The Project Gutenberg eBook of Nach Paris! Roman

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Title: Nach Paris! Roman

Author: Louis Dumur

Release date: January 15, 2012 [eBook #38581]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Eric Vautier, David Garcia, and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NACH PARIS! ROMAN ***

Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et, notamment, en ce qui concerne l'usage des ligatures pour les voyelles en allemand, qui dans leur langue d'origine sont écrits avec un tréma, p.e. «wæren» au lieu de «wären». La ligature œ a été également conservée pour les mots qui en allemand ne prennent pas de tréma, p.e. «Kœnig» au lieu de «Koenig».

DU MÊME AUTEUR

Le Boucher de Verdun, roman.    1 vol.

LOUIS DUMUR

NACH PARIS!

ROMAN

logo

PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, Rue Huyghens, 22

Tous droits réservés

IL A ÉTÉ TIRÉ
25 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 25
ET 575 EXEMPLAIRES SUR PAPIER PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA
NUMÉROTÉS DE 26 A 600

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

Copyright 1919, by Louis Dumur

Me trouvant l'an dernier en Suisse, j'eus l'occasion de causer avec quelques officiers allemands internés. L'un d'eux me parut assez naïf et moins arrogant que les autres. Il me conta ses aventures. Mobilisé dès le début de la guerre, deux fois blessé, il avait été fait prisonnier à Verdun. Il attendait avec impatience la fin des hostilités. Il avait, en Prusse, une famille qu'il désirait retrouver et une fiancée que, bien que fort détérioré, il comptait encore épouser. Je ne donne ici que la première partie de ses souvenirs. Elle se termine à la Marne et à sa première blessure. Je n'userai point de la supercherie habituelle des romanciers qui, en pareil cas et se figurant qu'on les en croire davantage, déclarent avoir reçu ou trouvé un manuscrit, rapporter mot pour mot un récit ou l'avoir transcrit sous dictée. Je ne dirai rien ne semblable. Je ne prétends point reproduire, ni suivre pas à pas la relation de mon narrateur. Je me suis borné à prendre des notes. Après quoi, me substituant à mon Boche, je raconte à mon tour son histoire, à ma manière.


NACH PARIS

I

Qui m'eût dit, aux premiers jours de ce beau mois de juillet, alors que les bras de la Saale coulaient si mollement entre les prairies sous les ruines pittoresques du vieux château de Halle et que, tout le long de la Promenade, la bonne ville universitaire alignait ses maisons aux toits roux, ses édifices studieux, ogivait les baies somnolentes de son Dom, disposait ses parcs, ses jardins, ses quinconces, tandis que le public joyeux circulait en vêtements clairs sur le Marktplatz, s'attardait aux étalages, emplissait les boutiques, s'attablait au restaurant Grün ou au Ratskeller, que les casquettes des étudiants émaillaient de leurs couleurs bruyantes les tonnelles du Jægerberg et que les touristes et feutres verts, affluant déjà de partout, peuplaient les hôtels, animaient les salles des musées ou passaient respectueusement devant la statue de Hændel, qui m'eût dit que, peu de semaines plus tard, ce paisible séjour se bouleverserait tout à coup de rumeurs belliqueuses, retentirait d'appels aux armes et de chants de guerre, se hérisserait de baïonnettes et frémirait tout entier au roulement des tambours et sous le grondement régulier des trains militaires?

Tout fier d'avoir heureusement terminé ma première année d'université, je me disposais à jouir d'un repos bien gagné dans notre belle propriété estivale du Harz. Le nombre important des tonnelets de bière que j'avais dû ingurgiter durant ces études, non moins que les livres lus, les cahiers remplis et les cours entendus, m'en imposaient l'agréable devoir. J'avais en outre rapporté de Halle une balafre, que j'exhibais orgueilleusement et qui, me couturant du haut du menton jusqu'au bas de l'oreille, ne constituait pas un moindre témoignage de mon assiduité aux auditoires et de mon ardeur pour la culture allemande.

Je me prélassais donc sans scrupule et fort content de moi-même dans la quiétude de cet heureux début de vacances, fumant tout le jour de gros cigares de Brême à bague dorée, agaçant mes sœurs, caressant mes chiens, saccageant à coups de stick les fleurs du parc, inspectant les domaines paternels, pêchant la truite dans l'onde jaillissante de l'Ilse, paradant et faisant le beau dans la rue principale du petit bourg.

—Comme il est bien! comme il est distingué! murmurait-on sur mon passage.

—Bon matin, Herr Wilfrid! me saluaient les commerçants du lieu, ployés sur leur ventre à l'entrée de leurs boutiques.

Je les couvrais d'un petit signe protecteur et satisfait.

D'autres fois, digérant dans ma chambre, je passais un coup d'œil désœuvré sur mes livres, j'en parcourais les rangées et les titres, reconnaissant mes manuels et mes dictionnaires, mon Gœthe, mon Kœrner, mon Nietzsche et mon Gobineau, ma Bible et mon Kommersbuch, sans négliger ces ignobles romans français dont tout étudiant qui se respecte se doit de détenir quelques-uns sur le rayon secret de sa bibliothèque. J'évoquais, dans la fumée du tabac, l'honorable silhouette de mes maîtres: le Geheimrat Wirbel, professeur de philosophie, qui nous débrouillait Fichte, Schelling, Hegel et faisait remonter à l'idéalisme allemand les grandioses conceptions de Bismarck et la création de l'Empire; le Geheimrat von Trümmerhaufen, professeur d'histoire moderne, qui, de son geste décisif et de sa parole péremptoire, nous initiait aux doctrines de Treitschke ou aux travaux de Lamprecht; le Geheimrat Radschuh et sa barbe savante, qui nous enseignait l'économie politique, alignait ses statistiques victorieuses et confondait le commerce anglais; l'érudit Anton Glücken, doyen de la faculté et non moins pourvu que les autres du titre de Geheimrat, qui professait l'histoire de l'art et nous révélait les beautés de l'architecture gothique, cette pure émanation du génie allemand, comme il se faisait fort de nous le démontrer. Parvenu dans ces sereines régions, il m'arrivait alors de songer lointainement à ce que pourrait être le sujet de ma future thèse. Y traiterais-je une question de philosophie, d'histoire ou d'esthétique? Je n'en savais rien encore, mais j'entrevoyais déjà le jour où, cette laborieuse épreuve heureusement soutenue, on ne m'appellerait plus Herr Wilfrid, dans le petit bourg, mais bien Herr Doktor.

D'autres fois encore, coiffant le chapeau mou à plume de coq de bruyère et empaumant la canne à corne de chamois, j'allais excursionner dans la fraîche vallée de l'Ilse ou à travers les sites romantiques du Harz. Je longeais le torrent ou je gravissais les monts. Je me dirigeais par d'agrestes vallons pleins de cascades vers la butte rocheuse et les bonnes auberges de l'Ilsentein; ou, ployant mon jarret à de plus importants exercices, j'escaladais les escarpements abrupts du Brocken, d'où se découvraient à mes yeux enchantés, comme sous le coup de balai des sorcières de Walpurgis, le panorama grandiose des forêts et des gorges, les cimes de la Wolfswarte, du Rehberg, du Koboldskopf, de la Rosstrappe, la plateforme légendaire de l'Hexentanzplatz, puis la plaine immense bordée de l'ourlet de l'Elbe et, tout au loin, les taches brillantes d'Erfurt, de Cassel, de Brunswick, de Hanovre et l'ombre légère et bleue des tours de Magdebourg.

Mais, le plus souvent, pris de velléités plus sociables, je me dirigeais sur Goslar. Vingt minutes de bicyclette ou une heure et demie de marche ombragée m'y conduisaient. Dans le décor séculaire de ses monuments, la petite cité mélangeait avec grâce ses maisons médiévales à ses villas modernes. On y respirait la paix bourgeoise et la majesté de l'histoire. Goslar! C'est là qu'avaient séjourné Henri et Barberousse; c'est là que l'on montrait encore, dans la Maison des Empereurs, vieille de neuf cents ans, le trône impérial du XIIe siècle. Mais c'était là aussi,—et voilà principalement ce qui m'y attirait,—c'était là que résidait la belle Dorothéa von Treutlingen, fille unique du conseiller de cour Otto von Treutlingen, blonde, rose, grasse, âgée de dix-neuf ans et, par-dessus tout, ma fiancée.

Fiancée, c'était peut-être beaucoup dire: nous ne l'étions encore que secrètement. Mais les relations de nos deux familles, la tacite complaisance avec laquelle le conseiller de cour aussi bien que mon père, le conseiller de commerce Hering, et ma mère, Mme la conseillère de commerce Hering, toléraient mes assiduités, semblaient m'autoriser à considérer mon choix comme agréé et à libérer ma conscience du soin d'en dérober l'expression sous un trop prudent mystère. J'étais heureux et j'étais ardent.

Ma belle Dorothéa habitait une jolie villa située non loin de la Maison des Empereurs. J'en abordais le perron avec ivresse et un flot de chaleur inondait mon cœur. Le carillon de mon coup de timbre se mêlait au bruit de son piano, qui martelait un farouche appel de Wagner ou une assourdissante symphonie de Mahler. Elle me recevait dans son petit salon, décoré de meubles de Munich, ou au jardin, tout flambant de gros zinnias doubles et de soleils de Californie. Je mettais un long baiser sur son poignet charnu.

—O Dorothéa, disais-je, encore deux ans d'université et je serai docteur; j'obtiendrai un bon poste du gouvernement et nous pourrons nous marier.

—Wilfrid, murmurait-elle de sa voix profonde, mon cher Wilfrid, j'attendrai le temps qu'il faudra. Voulez-vous prendre un verre de bière?

J'acceptais; elle en prenait un avec moi, contemplant avec amour ma balafre, et je lui contais des histoires d'étudiants.

Ah! quelles heures délicieuses! Je lui parlais de mes camarades, de mes cours, de mes professeurs, de la joyeuse vie que nous menions et des prouesses que nous accomplissions. Je l'initiais à nos mœurs universitaires et à nos rites bachiques. Je lui dépeignais les costumes et les insignes des corporations, les vestes étroites à brandebourgs, les gants à crispins, les hautes bottes à l'écuyère montant sur la culotte blanche, les rubans, les échappes, les bierzipfel, les cerevis brodés d'or, les casquettes innombrables et aux couleurs diverses, bleue pour Saxonia, verte pour Guestphalia, rouge au galon or et bleu pour Hannovera, violette à liseré rouge et blanc pour Alemania, et celle de Teutonia, celle de Cimbria, celle de Brunswiga, celle de Thuringia. Je lui décrivais le local où s'assemblait le corps dont je faisais partie, sa tourelle à créneaux surmontée de notre bannière, sa statue en pied d'un chevalier armé, sa grande salle de kneipe aux murs décorés de sabres, de rapières, d'écussons, de grandes pipes de porcelaine, de cornes énormes bordées d'argent, de portraits de Bismarck, de Moltke, de Guillaume Ier, de Guillaume II, ainsi que des silhouettes noires de tous nos anciens, coiffés du deckel orange. Puis je lui détaillais nos séances de kneipe, les flots de bière blonde que nous absorbions au commandement et selon les pures traditions du rituel de Leipzig, les chopes à couvercle d'étain ciselé et les cruchons de faïence ornementés de devises, les chants du Kommersbuch vociférés en chœur, les Gaudeamus, les Ssassa geschmauset, les Alt Heidelberg, les cris et les hurlements se croisant de toutes parts avec les appels à boire: Prosit! Sauf! Ich komme nach! Rest! Steig in die Kanne! Geschenkt! et les mémorables exploits de notre valeureux Fuchsmajor, le gros von Pumplitz, surnommé Falstaff, étudiant de quinzième année, qui engoulait régulièrement ses vingt litres par soir, sans avoir besoin de passer une seule fois au vomitorium.

—Seigneur Dieu! s'écriait alors la belle Dorothéa avec admiration. C'est magnifique! Vous n'en feriez pas autant, j'en suis sûre.

—Pas maintenant, c'est certain. Mais l'année prochaine, répliquais-je, j'espère bien y arriver.

Alors, pour maintenir mon prestige, je lui narrais pour la centième fois l'histoire de ma balafre, ma première balafre.

Nous nous mesurions dans une salle de bal sise à une demi-heure de la ville. Chaque samedi, c'était un défilé de voitures chargées d'étudiants, chantant, sifflant, plastronnant, jurant, au milieu des claquements des fouets et du charivari des trompes d'automobiles. Les duels commençaient à sept heures du matin et duraient jusqu'au soir. Au bout de trois mois, j'avais eu l'honneur d'être admis à y assister; au bout de six, on m'avait fait celui de me désigner pour soutenir le défi porté par ma corporation à la Saxonia. J'étais aux anges. Tout droit, la poitrine gonflée sous le plastron, le tablier de cuir au ventre, le brassard au bras, le bandage d'ouate autour du cou, sur les yeux les grosses lunettes noires armaturées de fer, j'avais pris vaillamment position devant mon adversaire. «Silentium für die Mensur!» criait l'arbitre. Les seconds se garèrent. «Auslegen!» commanda le directeur du combat. Les rapières se mirent en garde. «Los!» Patata! patata! rapatatata! En moulinet, par-dessus les têtes, les poignets gantés faisaient tournoyer les deux énormes lames. Les aciers se choquaient, se cognaient avec un bruit terrible, rebondissaient l'un sur l'autre, éraflaient les crânes et les visages. Les faces se tuméfiaient sous leurs coups. Entre les reprises, on constatait les blessures. Un tampon de coton aux doigts, l'arbitre venait cérémonieusement les toucher. «Un sang pour Teutonia! deux sangs pour Saxonia!» annonçait-il. Puis les rapières, toutes rouges, reprenaient leur tournoiement violent. Sept «sangs» avaient déjà été comptés sur moi, légères et superficielles éraillures au front, au nez, au cuir chevelu, qui cependant suffisaient à faire dégouliner jusque sur mes chaussures d'abondants filets vermeils, et je m'apprêtais à poursuivre sans broncher la «partie», quand tout à coup j'avais reçu cette immense balafre qui, me fendant largement la joue du haut en bas et m'inondant d'un vaste flot de sang chaud, avait mis honorablement fin au combat. Saxonia était victorieuse. Mais combien j'en étais fier! Et tandis que le chirurgien, son binocle sur le nez, aseptisait la plaie et de sa forte aiguille en recousait grossièrement les lèvres, je songeais avec ravissement au lustre qu'allait me valoir cette première épreuve et qu'au bout de deux ou trois autres assauts pareils, j'aurais brillamment conquis l'enviable dignité de Bursch. Aussi, le lendemain dimanche, ne voyait-on que moi, sur la Promenade, à l'heure de la musique militaire, lorgnant insolemment la foule, toisant les bourgeois, bombant le torse devant les demoiselles de Halle, tout roide d'orgueil, la tête prise dans mes linges de pansement et puant l'iodoforme à quinze pas.

La belle Dorothéa écoutait ce récit avec un intérêt toujours renouvelé. Toute pâle d'émotion, elle se jetait à mon cou et, emportée par l'enthousiasme jusqu'à me tutoyer, elle s'écriait:

—Tu es un héros!

Un héros, certes, je pensais bien en être un; mais en ce moment, en cette heure d'intimité délicieuse, dans ce petit salon où nous étions seuls tous les deux autour de nos chopes de bière et la main dans la main, mon héroïsme se fondait en un sentiment plus tendre, bien que non moins noble à mes yeux: l'amour.


C'est au retour d'une de ces promenades enchanteresses à Goslar que m'attendait, un jour, la surprise la plus imprévue. Ce jour-là, autant le préciser tout de suite, était le 25 juillet. Tout en regagnant paisiblement la maison, je songeais avec bonheur au souriant avenir qui s'ouvrait devant moi, tandis que le crépuscule commençait à nuancer de teintes moins vives le penchant de la forêt. Je trouvai mon père, le conseiller de commerce Hering, plongé comme d'habitude dans la lecture du Berliner Tageblatt, pendant que mes sœurs brodaient sagement au crochet et que ma mère, Mme la conseillère de commerce Hering, penchée sur son secrétaire de bois de rose, griffonnait sa correspondance. L'heure du repas du soir approchait et rien ne paraissait devoir distinguer ce jour des précédents, sinon la félicité renouvelée qu'il m'avait value, quand Johann, notre domestique mâle, vint me remettre un pli qu'un gendarme avait apporté pendant mon absence.

Je l'ouvris d'un doigt détaché, le prenant déjà pour quelque banale contravention de pêche ou telle autre futilité analogue; mais à peine y avais-je jeté les yeux, que j'éprouvai une violente contrariété. Je ne vis d'abord qu'une chose: mes vacances brusquement interrompues.

C'était un ordre de l'autorité militaire d'avoir à rejoindre mon régiment, à Magdebourg, où je devais être rendu le 27 juillet au soir à six heures.

Bien que le papier affichât à l'angle cette recommandation: «Strictement secret», je le tendis, comme je le devais, à mon père.

Celui-ci, abandonnant son Berliner Tageblatt qui resta largement étalé sur ses genoux, le prit, l'examina, le lut et le relut, puis, après avoir longuement réfléchi, tandis qu'un ample pli bridait son front, prononça ce seul mot:

—Mobilisation.

Ach was? s'écria ma mère en se retournant d'un bloc sur son tabouret à vis.

Mes deux sœurs étaient debout, leur crochet à terre. Tout le monde s'exclamait, s'étonnait, s'agitait, tandis que je restais fort interdit de ma subite importance.

Ja wohl, c'est comme cela, expliquait solennellement mon père. Voilà notre Wilfrid rappelé sous les drapeaux. Pour moi, la chose est claire. Devant les complications de la situation internationale, notre gouvernement, se rangeant aux conseils de la prudence, commence à mobiliser l'armée allemande.

—Est-ce qu'il va y avoir la guerre? questionna ma mère anxieusement.

—Dieu et l'Empereur sont seuls au courant. Moi, je n'en sais rien.

—Que dit le Berliner Tageblatt?

—Le Berliner pense que les événements sont très graves, que l'Allemagne doit montrer qu'elle est vraiment l'Allemagne, sortir sa poudre sèche, tenir son poing haut dressé et empêcher ces taquins de Français et ces bandits de Russes de se moquer de nous.

—Et il a raison, m'écriai-je, saisi d'une ardeur belliqueuse. Nous autres, Allemands, nous ne craignons que Dieu et nul autre.

—Bien dit! ponctua mon père. Au reste, je ne pense pas que les choses aillent si loin; il suffit généralement de parler fort pour que cette vermine s'apaise aussitôt.

—Dieu le veuille! fit ma mère qui tremblait déjà pour moi.

Johann, le domestique, venait, sur ces entrefaites, d'ouvrir à deux battants la porte de la salle à manger et annonçait:

—La table est couverte.

Mais cela ne mit pas fin, on le conçoit, à cette intéressante conversation, qui se prolongea pendant tout le souper et dans la soirée qui suivit. Les petites truites de l'Ilse, produit de ma pêche du matin, les nouilles renflées à la crème, le rôti de porc à la compote d'airelles ne recueillirent pas leurs marques d'approbation habituelles, tant la préoccupation générale était vive. Mon père, le conseiller de commerce, s'était mué en un politicien de haute volée, qui en eût remontré à M. de Bethmann-Hollweg. Ma mère s'affolait, s'énervait, posait vingt fois les mêmes questions, ne parvenant pas à comprendre comment il se trouvait des gens assez fous pour oser résister à la puissance allemande et assez dénués de conscience pour vouloir empêcher ce bon empereur François-Joseph de tirer une vengeance méritée de ces assassins de Serbes. Mes sœurs criaillaient, péroraient, enfilaient leurs naïvetés comme les perles de verre de leurs colliers. Il n'était pas jusqu'à Johann qui, tout en accomplissant automatiquement son service, ne donnât les signes d'une visible inquiétude.

—Qu'avez-vous, Johann? lui demanda enfin mon père.

—C'est que... pardonnez-moi, monsieur le conseiller de commerce, c'est que, s'il y a la guerre, moi aussi je devrai partir.

—Quel âge avez-vous, Johann?

—Trente-huit ans, monsieur le conseiller de commerce.

—Vous faites partie de la landwehr. Quel est votre corps?

—Le dix-septième, monsieur le conseiller de commerce, celui de Dantzig.

—Alors, c'est contre les Russes, mon ami, que vous irez vous battre.

—C'est que, monsieur le conseiller de commerce, ce sont d'affreux sauvages. On dit que les Cosaques mettent à la broche les petits enfants.

—Eh bien, mon ami, avec une bonne baïonnette au bout de votre fusil, vous serez en mesure de les embrocher à leur tour.

—Quelle horreur! glapit ma mère, toute prête à prendre une crise de nerfs.

Mais quand nous fûmes de nouveau réunis au salon, autour de la table de thé, que les cigares s'allumèrent, que le kirschwasser brilla dans les verres à liqueur, tandis que les portes-fenêtres ouvertes sur la forêt endormie nous envoyaient l'odorante fraîcheur de la nuit, le calme se fit peu à peu dans les esprits et l'on finit par conclure que tout cela se passerait sans doute fort bien et qu'au bout de quinze jours, la France rentrée sous terre, la Russie muselée, la Serbie triomphalement occupée du Danube au Balkan par les armées de Sa Majesté Apostolique, la maison paternelle me reverrait reprendre tranquillement le cours de mes vacances interrompues.

Malgré ces prévisions rassurantes, ma nuit fut plutôt perplexe et je ne dormis guère. Je songeais à cette grande caserne de Magdebourg où, au sortir du gymnase, j'avais fait mon volontariat d'un an. J'en revoyais la vaste tour quadrangulaire, avec ses hauts murs ocre percés de centaines de petites fenêtres régulières, ses bassins de pierre, ses trois arbres maladifs et son sol de terre battue qui s'ornait en son milieu une statue en fonte de l'empereur Guillaume Ier sur un socle de stuc. Je revoyais la salle d'exercice avec sa sciure de bois, ses rateliers de fusils et ses engins de gymnastique; les chambrées de soldats, une par escouade, avec les lits plats alignés et les files d'armoires à l'ordonnance; je me remémorais le drill épuisant et le pas de parade, les assauts à la baïonnette et ces fastidieux labeurs de corvée dont j'avais été vite dispensé en ma qualité de fils de famille. Puis, c'était le champ de manœuvre, à une heure de la ville, avec ses baraquements de matériel et son stand de tir; c'était le local des sous-officiers, au rez de chaussée de l'aile gauche de la caserne; le casino des officiers, dans une avenue voisine, avec son porche élégant, son vestibule à l'antique, sa galerie de fête, son salon de musique, son petit parc, son tennis et sa salle à manger gothique où chaque jour, sanglé, correct, immobile et silencieux, j'étais admis à m'asseoir au bas bout de la table pour prendre mon repas de midi en compagnie de mes supérieurs.

Vie mécanique, fatigante et monotone. Mais quand ma période d'instruction se fut terminée par quinze jours de grandes manœuvres d'armée sur l'Elbe, qu'au milieu du fracas des canons, des sonneries des trompettes, du claquement des fusils et des mitrailleuses j'eus marché, contre-marché, rampé, creusé la terre, dormi sous la tente ou à la belle étoile, que j'eus brûlé d'innombrables cartouches, bataillé, grimpé, couru, chargé, senti la terre trembler autour de moi sous le galop des chevaux ou le passage des pièces d'artillerie, que je me fus pénétré de la conscience que j'étais une unité de ce vaste ensemble, un rouage de cette formidable machine, dont, quelle que fût l'infimité de mon rôle, je concevais pourtant, comme si j'en étais le centre, l'énorme et régulier assemblage, alors toute cette année d'obscure préparation me réapparut transfigurée, comme baignée dans le rayonnement de son apothéose finale; et quand, au cours de la triomphale revue qui clôtura ces manœuvres de l'Elbe, j'eus défilé, la jambe haute et le pied tendu, en tête de la demi-section dont on m'avait confié le commandement, devant le tertre où, dans la brillante escorte de son état-major, se cambrait l'uniforme éblouissant de S. M. l'Empereur Guillaume II, j'éprouvai jusqu'au fond de mon être, pendant que montaient de tous côtés les éclats des cuivres tonnant le Deutschland, Deutschland über alles, l'intense et magnifique orgueil de me sentir un soldat allemand.

Et maintenant, qu'allait-il m'advenir? La puissante machine, huilée dans ses ressorts, allait-elle être mise en action pour écraser l'Europe du poids de la guerre, ou suffirait-il de son bruissement avertisseur pour courber de nouveau tous les fronts sous le vent angoissant de la peur? Comment allais-je retrouver la caserne de Magdebourg? Toute animée d'apprêts belliqueux ou dormant massivement dans l'épaisseur de ses lourdes murailles? Qu'allait-il se passer? Quel allait être mon sort, et avec le mien celui de mon régiment, celui de l'armée, celui de l'Allemagne, celui du monde? Quelles conversations allaient se tenir autour de la longue table du casino des officiers? Quel air aurait le colonel von Steinitz, entre ses favoris à l'autrichienne? Quels discours nous servirait notre chef de bataillon, le major von Nippenburg, du haut de sa parole tranchante et de ses lèvres rases? Quels jurons partiraient des dents gâtées du capitaine Braumüller, mâchant son éternelle cigarette? Quels changements se seraient produits dans mon ancienne compagnie? Y reverrais-je le premier-lieutenant Poppe, plus que jamais mordant, rogue et sarcastique, le lieutenant Schimmel, couturé comme un damier, le lieutenant von Bückling, élégant, corseté, pommadé et le monocle à l'œil, le sergent-major Schlapps et le vice-feldwebel Biertümpel, les sergents Quarck, Schmauser, Schweinmetz et Buchholz, les sous officiers Brandenfels, Schuster, Dickmann et cette immonde et magnifique brute de Michel Bosch, surnommé Wacht-am-Rhein, pour sa constante habitude, quand il était saoul, de brailler au milieu de ses renvois, de ses hoquets et de ses déjections les strophes enflammées de cet hymne patriotique? Retrouverais-je ceux avec lesquels je m'étais plus ou moins lié, ceux que, dans le cadre de la discipline et le ménagement de la hiérarchie, je pouvais nommer mes amis, le lieutenant Kœnig, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar et les trois autres volontaires du bataillon, Max Helmuth, Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach, aussi prétentieux que son nom était long et sa noblesse parcheminée? J'étais resté sans relation avec eux tous, sauf Kœnig, avec qui j'avais échangé quelques billets et, naturellement, le capitaine, le major et le colonel, à qui j'avais adressé, pour le jour de Noël, de belles lettres de vœux.

Tous ces souvenirs me remontaient en foule au cerveau, tandis que l'inquiétude commençait à m'oppresser et que je me retournais dans mon lit sans dormir. Au canon des manœuvres se substituait étrangement dans ma tête le canon de la guerre: la guerre dont je me représentais déjà en images vives le tumulte et l'ardente mêlée! Je sentais peu à peu venir le rêve ou le cauchemar. Je m'endormis enfin au petit jour d'un sommeil éreinté. Quand je me réveillai, très tard, je me trouvai couvert de sueur: j'étais entré le premier à Paris et je venais de rapporter à ma chère Dorothéa, en guise de cadeau de noces, le trésor de la Banque de France. Le chocolat que Johann m'avait servi à l'heure habituelle était froid sur la table et le soleil inondait ma chambre.


L'après-midi de ce même jour, qui était un dimanche, je ne pus m'empêcher de pédaler jusqu'à Goslar, pendant que ma mère préparait ma cantine.

Dorothéa me reçut avec de grands témoignages d'affection non sans étonnement, vu ma visite de la veille.

—Je pars demain, lui dis-je; vous ne me reverrez pas avant quinze jours.

—Mon Dieu, Wilfrid, où allez-vous?

—A Magdebourg.

—Qu'allez-vous faire à Magdebourg?

—Je suis appelé pour une période d'instruction militaire.

Ce pouvait être vrai. J'avais, en effet, à accomplir encore, à la suite de ma libération, deux périodes de huit semaines pour être nommé officier de réserve. J'aurais donc pu me contenter de cette explication. Mais me rendant bien compte que ma convocation, dans ce cas, n'aurait pas été libellée de la sorte et qu'il s'agissait certainement d'un appel extraordinaire, je m'écriai tout à coup, saisi d'une émotion trop naturelle et du besoin de mettre de la solennité dans mes adieux:

—Je mens, Dorothéa, ce n'est pas pour une période d'instruction que je suis appelé: je crois qu'il va y avoir la guerre.

—La guerre? s'exclama-t-elle bouleversée. La guerre! Herrgott!

Et s'élançant du côté de la porte, elle se mit à crier:

—Papa! papa! il va y avoir la guerre!...

Je l'arrêtai tout effaré, me souvenant du «strictement secret» de l'ordre de mobilisation.

—Non, non, dis-je, il ne faut pas qu'on le sache... Personne ne doit savoir encore... Je viens secrètement vous faire mes adieux.

Herrje! que vais-je devenir?

Je ne cherchai pas à rassurer Dorothéa. Il me plaisait de la voir pleurer, s'effondrer, jugeant de son amour par ses larmes et ne voulant pas qu'il fût supposable, devant elle, que je ne partisse pas réellement pour la guerre.

—Je vous rapporterai des bijoux français, fis-je. Car j'espère bien avoir le plaisir de tuer quelques officiers. Ils portent tous, paraît-il, des bracelets, des bagues, des breloques de prix, et l'on en voit, dit-on, ornés de boucles d'oreilles.

—De boucles d'oreilles!... susurra-t-elle dans ses pleurs.

—Je vous en enverrai, déclarai-je.

—Oui, oui, des boucles d'oreilles!... Vous me le promettez?

Cela me rappela le cri du cœur de Marguerite, dans Faust, lorsqu'elle découvre la cassette apportée par Méphistophélès:

Wenn nur die Ohrring' meine wæren! 1

—Je vous le promets. Je vous enverrai aussi des cartes postales datées de tous les lieux de nos victoires.

—Mais, dit-elle, si c'est vous qui êtes tué?

—Alors, fis-je avec un grand geste, vous vous direz que je serai mort glorieusement pour la patrie allemande et vous me pleurerez toute votre vie.

—Oh! plus que ça, gémit-elle, jusque dans l'éternité!

C'est en de tels propos que nous nous entretînmes pendant une heure, fréquemment entrecoupée de cette exclamation qu'elle me lançait en même temps que ses beaux bras autour du cou, ni plus ni moins que quand je lui contais l'histoire de ma balafre:

—Tu es un héros!

Doux souvenirs! moments inoubliables!

Et quand fut venu celui de la séparation et qu'après lui avoir fait jurer à nouveau de ne pas divulguer ce terrible secret de la guerre, j'eus pris pour la dernière fois congé d'elle, j'emportai comme un miel à mes lèvres le goût de son premier baiser sur la bouche.

O ma Dorothéa!


Il avait été décidé, pour ne pas prêter aux commentaires de la population, que mon père m'accompagnerait seul à la gare, en chapeau de paille et les mains dans les poches, comme s'il s'agissait pour moi d'une courte excursion. Ainsi fut fait. Johann nous suivait à cinq pas de distance, portant ma valise.

Le train s'annonça. Nous le vîmes paraître au déclin de la courbe. Il vint se ranger le long de la petite gare. Il était passablement plus long que d'habitude. Je me dirigeai vers une voiture de seconde classe. Des chants sortaient des wagons de troisième.

Einsteigen!... Fertig!

—Bon voyage, mon fils Wilfrid! Au revoir dans quinze jours!

Le train s'ébranla, cracha sa fumée, tandis que mon père, le conseiller de commerce Hering, saluait du mouchoir et que le domestique Johann ôtait dignement sa casquette.

II

Le trajet jusqu'à Magdebourg n'est pas long. Après Ilsenburg, il y a Wernigerode, puis Dannstedt, puis Halberstadt, où l'on rejoint la ligne de Halle. D'Halberstadt à Magdebourg on met une heure et demie.

Il faisait un temps superbe. Partout régnaient la gaieté, le soleil, la vie normale, paisible et laborieuse. Les gens montaient et descendaient, pressés ou lents, des paniers au bras, des paquets aux mains, les dames en parasol, les hommes le cigare aux lèvres, causant diversement de choses et d'autres, s'abordant, se reconnaissant, s'interpellant. J'aperçus sur le quai d'Halberstadt un groupe d'étudiants de Halle, la casquette sur l'oreille, la badine sous l'aisselle. Des touristes circulaient, des Anglais à Baedeker, des Russes à lunettes d'or. D'entre ces nombreux visages qui passaient ainsi sous mes yeux, y en avait-il un qui trahit une inquiétude? Y en avait-il un seul pour se douter que dans quelques jours peut-être il aurait à changer brusquement d'aspect sous l'effet d'une formidable nouvelle dont il n'avait pour lors aucune idée?

Je ne fus cependant pas sans remarquer qu'à chaque station montaient deux ou trois jeunes gens à l'air préoccupé, munis d'un léger bagage. Il en descendit une cinquantaine à Halberstadt. Quelques-uns avaient comme moi une valise; la plupart, des paysans et des ouvriers, portaient un baluchon de toile nouée. Mais, dans le mouvement de la gare, leur présence ne souleva nulle curiosité.

Nienhagen, Oschersleben, Blumenberg... De nombreux réservistes montaient, qui descendirent à Magdebourg avec moi. Pas un uniforme en gare. Je chargeai un commissionnaire de porter ma cantine à la caserne et m'en fus faire un tour en ville. Tout y était habituel et calme. Les magasins étalaient leurs vitrines, devant lesquelles baguenaudait la foule bourgeoise. Les promeneurs animaient la Kaiserstrasse. Devant le théâtre étaient placardées les affiches d'une troupe estivale. Des enfants se dirigeaient par bandes vers les ombrages du jardin Frédéric-Guillaume. Une seule chose m'étonna: l'absence à peu près complète de soldats, dans cette ville qui à l'ordinaire en regorge.

J'avais encore deux heures de liberté. Je décidai de les employer à me rafraîchir dans une brasserie, car il faisait terriblement chaud. J'entrai au Franziskaner. L'immense taverne était pleine. Je finis cependant par trouver une place et me mis aussitôt à vider des cruchons avec la même soif que si j'avais été notre valeureux Fuchsmajor, le gros von Pumplitz, surnommé Falstaff.

A toutes les tables, des journaux étaient déployés devant le nez alourdi de consommateurs absorbés. Présumant qu'il pouvait être survenu quelques événements importants, je me fis apporter les dernières gazettes et ne tardai pas à être plongé dans cette lecture aussi profondément que mes voisins.

Comme il était à prévoir, la Serbie continuait à faire des siennes. Cette insolente peuplade se refusait à accepter les conditions exceptionnellement modérées de la note autrichienne, forçant ainsi le gouvernement austro-hongrois à rompre les relations diplomatiques. Le ministre d'Autriche avait quitté Belgrade et le ministre de Serbie à Vienne avait reçu ses passeports.

La nouvelle de la rupture des relations diplomatiques avec la Serbie, annonçait-on de Vienne à la Gazette de Magdebourg, a été rendue publique par des éditions spéciales des journaux. La foule massée dans les rues a accueilli la nouvelle par des acclamations en l'honneur de l'Empereur. Partout règne un grand enthousiasme.

Les manifestations à Berlin, mandait l'agence Wolff, ont duré toute la nuit. Un cortège de cent mille personnes a parcouru la ville en chantant la Wacht am Rhein. Devant l'ambassade de Russie des cris hostiles ont été poussés. On a acclamé l'ambassade d'Autriche et l'ambassade d'Angleterre.

Aux dernières dépêches, les informations suivantes étaient données, datant du jour même:

Berlin, 27 juillet.—S. M. l'Empereur a décidé d'interrompre sa croisière sur les côtes de Norvège, pour rentrer directement à Berlin.

Copenhague, 27 juillet.—Le président de la République française, interrompant son voyage, a pris la décision de revenir immédiatement en France.

Il se passait assurément quelque chose. Mais quoi?

Les articles de la presse étaient divers et contradictoires. J'en lus attentivement une douzaine.

Vienne et Berlin, écrivait la Neue Freie Presse, mêlent aujourd'hui leurs sentiments, et des millions d'hommes, dominés par la même émotion, se retrouvent frères comme autrefois. Le peuple a raison: la guerre doit être menée jusqu'à la dernière extrémité.

Cette guerre, exposait la Zeit, décidera du sort de l'Autriche-Hongrie des Balkans, peut-être de toute l'Europe: du sort de l'Autriche-Hongrie, si on la laisse seule avec la Serbie; de celui des Balkans, si un État balkanique intervient; de celui de l'Europe, si la Russie bouge.

Les Dernières Nouvelles de Munich disaient:

L'Autriche veut être libérée de cet éternel danger qui a son origine en Serbie. Nous avons l'espoir que l'Angleterre s'abstiendra de toute intervention dans le conflit austro-serbe, ainsi que dans une collision éventuelle entre la Triplice et la Duplice.

L'Allemagne mobilisera, si c'est nécessaire spécifiait la Deutsche Tageszeitung. Il n'est pas douteux que notre mobilisation ne soit préparée jusque dans ses moindres détails.

Et la National Zeitung insistait, dirigeant plus particulièrement son avertissement du côté de l'Ouest:

La France ne sait-elle pas ce qu'elle entreprend, en voulant, avant d'avoir achevé ses armements, rencontrer de nouveau l'adversaire de 1870? A-t-elle oublié le siège de Paris? Ne ressent-elle déjà plus la perte des cinq milliards qu'elle a dû payer? En a-t-elle assez de la République et désire-t-elle un autre régime? C'est sur la France que l'Allemagne s'indemnisera. Seulement, cette fois, on se servira d'une autre mesure qu'il y a quarante-quatre ans. Au lieu de cinq milliards ce sera cinquante milliards que devra payer la France. Tu l'as voulu, Georges Dandin!

C'était ce qui s'appelle envoyé!

La presse étrangère, dont nos journaux donnaient de larges extraits, laissait en général une impression favorable, à l'exception des feuilles françaises et russes dont le ton, à en juger par les passages cités, me parut suspect.

Le Daily Chronicle disait:

Si l'effort diplomatique en vue de la paix échoue, il ne faudra pas en rejeter la responsabilité sur Londres ou sur Berlin, non plus que sur Paris ou sur Rome, car le seul rayon d'espoir est donné par l'ardent désir de paix des quatre puissances qui ne sont pas directement intéressées dans le conflit.

La presse de notre alliée italienne se prononçait en termes qui me semblèrent fort justes sur la situation.

L'Autriche a absolument toutes les raisons et la Serbie tous les torts, décidait le Popolo Romano. L'attitude de l'Autriche à l'égard de la Serbie ne pouvait pas être plut correcte.

Et la Tribuna, le journal gouvernemental, commentant le voyage du président Poincaré à Saint-Pétersbourg, formulait:

La politique extérieure française a eu deux objectifs en ces dernières années: lier l'Angleterre à la France et à la Russie par un pacte d'alliance et donner à la politique russe une orientation anti-germanique. La France à ce point de vue a complètement échoué.

Quant au socialisme, son pacifisme intransigeant s'exprimait en déclarations catégoriques:

Pour le prolétariat allemand et international, écrivait le Vorwærts le 25 juillet, la situation est claire. Quoi qu'il arrive, le prolétariat ne doit pas se croiser les bras. Si la classe ouvrière est sincère dans son intention de maintenir la paix entre les peuples et d'éviter les conflits internationaux, elle doit être à son poste. Le peuple ne veut pas d'aventure guerrière; il veut une politique qui garantisse la paix.

Sur quoi le leader français Jaurès, lui faisant écho par dessus la frontière, répondait dans son organe l'Humanité:

Tout ce que nous voyons à l'heure présente, dans cette obscurité, c'est que nos camarades socialistes d'Allemagne ont vigoureusement protesté contre le caractère menaçant et offensant de la note autrichienne. Que les socialistes de tous les pays redoublent d'efforts pour éclairer l'opinion et pour opposer leur solidarité à l'épouvantable catastrophe dont est menacé le monde.

J'en étais là de ma lecture, quand je me sentis frappé sur l'épaule.

Guten Abend, Herr Wilfrid, vous êtes donc à Magdebourg?

C'était un ami de mon père, le juge de district Obercassel, dont je fréquentais la maison pendant mon année de volontariat.

—Comme vous le voyez, monsieur le juge de district, je suis ici de passage.

—Quoi de nouveau? Tout le monde va bien, à Ilsenburg?

—Tout le monde va bien, je vous remercie. Mon père fait chaque jour son heure de trapèze, ma mère cultive son piano et mes petites sœurs grandissent.

—Tant mieux, tant mieux, Et vous, Herr Wilfrid? Vous étudiez à Halle, je crois?

—A Halle, parfaitement, monsieur le juge de district.

—Oh! oh! fit-il en m'examinant, mes félicitations! Vous avez ramassé là une superbe balafre. Cela vous va fort bien, mon cher!

Il me secoua cordialement la main, s'assit en face de moi, commanda un litre et, remarquant l'amoncellement de journaux qui formait sur la table une pile presque aussi haute que celle de mes rondelles de cruchons, il demanda:

—Vous avez lu les feuilles du soir? Quelles sont les nouvelles? L'Autriche a-t-elle fait sa déclaration de guerre?

—Pas encore, monsieur le juge de district. Nous en sommes toujours à la rupture diplomatique. Vous croyez donc à la guerre?

—Naturellement.

—Et la médiation des puissances?

—Bêtise! L'Autriche veut avoir la Serbie, elle l'aura! Elle n'en fera qu'une bouchée.

—C'est certain. Mais il y a la Russie. Que fera la Russie?

—La Russie fera ce qu'elle voudra. Cela nous est égal.

—Comment, cela nous est égal? Mais si la Russie bouge, nous intervenons!

—Eh bien, nous intervenons.

—Vous croyez donc aussi à la guerre européenne?

—J'y crois aussi.

—Cependant, notre gouvernement assure qu'il veut la paix.

—Il l'assure, sans doute. Il faut toujours assurer qu'on veut la paix. Mais je pense que c'est précisément pour avoir un bon motif d'intervention qu'il laisse François-Joseph donner tête baissée dans l'affaire balkanique. Vous comprenez que, si l'Allemagne voulait réellement la paix, notre empereur n'aurait qu'un mot à dire pour que tout rentre aussitôt dans l'ordre.

—Ce mot, l'empereur va peut-être le dire. Qui sait s'il ne rentre pas aujourd'hui à Berlin pour cela?

—Je ne le pense pas. L'Allemagne a tout intérêt à une guerre européenne. Jamais la situation ne nous aura été plus favorable: la Russie sans chemins de fer et perdue par ses grèves, la France plus qu'aux trois quarts pourrie, incapable d'un effort militaire, l'Angleterre en proie à la guerre civile et devant forcément rester neutre.

—C'est juste. Mais si la situation nous est si favorable, ne pensez-vous pas, monsieur le juge de district, qu'aucun pays n'osera nous attaquer? Il faudrait donc que ce soit l'Allemagne qui prenne l'offensive? Assumerait-elle la responsabilité de déclarer la guerre?

—Pourquoi pas? Je ne vois pas pourquoi l'Allemagne ne déclarerait pas la guerre, si c'est nécessaire. Offensive, défensive, tout cela ne signifie rien, Herr Wilfrid. En réalité, on se défend toujours, même quand on attaque. Or, nous nous sentons attaqués, parce qu'on ne nous laisse pas faire ce que nous voulons. En attaquant à notre tour, nous ne faisons donc que nous défendre. Il n'y a pas un Allemand qui ne comprenne cela.

—Vous vouiez dire que, de quelque façon que la guerre s'engage, cette guerre ne sera jamais pour nous qu'une guerre défensive?

—C'est exactement ce que je veux dire. Tenez, les socialistes eux-mêmes... Je vois que vous venez de lire cette peste de Vorwærts, fit-il en posant son gros index poilu sur la feuille socialiste... Eh bien, les socialistes eux-mêmes finiront aussi par le comprendre.

Et comme j'avais un geste d'incrédulité:

—Vous verrez, affirma-t-il.

Puis, après avoir allumé un cigare et fait renouveler son litre, le juge de district Obercassel continua:

—C'est maintenant qu'il nous faut agir. Dans quelques années, il serait trop tard. Nous avons besoin de nous étendre, de briser autour de nous des résistances qui pourraient devenir trop fortes. Il nous faut les ports du nord, les mines de fer et les colonies françaises. Il nous faut la Vistule et la mainmise sur la Baltique. Il nous faut l'accès de la Méditerranée et la domination surtout l'empire ottoman. Voilà pour commencer. Dans vingt ans, ce sera le tour de l'Angleterre. Dans cinquante ans, les États-Unis seront allemands, le Brésil de même; le canal de Panama nous appartiendra et nous pourrons alors nous occuper sérieusement de la Chine.

—C'est magnifique! m'écriai-je enthousiasmé.

—Nous ne verrons pas tout cela. Vous peut-être, pas moi. Mais je suis modeste, je mécontenterai d'assister à la première partie de cette colossale trilogie.

Il prononçait tout cela tranquillement, l'œil doucement émerillonné, en ingurgitant à petits coups sa bière blonde.

—Mais j'y songe, fit-il, vous êtes mobilisable, Herr Wilfrid. Vous n'avez encore rien reçu?

J'hésitais à répondre. Mais je voulus maintenir le secret.

—Non, dis-je en rougissant.

—Cela m'étonne, car chez nous l'artillerie et les pionniers sont déjà partis.

—Quand?

—Il y a trois jours. Ils doivent être bien loin maintenant.

—Vous les avez vus?

—Non. Peu de gens les ont vus. Ils sont partis de nuit. Le 26e régiment d'infanterie est également parti, mais la nuit dernière seulement. Il s'est embarqué à la gare de Neustadt.

—Et le 183e?

—Le 183e, on ne le voit pas non plus. Mais je crois qu'il est encore ici. Il doit être consigné dans sa caserne. Est-ce au 183e que vous êtes incorporé?

—Pour le moment, oui. Mais je serai peut-être affecté à son régiment de réserve.

—C'est probable. Vous êtes sous-officier maintenant?

—J'ai été libéré avec ce grade, mais je ne sais si on me le conserverait dans une campagne.

—Oh! certainement. On n'a jamais trop de sous-officiers. Et, si la chance vous favorise, vous ne serez pas longtemps sans avoir le porte-épée. Il y aura vite des trous à combler, expliqua-t-il placidement.

Ceci me rappela la caserne. Je tirai ma montre. Il était cinq heures et demie.

Je réglai ma consommation et, prétextant un train à prendre, je laissai le juge Obercassel dans la salle enfumée du Franziskaner.

—Mes amitiés chez vous, me cria-t-il encore... et bonne chance!... Si vous allez en France, vous m'enverrez une carte postale timbrée de Paris!


La grosse horloge du corps de garde sonnait six heures, quand je fis mon entrée à la caserne. Une vie intense la remplissait du haut en bas. A tous les étages s'agitaient des gestes, s'activaient des silhouettes, à toutes les fenêtres s'astiquaient ou se brossaient des effets militaires. Sous la haute majuscule de leur lettre d'ordre, les multiples portes engouffraient on dégorgeaient un flot incessant d'uniformes. Un sourd remuement continu, sans éclat, sans vacarme, montait ou descendait de partout, coupé de brefs commandements ou du bruissement cadencé des pas. Sur tout un côté de la cour principale étaient alignés trois ou quatre cents hommes en calot rond et vareuse de coutil qui faisaient l'exercice sous les ordres d'un premier-lieutenant et d'une demi douzaine de sous officiers. Des cours annexes parvenaient des odeurs d'écurie, de piscine, de cordonnerie et de soupe au lard.

J'aperçus tout d'abord le lieutenant Kœnig, occupé à dénombrer un amoncellement de bagages à l'entrée du magasin de bataillon. Une liste à la main, il en vérifiait le compte, pendant que deux soldats du train rangeaient les colis et les classaient sous ses yeux. J'allai aussitôt à lui.

—Tiens, Hering! Wie geht's, bester Freund?

—Fort bien. Un peu ahuri seulement par tous ces événements.

—Hein! Qui nous aurait dit aux dernières manœuvres...

—Alors quoi? Nous partons?

—Nous partons. Mais quand, das weiss ich nicht. Le colonel reste mystérieux. Quand avez vous reçu votre ordre?

—Avant-hier.

—Parfait. Avez-vous vu le capitaine?

—Pas encore. J'arrive.

—Eh bien, montez vous mettre en tenue. Je vous rejoindrai dans une demi-heure. Nous irons ensemble. Vous verrez, mon cher, un homme extraordinaire.

—Qui ça, Braumüller?

—Mais non, Kaiserkopf... le capitaine Kaiserkopf. Puis, voyant mon étonnement:

—C'est juste, vous ne savez pas... Braumüller est parti avec l'active.

—Le régiment n'est plus ici?

—Non. Nous autres, nous sommes affectés au cadre de réserve. Nous avons un nouveau capitaine, et c'est le capitaine Kaiserkopf.

—Kaiserkopf..., répétai-je, comme pour me graver dans la tête ces syllabes sonores.

—Vous verrez. C'est un homme... je ne sais pas s'il vous plaira... c'est un homme extraordinaire... Il vient de Torgau.

—Qu'a-t-il de si extraordinaire?

—Vous verrez. A propos, fit Kœnig, ce n'est pas la peine de sortir votre tenue de service. On distribue depuis ce matin les uniformes de campagne. Faites-vous délivrer le vôtre. A tout à l'heure.

—C'est entendu. Mais qu'est-ce que c'est donc que tous ces gens-là, demandai-je, montrant les hommes à l'exercice. Il y a là pour le moins, un demi-bataillon.

—Une compagnie, mon cher, une seule compagnie, la sixième.

—Une compagnie! m'écriai-je. Vous plaisantez.

—Aucunement, mon ami. Toutes les compagnies de notre régiment vont avoir trois cent cinquante hommes sur pied de guerre.

Je restai suffoqué. Trois cent cinquante hommes par compagnie, cela me semblait un chiffre énorme.

Kanonenfutter, murmura philosophiquement le lieutenant Kœnig. Ah! les Français ne se doutent pas de ce qu'ils vont recevoir sur le dos: l'active et la réserve, tout à la fois, et des compagnies de trois cent cinquante hommes!

Sur quoi il se remit à sa besogne d'estampillage.

Je montai à la compagnie. Notre étage bourdonnait comme une ruche en travail. Par les portes des chambrées on voyait les hommes en tricot de coton préparer leurs paquetages, ordonner leur fourniment, graisser leurs bottes. Des sous-officiers s'évertuaient, bougonnaient des instructions, mâchaient des jurons entre leurs dents tabagiques. Une prenante odeur de suée, de pieds et d'aisselles flottait dans les corridors.

Je rencontrai le fourrier Schmauser devant les lavabos.

—Ah! vous voilà, Hering! Je vous ai logé chez le feldwebel Schlapps. Vous ne vous plaindrez pas!

—Le feldwebel est absent?

—Le feldwebel est parti en avant avec le lieutenant-colonel Preuss pour les cantonnements.

—Où?

—Je n'en sais rien.

—Quand partons-nous!

—Je n'en sais rien.

—Mais, savez-vous au moins si nous partons?

—Je n'en sais rien de rien. Tout ce que je sais, c'est qu'on s'occupe de nous cantonner quelque part. Voici la clef du feldwebel. Je vais vous envoyer le tailleur, puis vous irez au magasin d'habillement choisir un casque. Tout le monde est équipé à neuf des pieds à la tête.

—Quel remue-ménage!

—Ne m'en parle pas! Voici deux nuits que je ne dors pas. Les chambrées sont archi-pleines, je ne sais où caser mes hommes.

Tout pénétré de son importance, le fourrier Schmauser épongeait son front moite.

Je trouvai ma cantine qui m'attendait devant la porte du feldwebel. Le logement était des plus confortables. Il se composait de deux pièces donnant sur la cour de la manutention, l'une servant de salon, l'autre de chambre à coucher. Le meuble en était cossu et voyant. Un fort bureau recouvert d'un tapis de peluche écarlate à grosses franges d'or supportait un cabaret à liqueurs, des pots à tabac et quelques livres de service. Sous une panoplie de pipes auréolant de leurs rayons divergeants le portrait en couleur de l'empereur, s'étalait, très fatigué, un large divan bleu de Prusse, devant lequel traînait une peau de renard. Aux fenêtres pendaient de lourds rideaux de panne jaune serin. Les murs tendus d'un papier gaufré à fleurs vertes se hérissaient de pointes de casques, d'aigrettes, de plumets, de crosses de pistolets, de poignards, de fers de lances, de bois de cerfs, de couteaux de chasse et d'armes exotiques. Sur la cheminée, entre deux enveloppes d'obus garnies d'herbes stérilisées, je reconnus la jolie pendule en porcelaine de Meissen que j'avais donnée au feldwebel pendant mon volontariat pour me concilier sa bienveillance. Mais ce qui surprenait le plus dans l'appartement du feldwebel Schlapps, c'était la quantité prodigieuse de souvenirs de femmes qui en ornaient tous les coins et recoins. On ne comptait pas les écharpes, les rubans, les mouchoirs, les débris de gaze, les bouquets fanés, les gants jaunis, les jarretières, les nœuds de chemise qui s'accrochaient à tous les clous, rôdaient sur les meubles, chargeaient des étagères, piquaient les angles des cadres et des miroirs. Les plus intimes de ces objets étaient naturellement dévolus à la décoration de la chambre à coucher, où l'on pouvait voir jusqu'à un pantalon de linon, avec des faveurs roses et des dentelles, servant de têtière à un fauteuil oriental. Le nombre des photographies surtout était considérable: il y en avait de toutes les sortes, dans toutes les poses et dans tous les costumes. Les unes présentaient de sémillants minois en toilette de ville, d'autres des déshabillés suggestifs, d'autres de piaffantes mascarades de théâtre-variété. Il y en avait de poétiques et de provocantes, de sensuelles et de sentimentales, de lascives, de perverses, de triviales; quelques unes même pouvaient être qualifiées de nettement obscènes. Tout ce qui avait passé sur les scènes des music-halls de Magdebourg, sur la piste de son cirque, dans ses tavernes, dans ses confiseries, dans ses bals publics, dans ses bars, sur ses trottoirs ou dans ses maisons louches s'étalait là, paradant, aguicheur, érotique et brutal, témoignage impressionnant des robustes appétits et des succès féminins de notre feldwebel.

J'en étais là de ma contemplation et ma pensée rougissante s'en allait déjà, portée par un courant naturel, errer à la dérive du côté des charmes encore à peine entrevus de ma chère Dorothéa, quand le tailleur Stich entra. Il avait les bras chargés de deux ou trois tuniques et d'autant de pantalons.

—A vos ordres, monsieur l'aspirant. J'ai conservé vos mesures de l'année dernière. Avez-vous grandi? Avez-vous grossi?

—Pas d'un pouce, Stich.

—Alors, fit-il de sa voix nasillarde, voilà qui doit vous aller comme un gant.

Il me présenta un uniforme et m'aida à l'endosser. J'en examinai l'effet dans la grande glace de Schlapps.

C'était le fameux uniforme feldgrau, dont j'avais déjà porté un spécimen aux manœuvres.

La glace me renvoyait mon image guerrière, grise du collet aux genoux. Tout y était feldgrau, jusqu'aux pattes d'épaules, jusqu'aux parements des manches. La couleur du corps d'armée ne se remarquait que par le mince liseré rouge des pattes d'épaules, sur lesquelles s'inscrivait en rouge le numéro du régiment. Un rang de boutons jaunes fermait la tunique. Un passepoil rouge et un galon doré de sous-officier bordaient le collet et les parements.

—Eh bien, murmurait Stich en me tapotant de tous les côtés, il me semble que ça va!

—Ça va.

—C'est un peu ample, mais vous serez mieux à votre aise. Vous n'allez pas à la parade, vous allez à la guerre.

Je lui donnai un mark de pourboire, puis j'allai au magasin d'habillement et à l'armurerie toucher le reste de mon équipement. Je choisis un casque, recouvert de sa housse en toile verdâtre, une casquette avec son bandeau rouge et sa cocarde prussienne, un manteau avec sa patte de drap rouge au collet, une paire de demi-bottes de cuir jaune, un havresac avec sa marmite individuelle, ses sachets à vivres, sa toile et ses accessoires de tente, un ceinturon avec ses trois cartouchières, son étui-musette et son petit bidon, un sabre-baïonnette avec son fourreau bruni et sa fausse dragonne aux couleurs du bataillon et de la compagnie, enfin un fusil avec sa lame-chargeur, sa hausse et son curseur. Tout cela avait pris un certain temps et quand je fus de retour chez le feldwebel, j'y trouvai Kœnig qui m'attendait.

—Et maintenant, mein lieber, allons voir le capitaine Kaiserkopf.

Le bureau du capitaine était situé à l'extrémité de l'étage occupé par notre compagnie. Une sentinelle en tenue de guerre, baïonnette au canon, en gardait l'entrée. Au passage de Kœnig, l'homme rectifia la position et présenta l'arme. Nous fûmes reçus dans l'antichambre par l'ordonnance.

—Monsieur le capitaine est-il là?

—A vos ordres, monsieur le lieutenant. Monsieur le capitaine est là, avec le vice-feldwebel Biertümpel.

Nous pénétrâmes dans une grande pièce qui s'éclairait sur la cour principale par deux hautes fenêtres à stores verts. Derrière un bureau de chêne chargé de dossiers, se hérissait, entre une énorme chope de bière et un revolver de gros calibre, une tête étrange et presque monstrueuse. Sous la casquette à visière un front proéminent, bossué, corroyé comme du cuir de botte projetait une paire de formidables sourcils aux soies épaisses et menaçantes. Le nez se gonflait et bourgeonnait entre les poches des yeux et les puissants méplats des joues aux teintes calcinées. Une rude et gigantesque moustache grisonnante boisait entièrement les lèvres et retombait pesamment autour du menton bestial. Le col rouge, érigé entre les pattes d'épaules plates en argent piquées de leurs deux étoiles, soutenait violemment cette figure énergique et féroce.

Je m'étais figé dans une attitude raide, les talons joints, la main gantée à la jugulaire du casque, attendant que le capitaine Kaiserkopf daignât lever les yeux sur moi. Un crayon à la main, il s'occupait à pointer sur un état d'effectifs des noms que lui défilait la voix éraillée du vice-feldwebel Biertümpel:

—Schuhmacher, Hans; Müller, Jakob; Petermann, Otto; Schnupf, Siegfried...

Cela aurait pu durer longtemps ainsi et j'aurais pu l'examiner encore plus en détail, si, ce qui lui arrivait sans doute à intervalles rapprochés, il n'avait éprouvé le besoin de boire. Sa main velue se porta vers l'anse de sa chope, de gros yeux gris de fer se levèrent, roulèrent un instant sous leurs sourcils énormes et se fixèrent sur moi. J'en profitai pour m'annoncer:

Offiziers-Aspirant Wilfrid Hering!

Il aperçut en même temps Kœnig qui le saluait; il lui tendit deux doigts, puis, montant sa chope à ses lèvres, il y trempa largement sa moustache, tandis que Kœnig prononçait:

—Monsieur le capitaine, l'aspirant Hering est notre meilleur volontaire de la classe 1912. C'est un sujet distingué, qui fera honneur au régiment. Le capitaine Braumüller faisait grand cas de lui.

—Braumüller, Braumüller... grommela le capitaine Kaiserkopf. Ce n'est pas une raison.

—Ce n'est pas une raison, sans doute, monsieur le capitaine, mais c'est une indication.

Schœn, Schœn. Voyons ses notes, Biertümpel.

Puis tandis que le vice-feldwebel feuilletait en dossier:

—Belle mine, solide gaillard, formula-t-il en me jaugeant de son œil gris. Superbe balafre.

—S'il vous plaît, monsieur le capitaine, croassa le vice-feldwebel en lui présentant la feuille qui me concernait.

Le capitaine Kaiserkopf y plongea le nez.

—Ah! voyons... Einjæhrig-Freiwilliger Wilfrid Hering, c'est bien ça... octobre 1912... stimmt... Tenue, bonne; instruction militaire bonne; baïonette, passable... Ah! ah! il paraît que vous n'êtes pas fort sur la baïonnette? Teufel! voilà qui est mauvais, monsieur Hering, voilà qui est très mauvais! La baïonnette, Donnerwetter! c'est capital. Comment voulez-vous vous en tirer, si vous n'êtes pas fort sur la baïonnette? Vous vous ferez embrocher comme un poulet! Voyons la suite. Vous avez en plusieurs fois des prix de tir; c'est mieux. Vous avez obtenu les aiguillettes de soie avec glands; Schœn. Vous avez été promu exempt au bout de six mois de service et trois mois plus tard sous officier surnuméraire. Vous avez subi avec succès votre examen d'officier de réserve et reçu votre qualification avec la note très bien; ce n'est pas mal... Mais, Donnerwetter! il y a encore quelque chose qui ne me satisfait pas, monsieur Hering, pas du tout...

Il engoula une ample rasade, puis continua:

Donnerwetter! dis-je, il y a encore quelque chose qui ne me satisfait pas. Vous n'avez pas, monsieur Hering, paraît-il, la voix assez forte pour pousser convenablement notre hourrah national. Cela, monsieur Hering, c'est impardonnable. Ne savez-vous pas. Donnerwetter! que le hourrah allemand est avec la baïonnette allemande le moyen le plus puissant que connaisse notre infanterie pour jeter la terreur dans les rangs de l'ennemi? Un Allemand qui ne sait pas manœuvrer proprement sa baïonnette, ni pousser hardiment son hourrah ne sera jamais qu'un zéro devant le perfide adversaire. Allons, monsieur Hering, criez après moi: Hourrah!

Son organe fit trembler les vitres. Je rassemblai mon énergie et hurlai avec un souffle que je ne me connaissais pas:

—Hourrah!

—Hourrah! nom de Dieu! hourrah!

—Hourrah!

—Cela manque de coffre. Vous ne buvez pas assez de bière, monsieur Hering.

Je songeai à tout ce que j'avais absorbé peu d'heures auparavant, mais je n'en répondis pas moins avec subordination:

—J'en boirai davantage, monsieur le capitaine.

Le lieutenant Kœnig crut bon à ce moment d'intervenir de nouveau:

—Je vous demande la permission d'ajouter, monsieur le capitaine, que l'aspirant Hering est le fils du conseiller de commerce Karl Hering, de la province de Saxe, possesseur de nombreuses fabriques, membre des conseils d'administration de sociétés importantes, grand propriétaire foncier, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge et admis à la fréquentation de la plupart des familles nobles du pays. Le conseiller de commerce Karl Hering est plusieurs fois millionnaire.

Ce petit discours parut faire une certaine impression sur le capitaine Kaiserkopf. Son visage renfrogné se détendit visiblement et il proféra aussi aimablement qu'il lui était possible:

—Je vous félicite, monsieur Hering, d'appartenir à une bonne famille. Les bonnes familles sont les bonnes familles, chacun sait ça, Sacrament! et l'Allemagne peut compter sur leur dévouement.

Et se levant solennellement de derrière son bureau,—sa stature me parut énorme,—il prononça en faisant le salut militaire:

—Aspirant Hering, êtes-vous prêt à verser votre sang pour Sa Majesté l'Empereur?

Je répondis d'un ton pénétré:

—Je le suis, monsieur le capitaine.

—Pour la patrie allemande?

—Je le suis, monsieur le capitaine.

—Pour votre capitaine?

—Je le suis, monsieur le capitaine.

—C'est bien, fit-il en se rasseyant. Je vois en outre que vous avez eu l'honneur de conduire une demi-section en présence de Sa Majesté, lors de la dernière manœuvre impériale. Je ne puis vous donner de demi-section, car nos cadres sont au grand complet, mais vous commanderez un groupe: ce sera le cinquième de la troisième section. Et maintenant, aspirant Hering, allez: n'oubliez pas le hourrah, la baïonnette... et surtout beaucoup de bière allemande!

L'audience était terminée. Je claquai des talons, bombai le buste et partis au pas de parade, tandis que le vice-feldwebel Biertümpel reprenait d'une voix rauque:

—Staufifier, Fritz; Schmidt, Ruprecht; Schmidt, Anastasius...


Kœnig me rejoignit dans le corridor. Il avait l'air très satisfait.

—Vous avez de la chance, me dit-il, le capitaine a été charmant pour vous.

—Diable! fis-je, qu'est-ce que c'est donc quand il n'est pas charmant!

—Je vous répète que vous avez fait bonne impression.

Je compris alors la tactique de Kœnig et pourquoi il avait tenu à assister à ma présentation, pour diriger sans en avoir l'air, et dans le sens qui pût m'être le plus favorable, cette périlleuse formalité. Je le remerciai vivement de son amitié.

—Et maintenant, proposai-je, il me semble qu'il serait temps de souper. Voulez-vous que nous allions au casino!

—Ce serait avec plaisir, fit Kœnig, mais depuis trois jours, mon cher, nous ne pouvons sortir de la caserne. Les officiers supérieurs seuls ont le droit d'aller en ville. On nous a aménagé une cantine dans la salle d'honneur des sous-officiers. C'est là que nous allons nous rendre.

