The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0043, 23 Décembre 1843

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Title: L'Illustration, No. 0043, 23 Décembre 1843

Author: Various

Release date: June 2, 2012 [eBook #39901]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0043, 23 Décembre 1843


        Nº  43. Vol. II.--SAMEDI 23 DECEMBRE 1843
        Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'étranger    --     10    --        20        --   40

SOMMAIRE.

Casimir Delavigne. Notice biographique et littéraire. Portrait de Casimir Delavigne.--Courrier de Paris.--Théâtres. Portrait de Marie-Joseph Chénier. Théâtre-Français: Une scène de Tibère. Cirque-Olympique: Dernière scène du Vengeur; la Mer calme et la Mer agitée, caricatures. Théâtre-Italien: Une scène de Il Fantasma.--L'Horloge qui chante, nouvelle, par Albert Aubert. (Suite et fin).--Histoire de la Semaine. Ouverture du cours de M. Raoul-Rochette; Portrait du duc de Nassau.--Algérie. Arrivée de M. le duc d'Aumale à Constantine. Une Gravure.--Le Procédé Rouillet. Six gravures.--Publications Illustrées. Les faits mémorables de l'histoire de France. Une Gravure. Aventures de Tom Pouce. Dix Gravures. La Chine ouverte. Deux Gravures. Impressions de voyage de M. Boniface. Dix Gravures.--Annonces.--Modes. Bijouterie. Cinq Gravures.--Caricature.--Rébus.


Casimir Delavigne

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

«Notre armée au cercueil eut mon premier hommage...

... Poète et Français, j'aime à vanter la France;

Qu'elle accepte en tribut des périssables fleurs.

Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,

Je dépose à ses pieds ma joie et mes douleurs;

J'ai des chants pour toutes ses gloires,

Et des larmes pour ses douleurs. »

Ainsi chantait, aux premiers jours de la Restauration, le jeune auteur des Messéniennes; ainsi, en ces heures de deuil national, le poète, à peine âgé de vingt-trois ans, prenait le pieux engagement de consacrer sa lyre à la patrie, que tant d'autres avaient reniée publiquement; à la France, que l'étranger occupait encore! Noble serment, que le poète ne trahit jamais! foi patriotique qui fut par lui religieusement gardée! Après avoir pleuré les malheurs de l'invasion, après avoir réchauffé de ses vers généreux l'amour de la patrie, qui semblait se mourir dans tous les cœurs; après avoir chanté les vieilles gloires nationales, c'est encore au nom de la France, au nom de la liberté, que M. Delavigne célèbre et Parthénope révoltée contre L'Étranger, et l'héroïque soulèvement des Hellènes. Napoléon meurt sur son rocher, le poète chante Napoléon; lord Byron va chercher une tombe glorieuse à Missolonghi, le poète chante lord Byron. Plus tard paraîtront encore sept autres Messéniennes, et toujours reviendront ces mots sacrés de liberté et de patrie; toujours le porte s'inspirera des généreux sentiments, des nobles indignations qui avaient arraché de son cœur la première et la plus belle de ses hymnes, le Chant funèbre de Waterloo! Enfin, c'est à lui encore qu'appartiendra la gloire de fournir une autre Marseillaise aux vainqueurs de Juillet. Ainsi fut noblement remplie la tâche que le poète s'était imposée aux premiers jours de sa jeunesse, et auteur des Messéniennes put dire avec un modeste orgueil:

« ..........Cette liberté

Qui séduit ma raison à sa mâle beauté,

Que ma muse poursuit de son ardent hommage,

Et dont mes fleurs d'un jour ont couronné l'image. »(1).

Note 1: Épître à M. de Lamartine.

Que d'autres, venus plus tard, aient donc par des strophes plus éclatantes, par des accents plus poétiques, enlevé à M. Delavigne le prix de la lyre, nul ne pourra se vanter d'avoir mieux fait battre les cœurs, nul ne pourra se parer d'une gloire plus pure, nul ne pourra dire mieux que lui: Exegi monumentum! Et la France n'oubliera point ces chants qu'elle seule inspira; et, quand l'illustre poète vient de descendre dans la tombe, sa plus belle, sa plus glorieuse épitaphe demeure encore: «Ci-gît l'auteur des Messéniennes!

Oui, la France a perdu un noble cœur, une âme sincère, un esprit honnête et généreux. Sont-ce là aujourd'hui des pertes aisément réparables? et sommes-nous assez riches en pareilles vertus pour ne point regretter amèrement ceux qui les possédaient et qui viennent à mourir? Rendons au moins cette justice à notre pays, que la mort de M. Delavigne a été marquée par la douleur publique, et que si quelques-uns, de son vivant, furent sévères pour le poète, le regret universel atteste aujourd'hui l'estime sincère que tous avaient pour son beau talent et son noble caractère!

Rappelons en quelques mots l'histoire de cette vie glorieuse, que prématurément la mort vient du trancher, en la maturité du talent et la force du génie.--Jean-François-Casimir Delavigne naquit au Havre, en avril 1795; son père, honorable négociant, avait acquis quelque fortune dans le commerce de la porcelaine. L'enfance du poète, comme celle de Boileau, n'offre rien de remarquable; le jeune Casimir, non plus qu'autrefois le jeune Nicolas, n'était rien moins qu'un enfant sublime! et comme le père de Despréaux assurait d'avance que son fils Nicolas ne dirait jamais de mal de personne, ainsi le père de M. Delavigne disait un jour à l'auteur futur de Louis XI: «Toi, mon pauvre Casimir, tu continueras mon commerce de faïence.»--«Que deviennent donc tous ces génies de douze ans?» demandait Johnson; et d'Alembert ne félicitait-il pas Boileau d'avoir été le contraire de ces petits prodiges, qui souvent sont à peine des hommes ordinaires, esprits avortés, que la nature abandonne comme si elle ne se sentait pas la force de les achever.

Cependant, le jeune Delavigne, éclipsé par ses frères, ne tarda pas à les surpasser à son tour. Élève brillant du Lycée Napoléon, il faisait sa rhétorique en 1811 lorsque naquit le roi de Rome; l'enthousiasme public échauffa sa verve poétique, et il composa un dithyrambe dont l'empereur se montra satisfait. Plusieurs autres essais poétiques signalèrent, dès le collège, la veine naissante du jeune Delavigne, et à dix-huit ans il avait déjà tenté l'épopée et la tragédie de rigueur. Ces ébauches ne se recommandaient guère que par une pureté de versification, assez, commune d'ailleurs dans l'école de Delille, alors florissante.--Des revers de fortune avaient frappé le père de M. Delavigne, et, au sortir du collège, le jeune poète se vit contraint d'accepter un emploi administratif.--1815 arrive: la France est vaincue, asservie; le cœur du poète se gonfle amèrement: «facit indignatio versus!» et les trois premières messéniennes rendent aussitôt le nom de Delavigne cher à tous les Français. En même temps sont écrites les Vêpres siciliennes, où semble vibrer encore la généreuse colère, l'indignation patriotique qui avaient déjà retenti dans les chants lyriques de l'auteur. Deux ans une lecture est sollicitée au Théâtre-Français, et enfin obtenue. Le comité reçoit la pièce, «à cette petite condition seulement, dit un biographe, que l'auteur n'exigerait jamais qu'elle fût jouée; une actrice, qui faisait partie du comité, la rejeta même sans condition, en déclarant qu'il y aurait inconvenance à mettre le mot vêpres sur une affiche de théâtre, et que, pour sa part, elle ne souffrirait jamais ce scandale

M. Delavigne rentre chez lui indigné, et, en trois mois, il écrit sa pièce des Comédiens, dont les malicieuses épigrammes devaient le venger un jour de messieurs les sociétaires.--A quelque temps de là, l'Odéon renaissait de ses cendres (1819), et Picard, le nouveau directeur de ce théâtre, demanda les Vêpres siciliennes à l'auteur refusé. Le succès fut prodigieux, et le poète, redemandé à grands cris, se vit traîné de vive force sur la scène, où il fut salué par des applaudissements incroyables; la pièce eut trois cents représentations consécutives, dont les cent premières versèrent 400,000 fr. dans la caisse du théâtre.--L'année suivante les Comédiens furent joués sur la même scène, et le succès du cette nouvelle pièce vengea suffisamment l'auteur des injustes dédains de la Comédie-Française. Déjà le Paria était achevé, et au mois de décembre 1821, cette tragédie fut représentée à l'Odéon: le poète, pour écrire sa nouvelle pièce, avait consulté tous les livres qui traitaient de l'Orient; il avait longtemps étudié Bernardin de Saint-Pierre, Tavernier et Raynal. On reconnaît là l'écrivain sincère qui prit plus tard pour texte de son discours de réception à l'Académie: «De l'influence de la conscience en littérature.» Et certainement, jusqu'à la fin de sa vie, M. Delavigne s'est montré fidèle à ce principe d'honnêteté littéraire, si méconnu de nos jours.

«Cette tragédie du Paria, qui venait confirmer et couronner d'une manière brillante des succès déjà si nombreux, semblait devoir ouvrir à l'auteur les portes de l'Académie. Il se mit deux fois sur les rangs; la première fois on lui préféra M. l'évêque d'Hermopolis; la seconde fois, M. l'archevêque de Paris; ses amis l'engageaient à se présenter encore une fois il s'y refusa, «craignant, disait-il en riant, qu'on ne lui opposât le pape (2).»

[Note 2: Biographie de M. Casimir Delavigne, par un Homme de Bien, page 21.]

A cette époque M. C. Delavigne, bibliothécaire à la Chancellerie, se vit frappé d'une brutale destitution par le ministère Villèle. La presse prit hautement le parti du poète, et le duc d'Orléans écrivit à M. Delavigne, pour lui proposer une place de bibliothécaire au Palais-Royal. La lettre se terminait par ces mots, également honorables pour le prince et pour le poète; «Le tonnerre est tombé sur votre maison; je vous offre un appartement dans la mienne.» M. Delavigne accepta cette place, si gracieusement offerte, et conçut des lors un sincère attachement pour son protecteur. Plus tard, à l'occasion du sacre de Charles X, la maison du roi offrit au poète une pension de l,200 livres, qu'il refusa.

Cependant le Théâtre-Français, auquel M. Delavigne n'avait point tenu rancune, représentait avec un grand succès la comédie de l'École des vieillards (1823); Talma, pour la première fois, avait consenti à jouer un rôle de comédie; il créa le rôle de Danville auprès de mademoiselle Mars, qui remplissait celui d'Hortense.--Le triomphe fut tes que l'Académie se vit bien forcée d'ouvrir ses portes au poète; il obtint vingt-neuf suffrages sur trente(1825). Son discours de réception, prononcé au mois de juillet de la même année, présente une sorte de profession de foi littéraire. L'auteur, déjà préoccupé par les nouveautés qui se faisaient jour, et songeant dès lors à fondre en un seul les deux systèmes poétiques, se déclare pour «l'audace réglée par la raison;» mots remarquables, qui doivent éclairer la critique dans l'appréciation qu'elle fera du théâtre et des odes de M. Delavigne. La tragédie de Louis XI était commencée; les laborieuses recherches auxquelles l'auteur se livra pour composer cette nouvelle pièce altérèrent sa santé: il s'embarqua pour l'Italie à bord de la Madone, et à son retour (1827), il publia les sept nouvelles Messéniennes, qui n'eurent point le succès des premières.--L'année suivante, la princesse Aurélie n'obtint au Théâtre-Français qu'un succès d'estime; la presse se montra généralement hostile à cette nouvelle comédie, qui ne demeure pas moins, comme la Popularité, un des meilleurs ouvrages de M. Delavigne.--Enfin, fauteur des Vêpres siciliennes, abandonnant la voie purement classique qu'il avait jusqu'alors suivie, sembla obéir au mouvement littéraire de l'époque en composant ces pièces mixtes, qui ne sont proprement ni des drames ni des tragédies. Marino Faliero, joué à la Porte-Saint-Martin en 1829; Louis XI, au Théâtre-Français en 1832; les Enfants d'Édouard, au même théâtre, l'année suivante, puis Don Juan d'Autriche (1835); une Famille sous Luther (même date); La Popularité (1838) et la Fille, du Cid, marquèrent les différents pas que fit M. Delavigne dans cette nouvelle route dramatique. Le succès couronna presque toujours les tentatives du poète, et celles d'entre ces pièces qui ne restèrent point à la scène obtinrent du moins un succès de lecture incontestable.

Nous aurons achevé cette biographie, monotone peut-être parce qu'elle n'offre qu'un enchaînement de triomphes, si nous ajoutons que M. Delavigne, depuis longtemps malade et presque condamné par les médecins, poursuivait sans relâche l'accomplissement de ses nouveaux projets littéraires. Le travail était devenu toute sa vie, et, sur son lit de mort, le poète travaillait encore, composant sans doute un nouveau chef-d'œuvre, dont malheureusement rien ne nous restera; car M. Delavigne avait, dit-on, l'habitude de faire ses pièces tout entières en son cerveau avant d'en écrire le premier vers. Singulière puissance d'esprit, qui ne pouvait être ébranlée par les souffrances les plus aiguës! Don Juan d'Autriche, cette comédie si vive et si gaie, fut composée au plus fort d'une maladie nerveuse, qui inspirait à la famille du poète de mortelles inquiétudes.

M. Casimir Delavigne est mort à Lyon, dans la nuit du 11 au 12 décembre; il se rendait à Montpellier, espérant trouver, sous le ciel du Midi, un adoucissement à ses continuelles souffrances. Sa femme et son fils ont reçu son dernier soupir.--Les restes mortels du grand poète ont été ramenés à Paris pour y recevoir les derniers honneurs.

Et maintenant, puisque déjà la postérité est commencée pour M. Delavigne, nous sera-t-il permis de joindre à cet éloge funèbre quelques mots de critique littéraire, pour essayer de marquer précisément la place qu'a occupée l'auteur des Messéniennes et de Louis XI parmi les poètes contemporains, et de distinguer le rôle particulier qu'il fui appelé à remplir dans cette grande tourmente poétique, dans ce conflit violent des systèmes ennemis, dans cet antagonisme acharné de la vieille el de la jeune poésie? Un homme seul, de nos jours, fut assez heureux ou assez grand pour demeurer tout à fait neutre entre les deux partis rivaux, et se voir honoré à la fois par les romantiques et par les classiques. Ce poète, c'est Béranger.

M. Delavigne ambitionnait aussi cette neutralité glorieuse; mais, pour y arriver, il prit une mauvaise route: il se fit conciliateur. Or, Molière nous a appris que l'on ne gagne rien de bon à empêcher les gens de se battre. Les tentatives conciliatrices de M. Delavigne n'eurent donc d'autre effet que de lui rendre hostiles et l'un et l'autre camp.

Un homme s'est rencontré en Allemagne assez fort, assez audacieux pour tailler cette synthèse littéraire et la réaliser en apparence. L'étonnant génie de Gœthe, en des œuvres immortelles, enferma la pensée poétique des anciens et celle des modernes, et, à force d'art, il parvint à se créer cette langue prodigieuse qui s'inspire à la fois de Sophocle et de Shakspere, du Virgile et de Dante. Mais, dans ce merveilleux travail, le poète s'effaça sous l'artiste. L'Allemagne elle-même appela tous ses chefs-d'œuvre des statues, et condamna son plus beau génie par le surnom qu'elle lui donna de grand païen. Ce que Gœthe n'avait pu faire, était-il réservé à Delavigne de l'accomplir? L'auteur de Louis XI devait-il espérer cette gloire suprême, réservée sans doute aux poètes à venir, de fondre en une poésie souveraine les deux génies jusqu'alors opposés des classiques et des romantiques?--La première qualité qui fût nécessaire pour opérer une semblable liaison, c'était évidemment un don presque divin d'invention une double imagination de fond et de forme. Or,--ses admirateurs eux-mêmes en conviennent,--M. Delavigne ne fut pas moins qu'un inventeur. Au lieu d'imaginer de son propre chef, il se reposait volontiers de ce soin sur Shakspere ou Byron, et se contentait de «se tailler un pourpoint dans ces manteaux de rois.» Quant au style, l'auteur des Messéniennes était essentiellement conservateur; ses propres paroles en font foi: «Plein de respect pour les maîtres qui ont illustré notre scène par tant de chefs-d'œuvre, je regarde comme un dépôt sacré cette langue belle et flexible qu'ils nous ont léguée.» (Préface de Marino Faliero.)

