The Project Gutenberg eBook of La coucaratcha (III/III)

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Title: La coucaratcha (III/III)

Author: Eugène Sue

Release date: May 27, 2012 [eBook #39825]
Most recently updated: January 25, 2021

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUCARATCHA (III/III) ***


ŒUVRES COMPLÈTES
DE
EUGÈNE SUE.
colophon
LA COUCARATCHA.

 

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
 
Le Juif errant10 vol. in-3.
Les Mystères de Paris10 vol. in-8.
Mathilde6 vol. in-8.
Deux Histoires2 vol. in-8.
Le marquis de Létorlère1 vol. in-8.
Deleytar2 vol. in-8.
Jean Cavalier4 vol. in-8.
Le Morne au Diable2 vol. in-8.
Thérèse Dunoyer2 vol. in-8.
Latréaumont3 vol. in 8.
La Vigie de Koat-Ven4 vol. in-8.
Paula-Monti2 vol. in-8.
Le Commandeur de Malte2 vol. in-8.
Plik et Plok2 vol. in-8.
Atar Gull2 vol. in-8.
Arthur4 vol. in-8.
La Coucaratcha3 vol. in-8.
La Salamandre2 vol. in-8.
Histoire de la Marine (gravures)4 vol. in-8.
 
Sceaux.—Impr. de E. Dépée.

LA

COUCARATCHA

Par EUGÈNE SUE.

TOME TROISIÈME.

nouvelle édition

PARIS,
CHARLES GOSSELIN,
Editeur de la Bibliothèque d'élite,
30, RUE JACOB.
colophon       PÉTION, ÉDITEUR,
      Libraire-Commissionnaire,
      11, RUE DU JARDINET.
1845

Table

CHAPITRE V.

Environ six mois après que ceci eût été écrit par M. de Noirville, Cécile adressait la lettre suivante à la baronne Sarah d'Herlmann, à Dresde.

Noirville, 20 juin 18...

«J'ai bien tardé à vous répondre, Sarah; mais ma santé est si mauvaise, je suis si faible, que, malgré tout mon désir, aujourd’hui seulement j’ai eu physiquement la force d’écrire: car pour penser à vous, je ne fais autre chose quand je ne lis pas vos lettres si affectueuses, quoiqu’un peu sévères à l’égard de ce que vous appelez mes folies...

«Oui, mon amie, j’ai relu avec un bien triste plaisir, cette dernière lettre où vous me rappelez notre séjour à Naples! c’était un beau temps alors: quel bonheur profond j’éprouvais en voyant une douce intimité s’établir entre nos deux familles, mon père apprécier le grand caractère de votre mère, et votre mère trouver dans le cœur de la mienne un écho pour chacune de ses nobles et pieuses pensées. Et puis comme dès la première fois que nous nous sommes vues, nous nous sommes comprises; je me le rappelle bien; c’était après une promenade dans le Golfe: nous sommes tous revenus à l’ambassade; alors je vous ai emmenée chez moi, et là je vous ai montré mes trésors: mes livres, ma musique, mes dessins commencés; mais, vous rappelez-vous surtout, Sarah, cette singulière circonstance? Un volume de Lamartine était resté ouvert sur ma table, et voilà que vous me montrez que vous aviez emporté le même ouvrage dans votre promenade! Mais ce n’est pas tout: quel est notre ravissement quand nous nous apercevons, au signet de votre livre, qu’ainsi que moi, la dernière méditation que vous aviez lue était aussi la prière! Vous souvenez-vous combien cette découverte nous étonna délicieusement, et quels heureux présages nous y cherchâmes pour l’avenir? car l’amitié, comme tous les sentiments tendres et délicats, semble vouloir se rassurer contre l’avenir par les présages, comme si le hasard prouvait quelque chose contre l’avenir!

«Vous le voyez bien, alors notre jeune imagination n’était pas assez riche, assez fertile, assez vive pour suffire aux plans de bonheur que nous formions. Que de brillants songes nous avions improvisés! Mais aussi quelque loin que nous emportassent ces rêves capricieux et dorés, nos idées venaient toujours se rallier à l’existence de notre père et de notre mère: nous faisions comme ces jeunes oiseaux qui essaient leurs ailes naissantes au milieu des feuilles et des fleurs, mais sans jamais quitter du regard le nid paternel.

«Eh bien! de toutes ces riantes visions, que m’est-il resté à moi? j’ai perdu tous ceux par qui ma vie avait un but, je suis seule, seule, oh! affreusement seule, Sarah!... Et deux ans sont à peine écoulés depuis ce temps où l’avenir nous paraissait si beau!

«Mais vous me pardonnez, n’est-ce pas? chère Sarah, si je vous parle tant de mon malheur et si peu de votre bonheur...; à vous si heureuse, si aimée, si appréciée de tout ce qui vous entoure; à vous qui avez su trouver le bonheur à l’aide d’une sérieuse et haute raison, à vous qui vous sentez revivre dans un enfant adoré...; à vous enfin pour qui l’espérance a été une réalité!

«Savez-vous bien que le malheur enlaidit l’âme: savez-vous qu’il y a des moments où je vous envie avec amertume, où je vous hais presque de toute la force de votre bonheur?

«Mais pardon, pardon, mon amie! C'est que je suis si malheureuse aussi!... Car il faut enfin que je vous ouvre mon âme tout entière, bien sûre après cela que vous aurez au moins pitié de votre pauvre folle, comme vous m’appelez...

«C'est qu’aussi, tout ce que je souffre est au-dessus de toute description. C'est que vous ne pouvez pas vous figurer l’horrible supplice qui m’est imposé; c’est que vous ne saurez jamais ce que c’est que vivre chaque jour, chaque heure, chaque minute avec un être qui vous est odieusement antipathique, dont la présence vous irrite ou vous accable, et qui est sans pitié parce qu’il ne sait pas, parce qu’il ne peut pas savoir ni comprendre la torture affreuse qu’il vous fait subir avec une si cruelle bonhomie.

«Car enfin une pauvre femme du peuple, que son mari brutalise et frappe, peut espérer qu’un jour la méchanceté de cet homme aura un terme, quand elle lui dira en pleurant:

«Voyez comme elle saigne, la blessure que vous m’avez faite? Voyez.... je suis toute meurtrie! au nom du ciel, ayez donc pitié d’une malheureuse femme qui ne peut que souffrir!»

«Eh bien! Sarah, si cet homme n’est pas un monstre, il aura pitié, il aura un remords ou au moins la conscience qu’il a fait le mal à cette femme, et pour la victime résignée c’est presque une consolation que de se dire: Mon bourreau sait que je souffre, au moins!

«Mais moi, mon amie, comment lui faire comprendre l’amertume des douleurs toutes morales que j’endure, à lui qui ne se doute pas qu’il y ait des douleurs morales? Comment lui faire comprendre que sa seule présence pèse affreusement sur mon âme, quand il ignore peut-être ce que c’est qu’une âme; quand il ne s’aperçoit seulement pas du frisson involontaire, de l’horreur indicible que j’éprouve alors qu’il me prend la main ou qu’il me tutoie?

«Oui, j’ai honte de l’avouer, ce toi...., ce mot solennel et sacré, que le respect m’empêchait même de dire à ma mère, et qu’elle, et que mon père ne m’ont dit qu’une fois en mourant lorsqu’ils m’ont bénie; eh bien! ce mot, qui pour moi se rattache au plus cruel et au plus imposant souvenir de toute ma vie..., cet homme me le dit sans cesse, et pour la cause la plus vulgaire; il me dit toi devant le monde qu’il reçoit; il me dit toi devant ses laquais!

«Oh! Sarah! l’entendre ainsi profaner ce mot sublime et mystérieux, qui, prononcé par une voix aimée, m’eût peut-être révélé, à lui seul, tout ce qu’il doit y avoir de passion et de bonheur dans l’amour partagé, comme il m’avait déjà appris tout ce qu’il y avait d’angoisse et de tendresse déchirante dans les derniers adieux d’une mère adorée! oh! mon amie! entendre ainsi souiller ce mot à chaque instant du jour, est-ce souffrir, dites-le?......

«Oh! oui, c’est souffrir, et bien souffrir, sans pouvoir le dire qu’à vous seule, qui me comprendrez, n’est-ce pas.... Car puisque maintenant vous savez toutes mes douleurs.., je suis sûre que vous me plaindrez... et cela adoucira mes chagrins, de pouvoir pleurer avec vous, au moins; car aux yeux de tous, aux yeux des autres est-ce que j’ai le droit de souffrir, moi? De quoi me plaindrais-je? ne suis-je pas riche, jeune? mon mari n’est-il pas bon, dévoué, d’une conduite irréprochable? Et puis, voyez quel luxe, quel éclat, quelle splendeur m’environne, aussi!—Qu’elle est heureuse! dit le monde... Le monde!... ce froid égoïste, qui vous fait heureux pour n’avoir pas l’ennui de vous plaindre, et qui ne s’arrête jamais qu’aux surfaces, parce que les plus malheureux ont toujours une fleur à y effeuiller pour cacher leur misère aux yeux de ce tyran si ingrat et si insatiable!

«Ou bien encore, Sarah, les gens profonds, les philosophes, les savants dans les secrets du cœur humain, répondraient à mes douleurs avec un insouciant mépris:—Vous souffrez?... mais la cause de votre ennui est toute simple; c’est que vous pouvez vous passer toutes vos fantaisies; en un mot, c’est que vous êtes trop heureuse!

«Trop heureuse! mon amie!... trop heureuse!...

«Et puis encore, avant ce fatal mariage, je me disais: Au moins la solitude me sera permise, je reconstruirai à peu près ma vie d’autrefois; que je puisse ravir seulement quelques heures à cette existence morne et décolorée qui m’entoure comme un linceul, et je remercierai Dieu... Mais non, si je veux lire, si je veux chercher dans les arts un oubli passager de mes maux, une réflexion stupide ou choquante vient m’arracher à mon extase; car lui est toujours là, sans cesse là; parce que cet homme m’aime, comme il peut aimer, et que c’est par sa présence continuelle, assidue, obsédante, qu’il croit me prouver cet amour. Si je souffre, il est là pour me demander ce que j’ai!... si je dis que je ne souffre plus, il est encore là pour me distraire... Et puis, enfin, il est là, parce qu’il a le droit d'être là..., et que c’est son devoir d’honnête homme d'être là; car il est honnête homme après tout, il est bon à sa manière; il m’est dévoué à sa manière. Aussi je ne puis le haïr, et pourtant il me tue; il me fait mourir à petit feu; c’est une torture lente et horrible, une agonie affreuse que j’éprouve; et lui, qui ne s’en doute même pas, voit cela d’un air souriant, tranquille, placide, intimement convaincu que j’ai toutes les chances de bonheur possibles.

«Et se dire que si j’avais cinquante années à vivre, j’aurais cette vie pendant cinquante ans! savez-vous que cela serait bien horrible...; mais rassurez-vous... mon amie j’ai une espérance...

«Et puis encore ce n’est pas tout... il est un autre supplice qu’il me faut endurer chaque jour, c’est celui de rougir de mon mari; aussi ai-je dû rompre avec quelques amis de famille; car si vous l’aviez vu! si vous l’aviez entendu! lorsqu’il se fut affranchi de l’espèce de gêne et de contrainte qui le retenait avant mon mariage... C'était à en mourir de honte.

«Et même, dans ce monde où il m’a menée, monde que je ne puis d’ailleurs ni louer ni blâmer, parce que je ne le comprends pas, parce qu’on n’y parle pas la même langue que j’ai parlée depuis mon enfance; mais enfin, dans ce monde aussi, je m’apercevais bien qu’il était moqué, compté pour rien, maintenant que son sort était fixé, et que les familles n’avaient plus à se le disputer pour leurs filles.

«Et moi, mon amie, moi, j’avais l’air de m'être mariée bassement à la fortune de cet homme qu’on bafouait.

«Et pourtant, vous le savez, je vous ai dit mes inquiétudes, ma répugnance, ma peur de ce mariage, mes prévisions, que vous traitiez de chimères, et qui se réaliseront..., vous le verrez..., mon amie. Je vous ai dit et le chagrin que mes refus causaient à mon pauvre oncle, et son obsession continuelle, et sa santé qui s’altérait, et mon consentement aussi presque arraché par quelques amis de ma famille, qui, en gens du monde, ne voyaient avant tout qu’une chose, c’était que j’acquisse une brillante position de fortune; vous le savez, mon consentement fut aussi décidé par vous, qui voyant plus froidement ou plus juste que moi, croyiez mon bonheur certain, parce qu’étant supérieure à mon mari, je pourrais, diriez-vous, lui imposer les goûts et les habitudes de mon existence privée.

«Mais en cela, mon amie, vous vous êtes trompée. Il est de ces natures qu’on ne change pas, qu’on ne peut pas même modifier. Je subirai donc mon sort jusqu’à la fin: ce qui me consolera seulement, ce sera de penser que je n’ai pas donné raison au sort qui m’accable, en devenant indigne du nom de mon père, et en manquant à mes devoirs, quelques mortels qu’ils soient.

«Oui, mortels est le mot, Sarah..., heureusement le mot, car vous ne reconnaîtriez plus cette Cécile que vous flattiez avec tant de cœur et d’esprit, qu’elle croyait à vos flatteries...; ma santé est devenue si mauvaise que je ne sors presque plus... Oh! comme j’attends l’automne! mais, hélas! ce n’est peut-être pas vrai ce qu’on dit de la chute des feuilles à l’automne...

«Adieu, adieu, ma seule amie; ne me laissez pas sans réponse trop longtemps, et répondez-moi toujours comme je vous écris, en anglais, vous devinez pourquoi.

«Dites-moi, Sarah, quoique je possède bien peu de chose, je veux faire un testament; c’est un enfantillage; mais enfin, tout ce qui ornait le parloir de ma mère, je l’ai conservé, sauf l’écritoire que vous savez... eh bien! je voudrais bien que vous eussiez cela comme un souvenir de moi.

«Mon Dieu, que je suis faible et brûlante!... Je viens de demander un miroir, et j’ai eu peur, peur d’abord, et puis après... oh! après, cela a été de la joie..., une joie du ciel; car vous savez qui est au ciel, et qui m’y attend.

«Encore adieu, mon amie, car je me sens pleurer, et je veux fermer cette lettre; ne me laissez pas trop longtemps sans réponse. Mille bons souvenirs à ceux que vous aimez; embrassez bien votre ange d’enfant, et joignez ses petites mains pour moi. Encore adieu.

«CÉCILE de N.»

CHAPITRE VI.

UNE SOIRÉE.

Ce jour-là, Cécile était plus triste, plus rêveuse, plus souffrante encore que de coutume. Par hasard elle avait passé le matin devant l’ancien hôtel d'Elmont, et cette circonstance venait de réveiller dans son cœur tout un monde de cruels et amers souvenirs.

Plongée dans un large fauteuil, son beau front appuyé sur sa main blanche et amaigrie..., Cécile était dans son parloir.

Depuis long-temps il faisait nuit, et la lueur incertaine et vacillante du foyer éclairait seule la douce et mélancolique figure de la jeune femme!

Cécile aimait cette lueur vague et capricieuse du feu qui s’éteint, se ravive pour étinceler et mourir encore. Cette demi-obscurité lui plaisait...., et c’est avec un triste bonheur qu’elle laissait alors planer sa pensée sur les jours qui n’étaient plus...

C'est alors qu’évoquant le passé elle revoyait sa mère..., son père..., c’est alors que la concentration de sa pensée sur ces objets chéris... l’absorbait tellement qu’elle croyait les entendre, tant leurs moindres paroles vibraient encore dans son âme....

C'est dans cette disposition d’esprit triste et amère que se trouvait madame de Noirville, lorsque tout à coup la porte de son parloir s’ouvre avec fracas; un torrent de lumière dissipe les ténèbres de l’appartement, et M. de Noirville, riant aux éclats de son gros rire, se précipite sur un divan, après avoir ordonné aux deux valets de chambre de déposer sur la cheminée les candélabres chargés de bougies.

On ne saurait peindre l’horrible souffrance physique et morale qui fit douloureusement tressaillir tous les nerfs de Cécile lorsque, violemment arrachée à ses plus chères et ses plus pieuses pensées..., elle vit tout à coup cette lumière éblouissante, et qu’elle entendit ces éclats de rire stupides.

C'était odieux... Elle pleura...

—Ah! mon Dieu....! mon Dieu...! la bonne farce!—cria Noirville en appuyant son front empourpré sur un des coussins du divan pour rire plus à son aise...—Ah! mon Dieu! la bonne farce...! C'est Dumont qui va joliment rire!

Cécile essuya une larme, et resta muette.

—Et toi aussi tu vas joliment rire,—dit Noirville, qui ne s’aperçut de rien;—oui, tu vas joliment rire... Malgré ton petit air sainte-n’y-touche... je te défie de ne pas rire. Voilà la chose: figure-toi donc que nos gens d’écurie... ah! mon Dieu! mon Dieu! que c’est donc drôle!... Figure-toi donc que nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque... Ah! mon Dieu!... je ne pourrai jamais te raconter cela..., voilà le rire qui me reprend...; je ris trop, ma parole d’honneur ça fait mal de tant rire, d’autant plus que j’ai mangé des Dartois chez Félix comme un vrai goulu... Ah! la bonne farce! je vais écrire à Dumont pour qu’il vienne de suite et que je la lui raconte.

 

Cécile se leva pour sortir.

 

Mais Noirville, devinant son intention et fort en gaîté, se jeta sur la porte, la ferma, mit la clef dans sa poche, et continua toujours en riant aux larmes:

—Du tout, tu entendras la farce jusqu’au bout, madame la pincée; ça t’égaiera; ça te vaudra mieux que tes bêtes d’idées noires que tu as par genre, j’en suis sûr... Je te disais donc que nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque.... Ah! j’en crèverai, c’est sûr...; ah! mon Dieu! c’est que c’est si drôle aussi! ah! ah! voilà encore que ça me reprend... Non... non, je me remets... Eh bien, nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque, lui ont donc mis de la poix dans son chapeau, au concierge, de façon qu’en rentrant en tilbury avec l’alezan..., qu’est-ce que je vois... qui me salue?... notre concierge qui avait la tête nue comme mon genou... Sa perruque était restée collée à son chapeau... Hein! est-ce drôle!... C'est ça une bonne farce, ah!... la bonne farce!... Comme ça fera rire Dumont! J'ai demandé tout de suite qui avait fait le coup, on m’a dit que c’était Pierre, et je lui ai donné dix francs pour boire. Ah! farceur de Pierre! va... oh! oui ça va joliment amuser Dumont..., je m’en fais une fête, ma parole d’honneur; et puis il faudra que je fasse la même farce à M. Boitou, qui a un faux toupet... N'est-ce pas, ma femme?

Nous n’essaierons pas de dire ce que dut éprouver Cécile tant que dura l’accès de gaîté de monsieur de Noirville; lorsqu’il eut fini sa narration, madame de Noirville lui dit seulement:

—Voulez-vous avoir la bonté, Monsieur, de m’ouvrir cette porte?...

—Pas de cela, Lisette...; ou bien si,... mais je ne t’ouvrirai qu’à une condition, oui, ma petite chatte, à une condition, c’est que tu viendras baiser ton gros geôlier,... ton Adolphe,.... ton Dodophe,.... comme dit Dumont.

—En vérité, Monsieur, je vous dis que j’ai besoin de respirer...; j’étouffe ici; je voudrais aller dans la serre..., ouvrez-moi par pitié, Monsieur,... encore une fois, je souffre...

A ce moment, le maître d’hôtel, qui avait en vain cherché la clé dans la serrure, fit entendre ces mots derrière la porte du parloir:

—Madame est servie...

—Ah ciel! Monsieur, et vos gens qui me trouvent enfermée avec vous!—s’écria Cécile en rougissant d’indignation.

—Eh bien! après?... tiens! est-ce qu’un mari... ne peut pas...

Un regard rempli de dignité, de hauteur et d’écrasant mépris... stupéfia M. de Noirville et arrêta sur ses lèvres je ne sais quelle triviale brutalité prête à lui échapper.

Il ouvrit la porte du parloir, offrit le bras à sa femme et l’accompagna dans la salle à manger.

M. et madame de Noirville se mirent à table.

C'était un vendredi, et Cécile, d’une piété profonde, suivait exactement les lois de l'Église.

M. de Noirville, lui, mettait sa vanité d’esprit fort à taquiner sa femme sur les scrupules religieux qui l’empêchaient de faire comme lui, qui s’acharnait à ne manger ce jour-là ni poissons ni légumes, quoiqu’il les aimât beaucoup, préférant se gorger de viande, pour humilier les jésuites, disait-il, et narguer les prêtres.

—Cécile, qui mangeait comme un oiseau, prit quelques cuillerées d’un potage qu’on lui avait servi à part, et retomba dans sa rêverie.

Elle en fut tirée par un retentissant éclat de rire de M. de Noirville, qui s’écria: Devine ce que tu viens de manger là!...

—Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Cécile.

—Ah! ah! dit Noirville—en redoublant ses éclats de rires,—c’est ça... qui prouve bien la bêtise de faire maigre; tu ne sais pas ce que j’ai fait? je suis descendu moi même à la cuisine pour mettre dans ta soupe maigre une grande cuillerée de bouillon gras. Eh bien! croiras-tu encore qu’il faut faire maigre maintenant?... Te voilà bien attrapée... Ah! la bonne farce!... tu as commis un péché,... un fameux péché,... fameux... C'est encore ça qui fera rire Dumont!

Cécile rougit, ne répondit pas un mot, et se leva de table en disant à son mari:

—Vous m’excuserez, Monsieur; mais je me retire chez moi..., je suis souffrante.

Et elle disparut, malgré les supplications de Noirville, qui s’écriait la bouche pleine:

—Mais ma femme... ma femme, ne te fâche pas, c’est une farce; on peut bien rire un peu aussi... Puis il ajouta:—C'est égal, elle a fait gras; son confesseur sera joliment enfoncé quand il saura qu’elle a fait gras; car je l’ai en horreur ce vieux jésuite-là, et je recommande toujours à mes domestiques de rire quand il passe... le tartufe qu’il est...

Monsieur de Noirville, après avoir exhalé sa haine contre les jésuites et le maigre, dîna parfaitement comme toujours, puis alla dormir au ballet de l'Opéra.

Cécile, en rentrant chez elle, trouva une lettre de Dresde: c’était la réponse de la baronne d'Herlmann à la lettre si triste et si désolée qu’elle lui avait écrite.

Enfin—dit Cécile—après tout ce que j’ai souffert aujourd’hui, le ciel me devait bien cette consolation. Que deviendrais-je, mon Dieu, si je n’avais pas au moins une amie qui comprît tous mes chagrins!...

Et brisant le cachet avec émotion, elle lut:

CHAPITRE VII.

UNE LETTRE RAISONNABLE.

«Grâce au mariage d’une de mes belles-sœurs qui s’unit à un homme qu’elle aime depuis cinq ans, je n’ai pu, ma chère Cécile, répondre à votre lettre, d’autant plus que je voulais le faire très longuement, afin de vous prouver toute votre folie, toute votre mauvaise volonté à ne pas jouir d’un bonheur réel que vous méprisez par cela peut-être que vous le possédez.

«Oui, ma chère Cécile, je vous parais peut-être bien sévère; mais en vérité votre dernière lettre est tellement remplie d’exagérations et d’idées chimériques, que je suis obligée de vous gronder bien sérieusement cette fois; car vos autres lettres n’étaient rien auprès de celle-ci, et je me croirais réellement coupable si je vous laissais plus longtemps accuser le ciel parce qu’il lui plaît de vous combler de ses dons.

«En résumé, en fait, en positif, de quoi vous plaignez-vous? que vous manque-t-il pour être heureuse? oui, que vous manque-t-il? Vous le voyez, Cécile, je dis comme ce monde que vous accusez à tort d’égoïsme et de cruauté, car il ne faut pas ainsi, ma chère amie, répudier la logique et l’appréciation du monde, elle est ordinairement marquée d’un cachet de profonde vérité.

«Si vous n’aviez pas cette admirable pureté de principes que je vous connais, si votre conscience pouvait vous faire le moindre reproche..., je comprendrais le chagrin vague et indéterminé que vous croyez ressentir; mais vous, d’une piété sincère, d’une vertu si angélique, pourquoi vous tourmenter ainsi quand vous savez n’avoir rien à vous reprocher?

«Le plus grand de vos griefs, dites-vous, est de n'être pas comprise par M. de Noirville.....; mais cela est un mot, ma chère enfant. En quoi n'êtes-vous pas comprise? Votre mari comprend vos goûts, vos volontés, quand vous les lui exprimez; je suis sûre que vous lui diriez demain que votre terre de Normandie vous déplaît et que vous en voulez une en Touraine, qu’il vous comprendrait à merveille, et qu’il ne serait fâché que d’une chose, ce serait de n’avoir pas prévenu votre désir.

«Encore une fois, ne pas être comprise c’est un mot romanesque, une chimère, un prétexte à désespoir, et pas autre chose..... Vous vous plaignez de ce que M. de Noirville vous tutoie devant vos gens; sans doute il manque de savoir-vivre, mais, ma chère amie, les hommes ne sont pas parfaits, et, selon moi, vaut encore mieux un homme comme votre mari, bon, dévoué, aux façons un peu vulgaires, j’en conviens, qu’un homme à la mode, charmant, rempli de tact et d’exquisitisme, qui vous rendrait la plus malheureuse des femmes avec le meilleur air du monde et toutes les grâces possibles.

«Voyez-vous, ma chère amie, vous vous souvenez trop de notre âge de jeune fille. Eh! mon Dieu.. moi aussi, vous le savez, comme vous j’ai aimé les promenades sur le golfe, la rêverie du soir et le clair de la lune; mais, encore une fois, il y a un âge pour cela, c’est quand l’âme et l’esprit sont vides de soins sérieux...., car, au résumé, que prouve toute cette poésie-là pour le bonheur réel?.... C'est un rêve, et tout rêve a son réveil... Pourquoi donc rêver quand on peut s’en passer? La vie positive a ses charmes, et surtout depuis mon mariage, je les conçois; le secret est seulement de savoir, ou plutôt de vouloir se faire heureuse: imitez-moi donc, chère folle; je me suis faite heureuse, très heureuse, parce que j’ai voulu mettre mon bonheur où il est réellement, dans mes soins domestiques, dans mon intérieur, dans l’affection de mon mari, qui m’aime comme je l’aime.

«Mais avant tout, il faut en finir avec vos rêveries sans but. Alors vos devoirs de religion, vos devoirs de femme, et un jour vos devoirs de mère, vous suffiront, et vous n’aurez plus à vous plaindre de ces chagrins sans raisons qui vous fatiguent et vous tourmentent vous et les vôtres.

«Vous me trouverez sévère, ma chère enfant, mais vous le méritez bien; jusqu’ici je n’avais vu dans vos lettres que l’expression d’une sensibilité trop vive, qui ne trouvait pas d’issue; je comprenais parfaitement que vous deviez avoir quelque peine à vous habituer, vous, aux dehors un peu vulgaires de votre mari; aussi était-ce avec indulgence que j’accueillais le récit de vos horribles tortures; mais en vérité je croyais que, ce reste de susceptibilité romanesque étant épuisé, vous reviendriez à la raison, au bon sens, et que, votre esprit supérieur ayant dissipé le brouillard de tous ces chagrins chimériques qui vous cachaient le bonheur réel, vous arriveriez à la vérité, c’est-à-dire à cette conviction que vous êtes la plus heureuse des femmes.

