The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome second This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome second Author: Duchesse de Louise Elisabeth Tourzel Editor: duc François Joseph de Pérusse Des Cars Release date: January 11, 2011 [eBook #34918] Language: French Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL, TOME SECOND *** Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. THE FRENCH REVOLUTION RESEARCH COLLECTION LES ARCHIVES DE LA REVOLUTION FRANÇAISE PERGAMON PRESS Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1883. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE PENDANT LES ANNÉES 1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795 PUBLIÉS PAR LE DUC DES CARS _Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine_ TOME SECOND PARIS E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GARANCIÈRE 1883 _Tous droits réservés_ MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL CHAPITRE XIV ANNÉE 1791 ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la manière de recevoir le Roi.--Arrivée et discours de ce prince à l'Assemblée.--Continuation des troubles et commencement de ceux de la Vendée.--Demande du Roi aux commandants de la marine de ne pas abandonner leurs postes.--Même demande aux officiers de la part de M. du Portail, ministre de la guerre.--Proclamation de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, pour engager les émigrés à rentrer en France.--Lettre écrite par le Roi aux ministres étrangers pour notifier aux puissances l'acceptation de la Constitution, et leur réponse à cette notification.--Changement dans le ministère.--Troubles d'Avignon. L'Assemblée ouvrit ses séances par une discussion sur la manière de prêter le serment exigé des députés. On convint d'un commun accord que le serment serait prêté sur la Constitution, devenue l'Évangile des Français; qu'on irait la chercher en grande pompe dans les Archives nationales; qu'elle serait apportée par six vieillards, et que dans le moment où elle entrerait dans la salle, chacun se lèverait et resterait debout, la tête découverte. On avait proposé, pour lui faire encore plus d'honneur, de la recevoir au bruit du canon, mais on se borna à la réception proposée d'abord. Elle fut reçue aux cris de: _Vive la Constitution!_ et le serment fut prêté par chaque député, la main levée sur ce livre sacré. Cette Constitution, si solennellement jurée et dont la durée devait être si courte, fut reportée avec la même solennité dans les Archives nationales. On délibéra ensuite sur la manière de recevoir le Roi, lorsqu'il viendrait à l'Assemblée, s'il ne serait pas à propos de supprimer, en lui parlant, le titre de Majesté, et de se borner à celui de Roi des Français; et l'on se permit à ce sujet des réflexions peu respectueuses pour l'autorité royale. On finit cependant par conserver le titre usité, en rapportant le décret qui avait déjà été prononcé, vu le mauvais effet qu'il produisait dans le public, en déclarant toutefois que toute la supériorité serait reconnue appartenir à l'Assemblée, et que le fauteuil du Roi serait à la droite de celui du président et lui serait parfaitement conforme. On convint ensuite que l'on ne se lèverait que pour le moment de l'arrivée du Roi, et que l'on ne se découvrirait que lorsqu'il se serait découvert lui-même. On fut promptement à même d'observer ce cérémonial. Le Roi arriva à l'Assemblée, et représenta la nécessité de donner à l'administration toute la force et l'autorité nécessaires pour maintenir la paix dans le royaume; de s'occuper sérieusement des finances et des moyens d'assurer la répartition et le recouvrement de l'impôt, pour procurer la libération de l'État et le soulagement du peuple. Il fit sentir la nécessité de simplifier les procédures, de s'occuper de l'éducation publique, d'encourager le commerce et l'industrie, de protéger la liberté de croyance de chacun et les propriétés, afin d'ôter par là tout prétexte de quitter un pays où les lois seraient mises en vigueur, et dans lequel on saurait respecter les lois et les propriétés. Il promit, de son côté, de ne rien négliger pour le rétablissement de la discipline militaire et de la marine, si nécessaire pour protéger le commerce et les colonies; il ajouta que les mesures qu'il avait prises pour entretenir la paix et l'harmonie entre les puissances étrangères lui donnaient tout lieu d'espérer que sa tranquillité ne serait pas troublée. M. Pastoret, président de l'Assemblée, répondit à ce discours par un éloge pompeux de la Constitution, qui, loin d'ébranler la puissance royale, lui donnait des bases plus solides et rendait le Roi le plus grand monarque de l'univers, et il l'assura que son union avec l'Assemblée pour la pleine et entière exécution de la Constitution remplissait le voeu des Français, dont les bénédictions en seraient le fruit. L'acceptation de la Constitution ne ramena pas la paix en France, et il y eut même peu de temps après un commencement de troubles dans la Vendée, au sujet des persécutions religieuses. On y envoya des commissaires, entre autres Goupilleau de Fontenay, qui, connaissant bien le pays, engagea l'Assemblée à prendre des moyens de douceur vis-à-vis d'un peuple qui ne demandait que la liberté de sa croyance, en se chargeant des frais de son culte, lequel peuple était d'ailleurs simple, soumis aux lois, et d'un naturel docile. M. Thevenard, ministre de la marine, ayant donné sa démission, fut remplacé par M. Bertrand. Le profond attachement de ce dernier pour le Roi, et un caractère bien prononcé, étaient des motifs suffisants pour lui attirer la haine d'une Assemblée dont il ne voulait pas être le vil flatteur. Aussi encourut-il promptement sa disgrâce, malgré son extrême attention à éviter tout ce qui pouvait blesser l'orgueil de ses membres, et à faire exécuter ponctuellement tous les articles de la Constitution. Par le conseil de ce ministre, le Roi écrivit de sa main aux commandants de la marine une lettre, contre-signée Bertrand, pour les engager, par les motifs les plus sacrés, à ne pas abandonner leur poste, et à sentir ce qu'ils devaient à leur pays et à leur roi dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait. Mais, pour que leur présence fût utile, il eût fallu supprimer cet esprit d'insubordination soutenu par l'Assemblée, qui mettait les officiers dans l'impossibilité de se faire obéir, et par conséquent d'opérer aucun bien. M. du Portail voulut imiter la conduite de M. Bertrand vis-à-vis des officiers de l'armée de terre, malgré le peu de confiance qu'il pouvait inspirer, ce ministre étant regardé comme le moteur de l'insurrection, par sa demande d'admission des soldats dans tous les clubs du royaume. M. de Lessart fit aussi, de son côté, une proclamation pour engager les émigrés à rentrer en France, les assurant que le Roi ne regarderait comme de véritables amis que ceux qui reviendraient dans leur pays, où leur présence était si nécessaire, leur représentant, de plus, que si leur attachement pour sa personne les avait fait hésiter de prêter un serment qu'ils considéraient comme incompatible avec leurs devoirs, la conduite de Sa Majesté leur ôtait tout prétexte de s'y refuser. Mais la conduite de l'Assemblée n'était rien moins que propre à appuyer la demande du Roi, et à persuader les émigrés de l'utilité de leur retour. Aussi cette proclamation fut-elle loin de produire l'effet qu'en avait espéré M. de Lessart. L'Assemblée profita d'une erreur qui avait retardé la mise en liberté de quatre soldats accusés d'insubordination, pour déclamer contre les ministres. Une pétition de scélérats détenus dans les prisons donna occasion aux injures les plus violentes contre leurs personnes. On voulut qu'ils se présentassent continuellement à la barre pour rendre compte de leur conduite, et tout annonça, dès le commencement de la séance, l'impossibilité où ils se trouveraient d'exercer les fonctions de leur ministère. Le but de l'Assemblée était d'en dégoûter les véritables serviteurs du Roi, en leur ôtant tout moyen de le servir, et de forcer ce prince à les remplacer par leurs amis et leurs créatures. M. de Montmorin, ne pouvant plus soutenir la manière impérieuse dont l'Assemblée traitait les ministres, et les insultes journalières qu'elle leur faisait éprouver, demanda et obtint sa démission. M. de Lessart, ministre de l'intérieur, fut chargé du portefeuille, en attendant la nomination de son successeur. Le Roi en fit part à l'Assemblée, ainsi que de la nomination de MM. Geoffroy, de Bonnaire de Forges, Boucaut, Gilbert des Mollières et Desjobert pour commissaires de la trésorerie. M. Tarbé les avait indiqués à Sa Majesté, qui les avait acceptés sans balancer. Ce ministre était sincèrement attaché au Roi; j'eus occasion de le voir, et il me parla de ce prince de la manière la plus touchante. Il était persuadé de la nécessité de faire respecter son autorité, sans compromettre sa personne, et, pour y parvenir, de n'accorder des places qu'à des gens instruits et capables de les bien remplir, de manière que le public pût faire la différence des choix du Roi avec ceux de l'Assemblée. Mais la persécution que cette dernière faisait souffrir à ceux qui ne partageaient pas son délire rendit souvent inutile cette sage précaution. Le Roi fit également annoncer à l'Assemblée le choix qu'il avait fait de MM. de Brissac d'Hervilly et de Pont-l'Abbé pour commander sa garde constitutionnelle: le premier pour la commander en chef, le second pour être à la tête de la cavalerie, et le troisième à celle de l'infanterie. La conduite franche, loyale et pleine d'honneur du duc de Brissac lui avait acquis l'estime générale, et ceux qui ne partageaient pas ses opinions ne pouvaient s'empêcher de le respecter. Les deux autres étaient d'excellents officiers, et dont la réputation ne laissait rien à désirer; aussi ces choix furent-ils généralement approuvés. J'ai peu connu M. de Pont-l'Abbé, mais beaucoup M. d'Hervilly, dont le dévouement au Roi était sans bornes, et duquel j'aurai occasion de parler dans la suite de ces mémoires. Quoique M. de Montmorin eût quitté le ministère, il fut chargé par le Roi de donner communication à l'Assemblée de la notification qu'il avait donnée aux puissances de l'Europe de son acceptation de la Constitution, et de la réponse de chacune d'elles. Elle était dans le même sens que toutes les lettres que l'on avait fait écrire au Roi depuis son retour de Varennes, et ses ministres dans les cours étrangères étaient chargés d'insister auprès des puissances sur la nécessité où avait été le Roi d'accepter une Constitution pour laquelle le voeu du peuple était si fortement prononcé; que le Roi, qui n'avait en vue que le bonheur de ses sujets, serait au comble de ses voeux, si les restrictions mises à son autorité remplissaient le but que l'Assemblée s'était proposé; que les imperfections que l'on pouvait remarquer dans la Constitution avaient été prévues; et qu'il y avait tout lieu d'espérer qu'elles pourraient être réparées sans livrer la France à de nouvelles secousses. Le roi d'Espagne répondit qu'il était loin de vouloir troubler le repos de la France, mais qu'il ne pouvait croire à la libre accession du Roi son cousin à la Constitution, tant qu'il ne le verrait pas éloigné de Paris et des personnes soupçonnées de lui faire violence. Le roi de Suède déclara avec sa franchise ordinaire que le roi de France n'étant pas libre, il ne pouvait reconnaître aucune mission de la part de la France. Les autres puissances ne parlèrent que de leur désir de voir le bonheur du Roi être le fruit de tous les sacrifices qu'il faisait à celui de la France; mais, comme elles ne parlaient que très-succinctement de la nation, elles furent loin de satisfaire l'Assemblée, encore plus enivrée de sa puissance que celle qui l'avait précédée. M. de Montmorin l'assura qu'elle n'avait rien à craindre des puissances étrangères, et que c'était au Roi qu'on devait la tranquillité de la France; mais que pour la maintenir il fallait mettre les lois en vigueur, et faire cesser l'abus des écrits incendiaires qui y mettaient un obstacle journalier. Goupilleau et Audrein se plaignirent de ce que M. de Montmorin ne rendit pas compte de l'état de la négociation avec la Suisse pour faire participer les déserteurs de Châteauvieux à l'amnistie accordée aux déserteurs français. «Quoiqu'il ait quitté le ministère, s'écria un des membres de l'Assemblée, il n'en est pas moins responsable. Il ne faut pas que la responsabilité des ministres soit un vain épouvantail.» Et cette réflexion fut applaudie du plus grand nombre des membres de l'Assemblée. Depuis un mois qu'elle avait ouvert ses séances, il y en avait eu bien peu qui n'eussent été de nature à affliger le coeur du Roi et à lui démontrer l'impossibilité d'en espérer aucun bien. Sa conduite lors des massacres d'Avignon suffisait seule pour en ôter tout espoir. La ville d'Arles, menacée par les brigands qui désolaient le comtat d'Avignon, prit le parti de la résistance. Elle déclara à l'Assemblée sa résolution de se défendre plutôt que d'être victime de la rage de ces forcenés. Les nouveaux troubles d'Avignon pouvaient légitimer cette résistance, même aux yeux de l'Assemblée. Les brigands, ayant à leur tête Antonelle, non contents de leurs premiers excès, voulurent encore s'approprier les dépouilles des monastères et des églises d'Avignon. Ils en pillèrent les objets précieux et les vendirent à des juifs, brisèrent les cloches, et finirent par s'emparer de l'argent qui était au mont-de-piété. La sortie de la ville de tant d'objets précieux occasionna de grands murmures. Lécuyer, un des chefs de ces bandits, pensa qu'ils en pouvaient profiter pour exciter un mouvement, qu'ils attribueraient aux personnes opposées à la réunion du Comtat à la France. Ils parviendraient par ce moyen à se débarrasser de leurs ennemis et à éviter de rendre compte des effets précieux dont ils s'étaient emparés. Mais, trompé dans son attente, il devint lui-même victime de sa perfidie. Un grand nombre de mécontents, auxquels s'était jointe une troupe de femmes, se rassembla dans l'église des Cordeliers et somma Lécuyer et ses complices de s'y rendre sur-le-champ. Lécuyer n'osa s'y refuser. Pressé par cette assemblée de rendre compte des effets dont il s'était emparé, la frayeur s'empara de lui; il perdit la tête et voulut s'enfuir. Il excita par là la fureur des meneurs de cette assemblée, qui se jetèrent sur lui et le mirent en pièces. Les brigands de Savians, pour venger sa mort, massacrèrent quatre-vingt-dix habitants d'Avignon qu'ils retenaient prisonniers depuis le 21 août. Des familles entières subirent le même sort dans leur maison, et chaque heure annonçait de nouveaux malheurs. L'abbé Mulot et M. Lescène des Maisons furent dénoncés pour s'être opposés à de pareilles horreurs et avoir requis, quoique inutilement, de M. de Ferrière les soldats qu'il avait à sa disposition. Ce dernier n'eut pas honte de protéger ces brigands et de leur laisser commettre tranquillement des crimes qui font frémir la nature. Ces monstres, ne voulant cependant pas laisser connaître le nombre de leurs victimes, firent ouvrir une glacière, où ils firent jeter pêle-mêle les morts et les mourants, parmi lesquels se trouvaient des femmes et des enfants, que leur barbarie n'avait pas même épargnés. Rovère, soi-disant député d'Avignon, associé aux Jourdan, Manvielle, Tournel, Raphaël et autres brigands du Comtat, se chargea de l'apologie de ces scélérats et dénonça l'abbé Mulot et Lescène des Maisons comme ne leur ayant pas prêté l'appui nécessaire et ayant, au contraire, protégé leurs victimes: «Ils ont, disait-il, imité les Français, en combattant pour la liberté, et on les a punis par l'exil ou par la mort.» Vergniaud n'eut pas honte de lui répondre: «Vos commettants sont nos amis, et un peuple ne peut reprendre sa liberté sans passer par les horreurs de l'anarchie.» Il promit ensuite justice et paix, et fit accorder à Rovère les honneurs de la séance. Le Pape, dépossédé de la souveraineté du Comtat par des moyens aussi iniques, fit publier un manifeste pour se plaindre d'une pareille violation du droit public. Il y développa toutes les manoeuvres qui avaient été employées, et les crimes commis pour parvenir à opérer cette réunion, et il envoya le manifeste à toutes les puissances de l'Europe. CHAPITRE XV ANNÉE 1791 RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE Le coeur du Roi ne devait plus éprouver un seul instant de consolation. Chaque jour annonçait les nouvelles les plus désastreuses des différentes parties du royaume, et celle de la révolte des colonies y mit le comble. Le décret du 15 mai de l'Assemblée constituante, qui avait atténué celui qui avait été rendu au mois de novembre précédent, relativement aux colonies, joint aux menées des commissaires envoyés par les amis des noirs, exalta tellement l'esprit de ces derniers, qu'ils se révoltèrent contre les blancs, sous prétexte d'avoir une part égale à la leur dans le gouvernement. Et comme rien n'arrête des gens sans éducation, et dont la violence est l'essence du caractère, ils se livrèrent aux plus grands excès. Trente mille d'entre eux étaient en pleine insurrection et avaient déjà incendié deux cent dix-huit plantations de sucre et massacré trois cents blancs. Ils avaient établi un camp à six milles du Cap, dans des retranchements garnis de canons. Chacun était livré à la plus violente inquiétude. La division que les différents décrets avaient mise parmi les colons augmentait encore le danger. Des lettres du Havre annonçaient que tous les magasins étaient fermés et que la consternation était générale. Le Roi apprit avec la plus vive douleur les nouvelles de cette insurrection et en fit part sur-le-champ à l'Assemblée. Brissot, Condorcet et les amis des noirs commencèrent par mettre en doute la vérité de cette nouvelle, qui pouvait être, disaient-ils, un artifice des colons pour appesantir le joug de leurs malheureux esclaves, et ils discoururent longtemps sur la nécessité d'en attendre la confirmation. Mais des lettres reçues par diverses maisons de commerce des principaux ports du royaume ne laissèrent plus de doute sur l'existence de cette terrible insurrection, qui fut encore confirmée par M. Barthélemy, chargé d'affaires à Londres. Il avait appris de plus, par des lettres arrivées directement en Angleterre, la réunion d'une partie des troupes aux conjurés. Les malheureux colons avaient demandé du secours aux Anglais et aux Espagnols; mais ceux-ci, ayant besoin de leurs troupes pour garantir leurs possessions d'une pareille insurrection, n'avaient pu leur en envoyer. Les Anglais leur avaient seulement fait parvenir sur-le-champ cinq cents fusils et quatre cents livres de balles, avec permission d'acheter de la poudre et autres provisions. Les colons et les propriétaires d'habitations à Saint-Domingue s'assemblèrent sur-le-champ à l'hôtel de Massiac, et y rédigèrent une adresse pour demander au Roi d'y envoyer les secours les plus prompts pour arrêter, s'il en était encore temps, les malheurs qui menaçaient le reste de la colonie. Cette adresse dépeignait de la manière la plus touchante les désastres de Saint-Domingue. Elle accusait la société des amis des noirs de jeter des germes de discorde dans ce malheureux pays; elle leur attribuait la surprise faite à la religion de l'Assemblée nationale lorsqu'elle avait rendu le fatal décret du 15 mai, qu'on pouvait regarder comme la cause des malheurs de Saint-Domingue, et elle se terminait en assurant que si cette révolte n'était promptement dissipée, elle entraînerait la ruine de six millions de Français et du commerce de la France, qui ne pouvait séparer sa ruine de celle des colons; que leur cause était celle des créanciers de l'État, exposés ainsi qu'eux, par cet événement, à voir leur fortune anéantie par une banqueroute universelle. Les colons suppliaient le Roi, comme chef suprême de la puissance exécutive et protecteur-né des propriétés, de prendre les colonies sous sa sauvegarde et d'opposer son autorité aux nouvelles tentatives de ces hommes qui travaillaient à augmenter nos malheurs, et contre lesquels ils demandaient les informations les plus sévères et la plus éclatante justice. Cette adresse, signée par les principaux propriétaires de Saint-Domingue, fut présentée au Roi par leurs colons, tous vêtus de noir, et ayant à leur tête M. du Cormier, regardé comme un homme du premier mérite. Le Roi répondit, avec la plus vive émotion, qu'il était pénétré de douleur de la situation de la colonie de Saint-Domingue; que, n'en ayant point encore de nouvelles directes, il se flattait que les maux étaient moins grands qu'on ne les annonçait; qu'il s'occupait sans relâche des moyens d'y porter remède, par tout ce qui était en son pouvoir; qu'il les accélérerait le plus possible, et qu'ils pouvaient assurer les colons et la colonie du vif intérêt qu'il prenait à leur sort. Les colons allèrent ensuite chez la Reine et dirent à cette princesse: «Madame, dans notre grande infortune, nous avions besoin de voir Votre Majesté pour trouver un adoucissement à nos malheurs et un grand exemple de courage. Les colons se recommandent à la protection de Votre Majesté.»--«Ne doutez pas, messieurs, de tout l'intérêt que je prends à vos malheurs», répondit la Reine, si profondément émue qu'elle ne put achever son discours. Mais ayant rencontré, en sortant, les membres de cette même députation: «Messieurs, leur dit-elle du ton le plus sensible, mon silence vous en dira plus que tout le reste.» Ils reçurent aussi de Madame Élisabeth les témoignages du plus vif intérêt. Toute la famille royale était dans la plus profonde douleur de cette affreuse catastrophe, douleur qu'augmentait la conviction des entraves que mettrait l'Assemblée aux mesures qu'allait prendre le Roi pour venir au secours de cette malheureuse colonie. Mgr le Dauphin, à qui la Reine avait raconté en deux mots les malheurs de Saint-Domingue, et qui avait entendu louer l'éloge qu'avait fait M. du Cormier du courage de cette princesse, lui demanda de lui donner son discours: «Qu'en voulez-vous faire?» lui dit la Reine.--«Je le mettrai dans ma poche gauche, qui est celle du côté du coeur.» Ce jeune prince était charmant pour la Reine, et ne perdait pas une occasion de lui dire des choses tendres et aimables. Aussi l'aimait-elle passionnément, mais d'une tendresse éclairée, ne le gâtant jamais, et le reprenant toutes les fois qu'elle le trouvait en faute. Les nouvelles que l'on reçut de M. de Blanchelande, gouverneur de Saint-Domingue, ne confirmèrent que trop les malheurs que l'on redoutait. Le Roi en fit part sur-le-champ à l'Assemblée, qui chargea ce prince de donner l'état du secours qu'exigeait la position des colonies. Le Roi, qui avait examiné d'avance avec M. Bertrand tout ce que lui permettait la Constitution, demanda dix millions à l'Assemblée et lui annonça qu'il avait donné des ordres pour l'armement des vaisseaux et l'embarquement des troupes qu'il était nécessaire d'envoyer. «Gardez-vous, s'écria Isnard, d'accorder les dix millions avant le rapport du Comité colonial.» Or on traînait en longueur ce rapport, tandis que la célérité des secours pouvait seule sauver la colonie. On accorda seulement trois millions pour la première fois. Les commerçants du Havre et des autres ports du royaume offrirent tous ceux de leurs bâtiments qui étaient armés pour le transport des troupes. Mais l'Assemblée trouva moyen de paralyser les efforts du Roi, et sa coupable négligence causa la ruine de colonies aussi précieuses, et entraîna avec elles celle du commerce de la France. Le décret de l'Assemblée du 7 décembre, qui bornait l'envoi des troupes à réprimer seulement la révolte des noirs et confirmait les droits accordés aux gens de couleur, acheva d'ôter tout espoir aux colons. Ceux-ci s'adressèrent encore une fois au Roi pour lui demander de venir à leur secours. Mais le malheureux prince, qui se voyait dépouillé chaque jour de quelque portion de sa faible autorité, ne pouvait que gémir sur leurs malheurs et s'attrister de ceux que préparaient à la France les meneurs de cette nouvelle Assemblée. Les factieux tentèrent également d'introduire la révolte à la Martinique, à Sainte-Lucie et à Tabago; mais leurs efforts furent rendus inutiles par le courage des habitants de ces diverses îles, qui, effrayés de l'exemple de leurs voisins, se mirent en mesure d'en réprimer les effets. Ils déclarèrent unanimement qu'ils périraient tous plutôt que de laisser introduire dans leurs colonies un régime qui avait occasionné à Saint-Domingue de si cruels malheurs; leur fermeté les sauva. Ils eurent aussi de grandes obligations au vicomte de Damas, qui s'opposa courageusement aux efforts des malveillants. Aussi témoignèrent-ils les plus vifs regrets de son rappel en France, et la satisfaction qu'ils avaient éprouvée en l'y sachant heureusement arrivé. M. de la Jaille, officier de marine très-distingué, et que le Roi avait nommé pour commander les vaisseaux envoyés à Saint-Domingue pour porter des secours aux colons, fut assailli en arrivant à Brest par une multitude soudoyée pour s'écrier qu'on y envoyait un contre-révolutionnaire pour massacrer les patriotes. Il aurait été mis en pièces sans le courage d'un charcutier, qui parait les coups qu'on lui portait. La municipalité ne trouva d'autre moyen pour rétablir l'ordre que d'emprisonner M. de la Jaille; et l'Assemblée, en donnant des éloges à sa conduite, se garda bien d'improuver celle de ce peuple égaré par les meneurs de toutes ces émeutes. CHAPITRE XVI ANNÉE 1791 Persécution contre les prêtres insermentés.--Injures que leur prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre eux.--Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la suite.--Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la guerre.--Démarche du Roi auprès des puissances étrangères pour faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu de succès de cette démarche.--Dénonciation contre les ministres.--Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur de la Commune. Il y avait peu de séances où l'on ne trouvât moyen de faire intervenir les prêtres insermentés, que les prêtres jureurs devenus évêques poursuivaient avec une haine implacable. Il pleuvait de tous côtés des accusations qui, quoique dénuées de preuves, n'en étaient pas moins favorablement accueillies. On les accusait, malgré la tranquillité de leur conduite, d'être les moteurs de toutes les insurrections. Chabot, capucin, et Lequinio, un des plus violents démagogues de l'Assemblée, étaient leurs principaux accusateurs. Le Josne, qui ne leur cédait en rien, leur imputait tous les malheurs de la France; il voulait qu'on les reléguât dans les chefs-lieux de départements, avec injonction de se présenter tous les jours à leur directoire. Vaublanc, quoique opposé aux démagogues, les traitait de fanatiques. Tout leur présageait une violente persécution. Baert, qu'on ne pouvait soupçonner d'attachement au clergé, se révolta contre cette injustice et représenta que la Constitution ayant décrété la liberté des cultes, on devait laisser les prêtres tranquilles, et leur accorder, même dans les villes, une chapelle pour y exercer leur culte sur la demande de trois cents citoyens.