The Project Gutenberg eBook of L'esprit de la révolution de 1789 This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'esprit de la révolution de 1789 Author: P.-L. Roederer Release date: June 3, 2011 [eBook #36316] Language: French Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION DE 1789 *** Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. THE FRENCH REVOLUTION RESEARCH COLLECTION LES ARCHIVES DE LA REVOLUTION FRANÇAISE [Illustration: logo] PERGAMON PRESS Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION DE 1789. IMPRIMERIE DE LACHEVARDIERE, Rue du colombier, Nº 30. L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION DE 1789 PAR P. L. ROEDERER. PARIS, CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES. 1831. AVERTISSEMENT. L'ouvrage qui suit a été composé à la fin de 1815, après le second retour des Bourbons. En 1828, M. le duc d'Orléans, aujourd'hui roi, ayant eu occasion de faire connaître à M. de Girardin et à moi la difficulté qu'il trouvait à réunir et à classer les actes de la révolution de 89 dont il s'était réservé d'enseigner l'histoire à ses fils, je me rappelai l'ouvrage que j'avais fait en 1815, et lui demandai la permission de le lui présenter comme un répertoire fidèle et complet des actes et des faits qu'il voulait rassembler. Il me l'accorda. Je fis mettre au net mon Esprit de la révolution, et en janvier 1829, M. de Schonen, député, le présenta de ma part à Son Altesse. C'est la copie exacte de ce manuscrit que je donne aujourd'hui au public. Je me suis aperçu, en corrigeant les dernières épreuves, que j'avais jeté parmi les faits plusieurs discussions qui seraient aujourd'hui exubérantes, et que dans quelques autres j'avais pris des précautions et gardé des ménagemens qui maintenant ne seraient plus de saison. A cette occasion je me suis rappelé les motifs qui ont influé sur ma manière d'écrire en 1815; ils se rapportent tous à un seul: c'est que j'avais conçu la folle idée de publier mon ouvrage sous la restauration, et de plaider la cause de la révolution devant la maison qui en menaçait non seulement tous les auteurs, mais encore tous les approbateurs, et tous les intéressés. Mes amis me détournèrent d'une publication qui aurait pu m'être funeste sans être d'aucun avantage pour personne. De là les choses et les formes aujourd'hui surannées peut-être, qui se rencontrent dans quelques parties. J'aurais pu les corriger, mais je n'ai point voulu altérer la minute du manuscrit remis à M. le duc d'Orléans, étant bien aise que plusieurs choses qui me paraissent applicables à des circonstances et à des doctrines du temps présent, datent d'un temps antérieur, et qu'il soit certain qu'elles ont été écrites sans autre but et sans autre intérêt que celui de la justice, de la raison, et de la liberté. Je me suis accusé devant M. le duc d'Orléans d'avoir donné à ce petit ouvrage un titre trop ambitieux. Je prie aussi le public de recevoir mon excuse, et de ne le prendre que comme un abrégé des principaux actes de la révolution. Quand je me suis permis de l'appeler _l'Esprit de la révolution_, j'avais sans doute perdu de vue les écrits d'Emmanuel Siéyès, qui ont si profondément et si généralement avivé cet esprit dans la nation. Je parle 1º de l'Essai sur les priviléges; 2º Des instructions envoyées par M. le duc d'Orléans, pour les personnes chargées de sa procuration aux assemblées des bailliages, relatives aux états-généraux; 3º Des vues sur les moyens d'exécution dont les représentans de la France pourront disposer en 1789; 4º De l'écrit intitulé: qu'est-ce que le tiers-état? Ces excellens écrits, qui eurent deux, trois et quatre éditions en moins d'un an, sont les premières et les plus éclatantes manifestations de l'Esprit de la révolution, ses premières expressions, le premier souffle de l'immortelle vie que la nation a reçue d'elle. Ils seront pour la postérité un précieux monument de la grande transmutation qui s'est opérée en France à cette époque: ils feront revivre aux yeux des amis de l'humanité et des admirateurs du génie, le grand homme qui signala le retour de la liberté et de l'égalité, et dont l'existence est aujourd'hui ignorée dans l'enceinte de cette capitale; ils offriront à la reconnaissance des siècles éloignés, un nom qui de nos jours n'est pas prononcé entre ceux des importans qui marquent, par de si bruyantes prétentions, leur célébrité éphémère. Dans ces derniers temps, deux histoires se sont partagé les lecteurs curieux de connaître les premiers mouvemens de la révolution de 1789: l'une est de M. Lacretelle, l'autre de M. Mignet. M. Lacretelle n'y a vu que l'or et l'ambition du duc d'Orléans[1]; M. Mignet y a vu le génie de Siéyès. Le premier connaissait à fond les aversions de la cour de France; le second a pressenti le jugement de la postérité: l'un né historiographe, l'autre né historien. [1] M. Lacretelle a été victorieusement réfuté par l'auteur anonyme d'une brochure d'environ cent pages, intitulée: _De l'assemblée constituante_, en réponse à M. Charles Lacretelle. Paris, chez Corréard, libraire, 1822. Cet écrit paraît être d'Alexandre de Lameth, qui connaissait très bien les faits et les personnages. LETTRE adressée A Mgr LE DUC D'ORLÉANS DANS LES PREMIERS JOURS DE JANVIER 1829, EN LUI ENVOYANT LE MANUSCRIT DE L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION. MONSEIGNEUR, Lorsque j'eus l'honneur de présenter à V. A. R. mon ouvrage concernant Louis XII et François Ier, vous daignâtes me parler des difficultés que vous rencontriez dans la recherche des actes essentiels de la révolution, dont vous vouliez instruire vous-même vos enfans. Je vous demandai la permission de mettre sous vos yeux, Monseigneur, un travail dans lequel je croyais les avoir complètement rassemblés; où ils étaient classés par ordre de matières, et pour chaque matière par ordre de dates. Vous voulûtes bien acquiescer à ma demande. Depuis ce moment j'ai essayé à plusieurs reprises de rendre cet ouvrage moins indigne de vous être offert; mais inutilement: l'âge du travail est passé pour moi. Je me borne donc à vous offrir, sous un titre trop ambitieux peut-être, l'assemblage des actes constitutifs de la révolution, depuis 1789 jusqu'à la mort de Louis XVI. Je les ai fait précéder d'un tableau où l'état ancien des hommes et des choses est fidèlement exposé, de sorte qu'il est facile de reconnaître avec précision les changemens qu'ont éprouvés les uns et les autres depuis 1789. Cet ouvrage, Monseigneur, n'est point destiné à recevoir, au moins prochainement, la publicité. S'il pouvait à la suite être livré à l'impression, l'auteur n'oublierait pas que sa réprobation, quoiqu'il puisse à son gré l'appeler _proscription_ ou _ostracisme_, puisqu'aucun jugement ne l'a précédée, lui interdit l'honneur d'offrir un hommage public au premier Prince du sang royal. Je prie Votre Altesse Royale d'agréer ce manuscrit, comme le tribut qu'un citoyen croit devoir au prince qui élève ses fils dans les intérêts de la patrie, et de permettre que le baron de Schonen, député, ait l'honneur de le remettre entre ses mains. Je suis avec le plus profond respect, MONSEIGNEUR, De Votre Altesse Royale Le très humble et très obéissant serviteur, ROEDERER. L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION DE 1789. CHAPITRE PREMIER. Des fausses notions répandues sur l'origine de la révolution, sur ses causes, et ses auteurs.--Aperçu des causes véritables, et de son esprit: son principal objet a été l'_égalité de droits_.--Ce que c'est que l'_égalité de droits_.--La révolution était faite dans les esprits avant de l'être par les lois, et dans les moeurs de la classe moyenne avant de l'être dans la nation; elle s'est faite lentement; elle est l'ouvrage de plusieurs siècles. Pour bien faire concevoir la révolution de 89, il faut d'abord dire ce qu'elle n'est pas, et dégager les esprits des fausses notions qu'on en a données. La révolution ne s'est pas faite un tel jour, à telle heure, en tel lieu, par telles personnes, par tel évènement du siècle passé. Elle ne s'est faite ni à Versailles, ni à la Bastille, ni au Palais-Royal, ni à l'Hôtel-de-Ville, ni au Palais de Justice. Elle n'est l'ouvrage ni des parlemens, ni des notables, ni même de l'assemblée constituante. L'éloquence de d'Épréménil dans le parlement, celle de Mirabeau dans l'assemblée constituante, l'épée de Lafayette, le génie de Siéyès, y ont coopéré puissamment; mais ces hommes illustres n'en sont pas les auteurs. Elle ne doit rien aux trésors du prince sur qui la maison royale voulut se venger du peuple, sur qui le peuple acheva de se venger de la maison royale, et sur qui s'est encore acharné naguère un prétendu historien de l'assemblée constituante. La révolution procède de causes antérieures au 4 août qui vit l'abolition des priviléges, au 14 juillet qui vit le renversement de la Bastille, à la convocation des états-généraux, à l'assemblée des notables, au déficit des finances, aux exils du parlement en 1788, à la Cour plénière du même temps, à la dissolution des cours souveraines en 1771, à l'abolition de l'étiquette à la cour, à la fameuse affaire du collier de la reine, aux scandales qui ont marqué la moitié du long règne de Louis XV, à ceux de la régence: toutes causes assignées à la révolution par ces écrivains qui ne remontent pas plus loin que la veille pour expliquer les évènemens du jour et ne voient qu'un changement de cour, ou tout au plus de dynastie, dans le changement d'une grande nation. Quand la révolution s'est déclarée, la nation n'entrait dans aucune ambition particulière; elle agissait pour elle seule. Misérables idées que celles d'une faction travaillant au renversement du monarque, pour mettre un ambitieux à sa place! Dans le seizième siècle, le duc de Guise, le prince de Condé, étaient de grands factieux, les plus grands qu'on puisse supposer dans l'ancienne monarchie française: remarquez comment leurs factions se signalaient. C'était par de petites armées, presque entièrement composées d'étrangers, qu'ils promenaient dans quelques provinces où ils finissaient leurs querelles par des combats dont le sang des reîtres, des lansquenets, des Suisses, des Espagnols faisait les frais. Mesurez ces factions et leurs oeuvres à la révolution française, et voyez leur disproportion. Quelle tête aurait gouverné tant de millions d'autres têtes? quel trésor fabuleux aurait suffi à payer tant de millions de bras? quel chef aurait dirigé, accordé ces immenses mouvemens qui ont agité la France de Lille à Bayonne, de Brest à Strasbourg? Et comment concevoir des chefs à cette révolution quand on se rappelle l'abaissement profond où elle a tenu devant elle, l'abîme où elle a précipité sans préférence et sans distinction ses partisans et ses détracteurs? Et quel but pour une nation de vingt-cinq millions d'hommes, quel déplorable but pour un tel déploiement de forces et de volontés, que de détrôner un roi et de mettre à sa place un factieux! Non, ce n'est pas pour de si faibles intérêts que la révolution s'est déclarée en 89. Ce n'était pas même pour abolir la royauté. Personne alors ne songeait à la république. La France n'était pas absolument libre, mais elle n'était pas non plus dans la servitude, et dans aucun temps de son existence elle n'en a éprouvé la souillure. Les tentatives du gouvernement pour étendre son pouvoir n'étaient pas de ces violences inouïes qui fondent sur des peuples en pleine liberté, et ne cèdent qu'à leur révolte. La révolution était faite dans tous les esprits et dans les moeurs avant de l'être par les lois; elle existait dans les relations de société polie, avant d'être réalisée dans les intérêts matériels et communs. Elle était établie dans cette classe moyenne qui tient aux deux extrêmes de la société générale, qui sent, qui pense, qui lit, converse, réfléchit; dans cette classe où s'entendent toutes les plaintes, où se remarquent toutes les souffrances des classes inférieures, et où l'on n'y est point insensible; dans cette classe qui, d'un autre côté, est à portée de connaître les grands, comme le peuple, qui les a attirés à elle par sa richesse, les a rapprochés d'elle par des alliances, a fléchi leur orgueil par les charmes d'une société où se réunissent l'opulence et l'esprit, l'esprit si rare et si captif à la cour! et qui pourtant n'a jamais cessé de craindre cet orgueil dont la pointe aiguë perçait toujours, l'effleurait souvent, et ne lui permettait qu'une familiarité inquiète et sans abandon. C'est l'opinion de cette classe mitoyenne qui a donné le signal aux classes inférieures; c'est la révolte de l'opinion qui a fait éclater l'insurrection des souffrances, et c'est la souffrance de l'amour-propre qui a fait éclater celle des intérêts réels. La révolution a conservé dans tout son cours l'empreinte de son origine, elle a constamment suivi la direction imprimée par sa primitive impulsion. Quel a été donc son esprit, son caractère? Dire que ç'a été l'amour de la liberté, de la propriété, de l'égalité, c'est confondre plusieurs idées fort distinctes. Entre ces trois affections, il en est une qui a décidé le premier éclat de la révolution, a excité ses plus violens efforts, obtenu ses plus importans succès, assuré le succès des deux autres: c'est l'amour de l'égalité. Bien que la propriété, la liberté, l'égalité, soient inséparables, et se garantissent réciproquement contre les attaques violentes, elles peuvent néanmoins être fort inégalement affectionnées par les nations, y être fort inégalement partagées, y avoir une existence plus ou moins parfaite, et elles se prêtent à cette inégalité. Entre la liberté domestique et civile, et le plus haut degré de la liberté politique, entre la propriété à titre onéreux et celle qui jouit sans limites et sans partage, entre l'égalité de droit et l'égalité de fait, et les supériorités réelles et d'opinion auxquelles l'égalité de droits autorise à prétendre[2], il y a de grands intervalles. Les nations, suivant leur prédilection, ou pour l'égalité, ou pour la liberté, ou pour la propriété, peuvent faire plus ou moins pour chacune d'elles, en favoriser deux aux dépens de la troisième, en favoriser une aux dépens des deux autres. Les peuples essentiellement jaloux de la liberté, limiteront l'égalité de manière à prévenir et les supériorités d'institution et les supériorités morales ou d'opinion; là, l'ostracisme réduira l'égalité de droits à l'égalité de fait avec les classes communes. Les peuples plus portés à l'émulation des supériorités morales et politiques, que soigneux de la liberté et de la propriété, risqueront un peu de l'une et de l'autre, pour avoir de grands hommes et faire de grandes choses. La propriété pourra être ménagée chez d'autres peuples, au préjudice de l'égalité de droits, peut-être même au désavantage de la liberté, ou être soumise à de grands sacrifices. [2] Par égalité de droits, il faut entendre l'égalité non seulement devant la loi civile, devant la justice, devant les tribunaux, mais aussi devant la loi politique, qui fonde les emplois publics, les dignités, les honneurs, et en règle la distribution. Je ne sais si ce que je vais dire sera regardé comme un hommage à la nation française, ou comme une dépréciation de son caractère; mais la vérité, ou ce que je crois être la vérité, m'importe avant tout: je pense donc que le Français est plus jaloux de l'égalité que de la liberté et de la propriété; de l'égalité de droits qui permet d'aspirer à tout ce que la société peut accorder de distinction au mérite, qu'à l'égalité de fait qui ne réserverait rien de particulier aux esprits et aux caractères nés supérieurs; qu'il s'occupe plus volontiers des chances d'élévation que des dangers de sujétion; qu'il est possible de lui faire illusion sur un peu de dépendance par beaucoup de distinctions; que l'amour des distinctions est un des traits caractéristiques du Français, et tient à sa passion dominante, qui est l'amour des femmes: passion toujours heureuse, quand la gloire l'accompagne; que c'est surtout le caractère de la jeunesse; que ceux d'entre les jeunes Français qui appellent la démocratie, se méprennent sur leurs motifs et sur leur ambition intime; qu'ils croient suffisant pour eux que personne ne soit au-dessus d'eux, tandis qu'ils veulent pouvoir s'élever au-dessus des autres; qu'ils demandent non une carrière sans obstacles, où les vertus communes puissent arriver à un but commun, mais une carrière ouverte à l'émulation de tous les talens pour atteindre à toutes les supériorités. Si l'esprit de liberté donne plus de force à une nation, et lui assure un bonheur plus solide, l'émulation de supériorité qu'inspire l'égalité de droits, lui donne plus d'éclat et n'est pas pour elle une vaine parure: elle est féconde en grands caractères et en grands génies. Cette émulation développe les germes de grandeur dont la nature a doué quelques individus, et sert à montrer jusqu'où peuvent s'élever la capacité et la dignité humaines. Le premier motif de la révolution n'a pas été d'affranchir les terres et les personnes de toute servitude et l'industrie de toute entrave; ce n'a été ni l'intérêt de la propriété ni celui de la liberté. Ç'a été l'impatience des inégalités de droits existantes alors, ç'a été la passion de l'égalité. Il ne s'agissait point de l'égalité de fait, qui eût été la subversion de la société. Pour les hommes qui se sentaient appelés à de grandes choses, pour la jeunesse pressée du besoin de développer une grande surabondance de force, qui regardait comme un droit inaliénable et comme un devoir de mettre en pleine valeur les dons de la nature, il fallait l'_égalité de droits_ qui ouvrait la carrière à l'ambition de toutes les supériorités morales et politiques, des premières magistratures, des plus hautes dignités civiles et militaires de toutes les distinctions que l'état social peut offrir aux talens, aux vertus, aux services d'un ordre éminent. La passion de l'égalité n'a pas borné ses prétentions à pénétrer dans les rangs jusque là réservés à la naissance, elle a voulu le pouvoir de s'en marquer au-delà; elle ne s'est pas bornée à égaler les patriciens, elle a voulu que rien ne l'empêchât de les surpasser; elle n'a pas aboli la noblesse, elle a substitué à l'hérédité de ses priviléges, l'antique, l'éminente noblesse du mérite; elle a voulu que les descendans sans gloire d'illustres ancêtres vinssent après les hommes qui seront d'illustres ancêtres pour leurs descendans, et les illustrations héritées loin en arrière des illustrations acquises. Ce que la nation a fait en 89 pour la liberté et la propriété n'a été qu'une conséquence et un accessoire de ce qu'elle a fait pour acquérir l'égalité de droits. Elle a moins regardé les avantages qui peuvent se soumettre au calcul, que servi les délicatesses de l'amour-propre. La révolution a moins été l'amélioration des fortunes et l'accroissement de la sûreté individuelle, que le triomphe de l'orgueil national. Aujourd'hui, comme dans le principe, elle est moins chère aux Français, comme utile, que comme honorable. Les dernières conditions, celles à qui l'intérêt de la propriété était le plus cher, celles-là même n'ont pas été insensibles au triomphe de l'égalité. Les servitudes de la propriété rurale, les entraves de l'industrie dans les villes, ont été secouées par le peuple, moins comme onéreuses que comme injurieuses; et il n'est villageois si grossier qui ne se soit plus réjoui d'en voir finir l'humiliation, que d'en retirer les profits. L'importance que l'opinion a donnée dans la suite aux divers résultats de la révolution a été en raison inverse de leur utilité. On a mis plus de prix à l'abolition de la milice, dont les nobles étaient exempts, quoiqu'elle fût remplacée par la conscription qui n'épargnait personne, qu'à celle des droits onéreux de la féodalité; et à l'abolition de l'exclusif attribué aux nobles pour les grands emplois publics, qu'à l'exemption de la dîme. L'enthousiasme avec lequel la nation a reçu plus tard l'institution de la Légion-d'Honneur a bien montré à quel point l'amour des distinctions est inhérent au caractère français: et pour le dire en passant, cette passion caractéristique, jointe au besoin d'affectionner les hommes qui servent ou honorent leur pays, font de notre nation le peuple le plus antipathique de la terre avec la démocratie. C'est la passion des Français pour l'égalité de droits et pour les distinctions qu'elle assure au mérite, qui, joints aux affreux souvenirs de l'anarchie, a rendu les Français si accommodans sur leur liberté avec Napoléon. Cet homme extraordinaire avait bien saisi leur caractère. Pendant toute la durée de son règne, il n'a cessé d'élever les talens, les vertus et les services qui se sont signalés dans les derniers rangs de la société, aux premières dignités de l'état; courtisan de l'égalité, il a pu, sans obstacle, non détruire, mais affaiblir sensiblement la liberté[3]. [3] C'est cette passion de l'égalité qui, après avoir enduré quinze ans d'outrages depuis la restauration des Bourbons, jusqu'au mois de juillet 1830, s'est reproduite depuis quelques années avec l'exaltation d'un sentiment long-temps comprimé, et fait attaquer par des esprits irréfléchis non seulement la royauté héréditaire, l'hérédité d'une magistrature sur laquelle se fonde l'hérédité du trône, mais même cette inévitable aristocratie des lumières et de l'expérience que la jeunesse a le chagrin de rencontrer partout où l'on voit des hommes de cinquante ans et au-delà. Cette effervescence ne sera pas de longue durée. La révolution morale qui a précédé l'éclat de 89, s'est opérée lentement. Plusieurs générations, plusieurs siècles ont vu sa naissance et ses progrès. Aussi, lorsqu'elle se déclara, la population du royaume tout entière y concourut; les hommes et la terre en ont aussitôt éprouvé les effets; elle s'est identifiée avec le sol et l'habitant. Comme je l'ai dit ailleurs, elle est aujourd'hui en sève dans tout ce qui végète, dans le sang de tout ce qui respire. Sa marche, depuis 89, n'a pas été exempte d'irrégularités; elle a eu ses colères, ses emportemens, ses écarts. Attaquée dans ses principes, il fallait qu'elle se déclarât. Commencée, il fallut qu'elle s'achevât. Contrariée, elle s'irrita. Irritée, elle n'épargna rien. Elle compromit ses agens, ses défenseurs; elle poussa les uns aux excès par l'enthousiasme, les autres par la menace; elle tira de leurs violences volontaires ou forcées une nouvelle sûreté des engagemens qu'ils avaient pris avec elle; elle fit du crime même dont elle était l'occasion, un intérêt qui lia à sa défense; elle ajouta à l'intérêt propre de la révolution l'intérêt particulier des révolutionnaires: la propriété, la vie, l'honneur, tout fut lié à sa stabilité. La révolution fut le produit indestructible de l'accroissement de la civilisation, qui résultait lui-même de l'accroissement simultané des richesses et des lumières. L'idée de cette origine n'est pas nouvelle: beaucoup l'ont aperçue, je le sais: mais je voudrais la mettre clairement à découvert aux yeux de tous. CHAPITRE II Comment la révolution s'est opérée dans les idées et dans les moeurs.--Elle est le produit de l'accroissement des richesses et de l'accroissement des lumières.--Développement. Le gouvernement féodal avait donné aux seigneurs le territoire, et avait imposé au peuple le travail. Les seigneurs se rendirent redoutables aux rois. Les rois, toujours moins patiens que les peuples, opposèrent des communes aux seigneurs. Les communes établies, les rois dépouillèrent les seigneurs des prérogatives qui faisaient ombrage au pouvoir monarchique. La puissance seigneuriale ayant été affaiblie et par cela même adoucie, les communes s'évertuèrent. Par le travail et l'industrie, elles augmentèrent leurs capitaux. A côté de la propriété foncière s'éleva la propriété des capitaux mobiliers. La valeur de ces capitaux surpassa bientôt celle des terres. S'accroissant chaque jour par l'industrie et le travail, comme l'industrie et le travail par les capitaux, bientôt ils refluèrent des villes dans les campagnes, des ateliers des arts et des entreprises du négoce, dans les exploitations rurales, et donnèrent un immense développement à la production territoriale. La seigneurie n'est point ouvrière: les seigneurs ravageaient quelquefois les terres; ils ne les cultivaient point. Le travail, l'industrie, les capitaux étant le patrimoine _du bourgeois, du vilain_, les bourgeois, les vilains acquirent des terres, en prirent à bail, à cens. Ils se chargèrent ainsi de la fructification d'une grande partie du territoire. Défrichemens, dessèchement, arrosemens, amendemens, grande culture, ils firent tout ce qui peut donner un plein essor à la force productive de la terre. Ainsi la propriété mobilière se répandit partout, s'associa à tout; fit fleurir les arts, le négoce, la propriété foncière. Bientôt elle marcha de pair avec celle-ci; les biens-fonds s'échangèrent avec les fonds d'industrie, comme leurs produits s'échangeaient au marché. Les capitaux devinrent l'unité à laquelle se mesurèrent tous les genres de biens. Ce qu'on appela la valeur des terres fut désigné par le capital qui en était le prix en cas de vente. La rente ou l'intérêt des capitaux se balança dans tous les genres de placemens. Alors, les bourgeois, premiers possesseurs des capitaux, comme les seigneurs avaient été les premiers possesseurs des terres, eurent en leur puissance la plus grande masse de la richesse nationale. Seuls propriétaires de tous les genres d'industrie, ils se placèrent aussi dans les rangs des propriétaires territoriaux. Alors les fortunes plébéiennes se classèrent comme celles des seigneurs, en petites fortunes, en fortunes médiocres, en grandes, en immenses fortunes. La richesse, l'opulence, le luxe, l'ostentation, les commodités de la vie devinrent communes à la roture et à la noblesse; hôtels, châteaux, ameublemens, voitures, chevaux, valets, vêtemens, tout ce qui annonce la richesse, devint une jouissance des simples particuliers comme des grands de l'État. Des seigneurs devinrent vassaux, sujets même de plébéiens enrichis. C'est ainsi que le travail, après avoir délivré de la servitude, donna même la domination et la seigneurie à la classe des prétendus serfs, sur une foule d'anciens seigneurs. La découverte de l'Amérique et la navigation ajoutèrent un immense développement à la prospérité du tiers-état dans le seizième siècle. Pendant que les fortunes plébéiennes se multipliaient, s'élevaient et commençaient à rivaliser avec les fortunes féodales, la puissance des seigneurs se détruisait, et leur fortune n'augmentait pas. Ils perdaient le droit de lever des troupes, le droit de juger leurs vassaux sans appel, le droit de n'être eux-mêmes jugés par personne. Attirés près du prince, ils devenaient courtisans et n'avaient plus de cour. L'indolence nobiliaire succédant aux occupations féodales, le mépris du travail, des arts, de l'économie demeurant à la noblesse comme seules marques de grandeur, tandis que l'activité du commun état portait la fécondité dans toutes les entreprises rurales, manufacturières et commerciales, et que son économie accumulait de continuelles épargnes, il fallut que la grandeur seigneuriale s'abaissât à mesure que la roture s'élevait autour d'elle; et que leur condition s'approchât du niveau. Telle était à la fin du seizième siècle leur situation respective. C'était le résultat de l'accroissement des richesses. Observons maintenant la marche des lumières depuis le onzième siècle. Ce que la richesse donne de plus précieux aux hommes, c'est du temps, c'est du loisir. Si ce qu'on appelle la vie est le développement et l'exercice de nos facultés, l'homme que sort aisance exempte des soins journaliers de sa subsistance et de son bien-être physique a cent fois plus de temps à vivre que l'homme dénué de toute propriété. Le développement des qualités intellectuelles fut très inégal entre les classes privilégiées et celles du commun état. Les opérations que le commerce et les arts exigent, sont déjà un exercice pour l'esprit; les voyages qu'ils supposent font passer sous les yeux une foule d'objets d'utile comparaison. Enfin la richesse étant le produit de l'industrie, la conserver, l'accroître, en faire un sage emploi, pourvoir à toutes les jouissances dont elle avait fait naître le besoin, inventer, perfectionner, produire, tout cela devint le partage de la partie industrieuse du tiers-état. Les seigneurs adonnés dans leur jeunesse aux exercices du corps, étrangers à toute société autre que celle des châteaux, jetés plus tard dans les sujétions de la cour, dans ses dissipations, ou dans les emportemens de la guerre, n'eurent jamais que des raisons de mépriser la culture de leur esprit et craignirent par-dessus tout de le charger de savoir. Le tiers-état fut donc le premier et presque seul appelé à l'instruction. Après avoir atteint à la hauteur du patriciat par l'accroissement des fortunes, il le surpassa bientôt par le développement des esprits. Le développement des esprits et l'accroissement des capitaux dans une partie du tiers-état, lui procurèrent une grande importance. Il fut seul capable de pourvoir à tous les besoins de la société; de lui faire connaître et goûter de nobles plaisirs. Seul il put serrer le lien social par les communications de l'esprit et par la force morale d'une opinion publique qui s'étendît à toutes les actions et à toutes les personnes. Le culte, la justice, l'administration, l'instruction publique, la direction des affaires particulières et celle des intérêts domestiques, enfin les secours que demande la conservation individuelle, dans les maladies, dans les infirmités, aux âges extrêmes de la vie, en un mot tous les services publics et privés trouvèrent dans le commun état exclusivement des hommes propres à les remplir. Créer et répandre des plaisirs nouveaux ne fut pas moins le mérite du commun état que celui de satisfaire à tous les besoins. Entre les jouissances dont les loisirs de la richesse rendent avide, il faut placer en première ligne les plaisirs de l'esprit et de l'imagination. Il n'en est pas de plus variés, de plus doux, de plus nobles, qui se renouvellent plus souvent, qui laissent moins de regrets, nui portent des fruits plus utiles, plus agréables. Les beaux-arts, la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, tous les genres de littérature et particulièrement le théâtre, charmèrent et captivèrent tous les esprits capables de quelque élévation et de quelque délicatesse: ce fut dans le tiers-état que se trouvèrent les hommes à qui la nation eut l'obligation de les connaître; ce furent des hommes du tiers-état qui acquirent les droits que donnaient les beaux-arts, à l'admiration et à la reconnaissance générales. L'imprimerie inventée dans le quinzième siècle[4] faisait partie du patrimoine du tiers-état: dans le seizième siècle, elle fit sortir de la poussière des vieilles archives, les trésors de la littérature ancienne, et elle publia les nouvelles oeuvres qui devaient composer la littérature moderne. Aucun âge, aucun pays ne vit une littérature aussi complète, aussi brillante, aussi aimable, ajoutons aussi imposante et aussi forte que le fut en France celle du dix-septième siècle; aucun âge, aucun peuple, ne réunit les jouissances de l'esprit et de l'imagination au même degré, ne les vit répandues aussi généralement, mêlées au même point à toutes les communications sociales, mariées, comme chez nous, à toutes les conversations, à toutes les fêtes: aussi ne vit-on jamais autant de reconnaissance et d'admiration soumettre un si grand nombre d'hommes à l'empire des talens. [4] En 1442. Les développemens de l'esprit, dans le dix-septième siècle, en amenèrent de nouveaux dans le siècle suivant. Au règne de la littérature succéda ou plutôt s'associa celui de la philosophie et des sciences. Dans le dix-huitième siècle, l'observation, le raisonnement, l'imagination, toutes les facultés de l'esprit se fortifièrent, se fécondèrent l'une par l'autre. Les sciences exactes, les sciences morales et politiques, l'art de parler et d'écrire, s'unirent, s'embrassèrent et s'étendirent par leur union. Les savans, les philosophes, les poètes, les grands écrivains formèrent une classe à part dans la société; le dix-huitième siècle vit tout-à-coup s'élever du sein du commun état, et à côté de l'ancienne noblesse de France, une noblesse nouvelle, qu'on pourrait appeler la noblesse du _genre humain_. Ceux qui la composaient se montrèrent aussi avec la dignité d'un antique patriciat, entés sur d'anciennes et d'illustres souches; ayant poux aïeux la longue suite des hommes de génie qui s'étaient succédé pendant des siècles dans un des nombreux domaines de l'esprit. Chacun d'eux s'était approprié ce que tous ses prédécesseurs y avaient successivement ajouté de leur savoir et de leur propre fonds; s'y était établi comme par droit de primogéniture, en produisant pour titres les oeuvres de son propre génie, qui avait agrandi et devait agrandir encore le domaine dont il avait pris possession[5]. Ces hommes firent, si on peut le dire, une classe nouvelle de grands seigneurs, avec laquelle tous les autres, même des têtes couronnées, s'honorèrent d'entrer en relation[6]. Ainsi les savans illustres, les grands écrivains contribuèrent à l'élévation du tiers-état, non seulement par de continuelles effusions de lumières et de sentimens, mais encore par le rang qu'ils prirent dans la société, par le nouveau genre de distinction qu'ils imprimèrent aux hommes de cour qui entrèrent en communication avec eux, par l'appui qu'ils donnèrent contre la puissance arbitraire, aux conditions inférieures de la société. [5] On pourrait faire la généalogie de presque tous les grands esprits qui ont acquis de la célébrité, comme on fait