«Au lieu de cela, je vois que cette susceptibilité exagérée augmente de jour en jour; vos plaintes redoublent, vos prétendues souffrances s’accroissent. Or, ma chère enfant, je croirais manquer à mon devoir d’amie, et d’amie sincère, en ne vous disant pas avec sévérité tout ce que je pense, tout ce que je ressens en songeant qu’avec toutes les chances de bonheur possibles, vous finirez peut-être par vous croire la plus malheureuse des femmes.

«En vérité, Cécile, tout ceci à l’air d’un parti pris, et, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais, je dirais presque d’une prétention; mais non, chez vous, mon amie, c’est une habitude; car encore une fois, que vous manque-t-il?

«Je suis sévère, cruelle, direz-vous; non, mon amie, je veux vous voir tout simplement apprécier votre bonheur.

«Aussi, prenez-y bien garde. Si dans la première lettre que je reçois de vous, je retrouve de ces vilaines plaintes sans but et sans raison, j’envoie la missive à M. de Noirville, qui vous grondera fort, lui, et aura bien raison.

«J'aurais presque envie de ne pas vous embrasser; mais j’ai tant de foi dans votre grand caractère, que je vous pardonne encore cette fois, dans l’espoir que vous serez plus raisonnable à l’avenir...

«Baronne HERLMANN

CHAPITRE VIII.

BONHEUR.

Après la lecture de cette lettre, remplie d’une raison si sèche, d’un bon sens si glacial, Cécile ressentit cette espèce de calme engourdissant qu’on éprouve quand on voit se briser à jamais une dernière espérance.

La seule consolation de Cécile avait été de penser qu’au moins une âme entendrait le cri de son âme.

Elle vit qu’elle s’était trompée, et se tut, trop fière pour parler désormais d’une douleur qu’on lui jalousait comme une prétention.

Elle s’enveloppa donc d’une douleur muette, et attendit...

A quelque temps de là, Cécile écrivit à son amie une assez longue lettre, dans laquelle elle la remerciait beaucoup de ses leçons, en lui apprenant qu’elle était enfin convertie au bonheur, et qu’elle se trouvait maintenant bien près d'être heureuse.

La pauvre jeune femme se mourait alors.

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CHAPITRE IX.

M. DE NOIRVILLE A M. DUMONT, AVOCAT.

«Paris, ce.....

«Eh bien, mon cher Dumont, quand je te disais que la maigreur de ma pauvre femme me jouerait un tour!!! depuis sept jours je suis veuf. Hélas! oui, je suis veuf, mon pauvre Dumont; et bien certainement que si j’avais pu prévoir cet événement-là, je ne me serais pas marié pour avoir encore à recommencer au bout de dix-huit mois; car je ne veux pas rester veuf, et il n’y a rien au monde de plus désagréable que les pourparlers d’un mariage.

«Suis-je donc assez à plaindre, Dumont! Moi, qui croyais en avoir fini pour une bonne fois, voilà que je me retrouve garçon comme il y a dix-huit mois; et encore il faut attendre la fin de mon deuil, qui est de six mois, ou un an; non, je crois bien que le deuil n’est que de six mois; mais enfin c’est égal, six mois, c’est toujours très long, pour moi surtout qui m’étais si bien habitué à ne me mêler de rien; car ma pauvre défunte, à part ses défauts, sa pruderie, sa taciturnité, sa bigoterie était un ange pour l’administration d’une grande maison comme la mienne et maintenant c’est sur moi que cet ennuyant fardeau va retomber.

«Mon Dieu! mon Dieu! que c’est donc pénible d'être veuf! aussi c’est la faute de cet imbécile de notaire qui m’a dit un tas de sornettes sur la parfaite santé de ma femme. Aussi pourquoi n’ai-je pas écouté mes pressentiments qui me disaient que cette pauvre Cécile était trop délicate pour moi; j’avais bien besoin d’aller me fier à cet animal de notaire: car après tout qu’est-ce que ça leur fait à ces gens-là? Ce qu’ils veulent, eux autres, c’est un contrat à faire; et parbleu! ils vous marieraient à des mourantes tout exprès pour avoir le plaisir de recommencer le lendemain.

«Non, tu n’as pas d’idée comme je suis triste, Dumont, et pourtant je me suis fait une raison: que diable! me suis-je dit, que diable! il faut être homme et savoir prendre son parti, surtout quand il n’y a plus de remède, n’est-ce pas, Dumont? Car enfin, quand je serai là à geindre, à gémir, à me désespérer, ça ne rendra pas ma défunte à la vie, toutes les larmes du monde n’y feront rien... ça n’empêchera pas que ma pauvre femme ne soit morte, et bien morte; ça ne fera donc que de me causer à moi-même encore plus de chagrin que je n’en ai, ça ne fera que m’attrister, et pourquoi? à qui ça servira-t-il?... à personne..., qu’à me chagriner bien inutilement; sans compter que les arrangements de sépulture ne m’ont pas déjà rendu très gai, et pourtant je n’avais voulu m’en mêler que pour me distraire de mon chagrin dans les premiers jours; car, vois-tu, Dumont, d’avoir à discuter intérêts avec ces scélérats de croque-morts, ça occupe la douleur, tandis que, si j’étais resté sans occupation, seul avec mon chagrin, je suis sûr que j’aurais été par trop malheureux.

«Mais je suis là à bavarder comme une pie borgne, sans t’apprendre comment j’ai perdu cette pauvre Cécile; car il y a déjà près de deux mois que je ne t’ai écrit. Ainsi que je te l’avais dit dans ma dernière lettre, la santé de ma pauvre femme allait toujours de mal en pis; ce qu’elle éprouvait, c’était une grande faiblesse, pas d’appétit du tout, un besoin extraordinaire de solitude et surtout d’obscurité; car le moindre jour un peu vif lui faisait un horrible mal aux nerfs, de sorte qu’elle restait comme ça des heures entières dans ce qu’elle appelait son parloir, assise dans un grand fauteuil; tous les rideaux et les persiennes fermés, si fermés que c’était un véritable casse-cou et qu’on y voyait à peine; et, comme je te dis, elle restait là des heures entières, toute seule, assise dans l’obscurité, sa tête dans ses mains, s’amusant à rêvasser à je ne sais quoi.

«Quelquefois je la surprenais pleurant...; mais, comme le médecin disait que c’était ses nerfs qu’elle avait très agacés, je ne m’en inquiétais pas beaucoup: car, n’ayant rien à me reprocher à son égard, sachant qu’elle était la plus heureuse des femmes, ça ne devait pas m’effrayer, n’est-ce pas, Dumont?

«Ça n’allait donc ni pis ni mieux, lorsqu’un jour, que nous avions fait un dîner de garçons au rocher de Cancale avec Bercourt et ce farceur de Roublet, et qu’après ça nous avions été aux Variétés rire comme des bossus, je m’apprêtais à entrer dans la chambre de ma femme, pour me coucher; car, comme je te l’ai dit, nous vivions tout-à-fait à la bourgeoise, sans lit à part, malgré les supplications de ma pauvre femme, qui avait là-dessus des idées ridicules; car entre nous, si on se marie, ce n’est pas pour se coucher tout seul, n’est-ce pas, Dumont?

«Or donc, ce soir-là, je trouvai la femme de chambre qui me dit que ma femme était souffrante, et qu’elle avait ordonné qu’on me fît désormais un lit dans ma chambre à moi. Ça ne me convint pas, j’avais la tête montée, j’eus peut-être tort, mais enfin j’étais piqué; je voulus entrer, la porte était fermée en dedans; je dis à ma pauvre femme que si elle ne m’ouvrait pas, j’allais enfoncer la porte; on ne me répondit pas, j’envoyai mon valet de chambre chercher un merlin, et en deux coups la porte fut en dedans: une porte de bois de citron incrustée de palissandre. Je m’apprêtais à rire ou à me fâcher, selon que ma pauvre femme aurait pris cela, lorsqu’en m’approchant de son lit je vis qu’elle était évanouie; nous la fîmes revenir, et elle tomba dans une horrible attaque de nerfs.., qui se calma, et je fus coucher dans ma chambre sot comme un panier.

«Depuis ce jour là, votre serviteur de tout mon cœur, la porte de la chambre de ma pauvre femme me fut à jamais fermée, malgré ma résolution; car elle me dit que si j’insistais elle se jetterait par la fenêtre, elle me dit cela, Dumont, d’un tel ton que je pâlis, car je voyais clair comme le jour qu’elle l’aurait fait comme elle le disait: car par moment elle avait une résolution du diable.

«Le sacrifice fut d’ailleurs d’autant moins grand que, de ce jour, sa santé s’affaiblit de plus en plus; elle ne se leva que peu, ses yeux se creusèrent d’une manière effrayante, elle qui était déjà très maigre devint comme une ombre; enfin un beau jour elle envoya chercher des prêtres... Mais voyons, ne vas pas te moquer de moi, Dumont; je n’ai pas de préjugés, tu le sais bien, comme toi je méprise les jésuites, j’ai lu mon Touquet, et je suis philosophe; mais enfin un désir de mourant, ça ne peut guère se refuser... Puis, que veux-tu...? c’est une faiblesse, je l’avoue, mais enfin c’est fait ainsi n’en parlons plus: si bien que toute la sequelle de calottins entra chez moi; mais je recommandai bien à mes domestiques de ne pas les saluer, entends-tu bien, Dumont, voilà qui rachètera peut-être ma faute à tes yeux. Enfin on administra ma pauvre femme, elle fit mettre sur le pied de son lit le portrait de sa mère et de son père me prit la main et me dit qu’elle me pardonnait tout le mal que je lui avais fait..., regarda encore le portrait de ses parens, fit un effort comme pour leur tendre les bras, ouvrit énormément les yeux, et puis retomba sur son oreiller. J'étais veuf, mon pauvre Dumont!

«Tu vois au moins que sa fin a été douce comme sa vie; car, pour le mal que je lui avais fait, et qu’elle me pardonnait, c’était sans doute le délire qui la faisait divaguer, car je défie de trouver une femme plus heureuse qu’elle... Mais, entre nous, maintenant qu’elle est morte, on peut dire cela, elle avait un de ces caractères gruincheux qui ne sont contents de rien, et puis elle avait été très mal élevée par sa bigote de famille, car elle était remplie de préjugés et de superstitions ridicules; mais enfin n’en parlons plus qu’avec reconnaissance; car elle menait supérieurement ma maison et elle ne m’a jamais donné l’ombre de jalousie: il est vrai que je ne recevais presque personne; mais c’est toujours très bien, et je conserverai toujours un bien bon souvenir de ma pauvre Cécile.

«Voilà où j’en suis, mon cher Dumont; comme je te l’ai dit, j’ai pris assez sur moi pour ne pas me laisser trop abattre, et je n’ai presque pas changé depuis l’évènement; l’appétit se soutient, et même, dans la crainte que le chagrin ne me dérangeât l’estomac, je me suis mis à prendre un consommé au sagou entre mes repas, et je m’en trouve très bien. Somme toute, je supporte assez bien ma triste position. Il n’y a que les soirées qui me paraissent longues; car je ne puis encore aller au spectacle à cause de mon deuil, aussi je compte voyager pour attendre la fin, parce qu’en voyage, au moins, on ne sait ni de qui ni depuis quand vous êtes en deuil, et ça ne fait ni bien ni mal à ceux qui n’y sont plus que vous alliez vous distraire de votre chagrin; et d’ailleurs le deuil est dans le cœur et non dans l’habit, n’est-ce pas Dumont?

«Je voyagerai comme cela sept ou huit mois pour pouvoir attendre le moment de me remarier; car je suis bien décidé à ne pas recommencer ma vie de garçon, ainsi j’attendrai; après tout, même un an de veuvage ce n’est pas la mer à boire, et j’aime mieux ne pas me presser, afin de bien choisir cette fois, et n’avoir pas à recommencer de sitôt.

«J'oubliais aussi de te dire que dans mon département j’ai toutes les chances possibles, et que je suis même certain d'être nommé député; je n’ai pas besoin de te dire, à toi, Dumont, que je serai pour l’ordre de choses actuel, d’autant plus que je suis commandant de la garde nationale de chez moi, et que j’ai été très bien, mais très bien accueilli à la cour.

«Aussi tu sens bien, mon cher Dumont, que tous les bons Français doivent s’unir contre la république, comme me le disait un de ces messieurs du château, très fort en politique et parfaitement instruit des menées de ces monstres de républicains:

«Vous ne croiriez pas, monsieur de Noirville, que vous êtes le neuvième sur la liste des gens que la République doit faire guillotiner si elle a le dessus: car la liste de proscription comprend dix-sept mille trois cent quarante quatre propriétaires, dont les propriétés sont destinées à former le domaine national que l’on partagera aux prolétaires.

«Tu m’avoueras, Dumont, qu’il n’y a pas à reculer devant une pareille atrocité, car ce monsieur du château est fort bien instruit; que diable! 17,344 propriétaires! on n’invente pas un nombre comme celui-là, n’est-ce pas, Dumont? aussi faut-il que tous les bons Français se rallient derrière le trône de juillet, comme dit ce monsieur du château; car nous ne pouvons que tomber de Charybde en Scylla. Et la preuve que le juste-milieu est la seule route, c’est que ce même monsieur du château me disait encore que du côté des carlistes, c’était bien autre chose; car, le croirais-tu, Dumont, dans le cas où Henri V reviendrait, ce même monsieur du château m’a dit que je suis aussi sur la liste de proscription de ces misérables-là, et que j’ai le numéro 19 ; car cette liste s’étend aussi à 16.235 propriétaires, dont les propriétés doivent faire la pâture de ces infâmes tartufes sous le titre de domaine du clergé, afin d'être partagées aux jésuites.

«Ainsi, tu le vois, Dumont, d’un côté les républicains, de l’autre côté les jésuites, comme disait ce monsieur du château. Il ne reste donc à un honnête homme, à un bon Français, qu’un parti à prendre, celui qui lui garantit ses propriétés, et lui assure des privilèges; car, ainsi que me le disait toujours ce même monsieur du château, il n’y a plus maintenant qu’une aristocratie possible, celle dont vous êtes, monsieur de Noirville, en un mot celle de la fortune, qui vous met maintenant au faîte de l’édifice social, et qui vous place aussi haut que l’étaient les grands seigneurs et les maréchaux de l'Empire.

«Tu m’avoueras que voilà un système politique qui répond aux besoins du pays, et qui classe chacun à sa place; aussi j’y suis tout dévoué d’avance; j’attends ton retour à Paris avec impatience pour que tu me retouches un peu ma profession de foi aux électeurs. Une fois cela fait, je voyage et je reviens pour les élections et pour me remarier.

«Adieu, mon cher Dumont, plains bien ton malheureux ami.

«Adolphe de NOIRVILLE

CHAPITRE X.

CONCLUSION.

M. de Noirville s’est remarié fort richement.

Il est député, il siége au centre, il est heureux, il engraisse.

Il rit parfois des superstitions et des préjugés de sa pauvre défunte, lorsqu’il en parle avec sa seconde femme, qui, dit-il, est au moins une fameuse commère, une grosse réjouie, qui à coup sûr ne mourra pas de mélancolie, celle-là!


LES MONTAGNES DE LA RONDA.

CHAPITRE PREMIER.

FRAGMENT DU JOURNAL D'UN INCONNU.

..... J'avais alors seize ans, je crois, et j’étais embarqué à bord de la frégate***, comme aspirant de marine. Notre bâtiment vint stationner à Cadix, où il resta environ huit mois. J'avais emporté de Paris un assez bon nombre de recommandations pour les personnes les plus distinguées de cette ville; mais, hormis la lettre qui était adressée à un banquier chargé de me donner de l’argent, je ne remis aucune des autres missives à sa destination.

Comme je savais que notre séjour devait être assez long dans ce port, je m’arrangeai pour passer à terre, et le plus agréablement possible, tout le temps que je pourrais arracher à ce service de rade, le plus ennuyeux, le plus détestable de tous les services. Je louai donc sur le rempart, près le quartier d’artillerie, un joli appartement, et j’achetai un cheval andalou de cinq ans, entier, gris sanguin, à crins noir.

J'avais voulu prendre cet animal au pré, afin de m’amuser à le dresser à ma façon, n’ayant rien de mieux à faire pour tuer les heures qui, je l’avoue, avaient la vie diablement dure.

Tant qu’il fut, pour ainsi dire, sous l’influence molle et réfrigérante du pâturage, Frasco (c’était le nom de mon cheval) se montra d’un naturel aussi aimable que conciliant, mais lorsque je l’eus dans mon écurie, et que, contrairement à l’usage espagnol, j’eus substitué l’avoine à l’orge, ce fut tout autre chose; Frasco devint un démon incarné et se mit en état de rébellion ouverte.

Ayant assez l’habitude du cheval, je goûtai peu les espiègleries de Frasco; aussi nous commençâmes à lutter de colère et d’opiniâtreté. A la moindre faute, je le rouais de coups; alors lui de se cabrer, de ruer, de bondir comme un chevreuil et de me prodiguer les pointes et les sauts de mouton. Il avait beau faire, je le serrais si fort entre mes genoux et mes cuisses que je restais comme vissé sur son dos. Or, à la fin, voyant qu’il ne pouvait me désarçonner, il prit le parti de tâcher de mordre; et ne pouvant y parvenir, il fit mieux, quand je le montai, il se coucha. Les choses en vinrent à un point tel que je désespérais de le rendre jamais traitable, ce dont j’enrageais, car c’était bien le plus beau, le plus noble, le plus vigoureux étalon qui fût jamais sorti des prairies de Sainte-Marie.

J'étais donc à peu près décidé à lui casser la tête à la première incartade, lorsqu’un de mes amis, le seigneur Hasth’y, me tira d’embarras. Ici je dois avouer que je n’avais pas, comme j’aurais pu, choisi mes connaissances dans la meilleure compagnie de Cadix. Mon ami Hasth’y était simplement un cavalier bohémien, grand amateur de combats de coqs et de chiens, maquignon effréné, joueur comme les cartes, très-adroit au tir, à l’escrime et par-dessus tout écuyer; vivant d’ailleurs assez noblement et fort retiré du monde, sans posséder un réal au soleil. Hasth’y avait à peu près quarante ans, était petit, sec, nerveux; son nez, comme ceux des gens de sa caste, était mince et recourbé en bec d’aigle, ses yeux vifs et noirs; ses cheveux grisonnaient, et il portait d’habitude le costume national espagnol connu sous le nom de vêtement de Majo; enfin, en homme prudent, qui pense aux cas imprévus, Hasth’y aimait à avoir toujours sur lui un grand couteau à deux tranchants bien émoulus, dont la lame s’emboîtait fort proprement dans un manche d’ivoire.

Au reste, la manière dont je fis connaissance avec Hasth’y est assez bizarre.

Un jour, je me promenais sur la jetée qui conduit de l'île de Léon à Cadix, et je m’amusais à tirer à balle des mouettes et des goélands. Je me servais pour cet exercice d’une excellente carabine tyrolienne dont la portée était merveilleuse; tout-à-coup je vis venir à moi avec une rapidité effrayante un homme qui paraissait emporté par son cheval.

Pour concevoir le péril de cet homme, il faut savoir que la jetée sur laquelle il courait ainsi était assez étroite, sans parapets, et haute de chaque côté d’au moins soixante pieds au-dessus du niveau de la mer, et qu’enfin le cheval s’avançait avec une vitesse incroyable vers une coupée d’environ quinze pieds qui divisait la jetée dans toute sa largeur, coupée que je n’avais traversée, moi, qu’au moyen d’une planche très-étroite placée d’un bord à l’autre, le pont-levis qui servait ordinairement de passage étant en réparation. Je pensai que cet homme, se voyant ainsi emporté, ne laissait prendre autant de carrière à son cheval qu’afin de le lasser et de le dompter plus facilement après, mais je pensai aussi que, venant sans doute de l'île de Léon, le cavalier s’attendait peu à trouver un énorme fossé infranchissable à la place du pont; aussi fis-je avec assez de bonheur le raisonnement qui suit.

Cet homme est infailliblement perdu; je vais donc tâcher de tirer le cheval avant qu’il n’arrive au fossé; si par hasard je tue l’homme, cela ne fait rien, puisqu’il est déjà comme mort; au lieu que si je tue le cheval, je sauve l’homme. Tout cela fut fait et résolu avec la rapidité de la pensée.

Ma carabine était armée au moment où l’homme passa près de moi, lancé comme une flèche; calculant mon coup sur la vitesse du cheval, je l’ajustai à l’épaule, voulant le tirer à la hanche: je fis feu et ma balle lui cassa le fémur, net comme verre. Le pauvre animal s’enleva encore une fois de l’avant-main, puis faiblit, et tomba sur le côté hors montoir: je me le rappelle parfaitement.

Il n’y avait pas, je crois, deux toises de distance de l’endroit où je l’abattis à la diable de coupée qui, du reste, était un ouvrage de fortification fort agréable.

Je courus au cavalier, qui n’avait reçu qu’une foulure assez forte au genou; le cavalier était Hasth’y. Voilà de quelle façon je fis sa connaissance.

Depuis ce temps, Hasth’y et moi nous devînmes inséparables; nous faisions des armes ensemble, nous tirions à la cible, nous ne bougions du manège et des maisons de jeu; aux combats, nous étions de moitié dans les paris; et, comme il était grand connaisseur, il m’apprit à connaître les ergots de la bonne espèce; aussi j’eus bientôt, grâce à lui, un des meilleurs perchoirs de coqs de Grenade qui fût dans tout Cadix.

J'oubliais une des raisons qui contribuait encore à m’attacher à Hasth’y; c’est que j’étais l’amant de sa fille Tintilla, qui, disait-il, était veuve d’un contrebandier.

De dire si elle était veuve d’un ou de plusieurs contrebandiers, ce serait fort délicat, mais, ce qui est bien vrai, c’est qu’elle était veuve.

Mais une veuve de vingt ans au plus, une vraie Bohême, jaune comme un citron, souple comme l’osier, lascive comme une fauvette, avec des yeux plus grands que sa bouche et aussi noirs que ses dents étaient blanches, que ses lèvres étaient rouges, que ses joues étaient pâles; puis, des cheveux qui traînaient à terre, et un pied si court... qu’elle en enfermait la longueur dans sa petite main. Seulement, ce qu’il y aurait eu de fâcheux pour un autre, mais cela m’était fort égal à moi, c’est que mes camarades de la frégate trouvaient que Tintilla se mettait toujours d’une façon ridicule et extravagante: c’étaient en effet des robes courtes et décolletées à damner un clérigo, des couleurs horriblement tranchantes, par exemple, un monillo rouge et une jupe bleue, ou un monillo vert et une jupe jaune; et puis, elle s’attifait dans les cheveux un tas d’oripeaux d’or et d’argent, portait des bagues à tous les doigts, des chaînes en profusion: enfin la mise de Tintilla était ridicule au dernier point; mais je ne sais pas comment diable cela se faisait, moi je la trouvais charmante ainsi.

Et son caractère!... Ah! quel caractère! têtue comme mon cheval Frasco avant sa conversion, insolente, vaniteuse, gourmande, colère... et jalouse!... si jalouse, que, me voyant une fois faire des œillades avec une belle sénora du quartier Saint-Jean, elle tira tout doucettement son petit couteau qu’elle cachait dans sa gorge, et, sans me quitter le bras, me fit sournoisement une bonne entaille dans le côté.

Encore une fois, oui, je l’avouerai, Tintilla était horriblement mal élevée, impudente, éhontée; mais, je le répète, je la trouvais charmante ainsi.

Et puis, il ne faut pas croire non plus que Tintilla n’eût que des défauts, elle possédait aussi des qualités, et de précieuses qualités.....

D'abord elle dansait la Tuanchega dans la perfection... Vive Dieu! oui, elle la dansait, et si bien, qu’elle eût fait étinceler les yeux ternes d’un mort;... et moi, qui n’avais que seize ans, jugez donc! Et puis Tintilla savait encore une foule de boléros si drôles, si amoureux, qu’elle accompagnait sur sa guitare ou avec ses castagnettes, d’une façon tellement folle, gentille et libertine, que j’étais fou, mais fou à lier, de Tintilla la Bohême.

Et puis hardie à cheval! il fallait voir! tirant le pistolet presque aussi bien que son père.

Et puis enfin, par-dessus tout... mais malheureusement on ne peut pas dire ces choses là... toujours est-il que j’en étais furieusement épris.

Si épris qu’un jour elle voulut me forcer à l’accompagner sur l'Alaneda, par un beau dimanche de juin, quand tout Cadix était dehors, elle dans son damné costume de Bohême de toutes les couleurs, et moi en grand uniforme; je cédai à son caprice, et j’y gagnai trois jours d’arrêts, que notre vieil animal de capitaine de frégate m’infligea avec la joie la plus hargneuse, la plus maligne du monde.

Pourtant je gagnai aussi à cette liaison de devenir un des officiers les plus assidus à leur service. Car j’avais une telle frayeur des arrêts, et un tel appétit de la terre, que j’étonnais tout le monde par mon zèle et mon exactitude. Je vécus ainsi trois mois, au grand scandale des honnêtes gens et de mon banquier, qui ne cessait de me répéter: Vous ne quittez pas les courses de taureaux, les combats de coqs, les salles d’armes et les académies; vous vous êtes engoué d’une franche catin, passez-moi le terme, et de monsieur son père, qui vit à vos crochets; au lieu de fréquenter la bonne compagnie, où vous seriez si bien placé, où vous trouveriez des plaisirs décents, etc.

A cela, moi je répondais avec une naïveté d’enfant: Je n’aime pas les plaisirs décents; en fait de bonheur, personne n’est meilleur juge que soi-même: je me trouve bien comme cela, et j’y reste. Le fait est que j’étais extrêmement heureux, seulement je maigrissais à la vue, quoique je mangeasse avec emportement.

Mais j’oubliais de dire de quelle façon mon ami Hasth’y dompta mon cheval Frasco: les caveçons, les entraves, les coups, les mors à bascule, à crocs, à lame, ne faisant rien sur ce caractère sauvage et opiniâtre..., Hasth’y me conseilla de priver Frasco de sommeil.

Pour ce faire, je le faisais attacher très-court à son râtelier par une forte chaîne de fer, et mon palefrenier se relevait avec un autre de mes gens, pendant la nuit, pour lui faire entendre un roulement continuel de tambour. Au bout de cinq jours de ce régime, je montai Frasco et le trouvai souple comme un gant.

Vous m’avouerez que ce sont là de ces sortes de services qu’on n’oublie pas. Aussi mon intimité avec Hasth’y se resserra-t-elle. Je lui prêtais de l’argent qu’il ne me rendait pas, ce dont j’étais ravi, car sans connaître alors beaucoup les hommes, je devinais par instinct que les obligations de ce genre, qu’il contractait avec moi, devaient le rendre plus indulgent sur ma liaison avec sa fille.