--«Pourvu, ajouta Rougemont, qu'elle soit aux frais des femmes dévotes.»--Baert demanda en même temps que, pour prévenir toute discussion, l'Assemblée s'occupât des moyens de constater civilement les mariages, naissances et décès, et que l'on fît cesser une persécution aussi odieuse que contraire à la liberté, décrétée par la Constitution et dont on laissait jouir toutes les autres religions. L'abbé Fauchet se permit les plus sanglantes invectives contre les prêtres insermentés, demanda qu'on supprimât tous leurs traitements, les compara à des loups que la faim ferait sortir du bois. Il ajouta qu'il n'était point à craindre que le Roi vînt à leur secours, car il devait être bien aise de se débarrasser d'une pareille vermine. Isnard, encore plus violent, les traita de pestiférés qui vendaient le ciel au crime: «Frappez-les pour les moindres fautes, disait-il dans sa fureur, et condamnez-les même à la mort, quand on pourra les en convaincre, ou tout au moins déportez-les. Il faut un dénoûment à la Révolution française, car le peuple commence à se détacher des intérêts publics. Provoquez des arrêts, livrez des batailles, écrasez tout de vos victoires. Il faut être tranchant au commencement des révolutions. Heureusement que Louis XVI n'en a pas agi ainsi, sans quoi vous ne seriez pas ici, et sans cette sévérité vous seriez les premières victimes.» On demanda l'impression de ce discours et son envoi aux départements. Ducot, quoique évêque constitutionnel, s'opposa à son impression, se récriant sur le danger de propager de pareils principes. Les cris: «A la barre le prêtre!» applaudis par les galeries, le réduisirent au silence. Quatremer et d'autres députés voulurent appuyer ses raisons, mais ils ne furent pas écoutés plus favorablement. Torné, évêque constitutionnel, au lieu d'accuser les prêtres insermentés des malheurs de la France, plaça la racine du mal dans la Constitution et dans le gouvernement, qui avait la manie d'affaiblir son autorité pour qu'on le crût paralysé. Il s'opposa à la cessation du traitement des prêtres insermentés, mesure qui, sans avoir l'iniquité du voleur, aurait au moins la dureté du corsaire. Il déclara tenir les sacrements administrés dans les maisons aussi licites que les bals, les évocations magiques et autres divertissements; que le prêtre insermenté devait avoir la liberté d'être absurde dans sa croyance, implacable dans sa haine et insociable avec ses rivaux de doctrine; mais qu'il fallait qu'il s'abstînt de toute sédition, sans quoi il provoquerait lui-même la vengeance de la loi: «Point de punition sans jugement, ajouta-t-il, point de jugement sans procédure.» Cette séance, aussi indécente qu'orageuse, se termina par un arrêté chargeant le comité de se partager en quatre sections, pour présenter une loi contre les prêtres. Après une longue discussion sur le décret à proposer à l'Assemblée, celui de François de Neufchâteau obtint la préférence. Le préambule en était la comparaison d'un champ rempli de reptiles venimeux qu'un père de famille s'occupait à détruire, et non à nourrir de son sang; et le résultat de cette belle comparaison fut la proposition suivante: «Dans la huitaine, les ecclésiastiques insermentés prêteront le serment civique, et en cas de refus ou de rétractation, ils seront privés de leurs pensions, réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie, et éloignés des lieux où il y aurait du trouble.» Deux ou trois mauvais sujets excitaient-ils du désordre, on le mettait sur le compte des prêtres insermentés, et une dénonciation suffisait pour les faire bannir ou jeter dans les fers. On invitait les bons esprits à se rallier contre le fanatisme religieux et à défendre le peuple des piéges qu'on lui tendait sous le prétexte d'opinions religieuses. Les voix qui s'opposèrent à ce décret, en raison de son inconstitutionalité, furent étouffées par les clameurs de l'Assemblée, et il fut accepté par la majorité et porté à la sanction du Roi. Il y eut cependant différentes réclamations de plusieurs départements sur l'injustice d'un pareil décret; celui de Paris, notamment, vint prier le Roi de refuser sa sanction à un décret aussi injuste qu'inconstitutionnel. Les clubs, plus puissants que jamais, et les tribunes qu'ils avaient soin de garnir de leurs affidés, étaient encore une arme dont se servaient les factieux. Ils répandirent des brigands dans toutes les sections de Paris pour former des réclamations sur l'arrêté du département, en annonçant les plus grands malheurs si le Roi refusait sa sanction à ce décret. Sa Majesté, bien décidée à ne le pas sanctionner, ne tint aucun compte de leurs menaces, non plus que de la colère de l'Assemblée lorsqu'elle apprendrait son refus. Ce décret, quoique non sanctionné, ne s'en exécuta pas moins dans les départements influencés par les Jacobins. Aussi la persécution y fut-elle violente. Elle redoubla même de force lorsque l'on apprit que le Roi avait refusé sa sanction. C'était un art des Jacobins d'y présenter des décrets injustes pour avilir ce prince par leur acceptation, ou pour faire retomber sur le refus de son acceptation les troubles dont ils étaient les premiers moteurs. La conduite de l'Assemblée n'était pas propre à appuyer l'invitation faite par le Roi aux émigrés de rentrer en France. Il n'y avait pas encore un mois qu'elle tenait ses séances, lorsqu'elle ordonna aux comités de s'occuper d'une loi sur les émigrés, et nommément sur les princes français. M. de Condorcet, après un discours aussi vague qu'insignifiant, soutint qu'on ne pouvait emporter ses richesses ni porter les armes contre la patrie sans mériter d'être puni comme traître et assassin. Il traita les princes et la noblesse de «lie de la nation», qui osait encore s'en croire l'élite, et proposa de décréter que tout Français ayant prêté le serment civique serait libre de rester chez l'étranger; mais que tout émigré qui, en outre de ce serment, ne prêterait pas celui de ne porter les armes ni contre la nation, ni contre les pouvoirs constitués, serait déclaré ennemi de la nation et verrait ses biens confisqués ou séquestrés. On convint en même temps qu'une loi réglerait le sort des femmes, des enfants et des créanciers desdits émigrés. Vergniaud les compara à des Pygmées luttant contre des Titans, et engagea le Roi à ne pas écouter sa sensibilité sur les objets chers à son coeur, et à imiter Brutus immolant ses enfants au bien de la patrie. Pastoret proposa, pour concilier la loi sur les émigrés et la violation de la Constitution, de jeter pour le moment un voile sur la liberté, citant la suspension de l'_habeas corpus_ des Anglais, et ne voyant dans les princes et les nobles que des mécontents qui ne pouvaient s'accoutumer à voir exclues du premier rang l'intrigue et l'opulence, remplacées par les talents et la vertu. Peu après ce beau discours, il fut nommé membre de l'instruction publique, avec Condorcet, Cerutti et l'abbé Fauchet. M. de Girardin demanda qu'au préalable l'Assemblée fît en trois jours une proclamation qui obligeât Monsieur à rentrer en France sous deux mois, sous peine d'être censé avoir abdiqué son droit à la régence. Ramond demanda qu'on se donnât le loisir de discuter une question aussi importante; mais M. de Girardin s'y opposa, et la motion fut déclarée urgente. Dès que les trois jours furent révolus, Isnard monta à la tribune, traita les princes de conspirateurs, blâma la pusillanimité de ceux qui redoutaient de prononcer des peines contre eux: «Il est temps, dit-il, de donner à l'égalité son aplomb; c'est la longue impunité des grands criminels qui a rendu le peuple bourreau. La colère des peuples, comme celle de Dieu, n'est que trop souvent le supplément terrible du silence des lois.» La motion de M. de Girardin fut décrétée et affichée dans tous les coins de Paris. On reprit la loi générale sur les émigrés. Chaque séance était accompagnée d'invectives et de déclamations contre leurs personnes, et l'on finit par décréter la peine de mort contre tous les Français qui seraient encore, le 1er janvier, en état de rassemblement. On déclara que leurs biens seraient séquestrés au profit de la nation, sans préjudice des droits de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs créanciers. Le même décret prononça la peine de mort contre les princes français et les fonctionnaires publics faisant partie de ces rassemblements qui ne seraient pas rentrés le 1er janvier, ordonna le séquestre des biens des princes, avec défense de leur payer aucun traitement sous peine de vingt ans de gêne contre les ordonnateurs de ces payements; la destitution et la perte du traitement de tout fonctionnaire public absent sans cause légitime avant et depuis l'amnistie. Même peine contre tout fonctionnaire public qui sortirait du royaume sans un congé du ministre de son département. On y soumit également les officiers généraux, les officiers supérieurs et même les sous-officiers. Tout officier militaire abandonnant ses fonctions sans congé ou démission devait être réputé déserteur et puni comme tel; et tout embaucheur au dedans comme au dehors devait aussi être puni de mort. L'Assemblée chargea, en outre, le comité diplomatique de lui proposer les mesures à prendre à l'égard des princes étrangers qui souffraient des rassemblements dans leurs États, et de prier le Roi de les accepter. Elle termina tous les articles de ce décret en déclarant qu'elle dérogeait à toutes les lois qui pourraient y être contraires. Le garde des sceaux apporta la sanction du Roi au décret concernant Monsieur, et son refus sur celui des prêtres et des émigrés; et comme il voulait faire quelques observations sur ce refus, l'Assemblée s'y opposa, et il y eut un vacarme épouvantable: «Tant mieux, reprit Cambon; le Roi prouve par là à l'Europe qu'il est libre au milieu de son peuple.» Les Jacobins firent pleuvoir de tous côtés des pétitions à l'Assemblée pour déplorer le _veto_ mis par le Roi au décret sur les prêtres et les émigrés. Ils animaient les esprits contre le Roi et la famille royale, qu'ils accusaient de protéger les ennemis de la patrie. Les femmes mêmes se mêlèrent de faire des représentations, et s'attachèrent à persuader au peuple que le refus du Roi attirerait les plus grands malheurs sur la nation, dont les rois et les prêtres étaient les plus grands ennemis. Les pamphlets répandus contre le refus de la sanction du Roi engagèrent les ministres à lui faire faire de nouvelles proclamations et à écrire aux princes ses frères pour les engager à revenir et à ne pas mettre en doute sa volonté prononcée d'observer et de faire observer la Constitution. Ils crurent utile de répandre dans le public ces lettres et ces proclamations; mais elles ne firent aucun effet, et les troubles et les persécutions qui se multipliaient dans chaque partie de la France augmentèrent encore l'émigration. L'Assemblée décréta, de plus, que tout Français ayant traitement, pension ou rente sur le trésor national, serait obligé de se présenter en personne avec un certificat visé par la municipalité de son domicile et par le directoire, lequel prouverait qu'il avait habité l'empire français pendant six mois. Tout transport et délégation ne pouvait non plus être valable qu'avec le même certificat pour les vendeurs et les acheteurs. Les seuls commerçants furent exceptés de cette loi, en produisant qu'ils exerçaient le commerce avant le décret. Le Roi nomma M. Cayer de Gerville ministre de l'intérieur, et M. de Lessart resta ministre des affaires étrangères. M. Cayer de Gerville était avocat et très-révolutionnaire. Il avait été envoyé comme commissaire à Nancy lors de la révolte des régiments, et était rempli de vanité et de susceptibilité. Il finit cependant par prendre de l'attachement pour la personne du Roi, mais en obligeant ce prince à user avec lui de grands ménagements, pour ne pas choquer son amour-propre accompagné d'une grossièreté révolutionnaire. M. du Portail, ministre de la guerre, ne pouvant plus tenir aux insultes journalières qu'il éprouvait, donna sa démission, et fut remplacé par le comte Louis de Narbonne. Rempli de présomption et se croyant appelé à de grandes destinées, celui-ci accepta avec joie la place de ministre. La légèreté de son caractère ne lui permit pas de calculer les obstacles qu'il devait nécessairement rencontrer. Convaincu que cette place lui donnait le moyen de satisfaire son ambition et le mettait même à portée de procurer au Roi quelques chances heureuses pour sortir de sa cruelle situation, il s'occupa de réaliser les espérances qu'il avait conçues. La guerre fut celui qui lui parut le plus propre à remplir ce but, et il travailla de tout son pouvoir à la faire désirer à l'Assemblée, sous le prétexte de venger la nation des insultes qu'elle recevait des puissances étrangères. Enivré de ses folles espérances et persuadé de ses grandes capacités, il vint un jour trouver la Reine et lui présenta un mémoire pour lui prouver la nécessité d'opposer une attitude formidable aux menaces des puissances étrangères. Il appuya sur l'utilité que la France retirerait d'une guerre qui ferait connaître à ces puissances la force d'une nation qui avait recouvré sa liberté, et il travailla ensuite à persuader cette princesse de l'avantage que le Roi pouvait tirer de la nomination d'un premier ministre, qui réunirait à l'attachement à sa personne l'instruction, la capacité et l'art de la persuasion pour ramener les esprits égarés: «Il faudrait de plus, ajouta-t-il, qu'il eût l'adresse d'occuper la nation d'une guerre qu'on lui ferait regarder comme nationale, pour parvenir par ce moyen à rendre au Roi l'autorité nécessaire pour le bonheur de la France.»--«Et où trouver un tel homme?» reprit la Reine.--«Je crois, d'après ce que pensent mes amis, qu'elle pourrait le trouver en ma personne et en faire la demande au Roi.»--«Vous vous moquez, reprit la Reine en éclatant de rire; et à quoi pensez-vous donc en me faisant une pareille proposition?» Puis, reprenant son sérieux, elle lui prouva que la Constitution s'opposait formellement à sa demande. Je tiens cette anecdote de la bouche de cette princesse; j'ignore si cette conversation a été connue, mais peu de jours après il courut dans Paris une caricature représentant M. de Narbonne avec une tête de linotte, et dont le titre était celui de ministre linotte. L'Assemblée, dirigée par les Jacobins, nomma pour membres du comité de surveillance Isnard, Bazire, Merlin, Grangeneuve, Fauchet, Goupilleau de Fontenai, Chabot, Lecointre de Versailles, Lacroix, Lacretelle, Quinette, Chauvelot, et pour suppléants: Antonnelle, maire d'Arles; Jagault et Montaut. Ces derniers entrèrent promptement en fonction. Trois d'entre eux ayant donné leur démission, presque tous périrent dans la suite sous la hache révolutionnaire et condamnés par leurs semblables. Car dès que les scélérats furent les maîtres, ils formèrent diverses fractions, et chaque fraction qui avait la prépondérance envoyait à l'échafaud celle qui lui était opposée. Les ministres regardant comme avantageux que le Roi répondit en personne à la demande que lui faisait l'Assemblée de s'occuper de mesures qui fissent cesser les rassemblements extérieurs qui entretenaient l'inquiétude de la France et rendaient la guerre préférable à une paix ruineuse et avilissante, le Prince s'y rendit en personne pour l'assurer qu'il ne négligerait rien pour répondre à ses désirs: «Mais, ajouta-t-il, avant de se déterminer à la guerre, il faudrait employer tous les moyens possibles pour préserver la France des maux incalculables que la guerre ne peut manquer d'entraîner dans les premiers moments de l'essai d'un gouvernement constitutionnel.» Il fit espérer de trouver un allié fidèle dans la personne de l'Empereur, disposé à empêcher les rassemblements qui inquiétaient la nation. Il ajouta que, dans ce but, il allait faire déclarer à l'électeur de Trêves et aux autres princes voisins que si, avant le 15 janvier, ils ne faisaient cesser lesdits rassemblements, il ne verrait en eux que des ennemis de la France; et il espérait beaucoup à cet égard de l'intervention de l'Empereur. S'il ne pouvait réussir dans ses efforts, il leur déclarerait la guerre; mais qu'il fallait s'occuper des moyens d'en assurer le succès, en affermissant le crédit national, en donnant aux délibérations de l'Assemblée une marche fixe et imposante, et en se conduisant de manière à prouver que le Roi ne faisait qu'un avec les représentants de la nation; que quant à lui, rien ne ralentirait ses efforts pour que la loi fût l'appui des citoyens et l'effroi des perturbateurs du repos public; qu'il conserverait fidèlement le dépôt de la Constitution sans souffrir qu'il y fût porté atteinte, sentant combien il était beau d'être roi d'un peuple libre. Cette dernière phrase prouvait évidemment que ce discours était encore l'ouvrage de ceux qui avaient dicté tout ce qu'avait écrit le Roi depuis son retour de Varennes. Tant de ménagements en réponse à tant d'outrages, au lieu d'adoucir les factieux, ne les rendirent que plus insolents. L'Assemblée répondit qu'elle délibérerait sur les propositions du Roi, quoiqu'il n'en eût fait aucune; et M. de Narbonne, prenant alors la parole, demanda la levée de trois armées, les fonds nécessaires pour cet objet, et proposa, pour les commander, MM. de Luckner, de Rochambeau et de la Fayette. Il donna l'espoir que la nation ne serait point inférieure dans sa lutte contre les puissances à ce qu'elle avait été sous le règne de Louis XIV, et qu'il était essentiel de leur prouver, par l'ordre que l'on verrait régner dans le royaume, ce qu'était une nation qui voulait et savait conserver sa liberté. Cependant les dénonciations contre les ministres se renouvelaient journellement; l'abbé Fauchet attaqua M. de Lessart de la manière la plus violente, attribuant les massacres d'Avignon au retard de l'envoi du décret de réunion du Comtat à la France, et il demanda que le ministre fût décrété d'accusation. Sa demande fut renvoyée au comité pour en faire un rapport; mais M. de Lessart se justifia si pleinement de toutes ces imputations, qu'on ne put y donner aucune suite. Péthion fut nommé maire de Paris, Manuel procureur-syndic de la Commune, et toutes les places furent remplies par les créatures des Jacobins. Il était impossible de ne pas frémir de la rapidité avec laquelle ils allaient à leur but. Toutes les démarches que l'Assemblée exigeait du Roi n'avaient pour but que de l'avilir, et nommément celle de réitérer auprès des cantons suisses la demande de la grâce des déserteurs de Châteauvieux. M. de Narbonne, pour persuader de plus en plus l'Assemblée de son patriotisme, imagina d'exiger des six maréchaux de France résidant encore en France un serment encore plus constitutionnel que le serment civique décrété par l'Assemblée. Mais il fut refusé par MM. de Beauvau, de Noailles, de Mouchi, de Laval et de Contades, et un seul, M. de Ségur, accéda à la demande du ministre. Les décrets rendus contre les émigrés ne firent sur ceux-ci aucune impression. D'un autre côté, les réponses des puissances étrangères aux diverses demandes du Roi, par les voeux qu'elles formaient pour qu'il trouvât dans la Constitution le bonheur qu'il en espérait, irritèrent l'Assemblée, plus enorgueillie que jamais d'un pouvoir qu'elle cherchait à accroître journellement. CHAPITRE XVII ANNÉE 1792 Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats de Châteauvieux.--Persécution contre les officiers fidèles au Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses créatures.--Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de Trèves.--Décret contre les princes frères du Roi.--Autre décret pour faire payer aux émigrés les frais de la guerre.--Empire que prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France par la terreur qu'ils inspirent.--Demande de mettre en activité la haute cour nationale.--Rapport satisfaisant de M. de Narbonne sur l'état de l'armée, et dénué de toute vérité.--Brissot déclare qu'on ne peut compter sur aucune puissance étrangère.--Crainte des Jacobins d'une médiation armée entre toutes les puissances pour le maintien de l'ordre en France.--Établissement de la garde constitutionnelle du Roi. La municipalité ayant demandé à l'Assemblée de vouloir bien fixer le jour où elle recevrait ses hommages à l'occasion du nouvel an, M. Pastoret se récria contre un usage aussi vicieux et indigne d'une Assemblée qui ne désirait d'autre hommage que l'assurance du bonheur du peuple, et fit décréter qu'on n'en présenterait aucun à qui que ce fût. L'Assemblée, ne pouvant obtenir la grâce des quarante soldats de Châteauvieux, condamnés aux galères par leur nation relativement à l'affaire de Nancy, la décréta elle-même et les en fit sortir, quoiqu'ils y fussent condamnés par le jugement de leur nation. Guadet assura que cette indulgence animerait d'une nouvelle ardeur les régiments suisses qui servaient en France, qu'elle ne déplairait qu'aux officiers infectés d'aristocratie, mais qu'heureusement les officiers ne faisaient pas les armées. Il n'y avait sorte de moyen que l'on n'employât pour dégoûter les officiers fidèles à leur devoir et soupçonnés d'attachement à la personne du Roi. Toutes les dénonciations des soldats étaient écoutées favorablement, et les officiers mis en état d'arrestation sur de simples rapports dont on ne pouvait administrer aucune preuve. L'insubordination des soldats, le pillage des caisses et l'emprisonnement des officiers trouvaient toujours une excuse dans l'Assemblée. Il était visible que le plan des factieux était de ne laisser dans les régiments aucun officier, et de les remplacer par des créatures, pour pouvoir disposer de l'armée quand l'occasion s'en présenterait. La violence de l'Assemblée et le peu de mesures qu'elle gardait dans ses menaces aux princes voisins de la France, s'ils continuaient à souffrir dans leurs États des rassemblements d'émigrés, déterminèrent l'Empereur à faire écrire à M. de Noailles, ambassadeur de France, par M. le prince de Kaunitz, qu'il allait mettre ses troupes à portée de secourir l'électeur de Trèves, si les Français se permettaient les moindres hostilités dans les États de ce prince. Le Roi écrivit lui-même à l'Assemblée en lui envoyant cette lettre, pour lui marquer son étonnement de la conduite de l'Empereur, l'assurant cependant qu'il ne perdait pas encore l'espoir de le ramener à des sentiments plus pacifiques; mais que si, contre son attente, il persistait à ne point exiger de l'électeur de faire sortir les émigrés de ses États, il saurait soutenir la justice de la cause des Français, regardant le maintien de la dignité nationale comme le plus essentiel de ses devoirs. Il était facile de reconnaître encore dans le style de cette lettre l'ouvrage des mêmes personnes qui avaient dicté toutes celles de Sa Majesté. L'Assemblée, en applaudissant à cette démarche, n'en continua pas moins ses poursuites contre les princes frères du Roi, et M. de Condorcet prononça un long discours pour servir de préambule au décret projeté. Il assura que la nation française ne prendrait jamais les armes pour faire de nouvelles conquêtes, mais seulement pour assurer sa liberté, faire respecter sa dignité, et qu'elle ménagerait toujours le peuple des États avec lesquels elle serait en guerre. Ce discours, accompagné des invectives ordinaires contre les princes, les nobles, les prêtres et les émigrés, pouvait être regardé comme une sollicitation de ce décret si désiré. Aussi fut-ce à sa suite que l'Assemblée décréta, le 1er janvier, qu'il y avait lieu à accusation contre Monsieur, Mgr le comte d'Artois et Mgr le prince de Condé, MM. de Bouillé, de Calonne et Mirabeau cadet, à qui elle ne donna que le nom de Riquetti, par respect pour le grand homme qui avait porté avec tant de gloire celui de Mirabeau; et elle ordonna que, sous trois jours, les comités de diplomatie et de législation réunis lui présenteraient un projet d'acte d'accusation; que le ministre des affaires étrangères serait tenu de leur remettre toutes les notes et renseignements qu'il aurait pu recevoir des agents de la nation sur les projets des émigrés, de dénoncer ceux qui auraient pu les favoriser ou auraient négligé d'instruire le gouvernement des dispositions hostiles qu'ils auraient préparées ou suivies dans les cours étrangères. Non contents de ce décret, les démagogues de l'Assemblée la persuadèrent, par les discours les plus violents, qu'il fallait faire payer aux émigrés les frais de la guerre. En conséquence, elle décréta, peu de jours après, une triple imposition sur tous leurs biens, non compris les frais de culture et de régie: ce qui réduisit à rien leurs revenus et acheva de leur enlever le peu de ressources qui leur restait. Les Jacobins, n'étant pas encore satisfaits, envoyèrent dans les provinces le comédien d'Orfeuil, un de leurs plus ardents sectateurs, pour exciter le peuple contre eux et l'engager à s'emparer de leurs biens. Rien n'était plus effrayant pour les propriétaires que les maximes débitées à l'Assemblée par des députés sans propriétés, et qui n'aspiraient qu'à s'emparer de celles dont ils convoitaient la dépouille. La partie saine des Français, quelle que fût la nuance de leurs opinions politiques, détestait et méprisait cette Assemblée; mais les frayeurs qu'inspiraient les crimes qu'elle était capable de commettre contenaient chacun dans l'obéissance, tandis qu'elle mettait à profit la terreur qu'elle savait employer si à propos. La grande majorité des Français et des Parisiens était sincèrement attachée au Roi; mais n'osant résister aux Jacobins, elle leur laissa prendre un tel empire, qu'ils finirent par subjuguer non-seulement l'Assemblée, mais encore la France entière. Ils avaient rempli les places de leurs créatures; les crimes ne leur coûtaient rien. Chacun, craignant d'être leur victime en s'opposant à leurs projets, finit par le devenir de sa lâcheté et de son insouciance. Les députés mêmes n'osaient s'opposer aux décrets qu'ils provoquaient et dont ils sentaient l'injustice; leur vote fut souvent dicté par la peur, ainsi que les éloges qu'ils prodiguaient à l'Assemblée contre le voeu de leur coeur. Le ministre de la justice lui ayant déclaré que pour l'organisation de la haute cour nationale il était indispensable de compléter le décret rendu le 15 mai de l'année précédente, elle en rendit un composé de huit