l'intérêt de ma pauvre épopée d'amour, il me faut bien le confesser: devant tout effort qui n'a pas pour but immédiat mon amour même, je suis lent, c'est-à-dire lâche. Je n'étais capable de rien, sinon d'aimer. Je l'ai trop prouvé en ma vie. Je suis le fils paresseux de ma bonne mère. Sa placidité expectante est en moi. Je dors comme elle, et comme elle je m'éveille dans une angoisse ou dans une caresse. Demain, c'est le mot funeste; demain, c'est l'aurore qui ne se lève jamais. J'ai dormi des années en disant: Demain. Avant de me donner tout entier à la pensée d'Annette, je fis cependant l'effort d'accorder dix minutes à un travail indolent et stérile. J'évoquai en moi même la famille de Vannes et je me demandai quel devait être l'effet de cette lettre que je n'écrivais pas. Ils vinrent tous à mon appel. Je les vis où j'avais coutume autrefois de les voir: à table. L'énorme soupière d'argent, blasonnée, mais bosselée, trônait au milieu de la nappe bien blanche et fumait comme une cheminée à vapeur; Charlot et Mimi pendaient à droite et à gauche aux jupons de ma mère. Mon beau frère le marquis, tiré à quatre épingles dans son costume de chasse, avait perdu des cheveux noirs et gagné des cheveux gris; ma soeur était de mauvaise humeur; Bel-OEil avait sous l'une et l'autre paupière des larmes traduites de l'allemand; Nougat, enflée comme une daube, gardait cette pâleur bleue des tantes apoplectiques qui s'obstinent à trop digérer; l'abbé Raffroy, qui venait de donner raison à deux opinions ennemies, attachait, d'un air content, sa serviette à l'aide d'une épingle; ma tante Renotte, éveillée comme une souris, arrivait de Landevan tout exprès pour avoir de mes nouvelles; l'oncle Bélébon ressassait impudemment pour la millième fois tout l'esprit de la famille, et l'ignoble Vincent, se trompant de carafe, trempait son vin rouge avec du vin blanc. Quoique ça, Joson Michais avait sa serviette sur le bras et regardait ma lettre que mon père tenait à la main. Car elle était là, ma lettre. Mon père disait: «A la soupe! à la soupe! Bon appétit, bonne conscience! Je voudrais que le chevalier eût sa part de la trempée. Ah! ah! mangeons d'abord. Voilà un potage qui va tomber dans mes bottes.» Ma mère réclamait tout doucement la lecture préalable de la lettre, et ma tante Renotte l'exigeait à grands cris, mais une imposante majorité soutenait le potage. Le potage l'emporta. Pendant qu'on mangeait le potage, on parla de moi. Ma soeur dit que j'étais bien heureux de n'avoir que moi à penser. Les enfants, c'est la ruine. Nougat fit l'éloge de l'eau-de-vie stomachique, objet de mon dernier envoi, et Bel-OEil se plaignit de n'avoir pas encore reçu _La famille d'Anspach ou l'Heureuse torture_, par Mme la baronne de Pfafferlohenlohe, née Fréderica Bierbrawer. «Bon coeur et ne manquant pas d'intelligence, plaça l'abbé Raffroy entre deux cuillerées trop chaudes. --Ce n'est pas Gérard, approuva Nougat, mais enfin.... --Ah! Gérard, riposta aigrement Bel-OEil, s'il est beau, il coûte cher. --On ne l'a pas envoyé là-bas, fit observer l'oncle Bélébon, pour faire l'ornement de la capitale. Aussi! c'est le cadet! Un tabouret pour chauffer les pieds de la présidente. Il passera trois ans là bas, et il reviendra à votre charge!» Le croirait-on? Je m'endormis au moment où l'on allait ouvrir ma lettre! Je rêvai d'Annette, comme c'était mon droit et mon devoir. Avant dix heures, le lendemain, j'étais assis auprès d'Annette, dont les doigts blancs rêvaient sur les touches de son piano. Elle avait dit vrai, rigoureusement vrai, son piano parlait; ce fut notre première conversation d'amour. Mon âme vibre encore à ces chants dont le souvenir l'imprégnera jusqu'au dernier jour de ma vie. J'écoutais en extase, je naissais à une existence nouvelle. Pour moi, la passion est quelque chose de suave et de profond qui pénètre et qui berce. Je ne me suis jamais senti si bien moi-même qu'en écoutant ce langage inarticulé des sons. Tous les aveux étaient là dedans, tous les serments, et aussi toutes les délicatesses infinies de la gamme d'aimer que la parole ne sut jamais rendre. Je contemplais le profil si pur d'Annette et le rayon de sa prunelle qui allait au ciel. Quand ses doigts s'arrêtaient, elle se retournait vers moi souriante. «Etes-vous pieux, René? me demanda-t-elle pendant que le dernier accord d'un cantique de Haydn errait encore autour de nous. --J'adore Dieu en vous,» répondis-je. Et, comme si ma langue se fût déliée par un charme: «Je ne suis que vous, ajoutai-je. Il me semble que je n'existais pas avant d'avoir porté à mes lèvres cette coupe qui est notre tendresse. Je n'ai pas le coeur ivre, mais je languis comme si je me mourais étouffé par des parfums. Vous m'entourez, je vous respire, je suis pieux de vous. --Païen,» me dit-elle en riant. Mais sa belle bouche était toute pâle. Et ses doigts, promenés sur les touches, exhalèrent je ne sais quels sons qui renvoyaient du ciel l'écho de mes paroles terrestres. Elle me dit encore: «Chantez-moi une chanson de notre Bretagne.» Entendez-vous? Notre Bretagne! Oh! je l'avais vue dans nos champs et sous nos ombrages. Mais les anges eux-mêmes, ces âmes ailées qui sont des femmes, n'auraient pu trouver un mot pour remuer plus délicieusement les voluptés entassées dans mon coeur. Notre Bretagne! sa bouche gardait la forme de ce mot, qui était répété dans l'enchantement de son sourire. J'obéis.... Je ne savais pas que j'avais une belle voix. Elle me le dit et je fus heureux, car j'étais heureux de tout ce qui tombait de ses lèvres. Je chantai un de ces refrains que se renvoient les pâtures au travers de la lande. Des larmes roulèrent sur sa joue. Ma lon la Les enfants sont là, La vache est rentrée à l'étable; Ma lon la Ave Maria, L'Angelus les endormira. «Je voudrais voir la mer,» murmura-t-elle. Je lui racontai la mer, vaste et sereine comme le ciel. C'est là, sur la côte, à l'abri des derniers arbres, que nous bâtîmes la maison de notre bonheur. Il y avait un champ de blé qu'une vieille haie d'aubépine aux troncs bossus protégeait contre le vent du large. Devant le champ de blé, c'était la lande qui allait s'affaissant jusqu'aux sables où commençait la prairie marine, avec ses herbes bleues qui sentent le sel. La dune faisait à cet horizon une bordure d'or, au delà de laquelle brillait l'Océan, glorieuse ceinture de la terre. Les fenêtres de notre maison regardaient en face l'Océan. Son mur blanc servait de phare aux mariniers qui la voyaient au loin, qui la connaissaient, qui l'aimaient. Par derrière, il y avait un jardin, le verger, puis la forêt, autre immensité. J'ai ouï dire: C'est triste! Bonté de Dieu! L'amour entre la mer et les bois! Mais oui, c'est triste comme toute grandeur, triste comme la suprême félicité. Il n'y a là ni petites gaietés, ni grimaçants éclats de rire. Il n'y faut point exiler celles qui soupent à la Maison d'Or, ni celles qui rêvent le long des rives du lac, au bois de Boulogne, privées comme les canards de ces ondes domestiques. Elles y mourraient peut-être si elles y vivaient, leurs piaulements insulteraient au silence et leurs bons mots, extraits de Déjazet, offenseraient la solitude. A chaque contrée sa flore. Paris s'amuse, il a raison, ne pouvant mieux faire. Pourquoi transporter ses jouets? Je sais des lieux où la poésie des Bouffes-Parisiens serait lugubre; je sais de pauvres gens qui ne comprendraient pas le sire de Framboisy. Mais méditez bien ceci: tout besoin d'amusette suppose l'ennui, car les gens bien portants ne font pas queue à la porte des pharmaciens. Eh bien! je vous jure qu'on ne s'ennuie jamais entre la forêt et la mer. Le charme était rompu cependant, notre amour avait une voix, nous trouvions des paroles pour ajouter sans cesse aux joies de ce paradis lointain qui était notre avenir. Le mot aimer ne revient pas si souvent qu'on le dit dans l'échange des caressantes pensées. Entre nous deux, il était sous-entendu sans cesse, et il arrivait ceci que tous les autres mots du langage lui volaient son sens pour signifier: je t'aime. Je m'en allai, le coeur gros de bonheur. M. Laïs m'avait appelé son fils et Philippe son frère. Dans la rue, sous la fenêtre d'Annette, j'entendis son piano qui chantait: Ma lon la Les enfants sont là.... Les enfants! nos enfants! La jeune mère auprès du berceau! Est-ce parce que ce furent là mes seules folies que jeunesse en moi ne s'est jamais passée? Nous brûlons cependant, comme disent les bambins dans leurs jeux. Nous arrivons aux scènes importantes de notre drame, et il faut faire trêve aux détails. Quinze jours se passèrent ainsi, durant lesquels je ne fis rien absolument de ce qui était nécessaire pour sauvegarder au moins ma situation. Je n'écrivis point la fameuse lettre à ma famille, et pas une seule fois je ne mis le pied au ministère. J'ai dit que je ressemblais à ma mère. Certes, ma bonne mère elle-même n'aurait point poussé jusque là l'imprévoyance et l'insouciance. Je me laissais aller à mon bonheur comme un bateau à la dérive; je ne pensais à rien, je ne craignais rien. Il ne m'arrivait jamais de me dire que, de toute nécessité, mon cousin de Kervigné apprendrait tôt ou tard mes absences au ministère; je ne faisais pas réflexion que mon sans-gêne à l'égard du bureau et de l'Ecole de droit avait été jusqu'à l'impudence. Et tout en n'ayant pas l'ombre de remords, je me disais toujours: Il faut que je travaille! Il faut que je me crée une indépendance! Je vais commencer, mais là, sérieusement... Quand? demain. Il y avait une chose pourtant qui me tenait au coeur: la lettre. Je n'avais garde d'oublier la lettre, à cause des transes qui me serraient la poitrine chaque fois que je passais le seuil de M. Laïs. A ce moment-là, je me promettais sous les serments les plus sacrés d'écrire ma lettre dès le soir même. Je la rédigeais tout entière dans ma tête, quoique j'eusse pu déjà la réciter par coeur. Mais M. Laïs me donnait une poignée de main et me disait: «Annette est là,» en poursuivant sa ligne commencée. J'entrais dans la chambre d'Annette; le charme m'enveloppait, tout était dit. Je pense bien que Philippe, toujours tendre et bon, mais absorbé dans sa manie, avait oublié parfaitement qu'il y avait une lettre à écrire. J'étais son frère, puisque les paroles étaient échangées. Cela lui suffisait. Ce qui m'étonne, c'est que cette situation ait pu durer quinze jours. Je ne parle pas des Laïs, mais bien de mon cousin de Kervigné qui avait des rapports journaliers avec le ministère de la justice. D'un autre côté, c'est à peine si l'on me voyait de temps en temps à l'hôtel. Je n'avais observé aucun des articles du traité de paix signé avec ma cousine. Elle n'était pas du tout ma confidente; je ne lui racontais jamais ni orgies, ni fredaines. J'étais, en vérité, protégé par le hasard, ce dieu qui donne si souvent raison aux insouciants. Le président, en effet, ne s'occupait pas de moi, et quant à Aurélie, elle avait élevé son Sauvagel à la hauteur d'un personnage. J'étais libre comme l'air. Et, pour casser les vitres, il fallut une circonstance fortuite. Si Laroche ne m'avait pas vu entrer chez les Laïs, je ne sais pas quand le dénoûment serait venu. Laroche dut éprouver ici une joie sans mélange, car il était pour moi un ennemi venimeux et mortel. Il s'informa; il apprit aisément dans le voisinage que je ne quittais presque plus la maison. J'ai su plus tard par Aurélie qu'il m'accusa formellement, auprès du président, d'avoir accepté les subsides offerts et rempli mon rôle dans cette comédie dont elle m'avait proposé le scénario. Ce fut un matin, et le lendemain du jour où il avait été décidé chez les Laïs qu'Annette payerait le dédit pour quitter décidément le théâtre, qu'eut lieu la scène que je vais rapporter. Laroche vint de grand matin dans ma chambre et me pria, de la part de mon cousin, de ne point manquer au second déjeuner. Je descendis chez Aurélie pour savoir de quoi il s'agissait. Aurélie n'était pas dans la confidence; néanmoins, elle prévoyait une catastrophe, à cause de Laroche, qui riait et se frottait les mains en parlant de moi. «Vous comprenez, chevalier, me dit-elle, moi, je ne sais plus rien de vos affaires. Vous êtes cause que j'ai découvert en notre jeune ami, M. Sauvagel, des qualités que je ne soupçonnais vraiment pas, et j'aurais grand tort de me plaindre. M. de Kervigné s'intéresse beaucoup maintenant à M. Sauvagel. C'est trop juste. Je ne veux pas dire que vous ayez perdu toute mon amitié. Voyons, avez-vous fait quelque sottise un peu trop pommée? Cela peut-il se réparer avec de l'argent? Les jeunes gens qui, au lieu de fréquenter la bonne compagnie, se lancent parmi ces demoiselles des ministères..... enfin, n'importe, ma petite bourse est toujours à votre disposition.» Je remerciai comme je le devais et j'attendis le déjeuner. Au déjeuner, mon cousin fut tout particulièrement bienveillant et poli, mais, vers le dessert, il me dit: «René, vous êtes destitué de votre emploi au ministère. J'ai appris avec surprise que personne ne vous y connaissait. --Comment! s'écria ma cousine rouge de colère. Il m'avait dit.... --Je vous ai menti, madame, l'interrompis-je. --Ah!.... ah!.... voilà qui est répondre la bouche ouverte.» M. de Kervigné reprit: «Je n'ai adressé à votre sujet aucune plainte à votre famille, René. Je n'en adresserai aucune, si vous consentez à partir pour Vannes, ce soir même. --Ce soir! répéta ma cousine. Et pourquoi? --Il s'agit d'une affaire malheureuse et grave, madame, répondit M. de Kervigné. Je pense que notre jeune cousin appréciera ma façon d'agir et entrera dans mes vues... --Vous vous trompez, monsieur, l'interrompis-je avec la fermeté tranquille qui me venait toujours en ces occasions. Votre façon d'agir m'étonne et vos vues ne peuvent pas être les miennes. J'ai l'intention de rester à Paris: j'y resterai.» XXIII. CHATEAUX EN ESPAGNE. J'étais un singulier mélange de force et d'enfantillage; mais l'enfantillage l'emportait de beaucoup en moi sur la force, qui procédait encore directement de la nature de ma mère. Cette force, malgré la précision et l'à-propos de certaines réponses qui me sont échappées dans des circonstances solennelles, n'était que mon inertie soudainement modifiée. Elle a droit au titre de sang-froid. Le mien était passif et l'action ne tenait pas chez moi ce que promettait la fierté de la parole. M. le président de Kervigné n'en fut pas moins désarçonné du coup. «Quel garçon! s'écria Aurélie avec admiration: quel garçon! c'est de l'acier! Ah! nous autres Bretons!» Elle me fit en même temps un signe de tête protecteur comme pour me dire: Courage! Le président surprit le signe. Il avait eu le temps de se remettre. «Je suis forcé de vous avouer, madame, reprit-il avec un redoublement de douceur, que vous êtes pour beaucoup dans la détermination que j'ai prise à l'égard de notre jeune parent. Il appartient à une famille chrétienne et sévère sur le chapitre des moeurs. --Est-ce à moi que vous parlez, monsieur! s'écria ma cousine en bondissant sur sa chaise. --Je vous supplie de m'écouter sans emportement, madame. Je ne pense pas avoir jamais manqué aux convenances à votre égard.... --Et vous avez bien fait, c'est moi qui vous le dis. Les moeurs! les moeurs! Verse-moi un verre d'eau, René mon ami, car il y a des mots qui étouffent, vois-tu!» Le président repoussa son siége et plia sa serviette paisiblement. «Si vous m'aviez fait l'honneur de m'écouter sans m'interrompre, dit-il, vous auriez vu que nul ne songe à s'attaquer à vous, et vous n'auriez pas rendu notre jeune parent, aux derniers moments de son séjour dans notre famille, témoin d'excès dont le récit sera peu édifiant aux oreilles de nos cousins de Bretagne. --Vous pouvez compter, monsieur, dis-je en me levant, que je n'ai rien entendu, sinon le congé que vous me donnez. --Et que je ne ratifie pas, René, mon enfant chéri, interrompit Aurélie. Il y a quelque chose là-dessous. Je saurai le fin mot! Et si l'on écrit en Bretagne, il y aura deux lettres! M. de Kervigné était très pâle. Evidemment, les choses ne tournaient point comme il l'aurait souhaité. «Il y a quelque chose, en effet, là-dessous, madame, reprit-il, faisant un violent effort pour garder son sang-froid, et je vous demande la permission de vous prendre pour juge, puisque, paraît-il, je ne suis plus le maître ici. Notre jeune cousin, non content de négliger l'Ecole et son bureau, passe sa vie, sa vie, entendez-vous, chez une fille appartenant à l'un des théâtres les plus infimes du boulevard...... --Ah bah! fit Aurélie, au hasard de son impitoyable rancune, aurait-il eu l'indiscrétion de s'adresser à son Altesse Présidentissime Mlle Annette Laïs.» Elle resta effrayée. La joue du président avait des tons verdâtres, et j'étais aussi pâle que lui. Un instant son regard alla de lui à moi, exprimant un certain embarras; et tous les muscles de sa face se détendirent en un audacieux éclat de gaieté. Son rire me blessa et fit lever mon cousin comme si un ressort l'eût lancé hors de son fauteuil. «Madame! menaça-t-il entre ses dents serrées. --Monsieur! repartit ma cousine les larmes aux yeux, ne vous fâchez pas, c'est involontaire. Ah! vous me tueriez bien que ce serait tout de même. Ah! le scélérat de chevalier! Ah! cette coupable Annette Laïs! Ah! mon Dieu! c'est une crise, voyez vous, une crise. Je voudrais de l'éther. Chevalier, vous ne m'aviez pas dit cela.» Et le rire allait, donnant à tout son corps un peu replet des secousses spasmodiques. Et les larmes abondantes creusaient des rigoles dans le badigeon de ses joues. Je crois que M. de Kervigné l'aurait volontiers poignardée. Mais c'était un gentilhomme à sa manière et presque un grand seigneur. Il fut très beau. Il sonna et dit froidement au domestique qui parut d'apporter le flacon de Mme la vicomtesse. Aurélie le remercia en une dernière convulsion et fut calmée du coup. «Voyons, René, me dit-elle avec une impertinente componction, avez-vous eu vraiment le courage de chasser, vous aussi, un pareil gibier?» J'eus un mot sanglant sur la lèvre, car la colère me montait au cerveau; mais ce fut le président qui répondit: «Madame, prononça-t-il avec une véritable dignité, j'ignore à quels événements comiques il vous plaît de faire allusion. Moi je ne ris jamais quand il s'agit de l'avenir perdu d'un jeune homme. Je ne veux pas vous demander comment il se fait que vous en sachiez plus long que moi sur des choses et des personnes qui ne sont pas de notre sphère.... --Si vous appelez cela des sphères, murmura Aurélie, je connais des gens qui en ont deux: une de jour, une de nuit. --Je ne chasse pas mon jeune cousin, reprit le président, qui fit, cette fois, comme s'il n'eût point entendu; ceci non-seulement par égard pour notre famille de Bretagne, mais encore par amitié pour lui. Mais ne voulant, sous aucun prétexte, assumer une responsabilité fâcheuse, je lui indique la route à suivre. --La route de Vannes! interrompit encore Aurélie. Cela ne fera pas votre élection. Le président dédaigna ce dernier trait. «J'ai désormais peu de paroles à prononcer, madame, répliqua-t-il, et je vous prie de me laisser achever. J'indique à mon jeune cousin la route à suivre pour sortir d'une situation qui est dangereuse et qui n'est pas honorable. Les deux rôles que nous jouons, madame, ne se ressemblent pas: permettez-moi de préférer le mien. René de Kervigné est à un âge où les folies, faciles à commettre, sont faciles à expier. Je ne veux pas,--je m'exprime clairement,--je ne veux pas couvrir de mon hospitalité une conduite semblable à la sienne; mais s'il s'engage sur sa parole d'honnête homme à rompre d'ignominieuses relations.... --Le laisserez-vous ici? s'écria Aurélie. --Je consens de tout mon coeur, acheva le président, à oublier purement et simplement le passé. --A la bonne heure donc! dit Aurélie, non sans un reste de persiflage. Que ne commenciez-vous par là? Allons, chevalier, ne faisons pas la mauvaise tête. Promettons! jurons! Si vous saviez tout ce que M. le président m'a promis autrefois! Jurons! promettons! embrassons-nous et que cela finisse!» Il y avait longtemps que je n'avais parlé. J'ai dit qu'en ces heures de bataille j'avais l'esprit lucide, prompt et singulièrement net. J'avais réfléchi vite, sinon bien. Je me sentais maître de moi à un très haut degré. «Mon cousin, dis-je, avec une douceur qui ouvrit tout grands les yeux d'Aurélie, je vous remercie de vos bonnes intentions; moi aussi, je m'exprime clairement; je vous remercie. J'ai conscience de mes torts. Si d'autres ont eu des torts, je ne suis ni en position ni en âge de les en faire rougir. J'accepte vos reproches; ils sont mérités; je me regarde comme justement puni. Mais il est une personne dont vous n'avez point prononcé le nom et vous avez bien fait.... --Tu es un rodomont, René! voulut m'interrompre Aurélie.» Le calme de mon regard lui ferma la bouche. Je poursuivis: «Vous avez bien fait, dis-je, monsieur de Kervigné, de ne point prononcer le nom de cette personne, car cela me permet de quitter votre maison dignement et sans châtier à mon tour. En faveur de cette réserve, il me plaît de passer sur le malheur de certaines expressions. Nous nous comprenons à demi-mot tous les deux, je le sais, et je devine l'effort qu'ont dû vous coûter vos paroles. Vous ne renouvellerez jamais ces écarts devant moi, monsieur; je vous tiens pour averti; j'aime Mlle Laïs comme un homme de coeur aime une honnête femme; un autre l'avait mise au théâtre; un autre a tenté vainement de la déshonorer: je lui donne mon nom et je fais d'elle ma femme. Adieu, monsieur.» En finissant, je m'étais rapproché de ma cousine, dont je baisai la main. Elle resta muette. Je me dirigeai vers la porte. J'entendis le président qui disait: «C'est de la démence.» Et la porte opposée se ferma avec bruit. «Ici! me cria Aurélie comme je passais le seuil.» Il y avait dans cet appel presque autant de coeur que de brutalité. Il ne m'arrêta point, et j'étais déjà dans le corridor quand ma cousine, forte comme un homme, me saisit par les épaules, me fit tourner sur moi-même et me ramena dans la salle à manger. Elle m'assit auprès d'elle de force et m'emprisonna les deux mains. «Ah çà! me dit-elle, ah çà! mais, mais, mais, mais.... Bigre!!!» Elle avait le sang à la tête; elle avait besoin à la fois de rire et de pleurer. Elle m'embrassa, et, cette fois, ce fut bien un baiser de mère. «Tu as été superbe, mon chéri, reprit-elle. Quelles têtes nous avons en Bretagne! Ma parole! tu as été de toute beauté! M. de Kervigné me faisait mal. Il avait cru te rouler! Ah! bien oui! Si seulement cette fille était de qualité, ce serait une pièce pour le Théâtre-Français! Ma parole! ma parole! le président a été écrasé! Tu as passé sur lui comme une diligence! Miséricorde! si j'avais le quart de ton flegme, il ne me faudrait pas six semaines pour le rendre fou! Moi je ne trouve pas que tu aies frappé trop fort. Ma foi, non! il fallait bien lui faire un noir ou deux. Avez-vous vu! Entamer cette matière-là devant moi! Tu sais que c'est Laroche, qui t'a joué le tour! J'en suis sûre. Ah! le coquin! il est méchant comme un singe! Il parviendrait à tout, si ce n'était pas un domestique. Dis donc, tu restes, n'est-ce pas? Laroche dira ce qu'il voudra. Moi d'abord, je suis déterminée à faire des barricades pour que tu restes! --Ma bonne, ma chère petite maman, répondis-je, je le voudrais, à cause de vous, mais c'est impossible. --Ah çà! répéta-t-elle encore par trois fois, ah çà! ah çà!.... Et son front se rembrunissait à vue d'oeil. «Est-ce qu'il y aurait un mot de vrai dans ce que tu lui as dit? ajouta-t-elle. --Il n'y a pas un mot qui ne soit vrai, répliquai-je. --Tu es amoureux?.... --Passionnément. --Bah! bah!.... Mais je l'ai donc mal vue, moi, cette Annette Laïs. Après tout, les femmes ne savent pas s'entre-regarder. Tu es amoureux, c'est très-bien. Ce n'est pas une raison pour te jeter à l'eau avec une pierre au cou. En amour, on fait des promesses. A propos! tu m'as menti assez bien, tous ces temps-ci, pour ton bureau et le reste. D'où viens que tu as parlé si raide au président! --Il est vrai, répondis-je en rougissant de honte; j'ai menti à vous et à d'autres encore. Je ne mentirai plus jamais.» Elle fixa sur moi un regard où il y avait de l'étonnement. «Je te crois, murmura-t-elle. Je ne sais pas ce qui s'est passé en toi, te voilà grand comme père et mère; d'aujourd'hui tu es un homme! Raison de plus pour te conduire en homme. Fais tes farces tant que tu voudras avec Annette Lais; plus tu en feras, mieux le président sera battu; mais ne prends pas la chose au sérieux, je t'en supplie! --Ma cousine, répondis-je en me levant, il est inutile d'insister; ma résolution est irrévocable.» Elle se pinça les lèvres pour ne pas rire, car elle avait dû prendre, elle aussi, dans sa vie, bien des résolutions irrévocables qui avaient vécu ce que vivent les roses. On ne croit jamais aux résolutions irrévocables des jeunes premiers. «Au fait, dit-elle, nous avons le temps d'y songer. Mlle Annette Laïs ne refera pas le Code civil, et, pour marier quelqu'un, il faut M. le maire, indépendamment de M. le curé. Une dernière fois, veux-tu rester? --Non, ma cousine. --Eh bien! va te promener. Tu es un monstre. Viens me voir souvent et donne-moi ta nouvelle adresse. Tu dois bien penser qu'il va se machiner quelque chose contre toi. Je suis de ton parti quand même. Tiens-moi au fait de ce qui t'arrive. Et, bonsoir, roi des entêtés! Si tu avais voulu, on t'aurait mis dans du coton.» Elle me pinça la joue et nous nous séparâmes. Dans le vestibule, je rencontrai Laroche, qui m'évita par un large et prudent circuit. Savez-vous quelle impression me resta de tout ceci? J'étais libre! Ma poitrine fut soulagée d'un poids quand je mis le pied dans la rue. J'allais être désormais tout entier à Annette! Je me sentais content. Ce fut seulement vers le milieu de ma route, en traversant les ponts, qu'une vague inquiétude me vint. Qu'allait-il arriver de tout ceci? Le président ne pouvait manquer d'avertir ma famille. Il le devait, et ceci, de sa part, n'était même pas un mauvais procédé. Quel effet sa lettre allait-elle produire? Cette inquiétude qui voulait naître, je l'étouffai. J'avais répugnance à réfléchir en ce moment. Je pressai le pas pour être plus tôt auprès d'Annette. Elle m'avait attendu; elle était triste: je la trouvai si belle que mon coeur se fondit en une incroyable joie. Elle était à moi, toute à moi, désormais. Entre nous, le dernier obstacle était rompu. «Annette, lui dis-je, je ne vous ferai jamais plus attendre, je suis libre; nous vivrons l'un près de l'autre, et nous nous verrons à toutes les heures du jour.» Son regard m'interrogea. Elle voulait savoir. Mais ce que je voulais, moi, c'était la paresse de mon bonheur, et ce sommeil plein d'extase que je dormais auprès d'elle. Je la conduisis au piano et je m'agenouillai à ses côtés. «Que s'est-il passé, René?» me demanda-t-elle. Mes yeux l'adoraient. Elle pencha ses lèvres jusqu'à mon front. «Au bord de la mer, lui dis-je, là-bas, je sais l'endroit, dans l'anse du Pouldu, à l'embouchure de la rivière de Quimperlé, qui a deux noms si doux, l'Isole et l'Ellé, il y a une maison qui s'accoude à la dune comme une jeune fille penchée à son balcon. Une vieille maison, avec un enclos de murs gris au-dessus desquels le vent fouette les pampres de la vigne. J'en ai rêvé toute cette nuit. Je la connais, mais on ne voit rien, quand on n'aime pas; je ne l'ai bien vue que dans mon rêve. A marée basse, les sables font un grand tapis d'or, ridé comme un lac, caressé doucement par la brise. La rivière, plus limpide qu'un cristal, passe entre les deux piles d'un pont celtique qui n'a plus de manteau; son cours tortueux remonte et va se perdre dans la forêt, sous le château de Saint-Maurice, un palais des vieux temps. L'Océan est au sud, portant l'île de Groix comme une nef immense; à l'ouest, encore l'Océan, tout parsemé de barques aux voiles blanches ou vermeilles, parmi lesquelles, au lointain, fuit le mystérieux steamer, trahi par sa longue chevelure. A l'est, la lande morbihannaise, un peu de terre de bruyère sur la gigantesque masse des granits, grimpe la montagne escarpée où serpentent les caprices de tout un écheveau de sentiers. Au nord, enfin, nos jardins, nos fleurs, nos fruits du Finistère, les chênes, dont la racine énorme perce le roc, les châtaigniers touffus, les hêtres élancés comme des femmes. C'est là, c'est là que nous allons tous deux, dans les chemins pleins d'ombre creusés par la route patiente et par le temps entre deux haies de prunelliers, qui s'inclinent sous le poids fleuri des chèvrefeuilles. C'est là. Les enfants rient, la bouche teinte du jus des cerises noires. Ils nous ont vus; ils nous poursuivent et nous provoquent avec des paquets de primevères.... Oh! voici deux pauvres amours! des rouges-gorges dont ils menacent la couvée, ici, dans la mousse de ce pommier! Halte-là! nous rachetons les petits des rouges-gorges, et vous voilà plus rose que la cerise, Annette, car c'est aussi notre printemps; Dieu a mis en vous une promesse et vous avez senti la caresse de la couvée invisible. Nous chantons comme les oiseaux à l'heure des fécondes amours. La nature qui leur sourit vous fait plus belle. Appuyez-vous à mon bras, car il faut de la prudence, ô jeune mère! Le père l'a recommandé, le bon père qui nous attend à la maison, avec Philippe, guéri du mal de son âme! Oh! que Dieu est bon, ma bien-aimée! et que ceux qui vivent par le coeur sont heureux!» Elle m'écoutait, la bouche entr'ouverte, comme si mes paroles fussent tombées de ses propres lèvres. Je ne suis pas poète, et je voudrais l'être à cette heure pour dire les délices de notre commun rêve. Je ne sais pas parler, je ne sais qu'aimer. Ah! je sais bien aimer! En m'écoutant, ses yeux se mouillaient et il me semblait que j'étais inondé par les larmes qui perlaient à ses cils. Quand je me tus, ses doigts distraits effleurèrent les touches du piano, qui chanta parmi de confuses harmonies: Ma lon la Les enfants sont là.... La vache est rentrée à l'étable; Ma lon la Ave Maria, L'Angelus les endormira.... Puis ce fut un long silence. Nos mains se cherchèrent et se joignirent. Il y avait une grande heure que nous étions ainsi. «René, me dit-elle, vous avez quelque chose. --Appelez votre père et votre frère,» répondis-je. Ils vinrent tous deux. Je racontai ce qui s'était passé dans la matinée à l'hôtel de Kervigné, et j'avouai, la pâleur au front, que je n'avais pas encore écrit à mon père. Le vieillard et Philippe restèrent muets. «Pourquoi ne lui répondez-vous pas?» demanda Annette d'un air presque menaçant. Philippe et M. Lais échangèrent un regard. M. Laïs dit: «Il y a un malheur au bout de tout ceci. --Il peut écrire, objecta Philippe. --S'il n'a pas écrit, c'est qu'il n'espère rien,» répliqua le vieillard. C'était trop vrai. Je n'espérais rien. «J'ai bientôt vingt ans! m'écriai-je; à vingt et un ans, on est majeur. --Oui, m'appuyèrent ensemble Annette et Philippe, on est majeur à vingt et un ans.» M. Laïs secoua la tête en murmurant: «Je n'ai pas le temps d'attendre jusque-là.» Puis, avec une douceur mélancolique, il ajouta: «Mes pauvres enfants, ce n'est pas par ignorance que j'ai péché: c'est par faiblesse. Nous aimons tous René de la même manière. Pour se marier, on n'est pas majeur à vingt et un ans. Ne me demandez pas ce qu'il faut faire: il est trop tard pour reculer. Si le malheur vient, nous le subirons en nous mettant à la garde de Dieu.» XXIV. LA POULE NOIRE. Je ne sais pas ce qu'un homme sage, selon le monde, eût fait à la place de M. Laïs. Il avait été très faible au début, je ne le dissimule point, mais il ne faudrait pas exagérer la part de sa faiblesse. Etant donnés le caractère d'Annette et le mien, étant donnée surtout la qualité résistante et en quelque sorte fatale de notre amour, nous eussions usé tous les obstacles. C'est ma croyance. Je ne pense pas qu'il ait jamais été au pouvoir d'un être humain d'empêcher Annette et moi de nous aimer. Pour revenir à la situation actuelle, si l'homme sage avait essayé de trancher le noeud si fort déjà qui nous unissait, de deux choses l'une: ou notre résistance aurait brisé son effort, ou son effort eût brisé notre vie. Ceci n'est pas une opinion, c'est la certitude même. Mais M. Laïs avait dit la vérité vraie; il n'y avait rien à faire, sinon à attendre le jugement de Dieu. Nous attendîmes, ou plutôt il attendit, car nous étions tous deux, Annette et moi, sous le charme à ce point que tout ce qui n'était pas nous-mêmes directement et actuellement disparaissait pour nous. Tout est contagieux en amour. Ma langueur l'avait prise. Elle ne pensait plus que selon sa pensée. Nous étions enchantés, comme la Belle au bois dormant. Le monde extérieur n'existait plus pour nous. Je ne sais pas où M. Laïs se procura l'argent qu'il fallait pour l'humble dédit stipulé dans l'engagement d'Annette, mais il le paya. Elle quitta le théâtre le lendemain du jour où j'abandonnai l'hôtel de Kervigné. Nous fûmes entièrement l'un à l'autre à dater de ce moment. Je louai une chambre dans la maison même de M. Laïs. J'avais reçu plusieurs cadeaux d'argent depuis mon départ de Bretagne, et mon crédit chez le banquier de Paris n'était pas encore entamé. Je savais, en outre, que la bourse de ma tante Renotte était à ma disposition. Une fois passée l'épreuve de l'aveu, tout fut dit. Je laissai l'angoisse prévoyante à ce pauvre excellent M. Laïs et je m'engourdis de nouveau dans ma félicité. J'avais confessé mes fautes; le poids du mensonge ou de la restriction mentale n'était plus sur ma conscience; personne ne pouvait me demander davantage. Les événements n'avaient qu'à passer leur chemin; c'était l'affaire de la Providence. Je suis bien sûr qu'il n'y a pas, dans toute l'Asie, un musulman de ma force. J'étais né tout spécialement pour me croiser les jambes devant l'avenir en marmottant: C'était écrit. Notre dur chapeau m'a souvent froissé le crâne, le turban m'eût convenu mieux. Quinze jours s'écoulèrent. Avais-je vécu jamais autrement? Quinze autres jours passèrent: cela faisait un grand mois révolu. Le calme plat m'entourait. Ma paresseuse somnolence avait raison, les inquiétudes de M. Laïs avaient tort. L'univers nous rendait l'oubli où nous le tenions. Rien ne menaçait. Pas l'ombre de tempête à l'horizon. Ma léthargie avait engourdi la destinée. Un matin, je m'éveillai en songeant à l'hôtel de la rue du Regard. Je crois que je n'avais pas pensé une seule fois à ceux qui l'habitaient, depuis mon déménagement. Je vis passer le président, Aurélie et Laroche au lointain et si petits, si petits que je leur souris comme on fait aux souvenirs de la première enfance. Un siècle me séparait d'eux. Cette bonne cousine! ce pauvre président! ce superbe Laroche! Je me reprochai ma conduite à l'égard d'Aurélie et je résolus de lui payer la dette que m'imposait non pas seulement la reconnaissance, mais la plus vulgaire politesse. Je pris la route du faubourg Saint-Germain vers les trois heures de l'après-midi, afin d'être bien sûr de ne point rencontrer le président. Ce ne fut pas pourtant sans un certain battement de coeur que je soulevai la griffe de lion qui servait de marteau à la porte cochère. Ce long siècle n'avait rien changé. Chose singulière, les petits de la concierge en étaient encore à jouer aux billes entre les pavés de la cour grise et solitaire. La concierge elle-même, du seuil de sa maisonnette, me salua comme si elle m'eût tiré le cordon la veille. Laroche sortit sur le perron pour me souhaiter la bienvenue. «M. le chevalier se fait rare! me dit-il en veloutant l'impertinence de son sourire. Nous avons ici toute une botte de lettres pour M. le chevalier. J'aurais bien été chercher son adresse rue Saint-Sabin, là-bas, mais madame la vicomtesse ne l'a pas permis. --Ma cousine est-elle visible? demandai-je. --Toujours, pour M. le chevalier. M. le chevalier la fera penser à lui remettre sa correspondance.» Il y avait des épingles dans la façon dont le drôle prononça ce mot: correspondance. Je regrettai un instant d'avoir fait le voyage. Là-bas, comme il disait, rue Saint-Sabin, le temps était clair; ici, le ciel se couvrait. La première condition pour être un Laroche, c'est de posséder un regard qui perce l'enveloppe des lettres. Le maraud devait être initié avant moi aux secrets de cette correspondance dont il parlait avec tant d'emphase. Aurélie était avec son Sauvagel, mais cette fois elle ne le congédia point pour me recevoir. Sauvagel avait monté en grade; il portait la chose écrite en lisibles caractères dans le triomphe niais de son sourire. On lui devait évidemment de ne plus le renvoyer. Il n'était pas mal, ce garçon. Il avait une belle barbe et un lorgnon sculpté. Son pantalon ne faisait pas de plis, sa cravate était mise à peu près et il sentait la cigarette. J'en ai vu qui ne le valaient pas. Quant à Aurélie, c'était un éblouissement. Sa toilette avait rajeuni de dix ans, en ces quelques semaines. Sa figure présentait de ces hardis empâtements dont elle seule et Decamps ont, à ma connaissance, possédé le secret. Son front seul était un chef-d'oeuvre: vous eussiez dit un oeuf de Pâques en sucre rose. Elle avait ajouté à sa chevelure de nombreuses boucles qui la coiffaient à l'enfant; elle faisait jouer cette perruque, en parlant, comme pour chasser les mouches. Je ne suis pas fort en chiffons, je ne saurais pas décrire par le menu les rayons de ce gros soleil. Il y avait de la gaze, de la mousseline, du tulle, de la soie, des dentelles. En supprimant Aurélie, on aurait vendu cela un prix fou. Dans mon souvenir, je la vois comme une immense meringue panachée des plus tendres couleurs. Au fond, cet austère président avait de terribles sabres à avaler. Mais quelle est la récompense des Sauvagel dans un monde meilleur? Elle me tendit la main sans se lever. Elle en était à la langueur: genre créole. Malfaiteur de Sauvagel! C'était pour lui, ces airs inclinés et toute l'adorable mollesse de ces simagrées. «On vous croyait mort, me dit-elle. Hier M. _de_ Sauvagel a eu la bonté d'écrire un mot sous ma dictée pour demander de vos nouvelles à Vannes.» Voilà la récompense ici-bas. Elles sont comme les rois: elles font des nobles. Ce nouveau gentilhomme, M. de Sauvagel, m'adressa un sourire bon enfant. Je m'assis à sa place, auprès d'Aurélie, et je le laissai feuilleter un album. «Vous permettez, baron?» demanda-t-elle. Un titre aussi. Rien ne lui coûtait. Le baron de Sauvagel voulut bien permettre. Elle ajouta entre haut et bas: «Tu es un petit sot et tout cela finira mal. Il paraît que tu ne t'es même pas donné la peine d'écrire là-bas. On te coupera les vivres. On fera pis encore. Le président n'a pas été trop sévère, j'ai vu sa lettre, mais il y a Laroche. Et d'ailleurs, tu as un ennemi en Bretagne. On a dû agir sur ton père et ta mère, qui me semblent exaspérés. Comment se portent tes amours?» Je dus répondre de façon à ne point lui plaire, car elle reprit d'un air pincé: «Bien, bien! nous ne te demandons pas tes secrets, mon ami. L'intérêt qu'on porte aux gens a des bornes.... Voilà qui est fini, monsieur de Sauvagel!» Je me levai aussitôt; elle me retint en disant: «Mais restez, mais restez, chevalier. On peut causer autrement qu'en tête-à-tête.» Il me parut convenable de donner à ma visite la longueur due et je me rassis. Pendant vingt minutes nous jouâmes au jeu fatigant de la conversation parisienne. Je dis fatigant pour un sauvage comme moi, car je sais beaucoup de gens d'esprit qui font de ce jeu leurs délices. M. le baron avait, en causant, le charme d'une _Revue du monde élégant_, traduite et grasseyée en français du Finistère. Il savait les mots de Grassot. Il était de la force d'un docteur Josaphat, frappé d'innocence foudroyante. Aurélie ne put s'empêcher de me dire: «Tu serais comme cela, si tu l'avais voulu!» Inutiles regrets! Occasion perdue ne se retrouve pas! Quand je me levai pour la seconde fois, ma cousine pria Sauvagel de lui passer sa corbeille. Elle y prit un paquet de lettres, réunies par un ruban, et me les remit. «Si vous êtes encore un mois sans venir me voir, chevalier, me dit-elle, j'ai bien peur que, dans l'intervalle, il n'y ait pour vous du nouveau. --M. le chevalier a-t-il parcouru sa correspondance? me demanda Laroche, comme je traversais le vestibule.» Puis il ajouta: «M. le président sera bien contrarié de ne s'être pas trouvé à la maison.» Je sortis inquiet, ce qui est beaucoup dire en parlant de moi. Au lieu de suivre mon chemin ordinaire pour regagner la Bastille, je me dirigeai vers le Luxembourg et je franchis la grille du jardin. Je voulais être seul pour lire mes lettres. Je décachetai la première tout en marchant. Elle était de ma mère et antérieure aux événements. Elle me demandait je ne sais quels jouets pour les petits, des remèdes contre la gourme, et l'eau du docteur Calomel qui empêche les cheveux de blanchir. C'était pour ma soeur. Julie avait les cheveux blancs, tant elle prenait au sérieux les soucis du ménage. Mais le marquis se maintenait dans un état surprenant de conservation. Il avait pris son parti: c'était un philosophe. La seconde était de l'oncle Bélébon et se disait écrite sous la dictée de mon père. Elle répondait à la dépêche du président. Mon père n'aimait pas prendre la plume; sans aucun doute il avait dicté, mais l'oncle Bélébon, secrétaire infidèle, avait mis son style à la place de celui de mon père. C'était sec, c'était raide, cela visait même à l'imbécile esprit qui avait fait la réputation de l'oncle Bélébon dans la famille. Il ne faut qu'une lettre comme celle-là pour pousser un enfant à la révolte par la colère. Je ne regarde pas que ma conduite ait besoin d'excuse. J'ai péché dans les détails; le fond même de ma vie me semble à l'abri de tout reproche grave. Ce n'est donc pas pour m'excuser que je consigne ici l'observation qui précède. Je le prouve en ajoutant que le _post-scriptum_, tout entier de la main de mon père et ajouté en cachette de l'oncle Bélébon, démentait le style de la lettre. Le _post-scriptum_, était ainsi conçu: «Ah! mon gaillard, tu fais des tiennes! L'oncle a arrangé l'écriture ci-dessus et d'autre part. Je ne suis pas fâché du tout que tu voies combien nous sommes mécontents. Je t'avais pourtant parlé au sujet des mésalliances. Tu sens, c'est comme si tu chantais. Mais, à tout péché miséricorde, chevalier. Aie bon appétit, si tu n'as pas bonne conscience. Tu aurais redemandé de notre potage d'hier; il est descendu droit dans mes bottes! Madame n'est pas trop mal, quoique contrariée, rapport à toi. Julie est toute chose. Les tantes vont t'écrire. Mon gendre te salue. Nous avons des nouvelles de Gérard: il va passer colonel. Tu vas me faire l'amitié, aussitôt la présente reçue, d'aller retenir ta place à la malle-poste. La chasse est ouverte d'avant-hier; tu trouveras un pâté de perdreaux. A la soupe! Ton père qui t'aime. »KERVIGNÉ.» Il signait à la grande mode des vrais gentilshommes: Kervigné tout court. Le roi signait Louis. Sauvagel signe baron, à moins qu'Aurélie ne l'ait fait vicomte depuis le temps. Il était tout entier dans ces quelques lignes, mon pauvre bonhomme de père. Depuis bien longtemps il n'avait fait pareille dépense épistolaire. Je fus réconforté comme si j'eusse reçu une franche et chaude poignée de main. «Mon cher frère, «Il est, en vérité, des choses qui ne sont pas croyables. J'ai la migraine et ma névralgie depuis que nous avons reçu la lettre de M. le vicomte de Kervigné. Comment Mme de Kervigné ne t'a-t-elle pas sauvé de ce précipice? Ah! René! avec tes principes et sachant combien j'ai de peine dans mon ménage! L'argent que tu engloutis dans ces gouffres de la dépravation nourrirait et vêtirait mes enfants pendant six mois! Il faut que Mme de Kervigné t'ait laissé trop de liberté. Je ne l'accuse pas, mais on dit qu'elle est légère et dépensière. On ajoute qu'elle a pourtant deux enfants dont l'un a tiré à la conscription et dont l'autre est en âge d'être mariée. Jamais tu n'en as ouvert la bouche. Mais du reste, tu as fait de même pour tout. Ma tante Renotte prétendait que tu travaillais