celle de tous les personnages de grand nom. Il n'y a pas un homme illustre depuis deux siècles dans les sciences ou dans les lettres, dont les ouvrages ne procèdent du talent ou du savoir d'un prédécesseur et dont on ne puisse faire la filiation, soit d'après ses aveux, soit d'après les rapprochemens de ses ouvrages avec ceux du même genre qui ont été publiés avant lui. Boileau descend d'Horace, Racine de Virgile, Molière de Plaute d'un côté, de Térence de l'autre; La Fontaine d'un côté de l'Arioste et de Bocace, de l'autre de Phèdre qui descend d'Ésope; La Grange et La Place descendent d'Euler, de Newton; Condillac descend de Locke, Locke de Bacon, Bacon d'Aristote. [6] L'impératrice de Russie, le grand Frédéric, furent en correspondance suivie avec Voltaire, d'Alembert, Diderot et autres. * * * * * Les lettres créèrent l'autorité de l'opinion publique, en recueillant, en conférant, en épurant les opinions particulières, en les éclairant de leurs propres clartés, en fortifiant, en autorisant par la force du raisonnement et la beauté des tours et de l'expression celles qui avaient pour elles l'assentiment le plus général. L'opinion publique établie, elle marqua les personnes et les choses de son approbation, ou de son blâme et de son mépris. Par elles, les grands hommes furent célèbres, les hommes méprisables honteusement fameux. Elle dit: Je veux que la gloire soit, et elle fut; qu'elle rayonne, et elle rayonna. Je veux que l'infamie reçoive une évidente et éternelle flétrissure, et l'opprobre exista. Les âmes et les esprits vulgaires continuèrent à se perdre dans le néant. Dès que la gloire eut jeté ses premiers rayons, les rois tombèrent dans la dépendance de l'opinion. Ils se trouvèrent entre les facilités que donne la gloire pour gouverner et les obstacles qu'oppose le mépris public à l'exercice du pouvoir. La gloire du prince partout présente, toujours agissante sur les esprits, le dispense de dureté dans le commandement, et lui assure l'obéissance sans contrainte. Dans le mépris au contraire, il n'obtient par la violence, moyen toujours critique, qu'une obéissance toujours menaçante. A la renaissance de la poésie en France, nos rois s'empressèrent de provoquer, de solliciter, d'acheter ses hommages. Ce que Théocrite avait dit[7], ce qu'Horace avait répété[8] sur le pouvoir des poètes, Charles IX daigna le dire à Ronsard[9], et Louis XIV se plut à l'entendre redire par Boileau[10]. Nos princes, croyant la louange des poètes plus facile à obtenir que l'estime des peuples, se laissèrent aller à une déplorable méprise. Parce que dans les temps anciens, les chants poétiques avaient eu seuls le pouvoir de perpétuer la mémoire des héros, les princes en conclurent que c'était une propriété des vers de traduire en héros, jusqu'à la dernière postérité, des personnages indignes de ses regards. Ils se persuadèrent que la louange pompeuse et cadencée suffisait pour assurer une gloire immortelle à celui qui en était l'objet. L'opinion publique les eut bientôt détrompés. Ils apprirent d'elle que les éloges qu'elle désavoue ne peuvent servir qu'à ajouter le déshonneur du poète à l'indignité du héros. Les poètes eux-mêmes reconnurent les limites de leur pouvoir et la suprême autorité de l'opinion. [7] En vain d'Anthiocus le luxe asiatique... (_Seizième édile. Traduction de Firmin Didot._) [8] Vixêre fortes ante Agamemnona. (_Ode 9, liv. 4._) [9] Tous deux également nous portons des couronnes; Mais, roi, je les reçois; poète, tu les donnes. [10] Sans le secours soigneux d'une muse fidèle, Pour t'immortaliser tu fais de vains efforts... (_Épître première._) Boileau chanta Louis XIV dans sa gloire, et la voix publique répéta des chants qu'elle avait provoqués. La vieillesse du monarque ternit l'éclat de sa jeunesse et la gloire de sa maturité; alors la nation se tut, Boileau cessa d'écrire, et le monarque put apprendre par le silence du peuple et par celui du poète qu'il avait perdu tout ensemble le respect et l'affection des Français. Dans les heureux commencemens du règne de Louis XV, la poésie et l'éloquence lui offrirent leurs tributs; mais la philosophie naissante pesa avec sévérité les droits du prince à la louange. Bientôt la critique fut mêlée à l'éloge. Plus tard, on se fit un honneur de la présenter nue; plus tard encore, la louange devint honteuse, et la censure devint l'habitude générale. La chaire, le barreau, le théâtre, les parlemens s'y livrèrent à peu près sans retenue. Partout où il y avait une souffrance, elle jetait les hauts cris: la presse portait les plaintes d'une extrémité de la France à l'autre, et rapportait aussitôt la promesse de la vengeance. Elle recueillait et registrait ces plaintes et ces promesses; elle rappelait aussi les griefs des temps les plus reculés, et par elle la voix des siècles passés semblait recommander leur injure au temps présent déjà trop disposé à venger la sienne. Le gouvernement de Louis XV, à force d'impôts, avait fait réfléchir sur la propriété, sur les priviléges, sur la reproduction des richesses, sur les causes qui la contrariaient. A force d'emprunts et de banqueroutes, le pouvoir avait fait réfléchir sur la foi publique et sur les garanties que la foi publique demandait contre l'arbitraire. Alors l'esprit philosophique embrassa la cause nationale; elle devint l'occupation des écrivains; l'économie sociale, l'économie publique, en un mot, le _publicisme_, si l'on peut se servir de ce mot, tourna en passion générale. Le tiers-état avait commencé par se racheter de l'oppression; bientôt il était parvenu à se faire considérer par ses services; enfin par ses écrits il se fit craindre et respecter. La royauté et le gouvernement s'étonnèrent en vain de voir la morale, la justice, l'humanité, aidées de l'éloquence, s'ingérer dans le domaine du pouvoir avec la prétention d'y tout régler. Il fallut se résoudre à les entendre. La religion avait prêché dans tous les temps, mais en général et vaguement, contre la dureté des grands et des riches, et elle leur recommandait la _charité_. La morale publique fit mieux, elle attaqua de front, et en bataille rangée, les ennemis du pauvre, le fisc, les privilégiés; les saisit corps à corps, châtia leur insolence et leur avarice. L'éloquence aidait la morale et lui donnait un irrésistible ascendant. La morale, aidée de l'éloquence, ne se borna pas à protéger la pauvreté; elle la releva de son abaissement, elle fit valoir ses vertus, elle ennoblit ses souffrances en en montrant le principe dans l'existence des priviléges, elle intéressa à ses maux en en montrant l'étendue. Les vérités qui étaient confuses, elle les démêla; obscures, elle les éclaircit; celles qui étaient claires, elle les rendit évidentes, pathétiques, effrayantes. Chacun alors put défendre les intérêts du peuple; il devint facile autant qu'honorable aux talens du second ordre de se vouer à cette protection. Dans toute l'étendue de la France, chacun put se défendre soi-même. L'éloquence avait mis dans toutes les mains les armes que lui avait fournies la justice; elle les avait trempées et aiguisées pour en armer le malheur. Dans l'essor oratoire que prenait l'esprit national vers le milieu du dix-huitième siècle, dans l'émulation patriotique dont il était échauffé, toutes les abstractions de la politique et de la morale s'animèrent. D'un côté, la liberté, la propriété, l'égalité; de l'autre, l'arbitraire, l'oppression, le despotisme, la tyrannie. Tout fut personnifié, tout prit un corps, une attitude; tout fut armé, se mit en présence, en action. Une nouvelle mythologie, de nouvelles divinités s'élevèrent, les unes malfaisantes, les autres tutélaires. Le parti populaire reconnut un nouveau culte, une nouvelle religion, qui eut à la suite, comme les autres, son égarement, son fanatisme et ses fureurs. Tel était l'état des esprits vers la fin du dix-huitième siècle, plusieurs années avant 89. L'enthousiasme national gagna jusque dans les premiers rangs de la cour: des grands s'honorèrent de le partager; d'autres jugèrent prudent de le feindre. L'égalité, la familiarité s'établirent dans les relations habituelles de société, entre la ville et une grande partie de la cour; entre les grands, les gens du monde, les magistrats, les publicistes. L'égalité passa des opinions dans les moeurs, dans les habitudes générales. Des grands faisaient leur cour à Paris plus assidûment qu'à Versailles. Ils venaient semer parmi les magistrats et les écrivains politiques, parmi les gens du monde et les femmes même, des griefs contre les ministres, contre les princes, contre la reine, et recueillaient des scandales, des épigrammes, des satires, des remontrances qu'ils allaient ensuite distribuer à Versailles. On peut dire qu'alors la révolution était faite dans les esprits et dans les moeurs. L'égalité était si bien établie dans les moeurs, et les jouissances d'amour-propre sont si vives pour les Français, que peut-être on eût encore souffert long-temps le poids des charges publiques, si leur aggravation n'eût fait ressortir les priviléges qui en exemptaient; et l'on se fût peut-être dissimulé l'exclusion d'une multitude d'emplois publics prononcée contre la roture, si l'indigence du trésor n'eût obligé la cour à convoquer des états-généraux où les inégalités allaient être marquées de nouveau avec une grande solennité. Il semblait avant cela que les classes élevées du tiers-état craignissent, en demandant l'égalité, de faire remarquer qu'elle n'existait pas pour elles. CHAPITRE III. De la révolution politique.--Ses caractères.--Sa marche. Nous venons de voir comment la révolution s'est opérée dans l'ordre moral. Voyons rapidement comment elle a eu lieu dans le système politique. La révolution a commencé dans le onzième siècle, au premier coup de tocsin qui fut sonné dans les villes et bourgs, par les _hommes libres_, lorsqu'ils se soulevèrent contre les vexations des seigneurs; ils s'armèrent alors, se confédérèrent _tumultuairement_, se jurèrent une assistance mutuelle contre la tyrannie, déclarèrent leurs franchises, leurs droits et leurs obligations sous le titre et la forme de _coutumes_, s'élirent des magistrats garans de leurs conventions, se donnèrent une maison commune pour se réunir, une cloche pour se convoquer, un beffroi pour renfermer leur cloche et leurs armes; ils élevèrent des murailles autour de la cité, y bâtirent des forts et se résolurent à soutenir désormais leurs droits par les armes[11]. Tel est le premier acte de la révolution qui a rétabli dans la plénitude de ses droits la partie la plus considérable de la nation. [11] Bréquigny, Préface des ordonnances du Louvre. Ce ne sont pas des esclaves asservis par la conquête, ni des serfs échappés des chaînes de la féodalité, qui ont commencé cette révolution. Ce sont, je le répète, des _hommes libres_ et _propriétaires_, ce sont les bourgeois des villes et bourgs, fatigués des vexations des nobles et des seigneurs, mais non chargés de leurs chaînes. Boulainvilliers et Montesquieu se sont également trompés lorsqu'ils ont avancé, l'un que les Francs avaient réduit en servitude tous les habitans des Gaules, l'autre que le gouvernement féodal y avait ployé Francs et Gaulois, vainqueurs et vaincus. Jamais, non jamais la nation française n'a été entièrement partagée en deux classes, les maîtres et les esclaves: toujours et partout où elle a existé, une classe d'hommes parfaitement libres en a constitué la partie la plus nombreuse et la plus considérable. Cette classe a existé, non seulement dans l'aggrégation des nations diverses qui la composent aujourd'hui, mais aussi dans chacune des nations aggrégées. Ni les Gaulois, soit avant, soit après l'invasion des Romains, soit après celle des Francs; ni les Francs, soit en Germanie, soit après leur invasion dans les Gaules; ni les Romains en-deçà, ni au-delà des Alpes; ni les Français depuis la réunion des Gaulois, des Francs et des Romains en une seule nation, n'ont cessé un moment d'être des nations fortes d'hommes libres et propriétaires. La révolution n'est partie ni d'aussi loin ni d'aussi bas que quelques écrivains se sont plu à le dire. Elle a été une vengeance de la liberté offensée, une précaution de la liberté menacée, une extension de la liberté à un plus grand nombre de personnes, un progrès de la liberté vers une liberté plus parfaite et mieux garantie: ce n'a point été le passage de la servitude à la liberté. Long-temps flagrante après cette première manifestation, la révolution s'est étendue à une multitude de communes dans le treizième siècle, sous les règnes de Louis-le-Gros et de ses successeurs immédiats, qui reconnurent les confédérations, sanctionnèrent les coutumes, affranchirent les serfs des villes devenus moins patiens depuis l'insurrection des bourgeois, et enfin affranchirent, du moins dans les domaines du roi, les serfs des campagnes[12]. [12] Sous Louis X. Toutefois cette période fut marquée moins par l'aveu que la royauté donna à la révolution, que par le zèle que mit la révolution à la délivrance de la royauté. Dès que la couronne eut favorisé l'essor des hommes libres, les hommes libres l'aidèrent à se dégager de la féodalité. La royauté et le commun état s'allièrent, et par cette alliance la seigneurie suzeraine des capétiens commença à prendre le caractère de royauté monarchique. Le tiers-état offrit à Philippe-le-Long des milices communales. Saint Louis fit asseoir avec lui sur son tribunal, avec les pairs et barons, un grand nombre de légistes du commun état; la cour d'assises du seigneur suzerain prit une forme régulière et stable; elle fut composée de magistrats instruits et permanens. Plus tard le parlement devint sédentaire[13]. [13] En 1305, sous Philippe-le-Bel. La révolution fit plus: durant le règne de saint Louis et de Philippe IV, elle ouvrit aux députés de commun état l'entrée des assemblées nationales. Telle fut la seconde période de la révolution, qui comprend le treizième siècle et le commencement du quatorzième. Dans la période suivante, le commun état ayant essuyé de nouvelles injures de la part des seigneurs, elle éprouva l'ingratitude de la royauté: alors la révolution s'emporta, de grands excès la signalèrent. Le quatorzième siècle vit presqu'en même temps en Flandre et en Angleterre le peuple se soulever comme en France; dans les trois pays, la liberté renaissante était aux prises avec la féodalité à son déclin, qui se défendait d'une fin prochaine; les Jacques en France, les Tuiliers en Angleterre, les Poissonniers en Flandre, firent une guerre à outrance aux seigneurs et aux châteaux. Les violences ne s'apaisèrent que par des institutions garantes des droits du peuple: à Londres, par des chartes en faveur des communes; en Flandre, par des concessions aux villes; en France, par la reconnaissance du droit de ne payer que des impôts consentis[14]. [14] Les Bourguignons et les Armagnacs paraissent avoir tout conduit, tout animé de leur esprit, tout passionné pour leurs intérêts; ils ont été les agens, intéressés sans doute, mais souvent passifs, des intérêts d'autrui. S'il n'avait pas existé d'intérêts populaires, les ducs de Bourgogne auraient été bien peu de chose. Le quinzième siècle nous offre une quatrième période où la dignité du commun état se montre avec sa force. La royauté et la nation se réconcilient, paraissent même s'affectionner. Dans le commun état semble résider la France tout entière: toutes les autorités civiles, judiciaires, administratives et municipales sont exercées par lui; il est seul la force publique. Après le règne du roi Jean, ses députés seuls composent quelque temps les assemblées nationales. Sous Louis XI, sous Charles VIII, sous Louis XII, on y revoit le clergé et la noblesse, toutefois mêlés et confondus avec les hommes du commun état. Les nobles, les ecclésiastiques, les plébéiens, tous, sous le titre de bourgeois, élisent en commun des députés communs. Tous ces députés, ecclésiastiques, nobles, plébéiens, prennent place confusément aux états, y apportent un mandat pareil, y opinent par tête indistinctement, forment une seule chambre en tout homogène, une véritable chambre des communes: tandis que d'un autre côté une chambre uniquement composée des plus grands seigneurs du royaume, de pairs et de hauts barons, tous nommés par le roi, forment une chambre haute qui prononce sur les propositions que les députés des communes soumettent à sa décision. Tels furent les états de 1467 sous Louis XI, ceux de 1484 sous Charles VIII, ceux de 1506 sous Louis XII. Cette période, qui finit avec Louis XII, est la dernière de la révolution; alors elle était consommée; un roi généreux s'était chargé de son triomphe. Le commencement du seizième siècle vit le bonheur du monarque, le bonheur du peuple, opérés l'un par l'autre, se manifester des deux côtés par des expressions touchantes qui ne s'effaceront jamais de la mémoire des Français. La révolution opérée en France à l'époque où régna Louis XII est précisément celle dont on a fait honneur à l'année 1789, époque où le tiers-état a seulement regagné le terrain qu'il avait perdu depuis la mort du _Père du peuple_[15]. [15] _Mémoire sur Louis XII_, page 44. Louis XII fit pour la cimenter tout ce qui était possible au pouvoir royal; mais il régna trop peu de temps pour affermir son ouvrage, pour lui acquérir la sanction de l'expérience, et pour la faire passer dans les habitudes nationales. François 1er vint, et renversa tout. Prince voluptueux, ou plutôt débauché jusqu'à la crapule, il fit d'une cour corrompue une cour corruptrice; par elle il s'assura de la corruption de ses successeurs, et opéra celle d'une partie de la nation. Il fit de l'incontinence et de la vanité les vices dominans de la jeunesse française. Il conçut l'espérance de régner par ces vices mêmes; il se flatta de gouverner sa cour par le plaisir, la nation par la cour. Un système d'influences graduelles faisait descendre, et pour ainsi dire couler ensemble, du centre aux extrémités, du faîte des grandeurs aux plus basses conditions, les vices de la cour et l'esprit de soumission. Là où les séductions jouaient sans succès, s'exerçait un ascendant invincible. Les femmes propageaient les influences par la galanterie, la jeunesse en était infectée. L'obéissance prévenait le commandement; une servilité obséquieuse faisait, si on peut le dire, aspirer les volontés d'un supérieur pour s'y conformer; on se donnait tout entier pour obtenir des jouissances de vanité ou des succès de galanterie. Cependant la partie laborieuse de la nation qui demeurait étrangère à ces bassesses, et c'était la plus nombreuse, voyait la cour avec indignation. Elle se révoltait à l'aspect du faste qui y régnait, des profusions qui comblaient l'insatiable avidité des maîtresses, des favoris, des simples courtisans. Elle frémissait en considérant le trésor public, qui, confondu avec celui du prince, s'écoulait tout entier au gré de ses fantaisies. Aux plaintes, aux murmures, aux soulèvemens, le monarque opposa le despotisme et une tyrannie violente. La quenouille dans une main, un sceptre de fer dans l'autre, tel fut l'appareil dans lequel il se montra. Il fit des emprunts, il leva et prorogea des impôts, sans demander le consentement des états-généraux; il opprima les parlemens comme corps politiques et comme corps judiciaires. Les quatre règnes qui succédèrent à celui de François Ier, je parle de ceux de Henri II, de François II, de Charles IX, de Henri III, furent une continuation du sien, de ses moeurs, de ses principes, de ses traditions; ils amenèrent même le développement de ses plus pernicieuses lois. Des ambitions de cour profitèrent du soulèvement des esprits contre les abus, et de l'irritation des protestans toujours persécutés, pour faire la guerre au prince pendant quarante années. Ce ne fut ni une guerre civile, ni une guerre religieuse, mais seulement une guerre de gens de cour, dont les armées, fort peu considérables, n'étaient composées que de leurs créatures et d'étrangers. La nation en souffrit sans doute: les petites armées qui se combattaient, dévastaient les pays par où elles passaient; mais le roi et les princes qui lui étaient opposés comblaient à l'envi les cités de faveurs et de priviléges pour se les concilier. Et ce ne fut pas là le seul avantage que procurèrent aux villes les dissensions politiques: elles donnèrent la mesure des grands à la multitude; les manifestes de chaque parti dévoilèrent les turpitudes de l'autre; les prestiges de la grandeur se dissipèrent; le peuple apprit à s'estimer; la liberté, la propriété, furent mises en honneur; le travail, l'industrie, le commerce, s'évertuèrent; les principes de l'ordre social se développèrent et s'établirent dans les esprits; ce fut le temps des grands jurisconsultes, et l'époque des plus belles lois de la monarchie. Le règne de Henri IV mit fin à l'ambition des grands dont les aveugles faveurs de François Ier avaient été le principe, mais non à la contagion des moeurs qui continua ses ravages. Elle avait gagné la cour de Henri-le-Grand. La nouvelle existence des femmes dans la vie sociale contribuait puissamment à la propager; l'incontinence, la vanité, l'intrigue, régnaient dans la jeunesse des classes aisées du commun état, comme dans les classes nobiliaires. François Ier, dans la composition de sa maison, avait jeté une amorce au tiers-état, en attachant à des offices subalternes le privilége d'anoblir. Il avait ensuite imaginé de qualifier d'_écuyers_ tous les bourgeois qu'il faisait nobles; c'était affilier les anoblis à sa maison et à la chevalerie. Sous les derniers Valois, les anoblissemens furent innombrables; les écuyers pullulèrent. On vit la France semée d'hommes nouveaux qui sortaient du commun état comme pour adorer de loin la cour, observer de près la roture, exciter la vanité et l'ambition de quelques bourgeois, et faire le désespoir du grand nombre. Le règne de Louis XIV, celui de Louis XV, enchérirent sur les scandales des Valois. Comme les descendans de François Ier et à l'exemple de François Ier lui-même, ils fatiguèrent la nation de leur faste, de leurs profusions, de leurs favoris, de leurs maîtresses. Comme François Ier, ils abusèrent du trésor public devenu le leur, ils écrasèrent la nation par des emprunts, ils la spolièrent par l'impôt arbitraire, et violèrent la liberté des magistrats qui se portaient pour défenseurs de la propriété; et pendant qu'ils en redoublaient les charges, ils augmentaient sans mesure les anoblissemens qui soulageaient les anoblis d'une partie de leur poids, ils multipliaient les privilégiés qui en aggravaient le fardeau pour le commun état; on avait trouvé l'art d'ajouter l'humiliation à la souffrance, et de réunir ensemble les moyens de nuire et ceux d'irriter. Il n'était pas donné à Louis XVI de faire cesser les désordres qui existaient à son avènement: heureux si, malgré les plus louables intentions, il n'eût pas été incapable d'en arrêter les progrès et le débordement. Mais durant ce règne, les concessions de la cour aux vanités nobiliaires s'augmentèrent encore et prirent un nouveau caractère. Une ordonnance malheureuse[16] apprit aux jeunes Français du tiers-état qu'il leur était interdit d'entrer au service militaire par le grade d'officier; que cet honneur était réservé aux nobles de quatre générations. Aussitôt la haute magistrature se fit un point d'honneur d'exiger les mêmes preuves pour entrer dans son sein. L'église même fut atteinte de cette vanité; on vit une foule de chapitres érigés presqu'en même temps en chapitres nobles, et il fallut aussi quatre degrés de noblesse pour s'asseoir dans les stalles d'une cathédrale. On faisait ainsi une troisième classe dans la noblesse, entre la noblesse de cour et les familles récemment anoblies. Et cependant les anoblissemens continuaient toujours et se multipliaient par lettres et par charges, pour la plupart sans fonctions. [16] Sous le ministère du maréchal de Ségur. Pendant qu'on affligeait la nouvelle noblesse par des exclusions humiliantes, et le tiers-état tout entier par les nouveaux priviléges accordés à la noblesse et par la multiplicité des anoblissemens, les profusions de la cour continuaient. Le gouffre des dépenses s'élargissait; bientôt les revenus annuels ne furent plus suffisans. Enfin le jour vint où il fallut déclarer la nécessité d'un nouvel impôt: jour de châtiment pour la cour et de vengeance pour la nation. Il fallut, en pleine paix, demander un accroissement d'impôts de 60 millions, à cette nation dont l'élite était profondément blessée par son exclusion des emplois publics, par les gradations de naissance multipliées devant elle, pour la séparer des honneurs et des dignités auxquels elle avait eu jusque là le droit de parvenir. Alors éclata de nouveau la colère nationale, provoquée par les hautes classes du tiers-état. Tous les intérêts furent appelés à combattre tous les priviléges, et tous répondirent; on regarda ce que la liberté avait perdu depuis deux siècles; on eut honte de l'avoir laissée rétrograder, on voulut la rasseoir sur d'inébranlables fondemens, et ne plus rien laisser de douteux dans son existence. Voilà la révolution de 89. CHAPITRE IV. A quelle occasion la révolution opérée depuis long-temps dans les idées et dans les moeurs s'est déclarée en 1789 et s'est établie dans les relations civiles et politiques.--_Déficit_ des finances.--Liaison de ce déficit avec l'intérêt de l'égalité.--Notables convoqués sur le déficit.--États-généraux convoqués.--Mode de représentation.--Égalité du tiers-état.--Cahiers.--Voeu général de la France.--Déclaration des droits.--Constitution anglaise. Le déficit des finances, c'est-à-dire 56 millions qui manquaient annuellement aux recettes de l'État pour couvrir ses dépenses, ou, si l'on veut, 56 millions formant l'excédant annuel de la dépense sur les recettes, furent l'occasion de cet éclat. Que fallait-il pour faire disparaître le déficit? De trois choses l'une: ou élever le revenu du trésor public; ou diminuer sa dépense, dans la proportion du _déficit_; ou élever le revenu et diminuer la dépense, de la somme nécessaire pour les mettre de niveau. De ces trois partis, le plus convenable, le seul juste, était le second: celui de diminuer la dépense de tout le montant du déficit; c'était aussi le moins difficile et le moins périlleux. Il ne s'agissait que de retrancher quelques dépenses inutiles, quelques jouissances frivoles, de supprimer les abus attachés aux méthodes de dépenses établies, et surtout à la comptabilité des recettes de l'État, ce qui en aurait sensiblement augmenté le produit net. Ces opérations faisaient sans doute quelques malheureux parmi les gens de finance, et retranchaient quelque chose au bien-être de quelques gens de cour. Mais c'était un sacrifice fait à l'ordre, c'était l'accomplissement d'un devoir imposé au gouvernement, celui de l'économie; d'ailleurs le mal particulier se faisait sans bruit et sans contradicteur. Il se trouvait quelques gens à plaindre, mais du moins personne à redouter; et à la suite, le gouvernement pouvait dédommager ceux qu'il était obligé de priver actuellement de leur revenu. Le parti le plus injuste, le plus difficile à faire réussir, le plus périlleux pour la cour, était celui d'élever les revenus au niveau des dépenses: le plus injuste, parce qu'il faisait supporter au peuple une aggravation de charges, pour subvenir à des dépenses abusives; le plus difficile, parce qu'il exposait à la contradiction des parlemens et des états de provinces; le plus périlleux, parce que les clameurs parlementaires étaient devenues un tocsin auquel répondait toute la nation. La cour préféra le parti injuste et périlleux au parti juste et sûr. Elle trouva convenable de se procurer de nouveaux moyens de dépense, plutôt que de s'imposer l'économie; de grever le peuple, plutôt que de rien retrancher aux gens de cour et aux gens de finance; et d'avoir affaire à la nation, au lieu de faire sans contradiction des réformes dans l'intérieur de la maison royale et de l'administration. On voulut donc un accroissement d'impôts de 60 millions. Toutes les classes étant menacées d'une surcharge, car les priviléges n'allaient pas jusqu'à exempter de toute espèce d'impôt, toutes s'agitèrent. Les privilégiés crièrent contre les abus qui avaient amené le besoin de nouvelles taxes. Le tiers-état, sur qui elles tombaient plus rudement que sur les privilégiés, cria contre l'impôt, contre les abus et contre les priviléges. Plus les clameurs du peuple s'élevaient contre les privilégiés, et plus les privilégiés s'emportaient contre les abus. La cour se lassa de leurs emportemens: elle exila, elle emprisonna des magistrats, des nobles des états de Bretagne. Alors les clameurs eurent un objet de plus: elles s'élevèrent contre les exils et les emprisonnemens, contre le pouvoir arbitraire, contre le pouvoir absolu, contre la tyrannie. La souffrance et l'irritation parvenues à ce point, toute la France se réunit en un seul voeu qui renfermait tous les autres; le privilégié, pour la réformation des abus et la conservation de ses priviléges; le tiers-état, pour l'abolition des priviléges et des abus, le créancier de l'État, pour la réformation des abus et la sûreté de ses rentes; tous, pour la garantie de la propriété et de la liberté, contre l'impôt, contre la banqueroute, contre les emprisonnemens arbitraires, tous, dis-je, demandèrent unanimement des _états-généraux_. Mais par ces mots les privilégiés demandaient des états-généraux où les ordres privilégiés auraient l'avantage de la majorité sur le tiers; et le tiers demandait des états où les ordres privilégiés n'auraient pas ce privilége qui était la garantie de tous les autres. La noblesse et les parlemens exprimaient leur intention en trois mots: trois ordres, trois chambres, trois voix. Ce qui voulait dire: Il faut que nos priviléges aient pour leur sûreté deux voix contre une. Le tiers-état n'attaqua point de front ce système, mais il le mina en demandant que la chambre du tiers fût égale en nombre aux deux autres réunies, sauf à voir ensuite si les lois seraient délibérées à la majorité des votans dans les trois chambres réunies, ou à la majorité de deux chambres dans des discussions séparées. Cette demande fut portée à une assemblée de notables, divisée en six bureaux; cinq rejetèrent la proposition de donner au tiers une représentation égale à celle des deux autres ordres. Le sixième bureau, présidé par _Monsieur_, était composé de vingt-cinq votans. Douze furent pour la représentation égale, douze contre: c'était _Monsieur_ qui allait faire la décision de son bureau; _Monsieur_ prononça pour l'égalité. Ce vote influa sur le sort du tiers-état, et concourut puissamment à la détermination du roi pour la représentation égale du tiers-état. Ce fut par cette résolution que la France put opposer dans la suite à cet adage aristocratique: trois ordres, trois chambres, trois voix, adage qui en 89 était devenu un cri de guerre, ce cri de joie et de réunion: LA NATION, LA LOI, $1. Quand il fut établi en principe que le tiers aurait une représentation égale, on ne vit plus dans les états-généraux que le moyen d'avoir une constitution. Quand il fut établi qu'on allait avoir une constitution, l'opinion publique la voulut complète et parfaite. On fit l'appel de tous les principes reconnus par les publicistes, consacrés par des constitutions anciennes et modernes. On proposa des déclarations de droits. On fit comparaître tous les abus du gouvernement et de l'administration, on les marqua d'un sceau de réprobation; on prétendit que la constitution n'en épargnât aucun, qu'aucun autre n'y pût entrer. On s'appliqua surtout au moyen d'empêcher les abus du pouvoir; on indiqua contre le pouvoir toutes les précautions qui, dans d'autres temps, l'avaient fait instituer contre l'anarchie. Des déclamations applaudies recommandèrent de se défier plus des grands que des prolétaires, des prêtres que des hommes sans foi et sans loi, de la police que des filous, de la gendarmerie que des assassins, des juges que des criminels. Entrons dans les détails des droits qu'on voulut garantir et des institutions destinées à cet effet. On avait commencé par vouloir l'égalité; on vit bientôt que l'égalité était inséparable de la propriété et de la liberté, et l'on rangea tous les droits et tous les intérêts sous ces trois-là. Après avoir rapporté à chacun de ces droits ce qui paraissait lui appartenir comme conséquences ou comme accessoires, on voulut pour chacun des garanties particulières; on en voulut ensuite de communes à tous les intérêts ou des _garanties générales_. Voici comment doivent se classer toutes ces choses. I. _Liberté._ On regarda comme _conditions_ de la liberté: 1º L'affranchissement de toute servitude personnelle, domestique, rurale, féodale ou militaire. 2º La faculté de s'établir où l'on veut, de changer de domicile, de voyager sans obstacle. 3º De correspondre sous le sceau du secret par la voie de la poste ou par des communications directes. 4º D'appliquer son industrie à toute espèce de travail et de négoce qui ne portent point atteinte aux droits d'autrui. 5º De professer sa religion. 6º De publier sa pensée par l'impression. * * * * * On regarda comme _garanties_ propres de la liberté: 1º L'établissement de peines graves contre les auteurs d'emprisonnemens ou d'exils arbitraires. 2º L'établissement d'un juré pour l'accusation et le jugement du fait en matière criminelle. II. _Propriété._ On regarda comme _conditions_ de la propriété: 1º L'exemption des dîmes et autres charges ecclésiastiques. 2º Celle des droits féodaux et seigneuriaux. Ces deux premières conditions s'exprimèrent en un seul mot: _Liberté des biens_. 