articles. Les factieux soulevèrent la question de décider s'il serait soumis ou non à la sanction du Roi. Il y eut de grands débats à ce sujet; mais on leur prouva si évidemment qu'ils ne pouvaient en soustraire les décrets sans violer ouvertement la Constitution, que, n'ayant rien à répondre à cette objection ni à celle qui montrait l'injustice de laisser sans jugement un si grand nombre de détenus, l'Assemblée se décida à ajourner le décret, laissant à la décision de la haute cour ce qu'il y avait à ajouter à son organisation. Et cependant elle obligea le ministre de la justice à lui rendre compte, sous huit jours, des mesures prises pour mettre la haute cour en activité. Le pouvoir qu'on donnait à cette cour aurait été bien dangereux, si le bonheur n'avait voulu qu'elle fût composée de têtes froides et réfléchies, qui, sous différents prétextes, différèrent de rendre les jugements provoqués par l'Assemblée. Cette dernière ne s'occupait que des moyens d'obliger le Roi à déclarer la guerre aux puissances étrangères, les factieux espérant en profiter pour établir plus promptement l'anarchie, qui favoriserait leur cupidité et leur ambition cachées sous le voile de l'égalité. M. de Narbonne, qui ne la désirait pas moins, fit le rapport le plus satisfaisant sur l'état de l'armée et celui des places frontières. Il n'y manquait que la vérité; mais on était bien éloigné de chercher à l'approfondir. Il assura à l'Assemblée que la France était en état de se défendre contre tous ses ennemis; qu'en y rétablissant l'ordre, elle deviendrait une puissance si formidable, qu'elle serait recherchée par toutes les autres. «La cause de la noblesse, ajouta-t-il, est étrangère aux rois comme aux peuples; faisons-lui perdre deux fois sa cause en nous emparant des vertus généreuses dont elle se croit en possession exclusive.» Il était parvenu à obtenir du Roi, sur la demande de l'Assemblée, le commandement des trois armées décrété pour MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, ainsi que le bâton de maréchal de France pour les deux premiers, quoique la Constitution n'en portât le nombre qu'à six. Mais il promit qu'on ne remplacerait ceux qui viendraient à manquer que lorsqu'ils seraient réduits au nombre fixé par la loi. Brissot prononça, à cette occasion, un grand discours pour prouver que nous ne pouvions compter sur aucune puissance de l'Europe; qu'il fallait les obliger à se déclarer et donner seulement à l'Empereur jusqu'au 10 février pour se décider; que, passé ce terme, son silence serait tenu pour hostilité, et le Roi invité à accélérer les préparatifs de guerre. Gensonné ajouta qu'on devait sommer l'Empereur de déclarer s'il voulait observer fidèlement le traité de 1766, secourir la France en cas d'hostilités des puissances étrangères, et ne rien entreprendre contre la Constitution. Cette proposition, qui fut fort applaudie, fut accompagnée des invectives ordinaires contre les puissances étrangères, les aristocrates et les émigrés. M. de Lessart, en apportant à l'Assemblée les promesses de l'électeur de Trèves de faire cesser les rassemblements d'émigrés, et les ordres donnés pour leur faire quitter ses États, l'engagea à ne pas presser la déclaration de guerre, et à employer tous les moyens qui seraient en son pouvoir pour préserver la France des fléaux que cette guerre entraînerait à sa suite. Mais l'Assemblée était bien éloignée d'écouter de pareils conseils. Les Jacobins, ayant eu connaissance du désir qu'avait le Roi d'une médiation armée de toutes les puissances pour rétablir l'ordre en France, et faire cesser l'inquiétude que leur causait la violence de l'Assemblée, animèrent contre cette mesure les factieux, qui, après s'être permis les invectives les plus violentes contre tous les souverains, firent décréter que l'Assemblée regarderait comme infâme et criminel de lèse-nation tout Français qui prendrait part directement ou indirectement à un congrès dont l'objet serait la modification de la Constitution, la nation étant résolue de la maintenir ou de périr; que le présent décret serait porté au Roi pour qu'il fît notifier aux puissances la résolution de la nation de ne rien changer à sa Constitution. Il y eut à la suite de ce décret un vacarme épouvantable à l'Assemblée. On n'y entendait que les cris répétés de: «Vive la Constitution ou la mort!» MM. de Lessart et Duport du Tertre furent obligés de crier comme les autres, ce qui leur valut quelques applaudissements. Les factieux n'avaient garde de souffrir d'autres changements à la Constitution que ceux qu'ils y feraient eux-mêmes, dans la crainte que l'on ne parvînt à la concilier avec la royauté, dont leurs décrets n'avaient pour but que de hâter la destruction. Malgré toutes ces bravades contre les souverains, on ne faisait aucun préparatif pour soutenir la guerre. Les scélérats manquaient de tout; on n'avait ni places approvisionnées, ni canons, ni rien de tout ce qui était nécessaire pour commencer une campagne. M. de Narbonne représentait vainement la nécessité de s'occuper du recrutement de l'armée et de commencer ses préparatifs pour n'être pas pris au dépourvu. L'Assemblée ne répondait que par de beaux discours sur l'état de la France, et passait à l'ordre du jour sur les nouvelles qui lui arrivaient de tous côtés, sur le dénûment des soldats et le mauvais état des places frontières. On ne peut se faire d'idée de la déraison de cette Assemblée, dont tous les décrets portaient l'empreinte de la violence et de la fureur. Elle prolongea cependant le terme de la décision demandée à l'Empereur jusqu'au 10 mars, sur l'observation que des retards de courrier pourraient ne pas lui laisser le temps nécessaire à une décision. La fureur de l'Assemblée ne l'empêchait pas d'être ombrageuse au point de redouter les 1,800 hommes qui devaient composer la garde du Roi; et sous divers prétextes, elle en retarda tellement la mise en activité, qu'elle ne put commencer son service que le 19 février. Le Roi avait mis l'attention la plus scrupuleuse à ne donner aucune prise sur sa composition. M. le ministre de l'intérieur avait demandé à chaque département de fournir trois hommes dont la bonne conduite pût répondre de leur fidélité à tous leurs devoirs. Chaque bataillon de Paris fournit aussi deux hommes, et la cavalerie fut prise dans les divers régiments de cette arme. Les factieux, n'ayant pu s'opposer à l'établissement de cette garde, cherchèrent à la corrompre avant même qu'elle fût en activité; mais ils ne purent réussir vis-à-vis de la cavalerie, qui fut incorruptible, et ils ne gagnèrent qu'un petit nombre d'hommes dans l'infanterie, et qu'on eût même ramenés facilement s'il eût été question de défendre le Roi. Pour répondre aux reproches que l'Assemblée ne cessait de faire à M. Bertrand, le Roi lui écrivit qu'après en avoir mûrement examiné la nature et n'en trouvant aucun de fondé, il croirait manquer à la justice s'il lui retirait sa confiance. Cette lettre occasionna un grand tumulte dans l'Assemblée. Guadet et Brissot s'emportèrent contre les ministres, et même contre le Roi, prétendant que les aristocrates gouvernaient la France dans l'intérieur, tandis qu'au dehors l'Empereur, l'Espagne et la Prusse nous dictaient des lois. Brissot conseilla à l'Empereur de se séparer de ces deux puissances, de favoriser les Jacobins et de les employer à préparer les peuples à la liberté, moyen certain d'affermir son trône chancelant. Ce prince, peu touché de ces avis, fit courir un manifeste pour assurer les Français que, loin de détruire leur Constitution, il se joindrait au contraire au Roi pour l'appuyer de tout son pouvoir, en en modifiant les articles qui pourraient en avoir besoin; qu'il ne se déclarerait jamais que contre les factieux, fauteurs du désordre et de l'anarchie, et qui perpétuaient seuls les malheurs de la France, auxquels il désirait ardemment voir une fin. Il se flattait que cette démarche attirerait dans le parti du Roi les véritables amis d'une Constitution sage et une grande partie de la France. Mais il ne connaissait pas la force des Jacobins, qu'il attaquait ouvertement sous le nom de factieux, et que cette démarche rendit encore plus audacieux. Aussi la Reine s'en affligea-t-elle, la trouvant prématurée. Elle me dit en me montrant cet écrit: «Mon frère ne connaît pas la position de la France; en déclarant la guerre aux Jacobins, il nous met sous le couteau, nous et nos fidèles serviteurs.» En effet, les factieux ne perdaient pas une occasion d'échauffer le peuple. Ils lui persuadèrent que le droit de veto était le seul obstacle à son bonheur, et avec ce mot, dont il n'entendait pas la signification, ils l'animèrent contre le Roi et la Reine, qu'ils appelaient Monsieur et Madame Veto. Ils se permettaient les injures les plus grossières contre leurs personnes, surtout lorsque ce prince opposait le droit de veto aux décrets de l'Assemblée. Un de ses membres poussa la hardiesse jusqu'à dire que les ministres devaient répondre sur leurs têtes des suites du veto; et une violation si manifeste de la Constitution n'éprouva aucune opposition. On faisait fabriquer des piques dans Paris, et l'on fit paraître dans les Tuileries des piques à crochets, pour arracher, disaient-ils, les entrailles des aristocrates. Une députation de ces misérables vint à la barre, accuser les membres du ministère de préparer un massacre des patriotes. C'était la tactique des factieux d'accuser leurs ennemis des crimes qu'ils se préparaient à commettre, et ils assurèrent l'Assemblée qu'ils étaient prêts à purger la terre des amis du Roi, qu'on pouvait regarder comme ennemis de la nation. L'Assemblée, loin de punir de pareilles indignités, accorda à ces brigands les honneurs de la séance. Toutes ces horreurs avaient pour but d'obtenir du Roi la sanction du décret concernant la liberté des soldats de Châteauvieux, et celui de la triple imposition sur les biens des émigrés, à laquelle ce prince ne pouvait se déterminer. Mais les ministres, effrayés des dangers que son refus pouvait faire courir à Sa Majesté, l'engagèrent fortement à ne la pas refuser. Le Roi consentit donc, à son grand regret, à donner cette sanction, qui affligea tous les gens de bien. Ce prince n'en fut pas plus tranquille. Les factieux ne passaient pas de jours sans se permettre les sorties les plus violentes contre sa personne et ses plus fidèles serviteurs. On les accusait du renchérissement des denrées, des crimes qui se commettaient dans les diverses parties du royaume, et même du pillage de quelques magasins d'épicerie, qu'ils avaient eux-mêmes organisé pour exciter quelques troubles. Ils prétendirent qu'il se faisait des rassemblements pour enlever le Roi dans l'intention de se joindre aux ennemis de l'État, pour mettre tout à feu et à sang; qu'il employait l'argent de sa liste civile à corrompre les bons patriotes, et qu'il n'avait formé sa maison militaire que pour asservir les Parisiens, les égorger et partir avec elle. Le Roi, pour déjouer les progrès des factieux, écrivit à la municipalité pour se plaindre des bruits répandus par les malintentionnés. Il lui marquait en même temps qu'il connaissait les devoirs que lui imposait la Constitution, et qu'il saurait les remplir; que rien ne l'obligeait à rester à Paris, et que s'il ne le quittait pas, c'était parce qu'il le voulait bien, et qu'il croyait sa présence utile; mais qu'il ne se cacherait pas s'il avait des raisons qui lui fissent désirer d'en sortir. Cette lettre ne diminua pas la violence des démagogues de l'Assemblée. Hérault de Séchelles se permit dénoncer cette proposition, que le pouvoir législatif avait le droit de traduire le pouvoir exécutif devant le pouvoir judiciaire; que la responsabilité n'était pas toujours la mort, mais qu'elle entraînait également la perte de l'honneur et de la liberté. Rouyer proposa de faire un recensement de tous les habitants du royaume qui avaient des enfants ou des neveux émigrés, afin de prendre, quand il en serait temps, des mesures fermes et solides pour mettre la chose publique à l'abri de leur perfidie. On sait la suite qui fut donnée à cette proposition au fort de la Révolution. La loi sur les passe-ports fut mise en vigueur, malgré l'article de la Constitution qui donnait à chacun le droit de sortir ou de rentrer dans le royaume à sa volonté, et l'Assemblée ordonna que ce décret fût porté sur-le-champ à la sanction du Roi par quatre membres de l'Assemblée. Le Roi tenait conseil en ce moment. On leur offrit d'en attendre la fin dans la salle des gardes ou dans celle des ambassadeurs, à leur volonté. Ils furent excessivement choqués de n'avoir pas été introduits sur-le-champ, et encore plus qu'on ne leur eût pas ouvert les deux battants en entrant chez le Roi. L'huissier leur dit que ce n'était pas l'usage, et qu'elles ne s'ouvraient qu'aux grandes députations. Ils se plaignirent vivement à l'Assemblée de ce manque de respect, et l'Assemblée attacha à cette prétention l'importance qu'elle aurait pu mettre à l'affaire la plus essentielle. Elle écrivit au Roi pour se plaindre de ce manque d'égards envers une députation de l'Assemblée. Ce prince, étonné de la chaleur qu'elle mettait à une prétention aussi puérile, lui répondit qu'on avait suivi l'usage accoutumé; qu'il n'avait pu prévoir le prix qu'elle paraissait attacher à l'ouverture des deux battants; qu'il ne tenait nullement à la conservation de l'ancien usage; mais puisqu'elle désirait qu'on les ouvrît même aux simples députations, il consentait volontiers à lui donner cette satisfaction. Après la lecture du décret qui prescrivait la manière dont la plus simple députation serait reçue chez le Roi, Condorcet déclara que désormais le président de l'Assemblée ne se servirait, en lui écrivant, que de la même formule dont ce prince se serait servi à son égard. Elle ne perdait aucune occasion de diminuer le respect qu'on lui portait, et le peuple l'imitait, en voyant le peu de considération qu'on témoignait à son souverain. Le Roi, attentif à ne donner aucun sujet de plaintes contre sa garde constitutionnelle, fit écrire à Péthion, maire de Paris, pour lui demander le jour où elle pourrait prêter serment à la municipalité. Péthion, n'osant prendre sur lui de répondre seul à cette demande, s'adressa à l'Assemblée, qui dicta elle-même la formule du serment; bien entendu que les individus composant la garde du Roi devaient justifier d'abord qu'ils avaient déjà prêté le serment civique, décrété par l'Assemblée nationale. Le serment exigé était conçu en ces termes: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale en 1789, 1790 et 1791; de veiller avec fidélité à la sûreté de la personne du Roi, de n'obéir à aucune réquisition ou service étranger à celui de sa garde.» Il fut décidé que ce seraient serait prêté publiquement en présence des officiers municipaux, et renouvelé chaque année à la même époque où il aurait été prêté la première fois, et que la garde royale ne pourrait suivre le Roi, s'il s'écartait de plus de vingt lieues du Corps législatif, distance prescrite à ce monarque par la nouvelle Constitution. On ne peut faire trop d'éloges de cette garde et des officiers qui la composaient. Pour empêcher que le désoeuvrement des gardes ne les rendit susceptibles de mauvaises impressions, ils les occupaient continuellement, les surveillant avec l'attention la plus scrupuleuse, ne s'absentant point, et prenant même leurs repas chez les traiteurs les plus voisins du château. Ils ménageaient avec la plus grande attention les officiers de la garde nationale, leur cédant même dans toutes les prétentions qu'ils élevaient, lorsqu'elles n'étaient pas incompatibles avec le bien du service. Les Jacobins cherchaient, au contraire, à exciter la jalousie de la garde nationale par les mensonges et les calomnies qu'ils avaient coutume d'employer lorsqu'ils leur étaient utiles. Les officiers de la garde les recherchaient, au contraire, sans se rebuter, étaient avec eux d'une extrême politesse, ne négligeant aucune occasion de les attacher au Roi et de les engager à s'unir à eux pour la défense de ce prince, si les mauvaises intentions que manifestait l'Assemblée forçaient à en venir à cette extrémité. Une conduite si sage et tant de sacrifices ne purent cependant parvenir à diminuer la jalousie de la garde nationale, qui se manifesta d'une manière bien sensible. On avait partagé la grande salle des Cent-Suisses en deux salles séparées par une cloison, l'une pour la garde royale, et l'autre pour la garde nationale. Cette dernière, excitée par les Jacobins et par un nommé Sevestre[1], murmura de cette séparation et demanda la destruction de cette cloison. Le Roi, croyant devoir acquiescer à cette demande, pria sa garde de lui donner cette marque d'attachement de ne se permettre ni plaintes ni murmures, et il fut obéi, malgré la peine qu'elle en ressentait. Elle y avait d'autant plus de mérite qu'il y avait dans la garde nationale des gens très-mal pensants, dont plusieurs étaient soupçonnés, et non sans raison, d'être les espions des Jacobins, et d'interpréter malignement les propos les plus innocents de cette excellente garde. [1] Ce Sevestre était architecte du Roi. Oubliant tout ce qu'il devait à ce prince, il était devenu jacobin forcené, ce qui lui valut d'être nommé membre de la Convention, où il eut la scélératesse de voter la mort de son Roi, son bienfaiteur. CHAPITRE XVIII ANNÉE 1792 Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes les provinces du royaume.--Audace des Jacobins.--Décret d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour être jugé par la haute cour nationale.--Dénonciations journalières contre les ministres.--Le Roi reçoit leur démission et se décide à en prendre dans le parti des Jacobins.--Amnistie accordée par l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.--Son refus d'écouter aucune représentation des députés opposés aux factieux.--Suppression des professeurs de l'instruction publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et même de celui des Soeurs de la Charité. La France était livrée dans toutes ses provinces aux brigandages les plus affreux. Les bois étaient dévastés, les greniers pillés, la circulation des grains arrêtée par des paysans, qui, sous prétexte de la crainte de disette, refusaient de les laisser sortir de la province où ils abondaient pour alimenter celles qui en manquaient, quoiqu'elles les eussent payés d'avance. Les riches propriétaires n'étaient plus en sûreté contre les pillages; tout annonçait une prompte dissolution. Simoneau, maire d'Étampes, ayant voulu s'opposer à ces excès, fut assassiné par ces furieux, qui hachèrent en pièces un fermier des environs de Montlhéry. Le Roi, à qui cette nouvelle Assemblée avait ôté le peu d'autorité qui lui restait, n'avait aucun moyen de s'opposer à ces excès. S'il lui arrivait de donner un ordre à ce sujet, l'Assemblée trouvait le moyen de le paralyser sur-le-champ, et d'accuser ensuite le pouvoir exécutif de faire le mort et de ne pas savoir réprimer tous ces excès. La position du Roi était affreuse et s'aggravait journellement. Loin de réprimer les insurrections quotidiennes des différents corps de l'armée, l'Assemblée les favorisait et accueillait toutes les dénonciations des soldats contre les officiers nobles et même contre le ministre de la guerre, dans le but d'avoir un prétexte pour chasser tous les officiers nobles et les remplacer par d'autres qui leur seraient dévoués et sur lesquels elle pourrait compter. Elle démontra son peu de respect pour la personne du Roi, en passant à l'ordre du jour sur une lettre que lui écrivit ce prince pour se plaindre de cette conduite. Elle était furieuse contre M. de Lessart, qui, craignant les suites d'une guerre entre la France et toutes les puissances de l'Europe, faisait tout ce qui dépendait de lui pour l'éviter. Les factieux de l'Assemblée, voulant absolument le trouver en faute, chargèrent le comité des douze d'examiner sa conduite. Brissot se chargea du rapport qui en fut fait à l'Assemblée, y dénonça formellement M. de Lessart et proposa un décret d'accusation contre ce ministre. Il n'avait pas, disait-il, donné connaissance à l'Assemblée de toutes les pièces qui prouvaient un concert entre les diverses puissances de l'Europe contre la sûreté et l'indépendance de la France; il avait affecté de douter de leurs intentions, leur avait donné une idée fausse de la situation du royaume, n'avait pas su faire respecter la France dans ses correspondances avec l'Empereur, dont on l'eût cru plutôt le ministre que celui de l'Assemblée; avait demandé la paix, traîné les négociations en longueur, négligé ou trahi les intérêts de la nation, et avait même refusé d'obéir aux décrets de l'Assemblée, en retardant l'envoi de celui de la réunion du comtat d'Avignon à la France, retard qui avait été la cause des crimes qui s'y étaient commis. Il conclut par demander à l'Assemblée de charger le pouvoir exécutif de le faire conduire à Orléans, pour y être jugé par la haute cour nationale. Plusieurs membres de l'Assemblée s'opposèrent à l'iniquité de cette accusation, qui enlevait à l'accusé les moyens de se défendre, et demandèrent qu'on produisît au moins les pièces à l'appui. On n'eut aucun égard à leur demande, et le décret fut prononcé. Les factieux, fiers de ce succès, s'écrièrent qu'ils espéraient bien qu'on userait de la même sévérité envers le ministre de la justice; mais l'Assemblée, ne trouvant pas que ce fût encore le moment, ne donna aucune suite au désir qu'ils venaient d'exprimer. M. de Lessart, craignant la fureur populaire à la suite d'un pareil décret, s'éloigna de chez lui et informa le lendemain le directoire du lieu de sa retraite. Il fut conduit sur-le-champ à Orléans. Il écrivit à l'Assemblée avant son départ une lettre très-noble, pour se plaindre de l'accusation prononcée contre lui sans qu'on lui eût laissé la possibilité de se justifier, ajoutant que, fort de son innocence, il était loin de redouter le jugement qui serait prononcé, et qu'il regrettait seulement que l'Assemblée ne l'eût pas mis à portée d'obtenir d'elle-même la justice qu'il attendait du tribunal auquel elle l'avait envoyé. M. de Lessart était sincèrement attache à la personne du Roi. Mais, effrayé de la situation critique de ce prince, et influencé par les constitutionnels, il n'eut pas la force de résister à leurs insinuations, et il contribua aux démarches de faiblesse qu'on lui reprocha avec raison. Il espérait par là le garantir des malheurs qui le menaçaient, et il en reconnut trop tard le danger. Il montra dans sa captivité beaucoup de courage et un grand attachement pour le Roi, à qui il fit même parvenir d'Orléans des avis utiles sur les dangers que courait sa personne, par les manoeuvres de cette horrible Assemblée. Péthion, à la tête de la commune de Paris, n'eut pas honte de venir remercier l'Assemblée du décret rendu contre M. de Lessart, et de la preuve qu'elle venait de donner que la responsabilité n'était pas un vain mot, et que le glaive de la loi se promènerait indistinctement sur toutes les têtes. On se doute bien des applaudissements que lui valurent de pareils propos, qui furent accompagnés des honneurs de la séance. La position du Roi était affreuse. Désolé de l'emprisonnement de M. de Lessart, il n'avait aucun moyen de le soustraire à la vengeance de ses accusateurs. Il ne pouvait réprimer aucun désordre, ni faire agir ses ministres sans les exposer au même sort. Craignant pour M. Bertrand la malveillance de l'Assemblée, qui brûlait du désir de trouver matière à le mettre aussi en accusation, il lui demanda sa démission, ainsi qu'à M. Tarbé. M. Bertrand possédait la confiance du Roi et la méritait. La fermeté de son caractère ne se démentit jamais, non plus que son profond attachement pour le Roi, qui éprouva le regret le plus vif de ne pouvoir le conserver dans le ministère. Il ne lui retira pas sa confiance; mais dans l'état où l'Assemblée avait réduit la puissance royale, il était difficile de donner de bons conseils. Malgré les dangers qu'il courait, M. Bertrand resta constamment auprès du Roi, jusqu'au moment où les factieux, s'étant emparés de sa personne, en éloignèrent par la violence ses plus fidèles serviteurs. En quittant le ministère, M. Bertrand rendit un compte si détaillé et si exact de son administration, que l'Assemblée, malgré la haine qu'elle lui portait, ne put trouver matière à accusation. Ce compte rendu augmenta encore les regrets de voir sortir du ministère un homme qui en avait rempli les fonctions avec tant de distinction. M. de Narbonne, qui n'aimait pas M. Bertrand, et qui avait travaillé à l'éloigner du ministère, désirant conserver sa place de ministre, imagina un moyen qu'il crut infaillible pour ne pas être obligé de donner sa démission, et qui eut un effet tout contraire à celui qu'il en attendait. Il se fit écrire par MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, que le salut de l'État dépendait de sa stabilité dans le ministère, le tout accompagné de beaucoup d'éloges de sa personne et de sa conduite. Ne doutant pas que la publicité de ces lettres ne lui assurât l'opinion publique, qui forcerait le Roi à le conserver dans sa place, il les fit imprimer et distribuer dans tout Paris, la veille du jour où M. Bertrand devait être dénoncé. Il y joignit sa réponse, dans laquelle il donnait les plus fortes assurances de son patriotisme. Il avait la bassesse de comparer ses sentiments à ceux de M. Bertrand, que, tout en l'estimant, disait-il, il ne pouvait s'empêcher de blâmer dans sa conduite ministérielle. Cette démarche produisit le plus mauvais effet. Le public indigné en fit justice. Le Roi lui demanda sa démission, et les Jacobins se virent avec plaisir débarrassés d'un ministre lié avec les constitutionnels, qu'ils détestaient encore plus que les royalistes. Plusieurs membres de l'Assemblée voulaient lui faire subir le même sort qu'à M. de Lessart. Le plus grand nombre ayant demandé qu'il fût entendu, Quinette s'y opposa fortement, tout en soutenant l'utilité de son accusation. Il ajouta: «Croyez-vous que si l'on eût entendu M. de Lessart, l'Assemblée l'eût envoyé à Orléans?» On eut honte de renouveler le même scandale, et il ne fut plus question d'accusation. M. de Narbonne déclara qu'il allait partir pour combattre sur la frontière les ennemis de la patrie, et il quitta prudemment Paris, dont le séjour aurait pu lui être funeste. M. de Grave le remplaça au ministère de la guerre. Il était constitutionnel par principes, mais honnête homme et attaché au Roi, quoique vivant dans la société de M. le duc d'Orléans. Faible par caractère et redoutant la puissance des Jacobins et de l'Assemblée, il les flattait l'un et l'autre, et ses discours se ressentaient de sa pusillanimité. Cette conduite le fit taxer de jacobinisme, quoiqu'il en détestât les principes. Incapable de se porter à aucun excès, il ne put conserver sa place au delà de six semaines. Le Roi, voyant l'impossibilité de conserver aucun ministre sans l'exposer à la persécution des Jacobins, qui subjuguaient alors toute la France, se détermina à essayer d'un ministère composé de gens de leur parti. Il espérait par cette mesure calmer leur fureur, qui s'accroissait de jour en jour, ouvrir les yeux de la nation par ce dernier essai et ôter aux malveillants le prétexte de l'accuser de tous les désordres qui se commettaient dans toutes les parties du royaume. Il nomma en conséquence ministre de l'intérieur M. Roland de la Platière; de la marine, M. de la Coste; des affaires étrangères, M. Dumouriez, et M. Clavière, des contributions. M. Davanthon, avocat de Bordeaux, remplaça peu après M. du Tertre, et M. de Grave, nommé depuis peu de jours ministre de la guerre, resta pour le moment chargé de ce département. Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part de ces diverses nominations, et lui marqua que, profondément affecté des maux qui affligeaient la France, il avait d'abord nommé, pour exécuter les lois, des hommes recommandables par l'honnêteté de leurs principes; mais que ceux-ci ayant quitté le ministère, il les remplaçait par des hommes accrédités par leurs opinions populaires; que l'Assemblée ayant souvent répété que c'était le seul moyen de faire marcher le gouvernement, il l'employait dans l'espoir d'établir l'harmonie entre les deux pouvoirs, et d'ôter aux malveillants tout prétexte d'élever des doutes sur sa volonté de concourir de toutes ses forces à tout ce qui pouvait être utile à la France. Roland de la Platière était un chef de manufacture, qui entendait mieux cette partie que l'administration d'une monarchie. Il ne respirait que l'amour de la liberté et de l'égalité, regardant comme action vertueuse tout ce qui pouvait y conduire, et ne désapprouvant point les crimes dont la liberté était l'objet. De pareils principes le firent accuser d'avoir contribué à l'amnistie accordée aux brigands d'Avignon. Il poursuivit avec acharnement les émigrés, la ruine des grands propriétaires, l'abaissement ou la mort des aristocrates, et la destruction du trône. Il n'était pas moins animé contre les brigands, les assassins, les anarchistes et les dilapidateurs de la fortune publique; ce qui lui valut dans son parti le nom de vertueux Roland. Sa femme avait beaucoup d'esprit et une ambition excessive, qu'elle cachait sous le voile de la modestie. Elle partageait d'ailleurs tous les sentiments de son mari, à qui elle fut fort utile dans l'exercice de son ministère, dont elle faisait presque tout le travail. Dumouriez, avec de l'esprit et des moyens, avait aussi une ambition démesurée et d'autant plus dangereuse qu'il n'avait aucun principe. Tout moyen lui paraissait bon pour la satisfaire. Il caressait toujours le parti dominant et en changeait dès que son intérêt l'exigeait. Après avoir contribué à la chute du trône, dégoûté des Jacobins, il voulut tenter de le rétablir, lorsqu'il y avait peu d'espoir d'y pouvoir réussir. Sa vanité et son indiscrétion firent échouer tous ses projets, et il fut, à son tour, forcé d'émigrer et d'imiter la conduite de ceux qu'il avait si durement blâmés dans l'exercice de son ministère. Clavière, ami de Brissot et de Grégoire, auquel il s'était associé pour le soulèvement des colonies, voulut singer M. Necker, dont il n'avait ni les qualités ni l'intégrité. Ambitieux et agitateur par caractère, il écrivit et agita le peuple pour faire parler de lui et arriver au ministère. La Coste était un jacobin insignifiant, qui suivit la route que lui tracèrent ses confrères. Cette nomination déconcerta les Jacobins, qui ne purent s'empêcher de dire en parlant du Roi: «Si ce diable d'homme nous cède sur tout, quel prétexte donner à sa destitution?» Sa condescendance ne les empêcha pas de contribuer à entraver les opérations des diverses administrations, de tonner ensuite contre ces nouveaux ministres et de les accuser, et le Roi par contre-coup, de ne pas savoir arrêter les désordres dont eux-mêmes étaient les auteurs. Les ministres vinrent présenter leurs hommages à l'Assemblée en entrant au ministère, se parant de leurs vertus civiques et lui promettant la plus entière obéissance. Ils n'oublièrent pas l'éloge de ses glorieux travaux, qu'ils promirent de seconder par leur empressement à faire exécuter ses décrets. Les ministres du Roi, ajouta M. Roland, ne sont que les ministres de la Constitution, par laquelle le Roi règne et les ministres existent. Cayer de Gerville, avant de donner sa démission, se crut obligé de présenter à l'Assemblée un aperçu de la situation de la France. Il en attribua les malheurs aux insouciants, aux égoïstes et à la corruption des moeurs. Il parla de la nécessité d'une régénération où l'on ne ferait point entrer la religion, qu'il regardait comme inutile, et il s'emporta contre les prêtres sermentés et insermentés, soupirant après le jour où les rois et les peuples ne s'occuperaient plus de religion. Tout en approuvant la formation des clubs, qui avaient été nécessaires à l'établissement de la Révolution, il leur reprocha leur conduite actuelle et nommément le mépris qu'ils témoignaient pour une constitution jurée par tous les Français. M. de Vaublanc, effrayé des progrès de l'anarchie et revenu des opinions qu'il avait professées à l'ouverture de l'Assemblée, reprocha à celle-ci d'avoir favorisé trop longtemps l'insubordination du peuple. Il appuya fortement sur l'impossibilité de faire cesser les crimes et les malheurs qui désolaient la France, si l'Assemblée ne s'occupait de faire de bonnes lois clairement exprimées, si elle ne faisait pas respecter l'autorité du Roi, et si elle se permettait de tracasser les ministres dans l'exercice de leurs fonctions, au lieu de se borner à les punir s'ils se trouvaient en contravention avec la loi. Il proposa ensuite l'établissement d'un comité qui tiendrait registre de toutes les dénonciations portées contre eux, lesquelles seraient mises toutes à la fois sous les yeux de l'Assemblée. On n'eut aucun égard à ces représentations. Elles étaient trop éloignées des vues de la majorité pour être non-seulement adoptées, mais même écoutées paisiblement. Bien plus, un orateur du faubourg Saint-Antoine vint à l'Assemblée accuser le Roi de tous les malheurs de la France, et l'assurer qu'elle pouvait compter sur le secours des piques. «Il vaut mieux, ajouta-t-il, servir la nation que les rois, qui passent, eux, leurs ministres et leur liste civile, tandis que les droits de l'homme, la souveraineté nationale et les piques ne passeront jamais.» L'Assemblée ne rougit pas d'accorder à l'orateur les honneurs de la séance. Une pareille conduite ne permit pas d'être étonné de voir Bassal-Cavé, constitutionnel de Versailles et jacobin outré, s'unir à Thurcoi et autres scélérats de son parti, pour solliciter une amnistie en faveur des auteurs des massacres de la glacière d'Avignon; et La Source prétendit qu'elle ne pouvait être refusée, puisque l'Assemblée précédente en avait accordé une aux aristocrates, dans laquelle l'infâme Bouillé avait été compris. La majorité, éprouvant une espèce de honte de la prononcer expressément en faveur des scélérats qui en étaient l'objet, décréta, sans les nommer, une amnistie générale pour tous les crimes relatifs à la Révolution commis dans les deux comtats jusqu'au 8 octobre 1791. Plusieurs représentants, consternés de cette effroyable séance, ne purent s'empêcher de témoigner l'horreur que leur inspirait l'impunité accordée à de pareils crimes, et la honte qui en rejaillirait sur l'Assemblée. Mais ils ne furent point écoutés, et le décret fut proclamé tel qu'il avait été proposé. Un grand nombre de députés gémissaient intérieurement des décrets que rendait journellement l'Assemblée; mais contenus par la terreur, ils cherchaient même à capter sa bienveillance par des propositions qu'ils savaient devoir lui être agréables. M. Pastoret, membre de l'instruction publique, proposa, par mesure d'économie, la suppression des professeurs, blâmant la bêtise de l'ancienne éducation, se moquant des quatre facultés, des cérémonies religieuses qui s'y pratiquaient, et promettant des merveilles de la nouvelle éducation, qui, fondée sur la philosophie, procurerait la régénération complète du peuple français. La suppression des professeurs fut décrétée. Elle fut suivie, peu après, d'un autre décret, portant celle de tous les Ordres religieux, de toutes les confréries, des congrégations, même de celle des Soeurs de la Charité, avec la défense absolue de porter aucun costume ecclésiastique hors de l'intérieur des temples. On ne peut se faire une idée de l'indécence de cette séance: Torné, Fauchet, Gay, Vernon et autres évêques constitutionnels jetèrent en pleine Assemblée leur croix et leur calotte, accompagnant cette action des discours les plus impies et les plus déplacés, ce qui leur valut de grands applaudissements. Le vendredi saint fut choisi pour cette fête aussi scandaleuse que dégoûtante; et, pour que rien n'y manquât, des prêtres mariés vinrent à la barre avec leurs enfants, dont ils firent hommage à l'Assemblée. François de Neufchâteau profita de l'occasion pour renouveler ses invectives contre les prêtres et la religion, déclara le christianisme une religion insociable et dangereuse, se prosternant toujours devant le despotisme; il la mit en opposition avec le club des Jacobins, protecteur des malheureux, qu'elle ne cessait d'opprimer. Courtaud demanda qu'on tolérât tous les cultes, excepté le culte catholique, que nos lois ont montré, disait-il, le projet de détruire, en détachant le clergé du Pape par des élections populaires. Cette séance se termina par une motion de Le Quinio, qui proposa, pour enrichir la nation, de détruire tous les monuments en bronze qui existaient dans toute la France, de les convertir en sous, et de se servir de cette monnaie pour toute espèce de payement. Cette motion, toute ridicule qu'elle était, fut renvoyée au comité des finances. Elle n'eut cependant aucune suite. La ville d'Arles, n'ayant plus voulu ployer sous le joug des Jacobins, éprouva l'animadversion de l'Assemblée d'une manière bien sensible. Les gardes nationales des environs de cette ville, sous prétexte d'en protéger les patriotes, se mirent en marche pour désarmer les habitants. Les Arlésiens, décidés à s'y refuser, mirent leur ville en état de défense, bien déterminés à combattre s'il le fallait. Les factieux, furieux d'une résistance à laquelle ils ne s'étaient pas attendus, envoyèrent des députés pour dénoncer cette ville à l'Assemblée, comme un foyer d'aristocratie, et toujours prête à prendre part aux troubles du Midi. Les Arlésiens en envoyèrent, de leur côté, pour justifier leur conduite et prouver leur soumission aux lois et aux autorités. Mais leurs ennemis l'emportèrent. On changea les administrateurs et l'on décréta l'envoi de deux régiments pour opérer le désarmement, s'ils s'opposaient à l'exécution du décret. CHAPITRE XIX ANNÉE 1792 Continuation des troubles.--Désarmement du régiment d'Ernest par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de Marseillais.--Les Suisses rappellent ce régiment.--Mort de l'Empereur.--Assassinat du roi de Suède.--Honneurs rendus aux déserteurs de Châteauvieux.--M. de Fleurieu est nommé gouverneur de Mgr le Dauphin.--Le Roi est forcé de déclarer la guerre aux puissances.--Son début peu favorable aux Français.--L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir en France une république.--Déclamation contre les nobles et les prêtres.--Abolition des cens et rentes.--Éloignement des Suisses de Paris. La ville de Marseille était gouvernée par le club des Jacobins. Ceux-ci, inquiets de voir dans cette ville le régiment d'Ernest, dont ils ne pouvaient corrompre la fidélité, s'unirent à la municipalité pour en demander l'éloignement. M. de Grave eut l'imprudence d'accéder à leur demande et de l'envoyer à Aix. Les Marseillais, qui voulaient enlever toute possibilité de se défendre aux villes qui les environnaient, ne purent souffrir ce régiment encore si près d'eux. Ils se mirent en marche, au nombre de deux mille environ, avec des canons, dans l'intention de le désarmer. M. de Barbantane, qui commandait à Aix, les laissa entrer tranquillement dans la ville, quoique le régiment en bataille offrit de marcher contre eux. Sous prétexte d'éviter l'effusion du sang, M. de Barbantane et la municipalité entrèrent en pourparler avec eux et ordonnèrent au régiment de rester dans ses casernes. Les Marseillais, qui ne perdaient pas leur temps à les écouter, après avoir tenté inutilement de corrompre la fidélité des soldats, par l'appât du pillage des caisses et des effets du régiment, marchèrent contre les casernes, les entourèrent, tirèrent sur elles et demandèrent la sortie du régiment de la ville et son désarmement. M. de Barbantane et la municipalité en donnèrent l'ordre. M. de Watteville, qui commandait le régiment, n'ayant aucun moyen de résistance et voulant éviter un massacre, l'assembla et lui ordonna de se tenir prêt à exécuter ses ordres, se rendant responsable auprès des cantons de son obéissance. Il donna ensuite l'ordre de déposer les armes et de sortir de la ville, qu'il traversa à la tête du régiment au milieu des pleurs de tous les honnêtes gens. A peine en fut-il sorti que la multitude se précipita sur les casernes, et pilla les caisses et les effets laissés sur la foi publique. Les Marseillais, avant de quitter la ville, entrèrent dans la maison de madame Audibert de Ramatheul, femme d'un conseiller du parlement d'Aix, la bouleversèrent pour se faire livrer les armes qui s'y trouvaient, et lui montrèrent les cordes qu'ils avaient apportées pour pendre son beau-frère, ecclésiastique insermenté, qui était heureusement absent, ainsi que M. Audibert. Les mêmes Marseillais, en retournant chez eux, entrèrent à Apt et désarmèrent ceux des habitants qui leur étaient suspects. Le silence de l'Assemblée sur de pareils désordres mit les provinces méridionales sous le joug des Jacobins, et la persécution des honnêtes gens en devint la suite nécessaire. Le canton de Berne, ayant appris le désarmement du régiment d'Ernest, écrivit au Roi pour lui en demander le rappel, un régiment désarmé ne pouvant plus être utile à son service; il protesta en même temps que tous seraient morts à ses pieds plutôt que de rendre leurs armes, s'ils avaient eu à soutenir une guerre ouverte. Il se plaignit de la conduite qui avait été tenue envers un régiment aussi fidèle, depuis plus d'un siècle qu'il était entré au service de nos rois; et il priait Sa Majesté de donner des ordres pour la sûreté de sa route et la restitution de ses armes, dont il avait été dépouillé d'une manière si indigne. Le régiment de Streiner, en garnison à Lyon, ayant appris que Dubois de Crancé avait opiné, dans le club des Jacobins de cette ville, pour le traiter de la même manière que celui d'Ernest, déclara au maire de la ville, par l'organe de M. de Saint-Gratien, son commandant, que tous verseraient jusqu'à la dernière goutte de leur sang plutôt que de rendre leurs armes. Sachant que M. du May, qui commandait dans cette partie de la France, avait plein pouvoir de les faire marcher vers la Provence, ils déclarèrent à M. du Hallot, commandant à Lyon, que, après la conduite qui avait été tenue à l'égard du régiment d'Ernest, ils n'obéiraient pas à cet ordre, et ne laisseraient diviser leurs bataillons que d'après l'autorisation du conseil souverain de leurs pays. Le grand conseil de Zurich remercia M. de Saint-Gratien de sa fermeté, et écrivit au Roi pour le prier de ne point employer ce régiment dans les provinces méridionales, et d'interdire la séparation de ses bataillons. La partie saine de la garde nationale, désirant trouver une occasion de témoigner publiquement ses sentiments pour le Roi et la famille royale, supplia la Reine avec tant d'instance d'aller à la Comédie italienne, qu'elle ne crut pas pouvoir s'y refuser. On fit jouer, ce jour-là, une pièce susceptible d'allusions, qui furent saisies avec transport par le public aux cris de: «Vive le Roi et la famille royale!» Ce qu'il y avait de Jacobins dans la salle voulut s'y opposer; mais n'étant pas les plus forts, ils furent obligés de céder. Décidés à prendre leur revanche, ils saisirent l'occasion d'une pièce appelée l'_Auteur d'un moment_, qui se donnait au Vaudeville, et où l'on tournait en ridicule Chénier et Palissot. Les royalistes ayant applaudi et fait répéter les airs les plus mordants, les Jacobins assemblèrent leurs cohortes et accablèrent d'injures les spectateurs. Comme ils étaient obligés de se contenir dans la salle, ils en sortirent et continuèrent d'injurier ceux qui n'étaient pas de leur parti, leur jetèrent des boules de neige et firent un tel vacarme, que les dames qui étaient au spectacle, craignant d'être insultées, se sauvèrent si précipitamment, qu'elles traversèrent même des tas de boue pour regagner leurs voitures. Ils ne s'en tinrent pas là; ils retournèrent le lendemain au Vaudeville; et malgré les remontrances du commissaire de police, ils forcèrent les acteurs à retirer la pièce du théâtre et à la brûler en leur présence. Personne n'osait s'opposer à ces furieux, dont l'audace croissait par l'assurance de l'impunité. L'empereur Léopold, frère de la Reine, fut atteint d'une maladie si aiguë, qu'elle l'emporta en trois jours. On apprit sa mort en même temps que sa maladie. Les Jacobins, qui se crurent débarrassés d'un ennemi, s'en réjouirent, sans réfléchir que, le cabinet de Vienne restant toujours le même et dans les mêmes principes, elle n'apporterait aucun changement dans la situation actuelle. La Reine en jugea ainsi. Elle se persuada qu'un prince de l'âge de François second, élevé par l'Empereur, mettrait plus d'activité dans une guerre que les bravades de la France vis-à-vis des puissances étrangères lui faisaient regarder comme inévitable. Elle fut trompée dans son attente, et la même lenteur exista dans les préparatifs de la cour de Vienne. L'assassinat du roi de Suède fit une grande sensation dans toute la France, et le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette nouvelle. J'étais chez Mgr le Dauphin, et M. Ocharitz, ministre d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage consterné, et il m'apprit le malheur dont on venait de recevoir la nouvelle. «Les ministres du Roi ne lui ont peut-être pas appris, me dit-il, cet horrible événement, et je crois utile que vous le lui fassiez savoir sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, avec Madame qui soupait tous les soirs avec le Roi et la Reine, et je priai cette princesse de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étais désolée d'avoir à lui apprendre un pareil malheur. Elle le savait déjà et me dit: «Je vois à votre visage que vous savez déjà la cruelle nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est impossible de n'être pas pénétré de douleur, mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre de ne pas éprouver un pareil malheur?» La Reine l'apprit à Madame, qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus touchante. On parla de l'âge du prince royal de Suède. «Je le sais bien, dit le Roi; j'appris sa naissance dans le moment où la Reine était près d'accoucher, et je lui dis:--Attendez-vous à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois, et peu de jours après (en regardant Madame) mademoiselle vint au monde.»--«Votre Majesté me permet-elle de lui demander s'il regrette sa naissance?»--«Non certainement», dit ce prince, en la serrant dans ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa avec une émotion qui attendrit la Reine et Madame Élisabeth, et produisit le sentiment le plus déchirant. La jeune princesse fondait en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a fait une si vive impression, surtout quand la pensée se reportait aux dangers que courait ce prince si aimant, dans un moment où il se livrait avec tant d'abandon aux sentiments qu'il éprouvait pour ce qu'il avait de plus cher au monde[2]. [2] Je ne puis m'empêcher de citer, à cette occasion, l'éloge de Madame par Durdent: «Louis XVI et la Reine étaient époux depuis huit année sans qu'aucun gage de leur union eût comblé leurs voeux et ceux des Français. Enfin le 19 décembre 1778, le Ciel leur accorda le plus rare, le plus précieux des présents, dont jamais parents aient pu s'enorgueillir: Marie-Thérèse-Charlotte, dite Madame, aujourd'hui duchesse d'Angoulême, naquit au château de Versailles; Madame, dont le nom sera dans les siècles les plus reculés, comme il l'est parmi nous, l'emblème de toutes les vertus; Madame, célébrée dans les chaumières comme dans les palais, aux extrémités de l'Europe comme au sein de la France, que l'on peut louer sans crainte d'être accusé d'adulation, parce que sa gloire est devenue depuis longtemps une gloire historique, et que jeune encore, la postérité a déjà commencé pour elle.» Quoique la famille royale n'eût conservé aucun espoir de la guérison du roi de Suède, elle éprouva cependant un grand saisissement en apprenant la mort de ce prince. «Nous faisons une grande perte, me dit la Reine; il avait conservé pour nous un véritable attachement, et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets, en quittant la vie, était de sentir que sa perte pourrait nuire à nos intérêts.» Ce prince témoigna jusqu'à la fin un courage, une présence d'esprit et une sensibilité remarquables. Il témoigna sa sensibilité de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyait consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brohé, de Fersen, et plusieurs autres grands seigneurs de sa cour. Ils s'étaient retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution qu'il avait opérée, et avaient cessé de paraître à la cour. Dès qu'ils eurent appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa personne. Le comte de Fersen, qui avait été son gouverneur, accablé de ce malheur, ne put dissimuler sa profonde affliction. Le Roi lui prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis différents, j'étais bien persuadé que vous seriez la première personne que je verrais auprès de moi.» Et il ajouta, en regardant le comte de Brohé et les autres seigneurs qui environnaient son lit: «Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.» La Reine fondait en larmes en me racontant la mort de ce prince. Il fut extrêmement regretté des Suédois, et l'on eut toutes les peines du monde à empêcher le peuple de mettre en pièces ceux qu'il soupçonnait d'avoir eu part à cet horrible assassinat. Les Jacobins, qui regardaient ce prince comme leur plus mortel ennemi, se réjouirent de sa mort, bien loin de se disculper d'y avoir contribué. Il laissa la régence à son frère, le duc de Sudermanie, et la petite anecdote que je vais raconter prouvera qu'il était loin de le soupçonner du rôle qu'il devait jouer dans la suite. Étant aux eaux d'Aix-la-Chapelle avec une personne de mes parentes, à qui il parlait avec confiance, il lui fit l'éloge le plus complet du duc de Sudermanie. Comme ma parente en parut étonnée, il lui dit ces propres paroles: «On a dit de grandes faussetés sur son compte; il s'est toujours bien conduit, et j'ai pour lui estime et confiance.» Il était impossible de voir une position plus triste et plus inquiétante que celle de la famille royale à cette époque. Le ministère était composé de ses plus mortels ennemis, qui l'entouraient d'espions, même dans son intérieur, au point que le Roi et la Reine employèrent plusieurs fois mon valet de chambre pour faire entrer dans leur cabinet particulier des personnes à qui ils désiraient parler secrètement. Toutes leurs lettres étaient ouvertes; et pour obvier à cet inconvénient, ils étaient obligés de se servir d'un chiffre très-long à écrire et à déchiffrer, mais impossible à découvrir quand on n'en avait pas la clef. La Reine passait toutes ses matinées à écrire et le Roi à lire et à faire des notes sur tout ce qui se passait. Ses conseils étaient autant de supplices; et il avait besoin de toute sa religion et de sa résignation pour supporter avec patience une situation aussi violente que la sienne. Il était convaincu qu'il finirait par être victime des factieux; mais persuadé que désormais tout ce que l'on pourrait tenter en sa faveur ne ferait qu'en hâter le moment et entraîner sa famille dans le même malheur, il se résigna à son sort, et attendit avec courage ce que le Ciel déciderait pour lui. Il éprouvait une extrême sensibilité des marques d'attachement qu'on lui donnait dans sa cruelle situation, et j'eus l'occasion de l'éprouver. La place de gouvernante des Enfants de France me donnait le droit de travailler directement avec Sa Majesté. Je lui présentais les comptes de leurs dépenses, qui, par le bon de la main du Roi, étaient acquittées sur-le-champ au trésor royal. Je fus chez ce prince à l'époque ordinaire des payements, et je lui présentai le compte de ma dépense, qu'il prit sans y regarder, me disant: «Je sens tout le prix de votre attachement, et vous répondez à ma confiance de manière à n'avoir jamais besoin de regarder votre travail. C'est une grande consolation de trouver des sujets fidèles.»--«Votre Majesté en a encore de bien dévoués, et qui donneraient leur vie pour elle.»--«Ah! pourrais-je exister si je n'avais pas cette croyance an milieu de tous les malheurs qui m'accablent!» Je ne pus me contenir, et je fondis en larmes: «Remettez-vous, me dit ce bon prince, et qu'on ne vous voie pas sortir de chez moi dans cet état.» Je vins dans ma chambre le coeur navré. J'éprouvais souvent de pareils sentiments, mais je ne me permettais pas de m'y livrer. Il était trop essentiel de distraire Mgr le Dauphin, et de ne pas laisser l'effroi et la mélancolie s'emparer de son esprit dans un âge aussi tendre. Je cherchais au contraire à lui donner du courage en causant et riant avec lui. Les quarante soldats de Châteauvieux, sortis des galères par le bienfait de l'amnistie, furent conduits en triomphe à Paris par des habitants de Versailles, qui firent demander la permission de paraître avec eux à la barre de l'Assemblée. Un grand nombre de ses membres se récrièrent contre un pareil scandale, et M. de Gouvion s'élança à la tribune pour en faire sentir toute l'atrocité: «Comment pourrai-je voir, s'écria-t-il, l'assassin de mon frère, du vertueux Desilles, et de tant d'autres victimes de leur obéissance à la loi!»--«Eh bien, sortez!» lui cria Choudieu.