Ce n’est pas que le digne homme fût gênant. Mon Dieu non! la chambre de Tintilla était fort éloignée de la sienne et les fenêtres donnaient sur le rempart; tous les soirs je sortais à dix heures par la porte et je rentrais par la fenêtre; les convenances étaient donc parfaitement gardées, et la réputation de la veuve du contrebandier ne courait aucun risque.

Une seule chose m’intriguait assez dans les commencements, c’est que mon excellent ami ne me parlait jamais de madame Hasth’y. De cela j’augurai assez sagement que des chagrins de famille avaient dû profondément ulcérer le cœur du père de Tintilla, qui, séparé d’une coupable épouse, mettait toute sa joie, tout son avenir dans sa fille.

Ou bien qu'Hasth’y n’était pas plus veuf que sa fille n’était veuve et que Tintilla était bâtarde.

Après tout, qu’est-ce que cela me faisait à moi? je n’étais ni maire, ni curé; aussi, jamais je ne fis à ce sujet la moindre question qui eût pu embarrasser mon ami.

Du reste, Hasth’y était fort amusant à entendre, et nous passions, ma foi, des soirées fort pleines, sa fille et moi, en fumant et buvant de l’agria glacée, à l’écouter parler de ses aventures; car il avait fait, disait-il, par-ci par-là, un peu de guerre dans les guérillas, et un peu de contrebande avec monsieur son gendre. Or cette vie de partisan ne manque ni de poésie, ni d’étrangeté; vivre dans les montagnes au bord du torrent; franchir des précipices en s’accrochant à une corde, tout cela nous paraissait charmant à nous deux: aussi nous brodions sur ce thème les plus beaux romans qu’on puisse imaginer.

J'étais donc fort heureux, point jaloux du tout, surtout depuis que Tintilla m’avait sacrifié les assiduités d’un certain colosse appelé Matteo Torreados, fort en vogue, qu’elle paraissait accueillir avec assez de coquetterie; aussi rien ne semblait-il devoir troubler mon heureuse existence. Un jour pourtant que j’entrais chez Hasth’y, je rencontrai sous le pâtis un grand homme scrupuleusement enveloppé dans un manteau brun, qui sortait de chez mon ami.

Quoique son chapeau fût enfoncé sur ses yeux et que sa cape fût relevée jusqu’à son nez, je vis assez sa figure rude et brune pour être convaincu que je ne l’avais jamais rencontré chez le père de Tintilla.

L'homme au manteau se rangea pour me laisser passer, et j’entrai avec un cruel pressentiment, qui, je ne sais pourquoi, se rattachait à la visite de cet inconnu. En effet, je trouvai Tintilla toute rêveuse, et Hasth’y profondément préoccupé.—«Nous quittons Cadix pour une quinzaine,» me dit cet excellent homme; Tintilla, elle, ne me dit rien; seulement elle me regarda d’une certaine façon que je connaissais bien, ce qui fit que je me promis de ne pas quitter Tintilla, quoiqu’il pût m’arriver.—«Et où allez-vous donc, lui dis-je?—Oh! vous êtes bien curieux, seigneur Arthur.—Je puis bien être curieux de savoir où vous allez..., lui dis-je, puisque je veux aller avec vous.—Avec nous! répéta-t-il avec les marques du plus profond étonnement, avec nous!... Tintilla, dit-il à sa fille, d’un air si stupéfait qu’il en était comique.—Et pourquoi pas? dit Tintilla.—Pourquoi pas? lui dis-je à mon tour.—Pourquoi pas? reprit Hasth’y... Allons donc! tu es folle, enfant.—Non, je ne suis pas folle; s’il le veut, il peut venir.» Puis elle parla assez longtemps à l’oreille de son père, qui finit par dire: «Si tu promets cela, à la bonne heure! Eh bien, seigneur Arthur, nous allons visiter... visiter un de nos parents dans les montagnes de la Ronda.—Et vous y allez seul? lui dis-je.—Seul avec Tintilla.—Pour quinze jours?—Pour quinze jours.—Je pars avec vous.—Et votre frégate? me dit Tintilla.—Ma frégate!... Eh bien elle m’attendra, je m’en moque, le service du roi m’ennuie. Si à mon retour ils me donnent des arrêts pour trop longtemps, je me fais bourgeois.»

Je fus largement payé de ce sublime dévoûment par un coup d'œil de Tintilla. Le soir de ce jour, cet animal de capitaine de frégate que j’ai dit, me fit appeler au moment où je me disposais à descendre à terre.—Vous allez à terre, Monsieur?—Oui, capitaine.—J'y consens, mais soyez ici avant la retraite.—Pourquoi cela, capitaine, avant la retraite? Ne puis-je pas rester la nuit à terre? Mon tour de garde n’est que dans deux jours.—Il n’y a pas d’explications à vous donner, on sait vos allures, Monsieur; et puisque vous voulez à toute force ruiner votre santé et votre bourse, il est du devoir de vos supérieurs de mettre ordre à vos débordements.—Cela suffit, capitaine, dis-je d’un air sournois, et riant sous cape de la figure qu’il ferait en ne me revoyant ni le lendemain, ni le surlendemain, ni... ni... etc. J'arrivai chez Tintilla léger comme un oiseau, et comme je n’avais emporté du bord que du linge et de l’argent, je trouvai chez Hasth’y une surprise fort agréable que m’avait ménagée sa fille... C'était un costume de majo complet fait à ma taille. Ce costume était de couleur brune, avec des broderies et galons de soie noire sur toutes les coutures; rien n’y manquait, depuis le chapeau jusqu’aux grandes guêtres de cuir de Séville brodées de soie de mille couleurs, et garnies de larges éperons d’acier brillant qui rappelaient ceux des chevaliers du moyen-âge.

Tintilla voulut me coiffer à la bohême; elle releva mes cheveux que je portais fort longs et les noua par derrière, ce qui faisait à peu près une coiffure à la chinoise; puis elle m’attacha sur la tête un grand mouchoir de soie rouge dont les bouts flottaient sur mes épaules, et me coiffa ensuite d’un chapeau tout plat et à larges bords.

Ma veste brune était doublée de satin cerise comme l’écharpe, et ornée de deux gros réseaux de soie noire à franges, qui faisaient des espèces d’épaulettes; le gilet était de satin noir, et garni, ainsi que la veste, d’une multitude de petits boutons d’or; la culotte courte de tricot brun avait aussi une rangée de ces petits boutons d’or, qui couraient tout le long de la cuisse sur un large galon de soie noire qui s’arrêtait au-dessus des guêtres. Vêtu de la sorte, et monté sur Frasco, équipé à la moresque, ayant à mon côté ma carabine et un long poignard de marine passé dans ma ceinture, j’étais méconnaissable. Tintilla, hardiment placée sur un fort beau cheval rouan, était habillée en femme et avait un costume tout pareil au mien.

Enfin Hasth’y, vêtu d’un costume de même façon que le nôtre, mais de couleur noire, maniait avec une habileté rare un petit cheval pie, qui m’avait bien l’air de venir de Tunis.

Ce fut donc par un beau clair de lune, par le temps le plus délicieux du monde, au bout de la mer qui mourait sur la grève, que nous sortîmes de Cadix, Tintilla, son père et moi, bien montés, bien armés, bien enveloppés dans nos manteaux et fumant nos cigarritos (car Tintilla fumait aussi son petit papelito, la vraie Bohême qu’elle était!). Nos cigarritos, dont l’odeur suave se mariait merveilleusement à la senteur forte et aromatique que les bruyères espagnoles exhalent pendant ces belles nuits, si douces et calmes. Nous avions pour toute suite un vieux nègre, perché sur une grande mule blanche, qui faisait fièrement sonner ses sonnettes.

Nous devions marcher toute la nuit pour éviter la grande chaleur du jour, et nous arrêter seulement à Xérès, où Hasth’y avait, disait-il, une visite à faire.

CHAPITRE II.

En arrivant à Xérès, nous allâmes loger chez le seigneur Juan Dulce, l’hôte que Hasth’y y avait à visiter.

Juan Dulce demeurait tout au bout de la ville, près de la Chartreuse; sa maison, isolée, paraissait vaste et commode.

Il vint à notre rencontre, et je n’oublierai jamais sa belle et respectable figure. Comme sa haute taille était un peu voûtée par l’âge, il s’appuyait sur un des bâtons à crosse appelés cachiporra; ses grands cheveux blancs et brillants comme de l’argent, s’échappaient d’une résille noire qui couvrait sa tête, et jamais gentilhomme espagnol n’avait été plus noblement drapé sous les longs plis d’un vaste manteau brun.

Sans même s’informer de mon nom, le bon vieillard m’accueillit avec une cordialité expansive qui m’aurait touché jusqu’aux larmes, s’il ne m’avait pas paru un peu ivre. Quoiqu’il en eût, il nous prévint que le dîner nous attendait, un simple puchero, dit-il avec une feinte et orgueilleuse modestie.

Tintilla disparut et revint bientôt vêtue de ses habits de femme.

Le dîner fut parfait. L'olla podrida, épicée à vous brûler le palais; le guspacho, frais à vous donner le frisson; le vin de Xérès, je n’en dis rien; quant au vin de Catalogne, il sentait la peau de bouc à ce point de vous faire croire qu’on aspirait la vapeur d’une chévrerie; en un mot, tout était délicieux.

Au dessert un nègre apporta un flacon de muscatelle, des cigares, un brazero, et se retira. Alors Juan Dulce dit à mon ami Hasth’y: «Ah ça, maintenant que nous sommes seuls, compère, parlons de notre affaire.»

A ces mots, Hasth’y fit un signe à Tintilla, qui, sans plus de cérémonie, se leva de table, alluma un cigare, qu’elle passa de ses lèvres aux miennes, prit un cigarrito pour elle, et me dit: «Querido, viens-tu te promener?—Pourquoi s’en vont-ils? dit le bon vieillard en vidant d’un air capable son grand verre rempli de muscatelle. Corps de Christ, pourquoi s’en vont-ils, mon compère? est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l’escorte?

Avant que j’aie pu entendre la réponse du père de Tintilla, elle m’avait entraîné, sans aucune résistance de ma part, je l’avoue, dans un grand jardin tout couvert de berceaux de vigne qui avaient pour supports des palmiers et des orangers. Sous ces berceaux épars et presque impénétrables aux rayons du soleil, s’étendait un gazon touffu, sur lequel le prévoyant et sensuel Juan Dulce avait disposé plusieurs bons carreaux bien moelleux et bon nombre de nattes de Lima, afin qu’on pût s’asseoir à l’ombre sans craindre la fraîcheur qui pouvait résulter du voisinage d’un grand bassin à cascades dont l’eau filtrait quelque peu sous les hautes herbes si touffues.

C'était, pardieu, un séjour charmant que la retraite de Juan Dulce, et ces sombres voûtes de verdure me paraissaient surtout faites exprès pour passer mon après-dînée, couché mollement sur le dos, en fumant mon cigare et en entendant chanter ma maîtresse. Aussi dis-je à Tintilla: «Chante-moi quelque chose; mais avant, explique-moi donc de quelle diable d’escorte veut parler ce vieux bonhomme qui a de si bon vin, et qui se le prouve à lui-même avec tant de complaisance?

—«Une escorte! Querido mio... que je sois damnée si je sais ce que tu veux dire.

—Pardieu! je le sais moi, car j’ai bien entendu Juan Dulce demander à Hasth’y: Est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l’escorte? Or, la fille d'Hasth’y, c’est toi, et ton amant, c’est à peu près moi, je suppose.

—Tu es fou, cœur de diable, dit Tintilla en riant et en m’embrassant comme une folle. Tiens, Querido, laisse-moi t’arranger ce carreau sous ta tête, cet autre sous tes épaules, celui-ci sous ton bras, allons, étendez-vous bien, mon sultan, et pendant que vous fumerez, moi je vous chanterai, pour vous endormir, les Trois Baisers de la Bohémienne, tu sais, Querido? Justement voici la guitare du vieux bonhomme.

—Non, non, par le diable!... ne chante pas cela si tu veux m’endormir, entends-tu, Tintilla? m’écriai-je en me levant à demi.

Mais la damnée fille pinçait déjà les cordes de la guitare et préludait par des cadences perlées, qu’elle laissait tomber d’une voix suave et argentine qui faisait tout vibrer en moi.

—Encore une fois, pas cela, Tintilla! m’écriai-je d’un air suppliant.

—Tu m’entendras, me dit l’entêtée; et, se penchant sur moi, elle me donna un long baiser qui me rendit incapable de la contredire, et je retombai résigné sur les carreaux de Juan Dulce.

Sur ma foi, je vivrais mille ans que je me souviendrais toujours de la figure et de la pose de Tintilla pendant qu’elle chantait, que je n’oublierais ni les accents, ni les modulations de sa voix, ni la senteur balsamique des palmiers, ni la façon bizarre et coquette dont la Bohême était éclairée; le soleil, à son déclin, jetait ses chauds et derniers rayons sur le berceau de vigne qui nous abritait; et, par un admirable caprice de la lumière, un de ces rayons passant à travers quelques feuilles moins serrées, tombait d’aplomb sur la figure pâle et jaune de Tintilla, qu’il couvrait d’une clarté vermeille.

Oh! qui la peindrait ainsi ferait un ravissant tableau! Assise à la mauresque sur un carreau, une jambe pliée sous elle et l’autre étendue, et cette autre, chaussée d’un bas écarlate à coins noirs, relevant un peu son jupon jaune bien drapé qui se découpait sur son corsage rouge tout broché d’or.

Mais qui pourrait peindre ses doigts fins et longs voltigeant sur la guitare, ses cheveux noirs tressés de rubans incarnats? Qui peindrait cette figure si mobile et si animée, brusquement éclairée par un rayon qui semblait la dorer, et la faisait resplendir sur le fond noir et sombre du feuillage?

Et tout au bout du jardin, cette cascade transparente que le soleil faisait reluire comme un globe de cristal lumineux! et cette chaleur énervante qui rend la mollesse si voluptueuse!..... qui peindrait cela?..... Et ce silence..... interrompu seulement par les chants de Tintilla! et le murmure de la cascade qui voilait légèrement la voix de la Bohémienne, et lui donnait un charme indicible et comparable à celui que prête la vapeur à un paysage! Encore une fois, qui rendrait dignement ce tableau?

Et moi, je voyais cela, vrai, réel, avec une imagination de feu; je voyais cela, j’entendais cela à demi-couché, ayant encore la tête exaltée par la chaleur et la fumée. Je me disais: j’ai seize ans, je suis jeune, libre, riche et fort..... Cette femme est à moi..... Rien au monde ne peut empêcher qu’elle soit à moi!—Oh! alors j’éprouvai une de ces plénitudes de bonheur et de bien-être, une de ces dilatations de cœur qui, plus tard, font prendre en grande pitié ces creuses rêveries de gloire et de renommée; car il me semble que la gloire ne peut et ne doit jamais donner une sensation plus profondément délicieuse que celle que j’éprouvais alors.

Pour m’achever, c’est le boléro suivant que j’entendais chanter avec une expression d’amour et de volupté irritante impossible à rendre, et qui empruntait un nouveau charme du lieu, de la solitude, du soleil couchant, que sais-je, moi? et puis cela chanté en andalous avec la prononciation gutturale et sonore des Arabes; encore une fois, c’est impossible à peindre.

Voici le boléro:

LES TROIS BAISERS DE LA BOHÉMIENNE.

«Shispa’y a vingt ans, et à vingt ans Shispa’y n’a pas d’amant; si Shispa’y était laide, je vous dirais: Plaignez Shispa’y. Mais Shispa’y n’est pas laide; au contraire, Shispa’y est belle, et si belle, que lorsqu’elle se baigne dans l'Irmack avec ses compagnes, toutes la regardent d’un air de haine et d’envie. Mais à quoi te sert ta beauté, Shispa’y? Le Juif a aussi de beaux sequins luisants qu’il cache, qui ne servent à personne, et dont lui-même ignore la valeur, puisqu’il s’est refusé tous les plaisirs qu’on se procure avec la richesse.

«Le Juif est bien riche, Shispa’y, et pourtant un pauvre esclave haletant, manquant de tout, viendrait à genoux, les mains jointes, lui dire: Seigneur, donnez-moi une piastre, que le Juif lui donnera plutôt un coup de kanghiar qu’une piastre; tu fais comme le Juif, Shispa’y, qui peut tout avoir et se prive de tout parce qu’il ne connaît rien. Mais sais-tu ce qui lui est arrivé au Juif?—Je vais te le dire, Shispa’y.

«Une nuit, des klephtes, qui lui voulaient plus de bien que de mal, sont entrés dans sa maison pendant qu’il dormait, et l’ont doucement garrotté avec leurs belles ceintures de soie ouvragée.

«Et puis ils ont commencé à prendre les sequins du Juif, non pour les voler par Mahom, mais pour lui acheter du bon vin de Chiraz et du bon miel d'Eschil, et des torches de gomme d’olivier qui sentent si bon; et ils ont apporté tout cela dans la maison du juif; entends-tu, Shispa’y?

«Et les klephtes lui ont dit avec de grandes menaces:—Toi qui n’as jamais bu que de l’eau froide et insipide de l'Irmack, bois ce vin de Chiraz;

«Toi qui n’as jamais senti que l’odeur mauvaise de tes vieux murs, sens les parfums de cette gomme embaumée;

«Toi qui n’as jamais mis sous ta dent que du maïs cuit sous la cendre, goûte ce miel mêlé d’ambre et de raisin de Corinthe.

«Et quand le Juif a eu goûté de tout cela, les bons klephtes se sont en allés sans emporter seulement un talek, Shispa’y.

«De sorte que le Juif trouvant le chiraz meilleur que l’eau, le miel meilleur que le maïs, et la senteur de la gomme d’olive meilleure que l’odeur de sa masure, employa désormais ses sequins à acheter du chiraz, du miel et de la gomme d’olivier, et devint aussi prodigue qu’il avait été avare.

«Voilà ce qui arriva au Juif, Shispa’y. Maintenant écoute ce qui t’arrivera à toi, Shispa’y, écoute, car je sais l’avenir; je suis Bohême.—Et la Bohême prit la main de Shispa’y et lui dit...»

Mais voilà que mes souvenirs m’entraînent un peu trop loin; car il faut laisser ignorer la fin de ce boléro, qui est en vérité d’une naïveté un peu crue et tant soit peu biblique.

Tintilla, qui n’avait pas à garder avec moi les mêmes ménagements, la chanta jusqu’au bout; non pas tout à fait, car je l’interrompis avant la fin du jour... pour lui demander, je crois, si les petits pois fleurissaient en avril.

Après cette sotte et intempestive question, je m’endormis d’un profond sommeil.

Quand je m’éveillai, il était nuit close, et je pouvais voir les étoiles scintiller à travers les feuilles de vigne qui se balançaient sur ma tête; j’allongeai les bras, et je m’aperçus qu’une main charitable m’avait soigneusement couvert de mon manteau.

A ce moment, j’entendis marcher près de moi.—Qui va là?—C'est moi, Querido, répondit Tintilla. Allons, vite à cheval! il est tard; mon père est déjà parti. Nous le rejoindrons.

—Pourquoi diable ne nous a-t-il pas attendus? lui dis-je avec étonnement.

—Parce qu’il a de l’argent à remettre à un escribano de la rue Ancha, et qu’il ne veut pas te faire attendre à la porte de cet âne en robe.

La raison n’étant pas absolument mauvaise, je m’en contentai; et nous allâmes avec Tintilla, qui avait repris ses habits d’homme, chercher nos chevaux que le vieux nègre tenait par la bride.

—Ah! ça, dis-je à Tintilla, où sont les gens de Juan Dulce, que je leur donne ma bienvenue?

—Ils sont couchés... partons, partons, reprit-elle avec vivacité.

—Et leur maître?...

—Aussi couché... Mais à cheval! à cheval!....

Ceci me paraissait assez bizarre; pourtant je sautai en selle, avec l’abnégation insouciante qui alors surtout me caractérisait.

Il fallait que Tintilla fût alors bien pressée de sortir de la maison du respectable Juan Dulce, car, au lieu d’ordonner au nègre d’ouvrir une espèce de claire-voie de quatre pieds de haut qui servait de porte au jardin, elle fit intrépidement franchir cette barre à son cheval. Je la suivis, car Frasco sautait comme un cerf; et la grande mule blanche, encouragée par cet exemple, nous imita, malgré les cris et les injonctions contraires du vieux nègre, qui jetait des cris de paon.

Nous prîmes une ruelle qui nous conduisit sur la route où nous devions retrouver Hasth’y. Tintilla ne me disait mot; et, comme nos chevaux étaient lancés à fond de train, nous n’entendions que le branle sonore et régulier du galop qui retentissait sur ce sol ferme et battu et au loin derrière nous, les sonnettes de la grande mule blanche.

Pour la première fois, ce qui paraîtra bizarre peut-être, je me demandais où diable j’allais ainsi. Je commençai à trouver la conduite d'Hasth’y assez mystérieuse, et la demande de Juan Dulce à propos de l’escorte me vint à la pensée.

Après tout, me dis-je, je suis bien armé, bien monté; y compris le diable, je ne crains à peu près rien; voyons donc jusqu’au bout.

—Pardieu! dis-je à Tintilla, ton père n’avait pas, je le vois, dix mille piastres à compter à l’escribano, car il a pris une furieuse avance sur nous.—Je suis sûre qu’il nous attend à la Tienda, qui est au bas de la montagne, dit Tintilla; nous y voici bientôt.

En effet, deux minutes après, nous aperçûmes, car la nuit était claire et la lune pleine, nous aperçûmes les murs blancs d’une hôtellerie. Tintilla mit son cheval au pas, et je ralentis aussi l’allure de Frasco.

—Ecoute... écoute, Querido, me dit tout à coup la Bohême en arrêtant son cheval et prenant la rêne du mien pour l’arrêter aussi, écoute.

Nous écoutâmes, et nous entendîmes le bruit assez éloigné des clochettes de plusieurs mulets et le roulement sourd d’une voiture.

Ce sont eux, dit vivement Tintilla en partant comme un trait.—Ah ça! mille tonnerres, à la fin, qui, eux? criai-je avec colère à Tintilla, en la suivant de près.

Mais elle ne m’entendit pas, ou ne voulut pas m’entendre, et j’allais arrêter son cheval de force, lorsqu’à vingt pas, à un détour que faisait la route, nous vîmes devant nous une voiture attelée de quatre mules; à l’une des portières se tenait Hasth’y, qui se dandinait sur son cheval en sifflant un air de fandango; à l’autre portière était l’homme au manteau que j’avais rencontré chez Hasth’y le jour où il m’apprit son départ. Je le reconnus bien.

Le cocher qui conduisait la voiture chantait aussi un de ces airs monotones particuliers aux muletiers d'Andalousie; la voiture, dont les stores étaient baissés, allait au pas, car la côte était longue et rapide.

Fort étonné de tout ceci, et voulant savoir à quoi m’en tenir, je poussai mon cheval près de celui d'Hasth’y, et je lui dis d’un air assez sec:

—Ah ça, mon cher, voilà donc l’escorte dont ce vieil ivrogne de Juan Dulce vous parlait tantôt, je veux savoir, et à l’instant, ce que cela signifie, ou je m’en retourne...

—Chacun son goût, me répondit Hasth’y d’un air froid et railleur que je ne lui connaissais pas encore. L'âge m’a calmé, mais j’étais alors d’une violence épouvantable. Cette réponse me mit hors de moi, et, lui saisissant le bras avec force:

—Ce n’est pas répondre, Monsieur... m’écriai-je. Pardieu je saurai à quoi m’en tenir sur le rôle qu’on me fait jouer ici, ou vous n’avancerez pas; et je mis mon cheval en travers du sien.

Aux premiers mots de notre dispute, l’autre homme à manteau avait dit tranquillement à Hasth’y, entre deux bouffées de tabac: Maître, quand il faudra debarigare el mosu (ce qui peut à peu près se traduire par ces mots: éventrer le jeune homme), je suis là.

Tintilla vint mêler sa voix glapissante aux nôtres, et gourmanda son père, dont le calme et le sang-froid me faisaient bouillir le sang; car au lieu de tourner bride et de regagner Xérès comme j’aurais dû le faire, je m’emportais, je criais avec une fureur telle que je réveillai sans doute les gens qui étaient dans la voiture, puisque j’entendis une voix de femme pousser un cri d’effroi, en disant en français: Ces brigands se disputent entre eux... il vont nous assassiner....

Vous êtes une folle, avait répondu dans la même langue une voix d’oncle ou de mari. A ce cri de femme, moi et Tintilla restâmes stupéfaits.

Par les mille plaies du Christ, il y a donc une femme là-dedans, cria la Bohémienne avec une expression indéfinissable de colère, de crainte et de jalousie... Pourquoi ne me l’avoir pas dit.

Et elle regardait son père et moi d’un air presque féroce.

—Parce que je n’en savais rien moi-même, dit Hasth’y; mais ne me rompez pas la tête davantage de ceci. Il y a un moyen bien simple de terminer tout cela; que ce gentilhomme s’en retourne à Xérès, demain au soir il sera à Cadix, et, sur mon âme, il fera mieux que de nous suivre, et qu’il me croie, car c’est un ami qui lui donne ce conseil.

—Et moi je lui défends de partir, reprit Tintilla d’un air arrogant.

—Et moi je reste, ajoutai-je en pensant aux dangers que pouvait courir cette pauvre Française qui était si mal entourée.

Tintilla, voyant dans ma résolution un acquiescement à sa volonté, voulut me prendre la main pour m’en remercier; je la repoussai: je ne sais pourquoi dès ce moment elle me dégoûta et me devint insupportable.

Le calme se rétablit peu à peu, et je me mis à marcher seul derrière la voiture, et l’examinai d’un œil curieux. C'était une grande berline; sur un des panneaux il y avait une couronne de comte que surmontait un chiffre. Ce qui me paraissait singulier, c’était de ne voir aucun domestique sur les siéges qui paraissaient disposés pourtant pour recevoir les gens; j’étais occupé de ces pensées, lorsque l’homme au manteau partit au grand trot et disparut derrière le versant de la montagne.

Fort alarmé de ce manége, j’armai silencieusement ma carabine, qui reposait dans un porte-crosse, comme un fusil à la chasse, et j’attendis. Dix minutes après, il revint tranquillement dire à Hasth’y: Les ladrones (les voleurs).

Je suis dans un coupe-gorge, pensai-je; mais je vendrai cher ma vie et celle de cette femme qui est là-dedans, mais ma première balle sera pour Tintilla, qui m’a conduit ici.

En effet, une vingtaine d’hommes, dont quelques-uns étaient à cheval, parurent sortir comme par enchantement de toutes les crevasses des rochers qui bordaient la route, mais sans cris, sans désordre; tous étaient fort calmes et fort posés. Le cocher arrêta ses mules de lui-même, et l’homme qui paraissait commander la bande s’approcha d'Hasth’y.

Celui qui s’était avancé à sa rencontre lui montra je ne sais en vérité quel talisman; car à l’instant qu’il l’eut vu, le chef donna son indigne main à Hasth’y, et lui dit: Allez avec Dieu, mon compère.

Que les saints vous protègent, messeigneurs! dit à son tour Hasth’y.

