The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 3655, 15 Mars 1913

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Title: L'Illustration, No. 3655, 15 Mars 1913

Author: Various

Release date: October 19, 2011 [eBook #37799]

Language: French

Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 3655, 15 MARS 1913 ***







L'Illustration, No. 3655, 15 Mars 1913


(Agrandissement)

Ce numéro comprend vingt-quatre pages.--Il est accompagné de LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Roman nº 2, contenant la deuxième partie du roman de M. Marcel Prévost: Les Anges gardiens.


DEVANT ANDRINOPLE: LE BLOCUS DES ASSIÉGEANTS PAR LA NEIGE
Photographie du lieutenant G. Staïnof, du 30e régiment d'infanterie bulgare.--Voir les autres photographies, pages 234 et 235.

La semaine prochaine, LA PETITE ILLUSTRATION publiera:

L'Homme qui assassina pièce en 4 actes de M. Pierre Frondaie, d'après le roman de M. Claude Farrère.

Le numéro suivant (29 mars) contiendra la troisième partie du roman de M. Marcel Prévost: Les Anges gardiens.

Paraîtront ensuite, alternant avec les 4e et 5e parties des Anges gardiens: Les Flambeaux, de M. Henry Bataille; Servir et la Chienne du roi, de M. Henri Lavedan; L'Embuscade, de M. Henry Kistemaeckers.

Puis viendront:

Les Éclaireuses, de M. Maurice Donnay; Hélène Ardouin, de M. Alfred Capus; L'Habit vert, de MM. Robert de Flers et G.-A. de Caillavet, et le roman de M. Paul Bourget: Le Démon de midi.


COURRIER DE PARIS

LES MAISONS EN CONSTRUCTION

De deux fenêtres éloignées l'une de l'autre, situées chacune à une extrémité de mon appartement, celle-ci au nord, celle-là au midi, de la fenêtre de ma chambre et de celle de mon cabinet, je vois construire deux maisons.

Je les regarde s'élever à la place même où l'an dernier se tenaient, si droites encore, celles que j'ai vu jeter à bas, dont il ne reste plus trace que dans mon souvenir, et peut-être dans celui des hommes qu'elles ont abrités. Et ces deux maisons, je ne sais pourquoi, occupent ma vie. Si ce n'est que toutes les deux elles sont «de rapport» et qu'elles auront le même nombre d'étages, elles présentent déjà un caractère très distinctif. L'une, sur laquelle donne ma chambre, est en béton armé ou du moins jusqu'à présent, et rien ne permet de croire qu'il en sera différemment dans la suite. L'autre, qui forme le principal paysage de mon cabinet, est en pierre.

*
* *

Ces deux maisons, qui sont séparées par tout un pâté d'immeubles, et qui, par conséquent, ne peuvent pas «se voir», et qui ne sont pas dans les mains des mêmes entrepreneurs, ont cependant et gardent jusqu'ici une hauteur pareille, montant chaque jour, en se suivant, comme si elles le faisaient exprès, quoique la maison de pierre ait tendance à gagner sur sa voisine. Chaque matin, dès que je me lève, il faut--c'est plus fort que moi--que j'aille jeter mon premier coup d'oeil sur le chantier qui m'attire au saut du lit, celui de la maison en béton. Je ne peux pas dire que ce spectacle m'enchante et me procure un réveil câlin. Rien n'est moins gracieux déjà que l'aspect des fondations béantes, des caves entr'ouvertes et à ciel libre car une cave n'est belle et n'a sa relative magnificence que voûtée, et basse, et bien noire, bien salpêtrée, bien feutrée de poussière et de silence et ramonée de ces courants d'air d'outre-tombe qui soufflent le frisson. Il faut qu'elle ait son sol élastique et mou, ses caresses de vent frais, ses toiles d'araignées, ses suies de bouteilles, ses rats furtifs, son odeur de bougie, de liège et de chat. Alors elle est explicable et parle. Mais en cours de travaux, n'ayant pas encore mérité ni obtenu son mystère, elle offre une laideur sinistre. Les caves en béton que je regarde triturer m'affectent d'une façon spéciale. Qu'elles sont peu engageantes! Je ne puis penser que l'on y mettra du vin. Elles me paraissent propres plutôt à receler de l'argent, des caisses pleines de «valeurs» ou de la ferraille. On dirait des petits sous-sols de Crédit lyonnais. Oui, osons -l'avouer, le béton, même armé, n'a pas de charme et de poésie. D'un gris de boue, d'une glaise inféconde et dont ne consentira jamais à sortir la moindre statue, il sent le faux, il donne l'impression d'être la singerie du solide et de vouloir pasticher le durable. J'ai beau voir la pâte épaisse, le maussade limon se durcir dans l'armature et le treillage des tiges de fer, je ne me décide pas à m'imaginer que cette crème saisie et coagulée soit de la pierre et la remplace. C'est un composé, ce n'est rien. Mais le travail est curieux, et les ouvriers m'intéressent.

Dès sept heures ils commencent à arriver. Ils sont méthodiques, précis et lents. Chacun sa besogne. Il y a ceux qui gâchent, ceux qui coupent le fer, ceux qui le tordent et l'assemblent, ceux qui manient la truelle avec cette souplesse et cette virtuosité de poignet dont nous demeurons confondus, ceux qui piochent à toute volée, à bout de bras, comme s'il s'agissait de défoncer un couvercle de coffre-fort, ceux qui, inclinés en oblique, poussent là grosse brouette, ou qui, pliant sur leurs jambes nerveuses et nues dans les culottes flottantes de vieux velours aux inconcevables reflets, raclent et ramassent à larges pelletées les gravats pour les lancer en paquets dans le tombereau, à la petite place où ils veulent. Ils poursuivent tous leur tâche avec ordre et sans vaine fièvre.--«Y a bien le temps!» Et quand est arrivé le moment capital du repas, à la minute, à la seconde, ils quittent tout! C'est sacré. On mange. Les uns vont chez le marchand de vins d'à côté. Les autres, les plus nombreux et les plus sensés, restent dans le chantier pour déjeuner «sur le tas». Il n'est pas rare de voir apparaître la ménagère qui apportera à son homme sa portion, dans un panier noir à deux anses dont l'une est raccommodée avec une ficelle, ou bien dans une serviette. C'est généralement une pauvre et humble femme, vêtue triste, et nu-tête, bien calme, bien résignée; la brave femme de l'ouvrier, aux mains croisées sur un ventre bombé comme un sac de plâtre, et humble, courageuse, docile, sereine. Elle en a tant vu, et tant enduré, qu'elle est toujours contente, pourvu que ça n'aille qu'à moitié bien. Elle est exemplaire et magnifique à contempler quand elle se montre aux environs de onze heures parmi les tas de pierre et les remparts inachevés de la maison neuve, de la maison en construction, humide, et qui glace à quarante pas. Avec la patience du peuple, elle attend que son homme soit libre et lui fasse signe pour approcher. Et quand il s'avance elle le rejoint. Lui, s'assied sur des planches, le dos au mur sec de la maison voisine, au bon endroit qu'il a choisi et qu'éclaire le soleil, quand il y en a. Elle, reste debout, le couvant du regard, pendant qu'il s'installe et organise ses commodités. Et tour à tour sont sortis par elle du panier le morceau de pain gros comme un pavé, la viande froide, le fromage épais, la haute bouteille de vin noir, pleine jusqu'à toucher le bouchon. Ces choses précieuses sont étalées et posées par terre, en cercle, devant le travailleur aux jambes écartées qui a déjà ouvert son couteau fidèle, et renversé, pour y poser le veau, son large pouce. Enfin, sous la moustache aux poils gris, pareille à la brosse en balai du colleur d'affiches, la bouche s'ouvre, et l'homme mange, avec paix et gravité. Alors seulement, la femme, quelquefois, si elle est bien en confiance, ose s'asseoir près de lui et semble heureuse. Elle remportera dans un instant la bouteille vide dans le panier plus léger.

D'autres camarades, qui, sans doute, n'ont point de femmes ou qui, d'humeur indépendante, n'aiment pas que le sexe s'occupe d'eux, se rassemblent par petits groupes pour faire la collation. Malins comme des soldats, ils improvisent des cuisines en plein vent, coupent du menu bois, allument des feux entre les pierres, accroupis tout autour à la zouave. Et cette copieuse séance dure une bonne demi-heure, si ce n'est plus. Après quoi, le travail reprend. Et voilà de nouveau mes hommes repartis entre les piliers de boue, d'où pointent les tiges de fer...

*
* *

Décidément, s'il me fallait choisir, pour y demeurer, entre les deux maisons que l'on bâtit sous mes yeux, ce n'est pas dans celle du béton que j'élirais domicile. Plutôt dans l'autre, dans celle en pierre, qui me sourit. Sa couleur d'abord, appétissante, blanche, nacrée et jaune à la fois, sa couleur de chair et de rose-thé ne chagrine pas, semble faite pour réjouir la lumière. Et puis, cette maison-là est logique, traditionnelle. Elle est élevée selon les vieilles règles. Comme autrefois, comme toujours, depuis que la pierre est pierre, les blocs sont apportés tout taillés, dégrossis et numérotés. On les passe dans leurs quatre attelles et ils sont hissés un peu de travers, en tournant, à l'aide de la mécanique imperturbable et sûre que manoeuvrent longtemps, sans s'impatienter, les deux hommes au torse d'Ixion, comme s'ils avaient à tirer de l'eau d'un puits très profond!... Seulement, au lieu de faire monter un seau d'eau fraîche, il s'agit d'envoyer doucement et d'aller poser, à la hauteur d'un troisième étage, un fétu de 400 kilos. Quel plaisir on éprouve à voir tous les morceaux de ce jeu d'architecture se placer et s'ajuster pour ainsi dire d'eux-mêmes, là où il le faut, les uns au-dessus des autres! La maison a l'air de se bâtir toute seule comme si les ouvriers n'étaient là que pour surveiller les pierres, les matériaux, animés d'une vie intelligente. Et cette impression est si vive qu'il m'arrive chaque matin de m'étonner que la maison soit au même point que la veille au soir. Je ne serais pas le moins du monde surpris qu'elle eût continué la nuit, qu'elle eût avancé par ses propres moyens, même quand les hommes sont partis se coucher.

*
* *

Mes maisons me procurent d'autres pensées, d'une indéfinissable mélancolie dans leur banalité.

Elles me font songer que j'ai pu voir, que j'ai vu le sol, invisible à présent et pour combien d'années, où elles ont pris racine, qu'elles couvrent désormais ainsi qu'un monument funéraire. Elles me font songer à ceux qui ont vécu sur cet étroit espace, qui sont aujourd'hui Dieu sait où, dispersés ou morts, à ceux qui viendront demain au même endroit croire qu'ils s'y fixent dans le repos, et qu'ils y sont à l'abri... Et ce sont eux qui, très probablement, d'en face, verront à leur tour, à un moment que je ne sais pas, démolir la maison où je suis, où je me crois garanti de durer. Où serai-je, moi, ce jour-là?... Déménagé? Ou bien...?
Henri Lavedan.

(Reproduction et traduction réservées.)



Les deux mille détenus de la prison de Saint-Quentin (en Californie) assistant à une représentation de Mme Sarah Bernhardt. Les condamnés à mort (une douzaine)
ont été placés au premier rang devant la scène.

SARAH BERNHARDT

CHEZ LES PRISONNIERS CALIFORNIENS

San-Francisco, 22 février 1913.



Les Californiens sont enclins à l'indulgence. La beauté des sites de leur pays, la douceur du climat, les jardins fleuris qui poétisent leurs demeures, tout aide à développer chez eux «l'humaine tendresse», comme disait Montaigne. Ils ont construit pour enfermer ceux qui désobéissent aux lois une prison où règne le plus grand libéralisme. On cherche en cet asile confortable à faire oublier aux condamnés leurs rancunes contre la société et on les entraîne à marcher correctement dans le droit chemin en attendant la libération ou le pardon. En un mot, ils sont traités comme des hommes atteints d'une maladie mentale passagère qu'il importe de guérir, plutôt que comme des individus à tout jamais incorrigibles. La prison de Saint-Quentin n'est point une geôle, mais un établissement de relèvement social. Mieux que toute autre institution, elle montre cet optimisme magnifique des gens du Far-West qui ne doutent jamais du progrès ou de la renaissance morale, même dans les cas en apparence désespérés.

Pour la fête de Washington, ce 22 février, les autorités californiennes avaient demandé à Sarah Bernhardt, en tournée à San-Francisco juste à ce moment-là, de vouloir bien jouer devant les pensionnaires de Saint-Quentin. Toujours généreuse, notre grande tragédienne avait accepté, et elle avait eu l'amabilité de m'inviter à cette excursion pittoresque. J'avais accepté, comme on pense, avec empressement, car le spectacle promettait d'être infiniment curieux. Sarah Bernhardt jouant exclusivement pour deux mille détenus et une douzaine de condamnés à mort, voilà une manifestation qui valait la peine d'être vue!