En passant, nous entrâmes dans la chambrée numéro 35, qu'occupaient mes hommes.

—Fixe! cria le plus ancien en apercevant l'officier.

Aussitôt les sept ou huit soldats présents se précipitèrent chacun devant son armoire et s'immobilisèrent dans la position de front, les mains au pantalon.

—Combien d'hommes dans cette chambrée? interrogea Kœnig.

—A vos ordres, monsieur le lieutenant. La chambre est occupée par vingt hommes, dont quinze du groupe cinq de la troisième section et cinq en supplément.

La chambre, disposée en temps normal pour huit à dix hommes d'un groupe, contenait une dizaine de lits et autant de paillasses destinées à être étendues sur le plancher et pour le moment roulées contre le mur. Chaque armoire servait pour deux hommes.

—Quel est le rôle de service pour demain? demanda Kœnig.

—A vos ordres, monsieur le lieutenant.

L'ancien alla se planter devant une affiche de service dactylographiée, placardée contre le panneau intérieur de la porte, et martela d'une voix sonore:

—A quatre heures et demi, réveil. A cinq heures, appel et revue de chaussures, dans la chambrée, passée par le chef de groupe. A six heures, revue d'effets, dans la chambrée. A sept heures, café. A sept heures trente, inspection d'armes, dans la salle d'exercice. A neuf heures, revue de paquetage, dans la chambrée. A dix heures, examen médical, par le médecin aide-major. A onze heures, revue de compagnie, dans la cour de l'intendance. A midi trente, dîner. A deux heures, revue de bataillon, dans la cour principale. A quatre heures, revue de régiment, dans la cour principale. A six heures, bain. A sept heures, soupe.

Trefflich? fit Kœnig au terme de cette lecture laborieuse. Voici monsieur l'aspirant Hering qui a été désigné pour commander votre groupe. Vous lui obéirez comme à Dieu. J'espère que monsieur le capitaine n'aura pas à recevoir de plaintes sur la discipline du groupe cinq.

Automatiquement, toutes les mains présentes s'étaient levées d'un geste pour le salut militaire.

Je reconnus trois de mes hommes de l'année précédente, les mousquetaires Schnupf, Maurer et Vogelfænger, et les saluai par leurs noms. Il me sembla que mes drôles étaient tout contents de ne pas avoir pour les commander un sous-officier professionnel.

Au sortir de la chambrée 35, nous fûmes surpris par un lointain vacarme qui paraissait provenir des abords de l'escalier K.

—Que diable est-ce là? fit Kœnig.

Nous nous portâmes dans La direction du tumulte. A mesure que nous approchions, une voix de plus en plus tonitruante se dégageait d'une bousculade de meubles, de cris d'effroi et de hurlements de douleur. Les échos en remplissaient le corridor où s'attroupaient déjà des têtes curieuses. Des mots furieusement vomis commençaient à nous parvenir: «Salauds! tas d'idiots! cochons!...»

—Je parie que c'est encore ce buffle de Wacht-am-Rhein! grommelait Kœnig.

Devant la chambrée 17, dont la porte était grande ouverte, un spectacle singulier nous attendait. Au milieu d'une demi-douzaine d'hommes complètement terrorisés et dont deux, le visage tuméfié, saignaient lamentablement du nez sur des seaux, se démenait une sorte de fou furieux, un énorme individu au cou de taureau, au mufle de bête, dont les yeux apoplectiques, la face vermillonnée et la bouche écumante présentaient les signes d'un accès de rage au paroxysme.

—Bougres de salauds! vociférait-il inlassablement... Bougres de salauds! fils de truies thuringiennes!...

Il s'acharnait, pour le moment, de ses deux poings massifs sur un malheureux mousquetaire qui, sans oser bouger, mais bramant tant qu'il pouvait, encaissait stoïquement les coups.

—Bougre de triple salaud... Je t'apprendrai, à force de te l'enfoncer dans les côtes, ton métier de fantassin de Sa Majesté!... Tiens, cochon! En veux-tu encore, verdammter Halunke?... Tiens! tiens!...

Les poings s'abattaient sur la gueule, sur les saillants, sur le crâne du pauvre diable, qui résonnait comme une boule de bois. Deux filets de sang dégoulinaient des lèvres et des ecchymoses rouges péchaient le pourtour des yeux.

—Tiens, Hundsfott!... Tiens, charogne!

Celui qui sévissait d'un poing et d'un vocabulaire si énergique n'était autre, en effet, que le sous-officier Michel Bosch, dit Wacht-am-Rhein, le plus redouté des gradés de la compagnie.

—Quand vous aurez fini, sous-officier Bosch, fit Kœnig d'une voix blanche, j'aurai à vous dire deux mots.

Bosch, dit Wacht-am-Rhein, s'aperçut alors de la présence du lieutenant. Mais, sans se démonter, il porta hardiment la main à son calot et répondit:

—A vos ordres, monsieur le lieutenant. Laissez-moi seulement achever ce sagouin!... C'est une honte, clama-t-il, de voir comme cette chambrée est tenue! Regardez, monsieur le lieutenant, l'alignement de ces sacs!... Et ces lits!... Pas un qui soit à l'ordonnance!... C'est une véritable écurie!... Quel est le porc qui couche ici? continua-t-il en se jetant à coups de bottes sur un lit dont il dispersa de tous côtés les couvertures, les draps, le traversin et la paillasse... Ah! c'est Rohmann? Il n'est pas là?... Celui-ci, je le rattraperai demain! Je le ferai pivoter pendant trois heures au soleil avec le peloton de discipline!... Quant à toi, ausgespucktes Biest! fit-il en revenant sur celui qu'il malmenait à notre entrée, voilà ce qui te revient... Empoche ça, ordure!

Et détachant son sabre-baïonnette, qu'il leva à deux mains par le fourreau, il en asséna un coup formidable sur la nuque du fantassin de Sa Majesté, qui s'abattit sur les genoux en soufflant.

Nous n'en attendîmes pas davantage et quittâmes la chambrée 17 assez dégoûtés. Quelques instants après, Wacht-am-Rhein nous rejoignait sur le palier de l'escalier K.

—Je n'ai pas voulu vous blâmer devant vos hommes, fit Kœnig, mais je trouve, Bosch, que vous y allez un peu rudement.

Wacht-am-Rhein partit d'un éclat de rire et répliqua:

—Si ça n'est que ça, monsieur Kœnig, remettez-vous. Avec ces pachydermes-là, il n'y a jamais de casse, et il faut ça pour les dresser. Ce n'est pas votre système, je sais mais c'est le mien. C'est aussi celui de tous les bons sous-officiers de carrière. Vous êtes lieutenant, c'est vrai, mais je suis plus ancien que vous dans le métier et je connais les hommes. C'est ainsi qu'il faut les mener et non autrement: à la trique! Plus on tape dessus, plus ils seront aptes ensuite à taper sur les autres. Voilà comment on fait de bons soldats prussiens. D'ailleurs, ajouta-t-il plein du sentiment de sa juste cause, j'ai là-dessus l'assentiment du capitaine Kaiserkopf.

—Je n'en doute pas, fit Kœnig. Au reste, là n'est pas la question. Ce que j'avais à vous dire ne concerne pas la façon dont vous traitez vos hommes et qui vous regarde. Mais ne savez-vous pas que nous avons reçu des ordres supérieurs d'avoir à éviter toute cause de bruit dans la caserne? Or, vous déchaînez un tumulte infernal qui s'entend à un demi-kilomètre à la ronde!

—Un demi-kilomètre!... Vous exagérez, monsieur Kœnig. La voix de mes hommes ne porte pas si loin. Je ne peux pourtant pas leur commander de fermer la gueule quand je les étrille! Ce serait de la cruauté. D'ailleurs ils peuvent bien chanter comme des pourceaux qu'on saigne, on n'entend rien du dehors. J'ai étudié l'acoustique de la région, Herr Leutnant on n'entend rien.

—C'est possible, dit Kœnig, mais enfin, il y a des ordres. Contenez-vous.

—Je ferai ce que je pourrai, monsieur Kœnig, mais je ne garantis rien. Si je me contenais par trop, le service en souffrirait. Et le service, sacré mille millions, le service ayant tout!... C'est tout ce que vous aviez à me dire?

—C'est tout.

—A vos ordres, Herr Leutnant.

Wacht-am-Rhein salua et le bruit de ses bottes s'éloigna dans le corridor.

—Quelle brute! s'écria Kœnig, tandis que nous descendions vers la cantine. Mais, mon cher, il n'y a rien à faire. Ces gens sont nos maîtres. Ce sont eux qui tiennent le soldat. Sans eux, pas de discipline. Les sous officiers sont la force de l'armée allemande, et nous nous en rendons compte. Il faut en passer par où ils veulent... Je sais bien qu'il y a les règlements... on a fait quelques exemples... Tout cela ne signifie rien. En fait, nous sommes impuissants... Et puis, ajouta-t-il à voix basse, il y a tant d'officiers qui ont une mentalité de sous-officiers!...


La cantine était pleine de jeunes officiers, quand nous y entrâmes. Quatre ou cinq capitaines seulement occupaient une table. J'allai immédiatement claquer des talons devant eux pour leur demander la permission de rester dans la salle, ce qui me fut accordé d'un signe de tête. Nous prîmes place, Kœnig et moi, en compagnie du lieutenant Schimmel et de l'ancien volontaire Max Helmuth, promu comme moi à la dignité d'aspirant. Je fus heureux de les retrouver. Schimmel était d'ailleurs beaucoup moins sympathique que Kœnig; il cultivait le genre schneidig; mais dans sa figure couturée, auprès de laquelle ma balafre ne devait paraître qu'une modeste écorchure, luisaient des yeux fauves qui ne manquaient pas d'intelligence.

L'ordonnance servit la bière.

Prost!

Prost!

Prost!

Prost!

—Nous sommes prêts, archi-prêts, déclarait Schimmel. Pourvu que cette fois-ci soit la bonne! Vont-ils se décider, à Berlin?

Schimmel, qui avait fait des voyages d'espionnage en France, ne cachait pas son assurance.

—Si je pouvais parler, dire seulement le quart de ce que je sais!... Vraiment, ce sera drôle!... Croyez-m'en, Kœnig. Et ce que je connais n'est qu'une parcelle, une minime parcelle de notre vaste organisation en pays ennemi.

—La ligne de leurs forteresses est solide, observa Kœnig. Il faudra sans doute de grands sacrifices...

—Les hommes sont là pour ça.

—Et puis, monsieur le lieutenant, il y a les trouées, fit Helmuth qui se piquait de stratégie.

—Oui, Charmes, Stenay... Quoi qu'il en soit, messieurs, soyez certains d'une chose, c'est que nous serons sous les forts de Paris avant que les Français aient achevé leur mobilisation. C'est même ce qu'il y a d'ennuyeux pour nous, ajouta-t-il: ce sera si vite fait que notre avancement risque d'en être singulièrement compromis.

Un peu partout, me sembla-t-il, aux diverses tables, les conversations flottaient sur le même thème. Du roulis des voix, des verres et des fourchettes émergeaient des mots plus fortement prononcés: aéroplanes, poudres, calibres, canons de campagne, artillerie lourde, effectifs, coupoles, shrapnells, zeppelins. A la table des capitaines, où fumait une énorme choucroute, une orageuse discussion se déchaînait. Ailleurs déferlaient des rumeurs politiques, où les noms de Serbien et de Russland s'élevaient et revenaient sur des vagues de mépris ou de fureur. J'aperçus le joli lieutenant von Bückling brandissant avec agitation son monocle, tandis qu'en face de son buste corseté, le cinglant premier-lieutenant Poppe battait l'air dans une démonstration qui paraissait géométrique. L'incessante oscillation des têtes qui mangeaient ou se répondaient crêtait vivement le bleu foncé des tuniques et le rouge des cols, que rompait par endroits la note grise des uniformes de guerre arborés déjà par quelques lieutenants. Une forte odeur de charcuterie montait de toutes parts, pendant qu'entrait par les fenêtres ouvertes le sourd grondement de la caserne et que, du haut de sa place d'honneur, dans son pesant cadre doré, un grand portrait de Bismarck dominait de sa moustache énorme cette scène animée.

—Avec tout ça, qu'allons-nous manger? demanda Kœnig en consultant le menu. Messieurs, on nous offre des côtelettes de porc à la sauce bordelaise, du bœuf à la mode, du ragoût de veau, du poulet chasseur, des tournedos portugaise...

—C'est une honte, s'écria Schimmel à cette énumération, de voir combien de mots étrangers encombrent encore notre langue allemande. En cuisine, notamment, c'est un véritable scandale. Nous ne manquons pourtant pas d'excellents termes allemands pour remplacer tous ces intrus. Quand purgera-t-on nos menus de ces vocables français qui les déshonorent?

—Vous avez raison, fit Kœnig en riant. Mais comment, par exemple, remplaceriez-vous le mot «Kotelett»?

—Par le mot bien allemand de Rippe. Une côtelette de porc, c'est une Schweinsrippe.

—Et la sauce bordelaise?

—Rien de plus simple. La sauce bordelaise est une sauce au vin rouge. Nous dirons donc Rotweinsauce.

—Ah! pardon, vous laissez le mot Sauce!

—C'est juste. Alors Rotweintunke ou Rotweinbeiguss.

—Bravo! applaudîmes-nous.

—Et le bœuf à la mode? demanda Kœnig.

—Le bœuf à la mode? Voyons... Que diriez-vous de Sauerbraten?

—Ça va, mais c'est moins savoureux qu'en français. Comment vous en tirerez-vous maintenant avec le ragoût de veau?

Schimmel réfléchit, plissa un instant sa figure ravagée puis accoucha:

Brauneingemachtes Kalbfleisch.

—Un peu pénible, jugea Kœnig, mais on peut l'accepter.

—Pour le poulet chasseur, continua Schimmel satisfait de son succès, je vous proposerai ceci: Huhn mit Edelpilzbeiguss. Voilà qui me semble réussi.

—Réussi indiscutablement, approuva Helmuth.

—Quant aux tournedos portugaise... portugaise... Ma foi, c'est plus difficile! avoua Schimmel embarrassé.

Nous nous mîmes tous quatre à chercher. Le mot «portugaise» contenait tant de choses qu'il semblait presque intraduisible. Je suggérai cependant: Perlzwiebeln-und-Tomaten-Lendenschnittchen, et j'eus le plaisir de voir ma traduction adoptée à l'unanimité.

—Et voilà, conclut Schimmel avec un geste tranchant, voilà à quoi nos Herren Professoren devraient bien s'occuper, au lieu de perdre leur temps à fatiguer nos jeunes gens par l'étude des racines grecques.

—Fort bien, fit Kœnig en reprenant le menu qui avait passé de main en main, mais il s'agit pour le moment de décider ce que nous allons commander. Sera-ce des Schweinsrippen mit Rotweinbeiguss, du brauneingemachtes Kalbfleisch ou des Perlzwiebeln-und-Tomaten-Lendenschnittchen?

—Pour moi, dit Schimmel, je prendrai simplement une bonne choucroute à l'allemande.

—Moi aussi, dit Kœnig.

—Moi de même, fit Helmuth.

Je ne pus que me rallier à ce choix général, et bientôt une magnifique choucroute, abondamment garnie de saucisses de Francfort et de jambon de Westphalie, faisait rivaliser notre table avec celle des capitaines.

—Oui, messieurs, reprit alors le lieutenant Schimmel, je vous disais qu'il nous faut souhaiter la guerre. Je ne m'occupe pas de politique, moins encore d'économie politique, et je suppose qu'à ces deux points de vue la guerre aussi ne pourra que nous valoir des avantages. Je ne me place qu'au point de vue militaire; mais là je sais bien une chose, c'est que jamais l'Allemagne n'a été plus prête; et j'en sais bien une autre, c'est que la France ne l'est pas. J'ignore ce qui se passe du côté russe; je ne connais de la Russie que ce qu'en dit le Militær Wochenblatt; mais Poppe, qui l'a pratiquée, déclare qu'elle est encore moins prête que la France. Alors, que risquons-nous?

—Rien, c'est bien clair, dit Helmuth.

—Plusieurs fois déjà, continua Schimmel sans cesser de mâcher sa choucroute, plusieurs fois nous avons laissé fuir l'occasion. Cinq, si je compte bien, depuis 1871. La dernière, c'était lors de l'affaire d'Agadir. Mais nous avions un point faible, qui était l'aviation.

—Votre avis, demanda Kœnig, est que notre aviation est maintenant supérieure à l'aviation française?

—Très supérieure.

—Je parle des aéroplanes, non des dirigeables.

—J'entends bien. Extrêmement supérieure. Ce n'est pas parce qu'ils exécutent des tours de clown la tête en bas que cela change quoi que ce soit à la situation. Ces prouesses, militairement, ne signifient rien.

Ganz richtig, approuva Helmuth.

—Aujourd'hui, reprit Schimmel, nous leur damons le pion en tout... En tout, vous m'entendez bien!... Notre infanterie, vous la connaissez aussi bien que moi, Kœnig. Notre cavalerie, magnifique. Notre artillerie, splendide. En tout, vous dis-je!... Notre train, notre génie, nos services de communications, tout est parfait, tout est au point. Il n'y a plus qu'à marcher.

A l'ouïe de ces propos réconfortants, mon jeune cœur d'Allemand se soulevait d'enthousiasme et se délectait d'espérance. Je voyais nos innombrables troupes franchir victorieusement la frontière et se répandre en pays ennemi. Tout cédait à leur approche, les régiments s'effondraient, les divisions se disloquaient, les murailles bétonnées sautaient, les coupoles d'acier volaient en éclats. Successivement les villes se rendaient et les provinces tombaient. C'était d'abord Nancy, l'orgueilleuse cité lorraine, avec ses grilles, ses balustres, ses palais; puis, nos obusiers nous frayant violemment passage, nos armées envahissaient la Champagne, débordaient sur la Bourgogne, la Brie, le Valois, coulaient irrésistiblement vers Paris. Troyes, Reims, Soissons succombaient. L'inondation poursuivait sa marche torrentielle, gagnait la Normandie au nord, la Beauce au sud, et tandis qu'un ouragan de fer et de feu noyait et broyait Paris, que la double ceinture des forts crevait comme une digue impuissante et que, dans une dégringolade effroyable de poutrelles, de tôles, de fermes, de chevrons, la tour Eiffel, haute de trois cents mètres, venait s'écraser pitoyablement sur le sol, de nouveaux flots dégorgeaient inextinguiblement des bondes de l'est, où Verdun, Toul, Epinal, Belfort ne formaient déjà plus que des amas de ruines fumantes.

Sans m'abandonner aux perspectives lointaines qu'avait ouvertes devant moi le juge de district Obercassel, je croyais déjà toucher des yeux cet avenir si proche qu'en l'espace d'un mois la réalisation en pouvait être acquise. J'assistais en imagination à l'entrée triomphale de notre armée de l'Ouest, notre fier Kronprinz à sa tête, dans la capitale française abattue. J'entendais les puissants appels du Deutschland, Deutschland über alles rugis par douze musiques de régiment à la fois sur la place de la Concorde. A Versailles, un nouveau couronnement se préparait. Amiens, Rouen, Chartres étaient occupés, Orléans enlevé, la Loire franchie, Bourges saisi, Lyon investi. Partout les populations se soumettaient et les pantalons rouges fuyaient; les convois de prisonniers s'acheminaient par milliers sur l'Allemagne. Quelques semaines encore et le Midi rayonnant s'ouvrait aux pas des cohortes germaines extasiées. Le sol du Languedoc était foulé; la Provence huileuse recevait l'empreinte de nos talons. Et par un matin flamboyant, un escadron de nos hussards, débouchant d'un vallon touffu d'orangers, découvrait tout à coup la Méditerranée baignée de soleil, tandis que leurs chevaux, le poitrail haletant et la crinière gonflée, reniflaient le vent brûlant de l'Afrique.

—Quelle gloire! murmurai-je, emporté par mon rêve.

—Et surtout, dit Kœnig, dont la pensée semblait avoir pris un cours semblable à la mienne, surtout quel bienfait pour le monde!... Nos mœurs, nos arts, notre science affirmant leur suprématie; notre langue et notre littérature se conquérant de nouveaux domaines: nos qualités nationales imposant leur supériorité et démontrant leur valeur: l'ordre, la discipline, le travail, la ténacité, l'honneur, l'amour du droit et le respect de la parole jurée; notre bonne foi et notre fidélité germaniques triomphant de l'intrigue, du mensonge et de l'envie; enfin, tout l'univers s'élevant à la culture allemande, qui n'est autre, messieurs, nous pouvons le déclarer sans orgueil, que la culture elle-même.

Schimmel avait suivi ce petit discours d'un œil ironique.

—Tout cela, dit-il, mon cher Kœnig, est fort beau: mais c'est de l'idéalisme! Pour moi, si ma philosophie n'est point incapable de concevoir de si belles choses, elle se contente à moindre compte. Dans quelques jours, peut-être, s'il plaît à Dieu, nous serons en France. Nous y serons hors de toute loi, sinon celle de la guerre, exempts de toute contrainte autre que le succès de nos armes et le bon plaisir du guerrier. Rien qu'à y songer, je me sens déjà plein de joie et d'ardente convoitise. Quel pays que la France! Quelles femmes, quels vins, quelles richesses!... Voilà la réalité, voilà ce qui est appréciable et tangible... La culture, c'est très bien. Vous la répandrez, je n'en doute pas, mon cher Kœnig, vous et vos pareils. Mais croyez-moi, laissez cela aux professeurs, qui s'en chargent. Nous autres, nous sommes des soldats. Nous risquons notre peau, mais nous y trouvons le bénéfice de compensations immédiates. Pour moi, si, comme je l'espère, je rentre en France le sabre au clair et à la tête de ma section, je veux bien me battre, bien tuer, bien manger, bien boire et bien b..... Après quoi, je m'en f... et je laisse la place aux professeurs... Prosit!

Peu à peu Schimmel avait élevé la voix et quand, parvenu au bout de son couplet, il eut haussé victorieusement son verre, de sonores hourras partirent des tables voisines.

—Bravo!... Hoch Schimmel!... Voilà qui est parler! criait-on de divers côtés.

Le premier-lieutenant Poppe se dérangea pour venir lui serrer la main, et la table des capitaines elle-même fut secouée d'un frémissement joyeux.

Les échos de cette animation générale ne s'étaient pas encore calmés, que la porte de la salle s'ouvrit. Elle livra passage au major von Nippenburg, qu'accompagnait le capitaine Kaiserkopf. Tout le monde se leva.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, replet et rose, sans un poil sur la nuque, non plus que sous le busc de son nez d'épervier. Ganté, sanglé, la casquette profondément enfoncée sur le crâne, la torsade à deux brins aux épaules, la cravache sous l'aisselle et les jambes arquées par l'exercice du cheval, il avait l'air tout à la fois burlesque et matamore. Auprès de lui, le capitaine Kaiserkopf paraissait un colosse.

—Bonsoir, messieurs, dit-il. Je vous en prie, reprenez place.

Il circulait de table en table, saluant aimablement du geste.

—Vous n'êtes pas très commodément installés... Vous êtes à l'étroit, messieurs... Vous regrettez votre casino...

—D'autant plus, fit la grosse voix de Kaiserkopf, que ces bougres de sous-officiers nous font ici à côté un sabbat... Potztausend!

Cette observation déchaîna une franche hilarité. Le fait est que les sous-officiers du régiment, qui avaient leur cantine dans la salle voisine, ne se gênaient guère pour procéder à leur vacarme habituel, dont, chaque fois que la porte s'ouvrait, nous percevions les éclats et le grossier tintamarre.

—Que voulez-vous, messieurs... poursuivait le major. A la guerre comme à la guerre!

A peine avait-il laissé choir ces mots qu'un vif émoi s'emparait des assistants. Des officiers se précipitaient:

—La guerre!... Vous avez dit la guerre, monsieur le commandant?... Est-ce la guerre?...

Assailli de la sorte, le major ne vit d'autre ressource que de lever au plafond ses bras courts.

—Je vous en prie, messieurs, chevrota-t-il, calmez-vous... Je n'ai pas dit la guerre... Si j'ai dit la guerre, c'était sans y prendre garde, dans l'emploi d'une expression usuelle à laquelle je n'attachais pas d'autre importance... Je ne sais rien, messieurs... Je vous assure que j'ignore tout... Comme vous, j'attends... Calmez-vous, messieurs, je vous en supplie...

—Calmez-vous donc, nom de Dieu! tonitrua le capitaine Kaiserkopf. Le major von Nippenburg vous dit qu'il ne sait rien: c'est qu'il ne sait rien.

Cette injonction eut raison du tumulte. Que le major von Nippenburg sût quelque chose qu'il ne voulût pas dire ou que vraiment il ne sût rien, le résultat en était le même et la conséquence identique: la patience.

Ce fut le moment de me lever de nouveau, de faire trois pas à la rencontre du major qui s'avançait vers notre table et de me présenter à lui. Il voulut bien me reconnaître, m'adressa plusieurs questions et me demanda des nouvelles de mon père. Cet accueil ne manqua pas d'impressionner le capitaine Kaiserkopf.

Gewiss, fit celui-ci, je crois que nous pouvons compter sur ce jeune gaillard. J'ai vu ses notes, qui sont bonnes, et je lui ai confié le cinquième groupe de la troisième section.

—Montrez-vous digne de cette confiance, monsieur Hering, me dit le major, et nous pourrons, je l'espère, avant qu'il soit longtemps, vous octroyer le porte-épée.

Il s'informa du bagage des officiers dont le lieutenant Kœnig avait été chargé.

—Tout est en règle, monsieur le commandant; le train n'a plus qu'à enlever.

—Bien, bien, très bien... Je vois que l'esprit est excellent, fit-il en explorant de nouveau du regard la salle rumorante. Je suis très satisfait...

Puis, après nous avoir encore adressé un petit salut de la main, il se dirigea vers la table des capitaines, y prit place et, les ordonnances accourues, après s'être longuement concerté avec son acolyte, commanda un punch.

—C'est un malin, murmura Schimmel; il se rend populaire. Ce n'est pas le major von Putz, du premier bataillon, qui en ferait autant. Tous les supérieurs sont en ville, au Fürstenhof, au Theatergarten ou chez le général, tandis que nous moisissons ici à ne rien savoir.

Pour moi, je ne me sentais aucunement moisir. Très content de moi-même et des égards que je m'étais vu témoigner, heureux de me trouver dans cette atmosphère militaire et dans la compagnie de ces officiers distingués, je ne demandais qu'à jouir de ma situation présente, en attendant tranquillement les événements. Je m'enquérais de ce qu'étaient devenus ceux de mes anciens camarades que je n'avais pas revus, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar, le volontaire Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. On m'informait alors que Wollenberg était parti avec l'active, ainsi que l'exempt Lothar, nommé sous-officier, tandis que Fuchs, non encore mobilisé, était désigné pour le bataillon de dépôt. Quant au baron Hildebrand von Waldkatzenbach, qui avait raté l'examen d'officier de réserve, son rang d'aspirant, à ce que m'apprenait Helmuth, avait cependant fini par lui être concédé sur l'intervention d'une princesse appartenant à une famille souveraine. Nous ne tarderions pas à le revoir parmi nous.

Tout cela me ravissait d'aise. Halle et son université étaient bien loin. Je me sentais militaire dans l'âme, et je me demandais déjà si je n'avais pas menti à ma vocation, si je n'aurais pas dû, comme Wollenberg, arborer la cocarde de l'enseigne, plutôt que de coiffer la casquette orange du corps d'étudiants de Teutonia.

Au reste, le bruit croissant et la mêlée dissonante où la forte voix du capitaine Kaiserkopf grondait sans effort comme une basse persistante, la fumée des pipes et des cigares, le brandissement des chopes, le scintillement des liqueurs conféraient de plus en plus à cette réunion le caractère d'une vaste kneipe. Un bourdonnement continu provenait de la salle des sous-officiers, gonflé d'échos de disputes et de braillements de chants. De temps en temps la porte s'ouvrait, un officier entrait ou sortait, et le charivari devenait alors énorme. Dominant toutes les autres, une voix avinée, où l'on ne pouvait reconnaître que celle du sous-officier Michel Bosch, gueulait:

Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein!

Wer will des Stromes Hüter sein?

Lieb Vaterland, magst ruhig sein:

Fest steht und treu die Wacht am Rhein!

Puis la porte se refermait, le tapage s'assourdissait et le brouhaha des officiers reprenait le dessus.

Il était près de minuit et j'avais beaucoup bu. Mon cerveau commençait à se brouiller, mes yeux à se fermer; je ne les maintenais ouverts qu'à la force d'une volonté fléchissante.

Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein...

Le beuglement de Wacht-am-Rhein me réveillait en sursaut.

—Allons, Hering!... Moi, fit Kœnig, je vais me coucher. Demain réveil à quatre heures et demie!

Je me levai lourdement pour le suivre. Il me sembla que je titubais.

Quelques minutes plus tard, j'avais regagné mon logement et, déshabillé aussi rapidement que me le permettaient mes gestes vagues, je me jetais avec délice sur le lit du feldwebel Schlapps et sous ses photographies de femmes, tandis que, dans la chaleur de la nuit et le ronflement de la caserne endormie, me parvenait encore, par la fenêtre entr'ouverte, une lointaine et confuse clameur, que perçait comme une vrille le refrain belliqueux:

Fest steht und treu die Wacht am Rhein,

Fest steht und treu die Wacht, die Wa-a-acht a-a-am Rhei-ei-ein!...

III

A quatre heures et demie, une diane aigrelette me réveilla. Je sautai hors de mon lit. A cinq heures précises, j'entrais dans la chambrée 35 pour inspecter mes hommes.

Tout y était prêt et en ordre. Mon groupe se composait de quinze hommes, dont un exempt: quatre avec deux ans de service et onze réservistes des trois classes précédentes.

Chacun d'eux me présenta sa double paire de chaussures: les bottes en cuir fauve et les brodequins à lacets. J'en vérifiai la condition, m'assurai de leur état de neuf et de leur appropriation aux pieds auxquels elles étaient destinées. Puis j'examinai les accessoires: la brosse à décrotter, la brosse à cirage, le tube de cire, la botte à graisse, la capsule de clous et les semelles de rechange, constatant que chacun en possédait la collection.

La visite des effets d'habillement occupa une seconde heure. Mes hommes allèrent ensuite déjeuner, et je les retrouvai dans la salle d'exercice, où avait lieu l'inspection d'armes, à laquelle je fus moi-même soumis.

A neuf heures, selon le programme, on continua par l'examen des paquetages. Chaque sac fut ouvert, vidé, refait, bouclé, pesé, il y avait de quoi s'étonner à tout ce qu'il pouvait contenir: on y trouvait un bourgeron de coutil, un caleçon et une chemise de rechange, un bonnet de police, deux paires de chaussettes, des bandes de toile, deux mouchoirs, une brosse à habits, une brosse à fusil, une brosse à dents, une brosse à cheveux, un pain de savon avec sa boîte, un peigne, un miroir, une paire de ciseaux, un dé, du fil noir, du fil blanc, des aiguilles, un couteau, une cuiller-fourchette, un nécessaire d'armes avec étoupe, burette, flacon d'huile et lavoir. Autour du sac s'enroulait la capote et derrière s'appliquait la marmite. Le tout pesait onze kilos. L'équipement comportait en outre une musette à vivres pouvant tenir deux rations, un bidon coiffé de son gobelet, le ceinturon de cuir fauve et les trois cartouchières. Ainsi harnaché, l'homme était complet.

L'inspection de tout cet attirail provoquait une bruyante activité dans les chambrées. Les magasiniers et caserniers couraient partout, hélés de droite et de gauche, recevant des plaintes ou des ordres, prenant hâtivement note de ce qui était défectueux ou manquait, leurs bras et leurs paniers chargés d'objets de fourniment et les yeux hors de la tête. Méthodique et inquisiteur, Schimmel procédait à la visite successive des groupes de sa section. Ses observations étaient brèves et cinglantes. Du premier coup d'œil il jaugeait une escouade et son flair le portait infailliblement sur l'homme qui n'était pas au point. Un regard torve au sous officier responsable, qui avait ensuite toute latitude d'exercer sa vindicte sur le malheureux qui l'avait fait prendre en faute. J'eus la chance d'échapper à cette courte honte: mes hommes se présentèrent sans un accroc. Mais ailleurs, tout ne se passait pas aussi tranquillement; on entendait gronder, glapir ou tonner, et du côté de Wacht-am-Rhein ça chauffait.

Aussi, quand, à onze heures, nos trois sections se trouvèrent rangées le long de trois côtés de la cour de l'intendance, en ordre serré, sur deux rangs à quatre-vingts centimètres, les vingt-six sous-officiers, les cinq signaleurs, les deux tambours et les deux cornets en serre-files, la compagnie du capitaine Kaiserkopf, tout équipée de neuf, brossée, rasée, astiquée, offrait-elle un aspect magnifique. Et lorsque, au commandement de «Garde à vous!» mugi par le capitaine et sur deux roulements brefs des tambours, tous les corps se cambrèrent, s'immobilisèrent, le bras collé à l'arme, le regard fixe et le nez roide, nous comprîmes le geste orgueilleux par lequel Kaiserkopf, présentant sa troupe au major von Nippenburg, comme une armée de soldats de plomb sortis correctement de leur boîte, avait l'air de lui dire:—Est-ce joli, ça, Donnerwetter! est-ce propre, est-ce dressé!

A mon grand étonnement, il n'y eut pas de manœuvre, pas le moindre mouvement d'arme ou de marche. Assistés du premier-lieutenant Poppe et du vice-feldwebel Biertümpel, les deux officiers passèrent lentement le long de la ligne, s'arrêtant tous les quatre ou cinq pas pour vérifier un harnachement, soupeser un sac, tapoter une cartouchière, discutant longuement à voix basse sur un détail d'équipement, la ternissure d'un bouton ou la pression d'une courroie. C'était bien une revue, au sens précis du terme, et point du tout une parade. De temps en temps, ils faisaient sortir un homme du rang.

—Oui, toi, le grand blond... Comment t'appelles-tu?

—Bohnenstengel.

—Au pas gymnastique trois fois le tour de la cour!

Et quand l'homme revenait, rouge et suant, on se jetait sur lui pour le mesurer de droite et de gauche, de biais et d'équerre, et supputer l'équilibre de son ajustement.

—Trois centimètres de déviation pour le sac, deux pour le ceinturon! annonçait Kaiserkopf.

Ou bien, on lui faisait prendre plusieurs fois de suite la position de tir à genou, de tir accroupi, de tir couché; on lui donnait l'ordre de mettre le havresac à terre, de le déboucler, d'en extraire la boîte à graisse ou la brosse à dents, de le reboucler et de le réendosser, le tout aussi rapidement que possible. Le soldat s'y bousculait de toute son énergie.

—Cinquante-quatre secondes! constatait alors, chronomètre en main, le capitaine Kaiserkopf.

Le major hochait du menton et le premier-lieutenant Poppe relevait d'un doigt sa moustache.

On termina par une inspection détaillée des sous-officiers et des quatre musiciens. Il était midi trente-cinq quand retentit le commandement libératoire: «Rompez!» Pour la première fois de ma vie militaire je n'avais entendu prononcer aucune punition.


Je retrouvai à la cantine la société de la veille, beaucoup augmentée, car tout le monde était présent. Faute de place, plusieurs officiers mangeaient debout. Le major von Putz lui-même était là, ventripotent et très excité, car tandis que nous avions notre revue de compagnie dans la cour de l'intendance, il passait la revue de son bataillon dans la cour principale.

—Superbe! criait-il. Quinze cent soixante-dix hommes! Je n'ai jamais vu un bataillon pareil. Il me semblait que j'étais général de brigade!

Je m'informai des nouvelles. La matinée avait été si occupée que personne n'avait encore lu les journaux. Kœnig, qui en détenait un, le dévorait en même temps que son ragoût de porc, ou, pour parler comme Schimmel, son eingemachtes Schweinfleisch.

—Rien, disait-il, rien de nouveau. L'Angleterre propose de régler le conflit dans une conférence. L'Italie veut une médiation des quatre puissances non intéressées: Italie, Grande-Bretagne, France et Allemagne. Vous verrez que tout cela finira en douceur.

Verdammter Schwindel! bougonna Schimmel, nos diplomates ne f..... donc rien?...

En attendant que nos diplomates voulussent bien f... quelque chose, je fus charmé de voir paraître à mes yeux l'objet choyé d'une diplomatie princière, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach en personne.

—Ah! cher ami!... arriva-t-il vers moi la main tendue.

Je dois expliquer que j'étais devenu son «cher ami» pour lui avoir prêté souventes fois de l'argent, ce dont je n'étais pas peu fier, et ces emprunts réitérés du noble Hildebrand à ma bourse étaient même, à ma connaissance, une des rares preuves d'intelligence qu'il eût jamais données.

—Cher ami... khrr, khrr... je suis enchanté...

Je dois ajouter en outre que ce cher ami ne pouvait prononcer trois paroles sans les interrompre d'une sorte de râclement de la gorge, très aristocratique sans doute, mais qui rappelait d'assez près le jurement d'un chat en colère. Ses quatre poils de moustache hérissés et ses yeux verts changeants achevaient de lui conférer sa ressemblance avec ce félin.

—Je suis enchanté... khrr, khrr... de vous revoir. J'ai passé brillamment mon examen. Je viens d'entrer... khrr, khrr... avec mon grade dans la compagnie... khrr, khrr... du capitaine Tintenfass.

—Très heureux... tous mes compliments, cher baron.

—Savez-vous qu'on m'a promis... khrr, khrr... le porte épée pour dans quinze jours?

—Vraiment?

—Oui, cher ami, pour dans quinze jours... khrr, khrr... s'il y a la guerre.

—Sapristi!... Et vous croyez à la guerre?

—Si j'y crois... khrr, khrr!... J'ai des renseignements certains.

—Ah! ah! voyons? s'écrièrent Kœnig et Schimmel intéressés.

—Je tiens mes informations... khrr, khrr.. de haute source. La guerre éclatera... dans quatre jours. Elle nous sera déclarée... khrr, khrr.. par la Russie. Vingt-quatre heures après... khrr, khrr... nous envahissons la France.

—Par où? demanda Schimmel.

—C'est le secret... khrr... du grand État-major. Mais je consens... khrr, khrr... à le trahir pour vous. Sachez donc, meine Herren, que tandis que nous portons trois armées sur la frontière... nous en jetons quatre autres... khrr, khrr... sur la Suisse.

—C'est impossible, déclara Kœnig.

—Je sais ce que je dis... khrr khrr... affirma le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Quatre armées. Le Rhin franchi sur vingt points à la fois... khrr, khrr... nous bousculons les Helvètes... khrr, khrr... et les rejetons dans leurs montagnes. Le plateau est à nous. Zurich, Berne, Fribourg occupés... khrr... Lausanne emporté... khrr... Genève pulvérisé... khrr, khrr... Par toutes les passes, routes, vallées du Jura, nous débordons sur la France surprise... khrr, khrr... Besançon, Dijon, Lyon sont saisis... khrr... le Creusot, Bourges détruits... khrr... la France coupée en deux... khrr, khrr... Pendant que nous tenons la ligne de la Loire, l'armée de Metz rompt la digue de Verdun... khrr... Nous marchons sur Parie par l'est et par le sud. Nous dirigeons une armée sur Bordeaux... khrr... une autre sur Toulon... khrr... En deux mois, la France annihilée est réduite à se rendre... khrr, khrr... Nous l'occupons avec notre landwehr... khrr... et nous retournons l'active sur la Russie... khrr, khrr... Tel est, meine Herren, le plan du grand État-major... khrr, khrr, khrr...

—Vous êtes fou! s'écria Kœnig qui avait suivi ce développement avec une impatience marquée. Tout ce beau plan pèche par la base. La Suisse est un pays neutre et l'Allemagne n'envahira pas un territoire dont la neutralité a été reconnue par l'Europe.

Démonté par cette simple observation, le baron n'eut d'autre ressource que d'arguer de son ignorance.

—Tiens, fit-il, la Suisse est neutre?... khrr, khrr... Vous me l'apprenez... khrr... On m'avait pourtant affirmé...

—On vous en a conté, mon bon. La neutralité helvétique est inviolable et constitue pour nos armées un obstacle beaucoup plus infranchissable que celui des forteresses françaises. Nous ne pouvons passer par la Suisse.

—Ce ne serait pourtant pas si bête, murmura Schimmel pensif.

—Ce ne serait pas si bête évidemment, dit Kœnig, mais ce serait déloyal. Or, l'Allemagne ne peut faire une guerre déloyale. Notre force, c'est notre droit.

—Que faites vous donc de la formule de Bismarck: la force prime le droit?

—Jamais Bismarck n'a voulu dire que là où le droit existe, la force n'a pas à le respecter, répliqua Kœnig avec irritation. Bismarck entendait que là où le droit n'existe pas ou est contestable, la force le crée, ce que j'admets. Ainsi dans la question de l'Alsace-Lorraine...

—La force était de notre côté, fit Schimmel.

—Oui, reprit Kœnig. Mais le droit n'était pas du côté de la France. La France avait conquis l'Alsace-Lorraine par la force, nous la reconquérions par la force: rien de plus légitime. Il en est autrement d'un droit reconnu par l'Allemagne, comme l'état de neutralité permanente de la Suisse. Jamais Bismarck n'aurait conseillé, même dans un intérêt stratégique éminent, la violation du territoire suisse.

La discussion se poursuivit quelque temps, coupée par les «khrr, khrr» du baron et les «parfaitement», «très juste» de Max Helmuth, lequel approuvait successivement toutes les répliques des interlocuteurs, y compris les gargouillements de Waldkatzenbach, dont la noblesse équivalait pour lui à la dignité d'officier. On parla du Danemark, du Hanovre, du partage de la Pologne et l'on fût remonté aux invasions des Barbares, si un incident imprévu ne s'était produit, qui mit en révolution toute l'assemblée des dîneurs.

Nous étions justement en train de partager la Pologne en même temps qu'un superbe poulet, quand nous vîmes entrer comme un bolide l'adjudant du régiment, le premier-lieutenant Derschlag. Il accourait tout essoufflé, la tunique fumante sous l'écharpe en sautoir. Cette survenue sensationnelle avait suffi pour arrêter toutes les conversations et suspendre toutes les fourchettes.

—Messieurs, j'arrive... bégayait-il, j'arrive des bureaux de la Gazette de Mag... de Magdebourg. On vient de recevoir... une dépêche. J'en ai pris... pris copie. Je vais... vous la lire.

Il tira un papier mouillé de sa poche intérieure, souffla encore quelques instants, puis commença d'une voix à peine moins haletante:

—«Vienne, 28 juillet»... Messieurs, c'est une dépêche de Vienne.... «Le Journal officiel de la double monarchie publie la déclaration suivante... suivante, signée du ministre des Affaires Etrangères, le comte Berch... Berchtold: Le Gouvernement royal de Serbie n'ayant pas répondu d'une manière satis... satisfaisante à la note qui lui avait été remise par le ministre d'Autriche-Hongrie à Bel... Belgrade, à la date du 23 juillet 1914, le Gouvernement impérial et royal se trouve dans la né... se trouve dans la nécessité...

On eut entendu voler une mouche. Seul un monosyllabe sonore du capitaine Kaiserkopf tomba comme une bombe:

Sauf!

—«... Nécessité, continuait l'adjudant, de pourvoir lui-même à la sauvegarde de ses droits et intérêts et de recourir, à cet effet... effet, à la force des armes...»

Une immense acclamation retentit, qui fit trembler les vitres. Tout le monde était debout. Mais Derschlag agitait un grand geste au-dessus des têtes, pour réclamer le silence, car il n'avait pas fini.

—Messieurs, messieurs... Voici comment se termine la déclaration impériale... périale et royale. Écoutez.

Il prononça d'une voix forte:

—«L'Autriche Hongrie... se considère donc, de ce moment, en état de guerre avec la Serbie.»

Ce fut du délire. Des casquettes volèrent. On monta sur les tables. Les hoch!, les heil!, les hurra! ne cessaient pas. Les majors s'étaient précipités vers l'adjudant pour relire la bienheureuse dépêche. Kaiserkopf hurlait comme un démon. Des officiers dansaient, d'autres s'embrassaient. Une formidable jubilation soulevait la salle, gonflait les corps, secouait les uniformes, remplissait la cohue multicolore d'une frénésie de gestes, de clameurs et de chocs de sabres.

—Khrr, khrr!... khrr, khrr!... crachotait éperdument Hildebrand von Waldkatzenbach.

Et tout à coup, comme sur un signal invisible, de toutes les poitrines jaillit, éclata en une harmonie énorme, terrible et mystique le choral exaltant du Deutschland, Deutschland über alles, dont la mélodie n'est autre, comme chacun sait, que l'hymne national autrichien. Ce fut une minute inoubliable!...


Aussi, je laisse à penser quelle gravité, quel enthousiasme signalèrent, une heure plus tard, la revue de bataillon, quels hourras accueillirent l'arrivée du colonel von Steinitz, quelle rectitude, quel ensemble marquèrent les mouvements et les présentations d'arme. Du haut en bas, la grande nouvelle avait filtré, des officiers aux feldwebels, de ceux-ci aux sous-officiers, aux exempts, aux soldats. Cette simple annonce qu'une déclaration de guerre avait été faite quelque part en Europe transformait déjà l'atmosphère et nous jetait en pleine fièvre belliqueuse. Chacun avait maintenant revêtu l'uniforme de guerre, jusqu'au major von Nippenburg, qui présentait son bataillon au colonel von Steinitz. Seuls, le colonel et son adjudant, le premier-lieutenant Derschlag, conservaient encore l'uniforme bleu de la paix. Quel spectacle! Entre ses favoris à l'autrichienne et sous ses lunettes d'or, le colonel von Steinitz, d'habitude renfrogné comme une taupe, dissimulait mal un sourire satisfait. Si la revue du bataillon von Putz avait été superbe, la nôtre, on peut le dire, fut incomparable.

Mais ce fut bien autre chose, à quatre heures, quand les trois bataillons se trouvèrent réunis. Il semblait que la cour principale, de dimensions pourtant colossales, fût trop petite pour contenir cette masse d'hommes. Assemblés par colonnes de sections, les douze compagnies, sur neuf rangs de profondeur en y comprenant les serre-files, chacune derrière son capitaine à cheval, les lieutenants chefs de section à droite, les gradés d'aile gauche à gauche, les drapeaux à la droite des troisièmes compagnies avec leurs cravates aux couleurs de l'empire et leurs deux sous-officiers de garde, construisaient un gigantesque mur gris, au sommet barbelé de pointes de casques. Du haut de son cheval de bronze, l'empereur Guillaume Ier paraissait ordonner la revue du geste de son sabre levé.

Nous attendions depuis une demi-heure, l'arme au pied, sous le soleil oblique, pendant que le colonel, les deux majors et le capitaine d'état-major Morgenstein, qui remplaçait au commandement du troisième bataillon le lieutenant-colonel Preuss absent, évoluaient de-ci de-là, au pas souple de leurs bêtes, se joignaient, se séparaient, se retrouvaient de nouveau, traçant des figures de quadrille comme dans une piste de cirque, quand un soudain raplapla de tambours crépita au corps de garde. Des quatre fers de son gros alezan le colonel von Steinitz se porta à la rencontre d'un groupe d'officiers généraux qui faisaient leur entrée par la petite porte de la caserne. Je reconnus le général-major von Morlach, qui commandait notre brigade, le général-lieutenant von Zillisheim, commandant la division, le général de la cavalerie von Kahlberg, commandant la place de Magdebourg. Il y avait avec eux un colonel et un lieutenant-colonel d'état major et deux ou trois officiers d'ordonnance. Tous étaient à pied et en petite tenue. L'épée à la main, penché sur l'encolure de son cheval, le colonel von Steinitz s'entretint avec eux, puis, tandis qu'ils se dirigeaient, au petit carillon de leurs éperons et de leurs dards de sabres, du côté de Guillaume Ier, la galopade du gros alezan retentit de nouveau, un commandement partit, les cornets sonnèrent et les chefs de bataillons crièrent de tous leurs poumons:

Præsentiert's Gewehr!..... Præsentiert's..... Gewehr!

Comme un immense mécanisme d'horlogerie, le mouvement se déclencha, raide, dans le bruissement des manches de tunique ployées et des biceps saillis.

Nous restâmes ainsi cinq minutes. Les généraux faisaient avec lenteur le tour de Guillaume Ier, plongeant voluptueusement leurs yeux âpres dans cette haie profonde de fusils.

Nouvelle sonnerie, nouveau commandement hurlé par les trois chefs:

Gewehr... ab!

Cinq mille crosses s'abattirent sur le sol dur en un seul coup de tonnerre.

—Taratata!... taratata!... trompetèrent de nouveau les cornets.

Seitengewehr... auf!

Un long crissement aigu, comme celui d'une formidable faux qu'eût aiguisée un titan, et les baïonnettes jaillirent.

Das Gewehr... über!

La forêt métallique se dressa. Elle perça la nappe du soleil déclinant qui la fit étinceler de toutes ses pointes.

Une force surhumaine émanait de cet ensemble massif. Le poids en semblait décuplé par l'espace restreint où elle se tassait. J'en étais ému, tremblant jusqu'aux moelles. Même aux grandes manœuvres, je n'avais rien éprouvé de pareil.

Mais pas plus que le matin, dans la cour de l'intendance, sous le terrible œil gris du capitaine Kaiserkopf, dont la carrure se dressait maintenant de dos devant moi, immobile, sur le derrière énorme de son cheval, la mince ligne de l'épée dépassant légèrement la patte de l'épaule droite, pas plus, dis-je, que le matin, il ne nous fut ordonné, du gant impérieux du colonel von Steinitz, d'exécuter la moindre évolution. Mettant pied à terre, le colonel rejoignit les généraux et leur suite, et tous ensemble, dans le cliquetis de leurs sabres et le bourdonnement de leurs paroles indistinctes, firent longuement le tour des fronts au port d'arme. Chaque drapeau s'inclina silencieusement sur leur passage. Il n'y eut ni roulements de tambours, ni sifflements de fifres, ni claironnements de trompettes. La musique du régiment elle-même, groupée dans un angle, toute gonflée de ses bombardons, de ses trombones, de ses ophicléides, épauletée de ses nids d'hirondelles, avec son stabshoboïst, ses neuf musiciens sous-officiers et son tambour-maître armé de sa canne enrubannée à pomme d'argent, s'abstint de ses cadences habituelles et de ses glorieuses fanfares.

Leur promenade terminée, notre surprise ne fut pas moindre de voir les généraux s'engager mystérieusement dans l'escalier qui montait chez le colonel. Les majors et le capitaine Morgenstein les suivirent, après avoir commandé le repos aux troupes. Nous attendîmes longtemps. Descendus de leurs bêtes, les capitaines avaient pris place à leur tour sous la statue de Guillaume Ier et, tout en surveillant de l'œil leurs compagnies, discutaient gravement à voix basse. Les havresacs avaient été mis à terre et les faisceaux formés.

A sept heures, on commença à faire souper les hommes. On les envoyait compagnie par compagnie aux cuisines; chacune avait un quart d'heure pour manger. Pendant ce temps, les officiers gagnaient la cantine pour dépêcher un morceau.

La nuit tombait quand nous vîmes reparaître les généraux. Ils s'en allèrent aussi sobrement qu'ils étaient venus, et nous entendîmes le lointain ébrouement de leurs automobiles. Nous remarquâmes alors que notre colonel, qui les avait reconduits à l'entrée, arborait maintenant l'uniforme de guerre.

A dix heures, les voitures du train commencèrent à partir. Les premières furent celles du train régimentaire, comprenant les fourgons à bagages, les fourgons à vivres et la voiture d'outils; puis vint le train de combat, avec les voitures de munitions, les douze cuisines roulantes et la voiture médicale; toutes étaient à deux chevaux et sans lumières. La compagnie de mitrailleuses partit ensuite, avec ses six pièces portées sur roues, ses trois caissons, ses soixante chevaux et sa centaine d'hommes.

A minuit, le premier bataillon se forma en colonne de route et le major von Putz en prit la tête.

Nous vîmes la première compagnie disparaître dans le gouffre obscur de la grande porte; puis la seconde, puis la troisième puis la quatrième. Il était minuit vingt quand la dernière section eut été avalée par l'ombre.

A une heure, le capitaine Kaiserkopf monta à cheval. Le major von Nippenburg vint se placer à son côté et après avoir consulté sa montre, cria de sa voix de fausset:

Rechts um! Das Gewehr... über!... Marsch!

Marsch!... Marsch!... répétèrent les lieutenants.

Et nous nous trouvâmes noyés dans l'obscurité et dans l'air soudain plus pur de l'extérieur, tandis que retentissait derrière nous le «Gewehr... über... Marsch!... Marsch!» de la sixième compagnie du capitaine Tintenfass.


Par des rues désertes et à peine éclairées nous fûmes dirigés sur la gare de Neustadt. Les abords en étaient gardés par des sentinelles prises dans notre quatrième bataillon, qui restait au dépôt. Sur le quai d'embarquement, nous retrouvâmes, enveloppés dans leurs manteaux, le colonel von Steinitz et les généraux de l'après-midi. Le premier bataillon était déjà loin.

Un long train nous attendait. J'espérais pouvoir m'installer en première classe avec les officiers, mais j'étais toujours de service et je dus monter en troisième avec mes hommes. Les ordres étaient stricts: pas de cris, pas de chants, pas de lumières, et, sitôt le jour venu, tous stores baissés. Un peu après deux heures, le train s'ébranla, sans autre bruit que celui des essieux, sans autre apparat que le geste des officiers généraux restés sur le quai qui faisaient le salut militaire.

IV

—Où diable sommes-nous? s'écriait, vingt-six heures plus tard, l'élégant lieutenant von Bückling en promenant son monocle ahuri et son oeil mal éveillé sur un paysage qu'il ne connaissait pas.

Le train s'était arrêté le long d'un interminable quai de débarquement, au milieu d'un plexus de voies de garage et de rampes de chargement. De droite et de gauche, au delà des lignes, se dessinaient dans le fin brouillard de l'aurore des toits de baraquements et des silhouettes de tentes. Une colline estompait au loin sa forme indécise qu'égratignait le coup d'ongle d'un clocher.

—Où diable sommes-nous?

Actifs, nerveux ou bouffis de sommeil, officiers et sous officiers dégringolaient des wagons, se concertaient hâtivement avant de procéder au débarquement du bataillon. Sur le quai, jambes écartées, la badine à la main et le cigare à la bouche, le lieutenant colonel Preuss et le feldwebel Schlapps nous attendaient, avec un petit sourire satisfait dans les volutes de leur fumée, comme pour nous dire:—Vous allez voir quels beaux cantonnements nous vous avons préparés!

Mais ce qu'il fallut voir, surtout, ce fut la rencontre de Schlapps et du capitaine Kaiserkopf. Elle fut touchante. On eût cru que les deux hommes allaient s'embrasser.

—Ah! cochon de feldwebel! s'écriait jovialement Kaiserkopf, tu m'as bien manqué depuis huit jours que tu es loin!

—Ne m'en parlez pas, capitaine! S'il n'y avait pas eu tant à faire, j'aurais crevé d'ennui par ici. Pas une femme dans ce nom de Dieu de pays!

—Mais où diable sommes-nous? continuait à demander le lieutenant von Bückling, battant d'un talon énervé l'asphalte du quai.

Schimmel, qui semblait s'y reconnaître, répondit, après avoir identifié ce qui était visible du paysage:

—Ce doit être le camp d'Elsenborn.

La brume légère se déchira comme une gaze au vif coup de ciseaux d'un soleil rayonnant. Les plans s'éclairèrent et les lieux se précisèrent. Partout, entre les horizons de sapins, surgissaient de longues constructions basses au toit de zinc. Çà et là, des édifices plus hauts, une maison à deux étages, la tourelle d'un observatoire, arrêtaient le regard. Des drapeaux flottaient hissés à des mâts.

Extrait de son train, le bataillon se dirigea avec armes et bagages sur ses cantonnements.

Le camp grouillait d'une vie intense et mystérieuse. De toutes ses ruelles et de tous ses carrefours, par les trous de toutes ses tentes et les portes de toutes ses baraques sortaient des myriades de soldats gris, qui s'agitaient, circulaient, couraient portés sur leurs deux pattes, se croisaient en tous sens, leur grosse tête ronde dominée par la corne pointue de leur casque ou l'antenne de leur fusil. Il y en avait de toutes les sortes: les plus nombreux, les fantassins de la ligne, fourmis guerrières, aux boutons jaunes, aux parements rouges, à la longue baïonnette aiguë comme une tarière; puis les gros scarabées de l'artillerie, avec leur casque à boule, leur col noir, leurs pattes d'épaules à grenade et leur baïonnette courte; les pionniers, piocheurs et fouilleurs, tout bossus de leur sac chargé d'outils; les chasseurs, verdâtres comme des sauterelles, avec leurs passeports vert clair et leur singulier shako à forme acridienne; les hussards, au dolman étroit articulé de brandebourgs; les uhlans à chapska plate comme un dos de punaise; les infirmiers, les brancardiers, les télégraphistes et les aérostiers, le bâton d'Esculape à la manche ou la lettre à l'épaule, porteurs de civières ou tendeurs de fils, et les grands cuirassiers haut bottés, membrus et coléoptériques, semblables aux gros oryctes boursouflés, la corne au nez et le cuir aux pattes, zigzaguant partout lourdement, l'air ahuri sous leur énorme casque.

Si le silence était prescrit dans la caserne de Magdebourg, la fourmilière d'Elsenborn échappait à cette contrainte. Entourée d'un large désert de forêts de sapins, nulle oreille indiscrète n'en pouvait surprendre l'extraordinaire bruissement, nul œil n'en pouvait soupçonner l'invraisemblable rassemblement. Aussi tout le camp retentissait-il d'un immense bourdonnement qui devait couvrir plusieurs kilomètres à la ronde. Les stridences des cornets, la sibilation des fifres, l'ardente crécelle des tambours menaient un vacarme incessant. Au milieu des résonances des cuivres, du tintement des cymbales, des lourdes décharges des caisses, les musiques de régiment s'évertuaient à battre l'air de leurs éclats. Des galopades de chevaux pétillaient. Des trains ronflaient comme de faux bourdons. Des automobiles vrombissaient. Libérée, l'innombrable voix des troupes se répandait en sonorités surprenantes, vibrait, crépitait, grinçait, grésillait, crissait, cliquetait, chantait, s'égosillait. Des frémissements d'élytres, des claquements d'ailes, des frottements d'articles battaient de tous côtés, comme si l'énorme amas ravageur s'apprêtait à prendre subitement son vol pour aller s'abattre quelque part au loin.

Le lieutenant-colonel Preuss et le feldwebel Schlapps avaient raison d'être fiers de leurs préparatifs. Nos cantonnements étaient excellents. Les soldats occupaient de vastes dortoirs, frais et propres entre leurs parois de sapin; les officiers avaient chacun deux chambres étroites, l'une avec le lit de sangle, l'autre meublée d'une table et de deux chaises; le colonel von Steinitz disposait pour lui seul et ses ordonnances d'une petite maison isolée. Il y avait des cuisines, des boulangeries, un casino pour les officiers, un petit théâtre pour les soldats, le tout également en bois. Le temps était superbe, il faisait très chaud; après la buée trouble de la caserne de Magdebourg, nous respirions avec délice le plein air libre du camp, chargé des aromes de l'été et du souffle vivifiant des forêts.

Un jour, deux jours passèrent. Des troupes partaient, d'autres arrivaient. Le long des voies qui ceignaient le camp, c'était un continuel mouvement de trains regorgeant d'hommes. On voyait, le jour, leurs anneaux onduler comme des serpents et l'on entendait, la nuit, leurs sifflements. Un troisième jour s'écoula: c'était le premier août. N'eût été l'incertitude où nous étions de ce qui se préparait, le séjour d'Elsenborn ne nous eût pas paru désagréable. De modestes exercices occupaient une partie de notre temps et maintenaient les troupes en haleine sans les fatiguer. Kasper, mon exempt, me rendait les plus grands services et me déchargeait de toutes les basses besognes du sous-officier. J'en profitais pour fréquenter les officiers. J'écoutais leurs conversations, j'observais leurs caractères, j'enregistrais leurs opinions; j'essayais de me faire une idée juste sur les graves événements qui s'élaboraient. Mais, pour le moment, l'atmosphère d'attente où nous nous trouvions énervait et déconcertait les esprits. Nous ne savions rien. De rares journaux filtrant de Malmédy avec un jour de retard ou apportés par les survenants passaient de mains en mains. Nous apprenions ainsi que les premières hostilités avaient éclaté entre Autrichiens et Serbes, que l'Allemagne venait de demander des explications à la Russie sur la mobilisation de ses troupes, que l'état de danger de guerre avait été déclaré. Les bruits les plus étranges couraient. On assurait que la France effrayée allait rompre son alliance avec la Russie, que la révolution grondait à Paris, que le Président de la République avait été assassiné.

—En tout cas, disait Schimmel, les Français doivent être à l'heure actuelle dans une belle peur. Je les connais. Ce sont des pacifistes à trois poils. Ils ne marcheront pas.

—Ce que je voudrais savoir, moi, faisait Kœnig, c'est où l'on va nous envoyer. Il me semble que nous sommes bien au nord.

Cette observation requit tout notre intérêt quand nous apprîmes du major von Nippenburg qu'il y avait des troupes plus au nord encore. Il s'en concentrait à Eupen, à Aix-la-Chapelle, et jusqu'à Rheydt et Crefeld.

—Il faut être prêt à tout, expliquait-il mystérieusement.

Mais, à part ce renseignement accessoire et en dépit de ses airs entendus, le major von Nippenburg ne paraissait pas en savoir beaucoup plus long que nous. Comme nous, il attendait des ordres. Le colonel von Steinitz était-il mieux informé? C'est possible, mais personne n'eût osé l'interroger. Il se cantonnait dans une réserve hautaine, dont il ne se départait qu'à l'égard du joli lieutenant von Bückling. Mais la faveur marquée qu'il lui témoignait ne procédait pas de sympathies d'ordre militaire et les confidences dont il l'honorait n'avaient rien de stratégique.

Quant au capitaine Kaiserkopf, il ne décolérait pas. Le repos lui convenait peu. On le voyait arpenter à grands pas les abords des cantonnements, la nuque gonflée d'impatience, comme un ours mis en captivité, et l'on entendait gronder entre les troncs des sapins ses terribles jurons.

Le soir, après la musique, alors que les hommes regagnaient leurs dortoirs, après même le Kommers des officiers, qui durait jusqu'à onze heures, on l'apercevait rôdant sous la lune, suivi de son fidèle feldwebel, et tous deux, les mains dans les poches, en proie aux plus cruelles perplexités, paraissaient mâchonner entre leurs dents rageuses:

—Pas de femmes!... Pas de femmes!...

Longtemps leurs cigares rougeoyants faisaient les cent pas dans la nuit, tandis que subrepticement, comme pour narguer leur «pas de femmes», l'ombre du lieutenant von Bückling quittait sa chambre pour se glisser du côté de la petite maison à deux étages où brillait, telle une étoile, la lampe laborieuse de colonel.

Longtemps aussi, pour ce qui me concernait, je m'abandonnais à mes rêveries, dont le cours plus chaste et plus poétique ne tardait pas à m'emmener vers les parages familiaux du Harz, où le conseiller de commerce et Mme la conseillère de commerce, l'un lisant son Berliner Tageblatt, l'autre tapotant son piano, pensaient sans doute à moi; et pendant que du baraquement voisin les ronflements énormes de Wacht-am-Rhein témoignaient de sa fatigue et de l'emploi énergique de sa journée, je descendais à mon tour au sommeil par le détour obligé de Goslar, où je finissais, comme on pense, par m'endormir, non sans ivresse, dans les bras dodus de la belle Dorothéa.


Le deuxième et le troisième jour d'août succédèrent au premier. Deux journées torrides. Le mystère s'épaississait de plus en plus autour de nous. La France qui, paraît-il, armait en secret depuis deux semaines, venait de décréter sa mobilisation générale et, le 3, au matin, la nouvelle se répandait, comme une traînée de poudre, d'un bout à l'autre du camp, que la Russie nous avait déclaré la guerre. Pour fêter cette bonne nouvelle, le colonel von Steinitz offrit, le soir, le champagne à ses officiers.

Ce que nous avions vu défiler de troupes, durant ces cinq jours, dans le camp d'Elsenborn, est inimaginable. Les régiments se succédaient dans cet entrepôt; il y en avait du VIIIe corps, du IXe, du IIe; tout le VIIe y paraissait concentré; ils y restaient deux, trois jours, puis ils filaient un beau matin ou un beau soir, de préférence un beau soir, à la tombée de la nuit, les uns tirant vers le nord, les autres vers le sud, d'autres vers l'ouest.