M. Delavigne avait été élevé et nourri dans le classicisme le plus pur, le plus absolu, je veux dire le classicisme impérial. Il avait grandi dans l'admiration passionnée de Delille et de Ducis; et à les regarder de près les Messéniennes ne sont-elles pas écrites dans la langue du poème des Jardins, comme les Vêpres Siciliennes dans celle d'Othello et du Roi Lear? M. Delavigne, comme toute l'école impériale, fut d'abord et avant tout un homme d'esprit, un littérateur bien élevé, un versificateur attique, de ceux-là que chérissait du préférence le bonhomme Andrieux.--Que ces mots d'ailleurs n'aillent pas être pris, en mauvaise part. Pour peu que l'on soit familier avec l'esprit de notre littérature classique, ou accordera que l'inspiration du bon ton et de la convenance a régné presque uniquement dans les vers et la prose de nos deux grands siècles. De là cette fleur d'urbanité, ce parfum d'exquise politesse qui rendirent les lettres françaises chères à toutes les cours européennes. Tous nos écrivains classiques furent gens de bonne compagnie, et leur plus digne représentant, c'est le comte de Buffon, mettant, pour écrire, ses manchettes de dentelle.--Or, ce fut là le mérite singulier de M. Delavigne, de demeurer le fidèle et dernier représentant de la convenance polie et discrète, en ces temps d'anomalies souvent monstrueuses et de licences, pour la plupart, impertinences. Homme d'esprit à côté d'hommes passionnés, il conserva, dans son style comme dans ses créations, le respect constant de ces limites chaque jour violées. Peut-être pécha-t-il par défaut, mais non par excès; et, en somme, le monument qu'il a élevé garde une rare dignité, qui ne sera pas son moindre titre aux yeux de l'avenir.

Cependant, on ne peut le nier, malgré cette éducation, cette seconde nature classique, qui désormais ne pouvait point se refaire, M. Delavigne, âme avidement ouverte à toutes les émotions du jour, à tous les sentiments généreux qui remuaient la France, ne demeura pas insensible à ce souffle poétique qui s'élevait tout à coup, et gonflait les voiles des jeunes poètes. Assis dans son esquif classique (Voyez l'épître à M. de Lamartine: «Sous nos deux pavillons nous voguons séparés.»), l'auteur dus Messéniennes osa livrer, aussi lui, sa voile au vent inconnu; mais il ne se hasarda pas sur cette mer nouvelle assez loin pour perdre de vue les rivages accoutumés.

Il semble que M. Delavigne, au lieu d'adopter par antipathie les nouveautés littéraires, les ait comme subies à son corps défendant. Il y a dans ses innovations une telle timidité, une telle réserve, que le poète paraît faire un sacrifice à la mode du temps, prenant la cocarde romantique, mais restant au fond du cœur fidèle à ses premières muses. Regardez Louis XI, les Enfants d'Édouard, Marino Faliero; l'enveloppe est à demi romantique, mais le fond demeure classique; le style s'enrichit de quelques couleurs nouvelles, mais il est toujours tissu sur la trame élégante et quelque peu lâche de Delille et de Ducis. M. Planche disait, trop sévèrement sans doute, mais avec quelque justice: «On prétend que M. Delavigne a travaillé à son Louis XI quatorze ans. Je ne m'étonne pas que sa tragédie réfléchisse toutes les révolutions qui se sont accomplies au sein de la poésie dramatique, qu'il y ait dans son poème un peu de tout, une imitation de toutes les manières..... M. Delavigne n'est ni de ce siècle, ni du siècle passé, ni du siècle précédent. Je défie le plus habile de surprendre une parenté, si lointaine qu'elle soit, entre M. Delavigne et les choses ou ses hommes de ce temps-ci. Les Enfants d'Édouard m'ont semblé une gageure d'emprunter à toutes les querelles, à tous les systèmes, ce qu'ils ont d'inoffensif et de superficiel.»

Il faut bien, en effet, le reconnaître: n'ayant pas le don d'initiative, qui eût été nécessaire pour jouer ce grand rôle de médiateur entre les deux écoles, et subissant, par conscience peut-être, les innovations poétiques, M. Delavigne ne put atteindre le but sublime qu'il se proposait, c'est-à-dire de fonder, par la réunion et la fusion pacifique des principes ennemis, cette grande école littéraire qui semble être promise aux destinées futures de notre pays. Et il arriva, chose étrange, qu'au lieu de prendre les devants, l'auteur de Louis XI rétrogradait plutôt. Sa poésie mixte, son inspiration mêlée et confuse, pour ainsi dire, semblent en effet former comme une sorte de transition entre l'école impériale, qui se mourait, et l'école romantique, qui naissait pour lui succéder. Si donc M. Delavigne était apparu aux derniers jours du dix-huitième siècle, avant les Natchez et les Martyrs, il eût tenu à cette époque une place éminence, joué un rôle salutaire, rempli une mission féconde. Mais, poète transitoire, alors que MM. Lamartine et Hugo avaient décidé déjà le grand mouvement poétique, il lui fut seulement réservé d'initier la masse, toujours retardataire, aux nouvelles idées qui triomphaient déjà dans les régions plus hautes. De là, sans limite, les grands succès populaires de M. Delavigne; et c'est en ce sens qu'il fait entendre ces dures paroles de M. Plauche: «L'esprit, l'imagination et le style de M. Delavigne sont à la taille du plus grand nombre.»

Jusqu'ici nous n'avons apprécié que la valeur relative, pour ainsi dire de M. Delavigne; il nous fallait bien juger le poète au vis-à-vis de ses contemporains, puisqu'il avait prétendu lui-même servir de lien entre les partis apposés de son temps.--Si, maintenant, nous considérons absolument les œuvres de M. Delavigne, non-n'aurons qu'à répéter les louanges légitimes que chacun a déjà donnés au talent ingénieux, à l'esprit élégant, au style toujours pur et choisi de l'auteur des Messéniennes. Mais nous vanterons surtout cette conscience poétique, cette honnêteté littéraire, qui ne se rencontrent plus de nos jours, et qui respirent dans toutes les œuvres de M. Delavigne. Jamais il ne fit trafic de sa muse, jamais il ne trempa dans ces basses pratiques, familières à nos écrivains les plus en renom; jamais enfin le poète ne cessa d'être un honnête homme. Aussi son nom conservait-il auprès du public tout son premier crédit, et ses plus minces productions étaient accueillies avec l'estime respectueuse que l'on devait à l'auteur. M. Delavigne, d'ailleurs, trouva en sa probité littéraire la récompense qu'elle méritait; il fui presque le seul de nos auteurs fameux qui ne vit point décroître, avant l'âge, son talent et son génie; jusqu'au dernier moment, il se préserva de la limite des œuvres indignes, et jamais peut-être ne s'est-il élevé plus haut, comme écrivain, que dans sa comédie de la Popularité, composée si longtemps après ses premiers chefs-d'œuvre.

Donnons donc un nouveau regret à cet homme éminent, si tôt enlevé aux lettres et à la patrie. Personne, hélas! parmi la génération nouvelle, ne se levant pour remplacer ceux qui s'éteignent, la mort de chaque grand poète doit sembler deux fois douloureuse, et par la perte d'un beau génie, et par le vide qu'elle laisse après elle, et qui ne sera point comblé.

Les obsèques de M. Casimir Delavigne ont eu lieu mercredi, 21 décembre. Toutes les classes de la société avaient des représentants à cette triste solennité; ou évaluait à plus de six mille le nombre des assistants. Les notabilités littéraires, artistiques et politiques s'étaient particulièrement empressées de venir rendre ce dernier devoir à l'illustre poète.

Le deuil était conduit parle fils du défunt, et par MM. Germain et Fortuné Delavigne.

L'Académie Française, la commission des auteurs dramatiques et la Comédie-Française, assistaient en corps aux obsèques.--Le roi et le duc de Nemours avaient envoyé leurs voitures.

Des discours ont été prononcés sur la tombe de M. Delavigne par MM. Montalivet, Victor Hugo, Frédéric Soulié, Tissot, ancien professeur de M. Delavigne, Samson et Léonard Chodsko: celui-ci parlait au nom de la nation polonaise.

Une souscription va, dit-on, être ouverte pour élever un monument au grand porte que la France a perdu. Les théâtres, et d'abord la Comédie-Française, contribueraient par des représentations à cette œuvre nationale.



Ces derniers jours ont été attristés par plus d'une mort; je ne parle pas des morts vulgaires: celles-là suivent leurs cours habituel et s'accomplissent sans bruit. Je veux parler des morts qui emportent un homme d'esprit ou de talent, interrompent tout à coup celui-ci au milieu d'un bon mot, celui-là dans la méditation d'une œuvre importante, et obtiennent dans le journal du lendemain les honneurs de l'article nécrologique. Ainsi nous avons à regretter Casimir Delavigne, mort illustre! Presqu'en même temps que le noble poète, un autre homme mourait, qui n'était qu'un homme intelligent, d'humeur originale et plaisante; mais il avait poussé si loin la singularité et la verve folle, qu'il était arrivé par là à une véritable célébrité, du moins dans le monde où il vivait et dans le cercle de ses nombreux amis.--Casimir Delavigne a droit à une place à part, à un hommage sérieux, complet, à l'abri de tout voisinage et tout mélange; cette place particulière, l'Illustration l'a réservée au poète.--Quant à Wollis, l'autre mort, ce n'est pas un de ces fiers enfants de la Muse, un de ces bardes inspirés dont on n'approche qu'avec respect et qui demandent un sanctuaire; on peut donc placer ici Wollis sans façon, et lui faire un simple signe d'adieu. Certes, l'ombre de ce gros, intéressant et joyeux philosophe ne se fâchera point d'être ainsi traitée sans plus, de cérémonie; il n'est pas possible que Wollis soit plus exigeant sur le décorum après sa mort que de son vivant: Wollis était certainement l'adversaire le plus déclaré de toute pompe et de toute étiquette.

Tant qu'il a vécut, il fut avocat. Dieu seul aujourd'hui sait ce que Wollis est maintenait!! Mais le n'était pas un de ces avocats jaunes, roides, étiques, amaigris par les vieux rêves et le Digeste; il avait la panse ronde les joues dodues et fleuries, la lèvre pleine d'appétit, l'œil au champagne. Comme, après tout, les dieux et les rois sont soumis à de rudes épreuves dans la succession des résolutions et des métamorphoses religieuses et politiques, on aurait pu croire, à voir notre Wollis, que c'était le dieu Bacchus ou le roi de Cocagne que la charte du paganisme ou l'établissement du système représentatif avaient obligé de se réfugier sous la toge, et de se faire inscrire au tableau des avocats près la Cour Royale de Paris.

Il était de la philosophie épicurienne de feu Étienne Béquet, le prédécesseur de M. Jules Janin au Journal des Débats, et pratiquait la religion de maître Adam:

Aussitôt que la lumière

Vient redorer nos coteaux.

Je commence ma carrière

Par visiter mes tonneaux.

Wollis plaidait souvent. On écoutait avec plaisir sa parole vive, spirituelle, fine... et fréquemment trempée de chambertin et d'aïl, generosa plena Baccho, suivant l'expression d'Horace. Comme orateur, Wollis se couronna de pampres encore plus que de lauriers.

Tous ses confrères l'aimaient,--la tendresse est rare entre avocats,--ils l'aimaient pour sa rondeur, la facilité de ses mœurs, sa gaieté, ses saillies, pour les mots piquants et comiques qu'il semait à pleines mains avec une verve intarissable. Les graves présidents eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de tempérer leur rigidité d'un sourire, en voyant Wollis prendre place à la barre.--Wollis fut un des fondateurs de la Gazette des Tribunaux: il excellait dans le compte-rendu pathétique ou burlesque; le drame, la comédie, la parade judiciaires avaient en lui un historiographe pittoresque qu'on remplacera difficilement.

Il a fini par une attaque d'apoplexie,--comme il devait finir.--La veille, il s'arrosait encore amplement et plaidait pour une pauvre femme dont il obtenait l'acquittement. C'était mourir à peu près comme il avait vécu, entre un verre et une Cour d'assises. Du reste, Wollis ne regrette pas la vie, on peut en être sur. Il était d'avance trop bien préparé à toutes les fortunes; et puis, le siècle commençait à lui sembler assez maussade.

Aimant la vie et les couplets,

Nos pères étaient gais et frais.

On change de coutume:

Nos jeunes gens au teint blafard

Sont joyeux comme un corbillard.

Amis, voilà, oui c'est bien là.

C'est cela qui m'enrhume!

«Tous ces gens-là, sont insipides, disait-il deux jours avant sa fin; il est temps que j'aille un peu m'égayer chez les morts!»--O Wollis! peux-tu nous dire si en effet l'autre monde est plus gai que celui-ci?

Paris n'est pas encore remis de la surprise mêlée d'effroi que lui a causée l'assassinat de la malheureuse veuve Senépart. Jamais l'Ambigu-Comique, dont le mari de cette pauvre vieille femme a été longtemps directeur, n'a offert, dans ses plus noirs mélodrames, un crime plus singulièrement horrible que ce crime commis en plein jour, avec une audace et un sang-froid épouvantables. Ou sait que l'assassin se nomme Ducros; il est âgé de vingt et un ans et appartient à une honorable famille de Toulouse. Ducros était venu perfectionner à Paris ses études de pharmacie, disent les journaux. Quel perfectionnement! Trois jours après son arrivée il étranglait madame veuve Senépart et la volait. Ducros a la voix douce, les manières douces, le regard doux. On peut dire,--qu'on me pardonne cet humble assemblage de mots,--qu'il assassinait son monde avec politesse. Au moment où il sortait d'étrangler sa victime, tandis qu'elle était palpitante et râlant encore, quelqu'un le vit, le chapeau à la main, s'inclinant sur le seuil de la porte, dans l'attitude d'un homme qui se défend contre un excès de prévenance: «Non, madame, disait-il, ne vous dérangez pas; rentrez chez vous, je vous en supplie; je ne souffrirai pas que vous me reconduisiez plus loin.» Il parlait ainsi pour donner le change et faire attester au besoin, si ou l'accusait, qu'à l'instant où il avait quitté la veuve Senépart, elle vivait encore, puisqu'elle voulait à toute force le reconduire jusque sur le palier.

On a raconté comment, après le meurtre, il était allé chez M. Senépart fils, auquel il était particulièrement, recommandé par d'honorables habitants de Toulouse, et comment il se rendait chez une nièce de sa victime au moment où il fut reconnu et arrêté; mais voici un fait qui n'a pas été publié. Deux jours avant le crime, M. Senépart fils, voulant faire honneur à ces lettres de recommandations, invita Ducros à dîner. Ducros vint: on dîna bien et gaiement; l'homme qui devait bientôt étrangler la mère reçut de la main confiante du fils le vin et le pain de l'hospitalité. Le dîner fini, M. Senépart s'excusa, pour raison d'affaires, d'être obligé de sortir: «Eh bien, dit Ducros, je finirai la soirée avec madame.»--M. Senépart, récemment marié, n'habitait pas avec sa mère.--D'abord il fut sur le point de céder à la proposition de Ducros; puis, toute réflexion faite, il fit comprendre à son hôte qu'il ne serait pas convenable de sa part de rester toute une soirée seul avec une jeune femme qui le voyait et le recevait pour la première fois. Cette insinuation parut vivement contrarier Ducros. Il se retira cependant en disant: «J'irai au spectacle!» II alla en effet au théâtre des Variétés, où il se divertit beaucoup à voir Bourré et Le Gamin de Paris.

La jeune dame Senépart raconte avec terreur ce dîner, et l'insistance que mit Ducros à vouloir rester près d'elle pendant l'absence de M. Senépart. L'horrible catastrophe qui suivit cette soirée, certaines marques d'impatience, certains regards rapides et inquiets, qui n'avaient alors aucun sens pour madame Senépart, et qu'elle explique aujourd'hui, peuvent faire soupçonner que Ducros aurait tenté ce soir-là contre la bru le crime qu'il accomplit le surlendemain sur la belle-mère.

On annonce l'arrivée à Paris de l'ex-régent Espartero. L'ordre est arrivé de lui préparer un appartement à l'hôtel Meurice. Espartero s'ennuie à Londres; le spleen le gagne; ses médecins lui ont conseillé Paris. Il faut donc compter sur Espartero, et le mettre un nombre des curiosités de cet hiver. Mais qu'il s'y attende: quand on l'aura vu une fois manger un bifteck au Café de Paris prendre sa demi-tasse chez Torloni, et jouer sa partie de whist au Cercle des étrangers, tout sera dit, personne ne le regardera plus. Zurbano durerait un peu plus longtemps; mais Zurbano ne viendra pas; il s'est fait définitivement ermite, et habite, suivant les correspondances de Madrid, un petit village des environs de Valence, où il a ouvert un débit de cigarettes. O vanitas vanitatum!

Quelque chose fait plus de bruit que la prochaine arrivée d'Espartero. Ce quelque chose vaut bien la peine en effet qu'on s'en occupe.--Ah! de grâce, dites-nous ce quelque chose?--M. Berryer va convoler en secondes noces. Si nous nous mariions, vous, moi ou mon voisin, l'affaire ne ferait pas le moindre bruit; à peine si le bedeau de la paroisse s'en douterait. Mais M. Berryer, diable! prenons garde; toutes les cloches de la vieille monarchie vont carillonner. M. Berryer était veuf depuis à peu près un an. Veuf, il épouse une veuve, madame de Sommariva. Feu M. de Sommariva était, comme ou sait, un grand amateur des beaux-arts; sa galerie de tableaux et de sculpture passait pour une des plus riches qu'un simple particulier eût jamais possédées. Elle a été vendue publiquement après sa mort. Quoi qu'il en soit, M. Berryer, en prenant possession de l'hôtel de Sommariva, y trouvera bien encore quelque statue de Démosthène ou de Cicéron pour lui tenir compagnie.