--«Le malheureux n'a donc jamais eu de frère?» répondit Gouvion, qui, sortant de l'Assemblée, y envoya sur-le-champ sa démission. Malgré l'opposition qu'éprouvèrent les factieux pour laisser recevoir à la barre de pareils scélérats, ils obtinrent pour eux non-seulement l'admission, mais encore les honneurs de la séance, au milieu des cris et des vociférations des galeries contre les opposants à cette horrible décision. Le ci-devant comédien Collot d'Herbois les présenta à l'Assemblée, en y faisant un discours marqué au coin de la folie républicaine. Il les représenta comme des victimes du despotisme militaire, dont l'âme brûlait dans les fers du beau feu de la liberté: «En prenant l'habit national, dit-il, ils ont fait serment de la défendre, et le réitèrent devant vous.» Ils étaient entrés dans la salle au son du tambour, précédés d'une centaine de gardes nationaux, de femmes et d'enfants bien et mal vêtus, de quelques individus habillés en Suisses et en invalides, et des vainqueurs de la Bastille le sabre à la main. Ils faisaient voltiger des drapeaux donnés à la galerie par des patriotes des départements, criant à tue-tête: «Vivent l'Assemblée nationale, nos bons députés et nos frères de Châteauvieux!» et ils chantaient l'air _Ça ira_, etc. Gauchon, patriote du faubourg Saint-Antoine, qui marchait à leur tête, fit hommage à l'Assemblée des nouvelles piques que les hommes du 14 juillet avaient fait fabriquer, et la pria d'en agréer la dédicace. Un décret la fixa au dimanche suivant, jour où la municipalité donnait une fête aux déserteurs de Châteauvieux, et ordonna l'impression de la belle harangue de Collot d'Herbois. Le dimanche 15 avril fut le jour de la fête triomphale de ces misérables déserteurs. On promena, du faubourg Saint-Antoine à la Bastille et de la Bastille au Champ de Mars, un char de triomphe surmonté d'une figure de la Liberté en carton, qui chancelait à chaque pas. On portait devant ce char deux sarcophages qui étaient censés renfermer les ossement des révoltés qui avaient été tués à Nancy. Ils étaient suivis d'un grand nombre de personnes qui portaient des bannières, des emblèmes et des inscriptions, et ne cessaient de crier: «Vivent la nation, la liberté et les sans-culottes!» On brûla dans des réchauds, sur l'autel de la patrie, des parfums de très-mauvaise odeur; une musique détestable chantait: «_Ça ira!_» et des airs patriotiques, et l'on dansa autour de l'autel après y avoir récité des vers de Chénier, Péthion, Manuel, Danton, Robespierre, quelques autres municipaux et plusieurs autres députés n'eurent pas honte de prendre part à un pareil cortége. Il passa devant la place Louis XV, où l'on trouva la statue de ce prince coiffée d'un bonnet rouge et couverte d'un voile aux trois couleurs. On avait heureusement fermé les Tuileries ce jour-là, et la garde nationale se conduisit si bien pendant cette journée, que l'ordre ne fut pas troublé, un seul instant durant cette ridicule et indécente promenade. Ces misérables déserteurs allèrent quêter dans tout Paris pour subvenir aux frais de cette fête, et poussèrent l'audace jusqu'à venir aux Tuileries. Ils n'étaient que cinq ou six; ils s'adressèrent, suivant l'usage, au premier valet de chambre du Roi. C'était M. de Chamilly qui était alors de quartier, excellent homme, extrêmement dévoué à Sa Majesté. Effrayé des suites d'un refus dans un moment d'une telle effervescence, il donna sans hésiter la somme usitée pour les quêtes faites à Sa Majesté, ainsi que le billet d'usage, qui, présenté chez la Reine et les autres membres de la famille royale, faisait donner à chacun une somme proportionnée au rang qu'il occupait. C'étaient ordinairement les premiers valets de chambre et les premières femmes de chambre qui étaient chargés de ces offrandes, dont on ne parlait même pas aux princes et aux princesses. Comme on ne donnait rien sans mes ordres pour les Enfants de France, on vint me demander pour ces malheureux déserteurs. Je répondis qu'il n'était pas d'usage que Mgr le Dauphin donnât à de nouvelles quêtes. On me produisit les billets du Roi et de la Reine, qui me consternèrent, et il n'y eut pas moyen de s'y refuser. C'était un jour de Cour, et je montai chez Mgr le Dauphin, chez qui la Reine recevait. J'étais encore tout ahurie d'une pareille audace; la Reine s'en aperçut et m'en demanda la raison. Je lui dis ce qui s'était passé, et l'impossibilité où j'avais été de ne pas faire pour Mgr le Dauphin ce qui avait été fait pour Leurs Majestés. La Reine, sans rien dire, alla à la messe avec le Roi; et quand toute la Cour fut partie et qu'elle se trouva seule avec ses enfants, elle se permit quelques représentations sur l'argent donné à ces vilains galériens. Le Roi en fut indigné, et ne pouvant encore le croire, il envoya chercher M. de Chamilly, qui excusa sa conduite par la crainte qu'il avait eue des inconvénients d'un refus. Le Roi lui fit des reproches sévères sur une condescendance aussi déplacée, qu'il n'aurait pas dû se permettre sans son aveu; et le pauvre homme, qui n'avait agi ainsi que par un motif d'attachement mal calculé, s'en retourna effrayé. Le petit Dauphin, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, était furieux, et attendait avec impatience le moment où nous serions seuls pour me dire ce qu'il en pensait: «Concevez-vous, madame, une conduite aussi lâche que celle de M. de Chamilly? Qu'est-ce qu'on dira dans le public quand on saura que nous avons donné à ces vilaines gens-là? Si j'avais été papa, j'aurais ôté sa place à M. de Chamilly, et je ne l'aurais jamais revu.»--«Vous êtes, lui dis-je, bien sévère pour un vieux serviteur du Roi, et qui lui est profondément attaché. Il a fait une grande faute, j'en conviens, mais par un bon motif et sans avoir réfléchi sur l'inconvenance de sa démarche.»--«Vous avez raison, me répondit-il avec vivacité, mais je lui aurais dit: «Vous avez fait une grande faute; je vous la pardonne pour cette fois, parce que vous m'êtes bien attaché; mais n'en faites plus de semblable, car vous passeriez la porte.» C'est ce même M. de Chamilly qui suivit le Roi au Temple, bien persuadé que cela lui coûterait la vie. Il échappa comme par miracle aux massacres du 2 septembre à la Force, et fut une des victimes du régime de la Terreur en 1794. Mgr le Dauphin avait l'esprit le plus juste, et il était né avec une élévation d'âme qui lui était naturelle. Il avait le mensonge en horreur, le regardant comme une bassesse; et il était doué d'une telle vérité, qu'il était le premier à m'avouer les fautes qu'il avait faites, sans que j'eusse besoin de m'adresser à d'autres qu'à lui pour le savoir. Quand il voyait chez moi des personnes qu'il savait être attachées au Roi et à la Reine, il leur disait toujours des choses aimables et obligeantes. Il était d'un caractère vif et impétueux, et avait quelquefois des colères assez fortes. Quand elles étaient passées, il en était si honteux, qu'il s'emportait contre lui-même, surtout si sa colère avait eu lieu devant quelques personnes: «Quelle opinion aura-t-on de moi dans le monde!» disait-il tout en larmes, et il leur demandait instamment de n'en pas parler. Il était adoré de tous ceux qui l'approchaient, et l'on ne pouvait s'empêcher d'être attendri en voyant tous les dangers que courait un enfant aussi aimable, et qui donnait de si grandes espérances. Les ministres, ne se regardant que comme les créatures de l'Assemblée, ne pensaient qu'à lui donner des preuves de leur soumission à ses volontés. Roland lui écrivit comme un événement tout naturel que Jourdan et les autres criminels détenus en prison dans le palais d'Avignon pour les crimes par eux commis les 16 et 17 octobre et autres assassinats, avaient été délivrés publiquement par quatre-vingts personnes vêtues en gardes nationaux; que cet événement s'était opéré en plein jour et avec la plus grande tranquillité, devant les citoyens de Nîmes qui avaient, ce jour-là, la garde des prisons. Genty, membre de l'Assemblée, ajouta qu'ils avaient été portés en triomphe, et demanda que le ministre de l'intérieur eût à rendre compte des mesures qu'il avait prises pour mettre la société à l'abri de pareils brigands. On accueillit sa demande par des cris et des huées, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Tous les brigands des provinces méridionales, réunis à ceux des pays étrangers, avaient formé un corps d'armée au nombre de quatre mille hommes, sous le nom de Marseillais. Ils avaient quatre pièces de canon, et parcouraient les provinces en commettant toute sorte d'excès. Le ministre de la guerre, qui, d'après le décret de l'Assemblée, avait donné l'ordre de faire marcher deux régiments en Provence pour y rétablir la tranquillité, mourant de peur des jacobins, représenta à l'Assemblée que l'envoi de ces régiments effrayait les patriotes de Marseille; qu'Arles, Carpentras et Avignon étant parfaitement tranquilles, il n'y avait plus lieu à leur départ; que c'était leur présence qui excitait l'effervescence des bons patriotes, et que, d'après cette conviction, il avait proposé au Roi de retirer les troupes de Lyon, voeu formé par la municipalité de cette ville; qu'on exagérait toutes les craintes, et que les ministres du Roi ne craignaient pas de se confier à la nation, qui méritait cette confiance par sa conduite et son patriotisme. Guadet appuya ces avis, en disant que les circonstances ayant changé par la soumission des villes aristocrates, il fallait révoquer le décret de l'envoi des troupes, puisque l'oppression des patriotes en était le seul objet. Genty, indigné, représenta que les brigands jouissaient seuls de cette tranquillité; que les patriotes d'Avignon étaient libres et les châteaux brûlés. On le rappela à l'ordre avec un bruit épouvantable, et la proposition fut convertie en décret. Les brigands, n'éprouvant plus aucun obstacle, marchèrent vers Lyon avec leur petite armée. L'affreuse majorité de l'Assemblée, qui ne perdait point de vue le renversement du trône et qui comptait s'en servir pour l'exécution de ses desseins, n'avait garde de s'opposer à leur marche; elle les laissait traverser tranquillement le royaume et s'approcher successivement de Paris, pour les employer quand il en serait temps. Les ministres forcèrent encore le Roi à écrire au nouvel empereur pour lui faire sentir la nécessité d'épargner l'effusion du sang, qui ne pouvait manquer d'être répandu s'il s'obstinait à s'opposer à l'établissement de la Constitution française. Il lui représentait que, malgré les calomnies dont on l'accablait, elle méritait l'estime des peuples; que, comme représentant héréditaire de la nation, il avait juré de vivre libre ou de mourir avec elle, et qu'il était résolu de la soutenir. Il était facile de reconnaître dans cette lettre le style de M. Dumouriez, ministre des affaires étrangères. Il en écrivit une, en même temps, au marquis de Noailles pour être communiquée à l'Empereur. Elle ne contenait que des éloges de la nation française. On y conseillait à l'Empereur de ne point se commettre avec elle, de faire cesser les inquiétudes qu'il donnait à la France, et de ne point se mêler de son régime intérieur. On lui exposait, en outre, qu'en renonçant à son alliance, il s'exposait aux plus grands dangers et à se trouver sans alliés au milieu de ses ennemis naturels. L'avis de M. Dumouriez n'ayant fait aucune impression sur la cour de Vienne, M. le marquis de Noailles, qui n'avait plus à espérer de faire changer le système de cette cour, renouvela avec tant d'instances la demande de son rappel, qu'il parvint à l'obtenir et fut remplacé par M. de Maulde. On recevait chaque jour des nouvelles de pillages, de meurtres et d'incendies dans toutes les parties de la France. L'impunité accordée aux brigands et la persécution des honnêtes gens glaçaient d'effroi toutes les autorités. Personne n'osait remplir son devoir dans la crainte d'être accusé et de ne pouvoir faire entendre sa justification. M. de Vaublanc, effrayé de la situation de la France, monta à la tribune, et fit à l'Assemblée la peinture la plus vive de l'anarchie qui régnait dans toutes les provinces, où personne n'osait faire exécuter les lois. Il l'attribua à la puissance des clubs, qui dominaient l'Assemblée et lui avaient fait rendre un décret d'amnistie, que les brigands, sûrs de l'impunité avaient eux-mêmes anticipé; il déclarait qu'il était urgent que les ministres se concertassent avec l'Assemblée sur les moyens de rétablir l'ordre, sans quoi l'on verrait la perte de la France et de la liberté. Le Roi fit part à l'Assemblée du choix qu'il avait fait de M. Davanthon pour remplacer M. Duport du Tertre au ministère de la justice. Le nouveau ministre vint, suivant l'usage de ses collègues, lui présenter l'assurance qu'il ne serait jamais sorti de sa retraite s'il n'avait vu la liberté triompher du monstre à cent têtes, assurant qu'il se regarderait comme l'être le plus pervers s'il portait la moindre atteintes à la Constitution, et que s'il quittait le ministère, il n'aurait à se reprocher l'improbation de personne. M. Davanthon était un avocat de Bordeaux qui, quoique très-patriote, conserva cependant vis-à-vis du Roi une mesure de respect dont ses collègues ne lui donnaient pas l'exemple; et le prince n'eut point à s'en plaindre pendant la durée de son ministère. Mgr le Dauphin ayant atteint l'âge de sept ans, qui était l'époque où les princes devaient passer aux hommes, le Roi se trouva dans un grand embarras pour lui choisir un gouverneur. On parlait sourdement de lui ôter cette nomination, et Condorcet intriguait pour se faire nommer à cette place. Après une mûre délibération, le Roi jeta les yeux sur M. de Fleurieu, qui, étant lié avec tous les membres du parti constitutionnel, donnerait moins d'ombrage que tout autre. C'était, dans les circonstances où l'on se trouvait, le meilleur choix que l'on pût faire. M. de Fleurieu était un honnête homme; il avait de l'esprit et beaucoup d'instruction; il était fort attaché au Roi. Mais il était faible de caractère. Cette raison avait déterminé le Roi à choisir pour sous-gouverneurs du jeune prince deux officiers de marine, hommes de grand caractère et d'un courage à toute épreuve: l'un s'appelait M. de Marigni; j'ai oublié le nom de l'autre. M. de Fleurieu craignait de laisser approcher de Mgr le Dauphin des personnes qui eussent des droits antérieurs à l'estime de la famille royale. Il avait écarté, par cette considération, MM. du Pujet et d'Allonville, sous-gouverneurs du premier Dauphin, tous deux hommes de mérite; et cette même raison lui avait fait refuser la place de bibliothécaire du jeune prince à M. l'abbé Davaux, instituteur des deux Dauphins, qui s'était tellement distingué dans leur première éducation, que cette récompense lui était naturellement due. Le Roi et la Reine apprirent avec beaucoup de peine le mariage de M. de Fleurieu avec mademoiselle d'Arcambal. Il l'avait tenu caché jusqu'au moment où sa nomination avait été publique; et la société ainsi que la parenté de cette famille déplaisaient beaucoup à la Reine. Mais il n'y avait pas à revenir sur ce choix, et dans la triste position où était le Roi, on devait le regarder comme très-heureux. J'en eus personnellement une grande satisfaction, par la crainte que j'avais qu'un jacobin ne parvint à s'emparer de cette place et à pervertir l'heureux naturel de ce jeune prince, qui donnait de si grandes espérances. Madame d'Arcambal était fille de M. Le Normand d'Étiolles, mari de madame de Pompadour. Il l'avait eue du vivant de celle-ci, et la loi ne lui permettant pas de la reconnaître pour sa fille, il l'avait fait adopter à prix d'argent par un M. Dacvert, qui passait pour son père. Elle avait deux frères, enfants légitimes de M. Le Normand et d'une comédienne qu'il avait épousée après la mort de madame de Pompadour. Une pareille société, qui devait être naturellement celle de M. et de madame de Fleurieu, paraissait peu convenable à la Reine pour le gouverneur de Mgr le Dauphin. Elle redoutait, de plus, le caractère de madame d'Arcambal, qui avait le plus grand crédit sur l'esprit de M. de Fleurieu. Elle lui avait fait épouser sa fille, malgré l'extrême disproportion de son âge à celui de cette jeune personne, et l'on craignait avec raison l'empire qu'elle pouvait exercer sur elle. Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il avait fait de M. de Fleurieu pour gouverneur de Mgr le Dauphin, choix où il n'avait consulté que l'estime générale dont jouissait M. de Fleurieu, à cause de sa probité et de son attachement à la Constitution. Il ajoutait qu'il ne cesserait de lui recommander d'inspirer à son fils toutes les vertus qui conviennent au roi d'un peuple libre, et qu'il se rendrait digne de l'amour des Français par son attachement à la Constitution, son respect pour les lois et son application à tout ce qui pourrait contribuer au bonheur du royaume. Au lieu d'être touché d'une pareille lettre, Lasource n'eut pas de honte de parler du décret rendu par l'Assemblée constituante lors du retour du Roi de Varennes, pour faire nommer par les membres de l'Assemblée le gouverneur de Mgr le Dauphin, et de rappeler la liste ridicule des quatre-vingts candidats présentée à cette époque. Rouger prétendit que la lettre du Roi était inconstitutionnelle, et demanda qu'elle fût envoyée au comité de Constitution, pour décider qui, du Roi ou de la nation, devait faire cette nomination, étant extrêmement important de donner à ce jeune prince une éducation conforme aux sentiments et aux voeux du peuple français. L'Assemblée adopta le renvoi au comité: ce qui empêcha le Roi de remettre sur-le-champ Mgr le Dauphin entre les mains de M. de Fleurieu. Cependant celui-ci nomma les personnes qui devaient composer sa maison, en attendant qu'il pût remplir les fonctions de sa place. Comme l'éducation de Mgr le Dauphin ne souffrait point de ce retard, le Roi et la Reine attendirent avec patience le moment où ils pourraient mettre à exécution la volonté qu'ils avaient exprimée. La position du Roi devenait chaque jour plus affligeante, entouré comme il était de ministres qui ne lui inspiraient aucune confiance, et dont toutes les vues contrariaient les siennes. Influencés par les jacobins, ils voulaient absolument la guerre, et nommément Dumouriez, qui fondait sur elle de grandes espérances de fortune, et qui employait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour obliger le Roi à en faire la proposition à l'Assemblée. Ce prince, qui prévoyait qu'elle serait la source de nouveaux malheurs pour la France, ne pouvait s'y déterminer. Pressé cependant par ses ministres et par la majorité de l'Assemblée, qui traitait de trahison la lenteur de ses décisions, il se détermina enfin à accéder à leurs voeux. Il partit du château le 20 avril, la tristesse peinte sur le visage, et entouré de ses six ministres, il arriva à l'Assemblée. Il y fit un petit discours pour l'engager à réfléchir sérieusement sur les malheurs que pourrait entraîner une décision sur une matière aussi importante que la déclaration d'une guerre; puis il ajouta: «M. Dumouriez va vous lire le rapport fait au conseil sur la situation de la France relativement à l'Autriche.» Il portait en substance que cette puissance s'était toujours refusée à l'accomplissement du traité de 1756, qui l'obligeait à s'unir à la France contre tous ses ennemis; qu'elle ne cessait de se montrer l'ennemie du gouvernement et d'attenter à sa souveraineté, en soutenant les prétentions des princes possessionnés en Alsace; qu'elle laissait établir les émigrés dans ses États, se liait avec les puissances de l'Europe sans son accord, et témoignait un mépris pour la France que sa dignité ne lui permettait plus de soutenir; que, d'après ces considérations, le conseil du Roi était d'avis que ce prince fît à l'Assemblée la proposition de déclarer la guerre à l'Empereur, le refus de répondre aux dernières dépêches ne laissant plus d'espoir d'une négociation amicale. Le Roi prit alors la parole, et d'une voix altérée en fit la proposition à l'Assemblée, l'engageant encore à délibérer avec la plus sérieuse réflexion si elle devait accéder à une proposition qui pouvait entraîner la France dans de grands malheurs, si le succès ne répondait pas à son attente; et dans le cas où elle s'y déterminerait, de s'assurer de tous les moyens de soutenir la guerre avantageusement. L'Assemblée avait décidé, avant l'arrivée du Roi, que l'on n'applaudirait pas; mais à la sortie de Sa Majesté, un grand nombre d'assistants, n'ayant pu retenir le témoignage d'attendrissement et d'attachement qu'ils éprouvaient, se mirent à crier: «Vive le Roi!» Silence! s'écrièrent les habitués des galeries, avec des signes d'indignation, et l'on entendit une femme s'écrier: «Sortez, esclaves, et allez crier plus loin: _Vive le Roi!_» Ce malheureux prince revint aux Tuileries pénétré de douleur. Il était loin de partager l'espoir de Dumouriez, qui comptait faire servir cette guerre au rétablissement de l'autorité royale, que le désir de conserver sa place lui faisait alors sincèrement désirer. La légèreté de son caractère ne lui permettait pas de réfléchir sur la difficulté de faire réussir les moyens qu'il voulait employer pour y parvenir, et qui précipitèrent le Roi dans un abîme de malheurs. L'Assemblée s'ajourna à cinq heures pour délibérer sur la proposition du Roi. Le parti était pris d'avance; et tout ce que purent dire les personnes sensées qui existaient dans l'Assemblée, sur les dangers d'une guerre pour une nation dont l'armée n'était pas organisée, dont les finances étaient en mauvais état, et qui faisait l'essai d'une Constitution, ne fut point écouté. La guerre, cria-t-on, obviera à tous ces inconvénients; et au milieu des divagations les plus complètes et du tapage le plus effroyable, la guerre fut déclarée à l'Empereur. M. de Laureau eut alors le courage de proposer à l'Assemblée de mettre sous la protection de la nation les femmes et les enfants des émigrés, ainsi que les ci-devant nobles restés en France: «Une pareille mesure, disait-il, ferait honneur à la nation et serait la réponse aux calomnies que les étrangers se permettaient contre elle.» L'ordre du jour fut la seule réponse à cette proposition. La France commençait la guerre sans argent, avec une armée désorganisée, des places sans défense, et si les alliés n'eussent pas laissé aux Français le temps de revenir de leur première frayeur, il est plus que probable qu'ils eussent terminé la Révolution et forcé la France à accepter un gouvernement raisonnable. Mais agissant toujours mollement, ils laissèrent ranimer le courage si naturel aux Français, qui finirent par se défendre comme des lions et devenir invincibles. Le début de la guerre ne fut cependant pas heureux pour la France. Un détachement de l'armée du Nord fut battu près de Tournay et rentra à Lille dans un désordre épouvantable. Les soldats se mirent ensuite en insurrection, massacrèrent Théobald Dillon, commandant du détachement, blessèrent grièvement M. de Chaumont, son aide de camp, qui passa pour mort, et pendirent ensuite six chasseurs tyroliens, qu'ils avaient fait prisonniers. M. Arthur Dillon vint demander justice à l'Assemblée de l'assassinat de son parent, en lui présentant la pétition la plus noble et la plus détaillée sur les circonstances de ce cruel événement. Elle fut envoyée au Comité pour examiner les faits qu'elle contenait et en faire un rapport à l'Assemblée. M. de Rochambeau, profondément affecté de ce qui se passait, écrivit au Roi pour se plaindre des ordres donnés par Dumouriez, qu'on pouvait accuser de l'échec qu'on venait d'éprouver; de l'insubordination de l'armée et de ces accusations continuelles contre les généraux, qui rendaient tout succès impossible. Il finissait sa lettre en demandant à Sa Majesté d'en faire part à l'Assemblée, et de vouloir bien agréer sa démission, ne pouvant espérer aucun bien. On fit des reproches à Dumouriez. Celui-ci se justifia, en démontrant qu'il avait eu droit de compter sur une insurrection qu'il avait donné l'ordre d'étendre partout, et que, d'après les détails qu'il avait reçus, elle paraissait si certaine, qu'on ne pouvait la mettre en doute: insurrection dont on n'avait point donné connaissance à M. de Rochambeau. Le Roi ayant agréé la démission de ce dernier, il fut remplacé par le maréchal Lukner, qui vint à Paris rendre compte à Sa Majesté de l'état de l'armée, et la supplier de lui promettre de faire tous ses efforts pour engager M. de Rochambeau à reprendre le commandement de l'armée, ajoutant qu'il le considérait tellement, qu'il tiendrait à honneur de lui servir d'aide de camp, et qu'il regardait l'acceptation de sa démission comme le plus grand malheur que l'armée eût éprouvé. Il fit ensuite l'éloge de la sienne, qu'il comparait à des moutons. Tout cela fut raconté à l'Assemblée par Dumouriez, qui fut couvert d'applaudissements. M. de la Fayette se plaignit aussi, de son côté, du dénûment de son armée, qui, manquant d'objets de première nécessité, ne pouvait opérer sa jonction avec celle de M. de Rochambeau. En louant sa bonne conduite et l'ardeur qu'elle témoignait, il fit tellement sentir la nécessité de punir sévèrement l'assassinat des prisonniers, qui devait nécessairement occasionner des représailles et produire sur l'armée l'effet le plus dangereux, que l'Assemblée arrêta la création d'un conseil de guerre pour le jugement et la punition des assassins des prisonniers et de leurs officiers, ainsi que des soldats qui par leur fuite avaient mis le désordre dans l'armée. Les malheureux Avignonnais, en butte à tous les scélérats qui les désolaient depuis si longtemps, envoyèrent à l'Assemblée quarante commissaires pour se plaindre de Bertin et Rebecqui, nommés tels par l'Assemblée, qui, non contents d'avoir favorisé la sortie des prisons d'Avignon de Jourdan et de ses complices, venaient, avec leur secours, d'organiser la municipalité et les corps administratifs, qu'ils avaient remplis de leurs créatures, tenaient des propos affreux, menaçaient pour cette fois de remplir la Glacière et répandaient la terreur dans tout le pays. Bertin et Rebecqui voulurent se défendre en les accusant d'aristocratie; mais ayant tous offert leur tête pour garant de la vérité, on promit d'examiner leur affaire. Après plusieurs séances dans lesquelles elle fut discutée, on annula les élections faites par les commissaires, on les manda à la barre, et l'on ordonna, la sortie de la garde nationale des environs, qu'ils avaient fait venir à Avignon, ainsi que de tous les gens armés sans réquisition légale. On demanda ensuite au ministre ce qu'il avait fait relativement à l'évasion de Jourdan et de ses complices; il répondit naïvement qu'il n'avait rien fait. M. de Grave, ne pouvant soutenir le poids du ministère, donna sa démission, et fut remplacé par Servan, grand patriote, et qui vint protester à l'Assemblée que son seul patriotisme avait pu lui faire accepter le ministère de la guerre, mais qu'aidé des lumières de l'Assemblée et secondé du Roi et de ses ministres, il espérait être utile à la chose publique