3º La répartition proportionnelle des contributions entre tous les propriétaires de l'État. * * * * * On regarda comme _garanties_ spéciales de la propriété: 1º Des magistratures chargées de la répartition de l'impôt; 2º Des magistratures chargées de juger les réclamations au sujet de l'impôt; 3º Une magistrature chargée d'examiner la comptabilité des deniers publics. III. _Égalité._ On regarda comme _conditions_ de l'égalité: 1º La faculté de parvenir à tous les emplois et à toutes les dignités en concurrence avec tous les citoyens, ou l'abolition du privilége qui réservait aux seuls nobles de quatre générations l'entrée au service militaire par le grade d'officier, l'entrée dans les chapitres et dans la haute magistrature; 2º Celle d'acquérir et de posséder toute espèce de biens, sans distinction de biens nobles et de biens de roture; 3º L'abolition du privilége qui exemptait tous les nobles indistinctement du tirage de la milice, c'est-à-dire du service forcé comme soldat, ce qui rejetait sur la roture le poids du service militaire, dont les avantages étaient réservés à la noblesse; 4º L'abolition du privilége qu'avait la noblesse et le clergé, de ne point loger les gens de guerre, ce qui aggravait, pour la roture, l'obligation de les loger; 5º L'abolition des justices seigneuriales; 6º L'abolition du privilége attribué à la noblesse et au clergé d'être jugés, en matière criminelle, par des juges eux-mêmes privilégiés; 7º L'abolition de la différence des peines pour les mêmes crimes; 8º L'abolition du tribunal du point d'honneur, pour juger les querelles entre gentilshommes, comme si eux seuls eussent pu avoir des querelles où l'honneur fut intéressé; 9º Le port d'armes pour tous les citoyens; 10º L'abolition des maisons fondées et entretenues aux dépens du tiers-état, pour l'éducation de la pauvre noblesse, etc.; 11º L'abolition de l'usage de dégrader le noble condamné à une peine infamante, de le rendre au tiers-état avant l'exécution, comme si les lois pénales avaient été nécessitées par le tiers-état seul, et n'avaient été faites que contre lui[17]. [17] Que diriez-vous, disait à ce sujet M. Siéyès, si le législateur, avant de punir un scélérat du tiers-état, avait l'attention d'en purger son ordre en lui donnant des lettres de noblesse? Beaucoup d'autres usages lésaient les droits et offensaient la fierté du haut tiers; mais aucune loi ne les autorisait; c'étaient des abus de l'abus même: on se persuada qu'ils seraient entraînés par la force du principe de l'égalité. Telles étaient les vexations de la police et de la justice même contre le roturier seulement soupçonné d'une faute, et leurs égards pour le privilégié pris en flagrant délit; les suspensions des rigueurs de la justice contre les nobles qui n'avaient blessé que les droits des roturiers; les évocations des procès civils et criminels des nobles pour les soumettre à des juges partiaux; les sursis aux jugemens dont ils pouvaient craindre les dispositions; les lettres de grâce qui suivaient immédiatement les condamnations qu'il avait été impossible d'éviter; les arrêts de surséances contre les créanciers les plus légitimes et les plus malheureux; la persécution du fisc contre le plébéien, son respect pour la noblesse, etc. * * * * * On regarda comme _garanties_ spéciales de l'égalité: L'abolition des titres, qualifications, signes, décorations d'apparence nobiliaire ou féodale et propres à rappeler aux personnes titrées et décorées leur ancienne domination, à leurs inférieurs leur ancienne infériorité. * * * * * On voulut avoir des _garanties générales et communes_ aux trois intérêts de la liberté, de la propriété, de l'égalité; et pour cet effet on demanda: 1º L'établissement distinct de trois pouvoirs; le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire. Un grand nombre de patriotes sincères désiraient que le pouvoir législatif fût divisé entre le roi et deux chambres dont l'une au moins serait composée de citoyens élus sans condition de naissance, et dont l'autre serait comme en Angleterre une magistrature héréditaire. La constitution anglaise paraissait alors assez généralement devoir servir de modèle à la France, et la liberté anglaise était regardée comme le maximum de la liberté politique. Plusieurs amis de la révolution en France désiraient donc deux chambres, dont une composée de pairs: deux chambres pour empêcher les décisions précipitées et déterminées par entraînement: une chambre de pairs constitués héréditaires pour qu'ils s'attachassent à la descendance du monarque par l'intérêt de leur propre descendance, et qu'ils formassent ainsi une garantie de l'hérédité de la couronne. Mais dans le cours de l'année 1790 et de 1791, l'exaltation populaire, la défiance nationale contre la cour, la noblesse et les prêtres, s'étaient accrus à un tel point que non seulement il fut impossible de mettre en avant dans l'assemblée nationale la proposition de deux chambres, même de deux chambres égales en durée et en prérogatives, mais même que quelques patriotes ayant exprimé dans un écrit imprimé le désir de voir la chambre législative se diviser pour la formation des lois en deux sections ou comités pour discuter et délibérer séparément sous la condition que la majorité se formerait par le recensement en commun des suffrages individuels, comme résultant d'un même scrutin, cet écrit excita une espèce de soulèvement populaire, et fit renoncer à toute division. 2º On demanda, pour concilier le respect dû au prince, à son inviolabilité, à l'hérédité de sa couronne, avec la sûreté des particuliers contre les ordres qui pourraient lui être surpris, la responsabilité des ministres. 3º Pour assurer l'impartialité de la justice civile, l'indépendance des tribunaux, on demanda l'inamovibilité des magistrats; pour assurer celle de la justice criminelle, le jugement par jurés. Telles étaient les opinions des esprits éclairés et sages à l'époque de 1789; telle fut la substance du grand nombre des cahiers de bailliages: tout ce qui a été ajouté postérieurement a été le produit de la colère et de la peur. Dès que les états furent assemblés, on vit, après quelques efforts pour maintenir les priviléges, tous les priviléges renversés en une seule nuit. L'abolition des priviléges ayant éprouvé de la résistance dans les provinces, le peuple fit la guerre aux privilégiés. Les nobles alors fuirent et s'armèrent au dehors. Les prêtres agitèrent les esprits. Alors on abolit la noblesse, on dépouilla le clergé. Ne voulant plus de noblesse, on ne voulut plus de titres, plus de noms portant marques de féodalité, plus de décorations nobiliaires, plus de souvenir des nobles. Quand on eut pris les biens du clergé, on voulut le réformer; on changea de prêtres, on chassa les premiers, on humilia leurs successeurs. Les parlemens, qui s'étaient montrés défenseurs du peuple contre la cour, mais défenseurs des priviléges contre le peuple, furent renversés. La royauté, protectrice de la noblesse, fut d'abord dépouillée, ensuite dégradée, ensuite détruite; et le roi lui-même.... enfin les excès ayant produit des mécontentemens, on en vint au dernier des excès, au plus effroyable: au massacre des mécontens! Mais j'ai trop pressé la marche et j'ai laissé en arrière tout ce qu'il importait de remarquer. Revenons sur nos pas. CHAPITRE V. Explosion du 14 juillet 1789, occasionée par la persistance des privilégiés à former deux chambres séparées, par l'appui de la volonté royale donnée à cette persistance.--Abandon des priviléges, le 4 août. Les états-généraux sont assemblés. La noblesse et le clergé, qui, par leurs clameurs, leurs écrits, avaient mis tant d'opposition à ce que le tiers-état obtînt une représentation égale, uniquement parce qu'ils avaient pressenti la réunion des ordres pour délibérer en commun, essayèrent néanmoins d'empêcher cette réunion comme s'ils ne l'avaient pas prévue. La chambre des communes la provoqua dès sa première séance. L'opinion publique s'était d'avance prononcée pour le voeu que la chambre manifesta. Une partie du clergé et de la noblesse était fort disposée à y accéder; quelques membres de ces deux ordres se réunirent de leur propre mouvement, sans attendre la décision de leur chambre. La résistance des autres fatigua le public. La chambre du tiers allait se déclarer assemblée nationale lorsque le roi intervint. Le roi ayant fait fermer le lieu des séances, sous prétexte d'y faire des dispositions pour une séance royale, le tiers-état s'assembla au jeu de paume, le 20 juin 1789. Plusieurs membres du clergé et de la noblesse s'y rendirent; et on prêta le serment de ne pas se séparer que la constitution ne fût faite et établie. Le 23 juin le roi réunit les trois chambres, et déclare la division en trois ordres inhérente à la constitution de l'État[18]. Il règle les cas où ils pourront se réunir. Il excepte de la délibération commune les affaires qui regardent les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques attachées aux terres et aux fiefs ou appartenant aux personnes des deux premiers ordres; il déclare ces droits et prérogatives, propriétés hors d'atteinte, ainsi que les dîmes, les cens, les rentes, les droits et devoirs féodaux. Il défend enfin la publicité des séances. [18] Déclaration du 23 juin 1789, art. 8, et instructions promulguées à la suite, art. 12. Il devient ainsi constant aux yeux du tiers-état que pour satisfaire la cour, la noblesse, le clergé, il faut dépouiller cette familiarité qu'il avait contractée dans ses rapports avec la noblesse; qu'il faut se placer aux yeux de tous au-dessous d'elle, se reconnaître inférieur; il apprend qu'il doit subir ses décisions, se soumettre à ses priviléges actuels, s'abandonner à toutes les prétentions qui pourront renaître de ses anciens souvenirs. Ainsi il est établi que deux ordres qui, réunis, ne forment pas la quatre-vingtième partie de la nation, auront le pouvoir d'opprimer ou de continuer l'oppression de la classe quatre-vingt fois plus nombreuse; que l'accès aux grandes places continuera d'être interdit aux roturiers; que le poids de toutes les charges de l'état sera leur partage, et que les honneurs seront celui de la noblesse; que la naissance sans mérite suffit pour tout obtenir, et que le mérite sans naissance n'a droit à rien. Ce fut alors que la révolution éclata, c'est-à-dire qu'alors se déclarèrent contre les priviléges en matières d'impôts, et par entraînement contre les charges féodales et ecclésiastiques, contre la dîme, les cens, les rentes, etc, tous les fermiers, tous les propriétaires roturiers, tous les propriétaires ruraux et les petits propriétaires des villes; c'est-à-dire qu'alors se déclara contre l'exemption des charges personnelles et roturières, du logement des gens de guerre, du tirage à la milice, des corvées, toute la roture rurale et urbaine; c'est-à-dire qu'alors se déclara contre le privilége exclusif des emplois distingués dans le militaire, dans la haute magistrature et dans l'église, toute la partie élevée du tiers-état, la robe, la finance, le commerce, les savans, les artistes, tout ce que l'éducation avait rendu capable de fierté, et capable de vengeance. Dans cette classe, une jeunesse brillante se leva tout entière, proclamant sa vocation à tous les travaux, à toutes les dignités, à tous les honneurs. Les femmes entrèrent aussi dans la révolte avec toute l'ardeur d'épouses, de mères, de soeurs, de maîtresses qui pressentent l'élévation de tout ce qui leur est cher, et veulent la défaite de ceux qui les ont tenus si long-temps dans l'humiliation; c'est-à-dire enfin qu'alors se déclara en France, de Lille à Perpignan, de Brest à Strasbourg, l'unanimité des citoyens contre deux cent mille privilégiés ou adhérens. Comment cette déclaration n'aurait-elle pas été violente? c'était l'explosion de la volonté nationale éclairée par de longues discussions, blessée par des contrariétés offensantes, irritée par une opposition téméraire, et qui, après avoir été quelque temps contenue par les représentans, a enfin reçu d'eux le signal de l'indépendance. Comment n'aurait-elle pas été violente? c'était la volonté nationale qui avait à venger des droits respectables, contre l'orgueil sans déguisement; c'était la nation armée contre les privilégiés. Les mécontentemens les plus généraux n'avaient produit depuis long-temps en France que des révoltes successives, parce qu'ils n'étaient pas exaltés partout au même point et au même moment. Mais quand une représentation nationale avertit tous les intérêts et tous les droits lésés, il fallut que la révolte fût générale et prît le nom d'insurrection. C'est ce qui arriva. On croit et l'on répète beaucoup aujourd'hui qu'avec plus de vigueur l'autorité aurait pu tout sauver. C'est méconnaître la force populaire, que de lui comparer celle du pouvoir. Un gouvernement peut se mesurer avec avantage contre la révolte; comment le ferait-il contre l'insurrection, même contre une révolte qui, sans être générale, est de nature à le devenir? Lorsque l'autorité royale a fait un pas en arrière en présence de la volonté nationale, elle doit renoncer à se défendre par la force, sur le plan incliné où elle se trouve placée: gagner du temps, user d'art et d'adresse, est la seule ressource qui lui reste. Elle doit soutirer la foudre par les conducteurs, et non affronter les nuages. Elle ne doit pas prendre les reproches de l'orgueil blessé, pour les conseils du courage, ni son irritation pour de la force. L'ennemi qui a tout à la fois l'avantage du nombre, et celui du terrain, n'est contenu que faiblement par ses habitudes de respect, par l'imparfaite connaissance des desseins qu'on a formés contre lui. Il n'a besoin que d'un signe de malveillance pour s'en faire un prétexte de déchaînement, et dès qu'il est déchaîné, rien ne lui résiste: il entraîne tout, parce qu'il est presque tout, parce que hors lui, il n'existe presque rien. On ne doutait point en 1789 que l'universalité de la révolte ne la justifiât. On la nomma insurrection pour la distinguer des révoltes partielles qui n'ont point l'aveu du grand nombre. On regardait l'insurrection comme _le plus saint des devoirs_, pour un peuple opprimé; on ne doutait pas que la souveraineté ne résidât dans le peuple; qu'elle ne fût inaliénable; que le soulèvement général ne fût l'exercice de cette souveraineté; en un mot, qu'il ne fût légitime du moment qu'il était général. Aujourd'hui[19] on ne doute pas que toute cette doctrine ne soit subversive de la monarchie, même de toute société; qu'en France ces mots, _la souveraineté du peuple_, ne soient sacriléges, et l'idée qu'ils expriment, punissable du dernier supplice. [19] L'auteur écrivait en 1828. Cependant on peut dire sans blasphème et sans sacrilége, et sans professer une doctrine subversive de la monarchie, et sans approuver le moins du monde la mise en jugement d'un monarque constitué, que la souveraineté appartient à la nation, et qu'elle est inaliénable, pourvu que l'on ajoute et que l'on sous-entende: 1º que l'exercice peut en être délégué par la nation avec certaines réserves, et sous certaines conditions, à une famille privilégiée, à charge de réversion dans le cas d'extinction de cette famille; 2º Que tant que durera cette famille, la délégation sera irrévocable, et le monarque inviolable. Cette doctrine est plus conservatrice de la monarchie que toute autre, et n'est pas moins respectueuse pour le monarque. Avec le sous-entendu qui vient d'être exprimé, on n'offense, on ne conteste, on n'attaque pas plus l'autorité royale, en disant que la souveraineté appartient à la nation, qu'on ne conteste la possession et l'usage d'un domaine, à l'usufruitier, en disant que le fonds appartient à une autre personne. On a dit, écrit, imprimé mille fois que les rois de France n'étaient qu'usufruitiers de la couronne; ce qui voulait dire qu'elle appartenait à la famille tant que la famille durerait, et que la famille venant à s'éteindre, la couronne reviendrait à la nation. Au reste l'expérience a montré combien toute discussion sur le droit de souveraineté est oiseuse. La souveraineté se compose de droit et de fait, en d'autres mots de droit et de _pouvoir_, ou de droit et de force. Quand le monarque a le moyen d'empêcher la nation qui lui a délégué le suprême pouvoir, de reprendre ce pouvoir, il ne servirait à rien à la nation d'en avoir le droit; quand le monarque est sans force et sans foi, ce qui est la même chose, et que la nation veut reprendre l'exercice de la souveraineté, à quoi pourrait servir le droit du monarque pour l'empêcher? Le plus fort quand le prince a une armée, quand il a des agens et fonctionnaires qui veillent pour lui, quand il veille lui-même sur ses fonctionnaires et ses agens, et surtout quand le peuple est heureux et qu'il dort, le plus fort est le prince; le prince alors exerce de droit et de fait le pouvoir souverain. Quand le peuple est malheureux et mécontent, ou seulement inquiet et mécontent sans être malheureux, quand les fonctionnaires sont corrompus ou dissipés et négligeas, quand l'agitation et le mécontentement ont gagné les fonctionnaires et l'armée, le plus fort c'est le peuple; le peuple reprend alors l'exercice de la souveraineté, et redevient souverain de droit et de fait, s'il veut l'être. Quand on dit que la souveraineté appartient au prince, on sous-entend que la minorité bien armée peut être plus forte que la majorité désarmée ou mal armée; la minorité vigilante, que la majorité endormie ou dissipée; la minorité bien conduite, que la majorité sans direction; la minorité fidèle au voeu constant de la majorité, que la majorité dans l'indolence des souhaits accomplis. Comment entendre en effet ce que serait la souveraineté d'un prince dont le gouvernement et la force non seulement ne sauraient conduire ni contenir la majorité, mais même passeraient du côté de la majorité contre le prince? La minorité plus la majorité, n'est-ce pas le tout? Mais revenons au fait. J'ai dit que la force du gouvernement n'était plus en proportion avec celle qu'il fallait combattre et que tout essai ne pouvait servir qu'à compromettre la royauté. En effet l'exil du parlement de Paris en 1788, l'enlèvement de plusieurs de ses membres, l'exil du duc d'Orléans, l'emprisonnement des gentilshommes de Bretagne, la distribution d'une multitude de lettres de cachet dans les provinces, la brusque dissolution de la première assemblée des notables, l'établissement d'une cour plénière qui devait réunir, entre des mains sans force et sans vertu, tous les pouvoirs dont le roi dépouillait l'énergie parlementaire, tous ces prétendus actes de vigueur n'avaient servi qu'à provoquer la demande des états-généraux, et à la provoquer si vivement et si généralement, que la cour n'avait pu en refuser la convocation. De même le rassemblement d'une armée à Versailles après la convocation des états-généraux, la déclaration du 3 juin que cette armée devait appuyer au besoin, le renvoi de la partie du ministère qui avait la confiance du peuple, furent des actes de vigueur intempestifs qui déterminèrent les évènemens du 14 juillet: jour mémorable où éclata la révolution. Ce jour vit l'armée de Versailles en défection, le peuple attaquant, renversant la bastille, la populace furieuse marquant, immolant des victimes. Princes, seigneurs, courtisans, magistrats, tout s'enfuit ou se cache. Les troupes de ligne gagnées à la cause populaire sont éloignées de Versailles; les ministres récemment renvoyés sont rappelés; les ministres appelés à leur place sont renvoyés. La noblesse, le clergé, accourent dans le sein du tiers-état, n'y portant plus d'autre crainte que celle de ne pas être assez confondus avec ses membres. Enfin le roi, le roi lui-même se croit obligé de se rendre à Paris, dirai-je, pour comparaître devant le peuple souverain à l'hôtel-de-ville, et pour faire un nouveau contrat avec lui, sous la garantie de vingt ou trente députés du parti populaire qui lui servent d'escorte, ou pour essayer de modérer par une intercession jusqu'alors inouïe, les excès où s'emportait une multitude effrénée? Tandis que le peuple de Paris prouvait sa puissance en l'exerçant et par sa manière de l'exercer, le peuple des campagnes refusait le paiement des dîmes et des droits féodaux; les paysans poursuivaient les seigneurs et brûlaient les châteaux. La nation n'approuvait sans doute ni ces violences, ni celles qui s'étaient commises à Paris dans la chaleur de la victoire: mais elle ne les arrêtait pas. Attentive à ses avantages, occupée à s'établir sur le terrain qu'elle avait gagné, elle ne jeta sur ces évènemens que des regards distraits. Mais trois millions de gardes nationaux se levaient; quarante-quatre mille municipalités se formaient par des élections populaires: et ces forces qui lui assuraient le champ de bataille, lui promettaient aussi la fin des désordres et des excès. A quels signes reconnaîtra-t-on une volonté générale en France, si on la méconnaît aux grandes circonstances de cette époque, si on la méconnaît à ce qui se passa durant deux mois à Paris et dans les provinces, dans les villes et dans les campagnes, d'une extrémité du royaume à l'autre? A quel signe reconnaîtra-t-on une volonté profondément nationale, intimement française, si on la méconnaît dans cette immense révolte qui n'a pour cause évidente que la fierté blessée; la fierté, brillante distinction du caractère français, blessée par la proclamation solennellement renouvelée des distinctions d'ordres, plus que l'intérêt ne l'était par les priviléges utiles? Le calcul avait souffert patiemment ce que ces priviléges avaient d'onéreux, depuis que l'exercice en était devenu modeste, depuis que la jouissance en était presque désavouée comme prérogative, depuis que l'existence en était dissimulée dans le commerce de la société. La fierté nationale semblait désintéressée par la politesse des grands, par la familiarité de la roture avec la petite noblesse; peut-être même cette fierté avait-elle éloigné le renversement des priviléges pour ne pas compromettre cette parité apparente dont la roture était jalouse. Mais du moment que les privilégiés voulurent marquer d'une empreinte nouvelle la distinction des ordres pour asseoir la différence de condition réelle, du moment qu'on eut fait ainsi des priviléges une offense personnelle pour le tiers-état, la nation perdit, au premier sentiment de cet outrage, la patience qui avait résisté si long-temps au sentiment de ses charges. Le 4 août la noblesse et le clergé pressés par tout ce qui se passait sous leurs yeux, par toutes les nouvelles que chaque jour apportait des provinces, par l'intérêt des châteaux qu'on incendiait et des seigneurs que l'on molestait, pressés par leur conscience, firent dans l'assemblée nationale l'abandon de tous les priviléges, au nom de leurs commettans et au leur. On abolit la qualité de serf et la main-morte, le droit exclusif de chasse, de colombier, de garenne, les jurisdictions seigneuriales; on déclara rachetables les droits seigneuriaux et la dîme; on abolit les priviléges et immunités pécuniaires; on établit l'égalité des impôts; on abolit les priviléges des villes et provinces; on promit la réformation des jurandes. Tous les citoyens furent déclarés admissibles aux emplois civils et militaires. Ainsi finit cette première époque des mouvemens de 1789. CHAPITRE VI. Moyens de s'assurer si la majorité nationale a persévéré et persiste encore dans sa volonté contre les priviléges.--Et d'abord, à quoi distinguera-t-on la volonté nationale de celle du gouvernement ou des factions, contre les prêtres, les nobles, la cour et l'étranger?--Deux moyens: 1º L'état des votes quand on les a recueillis; 2º l'état des sacrifices en hommes et en argent qui ont été opposes par la nation aux actes de la révolution. Du 14 juillet 1789, époque de l'insurrection du peuple, jusqu'au 9 juillet 1815, époque de la dernière restauration de la maison de Bourbon, il s'est écoulé vingt-six années. Dans cette période de vingt-six années, la France a eu neuf constitutions différentes, entre lesquelles ont passé 17 journées fameuses par quelque violence d'un parti contre l'autre, trois abolitions principales, et trois grandes proscriptions. Voici le tableau des constitutions: 1º La monarchie que j'appellerai parlementaire de 1789, dissoute par les mouvemens du 14 juillet, des 5 et 6 octobre de la même année; 2º La monarchie représentative de 1790, altérée par les évènemens des 21 juin et 17 juillet 1791; dissoute par ceux des 20 juin, 10 août, 2, 3, 4 septembre 1792 et 21 janvier 1793[20]; 3º La république démocratique de 1793, commençant par l'anarchie; se fondant sur la terreur; retombant de la terreur dans l'anarchie au 25 juin 1795 (9 thermidor an III)[21]; 4º La république moins démocratique de 1795 (an III), qui se concentra le 18 fructidor an V (4 septembre 1797)[22], déclina vers l'anarchie en 1799, et tendit alors de nouveau à la terreur; 5º La république consulaire de 1799 (28 frimaire an VIII), ralliant au système monarchique, sous formes républicaines[23]; 6º La monarchie impériale des 20 mai et 7 septembre 1804, ou 25 floréal an XII, et 15 brumaire an XIII, d'abord monarchie tempérée, ensuite mêlée de despotisme[24]; 7º La monarchie royale en avril 1814; tempérée, républicaine, avec une tendance aristocratique; 8º La nouvelle monarchie impériale de 1815; tempérée, républicaine, ayant une fausse tendance à la démocratie[25]; 9º La monarchie royale de 1815, modifiée par l'inamovibilité et l'hérédité de la pairie. [20] Elle ne fut point soumise à la sanction du peuple, mais elle était conforme aux cahiers; et les assemblées primaires y jurèrent fidélité en faisant les élections pour la première législature. [21] On ne voit nulle part quel est le nombre des votans. Le rapport de Gossius, du 9 août 1793, dit que toutes assemblées de district ont accepté. Mais on voit dans les séances suivantes qu'on demande quelles seront les peines de la non-acceptation? [22] 914,853 votes pour; 41,892 contre.--On vota dans les assemblées primaires sur cette question: Deux tiers de la convention passeront-ils dans le corps législatif? Il y a eu peu de votans, 167,758 pour, et 95,373 contre. [23] Elle a eu 304,007 votes, et 1,562 contre. [24] Elle a eu 3,521,675 votes pour, et 2,679 contre. [25] Le 1er juin 1815, il n'était arrivé de votes que de 66 départemens, il en restait 20 en retard et plusieurs arrondissemens n'étaient point la règle. Dans les 66 départemens il y a eu 1,302,562 votans, 1,298,356 ont voté pour, et 4,206 contre. Si on ajoute seulement 200,000 cinquième ou un sixième de votans pour les départemens en retard, on aura 1,600,000 votans pour la constitution. * * * * * Voici maintenant le tableau des journées signalées par quelques violences contre le pouvoir: 1º 20 juin 1789, séance du jeu de paume. La cour avait fait fermer la salle des états-généraux, espérant mettre fin à l'insistance des communes près des deux autres chambres, pour la réunion des trois ordres; 2º Le 14 juillet 1789, prise de la Bastille, renvoi de l'armée; 3º Les 5 et 6 octobre suivant, le château de Versailles forcé, le roi emmené à Paris; 4º Le 17 avril 1791, rassemblement qui empêche le roi de quitter Paris pour aller à Saint-Cloud; 5º Le 21 juin, départ ou évasion du roi: son arrestation, son retour; 6º Le 17 juillet, fusillade au champ-de-mars sur un rassemblement qui demande le jugement du roi et sa déchéance; 7º Le 20 juin 1792, le château des Tuileries forcé, le roi insulté; 8º Le 10 août 1792, le château des Tuileries assiégé, le roi retiré à l'assemblée nationale, la royauté suspendue, le roi conduit au Temple; 9º Les 2, 3 et 4 septembre, massacre des nobles et prêtres dans les prisons; 10º Le 21 janvier 1793, exécution du roi; 11º Le 31 mai, 1er et 2 juin suivans, assaut de la commune à la convention; proscription du parti modéré par le parti exagéré, dit _la Montagne_; 12º Le 25 juin 1795 (10 thermidor an III), division du parti de la Montagne et proscription d'une partie par l'autre; 13º Le 6 octobre suivant (13 vendémiaire an III), attaque des sections de Paris contre la majorité de la Convention, d'accord avec la minorité; 14º Le 4 septembre 1797 (18 fructidor an V), arrestation de la minorité de la chambre des représentans par le Directoire, d'accord avec la majorité; 15º Le 9 novembre 1799 (18 brumaire an VIII), translation de la majorité à Saint-Cloud; le général Bonaparte se joint à elle; il est nommé consul; 16º Le 31 mars 1814, abdication de Bonaparte devenu empereur à titre héréditaire; retour de la maison de Bourbon; 17º Le 20 mars 1815, retour de Bonaparte et nouveau départ de la maison de Bourbon; 18º Le 19 juillet suivant, seconde abdication de Bonaparte et seconde restauration des Bourbons. Dans ces dix-huit journées et ces neuf constitutions, on peut compter trois grandes abolitions et trois grandes proscriptions. Abolition: de la noblesse, du clergé, de la royauté. Proscription ou bannissement: des prêtres, des nobles émigrés, de la famille royale. * * * * * Je veux chercher dans ces constitutions, dans ces abolitions, dans ces proscriptions et jusque dans les violences populaires, ce qu'a voulu constamment la nation, ce qu'elle veut aujourd'hui, et le distinguer de ce qu'ont fait ou voulu des partis, des factions, sans le voeu ou contre le voeu de la nation. Le voeu national a été clairement manifesté, clairement entendu, clairement satisfait à l'époque du 14 juillet, qui comprend la nuit du 3 au 4 août. Dans cette nuit du 3 an 4 août, les privilégiés ont abdiqué tous les priviléges contestés; cette nuit a été déclarée l'époque de la liberté française. Cette nuit aurait mis fin à toutes querelles si les engagemens qu'elle a vu jurer avaient été remplis avec fidélité. Sachant donc en quoi consistait au 14 juillet le voeu national, il ne s'agit que de voir s'il s'est altéré, s'il s'est étendu, s'il s'est dénaturé en traversant les vingt-six années qui se sont écoulées depuis cette époque. Pour ne pas confondre la nation française avec ce qui peut n'être pas elle, nous aurons soin de la distinguer de son gouvernement, de son corps législatif, de ses corps administratifs et communaux, de ses orateurs, de ses écrivains, de ses journalistes; en un mot, de ses prétendus organes qui ne sont pas toujours véridiques ni infaillibles. Il est facile de se figurer cette nation après le 4 août 1789, tenant d'une main la reconnaissance de ses droits, souscrite par les privilégiés; de l'autre les armes qui l'ont aidée à la conquérir; brillante de joie, de fierté, de courage, et se reposant de sa victoire dans le sentiment de ses forces avec lesquelles rien ne peut se mesurer. Devant elle sont les nobles, les prêtres, et (il faut bien le dire) la cour qui croit la noblesse anéantie, parce que la France entière vient de déclarer sa propre noblesse; qui déplore l'égalité, comme si les nobles étaient tombés dans la roture, tandis que c'est la roture qui a fait passer au sceau national ses lettres d'anoblissement; comme s'il y avait plus de grandeur à être roi de quelques centaines de nobles privilégiés, que d'une nation noble, de la plus noble des nations. Devant elle ces privilégiés paraissent terrassés, mais non désarmés; vaincus, mais non sans espérance. Ils se représenteront. Ils appelleront à eux l'assistance de leurs affidés: faible et inutile secours. Ils appelleront à eux l'étranger: l'étranger s'avancera, il essaiera de porter quelques coups mal assurés. Eux cependant travailleront à détacher de la cause nationale les âmes douces, les esprits modérés; ils tâcheront de les intéresser à leur sort, par les malheurs dont ils seront les victimes. Ils profiteront et de la lassitude où auront jeté de longues agitations, et des craintes qu'aura inspirées l'anarchie. Dans ces circonstances, il sera facile de reconnaître ce que fera la nation, de suivre ses mouvemens, de discerner son action et sa volonté, de s'assurer de son changement, ou de sa persévérance dans ses premières intentions contre les priviléges. Sa volonté a eu quatre voies de manifestation qui lui sont propres, et dans lesquelles elle n'a rien d'équivoque: la première est l'émission de ses votes quand elle a été consultée; la seconde est la levée des hommes armés par elle contre ses ennemis; la troisième est la levée des contributions qu'elle a consacrées à leur poursuite; la quatrième ce sont ses levées spontanées et en masse. La force des factions, celle du gouvernement n'ont jamais pu concilier la majorité des suffrages nationaux, à des institutions, à des actes qui n'avaient pas l'assentiment général: témoin la terreur même, qui a tout ployé à l'obéissance, et n'a pu faire voter en faveur de ses agens, lorsqu'ils ont voulu la prorogation de deux tiers des conventionnels dans le premier corps législatif qui a été nommé en vertu de la constitution de l'an III (1795). Ni la force des factions, ni celle du gouvernement n'ont jamais pu faire marcher de grandes armées contre l'ennemi, ni lever des contributions proportionnées à l'immensité des besoins, ni faire lever la nation en masse, quand un profond sentiment d'intérêt public n'y a pas déterminé. Voyons donc quelles voies ont été prises contre les prêtres, contre les nobles, contre la protection de la cour, contre les entreprises de l'étranger qui a voulu se constituer le vengeur des uns et des autres. CHAPITRE VII. Actes de la révolution de 1789 à 1793 inclusivement: 1º concernant les prêtres; 2º concernant les nobles; 3º concernant le roi. Nous diviserons les actes qu'on peut regarder comme appartenans à la révolution, dans la période que nous allons parcourir, en trois parties. La première comprendra ceux qui concernent les prêtres; La seconde, ceux qui concernent les nobles émigrés et avec eux les armées des puissances coalisées; Et la troisième, ceux qui regardent le roi. Les actes dans chaque partie ont été faits par différentes