Puisque nous voici à parler de statues, parlons de la statue qu'il est question d'élever à Rossini dans le foyer de l'Opéra. Nous ne sommes pas pour les statues qu'on dresse aux gens de leur vivant; c'est leur donner de l'encensoir dans le nez; cela fait mal. Ce n'est pas que nous contestions la gloire du Rossini ni son génie; si quelqu'un a droit à la statue lyrique, c'est lui assurément; il y a droit au même titre que Gluck et Mozart. Mais si nous rendons cet honneur à l'auteur de Guillaume-Tell et du Barbier, gare! nous sommes perdus! Les statues vont nous écraser; chaque croque-note voudra avoir sa statue. Sous savez de quels effrayants amours-propres sont doués les petits hommes de ce temps-ci: il n'y en a pas un qui ne se croie l'égal d'un colosse. Allons! vite, sculpteur, taille-moi en marbre, coule-moi en bronze, je veux avoir ma statue! Rossini a bien la sienne! Et en effet, les voici déjà qui s'ameutent; depuis que le bruit est répandu qu'un comité d'artistes s'est formé pour aviser au moyen de mettre Rossini en statue, ils se récrient et réclament; le dernier numéro de la Gazette musicale leur sert d'interprète. Une statue à Rossini, fi donc! vous vous trompez! Il n'y a dans le monde que moi qui mérite une statue. «Oubliez-vous donc mes barcarolles, dit celui-ci; et mes nocturnes, ajoute cet autre; et mes chansonnettes, s'écrie l'un, et mes petites opéras-comiques,» fulmine l'autre. Si bien, au train dont vont les choses, que Rossini court risque de ne pas avoir sa statue; mais, en revanche, nous pourrions bien voir sur le piédestal M. de Flottow ou M. Pilati.

Mademoiselle Plessis vient de se hasarder avec succès dans le rôle d'Elmire de Tartufe. Ce rôle était un de ceux que mademoiselle Mars aimait et qu'elle jouait souvent; ce n'est pas, qu'il soit brillant, mais il est correct, sage, modéré, d'un grand goût; il faut un art exquis pour y réussir et lui conserver sa décence spirituelle et son aimable honnêteté. Mademoiselle Mars y excellait; mademoiselle Plessis n'a pas été mademoiselle Mars, mais elle s'est mise en route pour y arriver. Quelle charmante Elmire, d'ailleurs! quels yeux! quelle jeunesse épanouie! et que monsieur Tartufe est bien là! en pleine tentation! On remarque cependant, non sans quelque regret, que mademoiselle Plessis, depuis quelque temps, tombe dans le sérieux. L'autre jour, elle était quakeresse dans l'Eve, de M. Gozlan; le lendemain, chanoinesse dans la Tutrice, de M. Scribe; et la voici la sage et prudente Elmire. C'est un bien grave office pour votre belle jeunesse, mademoiselle, et vous commencez de bonne heure à entrer en sagesse. Quel grand mal, si vous étiez, Célimène un peu plus longtemps; Elmire vient toujours assez tôt, et vraiment vous n'êtes pas faite pour être chanoinesse, et quakeresse encore moins! Dans vingt ans, suit, on vous le passerait!

Nous avons quitté tout à l'heure Rossini un peu brusquement; voici une anecdote qui nous ramène à lui: il en est le héros. La scène se passe à Paris, pendant la dernière visite que l'illustre maestro a bien voulu faire à la moderne Babylone. Rossini vient de recevoir chez lui un de nos pianistes les plus excentriques et les plus échevelés; «Voulez-vous que je vous joue quelque chose de ma façon?» dit notre homme. Rossini de s'en défendre; il a divorcé avec la musique, et ne veut plus entendre une note. Mais le pianiste insiste; le pianiste est tenace de sa nature, le pianiste échevelé surtout; il s'installe donc, et fait courir ses doigts sur les touches sonores, çà et là, avec une fureur à tous crins. Après une demi-heure d'ouragan, il se lève pâle et inondé de sueur: «Eh bien! dit-il à Rossini, comment trouvez-vous cela?» Le maestro garde le silence; «Comment trouvez-vous cela? mio carissimo? répète le pianiste avec insistance et d'un air triomphant.--Je trouve, répond Rossini avec sa railleuse bonhomie, je trouve cela étonnant; vous êtes plus fort que Dieu: Dieu avait fait le monde, vous venez de faire le chaos!»

Il est question de mettre un impôt sur les voitures de luxe et sur les chiens, à l'imitation de l'Angleterre; cela fera aboyer beaucoup de gens, les portières surtout et les vieilles filles.

M. Alexandre Dumas continue son commerce; il vient de présenter au Théâtre-Français une nouvelle comédie cinq actes et en prose, Une conspiration sous Louis XV, le tout sans préjudice d'une autre comédie en cinq actes reçue au même théâtre, et d'un drame non moins en cinq actes, Lord Danbiki, que l'Odéon annonce pour la semaine prochaine. M. Dumas a des drames et des comédies plein ses poches; il ne tire pas son mouchoir ou sa tabatière sans en faire tomber deux ou trois à chaque fois: les passants marchent dessus.

Le sultan a fait mander en France un professeur de langue française et de géographie. Un des élèves les plus distingués de l'École Normale vient de partir pour donner des leçons à. Sa Majesté turque. O ombres de Soliman et de Selim, qu'allez-vous dire? Avant un an peut-être votre héritier lira couramment Voltaire, le Contrat social et les Lettres persanes. Par Mahomet! où allons-nous?



Théâtres.

Tibère, tragédie de Marie-Joseph Chénier (Théâtre-Français).--le Vengeur (Cirque-Olympique).

Proscrit par la censure impériale, le Tibère de Chénier était depuis vingt ans réfugié dans les œuvres du poète. L'interdit enfin vient d'être levé, et Tibère a pris possession de la scène. Toutes ces énergiques beautés que la tragédie recèle, beautés jusqu'ici réservées seulement à la curiosité du lecteur, le parterre vient de les reconnaître à la lueur de la rampe, et de les saluer de ses bravos. Le succès public a confirmé le succès de la lecture solitaire.


Portrait de Marie-Joseph Chénier.

Comme le titre l'indique, le sujet de l'ouvrage de Chénier est la peinture du caractère de Tibère. Le poète prend le terrible et tortueux empereur au moment de la mort de Germanicus, son fils adoptif; toute cette héroïque et fatale histoire de Germanicus a été tracée, ou le sait, par la main de Tacite en traits impérissables. L'étude de Chénier n'est pas indigne de la vigoureuse peinture de l'historien. Tibère a empoisonné Germanicus par la main de Pison, ou du moins, suivant Chénier. Pison a connu les préparatifs du crime et ne l'a point empêché. Maintenant tout est dit: Germanicus est mort; il ne reste plus que la fière douleur d'Agrippine sa veuve, et le remords tardif de Pison. Tous deux viennent à Rome, et arrivent en même temps. Agrippine portant dans son sein les cendres de son époux, comme dit Tacite. Agrippine veut poursuivre Pison; de son côté, Pison est déterminé à se défendre; il compte d'ailleurs sur l'appui de Tibère, son secret complice.

Telle est donc la position de Tibère: il faut qu'il feigne de pleurer Germanicus avec Agrippine, et de s'associer à sa vengeance, cependant qu'il ménage Pison, dont il craint les révélations et le désespoir. La tragédie s'engage sur cette situation à double race. C'est un jeu de bascule perpétuelle que joue Tibère; de l'exposition au dénoûment s'efforçant de pleurer Germanicus d'un œil, si on peut se servir d'une expression si bourgeoise, en un sujet se terrible, et de l'autre; œil désignant à Séjan Agrippine et Pison, qui le gênent tous deux, et dont il veut se défaire en même temps.


Théâtre-Français.--Tibère, acte II, scène II. Agrippine,
accompagnée de ses enfant, accuse Pison dans le sénat
en présence de Tibère.

Le mensonge, la ruse, l'hypocrisie, toute l'habileté tortueuse et souterraine de l'âme de Tibère est mise en œuvre dans cette lutte difficile: tantôt il flatte la douleur d'Agrippine, tantôt il ménage Pison; une autre fois il cherche à corrompre, par la séduction du pouvoir, Cnéius, le fils de Pison, le jeune Cnéius, qui a conservé la vertu des vieux Romains dans ce temps de bassesses et de vices.

Mais Tibère a beau faire, Agrippine et Pison finissent par lire dans la nuit de son âme: l'une y découvre la fausseté de sa pitié menteuse; l'autre, le secret de l'abandon que le tyran fait de lui et de la ruine qu'il lui prépare. Le ressentiment et le remords élèvent alors le coupable Pison jusqu'au courage d'une expiation publique: il déclarera son crime en plein sénat, à la face de Rome, et il nommera son complice, c'est-à-dire Tibère lui-même, voilà ce qu'il annonce au tyran, voilà ce qu'il promet à son fils Cnéius; mais Tibère a dit un mot à Séjan, et ce, mot suffit. Tandis que le sénat et Tibère, et Cnéius, et Agrippine sont en présence, attendant Pison, Séjan vient dire que Pison s'est donné une mort volontaire; une mort volontaire annoncée par Séjan! vous sentez ce que cela veut dire; on devine que Tibère a passé par là. Il ne reste à Cnéius que le poignard de son père, et il s'en sert pour échapper à la tyrannie:

Il est temps du placer Tibère au rang des dieux.

Cette tragédie est d'un ton constamment énergique et grave; la pensée a de la force, le style une concision et une fermeté peu commune. On a remarqué surtout quatre belles scènes: l'arrivée d'Agrippine, suivie de ses deux fils et présentant au sénat l'urne de Germanicus en demandant vengeance, l'entrevue de Tibère et de Pison, où Pison déclare qu'il est résolu à dévoiler le terrible secret qui les lie; l'aveu qu'il fait de son crime à son fils Cnéius, et enfin le dénoûment de la tragédie, où Cnéius, frappant Tibère d'anathème, se poignarde.

Ligier s'est fait remarquer dans le rôle de Tibère par des études habiles et tout à fait dans le caractère du personnage; mademoiselle Araldi, malgré son inexpérience, Guyon, malgré ses cris, et Geoffroy méritent bien aussi quelques éloges.

--Le nom de Marie-Joseph Chénier est sorti honoré et glorieux de l'épreuve.


Cirque-Olympique.--Dernière scène du Vengeur:
le navire disparaît sous les flots.

Tout le monde connaît le dévouement héroïque du Vengeur; c'est un des plus beaux, faits du nos annales maritimes. Le glorieux événement s'accomplit le 28 mai 1791. Le Vengeur, séparé de la flotte commandée par Villaret-Joyeuse, qui soutenait contre les Anglais un combat terrible; le Vengeur, environné de forces supérieures, désemparé, criblé de boulets, faisant eau de toutes parts, après avoir repoussé deux fois l'abordage; le Vengeur refuse de se rendre; et quand l'heure est venue, quand les canons, arrivés à fleur d'eau, sont près de disparaître, le Vengeur lance aux Anglais une dernière et terrible bordée; puis, tandis que l'équipage crie: Vive la France! vive la République, le vaisseau disparaît lentement dans les flots avec ses combattant héroïques.

Voyez ce drapeau tricolore

Qu'élève en périssant leur courage indompté,

Sous le flot qui les couvre entendez-vous encore

Ce cri: Vive le Liberté!

Telle est la sublime action que le Cirque-Olympique vient de mettre en scène avec la conscience patriotique et l'étonnante vérité qui caractérisent les représentations de ce théâtre militaire.

La mer vue par un clair de lune, la lutte acharnée et la disparition du Vengeur sont deux tableaux d'une grande beauté. Cela émeut, cela donne le frisson, et l'imitation est si heureuse que, les nuages de poudre et les bordées de canon aidant, on pourrait croire qu'on a vraiment affaire à un Océan furieux.

Il ne faudrait pas trop s'y fier cependant; cet Océan est un Océan pour rire, et puisque le jour de l'an approche, nous allons livrer à nos lecteurs, en guise d'étrennes, le secret de cette mer ou tranquille ou furieuse.

Pour avoir une mer, au Cirque-Olympique, à l'Opéra ou ailleurs, vous prenez d'abord une vaste toile; sous cette toile vous jetez une douzaine de figurants mâles ou femelles, le sexe n'y fait rien, la mer n'y regarde, pas de si près. Cela fait, vous avez votre Océan au grand complet. Désirez-vous une mer orageuse? Le chef d'orchestre, se démène comme un diable et agite son archet en guise de trident; la musique aussitôt imite le mugissement des flots. A ce signal, nos figurants se mettent à l'œuvre: l'un se lève, l'autre se baisse; la toile suit le mouvement onduleux, et figure ainsi, par cette oscillation de haut en bas, un roulis parfait et une tempête de première qualité.

Êtes-vous las des orages? vous plaît-il de glisser tranquillement, sur une onde tranquille? Le chef d'orchestre s'incline, baisse la tête comme un Neptune vaincu, les violons jouent en decrescendo et les flots obéissants se jettent à plat ventre...

Eh! vogue ma nacelle!

Doux zéphyr, sois-moi fidèle!

Nous toucherons au port!

Le métier de flot est rude; aussi les traite-t-on en conséquence: dans les temps calmes, chaque flot recuit cinquante centimes par tête; si on leur demande, une tempête, ils obtiennent une haute paie d'un franc. Je ne parle pas des petites vagues qui sont des enfants de coulisses... Ceux là ont pour appointements des coups de pied où vous savez bien; dans la canicule, l'état de flot est particulièrement insupportable, ils sont en nage. Un jour, M. Franconi surprit, au milieu de la tempête, trois des plus gros flots qui buvaient une bouteille de bière. Il leur en fit un reproche: «Que voulez-vous, monsieur, lui répondit le premier flot, nous mourions de soif!»


Le calme de la mer.


La mer agitée.



THÉÂTRE ITALIEN.

Il Fantasma (Le Fantôme), opéra en trois actes, musique de M. Persiani.

Il Fantasma.

Cet ouvrage est la traduction, on plutôt l'imitation d'un mélodrame de M. Mélesville qui eut jadis un grand succès à la Gaîté. Il était orné, à cette époque, de décorations fort belles, dont M. Daguerre, si je ne me trompe, était l'auteur Il eut pendant quelques mois, un grand retentissement; puis il quitta Paris, et fit son tour de France; puis il passa les monts. Une fois en Italie, il adopta, en mélodrame avisé qu'il était, le costume et les usages du pays; il se fit libretto et les compositeurs lui firent fête; M. Carafa le revêtit à Milan, d'une belle partition pleine de charmants motifs et de nobles harmonies. Qu'était-il devenu depuis lors? Je l'ignore. Il s'était apparemment retiré du monde. M. Persiani l'a rencontré je ne sais où, et vient de le rhabiller à la dernière mode. M. Persiani et son fantôme, l'un portant l'autre, ont été bien accueillis par le public.

Ce fantôme habite le château de Scylla. Le lecteur sait trop bien sa géographie et sa mythologie pour que je lui dise où est Scylla. Mais Scylla a subi d'étonnantes transformations avec les années. Après n'avoir été bien longtemps qu'un aride rocher, une affreuse caverne, hantée par ce monstre bruyant et vorace dont les anciens nous ont laissé de si épouvantables descriptions, Scylla est devenu un château magnifique, ceint de hautes murailles et de fossés profonds, et défendu par des donjons menaçants. A l'abri de ces remparts inexpugnables s'élèvent des bâtiments de la plus riche architecture, qui renferment des appartements splendides.

C'est là que notre fantôme a élu domicile. Pendant le jour, personne ne l'aperçoit; pendant la nuit, il erre à pas lents à travers les longs corridors et les vastes cours du château, et sa promenade nocturne aboutit toujours au même point: à la porte de la chapelle. C'est là que le duc Ansaldo a été récemment assassiné. Les autres habitants du château ont conclu de là que le fantôme est l'ombre du défunt qui vient demander vengeance.

De qui demande-t-il vengeance? quel est son assassin? Là est la difficulté.

Le duc Ernest, frère du mort, prétend que c'est Adolphe; et Roger, l'écuyer du duc Ernest, assure qu'il en a la preuve, et qu'il est en mesure de l'alléger. Je ne puis nier que les apparences ne soient, jusqu'à un certain point, de leur côté. Adolphe aimait Herminie, la fille du due Ansaldo. Il l'a demandée en mariage; Ansaldo lui a répondu qu'il était un impertinent, et lui a intimé l'ordre de sortir immédiatement de sa présence; en langage vulgaire, il l'a mis à la porte. Est-il donc si invraisemblable qu'Adolphe se soit vengé de cet affront? Une circonstance grave dépose d'ailleurs contre lui: le duc, quand on l'a trouvé, avait le corps traversé par une grande épée, que tout le monde a reconnu pour celle du jeune chevalier. On l'a cherché: il avait disparu, D'une commune voix, il a été déclaré coupable, et l'on a mis sa tête à prix. Malheur à lui s'il reparaît! On a affiché, dans toute l'étendue du domaine de Scylla, cette inscription menaçante, qui fait d'ailleurs beaucoup d'honneur au talent poétique des huissiers de la Calabre.

L'empio Adolfo, uccisor del duca Ansaldo

Se in Calabria si cela,

Morte avra chi occultar osa il ribaldo,

Premio chi lo rivela.