et mériter son estime. L'Assemblée ne dissimulait plus le projet d'établir en France un gouvernement républicain. Pour y parvenir, elle ne s'occupait qu'à diffamer le Roi, et à lui prêter les intentions les plus éloignées de son caractère pour parvenir à renverser la Constitution et à reprendre le pouvoir qu'il avait perdu. Péthion la secondait de tous les moyens que sa place lui mettait entre les mains. Il faisait circuler sous main que le Roi pensait encore à quitter Paris pour se mettre à la tête des étrangers, opérer la contre-révolution et punir ensuite les amis de la liberté. Il recommandait la surveillance la plus active sur tous les mouvements du château, et travaillait à inspirer une inquiétude qui servait parfaitement les intérêts des factieux. Le Roi, indigné de cette conduite, écrivit à l'Assemblée pour se plaindre des calomnies répandues par Péthion dans le but d'animer le peuple et le porter ensuite à de nouveaux excès. Péthion répondit à la lettre du Roi par la lettre la plus insidieuse et la plus propre à fortifier les soupçons qu'il avait lui-même excités. Il s'y plaignait de l'inquiétude que causait la conduite du Roi, qui, au lieu d'être entouré de patriotes, ne l'était que d'ennemis de la Révolution, et il protestait de son inaltérable attachement à la République, qu'il défendrait toujours de tout son pouvoir. Il fit circuler cette lettre dans tout Paris pour échauffer la multitude et lui faire perdre tout respect pour le Roi et la famille royale. L'insolence des factieux de l'Assemblée était à son comble. Leurs principaux chefs, tels que Brissot, Isnard, Vergniaud, tous les députés de la Gironde et plusieurs autres se permettaient journellement les plus violentes invectives contre le Roi, la Reine et leurs plus fidèles serviteurs. Ils excitaient le peuple à la révolte, et, par la protection qu'ils accordaient aux scélérats, il se formait un parti formidable qui faisait trembler toute la France. Enragés contre les prêtres et les nobles, ils appelaient sur eux les torches et les poignards, distribuant à leur gré les soupçons et les calomnies, accueillant toute espèce de dénonciation, et en inventant même au besoin. François de Neufchâteau, ennemi déclaré de la religion, renouvelait continuellement ses diatribes contre les prêtres et ne cessait de demander leur déportation. Tout annonçait une prochaine révolution: l'Assemblée violait ouvertement la Constitution, et les factieux se moquaient des députés qui s'en plaignaient. Ils leur ôtaient la parole, et envoyaient à l'Abbaye ceux qui représentaient trop fortement l'indécence de leur conduite. Devenus maîtres de l'Assemblée dont ils avaient subjugué la majorité, ils faisaient passer sans difficulté les décrets les plus révoltants et les plus inconstitutionnels. L'Assemblée désirait depuis longtemps l'éloignement des Suisses de Paris. Pour y parvenir sous un prétexte apparent, M. de Kersaint les dénonça pour avoir arrêté plusieurs citoyens. On eut beau lui donner la preuve que des propos infâmes avaient occasionné cette mesure, il n'en continua pas moins ses déclamations sur le danger de laisser autant de troupes à la disposition du Roi. «Il ne peut avoir, ajouta-t-il, une armée à ses ordres; la garde doit lui suffire.» Il se plaignit ensuite de voir fermer le jardin des Tuileries par la volonté du Roi. «La nation le loge aux Tuileries, mais on ne lui donne pas la jouissance exclusive du jardin; il est soumis à la police nationale, et quand il est fermé, il l'est à celle de sa garde, qui ne peut cependant, dans aucun cas, s'étendre au delà des murs du palais.» A l'appui de ce discours, une députation du faubourg Saint-Antoine, composée des vainqueurs de la Bastille et de deux mille personnes ayant à leur tête Santerre et Saint-Huruge, demanda la permission de défiler devant l'Assemblée. Cette députation marchait sur trois colonnes; celle du centre était composée de gardes nationaux, et les deux autres d'hommes du faubourg, porteurs de piques de toutes les formes, ornées de banderoles aux couleurs nationales, avec des devises analogues à leur costume. Ils étaient accompagnés de femmes armées de fusils, de pistolets et de sabres. Ils entrèrent tous au son du tambour, précédés de la Déclaration des droits de l'homme écrite en lettres d'or, et au son d'une musique guerrière jouant l'air _Ça ira_, etc. L'orateur tonna contre les despotes coalisés, les avertit de trembler parce que leur heure était venue; il finit par dénoncer le Roi comme violateur de la Constitution en gardant les Suisses auprès de sa personne. Ils tentèrent, mais inutilement, de s'introduire dans le château. Les grilles en étaient fermées et gardées avec tant de soin, qu'ils ne purent y pénétrer et furent obligés de renoncer pour ce jour à cette première tentative. Malgré le décret de l'Assemblée qui ordonnait de ne rien changer au sort des Suisses jusqu'à la réponse des cantons, le Roi fut forcé de les renvoyer à Courbevoie, et l'on ne conserva à Paris que ceux qui faisaient le service du château. L'Assemblée abolit encore les cens et rentes, hormis ceux qui représenteraient le titre primordial: chose impossible par le pillage des châteaux et le brûlement des chartriers. Elle ordonna de jeter au feu toutes les généalogies qui se trouveraient dans les bibliothèques et autres dépôts publics, et elle supprima, avec effet rétroactif à compter du 1er février, le million accordé aux princes, frères de Sa Majesté. CHAPITRE XX ANNÉE 1792. Le prétendu comité autrichien.--Le Roi dénonce cette calomnie au tribunal du juge de paix La Rivière.--Condamnation de celui-ci.--Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.--Proposition Goyer relative au mariage.--Protestation de Dumouriez contre le le roi de Sardaigne.--Plaintes de la Reine contre M. de Mercy.--Son grand courage.--Louis XVI fait brûler l'édition des _Mémoires de madame de la Motte_.--Décret contre les prêtres insermentés.--Licenciement de la garde constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.--Pauline de Tourzel. Les factieux inventaient chaque jour de nouveaux moyens de soulever le peuple. Chabot, Basire et Merlin, membres du comité de surveillance, imaginèrent la fable d'un comité autrichien existant aux Tuileries, lequel contrariait les dispositions des ministres, était la cause de nos désastres et n'avait pour but que le bouleversement de la France et le rétablissement du despotisme. Ils donnèrent cette fable à Carra pour l'imprimer dans ses _Annales politiques_; et, pour lui donner plus de consistance, ils l'avaient fait précéder du discours le plus violent qu'Isnard eût encore prononcé à la tribune. Il y avait fait le tableau le plus sinistre du déplorable état de la France, qu'il attribuait au Roi, à la famille royale et à tout ce qui l'entourait. Il y blâmait fort l'Assemblée constituante de ne s'être pas laissé assez pénétrer de cette vérité: que la liberté n'est jamais trop chèrement achetée, et que quelques gouttes de sang versées ne se comptaient pas dans les veines du corps politique; qu'elle avait fait une grande faute en innocentant le Roi et en décrétant la révision des articles constitutionnels; que ce prince, au lieu de sentir tout ce qu'il devait à la clémence nationale, en avait profité pour désorganiser la France et se mettre ensuite à la tête des troupes, pour proposer un accommodement à la partie égoïste de la nation et anéantir la liberté et l'égalité. Il ajouta que si les ennemis du dehors avaient l'avantage, ceux qui étaient en dedans seraient mis à mort. Il poussa même la rage jusqu'à proposer indirectement la destitution ou la mort du Roi, comme un moyen de faire cesser les dangers qui menaçaient la patrie. L'ordre du jour fut invoqué, et cet horrible discours n'eut heureusement pas les honneurs de l'impression. La calomnie insérée dans les _Annales politiques_ fut répétée à l'Assemblée par Chabot, Basire et Merlin. Le Roi entendait crier toutes ces infamies par des colporteurs, qui avaient grand soins de les débiter sous ses fenêtres. Pénétré de douleur de voir à quel point on cherchait à égarer le peuple, il crut devoir dénoncer aux tribunaux l'auteur de ces calomnies; il en prévint l'Assemblée par une lettre que lui porta le ministre de la justice. Gensonné la dénonça comme injurieuse au corps législatif et pouvant être regardée comme une preuve de plus du comité autrichien. Il enveloppa M. Bertrand dans cette dénonciation, et Brissot fit remonter ce comité à l'année 1756, en accusant, de plus, M. Bertrand des massacres et des incendies de Saint-Domingue. M. Bertrand et M. de Montmorin (qui avait été aussi dénoncé par Carra) l'attaquèrent en justice, et portèrent également plainte contre Chabot, Basire et Merlin devant M. La Rivière, juge de paix des Tuileries, qui décerna contre eux un mandat d'amener. L'Assemblée se récria contre l'insolence d'un juge de paix qui osait donner un pareil ordre, et elle déclara qu'il s'était rendu coupable de lèse-nation comme ayant attenté à l'inviolabilité des représentants de la nation et cherché à avilir la représentation nationale. Les factieux ne voulurent point écouter les raisons alléguées par le juge de paix pour sa justification, non plus que sa demande de fournir des preuves contre la fausseté de la dénonciation des députés. «On ne dénoncerait plus, dit Brissot, si l'on n'était assuré du secret»; et l'Assemblée décréta l'envoi de M. La Rivière à la haute cour d'Orléans pour y être jugé du crime qu'on lui imputait. Ce déni de justice ne fit aucune impression dans Paris et servit seulement à faire tomber les dénonciations du comité autrichien. D'après le bruit répandu par les factieux que le prétendu comité se tenait chez madame la princesse de Lamballe, le juge de paix l'avait interrogée comme témoin, ce qui fit rire l'Assemblée dans le compte qu'il lui rendit et où il justifia l'emploi de toutes les formes requises par la loi. Après l'acceptation de la Constitution, la Reine, craignant d'être forcée d'ôter à madame la princesse de Lamballe la place de surintendante de sa maison, si elle continuait à rester hors de France, l'avait engagé à revenir auprès d'elle. Malgré son intime persuasion du danger qu'elle courait en y revenant, madame de Lamballe ne balança pas un instant à se rendre à ses désirs; et on lui donna, à son arrivée, un appartement qui n'était séparé de celui de la Reine que par le palier de l'escalier. La proximité de son appartement et son amitié pour madame de Lamballe la faisaient aller souvent chez elle; mais ses visites ayant été le sujet de plusieurs dénonciations, elle se crut obligée de les rendre plus rares. Madame la princesse de Lamballe, à son arrivée en France, reçut d'abord une société assez nombreuse. On lui rapportait exactement tout ce qui se passait dans Paris, et l'on y parlait assez librement. Mais les événements qui se précipitaient la forcèrent à la restreindre pour ne donner aucune prise contre elle et ne pas compromettre la Reine, dont on la regardait comme l'amie. La disette d'argent se faisait vivement sentir dans toutes les parties de l'administration, et, pour obvier aux inconvénients qui en résultaient, on proposa la vente des forêts nationales. Mais on donna des raisons si fortes sur le danger d'employer un pareil moyen, que l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Goyer, athée déclaré, après avoir prononcé le discours le plus impie, obtint de l'Assemblée que les mariages ne se célébreraient plus à l'église, mais au pied de l'arbre de la liberté; il ajouta des visées contre toute espèce d'acte religieux, qu'il aurait voulu voir abolir. La crainte du mauvais effet que paraissait produire ce décret le fit promptement révoquer. Malgré l'état de détresse où se trouvaient les troupes, qui manquaient de tout, Dumouriez, assuré de la confiance de l'Assemblée, demanda et obtint six millions pour ses dépenses secrètes. Il avait fait précéder cette demande du refus du roi de Sardaigne de recevoir M. de Semonville pour ambassadeur, l'accusant de répandre des principes d'insurrection dans ses États. Il fit part à l'Assemblée de la lettre qu'il avait écrite au nom du Roi au chargé d'affaires pour demander réparation de cette injure, avec ordre de revenir en France si l'on refusait d'y recevoir M. de Semonville. Sa conduite fut approuvée et lui valut beaucoup d'applaudissements. La position de la famille royale s'aggravait tous les jours. Le courage et la fermeté de la Reine redoublaient la rage des factieux. Profondément affectée, elle conservait toujours un visage calme et un maintien rempli de dignité. On lui prodiguait jusque sous ses fenêtres les plus dégoûtantes injures, et des menaces capables d'effrayer un courage moins ferme que le sien. Elle allait quelquefois à Saint-Cloud, avec ses enfants, pour prendre l'air et se dissiper un peu. Un jour où son coeur était plus oppressé qu'à l'ordinaire, elle fit retirer ses enfants, les envoya jouer plus loin, et se trouvant seule entre madame de Tarente et moi, elle nous dit: «J'ai besoin d'épancher mon coeur devant des personnes aussi sûres que vous, et sur l'attachement desquelles je puis compter. Je suis blessée au vif par les endroits les plus sensibles. J'avais mis, en arrivant en France, ma confiance dans M. le comte de Mercy, par les conseils de ma mère: «Il connaît bien la France, où il est ambassadeur depuis longtemps, me dit-elle; il ne peut vous donner que des conseils propres à vous faire réussir dans le pays où vous êtes destinée à régner; regardez-les comme les miens, et soyez persuadée que vous n'en recevrez que de bons de sa part.» J'avais quatorze ans, j'aimais et je respectais ma mère; je mis ma confiance dans M. de Mercy; je le regardais comme un père, et j'ai la douleur de voir combien j'ai été trompée, par le peu de part qu'il prend aujourd'hui à ma triste situation. M. de Breteuil, de son côté, calcule toujours ses intérêts en agissant pour nous, et ne peut nous inspirer une entière confiance. Le Roi est très-mécontent de M. de la Queuille, qui lui écrit des lettres du style le plus singulier.» Il fallait en effet qu'elles fussent bien extraordinaires, car le Roi, qui ne parlait jamais de politique, dit un jour devant moi: «M. de la Queuille dit bien du mal de nous, et il sera bien étonné s'il relit un jour de sang-froid toutes les lettres qu'il m'a écrites et que j'ai toutes conservées.» La Reine nous dit ensuite qu'elle ne se dissimulait aucun des dangers qu'elle pouvait courir, mais qu'elle ne voulait pas se laisser abattre, voulant, au contraire, conserver un courage dont elle avait tant besoin. Nous étions, madame de Tarente et moi, pénétrées de douleur d'une pareille conversation, et bien plus occupées de ses dangers que de ceux que nous pouvions courir; mais, ne voulant point s'attendrir, elle rappela ses enfants, s'amusa de leurs jeux et revint à Paris sans que l'on pût se douter de l'émotion qu'elle avait éprouvée. J'ai encore été témoin, peu de temps après, d'un autre trait de grandeur d'âme de cette princesse, qui fit sur moi une vive impression. Plusieurs personnes, effrayées des dangers qu'elle pouvait courir, lui proposèrent un moyen sûr d'évasion. Elle m'en parla, exigeant que je lui disse sans déguisement ce que je ferais à set place: «Quitteriez-vous, me dit-elle, le Roi et vos enfants pour mettre votre personne en sûreté?» Je la suppliai de ne pas me mettre à pareille épreuve et de me dispenser de lui répondre. «Mon parti est pris, ajouta-t-elle alors; je regarderais comme la plus insigne lâcheté d'abandonner dans le danger le Roi et mes enfants. Que serait d'ailleurs la vie pour moi, sans des objets aussi chers, et qui peuvent seuls m'attacher à une vie aussi malheureuse que la mienne? Convenez qu'à ma place vous prendriez le même parti.» Il me fut impossible de la contredire, pensant absolument comme elle sur ce point. On poussa l'audace jusqu'à parler de séparer la Reine de la personne du Roi, et de la reléguer au Val-de-Grâce, pour l'empêcher de donner des conseils à Sa Majesté. Elle en eut l'inquiétude pendant plusieurs jours, et elle prit, avec un courage et une tranquillité admirables, toutes les précautions nécessaires pour éviter de se compromettre, ainsi que les personnes qui lui étaient attachées et qui l'avertissaient de ce qui se passait. Elle passa plusieurs nuits à trier ses papiers, avec madame Campan, une de ses premières femmes de chambre, en qui elle avait beaucoup de confiance, et elle lui en donna même à emporter pour les brûler chez elle et ne pas laisser de traces d'un trop grand nombre de papiers brûlés. Je dois à la vérité ce témoignage: que madame Campan, malgré les calomnies qu'on n'a cessé de répandre sur son compte, n'a jamais abusé de la confiance que la Reine lui a témoignée en diverses circonstances, et qu'elle a toujours gardé le plus profond secret sur ce que cette princesse lui avait confié, sans jamais chercher à s'en prévaloir. La Reine était toujours l'objet de la rage des factieux. Irrités de ce grand courage qu'elle montrait dans toutes les occasions, ils n'en perdaient aucune d'exhaler contre elle leur fureur. Toujours grande en particulier comme en public, elle me fit, au sujet de cette horrible proposition de la séparer du Roi, une réponse que je ne puis passer sous silence: «Le Roi ne souffrira jamais, lui disais-je, l'accomplissement d'un projet aussi atroce.»--«Je le préférerais, dit-elle héroïquement, plutôt que d'exposer ses jours, si son refus pouvait produire cet effet.» Le Roi, ayant appris qu'on avait envoyé d'Angleterre au libraire Greffier les Mémoires imprimés de madame de la Motte, et craignant avec raison de voir accueillir avec empressement les mensonges dont ils étaient remplis, crut prudent de ne pas les laisser répandre dans le public et en fit acheter l'édition pour son compte. Après avoir discuté avec M. de la Porte le moyen de la détruire sans laisser aucune trace, il fut décidé qu'elle serait mise en ballots pour la faire brûler dans le four de la manufacture de porcelaine de Sèvres, qui appartenait au Roi: ce qui fut exécuté en présence de M. de la Porte, et de MM. Régnier et Gérard, l'un, directeur, et l'autre, peintre de la manufacture, assistés de deux ouvriers qui éventraient les ballots et les jetaient ensuite au feu. La municipalité de Saint-Cloud, ayant appris qu'on avait brûlé des papiers dans le four de la manufacture, vint dénoncer à l'Assemblée le brûlement d'un grand nombre de papiers qui pouvaient être les preuves d'un grand complot dont on cherchait à dérober la trace. M. de la Porte, ainsi que ceux qui avaient assisté au brûlement de ces papiers, furent mandés sur-le-champ à l'Assemblée. Ils avouèrent simplement ce qui s'était passé, et cette dénonciation n'eut aucune suite. Le nouveau décret rendu contre les prêtres insermentés fut un nouveau sujet de chagrin pour la famille royale. Les factieux, enragés de leur soumission aux lois et de leur respect pour celles que leur prescrivait leur conscience, après un long préambule sur le danger de laisser impunis une classe d'hommes qui se refusaient à prêter les serments exigés, décrétèrent que lorsque vingt citoyens actifs du même canton demanderaient la déportation d'un ou plusieurs ecclésiastiques, le directoire du département serait tenu de la prononcer, si son avis était conforme à la pétition, sinon il serait tenu de faire examiner par des commissaires si la présence des ecclésiastiques était contraire à la tranquillité publique. Dans le cas de l'affirmative, le directoire serait tenu de prononcer la déportation. Un décret aussi révoltant ne pouvant obtenir la sanction du Roi, ils mirent tout en usage pour l'obtenir par la force: pamphlets contre la famille royale, brochures infâmes, rien ne fut épargné; et comme, malgré leur puissance, la garde royale, peu disposée à se prêter à leurs projets, était pour eux un objet d'inquiétude, ils commencèrent à l'insulter dans l'espoir de la voir se défendre, et de se ménager un prétexte pour en demander le licenciement. L'Assemblée, dont l'inquiétude accompagnait l'impuissance, ne put voir un grand nombre de personnes des diverses provinces se réfugier à Paris pour y être plus en sûreté, sans en prendre de l'ombrage. Elle fit, en conséquence, un nouveau décret sur les passe-ports, qui obligea toute personne arrivant à Paris sans y avoir antérieurement son domicile, à se présenter dans la huitaine du présent devant le commissaire de la section qu'elle habiterait, pour y faire viser son passe-port et y déclarer son nom, son état, son domicile ordinaire et sa demeure dans Paris. La même disposition devait avoir lieu pour toute personne arrivant à Paris, ne fût-ce que pour trois jours; et tout principal locataire, concierge ou portier de maison, était tenu à la même déclaration, sous peine d'amende et de trois mois de prison. On y ajouta la défense de donner des logements à des personnes non munies de passe-ports sans en prévenir la section. Tous les efforts de l'Assemblée pour corrompre la garde royale étant inutiles, ils en vinrent à des insultes plus graves que les premières, dans l'espoir de provoquer quelque rixe; mais l'excellent esprit de cette garde et son attachement pour la personne de Sa Majesté leur faisant tout supporter avec autant de courage que de patience, l'Assemblée se servit d'une lettre de Péthion pour échauffer les esprits et feindre la plus violente inquiétude d'un complot formé contre la liberté. Chabot et ceux de son parti recommencèrent leurs déclamations; Péthion déclara la chose publique en danger, engagea les citoyens à se lever et demanda la permanence de l'Assemblée. Croyant alors le moment favorable pour tenter une insurrection contre le château, il favorisa sous main une troupe de gens armés de piques et de bâtons, qui vint provoquer la garde du Roi et établir sur la principale porte du château le drapeau tricolore et le bonnet de la liberté. Ils insultaient le Roi et la famille royale par les propos les plus affreux; ils tentèrent, mais inutilement, de pénétrer dans le château. Les portes étaient bien fermées, la garde du Roi était à son poste, et l'on ne put faire réussir cette première tentative. Péthion vint dire à l'Assemblée, l'après-midi du même jour, que Paris était tranquille pour le moment mais qu'il devenait le rassemblement d'ennemis de la chose publique, et que tout annonçait une crise violente. Il assura que l'esprit de la garde nationale était bon, que tous les citoyens s'étaient levés à la parole de l'Assemblée; puis il ajouta: «Montrez-vous toujours grands, constamment inflexibles; maintenez-vous dans une attitude imposante, et ne craignez rien.» L'Assemblée permit ensuite à une portion de la section des Gobelins de traverser la salle de l'Assemblée. Ils étaient au nombre de deux mille hommes, en y comprenant les femmes et les enfants. Ils étaient armés de piques, de sabres, de faux, etc., et portaient un bonnet rouge en guise de drapeau. Ils traversèrent la salle au son de six tambours et au milieu des applaudissements et des cris de: «Vive la nation!» Quand ils furent sortis, Barrère fit un rapport sur la garde constitutionnelle du Roi, qu'il accusa d'incivisme et de mépris pour les couleurs nationales, pour les décrets de l'Assemblée et les respectables sans-culottes; selon lui, elle avait témoigné une joie insultante des désastres de notre armée. Et sans avoir pu prouver aucun des faits énoncés, il conclut au licenciement de cette garde. Plusieurs insistèrent pour lui faire donner des preuves de sa dénonciation. Il se trouva dans l'embarras; mais il en fut heureusement tiré par une députation d'invalides qui vint dénoncer ses chefs comme ayant donné l'ordre d'ouvrir les portes à toute troupe armée qui se présenterait jour et nuit, soit de la garde nationale, soit de la garde royale. M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, convint d'avoir donné l'ordre en question pour donner un asile aux personnes de la garde du Roi et de la garde nationale, si le trouble qu'on lui avait dit exister dans Paris les forçait d'y avoir recours, et pour laisser entrer sans opposition toute troupe armée, n'ayant aucun moyen de défense et voulant épargner l'effusion du sang. On se contenta de cette réponse, et il fut renvoyé aux Invalides. On reprit le rapport sur la garde du Roi. Couthon appuya sur la nécessité de purger le voisinage de l'Assemblée d'une poignée de brigands qui conspiraient contre la patrie, et il proposa d'opérer cela par mesure de police pour éviter le _veto_. Damas, Ramond, Jaucourt et plusieurs autres députés parlèrent contre cette mesure et demandèrent qu'on entendît les accusés et qu'on mandât M. de Brissac à la barre: «A Orléans!» dit Lasource.