forces ou autorités, telles que le peuple de Paris, la commune et les sections, le directoire, le conseil du département, le corps législatif ou la convention, ou seulement par une partie de ces deux assemblées. La plupart de ces actes ont eu la sanction de la nation, d'autres ne l'ont pas eue, les uns ont eu pour motif l'intérêt de l'égalité, les autres l'irritation, la jalousie et la peur. De ces mêmes actes, les uns sont encore subsistans, les autres n'ont été que passagers. Le but de ce chapitre est de discerner entre les actes permanens de la révolution, ceux qui sont conformes à la volonté nationale, ceux qui peuvent y être contraires, ceux qui lui sont étrangers. Voyons d'abord ce qui regarde le clergé. I. Le clergé s'était soumis dans la nuit du 4 août à souffrir le rachat des dîmes[26]. L'assemblée nationale, dans les discussions relatives au mode du rachat, juge à propos de les supprimer sans indemnité[27]. C'était un supplément aux sacrifices déjà votés. [26] Art. 5 de l'arrêté du 4 août 1789. [27] Art. 5 de l'arrêté du 11 août 1789, promulgué le 3 novembre suivant; voyez au sujet de l'abolition de la dîme l'avant _Moniteur_, séance du 11 août. Le clergé crie alors à la spoliation du culte: l'assemblée nationale met ses propriétés foncières sous la main de la nation, et déclare le culte, dépense nationale. Le clergé crie au renversement de la religion: l'assemblée nationale met les biens du clergé en vente, non pour renverser la religion, mais peut-être pour renverser le clergé; ces biens sont aussitôt achetés dans toute la France, et le produit en est appliqué aux besoins de l'État. Le clergé dépouillé de ses biens ne parut pas être assez dépouillé. On voulut lui ôter encore la grandeur, la consistance, l'ascendant dont il jouissait et dont il usait contre la constitution; on voulut lui faire perdre à la fois son influence, ses souvenirs et jusqu'aux espérances de réintégration au rang d'ordre et de premier ordre de l'État. C'était en quelque sorte une vue de police publique, relative au temps et aux circonstances. On voulut, de plus, éviter pour la suite l'influence d'un clergé trop nombreux et trop riche. Pour parvenir à ce double but, on avait trois moyens: 1º changer la circonscription des diocèses, ce qui réduisait à l'uniformité les grands évêchés alors en disproportion avec les autres; 2º régler des traitemens modiques et uniformes pour le clergé; 3º supprimer tous les bénéfices sans charge d'âme. On voulut encore autre chose pour l'avenir: ce fut d'ôter au roi son influence sur les évêques, en lui faisant perdre le droit de les nommer. Pour y parvenir, il ne s'agissait que de rétablir les élections suivant l'usage de la primitive Église, et suivant sa pragmatique. Pour parvenir à ces fins, les jurisconsultes de l'assemblée firent ce qu'ils appelèrent la _constitution civile du clergé_[28]. [28] Constitution civile du clergé du 12 juillet, sanctionnée le 24 août suivant. Leur rapport n'annonce aucune autre vue que celle de ramener le clergé aux moeurs primitives de l'Église, d'y rétablir la discipline altérée par les richesses des prélats, par la haute extraction de la plupart d'entre eux, par leur application aux affaires publiques, par la prétention déclarée de quelques uns à l'administration, et même au gouvernement du royaume. Certainement, leurs habitudes mondaines, leurs distractions de tout genre les avaient détournés des devoirs du pontificat. Les nominations royales et seigneuriales, les résignations, les permutations, les indults, les dévoluts étaient aussi des moyens bien peu propres à donner au culte des ministres dignes de leurs fonctions. Enfin la disproportion des diocèses, dont les uns ne comprenaient pas plus de vingt, trente ou quarante paroisses, tandis que d'autres en avaient de treize cents à quatorze cents, établissait entre les évêques une inégalité contraire à l'esprit de la constitution, et se refusait à l'organisation d'une hiérarchie uniforme en France. Tels furent les motifs sur lesquels on se fonda pour donner une nouvelle constitution au clergé. On l'établit sur quatre dispositions principales: circonscription uniforme des archevêchés, des évêchés et des paroisses; traitemens égaux, sous condition de résidence; élection des archevêques, évêques et curés, par le peuple; institutions canoniques, données par les évêques, sans confirmation du pape, avec qui l'institué se déclarerait simplement en communion, et qu'il reconnaîtrait pour chef de l'Église et centre d'unité. Les évêques protestèrent contre cette constitution, le 30 octobre 1790: le 27 novembre, l'assemblée décréta que les évêques qui dans le délai fixé n'auraient prêté le serment qu'elle prescrivait seraient réputés avoir renoncé à leur bénéfice[29]. Plusieurs refusent: ils sont remplacés. Le pape dépouillé des institutions canoniques appuie les évêques. Ceux-ci déclarent qu'il y a schisme: ils alarment les consciences; ils détachent du parti populaire les âmes timorées; ils font prévaloir l'intérêt de la religion qu'ils disent menacé, sur celui de la liberté; ils rallient à leur bannière toute l'aristocratie que l'émigration n'avait pas emmenée au-delà des frontières. L'assemblée nationale est assaillie de réclamations opposées; d'une part on lui demande de réprimer les prêtres insermentés, comme perturbateurs du repos public; d'autre part, on demande des lois qui lèvent les obstacles opposés à la liberté des consciences. En un mot, la nation se désunit: elle est près de se diviser. Alors l'assemblée nationale[30] rend les prêtres insermentés, responsables des troubles qui arriveront dans les communes de leur résidence, et prescrit aux autorités de les en éloigner. Mais d'un autre côté, l'administration du département de Paris, présente une opposition aux décrets de l'assemblée; il déclare la mesure décrétée, intolérante; il supplie le roi de lui refuser sa sanction[31]. Le roi la refuse. L'assemblée nationale abolit les costumes ecclésiastiques et religieux[32], et les prêtres se font un nouveau titre de cette interdiction aux yeux de leurs affidés. L'irritation populaire les poursuit: ils se cachent. Ils célèbrent les divins mystères dans les ténèbres, la ferveur des dévots redouble, et accroît l'irritation populaire. L'assemblée nationale autorise le corps administratifs du département où il s'élèvera des troubles religieux, à déporter les prêtres insermentés, sur la proposition de vingt citoyens[33]. Le roi refuse encore ce décret[34]. Après le renversement du trône, un décret, qui n'a plus de contradicteur, ordonne aux prêtres insermentés de sortir dans la quinzaine du territoire français. Enfin, dans les derniers jours du mois d'août, des perquisitions faites dans toutes les maisons de Paris, enlèvent tous les prêtres insermentés qui s'y trouvent cachés[35]. On les jette dans les prisons, ils y sont massacrés les premiers jours de septembre[36]. [29] Décret du 27 novembre 1790, accepté le 26 décembre suivant. [30] 29 novembre 1791. Tels sont les évènemens qui concernent le clergé dans la période que nous parcourons. [31] 5 septembre 1791. [32] 6 avril 1792. [33] 25 mai 1792. [34] 17 juin 1792. [35] 30 août 1792. [36] 2, 3, 4, 5, septembre 1792. II. Pendant que le clergé est ainsi traité, que fait la noblesse et quel est son sort? Elle émigre, elle s'arme, elle appelle l'étranger à son secours; elle marche avec les Prussiens et les Autrichiens contre la France. Mais à chaque pas qu'elle fait, à chaque espérance qu'elle annonce, elle est frappée, et toujours plus rudement, par l'assemblée nationale. Tel est le spectacle qu'elle offre dans le cours des années de 1790 à 1793. D'abord l'assemblée abolit les droits seigneuriaux qui avaient échappé dans la séance du 4 août 1789[37]. [37] 26 février 1790. Ensuite elle abolit les corvées, dont les nobles étaient exempts; elle les remplace par des contributions dont ils supporteront le poids en proportion de leurs facultés[38]. [38] 3 mars 1790. Alors (c'était au commencement de 1790), l'émigration commençait: le comte d'Artois, le prince de Condé lui servent de ralliement. L'assemblée nationale abolit la noblesse, les armoiries, les livrées, les titres, les noms précédés de la particule féodale qui annonce la possession d'un bien noble et seigneurial; elle ordonne que les titres de noblesse gardés dans les dépôts publics de Paris seront brûlés au pied de la statue de Louis XIV[39]. Elle ordonne le brûlement de ceux qui sont dans les dépôts publics de tous les départemens[40]. [39] 19 juin 1790. [40] 20 juin 1792. En 1791, les nobles émigrés s'organisent en corps d'armée à Coblentz. Les officiers démissionnaires ou déserteurs de l'armée se joignent à eux. Monsieur est à leur tête: alors l'assemblée abolit les ordres, corporations, décorations, signes extérieurs qui supposent des distinctions de naissance[41]. [41] 30 juillet 1791. Les princes français sollicitent de l'Autriche et de la Prusse des secours contre la révolution. L'Autriche et la Prusse en promettent par le traité de Pilnitz[42]. Dès que cette convention est connue, l'assemblée législative déclare les émigrés suspects de conjuration; elle déclare que s'ils sont encore en état de rassemblement au 1er janvier 1792, ils seront déclarés effectivement coupables de conjuration, poursuivis comme tels et punis de mort; que les revenus des contumaces seront perçus pendant leur vie au profit de la nation; que les princes français seront tenus pour coupables s'ils ne sont rentrés au 1er janvier, et, en attendant, leurs biens, traitemens et revenus séquestrés[43]. Elle met les biens des émigrés sous la main de la nation[44]; elle les déclare affectés à l'indemnité de la nation pour les frais de la guerre[45]. [42] 27 août 1791. [43] 8 novembre 1791. [44] 9 février 1792. [45] 30 mars 1792. La guerre est déclarée. Les troupes de la coalition se mettent en campagne; les émigrés formant une troupe de six mille hommes, s'avancent à la suite de l'armée ennemie; cette armée entre sur le territoire français. L'assemblée nationale déclare aussitôt que les femmes et les enfans d'émigrés serviront d'otages dans la guerre qui vient de s'allumer[46]. Elle éteint les rentes qui leur sont dues par le trésor public[47]. Elle fait vendre leur mobilier[48]. [46] 15 août 1792. [47] 12 septembre 1792. [48] 28 octobre 1792. En 1792, dans les Ardennes, dans la Belgique et sur le Rhin, paraissent les armées autrichiennes et prussiennes. A la fin d'avril 1792, à l'entrée de la campagne, les Autrichiens obtiennent des avantages à Mons, à Tournay; dans le mois de juillet[49], le duc de Brunswick publie un violent manifeste contre les hommes de la révolution; dans le mois d'août, les émigrés, les Prussiens, les Autrichiens entrent sur le territoire français; Longwi et Verdun tombent au pouvoir de l'ennemi; à la fin de septembre, Thionville et Lille sont bloqués; le roi de Prusse entre en Champagne: la France n'avait pas plus de quatre-vingt mille hommes dispersés à opposer à deux cent mille... Bientôt l'armée se renforce; les soldats accourent de tous les points; la bravoure s'exalte aux cris de _vive la république!_ qui ont succédé à ceux de _vive la nation!_ Les massacres des 2, 3, 4 et 5 septembre s'étendent à tous les nobles qui se trouvent dans les prisons. [49] 25 et 27 juillet, déclaration du duc de Brunswick. Les coalisés, entrés le 22 août sur le territoire français, en sont sortis le 25 octobre. L'assemblée, jugeant alors que la nation devait craindre la rentrée clandestine des émigrés en France pour y obtenir par la subversion ce qu'ils n'avaient pu obtenir par la force des armes étrangères, les bannit à perpétuité, et porte la peine de mort contre ceux qui enfreindraient leur ban[50]; elle règle les formalités à suivre pour le séquestre de leurs biens meubles et immeubles[51]; et néanmoins elle suspend la vente des immeubles jusqu'à ce que le mode de la vente ait été décrété[52]. [50] 23 octobre 1792. [51] 30 octobre 1792. [52] 11 novembre 1792. III. Quelle fut la marche de la cour, quelle fut à son égard la marche de la révolution, depuis le 14 juillet 1789 jusqu'à la fin de janvier 1793? Peu après le 4 août, la cour fait venir des troupes à Versailles; la maison militaire du roi se déclare contre l'esprit populaire, contre l'assemblée nationale; elle donne une fête à un régiment de ligne, arrivant à Versailles, et y perd toute retenue; elle croit le roi menacé, et elle s'emporte en menaces. On présume alors à Paris que l'accession du roi aux sacrifices du 4 août et à la réunion des ordres n'est pas sincère. Le peuple de Paris court à Versailles, force l'entrée du château, et amène à Paris le roi à peu près prisonnier[53]. [53] 4 et 5 octobre 1789. La constitution civile du clergé ayant été décrétée au mois de juillet 1790, le roi fait attendre son acceptation; mais enfin il l'accepte, et donne pour unique cause du délai qu'il a pris, le désir d'amener le clergé à la conciliation avant de lui faire une loi de l'obéissance. Mais bientôt circulent des bruits qui autorisent à douter au moins de la persévérance du roi dans les motifs de son acceptation. Il se répand, dans le mois d'avril 1791, qu'il a quitté son confesseur qui avait prêté le serment, pour en prendre un qui l'avait refusé; qu'il se propose d'aller à Saint-Cloud pour éviter de recevoir à Paris la communion pascale des mains du curé de sa paroisse qui était assermenté. Ce dernier bruit excite de vives alarmes dans Paris, où la présence du monarque était jugée nécessaire pour l'accomplissement de la révolution. Le 17 avril 1790, le roi se dispose en effet à partir pour Saint-Cloud. Sa voiture l'attend. Le peuple s'attroupe à la porte du palais, arrête la voiture, fait remonter le roi dans ses appartemens[54]. C'était toujours, il est vrai, _le peuple de Paris_; mais en attendant que nous puissions reconnaître le sentiment de la France entière sur cet évènement, nous remarquerons qu'une adresse du directoire du département de Paris au roi, rédigée par deux personnes fort peu disposées à applaudir aux violences populaires et aux manquemens envers le monarque, MM. de Talleyrand-Périgord et Pastoret, assurent au roi que les quatre-vingt-trois départemens du royaume ont les mêmes défiances et forment les mêmes voeux que la capitale[55]. [54] 17 avril 1790. [55] Voici les propres expressions qu'on lit dans cette adresse concernant l'avanie du 17 avril: «Vous êtes entouré, sire, des ennemis de la liberté. _Vous favorisez les réfractaires_; vous n'êtes servi presque que par des ennemis de la constitution, et l'on craint que les préférences trop manifestes n'indiquent les véritables dispositions de votre coeur. Sire, _les circonstances sont fortes_. Que la nation apprenne que son roi a choisi pour environner sa personne les plus fermes appuis de la liberté; car aujourd'hui il n'est pas d'autres véritables amis du roi... _Le conseil que vous offre le département de Paris vous serait donné par les quatre-vingt-trois départemens du royaume s'ils pouvaient se faire entendre aussi promptement que nous_.» Le 21 juin, le roi, las et plus encore inquiet de sa position à Paris, en part secrètement et de nuit, avec la reine et madame Elisabeth, pour se rendre, a-t-il dit, dans une place de la frontière voisine du point où les émigrés étaient rassemblés. Le 22 il est arrêté à Varennes et ramené à Paris. _Monsieur_ partit en même temps que le roi. Mais il se rendit hors de France, et rien ne fit obstacle à sa sortie. Le préambule du traité de Pilnitz[56] commence par cette phrase: «Sa Majesté l'empereur et Sa Majesté le roi de Prusse ayant entendu les désirs et _les représentations de Monsieur frère du roi_ de France, _et de M. le comte d'Artois_, se déclarent conjointement qu'elles regardent la situation où se trouve actuellement Sa Majesté le roi de France comme un objet d'intérêt commun à tous les souverains de l'Europe.» [56] 27 août 1791. Le peuple de Paris, et, il faut le dire, l'assemblée nationale elle-même, s'étaient tellement accoutumés à regarder la présence du roi à Paris comme nécessaire à l'achèvement de la constitution, et son absence comme le signal du renversement de la liberté, et d'ailleurs la crainte d'une contre-révolution était si vive et si générale, que, sans avoir l'intention de retenir le roi prisonnier aux Tuileries, je dirai même avec de l'horreur pour une pareille idée, de fait, chacun voulait qu'il y restât, chacun regardait comme criminelle l'idée d'en sortir. On supposait que le roi devait s'y trouver libre, par la raison qu'il devait regarder comme une obligation d'y être, et comme désastreux qu'il n'y fût pas. On peut se demander si avec un caractère moins incertain, le roi aurait eu besoin d'être à Paris pour faire naître la confiance due à ses intentions; ou si étant à Paris, il n'aurait pas pu imposer assez de respect pour y être libre. On peut se demander aussi si c'était de l'étranger qu'il pouvait attendre des secours gratuits et honorables. Mais on ne peut se dissimuler qu'il était aussi naturel au roi, d'après son caractère, de vouloir s'échapper de Paris, qu'aux habitans de Paris de vouloir qu'il y demeurât. Le roi revenu de Varennes, le peuple de Paris voulut qu'il fût jugé comme coupable d'émigration, de trahison, d'appel des armées ennemies et des émigrés sur le territoire français. L'assemblée nationale, en ceci véritable organe de la justice et de l'intérêt national, déclara le roi inviolable[57]. Le peuple, poussé par une faction qui n'a été inconnue qu'à celui qu'on croyait en être le chef, et qui en a été la victime[58], se rassemble le lendemain au Champ-de-Mars pour y signer une pétition tendante à la déchéance: aucune négociation ne peut empêcher le rassemblement, aucune représentation ne peut le dissoudre. [57] 15 juillet 1791. [58] Le duc d'Orléans. Il fallut publier la loi martiale[59]. Il fallut l'exécuter et faire tomber 50 ou 60 victimes pour que le reste se dispersât et s'éloignât. [59] 17 juillet 1791. Le rassemblement comprenait des gens de la faction dite d'Orléans (qui serait mieux nommée coterie de Laclos), des républicains qui reconnaissaient pour chef Brissot, des patriotes constitutionnels, des curieux. Le canon ne put choisir, et fit beaucoup de victimes innocentes. L'assemblée nationale travaillait alors à la révision de l'acte constitutionnel; elle avait senti la nécessité de revenir sur quelques dispositions plus républicaines que monarchiques. Elle voulait rendre de la force à l'autorité royale, qui jusque là avait paru ne pouvoir être trop affaiblie: tant on avait vu d'obstacles à aplanir autour d'elle, pour parvenir à la régénération qu'on voulait. Quand la révision fut achevée, l'assemblée présenta l'acte au roi[60] avec des formes propres à rappeler vers lui les respects publics; et elle mit fin à ses travaux. [60] 3 septembre 1791, acceptée le 13. Le corps législatif s'assemble[61], suivant le voeu de la constitution. A peine est-il en fonctions que la mésintelligence s'établit entre lui et la cour. Le roi refuse la sanction au décret du 29 novembre 1791, contre les prêtres insermentés[62]. Ces prêtres, autorisés par son refus, enhardis par la coalition de Pilnitz, excités par la correspondance des émigrés, d'_insermentés_ deviennent hautement _insoumis_, et bientôt _réfractaires_. [61] 15 septembre 1791. [62] 5 décembre 1791. Le roi, pressé de prendre des mesures pour faire rentrer ses frères en France, et faire dissiper les rassemblemens des émigrés sur la frontière, fait des proclamations, des invitations, des sommations, qui ne produisent rien. Toute la France l'accuse d'être d'intelligence avec les princes, et suppose qu'une convention secrète annulle d'avance tous les actes publics qui leur sont adressés. Les membres du directoire du département de Paris, M. le duc de La Rochefoucauld, M. de Talleyrand-Périgord, M. Garnier, etc., déclarent au roi[63] que sa patience à l'égard des émigrés autorise à l'accuser au moins de faiblesse. «Trop long-temps, porte leur adresse, ils ont insulté à votre bonté, à votre patience; _il est urgent_, INFINIMENT URGENT _que, par une conduite ferme et vigoureuse_, vous mettiez à l'abri de tous dangers la chose publique et vous qui en êtes devenu inséparable; _que vous vous montriez_ ENFIN tel que votre devoir et votre intérêt vous obligent d'être: l'ami imperturbable de la liberté, le défenseur de la constitution et le vengeur du peuple français qu'on outrage.» Ces paroles, écrites par des personnes sages et en position de connaître la conduite de la cour, accréditent les accusations qui se pressent contre elle. La défiance agite et tourmente tous les amis de la liberté. Les citoyens qui avaient le plus conservé dans leur coeur la religion de la royauté, et qui se permettaient le moins de suspecter la véracité du roi, disaient que le _comité autrichien_[64] agissait contre sa volonté, mais non pas tout-à-fait à son insu; qu'il ne l'approuvait pas, mais qu'il ne faisait rien pour l'empêcher; qu'il croyait avoir satisfait à ses devoirs en conformant ses actions personnelles à ses promesses, et qu'au fond on ne pouvait avec justice exiger de lui rien de plus; que son caractère ne lui permettait pas de surveiller et de contenir des oppositions domestiques; qu'il craindrait d'être ingrat en s'armant de rigueur contre des personnes dévouées à sa cause; que le nouveau système, malgré les amendemens de la révision, laissait toujours une fâcheuse distance entre sa condition passée et sa condition future; que le mouvement prolongé de la révolution, la diversité et la violence des partis, rendaient d'ailleurs très douteux qu'il pût conserver l'autorité constitutionnelle, quand même il s'attacherait fortement à la constitution; que, par ces raisons, il devait quelquefois s'abandonner aux fluctuations naturelles à son esprit, suivre les variations des circonstances, et voir sans animadversion les efforts de personnes affectionnées qui, sans exiger de lui un concours propre à le compromettre, se chargeaient de lui ouvrir quelques chances de réintégration. Ces considérations, très justes, mais trop abstraites pour entrer dans tous les esprits, et trop faibles pour s'y placer avec avantage à côté des idées de liberté et d'égalité qui passionnaient toutes les âmes, n'empêchaient pas le mécontentement général. [63] Adresse du 5 décembre 1791. [64] Ce comité se rassemblait chez la reine. La campagne s'ouvre au mois d'avril 1792. La fortune est d'abord contraire à nos armes en Belgique. On crie aussitôt à la trahison: on accuse la cour, les généraux, M. de Lafayette qu'on dit être complice de la cour. Les accusations se pressent, dans les clubs, dans la commune, dans l'assemblée législative; on n'épargne point la personne du roi. Dans ces circonstances, que va prononcer l'assemblée? Elle licencie la garde royale. Elle ordonne la formation d'un camp de vingt mille hommes sous Soissons. Ces vingt mille hommes devaient être fournis par les départemens et choisis entre les patriotes[65]. La sanction de ce décret est refusée. Le peuple est révolté de ce refus. Récemment privé de sa garde, le roi ne voyait dans le projet d'un camp à Soissons, qu'un plan d'attaque contre sa personne, et le peuple n'y voyait qu'une défense contre l'ennemi[66]. Des deux parts on ne découvrait que la moitié de la vérité; mais des deux parts on était de bonne foi: le peuple peut être féroce; il est impossible qu'il soit rusé. [65] 8 juin 1792. [66] 18 juin 1792. Le refus de la sanction royale au décret rendu pour le camp de Soissons, était, aux yeux du peuple, l'éclatante manifestation du projet de livrer Paris à l'étranger. Le 20 juin un rassemblement furieux force l'entrée des Tuileries; soixante mille personnes[67] s'introduisent dans les appartemens. Le roi est insulté, outragé; des forcenés crient à ses oreilles: _à bas le veto_; d'autres lui commandent la sanction des décrets concernant les vingt mille hommes, d'autres celle du décret concernant les prêtres insermentés. La reine est aussi l'objet des plus violens outrages. [67] Voir les procès-verbaux. Malgré les défiances généralement répandues contre la cour, les évènemens de cette journée remplirent d'indignation toutes les âmes où s'était conservé quelque sentiment de respect pour le roi et pour la royauté. Les soupçons de mauvaise foi qui s'étaient élevés contre la cour semblaient s'affaiblir dans les esprits modérés, par le sentiment de si énormes attentats. S'il était vrai qu'il y eût des intelligences entre le roi et l'étranger, elles semblaient justifiées par ces excès du 20 juin qui en rappelaient d'antérieurs; si elles n'étaient pas établies, on prévoyait qu'elles allaient infailliblement l'être. Une délibération du conseil général du département de la Seine, l'arrivée subite de M. de Lafayette à Paris, son discours au corps législatif contre les auteurs des évènemens du 20 juin, entretiennent, autorisent l'indignation des citoyens contre eux. Le conseil du département suspend de ses fonctions le maire de Paris, Péthion, accusé d'avoir favorisé le mouvement de cette journée, et ordonne des poursuites contre d'autres fonctionnaires. Le roi, dans son conseil, confirme la délibération du conseil général du département. M. de Lafayette se présente à la barre du corps législatif, demande, au nom de son armée, la poursuite de tous les coupables. Le peuple ne devient que plus menaçant et plus redoutable; il crie dans les rues, on écrit sur les chapeaux, _Péthion, ou la mort_; et l'assemblée nationale se prononce en faveur de ce voeu. Elle réintègre d'abord le maire dans ses fonctions; ensuite, pour réponse à M. de Lafayette, elle délibère pendant plusieurs jours si elle le mettra en accusation. Une faible majorité décide que M. de Lafayette ne sera point accusé; mais le peuple, furieux, insulte, maltraite, à la sortie de la séance, les membres de cette majorité[68]. [68] 8 août 1792. La nation, étonnée, balance entre la cour et ses représentans; elle ne sait si c'est la liberté qui se défend, ou la licence qui triomphe; le manifeste du duc de Brunswick, du 26 juillet 1792, l'éclaire et la décide. Cet écrit imprudent attaque la révolution, ses auteurs et ses appuis; il menace la liberté: plus de doute alors, plus d'hésitation. L'étranger se déclare l'ami de la cour et l'ennemi des citoyens: donc, s'écrie-t-on la cour est l'amie de l'étranger, l'amie de nos ennemis, donc elle est notre ennemie. La constitution portait, art. VI: «Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.» Dans la France entière retentit ce cri: _La déchéance!_ Une députation des quarante-huit sections de Paris vient, le 3 août[69], la demander à la barre de l'assemblée nationale. Dans la nuit du 9 au 10 août, deux faubourgs, précédés d'un bataillon de Marseillais, marchent sur le palais des Tuileries, rangent en batterie douze canons au Carrousel, en face du château, pour forcer l'abdication du roi. Il était alors cinq heures du matin: de quarante mille hommes de la garde nationale qui, la veille, à onze heures du soir, étaient sous les armes dans les sections, prêts, disaient-ils, à repousser les faubourgs, il ne s'en trouvait plus une compagnie sur pied; tout était rentré chez soi vers minuit; un seul bataillon de garde était dans la cour royale, avec un bataillon suisse et quelques canonniers de la garde nationale qui quittèrent leurs pièces quand ils entendirent la réquisition de repousser la force par la force. Les habitans de Paris voyaient avec effroi le mouvement des faubourgs; mais ils ne voulaient pas prendre sur eux de le réprimer. Ils craignaient d'avoir à rendre compte à la France entière, non du sort de quelques perturbateurs, mais du sort de la révolution: personne n'osant prononcer entre le désordre manifeste d'un côté et ce qu'on disait des manoeuvres cachées de l'autre. [69] 3 août 1792. Le roi sans défense, ou du moins sans moyens de défense suffisans, alla chercher un refuge dans le lieu des séances du corps législatif. Il y entra vers sept heures du matin. Il y fut reçu en roi, et probablement il lui aurait suffi de quelques dispositions concertées avec l'assemblée pour la garantie de l'État, et de quelques démonstrations nouvelles de sincérité, pour qu'il pût quelques heures après retourner en roi dans son palais, si la plus déplorable fatalité n'eût voulu que le bataillon de Suisses, postés au château, engageât un combat meurtrier avec ce peuple que sa lassitude allait disperser, et si le sang versé dans ce malheureux moment n'eût rendu le roi et le peuple à jamais irréconciliables. Il périt quatre ou cinq cents hommes. Le peuple alors accourut dans l'assemblée nationale et demanda vengeance. L'assemblée se borna à ordonner la suspension du pouvoir royal. C'était accorder le moins qu'il était possible. Mais bientôt la fureur populaire croissant par le compte et la connaissance des victimes, et surtout par les incitations de l'exécrable commune qui s'était instituée d'elle-même pendant la nuit, demanda la tête du roi, et l'assemblée nationale se vit dans l'alternative forcée de le constituer prisonnier au Temple, ou de le voir immoler dans son sein. L'assemblée l'envoya au Temple, suspendit son autorité et convoqua une convention nationale pour le 1er octobre suivant. M. de Lafayette apprit à Sédan la catastrophe du 10 août. Des commissaires du nouveau pouvoir exécutif étaient venus en informer l'armée, et s'assurer de son acquiescement. M. de Lafayette refusa de les reconnaître. La municipalité de Sédan, le conseil-général du département des Ardennes, déclarèrent qu'ils ne voyaient dans ces commissaires que des agens d'une faction criminelle; on les arrêta, on les incarcéra. M. de Lafayette rassemble l'armée, lui fait prêter un nouveau serment de fidélité à la constitution de l'an II. Son intention était manifestement de faire marcher ses troupes sur Paris, non dans les mêmes vues que les émigrés et les étrangers, non pour dégager de la constitution le roi qui l'avait jurée, mais au contraire pour l'y engager plus certainement en le délivrant d'une indigne prison, et en lui prouvant, par une telle marque de fidélité, ce qu'un monarque constitutionnel pouvait attendre des amis de la constitution. Le sort en avait autrement décidé. Les soldats crurent à la trahison de la cour: marcher au secours du roi, contre les autorités constituées de Paris, contre les hommes de la révolution, c'était, disaient-ils, tourner le dos aux étrangers campés sur la frontière, pour prendre la même direction qu'eux; c'était faire l'avant-garde des armées ennemies; c'était s'employer à la ruine de la liberté, de l'égalité: de l'égalité si nouvelle dans l'armée, et si chère aux espérances de gloire et de fortune qu'elle avait conçues. Telle était à ses yeux la conduite qui lui était tracée. On annonça aux troupes un décret qui mettait Lafayette en accusation; elles méconnurent leur général. On leur annonça un autre décret qui mettait Lafayette en arrestation; elles déclarèrent qu'elles devaient obéissance aux décrets, et fidélité à la nation. M. Lafayette fut obligé de fuir avec M. de Latour-Maubourg, son digne et noble ami. Poursuivis par l'ingratitude populaire, par l'injustice de l'armée, par la haine redoutable des amis de la cour, la déloyauté de l'étranger leur ouvrit pour asile des cachots, leur donna pour protecteurs des geôliers, et pour adoucir leur malheur commun, les sépara. Toutes les armées, toutes les autorités constituées envoyèrent, comme l'armée de M. de Lafayette, leur adhésion aux décrets du 10 août. Elles en donnèrent de nouvelles après le 21 janvier. Si le 10 août n'avait pas fait cesser le pouvoir royal, l'étranger n'aurait-il pas eu la facilité de venir à Paris, de s'ingérer dans la constitution, de faire la loi au corps législatif, ou de le dissoudre, de rétablir l'ancien régime ou d'établir un régime équivalent ou pire? Ce même étranger n'aurait-il pas été maître de se faire payer par la nation les frais de son entreprise, peut-être de démembrer le territoire, d'y séjourner le temps qu'il aurait voulu, d'y lever des contributions, d'y vivre aux dépens du pays? Le roi pouvait-il, voulait-il opposer à l'invasion une résistance suffisante? Son impuissance ou sa mauvaise volonté n'étaient-elles pas constatées par l'état des places, par l'état des armées? A part toute volonté, n'était-il pas certain et avoué que le roi n'avait que 90,000 hommes à opposer à 200,000 Autrichiens ou Prussiens qui s'avançaient vers la frontière? N'était-il pas évident qu'un recrutement était impossible dans l'agitation et la défiance qui travaillaient tous les esprits? En un mot, l'ennemi qui, avec des forces supérieures, était à nos portes, l'ennemi, d'accord avec les princes, l'ennemi, marchant au nom du roi, n'aurait-il pas bravé le roi lui-même, quand ce prince aurait eu la volonté de l'empêcher d'entrer en France en vainqueur, de la ravager, de la partager? Oui. On peut dire sans hésiter: oui; parce que les hommes les plus dévoués à la patrie craignaient la trahison des ministres et des généraux; oui, parce que les faibles étaient disposés à se faire un prétexte du danger de cette trahison, pour servir mollement ou se laisser aller à la défection; oui, parce qu'il ne dépendait pas du roi, au milieu de 1792, quelle que pût être alors sa bonne volonté, de dissiper les soupçons de malveillance qui s'étaient élevés contre lui depuis près de trois ans. Il ne pouvait faire croire à sa bonne volonté, parce que précédemment il avait témoigné un sentiment contraire[70], il ne pouvait faire croire à sa sincérité, parce qu'il avait antérieurement donné une adhésion qu'il avait ensuite désavouée; il ne pouvait faire croire à une forte animosité ni contre ses frères, marchant au milieu des étrangers avec la noblesse française, ni contre ces étrangers appelés par ses frères, contre