En attendant, le duc Ernest ne néglige rien pour faire tourner à son profit les malheurs de sa famille. Herminie ne peut plus décemment songer à épouser l'assassin de son père. Pourquoi n'épouserait-elle pas son cousin Hermann? Par ce mariage, le fief passerait de la branche aînée à la branche cadette, ce qui serait pour lui, Ernest, une grande consolation. Herminie, après quelques façons, s'y résigne. C'est une fille bien élevée, pleine de courage et de bons sentiments. Mais, ô fortune ennemie! comme elle se dispose à marcher à l'autel, Adolphe paraît tout à coup, et lui rappelle sa promesse, en jurant ses grands dieux qu'il n'est point coupable, et que, si l'on s'obstine à l'accuser, il est prêt à purger sa contumace. Ou le saisit, on l'enchaîne, et il paraît bientôt devant le tribunal.

Ce tribunal est assez étrangement composé, et d'ailleurs il suit une procédure qui ne serait de mise dans aucun pays civilisé. C'est le duc qui accuse, et c'est le duc qui condamne. Il lui en coûte pourtant de prononcer la sentence de mort. Il s'arrête, il hésite, il prend sa tête à deux mains, et, comme ses assesseurs lui demandent s'il a la migraine, il leur répond naïvement: Lasciatemi in preda al mio terror. Là-dessus, tous ensemble prennent la parole à la fois, et chantent un bel adagio. Quand l'adagio est fini, la terreur du duc se trouve dissipée, et il condamne Adolphe sans miséricorde. Voilà un beau procédé, et d'invention toute neuve! Ne devrait-il pas s'en servir de temps en temps à l'endroit de messieurs les jurés, qui, lorsqu'on leur présente un fils qui a coupé son père en dix-sept morceaux, déclarent qu'il y a des circonstances atténuantes? Que ne leur fait-on chanter préalablement un adagio pour calmer leurs appréhensions?

Voilà Adolphe bien près de sa fin, et c'est dommage, car Adolphe est un beau jeune homme, fort élégamment tourné, porteur d'une magnifique chevelure noire, et doué d'une des plus charmantes voix de ténor que l'on puisse entendre... Rassurez-vous, lecteur pitoyable; n'ayez aucune crainte, sensible lectrice; le ciel veille sur l'innocence, et Adolphe est innocent.

La nuit vient, et le fantôme recommence sa promenade habituelle. Le voyez-vous, enveloppé d'un vaste manteau, qui glisse à pas silencieux derrière ces sveltes colonnes? Il s'approche: le voilà devant vous; le reconnaissez-vous à présent? O surprise! ce n'est point un mort, mais un vivant! ce n'est point Ansaldo, c'est Ernest lui-même! Ernest est somnambule, et le mystère est pénétré. Il n'est pas seulement somnambule, il est somniloque. Il ouvre la bouche, et que dit-il? Il exprime éloquemment le remords qui le tourmente, et l'horreur que ses crimes lui inspirent. C'est lui qui a tué son frère, et il décrit toutes les circonstances de l'attentat. Or, il n'est pas seul: sa nièce, son fils, Rodolphe, et vingt autres témoins l'entourent et pèsent ses paroles. Que devient-il à son réveil? Il veut se poignarder, mais on retient son bras. «Arrête! les remords t'ont assez puni. Prions tous ensemble le Dieu tout-puissant; puisse-t-il te pardonner, et rendre la paix à ton âme!»

Voilà ce qu'on lui chante en chœur, et le plus harmonieusement du monde. Après quoi chacun va se coucher, et les spectateurs en font autant.

Si cette histoire n'est pas très-amusante; elle est du moins très-morale, et c'est beaucoup. Et puis, comptez-vous pour rien la musique de M. Persiani et le chant de madame Persiani?

Il y a dans la partition des morceaux fort agréables:--une tarentelle, chantée en chœur par les paysans calabrais, qui a paru très-piquante;--un air à trois temps, où le compositeur a réuni comme à plaisir des difficultés de vocalisation qui eussent fait reculer tout autre cantatrice que madame Persiani;--un morceau d'ensemble dialogué, dont la forme a paru assez originale;--plusieurs duos qui renferment des phrases charmantes. On y trouve aussi quelques morceaux assez mal bâtis, je dois en convenir, et dont l'instrumentation pourrait être plus pleine et plus riche; on y trouve des cris, du bruit, et assez d'éclats de trombones et de coups de grosse caisse et de cymbales pour ébranler les tympan» le plus durs et les plus racornis. L'auteur enfin a voulu satisfaire tous les goûts, et il paraît avoir complètement réussi dans cette difficile entreprise. On l'a appelé deux fois sur la scène à la première représentation et deux fois encore à la seconde. Il s'est prêté le plus complaisamment du monde à cette fantaisie du parterre. Il a vaincu, il a triomphé... Je ne jouerai pas le rôle de ces soldats romains qui suivaient le char du triomphateur en parodiant ses exploits et en chansonnant sa gloire. J'applaudis de mes deux mains à son succès, et je m'associe à son bonheur.



L'Horloge qui chante.

NOUVELLE AMÉRICAINE.

(Suite et fin.--Voir page 216.)

Tout allait bien jusque-là; les deux amants se croyaient au comble de leurs vœux; mais le Ciel, qui se plaît à éprouver les bons cœurs, leur réservait un chagrin bien amer. Ce lendemain, si beau dans leur espoir, devait être le plus triste jour de leur vie.--On se rappelle que le méchant Samuel n'était point rentré le soir dans la maison paternelle; tout le jour il avait fait la débauche, et, à la tombée de la nuit, il était allé errer dans la campagne, pour dissiper son ivresse. Il marcha, ainsi à l'aventure, dans les ténèbres, jusqu'à ce que, ne pouvant plus se soutenir, il se laissa tomber sous le premier arbre venu, pour y cuver don vin--Le sort voulut que cet arbre lût précisément le peuplier des deux rossignols.--Peu à peu Samuel, engourdi sur la terre, sentit la fraîcheur de la unit dissiper les fumées de son ivresse. Déjà il commençait à reprendre sa raison, lorsqu'il entendit au-dessus de sa tête deux voix connues qui achevèrent de l'éveiller! c'était la voix de Daniel et celle de sa sœur. Samuel dressa l'oreille, surprit le secret des deux amants, entendit chanter l'horloge, et ne perdit pas un mot du plan qui avait été concerté pour le lendemain. Sa colère était au comble de voir sa sœur aimer ce nez-bleu, cet esclave, comme il l'appelait; mais la violence ne lui aurait servi de rien; il dissimula et conçut dans son cœur un noir projet, qui devait déjouer les heureuses espérances de Louise et de Daniel. Il rentra de bonne heure en compagnie d'un homme de mauvaise mine, et alla se renfermer avec lui dans sa chambre. Tous ses amis avaient cet air-là, et personne ne prit garde à sa nouvelle connaissance.

Le soleil s'était levé radieux; Daniel en conçut un heureux présage; il donna, un dernier coup d'œil à son horloge, en graissa les principaux ressorts, la monta avec soin, et la renferma précieusement dans son armoire; puis il descendit à la boutique. Son maître était déjà levé, debout sur le seuil de la porte, les deux mains dans ses goussets, il prenait le soleil du matin, et avait un air de bonne humeur qu'on ne lui avait pas vu depuis longtemps. Daniel se sentit tout heureux de cette bonne disposition du maître, et il lui demanda respectueusement des nouvelles de ses yeux.--Ce qui redoubla le contentement intérieur de l'horloger, en lui fournissant une occasion légitime de se plaindre; et, comme il était en train de causer, il se mit à s'attendrir sur la condition commune des horlogers, dont la vue finit toujours par s'affaiblir, à la suite de leurs travaux imperceptibles: «Ménage ta vue, nez bleu! ménage ta vue! Tu es bon ouvrier, tu pourras faire quelque chose, mais souviens-toi que les yeux ne sont pas de fer.» Le disant, le maître tenait familièrement l'apprenti par un des boutons de sa veste. Faveur inouïe! Louise remerciait Dieu d'avoir amolli le cœur de son père.

Quand onze heures furent sonnées, le maître monta dans sa chambre, comme il étail accoutumé de faire tous les jours à la même heure. La plus grande joie du vieil horloger, depuis qu'il ne pouvait plus travailler, était de monter lui-même toutes les horloges de sa maison, et d'en régler le mouvement à une seconde près; il avait dans sa chambre à coucher une collection d'horloges de France, qu'il soignait particulièrement et chérissait plus que ses propres coucous. A l'entendre, lorsque ces horloges arrivèrent de France, elles étaient toutes détraquées, et il n'eût voulu les vendre en cet état qu'aux ennemis de l'Union; mais, depuis qu'il les surveillait, leur mouvement était devenu régulier et constant, à faire envie au soleil. «Or, disait-il, quel est le véritable artiste, de celui qui construit sottement une machine, ou de celui qui règle les fonctions de cette machine et en corrige les rouages indisciplinés?» Tous les jours donc il passait une heure entière à voir marcher d'un pas harmonieux et cadencé ces nombreuses horloges: et, quand elles sonnaient l'heure toutes à la fois, il les comparait à un régiment de soldats qui portent arme tous du même coup, et connue un seul homme. Il ne manquait jamais l'heure de midi, qui lui faisait savourer douze fois son triomphe.

Dès qu'il fut monté, Daniel, plein de confiance, alla en toute hâte chercher son horloge; il eut quelque peine à ouvrir l'armoire où il l'avait renfermée; la clef tournait difficilement dans la serrure; mais il n'avait pas le temps d'y prendre garde. Il saisit sa précieuse machine et descendit les escaliers quatre à quatre. Arrivé devant la porte du maître, il leva le loquet sans hésitation et entra.--Onze heures et demie allaient sonner aux horloges françaises. Saunders, qui tendait déjà l'oreille, fit signe brusquement à l'apprenti de s'arrêter et de se tenir coi. Daniel demeura sur le seuil; les horloges sonnèrent la demie ensemble et d'un seul son. Un sourire superbe éclairait la physionomie du vieux Saunders. Tout à coup, plus de trois secondes après les autres, se fit honteusement entendre une demi-heure retardataire. L'horloger pâlit, et tout furieux; «C'est le Turc! s'écriait-il; encore le Turc, toujours le Turc! L'imbécile! le butor! je le reconnais bien,» et il montrait le poing à une belle horloge de jaspe, surmontée d'un magnifique Turc en or. La colère de Saunders était effroyable, et se répandait en injures. «Dire que je le réarrange tous les jours, ce gredin de Turc! oui, tous les jours, ce chien d'infidèle! Quel est donc l'âne de Français qui a pu fabriquer une aussi ignoble patraque?... Ils appellent cela de l'horlogerie, de l'autre côté de l'eau!... Va, bélître, je te vendrai au rabais, si tu commues... toujours en retard!» Et se tournant vers Daniel, qui l'écoutait la bouche béante: «Que me veux-tu, imbécile? que tiens-tu là sottement entre tes mains?» Daniel trembla il de tout son corps, comme s'il eut été lui-même le coupable Turc pris en flagrant retard; et il eut bien voulu se sauver, voyant le beau temps et la bonne humeur du matin ainsi tournés en orage et en fureur; mais il n'était plus temps de songer à la retraite. «Voyons, parleras-tu, benêt?» s'écria le patron d'une voix de tonnerre. Daniel jugea que l'heure des résolutions extrêmes était arrivée; et, appelant Dieu à son aide, il dit d'une voix à peu près assurée: «Maître, j'ai à vous parler de choses graves! Saunders ouvrit de grands yeux, et regarda Daniel de la tête aux pieds. «Je suis bon ouvrier, reprit Daniel, sans se déconcerter de ce terrible regard; c'est vous qui me l'avez dit ce matin; et me voici en âge de m'établir.--Tu n'as pas le sou, interrompit le maître.--C'est vrai; mais je sait travailler, et je travaillerai.--Eh bien! va-t'en aux diables! établis-toi où tu voudras, le monde est grand; mais je te préviens que je ne t'avancerai pas un demi-schelling.--Maître, je n'ai point envie de vous quitter.--Ouais! que veux-tu dire?--Maître... j'aime votre, fille, et votre fille m'aime.» Saunders pâle de colère, saisit une chaise; mais déjà Daniel, déposant son horloge sur la table, avait saisi le bras du vieillard d'une façon énergique, qui ne souffrait point la résistance, «Écoutez-moi, M. Saunders; vous êtes le maître, et moi l'ouvrier; mais je suis un honnête homme, et vous n'avez pas le droit de me maltraiter. Je ne viens point, comme un vagabond sans sou ni maille, vont demander la main de votre fille; j'apporte ma dot: la voici; et il montrait son horloge.--Ce coucou? dit ironiquement l'horloger.--Ce n'est point un coucou, mais un rossignol, une horloge qui chante, et mieux encore que celle de l'étranger que vous appeliez un sorcier. Midi va sonner, vous entendrez, ma musique; après cela, vous déciderez.» Daniel lâcha le bras de son patron, et vint tout pâle s'asseoir auprès de son horloge. Saunders croyait rêver.

Cependant, Samuel Saunders descendait à la boutique, et reconduisait jusqu'à la porte son vilain compagnon; une mauvaise joie était peinte sur sa figure, et son rire saccadé n'annonçait rien de bon. Louise se trouvait seule alors dans la boutique, et baissait les yeux pour ne point rencontrer les regards méchants de son frère. Samuel ricana quelque temps, debout devant elle, puis il la prit rudement par la main: «Viens là-haut, lui dit-il; midi va sonner;» et il la traîna de force jusqu'à la chambre de leur père.

A la vue de Samuel qui riait, et de la pauvre Louise toute tremblante, Daniel sentit un froid mortel pénétrer dans son cœur, «Ah! te voilà, bonne fille!» s'écria le vieux Saunders d'un air menaçant. Daniel se mit entre Louise et son père, et sa figure était si déterminée que le vieillard recula. Samuel s'était assis dans un coin de la chambre, riait méchamment dans sa barbe rousse, et sifflotait suivant sa coutume.

«Midi!» s'écria Daniel. Les horloges de France frappèrent leur premier coup. «Elle est en retard ta machine,» dit froidement le vieil horloger. Il n'avait pas fini ces mots, qu'un bruit rauque se fit entendre, comme si l'on eut tourné une vieille crécelle, ou fait crier une corde sur une poulie rouillée. Le pauvre Daniel poussa un cri d'angoisse, et Louise vint tomber sur une chaise, à demi morte. Samuel éclatait de rire; le vieux Saunders s'élança sur l'horloge de Daniel, la jeta à terre, la brisa en mille pièces d'un coup de pied, et poussa rudement Daniel par les épaules, en le chargeant d'injures grossières. Le pauvre garçon était tellement stupéfait, qu'il se trouva dans la rue sans savoir comment. Samuel se frottait les mains pendant cette belle exécution; il donna aussi, lui, un coup de pied dans les débris de la machine, il sortit.

Louise se trouva seule alors dans la chambre de son père; et telle était la douleur qui l'oppressait, qu'elle ne pouvait pleurer; enfin, elle s'agenouilla sur le carreau, et se mit pieusement en devoir de recueillir les morceaux de l'horloge brisée. La première, pièce qui tomba sous sa main fut une petite roue d'argent, que Daniel avait mis deux grandes nuits à faire, et qui devait faire mouvoir les principales cordes du clavier de l'horloge.--Toutes les dents de cette roue avaient été coupées: et la trace de la méchanceté était si visible, qu'on ne pouvait conserver aucun doute sur la mutilation de l'horloge. Le premier mouvement de Louise fut pour courir montrer à son père cette pièce accusatrice, et dénoncer le coupable. Mais le coupable était certainement Samuel son méchant rire seul le prouvait, et Louise connaissait son père pour juste autant que sévère. Pour une action si noire, il eût maudit son mauvais fils, il l'eût chassé, frappé peut-être de sa main; et Samuel, dans sa fureur, aurait-il respecté l'auteur de ses jours? Non! ce n'étaient point là les auspices sous lesquels Louise devait s'unir à celui qu'elle aimait.

Louise enveloppa soigneusement la roue mutilée et la fit tenir au pauvre Daniel, avec ces simples mots: «Mon frère est le coupable! Je n'ai rien dit à mon père. Adieu! je ne vous oublierai pas.» Le lendemain, les pluies arrivèrent et les deux rossignols du peuplier s'envolèrent. Samuel fit entrer chez son père, à la place de Daniel, le vilain homme qu'il avait amené déjà, il était un ivrogne et un brutal de son espèce, ancien ouvrier horloger, chassé pour vol de chez son premier maître; il avait fait la connaissance de Samuel à la taverne, et le jeune Saunders le paya pour venir détruire l'horloge de Daniel. Une mauvaise action était une bonne aubaine pour ce méchant homme, et il avait mis toute son adresse à couper les dents de la petite roue d'argent sans déranger les rouages ordinaires, afin que la confusion du pauvre apprenti fût plus complète. Samuel présenta son nouvel ami à Louise, en lui disant que c'était là le beau-frère de son choix et celui qu'il souhaitait.