Le 5 août, au soir, ce fut notre tour. On nous mit en alerte deux heures avant le départ. Aussitôt la physionomie de la troupe changea. Fouettée par cet ordre, comme un cheval de sang que le repos a gonflé de sève, elle partit folle d'ardeur, toutes enseignes claquantes et les trompettes sonnant au vent. Elle marcha toute la nuit, sous la fraîcheur des étoiles, joyeusement et en chantant. Au petit jour, nous arrivâmes sur le flanc d'un coteau qui dominait une vallée verdoyante où courait une ligne de chemin de fer. Nous fîmes halte. Les compagnies, les unes après les autres, couvrirent le coteau comme les descentes successives d'un vol d'insectes. Au premier rayon du soleil, tout cela vibra, tressaillit, remua. C'était tout gris, sans éclat, comme une immense tache grouillante sur la campagne. Il pouvait y avoir là l'effectif d'une division.

Déjà de toutes parts les chaudrons bouillaient pour le café et les bissacs à vivres s'ouvraient autour des fusils en faisceaux. Une grande gare disposait au-dessous de nous, dans les interstices de ses fumées, ses toits, ses hangars, ses remblais, ses voies de triage et ses passerelles. Au loin, du côté du nord, une ville semblait crayonner un trait gras sur la marge du ciel. Schimmel me tendit sa lorgnette. Je distinguai un dôme, un clocher, une forêt de cheminées usinières.

Aachen, prononça-t-il.

Aix-la-Chapelle. Je ne me doutais pas que notre marche nocturne nous eût fait monter si haut vers le nord. Le doigt sur la carte, Kœnig identifiait les lieux. La ligne frontière courait non loin de nous sur la gauche.

—Je n'y comprends rien, murmurait-il.

Tout à coup un grondement lointain nous parvint de l'ouest. Le ciel était pourtant très pur de ce côté-là. Nous nous regardâmes interdits. Soudain, l'œil jaune de Schimmel s'illumina d'une lueur de joie.

—Le canon! fit-il avec un tremblement religieux dans la voix.

Un nouveau grondement roula.

Kœnig prononça tout pâle:

—On se bat en Belgique!

On percevait les coups comme des accents plus fermes sur la sourde vibration que prolongeaient les échos. Nous écoutions, oubliant notre déjeuner. Nous nous demandions encore si c'était vraiment le canon et non quelque orage invisible. Les impressions comme les attitudes étaient diverses: Schimmel rayonnait, Kœnig demeurait comme hébété, le premier-lieutenant Poppe, debout, ses mains en cornet aux oreilles, étudiait la direction de son; pour moi, je me sentais très ému. Quant au lieutenant von Bückling, exténué de sa nuit de marche, il dormait déjà à poings fermés.

—C'est bien le canon, décida Poppe. On tire du côté de Liége.

En même temps, le roulement d'un train venait se marier à celui de l'artillerie. Les deux grondements, l'un proche, l'autre lointain, étaient égaux en intensité et se fondaient l'un dans l'autre en une harmonie étrange. Un long convoi rampait sur la voie qui se développait sous nos pieds, progressant dans la direction de la frontière. Il en sortait, comme un jappement, des exclamations et des hourras qui de près devaient être tonitruants. On apercevait à la lorgnette les têtes des soldats aux portières et celles des chevaux dans leurs boxes; on distinguait des drapeaux agités et des inscriptions à la craie.

Peu à peu notre excitation gagnait nos troupes. On voyait les hommes cesser de se repaître et, la gamelle en suspens, prêter l'oreille à leur tour; d'autres, déjà couchés, se redressaient à demi sur le coude. On s'interrogeait, on se répondait, des bras se tendaient dans la direction de l'ouest. Et un troisième roulement naquit, se propagea, gronda comme une vague de groupe en groupe, de section en section, de compagnie en compagnie, de bataillon en bataillon, compliquant et soutenant les deux autres, jusqu'à les étouffer un instant dans un crescendo de tempête:

—Le canon!... Le canon!... Entendez-vous le canon?...

—Poum!... poum!... poum!... reprenait Liége.

—Le canon!... le canon!...

Et le roulement d'un second train déferlait à son tour de l'horizon, se substituant peu à peu au premier qui s'assourdissait. De semblables jappements en sortaient, de semblables gestes minuscules agitant des drapeaux microscopiques. Et nos troupes lui renvoyaient de retentissants hourras, en brandissant des bras frénétiques qui secouaient ou faisaient voler des casquettes.

—Rrrroum!... poum!...

C'était la guerre.

Nous vîmes passer, très excité, le capitaine Kaiserkopf qui se dirigeait en hâte, la tunique déboutonnée, une canette dans une main, un saucisson dans l'autre, du côté de l'état-major du régiment. Il nous cria sans s'arrêter:

—Bon appétit, messieurs!... Donnerwetter! ça chauffe par là-bas!... C'est la guerre!... Krieg!... Krieg!...

Nous lui répondîmes par un triple hoch! qui accompagna d'un chorus d'ovation ses fortes enjambées.

Seul Kœnig ne se joignait pas à notre exubérance. Il paraissait tout déprimé, moins, je crois, à cause de la guerre maintenant certaine, que parce que l'armée allemande entrait en Belgique. Un léger tremblement agitait ses lèvres, tandis qu'il considérait la carte, suivait le train en marche vers l'ouest, écoutait le canon.

—Qu'avez-vous, lieutenant Kœnig? fit Poppe qui l'observait curieusement.

Kœnig n'entendit pas. En tout cas, il ne répondit rien.

Un «khrr, khrr...» reconnaissable de loin et qui ne pouvait provenir que du sympathique gosier du baron Hildebrand von Waldkatzenbach vint le tirer de sa méditation. Le calot de drap posté sur l'oreille, ses quatre poils de moustache pompeusement dressés, chaussé contre toute ordonnance de superbes bottes molles d'officier, le noble baron, un sourire fat découvrant ses dents trop blanches, s'approchait de notre groupe.

—Eh bien, Herr Kœnig, n'avais-je pas raison... khrr, khrr... l'autre jour? Vous le voyez, nous envahissons ce que vous appelez... khrr, khrr... un pays neutre!

—La Belgique n'est pas la Suisse, répliqua Kœnig agacé.

—La Belgique, la Suisse, c'est tout un... khrr, khrr... Au lieu de tourner par le sud, nous tournons par le nord... khrr, khrr... Mais la manœuvre est la même... khrr... Je vous annonce, meine Herren, que dans cinq jours nous serons à La Haye.

Herrlich! applaudit Helmuth... Seulement, permettez-moi, monsieur le baron, vous voulez peut-être dire Bruxelles.

—Bruxelles, si vous voulez... khrr, khrr... La Haye, Bruxelles, c'est tout un.

—Taisez-vous, fit Kœnig avec irritation, vous ne dites que des sottises!

—En attendant, Herr Kœnig, faites-moi le plaisir de reconnaître... khrr, khrr...

—En attendant, faites-moi le plaisir de vous taire! hurla Kœnig hors de lui.

—Qu'avez-vous donc, lieutenant Kœnig? répéta Poppe.

Cette fois Kœnig entendit. Il tressaillit, regarda le premier-lieutenant, puis répondit aussi calmement qu'il put:

—Rien. Je me demande seulement pourquoi nos troupes entrent en Belgique.

—Comment, pourquoi?... Mais, mon cher, pour des raisons stratégiques. N'avez-vous jamais lu von der Goltz, von Schlieffen, von Bernhardi? Toutes nos autorités militaires préconisent l'offensive par la Belgique... Vous demandez pourquoi? Monsieur l'aspirant von Waldkatzenbach vient de vous le dire: pour opérer un vaste mouvement tournant et, selon la pure doctrine de Moltke, déborder l'aile gauche de l'adversaire.

Le baron, tout fier d'avoir été jugé capable de citer Moltke, dont il n'avait sans doute jamais lu une page, se rengorgea jusqu'à faire craquer sa tunique.

—Khrr, khrr... souligna-t-il sans modestie.

Très froidement, mais d'une voix blanche qui tremblait intérieurement, Kœnig répliqua:

—Et les traités?

—Quels traités? prononça Poppe de son ton tranchant.

—Les traités, les conventions internationales!

Poppe le toisa d'un sourcil sévère.

—Sachez, mon cher, que les traités sont faits pour le temps de paix, et non pour le temps de guerre.

—Parfaitement, ponctua Helmuth.

—La Belgique, continua le premier-lieutenant, est-ce que cela compte dans une guerre européenne?... La Belgique!... Mais nous passerions sur le corps de trente Belgique, si la victoire en dépendait, si cela nous assurait seulement une chance de victoire de plus!... Tel est mon sentiment, lieutenant Kœnig; tel est aussi, j'en suis certain, celui de l'armée.

—C'est une honte! partit alors Kœnig oubliant toute prudence. Les traités sont faits pour le temps de paix, dites-vous? Où avez-vous pris cela?... Vous me citez von der Goltz: lisez Bluntschli!... Les traités sont faits pour les clauses qui les régissent, et celui qui nous lie à l'égard de la Belgique concerne précisément le cas de guerre, puisqu'il garantit la neutralité de ce pays. Et vous voulez que je reste indifférent devant la violation par notre armée de ce sol dont nous garantissions la neutralité?... Je vous dis que c'est une honte!... Mais j'espère encore que ce n'est pas vrai et que le bruit que nous entendons n'est pas celui des canons allemands devant la forteresse de Liége!...

Schimmel lui décocha un grand coup de fourreau de sabre dans les jambes:

—Assez gueulé, Kœnig!... D'ailleurs, vous êtes absurde.

Puis, flairant le danger, il ajouta, à l'adresse du premier lieutenant Poppe:

—Notre ami le lieutenant Kœnig est surmené. Il a eu du mal, cette nuit, avec sa section. Il faut l'excuser...

Kœnig se mordit les lèvres.

—Bien, bien, fit Poppe sèchement. Cette petite discussion restera entre nous. Elle ne sortira pas d'ici. Vous avez compris, messieurs! dit-il en se tournant vers les deux aspirants et vers moi-même.

Nous nous inclinâmes et le baron fit entendre son «khrr, khrr» particulier.

Cet incident venait à peine de prendre fin, quand nous vîmes reparaître le capitaine Kaiserkopf. Il avait sans doute bu sa canette en route et absorbé son saucisson, car il ne tenait plus en main que quelques feuillets de papier qu'il agitait avec une satisfaction visible. Dans une exubérance du meilleur augure il rapportait ce qu'il avait appris au régiment:

—Voilà, Donnerwetter! exultait-il: depuis deux jours nous sommes en Belgique et, depuis quatre, le Luxembourg est occupé par nos troupes. C'est du beau travail, Potztausend! Et dire que nous ne savions rien de cela, là-bas, à Elsenborn!... Dommage seulement que notre régiment n'ait pas été de ceux qui ont ouvert la danse, sacré mille millions de tonnerres!... Mais nous ne perdrons rien pour attendre, mes agneaux!...

Très excités par ces nouvelles, nous le pressions de questions. Où en étions-nous? Combien avions nous déjà remporté de victoires? L'armée belge existait-elle? Que faisait la France? Mais Kaiserkopf ne savait rien de plus, sinon que Liége avait la prétention de résister et que la France ayant envahi le territoire allemand, la guerre lui avait été déclarée.

—Au reste, fit-il, voici l'ordre du jour du général von Zillisheim qui sera lu aux troupes à midi, après leur repos.

Il remit à chacun des lieutenants un des feuillets dactylographiés qu'il tenait à la main. Schimmel lut:

Soldats allemands de la 7 e division de réserve!

La perfidie de la France, qui, sans provocation de notre part, s'est livrée à des actes d'hostilité caractérisés sur divers points de notre pays, ayant notamment envoyé des aviateurs bombarder nos voies ferrées près de Carlsruhe et de Nuremberg, nous a mis dans l'obligation de nous considérer comme en état de guerre avec cette puissance. Les vaillantes troupes de Magdebourg ont été désignées pour opérer avec nos armées du nord contre les forces ennemies qui menacent la Belgique, dont la neutralité a déjà été violée par des officiers français qui, sous un déguisement, ont traversé le territoire belge en automobile pour pénétrer en Allemagne.

Soldats de la 7 e division de réserve, l'Empereur compte sur vous!

Général-Lieutenant von Zillisheim.

—Est-ce torché! savoura Kaiserkopf.

Nous ne nous trouvions pas en état d'admirer comme le capitaine Kaiserkopf la belle allure et le brio tout militaire de cet ordre du jour, telle était l'indignation où nous jetait la déloyauté de ces scélérats de Français, qui, non contents de s'allier contre nous à la barbarie russe, entreprenaient de nous attaquer sans déclaration de guerre et poussaient l'ignominie jusqu'à violer les premiers la faible et malheureuse Belgique. Aussi fallut-il entendre le concert d'imprécations qui s'éleva à leur adresse:

—Bandits! canailles! chiens de cochons!... Ils nous le paieront, les salauds: dans quinze jours nous serons à Paris!...

Schimmel criait:

—Ils sont devenus fous; leurs nationalistes les ont poussés à ces actes de démence... Pauvre France! Malheur à elle!...

Puis se tournant vers Kœnig:

—Eh bien, qu'en dites vous? Êtes-vous rassuré?... Vous voyez, mon cher, que nous avons tous les droits d'entrer en Belgique.

Kœnig s'était, en effet, rasséréné. Son visage mobile d'idéaliste, qui avait un instant porté les marques d'un violent drame intérieur, recouvrait peu à peu son calme et son aspect coutumiers.

—Oui, dit-il, c'est heureux, c'est fort heureux... Il vaut mieux avoir le droit avec soi.

Un nouveau nuage parut sur son front, tandis qu'au loin la canonnade s'activait et semblait augmenter d'intensité:

—Mais pourquoi diable, fit-il, pourquoi diable les Belges résistent-ils?

—Question stupide! gronda Kaiserkopf. Ce que font ces animaux, Donnerwetter! ça nous intéresse-t-il? Si les Belges résistent, nous tapons dessus, voilà tout!

Sur quoi le capitaine nous quitta pour aller achever son déjeuner et dormir son soûl. Nous nous apprêtâmes à en faire autant. Partout, sur les pentes herbues, les hommes étaient allongés comme des cadavres, et l'on eût dit le panorama d'un champ de bataille, n'eussent été les ronflements qui secouaient tous ces corps vautrés, les faisceaux bien alignés et les sentinelles debout, détachant sur le ciel clair leurs silhouettes espacées. Le soleil de six heures montait progressivement à l'est, faisant étinceler les surfaces miroitantes des fermes, des fumiers, des étangs et les vitres lointaines d'Aix-la-Chapelle.


Sammlung!... An die Gewehre...!

A midi, le capitaine Kaiserkopf faisait sonner le rassemblement, et, sur toute l'étendue couverte par la division, d'analogues sonneries retentirent. La fourmilière se réveillait. Les lieutenants donnèrent lecture de l'ordre du jour, chacun devant sa section, après une grosse tambourinade. Puis les musiques régimentaires soufflèrent l'hymne national, on fit hurler hourrah aux troupes et il y eut un salut au drapeau sur le front de chaque bataillon. Telle fut la façon émouvante et sobre dont la 7e division de réserve apprit la déclaration de guerre et s'apprêta à vaincre ou mourir pour la plus grande Allemagne.

Mais nous ne partîmes pas encore. On fit la cuisine en provisions fraîches et l'après-midi s'écoula sur notre position. Nous assistions de là à un gigantesque passage de troupes. La ligne ferrée projetait un train toutes les dix minutes et la route dont nous voyions se profiler un segment au débouché d'un pli de terrain semblait un interminable ver gris aux mouvements contractiles, se traînant sans fin à travers le paysage doré. Ce n'était plus une entrée en campagne, c'était une invasion.

Vers trois heures commencèrent à passer des trains chargés d'artillerie lourde. On y découvrait des pièces formidables, comme je n'en avais jamais vu, et dont le transport nécessitait plusieurs trucks pour chacune. Un vaste dirigeable apparut à son tour à l'orient, indistinct d'abord comme un léger flocon de nue, puis se fuselant, se précisant, à mesure qu'il avançait, prenant sa forme de poisson, d'énorme cétacé, avec son mufle en pointe, ses rainures longitudinales, son appareil caudal et ses deux nacelles ventrales. Nos acclamations suivirent longtemps sa nage dans l'azur et le sillage de son oriflamme noire, blanche et rouge. Une escadrille d'avions, semblable à un vol de rapaces, parut un peu plus tard. Leur bec rond en avant, les petites pattes à roue crispées sous le thorax, les rémiges étendues et puissantes, ils filaient à toute allure, la croix noire sous l'aile et des flammes rouges aux ailerons. Nous en comptâmes dix-sept. Ils traversèrent obliquement le ciel, faisant entendre en longs croassements la palpitation rauque de leurs moteurs. Puis ils se perdirent dans le firmament occidental.

Ce spectacle de joie et de gloire allemande, auquel nous nous attachions de tous nos yeux, fut malheureusement coupé par un épouvantable épisode qui, sous le grondement du canon de Liége, vint nous donner un premier aperçu de la guerre.

Le soleil déclinait depuis longtemps sur la Belgique, quand aux interminables trains de matériel vide qui par la voie montante refluaient sur l'Allemagne succéda un convoi à peine moins long, que remorquaient deux locomotives et qui paraissait garni de soldats bizarrement accoutrés.

—Qu'est-ce que cela? fit Schimmel en braquant sa lorgnette sur l'étrange apparition, devenue bientôt le point de mire de nombreuses jumelles.

Par les fenêtres on découvrait, assis, debout, prostrés sur les banquettes ou suspendus dans des hamacs, des sortes de fantômes humains, qui n'avaient plus rien de militaire que la défroque grise dont les lambeaux fripés, souillés, déchiquetés battaient leurs membres. Les uns étaient en manches de chemise et la toile lacérée laissait apercevoir leur torse calfeutré de pansements; d'autres soutenaient leurs bras dans des bandages; d'autres avaient la tête enturbannée de linges.

—Nom de Dieu, des blessés!...

L'exclamation passait de groupe en groupe, soulevant un émoi extraordinaire. Les soldats se bousculèrent, essayant de distinguer quelque chose. Devenus soudain nerveux, les sous-officiers se regardaient en serrant les dents. On n'y voulait pas croire. Des blessés! Déjà des blessés! Tout un train de blessés!... Combien y en avait-il? Cent? deux cents? mille peut-être? D'où venaient-ils? Qui les avait ainsi arrangés?....

J'entendis la grosse voix de Wacht-am-Rhein gronder furieusement:

—Ah! les cochons! les traîtres! les bouchers!...

Rien n'irritait Wacht-am-Rhein comme le spectacle des coups qu'il n'assénait pas lui-même.

Mais s'il y avait des blessés, c'est qu'il y avait aussi des morts!... C'était donc sérieux, à cette heure? C'était le commencement de la grande bagarre?...

Lentement le train s'engageait dans le dédale des voies, où il parut stopper. Quelques instants après, une demi-section de notre compagnie sanitaire, mandée par signaux optiques, dévalait à grands pas le coteau. Notre bataillon était stationné sur le point le plus voisin de la gare et mon groupe fut désigné pour aller y prendre un service d'ordre, sous le commandement du lieutenant Schimmel, et renforcer les quelques soldats du landsturm qui occupaient la station. Nous y fûmes en vingt minutes d'une marche rapide, et l'on nous répartit aux diverses issues des quais pour empêcher la population accourue d'approcher et d'interroger les blessés.

De près, c'était plus tragique encore que de loin. D'effroyables soupirs, des râles, parfois de véritables hurlements sortaient des voitures. Sommairement pansés, et après des heures déjà d'un infernal voyage, la plupart des blessés souffraient atrocement. On en voyait de sinistrement allongés, sans mouvement, sans même un tressaillement de vie, d'autres accroupis, la tête entre les mains ou s'étreignant le ventre, d'autres tremblants de fièvre ou agités de convulsions, d'autres stoïquement dressés, drapés dans leurs guenilles, les poings serrés, la pipe aux dents. Les faces étaient terreuses et boueuses, d'autres pâles et cadavériques, d'autres vertes. Il n'y avait pas de mutilés, intransportables. Les corps étaient complets: tous les membres étaient là. Il n'y avait que des jambes cassées, des bras rompus, des chairs broyées, des yeux crevés, des muscles perforés on déchirés. Partout des linges sanglants armoriaient de rouge les épaves guerrières; le sang se répandait sur tout, maculant les visages et les uniformes, tachant les portières, les poignées, les banquettes, les parois, marquant des traces de doigts, dégoulinant par les interstices des planchers et arrosant de flaques le ballast. Une terrible odeur de chimie et de pourriture se dégageait par bouffées, par larges ondes des wagons, empuantissant l'atmosphère et soulevant le cœur. D'épais essaims de mouches enveloppaient le train comme un charnier.

—Il y en a six cent cinquante, dit Schimmel, et un second train suivra dans une demi-heure. Ils disent qu'à Liége ça cuit dur. Von Emmich a fait donner l'assaut à deux forts par masses compactes.

—Sont-ils pris, au moins? balbutiai-je.

—Ils le seront. En attendant, c'est une belle salade.

Rien n'avait été prévu dans cette gare de frontière où ne se trouvaient ni médecins, ai infirmiers, non plus d'ailleurs que dans le train, expédié tel quel sur Aix avec son chargement. Nos sanitaires sortirent quatre cadavres des voitures. Une dizaine de prisonniers belges, également blessés, occupaient un wagon à bestiaux, gardés par deux fusiliers, baïonnette au canon. J'examinai avec intérêt leurs uniformes bleus passementés de rouge, leurs képis à rabat, leurs molletières, la veste verte d'un carabinier, la culotte amarante d'un guide. Trois étaient couchés sur de la paille souillée; les autres, le bras en échappe ou le crâne embandé, fumaient debout, appuyés de l'épaule ou du dos. Je me trouvais posté à la hauteur de leur wagon et j'eus le loisir de les observer. Ils me parurent harassés et stupéfaits. L'un d'eux, la figure brûlée de poudre, sans pansements, l'œil et le nez emportés, me demanda en français:

—Sommes-nous en Allemagne?

Je ne répondis pas. Un autre dit en mauvais allemand:

—Tâchez de nous faire donner un peu à boire.

Je ne répondis pas davantage. Mais une foule hostile s'était amassée au dehors qui, par-dessus les clôtures, couvrait d'insultes les prisonniers. Des poings menaçants se tendaient; une pierre vola. J'allais intervenir, quand Schimmel qui passait, le sabre tintant sur l'asphalte, me décocha durement:

—Pas de zèle, mon petit! Ce sont des ennemis.

Je me le tins pour dit. Un gros chef de gare, bedonnant et suant, la casquette écarlate sur le front cramoisi, longeait en courant le train, tandis qu'un officier de landsturm faisait descendre les sanitaires.

—En routa!... La voie est libre... Geschwind!... Aussteigen!...

Des coups de sifflet stridèrent. Les essieux gémirent.

Alors, aux premières secousses du train qui s'ébranlait, un immense cri de détresse, une clameur infinie s'éleva de tous ces wagons où se disloquaient des membres, où se débridaient des plaies, où se rouvraient des blessures, où se tordaient des nerfs. Ce fut enrayant. Une sueur d'angoisse me couvrit de la tête aux pieds et je crus que j'allais m'évanouir.

Et tandis que le train hurlant s'éloignait vers Aix-la-Chapelle, un autre train tout aussi hurlant, mais de joie, venait en sens inverse, le croisait et entrait en gare. Il était bondé de soldats de l'active, jeunes, bouillonnant de vie, agitant à toutes les fenêtres, des bonnets trépidante et des casques en délire. Les wagons étaient décorés de drapeaux et de branchages. Leurs panneaux portaient des inscriptions: «Nach Paris!... Train de plaisir pour la France!... A bientôt au bal des Veuves à Montmartre!... Gott mit uns!...» Des accordéons beuglaient, des harmonicas miaulaient. On chantait Morgenroth, Morgenroth, leuchtest mir zum frühen Tod et Kürassier sind lustige Brüder. C'était la folle ivresse, la frénésie, l'hystérie, l'épilepsie.

Electrisée, la foule rugissait et trépignait d'allégresse. Les nôtres et les landsturmiens vociféraient: «Dieu, vous garde, camarades!.... Tapez dur!.... Laissez-nous-en!.....» Moi-même, je fus pris par cette démence et, comme par une effroyable réaction au spectacle des blessés, je joignis férocement ma voix au sabbat.

Puis le train allant en guerre partit, croisant au sortir de la gare celui qui en revenait, le nouveau train de blessés. Et les mêmes scènes recommencèrent. De celui-là on tira six cadavres, qui allèrent rejoindre les quatre premiers sous une bâche. Le lendemain les landsturmiens les enfouiraient, en leur rendant les honneurs militaires.

Quand nous remontâmes à notre stationnement, tout s'organisait pour un imminent départ. Des estafettes sillonnaient les lignes et l'on entendait le cliquettement du téléphone de campagne. Le soir tombait. D'étranges lueurs trouaient, à l'ouest, le ciel qui s'assombrissait. De distance en distance, des sonneries cornaient et se répondaient, plus ou moins distinctes. Son ordre de marche dans sa poche, le major vint inspecter les compagnies. Kaiserkopf et son felwebel procédèrent à une distribution de vivres et de munitions. Chacun s'absorba dans ses préparatifs.

A dix heures, le bruit se répandit que l'avant-garde se mettait en route. Elle se composait d'une pointe de cavalerie, d'un demi-peloton de cavalerie de tête d'une pointe d'infanterie, d'une compagnie avancée et de trois compagnies de tête, puis d'un groupe d'artillerie, de deux bataillons d'infanterie, d'une compagnie de pionniers, de l'équipage de ponts divisionnaire et d'une colonne légère de munitions. Le tout pouvait s'échelonner sur quatre à cinq kilomètres et prit deux heures pour vider le terrain. Ils descendirent et contournèrent la colline et nous entendîmes passer au-dessous de nous les fers de leurs chevaux, les roues de leurs caissons, les bottes de leurs fantassins. A une heure, le gros commença à s'ébranler. Ce fut d'abord un régiment d'infanterie, précédé d'un peloton de cavalerie; puis venait le reste de l'artillerie, un régiment et demi, comportant cinquante-quatre pièces, autant de caissons, dix-huit chariots de batterie, dix-huit voitures de service, une voiture observatoire, sur près de trois kilomètres. Notre brigade partit ensuite vers trois heures; elle était longue de quatre kilomètres, avec ses bataillons énormes et ses compagnies gonflées. Nous étions suivis de trois colonnes légères de munitions, de la compagnie d'ambulance et de cinq ou six kilomètres de trains régimentaires. La tête de cette formidable division foulait depuis longtemps le sol gras de la Belgique, que la queue se détachait à peine du versant caillouteux et sapineux où nous avions reçu notre première image de la guerre.

Il me sembla que nous marchions toujours plus vers le nord, laissant sur notre gauche les lueurs qui fulguraient de Liége. On nous poussait à une forte allure, sans haltes, comme si l'on eût été pressé de libérer la route pour donner passage à de nouveaux contingents. La buée, la poussière, le temps orageux couvraient le ciel, où nulle étoile ne tentait de briller. L'aube matinale nous parut lente à venir. Nous progressions à grands pas depuis plus de trois heures et nous distinguions encore à peine ce qui se présentait autour de nous. Lorsque la lumière fut moins rare, nous nous trouvâmes dans un paysage doucement mamelonné de pâturages coupés de vergers. Aucun être vivant ne l'animait. Au loin, dans un site agreste, les ruines d'un château féodal couronnaient un roc, souvenir des guerres d'autrefois.

—Monsieur l'aspirant, regardez! me dit soudain Kasper, mon exempt, en dégageant un geste indicatif.

Une ferme calcinée tordait au bord de la route son squelette noirci.

Mes soldats se poussaient joyeusement du coude.

—Nous sommes en Belgique, disait l'un.

—Ç'a dû faire une belle flambée! disait l'autre.

—S'il y avait de ces pous de Belges dedans, lançait un troisième, j'espère qu'ils y sont restés!

Dix minutes plus loin, c'était un village, tout un petit village, de douze à quinze maisons, complètement ravagé par le feu, noué, crispé, disloquant ses ruines sans toits, ouvrant à tous vents ses trous d'ombre et ses brèches enfumées. Des éboulis de gravats comblaient les cours et construisaient des porches loqueteux au vide des portes. Des façades se découpaient en pignons ou se crénelaient de mâchicoulis. Des poutraisons à demi consumées dessinaient d'informes arcs-boutants. Sous l'arche rompue d'un pont, un ruisseau faisait scintiller son eau pure. Le délabrement biscornu d'un moulin s'y reflétait pittoresquement. Sauf le chantonnement de l'eau et l'aboi plaintif d'un chien dans le lointain, le silence planait sur cette dévastation. Quelques arbres mangés par l'incendie dressaient sur ce qui avait été la place du village leurs troncs boursouflés et leurs branches grimaçantes. A l'un d'eux se distendaient trois pendus.

Après un court instant de stupeur causée par l'inattendu de cette scène, la compagnie éclata en hourras. Ce village anéanti et ces trois pendus solitaires, c'était la première marque de la morsure de notre pied sur le sol ennemi, le sillon du premier coup de griffe de la puissance allemande. Strangulés dans leur corde de chanvre, les pendus, deux hommes et une femme, tiraient une langue livide et laissaient couler démesurément vers la terre belge leurs longs doigts au bout de leurs longs bras et leurs longues jambes étirées. Les jupes de la femme lui collaient aux mollets. Détachée d'un mur par nos clameurs une pierre dégringola et fit flac! dans le ruisseau.

Alors la grosse voix de Wacht am Rhein se mit à entonner, bien que par extraordinaire elle ne fût pas ivre, sinon d'enthousiasme et de patriotisme:

Es braust ein Ruf wie Donnerhall,

Wie Schwertgeklirr und Wogenprall:

Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein!

Wer will des Stromes Hüter sein?

Et toute la compagnie, joignant ses quatre cents gosiers au bourdon du sous-officier, suivit en chœur:

Lieb Vaterland, magst ruhig sein,

Lieb Vaterland, magst ruhig sein:

Fest steht und treu die Wacht am Rhein!

Le chien invisible ululait plus lamentablement dans le lointain, tandis que les pendus allongeaient leurs silhouettes patibulaires dans l'or du soleil levant.

Fest steht und treu die Wacht, die Wacht am Rhein!

Une vingtaine d'hommes dont le sous-officier Bosch, s'étaient jetés dans les maisons et les exploraient hâtivement. On les voyait en ressortir un à un et rejoindre leurs groupes avec des mines déconfites: il n'y avait plus rien, tout avait été vidé, nettoyé. Pendant ce temps, le feldwebel Schlapps était allé flairer de plus près les pendus. Il les examinait jovialement. Arrêté sous la femme, il la fit balancer d'une claque sur les mollets et, aux grands rires de la compagnie, esquissa du bras sous ses jupes un geste obscène.

Nous quittâmes ce lieu macabre le pas plus léger, les yeux curieux d'assister à d'autres spectacles. Très allumés par ce début, nous marchions allègrement au travers d'une contrée dévastée et qui semblait désertique. De droite et de gauche, sur les flancs des vallonnements jaunes, les meules carbonisées crayonnaient des taches noires. De distance en distance, une métairie décharnait sa carcasse, un hameau charbonnait ses décombres, une auberge pillée amoncelait ses tessons et ses fûts éventrés. Nous passâmes une voie ferrée, que réparaient hâtivement des soldats du génie faisant trimer à grands coups de bottes, de triques, de crosses et de fouets une centaine de malheureux paysans belges complètement harassés. La canonnade se poursuivait, ininterrompue, au sud-ouest.

Quelques kilomètres plus tard, des ordres coururent le long de la brigade. On nous fit quitter la route, où continuait à poudroyer l'artillerie, pour nous jeter en colonne large à travers champs. Nous foulâmes des chaumes et des jardins, nous sautâmes des fossés, nous bousculâmes des haies. Des lièvres éperdus détalaient devant nous, le cul sautillant, et des compagnies de perdrix s'enlevaient à notre approche. Les ondulations succédaient aux ondulations et nous en franchissions les vastes plissements. D'une dernière croupe, nous surgîmes à la lisière d'une plaine immense qui s'inclinait en longue dégradation vers une ligne grise légèrement scintillante. D'innombrables troupes parsemaient ou sillonnaient en tous sens cet espace soudainement déployé.

—La Meuse! fit Schimmel, qui marchait près de mon groupe à la droite de la section. La Meuse! prononça-t-il en tirant son épée et en désignant de sa pointe la ligne qui clignotait à l'horizon.

—La Meuse!... répétèrent des voix.

Sous le soleil ruisselant, les bataillons inondaient la plaine de leurs mouvements vermiculaires. Les uns disparaissaient dans les lointains et se roulaient avec la poussière dorée; d'autres entremêlaient leurs reptations, se frôlaient, se joignaient, se séparaient, changeaient de forme selon leurs ordres de marche; de longs serpentements de train ou d'artillerie, faisant progresser leurs anneaux, marquaient les routes; une division au repos étalait un large grouillement gris; à droite, du côté de la Hollande, dont elles paraissaient emprunter la frontière toute proche, des forces de cavalerie coulaient comme une armée de cloportes. Un énorme bruissement montait de cette inondation visqueuse, emplissant de sa verbération continue les interstices de la canonnade. Des fumées situaient, par places, des villages achevant de se consumer et l'on voyait, jusqu'au delà de la Meuse, leurs flocons noirs ou violets se suspendre dans l'atmosphère étincelante.

Un commandement au sifflet nous jeta par le flanc en colonne de compagnie. Nous disparûmes entre des blés non coupés. Quand nous en sortîmes, nous aperçûmes à peu de distance un petit tertre couronné d'une douzaine d'officiers d'état-major devant lesquels des troupes défilaient. Ils étaient groupés autour d'un cheval noir qui supportait un général de haut grade. Ce personnage attira aussitôt tous nos regards. A mesure que nous avancions, nous en discernions la taille replète, la figure pleine et dure, le nez droit sur la moustache courte, les épaules carrées sous les torsades à quatre étoiles. A sa gauche, la hampe fichée au sol, flottait un fanion carré rouge à damier noir et blanc.

—Von Kluck! murmura Schimmel, bombant le torse et le sabre au bras.

Un tremblement sacré me parcourut. Les capitaines crièrent:

Zum Defilieren... Auf der Stelle!... Frei... weg!

Nos milliers de jambes se projetèrent à angle droit, mécaniquement, d'un seul élan. On entendit le sol sonner fortement sous les coups cadencés de nos semelles.

Achtung!... Augen rechts!

Toutes les têtes se tournèrent du même mouvement raide vers le cheval noir.

Et nous passâmes comme sous une lame de rasoir devant le regard d'acier du général-colonel von Kluck, tandis que le général-major von Morlach, qui s'était porté à sa droite au galop de son rouan, lui nommait respectueusement les bataillons.

V

Nous fîmes halte, au soir, près d'un boqueteau de petits chênes et de coudres. Nous étions fatigués par cette rude journée de marche, l'excitation de l'entrée en Belgique, la chaleur implacable du soleil d'août et l'émotion du défilé devant le général von Kluck. La division s'était peu à peu morcelée dans ses éléments; notre brigade s'était sectionnée; le régiment lui-même n'était plus au complet, le bataillon von Putz ayant disparu dans la direction de l'est.

Nous campâmes plusieurs jours dans ce site champêtre, qui n'avait pour voisinage que deux fermes carbonisées. La région était pleine de troupes: il y en avait à Fouron, à Warsage, au camp de Mouland, les unes qui passaient d'autres qui bivouaquaient, attendant comme nous leur ordre de route. On disait que les Belges, en fuite, avaient coupé tous les ponts. Nos sentinelles et nos agents de liaison rapportaient mille bruits alarmants. Le pays était infesté de francs-tireurs. On en prenait et on en fusillait de tous les côtés. Plusieurs officiers allemands avaient déjà reçu des balles de ces bandits. Les femmes mêmes, lorsqu'elles en trouvaient l'occasion, se livraient à d'incroyables sévices envers nos hommes. On avait découvert dans une cave un soldat du 25e aux trois quarts égorgé par une de ces mégères. De temps en temps, surtout vers le soir ou de grand matin, de lointaines fusillades crépitaient et l'on percevait de vagues cris: c'était de ces lâches civils que l'on exécutait.

A part cela, aucune nouvelle précise. Nous ne recevions ni lettres, ni journaux. Les conjectures circulaient, énervantes, venues on ne savait d'où. Les Français, assurait-on, avaient été écrasés dans une bataille en Lorraine. La petite armée belge enfoncée par notre cavalerie était en déroute devant Bruxelles. Cependant Liége résistait toujours: la canonnade qui persistait à nous en parvenir, augmentait, selon le vent, jusqu'à l'assourdissement. La nuit, tout le sud-ouest semblait un vaste brasier. Nous nous rappelions alors les trains de blessés, nous en supputions l'accroissement et notre impatience se gonflait jusqu'à la fureur.

Le bataillon Preuss partit le premier un matin. Nous le suivîmes quelques heures plus tard. Après une marche cahotante à travers des trèfles et des labours, nous joignîmes une route qu'encombraient des colonnes de parc. Nous les dépassâmes. Puis nous traversâmes deux gros villages incendiés, pillés et déserts, seuls quelques cadavres en habitaient les maisons en ruines. Nous nous demandions ce qu'étaient devenues les populations, quand nous rencontrâmes un lamentable cortège d'une centaine de civils en loques, que poussaient, lance au poing, une douzaine de uhlans.

—Du pain! criaient les déportés. A boire!... Où nous mène-t-on?

Vorwærts! aboyaient gutturalement les uhlans, qui les enveloppaient et les harcelaient comme des chiens autour d'un troupeau de moutons.

Parfois on voyait une lance piquer dans la masse, un cri jaillissait et un piétinement plus pressé incurvait une poche dans le flanc de la harde affolée. Ce sinistre convoi passé, nous reprîmes la largeur de la route, où longtemps nos pas effacèrent, en les mêlant à la poussière, des traînées sanglantes.

Au confluent d'une nouvelle route, une place indicatrice portait: VISÉ, 2 kil. Ce nom de lieu ne me disait rien. Je crois bien que je le lisais pour la première fois. Schimmel, qui paraissait mieux renseigné, me dit:

—C'est sur la Meuse. Il y a un pont.

Mais nous fûmes immobilisés plusieurs heures, un peu plus loin, au croisement d'une autre route, plus importante, qui courait parallèlement à la rivière et, selon la topographie de Schimmel, conduisait à Maestricht. D'interminables colonnes de réserves, des pièces de 105, du matériel de ponts y coulaient torrentiellement vers le nord. Des nimbus de poussière jaunâtre y soulevaient et y roulaient leurs volutes.

Quand nous reprîmes notre route, lestés de soupe grasse et de saucisse aux choux, un soleil sans rayons obliquait vers le nord-ouest dans une buée opaque et violette. Nous descendions une route pittoresque, entre des chênes noueux et des escarpements où affleurait le roc. Bientôt les premières ruines fumantes de Visé apparurent. Une atmosphère âcre de bois brûlé et de plâtre fuligineux nous prit aux narines. A mesure que nous approchions, le fusain de la petite ville ravagée charbonnait ses maisons tordues, ouvrait ses flancs noirs, amoncelait ses décombres. Des murs déchiquetés se suspendaient dans le vide, lançant en l'air, comme des bras décharnés, des cheminées acrobatiques. Les intérieurs béants offraient leurs chambranles calcinés, des porches et des pignons croulaient, des arches de boutiques crevaient sous leurs enseignes rompues, des ferronneries grimaçaient. Une fumée dense tourbillonnait par endroits, rougie parfois des derniers crachats de l'incendie.

—Hourrah! hurla Wacht-am-Rhein avec enthousiasme.

Et il entonna son couplet favori.

Le fait est que le tableau était surprenant. Ce que nous avions vu jusqu'ici était peu de chose. Pour la première fois nous contemplions le spectacle même de la guerre. Car on s'était battu là, c'était visible. Et le pillage, fruit de la victoire, étalait sous nos yeux ses orgies. Des bandes de soldats avinés circulaient chantant à tue-tête et chargés de trophées. Des officiers faisaient remplir des chars de ballots de vêtements, de caisses d'argenterie, de piles de meubles et d'étoffes. On marchait sur des débris de vaisselle et dans des flaques de vin. Des tapis souillés, des linges déchirés, des ustensiles de cuisine et des objets de toilette jonchaient les rues. Une joie tumultueuse débordait; on entendait des échos de rixes sortir de l'intérieur des ruines et du fond des caves. De tous les coins d'ombre, de toutes les issues, de tous les antres que formaient les enchevêtrements des bâtisses effondrées surgissaient des faces avides et des mains crispées sur du butin. Le long des murs éboulés des dos pissaient intarissablement ou des trognes ployées dans des coudes vomissaient avec des bruits de gargouilles. Sur une petite place dévastée un cadavre de civil traînait dans ses hardes, tandis qu'un autre, ficelé à un arbre, laissait pendre une tête à cheveux blancs sur une poitrine trouée.

—Garde à vous... fixe!

On nous répartit, par sections, dans diverses directions. Les yeux allumés, nous suivîmes Schimmel et le capitaine, qui, après avoir reçu les instructions d'un officier du service des étapes, partaient d'un pas précipité.

—Ah! les bougres! grommelait Kaiserkopf, ils ne nous laisseront rien!...

Dans un mince faubourg, au bord de la Meuse, quelques bicoques, restées intactes, allaient nous servir de cantonnement. A peine y étions-nous rendus qu'après quelques ordres brefs Kaiserkopf nous quittait. Suivi du feldwebel Schlapps et de quatre ou cinq gaillards munis de haches, nous le vîmes s'enfoncer, comme un loup, dans les ruines.

Quelques minutes après, Schimmel disparaissait à son tour, escorté du terrible Wacht-am-Rhein.

De nombreux contingents remplissaient la ville, bivouaquaient dans ses environs et sur la hauteur qui la dominait. Le 24e régiment, le 35e des fusiliers de Brandebourg et le 55e de Detmold paraissaient y être au complet. Le tohu bohu, la liesse et la goinfrerie étaient intenses. C'était une kermesse comme les Belges, certes, n'en avaient jamais vu. Mais il n'y avait plus de Belges pour s'éjouir à ce spectacle! Les derniers peinaient aux ponts, sous bonne garde et dans le saint effroi de la schlague. Tout le reste, à ce qu'on m'apprit, avait été passé par les armes ou emmené en captivité en Allemagne.

Je recueillis quelques autres informations, notamment sur le combat qui s'était livré à Visé, une dizaine de jours auparavant, et qui avait été le premier de la guerre. Quand nos cavaliers étaient arrivés, dans l'après-midi du 4 août, ils avaient trouvé le pont détruit et des lignards belges qui, embusqués de l'autre côté du fleuve, leur tiraient dessus sans le moindre souci de l'hospitalité. Il avait fallu se porter à quelques kilomètres en aval, aux gués de Lixhe, où deux régiments de hussards avaient réussi à passer. Tournée, la soldatesque ennemie avait dû se rabattre sur Liége. Les pontonniers avaient amené leurs bacs, et dès lors, depuis dix jours, des troupes, des troupes et des troupes en nombre croissant franchissaient jour et nuit la rivière et allaient répandre dans l'immense plaine belge la terreur, la dévastation et la mort.

Le IIe corps tout entier, le IXe corps et son corps de réserve, une partie du IIIe, le IVe corps von Arnim, ainsi que la moitié de notre division avaient déjà passé; le reste allait suivre: presque toute l'armée von Kluck inondait à cette heure de ses flots torrentiels le gras terroir hesbayen et roulait irrésistiblement sur Bruxelles. On disait même que, pour hâter la manœuvre, des trains de soldats en civil traversaient chaque nuit le Limbourg hollandais et venaient retrouver leur équipement de l'autre côté de la frontière.

Quant à ce qui se passait plus au sud, à Verdun, à Nancy ou là-bas dans les Vosges, personne n'en savait rien au juste, ou plutôt les allégations qui se colportaient étaient si contradictoires qu'on n'en pouvait rien tirer. Par contre, une nouvelle circulait, rapportée par des prisonniers de guerre, mais qui paraissait certaine, nouvelle étonnante, qu'on nous avait cachée jusqu'ici et qui remplissait tout le monde de stupeur et d'indignation: l'Angleterre nous avait déclaré la guerre. Aussi les injures, les imprécations, les violences à l'adresse de nos bons «cousins» britanniques volaient elles de bouche en bouche. On entendait partout hurler ces mots stridents et vengeurs: Gott strafe England! Mais au milieu de l'allégresse générale ces clameurs mêmes et ce furieux Gott strafe England résonnaient encore comme un hallali de gloire, comme un sonore appel à de plus magnifiques victoires.

Je me mis à la recherche de Kœnig, dont la section cantonnait sur la hauteur, au collège de Saint-Hadelin, seul bâtiment de quelque importance qui eût été épargné. Je n'eus pas la peine de m'y porter. Je rencontrai le lieutenant, planté sur ses hautes jambes, devant l'église de Visé, dont il contemplait d'un œil consterné les cintres éventrés et les colonnes à vif, scarifiées par le feu. Rasséréné un moment par l'assurance que les Français avaient violé les premiers la Belgique, son humeur s'était peu à peu rembrunie à mesure que nous progressions dans le pays dévasté, et maintenant, devant l'amas de ruines que constituait la petite cité mosane, il ne dissimulait plus sa colère et son émoi.

—Nous menons une guerre honteuse! gesticulait-il. Regardez-moi ça!...

Il me montrait sur le pourtour de l'église et dans les ruelles voisines des pignons ébréchés, des corniches abattues, une colonnette décapitée, ici les débris d'une fenêtre à meneaux, là le squelette carbonisé de ce qui avait dû être quelque charmant logis du XVe siècle.

—C'est odieux! s'indignait-il. Pourquoi avoir détruit tout cela? Qu'est-ce que ce vandalisme?

—Ma foi, fis-je bêtement, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs.

—Ah! vous aussi, fulmina-t-il, vous aussi vous en êtes! Je ne vous félicite pas.

—Mais pourquoi diable aussi, objectai-je, pourquoi diable les Belges résistent-ils? C'est bien leur faute.

—Et pourquoi diable ne se défendraient-ils pas? D'ailleurs c'est faux, ce que vous avancez là. Je me suis informé. On s'est battu ici le 4 et le 5 août, pas davantage. Les troupes qui ont eu affaire aux Belges étaient deux divisions de cavalerie et le 25e de ligne: or, depuis longtemps ces troupes sont loin, bien loin en avant; depuis longtemps il n'y a plus un seul Belge de l'autre côté de l'eau et nous ne recevons plus un coup de fusil. Eh bien, pendant le combat on a, en tout et pour tout, brûlé trois maisons et tué huit civils. Tout le reste a été fait postérieurement. C'est le 12 qu'on a mis le feu à l'église. C'est hier, c'est cette nuit et ce matin qu'on a surtout détruit, incendié, pillé. Les troupes qui ont fait cela ne se sont pas battues. C'est sans raison, sans même l'excuse de la bataille qu'elles ont anéanti cette ville, massacré ou déporté ce qui demeurait de population.

—Bah! dis-je, nous n'avons pas à nous apitoyer sur le sort des vaincus.

Et me rappelant un mot de Schimmel:

Krieg ist Krieg, formulai-je. C'est la guerre!

—Non, ce n'est pas la guerre, cela! articula douloureusement Kœnig. Il y a des règles pour la guerre, et que nous avons signées. Nous ne devons pas attenter à la vie des non-combattants et à la propriété privée. Nous devons respecter les territoires envahis et les administrer durant leur occupation dans l'intérêt de leurs habitants. Nous n'avons pas à faire la guerre aux peuples, mais aux armées seulement. Voyez les conventions de La Haye, conclues par nous, parafées par nous, et cela, encore une fois, non pour le temps de paix, pour lequel elles n'ont pas été faites, mais pour le temps de guerre.

—Eh bien, dis-je, on s'est trompé. On a cru qu'on pouvait édicter des règles de guerre, et l'on voit maintenant qu'il n'y a d'autre règle à la guerre que la loi du plus fort et le bon plaisir du vainqueur.

C'était toujours du Schimmel que je récitais.

—Non, protesta Kœnig, on ne s'est pas trompé à La Haye. C'est nous qui aurons l'air de nous être servis de ces conventions et de la confiance inspirée par notre signature pour tromper l'Europe. Malheureuse Allemagne! Mais je veux croire encore que cela ne va pas continuer de cette manière et que ce que nous voyons là n'est qu'un accident, un déplorable accident.

—Je le veux bien, fis-je pour le calmer, et je le souhaite avec vous.

Nous entrâmes dans l'église dévastée. Un amas innommable de détritus en obstruait les accès et en couvrait les dalles. Le toit, ou ce qui en avait subsisté après l'incendie, s'était effondré dans la nef. De larges arches renaissance s'ouvraient dans le vide et dans la lumière du couchant, entre des piliers massifs qui soutenaient des murs écroulés. Un chapiteau corinthien ombré de suie sommait une colonne de marbre fuligineux. Un lustre pendait encore au transept sous un morceau de voûte. Quelques marches de pierre montaient à la chaire absente. Au chœur, un grand cintre s'ogivait faiblement par-dessus un prodigieux amoncellement de moellons, de tuileaux, de coulées de plomb, de fragments d'autel, de sculptures brisées, de vitraux, de chandeliers, d'encensoirs et de tuyaux d'orgues.

—Ah! les salauds! murmura Kœnig.

Une odeur abominable se dégageait du capharnaüm. On y sentait la victuaille pourrie, le vin rendu, l'urine et le cloaque. Des litières de paille pestilentielle, des papiers graisseux, des culs de bouteilles et d'innombrables traces de déjections attestaient qu'on y avait campé, qu'on y avait festoyé et qu'on s'y était soulagé ignoblement. L'excrément et l'ordure s'étalaient à peu près partout. Il y en avait autour des pilastres, le long des plinthes, dans les chapelles et jusque devant le coffre éventré de l'autel; les bénitiers étaient pleins de pissat, et une statue de vierge en plâtre bleu de ciel, chue de son socle, présentait un énorme étron entre les fleurons dorés de sa couronne.

Nous marchions avec précaution à travers ce désordre et cette saleté. Mais j'avais beau surveiller mes pas avec attention, je ne pus éviter la fâcheuse mésaventure. Je glissai sur une bouse humaine encore fraîche et allai donner pesamment du nez dans le gravat.

—Ah! les salauds! criai-je à mon tour, plus humilié par ma chute que par l'irrespect dont avait été souillé le sanctuaire.

Nous sortîmes de ce lieu dégoûtant.

Aux derniers rayons du soleil qui s'abîmait dans la plaine, le cirque dentelé des maisons en ruines prenait des aspects intéressants. Droite comme un I majuscule, une sentinelle nous présenta les armes. Un vol de corbeaux tourna dans l'air limpide. Un peu plus loin, ce fut à nous de rendre les honneurs réglementaires. Un général de brigade, entouré d'officiers d'état-major, faisait en petite tenue sa promenade digestive. Il avançait placidement, le ventre bedonnant et le havane au bec, paraissant caresser tout ce qu'il voyait de regards satisfaits. Nous nous immobilisâmes, les talons claquants, et, d'un gant automatique, nous donnâmes le salut militaire.

Il se faisait tard et j'avais faim. Je quittai Kœnig pour regagner mon cantonnement. La conversation de mon ami n'avait pas été sans m'impressionner, mais en arrivant aux bicoques, l'abondante joie que j'y trouvai changea vite le cours de mes idées. Répandus devant les maisons et sur la berge de la Meuse, les soldats bambochaient, gobelottaient et menaient un tapage infernal. Des feux de copeaux flambaient, où rôtissaient des canards et des quartiers de viande. Des marmites bouillaient. Titubant, braillant et rotant, nos hommes s'empiffraient et s'arrosaient. Quelques-uns se lutinaient pesamment sur l'herbe pelée. D'autres, se tenant par les avant-bras, dansaient aux sons d'accordéons. Autour d'une grosse table d'auberge, extraite apparemment de quelque estaminet proche, ripaillaient à grand bruit Kaiserkopf, Schimmel, le feldwebel Schlapps, le sergent Schmauser, auxquels s'étaient joints les sous-officiers de la section, sur l'invitation sans doute du capitaine qui, en petit comité et lorsqu'il était de belle humeur, ne dédaignait pas de faire de la popularité. Kaiserkopf, qui se trouvait dans un état d'ébriété avancé, m'accueillit avec exubérance:

—Mettez votre cul là, mon garçon, et bouffez! Il y a de quoi se remplir la panse!

Je m'assis à la place que m'indiquait le capitaine, entre Schimmel et Wacht-am-Rhein.

Il y avait, en effet, de quoi «se remplir la panse», selon l'expression de notre chef. Un somptueux gigot arrondissait dans un plat de faïence ses formes juteuses déjà profondément creusées; des poulets embrochés passaient de main en main; des terrines de foie côtoyaient des pâtés de veau; des cervelas enguirlandaient une langue; un jambon rougeoyeait. Le vin et la bière coulaient à flots. La chasse avait été fructueuse.

Kaiserkopf racontait avec force hoquets comment il avait forcé une cave qui avait échappé jusqu'ici aux perquisitions. Il tenait près de lui quatre grands paniers de cellier, dont il tirait de cinq en cinq minutes une bouteille crasseuse.

—C'est des grands crus, Donnerwetter! des vins français!... A la santé de notre Kaiser!

D'un coup de sabre il faisait sauter le goulot, et le liquide magenta tombait dans les gobelets.

Au milieu de cette frairie j'oubliais aisément les complaintes de Kœnig et les agitations de sa bile morose. Que me faisait son idéologie et que signifiaient ses scrupules? On riait, on chantait, on trinquait, on lampait, on poussait des hoch à l'Empereur et on s'empiffrait à la gloire du Vaterland. Que pouvait-on rêver de mieux? Kaiserkopf sacrait comme un dieu germain et Wacht-am-Rhein tonitruait sa hurle patriotique. On était entre Allemands, entre Prussiens de pur sang et de bonne souche. Le reste du monde n'existait pas. Oui, Schimmel avait raison. C'était la guerre, la belle guerre, fraîche et joyeuse, avec sa fougue et sa gaillardise, sa goinfrerie et son élan.

Les ombres des peupliers aigus comme des lances gardaient la Meuse pâle qui se marbrait sous la lune. Au commandement progressif de la nuit, les premières étoiles fusillaient le ciel. Des fanaux d'acétylène, sur les ponts en travail, projetaient leur lueur sur le fourmillement des esclaves, dont on entendait la rumeur laborieuse et les coups de marteau. Le canon tonnait au loin. Ses sourds grondements se mariaient aux martellements plus aigres des ponts et aux pétards de nos bouchons. Nous avions à notre tour allumé des bougies fichées dans des bouteilles et à leur flamme, qu'une brise chaude faisait trembloter, nous poursuivions sans souci notre festoiement, tandis que Schlapps, l'œil luisant, faisait circuler, au milieu d'homériques éclats de rire et de magnifiques plaisanteries, des photographies de femmes.

—A défaut de véritables, glapissait-il, il faut bien s'exciter un peu le boyau au souvenir du sexe!

Quant à Schimmel et à Wacht-am-Rhein, qui avaient réussi à participer à la razzia d'une dernière maison, ils étalaient sans vergogne le produit de leur expédition et en distribuaient généreusement des lots. Il y avait là des pièces d'argenterie, des peintures, des statuettes, des bibelots d'ivoire, d'écaille ou de bronze, des boîtes, des dentelles et un certain nombre de bijoux. Appelé le premier à choisir, le capitaine prit un gros chronomètre en or avec sa chaîne, dont il se para aussitôt avec ostentation. Quêteuses, les mains palpaient, soupesaient et les regards avides s'extasiaient.

—Et vous, mon petit Hering, me dit Schimmel, qu'est-ce qui vous ferait plaisir pour votre bonne amie?

Je rougis considérablement. Etait-ce l'évocation brutale de ma Dorothéa au milieu de ce bacchanal militaire? Etait ce la honte du geste que l'on m'engageait à faire? Je ne sais. Quoi qu'il en soit, mes doigts tremblèrent. J'hésitai.

Donnerwetter! servez-vous donc! gueula le capitaine.

J'avançai la main. J'avais distingué déjà un joli bracelet en filigrane d'or, orné d'un rubis et de deux petits brillants. Je m'en emparai avec un battement de cœur.

Serait-il pour ma sœur Hedwige ou pour ma chère Dorothéa? Je n'en savais rien encore. Mais il était à moi: c'était ma première dépouille sur l'ennemi!


Tandis que nous étions ainsi occupés, nous vîmes survenir un grand escogriffe de feldpostillon, avec son cor de chasse orangé sur ses pattes d'épaules bleues, qui nous dit, après avoir claqué des talons et porté la dextre à son schako:

Melde den Herren Offizieren, il y aura demain matin une levée de lettres pour l'Allemagne; je passerai prendre le courrier de la compagnie.

C'était la première fois que nous étions autorisés à donner de nos nouvelles, et nous n'avions encore reçu ni correspondance, ni journaux. Depuis notre départ de la caserne de Magdebourg on nous avait, pour ainsi dire, séparés du reste du monde. Aussi, malgré mon état de fatigue, de sommeil et, si j'ose l'avouer, d'ébriété certaine, je résolus aussitôt d'écrire deux lettres, l'une pour mes vénérés parents, l'autre pour ma chère Dorothéa. C'est par celle-ci que je commençai. Et voici ce qu'à la lueur de deux bougies je couchai sur du papier d'ordonnance et pliai, sous enveloppe ouverte, à l'adresse de Goslar en Harz, Prusse:

Quelque part en pays ennemi.

Meine herzliebe Dorothea,

Nous venons de remporter une grande victoire. Nous avons pris une ville, que nous avons brûlée et mise à sac, après en avoir passé les habitants au fil de l'épée. Les soldats ennemis fuient en désordre, poursuivis par nos uhlans. Nos troupes se couvrent de gloire et répandent partout la terreur du nom allemand. Dieu est avec nous. Le pays que nous conquérons est riche et fertile. On y boit, on y mange en abondance, et on y trouve encore beaucoup d'autres choses dont on sera content chez nous. Himmlische Dorothea, je pense à vous jour et nuit et je vous réserve le plus précieux de mon butin de guerre. Déjà je vous destine un souvenir de moi. Ce ne sont pas encore les boucles d'oreilles que je vous ai promises, mais celles-ci viendront comptez-y bien. Je me porte à merveille et je vous aime. J'ai pour ma part déjà tué cinq Welches.

Votre Wilfrid pour la vie.

J'en traçai à peu près autant à l'intention de ma bien aimée famille, avec force vœux et tendresses à mon vénéré père, le conseiller de commerce Hering, à ma vénérée mère, Mme la conseillère de commerce Hering, à mes chères sœurs Hedwige et Ludmilla, sans oublier notre domestique Johann, au cas où il ne fût pas encore parti pour la Russie.

VI

Nous partîmes le lendemain à dix heures, ayant copieusement dormi et copieusement déjeuné. Le temps était toujours radieux. Nous traversâmes la Meuse sur un des ponts de bateaux établis en face de Visé et foulâmes héroïquement la rive gauche. Nous ne savions ce qu'était devenu le bataillon Preuss, non plus que le bataillon von Putz. Les unités se décomposaient ainsi dans leurs éléments, selon la commodité des routes et les dispositions du service des étapes, pour se retrouver, se refondre ou se disjoindre de nouveau, dans un ordre admirable et une impeccable stratégie.

Les aspects que nous découvrions ne différaient guère de ceux qui nous étaient antérieurement apparus, sinon que le paysage ne présentait plus de vallonnement et s'écrasait en une plaine sans fin. Mais, sur la rive gauche comme sur la rive droite, c'était partout la même dévastation, les mêmes fermes brûlées, les mêmes villages croulants, les mêmes théories de captifs, la même poussière et la même pestilence. On marchait sac au dos en absorbant cette cendre et en respirant ces miasmes. Où se battait-on? Bien loin, sans doute, car si le bourdonnement du canon continuait à faire ronfler l'horizon, on ne percevait pas un coup de fusil, pas une roulade de mitrailleuse. Les kilomètres succédaient aux kilomètres, et nous nous demandions, non sans impatience, quand nous pourrions enfin prendre contact avec ces brigands de Belges et nous donner le plaisir de leur envoyer à notre tour un peu de notre acier dans les reins.

A mesure que nous avancions, Schimmel, qui était le meilleur liseur de cartes du bataillon, ne manquait pas de ponctuer notre itinéraire de ses indications topographiques. Ici, c'était le canal de l'Escaut; à gauche, la route de Liége; à droite, celle de Bilsen et d'Hasselt; là-bas, se distinguaient les ruines d'Hermalle et d'Hermée, les hauts fourneaux de Liége, les forts de Liers, de Lantin et de Loncin, les derniers enlevés; plus loin, c'était Houtain, puis le passage de la Geer et Bassange. Mais indifférents à toute géographie, la plupart de nos hommes, voire de nos sous-officiers, ne s'occupaient nullement de savoir où ils se trouvaient. Quelques-uns même demandaient avec obstination:

—Arriverons-nous bientôt à Paris?

A quoi le capitaine Kaiserkopf répondait:

—Tas de porcs! nous y arriverons bien une fois. Mais croyez-vous, Sacrament! que ce sera sans vous être d'abord frotté le lard avec ces cochons de Français? Vous y arriverez, Donnerwetter! mais pas tous: vous aurez préalablement laissé sur le chemin quelques unes de vos sales couennes!

Des traces d'engagements récents apparaissaient, en effet, de plus en plus nombreuses le long de la chaussée que nous suivions et dans les champs de céréales qui la bordaient. C'était tantôt un cheval gonflé comme un éléphant, qui de ses quatre pattes raides menaçait le ciel; tantôt un caisson démoli, gisant sur un talus entre ses roues brisées; tantôt des objets de fourniment ou des lambeaux d'uniformes, traînant dans la poussière ou parsemant les fossés. Des voitures d'ambulance nous croisaient, et des brancardiers, par couples, glanaient dans les chaumes. Parfois un cadavre, le fusil sur le ventre, nous regardait passer; on tournait un peu la tête vers lui, pour voir si c'était un Belge et quel uniforme il portait; mais c'était souvent un des nôtres, et on essayait avec colère d'identifier son arme et son unité.

Nous arrivâmes, sur la fin de l'après-midi, à une ville appelée Tongres. Nous y tombions de nouveau en plein pillage. Quel bazar! On y marchait littéralement sur les tentures, les rideaux, les matelas. Le long des trottoirs était rangé tout le bric-à-brac de la bourgade, des meubles, des cadres, des pianos, jusqu'à une collection archéologique et à des médaillers de numismatique, attendant les fourgons. Une partie de la population était demeurée, qui n'avait pas eu le temps ou la volonté de fuir. Expulsée des maisons à grands coups de crosses, elle se trouvait parquée en plein air aux alentours, d'où elle voyait sa ville se consumer et se vider sous ses yeux.

Nous eûmes le plaisir d'assister à une exécution. Je dis «le plaisir», non que, pour ce qui me concerne, ce terme ne soit pas exagéré on impropre; car si j'éprouvai une satisfaction raisonnée à voir fusiller deux misérables traîtres, assassins de nos soldats, ce sentiment, au spectacle nouveau pour moi de la mort infligée délibérément, ne fut pas sans s'altérer quelque peu de pitié ou d'horreur. Il n'en est pas moins vrai que le plaisir, un plaisir évident, pur et sans mélange, se peignit sur les faces excitées de mes compagnons d'armes. Rien, en effet, n'agrée plus à l'Allemand que le déploiement sans mesure de sa force, quand l'adversaire se trouve hors d'état de lui opposer de défense. Il y a là un sens très intéressant de la proportion des valeurs, qui est tout à l'honneur de l'intelligence et de l'esprit pratique de notre pays.

Nous débouchions donc dans un carrefour déjà encombré de troupiers en maraude, quand une patrouille de cyclistes amena devant un oberleutnant d'état-major, au milieu des huées des soldats, deux pauvres Belges aux hardes lacérées et aux visages tuméfiés d'ecchymoses. On hurlait:

—Ce sont des francs-tireurs!... A mort!...

Le plus grand, un ouvrier semblait-il, pouvait avoir une cinquantaine d'années, autant qu'on pouvait en juger à travers les contusions qui le défiguraient. L'autre, un gamin, ne paraissait pas dépasser quatorze ou quinze ans. Hâves, l'œil effaré, ils se serraient l'un contre l'autre, l'homme essayant de protéger le petit.

—Au mur!... et fusillez-moi ces gaillards! ordonna l'oberleutnant, prenant à peine le temps de les regarder.

—Monsieur l'officier! jeta l'homme haletant... Monsieur l'officier! je ne suis pas un franc-tireur!... j'ai défendu mon gosse contre une de vos brutes qui voulait le pousser dans ma maison en flammes!

