The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0042, 16 Décembre 1843

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Title: L'Illustration, No. 0042, 16 Décembre 1843

Author: Various

Release date: May 28, 2012 [eBook #39836]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0042, 16 Décembre 1843

                 Nº 42. Vol. II.--SAMEDI 16 DECEMBRE 1843.
                       Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque N° 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mais, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'étranger      --   10         --   20       --    40

SOMMAIRE

Histoire de la Semaine. Portrait de M. Nothomb; État actuel des bâtiments de la fabrique incendiée à Rouen; Portrait de M. Tyrrell. --Courrier de Paris, L'Acropédestre; Foyer de la Danse, à l'Opéra.--Ouverture des Cours de l'École Polytechnique. Costumes des élèves de l'École Polytechnique; Porte de l'École; Cour intérieure de l'École; Salle de Dessin, à l'École.--Révolutions du Mexique. Portrait de don Lucas Alaman. (Suite et fin.)--L'Horloge qui chante, nouvelle, par Albert Aubert.--Les Enfants Trouvés. Quatre Gravures.--Correspondance.--Voyages en Zigzag, par M, Topffer. Quinze Gravures.--Annonces.--Modes. Une Gravure. Amusement des Sciences.--Rébus.


Histoire de la Semaine.

L'histoire de la semaine ne découvre à l'intérieur aucun fait de quelque importance. Dans les départements, les nouvellistes vivent sur les événements locaux; à Rouen, on va visiter les ruines qu'a faites un incendie considérable, qui, comme tous ceux qui éclatent dans cette ville aux rues étroites et aux maisons vermoulues, a menacé de réduire tout un quartier en cendres; à Saint-Etienne, on suit avec sollicitude l'enquête commencée sur un accident arrivé sur le chemin de fer et causé par une malveillance qui pouvait faire de nombreuses victimes. A Paris, on regarde le télégraphe se mouvoir et on lit avec curiosité les comptes-rendus des séances législatives de Madrid, d'Athènes et de Bruxelles, en attendant qu'on puisse assister à celles du palais Bourbon.


M. Nothomb, ministre de l'intérieur,
                        en Belgique.

A Bruxelles donc, dans la Chambre des Députés, la question des rapports commerciaux entre la France et la Belgique a été soulevée par M. Castiau, un des nouveaux députés du Hainaut. Il a fait ressortir ce qu'il y avait eu d'impolitique et d'injuste de gratifier l'Allemagne d'avantages dont la France avait payé assez chèrement la jouissance par les concessions qu'elle avait faites, pour qu'on ne les transportât pas à une autre nation sans compensation aucune, sans espoir même d'en obtenir, à titre purement gratuit et uniquement, en quelque sorte, pour donner à la France le droit d'accuser la diplomatie belge de déloyauté et de duplicité. Nous n'aggravons ni n'affaiblissons le reproche: nous reproduisons les termes mêmes dans lesquels il a été formulé. Le ministre de l'intérieur, M. Nothomb, a cherché à y répondre; mais ce ministre, dont nous ne contestons pas l'habileté, cet orateur dont nous reconnaissons le talent, n'est pas arrivé à justifier la mesure incriminée. Le dialogue qui s'est engagé entre M. Castiau et lui à la tribune a même prouvé que ce n'était pas la justesse du reproche que M. Nothomb espérait combattre avec succès, mais plutôt son opportunité. «Vos paroles sont imprudentes, a dit M. le ministre de l'intérieur. --Il n'y a jamais d'imprudence à dire la vérité.--Si fait,» a répliqué M. Nothomb, dont l'aveu est bon à enregistrer.


     État actuel des bâtiments de la fabrique incendiée à
                          Rouen, le mardi 28 novembre.

A Madrid, l'intrigue se complique de plus en plus, et il est toujours difficile de bien comprendre les dépêches télégraphiques avant que les correspondances et les journaux en soient venus donner le commentaire. M. Gonzalès Bravo a rempli la mission que la reine lui avait confiée de composer un cabinet. Le général Mazarredo, le marquis de Pena-Florida, M. Mayans et M. Portillo ont été nommés ministres de la guerre, de l'intérieur, de la justice et de la marine. Tous sont à la dévotion du général Narvaez. Il n'a pas encore été disposé du portefeuille des finances. Le jury a fort bien senti que la lutte ne pouvait être entre un journal et M. Olozaga, et le Heraldo contre lequel l'ex-Ministre avait porté plainte le premier jour où la fable des violences qu'il avait exercées contre la reine fut mise un circulation, le Heraldo n'a pas été mis en accusation, parce que l'accusation a été reproduite partout et doit se juger ailleurs qu'en Cour d'assises. Les explications de M. Olozaga ont produit beaucoup d'impression sur la Chambre; aussi a-t-elle, pour l'élection des deux vice-présidents du congrès appelés à remplacer MM. Gonzalès Bravo et Mazarredo, devenus ministres, donné la majorité aux amis du ministre révoqué; MM. Madoz et Canica ont été nommés, le premier par 70 voix contre 75, le second par 77 voix contre 73. C'est après ces résultats de scrutin que le télégraphe nous a appris qu'une proposition de mise en accusation de M. Olozaga, présentée par sept députés, avait été prise en considération par 81 voix contre 66. Il y a dans ce déplacement apparent et brusque de la majorité quelque chose d'inexplicable avant que les termes de la proposition nous soient connus, et qu'on nous ait dit si nul progressiste n'a voulu on votant pour sa prise en considération, amener l'intrigue à l'épreuve d'un débat public. L'émotion populaire a été vive à Madrid, et des coups de feu ont été tirés par la troupe sur le peuple. Il nous paraît difficile de croire au bruit qu'on a fait courir à Paris des préparatifs de départ de la reine Christine pour l'Espagne. Personne ne doit être tenté d'y aller en ce moment. Puisse la crise actuelle ne pas nécessiter au contraire dans la Péninsule des émigrations nouvelles!

--A Athènes l'assemblée nationale se livre à la vérification des pouvoirs. Après cette opération, elle s'occupera de la Constitution. On entrevoit un germe de division. Une fraction extrême, mais en faible minorité, demande le système d'une Chambre unique. La majorité, à la vérité, est bien prononcée pour le système de deux Chambres; mais elle se subdivise elle-même en une fraction qui vont abandonner au roi la nomination des sénateurs et c'est la plus faible; une autre qui voudrait la réserver à la nation ou à la Chambre des Députés, et une troisième qui veut y faire participer tout à la fois, et pour moitié, le roi et la nation. Les ambassadeurs étrangers ont déclaré ne vouloir se mêler en rien des affaires intérieures.

--Le congrès des États-Unis a dû ouvrir sa session le 4 décembre. On dit que le président Tyler, voulant répondre par un coup d'État à certaines intrigues de l'Angleterre, aura proposé dans son message d'admettre le Texas dans l'Union américaine. Ce bruit a acquis une assez grande consistance. Toutefois, il règne depuis quelque temps une si grande incertitude dans toutes les nouvelles qui nous viennent d'Amérique, qu'il est prudent d'attendre des faits positifs. Il est constant du reste que le Texas, le territoire d'Orégon, l'esclavage, le tarif et le droit de visite paraissent devoir être longtemps encore des causes permanentes d'hostilité entre les deux nations.--La Gazette des Postes de Francfort nous a appris par sa correspondance ce Saint-Pétersbourg que, dans les premiers jours de septembre, un combat sanglant a eu lieu entre les Avares et les troupes russes. Les Avares habitent la partie septentrionale du Lesgnistan. Ils avaient attaqué un village ami. Le colonel Weselowski se rendit immédiatement sur les lieux; mais l'ennemi comptait de huit à dix mille hommes. Les Russes étaient inférieurs en nombre; cependant ils se battirent avec courage. Ils ont perdu mille hommes; on croit même que le colonel est resté sur le champ de bataille. La Gazette d'Augsbourg parle également d'un rude échec que les Russes auraient éprouvé dans le Daghestan, où une division russe aurait été attaquée à l'improviste et mise un déroute par les montagnards circassiens.--A la Nouvelle-Zélande des collisions sanglantes ont eu lieu entre les Anglais et les naturels de Cloudy-Bay. Des nouvelles récentes annoncent que la plupart des principaux résidents anglais ont trouvé la mort dans les combats successifs qu'ils ont eus à soutenir contre les insulaires.--A la Havane a éclaté également une révolte d'un certain nombre de nègres. Des lanciers espagnols et des colons ont marché contre eux. Les révoltés ont eu une cinquantaine de morts; on leur a fait soixante-sept prisonniers; le reste a pris la fuite. Ces soulèvements deviennent de plus en plus fréquents, et demandent qu'on y réfléchisse. Beaucoup de lettres on été publiées cette semaine à l'occasion du séjour à Londres de M. le duc de Bordeaux et de ses réceptions. On a vu paraître les épîtres de ceux qui croyaient avoir à expliquer pourquoi ils avaient tardé à s'y rendre, et de ceux qui ne s'y rendent pas du tout. Ou a lu aussi une lettre du prince, portant pour suscription à M. de Chateaubriand mais qui, bien plus probablement, était adressée à la France. C'est toutefois Chateaubriand qui y a répondu, et, comme toujours, il a parlé de son pays en homme qui a concouru à sa gloire, et de la liberté en écrivain qui a su parfois la servir. Cette correspondance demeurera comme document historique. On annonce du reste que le ministère anglais aurait fait signifier à M. le duc de Bordeaux l'ordre de quitter l'Angleterre. N'oublions pas une lettre adressée par l'organe du Sun aux partisans du duc de Bordeaux, et renfermant un défi en forme que leur adresse M. le comte Grignan de Labarre. «Vous croyez, leur dit-il, rendre hommage au toi de France dans la personne du petit-fils de Charles X; eh bien! vous êtes dans l'erreur. Le fils de l'infortuné Louis XVI est vivant, il est maintenant en prison pour dettes: c'est M. le duc de Normandie, expulsé de France au moment où il allait démontrer ses droits, reconnus par le duc de Berri lui-même au moment de sa mort.» En conséquence M. le comte de Grignan de Labarre propose aux chefs de la noblesse française réunis en ce moment à Londres de se former en cour d'enquête sous la présidence de M. le duc de Bordeaux, afin de résoudre la question depuis si longtemps pendante de l'existence du dauphin de France, «S'il ne s'agît, dit-il, que d'une imposture grossière, comme on a osé le soutenir, elle sera solennellement confondue. Si le duc de Normandie est réellement ce qu'il prétend être, le duc de Bordeaux est trop loyal pour ne pas rendre lui-même hommage à son souverain légitime.» Le défi, comme on le voit, est nettement posé; mais nous n'avons pas appris encore qu'il ait été accepté. Un certain nombre de lecteurs anglais paraissent cependant l'avoir pris au sérieux.--Cela a fait presque autant de bruit à Londres qu'une explosion qui a eu lieu dans le quartier de Clerkenwell, par suite de fuites survenues à des conduits de gaz traversant un égout. Au dire du Times, plus du quarante maisons auraient sérieusement souffert; des façades entières auraient été ébranlées, des marchandises, des meubles déplacés, brisés et jetés çà et là; d'énormes grilles de fer lancées à plus du trente mètres; des pavés, des dalles en quelque sorte déracinés et projetés au loin à des distances considérables; mais, parmi bonheur providentiel, personne n'a péri au milieu de ce désastre, qui un instant a pu faire croire à une secousse volcanique. L'enquête faite à ce sujet établit que l'explosion a eu lieu dans un grand égout commun, et qu'elle a été déterminée par un morceau de papier allumé qu'un fumeur avait laissé tomber par la grille de l'égout.

O'Connell a obtenu, ce qui était si important pour lui, de n'être jugé que par le jury de 1844, dont la liste est dressée sous l'active surveillance des repealers. En attendant le jour de sa comparution, il est allé présider à Limerick un grand banquet en l'honneur de M. O'Brien, qui s'est rallié à la cause du rappel. Le libérateur a déclaré
M. Tyrrell, coaccusé d'O'Connell,
                       décédé.
qu'on lui avait offert de renoncer aux poursuites ou de ne pas faire exécuter la condamnation qui pourrait être prononcée, s'il voulait abandonner le rappel. «Ai-je besoin de dire, s'est-il écrié, que j'ai repoussé cette proposition? Non, non, tant qu'il me restera un souffle de vie, je ne transigerai pas sur la cause du repeal. Tant que je vivrai, je soutiendrai que l'Irlande a le droit d'avoir son Parlement; et si l'on me jette en prison, eh bien! j'aurai encore ma plume pour communiquer mes pensées à mes concitoyens..... Malgré l'intervention et les préventions officielles, la paix subsiste; la paix donc, voilà mon ordre! la paix, voilà ma prière! la paix toujours, et l'Irlande sera libre.»--La mort vient de frapper un des coïnculpés du grand agitateur. Le révérend M. Tyrrell, prêtre de l'Église catholique d'Irlande, renvoyé, ainsi qu'O'Connell, devant le jury, a été enlevé à ses paroissiens et à ses juges. C'était un nomme qu'entourait l'estime publique, et dont la présence dans l'association avait dû attirer bon nombre d'adhésions. Son portrait est donné par plusieurs feuilles anglaises d'après lesquelles nous le reproduisons.

On a dressé l'état civil des souverains de l'Europe et fixé l'âge qu'ils auront au 1er janvier prochain. Le roi de Suède aura 80 ans; le pape, 78 ans, le roi des Français, 70 ans; le roi de Wurtemberg, 62 ans; le roi de Bavière, 57 ans; le roi de Danemark, 57 ans; le roi des Belges, 51 ans; l'empereur d'Autriche, 50 ans; le roi de Prusse, 50 ans; l'empereur de Russie, 47 ans; le roi de Saxe, 16 ans; le roi de Sardaigne, 15 ans; le roi de Naples, 31 ans; le roi des Grecs, 26 ans; la reine de Portugal, 25 ans; la reine d'Angleterre, 21 ans; le sultan. 20 ans; enfin Isabelle d'Espagne, 13 ans.--Les reliques de Charlemagne, qui comptent à peu près autant de siècles que l'innocente Isabelle a d'années, et que nous avions dit avoir été égarées et retrouvées dans la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, donnent lieu aujourd'hui à une réclamation rectificative qui n'est pas sans intérêt. Suivant cette, version nouvelle, ces reliques n'ont jamais été égarées dans la basilique, qui les honore comme celles d'un fondateur et d'un saint. On a toujours su qu'elles étaient conservées dans la grande châsse d'argent doré qui a été évidemment faite pour les recevoir, et que la tradition attribue, sans que l'archéologie s'y oppose, à Frédéric Barberousse, le grand admirateur de Charlemagne et le grand bienfaiteur de sa basilique. Il ne s'agissait donc nullement de trouver l'auguste dépouille, mais de constater son état et d'étudier sur toutes ses faces le monument qui la protégeait, admirable morceau d'orfèvrerie romane couvert de bas-reliefs, de gravures, d'émaux et d'inscriptions dont une partie reste habituellement cachée contre la muraille. M. Arthur Martin, l'auteur, avec M. Cabier, de la Monographie de Bourges, se proposant de faire connaître par une nouvelle publication le trésor d'Aix-la-Chapelle, obtint sans peine de la bienveillance du chapitre la faveur insigne de faire descendre la pesante châsse du lieu élevé on elle était placée, et le privilège plus grand encore de la faire ouvrir. Il fallut quelques heures de recherches pour découvrir, pour trouver le système de sa construction: on reconnut enfin les joints des portes sous les plaques de métal qui couvrent les versants du toit, et l'on n'eut plus que quelques clous à enlever pour découvrir l'intérieur. Il ne renfermait qu'un seul corps, bien que, d'après la tradition et les historiens du quinzième siècle, Frédéric eût enseveli les reliques de saint Léopard avec celles de Charlemagne. Le squelette était à peu près entier, et les ossements qui manquaient étaient précisément ceux une l'on vénère à part depuis plusieurs siècles dans la même église. On sait en effet que le chapitre et la ville d'Aix-la-Chapelle ont toujours été tellement jaloux de leur possession, qu'ils en ont refusé des parcelles et à des rois de France et à des empereurs. Ces ossements supposent une stature élevée: la fémur est de 52 centimètres.--Auprès des ossements se trouvaient une feuille de parchemin et deux riches étoffes. A la vue du parchemin, l'on avait espéré rencontrer quelque précieux document historique; mais cette pièce n'était datée que de la fin du quinzième siècle, et constatait seulement que les os de l'avant-bras avait été extrait de la châsse par le chapitre pour être offert à la vénération publique dans un bras d'argent doré donné par Louis XI. L'une des étoffes, tissue en soie, semblait appartenir au quinzième siècle; l'autre, de soie et de fil, présentait dans toute sa pompe l'ornementation du douzième. Un circonstance de grand intérêt pour l'archéologie fut la découverte, sur cette dernière étoffe, d'une inscription grecque faisant partie du tissu. Ou a su par là que ce magnifique travail, que l'on eut pu croire un produit de la fusion du byzantin, du latin et de l'arabe, qui s'opérait en Sicile et dans la grande Grèce à la fin du douzième siècle, provenait directement des manufactures impériales de Constantinople. Les deux étoffes, après avoir été calquées, ont de nouveau recouvert la dépouille du grand homme; un nouveau procès-verbal a été déposé à côté de celui du quinzième siècle, et la châsse, refermée, a repris sa place accoutumée sur le haut rayon où les innombrables visiteurs du trésor devront, comme auparavant, se contenter d'entrevoir une partie de ses merveilles.--Nous avions promis de faire connaître le jugement qui serait définitivement porté sur le cœur trouvé à la Sainte-Chapelle. Mais la discussion s'est, cette semaine, continuée entre M. Taylor et M. Letronne, l'un plaidant pour saint Louis, l'autre contre, et elle ne paraît pas toucher encore à sa conclusion.--On a placé au Louvre, au milieu de la salle dite de Henri IV, contenant les agates, les émaux, les vases précieux, etc., sur un piédestal en marbre vert, un grand bassin entièrement couvert de ciselures représentant une multitude de sujets et timbré aux armes fleurdelisées. C'est le bassin qui était à la Sainte-Chapelle de Vincennes, et qui a servi aux baptêmes de Philippe Auguste et du comte de Paris.--De glorieux restes encore plus dignes de nos respects, ce sont les vieux soldats qui forment l'effectif du l'hôtel royal des Invalides. On vient de publier un état de ces braves dans lequel on trouve 11 chevaliers de Saint-Louis, 208 membres de la Légion-d'Honneur, 10 militaires privés des deux jambes, 5 de deux bras, 180 aveugles, 365 privés d'une jambe, 255 d'un bras, 151 affligés de blessures diverses. Il y a dans le nombre 667 vieillards âgés de plus de soixante-dix ans.