*
* *

Nous voilà donc partis en automobile, et, après avoir traversé la baie sur le ferry-boat de Sansalito, nous filons à toute vitesse vers le nord dans la direction de Saint-Quentin, laissant derrière nous le majestueux Tamalpaïs dans les ombres violettes. La prison est située à vingt kilomètres environ de San-Francisco, sur un cap qu'entourent des collines aux ondulations harmonieuses. Tout le long de la route se succèdent de tendres paysages dans lesquels on distingue des villas aux couleurs gaies, de sveltes bungalows, des auberges aux enseignes alléchantes, où les Californiens se rendent en promenade les jours de fête.


  Vue d'ensemble de la prison
            de Saint-Quentin.

Après de nombreux détours dans la vallée, nous apercevons la maison d'arrêt. On dirait un vaste château fort gardé par une série de kiosques surélevés, dans lesquels sont placés des gardiens prêts à fusiller les fugitifs. Dès que l'on pénètre sur les terrains du pénitencier, cette impression sévère s'adoucit, car le château fort est entouré de paisibles jardins potagers, de tennis-courts, de parterres multicolores et de vertes pelouses. Les premiers prisonniers que nous rencontrons, rasés de frais, décemment habillés dans leur uniforme de laine blanche à larges raies noires, ont un air de prospérité qui empêche qu'on ne s'apitoie par trop sur leur sort.

La Marseillaise retentit. C'est la fanfare des «convicts» qui salue l'arrivée de Sarah Bernhardt. La musique adoucit les moeurs, et les détenus, pour oublier les rigueurs de la captivité, ont leur orchestre comprenant une trentaine d'instrumentistes. Tous les arts, d'ailleurs, sont représentés à Saint-Quentin...


Un des prisonniers, Abraham Ruef, lisant une adresse de
remerciements à Mme Sarah Bernhardt.

Dans la cour intérieure, une scène a été improvisée. Le rideau a été taillé dans une bâche. Devant le théâtre, un espace est réservé aux membres de la fanfare. Deux mille prisonniers attendent fiévreusement l'apparition de notre grande artiste. Il y a là des gens de toutes les nationalités, des Chinois, des Japonais, des mulâtres, des nègres. Les femmes (on en compte une quarantaine dans la prison) ont été aussi admises. Les gardiens--munis de la canne et du revolver réglementaires--encadrent les diverses sections qui ont été amenées dans un ordre précis. On a placé les condamnés à mort au premier rang, et je m'installe au milieu d'eux pour mieux juger de leurs impressions. Un hydroaéroplane, qui nous a suivis depuis San-Francisco, voltige au-dessus de nos têtes. Mais la foule des prisonniers ne prend pas beaucoup d'intérêt à ses évolutions. Dans le recueillement, elle attend la venue de Sarah sur le tréteau de fortune sur lequel il semble que la Magie surgira tout à l'heure. On a distribué aux spectateurs une analyse, rédigée en anglais, de la pièce choisie: Une nuit de Noël sous la Terreur, de MM. Maurice Bernhardt et Henri Gain, que vont jouer, aux côtés de la grande artiste, MM. Lou Tellegen, Deneubourg, Favières, Terestri, Mlles Seylor et Boulanger.


Après la représentation donnée par Mme Sarah Bernhardt à
la prison de Saint-Quentin (Californie): un délégué des prisonniers
baise la main de la grande artiste.

*
* *

Quand soudain le rideau se lève, une formidable acclamation retentit. Sarah, en Marion la vivandière, incarne si bien la générosité et la vaillance françaises! Un groupe de détenus français (la «colonie» française de Saint-Quentin!) crie à pleins poumons: «Vive la France! Vive la France!» Un de mes voisins, un Belge qui a tué sa femme et l'amant de sa femme, pleure à chaudes larmes, et, tout à coup, il se met à rire nerveusement et il recommence à pleurer. L'autre est un Grec qui assassina deux policemen, et il demeure hébété...

Chaque scène se termine au milieu de frénétiques bravos et de sifflements stridents (aux États-Unis, en effet, le sifflet, contrairement à notre coutume, marque l'approbation suraiguë des spectateurs). Les répliques finales des acteurs sont échangées dans un enthousiasme extraordinaire. Le spectacle achevé, un prisonnier s'avance sur la scène et remet à Sarah Bernhardt une mélodie qui lui est dédiée par ses camarades, intitulée: Par delà le sommet des collines. Il lui offre en même temps un bouquet de violettes et prononce, en français, l'allocution suivante, qui vaut d'être reproduite textuellement:

A Madame Sarah Bernhardt,
à San Quentin, Californie.

Madame,

Dans cette vie la plupart de nous sont, à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur des murs d'une prison, prisonniers, prisonniers au moins de notre entourage. A de rares intervalles seulement nous est-il donné d'être absolument libres. Pour ceux qui sont enfermés entre des murs menaçants, derrière des grilles de fer formidables, ces intervalles sont, actuellement et à jamais dans l'avenir , vraisemblablement bien éloignés. Mais, aujourd'hui, pour une petite heure, ces murs de pierre se sont évanouis. Pour une heure, grâce à votre merveilleuse personnalité et votre art enchanteur, nous avons été,

en âme et en esprit, dans une liberté parfaite, captifs seulement de ce génie remarquable et de cette ardeur incomparable qui, à juste titre, vous ont gagné le nom de «divine». Pour une petite heure nous avons été libres, et sans contrainte en communion universelle avec l'esprit d'une grandeur humaine, qui, après tout, est la vraie base de nos croyances à l'immortalité. Cette grandeur n'a pas été établie pour complètement et à jamais disparaître. Ce moment de liberté n'est pas, non plus, une illusion temporaire; le souvenir sera vivant, la mémoire le rappellera souvent, et son inspiration servira à nous libérer des fardeaux et des angoisses du jour. Soyez-en persuadée, Madame, cette représentation particulière sera longtemps rappelée par tous ceux qui ont eu le privilège d'y assister,--par l'humble aussi bien que par le plus élevé. La femme, l'actrice, la pièce, toutes, ont fait vibrer les cordes de nos cours. A la plupart de nous n'a jamais été accordée la distinction de vous voir ni de goûter les délices de votre art incomparable. Eloignés, nous vous avons regardée comme la radieuse étoile de l'art dramatique, couronnée des lauriers d'un succès impérial, à la grâce et au génie de laquelle les continents se sont volontiers rendus sujets. Les idéals que nous avions conçus ont été en cette heure plus que confirmés. Nous vous présentons nos remerciements reconnaissants pour les gloires et les splendeurs de l'art dont votre gracieuse faveur nous a fait jouir, ainsi que pour la bienveillance et la générosité qui vous ont induite à donner un plaisir si vif aux infortunés proscrits et victimes des sorts changeants de la vie.

Nous apprécions aussi profondément votre choix de la pièce, non seulement à cause de sa beauté intrinsèque et de l'art qu'elle renferme, mais aussi parce qu'elle exalte, par ses élans puissants, une humanité, et la solidarité des âmes, qui ne connaissent aucunes bornes, ni de parti, de factions, ou de politique. De plus, nous vous remercions particulièrement que vous ayez jugé à propos de nous présenter une oeuvre du génie de votre fils. En ce choix, nous voyons non seulement votre témoignage de l'amour et des pensées d'une mère, mais aussi en toute probabilité la réflexion dans votre coeur que nous aussi avons des mères qui nous chérissent, à qui notre amour se porte, et dans les coeurs desquelles nous avons été une espérance et un orgueil. Nous souhaitons, et pour vous et pour lui, beaucoup d'années de joie et contentement mutuels.

Nous prions aussi, Madame, par votre intermédiaire, d'exprimer à vos artistes et à votre gérance, notre chaleureuse appréciation de leur bonté et de leur talent. Et quand, dans l'avenir, vos pensées se porteront vers ce pays du soleil couchant, pour nous aujourd'hui si brillant par votre bonne volonté, nous espérons que ces quelques paroles d'admiration sincère et de reconnaissance serviront à vous rappeler cette heure, peut-être de toutes en votre vaste expérience, la plus étrange et la plus frappante,--une heure dans un entourage sévère et même repoussant, oublié par nous pour le moment grâce à votre personnalité,--une heure dans laquelle vous avez rendu cette multitude de malheureux, plus heureux, adouci les lignes de leurs vies et rendu leurs cours plus légers, par votre présence dans notre milieu aujourd'hui.

De la part de

TOUS LES PRISONNIERS.

San Quentin, Californie, ce 22 février 1913.

Ce discours est l'oeuvre d'Abraham Ruef, un fils d'Alsacien--qui parle très couramment notre langue et qui ne manque pas de littérature, comme on voit, malgré les nombreux anglicismes dont il use. Ruef est célèbre sur toute la côte du Pacifique. Il fut un temps où le maire Schmidt «socialisait» à sa manière les finances de San-Francisco avec l'aide de Ruef, «boss» tout-puissant. Condamné pour concussion, ce dernier est interné à Saint-Quentin pour une douzaine d'années encore, à moins qu'on ne lui rende la liberté sur parole, système appliqué en faveur des repentis. Ruef est le personnage le plus en vedette de la prison. Dans la «salle» se trouvaient aussi les fameux frères MacNamara, qui firent sauter à la dynamite l'hôtel du Los Angeles Times, voici deux ans, et causèrent la mort de vingt-deux linotypistes. Ce fut l'un des épisodes les plus cruels de cette guerre acharnée que se livrent aux États-Unis syndicalistes et anti-syndicalistes.

L'orateur qui avait lu le compliment de circonstance, après lui en avoir remis le texte, soigneusement calligraphié par lui-même, demanda à Sarah Bernhardt de lui baiser la main. Elle acquiesça gentiment, et une indescriptible ovation la remercia de ce geste. Sur cet incident se termina cette peu banale manifestation.

*
* *

Ayant regagné son auto, la grande tragédienne, heureuse d'avoir apporté de la joie à ce monde bizarre de prisonniers, me confia que c'était là une des aventures les plus étonnantes de sa vie de comédienne:

--J'ai éprouvé une sensation inouïe, me dit-elle, en voyant fixés sur moi avec un éclat étrange ces milliers d'yeux dont beaucoup ne verront plus la lumière de la liberté et dont certains seront avant peu obscurcis par la mort. Si vous saviez comme c'est bon d'avoir pu donner un peu d'illusion à ces gens pendant quelques instants! Il faudra que je note cela dans mes Mémoires...

La relation que Sarah Bernhardt écrira elle-même de son voyage à Saint-Quentin sera sans aucun doute l'un des chapitres les plus émouvants de son autobiographie. Elle la complète à ses moments perdus, et il faut souhaiter qu'elle la livre bientôt au public pour qu'on y lise le récit de cette journée si originale du 22 février passée parmi les prisonniers californiens de Saint-Quentin.
François de Tessan.




Le cortège des étudiants, se rendant place de la Concorde, passe rue de Rivoli devant, la statue de Jeanne d'Arc.


UNE MANIFESTATION PATRIOTIQUE DE LA JEUNESSE DES ÉCOLES.
--Le défilé devant la statue de Strasbourg.

Dans l'après-midi de dimanche dernier, la manifestation traditionnelle de la jeunesse des écoles à la statue de Strasbourg a eu lieu au milieu d'une affluence exceptionnelle et avec un calme, une piété silencieuse, qui lui ont donné un aspect impressionnant. Les étudiants avaient on effet résolu de conserver à cette manifestation, d'où devait être exclu tout geste politique, un caractère exclusivement patriotique et national. Lorsque, à deux heures, le cortège se forma sur la place de la Sorbonne, les étudiants étaient au nombre de trois à quatre mille. L'un d'eux, en tête, portait un grand drapeau tricolore cravaté de crêpe. Puis venaient les délégués des diverses organisations, républicaine, jeune-républicaine, plébiscitaire, nationaliste, et des universités de province, notamment de Bordeaux. Huit étudiants suivaient, porteurs de deux grandes couronnes endeuillées de crêpe et coupées par un large ruban tricolore. Derrière, marchait la foule des élèves ou des aspirants aux écoles militaires, le bonnet de police sur l'oreille, et des étudiants des diverses facultés avec leurs bérets aux couleurs distinctives. La longue colonne gagna, par la rue de Rivoli, en saluant la statue de Jeanne d'Arc, la place de la Concorde. Les couronnes et le drapeau furent déposés sur le socle de la statue de Strasbourg, devant laquelle les jeunes gens défilèrent ensuite, pieusement recueillis.



LE TRICENTENAIRE DES ROMANOF

Il y a encore, en Russie, du loyalisme pour le trône, un loyalisme ardent et mystique, un loyalisme populaire des faubourgs des villes et des immensités rurales, qui a donné, ces derniers jours, à l'occasion du tricentenaire des Romanof, à côté du loyalisme officiel, militaire, aristocratique ou bourgeois, sa mesure éloquente et profonde.

Les fêtes de ce Jubilé exceptionnel ont commencé le 6 mars, au milieu de l'enthousiasme national et dans une sorte d'extase religieuse, car, seul maintenant en Europe où le sultan ne compte plus guère, le monarque russe, chef d'Église, à la fois empereur et pape, conserve un caractère sacré.