—Six hommes!... Qu'on me nettoie ça vivement!

On se précipitait sur eux, on les ligotait... On les jeta contre un volet de boutique. Des fusils s'épaulèrent.

—Saletés!... lança l'homme avec désespoir.

On entendit une voix grêle sangloter:

—Papa!... papa!...

Un commandement retentit:

Feuer!

La décharge partit dans un grand cri d'enfant.

De tous côtés ce fut alors l'assourdissant tumulte d'une joie féroce. Déchaînée et piétinante, la tourbe militaire se rua sur les cadavres. Je crus qu'ils allaient être déchiquetés. Je regardai mes hommes. Tous manifestaient une allégresse sans bornes. Et du groupe voisin je vis soudain surgir une sorte de bête fauve: c'était Wacht-am-Rhein qui, n'y pouvant plus tenir, s'élançait hors du rang et, d'un bond, allait vider son arme à bout portant sur le tas sanguinolent.


Quelques heures après, bien lavé, reposé, je me prélassais dans une confortable chambre d'une des maisons non encore déménagées de la ville. De ma fenêtre à embrasure vermiculée, brûlant béatement ma pipe d'étudiant sur la digestion d'un souper aussi copieux que celui de la veille, j'observais avec paresse le mouvement de la rue, dont les vieux immeubles pansus avaient aujourd'hui l'honneur d'abriter notre compagnie. Partielle jusqu'ici, l'œuvre de destruction laissait à Tongres la disposition d'un nombreux couvert, si bien que le bataillon von Nippenburg avait pu y être logé tout entier, ainsi que le troisième. Le premier, celui du major von Putz, cantonnait, quelques kilomètres en avant, à Looz. On disait que l'armée belge s'était retirée derrière la Gette et avait été enfoncée à Diest. Quant aux Français et aux Anglais, on n'avait aucune nouvelle d'eux. On se battait, croyait-on à Dinant, où une avant-garde française avait été taillée en pièces. Où serions-nous demain?

Pour le moment, tranquillement accoudé à ma fenêtre flamande, j'étais occupé à bourrer une seconde pipe, tout en suivant de l'œil les allures avantageuses du feldwebel Schlapps qui, en compagnie de cinq ou six bruyants drôles, repartait en expédition. Je me demandais s'ils retournaient à la conquête de nouvelles bouteilles et s'ils projetaient de passer toute leur nuit à boire. Je n'éprouvais nulle envie de les rejoindre. Un bon lit bourgeois m'attendait, comme je n'en avais pas connu depuis la maison paternelle, un vieux lit brabançon très élevé, à baldaquin en tapisserie de Bruges, avec sa marche de chêne ciré, sa niche à compartiments et son vase de nuit en faïence de Tournai. J'allais y dormir comme un loir! Des bibelots, des portraits de famille ornaient la chambre cossue. Une armoire était pleine de robes, une commode de linge. Sur la table, une boîte à ouvrage et un secrétaire de dame en acajou. Des photographies dans des cadres de cuir meublaient une étagère. J'en remarquai deux: une vieille dame en béguin de dentelles, et une jeune fille assez jolie, un peu grasse, d'aspect sympathique et doux. Peut-être les habitantes du logement paisible que j'occupais. Où étaient-elles maintenant? Sur quelles routes erraient-elles, fugitives et désemparées, tandis qu'un hôte imprévu, venu d'au delà le Rhin, contemplait leurs tranquilles portraits et que demain sans doute il ne resterait plus rien de leur douillette demeure que des murs calcinés et une couche de cendres?

Macht nichts! Le lit était à moi, pour ce soir, et il était excellent. Je m'y couchai avec délice. Je goûtai le plaisir de sentir sur ma peau le contact de draps de toile et sous ma nuque le mol abandon d'un double oreiller de plume. Pour le savourer plus longuement, je résistai au sommeil et me mis à lire des journaux d'Allemagne, dont il venait d'arriver tout un lot à Tongres et dont j'avais réussi à me procurer quelques numéros.

Ils étaient vieux d'une dizaine de jours. J'y vis le début de cette grande histoire et m'y instruisis des premiers événements de la guerre. J'y lus avec enthousiasme la proclamation de l'Empereur au peuple allemand datée du 6 août 1914, et son allocution au premier régiment de la Garde, lors de son départ de Potsdam:

J'ai tiré l'épée que, sans honneur et sans être victorieux, je ne puis remettre au fourreau. Vous êtes garants que je puis dicter la paix à mes ennemis. Debout et sus à l'adversaire! A bas les ennemis de Brandebourg!

Et dans sa proclamation notre Kaiser disait:

Aux armes! Tout délai serait une trahison. Nous résisterons jusqu'au dernier souffle, tant que nous aurons un homme et un cheval. Nous soutiendrons la lutte même contre un monde d'ennemis. En avant, avec Dieu!

Un monde d'ennemis, c'était vrai. Nous en avions déjà cinq sur le dos: la Serbie, la Russie, la Belgique, la France et l'Angleterre, car celle-ci, la perfide Albion, nous avait bien réellement déclaré la guerre. Mais la félonie britannique ne paraissait guère redoutable et on ne faisait qu'en rire. Dans la Germania, l'éminent leader du centre, Erzberger, s'en gaussait en ces termes:

Lord Kitchener vient d'inaugurer glorieusement ses fonctions de ministre de la Guerre. Il a demandé au Parlement britannique de lui accorder un demi-million de soldats et le Parlement les lui a accordés. Bravo! Ici, en Allemagne, nous disons froidement: «Pourquoi pas aussi bien un million, pendant qu'il y est?» Les enfants eux-mêmes riront de cette farce grossière et il faut toute la stupidité des Alliés pour s'y laisser prendre. L'Allemagne sera enchantée de voir venir ce demi million de soldats britanniques. Nous enverrons contre eux quelque vieux général décrépit, sur un non moins vieux cheval, à la tête d'un escadron d'invalides, qui seront chargés de nous ramener ces beaux soldats pour les mettre dans un cirque, afin de les montrer à la foire comme la dernière curiosité du siècle!

Mes journaux étaient pleins de belles citations extraites des écrits de nos meilleurs généraux et de nos plus grands penseurs. J'admirai celle-ci de Treitschke:

Société du genre humain droit international, cela n'existe pas. Il n'y a qu'une réalité vraie; l'État. Der Staat ist Macht. La force de l'État est le véhicule de la civilisation. L'épée de l'État allemand est précieuse, parce que l'État allemand est le colporteur de la civilisation allemande.

Et celle-ci de Bernhardi:

Chaque nation développe sa conception du droit. Les engagements pris par l'État ne valent que si les conditions restent les mêmes. Les conditions ont changé en Belgique.

Cette autre de Clausewitz:

N'oublions pas la tâche civilisatrice qui nous incombe aux termes des décrets de la Providence. De même que la Prusse a été le noyau de l'Allemagne, de même l'Allemagne sera le noyau du futur empire d'Occident. Nous proclamons que dès à présent notre nation a droit à la mer, non seulement à la mer du Nord, mais à la Méditerranée et à l'Atlantique. Nous absorberons donc l'une après l'autre toutes les provinces qui avoisinent l'Allemagne. Nous nous annexerons successivement le Danemark, la Hollande, la Belgique, la région de la Somme à la Loire, la Suisse, la Livonie puis Trieste et Venise.

Sur quoi le général Bronsart von Schellendorf observait:

Le style du vieux Clausewitz est bien mou. C'était un poète qui mettait dans son encrier de l'eau de rose.

Tannenberg disait:

Le peuple allemand a toujours raison, parce qu'il est le peuple allemand.

Et le professeur Lasson écrivait:

Le faible est, malgré tous les traités la proie du plus fort. Cet état de choses peut même être qualifié de moral, puisqu'il est rationnel.

On citait ceci de K.-L. A. Schmidt:

Le Ciel préserve l'Allemagne de voir sortir de cette guerre la paix durable!

Et ceci de notre grand écrivain Thomas Mann:

La Kultur est une organisation spirituelle du monde qui n'exclut pas la sauvagerie sanglante. Elle sublimise le Démoniaque. Elle est au-dessus de la morale, de la raison, de la science.

Je lus avec plaisir ce morceau de Woltmann:

Les Germains sont l'aristocratie de l'humanité; les Latins appartiennent à la tourbe des dégénérés. Racine, avec sa taille moyenne, ses traits agréables, son regard limpide, sa physionomie douce et vive, Racine était incontestablement de race germanique. Voltaire était de race teutonne: son nom d'Arouet n'est-il pas une corruption de l'appellation allemande Arwid? Diderot est la déformation du nom Tictrop. Montaigne avait le teint rose et les cheveux blonds. La Fayette était grand et avait les yeux bleus. Danton était blond avec les yeux bleus, ainsi que le colossal Mirabeau. Tous les grands Français sont de crâne, de pigment, de type germaniques.

Quant à la Belgique, elle en prenait pour ses péchés. Le Dr Karl-A. Kuhn, dozent à Charlottenbourg, l'exécutait de belle façon:

Celui qui se méprend sur sa mission historique, comme l'ont fait le roi des Belges et sa femme issue de la maison royale de Bavière, doit supporter les conséquences de son aveuglement. Nous Allemands, ne pouvons tolérer dans un pays en majorité germanique un prince qui fait de ses sujets des sbires sanguinaires, de perfides assassins et de lâches bandits à la solde de l'Angleterre. Ton heure a sonné, roi des Belges!

L'Allemagne, par contre, était hissée sur le pavois de l'honneur:

Le signe le plus profond du caractère allemand, déclarait le professeur M. Lehmann, c'est cet amour passionné, poussé même à l'extrême, peur le droit, la justice et la morale. Aucun autre peuple ne le possède.

Et, naturellement, c'était l'armée qui en était la manifestation la plus haute, comme l'exprimait excellemment Chamberlain:

L'armée allemande est à cette heure la plus importante institution d'éducation morale qu'il y ait dans le monde.

J'en étais là de cette lecture, où je puisais une grande force d'âme, quand un gros tumulte s'éleva de la rue, mêlé de cris aigus de femmes et de coups de revolvers. Je me levai pour voir ce qui se passait. C'était mon Schlapps et ses hommes revenant de leur expédition avec trois ou quatre captives qui se débattaient comme des démones. Sans se soucier de leur résistance et de leurs ruades, ils les entraînaient rudement par les poignets, couvrant leurs lamentations d'effroyables injures et tirant des pistolades pour les effrayer. A la lueur blafarde des lampes de poche je crus distinguer qu'elles étaient jeunes et jolies. Echevelées et dépoitraillées, elles semblaient à bout de force, bien que luttant encore de tous leurs nerfs désespérés contre la violence de leurs ravisseurs. L'une d'elles, probablement évanouie, quoique son corps fût secoué de longs frissons, était portée à bras par deux de nos Feldgrauen; de sa tête renversée les cheveux coulaient et traînaient à terre, tandis que les jupes de linon déchirées pendaient sous ses jambes nues. La troupe hurlante, blasphémante et oscillante s'arrêta, cinquante mètres plus loin, devant une maison qu'occupait le capitaine Kaiserkopf. La porte s'ouvrit, et Kaiserkopf, violemment éclairé par derrière, parut dans le chambranle, énorme et rubicond, en bretelles et en bras de chemise. Il se saisit voracement d'une des femmes et l'emporta à l'intérieur. La bande s'y précipita après lui en y poussant le gibier féminin.

Je me recouchai rempli d'un grand trouble. Allais-je pouvoir dormir? Je me représentais en traits trop vifs pour ma jeune imagination ce qui allait se passer, ce qui se passait déjà chez le capitaine Kaiserkopf. Pendant que je cherchais vainement le sommeil dans le grand lit flamand et sous les courtines vertueuses de mes bonnes dames de Tongres, je me figurais le capitaine, l'œil flamboyant et les narines gonflées, se lançant comme un sanglier sur sa proie, la dénudant, la jetant sur une ottomane, l'y écrasant de sa formidable masse. Je voyais l'infâme Schlapps choisissant minutieusement la plus jolie de sa rafle, la torturant de ses immondes caresses, se délectant savamment de ses larmes et de ses pudeurs spasmodiques. Puis j'imaginais les deux terribles bougres se passant l'une après l'autre leurs victimes, assouvissant sur elles toutes, au milieu des rires lubriques, leurs ignobles passions, pour les livrer ensuite pantelantes à la bestialité de leurs soudards. Je voyais le débordement de l'orgie, la montée de la saturnale, les lits saccagés, les sophas éventrés, les bottes et les buffleteries se roulant dans la soie et le linge fin, les pleurs, la peau, la chair, les épouvantes, les crispations, les yeux révulsés, la luxure, la frénésie, le stupre, les morsures, le sang, la mêlée s'acharnant, la souillure giclant...

Ces obsédantes images me dégoûtaient et m'excitaient à la fois. Je ne savais si je regrettais ou si je me félicitais de n'être pas là-bas avec eux. Je me sentais envahi de fatigue et de désir. J'avais besoin, moi aussi, d'une chair contre la mienne, dans ce lit solitaire et chaste, d'une chair non à brutaliser, mais d'une chair blanche à brasser, à pétrir, à pénétrer. Pourquoi la jeune fille un peu grasse de la photographie avait-elle fui? Je l'aurais si volontiers violée... oh! doucement, tendrement!... Herrgott! quel dommage!...

Mes yeux se fermèrent... Mes journaux, épars sur le couvre-pieds, avaient glissé sur le tapis. Une cloche de couvent, au loin, tinta une heure du matin... Je m'endormis enfin, en étreignant avec passion l'ombre voluptueuse de ma chère Dorothéa.


A cinq heures, les cornets sonnèrent au rassemblement. Les yeux bouffis, je bouclai mon sac. Avant de quitter cet agréable logis, où je ne coucherais plus, je jetai un dernier coup d'œil sur son intérieur. Qu'en resterait-il ce soir? Je pris, à titre de souvenir, deux de ses plus jolis bibelots, de ceux que mon peu de compétence estima être aussi les plus précieux: un camée renaissance sur onyx et une charmante tabatière dix-huitième siècle en or ciselé. Je les mis sans plus d'hésitation dans ma poche.

Dans la rue, des escouades prêtes pour le départ croisaient des groupes avinés de la nuit. Je vis des soldats de notre compagnie jeter par poignées des pastilles incendiaires dans la maison du capitaine Kaiserkopf, dont le comble commençait à s'enflammer.

—Qu'est-ce que vous faites? dis-je.

—C'est par ordre, me répondirent-ils.

Ils me suivirent, tandis que d'autres continuaient leur œuvre.

Sur la place de rassemblement, ornée d'une statue d'Ambiorix, je trouvai mes hommes au complet, sous la vigilance de mon exempt Kasper. Le capitaine Kaiserkopf, frais, dispos et plus flambant que jamais, caracolait déjà sur son gros cheval.

J'arrêtai un moment Kœnig, qui allait prendre la tête de sa section. Il était pâle, nerveux et semblait avoir mal dormi. Mais c'était pour un tout autre motif que Kaiserkopf ou que moi-même. Lui aussi avait vu les journaux, et, dans ces journaux, il avait lu le discours du chancelier von Bethmann-Hollweg à la séance du Reichstag. Il avait lu cette phrase: Not kennt kein Gebot, et celle-ci: «Nos troupes ont occupé le Luxembourg et ont peut être déjà foulé le territoire belge. C'est contraire au droit des gens.» Il en était bouleversé.

—C'est nous qui avons attaqué les premiers la Belgique, me dit il. Quelle révélation!... Qu'avons-nous commis là?

J'essayai de le remonter:

—Et les avions de Nuremberg? Et les officiers français en automobile?

—Fables que tout cela! fit-il. Pur mensonge! Il n'en est pas question dans le discours du chancelier. Bethmann-Hollweg a dit: «La France pouvait attendre; nous, pas. Nous avons été forcés de passer outre aux protestations justifiées du Luxembourg et du gouvernement belge.» On nous avait menti, on nous a trompés. C'est l'aveu. Et il ne s'est trouvé personne pour protester; pas un député n'a élevé la voix; tous ont applaudi.

—Cependant...

—C'est une infamie!... Mon ami, ajouta-t-il sourdement, nous sommes en train d'accomplir l'acte le plus vil de l'histoire.

Il me serra la main avec angoisse et je vis des larmes dans ses yeux.

Les rangs se formaient. Il courut rejoindre son poste et, quelques instants plus tard, comme le capitaine Kaiserkopf levait son sabre, j'entendis le lieutenant Kœnig commander d'une voix blanche:

Das Gewehr über!... Rechts um!... Vorwærts... Marsch!

La journée s'annonçait belle, immuablement belle, poussiéreuse et brûlante comme les précédentes. Nous nous engageâmes sur le gros pavé de la chaussée de Saint Trond. Le canon rumorait toujours au loin, mais son orbe paraissait de plus en plus immense, décrivant une circonférence démesurée qui se courbait du septentrion au midi et dont il nous semblait que nous étions le centre, le point mort. On l'entendait au nord, au delà d'Hasselt et de Diest; au nord-ouest, du côté du camp retranché d'Anvers; l'ouest, vers Bruxelles, plus loin peut-être; au sud-ouest, sur la Sambre; au sud, tout le long de la Meuse.

Le concert orageux présentait toute la gamme des sonorités graves, comme un orgue jouant sourdement au clavier de pédales. Aux grondements du principal et de la contre-basse répondaient les ronflements du violoncelle et du bourdon, en même temps qu'aux harmonies profondes des flûtes succédaient ou se superposaient les grommellements du basson, les grognements du gros nasard et les sombres déflagrations de la bombarde. Parfois ce ronronnement perpétuel se piquait de crépitations plus vives, plus grêles et plus nettes, beaucoup plus proches aussi, salves de fusils ou de mitrailleuses qui exécutaient des civils et châtiaient des villages. Parfois encore, une alouette fuyait verticalement en jetant un trille aigu ou un vol de canards partait d'une mare, oblique, claqueur et sonore.

Tout d'un coup, plaquée lourdement sur cette mélopée, nous perçûmes, venant du sud-ouest, une vibration beaucoup plus forte et, quoique très lointaine, considérablement plus marquée. C'était comme une énorme cadence de grosse caisse, tombant et se prolongeant en échos. Vingt minutes après, une seconde détonation analogue retentit, puis, à intervalles semblables, une troisième, une quatrième... Nous nous interrogions, Helmuth, Kasper et moi:

—Ce ne sont pas nos 210, ni même nos 280 qui font un bruit pareil... Qu'est ce que c'est?... D'où cela vient-il?...

Boussole en main, Schimmel finit par déterminer la direction:

—Cela doit venir de Namur, dit-il.

Puis il ajouta:

—Ce sont probablement les gros mortiers autrichiens de 305. On les a fait venir pour réduire la place. Liége nous a déjà fait perdre trop de temps.

Je demandai naïvement:

—L'Autriche a-t-elle donc déclaré aussi la guerre à la Belgique?

—Pas que je sache, répondit Schimmel, mais cela importe peu: son artillerie s'en charge.

Il nous communiqua en outre un renseignement qu'il tenait d'un officier d'artillerie lourde. Nous possédions des pièces d'un calibre colossal, usinées en grand secret par Krupp, des canons monstres de 420, destinés à écraser comme des œufs toutes les forteresses. On en avait vu passer deux à Verviers, qui chargeaient chacune un train entier.

Cette information nous remplit de joie et d'une admiration sans bornes pour la puissance allemande.

Mais ce ne fut pas encore ce jour là qu'il nous fut donné de rencontrer l'ennemi, autrement que par les ruines qu'avaient semées sur notre route les troupes qui nous avaient précédés ou que par les menues exactions que nous exercions nous-mêmes, partout où il restait quelque chose à tuer, à détruire, à piller ou à violer.

Au soir, nous arrivâmes sur le bord de la Gette, où nous bivouaquâmes. La nuit était si belle que nous ne dépliâmes pas les tentes.

Le lendemain, après avoir passé sans incident la rivière, le régiment eut à fournir une nouvelle étape en direction nord-ouest, qui l'amena un peu fourbu dans la région du Démer.

Le surlendemain, enfin, la parole fut à la poudre.

Dès le petit jour, nous avions été prévenus par l'état-major divisionnaire d'avoir à nous éclairer attentivement, car nous étions arrivés dans une zone dangereuse. Effectivement, au bout de quelques heures, les uhlans signalèrent la présence de l'ennemi, déployé, à trois ou quatre kilomètres de là, sur une ligne assez étendue, derrière un rideau de boqueteaux, le flanc droit tenu par des cyclistes et des lanciers, le gauche par des chasseurs et des gardes civiques. De la colonne de route nous avions passé à la marche en formation préparatoire de combat et nous occupions maintenant un grand front qui sinuait sur les coupes de seigles et dans les ondulations de la glèbe campinienne.

Un lourd silence s'écrasait sous le soleil de plomb. Entre deux cimes de hêtres brillait très loin un long clocher au sommet rectangulaire, que Schimmel assura être la tour de Malines.

Soudain un crissement fendit l'air. A cinquante mètres derrière la section qui avançait déployée en ordre serré, un éclatement se produisit. Toutes les têtes se retournèrent, pour voir jaillir et retomber une colonne de terre grasse.

—Charogne! lâcha Kaiserkopf en descendant de son cheval qu'il remit à son ordonnance.

Presque aussitôt, trois autres obus s'abattaient sur notre gauche, à des distances variées. On entendit un hurlement lointain, paraissant provenir d'une des sections de la compagnie Tintenfass: puis on distingua quelques hommes s'agitant comme des mouches autour d'une tache grise qui gigotait sur le sol.

Plusieurs d'entre nous pâlirent. Kasper murmura près de moi:

Herr Fæhnrich, je crois que ça y est; nous recevons le baptême du feu.

Des commandements rauques partirent. La section Kœnig, portée en avant, se dispersait rapidement en tirailleurs. On vit peu à peu les hommes disparaître comme des mulots dans les écorchures du terrain, un fusil sautant çà et là entre les chaumes, dans la pétarade d'une mousqueterie précipitée. Nous étions désignés comme soutien, appuyés à cent pas par la section von Bückling.

—Mes garçons, fit le capitaine Kaiserkopf, après avoir fait précéder ses paroles d'une batterie de tambour, voici maintenant le moment, Sacrament! de montrer que vous êtes des bougres! L'ennemi perfide est là qui vous guette, tapi dans ces bois. Aujourd'hui, la patrie allemande a besoin du poing de tous ses fils allemands. Tapez ferme, mes agneaux, cognez dur, et vous verrez cette vermine immonde, ces Belges, ces Français, ces Anglais, toutes ces sales bêtes fuir lâchement sous vos coups. Et maintenant, comme a dit l'Empereur le 4 août, dans la salle blanche de son château royal, et maintenant, Donnerwetter! nous allons les battre comme plâtre. Poussez tous avec moi le cri de guerre du soldat allemand: Hourrah!

Un triple hourrah sortit de nos poitrines haletantes.

Mais pendant ce temps, une artillerie invisible crachait sur nos lignes ses projectiles éclabousseurs. On les entendait vibrer comme des hannetons, déflagrer, nous arracher les tympans, tandis que le sol se labourait et qu'une dégringolade de terre, de cailloux, de racines et de débris de fer lapidait nos compagnies déployées.

Hinlegen!... Ouvrez vos intervalles!... ordonna Schimmel derrière nous.

Sous le cyclone, le front vacillait, zigzaguait, se creusait de poches ou se crevait de trous. C'était à notre gauche que le feu paraissait le plus fort; mais, dans le brouhaha des explosions, la fumée, la poussière, le méphitisme, nous finissions par ne plus distinguer grand'chose de ce qui se passait au delà de notre voisinage. Nous étions d'ailleurs bien trop occupés de nous-mêmes. L'effroi étreignait visiblement la plupart de nos fantassins; la sueur ruisselait sur les visages blêmes; un souffle angoissé s'échappait des gorges. Il nous semblait que nous étions tombés dans un terrible guet-apens dont nous ne sortirions pas vivants.

Auf!... Vorrücken!...

La section avançait prudemment, poussée par ses sous-officiers.

Ecumeux et congestionné, Wacht-am-Rhein bourrait de coups de crosse ses hommes, au milieu d'un torrent d'injures. Nous progressions par saccades, tantôt collés au sol et rampant entre les mottes, tantôt relevés d'un commandement au sifflet, cinglant comme un claquement de fouet, qui nous faisait bondir jusqu'au premier pli de terrain. En contre-pente d'un mamelon crénelé de quelques arbres, près duquel nous passions, j'aperçus un instant, juchés sur leurs chevaux, dont l'encolure basse se tendait vers l'herbe, le colonel von Steinitz, le major von Nippenburg, le capitaine d'état-major Morgenstein et le premier-lieutenant Derschlag, qui la lorgnette aux yeux et la carte sur la selle, suivaient commodément le spectacle de l'opération, tandis qu'une escouade d'estafettes et de téléphonistes attendaient leurs ordres.

Nous n'avions pas fait cinq cents mètres, beaucoup moins commodément, qu'une grêle de balles nous assaillait. Le sifflement de ces petits projectiles, opiniâtres et tarabustants comme des moustiques, me parut plus désagréable encore que le gros vacarme des obus. C'est qu'une balle qui vous stride à l'oreille vous semble précisément destinée. L'obus est plus distant, plus impersonnel et, malgré son bruit, plus rassurant: on a l'impression, du moins en rase campagne, de courir avantageusement sa chance. La balle, elle, vous nargue directement, vous menace, vous obsède. Elle vous énerve et vous agite au plus haut point. Elle vous distille le supplice à petites doses, mais beaucoup plus savamment. Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait un sifflement, mais plutôt un claquement sec, sur une chromatique très rapide, très aiguë, n'embrassant guère plus d'un quart de ton.

Je n'eus naturellement pas le temps de pousser bien loin ces observations minutieuses, en ce moment tragique et sur cette emblavure balayée d'acier, où je n'avais pas trop de toute ma présence d'esprit pour ne pas me laisser choir dans un sillon comme une loque. D'autres observations d'ailleurs ne tardaient pas à s'imposer à ce qui me restait de faculté d'aperception.

Nous rencontrâmes un premier cadavre. C'était un des tirailleurs du lieutenant Kœnig. Il s'allongeait au creux d'une dérayure, les doigts crispés au fusil, la face toruleuse et barbouillée de sang, les yeux torves regardant le ciel. Inopinément j'allai donner en plein du genou sur sa tunique grise. Horrifié, je sursautai en poussant un cri. Sous mon poids, le mort avait rendu un son flatueux, comme un soufflet. Nous buttâmes sur deux autres tués. Puis ce fut un blessé, qui regagnait l'arrière, hurlant et se tenant le ventre. Je fus saisi d'un tremblement convulsif.

—En tirailleurs commanda Schimmel.

C'était à notre tour de nous porter en avant, pour renforcer la chaîne ou nous substituer à elle. Je rassemblai mon souffle pour crier à mes hommes:

Mir nach!...

Je m'élançai comme un fou devant moi, suivi de Kasper et de mes quatorze mousquetaires, en ordre mince à trois pas l'un de l'autre. La mitraille pleuvait de plus belle. Pas un chapeau de carabinier en vue, pas un canon de mauser! Après une série de bonds désordonnés, nous rejoignions la ligne de feu où, terreux, abîmés, rendus, des fusiliers progressaient péniblement en tiraillant au hasard.

—Ça chauffe!... crachaient-ils avec accablement, terrorisés par les sous-officiers.

On leur passa des gourdes.

Et soudain j'eus une vision stupéfiante: Kœnig debout, en terrain découvert, calme, intrépide, sa belle tête romantique se détachant comme un médaillon d'albâtre sur l'azur, marchait tranquillement en avant de sa section, l'épée à la main. J'eus l'impression qu'il allait au-devant de la mort, qu'il la cherchait.

Un vertige me prit. Je tirais avec un acharnement de somnambule sur une corne de bois qui nous faisait face. Mon épaule se paralysait. Bientôt il ne nous fut plus possible d'avancer. Il fallut nous terrer, sans plus bouger, derrière un parapet de sacs. Combien de minutes, combien d'heures restâmes-nous ainsi blottis! Toute notion de temps avait disparu. Je sentais ma langue devenir pâteuse, mon palais sécher, ma salive se tarir. J'étouffais. Une barre de fer pesait sur ma poitrine. Et tandis que, sous le glas de mon cœur qui battait à grands coups, mes oreilles tintaient et que mes tempes bourdonnaient, un frisson mortel naissait dans ma nuque, gagnait mes épaules, se répercutait le long du dos jusqu'aux lombes, m'anéantissait, me faisait presque perdre connaissance. Je n'existais plus que dans un cauchemar atroce.

Des ronronnements de moteurs frémirent au dessus de nous. Je levai les yeux. Trois, quatre avions sillonnaient le ciel et, la croix de Prusse sous les ailes, filaient dans la direction du nord. Bientôt, sur les bois adverses, tombaient fantastiquement de longs rubans de paillettes métalliques qui brillaient au soleil. Était-ce mon rêve bizarre qui se continuait ou étais-je éveillé?

Tout à coup de formidables décharges secouèrent l'air derrière nous. Des vrombissements énormes passèrent sur nos têtes. Vingt, quarante bordées épouvantables firent sonner la lumière et trépider le sol. Je me frottai les yeux, tout étourdi. En même temps, les bois roux se couvraient de flamboiements, se panachaient de bouquets de fumée noire. Des taillis grillaient, des arbres prenaient feu. D'abord stupéfaites, puis délirantes, les troupes, à ce tonnerre, s'étaient réveillées de leur léthargie. D'immenses acclamations sortaient des fossés. On s'embrassait, on dansait. C'était notre artillerie qui écrasait les positions ennemies.

Dix minutes après, tout s'était tu en face de nous, et si quelques coups de fusils parvenaient encore, ils se perdaient dans le fracas de nos pièces et les hourras de nos poitrails. Schimmel, qui nous avait rejoints, nous montrait au loin, sur la droite, des masses grises qui avançaient rapidement à travers champs, en équerre avec nous. C'était le second régiment de la brigade qui, sorti d'Aerschot, prenait de flanc la défense belge et tournait ses lignes. La victoire était à nous. Cette assurance enflammait instantanément tous les cœurs.

Délivrés de leur terreur, les hommes se réharnachaient avec joie. Mes quatorze mousquetaires se retrouvaient au complet, ainsi que Kasper et moi-même, ce qui me fit un sensible plaisir. Les groupes se resserraient dans leurs sections; les compagnies se reformaient. Nous vîmes reparaître, exubérant et triomphant, le capitaine Kaiserkopf, qui avait recouvré son cheval. Surgissant des épaulements, des batteries de canons gris foncé allaient au galop occuper des emplacements nouveaux, d'où elles rouvraient des tirs directs sur des objectifs que nous n'apercevions pas. Des signaleurs couraient, agitant leurs fanions verts ou rouges. Les tambours et les cornets jetaient partout leurs roulements sonores et leurs appels éclatants.

—Baïonnette au canon!... A l'assaut!...

Les rangs se bousculèrent au pas gymnastique, dégorgeant des hourras forcenés. La courte distance qui nous séparait des lisières fut franchie en quelques minutes. Quand nous pénétrâmes sous bois, l'ombre et la fraîcheur nous surprirent. Des émanations et des floches de vapeur rôdaient sous les branches. Aucune fusillade, pas un miroitement d'acier ne nous reçut. La position était vide. Il n'y restait que des morts et des blessés.

Alors d'effroyables scènes se produisirent. Ivres de carnage, les nôtres se ruèrent sur les corps qui gisaient ou râlaient au pourtour brûlé des clairières ou au pied des arbres foudroyés. Tailladant et perforant, assommant ou fusillant, sans s'occuper de savoir ce qui était déjà tué ou ce qui vivait encore, nos soldats se livraient avec rage à la folie aveugle de détruire, d'anéantir, de réduire en bouillie tout ce qui se rencontrait sur leur chemin. Des débris déjà déchiquetés par les obus volaient de tous les côtés. Des lames plongeaient dans les chairs, crissaient sur les os, les crosses s'abattaient sauvagement au milieu de tas sanguinolents et remuants. On vit jaillir des foies et couler des entrailles. Des orbites crevèrent et des crânes s'ouvrirent. Une tête fut brandie à la pointe d'une baïonnette. C'était une débauche de massacre, une orgie de sang, d'horreur et de cruauté.

De terribles hurlements, des imprécations, d'ignobles insultes se vomissaient de toutes parts:

—Salauds!... cochons!... verfluchtes Gesindel!... Hurenkinder!... vociféraient les nôtres en fracassant à tour de bras.

A quoi des voix flamandes ou wallonnes répondaient, avant d'expirer sous les transpercements:

—Bandits!... Vous achevez les blessés!...

On en vit survenir un groupe de cinq ou six, défigurés, à moitié démembrés, conduits par une patrouille. Furieux et l'écume à la bouche, Kaiserkopf se mit à tempêter:

—Nom de Dieu!... Le colonel a dit: Pas de prisonniers!... Eventrez-moi tous ces gaillards!

Vingt hommes leur brûlèrent leurs cartouches dans les yeux ou les clouèrent contre les troncs.

C'est à peine si je reconnaissais mes braves mousquetaires, changés eux aussi, semblait il, en bêtes féroces. Schnupf, Maurer, Vogelfänger, jusqu'à mon excellent Kasper, participaient à l'affreuse curée et s'affairaient contre un ennemi à terre, comme s'ils avaient eu à défendre leur peau. Je n'en revenais pas. Hélas! dans un instant d'égarement, et me trouvant sous l'œil de Kaiserkopf, j'y allai moi-même de mon coup de baïonnette. Je revois encore mon malheureux Belge, les jambes emportées, effondré et agonisant sous un buisson de fusains. Il me regardait de ses prunelles blafardes et sa bouche s'ouvrait et se rouvrait sans pouvoir proférer un son. Je retrouve mon geste, mon élan, mon effort. J'éprouve à nouveau cette sensation étrange de l'enfoncement de ma lame, la résistance du drap d'uniforme, puis la pénétration aisée comme dans du beurre. Je revois le rictus du moribond, la révulsion de ses yeux, la salive rouge sur ses lèvres.

Je compris alors ce que c'était que ce furor teutonicus dont nos manuels patriotiques vantaient si souvent la vertu. J'en pouvais mesurer l'intensité.

Mais il fallait voir surtout Wacht-am-Rhein. Celui-là était prodigieux. Délirant comme un possédé, la mâchoire énorme et les biceps gonflés, faisant tourner son arme à deux bras comme une massue, il assénait de droite et de gauche sur les corps écroulés d'immenses coups de crosse, ce qui était sa manière préférée, faisant sauter les cervelles et craquer les vertèbres, piétinant de ses lourdes bottes les cadavres charcutés, écrasant des faces gémissantes, des thorax palpitants, pataugeant épouvantablement dans des ventres étripés et des nids d'intestins bleus. Rien n'échappait à sa fureur destructrice. Couvert de sang et de détritus humains il avançait, tel un barbare des anciens temps issu des forêts de la Germanie, la peau de bête sur l'épaule et la hache de silex au poing. Un artilleur belge, moins blessé que d'autres, voulut enfin arrêter cette brute. Il se dressa péniblement du milieu d'un caisson en miettes et, de son bras gauche, car le droit pendait inerte, braqua un pistolet. Heureusement, Wacht-am-Rhein vit le geste, esquiva le coup. Il fondit sur le Welche en lui criant: «Traître!» l'empoigna formidablement à la gorge, le coucha sur son caisson, puis, le genou sur l'estomac, l'étrangla. Après quoi, reprenant son fusil par le canon, il recula d'un pas et, d'un tour de moulinet, lui fendit la tête.

Je me souviens de bien d'autres scènes semblables, auxquelles j'assistai par douzaines. Je ne puis toutes les énumérer. A l'orée septentrionale de la position boisée que nous venions de traverser en trombe, il nous arriva de surprendre une de ces curieuses petites mitrailleuses belges, traînées par des chiens. La machine, qui avait reçu un obus, gisait disloquée sur un tas de sable, avec son affût en morceaux, sa lunette rompue et sa bande qui lui sortait encore de la culasse comme un fragment de ténia. Le servant était étendu mort à côté, un éclat d'acier, dans la poitrine. Des deux chiens, l'un était tué, l'autre, la patte cassée et pris dans ses brides, geignait lamentablement. Wacht-am-Rhein s'occupa d'abord du mitrailleur et, pour mieux s'assurer qu'il était fini, lui défonça le visage. Puis, tournant sa colère sur l'animal blessé:

—Sale bête! cria-t-il, cochon de chien!... Tu vas y passer, toi aussi.

Le pauvre mâtin nous regardait de ses yeux suppliants.

—Epargnons-le, dis-je. Prenons-le avec nous et soignons-le; il pourra nous être utile.

Nein!... C'est un chien welche!... Il faut le crever!

—Si on le fusillait? proposa Rohmann, un des hommes de Wacht-am-Rhein.

—Si on le pendait? émit Schnupf.

Mais jugeant superflu de tenir un conseil de guerre à ce sujet, Wacht-am-Rhein avait déjà saisi son sabre-baïonnette et, d'une main puissante, le lui passait au travers du corps.

La bête s'affaissa, râla, tourna des yeux qui se chargeaient d'une taie grise, puis, dans le jet de sang qui éclaboussait son poil blanc, alla, se traînant sur le ventre, lécher en expirant la main cadavérique de son maître.


Quand nous sortîmes de cet enfer, les bras fatigués et les semelles gluantes, nous entrâmes dans un pays vert, serein, paisible, où n'avait pas encore pénétré le moindre rayonnement de la guerre. L'harmonie en était délicieuse et profonde. Sous un ciel d'un bleu presque violacé, une campagne plate, fraîche, extrêmement douce développait toute la gamme des tons smaragdins, avec ses pâturages luisants, ses prés vernissés, ses feuillages clairs, éclatants de pureté, comme lavés par une récente ondée. Un bétail blanc, taché de noir, répandu dans les herbages, paissait avec lenteur un tapis abondant. De jolis chemins bordés d'aulnes méandraient entre les cultures plantureuses, où affleurait par places, fertile et sombre, l'alluvion molle d'un humus gras. Une intense poésie émanait de ce paysage calme, riche, gonflé de sève, et mon âme, nourrie d'idylle, en goûta suavement le charme enchanteur.

Des maisons apparurent, d'abord éparses, une ici, une là, chacune dans son jardinet, puis plus rapprochées, groupées enfin, très nettes, très propres, d'un blanc laiteux sous leurs toits rouges, posées comme des jouets dans la verdure, autour d'un clocher pointu et lustré.

—Un village intact! mugit Kaiserkopf.

Un frisson joyeux courut le long des fusils, dont les baïonnettes flambèrent. Enfin! nous arrivions les premiers quelque part! C'était notre tour! Nous allions étrenner une localité! Des acclamations, des hoch, des grognements de plaisir se propagèrent dans les rangs; les sacs s'assurèrent d'une secousse alerte sur les épaules; animée d'une nouvelle ardeur, la compagnie rectifia ses files et s'appliqua à marquer le pas.

Tandis que nous approchions, un remuement confus paraissait sourdre aux abords du village; on voyait les habitants sortir des maisons, s'agiter, voleter comme des abeilles en rumeur autour d'une ruche. Le tocsin se mit à sonner. Dans les champs voisins, des paysans redressaient le dos, regardaient stupides, appuyés sur leur bêche, ou regagnaient hâtivement leurs demeures. Un cheval échappé galopait à travers une éteule.

A un croisement de chemins, où un christ rustique étendait ses bras maigres de chaque côté de sa tête épineuse, un petit groupe de villageois attendaient, chapeau bas, derrière leur bourgmestre et leur curé.

La colonne fit halte, tandis que des patrouilles partaient battre le pays et qu'une petite avant-garde, sous les ordres du fourrier Schmauser, s'en allait assurer les accès.

Ceint de son écharpe, le bourgmestre, un gros homme à la bonne figure pleine, s'avança très dignement au devant du capitaine Kaiserkopf, s'arrêta à deux pas de son cheval et, s'étant incliné profondément, dit:

—Monsieur l'officier, nous sommes des gens paisibles. Nous ne pensions pas que la guerre pût un jour toucher notre tranquille commune. Mais, puisque vous voilà, nous venons vous dire que nous voulons vous recevoir pacifiquement. Nous mettrons à votre disposition tout ce qui vous sera nécessaire, dans la mesure de nos moyens. Confiants dans les déclarations des autorités militaires allemandes qu'il ne sera fait aucun mal aux populations inoffensives des régions occupées, nous comptons que nos biens et nos personnes seront respectés et que vous vous conformerez loyalement, selon le droit et les traités, aux usages de la guerre.

Déployant un papier, le bourgmestre ajouta:

—Voici, monsieur l'officier, l'affiche que j'ai fait placarder dans la commune dont j'ai la charge. Permettez-moi de vous en donner lecture:

Le bourgmestre attire l'attention des habitants de la commune sur le grave danger qui pourrait résulter pour les civils de se servir d'armes contre l'ennemi. Tous détenteurs d'armes à feu sont tenus obligatoirement d'en faire remise à la maison communale. Le ministre de l'intérieur recommande aux civils, si l'ennemi se montre dans leur région, de ne pas combattre, de ne proférer ni injures, ni menaces, d'éviter toute espèce de provocation. Tout acte de violence commis par un seul civil serait un véritable crime, car il pourrait servir de prétexte à une répression sanglante, au pillage et au massacre de la population innocente des femmes et des enfants.

—Bien, bien, fit Kaiserkopf, assez causé! Nous verrons cela plus tard. Pour le moment, nous allons cantonner dans votre village, où mon fourrier va désigner des logements pour ma troupe. Nous réquisitionnerons ce dont nous avons besoin. Il me faut des vivres frais pour mes hommes et de l'avoine pour mes chevaux. Occupez-vous de rassembler tout cela. Je vous donne rendez-vous dans une demi-heure à la maison communale. Rompez!

Nous fîmes notre entrée dans l'agreste localité, bien certains que nous n'avions rien à craindre d'aussi braves gens. C'était du moins mon opinion personnelle, car, autour de moi, j'entendais les grommellements inquiétants de plusieurs hommes qui, mus peut-être par le désir de piller, parlaient déjà de francs-tireurs, d'armes cachées et de puits empoisonnés. Postés par petits groupes devant leurs seuils, les paysans, effarouchés, mais bienveillants, nous offraient au passage des fruits, des gâteaux, des jattes de lait. De beaux enfants joufflus se glissaient peureusement derrière les robes de leurs mères. Par les soins de Schmauser, des numéros s'inscrivaient à la craie sur les portes, la troupe se distribuait par fournées dans les fermes et déjà, de leurs intérieurs reluisants de propreté, s'échappaient des bruits alléchants d'écuelles, de pots et de casseroles.

Kaiserkopf s'était logé chez le bourgmestre avec son inséparable Schlapps. Schimmel, l'aspirant Max Helmuth et moi-même étions reçus chez le curé. Pendant ce temps, les vivres, les charretées de foin, les sacs de farine et d'avoine, ainsi que du bétail sur pied venaient se concentrer devant la maison communale, où le capitaine Kaiserkopf, en conférence avec le bourgmestre et les notables, donnait ses ordres et dictait ses exigences. On attendait d'un moment à l'autre le reste du bataillon et il fallait des greniers et des granges, pour coucher tout ce monde. Schmauser s'affairait, dressait des états. On préparait dans la maison communale des appartements pour le major von Nippenburg, ainsi que pour le colonel von Steinitz, qui devait, croyait-on, arriver plus tard, dans la nuit, avec l'état-major du régiment. Kaiserkopf, enfin, s'entêtait à réclamer, outre les réquisitions et à titre de contribution de guerre, une somme de 50.000 francs, seule condition, assurait il, qui empêcherait le village d'être razzié et le bourgmestre d'être pendu.

Tout alla bien pendant une heure. Les soldats ne pensaient encore qu'à se goberger aux dépens de leurs hôtes et qu'à profiter de leur bon vouloir pour se farcir la panse. Chez le curé, nous n'étions pas à moindre fête et la bombance y était ecclésiastique. On avait décroché le plus beau jambon de la cheminée et je me remémore certain chapon de Campine dont le souvenir me délecte encore les papilles. Le saint homme débouchait pour nous ses meilleures bouteilles. Il voulut à toute force nous faire goûter d'une sorte de bière très estimée dans le pays et qui se brassait à Diest. Nous en bûmes, mais je la jugeai inférieure à nos bières d'Allemagne. Par contre, un cruchon de vieux genièvre recueillit nos suffrages et nous le vidâmes avec approbation.

Ces bonnes gens ne savaient pas grand'chose des événements. Ils nous demandaient si les Allemands étaient vraiment à Liége. Ils croyaient que leur roi se trouvait toujours à Bruxelles. Ils avaient bien entendu le vacarme de la bataille voisine, mais ils n'y avaient rien compris et ils étaient loin de se douter des scènes atroces qui s'étaient déroulées à quelques kilomètres de chez eux. Ils voulaient surtout savoir si la paix serait bientôt signée.

Les choses commencèrent à se gâter vers le soir. Ce furent d'abord des actes peu graves de maraude. On vit de nos soldats déambuler furtivement, une oie ou un lapin sous l'aisselle. Puis il y eut de légers sévices envers les habitants. Des filles furent pourchassées. De sonores altercations firent saigner quelques nez flamands. Peu à peu, le désordre s'accrût. Un paysan, qui voulait s'opposer à l'assaut de sa femme, fut fortement rossé et remis à sa place, qui n'était pas celle de son lit. L'auberge devenait le théâtre de rixes renaissantes, de collisions, de bruyantes échauffourées. Des enfants criaient. Des vaches meuglaient.

Je me promenais au milieu de cette cohue turbulente qui remplissait l'unique rue du village, débordait des cours et des fenils, envahissait les cuisines, les celliers, les étables, se bousculait, s'invectivait et se molestait. Loin de refréner l'agitation, les sous-officiers l'accueillaient avec complaisance et semblaient même l'encourager. On eût dit que des provocateurs, circulant mystérieusement dans la foule, s'employaient à y semer de mauvais bruits et à énerver encore l'effervescence.

Tout à coup, en passant devant la maison du bourgmestre, je vis de mes propres yeux,—et cela j'en jurerais devant un tribunal,—je vis, à une fenêtre de l'étage, le capitaine Kaiserkopf qui déchargeait par deux fois son gros browning d'ordonnance. Presque aussitôt après, il apparaissait dramatiquement sur le perron de la porte d'entrée en criant d'une voix terrible:

Man hat geschossen! 2

Ce fut le signal d'une affreuse mêlée. Furibonds, et comme déclenchés par un choc électrique, les soldats se précipitaient sur les malheureux à leur portée ou dans l'intérieur des habitations, d'où retentirent bientôt des hurlements de gens qu'on abîmait ou qu'on égorgeait, au milieu d'un chaos étourdissant de jurons, de meubles brisés, de coups de feu et de malédictions. En quelques instants, plusieurs cadavres jonchaient le sol battu du village. Les femmes s'enfuyaient en poussant de stridentes clameurs. Les poings, les talons de bottes, les balles de revolvers, les tranchants de sabres, les lames de baïonnettes s'abattaient ou s'enfonçaient dans les sarraux, les grègues et les corsages. Le sang tombait à flaques. Des membres coupés rougeoyaient dans la poussière.

Man hat geschossen!... man hat geschossen!... hurlaient les nôtres. A mort!... Tous les Belges sont des assassins!...

On avait allumé deux maisons pour y voir plus clair. Les fusils furent décrochés, et on tira au visé les fuyards dans la campagne. On les dégringolait comme des lièvres. Une mitrailleuse joua.

—Eh bien, dis-je à Schimmel, c'est du propre!

—C'est du bon ouvrage, me répliqua-t-il froidement. Ces idiots de Belges n'ont que ce qu'ils méritent.

—Mais, fis-je interloqué...

—Mon petit, il faudra vous habituer à ça. Pas d'émotion. Nous en verrons bien d'autres!

Un troupeau de femmes en détresse s'étaient réfugiées contre l'église. Elles en battaient l'entrée avec désespoir. L'une d'elles, une paysanne de vingt ans, eut son nourrisson écrabouillé sur son sein. Je crois bien que c'est Wacht-am-Rhein qui fit ce coup-là.

Le prêtre parut, comme un spectre épouvanté, les bras au ciel.

—Malheureux! cria-t-il. Que faites-vous?... Dieu vous punira, monstres!... bourreaux de femmes et d'enfants!...

—A mort, le curé!... à mort!...

Les portes s'ouvrirent. L'église se creusa comme un trou d'ombre. Seul, au fond, l'autel brasillait sous un reflet de l'incendie.

—A mort, le curé!...

Vingt poignes vigoureuses le saisirent, l'enlevèrent, le traînèrent dans le temple, tandis qu'une torche s'enflammait en grésillant, projetant une fumée pourprée. On le renversa, on le roula à terre. Puis on lui passa un nœud de corde aux chevilles, qu'on ligota avec le bas de la soutane. On lança l'autre bout par le travers du lustre. Et on le hissa au ciel, pendu par les pieds, ses longs bras tendus vers les dalles. Des fusils s'épaulèrent dans le clair-obscur de la nef. Et pendant un quart d'heure on tira sur ce grand guignol noir, qui oscillait tragiquement la tête en bas, au milieu des clameurs de rage ou de joie, par-dessus le troupeau des femmes mortes ou évanouies.

Peu après cette scène qui m'avait, je dois le dire, assez fortement ému, je me trouvais chez le capitaine Kaiserkopf, dans le modeste salon au meuble empire du bourgmestre. Pour ce dernier, il ne lui était rien survenu de plus fâcheux jusqu'ici que d'avoir été arrêté et incarcéré dans la salle d'école, en compagnie d'une cinquantaine de ses administrés. Il y attendait la suite des événements, sous la garde d'un piquet de nos braves Magdebourgeois.

J'avais été chargé depuis quelques jours déjà, par le capitaine Kaiserkopf, qui m'avait pris en une certaine estime, de rédiger pour lui le rapport quotidien de la compagnie. Le valeureux capitaine avait plus de vocabulaire que de style et ne tenait pas volontiers la plume. Mon travail se réduisait d'ailleurs, pour l'ordinaire, à peu de chose: quelques indications sur l'étape du jour, un état de la caisse, de brèves observations, s'il y avait lieu, sur le service du ravitaillement, un mot sur le moral de la troupe. Il fallait, en outre, relater succinctement les épisodes survenus en cours de route et justifier les répressions exercées en pays ennemi. C'est là que mes dons d'imagination étaient mis à contribution par le capitaine Kaiserkopf. Avait-on, par exemple, pillé ou brûlé une maison, j'inscrivais: «Détruit un repaire de francs-tireurs.» Avait-on estourbi ou révolvérisé quelques civils, je mettais: «Passé par les armes deux espions.» Il était bon de varier, autant que possible, les prétextes, et j'avais été assez heureux pour ciseler déjà diverses formules, dont le capitaine Kaiserkopf se montrait fort satisfait.

Ce jour-là, le rapport revêtait une certaine importance. Pour la première fois, la compagnie avait pris part à un combat, et il convenait d'en verbaliser minutieusement le détail. Ce papier serait porté au colonel, qui le transmettrait à l'état-major de la division, d'où il irait, plus haut peut-être, fondre sa petite note dans la vaste symphonie de l'histoire de la grande guerre. J'en concevais tout l'honneur et je me représentais vivement la dignité de ma mission.

J'écoutais donc de mon mieux les explications du capitaine Kaiserkopf, griffonnant mon brouillon, m'appliquant à traduire en phrases dignes de Tacite ou de César les amphigouris ponctués de Donnerwetter! et de zum Teufel! de mon chef.

Je croyais avoir assisté à une grande bataille. Je me rappelais ma peur et le bruit terrible des projectiles. Aussi fus-je étonné du léger chiffre de nos pertes. Tant en tués qu'en blessés, le régiment ne comptait qu'une centaine d'hommes hors de combat. Pas un officier n'avait reçu une égratignure. Notre compagnie, la moins éprouvée, avait eu trois tués et quatre blessés, tous sept de la section de Kœnig. J'appris plus tard que nous n'avions fait que nous heurter à des troupes de couverture protégeant la retraite de l'armée belge sur le camp retranché d'Anvers.

Il fallait néanmoins glorifier le plus possible notre participation à la lutte. C'est à quoi je m'employais avec discernement. J'exposais en termes mesurés, mais frappants, la marche de l'opération, je montrais l'excellence du commandement, je vantais les dispositions prises par les officiers, je célébrais enfin la bravoure de la troupe, sa belle attitude devant le danger et sa fougue incomparable au moment de l'assaut. Parmi les actes héroïques, dont je fis la nomenclature, figuraient notamment ceux du sous-officier Bosch, dit Wacht-am-Rhein, que le capitaine Kaiserkopf n'hésitait pas à proposer pour la croix de fer.

Mais il fallait aussi, après avoir retracé les circonstances du combat, donner le compte-rendu de la prise de possession du village que nous occupions et de ce qui l'avait suivie. C'est là que mon embarras commençait.

Donnerwetter! C'est pourtant bien simple, mon petit... Nous avançons... nous avançons en colonne de route... nous recevons la députation des autorités... nous procédons à l'Einquartierung... à la mise en cantonnement... nous réquisitionnons, comme il est de droit... nous...

—Tout cela va très bien jusque-là, monsieur le capitaine... mais après?

—Après, Donnerwetter!... Eh bien, après nous surprenons des manifestations hostiles de la population à l'égard de nos troupes... nous constatons qu'on moleste nos soldats, qu'on les attaque... qu'on profère sur notre passage des outrages contre le seigneur Kaiser et le Deutschland... Des coups de feu sont tirés d'une fenêtre...

—Des coups de feu, monsieur le capitaine?

—Vous ne les avez pas entendus?

—Si, si, monsieur le capitaine, excusez-moi, je les ai parfaitement entendus.

—Bien, fort bien. Il ne faut pas oublier non plus de signaler un fait capital: c'est que nous avons saisi tout un arsenal d'armes dans la maison communale, destinées à être distribuées aux habitants, qui se proposaient d'organiser pour cette nuit un massacre des fidèles soldats de Sa Majesté.

Nous en étions là, et j'attendais quelques éclaircissements sur ce complot dont on avait heureusement trouvé la trame, quand il se produisit un incident assez grave, fort grave même, un fait d'une gravité vraiment exceptionnelle et presque inimaginable dans l'armée allemande.

Outre le capitaine Kaiserkopf et moi-même, il y avait dans le salon du bourgmestre, répandus sur les tables ou califourchonnant des fauteuils, cinq ou six des gradés de la compagnie: le premier-lieutenant Poppe, le lieutenant Schimmel, le feldwebel Schlapps, le vice-feldwebel Biertümpel, l'aspirant Helmuth... On buvait, on fumait, on battait les cartes, on menait grand bruit, tandis que je m'escrimais sur le fameux rapport, ce qui n'était pas sans compliquer quelque peu ma tâche. Deux femmes destinées aux plaisirs du capitaine étaient enfermées dans une pièce voisine, et l'on entendait leurs sanglots et leurs supplications.

Le lieutenant Kœnig entra. Il était extrêmement pâle et avait la figure défaite.

—Monsieur le capitaine, dit-il, ce qui se passe ici est abominable. On massacre, on pille, on brûle: il ne restera bientôt plus rien de ce village.

—Que voulez vous que j'y fasse? dit le capitaine. La guerre est la guerre, Donnerwetter! Si ces brigands de Belges n'avaient pas commencé...

—Ils n'ont pas commencé, monsieur le capitaine, vous le savez mieux que moi.

—Que voulez-vous dire, lieutenant Kœnig?

Un silence subit s'était établi dans la chambre. Tous les regards étaient fixés sur Kœnig, dont on connaissait l'impressionnabilité et dont on appréhendait un esclandre.

—Ce que je veux dire, monsieur le capitaine, ce que je veux dire, fit-il d'une voix étranglée, c'est que je ne puis plus supporter ce que je vois depuis notre entrée en Belgique. Le crime et l'infamie suivent les pas de l'armée allemande. C'en est trop! Ce n'est pas pour cela que je suis au service de Sa Majesté l'empereur et roi et que j'ai le privilège de porter l'épée d'officier prussien.

—Ah çà, lieutenant Kœnig, devenez-vous fou? s'écria Kaiserkopf, rouge de colère.

—Non, monsieur le capitaine, je ne suis malheureusement pas fou. Je ne suis qu'écœuré, révolté, profondément blessé dans ma conscience d'homme et dans mon honneur de soldat.

Zum Teufel!... Ah! on voit bien que vous êtes de la province du Rhin, vous!... Potzdonnerwetter! Vous me dégoûtez. Vous n'êtes pas un véritable Prussien.

Kœnig devait être, en effet, originaire de Bonn ou de Coblence.

Il devint plus blême encore et reprit tout tremblant:

—Monsieur le capitaine Kaiserkopf...

—Cela suffit! Ne continuez pas sur ce ton! Quittez cette chambre!... Si vous n'êtes pas fou, vous êtes singulièrement agité... Allez vous coucher!

—Monsieur le capitaine Kaiserkopf...

—Taisez-vous!

—Pardonnez-moi, monsieur le capitaine, je...

—Taisez-vous, nom de Dieu!...

Schimmel s'approcha de lui et, lui mettant la main sur l'épaule, entreprit d'intervenir d'un ton conciliant:

—Mon vieux, calmez-vous... Vous n'êtes pas dans votre bon sens... Pensez que si vous poussez plus loin les choses...

Kœnig se dégagea d'un recul brusque et, avec une répulsion nerveuse dans la voix, cria:

—Vous, lâchez-moi, je ne vous permets pas de me toucher!... Vous en êtes aussi de ces corsaires et de ces scélérats, de ces impitoyables écumeurs de pays, qui, non contents d'avoir assailli contre tout droit un petit peuple innocent et paisible, tuent, violent, égorgent, exercent avec un raffinement de sauvagerie leur épouvantable flibuste!...

—C'est un scandale, un véritable scandale! glapit le premier-lieutenant Poppe.

—Sortez!... Je vous ordonne de sortir!... fulminait Kaiserkopf.

—Pas avant que je vous aie dit ce que je pense! clama Kœnig, dépassant désormais toute mesure. J'ai appris, je me suis informé, je me suis exactement renseigné... et je ne sais pas tout... mais ce que je sais déjà me remplit de suffocation et d'horreur. Vous dites que c'est la guerre, cela? Ce n'est pas la guerre, c'est l'assassinat!... A Liége, à l'assaut des forts, vous avez aligné devant vous des rangs de civils, mains liées au dos. A la Chartreuse, vous en avez placé sur les ponts pour empêcher l'artillerie ennemie de les canonner. A Battice, vous avez réduit en cendres le village et tué trente-cinq personnes dont trois femmes. A Soumagne, vous avez incendié cent maisons et assassiné cent cinquante habitants. A Berneau, sur cent quinze maisons il en reste debout quarante. Le 6 août, à Warsage, la population a été parquée sur la place et, tandis que ravageurs et incendiaires se jetaient sur le bourg, on fusillait une partie de ces malheureux; les autres étaient faits prisonniers, roués de coups, torturés, exhibés devant les troupes; puis on montait une potence entre deux peupliers et l'on y pendait six des survivants. A Herve, on met le feu à l'hôtel de ville, on brûle trois cents maisons; tout a été préalablement pillé, vidé, chargé sur des autos et des camions qui ont pris la route d'Allemagne. A Louveigné, vous contraignez le curé à assister au spectacle de la destruction de son village. A Bligny, vous collez au mur de l'église le bourgmestre et le curé, après quoi vous embrasez l'édifice. A Hockay, à Haccourt, à Heure-le-Romain, le curé est fusillé. A Jodoigne, vos hommes, marchant à l'attaque, se font précéder du curé, bras en croix; pourtant, ce sont des catholiques, des Bavarois. Par contre, à Dolhain, on compte au nombre des victimes un pasteur écossais. Un officier allemand à cheval dirigeait les fusillades. A Hasselt, vous avez volé dans les caisses de la Banque deux millions de francs. Mercredi, à Aerschot, tout près d'ici, vous avez ouvert le feu sur les ambulanciers de la Croix-Rouge; vous avez mis sur trois rangs les bourgeois de la ville et vous les avez tirés au sort, à raison d'un sur trois, pour les massacrer, obligeant les autres à creuser les fosses; vous avez livré aux flammes l'église et quatre cents maisons; vous avez exécuté un jeune garçon de dix ans, fusillé une fillette de douze ans, une autre de neuf; vous avez lié un homme à un arbre et vous l'avez brûlé vif; deux autres, les nommés Gustave Lodts et Jean Marken, vous les avez enterrés vivants... Soyez fiers, soyez pleins d'orgueil, glorieux soldats de l'Empire: au milieu de torrents de sang et dans un déchaînement inouï de barbarie, vous avez déjà ruiné, mis à sac et partiellement ou totalement anéanti douze villes et cent quatre-vingts villages.

Il s'exaltait, s'enfiévrait, lançait dans un emportement croissant son flot d'horribles accusations, au sein du plus effroyable tumulte que j'aie entendu de ma vie. Chacune de ses phrases était hachée, apostrophée, couverte d'interjections indignées et d'invectives menaçantes; chacune soulevait une tempête de huées et d'imprécations. Le cou gonflé, les yeux hors de la tête, apoplectique et injecté de sang, Kaiserkopf tonnait, soufflait comme un volcan, expulsait de terrifiants jurons et vomissait ses blasphèmes. Satanique et vert, le premier-lieutenant Poppe hurlait et bondissait, tel, dans Faust, le démon criblé d'eau bénite. La figure contractée et grimaçante de toutes ses balafres, Schimmel dardait sur son ancien ami des regards empoisonnés, comme pour mieux l'imprégner des: «Parfaitement, nous avons bien fait!» dont il la cinglait. Le petit Helmuth, blafard, disparaissait de frayeur. Quant aux feldwebels, ils ne se tenaient plus de rage et ne demandaient qu'à cogner.

—Vous êtes tous des misérables! leur criait Kœnig enflammé de passion. Grâce à vous, bandits, horde d'ignobles brutes, nous voici maintenant au ban de la civilisation et nous répandons partout la honte du nom allemand!

A ces derniers mots, une fureur indescriptible s'empara des galonnés. Les poings se levaient, les visages se crispaient ou se tuméfiaient, les mâchoires proéminaient, le hourvari, sous l'outrage, était devenu plus formidable encore. Il fallait en finir avec celui qui n était plus qu'un abominable énergumène. On vit surgir une crosse de revolver et je crus même distinguer que le répugnant Schlapps s'apprêtait à lui cracher au visage.

On allait se jeter sur lui ou l'étendre d'un coup de feu, quand la porte s'ouvrit, et l'on vit se profiler dans la pénombre une haute et forte silhouette, suivie d'une autre plus mince. C'était le colonel von Steinitz accompagné de l'adjudant du régiment, le premier lieutenant Derschlag.

Le vacarme fut coupé net. Tous se dressèrent, s'immobilisèrent, sonnèrent des talons et donnèrent le salut réglementaire.

—Messieurs, j'entends beaucoup de bruit. Voudriez-vous m'expliquer ce qui se passe? prononça d'une voix glaciale, entre ses favoris à l'autrichienne, le colonel von Steinitz.

—Je fais appel à votre haute conscience, monsieur le colonel, commença le capitaine Kaiserkopf, après un instant de stupeur, je fais appel à votre haute conscience pour juger de cette affaire et la régler selon qu'il appartiendra à votre sagesse. Monsieur le lieutenant Kœnig, que voilà, n'est pas content du tout...

—Pas content? Et de quoi?

—Pas content de ce que nous faisons en Belgique.

—Comment, monsieur, dit le colonel von Steinitz en se tournant vers le délinquant, vous n'êtes pas satisfait de nos victoires, de l'avance merveilleuse de nos troupes et des avantages sans précédent que nous valent déjà nos armes?

—Non, monsieur le colonel, fit Kaiserkopf, monsieur le lieutenant Kœnig n'en est pas satisfait, et il vient de nous le faire savoir en des termes qui... en des termes que, Donnerwetter!... en des termes intolérables dans une société d'officiers allemands. Il nous a traités d'assassins, de brigands...

—Voyons, messieurs, je ne comprends pas très bien. Veuillez m'exposer un peu plus clairement les circonstances de cet incident, car je crois m'apercevoir qu'il y a eu entre vous une sorte d'altercation.

Tant bien que mal le capitaine Kaiserkopf se lança alors dans le récit plutôt rocailleux de l'affaire, aidé par les précisions qu'y ajoutait la langue acérée du premier-lieutenant Poppe, ainsi que par les signes confirmatifs de Schimmel. Le colonel von Steinitz écoutait avec attention ce réquisitoire laborieux, paraissant soupeser, derrière ses lunettes d'or à mesure qu'il se développait, l'accroissement des charges et en évaluer la gravité.

Kœnig ne faisait pas un geste et semblait absent.

—Qu'avez-vous à répondre pour votre défense? lui demanda le colonel, lorsque ce fut à peu près fini.