Les journaux allemands ont eu cette semaine une annonce qui a obtenu un grand succès et une large publicité. Ils nous ont appris qu'un souper à la viande de cheval, qui a eu lieu le 17 novembre à Koenigbade, près de Stuttgard, avait réuni plus de cent cinquante personnes de toutes les conditions de la ville et des environs. Le service consistait en potage au riz, en viande salée et en cheval à la mode. Tous les convives oui été d'accord sur ce point, que la viande était non seulement tendre et d'un goût agréable, mais qu'on ne pouvait la distinguer du bœuf, et que la soupe au bouillon de cheval était agréable et sans aucun goût particulier. Ce qui prouve que le préjugé contre ces mets était très-faible et qu'il a disparu promptement, c'est que tous les plats n'ont pas tardé à être consommés, et qu'il a fallu en préparer d'autres pour les convives retardataires. On a aussi exprimé le désir de se réunir prochainement pour un autre repas du même genre.--De leur côté, tous les journaux de Paris ont reçu, avec invitation de l'insérer, la note suivante: «Un ancien officier, qui a été sept fois maire d'une grande commune, se trouvant, à défaut de fortune, dans l'impossibilité de tirer parti d'un immeuble qui, dans d'autres mains, pourrait être l'origine d'une fortune colossale, désirerait aliéner les belles ruines de l'antique château de la Perrière, situé sur la rive gauche de la rivière de Bram, dans la commune d'Oradour-Saint-Genest, à dix kilomètres de la ville du Dorat, arrondissement de Bellac. Au seizème siècle, sous le règne de François Ier, et du temps du chevalier Bayard, ce château, d'après la tradition, appartenait au connétable de Bourbon, comte de la Marche, qui y faisait battre monnaie. Il y a, assure-t-on, à la suite des caves, de vastes souterrains dans lesquels le prince avait déposé d'immenses trésors; on porte sans y comprendre les objets d'art et d'antiquité, à plus de quatre-vingt millions les valeurs contenues dans des tonnes qui furent aperçues, par un effet du hasard, il y a environ cent vingt-cinq ans, à travers une énorme grille de fer, laquelle ne put être enlevée, parce que la mauvaise qualité de l'air empêcha de conserver la lumière; ce qui fit dire aux crédules villageois qui se trouvaient là: «que le diable s'était emparé du trésor, et qu'il fallait y renoncer.» Tout cela est raconté journellement par les vieux habitants du voisinage qui l'avaient entendu dire à leurs pères.--Actuellement les fouilles et les recherches pourraient être faites avantageusement par une société ou un homme riche.--Le propriétaire, n'étant pas en position d'en faire les frais, offre de vendre le fonds moyennant cinquante mille francs et la centième partie de ce qui aura été trouvé. S'adresser, franco, à Me Lesterpt, notaire à Darnac (Haute-Vienne). MM. les directeurs des journaux, de toutes les opinions, sont priés de vouloir bien reproduire, gratuitement, l'article ci-dessus, et lui donner la plus grande publicité. Ceux qui auront cette obligeance feront une bonne œuvre, car il est de l'intérêt public que des capitaux considérables ne demeurent pas plus longtemps enfouis.» C'est donc une bonne œuvre que nous venons de faire, et qui nous donne au prix Monthyon des droits sans partage, les journalistes quotidiens ayant probablement voulu faire leur profit particulier d'un avis aussi important.

M. Feuillet, membre libre de l'Académie des Sciences morales et publiques, et conservateur de la Bibliothèque de l'Institut, vient de mourir à l'âge de soixante-quinze ans. C'était un homme d'une instruction étendue, qui s'était concilié l'affection et l'estime de tous les savants, avec lesquels il était depuis si longtemps en rapports quotidiens.--Nous avons lu dans plusieurs feuilles qu'un neveu de Lavoisier, une des gloires de la France, venait de mourir à Bicètre. On ne nous a pas dit s'il fallait le reprocher au pays, et si c'était un injuste abandon qui avait fait franchir à ce malheureux la porte de ce triste séjour.



L'album et le keepsake triomphent; le renouvellement de l'année est la saison de leurs victoires et conquêtes. Dans quinze jours, le boudoir et le salon étaleront leur récolte de keepsakes et d'albums pour 1844 négligemment abandonnés sur le marbre de la cheminée, sur la table de palissandre, sur l'acajou, sur le velours: agréables refuges pour le désœuvrement de la soirée, jouets brillants qui empêchent la satiété et l'ennui; les charmantes fantaisies de Grandville et de Tony Jobannot, les douces romances de Loïsa Puget et de Labarre sont d'un merveilleux secours pour rompre la monotonie d'un long tête-à-tête, ou ranimer une conversation qui se meurt d'inanition.--Vous êtes à bout de paroles, vous vous sentez la bouche sèche et le cerveau malade; cette crise de nerfs qui s'appelle un bâillement vous saisit à la mâchoire et à la gorge; que devenir et que faire? Si vous restez court, vous passez pour un sot, et pour un manant si vous cédez à la crise nerveuse: l'album et le keepsake viennent heureusement à votre aide et vous sauvent de ce double affront. Oh! quel charmant livre! dites-vous en vous levant; quel délicieux recueil de romances! Et vous allez droit au bienheureux spécifique; tandis que vous en parcourez les pages une à une, vous reprenez haleine, la salive vous revient, et, si peu que vous soyez un bâilleur exercé vous glissez adroitement votre bâillement entre deux feuillets.--Il ne faut donc pas s'étonner du grand nombre de keepsakes et d'albums que le 1er de l'an consomme; l'étrenne, comme on voit, en est utile et agréable.--A tout commencement d'année, on doit s'attendre à être visité, pendant douze mois, par une quantité d'ennuyés, d'ennuyeux et de niais; il est sage de se précautionner et de faire ses provisions: l'album distrait ces gens-là, et le keepsake leur donne une contenance.

L'occasion est bonne: je pourrais vous recommander des albums et des keepsakes par douzaines; il en pleut de toutes les couleurs, tous plus ou moins satinés, veloutés, illustrés et dorés sur tranche; mais dans cette multitude, j'ai une préférence que je vais vous confier ingénument; de tous ces albums, c'est l'album de Frédéric Bérat que j'aime le mieux; ma première raison, c'est que Frédéric Bérat est mon ami; vous me pourriez dispenser d'en donner une autre, mais je suis homme de conscience: si Frédéric Bérat n'était qu'un bon compagnon, je le darderais pour moi seul; mais vraiment il a du goût, de l'esprit, du cœur, et je suis assez généreux pour vous en faire part. Prenez donc le nouvel album de Bérat, prenez-le, croyez-moi: vous y trouverez tout ce que je vous annonce là, de tendres mélodies, des chants naïfs et spirituels. Frédéric Bérat n'est pas de ces gens qui font grand étalage d'une science souvent stérile; il chante avec ses émotions, et aussi émeut-il souvent ou fait-il sourire. Poète et compositeur tout à la fois, Bérat écrit la rime et la note de la même plume; de tous ses gracieux enfants, lui seul est le père, musique et paroles.--Mais quelle simplicité de vous parler ainsi de Frédéric Bérat! comme si vous ne connaissiez pas mieux que moi l'auteur de la douce romance: Je vais revoir ma Normandie! qu'on a tant chantée et que vous chantez peut-être encore au moment où je vous parle. Heureux Bérat! qui se recommande si bien lui-même!

Nous représentons, page 211, des demoiselles qui ne se contenteraient certainement pas d'une romance de Bérat pour leurs épaves du jour de l'an: ce sont ces demoiselles de l'Opéra, surtout ces demoiselles de la danse, espèce médiocrement bucolique de sa nature, et fort peu disposée à regretter le lait pur, le simple galoubet et les pâturages de sa Normandie. Le cachemire, entre nous, le divan aux moelleux coussins, et le Champagne glacé, leur semblent d'une qualité préférable. Amaryllis et Tityre n'ont pas élu domicile dans les coulisses de l'Académie royale de Musique, et ne font pas encore partie du corps des ballets.

Que viendraient-ils chercher, je vous le demande, l'un avec sa blanche brebis, l'autre avec sa flûte champêtre, au milieu de ces jambes légères et de ces cœurs fragiles? Figurez-vous Mélibée entrant au foyer de la danse, dans ce foyer tout plein de sourires faciles, de regards indulgents, de pieds mutins et de mains étourdies, dans ce damné foyer que vous avez là sous les yeux.

La toile vient de se baisser; nous sommes au moment de l'entr'acte. C'est l'heure où le lion se met en chasse; s'élançant de l'orchestre et de l'avant-scène dans les coulisses, il y rôde un instant, flaire à droite et à gauche, et gagne le loyer de la danse; le foyer de la danse est son antre préféré. Là, le lion secoue fièrement sa crinière, aiguise ses griffes, se met en arrêt et attend sa proie.

En ce moment le lion, ainsi que vous le pouvez voir, est dans son quart d'heure de repos et d'humanité; il ne mord pas, il roucoule comme s'il était une modeste colombe.--Sur le premier plan, vous voyez un lion d'un âge mûr, dans l'altitude mélancolique du bipède qui se sent devenir vieux; plus loin, trois lionceaux debout, se confondant en douceurs et en politesses pour une des gazelles de l'endroit; ce sont des lions à peine émancipés, des lions à leur premier coup de dent, si j'en crois leur mine respectueuse et guindée; la gazelle s'en aperçoit et les écoute d'un air légèrement maussade; la gazelle n'aime pas les lions conscrits. Parlez-moi du lion qui est là-bas, assis négligemment sur un canapé, les pattes croisées; celui-là est un beau jeune lion rompu aux armes; j'en atteste cet air penché, ce sourire satisfait et victorieux. Cependant, au fond de l'autre, lion et gazelles se cherchent et se confondent; c'est un bruit mêlé de rugissements et de soupirs. Les propos y sont lestes comme cette péri, cette sylphide ou cette wili au jupon court qui s'élance, bondit, et provoque le parquet de son pied agaçant... mais, hélas! le foyer des danseuses a beaucoup dégénéré depuis que le prince russe y est devenu rare, et que l'ambassadeur a fait place au commis banquier et au maître clerc!

Passons de l'entrechat au poignard, de Terpsychore à Melpomène (vieux style). Or, Melpomène est un peu consolée; après six semaines d'abandon, elle a retrouvé sa chère Rachel, son trésor, son orgueil. Qu'étiez-vous devenue, ô Roxane? Pourquoi nous délaisser, Hermione? Sans vous, Camille, que faire? Chimène, si vous nous quittez ainsi, que dira Rodrigue?

N'accusez ni Roxane, ni Hermione, ni Camille, ni Chimène de désertion et d'infidélité; le mal les avait vaincues. Au lieu du diadème d'or et du manteau de pourpre, ces belles reines, ces princesses passionnées avaient pris la camisole et le bonnet de malade; Curiace et Bajazet, Rodrigue et Pyrrhus ne les visitaient plus que sous un habit de médecin. Adieu, jalousies et tendres fureurs! adieu, rimes brûlantes! Phèdre, voyons votre pouls! Eryphile, suivez cette ordonnance! qu'on apprête cette tisane pour Esther!

Mais enfin voici mademoiselle Rachel debout, grâce au ciel! Après cette longue maladie, il était prudent de ne pas se jeter, pour premier essai, dans l'emportement des ardeurs tragiques; ainsi mademoiselle Rachel a commencé par la douce et simple Monime: Phèdre, Roxane, Hermione, exigent toute la vigueur d'un talent plein de santé; Monime convient à une convalescente: c'est la continuation d'un régime adoucissant.

Elle s'est donc montrée un peu pâle encore, un peu chancelante; on a pu entrevoir les traces de la souffrance au milieu même des plus heureux élans de son inspiration; le parterre s'est ému de cette pâleur et de cette faiblesse de Monime; que pouvait-il faire? Lui administrer le seul spécifique qu'il possède, les vivât, et les applaudissements, et il ne s'en est point montré avare. Mademoiselle Rachel aura bientôt recouvré la force et la santé, si toutefois les bravos sont un remède souverain.

A peine est-elle revenue, que les poètes se tournent vers elle comme vers leur unique espoir et leur refuge; plus d'un frappe à sa porte, une tragédie à la main: mademoiselle Rachel leur sourit et les accueille, mais elle, n'a encore choisi personne; les tragédies infortunées attendent sur le seuil qu'elle dise à l'une ou l'autre: «C'est toi que je préfère!» Cependant, le bruit court que la jeune souveraine commence à ressentir une curiosité et un penchant secret pour une certaine Catherine II, que le comité du Théâtre-Français vient de recevoir avec tous les honneurs dus à une impératrice de toutes les Russies, et à une telle, impératrice. L'auteur est M. Romand, à qui la scène française doit déjà un drame plein d'imagination et d'intérêt, le Bourgeois de Gand; le talent du poète et le nom de l'héroïne expliquent aisément le désir qu'éprouve, dit-on, mademoiselle Rache! de se mesurer avec Catherine et l'empire russe. Aux grands talents, les hautes entreprises!

On avait annoncé que les Bâtons Flottants ne se hasarderaient pas sur l'océan du parterre. L'auteur, blessé de l'indiscrétion qui avait prématurément livré son nom au vent et à l'orage, avait fièrement retiré ses Bâtons, voilà du moins ce qu'on racontait; mais M. Liadières a démenti ce bruit par une lettre catégorique. Les Bâtons ne sont pas retirés, ils ne sont qu'ajournés; M. Liadières attend que la grande rumeur qui s'est faite à propos de... bâtons soit un peu apaisée; il désire que sa comédie fasse son entrée en public avec modestie et en temps utile. Ces éloges prématurés, cette admiration imprudemment proclamée, ont inquiété M. Liadières; il veut donner à sa comédie le temps de faire oublier, par quelques mois d'abstinence et de retraite, cette ovation de prôneurs, qui pourraient bien, à l'heure qu'il est, compromettre le succès réel, celui que M. Liadières compte demander définitivement au public, son juge naturel. Jusque-là les Bâtons de M. Liadières continueront à flotter entre l'arrêt admiratif du comité de lecture et l'arrêt que tôt ou tard le parterre doit rendre.

A défaut de M. Liadières, on nous donnera M. Bayard et son Ménage parisien; M. Bayard n'était connu jusqu'ici que par une veine féconde de vaudevilliste; le théâtre du Palais-Royal et le Gymnase attestent, depuis vingt ans, que si M. Scribe pouvait avoir un rival, c'est dans M. Bayard qu'il le trouverait; mais on se lasse de tout: l'auteur du Gamin de Paris s'est donc lassé de moduler depuis si longtemps le même air sur ses légers pipeaux. Paulo majora canamus, s'est-il écrié un matin en s'éveillant; et quelques mois après, il offrait à MM. les comédiens du roi une comédie en cinq actes et en vers, ni plus ni moins, le Ménage parisien! Avant un mois, nous saurons si M. Bayard a fait sagement de quitter pour la comédie le vaudeville, ses premières et longues amours, et si ce divorce a produit un bon ménage.

Les pèlerins de Belgrave-square sont définitivement revenus au bercail; les dernières nouvelles d'Angleterre annoncent que M. le duc de Bordeaux lui-même ne tardera pas à quitter Londres; M. Berner a donné le signal de la rentrée en France, puis, après M. Berryer, M. de Chateaubriand; les autres devaient naturellement suivre ces deux noms fameux, pour le retour comme au départ. Parmi les revenants, on cite M. le marquis de P....., qui passe pour un des fidèles de la petite cour de Belgrave-square; cependant il ne faudrait pas trop s'y fier. M. le marquis, si l'on en croit les langues indiscrètes, ressemble à la chauve-souris de la fable, oiseau ou souris, suivant les circonstances, tenant pour le roi ou la ligue. Voici un trait à l'appui de cette ressemblance.

On raconte qu'en effet M. le marquis s'est rendu à Londres il y a quelque temps; à peine arrivé, il sollicita la faveur d'être présenté à M. le duc de Bordeaux; son désir fut bientôt satisfait: dès le lendemain, M. le marquis eut l'honneur de saluer le prince et de lui offrir son dévouement et sa fidélité. Jusque-là, rien de mieux; mais nous n'avons vu que la souris; voici l'oiseau qui déploie ses ailes.

En sortant de Belgrave-square M. le marquis s'inscrivit à l'hôtel de M. le comte de Saint-Aulaire, ambassadeur de S. M. Louis-Philippe. Le lendemain, il rendit visite à Son Excellence, et la pria de vouloir bien le présenter à M. le duc de Nemours, alors en Angleterre. M. de Saint-Aulaire, assure-t-on, exprima au marquis son étonnement de le voir aller ainsi le même jour de la branche aînée à la branche cadette. Le marquis répondit ingénument qu'il croyait prudent de se préparer à tout événement; M. le marquis de P.... est de l'espèce de ces oiseaux sauteurs qui voltigent de branche en branche.

Au besoin il remplirait l'emploi d'acropédestre au profit de M. de Bordeaux ou de M. de Nemours, selon la couleur du ciel blanc ou tricolore; mais je doute, tout souple et tout agile qu'il est, que notre marquis pût en remontrer à l'acropédestre dont je vous offre ici l'image dessinée d'après nature; le modèle fait ses merveilleux exercices au Cirque-Olympique.


            L'Acropédestre.