Le 6 mars donc, il y a eu exactement trois cents ans que le Zemski-Sobor, ou assemblée nationale russe, offrit, après une longue période d'anarchie, la couronne à Michel Feodorovitch Romanof, fondateur de la dynastie qui s'est perpétuée sur le trône et dont certains membres, illustres parmi les illustres, ont assuré la grandeur de l'empire et la magnifique expansion de la puissance russe.

En l'honneur de ces commémorations historiques, le tsar Nicolas a d'abord publié un ukase d'amnistie, impatiemment attendu, car le précédent décret de pardon datait de la naissance du prince héritier, c'est-à-dire de 1904. Un grand nombre de délits, et particulièrement de délits politiques commis depuis cette époque, se sont donc trouvés effacés, et quelques nobles exilés pourront dès maintenant rentrer impunément dans leur patrie. Les condamnés à mort ont vu commuer leur peine en vingt ans de travaux forcés et les prisons de Saint-Pétersbourg ont, d'un coup, libéré trois cents détenus. Dix millions ont été accordés à la Finlande pour l'amélioration de ses établissements d'assistance et 50 millions de roubles ont été donnés à la population rurale sur le produit de la vente des terres de l'empereur.

Toutes ces mesures, très heureuses, très opportunes, ont produit, sur les masses si profondément attachées d'ailleurs à la dynastie, la plus heureuse impression, et la communion entre le souverain et le peuple, au cours de ces grandioses journées, n'en a été que plus étroite.

Des Te Deum et des services d'actions de grâces ont été célébrés, le 6 mars, dans les cathédrales de Saint-Pétersbourg, de Moscou et de Kief comme dans les plus humbles chapelles et dans toutes les églises de Russie à la même heure, pendant le service divin, fut lu un manifeste impérial faisant ressortir les efforts successifs des tsars et des plus éminents parmi leurs sujets pour réaliser la prospérité actuelle, économique, militaire et intellectuelle de l'empire russe.


Le cortège quitte le Palais d'hiver pour se rendre à la
cathédrale de Kazan: le tsar et le tsarévitch sont en simple voiture
découverte; les impératrices suivent en carrosse de gala.

A Saint-Pétersbourg, le tsar et le grand-duc héritier, qu'on était ému et joyeux de voir reparaître en public dans une voiture découverte, la tsarine, l'impératrice douairière et toute la famille impériale se rendirent à la cathédrale, en grand gala, pour assister au service d'actions de grâces. Et ce fut sur le passage du cortège impérial, dans les rues où stationnait une foule énorme, un véritable délire populaire. La circulation des voitures était partout complètement interrompue. Les monuments étaient richement décorés et les ponts tellement transformés par leur parure qu'ils semblaient reconstruits. Aux fenêtres, aux balcons, c'étaient des milliers d'oriflammes aux couleurs nationales et impériales, avec partout les blasons des Romanof. Des maisons disparaissaient entièrement sous les draperies. La perspective Newsky était tout entière décorée dans le style empire. Le soir, Saint-Pétersbourg s'illumina de millions de lampes électriques; des scènes d'histoire s'évoquèrent sur des transparents lumineux et des cortèges de patriotes parcoururent les avenues en chantant des hymnes nationaux et en portant des portraits de l'empereur.

Le lendemain, à 4 heures, il y eut au Palais d'hiver, autour duquel continuait de se presser la foule, une grande réception impériale dans la salle de Malachite. Là se trouvaient réunis tous les grands corps de l'État, avec de hauts dignitaires religieux d'Orient unis au tsar par le lien orthodoxe, le patriarche d'Antioche, le métropolite de Serbie. Là encore, on put voir, avec leur suite asiatique, des princes vassaux de la Russie, l'émir de Boukhara, le khan de Khiva, et aussi des délégués mongols.

La famille impériale au grand complet vint recevoir tous ces hommages, le tsar et le tsarévitch portant l'uniforme des chasseurs de la garde avec le grand cordon de Saint-André. Et le président de la Douma, M. Rodsianko, lorsque ce fut son tour de haranguer le souverain, employa le tutoiement des heures historiques. Son discours débutait ainsi: «Puissant empereur, ta sollicitude pour le peuple est grande...»

Le 10 mars, les délégations des paysans ont été reçues au palais et le tsar leur fit un accueil émouvant, embrassant les chefs de ces délégations qui furent retenues à dîner.

Cependant que, dans tout l'empire, l'affluence joyeuse et enthousiaste aux revues, aux illuminations, aux spectacles, témoignait 'que la fête de la dynastie demeurait bien la fête nationale, et que c'est encore et toujours la Vie pour le Tsar qui se joue sur la grande scène populaire.


Sur le trajet, entre le Palais d'hiver et la Cathédrale
de Kazan.--La foule est nombreuse derrière la haie de soldats, mais
toutes les fenêtres sont fermées par mesure de police.


Devant la cathédrale de Kazan pendant la célébration de
l'office divin en présence de la famille impériale.

LA CÉLÉBRATION DU TRICENTENAIRE DE LA DYNASTIE DES ROMANOF, A SAINT-PÉTERSBOURG

Photographie C. O. Bulla.


LE TRICENTENAIRE DE LA DYNASTIE DES ROMANOF
Le tsar Nicolas II et le tsarévitch Alexis quittent la cathédrale de Kazan après la cérémonie religieuse du 6 mars (21 février du calendrier russe).
Phot. A. Otzoup, photographe de la Cour.--Voir!'article aux pages précédentes.




Les contrastes de Pékin: l'antique chaise à porteurs et la «reine bicyclette».

UN MOIS A PÉKIN

VI.--LE PROGRÈS CONTRE LE PASSÉ

20 juin.



Je vous ai déjà dit que les chaises à porteurs avaient presque complètement disparu de Pékin. J'en ai pourtant rencontré ces jours-ci une, bien amusante, et très ancien régime. Portée par deux mules, elle longeait paisiblement la muraille de la ville impériale par-dessus laquelle un pavillon en ruines dressait, au milieu de la verdure, son toit aux tuiles d'or mélangées d'herbes folles. Un serviteur à pied menait par la bride la mule de tête tandis qu'un autre, à cheval, fermait la marche. Le propriétaire, qui devait être quelque rural aisé des environs, accroupi dans l'étroite caisse, fumait sa pipe, très dignement.

Rien d'européen dans ce coin désert, pas un poteau télégraphique en vue; on aurait pu se croire dans le Pékin du temps de Kang Hi.

Comme je m'extasiais, un cycliste en robe lilas, très jeune Chine, coiffé d'un élégant canotier et chaussé de bottines jaunes, dépassa soudain à toute pédale l'antique équipage. Ce fut pour moi, durant une seconde, une saisissante vision résumant l'état actuel du vieil empire. Et, vraiment, la bicyclette et son cycliste étaient en ce lieu quelque chose de choquant et de déplacé; je ressentis une impression analogue à celle que j'éprouve devant une belle chaumière ou un joli coin de paysage de chez nous souillé par quelque révoltant panneau-réclame.


Le mandarin d'aujourd'hui et son escorte à l'occidentale.

Comme pendant à ce croquis en voici un qui vous donnera l'aspect d'un autre Pékin, celui que les révolutionnaires sont en train de nous fabriquer.

C'est à l'arrivée du train de Tien Tsin, un jour de pluie, un mandarin nouveau style qui vient de débarquer. Il est monté dans son coupé dont les glaces sont remplacées par des persiennes aux lames rabattues. Sur les dalles de marbre disloquées, la voiture file en cahotant avec fracas vers la ville chinoise. Montés sur des bidets mongols assez laids, des cavaliers l'escortent; ils sont armés de carabines à répétition et vêtus de toile kaki avec, aux manches, des galons de grade en coton blanc; comme coiffures des canotiers et des panamas. Ce sont les satellites particuliers du moderne Ta jen qui, lui, est en veston et chapeau de paille.

Dans ce tableau tout se tient: la vilaine gare, la rangée des boutiques récemment déposées le long du mur de Tien Men, les poteaux pour l'éclairage, le télégraphe et le téléphone, constituent un cadre bien digne de ce cortège et du Progrès qu'il représente.

... A l'occasion du jour de naissance du roi George, il y a eu, l'autre jour, revue solennelle sur le glacis anglais, réception à la légation et dîner de gala à l'Hôtel des Wagons-Lits. Le manager s'était assuré le concours de la musique des «Somerset» qu'on a fait, à grands frais, venir de Tien Tsin. Depuis huit jours, l'événement était annoncé par la voie de la presse et par des prospectus invitant les amateurs à retenir leurs tables le plus tôt possible. Tout Pékin-Légations répondit à cet appel; la vaste salle à manger était débordante de dîneurs sur lesquels la «band» déversait de copieux et assourdissants flots d'harmonie. Ce fut, ensuite, une soirée dansante fort animée. Tout ce que le corps international d'occupation compte d'officiers, jeunes ou mûrs, fervents de la valse ou du tango, s'était mobilisé pour assurer le service chorégraphique et les danseuses ne chômèrent point. La seule chose regrettable, à mon gré, fut l'absence complète d'uniformes: rien que des habits, des smokings blancs ou noirs et des «Eton», ce drôle de petit veston de pâtissier, pas plus long que le gilet, si dangereux à porter parce que facilement ridicule. Tout le corps diplomatique était présent, nombreuses les élégantes, dont quelques-unes très jolies et très entourées. On remarquait même deux couples Jeunes Chinois très dans le train: les maris en parfaits gentlemen et les dames en combinaison, si j'ose dire, moitié chinoise, moitié je ne sais quoi, avec des coiffures ni l'un ni l'autre et des lunettes d'or. L'une d'elles, m'a-t-on dit, est suffragette, et s'est faite, à Pékin, l'apôtre des droits civiques de la femme. Déjà!

Enfin, cette soirée aurait été tout à fait charmante si elle n'avait eu pour principal résultat de m'empêcher de dormir jusqu'à une heure fort avancée de la nuit.

LES BONS DOMESTIQUES

De temps en temps, un des nombreux boys qui servent à table se fait couper la natte; ils sont bien une cinquantaine dont la moitié est encore fidèle à la vieille coiffure nationale; de la moitié moderniste, les uns se sont fait raser complètement la tête et attendent que tout repousse à la fois; les autres ont conservé une certaine longueur de leur tresse dont ils se servent pour recouvrir la partie rasée de leur crâne jusqu'à ce qu'elle soit, elle aussi, garnie de cheveux; ce qui leur fait de drôles de figures. Ils n'ont pas encore la veste et le tablier de nos garçons de café: ils attendent probablement que la République soit mieux assise pour lui témoigner leur indéfectible attachement en dépouillant la livrée du régime déchu. Ils portent la longue robe de toile bleue, fendue sur le côté, bordée d'un mince galon blanc au col et aux poignets, recouvrant le caleçon blanc serré aux chevilles. Leurs pieds chaussés de pantoufles feutrées, légèrement retroussées du bout, glissent, empressés et silencieux, sur les parquets et les tapis, autour des tables et dans les couloirs.

Les Chinois sont très observateurs, dit-on. Chez les boys d'hôtel, cette faculté est précieuse, car les quelques mots européens qu'ils écorchent en les disant, ou entendent de travers, ne seraient pas suffisants pour se faire servir même approximativement. Ils s'intéressent à leurs clients, et, pour peu qu'on soit livré pendant quelques jours aux bons soins du même boy, il arrive à connaître vos habitudes et semble éprouver une vraie satisfaction à prévenir vos désirs; c'est peut-être tout simplement la gloriole d'avoir fait preuve d'intelligence.

Dernièrement, je voulais obtenir du mien une carotte crue dont j'avais besoin pour humecter un peu ma provision de tabac que la chaleur avait rendu sec comme un coup de trique. J'essayai vainement de me faire comprendre en français; en anglais, je ne fus pas plus heureux, le mot se prononçant exactement de la même façon, sauf qu'il y a deux r en anglais et pas d'e muet. Enfin, je me décidai à faire un dessin et, pour plus de précision, je coloriai en rouge et en vert le légume et son feuillage. Mon boy, ravi, partit en courant et me rapporta un radis. J'avoue qu'à ce moment j'ai douté de mon talent. Il faut vous dire qu'à l'École des Beaux-Arts on ne m'a jamais appris à dessiner une carotte. Dieu sait, pourtant, la quantité de navets que nous devons à l'enseignement officiel! Il faut vous dire aussi que les radis, à Pékin, sont énormes et de forme très allongée; cette circonstance, jointe à l'étrangeté de ma demande, excusait donc l'erreur du boy. Devant mon geste de refus découragé, le Chinois s'en fut chercher, derrière la porte, la carotte demandée dont il s'était muni, à tout hasard, pour le cas où le radis n'aurait pas fait mon affaire. Alors j'ai repris confiance en moi-même, et le boy, enchanté et fier de sa perspicacité, est allé raconter à ses camarades qu'il avait un drôle de client, qui mangeait des carottes crues entre ses repas.

Car les Chinois sont très portés à l'exagération.

Les domestiques indigènes font le désespoir des maîtresses de maison. Les Européennes de toutes nations sont unanimes à déclarer qu'il est aussi impossible de se soustraire à leurs malices, à leurs fantaisies, à leurs gaspillages, que de les empêcher de voler.

Le vol domestique est une institution officielle dont le fonctionnement a été expliqué bien des fois par les auteurs qui ont écrit sur la Chine. C'est, en grand et en très perfectionné, le sou du franc de nos cuisinières, et cela prouve, une fois de plus, que les Chinois avaient tout découvert avant nous. L'anse du panier dansait dans l'Empire du Milieu bien avant que les paniers fussent inventés à Paris.


LA VIE MONDAINE A PÉKIN,--Une soirée à l'Hôtel des Wagons-Lits.

C'est comme le syndicalisme: les principes en sont appliqués ici dans toute leur rigueur et avec la discipline la plus inflexible. Un boy qui se considère comme injustement congédié entraîne avec lui tous ses camarades, et la maison est mise à l'index. Impossible de trouver d'autres serviteurs tant que l'injustice n'est pas réparée. Il est arrivé qu'un malheureux ménage, nouveau venu, abandonné par ses domestiques à la suite d'une histoire de ce genre et dans l'impossibilité absolue d'en recruter d'autres, alla prendre ses repas chez un ami compatissant. Le premier jour, tout alla bien: le mari disait: «Il faut montrer de la fermeté, ne pas céder devant ces exigences intolérables, le prestige européen est en cause, etc.» Le second jour, le cuisinier en chef de l'ami hospitalier vint trouver son maître et lui demanda si le ménage Un Tel viendrait encore déjeuner et dîner. Le maître, quelque peu suffoqué, voulut bien, toutefois, car il cuisinait fort bien, répondre affirmativement à son serviteur, non sans lui demander de quoi il se mêlait et pourquoi il lui posait cette question. Le chef lui déclara alors que M. et Mme Un Tel ayant été boycottés par leur personnel, il était de son devoir à lui et à ses collègues de quitter le service de Monsieur si les victimes de l'interdiction syndicale parvenaient à se soustraire à ses effets en prenant pension chez Monsieur. Une invitation, de temps en temps, passe encore, mais tous les jours, jamais! Monsieur, qui était gourmand, hésita entre le coeur et l'estomac: celui-ci l'emporta, comme toujours. M. et Mme Un Tel, bien chapitrés, se rendirent à discrétion et reprirent leur boy, dont ils n'eurent. du reste, pas à se plaindre plus que de raison par la suite.

Et voilà qui pourrait expliquer l'origine du mot boycotter. Encore une invention chinoise!

La jeune femme, un jour que la note avait été majorée plus que de coutume, voulut encore protester et décida de faire elle-même ses provisions. Vains efforts! Le tout fut cuit et préparé de si belle sorte que rien n'était mangeable. Il fallut céder de nouveau.


UNE DES SORTIES DE PÉKIN: NAN SI HEU, LA PORTE DU SUD-OUEST.
Dessin de L. Sabattier.

On me conte une autre anecdote, qui montre combien ces procédés sont considérés comme une chose toute naturelle par les Chinois. Le sous-directeur d'une banque ou d'une société quelconque fut appelé à remplacer pour quelque temps son chef, qui partait en congé: le jour même où il prit, par intérim, la direction de la maison, le prix des poulets et du reste augmenta chez lui dans de notables proportions; étonnement, questions auxquelles le chef cuisinier répondit simplement que Monsieur était directeur, maintenant, et qu'il devait payer plus cher, étant plus fortement appointé. Il fallut lui expliquer et lui prouver que, si Monsieur remplissait les fonctions de directeur, ce n'était que provisoirement et que ses appointements restaient les mêmes. Ces raisons furent jugées bonnes et les denrées revinrent à leurs prix ordinaires.

Il est des forces contre lesquelles on ne lutte pas.

Des anecdotes de toute sorte, on vous en raconte par centaines; il en est qu'on entend plusieurs fois, avec des variantes, mais l'aventure est régulièrement arrivée à la personne qui vous la narre.

*
* *

Un défaut commun à beaucoup de coloniaux et que je retrouve ici, chez quelques jeunes débarqués--heureusement fort rares--a le don de m'exaspérer: c'est celui qui consiste à traiter en êtres inférieurs les habitants du pays où l'Européen est arrivé en intrus ou en conquérant, avec des canons et des fusils, et à ne vouloir connaître que les coups comme forme de discussion. Si ce raisonnement était juste, il faudrait admettre la réciproque et ne pas crier quand l'être inférieur se rebiffe, ou, alors, s'il est dans l'impossibilité de répondre, c'est de la lâcheté.

Rien ne m'est plus pénible que de voir un blanc, un Européen, un Français, frapper, même légèrement, un pousse-pousse pour le faire aller plus vite.

Je répète que le cas est très rare et que ce sont les tout jeunes gens irréfléchis qui se livrent à ces actes de brutalité qui ont, en outre, l'inconvénient d'être impolitiques au plus haut point. De petites causes peuvent produire un effet désastreux et la violence d'un isolé peut avoir des conséquences incalculables pour la communauté.

LA COLONIE FRANÇAISE A PÉKIN

La légation de France, reconstruite, comme la plupart des autres, après les événements de 1900, est, si on la compare à ses voisines qui lui servent de repoussoir, d'une grande sobriété de lignes. Son auteur n'avait pas encore inventé le style Fallières. Par un hasard inconcevable, elle est la seule dont l'entrée soit agrémentée de tas de cailloux, destinés à l'entretien de la rue. Et ces cailloux doivent être là depuis longtemps, car, à mon arrivée, il y a un mois, une végétation assez luxuriante les ornait déjà.

C'est un coin bien parisien, et les jeunes attachés, en passant devant cet encombrement provisoire, peuvent rêver du Boulevard qu'ils viennent de quitter.


M. P. de Margerie, ministre de France, Actuellement directeur adjoint des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères.


M. Georges-Picot, premier secrétaire de la légation de France.

Notre sympathique ministre, M. de Margerie, n'assistera pas à la mise en oeuvre de ces matériaux, car, appelé à un poste important au ministère des Affaires étrangères, il quitte Pékin dans quelques jours, au grand regret de tous les Français, des Européens et aussi des Chinois, qui avaient pu apprécier son caractère à la fois ferme et conciliant, sa droiture et son exquise urbanité.

En attendant l'arrivée de son successeur, la légation sera gérée par le premier secrétaire, M. F. Georges-Picot, fils de l'illustre économiste, membre de l'Institut.

M. Georges-Picot, qui fut déjà chargé d'affaires lors du départ du prédécesseur de M. de Margerie, est la distinction et l'aménité mêmes, ce qui n'exclut pas, chez lui, la volonté et la force de caractère. C'est une belle et fine figure de diplomate, et je le vois très bien dessiné par Ingres, en habit à haut collet, culotte et bas de soie.

Le personnel diplomatique français est complété par MM. Blanchet, consul, premier interprète, sinologue érudit et pratiquant, travailleur acharné, que ses occupations très absorbantes n'empêchent pas d'être aimable et accueillant, Viennent ensuite les jeunes et sympathiques attachés, MM. Valentin, Rhein et Dozon, qui font ici leurs premières armes dans la diplomatie. Et ce terme de premières armes pourrait bien, avant peu, ne plus être pris au figuré si les affaires continuent à ne pas s'arranger mieux. Mais les campagnes, c'est de l'avancement, et puis ça compte toujours pour la retraite.

M. de Margerie, qui est le beau-frère de Rostand, a pour secrétaire particulier son neveu, M. Gérard Mante, jeune, fougueux, sportif et charmant, le plus agréable compagnon d'excursion qui se puisse voir.

L'élément militaire est représenté par le commandant Vaudeseal, le médecin-major de première classe Hazard, le capitaine Collardet, breveté d'état-major, attaché militaire, le capitaine Renaud, les lieutenants Marquer, Delafond, Ménigoz, Klepper, Grovalet et l'aide-major Guy, qui ont, presque tous, déjà vu le feu, soit ici, soit au Tonkin ou en Afrique, et qui sont prêts à faire leur devoir, vaillamment et gaiement, à la française, dès que l'occasion s'en représentera.

Mmes de Margerie et Georges-Picot étant, depuis quelque temps, rentrées à Paris, la partie féminine des habitants de la légation de France se trouvait réduite, ces jours derniers, à la toute gracieuse Mme Collardet, qui, à son tour, vient de quitter Pékin pour aller, avec ses enfants, passer les mois de grosse chaleur à Chan Haï Kouan, au bord de la mer, dans une pagode transformée en maison de campagne.


           L'entrée de la légation de France.

Chan Haï Kouan, à douze heures de chemin de fer de Pékin, est le Trouville du Tché Li; c'est là que la Grande Muraille vient aboutir à la mer. Les résidants qui peuvent quitter la capitale pendant quelques semaines y vont, à la chaude saison (41° à l'ombre aujourd'hui) se reposer et respirer autre chose que de la poussière. Ceux que leurs occupations retiennent à la ville y envoient leurs femmes et leurs enfants; le vendredi ou le samedi ils prennent le train des maris et reviennent, le lundi, à leurs bureaux. Quelques-uns, plus fortunés ou jouissant de plus de loisirs, vont passer l'été au Japon.

Au bord de la mer, comme à Tien Tsin ou à Pékin, les distractions mondaines tiennent une large place dans l'existence de la population européenne.


Pékin sportif: le tennis à l'«International Club».

Les visites, les thés, les dîners, les réceptions, le cheval, l'escrime, le tennis, le bridge, les courses et les réunions sportives, sans oublier la chasse et les excursions, sévissent, dans toute l'étendue de l'extraordinaire garnison internationale, avec autant d'intensité et d'entrain que dans nos villes d'eaux les plus fréquentées. Il ne manque ici que le théâtre,--cela pour ceux dont le théâtre est la grande distraction.

Pour ma part, je ne me suis jamais tant habillé, et vous savez si c'est mon genre! Mais je compte cette sujétion au nombre des inconvénients du voyage, avec la poussière, la nourriture d'hôtel et le change des monnaies.

Je n'ai pu, faute de temps, me mettre en relations avec tous les Français de Pékin, et je le regrette vivement, ceux que j'ai pu connaître m'ayant fait bien augurer des autres et m'en ayant dit beaucoup de bien. Je vous citerai pourtant les noms de MM. Cazenave, ancien ministre plénipotentiaire, directeur de la Banque de l'Indo-Chine, Piry, directeur, et Roux-Lacordaire, sous-directeur des postes chinoises, Millorat, directeur du chemin de fer du Chan Si, Delon, de la poste française, vieux Parisien, quoique méridional, de Rotrou, inspecteur du Chemin de fer Pékin-Hankeou, Redelsperger, etc.

Je m'en voudrais d'oublier dans cette rapide énumération deux jeunes gens de passage ici, deux Français de la bonne espèce, comme on aime à en rencontrer en pays étrangers où ils sont de vivants et sains échantillons de notre race bien portante de corps et d'esprit.

L'un, M. F. Bernot, agrégé de l'Université, est titulaire d'une bourse de voyage qui lui permet de faire, en deux ans, le tour du monde à son gré, à sa fantaisie, sans obligations, sans programme si ce n'est celui-ci: «Regarde, compare, instruis-toi.» Voilà qui est autrement compris que notre prix de Rome, si suranné. M. Bernot est arrivé à Pékin quelque temps avant les troubles de février dernier. Il a assisté à quelques nuits tragiques, à des journées mouvementées, ce qui ne l'a pas empêché d'être, comme tant d'autres, séduit par ce pays, et il y est encore.

L'autre, M. L. Aurousseau, est lauréat de l'École des Langues orientales et pensionnaire de l'École française d'Extrême-Orient à Hanoï. Il est chargé de rechercher, en Chine, pour la bibliothèque de ce dernier établissement, des ouvrages et des manuscrits, des éditions rares, des textes anciens. C'est un digne émule de Pelliot: il en a la science, l'ardeur et le courage: le succès viendra.

LE CHAPITRE DES TOILETTES

La très importante question des toilettes prend des proportions insoupçonnées pour mesdames les résidantes. Elles sont obligées d'avoir recours à toutes sortes de combinaisons pour recevoir de Paris leurs robes et leurs chapeaux avant qu'ils soient démodés. La France, on ne sait pourquoi, est le seul pays d'Europe qui n'expédie pas ses colis postaux en Extrême-Orient par le Transsibérien. Ce service se fait par mer. La durée du voyage étant de quarante jours environ, de Marseille à Pékin, au lieu de treize que met le chemin de fer, vous pouvez vous rendre compte de ce que doit souffrir, ici, une pauvre élégante attendant un envoi de sa couturière ou de sa modiste. Considérez qu'une lettre met, par la Sibérie, quinze jours pour aller du quartier des Légations à la rue de la Paix; admettez que la commande soit claire et ne donne lieu à aucune méprise; supposez qu'il n'y ait aucun retard et que le travail soit fait en huit jours; il faut aussi que l'expédition coïncide avec le départ d'un paquebot (ce qui peut faire une différence de quelques jours); ajoutez les quarante jours de mer; cela donne, en mettant les choses au mieux, deux bons mois pendant lesquels tout peut avoir été bouleversé dans la mode.

C'est là un douloureux problème que quelques maisons de commerce essaient de résoudre en adressant le précieux colis à leur correspondant de Berlin ou de Moscou qui se chargera de le réexpédier en Chine par ce Transsibérien interdit aux postaux français. Mais c'est encore une perte de temps considérable et, pour peu que la malechance s'en mêle, il peut arriver que ce soit aussi long que par le bateau, et même plus.

Pour une légère robe de soirée, le meilleur moyen est encore de se la faire envoyer sous enveloppe affranchie comme lettre recommandée,--via Sibérie. On a droit à un kilogramme. Au besoin on peut diviser l'objet en deux parties qu'on rajustera facilement à la réception. Du reste, aujourd'hui, il ne doit pas y avoir beaucoup de robes--de robes du soir, surtout--qui pèsent un kilo. Pour les chapeaux, le moyen est absolument impraticable, car, bien qu'il n'y ait pas de limites comme dimensions, la poste refuserait un pli n'ayant pas, au moins vaguement, la forme et l'aspect d'une lettre.

Vous le voyez, tout n'est pas rose pour ces malheureuses femmes. L'arrivée d'une voyageuse élégante est toujours, pour, elles, un événement considérable et d'un passionnant intérêt. Les moindres détails de la toilette nouvellement débarquée sont aussitôt, de leur part, l'objet d'un examen minutieux et approfondi; rien ne leur échappe, en ce fiévreux inventaire, des plus légers changements survenus dans la coupe d'un revers, la hauteur d'une martingale, la façon de ne pas boutonner un gant, de nouer et d'épingler la voilette, dans les mille petites particularités, enfin, de l'équipement féminin sur quoi les moniteurs illustrés de la Mode fugace ne donnent, pour ne pas se compromettre, que de rares et vagues renseignements.

A la suite de ces constatations on peut souvent, par des moyens de fortune, faire subir à une toilette de rapides transformations qui permettront de ne pas avoir l'air trop en retard sur la nouvelle venue. Pensez donc que, si le sac à main, par exemple, venait à être supprimé, ou les fleurs sur les chapeaux rétablies, on ne le saurait, ici, que quinze jours plus tard, à moins qu'une amie véritable ne vous en prévienne par un télégramme à cent sous le mot.

Les plus sportives parmi les résidantes font, à cheval, des promenades aux environs; mais il faut être vraiment passionné d'équitation, car je ne connais rien d'abominable comme les routes de ce pays. Que ce soit à l'intérieur de la ville ou dans la campagne, c'est la poussière--et quelle poussière!--ou la boue,--et quelle boue! Il est vrai que, hors de l'enceinte, les chemins sont très peu fréquentés et qu'on laisse derrière soi sa propre poussière; mais, rien que pour sortir de Pékin, il faut faire 4 ou 5 kilomètres au milieu de la cohue, dans le suffocant et malodorant nuage jaune soulevé par les charrettes, les pousse-pousse, les piétons, les ânes, les chevaux, les mulets et les chameaux.

Quand le vent s'en mêle, il n'y a qu'à rester chez soi.

Aussi le tennis est-il le sport le plus apprécié. Il compte de très nombreux fervents, parmi lesquels jusqu'à des Chinois et des Chinoises, épris de modernisme. Dans les différents clubs de Pékin, les parties quotidiennes sont très animées. Autour des joueurs on prend le thé et l'on bavarde pendant qu'un orchestre chinois des plus européanisés fait entendre, aux jours de réceptions, des danses américaines ou des airs de café-concert allemand.

DERNIÈRES HEURES DE PÉKIN

22 juin.



Le jour du départ est arrivé bien vite. Nous sommes allés, hier soir, avant dîner, prendre l'air sur la muraille dont le faîte dallé, large comme une avenue, émerge au-dessus de l'habituelle couche de poussière. Après la lourde chaleur de la journée il faisait relativement frais dans la faible brise du nord qui éloignait de nous les fumées de l'odieuse gare collée au long du rempart mandchou.

Du quartier commerçant de la ville chinoise, par delà Tien Men, monte, atténuée, l'incessante clameur du peuple mystérieux. Les lampes électriques s'allument. Une publicité lumineuse à éclipses, au coin de la rue des Lanternes, jette, à intervalles réguliers, ses aveuglants éclats dans la poussière du carrefour. De temps en temps, à nos pieds, siffle une locomotive en manoeuvre. Dans le ciel, encore clair, du couchant, au-dessus de la formidable silhouette de la porte impériale, un vol d'aigrettes passe, semblant surgir des toitures d'or de la Ville Interdite qu'on distingue confusément dans l'ombre croissante. A l'intérieur de la muraille, les bâtiments et les jardins des Légations et l'horrible bâtisse des Wagons-Lits ont presque disparu dans la nuit, mais les alignements des fenêtres en sont brutalement indiqués par l'éclairage intérieur, et de puissantes lampes à are découpent de dures ombres aux murs et sur le sol, pendant que l'obscurité s'épaissit sur les dalles dénivelées et sur les créneaux délabrés envahis par des végétations de ruines.

On ne peut pas venir à Pékin sans goûter aux fameux nids d'hirondelle, ailerons de requin, pousses de bambou et autres mets célèbres. Nous sommes donc allés, en compagnie de M. et Mme O'Neil et de M. Baudez, dîner dans un des grands restaurants de la cité commerçante. Tout le monde a entendu parler des innombrables et invraisemblables plats qui composent un menu chinois. Je ne vous donnerai donc pas la longue liste de ce qu'on nous a servi, dans le salon éclairé à l'électricité et d'une saleté bien locale, où notre couvert se trouva mis. Sur une nappe plus que douteuse étaient amoncelés, dans de petites soucoupes, les trente ou quarante variétés de sucreries, salades et fruits qui sont les hors-d'oeuvre. Devant chaque convive, à côté des bâtonnets d'ébène, une provision de petits carrés de papier pour s'essuyer les doigts et la bouche.

Sous la direction d'un maître d'hôtel à la natte somptueuse et au sourire engageant, les plats défilent, défilent, tous moins excitants les uns que les autres. A part quelques fruits confits et des foies de canards vraiment délicieux, je n'ai rien trouvé de mangeable dans toutes ces extravagances. Je ne serais même pas éloigné de croire que les malicieux Chinois se moquent de nous en nous les servant. Il n'est pas possible qu'ils mangent toutes ces choses-là, et, pour moi, c'est une cuisine qu'ils ont inventée à l'usage des voyageurs avides d'étrangetés et désireux de pouvoir raconter, en rentrant chez eux, des choses extraordinaires.

Ce qu'il y a de certain, c'est que toutes ces nourritures affolantes sont très mauvaises, du moins à mon goût, car le ménage O'Neil prétend se régaler.

Le retour en pousse-pousse, la nuit, par les étroites rues encombrées d'une cohue glapissante, est une des choses les plus fantastiques qui se puissent voir. Ah! dans l'ombre, les étranges faces aux yeux de mystère, aux regards de chats! Une sorte d'angoisse finit par vous pénétrer et vous étreindre au milieu de ce grouillement dans l'obscurité; ces hurlements, ces vociférations forcenées, qu'on est porté à croire hostiles, cette foule s'ouvrant de mauvaise grâce pour vous laisser passer et se refermant sur vous avec, semble-t-il, des airs de menace, vous donnent une sensation de cauchemar, et c'est avec un réel soulagement que je me suis retrouvé dans le calme quartier des Légations.

Le thermomètre marque, aujourd'hui, 42° à l'ombre. Dans les bureaux de

la banque où je suis allé retirer mes fonds avant le départ, les employés anglais, en bras de chemise, fument leurs pipes en attendant l'heure du tennis. Les commis chinois, du bout délié de leurs doigts de pianistes, manipulent les billes des abaques sur lesquels ils semblent exécuter de vertigineuses symphonies financières.

J'ai voulu emporter, à titre de curiosité, quelques-uns de ces taëls dont on parle tant et qu'on ne voit jamais. Ce sont de petits lingots d'argent d'un poids assez variable et d'une valeur approximative d'un à deux dollars mexicains. Ils représentent la plus grande partie de l'encaisse métallique des nombreuses banques, officielles ou privées, dont le papier remplace cette encombrante monnaie. Le malheur est que ce papier si commode n'a qu'un cours très limité et qu'il faut en changer à chaque instant: celui de Changhaï ne vaut rien à Tien Tsin et Pékin n'accepte ni l'un ni l'autre. On perd au change, naturellement, et on reçoit, par-dessus le marché, un certain nombre de billets faux qu'un touriste est absolument incapable de distinguer des vrais. Mais ceci n'est pas une spécialité de la Chine.

Les lingots, tout en n'offrant guère plus de garanties contre la fraude, ont, au moins, le mérite du pittoresque. Chacun d'eux porte, imprimé dans le creux produit par le refroidissement du métal, le caractère qui signifie bonheur. Ce qui semblerait indiquer que, pour les Chinois, à rencontre de notre proverbe, l'argent est une source de félicité. Ce caractère est très employé en Chine, on l'écrit partout, on en fait des bijoux et des ornements. Dans un dictionnaire de caractères sigillaires je trouve cent six manières de le dessiner. Mais celui qui détient le record de la diversité c'est longévité avec deux cent quatre-vingt-dix formes différentes. Et cela nous prouve que leur indéniable mépris de la mort n'empêche pas les Célestes d'aimer la vie.

A la Pagode du Mulet, où les fidèles viennent déposer leurs offrandes aux pieds des nombreux bouddhas dispensateurs, l'autel le plus fréquenté, le mieux épousseté et le plus encombré d'ex votos est celui du dieu présidant à la longue vie.

Viennent ensuite ceux de qui dépendent la réussite dans les examens, l'obtention des charges et honneurs, la richesse et le bonheur (qui ne font qu'un), la postérité. Les vertus et les talents sont moins demandés et une épaisse couche de poussière empêche de se rendre un compte exact de la spécialité des autres influences divines.

*
* *

Sur le quai de la gare de nombreux compatriotes sont venus nous serrer la main. Ce n'est pas sans une petite pointe d'émotion que nous les quittons; tous se sont évertués à nous rendre agréable notre trop court séjour à Pékin et ils y ont réussi.

Je suis heureux de terminer ces lignes en adressant mes meilleurs souvenirs aux Français de Pékin.
L. Sabattier.


P. S.--J'apprends, d'une source autorisée, que, dans six mois, des tramways à trolley circuleront dans la capitale de l'Empire du Milieu.


(Longévité.)                                                                                                (Bonheur.)




LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DINE CHEZ SES CONFRÈRES DU BARREAU
Au fond, la table d'honneur.
--Phot. A. Braunstain.

L'un des soirs de la dernière semaine, sans protocole, Me Raymond Poincaré, président de la République française, s'en alla dîner chez ses «confrères», les avocats du barreau de Paris. Mille convives s'étaient réunis rue Saint-Martin, dans l'immense hall à deux étages du Palais des Fêtes de Paris. M. Raymond Poincaré trouva là pour l'accueillir, autour du bâtonnier de l'ordre, Me Fernand Labori, plusieurs membres du gouvernement et tout ce que le barreau compte, à Paris et en province, d'illustrations. Au nom du Conseil de l'ordre, Me Labori salua le chef de l'État:

--Monsieur le président de la. République cher et illustre confrère.... commença-t-il.

Et il évoqua ceux qui ayant appartenu au barreau furent élevés aux suprêmes magistratures--un pape du treizième siècle, et un roi du vingtième: Edouard VII--pour féliciter ensuite l'ordre d'avoir donné à la France son président d'aujourd'hui.

Lorsque, pour serrer les mains du bâtonnier, M. Poincaré se leva, ce fut une ovation indescriptible de toute la salle qui s'était levée aussi d'un même élan. Et le président de la République trouva les mots les plus heureux et les plus éloquents pour faire l'éloge de ce cher barreau parisien qu'il aimait tant, qui l'avait grandi et où il demandait qu'on lui réservât la place qu'il comptait bien revenir prendre dans sept ans...




Soldats à la corvée de neige.


AU CAMP SERBE.--Dans la tourmente.--Un canon à demi enseveli.--Photographies S. Tchernof.


Les soldats bulgares se sont improvisés «sculpteurs animaliers».--Phot. du lieut. G. Staïnof.
LA TRÊVE DE LA NEIGE AUTOUR D'ANDRINOPLE

Mieux que tout commentaire, ces photographies expliquent la longue inaction des troupes réunies autour d'Andrinople: la neige leur imposait, comme à l'armée turque de Tchataldja, une trêve naturelle, qui arrêta l'effort des combattants et empêcha toute opération. Partagés entre les corvées que nécessitaient les amoncellements de neige et les rudes factions dans la tourmente, luttant sans cesse contre le froid qui mord sous les capuchons et les couvertures, les soldats bulgares et serbes mènent une dure vie, qu'ils s'ingénient pourtant à égayer, à force d'entrain et de belle humeur. Déjà la neige a commencé à fondre, et d'épais bourbiers lui succèdent.


Le camp du 9e régiment serbe après une tempête.--Phot. S. Tchemo.


L'enlèvement d'un blessé: au fond, deux trous creusés par les obus ennemis. CHEZ LES BULGARES.--Amusements. Photographies du lieut. G. Staïnof. Le déblaiement d'une tranchée obstruée par deux mètres de neige.


Soldats serbes en faction, par un froid terrible, à 300 mètres des avant-postes turcs.
--Phot. S. Tchernof.
LA TRÊVE DE LA NEIGE AUTOUR D'ANDRINOPLE



A WASHINGTON

LE NOUVEAU PRÉSIDENT

M. Woodrow Wilson, élu président de la République des États-Unis le 5 novembre dernier, a pris, le mardi 4 mars, possession de ses nouvelles fonctions.


Devant le Capitole: M. Woodrow Wilson lisant son message.
Assis derrière lui, son prédécesseur, M. Taft.

Son prédécesseur, M. Taft, quitta joyeux, en plaisantant avec ses amis, la résidence présidentielle, la Maison Blanche; M. Woodrow Wilson, a remarqué le reporter du New York Herald, était grave et portait déjà sur son «masque étroit» la trace des préoccupations que peut bien engendrer la lourde tâche de gouverner 90 millions de citoyens. Pourtant, le ciel était serein, et ce beau temps permit que le nouveau président fût «inauguré», selon l'expression américaine, en plein air, sur la terrasse du palais législatif. Le peuple put donc voir, avec émotion, son premier magistrat prêter serment à la constitution entre les mains du juge White, président de la Cour suprême, puis entendre--ceux-là, du moins, des spectateurs qui avaient pu s'approcher assez--la lecture du message présidentiel. Des bravos enthousiastes accueillirent et la formule du serment et la péroraison du discours; et on ne rit même pas, tant la solennité de l'acte était impressionnante, quand un plaisant, qui eût sans doute voulu voir M. Roosevelt aux côtés de M. Wilson et de M. Taft, lança d'une voix de stentor: «Où est Teddy?». Mme Woodrow Wilson et ses trois jeunes filles assistaient de l'intérieur du palais à la cérémonie.

LES SUFFRAGETTES AMÉRICAINES


Le défilé d'une armée de 9.000 suffragettes dans les rues de Washington.

Les suffragettes américaines n'avaient point voulu laisser échapper une si belle occasion de manifester en faveur de leur idée fixe. Elles avaient organisé un défilé monstre de plus de 9.000 personnes, qui se déroula d'abord en bon ordre. Mais, par suite de mesures de police trop rigoureuses, des rixes se produisirent bientôt. On avait eu recours à l'intervention de troupes de cavalerie, appelées de Fort Myer, pour dissoudre la procession des suffragettes. Celles-ci résistèrent. Il en résulta quelques plaies et bosses. Et, éparpillées par petits groupes, dames et demoiselles fanatiques du bulletin de vote se retrouvèrent dans un meeting où, en des discours véhéments, la police, le Parlement, le président lui-même, furent à leur tour copieusement houspillés.



L'arrivée aux portes de la ville. La réception des notables au consulat d'Espagne.
--Phot. Rectoret.

L'entrée du général Alfau à la tête des troupes espagnoles a Tétouan

AU MAROC ESPAGNOL

l'occupation de tétouan

Notre correspondant de Madrid nous écrit:

L'Espagne a pu enfin réaliser le rêve, conçu depuis la conquête sanglante par O'Donnell, en 1860, de Tétouan, de réoccuper cette ville, ancien refuge des Maures expulsés d'Andalousie et future capitale de sa zone nord au Maroc.

L'opération a été confiée au général Alfau, qui l'exécuta, à la fin du mois dernier, avec des forces d'environ deux mille hommes. Après avoir détaché en avant-garde deux compagnies de tirailleurs indigènes, qui s'emparèrent de la kasbah, et le tabor de police montée, il fit son entrée dans la ville, reçu en chemin par les autorités marocaines et salué par le corps consulaire.

Cette opération sans coup férir a été facilitée par la politique d'attraction que les représentants de l'Espagne à Tétouan, et notamment le consul, M. Lopez Ferrer, pratiquaient depuis longtemps à l'égard des notables indigènes et de la nombreuse population Israélite (8.000 habitants sur un total de 30.000). La colonie espagnole s'élève à Tétouan à plus de 600 âmes (le 80% de l'élément européen), quoique le commerce de l'Espagne y reste inférieur à celui de la France et de l'Angleterre. Malgré tous ces facteurs de succès, le mérite de l'occupation revient pour une bonne part au général Alfau, désigné comme futur haut commissaire de la zone espagnole.

Agé de cinquante-cinq ans, marié à une Française originaire d'Algérie, pays qu'il connaît aussi bien que le Maroc, parlant couramment le français et l'arabe, le général Alfau a toujours témoigné envers notre pays des sympathies qui ne peuvent qu'améliorer les rapports et faciliter la tâche commune des deux nations au Maroc.
J. Causse.



A CONSTANTINOPLE

D'une nouvelle visite faite aux avant-postes turcs de Tchataldja, notre collaborateur Georges Rémond a rapporté la, conviction que d'ici plusieurs semaines, à supposer que le beau temps revienne et dure, il ne pourrait y avoir, de ce côté, d'opérations sérieuses: c'est la trêve du dégel et de la boue après celle de la neige. A son retour à Constantinople, il devait être frappé, par le spectacle qu'offre cette grande ville sans âme, indifférente, semble-t-il, à tous les maux. Il nous adresse, à ce sujet, les lignes suivantes:

carnaval et incendies

Quelle étrange ville! et que de singulier contrastes elle offre! Le carnaval y bat son plein; il y a cinq bals par semaine; les masques et les dominos passent pêle-mêle dans la grande rue de Péra avec les blessés, avec les malades qu'on ramène des lignes de Tchataldja ou de Gallipoli, des hommes aux pieds gelés, aux mains mortes, et personne n'y fait attention. Il y a des incendies tous les jours; on entend le cri sinistre le celui qui annonce le feu; on voit passer au galop les pompes municipales, puis les bandes débraillées des «touloumbadjis» (pompiers volontaires) en costumes d'acrobates de barrière portant une pompe surmontée d'un ornement bizarre qui ressemble au Saint-Sacrement de nos processions; et une grande aurore rouge se lève sur Galata ou sur Stamboul. Cent maisons disparaissent un jour, cent cinquante le lendemain. Comment en reste-t-il encore? L'autre soir Sainte-Sophie a bien failli flamber; toutes les petites constructions de la place qui l'avoisine ont été consumées. Et, à part quelques visages entrevus de patriotes angoissés par l'incertitude de l'heure, pénétrés de tristesse, et redoutant les nouvelles négociations de paix avec abandon d'Andrinople dont on fait courir le bruit; à part l'expression des yeux d'un blessé passant à cheval au milieu de l'indifférence publique et qu'un camarade mène à l'hôpital, rien d'autre ou presque rien ne trahit tout cet amoncellement de défaite, de fin de tragédie, de fin de peuple qui pèse sur cette ville. En somme, personne ne voit cela. Et pour montrer un pareil spectacle, il ne faudrait pas seulement le décrire, mais inventer, en grand artiste, en historien véridique, et ayant une âme en plus des yeux, des figures qui donnent un nom, un sens, un sentiment à ce qu'il a d'impersonnel et d'anonyme.

l'incident de la «suzette-fraissinet»

... Je viens de me rendre à bord de la Suzette-Fraissinet, le cargo français bombardé le 1er mars par les Bulgares. Le commandant Gibert m'a reçu et m'a dit qu'il se trouvait ce jour-là, par beau temps, à 4 h. 30 de l'après-midi, à 24 milles de Gallipoli et passait à 3 milles de la côte. Il venait de Dédéagatch où il avait, avec l'autorisation des autorités bulgares, embarqué 128 réfugiés turcs dont beaucoup de femmes et d'enfants. A ce moment il avançait précédé par un vapeur anglais, le Moeris, et suivi par un italien, l'Ausonia, lorsque le premier, l'anglais, fut canonné par des batteries bulgares de la côte qui l'endommagèrent dans ses ouvres mortes. A son tour, la Suzette-Fraissinet fut touchée à bâbord par le milieu, puis atteinte à l'avant par un boulet qui creva l'arrière de la cloison étanche séparant les cales numéros 1 et 2, traversa les deux tôles de blindage--en tout une épaisseur de 42 millimètres--et éparpilla plusieurs rangs de briques empilées contre la cloison. C'était là précisément que se trouvaient les réfugiés. Le commandant Gibert fit hisser au mât de misaine un pavillon neuf, mais sans que les Bulgares cessassent le feu. Neuf autres projectiles tombèrent autour du navire, heureusement sans l'atteindre; l'Ausonia ne subit aucun dommage.
Georges Rémond



A Constantinople: Sainte-Sophie menacée par un incendie
qui a détruit un quartier voisin.
--Phot. Ferid Ibrahim.



les livres & les écrivains

L'Histoire par les correspondants de guerre

La guerre des Balkans n'est point achevée que déjà son histoire, toute pantelante, sort des presses, avec ses chapitres de feu et de sang, ses pages d'orgueil, de folie et de deuil, et même ses conclusions du philosophe qui, parfois, devancent un peu les réalités. Cette histoire de la formidable crise qui marque une si grande date dans la vie des peuples de l'Europe orientale, ce sont les correspondants de guerre qui l'auront, les premiers, écrite avec les éléments, les documents de vie et de mort qu'ils ont été chercher eux-mêmes si courageusement dans les champs de la victoire et sur les routes de la débâcle. Rarement, et parmi plus de difficultés, de périls et de misères matérielles, le grand reportage aura mieux réalisé son effort d'information. Rarement, aussi, ces correspondances--si nous ne considérons qu'une sélection, celles que tout le monde a suivies passionnément parce que loyales et vraies--auront été plus précises et plus minutieusement révélatrices. Il ne faut d'ailleurs point s'en étonner, car si tels de ces représentants des grands journaux étaient des spécialistes de la guerre, des officiers instruits, entraînés et clairvoyants, comme notre admirable correspondant de Thrace, M. Alain de Penennrun, qui aura donné la première grande «relation d'état-major» de cette campagne (1), tels autres, comme notre très distingué confrère du Matin, M. Stéphane Lauzanne, qui fut à Constantinople l'éloquent et clairvoyant témoin de l'agonie d'un empire (2), ont prodigué les plus riches, les plus souples et les plus pittoresques qualités de l'observateur et de l'écrivain.

M. René Puaux, qui, à son tour, publie son livre de la guerre turco-bulgare: De Sofia à Tchataldja (3), doit être, lui aussi, tenu au premier rang de cette élite. Muni de la fameuse lettre blanche qui lui permettait, avec quatre ou cinq autres privilégiés, dont le correspondant de L'Illustration, d'être admis sur le terrain du feu, M. René Puaux a adressé au Temps une suite tout à fait remarquable de lettres, que nous avons tous lues et qui sont autant de documents précieux par leur haute probité professionnelle et la richesse de leur information. M. René Puaux devait être, j'imagine, un très réconfortant compagnon de route. Il a de l'esprit, et du plus alertement français. Il fit preuve, à tout instant, de bonne santé et de bonne humeur et, s'il eut du courage gai aux heures les plus sinistres, il manifeste en tels de ses récits la sensibilité d'un poète et l'éloquence recueillie d'un témoin de l'histoire; par exemple, lorsqu'il nous donne cette vision du vainqueur, bulgare progressant de Kirk-Kilissé à Tchataldja sur cette route qui, pour les Turcs en déroute, fut celle de la terreur et de la honte: «L'armée bulgare s'avance, rapide, silencieuse, disparate dans sa tenue, mais une dans son coeur, comme marchaient les volontaires de 92. C'est une armée farouche, impressionnante, où les barbes grises voisinent avec l'adolescence, où les capuchons de bergers couvrent la nuque de l'officier comme du soldat; c'est une armée qui traîne derrière elle ses convois, ses troupeaux, comme les conquérants d'autrefois, nomades éternels qui descendaient vers les mers chaudes avec leurs chars aux roues pleines. On sent qu'elle marchera jusqu'aux portes de l'Orient, cohorte fantastique que dirigent des cerveaux modernes...»

(1) La Guerre des Balkans, Lib. Lavauzelle, 4 fr.
(2) Au chevet de la Turquie. Lib. Fayard, 3 fr. 50.
(3) De Sofia à Tchataldja, Lib. Perrin, 3 fr. 50.

L'armée bulgare s'est avancée, en effet, jusqu'aux portes de l'Orient. Elle n'en a point cependant franchi le seuil et, si l'on en excepte M. Alain de Penennrun qui révéla avant tous autres les raisons de l'échec bulgare devant Tchataldja, ce sont surtout les correspondants du côté turc,

et en particulier Georges Rémond, qui ont pu nous dire l'importance et la difficulté de l'obstacle dressé devant Constantinople.

Justement, cette semaine encore, un journal des opérations du côté ottoman (4) nous est présenté par le major allemand von Hochwæchter. Le major von Hochwæchter ne fut pas, à vrai dire, un correspondant de guerre. C'était un instructeur de l'armée ottomane à l'école de von der Goltz, et ce qu'il est intéressant de trouver et de discuter dans son livre c'est un plaidoyer pour l'oeuvre allemande dans la préparation de l'armée turque à la guerre. Le major avait, au mois de septembre 1912, quitté sa garnison de Damas pour revenir, en congé, dans son pays. Mais dès ce moment la situation dans les Balkans se révélait menaçante. M. von Hochwæchter était personnellement convaincu de l'imminence de la lutte et il savait «qu'en haut lieu on brûlait de montrer la valeur de l'armée réorganisée», car, «bien que la refonte des institutions militaires ne fût pas encore complète, les officiers turcs étaient persuadés de leur supériorité sur leurs adversaires». En Allemagne, les compétences militaires estimaient que les chances seraient pour la Turquie, «si elle pouvait se décider à terminer tranquillement sa mobilisation et à rester sur la défensive jusqu'à la fin des opérations préliminaires». Mais la guerre, prématurément, éclata, et le major aussitôt regagna Constantinople, avec une lettre de recommandation du maréchal von der Goltz, pour faire campagne dans l'armée ottomane. Il fut attaché à l'état-major de Mahmoud Mouktar pacha et il put suivre, quoique souvent à distance du champ de l'action, toutes les opérations de l'état-major du 3e corps d'armée. Chaque soir, le major von Hochwæchter s'astreignit à rédiger ses impressions de la journée, et ce sont ces impressions qu'il vient de réunir en volume, des notes hâtives, généralement un peu sèches, fugitives, pas toujours complétées ni remises au point, mais intéressantes cependant par la lumière simple qu'elles portent sur certains faits. Ainsi ces lignes qui expliquent, sans les justifier, les massacres de non-combattants commis par les Turcs en certains villages chrétiens: «27 octobre.--Tous les soldats et officiers cantonnés dans un village ont été massacrés par les Grecs et les Bulgares; on n'a plus trouvé que des membres épars, les effets et les fusils. Le général a fait fusiller toute la population masculine, puis a fait brûler le village après en avoir éloigne les femmes et les enfants.»

(4) Au feu avec les Turcs, Lib. Berger-Levrault, 3 fr.

Mais le chapitre le plus utile, le plus personnel, en tous cas, est celui dans lequel sont exposées les causes de la rapide désorganisation de l'armée turque, encombrée de redits ahuris, sans discipline et sans officiers, cohue informe jetée à l'abattoir et d'après laquelle, conclut l'auteur, on ne saurait juger de la valeur du soldat turc, le vrai, ni du système allemand qui a présidé à son instruction militaire.

Les livres du major von Hochwæchter et de M. René Puaux ont été écrits ou du moins documentés sous les obus. L'étude purement technique de M. le lieutenant-colonel breveté Boucabeille sur la Guerre turco-balkanique en 1912 (5) a été rédigée dans le calme et la réflexion du cabinet de travail. L'auteur a fait état des correspondances de guerre, qu'il rapproche et critique, pour dégager la vérité de certaines contradictions. L'ouvrage est clair, ordonné, méthodique. C'est un bon livre de bibliothèque militaire.

(5) Avec 11 cartes en couleur et 10 croquis dans le texte. Lib. Chapelot, 5 fr.

Albéric Cahuet.



Voir le compte rendu de Rouletabille chez le tsar, de M. Gaston Leroux; des Contes de Minnie, de M. André Lichtenberger; du Journal du comte Apponyi, et des autres livres nouveaux, dans La Petite Illustration jointe à ce numéro.

UNE RÉCEPTION AU «COUARAIL»

Le «Couarail», la vaillante académie de Nancy, continue à entretenir, dans nos marches de l'Est, le culte des traditions lorraines, et le goût des manifestations littéraires. Au mois de juillet 1911, elle fêtait, à l'hôtel de ville, son président d'honneur, M. Maurice Barrés; et nous avons rendu compte, en son temps, de cette séance solennelle, où furent acclamés, aux côtés de l'illustre écrivain, les deux artistes alsaciens Zislin et Hansi.

Le mois dernier, elle faisait appel à M. Stéphane Lauzanne, qui venait de vivre les premières heures de l'agonie ottomane, et lui demandait, comme au témoin le plus autorisé, le plus éloquent, de venir dire aux Nancéens ce qu'il avait vu «au chevet de la Turquie». Enfin, la semaine passer, le «Couarail» recevait M. Marcel Prévost, de l'Académie française, et Mme Marcel Prévost, en un élégant thé littéraire; des poètes y récitèrent leurs ouvres, le directeur du Conservatoire de Nancy, M. Guy Ropartz, accompagna au piano une charmante cantatrice, Mme P. Mota, qui interpréta ses mélodies, et l'auteur des Anges gardiens remercia, en une improvisation spirituelle et délicate, le directeur du Couarail, M. Georges Garnier, et son secrétaire perpétuel, M. Marcel Knecht. M. Marcel Prévost était invité, le soir même, à faire une conférence sur «la Femme moderne». Quel sujet, traité par le psychologue averti des Lettres à Françoise, pouvait davantage piquer la curiosité? Une très nombreuse assistance était venue pour l'entendre, et sa parole aisée, séduisante, fut vivement goûtée et applaudie.


                                                       M. Marcel Prévost.
Réception de M. Marcel Prévost au
Couarail (académie lorraine) de Nancy.
--Phot. Dutey]



LES THÉÂTRES

Le théâtre de la Gaîté-Lyrique vient de monter avec beaucoup de soin Carmosine, une comédie musicale pour le livret de laquelle MM. Henri Cain et Louis Payen se sont inspirés de Boccace, et aussi de Musset. C'est un joli conte sentimental et tendre. Il a offert au jeune et distingué compositeur qu'est M. Henry Février la trame où broder ses plus élégantes et agréables mélodies. Le public a fait un accueil enthousiaste à cette oeuvre, présentée dans de très beaux décors, et remarquablement interprétée par des artistes tels que M. Fugère, Mmes Lambert-Willaume et Fiérens, MM. Georges Petit et Maguenat.

Le théâtre du Grand-Guignol a composé, suivant la formule de ses succès, un spectacle varié, où domine le réalisme tragique, et auquel une pièce d'une délicate fantaisie, les Ficelles, de M. Giacosa, traduite par Mlle Darsenne et mise en vers par M. Paul Géraldy, et une petite comédie aimablement philosophique, le Bonheur, de M. Pierre Veber, ajoutent un agrément de fine qualité. Après un acte gai de M. André Mycho, le Joli Garçon, on applaudit deux drames émouvants, qui s'inspirent d'événements actuels et récents, le Croissant noir, de M. Jean Loiller, dont l'action se passe dans une tranchée bulgare, en face de Tchataldja, et S.O.S. (c'est le signal de détresse des paquebots en perdition), où MM. Charles Millier et Maurice Level évoquent puissamment une grande catastrophe maritime de l'an passé.

M. Emile Bergerat, virtuose du vers de la lignée de Banville et de Mendès, a fait représenter avec succès, à l'Odéon, la Nuit florentine, comédie tirée de «la Mandragore» de Machiavel. Le sujet en est d'une grivoiserie qui prête d'ailleurs aux développements comiques. Telle que M. Bergerat nous la présente, la pièce est agréable et bien ordonnée; les vers sont brillants, à effets, le cliquetis des rimes est incessant.

Le Garde du corps, que la Comédie-Royale nous a fait connaître, est encore une pièce importée de l'étranger, et sur un sujet à peu près aussi risqué que la précédente. Elle a du reste paru plaire au public parisien. Elle a été fort adroitement adaptée du texte d'un jeune auteur hongrois, M. Molnar, par MM. Pierre Veber et Maurice Rémon, et agréablement jouée par Mlle Jeanne Provost.

Tandis que la Demoiselle de magasin poursuit au Gymnase une fort jolie carrière, ses deux auteurs, MM. Frantz Ponson et Fernand Wicheler voient reprendre, et avec un succès nouveau, au théâtre Déjazet, le Mariage de Mlle Beulemans, qui décida, il y a trois ans, à la Renaissance, de leur fortune dramatique.

Quelques tentatives de décentralisation musicale ont eu lieu avec succès ces temps derniers dans plusieurs grandes villes de province; signalons tout d'abord à l'Opéra de Monte-Carlo une très belle oeuvre: Pénélope, poème de M. René Fauchois et musique de M. Gabriel Fauré; puis, au même théâtre, Venise, scénario et musique de M. Raoul Gunsbourg; au Grand-Théâtre de Lyon, le Vieux Roi, de MM. Rémy de Gourmont pour le livret et Mariotte pour la musique; au Grand-Théâtre de Nîmes, Dans la tourmente, livret de M. Serge Basset, musique de M. Henri Confesse; à l'Opéra de Montpellier, Gaspard de Besse, livret de M. Paul Barlatier et musique de M. de Lapeyrouse; à l'Opéra de Marseille, Annette, de MM. Jean Marsèle pour le texte et A. Durand-Boch pour la musique; au Théâtre des Arts de Rouen, Graziella, de M. Jules Mazellier, récent grand prix de Rome, sur un sujet tiré de Lamartine par MM. Henri Gain et Raoul Gastambide.

ALFRED PICARD

M. Alfred Picard qui vient de mourir, après une maladie de quelques jours, âgé de soixante-neuf ans, gardera une des premières places parmi les grands esprits qui honorèrent la France à l'aurore du vingtième siècle. Chose curieuse, cet ingénieur, qui connaissait à fond tous les secrets de son art, n'a attaché son nom à aucun de ces ouvrages audacieux qui assurent à leur auteur une célébrité bruyante, parfois excessive; dans les diverses fonctions qu'il occupa, son rôle fut surtout administratif, et c'est dans ce rôle, où il est si difficile de donner et surtout de faire apprécier la mesure de sa valeur, qu'il apparut comme un homme d'un mérite supérieur, apportant dans toutes ses conceptions une science et une largeur de vues que secondait une puissance de travail prodigieuse.

Alfred Picard était né à Strasbourg en 1844. Sorti de l'École des ponts et chaussées peu de temps avant la guerre de 1870, il fut attaché aux travaux de défense de Metz; mais il profita de la première occasion pour sortir de la forteresse et s'enrôla dans l'armée de la Loire. La paix signée, il entre au service du contrôle des chemins de fer et des canaux; en 1880 il assume toute la responsabilité effective du ministère des Travaux publics, prenant sous sa direction la navigation, les ponts et chaussées, les mines et les chemins de fer. Peu de temps après il devient président de section au Conseil d'État.

Nommé rapporteur général de l'Exposition de 1889, il rédige seul, en quelques mois, un ouvrage considérable où il traite les questions les plus variées, les plus disparates, avec une sûreté, une clarté, une élégance de forme inusitées. On le nomme grand officier de la Légion d'honneur, puis on le choisit comme commissaire général de l'Exposition de 1900.


M. Alfred Picard--Phot. Pirou, bd Saint-Germain.

Ici encore Alfred Picard fut à hauteur de sa tâche, et c'est à. tort qu'on lui a imputé la responsabilité des désastres financiers particuliers qui marquèrent cette foire universelle. Il ne fit qu'assurer, avec sa probité intransigeante, l'exécution de contrats commerciaux approuvés par le ministre après avoir été préparés par des fonctionnaires spécialement chargés de la partie fiscale de l'Exposition.

En 1904, M. Picard allait en Amérique pour régler, au milieu d'assez grandes difficultés, les conditions de la participation française à l'Exposition de Saint-Louis. A peine de retour, il dirigeait tous les travaux de la commission chargée d'organiser le nouveau réseau d'Etat, à la suite du rachat de l'Ouest.

Tout en se donnant corps et âme à ses fonctions officielles, Alfred Picard trouvait encore le temps d'écrire des volumes qui eussent suffi à consacrer sa réputation. Ce travailleur extraordinaire ne savait pas se reposer, il ne prenait jamais de vacances. Quand il résolut de présenter le Bilan d'un siècle, il demanda la collaboration de plusieurs spécialistes éminents. Les manuscrits n'arrivant pas assez vite à son gré, il décida d'écrire lui-même tout l'ouvrage, et il avertit ses amis qu'il n'accepterait plus à déjeuner ou à dîner en ville avant que l'ouvrage fût fini. En effet, pendant trois ans, raconte notre confrère Emile Berr, il prit tous ses repas, seul en face de sa soeur. Quand les six volumes in-8° furent achevés, l'auteur avoua que, pour apprendre les choses dont il avait dû parler et qu'il ignorait, il avait été obligé de lire environ 400 volumes. L'ouvrage paru, il se mit à recommencer le Traité des chemins de fer, qu'il avait publié en 1887.

En 1908, cédant aux instances de M. Clemenceau, chargé de former un cabinet. M. Picard acceptait le ministère de la Marine. Il n'y testa que quelques mois, et il reprit bientôt ses travaux ordinaires.

Inspecteur général des ponts et chaussées, ancien ministre, grand'croix de la Légion d'honneur, vice-président du Conseil d'État, membre de l'Académie des sciences, Alfred Picard avait atteint tous les sommets. Sa modestie égalait sa science; une grande bonté tempérait la sévérité qu'inspirait un amour supérieur de la justice; l'apparente mélancolie, dont s'égayèrent les caricaturistes, cachait une grande finesse d'esprit et une rare sensibilité d'âme.

Voici ce que ce scientifique doublé d'un juriste écrivait dans le Bilan d'un siècle:

«Parfois, en songeant à l'extrême brièveté de la vie, le penseur se prend à éprouver quelque regret. Ce n'est certes pas la perte plus ou moins prochaine des satisfactions de l'existence qui l'attriste ainsi: les joies sont, même pour les plus heureux, compensées par trop d'ennuis et de chagrins. Non, ce dont souffre le philosophe, c'est de l'impuissance dans laquelle il se trouve d'explorer largement le domaine encore si restreint des connaissances humaines, d'en étendre les limites par de vastes conquêtes, d'apporter une ample contribution à l'édifice de la science et du progrès... Mais cette tristesse s'efface, pour celui qui, ayant mesuré la marche de la civilisation dans le passé, la pressent s'améliorant dans l'avenir: en élargissant ainsi son horizon, en faisant abstraction de l'individualisme pour ne voir que la solidarité et ses effets, l'esprit le plus pessimiste se rouvre à l'espérance. La perception d'une marche incessante en avant, d'un essor continu de l'humanité, chasse le découragement et provoque un puissant réconfort. Elle console la vieillesse, ranime la vaillance de l'âge mûr, inculque à la jeunesse la foi et l'émulation.»

Et l'ingénieur ajoutait: «La littérature, ne figure pas et ne peut pas figurer dans le programme des expositions. Cependant elle joue un tel rôle dans la vie des peuples et. éclaire d'un jour si vif le mouvement des esprits, qu'il est impossible de ne pas lui réserver une place à côté des sciences et des arts dans cette revue du dix-neuvième siècle.»
F. H.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

Les poules pondeuses et l'hérédité.



M. Pearl, agronome anglais fort réputé, a cherché à discerner l'influence de l'hérédité dans la fécondité des poules.

D'après ces études, qui ont porté sur plusieurs milliers de poules dont l'ensemble représentait treize générations, l'abondance des oeufs pondus par une poule n'apparaît pas comme un pronostic certain des qualités de ses filles. Dans quelques-unes des familles observées, les femelles bonnes pondeuses transmettaient toujours leur fécondité à leur descendance, mais la chose reste inexpliquée.

Par contre, les expériences de M. Pearl sembleraient confirmer les faits suivants, déjà plus ou moins connus:

1° Les filles peuvent hériter du père une fécondité élevée, indépendamment de celle de la mère;

2° Un coq peut donner des filles d'une fécondité élevée avec des poules de fécondités diverses;

3° Les filles d'une bonne poule sont bonnes ou mauvaises, selon le coq auquel elles s'allient;

4º La proportion de mauvaises pondeuses dans une descendance de mères diverses est la même si toutes les poules ont été accouplées avec le même coq.

Utilisation des ondes hertziennes pour étudier l'intérieur de la terre.



De récentes expériences sembleraient indiquer la possibilité de recourir aux ondes hertziennes pour connaître certains détails de la constitution géologique du sol.

Ces ondes traversent les roches sèches, tandis qu'elles sont arrêtées par les terrains humides et par les couches de métal ou de minerai. C'est ce qui, sous beaucoup de climats, les empêche généralement de se transmettre par l'intérieur de la terre, les couches supérieures renfermant toujours plus ou moins d'humidité. Mais ces ondes se réfléchissant sur les couches imperméables, comme les rayons lumineux se réfléchissent sur certaines surfaces, on peut, avec des procédés de mesure spéciaux, déterminer la situation des couches qui les arrêtent.

Un ingénieur allemand, M. Levy, a pu ainsi faire pénétrer les ondes hertziennes à une profondeur de 1.300 mètres, et déterminer par leur réflexion la position de la couche humide voisine.

Il y a lieu de remarquer, toutefois, que, les sols humides se comportant vis-à-vis des ondes hertziennes anime les couches de minerai, les indications fournies par cette curieuse méthode ont besoin d'être contrôlées par un autre procédé.

Les «Éclaireurs de France».



La sortie générale des équipes parisiennes des «Eclaireurs de France», dont nous avons rendu compte dans notre dernier numéro, a provoqué, dans le grand public, un mouvement de vive sympathie--auquel les préoccupations militaires du moment ne sont point étrangères--en faveur de cette excellente association. Beaucoup de nos lecteurs nous sollicitent de donner, à ce sujet, des renseignements précis; c'est un devoir que de les porter à la connaissance de tous ceux qui veulent préparer à notre pays de bons et d'intelligents soldats.

La société des Eclaireurs de France, dont le siège est à Paris, 146, rue Montmartre, groupe, sous l'autorité d'un comité directeur et de comités locaux, des jeunes gens de toutes les classes, âgés de onze ans au moins, auxquels on ne demande qu'une cotisation annuelle de 1 franc. Toute nouvelle recrue--munie de l'autorisation écrite de ses parents--doit, pour servir comme novice, apprendre les douze articles du «code de l'Éclaireur», qui consacre la pratique de ces belles vertus: la discipline, la loyauté, la générosité, le respect. de soi-même, l'honneur, et prêter le serment dont nous avons déjà reproduit les termes. Après une période d'un mois, le novice passe un examen et devient Éclaireur de 2e classe; un autre examen peut, plus tard, l'élever au rang d'Éclaireur de IIe classe. Enfin des brevets et des signes distinctifs spéciaux, correspondant aux aptitudes de tireur, d'ambulancier, de cycliste, de cavalier, d'interprète, de mécanicien, voire d'aide-aviateur, sont décernés à ceux des éclaireurs qui font preuve de capacités particulières.

Tous ces jeunes gens sont groupés en «patrouilles», qui comptent de quatre à huit éclaireurs, commandées par un «moniteur»; plusieurs patrouilles se réunissent en «partis», dirigés par un «guide»; et trois ou six partis composent une «troupe», sous les ordres d'un capitaine.

Telle est, en son principe, cette organisation, destinée à former, comme le dit excellemment un article du règlement intérieur, «des hommes d'élite, provenant de toutes les catégories sociales, qui, par la force et la noblesse de leur caractère, autant que par leur jugement, leur décision et leur sens pratique, seront les guides, les vigies de la France, les vrais pionniers de sa civilisation et de son action commerciale, industrielle, maritime, militaire et coloniale». Les enseignements très variés qu'on leur donne, au cours de cette éducation morale et sportive, ont été présentés par un officier, le capitaine Royet, en un petit manuel précis et bien ordonné, le Livre de l'Éclaireur (Librairie illustrée, 75, rue Dareau, et au siège de la société, 2 fr. 50). Le «scoutisme» y apparaît parfaitement adapté au tempérament français, et conforme au génie de notre race. On ne pourrait souhaiter, pour nos jeunes gens, meilleure école de solidarité, d'énergie et de patriotisme.


Le mouillage de mines à bord d'un des nouveaux navires spéciaux de la marine militaire française: Cerbère et Pluton

Ces navires, qui ont extérieurement 1 aspect paisible ri un chalutier, cachent dans leurs flancs une infernale cargaison: 120 mines flottantes placées sur des voies, avec garages et aiguilles sont poussées à bras d'homme jusqu'à l'arrière, où par un sabord, elles sont jetées à la mer, à intervalles réguliers, sur la ligne de défense préalablement déterminée,--Ces navires peuvent être obligés de relever les mines qu'ils ont mouillées ou celles de l'ennemi; à cet effet, ils sont munis des tourets et des treuils nécessaires à cette opération.--Tous les logements d'officiers sont à l'avant.

Au cours de la guerre russo-japonaise, la mine sous-marine, qu'on appelle aussi torpille de blocus, a joué un rôle des plus importants. C'est un de ces engins semé par un torpilleur japonais qui amena la destruction complète et instantanée, à quelques milles de Port-Arthur, du grand cuirassé russe Pétropawlosk. A son bord se trouvait l'amiral Makharof, espoir de la marine russe, qui périt dans cette catastrophe. Un autre navire russe, l'Ienisseï, un cuirassé et deux croiseurs cuirassés japonais, Fuji, Yoshino et Nishio, sombrèrent également, crevés par l'explosion d'une mine sous-marine.

Les leçons de toute nature qu'a fournies cette guerre ont été soigneusement mises à profit par toutes les nations, mais on s'est préoccupé, plus spécialement peut-être, de préparer l'emploi intensif dans lès guerres navales futures, de ces engins. En fait, la torpille de blocus se compose actuellement de:

1° Un récipient contenant à la fois la charge d'explosif destinée à crever la coque du navire qui le heurtera, et le système d'inflammation de cette charge. Celui-ci, variable suivant les modèles adoptés, consiste le plus souvent en une lourde boule métallique placée dans une coupelle. Lorsque le navire vient heurter la torpille, le choc fait tomber la boule, celle-ci déclanche un percuteur qui détermine l'explosion de la charge.

2° Un système d'ancrage assez compliqué qui maintient la torpille entre deux eaux, à une profondeur exactement déterminée, tout en la fixant au fond de façon définitive par l'intermédiaire d'un cordage. On conçoit que ces engins mouillés en ligne, à des intervalles assez rapprochés, à l'entrée des rades, ou en travers des passes qui y conduisent, en interdiront l'accès aux forces navales qui essaieraient d'y pénétrer, à moins que ces forces ne soient précédées de navires de petites dimensions et munis d'un matériel qui leur permettra de déblayer le chemin en draguant les mines et en les faisant exploser.

Pour effectuer ces opérations de mouillage, et aussi de dragage, des mines sous-marines, on a été conduit dans toutes les marines à construire des bâtiments spécialement étudiés, et outillés.

La marine française ne possédait jusqu'à présent pour ce genre de service, que des contre-torpilleurs et deux petits croiseurs installés à faux frais et ne convenant par conséquent qu'à moitié au métier qu'on leur demandait. En réalité, nous manquions de ce matériel reconnu nécessaire. Cette lacune va être comblée. Le Cerbère, actuellement en achèvement à Cherbourg, et le Pluton, construit aux Chantiers Normand du Havre et mis à l'eau le 10 mars, sont deux navires de 600 tonnes dont les plans sont dus à l'ingénieur en chef des constructions navales Ferrand. On leur a donné des formes de chalutiers afin de tromper par leur apparence la surveillance de l'ennemi. Ils marcheront 20 noeuds et porteront chacun un approvisionnement de 120 torpilles, placées sur des rails longitudinaux, comme le montre notre dessin.

Si ce type de mouilleurs de mines donne satisfaction, il sera reproduit au nombre d'exemplaires nécessaire pour assurer dans nos escadres du Nord et du Midi ce service si important.




L'aviateur Perreyon au moment de son départ pour le record de l'altitude.

UN AVIATEUR A 6.000 MÈTRES

Le record de l'altitude, porté à 5.600 mètres par Garros, au mois de décembre dernier, vient d'être battu par l'aviateur Edmond Perreyon qui, parti de l'aérodrome de Buc, s'est élevé, en moins d'une heure, à 6.000 mètres.

Assez peu connu du grand public, l'auteur de cette prouesse est considéré, dans les milieux sportifs, comme un de nos plus brillants pilotes aériens. Chef pilote de l'école Blériot, chargé d'essayer les appareils et d'en diriger la mise au point, il montre, presque chaque jour, autant d'audace et de maîtrise que les plus réputés parmi les aviateurs.



UN ATTELAGE DE POLICEMEN

L'ouverture solennelle du Parlement britannique a été marquée par un incident que la presse londonienne commente avec un humour qui trouvera son écho à Berlin,

Le corps diplomatique se rendait à Westminster en carrosses de gala, quand une batterie du Royal Horse Artillery, postée dans le parc de Saint-James, tira le premier coup de la salve réglementaire.

Les attelages des divers ambassadeurs dressèrent bien l'oreille, mais ne bronchèrent pas. Il n'en fut pas ainsi des chevaux de l'ambassadeur d'Allemagne. Affolés par le fracas de la détonation, ils se sabrèrent, et, malgré tous les efforts du cocher et des valets, rompirent leurs harnais et brisèrent les brancards.

On put les maîtriser à temps, au moment où ils devenaient un danger pour la foule massée sur les trottoirs, et des policemen furent requis de traîner le carrosse jusqu'à la Chambre des lords.

Esclaves de la discipline, ils consentirent volontiers à traîner l'ambassadeur; mais les valets en pompeux uniforme durent suivre à pied.


Le carrosse de l'ambassadeur d'Allemagne à Londres traîné par des policemen.




(Agrandissement)




Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés
en titre ne nous ont pas été fournis.