—Rien, monsieur le colonel.

—Vous reconnaissez l'exactitude des propos qui vous sont prêtés?

—Je la reconnais.

—Et vous ne les rétractez pas?

—Je ne les rétracte pas.

Il y eut un silence, puis le colonel laissa tomber avec un certain dédain:

—Je vois, vous êtes un humanitaire.

—Non, monsieur, je suis un soldat.

Chacun attendait. La minute était angoissante, et moi-même, bien que je me fusse gardé de prendre la moindre part dans ce qui venait de se passer, je me sentais absolument bouleversé.

Le colonel fit quelques pas en long et en large de la chambre, frisant entre deux doigts perplexes la pointe d'un de ses favoris. Puis, revenant sur Kœnig et le regardant dans les yeux, il reprit:

—Monsieur, puisque vous vous dites un soldat, un soldat allemand, il me semble que vous connaissez bien mal votre profession. Ce n'est pas avec des doctrines telles que les vôtres que l'on fait la guerre. Où en serions-nous? Où en serait l'Allemagne? Nous avons des auteurs militaires, monsieur, de grands maîtres, qui sont les miens et qui devraient être les vôtres. Ils ont approfondi, mieux que vous ne le sauriez faire, les lois et les secrets de la guerre. Les avez-vous lus? Vous vous élevez contre les procédés rigoureux que les armées en campagne sont tenues d'exercer, tant pour leur propre sécurité que pour la préparation méthodique de la victoire. Ce sont de pénibles nécessités, mais des nécessités inéluctables. Clausewitz a dit: «La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté. Dans l'emploi de cette violence il n'y a pas de limites. La guerre ne connaît que ce moyen: la force. Il n'en est pas d'autre; c'est la destruction, le carnage, la mort, la dévastation des provinces, et cet emploi de la force brutale est de règle absolue.» Le général von Hartmann a écrit: «Ce serait de gaieté de cœur s'adonner à une chimère que de méconnaître que la guerre du temps présent devra être conduite avec une rigueur plus dénuée de scrupules, avec plus de violence et une violence plus générale que jamais dans le passé. Quand la guerre nationale éclate, le terrorisme devient un principe militairement nécessaire.» Et notre grand Bismarck: «La véritable stratégie, disait-il, consiste à pousser votre ennemi et à le frapper durement. Avant tout, vous devez infliger aux habitants des villes envahies le maximum de souffrances, de façon à les dégoûter de la lutte et à vous assurer leur concours dans la pression à faire sur leur gouvernement pour l'amener à se rendre. Vous ne devez laisser aux populations que vous traversez que leurs yeux pour pleurer.»

—On ne les leur laisse même pas, murmura Kœnig.

—Connaissez-vous, monsieur, le manuel de notre Grand État-Major (et, ce disant, le colonel porta les doigts à sa visière) sur les Lois de la Guerre continentale?... Vous y auriez vu, avec toute la pondération et la prudence de termes que comporte une publication officielle de ce genre, qu'«une guerre énergiquement conduite ne peut pas être uniquement dirigée contre l'ennemi combattant et ses dispositifs de défense, mais qu'elle devra tendre également à la destruction de ses ressources matérielles et morales».

Il dégansa deux boutons de sa tunique, fouilla dans sa poche intérieure, en retira un petit livre, qu'il feuilleta d'un index rapide. Il lut:

—«C'est en creusant l'histoire des guerres que l'officier se défendra contre les idées humanitaire exagérées, qu'il se rendra compte que la guerre comporte forcément une juste rigueur et, bien plus, que la seule véritable humanité réside souvent dans l'emploi dépourvu de ménagement de ces sévérités.»

Puis il ajouta:

—Voilà, monsieur, ce que vous auriez dû savoir, avant de vous permettre des critiques inadmissibles dans votre bouche et qui, par-dessus la tête de ces messieurs, vont atteindre (il salua de nouveau) notre Haut Commandement.

Tous se raidirent à son exemple dans le geste du salut.

—Et sans qu'il vous suffise de cette grave incorrection, poursuivit le colonel von Steinitz en haussant le ton, sans qu'il vous suffise d'avoir osé vous prononcer effrontément contre l'enseignement formel de nos autorités militaires, prenant ainsi position de rebelle à l'égard de nos chefs à tous et de notre souverain lui-même, vous avez encore doublé votre faute par la façon intolérablement grossière, insultante et provocatrice dont vous avez voulu marquer votre insubordination. Je suis très mécontent. Vous allez prendre les arrêts de rigueur, en attendant les suites que comporte cette affaire. Je vais informer de cet incident monsieur le major von Nippenburg, après quoi j'adresserai un rapport au général.

Blanc comme un mort, Kœnig serrait les dents, et pas un muscle de son visage décomposé ne tressaillit.

Ich habe die Ehre... termina le colonel. Capitaine, je n'ai pas un reproche à vous faire. Vous avez été parfait. Bonsoir, messieurs.

Puis, revenant à Kaiserkopf et désignant l'appartement proche où pleuraient toujours les prisonnières:

—Seulement, croyez-m'en, capitaine, les femmes sont peut-être de trop.


Le bourgmestre fut fusillé le lendemain matin. Ses compagnons prirent, sous escorte, le chemin d'Aerschot, d'où ils durent ensuite être dirigés sur l'Allemagne.

J'étais très inquiet de Kœnig. Qu'allait-il lui arriver? J'en causai longuement avec Schimmel. Son cas était net: c'était le conseil de guerre, la dégradation et cinq ans de forteresse. Mais si Schimmel, sa colère de la veille tombée, n'avait plus que du mépris pour le malheureux Kœnig et abandonnait toute animosité à son endroit, il se refusait par contre à tenter quoi que ce soit pour le sauver et se désintéressait de son sort.

Il n'en était pas de même pour moi. J'aimais Kœnig, et, bien que je fusse loin, très loin, d'accorder la moindre approbation à ses idées, je ne m'en dissimulais cependant ni la noblesse, ni l'étrange séduction. J'éprouvais un chagrin sincère de la terrible mésaventure où l'avait entraîné son cœur trop chevaleresque et j'aurais donné tout au monde pour l'en tirer.

A force d'y réfléchir, je me rappelai opportunément le baron Hildebrandt von Waldkatzenbach et ses hautes relations. Il me sembla que son intervention, ou plutôt celle de ses nobles protecteurs, pourrait peut-être faire dévier le glaive de la justice martiale et lui soustraire, par quelque subtile manœuvre d'influence, la belle tête pure de Kœnig.

Je ne voyais pas le baron tous les jours, mais je n'avais pas cessé d'être dans les meilleurs termes avec lui; il m'appelait toujours son «cher ami» et continuait de faire à ma bourse, surtout depuis notre entrée en campagne, l'honneur d'emprunts réitérés, dont le total devait se monter maintenant à une somme assez ronde.

J'allai le trouver à son cantonnement de la 6e compagnie.

—Ah! cher ami... khrr, khrr... je suis bien heureux de vous voir.

Ses quatre poils de moustache m'accueillaient avec un hérissement affable.

Je ne tardai pas à le mettre au courant de l'affaire Kœnig et à lui faire pressentir le service que j'attendais de lui.

Il réfléchit un instant. Ses yeux changeants de chat passèrent successivement au bleu, au gris, au jaune, puis revinrent à leur vert primitif. Il sourit alors d'un air sournois et me dit:

—Je ne crois pas... khrr, khrr... qu'il soit besoin de monter si haut.

—Comment ça? fis-je naïvement. Avez-vous un autre moyen? Il s'agit, vous m'entendez bien, d'arrêter en route le rapport du colonel...

—Ou d'empêcher le colonel... khrr, khrr... de le transmettre.

—Sans doute, et c'est ce qui vaudrait le mieux, mais...

Il sourit de nouveau et reprit:

—Le petit lieutenant von Bückling... khrr, khrr... s'en chargera. Von Bückling n'a rien à me refuser... khrr, khrr... Je lui parlerai.

—Et vous croyez... fis-je en rougissant...

Je commençais à comprendre. Décidément, le baron Hildebrandt von Waldkatzenbach était plus intelligent que je ne croyais. Je n'aurais jamais osé trouver celle-là!...

—Soyez tranquille, cher ami... khrr, khrr... Von Bückling suffira.

Nous nous séparâmes avec effusion. Je me sentais délivré d'un grand poids.

Le lieutenant von Bückling dut suffire, en effet, car nous n'entendîmes jamais parler du rapport. Deux jours plus tard, Kœnig voyait lever ses arrêts. On attendit. Rien ne se passa.

D'ailleurs, le flot extraordinairement rapide des événements qui suivirent, et sur lesquels j'anticipe quelque peu, fit vite oublier cette affaire. Et comme ce fou de Kœnig eut l'esprit de ne se livrer à aucune nouvelle incartade, du moins avant la dernière, que je raconterai, personne n'y pensa plus.

J'aime à croire qu'il ne sut jamais par suite de quelle intervention, et à la faveur de quels moyens détournés, il put échapper au conseil de guerre.

VII

Le 25 août, nous nous trouvions sur la route de Louvain. Nous marchions allègrement à travers une riche campagne verte et jaune, exubérante d'arbres, de prés et de froment. La troupe chantait de beaux lieder du pays natal, tandis que des ruines fumaient aux horizons et que des bandes errantes de fugitifs se dispersaient à notre approche pour se jeter dans les champs, mains levées. On leur envoyait tranquillement quelques coups de fusil, sans autrement se déranger. Une odeur pénétrante de moissons fraîches et de chairs brûlées flottait dans l'atmosphère tiède. La canonnade roucoulait. Sous le soleil ruisselant, c'était un magnifique paysage de guerre et de nature.

Nous commençâmes par découvrir, dans le sud-sud-ouest, émergeant de la végétation et comme suspendue dans l'azur, la pointe fine d'une flèche denticulée. S'élevant de plus en plus, elle dégagea bientôt quatre jolies tourelles d'angle, dont on distinguait très bien à la jumelle le délicieux ouvragement. Puis la tour apparut, puis la longue arête du toit, portant, comme un joujou en équilibre, un clocheton. A mesure que nous avancions, se dévoilaient et se précisaient d'autres tours, d'autres tourelles, d'autres toits aigus, des clochers ajourés, des dômes, des frontons, des lanternes, des façades guillochées, des dentelles et des girouettes. Tout le centre de la ville était occupé par une splendide masse gothique, qui, dans l'épanouissement de ses arcatures, de ses pinacles, de ses ogives, de ses campaniles et de ses roses, fleurissait comme une fastueuse corbeille de pierres disposée sur le parterre des maisons, devant un fond léger de frondaisons et la perspective harmonieuse d'une colline. C'était Louvain.

—Louvain! Louvain! répétions-nous remplis d'enthousiasme.

Lœwen! Lœwen! frémissaient joyeusement les soldats.

Je me réjouissais de visiter cette ville fameuse, pleine de merveilles d'architecture. Je me rappelais les leçons de l'érudit Anton Glücken, professeur d'histoire de l'art à l'université de Halle. Il nous en avait fait une, précisément, sur Louvain et j'en avais noirci plusieurs pages de mon cahier de notes. J'étais impatient de pénétrer sous les voûtes majestueuses de Saint-Pierre, d'admirer les façades ornementées du célèbre Hôtel de Ville, d'inspecter l'attique de Saint-Michel, les stalles de Sainte-Gertrude, le tabernacle de Saint-Jacques, la tour Jansénius, l'église du Grand Béguinage, les vénérables salles de l'antique Université et son vestibule gothique. Peut-être même, si notre séjour dans la vieille capitale des ducs de Brabant se prolongeait plus de quelques heures, peut-être aurais-je le temps d'aller m'asseoir à un pupitre de son illustre Bibliothèque et là, oubliant pour de trop courts instants la guerre et le bruit des armes, d'y feuilleter pieusement quelques-uns de ses précieux manuscrits et de ses exemplaires uniques.

Colonel et musique en tête, le régiment fit son entrée dans la ville par la porte de Malines. De droite et de gauche s'infléchissaient les jardins tenant la place des anciens remparts. Là se mamelonnait le Mont-César, portant encore les restes du château féodal où s'était disciplinée la jeunesse de Charles-Quint, sous la direction de son précepteur Floriszoon, qui fut pape. Nos tambours réveillèrent les échos de la longue rue, où s'alignaient de vétustes et nobles hôtels, aux fenêtres endormies, aux manières graves. Des groupes de soldats allemands, le calot sur le front, les mains dans les poches, flânaient au long des trottoirs, regardant d'un air apathique les immeubles. L'un de ceux-ci, plus moderne, à deux étages, portait cette enseigne brossée en initiales noires sur la largeur de sa muraille: MAISON AMÉRICAINE. Notre arrivée bruyante faisait sensation. Durant que nous nous enfoncions, derrière nos cuivres, dans le cœur de la cité, la foule allemande ne cessait de croître et nous acclamait. Il semblait que la ville fût déjà pleine de troupes. Les Feldgrauen entraient, sortaient par les portes voussurées des maisons où ils avaient leurs cantonnements, bambochaient ou fumaient aux fenêtres, remplissaient les boutiques et les pintes, commerçaient ou se querellaient avec les petits trafiquants de la rue. Parfois on voyait passer un otage encadré de baïonnettes ou quelque soutane affolée poursuivie par les lazzi de la soldatesque.

Taratata! tanrantamplan!... Nous contournions l'énorme vaisseau ogival de la Collégiale, flanqué comme au moyen âge de ses maisons basses, et nous débouchions à toute fanfare et au pas de parade sur la Grand'Place, où la surprenante vision de l'Hôtel de Ville nous apparut tout à coup, orfévrée comme un immense reliquaire, dans l'éblouissement marmoréen de ses trois étages et de ses trente-neuf fenêtres fleuries, de ses galeries, de ses balcons à réseaux, de ses quarante lucarnes, de ses six tourelles surmontées de leurs six flèches, et sous l'éploiement orgueilleusement noir, blanc, rouge de l'étendard allemand planté à son sommet. A toutes les baies de l'admirable édifice se montraient des grappes de têtes casquées. Un peloton de garde était rangé sur les marches de l'escalier d'entrée, au perron duquel se tenait l'Etappen-Kommandant, le major von Manteuffel, qui nous saluait de l'épée.

La dislocation se fit un peu plus loin, au Vieux-Marché. Revolver au poing, sergents et feldwebels couraient de tous côtés pour assurer des locaux. On nous logea, le capitaine Kaiserkopf et moi, avec une vingtaine d'hommes, dans une belle maison XVIIe siècle de la rue des Moutons, appartenant à un professeur de l'Université. Notre premier soin fut de nous y restaurer copieusement, mettant à contribution l'office, la cave, la cuisine, la cuisinière et le professeur lui-même, qui fut contraint de nous servir de sommelier.

Aussitôt que je fus libre, je sortis faire un tour en ville. Nos soldats étaient déjà répandus par bandes dans les rues. Il y en avait aussi beaucoup du 165e hanovrien, dont le régiment paraissait être au complet à Louvain, comme le nôtre. De nouvelles troupes ne cessaient d'ailleurs d'affluer. Il en venait de partout, du sud, du nord, de l'est, par la rue de Namur, par la rue de Diest, par la rue de Tirlemont et par celle des Joyeuses-Entrées. Les parcs et les boulevards foisonnaient de campements. Sur les pelouses et les plates-bandes, le train avait tiré ses chariots et les artilleurs leurs canons. Les chevaux étaient attachés aux platanes centenaires dont ils rongeaient l'écorce. Les chaussées, les trottoirs, les places, les gazons piétinés et creusés d'ornières croupissaient sous des couches de fumier. Toute la sentine de l'armée pourrissait sur la ville.

Revenu sur la Grand'Place, je m'absorbai longuement dans la contemplation de la riche joaillerie de l'Hôtel de Ville. Tout blanc, entièrement sculpté, fouillé comme un rétable d'ivoire, le somptueux monument était couvert du haut en bas de statues et de hauts-reliefs, de niches géminées, de dais et de consoles. Toute l'histoire de la cité s'y trouvait figurée dans le costume de l'époque, sous les traits de personnages du temps ou la fable de scènes bibliques. Princes, seigneurs chanoines, théologiens, bourgmestres, échevins et marchands y mêlaient leurs effigies héroïques ou grotesques, sévères ou hilares en toutes sortes de postures solennelles ou gaillardes, pieuses ou lubriques. Se doutaient-ils, tous ces joyeux compères, tous ces braves bourgeois de Louvain, qu'un jour viendrait où le général von Kluck, en route pour Bruxelles et Paris, coucherait cavalièrement chez eux, où la botte éperonnée et la cravache altière du major von Manteuffel régneraient à la prussienne sur leur fastueuse demeure? Sous les trois couleurs de notre drapeau impérial, le magique Hôtel de Ville, l'orgueilleux palais communal, n'était plus maintenant que la Kommandantur.

En face se trouvait la collégiale de Saint-Pierre. Lorsque je pénétrai dans sa vaste enceinte, le calme grandiose qui m'accueillit, au sortir du tohu-bohu de la place, me fit une profonde impression. Entre ses vingt-huit faisceaux de colonnettes et dans la lumière de ses vitraux, la nef s'ouvrait, s'envolait et se prolongeait avec une mystérieuse splendeur. Des groupes de femmes et de béguines priaient, affalées sur les dalles ou aux dossiers des agenouilloirs, et leurs marmottements confus, s'exhalant comme un encens, s'unissaient peut-être en une même et vaine imploration pour leurs morts, pour leurs combattants, pour la Belgique. Dans une chapelle, un office bas se célébrait au son d'une clochette aigrelette. Mais ces manifestations d'un culte qui n'était pas le mien m'intéressaient peu. Toute mon attention se trouvait requise par les merveilles artistiques dont regorgeait la basilique. D'admirables panneaux de maîtres flamands, des fonts baptismaux de Metsys, des orgues de Golphus, un banc de communion de Papenhoven, un tabernacle, des bois peints, des marbres, des ferronneries, des tombeaux composaient un véritable musée allant du gothique au dix-huitième. Une chaire de vérité, compliquée et touffue, représentait sous un baldaquin de palmiers le reniement de saint Pierre et la conversion de saint Paul. Deux chefs-d'œuvre de Bouts ornaient la chapelle des Chirurgiens et celle des Brasseurs. L'un figurait le martyre de saint Erasme, désentraillé par deux bourreaux en présence de l'empereur. Le second, qui peignait la Cène, était le panneau de milieu d'un triptyque dont les volets appartenaient l'un au musée de Berlin, l'autre à la Pinacothèque de Munich. Nous possédions maintenant l'ensemble, avec la partie centrale qui nous manquait.

Mais le morceau le plus remarquable était peut-être le jubé. Il ouvrait sur le chœur trois merveilleuses arcades du plus riche style flamboyant, festonnées, enguirlandées, enchevêtrées de feuillages et peuplées de statuettes d'apôtres. Eclairé par un lustre à douze branches et surmonté d'une croix immense, il mettait dans l'austérité du milieu, et malgré le luxe de son ornementation, une touche d'une rare élégance et d'un art parfait.

Au sortir de cette visite minutieuse, que mon goût pour les belles choses et le souvenir de mon cours universitaire avaient prolongée je sentis le besoin de reposer un peu mes jambes fatiguées, tout en humectant mon gosier altéré d'une chope ou deux de bière de Louvain. J'entrai à cette fin, rue de Bruxelles, au café Sody. Le tenancier, aidé de ses deux filles, servait de son mieux de nombreux soldats. On tapageait, on se débraillait, on lutinait les donzelles qui, rougissantes, regardaient leur père, ne sachant si elles pouvaient résister ou s'il leur fallait se laisser tripoter. Des landwehriens, qui assuraient avoir traversé le territoire hollandais, tiraient de leurs poches des poignées de cents et montraient des paquets de cigarettes de Maestricht.

—Nous sommes de braves gens, disaient-ils en répandant leur monnaie. Il n'y a pas de meilleurs bougres que les Allemands.

Quel que fût l'agrément du lieu, je m'y attardai moins qu'à la Collégiale, car je voulais voir l'Université. Elle se trouvait rue de Namur. Il était à peu près quatre heures quand j'y entrai. La Bibliothèque, comme je l'ai dit, m'attirait surtout. J'espérais pouvoir en examiner à mon aise les anciennes salles, avec leurs superbes boiseries et leurs portiques à colonnes, celle des Promotions, celle des Portraits, les statues de philosophes et d'écrivains, les vieilles toiles retraçant les traits de Juste Lipse, d'Erasme, de Jansénius. Je désirais vivement voir et tenir entre mes mains certains des joyaux de ses collections, le petit manuscrit de Thomas à Kempis ou le fameux exemplaire sur vélin d'André Vésale, présent de Charles-Quint. Sans prétendre à l'érudition d'un médiéviste ou d'un docteur en droit canon, le modeste étudiant que j'étais pouvait cependant trouver dans ce docte sanctuaire de quoi intéresser sa curiosité.

Je m'arrêtai d'abord, plein d'émerveillement et de respect dans le grand vestibule du rez de chaussée. L'admirable crypte s'approfondissait, régulière et hypostyle, sous les poutres énormes de son plafond, entre de larges arcades à cannelures que supportaient de gros piliers ronds à chapiteaux feuillus. Construite pour servir de Halle aux Drapiers, elle avait longtemps retenti du bruit des échanges, avant de résonner du choc des discussions scolastiques et d'être balayée par les robes des professeurs. La poussière en était savante et l'ombre tutélaire.

J'allais m'engager sur les marches de l'escalier à double rampe qui montait aux étages, lorsqu'une fusillade insolite, éclatant au dehors, vint m'arracher à ma méditation. Le piétinement précipité de gens qui couraient, des cris, d'inquiétantes rumeurs parvenaient de la rue. Je sortis. Des portes se fermaient brusquement, des volets se closaient, des soldats en alerte, l'œil sur le qui-vive et la gâchette au doigt, obliquaient ou rasaient les murs avec circonspection.

—Qu'y a-t-il? demandai-je à un sous-officier qui se hâtait.

—Vous n'entendez pas, Herr Fæhnrich?... La bataille se rapproche... C'est là-bas...

Son bras se tendait en direction du nord-ouest. Il disparut.

La canonnade, en effet, s'entendait à peu de distance et avec une intensité singulière. Dans le zèle de mon exploration je n'avais pas prêté attention à son accroissement. J'en percevais maintenant très fort le grondement sinistre, et je me sentis subitement plein d'appréhension. Que se passait-il exactement? Je m'élançai dans la direction indiquée. Le centre de la ville bourdonnait comme une ruche en délire. Partout régnait le plus grand désordre. Des officiers, hors d'eux, clamaient des injures en brandissant des revolvers. Des cavaliers galopaient dans les rues, en criant: «Alarm! Alarm!» Les estafettes se succédaient à la Kommandantur. Une tourbe de soldats confluait de toutes parts, ahuris, furieux armés ou non, quelques-uns le pot en main ou une garce dans le coude, d'autres belliqueux et harnachés jusqu'aux dents. Des automobiles pétaradaient en tous sens, montaient sur les trottoirs et les gazons. Fouaillés jusqu'au sang, les chevaux, par quatre, roidissant leurs muscles, entraînaient dans un vacarme de ferraille et de jurements leurs canons et leurs caissons. Des bataillons précipitamment rassemblés prenaient le pas de course vers le nord.

Alarm!... Alarm!...

Le tonnerre de l'artillerie semblait maintenant crouler aux abords mêmes de la ville. Des essaims d'habitants massés sous les portes ou aux encoignures des rues haletaient d'émotion et ne cachaient pas leur joie.

—Ce sont les Belges! criaient-ils. Ce sont les Anglais!... Ils arrivent de Malines!

Une harde de hussards essoufflés, poussiéreux, sordides, venant du combat, rentraient dans Louvain, tirant leurs bêtes par la bride. Ils sentaient la défaite. Des vagues de fuyards, des chariots aux traits rompus, des débris de convois, tout un ressac de champ de bataille refluait à gros bouillons sales vers l'arrière en roulant ses épaves. Les troupes qui sortaient se heurtaient, comme en un mascaret, au flot qui remontait. Dans la confusion dans l'incertitude où l'on était si l'ennemi ne se trouvait pas déjà aux portes, les fusils partirent; des corps allemands tombèrent des deux côtés. Ce fut un instant d'inexprimable bagarre. Je vis même, au carrefour de la rue du Poirier, près de la Dyle, un officier du 165e descendu net d'un coup de feu par un soldat de son régiment: une vengeance, sans doute. J'allais courir sus au misérable, car j'avais aperçu son geste; mais l'assassin se perdit dans la cohue.

Les déflagrations devenaient maintenant générales, se répercutant avec une rapidité foudroyante dans tous les quartiers. On tirait dans la rue de Bruxelles, dans la rue du Canal, dans la rue de la Station, du côté du boulevard de Tirlemont, de la rue Léopold, de la rue Marie-Thérèse, du Grand Béguinage, de la porte de Namur. Les hordes en débandade mêlées aux troupes qui restaient ou à celles qui arrivaient encore de l'est ou du sud étaient dans un état d'exaspération indescriptible. On hurlait de partout:

Man hat geschossen!... Die Civilisten haben geschossen!...

De nombreux cadavres d'habitants de Louvain parsemaient déjà les rues. On épaulait sur tout ce qui se montrait aux fenêtres ou sur les toits. La chasse à l'homme était ouverte. Au crépitement de la fusillade se joignit bientôt la crécelle des mitrailleuses. Les carreaux et les vitrages volaient en éclats. Les tuiles retentissaient sous la grêle. On enfonçait les portes. On plaçait des pétards sous les murs. On se ruait férocement dans les maisons, crosses ou baïonnettes levées. On poursuivait les gens de chambre en chambre. On en sortait des caves où ils s'étaient réfugiés et on les massacrait sur les pavés. Il en fuyait par-ci, par-là, au dehors, affolés et tourbillonnants, qu'on abattait comme du gibier.

Schweinehunde! Schweinehunde! aboyaient les massacreurs en traquant leurs victimes.

J'essayai de regagner tant bien que mal la Grand'Place. Il était huit heures du soir. En passant devant le café Sody, où j'avais bu de la bière, je vis le patron étendu la gorge tranchée sur son comptoir. Une de ses filles râlait et rendait le sang. L'autre avait disparu.

Sur la Grand'Place, c'était à la fois le tumulte et la fête. Les cafés et tavernes débordaient de monde. Au Lyrique, au Gambrinus, on s'écrasait. J'entrai au café Rubens, où des officiers ripaillaient au milieu d'un déferlement de drôlesses, de filles en cheveux, de putains allemandes venues d'Anvers, de Bruxelles ou d'Ostende, qui hurlaient à la mort ou excitaient au pillage. Kaiserkopf, à moitié ivre, se déchaînait entre deux pouffiasses.

—J'ai vu le major von Manteuffel, braillait-il. Toute la ville sera punie. Jusqu'ici nous n'avons brûlé que des villages. Maintenant, Donnerwetter! nous commençons avec les grandes villes. Louvain sera la première qu'on détruira.

Toute la salle éclata de joie dans une tempête de hoch!

Je fus pris d'un frisson à cette perspective; mais je me rassurai en pensant qu'il ne pouvait s'agir que d'une rodomontade du trop bouillant capitaine. C'était déjà assez, me semblait-il, des meurtres de civils et de l'assaut des domiciles privés.

On continuait à tirailler au dehors. Parfois on entendait le sifflet d'un sous-officier, suivi d'une salve plus forte. C'étaient les exécutions régulières qui commençaient. Soudain quelqu'un cria:

—Au feu!...

Cela jeta une certaine perturbation. Cependant la plupart des officiers se rassirent, au milieu de leurs chopes, de leurs femmes et de leurs assiettes. Quelques-uns seulement sortirent. Je les suivis.

Le feu venait, en effet, d'éclater sur plusieurs points de la ville. Il rougeoyait chaussée de Tirlemont, place du Peuple et du côté de la gare. Un instant après, les flammes s'élevaient sur la rue de Diest. Une fumée opaque montait et tournoyait, couvrant peu à peu tous les quartiers de l'est. On percevait en même temps le son de fréquentes mitraillades, mais sans cris: c'était trop loin. Dans la direction de Malines, le canon tonnait toujours, s'effaçant graduellement. Au concert de l'Alhambra, tout proche, une musique militaire jouait des airs de danses.

Tandis qu'environné d'un grand concours de soldats qui applaudissaient et s'éjouissaient je demeurais là, tout étourdi, me tournant de côté et d'autre pour voir si de nouveaux points d'incendie se montraient et surveiller la marche du sinistre, j'aperçus inopinément Schimmel qui traversait la place. Parfaitement détaché de ce qui se passait autour de lui, le lieutenant paraissait uniquement occupé d'une affaire personnelle. Pour tout dire, le lieutenant Schimmel était en bonne fortune, mais comme peut être en bonne fortune un officier prussien dans une ville conquise. Il emmenait ou plutôt il entraînait violemment par le poignet une femme, une religieuse d'une surprenante beauté. Toute pâle, éplorée, mordant ses lèvres, ses longs cheveux noirs baignant ses épaules, la jeune nonne, crispant dans sa robe d'étamine ses formes fuselées, résistait avec l'énergie vaincue de la faiblesse et du désespoir. Un ecclésiastique courait derrière eux, en proie à la plus vive émotion.

—Malheureux! suppliait-il... Respectez cette sœur!... C'est Mademoiselle de...

Et il cita un des plus grands noms de la Belgique.

Froidement, Schimmel se retourna, dirigea sur l'importun la mire de son revolver, visa et fit feu. Le prêtre tomba raide mort.

Puis il disparut avec sa proie dans la direction d'un hôtel du Vieux-Marché.

Mais, brusquement, voici qu'une maison se mettait à flamber tout près de moi, allumée d'un coup comme une bûchette. Puis une autre; puis une troisième, place Marguerite. Une intense odeur de résine empesta l'air. En même temps débouchait de la rue de la Station toute une escouade de sapeurs incendiaires, organisée et munie d'instruments perfectionnés, commandée par un feldwebel du génie. Ils avaient des pompes à pétrole, des seringues à benzine, des fusées, des grenades, des pastilles chimiques. Ils s'éclairaient de torches d'acétylène et lançaient des signaux lumineux. Je les vis avec terreur s'approcher de la tour de façade de la Collégiale, au bas de laquelle ils commencèrent de disposer un bûcher. D'autres brisaient les vitraux à coups de grenades ou dressaient des échelles aux angles du transept pour aller bouter le feu aux toits des chapelles.

Je n'en croyais pas mes yeux, quand une lueur subite se projeta d'un grand bâtiment situé à l'entrée de la rue de Namur. Horrifié, je me précipitai de ce côté. Mon sinistre pressentiment ne m'avait pas trompé. Les Halles universitaires commençaient à brûler. Une équipe de pétroleurs s'y employait. Un officier dirigeait la manœuvre.

Tandis que je demeurais là, cloué sur place, un père joséphite sortit bouleversé de l'édifice, et, courant à l'officier, les mains jointes:

—Au nom du ciel, arrêtez!... Vous ne savez pas ce que vous faites!... Mon Dieu!... Mais c'est l'Université!... C'est la Bibliothèque!...

L'officier toisa le père d'un regard d'acier; il se borna à répondre sobrement:

Es ist Befehl 3.

Le pauvre homme s'affaissa en sanglotant sur le seuil vénérable que, peu d'heures auparavant, j'avais franchi d'un pas si allègre et si respectueux.

Je ne pus en supporter davantage. Saisi de frayeur devant cette catastrophe, pris ensuite de peur pour moi-même, pour ma sécurité personnelle, pour mes propres effets, mon argent, les petits souvenirs de famille, d autres aussi, que je conservais pieusement dans un coin de mon paquetage, je m'enfuis dans la direction du sud, du côté de mon logement.

J'allai donner en plein du nez sur le ventre d'un gros capitaine de gendarmerie.

—Pardon... oh! pardon, monsieur le capitaine!... Savez-vous si ça brûle rue des Moutons?

—Rue des Moutons... ma foi...

—-C'est là que je suis cantonné... dans une maison... chez un professeur...

—Oh! dans ce cas, rassurez-vous, mon jeune Fæhnrich, les maisons où sont cantonnées nos troupes ne risquent rien; elles sont naturellement livrées au pillage, mais elles ne seront pas brûlées... du moins pour le moment. Vous pouvez continuer tranquillement votre promenade. Guten Abend!

Je remerciai le bon capitaine de son assurance, et, désormais tranquille pour ce qui me concernait, je revins, comme médusé, contraint par une obsession infernale, au spectacle de la ville en flammes. Des centaines de maisons incendiaient déjà le ciel de lueurs framboisées. Le Palais de Justice, l'Académie des Beaux-Arts, le Théâtre brûlaient. Le quartier de la Station n'était qu'un immense brasier. Tout grondait et ronflait. De toutes parts, c'étaient des craquements, des fracas, des dislocations, des effondrements. Des séquelles d'habitants en appareil hétéroclite essayaient de se sauver, d'échapper à l'écrasement, au feu ou au massacre et fuyaient vers le sud ou l'ouest au milieu des balles. D'autres grillaient dans les immeubles et l'on entendait leurs cris épouvantables.

Seules les maisons immédiatement attenantes à la Kommandantur étaient protégées. De nombreux soldats avec des pompes en arrosaient copieusement les murailles, dirigeant leurs jets de manière à empêcher le rideau des flammes environnantes de se porter où il ne fallait pas et de propager l'incendie jusqu'au précieux édifice qui abritait le major von Manteuffel, ses officiers, ses services et une grosse garnison. Des tuyaux étaient postés à cet effet à travers les appartements et conduisaient l'eau sur les toits, d'où elle retombait tout autour en une fine pluie incessante.

En dehors de cette oasis, la chaleur était intolérable. Une sensation d'étouffement prenait âcrement à la gorge. Dans les rues, devenues à peu près impraticables, on se heurtait à chaque pas à des amas en ignition ou à des éboulements fumeux et il fallait faire de longs détours pour circuler dangereusement d'un quartier à l'autre, sous les chutes de poutres et l'avalanche des moellons. Il faisait plus clair qu'en plein jour de soleil. Je tombai, rue Léopold, sur Wacht-am-Rhein qui, à la tête d'une bande hurlante de forcenés, avait pris possession de tout un îlot, dont il était le roi, le Néron, et dont il détruisait systématiquement les maisons. Le sac commençait à s'organiser; mais l'incendie le rendait encore périlleux et, pour le moment, tout à leur furie, les soldats s'acharnaient plutôt à brûler qu'à piller. Place de la Station, on exécutait en masse. Plusieurs centaines de civils y étaient parqués, hommes, femmes, enfants, attendant leur sort, bras levés. Sous les ordres d'un major à cheval, des officiers les fouillaient, les dépouillaient de leur argent et de leurs bijoux, puis les envoyaient au peloton d'exécution. Dans un coin de la place on fusillait des prêtres liés quatre par quatre.

Je me trouvai, je ne sais comment, dans le haut de la rue par où nous avions fait, le matin, notre entrée triomphale. Elle se consumait, d'une extrémité à l'autre, à l'exception toutefois de la maison américaine, intacte, dont l'enseigne détachait ses grandes lettres noires dans la clarté aveuglante de la nuit en flammes. Sur la porte se trouvait placardée cette affiche imprimée et timbrée du cachet du Commandant impérial de la Circonscription de Louvain:

Dieses Haus ist
zu schützen.

Es ist streng verboten, ohne
Genehmigung der Kommandantur
Hæuser in Brand zu setzen.

Kaiserliches Garnison-Kommando 4.

Je reconnus la petite butte du Mont-César et n'eus que quelques pas à faire pour l'escalader. De là, le panorama était féerique. La mer de feu s'étendait devant moi, battant l'horizon de ses vagues éblouissantes. Au centre, le gigantesque vaisseau incandescent de la Collégiale s'y balançait, comme soulevé par la tempête, projetant fantastiquement ses agrès scintillants et sa mâture en détresse, prêt à s'abîmer dans les flots embrasés. Des bouillonnements, des tourbillons, des courants de lames déferlantes, des torrents d'écume roulaient et se tordaient en une formidable boule ignée, tandis que, solitaire, comme un rocher, comme un écueil déchiqueté, le massif abrupt de l'Hôtel de Ville, bravant la tourmente, dressait ses escarpements, ses crénelures, ses aiguilles, ses frontons sourcilleux par dessus les crêtes irritées qui venaient se briser à ses pieds. Comme un serpent d'or en fusion, la Dyle annelait dans cet océan ses replis, ses ondulations, ses méandres lumineux, réverbérant sur un ton plus pur, mais non moins ardent, les éclats de ses rives, toute écailleuse de reflets, de coruscations et d'étincellements. Rutilant, phosphorescent, rouge, jaune, orangé, blanc, un immense ciel chargé de toutes les couleurs vibrait et rayonnait, intense et volcanique, sur ce chaos plutonien. De grands nuages gonflés de fumées et de vapeurs brûlaient et bavaient leur lave comme des cratères renversés. Des éclairs cuivrés, des écharpements violets, des entailles vertes, cramoisies, roses, des biseautements de diamant balafraient violemment les exhalaisons. La lune, comme un œil crevé et sanglant, regardait par un trou de bitume.

Je restai longtemps à contempler, pétrifié de stupeur et de fascination cette fresque titanique. Son horrible beauté me remplissait d'émerveillement. Mais quel désastre!... Se pouvait-il que des hommes détruisissent en quelques instants ce que des générations avaient mis des siècles à édifier?... Quel désastre!... et quelle mélancolie!... Louvain ne serait bientôt plus qu'une vaste ruine, semblable à celle du château de Charles-Quint, dont je foulais d'un pied trébuchant les informas vestiges.

L'est, par ou j'étais venu, je crois, m'était maintenant défendu. Je cherchai une route par l'ouest.

Il était deux heures du matin quand je retrouvai mon domicile. Le capitaine n'était pas rentré. Dans la salle à manger, le professeur, notre hôte, gisait dans une mare de sang. Je gagnai ma chambre, accablé de fatigue, ne demandant plus qu'à me jeter sur mon lit pour m'y endormir d'un sommeil de plomb. Mon seul soin fut d'aller fermer la fenêtre, ne voulant pas être incommodé par les odeurs et la fumée qui flottaient au dehors.

Tandis que, la main sur les crochets, je me disposais à tirer les contrevents, un débris de papier noirci vola jusqu'à moi, porté par le souffle chaud de l'incendie. C'était un fragment d'incunable. J'y déchiffrai difficultueusement ces mots, imprimés en caractères gothiques: «... At Germani in summa feritate versutissimi natumque mendacio genus...»

C'est tout ce que je pus consulter de la Bibliothèque de Louvain.

VIII

Je renonce à décrire la déception, la colère qui s'empara de nos hommes, quand, le lendemain, l'ordre nous fut prescrit de reprendre la route. Quoi! partir, alors que le pillage, le vrai pillage, le grand pillage, le sac de toute une ville allait commencer! Sitôt passé le plus fort de l'incendie, la garnison se jetterait sur les ruines: elle en avait pour huit jours au moins. Et c'est à ce moment qu'il nous fallait vider les lieux!

—Pas de chance! grommelait Kaiserkopf. Nous arrivons toujours ou trop tard ou trop tôt!

Mais il fallait obéir: les ordres étaient les ordres.

La ville brûlait toujours. La Collégiale, dont la tour s'était effondrée, lançait par toutes ses ouvertures des torrents de flammes jaunes; des nappes de maisons embrasées bougeaient, flottaient, se suspendaient dans la vapeur, tandis que d'autres déjà consumées, fumaient, craquaient, s'affaissaient.

Un soleil sans rayons, pâle comme une lune, essayait en vain de percer le voile opaque des gaz.

Nous contournâmes la ville par les boulevards de sud-est pour nous rendre à la station, où trois trains nous attendaient. Tout le régiment s'embarqua pour une destination inconnue.

Tandis que nous roulions lentement au travers d'une campagne fertile et d'une région non ravagée, le long de voies que réparaient hâtivement des nuées de travailleurs belges et d'ouvriers des troupes de communications, je m'absorbai, sans plus de distraction extérieure, dans la lecture de mon courrier. Pour la première fois nous venions de recevoir des lettres d'Allemagne. La distribution nous en avait été faite à la gare. J'eus l'immense joie de recueillir, des mains sales de notre postillon, tout un bouquet de ces précieux «souvenez-vous» du pays. Il y avait une lettre de mon père, le conseiller de commerce Hering, deux de ma mère, une de chacune de mes sœurs et deux de ma Dorothéa. Je lus et relus cent fois ces missives chéries, j'en savourai et j'en méditai religieusement chaque ligne, et je sentis plus d'une douce larme gonfler ma paupière et rouler toute chaude entre mes cils. Je dois même avouer que deux de ces lettres, qui renfermaient des corolles de myosotis, furent en outre baisées et rebaisées longuement.

Tout allait bien à la maison. On y vivait dans la plus grande exaltation patriotique. Mon père lisait quinze journaux par jour et souscrivait avec enthousiasme aux œuvres de guerre. Ma mère et mes sœurs avaient pris la direction du petit poste de ravitaillement de la Croix-Rouge de la gare d'Ilsenburg. Ma sœur Hedwige me décrivait minutieusement son costume, qui lui seyait à ravir et avec lequel elle espérait bien faire la conquête de quelque beau lieutenant de la garde. Notre domestique Johann était parti pour la Russie.

Ma chère Dorothéa m'appelait «son héros», «son chevalier», «son Lohengrin». Elle avait bien reçu mon premier envoi, celui de Visé, mais point encore un second que je lui avais fait d'un des deux objets butinés à Tongres, ce qui s'expliquait par les dates de ses lettres. Elle me rappelait gentiment ma promesse de lui envoyer des boucles d'oreilles: «... Des étoffes, des soieries, mais surtout, surtout, mon cher fiancé, les boucles d'oreilles que vous m'avez promises!...» Adorable Dorothéa! Certes, je la tiendrais, ma promesse!...

Ainsi bercé par ces tendres rêveries, plongé dans ces doux souvenirs, je ne m'apercevais pas des heures qui passaient, plus occupé à songer à mes chers absents et à vagabonder sentimentalement dans les forêts du Harz qu'à regarder la plaine wallonne développer de chaque côté de notre coupé ses cultures prosaïques et ses champs de betteraves.

Le train ralentit considérablement, lançant de stridents appels de vapeur. Schimmel, qui sommeillait dans un coin, s'éveilla, bâilla, s'étira, mit sa tête balafrée aux fenêtres, ouvrit sa montre, consulta une carte.

—Où sommes-nous? demandai-je.

Après une nouvelle inspection des alentours, il me répondit:

—Nous devons approcher de Münster.

—Münster? fis-je étonné.

—Mons, si vous aimez mieux.

Nous nous trouvions aux abords d'une grande gare et d'un nœud important de voies ferrées. De toutes parts des lignes couraient, bifurquaient, s'enchevêtraient, chargées de locomotives, de rames en mouvement ou à l'arrêt, qu'empanachaient leurs fumées et qu'articulaient leurs attaches, leurs boggies, leurs tampons de choc. C'était un dédale inextricable, une chenillère de wagons de toute espèce, de voitures compartimentées, de fourgons, de trucs, de tenders, où les gros chiffres blancs du matériel belge se mêlaient aux longues inscriptions allemandes et où, sous l'apparent désordre, tout manœuvrait avec souplesse, dans le tintamarre des plaques et le virevoltement des disques. Les trains qui arrivaient du nord ou de l'est amenaient des troupes fraîches, des canons, des obus; ceux qui venaient du sud emportaient des blessés, des meubles, des machines, des stocks de métaux, de coton, de laine ou de cuir. J'en vis un composé d'un bout à l'autre de fourgons hermétiquement clos et dégageant une astringente odeur de chlore. Je sus plus tard que ce train devait être plein de cadavres entièrement nus, empilés et pressés comme des harengs, en route pour les hauts fourneaux de l'Eifel.

Le nôtre finit par s'arrêter tout à fait, bien avant l'entrée de la gare, complètement engorgée, le long d'un quai de fortune fait de planches.

Heraus! heraus! crièrent des voix. Alles heraus!

Nous descendîmes sur ce quai improvisé, puis, de là, par de larges passerelles de bois jetées par dessus les talus, sur une vaste promenade en boulevard, plantée d'ormes et bordée, du côté opposé, de maisons bourgeoises entourées de jardins et des hauts murs sombres d'un édifice rébarbatif qui devait être une prison. Ce débarquement compliqué prit un certain temps; mais au bout d'une heure, le bataillon von Nippenburg se trouvait rangé tout entier sous les ormes de la promenade avec armes, chevaux et bagages. Nos hommes, qui n'avaient cessé de boire et de se restaurer depuis Louvain, tiraient encore de leurs musettes de nombreuses bouteilles et des provisions, dont les débris, joints aux excréments dont ils se soulageaient à l'envi, ne tardèrent pas à changer le sol en fumier.

Je n'avais pas cherché à revoir Kœnig depuis son affaire. Je l'aperçus alors. Il était pâle et tourmenté. Il me vit, mais ne s'approcha pas de moi, ne vint pas me tendre la main, et, quand je voulus le saluer, il détourna la tête. Me rangeait-il aussi au nombre des «assassins»?

Je n'eus pas le loisir d'approfondir ce mystère. De grands cars automobiles—j'en comptai bien une quarantaine—débouchaient dans la partie du boulevard qui côtoyait la prison et venaient s'échelonner devant nos sections. Ils nous étaient destinés. Nous les peuplâmes, à trente hommes par véhicule, groupe après groupe, compagnie après compagnie, et, sitôt garni, chacun d'eux démarrait à petite vitesse et à grand bruit de moteur, le capot en direction du sud. Les chevaux, accouplés, chaque paire montée par un palefrenier, suivaient au trot. Des autos-canons et des autos-mitrailleuses s'intercalaient dans le cortège, une pièce par cinq ou six voitures.

Nous contournâmes la ville. Elle semblait toute remuante d'un grand frissonnement guerrier. Une innombrable soldatesque l'encombrait, l'emplissait de tumulte, aussi diverse par le maintien et l'allure que par le visage et le costume, et ses flots incessants débordaient jusqu'à nous. Au milieu de soldats allemands de toutes armes et de toute incorporation, les uns en service commandé de police, de garde ou d'escorte, d'autres en pleine bamboche, titubants et braillards, d'autres, blessés légers, la tête bandée ou le bras en écharpe, on voyait défiler, hâves et farouches, de sinistres cohortes de prisonniers, qui s'avançaient péniblement sous les insultes, les crachats, les coups de baïonnettes et les brandissements de crosses. Il y avait là des pantalons rouges français, mais en petit nombre; la plupart des prisonniers, en uniformes jaune terreux et en casquettes plates à bords aigus, devaient être des Anglais. Ils fumaient, la bouche amère, de courtes pipes tombantes. On voyait aussi de hauts diables très maigres et très secs, la rotule nue nouant leurs jambes d'échassiers, enjuponnés et coiffés de bonnets à rubans. Beaucoup s'emmaillotaient de pansements sommaires barbouillés de sang et de pus. Ils nous jetaient, au passage, des regards affamés.

Nous n'eûmes pas le temps de recueillir grand'chose de Mons que cette rapide vision. Nous aperçûmes un beffroi, pavoisé du drapeau allemand, une flèche de cathédrale, une statue, une tour. Puis nous virâmes à droite, en direction ouest-sud-ouest, sur une grande route pavée.

Du court contact que nous avions eu avec les nôtres au frôlement de cette ville que nous laissions derrière nous, nous avions cependant appris de grandes nouvelles, confirmant ou précisant les bruits vagues qui couraient parmi nous de bouche en bouche depuis notre départ de Louvain. Une formidable bataille de trois jours s'était livrée entre nos armées et les armées françaises appuyées par quelques divisions britanniques, sur toute l'étendue d'un immense front courant des Ardennes à l'Escaut. Partout les légions ennemies avaient été bousculées, enfoncées, disloquées, pulvérisées, laissant des centaines de milliers de morts et de prisonniers; et leurs débris informes, en complète déroute, fuyaient à cette heure précipitamment vers le sud, entraînant dans leurs remous vertigineux les populations affolées de provinces entières. Jetées après elles comme un irrésistible raz de marée, nos phalanges les poursuivaient de leur ruée triomphale. Jamais dans l'histoire un pareil cataclysme ne s'était vu. C'était le monde occidental qui s'effondrait sons les coups de massue du Hermann germanique.

Comme bien on pense, ces nouvelles magnifiques nous comblèrent de joie. On faisait circuler de car en car un communiqué de notre Grand État-Major à peu près ainsi conçu:

L'armée allemande de l'ouest a pénétré victorieusement sur le territoire français, de Cambrai aux Vosges. L'ennemi a été battu sur toute la ligne et se trouve en pleine retraite. Vu l'étendue énorme des champs de bataille il n'est pas possible de donner des chiffres exacts sur ses pertes en tués, blessés, prisonniers et étendards pris. L'armée du général von Kluck a culbuté l'armée anglaise près de Maubeuge. Les armées des généraux von Bülow et von Hausen ont battu complètement environ huit corps d'armée français, entre la Sambre, Namur et la Meuse. Namur est pris. L'armée du duc de Wurtemberg poursuit l'ennemi au delà de la Semoy. L'armée du prince impérial allemand s'est emparée de Longwy.

De grandes jubilations roulaient d'un bout à l'autre de notre cortège, des hoch, des vivat, semper vivat, mêlés aux strophes délirantes de nos chants patriotiques, le Heil Dir im Siegerkranz, le Deutschland über alles, ainsi que l'hymne cher entre tous à Wacht-am-Rhein, dont j'entendais la grosse basse tonner frénétiquement dans la voiture qui nous suivait.

De nombreuses traces de la terrible bataille qui s'était si victorieusement dénouée étaient des plus visibles sur notre route: maisons fracassées, charrois démontés, chevaux tumescents, cadavres kakis allongés ou recroquevillés, blessés sautillants ou se convulsant à terre et que nous tirions au jugé, en passant. Nous traversâmes un gros bourg dont une centaine de maisons avaient sauté et qui brûlait encore.

Mais à mesure que nous avancions, ces marques se raréfiaient. Il semblait que nous parvenions à l'extrémité même de ces lignes gigantesques de combats, dont les ondes furieuses étaient venues s'éteindre et mourir dans ces parages. En même temps, le pays changeait d'aspect. Il se dénudait maintenant, se léprait, tout pelé d'une teigne étrange et chargé de poussière noire. Combustible et phlogistique comme un champ de l'Erèbe, il se pustulait d'un semis de petites montagnes cendrées, uniformément coniques, qui le mouvementait d'une géographie singulière, pyramidale et volcanique. Quelques collinettes de prés ou de boqueteaux d'un vert cru et une multitude de petites maisons aux toits rouge vif coloriaient avec une violence bizarre ce paysage scoriacé. Je n'avais encore rien vu d'aussi curieux que cette contrée. La faune humaine, très grouillante, semblait constituée par une peuplade troglodyte, dont le comportement habituel était, à ce qu'il me parut, de se tenir à croupetons sur le seuil de ses demeures, la pipe aux dents, pour les hommes, et, pour les femmes et leurs marmots, la tartine de beurre ou le bol de café au lait à la bouche. Ces indigènes nous regardaient passer sans se déranger, bien qu'avec étonnement et méfiance. Ils n'avaient encore vu de nous que quelques escadrons de cavalerie, dont nous rencontrions les petits postes de distance en distance. Ils se demandaient, tout en fumant et en mangeant, qui nous pouvions bien être et ce que nous venions faire dans leurs corons. Mais nous n'avions pas le temps de nous arrêter pour le leur apprendre, ni pour leur montrer quelle sorte de gens nous étions.


Tout à coup des cris s'élevèrent, accompagnés de hourras tumultueux:

—France!... France!... Nous sommes en France!... Frankreich!... Frankreich!...

Nous continuions à rouler imperturbablement sur une route tout à fait libre, où ne circulaient que de fortes patrouilles de uhlans. Très loin, dans le sud-est, le canon marmonnait. Aux mines et à leurs puits d'extraction s'adjoignaient maintenant les forges et leurs halles métalliques. Mais, au lieu du vacarme des marteaux-pilons et des machines outils, c'était l'impressionnant silence de l'abandon ou de la grève qui nous accueillait. Nous côtoyâmes deux villes toutes bardées de constructions métallurgiques, de charpentes d'acier et de cheminées usinières.

—Dans quelques semaines, déclarait sarcastiquement Schimmel, il ne restera plus rien de tout cela. Tout aura été démonté, détruit, déménagé. C'est le plan.

Il paraissait connaître fort bien la région et nous en décrivait la topographie. Mais, désorientés par cette marche rapide aussi bien que par la complexité du pays où l'on croisait sans cesse de nouvelles routes et de nouvelles lignes ferrées, nous ne suivions qu'imparfaitement ses explications, qui, pour exactes qu'elles dussent être, ne contribuaient guère à nous éclairer. Aussi les noms de localités à consonnances étrangères qu'il nous défilait et dont nous entendions parler pour la première fois n'ont-ils laissé dans ma mémoire qu'un souvenir incertain.

Conjointement au «plan» économique, Schimmel nous exposait le «plan» stratégique, à beaucoup moins longue échéance et sur lequel il croyait avoir des lumières spéciales:

—Nous participons, disait-il, à une vaste opération d'aile, ayant pour but la prise à revers de l'ennemi. Nous le débordons largement sur sa gauche, nous le gagnons de vitesse et nous allons lui jeter dans le flanc, peut-être jusque sur ses derrières, un nombre important de corps d'armée qui l'acculeront à un colossal Sedan. En quinze jours nous aurons cueilli ce qui reste des armées françaises dans un immense coup de filet.

—Et Paris? disions-nous.

—Paris restera au fond de la nasse.

Il était peu probable que Schimmel fût si peu que ce soit dans le secret du Grand Quartier; son grade le rendait peu qualifié pour cela, et il ne faisait partie d'aucun état-major, pas même de celui du régiment. Mais sa remarquable intelligence lui permettait de déduire de ce qu'il observait et des informations qui lui parvenaient le sens supérieur des événements en préparation.

C'est ainsi que, lorsque nous nous arrêtâmes, au soir, sur un flanc de côte bruyéreux, en vue d'une rivière canalisée que lui-même, dans l'obscurité qui croissait, hésitait à identifier, il dit:

—Le plan est génial. C'est une question de transports. Sommes-nous suivis ou précédés d'une quantité suffisante de canons et de munitions? tout est là.

Nous quittâmes nos voitures passablement courbatus, emmantelés de couches de poussière de diverses couleurs. Nous avions couvert cent cinquante kilomètres dans la journée.

L'endroit où l'on venait de nous déposer paraissait éloigné de toute localité importante. Il n'y avait non plus aucun village dans ses environs immédiats. Des charpentiers du génie étaient occupés à y monter des baraquements, dont l'un était déjà prêt à loger des troupes. Mais, ce qu'on y trouvait de plus particulier, c'était l'entrée d'un vaste souterrain, qui, se prolongeant je ne sais jusqu'où par des galeries maçonnées bien fournies de litières de paille et éclairées par une installation d'acétylène, semblait capable de donner abri à plusieurs régiments. A cette vue, l'œil de Schimmel brilla brusquement et il s'écria:

—Je sais où nous sommes!

Mais rendu tout aussitôt discret et comme bâillonné par l'importance qu'il venait de se découvrir subitement, il ne voulut rien dire de plus.

C'est dans ce souterrain que nous passâmes la nuit ou plutôt les quelques heures de repos qui nous furent accordées. Avant le petit jour, nous reprenions la route, cette fois à pied.

Le soleil se leva sur un beau plateau agricole, froncé de fines ondulations et de lignes de bois. L'air était léger, le matin encore frais. Nous marchions avec plaisir dans ces agréables campagnes de France aux aspects doux et nuancés. De lieue en lieue nous traversions un village, dont la population nous accueillait avec les signes de la joie la plus vive. On nous prenait pour des Anglais. Nos coiffures recouvertes de toile et nos uniformes gris n'avaient évidemment plus qu'un lointain rapport avec la tunique bleue et le casque à pointe du Prussien légendaire de 1870. Nous acceptions les hommages de ces bonnes gens et surtout les présents qu'ils nous faisaient avec libéralité. Ils nous tendaient des pâtisseries, du chocolat, des pots de confitures, des bouteilles de cidre et de vin, du tabac, que nous n'avions même pas la peine de payer, bien que nous fussions abondamment pourvus de monnaie française par les soins de l'intendance. Comme nous ne faisions que passer, nous n'en demandions pas davantage, et cette comédie nous divertissait grandement.

Il se produisit même dans un de ces villages une scène des plus comiques. Comme nous y entrions à grand tralala de tambours et de fifres—car, pour corser la plaisanterie, nous faisions maintenant donner la clique à tout propos,—et comme les paysans accourus nous accablaient de leurs témoignages de contentement, un homme à blouse bleue et à mine réjouie se détacha de la foule villageoise et, avec de grands gestes d'effusion, se précipita sur Schimmel.

—Par exemple! s'exclamait-il, c'est-y Dieu possible! Mais oui, c'est bien vous, monsieur Coursier! Si je m'attendais!... C'est ce bon monsieur Coursier!... Ah! ça me fait plaisir de vous revoir!... Et comment ça va-t-il, mon cher monsieur Coursier?

Il lui tendait sa large main calleuse.

Schimmel blêmit un peu, mais ne se décontenança pas.

—Qui êtes-vous? fit-il sèchement. Je ne vous connais pas.

—Vous ne me connaissez point?... Ah! elle est bien bonne!... Comment, vous ne reconnaissez pas maître Jean Renard, du village de Courtavesnes, chez qui vous veniez tous les ans, et pas plus tard que l'an dernier, prendre votre pension pour la saison de chasse? Voyons, c'est moi, monsieur Coursier, moi, Jean Renard!...

—Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous devez vous tromper, mon brave homme.

—Allons, vous voulez rire, mon bon monsieur Coursier!... Moi, je vous reconnais bien... Je vous ai reconnu du premier coup, malgré votre bel uniforme... Ah! en avons-nous fait des parties de cartes, le soir, à l'auberge!... Vous vouliez savoir tout ce qui se passait dans le pays... Vous étiez à tu et à toi avec le juge de paix, l'huissier, le percepteur... Vous les interrogiez sur les lieux, les gens et les bêtes, sur tout... Le jour, vous étiez à courir par monts et par vaux... mais, au lieu de gibier, vous rapportiez plus souvent des dessins et des photos...

—Allez-vous vous taire, nom de Dieu!

—Voyons, mon bon monsieur Coursier, ne vous fâchez pas, je vous aimais bien... Vous couchiez avec ma femme, c'est vrai, mais je ne vous en veux point... Tenez, elle n'est pas loin d'ici, la bourgeoise. Je vas la quérir. Elle aussi sera bigrement contente de vous revoir.

—Vous allez me foutre la paix immédiatement, sinon...

—Tiens, vous ne m'aviez pas dit que vous étiez Anglais... Qui aurait pu se douter?... C'est que vous parlez rudement bien français pour un Angliche... Ah! j'y suis! oui, pardine, je comprends... Vous êtes avec ces messieurs les Anglais pour les guider...

Schimmel perdit patience. Il dégaina son revolver, et, avant que l'autre ait pu seulement comprendre ce qui lui arrivait, avec la même sûreté de main qui avait abattu le prêtre de Louvain, il lui brûla la cervelle.

Ce fut un beau concert. Les femmes criaient, les paysans se sauvaient, personne ne se rendait bien compte de ce qui s'était passé; on se demandait si c'était un accident, ou quoi. Les soldats menaçaient; Kaiserkopf, rouge et sacrant, parlait déjà, heureusement en allemand, de faire au village son affaire. Le maire et le garde champêtre survenaient en émoi et voulaient verbaliser. Je ne sais comment cela aurait tourné, si le major von Nippenburg, inquiet de l'arrêt de la colonne, n'était arrivé au trot de son cheval. Il vit le cadavre, le maire, le garde champêtre et, sans s'informer des circonstances de l'incident, il déclara tout de suite à ces représentants de l'autorité qu'on était en guerre, que l'affaire ne les regardait pas, mais concernait exclusivement l'autorité militaire, qui procéderait. Puis il donna l'ordre de repartir, ce qui fut fait, tandis qu'on voyait accourir, tout clopinant dans un lot de commères gesticulantes, le rebouteur du village qui venait s'enquérir si on n'avait pas besoin de ses soins.


Nous ne savions ce qu'étaient devenus, depuis Louvain, les autres bataillons du régiment, non plus que, depuis beaucoup plus longtemps, les autres régiments de la division. Aussi notre surprise fut-elle grande quand, au soir, nous trouvâmes, bivouaquant sous le couvert d'une forêt, l'effectif divisionnaire à peu près complet. Il n'y manquait que deux bataillons, qui rejoignirent une heure après nous. C'est là que nous pûmes admirer la science de nos états-majors qui parvenaient à diriger, comme sur un échiquier, la marche de leurs unités par des routes diverses et à les amener sans fourvoiement au lieu décidé d'avance, pour les rassembler, au moment prévu, sous la main de leur chef. Cette forêt toute bruissante et résonnante d'armes, au-dessus de laquelle les avions d'observation de l'ennemi, s'il s'en trouvait, ne pouvaient discerner que des cimes mouvantes d'arbres et des vols de ramiers, nous parut du meilleur augure. La nombreuse artillerie qu'on y voyait réunie, avec ses caissons bourrés d'obus, rendait en outre bien vaines les craintes de Schimmel. De grandes heures se préparaient pour nous.

Tandis que la troupe couchait sous les feuilles, une hôtellerie de touristes, bien fournie de salles, de chambres, de communs et de garages, servait de mess aux officiers. Elle était tenue par un Allemand naturalisé qui, tout fier et tout ruisselant de servilisme, se multipliait en l'honneur de ses hôtes prestigieux, devant les bottes poussiéreuses de chacun desquels, s'il en eût eu le loisir, il aurait voulu se jeter genou bas et langue pendante. Aussi y festoyait-on seigneurialement, poulets, gigots, lièvres, cuissots de chevreuils, perdrix, faisans, dindons, lapereaux sautaient dans les poêles, mijotaient dans les casseroles ou tournaient aux broches; les tables débordaient d'uniformes et le champagne moussait à flots.

Les généraux et les officiers de l'état-major divisionnaire dînaient dans une salle séparée, où, de quart d'heure en quart d'heure, confluaient des téléphonistes, des aviateurs ou des télégraphistes de la sans-fil. Jamais encore je ne m'étais senti si près du général von Zillisheim, commandant la division, et j'en avais tout un petit frisson. L'autre brigade, qui avait donné devant Mons, avait été, à ce que nous apprîmes alors, assez fortement éprouvée. Beaucoup de ses officiers manquaient; ceux qui étaient là, le verbe sonore et le monocle avantageux, faisaient des récits de la bataille. On avait sérieusement frotté le mufle aux Anglais, qui n'avaient pas attendu la fin de leur compte pour déguerpir si rapidement qu'on n'avait pu encore les rattraper. Ces stupides insulaires n'avaient mis que quatre divisions contre cinq de nos formidables corps. C'était bien la «méprisable petite armée» dont on avait parlé. Que venaient faire ces joueurs de cricket sous notre avalanche?