Jusqu'ici on a cru que les pieds étaient faits pour marcher, et pas pour autre chose; erreur! Les pieds sont destinés à jouer à la balle, au bilboquet et autres fantaisies. M. Ducornet avait déjà attaqué les mains dans leur amour-propre et dans leur position sociale, en peignant avec son pied. Chaque salon nous offre tableau du pied de M. Ducornet. M. Richard, l'acropédestre, ne fera pas moins de tort à la réputation des mains que M. Ducornet. Quand on a vu M. Richard, on prend ses mains et ses bras en pitié, et l'on se dit: «A quoi cela sert-il?»

M. Richard se couche sur un canapé, les jambes en l'air; après quoi, il prend dans ses pieds un long balancier d'une pesanteur de quarante livres. Vous avez vu des jongleurs indiens faisant pirouetter avec leurs mains de petits bâtons blancs autour de leur tête; avec leurs mains? la belle affaire! c'est avec ses pieds que M. Richard fait aller et venir son pesant balancier, comme une plume légère; il tourne, il glisse, il s'envole, il retombe; il voltige dans tous les sens, il exécute mille évolutions capricieuses; puis, tout à coup, l'acropédestre, le retenant dans la paume de son talon, lui imprime un mouvement de rotation prodigieux; le plus habile bâtonniste n'en ferait pas autant avec ses mains; cela n'empêche pas M. Richard de marcher sur ses pieds une minute après, comme vous et moi; d'où il est tout simple de conclure que les mains sont une superfluité, et qu'on ferait bien de les supprimer à l'avenir. Quelle économie de paires de gants.


Foyer de la danse, à l'Opéra.

Madame de B... est revenue de son voyage d'Italie; elle a passé six mois à Florence; la fashion parisienne est ravie du retour de madame de B..., et la fashion a raison: madame de B... est une des plus jolies et des plus spirituelles femmes de Paris. Aussi son salon est-il des plus recherchés; on se dispute le plaisir d'y être admis; c'est à qui pourra y entrer; et une fois entré, on a de la peine à sortir: madame de B... est si aimable! Elle aime tout le monde, y compris elle-même; il est si naturel de commencer par soi! Un jour, madame de B... se mirait dans sa psyché avec une complaisance toute affectueuse; quelqu'un qui s'était glissé là, sans en être vu, l'entendit s'écrier; «Ma foi, je m'épouserais volontiers!»

Il y a eu, l'autre jour, un magnifique dîner chez M. Salvi, ténor du Théâtre-Italien; la littérature et les arts s'y sont mesurés la fourchette à la main; le dîner a eu la durée d'un opéra en cinq actes; les duos de champagne, les quatuors de truffes, les chœurs de romance et de johannisberg se sont succédé dans un accord partait; Meyer-Beer et Donizetti, placés face à face, conduisaient l'orchestre.



Ouverture des Cours de l'École Polytechnique.

L'école Polytechnique a été fondée en frimaire an III (décembre 1794), sur le modèle, au plusieurs points, de l'ancienne école de Mézières, d'après le plan et les idées de l'ingénieur Lamblardie et du savant Monge, qui furent appuyés vivement, dans le Comité de salut public, par Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or), tous deux élèves de Monge, à Mézières.


Costumes des Élèves de l'École
              Polytechnique.

L'illustre Fourcroy fut chargé du rapport: son travail est digne de sa science et de sa réputation. On vota la fondation de l'École, et Lamblardie en fut le premier directeur.

On confia le soin de former le cabinet de physique à Barruel; celui de recueillir les modèles pour le dessin d'imitation à Neveu; celui de rassembler les dessins et modèles d'architecture à Lesage, assisté de Lomet et Ballard; celui de fonder le laboratoire de chimie à Carny, etc.

La commission des travaux publics désigna, pour y établir l'École, quelques dépendances du palais Bourbon, telles que les écuries, les remises, la salle de spectacle et l'orangerie. Lamblardie et Gasser eurent la direction des travaux jugés indispensables pour approprier ces localités à leur nouvelle destination. Chacun s'acquitta avec zèle, promptitude et succès des travaux qu'on lui avait confiés. Il est à regretter que le désir d'arriver vite au but ait rendu le gouvernement d'alors peu scrupuleux sur les moyens de se procurer les objets nécessaires. On mit bien à contribution les propriétés de l'État, mais on ne respecta pas toujours les propriétés des particuliers. «Le sentiment pénible excité par de pareils souvenirs, dit M. Fourey, auteur d'une bonne histoire de l'École, est à peine adouci par la pensée qu'en cette occasion ce fut la science, la patrie, et non la cupidité, qui profita de ces tristes dépouilles.»

On ne tarda pas à régler par des lois les conditions d'entrée et de sortie, les cours, l'administration, les examens, les avantages réservés aux élèves, etc. Des améliorations partielles ont été successivement introduites, mais le plan général est resté le même.

La première ouverture des cours ordinaires eut lieu le 21 mai 1795, et Lagrange ajouta beaucoup à cette solennité en y faisant sa première leçon en présence de la totalité des élèves et des instituteurs eux-mêmes, qui s'empressèrent de se ranger parmi ses auditeurs.

La translation de l'École Polytechnique dans les bâtiments du collège de Navarre, où elle est encore, s'effectua le 11 novembre 1805. Il a fallu d'assez grands frais pour approprier ces anciens bâtiments de leur nouvelle destination. L'hôtel du général-gouverneur de l'École, où sont aussi les appartements du colonel-sous-gouverneur, ceux du directeur des études, les bureaux de l'administration, etc., est d'une construction récente; la porte d'entrée des élèves, dont nous donnons le dessin, a été bâtie, il y a seulement quelques années, par M. Ballard, architecte de l'École. De nombreuses critiques, à notre avis fort justes, ont été faites de ce travail. La statue de Minerve, appliquée à la clef de voûte, est du plus mauvais effet; les médaillons de Bertholet, de Lagrange, de Monge, de Laplace, de Fourcroy, ont été confiés à des mains inhabiles.

La rentrée a eu lieu, cette année, le mercredi 15 novembre; et la nouvelle promotion, composée de 166 élèves, est l'une des plus nombreuses qu'on ait vues depuis longtemps. C'est un grand jour pour tous ces jeunes gens studieux, qui ont eu besoin de tant de courage et de tant de persévérance pour arriver à ce point qui doit leur procurer une position honorable dans le monde, et qui leur donne le titre d'élève de l'École Polytechnique dont ils s'honoreront toute leur vie.

Parmi ces 166, il en est 24 au moins qui sont sans doute animés d'une joie plus vive. La fortune ne les a pas fait naître dans des familles en état de leur ouvrir une carrière; ils ont su, par leur intelligence et leurs travaux, se conquérir les faveurs du gouvernement, qui leur a concédé des bourses ou des demi-bourses dont il dispose. De ces concessions gratuites, huit sont distribuées par le ministre de l'intérieur, quatre par le ministre de la marine, et douze par le ministre de la guerre. Honneur au grand peuple qui sait ainsi encourager le mérite dès la jeunesse! honneur surtout à ces enfants studieux qui attirent sur eux la faveur publique! Nul ne peut obtenir une place gratuite ou demi-gratuite s'il ne fait partie des deux premiers tiers de la liste générale d'admission. Tous les gouvernements, depuis la fondation de l'École, l'ont couverte d'une protection plus on moins éclairée, mais toujours puissante. Le peuple la protège à sa manière, en témoignant aux élèves son admiration et ses sympathies. L'infortuné duc d'Orléans, qui avait suivi les cours en qualité de stante (externe), aimait l'École et payait même chaque année la pension de quelques élèves pauvres. Les élèves ne manquent jamais de placer leur carrière sous la protection d'une charité mutuelle; des fonds sont faits par les élèves pour acquitter la pension de quelques camarades pauvres que leur mérite a fait admettre, mais que le peu de fortune de leurs familles empêcherait de rester à l'École. Les élèves ne connaissent pas leurs pensionnaires; c'est un secret entre ceux-ci et deux caissiers choisis parmi eux dans la masse. Le secret est toujours fidèlement gardé. Il est arrivé dans ces derniers temps qu'un officier adopté ainsi par ses camarades, a économisé sur ses très-faibles appointements pendant douze ou quinze années, la somme qu'on avait dépensée pour lui, et l'a remise aux deux caisses sans se faire connaître, pour qu'elle servit à la pension d'un élève comme lui sans fortune. C'est une imitation de la fameuse pièce d'or de Franklin, qui mérite de trouver à son tour des imitateurs. Avec quel saisissement et quel noble orgueil les élèves se présentent pour la première fois à l'École! C'est le but qu'ils ont sous les yeux depuis leur enfance; c'est là ce qui leur a donné le courage nécessaire pour vaincre les énormes difficultés d'études longues et sérieuses. En parcourant le programme d'admission, on s'étonne que des jeunes gens puissent se livrer à des travaux si graves et si divers; et ce qui rehausse l'honneur du succès, c'est qu'on voit, par la liste des concurrents, que deux sur trois succombent dans des examens de jour en jour plus difficiles.

Il n'est pas besoin de dire que la direction des études et les cours de l'École Polytechnique ont toujours été confiés à l'élite des savants. Il suffira de nommer, parmi ceux qui ne sont plus, les Monge, les Lagrange, les Fourcroy, les Laplace, les Malus, les Prony, les Poisson, les Ampère, les Bertholet, les Petit, les Dulong, les Regnaud, les Andrieux, etc. Les professeurs actuels sont dignes de leurs devanciers, dont ils ont été les plus brillants élèves.


Porte de l'École Polytechnique.


Cour intérieure de l'École Polytechnique.


Salle de Dessin, à l'École Polytechnique.

De vastes amphithéâtres, de beaux laboratoires, des cabinets curieux, une riche bibliothèque, fournissent aux jeunes gens tous les moyens de s'instruire, et d'habiles répétiteurs servent d'utiles intermédiaires entre les laborieux élèves et leurs savants professeurs.

On ne dessine à l'École que le soir. La salle, qui faisait partie d'une ancienne chapelle, et dont nous donnons un croquis, est parfaitement disposée pour dessiner à la lumière. Une des préoccupations des élèves qui entrent est celle du triple uniforme, si élégant et si populaire. On ne se sent véritablement élève que quand on a ceint l'épée et porté le petit chapeau historique. C est comme la consécration extérieure, et il semble bien naturel que la brillante jeunesse de l'École s'y montre sensible et soit fière d'un costume qu'ont revêtu tant d'hommes illustres, et qui s'est fait honorablement remarquer dans plusieurs circonstances glorieuses, notamment en 1814, à l'affaire de la barrière du Trône, et en 1830, aux journées de Juillet.

Aussitôt que l'uniforme est prêt, et cela n'arrive jamais assez vite au gré des nouveaux, une revue solennelle dans la grande cour de l'École est passée par le général, accompagné de son état-major. La même revue se renouvelle de temps en temps dans le cours de l'année. C'est, avec l'uniforme, et, en quelques cas fort rares, les honneurs de l'Abbaye, à peu près tout ce qui reste de militaire dans cette École, qui a eu longtemps des exercices, des fusils et même des pièces de canon.

Il existe néanmoins encore des grades parmi les élèves. Ces grades s'obtiennent selon le rang de chacun: les deux premiers de chaque promotion sont sergents-majors, les douze qui suivent, sergents. Il peut y en avoir un nombre plus considérable quand les salles sont plus nombreuses. Les sergents-majors et sergents portent des signes distinctifs analogues à ceux du même grade dans l'armée. Ces sous-officiers sont les intermédiaires naturels entre l'autorité et les élèves. Ils perdent leur grade s'ils perdent leur rang dans la promotion. Cette méthode entretient l'émulation, et tourne au profit des études.

Il en est de même de ce qui se passe à la sortie: les premiers choisissent dans toutes les places mises à la disposition de l'École. Les carrières préférées changent et varient selon les temps. Sous l'Empire, les élèves choisissaient les carrières militaires préférablement aux carrières civiles; aujourd'hui c'est le contraire. Voici, en général, l'ordre des choix qu'on remarque actuellement: mines, Ponts et Chaussées, constructions maritimes, état-major, génie militaire, artillerie, marine, artillerie de marine, tabacs. Cet ordre est parfois interverti; mais c'est une exception à la règle, qu'il faut attribuer à des convenances personnelles ou a des goûts particuliers.

Il est deux catégories d'élèves malheureux dont nous devons dire quelques mots: 1° ceux qui, sortis dans les derniers rangs et trouvant toutes les positions prises, n'emportent de l'École que le titre honorable d'élève et un utile brevet de capacité; 2° ceux qui, sans une excuse suffisante, comme, maladies, etc., n'ayant pas satisfait aux exigences des examens de fin de première année et de sortie, ne sont jugés dignes ni du titre d'élève, ni du brevet de capacité. Le nom pittoresque que l'École donne à ces derniers, et qui leur reste, est celui de fruits secs.

Il y aurait peut-être un curieux chapitre à faire sur la vie intime des élèves, sur leur esprit, leurs jeux caractéristiques, les absorptions fréquentes, les rares bascules, la fête du jour de l'an, où les nouveaux cessent d'être conscrits et ne sont pas encore anciens, la position de problèmes insolubles, le bal des fruits secs avant les derniers examens, etc., etc. Mais ce n'est point par ce petit côté de la vie des élèves de l'École qu'il faut les juger, pas plus qu'on ne juge les artistes par les plaisanteries de l'atelier. L'étude constante, la discipline sévère, le travail assidu, la dignité personnelle, la conduite régulière, voilà le bon, le grand rôle de la vie des élèves. C'est par là qu'ils arrivent, en cultivant leur intelligence, en se formant aux solides vertus sociales, à soutenir dignement la réputation de cette brillante et féconde École Polytechnique que l'Empereur, dans son style énergique, nommait sa Poule aux œufs d'or.



Révolutions du Mexique.

(Voir, sur Santa-Anna, t. 1er, pages 337 et 403; sur
Bustamante, t. II, pages 81 et 123; suite et fin.--V. page 226)

D. LUCAS ALAMAN.

Alaman entra au ministère des relations extérieures avec l'idée fortement arrêtée de faire marcher de pair la réforme politique et financière; l'exécution de la seconde devait lui fournir les moyens d'opérer la première, et, pour y parvenir, il ne s'agissait que d'appeler aux emplois les hommes les plus probes. Telle était la corruption apparente, qu'il semblait impossible de pouvoir les trouver. S'il n'en trouva pas en effet un nombre suffisant en qui la capacité se joignit à la probité, il sut du moins, en utilisant ceux qu'il rencontra, réprimer les concessions des employés qu'il maintint, par ce moyen, la contrebande fut comprimée, le trésor vit ses coffres se remplir du produit des droits qui, avant lui, ne servaient qu'à enrichir les administrateurs des douanes; et les troupes, bien payées, bien habillées, purent devenir un appui pour le gouvernement. Les dépenses ne dépassant plus les recettes, l'économie présida aux dépenses du trésor, confié au ministre Maugino; en un mot, sous l'administration d'Alaman, le Mexique se vit organisé en véritable gouvernement, et ce fut lu première fois depuis l'Indépendance.


               Dom Lucas Alaman.

Le brigandage des grandes routes, du moins entre Vera-Cruz et Mexico, subit le même sort que la contrebande. Des détachements de cavalerie vinrent occuper les principaux repaires; quelques voleurs signalés par leurs exploits furent étranglés (garrotados) ou fusillés; les autres suspendirent aux murs de leur maison leur carabine et leur lacet jusqu'à des temps plus prospères, tandis que la contrebande, traquée à Vera-Cruz, s'allait réfugier à Tuxpam. Les voyageurs purent circuler sans crainte que quelque rencontre, fâcheuse ajoutai une croix de plus aux croix de meurtres des chemins, et les douaniers préposés au déchargement des navires s'armèrent, bien à contre-cœur, d'une incorruptible sévérité.

Des perturbateurs politiques restaient encore à châtier, et, dans leur état permanent de récidive, leur châtiment ne devait être rien moins que la mort. Malheureusement pour la tranquillité future du Mexique, un homme de cabinet avait à lutter contre des généraux; il est vrai que cet homme avait pour lui l'argent nécessaire pour les atteindre partout où leur cri de guerre retentissait. Santa-Anna était en tête; mais, à cette époque, sa vie inactive dans son hacienda de Manga de Clavo fut son salut, car l'œil d'Alaman était ouvert sur lui, prêt à faire un signe pour le faire arrêter. Les plages brûlantes de l'océan Pacifique furent, comme on l'a vu, d'un faible secours pour Guerrero, qu'on fusillait à Puerto-Escondido en 1831; Codallos et Victoria partagèrent le même sort sans que le premier pût être sauvé par son frère, alors gouverneur de Mexico, et sans que la qualité de frère de l'ancien président de la république, D. Guadalupe Victoria, pût servir de sauvegarde au second. A propos de Guerrero et de Picaluga, qui le vendit, nous devons rectifier ici une inexactitude dont nous avons été involontairement coupables. Des renseignements authentiques nous apprennent d'abord que la somme qui lui lui comptée, inscrite de la main même d'Alaman sur les registres de la trésorerie, fut de deux cent mille francs, et en second lieu que Picaluga n'est point mort. On le raya de la liste des citoyens génois, et après s'être fait renégat de sa religion, comme il l'avait été de son honneur il alla porter son infamie au service de Mahomet. Tels étaient les importants changements qui avaient eu lieu au Mexique dans le cours des années 1830 et 1831.

De ce moment commença pour le pays une ère nouvelle. Jusqu'alors il n'était arrivé qu'au second degré de civilisation, c'est-à-dire que ses ressources ne consistaient que dans l'agriculture et la vente des bestiaux. Alaman voulut mettre le peuple qu'il gouvernait au niveau des peuples d'Europe, en le faisant manufacturier, industriel. L'industrie ne fleurit qu'au sein de la paix, et la paix était faite. Cette grande question si nécessaire à la prospérité nationale avait été appréciée et mûrement pesée par Alaman.