Et la voiture reprenant le trot, nous laissâmes derrière nous cette mauvaise compagnie, dont nous venions d'être délivrés d’une si miraculeuse façon.

CHAPITRE III.

J'avais été si fort étonné de la singulière et tranquille retraite des voleurs, qu’au bout d’un quart-d’heure seulement, je m’approchai de Tintilla afin de savoir le mot de cette énigme.

La Bohémienne paraissait rêveuse et absorbée, et je fus forcé de la secouer assez rudement par le bras pour en obtenir une réponse.

Tintilla, lui dis-je, que signifie tout cela? quels sont ces hommes, et de quelle diabolique influence peut user votre père pour les obliger à nous laisser causer ainsi librement?

—Ce que cela signifie, reprit la Bohémienne avec exaltation... ce que cela signifie? C'est que tout à l’heure je te disais de rester, et que maintenant je veux que tu partes, entends-tu... je le veux.

Et sa main me serrait le poignet d’une assez vigoureuse façon.

—Quant à cela, lui répondis-je, ça ne sera pas, car je reste... Oui je reste... Ainsi ôte ta main de dessus mon bras, car tu t’abîmes les ongles, et voilà tout.

—Et moi je te dis que tu partiras, reprit la bohémienne; et pour t’y décider, s’il le faut, je partirai avec toi cette nuit-même: nous retournerons à Cadix; mon père nous joindra plus tard..... Je suis sûre de son consentement.

—Merci, ma chère, de votre offre; mais encore une fois je resterai, lui dis-je d’un ton ferme qui annonçait une volonté qu’elle savait bien être inébranlable.

—Mais par Mahomet, tu ignores donc qui je suis, quel est mon père, quel est son métier?

—Je m’en doute, et c’est pour cela que je reste.

—Ah! tu le sais, corps de Christ, tu sais que mon père est un des chefs de la bande de los ladrones de Contrato[A], des voleurs à l’amiable qui rançonnent les voyageurs, et leur fait payer quelquefois cher, par Mahomet, les sauf-conduits qu’elle accorde! Sais-tu aussi que si les gardes de ronde nous surprenaient, nous serions tués sur la place... le sais-tu..... et par la bande de mon père? Il serait beau de voir un officier du roi de France pendu comme complice d’une bande de voleurs et d’assassins bohémiens. Maintenant tu sais tout..... méprise-moi, chasse-moi comme une voleuse, je le souffrirai, mais va-t’en; emmène-moi comme esclave, je te suivrai..., ordonne-moi de rester ici, je resterai; mais, par Mahomet, va-t’en..... par pitié, va-t’en... Et la bohémienne, quittant les rênes de son cheval, me prenant le bras de ses deux mains, me suppliait avec les plus vives instances.

[A] Il existait à Cadix et à Xérès, en 1822, une singulière espèce de compagnie d’assurance, pour ainsi dire tolérée par la police; les voleurs à l’amiable, comme on les appelle, moyennant une prime assez forte, donnaient des sauf-conduits pour traverser l'Andalousie jusqu’à Séville, et mettaient ainsi les voyageurs à peu près à l’abri des violences et des rapines de deux ou trois bandes sans doute organisées par la compagnie, et qui rendaient alors cette route extrêmement dangereuse. En 1823, je crois, les cortès firent arrêter et juger les assureurs, qui furent envoyés aux galères ou pendus; mais les routes n’en furent pas plus sûres; au contraire, car les mesures d’une police inhabile ne donnèrent pas même aux voyageurs l’espèce de garantie que leur offrait la compagnie des voleurs à l’amiable.

Je compris parfaitement. Ce peu de mots m’expliqua le paisible far-niente d'Hasth’y, et le mystère de l’escorte du vénérable Juan Dulce, qui était probablement le digne chef de la compagnie d’assurance de Xérès. On conçoit que la nature de ces révélations augmenta encore la résolution où j’étais de ne pas abandonner ma compatriote à la merci de mes amis intimes, car je n’avais pas la moindre foi, je l’avoue, et j’avais tort, dans la promesse jurée de leur aide et protection aux voyageurs qui s’abandonnent à eux. Je répondis donc à Tintilla, qui, sans doute, comptait beaucoup sur l’effet de cette déclaration:

J'ai là deux balles dans ma carabine que tu mériterais bien de recevoir dans la tête, ma bien-aimée, pour t’apprendre à ne plus entraîner un jeune homme confiant dans un piège aussi abominable. Mais tu as été franche, et je te pardonne; seulement aie bien soin de ne pas m’adresser la parole d’ici à Séville, où toi et ton digne père quitterez sans doute cette voiture... car ce sera peine perdue.....

—Mais tu restes donc, fils de louve?

—Tu le vois bien.

—Ah! j’en suis bien sûre maintenant..... c’est pour faire la cour à cette femme qui est là dedans que tu restes, dit Tintilla d’une voix tremblante et étouffée par la colère, en montrant la voiture... Eh bien, par ma mère, si tu as seulement le malheur de la regarder entre les yeux, je vous tue tous les deux. Tu m’entends, et tu sais si la fille de mon père a peur du sang.

—Et moi, je vous assure que vous ne tuerez personne des voyageurs, fille de mon âme, car je réponds sous caution de leur vie ou de leur argent au seigneur Juan Dulce, dit une voix. C'était Hasth’y, qui nous suivait, et s’était approché de nous sans être entendu, grâce au ton animé de la conversation que j’entretenais avec sa fille.

—Je vous dis, moi, que je le tuerai s’il regarde cette femme, reprit Tintilla d’un air féroce.

—Vous me comprenez mal, fille chérie de mon cœur, reprit Hasth’y avec un sang-froid imperturbable; j’ai garanti à ces voyageurs leur vie, leur argent, et on ne touchera ni à un de leurs cheveux, ni à un de leurs réaux, tant que moi et le compère au manteau noir nous pourrons tenir un poignard ou une escopette; quant à tuer le seigneur Arthur, vous aurez tort, fille de mon sang, car il m’a sauvé la vie; je lui ai déjà offert de s’en aller, il n’en a rien fait... tant pis pour lui; j’ai sa parole d’officier de ne rien divulguer de ce qu’il aura vu pendant notre voyage; si les gardes de ronde nous surprennent, tant pis pour lui. Quant à ce qui est de regarder ou non la femme qui est là-dedans, c’est une dispute d’amoureux à laquelle ma gravité de père me permet de prendre peu de part, ajouta Hasth’y, de cet air froid et railleur qui avait la faculté de me mettre hors de moi.

—Eh bien donc, toi qui n’es pas assuré, tu paieras pour elle! s’écria Tintilla avec un accent d’horrible méchanceté, en donnant une si furieuse saccade au mors de mon cheval, qu’il se câbra violemment et se renversa avec moi dans un profond ravin que je côtoyais depuis un quart d’heure sans y faire attention.

Tout ce que je me rappelle de cet infernal accident, c’est que, lorsque mon cheval pointa, j’étais penché en avant, de sorte que la boucle de têtière de la bride me donna un coup si violent au front qu’il m’étourdit et me fit heureusement tomber avant le cheval, car je me sentis tourner deux fois sur moi-même, et un coup sourd et retentissant qui ébranla tout en moi, jusqu’aux fibres les plus déliées, me fit perdre tout-à-fait connaissance.

Quand je revins à moi il était grand jour, et j’étais assis sur le devant d’une voiture qui marchait au pas; les stores étaient baissés.

Je me sentais la tête horriblement pesante; j’y portai la main, et je la trouvai enveloppée d’un bandeau encore imbibé d’eau de Cologne.

Nous étions quatre dans cette berline. En face de moi dormait un homme de cinquante ans; il avait une figure sèche et maigre, des cheveux gris, assez rares, et une grande distinction dans tous les traits; il portait un ruban de plusieurs ordres noué à la boutonnière d’une grande redingote de voyage. A côté de moi était un grand et beau jeune homme de trente ans au plus, d’une figure pleine de noblesse et de charmes, et vêtu avec autant de soin et de fraîcheur que s’il n’eût pas passé la nuit en voiture; il ne s’était pas aperçu du mouvement que j’avais fait en m’éveillant, car il attachait un regard fixe et amoureux sur une jeune femme endormie, placée en face de lui, à côté de l’homme aux cheveux gris.

J'avoue qu’à la vue de cette merveilleuse créature j’oubliai et la blessure que je me sentais à la tête et les contusions dont j’étais moulu.

Le soleil, déjà fort élevé, frappait sur les stores de soie cramoisie, et jetait dans l’intérieur de la voiture une teinte pourprée qui répandait autour de nous un délicieux reflet.

Cette femme endormie paraissait avoir au plus vingt ans, et son joli visage était d’une incarnation si délicate et si transparente, qu’on voyait de petits réseaux de veines azurées courir sur son menton, sous ses longues paupières fermées et sur les côtés de son front blanc et poli comme du marbre, que de longues boucles de cheveux châtains laissaient voir par moment.

Un nez digne d’une statue grecque, et deux sourcils bien arqués, et plus foncés que la chevelure, donnaient un charmant caractère à cette délicieuse physionomie.

Un tout petit chapeau de moire bleue à l’anglaise, garni en dedans d’une ruche de dentelle, je crois, encadrait cette ravissante figure.

Quoique cette femme fût vêtue d’une longue et large blouse de couleur sombre, comme elle était penchée sur un des côtés de la voiture, on devinait la taille la plus gracieuse et la plus svelte.

Une de ses mains était gantée d’un gant de peau de Suède; et l’autre, d’une blancheur, d’une délicatesse et d’une beauté merveilleuse, était nue et aussi toute veinée de bleu.

Mon voisin tenait cette main si mignonne et si potelée dans les siennes; sans doute que cette jolie femme l’avait oubliée en s’endormant, car ce jeune homme la tenait avec amour et respect; sans oser changer sa position, qui devait être horriblement gênante, car il avait le bras presque tendu, mais il avait peur sans doute d’éveiller la belle dormeuse par le plus léger mouvement.

Je ne saurais dire l’atroce sensation de jalousie et d’envie qui vint me serrer le cœur à la vue de ces deux jeunes gens si beaux et si distingués. Par instant je leur devinais un amour si délicat, si gracieux, si plein de charme et de poésie! Je compris tout-à-coup, avec une facilité désespérante, qu’il y avait un autre amour que l’amour brutal et emporté que j’avais éprouvé pour Tintilla.

Expliquer comment la vue de cette femme fit sur mon âme et sur mon corps une impression aussi rapide et aussi profonde, c’est ce que je puis à peine comprendre, aujourd’hui que j’ai l’expérience de l’âge; mais jamais passion plus profonde et plus subite n’a éclaté dans le cœur d’un homme ardent.

Les yeux fixes, j’attendais avec une anxiété dévorante que cette jeune femme ouvrît les siens, car j’éprouvais le besoin de me dissimuler une vérité devinée malgré moi. Je cherchais à me persuader que ce jeune homme était le frère ou le mari de cette femme, ce qui m’eût bien consolé et donné quelque espoir.

Enfin, un léger cahot de la voiture fit un peu dévier le bras de mon voisin, et ce mouvement éveilla sans doute la jolie dormeuse, car elle retira d’abord sa main, puis la posa sur son front, et ouvrit languissamment les deux plus grands yeux que j’aie vus de ma vie.

Je m’étais brusquement rejeté dans mon coin, et, grâce au capuchon de mon manteau que j’avais rabaissé sur mon front, en feignant de dormir, je pouvais tout voir sans être vu. Je crois encore ressentir l’angoisse cruelle que j’éprouvai quand j’aperçus le regard long et passionné que cette femme jeta sur son amant, car on ne peut regarder ainsi que son amant.

Qu’il était doux, ce charmant, ce délicieux regard du réveil, qui allait aussitôt, et comme par instinct, chercher le regard d’un ami.

Puis la jolie femme entr’ouvrit sa petite bouche, garnie de dents admirables, et, par un léger et gracieux pincement de ses lèvres, elle parut envoyer des baisers sans nombre à son amant. Il fallait voir aussi comme à chaque tressaillement de ses lèvres ses beaux yeux se fermaient à demi, et tout ce qu’ils révélaient de bonne et tendre passion!

Enfer!... enfer!... chacun de ces coups d'œil, de ces baisers feints, m’arrivèrent au cœur aigus et acérés; j’eus en vérité un épouvantable mouvement de rage et de jalousie; j’en vins à regretter que Tintilla n’eût pas tué cette femme.

Et puis je me mettais tellement à haïr la Bohême que je l’aurais, je crois, étranglée de mes propres mains et le beau jeune homme aussi.

Ma damnation commençait; mort Dieu! elle n’était pas à bout.

Bientôt le jeune homme prit cette jolie main qu’on lui avait laissée, et, malgré une moue charmante et le jeu menaçant de deux grands yeux qui montraient d’un air d’effroi, assez rassuré d’ailleurs, l’homme à cheveux gris, l’amant porta cette main à sa bouche; il la baisait délicatement depuis le bout des doigts jusqu’au poignet, et puis il la mettait avec ivresse sur ses yeux, sur son front, sur ses cheveux, sur sa joue, et il la baisait encore avec admiration, il la baisait comme un avare, n’en perdant rien, ne laissant pas une fossette ni une phalange, pas un ongle rose et poli, sans y avoir amoureusement porté ses lèvres.

Sa maîtresse, elle, lui souriait avec idolâtrie; ses joues, un peu pâles, se coloraient légèrement, et son autre main s’appuyait sur son sein, qui commençait à battre avec force. Non, cent fois non, les souffrances physiques les plus aiguës ne sont rien auprès de la cuisante et profonde angoisse morale qui me tordait le cœur, tandis que je voyais cet amant si immensément heureux de ces légères faveurs; aussi fis-je avec cruauté un mouvement assez brusque qui envoya bien vite la petite main se cacher dans les plis d’un vaste cachemire.

—Prenez garde, Paul, cet homme se réveille, dit-elle bien bas d’une voix fraîche et suave comme sa douce haleine.

—Non, ne craignez rien, Marie, répondit Paul en demandant une main qu’on lui refusa sincèrement.

—Oh! vous avez beau faire, Marie, dit Paul, et cacher cette main divine, il me semble que si vous éprouviez autant d’amour que moi, ces baisers muets que je vous envoie iraient la caresser à travers les plis de votre schall, et que vous en sentiriez l’impression brûlante.

—Que vous êtes fou, Paul! et pourtant non, vous n'êtes pas fou, dit Marie; car je sais bien que quand tu me regardes fixément j’éprouve comme un coup électrique, là..., dans mon cœur. Aussi, pourquoi un baiser muet ne m’atteindrait-il pas sous ce cachemire?

—Oh! Marie, Marie, dit Paul, quel bonheur est le nôtre! et combien cette contrainte même que les convenances nous imposent en augmente encore le charme! Crois-tu pas, dis, mon ange aimé, qu’un regard, qu’un serrement de main nous plongeraient dans ces extases délicieuses, si nous étions toujours seuls?

A ma grande joie, la conversation fut interrompue par un effroyable bâillement du monsieur à cheveux gris, qui étendit ses bras, se raidit, se tourna, se retourna, et dit d’abord:

—Bonjour, Marie..... Puis: Mirval, quelle heure est-il?

—Mais bientôt midi, je pense, mon oncle, dit Marie.

Puis me montrant du doigt, l’oncle dit à voix basse: Est-ce qu’il dort?

—Il n’a fait qu’un mouvement depuis ce matin, dit Mirval.

—Il est néanmoins fort peu agréable d’avoir une pareille espèce dans sa voiture, dit l’oncle; mais quand Marie veut quelque chose...

—Voyons, monsieur Mirval, je vous en fais juge, dit Marie; nous sommes à la merci de ces horreurs de guides; un d’eux est renversé par son cheval, cette nuit, il est grièvement blessé, pouvions-nous faire autrement que de le recevoir dans notre voiture, par humanité d’abord, et puis ensuite pour nous faire bien venir de ces hommes avec lesquels, je l’avoue, je suis loin d'être en confiance?

—Et vous avez tort, Marie. Ces canailles-là ont un point d’honneur inconcevable; c’est singulier, mais c’est cela; et aussi, escorté par des voleurs, je dors aussi tranquillement que je le ferais escorté par des gendarmes de notre belle patrie.

—Le fait est, dit Mirval, qu’à part le peu de gêne que nous occasionne la présence de ce misérable, nous avons fait une action assez politique, je crois, en le prenant avec nous.

—Pourquoi ne pas l’avoir placé sur le siége comme je le voulais, puisque la place est libre, et que nous ne retrouverons nos gens qu’à Séville?

—Y pensez-vous, dit Marie, sur un siége aussi élevé! ce pauvre homme était évanoui, et ils y ont mis d’ailleurs un autre de leurs camarades, je ne sais pourquoi.

—A la bonne heure! j’ai tort, Marie; mais voyez donc un peu la mine de notre compagnon de voyage, dit l’oncle en relevant le capuchon de mon manteau. Je fermai les yeux et je restai immobile.

—Ah! mon Dieu! mais ce malheureux là n’a pas dix-huit ans! s’écria l’oncle avec horreur.

—Si jeune, et déjà infâme! et digne de la potence et des galères! dit Paul.

—Le fait est qu’il y a bien de la fatalité sur ce visage, dit Marie avec une expression de frayeur... C'est dommage, car il a d’assez beaux traits.

Cette dernière réflexion me fit monter le sang au visage.

—Tiens, il rougit, dit l’oncle.

—C'est qu’il a la fièvre, dit Mirval.

—Et penser, ajouta l’oncle, qu’un pareil scélérat a peut-être déjà dix meurtres à se reprocher!

Je passe sous silence le reste d’une communication à peu près aussi flatteuse pour moi, et qui me fit passer les trois plus cruelles heures de ma vie.

A Sibeyra la voiture s’arrêta.

Feignant toujours de dormir, je laissai les voyageurs descendre.

Je vis Hasth’y s’approcher de la voiture, et j’en descendis d’un saut.

—Mon cheval, lui dis-je, est-il tué ou blessé?

—Ni l’un ni l’autre.

—Faites-le seller, je pars...

—Comme vous voudrez!... ça enchantera ma fille.

—Écoutez, Hasth’y, votre damnée fille a voulu me tuer. Quoique ce soit une femme, si je ne m’étais pas évanoui sur le coup, ma violence m’eût peut-être entraîné au-delà des bornes de la politesse. Je retourne à Cadix, vous avez ma parole: pas un mot de ce que j’ai vu ne sortira de ma bouche; mais jurez-moi, si vous pouvez jurer par quelque chose, de veiller avec dévouement au salut de cette femme qui est là; vous savez si je suis généreux, une fois de retour à Cadix, prouvez-moi qu’elle est arrivée sans malheur à Séville, il y a dix onces d’or pour vous.

—Je n’avais pas besoin de cet encouragement, seigneur Arthur; je vais faire seller votre cheval. Voulez-vous voir Tintilla?

—Non, au diable! Mon cheval! mon cheval!

En attendant Frasco, je jetai un dernier regard d’amour et de regret sur cette auberge qui renfermait la femme dont la grâce avait fait naître en moi la première et véritable passion.

Frasco vint, je sautai en selle et partis au galop. J'étais alors d’un tempérament de fer, aussi, malgré ma chute et ma blessure, j’arrivai tout d’une traite à Xérès, où je ne fus pas tenté de visiter Juan Dulce. Le surlendemain j’étais à Cadix, le jour d’après à bord, et le jour d’ensuite au fort Sainte-Catherine, où je fus emprisonné pendant un mois pour avoir quitté et déserté le bord.

Pendant ce mois de captivité, vingt fois je me reprochai ma faute; je me disais: j’ai agi comme un sot, il fallait rester, peut-être que ma bizarre aventure aurait intéressé cette femme à mon amour. Enfin, ce furent des remords affreux pendant les premiers huit jours, puis je n’y pensai plus, puis je l’oubliai.

Comme mon temps de prison finissait, notre frégate reçut l’ordre d’aller à Malte, et nous partîmes le jour où j’appris par la voix publique, qu'Hasth’y et ses associés avaient été qui pendus, qui aux galères. Mon ami intime était, j’aime à le croire, de ces derniers. En conscience je le regrettai un peu, car il est de ces amitiés qu’on n’oublie pas.

CHAPITRE IV.

Lorsque plus tard je vins à me rappeler cette singulière aventure, par une bizarrerie assez étrange, le souvenir de la jeune femme si Française, si jolie, si distinguée, s’effaça peu à peu de ma mémoire, et je me remis à penser avec acharnement à Tintilla la Bohême!

Malgré moi je voyais toujours ses grands yeux noirs vifs et hardis, son teint pâle, sa taille souple et lascive.

Or, ce souvenir et bien d’autres me damnaient.

Car voilà comme nous sommes, misérables créatures! Je dis nous, car qui de nous n’a pas aimé aussi, sa Bohême, sa Manon, sa Tintilla?

Oui, on a seize ans, on aime le bien, on y croit, on est plein d’espoir et d’amour,—on cherche la sœur de son âme, comme on dit alors,—et puis on rencontre une femme facile qui a l’imagination bien corrompue, le cœur bien ossifié!

Alors on devient amoureux à lier de cette femme! à elle, tout ce rêve d’amour et de jeunesse! à elle, les belles illusions dorées de ces seize ans! à elle, à elle seule, ce beau et bon cœur, bien dévoué, bien noble et bien ardent!

De sorte qu’on use sur cette âme sèche, froide et dure, tout ce pur et saint amour du jeune âge.

Et puis plus tard, si le hasard vous jette une femme tendre et passionnée, qui vous aime avec idolâtrie,—vous n’avez plus pour répondre à cet amour profond et vrai,—qu’un cœur flétri, un esprit égoïste et des sens blasés, car vous avez prodigué et épuisé à tout jamais, pour une femme méprisable, ces précieux trésors d’amour et de jeunesse, qui, bien qu’on dise, ne se renouvellent plus.

Aussi croyons-nous profondément à cette vulgarité sublime.—On n’aime qu’une fois dans sa vie.

Pour arriver à la conclusion de cette histoire, je suis forcé de passer sous silence un assez grand laps de temps, quelques années d’une vie voyageuse et inoccupée, folle ou triste, vie d’opposition et de contraste, s’il en fût, et supportable en cela qu’elle était au moins toute imprévue.

Or, après une campagne du Levant assez longue qui suivit ma station à Cadix, et dura, je crois, trois ans, je revins en France pour y aller prendre les eaux dans les Pyrénées, afin de me guérir des suites d’une blessure assez douloureuse.

Je m’arrêtai à quelques lieues de Perpignan chez un de mes amis, qui possédait, dans une position délicieuse, une fort belle terre, où je me décidai à rester quelque temps.

Un jour qu’il recevait quelques visites de voisines de campagne, je fus frappé de l’air profondément chagrin d’une jeune fille qui n’était pas jolie, mais dont la figure avait une expression ravissante de grâce et de beauté; je demandai à la femme de mon ami qui elle était. «Ah! bon Dieu, me dit-elle, c’est une pauvre enfant bien à plaindre, il y a six mois qu’elle devait se marier avec un de nos voisins de terre, le fils d’un homme fort riche. Quoique ce jeune homme fût un sot, cette ange de douceur et d’amabilité en était éprise sans aucune arrière-pensée d’intérêt, je vous jure, car elle est riche, et avait auparavant refusé un parti aussi brillant comme fortune; cet imbécile s’est amouraché d’une femme qui est à mille lieues de valoir cette charmante personne, mais qui est, dit-on, d’une grande naissance. C'est à cette considération qu’il a sacrifié l’affection la plus pure et la plus désintéressée. Depuis ce temps la pauvre enfant dépérit à vue d'œil, et inquiète vraiment beaucoup ses amis; mais si vous voulez voir le sot en question, mon mari vous mènera chez son père, qui est assez amusant à voir et à entendre une fois: c’est un homme qui s’est enrichi on ne sait trop comment dans les fournitures, qui mène un train de prince et fait le libéral à donner un mal au cœur. L'occasion est belle, car c’est, je crois, dans trois jours que son fils se marie.»

Les moyens de distraction sont assez rares en province. J'acceptai la proposition, et je partis avec mon ami pour assister aux noces, à l’occasion desquelles on déployait l’hospitalité la plus large et la plus généreuse.

Nous arrivâmes au château de M. Bardou. Mon ami me présenta, et je m’aperçus que mon titre flattait extrêmement l’aristocratique démocratie du fournisseur.

Il nous présenta son fils: c’était un grand et fort garçon, d’un blond fade, rouge, commun à faire peur, avec de gros yeux bêtes en l’air, aussi sot qu’insolent.

Ce n’est pas que j’aime assez l’impertinence; mais ce niais avait la plate et lourde insolence d’un laquais.

Somme toute, je concevais l’engouement de cette pauvre petite fille pour cette espèce, qui était ce qu’on appelle un bel homme de province; la preuve de cela est qu’on le nommait le beau Bardou.

La noce était pour le surlendemain, nous nous mîmes à table. Après dîner, les deux filles de M. Bardou se cramponnèrent l’une à un piano, dont elle tapa, et l’autre à une guitare, dont elle gratta. C'était à faire dresser les cheveux sur la tête.

Le beau Bardou, lui, avait disparu au dessert pour aller faire la cour, comme me l’apprit son père.

Le père Bardou était un gros homme d’une haute taille, avec les façons d’un crocheteur. Je causais avec mon ami: il s’approcha de nous.

—N'est-ce pas que mon dîner était bon? nous dit-il.

—Tout est parfait ici, Monsieur, lui dis-je.

Cette réponse le mit en confiance.

—Et mes filles ont un fameux talent, n’est-ce pas? Que voulez-vous? elles ont une si bonne maîtresse! Qu’est-ce que je dis, une maîtresse! une amie... et qui bientôt sera leur sœur... sera ma fille. Mais il faut que je vous conte cela, monsieur, me dit-il, puisque vous voulez bien assister à la noce; il faut bien que vous sachiez comment et pourquoi mon Bardou se marie (c’est ainsi qu’il appelait ce grand corps dont la figure ressemblait à un abricot entortillé dans de la filasse). Et cet animal se mit à cheval sur une chaise, en appuyant ses deux grosses mains rouges sur le dossier; il commença ainsi:

—D'abord, Monsieur, moi je brave le pouvoir, et je dis tout haut que je suis libéral. J'ai fait ma fortune moi-même, et je n’entends pas que les despotes me vilipendent. Nous ne sommes pas faits pour être les esclaves des jésuites et de la prêtraille; aussi, j’ai acheté deux mille exemplaires du Voltaire Touquet, que j’ai distribué à mes paysans, et dix mille tabatières à la charte.

—Pour un ennemi du gouvernement, vous encouragez furieusement les droits réunis, lui fis-je.