ces étrangers armés pour des intérêts dont il s'était constamment occupé, et dont il était fort naturel qu'il s'occupât, armés pour des griefs qu'il avait lui-même exposés dans sa déclaration du 20 juin, et qui s'étaient fait précéder de manifestes et de proclamations rédigés dans un sens absolument opposé à celui des actes de cette nature, puisqu'ils y affectaient un merveilleux dévouement pour le roi en déclarant la guerre à la nation. Comment concevoir que cette nation confiât des forces nouvelles pour sa défense au prince dont les ennemis qu'elle avait à combattre se déclaraient les amis, au prince dont les intérêts étaient le prétexte de leur agression? S'il est sur la terre une nation capable de porter la confiance jusqu'à l'aveuglement, et la générosité jusqu'à l'abandon dans la défiance même, c'est la nation française. Mais ce n'est pas quand il s'agit d'un intérêt aussi étroitement lié à son honneur, que celui de son indépendance. La France a mis quelquefois sa grandeur à tout risquer; mais par honneur et par affection. Elle aurait pu être alors, comme depuis, prodigue de ses trésors et de son sang pour la satisfaction personnelle d'un prince dont l'ambition l'aurait mécontentée et pour l'exécution de projets qu'elle aurait désavoués: mais l'idée de livrer à la trahison des victimes destinées au char de triomphe de l'étranger, a dû la trouver intraitable; et par cela seul qu'elle avait à craindre, en donnant de nouvelles forces au roi, de les livrer à l'ennemi, elle devait être à son égard plus qu'avare de ses secours. [70] Déclaration du 20 juin, au départ pour Varennes. Il se peut qu'il y ait eu de l'injustice dans les appréhensions nationales; mais elles étaient au moins excusables; il aurait fallu bien du temps et bien des explications pour les dissiper; en attendant, c'est un fait qu'elles empêchaient de donner au roi des forces pour résister à l'ennemi qui s'avançait. Et quand la nation se serait résignée à accorder une armée, qu'il y a loin d'une levée difficilement consentie, plus difficilement, rassemblée, à une armée qui se forme par le dévouement de ceux qui la votent et de ceux qui la composent! qu'il y a loin d'une soumission défiante à l'élan et à l'enthousiasme! La nation s'est donc trouvée dans l'alternative de périr, ou de détrôner le roi; le détrônement a donc été un sacrifice nécessaire à son salut, soit qu'il fût ou non un acte de justice. Une seule chose aurait pu en dispenser, aurait pu même rendre la conservation du roi utile à celle de la France; c'aurait été qu'il déclarât aux ennemis qu'à leur entrée sur le territoire, il descendrait volontairement de ce trône où ils avaient l'insolente prétention de l'affermir, et où ils l'avaient exposé à la honte de paraître leur complice; de ce trône dont leur protection le rendrait indigne, si elle était impuissante contre le peuple français; et qu'elle rendrait indigne de lui, si elle pouvait en triompher. Ah! comme la nation se serait dévouée pour un prince qui, par cette héroïque menace, se serait identifié avec elle! Mais une telle gloire n'était pas réservée au faible et malheureux Louis, il se l'était interdite par son acquiescement aux sollicitations de ses frères. Si le roi restant sur son trône, la nation devait devenir la proie de l'étranger, peut-on mettre en principes qu'elle dût préférer l'invasion de son territoire au renversement du roi, le danger de son propre anéantissement au détrônement du monarque? Une nation a-t-elle plus qu'un particulier le droit de faire le honteux abandon de son existence? Eh! la conquête qui pouvait anéantir la France n'était-elle pas aussi l'engloutissement du trône? Livrer la France à l'étranger, n'était-ce pas aussi lui livrer la couronne? Était-ce un grand avantage pour le roi d'en être dépouillé par l'étranger, sur les décombres de la France, plutôt que par la France qui, la sauvant des outrages de la conquête, pouvait à la suite la rendre au roi intacte et honorée? Et s'il avait pu vouloir mettre son trône, son sceptre et sa couronne à la merci de l'étranger, plutôt que les restituer à la nation, lorsqu'elle en avait besoin pour son salut, aurait-il été bien digne d'en rester dépositaire? Nous avons parlé de la commune qui s'est formée dans la nuit du 10 août. Ce jour même elle s'arrogea le pouvoir suprême. Elle dicta quelque temps des lois au corps législatif; elle rebuta celles qui n'étaient pas conformes à ses volontés. Lorsqu'à la fin du mois d'août on apprend dans la capitale que Longwi est pris, que Verdun et Thionville sont menacés, la commune fait fermer les barrières, met toute la garde nationale sous les armes, fait fouiller le domicile de tous les habitans, en fait arracher tous les hommes désignés comme ennemis de la patrie. On arrête dans cette nuit six mille personnes, on les jette dans les prisons; une grande partie étaient des ecclésiastiques. Le 2 septembre, à midi, le canon d'alarme se fait entendre sur le Pont-Neuf: c'était le signal d'un massacre dans les prisons, dans ces prisons encombrées trois jours avant de malheureux arbitrairement arrêtés. Elles deviennent d'horribles boucheries. Tout Paris se remplit d'effroi: cependant, et c'est ici un fait bien remarquable, ces trois coups de canon qui étaient le signal du massacre, étaient en même temps le signal de l'enrôlement des citoyens appelés au secours de la patrie. Des estrades étaient établies dans les carrefours, dans les places publiques, pour recevoir leur soumission et les inscrire; et chose étonnante! des magistrats s'y étant établis lorsque le canon se fit entendre, les citoyens y affluèrent; une armée de quarante mille hommes fut ainsi formée en trois jours par l'enthousiasme de la liberté, pendant que la férocité la plus impitoyable massacrait impunément dans les prisons! Le 21 septembre 1792 s'ouvrirent les séances de la convention nationale. Longwi et Verdun étaient pris, Lille bloquée, la tranchée ouverte devant Thionville, le roi de Prusse en Champagne, à la tête de son armée. Le premier acte de la convention fut d'abolir la royauté, de proclamer la république. Six cent mille hommes qui étaient en marche sur tous les points de la république pour se rendre aux armées, apprennent que l'égalité vient d'être consacrée par une constitution qui n'admet plus ni cours, ni grands, ni nobles, et qui appelle aux plus hautes distinctions tous les gens de mérite; que chacun va se battre pour soi, particulièrement pour soi, en même temps que pour la patrie. Le cri de _vive la république_ remplace celui de _vive la nation_ et résonne encore plus fortement dans les âmes. La marche des défenseurs déjà rapide s'accélère encore; ils sont comme précipités sur l'ennemi par l'impétuosité de leur mouvement. Ils sont victorieux à Valmy le 20 septembre, et l'établissement de la république et l'indépendance nationale sont assurés. Le 30 septembre, l'ennemi battu, commence sa retraite. Le 23 octobre il ne reste des armées étrangères en France que les cadavres étendus sur le champ de bataille. Une telle inauguration de la république devait disposer toutes les âmes à la générosité et assurer l'existence de Louis XVI. Le roi semblait n'avoir plus rien à redouter pour sa personne, du moment que la royauté n'était plus à craindre; ses amis pensaient qu'aucun intérêt ne sollicitait sa perte, depuis qu'il ne lui restait aucun moyen de vengeance. Bien des gens ont pensé, non sans quelque fondement, que la proclamation de la république, cette proclamation subite à laquelle personne ne s'attendait, pas même ceux qui l'ont proposée, a été suggérée par M. de Montmorin, le 10 août, à un homme du parti populaire, comme un moyen de sauver le roi; et en effet, c'était au moins une chance favorable au milieu de tant d'autres qui étaient contraires; et il est certain qu'une partie de la convention, fort attachée aux idées monarchiques, s'était néanmoins décidée pour la république dans l'espérance d'écarter le danger qui menaçait le roi. Vaines illusions! Jusqu'ici nous avons vu les évènemens de la révolution conduits par deux passions, l'amour de l'égalité et l'irritation dans les contrariétés qu'elle avait éprouvées. Ici se découvrent deux autres principes qui vont concourir, jusqu'à l'époque du 18 brumaire an VIII, à tout le mouvement des affaires publiques: ce sont la jalousie et la peur. Deux partis se disputent le pouvoir à l'ouverture de la convention: _le parti de la Gironde et le parti de la Montagne_[71]. [71] Le premier, composé de députés de Bordeaux, fut par cette raison appelé _Parti de la Gironde_: le second, composé des députés les plus violens de toutes les parties du royaume, fut appelé _la Montagne_, parce qu'ils se plaçaient d'ordinaire sur les bancs les plus élevés de la salle. Les modérés se tenaient au fond. L'esprit, le talent, le savoir, un patriotisme énergique, joints à une certaine douceur de moeurs, distinguaient le premier; mais point d'expérience, et une présomption qui aveuglait souvent: le second était composé de patriotes farouches, ignorans, âpres, jaloux, audacieux, entreprenans, sans ménagement. Les Girondins avaient l'ambition de gouverner, et parce qu'ils s'en jugeaient capables et parce qu'ils jugeaient que leurs adversaires ne l'étaient pas. Les Montagnards se sentant incapables de gouverner, ne voulaient pas de gouvernement. Ils ne voyaient de position pour eux que dans l'anarchie. Les Girondins, maîtres de la tribune, y exerçaient l'influence d'une forte logique, l'ascendant d'une haute éloquence, mais se plaisaient trop à en user pour quelque intérêt offensé grièvement par le parti contraire: les Montagnards ne pouvant répondre aux beaux discours, firent la guerre aux orateurs et les vouèrent à la proscription. Ils désignèrent les hommes de la Gironde à la haine populaire, sous le titre de _faction des hommes d'État_; la Gironde les appela _faction des hommes de sang_ ou _hommes de proie_. Ils étaient en effet hommes de proie, les principaux chefs de la Montagne. Ils sortaient de cette commune qui aggrava par des actes de férocité inouïs, les malheurs que vit la journée du 10 août, de cette commune à jamais exécrable par les massacres de septembre, et qui, poursuivie par la clameur publique, avait besoin de trouver un refuge dans la puissance conventionnelle. Elle se l'était assuré ce refuge, en faisant nommer à la convention ses membres les plus énergiques, ou plutôt les plus violens. Disons mieux, elle s'était assurée de la convention elle-même. Quand ces monstres proposaient leurs atrocités à la tribune, la commune faisait rugir, autour du lieu des séances, ses aveugles affidés; il fallait que l'assemblée y souscrivît. Et quand des clameurs vengeresses s'élevaient dans la convention contre la commune, ses complices étaient à la tribune pour la défendre et faire l'appel de tous ses auxiliaires et de ses partisans. Ce règne commun de la municipalité et de la Montagne commença avec la convention et dura deux ans. La justice nationale avait de dignes organes dans les députés de la Gironde, la vengeance publique s'exerçait déjà par des discours éloquens qui invoquaient la rigueur des lois. La peur, qui s'attache au crime, fit conspirer la perte de la Gironde, et cette peur, fille et mère de la cruauté, cette peur qui ne s'exprimait que par la menace, aidée de cette basse jalousie qu'il est si ordinaire de trouver unie à la lâcheté, força les faibles de concourir à ses desseins. A la fin de 1792, le malaise du peuple, causé par la rareté des subsistances, ajoutait à son déchaînement contre le roi. Cette rareté était attribuée aux manoeuvres de la cour; c'était, disait-on, une nouvelle manière de faire périr le peuple, ajoutée aux massacres du 10 août dont la Montagne demandait toujours vengeance, et qui ne pouvaient, selon elle, être expiés que par la mort du roi. La Gironde qui, le 10 août, avait voulu résister à la fureur populaire et sauver ensemble le roi et la royauté, s'était déclarée, dans la convention même, contre tout attentat sur la personne du roi. Les Girondins furent considérés comme complices du roi, parce qu'ils avaient été ses défenseurs: livrer le roi à la fureur populaire, c'était donc y livrer les députés de la Gironde; c'était les conduire à l'échafaud que l'y faire monter. Il fut donc décidé par la Montagne et la commune, que le roi serait jugé, c'est-à-dire condamné. De ce moment, la correspondance des clubs, celle de la commune, les journaux du parti, ne cessèrent de provoquer les adresses et des pétitions d'autres communes, d'autres clubs, de toutes les administrations de la France, pour le jugement et la condamnation du roi. Les adresses affluèrent. Alors on y avait grande foi, à ces adresses, qui, comme on l'a tant vu à la suite, s'attiraient les unes les autres, enchérissaient sur celles qui les avaient précédées, comme pour se faire pardonner d'être venues plus tard, et souvent démentaient par peur ou par une soumission intéressée, de précédentes adresses rédigées dans un sens opposé, et donnaient toujours la dernière pour la seule franche, libre et vraie; ces adresses étaient prises alors pour l'expression de la volonté générale. Et comment ne s'y serait-on pas mépris à la troisième année de la révolution; on s'y trompait encore à la vingtième, à la vingt-cinquième[72]. [72] Jean-Bon-Saint-André termina ainsi son opinion sur le jugement du roi: «N'entendez-vous pas, législateurs, le cri de la France entière qui s'exprime par ces nombreuses adresses des départemens où l'on accuse notre lenteur? Ce sont vos commettans eux-mêmes, ce sont les assemblées électorales, les administrations de département et de district, les municipalités, tous les citoyens enfin qui élèvent simultanément leurs voix, et vous disent: Nous avons été long-temps malheureux, car l'auteur de nos maux est entre vos mains; nous vous avons remis le soin de notre vengeance: pourquoi tardez-vous à le punir?» Le 3 décembre 1792, un décret ordonna que le roi serait jugé par la convention. La discussion, déjà ouverte depuis quelque temps, continua jusqu'au 7 janvier suivant. Pendant cet intervalle, les Montagnards manoeuvrèrent, de concert avec la commune, contre la Gironde. Les orateurs de la Montagne, les Marat, les Robespierre, étaient en première ligne. Ils étaient sans cesse à la tribune chargeant le roi d'imputations et d'épithètes odieuses. Ils qualifiaient de traîtres, d'ennemis du peuple, les députés qui voulaient le sauver par l'appel au peuple ou par un sursis à l'exécution du jugement; et la Gironde était à la tête de ce parti. Les tribunes publiques étaient pleines de furieux qui remplissaient la salle d'applaudissemens à chaque outrage fait par la Montagne aux orateurs du parti modéré; et parmi ces orateurs, la Gironde était au premier rang. Quand les discussions s'échauffaient, les tribunes prenaient parti, se mettaient en révolte pour les Montagnards. Pendant que les plus violentes agressions jetaient le désordre dans l'assemblée, une troupe de forcenés investissait la salle de ses séances, était informée, par les gens apostés dans les tribunes, de ce qui se passait dans l'intérieur, faisait entendre ses rugissemens quand elle en recevait l'ordre, menaçait, insultait à leur sortie les députés qui n'avaient point opiné pour la mort. Derrière cette seconde ligne étaient les Jacobins, comme réserve du parti montagnard et comme centre des correspondances avec toutes les sociétés affiliées. Venaient ensuite les quarante-huit sections de Paris, qui, quelques jours avant le jugement du roi, s'étaient établies en séance permanente. Presque toutes animées du même esprit que la commune, elles avaient éloigné de leurs séances, par une permanence inconciliable avec les devoirs et les intérêts domestiques, les gens paisibles et les esprits modérés; elles délibéraient sur les discussions de la convention, sur les partis qui la divisaient, et s'accordaient à déclarer traîtres les députés qui hésitaient à prononcer la mort. Enfin, la commune était comme le quartier-général d'où se commandaient les manoeuvres extérieures; c'était de là que les Marat et les Robespierre dirigeaient les sections et les groupes établis dans tous les lieux publics. Les Montagnards ne prenaient pas la peine de déguiser le pouvoir de la commune; ils aimaient au contraire à l'exagérer, pour l'opposer effrontément à la convention. Dans la séance du 15 décembre, un membre s'étant plaint de ce qu'on avait séparé le roi de sa famille, l'assemblée avait décrété que la communication serait rétablie. Un Montagnard osa dire à la convention: «_Vous l'ordonnez en vain; si le corps municipal ne le veut pas, le décret ne sera point exécuté_.» Les Montagnards étaient plutôt les auxiliaires de la commune, que la commune n'était l'auxiliaire des Montagnards. Le parti modéré voulait-il faire cesser la permanence des sections, l'insolence des tribunes, les rassemblemens tumultueux qui entouraient la salle des séances? Les Montagnards faisaient arriver à la barre des députations de sections, ou de la commune elle-même, et ils doublaient leurs troupes d'investissement. Les orateurs des députations accusaient de l'agitation publique, du défaut de subsistances, du malheur du peuple, _la lenteur que la Convention mettait à punir le tyran et ses satellites_. On demandait que _la faux de l'égalité se promenât enfin sur toutes les têtes coupables_. On demandait sans détour _la mort du roi_. On offrait des bras au parti énergique et républicain: on menaçait l'autre d'une mesure de sûreté générale; on faisait entrevoir un nouveau 2 septembre, et le courage de la majorité défaillait à cette idée. On ne trouvait dans la majorité des habitans de Paris aucun secours contre une telle oppression; elle avait prévu les évènemens du 10 août et ne les avait point prévenus; elle avait vu les massacres de septembre et ne les avait point empêchés. Cette capitale était-elle devenue la plus méprisable des cités, la honte de la nation française? Certes on n'hésiterait pas à le reconnaître si la cour n'avait inspiré tant de défiance, si l'on n'eût généralement regardé le roi comme coupable, si son crime n'eût été déclaré constant par les députés même qui ensuite se sont le plus courageusement opposés à la peine capitale. Les Parisiens, non plus que les Français, ne voulaient point la mort du roi; mais ils ne voulaient point la réintégration du trône, ni la rentrée des prêtres, ni celle des émigrés, ni en un mot la contre-révolution. Le parti Montagnard, organisé comme nous l'avons dit, n'avait aucune retenue dans son animosité contre le parti de la Gironde. A la séance du 3 décembre, les Montagnards proposèrent la récusation _de tous les hommes de talent_ qui avaient passé du corps législatif dans la convention, sous prétexte que dans un papier trouvé aux Tuileries, on avait présenté au roi _les hommes de talent_ de cette assemblée, comme bien disposés pour sa personne. Marat désignait tous les jours dans ses feuilles sanguinaires ce parti à la fureur du peuple, et cette fureur s'autorisait de l'unanimité des opinions qui déclaraient le roi coupable. On croyait que ne pas le punir de mort, c'était l'absoudre; que l'absoudre c'était le rétablir dans sa puissance. L'inviolabilité, comme doctrine politique, n'entrait pas dans la tête du peuple; comme maxime religieuse, elle en était sortie depuis le 14 juillet, les 5 et 6 octobre 1789. La fureur populaire était exaltée à tel point contre le roi, et la prévention tellement montée contre les opinions modérées, que les quarante-huit sections formèrent dans les premiers jours de septembre 1792, un comité central de quatre-vingt-seize membres pour faire des arrestations dans Paris et qu'une section, trahissant le secret des autres, alla jusqu'à proposer _de faire fermer les barrières, et de former un jury pour juger les députés qui voteraient pour l'appel au peuple_. Ajoutons que _pour faire connaître au peuple les traîtres qui étaient dans l'assemblée_, Marat avait fait décréter, aux bruyantes acclamations des tribunes, que _la mort du tyran serait votée par appel nominal et que cet appel serait publié_. C'est dans ces circonstances que la convention avait à prononcer sur le sort du roi[73]. Elle porta son jugement le 16 janvier: ce jugement prononça la mort. Quelques députés la votèrent par conviction, d'autres par fanatisme, d'autres par peur; d'autres, plus éclairés et plus malheureux, par la certitude de voir l'exécrable commune prendre la place de la convention, si un jugement modéré lui en fournissait le prétexte et le moyen, et inonder la France de sang. Ce fut la peur qui décida le plus grand nombre; pour beaucoup en effet, et surtout pour ceux que les Montagnards et la commune poursuivaient, la question n'était pas de savoir si le roi perdrait ou conserverait la vie, mais s'ils voteraient sa mort ou la leur; et l'unanimité du premier jugement, qui déclarait Louis coupable, aidait les consciences troublées par l'imminence du danger, à prononcer la peine de mort, comme elle avait contribué à entretenir dans le peuple la soif du sang qu'il croyait nécessaire à son repos[74]. [73] On voit par un article de Charles Villette, adressé à ses frères les Parisiens, dans la chronique (premiers jours de 1793) quelle terreur inspirait la commune: «On assure, disait-il, que depuis huit jours plus de quatorze mille personnes ont quitté Paris, à cause des listes de proscription renouvelées contre les signataires des Campe, des Guillaume, des membres de la Sainte-Chapelle, et du club de 1789. »D'abord on serait tenté de croire que ces quatorze mille dénoncés vont se fâcher très sérieusement contre cette poignée de brigands dénonciateurs... Point du tout, les bons Parisiens ont la complaisance de déguerpir, lorsque, la plupart armés de piques ou de baïonnettes, ils pourraient rosser les fabricateurs de listes, comme ils étrillent les soldats de Prusse ou d'Autriche. »Après une si entière et si profonde résignation, faut-il s'étonner des massacres paisibles de septembre? On annonce de nouvelles visites domiciliaires sous le prétexte de découvrir des émigrés. Mes chers compatriotes vont sans doute s'y soumettre avec la même obéissance.» [74] Baudin des Ardennes, dont le courage égalait les autres vertus, ne croyait pas, comme Jean-Bon-Saint-André, que la majorité de Paris voulût la mort du roi, mais il décrit bien la situation où le peuple égaré par la commune mettait les membres de la convention: «La liberté des législateurs, s'écrie Baudin, existe-t-elle quand la hache du 2 septembre peut encore se lever sur eux et _quand chacun d'eux peut craindre pour sa tête s'il ne prononce que celle de Louis peut être abattue_?» A-t-on droit d'exiger du commun des hommes, je dis même des hommes instruits et vertueux, _ce courage qui affronte habituellement et les poignards et les outrages journaliers de la calomnie_? La valeur guerrière qui se précipite au milieu des combats pour y chercher la victoire ou une fin glorieuse, peut-elle entrer en comparaison avec ce dévouement qu'exige la perspective des assassinats? (_Dernières réflexions de Baudin_, p. 8.) Le 21 janvier, six cent mille personnes ont vu sans rumeur conduire Louis XVI à l'échafaud. Et quelques jours après les armées, les corps administratifs, judiciaires et municipaux ont fait des adresses de félicitation à l'assemblée nationale sur son courage. RÉSUMONS. D'abord les actes qui concernent les prêtres, sont: 1º _Durant l'assemblée constituante_: L'abolition de la dîme substituée au simple rachat qui avait été ordonné le 4 août[75]; La vente des biens du clergé au profit de la nation et l'assignation des dépenses du culte sur les revenus publics[76]; La constitution civile du clergé, l'obligation de prêter serment à cette constitution[77]. [75] 12 août 1790. [76] 9 mai 1790. [77] 2 juillet 1790. 2º _Durant le corps législatif_: L'abolition des costumes ecclésiastiques et religieux[78]; Le décret qui autorise la déportation des prêtres insermentés sur la proposition de vingt citoyens[79]; Refus de ce décret par le roi[80]; Décret qui ordonne aux prêtres insermentés de sortir dans la quinzaine du territoire[81]; Enfin les massacres du 2 septembre et jours suivans, dans les prisons[82]. [78] 6 avril 1792. [79] 27 mai 1792. [80] 18 juin 1792. [81] 26 août 1792. [82] 2, 3, 4 et 5 septembre 1792. Voyons ce que l'opinion générale a voulu ou consenti de ces divers actes, et ce qui peut être regardé comme conforme au voeu national. Que l'abolition de la dîme, comme bien des personnes l'ont prétendu, n'ait pas été provoquée par la nation, cela est possible; mais elle a été sanctionnée par elle, puisque c'est en partie sur le bénéfice de cette dîme évaluée à 70 millions que les propriétaires payent aujourd'hui une contribution foncière de 220 millions, de sorte que la dîme a été réellement convertie en accroissement de contributions. Il est impossible de mieux sanctionner l'abolition de la dîme qu'en l'appliquant[83], par une délibération annuelle, aux besoins de l'État. [83] Il y a aujourd'hui 42 ans que la dîme est convertie en impôt. Que la vente des biens du clergé n'ait pas été provoquée par le voeu national, cela est encore possible; mais l'acquisition de ces biens sur toutes les parties de la France, leur division et leur subdivision depuis vingt-cinq ans en différentes mains, l'application du produit de la vente aux besoins de la nation, tout cela est plus qu'une présomption de l'acquiescement général à cette opération. Venons à la constitution civile du clergé. Le voeu national ne l'avait réellement point provoquée. Rétablir la discipline dans l'Église par de meilleurs choix des pasteurs, par une circonscription plus égale de la juridiction diocésaine, par la modicité et l'égalité des traitemens, enlever au roi la nomination des évêques, au pape les institutions canoniques; rendre au peuple les élections ecclésiastiques; opérer sans retard la dissolution de l'ancien corps du clergé, et faire perdre à ses principaux membres l'espérance de le voir revivre comme premier ordre de l'État: toutes ces vues, fort utiles sans doute, étaient trop compliquées pour être saisies par la masse de la nation. Entre les esprits éclairés, plusieurs rejetaient ces idées de réforme. Ils auraient voulu qu'on assurât la liberté du culte catholique, et qu'on s'en tînt là; qu'on protégeât tous les cultes, et qu'on ne s'occupât d'aucun: mais cette opinion, quoique juste, était peut-être encore moins conforme aux idées générales, que celle de l'assemblée nationale ou plutôt de son comité ecclésiastique. Elle ne paraissait ni sage ni praticable dans les circonstances du moment. On regardait comme une folie d'abandonner à lui-même le clergé d'un culte naguère dominant, et que la nation venait de dépouiller d'immenses propriétés. Lorsque le système des élections, la défense de recourir au pape pour obtenir les institutions canoniques, et la nouvelle circonscription des diocèses, sans le secours de l'autorité ecclésiastique, eurent soulevé les évêques et le pape, les principaux membres de l'assemblée nationale reculèrent eux-mêmes devant l'obscurité des questions, et l'assemblée reçut la constitution civile du clergé en grande partie sur la parole des jurisconsultes qu'elle avait dans son sein, et sur la foi due à leur patriotisme. Une grande partie de la nation l'adopta parce que l'assemblée nationale paraissait la vouloir, et parce que le clergé ne la voulait pas, parce qu'on y reconnaissait au moins l'anéantissement _d'un ordre privilégié_, parce qu'enfin on avait besoin des biens d'Église, et qu'en les achetant on considérait avec plaisir une guerre qui allait réduire à l'absurde l'idée de les réclamer. Mais encore une fois l'unanimité nationale était rompue. Les dissidens étaient passionnés. Le schisme étant prononcé, il fatiguait l'autorité et troublait les familles. Dix ans après, quand l'ancien clergé ne fut plus à craindre, l'opinion voulut que le gouvernement revînt sur des questions résolues sans elle, et fît cesser les dissensions. Le concordat de l'an X (1802) remplit le voeu général en faisant disparaître de la constitution civile du clergé tout ce qui était objet de litige entre le gouvernement et le chef de l'Église. Il confirma ce qui était essentiel dans cette constitution: le principe d'une circonscription égale des diocèses, la restitution des registres de l'état civil au magistrat civil, la liberté de tous les cultes, l'oubli des prétentions politiques de l'ancien clergé, le remplacement des revenus ecclésiastiques par des traitemens annuels, enfin, la vente des biens d'Église et la légitimité de leur acquisition. Ces avantages paraissent aujourd'hui reconnus par toute la France, et les conserver est sa volonté. Les poursuites exercées contre les prêtres insermentés, la défense de porter l'habit ecclésiastique, la menace de les déporter en cas de troubles, leur bannissement, ont été des actes de guerre exercés par des autorités inquiètes et troublées, contre les prêtres mécontens et malheureux, qui répandaient au dehors l'agitation de leur âme et l'amertume de leurs griefs. Il faut croire aujourd'hui que la nation divisée pendant plusieurs années à leur occasion, l'a été pour eux et non par eux: l'a été par l'intérêt que les âmes douces portent au malheur, et non par des semences de haine jetées dans les coeurs par la vengeance sacerdotale. Quoi qu'il en soit, le concordat a mis un terme à la division. Je ne parlerai pas des massacres de septembre qui sont le crime de quelques scélérats en horreur à tous les partis. Passons aux actes qui concernent les nobles et les émigrés. Nous remarquons: _Durant l'assemblée constituante_: L'abolition des droits seigneuriaux qui n'étaient pas compris dans l'abolition des droits féodaux prononcée le 4 août[84]; Le remplacement des corvées par des contributions uniformes[85]; L'abolition de la noblesse, des armoiries, des titres, des livrées, des noms féodaux; le brûlement des titres conservés dans les dépôts publics[86]; L'abolition des ordres, corporations, décorations, signes extérieurs qui supposent des distinctions de naissance[87]. [84] 26 février 1790. [85] 23 mars 1790. [86] 20 juin 1790. [87] 30 juillet 1791. _Durant le corps législatif_: Les émigrés déclarés suspects de conjuration contre l'État, réputés coupables s'ils restent rassemblés passé le 1er janvier 1792, et punis de mort; le revenu des contumaces acquis à l'État; les princes déclarés coupables et punissables de la peine de mort, s'ils ne sont rentrés au 1er janvier: en attendant, leurs revenus saisis et leurs traitemens arrêtés[88]; Le séquestre des biens des émigrés[89]; L'affectation de ces biens à l'indemnité de la nation pour les frais de la guerre[90]; La radiation des émigrés sur les états de rentes dues par le trésor public[91]; Le brûlement des titres de noblesse gardés dans les dépôts publics des départemens[92]; La désignation des femmes et enfans des émigrés pour otages[93]; Les massacres des 2, 3, 4 septembre 1792[94]. [88] 9 novembre 1791. [89] 7 février 1792. [90] Décret du 30 mars 1792. [91] 12 septembre 1792. [92] 20 juin 1792. [93] 25 août 1792. [94] septembre 1792. _Durant la convention_: La mise en vente du mobilier des émigrés[95]; Enfin le bannissement des émigrés à perpétuité, et la peine de mort en cas d'infraction de leur ban[96]; Décret qui règle les formalités à suivre pour le séquestre des biens meubles et immeubles des émigrés[97]; Décret qui suspend la vente de l'immobilier des émigrés, jusqu'à ce que le mode de la vente ait été décrété[98]. [95] 23 octobre 1792. [96] 28 octobre 1792. [97] 3 octobre 1791. [98] 11 novembre 1792. Les deux premiers actes qui concernent la noblesse, savoir: l'abolition des droits seigneuriaux et l'abolition des corvées, ne sont que les accessoires et les conséquences des abolitions prononcées le 4 août; et même l'abolition des corvées et leur représentation en argent n'est qu'une conséquence de l'égale répartition des charges publiques votées par les cahiers de la noblesse et décrétées le 4 août. Ces actes étaient donc conformes à l'intérêt et à l'esprit national; ils subsisteront et seront hors d'atteinte tant que la volonté nationale sera comptée pour quelque chose. Le 20 juin 1790, quand l'assemblée nationale abolit la noblesse, les armoiries, les titres, les livrées, les noms féodaux, l'existence politique des nobles était finie par l'abolition des états de province, par la confusion des ordres dans l'assemblée nationale: leurs priviléges s'étaient évanouis dans la nuit du 4 août, où ils s'étaient soumis à l'égale répartition des charges publiques; toutes les carrières précédemment réservées à la noblesse étaient ouvertes au tiers-état; les justices seigneuriales étaient supprimées; en un mot, la noblesse n'était plus, dans le système civil et politique, qu'une distinction idéale qui ne pouvait _faire sentir_ sa présence nulle part, ni obliger personne à la reconnaître. Si la force de l'habitude lui avait conservé encore quelque valeur dans le système moral, c'est-à-dire dans les relations de société privée, cet avantage ne consistait que dans le privilége d'y faire remarquer une politesse soignée, et un ton d'égalité, qu'on ne remarquait pas dans les autres; mais bientôt ce privilége même devait s'évanouir, parce qu'il tenait uniquement à la nouveauté du changement. Pour une partie des nobles, l'abolition de la noblesse était une perte; pour une autre, elle était un avantage. Elle était une perte, 1º pour les familles anciennes, mais sans illustrations; 2º pour les familles nouvelles, quelque respectable que fût leur litre; 3º pour celles dont la noblesse acquise à prix d'argent et née ignoble, ne pouvait jamais, comme tant d'autres, obtenir le reproche d'être dégénérée. En d'autres mots, pour tous les nobles dont le nom ne rappelait