La nature, qui s'est complu à doter le Mexique de trois climats différents, brûlant, tiède et froid (par comparaison), qui adonné aux terres de ces trois latitudes une fertilité inépuisable, un ciel toujours pur, des chaînes de montagnes du haut desquelles les eaux pluviales font rouler l'or dans les plaines, où l'argent est plus commun que la houille; la nature, qui a circonscrit entre deux océans son immense territoire, qui l'a rendu propre à toutes les cultures, a oublié de lui donner des fleuves navigables. Elle a aussi tellement accidenté le sol qu'on ne peut prévoir comment les chemins de fer pourront le traverser; en un mot, le Mexique est privé des voies de communications naturelles qui ont été données comme compensations aux pays moins favorisés. La question industrielle est donc pour lui plus vitale encore que pour tout autre, puisqu'il ne peut exporter ses matières premières jusqu'au littoral de ses deux mers.

Sur la demande du président du conseil Alaman, pour encourager les essais d'industrie, une partie des fonds provenant des droits de douanes fut appliquée sous le nom de banque de secours (banco de avio) a des prêts aux diverses industries du coton, du fer, de la soie, de la laine et du papier. Une autre partie de ces fonds était destinée également à l'achat en Europe des machines nécessaires qu'il livrait gratis aux manufacturiers. Ce fut à cette époque qu'il en vint quelques-uns de France, qu'Alaman accueillit comme les autres, et mieux que n'auraient pu le faire supposer son antipathie pour nous et la froideur avec laquelle il accueillit notre révolution de Juillet, son parti représentant l'aristocratie au Mexique. Cependant, comme il n'avait, en vue que le bien de son pays, il ne fut pas exclusif, ainsi que nous l'avons déjà dit. L'industrie allait donc prendre son essor, la paix était rétablie, les arsenaux étaient garnis de munitions, les droits de douanes régulièrement perçus, les chemins réparés, entretenus, purgés des bandes qui les infestaient; un seul homme encore debout menaçait de jeter au milieu de ce calme général une épée toujours au service de ses caprices, et au moment même où les mesures allaient être prises pour faire expier à Santa-Anna ses perturbations passées, le révolution de Vera-Cruz (V. Santa-Anna) éclata; celui-ci s'empara des fonds que la sage prévoyance d'Alaman avait amassés à Vera-Cruz: (2,500,000 fr.) et qui malheureusement servirent à renverser l'homme le plus nécessaire à la prospérité du Mexique, en élevant celui qui fut toujours le plus acharné à sa ruine.

Dans la lutte qui s'engagea entre le général Santa-Anna et le gouvernement, et dont on a vu le résultat, en janvier 1832, ce fut en vain qu'Alaman donna aux généraux qu'il employa les instructions les plus précises, de l'argent, des troupes aguerries, leur impéritie fit échouer tous les plans qu'il avait tracés dans la méditation du cabinet. Le ministre de la guerre, le général Facio, ne fut pas plus heureux; Alaman ne put monter à cheval pour réparer leurs fautes, et après la capitulation faite par Bustamante, il disparut subitement de la scène politique, sans que personne pût savoir où il s'était réfugié, ni quel mystérieux asile le mettait à l'abri de l'animadversion du parti victorieux.....................

Quinze mois après, pendant la présidence de Santa-Anna, qui n'ignorait cependant pas les projets avortés d'Alaman à son égard, celui-ci reparut dans Mexico aussi inopinément qu'il l'avait quitté. Tout ce qu'on put savoir, c'est que, craignant pour sa vie, à tort ou à raison, il avait été s'enfermer dans un couvent qui lui avait prêté l'ombre et le silence de son cloître. Ce fut dans cette retraite inaccessible qu'il laissa s'amortir le ressentiment des passions politiques, et le secret fut si bien gardé qu'un ignore encore aujourd'hui le couvent qui lui servit d'asile. Isolé complètement des affaires publiques jusqu'en 1837, il recommença à y prendre part quand Bustamante devint président pour la seconde fois. Nous devons dire ici que Alaman obtint dans cette élection le plus de voix après Bustamante, et qu'il ne s'en fallut que de peu qu'il ne fût nommé président lui-même. Son habileté ordinaire sut du reste, dans le partage de l'autorité, lui réserver la plus large part, et, l'on peut citer comme modèle du genre la position suprême qu'il eut le talent de se créer.

La constitution centrale, dite constitution de Tagle, du nom du sénateur qui en avait proposé le plan, avait créé, comme troisième pouvoir, un consul du gouvernement (consejo de gobierno), et lui avait assigné de singulières attributions. Ce conseil avait, entre autres droits, celui de donner son opinion sur toutes les lois proposées par les Chambres avant que le président n'y donnât sa sanction pour les décider. Il avait encore la faculté d'examiner les lois, soit qu'elles fussent discutées et adoptées par les Chambres, soit qu'elles fussent présentées aux Chambres par le président ou ses ministres, et de prendre comme eux l'initiative en cas de besoin. Ses discussions, en outre, étaient secrètes, et rien ne transpirait au dehors de ce qui s'y était passé. La présidence de ce Conseil d'État fut offerte à Alaman, qui trouva ce poste trop en évidence encore, et qui fit nommer le général Moran à sa place, en se réservant pour lui la vice-présidence. Il fut président de fait, et par l'influence qu'il avait sur le général, et par la mauvaise santé de ce dernier, qui lui permettait rarement d'assister aux délibérations. Il résulta donc de tout ceci qu'Alaman, qui se rappelait encore avec effroi l'insomnie de ses nuits et l'agitation de ses jours quand il était ministre responsable, se trouvait sans responsabilité aucune par le secret des discussions, libre de prendre telle mesure qui lui plairait, et investi d'une autorité plus influente dans le gouvernement que les ministres eux-mêmes, qui avaient tout le dégoût, toute la responsabilité des affaires. Ce coup d'éclat fut la lin de la carrière politique d'Alaman, qui se vit encore, en 1840, arraché par les turbulences de Santa-Anna à la position élevée qu'il occupait, la constitution ayant été anéantie, et le consejo de gobierno naturellement dissous lors de l'abdication du président Bustamante.

Lorsque Santa-Anna reconquit pour la seconde fois l'autorité suprême dans Mexico, encore encombré des débris de quelques-uns de ses plus beaux monuments, les bons citoyens durent su voiler le visage; Bustamante s'en vint demander à l'Italie déchue des consolations au malheur de son pays, Alaman ne put se dissimuler que de bien longtempa il ne devait plus y jouer de rôle public, et il résolut de réaliser par lui-même l'idée de la grande création industrielle qu'il avait cherché à encourager par le banco de avio. Il établit donc à Orizava, ville de l'État de Vera-Cruz, un immense atelier de filature et de tissage de coton. Cet établissement, situé dans un pays délicieux et fertile, le plus avancé dans la culture de la matière première qu'on voulait utiliser, put, au bout de quelque temps, par l'élégance de sa construction, par le luxe de ses machines, par l'importance de ses produits, rivaliser avec les fabriques les plus remarquables d'Europe. Cette nouvelle industrie, créée à grands frais, avait malheureusement pour rivale, presque vis-à-vis de son berceau, à une distance qu'une goélette bonne voilière peut franchir en deux jours, à la Nouvelle-Orléans en un mot, une industrie semblable, mais forte, mais puissante, et qui, par le travail des esclaves, l'ancienneté de ses ateliers, pouvait livrer ses produits à un prix infiniment plus bas. Le petit port de Tuxpam, alternativement fermé et réouvert, dans lequel la contrebande, expulsée de Vera-Cruz par Alaman, s'était à diverses reprises réfugiée, offrait, par sa position, un excitant irrésistible au désir d'importer au Mexique ces produits des États-Unis, les toiles de coton, unique vêtement du peuple mexicain. Ce n'était pas asses pour protéger les premiers pas de l'industrie cotonnière à Orizava d'avoir prohibé l'importation de ses produits, le gouvernement devait encore établir sur toute la côte du golfe une ligne formidable de douaniers. Il n'en fut rien. Le gouvernement de Santa-Anna, semblable au prodigue et au dissipateur qui a dilapidé un riche héritage, un semblable encore au riche malaisé qui contracte des emprunts onéreux, fruits de son désordre, tolérait encore parfois le commerce interlope, selon les offres qui lui étaient faites.

Tuxpam alors, comme un volcan mal éteint, vomissant sur le littoral des milliers de ballots de mantas, que des muletiers apostés enlevaient pendant la nuit, tandis que les goélettes qui les avaient apportées ne paraissaient déjà plus à l'horizon que comme une bande d'oiseaux qui s'envolent.

Le résultat de cette tolérance coupable fut de placer, tant à Mexico qu'à Orizava et partout, les industriels découragés dans une situation désastreuse; la filature d'Orizava fut la première à ressentir les cruels effets de celle concurrence des États-Unis, et cette société, dont Alaman était le chef, fut obligée de suspendre le paiement de nombreux effets mis en circulation pour effectuer les capitaux nécessaires à son exploitation. Cette somme s'élevait à 1,200,000 piastres, soit 7,000,000 de francs. La faillite d'Alaman jeta la consternation dans le commerce mexicain, et les journaux d'Europe s'en préoccupèrent en lui donnant le nom du Cockenil américain. Il supporta cette position fâcheuse avec un sang-froid et une indifférence qui furent loin de lui faire honneur dans l'esprit public. Les arrangements furent désastreux pour les créanciers, et la cession de ses biens une fois faite, Alaman ne s'occupa plus de cette affaire.

Il n'est plus aujourd'hui que simple administrateur des biens du duc de Monteleone. Santa-Anna, qui, comme nous l'avons dit, n'ignore pas qu'Alaman l'eût fait fusiller sans pitié s'il avait pu mettre la main sur lui aux jours de sa puissance, n'a gardé, avec sa bénignité accoutumée, aucun ressentiment de ses terribles intentions; il le consulte même souvent, et il n'y aurait rien de bien étonnant à ce que, par ses conseils, il ait procédé aux incroyables mesures fiscales qu'il vient de prendre, et qui sont le prélude d'une expulsion générale des étrangers, des Français surtout.

En terminant, disons qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître dans l'homme dont nous avons esquissé la vie à grands traits, des talents politiques de premier ordre, une capacité d'homme d'État peu ordinaire, une incroyable activité au travail. Ou doit regretter pour lui que la nature ne l'ait pas jeté dans un moule plus héroïque, ou qu'elle ne l'ait pas fait naître au moins dans une société plus civilisée, où la force du corps ne fasse pas pour ainsi dire tout le mérite; il aurait pu, au besoin, exécuter, les armes à la main, ses savantes combinaisons de cabinet, et le Mexique n'en serait pas aujourd'hui réduit à l'état de caducité précoce où il est tombé. Au reste, le principal défaut du parti qu'Alaman représentait a été de n'avoir pu trouver un général capable de commander avec fruit les forces militaires mises à sa disposition, et cette pénurie d'hommes de guerre a été bien fatale au pays. La politique d'Alaman ne s'est jamais distinguée par sa droiture, et l'on ne peut manquer, en comparant avec sa conduite dans les affaires commerciales, de faire la réflexion que l'improbité publique marche plus souvent qu'on ne pense de front avec l'improbité privée.



L'Horloge qui chante.

NOUVELLE AMÉRICAINE.

Le pauvre Daniel s'en revenait d'un pied leste et le cœur content; un mois auparavant on l'avait vu partir du logis tout habillé de ses horloges en bois, qu'il portait, par-devant et par-derrière, sur la poitrine et sur les épaules. Ainsi chargé Daniel avait parcouru l'État de l'Ohio tout entier, et il n'était si mince bourgade qui n'eût entendu sa petite chanson accoutumée, qu'il chantait d'une voix claire et joyeuse:

«Cuckoo! cuckoo! Voici les horloges, les bonnes horloges, qui ne s'arrêtent ni le jour ni la nuit, et qui chantent mieux que le coucou dans les bois! Cuckoo! cuckoo!»

La tournée de Daniel avait été heureuse: il s'était défait à bon compte de toutes ses horloges, et un riche presbytérien lui avait acheté le grand cadran à rayons d'or que, depuis trois ans, il portait tout resplendissant au milieu de sa poitrine, sans avoir pu trouver encore à qui le vendre.

Au détour de la route parurent, entre les arbres, les premières maisons de la ville de Cleveland; Daniel fit une halte, secoua la poussière de ses souliers, rajusta sa pauvre toilette, et reprit ensuite son chemin d'un pas moins pressé qu'auparavant. A mesure qu'il avançait dans la ville, sa marche se ralentissait encore, et au lieu d'aller le front haut, comme tout à l'heure, il tenait le nez baissé vers la terre; enfin, il arriva sur la grande place, toute bordée de chênes verts. La nuit commençait à tomber; déjà les boutiques étaient éclairées, et, entre toutes ces lumières, brillaient par excellence les quinquets de maître Saunders, l'horloger, qui tenait boutique au char d'Apollon. Daniel, retenant son haleine, étouffant le bruit de ses pas, s'avança vers ce beau magasin, le plus riche sans contredit de tout Cleveland, et vint coller sa figure aux carreaux de l'une des fenêtres.

Maître Saunders était vastement assis dans son grand fauteuil de cuir noir, les mains croisées sur son large abdomen; doucement absorbé dans la tranquille affaire de sa digestion, il tenait ses regards fixés, tout droit devant lui, sur une grande pendule de bois, qui ornait le fond de sa boutique, et servait de régulatrice à toutes les montres de Cleveland. Saunders vénérait sa vieille pendule comme la plus belle pièce d'horlogerie qui fut sortie de ses savantes mains; c'était pour lui une occupation toute paternelle que de suivre de l'œil l'admirable marche des deux aiguilles dorées, et vous l'auriez vu alors imprimer machinalement à sa tête grise un petit battement régulier, correspondant à celui du balancier de la pendule.--Assise à côté de l'horloger, sa fille Louise filait au rouet; elle courbait la tête d'un air pensif, et les boucles de ses cheveux blonds couvraient presque entièrement ses joues vermeilles.

Daniel demeurait toujours immobile aux carreaux. Enfin la jeune fille leva la tête, et, ses yeux rencontrant ceux de Daniel, qui étaient fixés sur elle, Louise fit un petit cri étouffé: «Daniel!» En même temps une vive rougeur vint colorer son visage. «Déjà, s'écria maître Saunders, en se levant; déjà de retour, le nez bleu!» (Il n'appelait jamais autrement son apprenti, à cause qu'il était originaire de la Nouvelle-Écosse; et, comme on sait, les habitants de ce pays ont été surnommés les nez bleus par leurs voisins de l'Union). Daniel avait ouvert la porte de la boutique et était entré. «Quoi! toutes vendues? fit maître Saunders avec un gros rire, en retournant brusquement Daniel par devant et par derrière; toutes... jusqu'au soleil! (c'était le cadran à rayons d'or). Dieu a béni mon voyage,» répondit Daniel, qui était pieux; en même temps il tira de sa blouse une grosse sacoche toute ronde d'écus, et la déposa sur le comptoir. Les yeux de l'horloger pétillèrent, et prenant la sacoche d'une main, il tendit l'autre à Daniel, lui disant: «Touche là, mon garçon; tu es un brave nez bleu!» Cependant Louise, qui avait vu de grosses gouttes de sueur rouler sur le front hâlé de Daniel, courait dans l'arrière-boutique, et déjà revenait avec un grand verre tout plein de mint-julip (eau de menthe), la boisson favorite des Américains. Elle posa sans rien dire le verre sur le comptoir, tout près de Daniel, dont les yeux ne perdaient pas un seul de ses mouvements. L'horloger avait déjà saisi la plume; il dressait ses comptes; Louise s'était remise à son rouet, et, avec un doux sourire, elle faisait signe à Daniel de prendre le verre qu'elle avait placé près de lui; mais Daniel, tout en répondant aux questions multipliées de son maître, ne songeait qu'à regarder Louise qui lui souriait.

En cet instant entra avec fracas dans la boutique Samuel Saunders, le fils du maître; il venait du club, où il s'était si chaudement disputé que la sueur ruisselait encore sur son front. Il entra sans saluer ni son père ni sa sœur, sans dire un mot à Daniel, saisit le verre que Louise avait posé sur le comptoir, l'avala d'un trait, et monta en sifflant à sa chambre. Samuel était un mauvais garçon, qui méprisait son père et l'horlogerie; il n'avait jamais voulu rien apprendre, si ce n'est quelques lambeaux de discours des orateurs nationaux, qu'à peine âgé de dix ans, il déclamait avec fureur dans son école. Une partie de ses journées se passait à parler, ou plutôt à crier dans les clubs et les remuements de piété (assemblées religieuses); le reste de son temps était employé à fumer, à boire ou à jouer. Son père l'avait plusieurs fois menacé de le chasser de chez lui et de le déshériter; mais Samuel n'en continuait pas moins son train de vie accoutumé; et naguère encore il venait de combler la mesure, en abandonnant publiquement la communion de son père, qui était universitaire, pour entrer dans la secte remuante des korkornaites. Le seul sentiment noble qui fut dans son cœur, c'était le patriotisme, mais le patriotisme tel qu'on l'inspire aux enfants des écoles américaines, c'est-à-dire une jalousie nationale, plus amère et plus hautaine encore que celle des Anglais; et sans cesse, dans ses discours, Samuel avait à la bouche les phrases vaniteuses qui remplissent les romans et les poèmes de son pays; par exemple: «Les États-Unis sont le plus beau pays du monde... Nous perfectionnons, nous! nous avons perfectionné la nature humaine... L'Américain des États-Unis a du fond, de la vitesse, de l'apparence; vif comme le renard, souple comme l'anguille, fin comme la belette, il éclipse la création, il vaut l'argent monnayé;» et mille autres glorioles semblables.--Samuel détestait l'apprenti de son père, parce qu'il était un nez bleu, et que les nez bleus n'étaient pas des hommes à ses yeux; il frémissait de rage en voyant s'asseoir à la table de citoyens libres cet esclave échappé des fers de la Nouvelle-Écosse, et il ne lui épargnait ni les mauvais traitements ni les injures. Daniel supportait tout cela avec douceur, et, rendant le bien pour le mal, il joignait toujours ses prières à celles de Louise, pour apaiser la colère de maître Saunders, sans cesse excitée par l'ivrognerie, la paresse et le libertinage de son mauvais fils.