Mais à ces tableaux de tueries je préférai la relation de l'entrée de l'armée allemande à Bruxelles, dont nous gratifia avec brio un officier de liaison du 66e. Il fallait l'entendre décrire l'allure magnifique de nos régiments, la stupéfaction des Bruxellois à leur aspect, les belles avenues, les hautes maisons, les palais, les superbes brasseries qui formaient autour de ce grandiose spectacle militaire un cadre triomphal. Les troupes avaient défilé pendant trois jours et trois nuits dans les vastes artères de cette capitale neutre, qui se croyait bien à l'abri de leur atteinte. L'avant-garde était entrée le 20, à deux heures après midi, sous les ordres du général Sixt von Arnim. Elle se composait de régiments de cavalerie légère et de cavalerie de ligne, des deux divisions du IVe corps, avec leurs brigades d'artillerie de campagne, leurs batteries d'obusiers, leurs colonnes de munitions, leurs compagnies de pionniers, leurs équipages de ponts, leurs ambulances et leurs cuisines, d'un bataillon de chasseurs, avec ses mitrailleurs et ses cyclistes, d'un régiment d'artillerie lourde, traînant des obusiers de 150 et des mortiers de 210, de compagnies téléphonistes et télégraphistes, de détachements d'aérostiers et de cent mitrailleuses automobiles. Tout y était gris, uniformément, mystérieusement et colossalement gris: gris les uhlans et leur forêt de lances d'acier flammées de noir et de blanc, gris les dragons, gris les hussards, tant hussards de la Mort, que hussards de Zieten, et gris leurs brandebourgs; vert-de gris les chasseurs, gris, profondément gris les rangs épais de l'infanterie de ligne et gris ses couvre-casque; grise toute l'artillerie, canons, affûts, boucliers et caissons, gris tous les fourgons du train, grises les automobiles, grises les motocyclettes, grises les ambulances. Fondus dans tout ce gris, les parements, les passepoils, les dragonnes et les chiffres des pattes d'épaules paraissaient gris également. Les drapeaux étaient à la croix blanche sur fond noir. Seules leurs cravates aux couleurs de l'Empire et les fanions triangulaires de commandement mouchetaient ça et là de petits flottillements rouges cet immense fleuve gris, cette incommensurable marée grise. De régiment en régiment les musiques aux instruments ternis effrayaient l'air de retentissantes marches guerrières. Les intervalles de leurs tonitruements étaient remplis par les chœurs non moins terribles des guerriers allemands qui, par deux mille voix à la fois, ébranlaient les murs des maisons et secouaient de résonnements les tympans. Mais, quel que fût le bruit de ces sonorités cuivrées ou buccales, il ne couvrait pas celui des bottes ferrées battant puissamment le pavé au rythme mécanique du pas de l'oie, ni le martellement des sabots de chevaux, non plus que le fracas des roues jantées d'acier, le carillon des chaînes de mitrailleuses, la stridence des essieux, le grincement des freins, l'ébrouement catapultueux des moteurs. Toute cette armée grise, cet énorme boa gris, rampait avec rapidité et dans un tintamarre infernal à travers la cité bruxelloise, comme un monstrueux dragon, rugissant effroyablement et tout écailleux de métal. La grande ville horrifiée le regardait s'avancer dans ses rues, écarquillant sur lui ses milliers de fenêtres vides. Vomi par la porte de Louvain, il avait descendu le boulevard du Jardin Botanique, étalé ses lourds replis devant la gare, tourné par le boulevard du Nord, englouti sous sa masse la place De Brouckère, puis s'était allongé dans le boulevard Anspach. Là, un de ses régiments avait annelé sur sa gauche pour venir couvrir la Grand'Place. Le vieux quadrilatère en avait frémi jusqu'aux derniers rinceaux de son architecture. Les pignons historiés et leurs armoiries marchandes n'avaient rien contemplé de pareil depuis les temps de l'Espagnol. Hérissée, la flèche de l'Hôtel de Ville dressait au plus haut du ciel son saint Michel impuissant. Les commandements gutturaux, la cadence brutale des crosses avaient souffleté les façades illustres des Corporations: la Maison du Roi, la Maison des Peintres, la Maison des Tailleurs, la Maison des Merciers, la Maison des Bateliers, la Maison des Archers, la Maison des Charpentiers, l'Hôtel des Brasseurs, la Maison du Cygne, la Maison de la Rose. Le général von Jarotzky avait franchi le porche gothique de la Maison Communale, éperons aux talons, sabre nu au poing. Et pendant qu'il signifiait au bourgmestre Max et à ses échevins que la ville lui appartenait et qu'il la frappait d'un tribut de deux cents millions, la marche de l'armée grise se poursuivait interminablement, le reptile encombrait le boulevard du Hainaut, écrasait le boulevard du Midi, et sa tête écumante, épouvantable, invincible venait s'engager sur la chaussée de Waterloo.

Nous entendîmes ce récit avec autant d'agrément que d'intérêt. Il nous donnait un avant-goût de l'entrée plus sensationnelle encore que nous ferions nous-mêmes, dans peu de jours sans doute, à Paris.


Le lendemain, les rapports de nos aviateurs et de nos reconnaissances étant satisfaisants, la division s'ébranla sans retard, par trois routes. Le temps était toujours magnifique: un vrai Kaiserswetter! Comme l'affirmait notre devise guerrière, nous avions décidément «Dieu avec nous».

Mais si nous avions Dieu avec nous, nous avions aussi le général von Kluck. Il avait fait passer un ordre qui, au premier moment, avait paru rigoureux, mais dont nous reconnûmes le fondement et auquel il fallut obéir. Le général von Kluck ne voulait pas de traînards et les officiers avaient le devoir de les abattre sans pitié. Il n'y en avait pas eu le premier jour dans notre compagnie, mais il s'en trouva deux ce jour-là, dont un que je connaissais bien, un nommé Plump, qui avait été jardinier chez mon père et qui, moins apte à couper ses cors qu'à tailler ses rosiers, avait vu, étape par étape, ses pieds s'enflammer jusqu'à lui refuser tout service. Et il y en eut encore d'autres les jours suivants, qui tous reçurent dans l'oreille le coup de revolver du capitaine Kaiserkopf.

Nous avions fait trente-cinq kilomètres la veille; nous en couvrîmes quarante pour notre seconde journée de marche sur terre de France. On faisait une courte halte toutes les deux heures. Mais si notre manœuvre, ainsi que l'avait prévu Schimmel, était extrêmement rapide et ne s'opérait pas sans fatigue, elle n'en était pas moins joyeuse. Le grand but nous galvanisait tous. Paris! Paris! Il semblait que ce mot magique nous poussât en avant et nous donnât des ailes.

La troupe chantait fréquemment pour électriser son allure. C'était tantôt une compagnie, tantôt l'autre qui donnait de la voix, et chacune avait son chœur de prédilection. Le nôtre était, bien entendu, celui de Wacht-am-Rhein lui-même, la Garde au Rhin et le terrible sous-officier en accentuait les couplets avec un coup de gueule toujours plus enragé. Nous battions de loin comme sonorité tout ce qui sortait du reste du bataillon. Le capitaine Kaiserkopf en ressentait quelque fierté.

—Ce n'est plus la Garde au Rhin, meine Kinder, qu'il vous faudra chanter, bramait il avec un gros rire, mais bientôt la Garde à la Seine!

—Ou la Garde à la Loire! vaticinait plus âprement Schimmel.

Celui-ci ne dédaignait pas de se mêler à cette forte joie militaire, et, au milieu des ébaudissements de sous officiers ou de simples soldats qui égayaient la route d'airs du pays, de refrains provinciaux ou de ritournelles d'accordéon, il lui arrivait de produire quelque chanson plus originale, dont il chevrotait d'un fausset aigre la mélodie ou dont il déclamait pompeusement les paroles.

Je m'en rappelle une, qui devait être nouvelle, car personne ne la connaissait. La voici:

Mein Vater hat mich ein Lied gelehrt,

Als er 70 aus Frankreich heimgekehrt,

Eine Zeile lang, ohne Strophe und Reim,

Das brachte er mit aus dem Kriege heim:

Nach Paris! nach Paris! nach Paris!

Nach Paris! Er tat seinen ersten Schlag,

Ein Franzose æchzend am Boden lag,

Nach Paris! Seine Flinte nahm sicheres Ziel,

Ein feindlicher Schütze zu Boden fiel.

Nach Paris! Die Losung war gut und recht

Und warf zu Boden ein neidisch Geschlecht.

Nach Paris! nach Paris! nach Paris!

Jetzt merke ich wohl meines Vaters Wut

An den Erbfeind, sie lebt auch in meinem Blut,

Wir marschierten nach Frankreich, die tausend Mann,

Und ich stimmte das Lied meines Vaters an,

Kein Lied war kürzer und geller als dies.

Ganz Deutschland singt's: Nach Paris! nach Paris! 5

Nach Paris! Toute l'Allemagne le chantait, en effet, et nous le chantions avec elle. Et nous le chantions d'autant mieux que c'était nous qui y allions. Nach Paris! oui, oui, nach Paris! Qui n'aurait chanté? Je ne crois pas qu'à ce moment il y ait eu, dans toute l'Allemagne, une seule voix discordante, même aucune de celles qui, sur tant d'autres points, ne sont jamais d'accord.

Je n'étais pas sans me préoccuper parfois, je le dis sans fausse modestie, de l'état d'esprit de mes soldats. Je ne me contentais pas, comme tant de chefs de groupes, de maintenir la discipline et d'assurer le service, sans plus considérer les hommes que des machines, d'imparfaites machines qu'il fallait trop souvent rudoyer pour les faire marcher. Ma qualité d'intellectuel m'imposait des prétentions à la psychologie. Je m'intéressais à mes quatorze mousquetaires et me montrais curieux de leur mentalité. Que pensaient-ils au juste de la guerre? C'est ce que je me demandais et que, pour m'en instruire, je ne jugeais pas indigne de moi de leur demander à eux mêmes. «Pourquoi te bats-tu?» Cette question, je la leur posais. J'avais avec eux un contact trop familier pour les inquiéter, et ils se défiaient trop peu de moi pour ne pas me répondre avec simplicité et franchise. «Pourquoi te bats-tu?» La plupart répondaient: «Pour l'Empereur» ou: «Pour le Vaterland», et c'était vrai, ils ne se battaient pas pour autre chose; l'Empereur et le Vaterland représentaient tout pour eux: l'Allemagne, leur coin de terre, leur famille, eux mêmes. C'étaient des protestants comme moi, des Prussiens comme moi, des gens de la Saxe prussienne comme moi, et, comme moi-même, ils se battaient bien réellement et pleins d'enthousiasme pour l'Empereur et pour le Vaterland contre l'ennemi commun.

Mais le cas de tous mes fusiliers n'était pas aussi net. J'avais dans mon groupe deux catholiques et trois socialistes, et ceux-ci m'intriguaient davantage. L'un des deux catholiques était le soldat Schnupf, que je connaissais du temps que j'étais volontaire et que j'aimais bien. Quand je lui eus demandé: «Pourquoi te bats-tu, Schnupf?» et qu'il m'eut répondu: «Pour l'Empereur», je lui objectai:

—L'Empereur est protestant, comment peux-tu te battre pour lui?

Schnupf réfléchit un moment, paraissant faire un gros effort pour pénétrer en lui-même et définir la raison réelle pour laquelle il se battait. Il dit:

—Je me bats contre la France anti-chrétienne et persécutrice de l'Église. Elle doit périr. Dieu le veut. Notre Empereur est protestant, c'est vrai, mais il respecte la religion catholique et la protège. D'ailleurs le pape est avec nous.

—C'est juste, dis-je. Mais tu es entré en Belgique, Schnupf, un pays catholique; tu y as brûlé des églises et massacré des curés. Comment arranges-tu ça?

—Je vais vous le dire, Herr Fæhnrich. La Belgique a commis un grand crime en s'opposant à notre passage et en tirant sur nos soldats. Si elle ne s'est pas mise de notre côté, et si elle a préféré l'Angleterre hérétique, c'est qu'elle n'est pas bonne catholique; ses églises sont de faux temples et ses curés de mauvais prêtres. La Belgique n'a que ce qu'elle mérite.

Il n'y avait rien à répliquer. La conviction de Schnupf était entière: Schnupf savait pourquoi il se battait.

Avec Vogelfænger, ce fut un peu plus compliqué. Vogelfænger était un mineur du Harz, socialiste des plus rouges. Quand je me risquai à l'interroger, non sans lui avoir préalablement offert une tournée à l'auberge d'un village, il me regarda fixement, comme pour s'assurer de ma discrétion, puis il dit d'une voix basse et farouche:

—Je ne me bats pas pour l'Empereur, puisque je suis républicain.

—Bien entendu, accordai-je.

—Je ne me bats pas non plus pour la patrie, puisque le suis internationaliste.

—Evidemment. Mais alors, diable, Vogelfænger, pourquoi te bats-tu? Est ce que tu ferais la guerre à contre cœur?

—Je fais la guerre de bon cœur.

—Explique-moi donc ce mystère.

—Il n y a pas là de mystère, Herr Fæhnrich; vous allez comprendre. Nos chefs nous ont dit: Voulez-vous le triomphe du socialisme? Alors vous devez vous battre pour le triomphe de l'Allemagne. L'Allemagne, nous ont-ils dit, est le seul pays du monde où le socialisme soit vraiment puissant et vraiment organisé. Qu'est-ce que c'est que les socialistes des autres pays? Rien, de petits partis misérables, incapables d'une action quelconque et qui se mangent entre eux. Seule l'Allemagne socialiste est grande et peut assurer l'avenir du socialisme. Mais il faut pour cela que l'Allemagne soit la plus forte; l'Allemagne vaincue, c'est le socialisme vaincu. Aucun socialiste ne peut vouloir cela. Après la victoire, nous établirons le régime socialiste en Allemagne et nous l'imposerons au monde. Les capitalistes et les hobereaux qui ont décidé cette guerre ont en même temps signé l'avènement du socialisme. Nous haïssons le Kaiser et ses ministres, et nous voudrions tous les voir pendus. Mais, en attendant, ils font notre affaire. Voilà ce que nous ont dit nos chefs. Vous, les junkers...

—Je ne suis pas un junker.

—Vous êtes un bourgeois, pour nous c'est tout comme. Vous autres bourgeois et junkers, sans vous en douter, vous vous battez pour nous. Nous sommes maintenant vos alliés c'est vrai, mais pour mieux vous dévorer plus tard. L'armée, cette armée que vous avez si bien organisée, est en réalité notre armée. Sur trois combattants allemands il y a un socialiste et un autre qui est en train de le devenir. Moltke et von Kluck sont nos hommes, sans le savoir. Cette guerre est notre guerre. Plus il y aura de tueries, de sang répandu, d'horreurs et de massacres, plus il y aura ensuite de socialistes. Voilà pourquoi nous nous battons, Herr Fæhnrich. Vive la guerre!

Il y avait de quoi être médusé, et je le fus. Mais j'avais compris. Vogelfænger savait, lui aussi, pour quoi il se battait: il se battait pour le socialisme.

Personne donc ne regrettait la guerre. Chaque Allemand la faisait pour un motif qui n'était pas toujours le même, mais qu'il connaissait parfaitement, qui le poussait avec une force irrésistible et le liait indissolublement à tous ses compagnons, quels qu'ils fussent, dans une même communauté de passion et d'enthousiasme. Kaiserkopf se battait pour le plaisir; Schimmel se battait pour le métier; von Bückling et von Waldkatzenbach se battaient pour la caste; leurs soldats se battaient pour le Kaiser, pour le pape ou pour la révolution sociale. Non, personne ne regrettait la guerre, pas même Kœnig, qui ne désapprouvait que la manière dont la guerre était faite, non la guerre elle-même. Et tous ensemble criaient: Nach Paris!


Nous n'étions pas encore à la Loire, ni même à la Seine mais nous venions de franchir la Somme. Il y avait eu, paraît-il, sur quelques points certaines velléités de l'ennemi d'en défendre le passage; dans la région où nous opérions, nous n'aperçûmes rien de semblable et nous traversâmes la rivière, au point du jour, dans la plus grande liberté. Au delà, le pays paraissait vide de forces hostiles. Mais nous n'avions pas fait trois kilomètres que nous étions arrêtés par des troupes françaises.

Déjà, sur notre droite, nous entendions la brigade qui nous flanquait canonner depuis quelque temps avec vivacité. Nous n'avancions plus que prudemment. Bientôt nos éléments reçurent l'ordre de prendre leurs dispositifs de combat. Les téléphonistes étaient sur les dents.

De petits obus très meurtriers commencèrent alors à tomber. Ils firent immédiatement plusieurs victimes. Des cris de fureur s'élevèrent:

Franzosen!... Franzosen!... Ach! die Franzosen-Kanaljen!...

Le bataillon se jeta dans les chaumes vivement déployé, la compagnie Kaiserkopf en avant. Une sueur froide me mouilla comme une douche. Mais ayant déjà subi le baptême du feu, je me cravachai intérieurement le cœur pour me forcer au courage. Il fallut aussitôt s'aplatir contre terre. Une rafale de ces petits obus ravageait la zone de front, interdisant toute marche d'approche. Ils arrivaient en criant, éclataient avec un brisement déchirant, arrachaient les oreilles, cinglaient les nerfs. Ils pleuvaient avec une vitesse inouïe et à la fréquence d'un tir de mitrailleuse, projetant l'éparpillement d'une myriade de lamelles d'acier tranchantes comme des rasoirs. Leur explosion buvait l'air et empoisonnait le vide. Je crus perdre connaissance. Des morts et des blessés en nombre impressionnant roulaient déjà et se déchiquetaient sur le sol. Mais il fallait progresser à tout prix, c'était l'ordre.

—En avant, nom de Dieu! haletait Kaiserkopf derrière nous.

Les sous-officiers fouaillaient en hurlant leurs soldats. On avançait sur le ventre, travaillant fébrilement de la pelle-bêche. Nos batteries crachaient un feu d'enfer, mais ne parvenaient pas à faire taire celles qui nous aspergeaient. Nous étions couverts par une ondulation de terrain qu'il fallait atteindre à travers un kilomètre terrible comme un glacis. C'était autre chose qu'en Belgique! La mort, le décervelage, le râle rôdaient de toutes parts. Des rigoles rouges dégoulinaient dans les sillons de nos petites tranchées. Protégés par nos sacs, nous cherchions péniblement à progresser par bonds rampants de quelques mètres. Les visages étaient livides et terreux. La sueur, le sang et l'urine suintaient des vêtements. Le soleil plombait nos casques qui écrasaient nos têtes bouillantes. De grosses mouches bourdonnaient à nos oreilles, tandis que de rauques éclats de cornets, à l'arrière, rayaient les interstices des explosions.

J'eus la douleur de perdre mon fidèle Kasper, «soufflé» par un obus. Sans la moindre blessure discernable, sans paraître seulement avoir été touché, il devint subitement tout bleu et un mince filet de carmin farda ses lèvres.

Mais une forêt de hourras bruissait derrière nous. Les trois autres compagnies, lancées à l'assaut, nous dépassaient en courant dans un cliquetis de culasses et une précipitation de bottes. Hérissé, convulsif, tendu comme un chat maigre, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach bondit près de moi en miaulant des «khrr, khrr» angoissés. Une poussière brûlante nous enveloppa. A travers ce brouillard, je vis avec horreur les vagues qui nous distançaient fondre rapidement dans leur course. Les hommes tombaient ça et la, brusquement, au hasard, balayés, emportés comme des quilles sous la bourrasque des projectiles. Ils s'abattaient d'un bloc, le plus souvent sur le dos, fauchant l'air de leurs bras spasmatiques, tandis que le fusil leur échappait. On en voyait s'effondrer par tranches de huit ou dix à la fois. J'étais épouvanté, et je crus ma dernière heure venue quand j'entendis le grondement de Kaiserkopf, répété par le fausset de Schimmel, commander:

—En avant!... Zum Sturm!..

Ceux qui le purent se levèrent pour se joindre à l'assaut. Sur les autres, les coups de bottes des gradés furent malheureusement inutiles.

Au milieu de l'ouragan, comment arrivai-je en haut? Je n'en sais rien. Je me trouvai sur la croupe du pli de terrain juste à temps pour voir détaler au triple galop de leurs attelages quatre petits canons qui disparurent dans un vallonnement. Etais-je blessé? Je ne ressentais qu'une immense agitation et, subitement, une soif intense. Je vidai mon bidon.

Derrière nous, le champ que nous avions travers gigotait hideusement et hurlait.

Nous avions devant nous un bout de plaine coupé de petites haies, sillonné de fossés, parsemé de meules et de bouquets d'arbres. Tout s'y était tu, mais le terrain devait fourmiller d'ennemis. Nos obus l'arrosaient de leur grêle, y soulevant des gerbes noirâtres et y semant des incendies. J'étais encore tout étonné de respirer, stupéfait d'être vivant. Je regardai autour de moi, cherchant mes hommes. Onze étaient là, qui m'avaient suivi, dont deux légèrement blessés. Trois manquaient, outre Kasper. Je me berçai de l'espoir qu'ils avaient pu se perdre dans la tourmente, mais la vérité est que je ne les revis jamais.

Les bataillons arrivaient les uns après les autres, à droite, à gauche, ou derrière le nôtre, en soutien. Je crois bien que toute la brigade était là. On reprit la marche en avant, au pas gymnastique, comme une trombe. Les tambours battaient; les fanions signalaient: «Allonger le tir» et: «Envoyer munitions». A notre gauche, le bataillon von Putz avait trouvé moyen de ramasser une cinquantaine de civils, hommes, femmes, vieillards et enfants, dont il se faisait précéder, baïonnettes dans les reins, et qui lui servaient de bouclier.

—Sacré mille millions! fit Kaiserkopf jaloux.

Et de nouveau ce fut terrible. De tous les fossés, de derrière les meules, les haies, des milliers de balles sifflèrent, décimant à nouveau les rangs de nos courageux fantassins. Ces misérables Français devaient avoir avec eux deux on trois mitrailleuses qui vidaient sans pitié sur nous leurs bandes assassines. Mais cette fois on les avait devant soi, on les tenait, il n'y avait plus qu'à leur tomber dessus.

Les premiers pantalons rouges parurent. Ils étaient morts ou blessés aux abords des obstacles que nous traversions. Les blessés, bien entendu, étaient immédiatement réduits eux aussi à l'état de cadavres. La vue de ces Français m'inspira aussitôt une haine féroce. Je sentis que je les exécrais. Ah! les bandits! les lâches!... On en voyait passer subrepticement entre les ramures, se glisser de couvert en couvert. Leurs armes brillaient et les cuivreries dont ils étaient garnis scintillaient.

—Plus vite!... plus vite! nous adjuraient nos officiers.

Il fallait gagner le plus rapidement possible l'espace qui nous séparait d'eux, réduire au minimum le temps d'efficacité de leur tir et les aborder promptement à la baïonnette. La rage meurtrière de leur feu nous abîmait. Nos pertes étaient déjà assez élevées.

Heureusement que l'artillerie nous avait bien préparé la besogne. Leurs positions étaient bouleversées et des amas de corps sanguinolents les jonchaient. Ce n'étaient d'ailleurs que des défenses de fortune aménagées à la hâte et que l'on franchissait sans peine, une fois privées de leurs derniers défenseurs. Nous nous rendîmes bientôt compte que ceux-ci étaient moins nombreux que la férocité de leur tir n'avait pu le faire croire. Il pouvait y avoir là en tout un petit bataillon, dont la moitié devait avoir déjà mordu la glèbe. Cela décupla notre courage, car il était visible que nous les écrasions sous notre nombre. On ne les voyait pourtant pas fuir, ni se rendre. Ils préféraient se faire tuer sur leurs médiocres positions. Ils réussissaient même parfois à se grouper, à foncer sur nous et à rompre sur quelque point notre étreinte. C'est ainsi que nous vîmes inopinément surgir devant notre front de compagnie une cinquantaine de ces enragés faisant mine de vouloir nous culbuter. Ce fut une minute de désarroi. Heureusement que Kaiserkopf eut une idée de génie. C'est là que nous pûmes apprécier la valeur d'un bon tacticien. Il fit avancer une trentaine d'hommes sans armes, avec l'ordre de lever les bras et de crier: «Kamerad!». Donnant dans le panneau les Français s'arrêtèrent net. Leur officier, tout joyeux, s'approcha sans défiance, faisant signe aux nôtres qu'il acceptait leur reddition. Mais, à ce moment, les rangs des «Kameraden» s'ouvrirent, démasquant une mitrailleuse que Kaiserkopf avait fait rapidement aposter derrière leur rideau. En un tour de bande, toute la racaille française était par terre.

A notre gauche, devant le bataillon von Putz, nos affaires marchaient mieux encore. Là, c'était la victoire éclatante. Le bouclier des civils avait fait merveille. Il n'en restait pas grand'chose. Par contre, les hommes de von Putz sortaient à peu près indemnes de l'aventure et avaient tout balayé devant eux.

Plus loin, on voyait des flammes jaune pâle sortir de derrière un écran de peupliers, dans des flots de fumée pommelée. N'ayant plus rien à battre dans notre secteur, plusieurs d'entre nous s'y portèrent. Nous reconnûmes en approchant que c'était une ambulance française qui brûlait. Elle était aménagée dans un corps de grange, que le feu attaquait déjà de trois côtés. Des sergents amoncelaient encore des bottes de paille contre les charpentes. Deux drapeaux de la Croix Rouge arborés aux angles se tordaient sous le courant d'air chaud. Ils ne tardèrent pas à se consumer. D'horribles hurlements sortaient de ce brasier. Trois ou quatre cents soldats mêlés d'officiers trépignaient de joie à l'entour, poussant des hourras et tirant des coups de fusil dans l'incendie. Mais ce qu'il y avait de plus saisissant, c'était de voir surgir, à moitié fous, de la fournaise les malheureux qui tentaient de s'en échapper, des blessés, des malades, des infirmiers, qui gesticulaient affreusement, sourcils et cheveux grillés, les yeux exorbités, des plaques noires ou vives au visage, les vêtements en partie détruits ou en feu, les linges et les pansements carbonisés. Un médecin-chef, en sarrau blanc bruni de sang et qui paraissait blessé, car il soutenait son bras gauche, voulut s'élancer vers un de nos officiers. Il n'avait pas fait dix pas, en proférant je ne sais quoi d'une voix indignée, qu'il tombait percé de balles. D'ailleurs, tout ce qui sortait était aussitôt couché en joue et abattu.

Feuer! Feuer! ne cessaient de crier des feldwebels fanatiques.

S'excitant à cet abominable jeu de massacre, les soldats, dont les plus avancés se tenaient à une cinquantaine de mètres du foyer en raison de la chaleur et des escarbilles, épaulaient, visaient, déchargeaient, puis attendaient le débucher de la pièce suivante, comme dans l'émulation d'une chasse enivrante.

Noch einer! hurlaient-ils. Encore un!...

Vingt, trente fusils détenaient et l'homme roulait dans l'herbe roussie. Je vis ainsi descendre des douzaines de blessés, mutilés de la face, du torse ou des bras, un en chemise qui avait une gouttière à chaque jambe, un autre amputé d'un pied et dont les béquilles brûlaient. Aux brèches de la toiture et aux abatants du grenier apparaissaient d'horribles masques dantesques et des bras tétaniques; il en émergeait des bustes, des corps qui se hissaient convulsivement et dégringolaient en perdant leurs bandages. Ils tombaient à terre sur leurs moignons, se cassaient un reste d'épaule ou de tibia, et n'étaient pas moins fusillés, après quelques sautillements désespérés. Du côté des peupliers, une cinquantaine de blessés, capturés dans l'ambulance avant le début de l'incendie, étaient exécutés, plus régulièrement, à feux de salves, sous les ordres d'un lieutenant pommadé.

Tout cela me surprenait et je commençais à trouver qu'on allait peut-être un peu loin. A quelques pas de moi, Kœnig considérait ce spectacle sans un mot, son beau visage contracté de tressaillements. Je vis Schimmel s'avancer vers lui avec un sourire sardonique et lui brandir un papier sous le nez comme pour le narguer. Ce papier, Kœnig devait le connaître et l'avoir reçu lui aussi, car il ne daigna pas le regarder. Schimmel me le tendit. Je lus:

Von heute ab werden keine Gefangenen mehr gemacht. Sæmmtliche Gefangenen werden niedergemacht. Verwundete, ob mit Waffen oder wehrlos, niedergemacht. Es bleibe kein Feind lebend hinter uns 6.

Cet ordre était signé du général-major von Morlach, commandant la brigade.

Jamais, je dois le dire, ordre ne fut si ponctuellement exécuté. Répandus sur la surface du champ de bataille, des escouades de massacreurs en exploraient consciencieusement les recoins. Tout buisson cachant un râle suspect était battu et nettoyé. Les giboyeurs suivaient à la trace le sang, pistaient le gîte et servaient la bête à la baïonnette. Le sang ruisselait et les entrailles coulaient dans les bauges forcées. Mais quelque décousu qu'il fût, le Français traqué ne se laissait pas épieuter sans faire tête, et son égorgement n'allait pas sans danger pour les veneurs. Il leur fallait parfois se mettre à six ou sept pour en achever un. Ces fauves se défendaient jusqu'à leur dernier grognement. Ceux qui ne pouvaient plus remuer un bras, pointer un pistolet, vomissaient contre nous d'abominables injures.

—Boches! Boches! criaient-ils. Boches!... Ah! les vaches!... ah! les Boches!...

Ce fut ici que j'entendis pour la première fois ce terme de «Boche», qui devait si souvent par la suite frapper mes oreilles et que j'eus plus d'une fois l'occasion de recevoir en plein visage.

—Ah! les Boches!... ah! les salauds!... les assassins!... les Boches!...

J'en étais tout indigné, tout froissé dans mon amour-propre d'Allemand.

Mais ces cris eux-mêmes, ces injures cessèrent. Les derniers blessés se turent et il n'y eut plus que des morts. Le général major von Morlach pouvait être content.

Cela ne refroidit pas l'ardeur de nos soldats, car s'il n'y avait plus rien à éventrer, il y avait encore beaucoup à fouiller. Le pillage des cadavres, qui avait déjà commencé, se généralisa. On vidait les poches et on coupait les doigts. On enlevait les bijoux, l'argent, les montres et le tabac. Des équipes organisées dépouillaient les corps de leurs chaussures et de leurs uniformes, ceux-ci étant destinés, comme je l'appris, à costumer certaines de nos unités en vue de tromper l'ennemi. Après à leur besogne et parfois se disputant entre eux, nos soldats étaient changés en hyènes, en chacals, en détrousseurs de morts, en écumeurs de champ de bataille.

Devant un amoncellement de tués, résultat d'une exécution en masse ou d'une attaque fauchée à la mitrailleuse comme celle que nous avions détruite, une soixantaine d'hommes de notre compagnie, s'abandonnant aux ébats d'une joie délirante, attendaient le moment de procéder au dépècement. Des gradés étaient là, Biertümpel, Schmauser, Buchholz, Quarck, Schweinmetz; Wacht-am-Rhein y était, le mufle sanguinaire; Schlapps et le capitaine Kaiserkopf y étaient. On tirait les derniers coups de fusil sur le charnier où s'observaient encore d'obscurs tressaillements.

Soudain un remuement se fit dans la masse sanglante; des corps s'écartèrent, s'éboulèrent sous une poussée de l'intérieur; et l'on vit lentement surgir d'entre les cadavres un faciès épouvantable, sans nez, sans sourcils, semblable à un écorché d'anatomie, avec un œil crevé et le front déchiré; puis une épaule, un torse, un bras galonné où manquait la main. A cette apparition spectrale il y eut un moment de stupeur. Promenant sur nous son œil unique, l'horrible fantôme se mit à crier d'une voix stridente:

—Bandits!... Vous n'êtes tous que d'ignobles massacreurs!... La guerre a honte de vous, canailles!... vous la déshonorez!... Peuple d'assassins, peuple de monstres... Je prie Dieu avant de mourir que la France ne vous pardonne jamais vos crimes!...

Kaiserkopf, qui fut le premier à se remettre de cette surprise, put enfin braire:

Frankreich kaput!

—Ah! Frankreich kapout? salauds!... Pas si vite!... Il y a encore des poilus en France!... Je vous maudis!... Je maudis l'Allemagne!... Deutschland, Deutschland nieder!... Et si vous voulez mon nom, les Boches, eh bien, sachez que le capitaine Labastide vous emm...!

Kaiserkopf s'était précipité sur lui, fou de rage, et braquait déjà dans cette bouche tragique et hurlante le canon de son revolver. Mais avant que le coup partit, le capitaine français, recueillant toutes ses forces, eut le temps de lui envoyer au visage un crachat de sang.

Je ne voulus pas assister à la curée et je m'éloignai. A ce moment, j'aperçus de nouveau Kœnig. Avait-il été présent à cette scène, si pareille à celle qu'il nous avait faite lui-même en Belgique? Avait-il entendu la malédiction du capitaine français?

Le pillage ne put se poursuivre. J'avais à peine rejoint le gros de la compagnie, que des signaux de cornets se mettaient à sonner de partout. Les troupes se reformaient hâtivement. Les officiers couraient, criaient et sacraient. Kaiserkopf, suivi de sa bande, revenait à rapide allure. Le major von Nippenburg galopait autour de son bataillon, qu'il faisait ranger. Notre artillerie recommençait à tirer. Que se passait-il?

Nous ne tardâmes pas à le savoir. De longues lignes rouges se démasquaient au loin, sur notre gauche. En même temps, nous étions arrosés de shrapnells.

—Les Français!... les Français! criait-on.

—Ils contre-attaquent, fit Schimmel.

Des hommes roulèrent en poussant des clameurs déchirantes à quelques mètres de moi. Nous reçûmes l'ordre de nous aplatir.

Il apparut bientôt que notre aile gauche était fortement accrochée. De nouvelles chaînes de pantalons rouges se déployaient à l'horizon, débordant de part et d'autre les premières. Il y en avait bien au total un régiment. Elles progressaient avec vélocité, fournissant un tir nourri et paraissant bien pourvues de mitrailleuses. Tout notre front fut de nouveau en feu. Les deux artilleries bombaient au-dessus de nous une voûte tonnante.

Les Français avançaient avec une audace croissante. Il semblait que nos mitrailleuses, disloquées peut-être par leurs obus, fussent incapables de les arrêter. Déjà le contact était pris et notre aile gauche commençait à plier. Nous n'avions rien encore devant nous. Des commandements nous jetèrent debout sous les balles des fusants. Le colonel von Steinitz poussait son régiment en oblique, pour tomber sur le flanc de l'ennemi et dégager le reste de la brigade.

C'est du moins ainsi que j'interprétai le mouvement qui nous était commandé et que nous entreprenions déjà d'exécuter, lorsqu'une nouvelle péripétie vint nous arrêter et nous accrocher à notre tour, nous obligeant à ne plus songer qu'à nous défendre nous-mêmes. Devant nous et sur notre droite venaient de jaillir une multitude de petits hommes bleus, extrêmement agiles, qui se mirent à nous mitrailler avec une ardeur peu commune, tout en se portant contre nous en courant. D'où sortaient-ils? Comment et sous quels couverts mystérieux étaient-ils parvenus à ramper sans être aperçus jusqu'à cinq cents mètres de nos tirailleurs avancés, pour se montrer subitement au pourtour de nos lignes comme autant de diables bondissants, fulminants et criards?

—Les chasseurs! fit Schimmel. Gare à nous!...

Ils paraissaient, disparaissaient, reparaissaient, collés au terrain ou en surgissant, insaisissables et voltigeurs, légers comme des oiseaux, souples comme des guépards, le képi sur l'œil, le collet à l'écusson jonquille soulignant le menton nerveux. Leur mobilité nous étonnait, ahurissant nos hommes, qui ne savaient où tirer. Ils furent sur nous que nous avions à peine eu le temps d'ajuster nos baïonnettes. Je vis avec effroi que nous allions reculer sous leur fougue. Ils nous tombaient dessus en vociférant dans un langage étrange des mots inconnus, dont je pus surprendre quelques uns:

—V'la les chassbis!

—A la barbaque!

—Mettons-en, les potes, les mecs!

—Foutez-y la pilule, aux yayas!

—Gercez-y la tomate!

—Bouffez-les! zigouillez-les!

—Ça barde!

—Y mettent les bâtons!

—Y z'ont les colombins!

J'étais tout ce qu'il y a de plus effrayé. J'interrogeai Schimmel:

—Quelle langue parlent-ils donc?... Ce doivent être des Africains!

—Mais non, ce sont des chasseurs; je les connais bien... Seulement ils ne parlent plus français. Je n'y comprends rien!...

Je n'eus pas le loisir de m'enquérir davantage de ce langage mystérieux. L'engagement gagnait avec une rapidité foudroyante, au milieu des Donnerwetter et des zum Teufel vomis par Kaiserkopf, des coups de sifflet affolés des officiers, des ululements furibonds des sergents, et il ne fallait plus que songer à soi, sauver sa peau. C'est en vain que le capitaine voulut renouveler le coup de la mitrailleuse: les diables bleus devaient déjà le connaître, car tous nos malheureux «Kameraden» tombèrent victimes de leur courage et de leur bonne foi. La mêlée devint vite effroyable. Des corps à corps affreux se nouaient. On voyait les fusils se dresser, les bras se tendre, les baïonnettes plonger de haut ou saillir d'en bas, les faces contorsionnées grimacer atrocement. Un vacarme épouvantable de chocs métalliques, de déflagrations, de crissements, de jurons, de hurlements de douleur déchaînait sa tempête et convulsionnait son délire. Une odeur de poudre d'étal et de suint poignait les narines. Je me sentis deux fois éraflé par des balles; un éclat ricocha sur la plaque de mon ceinturon. Mous reculions, laissant de nombreux cadavres et des abats de blessés. Dans une buée de poussière tourbillonnante et de gouttelettes de sang je vis lâcher pied, à côté de nous, ce qui restait de la section von Bückling; je vis les hommes fuir en jetant sacs, fusils et bidons pour courir plus vite, sans souci de la rupture créée dans nos lignes par cette panique. Et mon horreur fut à son comble quand j'aperçus aux trousses des fuyards un flot de ces diaboliques chasseurs bleus et l'un d'eux, une sorte d'égipan à la barbiche fourchue, atteindre à la course le petit lieutenant von Bückling qui se sauvait, lui enfiler sa longue baïonnette dans le derrière et le traverser férocement de part en part.

Il nous fallut rompre à notre tour, rendre du terrain le plus rapidement possible, afin d'éviter d'être cernés. La pression nous faisait craquer de partout. Les officiers réclamaient à grands cris des mitrailleuses.

Maschinengewehre!... Maschinengewehre!...

Mais les mitrailleuses encore valides étaient depuis longtemps loin, ramenées en arrière, par peur de capture, à l'abri de positions nouvelles préparées en hâte pour nous recevoir. J'avais perdu en quelques instants trois autres de mes hommes. J'étais désespéré. Heureusement que le soleil se couchait et que la nuit allait venir.

C'est à ce moment, le plus tragique peut-être de cette fatale journée, que se produisit un fait des plus impressionnants. Kœnig, qui jusqu'à cette minute avait dirigé avec un magnifique sang-froid et la plus grande habileté la retraite de sa section, se dressa soudain de toute sa taille, comme saisi de folie, et, quittant ses hommes, s'avança face à l'ennemi, sans casque, la poitrine hante et l'épée au salut. Nous le vîmes s'estomper dans la poussière, tandis qu'un dernier rayon de soleil frappait sa tête blonde, et tous nous l'entendîmes crier très fort au milieu du tumulte:

—Le capitaine français avait raison: nous avons déshonoré la guerre!... Adieu, vieille Allemagne, tu meurs avec moi!...

La trombe française passa sur lui.

Un déchirement se fit en moi. La démoralisation de la déroute, l'abominable carnage me donnèrent un instant le désir de me faire tuer aussi. Je fus arraché à cette courte hantise par cette exclamation de Schimmel:

—On ne déserte pas aussi stupidement!

Nous refaisions en sens inverse, la rage au cœur, le chemin parcouru le matin, buttant sur les corps de Français laissés là et qui commençaient déjà à sentir. Quant à nos morts, ils avaient disparu. Desséchés de soif, les pieds et les genoux brûlants, nous parvînmes enfin, décimés, sur les positions de repli, comme la nuit tombait. De nombreux blessés, qui avaient pu suivre, nous tenaillaient les nerfs de leurs gémissements. Je me tâtai minutieusement, dès que j'en eus la liberté, sur tous mes membres. Je n'avais que quelques égratignures, et le sang qui me couvrait n'était pas le mien. J'adressai au Seigneur Dieu une prière de reconnaissance et je songeai tout ému à ma famille lointaine, à ma chère Dorothéa, aux ombrages forestiers du Harz, au jardin de Goslar. L'obscurité protectrice nous enveloppait, trouée des petites flammes de nos canons légers.

La nuit ne fut pourtant pas rassurante et il n'y eut pour dormir que ceux qui, exténués, étaient tombés comme des masses. Les pionniers s'occupaient activement à nous fortifier et nous entouraient de fils de fer barbelés. On s'attendait à une nouvelle attaque des Français pour le petit jour, et peut-être avec des forces fraîches. L'inquiétude était très vive. La retraite devrait-elle reprendre et devrions-nous repasser la Somme? On assurait que le général von Morlach avait demandé instamment des renforts.

Cependant l'artillerie ennemie avait cessé de se faire entendre. On ne savait où avaient passé les bataillons français qui nous avaient si violemment repoussés. Nul feu, nul bruit du côté adverse, qui pût déceler leur présence. Ils s'étaient fondus dans l'ombre croissante, sans qu'on pût préciser à quel moment ils avaient abandonné la poursuite. Le mystère n'en paraissait que plus redoutable.

Ma pensée se reporta sur le malheureux Kœnig, mon ami. Ce drame m'avait bouleversé. Que s'était-il passé dans cette grande âme, à l'instant de son acte insensé et sublime? Il avait cru savoir, lui aussi, pourquoi il se battait: mais ce n'était pas pour son idéal que se battait l'Allemagne!...

L'aurore parut, pâle, puis rosâtre. Rien devant nous: le vide et le silence. Seules des patrouilles de uhlans se levaient par instants dans l'éloignement comme des vols de perdrix.

J'obtins l'autorisation d'aller rechercher le corps de Kœnig. Je partis avec un de mes hommes. J'avais repéré assez approximativement l'endroit où il était tombé. Je traversai d'abord la zone des cadavres français, où sautelaient déjà des corneilles. Puis, j'arrivai à la zone allemande, que parsemaient, actifs et penchés, des groupes de brancardiers. Là, il n'y avait pas que des morts. Au milieu des tués, de nombreux blessés remuaient par grappes, criaient, suppliaient, râlaient ou se traînaient, disloqués et saignants. J'en avais le cœur chaviré. Je ne pouvais, hélas! les secourir, ni même m'arrêter à la sommation de leurs gestes déments. Ils étaient trop, sur mon passage, et j'aurais dû abandonner mon entreprise.

Je me dirigeais à la boussole. Je reconnus enfin un arbre, puis un second. J'identifiai ensuite une borne de champ. A un demi-quart de cercle sur l'est nord-est, le soleil gonflait son orbe rouge dans la touffeur d'un ciel accablant. Très loin, au sud-ouest, l'ambulance brûlée achevait de fumer.

Au bout de deux heures de recherches je découvris le corps de Kœnig. Il était allongé sur une glèbe rugueuse, percé de coups de baïonnettes, le thorax effondré, le crâne rompu vers le cervelet. Sa tête de cire aux yeux mystérieusement fermés se nimbait d'une flaque coagulée de sang noir. A mon indicible horreur, je m'aperçus qu'il respirait encore.

—Kœnig!... fis-je. Mon ami!...

Son épée gisait à deux mètres de lui. Je m'agenouillai. Je pris sa main froide.

—Pardon!... pardon!... balbutiai-je. J'aurais dû mourir avec vous... Vous seul étiez noble, juste, grand... Kœnig... Votre mémoire me sera toujours sacrée...

Je crus sentir une très légère pression, une pression presque imperceptible de sa main dans la mienne.

—Kœnig!... sanglotais-je.

Sa faible respiration s'arrêta. J'écoutai. J'attendis. Elle ne reprit pas.

Et mon cœur s'arrêta aussi un instant dans ma poitrine. Je songeais avec épouvante qu'il était resté là ainsi toute la nuit, toute la nuit sans pouvoir mourir. Il avait souffert d'une souffrance atroce, il s'était tordu de douleur sur cette terre française toute la nuit, après s'être offert lui-même en sacrifice pour nos crimes, crucifié pour la vieille Allemagne.

Des brancardiers s'approchaient.

—Laissez-le en paix, dis-je. Je l'enterrerai moi-même là où il est mort.

—C'est un officier, monsieur l'aspirant. Nous devons l'emporter.

Ils l'enlevèrent.

Je l'embrassai sur le front et je suivis le corps en pleurant.

IX

Décidément les Français avaient battu en retraite et personne n'y comprenait rien. Leurs arrière-gardes étaient signalées à je ne sais combien de kilomètres au diable, et il n'y avait plus qu'à reprendre la marche en avant sur le terrain qu'ils nous abandonnaient. Bien que nos effectifs eussent été fort éprouvés, ils étaient encore respectables, et je compris alors la haute sagesse du système des compagnies renforcées, qui permettait de perdre du monde en route pour se trouver néanmoins, au moment voulu et pour le grand coup décisif, en ordre de bataille avec des contingents normaux.

En attendant les nouveaux officiers que devait nous envoyer la division pour remplacer ceux que nous avions perdus, le premier-lieutenant Poppe prit le commandement de la section Kœnig et le feldwebel Schlapps celui de la section von Bückling.

Le départ s'effectua en plusieurs colonnes. La nôtre se mit en marche à midi. Nous n'avions pas fait cinq kilomètres, quand nous arrivâmes en vue d'une petite cité d'aspect pittoresque, abritée par un débris de vieux rempart dans le coude boisé d'une rivière. Cette petite cité, dont je préfère ne pas me rappeler le nom, me fit songer à Goslar. Une tour, un donjon, une église romane, des peupliers des ormes et des saules lui crayonnaient la même silhouette archaïque et feuillue. Un monticule, semblable au Rammelsberg, la mouvementait au sud. Il n'y manquait que le décor profond, rocheux et sauvage de la forêt.

Nous y entrâmes par un pont de pierre en dos d'âne, dont une seule arche avait été rompue, et que nos pontonniers, qui avaient déjà jeté les madriers suffisants pour le passage de l'infanterie, s'occupaient activement à consolider pour les poids lourds. Nous étions les premiers Allemands qui pénétraient dans le pays. Mais là on ne nous prenait pas pour des Anglais. Alarmée par la bataille de la veille, la population, dont une partie était déjà sur les routes, faisait ses préparatifs de départ en masse. Notre arrivée les interrompit brusquement. En un clin d'œil, l'hôtel de ville, la poste, la banque, les carrefours étaient occupés, des mitrailleuses postées au coin des rues, et les habitants recevaient l'injonction de réintégrer immédiatement leurs demeures. En même temps, tout ce qui était trouvé sur la voie publique, voitures, charrettes, chevaux, malles, colis, victuailles, bestiaux, était saisi. La ville n'avait cependant que peu souffert. Quelques maisons avaient subi quelques obus qui avaient défoncé quelques toits. Le clocher de l'église était par terre.

Faisceaux formés sur la place, le bataillon attendait les ordres, se demandant si cette riche proie qu'il tenait à sa portée allait lui échapper ou si la récompense bien due à ses fatigues allait enfin lui être accordée. Les officiers s'étaient rendus à l'hôtel de ville. Au bout d'un quart d'heure, nous vîmes revenir Kaiserkopf suant et triomphant:

—La ville est à nous!... Plusieurs heures d'arrêt... On attend l'artillerie et le convoi régimentaire... Ordre de vider la ville de tout ce qui peut servir au ravitaillement de l'armée... Meubles et objets de valeur seront dirigés sur l'Allemagne... Ah! Donnerwetter!... Potzdonnerwetter!...

Dans une explosion de joie, les troupes se débandaient et, sous la conduite des sous-officiers, envahissaient par escouades les maisons. Déjà on entendait des cris de terreur et l'on commençait à voir fuir des gens éperdus que cueillaient aussitôt les mitrailleuses.

Kaiserkopf nous fit signe à Schimmel et à moi:

—Venez.

Il nous emmena, avec Schlapps et une trentaine d'hommes, jusqu'à une maison de bonne apparence, sise à cinquante pas de là, et qui, sous l'enseigne de la Licorne, était le principal hôtel de la localité. Nous nous y engouffrâmes à grand bruit de bottes et de jurons. L'endroit était cossu, luxuriant de vaisselle, de linge, de cuivres et d'argenterie, foisonnant de provisions et de tonneaux. C'était une de ces vieilles hôtelleries de la province française, sanctuaires de la bonne chère et de la douceur de vivre. L'hôtelier, sa femme, son maître queux et ses deux servantes nous attendaient tout tremblants:

—Ne nous tuez pas, messieurs... Tout ici est à votre service.

—Combien avez-vous de véhicules? interrogea Kaiserkopf en mauvais français.

—Un omnibus, un cabriolet, un char à bancs et une charrette à ridelles.

—Pas d'automobile?

—Non.

—Combien de chevaux?

—Trois chevaux.

—Rassemblez-moi tout ça dans la cour. Nous allons charger.—Ræumt mir hier alles fort, was gut zum mitnehmen ist, ordonna-t-il à ses hommes.

Les soldats se répandirent tapageusement dans l'hôtel et bientôt ce fut un gros vacarme de meubles traînés, de portes défoncées, d'armoires volant en éclats, tandis qu'une sarabande d'objets hétéroclites, matelas, oreillers, couvertures, chaises, tables, lampes, pendules, dégringolaient les escaliers ou sautaient par les fenêtres.

—Et maintenant, à boire!... Tes meilleures bouteilles, bonhomme!...

Quelques coups de feu envoyés dans les glaces avaient changé l'hôte et ses gens en autant de gnomes alertes redoublant de bonds pour nous servir.

La grande table de la salle à manger ne tarda pas à se charger de tout ce que les caves de la Licorne recélaient de plus précieux en crus authentiques et en marques illustres. Jamais de ma vie je n'avais vu, ni n'ai revu depuis un nombre aussi imposant de bouteilles, ni d'aussi vénérables. Il y avait là, empoussiérés et encrassés, blancs, jaunes ou rouges, dans leurs flacons divers obturés de leurs cachets multiformes, les bordeaux, les bourgognes, les champagnes, tous les grands vins de France sous leurs étiquettes les plus nobles et leurs dates les plus impressionnantes. Schimmel, qui prétendait s'y connaître, en déchiffrait avec admiration les appellations somptueuses. C'étaient le Château-Margaux, le Château-Latour, le Château-Haut-Brion, le Léoville, le Laroze-Balguerie, le Barsac, le Preignac, le Sauternes pour les bordeaux. La Bourgogne se présentait avec le Romanée-Conti, le Chambertin, le Clos-Vougeot, le Musigny, le Corton pour les rouges, le Montrachet, le Meursault pour les blancs. Quant aux champagnes, le Sillery et l'Ay, sous leurs cartes célèbres, affichaient brillamment leur renommée pétillante. Des Pommery 1900, des Château-Yquem 1893 et dix bouteilles de Château-Laffitte de 1870 formaient, au dire de Schimmel, le dessus du panier de cette cave bien conditionnée.

Comme on le pense, Kaiserkopf n'avait pas attendu l'achevé de cet inventaire pour en évaluer l'importance. Dès les premières lampées il était fixé, et les noms lui importaient peu.

Famos!... famos!... claquait-il.

Schlapps, qui s'était chargé plus spécialement de régler le déménagement des liquides, commença par s'administrer d'un seul coup toute une bouteille de Corton. Plus raffiné, Schimmel débuta par un bordeaux blanc de Barsac, qu'il soutint de tartines de foie gras, pour continuer par un grand Romanée. Il m'engagea à me verser de ce dernier vin. Je le trouvai magnifique et j'en conçus une riche idée de la France.

Au bout de dix à douze verres, Kaiserkopf, très animé, se mit à héler par la fenêtre les officiers et jusqu'aux sous-officiers qui passaient, pour les faire participer à la fête. Il y eut bientôt là Biertümpel, Quarck, Schmauser, Helmuth, Wacht-am-Rhein, puis deux lieutenants de la compagnie Tintenfass, enfin le baron Hildebrand von Waldkatzenbach et son «khrr, khrr» satisfait. Le colonel von Steinitz nous fit même l'honneur de venir faire sauter avec nous quelques bouchons.

L'hôtelier de la Licorne et son personnel montaient toujours de nouvelles bouteilles.

—Combien en avez-vous? lui demanda le colonel.

—En grands vins, Votre Excellence, environ cinq cents, répondit l'hôtelier flageolant et courbé jusqu'à terre.

—J'en prends quatre cents pour moi, que l'on emballera soigneusement dans des caisses. Je vous en laisse cent, dit-il à Kaiserkopf.

—Elles seront bues sans sortir d'ici, assura le capitaine.

—A votre santé, messieurs! Nous en boirons d'autres à Paris.

Il nous laissa à notre orgie. Mais avant de quitter l'hôtel, il prit à part le feldwebel Schlapps pour échanger avec lui quelques propos mystérieux.

Je ne sais si nos cent bouteilles y passèrent ou s'il en resta pour les soldats. Ce fut, en tout cas, pendant une heure, une kneipe étourdissante. Les bouquets des vieux vins français et les mousses de notre future Champagne produisaient dans nos cerveaux allemands une ébullition extraordinaire, d'une nature différente de nos ivresses nationales, à la fois plus légère et plus capiteuse. Mais pour nous enivrer à la française, nous n'en restions pas moins des Allemands. Flamboyant, hyperbolique et déchaîné, Kaiserkopf perdait tout sens de la dignité:

—Arrive ici, Schlapps, éructait-il, montre-toi, grand salaud, et donne nous le spectacle de ton ignominie!... Qu'as-tu promis, porc-épic immonde, à ce turc de colonel? Je parie, Schlapps, qu'il t'a demandé de lui procurer quelque beau garçon pour lui remplacer son mignon de von Bückling!... Ah! ah!... von Bückling!.. Potzsacrament!... En voilà un, bigre, qui a été définitivement emmanché par le diable!... C'est une belle mort!... Son dernier moment a dû être, Donnerwetter! un moment de haute satisfaction... de profonde jouissance, si j'ose, meine Herren, m'exprimer ainsi... Ah! Potztausend! tous ne mourront pas de cette agréable façon, ici!... Mais nous ne donnons pas dans ce vice, nous autres... moi du moins... Ce qu'il nous faut, Sacrament! ce sont des femmes, des femmes et encore des femmes... des femmes de tout âge, de toute couleur, de tout poil... As-tu des femmes, Schlapps?... As-tu songé à nous procurer des femmes?... Je vous présente, messieurs, le plus grand marlou de l'Allemagne... der grœsste Louis... Sans lui que ferions-nous? que deviendrait le monde? que deviendrait votre capitaine?... Allons, Schlapps, des femmes!... Distingue-toi!... fais valoir tes talents... Vive Schlapps!... Hoch Schlapps, dreimal hoch!...

Le feldwebel accueillait toutes ces divagations avec une joie bouffonne, des contorsions simiesques, des cabrioles de clown. Il mimait des attitudes obscènes et se donnait en spectacle dégradant à la galerie pâmée de gros rires.

—Alors, Schlapps, c'est tout ce que tu nous offres? continuait le capitaine en avisant les deux servantes de la Licorne qui, tout épouvantées, débouchaient des bouteilles à tour de bras. Eh bien, nous nous en contenterons, en attendant mieux... Allons, les filles, à poil!...

Schlapps et Wacht-am-Rhein se jetèrent sur les donzelles et se mirent à les dépouiller au milieu de leurs cris. Deux coups de revolver tirés dans le lustre les rendirent immédiatement souples comme des agnelles, et bientôt, entièrement nues et les cheveux défaits, elles passaient et repassaient entre une vingtaine de mains poisseuses, qui, dans un débordement de gaieté bestiale, les tripotaient, les malaxaient et les arrosaient de vin rouge.

—Et toi, la mère! hurla Kaiserkopf à l'hôtelière, qui considérait cette scène étranglée de saisissement.

—Oh!... oh!... oh!... messieurs... je suis trop vieille!...

—Quel âge as-tu?

—Quarante-quatre ans.

—Ça ne fait rien. Nue aussi!

—Messieurs... messieurs...

—Nue, nom de Dieu!...

Cette fois, ce fut l'hôtelier qui, plus mort que vif, aida à la déshabiller.

On vit couler des seins, rouler des mèches grises, s'effondrer un ventre ridé sur des cuisses flétries. Un lieutenant avait pris place au piano où il martelait des valses de Lehar. Un bal ignoble s'engagea.

Des soldats s'étaient amassés aux portes et accompagnaient de rires bruyants ces ébats. Déjà des divans s'affaissaient et craquaient sous des appétits trop pressés, quand Kaiserkopf s'écria:

—Non, non... Schlapps nous doit mieux que ça... Pour moi, Donnerwetter! il me faut la plus belle femme de la ville... das schœnste Weib!... Tu entends, Schlapps?... Laissons cette viande aux soldats...

Là-dessus, un départ désordonné s'effectua, tandis que les soldats envahissaient à leur tour la salle de la Licorne, où ils se jetaient tumultueusement sur nos restes.

—J'ai votre affaire, capitaine! fit Schlapps.

Sous sa conduite, notre troupe titubante, zigzagante et charivarique, qui se grossit en route d'un quatrième lieutenant et de deux autres sous-officiers, fit à grand brouhaha quatre ou cinq cents mètres dans des rues déjà tout encombrées de pillage, où il nous fallait nous tenir les uns aux autres pour éviter les chutes. Pareil à un énorme Silène militaire, la tunique flottante, le casque de travers, Kaiserkopf bravadait, sacrait, déversait ses flots de propos orduriers, enluminé, bavant, chancelant, la gueule mugissante et le sabre gesticulant. On le vit trébucher sur un cadavre et, n'eût été l'épaule propice de Wacht-am-Rhein, il se fût écroulé comme un bœuf dans un cloaque de crottin et de sang.

Schlapps nous arrêta devant une grille d'une élégante demeure de style rococo entourée d'un jardin. Quelques coups de crosses en firent sauter le portail, tandis qu'un vieux domestique accourait effaré. Une balle de revolver mit bientôt fin à son zèle.

Je ne sais pourquoi cette jolie maison, ce jardin me firent penser à la villa de Goslar. Ce n'était pourtant ni le même goût, ni la même ordonnance et, au lieu de zinnias et de soleils, le boulingrin offrait des corbeilles d'œillets et de roses. Mais, dans mon trouble, mon ivresse, par le bizarre travail de transposition qu'effectuait l'ébriété dans mon cerveau tournoyant, je me trouvais transporté à Goslar invinciblement.

Et tout à coup Dorothéa apparut. C'était une jeune fille élancée, vêtue de blanc, merveilleusement belle, non pas blonde, mais de cheveux châtains noués en chignon et dont une partie retombait sur l'épaule, non pas grasse, mais fine, svelte, légère et gracieuse comme une Diane de la Renaissance. Cependant c'était bien Dorothéa, et du même âge qu'elle, peut être un peu plus jeune, dix-huit à dix neuf ans.

Elle s'était arrêtée, interdite, au seuil d'un vestibule qui traversait la maison et s'ouvrait par derrière non sur la forêt du Harz, mais sur un bout de parc que terminait une terrasse portant quelques ormes centenaires.

—La voilà!... la voilà! glapissait Schlapps. C'est elle!... Eh bien, qu'en dites-vous, monsieur le capitaine?...

—Un morceau d'empereur! aboya Kaiserkopf.

Comme une meute en délire, la troupe avinée se lança vers sa proie. Et, sans savoir ce que je faisais moi-même, je m'élançais avec eux.

La jeune fille s'était enfuie dans le parc en poussant un cri. Nous traversâmes en trombe la maison, renversant un lampadaire et brisant des potiches. On se jetait à ses trousses dans les rosiers, les glaïeuls. Cernée, rattrapée, saisie par six poignes forcenées, Diane, qui se débattait avec une énergie farouche, presque sans cris, concentrant toute sa force à échapper à l'étreinte de ses ravisseurs, fut entraînée, roulée, portée vers le capitaine Kaiserkopf. Sa chevelure s'était défaite et l'inondait. Ses beaux yeux semblaient grandis par l'effroi. Ses lèvres étaient convulsives et serrées. Une large déchirure dénudait déjà son épaule.

A ce moment, un grand vieillard sortit tout frémissant de la maison.

—Messieurs... messieurs... C'est ma fille!... Je suis le comte de Saint-Elme...

Il était suivi par une dame d'une cinquantaine d'années, aux traits bouleversés et qui se tordait les bras:

—Émilienne!... mon enfant!...

—Au diable! hurla Kaiserkopf.

Soudain, je vis le vieillard brandir un pistolet. Mais d'un bond, Biertümpel et Schmauser s'étaient rués sur lui, l'avaient désarmé, tandis qu'un énorme coup de poing que Wacht-am-Rhein lui assénait sur la mâchoire l'envoyait rouler sur le gravier.

—Attachez les vieux aux arbres! beuglait Kaiserkopf.

En quelques instants, ligotés, saucissonnés avec des courroies d'équipements, le vieillard et sa femme étaient liés chacun à un orme.

—Faut-il les bâillonner? demanda le vice-feldwebel.

—Non, répondit Kaiserkopf. Qu'on les laisse gueuler! Ce sera plus excitant.

Renversée sur une pente de gazon, la tête dans une bordure d'œillets, à vingt mètres de ses parents, la jeune Française était solidement prise aux quatre membres par les sergents Schmauser, Quarck, Buchholz et Schweinmetz.

—Elle doit être vierge, fit Schlapps... Tenez-la bien, nom de Dieu! cria-t-il, tandis qu'elle se convulsait brusquement dans une crise désespérée.

Puis, après une pause et se grattant le nez:

—Vous feriez peut-être bien, capitaine, de faire frayer la voie par un de ces jeunes gens?...

Il me sembla qu'il regardait de mon côté.

—On pourrait aussi l'ouvrir avec une baïonnette? proposa Wacht-am-Rhein.

—Vous f......-vous de moi? se récria Kaiserkopf. Pour qui me prenez-vous? Je suis encore d'âge et de vigueur à déflorer une fille, tonnerre de Dieu! fût-elle étroite comme le fourreau de mon sabre!...

—Alors, allez-y, monsieur le capitaine! glapit joyeusement le feldwebel. Elle est soigneusement entravée. La pouliche ne ruera pas.

Campé sur ses fortes cuisses, monstrueux et taurin, le capitaine Kaiserkopf déboucla son ceinturon.

Un long hurlement farouche s'éleva de la corbeille d'œillets, tandis que d'autres hurlements, plus terribles encore, partaient des deux ormes, au milieu du crissement des liens qui se tendaient.

Il se releva, congestionné et triomphant.

Ein Fressen! claironna-t-il.

La victime se tordait à terre, dans l'étau des sergents. Des taches de sang frais rougissaient la chair et le linge.

—A vous, messieurs! fit Kaiserkopf, qui se rebouclait.

Schimmel déclina d'un geste cette invitation. Il eût sans doute étrenné cette virginité de choix. Mais passer en second, fût-ce après son capitaine, ne lui convenait guère. Le spectacle seul, ici, agréait à son dilettantisme cruel.

Moins difficiles, les trois autres lieutenants se faisaient des politesses:

—Après vous, monsieur.

—Non, monsieur, après vous.

—Je n'en ferai rien, monsieur; passez devant, s'il vous plaît.

Ils se mirent enfin d'accord, et tous trois, l'un après l'autre, chacun selon son rythme et son temps personnel, assaillirent le corps de mademoiselle de Saint-Elme. Au troisième, la jeune fille ne réagissait plus que convulsivement. Deux des sergents l'avaient déjà lâchée. Et quand, hiérarchiquement, fut venu le tour du feldwebel Schlapps, il ne restait plus que Schweinmetz à surveiller encore l'attitude de plus en plus inerte de la malheureuse.

Le vice-feldwebel Biertümpel succéda à Schlapps.

La violée était maintenant comme morte. Sa tête décolorée gisait, les yeux mi-clos et la bouche entr'ouverte, sur la couche des œillets jaune d'or ocellés de belles macules pourpre velouté.

Aucun cri, aucun gémissement ne sortait plus des fleurs. Par contre, les ormes hurlaient toujours. Il en émanait deux cris parallèles et continus: l'un aigu et ondé comme une sirène, l'autre rauque et coupé d'horribles sanglots. Nos vociférations écumantes et nos clameurs de stupre réussissaient à peine à les couvrir.

Mais, comme l'avait voulu Kaiserkopf, il semblait que nous en fussions excités davantage. A mesure que le supplice se prolongeait, l'ivresse et la luxure redoublaient en nous leur vésanie. Nous étions autour de ce corps ravagé et souillé, comme une harde de loups en rut affamés à la fois de sang, de chair et d'accouplement.

Kaiserkopf éclatait d'énorme joie et d'immondice.

Sans se départir de leur politesse, à laquelle ils savaient allier la plus invraisemblable grossièreté, les lieutenants lui tenaient tête sur le même ton. Les yeux fauves de Schimmel étincelaient; un rictus de tigre relevait par moment sa lippe et plissait ses balafres. Quant aux sous-officiers, le groin frémissant et le rein bandé, ils n'attendaient que le signal de leur ruée successive.

Les quatre sergents donnèrent: Schmauser d'abord, puis Quarck, puis Buchholz, puis Schweinmetz. Le corps se marbrait de meurtrissures bleues.

Ce fut ensuite le tour des aspirants. En raison de sa noblesse, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach prit le pas. Malgré le deuil récent où il était de von Bückling, il n'hésita pas à fournir sa monte, et son «khrr, khrr» violent s'évertua sans défaillance sur la martyre.

Max Helmuth s'empressa de s'enfoncer avec volupté sur sa trace.

Quand sa fornication se fut faite, la voix de ruffian de Kaiserkopf retentit:

—A vous, Hering!... Den..... heraus und los zur Attacke!

La mariée ne donnait plus signe de vie.

—Allez-y, monsieur l'aspirant! me cria horriblement Wacht-am-Rhein, fusil en main et baïonnette au canon. Je vais vous la réveiller!...

Mes tempes tournoyaient. Un vertige me poussait à l'abîme. Je me jetai comme un somnambule dans l'égout de ce ventre.