Cependant Daniel l'exilé s'était retiré Louisville. Il avait, en pleurant, conté sou infortune au bon M. Clarke, qui mit tout en œuvre pour le consoler, et lui trouva un emploi honorable. Daniel sécha ses larmes, mais son cœur était toujours malade; il refit peu à peu, de ses nouvelles économies, son horloge à musique, et, comme il était guidé par les avis de l'organiste, il réussit bien mieux encore que la première fois; l'ancienne machine n'était qu'un chardonneret auprès de la nouvelle. Daniel n'avait d'autre bonheur que d'entendre la chanson de son horloge, qui le faisait toujours fondre en larmes; tous ses loisirs, tout son argent, étaient employés par lui à embellir ce monument de son amour et de ses regrets. Ainsi, il voulut que le cadran fût surmonté d'une branche d'argent sur laquelle était perché un rossignol d'or, le bec ouvert, la gorge gonflée et les ailes frémissantes.

Toute une année se passa de la sorte. «Elle m'oublie!» se disait Daniel. Un jour enfin il reçut une lettre portant le timbre de Cleveland. Il n'y avait que deux lignes dans cette lettre:

«Mon père a perdu la vue à la suite d'une longue maladie. Mon frère et le nouvel apprenti se sont enfuis avec tout l'argent de la maison. Revenez. «Louise».

Daniel prit aussitôt congé de ses bons amis de Louisville, et partit, emportant dans son sac sa nouvelle horloge. Lorsqu'il fut à l'entrée de Cleveland, une femme, qui était assise sur un banc de pierre et avait la tête enveloppée dans une mante brune, s'approcha de lui: «Je suis venue au-devant de vous, lui dit-elle; je savais que vous arriveriez aujourd'hui.» Louise était bien changée; ses joues avaient été creusées par les larmes, et son regard était si triste, que Daniel sentit son cœur prêt à se fendre. «Ecoutez, dit Louise d'une voix brève, en prenant le bras de Daniel, vous rentrez à la maison sous le nom de Patrick; vous venez, de New-York, souvenez-vous-en. Ne parlez pas ou changez votre voix; mon père ne doit pas vous reconnaître.» Puis, après un moment de silence, elle ajouta: «Vous n'aurez pas grand peine à vous taire; notre maison est silencieuse comme la tombe; mon père passe des semaines entières sans ouvrir la bouche.» Ils arrivèrent à la maison; Louise présenta le nouvel apprenti, «envoyé, disait-elle, par un de leurs amis de New-York.--C'est bien,» répondit le vieil aveugle. Daniel ne souffla pas un mot et se mit à travailler.

La pauvre maison ressemblait à la demeure d'un mort; les outils étaient déjà rouilles et toutes les horloges arrêtées. Depuis que Saunders avait perdu la vue, il avait défendu à sa fille de remonter les pendules, que personne ne réglait plus, et qui passaient toute la journée à sonner l'une après l'autre. Privé de ses horloges, le vieillard n'avait plus deux mois à vivre.

Daniel, au bout de quelques jours, eut remis tout en ordre; il visita les horloges de France l'une après l'autre, répara leur sonnerie sans que l'aveugle s'en doutât, et les tint toutes prêtes à marcher au premier jour. Louise le secondait de son mieux, mais elle était toujours triste, et Daniel n'osait lui parler de sa nouvelle machine, de peur de réveiller en elle de douloureux souvenirs. Enfin, un jour, le vieillard étant sorti de sa chambre, où étaient les pendules de France, Daniel se hâta de les remonter, pour qu'elles pussent sonner midi, dont l'heure approchait; puis il courut chercher son horloge et la plaça sur la cheminée, où elle brillait de tout son éclat, avec sa branche d'argent et son rossignol d'or.

Le vieillard rentra appuyé sur l'épaule de sa fille. Toutes les horloges frappèrent à l'unisson le premier coup de midi, puis le second, puis le troisième. Le vieillard poussa un grand cri. Les douze coups sonnèrent ensemble. «Toutes! s'écria l'aveugle; toutes!... jusqu'à ce gredin de Turc!...» Il était prêt à s'évanouir de joie.

Mais voici que l'horloge à musique mise au retard de quelques secondes par Daniel, se prend à chanter comme une perdue: Tioû, tioû, tioû, zo, zo, zo, etc. Ce fut au tour de Louise de pousser un cri. «Qu'est-ce cela? dit Saunders émerveillé.--C'est l'horloge du rossignol, répondit Daniel sans contrefaire sa voix.--Daniel!» s'écria le vieillard. Daniel était à ses genoux, et Louise avec lui. Le pauvre aveugle les embrassait tous les deux à les étouffer, et pleurait sur leur tête...

«Mais comment avais-tu donc fait ton compte pour manquer ta première horloge?» demanda le vieillard. Louise mit son doigt sur sa bouche en regardant Daniel. «Bah! répondit gaiement celui-ci; j'avais oublié de mettre des dents à ma roue principale... Rien que cela, s'il vous plaît! Si je vous avais consulté, maître, je n'aurais pas commis cette bévue. --Tais-toi donc, flatteur! dit en soupirant le vieil horloger, tu es plus habile que ton maître! Je n'avais jamais pu mater ce gredin de Turc!»

Albert Aubert



Histoire de la Semaine.

La France, cette fois, n'a rien à envier aux pays étrangers, partout le même calme plat, la même absence d'événements; et les journaux du dehors ne nous ont apporté sur la Grèce, l'Amérique, l'Angleterre et l'Irlande, que des nouvelles insignifiantes et la paraphrase des faits que nous avons déjà enregistrés.

Chez nous, ou s'est à peine occupé du passage du porte-feuille de M. Teste aux mains de M. Dumon. Ce changement n'a ému que les compagnies qui s'organisent pour obtenir des concessions de chemins de fer; mais à la Chambre, dans les causeries qui, en attendant l'ouverture, se tiennent à la Bibliothèque, on n'y a vu aucune modification probable dans l'esprit du cabinet, et ce changement a été envisagé comme la substitution pure et simple d'un orateur un peu froid, mais élégant, clair et abondant, à un avocat qui n'avait pas l'oreille de la Chambre, et pour lequel la tribune et le scrutin avaient souvent des rigueurs. M. Teste pourra être mieux placé à la Cour de cassation, où il entre comme président de chambre. Nommé en même temps à la Chambre des Pairs, il trouvera au Luxembourg une tribune qui voit rarement des flots agités couvrir de leur bruit la voix qui cherche à s'y faire entendre. C'est une double retraite. La dernière a suffi seule à l'ambition timide de M. Hippolyte Passy. Une reine d'Espagne, la seconde femme de Philippe V, voulut, à son arrivée dans la Péninsule, se défaire de la princesse des Ursins qui remplissait, à la cour de Madrid, les fonctions de camerera-mayor. Au moment même où, pour la première lois, la princesse se présentait devant elle; au moment où elle ouvrait la bouche pour saluer et complimenter la reine, Elisabeth Farnèse l'accueillit par ces foudroyantes paroles: «Vous m'avez manqué de respect!» Vainement la princesse voulut-elle se justifier: la reine la chassa de sa présence, et donna l'ordre de la conduire immédiatement hors du royaume. C'était au mois de décembre et parmi froid rigoureux. Madame des Ursins, en habit de cour, sans femmes, sans suite, sans vêtements, sans provisions, fut jetée dans un carrosse escorté de gardes, et conduite ainsi, sans repos, jusqu'à la frontière. Voilà ce qu'on lit dans Saint-Simon et dans Ducros, et ce qui prouve qu'il n'y a de nouveau en Espagne comme ailleurs que ce qui a vieilli--Quoi qu'il en soit, les interminables débats de la Chambre des Députés se continuent, et les orateurs des deux partis font des discours qui enjambent suivent d'une séance sur l'autre. La commission chargée de faire un rapport sur la proposition de mise en accusation du ministre destitué, est composée, en grande majorité, de députés favorables à celui-ci. Le parti contraire en est aux démentis et aux provocations de duel entre les siens. L'ancien ministre Serrano, qui avait d'abord abandonné M. Olozaga, vient d'accuser, en présence, de la Chambre, M. Gonzalès Bravo de mensonge. Les chefs du parti qui se dit modéré se sont mis en mouvement pour empêcher cette scène d'avoir des suites sanglantes et pour étouffer l'affaire.--Les cortès ont expédié à Paris MM. Dohozo et Ros de Olano, pour prier la reine Christine de rentrer à Madrid, et pour lui rendre la tutelle de la princesse Louise Ferdinande, sa seconde fille, dont elle a été dépouillée en 1811. C'est une double réparation que son parti triomphant offre à l'ex-régente.--Il en est une qui a été résolue également, et qui ne peut manquer de produire beaucoup d'effet en Catalogne. Le trop célèbre baron de Meer, que ses actes de cruauté avaient fait regarder comme mis au ban de tous les partis, vient d'être nommé de nouveau capitaine-général de la Catalogne. Il est peu probable que cette nouvelle détermine Ametter à rendre à discrétion la forteresse de Figuières, devant laquelle la lutte est plus acharnée que jamais, Prim lui-même trouvera le choix au moins singulier; quant à la population de Barcelone, il n'est pas de nature à la rallier par l'affection quand elle vient d'être soumise par les armes.

Le Parlement anglais s'assemblera le 1er février prochain pour l'expédition des affaires. Le ministère pourra entrevoir à cette époque la tournure que devra prendre définitivement le procès d'O'Connel et de ses coaccusés, qui commencera toujours le 1er janvier et durera un fort longtemps.--M. le duc de Lévis, attaché à la personne de M. le duc de Bordeaux, a écrit de Londres, à la Gazette de France, pour démentir le bruit mis par elle en circulation, que le cabinet de Saint-James avait fait signifier au prince voyageur une invitation de départ.

Des nouvelles de Mossoul, transmises par des lettres de Constantinople, du 22 novembre, annoncent un nouveau massacre des Nestoriens chrétiens par les Turcs. Plus de deux cents de ces malheureux ont été tués.--Les feuilles allemandes annoncent que la fameuse affaire du coup de feu, réel ou prétendu, de Posen, qui aurait été tiré sur une voiture de l'empereur de Russie ou plutôt de la suite de ce monarque, peut être considérée comme entièrement abandonnée. Le directeur de la police, M. Duncker, qui s'était rendu sur les lieux pour diriger l'enquête et l'instruction s'il y avait lieu, est rentré à Berlin.--Quant aux journaux belges, ils nous apprennent que le prince royal, duc de Brabant, qui aura neuf ans accomplis le 9 avril prochain, fera, dans le courant de cette année, sa première communion et sera promu au grade de colonel. C'est, comme on le voit, un enfant précoce. Puisse-t-il néanmoins vivre longtemps!


     Portrait du comte de Nassau,
               ex-roi de Hollande.

Une vie accidentée et remplie est celle du comte de Nassau, ex-roi de Hollande, qui vient de mourir à Berlin d'une attaque d'apoplexie foudroyante. Guillaume-Frédéric, qui régna sous le titre de Guillaume Ier, était né à La Haye le 21 août 1772, et avait ainsi atteint sa soixante-onzième année. Il était fils de Guillaume V, prince d'Orange-Nassau, stathouder héréditaire, et d'une princesse de Prusse. A l'époque de la Révolution de France, des patriotes hollandais, mécontents des empiètements successifs du stathouder sur les anciennes libertés bataves, qui s'étaient réfugiés à Paris, firent entendre leurs doléances, et fournirent à la Convention nationale une occasion de déclarer la guerre au stathouder. Bientôt après Dumouriez avait établi son quartier général dans le Brabant. Dans la lutte de résistance, Guillaume déploya un courage personnel, un talent militaire, une aptitude stratégique, qui furent remarqués. Après des chances diverses, il fut obligé de fuir devant Pichegru et de s'embarquer avec son père à Scheveningue, le 18 janvier 1795, poursuivi par la population que le drapeau tricolore et les mots liberté et égalité avaient électrisée. Il fit, pour rentrer en Hollande, plusieurs vaines tentatives, promena son exil en Angleterre, puis en Prusse, où il perdit son père en 1806. Napoléon lui fit offrir d'entrer dans la confédération du Rhin; il refusa, et vit confisquer sa souveraineté. Il prit du service dans les armées alliées, se vit confier le commandement d'une division, fut fait prisonnier après la bataille d'Iéna, puis, remis en liberté, alla modestement vivre à Berlin. Les grandes guerres qui suivirent réveillèrent son ardeur; il assistait comme volontaire à la bataille de Wagram. Plus tard, après celle de Leipsick, des symptômes de mécontentement s'étant manifestés en Hollande contre l'ordre nouveau et ayant fini par amener une insurrection, le 29 novembre 1813, Guillaume vint aborder dans ce même port de Scheveningue, témoin de sa fuite dix-neuf années auparavant. Les huées s'étaient changées en cris d'allégresse que rendait plus vive encore la promesse d'une constitution. Enfin le congrès de Vienne décréta l'adjonction de la Belgique à la Hollande, et, le 16 mars 1815. Guillaume fut proclamé roi des Pays-Bas. Pendant les quinze premières années de son règne il ne sut rien faire pour rendre ultime l'union officielle des deux États. La commotion de 1830 amena leur déchirement, et de cette époque à 1838, Guillaume s'obstina et épuisa les finances de la Hollande à vouloir reconquérir les provinces qui s'étaient formées en royaume de Belgique. Pour qui a observé ce caractère opiniâtre jusqu'à un entêtement presque invincible, il est aisé de, comprendre tout ce qu'il dut souffrir quand il lui fallut se soumettre enfin à la décision de la majorité de la conférence de Londres. Cette nécessité, la perte qu'il avait faite, en 1837 de la reine, à laquelle il était fort attaché, les désagréments que lui attira un second mariage qu'il contracta avec une comtesse belge et catholique, madame d'Oultremont, alliance qui blessait toutes les susceptibilités néerlandaises; le désordre financier; l'irritation des États-Généraux, la demande d'une révision, dans le sens libéral, de la loi fondamentale, tout l'amena à prendre une détermination qui causa néanmoins une grande surprise: il abdiqua. L'irritation des Hollandais survécut à son règne, et force lui fut de renoncer au séjour de sa patrie pour celui de Berlin. Mais la Hollande lui était néanmoins toujours chère, il s'efforça de reconquérir la popularité qu'il avait perdue par la fondation de nombreux établissements de bienfaisance dotés par lui, d'églises et d'écoles destinées au culte protestant; et en dernier lieu, huit jours avant sa mort, il avait offert de venir au secours du trésor néerlandais obéré, en abandonnant des créances jusqu'à concurrence de 4 à 5 millions de florins, et en s'intéressant pour 10 millions dans un emprunt à conclure. Une des conditions principales qu'il y mettait, c'était son exemption d'impôts pendant sa vie. L'événement est venu prouver, mais un peu trop tôt, que le marché aurait été bon à conclure. Financier fort, habile, Guillaume avait su rétablir sa fortune particulière, fortement entamée par les événements politiques; il avait la passion des grandes conceptions industrielles et commerciales. Il laisse, dit-on, 177 millions de florins (le florin vaut 2 fr. 16 centimes). Cinq à six millions formeront, avec une grande propriété foncière, le douaire de sa veuve; le, surplus sera partagé en deux moitiés, dont l'une revient, au roi actuel de Hollande, et dont l'autre échoit au prince Frédéric et à la princesse Marianne, femme du prince Albert de Prusse, fille de Guillaume, dont les malheurs domestiques n'ont pas été un des chagrins les moins cuisante qui aient attristé les dernières années de la vie du comte de Nassau.

Des lettres de Mayence et la Gazette de Cologne annoncent que M. de Haber, à l'occasion duquel eut lieu un duel qui a eu tant de retentissement, entre M. le baron de Gœler et M. de Verefkin, qui y succombèrent, vient d'être amené lui-même à se battre avec un ami du baron de Goder, M. Sarachaga. La seconde rencontre a eu une fin sanglante comme la première. Après quatre coups de pistolet tirés de part et d'autre, M. Sarachaga est tombé mort, frappé d'une balle dans la poitrine. Un préjugé religieux a donné naissance à toute cette affaire, à laquelle un double duel est venu prêter un épouvantable éclat. Y a-t-il donc en Allemagne des gens qui veuillent faire revivre les temps barbares?

C'est toujours en Suède qu'il faut revenir quand on veut trouver des juges ingénieux et une justice originale. Nous parlions il y a quelque temps d'un apothicaire de Stockholm, judiciairement autorisé à fabriquer du vin de Champagne. Aujourd'hui voici un marchand d'eau-de-vie que le tribunal de la même ville déclare le père Mathews de la Suède, parce qu'il a le soin de mettre de l'eau dans la liqueur qu'il débite. Le parquet s'était avisé de le poursuivre: mais le prévenu a plaidé, et les juges ont proclamé que, «dans l'état actuel des choses du peuple, c'est lui faire un grand bien que de le priver des occasions de s'enivrer.» Combien, à ce prix, Herey renferme de bienfaiteurs de l'humanité, sans s'en douter!--Toutefois nous trouvons infiniment plus innocente la manière dont un honnête Américain vient de faire fortune. Nous laissons parler les journaux des États-Unis: «Un nommé Dominique Von Malden, d'Halifax (Nouvelle-Écosse), reçut dernièrement l'avis qu'il héritait de 170,000 livres sterl. de revenu par an, d'un de ses parents mort en Europe. M. Von Malden est ouvrier; lorsqu'il reçut cette heureuse nouvelle, il était occupé à jeter, avec une pelle, une voiture de houille dans sa cave.» C'est un exercice que nous ne saurions trop recommander à ceux de nos lecteurs qui peuvent tenir à faire une grande fortune.

En faisant quelques réparations dans une des caves de l'Hôtel-de-Ville de Bourg, on a trouvé quatre pierres qui ont bien leur valeur historique. Ces pierres viennent d'un petit monument élevé après la mort de Marat, et en son honneur, sur la place d'armes et en face de la porte principale de l'église Notre-Dame. L'une du ces pierres porte ces mots graves en lettres d'or: Ici les sans-culottes ont rendu justice aux vertus de Marat. Les autres pierres portent les inscriptions suivantes; A Marat, l'ami du peuple. Les vertus chéries des républicains sont la probité, la justice et l'humanité.--Marat, l'ami du peuple, assassiné par les ennemis du peuple. Quand arrivèrent les jours de réaction, cette pyramide fut démolie et transportée sur la place de la Grenette; plus tard on se servit de ses débris pour élever, mais sur de plus grandes proportions, la pyramide consacrée à Joubert, que l'on voit encore sur la place de ce nom.

--Au-dessus de l'entablement de l'Hôtel de Cluny, du côté de la cour, est une balustrade en pierre, ciselée avec une délicatesse et un fini d'exécution admirables. Cette balustrade était plâtrée. Les ouvriers sont occupés à détruire cet horrible empâtement, et à mettre à jour cette espèce de bande de dentelle en pierre. Lorsque l'hôtel Cluny aura été restauré, ce sera un bel édifice historique. Il ne nous reste plus du Moyen-Age à Paris que trois hôtels: l'hôtel de Sens, l'hôtel Soubise et l'hôtel Cluny.--Tous les journaux ont annoncé que M. Fontaine, architecte de la Liste civile, traversant, un de ces derniers jours, la cour du Louvre pour se rendre de l'hôtel d'Angevillers aux Tuileries, a mis le pied dans un des nombreux trous que présente le pavé de cette cour, et est tombé sur le côté. Ce qu'ils n'ont pas ajouté, c'est que M. Fontaine, qui avait su précédemment éviter les trous du pavé de M. de Rambuteau, a dit en se relevant; «Ou n'est jamais trahi que par les siens.»


Cours de M. Raoul-Rochette, ouvert le 19 décembre,
à la Bibliothèque Royale.

M. Raoul Rochette a ouvert à la Bibliothèque du roi, mardi dernier, son cours d'archéologie. Les rangs de l'auditoire étaient serrés, et de nombreux applaudissements se sont fait entendre à la fin de cette première leçon; nous disons à la lin, car les usages des auditeurs des cours du la bibliothèque sont aussi différents des usages du Collège de France ou de la Faculté, que les lieux qui les reçoivent les uns et les autres sont dissemblables. Que M. Saint-Marc Girardin ou que M. Ouinet traverse la salle pour monter à sa chaire, l'auditoire rangé dans l'amphithéâtre salue son entrée par des bravos. A la Bibliothèque, pas d'amphithéâtre pour l'auditoire, une porte secrète, et pas de bravos pour le professeur. Mais si cette disposition ne porte pas tout d'abord à un enthousiasme de parterre, elle n'interdit nullement une approbation sentie, et M. Raoul Rochette l'a éprouvé mardi, à la fin de sa leçon. Sans son cours, il doit faire connaître les phases diverses de l'archéologie grecque. Il a très-nettement posé, dans cette première leçon, les divisions qu'il croit devoir établir et qu'il se propose de suivre. Par l'archéologie grecque, on est convenu d'entendre toutes les œuvres que l'art grec a enfantées, non-seulement dans la Grèce elle-même, qui n'en est pas le berceau, mais dans l'Asie-Mineure, dans l'Italie méridionale et dans la Sicile. Des œuvres d'architecture, il ne nous reste que des édifices publics, et surtout des édifices sacrés, dont la masse a résisté plus ou moins aux ravages du temps. En sculpture, le bois, le marbre, la pierre, les métaux, nous ont conservé quelques travaux. La numismatique est, de toutes les branches de la même division, celle qui nous a légué les plus nombreux et les plus précieux souvenirs. La peinture, qui n'arriva que la dernière, n'a jamais joué dans l'antiquité le rôle, important qu'elle remplit chez nous; elle a laissé peu de traces, et il serait difficile d'en trouver ailleurs que sur quelques vases antiques. M. Raoul Rochette a annoncé qu'il montrerait la gradation et la décadence de ces trois branches de l'art.--L'Académie des Sciences avait à pourvoir au remplacement, dans la section de mécanique, de M. Coriolis, dont nous avons annoncé la mort. Les concurrents étaient nombreux, et chacun d'eux avait des patrons dévoués. Il a fallu trois tours de scrutin pour obtenir un résultat, et M. Morin est sorti vainqueur de cette dernière épreuve.

La France a perdu Casimir Delavigne. Elle lui doit de longs regrets, et l'Illustration une notice spéciale qu'elle lui consacre aujourd'hui même.--M. Julien Gué, qui s'était fait un nom comme peintre de décorations, et qui avait su le conserver comme peintre de genre, vient de mourir à l'âge de cinquante-quatre ans. Il exposa aux derniers Salons le Calvaire et le Jugement dernier, ouvrages d'un bel effet et largement composés. Il était né à Bordeaux.--Le barreau de Paris vient de rendre les derniers devoirs à M. Wollis, dont l'oraison funèbre revenait naturellement au Courrier de Paris.



Algérie.

ARRIVÉE A CONSTANTINE DE M. LE DUC D'AUMALE,
COMMANDANT SUPÉRIEUR DE LA PROVINCE.

Parti de Paris le 11 octobre pour aller prendre le commandement supérieur de la province de Constantine, en passant d'abord par l'Italie, M. le duc d'Aumale a successivement visité Turin, Gênes, Livourne, Florence, Rome, Naples et Malte, et est arrivé dans la nuit du 20 au 21 novembre à Alger sur la frégate à vapeur l'Asmodée. Le prince a été reçu avec les honneurs prescrits par le titre 5 du décret du 21 messidor an XII. Il y a eu, immédiatement après, réception au palais du gouvernement. Son séjour dans la capitale de nos possessions africaines a été marqué par un banquet que lui a offert, le 21, la population civile d'Alger dans les salons de l'Hôtel de la Régence. A ce banquet assistaient les principales autorités civiles et militaires de la cité. Parmi les nombreux toasts portés dans cette réunion, nous croyons devoir citer quelques paroles d'un discours de M. le gouverneur-général, comme l'expression de ses vues personnelles sur la colonisation de l'Algérie:

«L'armée ne peut être réduite, sans qu'au préalable on ait créé une force attachée au sol, qui puisse remplacer les troupes permanentes, qu'on supprimera. Cette force, à mon avis, vous ne pouvez la trouver suffisante que dans l'établissement de colonies militaires, en avant de la colonisation civile. Voilà, messieurs, suivant moi, où est la base de votre avenir. Songez-y bien, vous êtes en face d'un peuple belliqueux et fortement constitué pour la guerre. Pour jouer vis-à-vis d'une telle nation le rôle de peuple dominateur, il faut qu'au moins une partie de votre population soit constituée militairement, mieux encore que les indigènes.»


Arrivée du duc d'Aumale à Constantine.

M. le duc d'Aumale, reparti d'Alger le 28 novembre, est arrivé à Philippeville dans la nuit du 30. Le 2 décembre, il s'est mis en route pour Constantine, escorté par la gendarmerie et les spahis jusqu'au camp d'El-Arrouch, où la cavalerie de Constantine, et les principaux kaids de la province, à la tête de leurs goums, étaient venus le recevoir. S. A. R. a fait son entrée à Constantine le 4 décembre à une heure de l'après-midi. Dès neuf heures du matin, le lieutenant-général Baraguey-d'Hilliers était sorti de la ville, accompagné des autorités civiles et d'un brillant état-major pour aller au-devant du prince. Le cheikh el-Arab, Bou-Azis-ben-Ganah, le khalifah Ali et les kaïds des plus importantes tribus du Sahel, s'étaient jointes, au général, avec une multitude innombrable. de cavaliers, et formaient un magnifique collège. L'allégresse la plus vive régnait au milieu de la population indigène: malgré l'incertitude du temps, elle était accourue presque tout entière à la rencontre du fils du sultan, et elle s'était répandue sur les bords de la route en spirale qui conduit du gué du Rhummel au sommet du rocher.

Au moment où le prince franchissait la porte de la brèche, un ballon aux couleurs nationales fut lancé dans les airs; les cris de joie retentirent et se mêlèrent pendant longtemps aux fanfares militaires et au bruit du canon.

M. le duc d'Aumale a reçu, aussitôt son arrivée, les visites de corps et les députations du commerce européen et de la population indigène. Le soir, toutes les maisons européennes et les boutiques des marchands indigènes étaient illuminées. Un feu d'artifice a été tiré sur le Koudiat-Aly.



Le Procédé Rouillet.


Dessin exécuté d'après nature par
M. Rouillet, au moyen du procédé
par lui inventé.

L'Illustration avait déjà signalé à ses lecteurs le procédé de M. Rouillet: dans son numéro du 8 avril 1843, elle avait donné un dessin exécuté suivant cette méthode. A cette époque, ce procédé était un secret, maintenant il est connu du public, et l'auteur de cet article, ayant eu l'avantage d'en faire usage plusieurs fois, peut, avec connaissance de cause, en exposer au public les principaux avantages. Ils ont d'ailleurs été résumés d'une manière fort claire par M. Lassus, rapporteur de la commission chargée par le ministre de l'intérieur d'examiner les principaux résultats obtenus à l'aide de ce procédé. Ils sont tels que, grâce à lui, la plupart des difficultés matérielles du dessin linéaire sont vaincues entièrement ou considérablement diminuées. La femme portant un enfant, qui est en tête de cet article, a été esquissée à l'aide de ce procédé, et la vérité naïve de la pose est une nouvelle preuve de l'exactitude des contours obtenus par ce moyen.

DESCRIPTION DE L'APPAREIL.

Il consiste en un cadre ou châssis de bois sur lequel ou a tendu une étoffe transparente. Le tissu de fil et de coton connu sous le nom de tarlatane est celui que l'auteur préfère. Il faut que l'étoffe soit également tendue et collée sur les bords du cadre avec de la colle-forte. Ce châssis sera fixé sur un chevalet ou sur un montant vertical bien solides et bien fixes.

On attache ensuite au dossier d'une chaise une règle en bois ou une forte latte portant une carte ou un morceau de bois percé d'un trou circulaire de cinq millimètres de diamètre environ et appelé oculaire. Si l'on place cette chaise à une certaine distance du cadre et de manière à ce que le centre de figure du cadre et celui de l'oculaire soient sensiblement sur une même ligne horizontale, on verra à travers la gaze les contours des objets placés au-delà du cadre. Alors, armé d'un fusain taillé très-fin, on pourra suivre leurs contours et calquer ainsi la nature.


    Un homme dessinant d'après le
                 procédé Rouillet.

CONSEILS UTILES.

Pour réussir, plusieurs précautions sont indispensables.

1° Le dessinateur fermera un œil et regardera avec l'autre à travers l'oculaire, en appuyant son front contre la latte.

2º Il faut que pendant tout le cours de l'opération, l'oculaire et par conséquent la chaise qui le porte, le chevalet et la personne ou l'objet que l'on dessine, restent parfaitement immobiles.

3º Avant de commencer le dessin, on s'assurera que l'objet que l'on veut reproduire est en pleine, lumière, de manière à ce que ses contours parfaitement nets et tranchés soient vus distinctement à travers la gaze. Pour obtenir cette netteté de contours, on aura recours à une foule de petits artifices que l'usage enseigne; ainsi les objets blancs seront placés devant un fond noir. Pour que les contours du collet d'un habit ou d'un mantelet puissent être nettement aperçus à travers le tissu, on placera dessous des feuilles de papier blanc; en un mot, on fera en sorte que tous les contours soient parfaitement distincts. Avec de l'habitude, on arrive aussi à reconnaître les contours avec l'œil qui ne regarde pas à travers l'oculaire, et lorsque cet œil en a saisi la configuration, celui qui regarde à travers l'oculaire les comprend aussitôt.

4º Quand on dessine une personne, ou doit s'assurer constamment les contours de l'esquisse coïncident avec ceux de la personne. Ainsi je suppose que l'on ait déjà tracé un profil, savoir: le front, le nez, la bouche et le menton, on ne commencera pas l'œil avant de s'être assuré que le front et le nez du modèle coïncident avec le contour de l'esquisse. De même, avant de; commencer l'oreille, on examinera si l'œil dessiné recouvre exactement celui du modèle. Dès que ces contours ne coïncident plus par suite d'un léger déplacement de la personne qui pose, on l'invite à avancer ou reculer de manière à s'encadrer de nouveau exactement dans l'esquisse; alors on continue, le dessin. Pour obtenir l'immobilité, il est bon que la personne suit assise et la tête appuyée contre le dossier d'un fauteuil.

5º Le fusain sera taillé très-fin; on appuiera très-peu, en ayant soin de le tenir de façon à ce qu'il ne soit pas perpendiculaire au plan de l'étoffe, mais incliné à ce plan. En tournant le fusain entre ses doigts à mesure que l'on dessine, on aiguisera sans cesse sa pointe, et un obtiendra un trait fin et délié.

6º Il est essentiel de finir toujours complètement la partie du modèle que l'on dessine, afin de n'avoir plus à y revenir, sans cela ou oublie certains détails qu'il serait plus difficile d'intercaler ensuite.

7º Le dessin terminé, on constatera une dernière fois que les contours de l'esquisse coïncident tous avec ceux de l'objet réel; puis l'oil quittera l'oculaire, et, sans rien déplacer, ou regardera le dessin que l'on vient de finir, pour s'assurer qu'aucun détail n'a été oublié.

Si tout a été fidèlement reproduit, peintre et modèle peuvent changer de place et de position; sinon, le modèle restant toujours immobile, le dessinateur replace son œil à l'ouverture de l'oculaire et dessine le contour oublié. Pour réussir, il faut suivre scrupuleusement, naïvement, les contours que l'on voit, quelque bizarres qu'ils paraissent. Ceux qui savent dessiner doivent oublier leur savoir s'ils veulent reproduire ce qui est, et non pas ce qu'ils croient voir.

MANIÈRE DE REPORTER LE DESSIN SUR LE PAPIER.

Il s'agit maintenant de reporter sur le papier l'esquisse qui se trouve sur la tarlatane. Rien de plus aisé: on place le châssis sur une feuille de papier blanc ou sur une toile; puis, appuyant avec les doigts de la main gauche sur l'étoffe, on l'applique exactement sur le papier, et avec une épingle tenue de la main droite, on soulevé le tissu de quelques millimètres sur un certain nombres de points uniformément répandus sur l'esquisse, et distants environ de quatre centimètres l'un de l'autre. On retire le châssis, et l'on reconnaît que ces chocs légers ont projeté la poussière du fusain qui avait traverse la gaze sur le papier sous-jacent. On peut ainsi avoir deux ou trois épreuves, et avoir, en retournant le cadre, des figures où la gauche se trouve à droite et vice versa. L'empreinte de l'esquisse peut encore s'obtenir en frottant l'étoffe avec un linge fin pendant qu'on la tient appliquée sur le papier, ou bien en repassant avec le fusain sur tous les traits de l'esquisse.

Pour conserver le dessin au fusain sur le papier, il y a plusieurs procédés: ou bien l'on enduit le papier d'une couche d'huile à sa partie postérieure, ou bien on le passe dans du lait; on peut aussi repasser sur le trait au fusain avec un crayon noir ou de mine de plomb.

Le même châssis et la même étoffe peuvent servir pendant très-longtemps; car il suffit, pour effacer complètement le fusain sur la tarlatane, de la frotter légèrement avec une peau de gant.

RÉDUCTION DES OBJETS.

L'appareil que nous venons de décrire nous donne le moyen du réduire les objets dans toutes les proportions voulues; ainsi tout le monde comprend que le dessin sera d'autant plus petit relativement à l'objet, que celui-ci ou l'œil du dessinateur seront plus éloignés du cadre, et vice versa. Pour faire un portrait d'une grandeur déterminée, il suffit de marquer sur l'étoile, au moyen de deux points, la hauteur que l'on veut donner au portrait; puis, en rapprochant ou éloignant le cadre du modèle ou de l'œil, on finira par les placer à une distance telle l'un de l'autre, que le sommet de la tête et le dessous du menton coïncideront avec les deux traits marqués sur la toile. Ces réductions ont une limite qu'il est difficile de dépasser, parce que si le modèle est trop éloigné les contours deviennent indistincts, et le trait du fusain n'est pas assez délié pour exprimer nettement les contours d'objets trop petits. Toutefois, on peut réduire les objets dont les contours deviennent indistincts à de grandes distances par un artifice très-simple. Il consiste à dessiner d'abord l'objet à la distance où ses couleurs sont parfaitement accusés, puis à reporter ce dessin sur une feuille de papier, et copier ensuite ce dessin avec l'appareil en le réduisant dans les proposions demandées. Néanmoins il est évident que le procédé de M. Rouillet se prête peu à la reproduction des petits objets, mais beaucoup mieux à ceux de grandes ou de moyennes dimensions.