--«Il est coupable, s'écrièrent les factieux, et nous n'avons pas besoin de l'entendre.» MM. Calvet et Frondières, ayant fait vivement sentir l'injustice de cette mesure, furent envoyés à l'Abbaye pour trois jours, et le décret de licenciement de la garde fut prononcé, ainsi que l'envoi de M. de Brissac à Orléans. Le tumulte de cette journée avait eu pour but d'effrayer le Roi et ses ministres afin d'obtenir la sanction de ce décret. Il fut rendu dans la nuit et envoyé sur-le-champ à Sa Majesté. Personne ne s'était couché au château; chacun était consterné, et les personnes qui n'étaient pas de sentiments bien purs désiraient autant que nous que le Roi opposât son veto à ce décret, au risque de ce qui pouvait en arriver. Mais les ministres, qui, indépendamment de leur accord avec l'Assemblée, redoutaient pour eux-mêmes le refus de la sanction, représentèrent si vivement au Roi le danger qu'il ferait courir à sa famille, à ceux qui lui étaient attachés, et même à M. de Brissac, dont il rendait le sort encore plus alarmant; ils le tourmentèrent tellement par l'idée des excès auxquels se porterait le peuple, qu'ils arrachèrent cette fatale sanction, qui remplit le coeur du Roi d'amertume et fut une arme de plus entre les mains des factieux. Le prince fit sur-le-champ une ordonnance portant que, voulant reconnaître le zèle et l'affection de sa garde, il continuait à tous les membres les appointements de solde dont ils jouissaient, qu'il aurait voulu améliorer si cela lui eût été possible; qu'il leur accordait à tous des congés pour se retirer où ils voudraient, et leur continuait leur logement à l'École militaire, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé à se loger. L'Assemblée, de son côté, permit aux soldats et aux officiers de reprendre, dans les corps d'où ils étaient sortis ou dans d'autres de la ligne, le grade qu'ils auraient eu s'ils eussent continué d'y rester. Peu en profitèrent, quelques-uns émigrèrent, et le plus grand nombre resta dans Paris et les environs, et nommément tous les officiers, dont aucun ne s'éloigna, pour pouvoir être utiles, si l'occasion s'en présentait. La conduite de M. de Brissac fut héroïque dans cette circonstance. Pas une plainte ne lui échappa. Il reçut courageusement les adieux de ses amis, vit d'un oeil calme et tranquille la consternation de ceux qui l'entouraient, s'honora d'un décret qui prouvait sa constante fidélité, forma le voeu que le Roi retirât le fruit du sacrifice qu'on venait d'exiger de lui, et le fit assurer en partant, que sa position ne diminuait pas son attachement pour sa personne et son désir de continuer à lui en donner des preuves, si les circonstances le permettaient. Le départ de la garde du Roi pour le Champ de Mars, où devait s'opérer le licenciement, fut un spectacle bien touchant. Chacun, les larmes aux yeux et le coeur bien oppressé, se mit à sa fenêtre pour rendre un dernier hommage à cette brave et fidèle garde. Le Roi, la famille royale et les personnes de tout ordre qui leur étalent attachées, étaient plongés dans la plus profonde douleur. Nous pensions continuellement à ce bon duc de Brissac, et nous n'étions pas non plus sans inquiétude sur l'arrivée de la garde royale à l'École militaire. On fut obligé de la faire escorter par un détachement de la garde nationale pour la préserver des insultes de la canaille; elle y arriva saine et sauve, à quelques injures près qu'elle dédaigna. Les chefs, après l'y avoir conduite, revinrent aux Tuileries prendre les ordres du Roi pour le licenciement. Cette garde était enragée contre l'Assemblée et les jacobins, sans en excepter le petit nombre de ceux que l'on soupçonnait de ne pas partager le sentiment de leurs camarades. M. d'Hervilly fut chez le Roi à midi, et lui dit: «Sire, je viens de quitter dix-huit cents hommes animés du plus profond ressentiment et de l'attachement le plus vif pour la personne de Votre Majesté. Le décret de l'Assemblée ne leur laisse que trop apercevoir les vues qu'elle peut avoir en éloignant de votre personne une garde si fidèle. Elle bride du désir de venger l'insulte faite à Votre Majesté; dix-huit cents hommes déterminés à vaincre ou à mourir sont bien forts. Sur un mot de Votre Majesté, ils fondront sur les jacobins et les factieux de l'Assemblée. Les scélérats sont faibles quand on leur résiste, et ce jour peut être un jour bien précieux pour défendre la cause royale. Si nous réussissons, nous ferons le bonheur de la France; si nous succombons, désavouez-moi, accusez-moi, et faites tomber sur moi la colère de l'Assemblée. Si je n'ai pas le bonheur de sauver mon roi de la fureur de ses ennemis, je m'estimerai heureux de mourir pour une si belle cause. Je ne puis donner que deux heures à Votre Majesté pour se décider; plus tard il ne serait plus temps, et pareille occasion ne se retrouvera jamais.» Le Roi, effrayé d'une pareille démarche si elle n'était couronnée du succès, n'osa la tenter, et cette proposition fut ensevelie dans le plus profond secret. Je menai, ce jour-là, Mgr le Dauphin chez la Reine à une heure et demie, avec laquelle il dînait depuis quelque temps. Elle me prit en particulier et me dit: «Vous nous voyez en ce moment dans une grande anxiété. Voici la proposition de M. d'Hervilly: elle est grande et honorable, mais elle entraînerait des suites si funestes, si elle ne réussissait pas, que le Roi ne peut se déterminer à l'accepter; et dans cette position, je me reprocherais d'avoir influencé sa décision.» Il est impossible d'avoir été plus dévoué au Roi et de lui avoir donné plus de marques d'attachement que n'a fait M. d'Hervilly pendant tout le cours de la Révolution, et d'avoir donné des conseils plus sages. L'énergie de ses sentiments lui fit toujours combattre les demi-mesures qu'il croyait plus nuisibles qu'utiles, et je suis témoin qu'il représenta souvent le danger de flotter entre les partis constitutionnel et jacobin. Quoique ses conseils n'eussent point été écoutés, il n'en resta pas moins profondément attaché à la personne de Sa Majesté, toujours auprès de lui à l'apparence du moindre péril, et prêt à exécuter ses ordres, quelques dangers qu'ils pussent lui faire courir. Le Roi et la Reine défendirent à Mgr le Dauphin de rien dire de ce qui se passait. Il n'en ouvrait pas la bouche en public; mais, ne se croyant pas obligé à la même discrétion avec moi, l'abbé Davaux et ma fille Pauline, il ne nous cachait pas la peine qu'il éprouvait du renvoi de la garde. Pauline me secondait parfaitement dans le soin que je prenais de lui former le coeur et l'esprit; et quoiqu'elle ne lui passât rien et qu'elle le reprît de ses petits défauts, chaque fois qu'il y donnait occasion, il ne l'en aimait pas moins. Sa jeunesse lui inspirait de la confiance, et elle n'en profitait que pour lui être utile. Elle avait d'ailleurs tant de complaisance pour lui, qu'il ne pouvait s'en passer. Il me dit un jour très-sérieusement qu'il avait une grâce à nous demander, et que, comme il était en mon pouvoir de la lui accorder, il fallait lui promettre de ne la pas refuser: «J'ai six ans, dit-il, et je dois passer aux hommes à sept ans: promettez-moi de ne pas marier Pauline jusque-là. Je serais si affligé de la quitter! Non, vous ne me refuserez pas ma chère Pauline.» Et se jetant à son cou, il l'embrassa avec une grâce et une amabilité parfaites. Elle n'eut pas de peine à lui accorder sa demande: son attachement pour la famille royale lui faisait craindre de prendre des liens qui eussent pu la priver de lui donner des marques de son entier dévouement; et elle était convenue avec moi que l'on ne penserait à son établissement que lorsque le Roi, la Reine et leurs augustes enfants se trouveraient dans une situation plus heureuse. Il était impossible de s'occuper de mariage avec un coeur brisé de douleur et dans un moment si critique, qu'on ne pouvait répondre du lendemain. Cette Pauline, dont je parlerai plus en détail par la part qu'elle a eue aux scènes de douleur dont j'ai été témoin, a épousé en 1797 le comte de Béarn, qui avait servi dans la garde du Roi. Mais sa conduite a tellement honoré son nom de Pauline, que je ne lui en donnerai pas d'autres dans le cours de ces Mémoires. Pendant le peu de temps que le Roi eut sa garde, nous faisions faire de jolies promenades à Mgr le Dauphin dans les environs de Paris. Mais les événements devinrent si graves, et nous étions si peu sûrs de ceux qui nous accompagnaient, que nous sortions rarement du petit jardin de Mgr le Dauphin. L'abbé Davaux trouvait moyen de l'y occuper agréablement; et, rentré chez lui, il lui rendait ses leçons si intéressantes, qu'il les quittait à regret. Il nous fit un jour une peine et un plaisir extrêmes à la fois: «Mon bon abbé, dit-il à l'abbé Davaux en finissant sa leçon, je suis bien heureux! J'ai un si bon papa et une si bonne maman, et en vous et ma bonne madame de Tourzel, un second père et une seconde mère.» Les larmes nous vinrent aux yeux, quand nous pensâmes que d'un moment à l'autre, cet aimable enfant pouvait être précipité dans un abîme de malheurs, dont nous étions cependant loin de prévoir l'étendue. Il ne perdait pas une occasion de nous dire des choses tendres et aimables; et il était impossible de se trouver malheureux de l'excessif assujettissement où nous tenaient auprès de lui les fâcheuses circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. CHAPITRE XXI ANNÉE 1792. Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.--Manuel et la Fête-Dieu.--Dénonciation de Chabot.--Le duc d'Orléans.--Lettre de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût connaissance.--Le Roi nomme de nouveaux ministres.--Démarche courageuse du directoire de Paris pour remédier aux maux que la lettre de M. Roland pouvait produire.--Moyens employés pour opérer un mouvement dans Paris.--Journée du 20 juin.--Suites de cette journée et menées des factieux pour hâter le renversement de la monarchie. L'Assemblée, ne voyant plus d'obstacle à l'exécution de ses projets, avançait rapidement à son but. Le ministre de la guerre, qui lui était totalement dévoué, vint lui proposer de faire élire par chaque canton du royaume quatre fantassins et quatre cavaliers bien armés pour les réunir le 14 juillet à la garde nationale de Paris; d'envoyer divers corps de cette garde aux frontières et de donner leurs canons aux fédérés. Cette proposition fut vivement combattue par MM. de Jaucourt, Dumas et de Girardin, et il y eut des débats très-vifs à ce sujet. Ils ne purent cependant empêcher qu'on ne décrétât l'établissement d'un camp de vingt mille hommes pris parmi les citoyens qui avaient servi dans les gardes nationales du royaume: on se servit du prétexte de remplacer les troupes de ligne qu'on avait envoyées aux frontières, en raison de l'attachement qu'elles conservaient pour la personne de Sa Majesté. Ce décret mécontenta une partie de la garde nationale, et plusieurs membres de divers bataillons signèrent une pétition pour en demander le rapport. Le commandant de la garde nationale vint rendre compte à l'Assemblée du mauvais effet qu'elle produisait et lui annoncer qu'il lui serait présenté une pétition par deux gardes nationaux, laquelle serait signée individuellement, la Constitution ne permettant pas à la force armée de la lui présenter en corps. Vergniaud s'emporta contre les députés qui s'étaient opposés aux décrets, en les accusant d'avoir excité le mécontentement de la garde nationale, en lui faisant craindre qu'on lui ôtât ses canons. L'Assemblée reçut très-mal la pétition, et quoiqu'elle fût signée par huit mille personnes, elle prétendit que les signatures avaient été mendiées, et elle la renvoya sans la lire aux comités de surveillance et de législation. On approchait de la Fête-Dieu. Manuel, aussi irréligieux qu'ennemi des rois, fit placarder dans les rues de Paris qu'il regardait comme inutile que les gardes nationaux accompagnassent les processions, quoiqu'elles ne fussent cependant composées que de prêtres sermentés. On craignait quelque tumulte à cette occasion; mais tout se passa tranquillement, et, malgré l'insinuation de Manuel, beaucoup de gardes nationaux suivirent les processions. Manuel, quoique suspendu des fonctions de sa place par un décret d'ajournement personnel, n'en allait pas moins tête levée. Il était accusé et convaincu d'avoir volé dans les dépôts de la police les lettres et les ouvrages de Mirabeau, et de les avoir vendus pour son propre compte. Tout autre aurait subi une punition exemplaire pour un pareil délit, mais il comptait avec raison que le crédit de ses amis empêcherait de donner suite à l'accusation. Il ne se trompait pas, et il fut réintégré dans sa place, quoiqu'il ne pût offrir de justification d'un vol aussi manifeste. Péthion, à la tête des canonniers de Paris, vint assurer l'Assemblée qu'elle pouvait compter sur leur patriotisme. L'orateur de ces bataillons, en se plaignant des bruits infâmes qui se répandaient sur le retour de la noblesse et la création de deux Chambres, offrit ses services aux représentants de la nation pour le maintien de la liberté et de l'égalité. Des serruriers, brûlant d'ardeur de forger des piques pour la défense de cette même liberté, vinrent aussi présenter les mêmes hommages, criant à tue-tête: «Tremblez, aristocrates, nous sommes debout!» Ils furent suivis des forts de la halle, qui demandèrent de leur accorder le titre de porteurs de la loi. Chabot, pour tenir sa promesse de fournir les preuves de l'existence du comité autrichien, dénonça une multitude de personnes, entre autres: MM. Bertrand, Duport du Tertre, de Montmorin, de Brissac, de Lessart, Barnave, Chapellier, Lameth et autres, sans épargner même M. de la Fayette; mais sur la rumeur que causa cette dernière dénonciation, il s'excusa en prétendant n'avoir voulu que l'avertir des sentiments qu'on lui prêtait, et qu'il était loin de lui attribuer. Il dénonça, de plus, l'ordonnance du Roi relative à sa garde, en l'interprétant de la manière la plus perfide. Tant de dénonciations occasionnèrent un tumulte affreux dans la salle. On entendait les uns crier: «Oh! le scélérat, le coquin!» D'autres répondaient par les cris de: «A l'Abbaye! à l'Abbaye!» Et quoique les dénonciations fussent dénuées de toute preuve, elles n'en furent pas moins envoyées à l'examen des comités. Raymond Ribes prit ensuite la parole, pour dénoncer une véritable conspiration existant depuis le 6 octobre pour placer sur le trône le duc d'Orléans: «Je la découvre, dit-il, dans les journées des 5 et 6 octobre, du 18 février 1791, dans les dangers journaliers que courent le Roi et la Reine, dans la scène scandaleuse de la fête de Châteauvieux, dans l'évasion de Jourdan, dans la mission de M. de Talleyrand en Angleterre payée si largement, dans les insultes prodiguées au Roi et à la Reine, dans les six millions donnés à Dumouriez, dans les libelles atroces de Carra, Noël et Bonne-Carrère, où des noms infâmes sont donnés au Roi et à la Reine par les débiteurs de ces odieux pamphlets, et je conclus par la demande de l'arrestation du duc d'Orléans, de Dumouriez, et des autres nommés ci-dessus.» Embarrassé de répondre à de pareilles assertions, on se borna à traiter de fou Raymond Ribes, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Le but de l'Assemblée, en employant de pareils moyens, était de dégoûter le Roi de son droit de veto, et de l'engager à en faire l'abandon. Tous les patriotes couraient en conséquence dans les rues et les places de Paris, criant: «A bas M. et madame Veto!» nom qu'ils avaient l'insolence de donner au Roi et à la Reine, en raccompagnant d'épithètes aussi infâmes que leurs propos. Ils espéraient au moins appuyer les efforts des ministres, pour faire sanctionner le décret sur les prêtres et sur le camp de vingt mille hommes dans Paris et les environs; mais le Roi, qui croyait sa conscience engagée à s'y refuser, persista dans son opinion. Le ministre Roland lui écrivit, pour l'y décider, une lettre soi-disant confidentielle, mais qu'il eut soin de répandre dans tout Paris. Elle portait en substance que les Français étaient décidés à soutenir la Constitution qu'ils s'étaient donnée, et qu'ils voyaient la guerre avec plaisir comme un moyen d'y parvenir; que toutes les personnes qui entouraient le Roi, se voyant privées par elle des grandes prérogatives dont elles jouissaient, devaient naturellement désirer de la renverser; que l'alternative où se trouvait le Roi de céder à ses sentiments naturels, ou d'en faire le sacrifice à la philosophie et à l'impérieuse nécessité, inquiétait la nation et enhardissait les factieux; qu'il était temps de faire cesser cette incertitude en s'unissant franchement à la nation et en adoptant les sentiments du corps législatif; que les décrets qui venaient d'être rendus lui en fournissaient l'occasion; qu'en les adoptant, le Roi inspirerait la confiance qui lui était si nécessaire à obtenir, et sans laquelle il pouvait s'attendre aux plus grands malheurs; que sa résistance à l'opinion publique avait été cause qu'en plusieurs occasions le zèle s'était cru permis de suppléer à la loi; que la révolution était faite et se cimenterait par le sang, si la sagesse de Sa Majesté ne prévenait pas des malheurs encore possibles à éviter; qu'on le trompait lorsqu'on cherchait à lui inspirer de la défiance d'un peuple qui le comblerait de bénédictions s'il le voyait faire marcher la Constitution. Il accusait la conduite des prêtres d'avoir été la cause du décret rendu contre eux, et faisait voir au Roi que le défaut de sa sanction forcerait les départements à lui substituer des mesures violentes, et que le peuple irrité y suppléerait par des excès. Il se plaignait des tentatives de la garde nationale pour empêcher la formation du camp près Paris, qu'on supposait agir par une impulsion supérieure; et il faisait craindre qu'en différant la sanction, le peuple ne vît dans son roi l'ami des conspirateurs. Il terminait enfin cette étrange lettre par représenter que les princes, en se refusant à entendre des vérités utiles, rendaient les conspirations nécessaires; que pour lui il avait rempli son devoir de ministre en mettant toutes ces considérations sous les yeux de Sa Majesté. Le Roi, indigné, demanda à Roland sa démission, et il donna sa place à M. Mourgues. C'était un protestant, honnête homme dans le fond, mais républicain par caractère, et qui, sous le voile de la modestie, cachait une profonde ambition. Dumouriez, se croyant absolument nécessaire, exigea la sanction du Roi d'une manière impérieuse sur les deux décrets, et crut l'y déterminer en lui disant, d'un ton insolent, que s'il ne la lui donnait pas sur-le-champ, il offrait sa démission. Le Roi, blessé au vif, se leva en lui disant: «C'est trop fort, monsieur Dumouriez, et je reçois votre démission.» L'étonnement prit la place de l'audace. Revenu à lui-même, il jura de se venger et de faire repentir le Roi de sa démission; et il ne fut malheureusement que trop fidèle à sa promesse. Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à gagner à conserver un ministère jacobin, se détermina à en nommer un dont la composition pût inspirer plus de confiance. Il eut de la peine à faire accepter des places aussi dangereuses que celles de ministres dans les circonstances où l'on se trouvait; mais il parvint cependant à les faire remplir par des hommes dont la conduite fut sage et même courageuse dans les derniers moments de la monarchie. M. de Monciel, président du département du Jura, fut nommé ministre de l'intérieur à la place de M. Mourgues, qui ne le fut que deux jours; M. de la Jarre, aide de camp de M. de la Fayette, le fut de la guerre; M. de Chambonas, des affaires étrangères, et M. de Beaulieu, premier commis de la comptabilité des finances. M. Duranthon, ministre de la justice, fut le seul qui ne fut point encore remplacé. Ce choix fut généralement approuvé, à l'exception de M. de Chambonas. Il avait eu une jeunesse très-vive, et avait tellement dérangé ses affaires, que n'ayant plus aucune ressource, il s'était décidé à épouser la fille de madame Sabattier, maîtresse de M. de Saint-Florentin, ministre de Louis XV. Un pareil mariage l'avait brouillé avec toute sa famille. Il avait d'ailleurs conservé une assez mauvaise réputation, et ce choix causa un étonnement général. C'était un être fort léger, qui ne manquait pas d'esprit; mais le poids du ministère étant au-dessus de ses forces, on le remplaça peu après par M. Bigot de Sainte-Croix. Pendant que Roland répandait sa lettre dans les villes et dans les départements, avant peut-être même qu'elle fût parvenue au Roi, le directoire du département de Paris lui écrivit que tous les bruits de conjuration étaient sans fondement, et que toutes ces terreurs imaginaires par lesquelles on agitait le peuple étaient aussi contraires à son repos qu'à son bonheur. Il se plaignait de lui voir laisser établir tranquillement dans Paris une société ayant ses séances publiques, ses bureaux de correspondance pour dicter ses lois dans toutes les parties du royaume, dénonçant à son gré, calomniant ouvertement et se moquant de toutes les administrations, occupée journellement à avilir le Roi et ses ministres, se permettant l'impression d'un journal qui autorisait le meurtre et le pillage, protégeait les scélérats et se débitait avec profusion dans le public pour y répandre le poison d'une si funeste doctrine. Il y avait du courage à écrire une pareille lettre dans les circonstances où l'on se trouvait, et elle eût pu faire ouvrir les yeux à un ministre qui n'eût été qu'aveugle; mais elle ne pouvait produire aucun effet sur un homme qui se croyait tout permis, pourvu que ce fût au profit de la liberté et de l'égalité. M. de la Fayette fit part à l'Assemblée d'un avantage de son armée qui avait repoussé les ennemis près de Maubeuge. Il avait été acheté par la perte de M. de Gouvion, ancien major de la garde nationale, officier distingué, et dont j'ai eu occasion de parler plus d'une fois dans une des parties de ces Mémoires. On prétend que, désespéré de la tournure que prenait la Révolution, il cherchait à se faire tuer, et qu'il s'exposa tellement, qu'il parvint à terminer une vie qui lui était devenue odieuse. M. de la Fayette, effrayé de la puissance des jacobins, et craignant que les excès auxquels ils se livraient ne finissent par anéantir la Constitution, profita de cette circonstance pour représenter à l'Assemblée le danger de laisser élever au-dessus des lois une puissance qui finirait par lui en dicter à elle-même, et qui ferait périr la liberté dans les horreurs de l'anarchie; qu'elle s'attachait à tout détruire pendant que l'armée se battait pour la conservation de la Constitution, et qu'il était de son devoir de la prévenir du mauvais effet que produisaient les excès qui se commettaient, ainsi que l'avilissement du pouvoir des autorités constituées. Cette lettre ne fit aucun effet sur l'Assemblée; la plus grande partie de ses membres, affiliés à la société des jacobins, en partageaient les sentiments. La terreur qu'elle inspirait lui avait donné une majorité imposante, et elle méprisait les plaintes de la minorité sur la violation de la Constitution et les abus de pouvoir qui en étaient la suite. Le soupçon qu'elle eut du concert de la lettre de M. de la Fayette avec la démarche du département, ne la rendit que plus ardente à hâter l'exécution de ses complots pour la destruction de la monarchie. Le Roi fit part à l'Assemblée du changement de son ministère; elle était si assurée de la prompte destruction de la royauté, qu'elle parut insensible au renvoi de ceux qui avaient tous des droits à sa reconnaissance, et elle se contenta de déclarer pour la forme qu'ils emportaient les regrets de la nation. Elle s'acharnait de plus en plus contre la personne du Roi, et elle recevait avec honneur les pétitions les plus incendiaires, les plus insultantes et les plus menaçantes contre l'autorité royale et la sûreté de la personne même de Sa Majesté. Les députés du côté gauche, tels qu'Isnard, Duquesnoy et autres, se permettaient des discours analogues à ces pétitions, et tout annonçait une crise prochaine. Le directoire du département fit part au Roi et à l'Assemblée de la demande des habitants des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, pour qu'il leur fût permis de s'assembler et de présenter, le 20 juin, armés, une pétition au Corps législatif, avec leurs habits de 1789. Le département y joignit les raisons du refus qu'il en avait fait, refus motivé sur la loi qui défendait des pétitions présentées par des gens armés; et il fit remettre à Sa Majesté l'arrêté qu'il avait pris pour que le maire et toutes les autorités ne négligeassent aucune mesure de prudence pour s'opposer à ce rassemblement. L'Assemblée, qui en connaissait mieux l'objet que le département, ne daigna pas faire attention à ce rapport, et pour toute réponse passa à l'ordre du jour. La conduite qu'elle tint en cette circonstance ne peut laisser aucun doute sur la part qu'elle avait prise aux événements de l'affreuse journée dont nous allons raconter les circonstances. JOURNÉE DU 20 JUIN. Le refus du directoire n'ayant point empêché les rassemblements projetés, Roederer fit part à l'Assemblée que le grand nombre de personnes qui se rassemblaient pour planter un tremble à la porte des Tuileries, donnant lieu de craindre que cette multitude ne se portât au château et n'y commît des excès, le directoire avait donné l'ordre de faire marcher des troupes pour écarter les dangers qui pourraient le menacer. Avant dix heures, le Carrousel était déjà couvert d'une foule immense, et la gendarmerie nationale bordait les accès du château. Elle était commandée par M. de Rulhières, honnête homme, attaché au Roi, mais dont le zèle était paralysé par la municipalité, à laquelle il était obligé d'obéir. M. de Wittengoff patriote, commandait les troupes, et l'intérieur des cours et des jardins était gardé par la garde nationale avec ses canons. Les deux faubourgs, dont la marche était annoncée, se grossissent en route d'une multitude armée qui, sans s'informer de ce qu'on allait demander au Roi, sans rien savoir, sans rien vouloir, insouciante, furieuse et gaie tout à la fois, menace, s'agite, chante, tient les propos les plus infâmes contre le Roi et sa famille, et se dirige vers l'Assemblée, à qui elle crut devoir présenter ses hommages. Santerre, général de cette nouvelle milice, écrivit à l'Assemblée que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, rassemblés pour célébrer l'anniversaire du serment du Jeu de paume, demandaient à paraître à sa barre et à défiler devant les pères de la patrie, se plaignant qu'on calomniât leurs intentions. La délibération commença, et plusieurs députés demandèrent s'il n'était pas inconstitutionnel de laisser entrer dans l'Assemblée une troupe armée qui pouvait influer sur ses décisions. Ils opinaient pour qu'on levât la séance et qu'on s'occupât avant tout de la sûreté du Roi; mais les jacobins s'y opposèrent, voulant jouir de leur succès et recevoir les hommages de leurs soldats. Vergniaud même n'eut pas honte de répondre que si le Roi se trouvait en danger, on enverrait auprès de lui une députation, et que dès le lendemain on rendrait un décret pour ne plus tolérer de pareilles admissions.