Quand les comptes eurent été réglés, maître Saunders renferma son argent d'un air satisfait; et, témoignant à Daniel un intérêt inaccoutumé, il l'engagea à aller prendre le repos dont il devait avoir grand besoin, et lui souhaita le bonsoir d'une façon presque affectueuse.

Daniel éprouva un vif sentiment de bonheur en revoyant sa petite chambre à rideaux blancs. Pendant son absence, une main amie avait arrosé soir et matin les rosiers qui fleurissaient sur sa fenêtre, et soigneusement garni de mouron frais et de massepain la cage du petit chardonneret rouge et noir. Daniel courut ouvrir la croisée, qui donnait sur le beau lac Erié, et, comme déjà la lune s'élevait, il entendit, sur un des peupliers de la rive, chanter le rossignol. Son émotion fut si vive qu'il chancela et fut obligé de s'asseoir.

Daniel et Louise s'aimaient depuis longtemps: mais Daniel ne possédait rien au monde, et il n'osait découvrir au maître l'amour qu'il avait pour sa fille. Tout le jour, les deux amants pouvaient à peine se voir et se parler; mais dès que le soir était venu, Daniel ouvrait sa croisée, et toujours, à la même heure, Louise ouvrait aussi la sienne, pour respirer la fraîcheur du lac. Les deux fenêtres se touchaient presque. Longtemps Daniel n'avait osé adresser la parole à sa voisine; mais enfin un rossignol vint, l'été, s'établir sur l'un des peupliers de la rive, et comme il chantait le soir, à l'heure même où les deux amants se mettaient à leurs fenêtres, la conversation s'engagea en écoutant et en louant le merveilleux chanteur. Peu à peu étaient ensuite venues les confidences, les demi-aveux, puis les projets d'avenir, et Louise avait en cachette brodé pour Daniel une jolie bourse verte où tous deux ils mettaient leurs petites économies, destinées, dans leur pensée, aux premiers frais de leur ménage futur.

Cependant les jours et les mois s'étaient écoulés sans que Daniel osât faire à son maître la solennelle demande. La haine que Samuel lui portait, et plus encore l'abord dur et sévère du maître, intimidaient ses meilleures résolutions. Louise devenait triste et pensive, et souvent ses yeux étaient pleins de larmes qu'elle essuyait à la dérobée, mais que Daniel voyait bien. Par bonheur vint à passer dans la ville un horloger ambulant, qui portait sur son dos des horloges à musique. Des horloges à musique! Avait-on ouï jamais parler à Cleveland d'un pareil prodige? Quel soufflet sur la joue des pauvres coucous de bois, qui n'avaient dans le gosier que deux tristes notes, toujours les mêmes! M. Saunders se piquait d'avoir plus qu'aucun homme vivant reculé les limites de l'horlogerie; aussi refusa-t-il d'abord de croire à ces nouvelles merveilles de l'art; mais il entendit de ses oreilles chanter les heures de l'étranger; et alors, animé d'un beau zèle, il prit ses outils, s'enferma dans sa chambre, tailla, coupa, fabriqua rouages et mécaniques; mais il eut beau faire, ses horloges à musique chantaient tout au plus comme un tournebroche. Il en fut malade de dépit, et déclara à qui voulut l'entendre que l'étranger qu'on avait vu était tout au moins un sorcier.

Daniel eut une idée audacieuse, et le soir, à la fenêtre, il confia son projet à Louise, qui l'approuva de tout son cœur. Le rossignol leur avait si souvent et si bien chanté sa chanson, que tous les deux la savaient par cœur d'un bout à l'autre. Daniel disait même à Louise que, pendant son travail ou ses voyages, dès qu'il venait à penser à elle, aussitôt la chanson du rossignol retentissait doucement au fond de son cœur. Daniel, bon ouvrier en horlogerie, entreprit donc de mettre cette bonne petite chanson dans une horloge. «Maître Saunders, disait-il, est trop bon horloger pour me rien refuser, si je puis réaliser le chef-d'œuvre.» Aussitôt Daniel se mit à l'ouvrage; mais il s'aperçut bientôt qu'une connaissance précieuse lui manquait: il ne savait pas la musique; Louise, ne la savait pas davantage. Que faire? Après maintes délibérations, il fut résolu entre les deux amants que Daniel, lors de sa prochaine tournée, pousserait jusqu'à Louisville, et irait s'adresser à M Clarke, le plus fameux organiste de tout l'Ohio, grand musicien, s'il fallait en croire la renommée, et passé maître dans son art.

Le soir donc de son retour, le pauvre Daniel était accoudé sur sa fenêtre, à peine remis de sa vive émotion que lui avait fait éprouver la chanson du rossignol ami; il attendait Louise, et, cependant, s'attendrissait à regarder le beau lac enveloppé dans les sombres clartés de la nuit.--Enfin la fenêtre voisine s'ouvrit. «Eh bien?» demanda Louise avec anxiété. --Elle tendait à Daniel sa petite main blanche; et lui, pour la baiser, avançait tout son corps en dehors de la fenêtre, au risque de se précipiter. «Eh bien! Daniel..... reprit Louise, M. Clarke?...--Je l'ai vu, je l'ai vu! Louise, que Dieu m'assiste, et l'horloge chantera.» Louise fit un cri de joie, et voulut que Daniel lui racontât en détail sa fameuse entrevue avec l'organiste. «Figurez-vous, Louise, un grand homme sec et jaune, enveloppé dans une robe de chambre à ramages rouges, avec de grandes mains blanches et des manchettes de dentelle. J'avançais ou plutôt je demeurais sur le seuil, tournant mon bonnet entre mes mains et me confondant en saints. «Que voulez-vous de moi, mon garçon?» me dit M. Clarke avec bonté. Je m'enhardis, et j'entrai tout à fait. Il me fit asseoir et me renouvela sa question obligeante. Alors je pensai à vous, Louise, et je pris mon courage à deux mains. «Monsieur, lui dis-je effrontément, je voudrais faire une horloge qui chantât le même air que le rossignol.» Il sourit, et je baissai le nez en rougissant. Mais M, Clarke est un très-brave homme qui ne voudrait faire de peine à personne, et, me voyant ainsi confus, il me demanda doucement qui m'avait mis en tête cette idée. Je n'hésitai pas, et lui contai toute notre histoire. Il parait que mon récit l'intéressa, car il me serra la main à plusieurs reprises, me disant: «Continuez, mon ami, continuez; je n'aime rien tant au monde que les bons cœurs.» Ah! Louise, s'il vous connaissait!--Après? dit Louise.--Quand j'eus achevé de conter, M. Clarke secoua la tête: «Mon pauvre Daniel, me dit-il, sais-tu bien ce que tu as entrepris? Tu ne le doutes vraiment pas de ce que c'est que le chant du rossignol; les plus grands musiciens ont pu à peine le noter. Crois-moi, choisis plutôt tel autre oiseau que tu voudras, la fauvette, le pinson.» Mais moi, je ne voulus pas démordre du rossignol, parce que c'est celui-là que vous aimez le mieux. «J'y mettrai dix ans s'il le faut, répondis-je à M. Clarke; Louise m'attendra bien... Dites-moi seulement de quelle manière il faut que je m'y prenne.» Alors M. Clarke me conduisit dans son cabinet de travail, ouvrit ses gros livres, et me lut tout ce que les savants ont écrit sur le chant du rossignol. L'un d'eux a compté dans ce chant vingt-quatre couplets différents, sans parler des variations (1).--Ah mon Dieu! s'écria Louise.--Ce n'est rien encore, reprit Daniel: un autre savant a remarqué que le rossignol se servait de seize entrées et conclusions différentes, pendant que les notes intermédiaires étaient variées à l'infini (2).--Daniel, dit Louise, il faut choisir un autre oiseau.--Oh! non, répondit Daniel, maintenant je suis sur de celui-là. Ecoutez encore. M. Clarke se mit à me chanter lui-même le chant du rossignol, et vraiment, Louise, en toute autre occasion, il m'eût donné grande envie de rire. Voici comme il chantait... N'allez pas vous moquer au moins de ce bon M. Clarke.

Tioû, tioû, tioû, tioû. Zo zo zo zo zo zo zo zo zo zo zo zo zirrhading. He ze ze ze ze ze ze ze ze zo ze ze ze ze ze ze ze hudgehoi. Hi gai gai gai gai gai gai gai gai gai gai gai couior dzio dzio pi (3).

Note 1: Cette observation est de Bechstein.

Note 2: C'est l'honorable Daines Barrington qui a fait ce calcul; il avait étudié pendant trois ans le chant d'un rossignol.--Barrington a établi une table pour comparer le mérite respectif des oiseaux chanteurs, en prenant 20 pour le point de perfection. Voici comment il a évalué le chant du rossignol: moelleux, 19; allegro-presto, 11; notes plaintives, 19; étendue, 19; exécution, 19.

Note 3: Ce chant appartient aussi à l'honorable Daines Barrington.

«Voyez si j'ai bonne mémoire. Oh! jamais ces notes-là ne me sortiront de la tête.--Après m'avoir lu toutes ces belles choses et bien d'autres encore, M. Clarke me mena chez un ouvrier habile à faire des instruments de musique, et tous les deux employèrent la journée à me montrer comment on s'y prenait pour tendre les cordes, faire les soufflets, accorder les notes, etc., etc. Je demeurai ainsi trois jours en apprentissage à Louisville, et comme, grâce à Dieu, je ne suis pas maladroit de mes mains, j'eus bientôt réussi, avec l'aide de M. Clarke et de son ouvrier, à faire une sorte, de petite serinette qui chantait tant bien que mal: tioû, tioû, tioû, et le reste. Maintenant il faut que je transporte le mécanisme dans une horloge. M. Clarke m'a embrassé en partant, et m'a remis un papier tout plein de notes de musique et de recommandations mécaniques; de plus, il veut bien que je lui écrive quand je serai embarrassé.--Je commence demain la machine.»

Louise fit un grand soupir. «Daniel! si vous n'alliez pas réussir!--Bon, je recommencerai; j'écrirai à M. Clarke; et puis n'ai-je pas sur le peuplier le meilleur de tous les modèles, un plus grand musicien que M. Clarke lui-même? C'est à lui que je m'adresserai de préférence quand je serai embarrassé... Ah! par exemple, je dois vous prévenir, Louise, que cela nous ruinera. Il y a des cordes d'argent, des roues d'argent, que sais-je! J'avais grand'peur que M. Clarke ne voulût des roues en or.--Ah! dit Louise, que le bon Dieu est donc riche, lui qui a fait tant de rossignols!» Puis elle courut à son tiroir, y prit la petite bourse verte et la donna à Daniel en lui disant: «Bonsoir, Daniel; je vais prier Dieu pour que le rossignol ne quitte pas notre peuplier.»

Dès le lendemain, comme il l'avait dit, Daniel entreprit son chef-d'œuvre; il était tout plein d'ardeur et sentait croître son courage à mesure que l'exécution de l'horloge lui révélait de plus grandes difficultés. Plus d'une fois il défit ce qu'il avait fait, plus d'une fois il détruisit en un instant le travail de plusieurs jours ou plutôt de plusieurs nuits; car, durant la journée, Daniel avait peu de moments à lui. Le vieux Saunders, comme il arrive souvent aux horlogers, était atteint d'une maladie d'yeux qui l'empêchait de travailler, et il se reposait sur son apprenti de tous les fins ouvrages d'horlogerie. Pendant le jour, Daniel travaillait donc pour son maître, et il ne s'épargnait guère, suivant sa coutume. La vue de Louise, silencieusement assise au fond de la boutique, enchantait d'ailleurs son travail, quoiqu'elle lui rappelât aussi l'œuvre inachevée d'où dépendait le bonheur de toute leur vie, et lui fit regretter peut-être chaque moment perdu à une besogne étrangère. Daniel n'osait guère regarder Louise, car le vieux Saunders, inoccupé et plus chagrin chaque jour, demeurait là et lui reprochait tous les instants on il prenait haleine. Par bonheur Louise trouvait toujours moyen, en allant et venant de côté et d'autre, de s'approcher de l'établi de Daniel, et alors elle fredonnait le plus bas qu'elle pouvait:

Tioû, tioû, tioû, tioû,

ou bien:

Hi gai gai gai gai gai gai gai gai gai gai gai couior dzio dzio pi,

et Daniel oubliait toutes ses peines.--Un jour le maître entendit le refrain de sa fille, et il lui dit d'un ton dur et presque colère: «Quelle diable de chanson chantes-tu donc là?» Louise pâlit, se déconcerta et ne sut que répondre; ce qui la fit traitet de sotte par son père.

Le soir, sitôt la boutique fermée, Daniel montait bien vite à sa petite chambre, et, tout en écoutant le rossignol, il poussait l'œuvre de toutes ses forces. Quand il était embarrassé pour une note ou pour un accord, il allait à sa fenêtre consulter Louise, qui depuis quelque temps avait beaucoup réfléchi sur la musique du rossignol, et en aurait remontré à M. Clarke lui-même.--Le Ciel semblait d'ailleurs bénir et favoriser les deux amants; l'été se prolongeait au delà de toute espérance; le rossignol chantait toujours, et si bien, que ses chansons avaient fini par attirer sur son peuplier un autre petit musicien de son espèce, en sorte que, jusqu'au matin, c'étaient des roulades à n'en plus finir, des cadences continuelles, un assaut de notes perlées et de gammes brillantes. L'un n'avait pas fini que l'autre reprenait déjà de plus belle, comme si tous les deux eussent voulu chanter à en mourir!

Enfin, après une dernière nuit passée tout entière à l'ouvrage, l'horloge fut finie; elle chantait! Quand Louise descendit, le matin, à la boutique, Daniel tourna vers elle un visage rayonnant, et se mit à chanter tout doucement:

Tioû, tioû, tioû, etc.,

sans se lasser, jusqu'à ce que son maître, impatienté, se fut écrié: «Auras-tu bientôt fini ta chanson de nez bleu?» Mais bien certainement Daniel chanta encore, derrière ses lèvres, toute la journée:

Tioû, tioû, tioû...

Jamais soirée ne fut si longue à venir au gré des deux amants. Pour surcroît d'impatience, ce jour-là, Samuel Saunders ne rentra point à son heure accoutumée, et son père, qui l'attendait, ne voulut fermer sa boutique que bien avant dans la soirée. Enfin, comme Samuel ne rentrait pas, le maître donna en grondant le signal de la retraite. Aussitôt Daniel escalada les escaliers, et apporta sur sa fenêtre la précieuse horloge. Elle devait chanter à minuit, et minuit approchait. Penchée à sa fenêtre, Louise attendait toute tremblante l'heure fatale. Sûr de son œuvre, Daniel riait, triomphait, parlait à Louise de leur prochaine union; il repassait toutes les peines qu'il avait prises pour construire son horloge, et enorgueillissait en pensant qu'il n'avait pas eu besoin d'écrire une seule fois à M. Clarke, si ce n'est pour le remercier de ses bons avis, et lui annoncer les excellente fruits qu'ils avaient portés.

Tout à coup le carillon de minuit sonna au clocher de l'église. Louise fit un cri d'effroi, et le cœur de Daniel se serra malgré lui; mais aussitôt l'horloge se mit à chanter, et elle n'avait pas encore fini que les deux rossignols du peuplier continuaient avec elle la chanson commencée: Louise pleurait de joie, et Daniel embrassait son horloge.--Le reste de la nuit fut employé à délibérer sur ce qui restait à faire. Il ne fallait pas perdre de temps; l'on décida à l'unanimité que le lendemain, à midi, Daniel porterait l'horloge à maître Saunders, et lui demanderait la main de sa fille, sans autre formalité. Puisque l'horloge chantait, Daniel pouvait bien traiter d'égal à égal avec son patron.
Albert Aubert.

(La fin à un prochain numéro.)



Les Enfants Trouvés.


Dortoir à l'hospice des Enfants Trouvés de Paris.

Vers le milieu du seizième siècle, la population de Paris toujours croissante, le nombre considérable de pauvres, et aussi d'individus engagés dans les ordres religieux, avaient multiplié les cas d'abandon d'enfants nouveaux-nés dans une si effrayante progression qu'on regarda comme indispensable de consacrer exclusivement un établissement à recevoir ces pauvres créatures. En 1552, l'hôpital de la Trinité, jusque-là occupé par les comédiens appelés Confrères de la Passion, fut affecté à cette destination. Il fut ordonné que les seigneurs hauts-justiciers, qui, à Paris, étaient tous ecclésiastiques, pourvoiraient aux frais de cette maison, et le Parlement, par un arrêt de cette même année, détermina de la manière suivante le contingent de chacun d'eux:

L'évêque de Paris, 150 livres;--le chapitre de Notre-Dame, 360;--l'abbé de Saint-Denis, 24;--l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, 120;--l'abbé de Saint-Victor, 84;--l'abbé de Saint-Magloire, 20;--l'abbé de Sainte-Geneviève, 32;--l'abbé de Tiron, 4;--l'abbesse de Montmartre, 4;--le grand-prieur de France (ordre de Malte), 80;-le prieur de Saint-Martin-des-Champs, 60;--le prieur de Notre-Dame-des-Champs, 8;--le chapitre de Saint-Marcel, 8;--le prieur de Saint-Denis-de-la-Chartre, 8;--le chapitre de Saint-Méri, 16;--et celui de Saint-Benoit-le-Bien-Tourné, 12;--total: 960 livres.

La somme, même pour le temps, n'était ni suffisante pour sa destination, ni bien lourde pour les imposés. Toutefois, ils réclamèrent contre cet arrêt; et, par un faux exposé, obtinrent que la cause fut évoquée au grand-conseil du roi. L'avocat-général qui, à l'audience du 4 juin 1554, défendit la décision, dit, en parlant de ces seigneurs ecclésiastiques; «Ils ont si grande aisance que, quand ils contribueraient de leurs deniers en telle affaire, ils en rapporteraient fruit au double, ou l'écriture est fausse... Il y céans des chanoines de l'Église de Paris dont les enfants sont chanoines, et se délient de la justice pour les faveurs,» Ces chanoines, qui prenaient soin de leurs enfants, puisqu'ils en faisaient des chanoines, trouvaient injuste qu'on leur fit supporter la charge des enfants des autres; toujours est-il qu'ils finirent par succomber, et que l'entretien des enfants trouvés demeura à leur compte.

En 1570, l'établissement fut transféré de l'hôpital de la Trinité dans une maison située dans la Cité, sur le part de Saint-Landry, et affectée à cette destination nouvelle par le chapitre de Notre-Dame. Elle reçut le nom de la Maison de la Couche. Voulant se faire aider dans son entretien, le chapitre et l'évêque firent placer dans l'intérieur de Notre-Dame un vaste berceau pour y mettre quelques-uns de ces enfants, et provoquer ainsi la libéralité publique. Mais soit qu'elle ne répondit pas à leur appel, soit que ses dons reçussent une autre destination, les pauvres enfants étaient fort mal soignés. Postérieurement, en 1656, une dame veuve, touchée de leur malheureux état, se chargea d'en recevoir autant que pourrait en contenir sa demeure, voisine de la maison de la Couche. Ce zèle très-louable ne fut pas secondé par une égale persévérance. La mère adoptive de ces orphelins s'en remit aux soins de servantes, qui, lassées de la peine qu'il leur fallait prendre, firent trafic de ces êtres malheureux, et en vendirent à bureau ouvert à des mendiants qui leur torturaient les membres pour émouvoir la sensibilité publique, à des nourrices qui voulaient se débarrasser d'un lait souvent corrompu ou substituer, pour tromper les parents, un enfant étranger à un nourrisson mort; elles en vendaient enfin à des magiciens pour des opérations absurdes et souvent homicides. Le prix de ces enfants ne dépassait jamais vingt sous, et quand cette denrée humaine devenait plus abondante que les demandes, la Seine et les égouts recevaient le trop-plein de la maison. En 1638, un homme, dont la bienfaisance a sanctifié et immortalisé le nom, Vincent de Paule, qui était allé la visiter, revint peindre à des femmes riches et charitables, qui le secondaient dans ses bonnes œuvres, l'affreux spectacle qui s'était offert à ses veux. Elles s'occupèrent aussitôt du sort de ces petits malheureux; mais, ne pouvant les sauver tous, elles en tirèrent douze au sort, pour lesquels elles louèrent une petite maison à la porte Saint-Victor. Le commerce des servantes put se continuera l'aide des autres avec d'autant plus de liberté que leur maîtresse était morte.

Il ne suffisait pas à Vincent de Paule d'avoir attaché son nom à une idée généreuse, il tenait à lui faire porter tous ses fruits. Le tirage au sort n'avait que bien incomplètement répondu à ses vues; les secours étaient insuffisants pour faire plus, et la charité de ces femmes reculait devant l'énormité des sacrifices que leur imposerait l'éducation de tous les enfants abandonnés. L'heure critique était donc venue pour eux. Le saint homme convoqua expressément les dames de l'œuvre à une dernière assemblée générale, en 1640, les prévenant qu'elle avait pour but de décider si l'on abandonnerait ou non le projet d'institution des Enfants Trouvés. «Or sus, mesdames, leur dit-il, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants; vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés. Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner; cessez d'être leurs mères pour devenir à présent leurs juges. Leur vie et leur mort sont entre vos mains. Il est temps de prononcer leur arrêt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront si vous continuez d'en prendre un soin charitable, et au contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez.»

Ces éloquentes paroles atteignirent leur but; les larmes coulèrent, de formels engagements se prirent, et le salut des pauvres enfants fut résolu. On décida qu'il ne serait plus fait de choix parmi les enfants à élever. Vincent de Paule voulut assurer davantage encore son succès, en éveillant la sollicitude du roi. Il obtint plusieurs secours successifs de Louis XIII, qui accompagna l'ordonnancement de ce qu'il lui donna en 1642, de lettres patentes où on lisait: «Ayant été informé par des personnes de grande piété que le peu de soin qui a été apporté jusqu'à présent à la nourriture et entretènement des enfants trouvés exposés dans notre bonne ville et faubourgs de Paris, a été non seulement cause que, depuis plusieurs années, il serait presque impossible d'en trouver un bien petit nombre qui ait été garanti de la mort, mais encore que l'on a su qu'il en avait été vendu pour être supposés et servir à d'autres mauvais effets, ce qui aurait porté plusieurs dames officières de l'hôpital de la Charité, de l'Hôtel-Dieu, de prendre soin de ces enfants, et y auraient travaillé avec tant de zèle et de charitable affection, qu'il s'en élève à présent un grand nombre; et voulant les assister autant qu'il nous est possible en l'état présent de nos affaires, nous avons délaissé auxdits enfants trouvés, etc.» Les dons de Louis XII s'étaient montés à 4,000 livres de rente. En 1644, lu reine sa veuve, régente de Louis XIV, déclara, au nom de celui-ci, «qu'imitant la piété et la charité du feu roi, qui sont vertus vraiment royales, le roi ajoute à ce premier on un autre don annuel de 8,000 livres de rente.» Elle se réjouit en même temps de ce que, grâces aux secours donnés jusqu'alors et aux aumônes des particuliers, la plus grande partie des enfants trouvés ont été depuis élevés, et que PLUS DE QUATRE CENTS sont vivants.


Voitures servant au transport des nourrices des enfants trouvés.

L'œuvre s'était également vu accorder les bâtiments de Bicètre; mais l'air de cette maison fut regardé comme d'une vivacité mortelle pour de nouveaux-nés, et elle obtint de transférer ses enfants dans une maison vis-à-vis Saint-Lazare, où les sœurs de la Charité furent chargées de les soigner. Le Parlement, par arrêt du 3 mai 1667, confirmé par le Conseil d'État le 10 novembre 1668, ordonna que les seigneurs hauts-justiciers de Paris seraient tenus de paver annuellement à cette maison une somme de 15,000 livres. Cette ressource nouvelle mit les administrateurs à même de se procurer un emplacement plus commode. Ils firent l'acquisition d'un grand terrain avec maisons situé dans le faubourg Saint-Antoine, et y construisirent un vaste bâtiment. Plus tard, pour avoir en même temps un lieu plus central pour les dépôts, ils louèrent dans la Cité trois petites maisons qui appartenaient à l'Hôtel-Dieu. En 1670, des lettres patentes de Louis XIV déclarèrent la maison des Enfants Trouvés l'un des hôpitaux de Paris, et ce qui n'avait jusque-là été qu'une œuvre privée devint ainsi une institution publique. Depuis lors l'établissement a reçu de notables améliorations et pris des développements progressifs. Les maisons louées près le parvis Notre-Dame tirent place, en 1747, au bâtiment qui sert aujourd'hui de bureau central à l'administration des hôpitaux, et qui fut consacre aux enfants trouvés, jusqu'à ce que, postérieurement, leur établissement, fût transporté rues d'Enfer et de la Bourbe, où il est aujourd'hui.


     Collier des enfants trouvés.

L'administration des hospices possède et elle a publié le tableau du nombre annuel d'enfants déposés dans l'établissement depuis 1640 jusqu'à nos jours. Nous ne le reproduirons point en entier, mais nous en ferons connaître la progression et nous en signalerons quelques époques. En 1640, année de la détermination généreuse que fit enfin adopter Vincent de Paule, on en retira de la maison de la Couche et des mains des servantes dont nous avons parlé un certain nombre, qui, joint aux dépôts de l'année, forma un chiffre de 372. En 1641, les entrées furent de 229; en 1650, 393; en 1660, 491; en 1671 (année qui suivit l'érection de l'œuvre en institution publique), 738; en 1678, 1,006; en 1694, 3,788. Le chiffre décrut considérablement ensuite, et ne se releva de nouveau jusqu'à cette hauteur qu'à cinquante-six ans de là, en 1750, où les réceptions se montèrent à 3,789. Le règne de Louis XV leur fit, vers la fin, atteindre des nombres dont elles n'avaient jamais approché, et dont elles se sont toujours tenues assez loin depuis. En 1770, on reçut 6,918 enfants, 7,156 en 1771, 7,079 en 1772. Le nombre décrut ensuite, ne fut jamais plus bas que sous la République, où il varia de 3,122 à 4,589, et s'éleva, sous l'Empire, par suite de rétablissement d'un tour par arrondissement décrété en 1811. En 1810, il avait été de 4,502; il fut de 5, 152 l'année suivante. Sous la Restauration, le chiffre le plus élevé fut 5,497, en 1828. En 1837, année dans les derniers mois de laquelle commencèrent à être prises les mesures qui rendent aujourd'hui le secret des dépôts presque impossible, il descendit à 4,644. En 1839, il décrut jusqu'à. 3,182; en 1841, dernière année dont nous ayons l'état, il ne s'est pas élevé au delà de 3,698.


     Costumes des enfants trouvés.

Ces mesures nouvelles, nous aurons à les apprécier dans un article où il nous sera possible également d'examiner la question des enfants trouvés au point de vue moral et administratif. Aujourd'hui c'est l'historique de l'établissement de Paris que nous avons voulu tracer, et nous venons de le faire; ce sont quelques détails sur les réceptions et l'administration des enfants que nous voulions donner, et il nous reste à les consigner ici.

L'hospice des Enfants Trouvés reçoit tous les enfants exposés ou abandonnés âgés de moins de deux ans; au-dessus de cet âge, ils sont dirigés sur l'hospice des orphelins. Du reste, en 1841, sur 3,698 enfants reçus, 227 seulement n'étaient pas nouvellement nés.

Dès qu'un en Tant est apporté à l'hospice, qu'il y vienne par la voie du tour, qui, à proprement parler, n'existe plus aujourd'hui, ou qu'il y soit transporté par les soins d'un commissaire de police, comme ayant été présenté à son bureau, ou relevé sur la voie publique, on dresse, sur un registre spécial, un acte détaillé de son admission, où se trouve consigné son acte de naissance, s'il en a un, ou, à défaut, les renseignements qu'on a recueillis sur lui, sur le lieu et l'heure où on l'a trouvé, et les signes qui peuvent servir à le faire reconnaître par ses père et mère, si jamais plus tard ils se présentent pour le réclamer, en remplissant d'ailleurs les formalités voulues. Ce procès-verbal dressé, on lave ces enfants, on les pèse, et l'expérience a démontré que bien peu de ceux qui n'atteignent pas le poids de six livres peuvent être élevés. Des salles, qu'on nomme crèches, sont garnies de berceaux séparés les uns des autres. Là, jour et nuit, des berceuses et des nourrices, sous les ordres de surveillantes, attendent les pauvres créatures délaissées par leurs mères. Plus tard, le plus grand nombre d'entre eux sont envoyés en nourrice à la campagne. Ceux dont la santé exige des soins médicaux sont élevés dans l'établissement.--La mortalité des enfants trouvés jusqu'à l'âge de douze ans est effrayante. En 1704, sur ceux qui avaient été reçus dans l'année même, elle fut de 60 sur 100; en 1775, elle s'éleva à 85 sur 100; en 1821, elle fut de 74; et de 1816 à 1837, c'est-à-dire pendant vingt-deux ans, la moyenne, sur tous les enfants reçus et suivis jusqu'à l'âge de douze ans, a été de plus des trois quarts, 76 sur 100. Or, les tables de la mortalité en France font connaître que sur 100 enfants 40 succombent avant cet âge de douze ans; la mortalité des enfants trouvés à Paris a donc dépassé la moyenne de mortalité de tous les enfants en France, de 50 pour 100. Ce qui a pu servir à bien fixer son chiffre réel et à n'être point abusé par les nourrices de campagne qui, pour continuer à recevoir leur salaire de l'administration, substituaient antérieurement d'autres nourrissons à ceux qu'elles avaient reçus d'elle, quand ces pauvres créatures étaient venues à mourir, c'est un collier qui est scellé au cou des enfants par une plaque de plomb, et attaché par des cordons, rouges pour les filles, bleus pour les garçons. Aucun enfant ne monte dans la voiture des nourrices sans que ce signe de reconnaissance, qui n'est pas sans inconvénients, nous le dirons, mais qui n'offre pas celui de pouvoir être enlevé sans que l'administration s'en aperçoive, soit suspendu au cou de son nouveau pensionnaire. On substitue aujourd'hui au collier des boucles d'oreille également scellées: c'est une amélioration.

Les orphelins, qui ne sont qu'une division des enfants trouvés, portent un costume uniforme, qui se compose, pour les garçons, d'un pantalon en drap marron et d'une veste semblable, avec collet en drap bleu; pour les filles, d'une robe d'étoffe bleue, d'un tablier, et d'un homme noir avec une petite dentelle pareille.

C'est sous cette livrée de l'abandon, ou souvent, dans un département éloigné, où l'enfant a été mis en nourrice, et confié à un agriculteur, qu'il faut l'aller chercher, quand sa famille indigente a ramassé la somme nécessaire pour le retirer, et a justifié de la possibilité de lui procurer du travail et des moyens d'existence. Oh! dans ce cas, quand c'est vraiment la misère, la misère seule, qui a porté une pauvre mère à éloigner d'elle son enfant, il a beau n'avoir jamais entendu sa voix, il nous semble néanmoins qu'au bonheur de cette femme, en le retrouvant, il doit la deviner et en quelque sorte la reconnaître. Mais quand c'est le vice qui a conseillé cet éloignement, et quand un calcul d'intérêt ou un caprice vient le faire cesser, quelle émotion attendez-vous de cet enfant que vous avez sans pitié voué au malheur?

Le 16 novembre 1717, un commissaire de police dit Châtelet, Jean Lebas, passait devant l'église de Saint-Jean-le-Rond, tout près de Notre-Dame; il n'était que six heures du matin: l'air était froid et humide, et un brouillard épais laissait à peine percer les premiers rayons du jour. Quelques femmes et des ouvriers attroupés paraissaient considérer attentivement quelque chose, et parlaient entre eux avec vivacité. Le commissaire de police approcha, et bientôt entendit les vagissements d'un nouveau-né, qui avait été exposé sur la seconde marche de Sain-Jean-le-Rond. L'enfant avait été soigneusement enveloppé, et la recherche des vêtements qui l'entouraient annonçait l'opulence de ses parents; aussi une, vive indignation se faisait-elle remarquer dans le groupe. La mauvaise mère! disait une marchande à la halle; elle est riche et elle abandonne son enfant!--On devrait bien la mettre en prison pour sa vie, si la justice venait à la découvrir,» disait une laitière. Le commissaire fit l'office de sa charge, prit l'enfant dans ses bras et se disposa à le transporter aux Enfants Trouvés. «Ne l'emportez pas, s'écria la femme d'un vitrier du voisinage; la pauvre créature mourra dans votre hôpital; je n'ai pas d'enfants, il m'en servira. «Ce nouveau-né paraissait, en effet, n'avoir que quelques heures à vivre tant il était pâle, froid et chétif, aussi le commissaire laissa-t-il faire la femme, du vitrier, il lui abandonna l'enfant, après avoir pris note exacte des signes de reconnaissance qui avaient été déposés auprès de lui. Cette femme était pauvre, bien pauvre, mais elle avait un cœur excellent, et se prit de la tendresse la plus vive pour le petit infortuné qu'elle avait sauvé, et qui bientôt l'aima comme il eût aimé sa mère. Quelques jours à peine s'étaient écoulés, lorsqu'un inconnu entra chez elle, et lui remit le titre d'une pension de 1,200 livres de rente destinée à l'éducation de l'enfant, et constituée sur sa tête. Toutes les recherches tentées pour découvrir les parents furent sans résultat, et ce mystère demeura impénétrable. Mais plus tard, quand les bons soins de sa mère adoptive eurent rendu la vie à cet infortuné; quand ses jeunes dispositions l'eurent fait distinguer par ses maîtres; quand, développées par l'étude, elles l'eurent mis à même de n'avoir plus rien à apprendre au collège, l'enfant trouvé rentra chez sa bienfaitrice, dans la modeste demeure de laquelle il continua à habiter, alors même que le nombre et le mérite de ses écrits l'eurent élevé au comble des honneurs auxquels un homme de lettres puisse arriver, et lui eurent conquis une célébrité européenne.--Il y avait, en ce temps-là, une sœur du cardinal-archevêque de Lyon, femme d'esprit et jolie femme, menant du front la galanterie et les affaires, et à laquelle ses liaisons avec le régent et le cardinal Dubois avaient assuré une puissante influence et une éclatante renommée: c'était la mère de l'enfant trouvé. Lorsque celui-ci fut devenu un homme illustre, la tendresse de sa mère, si longtemps endormie, commença à se réveiller. Elle témoigna le désir de voir son fils; mais on eut grande peine à l'amener à une entrevue avec elle, et il ne céda aux plus pressantes instances qu'en mettant pour condition expresse qu'il sérait accompagné par sa mère d'adoption. Le jour de la visite: est convenu; la grande dame attend, son fils arrive; mais lorsque madame de Tencin (c'était elle) s'avance en ouvrant les bras, d'Alembert (c'était lui) s'écrie, les yeux en pleurs; «Vous n'êtes pas ma mère! Je n'en connais qu'une: c'est la vitrière!»

(La fin à un prochain numéro.)



Correspondance.

Nous recevons de M. le bibliophile Jacob la lettre suivante en réponse à un article du numéro 41 de l'Illustration, sur le Catalogue de M. de Soleinne. Nous faisons suivre cette réponse de quelques observations de M. T., auteur de cet article.

A M. le Rédacteur en chef de l'Illustration.

Monsieur,

L'Illustration a publié, dans son avant-dernier numéro, un article au moins étrange sur le Catalogue de la bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, Catalogue dont j'ai fait paraître le premier volume, en gémissant comme un vrai bibliophile d'être en quelque sorte complice de la vente de cette admirable bibliothèque.

Les personnes qui voudront bien recourir au Catalogue si rudement attaqué y trouveront, je l'espère, de quoi le défendre contre de pareilles attaques. Ce Catalogue, que nous étions loin de croire irréprochable avant que M. T. l'eût examiné sans y signaler aucune erreur réelle, renferme deux ou trois mille notes littéraires et bibliographiques que les juges les plus compétents, M. Brunet, l'auteur du Manuel du Libraire, M. Wallkenner, le savant éditeur de La Fontaine, M. de Monmerqué, M. Brunet de Bordeaux, etc., ont daigné honorer de leur suffrage.

Ordinairement, un catalogue de livres ne présente que des titres plus ou moins complets, plus ou moins logiquement classés; j'ai voulu faire plus: à la description fidèle et minutieuse des ouvrages, j'ai ajoute des jugements, des observations, des dissertations, tout ce qui est du ressort de la bibliographie raisonnée. Voilà sans doute mon crime aux yeux de M. T. Ce n'était pas une raison suffisante pour tronquer mes phrases, pour en dénaturer le sens, pour me faire jouer tout à tour, dans ce Catalogue, le rôle de Tartufe et relui de La Palisse.

J'ai découvert un autographe de Molière,--cela est incontestable; mais je me suis donné la peine de le démontrer dans une note de cent cinquante lignes, où j'ai accumulé toutes les preuves historiques qui viennent à l'appui de l'authenticité de cette découverte. Après quoi, j'ai pu m'écrier avec une sorte de triomphe: «VOICI DONC ENFIN UN AUTOGRAPHE DE MOLIÈRE!» C'est là un événement littéraire qui mérite bien d'être imprimé en grandes majuscules.

J'ai cru reconnaître le style de Molière dans une pastorale, Métisse dont l'auteur est ignoré et qui ne paraît pas même avoir de mise au jour;--mais j'ai cité quelques passages de cette pastorale à l'appui d'une opinion qui n'a pas d'autre base que l'identité du style avec celui de Molière. L'homme se révèle par ses actions, l'écrivain par son style. J'en prends à témoin M. T.

J'ai souvent hésité entre deux on trois auteurs contemporains qui se sont offerts à mon esprit, lorsqu'il s'agissait de trouver le véritable père d'un ouvrage anonyme.--Cette hésitation entre plusieurs auteurs se reproduit sans cesse dans la recherche des anonymes. Certains ouvrages n'ont-il pas été attribués à dix auteurs différents? Pourquoi vouloir me forcer à opter entre eux? Que sais-je? Qu'en savez-vous?

Je m'en réfère, quelquefois à l'avis de mon lecteur, et j'ai l'air de l'inviter à prononcer pour moi.--En effet, je n'ai dû compter que sur des lecteurs éclairés, instruits et surtout impartiaux.

Je ne cite pas toujours le livre et la page du livre où je puise un fait, un renseignement. De là ces formules vagues: Je crois avoir lu... N'avons-nous pas lu quelque part?...--Je confesse que je ne me rappelle pas, à point nommé, tous les livres que j'ai lus, et d'ailleurs, en rédigeant un catalogue, même avec soin, j'aurais été quelquefois dans l'impossibilité de courir après le volume qui fournissait une citation ou une autorité à ma mémoire. J'oublie souvent, Dieu merci! mes propres ouvrages; ne puis-je parfois oublier ceux des autres?

Je n'ai pas dit, page 19: «Cette traduction doit être de Nicolas Oresme ou de Christine de Pisan ou d'un autre,» ce qui serait une niaiserie, j'en conviens; mais j'ai dit moins naïvement: «Cette traduction en prose du Thérence français doit être de Nicolas Oresme ou de Christine de Pisan ou d'un autre contemporain du roi Charles V, qui avait fait faire cette traduction comme celle de Tite-Live.» Je n'ai pas dit davantage: «On peut croire que l'éditeur était Barbazan ou quelque autre,» mais j'ai dit ce que je dirais encore, ne vous déplaise «Ou peut croire que l'éditeur était Barbazan ou quelque autre qui aurait eu communication du texte reçu par de Beauchamps ou par La Monnoye.» Je devrais peut-être me résigner à prendre les ridicules que l'on me prêt: on a bien fait du brave et héroïque La Palisse, mort à Pavie, chevalier sans peur et sans reproche, le naïf et burlesque La Palisse de la chanson.

Quant à l'erreur qui existe; dans la préface, où j'ai confondu le Monsieur, comte de Provence, du règne de Louis XVI, avec le Monsieur, comte d'Artois, du règne de Louis XVIII, je passe condamnation sur ce point; mais je n'avais pas attendu l'article de M. T. pour corriger cette erreur, à l'aide d'un carton. J'eusse été plus reconnaissant, si M. T, m'avait procuré les éléments d'un bon errata, qui est encore à imprimer.

M. T. m'a seulement appris que, depuis l'avènement d'un nouveau commissaire royal auprès de la Comédie-Française à la place de M. le baron Taylor, les archive du théâtre avaient été classées. C'est une heureuse nouvelle, et nous félicitons. M. l'archiviste, fût-ce le signataire de l'article auquel je réponds. Mais ce classement des archives n'infirme pas le paragraphe de la préface qui a surtout ému la bile de M. T. «Lorsque M. le baron Taylor, cet ardent régénérateur de notre scène française, eut remis ses pouvoirs de commissaire royal auprès du Théâtre-Français, il y eut, DIT-ON (ET NOUS AIMONS À CROIRE QUE CES BRUITS SONT FAUX OU EXAGÉRÉS), une sorte de pillage dans les papiers et la bibliothèque de ce théâtre, qu'on avait respectés depuis cent cinquante ans, et M. de Soleinne APPRIT que des registres de la Thorillière, des lettres de Lekain et de mademoiselle Clairon, etc., avaient été vendus par un brocanteur à la porte de la Comédie-Française». Tant que dura l'administration de M. le baron Taylor, qui a rendu les plus grands services à la scène française, où il fit monter la jeune école, en offrant à ses études la tragédie de Talma et la comédie de mademoiselle Mars, tant que dura cette administration noble, généreuse et intelligente, les archives du théâtre furent intactes: il est vrai qu'elles n'étaient pas encore classées. Je n'ai accuse personne en disant que des lettres de Lekain et de mademoiselle Clairon tombèrent alors dans les mains des amateurs d'autographes. Est-ce que des spoliations du même genre n'ont pas eu lieu à différentes époques dans les archives du royaume, dans celles du dépôt de la guerre? Les archives du Théâtre-Français sont-elles plus sacrées pour les voleurs d'autographes? L'auteur de l'article veut-il se faire caution que rien n'a été détourné dans ces archives?

Enfin, M. T., semble me rendre responsable de ce que M. de Soleinne n'a pas laissé de testament; il s'étonne fort que les héritiers ne suppléent pas à l'absence de ce testament et ne fassent point à l'État l'abandon d'une bibliothèque qui a coûté 500,000 fr. et dont l'État, insouciant, a refusé de s'assurer la propriété à un prix bien inférieur. M. de Soleinne serait mort de chagrin plutôt que d'apoplexie, s'il avait prévu que sa bibliothèque dut être vendue aux enchères et dispersée. Est-ce là un motif suffisant pour que des héritiers renoncent de gaieté de cœur à la meilleure part de leur héritage? Je regrette, en vérité, que l'auteur de l'article ne soit pas le légataire universel de M. de Soleinne: il eut probablement donné la bibliothèque au Théâtre-Français. Le Théâtre-Français lui saura gré de l'intention.

Pour moi, qui ne suis malheureusement point assez riche pour faire un tel don, moi qui ai vendu ma chère bibliothèque historique à l'encan, laquelle aurait fait si belle figure dans les galeries de Versailles, je ne puis que m'affliger du sort probable des livres recueillis avec tant de persévérance par M. de Soleinne: c'est moi qui organise leur dispersion et leur perte. Le médecin, croyez-le, pleure quelquefois son malade qu'il voit mourir; le fossoyeur même peut aussi pleurer en creusant la fosse de son ami. Que n'ai-je pas fait pour sauver la bibliothèque de M. de Soleinne, pour obtenir que la munificence nationale lui ouvrit un asile dans un établissement public! J'ai prié, j'ai supplié, j'ai crié au sacrilège: j'ai même essaya d'intéresser les souverains étrangers à la conservation de ce vaste dépôt dramatique. Hélas! jusqu'à présent, je n'ai pas mieux réussi que les héritiers, qui s'étaient émus avant moi de la destruction de ce monument unique élevé par M. de Soleinne à la gloire du Théâtre. Cependant j'espère encore, puisque la vente n'est pas commencée.

J'ai fait, du moins, ce qu'il m'était permis de faire: un Catalogue détaillé, en 3 volumes in-8, qui complétera la Bibliothèque du Théâtre-Français, du duc de La Vallière, et qui sera certainement plus utile que le catalogue de Pont-de-Vesle. Le mauvais vouloir de M. Y. n'empêchera pas que mon dialogue ne soit désormais la seule bibliographie du Théâtre. M. T. aurait mieux fait de tourner ses malédictions contre les gouvernements qui ont en mains le salut de la bibliothèque de M. de Soleinne et qui la condamnent à périr. S'il se préoccupe de la destinée de cette bibliothèque, s'il aime les livres, il l'eût prouvé en faisant cause commune avec nous, qui souhaitons ardemment de pouvoir réaliser le vœu de M. de Soleinne.

Vous penserez maintenant, monsieur, que je ne suis pas habile dans l'art de dépister les anonymes, puisque je n'ai point deviné celui de l'article que je déclare injuste, léger et mal fondé sous tous les rapports. Certes, je ne reconnaîtrai jamais dans cet article le commentateur d'une fort bonne édition des œuvres de Molière, l'éditeur de la Revue rétrospective, cet excellent recueil dont les curieux de l'histoire et de la littérature réclament la continuation, l'auteur d'une Vie de Molière pleine de recherches, de saine critique et de bonne foi littéraire.

Agréez, monsieur, etc.

PAUL JACOB, bibliophile.



M. T. aurait bien mauvaise grâce, après le paragraphe qui termine cette lettre, et dans lequel la bienveillance devient dithyrambique, à renouveler ses critiques et à venir dire aux bibliographes qui ont répondu à l'envoi du Catalogue, en écrivant à son auteur que

La chute en est jolie, amoureuse, admirable,

à venir leur dire:

Quoi? vous avez le front de trouver cela beau!

M. T. tient donc le mérite du Catalogue pour constant, et il garderait le silence s'il n'avait à se défendre à son tour, non pas d'avoir porté un jugement au moins étrange c'est l'épithète qu'il avait lui-même donnée au livre, et qu'on lui retourne; les lecteurs jugeront qui la mérite mais d'avoir fait un article injuste, léger et mal fondé sous tous les rapports.

M. T. ne se croit pas injuste pour avoir préféré au système de suppositions vagues et de désignations indéterminées du bibliophile Jacob la précision de M. Brunet et celle de M. Barbier. Il croit qu'en bibliographie, dans le cas où l'on se dit à soi-même: Que sais-je? le mieux est de ne rien dire; il croit que dire que l'auteur d'une traduction doit être ou Oresme, ou Christine de Pisan, ou quelque autre contemporain du roi Charles Ier, qui a eu des millions de contemporains, c'est parler pour ne rien nous apprendre. Il croit enfin qu'il n'y a nulle raison pour substituer ce nouveau mode de bibliographie, que l'auteur du Catalogue appelle raisonné, à l'ancien, qu'il appellera, lui, raisonnable.

M. T. ne se croit pas léger pour avoir dit que les archives du Théâtre-Français sont aujourd'hui plus complètes que sous l'administration précédente, puisqu'on a pris le soin d'y faire rentrer ce qui en était sorti depuis quinze ans. La légèreté est à porter une accusation grave sans prendre le moins du monde la peine de vérifier si elle est fondée, et de croire qu'il suffit de l'admettre et de l'émettre comme un on dit. M. T. n'a point à se porter caution que rien n'a été pris; c'est à celui qui publie une accusation à prouver qu'il est en droit de le faire. M. T. n'est point et il n'a jamais demandé à être archiviste du Théâtre-Français ni d'aucun autre établissement public; mais il dit ce qu'il sait et ne dit que cela.

M. T. ne croit pas avoir été mal fondé sous tous les rapports à se rire du désespoir de comédie prêté aux héritiers de M. de Soleinne. Ils vendent sa bibliothèque: ils sont dans leur droit; mais, au nom du ciel! pas de grimaces! Un demande à M. T. ce qu'il eut fait à leur place.--Il eût mis, quelque parti qu'il eût pris, ses paroles d'accord avec ses actions.

Oui, sans doute, ce Catalogue sera désormais la seule bibliographie du théâtre. Honneur en soit rendu à M. de Soleinne! La transcription pure et simple des titres de tous les volumes, de toutes les brochures que ce bibliophile persévérant et consciencieux a réunis, constituera le plus complet et le plus utile indicateur de tous les ouvrages de la littérature dramatique.

A son tour, et en terminant, M. T. dira au Bibliophile Jacob: «Vous aime, les livres, la bibliographie, qui semble aride à tant de travailleurs, a de l'attrait pour vous. Vous êtes actif, laborieux, persévérant; entreprenez quelque grand labeur. La Bibliothèque Historique de Lelong et de Fontenelle est à refaire. Mettez-vous à l'œuvre, mais mettez-vous-y en renonçant à faire de vos notes un questionnaire pour votre lecteur; ne faites de notes que quand vous aurez quelque chose à dire. Et vous aurez fait une œuvre sérieuse, une œuvre utile, et nous serons le premier à l'applaudir.»

T.



A M. le Directeur de L'Illustration

Mon cher monsieur,

Je n'aime pas les errata. Ils prouvent que l'auteur d'un article a eu la faiblesse de le relire, et, en second lieu, qu'il y attache une certaine importance; le public trouve cela d'assez mauvais goût.

Néanmoins je ne puis rester sous le coup des absurdités qu'une transpositions de paquets m'a fait commettre, et dont mes initiales me rendent responsable.

(On appelle paquets, en style d'imprimeur, chaque fragment de l'épreuve qui passe sous les yeux de l'écrivain.)

Pour que mon chapitre sur les théâtres de Londres soit à peu près intelligible, il faudrait:

1º Établir une phrase placée à la colonne 3 de la page 228, immédiatement après la ligne 38. Il y était question d'un vaudeville imite de Grand-Papa Guérin, et qui a pour titre anglais: Grand-Father Whitehead;

2º Suivre tout naturellement l'alinéa parfaitement inintelligible sans cela, qui commence par ces mois: Farren y rendait à merveille, et le reste même page, même colonne, ligne 39;

3º Lire ensuite jusqu'à la fin. Mais alors, on reviendra page 228, colonne 6, ligne 10; et il faudra commencer ainsi le portrait de Bartley: Ce gros garçon;

4º Par suite de ces changements, l'article finit à ces mots: O hymen! ô hymenne! lesquels étant en latin ne doivent point s'orthographier: O hymen ô hyménée!

Moyennant ce petit travail, qui ne demande pas plus de vingt minutes,--avec beaucoup de bonne volonté,--le lecteur aura la satisfaction de savoir ce que j'ai prétendu lui dire. Puisse-t-il se trouver payé de sa peine!

Son serviteur et le vôtre,

O. N.



Voyages en Zigzag (1).

Il y a cinq mois à peine (2), lors de l'apparition des premières livraisons des Voyages en Zigzag, nous avons dit, en prédisant son succès futur, où, comment et pourquoi ce beau livre avait pris naissance. Un professeur de Genève, déjà célèbre comme écrivain et comme dessinateur, l'auteur des Nouvelles genevoises, et des Albums Vieux-Bois, Crépin et Jabot, faisait chaque année, avec quinze ou vingt de ses élèves, une excursion pédestre dans les Alpes de la Savoie et de la Suisse. Chemin faisant, il notait à la plume et au crayon; en d'autres termes, il racontait et il esquissait, currente calamo, avec autant de simplicité que d'esprit, toutes les impressions de la journée. Au retour, le journal commun, rédigé par le chef de l'expédition, était autographié tel qu'il avait été écrit et dessiné, sans correction aucune, et distribué entre tous les membres de la petite caravane. Mais bien qu'ils n'eussent été dans l'origine destinés qu'à vingt ou trente lecteurs, les Voyages en Zigzag méritaient, sous tous les rapports, d'exciter la juste admiration d'un public beaucoup plus nombreux. A peine imprimés, les nouveaux albums étaient avidement recherchés par tous les amateurs qui avaient eu le bonheur de lire et de vérifier sur les lieux la spirituelle fidélité de leurs récits et de leurs peintures. De Genève, leur réputation se répandit bientôt en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie et même dans l'autre monde, où quelques jeunes disciples du maître l'avaient importée.--Enfin une heureuse nouvelle accompagna les récits des triomphes de M. Topffer dans les deux hémisphères. M. Dubochet se décidait à réunir tous ces albums en un volume et à les éditer avec tout le luxe et tous le soin qu'il apporte d'habitude dans les publications illustrées.

Note 1: 1 vol. grand in-8, orné de plus de 100 gravures, Paris, 1843. Dubochet, 16 francs.

Note 2: Voir l'Illustration du 1er juillet 1843, nº 18, t. I.

Aujourd'hui, d'ailleurs, nous voulons seulement vous faire admirer l'artiste! l'écrivain aura son tour une autre fois. Nous lui demanderons, pour vous seul, une de ces nouvelles qu'il raconte si bien, et qu'il ne nous refusera pas, nous en sommes sur d'avance. Maintenant, jetez seulement un coup d'œil sur les dessins que nous allons vous montrer, et dites-nous si l'ingénieux créateur de MM. Vieux-Bois, Jabot et Crépin ne fait pas avec la même supériorité les paysages et les portraits que les caricatures.

Voyez d'abord la bourse commune (cette bourse qui fournit aux dépenses de la caravane). Après avoir eu une triste fin au mois de septembre 1839, elle s'est refaite dans une retraite économique; puis, un matin, elle vient rendre une visite à M. Topffer. Ayant persévéré dans son régime pendant plusieurs mois, elle se trouve avoir grossi au point d'en être étranglée dans son corsage et à l'étroit dans sa robe, dont quelques mailles faisaient mine de vouloir sauter prochainement. Effrayée de son état et honteuse de son obésité, la bonne dame venait implorer l'assistance de M. Topffer. Celui-ci lui promit aussitôt de la guérir au moyen de beaucoup d'exercice et de quelques saignées.