Et ce ventre se mit soudain à palpiter monstrueusement. La baïonnette de Wacht-am-Rhein le fouillait en même temps que ma virilité, et je me trouvai inondé d'un flot chaud, tandis que s'achevait dans un spasme d'agonie la vie de la vierge française.

Je me retirai couvert de sang et de bave.

Un sous-officier se précipitait après moi sur le cadavre.

Pendant ce temps, les officiers avaient organisé un tir au revolver d'ordonnance sur le couple des parents. Postés à vingt-cinq pas, ils avaient déjà placé quelques balles. A chaque coup, Schlapps courait relever le résultat et annonçait le carton. Déjà, la mère, la plus avancée, avait cessé de crier. Sa tête pendait flasque sur sa poitrine garrottée. Une balle de Schimmel l'acheva.

J'entendis Kaiserkopf qui m'interpellait:

—Vous avez eu des prix de tir, Hering?... Avez-vous déjà matché au pistolet?

—Très peu.

—Venez essayer votre adresse, mon brave. Vous allez tâcher de me couper le sifflet au vieux. Tenez, me dit-il en me tendant son arme: vous avez cinq balles.

Je mis le pied sur la ligne de tir et visai soigneusement. Mon premier coup partit.

—Balle perdue, annonça Schlapps. Trop haut.

Je rectifiai et affermis mon bras... Pan!...

—La clavicule gauche! fit Schlapps.

... Pif!...

—L'œil droit!

Le cri du vieillard devint déchirant. J'envoyai ma quatrième balle. Le cri s'arrêta net et se changea en un sifflement d'air qui n'avait plus de son.

—Dans la gueule! glapit le feldwebel.

Kaiserkopf me félicita:

—Pour un début, Sacrament, voilà qui est famos!

Je me sentais dans un état étrange et nouveau. Les fumées du vin s'étaient en partie dissipées, mais d'autres, plus puissantes, soûlaient mon cerveau et brûlaient mes artères: la soif de violence et de meurtre, le besoin de détruire, de tuer, de torturer, l'ivresse du massacre, la terrible Berserker-Wut qui, à certains moments, change tous les Allemands, même les plus doux, en autant d'hyènes buveuses de sang et de vautours déchireurs de chairs.

Kœnig n'était plus là. Ma conscience était morte sur les champs de la Somme. J'appartenais maintenant tout entier à Kaiserkopf et à sa bande, à ses lieutenants cyniques, à ses sinistres sous officiers, à Schimmel, à Schlapps, à Wacht-am-Rhein.

Une heure après, le vieillard laissé pour mort, la maison pillée et déménagée, je me retrouvai dans la rue, bras-dessus, bras-dessous avec trois ou quatre de mes compagnons, chantant à tue-tête, l'arme suspendue à l'épaule, au milieu de la cohue des soldats qui mettaient la ville à sac.

Le spectacle était extraordinaire. Partout des chars, des camions, des voitures de toute espèce et de tout attelage se chargeaient de butin. De la cave au grenier, par les portes, par les fenêtres, par les trappons et par les mansardes, les maisons se vidaient de leur contenu et rendaient leurs entrailles. Armoires, fauteuils, caisses, crédences, tapis, balles de vêtements, fourneaux, outils, machines, bicyclettes, instruments de musique s'entassaient sur les pavés avant de venir se nouer de cordes sur les véhicules. Etalages et boutiques étaient ravagés. Des barriques grinçaient aux poulains et des lits se balançaient aux palans. Des fourriers et des officiers du train présidaient méthodiquement aux enlèvements. En coiffe blanche et le brassard à la manche, des diaconesses de la Croix-Rouge concouraient avec avidité à la razzia, comptaient les piles de linge, évaluaient les soieries, faisaient encoffrer soigneusement les parures et les objets d'art. Des drapeaux de Genève flottaient sur des tapissières combles.

On faisait deux parts dans le butin: l'une était pour les officiers, qui prélevaient ce qui se trouvait à leur convenance; l'autre était destinée à être vendue en Allemagne au profit du régiment. Les sous officiers et soldats avaient en outre le droit de faire main basse sur la menue rapine, notamment sur tout ce qui était comestible. Quant à l'argent, billets, espèces, titres et valeurs, produit de la rafle des portefeuilles, du crochetage des meubles, de l'effraction des coffres-forts et des extorsions bancaires, il revenait au gouvernement. Mais il en restait naturellement beaucoup dans les poches.

Sur les murs s'étalait de place en place une affiche où se lisaient en caractères apparents ces mots imprimés en langue française: Tout Français surpris à piller sera fusillé sur-le-champ.

Si on n'avait fusillé que les Français pris à piller, il n'y aurait eu que peu de sang répandu; mais ceux qu'on massacrait, c'était le plus souvent et précisément pour les piller. Tout bourgeois qui prétendait défendre sa demeure, tout boutiquier qui voulait sauver sa caisse, tout habitant qui protestait, réclamait ou tentait de discuter, recevait immédiatement sur le mufle, sur le crâne ou dans le ventre une crosse de Mænnlicher, une lame de sabre ou une balle 98 S. On en estourbissait d'autres pour le plaisir ou pour mieux les détrousser. On volait tout: les bagues, les breloques, les montres, les chaînes; on vidait les goussets et l'on faisait les porte-monnaie. Les femmes n'y échappaient pas. On les empoignait par les crins et on les traînait à terre; on leur tirait les dentelles, on leur arrachait les bracelets et les colliers, et quand ça ne venait pas, on y allait au couteau.

Nous nous jetions avec fougue dans ce carnage et dans cette piraterie. Nous fracassions des têtes et nous fracturions des tiroirs. Mes poches s'emplissaient et ma baïonnette était gluante de sang. De toutes parts les corps roulaient et les billets de banque voltigeaient. Le vacarme était effroyable, mêlée discordante de cris de terreur, de plaintes, de râles, d'égosillements furibonds de soldats, de braillements de joie, de chocs de crosses, de déflagrations, de dégringolades de meubles, de bris de vitres et de vaisselle, de hennissements et de piaffements de chevaux, de ronflements de moteurs, d'abois de chiens, de cacophonies de violons, d'accordéons et de pianos. Des flots de vin s'épanchaient à terre entre les détritus et les étoffes souillées. On dansait. Des hommes avaient revêtu des habits de femme et, jupes relevées, en bas ornés de jarretières et en pantalons de madapolam, se livraient à d'ignobles entrechats. D'autres roulaient de trottoir en trottoir, chaviraient dans les entassements de mobiliers, compissaient les maisons, dégobillaient au milieu de la rue. Beaucoup, plus crapuleux encore, déféquaient et chiaient dans les appartements, et on les voyait, par les fenêtres ouvertes, se poster de préférence aux endroits les plus insolites, dans les salons, les salles à manger, les chambres à coucher, pour y décharger leur abdomen et y débonder leurs boyaux.

Ailleurs on violait. Ailleurs encore, des femmes prises des douleurs de l'enfantement s'affaissaient tout à coup, les cuisses ouvertes, le ventre en travail, vidant leurs eaux et poussant leurs cris de parturition. D'autres, frappées de folie, riaient aux éclats, gambadaient, se déchevelaient ou, furieuses, se jetaient sur la foule, griffes en avant et l'écume à la bouche.

J'avais perdu mes compagnons. Les hasards du pillage nous avaient dispersés. Devant une pinte que remplissaient une douzaine de mitrailleurs buvant un tonneau, je buttai sur Biertümpel, ivre-mort, qui rendait son vin comme une gouttière. Puis je rencontrai Schnupf et Vogelfænger, le catholique et le socialiste, qui, d'un commun accord, cambriolaient une devanture. Plus loin, j'aperçus Wacht-am-Rhein, debout contre l'étal d'une boucherie, le couteau à la main, fort occupé à quelque besogne singulière. Je m'approchai. C'étaient des doigts, dont il paraissait avoir les poches pleines, et qu'il dépeçait soigneusement pour en retirer les bijoux. Il jetait ensuite la viande à deux dogues, qui happaient les morceaux à la volée. Mêlées aux doigts, se trouvaient quelques oreilles où pendaient des pierres. A cette vue, je fus pris de je ne sais quel sentiment trouble. Mais je m'éloignai sans rien lui demander.

Je me retrouvai devant l'hôtel de la Licorne. On en achevait le déménagement. Les caisses du colonel von Steinitz chargeaient une charrette. Près de là, je vis passer Schlapps, qu'accompagnait un adolescent d'une quinzaine d'années, tout pâle, aux grands yeux noirs battant de frayeur sous les boucles de ses cheveux frisés. Le jeune garçon, dont le visage, malgré ses larmes et son bouleversement, me parut singulièrement beau et d'un type très pur, était élégamment habillé d'un costume de tennis. Sans doute le fils de quelque riche famille de l'endroit et dont les parents avaient dû être assassinés. Tous deux se dirigeaient du coté de l'hôtel de ville, où résidait le colonel.

Peu après, je rencontrai Schimmel. Il ne me vit pas, trop occupé qu'il était à entraîner je ne sais où une petite fille de onze à douze ans, dont je n'aperçus rien, sinon qu'elle avait les bras nus, les jambes nues et des cheveux blonds noués de faveurs roses qui lui tombaient dans le dos.

Puis je me sentis bousculé, emporté par un flot de soldats qui assiégeaient une ruelle borgne, près de l'église. Une tourbe criarde et hilare s'entassait contre une porte que je reconnus bientôt pour être celle d'une maison louche, d'un «Bordell», comme disent les Français, et comme nous disons aussi, nous autres Allemands. Une baïonnette dans l'estomac, la matrone en obstruait le seuil de son énorme cadavre. On lui passait dessus comme sur un paillasson, pour pénétrer dans le lupanar, où se menait un immonde bacchanal. Les filles paraissaient aux fenêtres, gesticulantes et nues. L'une d'elles se pencha à mi-corps, de dos, saisie en dessous par des bras, bascula et vint tomber sur la foule. Et tout à coup de grands cris, des clameurs d'épouvante s'élevèrent. Les rideaux, les lits prenaient feu. La maison brûlait. Prostituées et soldats dégringolaient par grappes et fuyaient. La ruelle se remplissait de fumée. Je m'échappai comme je pus.

Je débouchai devant un portail latéral de l'église, tout encombré de cuivreries et d'ornements sacrés qui gisaient au milieu des pierrailles du clocher écroulé, car on déménageait l'église comme le reste. De l'intérieur sortaient d'ébouriffants sons d'orgue. Un capelmeister facétieux s'amusait à déchaîner la scène infernale du Freischütz. Au tympan du portail, deux démons à pied fourchu ricanaient.

Sur le pourtour, au delà d'une arcade de cloître fraîchement ébréchée, s'ouvrait le cimetière. Des voix allemandes en venaient et je m'y engageai. Quelques obus y étaient tombés et y avaient remué des tombes. Mais le sol en était davantage encore bouleversé par la main de nos soldats, qui s'y étaient portés en nombre et le défonçaient âprement à coups de bêches, de pioches, de haches et de capsules de fulminate, espérant que le pillage des morts serait plus fructueux que celui des vivants.

Croix de marbre, pierres tumulaires, cippes, caveaux, chapelles, tout était soulevé, arraché, forcé, brisé, rompu par les lugubres déprédateurs, vampires humains qui venaient sucer l'or et les joyaux des cadavres. Seules les croix de bois, les modestes fleurs de la fosse commune étaient respectées, tombes de pauvres que sanctifiait leur humilité.

Une affreuse exhumation de corps en tout état de décomposition s'étalait dans les bières ouvertes ou parsemait la surface du sol, au milieu de débris de planches, de linceuls, de vêtements pourris, de crucifix moisis. Les uns, encore presque frais, mais les plus puants, cireux et blafards, le ventre ballonné, les ongles et les poils en vie, tirés brusquement de l'ombre, se désagrégeaient à vue d'œil au soleil. D'autres, plus avancés, verdâtres, violacés et chancreux, affaissaient des chairs purulentes sur des carcasses difformes. D'autres, noirs et squelettiques, élongeaient leurs tibias, leurs radius, distendaient leurs maxillaires, évidaient leurs orbites sous des mèches qui les coiffaient comme des perruques. Des ossements, des déchets putrides, des lambeaux de robes et de suaires, des bouquets desséchés, des morceaux de couronnes en porcelaine ou en verroteries, des fragments de vases et des objets d'autel couvraient les abords des tombes, les graviers et les pelouses comme un fumier dispersé. Une odeur méphitique, aux émanations diverses et aux souffles composites, alternativement fade, forte, rance ou nidoreuse, provoquait tour à tour, sous ses bouffées épaisses de corruption et de fétidité, la suffocation, la nausée, l'asphyxie.

Bruyants et rapaces, les sinistres profanateurs poursuivaient leur besogne macabre. Quand une dalle était descellée, on voyait deux ou trois de ces charognards sauter dans la fosse et s'y acharner voracement. D'autres, à l'écart, déjà gorgés, comptaient, se partageaient ou se disputaient leurs dépouilles.

J'étais écœuré et stupéfait. J'aurais dû fuir. Mais je ne sais quelle fascination me retenait. Les morts m'attiraient. L'un d'eux me regardait de ses deux trous fixes et semblait me dire:

—Toi aussi tu y viendras!

J'en vis un autre recroquevillé dans sa tombe, accroupi grotesquement sur son coccyx et qui me faisait signe d'une phalange. Il y avait près de lui une bouteille vide et un excrément humain qui fumait.

Soudain, j'aperçus au fond d'un caveau de marbre noir un cadavre oublié ou incomplètement exploré, un cadavre de femme en robe de damas noyée de bourbe. Quelque chose brillait sous un rayon de soleil, quelque chose qui me prenait les yeux, qui se gonflait et luisait au milieu d'un grouillement larvaire. Hypnotisé, je descendis les marches. Cela brillait... Cela se dégageait des deux côtés de la tête... Cela s'exhumait d'un amas de vers chassés par la lumière... Il y avait là deux choses qui rayonnaient... qui scintillaient... à la place où avaient été les oreilles...

Je me jetai en avant, les deux mains à la fois dans la bouillie. Elles s'y plongèrent. C'était froid, glacé, mou. Elles y happèrent chacune un objet dur, qui vint doucement, sans arrachement. Je remontai couvert de sueur. Je sortis de la tombe. J'étais tremblant, rompu, comme après un effort surhumain ou un terrible péril.

Je me précipitai vers une petite fontaine. J'y lavai spasmodiquement mes mains et les deux objets qu'elles tenaient, les boucles d'oreilles de la morte en robe de damas.

Et j'osai enfin regarder ce que j'avais cueilli. C'étaient deux perles de grand prix entourées de diamants.

Elles orneraient un jour les lobes satinés de la belle Dorothéa von Treutlingen, ma femelle.

X

Une heure avant le départ, je reçus cérémonieusement le porte-épée des mains du major von Nippenburg, en même temps que le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Je prenais rang immédiatement après le feldwebel. Avec ma dragonne, mon sabre et ma cocarde d'officier, j'étais fier comme un paon. On me confia le commandement de la section Kœnig. Le lieutenant Bobersdorf, envoyé par la division, remplaça von Bückling. C'était un de ceux qui avaient participé au viol de Mlle de Saint-Elme et au meurtre de ses parents.

Toujours pas de Français. Notre marche reprit sans obstacle. Les nouvelles qui nous parvenaient étaient au reste excellentes. Partout, sur l'étendue de notre immense front, l'avance de nos armées était prodigieuse. Cambrai était occupé, Maubeuge investi, Saint-Quentin, Mézières, Sedan, Montmédy étaient pris. Le général von Kluck était à Lassigny. De notre côté nous avions largement dépassé Amiens. Rien ne nous arrêtait, rien ne nous arrêterait.

Nous étions le 1er septembre à Moreuil et, le 2 au matin, nous entrions à Montdidier, où nous célébrâmes le Sedantag par un service divin. Combien, en effet, ne devions-nous pas être reconnaissants envers Dieu, qui nous protégeait si merveilleusement et qui, de sa droite fidèle, nous conduisait jour après jour à la victoire! Et combien ce «jour de Sedan», que nous fêtions cette année au cœur du pays ennemi, dans l'enivrement de notre marche triomphale, devait nous paraître beau et glorieux! Cet anniversaire nous présageait, quarante-quatre ans après, un nouveau Sedan plus vaste et plus magnifique encore, embrassant un tiers de la France et une armée de deux millions d'hommes.

Le culte eut lieu dans la principale église. Le régiment à peu près dans son entier y assista. Nous n'avions, bien entendu, demandé aucune permission aux prêtres français; du moment que nous étions là, l'édifice était à nous et nous le protestantisions sans plus de cérémonie. Les catholiques eurent une messe dans une autre église.

Le colonel von Steinitz, le lieutenant-colonel Preuss, les majors, les capitaines et les officiers d'état-major avaient pris place dans les stalles du banc d'œuvre. Je me trouvais au milieu de la nef avec ma section. J'admirais de là le vaste vaisseau de l'église, qui me parut être du XVe ou du XVIe siècle, ses belles boiseries Louis XIV, ses panneaux sculptés, sa grotte du Saint-Sépulcre et son Ecce Homo garrotté, sous un dais renaissance, entouré d'animaux symboliques. La foule des têtes d'hommes nues et des uniformes gris qui le remplissaient jusqu'au fond des chapelles donnait à cette solennité pieuse et militaire un aspect de grandeur extraordinaire.

Les orgues préludèrent majestueusement; puis, debout, l'assemblée guerrière entonna dans un ensemble formidable, soutenu par la musique régimentaire, le choral de Luther

Ein feste Burg ist unser Gott...

C'est un rempart que notre Dieu,

Une invincible armure,

Notre délivrance en tout lieu,

Notre défense sûre.

L'ennemi contre nous

Redouble de courroux,

Vaine colère!

Que pourrait l'adversaire?

L'Éternel détourne ses coups.

Un sergent lut une prière, et de nouveau le chant s'éleva. Cette fois, ce fut le magnifique cantique de Haydn:

Grand Dieu, nous te bénissons,

Nous célébrons tes louanges!

Éternel, nous t'exaltons,

De concert avec les anges,

Et prosternés devant toi,

Nous t'adorons, ô grand Roi!

Saint, saint, saint est l'Éternel.

Le Seigneur Dieu des armées;

Son pouvoir est immortel;

Ses œuvres partout semées

Font éclater sa grandeur,

Sa majesté sa splendeur!

Après quoi l'aumônier de la division, le pasteur Muckerander, monta en chaire.

Prenant texte éloquemment du cantique que nous venions de chanter, il débuta ainsi:

—Oui, ses œuvres sont partout semées, et nous les semons avec lui... nous les semons pour lui!...

Car le peuple allemand, expliquait-il, était l'élu de Dieu, son instrument, son ouvrier, son semeur. Et parmi ces œuvres destinées à faire éclater la grandeur divine, la plus sublime n'était elle pas cette guerre si glorieusement commencée, cette guerre comme le monde n'en avait encore jamais vu, qui sous la direction de notre haut Seigneur de la Guerre, l'Empereur, ferait régner par toute la terre la majesté et la splendeur de l'Éternel? Ah! nous devions être fiers et reconnaissants d'avoir été choisis pour participer à cette grande œuvre!

Certes, continuait le pasteur Muckerander, aucun peuple n'était aussi doux, aussi pacifique que le peuple allemand, aucun n'était si moral, si pur, si éloigné de tout esprit de violence et de haine. Quel autre peuple, en effet, pouvait s'honorer d'aussi grandes vertus? Quel autre était aussi riche de bonté, de générosité, de charité, de pitié? Or, c'était justement le plus doux, le plus paisible de tous les peuples qui avait été chargé de livrer le combat de Dieu contre Satan et les nations impies vivant sous sa domination; c'était précisément le meilleur et le plus généreux des peuples qui devait répéter après Jésus-Christ: «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je suis venu apporter non la paix, mais l'épée.» Le sacrifice sanglant devait être accompli; le combat sacré devait être mené jusqu'au bout. Le glaive d'une main, la torche de l'autre, l'ange exterminateur devait purger la terre de son péché et la racheter par le fer et par le feu. Jésus, le meilleur et le plus doux des hommes, n'avait-il pas dit aussi (LUC, XII, 49): «Je suis venu jeter un feu sur la terre»? Désigné spécialement par Dieu pour l'exécution des décrets célestes, le peuple allemand pouvait-il exiger un autre chemin que celui de notre Sauveur?

Et dans une comparaison admirable entre le peuple allemand et le Christ, l'orateur montrait que, de même que le Christ avait voulu être crucifié et, en se crucifiant, lui, l'Homme-Dieu, avait crucifié avec lui l'humanité pour la sauver, de même le peuple allemand s'était chargé de la croix de guerre et, en y montant, lui, le Peuple-Dieu, devait y crucifier avec lui le reste de l'humanité criminelle pour l'œuvre d'une nouvelle rédemption.

Comme bouleversé à l'évocation de ce grand sacrifice et de cette tragique mission, l'aumônier s'écriait alors, la voix tremblante d'émotion:

—Guerriers, parfois votre cœur est étreint par l'horreur: ce que vos mains doivent faire, ce que vos yeux doivent voir, vous ne l'avez point voulu!...

Non, nous ne l'avions pas voulu, ni nous, ni notre Empereur, ni personne en Allemagne. Seuls nos ennemis, les ennemis de Dieu étaient responsables de la catastrophe. C'est Dieu qui nous avait imposé la terrible mission de les anéantir et, par leur supplice, qui était en même temps le nôtre, de les arracher au Malin, de les racheter et de les sauver.

—Nous n'avons pas voulu allumer le feu, poursuivait le pasteur, mais maintenant nous devons passer au travers! Nous allumons un feu de guerre qui rendra tous les incendiaires pleins d'appréhension et d'angoisses. Dans leur rage et leur fureur, les vaincus nous appelleront comme ils voudront: nous devons aussi passer par le feu de leurs cris de haine et de calomnie. Que ceux qui l'ont voulu, que nos ennemis soient rendus responsables de ce que dans cette effroyable guerre toutes les exigences de l'humanité sont crucifiées!...

S'élevant alors aux plus hauts sommets de l'éloquence sacrée, le pasteur Muckerander clamait, les bras en l'air et le verbe retentissant:

—Toi, mon peuple en armes, tu es l'humanité crucifiée! Il faut que tu le saches et que ce soit écrit en caractères de feu dans ton âme allemande douloureuse! C'est l'heure de la croix de fer! Que l'amour invincible pour l'Empereur et l'Empire t'aident à persévérer. Le feu du sacrifice brûle en toi, tandis que tu allumes le feu sur la terre de crucifixion. C'est la guerre: tu sais pour qui tu souffres. Tu te tairas comme le Sauveur s'est tu devant la grandeur de son heure. Haut les cœurs! Jamais encore tu n'as occupé une place aussi élevée. Au delà de la guerre, c'est le salut: tu aides à opérer la délivrance allemande et, par elle, celle de toute l'humanité!

Et dans une péroraison prodigieuse, qui nous souleva tous d'un enthousiasme aussi brûlant que le feu divin qu'il exaltait, le pasteur guerrier termina de la sorte:

—Et maintenant, glaive, sois glaive et frappe! Feu, sois feu et brûle! Les demi-mesures sont criminelles. Plus la guerre sera sans merci, plus elle sera miséricordieuse. Malédictions et grincements de dents sur tous les scélérats, afin que l'humanité ne soit pas de sitôt crucifiée à nouveau! Déjà le monde le voit: nous passons outre! Le feu n'aura pas brûlé en vain. Le sang n'aura pas inutilement coulé. Et nous qui sommes encore plongés en pleine mêlée, chaque fois que nous voyons la croix de notre Sauveur, saluons-la héroïquement et chrétiennement de ces mots: «Je suis venu jeter un feu sur la terre!»

N'eût été la sainteté du lieu, nous nous serions tous levés frémissants d'enthousiasme pour acclamer le prédicateur et la fin de son splendide sermon. L'auditoire était transporté de ravissement, et je vis le colonel von Steinitz essuyer de sa main gantée des yeux qui devaient être pleins de larmes émues.

Nous chantâmes alors le beau psaume de David:

Que de gens, ô grand Dieu,

Soulevés en tout lieu,

Conspirent pour me nuire

Que d'ennemis jurés

Contre moi déclarés

S'arment pour me détruire!...

Puis, au milieu du recueillement général des uniformes debout, le pasteur Muckerander prononça la prière finale, qu'il termina, selon le rite, par l'oraison dominicale, dont nous n'avions jamais mieux compris la haute portée et le lumineux symbole:

Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié (et par conséquent le nom allemand); que ton règne vienne (avec celui de l'Allemagne); que ta volonté (celle de l'Allemagne) soit faite sur la terre comme au ciel! Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien (trempé de champagne). Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Nous ne pardonnons jamais à tes ennemis qui sont les nôtres; et si nous t'offensons par trop de clémence, ne nous pardonne pas davantage.) Ne nous laisse pas tomber dans la tentation d'épargner tes ennemis (et les nôtres), mais délivre-nous du Malin (l'Anglais, le Belge et le Français). Car c'est à toi (et à nous) qu'appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen!

A la sortie, on nous distribua une jolie carte postale illustrée, représentant un rang de soldats allemands, casque en tête et fusil en joue, avec, à leur côté, Jésus, en robe de lin et en longs cheveux, leur désignant l'ennemi de son bras tendu et leur disant: «Voyez, je suis avec vous tous les jours.» (Matth., xxviii, 20.)


Sur une place, devant un édifice à campanile, la musique joua Heil Dir im Siegerkranz et Muss i denn zum Stædtele raus, tandis que nous nous formions pour le départ. Mais si le Sedantag ne fut pas pour nous un jour de repos, car nous dûmes fournir une étape d'au moins quarante kilomètres, nous continuâmes à le célébrer tout le long de notre route par d'abondantes pilleries, de joyeux jets de grenades incendiaires et l'immolation d'un certain nombre d'hommes français, de femmes françaises et d'enfants français au Vieux Seigneur Dieu allemand.

Nous arrivâmes le soir, très tard, sur le bord de l'Oise, devant Pont Sainte-Maxence. Nous y bivouaquâmes. Les Français avaient fait sauter le pont. Aussi, le lendemain matin, les bacs n'étant pas arrivés, nous descendîmes la rivière jusqu'à Creil, où les équipages avaient lancé un pont de bateaux. Nous dûmes attendre plusieurs heures pour laisser passage à de longues colonnes venant de Clermont. De l'autre côté, la ville brûlait. Nous passâmes enfin l'Oise vers midi. On disait qu'Anvers était pris, le roi Albert capturé, Belfort enlevé et que nous avions remporté une grande victoire à Lunéville, où nous avions fait cent mille prisonniers. Paris était bombardé depuis huit jours par nos avions et nous en étions à soixante kilomètres. Nous y entrerions le surlendemain. La paix serait signée avant trois semaines.

Mais à notre extrême surprise, au lieu de prendre la route de Paris, au sortir de Creil, nous obliquâmes vers le sud-est. Une dizaine de kilomètres à travers une belle forêt de chênes, de hêtres et de charmes nous amenèrent à une très curieuse et très ancienne cité, nommée Senlis. Nos troupes s'y étaient quelque peu amusées la veille, à l'occasion du Sedantag. Mais, en somme, la ville avait été remarquablement ménagée, et nous la trouvâmes en fort bon état. On n'y avait brûlé qu'une centaine de maisons, la gare et le palais de justice. La cathédrale, l'hôtel de ville, les monuments romains, ceux-ci d'ailleurs déjà en ruine, avaient été respectés et l'on n'avait tué que dix-neuf personnes, dont le maire.

Le lendemain matin, après avoir passé la nuit dans une nouvelle forêt encore plus belle que la précédente, nous atteignîmes la localité d'Ermenonville. Ce nom ne m'était pas inconnu. C'était là qu'avait été enterré le célèbre philosophe français Jean-Jacques Rousseau. Profitant d'une halte, quelques officiers désirèrent aller visiter le tombeau, qui était, paraît-il, assez pittoresquement situé. Ils en demandèrent la permission au major von Nippenburg. Non seulement celui-ci l'accorda, mais il se joignit à nous. Nous n'eûmes que quelques pas à faire, au milieu d'un parc charmant, pour arriver sur le bord d'un bel étang où se trouvait une petite île ornée de peupliers. Le tombeau, de style antique, était dans cette île. Nous le contemplions de la rive, quand nous vîmes approcher, par l'autre bord, un groupe de quatre ou cinq officiers généraux, qu'accompagnait le colonel von Steinitz. Je reconnus parmi eux le général von Zillisheim, commandant la division, et le général von Morlach, commandant de notre brigade. Ces messieurs, nous dit-on, occupaient présentement le château d'Ermenonville avec l'état-major du corps d'armée. Ils s'avancèrent de notre côté et, les saluts réglementaires échangés, une courte conversation s'engagea, que j'entendis en partie, bien que, n'étant pas officier, je me tinsse à plusieurs pas de distance.

—Vous venez voir le tombeau du grand homme, messieurs? fit aimablement le général von Zillisheim.

—Avec votre haute permission, monsieur le général-lieutenant, répondit confondu de servilisme le major von Nippenburg.

—Vous savez, messieurs, que ce tombeau est vide, ajouta le général von Zillisheim.

—Comment, dit le général von Morlach, le cadavre n'est pas là-dedans?

—Il n'y est plus. Ces stupides Français l'ont, paraît-il, transporté au Panthéon de Paris, où ils l'ont mis à côté de son ennemi Voltaire, l'insulteur de notre grand Frédéric.

—Quelle incongruité! crut devoir renchérir le major von Nippenburg.

—Mais soyez tranquilles, messieurs: nous enlèverons aux Parisiens le corps du grand homme et nous le transférerons à Berlin, où il a tous les droits de reposer. Car, peut-être l'ignorez-vous, messieurs, Rousseau était notre compatriote.

—Comment cela? s'étonnèrent plusieurs voix.

—Je croyais, émit le colonel von Steinitz, que ce personnage était de Genève.

—Il y est né seulement, dit le général von Zillisheim, dont l'érudition sur ce point d'histoire littéraire venait sans doute d'être fraîchement acquise au château d'Ermenonville; mais il quitta tout jeune cette république, vécut dans le royaume de Sardaigne, puis en France; enfin, dégoûté tout ensemble des Français et des Genevois qui le persécutaient à l'envi, il vint se mettre sous la protection de notre grand roi philosophe, Frédéric II, et se fit naturaliser neuchâtelois. Or, Neufchâtel, vous le savez, messieurs, fut une principauté prussienne. Voilà comment ce génie était authentiquement notre compatriote et comme quoi ses cendres nous appartiennent.

—C'est magnifique! s'écria le général von Morlach; cela nous fait donc un grand homme de plus!

—Oui, messieurs, fit le général von Zillisheim charmé de son succès, celui dont nous contemplons le tombeau a vécu les quinze dernières années de sa vie sous la qualité de sujet prussien et il est mort Prussien. C'est un Prussien qui a écrit ce livre admirable, cet immortel chef-d'œuvre, les Confessions. Et qui d'autre qu'un Allemand aurait pu être, comme il le fut, le restaurateur de la religion dans ce pays impie qu'était alors la France?...

—Et qui l'est resté, observa le colonel von Steinitz.

—Qui d'autre qu'un Allemand aurait pu apporter le sentiment de la nature à la sèche littérature française? Je vous propose, messieurs, de saluer de l'épée l'ombre illustre qui a reposé là et qui nous écoute peut-être, den grossen Preussen, le grand Prussien Chean-Chagues Rouzeau!

Sur ces mots, nous tirâmes tous l'épée et nous présentâmes solennellement les armes au tombeau vide.

—Ah! me disais-je fort ému, en voilà un que le professeur Woltmann a oublié et qui était encore plus légitimement des nôtres que le blond Montaigne, le doux Racine ou le colossal Mirabeau!

Et comme pour nous pénétrer mieux de la noble atmosphère germanique et romantique qui se respirait en ce lieu, le général von Zillisheim nous montra, près de là, une stèle funéraire où se trouvait gravée une inscription dans notre langue. C'était la tombe d'un jeune Allemand, disciple de Gœthe et de Rousseau qui, atteint du mal du siècle, était venu se suicider sous ces ombrages, en souvenir et en imitation de Werther.

Cela me rappela le malheureux Kœnig. Il eût aimé cette promenade dans le parc d'Ermenonville.

Nous revînmes on ne peut plus satisfaits de ce petit épisode littéraire. Lorsque j'en fis le récit à Schimmel, qui avait dédaigné de nous accompagner, il parut passablement vexé.

—Si j'avais su, fit-il, qu'il devait y avoir des généraux!...

Quant à Kaiserkopf, il n'avait pas été question de l'inviter. La halte avait à peine été commandée que, sur un signe de Schlapps, le bouillant capitaine s'était éclipsé. Nous le vîmes reparaître tout juste pour remonter à cheval, en rebouclant son ceinturon.


Une côte, au sortir de ce charmant Ermenonville, nous fit passer brusquement des délices de la forêt aux ardeurs d'un plateau sans borne et sans ombre. Le regard s'y étendait à perte de vue. Bientôt nous eûmes la sensation opprimante de toute une immense armée qui, par dix routes parallèles ou obliques à la nôtre, s'écoulait, pressée, incessante, innombrable, en direction générale du sud-est. Notre seule colonne s'allongeait devant nous en une perspective linéaire infinie, continuant, à mesure que nous avancions, de sortir indéfiniment de la forêt. A droite, à gauche, en avant, en arrière, d'autres colonnes visibles sur d'autres routes invisibles glissaient et s'effilaient sans discontinuité, semblablement ciliées de fusils, de canons et de machines. Dans leurs intervalles, des bataillons, des escadrons marchaient ou chevauchaient à travers champs. On discernait dans le brouillard poussiéreux, selon l'échelle des distances, les batteries de campagne, les chapelets grêles des compagnies de mitrailleuses, les files des voitures de train, des caissons à munitions, des chariots à ballons, les croix rouges des ambulances et celles qui camouflaient fréquemment les auto-canons et les auto-mitrailleuses. J'avais l'impression que notre corps d'armée tout entier était rassemblé là, dans cette coulée uniforme. Et non seulement notre corps, mais d'autres encore, d'autres qui fluaient comme nous intarissablement vers le sud-est, et depuis plus longtemps peut-être. C'était un bruissement monotone, ininterrompu, qui faisait trembler sourdement le sol, comme à la veille d'un cataclysme souterrain. Rien d'autre que ce grondement, que ce grand frissonnement diluvien, qui noyait tous les sons proches, nos voix, nos chants, jusqu'au fracas de nos charrois, remplissait nos oreilles, secouait nos nerfs et brassait nos entrailles de son ressac perpétuel. La nature semblait comme morte et n'y joignait aucun de ses bruits familiers. Le canon s'était tu. Nulle part on ne l'entendait.

Au bout d'une longue marche en route droite, nous fîmes de nouveau halte, après avoir traversé une voie ferrée. J'en profitai pour joindre Schimmel et connaître ses impressions.

—Je crois, me dit-il, que nous tournons Paris pour l'attaquer par l'est et par le sud; l'approche par le nord n'est pas avantageuse.

—Où sont nos armées? demandai-je.

—Je n'en sais rien. J'imagine que nous devons en former l'extrême aile droite.

—Dans ce cas, dis-je, et si votre hypothèse est exacte, nous devrions rester sur place au lieu d'avancer, et ce sont les autres corps qui devraient pivoter autour de nous.

—C'est juste, fit Schimmel. Et c'est peut-être justement ce qui va se produire. A moins, ajouta-t-il, que nous n'ayons encore d'autres armées dans la région du nord, ce qui me paraît d'ailleurs certain.

—Et les Français?

Il eut un geste vague et lointain vers le sud-est. Puis, déployant une carte de l'état-major français, il me montra où nous étions.

—Voyez, précisa-t-il en soulignant d'une rayure d'ongle le point qu'il indiquait, c'est ici. En poursuivant cette route pendant une vingtaine de kilomètres, nous arrivons à Meaux, qui est sur la Marne.

Portant alternativement les yeux de la carte à nos jumelles, nous identifiâmes ensemble les divers points de repère du paysage qui nous environnait. Sur le vaste plan des champs sans clôtures les villages haussaient leurs clochers et levaient leurs bouquets d'arbres. C'étaient, au nord, à notre gauche, Silly-le-Long et Nanteuil-le-Haudouin; plus vers l'est, Ognes, Chèvreville, Oissery, Brégy; devant nous, Saint-Pathus, puis, à demi masqué par un bois, Saint-Souplets; à notre droite, Lagny-le-Sec, et, au loin, sur une crête la grosse agglomération de Dammartin-en-Goële. Mais, tandis qu'à gauche les villages fumaient d'incendies et que les routes se marquaient par les longs rampements de nos convois, à droite on n'apercevait pas de fumées et les routes n'apparaissaient que par les lignes d'arbres qui les bordaient partiellement.

Et au delà, bien au delà de Dammartin, invisible, mais présente, nous devinions, dans la brume ardente et les réverbérations de la lumière, l'immense capitale Paris, das grosse Paris, but de tous nos efforts et fleuron de notre victoire.

La halte se prolongeant, le capitaine Kaiserkopf, qui avait installé une petite buvette au bord de la route, nous invita à nous restaurer. Nous y trouvâmes avec lui le major von Nippenburg, et peu après survenait le colonel von Steinitz.

Celui-ci paraissait tout joyeux et sa mine de taupe s'éclairait entre ses favoris d'un abondant sourire.

—Ça va bien, ça va très bien, disait-il. Je crois que nous allons être au bout de nos peines.

S'il ignorait ou feignait d'ignorer l'objectif qui nous était assigné, il apportait des renseignements du plus haut intérêt sur la marche offensive de nos armées. A notre gauche, deux corps avaient franchi l'Ourcq et traversaient la Marne, précédés par la cavalerie qui avançait sur Crécy, Coulommiers et le Grand Morin. Deux autres corps étaient sur le Petit Morin. Plus loin, c'était l'armée von Bülow avec la Garde, à la hauteur de Montmirail et des marais de Saint-Gond. Au delà, c'étaient les Saxons de von Hausen; plus loin encore, les cinq corps du duc de Wurtemberg. Nulle part on ne se battait. Partout l'ennemi était en pleine retraite, en fuite plutôt, en complète déroute, et on le pourchassait l'épée dans les reins en direction de la Seine et de l'Aube, où on serait dans deux jours. Tout l'arrière-pays était conquis, occupé, avec Amiens, Soissons, Laon, Reims, Châlons. C'était la marche triomphale dans la débâcle de la France.

—Et Paris? demanda le major.

—Eh bien, Paris est là, dit le colonel en tendant le bras vers l'ouest, là tout près. Nous n'avons qu'à le prendre. Nous le cueillerons quand nous voudrons.

Et son geste s'attardait, se balançait, avec sa grosse main poilue qui s'ouvrait et se refermait comme sur une poire qu'il n'aurait eu, en effet, qu'à cueillir.

—Mais qu'y a-t-il entre nous et Paris? questionnait Schimmel.

—Eh bien, monsieur, trente-cinq, trente-six kilomètres de plaine à peu près sans accident de terrain.

—Et comme moyens de défense?

—Quelques forts mal entretenus, sans canons et où il y a plus d'espions allemands que d'artilleurs français.

—Comme troupes mobiles?

—Un brelan de mauvais bataillons de la territoriale, que nous disperserions d'une chiquenaude.

Donnerwetter! jura joyeusement Kaiserkopf, si c'était vous, monsieur le colonel, qui étiez destiné à entrer le premier dans Paris à la tête de votre régiment!...

Le colonel von Steinitz ne répondit rien, mais un tremblement de désir agita sa lippe inférieure.

Des signaux retentirent. Les trois officiers supérieurs remontèrent à cheval, tandis que Schimmel et moi courions rejoindre nos sections. La colonne se remit en marche dans la chaleur, la poussière et la lumière déclinante du soleil.

Deux heures plus tard, nous traversions Saint-Soupplets, où nous n'eûmes que le temps de vider un tonneau à l'auberge de la Belle-Idée, déjà à peu près entièrement bue. Et la marche continua, toujours sur la même route et en même orientation.

Cependant, la campagne de droite qui, jusqu'alors, nous avait paru profondément déserte et silencieuse, commençait à s'animer, semblait-il, de légers frémissements. Ce n'était rien encore, quelque chose d'à peine perceptible, de plutôt deviné que senti, qui pouvait être aussi bien le bruit vague d'une brise se levant, que le bourdonnement confus apporté par quelque courant aérien des banlieues de Paris ou que l'écho lointain de notre propre piétinement. J'eus un instant l'impression bizarre, hallucinante qu'une bande de loups nous suivait, parallèlement, d'un trot souple, maigre et feutré. Les grandes ombres qui naissaient de la nuit approchant, les fantômes noirs des arbres démesurés, l'horizon charbonné sous un ciel violet foncé accentuaient le mystère et distillaient l'inquiétude. Nous avions beau nous savoir flanc-gardés par nos patrouilles, nous absorbions le doute, nous appréhendions l'indéfinissable et nos doigts se crispaient nerveusement sur la plaque de couche de nos fusils.

Au bout de trois à quatre kilomètres, nous fîmes halte derrière une hauteur sur laquelle se silhouettaient les premières bâtisses noires d'un village, et nous reçûmes l'ordre de prendre nos bivouacs, sans feux. Une section monta s'assurer de la localité, qui portait le nom de Monthyon. On entendit quelques cris d'habitants et les rares lumières s'y éteignirent.

Harassés par cette longue et chaude journée, la plupart des hommes s'abattirent et s'endormirent aussitôt. Le concert de leurs ronflements se maria au grondement sourd des colonnes qui circulaient encore derrière nous. La lune pleine et lourde faisait lentement l'ascension du zénith, laquant le terrain d'une clarté blafarde et projetant vers Paris l'ombre décroissante des choses. On entendait de loin en loin les cris de chouette qui servaient de signaux de ralliement à nos patrouilles.

Je m'endormis à mon tour, la tête sur mon sac. La nuit fut admirablement tranquille. Je ne fus réveillé qu'un instant, sur les deux heures du matin, par le gros roulement de trois batteries de 77 qui allaient prendre position sur le flanc du coteau de Monthyon.

L'aurore se leva sereine et rose, tandis que la boule lunaire descendait pâle et molle sur Paris. Le réveil se corna et se répercuta le long des troupes étendues. Mais on ne se pressait pas de partir. Le repos se continua pendant une partie de la matinée et nous eûmes le loisir de préparer notre café, puis la soupe. Vers les dix heures, seulement, on nous fit appuyer d'un petit kilomètre sur la gauche, et nous nous arrêtâmes de nouveau, face à l'ouest. Nous avions débordé la hauteur de Monthyon, et nous découvrions plus loin une nouvelle hauteur boisée, semblablement couronnée d'un village, que la carte nommait Penchard. Entre ces deux points naturellement forts la position paraissait excellente et propre à décourager les effectifs peu redoutables que nous pouvions avoir devant nous. Sous nos yeux s'ouvrait largement la plaine ensoleillée avec ses vastes champs, ses petits bois, ses minces rus frangés de peupliers, ses routes blanches, ses écarts et ses villages: Neufmontiers, Chauconin, Villeroy, Iverny, Le Plessis-au-Bois, Le Plessis-l'Évêque. Rien dans ce paysage tranquille et coloré ne semblait suspect. Assis ou vautrés sur les coudes, autour de nos armes en faisceaux, nous attendions d'un moment à l'autre l'ordre de la marche en avant sur Paris.

Il était midi. Soudain, une détonation retentit à cinq cents mètres de nous, en contre-pente de la butte de Monthyon. C'était une de nos pièces qui envoyait son premier obus. Nous vîmes au bout de nos jumelles, sur la route sortant d'Iverny, une minuscule batterie française tourner subitement bride et rentrer au galop dans le village. Dix minutes après, le combat d'artillerie était engagé. Nos canons tiraient de Monthyon, de Penchard et d'une autre position un peu plus à l'est. Des pièces françaises ripostaient avec rapidité de derrière Iverny, et leurs petits projectiles rageurs tombaient déjà avec précision autour de la butte.

Nous nous portâmes en avant, en même temps que d'autres éléments d'infanterie, sur toute la largeur de la plaine visible, soutenus par de nombreuses mitrailleuses. Nous avancions en tirailleurs, courbés et rampants, nous abritant de notre mieux, car de nouvelles batteries françaises révélaient l'une après l'autre leur présence, crachant une mitraille de plus en plus dangereuse. Nous mîmes une heure pour atteindre une route où nous pûmes nous retrancher, puis, deux cents mètres plus loin, le lit d'un ruisseau. Des reconnaissances de cavalerie française se démasquaient à droite, du côté du Plessis-l'Évêque, à gauche vers Chauconin. Puis des pantalons rouges se montrèrent, débouchant à l'improviste de couverts insoupçonnés. Nous en vîmes surgir la valeur d'une compagnie, droit devant nous, quelques centaines de mètres en avant du village de Villeroy. Ils se dispersèrent avec agilité dans un champ où ils se couchèrent. Des milliers de balles sifflèrent. Seul un lieutenant barbu était resté debout, lorgnette à la main. Mais presque aussitôt il s'abattait de côté, raide, en portant la main gauche à son front; et comme je l'avais bien expressément visé, je me demandai si ce n'était pas une de mes balles qui l'avait tué.

La grêle d'acier criait maintenant de toutes parts. Celle qui partait de nos lignes semblait pour le moment plus nourrie. Si nous étions bloqués dans notre ruisseau, à gauche les nôtres avançaient. Chauconin était en feu. Plus près de nous, un énorme brasier montait d'une ferme à tourelles. Mais, peu à peu, nous commencions à nous apercevoir, à notre grand étonnement, que, loin de n'avoir sur leurs lignes que de faibles éléments sacrifiés d'avance, les Français étaient en force.

Animés de la plus folle ardeur, on les voyait découvrir leurs compagnies les unes après les autres, les disséminer, les jeter en avant. Ils progressaient par élans rapides, tantôt disparaissant, plaqués au terrain, tantôt bondissant à l'improviste, grandissant à mesure qu'ils approchaient. On distinguait fort bien sur les champs verdâtres ou brunâtres les taches bleues de leurs képis et de leurs capotes soulignées par les agenouillements ou les relèvements rouges de leurs pantalons. Et pendant ce temps, là-bas, à gauche, une nuée d'autres petits soldats, blancs, ceux-là, avec des jambes noires, sautillaient à l'assaut des hauteurs de Penchard.

Tout à coup, nous eûmes devant nous, à trois cents mètres, une vague galopante de ces Français bleus et rouges. Je vis un instant moutonner et claquer au-dessus de la vague un drapeau frangé d'or à trois bandes verticales, rouge, blanc, bleu, tandis que retentissait à mes oreilles un chant enflammé, où je reconnus les accents effroyables de la Marseillaise. Puis il y eut un crissement métallique; des aciers flambèrent. En même temps nous étions pris en enfilade par une mitrailleuse. Il fallait déguerpir. Nous rampâmes en hâte du côté de la route, que nous finîmes par regagner, non sans avoir laissé nombre de nos mousquetaires dans le fossé ou entre les glèbes.

Nous tînmes une heure avec un courage surhumain. Les shrapnells éclataient au-dessus de nous, les percutants autour de nous, les balles nous râlaient aux tympans, nous étions roulés, asphyxiés, décimés. Nous avions beau vider avec ténacité nos chargeurs, les Français renaissaient toujours. Et ce qui nous angoissait, c'était que nos canons ne nous soutenaient plus. Heureusement, nos mitrailleuses ne fléchissaient pas.

Nous fûmes enfin relevés par le bataillon Preuss, et nous revînmes exténués sur notre position de départ. Nous vîmes en passant près de Monthyon, dans un plissement de terrain, derrière des bâtiments de ferme, un de nos emplacements de batteries complètement ravagé. Les pièces étaient parties. Il n'y avait plus que deux caissons démolis et une douzaine de cadavres, dont trois chevaux. Des servants noyaient dans une mare un millier d'obus qui, dans la précipitation du départ, avaient dû être abandonnés.

Il était déjà tard dans l'après-midi et le soir commençait à couvrir de violet le champ de bataille. Pas à pas, bond par bond, les Français avançaient toujours, et le bataillon Preuss cédait à son tour du terrain.

Kaiserkopf avait reçu dans le mollet une balle ronde de shrapnell, qu'il se faisait extraire au poste de secours.

—Nom de Dieu de nom de Dieu! beuglait-il.

On fit l'appel de la compagnie, couverte de terre, d'herbe et de sang. Sur deux cent cinquante hommes qu'elle comptait le matin, il en avait disparu une soixantaine, et elle ramenait cinquante blessés.

Bleu de rage, Schimmel se mit à jurer plus fort encore que Kaiserkopf.

Sur ces entrefaites, une grave nouvelle se répandait. Loin, sur notre droite, au delà de nos lignes, dans la région de Saint-Soupplets, où nous avions passé la veille et où, paraît-il, nous n'avions plus de troupes, tout un corps d'armée français venait d'apparaître, qui avançait à grand train et se mettait en devoir de nous tourner. Des ordres arrivaient du quartier général nous enjoignant de battre en retraite dans l'est sur de nouvelles positions. Rouge et sanglé, le colonel von Steinitz faisait procéder aux préparatifs de départ. Il fallait qu'en une heure tout le monde fût loin, le bataillon Preuss formant l'arrière-garde. Déjà les premiers éléments de la brigade étaient sur la route de Barcy.

La jambe bandée, Kaiserkopf se fit hisser péniblement sur son cheval.

Schimmel ne décolérait pas et allait jusqu'à incriminer le Haut Commandement.

—Ils ne sont donc pas renseignés? marmonnait-il avec fureur. Qu'est-ce que c'est que ce corps d'armée français? D'où vient-il? Comment n'avions-nous personne à lui opposer? Que fait von Kluck? A quoi pense-t-il?...

Heureusement que notre train de régiment était en sûreté vers nos positions de repli; nous ne laissâmes derrière nous qu'une petite ambulance et quelques espions brassardés de la Croix-Rouge, bien munis de fanions et de fusées.

L'encombrement était tel, sur la route de Barcy, que nous mîmes plus de trois heures pour faire trois kilomètres. Les unités s'y mélangeaient dans un grand désordre. Cavaliers, fantassins, artilleurs, caissons et camions y fuyaient laborieusement et s'y enchevêtraient au milieu des cris, des coups, des jurons, des piaffements et des hennissements. La route étant insuffisante à contenir cette cohue, des paquets de troupes cahotaient à travers champs. Derrière nous, l'horizon flambait; à Neufmontiers, à Chauconin, à Penchard, à Monthyon, maisons, fermes, meules brûlaient comme des torches.

A Barcy, c'était le chaos. Sur la place, où l'église dressait son vieux clocher, le flot gris, tumultueux et mugissant avait des remous effroyables. Si de l'artillerie française avait été en action, elle en eût fait un fleuve de sang. A côté de l'église, la mairie était en flammes. Les lueurs violentes de l'incendie et les clartés douces de la lune mêlaient sur les aciers brunis et les visages livides leurs reflets différents.

Encore trois heures pour faire cinq kilomètres, et nous arrivions, rompus de fatigue, au village d'Etrépilly, dont nous envahîmes les maisons et les granges pour nous affaler tout harnachés dans l'anéantissement d'un soleil de plomb.


Kaiserkopf, que sa blessure empêchait de dormir, nous réveillait avec fureur quelques heures plus tard.

Donnerwetter!... Vous n'entendez pas?... La canonnade française avance du côté de Marcilly... La compagnie doit se porter à deux kilomètres vers la râperie...

Il tapotait avec rage un croquis de la région annexé à l'ordre du colonel.

Je me mis debout avec peine. Il fallut un temps infini pour avoir les hommes. On n'en réunit pas plus d'une centaine. La section Bobersdorf, l'ancienne section von Bückling, n'existait presque plus. On procéda à un nouveau groupement. Kaiserkopf, se déclarant incapable de bouger, confia pour la journée le commandement de la compagnie au premier-lieutenant Poppe.

—Etes-vous blessé? me demanda Schimmel.

—Non. Et vous?

—Non. Nous avons de la chance. Dans quel guêpier ce sacré von Kluck nous a-t-il fourrés?

Il regardait avec inquiétude du côté du nord-ouest, comme pour scruter jusqu'où le corps d'armée français qui nous avait forcés la veille à décamper avait déjà pu parvenir. Nous marchions péniblement dans les betteraves. A notre gauche, le clocher de Barcy sortait de l'horizon des champs; à droite, une dentelle d'arbres marquait la route de Marcilly, avec le vallonnement feuillu de la Thérouanne; dans notre dos s'allongeait la crête d'Etrépilly à Vareddes.

Ou ne voyait de troupes nulle part. Tout était terré ou défilé. La plaine appartenait aux obus. De tous côtés crépitait l'artillerie légère, et il était bien difficile de différencier dans ce tambourinement ce qui était français de ce qui était allemand. Il semblait cependant que du côté du nord il n'y eût que des roulements français, et cela devenait tout à fait alarmant.

—Ils avancent, murmurait Schimmel.

A ce moment, plusieurs coups lourds, massifs et profonds, comme des décharges de grosse caisse, détonèrent dans l'est, venant du plateau de Trocy. C'était de l'artillerie lourde allemande. Cela nous rassura.

Nous entendions par moment de vives fusillades vers Marcilly. Heureusement nous n'étions pas en première ligne. Aplatis dans les betteraves, nous creusions de petites tranchées pour la préparation d'une position de soutien. Des sanitaires vinrent nous rejoindre, et procédèrent à l'installation d'un poste de secours, car les blessés commençaient à affluer. On les pansait sommairement et on les évacuait sur Etrépilly. Ceux qui succombaient étaient enterrés sur place. Nous surveillions la route, que nous devions prendre de flanc, ainsi que le vallon de la Thérouanne, en cas d'avance française. Au loin, l'artillerie ennemie semblait progresser le long d'un grand arc de cercle.

—Diable! fit tout à coup Schimmel, ils tirent de Bouillancy!

Les coudes sur la carte, Poppe et lui entamèrent une longue discussion à ce sujet.

Il était onze heures du matin, quand Poppe dit, le bras dans le nord-est:

—Ecoutez!...

De nouvelles crépitations d'artillerie légère se faisaient entendre dans cette direction et plus à l'est encore, entre les déflagrations de l'artillerie lourde. En même temps nous voyions approcher le major von Nippenburg, qui venait inspecter nos travaux.

—C'est un corps allemand qui arrive, fit-il en sautant dans nos retranchements. Il était temps!...

Un soupir de soulagement s'échappa de nos poitrines.

—Nous sommes sauvés! déclara Poppe. Et quel est ce corps d'armée qui vient si juste à point à notre secours?

—Je crois savoir que c'est le IIe, dit le major.

—Hourra!... et vive von Kluck! cria Schimmel, passant subitement de l'abattement le plus profond à la joie la plus vive. Ah! je me disais bien aussi que cet excellent renard de Generaloberst devait leur ménager quelque tour de sa façon!...

Gagnés par son enthousiasme, nous nous mîmes presque à danser dans la terre molle de notre tranchée, lançant en l'air casques et casquettes et poussant de sonores acclamations.

Et voici que, tout à côté de nous, brusquement, partit une détonation qui nous fit tous tressauter, pour nous jeter aussitôt après dans d'inextinguibles éclats de rire. C'était une bouteille de champagne que ce bougre de Biertümpel avait trouvé moyen d'apporter jusqu'ici et dont il tenait de faire jaillir le bouchon. Nous la bûmes triomphalement en l'honneur du général von Kluck, tandis que tout là-bas, dans le nord-est, les batteries du IIe corps débouchaient également la gaie pétarade de leurs canons de campagne.

Mais quelques instants plus tard, quelqu'un eut la fâcheuse idée de demander:

—Ah çà! mais... d'où vient-il donc, ce IIe corps?

Le major von Nippenburg répondit:

—Eh bien, mais... il vient du sud...

—Comment ça, du sud? nous récriâmes-nous.

Poppe, Schimmel, aussi bien que moi même, étions tous, en effet, persuadés que nous avions encore de nombreuses troupes dans le nord et que, par conséquent, ce corps de secours ne pouvait venir que du nord.

—Du sud, répéta le major. Il était dans la région de Coulommiers.

—Il avait passé la Marne?

—Oui.

—Et il l'a repassée?

—Naturellement. Il a bien fallu qu'il la repasse pour venir de notre côté. Le général von Kluck l'a ramené cette nuit à marches forcées.

—On a donc dégarni le front d'offensive?

—Apparemment.

—Mais alors...?

Nous nous regardions de nouveau pleins d'inquiétude.

—Alors... que se passe-t-il là-bas?

Schimmel et Poppe tendaient tous les deux du même geste frémissant le bras vers le sud, dans la direction de la Marne.

—Là-bas... ma foi, je n'en sais rien, répondit le major. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes attaqués ici, de flanc, par des forces plus importantes que nous ne pouvions le présumer. Nous avons à défendre tout le plateau d'Etrépilly, Trocy, Étavigny, jusqu'à l'Ourcq. Le salut de l'armée en dépend.

Il avait prononcé ces derniers mots d'une voix grave.

Nous fûmes interrompus par une grosse mitraillade. Des troupes fuyaient en tiraillant par la route de Marcilly. Un feldwebel survint tout sanglant:

—Les Franzosen tiennent le carrefour et enlèvent la râperie!...

—Faites tirer sur la route, nous ordonna le major.

—Impossible, monsieur le commandant, fit Poppe, la lorgnette aux yeux. Nos troupes sont trop mêlées aux Français.

—Alors, tout le monde debout!... En avant!... Il faut à tout prix reprendre la râperie.

Mais une brusque déflagration lui rentra dans le gosier la fin de sa phrase. Un obus venait d'éclater dans la tranchée, tuant deux hommes et le boulant lui-même dans la terre à moitié déchiré.

—J'ai mon compte, râla-t-il, tandis que les sanitaires s'empressaient à son secours. Faites venir Kaiser... Kaiserkopf... que je lui passe le com... le commandement...

—Le capitaine Kaiserkopf est immobilisé.

—Alors Tintenfass...

—Le capitaine Tintenfass est avec les troupes qui lâchent.

—Alors... arrangez ça comme vous voudrez, Poppe... Je n'en puis plus... Prévenez le colonel...

Il étouffait et rendait le sang.

Nous nous lançâmes à découvert. En nous voyant sortir de nos trous, les fuyards de la sixième compagnie tentèrent de se rallier, et tous ensemble, sur un front espacé d'un demi kilomètre, nous fîmes les plus grands efforts pour refouler les Français. On apercevait entre les larges feuilles des betteraves leurs taches rouges et bleues. Ni d'un côté, ni de l'autre il n'y avait de mitrailleuses. Mais leurs pièces, qui tiraient de derrière Marcilly, sans nous faire beaucoup de mal tant que nous restions dispersés, nous interdisaient toute attaque réglée. Il nous fallut abandonner l'espoir de reprendre la râperie.

Pendant deux heures nous restâmes tapis dans les plantes à nous fusiller, perdant peu à peu, de notre côté, tout courage et rompus de lassitude. Nous finîmes par être rejetés dans nos petites tranchées. Les taches bleues et rouges progressaient, progressaient. Incapables de subir un assaut à la baïonnette, tous, d'un commun accord, bien qu'aucun commandement n'eût été donné, nous nous retrouvâmes sur le terrain, mais en recul vers Etrépilly. Nous étions éreintés, affamés, gonflés d'eau saumâtre, rongés de sommeil. C'est en vain que Poppe avait fait supplier le colonel de nous relever. La réponse avait été: «Tenir.» Tous les effectifs disponibles étaient engagés. La bataille semblait s'étendre le long d'une ligne infinie, qui vacillait et se repliait lentement vers l'est.

A notre détresse vint s'ajouter le manque de munitions; nous n'avions plus qu'une trentaine de cartouches par fusil. Nous espérions que l'obscurité mettrait fin à notre supplice. Il n'en fut rien. Rendus plus audacieux par les ténèbres, les Français, loin de suspendre leurs attaques, les poursuivaient de plus belle. Tout le soulagement que la nuit nous apporta fut de nous permettre de nous ravitailler un peu, d'évacuer nos blessés et de recevoir le renfort de ceux de nos blessés légers qui se retrouvaient en état de combattre. D'angoissantes heures se passèrent dans des alertes continuelles. On lançait des fusées éclairantes. Assommés d'une torpeur invincible, beaucoup de nos hommes dormaient au plus fort du danger, et il fallait les réveiller à coups de bottes pour s'assurer qu'ils n'étaient pas des morts.

Au matin, nous fûmes recueillis dans d'assez bonnes tranchées que le bataillon von Putz, en retraite des approches de Barcy, avait réussi à établir le long de la route de Vareddes. Nous nous trouvions là sous la protection immédiate de notre artillerie, qui battait avec acharnement tout le plateau. Nous avions deux batteries légères au-dessus d'Etrépilly, une batterie lourde entre Etrépilly et Trocy, une batterie lourde et sept batteries légères à Trocy, trois batteries lourdes et une légère au Gué-à-Tresmes, trois batteries légères sur les hauteurs de Vareddes. Deux compagnies de mitrailleuses flanquaient la ligne de nos tranchées.

Et de nouveau une journée sinistre se passa, sous l'écrasement d'un soleil pulvérulent et la pluie d'orage des shrapnells. Nous avions laissé la moitié de notre effectif dans les betteraves; mais avec les petits blessés récupérés la compagnie comptait encore quatre-vingts fusils. Schimmel avait un doigt emporté; il demeurait néanmoins courageusement à la tête de son débris de section. Poppe et Bobersdorf étaient intacts. Je n'avais rien non plus, grâce à Dieu, que des trous dans mes vêtements et une déchirure à mon casque. Les sergents Buchholz et Schmauser avaient disparu. Quant aux sous-officiers, deux manquaient; trois, blessés, avaient été évacués. Wacht-am-Rhein était toujours là, mais depuis longtemps il ne chantait plus. Les Français ne bougeaient pas; ils occupaient leur ligne ou demeuraient stoïquement terrés dans les quatre kilomètres de champs qui nous en séparaient. La canonnade était intense du côté du plateau d'Étavigny.

Enfin le colonel von Steinitz se laissa fléchir. Il dut comprendre que, si un repos ne nous était pas accordé, nous serions tous claqués le lendemain et bons à peupler les ambulances. Et comme un calme relatif semblait s'établir dans notre secteur, nous reçûmes l'ordre de regagner le village. Les tranchées furent laissées à la garde du bataillon von Putz, moins éprouvé que le nôtre, et nous rentrâmes dans Etrépilly.

Les blessés dont l'état ne nécessitait pas d'intervention chirurgicale remplissaient les maisons. Quelques-uns buvaient, mangeaient, fumaient ou jouaient. La plupart, enfouis dans les lits, cherchaient dans le sommeil l'oubli de leurs fatigues et le soulagement de leurs maux. Kaiserkopf, à peu près remis de sa jambe percée, achevait sa guérison en vidant des bouteilles.

—Eh bien! jubilait-il, ce pauvre commandant!... Si je n'avais pas reçu mon noyau de prune avant-hier, c'est peut-être bien moi qui aurais été à sa place!...

Schlapps, qui avait prétexté d'une éraflure au cuir chevelu pour rester à l'abri avec le capitaine, était crapuleusement ivre. Il avait voulu organiser le pillage du village, mais il avait dû renoncer à son projet, faute de bras. D'ailleurs, personne n'avait plus le cœur à piller.

Chacun s'affala au hasard sur la première litière venue. Quelques soldats eurent encore la force de manger un morceau, mais le plus grand nombre sombrèrent aussitôt dans un sommeil léthargique.


Je fus réveillé au milieu d'un vacarme effroyable par une poigne vigoureuse qui me secouait rudement, tandis qu'une voix lourde, où je reconnus le mugissement de Wacht-am-Rhein, me criait:

—Nom de Dieu! Si vous ne voulez pas être embroché vif sur votre paillasse, foutez le camp!

Il faisait pleine nuit.

—Qu'est-ce que c'est? balbutiai-je tout étourdi.

—Les Français!...

Je me jetai dehors, le revolver à la main. Une mêlée formidable s'acharnait aux abords du village et jusqu'à l'entour des maisons. Des cris forcenés, des hurlements sauvages, des détonations précipitées, des déchirements, des cassements de bois et d'os assourdissaient les ténèbres. Des ombres tourbillonnantes bondissaient, agitaient des gestes d'épaulements et de transpercement, se ruaient, se choquaient ou roulaient. Déjà les premières maisons du côté de l'ouest étaient débordées et il en sortait des clameurs d'égorgement. Des rideaux brûlaient aux fenêtres. A leur lueur je crus distinguer, comme dans un cauchemar, d'effrayantes figures blanchâtres sous des sortes de fez rouges à la turque. Des pantalons blancs étoffés comme des jupons balayaient tout devant eux. Et soudain, à mon grand saisissement, je vis émerger devant moi la face diabolique d'un nègre. Horrifié, je vidai mon pistolet. Puis, brusquement, je fus entraîné, renversé par une vague de fuyards qui me roulèrent comme un galet. Je sentis deux ou trois corps chauds et ruisselants s'écrouler sur moi. Je fis le mort, tandis que le carnage nocturne continuait.