trop; moi je devinais le fin mot. Et d'abord, j'avais toujours été opposée à ce voyage. Le marquis m'en a dit de belles sur ce Paris! Et tu vas justement choisir une comédienne! la fille d'un schismatique! Je te préviens qu'on emploiera avec toi tous les moyens de rigueur, si la douceur ne réussit pas. Nous sommes furieux. Maman aura beau prêcher l'indulgence! Et encore, maman est outrée de ce que ce soit avec une schismatique. Si tu me réponds avant de partir, dis-moi quel âge elle a et quelle femme c'est. On prétend que le président... Mais de quoi vais-je parler? Ah! mon frère, on se noircit les doigts en écrivant aux mauvais sujets. Sois gentil. Ecoute la voix de la raison. Les plus courtes folies sont les meilleures. Reviens vite, je serai encore ta soeur et amie. »JULIE, »MARQUISE DE TREFONTAINE.» Celle-là signait: marquise. Elle était pointue ma pauvre petite soeur, et j'ai connu de plus larges coeurs que le sien. Mais la lettre avait aussi un _post-scriptum_. «Je m'étais pourtant levé à cinq heures du matin le jour de ton départ! Tu as donc la tête bien dure! Comédienne, c'est mauvais; schismatique, c'est absurde. On se marie, en Bretagne, après la guerre. Parbleu! tu auras le temps d'être marié! Il y a des machines qui sont des grelots. Comédienne! schismatique? Tu pourrais entendre d'ici le tapage que le tonton Bélébon fait avec ces deux mots-là! On les a appris à Charlot et à Mimi! Schismatique! comédienne! J'en ai la tête rompue. Règle générale: ne jamais s'adresser à la maîtresse du président chez qui on prend ses repas. Est-ce que la brune Aurélie est décidément réformée? Hélas je te parle de vingt ans! Voilà une affaire commode! et honorable! et sans danger! Ni comédienne ni schismatique, celle-là! Païenne! à la bonne heure! Les païens ne sont jamais hérétiques. A propos, la tante Renotte a consulté la Poule Noire de Landevan; tu auras de ses nouvelles. A cause de ta liaison avec la schismatique, la Poule Noire a pronostiqué les plus affreux malheurs. Tu seras lapidé, s'il y a une maladie sur les bestiaux, cette année. Je ne plaisante pas, tu le sais bien. Si la Poule Noire me prenait à tic, je m'expatrierais. Reviens, crois-moi. Envoie au diable le schisme et la comédie. Et brûle ma lettre. »TREFONTAINE.» Je restai un instant pensif après la lecture de cette missive. Sous son scepticisme de vaincu, mon beau-frère était un honnête homme et même un bon coeur. Je l'avais comparé souvent chez nous à un souverain détrôné à qui l'on rend encore de grands honneurs à l'étranger. On lui _fourrait_ beaucoup à la maison; il se laissait faire plutôt qu'il n'intriguait. Sa femme et lui s'aimaient à coups d'épingles. On l'accusait d'avoir affaire trop souvent à Nantes, pays de perdition, et d'y risquer encore de temps en temps de sourdes fredaines. Il vieillissait; moins naïf que la présidente ou moins effronté, il n'osait dire le contraire, mais, en avalant les jours, il faisait la grimace. C'était bien un mâle d'Aurélie. Quant à la Poule Noire, oubliez que nous sommes au dix-neuvième siècle. Entre Landevan et Auray, il y a une lande où les cailloux sont des âmes. Pour s'en assurer, il suffit de traverser cette lande vers minuit, la veille de Noël. A minuit moins le quart, une voix s'élève vers l'est où est le grand men-hir de Loch-Eltas, et toutes les pierres éparses dans la bruyère s'animent en poussant un long soupir. Comme toutes les gouttes tombées d'une averse vont à la rigole pour former un torrent, elles se précipitent vers le sentier qu'elles ont fait. Elles ne mettent qu'un quart d'heure pour gagner la paroisse de Sainte-Anne d'Auray où tinte le dernier son de la messe nocturne. Elles s'arrêtent sur la place où se tient le marché des médailles et des amulettes. Comme elles n'ont pas fini leur temps de purgatoire, il ne leur est pas permis de franchir les portes de l'église. Mais le saint sacrifice sera pour elles tout de même, car à la messe de minuit les portes de l'église de Sainte-Anne ne se ferment jamais. Elles sont là, foule immense et muette, partout où il y a place, le long des chemins, dans les vergers, sur la prairie. Vous les prendriez parfois pour cette brume que la lune pleine arrache aux sillons mouillés. Chaque année leur cohue augmente, car le monde vieillit, et les hommes ne deviennent point meilleurs. L'hiver dernier, la procession interminable déroulait ses anneaux par-dessus la montagne et s'en allait grouillant jusqu'aux prés gras qui entourent le grand étang du Cosquer. Croient-ils donc à cela, vraiment, ces pauvres gens? Oui, belle dame. Ils y croient dur comme fer. Mais serais-je indiscret en vous demandant combien il y a de semaines que vous ne croyez plus aux tables tournantes? Déjà deux ans! La mode en est passée. Eh bien! là-bas, la mode est entêtée comme une bretonne. Elle ne passe jamais. Voilà mille ans et plus que les cailloux de Landevan vont entendre la messe de minuit, quelque temps qu'il fasse, à l'église de Sainte-Anne d'Auray. Mais la Poule Noire? L'histoire des cailloux de Landevan était pour vous dire que, dans mon pays, on croit encore à beaucoup de choses. La Poule Noire est une femme, une très vieille femme, car je crois qu'elle existe toujours, malgré la police correctionnelle qui s'acharne à lui faire de la peine. Elle meurt quelquefois, mais le lendemain, sa maison est occupée par une autre Poule Noire toute pareille, et bien des gens pensent que c'est la même. Elle est riche comme un puits. On lui apporte de l'argent en dépôt de vingt lieues à la ronde. Longtemps avant la bienfaisante institution du Crédit mobilier, elle promettait déjà de merveilleux dividendes qui jamais ne venaient. Elle les promet toujours. Il est évident pour moi que certaines maisons de banque parisiennes ont pillé l'idée de la Poule Noire. Une fois ou deux, chaque année, son caprice choisit parmi la foule de ses clients un gros gars ou une fille chanceuse pour leur rendre trente fois la somme qu'ils ont prêtée. Cela se répand, sans l'aide de la presse ni du télégraphe, avec une prestigieuse rapidité. De Lorient à Vannes, on va se racontant les uns aux autres cette miraculeuse aubaine, et pendant deux mois, il y a presse autour de la maison de la Poule Noire. On se bat pour déposer. Ils se mettent deux cents à la Bourse pour _faire mousser_ des actions. La Poule Noire travaille toute seule et sans compère. Il ne faut pas laisser croire à ces messieurs qu'ils sont les plus habiles gibecières de l'univers. La Poule Noire, outre la banque, fait les mariages, la médecine et toute autre besogne quelconque. Elle guérit la stérilité, chasse les fièvres, défend les jeunes gens contre la conscription, conjure les naufrages et s'oppose aux incendies. Elle a la connaissance du passé, du présent et de l'avenir; elle rend la vue aux aveugles et fait courir les paralytiques. L'ensemble de tous les charlatanismes, éparpillés dans Paris de manière à faire vivre des milliers de coquins, bien ou mal vêtus, se concentre à Landevan sur une seule tête. Aussi est-ce une tête illustre. La Poule Noire, dans le Morbihan, est beaucoup plus connue que le préfet civil de Vannes et que le préfet maritime de Lorient. Or, ma bonne tante Renotte était de Landevan. Au premier vent des nouvelles de Paris, elle avait couru chez la Poule Noire chercher les moyens d'arracher son neveu aux griffes de la comédienne schismatique. Libre à vous de sourire et de hausser les épaules avec pitié, mais souvenez-vous qu'à Paris, centre des lumières, une consultation de somnambule traîna récemment une femme innocente devant les tribunaux et plongea toute une famille dans le désespoir. XXV. CORRESPONDANCE. J'étais loin d'en avoir fini avec ma correspondance. La lettre suivante, écrite d'une main lourde et tremblante, me disait: «Mon cher neveu, »Je n'étais pas portée plus qu'il ne fallait pour qu'on t'envoie à Paris, mais Kervigné a fait ce qu'il a voulu, n'est-ce pas? Nous voilà bien! Si Gérard n'est pas un Caton, ça appartient à l'état qu'il fait. Et puis, c'est l'aîné, et puis, on n'en voit pas tous les jours pour avancer comme lui. Toi, tu n'avais qu'à faire le mort. Il était pour soutenir le nom. J'ai le sang à la tête, quand j'écris maintenant, et la lettre du président m'a donné un coup. »C'était le soir de l'ouverture de la chasse; nous avions l'abbé Raffroy et Bélébon. Tu sais comme je m'observe à table; mais Kervigné m'a servi trois fois du lièvre, et je ne faisais pas attention, parce qu'on parlait de Gérard, qui n'a été que six mois lieutenant-colonel de chasseurs, et qui va passer colonel. Quel garçon! Il paraît qu'il s'est battu comme un diable en Afrique. Il a envoyé des dattes et des conserves. Ce n'est ni bon ni mauvais. Après le civet, je vis les perdreaux rôtis, et ça me fit envie. Kervigné me servit les deux ailes et la carcasse. Jamais le gibier ne me fit de mal. Mais, paf! voilà la lettre de Paris. Une comédienne! une Grecque! Toute la nuit j'ai étouffé. Mon manger n'a passé qu'au bout de trente-six heures. On peut bien dire que c'est une indigestion de chagrin! Julie a crié; elle devient pie grièche; l'oncle Bélébon ne t'aime pas beaucoup. Il dit que si Vincent avait eu tes occasions...... Voilà! chacun tire aux siens. Tu connais ma soeur, elle a fait des hélas! à n'en plus finir: l'abbé n'a pas dit grand'chose, il baisse assez; mais ne voilà-t-il pas que Renotte à donné cent sous à la Poule Noire? Des bêtises! oui, mais ça frappe. La Poule Noire a prédit malheur, et ta mère est toute triste en regardant les petits. Si Gérard avait été fils unique, tout ça ne serait pas arrivé...» Le reste à l'avenant. Ma tante Nougat concluait au retour immédiat, et demandait six autres bouteilles de son eau-de-vie stomachique. «Mon cher neveu, »Après les conseils que je t'avais donnés lors de ton départ, non, je ne m'attendais pas à te voir si tôt plongé au sein des déréglements du coeur! S'il est vrai que rien ne résiste à l'amour, ce dieu cruel dont l'empire s'étend sur les contrées les plus barbares, il est des principes qui opposent une panoplie à ses traits, si j'ose ainsi m'exprimer. Vois ma vie pure et sans tache. Penses-tu que je n'ai point souffert? Le Maître de nos destinées m'avait douée d'une âme sensible et délicate: présent funeste! Il a fait le malheur de ma vie. Ah! combien souvent ai-je envié le sort de ces coeurs froids qui fournissent leur carrière sans jamais éprouver l'angoisse du sentiment! Personne ne me connaît; nul ne sait les combats terribles que je me suis livrés à moi-même. Jeune, possédant une fortune suffisante et quelque beauté, si j'en crois mes flatteurs, j'avais le droit de choisir entre une foule de partis convenables; mais, parmi ceux qui m'entouraient, je cherchai en vain l'idéal de mes rêves. Me diras-tu: Vous étiez une vierge noble; vous avez été sauvegardée à la fois par votre éducation et la pudeur naturelle à votre sexe. Vains mots! Mille autres sont tombées! Et pour ce qui regarde ton sexe, lis _Friedrick ou les Combats de la vertu_. Dans cet intéressant volume de Mlle Louisa Schontz, un des auteurs les plus appréciés en Allemagne, tu verras que le sexe n'y fait rien. Il s'agit de mettre un frein à ses passions. Voilà tout. Friedrick était ardent et fougueux comme le lion du désert; nonobstant, il garda comme moi la blancheur de sa robe nuptiale. Aimes-tu vraiment? malheureux enfant! Connais-tu les fureurs de ce fatal délire? Je ne suis point de celles qui te reprocheront son état de comédienne. Je méprise les préjugés. Nous sommes tous égaux sous le sceptre de l'Humanité reine! Je ne suis point de celles qui te reprocheront sa naissance et sa religion. L'Être suprême est notre père à tous, et c'est dans les écrits de l'Allemagne protestante que j'ai trouvé ce doux élixir qui calme mes sens et mon coeur comme un baume divin. Ne crains rien à cet égard d'un esprit d'élite qui connaît et comprend toutes les philosophies; ne crains pas davantage une allusion aux pratiques superstitieuses qui désolent encore nos contrées, au sein des splendeurs de ce siècle. L'ignorance infime de Renotte peut consulter la Poule Noire et mettre ainsi le trouble dans les faibles intelligences de la famille. Je suis trop avancée pour donner à ces misères un autre tribut que celui de mon amer dédain. Mais que prétends-tu faire? Chercher avec ELLE un refuge dans le suicide? Arrête! Ton existence ne t'appartient pas! Cette idée séduit généralement la jeunesse, et j'ai voulu périr moi-même après avoir savouré le céleste breuvage que contiennent les pages de Werther. Mais je respire encore. Suis cet exemple. L'autorité d'un père est sacrée. Garde-toi de discuter ses arrêts. Cherche un lieu écarté pour faire tes adieux à ta bien-aimée et fuis courageusement. Qu'elle se confine dans un cloître: c'est l'asile des incurables douleurs. Toi, tu appartiens à ce sexe inférieur qui oublie; tu es d'une nature assez ordinaire; un mariage de raison sera le tombeau de ton amour. Apporte-moi en revenant _l'Incendie du coeur éteint par les larmes_, récent ouvrage de l'auteur déjà nommé, Mlle Louisa Schontz, et _le Brigand comme il y a peu d'honnêtes gens_, par Mlle Ida Munkhausen. Ton amie plutôt que ta tante pour la vie. »EGERIE DE KERFILY.» Ainsi parlait Bel-OEil. Il y avait là dedans le secret espoir d'une catastrophe. Bel-OEil aimait tant à pleurer! Elle m'engageait à éviter le suicide comme la chanson égrillarde dit aux jeunes filles: N'allez pas, n'allez pas dans la forêt Noire! La lettre de Renotte suivait: un papier sur lequel l'encre, souvent retrempée d'eau, marquait à peine de lourds jambages avec des barres pour terminer les lignes comme on fait dans les baux notariés, le style simple et militaire d'un conscrit, l'orthographe d'une jeune personne du temps de la République, qui n'avait jamais eu le temps d'étudier. «Mon nepveu, je te marque, par la présente, que j'ay esté chés la veuve Marie-Hélène Marker du Clos sous le vent, qu'on apèle aussi la Poule Noire dans le district du canton, à cette fin de savoir de quoy il retourne au sujet de ta conduicte avec la donzelle en question, selon que nous le marque le président par sa dernière, en date du 3 courant du mesme moys, dans laquelle nous avons trouvé la relation des imprudences de ton âge, à la Comédie, comme quoy tu t'es fourré jusqu'au col entre les mains du loup, parmy des étrangers sans patrie et aigrefins de saltimbanques, dont la fille, pour lors, a sçu abuser de ton innocence. Je ne te marque pas le mécontentement de tes père et mère, qui sera l'objet d'un envoy spécial et particulier de leur part, ayant droit sur toi en religion et par le Code; je te marque seulement que j'en suis toute malade de ce que m'a dit ladite Marie Hélène Marker, dite la Poule Noire, dont tu as sans doute ouï parler, étant bien connue, Dieu mercy, par tout le département, comme pour prognostiquer les récoltes, les numéros à la conscription et si les femmes grosses auront un garçon ou une fille. Ladite Poule Noire a fait pour moy le grand jeu et le sort des cendres dont les réponses ont toujours été les mêmes, ainsi que je vais te le marquer: que tu étais la souillure de la maison par tes farces avec une excommuniée, que la punition suivrait de près l'offense, et que tu apporterais la mort subite dans ta famille. Je te marque pareillement que le tonton Bélébon avait été avant moy chés la veuve Marie Hélène Marker, dite la Poule Noire, et a déclaré avoir eu mesmes réponses, ainsi qu'il est dit. Je n'ai donc rien de nouveau à te marquer, sinon que tu as perdu mon estime par ta faute, pour avoir été choisir justement une hérétique et une porte-malheur. Je pars ce soir pour Vannes, à cette fin de changer mon testament. Je te salue avec amitié.» Cette lettre me chagrina beaucoup. J'avais une véritable et sincère affection pour ma tante Renotte. Mais ce qui me frappa surtout dans son contenu, ce fut cette mention: Mon oncle Bélébon l'avait précédée chez la Poule Noire. Il y a huit grandes lieues de Vannes à Landevan, et l'oncle Bélébon ne se mettait jamais en route sans avoir de bonnes raisons pour cela. En ce moment, j'eus vaguement conscience d'une conspiration qui m'enveloppait. Je rompis un autre cachet. «Mon drôle, votre bon père voit bien désormais qu'il est inutile de vous prendre par la douceur. Toute la famille est indignée de votre impertinent silence. On vous somme de quitter Paris à l'instant même. Essayez de résister, il vous en cuira. »Pour mon grand-père, qui a la goutte. »VINCENT DE BÉLÉBON.» Je regardai la date de cette épître. Elle était de quinze jours plus récente que les autres. La suivante, sur laquelle j'avais reconnu l'écriture élégante et indécise de l'abbé Raffroy, disait: «Mon cher enfant, »Il est bien étonnant que vous n'ayez pas répondu à vos bons parents. Seriez-vous malade? Votre excellente mère a fait prendre des informations chez Mme de Kervigné de Paris par Chauvelot, le marchand d'étoffes, qui est allé faire ses provisions d'hiver. Mme de Kervigné ignore votre adresse. Si vous êtes malade, faites écrire immédiatement. On vous aime dans votre famille, et vous avez à tout le moins un ami hors de votre famille. Personne ici n'a mérité le traitement que vous nous faites subir. Croyez-en les conseils de votre vieux confesseur: votre obstination double votre faute. Revenez, cher enfant, revenez bien vite et l'on tuera le veau gras à l'hôtel de la place des Lices.» Après cette lettre, qui avait juste huit jours de date, il n'en restait que deux. La première était une demi-feuille de papier écolier pliée avec ce soin rigoureux qui est l'art de l'écrivain public; la seconde avait un large cachet de cire rouge, à nos armes, sur une belle enveloppe anglaise, azurée, vergée, satinée et lourde comme un carton. Le papier écolier disait: «Monsieur le chevalier, »Dans la circonstance, je prends la liberté de vous adresser ces lignes pour vous informer que la famille est en bonne santé, quoique madame est malade, madame la marquise aussi et les petits tous deux de la rougeole à la peau. C'était vous qui avait la complaisance de m'écrire mes lettres autrefois, par quoi j'ai dû aller chez Toutain, sur la place, qui sait tourner les pétitions et compliments de toute sorte, pour vous informer qu'il y a un voyage sous jeu dont on fait les malles. On parle contre vous, et monsieur écoute les Bélébon plus que je ne voudrais. Ils vont partir cinq ou six après vous. Je pense que ça vous sera utile de le savoir à l'avance. Si je suis du voyage et que vous pourrez avoir besoin d'un serviteur à gages, même pour rien et gratis, vous n'aurez qu'à me le dire, car ce n'était pas Paris qui me déplaisait, mais bien ce grand _blêche_ de Laroche et sa dame, qui me regardait comme une bête sauvage de curiosité. Veillez au grain, sans vous commander. La présente est de Joson Michais, votre matelot, qui a fait au bas sa croix de Dieu, ne sachant pas signer.» Elle avait six jours de date. Le papier bleu vergé n'avait que quatre jours. «Je ne sais pas si je t'ai jamais écrit, petit bêta. Nous partons pour te frotter les oreilles d'importance. Je suis arrivé d'Afrique avant-hier, et je n'entends parler ici que de toi. L'oncle Bélébon m'a demandé si l'on obtenait encore des lettres de cachet, à Paris; je lui ai répondu que non, mais que Louis-Philippe avait rétabli la Bastille. Tu peux faire ton paquet. L'oncle, soutenu par nos deux tantes Kerfily, va te fourrer à la Bastille. Vincent préférerait la guillotine. »Plaisanterie à part, petit frère, dans quel pétrin t'es-tu noyé? Des Grecs! une dangereuse du Marais! Ça me paraît fantastique. Et tu parles de mariage? Ah çà! tu veux donc que je te casse les deux jambes et la tête! Il y a cent ans qu'on ne s'est marié! »Je suis colonel, à l'âge de ceux de M. Scribe. J'ai dix ans de moins que le plus jeune de mes collègues. Tu me dois du respect: je suis un enfant prodige. Mon nouveau régiment est à Versailles: je t'aurai sous la main. Nous allons arranger cette affaire-là au galop. »Nous partons ce soir. C'est une razzia qui se prépare contre toi. Les deux Bélébon veulent te mettre à feu et à sang. N'aie pas trop peur, je suis là, prêt à déserter avec armes et bagages. Je n'ai encore rien dit, parce que je ne comprends pas trop cette histoire, mais si quelqu'un faisait mine de te molester sérieusement, nous verrions bien. Je t'aime et je grille de te voir. »Ton meilleur ami, »GÉRARD DE KERVIGNÉ.» Depuis que j'avais l'âge de raison, mon frère Gérard vivait loin de nous. Ce n'était pas un officier à semestres. Il prenait sa carrière au sérieux, en garnison comme en campagne; il menait du même train sa réputation de maréchal de France en herbe et sa renommée d'homme de plaisirs. Je n'exagère point. L'armée le regardait comme promis aux plus hautes destinées. Il était venu à Vannes plusieurs fois quand j'étais au collége; ailleurs, je puis dire que je l'avais à peine entrevu pendant les années de mon adolescence. Je ne le connaissais bien que par cette fameuse miniature où il était représenté, en costume de chef d'escadron, sur la vaste tabatière de ma tante Nougat. Cela suffisait. Je l'aimais beaucoup et je l'admirais davantage. La différence même de nos caractères et de nos propensions me portait à faire de lui mon héros. Il se mêlait bien un peu de frayeur dans cette affection, à cause de mon évidente infériorité, mais je lui pardonnais cette infériorité. D'un mot, je pense que c'est tout dire. Cette lettre me le montra tout entier, tel que je l'avais deviné, brusque, étourdi, moqueur, mais bon comme il était brave. Je le vis devant mes yeux qui me regardait en souriant. Cela me consola pour un instant de toutes mes disgrâces. Je me servis de lui comme d'un écran pour ne plus voir les tristesses et les menaces de ma terrible correspondance. Je suis sujet à cela. La première chose que je cherche dans les moments difficiles, c'est l'écran. A l'abri de l'écran, il y a toujours quelque oreiller où l'on peut endormir une souffrance ou une terreur. Quel chemin il avait fait! Je me pris à compter ses grades avec complaisance. Quel chemin il allait faire encore! Une fois qu'on a le pied sur ce sommet qu'il avait atteint si jeune, on monte par bonds. Le succès passé engage le succès à venir. Oh! certes, il était l'honneur de la famille, et la famille déjà le regardait d'en bas. Que tous les autres fussent contre moi, peu m'importait, s'il était avec moi. Et il était avec moi, je m'efforçais à le croire. Le bon sens essayait bien de me dire qu'il serait avec moi seulement pour m'obtenir une capitulation honorable et qu'il poserait, lui aussi, comme tout le monde, en première ligne, la question d'abandonner Annette. Je ne voulais pas écouter le bon sens. Je faisais ce rêve: mon frère le colonel, défenseur d'Annette! mon frère, ce chevalier! ce preux! ce roi de notre foyer! Je fus une heure ainsi; puis, comme mes inquiétudes revenaient peu à peu, je voulus relire sa lettre, afin d'y puiser une nouvelle dose d'illusion. Mon regard tomba sur la date: 27 octobre 1842. Nous étions au 31, et sa lettre disait: Nous partons ce soir. Ils allaient arriver aujourd'hui même. Je consultai ma montre. Ils étaient arrivés. Ils étaient arrivés depuis plusieurs heures. Je me levai tout chancelant, et je gagnai comme je pus la place Saint-Sulpice, où je me jetai dans un fiacre. J'avais le coeur serré par une épouvante nouvelle qui venait de naître en moi. A cette heure, mon refuge de la rue Saint-Sabin devait être déjà violé. Mon adresse était, en définitive, le secret de la comédie. Ma cousine avait fait semblant de le respecter, mais il était impossible qu'elle ignorât ma retraite. J'avais quitté son hôtel pour me réunir aux Laïs; là où étaient les Laïs, je devais être. Il y avait d'ailleurs ce Laroche qui m'avait rencontré rue Saint-Sabin. Si ma famille était là-bas! Tout ce détachement qui, selon l'expression de Gérard, venait faire une razzia contre moi! Mon père, mes deux tantes Kerfily, l'oncle Bélébon et son abominable Vincent! Ces choses vont se perdant à cause des chemins de fer, mais, encore en 1842, les gens de Vannes qui faisaient une expédition sur Paris, arrivaient avec toute la férocité de la conquête. A l'époque de l'Exposition universelle, on vit des provinciaux marchander la carte des restaurants et exiger des _diminutions_ sous menace du commissaire de police. Personne n'ignore l'axiome de Quimper: «A PARIS, ON PEUT TOUT SE PERMETTRE!» Ces choses vont se perdant. La prodigieuse solennité de cette phrase: _Faire le voyage de Paris_, s'est évanouie. Les études de notaires, à Landerneau, ont baissé de cent pour cent depuis qu'on ne signe plus son testament avant de monter en diligence. La capitale cesse d'être un lieu féerique et mystérieux, propice aux mensonges des voyageurs comme l'intérieur de l'Australie ou les sources du Nil. La phrase est toute faite pour exprimer ce nouvel état. La province dit maintenant: _Il ne faut pas se faire un monstre de Paris_. Cela signifie: Paris est plus grand que Carpentras, mais c'est tout simple, puisqu'il y a plus de monde. Les maisons n'y sont pas en or. On y trouve peu de Parisiens à cinq pattes. Il faut payer les côtelettes qu'on y mange. Les théories dénigrantes de l'oncle Bélébon sont mortes du premier coup. Mortes aussi les appréciations profondes comme celle-ci, qui a rebattu mes oreilles d'enfant: «Les Parisiens sont forts pour donner des billets de spectacle.» Il n'y a plus, à proprement parler, de Parisiens, parce qu'il n'y a plus de provinciaux. Quand Paris aura dépensé un milliard ou deux pour ressembler un peu à Saint-Pétersbourg les Anglais l'achèteront à 80% de perte, et il n'y aura plus que les Chinois pour le venir voir, en se promenant, le dimanche. En 1842, Paris était Paris. La province, qui était la province, y débarquait armée jusqu'aux dents. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête en songeant que mon père, mes deux tantes et les atroces Bélébon avaient, selon toute apparence, envahi la rue Saint-Sabin. Que s'était-il passé? L'imagination avait ici le champ libre. L'hypothèse pouvait s'étaler en long et en large. Aucune horreur n'était en dehors de la vraisemblance. Les Laïs! Philippe, si fougueux, si terrible même, quand il n'était pas plus doux qu'une jeune fille! le père! cette âme honnête et délicate jusqu'à la souffrance! et Annette, enfin, Annette elle-même, mon amour, ma vie! avaient-ils subi le choc brutal de cette horde? N'avait-on point essayé contre eux quelque stupide avanie? Mon père était le meilleur et le plus pacifique des hommes, mais le plus faible aussi; et qui ne connaît le pouvoir de l'entourage? Avec ces loups de Bélébon, il était capable de hurler. Et les deux tantes! pauvres excellentes femmes, végétant aux deux pôles opposés de l'absurdité humaine! Il n'était rien que mes deux tantes ne pussent oser à Paris. Et souvenez-vous qu'elles étaient à Paris pour faire justice. Tout ce monde, c'était une croisade. Toutes ces têtes avaient jeté leurs bonnets par-dessus les moulins. Je vous le dis: on pouvait tuer M. Laïs par un mot. Annette! Oh! je ne saurais pas exprimer mes craintes à l'égard d'Annette! La seule pensé d'Annette outragée me faisait monter la folie au cerveau. Et ils étaient capables de cela. Bien plus, cela devait faire nécessairement partie du programme de leur voyage: Il faut se montrer vis-à-vis de ces misérables filles! Ah! ah! la province a bec et ongles! J'eus du sang dans les yeux, parce que je vis Vincent au milieu de la modeste chambre, arrogant, insolent, grossier, sûr qu'il croyait être d'insulter sans danger. Je ne suis pas poète, mais j'ai des visions qui me passent: Philippe se dressa, secouant ses cheveux comme une crinière de lion. La tête de Vincent rebondit et sonna sur les marches de l'escalier. M. Laïs s'affaissa tout pâle et Annette se jeta aux genoux de mon père, qui balbutiait le nom du procureur du roi. Le fiacre entrait dans la rue Saint-Sabin, j'ouvris la portière, je pris ma course comme un fou et je franchis le seuil de la pauvre maison. J'étouffais. Je m'arrêtai dans l'escalier pour écouter, mais le bruit des battements de mon coeur m'empêchait d'entendre. Le premier son que je saisis fut un éclat de rire et mes deux genoux se plièrent d'eux-mêmes, tant j'avais besoin de remercier Dieu. Une voix parlait qui m'était inconnue. Je poussai la porte et je restai comme foudroyé par la joie qui me dilata le coeur. Mon frère Gérard était là, entre M. Laïs et Philippe; chacun d'eux tenait une de ses mains et il mettait en même temps un baiser sur le front rougissant d'Annette. XXVI. MON FRÈRE GÉRARD. C'est assurément la plus joyeuse surprise que j'aie jamais éprouvée. Mon contentement fut augmenté de toute mon angoisse récente et je ne saurais dire sous quel aspect héroïque et charmant mon frère Gérard m'apparut. Il aimait son métier avec passion et quittait rarement le costume militaire; mais, en voyage, il se mettait à son aise et sacrifiait un peu à la fantaisie. Sa petite tenue n'appartenait à aucun grade; elle était simple, gracieuse et tout particulièrement coquette. J'ai parlé à propos de lui des colonels de M. Scribe. Moi, je les trouve fort jolis. Cependant mon frère Gérard ne leur ressemblait point. Il n'était ni pomponné ni musqué: c'était un prince artiste sous le harnais d'un lieutenant. Il était jeune incroyablement. Depuis que l'armée française existe, jamais plus gracieux ni plus galant cavalier ne porta l'uniforme. Ce qu'il fallait aimer en lui, c'était l'élément soldat; il n'y avait rien dans toute sa personne qui n'appartînt au soldat. Son esprit, sa beauté, sa gaieté, sa bonté, tout était d'un soldat. Mon Dieu, je ne crois pas être partial, et cependant, on voit au travers d'un prisme ceux qui ne font que passer. Pauvre coeur vaillant et charmant! Il a laissé dans mon souvenir l'empreinte gracieuse et vaillante d'une vision chevaleresque. Je le reconnus d'un coup d'oeil, bien que ses traits me fussent à peu près étrangers; je le reconnus indépendamment de son uniforme, auquel je ne fis d'abord aucune attention; je le reconnus à mon émotion même et au cher sourire de mon Annette, qui lui donnait son front à baiser. Dès qu'il m'aperçut, ses yeux brillèrent. «Ici, cadet! s'écria-t-il. As-tu bien eu l'audace d'aimer une jeune fille sans le consentement de ton aîné! Tu seras mis en pénitence!» J'étais déjà dans ses bras. Il me prit la tête à deux mains et m'embrassa bruyamment. Puis il me tint à distance pour me regarder. «Parbleu! grommela-t-il entre ses dents; parbleu j'étais bien sûr que ce vieux chat-huant de Bélébon mentait! Ce garçon-là a de la tête et du coeur! --Une tête intelligente, dit Philippe. --Et un bon coeur, ajouta M. Laïs. --Et la Minette n'ajoute pas son mot! demanda Gérard. --Je l'aime,» répondit Annette si fermement et si franchement que Gérard tressaillit. Je vis comme un nuage passer sur son front. Il y avait de l'admiration, mais aussi de la pitié dans le regard qu'il jeta sur elle, et j'eus peur. Mais il m'embrassa et je fus rassuré. Que pouvait-on craindre de ce noble et beau sourire? «Il n'y a pas une heure que je suis ici, reprit-il, et j'en sais déjà plus long que toi, petit René. Te souviens-tu de l'oncle Kerfily? --Vaguement, répondis-je. --Le frère de Bel-OEil? Un vrai loup de mer, celui-là, qui faisait toujours taire le vieux Bélébon en l'appelant soldat marin. Eh bien! l'oncle Kerfily me racontait ses batailles. Il avait connu deux Laïs dans la guerre de Morée: un jeune héros.... --Mon frère Marcos! l'interrompit Philippe. --Et un vaillant volontaire qui le couvrit de son corps pendant la fausse manoeuvre de _la Danaé_, et qui reçut à sa place une blessure en pleine poitrine. --Mon cher et bon père,» dit Annette. M. Laïs ajouta avec son mélancolique sourire: «Si j'avais oublié, ma blessure qui s'est rouverte me ferait souvenir.» Gérard donna deux poignées de main, une à droite, l'autre à gauche. «Tu vois, reprit-il, j'étais venu ici armé en guerre et me voilà cerné, enveloppé, réduit à capituler!» Je déclare qu'en ce moment tous les obstacles avaient disparu pour moi. Je me tournai triomphant vers les Laïs et je m'écriai: «Que vous avais-je dit!» La figure de Gérard changea d'expression incontinent. «Qu'est-ce qu'il vous avait dit? demanda-t-il à son tour. Et, certes, les professeurs de déclamation théâtrale ne pourraient donner à la même question deux physionomies plus complétement opposées. Ce fut comme si un seau d'eau froide eût tombé sur mon enthousiasme. «René nous a dit, répliqua cependant M. Laïs, qu'il avait un bon père et une bonne mère.... --C'est vrai, jusque-là, l'interrompit Gérard. --Et que l'un et l'autre consentiraient tôt ou tard à faire son bonheur.» Gérard secoua la tête. «Quoi! m'écriai-je, si notre père était assis à la place où tu es, tu crois qu'il n'éprouverait pas les mêmes sentiments que toi? --Pas de questions indiscrètes, conscrit! me dit-il d'un ton qui me déplut absolument. Nous n'avons pas l'âge requis pour juger les papas ni les officiers. --Voyons, mon frère, repartis-je en le couvrant de mon regard, vous êtes un homme du monde, vous savez le langage du monde. Pourquoi cet argot de caserne en présence d'une jeune personne qui, en définitive, sera Mme de Kervigné comme notre mère. --Oh! je ne me plains pas!» s'écria Annette qui essaya de sourire. Gérard pâlit visiblement. «René, vous avez bien parlé, me dit-il après un court silence. On s'exprime mal, quand on a quelque chose à cacher. Je ne peux pas dire ici toute ma pensée.» Les deux Laïs se levèrent à la fois; Gérard les retint. «Que le diable m'emporte! s'écria-t-il cette fois de tout son coeur, c'est la première fois de ma vie que je joue ce rôle-là. Ai-je l'air d'un bien noir diplomate? Le petit m'a mis sens dessus dessous du premier coup. C'est lui le colonel et moi la recrue. Va, je ne t'en veux pas, René, mais je n'en suis pas plus à l'aise pour cela. Si j'étais vis-à-vis des gens du monde, je ne me gênerais pas, crois-le bien, mais on vaut mieux que le monde, ici, ou du moins telle est mon impression première. J'ai fait deux amis aujourd'hui: ce digne vieillard, ce brave jeune homme; j'ai vu la plus ravissante jeune fille qu'on puisse souhaiter d'appeler sa petite soeur; j'ai retrouvé un Kervigné de la bonne souche, et, vois-tu, quand je parle ainsi, moi, ce n'est pas mal. Eh bien! je ne suis pas content. Nous aurons du mal; j'aurais mieux aimé n'avoir qu'à tailler en plein bois pour te débarrasser d'une liaison indigne. A la maison, je te l'apprends si tu l'ignores, les vrais maîtres ne sont rien; c'est l'entourage qui pense et qui agit. Tout cela, Dieu sait comme! Regardez-moi bien tous: je suis un honnête garçon, et vous m'avez mis malgré moi de votre parti, mais...... --Point de mais, Gérard, mon bon frère! l'interrompis-je. Tu es leur gloire. Tu ne te doutes pas de ce que tu peux sur eux tous! Si tu es vraiment de notre parti.... --Je n'ai pas honte de vous demander votre appui, monsieur, dit le père, dont le fier visage était à peindre en ce moment. --Vous m'avez appelé votre ami..» murmura Philippe. Et Annette: «Je vous aime tant, depuis que vous avez dit: Je souhaiterais celle-ci pour ma petite soeur!» Je trouvais que c'était trop. J'avais honte et la colère me prenait. Je dis à Gérard: «Sortons, et souviens-toi de ceci: contre nous, vous ne pouvez rien, sinon nous tuer tous les deux dans les bras l'un de l'autre.» Il fronça le sourcil, mais son regard évita le mien. Mon coeur bat en écrivant ces lignes, qui pour vous sont sans émotions. C'était une noble et tendre créature que ce beau soldat. Je l'accusais parce qu'il ne pouvait pas juger ma situation comme je la jugeais moi-même. Les Laïs, plus raisonnables et meilleurs que moi, ne s'irritaient point, quoique toute l'amertume du calice fût pour eux. Leur fierté n'était pas du même genre que la mienne. En de certains cas, leur fierté dépassait la mienne de cent coudées, mais elle n'était jamais de l'orgueil. La différence entre l'orgueil et la fierté, c'est que l'orgueil est sourd à la voix du coeur. En eux, le coeur était tout. Je les ai vus toujours prêts au sacrifice. Gérard consulta sa montre et reprit: «Je n'ai pas tout dit, cependant! Mais qu'importe ce que je pourrais dire? Ce sont les faits qui parlent. Sortons, en effet, René: ils doivent maintenant nous attendre. --Qui? demandai-je; mon père? --Notre père et tous ceux qui sont venus à Paris pour toi.» Avant de coiffer sa casquette militaire, il donna ses deux mains aux Laïs. «Je suis content de vous avoir vus, dit-il. Peut-être ne me jugerez-vous jamais bien, car des événements se préparent qui vont nous séparer. Souvenez-vous de ceci: j'aime mon jeune frère de tout mon coeur! je vous aime non-seulement pour lui, mais pour vous-mêmes. J'ai fait une promesse à ceux qui vous attaquent aujourd'hui; votre cas est mauvais devant la loi; j'accomplirai ma promesse surtout pour vous sauvegarder contre la loi. Au revoir, et plus tôt que vous ne pensez!» Il baisa galamment la main d'Annette et le regard qu'il lui jeta m'étonna jusqu'au trouble. Elle ne le vit point sans doute, car son sourire d'ange resta autour de ses lèvres. Comme je passais le seuil, ils me dirent tous les trois: «René, soyez prudent! --Ah ça! m'écriai-je dès que Gérard et moi nous fûmes seuls, est-ce pour moi aussi, l'énigme? J'exige une explication. --Ce sont de braves gens!» murmura mon frère qui était tout pensif. Et il répéta plusieurs fois sans savoir qu'il parlait: «Ce sont de braves gens! Ce sont de braves gens! --L'énigme? s'interrompit-il brusquement. Elle est pour toi surtout, mon bonhomme! Vois-tu il y a du vrai dans ce qu'ils disent, là-bas: tu te casses le cou, c'est clair. Fais-moi l'amitié de me pardonner si je ne mets pas un habit noir et des gants blancs pour te parler. Tu m'as rappelé si sévèrement à mes devoirs d'homme du monde dans ce pauvre taudis....» Je l'arrêtai net. «Sommes-nous amis ou ennemis? demandai-je. --Montons en voiture, me répondit-il. Dans deux heures d'ici, je ne jurerais pas que tu n'eusses envie de te couper la gorge avec moi!» Je me sentais si parfaitement capable du fait, s'il essayait de se mettre entre Annette et moi, que le coeur me manqua. «Au nom de Dieu, murmurai-je, ne plaisante pas avec cela, Gérard! --Je te préviens pour ta gouverne, petit, répliqua-t-il en ouvrant la portière du fiacre, que j'ai envie de plaisanter comme d'aller me pendre!» Il ajouta, en s'adressant au cocher: «Palais-Royal, aux Frères-Provençaux!» Il avait de la sueur aux tempes. J'essayai de prendre une de ses mains, il m'attira sur sa poitrine et m'embrassa. Je ne puis dire combien son émotion me navrait. J'y voyais une mortelle menace. «Ce sont d'honnêtes et braves gens, répéta-t-il encore. Des gens distingués, sur ma foi! Et cette petite est tout uniment délicieuse! Tu n'en trouveras pas beaucoup dans la famille ni ailleurs pour t'aimer autant que moi, René. Je crois être un bon frère pour notre Julie, mais nos deux caractères ne s'emboîtent pas, parce que j'ai idée que ce monument en parfait état de conservation, M. le marquis, son mari, tout en me faisant bonne mine en face, me joue des tours par derrière. C'est un ancien bandit, et j'ai peur des ermites qui ont été diables. De tout temps, quand je songeais à notre maison, c'était toi qui étais entre mon père et ma mère. J'ai coûté beaucoup d'argent, là-bas; j'en sais à peu près le compte et je regarde que je te le dois, à toi, principalement, car notre soeur a eu pour le moins autant que moi. Je te le rendrai. Il est dans les nécessités de ma vie de faire un grand mariage. A quoi penses-tu, petit? --Je pense, répondis-je, et je sentais ma voix très altérée, je pense qu'une lutte entre frères doit être quelque chose de terrible. --Les _Frères ennemis_! s'écria-t-il d'un accent de gaieté qui sonna faux à mes oreilles. C'est une tragédie, ni plus ni moins! J'ai beau être colonel, je reste lieutenant par ma haine de la tragédie.» Le fiacre allait cahotant aux environs de l'Hôtel-de-Ville. Je mis ma tête entre mes deux mains. Il y avait un vertige autour de mon cerveau. «René, reprit-il très doucement, j'ai des choses à te dire. Si tu avais eu seulement deux ou trois ans de plus, j'aurais eu recours à toi demain. Nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit: il faut que je te parle.» Il ne s'agissait pas pour moi de ses confidences. Je le lui fis entendre avec rudesse. «Certes, certes, murmura-t-il. Tu aimes véritablement. L'inquiétude te rend égoïste: je ne t'en veux point pour cela. Mais ils sont dans leur droit aussi, ceux qui te barrent la route d'une sottise. Rassemble un tribunal composé de dix mille personnes choisies par le hasard, et tu auras dix mille voix contre toi. Si tu savais prendre ton monde et jouer ta partie gaiement.... Mais tu ne sauras pas, et malgré ce que j'ai vu, il y a dix à parier contre un que ce mariage est un trou dans lequel tu te jettes. --Si tu les connaissais comme je les connais.... repartis-je avec plus de calme, car j'étais heureux dès que je voyais jour à plaider ma cause. --Je les connaîtrai! m'interrompit Gérard. J'agis pour toi bien plus encore que pour nos gens de Vannes. Et, cependant, c'est à eux que je l'ai promis. Mais, sois tranquille! si Vincent gagne la partie, je le fais mourir sous le bâton!» A dater de ce moment, j'eus beau l'interroger, il ne me répondit plus. Je me disais en moi-même: C'est bien! Il y a un complot. Je ferai sentinelle. Il faudra qu'on me passe sur le corps pour arriver jusqu'à eux! Quand le fiacre s'arrêta dans la rue de Beaujolais, Gérard mit sa main sur mon épaule. «Cette nuit, nous causerons, prononça-t-il tout bas, de toi et de moi. Les gens qui sont là-haut ne feront rien contre toi, ce soir. Tiens-toi en paix et tâche d'être bien avec tout le monde. Tu n'as là que deux ennemis. Si je le veux bien--et il se peut que je le veuille--demain soir, tu seras heureux. Ecoute bien: si je ne le veux pas, c'est que j'aurai de bonnes raisons pour cela, ou que je serai mort. --Mort! répétai-je saisi par ce mot qui tombait à l'improviste. --Je te répète que nous avons beaucoup à causer, cette nuit. Montons.» Mes idées vacillaient et j'avais des pressentiments plus sinistres que la situation ne semblait le comporter. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais ainsi convoqué dans un restaurant. Mon père n'avait-il pas la maison du président de Kervigné? Malgré les paroles rassurantes de Gérard, je m'attendais à tomber au milieu d'une sorte de lit de justice où j'allais être jugé solennellement et sévèrement. «Société Bélébon! dit un garçon. --Salon bleu! second! répondit un autre. Conduisez.» Aurélie m'avait menacé souvent d'une partie fine aux Frères-Provençaux ou ailleurs, mais les événements avaient tourné court, et, par le fait, je ne savais même pas ce que c'était qu'un restaurant à la mode. Mes petits étonnements n'intéresseraient personne, et je me garderai bien de décrire ce que tout le monde connaît. Je fus introduit dans un paradis, bas d'étage, orné comme le dessus d'une boîte de bonbons et violemment chauffé par un éclairage surabondant. Il y avait là, autour d'une table, servie comme sait le faire le plus illustre des maîtres d'hôtel parisiens, une douzaine de personnes déjà parvenues au paroxysme des allégresses gastronomiques. Toutes ces personnes étaient de Vannes; mais, bonté du ciel! quel assemblage et qui se serait attendu à ces criminels rapprochements! Mon père, ce miroir du légitimisme le plus pur, était assis entre l'adjoint Mahureau, l'un des plus abandonnés parmi les sicaires du juste-milieu, et M. Kerjouhou, commandant de la garde nationale! Bel-OEil poétisait avec un capitaine de la gendarmerie, célèbre par sa sévérité contre les réfractaires; Nougat, la fière Nougat, trinquait avec Mme Rimassu! Qu'était, cependant, Mme Rimassu? J'hésite à le dire. Une femme qui vendait des chapeaux! Mais, tudieu! qu'elle buvait abondamment, cette roturière! Nougat lui ouvrait avec libéralité la large boîte où était le portrait de Gérard et disait à chaque communion nouvelle: «A Paris comme à Paris!» L'oncle Bélébon avait près de lui un sordide avoué qui suait la chicane malhonnête et qu'à Vannes personne ne touchait sans mettre des gants fourrés. Vincent s'était flanqué de deux redoutables commères: une marchande de poisson de Lorient et une veuve de plusieurs officiers de marine. Vous l'avez deviné, c'était la diligence qui était là, la diligence tout entière! On continuait la table d'hôte. En voyage, dit l'axiome provincial, on fait si vite connaissance! Loin de la patrie, il est si doux de contempler des visages de son endroit! D'ailleurs, à Paris comme à Paris! Là, les distances se rapprochent, l'orgueil des castes disparaît, ainsi que l'amertume des dissidences politiques. Il n'y a plus à Paris ni royalistes, ni ligueurs. Tous Bretons ou tous Auvergnats! Le coeur dans l'estomac, le sang à la peau, la bouche pleine! Il y avait beaucoup à dire sur les moeurs de Mme Rimassu. Ah! beaucoup! Elle parlait gras. La poissonnière vous avait une odeur à tout casser. La veuve des lieutenants de vaisseau sentait aussi lamentablement son fruit. C'est égal: à Paris comme à Paris! Liberté libertas! comme criait ce débauché de Bélébon. Vincent ajoutait, les yeux hors de la tête: Et houp! Jabadaô! ce qui est une plaisanterie celtique. Quoique ça, le seul qui gardât une posture décente était le pauvre Joson Michais, assis à l'écart, au bas bout de la table. Il avait l'air tout contrit, mais il avait changé déjà trois fois de bouteille. Notre entrée fut saluée par une terrible acclamation. «A la soupe! à la soupe! cria mon père. Viens que je t'embrasse, mon scélérat! Nous avons le capitaine de gendarmerie pour te conduire à Vannes de brigade en brigade. --Colonel! auprès de moi! ordonna Nougat. Je n'ai fait que grignoter en t'attendant. Bonsoir, René, mon drôle! Croirais-tu que depuis mon départ de Vannes je n'ai pas eu de mal à l'estomac une seule fois! --Comme on voit bien qu'il a souffert par le coeur! soupira Bel-OEil dans l'oreille du gendarme. --Il a la pépie, ce bibi-là, fit observer Mme Rimassu. --Ce n'est toujours pas l'esprit qui l'étouffe! lança aigrement le vieux Bélébon. Bonsoir, innocent. Ça va bien, ta donzelle?» Il resta bouche béante, parce que Gérard le regardait en face. Le vieux Bélébon savait qu'il fallait respecter Gérard. Mais mon père, à pleine voix: «A la soupe! à la soupe! Bon appétit, bonne conscience! Les affaires seront pour plus tard. Buvez, l'adjoint! Mangez, la garde nationale! Que tout le monde vive... même les gendarmes! A ta santé, chevalier! Sans toi, je ne serais pas à Paris.» XXVII. A PARIS COMME A PARIS! Il y avait dans ces derniers mots de mon bon père: «Sans toi, je ne serais pas à Paris,» une vive et chaude reconnaissance. J'eus grand plaisir à l'embrasser, ainsi que mes deux tantes, qui, au demeurant, avaient été les amies de mon enfance. Quant aux deux Bélébon, je ne les embrassai point. La guerre était déclarée. Toute la diligence, ceux qui me connaissaient et ceux qui ne me connaissaient pas, me firent fête. La Rimassu déclara que j'avais grandi et pris du _truc_. La poissonnière et la veuve de la flotte m'adressèrent d'aimables paroles. Pour m'utiliser, on but tout de suite à ma santé, et ce Judas de Vincent doubla la politesse. Gérard semblait surpris et mécontent de trouver là des étrangers. Il s'assit entre Nougat et l'adjoint. Aussitôt qu'il eut pris place, il me fut aisé de voir qu'on lui décochait de tous côtés des oeillades interrogatives. Il ne se pouvait point, cependant, que ce loyal et fier soldat, si élevé au-dessus du niveau des autres convives, fût engagé avec eux dans une conspiration contre moi. Non, cela ne se pouvait pas. Il y aurait eu folie à le croire. Je m'assis au bas bout de la table, non loin de Joson Michais, qui me faisait des signes en tirant les mèches de ses cheveux plats et me regardait avec des yeux humides. Je lui tendis la main. Il la baisa bel et bien et me dit tout bas: «Ah! monsié el chevâlier! y a du tâbâc! --Qu'est-ce? demandai-je en me cachant derrière ma serviette que je dépliai. --E j'ne sais point, me répondit Joson; mais, quoique ça, y en â! aussi vrai comme ej'ne mens point, faut dire la vérité! --Pstt!» me fit Bel-OEil mystérieusement. Et, arrangeant ses deux mains en porte-voix, elle me dit, en confidence, au travers de la table: «Tu as souffert, René! T'avais-je mis en garde contre les entraînements de cette funeste passion? --Qu'elle est bête!» grommela Vincent. Je ne prétends pas qu'il eût tout à fait tort au fond; mais, sur un geste de Gérard, il se hâta de mettre son nez dans son verre. Gérard était le maître ici. Cela sautait aux yeux et je ne pouvais me défendre de penser: «Si je suis condamné, c'est qu'il l'aura bien voulu.» Pauvre frère chéri! si beau! si jeune! si heureux! Les secrets desseins de la Providence ressemblent parfois à un jeu cruel. Mais faut-il passer sous silence les monstrueuses toilettes qui émaillaient, ce soir-là, le salon bleu des Frères-Provençaux! A Paris comme à Paris, c'est clair. On peut tout se permettre dans cette grande cohue où chacun passe inaperçu: c'est évident. Retournez vos habits, si vous voulez, et portez une paire de volailles plumées sous vos aisselles, personne ne vous dira: mon coeur. Voilà l'axiome. Vous iriez tout nus dans les rues sans les sergents de ville. Partant de là, pourquoi la province arrive-t-elle toujours avec l'idée bien arrêtée d'éblouir ce Paris qui ne la regardera pas? Ma tante Bel-OEil avait une robe de velours amarante, achetée pour les noces de ma soeur et un certain crêpe de Chine bleu tendre, je dis tendre comme son coeur sensible. Sur son front jouait une ferronnière, et un oiseau de paradis un peu pelé hérissait ses cheveux. Elle était splendide, mais moins que Nougat, rouge comme une tomate dans un spencer collant de satin blanc, sur lequel se drapait une écharpe de barége vert foncé frangée d'or. Un collier de topazes serrait son gros cou, et un perruquier de Paris lui avait arrangé sur la tête un effrayant turban apporté de Bretagne. Les garçons cassaient les assiettes en la regardant. Mme Rimassu, maigre fruit de la Cythère provinciale, avait déployé le châle Ternaux de ses anciens triomphes. Son comique était moins effréné que celui de mes tantes. La veuve de l'armée navale était presque à la mode, parce que le corps de MM. les officiers se fournit à Paris. C'était en sa personne même que le ravage apparaissait. On a beau dire: le service de la mer use la chair comme le fer et le bois. Parlez-moi des poissonnières de Lorient! Savez-vous ce que coûte au pêcheur qui le prend ce faisan de la mer, ce poisson vêtu d'argent mat, le plus beau, le mieux fait, le plus délicat de nos côtes, le lupus d'Horace, le bar de Véfour? Les bars s'en vont. Le prix d'un bar de vingt livres varie entre une journée et la noyade. La poissonnière de Lorient l'achète quarante sous et le revend un louis. A Paris, il vous coûtera soixante francs. Nos bateliers seraient bien riches s'ils avaient seulement le quart du prix réel de leurs pêches. Mais ils sont très pauvres. La poissonnière a des pendants d'or qui allongent ses oreilles jusqu'à l'épaule. Le conducteur de diligence _met de côté_. Le consignataire de Paris devient millionnaire dès sa seconde faillite. Ainsi va la marée. Quant aux hommes, ils avaient généralement l'habit bleu barbeau à boutons d'or, sauf le gendarme, agrafé dans une redingote longue dite demi-solde. La cuisine des Frères-Provençaux était très franchement de leur goût. Les deux sexes faisaient assaut de bonnes dispositions, et les encouragements de mon père obtenaient l'approbation générale. J'entendis Nougat qui demandait à Gérard: «L'as-tu vue, mon colonel?» L'oncle Bélébon ajouta en clignant de l'oeil: «C'est peut-être déjà chose faite, dis donc?» Tous les membres de ma famille, et même les gens de Vannes, semblèrent comprendre cette question dont le sens m'échappait. Je m'étais promis d'être calme; mais cette convocation de toute la diligence,--coupé, intérieur et rotonde,--m'exaspérait sourdement. C'était un surcroît de torture dont l'idée devait appartenir à cet abominable Bélébon. J'attendis avec anxiété la réponse de Gérard. Tout me faisait peur. Gérard ne répondit que par un geste d'impatience. «Bon, bon! dit l'oncle, tu as vingt-quatre heures. C'est la première fois que je vois la capitale, mais, de mon temps, on n'y mettait pas tant de façons, hein, Vincent? --Ah! mais, répliqua le rustre, c'est que tu étais un gaillard, papa! --Nous les savions toutes! A la santé du colonel, dont le rapide avancement honore à la fois sa famille et le pays qui l'a vu naître!» Mon père avait déjà froncé le sourcil, mais ce toast le dérida. Ce vieux Bélébon était un idiot d'esprit. Les verres se choquèrent avec fracas. «Voyons, Parisien, reprit l'oncle à haute et intelligible voix, vas-tu nous parler de ta donzelle, à la fin! Tu as dû faire danser les écus bretons! Je voudrais bien savoir qu'est-ce que c'est que cette paroissienne-là, pour s'être mise avec un oiseau comme toi!» Sans les gens de la diligence, il est fort possible que j'eusse répondu tranquillement, tant j'étais fait aux despotiques boutades du vieux Bélébon. Mais sur tous ces vulgaires visages, le même sourire satisfait se montra. Je perdis patience du premier coup: «Chez nous, les portes étaient fermées, mon oncle, répliquai-je en contenant ma voix, et il y a dans toutes les maisons des inconvénients qu'il faut supporter de son mieux. Mais ici, nous ne sommes pas chez nous et nous ne sommes pas seuls. Je vous préviens que les oreilles de Vincent payeront votre première impertinence! --Attrape à scier, quoique ça! grogna voluptueusement Joson Michais. --Tiens! tiens! fit le gendarme. --Peste! dit l'adjoint, qui lança une oeillade à la garde civique. Ah! diable!» La garde civique repartit: «Ah! diable! Peste!» Rimassu me lança une boulette de mie de pain qui témoignait de son estime; la veuve maritime battit des mains, et la poissonnière s'écria au milieu d'un fou rire: «Tranchée, la vieille morue! Parée, vidée, salée, séchée! Que faut-il avec ça?» Vincent s'était levé à demi, blême de rage, Gérard le fit rasseoir d'un coup de plat de main au sommet du crâne. Mon père, moitié riant, moitié contrit, me dit: «René! René! monsieur.» Puis, s'adressant au Bélébon il ajouta: «C'est pour rire, mon oncle. Mais vous avez quelquefois trop d'esprit. Voyons, la paix! On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.» Ceci était énorme de la part de mon père, car rien ne saurait donner une idée de l'influence qu'avait prise sur lui le vieux Bélébon. «L'oncle va souvent trop loin! dit aussitôt Nougat. --Si ce n'était son âge et son défaut de fortune.... ajouta Bel-OEil qui avait d'anciennes querelles à vider. --La paix! la paix! répéta mon père. Au fricot! Qui veut de la perdrix au choux? C'est cuisiné à la papa! Mange cette corporaille, fils René, ou je te déshérite! Ah! ah! mon oncle! écoutez donc! il a son franc parler: il n'est pas encore mésallié. Nage partout, matelots! et en mesure! Les truffes vont venir! Bon appétit, bonne conscience! A la santé de sainte casserole! --Bravo! cria la poissonnière. Des marquis comme ça, ça fait plaisir à voir! --J'avais oublié de te dire, René, chanta Nougat, exaltée; depuis mon départ de Vannes, je n'ai pas eu mal à l'estomac une seule fois. J'étais faite pour les voyages. Paris est un paradis. --Loin du bruit, murmura Bel-OEil, à l'heure même où nous sommes, combien de coeurs sensibles doivent y chercher le bonheur!» Vincent absorbait pour se consoler; l'oncle Bélébon cherchait un moyen de prendre sa revanche. Si j'avais pu manger la carcasse de perdrix que mon père m'avait imposée, j'aurais gagné cent pour cent, mais c'était l'impossible. J'étouffais dans cette atmosphère chaude et chargée de vapeurs culinaires. Ma tête brûlait. Je travaillais comme jadis aux heures de ma fièvre, poursuivant toujours le mot d'une énigme qui sans cesse me fuyait. Quel était ici le rôle de Gérard? Il n'y avait pas à s'y tromper; j'avais surpris des signes d'intelligence. Il avait honte de ses alliés, mais il avait des alliés. Contre qui cette alliance? Contre moi? Et pourtant, Gérard m'aimait, j'en étais sûr: je l'aurais juré. Il est des circonstances où ceux qui vous aiment peuvent être contre vous. Je n'avais pas le sang-froid qu'il faut pour raisonner dans cet ordre d'idées, très multiples et très subtiles, dont le résumé est la phrase proverbiale: _Sauver un noyé malgré lui_. Les demi teintes m'échappaient. Gérard devait être mon ami ou mon ennemi; entre ces deux extrêmes, point de milieu. A chaque instant, des frissons me passaient par le corps. La grotesque bombance qui m'entourait ne faisait sur moi qu'une impression très vague. Toute autre chose m'eût gêné pareillement et peut-être davantage. Je travaillais, je cherchais, j'épuisais mon effort à m'isoler. Je souffrais à un degré terrible, et je n'aurais pas su dire de quoi je souffrais. Quelque chose menaçait, voilà le vrai. Tout grand malheur qui pend a son cri muet. On l'écoute, il trouble, il navre. La pensée d'Aurélie me vint. Pourquoi? Eût-elle été à sa place, si sévèrement que je l'aie pu juger, parmi ces incongruités de bas étage? Et, cependant, son absence me causait de l'étonnement et de la peur. Elle était la correspondante naturelle de ma famille à Paris, tant à cause du lien de parenté qu'en raison de mon séjour chez elle. Seule elle pouvait fournir sur moi certains renseignements. On avait dû l'aller voir au saut de la voiture. A moins que ce voyage ne fût un pur prétexte pour s'empâter aux Frères-Provençaux. Cette dernière hypothèse n'était pas l'absurde, comme le lecteur pourrait le supposer. On a vu parfois la province se ruer sur Paris, les mains pleines d'intérêts encore plus respectables, et revenir chez elle, vaincue plus qu'Annibal, par les délices du Palais-Royal, cette Capoue des vaillances départementales. Cependant je n'admis point qu'il en pût être ainsi. L'absence d'Aurélie en vint à me préoccuper de plus en plus. Elle était la femme des escapades. Elle avait l'esprit qu'il fallait pour rire aux larmes et savourer le comique de cette prodigieuse exhibition. Elle était du monde, mais à sa façon, et ce qu'on appelle la distinction était pour elle un vêtement plutôt qu'une peau. Cette soirée eût été mémorable dans sa vie. Elle y aurait payé place au poids de l'or. Ne l'avait-on point invitée? Etait-ce réserve? La réserve n'étouffait ici personne, et mon bon père, qui détestait si cruellement les mésalliances, n'avait pas honte du tout de ses convives. A Paris comme à Paris! La truffe purifie toutes choses. L'idée naissait en moi qu'Aurélie pouvait être employée à quelque ténébreuse machination. Mais on me gardait à vue. Les truffes venaient d'arriver. L'oncle Bélébon avait réédité coup sur coup trois de ses plus forts calembours; sa faveur renaissait de ses ruines. «Monsieur mon neveu, me dit-il, puisqu'il faut prendre des gants de satin blanc pour vous parler, vous n'avez pas encore demandé des nouvelles de votre tante Renotte qui, Dieu merci, vous en a assez fourré. Je m'en vas vous en dire. La pauvre Renotte est restée malade de l'affaire de la Poule Noire, et c'est elle qui partira la première, à ce qu'elle dit. Vincent n'est pas si bien habillé que vous, mais il n'a pas porté malheur à sa famille.» Il y eut un grand tumulte. Les uns voulaient savoir à fond l'affaire de la Poule Noire, les autres maudissaient l'oncle Bélébon qui mettait du noir dans la fête. Mon père jeta sur moi un regard attristé. «On a du chagrin à la maison, René, murmura-t-il; les deux petits sont malades aussi. Mais servez le chambertin, garçon, et toi, l'oncle, que le diable t'emporte! --L'ignorance engendre la superstition, formula Bel-OEil. --T'ai-je dit, me demanda Nougat, que depuis Vannes, je n'avais pas senti mon estomac? Quelques truffes, Kervigné, s'il vous plaît. Figurez-vous, ma bonne madame Rimassu, qu'à Vannes, je ne peux pas digérer un blanc de poulet! --Quoique ça, glissa Joson Michais à mon oreille, où donc qu'est allé notre monsié Gérard?» Je tressaillis comme si j'avais reçu un coup violent. Gérard, en effet, n'était plus à sa place. «Pour sûr et pour vrai, acheva Joson, y a du tâbâc, ej'ne mens pas!» Mon père arrivait en ce moment de joie qui précède la plénitude. «Garçon! dit-il avec une emphase symptomatique, versez aussi du chambertin à ce simple villageois que j'ai fait aujourd'hui asseoir à notre table. Jadis nos ancêtres avaient la coutume de s'entourer de leurs serviteurs. J'aime le souvenir de ces époques patriarcales. --Ah! Kervigné! soupira ma tante Bel-OEil, que n'avez-vous toujours ce style élevé! --Demain, nous serons au noble faubourg, risqua Nougat imprudemment. On peut bien s'encanailler un peu aujourd'hui. --De quoi, ma grosse? interrogea la poissonnière de Lorient, hérissée comme une brosse. Dites-vous cela pour les personnes qui sont dans le commerce? --Nous ne sommes plus sous l'ancien régime! proclama la garde nationale. --Mords la! excita Vincent. Kiss! kiss! kiss! --La canaille, s'écria loyalement le gendarme, c'est les réfractaires et les perturbateurs de l'ordre public, sous un prince ami de la Fayette! --Et de son cheval blanc, grinça le vieux Bélébon. Un sou à qui chantera _la Parisienne_!» L'adjoint chercha son écharpe. Je vis bien que mon père allait hisser le drapeau blanc, mais le champagne parut. On s'embrassa. Nougat et Mme Rimassu pleurèrent. Au troisième verre de champagne, ils étaient tous Français et militaires. La poissonnière de Lorient eût pu crier vive l'Empereur sans rencontrer la moindre opposition. «A la musique, mon oncle! ordonna mon père d'une voix tonnante.» Aussitôt Bélébon: On dit qu'aux noces de Thétis Tous les dieux s'assemblèrent: Junon, Pallas, Cérès, Iris Et Vénus s'y trouvèrent. Mais il ne chantait pas seul. La poissonnière faux-bourdonnait: Ce sont les maires et les préfets Qui sont de jolis cadets; Ils nous font tirer z'au sort, Tirer z'au sort, Tirer z'au sort, Et nous envoient-z-à la mort! Rimassu grinçait en fifre: Ah! la jolie vie que l'on mène Dans un régiment de hussards! L'on rit, l'on chante, l'on aime Et l'on ne craint point les hasards. Le capitaine de gendarmerie, sans respect pour son uniforme, se mit à siffler la _Marseillaise_, Vincent fit le coq, ma tante Bel-OEil roucoula: Pour gente bergère, Galant cavalier...... «Devine devinaille! hurla l'adjoint, furieux de ne pas savoir une chanson: trois moines passant, trois poires pendant, chacun en prit une et il en resta deux.... --Mon premier, proposa Bel-OEil, est un métal précieux, mon second un envoyé des cieux, mon tout un fruit délicieux: un baiser à qui devinera ma charade! --Jouons à la main chaude! opina Nougat: Le petit dieu qui gouverne le monde Avec un bandeau sur les yeux.... --Eh! houp, Jabadâo! criait Joson, en brandissant son verre de champagne, c'est mignon, cte petit cidre, monsié el chevâlier. Ej' suis vot'mâtelot à la vie, à la mort, faut pas mentir.... Mais n'empêche qu'y a du tâbâc! --Grenadiers! déclama tout à coup la garde civique, vous êtes la nation armée! La France libérale vous a confié ses institutions. Si jamais l'étranger.... --A bas les Anglais! --Ah! l'Allemagne! fit Bel-OEil, la rêveuse Allemagne. Que Dieu m'envoie l'auteur de _Lottchen ou la Filleule du Rhingrave_!» L'adjoint demanda: «Jetez-vous vos langues aux chiens? Un des trois moines s'appelait Chacun.... Bêtes!» Et il s'affaissa dans un rire homérique. Vincent lui versa une demi-tasse de café à l'intérieur de sa cravate. «Celui qui s'appelait Chacun prit une poire, continua l'adjoint qui essaya de l'embrasser, et de la sorte il restait deux poires..... Bêtes!.... madame me croit dans mon lit. --Viens danser, pataud! dit Nougat qui saisit le gendarme à bras-le-corps. Je n'ai pas mal à l'estomac! --A la danse! A la danse! --Garçon, des violons! --Nous deux, me dit Bel-OEil en se pendant à mon bras, comme si j'eusse été l'auteur de _Lottchen ou la Filleule du Rhingrave_, cherchons un lieu écarté pour parler la seule langue qui convienne aux coeurs sensibles.» XXVIII. L'EPREUVE. On dansa. Quatre couples, suivis par la galerie, passèrent dans le salon voisin, où il y avait un piano. Le piano fut touché par un garçon du restaurant que la dureté des temps avait précipité des sommets de l'art. Le personnel des Frères-Provençaux éprouvait un malaise visible. On fit des choses insensées, en vertu du principe: «A Paris comme à Paris.» Rimassu et la veuve des marins étaient deux maîtresses femmes, rompues à toutes les excentricités chorégraphiques; elles enseignèrent le cancan à Nougat, qui ne se possédait pas de joie. La poissonnière tutoyait tout le monde et fumait sa pipe en exécutant la pure danse de l'ours, telle qu'on peut l'admirer, à Lorient, dans les bouges les mieux fréquentés de la rue du Port. Vincent et elle, en guise de galanteries, se livraient de véritables combats à coup de poing. Mon pauvre père regardait tout cela d'un air béat et battait la mesure sur le dos du garçon virtuose en criant: «C'est Paris! voilà ce que c'est que Paris!» L'oncle Bélébon, lâche flatteur, venait de temps en temps lui chatouiller les flancs par derrière et c'étaient d'interminables éclats de rire. On se mit à chanter en dansant. Je n'oserais citer même les titres des poésies exhumées par la coupable Rimassu. Nougat en voulut des copies. Si le maître et seigneur des Frères-Provençaux n'avait pas vu avec nous un instant le colonel vicomte de Kervigné, un de ses habitués les plus respectables, il nous aurait lancés vingt fois à la porte. Dans l'intervalle des quadrilles, on se _hercaillait_, selon l'expression de la poissonnière. La hercaille est une poussée générale, mêlée de horions sincères et de cris appropriés. Vincent qui cachait sous un extérieur grossier des talents de société fort étendus, imitait en ces occasions la voix de tous les animaux domestiques. On aurait cru qu'il y avait là des ânes, des vaches, des cochons, des dindons, des canards et des oies. Ah! c'était Paris! c'était bien Paris! chacun se promettait d'y revenir. «Amusez-vous, mes enfants, disait mon père. C'est de votre âge. La Bretagne fut toujours renommée pour sa franche et cordiale gaieté. Nous ne sommes pas des Anglais! On va monter les glaces et le punch. Quand vous voudrez, nous souperons. Voilà Paris! --Tu es un coeur, toi, ancien marquis!» applaudissait la poissonnière. Et par-dessus les acclamations, on entendait la voix triomphante de Nougat qui criait: Je ne sens pas mon estomac!» Depuis longtemps, j'aurais pu m'esquiver, mais j'avais peur de mécontenter mon père et il me semblait que je gagnais auprès de lui quelque mérite, en subissant ce purgatoire. D'ailleurs, j'attendais toujours Gérard. A force d'hésiter, je me laissai prendre, comme je l'ai dit, par ma tante Bel-OEil, et la fuite devint impossible. Ma tante Bel-OEil ne dansait pas et la gaudriole soulevait son coeur sensible, mais elle avait soif de théories sentimentales. Son aspect était un peu effrayant. Ses cheveux grisonnants s'ébouriffaient sous un bonnet terriblement couronné de fleurs des champs; sa longue figure se marbrait de tons livides et lilas; son _grand zieu_ restait fixe et demesurément ouvert, tandis que son _petit zieu_ exécutait des merveilles de gymnastique. «Hélas! me dit-elle avec un soupir gastrique, voici donc Paris et les orgies sans frein de la Babylone moderne! Se peut-il que je m'y trouve compromise après tant d'années d'une existence virginale! J'en avais lu la description dans les _Exilés de Heilbronn, ou à quoi sert la vertu?_ un livre charmant, quoique rempli de dangereuses peintures. As-tu été à la Chaumière? --Non, ma tante répondis-je. --Sois franc. Notre patrie a aussi des auteurs. Je connais les moeurs vives et dévergondées du pays latin. Je voudrais voir quelques grisettes de Paul de Kock avant de mourir!» Elle me serra tout à coup le bras: «Jeune imprudent, s'interrompit-elle, tu as gâté ta vie! Nous vivons dans un siècle où l'amour est proscrit. Le démon de l'or s'est emparé de toutes les consciences. Et tu t'es avisé de chercher un coeur pour ton coeur! Ce n'est pas moi qui te blâme: la religion naturelle ne connaît pas de schisme et, du haut de ma philosophie, je vois les comédiennes au niveau des princesses. Passez le punch, monsieur le garçon. Ah! qu'il est fort! Remettez-y un peu de rhum pour le rafraîchir. C'est bien! Nous disions donc que ton Annette Laïs.... D'abord j'aime ce nom: _Annette Laïs, ou les secrets de la comédie_. Combien de fois n'ai-je pas été sur le point de composer un livre, afin d'épancher dans le sein de l'humanité les émotions brûlantes de mon âme! Ecoute-moi. Et ne te méprends pas sur mes intentions. C'est la tendresse désintéressée d'une parente qui va dicter mes paroles. Cette jeune fille avait-elle déjà connu l'amour? ou bien l'as-tu conduite le premier dans ce sentier émaillé de fleurs fatales où le dieu qui porte un carquois?...» Elle me donna un coup sur les doigts, et son _petit zieu_ fit pour le moins cinquante tours en une seconde. «Eh! bonhomme? s'interrompit-elle, cessant soudain de traduire l'allemand, ne crains pas de tout dire. C'est comme si j'étais ton confesseur. Tu conçois, si je suis contente des détails, je te fourre de quoi lui faire un mignon cadeau. --Prenez moi ce gaillard là! ordonna mon père, et qu'on me le fasse danser de force.» On fit mine d'obéir, mais Bel-OEil m'entoura de ses deux maigres bras; prête à défendre par la force le trésor de confidences intimes qu'elle attendait de moi. En ce moment, Joson Michais me glissa à l'oreille par derrière: «Notre monsié Gérard est en bas qui vous attend. Il est pâlot et blême censé comme un linge, et je ne mens pas! Pour le tâbâc, il y a du tâbâc!» Je ne fis qu'un saut jusqu'à la porte et je m'enfuis. Gérard était bien pâle, en effet. Il m'attendait, appuyé contre l'entrée du vestibule, sur ce petit trottoir en contre bas qui borde la rue de Beaujolais. Il semblait avoir peine à se soutenir. L'idée me saisit qu'il venait de commettre une mauvaise action. «Ah! me dit-il, te voilà.» Il posa ses deux mains sur mes épaules et je le sentis chanceler. «Sois homme! ajouta-t-il en quelque sorte machinalement. Sois homme!» Le vertige me monta tout de suite au cerveau. J'eus la pensée furieuse de lui briser le crâne contre la rampe de fer qui était derrière nous. Je sentais, à vrai dire, le coup de poignard qu'il venait de me porter en plein coeur. «Qu'as-tu fait?....» balbutiai-je d'une voix étranglée. Il répéta: «Sois homme! sois homme!» Je vis que ses yeux étaient rouges et que des larmes roulaient sur sa joue. Je ne saurais rendre l'angoisse poignante que j'éprouvai. Ce doit être ainsi quand on meurt, ma colère tomba, mon énergie aussi. Il fut obligé de me soutenir à son tour. Il me porta peut-être, peut-être eus-je la force de marcher. Je n'ai pas souvenir. Je me retrouvai assis sur un des bancs de pierre collés aux arcades qui donnaient au jardin du Palais Royal un aspect de familière hospitalité. Il était tard déjà. De rares promeneurs allaient et venaient dans les allées. Sous les fenêtres des Frères Provençaux, il y avait néanmoins un groupe assez nombreux formé par des badauds qui écoutaient crier nos gens de Vannes. La première parole de Gérard fut celle-ci: «Il faut renoncer à elle.» Puis, comme je ne répondais pas, il ajouta: «Petit frère, je te jure devant Dieu que je t'aime! Après notre mère, tu es ce que j'aime le mieux au monde!» Je gardais toujours le silence. J'étais mort. Je n'aurais pu faire un mouvement ni prononcer une parole. Seulement il y avait en moi un sauvage besoin de frapper. Si j'avais eu la force j'aurais tué. Je le dis comme cela est: je suis sûr que j'aurais tué. Il me baisa au front. Je sentis ses larmes qui me mouillaient. De quoi se repentait-il? J'aurais voulu avoir les griffes d'un tigre. Car on s'était attaqué à elle! On me l'avait frappée! Je ne me serais pas défendu moi-même, non! Moi-même, je ne me serais pas vengé! Mais elle! «C'est un ange! murmura Gérard, c'est un pauvre bel ange!» Il s'assit auprès de moi, et appuya sa tête contre mon épaule. Il me faisait horreur, car sa voix sonnait à mon entendement comme s'il eût parlé d'une morte. Je devais souffrir encore davantage. «Je serais vrai, reprit-il, je ne pourrais pas mentir avec toi. J'ai eu mes amours de jeune homme. On juge les autres par soi-même. Là bas, en Bretagne, lors de mon arrivée, ils m'ont tous dit: Ce pauvre René est en train de se casser le cou! Et déjà, j'étais bien mécontent de toi, frère; tu vas avoir vingt ans. Tu n'es rien. J'avais de l'ambition pour toi. Est-ce que tu m'entends?» J'éprouvai une sorte de surprise à pouvoir répondre. Ma langue joua dans mon palais. Tout le surplus de mon être restait rigide et perclus, mais je pus dire comme un automate qui parle: «Oui, je t'entends. --Eh bien! petit frère, je leur avais promis de t'empêcher de te casser le cou, en principe et sans rien spécifier. L'oncle Bélébon me mettait les éperons dans le ventre en me parlant du jeune Sauvagel, un fils de bourgeois qui est en train de parvenir très haut, à Paris, par le crédit de la présidente. J'étais jaloux pour toi de ce Sauvagel, et je me disais: il a un boulet au pied, je l'en débarrasserai, il reviendra sur l'eau. En voiture, nous n'avons parlé que de toi. Notre père est le meilleur des hommes, mais il roule dans un cercle d'idées qui va se rétrécissant, et le métier de ces Bélébons est de l'abrutir. Quelque jour, je me mêlerai de cela.... Mais non! que le diable m'emporte s'il m'arrive de me mêler jamais de la moindre des choses!.... Notre père a donc son tic contre les mésalliances. Moi, je ne suis pas partisan des mésalliances, mais je ne sais pas ce que je ferais pour toi. Mon père, c'est indifférent: il m'a dit cent fois, à moi, qu'il aimerait mieux me voir mort que mésallié. Or, voilà: en diligence, le vieux Bélébon dit: Le meilleur moyen serait de lui souffler sa donzelle....» Je poussai un sourd gémissement. «Tu vas voir, reprit Gérard. Sur ma foi, j'ai été puni! Nous sommes fanfarons, en Bretagne, et ce n'est pas le régiment qui corrige de cela. Tout le monde me poussa, disant: Si le petit se voit trompé, il est fier, il sera guéri d'emblée. Moi, vois-tu, j'ai rencontré en ma vie cent présidentes, les unes plus, les autres moins folles qu'Aurélie. Sous l'uniforme, nous ne sommes peut-être pas aux meilleures places pour bien voir les femmes. Celles qui nous laissent approcher savent ce qu'elles font et cachent les autres. Il s'agissait d'une comédienne qui s'était fait promettre le mariage par un enfant de dix-huit ans.... --Gérard, l'interrompis-je, mon immobilité cataleptique me donnant les apparences de la froideur, je souffre beaucoup: dis-moi ce que tu as fait.» Il se méprit. «Te voilà plus calme, murmura-t-il. Pauvre fille!» Il la plaignait presque de ma résignation. «Je suis retourné chez M. Laïs, poursuivit-il. J'ai dit que tu m'avais chargé de la venir prendre.... --Pour la présenter à mon père? devinai-je. --Oui, pour la présenter à notre père. --Et ils t'ont cru, car ils croient tout. --Oui...... ce sont de bonnes âmes. Ils m'ont cru, en effet, la fille, le père et le fils. --C'est bien, Gérard, continue.» Je pensais: «Si je ne peux pas le tuer, M. Laïs ou Philippe se chargeront de cela.» Il reprit: «Annette s'est habillée à la hâte, tremblant un peu, mais souriant aussi. Au bout de dix minutes, elle était prête. Le père et le fils sont venus nous conduire jusqu'au fiacre et l'ont aidée à y monter. Le père a dit: Ne crains rien; celui-là est un gentilhomme de Bretagne et un soldat français. Mon coeur qui avait cessé de battre, se prit tout à coup à bondir dans ma poitrine. Je voyais et j'entendais M. Laïs. Gérard reprit encore: «Annette me demanda: Où donc sont-ils? Je répondis: loin d'ici, dans le faubourg Saint Germain. Et je me mis à songer aux moyens d'accomplir ma promesse....» Gérard s'arrêta et passa son mouchoir sur son front. La sueur froide coulait en ruisseaux le long de mon corps. Je n'essayais même pas de savoir si je pouvais bouger maintenant. Je n'avais qu'une pensée: écouter. J'étais avide de chaque mot qui retournait le poignard dans ma blessure. Par bouffées, les éclats de rire et les chants sortaient par les fenêtres ouvertes des Frères-Provençaux. «Oui, poursuivit Gérard, et Dieu sait si j'avais envie de réussir! C'est la sottise des gens comme moi, que veux-tu? Ils croient à leurs mères et ils ne croient pas aux femmes! comme si chacun n'avait pas sa mère et comme si toutes les mères ne faisaient pas toutes les femmes! Je ne sais pas si tu es irrité contre moi, depuis que mon aveu franc et complet te demande pardon, mais je te demande pardon deux fois que j'eus. Elle me souriait si bien! Je me dis: ce sera trop facile! Je pris sa main, ou plutôt elle me la donna; je la tirai vers moi, elle fit les trois quarts du chemin: sur l'étroite banquette de la voiture, nous eussions tenu quatre! Je lui dis: Annette, je n'ai point rencontré de femme si belle que vous.....» Il s'arrêta encore et je voulus parler. Ma langue était de nouveau frappée. Je vivais seulement par l'atroce angoisse qui me tordait le coeur. Oh! pourtant, mon intelligence était nette. Je sentais chaque coup distinctement, et il semblait que mon martyre, arrivant sans cesse à son comble, pût indéfiniment s'aggraver. «Je te dis, continua Gérard en se redressant, que je ne connais pas la femme ainsi faite. La résistance a été pour moi jusqu'ici le souverain gage de la vertu. Celle-là qui est une angélique créature, ne m'a point résisté.» Tant mieux! m'a-t-elle dit. J'ai ajouté: Je suis majeur, moi, je suis colonel, la femme que j'aime, je puis l'épouser. Et, en parlant ainsi, j'ai voulu porter sa main à mes lèvres. Elle m'a tendu son front. Puis, attirant à son tour ma main jusqu'à sa bouche, elle l'a baisée en murmurant: Mon frère..... Gérard pleurait. Ses larmes attirèrent les miennes. Un délire de joie remplaça ma torture. Je ne voulais plus son sang; si j'avais pu, je me serais précipité dans ses bras. «Avant ce soir, dit-il en essayant de sourire, il y avait bien longtemps que je n'avais pleuré «Mon frère!» Elle a seulement prononcé ce mot. La honte m'a pénétré comme une sueur. René! comme elle t'aime! comme elle t'aime! Et avec un élan d'enthousiasme: «J'ai vu qu'il y avait quelque chose au-dessus de la vertu qui s'irrite, la vertu qui reste calme, tant il est loin de sa pensée qu'elle puisse être en danger de faillir; la vertu qui pardonne du haut de sa sainteté miséricordieuse, la vertu angélique, pour employer ce mot qu'on prodigue si follement, vertu de celle que je te donnerais pour femme à l'instant même, si Dieu avait voulu que je fusse ton père!» J'eus froid. Ma joie se glaça. Un instant, j'avais cru que tout était fini et qu'ici était le dénoûment heureux de mon supplice. Mais les dernières paroles de Gérard firent entrer en moi une terreur nouvelle, plus subtile et plus pénétrante, quoiqu'il ne s'y mêlât point encore de colère. Je retrouvai la parole pour demander: «Où est-elle? Ai-je rêvé ou n'as-tu pas dit qu'elle était perdue pour moi?» Gérard baissa la tête. «Nous étions à la porte de l'hôtel de Kervigné.... prononça-t-il péniblement. --Ah! fis-je en m'accrochant à ses habits, il y avait un complot! un odieux complot! contre une enfant! --Mon frère, ceci n'est plus ma confession, m'interrompit Gérard. Je t'ai dit toute ma faute. A dater de ce moment, je n'ai fait que remplir un devoir. Mlle Laïs a agi librement. Nul ne l'a forcée. Son dévouement s'est accompli dans la plénitude de sa volonté. --Mais où est-elle? m'écriai-je en luttant contre ma défaillance et refoulant le râle qui obstruait ma gorge, où est-elle? Qu'avez-vous fait d'elle? Je la veux! Je serai assassin, s'il le faut, et, si l'on m'y pousse, parricide! Je la veux! C'est ma vie! Ecoutez! Je ne vous tuerai pas! Je ferai mieux, je me tuerai devant vous! Vous serez tous éclaboussés de mon sang! Je la veux! Annette! Annette! mon âme! Soyez maudits, vous tous qui m'avez arraché le coeur!» XXIX. LE COMPLOT. Je tombai. Gérard me reçut dans ses bras, et j'y restai quelques minutes sans connaissance. Il y avait eu complot, en effet. On avait exécuté ici la stricte volonté de mon père, qui avait participé à la conception du plan et fourni les fonds nécessaires. Je vais raconter le fait comme je le sus plus tard, car l'explication de Gérard finit là pour ce soir, et les événements qui suivirent ne laissèrent point de place aux longs discours. Annette entra dans la maison du président de Kervigné sans connaître les noms des maîtres de céans. Au lieu de moi qu'elle attendait, on la mit en présence d'Aurélie. Elle avait aperçu Aurélie une seule fois, avec moi, dans la loge du théâtre Beaumarchais; elle la reconnut, mais cela ne lui apprit rien: j'ai dit qu'elle ignorait le rôle joué par le président auprès de sa famille. On se garda bien de lui montrer Laroche. Elle demanda mon père. Aurélie répondit qu'elle avait mission de parler pour lui. Annette et Aurélie étaient seules désormais. Gérard avait passé dans un appartement voisin, après s'être exprimé ainsi: «Mademoiselle Laïs mérite plus que des égards. Quelles que soient les apparences, je déclare que mes sentiments pour elle sont une tendre affection et un sincère respect.» Aurélie put être étonnée, mais elle ne le fit point paraître. Elle avait du coeur et savait vivre. Son ridicule n'était point en jeu. Elle s'acquitta décemment et bien de la difficile mission qui lui était confiée. «Mademoiselle, lui dit-elle en substance, je suis presque une mère pour celui que vous aimez; néanmoins, je n'aurais point pris sur moi d'agir comme je vais le faire. Ecoutez mes paroles comme si elles tombaient de la bouche même de M. le comte de Kervigné, père du chevalier. Votre mariage avec ce dernier est impossible. M. de Kervigné n'y consentira jamais de son vivant et il s'arrangera de manière à ce que sa volonté lui survive. Les raisons de ce refus n'ont point trait à vous personnellement: c'est pourquoi il n'est pas besoin de vous les faire connaître. Ce sont des opinions, des préjugés de caste, si vous voulez, et des arrangements de famille. Le chevalier doit épouser une de ses cousines, riche et belle; il l'aimait avant de vous connaître.» Ce dernier détail, le seul qui fit impression sur Annette, était aussi le seul qui ft controuvé. Quant au mariage, il était en effet arrangé. Si je n'en ai point parlé, c'est qu'on avait cru pouvoir en poser les préliminaires sans me consulter. Je n'ai pas besoin de peindre la situation d'Annette, isolée et privée de ses conseils naturels, en face d'une pareille déclaration. Elle n'eut d'abord à donner que ses larmes. Aurélie poursuivit. «La loi française ne nous accorde aucun moyen de vous combattre, mademoiselle, en dehors des actions criminelles qui nous répugnent et qui seraient, paraîtrait-il, d'une souveraine injustice, employées contre vous. Néanmoins, je dois vous dire que le chevalier, mineur et attiré dans la maison d'une comédienne, par le père et le frère de celle-ci, fournit à M. de Kervigné un motif légitime d'intervenir. J'ajoute que cette intervention, si elle avait lieu, ne serait pas sans danger pour MM. Laïs.» Annette voulut protester. Aurélie l'arrêta d'un mot. «Je plaide la cause d'une famille malheureuse, dit-elle. Dieu me garde d'accuser ni surtout d'insulter ceux qui vous sont chers! Je veux seulement vous faire comprendre que leur qualité d'étrangers prête une gravité nouvelle à la situation. Coupables ou non, MM. Laïs prêtent ici le flanc, et vous savez bien que, pour se défendre, il est parfois besoin d'attaquer. Mais ne parlons point de ceci, mademoiselle. Vous êtes en présence d'une femme qui connaît et qui excuse les entraînements du coeur. Moins jeune que vous et peut-être moins belle, cette femme possède encore quelque beauté. Pour être un juge rigoureux dans un procès de cette sorte, il faudrait avoir passé l'âge des charmantes imprudences et des passions irrésistibles. Tel n'est point mon cas: vous ne trouverez en moi que clémence. Je ne veux point vous menacer; je veux vous prier, non pas tant au nom d'une famille au sein de laquelle vous avez jeté involontairement le trouble, qu'au nom de René lui-même. Vous ne pouvez pas être sa femme, vous pouvez seulement briser son avenir en restant sa maîtresse. Voyez le vrai des choses: René a dix-neuf ans; il est dans toute la force du terme, en équilibre entre le bonheur et le malheur. Je vous fais observer, avant de poursuivre, qu'il n'a pas, comme beaucoup de jeunes gens, la possibilité de parer par lui-même aux embarras matériels de la vie; il n'est ni peintre, ni sculpteur, ni écrivain, ni avocat, ni médecin. J'entends en herbe. Non-seulement il n'a pas d'état, mais il n'a pas même de vocation. Je le connais aussi bien que vous. Lui retirer l'appui de sa famille, c'est le plonger matériellement dans une misère dont il n'aura aucun moyen de sortir. Pour un homme tel que lui, la misère est une impasse où l'on meurt. Peut-être avez-vous fait ce rêve de prendre sa place dans la lutte et de combattre la misère par votre talent. Ce n'est qu'un rêve. On meurt aussi de honte, et un Kervigné ne vit pas d'une femme. Vous pouvez briser son existence, mais vous ne pouvez rien pour son salut.» Annette écoutait atterrée. Les arguments d'Aurélie la frappaient comme le choc répété d'un marteau qui aurait battu son coeur. Elle ne pleurait plus; elle regardait avec égarement cette femme qui lui arrachait une à une toutes ses espérances et toutes ses joies. Elle ne discutait point en elle-même la valeur de ces diverses affirmations. Toutes, au même degré, lui semblaient claires comme l'évidence. Mais, à l'encontre de ce plaidoyer écrasant, il y avait une autre évidence: l'impossibilité de renoncer à son amour. Elle restait là, silencieuse et la tête baissée, comme une pauvre enfant, trahie par son angoisse et qui ne trouve plus de paroles pour repousser une accusation imméritée. C'était si bien une enfant, une chère et adorable enfant, elle était si belle et d'une beauté si touchante, la candeur de son inexpérience parlait si haut, à défaut de sa voix, que la présidente eut pitié. Parmi les banalités de ce coeur, il y avait des élans sincères. Elle eut remords de son succès, et regretta sans doute la mission qu'elle avait acceptée, car elle rapprocha d'elle Annette et la baisa au front d'un brusque mouvement. J'affirme que ce ne dut pas être une comédie, mais cela réussit comme le plus habile des stratagèmes. Il n'y avait de vaincu chez Annette que sa raison. Restait l'instinct, que les arguments ne trompent point. Sans ce baiser, l'instinct d'Annette eût résisté. «Madame, madame! s'écria-t-elle tandis que les larmes jaillissaient inondant son visage, vous êtes bonne et j'ai confiance en vous. Il vaut bien mieux que ce soit moi qui meure! oh! je le laisse libre! Je lui rends sa parole! Mais s'il revenait, madame, et s'il me disait: Je souffre.... --Pauvre fille! pauvre fille! murmura Aurélie, qui avait aussi des larmes dans les yeux. --Et s'il me disait, poursuivit Annette: J'aime mieux mourir avec toi que de vivre sans toi!.... Elle joignait ses chères petites mains tremblantes et regardait son bourreau comme on implore Dieu. Aurélie s'essuya les yeux. Ah! c'était de bien bon coeur qu'elle pleurait! Mais les larmes d'Aurélie sont de cette espèce toute particulière qui coulent à torrents sous les banquettes d'un théâtre, au cinquième acte d'un mélodrame. Ces larmes viennent aussi du coeur, je le pense, comme la sueur sort de la peau. C'est l'expulsion d'un liquide. J'ai connu une brave dame fort à son aise qui plaidait depuis cinq ans contre sa mère très pauvre, au sujet d'une pension alimentaire, et qui mouillait comme cela tout d'un coup trois mouchoirs à ce moment suprême où le premier rôle ouvre ses robustes bras à l'ingénue, au son de cette musique: «Ma fille! ma mère! Est-ce bien toi! Mon Dieu! merci!» Elle perdit son procès et interjeta appel. Aurélie était loin de là. Néanmoins, les larmes ne lui enlevaient jamais tout son sang-froid. «Il vous dira cela, mon enfant, répondit-elle. Comptez-y bien! Ils disent tous cela! Ah! si vous les connaissiez comme moi! sacrifiée dès l'âge de quinze ans et livrée à un homme qui était déjà presque un vieillard, j'ai éprouvé des peines, dont le récit.... Mais il ne s'agit pas de cela!» Elle eut la force de ne pas raconter son histoire! «C'est de vous qu'il s'agit, reprit-elle. Il vous dira cela: c'est le refrain obligé. On me l'a dit vingt fois, et j'ai su garder mon innocence! Ah! il faut de la force dans notre sexe! Il ne faut pas qu'il vous dise cela. Comment l'en empêcher? Je réponds nettement et franchement: vous devez fuir. --Fuir!... répéta Annette stupéfaite. --Il n'y a pas deux manière de trancher la question. C'est à savoir si vous voulez le perdre ou le sauver. --Je veux le sauver, madame! Sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je vous jure que je veux le sauver! --Vous êtes une chère et digne créature. --Mais pourquoi fuir? et où fuir? et comment?» L'accent d'Aurélie devint solennel. «C'est ici, ma chère demoiselle, dit-elle, que vous allez mesurer par vous-même toute la gravité des circonstances. Les parents étaient décidés à tout. Et laissez-moi vous dire, quoique mon intention ne soit point de marchander, ah! certes, laissez-moi vous dire que vous n'avez pas ici affaire à des millionnaires. Il se peut que vous ayez nourri quelque petite illusion à cet égard. Je vous crois le désintéressement même; cependant l'imagination va, on se fait des idées: il y a en Bretagne de ces vieilles maisons qui ont l'opulence du marquis de Carabas. --Dieu m'est témoin, madame.... voulut l'interrompre Annette. --Evidemment, ma fille, évidemment. Je suis comme cela. Je n'ai jamais pu me mettre en tête une idée d'argent. Je gagnerais deux mille écus par an à savoir marchander. Cela dépend des natures. On ne se fait pas. Je constate seulement que les Kervigné ont une fortune honnête et voilà tout. Ils sont trois enfants; René est le cadet; on a fourré beaucoup aux deux aînés, qui seront avantagés. Une fortune honnête de Bretagne n'est pas une fortune honnête de Paris. En somme, s'il y a en tout trente à quarante mille livres de rente.... c'est encore joli, je suis de votre avis, mais ce n'est pas le Pérou!» Annette Laïs était muette maintenant. «J'arrive à la conclusion, poursuivit Aurélie, car ceci est tout un raisonnement. Comme je vous le disais, vous allez juger de la gravité des circonstances par le sacrifice que la famille consent à s'imposer.» Annette releva la tête involontairement et devint pâle, mais elle n'interrompit point. «Le docteur Josaphat trouve cela énorme! continua Aurélie. C'est notre médecin, et je crois que vous le connaissez. Il a dit le mot: énorme! La famille offre dix mille francs.» Annette resta immobile. Aurélie attendit un instant, puis elle reprit: «Mademoiselle, j'avoue que vous m'étonnez. La somme est ronde et l'on ne vous doit rien du tout, puisque René est mineur.» Ce ne furent pas des larmes, cette fois, ce fut un feu qui jaillit des prunelles d'Annette Laïs. Aurélie eut peur. Bien que le fond de sa pensée ne fût pas la délicatesse même, son expression avait été plus malheureuse encore que sa pensée. Elle le sentit et recula. «Mon enfant, dit-elle avec bonhomie, nous ne sommes pas ici dans le joli pays du roman. Je serais au regret de vous avoir blessée, mais il faut appeler les choses par leur nom. Pour se déplacer, il faut de l'argent. Nul ne songe à vous payer. Vous n'avez point mérité d'être humiliée; si vous l'aviez mérité, peut-être ne me serais-je point chargée de la mission difficile que je remplis auprès de vous. Ces dix mille francs sont pour les frais de votre voyage.» Annette répéta: «Mon voyage!....» Aurélie eut un geste d'impatience. «Ne vous fâchez pas, madame, dit Annette avec douceur. Je suis avec vous contre moi-même. J'ai compris une partie de ce que vous m'avez expliqué, surtout ceci: je peux lui faire beaucoup de mal. Je ne veux pas lui faire de mal. Expliquez encore. --Chère petite! murmura Aurélie, sincèrement touchée. Vous voulez donc que je leur dise à tous: C'est un ange, cette enfant-là! Je ne sais plus où j'en suis, moi... Eh bien, oui, votre voyage. Si vous restiez à Paris, comment empêcher René de vous voir? --Il ne faut plus qu'il me voie, murmura Annette, c'est juste.» La présidente lui jeta un regard défiant, tant ceci dépassait les bornes de la résignation vraisemblable. Annette reprit: «Mon père et mon frère ne consentiront jamais à cela. --Si vous leur dites.... --Madame, chez nous, chacun sait lire dans le coeur des autres. J'ai montré mon amour. J'aurais beau dire moi-même au père et à Philippe: je ne l'aime plus, ils ne me croiraient pas. Ce sont des exilés, mais ils sont fiers autant que pas un d'entre vous. Je partirai seule.» Aurélie ouvrit de grands yeux. «Je partirai seule, répéta Annette, dont la voix devenait paisible et qui essayait de comprimer ses sanglots. Je ne veux pas être entre lui et le bonheur. Oh! non! Je n'ai rien à lui donner. Vous avez dit la vérité, madame: il n'accepterait pas le pain qui se gagne au théâtre. J'en suis sûre. Et en dehors de cela, que puis-je faire? Nous sommes deux pauvres malheureux, nous ne savons qu'aimer. Je n'avais jamais pensé à cela. Dites à son père et à sa mère qu'ils me pardonnent: je n'avais pas la volonté de les offenser.... et à lui.... Oh! à lui, ne lui dites rien, madame. Il saurait bien que vous mentez, si vous lui disiez que je l'ai oublié!» Elle se leva et fit un pas vers la porte. Aurélie, presque aussi émue qu'elle, lui demanda où elle allait. «Je ne sais pas, répondit Annette. --Pensez-vous donc, chère enfant, que nous puissions vous abandonner ainsi?» Annette appuya ses deux mains contre son front. Elle se sentait devenir folle. «René! René!» murmura-t-elle. Puis, regardant la présidente en face avec une farouche énergie: «Si j'allais le tuer, au lieu de le sauver!» dit-elle. Aurélie ouvrait la bouche; elle lui imposa silence d'un geste et ajouta: «Est-ce que vous savez comme il m'aime? Il n'y a que moi pour le savoir, parce que nous nous aimons l'un comme l'autre. Moi, j'en mourrai, je le sais. S'il allait mourir! --Ma pauvre chérie, murmura Mme de Kervigné, nos jeunes Français ne meurent pas de cela! Et quant à vous, le temps, l'absence....» Son sourire sceptique ne tint pas contre la pâleur indignée d'Annette. «Dieu veuille donc qu'il n'y en ait que deux à mourir, murmura celle-ci d'une voix brisée: le père et moi! ceux-là sont condamnés.» Elle revint d'un pas ferme vers le milieu de la chambre. «Vous aviez un projet, dit-elle, un plan arrêté. Tout ceci n'a pas été fait à la légère. La conduite du frère de René prouve qu'on voulait tenter plus d'un moyen de se défaire de moi. Me voici prête à entrer dans vos vues, quelles qu'elles soient, pour lui garder sa famille et son bonheur. Ne craignez pas de parler franchement: j'écoute. --En vérité, balbutia la présidente qui perdait contenance, je ne m'attendais pas... Nous comptions tout uniment obtenir votre départ et celui de MM. Laïs pour l'étranger. --Ne songez plus à cela. N'espérez rien que de mon isolement. S'ils étaient ici, je me souviendrais que René m'aime et je vous braverais. --Un couvent.... --Un couvent soit. J'y pensais. Mais hâtez-vous. Je ne sais plus si je suis folle et si mon réveil sera la raison, ou bien si j'ai ma raison et si je me réveillerai dans la folie, mais je sais que je vais m'éveiller: hâtez-vous!» Aurélie hésita. Un instant, tout ce qui restait en elle de noblesse et de générosité se révolta. Ce fut court. Elle se dit: C'est une comédienne. Elle était tout habillée et coiffée. Elle jeta son mantelet sur ses épaules. «Vous avez deviné juste, prononça-t-elle résolûment. Nos mesures étaient prises. Rien ne devait nous arrêter, sinon la violence matérielle. Ce qui arrive me fend le coeur, mais je jure que c'est la nécessité. Mademoiselle Laïs, je vous estime et je vous aime; si, quelque jour, vous avez besoin de moi.... --Moi, je vous jure que je n'aurai jamais besoin de vous, madame! l'interrompit Annette. Je suis prête: hâtez-vous!» Il y avait une voiture attelée dans la cour de l'hôtel. Elles partirent, et Gérard se précipita comme un fou hors du cabinet où il avait tout entendu. Il était ivre en faisant le chemin de la rue du Regard au Palais-Royal. Il me dit, ce soir-là même, que jamais en sa vie il n'avait éprouvé de torture pareille. Mais il n'eut pas le loisir de me faire le récit qui précède, et ce fut ici ma dernière entrevue avec le colonel vicomte de Kervigné, mon frère, à qui Dieu laissa juste le temps de me montrer son loyal coeur. Il était agenouillé près de moi quand je sortis de mon évanouissement et me tenait serré dans ses bras. «Petit frère! me dit-il, au moment où je rouvrais les yeux, je crois que j'ai bien fait. Il y a des choses impossibles. Je me suis jeté entre toi et un malheur. On ne fera jamais revenir mon père: voilà pour la raison. Au diable la raison! je sais où est ton Annette: je vais aller te la chercher, si tu veux!» Je me pendis à son cou dans un transport de joie. Je ne savais pas encore ce qui était arrivé; mais je devinais au pire, et cette bonne parole était pour moi comme la corde lancée à l'homme qui se noie. «Partons! m'écriai-je. Crois-tu que je ne puisse pas te suivre?» Et je bondis sur mes pieds, frémissant d'aise et d'impatience. «Ma parole! murmura Gérard, il était mort tout à l'heure, et maintenant le voilà qui danse comme un cheval trop ardent. On n'apprend pas tout à l'école, ni même au régiment. Je ne connaissais pas de femme pareille à Annette et je pensais que les amours comme le tien étaient bons à mettre dans les livres. Oui. Et je suis arrivé jusqu'au grade de colonel avant d'en savoir si long que cela! --Mais partons donc! --C'est qu'il nous faut des chevaux, petit frère. --Quoi! déjà enlevée! --Presque nonne! Ah! c'était bien mené! Mais nous avons dix lieues de marge, et je te promets que nous la rattraperons en route.» Le tambour roulait pour la fermeture du jardin. Tous les gens de Vannes s'étaient mis aux fenêtres des Frères-Provençaux pour voir cette chose curieuse. Les badauds, de leur côté, avaient peine à quitter leur poste et jetaient un dernier regard d'envie aux croisées du restaurant. «Si nous avions quelqu'un.... commença Gérard. --Présent, quoique ça! l'interrompit la bonne voix de Joson. Ej' savais qu'y âvait du tâbâc! Faut pas mentir. J'écoutais.... sans écouter, comme on dit.... --Mon cheval est ici près, aux écuries de l'hôtel des Princes, dit Gérard. Va prévenir qu'on le selle avec deux autres bons coureurs: tu viendras avec nous.» Joson poussa un long cri de triomphe et fit la roue sur place, une fois à droite, une fois à gauche. «Nâge, tribord! appuie, bâbord! allume partout, courtequeue! J'ai bu du _punje_! A la houp! Et des glâces! C'est-il froid, pour sûr et pour vrai? Nâge!» Il perçait déjà le groupe des badauds à coups de poing. Cinq minutes après, nous allions à franc étrier sur la route de Versailles. XXX. BATAILLE. «Quoique çâ, y avait du tâbâc! Nâge, bijou! saille de l'avant, blaireau! C'est-il bon el' _punje_, aussi vrai comme Dieu est not' maître! Les glâces, c'est trop froid! Serre un peu voir le vent, mauvaise bârque! Nâge partout ou gare l'avancement que j'te vas donner, soldat marin de mousse de carcan de girafe! Ainsi parlait Joson Michais, qui galopait de son mieux à une cinquantaine de pas derrière nous. A la mer, il eût été le premier, sans contredit, mais mon frère Gérard était un cavalier accompli, et moi-même j'avais une grande habitude du cheval. La distance entre Paris et Versailles fut franchie en cinquante minutes. Il m'est arrivé de faire la même route en chemin de fer et plus lentement. Nous traversâmes Versailles sans nous arrêter. Il était onze heures et demie du soir. En quittant la rue de l'Orangerie pour passer entre l'escalier des géants et la pièce d'eau des Suisses, Gérard me dit: «S'il était seulement sept heures du matin, je me trouverais ici tout porté.» Je lui demandai ce qu'il entendait par là. Il me répondit: «C'est une autre histoire. Je vais te toucher un mot ou deux de cela, dès que nous aurons rattrapé la petite soeur.» Je lui tendis la main tout en courant pour le remercier d'avoir appelé Annette: _la petite soeur_. C'étaient les premiers mots que nous eussions échangés depuis Paris. Il n'y avait à parler que Joson Michais, et Joson Michais ne parlait qu'à son cheval. Son cheval, qui était le moins bon des trois, commençait à renifler et la distance s'élargissait entre lui et les nôtres, qui restaient frais comme au sortir de l'écurie. Joson, voyant que le français n'y pouvait rien, se mit à parler breton. Son cheval était normand; on ne s'entendit pas; ce que, voyant, Joson Michais accomplit la promesse déjà faite et prodigua _de l'avancement_, à l'aide d'un bon bâton de houx qu'il avait en guise de cravache. Le Normand parut ne point goûter ce nouveau langage et donna des _embardées_, selon l'expression de Joson, qui mirent le cou de ce dernier en péril. «Nâge, banian! Avant partout, méchant balaou! c'est-il çâ une embarcation? Je vas t'en casser une, faut dire la vérité, gendarme!» Nous apercevions les lumières de Saint-Cyr. «Est-ce loin encore? demandai-je. --Auprès de Neauphle-le-Château: cinq lieues. --Il y a un couvent dont la supérieure est la cousine de la présidente.» Mon cheval eut de la cravache et bondit comme un cerf. Mais, à ce moment, nous entendîmes derrière nous un cri de détresse. Joson Michais avait lassé la patience de son normand qui, fournissant une dernière et triomphante embardée, l'avait lancé par-dessus ses oreilles, sur la route, à une demi-douzaine de pas en avant. Cela fait, le méchant balaou se tenait tranquille et broutait même quelques brins d'herbe sur le bord du fossé. Joson hurlait comme un diable. Il traitait sa monture de caïman, de merluche, de Savoyard, de Malgache, de Nantais, de calfat et même de commissaire, ce qui est la suprême injure. Le banian n'y prenait point garde et jouissait modestement de sa victoire. Nous fûmes obligés de mettre pied à terre. Joson prétendait avoir le cou démoli et les deux jambes cassées. «Quoique ça, grondait-il pendant que nous le relevions chacun par une aisselle, c'est pas fond de sable, ici, ni de vase non plus, j'ne mens point! Roches partout, coraux, cailloux, coquillages. J'ai touché en grand, quoi! Portez-moi jusqu'à cette girafe de soldat-marin que je le saborde! Foi de Dieu! c'est çà un coup de mer! Sans vous commander, notre monsié Gérard, nous sommes ici en rade d'une paroisse, rapport aux feux qui paraissent là au _sur-sur-ouâ_ de nous, dans le vent. Mettez-moi à la buvette.» Au train dont nous allions naguère, nous aurions traversé Saint-Cyr comme Versailles, sans dire gare, et il y a dix à parier contre un que nous n'eussions point aperçu l'élégante calèche qui stationnait, toute attelée, dans la cour du meilleur cabaret du pays. A quelque chose malheur est bon: cette calèche était celle d'Aurélie. Le premier objet qui frappa mes regards en entrant dans la salle basse du cabaret fut le corps d'Annette. Je dis le corps: elle était étendue comme une morte, sur un matelas, au milieu de la chambre. Des routiers et des paysans formaient autour d'elle un cercle bavard. Aurélie, agenouillée auprès d'elle, se tordait les mains, et derrière Aurélie, il y avait une espèce de frater qui choisissait une lancette dans une trousse. Je vis cela du dehors, et je ne sais comment. Si j'en croyais la forme bizarre de mon souvenir, je dirais que je vis Annette au travers du groupe qui me la cachait. Comme je franchissais le seuil, tête baissée, un homme me barra le passage. Je le saisis des deux mains aux cheveux, et sa tête sonna sur le pavé derrière moi. Je ne me retournai point. C'était Laroche. Quand Aurélie m'aperçut, elle poussa un grand cri. Ses jambes tremblaient et l'on entendait ses genoux se choquer sous sa robe. Je devais être effrayant à voir. Elle eut peur d'être tuée. «Ce n'est pas moi! ce n'est pas moi! s'écria-t-elle. Je jure que je ne lui ai pas fait de mal!» Je ne l'écoutais pas. Je ne sais pas si je la voyais. Je tombai de mon haut sur mes deux genoux et je regardai la figure blême d'Annette. J'étais convaincu que j'avais une morte devant les yeux. Je ne pleurai point. J'étais assez calme, je n'avais ni le pouvoir ni l'envie d'interroger: il me semblait si aisé de la rejoindre, et si impossible de rester dans la vie où elle n'était plus! Seulement, j'étais comme un enfant qui s'attarde à un spectacle que le hasard lui présente sur la route. Je voulais la voir encore et la contempler si admirablement belle dans sa pâleur. Ces gens qui continuaient de radoter autour d'elle les stupides commérages du cabaret campagnard me gênaient. Je m'impatientais à les entendre interroger, sans se lasser, leur mutuelle ignorance, parler de la justice et des gendarmes, proposer chacun son remède et dire avec prolixité ce qu'on aurait dû faire. Pour moi, elle était morte de notre séparation, comme j'en serais mort moi-même si je n'avais eu le devoir de la poursuivre et de la sauver. Que faire à cela? Une chose m'étonnait, c'est qu'on ne me laissait point seul avec elle. Qui donc avait droit d'être là, excepté moi? J'avais l'intention formelle de chasser tout ce monde et d'ordonner en homme qui doit être obéi, mais je ne disais rien. Je regardais et, l'espoir me vint qu'à force de regarder, j'allais retrouver son sourire dans les lignes immobiles de ce visage livide. J'entendis le chirurgien villageois qui demandait du linge et une cuvette. Je ne compris son intention qu'en voyant reluire l'acier auprès du bras d'Annette. J'écartai le bonhomme sans effort et sans colère, je lui dis: «Elle n'a plus de sang.» Le frater leva sur moi son oeil rouge de vin. La foule se mit à dire: «Il faut saigner! il faut saigner!» J'ai remarqué qu'un coup de lancette fait toujours plaisir à la foule. Ma cousine criait dans un coin où elle s'était réfugiée: «Vous voyez! J'ai envoyé chercher le médecin! J'ai fait tout ce que j'ai pu! Ah! quel malheur! Une femme comme moi dans des embarras pareils! Mêlez-vous donc de rendre service! Je suis sûre d'en faire une maladie.» Il est à croire qu'elle avait perdu la tête, car il n'était pas dans sa nature de penser uniquement à elle-même en face d'un si cruel événement. Gérard entra en ce moment. Il venait de remettre sur pied Joson Michais, qui avait eu plus de peur que de mal. Aurélie lui dit, comme il passait près d'elle: «J'ai donné mon flacon. Il faut que ce médecin fasse quelque chose. Me voyez-vous dans la calèche avec une morte? J'aurais déboursé cinquante louis pour avoir Josaphat.» Gérard fit comme moi, il se mit à genoux, à côté du matelas, mais il fit mieux que moi, car son premier soin fut de prendre ce pauvre bras de marbre pour y chercher le pouls. Aussitôt un _tollé_ général s'éleva. C'est dans les environs de Paris surtout qu'est répandue cette bizarre croyance qu'il ne faut point toucher la victime d'un accident avant l'arrivée de la justice. Les environs de Paris ne forment pas la zone de l'univers. On y lit beaucoup de journaux. Il y eut un instant où les bonnes gens de Saint Cyr, qui se consultaient à haute et intelligible voix, furent sur le point d'intervenir par la force pour empêcher Gérard de se compromettre. La main de celui-ci avait déjà quitté le pouls d'Annette et interrogeait son coeur. «Combien d'ici l'Ecole? demanda-t-il sans se retourner vers les assistants. --Un demi-quart de lieue, lui fut-il répondu. --Deux louis à qui ramènera le médecin en chef dans dix minutes. On lui dira que c'est pour le colonel de Kervigné.» Tout le monde s'élança dehors, y compris le frater, qui semblait avoir des ailes. A Saint Cyr, on saigne quarante fois pour deux louis. Ce dut être, dans la grande rue, une terrible course au clocher. Aurélie, cependant, ramena précipitamment son voile et s'écria d'une voix gémissante: «Je connais le médecin en chef. Aucun scandale ne me sera épargné. Ah! quelle aventure?» Gérard avait soulevé doucement la tête d'Annette. Je le regardais faire. Mon cerveau était vide horriblement. Quand je vis Gérard ouvrir le flacon de sels, j'eus une impression de répugnance mêlée de pitié. J'aurais voulu Annette tranquille sur un matelas. «De l'eau! réclama Gérard. De l'eau froide! --Un verre aussi pour moi, dit Aurélie. Il y a des grâces d'état. Je n'ai pas perdu connaissance une seule minute!» Comme Gérard baignait les tempes d'Annette avec son mouchoir trempé d'eau, elle rouvrit les yeux tout grands. Je n'en conclus point qu'elle vivait. Il fallut son premier cri, qui fut mon nom. Alors, je tombai la face contre terre, comme si la balle d'un pistolet m'eût traversé la poitrine à bout portant. Il y eut un mouvement auquel je ne participai point. On alla, on vint autour de moi. J'entendis Aurélie qui demandait d'un ton dégagé: «Eh bien! Minette, comment nous sentons-nous à présent?» Une main me tâta le pouls. Ce devait être le médecin en chef de l'Ecole. «Un peu de grimace dans tout cela, n'est-ce pas docteur? lui dit Aurélie. Ne me demandez pas comment je me trouve dans cette bagarre. J'aime à rendre service. Ce Gérard fait de moi ce qu'il veut, et quant à ce mauvais petit sujet de chevalier, nous l'avons eu chez nous, à Paris, vous savez. Le président se plaint de ne plus vous voir.» Dès que le docteur fut parti, après avoir déclaré qu'il n'y avait aucun danger dans la position d'Annette, Aurélie se fit servir un blanc de poulet et une bouteille de bordeaux. Elle était d'une humeur détestable. Elle maudissait son caractère obligeant, qui l'entraînait sans cesse dans de nouveaux embarras. Le poulet était dur, le vin éventé. Elle défiait l'univers entier de la reprendre jamais à une pareille fête. Gérard était assis entre Annette, couchée sur le lit, et moi, qui m'étendais sur une vieille bergère. Il tenait nos mains. J'ouvris les yeux parce qu'il disait d'une voix émue: «Vous êtes bien véritablement ma soeur, maintenant, et je m'engage à réparer le mal que je vous ai fait.» Mon second regard vit Aurélie qui avait la bouche pleine et qui haussait les épaules. Ma confiance en Gérard n'était plus entière. Je croyais à la générosité de son premier mouvement, mais j'avais peur de la versatilité qui me semblait être le fond de son caractère. Il se tourna vers moi, et rapprochant ma main de celle d'Annette: «Je vous marie, ajouta-t-il en riant. --Grand fou! gronda la présidente. --Et vous m'aiderez, petite maman!» poursuivit Gérard gaiement. Il paraît qu'Aurélie avait été aussi la petite maman de Gérard! Elle devint toute rouge et jeta sa fourchette, qui n'en pouvait plus. «Ah! par exemple! s'écria-t-elle. Voilà bien mon impertinent traîneur de sabre. Ta petite maman, à toi! Je t'aurais donc eu avec mes dents de lait! J'ai passé vingt-huit ans, c'est vrai, mais je ne veux pas d'un fils colonel. Ta petite maman! mais, en vérité, tu me ferais donner la quarantaine! --Du tout, ma nièce! lui répondit Gérard qui prit un grand partit. Vous faisiez votre première communion le jour où je sortis de Saumur!» Elle le regarda avec inquiétude, puis, reprenant sa fourchette, elle d'un dit ton très sérieux: «N'exagérons rien. J'étais mariée, mais je me suis mariée à quinze ans. --Si bien que je pus me tromper et prendre votre voile de noces pour celui de votre baptême. Ma tante, il faut que ces enfants là soient heureux. Je ne suis pas méchant, vous savez: mais vous pouvez beaucoup, et si vous n'êtes pas avec nous, je vous déclare une guerre à outrance.» Elle se leva, écarlate de colère. J'ignore quelles armes mystérieuses mon frère Gérard avait contre elle, mais, en faisant les dix pas qui la séparaient du lit, elle se ravisa. Un sourire à la bourru-bienfaisant joua autour de ses lèvres. Elle embrassa Annette et dit: «Je ne réponds de rien! Ces vieux Kervigné sont entêtés comme des cailloux. Mais je ne refuse pas de donner un coup d'épaule. «Ah! s'interrompit-elle en déposant un second baiser sur le front d'Annette, je connais les souffrances du coeur et je sais y compatir.... Mais sont-ils drôles! Ils ne se sont pas dit un mot depuis que les voilà libre de se parler! Seigneur colonel, avez-vous vu des pareils amoureux dans vos voyages? On dirait les jumeaux siamois qui se communiquent leurs pensées par un cordon. Moi, je voudrais les entendre roucouler.» Gérard me dit tout bas: «C'est une moitié de marquise et une moitié de vivandière. --Mais, reprit-elle, ce n'est pas d'à-présent que je m'étonne. J'ai eu le temps de m'étonner depuis Paris! La Minette m'a d'abord suivie roide comme balle et j'ai cru que c'était une affaire finie. Elle n'avait pas même demandé à revoir une dernière fois, comme c'est la coutume, son René ni ses parents. A la barrière de Passy, je l'ai entendue qui pleurait; j'ai fait la sourde oreille: il fallait bien s'attendre à quelques larmes. Au bas d'Auteuil, elle a eu un spasme. Je n'aime pas les spasmes; mais on ne peut pas empêcher cela. D'ailleurs Laroche était sur le siège à côté du cocher. Après les spasmes, je craignais bien quelques cris, des sanglots, une bonne attaque de nerfs. Mais il n'y eut rien, sinon quelques paroles de sa voix dont le son m'effraya comme une chose surnaturelle: «Dites-lui qu'en mourant, j'ai prononcé son nom. René, mon René, adieu!» «Elle tomba aussitôt sur moi tout d'une pièce, comme une morte.» Je collai mes lèvres sur les pauvres doigts d'Annette froids et pâles comme l'albâtre. Elle me sourit doucement, mais si tristement! Ma cousine reprit: «Versailles était passé, nous étions en plein champ. Allez donc chercher du secours! Je fis descendre Laroche, qui s'assit entre elle et moi, car j'avais peur. Impossible de la ranimer. De temps en temps Laroche disait: «Elle froidit, elle froidit....» --Quelle galère! mon obligeance me portera malheur! Je n'avais pas dîné. J'avais des crampes d'estomac à tout briser. Et encore cinq lieues pour le moins avant d'arriver chez la supérieure, où j'aurais pu prendre quelque chose. Ah ça, Minette, tout cela est bel et bon, mais j'ai l'air de la femme de Croquemitaine, moi! Dites au moins à ces messieurs que vous n'avez pas à vous plaindre de moi. --Ah! madame!.... protesta Annette. --C'est égal! Demain j'aurai une migraine qui pourra compter! Je la sens venir. Tu fais le bon apôtre maintenant, seigneur colonel, mais c'est toi qui m'as embarquée dans cette histoire. Que vont dire M. Sauvagel et le président! «Ma parole! s'interrompit-elle en arrangeant l'oreiller sous la tête d'Annette, cette petite est mignonne à croquer! Et douce! et bonne! Elle serait morte sans que je l'eusse entendue se plaindre! Si cela dépendait de moi, je ferais la sottise.... Mais à l'âge de ta mère, mon pauvre chevalier, on ne se sent plus comme au mien.» L'aube commençait de poindre derrière les carreaux enfumés de la croisée. Gérard consulta sa montre et se leva. «Je voudrais te parler un instant,» me dit-il. Je le suivis aussitôt. Il me fit descendre l'escalier et me conduisit sur la grand'route, devant la porte de l'auberge. Il faisait froid. Comme il passait son bras sous le mien, il me sembla que je le sentais frissonner. A cette heure humide et triste du crépuscule du matin, on est pâle, mais sa pâleur allait jusqu'au livide. Il riait, cependant, et ce fut d'un ton de gaieté qu'il reprit: «Petit frère, il y a un proverbe qui dit: Aux innocents les mains pleines: Tu as mis à la loterie comme un fou et tu es tombé sur le gros lot. Je ne regrette pas ce que j'ai fait; les apparences étaient tellement contre cette jeune fille et contre sa famille, qu'il n'y avait pas pour moi deux manières d'envisager mon devoir. Le principal était de te sauver; ne me juge pas sur la ruse que j'ai employée; je te jure que je suis un honnête garçon. Annette Laïs est désormais ma soeur: tu peux compter là-dessus. On m'aime, à la maison, et le bonheur que j'ai eu dans ma carrière me donne un certain poids. Toute mon influence t'appartient. Supposons qu'elle échoue: j'ai reçu beaucoup trop d'argent de chez nous depuis dix ans. Si l'on essaye de te prendre par la famine, je suis là: ce ne sera qu'une restitution.» Je lui serrai la main sans répondre. «Voici une affaire réglée, poursuivit-il, à moins que je ne reçoive, ce matin, une balle de pistolet dans la tête ou un coup d'épée au coeur.» Sa voix avait baissé malgré lui; je lâchai sa main et je reculai. «Ce matin, répétai-je. Et pourquoi? --J'ai eu plusieurs duels en ma vie, répondit-il d'un accent rêveur. Je crois n'être ni un querelleur ni un fanfaron, mais il est certain que je ne me souviens point d'avoir éprouvé jamais une pareille tristesse au moment d'aller sur le terrain. --Mais quels sont les motifs de ce duel, frère! --Il y a trois ans, j'étais au 2e cuirassiers, chef d'escadron, sous le colonel Offroy d'Aubemas, un brave officier, mais de moeurs un peu rudes. Un jour, il me traita publiquement d'une façon qui me parut offensante, et publiquement aussi je lui dis: «Colonel, il ne me faut plus que deux grades pour avoir le droit de vous payer mes dettes avec usure. --Et si je passe général? me répliqua-t-il en riant. --Ce sera trois grades, colonel. --Et après trois ans, l'interrompis-je, pour un motif si frivole! Quand tu avoues toi-même que c'est un brave officier!.... C'est là une misérable rancune, Gérard, et qui n'est pas digne de toi!» Il secoua la tête. «Pas l'ombre de rancune! murmura-t-il. Je ne sais pas si, depuis que je suis au monde, j'ai gardé jamais rancune à personne. D'ailleurs, il y un fait bien connu: quand on rattrape ses chefs, on ne leur en veut plus. --Eh bien, alors. --Eh bien! petit frère, prononça-t-il, avec un sourire triste, je ne pense pas qu'il y ait au régiment un registre spécial pour cela, mais il est certain que rien ne se perd. Je te l'ai dit: la chose a eu lieu publiquement. D'autres que moi s'en souviennent. Le jour où ma nomination a paru au _Moniteur_, on a dit à la table des officiers du deuxième: --Colonel et colonel: bataille!» XXXI. LA LETTRE ANONYME. Je me souviens alors de ce que mon frère avait dit, la veille au soir, comme nous passions sur la route, entre l'escalier des géants et la pièce d'eau des Suisses, à Versailles, il avait dit: «Si nous étions au matin, je me trouverais là tout porté.» Au régiment, ces fadaises sont des affaires sérieuses. Le colonel Offroy et mon frère n'avaient certes pas plus envie l'un que l'autre de se couper la gorge. Mais il y a un mauvais esprit qui veille et une méchante mémoire qui tient état de ces lugubres promesses. C'était comme une vieille lettre de change qui arrivait à échéance. Impossible de la protester. Je compris bien vite qu'il n'y avait plus à revenir. Les préliminaires du duel s'étaient en quelque sorte réglés d'eux-mêmes comme si l'insulte eût été toute fraîche. Je regarde comme parfaitement inutile de parler ici pour ou contre le duel. Jamais cause n'a suscité pareille surabondance de plaidoyers prolixes. Puisque le duel n'est pas mort sous les coups de ses adversaires, puisqu'il vit malgré l'éloquence de ses défenseurs, il faut croire qu'il est une des nécessités de notre excellente civilisation. C'est un courtois appendice à l'héroïsme de cet autre remède: la peine de mort. Pour divertir une douzaine de subalternes qui prennent aujourd'hui leur revanche, deux officiers supérieurs, se servent mutuellement de cible. Cela est bien. Comment notre siècle en progrès résisterait-il à la tentation de railler les sottises du passé? Je voulus à tout le moins accompagner mon frère, mais il me fit aisément comprendre que ma présence était indispensable ici. Là bas, du reste, il devait trouver tout ce qu'il lui fallait: des témoins et le chirurgien major. Dans les montagnes d'Ecosse, ils se battent pour tuer. Au lieu d'amener ce meuble incroyable, le chirurgien, on prend une autre précaution qui me paraît bien plus logique: on creuse la fosse d'avance. A mon sens, cette fatalité seule de la mort peut expliquer le duel. Pourquoi, chez nous, prennent-ils des épées (je parle des militaires surtout) ces deux-là qui, dans leur âme et conscience n'ont pas le désir de s'exterminer? Est-ce décidément pour fournir une preuve de leur courage? Notre armée travaille depuis dix siècles à mériter qu'on veuille bien regarder cette preuve comme faite. J'ajoute que la preuve est puérile et ne démontre rien. L'usage ici vous prend l'homme par les épaules et le mène bon gré, mal gré. Refusez un duel, vous qui portez l'uniforme et vous serez montré en foire comme un mouton à cinq pattes. On a connu des lâches qui se sont battus une bonne fois pour toutes, afin d'acquérir le droit de ne plus se battre jamais. Dans la vie civile, on ne peut le nier, le duel a une signification quelconque. C'est un fait grave que de prendre l'épée quand on ne l'a pas pendue au côté. Mais sous l'uniforme c'est voler le canon. Nous allâmes éveiller Joson Michais qui, tout moulu qu'il était, se déclara prêt à monter à cheval. Quatre heures sonnaient à l'église de Saint-Cyr quand Gérard, déjà en selle, me tendit la main. «Je ne crois pas à la Poule-Noire, au moins, me dit-il en souriant, mais j'ai froid et j'aurais voulu rester avec vous deux.» C'est toujours ce dernier sourire que je vois quand je pense à mon frère. En partant, il me donna rendez-vous à Paris chez M. Laïs. Moi non plus je ne croyais pas à la Poule-Noire! Encore maintenant, je ne crois pas plus à la pauvre sibylle de Landeven qu'à ces autres prophétesses dont les antres bien meublés sont encombrés chaque jour de Parisiens et de Parisiennes, formant partie intégrante de la population la plus éclairée de l'univers. Car Paris, superstitieux au moins autant que Quimper-Corentin, passe sa vie à consulter des somnambules et à se laisser dire, pour vingt-cinq sous, au Vaudeville, pour deux sous, dans un journal, qu'il est beau, bien fait, instruit, galant, vaillant, spirituel surtout. Ah! c'est la prétention de Paris! Les ânes eux-mêmes y braient avec finesse. Je ne crois pas à la Poule-Noire; je ne crois qu'en Dieu. La Poule-Noire avait parlé au hasard, comme elles font toutes. Seulement les malheurs vont en troupe. Le bataillon des malheurs passa, frappant à droite et à gauche, dans le rayon indiqué par elle. Ce fut étrange, ce fut terrible au point qu'on ne saurait blâmer les esprits ignorants et faibles, qui restèrent effrayés de la coïncidence. Nous partîmes, Annette et moi, de Saint-Cyr dans la calèche de la présidente. Elle ne nous parla même plus du couvent. Sa principale préoccupation, pendant le voyage, fut de chercher le coin le plus obscur de la calèche et de laisser tomber en double son visage, à cause du lamentable état de ses peintures. La tableau avait coulé complétement. Elle était d'une humeur massacrante. Laroche avait disparu. Je ne sais comment il avait déjà trouvé moyen de se mettre en relations avec les Bélébon. Ces braves s'entre-devinent. Sans doute, il était à faire son rapport. En passant à Versailles, je ne pus résister au désir de prendre langue. J'entrai dans un café qui s'ouvrait et où se trouvaient déjà des militaires, mais rien n'avait encore transpiré de ce que je voulais savoir. Aurélie nous mit à la porte de M. Laïs et nous quitta en nous souhaitant bonne chance. Elle avait réellement de l'amitié pour moi, et pour Annette un petit peu de sympathie combattue par beaucoup de jalousie. Aurélie aurait eu le meilleur coeur du monde si elle avait pu passer définitivement la trentaine. Pendant tout le voyage, j'avais vu Annette silencieuse et triste. Je savais qu'elle pensait à son père et je partageais très-sérieusement ses inquiétudes. Gérard avait promis à M. Laïs que sa fille serait de retour avant minuit; il était huit heures du matin, quand nous passâmes la barrière. Il y a longtemps que je n'ai parlé de la santé du père: il allait mal: ses forces déclinaient et le médecin redoutait pour lui la moindre émotion. Dans l'état où il était, ce long retard pouvait déterminer une crise funeste. Déjà bien des fois, cette nuit, j'avais eu l'idée de monter à cheval et de courir à Paris lui porter des nouvelles. Mais ma confiance en Gérard n'était pas revenue tout d'un coup et j'avais toujours peur d'Aurélie. L'idée d'abandonner la garde de mon cher trésor m'avait trouvé sans force. Je comptais d'ailleurs sur l'élément chevaleresque, qui était le fond du caractère des Laïs, surtout chez le père et qui éloignait d'eux sans cesse la pensée d'une trahison. La première parole d'Annette, dès que nous fûmes seuls, me témoigna que cet espoir était précisément le sien. «Le père m'a dit hier, murmura-t-elle en s'appuyant sur mon bras pour descendre de voiture: Je douterais de moi même avant de rien craindre de ce soldat français, de ce gentilhomme breton, de ce jeune homme qui a son coeur dans ses yeux et qui est le frère de notre ami René.» Je ne répondis point, mais je pensai: «Quand on parle ainsi, c'est que déjà la crainte est née.» Nous montâmes. Malgré tout, quelque chose nous serrait le coeur. Dans la chambre d'entrée, nous trouvâmes Philippe tout seul. C'était une bien pauvre maison: ils mettaient le bois à brûler dans l'antichambre: Philippe était assis sur le bois et tenait sa tête entre ses deux mains. Eu nous voyant, il tendis ses bras vers nous et un sourire éclaira ses larmes. «Il a sa connaissance, nous dit-il d'une voix qui me navra jusqu'au fond de l'âme. Vous n'arriverez pas trop tard.» Je soutins, chancelant que j'étais, Annette qui s'affaissait à la renverse. Philippe ajouta: «Il est avec le prêtre.» En même temps, il me présenta un papier qui contenait ces mots sans signature: «Mademoiselle Annette Laïs était vouée aux Kervigné. Le président de Kervigné l'a inventée, René de Kervigné l'a promenée, Gérard de Kervigné l'a enlevée.» Je n'ai jamais su qui avait écrit cet infâme billet. Ma première pensée alla vers l'oncle Bélébon, mais malgré tout le mal qu'il m'avait fait déjà, j'écartai mes soupçons de la tête de ce vieillard. Restaient Vincent et Laroche. Ils étaient, l'un et l'autre, capables de tout. Cela était trop bien fait pour Vincent, lourde brute dont la plume n'aurait su tracer que de grossières injures, derrière l'abri de l'anonyme. Quant à Laroche.... Mais il eût fallu ici des preuves certaines. Il s'agissait de condamner un homme à mort. M. Laïs avait reçu cette lettre la veille, vers onze heures avant minuit, c'est-à-dire à l'heure où Gérard et moi nous montions à cheval après notre explication terminée. Il avait passé une journée excellente; la visite de Gérard l'avait charmé; il ne parlait que de Gérard. Il disait à Philippe: «René nous a toujours dit que ses parents avaient bon coeur; cela doit être vrai puisqu'ils ont élevé de pareils enfants. Le colonel de Kervigné ressemble à ces jeune héros de nos poèmes, princes par le sang et par la vaillance. Il est de ceux qu'on ne peut voir sans les aimer.» Puis il reprenait, joyeux et attendri de ses espérances: «Notre Annette n'est-elle pas ainsi! N'avons-nous pas un trésor dans notre humble maison? De loin, ils l'ont répudiée, mais il leur suffira d'un coup d'oeil pour l'aimer. Cette Bretagne est un noble pays.» Cependant, ce ne fut pas sans inquiétude qu'il vit partir Annette, non point que Gérard lui inspirât aucune défiance personnelle, mais parce qu'il lui parut étrange que je ne fusse pas venu moi-même chercher ma fiancée. Philippe était plus inquiet que lui. Toute la soirée, ils essayèrent de se rassurer mutuellement et de se consoler aussi, car le père disait: «Il faut nous habituer à être seuls et à nous suffire désormais l'un à l'autre. La femme suit son mari. Je crois bien que la volonté de René est de ne nous abandonner jamais. Je le crois: c'est mon autre fils; mais peut-on compter pour rien les parents de Bretagne? Ils auront leurs prétentions naturelles et justes comme les nôtres; ils souhaiteront d'avoir leurs enfants auprès d'eux. Philippe, Philippe, que sera notre maison sans le sourire d'Annette!» Ce fut une voisine qui apporta la lettre anonyme: il n'y avait pas de concierge. M. Laïs examina l'adresse longuement. Il mit la lettre sur la table et la reprit par deux fois avant de l'ouvrir. En l'ouvrant, il dit: «Ceci contient l'annonce d'un grand malheur.» Philippe le vit pâlir terriblement. Il était en quelque sorte frappé avant d'avoir lu. Il passa le papier à Philippe. Pendant que celui-ci en parcourait le contenu d'un seul regard, M. Laïs glissa de côté sur la chaise et tomba évanoui. Cette première syncope dura peu. Il reprit ses sens au bout de quelques minutes et se reprocha sa faiblesse amèrement. Croit-on aux lettres anonymes? Mais pendant qu'il parlait avec énergie, plaidant contre lui-même la cause de notre loyauté bretonne, une seconde syncope survint. Philippe, ayant desserré ses vêtements, vit que sa blessure rendait du sang frais en abondance. Il porta le père évanoui sur son lit. En quelques minutes, le lit fut inondé. Le médecin, qu'on avait été querir en toute hâte arriva sur le minuit. M. Laïs avait recouvré sa connaissance; comme il demandait un prêtre, le médecin dit; «Si nous n'arrêtons pas l'hémorragie avant le lever du jour, il y aura lieu.» Philippe acheva en disant que, depuis une heure environ, le prêtre était avec M. Laïs. Annette avait écouté, immobile et silencieuse. Elle était assise entre nous et tenait nos mains serrées contre sa poitrine. Le prêtre sortit et nous dit: «Allez voir mourir un saint.» Philippe le pria de rentrer pour annoncer à son père le retour d'Annette et le mien. Nous entendîmes presque aussitôt après la voix de M. Laïs, forte et profonde, qui disait: «Béni soit le nom de Dieu! qu'ils viennent, qu'ils viennent!» Nous fûmes obligés de porter Annette. M. Laïs était soulevé sur son séant. Ce qui me frappa, ce fut l'idéale beauté de ce visage de vieillard. C'était un buste de marbre, illuminé par l'auréole. Nulle contraction ne dérangeait le dessin correct et antique de ses traits; les masses de ses cheveux blancs tombaient, comme la veille, sur la blancheur de ses joues: rien ne me semblait changé, sinon le regard de ses yeux agrandis. «René, me dit-il, comme je m'agenouillais, baisant sa pauvre main froide et mouillée, je crois que je vous aime mieux que mes propres enfants. Je vous aime pour vous et pour Annette. Vous avez deux parts dans mon coeur. René, mon cher fils, je serais mort triste si j'étais mort en doutant de votre frère.» Je lui répétai les propres paroles de Gérard. Je lui dis combien il était à nous et le jugement qu'il portait sur Annette. «Tu me caches quelque chose!» murmura-t-il. Et Philippe ajouta: «Le père a droit de tout savoir. --C'est vrai, m'écriai-je. J'ai soustrait l'amertume du baume, et j'ai mal fait. Sachez donc toute votre fille.» Et je lui racontai l'épreuve folle tentée par Gérard. Il m'écouta en souriant. Ses yeux rendaient grâces au ciel. «Elle ne s'est point défendue! dit-il, comme on chante un cantique; elle n'a point été indignée; elle a pris la main qui voulait l'outrager, elle l'a appuyée contre son coeur; elle a dit un seul mot: Mon frère! et toute l'âme de ce bon soldat s'est réveillée! Ah! je suis comme elle, je n'en veux pas à Gérard de Kervigné. Moi aussi, je lui donne le baiser de paix et je l'appelle mon fils devant Dieu.» Il se pencha; je sentis ses lèvres glacées sur mon front. A ce moment, sa voix changea et reprit une vague expression de frayeur pour nous dire: «Mes enfants, quelque chose a passé devant mes yeux. Voilà que j'ai grand'peine à vous voir. C'est comme un voile qui tombe entre nous. Je ne vous vois plus. Etes-vous toujours là?» Trois voix, brisées par les larmes, lui répondirent en même temps: «Père, toujours.» La sérénité revint à son front et nous vîmes le sourire qui renaissait autour de ses lèvres. «Je sais comment il faut appeler ce quelque chose, reprit-il avec une douceur d'accent qui déjà ne sentait plus la terre. Il est permis de ne pas reconnaître ce voile qu'on n'a jamais vu et qu'on ne voit qu'une fois: c'est la mort. Mes enfants, je ne souffre pas; je sens que je reste autour de vous et en vous. Aimez-vous tendrement: ce sera encore m'aimer.» Parmi nos mains, il choisit la main d'Annette et l'attira tout contre lui. Deux belles larmes roulèrent lentement sur sa joue, tandis qu'il murmurait: «Toi, je vais dire à ta mère comme tu lui ressembles, et tout ce que tu m'as donné de joie. Coeur de mon coeur, ange de mon foyer ma fille, ma douce et sainte fille, c'est par toi que j'aime Dieu; tu es le bonheur de ma mort comme tu as été le sourire de ma vie....» Ce fut un baiser long et tout plein de suavités cruelles. Les sanglots faisaient bondir le corps d'Annette. «Votre main, René,» reprit M. Laïs dont la voix sembla raffermie tout à coup. Je la lui donnai, tremblante qu'elle était. Il la réunit dans les siennes à celle d'Annette et prononça solennellement: «J'ai droit; Dieu me l'a dit: Au nom de Dieu, je vous marie!» Et il fit le signe de la croix sur nos fronts. C'était la seconde fois que nous entendions ces mots aujourd'hui. Gérard aussi, d'un ton moitié badin, moitié sérieux, nous avait dit: Je vous marie! Je ne sais pourquoi l'identité de cette formule fit naître en moi une comparaison entre le vieillard mourant et le robuste jeune homme en qui surabondaient le mouvement et la vie. Mon sang eut froid dans mes veines. Pour exprimer la chose comme je la sentis, je perçus la saveur de deux agonies. M. Laïs nous repoussa et dit en se parlant à lui-même: «Philippe va croire que je l'oublie! --Non, mon bien-aimé père, non, répliqua Philippe, ce n'est pas m'oublier que de songer à eux. --Viens ici. Te voilà le dernier Laïs, le chef et le père. Sois pour eux ce que tu as été pour moi, généreux et fidèle ami. Tu es la sécurité de ma dernière heure, et je ne crains rien, puisque tu restes après moi.» Il voulut parler encore, mais sa gorge eut un râle, et Philippe, devinant son désir, déposa doucement sa tête sur l'oreiller. En ce moment, l'agonie commença, si l'on peut appeler agonie la courte lutte qui eut lieu entre le corps épuisé et l'âme impatiente de jaillir hors de sa prison. Nous étions agenouillés tous trois et nos regards avides retenaient le souffle sur ses lèvres. «Je vous vois, prononça-t-il si bas que nous pûmes à peine l'entendre. Le voile est tombé. Je vous vois encore une fois, mes enfants chéris.... Adieu!» Sa bouche resta ouverte, dans ce suprême sourire qui remerciait la bonté de Dieu. Il ne respira plus. Philippe lui ferma les yeux. Il se fit un grand bruit dans l'antichambre, et je reconnus la voix de Joson Michais qui criait: «Monsieur le chevalier! monsieur le chevalier!» Je croyais courir, mais je me traînais chancelant. Il y avait une main de fer qui étreignait ma poitrine. Je trouvai Joson Michais accroupi par terre au milieu de l'antichambre. Il leva sur moi des yeux stupides et me dit: «Faut pas mentir! Notre monsieur Gérard a tiré sans viser. Ils n'avaient rien pu se faire avec leurs épées. La balle de l'autre colonel l'a frappé là, sous l'aisselle. Il a fait: Ah!