—Ah! je vais vous dire, reprit-il: c’est que j’ai quelques plants de tabac; mais pour en revenir au mariage de mon fils, figurez-vous, Monsieur, que j’ai demandé à ces canailles de ministres, moi qui suis grand propriétaire, un mauvais titre de baron qu’ils m’ont refusé, comme je m’y attendais, car, une ruse de ma part, j’avais demandé cela exprès pour les mettre dans leur tort, et avoir le droit d'être d’une opposition bien plus enragée; et c’est ce que j’ai fait, comme vous allez voir. Lors de la guerre d'Espagne, il y a eu des réfugiés politiques, tous logés chez moi, Monsieur! Les réfugiés, tous!... défrayés de tout et entretenus à mes frais. Il fallait voir la figure du gouverneur pendant ce temps là!... Vous concevez s’il était humilié! Si humilié, qu’un membre du comité directeur m’a dit qu’à Montrouge, on avait proposé de m’assassiner. Mais on a craint une révolte du département, et voilà comme j’ai été sauvé. Mais, ce n’est pas tout; vous allez voir jusqu’où va l’humiliation du gouvernement. Ces réfugiés sont rentrés en Espagne pour la plupart; mais il en est resté un, et cet un est un grand seigneur, un marquis, un général en chef, un gouverneur d’une foule de provinces, pas plus fier que vous et moi, un digne vieillard qui a été la victime des nobles et des prêtres de son pays, parce qu’il parlait pour le peuple. Ah! Monsieur, quel homme! il me fendait le cœur, en me racontant qu’on avait rasé son château, abattu ses arbres, bouleversé ses jardins, de façon, me disait-il, que je retournerais maintenant en Catalogne, où j’avais une terre qui me rapportait vingt mille piastres de rentes (les piastres sont les pièces de cent sous de leur pays) que je ne pourrais plus, disait-il, reconnaître seulement la place de mes propriétés. Voilà pourtant où les jésuites veulent nous mener, Monsieur! Et puis, ce saint vieillard me conduisait sur la montagne, et là, Monsieur, il ne passait pas une hirondelle qu’il ne lui dît des choses à fendre l’âme, sur le bonheur qu’elle avait de retourner dans son pays natal. Tenez, il y a même une chanson de Béranger dans ce genre-là... Et moi, je pleurais comme un enfant, rien que de l’entendre. Mais ce n’est pas tout, ce digne seigneur avait avec lui sa fille, une personne superbe, un peu brune, mais si bien élevée, que c’est un charme depuis bientôt six mois qu’ils sont venus loger à la maison du Petit-Parc; elle a donné des leçons de guitare à mes filles... et quelles manières distinguées, Monsieur!..... Ah! tenez, on peut avouer cela entre soi: il n’y a que les grandes familles pour ces manières-là. Enfin, tant il y a, que mon fils, mon Bardou, qui était presque fiancé à une petite fille de rien, est devenu fou de la demoiselle de monsieur le marquis de la Ronda-Mayor; et, après bien des peines, il s’est fait aimer de la belle Espagnole. Son père veut bien la lui donner en mariage, et a l’extrême bonté de lui conférer son titre. Aussi, après demain, Monsieur, mon Bardou sera le marquis Bardou de la Ronda-Mayor, et le plus heureux des époux. Maintenant jugez du camouflet que reçoit le gouvernement! Il ne voulait pas me faire baron, et mon fils est marquis! Car j’ai là les titres de général sur parchemin, ainsi que ses brevets de général et de gouverneur. Maintenant, vous savez tout, Monsieur, et j’espère que vous nous honorerez en signant au contrat.

Jusqu’au moment où cet imbécile d’homme parla de Ronda-Mayor, je n’avais eu aucun soupçon. J'étais à mille lieues de penser que Tintilla et son digne père, que je croyais encore aux galères, fussent pour rien dans tout ceci. Les mots de Ronda me les rappelèrent malgré moi; et je ne sais quel pressentiment me dit que c’était une nouvelle rouerie tramée par le père et sa fille.

Pour m’éclaircir, je fus me promener le lendemain matin du côté du Petit-Parc. J'entendis une voix bien connue fredonner un bolero: c’était Tintilla.

Je m’avançai; elle ne me reconnut pas.

Elle était mise fort simplement à la Française; ses grands cheveux étaient bouclés et retenus par un peigne d’écaille; sa robe blanche éclaircissait son teint et dessinait sa taille, qu’elle avait toujours voluptueuse au possible; car, il faut l’avouer, vive Dieu! elle était toujours séduisante, et je conçois qu’un homme même moins niais que le brave Bardou s’en soit épris au point de l’épouser.

Tintilla de mi carazou... Gitanissa mia, lui dis-je.

Elle devint pâle comme la mort: elle m’avait reconnu. A ce moment parut monsieur son père, fort agréablement décoré de cinq ou six ordres de toutes les couleurs, vêtu d’un habit bleu tout neuf, d’une culotte et de bas de soie noirs. Le respectable marquis de la Ronda-Mayor s’appuyait sur une grande canne, et tenait à la main un chapeau à cornes, emplumé et à large cocarde rouge.

—Le Français du diable! dit Tintilla à son père.

—Pour vous servir, compère, ajoutai-je en saluant Hasth’y.

Le misérable fit le mouvement qui lui était familier pour chercher son couteau dans sa poche.

—Il n’y a pas de couteau dans ta poche, drôle que tu es, lui dis-je... Mais rassure-toi... La dupe que toi et ta fille avez enlacée est si stupide et si méprisable, que je vous l’abandonne.... Seulement, Tintilla, il me faut la première nuit de tes noces, ou je parlerai; car, quoique fait, le mariage pourrait alors avoir des suites désagréables pour ce seigneur marquis... Mon silence est à ce prix.

—Mais songez donc, dit Hasth’y...

—C'est mon dernier mot, et je tournai les talons.

Le soir on signa le contrat en grande pompe, et je signai mon nom avec le plus grand plaisir.

Le lendemain, à midi, Tintilla et son bouquet de fleur d’orange furent conduits à l’autel par M. Bardou qui pleurait de joie.

Le marquis de la Ronda-Mayor, en grand uniforme d’officier-général, donnait le bras à madame Bardou; tous deux pleuraient aussi...

Le beau Bardou suivait par derrière, les yeux encore plus saillants que de coutume... Ils avaient l’air de vouloir sauter de sa tête; il était rouge cramoisi et souriait d’un air radieux.

Le dîner fut splendide.

Le bal étourdissant.

Pendant l’intervalle d’une contredanse, je m’approchai de Tintilla, et je lui dis en espagnol... Je t’attends dans la maison de ton père, songe à ta promesse ou je parle...

Elle me dit à voix basse... Que le diable me soit en aide. On coucha les mariés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, je me promenais d’assez bonne heure dans le Parc, assez proche de la maison qu’habitait Hasth’y, lorsque je vis arriver une kyrielle de violons et de musiciens, et derrière eux toute la noce, conduite par le beau Bardou, qui avait un de ses gros yeux tout noir et tout contus, et riait d’un air capable; des domestiques portaient des haches et des leviers. Tout le monde était d’une gaîté folle.

—Vous ne savez donc pas, me dit M. Bardou père, qui pour sa part était armé d’un énorme merlin, il s’en est passé de drôles cette nuit. Est-ce que l'Espagnole n’a pas été effarouchée au point de battre mon Bardou, de se sauver de la chambre nuptiale, et de venir comme une folle s’enfermer chez son père, où elle a passé la nuit. Est-ce ça une vertu, hein?

—Les Espagnoles sont toutes comme cela, lui dis-je.

—Mais nous allons faire le siège de la maison, nous enfoncerons la porte, nous démolirons le mur, s’il le faut, mais nous l’aurons; tenez, voilà déjà mon Bardou qui commence à démolir la muraille. Au dixième coup de pioche, le marquis de la Ronda-Mayor parut sur le seuil tenant Tintilla par la main, qui, toute rouge et honteuse, cachait sa tête dans le sein du respectable vieillard...

—Victoire!... victoire!... cria Bardou.

Le beau Bardou, lui, ne cria pas victoire; mais comme il était fort comme un bœuf, il prit Tintilla dans ses bras et courut la porter aux pieds de madame Bardou (douairière), qui les bénit.

Hasth’y les bénit aussi.

Je retournai le lendemain chez mon ami; et, quelque temps après, j’appris avec peine que cette pauvre créature, que ce niais avait si sottement sacrifiée, était morte de chagrin.


PHYSIOLOGIE

D'UN APPARTEMENT.

PHYSIOLOGIE D'UN APPARTEMENT.

Le style est tout l’homme.
BUFFON.     

—Ainsi donc, madame la comtesse, dit M. Dossigny en comptant les pulsations délicates du pouls de la jeune femme, ainsi vous éprouvez du malaise, des insomnies; le moindre bruit agace cruellement vos nerfs, une lumière trop vive blesse votre vue, la solitude vous attriste et vous charme, et c’est à peine si vos jours de Bouffons ou d'Opéra ont le pouvoir de vous distraire?...

—Hélas, oui, docteur... tout cela n’est que trop vrai!...

—Jusqu’à présent, les effets me sont clairement démontrés; il nous reste à chercher les causes.

Ici la comtesse rougit singulièrement sous la vue perçante du docteur.... qui n’était pas un docteur.

C'est-à-dire..... c’était bien un docteur si vous voulez, mais un docteur, sauf la science de l’art médical, un docteur tel qu’il en faudrait pour guérir ou calmer les maladies purement morales d’une classe de gens pour qui le hideux cortége des rhumes, des fluxions de poitrine n’est qu’un préjugé ou une tradition, le confortable et l’espèce de leur existence les protégeant contre de pareilles misères.

Mais si ces heureux du siècle, comme on les appelle, sont à l’abri de ces brutales et grossières souffrances... par compensation que de maux plus cruels, plus poignants, plus amers, viennent les torturer!.... maux d’autant plus affreux qu’ils ne peuvent trouver de soulagement que dans des soins tout intellectuels.... Douleurs de l’âme, que l’âme seule peut guérir.

Or, le docteur était justement l’homme des maladies du cœur ou de l’esprit, car il savait tout, excepté la médecine... et s’il avait malheureusement su la médecine, il eût, le misérable, peut-être répondu à l’un de ces élans désespérés de notre intelligence vers un infini qui nous échappe... par un sinapisme ou une potion calmante!

Non, non, le docteur était un homme d’une portée supérieure.... Selon l’âge, le caractère, le génie de son malade, il ordonnait tantôt une méditation de Lamartine, sublime et harmonieuse mélodie qui vous entraîne vers Jehovah sur l’aile dorée des séraphins, tantôt un chant de Byron, railleur et décevant.

Un chagrin connu vous navrait-il?... une touchante et naïve consolation de Sainte-Beuve, douce comme la voix d’un ami d’enfance, faisait couler ces pleurs qui vous oppressaient, ces pleurs qu’il est si bon de pleurer...

Ou bien c’était tantôt l’éclat d’une ode de Victor Hugo, éblouissante des feux et des couleurs de l'Orient... tantôt la ciselure délicate et coquette, la pensée profonde d’un poëme de De Vigny ou d'Émile Deschamps, qu’il opposait à un terne et sombre découragement.

Le système nerveux était-il irrité par la conscience de notre corruption?... aussitôt le docteur conseillait une strophe sanglante de Barbier, et votre douloureuse indignation s’exhalait en répétant ces vers mordants, gonflés du fiel de Juvénal.

Enfin, si tous les trésors des poètes et des moralistes ne suffisaient pas, à l’imitation des empiriques fameux, le docteur composait lui-même un arcane... comme il le fit peut être pour cette jolie comtesse dont il pressait le pouls entre ses deux doigts.

—La cause seule du malaise qui vous oppresse nous reste donc à chercher, madame la comtesse; et cette cause... ne m’est pas inconnue, reprit le docteur.

—Voilà qui est fort, et qui approche de la magie! dit la comtesse en souriant...

—Bon Dieu! Madame, j’ai deviné bien d’autres secrets, j’ai pénétré le caractère de bien des gens..... sans les voir même.

—Cher docteur, il est fort heureux que vous ne soyez pas né au moyen âge... Vous eussiez été brûlé comme sorcier... d’abord, et puis je n’aurais pas eu le plaisir d’entendre vos folies...

—Des folies! Madame..... des folies!..... veuillez écouter, et vous verrez si ce sont là des folies.

Il y a environ deux mois de cela, raconta le docteur, un de mes amis me pria d’aller voir un de ses parents qui, disait-il, avait le plus grand besoin de mes conseils. Je me rendis donc un jour chez ce nouveau malade, il était sorti, mais m’avait fait prier de l’attendre.

J'ai une habitude qui vous paraîtra bizarre, Madame, et qui peut-être vous expliquera le secret de ma folie ou de ma magie; cette habitude est de juger l’homme, non pas comme Buffon sur le style, mais sur l’appartement, qui, à mon avis, reflète d’une façon bien plus intime et plus probante le caractère, les goûts, je dirai presque les mœurs de l’individu..... En un mot, à l’ensemble de l'appartement, je suis sûr de deviner la manière d'être physique et morale de son possesseur.

—Voilà qui est fort singulier! dit la comtesse en s’asseyant au lieu de rester couchée sur sa causeuse, en vérité fort singulier, et surtout fort amusant... Je vous écoute, docteur.

—Le valet de chambre du parent de mon ami me reçut, et m’offrit d’attendre son maître dans un petit parloir où je restai seul: il faut l’avouer, Madame, ma science d’observation se trouva tout-à coup en défaut. Dans ce parloir tout était négatif: une tenture ni gaie ni triste, pas un tableau, des carreaux dépolis qui cachaient la vue, des meubles d’une coupe commune et insignifiante.... En un mot, rien de particulier, rien d’intime.

Comme mon malade n’arrivait pas et que, n’ayant rien à observer, je m’ennuyais fort, je poussai une porte et j’aperçus avec bonheur une mine féconde en inductions: c’était la salle à manger.

Je refermai silencieusement la porte du parloir, et me plaçai au centre de cette pièce pour l’embrasser dans tous ses détails, et dans son ensemble.

Je dois avouer, Madame, que l’ensemble me parut imposant! Cette salle à manger de forme circulaire était revêtue de stuc blanc, rehaussé de peintures vives et tranchées, comme celles qui se déroulent sur quelques vases étrusques; entre chaque fenêtre un bois de cerf naturel, chargé d’armes de chasse, de pieds de sangliers et de daims, de trompes, de gibecières, donnait à cette pièce un cachet spécial tout-à-fait en harmonie avec sa destination.

Mais ce qui faisait presque musée dans cette salle, c’était une suite d’admirables tableaux de Stil et Leguis qui représentaient: ici un chevreuil fauve et doré pendu mort à un arbre; là, un sanglier forcé par la meute, et faisant tête aux chiens, hérissé, les yeux sanglants, la bouche baveuse; plus loin c’était un groupe de faisans, dont les plumes d’or, de pourpre et d’azur, étincelaient aux rayons d’un soleil couchant. Puis, au-dessous de ces tableaux d’assez grande dimension, de ravissantes toiles de Géricault; Horace et Carle Vernet, Pfor et Wil, offraient les types des plus belles races de chevaux d'Europe et d'Asie.

Enfin, au milieu d’un cadre d’or merveilleusement sculpté, on voyait le portrait d’un superbe cheval de chasse bai brun, la tête demi tournée, les oreilles fixes, l'œil saillant, la croupe haute... paraissant doué d’une intelligence plus qu’humaine, et au bas de ce tableau vivant on lisait ces mots écrits en émail bleu, sur un fond noir: A Talbot l’incomparable, son maître reconnaissant. J'oubliais aussi les portraits d’une honnête quantité de bouledogues, chiens courants, d’arrêt, épagneuls ou lévriers, qui remplissant un grand cadre à compartiments, attestaient du goût prononcé du maître pour la race canine.

Je ne vous parle pas d’un magnifique buffet surmonté d’une armoire de Rosewood à vitrage, et curieusement incrustée d’ornements allégoriques en cuivre et en ivoire, à l’instar de ces meubles si précieux du moyen-âge; cette armoire était remplie d’une admirable vaisselle plate. Seulement, ce qui complétait parfaitement le caractère de cette salle à manger, c’était une petite bibliothèque d’ébène à fermoirs d’argent, qui contenait les œuvres succulentes de Brillat-Savarin, Berchoux, Grimod de la Reynière, Fouret, Carême, et quelques autres livres ou curieux manuscrits anciens sur l’art culinaire, tout cela relié avec un goût exquis, et chargé de notes de la main de mon futur malade... que nous nommerons si vous voulez l'Inconnu, jusqu’à ce que son véritable caractère nous soit révélé par l’étude physiologique de son appartement.

Or, je vous avoue, Madame, que j’eus l’indiscrétion coupable de feuilleter les livres de cette petite bibliothèque, et entre autres réflexions en voici une que je me rappelle, et qui me paraît d’un grand sens et tout-à-fait neuve:

Pour juger et comprendre dans toute sa portée l'œuvre d’un cuisinier, il faut se mettre à table sans ressentir la moindre velléité d’appétit, car le triomphe de l’art culinaire n’est pas d’assouvir la faim, mais de l’exciter.

Cette petite bibliothèque contenait aussi les œuvres de Rabelais et de Verville, dans le cas (disait encore une note de l'Inconnu), dans le cas où dînant seul, on voudrait se gaudir en joyeuse et folle compagnie, l’habitude et la race des bouffons amusants étant malheureusement passées de mode.

Là aussi je feuilletai divers traités de l’art de la vénérie depuis Charles IX jusqu’à nos jours, tous curieusement annotés. J'y lus entre autres une assez longue dissertation dans laquelle notre Inconnu, se trouvant opposé à l’avis de Dampierre et de Verrier de la Conterie, soutenait opiniâtrement que le onzième des trente-un tons de chasse devait s’appeler Forhu, tandis que ses adversaires le nommaient le Défaut ou le Hourvari. Je vous fais grâce d’une étymologie curieuse sur la tête Birarde et le Daguet, qui me parut fort concluante. Je passe aussi sous silence un nouveau mode d’engrainage pour les chevaux de chasse; mais je ne puis finir cette longue description sans vous parler encore d’un petit Traité manuscrit de notre Inconnu sur la Musique appliquée à la Gastronomie.

Dans cet ouvrage, l’auteur prétendait prouver l’analogie complète qui existait entre le genre de menu de son dîner et le caractère de la musique de Mozart ou de Rossini, par exemple.

Ainsi disait-il: «Si je veux approfondir le développement large et progressif de l’ivresse ou plutôt de la poésie du Porto, poésie pensive, grave et triste, je dînerai seul, je ne mangerai que des viandes noires et sévères, des filets de sanglier ou de cerf de seconde tête, harmonisant ainsi les sucs des solides et les esprits des liquides; car si les mets sont le corps de l’ivresse, le vin est son âme, et il faut la plus parfaite corrélation entre ces deux principes. Et puis la lumière qui m’éclairera sera pâle et douteuse: et puis la musique qu’on m’exécutera (je n’admets pas un dîner sans musique, sans excellente musique) aura un caractère sombre et imposant; ce seront, je suppose, quelques pages de don Juan, de ce puissant et terrible poëme de Mozart, ou quelques chants grandioses du Moïse.

«Alors mon corps, mon âme et mon esprit étant surexcités par la triple ivresse des mets, du vin et de la musique, j’atteindrai aux plus hautes sphères de jouissance matérielle et intellectuelle.

«Si, au contraire, je veux me laisser bercer par l’insouciante et folle poésie du frais champagne, je sucerai les atomes de quelques oiseaux légers et brillants, un sot-l’y-laisse de faisan doré, un aileron de bartavelle aux pattes de pourpre... Alors l’éclat de mille bougies, des fleurs, du vermeil, des femmes, des cris d’amour et de gaîté... Alors vienne, pour compléter mon extase, une fringante tarentelle de la Muette, vienne la musique sublime du Barbier, musique enivrante qui rit, étincelle et pétille comme le gaz frémissant sous la mousse argentée!»

Mais je cesse mes citations empruntées au manuscrit de cet original pour vous citer seulement l’heureuse innovation que cet homme sensuel avait apportée dans sa salle à manger. Je veux parler de larges, profonds et excellents fauteuils, dont le siége, un peu incliné, était en maroquin et le dossier en drap[B], remplaçant ces chaises si incommodes qui garnissent ordinairement les salles à manger les mieux entendues...

[B] Nous avons cherché consciencieusement quelle pouvait être la raison de cette différence entre le siége et le dossier, et nous donnons la solution suivante sans en garantir l’exactitude: Le travail de la digestion faisant éprouver une espèce de frisson qui affecte principalement le dos, on conçoit que l’impression fraîche produite par un dossier de maroquin eût encore augmenté cette sensation désagréable.

Vous avouerez donc, Madame, que sans magie on peut, j’espère, parfaitement préjuger du caractère de notre Inconnu, d’après cette salle à manger: cet ensemble, ces détails ne disent-ils pas: Cet homme ne vit que pour la table, le vin et la chasse; c’est un joyeux et indolent compagnon qui résume la vie et le bonheur dans une sauce, une meute et une écurie; qui, ne comprenant que des plaisirs physiques, vivant d’une vie d’action, doit manquer complètement des sens délicats, qui trouvent leurs joies et leurs peines dans des sensations toutes intellectuelles.

Pour cet homme, les arts ne sont pas un but, mais un moyen qu’il subordonne à ses grossiers plaisirs. S'il aime la musique, ce n’est pas pour revêtir de ses pensées les sons qui le charment; ce n’est pas pour se laisser emporter aux brises frémissantes de l’harmonie, dans l’espérance d’entrevoir cet infini auquel une âme ardente aspire toujours. Non, pour cet homme la musique n’est qu’un son plus ou moins mélodieux qui l’endort dans ses orgies.

Dans les ravissantes peintures qu’il a sous les yeux, cet homme ne voit qu’une couleur, qu’une représentation exacte du cheval ou du chien, qu’il a aimé parce qu’il avait des flancs ou du jarret.

Dans ces sublimes bouffonneries de Verville et de Rabelais, qui cachent tant de puissantes hyperboles, il ne voit, lui, que le mot cynique qui rit à son cerveau noyé dans la vapeur du vin. Voilà tout.

Enfin, n’est-il pas vrai, Madame, que chez cet homme l'être intellectuel manquant tout-à-fait, il n’y a en lui qu’une enveloppe grossière, et qu’au lieu d’âme c’est un instinct brutal et sensuel qui l’anime?

—Je suis de votre avis, docteur, et je commence à vous trouver un peu moins magicien... et un peu plus sorcier. Mais vous, que pouviez-vous faire pour ce turbulent chasseur, qui ne devait souffrir que d’une côte enfoncée à la chasse ou des excès d’une débauche?

—Rien au monde, Madame; car je pensais comme vous, et mon imagination alla même plus loin: par une singulière puissance d’intuition je me figurai son portrait physique, bien sûr de ne me tromper pas...

—Oh! cela, je le conçois si bien, s’écria la comtesse, que je puis aussi vous faire ce portrait... Je le vois d’ici, votre chasseur, grand, fort, hardi, l'œil brillant lorsqu’il s’accoude à table; et dans ses traits, dans ses moindres mots, je lis l’expression du dédain le plus prononcé pour tout ce qui n’est ni jockey, ni bouffon, ni piqueur, ni cuisinier.

—Parfait, admirable, Madame; c’est ainsi que j’avais rêvé notre homme. Aussi je me disposais à quitter cette salle, lorsque, me trompant de porte, j’entrai.... Mais vous ne sauriez croire mon étonnement...

—Mais dites donc vite! s’écria la comtesse.

—Et bien, madame la comtesse, j’entrai dans une bibliothèque.

—Ah! bon Dieu... que pouvait-il donc faire d’une bibliothèque? une bibliothèque!...

—La plus complète, la plus surprenante des bibliothèques, et l’étonnement que j’éprouvai fut d’autant plus désagréable que mon siége étant fait, je pressentis peut-être la nécessité de recommencer mes observations sur de nouvelles bases... et puis, la transition était si brusque, si heurtée, que j’eus besoin de me recueillir un moment...

Figurez-vous, Madame, que dans cette nouvelle salle, tout était changé, tout avait un caractère sérieux et imposant, tout, jusqu’au jour, car, au lieu d'être éblouissant et joyeux comme celui qui inondait la salle à manger, le jour qui régnait dans cette bibliothèque, ne pénétrant qu’à travers les vitraux épais et coloriés d’étroites fenêtres en ogives, jetait dans cette longue galerie une teinte sombre et mystérieuse.

Entre ces fenêtres on voyait de nombreuses tablettes chargées de minéraux, de coquillages, de produits d’histoire naturelle, d’ustensiles et d’armes de tous les pays; ici, des antiquités romaines trouvées dans les fouilles d'Herculanum: là, des ornements d’or du temple du Soleil, recueillis au Mexique.

Plus loin, dans sa gaîne étincelante de pierreries, le kangiar oriental, poignard somptueux comme la vie qu’il tranche au harem, contrastait avec le féty, couteau malais à manche de corne, si effrayant dans sa féroce nudité.

Mais une chose remarquable, Madame, c’est qu’on lisait ces mots sur presque toutes ces raretés: Apporté du Mexique, lors de mon voyage en 18...Apporté de l'Inde, en 18... etc.

—Mais alors, c’était donc un savant, un voyageur... que notre chasseur?

—Veuillez m’écouter, Madame. Du côté opposé à ces tablettes, s’étendait une immense bibliothèque en chêne noirci par le temps, ciselée, dentelée par d’admirables sculptures qui rappelaient ces merveilleux enroulements de Pujet ou de Jean Goujon: là étaient renfermés tous les trésors de l’intelligence humaine; là des richesses inestimables; là, un choix d’ouvrages, qui révélait le penseur et le philosophe, et la multitude de signets et de marques dont les livres étaient hérissés prouvaient assez que cette collection précieuse n’était pas un objet de luxe, mais répondait à un besoin impérieux de science et d’étude.

Enfin, au milieu de cette galerie, une table immense, aussi en chêne noir, était couverte d’in-folios jaunis par le temps, de précieux manuscrits à enluminures, de cartes, de plans, de livres ouverts çà et là, et jetés sans ordre avec impatience, comme si celui qui les interrogeait leur eût en vain demandé un de ces secrets, qu’on ne lit dans aucun livre.

Je m’approchai de cette table, presque avec émotion, et je jetai un coup d'œil furtif sur des notes éparpillées et sans suite... Mais je ne pus retenir un mouvement de surprise en reconnaissant sur ces feuilles jaunies, macérées, froissées par l’ardeur de la science.... cette même écriture fine et serrée qui annotait avec un sérieux si plaisant des ouvrages de chasse et de gastronomie.

Oui, Madame, ce fut presque avec émotion que, pensant à cet esprit si étrange dans ses contrastes, je suivis l’expression quelquefois incomplète, mais toujours forte, de cette âme singulière.

Politique, morale, histoire, philosophie, métaphysique, cet homme devait avoir tout compris, tout embrassé: dans ces lignes éparses, tout était analysé d’une manière énergique, abstraite, incisive, qui décelait un esprit supérieur mûri par l’expérience, lequel écartant les théories et les systèmes, repousse tout ce qui peut lui cacher la véritable expression de l’humanité, cette expression fût-elle désespérante.

Oh, madame! il fallait que cet homme eût bien aimé, bien haï, bien vu, bien souffert, bien éprouvé, pour marcher ainsi calme et impassible à la recherche d’effrayantes vérités, écrasant avec dédain les mensongères et consolantes illusions que lui dérobaient ce but fatal.... Il fallait avoir passé bien des années....

—Mais, docteur.... le croyez-vous donc si vieux?.... demanda la comtesse avec un singulier intérêt.