pas quelque grand souvenir, l'abolition des titres, des livrées, de tout ce qui annonce la noblesse, était l'anéantissement de la noblesse. Pour les noms illustres, pour les noms historiques qui s'attachent à quelque époque chère à la patrie, à quelque évènement glorieux pour la nation, qui s'apprennent dans tous les pays à l'enfance et ne s'oublient jamais, qui ajoutent à la considération de la France au dehors, sans diminuer sa force au dedans, pour ces noms supérieurs à tous les titres, l'abolition des titres n'était que l'affranchissement d'attributs dépréciés par le partage avec des noms sans gloire. La noblesse avait été mère ou du moins compagne des priviléges; il était naturel qu'elle eût le même sort. Elle avait aussi formé un corps garant et conservateur des priviléges, dans les assemblées politiques; on avait à craindre qu'elle ne vînt à renaître et à s'y remontrer encore. Enfin, à ne considérer le titre de noble, à l'époque de 1789, que comme une distinction dans les vanités de la société privée, on peut dire que maintenir le titre ou la qualité de noble, quand la nouvelle constitution réprouvait les anoblissemens, c'eût été donner à cette qualité un nouveau lustre, élever les nobles existans bien plus haut qu'ils n'étaient par-dessus les plébéiens, séparer les familles des premiers de celles du commun état, par une distance plus grande que le temps aurait toujours augmentée: de sorte qu'on eût abaissé comparativement le tiers-état fort au-dessous du rang où il se trouvait en 89, puisque après un siècle il n'aurait plus existé que des nobles de cent années et des bourgeois à perpétuité; au lieu qu'en 89 les nouveaux anoblis étaient à peu près confondus par l'opinion avec la bourgeoisie qui vivait noblement, et pouvait, quand elle le voulait, acquérir la noblesse. En un mot, l'abolition de l'anoblissement eût été évidemment un rehaussement de la noblesse. Depuis 1792, la nation a bien prouvé qu'elle n'avait pas été déterminée alors par une aversion absolue pour toute distinction nobiliaire, pour les titres, les armoiries et les livrées; mais par la haine de la noblesse privilégiée qui avait existé, parce qu'elle avait été exclusive, offensante pour le mérite, parce que le commun état en avait été humilié, et avait besoin d'être vengé. Et si depuis elle a adopté une nouvelle noblesse avec les mêmes attributs honorifiques, mais sans hérédité, ce n'a été ni une inconséquence, ni un repentir, ni un retour vers l'ancien ordre de choses. Ç'a été tout au contraire pour le faire mieux oublier, pour en tirer une vengeance plus sûre, pour se mettre avec tout l'éclat possible en possession de l'égalité de droits qu'elle avait conquise. Un simple villageois était plus sûr de l'abolition de la noblesse ancienne quand il voyait l'enfant de la commune prendre le pas sur l'ancien seigneur de la paroisse, que quand celui-ci se tenait simplement à l'écart. Il était plus sûr de son fait en voyant l'avancement du mérite sans naissance, qu'en voyant seulement la retraite et l'obscurité de la naissance sans mérite. L'anéantissement de la noblesse privilégiée lui était aussi mieux démontrée par la création d'une noblesse sans privilége et sans hérédité. Enfin l'argument contre les distinctions de naissance était plus complet, à son sens, quand il pouvait dire à l'ancien noble: Vous ne l'êtes plus, et je le serai au premier jour de bataille, que quand il était borné à dire: Vous ne l'êtes plus. Voilà ce qui fit accueillir cette noblesse qui aurait été une simple notabilité si, par abus, on n'y eût introduit à la suite un commencement d'hérédité. Mais, telle qu'elle fut dans son principe, elle prouva par l'accueil qu'elle obtint de l'opinion, à quel point était conforme aux voeux de la nation l'abolition de l'autre. Les ordres, corporations, décorations, signes extérieurs qui supposaient des distinctions de naissance, auraient pu être conservés, sous la seule condition de ne plus exiger de preuves de noblesse et d'admettre le mérite; mais tout ce qui appartenait à la noblesse privilégiée, tout ce qui rappelait son existence devait suivre son sort. Ainsi le voulait l'opinion publique dans un temps de défiance révolutionnaire, qui lui faisait craindre le retour de son ancienne faiblesse durant des temps calmes où toutes les séductions agissent, et où personne ne se défend. J'ajoute que les hommes les plus distingués de la noblesse elle-même avouaient toutes ces réformes comme des conséquences des principes de la révolution: telle était particulièrement l'opinion de cette honorable minorité de la noblesse, qui la première eut le mérite de se réunir en 1789 à la chambre des communes, et dont l'exemple en toute occasion aurait épargné bien des maux s'il eût été suivi. Tous les décrets que nous venons de voir émanèrent de l'assemblée constituante. C'est avec l'assemblée législative que commencèrent les mesures violentes. La première de ces assemblées n'avait attaqué que les priviléges de la noblesse et ses dépendances; la seconde attaqua les propriétés des nobles et leurs personnes. Le séquestre de leurs biens, l'affectation de ces biens à l'indemnité de la nation pour les frais de la guerre, la résolution annoncée de les mettre en vente lorsque le mode de vente serait décrété, la vente actuelle de leur mobilier, enfin leur bannissement à perpétuité: voilà les actes que présente la période que nous parcourons. Je laisse de côté celui qui déclare otages les femmes et enfans d'émigrés: ce décret injuste et violent n'eut aucune exécution. Les autres ont été l'objet de vives discussions, et les esprits modérés de la révolution se sont long-temps refusés à les approuver. Les émigrés étaient des hommes égarés, mais des Français; leurs familles étaient restées en France: comment voir sans intérêt la ruine des familles et la proscription des chefs? Les jurisconsultes opposaient d'ailleurs à la confiscation des biens et au bannissement les principes de la législation civile, et ces règles d'éternelle justice qui interdisent de punir les innocens pour les coupables; ils réclamaient pour les émigrés le droit commun à tous les citoyens de sortir de leur pays, même de le quitter; ils alléguaient l'impossibilité de distinguer ceux qui étaient sortis sans desseins hostiles de ceux qui portaient les armes. Mais le bon sens populaire repoussait toute application du droit civil à une masse d'hommes émigrés en même temps pour s'armer contre la France, et qui marchaient contre elle en corps d'armée, avec des armées étrangères. Émigrer est-il, ou n'est-il pas un crime, est il possible de constater l'émigration, de distinguer l'émigration hostile de celle qui ne l'est pas? A toutes ces questions l'instinct populaire répondait: Qu'importe! Les émigrés nous font la guerre, ils se sont établis contre nous dans le droit de la guerre; nous l'avons donc contre eux. Comme, en guerre, on prend à l'étranger des villes, des provinces, des châteaux, des terres: de même, disait-on, on peut prendre à l'émigré qui s'est fait étranger et marche avec les étrangers, ses terres et ses maisons. De quel droit prendra-t-on après la victoire une province à la Prusse, si on ne peut prendre, des maisons aux émigrés qui marchent avec les armées prussiennes? Les scrupules se levaient d'eux-mêmes devant cette idée: que le droit de la guerre était le seul à consulter. C'était aux émigrés qui n'avaient pas voulu prendre les armes à prouver par leur retour qu'ils ne les avaient pas prises, et n'avaient pas voulu rester parmi ceux qui les avaient prises; ils avaient été avertis de rentrer dans un délai déterminé. Seuls, ils étaient coupables de la ruine de leurs familles; c'était eux qui les sacrifiaient, et non la France qu'ils ruinaient elle-même. Tel était le sentiment du peuple pendant les nombreuses et longues séances où l'on faisait des lois contre les émigrés. L'assemblée prononça la confiscation des biens et le bannissement des personnes à perpétuité, et se fonda sur de prétendus principes de droit civil. Le système populaire était plus favorable aux émigrés que celui du corps législatif; car la confiscation et le bannissement prononcés par la loi, devaient de leur nature être définitifs: au lieu que les invasions faites par la conquête peuvent être restituées à la paix; et les prohibitions opposées pendant la guerre à l'entrée de toute personne de l'armée ennemie, peuvent être levées quand il n'y a plus d'ennemi. De plus la loi contre l'émigration condamnait à mort l'émigré qui serait fait prisonnier, tandis que le droit de la guerre oblige de respecter la vie de l'ennemi que l'on peut faire prisonnier. Mais la suite a prouvé que le bannissement des émigrés de quelque manière qu'il eût été prononcé, ne pouvait être éternel: sous le consulat il a été révoqué. La France ne tient jamais les promesses faites à sa colère; la révocation aurait eu lieu plus tôt, si l'on n'eût craint que la vente des biens confisqués n'en fût interrompue; et cette vente elle-même n'aurait jamais été consommée, si elle n'eût été commencée dans la légitime irritation de la guerre, et si les circonstances trop peu remarquées qui forçaient le gouvernement à vendre, n'eussent aussi forcé les particuliers d'acheter. Ces circonstances étaient la ruine des finances et le défaut d'argent. Pour satisfaire aux dépenses qu'entraînait la guerre, le gouvernement n'avait d'autre monnaie que les assignats, et ces assignats après quelque temps n'avaient plus d'autres gages que les biens des auteurs de la guerre. Ces assignats étant devenus la seule monnaie de la France, et s'étant dépréciés, presque tous les débiteurs en écrasèrent leurs créanciers; et ceux-ci pour sauver une partie de leurs capitaux, furent obligés de les employer en acquisitions de domaines confisqués. C'étaient les émigrés qui faisaient la guerre; c'était la guerre qui avait nécessité les assignats, c'étaient les assignats qui ruinaient les capitalistes; ceux-ci trouvaient donc juste de chercher l'indemnité d'une partie de leurs pertes dans les biens de ceux qui les avaient mis si près de leur ruine. Les spéculateurs avides se sont ensuite mêlés aux pères de famille malheureux, mais ces derniers ont été le grand nombre des acquéreurs. Au reste les doubles et triples reventes, les successions, les échanges ont placé tant d'intermédiaires entre les spéculateurs originaires et les possesseurs actuels, et les prix se sont tellement élevés par les mutations, qu'il serait impossible aujourd'hui de revenir sur ceux-ci et de retrouver les autres. Cette vente de biens confisqués, comme celle des biens du clergé, forme aujourd'hui un intérêt nouveau dans la révolution: il importe de ne pas le méconnaître. La sûreté des acquisitions de ces biens intéresse peut-être quinze millions de personnes, parce qu'il faut compter toutes les mains par lesquelles ils ont passé, avec celles où ils sont maintenant, et qu'en cas d'atteinte il y aurait lieu à recours de celles-ci contre les premières. * * * * * Viennent maintenant les actes qui concernent le roi et la cour. _Durant l'assemblée constituante_: 1º Violation du château de Versailles et translation du roi à Paris, les 5 et 6 octobre 1789; 2º Obstacle au départ du roi pour Saint-Cloud, le 17 avril 1790; 3º Arrestation du roi à Varennes, le 22 juin 1791; 4º Rassemblemens du Champ-de-Mars pour demander la déchéance du roi, le 17 juillet 1791; 5º Constitution du 3 septembre 1791, acceptée le 13. _Durant le corps législatif_: 6º Violation du château des Tuileries, le 20 juin 1792; 7º Siége du château des Tuileries, refuge du roi dans la salle du corps législatif, suspension de la royauté, réclusion du roi au temple, à l'époque du 10 août et jours suivans. _Durant la convention_: 8º Abolition de la royauté, proclamation de la république, le 21 septembre 1792; 9º Mise en jugement du roi, ordonnée le 3 décembre 1792; jugement prononcé le 17 janvier 1793; exécution le 21. La violation du château de Versailles aux 5 et 6 octobre, est le fait du peuple de Paris. Le peuple de Paris n'est pas la nation. Mais la nation avait déjà sanctionné le renversement de la Bastille, le 14 juillet. La révolte de ce jour, en s'étendant à toute la France, avait reçu le nom d'_insurrection_. L'insurrection était réputée le plus saint des devoirs: le renversement de la Bastille était appelé l'initiative de l'insurrection; c'était bien la nation qui avait consacré ces mots jusqu'alors inusités, et les idées qu'ils expriment. Dans les évènemens des 5 et 6 octobre, la nation ne voulut voir que le résultat: c'était le séjour du roi à Paris, c'était la garantie que sa résidence paraissait donner à la révolution; et elle y applaudit. Pendant tout le mois d'octobre, les communes et les corps constitués firent des adresses pour en féliciter l'assemblée nationale, s'abstenant néanmoins, par une réserve remarquable, de parler des évènement et des journées des 5 et 6 octobre. L'armée renouvelle aussi dans le même mois des protestations de fidélité aux décrets de l'assemblée; les différens corps de la garnison de Strasbourg réclament[99] contre un journal qui assurait que les mécontens trouveraient protection dans une armée de cent cinquante mille hommes, commandée par le général de Broglie, _qui se croyait assuré des garnisons de Metz et de Strasbourg_. La garnison de Strasbourg déclare que cette assurance est injurieuse pour elle. _Elle obéira_, dit-elle, _au roi pour faire exécuter les lois et déployer ses forces, contre les ennemis de la nation_. _Mais_, continue-t-elle, _nous regarderions comme traîtres à la patrie ceux qui seraient assez lâches pour enfreindre le serment que vous avez dicté_. [99] 16 octobre 1789. L'assentiment donné aux résultats des 5 et 6 octobre, était la preuve la plus forte que la nation pût donner de l'intérêt qu'elle mettait au décret qui avait anéanti les priviléges. Quelle que soit l'opinion que les ennemis intérieurs de la France ont donnée, du fond de la nation française, aux étrangers, il est certain qu'elle est celle à qui les violences coûtent le plus, à qui elles sont le moins ordinaires, qui est le plus habituellement contenue par le sentiment du respect, qui même connaît le mieux le frein des bienséances. Ses emportemens dans la révolution ne prouvent autre chose que l'importance qu'elle a constamment attachée à son succès. C'est d'après cette vérité qu'il faut encore juger les faits du 17 avril et du 22 juin 1790. Lorsqu'un rassemblement mit obstacle au départ du roi pour Saint-Cloud[100], ce n'étaient que deux ou trois mille personnes. Le lendemain le directoire de département fit voter dans les quarante-huit sections sur ces questions: Paris désire-t-il que le roi puisse aller à Saint-Cloud, ou que le roi veuille bien ne pas inquiéter Paris par son absence? La majorité des sections exprima l'appréhension de l'absence; et l'on a vu comment le directoire de département a fait entendre au roi qu'il partageait l'inquiétude générale. [100] 17 avril 1790. L'arrestation du roi à Varennes[101] est, à la vérité, le fait des habitans de Varennes, d'une petite ville de Champagne: mais qui leur en a inspiré l'audace? ou plutôt comment s'y sont-ils crus obligés; comment ont-ils été amenés à la crainte d'être criminels en laissant passer le roi? On ne peut méconnaître dans leur conduite la puissante influence de l'esprit national. Et par qui ont-ils été désavoués, inculpés, poursuivis? Quels bras se sont levés ou appesantis sur eux? Un million de Français sont accourus sur le passage du roi à son retour, des relais de garde nationale ont escorté sa voiture de Varennes à Paris: s'est-il fait le plus léger mouvement pour le délivrer? A-t-il entendu un autre cri que celui de _vive la nation_? Plus de cent mille personnes étaient aux Champs-Élysées quand il est entré à Paris: il n'y en eut pas une qui ne témoignât du ressentiment par son silence, son attitude et ses regards. C'est ainsi que les habitans de Varennes furent absous de leur témérité. [101] 22 juin 1791. Voici ce que M. Barnave, l'un des commissaires de l'assemblée nationale envoyés à la rencontre du roi, et qui est revenu dans sa voiture, a rapporté, le jour de son arrivée[102], à la société des Jacobins: «S'il pouvait vous rester un seul doute sur la grande question de savoir si la France sera libre, le problème est maintenant résolu. Plus de six cent mille Français ont manifesté leur voeu à cet égard, avec une énergie dont les personnes qui étaient dans les voitures ont paru profondément frappées. [102] 25 juin 1791. »A l'entrée de Paris, les citoyens avaient sans doute résolu de garder le plus profond silence, partout ailleurs, nous n'avons été interrompus que par les cris de _vive la nation_!» M. de Montesquiou rapporte à ce sujet le fait suivant, dans l'ouvrage intitulé: _Coup d'oeil sur la révolution_[103]. «Au retour de Varennes le roi avoua qu'il avait été fort surpris de l'unanimité des voeux de la France pour la constitution nouvelle. On lui avait toujours dit le contraire; et il ne cacha point alors que c'était ce qu'il avait vu qui le décidait à accepter la constitution[104].» [103] Page 64. [104] Constitution du 3 novembre 1791, acceptée le 13. Je le répète, ce que la nation approuvait dans les actes exercés envers le roi, ce n'étaient point les violences, mais le mouvement qu'elles donnaient à la révolution, et le renversement des obstacles opposés à sa marche. A la vérité, plus on avançait, plus le peuple devenait irritable; moins il était contenu par le respect, moins les violences lui coûtaient: c'étaient ses coups d'État. La majesté royale n'imposait plus. Le roi était à son départ prisonnier depuis dix-neuf mois; son caractère personnel semblait dégradé par la sincérité qu'il avait feinte pendant ce temps, et que sa fuite avait démentie; son arrestation à Varennes avait achevé de lui enlever toute considération. Le rassemblement populaire du Champ-de-Mars[105] pour demander le jugement et la déchéance du roi, à l'occasion du décret du 15, qui le déclare inviolable; l'opiniâtreté de la résistance opposée par le peuple à la municipalité, qui avait proclamé la loi martiale; les victimes mêmes qu'entraîna cette résistance, ces faits étaient les avant-coureurs du 20 juin, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793. Tout présageait la double catastrophe de la chute du trône, et de la fin du monarque[106]. [105] 17 juillet 1791. [106] Voyez l'extrait imprimé du registre des délibérations du corps municipal, du 17 juillet 1791. La violation du château des Tuileries[107], qui eut lieu le 10 août, la réclusion du roi au Temple, la suspension, ensuite l'abolition du pouvoir royal, la proclamation de la république, la mise en jugement de Louis, sa condamnation, son exécution, tous ces faits se réduisent à deux principaux dont les autres ne sont que les circonstances: la mort du roi, la chute du trône. Le jugement et la condamnation du roi à mort est un de ces actes qui dans une monarchie étonnent toujours, et que l'étonnement empêche de juger; la postérité n'a pas plus la faculté de l'apprécier que les contemporains. On dirait même que plus l'évènement s'éloigne, plus il se grossit. L'imagination est trop vivement frappée de la grandeur de la catastrophe pour que la raison en pèse les motifs. La victime tombe de si haut que la chute paraît toujours sans proportion avec la faute; le culte qu'on rend si naturellement au pouvoir, et la religion de l'inviolabilité, contribuent plus que la loi à mettre le prince, dans l'opinion, au-dessus d'une condamnation. L'idée de sacrilége se place toujours entre la justice et l'objet consacré. La grandeur, la puissance, les vertus, la gloire des rois qui ont succédé à la victime, pèsent de tout leur poids sur la raison et l'imagination. L'autorité du roi régnant impose comme s'il s'agissait de lui-même; le respect, l'attachement que lui portent les contemporains au milieu desquels on est placé semblent accuser la témérité des juges et du peuple qui ont fait périr son prédécesseur. C'est ainsi qu'en Angleterre l'esprit est encore dominé à la lecture du procès de Charles Ier, indépendamment des motifs qui peuvent faire croire à l'innocence ou à la criminalité de ce prince. [107] 20 juin. Il n'est pas sans utilité de s'affranchir un moment de ces illusions, afin de reconnaître la véritable situation des esprits à l'époque où un peuple peut voir tomber sans effroi la tête de son roi sur l'échafaud, et par quelle chaîne d'évènemens peut s'affaiblir graduellement ce respect, qui est la principale sûreté du pouvoir. Les faits dont se compose l'histoire de Louis XVI depuis le 14 juillet 1789 jusqu'au mois de janvier 1793, nous montrent comment le peuple fut amené à ne plus voir, à cette dernière époque, dans le monarque, qu'un homme ordinaire. Je ne cherche point d'excuse au peuple, ni aux juges. Je recueille une leçon qui s'offre aux princes de tous les temps, et de tous les pays. A l'ouverture des états-généraux, Louis XVI était aimé et respecté, non qu'on le crût un grand roi, ni peut-être un bon roi pour les circonstances, mais parce qu'il était bien intentionné et honnête homme. Les circonstances exigeaient davantage. Ce n'aurait pas été trop alors d'un esprit supérieur et d'un grand caractère. Louis XVI était d'une complexion apathique. Il avait l'esprit droit, mais borné par l'impuissance de s'appliquer, par le défaut d'activité et de mouvement, par la passion et l'habitude immodérée de la chasse, par l'asservissement aux préjugés du rang et de la puissance, et surtout aux préjugés religieux. Il avait le coeur ouvert aux affections douces. Ses moeurs étaient régulières. Il avait de la bonté. Mais la douceur de ses affections, la régularité de ses moeurs, sa bonté, l'avaient mis dans la dépendance de la reine. Il croyait n'être qu'époux fidèle et tendre, il était un roi asservi. Son caractère était faible. La crainte le gagnait aisément et le gouvernait dès qu'elle l'avait atteint. Son calme dans le danger n'était que patience, son courage dans le malheur n'était que résignation. Il était timide, et c'est une autre faiblesse dont l'effet ordinaire est de faire accuser de dissimulation. Il était réservé, méfiant, comme tous les caractères faibles; et, comme eux, à la fois méfiant et dupe de ceux qui l'aidaient à se défier. Faute d'application à l'étude, il n'avait point appris ce qu'il aurait fallu savoir pour gouverner; faute d'application aux affaires, l'expérience et l'observation ne suppléèrent point à l'étude; faute de mouvement et d'essor, il ne découvrait point ce qu'il aurait dû apprendre. Élevé dans la malheureuse idée qu'il tenait son pouvoir de Dieu et de ses pères, que tout devait être soumis à ses volontés, que les peuples n'avaient aucun droit sur lui, qu'il ne devait compte qu'à Dieu de leur destinée, il ne voyait dans ses royales obligations que les commandemens de la religion, dans ses fautes, que des péchés; et, ne pouvant se figurer le moindre danger pour sa couronne, il n'en voyait que pour sa conscience. Il avait été facile aux prêtres de s'emparer d'un prince ainsi prévenu. Leurs intérêts alors si compromis leur rendaient plus importante que jamais la captation du monarque. Le clergé ne pouvant espérer son salut que du pouvoir absolu, les prêtres firent au roi une affaire de conscience du maintien de ce pouvoir, de la conservation du clergé une affaire de conscience, de la haine de la constitution, encore une affaire de conscience. Ils étaient d'accord avec la reine, dont la fierté imposait au roi les mêmes obligations, comme des devoirs d'honneur dont l'infraction le rendrait indigne de sa tendresse. Ces préjugés, ces influences, non seulement resserraient l'esprit du roi dans des bornes plus étroites, mais encore lui donnaient de fausses directions. Sa conscience était toute remplie des scrupules que l'intérêt du clergé y avait jetés; sa raison, son esprit, épuisaient leur peu de forces à discuter ces scrupules avec sa conscience. Le roi ne voyait rien au-delà de son clergé, de la reine, peut-être de sa famille et de la cour. Il entrevoyait ce grand peuple qui était au loin derrière l'enceinte que sa cour formait autour de lui; il lui voulait du bien, mais il ne savait comment lui en faire, ni ce qui pouvait empêcher que le bien ne se fît de lui-même. Il ne concevait pas plus une oppression qu'une révolte, tant il croyait que ses seules intentions devaient suffire pour en préserver. Sa bonté naturelle l'intéressait aux souffrances qui sautent aux yeux, aux souffrances physiques de la pauvreté, du dénuement; mais cette bonté ne put jamais lui inspirer plus que de bonnes intentions pour son peuple. C'était cette vertu toute chrétienne à qui la religion a donné le doux et respectable nom de charité. C'est à cette bonté qu'il faut rapporter plusieurs actes du règne de Louis XVI qui lui ont mérité de la reconnaissance: l'abolition de la torture, l'assainissement des prisons, une meilleure administration des hôpitaux. Mais cette souveraine bonté des rois qui embrasse les droits et les intérêts de toutes les parties d'un grand peuple, ceux des palais, ceux des chaumières, qui veille sur tous, contient les uns, encourage les autres, protége le travail, patrimoine du pauvre, la justice, refuge du faible, qui s'occupe du présent et de l'avenir, et s'étend aux plus grandes distances de temps et de lieux, cette bonté, par laquelle les rois sont l'image de la Providence, paraît avoir manqué à Louis XVI. Point d'étendue dans les vues, jamais d'élan, jamais d'action, jamais en avant. Tout arrêtait, tout empêchait un bon mouvement: la pesanteur organique, le défaut de lumières, l'inquiétude de la conscience. Tout empêchait une bonne résolution: la faiblesse du caractère, la crainte des contrariétés dans son intérieur, une invincible répugnance à tenir de la confiance du peuple ce pouvoir qu'on lui disait tous les jours être un don de Dieu. Toujours sans volonté; n'ordonnant rien, accordant tout ce qui n'était pas contraire à ses opinions religieuses; permettant beaucoup, n'osant rien interdire; permettant moins peut-être qu'il ne tolérait; s'engageant à ceux qui lui promettaient le pouvoir constitutionnel, en laissant faire ceux qui lui promettaient le pouvoir de Louis XIV. Après la séance royale du 21 juin 1789, le peuple le crut malveillant pour lui, et décidé à protéger les privilégiés: on cessa de l'aimer; l'amour se retira subitement et complètement de lui, parce que cette préférence qui paraissait accordée aux privilégiés contrariait, dans sa première ferveur, la passion naissante du peuple: l'amour de l'égalité et de la liberté. Vers le milieu du mois de juillet, l'armée, rassemblée entre Paris et Versailles, tomba en défection et fraternisa avec les patriotes de la capitale: l'on vit alors la faiblesse du pouvoir. Le 15 ou 17 juillet, le roi vint à Paris, à l'Hôtel-de-Ville, et fit tout ce qu'on lui avait demandé: alors on vit la faiblesse de la personne, et le peuple lui retira son respect. La fête des gardes-du-corps du 2 octobre affermit l'opinion qu'on avait de la malveillance du roi, et trahit les apparences de sincérité qu'il montrait: là commença le mépris avec le ressentiment. Le mouvement populaire des 5 et 6 octobre acheva de dissiper la crainte des forces royales, et donna au peuple la mesure des siennes. Le peuple apprit ces jours-là qu'il pouvait tout vouloir et tout oser. Il osa vouloir que le roi fût prisonnier à Paris, et il l'emmena. L'audace du peuple était alors excitée par une souffrance qui l'a dans tous les temps porté à quelques excès: c'était la faim, ou le pressentiment de la faim, causé par la rareté des subsistances. Malheureusement cette cause ordinaire d'écarts passagers, et qui en était aussi l'excuse, se trouvait cette fois unie à une cause de renversement; elle faisait oser autre chose qu'une _révolte_: c'était une _révolution_. On amena le roi à Paris tout à la fois comme un _aristocrate_ reconnu et comme un _munitionnaire_ suspect[108]. Il ne restait plus rien dans le peuple de l'esprit de _sujets_ du roi; le peuple était le souverain mécontent d'un fonctionnaire. [108] Le peuple criait: voilà le _Boulanger_ et la _Boulangère_. Le roi emmené à Paris, résidant à Paris, y était-il détenu, ou prisonnier sur parole, ou roi en liberté? Pendant l'hiver la question resta indécise; au commencement d'avril, le roi voulut la résoudre à sa convenance, il ne put qu'éclaircir qu'elle était résolue au mépris de sa personne et de sa dignité. Il annonça un voyage à Saint-Cloud: un rassemblement l'empêcha de sortir de son palais. Il fut manifeste qu'il était prisonnier. Le 20 juin le roi s'évade et fuit vers la frontière où les émigrés étaient armés. On l'arrête à Varennes; on le ramène, on le replace aux Tuileries. Au mois d'avril c'était un prisonnier au moins considérable; au retour de Varennes, on voit en lui un prisonnier criminel: on avait la famine, disait-on, il a voulu donner en outre la guerre. C'est de plus un prisonnier maladroit, un prisonnier rattrapé, un prisonnier qui a été en butte à l'indignation et aux insultes d'un million de Français sur une route de cinquante lieues. Le peuple de Paris n'a plus même un souvenir de respect, ni un sentiment d'égards. Ce n'est plus du roi, ce n'est plus de Louis XVI qu'il s'agit dans les discours; c'est du _traître Louis_, c'est du transfuge Louis, c'est de l'ennemi déclaré de la France: on ne le nomme plus autrement. On veut son jugement, on veut la déchéance. Le 26 juillet la loi martiale est publiée et exécutée au Champ-de-Mars contre un rassemblement qui demande la déchéance. Ainsi, dit-on, c'est pour l'impunité du traître qu'on massacre les citoyens! On se tait un moment, mais l'on impute au traître supposé un crime de plus. L'année suivante, l'étranger, les émigrés réunis s'avancent vers les frontières. On s'écrie: C'est le traître qui l'a appelé. La guerre s'annonce par des revers, c'est le traître qui les a ménagés. Les cris se renouvellent pour la déchéance. La déchéance se fait attendre, on veut l'abdication. Le 20 juin le peuple force le palais. Louis se laisse voir et ne sait pas se montrer. Soixante mille personnes l'approchent, le pressent successivement et lui parlent, les uns avec une familiarité insolente, les autres avec mépris, les autres avec menace. Il ne s'émeut point. «Celui qui a la conscience pure, dit-il, ne craint rien; mettez la main sur mon coeur, et voyez s'il bat plus fort qu'à l'ordinaire, s'il a la moindre frayeur.» Certes, il eût été beau de ne pas s'émouvoir, si à l'indifférence pour le danger, le malheureux monarque avait ajouté le sentiment profond de la majesté outragée, s'il l'avait marquée par la fierté de son maintien, par l'éloquence de ses paroles, s'il avait su, comme un Mathieu Molé, réprimer, ou éclairer, ou émouvoir cette multitude: mais le peuple le vit monté sur une banquette, coiffé d'un bonnet rouge, boire dans une bouteille, criant vive la nation. Se faire un mérite du calme de sa conscience, devant un peuple en révolte, n'était-ce pas ajouter à un abaissement que le peuple ne voyait que trop? On était entré, voulant l'abdication; on oublia en voyant le roi qu'on l'avait jugée nécessaire. L'ennemi entré en France, la fureur un moment apaisée se rallume. Elle produit le massacre du 10 août qui produit un redoublement de fureur. De ce moment, la capitale ne cesse de retentir de ce cri: _la mort du tyran_. L'ennemi s'approche de la capitale. On pressent tous les désastres qu'y entraînera la victoire, et les vengeances qu'exerceront le roi, les prêtres, les nobles: les nobles cent fois plus redoutés que le vainqueur. La peur se joint au ressentiment, et le rend plus cruel. On redouble les cris d'alarme et de fureur: le trône est renversé, la république proclamée. Depuis long-temps on ne voyait plus un roi de France dans Louis, plus même un homme considérable; alors on en vient à ne plus voir en lui qu'un danger pour la république à laquelle chacun attache désormais la sûreté de sa propre existence, et chacun veut la mort de Louis, comme assurance de sa propre vie. La commune et la Montagne rejettent sur le malheureux prince les diverses accusations, les soupçons multipliés qu'inspirait au peuple la rareté des subsistances. Telle fut la marche des sentimens populaires qui, depuis le 14 juillet 1789, jusqu'à la fin de l'année 1792, ont amené l'accusation et le jugement de Louis. Quelles circonstances pour ce jugement! La république est à peine élevée sur la monarchie renversée, que déjà triomphante elle asseoit sur les fautes et les crimes de quelques rois, la condamnation de la royauté, la traîne à son char dans la poussière, et tire ensuite de la condamnation de la royauté, celle de tous les rois! Quelles circonstances que celles où l'on met en principe qu'il n'y a point de roi innocent, et qu'avoir été roi c'est être criminel aux yeux de la république! Cependant l'inviolabilité du roi était toujours subsistante aux yeux de la loi; et si l'on décidait qu'au mépris de son inviolabilité il serait mis en jugement, du moins ses moyens de défense au fond lui restaient. On sait quel fut le sort de cette double garantie. Il ne s'agit point ici de discuter le jugement, mais seulement de voir quelle impression il fit sur l'opinion nationale. D'abord elle regardait Louis XVI comme coupable, non pas en détail de chacun des faits portés dans l'acte d'accusation, mais de la guerre, et du double dessein d'anéantir la révolution et d'en poursuivre les auteurs. Quand le roi fut jugé, la nation détourna ses regards d'une condamnation qu'elle trouva trop rigoureuse, et qu'elle n'aurait point prononcée; mais elle se familiarisa ensuite avec l'idée d'un évènement sans remède, qui n'était pas tombé sur une parfaite innocence, et qui, dans l'intérêt de la révolution, se présentait avec des