Si grandes qu'elles aient été, nos espérances ne seront point trompées. Nous avions toujours cru à un grand succès, et la réalité a dépassé encore toutes nos prévisions. Nous l'avouons hautement, nous admirons avec un vif et sincère enthousiasme le double talent de M. Topffer. Son langage, comme, il le dit lui-même, n'est pas toujours selon l'Académie, il adopte avec une trop grande facilité certaines expressions qu'on peut trouver trop familières; ce que ses éditeurs appellent «des termes improvisés, des dénominations locales et les traces d'un argot de voyage issu tout naturellement du retour annuel des mêmes impressions, des mêmes besoins, des mêmes habitudes.» D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, ces relations écrites en courant heure par heure, telles que chacun les faisait peut-être en plaisantant, ne devaient être lues d'abord que des voyageurs auxquels leurs excentricités elles-mêmes rappelant de joyeux souvenirs, offraient des charmes tout particuliers. Cette forme un peu étrange n'a-t-elle pas d'ailleurs son mérite? 'Trouve-t-on beaucoup de livres aussi simples? aussi vrais? Et puis, que d'observations fines et piquantes on y rencontre à chaque page! que de réflexions profondes parfois! que de mots charmants! que de sensibilité! que de gaieté!

Nous voudrions pouvoir justifier ces éloges par quelques citations; mais les bornes qui nous sont imposées nous interdisent cette jouissance. Vous méfiez-vous de notre goût passionné, cher lecteur, achetez les Voyages en Zigzag, lisez-les, et si vous ne partagez pas notre opinion, si vous n'êtes pas tour à tour égayé ou attendri, c'est à vous seul, et non à M. Topffer, que vous devrez-vous en prendre.

C'est ce qui donne lieu à un nouveau voyage, en effet, si d'une part les montagnes sont favorables à qui veut prendre de l'exercice, d'autre part, pour une bourse qui veut être saignée, il n'est rien lui qu'un pèlerinage en Suisse.

A peine parti, on rencontre des originaux bons à dessiner.

Voici d'abord un jeune crétin qui porte, sa canne en tambour-major.


Un touriste qui a acheté trois chiens de Terre-Neuve.


Des musiciens ambulants.


Un attelage de voiturin italien: cochers, voiturins, haridelles, sont dignes les uns des autres; usés, efflanqués, malpropres; emplâtre sur l'œil, jambes entortillées, boulons, mécaniques et ficelles. Ce n'est que dans les pays de plaines que l'on rencontre ces restes de chevaux, trop débiles pour tirer, trop cassants pour retenir, mais suffisants encore pour trottiller des deux côtés d'un timon. Du reste, diaphanes, incolores, sans yeux, sans jambes, sans poil ni queue, la maladie ne sait par quel bout les prendre... et ils font sans mal ni douleurs des douze heures par jour pendant douze jours de suite...


Un jésuite promenant un tout petit collège de cinq Aliborons; on dirait un grand pâtre qui mène cinq agnelets le long du fossé.

Enfin, un ballet italien--«de toute magnificence, dit M. Topffer: nous voyons là des Romains et des Romaines de quoi en être saturés pour longtemps. Virginius a des convulsions, et Appius des piquées d'entrailles. L'un et l'autre se démènent comme des possédés, et les Romains et les Romaines aussi, ce qui se trouve vouloir dire le trait d'histoire qu'on sait.»

Mais M. Topffer n'est pas un caricaturiste quand même, qu'on nous permette cette expression. Il ne recherche pas le grotesque et le laid; il ne se plaît point à l'exagérer; il les montre tels qu'il les a vus; en outre il ne se moque,--et c'est là selon nous un grand mérite,--que de ce qui est réellement ridicule; jamais il n'abuse ni de sa plume ni de son crayon pour nous faire rire aux dépens de ses semblables, qui lui ont semblé dignes d'estime et de pitié; parfois, au contraire, il nous représente avec une vérité pleine de charmes la simplicité naïve des honnêtes habitants des Alpes. Rencontre-t-il un beau type caractéristique, il s'empresse de le dessiner. Voit-il, comme acteur et comme spectateur un de ces délicieux tableaux que sa petite caravane compose à chaque instant du jour dans ses courses ou dans ses haltes, immédiatement il nous en offre une représentation exacte.

«Rien de plus frais, de plus paisible, de plus helvétique, que tout ce vallon d'Underwald, surtout dans un moment où un beau soleil succédant à la pluie dore les rochers et fait resplendir les pelouses, A peine rencontrons-nous quelques naturels, même dans les villages, même dans la capitale, où nous ne trouvons à acheter que du pain et des prunes; ce sont les seules friandises mises en vente dans les deux seules boutiques de l'unique rue.

«Connue nous passons devant une chaumière, les sons d'une guitare frappent notre oreille. C'est un gros homme en blouse qui accorde son instrument. M. Topffer le prie de nous chanter quelque air. «Pas moi, dit-il, mais ma servante, si vous ne lui faites pas trop peur.» Toute la caravane s'étend sur le gazon, et bientôt parait une jeune fille extrêmement timide, qui s'assied devant le seuil, et qui chante pour obéir à son maître bien plus que pour complaire à l'illustre société.--Sa voix est agréable et d'une justesse parfaite; la scène est pittoresque, le plaisir inattendu; en sorte que nous passons là une de ces douces heures qu'on ne peut pas plus faire naître qu'on ne peut les oublier. Toutefois, la chose déplaît à un gros barbichon de chien qui grogne dans sa toison, et s'obstine dans des accompagnements bilieux.» De l'Underwald passons dans le Valais.

C'est encore une halte; mais les acteurs qui y jouent le rôle principal, plus nombreux d'ailleurs, ne ressemblait en rien à ceux que nous venons de voir.--Il s'agit cette fois de la jeune population d'un village valaisan que M. Topffer vient d'ensucrer, et dont la joie enfantine égale l'étonnement. Comme paysagiste, M. Topffer ne reconnaît peut-être aucun maître. Ses croquis, qu'un de nos plus habiles dessinateurs français, M. Karl Girardet, a mis sur bois avec tant de goût et de bonheur, ont surtout le mérite d'être aussi vrais que possible. De grands tableaux ne représenteraient pas mieux les belles scènes de la nature dans les Alpes. Voici d'abord les roches et la porte d'Annibal à Donas, dans le val d'Aoste.

Puis une vue du lac Majeur prise à Fariolo, car M. Topffer passe souvent les Alpes, il descend dans les planes de la Lombardie, il visite Milan; une fois même il s'est aventuré jusqu'à Venise. «Un tel voyage à pied avec de si petites jambes, s'écriera quelque lecteur épouvanté, c'était une entreprise colossale.» Rassurez-vous âme timorée, tout alla pour le

mieux dans la meilleure des caravanes possibles, et ici comme dans les autres circonstances de la vie, cette pensée, «A la garde de Dieu, fait, dit M. Topffer, la sécurité et le courage du cœur; elle nous inspira je ne sais quelle pacifique confiance qui fut un tempérament contre l'inquiétude qui rend gauche, ou contre la présomption qui rend téméraire.» Le voyage à Venise se termina donc aussi heureusement que les précédents, et M. Topffer en rapporta de charmants dessins; nous en donnerons pour preuve l'effet de lune suivant sur le grand Canal.


Quand on a passé les Alpes, il faut les repasser. Quant à nous, nous choisirons de préférence la route du Saint-Gothard, car elle est aussi sûre et commode qu'elle est belle.

«Au sortir du défilé qui termine la première montée, on découvre tout à coup de là l'effet d'un spectacle des plus curieux: c'est la route, dont les contours infinis se développent en serpentant jusqu'au sommet de la montagne.

Les zigzags sont brisés et épars; ils s'échafaudent les uns sur les autres; et, jusqu'à la dernière sommité, on aperçoit des fragments du collier des bouterones. Nous demeurons là en admiration devant l'industrieuse audace des hommes en général, mais surtout des hommes libres, des hommes d'Uri, de ce petit canton qui a su faire avec ses minces ressources un ouvrage aussi beau que celui du Simplon, ce chef-d'œuvre si vanté, si admiré, si célébré et si lithographie. La renommée n'est souvent qu'une vieille folle sans équité.»

Mais on ne trouve pas partout des belles routes de voitures; et souvent la caravane se voit obligée de traverser un pas difficile «et un bout de sentier en corniche large de quatre semelles, incliné sur un précipice à pic, et appuyé contre un rocher qui surplombe.» Grâce à Dieu et à M. Topffer, le danger est heureusement évité, et tous les touristes arrivent sains et saufs à Genève; la bourse commune seule est malade. Nous espérons, quant à nous qu'elle se refera plusieurs fois encore, et qu'un jour ou l'autre, M. Topffer ajoutera un second volume à celui dont nous sommes aujourd'hui l'heureux possesseur.

Somme toute, les Voyages en Zigzag forment le livre le plus agréable à lire et à regarder, le plus moral, le plus richement illustré que la librairie française ait offert cette année aux amateurs des cadeaux du premier jour de l'an, vulgairement appelés étrennes,--bientôt nous dirons pourquoi;--mais il a une place marquée d'avance à un double titre, c'est-à-dire comme texte et comme gravures, dans toutes les bibliothèques d'élite.



Modes.


Ce n'est plus seulement à l'Opéra et aux Italiens que nous pouvons aller chercher des élégantes toilettes; les salons sont enfin ouverts. De tous côtés et partout nous ne voyons que velours, satin, gaze, fleurs et bijoux, tout le charmant cortège des fêtes et de la mode.

La température printanière, qui a duré quelques jours, avait fait éloigner les fourrures; mais voilà ce beau luxe de l'hiver qui reparaît: les petits manteaux cazavecka se garnissent tous de martre ou d'hermine, et, en attendant les grands froids, on cache ses mains dans ses manches, qui sont aussi bordées de fourrures. On fait beaucoup de cazavecka en satin garni d'un piqué pour sortie, de bals et spectacles.

Les capuchons dont on se couvre la tête en attendant sa voilure se font assez coquettement; ce n'est plus une enveloppe disgracieuse qui faisait d'une jolie femme une laide sibylle; c'est un capuchon garni de dentelle encadrant le visage, voilant sans les radier cependant, de beaux yeux qui brillent à travers les fins réseaux de sa garniture. On fait aussi porr la ville des manteaux ornés de velours; en voici un modèle, très-distingué. Au reste, le velours est toujours beaucoup employé: nous le voyons dans les garnitures de robes et de manteaux; dans les costumes d'hommes nous le retrouvons en gilet et en revers aux collets et aux manches de paletots.

On fait pour toilettes du matin de très-jolies robes de drap brodé en soutache et, avec ces robes, on porte un mantelet également en drap brodé, lequel peut ensuite se mettre avec tous les costumes négligés.

Du portera encore les robes de bal faites en tunique. L'année dernière on avait fait infructueusement l'essai de deux jupes de différentes couleurs, car de semblables modes tiennent plus du bal costumé que de la vraie toilette des salons. Ce qui est fort bien porté, ce sont les tuniques blanches rattachées par des fleurs naturelles; des tuniques en tulle ou en crêpe rose, avec des bouquets de fines roses à feuillages de velours places aux manches, au corsage et sur les jupes.

Une jolie toilette de ville se compose d'une robe en satin pékiné rayé gros bleu et noir, ornée de deux volants en dentelle noire posés à plat; d'un chapeau de velours épingle blanc, décoré d'une plume, et d'un cazavecka en velours noir, bordé de martre zibeline;--ou bien encore, d'une robe en moire glacée, ornée de velours posé en tablier, le corsage juste, avec un revers en velours pareil; un chapeau en velours violet, garni de dentelle noire, et un pardessus un levantine, avec un grand collet piqué à l'aiguille.



SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS L'AVANT-DERNIER NUMÉRO.

I. L'opération qu'on appelle donner, au jeu de piquet, revient à distribuer 52 cartes en quatre groupes, deux de chacun 12 cartes, qui sont pris respectivement par chaque joueur, et deux autres groupes, l'un de 5, l'autre de 3 cartes, qui forment ensemble le talon. Le nombre des combinaisons auxquelles peut donner lieu cette distribution en quatre groupes partiels est le quotient de la division de deux nombres très-grands qui sont égaux, savoir: le dividende, au produit de tous les nombres entiers consécutifs, depuis 1 jusqu'à 32; le diviseur, au produit des carrés des nombres entiers consécutifs, depuis 1 jusqu'à 12, par le produit ses nombres 1, 2, 3, 4, 5 et 1, 2, 3.

Tout calcul fait, le quotient se trouve égal à

1 592 814 947 068 800.

A cause de l'énormité de ce nombre, et vu la date assignée à l'invention des cartes à jouer, on s'assure par des calculs bien simples qu'il s'en faut de beaucoup que les cartes aient pu être données au jeu de piquet de toutes les manières possibles. D'ailleurs, comme les mêmes séries de cartes, qui ne différent que par un changement de couleur, ont la même valeur au jeu de piquet, on peut regarder comme identiques les distributions qui ne diffèrent que par une permutation entre les couleurs; ce qui réduit considérablement le nombre des combinaisons distinctes.

II. On sait que notre Chambre des Députés est composée de 459 membres que le sort répartit en 9 bureaux, chacun de 51 membres. Le nombre, des distributions possibles a pour expression le quotient de deux nombres qui sont égaux, savoir: le dividende au produit de tous les nombres entiers consécutifs, depuis 1 jusqu'à 459; le diviseur au produit des carrés de tous les nombres entiers consécutifs, depuis 1 jusqu'à 51.

Le calcul de ce quotient, par les procédés de l'arithmétique ordinaire sérait une opération impraticable ou d'une excessive longueur. Avec certaines tables calculées spécialement pour cet objet, on trouve que, les premiers chiffres sur la gauche, qui expriment les plus hautes unités, sont 288 672..., et que le nombre cherché doit avoir 429 chiffres à la partie entière. Il tombe donc entre

278 692 suivi de 423 zéros,

et

278 692 suivi aussi de 423 zéros.

Nota. Les problèmes I et II, ainsi que leurs solutions, ont été extraits de l'excellent ouvrage intitule: Exposition de la Théorie des chances et des probabilités, par M. Cournot.

III. Le problème proposé se décompose en trois questions partielles, savoir:

1° Reconnaître la fraude. Pour cela, il suffit de transposer les poids. Si les balances sont fausses et préparées de telle sorte qu'elles paraissent justes étant chargées de poids inégaux, tout aussi bien que vides, leur fausseté sera manifestée par la simple transposition du poids et de la marchandise qui se font équilibre dans les deux bassins. On verra la marchandise enlevée alors par le poids qu'on croyait être le sien.

2° Le principe sur lequel ces balances sont fondées est connu sous le nom de principe du levier, et consiste en ce que les forces parallèles appliquées aux deux bras d'un levier mobile autour d'un point d'appui, doivent être en raison inverse des distances de leur point d'application au point d'appui, pour se faire équilibre.

Cela posé, pour fabriquer des balances fausses, on a du prendre d'abord des bras de fléau inégaux en longueur, mais on les a pris aussi inégalement pesants, de telle sorte qu'ils se fassent équilibre autour de l'axe de suspension. On bien encore, s'ils sont également pesants, on leur donne une forme différente, de sorte que le centre de gravité du bras le plus long soit à la même distance de l'axe du fléau que le centre de gravité du fléau le plus court.

Ensuite on a muni les extrémités de ces deux bras du fléau de bassins dont les poids sont aussi en raison inverse des longueurs des deux liras. Ainsi, ces deux bras étant supposés, l'un de 30 l'autre de 322 centimètres de longueur, il faudrait que si le bassin adapté au bras de 32 centimètres pèse 80 grammes, le bassin du bras de 32 seulement pesât 75.

A chaque pesée qu'on ferait avec cette balance, en mettant le poids dans le bassin le plus pesant et la marchandise dans l'autre, l'acheteur serait trompé d'un seizième. Mais nous avons indiqué le moyen de découvrir la fraude.

3º Pour se faire donner un poids exact, il y a un procédé très-simple qui réussit infailliblement, quel que soit l'état de la balance.

Équilibrez d'abord la marchandise placée dans un des bassins avec de la grenaille de plomb ou de fer, avec une matière quelconque que vous mettrez dans l'autre bassin. Enlevez ensuite la marchandise, et remplacez-la par un poids qui fasse équilibre à la grenaille que vous avez laissée à la place où vous l'aviez mise. Ce poids sera exactement celui que l'on cherche. On connaîtra donc le poids de sa marchandise avec une exactitude qui ne dépendra plus aucunement de celle de la balance, mais seulement de celle des poids.

Cette méthode, si simple à concevoir, qui paraît se présenter si naturellement à l'esprit, n'a été imaginée que vers la fin du siècle dernier, par notre illustre navigateur et physicien Borda. Elle est connue sous le nom de Méthode des doubles pesées. Pour apprécier ce qu'une découverte, en apparence si modeste, peut avoir d'importance, il suffira de dire qu'elle a rendu les plus grands services pour la détermination du système métrique des poids et mesures, et qu'elle en rend encore tous les jours dans les laboratoires des physiciens et des chimistes.

Avant de la connaître, on procédait ainsi: on plaçait alternativement la substance à peser dans l'un et l'autre bassin; on cherchait les poids qui y faisaient équilibre et on prenait la racine carrée de leur produit.--Ainsi, l'un des deux poids étant de 80 grammes, l'autre de 90, et la racine du produit de 80 par 90 étant de 84, 83, on en concluait que le véritable poids était de 84 grammes 83 centigrammes.


NOUVELLES QUESTIONS À RÉSOUDRE.

I. Les mêmes choses étant posées que dans le premier problème ci-dessus, on demande le nombre des combinaisons où les quatre as se trouvent à la fois dans l'un des paquets de douze cartes.

II. On demande de régler la mise des joueurs au jeu du franc-carreau.

III. Adapter à on puits un appareil propre à monter l'eau, disposé de telle sorte que l'on n'ait jamais à vaincre que le poids de l'eau que l'on monte, et la résistance des frottements.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS

Une récompense honnête au rapporteur de chien.