—Moralement, oui, Madame: ses pensées n’avaient pas le caractère poétique et confiant de la jeunesse.... c’était plutôt l’amère et inflexible raison de l’homme mûr.... et pourtant, en pensant à cette salle à manger qui me paraissait révéler un homme si à part, si complet, dans son rayon, je ne savais comment faire coïncider ces deux natures si différentes, et pourtant si identiques. Et puis, le jour douteux de cette galerie réagissant sur mes idées, je ne sais quelles pensées confuses de docteur Faust, d’alchimie, de secrets défendus et cherchés, vinrent m’assaillir. C'était une impression toute d’art et de poésie, il est vrai; mais cette impression me fit presque peur, et, voyant une porte devant moi, je l’ouvris avec vivacité, et je respirai plus à l’aise en me trouvant dans un atelier qui recevait d’en haut une lumière douce et pure.

Une fois hors de cette galerie sombre je me sentis plus rassuré, content comme un enfant qui, ayant peur des ténèbres, a revu le jour.

Alors, je l’avoue, Madame, le portrait physique du joyeux compagnon de la salle à manger ne concordait plus avec celui du sérieux solitaire de la galerie... Je courbai donc sa taille, je creusai et pâlis ses joues, je découvris son front déjà sillonné de rides, j’éteignis le feu brillant de ses prunelles, et l’enveloppant dans une longue robe, je me le figurai assis, son doigt étendu sur une pensée de Pascal, ou de Newton, et la tête levée vers une sphère étoilée comme pour y chercher la solution de quelque grand problème que ces moralistes avaient soulevé sans le résoudre.

—Mon Dieu, vous le faites bien laid! dit la comtesse; moi, je le vois pâle aussi, mais d’une pâleur qui sied bien... son front est découvert, mais ses cheveux sont bouclés, ses yeux ont un regard profond, mais par cela même plein d’âme et de mélancolie; enfin, j’aime assez votre grande robe, mais il faut qu’elle soit de velours noir, avec une ceinture de soie argent et bleu... ou or et rouge... non, bleu... seulement bleu... c’est plus sévère...

—J'avoue, Madame, que votre portrait est plus poétique que le mien; la robe de velours noir surtout est d’un charmant effet, et je l’adopte.

Une fois dans cet atelier, quoique le jour commençât à baisser, je pus encore jouir de la vue des plus magnifiques tableaux des Claude Lorrain, des Raphaël, des Michel-Ange, des Rembrandt, surtout des Rembrandt. Mais de l’école moderne je ne vis qu’un tableau d'Eugène Delacroix, et puis çà et là, en désordre, des études qui paraissaient peintes d’après nature: c’étaient des vues du Nord, le ciel gris et glauque, les lames jaunâtres de la Baltique, ou bien le ciel bleu et les eaux caressantes d’une île de l'Archipel... c’était encore une tête de femme, créole de Lima, aux tons bruns et dorés, qui contrastait avec la fraîcheur transparente d’une figure du nord: et par une incroyable souplesse de talents ces natures si opposées étaient rendues avec une égale naïveté.

—Il était donc peintre aussi votre savant?...

—A en juger du moins par des tableaux finis ou ébauchés qui garnissaient quelques chevalets... par une palette chargée de couleurs encore fraîches et brusquement jetée de côté, peut-être dans un de ces moments de désespoir sublime qui révèlent à l’artiste l’immense étendue et l’immense impuissance de son art...

Oh! disais-je, Madame, je conçois bien maintenant qu’il souffre, celui qui a peut-être en vain demandé le bonheur aux arts et aux sciences... sans doute il souffre de cette douleur sublime et incurable, qui dévore et ravit ceux qui, s’isolant dans leur retraite, fuient un monde frivole qui ne les comprend pas!...

A ce moment, Madame, un valet de chambre, suivi d’un laquais en livrée portant des lumières, ouvrit la porte de cet atelier où il ne faisait presque plus jour, en me disant que son maître n’allait sans doute pas tarder à rentrer: il me proposa d’attendre dans le salon.

Je suivis ce laquais, et après avoir traversé un petit couloir, j’éprouvai autant d’étonnement que j’en avais ressenti en passant de cette salle à manger si folle, dans cette galerie si sérieuse.

Car de cette bibliothèque, de cet atelier où j’avais cru voir se concentrer tout entière la vie et les goûts de cet homme bizarre, je me trouvai tout à coup dans un vaste et splendide salon dont on venait d’allumer les candélabres et le lustre, qui étincelaient des feux de mille bougies.

A quelques symptômes, seulement perceptibles pour un observateur, je remarquai que ce salon n’était pas comme ces honnêtes salons de la bourgeoisie qui, à de longs intervalles, ayant beau dépouiller les housses des meubles les gazes des bronzes, n’en ont pas moins l’air gauche d’un homme endimanché.

Non, ce salon au contraire, soit à de légères marques d’usure qui altéraient à peine la délicieuse fraîcheur des meubles et des tapis, soit à je ne sais quel caractère dont est empreinte une pièce qu’on habite, ce brillant salon attestait assez qu’il recevait de nombreuses et fréquentes réunions.

—Ah, mon Dieu! mais ce n’est donc plus un artiste et un savant que notre voyageur? dit la comtesse...

—C'est bien autre chose, ma foi, dit le docteur.

Mais pour en revenir au salon de notre Inconnu, Madame, on y respirait je ne sais quel parfum d’élégance et d’aristocratie: son architecture était à la fois grave et simple, de grands portraits de famille couvraient les murs, et d’épaisses draperies de soie pourpre tombaient pesamment le long de grandes fenêtres entourées d’arabesques d’or.

Une chose que je remarquai et qui me témoigna du bon goût de notre Inconnu, c’est qu’au lieu d'être perdu au milieu de ces bronzes lourds et de mauvais aspect qui déparent nos appartements, le mouvement de la pendule de ce salon se trouvait encadré dans le socle d’une ravissante statue de Canova, et que deux admirables copies du Vase de Médicis en marbre blanc complétaient la garniture de cette cheminée, dont la frise et les chambranles étaient aussi merveilleusement sculptés.

On avait pris le même soin pour les lustres et les candélabres dorés, qui offraient les lignes simples et nobles des anciennes lampes romaines, et non cet entortillage d’affreuses volutes qui font la honte de nos artistes.

Je m’approchai d’une urne de porphyre d’un travail exquis, placée sur une console, et y plongeant machinalement la main, je retirai une foule de cartes de visites et d’invitations, qui annonçaient que, malgré ou peut-être à cause de ses goûts de chasseur, de solitaire et d’artiste, notre Inconnu était en relation avec toutes nos supériorités de naissance, de mérite et de fortune.

Je vous avoue, Madame, que ma surprise allait toujours croissant. A la rigueur, j’avais fait coïncider le goût des chevaux et de la chasse, de la table même, avec le goût des sciences et des arts.

Je concevais une vie partagée entre des études abstraites, profondes, excentriques, et un exercice forcé qui, par sa violence, détendait le moral pendant quelques heures, et lui rendait cette souplesse, cette élasticité qu’un travail trop ardu et trop prolongé lui eût fait perdre.

Cette manière encore d’envisager la gastronomie comme un excitant qui double, pour un moment, la vivacité de nos sens; cette bizarrerie de ne voir dans l’ivresse qu’une sorte d’exaltation poétique à laquelle une ravissante musique prête de nouveaux charmes, annonçaient encore l’homme d’un esprit supérieur, mais qui semblait devoir vivre seul dans le cercle qu’il s’était tracé, parce qu’il avait assez en lui pour vivre de lui-même.

Mais que cet homme, qui paraissait donner de si larges développements à ses facultés morales et physiques, eût encore le temps, le vouloir et le besoin de s’égarer dans le tourbillon monotone du monde c’est ce dont je ne pouvais me rendre compte.

—Ni moi, je vous jure, dit la comtesse toute pensive.

—Comme j’étais absorbé par ces réflexions j’entendis hogner légèrement un chien... à une porte; j’ouvris: c’était une chambre à coucher éclairée par un globe d’albâtre qui, perdu dans le plafond fait en dôme, apparaissait comme un faible foyer de lumière sans rayons.

Les cris et les grattements du chien devenant plus distincts, je m’approchai d’une porte masquée dans la tenture; je la poussai, et je vis sortir le plus ravissant petit lévrier qu’on puisse imaginer. Il était de cette espèce si rare qu’on ne trouve plus qu’à l'île de Candie, tout noir avec une marque blanche sur le front.

 

Je vous avoue, Madame, que je fus moins frappé de la gentillesse du prisonnier que je venais de délivrer, que du singulier aspect de ce cabinet.

 

C'était le cabinet de toilette de notre Inconnu, et je vous avoue que moi, qui croyais connaître à peu près tout ce que la recherche anglaise a imaginé en ce genre, je fus atterré à la vue de l’innombrable quantité de brosses, de limes, de pinces, de crochets, de boules, de ciseaux, de peignes, de pierres, de grattoirs, de flacons, de fioles d’essences, d’huiles, d’esprits, de pommades, qui composaient l’arsenal de toilette de notre inconnu.

Là, je vis aussi une foule innombrable de cannes en ivoire, en ébène, en corne, en baleine, en jonc, montées en argent, en or, en pierreries. C'était encore une série de cravaches, de cannes de cheval et de fouettes de chasse à enrichir Palmer. Enfin, figurez-vous bien que là étaient rassemblées toutes ces inconcevables superfluités de luxe et de toilette dont un élégant désœuvré peut seul comprendre le mérite et l’utilité.

Et encore, je ne vous parle pas d’une multitude de bagues, de boutons, d’épingles, de chaînes, à rendre des femmes jalouses, de ces frivolités ruineuses dont le prix est aussi exorbitant que leur vogue est rapide.

Enfin, Madame, je refermai la porte de ce cabinet presque avec indignation, pensant que je m’étais sans doute trompé dans mes conjectures, car il était impossible qu’un homme si grave, si sérieux, et d’un autre côté si insouciant et si artiste, eût, prononcés à ce point, ces goûts de la dissipation fainéante et ennuyée.

La vue de la chambre à coucher me confirma dans ces idées: tout y était coquet, musqué, fardé; des fleurs et des glaces partout, des cassolettes à parfums, des ottomanes à dos brisé, une alcôve combinée, avec tous les raffinements d’une lascivité orientale; il y avait aussi je ne sais quel parfum dont l’odeur chaude et forte énervait, et puis des tableaux de Boucher et de Vanloo... Quelques Carraches remplis de passion et de volupté se reflétaient dans les glaces; et puis enfin se dressait sur un piédestal environné des plus beaux camélias, cet admirable groupe de Houdon, qui représente un jeune homme recevant dans ses bras le corps de sa maîtresse pâmée sous ses baisers...

C'est impossible, me disais-je... il faut qu’ils soient ici deux frères, deux amis; car tout cela, tous ces goûts si divers d’amour, de savoir, de monde, de table, de chasse, d’art, tous ces goûts, encore une fois, ne peuvent pas se trouver réunis et développés à ce point chez un seul homme.

—C'est impossible! disais-je à haute voix.

Le pauvre petit lévrier eut probablement peur, car il s’approcha timidement de moi en levant sa tête fine et spirituelle, où étincelaient deux grands yeux noirs. Je me baissai pour le caresser, et vis sur son collier... un nom.

—Quel nom...? docteur, demanda vivement la comtesse.

—Oh! quant à ce nom, Madame, reprit le docteur... ce n’est plus de la physiologie de l’appartement... c’est plutôt de la physiologie du mariage: et cet événement pourrait fournir un chapitre de plus à notre tant spirituel conteur.

—Mais quel nom, docteur; dites-le donc?

—Impossible, Madame, c’est un nom trop connu... mais ce qu’il y a de plus affreux, c’est que sur l’ottomane où je m’étais assis un instant j’avais trouvé un mouchoir dont les initiales brodées ne se rapportaient nullement au nom qui se lisait sur le collier vermeil du joli lévrier.

—Mais c’était un monstre que cet homme-là, docteur!... ce ne peut pas être le même... comment! ce serait aussi un homme à bonne fortune que votre savant, c’est-à-dire votre chasseur, votre voyageur... non... enfin, votre Inconnu; car, en vérité, on s’y perd. C'est impossible. Docteur, ce n’est plus le même.

—C'est ce que je pensais, Madame, et pour à m’en éclaircir, je sonnai un valet de chambre.

—Votre maître ne revient pas?..... Voici plus d’une heure que j’attends, lui dis-je et je m’en vais.

—Monsieur sera bien fâché, reprit-il.

—Ah çà lequel: Monsieur? car votre maître n’habite pas seul ici?

—Pardonnez-moi, Monsieur.

—Écoutez, mon ami, je suis médecin, et l’on m’a consulté pour votre maître; je serais donc fort content d’avoir quelques notions sur ses habitudes, son caractère qui me paraît assez inexplicable: car, à dire vrai, je ne comprends pas comment, avec les goûts que semble annoncer sa salle à manger, par exemple, il ait grand besoin d’une bibliothèque; de même qu’avec une bibliothèque aussi sérieuse il ait besoin de cette espèce de boudoir. Expliquez-moi cela?

—Je vois ce qui vous étonne, Monsieur, me répondit ce valet; plusieurs personnes en ont été étonnées comme vous; moi-même, monsieur, quoique je n’aie jamais quitté mon maître depuis son enfance, quoique je l’aie suivi dans tous ses voyages, je ne le connais pas encore. Tantôt il reste des jours enfermé seul dans la galerie, et alors personne au monde que moi ne peut le voir. Pendant ces moments son humeur est irascible, farouche et emportée; il mange à peine, reste cinq ou six jours avec une barbe à faire peur, lisant, écrivant, se promenant à grands pas... peignant un peu, et parfois aussi faisant de la musique sur sa harpe: mais quelle musique! monsieur... triste! triste! à fendre l’âme! Et puis un beau jour, Monsieur, qui s’était couché d’une humeur épouvantable, se lève gai comme un pinson... je le coiffe, je le rase. Il fait venir son piqueur. Alors il arrange des parties de chasse; alors ce sont des chevaux à essayer, des attelages à appareiller: et puis, Monsieur reçoit ses amis, va dans le monde. Quelquefois il dîne seul, et alors, pendant qu’on lui joue des airs, tantôt gais, tantôt tristes, Monsieur se grise... que c’est une bénédiction; il appelle ça se mettre en poésie. D'autres fois, Monsieur ne dîne pas tout-à-fait seul, et alors, alors comme alors, dit le valet avec un malin sourire en jetant un coup-d'œil circulaire sur la chambre à coucher... Et puis un beau jour le noir revient... Alors les chevaux restent à l’écurie, les chiens au chenil, les voitures sous les remises... Tous les gens de la maison, cochers, cuisiniers, palefreniers, valets de pied, savent ce que ça veut dire; et malgré les ordres du maître-d’hôtel, tout ça prend sa volée, et c’est toujours à recommencer. Seulement depuis quelque temps je remarque que les séjours dans la bibliothèque deviennent plus fréquents et plus longs... et c’est peut-être pour cela que Monsieur veut vous voir.

A ce moment un valet entra avec une lettre.

—C'est pour vous, Monsieur Grosbois, dit-il à mon interlocuteur.

—Je demande bien pardon à Monsieur, me dit le laquais bien élevé en décachetant la lettre... Puis:—Mon Dieu! Monsieur... mon maître me dit de vous faire mille excuses... Mais il est dans l’impossibilité de venir ce soir, et m’ordonne de faire les mêmes excuses à quelques amis qui devaient venir aussi le visiter.

Je sortis donc, Madame la comtesse, pas plus avancé qu’en entrant, et seulement j’avais le mot d’une charade à deviner.

—C'est tout-à-fait cela, docteur, un logogriphe vivant!...

Tel fut le récit du docteur; et jamais ordonnance n’opéra de plus heureux résultats; car cette jolie femme était, je crois, comme il y en a beaucoup, difficile, rêveuse, ennuyée. Avant tout, le docteur avait voulu occuper son imagination, et il l’occupa; car elle fut bien longtemps à chercher, sans le trouver, le nom de cet homme universel...

Et ce, par une excellente raison!


M. CRINET.

SCÈNES DIALOGUÉES.

PERSONNAGES.

Le lecteur est prié d’évoquer la figure et le jeu de M. Lepeintre jeune dans Crinet, et Arnal dans Régulus.

SCÈNE PREMIÈRE.

VINGT-HUIT JUILLET 1830.

On entend gronder le canon. La scène représente la grande cour d’un magasin.

Une foule d’ouvriers.—M. CRINET, monté sur une caisse.

CRINET, s’adressant aux ouvriers.

Mes amis, le tocsin de la gloire a sonné, et de ce moment... vous n'êtes plus des ouvriers... vous êtes Français!... Ainsi plus de distinctions entre nous; non, plus de ces aristocratiques distinctions de maîtres à ouvriers. Non, mes amis, non mes concitoyens, à dater d’aujourd’hui nous sommes égaux, puisqu’à dater d’aujourd’hui je ne vous payerai plus vos journées. Car je suis moi-même trop bon Français pour vous donner de l’ouvrage quand les jésuites, par la voix des ordonnances, veulent vous ôter, vous ravir votre pain; maintenant, mes concitoyens, unissons tous nos efforts contre les vils satellites du pouvoir... mais, avant tout, convenons bien de ce que nous voulons obtenir...

LES OUVRIERS.

Oui... oui,... puisque les maîtres nous refusent de l’ouvrage, il faut que le gouvernement nous donne de l’ouvrage..... A bas la calotte.

CRINET.

Je me joins à vous du plus profond de mon cœur quant à la calotte, mes concitoyens. Mais il vous faut plus que de l’ouvrage, oui, mieux que de l’ouvrage; on donne de l’ouvrage à de vils mercenaires, à des manœuvres, et non pas à des hommes libres... Ce qu’il nous faut.... à tous! ce sont des droits politiques.

JACQUES LOPIN, OUVRIER.

Ça donne-t-il du pain?

CRINET.

Si ça donne du pain! ça donne plus que du pain, Français! ça donne toutes les aisances de la vie... puisque dès qu’on a les droits politiques, on fait la loi soi-même. Alors faisant la loi soi-même, on se fait une loi qui vous donne des douceurs infinies à vous-même... Voilà ce que c’est que les droits politiques, qui sont l’apanage de tous les hommes civilisés par la liberté, comme nous devrions l'être, si les ultramontains ne nous asservissaient pas comme les derniers des derniers!

LES OUVRIERS.

Alors, si ça nous donne du pain, nos droits politiques ou la mort!...

CRINET.

Ce n’est pas tout, mes concitoyens!... Ne souffrons pas que les vils satellites du pouvoir enchaînent notre liberté sous le prétexte de la force armée... Montrons que nous sommes de vrais Français; montrons-nous les dignes fils de la colonne; demandons le rétablissement des officiers de la garde nationale, et surtout souvenons-nous du Constitutionnel et du grand Napoléon!

LES OUVRIERS.

Oui... oui... la garde nationale ou la mort! Vive l'Empereur! à bas les jésuites! vive la Charte!

CRINET.

Je dis comme vous, à bas les jésuites, car c’est le cri de la nature... Mais ce n’est pas tout, à bas les courtisans, les hommes de la camarilla qui ont condamné les sergents de La Rochelle! Jugeons-nous nous-mêmes, et demandons le jury en matière politique ou la mort!

LES OUVRIERS.

Oui... oui...

CRINET.

Ne souffrons pas non plus que les ennemis des lumières viennent étouffer... la civilisation dans le bonnet de la Liberté, qui veut celle de la presse, et qu’on ne vienne pas vous empêcher de chanter la Colonne et les Vieux grognards... qu’on vilipende dans l’honneur national de la France en méprisant la Charte et le grand Napoléon.

JACQUES LOPIN.

Mais qu’est-ce que ça nous fait, à nous autres ouvriers, les droits politiques...

CRINET.

Qu’est-ce que ça vous fait! Comment ce que ça vous fait? Mais tu n’es donc pas Français alors? tu n’es donc pas bonapartiste?

LOPIN, indigné.

Moi, pas bonapartiste! au contraire, bonapartiste à mort... Le petit caporal, Dieu de Dieu; moi, pas bonapartiste! Vive l’empereur!

CRINET.

Tu aimes donc les calotins? les jésuites? qui veulent avilir la Colonne en y mettant le Saint-Sacrement tout en haut!

LOPIN, furieux.

Oh! les scélérats... les gueusards... Mais je les hais, les calotins. Je voudrais pouvoir les manger tous vivants, quoi!

CRINET.

Eh bien, alors... tu vois donc bien que tu veux les droits politiques! C'est ça qu’on appelle vouloir ses droits politiques!

LES OUVRIERS.

Oui, oui, les droits politiques ou la mort!

LOPIN, convaincu.

Ah! c’est différent... (Criant plus fort que les autres). Nos droits politiques ou la mort!

TOUS.

Oui, oui.

CRINET.

C'est bien, mes amis; maintenant marchons à l’ennemi... et passez devant...

TOUS.

Oui, oui, vive l'Empereur! vive la Liberté! A bas la calotte, vive la Charte!

Ils sortent en tumulte. Crinet ferme sa porte, se met derrière et regarde par un guichet, en disant:

Les voilà lancés, ils vont aller tous seuls, et si nous avons le dessus, je serai officier de la garde nationale, et peut-être fournisseur de... Ah ça, de qui?... Ma foi de l’autre....

SCÈNE II.

DÉCEMBRE 1830.

Un salon.

M. CRINET, en garde national, outrageusement
frisé et infectant l’eau de lavande
.

Ah mon Dieu, mon Dieu! huit heures, et la remise qui n’arrive pas... et madame Crinet qui n’est pas prête... Comme si on ne pouvait pas toujours être prête quand il s’agit d’aller à la cour! A la cour; je vais aller à la cour... nous allons à la cour... Ah! c’est là un gouvernement ami du peuple et bien digne d’une grande nation comme la France! Et puis, comme les Binard vont enrager! Tiens... des petites gens en boutique, des détaillants... Il ne manquerait plus que ça; ça voudrait aussi aller à la cour... Comme nous autres qui faisons en gros. Oui... c’est pour eux que nous aurions fait les glorieuses... Le plus souvent!! Pas de ça! Il faut maintenant que chacun garde son rang, puisque nous avons le nôtre... Ah! mon Dieu! j’ai peine à le croire... à la cour... je vais à la cour. Ah! certes je ne regrette pas de n’avoir eu que deux voix pour être caporal, moi qui comptais sur l’épaulette; je compte pour rien non plus les pertes que j’ai supportées dans les trois jours, pour la cause de la liberté... tout ça m’est bien payé aujourd’hui, je vais à la cour... Enfin je vais à la cour, comme un grand seigneur d’autrefois allait à la cour!!! Et cette remise qui n’arrive pas... (Regardant à sa montre.) Sept heures trois quarts, nous arriverons trop tard, ça sera fini. J'ai tout de même eu une bonne idée de faire habiller Suzon en homme... ça fera bon effet derrière la voiture, nous qui n’avons pas de domestique mâle... (Appelant.) Suzon, Suzon...

Entre Suzon, énorme fille picarde et charnue, vêtue d’un pantalon de M. Crinet, indécemment collant.

SUZON.

Donnez-moi donc le temps de m’habiller aussi...

CRINET.

Voyons... voyons, mets donc ta redingote, Suzon, ou on va te reconnaître, et surtout boutonne-toi bien... Ah! ça, tu n’auras pas peur derrière la remise.

SUZON.

Dame.., Monsieur, je ne sais pas, moi; j’y suis jamais montée, pas plus que vous dedans.

CRINET.

C'est bon, c’est bon, et enfonce bien ton chapeau sur tes yeux...

SUZON.

C'est tout de même une fameuse farce, allez... Ah! voilà Madame Crinet.

Entre madame Crinet.—Vingt-cinq ans.—Assez
jolie.—Brune.—Grasse.—Robe jonquille.—Bolivard vert à plumes
rouges.—Ceinture bleue.—Echarpe orange.

CRINET, ébloui.

Ah! saperlotte... madame Crinet, tu es joliment bien mise; tu as l’air d’une actrice!

MADAME CRINET.

Tu trouves, monsieur Crinet; eh bien tout ça c’est du goût de monsieur Régulus... (Elle soupire.)

CRINET.

Ah! ah! Régulus... voilà un original, avec son poignard et sa pipe faite avec un os de mort.

MADAME CRINET, soupirant encore.

C'est un être qui me fait l’effet de devoir finir par un fameux suicide... c’est délirant...

CRINET.

Bien obligé... Pauvre garçon, comme tu y vas... Heureusement qu’il n’en a pas l’air... et c’est un gaillard gros et gras, qui fait ses quatre repas, comme on dit, et n’a pas envie de mourir.

SUZON.

Monsieur Crinet, voilà le fiacre.

CRINET.

Est-elle bête, cette Suzon... le fiacre..; la remise, imbécile: elle me coûte bien mes quinze francs... Mais voyons, boutonne-toi donc, Suzon... donne-moi mon bonnet à poil.. Ah! mon Dieu!

MADAME CRINET.

Qu’as-tu donc, monsieur Crinet?

CRINET

Ah! mon Dieu... mon Dieu... à la cour, est-ce qu’on met son bonnet à poil sur sa tête ou sous son bras?

MADAME CRINET.

Pour ça je n’en sais rien..

CRINET.

C'est effrayant, madame Crinet... c’est effrayant, car si le roi me parle... de quoi aurai-je l’air?

SUZON.

Ah! quelle farce... le Roi qui parlerait à M. Crinet.

CRINET.

Mais est-elle bête, cette Suzon... veux-tu te taire.. Allons, tout bien considéré, ma foi, je tiendrai mon bonnet sous mon bras: ce sera plus poli. Voyons, éclaire-nous, Suzon... Prends ton cachemire Ternaux madame Crinet, et prends garde sur le carré du troisième...

(Ils sortent.)

SCÈNE III.

Le même salon.

Entrent Crinet et sa femme revenant de la
cour

CRINET.

C'est une horreur... et cette imbécile de Suzon qui se laisse reconnaître pour une femme...

MADAME CRINET.

Il fallait la voir se débattre au milieu de tous ces domestiques qui sont d’une insolence...

SUZON.

Tiens... est-ce que c’est de ma faute à moi si vos habits sont trop étroits... si...

CRINET, furieux.

Taisez-vous, grosse bête... et allez vous en...

(Sort Suzon.)

CRINET.

Je les entends encore,.. avec leurs quolibets quand nous sommes montés en voiture... Ah! c’est une belle chose que la cour, le Roi n’a pas seulement eu plus l’air de me connaître... que s’il ne m’avait jamais vu... moi qui n’ai pourtant pas manqué une parade ou une revue, et qui ai trinqué avec lui au procès des ministres... C'est ragoûtant.

MADAME CRINET.

Sans compter que ça devient très-mêlé... j’y ai vu les Binard...

CRINET.

—Et quelle dépense! quinze francs de remise, cent trente francs pour ta toilette; cette bête de Suzon qui s’est fait déchirer ma redingote par derrière... C'est ruineux. Ah! si on m’y reprend... à ta bête de cour.

MADAME CRINET.

—Ma bête de cour... ma bête de cour... c’est bien plutôt la tienne...

MONSIEUR CRINET.