idées confuses d'utilité. C'était à cet intérêt de la révolution que les esprits rapportaient alors tout en France. On n'était ni plus féroce, ni peut-être moins ami de la justice que dans les temps antérieurs; mais on mettait tous les sentimens de bonté et de justice à assurer cette révolution, qu'on regardait comme la justice et la bonté étendues à de nombreux millions d'hommes, au lieu que la justice assise sur les tribunaux ne regarde que les individus qui l'invoquent. Et sur quoi jugeait-on le roi coupable de la guerre? Ce n'était, certes, pas sur les analyses, les dissertations, les déclamations, les griefs spéciaux des orateurs de la convention; ce n'était pas sur les écrits trouvés après le 10 août dans l'armoire de fer du château des Tuileries; ce n'était ni sur le traité de Pilnitz qui faisait connaître les sollicitations des princes et supposait le voeu du roi, ni sur les états de paiement des gardes du corps à Coblentz; c'était sur un ensemble de circonstances notoires, sur un enchaînement de faits indubitables qui avaient saisi tous les esprits, sur un corps de preuves morales, de celles qui portent la conviction avec elles sans le secours du raisonnement, et qu'aussi le raisonnement ne peut affaiblir. Les émigrés s'étaient armés aux frontières, en 1791, contre la révolution. Lorsque le roi partit pour Varennes, c'était pour se mettre à portée d'eux: il voulait donc diriger la guerre contre la révolution. _Monsieur_ est parti en même temps que lui: donc leur marche était combinée. _Monsieur_ a bientôt été reconnu chef de l'émigration armée: donc le roi était d'accord avec l'armée des émigrés. Bientôt on parle d'armées étrangères qui embrassent la même cause que les émigrés: donc elles sont provoquées par les chefs de l'émigration, par _Monsieur_; donc elles sont autorisées par le roi qui était parti avec _Monsieur_. Les armées étrangères s'avancent avec les émigrés, ainsi la liaison de l'étranger et de l'émigration se vérifie par le fait: donc le roi parti avec son frère, chef de l'émigration, est d'accord avec l'étranger. L'empereur d'Autriche est frère de la reine, la reine est ennemie déclarée de la révolution: donc l'empereur d'Autriche, provoqué par _Monsieur_, est aussi pressé par la reine. La reine gouverne l'esprit du roi: donc le roi est d'accord avec l'empereur d'Autriche. Le roi rappelle ses frères par des écrits solennels, et ils ne rentrent pas: ce ne peut être que parce qu'il dément en secret les écrits qu'il publie. Il refuse la sanction d'une loi qui les bannit, et la refuse pour constater sa liberté, donner plus de poids au rappel qu'il leur adresse: s'il n'écoutent point, ce ne peut être que parce qu'il leur fait savoir que son intention n'est pas plus changée que son sort. L'émigration et la guerre attirent la malveillance du peuple sur sa tête, et ses frères n'en sont pas plus décidés à rentrer: quelle apparence que ses frères eussent voulu l'exposer aux dangers d'une révolte, si Louis n'eût été résolu à les braver? Lui seul pouvait disposer ainsi de sa sûreté. La tendresse fraternelle n'eût osé prendre sur elle les évènemens qui s'annonçaient. La mort du roi était sans doute un crime inutile à l'établissement de la république, puisqu'il avait un successeur; mais cette considération ne suffisait pas pour rassurer la tendresse de deux frères contre un peuple furieux jusqu'à la frénésie. Les puissances, conjurées avec les émigrés, font précéder leurs troupes de déclarations et de manifestes où elles parlent le langage des émigrés, où elles annoncent l'intention de délivrer le roi de la dépendance où il est retenu; et leurs manifestes sont au fond la même chose que la déclaration laissée par le roi à son départ pour Varennes l'année précédente: donc les étrangers répondent au voeu du roi, à ses sollicitations secrètes, à celles de son frère avouées par lui. Enfin, et ceci était sans contredit une forte présomption, la condition actuelle du roi était la détention; il était donc naturel qu'il désirât d'en sortir. Le sort que la constitution nouvelle lui promettait pour l'avenir était loin de valoir sa condition passée; donc il devait être bien aise d'y revenir. Voilà des armées d'étrangers et d'émigrés qui prétendent l'y ramener; donc c'est lui qui a invoqué leurs secours, donc il a appelé la guerre. Pour la multitude, la preuve la plus certaine de la vérité d'une accusation est de sentir en soi-même qu'à la place de l'accusé on aurait fait ce qui lui est imputé; et ce qu'il y a de remarquable, c'est que ce sentiment qui devrait porter à l'indulgence est ce qui détermine le plus sûrement à condamner. Le peuple ne mettait pas en doute que l'appel des étrangers ne fût un crime; la constitution avait déclaré que le commandement d'une armée dirigée contre la nation, était une abdication de la royauté, et elle ne supposait pas même le commandement d'une armée étrangère. L'intérêt national s'expliquait bien plus haut et plus clairement que la constitution. L'avocat de Louis XVI déclara dans son plaidoyer pour le roi, «Que se mettre à la tête d'une armée et en diriger les forces contre la nation, était un grave délit. Certainement, dit-il, il ne peut pas en exister de plus grave; celui-là les embrasse tous. Il suppose, dans les combinaisons qui le préparent, toutes les perfidies, toutes les machinations, toutes les trames qu'une telle entreprise exige nécessairement. Il suppose dans ses effets toutes les horreurs, tous les fléaux, toutes les calamités qu'une guerre sanglante et intestine entraîne avec elle.» Telle était l'opinion publique sur la question de droit; M. de Sèze n'a fait que l'exprimer. Sur les questions de fait, l'opinion générale n'était peut-être pas exempte d'erreurs; mais elle n'en renferme pas non plus d'assez palpables pour que l'égarement général fût absolument sans excuse. Répétons au reste qu'il ne s'agit pas ici de juger l'opinion, mais seulement de reconnaître quelles furent ses décisions. S'il y avait lieu à prononcer aujourd'hui sur le jugement de la multitude, il faudrait examiner d'abord si les intentions du roi, à l'époque du départ de _Monsieur_ et de l'arrestation de Varennes, n'avaient pas changé depuis, soit parce que le roi avait reconnu, comme il l'a dit, le voeu national qui lui avait été manifesté sur toute la routé de Varennes à Paris, et par les amendemens que le comité de révision avait faits à l'acte constitutionnel, pour rendre au pouvoir royal plus de force et de dignité que n'en avaient donné les premières rédactions. Il faudrait vérifier ensuite par tous les moyens possibles, si les princes et les émigrés, ne se sont pas cru permis alors de servir la cause du roi, contre les défenses expresses consignées dans ses écrits patens, bien que sa correspondance secrète les eût confirmées ou ne les eût point démenties; et s'ils n'ont pas agi sur ce principe: que la volonté intime du roi, quelle que soit sa position, doit toujours être présumée conforme à ce qu'on regarde comme les droits et les intérêts de la couronne, sans égard à ses déclarations officielles et patentes. En un mot, il faudrait savoir si la guerre n'était pas hasardée officieusement par leur dévouement et leur fidélité, au lieu d'être entreprise par ses ordres. On me demandera sur quoi se fonde l'assertion que l'opinion générale, je ne dirai point approuva la mort de Louis XVI, mais ne s'est point révoltée en apprenant sa condamnation. Elle se fonde sur ce fait: que tous les corps judiciaires, administratifs et municipaux, ont signé, dans l'intervalle du 10 août 1792 au mois de janvier 1793, ou des pétitions pour demander le jugement du roi, ou des adresses pour en féliciter. Elle se fonde sur ce que la discussion du procès a duré plusieurs mois, et qu'elle n'a été détournée par aucune pétition contraire, sur ce qu'enfin le 21 janvier, six cent mille personnes de Paris ont vu sans opposition exécuter le jugement fatal. On peut aussi donner en preuve de l'acquiescement ou du moins de la résignation de l'opinion nationale, la formation, l'enthousiasme et les victoires des armées qui, après le 2 septembre, ont marché contre les Prussiens et les Autrichiens en Champagne. Six cent mille hommes qui, pendant que le roi est au temple, et que l'on demande sa tête, courent aux ennemis qui veulent sa délivrance, et les battent, sont des votans qui prononcent l'absolution des évènemens du 10 août, et de ceux qui devaient en être la suite. Et enfin, puisqu'il faut compter l'armée pour quelque chose en France, il y a lieu à rappeler ici la résistance des soixante mille hommes commandés par M. de Lafayette, qui ont refusé de marcher contre les auteurs des évènemens du 10 août et du renversement du trône. Cette défection fut légitimée par les adresses des autres armées alors existantes. On ne peut en parler ici sans faire une observation qui mérite peut-être quelque examen. Cet abandon du roi par l'armée était la seconde défection depuis 1789, et elle ne devait pas être la dernière[109]. [109] Le lecteur voudra bien ne pas oublier que ceci a été écrit à la fin de 1815. Voyez l'avertissement. L'esprit de parti a beaucoup essayé, depuis le mois de juin 1815, d'établir que l'armée française s'était déshonorée dans le mois de mars précédent, en se replaçant au retour de l'empereur sous le drapeau tricolore: il n'a point réussi. Il ne faut pas s'abuser; l'honneur ne se prête point à placer sur la même ligne l'abandon du prince pour la patrie, et l'abandon du prince et de la patrie pour l'étranger. Ce peut être un malheur que le militaire fasse une distinction entre le prince et la patrie; mais il dépend du prince de la rendre impossible par son intime union avec le peuple qu'il gouverne. Il faut aussi se persuader que l'armée distinguera toujours entre le prince et la patrie, quand la patrie voudra l'égalité, et que la cour fera craindre que le prince ne veuille les priviléges. L'armée est la partie de la nation la plus intéressée à l'égalité de droits, parce que les grades militaires sont très multipliés et que les hauts grades sont très honorables et très avantageux. D'ailleurs le service militaire est, sans contredit, la profession où l'égalité de droits est la plus légitime, puisque le danger est le même pour tous ceux qui l'exercent, que ce danger est capital et que le courage qui l'affronte est le fondement de la gloire militaire. Enfin, quand l'intérêt général de l'armée tient à un noble besoin, tel que celui de l'égalité de droits, quand cet intérêt a été épousé par l'honneur, c'est l'honneur même qui semble dégager le soldat de sa fidélité, ou plutôt lui faire honte de cette fidélité envers le prince dont le gouvernement ou la cour l'offense ou le menace. Il est bien temps de se persuader que dans un pays où l'égalité est devenue un point d'honneur général, il est impossible de faire des armées fidèles au prince, si elles ne sont parfaitement convaincues de la fidélité du prince aux droits de tous. Il sera toujours impossible de faire une armée où le soldat ignore jusqu'à quel degré d'élévation le dernier conscrit a pu de nos jours parvenir par le talent et la bravoure, et où il soit aussi encouragé par les regards d'un général, _homme de cour_, que par l'espérance de devenir général lui-même. Les troupes russes seront plus tôt atteintes de l'ambition si long-temps légitime du soldat français, que le soldat français ne sera résigné à l'insupportable néant du soldat russe. Je finis en observant que ces défections intérieures repoussent d'autant mieux le mépris qui s'attache toujours aux défections utiles à l'étranger, qu'elles semblent ajouter à l'ardeur de le combattre. Jamais les armées françaises ne se sont plus vaillamment battues contre les ennemis de la France, qu'après leurs défections intérieures, soit qu'elles crussent avoir à défendre un intérêt mieux garanti au dedans, soit qu'elles voulussent mériter du prince même leur absolution par leurs services. Il ne reste plus qu'à faire connaître la part que l'opinion générale a prise à la constitution de 1791, et à la proclamation de la république à la fin de 1792. La multitude n'est pas en état de juger l'ensemble d'une constitution, mais elle entend fort bien si les intérêts dont elle est occupée sont protégés par les dispositions constitutionnelles, ou s'ils sont mal assurés. Pour le grand nombre des Français, la constitution consistait essentiellement dans les _abolitions_ exprimées par des articles préliminaires. Je les rappelle ici: «Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations, pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celles des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions. »Il n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office public. »Il n'y a plus, pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilége ni exception au droit commun de tous les Français. »Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. »La loi ne reconnaît plus ni voeu religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la constitution.» Ces points étant bien exprimés, il ne s'agissait, pour la multitude, que de voir si l'organisation des pouvoirs n'aurait rien de contraire à leur maintien. Les résistances des priviléges, celles de la cour, aux premiers actes de la révolution, mirent le peuple en garde contre toutes dispositions qui pourraient tendre à rétablir le pouvoir du clergé et de la noblesse, et à conserver au roi les moyens de les protéger. Rien n'aide à entendre les questions générales comme d'avoir un intérêt particulier qui s'y rapporte. La partie du peuple la plus illettrée donna une attention merveilleuse aux discussions les plus abstraites; et dès qu'une proposition présentait quelque sujet d'inquiétude pour la cause nationale, la multitude prenait parti, se passionnait pour les orateurs qui mettaient leur éloquence à la faire rejeter, et récompensait leurs efforts par les témoignages les moins équivoques de son contentement et de sa reconnaissance. Cette disposition toute nationale, irritée chaque jour par l'opposition du parti aristocratique, se développait chaque jour avec plus d'énergie. Ce parti malveillant avertissait lui-même du danger de ses principes par ses efforts pour les faire prévaloir; il avait tellement mis à découvert l'intérêt personnel dans la plupart de ses discussions, qu'il avait décrédité d'avance tout ce qu'il aurait pu dire de plus raisonnable. La constitution se ressentit de la maladresse des uns et de la méfiance des autres. Elle ne fut point telle qu'elle avait d'abord été conçue dans toute la France par les esprits éclairés; elle ne fut point telle qu'elle aurait dû être pour se maintenir contre les factions populaires. L'opinion du peuple, à force de précautions contre l'ennemi, avait oublié ou méconnu la nécessité d'en prendre contre lui-même, ou contre les intrigans qui pouvaient l'égarer. Et comme si la chose publique n'eût pu être menacée que par le pouvoir, on ne songea qu'à se préserver de ses abus. En fuyant le despotisme on travailla pour l'anarchie. Les cahiers avaient demandé la séparation des pouvoirs, pour que les lois fussent l'ouvrage d'un corps impartial pour que l'exécution fût indépendante et énergique: les pouvoirs furent bien distingués par leurs dénominations et par quelques circonstances, mais ils furent malheureusement confondus au fond. Le pouvoir exécutif, borné à un _veto_ suspensif, privé du droit de l'appliquer à un grand nombre de cas où sa conservation était intéressée, borné à sanctionner ou à suspendre des lois dont l'initiative appartenait exclusivement au corps législatif, ayant d'ailleurs pour agens d'exécution des corps municipaux, des corps administratifs, dont les membres étaient nommés par le peuple seul, c'est-à-dire dont les pouvoirs venaient d'une source opposée à celle d'où émanaient les ordres à exécuter, des corps délibérant toujours dans les cas même où il fallait unité de volonté et rapidité d'action, des corps dont le roi n'avait la faculté de punir les écarts que par la suspension, et dont le jugement définitif appartenait au corps législatif: avec de telles chaînes, le pouvoir exécutif était presque nul, et le peu qui en existait était subordonné au pouvoir législatif, et se confondait avec lui. Tel était le résultat des méfiances que les ordres privilégiés avaient tous les jours accrues contre la cour, et que la cour avait elle-même inspirées. Les hommes éclairés avaient désiré un pouvoir législatif composé d'une chambre haute et d'une chambre de députés; ils le souhaitaient ainsi pour que les lois ne pussent jamais être l'ouvrage de quelque ascendant particulier, ou de quelque entraînement de circonstances; ils le désiraient pour que la plus importante prérogative du trône, celle de l'hérédité, fût sous la garde d'une magistrature héréditaire elle-même, et dont chaque titulaire fût lié par un intérêt de famille au maintien de l'hérédité royale; ils le désiraient pour que la cour du monarque ne fût pas uniquement composée de courtisans, et pour qu'il y eût, entre le prince et les particuliers, des intermédiaires indépendans qui assurassent leurs mutuelles relations. Quoique l'hérédité d'une magistrature conférée, par une élection nationale, à cent ou deux cents personnes tout au plus, dénuées de tout privilége autre que l'hérédité même, n'eût rien de commun avec celle de la noblesse disséminée naguère sur toute la France; quoique l'existence d'une chambre haute, composée de citoyens distingués des autres uniquement par leur magistrature, n'eût rien de commun avec celle d'une chambre composée de privilégiés, et fût même le plus puissant obstacle que l'on pût opposer au retour d'une chambre féodale et nobiliaire, cependant l'inquiétude du peuple le rendit sourd à toute proposition d'une chambre haute, et même de deux chambres égales. On craignit que la chambre haute ne fût composée des anciens pairs, et ne rétablit ainsi l'ancienne chambre du parlement; qu'elle ne fût composée de nobles, et qu'elle ne refît l'ancienne chambre de la noblesse des états-généraux; qu'elle ne fût d'une manière ou de l'autre une garantie, un retranchement pour l'aristocratie; et l'on repoussa l'idée d'une seconde chambre comme sacrilége. Ce fut le point d'honneur de l'égalité, exalté jusqu'au fanatisme par la contrariété du parti des priviléges, qui entraîna à vouloir une seule chambre, faute dont l'expérience a si bien fait sentir à la suite les fâcheuses conséquences. La constitution de 1791, composée au gré de la défiance nationale, n'eut de force que contre la puissance royale. Faite dans la vue de consacrer l'abolition des priviléges, on sentait moins la nécessité de fonder une institution vraiment monarchique, que celle d'empêcher le roi, protecteur des priviléges, de les rétablir. On, s'était plus occupé de rendre la constitution capable de renverser le roi, que capable de se soutenir elle-même. C'était au fond une république démocratique, avec un fantôme de royauté. Quand on eut suspendu le roi, la république, existait de fait. Quand on la proclama, le peuple qui n'avait demandé à sa constitution monarchique que sûreté contre le retour des priviléges abolis et contre le roi qui le faisait craindre, accepta la république comme une garantie plus sûre que la monarchie. Mais il ne crut pas juger la question de la prééminence de la république sur la monarchie, ou de la monarchie sur la république. L'instinct national n'avait pas cessé d'être en faveur de la monarchie: les opinions contraires n'avaient jamais été accueillies par les écrivains éclairés, même par les patriotes les plus exagérés; les jacobins les avaient repoussées jusqu'au dernier moment; et quelques semaines avant la suspension du roi, le corps législatif avait voué à l'animadversion générale toute idée de république. Dans le fait la république qui a été décrétée sans discussion, sans délibération, sur une motion dénuée de toute exposition de motifs, n'a reçu cette existence inattendue que des passions vives et profondes qui partageaient la convention. Dans les uns ç'a été l'espérance de sauver la vie du roi, dans d'autres la crainte de sa réintégration et de sa vengeance, dans d'autres la haine du duc d'Orléans qu'on croyait appelé au trône, dans tous le désir de renverser les hommes du parti contraire au sien et de détruire leur influence dans la convention. La guerre était déjà déclarée, et une guerre à mort, entre les partis de cette assemblée: chacun cherchait sa sûreté ou ses avantages dans le système politique qui était le plus contraire au parti opposé. Ainsi la Gironde crut anéantir la Montagne en faisant évanouir la possibilité de couronner le duc d'Orléans; et la Montagne crut anéantir la Gironde et se garantir de tout péril en renversant le trône de Louis XVI. Et c'est ainsi que les intérêts publics étaient réglés au gré des intérêts particuliers. La constitution de 1791 n'a point été soumise à l'acceptation du peuple. La constitution démocratique de 1793 l'a été. On ne voit nulle part quel a été le nombre des votans, et quelle a été la majorité en faveur de celle-ci. Mais on a lieu de croire ou qu'elle a été faible, ou que les votans ont été peu nombreux; car dans les séances de la convention qui ont suivi le rapport fait à cet égard, on voit agiter la question de savoir quelles peines seront infligées aux citoyens qui n'auront point accepté. Le nombre des suffrages est plus concluant qu'on n'est disposé à le croire; il exprime mieux qu'on ne pense l'opinion générale. Les institutions qui ont été vraiment nationales ont obtenu jusqu'à quatre millions de suffrages ou environ, tandis que d'autres n'en ont pas eu le quart; et il y a lieu de croire que la constitution de 1793 fut dans ce dernier cas. Au reste, cette constitution excéda la mesure de démocratie qu'on avait généralement cru raisonnable de faire entrer dans une grande république comme la France; ainsi les votes peu nombreux de 1793 sont à peu près étrangers à la simple proclamation de la république de 1792. APPENDICE. DE LA TERREUR. AVERTISSEMENT. Cet écrit n'est ni une satire, ni une vaine déclamation. C'est une suite d'observations générales, que la mémorable expérience de l'année 1793 a fournies; c'est une théorie du régime de la terreur, que quelques personnes, en trop grand nombre, sont disposées à regarder comme utiles, en certaines occurrences, à l'art de gouverner. Le fond de cet ouvrage a été composé peu après la mort de Robespierre, époque où finit la terreur, en 1795. Je l'adressai, de l'asile où je m'étais retiré, à M. Charles His, alors rédacteur d'un journal estimé, _le Républicain_. M. His voulut, avant de l'insérer dans son journal, que quelques membres de la convention en entendissent la lecture. Il la fit chez madame Tallien, chez qui se rassemblaient les ennemis du comité de salut public. L'ouvrage fut goûté; madame Tallien engagea son mari à le lire le lendemain à la tribune de la convention sous la forme de discours. Tallien y mit un petit préambule et le lut. Je puis croire, sans trop me flatter, qu'il contribua au renversement du comité de salut public et au retour des lois. En 1815, quand le parti royaliste proposa un système de proscription et de terreur, je recherchai mon manuscrit, j'y ajoutai un préambule approprié à la circonstance, et je le fis parvenir à Louis XVIII. Je l'imprime ici tel qu'il fut arrangé en 1815. DE LA TERREUR. (Partie de 1793 et de 1794.) Les princes qui appelés à gouverner des pays civilisés, osent affronter la haine des peuples, ceux qui dédaignent d'apprendre comment se gagne leur amour, verront dans cette période, fertile en hautes leçons, ce que c'est que cette terreur où ils croient trouver leur sûreté. Jamais, chez aucun peuple, ce fléau ne fut porté aussi loin, ne se prolongea aussi long-temps, ne s'étendit à autant de malheureux qu'en France durant la convention nationale; jamais la terreur ne courba au même point la partie éclairée d'une grande nation, n'abaissa, ne dégrada les habitans des grandes cités, ne les persécuta, ne les dépouilla, ne les opprima, comme elle le fit alors. Il fallait avoir été saisi dans la liberté pour être ployé si bas dans la servitude; jamais on n'eût fait d'un peuple esclave, un peuple si esclave. Les sultans, les czars, les janissaires et les strélitzs ne firent jamais ce qu'ont osé quelques Montagnards aidés par nos armées révolutionnaires, composées de prolétaires, comme toutes les troupes des despotes. Et, comme si la destinée avait voulu se jouer du respect des hommes pour la justice et la liberté, elle fit voir, dans ces temps d'oppression intérieure, des armées que le patriotisme rendait invincibles, qui assurèrent l'indépendance nationale, et rétablirent la gloire des armes françaises[110]. Mais malheur au pouvoir qui se repaîtrait de ce spectacle, qui prendrait quelque plaisir à le contempler, qui n'y verrait qu'un grand succès de tyrannie, qui croirait y surprendre quelques secrets de l'art de gouverner, qui aurait la funeste tentation de le mettre en pratique, ou du moins en réserve pour l'occasion; qui enfin ne serait pas pénétré d'horreur pour tous ses principes et pour toutes ses conséquences. Malheur au pouvoir qui ne s'attachera pas aux intérêts, aux sentimens, à l'opinion de la classe mitoyenne de la société, comme au centre de tous les intérêts, à la représentation de tous les droits, au seul principe de force durable. Si la justice et l'humanité lui permettent de contempler sans horreur l'affreuse existence du gouvernement révolutionnaire, et les moyens par lesquels il parvint à répandre la terreur, et les excès par lesquels il la soutint, que la politique du moins porte ses regards sur les dangers qui menacent les premiers essais de ce régime, sur la catastrophe qui en amène inévitablement la fin, sur les longues calamités qu'elle entraîne à sa suite; qu'elle voie le sort de tous ceux qui l'ont exercée, de toutes les institutions qui lui ont appartenu, et qu'elle juge après si les résultats que le pouvoir croit avoir obtenus sont réellement dus à la terreur, si en tout cas ils n'auraient pas été achetés à trop haut prix, et s'il n'eût pas été plus facile et plus sûr de les préparer par la raison et la justice qui secondent toutes les entreprises sages et n'entravent que la barbarie ou la démence. [110] J'ai établi ailleurs que la terreur, loin d'avoir contribué aux victoires de 1794, les aurait empêchées si quelque chose avait pu faire obstacle aux insurmontables causes qui rendaient nos armes invincibles. D'abord il faut se rappeler que les premières armées de la révolution et ses premières victoires ont précédé la terreur; la terreur ne serait donc nécessaire pour expliquer la création d'armées nouvelles et de nouvelles victoires, qu'autant que les causes des premiers succès auraient cessé. Mais elles n'avaient point cessé: 1º ces causes étaient d'abord l'inépuisable fabrique des assignats; 2º la rareté des subsistances et le manque d'ouvrage qui poussaient aux armées un grand nombre de soldats; 3º l'ardeur que donna aux troupes l'avancement aux grades militaires et aux commandemens en chef; 4º le génie qui se développa dans une multitude de jeunes généraux en qui l'ivresse d'un avancement inespéré se joignait au feu de la jeunesse, à des habitudes d'audace, à une émulation de vaillance jusque là inconnue. On objectera que ce fut la terreur qui, en faisant périr nombre de vieux généraux, en mit de jeunes à la tête des armées. Mais on répond qu'il aurait suffi à la politique de destituer les premiers. La création, la recrutement des armées, leurs succès n'ont pas même été le but du gouvernement révolutionnaire. Les Montagnards ont fait ce gouvernement, non pour procurer une armée à l'État, mais pour avoir la leur contre les Girondins. La terreur a été faite par une faction contre l'autre. On eût dit alors qu'il y avait deux nations différentes au service de la France, celle qui composait l'armée proprement dite, et celle qui composait l'armée révolutionnaire. La première était dirigée par Carnot, homme illustre par le talent et le caractère; l'autre par le comité de salut public; l'une était l'armée de la république, l'autre l'armée de la Montagne. L'une fut la consolation et l'honneur de la France; l'autre en fut l'opprobre et la désolation. Fixons d'abord, s'il se peut, notre attention sur cet état de terreur dont nous voulons apprécier les effets. Ce fut une crainte profonde et toujours présente de la mort, des supplices, de l'ignominie. Ce fut une véritable maladie où le moral et le physique étaient continuellement en action l'un sur l'autre; un état extrême qui suspendit l'usage de la raison, qui en fut presque l'égarement. La terreur concentra chacun en soi-même, détacha de tout autre intérêt que celui de la conservation, dégagea des plus importantes affaires, des affections les plus intimes, des devoirs les plus saints, paralysa tout à la fois les bras et les âmes. Elle fit évanouir tout respect de soi même, elle abaissa toutes les grandeurs, avilit toutes les dignités, soit qu'elles fussent données par le hasard ou obtenues par le mérite personnel, humilia tous les genres de considération, et les prosterna dans la fange aux pieds de vils scélérats. Elle poussa quelques caractères faibles à l'abandon, quelquefois même à la trahison de leurs parens, de leurs amis, comme à un moyen de salut, et mit beaucoup d'autres en défiance de tout le monde: comme si ce tourment eût été un moyen de sécurité. Toute la partie éclairée et aisée de la nation fut atteinte de cette maladie, plus particulièrement les habitans riches des villes, plus particulièrement encore ceux des villes manufacturières. La terreur étant imposée par les prolétaires et pour eux, elle affectait tout ce qui n'était pas eux, et leur pouvoir s'appesantissait d'autant plus que la proportion de leur nombre avec celui des propriétaires d'une même commune, était plus à leur avantage. Si elle n'eût été générale, se serait-elle établie? S'il eût été possible de s'y soustraire, sans en être l'instrument, de n'en pas être victime n'en étant pas agent, n'aurait-on pas vu une ligue puissante se former contre elle? La terreur affecta toutes les conditions, tous les âges, tous les sexes. Toutes les figures en portaient la sinistre empreinte. On ne rencontrait que des regards qui l'eussent communiquée si l'on en eût été exempt, qui la redoublaient en ceux à qui elle accordait un peu de relâche. Et si tout n'eût annoncé qu'elle interdisait les encouragemens, les consolations, les secours, les asiles de l'amitié, elle n'eût pas été la terreur. Par quelle suite d'attentats parvint-on à introduire et à soutenir cette calamité? Il fallut d'abord que le gouvernement rompît solennellement avec la justice, qu'il assurât un libre cours à l'arbitraire, que l'arbitraire fût assuré de régner sans partage. Sous le règne de la justice, le crime tremble sans doute, mais le crime seul; et ce n'était pas contre le crime qu'était préparée la terreur. Elle devait moins atteindre les ennemis de l'État, que les ennemis personnels des gouvernans. Il ne s'agissait pas d'imprimer à quelques traîtres la crainte salutaire des lois, puisque les lois se faisaient craindre d'elles-mêmes: il fallait imposer à tous les citoyens une crainte stupide des personnes. La terreur du crime fait la sécurité des gens de bien, et c'était des gens de bien que l'on avait à se défendre: c'était le crime lui-même qui avait besoin de rejeter sa terreur sur ceux dont la justice faisait la sécurité. En un mot l'objet n'était pas de punir, mais de proscrire. Ce qu'ont osé alors des scélérats se conçoit mieux que ce qu'ont paru croire quelques gens de bien. Quand les premiers instituèrent leur gouvernement révolutionnaire, ils dirent: nous voulons l'arbitraire pour répandre la terreur parmi les ennemis de la patrie et la sécurité parmi ceux qui l'aiment: comme s'il pouvait y avoir de la sécurité pour quelqu'un là où il n'y a pas de justice pour tous. L'hypocrisie qui exprimait cette intention en déguisa sans doute l'absurdité. On les crut. Cependant cette belle et salutaire répartition de la sécurité et de la terreur entre le crime et la vertu, n'était-elle pas toute faite par la justice; et peut-elle se faire par une autre puissance que la sienne? L'arbitraire n'est-il pas la faculté de confondre l'innocent avec le coupable; l'arbitraire n'est-il pas la faculté de protéger le crime, de le commettre, et de perdre l'innocence? Et pour quel usage un gouvernement peut-il avoir besoin de l'arbitraire, quand il a contre les malfaiteurs des lois et des tribunaux, si ce n'est pour perdre des hommes irréprochables, et parce qu'en accusant ceux qu'il veut perdre, il croit la justice plus à craindre pour lui que pour ceux qu'il accuse? Encore une fois, la première condition de la terreur, était l'arbitraire; mais ce n'était pas assez, il le fallait plein et entier, exempt de toute contrariété, libre de toutes sujétions, sans frein, sans retenue. Il le fallait de plus en action, violent, sanguinaire, redoublant chaque jour de cruauté. Si dans un pays libre et civilisé l'arbitraire se bornait à menacer comme dans ceux où l'habitude de la servilité en a rendu l'exercice inutile, la liberté des esprits, l'indépendance de l'opinion, l'obligeraient bientôt à reployer sa bannière méprisée. Chez un peuple libre et éclairé, il faut que l'arbitraire s'annonce en frappant, et qu'il étourdisse des premiers coups. Comme tous les grands crimes, le renversement des lois et l'établissement de l'arbitraire ne veulent ni se faire à demi, ni s'exécuter lentement, ni s'annoncer par des apprêts. Un bras levé long-temps sans frapper, terrible au premier aspect, n'est bientôt que ridicule. Il est le signe d'une volonté cruelle et d'une impuissance honteuse; il autorise ceux qu'il menace à tout entreprendre, il