--il est tombé roide, la figure dans l'herbe, il était mort. XXXII. LES NOCES. Je ne crois pas à la Poule-Noire. L'oracle de la sorcière de Landevan s'appuyait sur deux faits également faux: Annette n'était plus une comédienne et les Laïs n'étaient pas des schismatiques. J'avais vu mourir le père, et je souhaite aux plus saints le calme de sa dernière heure. Annette avait la piété d'un ange. L'oracle ignorait le passé et le présent, comment aurait-il connu l'avenir? Mais je crois à une chose terrible, c'est que le prophète qui prédit vaguement le malheur a grande chance de ne se point tromper. Cela faisait déjà deux deuils qui me touchaient et dont l'un frappait directement ceux qui étaient menacés par l'oracle: M. Laïs et Gérard! La mort entrait dans la maison de Kervigné. Son coup d'essai éclatait comme la foudre. Elle choisissait parmi nous tous le plus fort, le plus heureux. Gérard n'était plus, celui-là que tous les officiers de l'armée française admiraient et enviaient hier, Gérard, le favori de la fortune, l'éblouissant soldat, marqué pour le succès certain, le plus jeune des colonels, le mieux aimé, celui qui avait tout pour lui: le nom, la richesse et déjà la gloire, Gérard, si beau, si joyeux, si brave et si bon! Je n'ai pas honte de l'avouer: l'idée que j'étais un porte-malheur naquit en moi en dépit de ma raison et m'écrasa. Je ne suis pas superstitieux, mais quand le pauvre Joson Michais balbutia en pleurant: «Elle l'avait bien dit, la Poule-Noire!» ce fut comme un poignard qu'on» eût retourné dans mon coeur. Comme la foudre aussi, la mort de Gérard chassa de Paris tous ceux qui étaient venus de Vannes. L'orgie du Palais-Royal n'eut pas de lendemain. De nous tous, c'était Gérard que mon pauvre excellent père aimait le mieux. Les succès militaires de Gérard le flattaient outre mesure. Gérard était véritablement le lustre de sa maison. Le départ de Paris fut bien différent de l'arrivée. On était venu armé pour la guerre et le plaisir. Au retour, la route se fit lugubre et désolée. On emportait les restes mortels du colonel vicomte de Kervigné, pour leur donner place dans la sépulture de famille, au cimetière de Carnac. La guerre prenait fin en même temps que le plaisir. Je sus plus tard qu'au moment de la catastrophe, Laroche et les Bélébon étaient en pleine conspiration. Ce Laroche, comme presque tous les coquins, connaissait assez bien la loi. Il était le meneur et le conseil des Bélébon, qui ne connaissaient rien du tout. On comptait attaquer M. Laïs en justice pour captation et détournement de mineur. Gérard nous eût défendus, vivant; mort, il nous protégea; car le coup de foudre dispersa momentanément nos ennemis. De tous ceux qui étaient venus de Vannes, il ne resta que Joson Michais, et celui-là n'était pas contre nous. Mais nous n'en avons pas fini avec la Poule-Noire. Le jeudi qui suivit le départ de ma famille, Joson reçut une lettre du pays qui lui annonçait le décès de ma bonne tante Renotte de Landevan. A l'article de la mort, elle m'avait déshérité comme étant la cause immédiate de tous les désastres qui allaient fondre sur la maison de Kervigné. Le dimanche un billet d'Aurélie m'apprit la mort du petit Charles, mon neveu, et la maladie très dangereuse de ma petite nièce Mimi. Le mardi de la même semaine, une lettre de ma pauvre bonne mère, largement encadrée de noir, arriva. La vue seule de l'enveloppe me terrifia. Je crus à la mort de mon père. Ce n'était pas mon père. J'étais fils unique. Ma soeur n'était plus, et Mimi râlait son agonie. Je me mis au lit, frappé d'une congestion cérébrale. La lettre de ma mère me disait en propres termes que j'avais tué mon frère, ma soeur, les enfants, ma tante Renotte, tout le monde. Elle était folle de douleur, la pauvre femme! Ma soeur et les deux petits étaient tout son coeur. Cela était inouï, n'est-il pas vrai? Cela rappelait les temps ténébreux où la chambre ardente, siégeant nuit et jour, ne pouvait empêcher la mort de faucher des familles entières. J'eus le délire pendant deux semaines. Je croyais à la Poule-Noire, ou plutôt une lugubre pensée m'était venue, je croyais au mauvais oeil, à la sorcellerie, au poison. Il y avait là une influence physique ou surnaturelle. On tuait, chez moi, on tuait! Vers le milieu de ma convalescence, je trouvai deux lettres qui étaient vieilles de date. La première annonçait deux décès, la seconde un: mes deux tantes de Kerfily et mon beau-frère le marquis. C'était tout! Rien ne protégeait plus mon père et ma mère. Il ne restait que les deux Bélébon! Sans doute c'était ma fièvre, mais il me parut en ce moment plus clair que le jour que cette prodigieuse épidémie avait un nom et qu'elle s'appelait Bélébon. Mais, alors, le monstre se mordait lui-même, car une dernière lettre m'apprit que l'oncle Bélébon venait de recevoir les derniers sacrements. A dater de cette missive, qui était de l'abbé Raffroy, je ne reçus plus aucune nouvelle. Philippe avait désiré quitter une demeure qui lui rappelait trop de souvenirs. La maison était pleine de M. Laïs; nous le voyions partout, et Philippe, nature tendre à l'excès, malgré ses apparences de froideur, perdait le boire et le manger. Deux mois se passèrent. Nous habitions une petite maison au revers des collines de Ménilmontant. Notre jardin, modeste et à peine large comme la façade exiguë de notre demeure, s'enlevait dans de magnifiques vergers. Nous dominions Vincennes avec son donjon triste, entouré de riantes forêts et le cours sinueux de la Marne. J'étais homme à trouver dans cet humble paradis Capoue et ses délices; j'avais fait mes preuves à cet égard; de parti-pris je m'arrangeai pour oublier l'univers, engourdi que je comptais être bientôt dans mon paisible bonheur. J'aimais tant, qu'il me semblait que je pouvais vivre toujours content de mon amour même. N'avais-je pas le sourire d'Annette, et que me fallait-il au delà? Annette devint pâle. Il y eut entre nous tout à coup des malaises sans nom et d'étranges défiances. La présence de Philippe nous gênait; nous avions frayeur de son absence. L'amour tel que je l'éprouvais ne devine pas cet écueil qui est la nature même, et fatal comme tout ce qui est la nature. Cette souffrance inconnue étonnait Annette et m'épouvantait. Nous étions trop près l'un de l'autre et trop loin. Au matin, il me semblait parfois que les grands yeux d'Annette, plus grands dans sa pâleur amaigrie, avaient des traces de larmes. Et nous nous disions cependant: Nous sommes heureux! nous sommes heureux! Philippe avait l'air inquiet, parfois. Il souriait, d'autres fois, en nous regardant. Joson Michais, qui remplissait chez nous l'office de factotum avec un zèle que le succès ne couronnait pas toujours, me dit un soir: «Quoique çâ, monsié el' chevalier, avèz-vous les fièvres? Vous qu'étiez si coeuru, vous v'là comme un linge! Aussi vrai! faut pas mentir, çâ fait mal au coeur ed' vous voir changé ed' bout en bout! Est-ce que, par Pâris, nan ne vend point ed' lâ bonne médecine?» Ce même soir, quand je voulus prendre Annette dans mes bras, comme à l'ordinaire, avant de lui souhaiter la bonne nuit, elle se retira de moi. «Ah! m'écriai-je, il y a longtemps que je redoutais cela: vous ne m'aimez plus!» Elle bondit. Je sentis un feu sur ma bouche. C'étaient ses lèvres. Mes doigts essayèrent de se nouer autour de sa taille. Elle était en fuite déjà. Philippe entra. «A ce jeu-là, gronda-t-il les sourcils froncés comme un homme en colère, on meurt ou l'on devient fou!» Je le regardais ébahi; j'avais l'esprit tout chancelant. Il ajouta: «Il faut vous marier.» Annette se glissa dans la chambre. Il y avait de la honte et de l'égarement dans ses yeux. «J'irai au couvent, murmura-t-elle, et, cette fois, je ne veux pas qu'on m'arrête en chemin! --Au couvent!» balbutiai-je. Et je répétais comme un malheureux insensé: «Vous ne m'aimez plus! vous ne m'aimez plus!» Philippe était grave. Il avait l'air d'un juge à l'audience ou mieux d'un docteur au lit du malade. «Il faut vous marier!» prononça-t-il pour la seconde fois. Mon frère Gérard avait dit, quelques heures avant de mourir: Je vous marie. Je vous marie! avait répété M. Laïs en mourant. C'étaient deux solennelles bénédictions. Nous étions mariés moralement et, dans la pensée de chacun de nous, le divorce restait impossible. Mais pour que ce mariage nous fît époux, il fallait l'église et la loi: l'une des deux à tout le moins. Et quel moyen prendre? La loi nous fermait la porte de son temple, l'église ne s'ouvre qu'avec la protection de la loi. Cette nuit, je ne fermai pas l'oeil. Annette couchait tout à l'autre bout de la maison et il me semblait que je ressentais les agitations de son insomnie. Le mot de Philippe était pour moi la lumière. Désormais, je savais donner un nom au dépérissement étrange et semblable qui s'opérait en nous deux. Notre pouls battait la même fièvre. Nous avions le mal d'amour, chanté ingénûment par les vieux poètes, mais dont on ne saurait plus parler, Seigneur Dieu! tant nos hypocrisies modernes montent haut leur collet. Désormais, nous entendons malice à tout. Le mot baiser commence à devenir un peu bien obscène. Nous mettons sur notre langage le voile derrière lequel brille bien plus sûrement et bien mieux la prunelle provocante du plaisir. Nos livres, tous vêtus de feuilles de figuier, ressemblent à ces trous, recouverts de ramée, piéges perfides où doit tomber le gibier imprudent. L'art, et il s'en vante bien haut, consiste à tout dire sans rien parler. Le talent passe à l'état de pantomime, à moins qu'il ne préfère vaguer dans ce pays des précieuses métaphores dont Molière s'est tant amusé. On dirait que le grand problème consiste désormais à renfermer le vice dans des capsules sucrées, comme on fait pour certains médicaments trop amers. Singulière pharmacie! «Habillez-moi cela!» disait un censeur du temps de Louis-Philippe; «l'attentat à la pudeur peut courir les rues s'il boutonne son paletot.» «Messieurs, diront bientôt aux filous les passants et les sergents de ville complices, faites votre état, mais soyez décents. On n'entre plus dans la poche du prochain qu'en gants paille!» Qui trompe-t-on, cependant, avec ces naïves hypocrisies? Annette et moi nous avions le mal d'amour; nous vivions sous le même toit; aucune barrière n'était entre nous, sinon l'innocence d'Annette et mon respect. Philippe parlait vrai: à ce jeu, il faut mourir ou devenir fou. Philippe avait bien trouvé le remède: le mariage; mais l'imagination a beau s'évertuer, on ne se marie pas malgré la loi, à moins d'aller faire emplette d'une de ces malodorantes bénédictions dont l'Ecosse puritaine tient boutique. Comme marieur, le forgeron de Gretna-Green me paraît de la même force que la Poule-Noire en tant qu'oracle; Philippe ne songea pas à cette banale excentricité. Mais il nous aimait bien, et il avait peur de nous. Pour tout ce qui regardait ceux qu'il aimait, son esprit paresseux devenait actif et tenace. Quand il nous dit: il faut vous marier, c'est qu'il avait trouvé moyen de nous unir, non point selon la loi, mais de manière à contenter sa conscience et la nôtre. Il y avait un prêtre d'origine grecque à la paroisse de Bagnolet, dont nous étions très voisins. C'était un jeune homme savant et doux qui avait nom l'abbé de Brienne. Philippe élevait très haut sa naissance, dont lui ne parlait jamais. L'abbé de Brienne vint à la maison; il nous entretint ensemble, puis séparément. Je n'ai aucunement l'intention de plaider la régularité de l'acte qu'il crut pouvoir oser et qui devait recevoir plus tard toutes les sanctions que la religion et la société exigent. Je dis que c'était un saint jeune homme, suivant de son mieux la trace miséricordieuse de son divin maître, un prêtre éloquent et hautement doué, une âme belle et modeste. Il nous confessa tous les deux. Le sacrifice de la messe fut célébré par lui dans une chapelle improvisée; il bénit notre union en présence de deux témoins, Philippe et Joson Michais, sous promesse que nous lui fîmes tous les quatre d'accomplir, aussitôt que les circonstances le permettraient, les rites et formalités imposés par l'Eglise. Il y eut fête. Nous allâmes au tombeau de M. Laïs, qui était notre voisin aussi, car il reposait en un petit coin de cette énorme ville des morts: le cimetière du Père-Lachaise. En chemin, Joson Michais nous quitta. Il avait son idée. Nous le retrouvâmes à la maison, qui chantait à tue-tête les interminables antiennes celtiques du mariage morbihannais. Il était ivre, mais là, solidement. D'ordinaire, il ne se dérangeait jamais. Il avait agi de parti-pris et par dévouement tout pur. Dès qu'il nous aperçut, il se mit à danser. «Oui mais! s'écria-t-il joyeusement, oui mais! sûr et vrai, monsié el chevâlier, faut pas mentir! y aura eu tant seulement un quelqu'un de _cyaud-de-boire_ à vos noces!» Le contraire porte malheur. Joson Michais avait rempli un devoir sacré. XXXIII. JOSON MICHAIS. Nous vécûmes cinq mois à Ménilmontant. La santé était revenue, le calme aussi; je ne ferai pas le tableau de ce souriant bonheur: il est convenu que le bonheur raconté fatigue. Nous avions eu autrefois ce rêve d'être heureux au bord de la mer; souvent, cette idée nous revenait à tous deux, à moi par le souvenir, à elle par les peintures que je lui traçais de ces merveilles inconnues, mais il ne fallait pas songer à quitter Paris. Philippe était attaché à Paris par son malheur. C'était un de ces hommes au coeur obstiné qui entretiennent patiemment leur propre souffrance. Chaque soir il sortait seul. Je savais où il allait. Il avait besoin de cette promenade solitaire et triste qui toujours le menait au même endroit, là-bas, le long du quai, de l'autre côté du Jardin des Plantes, devant cette fenêtre éclairée sur laquelle passait de temps en temps l'ombre du bonheur, perdu pour jamais. Philippe rentra une fois tout soucieux. Il était allé à la maison de la rue Saint-Sabin. «Il faudrait faire une visite à l'hôtel de Kervigné, mon frère, me dit-il. J'ai idée qu'il se trame quelque chose contre vous.» Ce fut comme si l'on m'eût parlé d'un autre monde. L'hôtel de Kervigné! il y avait des siècles entre ces souvenirs et moi! Ma vie ne sortait pas de notre intérieur, qui vivait animé par une seule âme: Annette. Je fus comme effrayé à l'idée de ces distances qui me séparaient du passé. J'interrogeai pourtant Philippe. On était venu me demander rue Saint-Sabin: des personnes inconnues qui n'avaient pas voulu dire leur nom. La voisine qui donnait ces détails avait ajouté: «Ils avaient l'air de gens de justice.» Je répondis: «Je verrai.» Mais cela ne me frappa point. J'allai m'asseoir ou plutôt me coucher sur le tapis, aux pieds d'Annette, qui était au piano et qui chantait: Ma lon la Les enfants sont là.... La vache est rentrée à l'étable; Ma lon la Ave Maria, L'Angelus les endormira.... Ce refrain me montrait toujours la mer, la petite mer, avec son troupeau d'îles moutonnantes, au delà desquelles bleuit l'immense horizon de l'Océan. Je l'entendais autrefois, l'Océan, les soirs d'été, du mouillage où le flot berçait ma baleinière, parmi les mugissements joyeux des bestiaux revenant au bercail et les échos murmurants du village. La cloche tintait au lointain, la cloche qui appelle la prière et qui secoue le sommeil au-dessus des berceaux. Ah! qu'elle était belle et jolie! et comme je l'aimais! C'était le soir aussi. Le soleil couchant tremblait au travers des jeunes feuillées du printemps. Les vergers fleuris nous envoyaient la douceur de leurs parfums. Mille fois mieux que les parfums, sa voix pénétrait tout mon être. Il y avait un merle. Que voulez-vous, l'amour est enfant! Il y avait un beau merle, fier et noir comme un petit corbeau. Le merle est un artiste campagnard qui vient volontiers faire un tour à Paris. Je ne sais pas d'oiseau mieux fait ni plus noble sous son plumage sévère. Et quel chanteur! Ce merle me parlait de la Bretagne presque aussi éloquemment que la chanson d'Annette. Les merles ne gazouillent pas, ils chantent. Le rossignol ressemble à ces virtuoses, favoris du succès, dont tout le monde parle. C'est un beau talent, et Dieu me garde de médire du rossignol! Mais le merle a ce chant triomphal où éclate l'orgueil de la nature. Oh! qu'elle était belle! comme tout s'embellissait autour d'elle! Quel paradis charmant elle faisait de cette humble demeure! A mon réveil, le lendemain matin, Joson Michais m'apporta solennellement mes bottes cirées et mon habit de ville que je n'avais pas mis depuis des mois. «Tout de même, me dit-il, monsié Philippe veut qu'ous alliez à c't'hôtel.» Pour la première fois, je sautai hors de mon lit sans sourire. Décidément, il fallait aller à cet hôtel. Je m'habillai. Toutes ces choses ne m'étaient plus familières. Annette m'embrassa comme pour un long voyage et je partis. C'était un long voyage, en effet. De ce jour-là, je n'ai jamais revu notre ermitage de Ménilmontant. Paris me sembla tumultueux, troublé, insupportable. Je ne savais plus Paris. Je ne comprenais plus comment chaque roue de voiture n'écrasait pas un passant. Le bruit m'étourdissait; je ne voyais rien. Comme j'arrivais au boulevard, je m'entendis appeler par mon nom. Une tête s'allongea hors de la portière d'un coupé, tout près de moi, et me dit: «Parbleu! voilà un miracle! D'où sortez-vous? J'ai mis votre nom parmi ceux qui peuvent témoigner en faveur de ma chaîne. Cela vous contrarie-t-il? Je lorgne l'Académie. Mais ils abominent les idées. Vous savez que Meyerbeer a dit que la juxtasonnance était une absurdité. Toute l'harmonie de la valse infernale de _Robert_ est fondée là-dessus. J'ai répondu dans le _Ménestrel_. Il a trois pieds et demi de nez! Berlioz me soutient en dessous. Ah! coquin! vous nous avez volé cet amour d'Annette Laïs... Dites donc! c'est prodigieux, ces décès, chez vous là-bas! Aurélie m'a conté pour la Poule-Noire. Je trouve le cas étonnant. J'ai par devers moi des observations congénères. Avec la chaîne, on eût réglé tout cela. Voulez-vous que je vous mène? J'étais si bien noyé, qu'il me fallut le mot juxtasonnance pour reconnaître le docteur Josaphat. Comme je refusais son offre obligeante, il me prit par le bouton de ma redingote et ajouta tout bas: «Vous aurez peut-être entendu parler du bain galvanique? C'est une grosse affaire. Ah! ah! s'ils croient que je vais m'arrêter à des badauderies comme les cigarettes Raspail. J'entrevois le criterium, c'est clair! Il faut renouveler de fond en comble: cela dérange leur petit train-train de clinique. J'ai remplacé le forceps, l'autre jour, par la chaîne, dans un accouchement désespéré: trois jumeaux, mes enfants! Je peux le dire, car sans moi ils arrivaient morts! Ils ont vécu soixante-seize heures. Hein! Ma chaîne arrachera les dents quand je voudrai. A propos! ai-je rêvé qu'on parlait de vous interdire?» Un embarras de voitures eut lieu. Il me salua de la main en criant: «On n'en meurt pas. Venez me voir! Je vous montrerai mon piano juxtasonnant, à compteur, pour savoir le nombre exact des vibrations. C'est nécessaire. L'oreille ne vaut rien pour la musique. Il faut un compas. Mille choses aimables à notre Annette.» M'interdire! Pourquoi pas me délivrer une lettre de cachet? Avions-nous rétrogradé de soixante-dix ans? L'oncle Bélébon était-il parvenu à faire réédifier la Bastille! «Bon! ce n'est que toi! s'écria Aurélie en m'apercevant. J'attendais M. de Sauvagel.» Elle était en deuil. «Ah! malheureux enfant! s'interrompit-elle. C'est un massacre, là-bas! On dirait le choléra! Moi qui suis une Parisienne, maintenant, je n'ai pas peur de la Poule-Noire. Mais, en Bretagne, on est si reculé! M. de Sauvagel fait un ouvrage sur les superstitions bretonnes; en connais-tu de curieuses? C'est un jeune homme qui percera, désormais. Le docteur et lui ont beaucoup discuté à propos de la Poule-Noire. M. de Sauvagel prend la chose de haut et rattache le fait à l'ancien culte des druides, d'autant qu'il y a des dolmens à Landevan. La Poule-Noire, pour lui, est le même être que la Vénus-Noire de Locminé. Il est d'accord avec le Dictionnaire d'Ogée, et pense que ce doit être une divinité éthiopienne. Il parle de tout cela dans son livre, qui sera couronné par l'Académie française; nous avons des promesses. Le docteur, lui, prétend que Sauvagel n'a pas inventé la poudre; mais c'est jalousie. Il ajoute qu'une idée biscornue comme cela peut tuer tout un pays. C'est du magnétisme, à ce qu'il dit. Et le fait est que j'ai été bien malade, une fois que je croyais avoir bu du laudanum. Mais que vas-tu devenir, malheureux enfant, que vas-tu devenir? --J'ignore ce dont je suis menacé, répondis-je, mais, au moins, d'après vos paroles, je vois que le malheur n'a atteint ni mon père ni ma mère. --Qu'entends-tu par le malheur? La mort? Ils sont en vie, c'est vrai; mais c'est tout. Ils ont été tous les deux très malades et ta mère est restée comme folle de la perte de ses deux petits-enfants. Te figures-tu la maison vide et deux pauvres vieillards abandonnés.... Qu'est-ce qu'on me veut?» Une grande jeune fille, pensionnaire des pieds à la tête, entra et vint gauchement l'embrasser. Elle avait l'air sournois de celles à qui l'on défend de naître femmes, mais on voyait bien que, malgré tout, la beauté, la grâce et le charme allaient faire explosion en elle au premier jour. «C'est Marguerite! me dit Aurélie avec mauvaise humeur; notre aînée: une perche pour la taille; deux fois trop grande pour son âge! Edouard est mieux quoiqu'il essaye de faire l'homme. Ces bambins! ils sont venus pour les vacances de Pâques. Ah! nous avons passé vingt-huit ans!» Ma cousine Marguerite baissa les yeux. Elle n'avait garde de rire. «Va, biche, reprit Aurélie. C'est le pauvre petit cousin de Bretagne. Dis à Julienne de jouer avec toi au corbillon. «Cela ne veut plus de poupée!» s'interrompit-elle en s'adressant à moi. Edouard vint aussi: un beau gars dont la barbe se permettait de pousser! Aurélie faisait pitié. Elle aurait tant voulu me les montrer au biberon. Elle m'avoua qu'elle avait envoyé Sauvagel en Bretagne pendant les vacances de Pâques. Dans l'escalier, elle avait pris mon pas pour celui de Sauvagel, et telle était la cause de sa mauvaise humeur. «Et vous êtes ensemble? me demanda-t-elle brusquement, dès que nous fûmes seuls. Tu as le cou cassé tout net.... Maintenant, voilà l'histoire; j'ai cru d'abord que mon mari en était, par rancune contre la petite; mais c'est un homme comme il faut, en définitive, et il reste bien au-dessus de tout cela. D'ailleurs, l'âge vient, la goutte le mord, il laisse de côté ses habitudes et se réfugie dans le travail. Il grandit, au palais. Sais-tu que je serais encore bien jeune pour être la femme d'un garde des sceaux! Voilà donc l'histoire: c'est Laroche. Il nous a quittés et fait des affaires. Un fin matois! Bel homme et capable d'entrer chez le roi sans se faire annoncer! Ton pauvre père et ta pauvre mère sont réduits à rien, tu sais. Les Bélébon taillent en plein drap.... --Comment, les Bélébon! m'écriai-je. --Tu n'en comptais plus qu'un? Erreur. Ça vit cent ans, pas une heure de moins! Le bonhomme a été administré deux fois, et il court comme un chat maigre. Laroche fait des voyages en Bretagne. On parle d'adoption pour Vincent. Ce doit être une idée de Laroche, qui est un Normand et demi. Quant à toi, tu vas être coffré bel et bien, mon mignon! --Mais de quel droit? --J'ai causé de cela avec le président. Il est assez de ton côté, parce qu'il connaît le Bélébon.... et surtout Laroche. Mais il ne fera rien; il est en hausse et a besoin plus que jamais des gens de là-bas pour la députation. La députation peut le mener loin. Le premier président s'en va. Le moment est d'or! Il dit que, dans ton affaire, tout est possible. Tu as donné prise. Il y a de gros mots à prononcer, et il suffit d'un seul, comédienne.... --Le docteur Josaphat m'a parlé d'interdiction.... --Ah! tu as vu ce fou! il n'y entend rien. A quoi bon t'interdire! Tous les mineurs sont interdits d'avance. Lis ton Code au titre _De la puissance paternelle_. Moi, je l'ai parcouru pour toi. L'interdiction viendra plus tard. Maintenant, je te le répète, on va te coffrer purement et simplement. Déjeunes-tu avec nous?» Pour la première fois, l'idée que je pourrais être séparé d'Annette naquit en moi. Mon coeur cessa de battre et je chancelai sur ma chaise. «Bah! bah! me dit Aurélie, on te tiendra huit jours, tu feras ta soumission et tout sera fini. Les Bélébon veulent te marier.» Ma tête tomba sur ma poitrine. «Ah ça! s'écria ma cousine, voilà pourtant six ou sept mois que cet amour dure. Il faut un terme à tout! --Savent-ils où me trouver? balbutiai-je. --Ah! pauvre minet! La police de Paris! Et Laroche derrière!» Je me levai tout tremblant. «Voyons! voyons! vas-tu faire comme elle et te trouver mal! dit ma cousine avec inquiétude. Je m'en souviendrai longtemps de l'affaire de Saint-Cyr! on est toujours dupe de son obligeance. Ecoute, si tu étais tout seul, je t'offrirais bien une retraite ici. Et encore que penserait M. de Sauvagel!... Mais ta Danaé, il ne faut pas y songer. Vous vivez aux crochets du frère, à ce qu'on dit?» Je ne répliquai point. Elle poursuivit: «Qu'est-ce qu'il fait donc, celui-là? Des découpures. Est-ce vrai? Là dedans, vois-tu, tout a une odeur de saltimbanquerie. Des découpures! Moi, j'ai cru que tu allais te mettre au théâtre. Si tu as besoin d'un peu d'argent, tu sais, c'est de bon coeur.» Je saluai ma cousine et je sortis, bien qu'elle essayât de me retenir. J'avais la tête en feu. Ma poitrine était serrée comme dans un étau. J'essayais en vain de faire le jour parmi le trouble de mes pensées. Au moment où je mettais le pied dans la rue, je vis Joson Michais qui se promenait de long en large sur le trottoir et qui semblait me guetter. Il accourut à moi. «M. Philippe m'a envoyé, me dit-il. Y â du tâbâc, aussi vrai!» Je le regardai d'un air absorbé. Les paroles ne me venaient point pour l'interroger. «Faut pas vous faire trop de chagrin, quoique çà, poursuivit-il. Je ne mens point, y â du tâbâc! Mais on nâvigue au plus près, un aviron sous le vent, et on attend le flot.... Ils sont venus pour vous pincer, quoi! --Qui donc est venu? --Mines d'argousins, pour vrai! C'est pas des contre-amiraux, préfets maritimes! Çà vous a l'oeil de commissaires ou riz-pain-sel et soldats-marins, de gendarmes en permission. L'ancien domestique ed' mâme la présidente rôde dans les vergers. Quand c'est qu'on aura l'occasion de lui glisser deux mots à l'oreille, à celui-là, c'est avec plaisir.... comme quoi, monsié Philippe m'a coulé: rue du Regard! Nâge! --Je ne peux pas rentrer à la maison? --Pas mêche! --Que faire? mon Dieu! que faire? Il n'y a pas beaucoup de passants dans la rue du Regard. Néanmoins, je commençais à faire spectacle, criant et me tordant les mains sur le trottoir. «Viens!» ordonnai-je à Joson Michais. Et je pris ma course vers le jardin du Luxembourg. La première idée qui me vint fut de fuir en Angleterre avec Annette. Mais de l'argent! Je parlais tout haut. Joson m'entendait. «Pour quant à çâ, me dit-il, j'ai un petit saint-frusquin, là-bas, par Plouharnel: une vingtaine d'écus, pas moins... mais le manger coûte cher en Angleterre.» On travaillait à transformer en jardin anglais la pépinière du Luxembourg. Je m'arrêtai au milieu d'un massif et l'idée ne me vint même pas de remercier ce pauvre bon garçon. «Va me chercher Annette, m'écriai-je, tout de suite. --C'est que, monsié el chevâlier.... --Répliques-tu? --Non, monsié el chevalier.... Mais....» Il prit sa course, je le rappelai. «Que vas-tu lui dire? Ecoute: qu'elle prenne mes habits, ses hardes. Nous partons. --Pour quel endroit? --Je n'en sais rien.... Va! --Oui, monsié el chevâlier.» Je le rappelai encore pour lui ordonner de revenir avec Annette. Cette fois, il se fâcha et me répondit la tête haute: «Faut pas mentir! Si monsié el chevâlier a cru que je le laisserais partir seul.... --Va, et ne sois pas longtemps. --Nâge partout!» Il s'enfuit comme un cerf qui serait chaussé de gros souliers ferrés. Moi j'eus peur dès que je fus seul. Il me sembla que ces bosquets étaient pleins d'agents de police occupés à me poursuivre. Je me sentais positivement traqué. Les promeneurs, les gardiens, les terrassiers, tous me regardaient d'un mauvais oeil. La puissance paternelle! J'aurais voulu avoir le Code et lire ces terribles articles qui me condamnaient. Etait-il possible que j'eusse négligé d'apprendre ce que j'avais tant besoin de savoir. Ce n'était pas la prison elle-même qui m'épouvantait, c'était la perte d'Annette. La seule idée que je pouvais être séparé d'Annette me laissait écrasé, sans force et sans courage. Il y a loin du Luxembourg à Ménilmontant. J'attendis environ deux heures. C'était peu. Je ne puis exprimer ce que cet espace de temps me dura. J'essayais de trouver un expédient; je cherchais de me tracer une ligne de conduite. Impossible. Le chaos était dans mon cerveau; chaque fois qu'une idée y voulait naître, elle était aussitôt étouffée. Je ne pouvais penser qu'à Annette. Je me représentais notre pauvre maison entourée d'une espèce d'armée. Je me reprochais d'avoir parlé de hardes et de paquets: comment traverser avec des paquets ces lignes de circonvallation formidables? Ces paquets allaient trahir Annette; on allait faire main-basse sur elle, l'arrêter peut-être; non, mieux que cela, la suivre! J'avais éventé ma propre piste; j'avais mis l'ennemi sur mes traces! Tout cela me paraissait tellement certain que je me couchai, découragé, sur l'herbe. La résistance était impossible. J'en étais à me dire que j'allais me laisser prendre et emmener par les sbires, quand la voix de Joson Michais m'éveilla. «Là v'lâ, monsieur el chevâlier,» me dit-il en essuyant son front baigné de sueur. Il avait un lourd paquet sur les épaules. Annette elle-même était chargée. Je sautai sur mes pieds, et je me jetai à son cou. Il y avait des mois que je ne l'avais vue. «Annette! ma petite femme chérie! m'écriai-je, tu me suivras partout, n'est-ce pas? Il n'est pas en leur pouvoir de nous séparer!» Elle passa son bras sous le mien. «Philippe est resté, me dit-elle pour ne pas donner de soupçons. Il voulait que je prisse tout son argent. J'ai arrêté nos places à la diligence pour Vannes. --Pour Vannes! répétai-je abasourdi. --Nous n'irons que jusqu'à.... Comment appelles-tu cet endroit-là, Joson? --Jusqu'à Bilher, en haut de la côte, c'est sûr. --De là, poursuivit Annette, nous prendrons une charrette pour gagner Auray, et d'Auray une voiture qui nous conduira à Etel. Ai-je bien retenu tous les noms, au moins, Joson? --Je ne comprends pas... commençai-je. --C'est convenu avec Philippe. -Qu'est-ce que nous ferons à Etel? --Et Philippe viendra nous y voir! Allons, Joson! explique à René, puisque l'idée est de toi.» Joson se recueillit et parla ainsi: «Il y a donc que vous ne pouvez pas poser ici, dans Paris, puisque l'argousin vous y suit sur vos talons depuis â ce matin et qu'y â du tâbâc, aux quatre aires de vent dans le temps.» Je regardai autour de moi avec inquiétude. «Quoique çâ, n'y a pas de danger, à c't'heure, s'interrompit Joson, rapport à ce que nous avons couru des bords, vent devant, à droite, à gauche et partout. J'ai donc dit: l'Angleterre, c'est trop cher y vivre dans le besoin. Il y a Plouharnel, chez nous, d'où je suis natif de père et mère, mais trop connu et sujet à ce que le Vincent Bélébon y vient ribotter de temps en temps avec les bambochardes qui fréquentent les soldats du port Penthièvre. En plus que c'est bien proche de Carnac où est le château de Monsieur et Madame. Ej'ne mens point, Dieu est Dieu! J'ai fait la pêche comme mousse au Magoër, de l'autre bord de la rivière d'Etel. C'est propre et blanc comme un linge. Les ceux de Vannes n'y a pas mis les pieds depuis que le monde dure, rapport à la rivière, et que çâ ne mène nulle part. J'arrive donc au Magoër avec les Castaouët de Paimpol: les Castaouët, c'est vous, sauf respect: des métayers ruinés qui se fait pêcheurs. Ni vu ni connu. Cent francs de maison, cent francs de pommes de terre: çâ fait l'année, et si la pêche donne, nom d'un coeur, faut pas mentir, on la passera douce, à l'abri du danger! Cric, crac! mon père était pas l'évêque. As-tu ton sac? pends ton hamac au clou qu'est dans le mur, ma vieille. C'est dit; n, i, ni, fini: un ris à la grand'voile et va-t'en voir à midi s'il fait nuit dans Paris.» Tel fut le discours de Joson, qui mit le chapeau de cuir à la main et se tint immobile, dans la position d'un matelot au cabotage, satisfait des talents oratoires que la bonté du ciel lui a prodigués. XXXIV. ETEL. A l'heure qu'il est, Joson Michais raconte encore à ses neveux de Basse Bretagne comme quoi monsié el chevâlier jetait sa langue aux chiens dans Paris, et comme quoi, lui, Joson, mit la barre tout au vent et sauva l'équipage. «En foi de quoi, petit merlus du saint bon Dieu, ajouta-t-il, jamais mentir! Un quelqu'un qu'a perdu la cârte est bon qu'à noyer, v'lâ la vraie vérité. S'y a du tâbâc, ouvre l'oeil, la main à l'écoute, et pare à m'en chauffer une chopine à la santé de Monsieur, Madame et les enfants, quoique çâ!» Deux heures après avoir quitté la pépinière du Luxembourg, nous étions dans la diligence de Bretagne: nous deux en bas, Joson sous la bâche, où il chantait à tue-tête la chanson des gars de Locminé «pour pas faire semblant d'avoir peur de l'argousin, soldat-marin ou gendarme de terre.» Annette laissait à Paris son meilleur ami, Philippe, qu'elle n'avait jamais quitté d'un jour; elle y laissait aussi un tombeau bien-aimé; je voyais parfois ses yeux se mouiller, mais elle me souriait à travers ses larmes. Le voyage fut gai, malgré tout. Nous ne pouvions pas être malheureux l'un près de l'autre. Dans les millions de pages que l'on a écrites sur l'amour, il n'y a qu'une chose absolument et souverainement vraie, c'est l'accusation d'égoïsme. L'amour qui confond deux coeurs en les isolant du reste du monde, amoindrit tout sentiment qui sort de son cercle étroit. Son but providentiel étant la fondation, il cherche l'avenir en lui-même, écartant à la fois, par une force instinctive, l'extérieur et le passé. Il se suffit, parce qu'il est famille, dès l'instant où il naît. De là vient l'angoisse, mêlée à la joie du vieux père et de la vieille mère, quand le coeur de l'enfant chéri bat et va s'éveiller. C'est déjà la conception de la nouvelle famille; l'autre ne sera plus que le second plan du bonheur: le passé d'où l'on s'arrache pour s'élancer dans l'avenir. J'ai vu de grandes douleurs ainsi faites, des parents abandonnés, maudissant la nature et revêtant un deuil qui ne devait jamais finir. Mais nous n'avions point rejeté le souvenir de Philippe, ce grand, ce généreux ami. Philippe était avec nous; son nom venait à chaque instant sur nos lèvres. Nous le mettions de nos gaietés et de nos mélancolies. Tout se passa comme Joson Michais l'avait réglé dans sa sagesse. Comme nous manquions de passe-ports, nous eûmes bien quelques alertes aux relais, le brave uniforme de la gendarmerie nous procura quelques émotions; mais, en somme, on n'avait pas fait jouer le télégraphe à cause de nous et personne ne nous adressa de questions indiscrètes. Joson descendait de temps en temps et venait à la portière nous dire avec triomphe: «Oui, mais! èz-vous entendu ce que je leur chante, quand c'est qu'ils font mine d'y mettre leur nez? Quoique câ, appuie, si tu veux, caïmans! Pas de risque, avec cette brise-là, tant que je suis en vigie sur la dunette. Chauffe!» Je me souviens de l'effet que produisit sur Annette notre entrée dans le Morbihan par la grande lande de Beignon. Nous étions en Bretagne depuis la veille au soir, mais le département d'Ille-et-Vilaine est une Bretagne normande qui ne dit rien à l'imagination. A Beignon seulement commence «la terre de granit.» _Mor-bihan, Men-bras_, dit le proverbe celtique: Petite mer, grande pierre! Ce n'est qu'une pierre, en effet, depuis la rivière d'Aff jusqu'à l'Océan, une pierre que le genêt drape de son manteau d'or, parmi les forêts de pins qui grondent comme la tempête et l'interminable échiquier des fossés couronnés de chênes. La dent du roc est partout, perçant la bruyère ou le sillon. Le jour naissait au moment où le sabot de nos chevaux fit tinter les cailloux de la lande. Il y a là du vent toujours. Le froid éveilla Annette, qui mit la tête à la portière et s'écria: «Est-ce que c'est déjà la mer?» Dans cette aube, la lande grise ondulait à perte de vue comme un lac immense que la gelée eût tout à coup pétrifié. La route montait une pente monotone. Rien ne la bornait. Le ciel avait des tons de cendre. Le vent apportait l'odeur des bruyères, qui ressemble à l'odeur d'un lointain incendie. «Non, ce n'est pas la mer,» répondis-je. J'avais le coeur plein. On a beau faire. Le vent de la patrie caresse l'âme. C'était pour moi comme un amer et doux baiser. A l'horizon, une plaie de pourpre apparut, qui alla s'ouvrant avec lenteur comme les lèvres d'une longue blessure. Des clairs mystérieux se firent dans la masse des nuages, dont les contours se frangèrent de nuances métalliques. Au loin, par delà les vagues immobiles de cette mer qui nous entourait, des paysages naquirent et moururent, éclairés de lueurs bizarres. C'était comme une féerie mouvante voilée tout à coup et tout à coup revenant en lumière; des forêts, découpant sur un ciel d'acier poli la dentelle de leurs cimes, un clocher noir poignardant l'aurore, des sapins tranchant la silhouette de leur plumage au-devant du miroir de l'étang, des moulins à vent tournant avec une vitesse folle, un château carré, sombre sur la pelouse où courait le caprice des blanches allées et percé de cent fenêtres dont chacune était un diamant. Et plus près, car l'industrie est là et le miracle, c'est que sa prose a gagné la poésie contagieuse, plus près un obélisque de briques, échevelant le désordre de son épaisse fumée. «Est-ce vrai, tout cela?» me demanda encore Annette. Je ne savais. Je ne l'avais jamais vu. Il est une heure pour voir la lande bretonne; deux heures, à vrai dire: le lever et le coucher du soleil. Les clochers sortent mieux le soir sur la ligne bleue qui surmonte l'horizon de nuages; mais la forêt, mais le grand sapin isolé, mais le moulin, éveillé avant l'aube, tout ce prodigieux décor où vivent les contes du chercheur de pain, c'est le matin. Il y a des âmes plein l'air. Aveugle qui ne reconnaît pas là le pays des fées! La diligence montait, le vent allait par rafales courtes et rares. La lumière était lente, lente à venir. Quelque chose passa sur la gloire du ciel ouvert; les contours de l'horizon s'amollirent, puis se noyèrent. C'était la brume qui jamais ne manque. Nous ne vîmes plus que la lande nue avec ses rangées d'arbres maigres, courant selon des lignes fantastiques et ses pierres groupées qui ressemblent à d'immenses troupeaux endormis. Cet aspect vous pénètre comme un froid. Annette murmura toute frissonnante: «Oh! c'est triste, triste.» C'est triste. Elle avait raison. Cela parle un langage austère qui s'est perdu dans le temps et que nous n'entendons plus. Ailleurs, il faut la ruine peuplée de fantômes pour évoquer le passé; ici, non. Le passé va le long de la route que nul monument ne borde, les fantômes sont partout; c'est la patrie du souvenir obstiné. Cette croix brisée qu'il faut deviner sous l'herbe chante plus haut qu'une haute tour. Avant d'être croix, ne fut-elle pas menhir? Combien s'écoula-t-il de jours depuis que le druide mit sa pointe en terre? C'est vieux. Rien n'a changé ici pendant les siècles. Ce qui vous serre la poitrine, c'est le temps. La diligence montait; les chevaux fumaient grandis par la vapeur. Nous franchîmes le sommet de la côte. «Voici la Bretagne! dis-je, saisi malgré moi par cette vaste et morne uniformité. --C'est grand,» pensa tout haut Annette qui eut un soupir. Devant nos yeux, jusqu'au clocher lointain de Campénéac qui semblait un point dans l'espace, la lande, toujours la lande, traversée par la route étroite et droite. Annette se renversa au fond de la voiture. J'eus peine pour mon pays. Nous autres Bretons, nous sommes fiers de la Bretagne. Je ne suis pas poète. Si j'avais été poète, j'aurais initié ma compagne aux arcanes de cette sévère beauté. C'est grand! avait-elle dit. Dans ce mot, il y avait de l'effroi. Je gardai le silence: je ne suis pas poète. Mais, Dieu soit loué, la nature n'a pas besoin des poètes. Je les aimerais, les poètes, n'était la nature, et ma rancune vient de ce qu'ils me l'ont trop souvent gâtée. Elle n'a dit à aucun tous ses secrets. Il est de muettes correspondances, écrites avec cette encre qu'on nomme sympathique. Vous ne voyez que la page blanche jusqu'à l'heure où vous communiquez au papier le degré de chaleur qu'il faut pour vivifier les caractères. Alors, l'oeil étonné voit la pensée surgir. Il plut à la nature de soulever son voile. Ce n'est pas la lumière de midi qui convient à ce mystique paysage; ce n'est pas non plus la grise lueur du crépuscule. Le soleil dépassa l'horizon et resta sous les nuées, étageant les plans discrètement et donnant à chaque relief le piédestal de son ombre. La couleur naquit, riche et remplie de suprêmes harmonies dans son apparente uniformité. La masse dorée des genêts épineux ondula, formant de grandes îles, dans ce lac d'un rose obscur, glacé de vert, que faisait la bruyère; le tronc des pins montra ses fentes carminées, la cime lointaine des chênes rougit, la foule des pierres prit une forme. Nous vîmes les unes, couchées fièrement semblables à des sphinx énormes, tandis que les autres, rangées en rond, tenaient un grave conseil et que d'autres encore, horde turbulente, précipitaient vers le val leur course désordonnée. Çà et là, le fossé déchirant la terre, faisait éclater des nuances violentes; un ormeau, sorti de la fente d'une roche, pendait sur la route, une flaque d'eau mirait le ciel; et tout près, sur un tertre, tombeau d'un héros inconnu, la fougère agitée secouait ses ailes, parmi les troncs difformes et farineux des bouleaux. Tout s'animait; la fumée bleuâtre montait du toit du sabotier; devant le bouquet de hêtres, l'aigle bretonne, la cocarde aux ailes de goëland, planait et criait au plus haut des airs, et l'horizon élargi montrait les opulents rivages de cet océan, infécond mais superbe. «C'est beau! c'est beau!» murmura Annette qui se laissa glisser dans mes bras. Le lendemain, nous couchâmes dans une cabane de pêcheurs, au Magoër, en la paroisse de Plouhinec, sur la rive droite de la rivière d'Etel. On ment assez, en Bretagne, malgré l'axiome! «Faut pas mentir;» mais pour mentir avec fruit, quand on veut cacher son origine et son pays, il faut beaucoup de talent. Il y a d'abord le langage, divisé en trois dialectes principaux; Vannes, Quimper, Tréguier, qui eux-mêmes se subdivisent en une quantité de patois, de telle sorte qu'un vrai bretonnant reconnaît la provenance d'un passant rien qu'à la manière dont il dit: «Dieu vous bénisse.» Il y a ensuite le costume, chose importante, solennelle, sacrée, qui varie, non pas de district à district, mais de paroisse à paroisse, et qu'on ne peut abandonner sans honte. Nous étions les Costouët de Paimpol, le mari et la femme, Jean Costouët et Anna Costouët. Il peut vous sembler que le nom manque d'euphonie, mais il était bien choisi. Chez nous, le Floch, le Goff et Costaouët peuplent des communes entières, comme Martin, Picard et Durand en France, comme Meyer, Schwartz et Müller en Allemagne, comme Brown, Smith et Johnson en Angleterre. Les Costaouët de Paimpol devaient parler breton d'abord et subsidiairement le dialecte de Cornouailles. Ils devaient avoir le costume de Paimpol et leurs papiers. Faut dire la vérité! Joson Michais fut obligé d'entasser un véritable monceau de mensonges pour nous faire un état civil dans ce hameau du Magoër, où il y avait une quinzaine de feux, sans autre autorité constituée que le brigadier de la douane. Le maire était à Plouhinec, le syndic des gens de mer à Etel, de l'autre côté de l'eau. Nous donnâmes quelques douceurs au brigadier de la douane et à ses préposés, des sans coeurs de soldat-marins, au dire de Joson, et nous envoyâmes de temps en temps une douzaine de rougets, frais comme la rose, à M. le maire. Cela suffit pour nous mettre en règle. Deux de nos enfants furent inscrits à la mairie et baptisés à la paroisse sans autres papiers que notre rôle d'équipage. Mais le rôle d'équipage, par quel moyen le put-on obtenir? Quelques années avant l'époque dont je parle, Etel était un pauvre hameau comme le Magoër. Un homme s'était trouvé, un humble fondateur, qui dépensait son argent et sa vie à l'oeuvre qu'il s'était imposée. Il venait d'élever Etel à la position de commune; il était en train d'y bâtir une église. A l'heure où j'écris, Etel a près de deux mille habitants, c'est un port de mer. Cela grandit et va devenir une ville. Je ne demande pas pour ce digne homme la gloire de Romulus, et je pense qu'on l'embarrasserait fort en lui érigeant une statue. Mais depuis qu'Etel est une ville, des gens riches y sont venus qui oppriment le pauvre fondateur. Eternelle histoire. _Sic vos non vobis!