La mienne... C'est ta coquetterie qui m’y a fait aller.

MADAME CRINET.

Ma coquetterie... il y avait de quoi... et avec qui donc que j’aurais fait de la coquetterie... un tas d’insolents... Il y en avait surtout un petit gros, tout brodé... qui a dit en te voyant danser et en ricanant... tiens, tiens... pigeon vole...

MONSIEUR CRINET.

Comment ça, pigeon vole?

MADAME CRINET.

Certainement M. Pigeon, la garde nationale. C'est un emblème...

MONSIEUR CRINET.

C'est une horreur; on nous fait venir là comme des baladins pour s’amuser de nous... c’est épouvantable... Ah! c’était bien la peine d’aller faire battre mes ouvriers pour ça, et de supporter les pertes que la révolution m’a fait éprouver.

MADAME CRINET.

Tu n’es jamais content aussi... n’es-tu pas garde national... toi qui as tant crié contre M. de Villèle parce qu’il t’avait supprimé.

CRINET.

Ça c’est vrai, je suis garde national et juré dans les affaires politiques, c’est toujours très flatteur; et après tout je méprise la cour, moi... Je suis plus que la cour... puisque c’est moi qui paie la cour... Que diable j’ai mes droits politiques, moi... et avec ça on se moque de tout.

MADAME CRINET, à part.

Ou plutôt on se moque de vous (haut), allons viens te coucher, monsieur Crinet.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV.

1833.

MONSIEUR CRINET, décachetant et lisant plusieurs
lettres
.

—Allons... bien... cité au conseil de discipline, pour le 15, c’est fort régalant... Ils me reprochent d’avoir manqué ma faction, parbleu sans doute que l’ai manquée; j’avais un marché à signer, est-ce que je pouvais sacrifier mes intérêts... à une bête de faction! Mon Dieu, mon Dieu... quelle bêtise que la garde nationale; c’est bien la peine de payer des soldats, pour être encore enrégimenté, tourmenté, emprisonné; mais c’est un impôt odieux... ça vous prend votre argent, votre temps: enfin!... Il faut bien supporter ce qu’on ne peut empêcher... Ah! qu’est-ce que c’est que ça? quel vilain papier.—Il décachète une autre lettre..—Ah! miséricorde! Une tête de mort avec deux poignards en croix... et tout cela écrit à l’encre rouge... (Il lit:) liberté, égalité ou la mort! Tu es juré dans l’affaire politique appelée le 30 de ce mois aux assises, tremble! car si tu oses condamner un patriote... tes jours sont comptés.—(Avec effroi.) Et pour signature une guillotine!!! Mais c’est abominable, ces scélérats-là sont capables de le faire comme ils le disent... Payez donc une magistrature... pour avoir encore à vous mêler de leurs diables de procès politiques... Est-ce qu’ils ne peuvent pas les juger eux-mêmes leurs procès politiques... Qu’est-ce que ça me fait à moi... la politique? la politique... c’est mes affaires... c’est ma maison... Mais enfin, c’est une infamie cela, on n’a pas un instant à soi; c’est la garde, c’est la revue, c’est la parade, c’est le jury, et qu’est-ce que ça rapporte, je vous le demande? Si ce n’est des désagréments, des horreurs... et puis au moins on paie un officier, on paie un magistrat... tandis que nous... il faut, au contraire, que nous payions... Pour faire ce métier là, c’est à n’y plus tenir, c’est horrible, ça ne peut pas durer; où marchons-nous! En vérité nous sommes sur la route d’un abîme... allons... encore une lettre... Ah! c’est de mon ami Leclerc, qui m’a fait obtenir la fourniture de la maison du prince.—Il lit: vous êtes juré dans une affaire qui concerne les républicains, j’espère bien, mon cher ami, que vous n’hésiterez pas à condamner ces ennemis de l’ordre public, et que vous comprendrez les devoirs que vous imposent LES BONTÉS DU GOUVERNEMENT... J'aime beaucoup ça, comme si je ne les avais pas payées ces bontés là... Enfin continuons. (Il relit.) Bontés qui vous seront retirées si vous ne remplissiez pas votre devoir de bon Français en condamnant les anarchistes et en faisant un noble usage du plus précieux de vos droits politiques que vous avez conquis en juillet... en l’immortel juillet. Tout à vous, etc.

CRINET, froissant la lettre avec colère.

Mes droits politiques... mes droits politiques... quelle bêtise. C'est encore du fameux... ça sert à grand chose... Voilà où ça me mène... égorgé par les républicains si je les condamne, ruiné par le gouvernement si je les absous... Car encore une fois, ce que cet imbécile de Leclerc appelle des bontés m’a bien coûté trente mille francs de pot de vin que j’ai donnés pour avoir cette fourniture; mais je vous demande un peu ce que cela signifie... Sous quel régime vivons-nous... dans quel temps sommes-nous! C'est une tyrannie qui n’a pas de nom... ce n’est pas pire chez les Turcs... c’est vrai ça, j’aimerais mieux être Algérien, ma parole d’honneur!

Entre MADAME CRINET, toute souriante, apportant
le sabre et la giberne de son mari.

Eh bien, eh bien, à quoi t’amuses-tu là, monsieur Crinet, est-ce que tu ne te souviens pas que c’est ton jour de garde, et ta barbe qui n’est pas seulement faite... Tiens voilà déjà tes buffleteries.

CRINET, stupéfait.

Mon jour de garde, mon jour de garde! Mais je l’ai montée il y a douze jours... ma garde.

MADAME CRINET, avec ingénuité.

Dame... je ne sais pas... moi; tout ce que je sais, c’est que voilà un billet... qu’on m’a apporté hier.

CRINET lit et le foule aux pieds avec fureur.

Monter la garde aujourd’hui... quand j’ai trois marchés à passer... risquer de perdre peut-être dix mille francs, si je les manque... Non, non, je n’irai pas. On prendra ma tête si l’on veut, mais je ne monterai pas la garde aujourd’hui. Voilà ma tête... qu’on la prenne...

MADAME CRINET.

(A part). Il n’ira pas... Et Régulus qui doit venir.—(haut). Mais, mon Dieu, monsieur Crinet tu sais bien qu’on ne te prendra pas ta tête... Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ta tête. Ainsi ne fais pas le crâne comme ça... puisque tu finiras toujours par y aller; voyons, mon cœur... sois bien gentil... sois bon citoyen...

CRINET.

Mais c’est une injustice atroce, un guet-apens, un assassinat, et je suis encore cité au conseil de discipline... pour le 15, c’est une abomination, ça n’a pas de nom... Ma parole d’honneur, j’émigrerai à Alger, si le gouvernement continue... Voilà ce qu’il y gagnera.

MADAME CRINET.

Ne dis donc pas de bêtises... si tu manques encore cette garde-là... tu aggraveras ta position, puisque tu es déjà cité au conseil de discipline. Allons, allons, mon bon Crinet, sois gentil, fais-toi aimer de tes chefs, car si tu manques ta garde encore aujourd’hui... on te punira très sévèrement. Tu auras peut-être huit jours de prison... vois à quoi ça te mènera... huit jours sans voir ta Malvina.

CRINET, avec un profond soupir.

C'est vrai, c’est malheureusement trop vrai... Ah! si la révolution était à refaire... suffit, suffit... Au moins avant les glorieuses... on pouvait compter sur son temps, on n’était pas vilipendé par un conseil de discipline. On n’était pas menacé d'être guillotiné, ruiné... traqué, emprisonné! Ah.... si c’était à refaire...

(Il sort.)

MADAME CRINET, seule.

Est-il adroit, ce monsieur Régulus; c’est à son ami le sergent-major à qui mon mari doit ça... Il est si bien, monsieur Régulus... Il a les cheveux tout droits, et il porte un poignard empoisonné... Ah! c’est un être qui me fera, j’espère, passer des bien atroces et bien cruels moments. Quel être délicieux, il ne parle que de mort, de poison, d’assassinat; ce qu’il regrette c’est de n'être ni poitrinaire ni bâtard... Mais on ne peut pas tout avoir non plus... et puis il m’appelle sa lumière, son rayon... Tandis que lui s’appelle toujours démon, satan ou damné... comme c’est délicat... sans compter qu’il grince des dents comme le tigre du Jardin des Plantes... Ah! cet être-là peut se vanter de m’avoir joliment fascinée, par exemple! Tiens, voilà son ombre fatale, sa nuit d’orage, comme il appelle ce pauvre monsieur Crinet.

Entre CRINET, en costume complet de chasseur de la garde
nationale
.

CRINET.

Quelle corvée, moi qui croyais rester tranquille aujourd’hui, à vaguer à mes affaires.... Adieu, bobonne, adieu, ma femme, je reviendrai dîner, envoie-moi tantôt mon garik par Suzon.

MADAME CRINET.

Oui, mon cœur. Comptes-y bien. (A part.) Plus souvent... monsieur Régulus a bien promis d’empêcher qu’on ne lui donne une permission.—Sort Crinet.

Madame Crinet s’assied sur un canapé, elle est toute rêveuse. Au bout d’un quart d’heure entre Régulus; il est gros et court, les cheveux d’un blond ardent, les joues grasses et d’un rouge cramoisi. Régulus tâche de donner l’air le plus satanique possible à sa bonne grosse figure dont l’expression jubilante fait son désespoir.

RÉGULUS, du même ton dont il dirait comment vous portez-vous!

Encore un jour qui nous rapproche de la tombe, Malvina? encore un pas vers le cercueil, où les vers rongeront nos cadavres!

MADAME CRINET, tressaillant.

Ah! c’est vous, monsieur Régulus... déjà.

RÉGULUS commençant à grincer des dents.

Enfer! Déjà... déjà... c’est atroce, quand j’ai la nuit dans l’âme, quand je broye dents sur dents, comme un damné d’enfer... Malédiction.

MADAME CRINET.

Calmez-vous, monsieur Régulus, c’est que vous avez manqué de rencontrer mon mari sur le carré.

RÉGULUS écumant.

Votre mari! votre mari! ne me parlez pas de cet être venimeux et malfaisant qui empoisonne mon bonheur... de ce colimaçon qui souille ma fleur! de cet objet vaseux qui trouble la source de mon eau limpide... Ne m’en parlez pas, entendez-vous. Ou je me brise le crâne à vos pieds..... Voyez-vous faible femme! ou je me déchire la mamelle gauche à grands coups d’ongles... pour vous montrer que j’ai un cœur fort qui bat dans ma poitrine d’homme... Car j’ai voyez-vous... de terribles et sanglantes fantaisies à la vue de votre insolent époux, qui me crache son bonheur à la face, voyez-vous!

MADAME CRINET.

Mon Dieu, que vous êtes violent. Ah! Régulus, Régulus... vous êtes un Vésuve!!

RÉGULUS, passant subitement du désespoir au sourire, s’écrie avec un charme indéfinissable et mélancolique.

Oh dis, Malvina... je voudrais m’étendre à tes pieds... est-ce qu’il n’y a pas une peau de tigre ici, ça serait commode pour m’étendre...

MALVINA.

Hélas! il n’y a que le karik vert de M. Crinet...

RÉGULUS, avec un rire de démon.

Donnez, donnez le karik... faible femme, ce sera un outrage de plus pour celui qui jette du plomb fondu sur mes nerfs voyez-vous... il s’étend avec frénésie sur le karik et s’y roule avec de sourds rugissements. Oh! malédiction, malédiction, c’est la robe du centaure, que ce karik damné.

MALVINA.

Calmez-vous, monsieur Régulus.

RÉGULUS, étendu sur le karik vert aux pieds de Malvina.

Oui, je me calme, car voilà que tes paroles de miel descendent en rosée sur mon âme desséchée par le vent du malheur, voilà que tu me consoles, que tu humectes mes plaies du baume de ta tendresse... oh! toi... ma lumière.

MADAME CRINET, attendrie.

Sa lumière!

RÉGULUS.

Ma boussole!

MADAME CRINET.

Sa boussole!

RÉGULUS.

Mon étoile des Mages.

MADAME CRINET.

Son étoile des Mages!

RÉGULUS.

Mon rayon d’or, ma clarté tremblante... mon bruit insaisissable que l’aurore éveille...

MADAME CRINET.

Ah! c’en est trop... son rayon d’or... sa clarté tremblante, son bruit insaisissable...

RÉGULUS.

Oh! toi... ma pluie d’été sur la mousse!... mon rossignol qui chantes sous la feuille... Oh! toi je t’aime, et dire je t’aime, vois-tu, ange de lumière, c’est dire je grince des dents, je rugis comme un tigre, je gratte la terre avec mes ongles pour y cacher mon bonheur, comme la hyène sa proie saignante! Malédiction!!!

MADAME CRINET.

Régulus! Ah Régulus! quel mal vous me faites!

RÉGULUS se relevant crispé.

Du mal... du mal... c’est le feu où je m’agite... du mal c’est l’eau ou je nage... voyez-vous... Le mal c’est mon élément, c’est ma substance, le mal! Voulez-vous que je m’en fasse du mal! Voulez-vous que je m’écrase la tête contre ce mur, hein! mon adorée?

MADAME CRINET.

Quel amour!

RÉGULUS, se hérissant.

Voulez-vous que je me crève les yeux avec un canif! hein! mon adorée.

MADAME CRINET.

Régulus! mon Régulus!

RÉGULUS, corrosivement.

Malédiction! Tu as dit mon Régulus! mon Régulus! ton Régulus!... ne le répète pas... vois-tu... ne le répète pas... non... malédiction... damnation... enfer. Car c’est trop de bonheur, c’est trop de bleu du ciel, pour le nuage roux foncé qui sert de linceul blanc à mes pensées noires! damnation!

MADAME CRINET emportée par la situation.

Si, si, tu es mon Régulus, tant pis.

RÉGULUS... presque en épilepsie.

Oh! mais tais-toi, faible femme! Tais-toi, entends-tu, car le bonheur tue, vois-tu, il broye l’âme, comme la meule le grain, damnation! Le bonheur, vois-tu c’est la mort! Et la mort, c’est le bonheur! avec une ravissante expression de mélancolie douce. Ah! tu ne sais pas, dis... dis mon seul amour! Je voudrais me faire guillotiner à tes yeux et te faire de mon sang un manteau rouge à toi, ange blanc de l’éther bleu!!

MADAME CRINET avec le dernier cri de la pudeur.

C'en est trop... je t’aime Régulus!

RÉGULUS, hidrophobe.

Ne dis pas cela... ou je mords!

MADAME CRINET ne se connaissant plus.

Si je t’aime..... si je t’aime, épouvantable scélérat.

RÉGULUS, éclatant comme cinquante-sept damnés.

Tu me comprends donc enfin; oui, je suis un scélérat... oui, un monstre... oui, un satan.... oui, un démon.... Oui, je trouve une joie satanique à jeter l’orage et la tempête dans la vie calme et paisible de cet honnête chasseur de la garde nationale, qui, à l’heure qu’il est, monte peut-être tranquillement sa garde à la Caisse Hypothécaire... sans penser que sa femme est en proie à mon infernale séduction... damnation! Et que je me roule sur son karik vert, malédiction!

MADAME CRINET.

Régulus, ayez pitié de moi.

RÉGULUS, avec un rire moitié chacal et moitié yène.

Ah!... ah!... ah!.... pitié.... est-ce que j’ai pitié de moi-même, enfer! Tu seras à moi, malédiction!

MADAME CRINET.

Régulus!

RÉGULUS, en épilepsie.

J'ai du vitriol dans le sang, du feu dans la tête et de la poudre à canon dans le cœur (il rugit), hoon... hoon...

MADAME CRINET.

Régulus... Oh! tu me rappelles les lions de M. Martin... j’ai peur.

RÉGULUS, en catalepsie.

Je suis maudit!!!

MADAME CRINET.

Miséricorde... monsieur Régulus...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La toile se baisse.—On laisse le champ libre à l’imagination du lecteur pendant l’entr’acte.

SCÈNE V.

Il fait nuit.—La salle à manger de M. Crinet.

RÉGULUS, frappant à une porte fermée.

Malvina... Malvina!... eh bien, non... je concentrerai mon amour au fond de moi-même comme le volcan sa lave... Oh! dis..... confie ta blonde vertu à ma brune passion... (Il frappe encore.) Malvina... Malvina.... elle ne répond pas... je l’aurai effarouchée... c’est sûr... Damnation... Malvina, si tu ne réponds pas, je me brise le crâne sur le pavé... Malédiction.... ou bien j’arrache mes yeux de leurs orbites saignants, et je les jette contre ta porte.... Malvina, réponds, ou je me jette par la fenêtre... tiens, j’ouvre la fenêtre... (Il ouvre la fenêtre avec bruit.) Entends-tu comme j’ouvre la fenêtre... (Regardant.) Holà! quatre étages... quelle bêtise... Oh!... une idée... il faudra bien qu’elle sorte... (S'approchant de la porte et d’une voix entrecoupée.) Malvina, mon instinct psychologique, aidé de ma puissante intention, me le révèle, c’est ma mort que tu veux... oui, tu veux venir fouler dédaigneusement ma tombe avec ton fatal et fantastique époux... vêtu peut-être de ce karik vert sur lequel je me suis tortillé à tes pieds, comme le serpent écaillé d’azur s’enroule sur un tapis champêtre de mousse verdoyante...... Oh! femme! femme!... tu veux au milieu d’un galop étourdissant, ravissant, palpitant, enivrant, étincelant, bondissant, délirant, échevelé, tournoyant, quand deux bras forts d’homme étreindront ta taille lascive de femme, tu veux, n’est-ce pas, venir ricaner affreusement ces mots. Il s’est tué pour moi... et je danse.... oui, tu veux dire dans ta folle, insouciante et joyeuse fantaisie de jeune femme rose et blanche... Je danse!!! et pendant ce temps-là des vers d’un blanc roux pâturent les lambeaux putréfiés et rougeâtres de son cadavre d’une couleur violacée et sanguinolente, comme le matin du jour des funérailles du monde, n’est-ce pas!... Eh bien! sois contente, ricane, galope, ris et ris encore... tu vas l’avoir, ma mort, entends-tu.... si quand j’aurai compté trois... tu n’es pas là, ici, près de moi, rampante, courbée à mes pieds comme l’esclave orientale au teint cuivré... aux bracelets d’or... aux dents d’ivoire... à la chevelure d’ébène et aux lèvres de corail... Alors... alors... je retourne au néant dont je suis venu... entends-tu... Malvina..., car, vois-tu, faible femme, c’est la mort d’un homme... d’un noble jeune homme, au cœur fort parmi les jeunes hommes que tu veux.... Fais bien attention, je prends mon élan... écoute-moi bien prendre mon élan... une fois...

Silence.

—Deux fois...

Silence.

—Trois fois... c’est l’enfer, c’est la damnation éternelle, des grincements de dents à épouvanter les damnés... des blasphêmes, des rugissements pour l’éternité!!!

Silence.

RÉGULUS.

Tu me verras dans tes rêves, Malvina, je serai ton cauchemar! adieu... Vlan... je suis dans l’espace!

(Il traverse la salle en courant, et se cache derrière
un rideau
.)

VOIX DE MALVINA.

Je vous vois bien, à travers la serrure, monsieur Régulus, là... derrière le rideau... Avez-vous peu de cœur allez... poltron que vous êtes... de dire de ces choses-là et de ne pas les faire...

RÉGULUS.

Elle m’a vu... (Il se lève et s’approche de la porte d’un air solennel.) Malvina... je voulais éprouver ton amour... mais il est plus faible que le souffle expirant de la brise du soir, et je serais bien bête de vous sacrifier ma vie... Allez... je vous dédaigne.

VOIX DE MALVINA.

C'est ça, monsieur Régulus; ouvrez l’armoire à gauche du poêle, vous trouverez le rat de cave pour descendre... Bonne nuit, monsieur Régulus... (Elle rit.)

RÉGULUS.

Elle a ri... tu as ri... mais j’y pense! cave... ah... cave... Quelle idée... ah! tu crois et tu veux me torturer l’âme... Arrière, faible femme... à moi une orgie furibonde, et vive, et folle, et joyeuse... et terrible, et fantastique, et foudroyante, et étourdissante... Une orgie à manger les verres et les bouteilles quand je les aurai vidées... une orgie à incendier le quartier, Paris, la France et peut-être l'Europe! Ah, ah, ah, ah, tu crois mon cœur d’homme assez faible pour se laisser abattre par un caprice ondoyant de femme indécise... Tu vas voir... (Régulus ouvre l’armoire de la salle à manger et en tire des bouteilles et des verres.) A moi le festin, à moi les coupes... couronnez-moi de fleurs... justement voilà une couronne de fleurs pour la saint Crinet de l’année passée; des immortelles! Vive-dieu, mort-dieu, sacrebleu, pâques-dieu. (Il décroche une vieille couronne pendue au mur et se l’enfonce sur la tête.) A moi le vin de Bordeaux... à moi l’eau-de-vie... à moi le rhum. (Il boit). Ah! ah! les femmes... Qu’est-ce que les femmes auprès du vin, hein... Folie, pitié que la femme. Je vais devenir un sac à vin, un ivrogne, un épicurien dans le genre du caveau... Arrière les femmes! j’aime mieux mon verre... vive-dieu, mort-dieu, pâques-dieu, tonnerre et sang!

VOIX DE MALVINA.

Mais vous allez vous mettre dans des états affreux; monsieur Régulus, c’est indélicat!

RÉGULUS à moitié ivre et frappant sur la table:

Tra, la, la, la... je bois le vin de M. Crinet, l’eau-de-vie de Crinet... tra, la, la... tonnerre, arrière, vive l’orgie... Tra, la, vive-dieu, mort-dieu! Femme... femme... je te défie... vive l’orgie!

(Il casse son verre et les bouteilles.)

VOIX DE MALVINA.

Mais taisez-vous donc, monsieur Régulus, quel train vous faites... Et Suzon qui n’est pas là... Mon Dieu, que faire. Je vais d’abord m’enfermer... Tant pis, je passerai la nuit sur une chaise.

RÉGULUS ivre.

La mort... la fin de tout... étant le néant... Il se peut... car... tout est dans la... Ah ça, j’ai fameusement envie de dormir... diable de vin.

(Il se lève en chancelant, et entre dans la chambre
à coucher des époux Crinet; il se jette
tout habillé sur le lit desdits Crinet
.)

SCÈNE VI.

La salle à manger.

Il est minuit.—Entre Crinet en uniforme avec
un rat-de-cave. A la vue des bouteilles et des
verres il reste stupéfait.

CRINET.

Ah! saperlotte, qu’est-ce que je vois là... trois bouteilles vides... des verres cassés... C'est ça, quand les chats sont sortis les rats dansent... Est-ce que mon épouse par hasard aurait bu... Ah! par exemple... voyons donc...

(Il entre à petit bruit, et reste pétrifié à la vue
de Régulus couronné de fleurs, qui dort sur le
lit conjugal
.)

CRINET allume une bougie et cache sa tête dans ses mains en soupirant d’un ton plaintif:

Oh! madame Crinet... (Il prend la bougie et l’approche de la figure de Régulus en s’écriant:) C'est Régulus... ce scélérat de Régulus.

(Il laisse tomber la bougie qui met le feu aux
favoris de Régulus, qui s’éveille flamboyant
.)

RÉGULUS.

Malédiction... suis-je donc déjà en enfer?

CRINET.

Tu mériterais d’y aller, misérable!... Qu’est-ce que tu fais ici... dans mon lit?.... De quel droit envahis-tu aussi indécemment mon domicile?

RÉGULUS.

Et toi, de quel droit viens-tu m’incendier quand je suis là tranquillement à dormir!

CRINET.

Ah! tu appelles ça tranquillement dormir quand tu viens déshonorer un homme qui monte honnêtement sa garde et fait loyalement ses patrouilles!

RÉGULUS.

Je ne te connais pas, et je tiens à ne pas te connaître; voilà mon nom. (Il se recouche.)

CRINET.

Mais ce malheureux-là a bu: est-ce qu’ils auraient bu tous les deux, ma femme?

RÉGULUS.

Laissez-moi dormir.

CRINET le prenant au collet:

Ça ne se passera pas ainsi, non, non, entends-tu... (Il crie.) A la garde, à la garde, au voleur!

(Entrent les voisins.—On saisit Régulus,
qu’on jette à la porte après la justification et
la réhabilitation de madame Crinet
.)

SCÈNE VII.

Les juges d’un conseil de discipline et le capitaine-rapporteur.—En
face d’eux Crinet
.

LE PRÉSIDENT.

Accusé Crinet, pourquoi, étant de garde le jeudi 20 février, avez-vous déserté votre poste pendant la nuit?

CRINET embarrassé et balbutiant.

Monsieur le président... j’entre chez moi... et je vois des verres qui...

LE PRÉSIDENT.

Mais pourquoi rentriez-vous chez vous puisque vous étiez de garde?

CRINET.

Je vais vous dire, monsieur le président, je vois en entrant des bouteilles, et...

LE PRÉSIDENT.

Accusé, ne sortez pas de la question. Vous avouez avoir quitté votre poste, sans permission, pendant la nuit du 20 février.

CRINET.

Oui, monsieur le président; mais en entrant je vois un drôle qui...

LE RAPPORTEUR interrompant Crinet.

Messieurs, le nommé Crinet ne comparaît pas devant vous pour la première fois; c’est un de ces hommes opiniâtres qui se font un cruel plaisir de voir leurs concitoyens supporter le faix du service, pendant qu’eux... (Il hésite.) pendant qu’eux...

UNE VOIX DANS L'AUDITOIRE.

Oh, oh, pendant qu’eux...

LE RAPPORTEUR.

Faites sortir les interrupteurs. (Il continue.) Pendant qu’eux se promènent les bras croisés à ne rien faire. Il faut pourtant, messieurs, que les sicaires du désordre trouvent un frein à leurs saturnales, et que les bons citoyens se rallient contre les principes subversifs d’un ordre de choses que la France a choisi de tout son cœur, et qu’elle soutiendra de toutes ses forces. En conséquence, nous requérons qu’il plaise au conseil de condamner le nommé Jean Crinet à huit jours de prison pour cause de récidive.

LE PRÉSIDENT.

Crinet, qu’avez-vous à dire pour votre défense?

CRINET furieux.

J'ai à dire que c’est une horreur... je suis meilleur citoyen que vous tous... j’ai fait les trois jours... j’aime l’empereur... Il y avait un homme dans mon lit... et on veut que je monte là tranquillement ma garde... Je suis Français... et Lafayette m’a appelé son camarade; ainsi un homme que Lafayette a appelé son camarade ne doit pas être condamné quand il aime la charte; non messieurs, et je terminerai par ce mot cher à tous les bons patriotes: Vive la charte! et je me fie d’ailleurs à l’impartialité de mes concitoyens.

(Le conseil se retire, puis il rentre; et le rapporteur
lit l’arrêt suivant
.)

Ouï la défense et l’accusation, le 1er conseil de discipline dans sa séance du..... a condamné le sieur Crinet à huit jours d’emprisonnement.

CRINET.

C'est une horreur... j’en rappelle, il y avait un homme chez moi... c’est une infamie.

(Des gardes municipaux font sortir Crinet de
l’audience
.)

SCÈNE VIII.

Un salon.

CRINET.