les conduit à tout oser; il redouble les dangers qu'il redoute, par ceux dont il menace sans pouvoir les faire craindre. Quand l'arbitraire a frappé une fois, il faut qu'il frappe toujours. S'il s'arrête un moment, la stupeur cesse, le courage renaît, le besoin de vengeance se joint à l'intérêt de la sûreté, et la tyrannie peut être renversée. Et ce n'est point assez de ne point interrompre le cours de ses excès: il faut chaque jour l'accroître, soit en multipliant le nombre des victimes, soit en enchérissant sur les supplices: encore aura-t-il peine à suivre par cette progression celle des ressentimens que le temps amasse contre lui. Et ce n'est point assez de frapper ceux qu'on craint; il faut frapper les époux, les pères, les enfans des victimes, et punir du même supplice et les sollicitations faites en faveur de celles-ci, et les asiles qui leur seront offerts, et les réclamations, les gémissemens, les larmes des veuves et des orphelins. Il serait dangereux de laisser ouvrir par les sollicitations une porte à l'espérance, par de secrets asiles un moyen de sauver sa vie: la tyrannie pourrait craindre que des gémissemens entendus par la pitié courageuse, ne fissent revenir aux malheureux des promesses de vengeance qui donneraient quelque relâche à la terreur. Il faut encore que l'arbitraire frappe des victimes de tout état, de toute profession, de tout sexe, de tout âge. S'il était une classe de citoyens, un seul citoyen qui pût impunément élever la voix pour les autres, il mettrait en péril l'arbitraire et ses agens. Comme la tyrannie ne peut pas admettre la justice des tribunaux en concurrence avec l'arbitraire, il ne peut non plus consentir à la puissance de l'opinion; s'il n'interdisait la liberté de la presse et de la parole, cette liberté le renverserait. Mais interdisant la liberté de la presse et la parole aux citoyens, il faut aussi qu'il l'interdise à la représentation nationale; car si l'oppression peut craindre qu'une ligue, un mot, une plainte des opprimés n'appelle le courage au secours du malheureux, comment serait-elle sans alarmes, comment ceux en qui elle veut imprimer la terreur seraient-ils sans confiance en voyant, en face de l'arbitraire, une tribune d'où les représentas du peuple tonneraient contre elle avec toute l'autorité de leur considération, toute la force de leur talent, tout l'ascendant de leur position? Cette tribune ne serait-elle pas l'encouragement, l'espoir, la force des malheureux? Y aurait-il long-temps des malheureux? Aussi la convention vit-elle, mais trop tard, qu'en donnant l'arbitraire au gouvernement, elle faisait cesser pour elle-même tout exercice de l'autorité législative, la prérogative de l'inviolabilité, la liberté de la presse, de la parole, de la pensée; aussi vit-elle, par la longue effusion de son propre sang, que quand d'infidèles mandataires du peuple le livrent à l'arbitraire, ils s'y soumettent eux-mêmes; que quand ils abandonnent ses droits, ils abdiquent leurs pouvoirs; que quand ils nous interdisent les gémissemens, les plaintes, ils ne peuvent se permettre le plus secret murmure; enfin, que quand ils livrent nos têtes, ils exposent la leur. L'arbitraire n'a point à dérider quelles actions sont criminelles; dès qu'un homme lui est suspect, il n'est point innocent. Il n'a point à déterminer les circonstances qui sont des motifs de suspicion: tout soupçon est fondé dès qu'il n'a pas été prévenu. Il n'a point à déterminer la mesure de preuves nécessaires, ni pour l'accusation, ni pour la condamnation: la délation suffit pour accuser et condamner. Rien ne l'assujettit à des formes ni pour l'accusation, ni pour l'instruction, ni pour le jugement: il juge sans procédure; rien n'arrête pour le choix des juges, pourvu qu'il puisse indifféremment faire asseoir les bourreaux sur le tribunal ou charger les magistrats de l'office de bourreaux. Cependant ce n'est que par degrés que l'arbitraire s'affranchit de l'importunité des formes et de toute retenue dans le choix et le nombre des victimes. Non qu'il ne puisse secouer tout-à-coup tout scrupule et toute pudeur, mais par cet instinct secret qui lui fait craindre qu'arrivé aux dernières limites de la férocité, il n'y trouve aussi le terme de sa durée. Ainsi l'on commença par dire quelles conditions, quelles actions, quelles liaisons seraient réputées suspectes. C'étaient d'abord les nobles, c'étaient, les parens d'émigrés; ce furent ensuite les riches, les marchands; ce furent plus tard les auteurs d'écrits ou de discours contre la liberté; enfin ce furent tous ceux à qui les comités de surveillance jugèrent à propos de ne pas accorder de certificats de civisme, c'est-à-dire tous ceux qu'il plut aux prolétaires de désigner comme indignes de leur confiance; ce furent, comme on le dit alors, les _hommes suspects d'être suspects_. On ordonna d'abord le désarmement des suspects, ensuite l'inscription de leurs noms et qualités sur la porte de leur domicile, bientôt après leur arrestation et leur détention jusqu'à la paix. En même temps que l'arbitraire étendait ainsi la classe des suspects, et aggravait leur sort, il étendait celle des actions, des écrits, des discours qui seraient punis de mort: on avait d'abord déterminé que ce serait la résistance aux lois de la république, les écrits, les discours qui y seraient contraires. Bientôt on ajouta tout ce qui serait contraire aux arrêtés du comité de salut public. Bientôt ensuite on déclara contraires aux lois de la république et aux décrets du comité de salut public, non seulement les actions, les écrits, les discours royalistes, fédéralistes, mais aussi tout ce qui serait trop conforme à l'esprit du gouvernement révolutionnaire; les exagérations, les applications erronées des principes républicains, en paroles, en actions, en écrits: de sorte qu'on marqua autant d'écueils au-delà qu'en-deçà. Ces lois ne laissant rien d'innocent dans les actions, ni dans les pensées, et soumettant la convention elle-même aux proscriptions du comité, l'intérêt de finir l'arbitraire et la terreur se fit sentir aux conventionnels. Alors on vit éclore une faction nouvelle, celle des modérés; un crime nouveau, le modérantisme: crime grave sans doute, le plus grave de tous, car il attaquait dans ses fondemens le comité de salut public entre les mains de qui résidait le gouvernement révolutionnaire. Ce fut alors que la pitié pour les malheureux, les asiles qui leur furent ouverts, les sollicitations des pères, des enfans, des époux, en leur faveur, les gémissemens et les larmes des veuves et des orphelins, se trouvèrent au premier rang dans les crimes d'État, et assimilés aux manoeuvres des plus abominables conspirations. Tout fut crime alors, excepté le crime même. Plus de suspects: tous étaient coupables. Il ne fut plus question de tenir en prison jusqu'à la paix ceux qui étaient incarcérés: jusqu'à la paix! les malheureux ne devaient jamais la voir! Tandis que l'arbitraire désignait ainsi les crimes et les coupables, il ne laissait point en arrière les formes de ses procédures, ni la composition de ses tribunaux. Après le 10 août on avait institué un tribunal _extraordinaire_; on nomma et l'on constitua ensuite un tribunal _révolutionnaire_, sous l'autorité du comité de salut public, composé d'hommes de son choix, soudoyé par lui, obligé de lui rendre compte chaque jour de ce qu'il avait fait, et de prendre l'ordre sur ce qu'il aurait à faire le jour suivant. Pendant que ce tribunal faisait couler le sang à Paris, des tribunaux révolutionnaires, des commissions militaires, instituées, échauffées par des commissaires de la convention, soutenus par des armées révolutionnaires, répandaient la terreur et le deuil dans les provinces. Les procédures avaient toujours peu gêné le tribunal révolutionnaire de la capitale. La loi du 27 mars 1793, loi proposée par Danton, adoptée par l'unanimité de la convention, et en vertu de laquelle il a été jugé, ainsi que plusieurs de ses collègues[111], avait mis formellement _hors la loi_ les aristocrates et les ennemis de la révolution. Cependant un autre décret du 29 octobre 1793 (8 brumaire an II) autorisait à examiner les preuves d'aristocratie, sauf à abréger le débat lorsqu'il paraîtrait trop long. Mais un autre décret du 4 avril 1794 (15 germinal an II), rendu à l'occasion du jugement de Danton même, ordonnait de _mettre hors des débats_, c'est-à-dire de déclarer hors la loi tout prévenu qui insulterait à la justice nationale, c'est-à-dire qui essaierait de se défendre; et bientôt après toute personne fut autorisée à arrêter et traduire devant les magistrats, les conspirateurs et contre-révolutionnaires. Alors le malheur d'être soupçonné ou même accusé sans soupçon tenant lieu de crime, et la délation tenant lieu de preuve, il ne s'agissait plus de juger, mais d'exécuter une proscription. Aussi le 10 juin 1794 (22 prairial an II), les interrogatoires des prévenus furent retranchés de l'instruction; tout défenseur leur fut refusé; on en vint à faire un crime aux juges, non seulement de demander des preuves pour condamner, mais d'en admettre et de perdre du temps à en écouter: non seulement d'absoudre, mais de ne pas accélérer les condamnations. En effet, tous étant _hors la loi_, il ne fallait plus de jugemens, mais de simples attestations de l'identité des proscrits. [111] Voici le décret du 27 mars 1793, qui fait le fond de toutes les lois postérieures concernant les suspects, et qui a fait _la base de la justice_ pendant plus d'une année. «La convention nationale, sur la proposition d'un membre, déclare la ferme résolution de ne faire ni paix, ni trève aux aristocrates et à tous les ennemis de la révolution; _elle décrète qu'ils sont hors la loi_, que tous les citoyens seront armés au moins de piques, _et que le tribunal extraordinaire sera mis dans le jour en pleine activité_.» Fouquier-Tinville, lors de son jugement, disait: «Vous nous accusez d'avoir condamné, sans motifs suffisans, ou sans instruction suffisante des procès. Eh bien! si nous n'avons condamné que des aristocrates, la loi n'admet pas de nuances; elle n'admet pas même de procès pour eux; _il n'y avait que l'identité des personnes à constater et tout ce qu'on a toujours fait au-delà était surabondant_. Tout notre tort c'est d'avoir mis en tête de nos jugemens telle loi plutôt que celle du 27 mars; mais au fond, c'est la même chose...» Prudhomme fait, sur cette défense, l'observation suivante: «Ce que Fouquier n'avait pas osé faire une seule fois se pratiqua constamment sous les yeux de Tallien et Isabeau à Bordeaux. Tous les jugemens de la commission populaire avaient pour base ce décret de _mise hors la loi_.» La terreur ne put s'établir que par ce monstrueux exercice de l'arbitraire le plus effréné. Combien dura ce régime, comment finit-il, quel avantage en tirèrent ses auteurs? L'arbitraire, principe de la terreur, écrasa sans doute un grand nombre des victimes qu'il avait désignées, mais il fit périr aussi tous ceux qui le professèrent, et ceux qui l'exercèrent, et ceux qui en furent les instrumens; il fit périr les tyrans par les tyrans; il fit périr tous ses agens par l'anarchie réactionnaire qui succéda à la terreur. Enfin il laissa le prolétaire dans l'indigence, dans l'humiliation, dans le repentir. La Gironde, pendant la session de l'assemblée législative, avait fait les premiers essais de l'arbitraire, par l'établissement d'un tribunal extraordinaire et de procédures particulières, ensuite par ses accusations contre les ministres et par ses provocations contre la cour. Dans les premiers temps de la convention, elle concourut, avec la Montagne, à développer ce système. La Montagne s'en est servie pour faire périr la Gironde. Après la destruction de la Gironde, la Montagne s'étant divisée en deux partis, celui de Marat et Hébert d'un côté, celui de Robespierre et Danton de l'autre, ce dernier fit périr les Hébertistes et les Maratistes, comme tous ensemble avaient fait périr la Gironde. Robespierre et Danton, restés maîtres du champ de bataille, se divisèrent à leur tour. Robespierre envoya Danton à l'échafaud, de la même manière que Danton et Robespierre y avaient envoyé de concert les Girondins et les Maratistes. Robespierre ayant voulu de nouvelles victimes parmi ses coopérateurs, Tallien, Bourdon, Cambon, Barrère, Billaud, Collot, ceux-ci firent tomber sa tête comme eux et lui avaient fait tomber celles des Girondins, des Maratistes, des Dantonistes. Tous, après avoir désigné, dans leur puissance, leurs ennemis à la haine populaire, les avoir chargés de calomnies, et accablés d'outrages, le furent à leur tour par un ennemi devenu supérieur. Tous, après avoir imputé à leurs victimes des crimes imaginaires, furent l'objet d'accusations calomnieuses et dérisoires. Tous, après avoir porté leurs accusations sans entendre les prévenus, furent aussi accusés sans avoir été entendus. Tous, après avoir concouru à remplir les prisons de personnes irréprochables, y furent jetés en criminels, et plusieurs comme complices des accusés qu'ils y avaient envoyés avec fureur. Tous, après avoir appelé par des accusations atroces, des condamnations sans formes, ont été à leur tour condamnés sans être jugés. Tous, après avoir envoyé leurs victimes à des assassins qu'ils avaient assis d'un commun accord sur le tribunal révolutionnaire, y furent eux-mêmes envoyés en victimes vouées au supplice. Tous enfin se flattaient, en allant à l'échafaud, que le peuple s'indignerait de leur proscription: les plus favorisés furent regardés avec indifférence; la plupart reçurent les mêmes outrages que les malheureux qui les avaient précédés: soit que le peuple ne voulût pas douter de la justice du plus fort dont il était l'appui, soit plutôt qu'un sentiment de justice naturelle lui fît trouver quelque satisfaction à voir le crime puni par le crime, dans un temps où les tribunaux étaient sans force ou plutôt sans existence. Alors l'arbitraire avait atteint les dernières limites où il pût porter ses excès; il avait multiplié les condamnations autant qu'il était possible, aboli les formalités des jugemens, mis en place des juges accomplis en férocité, étendu ses exécutions sanguinaires à toutes les conditions, à tous les âges, à tous les sexes, aux auteurs de la terreur même, à ses ministres, à ses agens, à ses bourreaux. Enfin le nombre des hommes atteints par la terreur s'était accru d'une partie de ceux qui l'avaient répandue; et le nombre de ses agens n'était plus en proportion avec le nombre de ceux qu'il fallait y tenir enchaînés. La honte, l'horreur d'eux-mêmes gagnait ces agens fatigués de crimes. Dans cette situation, il suffisait qu'un seul malheureux tentât les ressources du désespoir et fît entendre un cri de vengeance, pour que la terreur s'évanouît. Les membres de la convention qui prévoyaient pour eux-mêmes le sort de plusieurs de leurs collègues, étaient prêts à donner le signal de la révolte, lorsque Robespierre fut attaqué par Billaud. Aussi saisirent-ils ce moment. L'unanimité de la convention, bientôt confondue avec celle de la nation, proclama la chute du tyran et de la tyrannie, de l'arbitraire et de la terreur. La terreur finit avec Robespierre. En vain le comité de salut public voulut-il la maintenir en la ramenant, disait-il, à son institution primitive, en bornant son atteinte aux royalistes et aux contre-révolutionnaires: on rejeta ce système comme absurde. On vit alors que la terreur est un ressort que rien ne soutient quand il s'affaiblit, que rien ne supplée quand il se rompt; et qu'inévitablement elle succombe au premier choc. Mais c'était peu: on éprouva que la cruauté ajoutée à l'injustice produit les plus implacables vengeances, la plus violente réaction. Tallien et les anciens amis de Danton, après s'être réunis avec Barrère, Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes pour renverser Robespierre et ses satellites, se séparèrent de ces trois conjurés et les firent condamner à la déportation, comme ils avaient ensemble condamné Robespierre à périr. Enfin pour que la même année vît engloutir dans le gouffre de l'arbitraire les chefs et les principaux agens de la terreur, le tribunal révolutionnaire, ce tribunal qui sans motifs et sans jugemens avait envoyé à l'échafaud tant de milliers de victimes innocentes, et presque tous ceux qui avaient concouru à le dresser, y fut envoyé lui-même tout entier par le parti vengeur de Danton, qui fut en cette circonstance vengeur de la nation et de l'humanité[112]. [112] Le 17 germinal an II, la commission révolutionnaire de Lyon a condamné à mort l'exécuteur des jugemens criminels de Lyon, Jean Ripet, âgé de cinquante-huit ans, l'un des plus infatigables bourreaux de la révolution. Il a été exécuté par son frère, exécuteur des jugemens criminels de l'Isère qui l'aidait précédemment dans ses exécutions militaires à Lyon. La mort de Robespierre fut donc la catastrophe qui mit fin au gouvernement révolutionnaire et à la terreur. Mais à la terreur succéda l'anarchie, et l'arbitraire demeura. La vengeance se saisit de l'arbitraire, et de toutes les armes qu'il avait employées. Après avoir commandé dans le sein de la convention la déportation de Collot, de Billaud et de Barrère, et envoyé le tribunal révolutionnaire au même échafaud où il avait envoyé des milliers de victimes, la vengeance répandit ses fureurs dans les provinces. Partout où le gouvernement révolutionnaire avait exercé ses ravages, elle agita ses torches et fit étinceler son poignard; à Lyon, à Marseille, à Toulon, elle se signala comme l'avait fait la terreur. Partout elle rechercha et suivit les traces de sang qu'avaient laissées les victimes, pour les couvrir du sang des bourreaux. Ceux qui se sont soustraits à la mort ou à l'exil, n'ont pu se soustraire à l'infamie. Enfin les prolétaires, aveugles instrumens de passions criminelles, revenus et honteux des odieuses espérances qui les avaient entraînés, déchus de leurs véritables moyens d'existence, de l'habitude du travail, de l'industrie, du courage, appauvris par la rapine, par une vie dissolue, par l'abaissement du crime, tournaient leurs regards vers les ateliers où ils avaient trouvé si long-temps la subsistance de leurs familles, et leurs regards ne rencontrèrent plus que des ruines. Tel a été le règne de l'arbitraire durant la terreur, tel il a été dans sa force, telle a été sa chute, telles ont été ses conséquences, tels ont été les châtimens de ses auteurs et de ses coopérateurs. Ainsi périront hors la loi, tous les agens des princes contempteurs des lois, par l'arbitraire tous les fauteurs de l'arbitraire; ainsi périront par la force, les gouvernemens qui auront méconnu la justice; par la révolte, ceux qui auront exercé la tyrannie; ainsi tomberont avec la tyrannie, les tyrans et les suppôts qu'ils auront épargnés; et s'ils échappent aux premiers coups, ils succomberont bientôt aux vengeances qui seront déchaînées contre eux par l'anarchie, inévitable suite de la terreur. NOTE QUI SE RAPPORTE A LA PAGE 68 ET SUIVANTES. De la Souveraineté. Il est possible d'établir quelques principes sur le droit de souveraineté. La souveraineté est le droit d'avoir et d'exercer une volonté supérieure à toutes les volontés; c'est par conséquent un droit accompagné des moyens de résister à toutes les attaques et de vaincre toutes les résistances. Cette seconde condition est inséparable de la première: car la faculté de vouloir sans pouvoir ne serait pas plus la souveraineté que la libre volonté dans une paralysie n'est l'indépendance. La souveraineté se compose donc de droit et de fait, de volonté et d'action, de vouloir et de pouvoir. Le pouvoir, proprement dit, est une faculté physique; c'est, ou une force naturelle inhérente au souverain, ou une force composée et d'institution. Le _droit_ de la souveraineté est d'institution, et ne peut procéder que d'une convention de chacun avec tous, de tous avec chacun. Pour qu'un million, cent millions d'hommes aient des droits sur un individu, il faut qu'ils forment une société, et que cet individu en fasse partie; sinon il serait à l'égard de cette multitude dans l'état de nature, où nul n'a de droits (_jura_) à exercer sur un autre; mais seulement un droit naturel, une équité volontaire à invoquer, _quid æquum, quid rectum_. La souveraineté est donc le droit originairement acquis à la société en corps par l'association même sur chacun de ses membres en particulier. La souveraineté est inaliénable de droit et de fait. De droit, parce que la société ne peut se dépouiller, sans être contraire au but de sa formation, des droits qu'elle a pour objet de garantir; et parce que ces droits sont inséparables de la qualité d'homme; de fait, parce que le tout est nécessairement plus fort que la partie quand il veut l'être. Le principe de l'inaliénabilité n'empêche pas que la société ne puisse déléguer l'_exercice_ et la jouissance d'une portion du pouvoir souverain, telle que celle de faire exécuter les lois, et que l'usage ne puisse donner à cette délégation le titre de pouvoir souverain par une extension usitée dans le langage. La délégation peut se faire, soit à un individu, soit à une suite d'individus d'une même famille, soit à un certain nombre d'individus simultanément et collectivement; mais dans tous les cas, avec des précautions suffisantes pour ne point compromettre le fond du droit, et même pour éviter l'abus sans empêcher le bon usage de la portion de souveraineté dont l'exercice est délégué. Par exemple, une nation peut déléguer le pouvoir d'exécuter les lois sous les réserves suivantes: 1º qu'elle les fera par elle-même ou par des représentans; 2º que l'application des lois pénales qui intéressent la liberté, et des lois civiles qui intéressent la propriété, sera remise à des juges indépendans; 3º que l'argent nécessaire pour défrayer le service de la délégation non seulement sera voté par la nation ou ses représentans, mais aussi le sera périodiquement et annuellement; 4º enfin, que le pouvoir délégué retournera à la nation lorsqu'arrivera l'extinction de la personne ou de la suite de personnes, ou de l'agrégation de personnes à qui la délégation a été faite. Chacune de ces précautions sera séparément un témoignage toujours évident de la souveraineté nationale. Étant réunies, elles pourront suffire contre les entreprises du pouvoir délégué. Pour exercer le pouvoir délégué, le prince a besoin de subdélégués et de force. Sa force ne peut être qu'un extrait de la force générale de la société; toutefois accru des moyens artificiels d'armement, de maniement des armes, de mouvemens de masses réunies ou séparées. Les magistrats subdélégués et la force armée ont eux-mêmes besoin de moyens de subsistance qui se renouvellent sans cesse comme le besoin. Ces moyens sont représentés par l'argent. L'argent est un produit de la propriété particulière qui est garantie par la société et sur laquelle les particuliers n'ont rien cédé de leur droit. La contribution est un acte volontaire que la société s'est réservé de voter périodiquement. Si elle la refuse, c'est qu'elle réprouve l'usage qui a été fait du pouvoir: elle le suspend, elle l'anéantit. Si le prince veut, au lieu d'une contribution volontaire, un impôt, en fixer le montant et le lever en vertu de sa volonté, la nation refuse. Si le prince, pour vaincre le refus, essaie d'employer la force, il risque de deux choses l'une, ou d'éprouver le refus de la force elle-même, ou de provoquer contre elle la force générale et souveraine dont elle est extraite et à laquelle il n'y a point d'égale. C'est le soulèvement de cette force générale qu'on nomme l'insurrection; elle est le terme de la délégation du prince, surtout si la force constituée a refusé d'agir pour soumettre la résistance de la nation à l'impôt. On peut dire alors que le pouvoir délégué est rentré de lui-même dans le pouvoir souverain dont il était détaché; puisque le droit de commander sans moyens de contraindre à l'obéissance est un droit chimérique; ne pas garder ces moyens quand on en a été investi, c'est comme ne les avoir pas reçus. Non seulement le droit de voter la contribution est une réserve de la souveraineté nationale, mais de plus l'exercice de ce droit est la preuve du pouvoir suprême, puisqu'il est son fait et qu'il sert de régulateur à la portion de puissance déléguée. Il suffirait de la réversibilité de la couronne à la nation, pour que la souveraineté nationale ne fût pas douteuse. Dire qu'elle revient à la nation dans un cas quelconque, c'est dire qu'elle est venue d'elle, et que la nation est supérieure à celui qui l'a reçue. Dire que la nation pourrait seule disposer du trône si la famille qui l'occupe venait à manquer, c'est dire qu'elle y a élevé la famille régnante, que c'est elle qui a élevé le trône même. Le droit de ne payer que des contributions consenties, le droit d'être jugé par des juges indépendans, ont toujours été de droit public en France, et sont consacrés par la charte. La réversibilité de la couronne, au défaut d'héritiers mâles dans la famille royale, a toujours été regardée comme incontestable. De plus elle a été solennellement reconnue en 1717 par tous les membres de la maison de Bourbon individuellement, et consacrée par une loi revêtue des formalités alors légales. Elle l'a été récemment, au couronnement de Charles X, dans un mandement de l'archevêque de Reims qui rapporte les droits de la dynastie régnante au trône, non au droit divin, ni à l'onction sainte, mais à la loi de l'État qui a fixé la succession au trône de France. Je transcrirai à la suite de cette note, et la loi de 1717 et la partie du mandement publié pour le couronnement de Charles X. Les personnes qui voudront bien réfléchir sur ces textes, ainsi que sur le droit de voter l'impôt, seront convaincues que s'il est criminel de dire que la souveraineté appartient à la nation, les premiers coupables à qui il faut faire le procès sont l'archevêque de Reims, Louis XV, le duc d'Orléans régent, le duc de Bourbon, les princes de Conti, le comte de Charolais, et le parlement qui a enregistré l'édit de 1717. Ce qui a fait méconnaître l'inaliénabilité du pouvoir souverain, c'est l'appréhension qu'elle n'autorise ou du moins ne favorise l'opinion que la nation peut, quand il lui plaît, destituer son roi, le juger, le condamner, même le mettre à mort, et substituer à la monarchie une autre forme de gouvernement. Je l'ai dit dans l'écrit qu'on vient de lire, je l'ai dit plus fortement encore, lorsqu'on a commencé le procès de Louis XVI: quand la nation a délégué une portion de souveraineté en stipulant l'irrévocabilité et l'inviolabilité de ceux qui l'exerceront, leur personne, leur titre, leur droit héréditaire et leur autorité sont aussi sacrés que s'ils étaient souverains par la grâce de Dieu, et beaucoup plus que s'ils l'étaient par la grâce de leur épée. Le mépris du principe a été une des calamités de la révolution. ÉDIT DE JUILLET 1717. Quelques notions préliminaires ne sont pas inutiles à rappeler. Au mois de juillet 1714, Louis XIV avait ordonné par un édit que si les princes légitimes de la maison de Bourbon venaient à manquer, le duc du Maine et le comte de Toulouse, ses fils adultérins, succéderaient à la couronne de France. Cette loi a eu pour motifs apparens, les malheurs et les troubles qui pourraient arriver un jour dans ce royaume, si tous les princes de la maison royale venaient à manquer. Le même édit ordonnait que le duc du Maine et le comte de Toulouse auraient entrée et séance au parlement, au même âge et avec les mêmes honneurs que les princes du sang, et qu'ils jouiraient des mêmes prérogatives dans toutes les cérémonies où le roi et les princes se trouveraient. Cet édit avait été enregistré au parlement, le 2 août de la même année 1714. Quelque temps après, des chambres du parlement ayant refusé de donner aux princes légitimés la qualité de princes du sang, Louis XIV, par une déclaration du 23 mai 1715, défendit de faire aucune différence entre les princes légitimes et les princes légitimés, ordonna que ceux-ci prendraient la qualité de princes du sang, et qu'elle leur serait donnée dans tous les actes judiciaires et autres. Trois mois après cette déclaration, Louis XIV meurt. Alors trois princes du sang, le duc de Bourbon, le comte de Charolais et le prince de Conti, présentent au roi, dans son conseil, une requête et différens mémoires pour obtenir la révocation de l'édit du mois de juillet 1714, et de la déclaration du 23 mai 1715. Un des griefs exposés dans leurs requêtes est que la ligne masculine et légitime venant à manquer dans la maison de Bourbon, c'est à la nation à faire choix d'une famille pour régner, et que Louis XIV n'avait pas le droit de disposer de la couronne. Il faut remarquer qu'alors Louis XV était mineur, et le duc d'Orléans régent. La requête fut communiquée aux princes légitimés, qui supplièrent le roi de la renvoyer à sa majorité, ou de faire _délibérer les états du royaume juridiquement assemblés, sur l'intérêt que la nation pouvait avoir aux dispositions de l'édit de juillet, et s'il lui était utile ou dangereux d'en demander la révocation_. Peu après que cette requête eut été présentée, les princes légitimés firent une protestation aux mêmes fins, devant notaire, et ils présentèrent une requête au parlement pour obtenir le dépôt de cette protestation au greffe. Le parlement rendit compte de cette requête au roi, et attendit ses ordres pour statuer. Au mois de juillet 1717, le roi mit fin à la difficulté par un édit qui révoqua et annula celui du mois de juillet 1714, et la déclaration du 23 mai 1715. Cet édit signé _Louis_, l'est aussi par le duc d'Orléans, régent, présent. Le préambule de la loi expose les principes que nous allons transcrire littéralement, dans la crainte d'en altérer la substance. «Nous espérons (c'est Louis XV qui parle) que Dieu qui conserve la maison de France depuis tant de siècles, et qui lui a donné dans tous les temps des marques si éclatantes de sa protection, ne lui sera pas moins favorable à l'avenir, et que la faisant durer autant que la monarchie, il détournera par sa bonté le malheur qui avait été l'objet de la prévoyance du feu roi. _Mais si la nation française éprouvait jamais ce malheur, ce serait à la nation même qu'il appartiendrait de le réparer par la sagesse de son choix_; et puisque les lois fondamentales de notre royaume nous mettent dans une heureuse impuissance d'aliéner le domaine de notre couronne, nous faisons gloire de reconnaître _qu'il nous est encore moins libre de disposer de notre couronne même_: nous savons qu'elle n'est à nous que pour le bien et pour le salut de l'État, et que par conséquent _l'État seul aurait droit d'en disposer_ dans un si triste évènement que nos peuples ne prévoient qu'avec peine, et dont nous sentons que la seule idée les afflige. Nous croyons donc devoir à une nation si fidèlement et si inviolablement attachée à la maison de ses rois, la justice de ne pas prévenir le choix qu'elle aurait à faire, et c'est par cette raison qu'il nous a paru inutile de la consulter en cette occasion où nous n'agissons que pour elle, en révoquant une disposition sur laquelle elle n'a pas été consultée; _notre intention étant de la conserver dans tous ses droits_, en prévenant même ses voeux, comme nous nous serions toujours cru obligé de le faire pour le maintien de l'ordre public, indépendamment _des représentations que nous avons reçues de la part des princes de notre sang_.» Tels sont les motifs littéralement exprimés dans l'édit de 1717, qui révoque celui de 1714 et la déclaration de 1715. La fin du préambule que nous venons de citer, indique que les principes exposés étaient invoqués par les princes du sang, dans la requête présentée par eux au conseil de régence. Ainsi ajoutant à l'hommage que leur ont rendu les princes requérans, celui que leur rend le duc d'Orléans, présidant le conseil de régence, en signant l'édit et en l'envoyant au parlement, on peut dire que tous les princes de la maison de Bourbon ont alors individuellement exprimé leur profession de foi sur les droits de la nation; ajoutez le suffrage unanime des membres du conseil du roi, entre lesquels on voit l'illustre d'Aguesseau, et l'assentiment unanime du parlement qui a enregistré, sans le moindre délai, l'édit de révocation de 1717, et il sera, je crois, évident que la royauté de droit divin, la royauté telle qu'elle était dans Israël, telle que nous la donne Bossuet, telle que croyait la posséder Louis XIV, a été désavouée par la famille de ce prince, immédiatement après sa mort. L'édit de juillet 1717 qui renferme tout ce qu'on vient de lire, est imprimé dans tous les recueils du temps. EXTRAIT DU MANDEMENT DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS, A L'OCCASION DU SACRE DE CHARLES X. (_Moniteur_, 29 avril 1825.) «....Mais n'allez pas, N. T. C. F., conclure de ces réflexions, n'allez pas supposer que nos rois viennent recevoir l'onction sainte pour acquérir ou assurer leurs droits à la couronne: non, leurs droits sont plus anciens, ils les tiennent de l'ordre de leur naissance, et de cette loi immuable qui a fixé la succession au trône de France, et à laquelle la religion attache un devoir de conscience...» _Nota._ Pour concevoir l'aveu que contient ce mandement, il faut se rappeler que Napoléon avait aussi reçu l'_onction-sainte_. FIN. TABLE DES MATIÈRES. Avertissement j Lettre à Monseigneur le duc d'Orléans vij L'Esprit de la révolution 1 Appendice.--De la terreur 193 Note 222 Édit de juillet 1717 229 Extrait du mandement de l'archevêque de Reims, à l'occasion du sacre de Charles X 234 FIN DE LA TABLE. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION DE 1789 *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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