_ criait Virgile. Le maire d'Etel a travaillé pour des gros marchands de sardines qui jamais n'ont travaillé que pour eux-mêmes et qui sont arrivés tranquillement après la besogne faite. Je me souviens du maire d'Etel comme d'un ami. En sa qualité de syndic des gens de mer, ce brave maire, M. Bourgeais, fit délivrer un rôle de pêche à Joson qui avait ses papiers en règle; Joson eut droit et devoir d'embarquer deux mousses. Je fus l'un et Annette l'autre: Jean et Anna Costaouët de Paimpol, l'homme et la femme. Il ne fallut pas une année pour faire d'Anna Costaouët un matelot fini. A ceux qui jugent les pêcheurs de nos côtes par l'excellente littérature de l'Opéra-Comique, je n'ai rien à expliquer. Ils trouveront le fait tout simple. Pour être pêcheuse, on met une tunique rouge, liserée de noir, et l'on apprend une barcarolle d'Auber, cela suffit amplement. A ceux qui connaissent la mer et le métier, je dirai: Annette le voulut. «Où tu iras, j'irai, décida-t-elle; ce que tu feras, je le ferai.» Elle vint avec moi, elle fit comme moi. Plus d'une fois, en franchissant la barre de la rivière d'Etel, qui est dure en tout temps et terrible dès qu'il y a un peu de mer, elle fut couverte par la lame. Elle riait. J'étais là. Nous eûmes notre premier enfant; Philippe Costaouët, quatre mois après notre arrivée au Magoër. Joson Michais fut son parrain et l'une de nos voisines sa marraine. Nous étions trop heureux, et souvent il m'arrivait de remercier Dieu passionnément. Annette ne regrettait rien: je le croyais alors. J'aimais à veiller près de son souriant sommeil, cherchant à deviner quelles joies tranquilles passaient dans son rêve. Au pied du lit, dans le coffre de chêne aux parois hautes et naïvement sculptées, le petit Philippe dormait. Je le trouvais plus beau que l'Amour: il ressemblait à sa mère. Annette s'éveillait à son moindre cri. Pour elle, le réveil était encore un sourire. Son devoir de mère devenait le plus charmant de tous les jeux, et l'enfant rassasié qui s'endormait de nouveau sur sa poitrine l'embellissait mieux qu'une splendide parure. C'est au milieu d'un pauvre cadre aussi que rayonnent les vierges de Raphaël. C'est bien le cher, l'admirable tableau qui tente le pinceau et le génie: la trinité humaine qui reflète le divin mystère de l'autre Trinité: un même amour en trois personnes: un seul bonheur, mais tout le bonheur. La fenêtre de notre maisonnette regardait le sud-est. Ce ne sont pas les arbres ici qui font le paysage. L'herbe est rare. Nous avions un petit enclos, formé de quatre murs en pierres sèches qui ressemblaient à des digues. Quelques cerisiers aguerris à l'orage et un grand figuier y luttaient contre le vent d'aval. Dès juillet, le vent avait brûlé toutes les feuilles du figuier, mais il n'en donnait pas moins des fruits délicieux. Entre la grève et la mer, il n'y avait qu'un étroit sentier, conduisant à la caserne de la douane. Aux grandes marées, le flot venait dans nos fraisiers. La rivière d'Etel, large comme la Loire, ridait son eau bleue sous nos croisées. Tous les jours, à fin de flot, l'escadre des barques de pêche, tumultueuse comme une charge de cavalerie, défilait devant nous. Au delà de l'eau, la petite ville, gracieuse et fraîche comme son nom, étageait ses modestes maisons sur la falaise aride. Tout est aride, sauf la mer. C'est l'Océan qu'on ensemence et la récolte est au fond de l'eau, sur ces grèves noyées où paît l'innombrable troupeau de Neptune. La forêt n'a pas ses racines dans le sol: ce sont les mâts de mille barques, incessamment balancées; le vent siffle dans ces branches droites et nues, agitant la flamme qui claque à la rafale comme le fouet impatient du postillon, ou enflant avec fracas ces larges voiles brunes qui vont faire jaillir l'écume de la lame éventrée. Les fruits enfin ne sont ni la pomme vermeille ni l'enivrante opulence du raisin; les voilà, les fruits, dans ces paniers à la forme pure et antique: c'est de l'argent vivant qui scintille et chatoie sous le soleil, c'est ce tas de cristal qu'on remue à la pelle comme le blé, c'est le miracle annuel de cette pêche qui vient, car tout désert à sa manne, mettre la provision de pain noir dans la huche vide de la chaumière bretonne: c'est la sardine, humble richesse des grèves infertiles. Avec la sardine, le pauvre élève ses enfants, et, voyez, avec la sardine, l'âpre capital trouve encore moyen d'acheter son hôtel à la ville et son château à la campagne. Un si petit poisson! Mais le pauvre mange peu et, pour le jeûne d'un millier de pauvres, il n'y a guère que la gourmandise d'un seul capital. Tout est bien. Qu'on meure d'indigestion ou de faim, et la place est la même au cimetière. Il y a des riches à Etel. La sardine y fait venir de Paris des robes de soie. Néanmoins et malgré tout l'eau de Cologne qu'on y dépense chez «les bourgeois,» Vespasien y verrait mentir son proverbe impérial. A Etel, l'argent a de l'odeur. Au dessus d'Etel, la falaise rejoignait la lande, morne et grande, coupée çà et là au lointain par de riantes oasis; à gauche, la rivière remontait jusqu'aux vieux ombrages sous lesquels saint Cado força le diable à lui construire une chaussée; à droite, c'était la mer où Rohellans, le noir écueil, s'élève une tour, au devant des horizons perdus de Quiberon. La pêche était pour nous un déguisement bien plus qu'une nécessité, mais je suis pêcheur par vocation et je me surprenais à désirer que notre bon Philippe mît un terme à ses envois, qui nous faisaient trop riches. On ne saurait dépenser au Magoër plus d'argent que nous en dépensions. Sous le costume pimpant, coquet, mais correct, des Eteloises, Annette m'éblouissait. Je la voyais toujours gaie et contente, le petit venait bien; nous étions trop heureux. Parfois, le soir, quand nous courions des bords devant l'entrée pour doubler la barre contre le vent, j'apercevais mon adorée madone sur la dune, à la pointe du phare, avec son enfant dans ses bras. Son mouchoir flottait comme un baiser qu'on envoie. Si j'avais été poète.... «Lofez, quoique çâ, monsié el chevâlier, me disait Joson Michais, sans vous commander, si c'est que vous ne voulez pas perdre la bârque.... Tenez! c't'âmour d'âgneau à tendu son petit bras, aussi vrai comme Dieu est au paradis!» Et il oubliait d'orienter la voile. Nous embarquions deux ou trois seaux d'eau. «Ah! soldats-marins! peltas! gabeloux! gendarmes!» Notre petite Anna vint la deuxième année. Il y eut deux berceaux. Puis une autre année se passa encore. Notre Philippe avait des cheveux blonds frisés. Il parlait, il courait déjà sur le sable. Il y a des jours si beaux qu'ils font craindre l'orage. Une des histoires antiques qui m'ont le plus frappé est celle de cet homme qui redoutait son bonheur et qui jeta son anneau à la mer pour établir lui-même une compensation à sa félicité trop complète. La mer lui rendit son anneau, et il dit: Jupiter me condamne. J'aurais voulu un nuage dans mon ciel bleu. Je m'endormais souvent avec la pensée que je serais éveillé par un coup de tonnerre. Il y avait quatre ans que nous étions au Magoër. Personne ne nous avait inquiétés. Nous étions oubliés. Chaque heure écoulée devenait une garantie de sécurité. Un soir, je me promenais avec ma femme et mes deux enfants le long de la rivière. Nous avions remonté jusqu'au pont Lorois qui était alors en construction et sur lequel on passait déjà pour aller de Port Louis au fort Penthièvre. Une calèche venait du côté de Lorient. Il n'est pas rare de voir les touristes suivre ce chemin à cette heure, afin de coucher à Carnac et de visiter au soleil levant le fameux champ des pierres druidiques. La calèche contenait un jeune couple, et deux enfants. C'étaient des gens de Paris. On le voyait à la toilette des enfants. Rien ne ressemble aux enfants de Paris. Certes, je ne suis pas de ceux qui admirent ces précoces élégances. Mais l'enfance embellit tout, et j'aime les enfants. Les enfants de Paris étaient restés dans mon souvenir. J'admirai ceux-ci, qui étaient charmants, et je dis: «Philippe et Anna seraient comme ceux-là....» Annette me regarda et devint si pâle que je m'élançai pour la soutenir. «Je ne regrette rien! m'écriai-je. Je ne changerais pas mon sort pour celui d'un roi!» Elle me sourit, mais elle resta pensive. J'avais le coeur serré. Il me sembla que cette calèche, environnée de son nuage de poussière, emportait quelque chose de notre bonheur. XXXV. COUP DE FOUDRE Annette restait seule souvent. Pendant mes absences quotidiennes, elle n'avait que mon souvenir à qui parler. Peut-être que la parole qui m'était échappée répondait en elle à quelque mystérieux regret. Les mères veulent tout pour leurs enfants. C'était une nature forte et droite, mais impressionnable à l'excès et tendre jusqu'à l'inquiétude. Dans cette parole, qui n'avait aucune portée cachée, peut-être avait-elle vu pour moi le germe de tout un malheur. J'avais dit: «Philippe et Anna seraient comme ceux-là....» Donc, je trouvais en ceux-là, ou du moins dans le luxe parisien qui les entourait, quelque chose que Philippe et Anna pouvaient envier. Nos deux petits étaient habillés comme les enfants du pays. Mais qu'ils étaient roses, et frais et robustes! Philippe balbutiait le breton aussi bien que le français. Sur mon honneur, comme ils étaient je les voulais. Jamais Annette elle-même ne m'avait semblé plus charmante sous le costume parisien. Je ne la souhaitais pas autrement. Quinze jours s'écoulèrent. Je m'étais bien gardé de revenir sur cet entretien. Je le croyais oublié. Annette me demanda une fois si je voulais qu'elle prît une femme pour l'aider auprès de ses enfants. Elle était avec moi, s'il est possible, plus affectueuse que de coutume, mais je la voyais souvent pensive. Elle entendait mal ce qu'on lui disait. A plusieurs reprises, le soir, il me sembla qu'elle essuyait ses yeux après avoir embrassé Anna ou Philippe. Nous eûmes une voisine pour garder les enfants. J'appris qu'Annette avait fait deux voyages à Hennebont, petite ville distante de trois lieues, sur la route de Vannes. Après la pêche, maintenant, quand je rentrais, j'avais peur. De quoi? Je n'aurais point su le dire, mais du plus loin que mon oeil pouvait atteindre, j'interrogeais la pointe du phare, et dès que j'apercevais Annette, mon coeur était soulagé. Craignais-je de ne l'y plus voir? L'idée qu'elle pouvait me fuir était-elle entrée en moi? Oh! non, mille fois non! C'eût été un commencement de folie. Mais je souffrais. Il ne faut point essayer d'expliquer l'instinct ni le définir. La vérité, c'est que les pressentiments ne trompent jamais. Un soir, j'eus beau regarder, je ne vis pas à l'extrémité de la dune cette forme bien-aimée qui était mon vrai phare. Joson remarqua comme moi l'absence d'Annette, car il borda un aviron sans mot dire pour aller plus vite. Je sautai sur le sable et je montai la falaise en courant. Il fallait qu'Annette fut bien malade. A la maison, je trouvai la voisine avec les deux enfants qui pleuraient, demandant leur mère. Annette était partie depuis le matin. «Elle va revenir!» m'écriai-je. Mais il y avait sur la table une lettre à mon adresse; c'était l'écriture d'Annette. Je l'ouvris, et Joson, qui entrait, me soutint comme je tombais à la renverse. XXXVI. L'ABBE RAFFROY. Joson me porta sur mon lit. Je ne prononçai pas une parole dans le premier moment. Je ne sais pas bien si j'avais lu la lettre ou si la première ligne seule m'avait étourdi comme un coup de massue; ce dont je suis sûr, c'est que le contenu de la lettre m'échappait en cet instant. Ma fièvre d'autrefois était revenue foudroyante. La crise était plus forte, le rêve plus violent, mais les mêmes symptômes surgissaient. Joson envoya un gars du village chercher un médecin à Port-Louis. Quand le médecin arriva, j'avais le transport. Je voyais Annette dans un salon qui était beau sans avoir rien de féerique: le salon qu'elle aurait dû avoir. J'entendais le piano de la rue Saint-Sabin, le piano qui se taisait depuis quatre ans. Il était là, mais ses sons voilés semblaient venir de loin, de bien loin. Et il chantait, comme une voix dont les douceurs étaient infinies, le pauvre cher refrain: Ma lon la Les enfants sont là.... La vache est rentrée à l'étable; Ma lon la Ave Maria, L'Angelus les endormira.... Les enfants! Ils étaient là, en effet, dans la calèche, auprès de leur mère: la calèche du pont Lorois. Ils avaient le costume mignon et coquet de ces deux petits Parisiens qui allaient à Carnac. Que mon Philippe était beau! Que mon Anna était gentille! Et Annette! Cela ne m'étonnait point de la voir en toilette de grande dame. Le fort de ma crise ne dura qu'une nuit, cette fois. Pendant seize heures, j'eus cette étrange fatigue de me sentir partagé entre deux familles que je voyais distinctement, entre deux bonheurs qui me sollicitaient, disant chacun: Je suis la vérité. Ma souffrance était de chercher, avec ce terrible acharnement de la fièvre lequel des deux était le songe. Etais-je le touriste de la calèche? Etais-je le pêcheur du Magoër? Pêcheur, moi! le chevalier de Kervigné! C'était ici le roman et l'impossible. Pourquoi ces habits de malheureux à mes enfants? Que faisais-je dans ce taudis? Je peinais à suivre ces invraisemblances et cependant la réalité a une force qui ne se dément point. Elle frappait sans cesse à la porte de ma pensée. Et je riais sur les coussins de ma calèche. Et Annette riait. Et les petits me montraient, riant aussi, sur le chemin, auprès du pont Lorois, une pauvre famille: deux enfants avec le père et la mère. Cette famille, c'était nous. Je m'épuisais. Le médecin de Port-Louis n'avait pas inventé la chaîne magnétique; il ne s'occupait même pas de juxtasonnance. C'était un mâle docteur, barbu et presque goudronné. Peu d'hommes peuvent se vanter de m'avoir fait respirer une pareille odeur de pipe. Ancien chirurgien-major à bord de _l'Hécate_, cinq pieds six pouces, couchant sur la dure, à ce qu'il disait, dans des draps camphrés, portant aux doigts une bague et six verrues, nez généreusement bourgeonné, pieds carrés, odorants et bossus, chapeau démocratique, opinions intolérantes, linge de la semaine passée, tel était le docteur Kermalahault. Il se moquait des systèmes, celui-là; il n'avait point de système; il traitait par les amers, à moins qu'on ne préférât les sirupeux. Le baume d'acier! voilà sa panacée. Sa lancette était grande comme un sabre. Il me conseilla des bains de mer bouillis, se fit donner cent sous, et partit content pour aller, de son pied léger voir un malade à Hennebont. Il n'y a pas loin, nous dit-il, trois pipes, cinq gouttes et deux chopines. Aucun pêcheur de la côte ne voudrait _avaler sa gaffe_ sans le docteur Kermalahault. C'est un vrai. Pour cent sous il vous met au cimetière. Le surlendemain, j'avais ma raison. Je pus lire la lettre d'Annette, «Mon René chéri, »Tu as dit, en regardant les deux jolis enfants de la calèche au pont Lorois: «Philippe et Anna seraient» comme cela. Il faut qu'ils soient comme cela. Ta femme ne t'a jamais tant aimé. »ANNETTE.» Une idée terrible me traversa l'esprit. Ma femme était le seul obstacle entre mes parents et moi, c'est-à-dire entre moi et la fortune. La pensée de mourir lui était-elle venue? Elle avait pu se dire: il est riche maintenant; il est seul héritier.... Mais elle avait l'esprit si droit et le coeur si pieux! Et puis m'abandonner! abandonner les petits! L'idée passa si vite qu'elle n'eut pas le temps de me rendre fou. Le théâtre, cela ne se pouvait. Annette était incapable d'aller contre ma volonté exprimée. Que peut faire une femme, cependant? Il ne me plaît pas de ménager ici une puérile surprise. J'ignore en quoi consisterait l'art des romanciers habiles, vis-à-vis d'une situation qui est pour moi un souvenir gracieux et touchant. Je ne veux point d'art. Si j'ai des lectrices, elles sentiront battre mon coeur au travers de ces simples mots qui amènent à mes yeux une larme et un sourire: Annette s'était enfuie de chez moi pour aller chez mon père. Le temps n'était plus de se sacrifier, puisque deux fois Dieu l'avait rendue mère. C'était l'heure de combattre. Annette tentait la bataille. Peut-être l'idée de cette suprême épreuve était-elle née en elle avant l'occasion qui la mûrit tout un coup. Dans le coeur de toute femme, il y a un petit coin poétique; chez la femme, l'imagination la plus sobre n'exclut pas l'élément romanesque. Ici, d'ailleurs, tout n'était pas roman, tant s'en fallait. Annette savait beaucoup mieux que moi ce qui se passait chez nous à Vannes. Des événemens graves avaient eu lieu, auxquels étant donné l'état de mon esprit, je n'aurais pas prêté toute l'attention convenable; d'autres plus graves encore se préparaient. Il était temps d'agir, grand temps, sinon de la façon choisie par Annette, du moins d'une façon quelconque. Mon père et ma mère n'étaient pas heureux à la maison. Les Bélébon avaient décidément élu domicile à notre hôtel de la place des Lices. Personne n'était plus là pour leur tenir tête. Ils régnaient en maîtres. Avant tout, mon père avait besoin de compagnie. Il préférait la tyrannie de ces deux intrus à la solitude. Quant à ma mère, le chagrin profond qu'elle avait éprouvé à la perte de sa fille et des deux petits changeait sa paresse d'esprit native en un véritable engourdissement. Elle ne vivait plus, elle végétait, endormie dans sa douleur comme la marmotte dans son trou. Elle n'en voulait point sortir; entre elle et les objets extérieurs il y avait son deuil, et son état de sommeil désespéré rendait la présence des Bélébon encore plus indispensable à mon père. De tous les amis de la famille, un seul était resté: l'abbé Raffroy, aumônier des Incurables. C'était l'honneur même, mais sa nature timide et vacillante valait peu en face de la volonté résolue des deux Bélébon. J'ignorais tout cela; je puis dire même que je ne voulais point le savoir. Annette le savait. Elle avait aisément deviné mes répugnances. Elle respectait mon bonheur égoïste. Elle n'avait point de confident. J'ai dit qu'elle avait fait deux voyages à Hennebont. Le premier de ces voyages avait eu pour but de mettre à la poste, à mon insu, une lettre pour l'abbé Raffroy, le second, de recevoir sa réponse poste restante. Ce fut d'après cette réponse qu'elle partit pour Vannes. Je raconterai désormais sa campagne comme j'en appris plus tard les détails, soit par elle, soit par le bon abbé Raffroy, soit par mon père et ma mère. L'abbé la reçut sévèrement et accueillit mal le récit de notre mariage extra-réglementaire. Il blâma le prêtre qui nous avait unis et déclara à la pauvre Annette que, devant l'Eglise comme devant la loi, nos enfants étaient des bâtards. Ce premier pas était cruel. Annette pleura. L'aumônier avait bon coeur et me gardait cette affection qu'on a toujours pour le fils d'une maison amie. La beauté angélique d'Annette m'excusa d'autant à ses yeux. Il fut séduit peut-être par cette exquise douceur, par cette adorable résignation qui avait rallié jadis le pauvre Gérard à notre cause. Il demanda à Annette ce qu'elle voulait, en définitive, quels étaient ses projets, son plan, ses espoirs. Annette avait bien de tout cela un peu, mais si peu, et le peu qu'elle avait était si vague! Elle avoua qu'elle avait compté grandement sur les conseils et même sur l'aide de M. l'abbé. Dès lors, l'excellent homme, à son insu, devint le complice d'Annette. Ce sont là, croyez-moi, les meilleurs complices. C'était le matin. Annette avait couché à l'auberge. Il fit servir à déjeuner. Rien d'étonnant ni de malséant à ce qu'une bonne paysanne de la côte déjeune chez M. l'abbé. On envoie de temps en temps un panier de langoustes, de crevettes, d'huîtres et de poissons; ce n'est qu'une politesse rendue. Mais, en déjeunant, on conspire. M. Raffroy, en honnête coeur qu'il était, ne pouvait souffrir les Bélébon. Il y a toujours un petit coin par où le diable se glisse. Cette aversion donna chez lui un bon coup d'épaule à la charité chrétienne. Il fallut d'abord éclairer la position. Elle était ardue, Seigneur Dieu! et depuis quatre ans, les Bélébon, grâce aux avis de Laroche, avaient fait du chemin! Laroche n'habitait point la Bretagne, mais il y faisait de fréquents voyages. C'était maintenant un monsieur d'importance, un homme d'affaires, un entrepreneur. La conviction de l'abbé Raffroy était que Laroche avait des actions dans la maison Bélébon. Le jour même de mes vingt et un ans, on avait introduit au tribunal civil de Vannes une demande en interdiction contre moi. Il se présentait des difficultés sérieuses. Rarement peut-on rendre, en ces matières, un jugement contre un défendeur dont l'absence ne permet point de constater la position intellectuelle et morale, mais la terrible besogne qui fatigue incessamment les cours d'appel prouve que les juges de première instance n'y regardent pas toujours à deux fois. _Errare humanum est_, dit l'adage. Si un homme me volait ma bourse et me traduisait pour ce fait en justice, je le prierais d'accepter ma montre avec ma bénédiction. Si après avoir accepté ma montre il me prenait au collet, j'abandonnerais l'habit. S'il me saisissait aux cheveux, je suis chauve. Je fus interdit. Je l'ignorai. On est mieux caché au Magoër et mieux exilé aussi que dans les forêts de gommiers de l'Australie ou dans les pampas de l'Amérique. Une fois l'interdiction prononcée tout était dit, car je n'étais pas là, ni personne en mon lieu et place pour interjeter appel. J'étais incapable à perpétuité de contracter mariage. Laroche et les Bélébon passèrent à un autre exercice bien autrement important. Il s'agissait de faire adopter Vincent par M. et Mme de Kervigné, mon père et ma mère. Au point de vue légal et à première vue, l'entreprise était d'une impossibilité radicale. La loi, en effet, traite l'adoption comme un acte exceptionnel et en quelque sorte excessif; elle exige, pour valider cet acte, des conditions nombreuses en tête desquelles se place le manque d'enfants légitimes. Moi vivant, mes parents ne pouvaient pas adopter Vincent Bélébon. Mais ce Laroche était de Normandie. Un homme d'affaires qui a fait son stage en livrée prend d'effrayantes proportions, croyez-moi. Il y a dans le Code civil un certain titre _des absent_, dont on peut tirer bon parti en une multitude de circonstances. La loi est faite, il est vrai, pour protéger les absents, mais on a beau dire, le proverbe est là: ils ont toujours tort. Les présents profitent. Après quatre années révolues depuis votre disparition ou depuis vos dernières nouvelles, notez bien ceci, vous êtes déclaré _absent_, par jugement du tribunal, et M. Joseph-Adrien Rogron, le plus élémentaire des commentateurs du Code Napoléon, vous avoue franchement que vous êtes présumé mort. C'est fâcheux. De tous les absents, les morts sont les plus maltraités. L'invention de Laroche consistait à me faire déclarer absent d'abord; chose facile, puisque mon départ de Paris datait de plus de quatre ans. Une fois l'absence déclarée, une question de droit se présentait quant à l'adoption. Il est bien vrai que le silence même du Code semble la résoudre par la négative, mais ce n'était déjà plus l'impossibilité absolue. Quelque chose était donné désormais à l'appréciation des juges. Laroche se faisait fort d'enlever la difficulté d'emblée. En attendant, l'adoption de fait, qui prépare si bien l'adoption de droit, existait dans toute la rigueur du mot. Vincent était l'enfant de la maison. Il se faisait appeler volontiers M. Vincent de Bélébon-Kervigné. On travaillait à son mariage. Il taillait, il rognait, il commandait. Mon père et ma mère restaient ses humbles serviteurs. Et l'oncle Bélébon, continuant de monopoliser tout l'esprit de la famille, courait la ville en répétant: «Ah! ceux-là sont bien heureux d'être tombés sur mon garçon.» Notez que la fortune de mon père et de ma mère avait plus que doublé par le retour de la dot de Julie et les successions de mes trois tantes. En cas de succès, Vincent devenait un des riches propriétaires du pays, tout en payant une grosse commission à cet ingénieux Laroche, qui donnait en outre à mon père des conseils d'or pour l'administration de ses biens. Mais Vincent, répugnant coquin, mettait à chaque instant l'entreprise à deux doigts de sa perte. Les deux vieux, comme il les appelait, voulaient bien être menés par le bout du nez: cette tyrannie même leur faisait illusion et ils se croyaient en famille, mais, sous la simplicité de mon père, restait le gentilhomme breton, et l'épée de bonne trempe ne vaut pas moins dans un fourreau vulgaire; ma mère, si bien engourdie qu'elle fût dans sa paresse native, augmentée par ce mortel chagrin dont elle ne voulait point être consolée, ma mère, dis-je, était la dignité même: un coeur fier, délicat et doux. Sa patience n'était qu'une léthargie. Quand elle s'éveillait, Vincent devait lui faire horreur. Vincent n'avait pas même pris la peine de nettoyer ses moeurs et son langage. C'était un conquérant: il s'imposait tout entier. Ma mère le trouvait ivre à chaque instant, et il poussait l'insolence jusqu'à continuer chez nous son métier de rustique don Juan. La seule chose qu'il eût changée, c'était son costume. Vincent avait des prétentions à l'élégance, il portait des bottes vernies, des chapeaux de soie, des chaînes, des bagues, des breloques, il pommadait son poil. Je ne peux affirmer qu'il se lavât les mains, mais on l'avait surpris avec des chemises presque blanches. Je sais bien que la captation, opérée par un semblable malotru, paraîtra invraisemblable. Il s'agissait du père et de la mère de Gérard de Kervigné, l'un des plus brillants jeunes gens que j'aie rencontrés en toute ma vie. A cette table où l'ignoble drôle trônait, mon beau-frère, le marquis de Tréfontaines, s'était assis: un type parfait d'élégance découragée. Je sais bien. Mais qu'y faire? Mon père avait besoin d'entendre rire et chanter autour de lui quand il mangeait la soupe, besoin, vous entendez, comme on a besoin de pain et d'air. Parfois, ce honteux gredin le faisait rire et tout le fantôme du passé heureux se dressait peut-être quand l'oncle Bélébon entonnait au dessert sa ronde mémorable: On dit qu'aux noces de Thétis Tous les dieux s'assemblèrent.... Il y avait, cependant, un point sur lequel ma mère ne passait pas condamnation. Chaque fois que Vincent était ivre,--et c'était tous les jours--il devenait galant. Or, imaginez quelles devaient être les galanteries de Vincent. Ma mère ne pouvait garder des femmes de chambre; sa maison faisait peur désormais à toutes les honnêtes filles du pays. Elle n'avait pas parlé haut, de peur de s'éveiller, mais le fait attaquait par trop directement son repos: elle avait risqué auprès de mon père quelques plaintes. Or, ce ménage, en apparence si froid, était un ménage d'amoureux; il y avait trente ans qu'ils s'aimaient. En cachette des Bélébon, tyrans du logis, ils avaient tous deux des conciliabules qui étaient de vrais rendez-vous. Ils se cachaient pour pleurer, pour causer, pour vivre dans le passé, et l'abbé Raffroy prétendait que parfois mon nom venait dans ces pauvres entretiens. Car toutes ces choses que je viens de rapporter, l'abbé Raffroy les dit à Annette, avec bien d'autres encore. Il était comme les anciens commensaux de l'hôtel des Lices: il avait le café un peu bavard, bien que ce fût un homme sobre et un digne prêtre. Quand on se leva de table, il était l'ami d'Annette et je crois qu'il l'appela madame René de Kervigné. Il lui demanda: «En somme, que voulez-vous, ma fille? --Je veux, répondit Annette, chasser l'ennemi de notre maison. --Ah! ah! fit le bon abbé, qui ne put s'empêcher de rire. Votre maison! comme vous y allez! --Je veux, poursuivit Annette, que les parents de mon bien-aimé mari aient un fils et une fille, que mes petits enfants aient un nom, et que nous soyons tous heureux. --Ainsi soit-il, madame René, ainsi soit-il de tout mon coeur! Mais parlons raison: la pauvre comtesse est comme la Belle au bois dormant. --Nous l'éveillerons. --Peste!.... M. le comte ne vaut guère mieux et, par surcroît, il vous tient pour un monstre infernal, cause directe et coupable de tous les malheurs de la famille. --Nous le détromperons! --Peste! peste!.... sauf le respect qui lui est dû, savez-vous qu'il est entêté comme un demi-cent de mules? --Nous le dompterons! --Peste! peste! peste! Vous êtes une chère enfant, cela est vrai, mais...... enfin, _amen! amen!_ du fond de l'âme!.... Je voudrais savoir seulement le moyen.... --J'ai mon plan. --En vérité! Voyons ce plan. --Vous m'avez dit que ma belle-mère.... --Hein?...... Mais au fait...., allez! --Que ma belle-mère était sans femme de chambre depuis huit jours. --Exact. Et ça pourra durer. --Je veux être la femme de chambre de ma belle-mère.» L'abbé Raffroy fronça le sourcil et devint pensif. Puis il se prit à regarder attentivement celle qui était là devant lui, douce, mais résolue, et belle qu'il en avait le coeur tout ému. «A la grâce de Dieu! murmura-t-il. Nous mentirons le moins que nous pourrons.... et je vais commencer une neuvaine.» XXXVII. BARRICADES. Si ma pauvre bonne mère eût été en position de choisir, elle n'aurait point accepté Annette pour servante, parce que Annette était trop jolie. C'était chose terrible que de mettre une pareille tentation sous les yeux de ce satyre de Vincent, mais la maison n'allait plus; le service ne se faisait pas, M. de Kervigné commençait à gronder pour tout de bon: je crois que ma mère eût gagé le diable si le diable se fût présenté chez elle en coiffe et en tablier. Les Bélébon avaient établi la coutume de faire servir la femme de chambre à table. Le vieil oncle déclarait cela plus _régayant_, pour employer son mot; Vincent, poli comme à l'auberge, y trouvait journellement son compte, et mon père n'y trouvait pas de mal. Pour les débuts d'Annette, ma mère invita l'abbé Raffroy à déjeuner, pensant que la présence du digne ecclésiastique imposerait toujours un peu à Vincent. «Ma chère enfant, dit-elle bien tristement, pendant qu'Annette agrafait sa robe trop large pour son corps amaigri, je ne crois pas être une mauvaise maîtresse, et M. de Kervigné vaut mieux que moi. Cependant nous ne pouvons pas garder de domestiques.... --Oh! moi, ma bonne dame, l'interrompit Annette, vous me garderez tant que vous voudrez! --C'est que... nous avons un neveu, voyez-vous.... --M. l'abbé m'a dit cela. J'ai répondu: On a nagé à la drague dans la rivière de la Trinité. Ça fait des bras. Tant pis pour le neveu! --Prenez garde, ma fille. Il est fort comme un boeuf et capable de tout! --Ne vous inquiétez pas, ma bonne dame. Que je vous plaise seulement, à vous et à notre monsieur, je ne m'embarrasse pas du reste.» Il y avait là-dedans un peu de comédie. Annette jouait la brusquerie de la paysanne. Malgré tout, ma mère m'a dit qu'elle était tentée de la prendre pour une princesse déguisée. Ce qui lui donnait confiance, c'était l'accent de la côte que mon Annette avait saisi à ravir. Ma mère reprit, non sans quelque timidité: «Vous n'allez pas vous fâcher, ma petite. Ce costume des filles d'Etel est pimpant et coquet. Si vous vouliez vous habiller en bonne-soeur....» Dans les bourgs et villages de Bretagne, on appelle bonnes soeurs les filles de la Congrégation qui s'astreignent à ne porter dans leurs vêtements que du noir et du gris. «A cause du neveu? demanda Annette en riant. --Oui, ma petite, à cause du neveu, qui n'aime pas les bonnes soeurs.» Annette riait toujours et, cependant, l'idée ne vint point à ma mère de la prendre pour une effrontée. «Ma bonne maîtresse, répondit-elle, je m'habillerais en soldat, moi, pour vous faire plaisir! Mais je ne peux pas prendre le costume des bonnes soeurs, parce que je suis mariée. --Vous, mariée, mon enfant! à votre âge! --Mariée et mère de famille aussi, par la grâce de Dieu. J'ai vingt-deux ans, madame. Avec l'aide de sainte Anne d'Auray, ma patronne, je n'engendre pas le chagrin. Vous verrez que j'ai la volonté de bien faire. --Ah! que vous êtes une chère créature! s'écria ma mère. Toujours riante et avenante! Vous ne devez rien avoir sur le coeur? --Chacun ses petites peines! Je ne me plains pas. La Providence sait bien ce que je désire. --Que désirez-vous, mignonne? --Vous plaire, ma bonne dame, et à notre monsieur.» An déjeuner, quand elle vint, portant un plat dans chaque main, ce fut un murmure autour de la table. Ma mère baissa les yeux et l'abbé Raffroy fronça, ma foi, le sourcil. Elle était trop jolie, décidément, bien trop jolie. Et trop coquette aussi peut-être, jugez-en! Ses admirables cheveux brillaient, lissés en bandeaux sous sa coiffe de dentelles, dont les barbes voltigeaient au vent de sa marche. Son corsage blanc comme neige, lacé par devant avec une ganse rouge, ressortait sous son mouchoir plissé. Sa jupe à large raie bouffait derrière son petit tablier de soie. Elle avait de longues boucles d'oreilles, et ses souliers à talons montraient le bas côtelé qui dessinait son pied de fée. Il m'en coûte de répéter cette parole qui est une allusion à l'ancien état de mon Annette, mais je veux absolument le portrait ressemblant: Annette n'était pas du tout une vraie paysanne. Figurez-vous la plus ravissante villageoise d'opéra-comique qui se puisse rêver, et vous approcherez du vrai. Je ne crois pas qu'un type aussi parfait de la jolie soubrette de comédie eût eu grande chance de réussir à Paris. Paris est trop près de la comédie. A Paris, Annette, qui était l'adresse même, eût composé autrement son rôle. Elle jouait pour la province. Elle jouait vaillamment, avec tout son courage, tout son esprit, et avec tout son coeur. «Qu'est-ce que cette aimable poupée? demanda l'oncle Bélébon. --Saperbleure! dit mon père, qui essuya ses lunettes pour mieux voir. Costume d'Etel, la fille? --Oui, monsieur le comte, répondit Annette qui fit la révérence avant de poser ses deux plats. --Allons, maman, s'écria Vincent, dont les gros yeux s'allumèrent, voilà un vrai cadeau que vous nous faites. Eh! papa Bélébon, vieux scélérat, ça te reverdit? --La paix, mon gars, la paix!» voulut dire le bonhomme. Mais Vincent ne se mettait jamais à table pour déjeuner sans avoir déjà deux ou trois pots de cidre dans la panse. Il était régulièrement ivre dès le matin. «La paix toi-même, papa Bélébon, riposta-t-il. Je suis ici l'enfant de la maison, pas vrai, papa Kervigné?» Mon père reprit: «A la côtelette! Il n'y a que le Morbihan pour le mouton! A boire, jeunesse! La barre d'Etel m'a passé par-dessus la tête une fois. Elle se porte bien, la barre d'Etel? --Merci, notre maître, tout doucement,» répondit Annette en lui servant à boire. Mon père la regarda et cligna de l'oeil à l'adresse de sa femme. Quand Annette versa à l'oncle Bélébon, il lui dit: «La lune est-elle devenue plus grosse qu'un fromage, là bas, l'enfant? --Approchant, aux grand'marées,» répondit Annette. C'était au tour de Vincent. Il voulut la prendre par la taille. Elle lâcha la cruche qui tomba en grand sur lui et l'inonda. «Au diable! s'écria-t-il en se levant. --Pardon, excuse, fit-elle. Je suis ombrageuse comme les petits chevaux de la côte.» L'abbé Raffroy faisait une figure à peindre. Il avait envie de rire et de trembler. «Ami Vincent, dit mon père, tu n'en seras pas le bon marchand. Sais-tu le proverbe? Il faut trois coiffes pour en faire une d'Etel!.... --Et tâchez, ajouta ma mère plus haut qu'elle ne l'avait fait depuis des années, tâchez que je puisse garder ma femme de chambre: elle me plaît. --Il n'y a pas presse pour venir ici, ajouta doucement l'abbé Raffroy. --Est-ce une querelle qu'on me cherche? gronda Vincent. Foi de Dieu! papa Bélébon, veux-tu nous en aller?» Papa Bélébon vida son verre et fit une terrible grimace. «A la côtelette! conseilla mon père, toujours pacifique. Bon appétit, bonne conscience! que chacun y mette du sien.... --C'est ça, dit Vincent, embrassons-nous pour que ça finisse!» Et il s'empara une seconde fois d'Annette, espérant mettre les rieurs de son côté, Annette avait les mains libres, pour le coup. Sans rien perdre de sa bonne humeur, elle le fit tourner sur place, et, pesant sur ses épaules, elle le remit tout étourdi sur sa chaise. Mon père éclata de rire et tonton Bélébon fit comme lui, tant il sentait Vincent profondément attaqué. --«Ah! ah! murmura l'abbé Raffroy, exalté jusqu'au courage. Tant va la cruche à l'eau.... --Touché, Vincent! déclara mon père. C'est toi qui es la cruche, saperbleure! --Vous voyez bien, ma bonne dame, dit paisiblement Annette, que je n'ai rien à craindre de votre neveu.» Ma mère avait d'abord tremblé pour sa nouvelle servante. Résister à Vincent, c'était publiquement s'exposer aux plus grossières avanies. Quand elle vit qu'Annette vivait encore après tant d'audace, l'idée naquit en elle que ce cruel balourd n'était pas tout à fait invulnérable; elle eut vaguement espoir; elle entrevit peut-être au lointain de l'avenir la possibilité d'une révolution. Ainsi sortent de terre humblement et sans bruit, dans quelque coin obscur de la contrée, ces germes de liberté qui doivent grandir en cachette et produire l'arbre aux foudroyants rameaux. Tyrans, descendez au cercueil! Ma bonne mère fredonnait déjà sa petite _Marseillaise_. Mais il y a loin de la semence à l'arbre. Que d'hésitation entre le premier murmure, dont l'écho poltron s'étouffe, et ce grand cri qui jaillira de la barricade triomphante! Un silence suivit. Chacun redoutait sa propre hardiesse. L'abbé Raffroy regardait son assiette d'un air morne; mon père n'osait pas lever les yeux sur Vincent; ma mère contemplait avec admiration, et comme en un rêve, cette gracieuse enfant à l'apparence si frêle, qui était plus forte qu'un homme. Tonton Bélébon tâtait prudemment le terrain avant de risquer un pas d'un côté ou d'autre. Vincent avait l'air d'un chien battu. Annette restait à son aise: elle allait, venait, servait, le sourire aux lèvres, gardant intacte sa douce et charmante sérénité. Vers le dessert, Vincent, ivre selon sa coutume, retrouva l'insolence au fond de son verre. Selon l'habitude aussi, l'oncle Bélébon le prit par le bras pour le mener coucher. Les choses étaient ainsi; loin de charger le tableau, je glisse sur une foule de misérables détails; j'ajoute qu'en Bretagne, et même ailleurs, il n'est pas rare de voir les plus honnêtes gens du monde subir l'obscénité de ces tyrannies domestiques. Entre toutes les histoires, celle de la captation serait la plus bizarre et la plus invraisemblable. Il y a là un dieu mille fois plus aveugle que l'amour même, et l'horreur de la solitude mène certains caractères bienveillants à des excès inouïs. On peut dire, réduisant les choses à leur exacte expression, que mon père acceptait ces ignominies; bien plus, les imposait à une femme respectée autant qu'aimée pour avoir quatre couverts sur sa nappe et entendre chanter deux fois par jour les _Noces de Thétis_. Rien de plus, rien de moins. Là se bornaient strictement les avantages de la société Bélébon. Avant d'arriver au seuil, Vincent se retourna vers Annette et lui montra le poing en disant: «Je sais où est la chambre des filles!» Mon père ne fit que rire, mais ma mère pâlit. Annette appela l'oncle Bélébon. «Monsieur! dit-elle, eh! monsieur! Je viens d'un pays où nous n'avons point de chien de garde. Le jour, je suis bonne fille, mais la nuit, je ne plaisante pas. J'ai dans mes hardes un pistoudret qui ne plaisante pas non plus! --Saperbleure! s'écria mon père, un pistolet! Gare à toi, Vincent! --Il m'a déjà servi» ajouta Annette qui lui versait à boire d'une main ferme. Vincent sortit en jurant tout ce qu'il savait de blasphèmes. «Vous aurez une chambre de maître, Anna,» dit ma mère. L'abbé Raffroy riait sous cape en buvotant son café. «Tu es une Bretonne, toi, ma fille! déclara mon père. Sais-tu des chansons de matelots? --Un cent plutôt qu'une douzaine, notre monsieur. --Allume, fillette? --Notre monsieur, sauf le respect que je vous dois et à la compagnie, excusez: Fut un ligueur de Quiberon Qu'avait nom Yvon. Kérinon. Tiens bon L'aviron, Manon! La marée s'avance Eh hô! Fut un ligueur de Quiberon Qui changea de nom Au son Du canon. Et devint, dit-on, Amiral de France. Hô hé! Amiral de France! Elle entonna ce refrain à pleine voix, la matoise, droite sur ses hanches hardies, le rose aux joues, le sourire à la bouche, l'étincelle aux yeux. Mon père battit la mesure des pieds et des mains; l'abbé Raffroy, honni soit qui mal y pense, accompagna en faux-bourdon, et quand l'oncle Bélébon rentra, il trouva la réunion entière chantant de tout son coeur: Amiral de France, Hô hé! Amiral de France! Je crois que ma bonne mère en était! Il fut pleinement déconcerté, bien qu'il eût tout l'esprit de la famille. Depuis des années, il était ici boute-en-train juré, possédant le monopole de la gaieté, le privilége de la joie et n'ayant, pour tout ce qui regardait la chanson, la gaudriole, le calembour et autres jolies choses, aucune espèce de concurrence à craindre. Cette usurpation inattendue le frappa plus rudement que la mésaventure même de Vincent, et il demeura tout abasourdi sur le seuil. «Allons, mon oncle! s'écria mon père, faites comme nous! --Je ne connaissais pas ce talent à M. l'abbé, répondit le bonhomme avec amertume. --Ce n'est pas l'abbé! c'est la petite! Ah! quel coeur que cette enfant-là! Elle sait tout ce qui se chante de Saint-Nazaire à Audierne! Et gai, gai, gai, dansons en rond. Des poireaux, des oignons, Cousine Mathurine. Et gai, gai, gai, des poireaux, des oignons, Quel rôti? du dindon. Dansons le cotillon! --Dansons le cotillon! répéta le digne aumônier en pleine révolte. --A la bonne heure! à la bonne heure! gronda l'oncle Bélébon. Dieu sait où l'on apprend tant de chansons! Et de si belles! J'ai vu le temps où ma cousine, la comtesse de Kervigné, n'avait pas de coquines à son service! --Anna, dit ma mère, qui peut-être n'avait même pas prêté attention aux paroles de l'oncle, tu coucheras dans ma chambre dès cette nuit! --Dansons le cotillon!» clama l'abbé du ton dont on chante l'_Alleluia_. Et mon père: Amiral de France, Hô hé! Amiral de France! «A la bonne heure! à la bonne heure!» grinça le Bélébon. Il était brave. Il essaya d'entonner l'incomparable: _On dit qu'aux noces de Thétis_.... mais mon père criait: Tiens bon L'aviron, Manon! La marée s'avance, Eh hô! On n'écoutait plus les _Noces de Thétis_! La révolution allait un train d'enfer. Il y avait déjà du tyran détrôné dans l'oncle Bélébon. Mon père avait la perruque sur l'oreille et ressemblait à un vainqueur de la Bastille. XXXVIII. MON PÈRE ET MA MÈRE. Au fond, l'oncle Bélébon n'était pas coupable. Il avait passé tacitement un marché par lequel il s'engageait à peupler la salle à manger de l'hôtel des Lices, à dire des choses aimables pendant le repas et à chanter les _Noces de Thétis_ à la moindre réquisition; il faisait loyalement son travail. En échange de ces divers exercices, il avait stipulé à la muette qu'on me déshériterait en faveur de la nouvelle dynastie Bélébon-Kervigné; voyez-vous du mal à cela? Le coupable, c'était Vincent, qui ne voulait pas être gentil, et qui mettait du tintoin dans la maison, au lieu d'y apporter de l'agrément Quand on a tout l'esprit d'une famille, des talents de société en abondance et la bonne volonté de se faire un sort, on est bien malheureux de n'être pas secondé. J'affirme que la ville de Vannes, ma patrie, n'était pas sans renfermer un assez grand nombre de citoyens pensant et raisonnant ainsi. Chacun pour soi, que diable! Dans le Morbihan comme ailleurs, telle est la religion des gens qui réfléchissent. On ne demandait pas à Vincent de vivre en chartreux, mais il aurait dû garder les apparences. Trop est trop, selon le langage de cette vulgaire sagesse qui désapprouve hautement les vendeurs à faux poids, quand ils se font condamner par la police correctionnelle. Trop est trop. L'oncle Bélébon restait dans la mesure juste et convenable des bourgeoises tricheries: Vincent abusait, il gâtait le métier: honte à Vincent! Ils l'auraient battu. Néanmoins on allait répétant volontiers dans les salons charitables: Le mariage le corrigera. Mon dieu oui, dans l'illustre grenier de la noblesse et dans le respectable magasin du commerce, il y avait pour lui des fiancées toutes prêtes. Pour Vincent! dira-t-on. Mesdames, Vincent était un gars de quarante mille livres de rentes, en terres, au bas mot, ce qui, à Vannes, proportions gardées, vaut à peu près trois cent mille francs de revenus à Paris. Ne croyez pas ceux qui vous diraient que j'exagère: cent mille écus sont vite dépensés à Paris, et quarante mille francs, à Vannes, on n'en peut voir la fin! Mais je vous le demande: supposez que le démon de la peste noire s'incarne un beau jour et vienne chercher femme à Paris avec cent mille écus de rentes. Par le temps d'or qui court, ce n'est pas le Pérou. Pensez-vous, néanmoins, que la Chaussée-d'Antin, la rue de Varenne et le quartier d'Anjou, fermant leurs portes au démon de la peste noire, l'enverront chercher femme au faubourg Saint-Marceau? Le pensez-vous? Ma mère tint parole et fit dresser, le soir même, le lit d'Annette dans sa chambre. Celle-ci, fatiguée d'une journée d'émotions et toute heureuse de la tournure que prenait sa romanesque équipée, s'endormit bientôt du sommeil du juste. Elle n'avait qu'un regret, c'était de ne pouvoir me communiquer sur-le-champ le bulletin de ses succès. Craignant, en effet, soit mes scrupules, soit l'ombrageuse fierté de mon caractère, que n'avaient certes point diminuée les heures de mon exil, elle s'était imposé la dure loi de me cacher ses efforts et même ses victoires. Elle voulait me donner le bonheur d'un seul coup, sans me faire partager ses incertitudes et ses angoisses. Vers minuit, un bruit faible l'éveilla. C'était comme un gémissement. Elle se crut encore dans notre maisonnette du bord de la mer, et sauta hors de son lit pour aller à ses petits qui sans doute l'appelaient. Mais une veilleuse éclairait la chambre: chez nous il n'y avait point de veilleuse: c'était ma mère qui s'agitait et se plaignait dans son sommeil. Annette l'éveilla doucement, et ma mère, soulagée, poussa un long soupir. «Ah! murmura-t-elle, c'est toi, ma petite Anna, tu es encore là? Dieu soit loué! --J'espère bien que j'y serai longtemps ma bonne dame.» Ma mère lui tendit sa main, qui était froide et mouillée. «Oh! jusqu'à la fin, reprit-elle avec une grande tristesse. Je ne veux plus changer.» Comme Annette essuyait son front, où perlaient des gouttelettes de sueur, elle ajouta: «Toutes les nuits, c'est ainsi. J'ai la fièvre.... une fièvre qui me tue. Je vois toujours les petits qui pleurent et qui me tendent leurs pauvres bras. Je n'ai pas été une seule nuit sans rêver d'eux, depuis le temps. Mais tu ne sais pas, ma fille, tu ne sais pas le deuil qui est dans notre maison. --Je sais que vous avez bien souffert, madame, dit Annette tout bas, et c'est pour cela que l'idée m'est venue d'entrer chez vous pour vous consoler un petit peu, si je pouvais.» Ma mère avait de grosses larmes qui coulaient sur ses joues amaigries. «Tu dois parler vrai, murmura-t-elle, car personne ne voulait plus nous servir. Le digne M. Raffroy t'aura fait pitié en parlant de nous.... --Oh! bonne dame! l'interrompit Annette. --Pitié, répéta ma mère avec une amertume si profonde qu'Annette eut le coeur serré. Nous avons fait envie autrefois. J'avais mon fils et ma fille, Gérard de Kervigné, notre orgueil, et Juliette, ma belle Juliette, madame la marquise. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenue folle. --C'était trois enfants qu'on m'avait dit, murmura Annette.» Car on m'oubliait. Ma mère ne l'entendait pas. Elle suivait sa pensée. «Toute jeune, ma Julie! poursuivit-elle en fixant ses yeux mornes dans le vide, jolie comme l'amour! Et si bien mariée! J'aimais mon gendre autant que mon fils, à cause de ses petits. Oh! écoute, Anna, s'interrompit-elle en un sanglot qui fit explosion, il faut que je te parle des petits. C'est bien vrai que j'aimais mieux ma fille et mon gendre à cause des petits. Ils m'avaient donné ces deux chères créatures. Charlot! mon Charlot adoré: ah! tu ne l'as pas vu! Tu ne me croirais pas si je te disais comme il était beau! Et comme il avait déjà le cri d'un homme quand il ordonnait du haut en bas de la maison. Et Mimi! bonté du ciel! C'est sur son pauvre berceau de mort qu'elle dit pour la première fois: grand'maman! pour la première et pour la dernière fois!» Elle se couvrit le visage de ses mains et balbutia parmi ses gémissements: «Ils sont morts, ils sont tous morts: Gérard, Juliette, le mari de Juliette et les petits! Je les ai vus, couchés, les uns après les autres et il me semble que je suis entourée de leurs derniers regards. --On m'avait dit que vous aviez trois enfants, madame,» répéta Annette pour la seconde fois. Ma mère fixa sur elle son oeil humide et reprit: «Ordinairement, personne ne m'éveille, parce que je suis seule, et souvent, si l'on m'éveillait, ce serait grand dommage, car mes rêves me rendent pour un instant le passé perdu. Je les vois tous deux, comme ils étaient, pleurant ou riant, escaladant mes genoux et se disputant mes caresses. Mais, aujourd'hui, c'était un cauchemar, et je te remercie de l'avoir chassé, ma fille.» Elle redevint toute pâle en poursuivant: «Ils étaient là encore tous deux: Charles dans mes bras et Mimi qui jouait sur le tapis. Tout à coup on a voulu me les arracher, je me suis défendue, et je me sentais faible, faible.... et ils me tendaient leurs mains.... Qui donc voulait me les arracher! J'ai peine à me souvenir. Ce n'était pas la mort.... --Ah! s'interrompit-elle en un cri, c'était toi! c'était toi!» Ses doigts frémissants essuyèrent son front. «Et tu étais, continua-t-elle, la femme qui porte malheur.... celle dont parlait la Poule noire.... la comédienne.... --Oh! pauvre chère enfant! dit-elle en souriant tout au milieu de son chagrin, tu ne sais pas seulement ce dont je te parle! Pardonne-moi et ne sois pas fâchée. Ma raison va et vient quand j'ai ces fièvres, et je ne vaux guère mieux qu'une innocente. Tu es heureuse, toi, sans doute, ma fille, et je le souhaite de tout mon coeur, tu ne peux pas deviner l'effet que produit la peine. --Madame, répliqua Annette à voix basse, chacun connaît son propre mal Peut-elle être heureuse celle qui se voit forcée d'abandonner son mari bien-aimé et ses chers petits enfants! --Ah! s'écria ma mère, comme si ces derniers mots seulement l'eussent frappée, tu as des petits enfants!» Annette, au lieu de répondre, dit pour la troisième fois et d'un accent qui, malgré elle peut-être, n'était pas sans sévérité: «Madame, je croyais que vous aviez encore quelqu'un à aimer. --Tais-toi! ordonna la pauvre femme. Je t'ai bien entendue les autres fois. Oui, j'ai encore un fils, mais tais-toi!» Annette courba la tête. Ma mère, comme si elle eût regretté cette prompte obéissance, resta silencieuse un instant, mais elle avait absolument besoin d'épancher son pauvre coeur. Elle reprit bientôt avec plus de mystère: «C'est ici notre malheur. M. Raffroy a eu tort, grand tort de te parler de cela.... ou peut-être te l'a-t-on dit par la ville, car tout le monde me regarde quand je passe, et je n'ose plus sortir. Oui, c'est bien vrai, Anna, j'avais un second fils. On ne faisait pas beaucoup d'attention à lui à la maison, mais quand il fut parti, nous vîmes bien que nous l'aimions autant que les autres. On ne dit jamais son nom ici: M. de Kervigné ne veut pas. Il n'est point maudit, cependant: monsieur et moi nous prions pour lui le matin et le soir. Seulement, il est mort pour nous: l'abbé a eu tort de te parler de lui.» Elle s'arrêta pour attendre la réplique d'Annette, elle eût voulu quelqu'un sans doute pour plaider la cause de l'absent; mais Annette ne répliqua point. Ma mère poursuivit: «M. Raffroy a eu tort, et c'est bonté d'âme. Il aimait cet enfant-là. Il nous aime tous. Voilà si longtemps qu'il est bien reçu chez nous! «Ah! s'interrompit-elle avec une larme dans les yeux, c'est surprenant qu'il s'entête à l'aimer! et cependant, l'enfant était si jeune! Tout seul dans ce Paris, chez des parents qui sont des drôles de gens, à ce qu'on dit. Ce fut la présidente qui le mena elle-même au spectacle, la première fois. Je pense à lui plus qu'il ne faudrait: j'ai beau faire. Il est vivant, mon coeur me le dit: jamais je ne le vois avec mes autres morts.... et s'il voulait quitter celle qui a porté malheur, la comédienne, la schismatique, la maudite, maudite mille fois! oh! certes, il serait reçu ici comme l'enfant prodigue, à coeur et bras ouverts!» Elle s'arrêta parce qu'elle vit des larmes dans les yeux de sa petite servante. «Pourquoi pleurez-vous, Anna? demanda-t-elle. --Parce que, avec une âme si bonne que la vôtre, madame, il faut bien souffrir pour maudire.» Ma mère resta frappée et fut tout une minute avant de reprendre la parole. «Ai-je maudit? murmura-t-elle enfin. Certes, certes, j'ai cruellement souffert. Mais je ne la connais pas et l'on m'a rapporté que notre pauvre Gérard était de son parti à l'heure de mourir. Qui sait? elle aime peut-être ce malheureux enfant, car ce n'est pas l'intérêt qui la retient désormais près de lui.... à moins qu'elle n'attende notre décès....» Annette fit un geste de violente dénégation. «Tu es trop jeune pour comprendre cela, dit ma mère, et, d'ailleurs, tu es une Bretonne. Mais ces Grecs.... presque des païens! Enfin, je ne suis pas déjà si méchante, va, je pense bien à mon fils. Il y a des moments où je crois que je pardonnerais. Mais à quoi bon? Je ne suis pas la maîtresse. Mon mari est la douceur même dès qu'on n'attaque pas son nom; pour la mésalliance, il est de fer, et il avait dit souvent qu'il déshériterait Gérard lui-même, Gérard, son orgueil et son amour, si Gérard se mésalliait. Et encore parlait-il d'une mésalliance ordinaire.... mais une schismatique! mais une comédienne! Elle laissa retomber la tête sur l'oreiller, «Va te remettre au lit, Anna, ordonna-t-elle. Je suis folle de prendre le sommeil d'une pauvre enfant comme toi.» Annette obéit, et ce fut le lendemain au matin qu'elle m'écrivit sa première lettre. Il était temps. Le pauvre Joson ne savait déjà plus à quel saint se vouer. J'étais en danger de mourir ou de perdre la raison. Annette ne me disait point encore où elle était, bien sûre que j'aurais été la réclamer au bout du monde. Elle me donnait seulement de ses nouvelles, ajoutant que sa grande entreprise était en bonne voie de réussite et que bientôt nous serions tous réunis. Elle me trompait: c'était un pieux mensonge. L'entretien de la nuit précédente lui avait montré toutes les difficultés de son oeuvre. Il ne s'agissait pas seulement de miner l'influence des Bélébon et de chasser l'odieux Vincent; ce n'était pas même assez de séduire ma mère et de la rendre propice. Derrière tout cela, il y avait l'inflexible volonté de mon père. Annette avait deviné d'un seul coup d'oeil le caractère de ce dernier. Bien qu'elle n'appartînt pas à notre Bretagne, patrie classique des obstinés, elle avait lu sur l'excellente et placide figure du bonhomme toute la profondeur de son entêtement. Un homme comme mon père, buté à un pareil mot: «mésalliance,» meurt sur place, à petit feu, avant de desserrer les doigts. Avant le déjeuner, Annette trouva le temps de courir chez l'abbé Raffroy, qui s'étonna de la voir découragée. «Vous avez déjà soulevé des montagnes, lui dit-il. Continuez, ferme! ferme! Nous aurons les Bélébon; faites pleurer madame! faites rire monsieur! Ah! si seulement vous pouviez vous asseoir à table! Mais c'est égal! des chansons! des chansons! Tiens bon L'aviron, Manon! --Mais on le dit plus entêté qu'une pierre! soupira ma pauvre Annette. --Bah! bah! Ma lon lan la, tra deri dera! Oh! hé! Oh! gai! gai! La nuit, vous avez l'oreille de la bonne dame. Ce soir, au dîner, dansez la danse d'Etel. Avec Vincent, ne vous fâchez jamais, mais ripostez dur et piétinez dessus, quand vous l'aurez mis à terre. Ce n'est pas bien charitable, ce que je vous dis là, mais faites tout de même. Saint Sauveur! quand nous serons débarrassés de ce troupeau impur, je promets bien d'entonner le _Te Deum_.... et le reste ira tout seul, soyez tranquille!» Au moment où Annette rentrait à la maison, la voix retentissante de mon père commandait: «A la soupe! à la soupe! Tout le monde à la soupe!» Vincent n'était ivre qu'à demi, par extraordinaire. Il est probable que l'oncle Bélébon l'avait puissamment morigéné, car il ne se montra pas vis-à-vis d'Annette beaucoup plus grossier que ne le sont d'habitude les malotrus de sa sorte avec les filles de cabaret. La journée se passa sans orage. Ma mère voulut avoir Annette auprès d'elle depuis le matin jusqu'au soir, et mon père, qui s'ennuyait lamentablement, vint se mettre en tiers dans leur causerie. Il se fit raconter des histoires et se retira enchanté. Mon père gênait ma mère; elle eût voulu avoir Annette pour elle toute seule. Dès que M. de Kervigné fut parti, ma mère s'empara d'Annette et fit avec elle la grasse veillée. Il y eut, cette fois, des confidences; on se plaignit des Bélébon, le nom, le propre nom de René fut enfin prononcé. Le lendemain, on raconta par le menu la fameuse histoire de la Poule noire, puis des détails intimes et bien touchants, hélas! sur les diverses catastrophes qui avaient empli la maison de deuil. Ma tante Bel-OEil avait ordonné en mourant qu'on brûlat sa bibliothèque de romans, traduits de l'allemand, déclarant qu'ils contenaient tous un poison plus ou moins subtil, destiné à troubler les coeurs sensibles. Son testament me déshéritait, parce que je ne lui avais pas envoyé en temps _Rudolphe d'Haberburg ou le Vautour du Monastère_. Ma tante Nougat avait succombé aux suites d'une mayonnaise de langouste. Je prends sur moi d'affirmer que la Poule noire n'était pour rien dans son décès: elle n'avait pas eu le temps de tester. Dans la ville, on disait que mon beau-frère, le marquis de Tréfontaines, était mort d'ennui. Mais ici commençaient les larmes: ma soeur et les deux petits! Annette pleurait de bon coeur en voyant par la pensée le lit de douleur où la jeune mère entourait son agonie de deux berceaux déjà vides. Et chacun de ses pleurs allait à l'âme de sa maîtresse. Au bout de huit jours, Annette était l'idole de la maison. Elle avait rempli à la lettre le programme du chanoine: Elle aidait ma mère à pleurer, elle faisait rire mon père à gorge déployée. Mon père avait retrouvé une bonne moitié de son appétit d'autrefois et son potage recommençait à tomber jusqu'au fond de ses bottes. Les actions Bélébon baissaient à vue d'oeil; c'était une dégringolade. Le matin du neuvième jour, au moment où Annette entrait dans la chambre où elle faisait sa toilette, l'oncle Bélébon l'appela du bout du corridor. Il ne s'agissait plus des insolences de Vincent; on capitulait; l'oncle était là pour battre la chamade. Mais quand Carthage ou l'Angleterre fait patte de velours, c'est l'heure du danger pour Rome ou pour la France. L'oncle Bélébon était un madré diplomate, et vous allez bien voir enfin que je n'ai rien exagéré en disant qu'il avait tout l'esprit de la famille. XXXIX. COMÉDIES. L'oncle Bélébon souriait à pleine bouche et clignait de l'oeil en homme qui apporte un sac de dragées sous son paletot. «Eh bien! comment donc va Minette? dit-il de loin. Joli temps pour les seigles, quoiqu'ils demandent de la pluie du côté d'Auray. Mais bah! à la campagne, ils demandent toujours quelque chose. Et à la ville aussi, eh! Il n'y a que vous pour n'avoir rien à souhaiter, hé! hé!» Il entra et déplia son vaste mouchoir pour s'essuyer le front, ce qu'il faisait toute fois que pendait une négociation importante. Chaque diplomate a son tic et sa mise en scène. «Ma belle petite mignonne, reprit-il, asseyons-nous, pas vrai? J'ai à vous causer d'amitié. Hé! hé! ça vous étonne? Ça va bien plus vous étonner encore tout à l'heure. Vincent n'est pas un trappiste, non, ni un capucin. Chacun a ses défauts; dites donc, hein! Mais il y a du bon chez ce garçon-là; c'est franc, c'est loyal, c'est doux comme un agneau, au fond, et la petite femme qu'on prendra fera de lui tout ce qu'elle voudra. Ah! mais oui!» Dans les successions, l'oncle Bélébon détournait des objets pour avoir un «souvenir» du mort. Comme il avait vu mourir beaucoup de gens, il s'était monté ainsi de souvenirs. Il ouvrit la fameuse boîte d'or de ma pauvre tante Nougat, où était le portrait de Gérard, et huma une prise comme eût pu le faire M. de Talleyrand en personne. Après quoi, il offrit une pastille à Annette dans la bonbonnière émaillée de Bel-OEil. «Ah! mais oui, répéta-t-il. Tout ce qu'elle voudra, la coquinette! Bonne nature, le pauvre Vincent, coeur sur la main, pas vilain garçon, dès qu'on l'aura nettoyé. Que dites-vous de ça, ma mignonne? --Absolument rien, monsieur de Bélébon, répondit Annette. --Sans doute, sans doute, hé, hé! Vous avez un petit peu de rancune, pas vrai, fifille? Voilà! il est assez fâché de ce qu'il a fait, allez! Il était habitué comme ça avec les autres femmes de chambre. Vous savez, les jeunes gens. Mais vous! pas de danger! il sait de quoi il retourne, maintenant. En un mot comme en cent, vous lui avez tapé droit dans l'oeil. Atout!» Annette fronça le sourcil. L'oncle Bélébon croisa ses jambes l'une sur l'autre et se campa à la façon des sociétaires de la Comédie-Française quand ils veulent jouer la bonhomie du grand seigneur. «Tata? tata! fit-il, voyez-vous ça! La Minette se figure qu'à mon âge je viendrais lui parler pour la bagatelle! Ne va-t-elle pas se fâcher? Stop, bijou! Regardez mes cheveux blancs. Ah! pauvre biche, vous ne vous attendez guère à gagner tout d'un coup le gros lot! Ah! mais! domino? Voulez-vous savoir? On va vous faire comtesse, ma petite, rien que cela, du premier coup! La chose a-t-elle le don de vous plaire? Comtesse de Kervigné-Bélébon. Je viens vous demander votre blanche main en faveur de mon petit-fils, Vincent de Kervigné-Bélébon, qui sèche sur tige de l'amour qu'il a pour vous. C'est farce, pas vrai? Eh bien vous ne rêvez pas. Telle est la récompense de la vertu sur la terre!» Annette affecta de baisser les yeux et tourna la tête pour cacher l'envie de rire qu'elle avait. «Elle n'en revient pas! disait le bonhomme; tenez, tenez! elle n'en revient pas, la polissonne! C'est gentil de faire des heureux!» Pour éviter au lecteur la peine de sonder les profondeurs de l'oncle Bélébon, voici quel était son calcul. Ah! qu'il avait d'esprit! Problème à résoudre: se débarrasser de la favorite. L'affection qu'on avait chez nous pour Annette grandissait; elle gagnait tout le terrain que le parti Bélébon perdait; Vincent était en équilibre au seuil de la rue. Il fallait à tout prix renvoyer la favorite dans ses foyers. Or mon père était encore le maître, en définitive, et mon père avait une haine beaucoup plus forte que son affection pour la favorite. L'objet de sa haine, c'était le monstre appelé _Mésalliance_. Que Vincent parût amoureux de la femme de chambre pour le bon motif, qu'il la demandât en mariage, et que la femme de chambre donnât dans le panneau, tout était dit. Or, comment supposer que la femme de chambre pût résister aux séductions de ce splendide avenir? Comtesse de Kervigné-Bélébon! Il est vrai que Vincent était un affreux époux, mais, selon l'expression de l'oncle Bélébon, la petite n'avait pas froid aux yeux. Elle était fille à mettre Vincent dans sa poche, si elle voulait, et certes, la frayeur ne pouvait point l'arrêter sur la route de la fortune. Le piége était adroit, positivement, et tendu comme il faut. L'homme qui avait exilé son propre fils, son fils unique, hésiterait-il devant l'expulsion d'une servante? Je dois noter ici que personne, à Vannes, ne savait rien d'Annette, excepté l'abbé Raffroy et ma mère, instruits tous les deux à des degrés bien différents. Annette passait pour une jeune fille de Basse-Bretagne. Ni ma mère, ni l'abbé Raffroy ne choisissaient les Bélébon pour confidents. Cependant l'oncle allait répétant: «Elle n'en revient pas! elle n'en revient pas, la petite cocotte.» Et il prenait le silence d'Annette pour l'ébahissement du bonheur. Sans qu'elle demandât d'explications, il prit la peine de lui en fournir, tant il jugeait son offre inespérée et invraisemblable. «J'entends bien, j'entends bien, dit-il rondement; quand le gros lot vous tombe des nues, on n'y croit pas; ça éblouit, ça ébêtasse, ça ébeluette! Il tombe si rarement, pas vrai, le gros lot? Vous êtes comme saint Thomas, Bichette; il faut qu'on vous fasse toucher au doigt la chose. M. le vicomte de Kervigné-Bélébon, mon petit-fils, qui sera comte à la mort de son père adoptif, car l'adoption légale n'est plus qu'une affaire de temps, est couru comme un gibier par toutes les demoiselles de Vannes. Ah! Seigneur Dieu! celui-là n'est pas embarrassé pour se marier, dites donc! Les filles de la noblesse, de la magistrature et du commerce se l'arrachent, quoi, ça crève l'oeil. On n'a pas besoin de lunettes pour voir la chose. Alors, pourquoi choisir une servante, hé? Bon! Atout, et passe mon roi! Nous ne sommes pas d'hier; nous avons la tête carrée comme un bonnet de président. La noblesse? la magistrature? la finance? c'est selon les goûts, comme l'échalotte. Je n'en dis pas de mal, savez-vous? Mais notre Vincent est de la campagne: s'il prenait une de ces pimbêches d'un liard en pain d'épices, il y aurait des reins cassés au bout de huit jours. Ce n'est pas l'affaire. Comprenez-vous la manoeuvre? Et puis, que voulons-nous? Mettre du bonheur dans cette maison-ci, qui est la nôtre. Le papa et la maman sont faits à votre mignon minois; ils vous aiment; je les vois d'ici tous les deux sauter de joie, quand on leur dira: Voilà votre fillette. Je vous dis: C'est gentil de faire des heureux. Moi, je trouve ça gentil. Et vous? En conséquence de quoi, j'ai dit au gars: Roule ta bosse! Je vas parler avec la petite: tu auras ce que ton coeur désire, pour chanter comme la chanson, et les bonnes gens mourront au sein du bonheur. Allez! posez le double six. Je suis fait de même, agissant toujours pour le mieux et me moquant du qu'en dira-t-on. J'ai bien l'honneur d'être, etc., comme à la fin des lettres. Réponse, s'il vous plaît. Baisez papa. --Cinq minutes de retard, montre à la main, cria mon père dans le corridor. A la soupe, saperbleure! à la soupe!» Annette s'élança pour se rendre à son devoir. La chambre de Vincent s'ouvrait à l'autre bout du corridor. Elle en vit sortir la tête de Méduse. Un homme entre deux âges, fort élégant, tout de noir habillé, causait avec Vincent, à voix basse. Il tenait sa main pour prendre congé. A la vue d'Annette, cet homme resta bouche béante et pâlit, puis il s'éloigna précipitamment, sans prononcer une parole. Annette l'avait reconnu du premier coup d'oeil: c'était Laroche. Ceci était bien autre chose que les diplomaties Bélébon. Annette demeura un instant atterrée devant la ruine de son plan et l'écroulement de tous ses projets; mais qui de nous saurait mesurer un courage de femme? Annette était la vaillance même. Elle se redressa, intrépide, devant le danger. Au déjeuner, elle eut la force d'être gaie, car la gaieté était une de ses armes, et il les lui fallait toutes. Après le repas, elle se retira, selon l'habitude, dans la chambre de ma mère. Tout en riant, tout en chantant, elle s'était recueillie en elle-même. L'heure sonnait de jouer son va-tout. Elle avait compté sur un plus long délai, mais elle était prête. «Je vous appelai tous autour de moi, me disait-elle en me racontant plus tard les émotions de cet instant: toi, René, mon petit Philippe et ma petite Anna. Je songeai à mon cher père, qui est un saint auprès de Dieu, et je me sentis comme entourée de bons anges.» Ma mère était triste. C'était l'effet que produisaient sur elle désormais le bruit et les rires. Annette savait d'avance qu'il ne serait pas difficile d'amener l'entretien sur une pente favorable, car elle avait peine chaque jour à fuir les questions dont on l'accablait. Son embarras était de frapper un coup décisif et d'arriver en si peu de temps à pousser l'émotion jusqu'à ce paroxysme contagieux qui se gagne de proche en proche; car ce n'était pas le coeur de ma mère seulement qu'Annette avait à emporter d'assaut, c'était aussi, c'était surtout le coeur de mon père. Elle prit son ouvrage qui était une broderie et s'assit sur un tabouret sous le bras en tapisserie du grand fauteuil de sa maîtresse. Elles gardaient toutes les deux le silence. Ma mère rêvait; Annette cherchait. Ma mère dit, comme si elle eût obéi malgré elle au secret désir de sa jeune compagne: «Il y a des moments où je crois que vous m'avez trompée, Anna. Il est impossible que vous soyez une fille de la campagne.» Anna poussa un gros soupir en répondant: «Jamais je ne vous ai dit que la vérité, madame. --Le soleil a brûlé ces jolies mains, c'est vrai, reprit ma mère, mais depuis peu seulement, et le travail de la bêche ou de l'aviron ne les a point grossies. En quel pays de Bretagne brode-t-on comme vous brodez, Anna? --A Etel, madame. --On dit, en effet, que celles d'Etel sont presque des demoiselles. J'irai y voir. Ce qui est bien sûr, c'est que vous n'étiez point faite pour être une servante. --Madame, vous ai-je donc mal obéi? --Ah! chère petite! Dieu me préserve de le dire! Tu as été toujours près de moi douce et facile comme un ange! C'est là précisément ce qui te distingue des autres domestiques. Les domestiques, à présent, sont les ennemis de leurs maîtres, et toi, il semble que tu n'aies qu'une pensée du matin jusqu'au soir: nous plaire. Depuis bien longtemps, je n'ai eu de consolation et de joie qu'avec toi. Mon mari et moi c'est le jour et la nuit, et pourtant, tu sais te faire bonne pour l'un comme pour l'autre. Ma pensée, Anna, chère enfant, c'est que tu es au-dessus de ton état. Ton langage n'est pas celui de nos Bretonnes; Juliette, ma fille, la marquise, n'avait pas les doigts plus délicats que toi, et il n'y a pas jusqu'à tes brusqueries qui ne ressemblent point aux colères du village....» Annette soupira et murmura. «J'ai pourtant fait ce que j'ai pu! --Pour me tromper, n'est-ce pas, chérie?» demanda vivement ma mère. Annette baissa les yeux et garda le silence. «J'en étais sûre! s'écria l'excellente femme avec un élan de joie. Il y a là quelque dévouement comme ceux qu'on raconte dans les livres! Tu es une demoiselle! tu t'es mariée par amour malgré le consentement de tes parents.... Tu pleures!.... Se peut-il qu'il y ait des gens assez durs!.... car tu n'as pu choisir qu'un homme digne de toi, j'en jurerais! --Oh! oui! balbutia Annette, qui n'avait pas besoin ici de jouer l'émotion, digne de moi! --Vois donc! Et pourquoi vous a-t-on fait du chagrin? parce qu'il était pauvre sans doute? et d'une naissance inférieure à la tienne? car tu es de sang noble, j'en mettrais ma main au feu!» Annette n'était pas là pour faire son cours de philosophie et disserter en elle-même sur les merveilleuses inconséquences de notre pauvre nature humaine. L'indignation de ma mère s'échauffait et grandissait, fouettant avec une énergie inattendue la paresse de son caractère. Il lui fallait évidemment toute sa charité chrétienne pour ne point maudire hautement ces parents injustes et cruels qui avaient pu rejeter loin d'eux un pareil trésor, pourquoi? Parce que.... Mon Dieu! cela est certain! l'idée de son fils René ne vint point en ce moment à ma bonne mère. «Veux-tu, reprit-elle avec une chaleur croissante, je puis bien te proposer cela, car je suis certaine, oh! parfaitement certaine d'avoir l'approbation de M. de Kervigné, veux-tu rester toujours avec nous? non plus comme servante, mais comme amie? Tu seras servie à ton tour et je voudrais bien voir qu'il y eût ici quelqu'un pour te manquer de respect! Tu seras ici autant que Vincent Bélébon: bien plus que Vincent Bélébon, car on ne l'aime pas et l'on t'aime!» Annette se pencha sur sa main et la baisa. «C'était mon rêve! murmura-t-elle. Rester avec vous toujours! --Eh bien?» fit ma mère, déjà épouvantée. Annette se redressa et montra deux grosses larmes qui roulaient lentement sur sa joue. «Je suis venue ici pour mon mari, dit-elle, pour mes enfants. Laissez-moi parler, madame. Je ne vous connaissais pas, c'est vrai, mais dès que je vous ai vue, tout mon coeur s'est élancé vers vous! Avoir une mère comme vous, ah! bonté du ciel!... si je pouvais être heureuse quelque part, loin de la plus chère moitié de mon âme, ce serait près de vous. Mais on compte trop souvent sur le courage qu'on se promet d'avoir. Mon mari souffre là-bas, je le sais; mes petits enfants m'appellent...» Ma mère courba la tête à son tour. «C'est vrai... c'est vrai! pensa-t-elle tout haut. Tu ne peux pas nous aimer comme tu les aimes.» Elle prit la broderie des mains d'Annette et la plia. «Tu veux nous quitter, ma fille?» prononça-t-elle d'une voix altérée. Et comme Annette ne répondait pas, elle ajouta: «Je garderai cela... avec les deux boucles blondes des petits. Depuis ma fille, je n'ai rien aimé comme toi. Je vais être seule. Je ne veux plus personne. Pourquoi es-tu venue? Qui t'avait appelée?....» Elle appuya sa tête sur sa main. Elle ne pleurait pas, mais les rides se creusaient sur sa figure toute pâle. Annette fondait en larmes. «Je ne sais pas votre histoire, Anna, reprit ma mère, je désirais la savoir, mais que m'importe à présent? ce que je devine me suffit. Vous ne manquerez plus de rien, ma fille. Je vous ferai une pension, pour que vous puissiez rester toujours près de votre mari, près de vos petits enfants.... --Oh! madame! madame! --J'irai vous voir. Y a-t-il où me mettre, dans votre maison? --Ma bonne! ma chère maîtresse! --Taisez-vous! vous m'avez menti. Aviez-vous le droit de réveiller mon désespoir engourdi? Vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait, Anna....» Elle croisa ses deux mains froides sur la broderie pliée et répéta: «Seule! encore seule!» La bouche d'Annette s'ouvrait, l'aveu pendait à ses lèvres, quand on frappa à la porte doucement. C'était M. de Kervigné qui s'ennuyait à la mort, selon sa coutume, et qui rôdait, cherchant à tuer le temps qui séparait le déjeuner du dîner. «Vous n'avez que deux heures vingt, ici, dit-il, vous retardez: il est vingt-cinq et je ne sais pas si nous n'aurions pas deux minutes de plus à la cathédrale. Nous avons eu trente-deux au thermomètre, aujourd'hui, savez-vous. Voici l'été pour tout de bon. C'est demain grand'marée: on a vu de la sardine au marché. Comment dites-vous donc celle-là, Annaïc?.... Fanchonnette, Turlurette, Qui vive au vent du buisson, Fanchon? C'est Grégoire, Chaud de boire, Qui roule comme un bouchon Tout rond, En revenant d'la foire! Il s'arrêta court et se mit à regarder les deux femmes. «Qu'as-tu donc, madame! demanda-t-il en pâlissant. As-tu renvoyé Annaïc?» Ma mère fut quelque temps à répondre, puis elle regarda son mari en face à son tour et dit résolûment: «J'ai assez pleuré. Ils viendront vivre ici tous les quatre, ou je m'en irai dans un couvent! --Qui donc, tous les quatre, interrogea mon père. --Elle, son mari et ses deux petits enfants. --Son mari! Tiens! tiens! Eh bien! pourquoi non? depuis Joson Michais nous n'avons pas eu de valet de chambre. --Il ne s'agit pas de valet de chambre! s'écria ma mère. Vous n'avez pas deviné cela, vous autres. Anna est une fille de qualité. --Saperbleure! fit mon père. --Un mariage d'amour.... --Ah! diable! --On a chassé le jeune ménage. Un jeune homme charmant.... --Voyez-vous ça! Je les prends. Plus on est de fous plus on rit. L'oncle se ratatine et Vincent s'abrutit. Embarque!» Ma mère se jeta impétueusement dans les bras du bonhomme. Ce n'était plus la même femme. Elle vivait maintenant, et la joie la jetait hors de son assoupissement chronique. «Partons! dit-elle. Partons tout de suite. Je veux aller les chercher. D'ici Etel, il n'y a que huit lieues. --Et la soupe? objecta mon père. --Nous dînerons à Auray. --Au Pavillon-d'en-haut! bonne auberge! J'en suis! Mais que fait-elle donc, cette petite?» Annette était entre eux deux, agenouillée et les mains jointes. «C'est impossible, dit-elle les larmes aux yeux. Merci, merci du fond du coeur. Mais n'essayez pas de nous sauver: c'est impossible. --Il n'y a au monde qu'une chose impossible, s'écria mon père, c'est de me faire consentir au mariage de mon coquin de fils avec la comédienne. En route, il doit savoir des chansons, ce mari! La soupe à Auray! un morceau sur le pouce à Etel: bon appétit, bonne conscience. En route!» XL CAPITULATION. Il me souvient que toute cette journée je fus agité par une forte fièvre. J'éprouvai sûrement le contre-coup des émotions de ma pauvre Annette. Annette saisit l'occasion aux cheveux. Elle se leva résolument et essuya ses yeux d'un revers de main. «Adieu, ma bonne et chère dame, dit-elle, adieu, monsieur le comte: je ne vous oublierai jamais. --Nous allons avec toi, saperbleure! --Restez. Cela ne se peut pas. Vos dernières paroles sont ma condamnation. En quoi? en quoi? s'écria ma mère. Voudrais-tu comparer....? --Allons donc! l'interrompit mon père, la mésalliance du mâle est seule une déchéance. --Et d'ailleurs, reprit la comtesse, ne t'ai-je pas tout dit? Quel rapport y a-t-il entre toi, pieuse comme un ange, et cette créature? --Jarnicoton! s'écria mon père, enflammé par la contradiction, crois-tu me faire tourner comme une toupie? Il faut du monde ici, à table! Je veux aller chercher ce gaillard-là! Si le chevalier avait choisi un brin d'amour comme toi, Annaïc, j'aurais été capable.... --Ah! soupira ma mère, si nous avions ce bonheur-là!» Annette était fort embarrassée. Parmi les lecteurs, il en est qui penseront que les choses tournaient en sa faveur. Ceux-là se tromperont. Annette avait compté déchirer le voile dans le paroxysme d'une grande émotion. Il fallait cela pour que son aveu fît péripétie. Ses batteries étaient arrangées pour amener une explosion d'enthousiasme et de larmes. La fantaisie des deux bonnes gens dérangeait tout. Ils faisaient trop de chemin en avant et brûlaient la consigne. Le train préparé pour l'embuscade était dépassé. Le drame rêvé ratait et faisait long feu comme un méchant vaudeville. Mais Annette était un petit lion pour la bravoure. Dans la vie, comme à la guerre, les mauvaises positions sont celles où l'on gagne les batailles décisives. Annette s'écria: «Vous ne me suivrez pas malgré moi, peut-être! --Si fait, pardieu!» répondit mon père enchanté. J'ai parlé de vaudeville; ma mère était le drame, mais mon bon père était le vaudeville incarné, la gaieté à tout prix, et n'en fût-il point! Avec lui peut-être que le drame eut échoué. Le vaudeville le saisit au collet. «Tiens bon l'aviron, Manon, s'écria-t-il, embarque! --Et si je vous disais...... commença Annette, épuisant au hasard sa dernière cartouche. --Dis tout ce que tu voudras, Annaïc! --Si je vous disais que je suis votre fille!» Il y eut un silence. Ma mère crut et murmura: «Enfant! que Dieu t'entende! Mon père ne crut pas: «A d'autres! à d'autres! fit-il. Je t'ai vue à la messe.... et communier.... A la sainte table, la comédienne serait devenue noire comme un charbon? Embarque!» Ma mère serrait Annette contre son coeur et pleurait déjà toutes les pauvres larmes de sa joie, que mon père chantait encore. «Allons donc! allons donc! On ne m'en passe pas! Je prends ton gaillard de mari pour ce qu'il est. Galeux qui s'en dédit! Embarque!» Ce n'était pas pour rien qu'il avait la réputation d'entêtement la mieux établie qui fût dans tout le Morbihan. La voix tremblante de ma mère dit à l'oreille d'Annette dans un baiser: «Allons, à la grâce de Dieu!» Et, ma foi, ils partirent, au complet triomphe de mon père. Selon le programme, on mangea la soupe à Auray. Mon père s'amusait comme un bienheureux. Il mit deux assiettes de potage dans ses bottes. Quelle conscience, à en juger par son appétit! Annette avait déjà tout le coeur de ma mère, bien qu'elles eussent échangé à peine quelques rares paroles depuis le départ, mais le brave homme restait profondément convaincu qu'on lui jouait une niche. La voiture qu'on avait prise à Vannes dut rester à Auray. D'Auray au pont Lorois, les chemins étaient alors dans un état si sauvage qu'il fallait des véhicules d'espèce particulière. Annette et ma mère se serrèrent dans un petit cabriolet du genre appelé tapecul, sauf le respect profond qui est dû au lecteur, et il fut convenu que mon père suivrait à bidet. Jusqu'alors, tout avait marché à souhait; mais ici était l'écueil. Annette se sentit frémir quand le cabriolet tourna l'angle de la place d'Auray. Elle aurait voulu mon père à la portière. «Il va venir tout à l'heure, lui dit ma mère, qui peu à peu rentrait dans son calme.» Mais on sortit d'Auray et M. de Kervigné ne vint pas. La route se fit cahin caha. Ma mère disait toujours: Il va venir, et il ne venait point. Il était l'exactitude même. Quel obstacle pouvait donc le retenir? Le cabriolet venait de disparaître et mon père mettait fidèlement le pied à l'étrier, lorsqu'il se vit entouré tout à coup par les deux Bélébon et M. de Laroche, comme on appelait à pleine bouche l'ancien Potemkin de la présidente. Il valait bien cela. C'était tout à fait un homme de tenue et il portait je ne sais quel ruban à sa boutonnière. Les Bélébon cachaient leur terreur sous une apparence fanfaronne, et M. de Laroche, calme comme il convenait à un personnage de sa dignité, avait l'air près d'eux d'un homme d'Etat encanaillé par des électeurs. Ce fut lui qui porta la parole, et sa harangue eut le mérite d'être courte. «Monsieur le comte, dit-il, la comédienne a joué la comédie.» Et les deux Bélébon éclatèrent de rire. Mon père devint rouge jusqu'au blanc des yeux. Il avait bien dîné. A ce moment de la digestion, la colère lui était mauvaise. Le sang qui se précipitait à son cerveau, engourdit sa langue pendant quelques secondes. Quand il put parler, il s'écria: «Ce n'est pas vrai! La coquine n'aurait pas osé! --Tiens bon l'aviron, Manon!» chantonna Vincent. Mon père lui balafra le visage d'un violent coup de cravache. Le vieux Bélébon dit: «Le gars n'est pourtant pas cause si l'on s'est moqué de vous.» M. de Laroche ajouta: «Le mariage est nul, l'interdiction est prononcée valablement. J'ai pris à Vannes un ordre de gendarmerie, en votre nom. La comédie aura le dénouement que vous voudrez. --A cheval!» ordonna mon père, qui était en proie à une véritable rage, et que les gendarmes suivent! Le jour s'en allait tombant. Au Magoër, nous étions servis les derniers de la commune: c'était l'heure du facteur. J'attendais des nouvelles d'Annette, assis sur le seuil de ma porte; les enfants jouaient autour de moi. Joson Michais avait fait le tour par le pont Lorois pour aller prendre des hameçons à Etel. La soirée était chaude et lourde, il me semblait que ma pensée pesait à mon front. Il y avait maintenant onze jours qu'Annette était absente: j'avais compté les heures. Dieu sait qu'elle n'avait point menti en disant à ma mère: «Mon mari souffre loin de moi.» Je souffrais à faire pitié; ces quelques jours m'avaient brisé comme une longue maladie. Si l'on m'eût interrogé, cependant, sur la nature de mon supplice, je n'aurais su nommer aucune des navrantes angoisses qui seules sont connues pour déchirer le coeur de l'homme. Je n'étais pas même jaloux, car la jalousie m'eût tué comme un poison foudroyant. Je n'avais aucun doute concernant la constance d'Annette: il me semblait impossible qu'elle eût cessé de m'aimer ou que seulement sa tendresse pour moi fût diminuée. Mais elle n'était pas là, je ne l'avais pas; elle avait emporté ma vie et mon âme. Je pleurais en regardant les enfants; leurs sourires ne me consolaient point; je ne savais pas bien aimer sans elle. J'étais comme un mourant de la fièvre lente dans notre maison naguère si joyeuse et maintenant plus triste qu'un sépulcre. Pendant que j'étais là, les mains croisées sur mes genoux et la tête baissée, un bruit de chevaux se fit dans le sentier qui monte à la route de Port Louis. Je tournai la tête de ce côté machinalement et je vis deux gendarmes qui passaient. La présence d'un gendarme de Magoër est chose aussi rare et presque aussi solennelle que le passage d'un roi sur le pavé d'une préfecture. Les enfants et les femmes sortirent au devant des portes; moi je me replongeai dans mon engourdissement. Au bout de quelques minutes, autre bruit de chevaux. Le crépuscule assombri me montra vaguement quatre silhouettes sur la route et un homme qui soulevait en courant un nuage de poussière. L'homme était Joson Michais. «Quoique çâ, me dit-il en arrivant et d'une voix altérée, y a du tâbâc, monsié el chevâlier!» Je le regardai tout étonné. Ma pensée ne pouvait aller que vers Annette. «As-tu de ses nouvelles? m'écriai-je. Y a-t-il un malheur?» Joson retournait précipitamment nos ustensiles de pêche, jetés pêle-mêle dans un coin. Il hésita un instant entre une fouine ou foaine, emmanchée de long, pour harponner l'anguille sur fond de vase et un énorme _basse croc_, instrument destiné à lever le gros poisson dont le poids briserait la ligne. «Faut pas mentir!» prononça-t-il avec emphase. Puis il ajouta: «Ej' vas toujours en descendre un couple! C'est pas péché de démolir les gendarmes, aussi vrai que Dieu est Dieu!» Je me levai, saisi d'une crainte vague. Joson s'était planté à mon côté, l'arme au bras. «Monsieur le maire a dit comme ça, gronda-t-il, qu'avec les papiers qu'ils ont levés à Vannes, ils peuvent vous coller en prison.... --A Vannes?» répétai-je. Les gendarmes avaient disparu, mais les quatre cavaliers approchaient et l'un d'eux était à plusieurs pas en avant des trois autres. En regardant celui-là, je crus rêver. Une voix s'éleva qui tremblait de colère. «Voilà donc où je devais vous retrouver, monsieur le chevalier de Kervigné!» dit-elle. Mon père! C'était mon père! «Quoique ça.... fit Joson Michais atterré. «Ça ne fait point rien, reprit-il pourtant par réflexion, ej' vas tout de même en descendre un couple!» Et il bondit, brandissant son _bass-croc_. Distinctement, j'entendis Laroche qui disait: «Cas de légitime défense! Feu sur cette bête sauvage!» Un coup de pistolet retentit, mais ce Laroche n'avait pas de bonheur dans les expéditions nocturnes. Je ne sais où s'égara la balle. Le _bass-croc_ de Joson le mordit comme s'il eût été un congre et le jeta sur le sable où Vincent le rejoignit aussitôt. L'oncle Bélébon piqua des deux en pleine déroute, en criant: «Gendarmes! à l'assassin! Gendarmes, faites votre devoir!» Les gendarmes, en effet, postés derrière la dernière maison du village, arrivèrent au grand trot. «Saisissez-vous de cet homme!» ordonna mon père en me montrant du doigt. Il faut bien, hélas! que je dise les choses telles qu'elles furent. J'étais debout devant ma porte et je ne bougeais pas. Les deux enfants s'étaient enfuis au coup de pistolet; je ne savais où ils étaient. Un gendarme me mit la main au collet; j'étais d'une force peu commune; je le repoussai d'un geste involontaire et il chancela, c'était le brigadier. L'autre tira son sabre. «Allume! cria Joson qui revenait triomphant. Attrape à crocher les soldats marins! Y a du temps que j'ai envie d'en manger, un morceau de gendarme! Et houp!» Je le saisis à bras le corps au moment où il allait _crocher_ le brave soldat, et j'avoue que, dans cette bataille inégale, je n'aurais pas parié pour le sabre contre le _bass-croc_. «Mon père, dis-je, vous n'avez que faire de gendarmes.... --Empoignez toujours le gredin! cria Vincent qui s'était relevé. Montrez-vous, papa Kervigné! Soyez un mâle une fois en votre vie!» Mon père étendit la main vers moi: mais, en ce moment, deux ombres passèrent. Annette et ma mère, dont la voiture restait à Etel, venaient d'aborder en bateau. Annette me pressait déjà sur son coeur en pleurant. Ma mère, qui tenait nos enfants dans ses bras, les offrait, déjà victorieuse, à mon père. «Qu'est-ce que cela! qu'est-que cela!» disait le bonhomme, essayant de retenir son courroux qui s'en allait. Ma mère balbutia, parmi les baisers qu'elle prodiguait aux petits: «Ne le vois-tu pas, monsieur de Kervigné? C'est mon petit Charlot! C'est ma petite Mimi que le bon Dieu nous rend! Tu es un honnête homme! Vas-tu te séparer de ta femme qui t'aime depuis trente ans? Moi, d'abord, je ne quitterai plus les enfants, jamais, jamais, jamais!» Mon père reculait. Ma mère était une grande dame quand elle voulait. D'un mot et d'un geste, elle écarta les gendarmes, tandis que Vincent, réduit au silence, dévorait sa rage à l'écart, étroitement surveillé par Joson, qui grandissait de trois coudées. «Ce sont eux! disait ma mère. Oh! les pauvres chéris! Charlot! Juste le même âge! Et Mimi! Te souviens-tu de son sourire? Mes anges! mes anges bien-aimés!» Puis, caressante tout à coup comme une jeune femme: «Ecoute! je ne veux pas mourir loin de toi, Kervigné, mon mari. En m'épousant, tu as promis de me rendre heureuse.... --Saperbleure!.... commença mon père. --Nous avons été trompés! As-tu confiance en moi? Notre fille Annaïc est noble dans son pays. Il n'y a pas si longtemps que les Kervigné étaient émigrés comme elle. Et le contre-amiral de Kervigné n'a-t-il pas joué la comédie à Londres pour avoir du pain? Tu l'aimais, notre Annaïc, avant de savoir qu'elle était à toi! Et pour la religion, penses-tu que M. Raffroy soit un mauvais prêtre? Eh bien! il est de son parti! Je la veux! Je veux ses enfants! Je veux mon fils! La colère de Dieu est passée. Je veux notre maison bénie et tes derniers jours heureux!» Je rapporte de mon mieux ses paroles, mais c'était son accent qui pénétrait. Vous ne l'auriez pas reconnue: la passion débordait de son coeur. Mon père résistait encore quoiqu'il eût à son insu les deux petits dans ses bras. Comme il se roidissait, mon Philippe, qui était un gaillard, le regarda en face et prit ses cheveux gris à poignée. «Baise-moi, monsieur, veux-tu?» lui dit-il. Et la petite Anna, rassurée, saisit ses joues entre ses petites mains caressantes. «Saperbleure! murmura le bonhomme, Saperbleure!» Annette et moi nous vînmes nous agenouiller à ses pieds. Il fronça le sourcil, il tourna la tête, il fit une grimace qui était peut-être très comique, mais dont le souvenir me met des larmes dans les yeux, puis il s'écria: «Allons! René, garçon, à la soupe! Allume une chandelle et faisons la _cotriade_.» La cotriade est aussi célèbre là bas que la bouillabaisse à Marseille. C'est toujours la soupe au poivre et au poisson. Bon appétit, bonne conscience. L'instant d'après, nous ne formions plus qu'un seul groupe, un seul tas, devrais-je dire, où l'on riait, où l'on pleurait, où l'on s'embrassait. «Quoique çâ, dit Joson, il y a quinze livres de poisson dans la marmite, faut dire la vérité. Puisque vous vous avez comporté bellement monsié Kervigné, je me refais votre domestique.» Mon père lui donna un coup de poing qui fit sonner son dos comme un tambour. «Va bien, pataud! répliqua-t-il. Ton rata va tomber dans mes bottes?» Tout était dit. Les gendarmes avaient pris le large, M. Laroche et Vincent étaient je ne sais où; mais quand nous nous mîmes à table, l'oncle Bélébon, grand comme un héros d'Homère, sortit de terre et s'assit au milieu de nous, disant: «Voilà donc les choses arrangées, à la fin! Qu'est-ce que je prêchais? Embrassez-vous, et que ça finisse. Et gai, gai, gai, nous en chanterons de belles, ma nièce. A ta santé, Kervigné, hein? Trois moines passant, trois poires pendant, chacun en prit une... Eh! eh! si quelqu'un y trouve à redire à Vannes, je n'ai pas la langue dans ma poche!» XLI CONCLUSION. Nous fûmes une heureuse famille. Mon père et ma mère eurent pour moi leur affection d'autrefois, augmentée de l'héritage de mon frère et de ma soeur, mais ils aimèrent Annette cent fois mieux que moi. Annette devint leur bonheur et leur coeur. On ne jurait à la maison que par Annette. L'abbé Raffroy accusait l'oncle Bélébon de paganisme, parce que ce spirituel vieillard dépensait les derniers jours de sa vie à dresser des autels à Mme la vicomtesse René de Kervigné. Après le dîner, à l'heure où l'on chante les noces de Thétis, il ne l'appelait jamais autrement que _ma céleste nièce_. Ah! pour le style, c'était un homme bien étonnant. Il avait le front de dire parfois: «Hein, ma céleste nièce? J'avais deviné un trésor sous vos habits de bure. Je n'étais pas dégoûté le jour où je vous ai demandée en mariage pour ce malheureux Vincent.» Vincent ne s'appelait plus que Bélébon. Il était retourné boire du cidre de Sainte-Anne. Il nous reste maintenant à faire comme les vieux conteurs qui donnent le paquet à chacun de leurs personnages. Aux derniers les bons: finissons en avec Vincent. Un soir de dimanche, Vincent mourut ivre dans un fossé. L'oncle dit: «Tant va la cruche au cidre......» Vers ce temps, la police correctionnelle eut l'idée de s'occuper de la Poule Noire. Ce fut un deuil à Landevan. Il n'y avait pas, à dix lieues à la ronde, un seul balourd qu'elle n'eût dévalisé. De quoi se mêle la justice? Aussi, deux ans après, le commis greffier du tribunal décéda de la colique. Je n'ai pas besoin de vous dire le chemin qu'a fait le docteur Josaphat. Sa trompe pneumatique qui suce la maladie et ne laisse au corps que ses parties saines, a conquis en Europe l'importance qui lui était due. Il a composé un opéra qui est apprécié seulement par les organisations à part, mais qui lui a ouvert les portes de l'Académie de médecine. Ainsi Orphée se servait de son luth pour intéresser les pierres en sa faveur. Le docteur Josaphat a d'admirables cheveux blancs et un compte-courant au bureau central des annonces; le faubourg Saint Germain rhumatisant tient à lui comme Landevan tenait à la Poule Noire. Mais Laroche! Voilà un exemple de ce que peut l'esprit de conduite, joint à la moralité. Je marque les étapes: M. Laroche,--M. Delaroche,--M. de Laroche,--M. de la Roche! A ce point culminant, il avait brûlé cinq commandites et régnait sur une société anonyme d'intérêt général. Il m'a été donné de le revoir. Chacune de ses faillites lui fait comme une gloire autour de son front. C'est l'homme du siècle. Tantôt il demeure à Mazas, tantôt il épouse une princesse. Je ne connais rien au monde de si majestueux, de si pur, de si éblouissant que lui. Dernières nouvelles: mitraillé, foudroyé, exécuté! Marchand de billets d'auteur à la porte Saint Martin; demande un associé ayant le fil et pouvant disposer de cent cinquante francs comptant. Sauvagel est quelque chose, mais je n'ai jamais pu savoir quoi. Mon cousin, M. le président de Kervigné, a rendu son âme au Seigneur avant de connaître les joies du palais législatif. Aurélie, cependant, se cramponne encore d'une main ferme à sa vingt-huitième année, qui dure depuis tantôt quarante ans. C'est bien la meilleure des femmes. L'oncle Bélébon, qui ne mourra jamais, tire d'elle des gratifications en lui chantant qu'elle devrait se remarier. «Faut pas mentir! dit Joson Michais qui a maintenant la barbe grise, j'ai vu le temps où j'aurais démoli el'vieux singe, respect de lui, comme un bout de bois d'épave à faire du feu! Y avait du tâbâc! Mais au jour d'aujourd'hui, c'est démâté, fait son chien couchant, plus de dents, ej'lui en veux pas plus qu'à ma mère Evre!» Mon père et ma mère sont deux bons vieillards souriants et contents. Les enfants ont grandi, mais que mon Annette est toujours belle! Vous souvient-il de ce rêve: la maison isolée, appuyée à la verdure des chênes et regardant la mer du haut de la falaise du Pouldu? Nous l'avons. Annette l'aime et en fait un paradis. Tous les ans, au mois de mai, notre meilleur ami, notre frère, y vient avec sa femme: cette ombre mystérieuse qui se dessinait sur les rideaux éclairés, au coin de la rue Saint-Bernard. Philippe Laïs ne fait plus de découpures que pour nos enfants. C'est un peintre; maintenant le bonheur a fondu la glace de son idée fixe et lui a mis une arme dans la main. Il livre victorieusement la bataille de l'art. Il est bon comme autrefois; son large coeur s'épanouit parmi nous, et, devant notre splendide Océan, son talent devient du génie. Parlerai-je de moi! Oh! si j'étais poète, je vous chanterais mon Eden: mais je ne suis pas poète, vous le savez bien. Vous le savez aussi: je ne puis rien qu'aimer. Annette me dit un jour: «Il y a bien des malades autour de nous.» J'étudiai un peu la médecine; j'eus même mon diplôme et je fis de mon mieux chez nos paysans. Mais soyez tranquilles: je ne soigne que les Bretons bretonnants. Annette me dit une autre fois: «Ils se ruinent en procès.» Je fis mon droit. Elle me souriait quand j'étais parmi mes livres. Je fus avocat; mais ne craignez rien: je plaide surtout tout au coin du feu, contre les procès. On me nomma maire de ma commune; fallait-il refuser? Annette prétendit qu'il y avait quelque bien à faire là-dedans. Ensuite, ils me firent membre du conseil général: bonté du ciel? Je vis le danger; il fallut qu'Annette me dit: «Je le veux.» Je n'avais que trop bien deviné: le danger était là. Il y a chez les électeurs un esprit de contradiction très bizarre; quand ils croient vous faire pièce, ils vous accablent de leurs voix, comme cette fille romaine qui fut ensevelie sous les cadeaux des Sabins au pied de la roche Tarpéïenne. J'aime mieux vous l'avouer tout de suite: ils firent de moi un député. Mais je n'étais bon qu'à aimer. Un jour je pris ma volée comme le soldat qui a fait ses sept ans sous l'uniforme, et le cher sourire d'Annette me dit: Maintenant, tu as acheté le droit d'être tout à nous. Lecteur, si vous passez au Pouldu, soit par terre, soit par mer, venez nous voir. La soupe à midi, comme au bon vieux temps, toujours de poisson frais, grâce à Joson, et une moisson de fleurs cultivées par ma fille. Bon appétit, bonne conscience trois générations d'honnêtes coeurs pour exercer la joyeuse hospitalité bretonne. PAUL FÉVAL. FIN. LE STATUAIRE AMÉRICAIN. I. Paris est une singulière ville. De faux miracles y font un tapage infernal, tandis que des miracles vrais y restent absolument inconnus. C'est ainsi que l'armoire des Davenport, la tête parlante de Talrich, l'enfant-torpille ont occupé pendant des mois l'attention publique, et que personne au monde ne s'est avisé de raconter les merveilles opérées par M. Bread. A la vérité, celui-ci évite la réclame avec autant de soin que d'autres la cherchent, ce qui est rare chez un compatriote de Barnum. Moi-même, je dois au plus grand des hasards de connaître M. Bread et ses corrections de la Nature. L'autre jour, je montais la rue Blanche vers une heure. L'ascension de la rue Blanche est une chose très pénible, mais qui le devient un peu moins lorsqu'on a devant soi une femme jeune, bien tournée et marchant avec grâce. Cela arrive quelquefois. Cette fois j'avais devant moi une dame jeune, ayant une taille avantageuse, de belles tresses blondes enroulées l'une sur l'autre et paraissant authentiques, une jambe à souhait. De tout ce que je voyais, les épaules seules laissaient à désirer. Aussi élevées à leur attache avec le bras qu'à leur attache avec le cou, elles n'avaient point le tour convenable, et je me disais:--Est-ce dommage qu'il ne soit au pouvoir d'aucun homme de leur donner cette pente douce que le souverain artiste a adoptée en dessinant les épaules humaines! Ah! si elles étaient aussi bien en pierre, je crois qu'à l'aide d'un ciseau, quoique je ne sois pas sculpteur, j'enlèverais juste ce qu'il faudrait enlever; mais l'auteur même de la Vénus du Capitole n'y pourrait rien. Il ne déplacerait ni ces os, ni ces muscles. Je faisais ce petit raisonnement à part moi, lorsque je fus dépassé par un grand monsieur étrange qui s'approcha de la dame, la salua, et de la façon la plus grave et la plus polie, lui demanda si elle désirait se faire arranger les épaules. La dame le regarda d'un air épouvanté et le pria d'aller son chemin. Il insista:--Vous avez tort, madame, vous êtes belle personne. Il n'y a que vos épaules qui vous déparent. Une courte séance me suffirait pour vous les baisser. En attendant, la dame les haussa et elle entra au numéro 78! II. --Comprenez-vous cela? me dit-il, en se tournant vers moi. J'offre à cette femme une chose qu'elle devrait accepter avec enthousiasme.... Bien sûr, elle s'imagine que je me moque d'elle. --Je le crains, fis-je. --Voilà sa seule excuse de me traiter ainsi.... reprit-il; mais celui qui a redressé des femmes complétement bossues et sa propre femme entre autres, peut à plus forte raison incliner de deux ou trois lignes les épaules d'une femme, très bien faite d'ailleurs. --Vous êtes orthopédiste? dis-je en examinant ce bizarre personnage auquel sa perruque mal appliquée et laissant voir par place la peau de la tête, ses longs favoris ressemblant à des poils de sanglier, son nez cassé et ses petits yeux atones, mobiles et contournés donnaient l'aspect d'une caricature. --Orthopédiste! pas du tout; au moins comme cela s'entend d'habitude. Je suis statuaire; mais depuis longtemps je ne travaille ni la glaise, ni la pierre, ni le marbre. Je modèle les corps humains eux-mêmes, ou plutôt je les remodèle quand la Nature les a mal modelés. --Ah! vraiment!.... C'est un pauvre fou, pensai-je. Il n'a pas l'air méchant. Il ne faut pas le heurter. --Et de quel instrument vous servez-vous? repris-je. --D'aucun instrument!.... Je n'ai qu'à promener mes mains sur le corps de quelqu'un, avec un dessein prémédité; aussitôt il prend les formes qu'il me plaît de lui imprimer. C'est un don tout personnel, car jusqu'à présent je n'ai pu faire d'élèves. --Donc, répondis-je en tenant mon sérieux le plus possible, quand il vous plaît de changer un homme en femme et réciproquement, c'est la chose la plus aisée du monde? --Ah! cela non, reprit-il; mon pouvoir ne va pas si loin. Il se borne à remanier le système osseux et l'étoffe charnelle sur les bases mêmes du sexe, de l'âge et de la quantité animale. Je ne saurais faire passer un individu d'un sexe à un autre, ni le rajeunir, ni le vieillir, ni rien ajouter ou rien ôter à ses molécules constitutives. Seulement, qu'on me livre un don Quichotte, un Sancho Pança, et je m'engage à en tirer deux hommes bien proportionnés par le développement de l'un en largeur et de l'autre en hauteur.... Saisissez-vous? --Parfaitement, monsieur, fis-je, ébahi de voir un fou raisonner avec une telle précision. --Vous, par exemple, continua M. Bread, vous avez la figure un peu longue.... --Hélas! monsieur, j'en conviens. --Eh bien, je ne demande que quelques secondes pour vous la raccourcir.... tenez, comme cela.... Et en même temps, avant que je puisse me garer, il me porta une de ses mains au menton et l'autre au front, et pressa rapidement, sans me causer, du reste, la moindre douleur. Dans le mouvement, mon chapeau était tombé; il s'empressa de le relever et de me le tendre avec une politesse exquise. Pourtant j'étais furieux que ce fou m'eût ainsi manié le visage, et je trouvais que l'expression de sa folie passait les bornes. --Je vous prie de finir, m'écriai-je. --Certes, répondit-il d'un grand sang-froid, je ne vais pas vous laisser dans cet état. Il faut bien que je finisse ce que j'ai commencé. Vous n'avez encore que l'ébauche de la nouvelle figure que je vous destine, et quand je dis l'ébauche, je suis bien honnête, car en vous débattant, vous avez fait dévier mes mains de telle sorte, qu'involontairement je vous ai beaucoup trop déprimé le visage entre le front et le menton. --N'importe, lui dis-je avec un sourire de pitié, je me contente de cette ébauche, si imparfaite qu'elle soit. Adieu, monsieur. Il me retint par la manche. --C'est une chose impossible, s'écria-t-il, que je vous laisse une figure pareille; vous êtes horrible. --Cela m'est égal.... --Je vois; vous répugnez à vous donner en spectacle. Voulez-vous que je vous accompagne chez vous? Décidément, pensai-je, qui est cet animal-là? Est-ce un fou? Est-ce un escroc? Est-ce autre chose? --Je veux, dis-je énergiquement, que vous me laissiez à l'instant. --Tant pis pour vous, reprit-il; mais voici mon nom et mon adresse. Je suis convaincu que vous ne tarderez pas à venir me voir. Je pris sa carte machinalement, et je ne fis qu'un bond jusque chez moi. III. Mon concierge, qui était tout près de l'escalier, en train de cirer mes bottes, m'arrêta au passage par ces mots: --Qui demandez-vous, monsieur? Je regardai mon concierge, qui me regardait. --Ah! çà, père Sauvage, vous raillez-vous des gens? Vous ne me connaissez plus, maintenant? --Je connais bien votre voix, et votre pardessus noisette, et votre bague d'argent à chaton noir, et votre grosse canne jaunâtre, et les bottines que vous avez aux pieds et que j'ai cirées hier, mais jamais de la vie je ne vous ai vu une tête pareille. --Il est certain, père Sauvage, que je dois avoir les traits un peu bouleversés. J'ai rencontré tout à l'heure un fou dont j'ai eu toutes les peines du monde à me dépêtrer. --Comment?.... les traits un peu bouleversés?.... C'est-à-dire que c'est vous et que ce n'est plus vous; c'est vous avec la tête d'un autre. --Vieux farceur, allez! dis-je à mon concierge. Et je montai l'escalier au pas de course. J'entrai chez moi, en sifflotant gaiement un air de Thérésa; je posai, selon l'habitude, mon chapeau sur le secrétaire, ma canne dans le coin de la cheminée, et mon pardessus sur le lit; puis je jetai un coup d'oeil à la glace. Aussitôt, je poussai un cri d'horreur. A moins que je n'eusse aussi moi la berlue comme mon concierge, à moins que je ne fusse devenu fou comme le correcteur de la Nature, il me paraissait absolument sûr que je n'avais plus du tout ma tête habituelle. Tandis qu'auparavant, elle mesurait dix pouces de haut sur cinq de large environ, elle aurait mesuré, à cette heure, le contraire, cinq pouces de haut sur dix de large; une vraie tête de poisson; une de ces têtes ridicules et odieuses comme vous en font certains miroirs mal réglés. Quoique j'eusse éprouvé déjà cent fois et plus que celui-ci était bien réglé, je me regardai à celui de ma toilette, puis à un autre encore. Toujours la même tête! Alors j'essayai de la serrer à deux mains sur les côtés afin qu'elle reprît sa forme première. Vains efforts! J'avais une égale envie de rire et de pleurer. De rire, parce que ma tête actuelle me rappelait celle d'un notaire de ma connaissance. De pleurer, quand je pensais qu'elle était encore pire que la sienne. IV. Là-dessus, l'on frappe à ma porte trois petits coups secs. Grand Dieu! je les connais ces trois petits coups-là. Et quand je les entends, mon coeur s'épanouit d'ordinaire. Mais où vais-je cacher ma tête, car je n'ose plus la montrer à la dame de mes pensées, comme on disait autrefois, ou, comme on dit aujourd'hui, à la dame de mes dépenses. Eh bien! si! Je la lui montrerai, afin de juger en dernier ressort si je suis, oui ou non, métamorphosé. J'ouvre ma porte et mes deux bras. Elle regarde, interdite. --Pardon, monsieur, je me trompe.... --Hélas! non, tu ne te trompes pas, ange de ma vie? C'est bien moi, ton ami. Ne reconnais-tu pas ma voix. Entre sans crainte. Rien n'est changé ici, hormis ma tête; et encore, sois-en persuadée, ce n'est qu'une tête de transition que j'ai là.... Je puis me faire la tête que tu voudras. Tu n'auras qu'à choisir.... Tiens! voici la carte de l'animal qui s'est ingénié de me rendre joli garçon.. MONSIEUR JOHN BREAD, STATUAIRE AMÉRICAIN. 124, rue de Vaugirard. Elle restait pétrifiée. Puis tout à coup: --Non ce n'est pas possible que ce soit toi.... adieu, monsieur? Et la voilà qui descend les marches de l'escalier quatre à quatre. Je lui crie par-dessus la rampe: --Rosa, Rosa, comment veux-tu que soit ma nouvelle tête? Je t'en conjure, réponds-moi.... Il n'en coûtera pas plus à M. Bread.... Veux-tu que j'aie le nez retroussé et le menton fourchu?.... aimes-tu ce genre-là.... Veux-tu que ma petite barbe folle soit rassemblée en une moustache et une impériale imposantes?.... Rosa?.... Mais Rosa était déjà loin. Je me mis à tempêter contre M. Bread qui était cause que j'allais passer une soirée détestable quand je m'en aurais pu promettre une charmante. Il se faisait trop tard pour relancer ce maudit statuaire américain, rue de Vaugirard, et, d'ailleurs, il n'était guère probable qu'il fût chez lui. Suffisamment édifié sur la réalité du changement qu'il avait opéré en moi, je ne jugeai point à propos de montrer à d'autres mon horrible tête. Aussi je me privai de dîner, comme je le fais d'habitude, avec quelques-uns de mes amis, et je fus dîner tout seul dans un restaurant où personne ne me connaît, puis je rentrai me coucher. V. Le lendemain matin à neuf heures, je montais en fiacre et je me faisais conduire rue de Vaugirard. En entrant dans la loge du concierge pour demander M. Bread, je fus émerveillé d'y trouver deux statuettes grecques vivantes et habillées à la française; c'est-à-dire: M. le concierge, père; Mme la concierge; M. le concierge, fils; et Mlle la concierge; en un mot, Agamemnon, Clytemnestre, Oreste et Electre. Tous faits sur le même moule, tous très beaux, trop beaux! --Monsieur, me dit Clytemnestre, vient sans doute faire arranger sa figure par M. Bread. Ah! c'est un homme habile, M. Bread! à preuve, que le locataire du troisième était encore plus laid que monsieur, s'il est possible, et qu'à présent il est aussi beau que nous. --Et les autres locataires? dis-je. --Les autres locataires?.... La même chose, répondit Clytemnestre. --Alors, repris-je, vous êtes tous semblables dans la maison? --Ah! mon Dieu, oui.... N'est-ce pas, monsieur Pipelet? dit-elle à Agamemnon. Voilà, pensai-je, en quoi ce M. Bread, qui est plus qu'un homme, à coup sûr, montre bien qu'il n'est pas tout à fait un Dieu, car un Dieu varie ses créations à l'infini, et lui, il ne paraît pas sortir du type grec. Eh bien! je ne veux pas de son grec. Je ne me soucie pas qu'il fasse de moi un Ménélas. Et en pensant cela, je sonnai à la porte de M. Bread. Une jeune femme vint ouvrir, brune de cheveux, blanche de peau, de taille moyenne, d'un visage très pur et très noble... --M. Bread est-il ici, madame? --Oui, monsieur! Et elle ajouta avec un sourire malin: --Vous êtes probablement la personne qu'il a rencontrée hier, rue Blanche. --Je suis cette personne-là, malheureusement, madame. --Il est certain, reprit-elle en éclatant de rire, que votre figure actuelle.... Mais vous verrez; ce sera pour mon mari la chose la plus simple de vous en faire une autre. Mme Bread me fit entrer dans l'atelier; puis je l'entendis qui disait à son mari, dans une chambre voisine: --John, le monsieur que tu as rencontré hier, rue Blanche, est ici. --Ah! ah!.... dit M. Bread, j'y vais à l'instant. VI. L'atelier de M. Bread ne se distingue en rien des autres, quoique l'art qu'il y exerce soit bien étrange. On y voit quelques plâtres d'après les statues célèbres que nous a transmises l'antiquité, autre: le Faune de Praxitèle, l'Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, la Vénus Callipyge du musée de Naples, l'Antinoüs, le Discobole du _Braccio nuovo_ au Vatican, et quelques modernes d'après Canova. J'admirais ces chefs-d'oeuvre que j'avais déjà admirés en Italie, lorsque M. Bread entra: vêtu de la manière la plus simple, en vrai bonhomme: vous n'auriez jamais dit d'un magicien. Vous eussiez dit d'un vieux notaire venant jeter un coup d'oeil sur ses petits clercs. --Eh bien! fit-il d'un air narquois, ai-je eu raison de vous donner mon nom et mon adresse? Que seriez-vous devenu sans cela, jeune capricieux? Vous auriez gardé une tête impossible toute votre vie. --Il ne fallait pas, répondis-je, commencer par la rendre impossible, car, avant d'avoir été manipulée par vous, elle était encore présentable. --Alors vous m'en voulez?... Songez donc que je vais vous en faire une qui fera tourner celle de toutes les femmes. --Une tête grecque, n'est-ce pas? --Oui, tout ce qu'il y a de plus grec; et je vous arrangerai le corps à l'avenant. --Merci, lui dis-je, je préfère rester ce que la nature a voulu que je fusse; si je devenais si beau que vous le désirez, je ne me reconnaîtrais plus; mais expliquez moi donc pourquoi vous qui avez le pouvoir extraordinaire d'embellir les gens, vous gardez votre laideur? --Hélas! c'est que je puis embellir tout le monde, excepté moi. Cette exclamation douloureuse de M. Bread motiva de ma part certaines réflexions philosophiques qu'il serait trop long de rapporter ici, que je laisse au lecteur perspicace le soin de faire à son tour, et qui plurent beaucoup à M. Bread. Je lui en devins particulièrement sympathique. Aussi me dit-il: --Tenez, vous êtes l'homme du monde auquel il me serait le plus agréable de donner ce que je ne saurais donner à moi-même.... la beauté! Laissez-vous faire. Je vais chauffer le poële suffisamment, vous vous déshabillerez et vous vous placerez tout debout sur ce coussin de velours grenat. Si, au bout d'une demi-heure (je ne vous demande qu'une demi-heure), vous ne ressemblez pas au Faune de Praxitèle que vous voyez là.... que je perde à l'instant mon nom de John Bread! --Non, non, lui dis-je, rétablissez-moi seulement le visage comme il était, je vous eu prie. --Ceci est une chose bien simple, je n'ai qu'à le tirer un peu en longueur. Mettons-nous devant cette glace, et vous m'arrêterez quand il sera à son ancien point, car je ne me souviens pas de sa longueur précise. En moins de temps qu'il n'en faut au dentiste le plus expéditif pour arracher une dent, M. Bread m'eut rétabli le visage. Je le remerciai avec effusion; je lui dis qu'il était l'homme le plus étonnant que j'eusse rencontré, que j'étais parfaitement convaincu de son pouvoir extraordinaire, et que j'éprouverais même un vrai plaisir à le voir opérer. --Qu'à cela ne tienne, dit-il! Vous allez avoir ce spectacle, et peut-être ensuite vous déciderez-vous pour votre propre compte.. Ah! s'il y avait moyen que je devinsse beau, moi, je vous garantis que je ne me ferais pas prier. Puis ouvrant la porte de l'atelier, il appela; --Jenny! Jenny! VII. La très belle personne qui était venue m'ouvrir, et qui n'était autre que Mme Bread, comme on sait, parut alors, et elle me dit avec une aisance toute parisienne: --A la bonne heure, monsieur, vous voilà déjà mieux, mais vous avez encore de la marge pour être joli homme, et j'espère que vous n'allez pas en rester là. Je m'inclinai sans répondre, très préoccupé du motif pour lequel M. Bread avait appelé sa femme à l'atelier. Il y eut entre eux un court dialogue en anglais auquel, en ma qualité de Français ignorant, je ne compris rien; puis, Mme Bread s'approcha du poële, y mit quelques bûches, ôta ses bottines et ses bas, se plaça debout sur le coussin grenat, et dégrafa sa robe de l'air le plus simple et le plus naturel. J'ouvrais de grands yeux, et je ne les en croyais pas. --Ma femme, me dit M. Bread, veut bien consentir à ce que je refasse sur elle, devant vous, une double expérience que j'ai déjà faite plusieurs fois pour l'édification des incrédules. Je vous ai dit, je crois, hier, que la Nature avait affligé Mme Bread d'une difformité assez grave, et que c'était à moi qu'elle devait d'être aujourd'hui une fort belle femme, une femme tellement belle qu'elle soutient la comparaison, vous pourrez vous en convaincre, avec la Vénus du Capitole. Eh bien! je vais dans une première opération la ramener à son ancienne difformité, puis, dans une seconde, lui rendre sa beauté actuelle. Et M. Bread étendit la main vers sa femme qui, dépouillée du dernier voile, les bras dirigés comme ceux de la Vénus du Capitole, le regard placide, livrait à mon admiration ses formes exquises. Ensuite, il roula la Vénus du Capitole près de Mme Bread, et il me dit: --Maintenant, comparez et jugez. C'était merveilleux! Le plâtre paraissait avoir été exécuté d'après Mme Bread, elle-même. Et je me demandais par quel privilége, moi, pauvre poète, je voyais réunies en une femme vivante ces perfections que les plus grands sculpteurs de l'antiquité, pour les réunir dans leur oeuvre, empruntaient à vingt femmes. Je contai à M. Bread l'impression que je ressentais. Mme Bread sourit. --Hélas! dit-elle, ma coquetterie va être soumise à une rude épreuve; car cette magnificence que vous admirez, monsieur, je la perdrai tout à l'heure et je deviendrai bien affreuse. --Es-tu prête? lui demanda son mari. --Quand il te plaira, John, répondit-elle avec douceur. VIII. Alors M. Bread, posant une main sur l'épaule droite et l'autre sur la hanche gauche, fit dévier la colonne vertébrale; puis il renfonça la poitrine de telle manière qu'une gibbosité se manifesta à l'épaule gauche, gibbosité qu'il accrut considérablement au préjudice des bras et des membres inférieurs, qu'il dépouilla de leur ampleur harmonieuse et réduisit à un état de maigreur rachitique. Les surfaces polies et comme marmoréennes de ce beau corps se distendirent et se plissèrent. Il fit pitié à voir. Restait le visage. M. Bread le bouffit en prenant au cou son étoffe onduleuse, il changea l'arcature des mâchoires, il agrandit et déforma le nez et les oreilles; il altéra singulièrement les yeux, enfin, il repétrit le front et le crâne de manière à leur donner un aspect tout nouveau. Pauvre Mme Bread! Sa besogne finie, M. Bread me dit: --Vous voyez ce qu'était Mme Bread avant que je me fusse avisé de la transformer. --Mon ami, ajouta Mme Bread d'une voix toute nouvelle, ne fatigue pas trop monsieur d'un spectacle aussi désagréable. --Je vous avoue, madame, repris-je, que le précédent était beaucoup plus de mon goût; et surtout quand je pense que M. Bread, par une fatalité qu'il faut prévoir, venant à mourir subitement, vous resteriez ainsi contrefaite.... J'en frémis. --Mais c'est vrai ce que vous dites-là, s'écria Mme Bread.... Et moi qui n'y avais jamais songé; tu m'entends, John, il ne faudra plus recommencer ces expériences. --Bien, bien, dit M. Bread.... puis se tournant vers moi.... Vous avez suffisamment vu, ajouta-t-il. Je puis opérer en sens contraire. --Je vous en prie, lui dis-je, il ne faut pas faire languir madame. Et aussitôt il se mit à modeler sa femme d'après la Vénus du Capitole, avec une sûreté de main et une promptitude merveilleuses. Pendant cette seconde opération, qui dura tout au plus un quart d'heure, et dans laquelle les belles formes de Mme Bread réapparurent une à une, le statuaire, l'oeuvre élaborée, et moi, nous causions sur le ton de la plus parfaite intimité. --Ah! madame, disais-je à l'oeuvre élaborée, si j'étais votre mari et si j'avais le talent de M. Bread, je voudrais que tout le monde vous vît bossue; mais quand nous serions bien seuls et que notre porte serait bien verrouillée, alors je vous rendrais splendidement belle.... Ce n'est pas un conseil que je donne à M. Bread, car je perdrais trop à ce qu'il le suivît. --Vraiment? Comme vous êtes égoïstes, messieurs; vous voudriez qu'une femme ne plût qu'à vous; et vous trouveriez tout naturel qu'elle dégoûtât les autres... bien obligée! Nous discutâmes sur la jalousie. M. Bread souriait. L'on eût parié que c'était un homme complétement étranger aux passions du coeur humain, et qui n'envisageait l'amour qu'au point de vue de la sensation plastique. Il possédait à discrétion une femme admirablement belle et belle par lui. Cela lui suffisait. Quant aux questions de savoir si elle lui était fidèle, si elle l'aimait exclusivement, si elle dissimulait avec lui, il y voyait du romantisme pur et il ne se les posait seulement pas. D'ailleurs, il était d'avis qu'une beauté bien équilibrée produisait comme des fruits naturels un tempérament modéré et de bons instincts. Et, à ce propos, je me souviens qu'il me dit: --Avez-vous remarqué la différence radicale qui existe entre la voix de ma femme contrefaite et la voix de ma femme bien faite? Oui, n'est-ce pas? Eh bien! de même, et à plus forte raison, la structure du crâne variant d'un état à l'autre de la manière la plus notable, les appétits doivent forcement changer. Ce ne sont plus les mêmes. Ils sont beaucoup meilleurs lorsque ma femme est belle qu'ils ne le sont lorsqu'elle est difforme. --Vous croyez au système de Gall? --Si j'y crois!.... Tous les jours je l'applique et je le vérifie. --Comment cela? M. Bread me fit un clignement d'oeil et un petit signe du doigt m'indiquant qu'il ne voulait point me répondre à cela devant sa femme, puis il rompit les chiens. IX. En ce moment, Mme Bread ayant recouvré sa beauté des pieds à la tête, était en train de se rhabiller. Dès qu'elle eut mis la dernière agrafe: --A présent, ma chère Jenny, lui dit son mari, monsieur et moi, nous te remercions. Tu peux vaquer à tes affaires. --Monsieur, me dit-elle en me faisant une gracieuse révérence, j'espère que vous allez prendre ma place sur le coussin grenat, et que vous sortirez d'ici beau comme Endymion. --Ma foi, non, madame! c'est évidemment une idée absurde, mais je reste comme je suis. Autrement personne ne me reconnaîtrait plus. Elle se retira. Comment, dis-je au statuaire américain, appliquez-vous et vérifiez-vous tous les jours le système de Gall? --Ma femme est partie; je puis vous le dire. Vous savez que Gall divise les forces fondamentales, les penchants, les sentiments en vingt-sept catégories, toutes palpables sur un crâne humain. --Oui, dis-je, un peu présomptueusement. --Et bien! reprit-il, puisque je puis pétrir le crâne humain à ma fantaisie, vous comprenez qu'il m'est très facile de développer ou de déprimer les proéminences répondant à ces catégories. Je le fais aussi aisément que vous mettez votre montre à l'avance ou au retard. Il est une proéminence que je modifie presque quotidiennement chez ma femme, à son insu: c'est la première dans la classification de Gall; vous savez, celle qui est située derrière le cou... Tantôt je la déprime; tantôt je la développe. Quand je pars pour un voyage, vous comprenez que je ne manque point de l'annuler.... --Je voudrais bien avoir votre secret, monsieur Bread, dis-je en riant, mais vous n'êtes pas, il me semble, aussi étranger aux passions de l'âme que je l'avais supposé, et je constate que la jalousie vous mord tout comme un autre. --Ah! bah! dit M. Bread, ne parlons pas de la jalousie. X. --Ecoutez, repris-je, je connais une petite femme qui n'est pas jolie, mais qui est charmante. Jusqu'à ses imperfections me plaisent. Ainsi elle a sur le devant de la bouche une dent un peu entamée par une carie blanche qui est pour moi un point de mire, un attrait; elle a sur le visage de légères taches de rousseur que je ne me consolerais pas de voir disparaître. Elle a une main trop fluette dont je raffole. Tout cela n'est pas le moins du monde grec; et pourtant tout cela fait mon bonheur. Je vous amènerai cette petit femme. ...... Vous ne me la changerez en rien; seulement, sans qu'elle soupçonne le pourquoi et le comment, vous tâterez son crâne, et s'il s'y trouve, comme je le crains, des bosses regrettables, vous les détruirez; s'il en manque de désirables, vous les ferez saillir. --Très volontiers, dit M. Bread.... Mais voyons, donnez-moi un aperçu sur son caractère, vous rendrez ma besogne plus courte, car j'irai droit aux bosses à remanier.... La croyez-vous dévouée? --Je la crois-plutôt égoïste. --Bon! c'est que la bosse de l'amitié, rangée par Gall sous le no 3, est déprimée. Je la relèverai, et dorénavant votre petite femme poussera le dévouement jusqu'au sublime.... A-t-elle l'instinct de la défense de soi-même? --Hélas! j'ai peur qu'elle ne l'ait point et qu'elle ne cède trop vite à de certaines attaques. --Nous lui donnerons cet instinct-là. C'est encore une bosse à produire, la bosse no 4.... Est-elle franche? --Voilà ce que je n'ai jamais su!.... Elle pourrait bien être dissimulée, hypocrite et menteuse. --A merveille!.... Je chercherai la bosse rangée par Gall sous le no 6, et, si je la rencontre, je l'effacerai net.... Est-elle docile? --Pas trop. --Alors nous atténuerons un peu la bosse no 27 dite: de la fermeté, de la persévérance, de l'opiniâtreté. --Je vous en serai obligé, monsieur Bread.... Mais surtout, n'avertissez de rien la personne en question, car elle serait capable de ne vouloir pas être corrigée de ses défauts. --Soyez tranquille!.... Vous n'avez pas autre chose à lui reprocher? --Elle a bien une manie qui me désespère actuellement, parce que mes ressources n'y pourraient faire face.... la manie de voyager; mais qu'y pouvez-vous? --J'y puis beaucoup, répondit M. Bread, et je vous assure que je vais la lui enlever en aplatissant la bosse no 12, celle des voyages. XI. --Décidément, m'écriai-je, vous êtes un homme admirable, monsieur Bread, et vous méritez que vos louanges soient chantées dans les cinq parties du monde; en attendant elles vont l'être par moi, je vous le promets, dans la capitale des cinq parties du monde. --Je vous prie de n'en rien faire, me dit M. Bread; j'aurais peur que ma clientèle ne s'augmentât outre mesure; car il y a peu de personnes qui, comme vous, préféreraient rester ce que la nature les a faites, quand il ne tiendrait qu'à elles d'être plus belles. --Et quels sont vos prix, lui dis-je, combien prenez-vous pour transformer votre homme ou votre femme? --C'est selon le sexe, le sujet, et la fortune du sujet. Pour un homme je prends le double de ce que je prends pour une femme, car le travail est moins attrayant; et si le sujet est très difforme, naturellement ma peine étant plus grande, mon salaire doit être aussi plus grand; enfin, je tâche d'appliquer ce précepte de l'Evangile que le souffle du vent se proportionne à la toison des brebis, et mes prix varient toujours à ce point de vue entre vingt mille francs et cent francs. Je ne prends pas moins de cent francs ou je ne prends rien, ce qui m'arrive assez souvent. J'ai déjà gagné à mon métier de correcteur de la Nature une véritable richesse en Amérique et en Angleterre. Mais, comme je n'ai pas d'enfants, comme j'ai horreur du luxe, comme je suis, Dieu merci, doué d'assez de bon sens pour ne trouver aucun plaisir à thésauriser, je n'ai pas gardé cette richesse-là, et je ne me repens point de la manière dont je l'ai employée. Avec l'argent que les uns me donnaient pour devenir beaux, j'ai rendu les autres heureux. Là-dessus, je pris respectueusement congé de M. Bread en fixant avec lui le jour de jeudi prochain pour la reconstruction du crâne de Rosa. --A jeudi, donc. --A jeudi, monsieur Bread. * * * * * Et puis, je me réveillai. EDMOND THIAUDIÈRE. FIN. SEMAINE LITTÉRAIRE. =$6 par an.= La _Semaine Littéraire_, publiée par le _Courrier des États-Unis_, paraît tous les samedis par livraisons de 32 pages, et forme à la fin de l'année plusieurs magnifiques volumes grand in-8º, imprimés sur deux colonnes et sur beau papier. =PRIX D'ABONNEMENT:= Par an. =Semaine Littéraire $ 6 00= =Semaine Littér. et Courrier des Etats-Unis, Edi. Quotidienne 18 00= =do do Hebdomadaire 11 00= Derniers Ouvrages Publiés dans la Semaine Littéraire. Les Misérables, 5 vols. Victor Hugo 4 00 Dieu et Diable A. Dumas 50 Ange Pitou do 75 Dieu Dispose do 1 25 Renée de Varville Mme Ancelot 35 Argile et Marbre Paul Foucher 45 L'Anaïa do 55 La Petite Pécheuse de Saint-Briac Hip. Lucas 25 Mont Revêche Georges Sand 55 Mystères de la Maison Anaïs Segalas 50 Fernand Duplessis, 2 vols. E. Sue 1 -- L'Oiseau du Desert Elie Berthet 75 Bouche de Fer Paul Féval 75 Victor Hugo, raconté par un témoin de sa vie 75 Les Habits Noirs Paul Féval 1 -- Le Fils du Fauconnier Amédée Achard 1 -- La Comtesse Diane Mario Uchard 50 Blanche et Marguerite Arsène Houssaye 50 La Bague d'Argent Paul Perret 75 Le Duc de Carlepont Amédée Achard 1 25 M. Sylvestre George Sand 60 Le Roman de la Duchesse Arsène Houssaye 60 Paule Méré Victor Cherbulies 70 Le Secret du Bonheur Ernest Feydeau 1 -- Fior d'Aliza A. de Lamartine 25 Le Combat de l'Honneur Adrien Robert 50 Les Intrus de l'Amour Léopold Stapleaux 25 La Confession d'une Jeune Fille George Sand 1 25 Maître Guérin (comédie) Émile Augier 45 Mademoiselle Cléopâtre Arsène Houssaye 75 Mademoiselle la Quintinie George Sand 1 25 Le Mat de Fortune Ernest Capendu 1 25 L'École de la Vie G. de la Landelle } 1 25 Madame Thérèse Erckmann-Chatrian } Le Supplice d'une Femme Émile de Girardin 25 Les Compagnons de la Mort Ch. Ribeyrolles 50 Le Chevalier du Poulailler Ernest Capendu 1 50 Les Animaux Malades de la Peste Am. Achard 1 -- Héritière d'un Ministre Madame D'Ash 1 50 Une Dernière Passion Mario Uchard 60 Les Caprices d'un Régulier Paul de Molènes 45 Les Amis de Madame Edmond About } 75 Hélène Hermann Aurélien Scholl } Les Amis de Madame Edmond About 50 Le Capitaine Sauvage Jules Noriac 75 Le Confesseur L'Abbé *** 1 -- L'Infame Edmond About 75 Annette Laïs Paul Féval 1 -- *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNETTE LAÏS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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