Allons... allons... je crois qu’ils m’oublient, voilà quinze jours que cet imbécile de conseil m’a condamné à huit jours de prison, et je n’en entends plus parler... c’est pas l’embarras, j’ai fait dire que j’étais malade, et c’était adroit. Justement les assises où j’étais juré pour ce procès politique ont eu lieu pendant ce temps là, et comme ça je n’ai condamné ni les uns ni les autres, de façon que je garderai ma fourniture et que je ne serai pas exposé aux poignards empoisonnés des républicains, car il paraît maintenant qu’ils sont empoisonnés.

(Entre Suzon.)

SUZON.

Monsieur, voilà une lettre.

CRINET.

Voyons. (Il lit) «Puisque par votre impardonnable négligence vous avez favorisé l’acquittement des anarchistes en ne votant pas contre eux, puisque votre voix les eût fait condamner, je suis obligé de vous apprendre qu’à dater de ce jour la fourniture de la maison du prince vous est retirée... Je vous avais pourtant prévenu, mais votre caractère opiniâtre a prévalu sur les sages conseils d’un homme qui se disait votre ami et qui n’est plus que votre serviteur.»

Signé, LECLERC.

C'est parfait.. c’est au mieux, c’est trente mille francs de jetés à l’eau... C'est un bénéfice de 10,000 fr. par an d’annulé, c’est agréable, et ça parce que je n’ai pas voulu me livrer au couteau des assassins, à cause de leur imbécile de procès... mais à quoi sert une révolution alors, puisqu’on y perd plus qu’on y gagne... c’est une révolution de coupe-gorge alors... Pour qu’une révolution soit bonne, il faut qu’on y gagne... A ce compte là, les glorieuses sont un guet-apens, une infamie... Et moi qui les ai faites les glorieuses... c’est une horreur.

JACQUES LOPIN.

Pardon, excuse monsieur Crinet... si...

CRINET.

Allons... qu’est-ce encore, que veux-tu toi?...

LOPIN.

Monsieur Crinet, notre bon maître à tous, vos ouvriers vous chérissent d’une manière flatteuse... mais comme dit le Lyonnais, mourir en travaillant ou vivre en combattant.

CRINET.

Eh bien... après... qu’est-ce que ça prouve, pourquoi n’es-tu pas à ton métier... à travailler, paresseux... fainéant...

LOPIN.

Pardon excuse, monsieur Crinet, mais comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en combattant... en combattant... et voilà.

CRINET.

Est-il bête celui-là... qu’est-ce qui te parle de vivre et de combattre, va-t’en travailler imbécile.

LOPIN.

Monsieur Crinet, les autres m’ont dit de vous dire que nous ne voulions plus travailler, à moins que vous nous donniez dix sous de plus par jour.

CRINET.

En voilà bien d’une autre? mais ces gueux-là sont fous.

LOPIN.

Nous pas des gueux... nous Français, citoyens, patriotes... nous savons nos droits... vivre en travaillant...

CRINET, L'interrompant.

Vos droits... vos droits... Qu’est-ce que ça veut dire vos droits? bêtes que vous êtes?

LOPIN.

Nous pas fous... nous travailleurs et vous oisifs... et les oisifs doivent payer les travailleurs, c’est politique.

CRINET.

Politique... politique... est-ce que des ouvriers doivent savoir ce que c’est que la politique.

LOPIN.

Ah! pour ça, monsieur Crinet, pendant les glorieuses, vous nous avez dit que les ouvriers devaient avoir des droits politiques... et que même c’était eux qui feraient la chose de la loi, et que pour lors comme c’était eux qui faisaient la loi ils la faisaient eux-mêmes, et pour se donner les douceurs de la vie... et c’est pour la chose de vous obéir que vos ouvriers vous font la loi à vous-même, et veulent dix sous de plus ou sinon rien du tout, pas de travail... et comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en combattant... en combattant...

CRINET.

Ah, c’est comme ça... misérables, eh bien je vais aller chercher le commissaire, et puisque c’est une coalition, nous allons voir...

LOPIN.

Oui, monsieur Crinet... voyez voir, voyez voir... tous les hommes sont égaux... les oisifs et les travailleurs... Vous oisifs donner dix sous... nous travailleurs prendre les dix sous, et comme dit l’autre, vivre en travaillant ou mourir en combattant: vive l'Empereur...

CRINET.

Ah! je vais t’en donner du vive l'Empereur... Suzon, mon chapeau et ma canne, et vous en allez voir de belles... Il ne me manquait plus que ça, plus de fourniture, et augmenter les journées de mes ouvriers... c’est à n’y pas tenir!

(Il va pour sortir, entre Suzon égarée.)

SUZON.

Ah! mon Dieu, les gendarmes, les gendarmes...

CRINET.

Ah, ah, messieurs les scélérats, nous allons voir... voilà les gendarmes, voilà les soutiens de l’ordre public; nous allons voir... Allons, Lopin, soyez raisonnable, et j’oublie tout... voyons... j’ai pitié de toi, et je ne te fais pas empoigner comme je le devrais.

LOPIN.

Rien du tout comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en combattant. Vous oisifs, donner dix sous,—nous travailleurs prendre les dix sous.

CRINET.

Eh bien misérable, tant pis pour toi.

(Entrent les gendarmes.)

CRINET au brigadier.

Caporal, voilà un homme que vous allez arrêter; il est le chef d’une coalition d’ouvriers. (Avec suffisance.) Je suis Crinet, négociant.

LE CAPORAL.

Pardon alors, mon bourgeois... mais c’est pas lui, c’est vous que j’arrête puisque vous êtes M. Crinet.

CRINET.

Comment ça, moi... je suis Crinet, vous dis-je... Jean Crinet, négociant.

LE CAPORAL montrant un papier:

C'est bien ça, mon bourgeois... Jean Crinet, bourgeois, huit jours de prison... condamné par la discipline... c’est pas long et on a des égards... du feu et de la chandelle, et on fait venir du dehors pour manger.

CRINET.

Comment, on pense encore à ça; et moi qui me croyais oublié...

LE CAPORAL.

Jamais..... oublié..... mon bourgeois, jamais.

LOPIN.

Monsieur Crinet, vos ouvriers...

CRINET.

Va-t’en,.. misérable,... je te chasse,... sors d’ici.

LOPIN sort en disant:

Mourir en combattant, ou vivre en travaillant.

CRINET avec une rage concentrée:

Et voilà ce que j’y gagne à cette belle révolution; je perds une fourniture, je suis condamné à la prison; mes ouvriers se coalisent... Faites donc des glorieuses. (Au caporal avec dignité.) Vous me permettrez, caporal, de faire mes adieux à ma famille, et de faire un paquet.

LE CAPORAL.

Oui, bourgeois.

CRINET.

Suzon, où est mon épouse?

SUZON sanglotant.

Hi, hi, hi.

CRINET affectant le calme.

Je vous reverrai, Suzon... je vous reverrai... Dieu ne m’abandonnera pas... Où est mon épouse?...

SUZON pleurant.

Hi, hi, hi.

CRINET.

Ah ça, je te dis de ne pas te désespérer. (Avec une amère ironie.) Car je ne crois pas que ce soit ma tête qu’on veuille... pourtant on y va d’un train. Mais encore une fois où est mon épouse, Suzon?

SUZON.

Madame est au bain.

CRINET.

Mon épouse est au bain... pendant qu’on me traîne au cachot, qu’on me charge de fers. (D'un air imposant.) Où sont vos chaînes, caporal.

LE CAPORAL.

Oh, il n’y a pas de chaînes, mon bourgeois; un fiacre...

CRINET.

Allons, je supporterai les tortures jusqu’au bout. Suzon, tu diras à mon épouse de m’envoyer du linge, des gilets de flanelle, des bonnets de coton, des serre-têtes, des couvertures, deux oreillers, et un édredon; du café au lait le matin; à déjeûner à dix heures; à dîner à cinq, et un consommé le soir. Adieu, Suzon, et dis à Malvina que je n’ai qu’un regret, celui de ne l’avoir pas embrassée avant de...

L'émotion le suffoque; il cache sa tête dans ses mains.—Suzon se jette à ses pieds, inonde ses mains de larmes. Le caporal est attendri, les gendarmes sont attendris.—M. Crinet surmonte l’émotion, et dit avec un calme sublime. Caporal... marchons...

Au moment où ils vont sortir, entre madame Crinet éplorée; elle se jette dans les bras de son mari, et s’évanouit; celui-ci s’échappe pour résister à cette scène attendrissante.—Suzon soutient sa maîtresse.

Apparaît Régulus à la porte; il jette un regard satanique, et un éclat de rire méphistophélétique sur les deux femmes.


Château de Saint-Brice, 15 août 1832.

—Une fois son œuvre terminée,—il est je crois, pour l’écrivain, deux manières de relire son livre:—La première est de le lire avec son esprit, à lui, la seconde de le lire avec l’esprit du public, si l’on peut s’exprimer ainsi.

De ces deux lectures si opposées,—résultent deux critiques bien distinctes.

La critique intime, personnelle de l’écrivain, qui est toujours, quoi qu’on puisse penser, la plus âcre, la plus incisive, la plus désolante.

Puis la critique qu’il suppose exercée par le public,—celle-ci moins amère, plus bienveillante, plus facile et plus juste.

Mais il arrive souvent, que ces deux critiques diffèrent essentiellement dans leurs résultats; car la critique du public blesse ordinairement à mort, ce qui était la joie, l’espérance, la conscience de l’écrivain.

Où il voyait, lui, un but utile et élevé, le public voit une pensée mauvaise et dangereuse.

Cette idée m’est venue hier,—en relisant ce recueil de contes, dans lequel la morale,—comme on dit, ne paraîtra sans doute pas assez respectée.

Or,—comme il n’est pas, à mon avis,—de rôle plus abject, plus infâme, que celui d’un homme qui spécule sur l’immoralité,—je dois non m’en défendre, car je ne crois pas qu’on puisse m’attaquer sous ce rapport,—mais bien poser ce que j’entends par la morale.

A mon sens,—la condition première de toute œuvre morale est la vérité.

Des critiques, gens de goût, de conviction et de haut savoir, m’ont reproché,—de m'être attaché,—dans la Salamandre, à prouver que le plus souvent il n’y avait que vice et infamie sur la terre:—et qui pis est,—vice heureux et vertu souffrante.—Ils m’ont encore reproché de ne rien montrer de consolant,—et d'être désespérant.

Mais aucun n’a attaqué la vérité de ce que j’avançais.

Cela ne pouvait être autrement.

Maintenant que cette vérité a été adoptée,—me permettra-t-on d’essayer de démontrer que les conséquences que je tâche d’en tirer, en montrant la société telle que j’ai cru la voir,—que ces conséquences sont peut-être,—consolantes,—au lieu d'être désespérantes,—ainsi qu’on l’a dit.

Il sera donc irrévocablement démontré... que dans tout état social ou barbare, la vertu est une rare et précieuse exception, une anomalie, un phénomène, tandis que tous les hommes naissent organiquement envieux et égoïstes.

—Ceci est le vrai.

—Or, dès qu’un homme retrace avec naïveté le vrai—on l’accuse d’émettre un système désespérant.

—Il s’est trouvé au contraire des philosophes, qui pénétrés de ce dicton—qu’on ne doit point parler d’échafaud devant un condamné—ont voilé cette vérité, et l’ont remplacée par cette fausseté flagrante:

Dans notre état social les hommes enfin rapprochés, polis par la civilisation, sont serviables, purs, généreux, dévoués;—le vice seul est une rare et odieuse exception. Nous sommes régénérés.

—Ceci est le faux.

—Or, on a vanté, loué les philosophes qui émettaient un système si consolant.

A mon avis c’était à tort;—car ils agissaient, ce me semble, comme ces gens qui pour chasser la peste, brûlent des parfums au lieu d’employer des sanifiants dont l’âcreté pénétrante blesse l’odorat; mais rend l’air pur et viable au lieu de masquer sa corruption et sa fétidité.

Et ce qui m’a toujours paru fort singulier—c’est que ces dangereuses utopies, ces rêves de perfectionnements anti-naturels soient justement éclos de cette école philosophique du dix-huitième siècle;—école fausse, athée, impie, régicide, dont les adeptes joignaient aux vices élégants de la cour les passions envieuses et brutales de la populace.

Or, ces systèmes sociaux et politiques basés sur la perfectibilité,—ont je crois, opéré l’effet tout contraire à celui qu’en attendaient les inventeurs.

Car il y a dans les sociétés qui déclinent, des instants de vertige tels, que des rhéteurs, ne se contentant plus des systèmes faits pour les hommes, sont nécessairement obligés d’inventer des hommes pour les systèmes nouveaux qu’ils créent.

Oui, alors on suppose l’homme perfectionné, éclairé, dépouillé de son limon primitif, entraîné vers le bien, comme l’aiguille aimantée vers le pôle—et l’on part de cette menteuse et déplorable théorie pour lui donner des droits, pour élever des codes politiques destinés à régir ces êtres régénérés comme on les appelle.

Malheureusement il ne manque aux nouveaux Prométhées que le feu qui puisse animer ces produits fantastiques de leur imagination, autrement dit la vérité.

Aussi qu’arrive-t-il,—vous comptez sur des anges à conduire et pour cela que faut-il, mon Dieu! une rêne d’or ou de soie, un sceptre d’ivoire... à peine quelques liens fragiles... et encore cachés sous des fleurs... et encore... doux anges pourquoi les diriger? Leurs ailes nacrées ne tendront-elles pas à les porter vers un ciel d’azur,—leur âme immortelle ne s’élancera-t-elle pas vers l’infini!—livrons-les donc à la noble impulsion de leur nature; encore une fois croyez aux anges... c’est si consolant, cela épanouit tant le cœur... il y a tant de poésie dans cette conviction.

—Et l’on croit aux anges.

Alors comme on croit aux anges, on devient philanthrope, ami de l’homme, bienfaiteur de l’humanité,—apôtre de la liberté et de l’égalité.

Malheureusement il se trouve que les beaux anges sont des démons hideux, sordides, implacables, stupides qui, d’un bond, brisent rênes d’or et chaînes de fleurs,—incendient, pillent, égorgent, et ivres de sang et de vin, se vautrent au milieu des débris fumants d’une société tout entière,—jusqu’à ce qu’un mors de fer et un fouet sanglant tenus par une main rude et forte les ramènent à leur joug.

—Voilà ce qui est arrivé plus d’une fois,—et voilà ce qui m’a dégoûté de croire aux anges;—car ainsi que tout homme d’âme généreuse, j’y ai longtemps cru,—mais je n’y crois plus.

Au contraire, maintenant,—rien ne me semble plus pernicieux, plus anti-social, que de faire voir l’homme en beau.

—Les hommes qui ont bien gouverné,—ou qui du moins ont exercé la plus grande influence sur les hommes;—car qui peut juger du bien ou du mal gouverner?—Ceux-là, dis-je, qui ont agi le plus puissamment sur les hommes—sont ceux qui ont le mieux étudié, connu, approfondi, leur nature,—qui se sont le plus rapprochés du vrai,—et se sont convaincus de cette maxime que je donnerais peut-être comme juste et simple si elle n’était pas mienne:—que lorsqu’on gouverne des hommes, il ne faut jamais penser qu’à leurs vices.

Parce qu’ainsi que nous l’avons dit, l’éducation, la civilisation la plus avancée,—ne modifieront jamais ces deux principes organiques et vitaux de notre existence physique et morale:—l’envie et l’égoïsme.

—Charlemagne,—Louis XI,—Richelieu,—Mazarin,—Louis XIV,—Bonaparte,—avaient d’abord commencé par apprendre l’algèbre des passions,—si l’on peut s’exprimer ainsi.—Puis ayant fait la somme des vices et des vertus,—ils avaient agi d’après le total.

Mais voici, encore, que pour justifier la pensée morale de quelques contes frivoles,—je m’égare dans des questions d’un ordre bien élevé...

Pour redescendre à mon sujet, je ramènerai la discussion dans un cadre plus étroit,—Il ne s’agira plus de nations, mais du cercle de monde dans lequel nous vivons chaque jour.

Figurez-vous, un homme agissant sous l’influence de la lecture d’un livre,—ce qui n’arrive ordinairement pas;—mais enfin, je l’admets.

—Cet homme aura lu un livre consolant,—dans lequel l’auteur ayant prouvé en phrases sonores que tout est parfait dans le monde, aura dit à notre homme en manière de résumé:—

Allez, Monsieur, la probité, la chasteté, le dévoûment sont des plus communs ici-bas.—Si une femme vous sourit,—croyez à la femme;—si un ami vous tend la main,—croyez à l’ami.—Si un homme politique vous dit: j’agis sans aucun intérêt passé, présent, ou futur; ce que je dis, c’est ma conscience qui me le dicte.—Croyez à la conscience de l’homme politique,—Monsieur.—croyez-y.—Allez, monsieur, ne vous défiez de rien, ne redoutez rien, sortez la tête haute, souriez à tous propos, épanouissez-vous l’âme au soleil de la confiance. Les hommes sont justes, les femmes chastes.—Ne fermez pas votre caisse, Monsieur,... Les verroux sont inventés par les pessimistes—et si vous êtes député, Monsieur, demandez bien fort l’abolition de la peine de mort.—prenez en main, sans rougir, la cause de tout ce qu’il y a d’infâmes, de voleurs et de meurtriers dans le monde.—Les bagnes vous en sauront gré, Monsieur, car vous débarrasserez ces braves gens du dernier dieu vengeur, et de la dernière providence, auxquels ils crussent encore.—Je veux dire le bourreau—et la guillotine.

—Allez,—encore une fois, Monsieur,—nous sommes tous frères, et si on vous a volé votre mouchoir ou votre montre,—c’est un de vos frères—qui, voulant avoir un souvenir de vous, son frère,—se sera exagéré les devoirs de l’amitié, voilà tout.

De sorte que le croyant, le consolé, s’en ira tranquillement, promener partout sa bonne et confiante figure, rira à chacun, comptera sur sa maîtresse, sur son ami;—dira en parlant du peuple: ce bon, cet excellent peuple; appellera les procureurs du Roi, des buveurs de sang,—et se pâmera d’aise devant le flasque et mou bavardage des avocats.

Des avocats qui dans l’intérêt de l’humanité vous prouveront—qu’un homme arrêté, ayant encore le couteau dans la gorge de celui qu’il vient d’assassiner,—que cet homme, dis-je,....... a bien tué si vous voulez, mais si peu, si peu,—et puis c’était vraiment sans y penser, le brave homme,... il n’y avait pas préméditation, je vous jure, c’était l’occasion l’ivresse la folie;...—enfin, l’avocat termine en invoquant l'humanité à propos d’un assassin.

Je parle des avocats au criminel, qui plaident ayant la conviction intime de la culpabilité de leur client,—qui défendent l’auteur d’un meurtre flagrant. Je me hâte de déclarer que j’ai toujours admiré sans la comprendre cette sublime abnégation de l’avocat.

Mais pour en revenir à notre consolé, voilà que le soir même du jour où il a lu ce beau livre si consolant, il court avant l’heure accoutumée chez sa maîtresse, pour lui dire combien il croit en elle,—de sorte qu’il trouve, chez cet ange descendu des cieux, un rival en train d'être heureux, et ce rival est un ami intime qu’il a obligé de son crédit et soutenu de son épée...

Le lendemain son bon vieux fidèle serviteur, qui tout-à-fait né pour le prix Montyon,—et jusque-là, vrai modèle de vertu,—parce qu’il n’avait pas été tenté,—son fidèle serviteur s’approprie une bourse que son maître a laissé errer négligemment, depuis qu’il a foi aux hommes.

Et puis le surlendemain, cet excellent peuple, prenant notre consolé pour un empoisonneur, parce qu’il a l’air distrait et marche rêveur, pensant aux réalités peu consolantes, qui viennent de l’accabler, cet excellent peuple le met dans la dure alternative d'être assommé, ou d’avaler un flacon de vinaigre anglais, trouvé sur lui, afin de prouver en le buvant, que cet anti-cholérique n’était pas du poison destiné à éclaircir cette estimable population.

L'homme consolé, naturellement fort perplexe se décide enfin pour le vinaigre, et en meurt, ou peu s’en faut.

Or, s’il en revient,—il me semble qu’il commencera d’abord par maudire l’écrivain consolant, qui l’avait ainsi lancé nu, désarmé, souriant et crédule,—au milieu d’un monde armé de haine, de cupidité, de luxure, d’envie et cuirassé d’égoïsme. Il me semble qu’il aura le droit de haïr les hommes de toute la confiance qu’on lui avait inspirée à leur égard,—et que peut-être le but consolant du livre aura été manqué.

Que si au contraire, on avait dit à notre désolé consolé, défiez-vous des hommes,—Monsieur,—ici-bas chacun joue pour soi,—on ne saurait trop vous le répéter, Monsieur,—l’envie et l’égoïsme—sont les deux grandes sources d’où découlent toutes nos passions, tous nos sentiments, et encore, Monsieur,—il est inutile de diviser ce qui fait un tout,—l’envie n’est que la manifestation de l’égoïsme,—car l’envie exprime ce que l’égoïsme pense.

Ainsi, Monsieur, pénétrez-vous bien de ceci.—Ce qui vous bat dans la poitrine,—ce qui à chaque pulsation semble vous dire:—tu vis.—C'est l'égoïsme,—c’est le moi.—

L'égoïsme,—admirable Protée qui prend toutes les formes, qui joue tous les sentiments,—semble se plier à toutes les abnégations,—parce qu’au fond il y trouve sa pâture et sa vie—comme ces hideux vampires qui savent revêtir les formes les plus séduisantes pour mieux pomper au cœur de leurs victimes le plus pur d’un sang chaud et vivifiant.

Quant au bien que fait l’égoïsme, Monsieur, cela ressemble assez aux effets salutaires de la foudre,—qui après avoir tué dix personnes, rendra par hasard le mouvement à un paralytique.

Ceci est triste, triste je le conçois;—mais cela est.—Ne comptez donc jamais sur un sacrifice de la part des autres,—et attendez-vous à être sacrifié si vous tenez mal vos cartes dans cette partie ou chacun tire à soi.—Je vous le répète, Monsieur, ceci est triste,—et nos régénérateurs patentés n’ont obtenu aucune amélioration morale,—jusqu’à présent,—parce que les hommes ne seront vertueux que lorsqu’on leur prouvera qu’il est matériellement de leur intérêt d'être vertueux.—Or ici est la difficulté, Monsieur,—car qui dit vertu dit dévoûment aux autres;—et qui dit intérêt,—dit dévoûment à soi-même.

En fait d’amour et d’amitié,—de relations sociales ou politiques,—il faut donc choisir, être dupe ou fripon,—vous voilà prévenu, Monsieur;—maintenant mettez vos mains sur vos poches, et entrez dans le coupe-gorge.

Alors notre homme désespéré, comme on dit, par cette vérité brutale,—se hasardera dans le monde, mais avec défiance, calcul et soupçon.—Il examinera, il craindra et il atteindra enfin ce point culminant de la sagesse,—le doute.—

Une déception qu’il aura prévue,—une séduction intéressée à laquelle il aura échappé,—une arrière pensée qu’il aura déjouée,—ne le consoleront pas il est vrai de la dégradation humaine,—mais lui donneront le moyen de lutter contre elle.

Chaque découverte qu’il fera dans le cœur social, ne changera pas cet abîme noir et profond en prairie verte et riante,—mais au moins elle donnera au désespéré le moyen de se conduire à travers ses circuits ténébreux.

Ou bien, comme après tout, l’égoïsme n’est pas toujours au vif,—comme grâce à la civilisation, le vice a ses coudées franches, que le champ de la corruption est vaste; comme il y a mille manières, mille espèces de démoralisation, comme on en a fait un échange fort avantageux, comme il existe au fond du cœur des hommes une touchante sympathie qui les porte à s’unir pour tromper leurs semblables...

De ce que la collision des vices n’est pas inévitable; de ce que n’ayant par hasard—marché dans le soleil de personne; de ce que les voleurs partagent scrupuleusement entre eux, voleurs, le butin qu’ils ont pillé;—de ce qu’ayant passé à côté du reptile sans le froisser,—le reptile ne l’aura pas mordu.....

Notre désespéré—conclura peut-être que les serpents sont sans venin,—et les hommes sans cupidité, sans haine, sans égoïsme.

—Alors les trouvant d’autant meilleurs qu’on les lui avait montrés plus méchants, ne sera-t-il pas plus véritablement consolé que celui qui les trouvera envieux et cupides, croyant les trouver bons et dévoués?

Me sera-t-il enfin permis de conclure... que le système qu’on attaque comme désespérant a pourtant, ce me semble, deux avantages réels.

—Ou les faits reconnus—prouvent sa vérité,—et alors il donnent l’avantage de pouvoir se tenir en garde contre une société qui vous est hostile,—par cela même que vous êtes un de ses membres,—ou les circonstances font que cette vérité ne s’aperçoit pas tout entière;—alors on a l’avantage de pouvoir accuser la vérité d’exagération,—on a foi aux hommes,—et la croyance est d’autant plus douce que la méfiance a été plus amère.

Et puis d’ailleurs, pour dernière raison,—je dirai que je ne crois pas (quant à moi) qu’un écrivain puisse adopter, à son gré, tel ou tel système, consolant ou désespérant.

Il en est de cela comme du sentiment de la couleur chez un peintre.

—C'est un phénomène tout organique chez le peintre,—tout intime chez le poète.

—Conformation d’optique chez l’un,—disposition d’âme chez l’autre;—mais chez tous deux—la réaction de ces influences est irréfragable.

Rubens voyait blanc et rose,—le Murillo voyait jaune,—Michel-Ange voyait gris;—et ces tons prédominent dans leurs œuvres.

Il est inutile de dire que je cite ces grands noms comme preuves,—et non comme points de comparaison; mais il est, je crois, une façon de voir dominante chez tout homme intelligent—qui imprime à ses pensées, à sa logique et à ses créations un caractère identique.

L'éducation, l’expérience, le savoir, pourront modifier ou exagérer, mais jamais changer ce cachet,—bon ou fatal pour l’écrivain.

Encore une fois,—l’on se tromperait, en pensant que c’est de gaîté de cœur,—par caprice d’imagination ou fantaisie d’artiste qu’on se voue à telle croyance.

Non, non, ce n’est pas une œuvre d’art comme on dit,—qu’une conviction profonde, ardente et douloureuse qui fait corps avec vous, qui se révèle dans vos joies et dans vos larmes,—qui vous tient sous son implacable obsession, et colore tout de son reflet puissant...

—Non, non, ce n’est point une question de poésie, c’est une question vitale.—Oh! si l’on pouvait se choisir une conviction, j’en sais de bien nobles, de bien poétiques, de bien consolantes, au sein desquelles j’irais oublier un doute affligeant, et qui déployant leurs ailes d’or m’entraîneraient avec joie dans un monde infini d’espérance et d’amour.

Mais,—je le répète, quoique jeune,—chaque pas que je fais dans l’étude,—du monde,—de l’histoire et de moi-même,—venant ajouter à ma conviction,—un fait,—une date—ou une preuve;—je ne fais pas de système,—je dis seulement ce que je vois,—ce que je sais,—ce que j’éprouve.

EUGÈNE SUE.

 

FIN.