GRANDISSEMENT DES OBJETS.

Pour simplifier l'exposition du procédé, je suppose que l'un veuille faire le dessin d'une statuette double de sa grandeur. On dessinera d'abord cette statuette sur le châssis d'après le procédé ordinaire et dans une proportion quelconque, préférant celle où le dessin présentera la plus grande netteté; puis on marquera sur une grande toile, ou sur un plan vertical quelconque, deux points de repère dont la distance verticale soit double de la hauteur de la statue. Cela fait, on placera le châssis devant la grande toile, et derrière le châssis on mettra une lampe à mèche plate de façon à ce que le plan de la mèche soit perpendiculaire à celui du châssis. On baissera cette lampe jusqu'à ce que la flamme se réduise à un point lumineux. Alors les rayons de lumière traversant le châssis éclaireront la grande toile; main partout où le fusain aura marqué sur la tarlatane, la lumière ne la traversera point, et par conséquent l'ombre des traits se projettera sur la toile sous forme de lignes noires qu'il suffira de suivre avec un crayon quelconque, en s'effaçant de manière à ne pas intercepter la lumière. Pour que la grandeur du dessin soit le double de celle de la statue, il suffira de faire varier la distance du châssis de la toile et de la lampe au châssis, jusqu'à ce que l'ombre du sommet de la tête et celle des pieds de la figure, coïncident avec les deux points de repère. La distance verticale de ces deux points étant double de la hauteur de la statue, il est évident que le dessin sur la toile sera une fois plus grand que la statue que l'on avait prise pour modèle.

M. Lassus, rapporteur de la commission qui a examiné le procédé de M. Rouillet, a perfectionné la lampe employée pour le grossissement des objets. Pour que l'ombre portée sur la toile soit nette, pour qu'il n'y ait point de pénombre, il faut que la flamme soit réduite à un point lumineux, il place donc la flamme de la lampe au foyer d'un miroir métallique concave en forme d'ellipsoïde de révolution A B C, qui fait converger tous les rayons vers un orifice très-étroit D, à travers lequel ils s'échappent, et qui peut être considéré comme un point lumineux; on voit, en comparant les deux flèches placées devant ce point, comment le grandissement a lieu. La plus petite représente un objet dessiné sur la tarlatane; la plus grande est l'ombre amplifiée de l'objet.


Le grandissement jusqu'au quintuple s'obtient sans que les ombres des traits s'élargissent. Au delà, les contours deviennent vagues et les ombres s'affaiblissent. On aura toujours soin de suivre avec le crayon l'axe du trait et non le bord extérieur ou intérieur des ombres. Le grandissement des objets est un grand service rendu aux peintres en général et aux peintres d'histoire en particulier. Ils pourront ainsi grandir leurs esquisses dans une proportion quelconque, et ne perdront plus des heures précieuses à mesurer la grandeur relative des parties ainsi amplifiées.

Pour obtenir un grandissement médiocre, M. Rouillet conseille un procédé fort simple: il consiste à placer à une petite distance du châssis sur lequel se trouve le dessin un papier transparent bien tendu. La flamme étant derrière le châssis, l'ombre de l'esquisse se projette sur le papier et on en suit les contours que l'on aperçoit en se mettant derrière le papier tendu. Ainsi, dans la première méthode, le dessinateur se place entre le châssis et le papier ou la toile; dans la seconde, il se place derrière le papier.

DESSIN OMBRÉ.

Le procédé de M. Rouillet permet non-seulement de calquer le contour des objets, mais encore d'obtenir des effets d'ombre et de lumière. Les ombres ayant souvent des couleurs parfaitement tranchés, on conçoit qu'on puisse suivre facilement les contours de ces ombres. Mais en se servant de crayon noir et blanc ou de pastels, on peut aussi reproduire ces ombres sur l'étoffe transparente, leur donner l'intensité qu'elles ont dans la nature et marquer leurs décroissements successifs. Si on reporte ce dessin sur un papier de couleur, alors il ressemble singulièrement à une gravure au pointillé. La trame de l'étoffe fait un petit travail en carreaux très-délicat, fort agréable à l'œil, et dont ou essaierait vainement d'imiter le fini et la régularité. Les dessins ombrés exigent de l'habitude, et ne sauraient être faits du premier coup par des personnes étrangères aux arts du dessin. Sous ce point de vue, il y a évidemment des essais à faire et des améliorations à espérer.

Les applications du procédé de M. Rouillet, que nous venons d'exposer, sont les plus usuelles; les peintres et les amateurs de dessin en feront un fréquent usage. Celles dont nous allons parler, et qui sont peut-être plus ingénieuses encore, profiteront surtout aux architectes et aux mécaniciens. Elles ont un mérite scientifique et sont une curieuse application des principes de la géométrie: elles prouvent combien la science est féconde en résultats lorsque l'on sait déduire toutes les conséquences des principes qu'elle a posés. Toutefois, dans cet exposé, nous n'oublierons pas que nous parlons à des gens du monde et non pas à des géomètres; nous tâcherons d'être clairs, dussions-nous sacrifier quelquefois la rigueur mathématique à cette nécessité.

MANIÈRE DE COPIER EN PERSPECTIVE DES PEINTURES PEINTES SUR DES SURFACES BRISÉES OU COURBES.

Le châssis sur lequel ou tend la tarlatane peut avoir toutes les formes imaginable; par conséquent le dessinateur est en état de copier non-seulement des objets réels ou des figures peintes sur un plan tel que la toile d'un tableau ordinaire, mais aussi des figures dessinées sur deux plans qui se coupent sous un angle quelconque. Imaginons qu'on veuille copier les peintures à fresque qui occupent l'angle d'un cloître d'Italie, vues à une certaine distance et d'un point déterminé. Le dessinateur prend deux châssis qui font entre un angle égal à celui des deux murs, et il donne à ses deux châssis une longueur proportionnelle à celle des deux murs. Si l'un des deux murs a 5 mètres de long et l'autre 3 mètres le châssis correspondant aura par exemple 5 décimètres et l'autre 3 décimètres. Il en sera de même pour la hauteur. On voit que le problème se réduit à ceci: que le châssis soit une figure semblable à celle du mur. L'appareil ainsi disposé, le dessinateur calque les contours qu'il voit, et, comme il les voit en perspective, son dessin sera en perspective lui-même, et il fera un tableau semblable à celui de l'angle du cloître vu du point ou il s'est placé.

Imaginons maintenant que les fresques aient été peintes sur une surface courbe quelconque, une portion de cylindre, de sphère, ou bien une surface ellipsoïde ou parabolique; il suffira de même de donner au châssis une courbure semblable, en le construisant avec des baguettes flexibles, puis on dessinera comme à l'ordinaire. On évite ainsi une difficulté immense qui existait autrefois: c'est celle de transporter sur un plan une peinture existant sur une surface courbe.

Mais cet avantage n'est pas le seul, car l'étoffe transparente, étant séparée du châssis courbe qui la portait, redevient un plan, et l'on obtient ainsi je redressement des images. On peut aussi appliquer sur l'appareil tout monté le papier ou la toile destinés à recevoir la contre-épreuve; puis on les enlève, on efface leur courbure, et l'on a ainsi sur un plan la copie de cette peinture qui se trouvait sur une surface courbe. Un dessin fait sur un châssis ayant la forme d'une portion de cylindre peut être décalqué en le faisant rouler sur une feuille de papier qui reçoit l'empreinte. C'est le procédé employé pour imprimer les toiles peintes.

PROJECTION DES OBJETS SUR UN PLAN VERTICAL.

La projection d'un corps sur un plan vertical, c'est la figure formée par les pieds des perpendiculaires abaissées de chacun des points du corps sur ce plan. Ainsi, la projection d'un cube est un carré si l'une de ses faces est parallèle au plan; celle d'un cône ou d'une pyramide dont l'axe est vertical est un triangle. Dans l'architecture, on représente souvent des façades ou des portons d'édifice projetées ainsi sur un plan vertical. Ce travail étant excessivement long, car il fallait mesurer l'une après l'autre les lignes principales de l'édifice, et reporter ensuite sur le papier des lignes d'une longueur proportionnelle. L'effet de cette projection est de placer le point de vue à l'infini, et de détruire ainsi les illusions de la perspective linéaire.


Imaginons une muraille CG et le bas AB d'une porte entr'ouverte; l'œil du dessinateur est en V. Si l'on dessine le bas de la porte AB sur le châssis placé verticalement et parallèlement au mur CG, la ligne AB dessinée sur l'étoffe ne sera pas horizontale connue elle l'est dans la nature; elle fera un angle avec les traverses du châssis qui sont horizontales; c'est un effet de la perspective résultant de ce que le point B est plus éloigné de l'œil V que le point A; ou, en d'autres termes, parce que le rapport entre la distance de l'œil au châssis et les distances de l'œil au point A et au point B n'est point le même. Supposons, par exemple, que la distance V a" de l'œil au châssis soit le tiers de la distance VA de l'œil au point A, la distance VB sera plus petite que le tiers de la distance VB, puisque B est plus éloigné que A. Mais si nous pouvions faire en sorte que le rapport entre la distance a" de l'œil au châssis et celle de l'œil à chacun des points de la ligne AB restât constant, alors la ligue AB horizontale dans la nature, serait représentée par une ligne horizontale sur le châssis. Cette condition est facile à réaliser; il suffit pour cela de faire mouvoir le châssis vertical parallèlement à lui-même dans deux coulisses ou sur des galets à mesure que l'on tracera la ligne AB. en laissant la main suivre son mouvement initial, qui se fait instinctivement dans une direction horizontale; alors l'on aura sur le châssis la ligne a" B' qui sera parallèle à la ligne AB et horizontale connue elle.

Cette ligne a' B' n'est autre chose que la ligne homologue de la ligne a" B, projection de Ab sur le plan vertical du mur CG. Le rapporteur a perfectionné ce procédé en ceci, qu'un contre-poids P ramène le châssis de sa seconde position LM, qu'il occupe quand le crayon calque le point B, à la position N K qu'il occupait au commencement de l'opération quand il calquait le point A. On peut se faire une idée du procédé en faisant tenir le châssis verticalement sur une table, de manière à ce qu'il soit parallèle au plan d'un mur CG dont se détache une porte entr'ouverte dont le bas est AB. Une autre personne tient légèrement le cadre, et en le poussant devant soi avec le fusain, à mesure que l'on suit la ligue AB, on s'assure que l'on a tracé une ligne horizontale. Il est essentiel que le châssis reste toujours vertical tout en se mouvant.

On peut aussi matérialiser ce procédé par une image sensible; imaginons que la ligne AB soit représentée par un fil dont l'extrémité A soit tenue en contact avec la face postérieure de l'étoffe, et dont l'extrémité B soit aussi fixe. Il est essentiel que la longueur de ce fil soit proportionnelle à la distance relative du châssis et de la porte à l'œil du dessinateur; en même temps ce fil devra être parallèle à la ligne AB, et par conséquent oblique au plan de l'étoffe. Les choses étant ainsi disposées, si l'on pousse le châssis devant soi, le lit déchirera l'étoffe, mais cette déchirure sera une ligne horizontale, et de plus parallèle aux traverses du châssis. Pour résumer tout en une seule phrase qui sera comprise des personnes initiées à la géométrie, on dessine sur le plan du châssis une image semblable à celle de l'objet réel projeté sur un plan parallèle à celui du châssis, ou d'une manière plus abrégée, on projette sur le plan du châssis une image semblable à celle de l'objet réel.

Nous n'insisterons pas plus longtemps sur cette ingénieuse application du procédé de M. Rouillet. Les architectes, les géomètres et les ingénieurs comprendront tout ce qu'elle renferme d'applications utiles. Nous terminerons en énumérant les conditions nécessaires à la solution du problème, telles que M. Lassus les a énoncées dans son rapport.

1º Le parallélisme du châssis avec le plan sur lequel on projette l'objet, et l'existence d'un plan horizontal sur lequel les objets seraient posés.

2º Il est nécessaire que les objets situés sur les différents plans dont ou cherche la projection puissent être réunis par des lignes droites et perceptibles du point de vue donné. Il serait impossible, en effet, d'obtenir exactement la projection d'une colonne ou de toute autre surface courbe dont la forme réelle n'est point appréciable d'un seul point de vue.

3º Il est enfin indispensable que le mouvement du châssis en avant et en arrière et le mouvement de la main qui dessine se combinent exactement. Quant à cette dernière condition du problème, nous pensons qu'elle peut être remplie par la bonne exécution de l'appareil.

Le trace en projection obtenu au moyen de l'appareil de M. Rouillet offrirait encore un avantage qu'il importe de signaler. Les figures dessinées sur le châssis étant semblables aux figures réelles des objets, il suffirait de placer une mesure entre le châssis et l'objet, parallèlement à ce châssis, pour connaître les dimensions de l'objet et établir en même temps l'échelle des dessins obtenus.

HISTORIQUE.

Ce n'est point le hasard qui a conduit M. Rouillet à imaginer son procédé. Professeur de dessin, il songeait sans cesse aux moyens de faciliter cette étude à ses élèves. Il gémissait, comme tous les vrais artistes, de cette cruelle nécessité de faire copier pendant des années entières des yeux, des bouches et des oreilles pour arriver, en dernière analyse, à reproduire mécaniquement, d'abord un dessin, puis une tête, enfin une académie. Il comprit bientôt que toute la difficulté était dans l'ensemble et les proportions, et que l'homme le mieux doué pour les arts plastiques était souvent arrêté pendant de longues années par des difficultés matérielles, vaincues souvent avec plus de facilité par un individu sans intelligence et sans poésie. Il pensa qu'en imaginant un procède mécanique pour vaincre les difficultés mécaniques du dessin, il rendrait service à l'art véritable, qui n'est point la reproduction servile de ce qui est, mais la représentation de ce qui devrait être. Son premier mouvement fut de soumettre son procédé à l'Académie des Beaux-Arts. Une commission fut nommée pour examiner ses résultats. On soumit l'inventeur aux épreuves les plus variées; il tint toutes ses promesses. Les commissaires étaient émerveillés de l'exactitude du dessin et de la perspective; chacun le félicitait. Mais quand on sut que son intention formelle était de faire jouir le public de sa découverte, le secrétaire de la commission, obéissant à cet esprit rétrograde qui est le mauvais génie des Académies, écrivit au ministre de ne pas encourager une invention qui enlevait à l'art une partir de ses difficultés. Le parti des bornés raisonne toujours de même en fait de peinture comme on fait de politique; il confond les procédés matériels de l'art avec l'art véritable, de même qu'il confond la prospérité matérielle d'une nation avec sa grandeur réelle.

M. Rouillet ne fut pas découragé; il en appela au ministre mieux informé. M. Duchatel ne considéra pas l'opinion de messieurs de l'Académie comme devant lui tracer irrévocablement sa ligne de conduite et nomma une seconde commission composée de MM. Allaux, Cavé, Léon Coignet, Mandrin, Lassus, Lenormand, Lesueur, Mérimée et Vilet. Ce choix était heureux: en joignant des peintres à des archéologues et à des architectes, on réunissait les représentants de toutes les branches de l'art auxquelles le procédé pouvait s'appliquer utilement. Cette commission se livra à un long et minutieux examen. Le procédé fut soumis à toutes les épreuves imaginables; on reconnut ses avantages, on signala les perfectionnements dont il était susceptible, et la conclusion du rapport de cette nouvelle commission fut que le ministre devait encourager une invention destinée à rendre des services réels à l'art et à la science. Le ministre jugea comme la commission et accorda à M. Rouillet une pension viagère de 1200 fr. par an, afin que le public entrât en possession de ses procédés.

L'on a dit qu'à l'aide de l'étoffe transparente tendue sur un châssis, tout le monde saurait également bien dessiner. C'est une erreur. L'individu qui n'a jamais appris le dessin pourra reproduire le contour d'un objet et obtenir un calque fidèle; mais on reconnaîtra toujours une main inexpérimentée à l'incertitude du trait et au peu de fermeté des contours. Toutefois, à l'aide de cette esquisse, un peintre pourra peindre le portrait d'une personne qu'il n'aura jamais vue, ou dessiner un édifice dont un voyageur lui rapportera le croquis fidèle. Mais le dessinateur seul sera en état de faire les ombres, ou d'indiquer, par l'accentuation des traits, les parties saillantes on rentrantes. Pour l'artiste, le procédé Rouillet est un gain de temps immense: en un instant il fixe sur la toile des attitudes difficiles, des raccourcis, des effets de lumière passagers; il grandit sûrement ses figures dans une proportion déterminée; en un mot, les difficultés matérielles étant écartées, il consacre tout son temps, toutes ses forces, à la composition, l'expression et la couleur; il se livre avec sécurité à l'inspiration, sûr de n'être pas arrêté par des calculs arides de proportions. Les dessinateurs peuvent voir avec déplaisir la vulgarisation de ce procédé; les peintres s'applaudiront de ce nouveau moyen de multiplier leurs œuvres et de leur donner un plus haut degré de perfection. Croit-on que les artistes si expressifs de l'école florentine ou les grands coloristes vénitiens se fussent préoccupés de l'apparition d'un semblable moyen? Le procédé Rouillet apprendra-t-il à donner à la Vierge les expressions sublimes et variées que Fra Angelico, le Pérugin et Raphaël, ont su créer tour à tour? Est-ce avec un fusain et sur une tarlatane que vous rendrez la couleur du Titien ou de Rembrandt? Saurez-vous à l'aide de cette machine composer un tableau comme Paul Véronèse, André del Sarto ou Fra Bartolomeo? Selon nous, le procédé dont nous parlons fera rentrer l'art dans sa véritable voie, parce que la pensée de l'artiste dominera dans son œuvre. L'imitation servile étant sans difficultés, elle deviendra sans objet. Les formes de convention ne seront plus acceptées, parce que les yeux de tous se seront accoutumés à l'imitation des formes réelles. On se rapprochera de la nature tout en l'idéalisant: on sera vrai tout en reproduisant le beau; et la peinture retrouvera peut-être ces grandes traditions du seizième siècle où l'art s'est élevé si haut, qu'il semble se reposer encore de cet effort gigantesque.