Au bout d'une heure, pendant laquelle je n'osai faire un mouvement, je réussis à me couler dans la cour d'une maison voisine, qui paraissait vide d'ennemis. Par le jardin, je gagnai la campagne. La lune s'était levée, échancrant au-dessus de Trocy son disque rougeâtre. A sa vague clarté je pus reconnaître que les Allemands s'étaient retirés sur la hauteur dominant le village. Je les rejoignis, non sans peine, car j'étais moulu et je dus faire un long détour pour éviter de tomber aux mains des Français. Le cimetière avait été mis en état de défense et servait de réduit aux nôtres, qui l'occupaient avec deux sections de mitrailleuses. Le colonel von Steinitz conduisait le combat. Kaiserkopf commandait l'infanterie du cimetière, dont il garnissait les murs de tout ce qu'il avait pu rassembler du bataillon. Il m'assigna aussitôt la garde d'un des angles avec une cinquantaine d'hommes. Maîtres du village, les Français s'attaquaient maintenant au plateau. La rafale de nos mitrailleuses ne les arrêtait pas. Avec une audace incroyable, ils escaladaient les pentes, dirigeant sur nous une fusillade infernale et se lançant comme des démons à l'assaut de notre forteresse. On mit le feu à une grosse meule pour y voir plus clair. Je pus alors mieux discerner les sauvages qui nous assaillaient et dont certains, dans leur furie, venaient se faire tuer jusque sur nos murs. C'étaient bien des troupes blanches, et je n'aperçus plus aucun moricaud du genre de celui qui m'avait si fortement épouvanté. Mais ces hommes m'avaient rien de commun avec ceux que nous avions précédemment combattus. Au lieu de la longue capote à pans relevés, de petites vestes bleues soutachées d'arabesques jaunes serraient leur torse. Ils portaient de larges culottes extrêmement bouffantes; mais de blanches qu'elles m'avaient d'abord paru, elles étaient devenues rouges, tellement elles avaient bu de sang.

Je ne sais comment cela aurait tourné, et sans doute eussions-nous fini par être emportés, si des renforts ne nous étaient arrivés de Trocy, qui nous aidèrent à tenir jusqu'à l'aube. Les Français s'éclipsèrent par où ils étaient venus, les uns sur Barcy, les autres par la coupure de la Thérouanne. Nos pertes étaient sévères. Nombre de nos pauvres fusiliers gisaient ou râlaient sur les tombes. Le lieutenant Bobersdorf avait été tué et de toute sa section il ne restait que deux hommes valides. Kaiserkopf était vert de rage et d'émotion.

—Nom de Dieu! si c'est ça la guerre, bégayait-il, ça commence à ne plus être drôle du tout!

Mais c'est en reprenant possession d'Etrépilly que nous pûmes constater toute l'étendue du désastre. Le village était plein de morts et de blessés. Ces terribles Français en chéchia avaient fait des nôtres, surpris dans leur sommeil, un véritable massacre. Eux-mêmes avaient laissé de nombreux cadavres, parmi lesquels un lieutenant-colonel, mais pas un blessé, et nous ne pûmes faire aucun prisonnier, de sorte que cette affaire resta pour nous des plus mystérieuses. Leurs pertes ne nous consolaient pas des nôtres. Le spectacle était lamentable. Des amoncellements de corps, d'où sortaient d'atroces gémissements, obstruaient les quatre ou cinq petites rues de la bourgade, et un ruisseau de sang s'écoulait boueusement vers la Thérouanne. Mais il fallait voir l'intérieur des maisons. Là, tout avait été passé à la baïonnette. Je retrouvai mon logement et je pus constater que j'y aurais été saigné comme les autres, si je n'avais pas été réveillé à temps par Wacht-am-Rhein. Le malheureux Schlapps, grotesquement accroupi dans le tiroir d'une commode, le postérieur nu et le pantalon sur ses bottes, avait été enfilé par la gorge au moment où il répandait sa fiente sur du linge fin. Je songeai à la douleur de Kaiserkopf, lorsqu'il apprendrait le tragique trépas de son cher compagnon d'armes. Quarck et Schweinmetz étaient morts aussi, dans des circonstances moins dramatiques, mais non moins fatales; on retrouva leurs cadavres percés de coups dans le fond d'une cave. Nous n'avions plus un seul sergent.

Si dans le village il n'y avait guère que des morts, les champs environnants et surtout le théâtre du combat fournissaient un nombre considérable de blessés. Les plus grièvement atteints étaient transportés dans un hangar à paille, situé à courte distance du cimetière et qui avait été converti en ambulance. Les civières y affluaient en une procession ininterrompue. Disloqués, éventrés, fracturés ou tronçonnés, les hideux déchets de la bataille y attendaient, hurlants ou inanimés, leur tour de charcutage ou d'amputation. Couverts de sang jusqu'au bonnet, couteaux et bistouris en main, les chirurgiens fouillaient, tranchaient et tailladaient comme des bouchers. Je reconnus sur une des civières l'un des soldats de mon ancien groupe, le social-démocrate Vogelfænger. Il avait les jambes en bouillie. Je m'approchai.

—Eh bien, mon pauvre Vogelfænger, ça ne va pas?

Il ne voulut pas me regarder.

—Malheur! malheur! gémissait-il. Et dire que je vais crever pour les junkers et les bourgeois!...

Je jugeai inutile de le consoler en lui disant que, s'il mourait, ce serait pour la patrie, sinon pour la révolution sociale.

On apportait aussi des morts. Ceux-ci, on les entassait, à deux cents mètres de là, mêlés à des souches et à toute sorte de débris combustibles, en un vaste bûcher qu'on arrosait de pétrole. On n'avait plus ni le temps, ni les hommes pour enterrer. L'odeur abominable qui se dégageait de la campagne, où les corps mal enfouis et les charognes de chevaux pourrissaient déjà l'atmosphère, faisait préférer ce mode de destruction, qui avait en outre l'avantage de dissimuler nos pertes au cas d'un nouveau recul. Le bûcher, qui commençait à brûler, recevait aussi les membres coupés provenant du hangar.

La bataille d'artillerie avait recommencé. Le ciel se sillonnait d'avions partant à la recherche des batteries ennemies, dont le nombre augmentait ou qui avaient changé de position pendant la nuit. Une belle saucisse flottait sur un rideau de peupliers, à deux kilomètres de nous, dorée et pisciforme. Nous avions évacué le village, intenable, tant à cause des obus français qui y tombaient que de la puanteur qui en émanait. De notre crête de plateau nous dominions l'immense plaine de l'ouest, immobile, déserte et tonnante. Le ciel bleu se mouchetait des flocons blancs des shrapnells et le sol vert des fumées noires des percutants. La mer des sons nous battait de ses vagues grondantes. Parfois un fracas énorme nous anéantissait: c'était le foudroiement d'une explosion proche ou la déflagration d'une batterie d'obusiers derrière nous. Les canons ennemis paraissaient s'acharner sur notre artillerie légère, dont plusieurs pièces avaient été détruites. L'horizon sonore s'allongeait toujours plus vers le nord.

—Venez, me dit Kaiserkopf.

—A vos ordres, monsieur le capitaine.

—Monsieur le commandant, rectifia-t-il. Je prends le commandement du bataillon. Poppe me succède à celui de la compagnie. Je dois aller à Trocy, où je suis mandé par le général-major. Venez. Je vous prends avec moi comme fonctionnaire adjudant.

Il était pâle et ne proférait plus de jurons.

Nous partîmes sur une petite auto. La route qui zigzaguait vers l'est entre des trèfles et des maïs n'était qu'un long encombrement d'hommes, de bêtes et de chariots. Des blessés s'y traînaient par petits groupes boursouflés de pansements rouges. De temps en temps un fusant éclatait, qui faisait fuir les hommes et s'effarer les chevaux. Rejetés des deux côtés de la route, des cadavres humains ou chevalins séchaient, verdissaient, gonflaient ou purulaient. Des incendies noirs fumaient sur le plateau. Le plus proche était notre bûcher funèbre, dont un coup d'air rabattit un moment sur nous le souffle pestilentiel.

On allait lentement. A mesure que nous avancions, le tonnerre des gros obusiers de Trocy roulait puissamment, secouant l'atmosphère et semblant déchirer la terre. Le village brossait en couleurs violentes sur le ciel foncé ses fermes, son église, sa porte médiévale et sa forte tour ronde à coiffe de pierre. Comme nous y entrions, nous croisâmes une grande auto d'état-major qui contenait un général. Le front barré sous le casque à pointe, les yeux ternes, les traits tirés et durcis, la courte moustache rêche entre deux rides profondes, il me parut bien changé. Je reconnus cependant l'homme devant lequel j'avais défilé lors de l'entrée en Belgique: le Generaloberst von Kluck. Plongé dans sa sombre méditation, il ne nous regarda pas et ne nous rendit pas notre salut militaire.

Un piquet de garde signalait la maison qui servait de quartier général divisionnaire. Dans une vaste pièce rustiquement meublée se trouvaient réunis le général-lieutenant von Zillisheim, le général major von Morlach, le colonel von Steinitz, le lieutenant colonel Preuss, le premier-lieutenant Derschlag portant un bras en écharpe, un colonel d'artillerie et quelques autres officiers de l'état-major ou de l'Adjutantur.

—Ah! vous voilà, Kaiserkopf, fit le général-major von Morlach. Quelles nouvelles d'Etrépilly?

—On tient, monsieur le général, mais c'est tout juste. Pour le moment il n'y a pas d'attaque d'infanterie, mais cette salope d'artillerie française abîme nos effectifs.

—Bien, bien. Je vous donnerai des instructions tout à l'heure.

La conversation était agitée, houleuse, rompue de lourds silences, et ce que j'en pus comprendre me terrorisa.

—Notre situation s'aggrave, disait le général von Zillisheim. Les forces françaises s'accroissent de jour en jour. Aux trois divisions que l'ennemi nous avait d'abord jetées dans le flanc est venu s'ajouter un corps d'armée, contre lequel nous avons dû ramener notre IIe corps. Avant-hier, c'était une division d'Afrique qui arrivait sur le terrain... Vous devez en savoir quelque chose, fit-il en se tournant vers Kaiserkopf.

—Diable, oui, répondit celui-ci presque douloureusement, songeant peut-être à la mort de Schlapps.

—Hier, continuait le général von Zillisheim, une nouvelle division de réserve apparaissait. Aujourd'hui, c'est une division de l'active. D'où tout cela sort-il, on n'en sait rien.

—Cela fait, si je compte bien, dit le colonel von Steinitz, huit divisions.

—Contre quatre, compléta sinistrement von Morlach.

—Sous le coup de cette menace, reprit von Zillisheim, le général von Kluck a dû ramener encore le IVe actif. Ce corps vient d'entrer en ligne du côté de Betz. Cela nous affaiblit beaucoup sur la Marne, devant l'armée britannique, mais le danger est plus pressant ici.

Il se mit alors à nous décrire à grands traits le schéma de la bataille: l'immense ligne française, sans cesse accrue, qui nous prenait d'équerre sur vingt kilomètres, de Villers Saint-Genest aux approches de Meaux, armée formidable et audacieuse, surgie subitement de terre, miraculeusement levée de cette plaine nue d'Ile-de-France, au moment précis où le grand coup décisif allait être donné. Au nord, le plateau d'Étavigny était tout hérissé de ses baïonettes et de ses petits canons, tout strié de ses files rouges infinies; puis c'étaient, vers Acy, vers Vincy, vers Puisieux, de nouvelles lignes rouges et ces terribles chasseurs bleus qui nous avaient déjà fait fuir sur la Somme; venaient ensuite, devant Marcilly et Barcy, les flots bouillants des zouaves, accourus d'Algérie avec du rouge sur la tête; puis c'étaient, plus au sud, à Chambry, à Penchard et s'acharnant sur Vareddes, les hordes du désert, chasseurs d'Afrique, tirailleurs arabes et berbères, faces basanées et hurlantes, avec leurs ânes, leurs mulets porteurs de mitrailleuses, et des Marocains plus effroyables encore, tarbouchés de blanc et ceinturés de rouge, mêlés de nègres et marqués du croissant, enfiévrés de cruauté, altérés de massacre. Et toute cette immense armée nous étreignait, nous broyait du nord au sud comme une branche d'étau, vomissant sur nous le feu de ses catapultes et la furie de ses attaques, renouvelant ses forces à mesure que nous perdions des nôtres. Toute cette armée imprévue venait d'éclater comme un volcan sous nos pieds.

Un accablant silence suivit les paroles du général von Zillisheim. Puis on perçut la voix voilée du colonel von Sleinitz qui demandait:

—Et quel est le chef de cette grande armée? Connaissez-vous son nom monsieur le général?

Alors le général von Zillisheim murmura tout pâle:

—Le chef de cette armée s'appelle Maunoury.

Un bruissement de lèvres courut le long des faces terreuses des officiers répétant ce nom qu'ils entendaient pour la première fois.

Quant au grand chef, le grand chef français, nous le connaissions tous; mais jusqu'ici nous n'avions fait que rire de sa renommée abusive et bruyante. Pour nous, c'était le vaincu de Charleroi. Et voici que cet homme nous apparaissait maintenant tout différent de ce que nous l'avions cru; voici qu'à nous souvenir de lui un étrange respect nous pénétrait soudain et que nous nous sentions tous saisis d'appréhension, secoués d'une mystérieuse frayeur à prononcer son nom: Joffre.

Mais ce que nous venions d'apprendre n'était qu'une partie de l'imminente et impitoyable réalité. Le général von Zillisheim tint à nous la dévoiler tout entière. Il nous montra les armées que l'on croyait en déroute se reformant tout à coup sur un geste du grand chef, se retournant sur elles-mêmes toutes à la fois et, de Paris à Verdun, se ruant contre nous d'un bloc avec une fureur vengeresse et une puissance décuplée. Nous avions été arrêtés net par le choc, et depuis trois jours nous luttions sans succès, avec l'énergie du désespoir, à rompre cette charge formidable. Il nous montra nos corps d'armée s'épuisant dans une résistance qui faiblissait d'heure en heure, s'exténuant d'héroïsme et de rage impuissante, nos malheureuses troupes aux abois, la meute infernale déchaînée, nos divisions couvertes de morsures, perdant leur sang, succombant aux assauts répétés des molosses, l'hallali sonnant, et, à Coulommiers, à Esternay, à Fère-Champenoise, à Sermaize, à Triaucourt, French, Franchet d'Espérey, Foch, Langle de Cary, Sarrail, arcboutés sur leurs jarrets frémissants, les yeux en braise et la salive en feu, semblables à autant de dogues épouvantables, ouvrant, refermant et enfonçant sur nous leurs mâchoires féroces.

Hélas! il n'était plus question pour nous de la «Garde à la Loire», ni même de la «Garde à la Seine»! A notre Garde au Rhin les Français répondaient par la Garde à la Marne!

Comme le général von Zillisheim achevait son exposé, au milieu de notre attention angoissée, un capitaine d'artillerie entra précipitamment.

—Monsieur le colonel, fit-il en s'adressant à son chef, l'ennemi vient de nous démonter un obusier. Il y a un lieutenant et vingt hommes de tués.

Les deux artilleurs sortirent.

—Oui, dit le général von Zillisheim, ils ont trouvé moyen d'avancer leurs maudits 75 et maintenant ils tirent sur nos pièces lourdes.

La tempête des canons redoublait de violence, faisant vibrer les vitres des fenêtres ouvertes.

—Et maintenant, messieurs, à vos postes! termina le général von Zillisheim. Nous aurons demain une rude journée.


Lorsque Kaiserkopf eut reçu les instructions du général von Morlach, complétées par celles du colonel von Steinitz, nous repartîmes pour Etrépilly. Notre petite auto refit en sens inverse la route encombrée de charroi, tandis que nous ruminions sans un mot nos sinistres préoccupations et que le soir tombait mollement sur la campagne foudroyée. Au loin les incendies commençaient à s'empourprer; devant nous, le bûcher où se consumaient nos morts jetait des flammes cramoisies.

A Etrépilly, une pénible nouvelle nous attendait: Poppe avait été tué. Un fusant lui avait déversé sur la tête sa gerbe de balles.

Kaiserkopf tint en arrivant un petit conseil de guerre avec ses officiers. Il en restait huit: Schimmel, le capitaine Tintenfass et un lieutenant de sa compagnie, le capitaine et deux lieutenants de la septième compagnie, un premier-lieutenant et un lieutenant de la huitième. Encore, sur ce nombre, trois étaient légèrement blessés.

Schimmel souffrait de son doigt, où la gangrène menaçait de se mettre.

—Bah! disait-il, ce n'est pas le moment de se faire soigner! On me coupera la main plus tard.

Nous couchâmes sur les positions. Les soldats, harassés, essayaient lourdement de dormir. Incapables de fermer l'œil, les officiers faisaient les cent pas, fumant fébrilement, les nerfs surmenés.

Un silence prodigieux s'était abattu sur l'étendue. Plus un canon ne tirait. Je n'entendais que le gémissement des grands blessés dans le hangar voisin et le pétillement plus lointain, les petits craquements sinistres du bûcher. De temps en temps un coup de sifflet, un cri de chouette ou le coassement d'une sentinelle scandant: «Wer da?»

Appuyé sur le mur bas du cimetière, je contemplais le décor nocturne de cette plaine infinie sur laquelle un ciel immense, tout scintillant d'étoiles, arrondissait sa voûte pacifique. Fixes et limpides, les astres arrangeaient selon l'ordre accoutumé sur le profond mystère céleste leurs constellations immuables. Poussé par ses trois bœufs et monté sur ses quatre roues, le lent et majestueux Chariot passait tranquillement au-dessus de l'horizon nord-ouest. La magnifique topaze d'Arcturus resplendissait sur Paris. Saphirine, Véga brillait au zénith, tandis que, sous la croix du Cygne, le doux Altaïr descendait gravement dans le sud occidental. Tout était calme, grand, mesuré, éternel. Les mondes sereins ennoblissaient l'espace, où, seul, Mars ouvrait un œil rouge sur la terre où se fracassaient les humains.

Je les vis peu à peu pâlir, s'affaiblir, disparaître, tandis que l'aube argentée, puis rosâtre se levait à l'orient, sur l'Ourcq.

Aux premières lueurs du matin, tout l'univers se réveilla, formidable et fulgurant, et, de tous les horizons, les canons, comme des coqs, saluèrent l'aurore. Aussitôt les innombrables soldats qui peuplaient cette étendue durent cesser de respirer librement et de pouvoir se tenir debout face au ciel; ils durent de nouveau s'enfouir le nez dans la terre, descendre sous les racines des plantes et sentir trembler leur cœur. Quand la grosse courbure sanglante du soleil se montra, l'air était déjà plein de poussière, d'opacité, de vapeurs, et les incendies redevenaient noirs. L'orage grondait, gonflait, se déchaînait tumultueusement et la pluie qui tombait des shrapnells éclaboussait de fer les hommes et les choses. De vifs éclats, brefs et blancs comme des pointes de foudre, trouaient la rafale.

Toute la matinée se passa à subir cette douche. Immobilisée dans le cimetière, l'ancienne compagnie Kaiserkopf, maintenant compagnie Schimmel, s'abritait tant bien que mal derrière les murs, les marbres et dans les petites tranchées creusées à travers les tombes. Mais les shrapnells éclatant au zénith la mitraillaient sans pitié et parfois un percutant bien placé emportait un morceau du cimetière, faisant voler à la fois de la terre, des pierres, des membres déchiquetés et des débris d'ossements. La lassitude et le découragement étaient immenses. Presque tout le monde était plus ou moins éraflé, écharpé, contusionné, et nos sanitaires lavaient, aseptisaient, suturaient, pansaient sans relâche. De temps en temps un brancard partait pour le hangar ou le bûcher.

Promu depuis la veille aux fonctions de feldwebel, Biertümpel n'eut pas à exercer longtemps son nouveau commandement. Décapité par un éclat d'obus, il tomba en deux tronçons inégaux dans une fosse, où on n'eut plus qu'à le couvrir de terre.

Sombres et brutaux, les obusiers lâchaient toujours leur tir irrité, mais leurs bordées semblaient moins fréquentes. Quant à notre artillerie légère, elle ne rageait plus que par intermittence. C'était au nord, vers Betz et le plateau d'Étavigny, que s'exaspérait le plus la canonnade; c'est là que se produisait le choc du IVe corps actif et des nouvelles divisions françaises, là qui se portaient les coups décisifs.

Vers midi, le paysage se raya d'une multitude de lignes rouges. Il en naissait de partout, de derrière les haies, des chaumes, des bois, des vallons; il en fusait des villages et des écarts, qui se déployaient rapidement en éventails. Aussi loin que scrutait la jumelle, vers Puisieux, vers Douy, vers Vareddes, on apercevait ces mouvements linéaires, parfois dominés de bleu ou de blanc. En même temps l'artillerie française redoublait de furie.

—C'est l'assaut! me dit Schimmel. Nous ne résisterons pas.

Les lignes avançaient lentement, de partout, sous notre mitraillade débilitée. Et tout à coup, à notre suprême horreur, nous n'entendîmes plus le feu de nos obusiers. Un vide immense sembla alors se creuser de notre côté, comme un effondrement de bruit. Kaiserkopf, qui était là, hagard et tremblant d'une fureur concentrée, dit brusquement:

—En voilà déjà qui se retirent.

Une colonne d'infanterie débouchait en effet des derrières de la ferme de Champfleury et venait s'engager lourdement sur le chemin de Vincy.

Une estafette apportait un pli. Kaiserkopf le prit avec nervosité.

—Ordre de ramener en arrière les éléments avancés du bataillon, fit-il sourdement.

Un grand flottement commença alors à régner dans les lignes. Le vague sentiment d'un désastre prochain ruinait les courages et brisait les volontés. Bientôt on apprenait que le IVe corps, du côté de Nanteuil-le-Haudouin, décimé par l'artillerie française qui couchait les nôtres par milliers, ne pouvait plus avancer. Puis, vers quatre heures, une nouvelle terrifiante se propagea: les Anglais avaient passé la Marne et progressaient dans la direction de l'Ourcq. C'était la seconde branche de l'étau qui se refermait sur nous.

Dès lors ce fut épouvantable. Les unes après les autres, les positions étaient abandonnées; d'abord celles de la ligne Etrépilly-Vareddes, puis celles de la Thérouanne, puis les nôtres sur le plateau. L'artillerie lourde de Trocy était partie; celle de Gué-à-Tresmes la suivait; les pièces légères, ou ce qu'il en restait, disparaissaient. Déjà les balles des lignes françaises commençaient à nous arriver par salves hurlantes. Et notre désarroi fut à son comble quand nous vîmes brusquement surgir derrière nous une batterie française qui arrivait au grand galop de ses chevaux occuper l'emplacement d'une de nos batteries détruites et prendre en écharpe nos retranchements.

C'est à ce moment que fut tué Schimmel. Il était debout, cherchant à réunir ses hommes. Je le vis porter la main à son front, comme l'officier français de Villeroy. Il eut le temps de crier:

—Je suis touché... Adieu, amis!

Puis il s'effondra de son haut dans la poussière sanglante.

Adieu, Schimmel!... Il avait sa dureté, il avait ses vices; mais il était brave, énergique, précis, savant, esclave du devoir: c'était un officier prussien, et, maintenant encore, je ne sais pas de plus bel éloge.

Tous les gradés étaient morts, la compagnie me revenait. Je désignai Max Helmuth aux fonctions de feldwebel et je me mis à la recherche de Kaiserkopf. Je le trouvai qui organisait le départ du train de combat du bataillon, s'emportant contre les caissons inutilisables et les voitures disloquées.

—Eh bien, fit-il en m'apercevant, on s'en va, on f... le camp!... Ah! fatalité!...

Et tendant son poing furibond vers Paris, il cria:

—Salope! tu ne perds rien pour attendre!... On t'aura plus tard!

J'avais à peine eu le temps de lui annoncer la mort de Schimmel, qu'à vingt mètres de nous un obus s'abattait au milieu du train avec un fracas formidable, projetant un cheval en l'air, en éventrant un autre, brisant tout, tuant ou blessant cinq ou six hommes.

Tausendhenkerpotzsacram....

Mais Kaiserkopf n'avait pas achevé son juron, qu'un second obus venait lui éclater droit sous les pieds, le faisait sauter effroyablement en autant de morceaux qu'il y avait de bourreaux dans son blasphème et m'envoyait rouler moi-même en plein dans le cheval éventré.

Je me relevai après un étourdissement de quelques minutes. Le cheval avait amorti ma chute; mais mon épaule gauche me faisait horriblement souffrir, et je m'aperçus que du sang tombait par gouttes de ma manche.

Quant à Kaiserkopf, il me fut impossible de rien reconnaître de lui dans les débris informes qui jonchaient l'endroit où il avait été frappé. Un chapelet d'entrailles pendait à une branche d'arbre.

Le colonel von Steinitz arrivait sur les lieux.

—Diable, fit-il, on me tue tous mes officiers... Qui reste-t-il chez vous? me demanda-t-il.

—Personne, monsieur le colonel.

—Et la sixième?... Le capitaine Tintenfass?

—Tué, fit un sergent.

—Le lieutenant Korf?

—Disparu.

—Wachsmann?... Schuster?

—On ne sait pas.

Il se retourna vers moi:

—Nous n'avons pas de temps à perdre... Vous allez prendre la charge du bataillon... Mais vous êtes blessé, je crois?

Je répondis:

—Pas suffisamment pour m'empêcher de faire mon devoir, monsieur le colonel.

—Bien. Rassemblez le bataillon. Il est sept heures. Le régiment part à huit. C'est vous qui prenez la tête par la route de Vincy et de Rouvres, en direction de Villers-Cotterets.

—Comptez sur moi, monsieur le colonel, déclarai-je, éperdu d'orgueil, malgré ma blessure, et lâchant mon bras gauche pour porter à mon casque déchiré ma main droite barbouillée de sang.

Je gagnai notre poste de secours pour me faire panser. J'en sortis le bras dans un bandage et m'occupai aussitôt de rassembler les quatre compagnies du bataillon. Il n'en restait pas grand'chose. Lorsque je fis procéder à l'appel, sous le médiocre couvert d'un pli de terrain, le bataillon ne comptait plus que cent vingt-trois hommes valides ou blessés en état de marcher. Nous possédions encore un fourgon, un caisson et trois chevaux.

Le départ s'effectuait dans le plus honteux désordre. Outre les unités plus ou moins régulièrement reconstituées qui commençaient à s'écouler par les deux routes montant du plateau d'Etrépilly vers le nord-est, des troupeaux de fuyards battaient confusément en retraite le long des colonnes ou à travers champs, sans chefs et de leur propre autorité. Des monceaux d'objets disparates étaient abandonnés ou jetés dans les fossés, dans les retranchements, parsemaient le sol, toiles de tentes, sacs, vêtements, cartouchières, outils, dépouilles hétéroclites des villages, jusqu'à des armes, et surtout d'innombrables bouteilles. Un vent de fureur et de panique emportait cette cohue en marche.

J'aperçus Wacht-am-Rhein prostré sur un talus, le corps secoué de gros sanglots et pleurant tragiquement.

—Qu'avez-vous? l'interpellai-je avec sévérité. Vous feriez mieux de venir m'aider à mettre un peu d'ordre dans cette bagarre... Êtes-vous blessé?

—Non, monsieur le commandant...

—Alors que faites-vous là?

—Je ne peux pas... c'est plus fort que moi... Je ne puis pas voir ça! fit-il lamentablement. J'aimerais mieux être mort que d'assister à des choses pareilles...

Au même instant, un soldat débandé qui passait, et dans lequel je reconnus un des hommes que Wacht-am-Rhein avait le plus bourrés de coups de crosse, braqua sur lui un pistolet volé et fit feu en criant:

Alles kaput!... Tout est foutu!... Tiens, salaud, voilà pour toi!...

Wacht-am-Rhein reçut la décharge en pleine poitrine.

D'un coup de revolver j'abattis à mon tour le misérable. Les deux corps furent poussés ensemble dans le fossé l'un sur l'autre.

La mort du fidèle Wacht-am-Rhein ne devait pas clore la liste de nos pertes. Il nous restait à enregistrer la plus cruelle de toutes: celle du colonel von Steinitz, asphyxié par la déflagration d'un obus à la mélinite, pendant qu'il présidait au regroupement de son régiment. Le lieutenant-colonel Preuss le remplaça.

Il s'agissait d'évacuer les grands blessés. Il y en avait deux cent cinquante dans le hangar, qui était archiplein. Ces malheureux étaient intransportables. Sans doute ne pourrait-on faire autrement que de laisser toute l'ambulance tomber aux mains des Français. On en amenait toujours de nouveaux, que les médecins, débordés, refusaient de recevoir. Ils restaient là, aux abords de la bâtisse, déposés sur l'herbe, sommairement pansés par les infirmiers, tandis que d'autres, mélangés aux cadavres, étaient portés indistinctement au bûcher où on les jetait encore vivants dans les flammes.

Je vis passer ainsi le pauvre Schnupf, exsangue, le thorax défoncé. Il me jeta un regard de détresse.

Une voix fit à côté de moi.

—Fameuse affaire! En voilà un qui va faire tout de suite son purgatoire. Il ira droit au ciel!

A cheval au milieu de la mitraille, le général von Morlach dirigeait la retraite, aiguillant successivement colonnes et convois sur la route de Vincy. Nous attendions notre tour.

Je le vis soudain qui faisait un geste tranchant et négatif, tout en proférant d'une voix rageuse:

Nein!... Nein!... Le feu!... Ils n'auront que des cendres!...

Je regardai du côté du hangar. Le personnel sanitaire déménageait à la hâte. Bientôt après je vis des sapeurs lancer dans l'ambulance des grenades incendiaires et des jets de pétrole. Le bâtiment s'embrasa tout entier en quelques minutes, au milieu de hurlements effrayants. La charpente de fer apparut, se tordant et grimaçant comme un squelette, dans l'effondrement des poutrelles, des plâtras et des briques, au milieu des flots violents de la combustion et du charivari dantesque des blessés, où je crus reconnaître la vocifération atroce de Vogelfænger.

Nous partions. C'était à nous. Nous partions diminués encore d'une douzaine d'hommes que venait de faucher dans le bataillon la mitraille française. Et nous nous enfonçâmes au cœur de la déroute, tandis que les flammes féroces du hangar d'Etrépilly léchaient le ciel violâtre où fuyaient de grands nuages verts.


Je marchais au milieu du bataillon, réduit à l'effectif d'une demi-compagnie, où figuraient de nombreuses têtes bandées et des bras en écharpes, et où bien des hommes n'avaient plus de fusils, soit qu'ils l'eussent perdu, soit que, ne pouvant plus le porter, ils s'en fussent débarrassés. Nous cheminions mornes et désespérés entre deux rangs de débandards. Les obus semblaient nous suivre, nous chercher, vouloir changer notre retraite en débâcle. Ils nous lapidaient de terre, de pierres, de débris de végétaux et parfois ouvraient dans la colonne un trou pantelant.

Nous venions de dépasser le croisement de la route de Puisieux, quand je fus atteint.

Je m'affaissai, le souffle coupé, les yeux pleins d'éclairs, le cerveau tourbillonnant. Quand je voulus réagir, je m'aperçus que je ne pouvais pas me relever. Saisi de l'horrible angoisse d'être abandonné sur place et d'être fait prisonnier par les Français, je me mis à hurler comme un sourd:

—Arrêtez!... Arrêtez, sacrés cochons!... Ne me laissez pas là!... Mettez-moi dans le fourgon!... Entendez-vous?... Je suis votre commandant... Obéissez-moi, brutes!...

Je faillis perdre connaissance de douleur quand ils m'enlevèrent. Ils me déposèrent sur de la paille dans l'obscurité du fourgon, où gisaient déjà des corps. Une odeur de sang, de sanie et d'urine me saisit à la gorge.

On se remit en marche. Les cahots de la voiture m'entrèrent dans les viscères. La fièvre me battait aux tempes. Mes compagnons geignaient péniblement et je joignis mes gémissements aux leurs.

Un «khrr, khrr» qui ne m'était pas inconnu me sembla provenir du fond de la voiture.

—C'est vous, Hildebrand? fis-je.

—Qui êtes-vous?... khrr, khrr... Qui m'appelle?

—C'est moi, Wilfrid Hering.

—Ah! cher ami!... khrr, khrr... Blessé?

—Oui. Pouvez-vous venir vers moi?

—Je ne puis pas bouger.

—Moi non plus.

—Moi non plus.

—Ah! cher ami!... khrr, khrr... Quelle aventure!...

—Qui eût jamais cru...

—... khrr, khrr, khrr...

Nous continuâmes à échanger nos doléances dans la nuit.

Nous fîmes halte au petit jour, à proximité d'une forêt. Une ambulance se trouvait là et nous pûmes enfin recevoir des soins. Le canon sonnait toujours autour de nous, mais plus lointain. Seuls les coups d'un parti de cavalerie qui nous poursuivait avec de l'artillerie à cheval restaient pour nous dangereux. Il y avait eu dans le voisinage, une heure auparavant, une escarmouche avec des dragons français. On en avait tué un. On avait trouvé sur lui un papier dactylographié qu'on m'apporta. C'était un ordre du jour signé d'un général français. Il était ainsi conçu:

Soldats! sur les mémorables champs de bataille qui furent témoins, il y a un siècle, des victoires de nos ancêtres sur les Prussiens de Blücher, notre vigoureuse offensive a triomphé de la résistance des Allemands. Poursuivi sur ses flancs, son centre rompu, l'ennemi bat en retraite vers l'est et le nord par marches forcées. Les corps les plus redoutables de la vieille Prusse, les contingents du Hanovre, de la Saxe et du Brandebourg, se sont repliés en hâte devant vous. Vous aurez encore à supporter de dures fatigues à combattre de rudes batailles. Que l'image de votre patrie souillée par les barbares reste toujours devant vos yeux! En avant, soldats! Pour la France!

Cette lecture m'impressionna douloureusement. Hélas! étions-nous donc des barbares?... J'avais deux côtes brisées. On me réinstalla, un peu plus commodément, dans mon fourgon. Le baron Hildebrand von Waldkatzenbach mourut avant le départ, et j'en étais presque à envier son sort, tellement la perspective d'une nouvelle étape au milieu d'affreuses souffrances me remplissait d'angoisse.

Mais nous n'avions pas fait quatre kilomètres, et je croyais ne pouvoir supporter plus longtemps le voyage, quand une commotion épouvantable souleva la voiture, l'ouvrit, la projeta comme dans une éruption volcanique...... Et je disparus dans le néant...


Lorsque je sortis, bien indistinctement encore, de mon coma, une lumière douce, tamisée, bleuâtre m'enveloppait. Je devais être dans un lit, car je sentais autour de moi comme le suaire léger d'un drap et ma tête reposait immobile dans le creux souple d'un oreiller.

Au delà de l'atmosphère bleu pâle, la limite de mon regard s'arrêtait sur une surface plane d'un blanc laiteux qui pouvait être un plafond. Au bout d'un temps assez long de demi conscience, occupé à m'apercevoir peu à peu que de l'air entrait en moi, que je respirais, que je vivais, je voulus tourner ma tête pour voir ailleurs et reconnaître où j'étais. Je ne pus faire le moindre mouvement, étroitement retenu par le réseau multiple de la douleur. J'essayai d'écouter. Des bruits imprécis me parvinrent, comme des chuchotements, des remuements ouatés, des glissements feutrés de pas, le tic-tac d'une pendule, d'autres souffles respiratoires que le mien. Je restai encore un long temps à chercher à interpréter ce demi silence. En quel lieu étais-je?... Comment m'y trouvais-je?... Puis soudain, je me souvins vaguement: la guerre... du sang... des batailles... Je devais être quelque part dans un lit, à la suite de ces horribles événements... Avais-je rêvé?... était-ce vrai?... ou rêvais-je encore?... Puis je me souvins un peu mieux... Les Français!... Un éclair jaillit... Ah! mon Dieu! étais-je prisonnier des Français?... Mon cœur se mit à battre si fort qu'il me sabra d'une douleur aiguë... Mon ouïe devenait meilleure; j'écoutai plus attentivement... Et j'entendis des voix... oui... Herrgott!... des voix qui prononçaient des mots allemands...

Alors je m'efforçai de rassembler de l'air dans ma poitrine, pour faire moi aussi résonner ma voix... et dans un craquement de souffrance de tout mon être j'exhalai faiblement:

—Où suis je?

Au bout d'un instant je vis apparaître dans mon champ visuel le haut d'une cornette blanche, et je perçus ce mot qu'accentuait près de moi une voix féminine:

Aachen.

Aix-la-Chapelle!... N'était-ce pas ce même nom qu'avait prononcé Schimmel, alors qu'étincelaient à l'horizon sous les feux du soleil levant les vitres de la ville de Charlemagne?... Ainsi je me trouvais revenu à l'endroit d'où j'étais parti un mois auparavant!... Combien de jours avait duré ce voyage de retour dont je ne gardais pas de souvenir?... Comment s'était il accompli?... Sans doute dans un de ces lugubres trains de blessés dont nous avions croisé un si grand nombre et où, privé de sens, ballotté comme une loque inerte, j'avais dû rouler, rouler sans m'en apercevoir à travers la France et la Belgique jusque dans cet hôpital d'Allemagne...

Je revoyais comme au déroulement d'un rapide film cinématographique les scènes tragiques auxquelles j'avais assisté, que j'avais vécues, ou peut-être seulement rêvées: les trains de soldats trépidants, chargés de drapeaux, d'inscriptions: Nach Paris!... les avions, le grand zeppelin fantastique, puis l'entrée en Belgique, le défilé devant le général von Kluck, la première bataille sur les bords du Demer; je revoyais l'incendie de Louvain, Mons, les prisonniers anglais avec leurs pipes de bruyère et leurs regards affamés, la marche en France, le combat de la Somme, les chasseurs bleus, Kœnig... «pardon, pardon, vous seul étiez noble, juste, grand»... le viol de la jeune fille française, Montdidier, Senlis, Ermenonville... et cette terrible bataille... comment s'appelait-elle déjà?... cette bataille de cinq jours qui avait rompu notre force et m'avait rejeté moi-même sur ce lit de souffrance... comment s'appe... ah! die Marne... die Marne!...

Que s'était-il passé ensuite?... Je l'ignorais... Etions-nous vainqueurs ou vaincus?... Peu m'importait... peu m'importait vraiment... Krieg ist Krieg... Que de sang, mon Dieu!... que de morts! que d'épouvante!...

Et comme je regardais, les yeux dilatés d'effroi, je distinguai devant moi, pendue au plafond blanc, une paroi grise, que ma vue maintenant atteignait. Et au milieu de cette paroi, sous l'axe de mon regard, se trouvait un portrait, un grand portrait dans un cadre doré. Sous un colback à flamme écarlate, au-dessus de l'attila rouge de sang des hussards de Brandebourg, un visage dur, au nez de proie, aux yeux perçants, barré d'une moustache raide aux pointes aiguës et menaçantes, offrait arrogamment sa pose hautaine et théâtrale.

C'était l'Empereur, der Kaiser Wilhelm II.

Je tressaillis. Le Seigneur de la Guerre me regardait de ses yeux faux, de ses yeux cruels, de ses prunelles diaboliques. C'était lui qui m'avait saisi!... Hélas! hélas!... Pourquoi tout cela?... Mon père, ma mère, mes sœurs... Dorothéa, la maison de Goslar, la forêt romantique du Harz!... Qu'on était bien là-bas!... et qu'il eût été doux de vivre!...

Et tandis que je demeurais comme hypnotisé par cette apparition, j'entendis un bruit de pas bottés qui approchaient. Puis une voix grave d'homme dit tout près de moi:

—Mettez-lui le masque, Schwarz. Nous allons l'opérer.

Quelque chose de mou et d'humide vint alors s'appliquer sur mon nez, sur ma bouche. Une odeur éthérée et piquante pénétra en moi. Et pendant que mon cerveau se mettait à vaciller, je vis le portrait qui se transformait, qui s'animait bizarrement devant moi. La flamme écarlate du toquet s'ornait d'une plume de coq, le dolman rouge se drapait en petit manteau de soie sur l'épaule, les yeux se bridaient, les sourcils se relevaient, la moustache s'effilait et se dressait davantage, soulignée par une barbiche sardonique. Et j'entendis ces paroles qui sortaient de la bouche du méphistophélique histrion:

Ich bin der Geist, der stets verneint!

Und das mit Recht: denn alles, was entsteht,

Ist wert, dass es zu Grunde geht;

Drum besser wær's, dass nichts entstünde.

So ist denn alles, was ihr Sünde,

Zerstœrung, kurz das Bœse nennt,

Mein eigentlich Element 7.

APPENDICES

A la suite de la publication de Nach Paris! dans le Mercure de France, l'auteur a adressé au directeur de cette revue, M. Alfred Vallette, la lettre suivante:

Paris, le 2 septembre 1919.

MON CHER AMI,

Je ne crois pas servir une simple et banale formule de politesse en remerciant le Mercure de France d'avoir publié Nach Paris! La publication de ce récit vous a valu, en effet, un certain nombre de protestations que vous m'ayez communiquées. A part une ou deux lettres, négligeables, de lecteurs mécontents que l'on ose rappeler les crimes allemands, ces protestations ont toutes trait à la scène du viol d'une jeune fille par une bande de soudards germaniques. Cette scène a stupéfait et indigné vos correspondants. Il en est ainsi chaque fois que, dans ce pays, dont la littérature va de Rabelais à Mirabeau et au grand Zola, on touche à la question sexuelle, autrement que pour en faire un objet de gaudriole et de basse grivoiserie. On vous traite aussitôt de pornographe. C'est ce qui n'a pas manqué. «Ecœurant! scandaleux! lecture pour maison Tellier!» s'écrie un de vos correspondants dégoûté, qui se demande comment le Mercure de France peut publier une littérature aussi «inouïe», et auquel il y aurait seulement à répondre que le Mercure de France, s'il avait existé à l'époque, eût sans doute été très honoré de pouvoir publier la Maison Tellier, de Guy de Maupassant. Une jeune fille de 21 ans, qui n'ose pas signer, «ne voulant pas qu'on sache qu'elle a lu cette horreur» vous exprime sa «répulsion», sa «stupeur» devant «cette chose révoltante de grossièreté» et se déclara «honteuse», «salie moralement» d'avoir jeté les yeux sur ce «tissu d'obscénité et d'exagération».

C'est bien sur quoi les Allemands avaient compté. «Allons-y! ont-ils dit. Livrons-nous à tous les excès! terrorisons jusqu'à l'épouvantable! Plus ce sera odieux, plus ce sera effroyable moins on pourra le raconter.» Ils ont spécule sur la pudeur, et ils ont réussi. «Les victimes elles-mêmes n'oseront pas se plaindre

Et c'est exact. J'ai vu moi-même en Suisse, au passage des réfugiés de malheureuses femmes violentées par les Allemands, ayant assisté à des spectacles horribles, qui ne voulaient rien dire, par pudeur, et auxquelles il était impossible d'arracher une parole. Ce n'est que plusieurs semaines après, une fois reposées, calmées, que certaines victimes de viols consentaient, quelquefois, à donner des précisions.

MM. L. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle (aujourd'hui commissaire de la République à Metz), G. Simon, maire de Nancy, G. Keller, maire de Lunéville, dans leur brochure Leurs Crimes (Berger-Levrault, 1916), publiée sous le patronage des maires de Belfort, Epinal, Châlons-sur-Marne, Bar-le-Duc, Château Thierry (pour Laon), Beauvais, Amiens, Arras, Dunkerque (pour Lille), Saint-Dié, Baccarat, Pont-à-Mousson, Lunéville, Gerbéviller, Nomény, Reims, Verdun, Sermaize, Senlis, Albert, Clermont-en-Argonne, commencent ainsi leur chapitre sur les viols de femmes et d'enfants:

«Nous pourrions écrire, sur ce sujet douloureux un long et poignant chapitre. Nous l'avions écrit, mais, au dernier moment, un scrupule nous l'a fait supprimer: nous voulons en effet que cette brochure puisse être et soit mise sous les yeux de tous et de toutes, notamment sous ceux de nos enfants des écoles. Qu'il nous suffise donc de dire ceci: Les attentats contre les femmes et les jeunes filles ont été d'une fréquence inouïe.

«Sans doute, la plupart de ces crimes resteront toujours inconnus; il faut un concours de circonstances spéciales pour que l'acte ait été public, mais trop souvent, hélas! ces circonstances mêmes se sont présentées.»

Parmi les quelques faits que croient cependant devoir signaler succinctement les auteurs figure celui ci: «A Mélen-la-Bouxhe, Marguerite W... est martyrisée par 20 soldats allemands avant d'être fusillée aux côtés de son père et de sa mère.»

Si les viols individuels ou par 2 ou 3 ont été extrêmement nombreux, les viols collectifs par 10, 15, 20, accompagnés ou suivis de meurtre, compliqués parfois de tortures invraisemblables, n'ont pas été rares. C'est une des caractéristiques de l'invasion allemande, et je me suis bien vu obligé, pour être exact, d'en tenir compte. Je n'en ai pas abusé. J'ai consacré à ce sujet une seule scène, mais il fallait qu'elle y fût. Ma conscience m'eût reproché de la sacrifier aux nerfs de mes lecteurs. J'y ai apporté la modération compatible avec le souci de la vérité; j'ai atténué, estompé, dans la mesure où la vraisemblance n'en souffrait pas. Mais non, cela encore, paraît-il, était de trop. Il fallait faire le silence!

Pauvres victimes de la lubricité et de la sauvagerie germaniques, pouviez-vous penser, pendant que vous agonisiez sous les tortures de vos bourreaux, et que tout votre sang, toute votre âme expirante criait vengeance, pouviez-vous penser qu'un jour viendrait, jour prochain, où vous ne seriez plus qu'un objet de scandale, une chose honteuse dont on détourne les yeux? La «pudeur» de vos sœurs qui ont eu la chance de ne pas se trouver sur le passage des brutes déchaînées, ne veut pas que l'on parle de vous. Vous n'existez plus, vous n'avez jamais existé. Votre martyre aura été vain. Au nom le la morale, au nom de la bienséance, au nom de la vertueuse hypocrisie sociale, il faut jeter sur vos douloureux corps suppliciés la décence d'un voile discret!

MM. L. Mirman, G. Simon et G. Keller terminent ainsi leur brochure:

«Envers tous nos martyrs nous avons un devoir sacré: nous souvenir! Sans doute, là où ils sont tombés, nous graverons leurs noms dans la pierre ou le bronze. Mais plus loin? Quand, après les longues souffrances de cette guerre, humanité libérée reprendra son pacifique labeur, on verra les Germains réapparaître en toutes les régions, à tous les carrefours—commerciaux ou industriels, financiers ou scientifiques, prolétariens ou mondains,—partout où les hommes de tous les pays, de toutes les races, de toutes les couleurs se rencontrent et se coudoient: que ferons-nous devant eux? Nous répondons ceci: Aussi longtemps que la nation au nom de laquelle et par laquelle ces atrocités ont été commises n'aura pas, de façon solennelle, repoussé elle-même de son sein les misérables qui l'ont entraînée à une telle déchéance, nous considérons que ce serait trahir nos saintes victimes que de frayer avec leurs bourreaux et que jusqu'à ce jour—s'il doit venir—d'une éclatante réparation morale, l'oubli serait une complicité

Aucun des innombrables bandits et criminels de droit commun que l'Allemagne a lâchés sur le monde n'a encore été arrêté, ni poursuivi. Libres et insolents ils continuent à déverser sur ceux qu'ils ont assaillis, à défaut de leurs bombes et de leurs gaz empoisonnés, le venin de leur haine et de leurs calomnies. Et c'est à cette heure que de malheureux inconscients et de délicates effarouchées parlant déjà d'oublier?...

Je n'en suis pas.

Recevez, mon cher ami, l'assurance de mes sentiments dévoués.

Louis Dumur.

Le Soleil du Midi du 26 septembre 1919 a publié l'article suivant:

L'OUBLI DU CRIME

M. Louis Dumur a publié récemment en revue, dans le Mercure de France, un roman qui s'intitule Nach Paris! et qui, sous la forme d'autobiographie d'un officier allemand, relate les épisodes criminels de la ruée germanique en 1914 jusqu'à l'arrêt sur la Marne. M. Louis Dumur est un des écrivains suisses qui ont témoigné le plus noble attachement à la France comme à une seconde patrie. Il s'est élevé avec une force vengeresse contre les colonels bochophiles et les traîtres du caillautisme. Il est connu depuis vingt années comme un homme de caractère généreux et un romancier de talent robuste, et s'est placé au premier rang des écrivains dont la vie et le travail méritent une entière estime. Nach Paris! est un tableau d'une vérité cruelle et j'y ai admiré, comme beaucoup, des pages d'une étonnante intensité, d'une vie ardente et tragique.

Mais ce n'est point à des considérations de critique littéraire que je veux m'attacher présentement. Le roman de M. Dumur, a, paraît-il, soulevé des protestations. Les uns lui reprochent d'introduire dans une oeuvre d'art des éléments qui n'y devraient pas trouver place. Les autres se déclarent offusqués par la violente évocation de certaines scènes, notamment du martyre d'une jeune fille outragée jusqu'à la mort par une bande de soudards sous les yeux de ses parents garrottés et finalement criblés de balles. On déclare cela «répugnant». On rappelle qu'il y a «des choses qu'il vaudrait mieux ne jamais dire». Et enfin, on allègue que ces choses, rassemblées par un romancier pour corser ses effets d'horreur, n'ont peut-être jamais existé, tout au moins à un tel point.

Cela est très symptomatique. M. Dumur s'est défendu en invoquant les textes officiels des rapports Maringer-Payelle, établis sur enquêtes scrupuleuses depuis quatre ans et dont M. Mirman, alors préfet de Nancy, avait condensé des extraits dans une brochure intitulé Leurs Crimes et destinée à perpétuer dans toute la France le souvenir des infamies allemandes. J'ai aidé M. Mirman à répandre ces brochures dans les régions que la guerre n'avait pas touchées et où on était porté à croire que de telles abominations, presque incompréhensibles à d'honnêtes consciences françaises, étaient des «bourrages de crânes». J'ai été témoin de la campagne de négation acharnée que faisaient, pour détruire l'effet de cette propagande, les affiliés du Bonnet Rouge, protégés par le malvysme. J'ai reçu les confidences de certains faits effroyables, et pour y avoir fait simplement allusion dans des articles en diverses feuilles, j'ai eu l'honneur d'être injurié et taxé de mensonge et d'excitation à la haine (à la haine de l'envahisseur!) par la Gazette des Ardennes, l'œuvre et un tas de lettres anonymes. Il y a de grandes difficultés pour faire la preuve totale de ces choses. Les victimes survivantes ont laissé en pays envahi des parents pour qui elles craignent des représailles si leur aventure est publiée avec les noms des bourreaux. Ces noms mêmes restent souvent inconnus d'elles, ou les bourreaux ont depuis reçu leur châtiment dans quelque bataille. Enfin, et surtout, les victimes spéciales du crime sexuel font tous leurs efforts pour cacher leur misère, et ne se décident à témoigner que longtemps après ou jamais, par une pudeur désespérée trop explicable. J'ai été à même de savoir avec quelle peine les enquêteurs avaient pu réunir leurs preuves et avec quel scrupule ils avaient écarté tout délit non certifié par d'abondantes concordances de témoignages très contrôlés. Je suis, en un mot, à même d'affirmer que des centaines de crimes resteront éternellement ignorés, que des milliers resteront impunis, que M. Dumur est encore demeuré en deçà de la monstrueuse réalité en peignant cette horde d'apaches et de gorilles que fut l'armée boche de 1914.

Ces rapports Maringer-Payelle avaient été, si édulcorés fussent-ils, constitués en vue d'un procès qui ne semble pas plus proche que celui du Kaiser lui-même, et leur lecture est effrayante. Il y a là toutes les variétés du crime, de la cruauté froide au sadisme délirant, tous les immondices de la bête allemande en folie. Le roman de M. Dumur peut les intensifier par le relief du grand talent littéraire, par le groupement des effets: mais il ne dépasse pas en horreur les constatations judiciaires et légales de magistrats dont les procès-verbaux offrent le contraste d'un style terne et d'actes révélant un redoutable enfer de la perversité et de la férocité humaines. Or, voici qu'il semble devenir à la mode d'oublier, et même de nier, ces choses qui furent commises en terre de France, et on réserve indignation et désaveu non aux coupables, mais aux écrivains qui clouent ces coupables au pilori!

En 1870 les Allemands n'osèrent pas la centième partie de ce qu'ils ont osé en 1914. Ils ne firent ni massacres de civils en masse, ni destruction de sanctuaires ni saccage d'usines et de cultures, ni déportations ni butin systématique. Ils fusillèrent au plus quelques centaines d'otages. Les cas de viols turent assez rares et parfois punis sur plainte motivée. Les déprédations furent faibles. L'armée du piétiste Guillaume Ier était encore une armée presque honorable, en tous cas contenue par une discipline morale, auprès de l'atroce foule qui a piétiné cette fois le Nord français. Le souvenir du peu de meurtres et d'outrages commis par les durs et arrogants Prussiens de ce temps-là s'est pourtant gardé vivace durant près d'un demi siècle dans les mémoires des Français, et ils ont toujours maudit les incendiaires de Bazeilles et bafoué les «voleurs de pendules».

Il y a cinq ans que la ruée allemande de Liége à Meaux a prétexté d'innombrables forfaits en comparaison desquels les actes de 1870 ne furent que gentillesses inoffensives. Il paraît pourtant qu'on est pressé de les oublier! Et les assassins, les brutes affolées de stupre, les bourreaux d'enfants, les tueurs de vieillards, les tueurs de prêtres, de moniales, de jeunes filles, les hystériques de la bestialité et de la coprolalie, dûment connus, accusés par d'innombrables victimes, ne sont pas même encore recherchés et punis! Vraiment, c'est un peu tôt pour prendre des airs indifférents, scandalisée même, et déclarer avec pudibonderie qu'il serait de mauvais goût de revenir sur ces drames-là! Ce sont des airs propres à ravir les responsables, escomptant la déplorable facilité des Français à pardonner. La haine ennuie vite le Français. Elle est le plat de prédilection que l'Allemand aime à manger froid. Les humanitaires «qui ne veulent pas enseigner la rancune à nos enfants» font à souhait le jeu des Boches qui ne demandent qu'à esquiver le règlement de comptes. Ces scélérats n'en eussent sans doute pas tant fait s'ils ne s'étaient crus alors absolument certains d'un triomphe effaçant toutes traces de leur infamie; vaincus il leur reste l'espoir de spéculer sur notre débonnaire veulerie, en rejetant en bloc les crimes sur les ordres de quelques chefs morts ou disgraciés, alors qu'il s'est agi de la goujaterie sanglante de toute une armée, représentative de toute une race et de toute une doctrine d'immoralisme délirant.

C'est précisément pour cela que des livres vengeurs et terribles comme le Nach Paris! de M. Louis Dumur accomplissent une mission salubre et nécessaire en réimposant aux oublieux égoïstes et veules la vision de ce qui fut la réalité, la réalité crue, écœurante, révoltante, presque insoutenable, mais justicière par son énonciation elle-même. Il faut que de tels livres soient écrits et divulgués, puisque les rapports des légistes dorment dans des cartons comme certains ouvrages érotiques dans l'enfer secret des bibliothèques. Il faut que le plus grand nombre de Français possible sache ce que des bêtes à face humaine ont osé accomplir en France. La mémoire des martyrs exige cette vindicte, la prudence et la sauvegarde des Français à venir exigent ce témoignage. Et soyons tranquilles: Nach Paris! n'aura pas, comme le Feu, les honneurs de la libre traduction au pays de nos ex-ennemis!

Camille Mauclair.

III

Dans son numéro du 1er octobre, le Mercure de France insérait une lettre d'un de ses lecteurs, M. J. Michaut, où figurait notamment le passage suivant:

Je n'ai pas vu d'allusion aux mains coupées à de jeunes enfants et à des femmes en Belgique aux débuts des hostilités, M. Dumur trouverait dans un auteur libéral allemand, traduit chez Dentu en 1873, Johannès Scherr (La Vie et les mœurs en Allemagne), la relation que, pendant la guerre de Trente ans, des soldats de l'armée Wallenstein avaient dans leur poche une main de femme, d'enfant, ou de préférence de fœtus, dans le but de se rendre invulnérables.


Le Mercure de France du 16 octobre a publié la réponse suivante:

Paris, 3 octobre 1919.

Mon Cher Vallette,

J'ai lu avec intérêt la lettre que vous adresse M. J. Michaut, dans le dernier Mercure, à propos de Nach Paris! M. J. Michaut se demande pourquoi je n'ai pas parlé des mains coupées aux enfants. C'est qu'il est douteux que les Allemands aient systématiquement coupé les mains aux enfants. Des enquêtes ont été faites à ce sujet; elles n'ont pas donné de résultat. Pendant que j'étais en Suisse, on signalait des enfants aux mains coupées à Vevey, à Neuchâtel et dans plusieurs localités de Haute-Savoie. On a été voir. Chaque fois on s'est trouvé en présence soit de personnes qui racontaient des histoires de mains coupées, soit d'enfants ayant des blessures aux mains, blessures provenant de sévices allemands, mais sans qu'il soit possible d'établir qu'il y ait eu volonté expresse de couper des mains. Que parmi les très nombreuses victimes enfantines des massacres germaniques il y ait eu des cas de poignets tranchés, c'est tout naturel, et il n'y a pas lieu de recourir pour cela à d'autre explication que le hasard même des massacres. Le nombre des enfants mutilés, tués ou violés par la soldatesque allemande fut en effet considérable. Rien que dans les 20 premières pages de l'Appendice du Rapport de la commission d'enquête britannique sur les atrocités allemandes, qui en comporte 280, je trouve sur 37 dépositions se rapportant toutes à Liége et ses environs:

A Vottem, le 4 août, une petite fille de 9 ans tuée; à Melen, le 5 août, un enfant tué par un officier; à Soumagne, le 5 août, une petite fille de 13 ans tuée; à Herstal, le 5 août, deux enfants tués; le 6 août, un enfant fusillé; à Soumagne, massacre de 56 civils parmi lesquels des jeunes garçons; autre massacre de 19 civils, parmi lesquels également des garçons; à Micheroux, un bébé est arraché des mains d'une femme, jeté à terre et tué net; banlieue de Liége, le 7 août, une petite fille de 10 ans a l'oreille coupée pour «avoir eu la curiosité d'écouter les Allemands»; à Heure-le-Romain, le 11 août, un bébé est blessé d'un coup de feu et meurt peu après à l'hôpital; à Ans, le 16 août, deux enfants de 2 à 3 ans sont tués à coups de baïonnette; à Pépinster, commencement d'octobre, un bébé a la tête tranchée par un officier; à Hermée, un enfant de 5 mois a l'estomac fendu d'un coup de baïonnette et meurt à l'hôpital. Il n'y a qu'un cas de main coupée, qui est celui-ci (près de Liége, le 7 août): «Nous vîmes un jeune garçon d'environ 12 ans, le poignet enveloppé de bandages, là où la main aurait dû se trouver. Nous demandâmes ce qui s'était passé, et on nous répondit que les Allemands avaient tranché la main du petit, parce que celui-ci s'était accroché à ses parents que l'on voulait jeter dans les flammes.»

S'il est cependant constant que nombre de femmes et d'enfants ont eu les mains coupées, c'est pour une tout autre raison que celle qu'implique la «légende des mains coupées», une raison toute matérielle, qui est le vol de bijoux. Je n'en citerai qu'un exemple, tiré des dépositions recueillies par le professeur Morgan (même document p. 271): «Comme nous approchions d'Ypres en venant d'Hazebrouck, nous avons rencontré plusieurs réfugiés, des femmes et des enfants pour la plupart. Les femmes étaient épuisées; elles avaient leurs enfants avec elles, et plusieurs avaient eu les mains coupées de propos délibéré; les mains avaient été coupées par les Allemands, elles n'avaient pas été emportées par des obus. Les femmes nous le firent comprendre par signes. Les Allemands avaient coupé les mains des femmes et des enfants pour enlever les bracelets de leurs poignets.»

Si je n'ai pas cru devoir faire plus particulièrement état des mains coupées, c'est que ce genre de mutilations ne m'a pas paru présenter de signification spéciale. Au reste, le bilan des atrocités allemandes est si formidable, il est d'une diversité si prodigieuse, que je ne saurais avoir la prétention d'avoir épuisé mon horrible sujet. Je pourrais écrire trois autres Nach Paris! sans me répéter.

Quelques personnes ont trouvé par contre fort mauvais que j'aie osé mettre en scène le viol d'une jeune fille. Votre correspondant n'est pas du nombre et ne doute pas que cet épisode «ne soit la relation d'un fait rigoureusement exact». Peu importe que l'exactitude en soit ou non «rigoureuse». Il y a eu des centaines, des milliers de faits analogues et de plus effroyables encore. Dans les 20 pages ci-dessus signalées, et que je ne choisis pas pour la circonstance, je relève:

A Melen, près de Herve, 8 août, une jeune fille de 22 ans est forcée et meurt des suites du viol; à Soumagne, deux femmes sont violées par un grand nombre d'Allemands et leurs maris fusillés; à Flémalle-Grande, 16 août, une jeune femme, grosse de huit mois et demi, est violée par deux Allemands, elle accouche le lendemain; même jour, même endroit, une jeune fille de 16 ans est violée par deux Allemands; à Ans, le 16 août, une femme de 28 à 30 ans est trouvée complètement nue, attachée à un arbre, morte et la poitrine couverte de sang; à Liége, place de l'Université, le 10 août, une vingtaine de femmes et de jeunes filles sont extraites des maisons et couchées sur des tables qu'on a apportées sur la place: «Une quinzaine d'entre elles furent alors violées. Chacune d'elles fut violée par environ 12 soldats. Pendant que cela se passait, 70 Allemands à peu près se tenaient groupés autour des femmes, y compris 5 officiers. Ce furent les officiers qui commencèrent. Cette scène dura une heure et demie. Beaucoup de ces femmes s'évanouirent et ne donnèrent plus signe de vie. La Croix-Rouge les emporta à l'hôpital.» A Hermalle, septembre, viol de deux jeunes filles, l'une de 18 ans, l'autre de 12 ans, par un officier; à Pépinster, viol d'une femme par un officier et deux soldats (il s'agit de la mère du bébé décapité signalé plus haut): «Après le meurtre du bébé, l'officier et les deux soldats saisirent la femme, lui arrachèrent tous ses vêtements jusqu'à ce qu'elle fût complètement nue. L'officier alors la viola pendant qu'un soldat la tenait aux épaules et l'autre par les bras. Après l'officier, chaque soldat la viola à son tour, tandis que l'officier et l'autre soldat tenaient la femme. Après que la femme eut été violée par les trois hommes l'officier coupa les seins de la femme.»

Et ce n'est là qu'un tout petit coin, un coin minuscule de l'immense bacchanale.

Cordialement à vous.

Louis Dumur.

NOTES:

1 (return) Si seulement les boucles d'oreilles m'appartenaient!

2 (return) On a tiré.

3 (return) C'est l'ordre

4 (return) Cette maison doit être protégée. Il est sévèrement défendu, sans l'autorisation de la Kommandantur, de mettre le feu aux maisons.—Commandement impérial de la garnison.

5 (return) Mon père, revenant de France en 70, m'a appris un chant qu'il rapportait de la guerre. Ce chant n'a qu'un vers sans strophe et sans rime:
Nach Paris! nach Paris! nach Paris!
Nach Paris! Mon père porte son premier coup, et un Français gémissant gisait à terre. Nach Paris! Son fusil visa avec sûreté, et un tireur ennemi tomba. Nach Paris! Le mot d'ordre était bon et renversa une race envieuse:
Nach Paris! nach Paris! nach Paris!
Maintenant je ressens la rage de mon père contre l'ennemi héréditaire, elle revit dans mon sang. Nous marchions vers la France, des milliers d'hommes, et j'entonnais le chant de mon père. Aucun chant n'est plus bref et plus éclatant. Toute l'Allemagne le chante:
Nach Paris! nach Paris!

6 (return) A partir d'aujourd'hui il ne sera plus fait de prisonniers. Tous les prisonniers seront massacrés. Les blessés, armés ou non, massacrés. Il ne doit rester aucun ennemi vivant derrière nous.

7 (return) MÉPHISTOPHÉLÈS: Je suis l'Esprit qui toujours nie! Et cela avec raison, car tout ce qui existe n'est bon qu'à mettre en ruines; aussi vaudrait-il mieux que rien n'existât. Ainsi dans tout ce que vous appelez crime, destruction, le Mal, en un mot, est mon propre élément.—Faust, 834-839.

TABLE DES MATIÈRES

NACH PARIS

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

APPENDICES

NOTES: