The Project Gutenberg eBook of La fête This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La fête Author: René Maizeroy Release date: August 19, 2011 [eBook #37133] Language: French Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FÊTE *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) La Fête DU MÊME AUTEUR =Celles qu'on aime=, 10e édition 1 vol. =Bébé Million=, 10e édition 1 vol. =La Belle=, 8e édition 1 vol. =Cas passionnels=, 12e édition 1 vol. =Après=, avec une préface par René Maizeroy, 10e édition 1 vol. _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège._ _S'adresser, pour traiter, à_ M. PAUL OLLENDORFF, _éditeur, rue de Richelieu, 28 bis, Paris._ La Fête PAR RENÉ MAIZEROY PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 _bis_, rue de richelieu, 28 _bis_ 1893 Tous droits réservés. _Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse._ A CATULLE MENDÈS _Au Maître Féministe Et A L'Ami_ _R. M._ _Paris, 30 mai 1893._ MARIAGE ROUGE Ils étaient comme d'une autre race, si dissemblables, si peu créés, on l'aurait dit, pour quelque heurt passionnel, fatal, où le coeur se donne tout entier, s'offre éperdûment aux sacrifices d'amour, que nul ne se serait jamais imaginé qu'ils auraient même la vague et passagère tentation d'un flirt... La comtesse Sacha Borodine, exsangue, émaciée, comme pétrie de neige, avait ce charme des condamnées à mourir qui ont déjà dans la langueur maladive de leurs poses, dans la suprême dolence de leur voix, dans leur regard visionnaire, dans leur teint lilial comme quelque chose de surnaturel, de chimérique. En sa face lunaire, étrange, les yeux seuls luisaient, agrandis, cerclés d'un halo mauve, dardant sous de longs cils bouclés une flamme bleuâtre d'alcool, les yeux et la bouche voluptueuse, d'un arc adorable, qu'avivaient des retouches de carmin lourdes, exagérées, comme faites par des doigts de barbare. Et le corps sans cesse flottant dans de longues robes souples et fines paraissait presque impalpable, s'amincissait en fuseau de vierge, faisait songer aux beaux anges fabuleux qui mettent sur l'outremer et l'or des vieux vitraux l'éploiement de leurs ailes de cygne, le mystère d'un sexe inconnu. Le petit prince de Lübeck, disait d'elle: «Quand je valse avec Sacha, j'ai toujours peur de la perdre en route!» Elle mangeait à peine, se soutenait avec des jus de viande à demi crue, des friandises pimentées, des fruits exotiques d'une saveur bizarre, et buvait comme un homme du Champagne brut et de l'eau-de-vie à pleins verres. Et, bien que la comtesse eut, comme la plupart des Slaves, le don de plaire, on ne se liait avec elle qu'à demi, comme avec l'arrière-pensée de la mort prochaine, la crainte égoïste d'avoir à la regretter, à la pleurer... Monsieur de Graveuse, au contraire, réalisait au physique le type parfait de ce que l'on appelle en Angleterre un «athletic gentleman». Il avait des épaules de portefaix que n'épeurent pas les plus lourds fardeaux, la taille d'un cent-gardes et eût assommé un boeuf d'un coup de poing. Et, il atténuait cette apparence de mâle violent et rude par une de ces têtes qui attirent les femmes comme un miroir à alouettes, par des prunelles d'une nuance changeante, tantôt verte, tantôt bleue, qui se troublaient de désir, se décomposaient, avaient quelque chose d'égaré, de farouche, quand les frôlait, les attaquait, les défiait, les interrogeait un regard de coquette, de vicieuse ou de désoeuvrée et aussi par des mains d'une surprenante délicatesse, effilées, expertes, douces, comme faites pour peigner des cheveux d'infante, pour dompter les querelleuses pudeurs de celles qui résistent jusqu'au bout et déshabiller une maîtresse sans qu'elle puisse se rebeller contre quelque maladresse. Insoucieusement, avec cette foi aveugle qu'ont certains hommes dans leur chance, il mangeait les restes d'une fortune qui avait été belle, décidé, le jour où il serait tout à fait à la côte à imiter les nombreux camarades partis en chasse de _l'autre côté de l'eau_, à se transformer en cowboy ou en chercheur de placers... ...Et en une convoitise de donner à l'amour, rien qu'à l'amour, le peu qui lui restait à vivre, de dépenser ses dernières forces, ses dernières parcelles d'existence dans les délices paradisiaques, dans les griseries du Baiser, de s'en aller vers l'éternel inconnu, vers le Néant où tout se désagrège, se fond comme en un noir creuset, de courir à la mort sans y songer, la joie dans le coeur et dans la chair, Sacha Borodine mit tout en oeuvre pour que monsieur de Graveuse ne se détournât pas d'elle, consentît à l'épouser... Elle était veuve, aussi millionnaire qu'une de ces blondes miss qui viennent troquer leurs sacs de dollars laborieusement gagnés par le bon oncle Sam contre quelque beau vieux nom authentique. Sa malheureuse vie tenait à un fil de soie, n'intéressait même plus les médecins. Une aventure galante plutôt qu'un mariage et qui avait pour un fêtard comme Graveuse il ne savait quelle originalité macabre, quelle saveur énigmatique et âpre qui l'aguichait, l'inquiétait, lui fouettait les sens! Il céda à ce caprice de malade et ils se marièrent. Tout autre homme que ce colosse robuste, inaltérable, eût été démoli au bout de quelques semaines par les assauts furieux, exaspérés que lui livrait cette folle d'amour, eût succombé en ces insatiables étreintes où l'on aurait cru qu'elle mettait autant de haine, de cruauté que de tendresse. Elle s'émiettait, se tuait, se consumait sans qu'il en parût las, un seul instant, sans qu'il implorât quelque trêve, sans qu'il essayât de se dérober. Il la bravait. Il lui arrachait des sanglots de bête, des clameurs d'extase, des prières reconnaissantes, infiniment tendres comme les oraisons délirantes de quelque sainte Thérèse possédée de Dieu. Et ce crépuscule d'amoureuse, cette lente fin en des flots de baisers avait la gloire magique, hallucinante, triste de ces couchers de soleil où il semble qu'un mystère d'hymen monte de la mer comme d'un lit jonché de fleurs qui attend l'époux, que la pourpre du ciel est faite du sang des innombrables coeurs, des pantelantes chairs blessées et meurtries par l'amour. Au bout de quatre mois madame de Graveuse, épuisée, finie, n'ayant même plus la force de vaguer d'une fenêtre à l'autre au bras de son mari, la poitrine déchirée par d'affreuses quintes de toux, sentit qu'elle était perdue, qu'elle ne se guérirait jamais, qu'on la leurrait en vain d'espoir. Elle avait déjà en la blancheur des oreillers, le masque d'une morte, n'osait plus se regarder dans un miroir, demeurait, durant des heures, immobile, silencieuse, dans le demi-jour tiède de sa chambre, les yeux perdus dans le vide et par instants noyés de grosses larmes. Et une idée fixe s'était plantée comme un clou dans son cerveau encore lucide, s'y cristallisait de jour en jour, la hantait, décuplait les torturantes souffrances de sa longue agonie, l'unique pensée que _lui_, le mâle adoré et fort, l'homme aux douces caresses, aux regards ensorceleurs, aux douces mains savantes, ne la**** suivait pas hors de la vie, dans ce noir, dans ces ténèbres inconnus qui la guettaient. Il l'oublierait tôt ou tard. Plein de santé, vigoureux, jeune, il ne renoncerait pas à l'amour, aux tendresses qui sont le régal, le but, la consolation de l'existence. Il se donnerait à d'autres femmes comme il s'était donné à elle. Hélas, hélas! il leur murmurerait aux lèvres des paroles de folie et de joie, des promesses, de ces aveux qui font chaud au coeur comme si l'on buvait tout à coup à longs traits quelque philtre puissant! Et une nuit enfin, comme monsieur de Graveuse, fatigué d'avoir veillé, sommeillait lourdement au fond d'un fauteuil, Sacha, réunissant en un suprême effort ce qui lui restait de vie, les nerfs tendus, peu à peu, avec des lenteurs glissantes, des rampements de bête blessée, s'arrêtant pour reprendre haleine, pour écouter la respiration forte et rythmique de celui qui dormait là à côté d'elle avec tant de sérénité, se traîna jusqu'à un meuble en bois des Iles et dont le tiroir était à demi tiré. Elle y prit, avec des précautions de voleur, un petit revolver, le palpa pour être bien sûre qu'il était chargé, puis continua sa route, pareille, sur le tapis, dans les vacillantes clartés de la veilleuse, à une longue larve blanche. Et quand elle fut aux pieds de monsieur de Graveuse, d'un geste cruel et sûr d'exécuteur, Sacha Borodine étendit le bras, visa à bout portant au coeur celui qu'elle avait condamné à mort et pressa la détente. Il ne poussa pas un cri, battit l'air de ses deux mains, ouvrit horriblement les yeux et s'écroula en travers du fauteuil comme une poupée qui glisse. Et l'ayant tué _en beauté_, comme il est dit dans Ibsen, très heureuse, voyant des lueurs de ciel dans les ténèbres futures, la comtesse Sacha mit ses lèvres sur la bouche de l'Adoré et attendit son tour... LE DERNIER PAS Pour rien au monde, peut-être par l'appréhension instinctive qu'il avait des aventures qui tournent mal, s'ébruitent fatalement, amènent d'odieuses disputes intimes, des crises d'où l'on sort amoindri, énervé, exaspéré contre le destin et avec comme des lourdeurs de boulets aux pieds, par un besoin d'existence calme, moutonnière, d'habitudes dont aucune secousse n'interrompt l'engourdissante monotonie, peut-être par un reste d'amour, de l'amour qui, en les primes années de leur liaison l'avait si tout entier asservi, à la beauté hautaine, dominatrice, au charme poignant de cette femme, monsieur de Saint-Juéry n'eût trompé sa vieille maîtresse. Il se gardait presque craintivement des tentations, lui était fidèle, soumis comme un caniche. Il l'entourait de galantes prévenances, semblait ne pas s'apercevoir que ses lignes, autrefois harmonieuses, souples, s'empâtaient, que des rides marquaient d'un treillis inégal ce visage qui avait fait penser aux pétales des roses, que l'aurore ne se levait plus en ces yeux ternis. Il l'admirait quand même, comme aveuglément, lui prêtait des grâces chimériques, quelque chose d'automnal, la majestueuse et sereine douceur des crépuscules d'octobre, des dernières fleurs qui s'entr'ouvrent au-dessus des allées jonchées de feuilles mortes. Mais bien que leur liaison durât depuis des années et des années, qu'ils fussent aussi étroitement rivés l'un à l'autre que s'ils eussent été mariés, bien que Charlotte Guindal l'obsédât de prières, de querelles incessantes à ce sujet, qu'il la crût d'une loyauté absolue, digne de toute sa confiance, de tout son amour, jamais monsieur de Saint-Juéry n'avait pu se résoudre à lui donner son nom, à régulariser, par le mariage, cette fausse situation. Il en souffrait vraiment et cependant tenait ferme, se défendait, ergotait, cherchait des faux-fuyants, répondait des éternels et vagues «à quoi bon» qui mettaient Charlotte hors d'elle, l'enfiévraient de colère, lui emplissaient la bouche de paroles mauvaises et hargneuses. Et il demeurait inerte, passif, le dos courbé comme un cheval rétif sous les coups de fouet. Etait-ce nécessaire en effet à leur bonheur puisqu'ils n'avaient pas d'enfants? Ne les croyait-on pas mariés? Ne l'appelait-on pas partout madame de Saint-Juéry et leurs gens doutaient-ils qu'ils servaient des «respectables»? Le nom qui de père en fils vous a été transmis intact, honoré, souvent auréolé de gloire, n'était-il pas comme un dépôt sacré auquel on n'a pas le droit de toucher? Qu'aurait-elle de plus en le portant légalement et supposait-elle un instant qu'elle en serait plus rehaussée, plus admise dans le monde, que l'on consentirait à oublier qu'elle avait été la maîtresse légitime avant de devenir la femme, qu'à ses débuts avant qu'il la sortît de la bohème où elle s'étiolait et se morfondait, Charlotte Guindal courait tous les cachets, exhibait ses jambes parmi les petits «fonds de revue» des Folies-Marigny et d'ailleurs? * * * * * Charlotte connaissait de trop vieille date ce caractère de bourru bienfaisant, à la fois raisonneur et entêté pour espérer qu'elle arriverait à mater ses rébellions et ses suprêmes scrupules autrement que par quelque bon tour de femme rusée, quelque scène de comédie adroitement jouée. Elle parut donc accepter ces bonnes raisons, renoncer à sa marotte, redevint en apparence d'humeur égale et conciliante, n'importuna plus monsieur de Saint-Juéry de ses récriminations. Du temps se passa ainsi, calme, monotone, sans stériles batailles, sans assauts acharnés. Charlotte Guindal avait pris pour médecin le docteur Rubatel, un de ces hommes adroits qui ont l'air de tout savoir et qu'un rebouteux de campagne réduirait en quelques questions _à quia_, traînent dans tous les mondes leur apparente valeur, exploitent la médecine comme quelque productive maison d'affaires véreuses, ont le flair des gens qu'ils manieront à leur guise comme de la cire molle, hanteront de l'effroi perpétuel de la mort et chez qui l'on règne bientôt en maître, l'on impose son influence, l'on arrondit peu à peu sa pelote; scrutent les consciences comme un prêtre malin, s'assurent des complicités lucratives dès qu'ils ont pris pied quelque part et drainent les secrets dont on peut se faire une arme ou des rentes à l'occasion. Il pressentit tout de suite que cette «ancienne» avait besoin de lui; et comme en une perversion inéluctable, il aimait les beaux restes de femmes savamment arrangés et offerts, ce goût faisandé qui émane de lèvres molles, attendries par des années d'amour, des cheveux gris plaqués de poudre, d'un corps qui livre ses suprêmes combats, qui rêve une dernière victoire avant d'abdiquer à jamais, n'hésita pas à devenir l'amant de sa nouvelle cliente. Et quand vint l'hiver, il s'opéra tout à coup comme une métamorphose dans la santé jusque-là si intacte de Charlotte. Elle n'avait plus de forces, se trouvait mal pour la moindre chose, se plaignait de souffrances intérieures, passait des journées entières étendue sur une chaise longue, les yeux fixes, sans exhaler une parole, se mourait, on l'eût cru, dans les affres d'une de ces mystérieuses maladies qu'on ne peut pas dompter, qui consument peu à peu l'être et le jettent bas. C'était une tristesse de voir ce pauvre corps inerte s'affaler dans la blancheur des oreillers, ces yeux de femme, se voiler comme d'une brume funèbre, ces mains pendre sans force, cette bouche scellée comme par d'invisibles doigts. Monsieur de Saint-Juéry en était désespéré, en pleurait ainsi qu'un enfant et il souffrit comme si on lui avait enfoncé un couteau dans le coeur, le jour où le docteur, de sa voix onctueuse, lui dit: «Vous êtes un homme, n'est-ce pas, cher monsieur, et je puis vous dire toute la vérité... Madame de Saint-Juéry est perdue, irrémédiablement perdue... Il faudrait un miracle pour la sauver et les miracles, hélas! ne sont plus de notre temps... La fin n'est plus qu'une question d'heures, peut arriver brusquement...» Monsieur de Saint-Juéry s'était écroulé sur une chaise, sanglotait désolément dans ses mains crispées. «Pauvre chérie, pauvre chérie, balbutiait-il par hoquets.» «Remettez-vous, je vous en prie, et ayez du courage, reprit le médecin en s'asseyant près de lui; j'ai, en effet, à vous dire encore des choses graves, à vous exprimer le voeu suprême de notre pauvre mourante... tout à l'heure, avec des mots qui m'ont ému jusqu'aux larmes, elle m'a révélé le secret de votre double existence, de votre liaison... Et devant la mort qui vient, qu'elle sent déjà planer sur sa tête car, hélas! elle ne se fait aucune illusion, la malheureuse voudrait s'en aller en paix vers le ciel avec cette consolation d'avoir régularisé sa situation équivoque, d'être votre femme.» Monsieur de Saint-Juéry se redressa, l'air égaré, les mains oscillant dans le vide, incapable dans sa douleur de manifester quelque semblant de volonté, de s'opposer à cet inattendu retour offensif. «Oh! Tout ce que Charlotte voudra, docteur, tout, je vais moi-même le lui dire à genoux!» * * * * * ...Et le mariage s'accomplit discrètement, funèbrement dans la chambre où s'amoncelaient de vagues ombres, où les paroles s'assourdissaient, avaient quelque chose de chuchotent, de recueilli, d'angoissé. Charlotte, prostrée, les yeux élargis comme par une béatitude, avait mis ses deux mains dans les mains frissonnantes de monsieur de Saint-Juéry et elle parut rendre l'âme en soupirant: «Oui» du bout des lèvres. Le médecin grave, impassible, engoncé dans sa cravate blanche, contemplait cette scène émouvante, les deux coudes sur la cheminée, les yeux comme allumés de gouaille derrière son lorgnon... ...La semaine suivante, madame de Saint-Juéry entra en convalescence, et cette guérison vraiment prodigieuse, que monsieur de Saint-Juéry raconte à qui veut l'écouler, avec des effusions de reconnaissance, a augmenté tellement la faveur du docteur Rabatel, qu'il sera nommé aux premières élections membre de l'académie de médecine... LE ROUQUIN --C'est en ce sacré Paris comme sur le pont d'Avignon, bougonna Marcheprime en suivant dans le vide, d'un regard fixe, les banderoles bleuâtres de fumée qui émanaient de son cigare. Tout le monde y passe, tout le monde y danse le chahut d'amour dont on revient les reins cassés, le cerveau fêlé, le coeur meurtri. N'aurions-nous pas, je vous le demande, parié les uns et les autres le plus clair de notre avoir que Pierre Domeyral échapperait à la contagion, ne se laisserait jamais emballer, stagnerait et rendrait l'âme en l'impénitence finale, demeurerait, jusqu'au jour où l'on n'est plus qu'une loque usée, qu'un ruminant de souvenirs l'homme fort, intact dont les séductrices cherchent en vain à entamer l'impénétrable et triple armure? Il avait pris comme on dit la vie par le bon bout, dérivait sans trêve en de changeantes explorations, redoutait même les passionnettes, ces feux de joie qui n'ont qu'une flambée, mais sont si souvent la cause de quelque furieux incendie. Il changeait de maîtresse toutes les huit nuits. Il ne livrait aux baisers que sa chair, ne galvaudait pas une parcelle de ce qu'il y a de noble, de propre, de sensitif en notre être, de ce qui est le reflet du Dieu créateur. Il était en ses contacts, en ses griseries avec la femelle une bête qui s'accouple à une autre bête, qui étanche sa soif de luxure, son instinct, qui jouit pour jouir sans mêler du rêve aux râles éperdus de l'étreinte. Et jusqu'à trente-cinq ans, l'âge normal où les plus fous commencent à réfléchir, à peser le pour et le contre, à s'orienter vers la bonne route, il n'avait pas dévié une seule fois de sa ligne de conduite, quand pour son malheur, l'an passé, à Monte-Carlo, sans savoir pourquoi, par une de ces fatalités obscures qui planent sur l'existence, l'imprudent se fit présenter à la comtesse des Alpilles. Figurez-vous ce qu'il peut y avoir de plus rose et de plus blond, une aurore féerique d'été qui illumine brusquement un verger merveilleux plein de parfums, plein de chansons, des cheveux de soie qui ondulent, qui moussent en toupet de clownesse comme du champagne sur un front insoucieux, des yeux de chatte, langoureux, magnétiques, étranges où les prunelles semblent de pâles émeraudes, un nez moqueur aux palpitantes narines à la fois grec et montmartrois, des oreilles roses où l'on est tenté d'écouter la musique lointaine de la mer ainsi qu'en des coquilles nacrées, des lèvres tellement sensuelles, tellement fraîches qu'elles font songer aux vers du divin Baudelaire: Je préfère, au constance, à l'opium, au nuits, L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane. Imaginez aussi les lignes souples, fines d'une petite Vénus tanagréenne, une âme de papillon dans un corps de déesse, un rire clair qui est une musique, une voix de pensionnaire, des nerfs tendus toujours prêts à vibrer et une jeunesse exubérante, un entrain du diable, un esprit qui dériderait les pires misanthropes, et vous aurez le portrait presque ressemblant de cette «professional beauty». Et de cette soirée où il l'eut pour voisine de table dans la salle mauresque du Grand-Hôtel, la promena ensuite à son bras le long des tables de trente-et-quarante, Domeyral fut comme retourné. Il était possédé de cette femme. Il se sentait défaillir, déraisonner quand elle apparaissait, quand elle lui parlait, quand elle le frôlait. Il l'adorait avec des ingénuités de collégien, quelque chose de dévotieux, de timide, d'inquiet, de fou. Il se mourait de jalousie lorsqu'elle s'attardait avec un ami, souriait, flirtait en s'éventant d'un joli geste cajoleur. Il posait pendant des heures entières devant le Casino pour la voir passer toute rose sous son ombrelle de dentelles blanches, pour pouvoir la saluer, lui dire n'importe quoi, la respirer durant quelques minutes. Il eût donné sa vie pour que la comtesse devinât, exauçât la prière qu'il n'osait pas lui dire, lâchât d'un coup tout ce qui la retenait et l'entravait, partît avec lui pour toujours. Elle le comprit et comme il ne lui plaisait qu'à demi, comme elle aimait, le coeur tout entier ailleurs, s'en amusa, coqueta, ne prit pas plus au sérieux cette folie passionnelle qu'un intermède drôle. Ah! puissions-nous ne jamais rencontrer sur notre route l'adorable et l'inclémente qu'on aime et qui s'en moque; puissions-nous ne jamais connaître le supplice d'être dédaignés, nargués par l'idole à qui l'on a fait un autel dans son coeur, l'on a voué toutes ses forces, toutes ses chimères, tous ses désirs, la torture d'orgueil et d'amour de se savoir sacrifiés à un autre! Domeyral n'était pas assez sot pour s'illusionner, pour s'entêter en une décevante et inutile partie, pour s'attirer une de ces ripostes qui vous jettent bas comme un coup de couteau meurtrier. Il revint à Paris, et ne parvenant pas à se ressaisir, à s'apaiser, à oublier, s'épuisant en des nuits sans sommeil, souffrant un véritable martyre, las de tout, des femmes, du jeu, il chercha du mirage, du néant, du repos dans la perverse et suprême consolatrice des misères humaines, s'avilit, s'enlisa dans la morphine. Et la drogue destructrice en a fait une façon d'épave qui roule de droite et de gauche dans les remous boueux de la vie parisienne, un dément lamentable dont la clairvoyance, le sens moral, la dignité se sont complètement émoussés, un invalide qui n'a même plus le respect de son corps, qui semble toujours ivre, flotte amaigri, hâve, méconnaissable, malsain dans ses vêtements. Naguère, il disparut tout à coup, et nous le crûmes ou au fond d'une maison de santé, en laquelle on le soignait, on tentait de le guérir, ou mort, délivré enfin du mal sinistre qui le rongeait et l'annihilait. Et l'autre soir, comme je vadrouillais avec des camarades à Montmartre, j'ai été stupéfié de me heurter à lui, en plein boulevard extérieur. Il se traînait plutôt qu'il ne marchait, la barbe longue, les cheveux rabattus sous une casquette de soie, le teint plombé, les yeux vacillants, un foulard rose au cou et des pantoufles en tapisserie aux pieds. Des filles de trottoir et des marlous l'accompagnaient, semblaient le suivre docilement vers quelque but ignoré. Peut-être voulut-il ne pas me reconnaître en cet état de navrante déchéance. Peut-être était-il complètement désâmé, vaguait-il le cerveau vide, les prunelles mortes, comme un aveugle? Et j'ai appris qu'en son exode, le malheureux s'était gîté dans un garni borgne et diffamé de la rue Lepic, qu'il joue au souteneur, fréquente les plus sales traînées du quartier et n'a pas de meilleurs amis que ce gibier de correctionnelle, le gros Julot, la Mort-aux-Vaches, l'Anguille de La Chapelle et Apollon le modèle. Il leur paie à boire, brinqueballe avec eux dans les bals et les troquets, se délecte de leurs histoires, de leur aventureuse existence. Ils l'ont surnommé le Rouquin (et où le snobisme va-t-il se nicher), lui marquent une certaine déférence, se disputent jalousement son amitié, semblent tout flattés, tout heureux de traîner ainsi leurs savates avec un monsieur de la Haute, un vrai, qui a fait danser des princesses et courir des canassons à Longchamps, qui porte des bagues aux doigts, qui dîna au bon temps avec le brave général et qui n'en est pas plus fier pour cela. Et l'on sera tout étonné un matin de lire dans les journaux que le baron Pierre Domeyral, le clubman bien connu, dont le père fut secrétaire d'Etat, presque ministre, a été arrêté dans une rafle et passera bientôt aux assises, complice inconscient, inerte des gueux qu'il régalait et traînait à la remorque de sa folie... L'HERMAPHRODITE --Pardieu, j'en ai ri comme les autres, s'exclama alors Navarette, j'en ai ri avec cette inclémence profonde, cruelle, que nous avons tous, les bien bâtis, les fêteurs, pour ceux que la nature marâtre a ratés, pour ces infirmes ridicules, plus à plaindre cependant que les pauvres monstres dont malgré soi, on se détourne. J'étais des premiers à le blaguer au club, à trouver des mots faciles qu'on enjolive et qu'on retient, à tourner en dérision cette figure glabre, flasque, rosâtre, laide, à la fois de vieille femme et d'eunuque levantin, où la bouche pendante semblait un chiffon de chair inerte, où les petits yeux bridés luisaient de malice concentrée, faisaient penser à des prunelles guetteuses et bougeuses de gorille. Je le savais égoïste, fermé à toute affection, peu sûr, fantasque, tournant comme une girouette à la moindre saute de vent, intéressé et n'aimant au monde que le jeu et les vieux Saxe. Nos rapports s'étaient invariablement bornés, d'ailleurs, au bonjour distrait, à la poignée de main banale qu'on échange en se heurtant dans un couloir de théâtre ou dans un salon de cercle, et je n'avais donc ni à le défendre, ni à le soutenir en camarade et en ami. Cependant, je vous le jure, je me reproche ces coups d'épingle, ces brocards, je me les sens vraiment sur le coeur aujourd'hui, où l'on m'a révélé l'envers, l'équivoque énigme de cette existence. --Le secret de Polichinelle, fit Bob Shelley en jetant son cigare dans la cheminée. --Ah! bien oui, nous étions à cent lieues de la vérité en ne le supposant qu'impropre au service! Ce malheureux Lantosque, ce garçon bien né, intelligent, millionnaire, eût pu s'exhiber dans quelque baraque foraine, était hermaphrodite, vous m'entendez bien, hermaphrodite. Et sa vie entière ne fut qu'un long, qu'un incessant supplice, qu'une torture physique et morale plus affolante peut-être que celle que subit Tantale aux sinistres bords de l'Achéron. Il avait presque tout de la femme, il en était la caricature ridicule avec sa voix pincharde et aiguë, ses hanches, sa gorge dissimulée dans les plis larges des vêtements, ses joues, son menton et sa lèvre supérieure sans aucun poil et il devait figurer comme homme, refréner, étouffer ses instincts, ses goûts, ses désirs, ses rêves, batailler contre soi-même sans répit, ne jamais rien laisser surprendre ni de ce qu'il endurait, ni de ce qu'il convoitait, ni de ce qui le minait jusqu'aux moelles. Une fois, une seule fois, il fut sur le point de se trahir, de livrer malgré lui, à bout de force, son douloureux secret. Il aimait éperdûment un homme comme Chloé dut aimer Daphnis. Il ne parvenait plus à se ressaisir, à apaiser les révoltes, les fièvres de sa chair conquise. Il allait au gouffre comme pris de vertige. Une trouvait rien de plus beau, de plus désirable, de plus charmant que cet ami rencontré sur sa route. Il avait des élans, des surprises, des tendresses, des étonnements, des curiosités, des jalousies, des ardeurs de vieille fille qui a peur de mourir vierge, qui attend l'amour comme une délivrance, qui s'attache, se voue à un amant avec tout son être et s'étiole, se dessèche, râle de demeurer incomprise et dédaignée. Et puisqu'ils ont disparu maintenant l'un et l'autre, l'aimé mort d'un coup de sabre en pleine poitrine, à Milan, pour une histoire de danseuse et mort certes sans s'être jamais douté qu'il avait inspiré une telle passion, je puis bien vous dire son nom. C'était le comte Sebenico, cet Italien qui taillait à banque ouverte avec de si blanches, de si fines mains annelées de bagues presque à chaque doigt, qui avait une voix de musique et ressemblait, avec ses cheveux ondés, son fin profil, à quelque beau condottiere florentin. Ce qu'à cause de cet Italien, Lantosque s'est rongé le coeur, ce qu'il s'est débattu comme sous des mains de tortionnaire, ce qu'il a pleuré de larmes, trituré de fiel, broyé de noir en ce coup de passion qui le poussait, qui l'ardillait, qui le détraquait, en ces reculs, en ces éclaircies de raison qui heureusement le retenaient à temps sur la pente, l'empêchaient de dégringoler, on a pu le lire avant de les brûler dans les notes où il s'épanchait, où il se confessait, où il se livrait. O la honte effrayante de soi-même, la nostalgie, le mirage des baisers qui consolent de leur misère les plus déshérités, qui apaisent la faim et la soif, qui engourdissent la douleur, des baisers délicieux, grisants dont l'on ignorera éternellement la joie et le baume; ô l'effroi du déshonneur, d'être marqué au doigt tout à coup, ridiculisé, chassé comme les immondes qui prostituent leur sexe, qui avilissent l'amour en d'innommables rites; ô l'amertume persistante de voir que l'aimé le harcelait lui aussi de ses faciles railleries, le malmenait, ne lui témoignait même pas un peu, un tout petit peu d'amitié! --Le pauvre diable! interrompit Jean d'Orthyse avec dans la voix on ne savait quoi d'ému et d'attristé. Ce qu'à sa place je me serais fait sauter le caisson! --On dit toujours cela, mon cher, mais combien peu se résignent à devancer l'Intruse qui vient toujours trop vite! Lantosque avait au reste une santé superbe, prétendait n'avoir jamais fait gagner un sou aux médecins. S'il eût consenti à se laisser soigner quand, il y a deux mois, une attaque d'influenza le cloua dans son lit, nous l'entendrions encore nous proposer de son fausset aigrelet un bon petit poker d'avant-dîner. Et cette fin a été aussi tragique, aussi mystérieuse, aussi hallucinante que les contes d'outre-tombe sur lesquels plane l'Invisible. Quoique hoquetant, toussant à en avoir la poitrine déchirée, quoique hanté par la crainte de la mort, de ce grand mur de ténèbres où l'on s'enfonce qui sait vers quel but nouveau, qui sait en quel abîme de Néant et d'Oubli, il s'entêtait à ne pas vouloir être ausculté, repoussait avec presque de la rage ce bon docteur Pertuzès qui le crut devenu fou, se blottissait, se rencoignait sous les couvertures relevées jusqu'à son menton, retrouvait des forces pour déchirer les ordonnances et éconduire loin de son chevet tous ceux, parents ou amis, qui tentaient de lui faire entendre raison, qui ne comprenaient rien à ces accès de colère et de névrose. Il paraissait possédé par quelque démon comme ces convulsionnaires qu'en grande pompe devaient exorciser les évêques. Il faisait mal à voir. Cela dura huit jours où la pneumonie put à l'aise ravager, pourrir, achever ce corps jusque-là intact et robuste et il mourut en essayant de prononcer une dernière phrase que nul ne comprit, en ébauchant un geste anxieux qui désignait on ne put savoir lequel des meubles qui emplissaient la chambre. Le plus proche parent qui lui restait était un cousin-germain, le marquis de Territet, un Bourguignon sceptique que ce remue-ménage avait dérangé dans ses habitudes et qui n'eut qu'une pensée, tout bâcler au plus tôt, les formalités, les obsèques et le reste. Sans réfléchir à la bizarrerie suggestive de cette agonie, sans rechercher s'il n'y avait pas au fond d'une armoire quelque testament où Lantosque avait formulé ses dernières volontés, il voulut épargner au corps le contact de mains mercenaires et lui faire soi-même la dernière toilette. Et vous jugez de sa stupeur quand, ayant rejeté les draps, il vit d'abord que Lantosque était vêtu des pieds à l'encolure d'une façon de maillot qui accusait plus qu'il ne la dissimulait, la féminité des formes. Alors, effaré, pressentant qu'il avait dû violer quelque ordre suprême, comprenant tout, il courut au secrétaire de son cousin, l'ouvrit, en fouilla successivement chaque tiroir, découvrit bientôt une enveloppe scellée de cinq cachets solennels et qui lui était adressée. Il les brisa et lut à peu près ceci sur une feuille de papier bordée de noir: «Ceci est mon unique volonté. Je laisse tous mes biens à mon cousin Roland de Territet, à cette seule charge qu'il s'occupe entièrement de mes obsèques, qu'il me fasse devant lui rouler et envelopper dans les draps du lit où je mourrai, et mettre ainsi au cercueil sans aucun autre apprêt. Je demande à être crêmé au Père-Lachaise et à ne subir ni examen, ni autopsie _quoi qu'il m'advienne_». --Et comment le marquis a-t-il pu trahir ce secret? demanda Bob Shelley. --Le marquis est marié à une Parisienne charmante, et un homme amoureux a-t-il jamais rien pu cacher à sa femme? LE SINGE C'est une mélancolisante et douloureuse histoire de coeur brisé par d'inclémentes mains de séductrice et je veux la raconter telle qu'elle m'apparut en le déroulement d'un album japonais, parmi des paysages de rêve, des éclosions d'étranges fleurs et ces alignées de lettres inconnues qui semblent des signes magiques et aussi de noirs myriapodes. Je ne sais ni les noms sonores des personnages qui l'emplissent de leurs gestes raides d'idoles, de l'éclat de leurs robes brodées, de leurs contorsions hallucinantes, de leurs sourires câlins et de leurs regards haineux, ni la date lointaine où se passèrent ces choses et je ne m'en souviens aujourd'hui que parce qu'elle m'émut jusqu'au fond de l'être, symbolique légende où revivent l'éternelle lutte de l'Homme et de la Femme, le lent martyre qu'est l'Amour, conte puéril comme il en faut à ces oiseaux en cage, ces petites poupées libertines qui bâillent sur leurs nattes de jonc, qui sourient aux passants derrière leurs barreaux et dont l'haleine fleure le thé, ou roman passionnel que quelqu'un vécut. La voici, image par image. * * * * * Le peintre la vit pour la première fois cette folle djeko--dont les lèvres fardées mordillent une fleur, dont les yeux longs, pareils à des amandes, s'alanguissent, cèlent comme de mystérieuses et alliciantes promesses, dont le torse souple se cambre dans les transparences de la soie, dont les cheveux dressés en tiare, piqués d'épingles d'or, semblent quelque nuit d'orage--un de ces soirs de fête où des musiques discordantes sonnent aux quatre coins de la ville, où les arbres s'étoilent de lanternes, dardent en les ténèbres comme des regards pensifs, où le long des fleuves jaunes, aux abords des innombrables ponts, glissent sans bruit de longues barques sur lesquelles, illuminées par le brasier qui flambe en une grille de fer, qui crible l'eau d'étincelles, s'érigent les femmes folles de leur corps, les vendeuses de volupté et d'oubli. Elle l'éblouit comme l'éclatant soleil d'août. Il l'aima sans songer qu'il n'avait ni les belles armures, ni les colliers d'émeraudes, ni les maisons somptueuses des Samouraïs, qu'il était né au fond d'une grange, qu'il ne pouvait, en sa fière pauvreté d'artiste vagabond aux poches où les pièces d'or ne s'attardent que comme à regret, prétendre à la posséder, à l'emporter, à s'en repaître éperdûment et dût-il lui donner toute sa vie. Et par un de ces caprices de tourmenteuse, qui traversent des fois leurs cerveaux de mésange, la djeko exauça ses suppliantes oraisons, lui ouvrit sa porte, le grisa de ses baisers, l'englua en de dévoratrices étreintes, s'en amusa comme de quelque jouet. Ils demeurèrent enfermés ensemble durant des jours et des jours et en les accalmies de stupre, il peignait de divins kakimonos, miroirs extasiés de cette beauté qui l'emparadisait, de ces attitudes qui la faisaient songer au ciel, de cette chair en fleur où il eût voulu se fondre, s'annihiler, sombrer à jamais comme en un gouffre rose. Et quand elle fut rassasiée de tout cet amour, que ces joueries ne la délectèrent plus, la djeko, sans se soucier ni des larmes, ni des clameurs, ni des malédictions du malheureux peintre, le fit jeter dans la rue par ses serviteurs comme quelque bouquet fané... * * * * * Alors, on le vit rôder par les carrefours et les quartiers lointains, le long des grèves sangloteuses et des jardins embaumés, comme un chien qui a perdu son maître. De tant pleurer la nuit et le jour, ses paupières étaient comme marquées de profondes brûlures; de tant errer par les chemins et les rues, ses pieds étaient couverts de plaies sanglantes. Et parce qu'avec sa robe en lambeaux, sa face ridée, blafarde, poussiéreuse, son regard fixe, ses bras qui sabraient l'air de menaces extravagantes, sa bouche qui proférait des mots inachevés, il avait l'apparence de quelque fou évadé de sa geôle, les enfants le poursuivaient, le huaient, le lapidaient de cailloux aigus. Enfin, il parut s'apaiser, reprit ses pinceaux. Mais lui qui avait été jusque-là le révélateur des lignes ensorceleuses, des enchantements de la chair, des reflets qui traînent sur une épaule ou sur une nuque, des lèvres épanouies et souriantes, devint le peintre ironique, acharné, cruel de la laideur, des déchéances, des crevasses, des écroulements de graisse, des coquetteries posthumes, des précoces vieillissements, des artifices qui essaient de donner le change, qui ne dissimulent pas la griffure implacable du temps. Il éveilla des épouvantes, des rancunes et des rires. Il montra comme avec une prescience prophétique ce que deviennent les plus belles et les plus désirables, ce que dure le plus doux regard, le plus clair sourire, le plus rayonnant corps de femme, saccagea ses anciennes idoles avec comme une fureur sacrilège. Et bientôt, dégoûté même de la laideur humaine, avide en sa démence de peindre des réalités de plus en plus abjectes, de plus en plus dérisoires, de plus en plus repoussantes, il dit adieu au monde, à ses joies, à ses tristesses, à ses misères, s'en alla tel qu'un pèlerin vers les forêts profondes qui enténèbrent les flancs du Fousi-Yama, que hantent des milliers et des milliers de singes... * * * * * Et toutes ces bêtes aux grimaces de pître, aux agilités étranges, aux ruses subtiles, aux farouches colères, ces reflets déformés, ridicules, velus, hilarants de l'homme et de la femme, qui peu à peu s'étaient accoutumés à sa présence, ne s'enfuyaient plus en bonds désordonnés d'arbre en arbre dès qu'il s'approchait d'eux, qu'il leur parlait, le contemplaient, l'imitaient avec des mines anxieuses, des bredouillements de sons inintelligibles, des hochements de tête, le frôlaient, lui faisaient des signes, venaient manger dans sa main, le ravirent. Il peignit leurs poses, leurs enlacements, leurs batailles, leurs gourmandises, leurs sommeils. Et ayant épuisé sa provision de papier et de couleurs, lassé de tout, envahi par cette torpeur qui tombait des feuillages, du ciel, par cette paix des solitudes où il s'ensevelissait, il revint à l'animalité des premiers êtres, perdit le souvenir du passé, des choses apprises, de sa langue natale, sentit ses forces se décupler, ses instincts s'éclaircir et s'affiner, ne songea plus qu'à boire, à manger et à dormir, vagua au milieu des branches, finit par être avec ses longs cheveux, sa figure hirsute, hâlée, ses membres musclés, une sorte de monstrueux macaque. Cependant, la djeko, prise de nostalgie et de remords, sentant qu'elle touchait au déclin de sa beauté et voulant que ce coucher de soleil fût empli d'amour, de cet amour qu'elle n'avait goûté vraiment qu'une fois aux lèvres enfiévrées de son peintre, parcourait la campagne, les villages, les couvents, les ravins et les monts, en quête du disparu, eût sacrifié ses bijoux, sa maison, ses richesses pour le retrouver, pour en obtenir son pardon. Et un jour où suivie au loin par son cortège et ses porteurs de litière, l'amoureuse traversait une clairière, le peintre se dressa tout à coup, les bras étendus, les paupières écarquillées, la face grimaçante en face d'elle, bondit, rampa à ses genoux, l'enserra de vertigineuses gambades, glapit des lambeaux de syllabes aiguës, stridentes, et, enhardi par son effroi, s'accrocha à sa belle robe brodée, à sa ceinture éclatante, les tira, les déchiqueta, les lui arracha jusqu'à ce qu'elle en sortît comme d'une gangue, toute nue, éblouissante sous les douces clartés que tamisaient les branches en fleurs. Puis il se roula dans les hautes herbes, heureux, conviant par de grands cris les autres singes à ce spectacle, leur montrant de ses mains raidies, tremblantes, cette statue blanche et rose comme rivée à la terre par d'invisibles liens. Il ne la reconnaissait pas et elle l'avait reconnu. Les singes la caressaient de leurs mains froides, se pendaient à ses cheveux dénoués, la reniflaient, la mordillaient, s'exaspéraient de son inertie, chevauchaient sur ses épaules, l'aguichaient et la djeko ne pouvait détacher ses yeux pleins de larmes des prunelles farouches du monstre, agonisait de désespérance et de terreur... ...Et lorsque les porteurs de litière accoururent, ils se heurtèrent à une énorme bête velue qui se vautrait sur l'agonisante djeko, et de ses fortes mains noueuses s'amusait, sans savoir pourquoi, à lui aplatir, à lui déformer le visage, à la rendre laide, hideuse,--à la pétrir à son image. LA VRAIE & L'AUTRE --En effet, reprit Chasseval en se chauffant le dos au feu, qui aurait pu manger le morceau, se douter parmi ces bonnes pâtes de ménagers, de gros boutiquiers, de vignerons, que cette jolie petite Parisienne, aux larges yeux candides, doux, bleutés de Sainte-Vierge, aux souriantes lèvres, aux cheveux dorés comme des fleurs de cassie, aux toilettes simples, était la maîtresse de leur candidat. Elle le doublait avec tant de complaisance. Elle l'accompagnait dans les fermes les plus perdues. Elle assistait aux moindres réunions dans les cafetons de village, ayant un mot aimable pour chacun, subtile, enveloppante, adroite, ne reculant pas devant un verre de vin cuit, une farandole ou une poignée de main. Elle paraissait si amoureuse d'Etienne Rulhière, si confiante en lui, si attachée à sa fortune, si fière d'être de moitié dans sa vie, de lui appartenir, le couvait avec des regards si imprégnés de joie et d'espoir, l'écoutait avec un si profond recueillement que ceux qui auraient hésité, se laissaient peu à peu dévier, empoigner, persuader, promettaient leurs votes à ce jeune médecin dont ils n'avaient jamais entendu parler jusque-là dans le pays. Ç'avait été pour Jane Dardenne une véritable école buissonnière que cette tournée électorale, une exquise et imprévue équipée de vacances, et, comédienne dans l'âme, elle jouait son rôle au sérieux, se mettait, comme on dit au théâtre, dans la peau du personnage, s'amusait plus qu'elle ne s'était jamais amusée en les plus aventureuses parties. Puis il se mêlait à cela le plaisir d'être prise pour une femme du monde, de se sentir adulée, respectée, enviée, de s'évader du cadre accoutumé, le rêve que ce voyage de quelques semaines aurait une suite, que son amant ne se séparerait pas d'elle au retour, lui sacrifierait enfin celle qu'il n'aimait plus, l'épouse qu'il délaissait et appelait ironiquement sa Cendrillon. Et le soir, les masques tombés, les musiques finies, quand dans une chambre d'hôtel ou un appartement meublé de vieilles choses, ils se retrouvaient face à face, elle s'ingéniait à le cajoler, à le flatter, à l'éperonner de désirs, le ceinturait de ses bras frémissants, lui murmurait entre les baisers ces phrases qui enorgueillissent un homme, qui chauffent le coeur, qui donnent des forces comme une lampée brûlante d'alcool. Ils firent à eux deux vraiment la conquête de l'arrondissement, gagnèrent la partie haut la main et Etienne Rulhière, malgré sa jeunesse, son peu de notoriété fut élu député avec cinq mille voix de majorité. Il y eut encore des fêtes, des banquets que présida Jane et où on l'acclama en d'enthousiastes toasts, des feux d'artifice où elle dut allumer la première fusée, des bals où elle émerveilla tous ces braves gens par sa bonne grâce. Et au départ, sur le quai de la gare, trois petites filles vêtues de mousseline blanche comme de premières communiantes vinrent lui lire un beau compliment en vers et lui offrir des bouquets, tandis que les fanfares jouaient la _Marseillaise_, que les femmes agitaient leurs mouchoirs et les hommes leurs chapeaux. Le torse penché hors de la portière, adorable en sa jaquette et sa robe de voyage, le sourire aux lèvres mais les yeux humides comme il sied en les adieux pathétiques, la comédienne alors, d'un geste brusque et enfantin, envoya du bout des doigts à la foule un baiser, s'écria: --Au revoir, mes amis, au revoir, je ne vous oublierai pas! * * * * * Le député, en un besoin d'expansion lui aussi, avait engagé ses principaux électeurs à profiter des trains de plaisir pour venir le relancer à Paris. Ils ne manquèrent au rendez-vous ni les uns ni les autres et quoi qu'il en eût, Rulhière dut les inviter à dîner chez lui. Auparavant, pour éviter des gaffes possibles, il fit la leçon à sa femme, lui donna un avant-goût de ses convives. Un peu bruyants, un peu hâbleurs, un peu frustes et qui l'étonneraient sans doute par leurs manières, leur accent, mais d'une influence respectable et des hommes si excellents qu'ils méritaient un bon accueil. La précaution fut utile car en entrant dans le salon vêtus de redingotes neuves, épanouis d'aise, pommadés comme pour une noce, ils pensèrent tomber de leur haut devant la nouvelle madame Rulhière que leur présentait le député et qui semblait là tout à fait chez elle. Ils en demeurèrent d'abord vaguement gênés, inquiets, désorientés, ne sachant que dire, cherchant leurs mots, boutonnant et déboutonnant leurs gants, répondant de travers aux questions aimables que la jeune femme leur posait d'une voix haute et grave, se creusèrent le cerveau pour découvrir la clef de cette énigme. Le capitaine Mouredus contemplait le feu avec des yeux fixes de somnambule. L'épicier Marius Barbaste se grattait les paumes d'un geste machinal. Les trois autres, l'usinier Casemajel, le notaire Roquetton et le cafetier Dastugue criblaient Rulhière de regards anxieux. Ce fut le notaire qui se ressaisit le premier. Il se leva de son fauteuil en éclatant de rire, bourra le député d'un coup de coude dans les côtes: --Je comprends tout, je comprends, s'exclama-t-il, vous avez pensé qu'on ne vient pas à Paris pour s'ennuyer, hein? Madame est charmante; tous mes compliments, monsieur le député!» Il clignait de l'oeil, faisait des signes derrière son dos à ses amis, et le capitaine claironna à son tour: --Faut-il que nous soyons cruches, péchère; c'est décidément ce bougre de Roquetton qui est le plus malin de tous... Ah! monsieur Rulhière, sans mentir, vous êtes la crème des bons garçons! Et il ajouta, le sang aux joues, la poitrine bombée, l'accent sonore: --Sûr, ma petite dame, on les fait gentilles, dans votre pays! Madame Rulhière ne savait plus que dire, s'était approchée de son mari en un besoin d'être protégée, avait envie de s'enfuir dans sa chambre sous n'importe quel prétexte, de se dérober à cette intolérable corvée. Elle tint bon cependant durant tout le dîner, un repas hilarant, invraisemblable, de table d'hôte où tels que des commis-voyageurs, les coudes sur la table, le gilet déboutonné, lâchés, presque gris, les cinq électeurs dégoisèrent de brutales histoires, des polissonneries graveleuses, des jurons de corps-de-garde. Mais comme on servait au fumoir les liqueurs et le café, elle prit congé de ses convives d'un ton impatient, énervé, gagna sa chambre en une fuite rapide de prisonnière qui s'échappe et tremble d'être reprise. Les électeurs en restèrent bouche bée et Mouredus, ayant allumé un cigare, s'exclama: --Ecoutez, monsieur Rulhière, c'est gentil de nous avoir invités dans votre petit bousin; c'est de la délicatesse, j'ose le dire, mais je veux vous parler avec la franchise du troupier, tant que vous, je ne ferai pas des traits à ma légitime pour cette bégueule de margot! --Le capitaine a raison, opina le notaire Roquetton, madame Rulhière, la vraie, est bien plus aimable, bien plus bravotte, quoi! Vous êtes un pendard de la tromper, un gros pendard et autrement, quand pourra-t-on la voir, elle? Et, avec une grimace paterne, il ajouta: --Soyez tranquilles, nous tiendrons notre langue, ce serait trop triste qu'elle sût quelque chose! CELLE QU'ON N'ACHÈTE PAS --Ah! j'aurais bien parié tout ce qu'on eût voulu tenir au livre, s'exclama Sarmegens, les coudes sur la table, que celui-là échapperait à la contagion, s'éteindrait un jour paisiblement en ruminant le cours de la Bourse, en mâchonnant des chiffres entre ses râles d'agonie! Il semblait, en effet, si pondéré, et d'aplomb avec son ventre arrondi de satisfait, ses petits yeux gris fureteurs, son nez dont la crochure accusait les ghettos originels, ses grosses lèvres, lippues et souriantes. Il avait une telle apparence de respectabilité assise, de bien-être insoucieux, d'égotisme dont aucune chimère stérile, aucune peine, aucun élan ne troublent la parfaite quiétude. On enviait son flegme, on eût voulu avoir son rire qui faisait penser au remuement d'un sac d'écus, s'étaler béatement comme lui à la fin d'un dîner, et, comme lui aussi, hausser les épaules quand on parlait de quelque désastre, qu'on philosophait entre deux coupes d'extra dry sur les fantasques caprices du destin. Il n'avait même pas les instincts de sa race, la passion de l'argent qui affole et détraque les plus solides. Il passait presque indifférent dans cette pléthore de millions, se laissait vivre en une torpeur jouisseuse sans émoi, sans manie atavique, sans suggestions libertines. De tous ses frères qui ont piqué sur la carte du monde les épées symboliques de leur blason, le comte Jacob Goldstein jouait le moins la comédie de la charité, se montrait le plus difficilement pitoyable aux sombres misères de la grande ville. Il méprisait ceux qui courbent l'échine et ceux qui tendent la main. Il ne s'embarrassait ni de croyances, ni de préjugés. Le luxe le délectait. En son hôtel empli jusqu'aux combles d'admirables choses, de merveilleux tableaux, de tapisseries superbes, en ses parcs aux majestueux ombrages, en ses châteaux, il aurait pu se croire quelque roi tout-puissant dont les courtisans épient les gestes, les paroles, dont on recherche les faveurs. --Rois d'occasion que le peuple exaspéré jettera un soir à l'égout, interrompit Jean de Thorailles avec des inflexions amères. La nuit tombait mystérieuse, dorée d'étoiles. L'air était embaumé d'une odeur de tilleuls. La lune surgissait comme une lanterne de fête derrière les collines bleues et dans le frissonnement des feuillages, se répondaient les rossignols. Très loin, au bord de la rivière moirée d'étranges reflets, en quelque guinguette vibraient des harpes et des rires de femmes. Et cette phrase de haine sonna comme un glas prophétique en ce recueillement de la campagne endormie et la tiède douceur des naissantes ténèbres. * * * * * Sarmegens reprit de sa voix grave, imprégnée d'ironie: --Cet homme qui était, comme on dit, bâti à chaux et à sable, qui luisait de santé et se défendait si bien qu'on ne lui eût jamais donné son âge, qui avait un médecin plutôt pour le narguer de grosses moqueries et l'inviter de temps en temps à dîner que pour se soigner, tomba tout à coup malade, dut s'aliter. Il endurait des tortures inouïes, se décomposait, fondait en quelque sorte, s'en allait lentement comme si d'invisibles lèvres de stryge eussent sucé tout le sang de ses veines goutte à goutte. Etait-ce l'éclosion destructrice de quelque germe héréditaire, de quelque mauvais mal qui avait couvé durant des années sous cette peau comme le feu sous la cendre? Etait-ce un de ces cas bizarres qui ajoutent un nom de plus à la longue liste des souffrances humaines, qui troublent les professeurs en leurs diagnostics de routine, qui les effarent et les attirent comme ces gouffres dont on ne voit pas le fond et qui donnent le vertige? Etait-ce une maladie vulgaire mais dont l'intensité se décuplait, dont les ravages s'accentuaient dans ce corps vigoureux de vieillard? Ni les savants éprouvés qui accoururent des universités allemandes à l'appel du millionnaire, ni les spécialistes de la faculté de Paris, ni les empiriques qui offrirent leurs illusoires méthodes, ne parvinrent à le découvrir, n'osèrent affirmer quelque chose, s'aventurer en un traitement hasardeux. Et Jacob Goldstein en délirait de colère, s'exaspérait de cette incertitude où on l'abandonnait, les suppliait et les invectivait, leur promettait une fortune pour le tirer de ce péril. Il se cramponnait à la vie avec des désespérances de noyé qui se retient à une faible branche, qui la sent plier, se briser peu à peu sous son poids, qui appelle vainement au secours. Il avait des sanglots, des terreurs, des angoisses de femme devant l'approchante échéance, pesait pour la première fois, l'inanité de ses millions. La pensée de la mort l'obsédait, le bourrelait, le suppliciait; l'idée fixe que ses heures étaient maintenant comptées comme les grains qui s'écoulent dans un sablier, qu'il sombrerait bientôt dans les arcanes du néant, qu'il devrait disparaître, perdre à jamais, léguer cette immense richesse qui avait été son orgueil, son but, sa joie, n'emporter dans l'inconnu de l'autre vie que quelques vêtements et qu'un linceul, comme les autres, le hantait, lui martelait le cerveau comme de coups farouches. Ses plus acharnés ennemis eussent été pris de clémence et frémi devant ce désespoir, cette déchéance et ces tragiques plaintes. Et les garde-malades qui le veillèrent n'en oublieront jamais le spectacle hideux, eurent la sensation d'avoir entrevu ce que doit être l'enfer, le lieu chimérique où se meurent les suprêmes espoirs, où la douleur est éternelle... * * * * * --Parbleu! ils offriraient bien la forte somme à la Mort, fit Montescourt, mais hélas, elle n'est ni à vendre, ni à louer, comme tout le reste! Et ayant allumé un cigare à l'une des bougies, Sarmegens continua: --Cependant, bien que tout le monde l'eût condamné, l'eût rayé du programme, le comte Jacob échappa à ce danger, sortit de cette terrible épreuve brisé, métamorphosé, vieilli de quarante années, tel qu'un aïeul mais encore debout, encore valide. La convalescence fut longue, traînailla jusqu'au déclin du printemps. Il se redressait, commençait à marcher au soleil, dans les allées de son jardin, en s'appuyant sur une canne, mangeait avec un appétit d'enfant, lisait ses lettres et ses journaux. Puis, tout à coup, l'on s'est aperçu qu'il déraisonnait, qu'il avait comme des fêlures dans le crâne, que ces secousses de terreur, cette vision de la mort, l'avaient à jamais désorienté, rendu fou. Il racontait d'invraisemblables choses, fondait en larmes, se cachait derrière les meubles ou sous son lit, donnait des ordres sans suite à ses gens comme s'il avait voulu mettre son hôtel en état de défense, le préserver de quelque assaut, de quelque pillage. Il rôdait comme une bête en cage à travers ses somptueux salons, les traversait en des galopades éperdues de fuite, avec des hurlements d'épouvante, se traînait sur les tapis, les bras tendus on ne sait vers quoi, bavant d'incertaines et lamentables oraisons, renversant les socles, les fauteuils, mettant les belles tentures de soie en lambeaux, brisant les vases et les statues. Comme ces bibelots valent pour la plupart leur pesant d'or, comme ils s'émietteraient tous sous ses mains de fou, on a emprisonné, réduit à l'impuissance le malheureux dans la camisole de force, on le relègue maintenant en une vaste chambre presque complètement démeublée. Il y végète, y sanglote, y dormasse le long des jours et des nuits, et sans trêve, en ses yeux révulsés, écarquillés, hallucinants, flottent de noires visions, le mirage de l'Intruse, de l'impitoyable Faucheuse, de _Celle qu'on n'achète pas!_ LE MAUVAIS MIRAGE Dans ces brusques métamorphoses de la lumière électrique, s'épandant tantôt en ondes d'un rose fané, exquis, tantôt en une coulée d'or fluide, comme filtrée à travers des cheveux de blonde, tantôt en une nappe bleuâtre, aux tons crépusculaires et étranges, où les femmes semblaient avec leurs épaules nues, de vivantes fleurs, tandis qu'au milieu des rires se déroulait une verveuse revue d'atelier jouée par d'incomparables marionnettes--c'était en la nuit du premier janvier, chez Montmirail, le raffiné peintre des onduleuses poses, des miroitants surahs, des miévreries parisiennes--le grand Pescaleilles, que d'aucunes ont surnommé Moumoute, je ne sais pourquoi, nous dit tout à coup, à mi-voix: --Certes oui, l'on ne se trompait pas et les faiseurs de potins n'ont eu tort qu'à demi en accolant mon nom à celui de la tant jolie Lucy Pernelle. Elle m'avait pris le coeur comme un oiselier englue, un matin de gel, quelque imprudent roitelet. Elle eut fait de moi tout ce qu'elle aurait voulu. J'étais sous le charme de son énigmatique et moqueur sourire, où les dents entre les lèvres si rouges avaient quelque chose de cruel, luisaient comme prêtes à mordre, à aviver d'une souffrance le plus câlin, le plus voluptueux des baisers. J'aimais tout en elle, ses souplesses félines, ses lents regards glissant entre les cils mi-clos comme chargés de promesses et de tentations, son élégance un peu cherchée et ses mains, ses blanches mains fines, longues, veinées de bleu comme les exsangues mains d'une sainte de vitrail, ses doigts fuselés où ne brillait que la goutte de sang d'un rubis. J'aurais donné tout ce qui me reste de forces, de jeunesse seulement pour la décoiffer, pour appuyer mes paumes brûlantes sur sa nuque fraîche, sa nuque ronde comme un fruit, pour sentir toute cette soie rayonnante, toute cette crinière d'or m'envelopper, me caresser la peau. Je ne pouvais me lasser d'entendre cette voix dédaigneuse, perverse, inattendue qu'elle a, ces vibrations de cristal fraîches, cette musique qui devient par instants rauque, dure, farouche comme les grands appels sonores des Valkyries. Ah! Dieu de Dieu! être son amant, être sa chose, lui appartenir, lui vouer l'existence entière, épuiser jusqu'à son dernier sou, sombrer en pleine misère pour avoir eu cette gloire, cette béatitude de posséder seul, bien seul, ne fût-ce que quelques mois, la splendeur de sa chair, la douceur de son baiser, le rose et le noir de son âme de démone! * * * * * Cela vous fait rire, n'est-ce pas, que je me sois emballé ainsi, moi qui donne de si bons, de si sages conseils aux camarades, qui ai l'effroi de l'amour comme de ces terrains vagues, de ces grèves que découvre la marée basse et où l'on s'enlise, où l'on disparaît! Mais qui peut répondre de soi, qui peut se défendre contre un tel danger, contre l'attirance magnétique qui se dégage d'une femme? Pourtant, je me suis guéri, bien guéri et par hasard. Et voici comme l'enchantement en apparence si infrangible a été rompu. Un soir de première, j'étais assis aux balcons, tout près de Lucy. Comme toujours, sa mère l'avait accompagnée et elles occupaient le devant d'une loge l'une à côté de l'autre. Je ne cessais pas, par une insurmontable attraction, de regarder celle que j'aimai de toutes les forces de mon être. Je me régalais les yeux de sa beauté. Je ne voyais plus personne dans la salle. Je n'écoutais plus la pièce qu'on dévidait là-bas sur la scène. Et brusquement, je reçus comme un coup de poing au coeur, j'eus comme une hallucination démente. Lucy avait fait un mouvement et sa jolie tête se profilait en la même attitude, avec les mêmes lignes que celle de la maman. Je ne sais quel navrant jeu de lumière l'avait ombrée, durcissait, empâtait ces traits délicats, en déformait l'idéale joliesse. Et plus je les contemplais toutes les deux, celle qui était jeune et celle qui était vieille, plus s'accusait cette désespérante ressemblance. Je voyais Lucy vieillir, vieillir, lutter contre les années qui s'accumulent, qui griffent le visage de rides, qui engraissent le menton, qui cornent les paupières, qui abîment la bouche et en écornent la fermeté savoureuse de fruit. _Elles avaient presque l'air de jumelles._ Je crus que j'allais devenir fou tant je souffrais. Et malgré moi, au lieu de secouer cette obsession, de me sauver hors du théâtre loin, bien loin dans le tumulte du boulevard, je m'entêtais à dévisager l'autre, l'ancienne, à la parcourir, à l'étudier, à la disséquer des yeux. Je n'acharnais avec de l'hypnose sur ces bajoues avachies, ces fossettes ridicules, à demi comblées, ce triple menton comme sanglé par des brides de capote, ces cheveux qui devaient être teints, ces prunelles qui n'avaient plus de lueur, ce nez qui était la caricature du merveilleux, du spirituel petit nez de Lucy. * * * * * J'avais la prescience de l'avenir. J'aimais, j'aimerais chaque jour davantage l'ensorceleuse qui m'avait si despotiquement et si vite conquis. Je n'admettrais aucun partage, aucune liaison, du jour où elle se serait donnée à moi. Ce serait bientôt l'absolu collage et qui sait, au moment où l'on s'en défend le plus, la fin légale,--le mariage. Pourquoi ne pas donner son nom à une femme qu'on aime et dont on est sûr? Et je serais rivé à une créature déformée, enlaidie qu'on n'ose pas _sortir_, que les camarades reluquent avec des railleries dans les yeux et de la pitié pour l'accompagnateur de ces restes. * * * * * Alors, sans bonjour ni bonsoir, sans détourner la tête, le rideau tombé, je me suis enfin fait conduire au galop, jusqu'au Moulin-Rouge et j'y ai ramassé la première venue, une drôlesse quelconque affriolante et canaille pour m'en griser jusqu'à l'aube, pour me vider jusqu'aux moelles... --Eh bien, s'exclama Florise d'Anglet, c'est moi qui ne mènerai plus maman au théâtre, les hommes deviennent décidément trop loufoques! LE FRISSON NOUVEAU Cette petite d'Ormonde avait à coup sûr le diable au corps, mais surtout une cervelle fantasque, déconcertante, où passaient les plus inouïs caprices, où les idées dansaient, se heurtaient comme ces morceaux de verre multicolores qu'on agite au fond d'un cornet et qui forment d'étranges figures, où fermentait tellement de parisine--vous savez bien, la parisine dont Roqueplan donna jadis l'analyse--que le plus docte des membres de l'Institut eût perdu sa science et sa sagesse à vouloir en suivre les écarts et les pirouettes. Etait-ce pour cela qu'elle attirait, qu'elle retenait et affolait même ceux qui ont payé leur dette à l'implacable amour, qui se croient forts, délivrés des passions où l'on perd la tête, à l'abri des embûches perfides de la Femme? Etait-ce à cause de ses petites mains douces, fines, toujours fleurant, comme un bouquet, on ne savait quelle subtile et délicieuse odeur, et dont on baisait les doigts frêles avec presque de la dévotion, presque une absolue jouissance? Ou pour ses cheveux de soie, couleur de lumière, ses larges yeux bleuâtres hantés d'énigmes, de curiosités, de désir, sa bouche changeante par instants toute petite, tout enfantine quand elle faisait la moue, et radieuse, épanouie comme une rose qui s'ouvre au soleil quand le rire l'élargissait, découvrant ses dents nacrées, quand elle devenait une cible à caresses? Qui expliquera jamais cette sorte de magie, d'ensorcellement que quelques Elues exercent sur tous les hommes, cette autorité despotique contre laquelle rien ne prévaut et nul ne songerait à se révolter? * * * * * Or entre les nombreux qui l'avaient suppliée, attendaient anxieusement cette fabuleuse minute où son coeur battrait, où la camarade moqueuse s'alanguirait, s'abandonnerait au bonheur d'aimer et d'être aimée, se griserait du miel des tendresses, ne refuserait plus comme une bête rétive qui se dérobe et craint le joug sa bouche aux baisers, son corps aux extases, aucun ne s'était entêté à vouloir gagner la partie, à poursuivre ce siège difficile et décevant autant que Xavier de Fontrailles. Il marchait droit à son but avec une énergie patiente, une force de volonté que n'émoussaient pas les échecs, la ferveur ardente d'un croyant parti pour de lointains pèlerinages et qui brave toutes les privations, supporte toutes les souffrances le long des routes avec l'idée fixe, consolatrice qu'un jour il pourra s'agenouiller aux pieds de l'idole, entendre les divines paroles dont on demeure emparadisé. Il se pliait aux moindres fantaisies de madame d'Ormonde, s'ingéniait à ne jamais lui paraître ni obsédant, ni ennuyeux, à l'amuser, à ne pas faire fausse route, à ne pas la heurter, à devenir l'ami dont on ne peut pas se passer, dont on finit par être jalouse plus que du mari et auquel on se confesse, on avoue ses ennuis passagers, on raconte ses chimères. Elle eût peut-être souffert, pleuré, senti un grand vide dans son existence s'ils s'étaient séparés pour toujours, s'il avait disparu et n'aurait pas hésité à la défendre au risque de se compromettre, de passer pour sa maîtresse si quelqu'un l'avait attaqué devant elle. Des fois, elle s'écriait avec une brusque nostalgie dans l'accent rieur de sa voix: --Si j'étais capable d'aimer cinq minutes, c'est vous que j'eusse aimé! Et dans leurs promenades par les petites allées du Bois, tandis que la victoria haltait près d'Armenonville,--dans leurs longues causeries d'après-midi, lorsqu'ils se penchaient sur le gouffre, comme il disait, jusqu'à en avoir l'un et l'autre le vertige et parlaient encore de l'amour avec une sorte d'obsession--y revenant sans trêve et s'en imprégnant--madame d'Ormonde détaillait parfois une de ses théories préférées. Certes oui, elle comprenait la possession lorsqu'on s'aime, ce coup de folie qui vous saisit de la tête aux pieds, qui vous brûle le sang, qui vous fait oublier dans l'étreinte d'un homme, cette suprême joie qui brise, qui rive deux êtres à jamais l'un à l'autre par la chair, par le coeur et par le cerveau. Mais seulement en un décor imprévu avec autour de soi quelque chose de nouveau, d'étrange dont on se souviendra jusqu'au déclin de la vie, d'amusant, de fou, de longtemps cherché qui mettrait comme une pincée de cary dans la banalité du stupre. * * * * * Et Xavier de Fontrailles s'essoufflait à vouloir découvrir ce cadre, échouait successivement avec une garçonnière tendue d'étoffes pâlies comme un boudoir de caillette au dix-huitième siècle, avec une villa enfouie comme un nid sous les arbres et les rosiers, avec une maison japonaise aux meubles précieux, aux fenêtres treillagées d'où l'on apercevait la mer, avec un vieux palais mélancolique dont les balcons se miraient dans le Grand-Canal, avec des chambres d'hôtel en d'excentriques quartiers, des cabinets particuliers de restaurant, des pavillons de garde au fond de silencieuses forêts. Madame d'Ormonde passait son chemin sans retourner la tête. Et Xavier était, hélas! de plus en plus amoureux, amoureux comme un collégien qui n'a jamais connu, frôlé la moindre femme, amoureux à en ramasser les fleurs qui tombaient du corsage de l'amie, être désorienté, malheureux, perdu dès qu'il ne la voyait pas, qu'il n'entendait pas les roucoulements si doux de sa voix et de son rire... * * * * * Cependant un soir il l'avait accompagnée à la foire de Saint-Cloud. Ils s'arrêtèrent dans trois baraques, assourdis par le tumulte des orgues de Barbarie, les sifflements des machines, le sourd murmure de la foule qui allait et venait le long des boutiquettes éclairées de quinquets. Et comme ils passaient devant une carriole de somnambule, monsieur de Fontrailles s'arrêta, dit à madame d'Ormonde: --Voulez-vous que nous nous fassions prédire notre avenir? La roulotte superbe, cabossée, paraissait avoir traîné sur tous les grands chemins. Des pancartes épinglées de médailles, couvertes de boniments pendaient au-dessus d'un escalier, aux marches branlantes. Les petites fenêtres aux volets clos étaient masquées par des caisses de basilic et de réséda. Une vieille perruche chauve dormait sur le seuil, les plumes en boule. La tireuse de tarots tricotait placidement au bas de l'escalier sur une chaise. Elle se leva, s'approcha de madame d'Ormonde puis la voix onctueuse: --Je révèle le présent, le passé et l'avenir, dégoisa-t-elle, même avec le nom de celui qu'on épousera, des parents qu'on a perdus, la situation de fortune qu'on avait ou qu'on aura... J'ai travaillé devant des têtes couronnées... L'empereur du Brésil est venu chez moi avec l'illustre poète Victor Hugo... C'est cinq francs pour les cartes et la main, vingt francs pour le grand jeu... Madame la princesse veut-elle le grand jeu? Madame d'Ormonde éclata de rire, d'un rire sonore de gamine qui s'amuse. Ils gravirent l'escalier et monsieur de Fontrailles ouvrit la porte vitrée que voilait d'épais rideaux de cotonnade rouge. Alors la jeune femme eut une exclamation de surprise. L'intérieur de la carriole était plein de roses, arrangé de la façon la plus coquette comme pour un rendez-vous d'amour. Sur une table de laque entourée de piles de coussins, un souper attendait on ne savait qui, et au fond, voilé par une portière en fines lamelles de jonc incrustées de nacre, on devinait un grand lit, large comme un reposoir, un de ces lits d'où montent comme de luxurieuses suggestions! Xavier avait refermé la porte, madame d'Ormonde le regardait d'un air tout drôle avec un peu de rougeur aux joues, des vibrations dans les narines, des yeux troubles qu'il ne lui avait jamais vus. Très bas, le coeur battant à coups précipités, il lui murmura à l'oreille: --Eh bien, cette fois, le décor vous plaît-il? Elle répondit en lui tendant ses lèvres. Et, tandis qu'il mettait le verrou, elle emplit les coupes d'extra dry, joyeux à voir comme de la peau de blonde, s'exclama à l'étourdie comme si elle eût été déjà un peu grise: --Décidément, je veux bien le grand jeu! Et ce fut ainsi que madame d'Ormonde trompa pour la première fois--sérieusement--son mari, au milieu de la foire de Saint-Cloud, dans une roulotte de somnambule. A L'OMBRE --J'ai été en prison au temps où j'avais encore des chimères, où l'on me trouvait toujours au premier rang, d'attaque, comme disent les ouvriers, quand il s'agissait de pérorer en quelque réunion publique, de sonner la diane de revanches aux miséreux, de montrer le poing aux repus et aux satisfaits, de cogner contre ce vieil édifice social qui malgré ses lézardes nargue les plus farouches assauts et qu'hélas, ni vous, ni moi, nous ne démolirons de sitôt. J'ai connu, comme quelque vieux cheval de retour l'amertume, le spleen des geôles où l'on s'abrutit peu à peu, l'on perd la notion du temps, l'on se cristallise, l'on a cette sensation d'être comme un grenier abandonné, silencieux, où des milliers et des milliers d'araignées tissent leurs toiles, bouchent les issues, masquent d'opaques rideaux poussiéreux les lucarnes par lesquelles filtrait encore un peu de lumière. * * * * * Puis, secouant cette crinière léonine qui donne à sa figure ravagée de vieux tribun on ne sait quel aspect prophétique, Claude Ramire ajouta avec soudain dans le regard comme la mélancolie d'un mauvais souvenir: * * * * * --Et rien alors ne me parut plus pénible à endurer, plus cruel que cette privation d'amour à laquelle j'étais condamné en pleine jeunesse, en pleine exubérance de forces et de rêves. On arrivait à en être comme fou, à en sangloter dans ses mains comme les fauves qui brament leur désir au milieu des ténèbres, à en avoir le dégoût de la vie, une sorte d'ébriété maladive, le sang en fusion lorsqu'en les hasards de cette lamentable existence l'on se heurtait à quelque jupe, l'on reniflait l'odeur d'une femme. Et c'étaient des ruses inouïes, des complots émouvants, tout un labeur pour parvenir à dépister la surveillance sans trêve aux aguets des gardiens, à rencontrer quelque prisonnière, fût-elle vieille et laide, dans les obscurs recoins des couloirs, des étreintes soudaines, telles qu'un accouplement de bêtes qui se ruent l'une sur l'autre, où l'on ne pensait plus au péril, l'on ne prononçait pas une parole, l'on ne s'embrassait même pas, l'on faisait l'amour comme un vagabond lampe la bouteille qu'il vient de voler. Ah! si l'un de ceux qui étudient la Bête Humaine et son coeur avait le courage d'étudier de près l'intérieur d'une de ces maisons de douleur où des hommes et des femmes expient leurs fautes, d'en sonder les dessous, d'en observer non pas seulement les rouages mécaniques, le peu qu'on montre à tout le monde, qu'on exhibe comme une machine propre et bien graissée, mais aussi les secrètes misères, les passions suppliciantes, étranges qui y germent, qui s'y épanouissent, qui s'y incrustent comme des fleurs vénéneuses en la fente d'un mur noir, comme ils ne regretteraient pas d'avoir exploré cet enfer, comme ils en rapporteraient le «frisson nouveau» qui hante les vrais artistes! N'est-ce pas Esquiros qui, dans un livre oublié, a raconté cette histoire d'héroïque amour dont il fut le témoin en je ne sais plus quelle prison? Une espèce de mendigot bohème que les gendarmes avaient peut-être ramassé au creux de quelque meule et que les juges, épeurés par ses fanfaronnades, son rire qui découvrait des dents de jeune loup, ses solides épaules et ses mains noueuses qui devaient si bien crocheter une serrure et jouer du couteau, avaient mis _à l'ombre_ pour des mois et des mois, remarqua dans le quartier des femmes une fille si belle que le triste costume des détenues, les cheveux rasés ne l'enlaidissaient pas, semblaient un déguisement choisi à plaisir. A eux deux, ils eussent fait comme un couple d'églogue antique, lui, taillé en force, la peau dorée par la poussière des routes et les âpres soleillées, les yeux noirs, allumés de perpétuelles convoitises, elle, grande, avec des hanches harmonieuses comme les lignes rhythmiques d'une amphore, un teint de fleur, une bouche au retroussis cruel et quelque chose de félin, de glissant, d'onduleux dans la façon dont elle marchait. Il devenait tout pâle quand il la voyait, chancelait comme si on lui eût asséné quelque coup de poing dans la nuque. Elle souriait comme amusée par sa détresse. Il savait qu'elle tirait trois ans pour avoir jeté son enfant dans une mare. Ils n'avaient jamais pu se rapprocher, se parler, et de loin, échangeaient des signes, de longs regards d'intelligence, toute une mimique naïve, exaltée et par instants libertine. Mais lui seul s'offrait avec des gestes d'impudeur et de folie, tremblait de la tête aux pieds, mendiait des tendresses, la conviait de ses prunelles incendiées, striées par des éclairs de chaleur aux délices du stupre, aux griseries des étreintes, la suppliait, lui jetait à pleines mains éployées des baisers et des baisers. La belle ne lui répondait que par son éternel sourire de reine accoutumée aux flatteries, ne paraissait pas le comprendre, en ressentir quelque trouble, semblait une froide idole au coeur glacé, n'avait aux lèvres que des bâillements de lassitude. Et un jour, elle eut comme un réveil, et par des signes moqueurs le défia de faire tout ce qu'elle exigerait, nargua ses effusions passionnées, lui expliqua qu'elle ne le croirait que s'il avait le courage de se mutiler, de lui jeter ainsi qu'un gage l'un des doigts de sa main droite. Et l'homme, avec cette audace insoucieuse de ceux qui espèrent le ciel, qui ont la foi chevillée au coeur, n'hésita pas un instant, ne songea même pas qu'il serait désormais un invalide qui ne peut plus braver le danger, la regarda bien dans les yeux et d'un coup de dents bestial se coupa soi-même ce doigt qu'elle exigeait comme une preuve d'amour, puis le lui lança à travers les barreaux comme on jette une fleur. Et Charles Luceuille qui s'étirait dans un amoncellement de coussins japonais, reprit: --J'ai eu naguère un ravissant petit modèle qui s'appelait Lise tout court, une drôle de fille qui était, comme dit la chanson de Pierre Dupont, belle autant que le ciel et l'eau, et perverse dans l'âme, poussée certainement en quelque bouge de voleurs, capable des pires méfaits, avait déjà, et s'en vantait, bien qu'elle eût à peine vingt-cinq ans, connu le supplice horrible du silence perpétuel qu'on inflige aux femmes dans les maisons centrales. Mais comme elle avait des sens de diablesse, un corps d'idéale Aphrodite, qu'elle posait à miracle, et que son bagout ordurier m'amusait, comme ces spectacles équivoques où l'on se risque en enlevant sa rosette, je la gardais malgré tout, je ne pouvais me décider à l'éconduire, à m'en séparer. Et elle me dévoila bien souvent des choses d'amour vraiment attendrissantes qui se passent en ces prisons pareilles à des tombes, et où l'on pourrait croire que le coeur s'engourdit, que la chair est comme morte, qu'on se laisse vivre en une inertie passive d'animaux. Les malheureuses avaient de véritables et exquises intrigues entre elles, se recherchaient, se courtisaient, s'adoraient avec des désirs, des rêves, de la jalousie, et leur cerveau arrivait à un tel degré d'exaltation, leurs sens exacerbés étaient devenus d'une telle sensibilité, leurs nerfs étaient tellement tendus qu'elles éprouvaient les suprêmes délices, rien qu'en s'effleurant des doigts au passage, qu'en se regardant à la dérobée lorsque les Soeurs inflexibles ne pouvaient les surprendre. Oui, le heurtement de leurs regards alanguis d'une immense tendresse, mouillés de luxure, sous les cils qui palpitent ainsi que des ailes, se promettant, s'abandonnant, s'attardant passionnément, ardemment sur les lèvres de l'amie, sur les pointes de sa gorge, sur les plis mystérieux de son corps, parlant, s'épanchant, suppliant, les leurraient d'un mirage d'apothéose, le frottement furtif des mains, du poignet les brisaient, les enivraient, leur donnaient toute la joie, toute la lassitude divine de la possession. Et Lise avouait même que la réalité, les jouissances qui secouent l'être de la nuque aux talons, qui le plongent comme en du Néant, ne lui avaient jamais paru aussi complètes, aussi délectables, aussi détraquantes que ces sensations de rêve, ce vertige cérébral! Et il conclut, en suivant dans le ciel des tournoiements de feuilles mortes:--Ce Dieu dont on nous enseignait la toute-puissance au catéchisme lorsque nous étions tout petits, cette entité mystérieuse qui domine le monde, qui connaît jusqu'à nos plus secrètes pensées, qui nous guide, nous poursuit, nous tient dans ses mains, ce Dieu ne serait-il pas l'Amour? PARVENU Vous le connaissez bien ce bon gros Dupontel qui semble le type de l'homme heureux avec ses joues pleines, colorées comme des pommes mûres, ses petites moustaches roussâtres relevées au-dessus d'une bouche lippue, ses yeux à fleur de tête que n'assombrit jamais quelque émoi, quelque mélancolie, qui font penser aux prunelles calmes des boeufs, avec son torse long planté sur de petites jambes frétillantes, qui lui valut d'être baptisé par je ne sais plus quelle pierreuse: «la rue Basse-du-Rempart». Dupontel qui s'est donné la peine de naître, non comme les grands seigneurs de jadis que raillait Beaumarchais, mais lesté d'un nombre respectable de millions, ainsi qu'il sied à l'unique héritier d'une maison où l'on vendit les ustensiles de ménage depuis plus d'un siècle. Nécessairement de l'Epatant, comme tout parvenu qui se respecte, il veut paraître quelque chose, jouer au clubman, posant pour la galerie parce qu'il a été élevé à Vaugirard, qu'il sait à peu près l'anglais, qu'il fit son volontariat à Rouen dans les chasseurs, qu'il monte assez bien à cheval et qu'il sait conduire un mail et jouer au tennis. D'une élégance étudiée, trop correcte de «toute sorte», copiant ses allures, sa façon de parler, ses chapeaux et ses pantalons sur les trois ou quatre snobs qui donnent le ton, qui lancent la mode, ayant l'esprit des autres, apprenant des anecdotes et des mots comme une leçon pour les replacer dans les petites fêtes, riant bien souvent sans savoir pourquoi les camarades s'esclaffent, et accoutumé à entretenir de jolies filles pour la joie de ses meilleurs amis. Le parfait imbécile, quoi! mais, somme toute, un excellent garçon, auquel il convient de témoigner quelque vague indulgence. * * * * * Quand il en fut à sa trente et unième maîtresse et qu'il eut constaté qu'en amour les trois quarts du temps la fortune ne fait pas le bonheur, que toutes l'avaient trompé, rendu parfaitement ridicule au bout d'une semaine, Charles Dupontel résolut de se ranger des voitures, de devenir ce qu'on appelle un homme sérieux, de se marier, non par calcul, par raison, mais selon son coeur. Une après-midi d'automne, à Auteuil, devant la tribune du club, parmi les très jolies qui entouraient les braseros, il remarqua une jeune fille d'une teinte exquise, si fraîche qu'on eût dit d'une fleur de pommier, si blonde qu'on eût pris ses cheveux pour des fils d'or, si souple et si mince qu'elle évoquait ces longues silhouettes de saintes qui sont sur les vieux vitraux d'église, et énigmatique, ayant l'air à la fois d'une ingénue délicieuse, de quelque pensionnaire en vacances et de quelque toquée qui sait déjà le pourquoi et le comment de toutes choses, qui exubère de vie et de jeunesse, qui attend le moment où le mariage lui permettra enfin de dire et de faire tout ce qui lui passera par la tête, de s'amuser jusqu'à la satiété. Puis des petits pieds qui eussent tenu dans une main de femme, une taille qu'on eût emprisonnée en un bracelet, des cils bouclés qui palpitent comme des ailes de papillon près d'un nez effronté et sensuel, un vague sourire moqueur qui plissait ses lèvres comme des pétales de roses. Le père était du cercle. Un décavé dans les grands prix, se défendant avec une bravoure superbe, continuant à tenir le coup, se maintenant à flot par des prodiges d'équilibre et d'adresse, race d'ailleurs comme pas un et pouvant prouver que ses aïeux avaient été à la cour de Charlemagne et pas dans la musique ni l'office, comme dit l'autre. Cette jeunesse, cette beauté, ces parchemins éblouirent Dupontel, lui chavirèrent le cerveau, le mirent sens dessus dessous, lui apparurent comme un mirage de bonheur et d'orgueil. Il se fit présenter au père, à la fin d'une partie de baccara, l'invita à ses chasses, et un mois après, comme on bâcle une affaire, demanda et obtint la main de mademoiselle Thérèse de Montsaigne, heureux autant qu'un mineur qui découvre quelque filon précieux. * * * * * Il ne fallut pas un jour et une nuit à la jeune femme pour s'apercevoir qu'elle avait pour mari une marionnette dérisoire, pour rêver de s'échapper de sa cage et se décider à en faire voir de toutes les couleurs au pauvre garçon qui l'adorait de toute son âme. Elle le trompa sans la moindre clémence, sans le moindre scrupule, avec comme d'instinctives rancunes, comme un besoin de le ridiculiser, d'oublier qu'elle avait dû lui sacrifier ses rêves virginaux, lui appartenir, subir ses odieuses caresses sans pouvoir s'en défendre et le repousser. Elle fut cruelle comme le sont les femmes quand elles n'aiment pas, se plut à des actes téméraires et absurdes, à tout risquer, à braver le péril, sembla un jeune poulain ivre de soleil, de grand air, de liberté qui galope à fond de train par les prairies, saute les fossés et les haies, rue, hennit joyeusement, se vautre à plein poitrail dans les hautes herbes parfumées. Dupontel demeurait imperturbable, n'avait pas le plus léger soupçon, était le premier à rire dès qu'on racontait quelque bonne histoire de mari cocu, bien que sa femme le rebutât, le querellât, se prétendît perpétuellement souffrante ou anémiée pour lui échapper, prît comme un malin plaisir à le glacer par ses quolibets, par ses réponses désenchantées, son apparente inertie. Il recevait, s'appelait maintenant Du Pontel, songeait même à acheter un titre à Rome, ne lisait plus que certains journaux, était en correspondance suivie avec les Princes, s'apprêtait à monter une écurie de courses, avait fini par croire qu'il était vraiment un homme du monde, se pavanait, se gonflait, n'ayant jamais appris probablement la célèbre fable de La Fontaine où il est question d'un âne chargé de reliques qu'on salue et qui prend les révérences pour lui. Des lettres anonymes troublèrent brusquement cette quiétude, lui arrachèrent le bandeau des yeux. Il les déchira d'abord sans les lire, haussa les épaules dédaigneusement, mais il en vint tant et tant, l'on s'entêta tellement à lui mettre les points sur les i, à lui clarifier le cerveau, que le malheureux s'en émut, observa, fureta, se livra à de minutieuses enquêtes et se rendit compte qu'il n'avait plus le droit de s'esclaffer aux dépens des autres maris, qu'il était le pendant parfait de Sganarelle. Et furieux d'avoir été une dupe, il mit toute une agence en campagne, joua l'habituelle comédie et se présenta, un soir où on ne l'attendait pas, dans la tiède garçonnière qui abritait les prétentaines de sa femme. Thérèse, affolée, aux abois, surprise en le désordre des étreintes, pâle de honte et d'épeurement, se cachait derrière les rideaux de l'alcôve. L'amant, un officier de dragons très dépité d'être mêlé à un scandale qui ferait du potin, de se trouver en chemise de soie en face de ces gens correctement redingotés, fronçait les sourcils, se contenait pour ne pas jeter sa victime par la fenêtre. Le commissaire, calme, contemplant avec un flegme de dilettante cette petite scène intime, s'apprêta à constater le flagrant délit et, d'un ton ironique, posa au mari qui avait requis son ministère la question ordinaire: --Vos nom et prénoms, monsieur, je vous prie? Dupontel répondit: --Dupontel (Charles-Joseph-Edmond). Et, tandis que le commissaire écrivait sous sa dictée, il ajouta soudainement: --Dupontel en deux mots, s'il vous plaît, monsieur le commissaire! LA FILLE AUX ROULIERS ...Alors le cocher, qui avait sauté de son siège et marchait à pas traînards auprès de ses biques efflanquées, les réveillait par instants d'une cinglée de fouet ou de rudes jurons, étendit le bras vers le haut de la côte où, comme de jaunes lanternes, luisaient les fenêtres d'une solitaire maison encore éveillée, bien que la nuit fût pleine et l'heure tardive. --C'est là qu'on boit la goutte, Monsieur, s'exclama-t-il, et bien servie, mille Dieux! Et ses yeux flambèrent dans sa face maigre, brûlée, d'un ton de brique recuite, ses lèvres eurent un clappement sensuel d'ivrogne qui se rappelle une bonne bouteille naguère lampée, son corps se redressa sous la blouse, prit une apparence faraude, tressaillit comme l'échine d'un boeuf piquée d'un coup d'aiguillon. --Certes, oui, bien servie, et par une qui vous fout la mounine avant qu'on ait seulement levé le coude et bu un verre! * * * * * ...La lune montait derrière les pics neigeux et rouges, comme trempée de sang, couronnée de nuages sombres qui s'échevelaient, se tordaient, ondulaient, faisait penser à quelque tête sinistre de Méduse. En cette clarté fuyante se déroulaient au loin les plaines mornes du Capsir sillonnées de torrents, les pâturages immenses où erraient d'incertaines formes, les champs de seigle pareils à de grands draps d'or, et ça et là, de misérables villages, de larges flaques d'eau où les étoiles allumaient comme des regards tristes. D'humides rafales balayaient la route, charriaient dans l'air une âpre senteur de foin, des aromes de résine et de fleurs inconnues. Et les blocs erratiques qui jalonnaient le sol comme de bornes géantes avaient des silhouettes spectrales... * * * * * L'homme enfonça d'un coup de poing son large chapeau de feutre, effila ses moustaches d'ancien hussard, et d'un ton obséquieux, prometteur, reprit: --Monsieur veut-il qu'on s'arrête?... Nous y voilà! * * * * * C'était une pauvre guinguette de chemineaux, au toit d'ardoises roussies, comme rongées de lèpre, aux murs faits de grosses pierres et devant la porte stationnaient, barrant presque toute la route, trois charrettes attelées de mules et chargées d'énormes troncs d'arbres. Les bêtes accoutumées à cette halte sommeillaient, comme engourdies et leur lourd fardeau exhalait une odeur de forêt saccagée. Au dedans, autour d'un feu de sarments qui pétillait, des bouteilles et des verres sur une table étroite, chantaient comme la tête partie et riaient à grands éclats des rouliers, deux jeunes et un vieux. Et une femme aux hanches rondes, le chignon épinglé dans un bonnet de dentelles selon la mode catalane, l'air solide et hardi avec, cependant, comme une grâce perverse et native, la tête jolie mais déjà fripée, les incitait à dénouer les cordons de leurs grosses bourses de cuir, ripostait aux quolibets sales d'une voix aiguë, assise sur les genoux du plus jeune et se laissait sans vergogne baiser par lui à pleine bouche et fourrager le corsage. * * * * * Le cocher poussa la porte d'un geste de maître qui se sait chez lui. --Bonsoir la Glaizette et la compagnie, y a bien encore de la place pour deux, pas vrai? Les rouliers s'étaient tus, nous toisaient avec des regards sournois, haineux comme des chiens auxquels on arrache leur pitance et qui montrent les crocs, prêts à mordre. La fille haussa les épaules, leur planta ses yeux dans les yeux comme une dompteuse qui mate des fauves, eut un étrange sourire et nous demanda: --Qu'est-ce qu'il faut vous servir? --Deux verres de cognac et le meilleur de l'armoire, la Glaizette, fit le cocher en roulant une cigarette. Et tandis qu'elle débouchait la bouteille, je remarquai comme ses prunelles étaient vertes, d'un vert hallucinant, tentateur, apâli, de cette teinte qu'ont les mantes prieuses, comme ses mains étaient petites et d'une blancheur de paresse, comme ses dents rayonnaient dans la bouche meurtrie, comme sa voix un peu rauque et roucouleuse avait des vibrations à la fois cruelles et câlines. Je la vis comme en un mirage triomphalement accotée à son lit; indifférente aux batailles qui se livraient pour elle, attendant sans trêve,--désirant celui qui était le plus fort, qui demeurait le victorieux, se prostituant par plaisir, par une sorte de fatalité plutôt que pour emplir d'écus et de gros sous un bas de laine. Elle était au bord de cette grande route pierreuse, pénible, l'hospitalière d'amour qui ouvre ses bras aux pauvres gens, qui leur donne une place chaude en de beaux draps blancs, qui les ranime contre sa chair en fleurs, qui leur verse l'oubli de tout, le viatique suprême de ses lèvres caressantes. Elle savait des choses sombres que nul au monde ne connaîtrait, que ses lèvres scellées emporteraient inviolées dans l'autre vie. Elle n'avait pas encore aimé et n'aimerait jamais parce qu'elle était vouée aux baisers qui passent et qui s'oublient. Et j'avais hâte de la fuir, de ne plus contempler--avec quelle obsession despotique--ces prunelles si pâles, si vertes, cette bouche de charité et de caresses, de ne plus sentir cette femme si près de moi avec ses mains blanches, ses mains jolies, je lui jetai une pièce d'or et m'échappai sans lui avoir adressé une parole, sans attendre ma monnaie, sans même lui dire bonsoir d'un geste avec dans la nuque le frôlement de son sourire, l'inquiétude dédaigneuse de son regard... * * * * * ...Et la voiture s'en alla au galop, dans une tempête de sonnailles, vers Formiguères. Je ne pouvais plus dormir, je voulais savoir d'où venait cette femme, j'avais honte d'interroger ce cocher, de marquer de l'intérêt pour une pareille créature, et quand, le long d'une nouvelle côte, il parla, comme s'il avait deviné mes secrètes pensées, me raconta ce qu'il savait sur la Glaizette, je l'écoutai avec une attention d'enfant à qui l'on brode quelque conte merveilleux. * * * * * Elle était de Fontpédrouze, un village de muletiers où les hommes, quand ils ne sont pas sur les chemins, passent leur temps à boire et à jouer au cabaret, où les femmes font la moisson, portent les plus pesantes charges sur leur dos incurvé, ont une existence de misère et de douleur. Le père tenait une auberge, et la petite grandit heureuse, courtisée dès qu'elle eut quinze ans, si coquette qu'on était certain de la trouver toujours plantée devant son miroir, riant à sa beauté, se recoiffant, s'arrangeant comme une demoiselle de Prades. Et bientôt, parce que, dans la famille, ils ne savaient, ni les uns, ni les autres, se garder un sou, dépensaient plus qu'ils ne gagnaient, étaient comme des cruches fêlées d'où l'eau s'écoule goutte à goutte, ils se trouvèrent un jour acculés à la ruine, ainsi qu'au fond d'une impasse. Alors, à la Notre-Dame, au temps où l'on pèlerine à Font-Romeu et où les villages sont déserts, pour toucher l'assurance, l'aubergiste mit le feu à sa maison. Et l'on eut la preuve du crime par la Glaizette, qui n'avait pu se résoudre à abandonner le miroir dont était ornée sa chambre et l'avait emporté sous sa jupe. Les parents tirèrent des années de prison, et seule, lâchée dans la vie, l'amour dans la peau, la petite devint servante, passa de main en main, hérita d'un vieux métayer qu'elle avait englué comme un merle, et avec cet argent se fit construire ce bouchon sur la route nouvelle que l'on ouvrait à travers le Capsir... --Une gaillarde, Monsieur, conclut le cocher, une gaillarde comme on n'en voit plus même dans les meilleures garnisons et qui vous ouvrirait la porte à toute une confrérie et pas exigeante, tout à fait brave... * * * * * ...Et je l'interrompis malgré moi comme si ces paroles m'eussent fait mal, je songeai à ces prunelles vertes et pâles, ces prunelles de magie et de rêve qui avaient la teinte des mantes prieuses, je les cherchais, je les voyais dans les ténèbres, elles dansaient devant moi comme des lueurs phosphoriques et j'aurais donné toute ma bourse à cet homme pour qu'il redevînt à présent silencieux, pour qu'il harcelât ses chevaux, pour que leur galop s'affolât, m'emportât vite, vite, loin, toujours plus loin de cette fille. LA LA DERNIÈRE PENSÉE DE TOM CLIBBOOTH ...Ce Tom Clibbooth, bien qu'il fût taillé comme un Hercule de foire, qu'il sût baragouiner une douzaine de langues, qu'il n'eût jamais reculé devant une aventure à tenter, un danger à courir, un bon coup à faire, n'était arrivé qu'à crever la faim plus souvent qu'à son tour, à n'être qu'un pauvre hère toujours en quête d'aumônes et d'expédients, toujours errant de ville en ville, à l'affût des bonnes âmes et d'un gîte facile. Cinquante fois il avait cru toucher au but, agripper la fortune volage de ses mains avides et il était retombé au troisième dessous, découragé, meurtri, à bout de forces. On aurait dit que la destinée s'acharnait contre lui. Il faillit être lynché en Californie à la place du vrai coupable. Il perdit en un naufrage la cargaison qu'il avait amassée au Pérou en cinq années de labour et de fièvre. Il se maria avec une adorable petite miss blonde aux yeux d'archange qui, en pleine lune de miel, trouva drôle de partir dans une troupe ambulante de minstrels. Il tint un bar qui brûla dans l'incendie de Chicago. Il acheta un cirque, et en une semaine tous ses chevaux et ses éléphants moururent emportés par une maladie inconnue, qui permit aux vétérinaires de rédiger d'incohérents mémoires. Il devint croupier dans un tripot et des gentlemen en gaieté l'assommèrent au milieu d'une dispute. * * * * * A la fin, ayant tâté de tous les métiers, vainement cherché à gagner la partie, à vaincre cette persistante déveine, las de traîner sans trêve le boulet de la vie, il ne songea plus qu'à faire le grand voyage. Il envisageait la mort avec un dilettantisme raffiné, un sang-froid absolu, comme un spectacle où il importe de s'amuser et de rire jusqu'à la tombée du rideau. Il en combinait dans son cerveau les apprêts, les détails, les sensations. Il s'y accoutumait. Il rêvait qu'elle fût la revanche des misères jusque-là endurées, de l'existence lamentable qui avait été son lot dans ce monde, qu'on en parlât dans tous les journaux de New-York à San-Francisco comme d'un événement sensationnel. Et, hanté par cette idée fixe, il suivit les funérailles des millionnaires, en nota les moindres détails dans sa mémoire, interrogea les employés des pompes funèbres, feuilleta les livres d'histoire où l'on raconte les apothéoses posthumes des empereurs et des rois. Oh! s'en aller dormir au fond de la terre, plus hospitalière aux morts qu'aux vivants dans un char triomphal dont frissonneraient les énormes panaches noirs, dont s'effeuilleraient les couronnes florales tout le long des rues, dont luiraient les symboliques orfèvreries, traverser la ville au pas processionnel de chevaux caparaçonnés que tiendraient en main des piqueurs, avoir derrière son cercueil des musiques qui se répondraient, des tambours qui battraient couverts de crêpes et tout un cortège de voitures aux lanternes allumées, d'hommes et de femmes vêtus de deuil, ne pas disparaître obscurément comme il avait vécu, ne pas dégringoler comme un chien abandonné dans la fosse commune des pauvres diables! Mais comment réaliser une pareille chimère, lui qui n'avait pas un habit propre, un dollar, un ami, qui se serrait la courroie d'un cran chaque jour et couchait si rarement dans un lit? * * * * * Un matin, toutes les rues, tous les squares, toutes les façades de Baltimore apparurent placardées d'une immense affiche rouge où, en grosses lettres, se détachait le speech suivant: _M. Tom Clibbooth, de cette ville, a l'honneur d'avertir ses honorables concitoyens qu'il fera demain, dans la salle du Business-Club, une intéressante conférence sur la corruption des moeurs dans les Etats de l'Union._ _La recette est destinée à couvrir les frais de ses obsèques et le leader prend l'engagement formel de se brûler la cervelle à la fin de la séance._ A midi, toute la salle fut louée jusqu'à la dernière chaise et les marchands de billets vendirent à des prix invraisemblables des places qui valaient deux dollars. La foule fit la queue aux abords du club jusqu'à l'heure de la conférence, se rua sur les portes, fourmilla soulevée et bruyante, sifflant la police qui la chargeait vainement, qui ne parvenait pas à frayer un passage aux voitures, à maintenir l'ordre. Etait-ce une excentricité sérieuse? Etait-ce une mystification énorme savamment combinée par quelque farceur? Se tuerait-il ou se désisterait-il au dernier moment sans la moindre vergogne? Qui avait entendu parler de ce Tom Clibbooth, qui connaissait l'existence de ce bouffon macabre? Ce mystère que nul ne perçait avivait les curiosités jusqu'au paroxysme. On pariait pour le suicide et contre le suicide. On attendait anxieusement les détails de cette funèbre exhibition. A l'intérieur du club, on aurait dit d'un tonneau de harengs, tant les spectateurs et les spectatrices étaient nombreux et pressés les uns contre les autres. Et un grand silence régna quand Tom Clibbooth, irréprochable dans son habit noir, le plastron piqué de trois perles noires, la cravate blanche bien nouée, s'assit à l'heure sonnante devant sa table et tranquillement, entre le verre d'eau sucrée et son claque, posa un revolver de fort calibre. Les lorgnettes le dévisageaient comme une bête curieuse. Les femmes avaient de petits frissons en songeant qu'un aussi bel homme allait faire la pirouette finale. Les hommes avaient peur de quelque duperie et d'en être pour leur argent. Tom Clibbooth parla d'une voix très claire, très accentuée, blagua la société, raconta des anecdotes plaisantes et graveleuses, s'emporta par moments en de longues tirades haineuses où lui revenait comme des hoquets de fiel le souvenir de tout ce qu'il avait souffert, de ses espérances avortées, de ses rêves qui avaient eu l'aile cassée au premier essor, qui avaient agonisé dans les ornières pleines de boue. Il éclatait de rire, d'un rire sardonique et gouailleur, qui sonnait comme une aigre fanfare d'un bout à l'autre de la salle. Il ne ménageait personne. Il gouaillait avec un cynisme furieux. Il insultait les riches et les heureux comme un de ces tribuns qui surgissent sur une borne pendant une émeute. On l'applaudissait et on le sifflait avec une sorte de fièvre. Et quand il eut terminé son discours, le torse droit, le sourire aux lèvres, très calme, Tom salua les assistants, s'écria: --Il ne me reste plus, ladies et gentlemen, qu'à prendre congé de vous et à m'excuser de vous avoir fait attendre trop longtemps le meilleur des spectacles. Les trente mille dollars que je dois à votre curiosité me permettront de faire un départ convenable pour l'autre monde, et j'espère que vous vous considérerez tous comme invités à la cérémonie! Puis gravement, froidement, comme il l'avait promis, l'orateur arma le pistolet et se brûla la cervelle sans que personne eût essayé de l'en empêcher... * * * * * ...Et le lendemain, toute la ville, tous les clubs, toutes les corporations escortèrent son corbillard, le couvrirent de fleurs et de feuillages, et l'on fit même une souscription pour lui élever un monument aux colonnes de marbre et aux portes de bronze, où fut gravée la phrase classique: STA VIATOR HEROEM CALCAS. L'HOTEL A TOUT FAIRE ...Des saccades de rire secouaient le gros ventre de Royaumont, rien qu'à évoquer cette histoire bouffonne promise aux camarades, et les yeux larmoyants, essoufflé, renversé au fond du large fauteuil qu'il remplissait comme d'un ballot de chair croulante, ce ramasseur de bouts de potin, ainsi qu'on l'a surnommé au club, s'exclama enfin: * * * * * --Ce n'est pas une blague, Bordenave n'a plus aujourd'hui un sou de dettes, peut passer dans n'importe quelle rue, publier ces fameux mémoires sur les huissiers qu'il écrit au jour le jour depuis dix ans et n'osait pas sortir dans la crainte de quelque implacable retour offensif, d'embêtantes représailles, vous savez bien, les petits cahiers dont il parle sans cesse, où il s'est donné la peine de noter les silhouettes de tous les distributeurs trop généreux de papier timbré auxquels il eut affaire, leurs travers, leurs trucs, leurs faiblesses, leurs plaisanteries, leur façon d'opérer tantôt d'une rudesse brutale, tantôt d'une cauteleuse bonhomie, tantôt embarrassée, presque honteuse et aussi d'une ironique jovialité de pince-sans-rire, l'aspect de leurs études, les métiers, les ruses de toutes sortes que pratiquent les clercs pour arrondir le casuel, pour dérober quelques miettes de gâteau au patron. Vous verrez ça, Chose, Machin, le vaudevilliste qu'on rencontre partout, lui a promis une préface de derrière les fagots, et il y aura de quoi rire, comme disent les camelots! Vous êtes épatés, hein? Avouez que vous êtes absolument épatés et je vous le donne en cent, en mille, je vous mets au défi de deviner comment cet excellent ami, qui rendrait des points au plus fort des équilibristes, et dont l'existence est un inexplicable problème, a pu ainsi désintéresser ses créanciers, sortir d'un coup la forte somme. * * * * * --Allez donc au fait, sacrebleu, ronchonna le commandant Le Hardeur, qu'impatientait tout ce verbiage inutile. * * * * * --On y va, on y va, gouailla Royaumont en jetant son cigare à demi éteint dans la cheminée, je tousse et je commence. Nul d'entre vous n'ignore, je le suppose, qu'il n'est pas au monde de meilleurs amis que Bordenave et cet inaltérable satisfait de Quillanet. Ils se complètent. Ils ne pourraient se passer l'un de l'autre. Ils ont fini par s'habiller de la même façon, par avoir les mêmes gestes, le même rire, les mêmes allures, les mêmes inflexions de voix, tellement qu'on croirait que quelque lien étroit de parenté les unit, qu'ils furent élevés ensemble dès l'enfance. Il y a entre eux cette unique différence que Royaumont est complètement à la côte, possède pour tout avoir des liasses d'hypothèques, de dérisoires parchemins qui attestent sa race, de chimériques espoirs d'héritages déjà fortement escomptés, s'ingénie à découvrir perpétuellement de nouveaux expédients, traîne à l'état d'épave avec, d'ailleurs, une superbe insouciance et que Sébastien Quillanet, de la maison de banque Quillanet frères, doit avoir au bas mot dans les huit cent mille de rente, descend tout bêtement d'un obscur tâcheron qui acquit des biens nationaux, fut ensuite fournisseur des armées, arrondit la boule de neige, spécula sur la défaite autant que sur la victoire, ne sait que faire de son argent. Mais le millionnaire est timide, balourd, s'ennuie à jet continu et le décavé le distrait, l'amuse de sa verve impertinente, de ses bouffonneries libertines, lui souffle ses réponses, le tire d'embarras, lui sert d'éclaireur dans cette grande forêt de Paris semée de tant d'embûches, lui évite ces gaffes grossières qui coulent l'homme le mieux lesté, lui découvre, lui indique même les maîtresses qui sont vraiment de la première marque, qui posent quelqu'un d'aplomb, font l'effet d'une jolie fleur rare épinglée à la boutonnière de l'habit. C'est le confident des intrigues, l'accompagnateur des débuts et des départs, le convive des petites fêtes, le commensal et l'hôte familier, le bouffon dont on aguiche la malice, dont on tolère les pires saillies. * * * * * --Au fait, au fait, interrompit encore le commandant, voilà plus d'un quart d'heure que vous tenez le crachoir pour ne rien dire! Royaumont haussa les épaules et reprit: --Ah! ce que vous êtes tannant, mon cher, lorsque vous vous y mettez!... L'an passé, aux prises avec les siens qui l'assourdissaient de leurs récriminations, le harcelaient, le menaçaient de gros ennuis, Quillanet se maria. Mariage de raison, presque blanc qui ne modifia qu'extérieurement ses habitudes et ses goûts, d'autant que le banquier avait alors à ses gages une vraie petite merveille de femme, un bijou de Paris d'une mièvrerie ineffable, d'une délicatesse ensorcelante, cette adorable Suzette Marly qui semble une Vénus de poche et dut en quelque existence antérieure être Phryné ou Lesbia. Il ne la congédia point, bien entendu, mais comme il était à présent tenu à quelques précautions discrètes, à des ruses de mari qui trompe sa femme, il loua et meubla au nom de Bordenave un hôtel entre cour et jardin qu'on aurait dit construit pour abriter quelque folie amoureuse. C'était le nid rêvé, une bonbonnière tiède, pimpante, tendue de soies aux tons lointains, d'allégoriques trumeaux, d'immenses glaces, lumineuses, pleines de meubles bas et profonds qui conviaient aux caresses et aux étreintes. Bordenave en occupait le rez-de-chaussée, et le premier servait d'aimoir au banquier et à sa maîtresse. Or il y a juste huit jours, vous voyez que je suis bien renseigné, Bordenave, pour mieux dissimuler la situation, avait offert dans son rez-de-chaussée à un pêle-mêle de petits fonds de revue, à quelques camarades et à Quillanet un déjeuner parfait et comme il s'entend à les commander, un déjeuner tellement soigné qu'au dessert chacun avait déjà une femme sur ses genoux, se demandait si un baiser de lèvres câlines et perverses ne grise pas mille fois plus vite que la plus vieille eau-de-vie et que les plus grands crûs, cherchait d'un regard oblique la porte de la chambre à coucher pour s'y défiler à l'anglaise bien que la Faculté défende sévèrement cette façon de digérer plus vite un repas raffiné, lorsque le maître d'hôtel, avec un air embarrassé, vint lui chuchoter tout bas quelques mots à l'oreille. «Dites à ce Monsieur qu'il se trompe et qu'il me fiche la paix, répliqua Bordenave d'une voix coléreuse.» Le domestique sortit et revint aussitôt l'avertir que le fâcheux devenait menaçant, se refusait à sortir de l'hôtel, parlait même de recourir au commissaire. Bordenave fronça les sourcils, jeta sa serviette sur la table, renversa deux verres, s'en alla en titubant, la face vermillonnée, jura, balbutia: «Elle est trop forte, celle-là, et le drôle va voir comment on passe par la fenêtre quand on ne veut pas passer par la porte!» Mais, il se trouva dans l'antichambre en face d'un monsieur très froid, très poli, très impassible qui s'inclina, lui dit avec un flegme tranquille: «Vous êtes monsieur le comte Robert de Bordenave, n'est-ce pas?» «Oui, Monsieur!» «Et le bail que vous avez conclu pour la location de cet hôtel chez maître Albin Calvet, notaire, rue du Faubourg-Poissonnière, est bien à votre nom, je vous prie?» «Parfaitement, Monsieur!» «J'ai donc l'extrême regret de vous prévenir que si vous n'êtes pas en mesure de me régler les diverses créances que diverses personnes m'ont chargé de recouvrer à votre domicile, je serai forcé en présence des deux témoins qui m'attendent dans la rue, de récoler tous les meubles, tableaux, argenterie, vêtements, etc., qui sont dans l'hôtel.» «C'est une plaisanterie, Monsieur!» «Elle serait trop mauvaise, monsieur le comte, et je ne me la permettrais pas à votre égard!» La situation était absolument critique et ridicule, d'autant que dans la salle à manger les femmes allumées heurtaient les verres en cadence de leurs petites cuillères, comme au beuglant, criaient: «L'attrapera, l'attrapera pas,» le réclamaient avec des rires enroués. Que vouliez-vous qu'il fît, sinon d'expliquer la mésaventure à Quillanet qui, du coup, en fut dégrisé et plutôt que de voir violer son «aimoir,» étaler son péché secret, vendre ses bibelots et le reste, paya la «douloureuse» d'un chèque en bonne et due forme, le ventre serré et la bouche déformée par une très vilaine et jaune grimace. Et l'on niera encore que les décavés ont quelquefois un brusque retour de chance!» A PERPÈTE ...Survenu ainsi brusquement comme quelque hallucinante apparition d'outre-tombe tandis qu'au bord du vaste lit, ils sommeillaient avachis, épuisés, cuvant leur amour, la face blanche, les lèvres encore allumées d'un sourire et se cherchant jusque dans le rêve, Sigmund Andréléief les tenait l'un et l'autre en sa possession, aurait pu les envelopper de ses bras vigoureux, les broyer, les étouffer, en faire une sanglante bouillie de chairs et cependant il demeurait immobile parmi les vacillantes clartés de la veilleuse d'église accrochée au mur, contemplait le couple avec un flegme étrange, sans un tressaillement, semblait, les sourcils froncés, quelque juge qui s'apprête à rendre un arrêt sans appel, qui en rumine les phrases inoubliables. Eux,--l'adorable comtesse Marpha, presque nue dans ses dentelles lacérées et ses cheveux de soie épars, la nimbant d'une auréole radieuse, tout le bonheur d'aimer et d'être aimée dans l'épanouissement de sa bouche entr'ouverte comme une fleur, et Robert d'Astérille, si délicat, si nacré de peau, si féminin qu'on eût été tenté de l'habiller en demoiselle d'honneur comme Chérubin, de ne pas en faire plus de cas que d'un joli joujou fragile, de ne lui parler qu'avec ces diminutifs mignards qui alanguissent les mots d'oreiller,--avaient sombré dans l'oubli de tout, paraissaient anéantis en une extasiante hypnose. La chambre close fleurait l'amour. Enfin, comme la demie de trois heures sonnait à une petite pendule de voyage posée sur la cheminée au milieu de babioles, le mari s'avança vers les coupables, posa sa main d'un geste lent sur l'épaule de monsieur d'Astérille. Et éperdus de terreur, la gorge serrée, les amants se dressèrent, se roidirent comme si le froid de la mort les eût déjà glacés. Le comte Andréléief les dévisageait d'un âpre et méprisant regard, se repaissait de leur angoisse, la prolongeait comme avec de secrètes jouissances et il éclata de rire, d'un long rire aigu, rauque qui les narguait, les insultait, faisait penser à la crécelle d'un oiseau de proie qui plane et tourne dans un ciel d'orage. Puis scandant ses phrases, les martelant comme s'il eût voulu les leur enfoncer une à une dans le cerveau, les y planter à jamais ainsi que des clous de Calvaire, Sigmund s'écria: --Rassurez-vous, je ne vous tuerai pas... Il me plaît que vous viviez encore, vous et elle, que vous vous aimiez... Je vous donne l'un à l'autre pour toujours, pour toujours vous m'entendez bien... Je ne vous fais grâce qu'à cette condition formelle et si vous vous sépariez, si vous cessiez de vivre ensemble, si vous vous trompiez, je vous jure sur l'honneur et sur le Christ qui nous voit et nous entend, que votre dernière heure serait venue, que je vous abattrais comme une paire de chiens qui ont la rage! ...Ils ne lui répondirent pas une parole, haletants, les prunelles fixes comme des somnambules que hante un cauchemar, les mains crispées dans les draps, et le mari répéta d'une voix plus impérieuse, plus stridente: --Vous m'avez compris, n'est-ce pas? Je vous condamne à vous aimer à perpétuité,--_à perpétuité_. Et, sans même retourner la tête, il souleva la portière de vieux brocart rose qui barrait le fond de la chambre et se retira discrètement, comme un médecin qui se sent désormais inutile. * * * * * S'aimer _à perpétuité_, vivre en une communion absolue de sensations, d'espoirs, de chimères, ne jamais se séparer, n'était-ce pas la réalisation de leur rêve familier, le but qui apparaissait auparavant à leurs tendresses comme quelque inabordable Icarie? Et ne fallait-il pas qu'en son excès de douleur, son accablement de honte, leur malheureuse dupe eût perdu la raison pour leur infliger comme un châtiment cette suprême joie, pour les pousser soi-même vers le paradis? Ils arrangeraient leur existence comme une éternelle partie de plaisir. Ils ne l'orienteraient que sur l'amour et leurs années seraient une suite ininterrompue de délices. Ils souriaient à leur nouvelle destinée. Ils narguaient de leurs doigts enlacés, de leurs bouches palpitantes, de toute leur âme ravie, la menaçante et railleuse pitié de celui qui avait cru leur infliger la pire des tortures. Et des années d'enchantement, des années qui évoquaient ces douces aurores où la mer bleue se fond dans le ciel bleu, des années où ils n'avaient conscience ni des pays qu'ils traversaient, ni des saisons qui se succédaient, ni des jours qui s'écoulaient pareillement légers, pareillement joyeux, des années fuirent sans qu'aucune secousse ébranlât leur quiétude, ternît leurs prunelles sereines, sans qu'aucun émoi troublât l'attachement de leurs âmes... Cependant le mari attendait patiemment la série à la noire et elle se dessina bientôt fatalement, logiquement comme quelque courbe aux décroissantes sinuosités. Monsieur d'Astérille sentit le premier le poids du boulet et avec sa nature frôleuse et libertine qui le jetait dans toutes les jupes, qui le brûlait de convoitises dès qu'il découvrait quelque jolie femme nouvelle. Et cette maîtresse forcée qui lui barrait toutes les routes de volupté, qui l'annihilait, qui lui avait fait une prison de sa chair, une geôle d'où l'on ne peut s'évader, qui lui valait ce supplice de traverser l'existence avec des veuleries voulues, des déroutes, des affolements d'être neutre qui doit partout abandonner son manteau aux mains fiévreuses des séductrices, fuir devant elles, ne pas même ébaucher quelque flirt exquis, quelque adorable histoire sentimentale, lui devint peu à peu odieuse, l'obséda, lui donna l'écoeurante satiété de l'amour. Il enviait ses camarades qui avaient la bride sur le cou, qui changeaient à leur guise de femmes, qui, même mariés, couraient la prétentaine. Il eût donné toute sa fortune pour pouvoir seulement un soir au Jardin-de-Paris ou sur le boulevard s'accrocher à une fille de rencontre. La comtesse Marpha l'adorait quand même, ne savait que faire, qu'imaginer pour le retenir auprès d'elle, pour l'apaiser, pour l'émouvoir. Elle s'entêtait, s'acharnait en cette lutte décevante, souffrait comme si d'invisibles mains lui eussent lacéré le coeur à coups de couteau, mais étouffait ses sanglots, jouait la comédie afin que son amant ne s'aperçût de rien, ne s'éloignât pas en quelque crise de colère. Et elle passait des heures entières à se regarder dans ses miroirs, interrogeait sa femme de chambre, ses amies, se demandait avec de la désolation pourquoi Robert lui marchandait à présent ses baisers, ne la trouvait plus belle et attirante, la gouaillait sans raison, la traitait déjà en vieille femme. ...En cet état d'irritation, d'énervement atroce, ils ne parvinrent plus à se maîtriser, à se mentir, se heurtèrent en de continuelles disputes, se reprochèrent leur faute, cet adultère où s'était englouti, comme en un gouffre boueux, leur jeunesse, leur repos, leur bonheur... ...Et sur eux voletait, pesait sans trêve comme quelque sinistre vision de nuit la hideuse peur de mourir, plus forte, plus tenace que toutes leurs angoisses, toutes leurs souffrances... * * * * * ...Le comte Sigmund Andréléief descendait de cheval, un matin, quand on lui annonça que monsieur d'Astérille insistait pour le voir aussitôt, qu'il s'agissait d'une affaire grave, impossible à remettre au lendemain... Il y avait plus de dix ans que durait cette liaison de forçats, et à bout de forces, se sentant devenir fou, ayant eu la veille cette honte de rentrer ivre chez lui, d'avoir vu rouge cependant que l'adorable créature, celle qu'il avait tant aimée et qui ne pouvait, ne voulait pas l'oublier, lui adressait de timides remontrances, de s'être avili jusqu'à la rouer de coups avec une brutalité lâche d'homme du peuple, il venait rappeler au mari outragé sa promesse, lui annoncer qu'ils se séparaient, quoi qu'il pût en advenir, Marpha et lui, demander la mort... Le comte avait allumé un cigare, le fumait à lentes bouffées, contemplait d'un étrange regard où il y avait à la fois du plaisir, de la haine, et comme une obscure et naissante compassion, cette figure altérée, vieillie, ravagée ainsi que par quelque mal implacable et mystérieux, écoutait cette confession de désespéré. Il haussa à la fin les épaules et s'exclama: --N'ayez plus de crainte, Monsieur, la leçon est suffisante, nous sommes quittes! * * * * * ...La comtesse Marpha Andréléief habite maintenant avec son mari un vieux château près de Szegedin. Elle paraît heureuse et les paysans l'appellent la Sainte Dame... LE MIRACLE DES CERISIERS O la tristesse navrante du ciel comme faufilé de fils gris, de la mer démontée, livide, déserte qui s'enfonce on ne sait où, se perd en les brumes lourdes et dans ce deuil des choses, la mélancolie frissonnante des arbres fleuris, des mimosas en or fin, des amandiers qui semblent quelque beau bouquet de mariée, des pêchers d'un rose si tendre qu'ils évoquent la radieuse douceur d'une nuque de femme! Et n'est-ce pas une de ces heures de spleen où l'on a besoin d'appareiller pour des voyages de rêve, de fuir la vie, de relire un chapitre de la légende dorée, une des émerveillantes aventures qui ont comme une odeur nostalgique de vieux sachet? Je vous conterai donc aujourd'hui, Madame, l'histoire de saint Honora et de sainte Marguerite qui s'aimèrent jusqu'à la mort et pour lesquels le bon Dieu se montra très clément et très doux. Cela se passait au temps lointain, où les galères romaines sommeillaient à l'ancre dans le port de Fréjus, où les hautes tours de briques, les arches des aqueducs, les portes dorées de la florissante cité dominaient le golfe bleu, où, malgré les persécutions des Empereurs, les patriciens les plus riches et les pauvres gens venaient à cette religion nouvelle qui parlait de résurrection, de bonheur infini, de paix entre toutes les créatures, qui entrouvrait le mystère du ciel, qui avait quelque chose de magique et de rayonnant comme le pays de soleil et de parfum où elle était née. Il y avait alors dans la ville une jeune femme qui s'appelait Marguerite et que chacun révérait pour son éclatante beauté. Si blonds, si soyeux en effet étaient ses cheveux, si attirante sa bouche, si fine la colonnette de son cou, si onduleuses, si pures les lignes de son corps, qu'on aurait pu, comme une Aphrodite triomphante, l'ériger sur quelque socle de marbre, l'offrir aux adorations des fidèles. Il y avait aussi un patricien qui se nommait Honorat et était dans toute la force de la pleine jeunesse, on eût cru voir, avec ses bouclettes brunes couvrant à demi le front, sa taille élancée, ses yeux profonds comme les gouffres verts, cet audacieux Bakkos qu'on représente souriant, épanoui au milieu des ivresses déchaînées, des thyrses heurtés. Or, l'un et l'autre ne savaient pas le compte de leurs biens, habitaient de somptueuses demeures, marchaient en la vie comme sur quelque belle route ensoleillée et semée de roses et ils avaient échangé leurs coeurs du premier jour où leurs regards et leurs mains s'étaient effleurés. Ils s'aimaient ingénûment d'un amour délicieux et éperdu. Ils s'appartenaient. Elle était la vigne et lui l'ormeau. Elle eût voulu en chaque étreinte lui donner tout son être. Il songeait sans trêve à trouver de plus folles, de plus grisantes caresses, à mettre à la fois du miel et des épices dans les baisers dont il lui meurtrissait la bouche. Et quand ils se sentaient trop las, ils se faisaient porter dans leur litière par des esclaves, loin de la ville, s'étendaient côte à côte sur le sable de la grève et contemplaient les étoiles en se respirant, en se murmurant tout bas dans la monotone plainte des flots de vagues choses d'une infinie béatitude. Parfois, ils souhaitaient voluptueusement que la mort les prît, un soir, en pleine beauté, en pleine vigueur, en pleine joie, les préservant de la hideuse vieillesse, les emportant enlacés vers les Champs-Elyséens. * * * * * Cependant, aux ides de mars, un jour, les amants furent touchés de la grâce en écoutant l'homélie onctueuse qu'un vieil évêque à barbe blanche, aux joues couturées de cicatrices--stigmates des tortures autrefois affrontées--prononçait dans une assemblée de chrétiens. Ils eurent la vision de l'éternité comme si l'Esprit de Dieu était descendu sur leurs têtes, ils mesurèrent la grandeur de leur péché, l'inanité des joies humaines, le vide des coupables tendresses. Et ayant reçu l'eau sainte du baptême, purifiés, ils donnèrent tout ce qu'ils possédaient à l'église et partirent en tartane vers les îles de Lérins, résolus à y finir leurs jours dans la prière et dans la solitude, comme la courtisane Madeleine au fond de la Sainte-Baume. * * * * * Honorat se réfugia dans la plus petite des deux îles, celle qui s'allonge rocailleuse, avec ses pins tordus, déjetés par les âpres souffles du large, devant la mer grande. Marguerite choisit la seconde avec son épaisse forêt, comme emplie d'éternelle rumeurs, ses promontoires d'où l'on aperçoit les alpes neigeuses, les côtes Ligures. Et avant de se séparer, ils s'embrassèrent douloureusement, l'âme en peine, mordue de tentations nouvelles, comme à l'agonie et conscients de leur faiblesse, sentant bien qu'ils ne pourraient jamais tuer leur amour, ni en les jeûnes ni en les oraisons, jamais supporter un tel exil s'ils ne l'éclairaient d'une lueur d'espoir, firent le voeu de ne se revoir qu'un seul jour, en l'année, le jour où les cerisiers sauvages seraient en fleurs. Et durant des nuits, leurs sanglots retentirent désespérés, aigus, mornes comme des clameurs de bête qui a perdu son maître, qui erre au hasard sous les cieux muets. Ils souffraient le martyre dans leur chair et dans leur coeur. Ils s'ensanglantaient le front, les genoux, les mains, la poitrine aux ronces et aux pointes des rocs. Puis, peu à peu, ils s'apaisèrent, engourdirent leur mal dans les longs agenouillements, dans le bonheur des extases, dans les mirages qui donnent la faim et la soif. Honorat se béatifiait, évitait les embûches du démon, s'emplissait les oreilles de terre glaise pour ne pas écouter la chanson des oiseaux qui lui eût trop rappelé la voix cristalline de l'Adorée, fermait les yeux pour ne pas voir la mer aux teintes d'émeraude et d'améthyste où il eût retrouvé le regard étrange de Marguerite, les ondulations ensorceleuses, la grâce fuyante de son corps. * * * * * Le compte de leurs fautes s'effaçait au livre de Dieu. Et lorsque surgit enfin le printemps, que les haies de merisiers et de prunelliers épineux se couvrirent comme d'une neige odorante, tranquille, confiant en la providence, le Saint se dirigea vers la grande île. Comme le Christ sur le lac de Tibériale, il marchait sur les flots, la joie dans les yeux et l'auréole qui le nimbait se reflétait dans l'eau calme, la coupait comme d'un sillage éblouissant. Marguerite l'attendait à genoux, les mains jointes et plus tendrement avec comme du ciel dans leurs âmes, ils unirent leurs lèvres, ils s'abandonnèrent au bonheur d'aimer. Des anges voletaient autour d'eux, rafraîchissaient du battement de leurs grandes ailes les fronts embrasés du Saint et de la Sainte, épandaient dans l'air des pétales de fleurs, des aromes balsamiques, alentissaient la chute du soleil dans les flots, comme s'ils avaient eu pitié des pauvres amants condamnés encore à se séparer, à souffrir durant des jours et des jours... * * * * * Ils s'éloignèrent l'un de l'autre, au crépuscule, retombèrent dans leur dure pénitence. Et quand revint l'automne accrochant des chapelets de baies rouges aux branches des buissons, un matin, au réveil, le Saint et la Sainte crurent être le jouet d'un songe. Les cerisiers à nouveau étaient tout blancs de fleurs, balançaient dans les roseurs humides de l'aube leurs grappes immaculées, embaumaient la campagne d'une insaisissable odeur de vanille. Et le coeur exultant de reconnaissance, Honorat et Marguerite comprirent que Dieu les enveloppait de sa bonté infinie, avait fait un miracle pour que, sans violer leur voeu, ils eussent ce réconfort, cette consolante béatitude de se réunir une fois de plus dans la si longue année... LA MILLIONNAIRE Peut-être une qui a le cerveau fêlé, ainsi que tant d'autres de notre monde, qui n'y est plus et que ses enfants un jour mettront en interdit, confieront au père Blanche, ancreront en quelque retraite ignorée, comme une barque détraquée qui ne peut plus tenir la mer, qui menace de sombrer au premier coup de vent. Peut-être quelque pauvre âme brisée comme le vase de cristal dont parle le poète, quelque victime douloureuse d'un de ces mariages de raison, pires aux tendres coeurs romanesques que le bagne à perpétuité, qui s'affola, se satura de fiel jusqu'aux moelles à subir l'odieux contact de l'homme auquel on l'avait légalement donnée en toute possession, qui ne parvenait pas à se résigner et aima mieux souffrir que d'aventurer ses fiertés, ses pudeurs, ses chimères en un adultère, que de chercher dans l'amour la force de porter le joug, l'oubli des amertumes et des vaines révoltes. * * * * * Quoi qu'il en fût, madame Lamaloux affichait une telle aversion, un tel dégoût pour son mari, qu'en les voyant on aurait cru assister à un de ces drames intimes où il y a, comme on dit, un «cadavre». Lui, commun, solide, le teint coloré, l'aplomb du brasseur d'affaires qui peut tenir en échec le marché, qui a la toute-puissance de l'argent et las de ses chiffres, de ses rapports, donnerait n'importe quoi pour s'étirer chez lui, pour rire et entendre rire, pour s'épancher, raconter ses projets, trouver dans son intérieur l'absolue quiétude, le repos des excès et de l'esprit, des tendresses vraies et du bonheur. Elle, les cheveux d'un blond discret, les yeux attirants comme perdus en de lointains exils, encore belle, mais ainsi que ces mélancoliques journées d'automne où l'on sent que tout agonise, le doux soleil, les dernières feuilles et les dernières roses, et étrangement indifférente, n'ayant aucune coquetterie, se soignant à peine, s'entêtant à n'épandre autour de soi que de l'Ennui. * * * * * Il se heurtait à ce mutisme farouche comme à un mur de prison, s'y meurtrissait, s'y écrasait, y émoussait ses colères et ses rancunes. Elle ne lui adressait pas une parole depuis des années, ne consentait à l'approcher qu'aux heures brèves des repas, ainsi qu'à un buffet de chemin de fer où l'on s'asseoit à côté d'on ne sait qui. Elle dédaignait autant ses avances que les accès de dépit rapide dont par instants, malgré toute sa force de caractère, le malheureux ne pouvait se défendre. Elle affectait des airs de parente pauvre, recueillie par charité, qui ne touche qu'à demi aux plats, qui se sent mal à l'aise dans le luxe des autres, qui fièrement s'en éloigne, s'efface, se dérobe, semble impatiente de regagner son coin d'ombre, sa chambre mansardée. Et ces prunelles de haine, cette bouche de silence, ces doigts sans bagues, ces robes de trente francs achetées toutes faites en quelque magasin de confections, alors qu'il l'avait faite aussi millionnaire qu'une Rothschild, qu'il ne lui refusait rien, l'énervaient, l'aiguillonnaient à un tel point que, pour avoir le droit de la broyer sous ses poings crispés, de l'injurier, il eût presque souhaité qu'elle le trompât, qu'elle ne fût plus une impeccable femme. * * * * * Et parce que ses enfants aimaient leur père autant qu'elle, la désavouaient, madame Lamaloux s'en détacha, les repoussa, les traita en intrus, répétant à qui voulait l'entendre qu'ils étaient des «erreurs» dans sa vie. * * * * * Enfin, lasse même de voir deux fois par jour l'homme qu'elle abhorrait, de partager en apparence sa vie somptueuse, elle alla se terrer dans la banlieue avec quelques meubles et une bonne à tout faire. Un logement de huit cents francs par an au troisième en une maison d'Asnières. Elle y vivotait sous un faux nom, passait inaperçue, ne recevait personne, réduisait ses dépenses au strict nécessaire, était prise par ses voisins pour une veuve d'officier, quand, un soir, elle eut l'effarement, malgré la consigne sévère qu'avait la vieille servante, de trouver l'un de ses fils installé en maître dans la chambre qui servait et de salon et de salle à manger. En deuil, la figure bouleversée, anxieuse, la voix chargée de sanglots, il saisit les mains de madame Lamaloux, s'écria: --Je viens vous annoncer un grand malheur, ma chère maman: notre pauvre père a succombé ce matin à onze heures sans que rien pût nous faire prévoir cette brusque fin. Vous étiez séparés, mais je ne doute pas que pour nous, pour le monde, vous ne teniez à oublier le passé et à reprendre dès maintenant votre place au milieu de vos enfants! Elle était devenue toute pâle, dévisageait son fils d'un mauvais regard et, le geste impérieux, lui désigna la porte qui était encore ouverte, répondit: --Vous voyez cet appartement, Monsieur; eh! bien, souvenez-vous que désormais vous ne devez plus en franchir le seuil! Et par ministère d'huissier, elle exigea qu'on ne mît pas son nom sur les faire part qui annonçaient le décès de monsieur Lamaloux. Aujourd'hui, comme elle s'était mariée sous le régime de la communauté et que les acquêts lui sont dus, la veuve de l'industriel qui naguère, en la dernière bataille où tant de braves gens se ruinèrent pour arracher l'épargne française aux accapareurs d'argent, pouvait sauver la situation et préféra passer à l'ennemi, possède au moins sept cents millions. Cependant, elle n'a pas modifié son train de vie, augmenté ses dépenses journalières, quitté le petit appartement où elle végète et se cristallise comme quelque extatique qui aurait fait voeu de pauvreté, qui ne songerait qu'au Paradis, à l'éternel au-Delà. Et qui sait, bien qu'elle ne soit ni dévote, ni croyante, ni charitable, que nul n'ait jamais surpris le secret mystérieux, l'énigme ténébreuse scellés comme en un reliquaire au fond de son être, si pour l'unique plaisir de jouer un mauvais tour à ses enfants, de les déshériter de cette part du gâteau paternel, elle ne lèguera pas à quelque couvent ou à quelque hôpital ce trésor fabuleux de nabab qui s'accumule de mois en mois et dont le compte exact lui importe moins que le prix du lait, à Asnières? * * * * * Ne doit-on pas s'attendre à tout, en effet, de la part de cette implacable qui murmura désolément, le jour où on lui avait rapporté son mari inanimé, terrassé par une attaque violente et où les médecins parvinrent néanmoins à le ressusciter: --Il serait mort si je l'avais aimé! RUPTURE --C'est comme je te le dis, mon chien, ces pauvres petits qui vous faisaient envie à tous, qui avaient l'air d'un couple de pigeons dont les becs se cherchent, s'emmêlent, se mignottent, qui en devenaient ridicules, ne pensent plus qu'à s'inventer des misères, se détestent autant qu'ils s'adoraient. La casse complète, quoi, et de celles qu'on n'arrive pas à raccommoder comme de vieilles assiettes! Et pour une bêtise, une chose si drôle que cela aurait dû les agrafer plus fort l'un à l'autre, les faire rigoler à en être malades. Mais le moyen de s'expliquer quand on crève de jalousie, qu'on répète à sa maîtresse ahurie: «Tu mens, tu mens!», qu'on la secoue, qu'on lui coupe la parole, qu'on lui en vomit de si dures qu'au bout du compte elle se redresse, en a assez, devient mauvaise, ne pense plus qu'à rendre coup pour coup, rosserie pour rosserie, se fiche de démolir son bonheur, envoie tout dinguer au diable, raconte des blagues que certes elle ne pense pas. Ensuite, parce qu'il n'y a rien de si bête, de si entêté au monde que des amoureux, aucun, ni l'homme, ni la femme, ne veut tenter le premier pas, paraître convenir qu'il a eu tort, qu'il regrette d'avoir été trop loin, on attend, l'arme au pied, on se guette, on ne s'écrit même pas quatre méchantes petites lignes de rien du tout qui amèneraient la paix, on laisse les jours succéder aux jours, les nuits de fièvre et d'insomnie où le lit paraît si froid, si morne, si grand, s'ajouter aux nuits, les habitudes s'émoussent, le feu d'amour qui couvait encore au fond du coeur comme un triste feu de veuve s'éteint, s'en va en fumée, l'on se fait peu à peu une raison, l'on se trouve idiot de perdre ainsi un temps qui ne reviendra pas, et bonsoir la compagnie, ça y est! Voilà comment Josine Cadenette et ce grand imbécile de Servance se sont lâchés. * * * * * Lalie Spring avait allumé une cigarette, et la fumée bleuâtre voletait autour de ses fins cheveux blonds, en atténuait l'éclat métallique, faisait penser à ces suprêmes lueurs d'or qui transparaissent dans la cendre vaporisée du crépuscule... Elle s'accouda sur ses genoux, le menton dans la main, en une pose de songerie, murmura: --Triste, pas? --Bah! répondis-je, à leur âge, on se console et tout se recommence, même l'amour!... --Pour sûr, Josine s'est déjà rechaussée... --Et elle t'a raconté son histoire? --Evidemment, et c'est d'un farce!... Figure-toi que Servance est un de ces gars comme on en souhaiterait quand on a le temps de s'amuser, si d'aplomb qu'il eût été capable de mettre à mal toutes les grandes d'un lycée de jeunes filles et porté comme pas un, sur la bagatelle, tant et tant que Josine l'avait appelé le «mouvement perpétuel». Il en eût voulu, comme disait l'autre, jusqu'au jugement dernier, paraissait ne pas croire que le lit avait été inventé pour un autre but que celui de faire l'amour, à ce point, mon cher, qu'en cinq mois de collage ils ont eu pour cent quarante francs de réparations de sommier; la gosse m'a montré la note... Elle ne s'en plaignait pas, bien au contraire, lui donnait la réplique de tout son coeur, ne se marchandait pas, mais elle se désespérait de ne plus avoir que des bribes de sommeil, et demeurée la gamine qui se réveille au creux où elle s'est couchée, qui dort presque sans rêves avec des airs de ravissement ne parvenait pas à s'accoutumer à cette privation de repos, en éprouvait de croissantes souffrances... Alors, comme elle tenait à tout concilier, à aimer et à être aimée aussi frénétiquement que par le passé, et aussi à cuver ces excès de bonheur en d'interminables et paisibles sommes, elle se loua dans un quartier lointain, comme provincial, aux rues de silence et d'ombre, un petit appartement qu'elle ne meubla guère que d'un excellent lit et d'une table de toilette... Et, s'étant inventé une vieille tante bougonne et malade qui avait une maladie de coeur et habitait quelque chimérique banlieue, plusieurs fois par semaine, Josine se réfugia dans son «dormoir», s'y attarda ainsi qu'en un séjour de délices où l'on oublie le monde entier... Des fois, l'on négligeait de la réveiller à l'heure convenue, et elle arrivait en retard, tout éberluée, toute lasse, les paupières gonflées, rougissantes, s'embarrassant dans ses mensonges, se coupant, avait si bien l'apparence de sortir des bras d'un autre, d'être encore toute chaude de derniers baisers, d'accourir de quelque prétentaine, que Servance, à la fin, s'en tourmenta, se crut berné comme les camarades, enragea, résolut de tirer la chose au clair, de découvrir cette tante qui était tout à coup tombée comme du ciel à sa maîtresse... Il s'adressa nécessairement à une complaisante agence qui excita sa jalousie, la mit pendant des jours et des jours en coupe réglée, le tint en haleine, l'exaspéra, lui fit croire que Josine Cadenette se moquait absolument de lui, n'avait pas plus de tante malade que de vertu, continuait le jour ses petites débauches de la nuit, fréquentait sans vergogne quelque discrète garçonnière où plus que probablement l'un de ses meilleurs amis s'amusait à ses dépens, prenait sa part du gâteau... Est-ce bien la suite? * * * * * --Oui, mon cher, et il a eu la sottise de s'en rapporter à ces aigrefins, de ne pas aller lui-même épier Josine, mettre le nez dans son aventure, cogner à la porte de l'appartement, il n'a rien voulu savoir de plus, rien entendre et pour un peu, malgré ses larmes, aurait jeté la malheureuse dans la rue comme un paquet de linge sale... Aussi, tu penses si elle s'est cabrée, lui en a dit de toutes les couleurs, si elle a pris plaisir à le piquer comme de banderilles, à lui laisser croire qu'il ne se trompait pas, qu'elle en avait plein le dos de sa tendresse, qu'elle en aimait un autre et à la folie encore, comme on dit en effeuillant les marguerites. Il en était tout pâle, la regardait avec de mauvais yeux, crispait les poings, criait d'une voix rauque: «Dis-moi son nom, dis-moi son nom!» Elle gouaillait énervée: «Oh! tu le connais bien!» et si je n'étais pas arrivée chez elle en ce moment, je crois bien qu'il y aurait eu du vrai mélo... Faut-y être bête, hein, des petits qui s'aimaient tant, qui avaient l'air si heureux... Et maintenant, Josine est avec ce gros Schweinsohn, un vieux ioutre ignoble qu'elle râclera jusqu'à l'os, et Servance s'affiche avec Sophie Labisque qui pourrait être sa mère largement, tu sais bien ce paquet de rouge et de jaune qui date des «dix-huit ans de corruption» et que Laglandée a baptisée: «_Sæcula sæculorum!_» --Parbleu! LA DATE ROUGE --Pour les nôtres, s'écria alors le vieux marquis d'Escouloubre de sa voix hautaine, accentuée, où comme après quelque curée au fond des bois qu'envahissent les ténèbres se prolongent des vibrations de cuivres, pour ces fidèles qui, dans notre vieille Gascogne, avaient la foi chevillée au coeur--la foi aveugle du charbonnier--se seraient cru déshonorés s'ils eussent tenté de franchir la barrière qui les séparait du reste du monde, d'oublier le passé, attendaient le retour du Roi sans se décourager, le demandaient à Dieu en la prière que chaque soir le chef de famille récitait au milieu des siens, de ses hôtes et de ses gens pieusement agenouillés, se cristallisaient ainsi qu'en une perpétuelle veillée des armes dans leurs hôtels moroses, dans leurs châteaux hantés de légendes, cette date rouge et noire du 21 janvier était comme une sorte de vendredi saint. Comme lorsqu'il y a quelqu'un de mort dans un logis, l'on fermait les volets et les portes en tous les antiques habitacles du quartier des Nobles, l'on se recueillait dans l'ombre vague, triste, que n'éclairait aucune lampe, en attendant le glas qui annonçait la messe d'Expiation. Et tout à coup, perdue parmi les brumes qui ouataient le ciel, vague, monotone, telle qu'une longue plainte sangloteuse d'aïeule, la sonnerie des agonisants et des morts tombait par hoquets des massives tours de la cathédrale, s'épandait au-dessus de la ville, avivait le deuil des toits couverts de neige, des cours balayées par l'âpre bise, des jardins dépouillés, où des corneilles avaient, sur les branches violettes, l'apparence d'une robe de veuve en lambeaux. * * * * * Aussitôt de tous les vastes porches, brusquement ouverts à deux battants, sortaient de vénérables berlines armoriées, des carrosses de jadis, des guimbardes comme exhumées de quelque poussiéreux musée d'antiquailles, et, en une lente procession solennelle, cahotant, grinçant, tanguant sur les galets pointus, l'on s'en allait, grands et petits, prendre sa place dans la nef tendue de draperies noires. Derrière les maîtres, avec leurs habits des dimanches, de gros eucologes dans leurs mains, de bonnes figures placides, ridées, dévalaient les domestiques, ces braves serviteurs qui donnaient toute leur existence à la même famille, qui s'incrustaient dans la même maison, qui s'y associaient à toutes les joies et à toutes les douleurs, qu'on se transmettait de père en fils, ainsi qu'un héritage. * * * * * Et cependant que la lamentation des orgues rythmait les versets épeurants des psaumes noirs, que quelque chanoine évoquait en une homélie coupée de citations latines, le drame sinistre, les jours de Terreur et d'Exil, élevait vers Dieu les espoirs, les nostalgiques supplications de ce troupeau sans pasteur, des douairières diadémées de cheveux blancs, toutes raides, sous des voiles sombres, soupiraient, pleuraient, hochaient la tête, mouillaient de grosses larmes leur livre d'Heures et des vieillards enfoncés dans leurs hautes cravates, replets, se renfrognaient, avaient des éclairs de haine en leurs prunelles ternies, serraient leurs pauvres poings débiles comme s'ils eussent oublié leur âge, rêvé de venger le pauvre Roi auquel ses sujets n'auraient pu reprocher que sa bonté et son indulgence. La communion faite, la messe dite, les «blancs», comme on les appelait là-bas, rentraient chez eux avec le même cérémonial, et la journée s'écoulait en des chuchotements discrets, des lectures pieuses, des évocations de souvenirs, une torpeur de moutier isolé au creux de quelque ravin solitaire et où les religieux n'ont plus que des pensées d'éternité... * * * * * --Malepeste! fit le petit Chantelouve, en lissant ses longues moustaches blondes, cela devait avoir un rude caractère! Le marquis, comme perdu dans quelque douloureuse songerie, ne parut pas s'apercevoir que quelqu'un l'avait interrompu et continua: --Seuls, les miens avaient à leur travée dans l'église une place vide, la chaise sur laquelle était gravé, au milieu d'une plaque de cuivre ce nom: _Mademoiselle Aurore-Luce d'Escouloubre de Capelys_--la chaise de la Folle. La Folle! Notre vieille grand'tante, qui végétait à demi claustrée dans une des chambres de l'hôtel et dont l'intelligence charmante, frivole, avait sombré on ne savait en quelles limbes, ce soir de Thermidor où l'on jeta bas la guillotine, où l'on renversa les charrettes dévoratrices, où l'on rendit la liberté aux si nombreux qui attendaient encore dans les prisons l'heure suprême de l'appel. * * * * * On aurait dit, à la voir enfouie au fond d'une bergère, inerte, ratatinée, pâlotte, d'une vieille fée qu'envoûtèrent de subtils enchantements, qui sommeille les yeux ouverts, et bien qu'à l'ordinaire, elle fût douce, calme, comme en léthargie, qu'elle n'eût pas seulement assez de force pour écraser une mouche, nous, les petits, nous avions l'effroi de la frôler, d'être enfermés avec elle, nous n'osions même à la dérobée contempler ses prunelles décolorées, étranges, d'un blanc verdâtre, maladif, de turquoise morte, qui sans trêve étaient fixées comme sur quelque terrifiante vision, sur quelque défilé de fantômes. Elle ne parlait pas, vagissait, se laissait manier, habiller, coucher, nourrir comme les babies, sans un mouvement, sans une révolte ou une prière. Et l'on avait le coeur serré quand on comparait cette ruine vivante, ce débris d'humanité que respectait la mort comme par une cruelle et inclémente ironie, à la délicieuse miniature qui la représentait à dix-sept ans avec une rose dans les doigts, moins rose que ses joues et que sa bouche de fleur et de grands yeux qui étaient comme des miroirs où se reflète un étang bleu et un air d'insouciance, de précoce coquetterie, de moquerie qui nargue la mauvaise fortune, qui sent le bonheur, quand on songeait qu'à cet âge d'éclosion, durant un voyage à la Cour, quatre d'entre les meilleurs gentilshommes du royaume l'avaient recherchée en mariage, courtisée comme une petite infante. Mais, à certaines dates, la malheureuse se métamorphosait, s'animait, devenait tragique, autant que l'une de ces victimes de la Fatalité qui se dressent dans le théâtre grec. On ne pouvait plus la tenir. Elle allait et venait dans sa chambre comme une bête qui veut s'évader, qui cherche une issue. Elle repoussait d'imaginaires ennemis, hurlait à la mort, frissonnait, claquait des dents, semblait un arbrisseau que tord quelque furieuse tempête. * * * * * Et elle avait cette idée fixe que _sa tête ne tenait plus sur ses épaules_, vacillait, roulait sur le tapis, que de l'horrible plaie de son cou décollé, du sang, des ruisseaux, des fleuves de sang jaillissaient comme d'une intarissable source, l'inondaient, perçaient ses vêtements, se figeaient sur sa peau, maculaient ses petites mains crevassées, parchemineuses. Et pour qu'elle ne se tordît pas en des convulsions d'horreur, on la déshabillait et on la rhabillait, on lui lavait les doigts, le visage, on l'essuyait durant des heures et des heures... J'ai vu cela, moi, et je ne l'oublierai jamais, quand même je devrais vivre cent ans, je détesterai cette république qui commença dans le sang des guillotines, qui n'épargna même pas les femmes... LA DAME AUX GARÇONNIÈRES --Elle a, en effet, s'écria avec son flegme accoutumé lord Ashton, toutes les apparences d'un petit monstre qui aurait une pierre infrangible et glacée à la place du coeur, qui semble avoir été jetée dans la vie par quelque divinité cruelle pour y semer les tristesses, pour y endeuiller les maisons, pour n'y commettre que de mauvaises actions. En la voyant si blonde, comme imprégnée d'aurorales clartés, si onduleuse, si serpentine, la bouche attirante comme une cible, trop rouge, découvrant en un éternel sourire de petites dents nacrées, des dents de louveteau prêtes à mordre, les yeux d'une teinte vitreuse, étrange, ni bleue, ni verte, ni violette, de la couleur qu'ont les algues entrevues au fond des gouffres quand la mer est calme, a des transparences de cristal, l'on songe à ces sirènes qui surgissaient des flots par les nuits d'étoiles, qui tendaient en des gestes de désir voluptueux et lents leurs bras souples aux pilotes, les troublaient, les berçaient de leurs traînantes chansons d'amour, les entraînaient dans l'abîme, les emportaient comme une proie, qui sait où. J'ai eu comme vous tous et fort longtemps cette opinion sur madame de Foliance, avec ce besoin que nous avons d'agrandir, d'apothéoser les choses les plus banales, les cas les plus simples, je me suis laissé emballer par ce renom de mangeuse de coeurs, imaginé parce que ce grand fou de Villepreux s'est fait sauter le caisson à cause d'elle, parce que d'autres qui l'approchèrent et en furent amoureux sont ou à la Trappe ou en des maisons de folie qu'elle méritait quelque intérêt, qu'on pouvait comme on dit _y aller_ ainsi qu'en un pays inconnu où l'on pense découvrir du nouveau, finir d'une façon inédite. * * * * * --Et le résultat du voyage? fit Ramondeins en jetant son cigare par dessus le bastingage. * * * * * --Dérisoire, absolument dérisoire, un montage de coup dans les grands prix. Au lieu d'un sujet de tragédie grandiose, terrible, mystérieuse, où planent dans l'ombre la volupté et l'amour, où tous les vices s'incarnent, fermentent en une créature divine, vouée fatalement aux inoubliables étreintes et aux destructions, presque une aventure bouffonne, de ces drôleries pimentées qui font rire, quoi qu'on en ait, après un dîner soigné... * * * * * ...Le yacht marchait maintenant à toute vitesse, fendait la mer comme un soc de charrue, jouait avec les vagues, les émiettait, s'enfonçait, remontait, luisait balayé, lavé par des paquets d'embruns. C'étaient de continuelles surprises, des déroulements de paysages, des métamorphoses incessantes de nuances dans le ciel, dans la ligne des côtes, dans la mer. Le bleu intense, sombre, presque violet de l'eau devenait glauque comme du jade, et en cette nappe de fjord qui charriait on l'eût dit, des débris d'avalanches, sautelaient, s'enfuyaient par bonds affolés des poissons que poursuivaient les marsouins. Et des odeurs grisantes, balsamiques, délicieuses, coulaient, roulaient vers le large dans les rafales du vent qui venait de terre. On en était imprégné jusqu'au cerveau, jusqu'au coeur. On respirait à pleines narines cette mêlée de parfums subtils. On fermait les paupières et l'on avait la sensation que des mains et des mains éparpillaient à pleines poignées dans l'air des pétales ainsi qu'au cours d'une procession, qu'on traversait des landes brûlées de soleil, des brousses épineuses d'où s'exhalent comme des vapeurs d'encens et de myrrhe, des paradis où s'épanouissent des fleurs monstrueuses, larges, profondes, embaumantes autant que des vasques qui seraient emplies de musc. Le stewart servit des cocktails sur un large plateau de cuivre où étaient gravés des versets du Coran, et, ayant vidé d'un trait son verre, lord Ashton, qui se sentait écouté, reprit, des inflexions gouailleuses dans la voix: * * * * * --Oui, Messieurs, savez-vous pour quelle femme notre pauvre cher Villepreux, qui avait ici-bas tout ce qu'il faut pour être heureux, qui nous eût revendu de l'esprit, qui était gai, rigoleur comme un collégien en vacances, s'est bêtement suicidé dans une chambre d'hôtel, pour qui Pierre de Galaube a endossé le froc, usé ses genoux sur les dalles, cuve silencieusement sa douleur inguérissable au fond d'un cloître; le baron Rolandin est allé se faire tuer au Sénégal, sans gloire et sans profit, Bob Harisson a lâché sa femme et ses enfants, beugle maintenant tombé au troisième dessous des chansonnettes obscènes dans les public-house du Havre, Georges Le Hardeur passe ses journées chez le docteur Blanche, à marmotter tour à tour des phrases de colère et d'adoration, se rue tête baissée contre les murs de sa chambre, hurle au crépuscule comme un caniche égaré--et j'en oublie, parbleu--savez-vous pour qui tant de braves et beaux garçons ont disparu de la circulation, sombré dans le néant, désespérés, ne croyant plus à rien, sevrés de tout désir, de tout espoir. Pour une jouisseuse détraquée, vulgaire, dont l'unique plaisir est de changer les décors où se prélasse sa beauté, d'arranger continuellement quelque «home», de draper des étoffes, de planter des clous comme un simple tapissier. Vous souriez, et je vous jure cependant que c'est l'absolue vérité. L'impudique idéale qui vous brûle jusqu'aux moelles quand elle se donne, qui vous fait vraiment comprendre ce qu'il y a d'éperdu, de suprême, d'anéantissant, de céleste dans la possession, dans le baiser, qui ne triche jamais, qui perd le sentiment de tout, tombe en de démoniaques extases entre les bras d'un amant qui sait en jouer, lui arracher des vibrations comme à une viole merveilleuse, cette femme dont les caprices s'éteignent aussitôt ainsi que la flambée d'un feu de joie, dont les billets d'adieux, les lettres qui vous sonnent le glas, qui vous _décommandent_ au paroxysme des tendresses et du désir, sont des chefs-d'oeuvre de rouerie et de cruauté implacable, madame de Foliance ne se livre qu'avec l'arrière-pensée de jeter son corset et ses jupes de dentelles en une garçonnière où elle bouleversera tout, cherchera des effets de couleur et des effets de lumière, dictera ses fantaisies d'ameublement à celui qui l'adore... * * * * * Le cadre l'intéresse plus que l'amant. Elle s'en délecte, s'y attarde, et dès qu'elle s'y est accoutumée, s'y est assez vue, disparaît du soir au lendemain pour toujours, passe à un autre, recommence la même comédie décevante, le même travail auquel on attache bêtement ses chimères et qui vous fait rêver des intimités idéales que rien ne rompra, des années de bonheur et d'enchantement qu'aucun désastre ne troublera. L'amoureuse qui ne se contente pas d'offrir son corps aux caresses de l'amant, qui ne se jette pas dans l'alcôve, d'un élan sans regarder autour de soi, qui examine gentiment le logis dans ses moindres détails, qui cherche, réfléchit, hésite, conseille comme un locataire avant de signer un bail très long, l'amie qui pose à la petite femme sérieuse, qui vous donne envie de l'embrasser à chaque pas dans son inspection flâneuse, qui fait la moue à la pensée de s'installer en camp volant, semble avoir dans sa cervelle de mésange des suggestions de collage, n'est-elle pas la pire des tentations, l'alléchante, la plus désirable de toutes, surtout lorsqu'on croit l'enlever à un autre, lorsqu'elle est jolie, rieuse, amusante? Et, conclut lord Ashton, comme je n'aime courir l'amour qu'en poste, que je redoute au tant que le feu ces liaisons dont le début est le plus savoureux, le plus triomphal des baisers, dont la fin est un sanglot d'amertume ou une litanie d'insultes rageuses, comme je n'ai jamais pu supporter dans mes aimoirs autre chose qu'un vaste lit, quelques fauteuils et tout ce qu'il existe de plus confortable en cabinet de toilette, j'ai battu en retraite aussitôt et échappé à cette _femme de foyer_. N'avais-je pas raison et n'est-ce pas plutôt du Meilhac que de l'Eschyle? LES BATTEUSES D'HOMMES ...Elle n'avait cependant rien de farouche ni de satanique cette petite Séraphita qui, avec des phrases d'exaltation, des réticences mystérieuses d'initiée, nous racontait de si étranges choses en une de ces fins de dîner qui se prolongent dans la fumée des cigares. Avec l'envolement de ses bouclettes de soie blonde qui mettaient autour de sa figure de gamine comme une auréole de lumière, son nez malicieux, ses joues veloutées qui se coloraient de brusques rougeurs, ses lèvres qu'entr'ouvraient des rires de joie et de moquerie, elle semblait à peine féminisée, une enfant plus grande qu'on ne l'est à son âge et qui n'a pas meurtri son coeur ingénu au contact de la vie, effeuillé au vent ses suprêmes illusions. Seuls, les yeux aux luisances changeantes de pierre précieuse--d'un bleu attirant d'abîme et aussi d'un bleu implacable de ciel d'été--les prunelles qui s'illuminaient, qui se métallisaient, s'imprégnaient de cruautés, de ténébreuses chimères, de perverses souvenances, décelaient quelque détraquement, quelque complication anormale dans les rouages de cette âme simple, charmante de puérile pensionnaire dont la chair virginale sommeille encore impolluée. * * * * * ...Nous avions d'abord souricomme d'un intermède amusant--tandis qu'elle appuyait de toute une mimique heurtée et violente ses théories sur l'Amour, qu'elle y ajoutait la saveur d'un accent guttural, à la fois traînant, rude et câlin de nomade née sous la tente, qu'elle s'énervait, s'interrompait tout à coup les sourcils froncés, les dents crissantes en la bouche que crispe une moue querelleuse. Et voici que chacun s'accoudait sur la nappe où courait une débandade de petits verres poisseux, de bouteilles, l'écoutait en un trouble instinctif, s'intéressait à ces dépravations ignorées dont elle se faisait l'apôtre, des mirages d'Eden, de terre promise dans son regard fixe, des séductions dans ses longues mains blanches, souples, impérieuses de sacrificatrice... * * * * * --Alors, disait Séraphita, ses pâles joues empourprées par les vibrations de son coeur, vous croyez être des amants, donner la preuve de votre amour à une femme parce que, pendant des semaines, des mois, des années même vous la recherchez plus qu'une autre, vous l'adulez, vous la suppliez en de sentimentales et ferventes lettres où l'on voudrait que les mots épandent des sortilèges, des griseries de parfums et de musiques, soient à l'unisson du desir qui vous aiguillonne sans trêve, de la passion qui vous ronge jusqu'aux moelles comme cette tunique de trahison trempée dans le sang des monstres où se débattait le divin Héraklès, parce que votre bouche se rive à sa bouche, parce que vous l'emportez en de torpides extases, parce que vous lui obéissez, vous acceptez une sorte de servage, vous abdiquez toute volonté, vous vous agenouillez sous le joug qu'elle vous tend de ses doigts prometteurs, vous payez parfois en souffrances, en nostalgiques regrets, en larmes, ce que la trop Aimée vous accorda de béatitudes et d'ivresses! Mais qu'est ce jeu de corruption où le coeur n'apparaît qu'avili, que souillé, qu'étouffé en de bestiales pratiques, où pour atteindre le but l'on prend la même route que le commun des hommes, que ceux qui sont seulement des forces, qui n'ont aucune étincelle dans leur cerveau, que si peu de chose différencie de l'animal, dressé au labeur, où l'on aboutit à l'anéantissement du stupre, que sont ces éphémères et artificielles voluptés, ces comédies dérisoires à côté de ce que nos âmes inquiètes, inassouvissables, chercheuses de Slaves ont trouvé, de ces jouissances que nous proposent, que nous offrent là-bas les raffinés pour qui la Femme--la vierge--est l'idole souveraine, de ces véritables supplices auxquels ceux-là se condamnent, s'abandonnent pour affirmer leur soumission, pour témoigner leur ferveur! * * * * * Elle eut dans ses claires prunelles bleues comme de radieuses passées de souvenirs et plus lentement, ainsi que pour nous enfoncer une à une ses paroles dans le cerveau et les y incruster à jamais, reprit: * * * * * --Vous avez lu quelquefois peut-être à la quatrième page des grands journaux hongrois ou russes d'énigmatiques annonces qui étaient libellées ainsi: «JEUNE FILLE JOLIE, _batteuse_», puis une adresse quelconque. Cela signifie que mademoiselle X... ou Y... est affiliée à notre secte, prête si l'homme qui lui écrira, qui l'implorera, vient au rendez-vous aussitôt accepté, l'intéresse, lui plaît, à devenir l'amie qui le dominera, qui lui donnera le délice de souffrir, le rêve du ciel, qui le rendra pareil à ces Saints dont la chair se purifiait en d'incessantes macérations, qui le flagellera avec la frénésie d'un bourreau qui s'acharne sur sa victime. Ensuite, si cette façon de mariage se conclut, l'un et l'autre se retrouvent dans quelque appartement couvert d'épais tapis, tendu d'étoffes où se heurteront sans échos les clameurs et les plaintes. L'homme se déshabille à demi, s'étend, le torse nu, sur quelque peau de bête, tend ses poignets et ses chevilles à la femme pour qu'elle y rive des anneaux de chaînes, qu'elle le réduise à l'impuissance absolue. Et, décolletée, en toilette de bal toute blanche, la pelisse de zibeline rejetée derrière soi, les doigts crispés au pommeau d'une cravache, la batteuse use ses forces sur l'être qui est maintenant en sa possession, frappe à tour de bras, frappe encore, frappe toujours, s'affole, se grise de ces cris d'éperdue tendresse, de ces sanglots d'adoration, de ces râles de souffrances qui montent vers sa beauté, de ce sang qui jaillit, qui emplit la chambre comme d'une odeur d'holocauste, a comme un délire sacré, plonge des yeux de flamme dans ces yeux de victime qui la contemplent, qui la dévorent, qui la caressent à travers une buée de larmes, dans cette chair qu'elle sent à sa merci, et dont l'âme tout entière, les pensées lui appartiennent. Et elle voudrait que son faible corps de femme, que ses bras, que ses muscles aient une vigueur formidable, que ses forces s'éternisent, se décuplent, frapper jusqu'à ce qu'il en meure, et qu'elle retombe près de lui, le coeur brisé, les prunelles éteintes! --Malepeste, quelle conviction, Mademoiselle, balbutia Laumières de ce ton pâteux qu'on a quand on s'éveille en sursaut au milieu de quelque cauchemar, voilà des turlutaines qui ne me tentent pas, mais pas du tout! La Glandée qui essuyait nerveusement le verre terni de son monocle, se redressa et toujours désireux de se renseigner, d'aller, comme il dit, au fond des choses, demanda: --Etes-vous très nombreux dans votre petite confrérie fouetteuse? * * * * * Séraphita ne parut pas s'apercevoir de la pointe d'ironie qui perçait en cette question, répondit fiévreusement: --Je ne sais, car nous ne nous réunissons jamais que par couples, qu'importe d'ailleurs et n'est-ce pas un de vos plus grands poètes qui a dit que ce qui ferait le bonheur du Paradis, serait le petit nombre des Elus.... Cent ou mille ou plus et, chose bizarre, parmi les plus décidés, les plus exaltés, surtout des garçons robustes, sains, bâtis pour de terribles luttes, de ces beaux officiers blonds et roses aux épaules carrées, aux poitrines bombées comme des boucliers, oui, des tas d'officiers qui pourraient nous jeter bas d'une chiquenaude et qui vont au devant de ce martyre mystique, qui ne veulent plus d'autre amour, qui guettent avidement ces suggestives annonces dont je vous parlais tout à l'heure! Et la jeune fille ajouta mélancoliquement: --Hélas! pas un de vous ne me trouve belle et ne m'aime, puisque ni monsieur de Laumières, ni vous, monsieur La Glandée, qui êtes pourtant si flirt, ni Georgie Vignolles, ne demandent à être mis à l'épreuve, ne s'offrent à ma cravache! --C'est que voilà, opina La Glandée, mademoiselle Séraphita, petit ange délicieux, votre petite fête manque trop de..., comment vous dirais-je cela, de suite et fin... Nous ne sommes pas encore assez faisandés, voyez-vous, et quant à moi, vrai de vrai, j'aime mieux ma mie, ô gué, j'aime mieux ma mie! Séraphita haussa les épaules. LA DONNEUSE DE PATIENCE Parce que chez les bonnes soeurs de la petite ville où s'était écoulée son enfance, elle avait appris et retenu le peu que doit savoir une femme pour paraître intelligente, qu'elle écrivait d'une longue écriture anglaise d'institutrice des lettres amusantes, toutes de moqueries avec on ne savait quel arrière-goût romanesque, quelques jolies phrases liminaires de désirs et de promesses, qu'elle pouvait, au piano, jouer aussi bien du Chopin que quelque langoureuse valse de Métra, et parce qu'avec sa longue figure pâle comme les roses de l'arrière-saison, ses larges yeux de morte amoureuse, sa bouche qui faisait penser à quelque fruit délicieux et ses cheveux à peine blonds, teintés comme de lointains reflets d'étoiles, fins, souples, indociles, son cou onduleux et blanc de cygne, ses minceurs de fillette qui a précocement grandi, elle attirait, donnait à rêver, paraissait enfermer dans son coeur et sa chair toutes les voluptés, ne ressemblait en rien à l'Article-Paris qui court les rues, Liette Florenne, dès qu'elle eut lâché la modeste place de gouvernante à cent francs par mois où ses vingt ans s'étiolaient inutiles et moroses, ne demeura pas dans les «prix à réclamer.» Mais comme elle allait tête baissée vers l'amour, telle qu'une chèvre vagabonde, compliquait sa vie de multiples aventures, ne savait pas résister aux tentations, avait, on l'eût dit, un brasier inextinguible dans son corps de fausse maigre, menait à trois, à quatre et à cinq en une parfaite insouciance des jalousies, des querelles, des surprises, se trompait d'heure et d'amant sans cesse, s'empêtrait ingénûment dans ses mensonges, il vint un moment où elle se sentit désorientée, où elle s'épeura d'avoir tant d'intrigues. Et devenue prudente, commençant à connaître les hommes, sous le prétexte de lui trouver une bonne place, elle fit venir du pays sa cadette, l'associa à son existence. Luce avait dix-sept ans, de petits pieds et de petites mains. Elle semblait d'une autre race que sa soeur, rieuse, resplendissante, la peau blanche, piquetée d'imperceptibles taches de rousseur, le corsage plein avec, quand elle marchait, un léger balancement des hanches. Elle sentait bon comme un bouquet de violettes. Et ses prunelles étaient si bleues qu'on se plaisait à les regarder comme un beau ciel. Elle avait, dans l'hôtel de Liette, l'air d'un oiseau dans une grande cage dorée, sautelait, pépiait, riait, jasait du matin au soir, ne trouvait rien de mal à ce qu'elle entrevoyait, estimait sagement que l'amour n'a pas été inventé pour seulement vibrer dans les couplets de chansons, mais aussi pour mettre les coeurs en joie, pour les griser comme le bon vin. Et futée, comprenant les choses au premier mot, ravie de s'approcher ainsi du feu, de coqueter, de porter de jolies robes, des dessous de batiste et de surah, des rubans à son corsage, de jouer à «celle qu'on aime», elle se prêta aussitôt, s'accoutuma au rôle périlleux que lui avait confié et appris minutieusement son aînée. Elle était la donneuse de patience, l'ingénue adorable à laquelle on se heurte dans l'antichambre, qui entre comme fortuitement dans le salon et s'asseoit auprès de l'amant jaloux, irrité, angoissé de ne pas trouver sa maîtresse au rendez-vous donné, prêt à repartir, à tout briser, à griffonner sur une carte: P. P. C., lui raconte de sa voix claire, toutes sortes d'histoires, le calme, l'enjôle, donne ses mains, se laisse regarder, admirer, prendre la taille, tandis qu'on lui fourrage la nuque de baisers audacieux, se débat, éclate de rire, prolonge ces décevantes luttes et se redresse, se défripe toute rougissante au moment où la grande soeur ayant eu le temps d'arriver ou d'éconduire quelque fâcheux, ouvre brusquement la porte, s'arrête les sourcils froncés, attaque pour ne pas avoir à se défendre, s'exclame: --Ah! vous ne vous embêtez pas, vous autres! Faut-il avoir du vice tout de même! Des fois, Liette s'attardait, s'oubliait, et la petite Luce ne savait plus que devenir, qu'imaginer pour tenir bon jusqu'au bout, pour sauver sa vertu du suprême assaut. Elle rusait, ne disait ni oui ni non, avec des mines mielleuses, des joueries subtiles, plaisantait, promettait, traînait le siège en longueur ou roucoulait des mots obscurs, le faisait au sentiment, à l'amour chaste comme quelque Agnès rouée qui compte parvenir au mariage. Ou elle affectait de ne pas comprendre, avec des gestes farouches de pudeur qu'on offense, de sensitive qu'on blesse, ou elle interrompait les déclarations trop frôleuses, par quelque interrogatoire tranquille, un rappel glacial à la question d'argent, un «donnant donnant» qui changeait aussitôt le ton de ce colloque sentimental. Et Liette Florenne délivrée de tout souci, ne se préoccupant plus de rien faisait une fête ininterrompue, répétait souvent à sa soeur: --Tu ne me planteras jamais là, n'est-ce pas, ma petite Luce, j'en perdrais la tête! * * * * * Cependant la «ménagerie», comme disait gouailleusement Liette Florenne, n'était pas seulement composée de jeunes imbéciles que leur écurie de courses hante plus que leur maîtresse et qui ressemblent plus à des gravures de tailleur qu'à des gars, de vieux noceurs blasés prisant une jolie femme comme un bon cigare, ne s'échauffant hors de propos ni le coeur, ni les sens et qui cuisinent et faisandent l'amour pour réveiller leur appétit. Quelques-uns étaient vraiment racés, avaient ces chatteries enveloppantes, cette intuition de ce qu'il faut dire à une femme pour l'intéresser et l'alanguir, ces façons tendres et d'une galanterie à la fois dévote, respectueuse et cavalière, cette science des caresses et des nuances qui caractérisent l'homme d'amour. Quelques-uns étaient vigoureux, d'une mâle distinction, méritaient de faire battre plus fort un coeur virginal, et parmi eux, quoi qu'elle en eût, Luce avait distingué le marquis de Seillac, un grand beau garçon aux longues moustaches effilées, rousses comme du tabac d'Orient, aux yeux clairs, changeants, d'où s'épandaient des suggestions de baisers. Pour lui seul, elle souffrait, elle avait honte de mentir, de jouer la comédie, d'être la «donneuse de patience» et quand elle l'effleurait, quand elle le sentait dans ses jupes, elle eût donné tout au monde afin que Liette éternisât son absence, ne revînt pas les séparer, les troubler, le prendre. Elle avait en lui parlant une voix sombrée, étrange, comme mourante, elle n'osait pas affronter l'ensorceleuse acuité de son regard et chancelait, défaillait, lorsqu'il l'entourait de ses bras, la serrait contre sa poitrine, l'embrassait derrière l'oreille et dans les cheveux. Et elle se maîtrisait pour ne pas lui crier cet amour dont l'ardeur la consumait, l'aiguillonnait, pour ne pas se pendre à son cou des deux bras, pour lui résister, pour ne pas lui répondre à demi-pâmée: «Eh bien! oui, je t'adore, je n'aime que toi, prends-moi, prends-moi toute si tu me veux?» Mais l'arrière-pensée douloureuse qu'il en rirait, qu'il raconterait sa bonne fortune imprévue à Liette, à sa maîtresse, l'arrêtait chaque fois, la retenait, et elle fondait en larmes, sanglotait durant des heures et des heures en les nuits qu'ils passaient ensemble, lui et Liette. Celle-ci en la galopade folle de sa vie, en son détraquement d'égoïste ne s'apercevait ni que la petite s'apâlissait, s'efflanquait, ne riait et ne chantait plus, ni qu'elle avait toujours des larmes plein les yeux, qu'elle mangeait comme avec dégoût et n'était que l'ombre de soi-même. Et elle s'écroula hébétée de stupeur, le soir où revenant de souper au café de Paris avec toute une bande joyeuse, et, selon son habitude, allant embrasser Luce dans son petit lit de jeune fille, elle la trouva morte. La petite fille s'était empoisonnée avec du laudanum comme une grisette qui a le coeur trop en peine et elle avait écrit ceci sur un chiffon de papier: «_J'aimais le marquis!_» Et Liette Florenne en a gardé du deuil dans l'âme, s'écrie parfois: «Est-ce bête tout de même, je le lui aurais bien donné son marquis, ça eut fait de la place aux autres!» LE VOLEUR --Certes, s'écria le docteur Sorbier, qui avait froidement écouté, en ayant l'air de penser à autre chose, ces aventures étonnantes de cambriolages, de coups audacieux comme empruntés au procès de Cartouche, je ne sais pas de faute plus vile, de déloyauté plus grande que de s'attaquer à l'innocence d'une jeune fille, de l'induire en corruption, de profiter d'une de ces défaillances inconscientes, d'un de ces instants de folie où le coeur bondit comme un faon en détresse, la chair jusque-là impolluée palpite de désirs éperdus, les lèvres ingénues se jettent en pâture aux baisers du séducteur, l'être tout entier conquis, brûlé de fièvre, s'abandonne, ne songe ni à l'irrémédiable tare, ni à sa déchéance, ni aux douloureux réveils des lendemains. L'homme qui a mené cette entreprise lentement, vicieusement, avec on ne sait quelle science du mal, et qui, en de tels cas, ne trouve pas assez de sagesse, de dignité, de force en soi-même pour battre en retraite, pour éteindre cette flambée de quelque phrase glaciale et réveilleuse, qui n'a pas de la raison pour deux, qui ne parvient pas à se remettre d'aplomb, à maîtriser la bête emportée, démente au bord du gouffre où elle va sombrer, est aussi méprisable que n'importe quel forceur de serrures, quel gueux aux aguets d'un logis sans défense, sans protection, d'un coup facile et fructueux, que cette pègre dont vous racontiez tout à l'heure les continuels exploits. Et je me refuse à l'absoudre même quand des circonstances atténuantes plaident en sa faveur, même lorsqu'il s'agit d'un flirt périlleux où l'on s'efforce vainement de se tenir en équilibre, de ne pas dépasser, comme au lawn-tennis les limites du jeu, où les rôles s'intervertissent, où l'on a pour adversaire quelque curieuse précoce, tentatrice, montrant tout de suite qu'elle n'a plus rien à apprendre, rien à expérimenter que le dernier chapitre de l'amour, une de ces grandes gamines du monde dont la destinée préserve à jamais nos fils, et qu'un romancier psychologue baptisa: «les Mi-Vierges». C'est évidemment malaisé, pénible pour cette grossière et insondable vanité propre à tout homme et qu'on pourrait appeler le _mâlisme_ de ne pas tisonner un aussi beau feu de joie, de faire le Joseph et l'imbécile, de détourner les yeux, de se mettre comme de la cire dans les oreilles, ainsi que les compagnons d'Ulysse attirés par les divines chansons des Syrènes, de frôler sans s'y asseoir cette jolie table couverte d'une nappe toute neuve où l'on vous convie d'une voix si douce, si suggestive à prendre place avant tout autre, à étancher votre soif, à goûter le vin nouveau qui grise et dont on n'oubliera jamais la fraîche et étrange saveur. Mais qui hésiterait à avoir cette sagesse si en un rapide examen de conscience, en un de ces reculs instinctifs où l'on voit clair, où l'on recouvre quelque sang-froid, il mesurait la gravité de sa faute, songeait à ses conséquences, aux représailles, aux inquiétudes qui le hanteront désormais, qui saccageront le repos, le bonheur de sa vie. Vous pensez bien que derrière ces réflexions de moraliste comme on peut en permettre à un barbon de mon âge se dissimule une histoire et toute douloureuse qu'elle est, je gage qu'elle vous intéressera par son étrangeté héroïque. * * * * * Il se tut un instant comme pour classer ses souvenirs et accoudé sur le bras du fauteuil, les yeux perdus dans le vide, reprit d'une voix lente de professeur qui devant un lit de malade explique un cas à ses internes: --C'était un de ces miroirs à femmes qui, comme disaient nos pères, ne connaissent pas de cruelles, le type du cavalier aventureux qui semble toujours en fourrageur, qui sent son mauvais sujet dédaigneux du danger, brave jusqu'à la témérité, ardent au plaisir, jeune et dont on subit malgré soi le charme, dont on excuse comme la chose la plus naturelle du monde les pires fredaines. Il avait à peu près mangé tout son avoir au jeu ou avec de jolies filles et, devenu un officier de fortune qui s'amuse quand et où il en trouve l'occasion, tenait garnison à Versailles. Je le connaissais jusqu'au fond de son coeur de grand enfant, trop facile, hélas, à pénétrer et à sonder, et je l'aimais comme quelque vieux célibataire d'oncle aime un neveu qui lui en fait voir de toutes les couleurs, mais s'entend à capter son indulgence, à le retourner, à l'enjôler. Il m'avait pris pour confident bien plus que pour conseilleur, me tenait au courant de ses moindres équipées, en ayant d'ailleurs toujours l'apparence de parler d'un camarade et non de lui, et j'avoue que cette belle flamme de jeunesse, cette sonore et insoucieuse gaieté, cette fougue amoureuse me donnaient parfois des distractions, me mélancolisaient de nostalgies, que j'enviai ce beau garçon si robustement planté, si heureux d'être au monde, que je n'avais pas le courage de le retenir, de lui montrer le bon chemin, de lui crier «casse-cou» comme au colin-maillard. Et, un jour, à la suite d'un de ces interminables cotillons où l'on ne se quitte pas durant des heures, l'on a la bride sur le cou, l'on disparaît de compagnie sans que nul ne songe à s'en préoccuper, le pauvre grand apprit enfin ce qu'est l'amour, le vrai qui se gîte en plein coeur, en plein cerveau, qui s'y prélasse, qui y règne en souverain et tyrannique maître, se toqua d'une jeune fille adorable mais aussi mal élevée, aussi inquiétante, aussi perverse, aussi faisandée qu'elle était jolie. Elle l'aimait au reste, l'idolâtrait, despotiquement, follement, de toute son âme ravie et de toute sa chair enchaleurée. Livrée à soi-même par des parents imprudents et frivoles, névrosée par des amitiés malsaines de couvent, instruite par ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait, ce qu'elle surprenait autour de son artificielle et trompeuse candeur, sachant que ni sa mère, ni son père, infatués de leur race, avares de leur bien, ne consentiraient à lui accorder pour mari celui dont elle avait le caprice, ce beau garçon renté de chimères et de dettes, et de petite bourgeoisie, elle s'allégea de tout scrupule, ne pensa plus qu'à lui appartenir tout entière, qu'à l'avoir pour amant, qu'à triompher de ses résistances désespérées d'honnête homme. Et, peu à peu, les forces du malheureux s'émiettèrent, son coeur s'amollit, ses nerfs exacerbés se tendirent et il se laissa emporter par ce courant qui le heurtait, qui l'enveloppait, dériver comme une épave désorientée. Ils s'écrivaient des lettres de tentation et de démence. Ils ne passaient plus une journée sans se voir, soit dans quelque rencontre comme fortuite, soit en des parties, soit au bal. Elle lui avait donné ses lèvres en d'éphémères et détraquantes caresses. Elle avait scellé leur pacte passionnel en des baisers de désir et d'espoir. Et elle voulut enfin connaître les béatitudes ignorées et défendues, aller jusqu'au bout, l'amena, le guida, quoi qu'il en eût, vers son lit virginal. * * * * * Le docteur s'interrompit, les paupières tout à coup mouillées de grosses larmes, comme si de vieux chagrins refluaient de son coeur longtemps engourdi, et, avec des inflexions rauques, une vibration machinale de tout le corps, continua avec l'effroi de ce qu'il allait révéler: --Pendant des mois, retenant son souffle, épiant les bruits les plus légers, comme un malfaiteur qui s'introduit en une maison, il escalada le mur du jardin, pénétra dans l'hôtel par une petite porte des communs dont elle avait dérobé la clef, traversa pieds nus un long corridor, monta par le large escalier dont les dalles par instants craquaient jusqu'au second étage, où était la chambre de sa maîtresse, s'y attarda presque toute la nuit. Et ils oubliaient tout alors, vivaient en quelques heures des éternités de délices, étouffaient à peine le bruit de leurs râles, de leurs baisers frénétiques, de leurs aveux, semblaient, en leurs étreintes, chercher le néant, le sommeil dont on ne se réveille pas. Une nuit où les ténèbres étaient plus épaisses, où il se hâtait en l'appréhension de perdre des secondes de ce bonheur fou, l'officier se heurta à un des meubles de l'antichambre et le renversa. Et par hasard, soit qu'elle eut la migraine ou se fut attardée à quelque lecture de roman, n'étant pas encore endormie, la mère de la jeune fille, terrifiée par ce bruit insolite qui troublait le solennel silence de la maison close, sauta à bas de son lit, ouvrit sa porte, distingua une ombre qui s'enfuyait, rasait les murs, s'imagina aussitôt que des voleurs dévalisaient l'hôtel, appela son mari et ses gens à grands cris farouches. Le malheureux connaissait les aîtres, et, comprenant en quelle effroyable impasse il était acculé, aimant mieux passer pour un misérable filou que de laisser seulement pressentir la navrante vérité, déshonorer sa maîtresse adorée, découvrir le secret de leurs coupables amours, se rua dans le salon, tâtonna parmi les étagères et sur les tables, emplit pêle-mêle ses poches de menus bibelots précieux et se blottit comme une bête traquée par des chasseurs à côté du piano à queue qui barrait tout un coin de la vaste pièce. Ce fut là que les domestiques accourus avec des candélabres allumés le surprirent, l'injurièrent, lui mirent la main au collet, le traînèrent, pantelant, comme à demi-mort de honte et d'effroi au plus prochain poste de police. Il ne se défendit qu'avec une maladresse voulue devant ses juges, soutint son personnage, sans une révolte, sans un sanglot, sans un sursaut de désespérance, d'angoisse et condamné, dégradé, martyrisé dans son honneur d'homme et de soldat, ne protesta pas, s'en alla croupir en prison avec les déclassés dont se débarrasse la société ainsi que d'une malfaisante et contagieuse vermine. Il y est mort de tristesse, d'amertume, en prononçant tout bas, comme une prière extatique, le cher petit nom de la blonde idole pour laquelle il s'était sacrifié, en remettant pour moi, au prêtre qui lui avait donné l'extrême onction, un long testament où, sans accuser personne, sans lever le moindre voile, il expliquait enfin cette énigme, se purifiait, se lavait des accusations dont, jusqu'à son dernier souper, il avait supporté l'horrible lourdeur. Et j'ai toujours pensé, je ne sais pourquoi, que la jeune fille s'était mariée et avait de délicieux enfants qu'elle élève avec l'austère sévérité, la grave piété des parents de jadis! LE PLEUREUR Comme la petite Josette Grenelle, en refermant son large éventail, s'écriait: «Mais quel plaisir ce garçon peut-il trouver à attendre les faire part de deuil aussi impatiemment qu'une invitation à quelque fête, à suivre ainsi comme un employé des pompes funèbres même des enterrements d'inconnus où il ne fut pas convié?» Robert Davenne, cette âme furieuse, inquiète de policier qui sait le pourquoi de tant de cas étranges, le mot de tant d'énigmes parisiennes, bougonna de sa grosse voix traînante: --Je vais vous le dire, Madame, et je gage que vous n'aurez plus alors envie de blaguer notre pauvre camarade Réalmont; vous lui marquerez même, car au fond les femmes sont moins mauvaises qu'elles ne le paraissent, un peu de compassion, vous vous sentirez émue comme aux passages attendrissants de ces bons vieux drames que nous aimons et que tout à l'heure vous défendiez avec une telle chaleur. * * * * * Il se cala au fond de son fauteuil, et, les paupières à demi abaissées filtrant de vagues regards qui flottaient dans le vide, reprit: --Lui qui relevait à peine d'une de ces crises d'amour déçu, trahi, avili, où l'on pense perdre la raison, l'on se jure de ne plus avoir de coeur, de ne plus s'attacher à rien, d'être désormais le jouisseur indifférent, blasé, qui change de femme comme on change de linge, qui ne met pas une parcelle de son âme, dans les étreintes passagères, résiste aux prières autant qu'aux sanglots de colère et de haine; lui dont le temps, ce grand médecin, comme disait l'autre, avait lentement fermé, cicatrisé les plaies, qui était arrivé enfin à oublier, à avoir une apparence de bonheur calme, à revivre, s'était encore laissé prendre tout entier par une nouvelle et adorable maîtresse. Ah! ceux qui sont par quelque pacte occulte voués à l'amour comme des proies opimes ne lui échapperont jamais, ne briseront pas les liens avec lesquels il les guide dans l'ombre, les pousse, les rejette, les yeux leurrés, éblouis d'un éternel et merveilleux mirage, vers le gouffre. En vain se croiront-ils guéris, forts, armés contre les futures épreuves, en vain défieront-ils les tentations, triompheront-ils d'une femme, de deux, de dix, de cent, toujours se dressera sur leur route, brusquement, face à face, comme pour un duel, la Séductrice, l'Inconnue, qui ressuscitera tous les ferments de sentimentalité, de rêve, de désir, de perversion assoupis en leur être comme du feu sous la cendre, qui les rallume de sa douce haleine ces tisons qui n'étaient pas éteints. Et il leur semblera que tout refleurit, qu'une éclosion de joie idéale embaume leur coeur, qu'ils ont à nouveau vingt ans, qu'ils partent pour une interminable étape de tendresse et de délices. Ils croient, sincèrement qu'ils n'aimèrent jamais à ce point une femme. Ils s'abandonnent. Ils voudraient sans cesse être dans ses jupes. Ils sont comme des enfants qui, le premier jour de l'année, ne peuvent plus manger, ni dormir, s'exaltent, ont la fièvre parce qu'on leur apporte quelque beau joujou à surprises. Ils vivront jusqu'au fatal réveil comme en une sorte d'ivresse. Et cependant peut-on les plaindre, ces condamnés qui usent leur guenille en des enchantements autant qu'en des angoisses, qui sont comme d'une race d'Elus, qui rêvent double et que les beaux bras blancs des très aimées emportèrent au paradis, que leurs maîtresses ne peuvent abandonner sans retourner la tête malgré elles, sans écraser du bout des doigts quelque furtive larme aux coins de leurs paupières cernées! * * * * * Il s'était comme emballé, accentuait de longs gestes, des phrases tout à coup gonflées d'on ne savait quelle fougueuse passion et il s'arrêta avec, on l'eût dit, le regret d'avoir ainsi haussé le ton, perdu le fil de son histoire. --Revenons à notre camarade, continua-t-il avec une bonhomie voulue. Donc au moment où il y pensait certes le moins, où il eût parié n'importe quoi qu'il ne redeviendrait jamais sérieusement amoureux, Réalmont s'était heurté à une de ces femmes comme on en rêve pour faire, de compagnie, l'aventureux voyage de la vie. Elle était le rire qui grise comme du vin nouveau, qui chasse les mélancolies, qui fait chaud au coeur, qui sent la joie et la jeunesse. Elle avait une voix changeante, suggestive, tantôt claire, vibrante comme du cristal, tantôt vague, sombrée, douce comme les suprêmes gazouillis des fauvettes sous les feuilles quand tombe le crépuscule. Elle avait des cheveux fins comme de la soie, blonds comme un pâle soleil d'hiver, des yeux voilés et de longs cils attirants comme des lèvres, une petite bouche délicate, pareille à un bijou de fée. Elle était grande et avait dans ses moindres mouvements, ses moindres gestes, la grâce onduleuse des ballerines. Et une âme simple, en dehors, où demeurait comme un peu d'enfance, où l'on voyait comme en l'eau limpide d'une source, où tout n'était que charme, qu'étourderie, qu'insouciance, que gaieté, que franchise. Ce fut entre eux une de ces liaisons que l'on envie, qui semblent trop heureuses, trop passionnées pour pouvoir durer. Ils s'adorèrent pendant quatre mois tout juste, ne pensant à rien, ne s'entravant d'aucun souci, vivant comme s'ils avaient eu cent mille livres de rente. Et comme elles sont toutes les petites filles de Manon, la trop jolie perdit un soir son amant en chemin, ainsi que le petit Poucet. D'autres que ce toqué de Réalmont eussent, selon le conseil du poète latin, noté d'une pierre blanche cette date où il recouvrait enfin sa liberté, béni le destin, se fussent en hâte consolé sur l'oreiller amoureux d'une nouvelle maîtresse. Lui, en devint presque fou, se désespéra, ne voulut ni suivre les conseils de ses plus anciens amis, ni se laisser assagir, ni s'apaiser. Il traîne cet incurable chagrin, cette perpétuelle nostalgie, le long de l'existence. Son coeur est devenu comme une éponge à larmes. Et c'est pour cela qu'il fréquente, avec une maladive assiduité, les églises tendues de draperies noires, qu'il s'agenouille aux messes de deuil, qu'il suit jusqu'en les cimetières les plus lointains les corbillards. Son âme blessée se fond, sa poitrine pleine de sanglots se dégonfle, ses nerfs se détendent au milieu de la tristesse qu'épand autour d'elle la mort, des graves psalmodies d'adieu, des dernières oraisons, du chant douloureux des orgues. Là seulement il peut sans qu'on l'épie, sans qu'on le trouble, sans que l'on rie de sa faiblesse, s'abandonner à sa souffrance, à sa désolation, se rappeler le passé, l'amour qui n'est plus, s'imaginer qu'on en célèbre les solennelles funérailles et se lamenter, pleurer jusqu'à ce que ses yeux n'en puissent plus, soient vides de larmes. Et l'on suppose à le voir prostré, abîmé en de telles afflictions qu'il est un des plus proches parents, un des plus anciens, des meilleurs amis du défunt, l'on a de navrantes exclamations, de longs regards moroses et pitoyables devant ce morne spectacle, l'on voudrait lui serrer les doigts d'une vigoureuse et cordiale étreinte, lui dire quelque phrase consolatrice. Mais il s'échappe avant la fin de l'office, se place derrière un pilier, regarde avec des yeux fixes les croquemorts qui ballottent et emportent le cercueil, se glisse dans le cortège, s'en va d'un pas inerte de somnambule derrière la famille, respire ces odeurs qui émanent à chaque cahot des couronnes, des bouquets entassés sur le sinistre coche du dernier voyage. Et comme tout se sait, comme on s'est aperçu de cette habitude étrange, comme nul n'en a approfondi le secret amer et que chacun croit à quelque macabre turlutaine de détraqué, à un besoin de faire parler de soi, de se distinguer du commun, de pratiques amis qu'effraient les promenades obligatoires au Père-Lachaise, à Montmartre, ou à Montparnasse, ont chargé Réalmont de leurs commissions funéraires, lui donnent des instructions pour leur marbrier, le prient de visiter les tombes de leurs parents, d'y déposer des fleurs, d'en vérifier le bon état. N'avais-je pas raison de vous dire, en commençant, que notre camarade était plus à plaindre qu'à blaguer? TABLE Mariage rouge 3 Le Dernier pas 15 Le Rouquin 29 L'Hermaphrodite 41 Le Singe 55 La Vraie et l'Autre 69 Celle qu'on n'achète pas 81 Le Mauvais Mirage 93 Le Frisson nouveau 103 A l'Ombre 117 Parvenu 131 La Fille aux Rouliers 143 La Dernière Pensée de Tom Clibbooth 157 L'Hôtel à tout faire 169 A Perpète 183 Le Miracle des Cerisiers 197 La Millionnaire 209 Rupture 221 La Date rouge 233 La Dame aux Garçonnières 245 Les Batteuses d'hommes 259 La Donneuse de patience 273 Le Voleur 287 Le Pleureur 303 Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.--PICHAT et PEPIN. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FÊTE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.