Ch. M.



Publications illustrées.

Faits mémorables de l'Histoire de France, par M. Michelant, précédés d'une introduction de M. A. Ségur, et illustrés de 120 tableaux de M. Victor Adam.(2)

Note 2: Un vol. grand in-8. Paris, 1844. Didier. 15 fr.

M. Victor Adam conçut un jour l'heureuse pensée de composer 120 tableaux sur les faits les plus mémorables de l'histoire de France, depuis la lutte de sainte Geneviève et d'Attila jusqu'aux adieux de Fontainebleau. Pour donner une idée à nos lecteurs de la manière dont il a exécuté ce travail, nous mettrons sous leurs yeux un de ses dessins représentant l'entrevue de François 1er et de Henri VIII au camp du Drap-d'Or. Les 120 tableaux achevés et gravés sur bois par nos meilleurs artistes, un jeune écrivain de talent se chargea de les expliquer avec un texte élégant et concis. Telle est l'histoire de ce beau volume, qui pouvait avoir et qui a une véritable importance artistique et littéraire, et qui, aussi intéressant à lire qu'à regarder, prendra rang cependant parmi les plus utiles ouvrages illustrés que l'année 1843 aura vus naître tout exprès pour les jeunes pensionnaires des deux sexes.

Nouvelles et seules véritables aventures de Tom Pouce, imitées de l'anglais, par P. J. Stahl, 150 vignettes par Bertal (2).

Note 2: Un vol. in-18. Hetzel. 3 fr.

La typographie et la gravure ont fait, depuis vingt années, de merveilleux progrès. Quand nous étions enfants, on nous donnait comme étrennes quelques gros volumes in-l2 en papier gris, mal imprimés, et ornés--les éditeurs avaient l'audace de l'annoncer--de rares images dont la gravure était aussi grossière que le dessin en était incorrect et ridicule; du style, je n'en parle pas, et pour cause. Si ces deux arts, qui semblent destinés désormais à se prêter un secours mutuel, continuent à se perfectionner, l'imagination la plus vive et la plus ingénieuse essaierait vainement de se représenter dès aujourd'hui les étonnantes publications illustrées que nos petits-enfants auront le bonheur d'offrir à leur jeune postérité, le premier jour de l'an de grâce 1900.

Concevez-vous, en effet, un petit volume mieux écrit, mieux imprimé et mieux illustré que les Nouvelles et seules véritables aventures de Tom Pouce? Tom Pouce, ou Tom Thumb en anglais, est, personne ne l'ignore, le petit Poucet de l'Angleterre. Il jouit, chez nos voisins d'outre-mer, d'une réputation digne de ses infortunes, de ses talents et de ses vertus.

La France entière éprouvait depuis longtemps le besoin de connaître l'histoire véritable de ce grand petit homme britannique dont elle avait tant de fois entendu prononcer le nom. Grâces en soient rendues à MM. Stahl et Bertal, ses désirs vont être satisfaits. Sous ce rapport, comme sous tant d'autres, elle n'a plus rien à envier à sa riche et fière rivale. Maintenant, Tom Thumb a deux patries.

Je ne vous révélerai pas, quant à moi, les Secrets de sa naissance; sachez seulement que sa mère avait souhaite un enfant, ne fut-il pas plus grand que le doigt.

Je vous le montrerai tout d'abord dans son berceau, un sabot neuf, au fond duquel on avait mis un peu de ouate bien douce et bien chaude, pour qu'il pût y dormir tout à son aise. Ce fut dans ce sabot qu'il grandit, ou plutôt qu'il ne grandit pas. Mais si sa taille resta la même, son intelligence fut si précoce que ses parents ne souhaitèrent jamais qu'il fût plus grand.

Dès son bas âge, il se montra fort sage; sa mère le grondait rarement, et encore était-ce bien doucement.

Il apprit de bonne heure à lire et à écrire. On eut quelque peine, il est vrai, à lui trouver une plume assez petite pour qu'il put s'en servir; enfin ou en vint à bout. Un jour, pendant qu'il écrivait un compliment à sa maman, une puce vint l'attaquer. Il se vit obligé de dégainer, car il avait une épée, et de tenir son ennemi en respect jusqu'à ce que sa bonne mère accourût à son secours.

Pendant ses récréations, il s'amusait souvent à contempler un papillon sur une rose.--Mais, hélas! il devint, connue beaucoup d'enfants envieux et gourmand, et il paya cher ces défauts.--On verra dans son histoire comment il tomba au milieu d'un pudding, puis au fond du gosier d'un meunier, puis dans le ventre d'un poisson, et par quelle série d'aventures il arriva enfin à la cour du roi Arthur, où il vécut longtemps, tantôt favori, tantôt prisonnier. La fortune ne corrompit point son cœur.--Il vint mourir aux lieux où il était né. Protégé par une fée puissante, il obtint sa liberté, et un jour il apporta à ses nous parents, qui le croyaient mort, un louis d'or dont il avait eu le courage de se charger. Quand M. et madame Pouce furent revenus de leur étonnement, leur bon et illustre fils leur raconta ses aventures, que je ne saurais trop vous engager à lire et à donner en cadeau à tous les petits enfants de votre connaissance.

La Chine ouverte, aventures d'un Fan Kouei dans le pays de Tsin, texte par Old Nick, gravures par Auguste Borget (3).

Note 3: Cinquante livraisons à 30 centimes.--Paris 1844. Fournier. --Trois livraisons sont en vente.

Ce titre a quelque chose d'effrayant... pour la Chine. Le grand empereur dont l'Illustration a récemment publié un portrait si ressemblant ne pourra plus désormais empêcher les Barbares de dépasser la ligne de ses frontières. De quelle utilité lui sont maintenant sa grande muraille et ses 100,000 sentinelles tartares? MM. Old Nick et Auguste Borget nous ouvrent à deux battants toutes les portes de son vaste royaume. Une grande invasion se prépare. A cette immense et incroyable histoire, une partie de la population de Paris s'est précipitée.... rue Saint-Benoît, 7, chez M. Fournier, où se distribuent, au faible pris de 15 fr., les billets d'admission au Céleste-Empire. Déjà les faubourgs, s'agitent et la province se met en marche. Avant la fin de l'année qui n'est pas encore commencée, dix millions de Français auront pénétré dans le Céleste-Empire, sous la conduite de MM. Old Nick et Auguste Borget.


Où trouverait-on d'ailleurs deux guides plus aimables, plus sûrs et plus instruits? Le spirituel critique du National, l'habile rédacteur de la la Revue Britannique, l'ingénieux auteur des Petites Misères de la vie humaine, a fait ses preuves; vous le connaissez tous. Quant à son collaborateur, M Auguste Borget, jeté par une tempête sur les rivages de la Chine, il a passé six mois à Macao et en divers villages du littoral; il a rapporté de ce voyage des collections, des dessins qui ont fait à Paris l'admiration de tous les amateurs, et dont

MM. Rittner et Goupil ont publié une partie sous le titre de: la Chine et les Chinois, enfin, il a exposé aux salons de 1842 et 1843 des tableaux que sa majesté le roi Louis-Philippe s'est empressé d'acheter, pour en orner les plus belles salles de son palais de Neuilly.--Ne sont-ce pas là des garanties suffisantes? N'avons-nous pas le droit de vous recommander, avant même qu'il ait paru, le livre illustré que publieront par livraisons hebdomadaires, en 1844, MM. Old Nick et A. Borget. En outre, leur intelligent éditeur ne mérite-t-il pas pleine et entière confiance, et ne devons-nous pas croire ce que dit son prospectus: «Ni les titres, ni les manuscrits, ni les renseignements personnels n'auront manqué, par conséquent, à la composition d'un volume qui, sous une forme légère, résumera une masse énorme de document sérieux. Marco Polo, Mendoça, le père Alexandre, Spizelius, Kircher, les Missionnaires, de Guignes, Harrow. Staunton, Clarke Abel, Timbowski, Abel Rémusat, Davis, Stanislas Julien, Ad. Barrot, Downing, Kidd, Gutzlaff, lord Jocelyn, et les rédacteurs du Chinese Repository, en auront tourné chacun quelques pages; l'auteur les leur restitue comme il le doit. L'éditeur, à son tour, promet que de tous ces livres, dont quelques-uns sont bien vieux, sortira un livre vraiment nouveau.

Peut-être jugera-t-on que la Chine ouverte, la Chine renouvelée, ajoute à un travail de ce genre tout l'attrait d'une publication de circonstance; mais, avant comme après la paix de Nan-King, l'Anacharsis chinois était à faire. C'est ce qui va être tenté..

Comme spécimen des gravités de ce curieux ouvrage, nous donnons le portrait d'un [illisible] et le vue extérieure d'un [illisible]--Que nos abonnés ne nous demande aucun renseignements sur les habitants et les chinoiseries que nous leur représentons, nous leur répondrons «La chine est ouverte, allez vous embarquer rue Saint-Benoît, nº 7. Le voyage sera long (il durera cinquante semaines), mais peu coûteux (trente centimes par semaine), aussi agréable qu'instructif (MM. Old Nick et A. Borget tiendront toutes leurs promesses), sûr (M. Fournier a-t-il jamais laissé un ouvrage inachevé?), et, chose étrange, vous le ferez entièrement sans quitter votre fauteuil, votre maison, votre femme et vos enfants. A de telles conditions, qui ne partirait.... pour la Chine ouverte?

Impressions de voyage de M. Boniface, par Cham (4).

Note 4: Album.--Paris, Paulin. 3 fr.

Qu'est-ce donc que M. Boniface, qu'il s'imagine avoir le droit de nous faire raconter par M. Cham, au crayon et à la plume, ses excursions sur terre et sur mer, sur la tête et sur le nez, etc., le tout mêlé de bosses et coloré de bleus et de noirs? M. Boniface, puisqu'il faut l'avouer, est un proche parent de MM. Vieuxbois, Jabot et Crépin, d'heureuse mémoire. Comme eux, il ne saurait prétendre à la réputation d'un Adonis persécuté par la mauvaise fortune qui les a tourmentés; il joue constamment un rôle moitié triste, moitié plaisant dans une longue série d'incroyables aventures; enfin, à l'instar de. M. Vieuxbois, il traîne toujours après lui un chien fabuleux. Pour le moment, M. Boniface ne se présente à nous qu'en qualité de réfractaire de la 4e compagnie du 3e bataillon de la 10e légion. Comme moi et comme vous peut-être, cher lecteur, il a une horreur instinctive pour le service de la garde nationale; il fait plus: non content d'avoir tressailli dans son lit en recevant un billet de garde, ainsi que vous pouvez en juger, il a résolu de s'affranchir de ce joug odieux, il s'exile temporairement, il part pour la perfide Albion, avec son chien.--Je ne vous raconterai pas toutes les petites misères qui l'accablent pendant son voyage de Paris à Boulogne, il s'en console en admirant, par les fenêtres du coupé, les belles campagnes de la Picardie.

Pendant qu'il se livre à ce doux plaisir, une jeune villageoise lui offre galamment, au bout d'un bâton, un bouquet âgé de deux mois à peine.

La crainte d'être asphyxié par les parfums enivrant de ces fleurs des bois, et du perdre son meilleur œil, lui fait retirer sa tête. Mais, ô fatalité! la jeune, et jolie villageoise, en retirant son bâton retire le chien de M. Boniface qu'elle a accroché par l'oreille.

           

A peine débarqué à Boulogne, M, Boniface et son chien reçoivent deux malles sur le dos, et se trouvent sollicités en sens divers par plusieurs hôteliers d'aller habiter leurs hôtels.

           

Ils se hâtent de fuir cette ville trop hospitalière et s'embarquent pour Douvres à bord du bateau à vapeur le Sauteur. Mais, hélas! jamais la mer n'a puni avec une cruauté plus atroce un garde de la légion et son malheureux chien. Plus de trente dessins sont consacrés à la représentation de l'affreux supplice infligé aux deux coupable par l'élément vengeur. Le bâtiment s'avance vers Douvres d'un air si penché, qu'à sa vue seule on comprendra les horribles douleurs éprouvées pendant la traversée par M. Boniface, son chien et ses compagnons d'infortune;

M. Boniface surtout s'abandonne à des contorsions dont son historien retrace les accidents variés avec une fidélité à vous donner le mal de mer. Il perdit même la présence d'esprit dont la nature l'avait doué, et s'étant assis imprudemment sur une voile, il se trouve un moment hissé par le fond de son pantalon au sommet le plus élevé du mat le plus haut du navire.

Heureusement, le Sauteur avançait toujours, et il jeta l'ancre dans le port de Douvres, à la grande curiosité des naturels.

Ici s'arrêtent nos révélations.--Gardes nationaux accomplis, qui êtes toujours aussi fidèles à votre compagnie qu'à votre compagne, désirez-vous savoir à quelles épouvantables tortures M. Boniface fut condamné à Londres pour avoir refusé de monter sa garde à Paris, achetez le petit album que vient de publier M. Cham, et vous passerez, je vous le jure, un joyeux quart d'heure. Le gouvernement devrait, en vérité, souscrire à 80.000 exemplaires, et faire distribuer les impressions de voyage de l'infortuné réfractaire de la 4e du 3e de la 10e à tous ses camarades. Il pourrait ensuite fermer l'hôtel des Haricots, supprimer les conseils de discipline, et abroger les dispositions pénales de la loi sur la milice citoyenne. Tous les récalcitrants iraient se jeter, comme le timide et repentant M. Boniface (voir ci-dessus même colonne), aux pieds de leur sergent-major; et si, comme M. Boniface, ils ne méritaient pas d'être élevés au rang de caporal, ils deviendraient au moins des gardes nationaux modèles.



Modes.--Bijouterie.

Les armoiries ont reparu depuis quelque temps sur les panneaux de voiture et sur les cartes de visite. On aime les titres, tout en ayant l'air de les dédaigner, et le peuple le plus frivole de la terre partage cette faiblesse avec d'autres nations et même avec les plus sérieuses du monde, les Américains! Ces derniers n'ont pas de titres, mais, entendez-les, ils pourraient tous en avoir; leur grand-père, aïeul, était comte, baron, etc.

On aime les titres, on s'en fait gloire, et maintenant on s'en pare plus que jamais. Les femmes de l'aristocratie ne pouvant avoir des robes de velours, de gaze ou de satin, faites d'une manière qui établisse ligne ligne de démarcation entre elles et les bourgeoises, se font faire des bijoux, que nous nommerons armories.

Ainsi ce peigne, d'un travail élégant, est armorié de deux écussons accolés; il réunit deux noblesses: c'est un peigne de mariage.

Dans un bal, lorsqu'on verra ce bracelet au bras d'une dame, on saura du suite quel litre donner à la femme qui le porte, car la couronne de baron s'y montre, malgré toutes les coquetteries dont l'orfèvre a brodé le thème.

Ici, c'est un lion passant; il est entouré de petits détails d'un joli travail. Nous supposons, par la grande simplicité de cette épingle, que la pensée de la maison Morel, de laquelle sortent tous ces charmants bijoux, a été d'y attacher à volonté des ornements qui garnissent le devant du corsage.

La couronne de marquis, plus élégante de forme que celle de baron, offrait un champ plus vaste aux ornements; aussi nous n'hésiterons pas à proclamer ce bracelet supérieur en tous points.

Le porte-cigare est devenu indispensable: il remplace la bonbonnière de nos grands-pères. Est-ce un tort? Je dirai oui, car la bonbonnière prouvait des habitudes de société et des mœurs élégantes, et le cigare prouve le contraire.

Nous serons plus indulgents pour la tête de cravache, parce que nous n'avons pas à ce sujet de comparaison fielleuse à faire. En tous temps, il y a eu des Nemrods de bonne compagnie et de brillants cavaliers. Cette tête de cravache nous montre qu'aujourd'hui le luxe des détails n'est point négligé; la tête de chien qui la termine est la vraie armoirie du chasseur.

Nous finirons en faisant remarquer la grande simplicité de l'épingle, ce qui nous semble de fort bon goût et en parfaite harmonie avec les costumes de notre époque.


Bijouterie.--Epingles, Porte-Cigare et Cravache.




Caricature.--Un garde national contrarié.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
Agamemnon, général des Grecs, fut assassiné pendant son sommeil.