--Le bruit continuait, la députation s'ennuyait et annonça qu'elle était au nombre de huit mille hommes. On voulait faire désarmer les pétitionnaires, mais les jacobins s'y opposèrent. Ils se plaignent qu'on les fait attendre, font dire qu'ils sont à la porte, et un huissier trouve plus court de la leur ouvrir. Au même instant, cette troupe de sans-culottes arrive à la barre, s'y précipite en foule avec ses armes, et l'Assemblée lui permet de défiler devant elle, après avoir entendu un discours contre le Roi, dans lequel les pétitionnaires annonçent que le peuple est prêt à se venger, et que si Capet ne change pas de conduite, il ne sera plus rien. Le discours fini, la marche s'ouvrit. Une musique militaire jouant l'air _Ça ira_ précédait la députation, qui défila pendant deux heures et demie. Il y avait parmi elle beaucoup de gardes nationaux en uniforme avec leur fusil; les autres étaient armés de piques, de crocs, de crochets, de massues, de fourches, de haches, de pieux et de faux. De distance en distance, on prenait pour enseignes des diverses compagnies, des bonnets de diverses couleurs au bout d'un bâton, et même une culotte. Les applaudissements des jacobins et des tribunes étaient continuels, pendant que les constitutionnels tremblaient et que les plus lâches d'entre eux applaudissaient. Péthion, qui avait déclaré le matin que tout ce qui se passait n'était qu'une fête civique, et qui avait engagé la garde nationale à se joindre à ces honnêtes citoyens, était allé à Versailles; et ce fut inutilement que le département indigné l'envoya chercher, pour lui demander compte de ce qui se passait. Le récit qu'on en fit aux Tuileries y causa les plus vives alarmes. Le Roi, la Reine et toute la famille royale se réunirent dans l'appartement du Roi comme le plus sûr, attendant avec une grande anxiété l'issue de cette fatale journée. La position du Roi était des plus critiques; il n'avait pour toute garde que la garde nationale, qui remplissait le château et refusait de le défendre. Peu contents de rester neutres, ils proposaient même de chasser des appartements du Roi les fidèles sujets de Sa Majesté qui étaient venus servir de rempart à sa personne et défendre sa vie aux dépens de la leur. Le Roi, pour ôter tout prétexte d'insurrection à la garde nationale, prit le parti de les faire retirer; et elle, de son côté, forçait de sortir des cours tout ce qui ne portait pas son habit. Il était trois heures. La députation qui était à l'Assemblée voulait traverser les Tuileries et insulter le Roi sous les fenêtres mêmes de son appartement. L'ordre avait été donné de ne laisser entrer personne dans le jardin, et il y avait à la porte de la terrasse des Feuillants un poste de cinquante hommes, décidé à faire observer cette consigne; mais un officier municipal, déclarant que c'était une fête civique, ouvrit lui-même la porte et introduisit cette foule dans le jardin. Les cris commencèrent alors de toute part, et l'on n'entendit que: «A bas le veto! Vivent la nation et les sans-culottes!» La garde nationale, effrayée du double engagement de défendre le Roi et de plaire à cette multitude, était dans un état de stupeur qui faisait peu d'honneur à son courage. Elle voyait tranquillement défiler cette troupe dans le même ordre qu'à l'Assemblée, insulter le Roi par des cris abominables, les plus hardis d'entre eux menaçant même d'en faire justice. Après avoir passé et repassé dans les jardins, les chefs de la horde, assurés de ne trouver aucune résistance dans la garde nationale, dont les canonniers avaient fraternisé avec les siens, et voyant qu'ils pouvaient tout entreprendre sans courir aucun danger, s'acheminèrent vers le château. Ils font sortir leur troupe par la porte des Tuileries donnant sur le pont Royal, passent par les guichets sans éprouver aucun obstacle de la part de la garde nationale, et vont rejoindre la partie de leur armée arrivant par la rue Saint-Nicaise. La grande porte des Tuileries, qui était entr'ouverte, fut refermée dès qu'on aperçut l'armée des piques. Elle menaça de la forcer, et un des chefs, qui était un nègre, fougueux patriote, fait charger le canon, et engage sa troupe à jurer sur sa bannière qu'elle entrera dans le château. Tous le jurèrent, et à l'instant les portes s'ouvrirent par l'ordre d'un officier municipal. M. de Romainvilliers, chef de division, qui commandait ce jour-là la garde nationale, homme faible et craignant toujours de se compromettre, reste immobile, et la garde nationale, qui ne reçoit aucun ordre de son chef, ne s'oppose à rien. Le brave Acloque, commandant de bataillon, et qui n'abandonnait jamais le Roi dans le danger, proposa à cette multitude effrénée de choisir quarante des leurs pour porter au Roi leur pétition. Il ne fut point écouté, et en cinq minutes la cour, les escaliers et les salles des appartements sont remplis de vingt mille hommes, armés de la même manière que ceux qui avaient traversé l'Assemblée, et qui, dans la fureur dont ils sont animés, traînent leur canon sur l'escalier et le font entrer dans la salle des cent-suisses, présentement celle des gardes du corps. Le Roi, la Reine et la famille royale étaient dans la petite chambre à coucher de Sa Majesté, entourés de quelques serviteurs fidèles, auxquels elle avait permis de rester auprès de sa personne. Le Roi, voyant que les portes allaient être forcées, veut aller au-devant des factieux, essayer de leur en imposer par sa présence. Il s'élance en avant; un garde national s'approche, le conjure de ne pas s'avancer davantage, et de lui permettre de rester auprès de lui. Le Roi, touché du dévouement de ce brave homme, le prie de ne pas se séparer de lui, mais d'être calme, et poursuit son chemin. Il demande qu'on éloigne la Reine et ses enfants, voulant s'exposer seul au danger. Cette princesse, quittant le Roi les yeux baignés de larmes, adresse avec un ton plein d'âme et de confiance ces mots touchants à ceux qui l'entouraient: «Français, mes amis, grenadiers, sauvez le Roi!» Ce prince, allant toujours en avant, donne l'ordre d'ouvrir la porte de l'oeil-de-Boeuf qui le séparait encore des brigands. Ceux-ci avaient déjà forcé la porte opposée à celle par laquelle le Roi allait au-devant d'eux. Acloque était retourné auprès du Roi, qu'il trouva entouré de M. le maréchal de Mouchy, de MM. d'Hervilly, de Tourzel, mon fils, de Septeuil, d'Aubier, de Bourcet, de Joly, canonnier, frère de l'actrice de ce nom, et de quelques autres serviteurs de Sa Majesté, qui avaient trouvé moyen de pénétrer auprès de sa personne. Des flots de séditieux s'amoncelèrent auprès du Roi. Un scélérat, armé d'une pique, l'oeil plein de rage, s'avance, faisant un mouvement sinistre; Vanot, commandant du bataillon de Sainte-Opportune, se précipite sur le monstre et détourne le fer; un grenadier du même bataillon pare un coup d'épée dirigé de manière à indiquer le même crime. Les grenadiers, indignés, veulent mettre le sabre à la main; Acloque a la prudence de sentir le danger d'une imprudente résistance: «Point d'armes! s'écrie-t-il, vous allez faire assassiner le Roi.» Et il fait placer ce prince dans l'embrasure d'une fenêtre, et il se range devant lui, ainsi que le maréchal de Mouchy. Madame Élisabeth, voyant le danger que courait le Roi, ne voulut point l'abandonner, et se plaça dans l'embrasure de la fenêtre qui précédait celle où était ce prince. Les ministres l'y suivirent. Ce fut alors qu'elle fut prise pour la Reine. Voyant les factieux s'avancer vers elle en criant: «L'Autrichienne, où est-elle? sa tête, sa tête!» avec le calme de la vertu, qui ne l'abandonna jamais, elle dit à ceux qui l'entouraient ces paroles sublimes: «Ne les détrompez pas; s'ils pouvaient me prendre pour la Reine, on aurait le temps de la sauver.» Un furieux présenta une pique à sa gorge: «Vous ne voudriez pas me faire du mal, lui dit-elle avec douceur; écartez votre arme.» Les cris, les hurlements se font entendre de tout côté. Chaque étendard porte des menaces qu'on étale aux yeux du Roi. Il lit d'un côté: «_Tremblez, tyrans, le peuple est armé_»; de l'autre: «_Union des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, voici les sans-culottes._» On lui adresse la parole, mais c'est pour l'insulter. On lui présente un bonnet rouge au haut d'une pique; un grenadier le lui pose sur la tête; on y ajoute des rubans aux trois couleurs, il les accepte. La foule se presse et demande à le voir; ce prince monte sur la fenêtre avec ce calme et ce courage qui ne l'abandonnèrent jamais dans le danger. Étouffé par la chaleur et mourant de soif, il témoigne le désir de boire un verre d'eau; un grenadier lui présente une bouteille; il boit sans hésiter, et sans avoir cru faire un acte de courage. Un autre l'engage à ne rien craindre, l'assurant qu'il lui fera un rempart de son corps: «Un homme qui n'a rien à se reprocher ne connaît, répond le Roi, ni la peur ni la crainte.» Et prenant la main de cet homme, il la pose sur son coeur, lui disant: «_Voyez s'il bat plus vite._» M. de la Jarre, ministre de la guerre, témoin du danger que courait le Roi, descendit dans la cour par un escalier détourné en s'écriant: «A moi vingt grenadiers, pour faire à Sa Majesté un rempart de nos corps.» Il les conduit par l'escalier du Roi; il était obstrué. On n'entendait de toutes parts que le bruit des armes et les propos les plus outrageants contre la personne de Sa Majesté. Il les fait entrer par un autre côté, dans la pièce où était ce prince, par une porte figurant une croisée. Ils augmentent le nombre de ses défenseurs, en faisant haie depuis la première fenêtre, où était Madame Élisabeth, jusqu'à celle où était le Roi, entouré des personnes dont nous avons déjà parlé. La multitude ne cessait de défiler devant Sa Majesté, et semblait sortir des pavés, tant le nombre en était considérable. Ils affectèrent de faire passer devant elle un jeune homme avec un coeur de veau ensanglanté, portant pour devise: «_Coeur des aristocrates._» Un homme, en regardant la cocarde qui était au chapeau du Roi, en présenta une à Madame Élisabeth, qui la mit sur-le-champ à son bonnet. La Reine était heureusement un peu éloignée du Roi au moment où ce prince se détermina à se présenter à cette multitude; mais elle voulait absolument retourner près de lui et partager ses dangers. On eut bien de la peine à lui persuader que, dans une situation aussi critique, sa place était auprès de ses enfants, et qu'elle devait d'ailleurs se conformer à la volonté du Roi, qui avait senti que les périls qu'il lui verrait courir affaibliraient le courage dont il avait besoin. Il fallut l'entraîner presque de force chez Mgr le Dauphin, dont on avait fermé toutes les portes avec des crochets et des verrous. M. Hue, craignant que son appartement ne parvînt à être forcé, emporta, par un mouvement de zèle, le jeune prince dans l'appartement de Madame, l'y croyant plus en sûreté, de manière que j'avais peine à le suivre. Quand la Reine entra dans la chambre de Mgr le Dauphin, elle ne le trouva plus, et ce fut un moment cruel pour elle; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant. L'appartement de Madame se trouvant encore plus exposé que celui du jeune prince, on le ramena chez lui. La Reine le serra entre ses bras. Étouffée de sanglots, elle fut un quart d'heure sans savoir le sort du Roi, demandant toujours qu'on la laissât le retrouver. Au bout de ce temps, Madame Élisabeth trouva moyen de lui faire savoir qu'il ne lui était rien arrivé, qu'il montrait le plus grand courage, et que sa présence serait nuisible dans la position où il se trouvait. La première salle de l'appartement de Mgr le Dauphin ayant été forcée et se remplissant de la foule qui inondait le château, la Reine, ses enfants et ceux qui les entouraient rentrèrent dans la chambre à coucher du Roi, dont les portes étaient fermées du côté du cabinet du conseil. MM. d'Assonville et Dorival, juges de paix, ne pouvant, à eux seuls, réprimer de pareils excès, coururent avertir l'Assemblée des dangers auxquels le Roi était exposé. Elle s'occupait si peu du récit qui lui en avait déjà été fait, qu'elle avait levé la séance, et que M. Fressinel, député, ne put rassembler qu'une douzaine de ses collègues, avec lesquels il se porta au château. Ils se firent jour à travers cette multitude, et vinrent grossir le nombre des défenseurs de Sa Majesté. La séance fut rouverte à cinq heures, et l'Assemblée se détermina à envoyer vingt-quatre députés pour lui rendre compte de ce qui se passait au château, et ordonna qu'ils seraient relayés de demi-heure en demi-heure. En arrivant, ils voulurent haranguer le peuple, ainsi qu'un officier municipal, mais ils ne furent point écoutés. Le peuple souverain ne reconnaissait que ses chefs. Vergniaud, Bigot, Hérault et le fougueux Isnard ne furent pas plus heureux. Ils invoquent inutilement la Constitution qu'on déshonore; ils sont rejetés, et sont témoins des outrages et des vociférations prodigués à Sa Majesté. Le Roi, à qui l'on continuait de demander l'observation de la Constitution pour le bonheur du peuple, assura qu'elle avait toujours été le premier objet de ses soins; qu'il avait observé fidèlement la Constitution, et qu'il la maintiendrait de tout son pouvoir. Des cris de: «_Vive le Roi!_» se firent entendre, mais ils furent étouffés par ceux-ci: «_Point de: Vive le Roi! mais: Vive la nation!_» D'autres ajoutèrent: «Il nous donne des promesses; il y a longtemps qu'il nous abuse; nous voulons la sanction du décret sur les prêtres, sur le camp de vingt mille hommes, le renvoi des ministres actuels et le rappel de MM. Servan et Roland.» Un jeune homme, entre autres, adressant la parole à Sa Majesté, lui fit, pendant plus de trois quarts d'heure, les demandes les plus absurdes. «Ce n'est ni le moment de faire de pareilles demandes, ni celui de les obtenir, répond tranquillement le Roi; adressez-vous aux magistrats, organes de la loi, ils vous répondront.» Les députés tentèrent encore de se faire entendre, mais inutilement. Santerre, l'ami et le chef de ces forcenés, a plus de pouvoir qu'eux: «Je réponds, dit-il, de la famille royale; qu'on me laisse faire.» Un moment de silence est interrompu par les cris de: «_Vive Péthion! vive le bon Péthion!_» Il était six heures du soir, et le Roi était depuis trois heures au milieu de ces forcenés. Le _bon_ Péthion s'approche du Roi et n'a pas honte de lui adresser les paroles suivantes: «_Le peuple s'est présenté avec dignité; le peuple sortira de même, que Votre Majesté soit tranquille._» Santerre fit approcher les pétitionnaires; ils parlèrent tous à la fois, et rien ne fut entendu. Péthion quitta le château pour aller rendre compte à l'Assemblée de ce qui s'y passait. Il y arriva avec une figure bouleversée et qui portait l'empreinte de la scélératesse. Il y fit l'éloge du bon peuple, justifia la municipalité et assura qu'il avait fait son devoir dans cette journée, où tout s'était passé dans le meilleur ordre. La personne du Roi, dit-il, a été respectée; le rassemblement n'avait pour but que de présenter au Roi une pétition, et la force publique n'aurait pu empêcher une pareille multitude de commettre des délits, si elle en avait eu le projet. Il finit son discours par inviter les membres de l'Assemblée qui auraient connaissance d'un complot de le dévoiler aux magistrats du peuple, qui feraient leur devoir. Un député, nommé Boulanger, s'offrit à en donner la preuve. Il ne fut point écouté, et Péthion, assuré du silence qui serait imposé à ceux qui voudraient en donner connaissance, sortit de l'Assemblée au milieu des cris et des applaudissements des tribunes, qui étouffèrent les huées dont quelques membres de l'Assemblée accueillirent ce _magistrat du peuple_, qui justifiait avec autant de lâcheté que d'impudence la violation des devoirs que lui imposait la dignité dont il était revêtu. La Reine était toujours dans la chambre du Roi, lorsqu'un valet de chambre de Mgr le Dauphin accourut tout hors de lui avertir cette princesse que la salle était prise, la garde désarmée, les portes de l'appartement forcées, cassées et enfoncées, et qu'on le suivait. On se décida à faire entrer la Reine dans la salle du conseil, par laquelle Santerre faisait défiler sa troupe pour lui faire quitter le château. Elle se présenta à ces factieux au milieu de ses enfants, avec ce courage et cette grandeur d'âme qu'elle avait montres les 5 et 6 octobre, et qu'elle opposa toujours à leurs injures et à leurs violences. Sa Majesté s'assit, ayant une table devant Elle, Mgr le Dauphin à sa droite et Madame à sa gauche, entourée du bataillon des Filles-Saint-Thomas, qui ne cessa d'opposer un mur inébranlable au peuple rugissant, qui l'invectivait continuellement. Plusieurs députés s'étaient aussi réunis auprès d'Elle. Santerre fait écarter les grenadiers qui masquaient la Reine, pour lui adresser ces paroles: «On vous égare, on vous trompe, Madame, le peuple vous aime mieux que vous ne le pensez, ainsi que le Roi; ne craignez rien.»--«Je ne suis ni égarée ni trompée, répondit la Reine, avec cette dignité qu'on admirait si souvent dans sa personne, et je sais (montrant les grenadiers qui l'entouraient) que je n'ai rien à craindre au milieu de la garde nationale.» Santerre continua de faire défiler sa horde en lui montrant la Reine. Une femme lui présente un bonnet de laine; Sa Majesté l'accepte, mais sans en couvrir son auguste front. On le met sur la tête de Mgr le Dauphin, et Santerre, voyant qu'il l'étouffait, le lui fait ôter et porter à la main. Des femmes armées adressent la parole à la Reine et lui présentent les sans-culottes; d'autres la menacent, sans que son visage perde un moment de son calme et de sa dignité. Les cris de: «Vivent la nation, les sans-culottes, la liberté! à bas le veto!» continuent. Cette horde s'écoule enfin par les instances amicales et parfois assez brusques de Santerre, et le défilé ne finit qu'à huit heures du soir. Madame Élisabeth, après avoir quitté le Roi, vint rejoindre la Reine, et lui donner de ses nouvelles. Ce prince revint peu après dans sa chambre, et la Reine, qui en fut avertie, y entra immédiatement avec ses enfants. Excédé de fatigue, il s'était jeté sur un fauteuil, et remerciait de la manière la plus affectueuse ceux qui l'entouraient, de l'attachement qu'ils lui avaient témoigné. La Reine, en pleurs, se jeta à ses pieds avec ses enfants; il les tint tous quelque temps embrassés, et cette scène touchante attendrit ceux qui étaient témoins du bonheur qu'ils éprouvaient en se retrouvant sains et saufs. Le Roi et la Reine embrassèrent Madame Élisabeth, en lui témoignant la plus tendre sensibilité de tout ce qu'elle avait fait pour eux dans cette horrible journée. Le Roi, environné d'une députation de l'Assemblée et de ceux qui ne l'avaient pas quitté, les faisait connaître à la Reine, et parlait à chacun avec cette bonté qui le caractérisait. L'Assemblée avait envoyé successivement trois députations, dont la dernière ne sortit du château qu'à dix heures. Péthion, qui l'avait quitté bien auparavant, dit au peuple avant de s'en séparer: «Mes frères et mes amis, vous venez de prouver que vous êtes un peuple libre et sage; retirez-vous, et moi-même vais vous en donner l'exemple.» Le Roi ne fut jamais plus grand que dans cette journée; son visage n'éprouva pas un instant d'émotion; toujours calme, intrépide et supérieur aux efforts qu'on faisait pour lui faire dégrader sa couronne. Son courage héroïque au milieu de tant de scélérats, sa présence d'esprit, sa patience à supporter les injures dont on l'accablait, la sérénité de son âme, la constance de ses refus et cette ferme résignation, sauvèrent, _pour ce jour-là_, la France du crime que nous ne cessons de déplorer. Il est douloureux de penser qu'avec tant de courage personnel, ce prince n'ait pas déployé la même fermeté dans les diverses époques de la Révolution; mais son amour pour son peuple lui faisant envisager la guerre civile comme le plus grand fléau qu'il put éprouver; la crainte de l'attirer sur la France lui fit manquer plus d'une occasion favorable de sortir de la cruelle situation où l'avait réduit son excessive bonté. Avant le départ des députés, la Reine leur fit voir elle-même les dégâts qui avaient été commis dans l'appartement de Mgr le Dauphin. Trois portes en avaient été brisées; les serrures et les crochets en avaient été emportés, les panneaux enfoncés; les mêmes dégâts existaient chez Madame, où l'on avait pénétré par l'appartement de Mgr le Dauphin. Celui du Roi n'avait pas été plus ménagé; les brigands s'étaient répandus pur tout le château, montant sur les combles et sur les toits, laissant partout les marques de leur fureur. L'appartement de la Reine était le seul où ils n'eussent pas pénétré. Les députés ne pouvant que rendre compte à l'Assemblée de tous ces désordres et non les constater par écrit, on fit venir le juge de paix pour en dresser procès-verbal, et le lendemain, 22 juin, les officiers de paix confrontèrent les dégâts avec le procès-verbal. Des officiers municipaux vinrent examiner le travail; l'un d'eux, et M. le maire lui-même, furent injuriés par la garde nationale dans la cour du château. Elle sentait la honte qui rejaillirait sur elle. Inquiète de la manière dont elle serait jugée par les départements, elle témoigna vivement son ressentiment à ceux qu'elle accusait d'être les auteurs de cette horrible journée, promettant bien de s'opposer dorénavant à de nouvelles entreprises des factieux. Mais on avait eu soin de désorganiser tellement la garde nationale, qu'à l'exception de quelques bataillons cités pour leur fidélité, on ne pouvait guère compter sur elle. Le Roi écrivit à l'Assemblée sur les événements de la veille, et donna une proclamation parfaite à tous égards. Elle porte tellement le caractère de sa bonté et de sa générosité à oublier les injures qui lui étaient personnelles, et dont il ne s'occupe qu'en qualité de représentant héréditaire de la nation, que je ne puis me défendre de la citer. PROCLAMATION DU ROI SUR LES ÉVÉNEMENTS DES 20 ET 21 JUIN AN IV DE LA LIBERTÉ. «Les Français n'auront pas appris sans douleur qu'une multitude, égarée par quelques factieux, est venue armée dans l'habitation du Roi, traînant un canon jusque dans la salle de ses gardes; qu'elle a enfoncé les portes à coups de hache, et qu'abusant odieusement du nom de la nation, elle a tenté d'obtenir par la violence la sanction de deux décrets refusée constitutionnellement par le Roi. «Il n'a opposé aux menaces et aux insultes que sa conscience et son amour pour le bien public, et il ignore quel sera le terme où les factieux voudront s'arrêter; mais il a besoin de dire à la nation française que la violence, à quelques excès qu'on veuille la porter, ne lui arrachera jamais de consentement à tout ce qu'il croira contraire au bien public, pour lequel il exposera sans regret sa tranquillité et sa sûreté. Il sacrifierait même sans peine la jouissance des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que la loi devrait faire respecter chez lui comme chez tous les citoyens, si, comme représentant héréditaire de la nation, il n'avait des devoirs à remplir, et que, s'il peut faire le sacrifice de son repos, il ne fera pas celui de ses devoirs. «Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre dans l'état de crise où elle se trouve; mais le Roi donnera toujours, jusqu'au dernier moment, à toutes les autorités constituées, l'exemple du courage et de la fermeté qui peut seul sauver l'empire, et ordonne en conséquence à toutes les municipalités et à tous les corps administratifs de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés. «A Paris, ce 22 juin 1792, l'an IV de la liberté.» _Signé:_ «LOUIS.» Et plus bas: «TERRIER.» L'Assemblée avait déjà fait, avant la lettre du Roi, un décret contre les rassemblements armés, lequel avait été sanctionné sans retard; et sur le bruit qu'il s'en formait un nouveau autour du château, elle avait envoyé une députation demander à Sa Majesté si elle avait quelque crainte de voir troubler sa tranquillité, car alors elle se rendrait sur-le-champ auprès de sa personne. Le Roi reçut la députation au milieu de sa famille et répondit: «On m'apprend à l'instant que Paris est calme; s'il cessait de l'être, je ferais prévenir l'Assemblée. Dites-lui, messieurs, combien je suis sensible à l'intérêt qu'elle me témoigne, et assurez-la que, au moindre danger qu'elle pourrait courir, je me rendrai auprès d'elle.» Cette démarche n'empêcha pas Couthon et les autres factieux de proposer à l'Assemblée de se passer du veto royal dans les décrets de circonstance, et de joindre à cette proposition leurs invectives ordinaires contre la conduite et la personne de Sa Majesté. Si l'on eût accédé à cette motion, l'Assemblée redevenait sur-le-champ constituante; elle ne crut pas prudent de hasarder encore une pareille démarche; au contraire, conformément à la dénonciation de M. Terrier de Monciel, elle s'occupa de placards séditieux qui s'affichaient dans Paris; elle fit un décret pour enjoindre aux autorités constituées de maintenir l'ordre et la tranquillité, de garantir la sûreté des personnes et des propriétés, et ordonna au ministre de l'intérieur de lui rendre chaque jour un compte exact de ce qui se passait dans Paris. Péthion, ayant appris que l'on avait cru le château menacé, y arriva sur les sept heures du soir. Ce fut alors que la garde nationale lui fit de sanglants reproches, en lui témoignant le plus profond mépris. Il monta chez le Roi et se fit annoncer comme maire de Paris. Le Roi le reçut au milieu de sa famille, entouré de sa suite et de la leur: «Sire, dit Péthion, nous avons été prévenus que vous aviez été averti d'un rassemblement qui se portait sur votre demeure; nous venons vous informer que ce rassemblement n'est composé que de citoyens sans armes qui viennent planter un mai. Je sais, Sire, qu'on a calomnié la municipalité, dont la conduite sera connue de Votre Majesté.»--«Elle doit l'être de la France, répondit le Roi; _je n'accuse personne, j'ai tout vu_.»--Péthion: «Sans les mesures de précaution prises par la municipalité, il serait peut-être arrivé des événements beaucoup plus fâcheux, non pas contre votre personne (et fixant la Reine qui était à côté du Roi): vous devez savoir, Sire, que votre personne sera toujours respectée.»--Le Roi, le regardant avec le visage de l'indignation: «_Est-ce me respecter que d'entrer chez moi en armes et de briser mes portes? Ce qui s'est passé, monsieur, est un sujet de scandale pour tout le monde; vous répondez de la tranquillité de Paris._»--«Je connais l'étendue de mes devoirs, et je les remplirai», reprend Péthion en regardant encore la Reine avec insolence.--«_C'en est trop_, lui dit le Roi d'un ton menaçant, _taisez-vous et retirez-vous_.» Péthion se retira, la colère peinte sur le visage, et se promettant bien de tirer vengeance de l'affront qu'il avait reçu. La plus grande partie des Parisiens étaient dans la stupeur des événements dont ils venaient d'être témoins; mais, glacés de terreur, ils se contentaient de s'affliger dans l'intérieur de leurs maisons, où ils se renfermaient à l'apparence du moindre danger. Un jeune notable, nommé Cayer, à la tête d'un nombre de personnes assez considérable, eut cependant le courage de dénoncer à la commune le maire, le procureur de la commune et les autorités qui avaient manqué à leurs devoirs dans la journée du 20 juin, et de demander la punition d'attentats dont gémirait toute la France: «Oui, dit-il, je dénonce un commandant de bataillon qui a violé la loi, en osant se permettre de traverser les rues et les places de la capitale à la tête de vingt mille hommes armés; les gardes nationaux mêlés parmi eux, en traînant des canons qui leur avaient été donnés pour un tout autre usage; les brigands qui se sont permis de tourner leurs armes contre leur roi et de prononcer devant lui et la famille royale les provocations les plus meurtrières; les citoyens de tout âge et de tout sexe marchant à leur suite et se permettant également les injures les plus graves contre le Roi et la famille royale pendant plusieurs heures; le procureur de la commune, comme ayant négligé de requérir les moyens de dissiper l'attroupement; et vous, maire de Paris, qui, au mépris des lois, n'avez fait aucun usage des moyens que vous donnaient votre place et la loi, pour détourner un danger dont vous aviez été averti et assurer la liberté du Roi et de l'Assemblée en maintenant la tranquillité publique.» Il dénonça également la conduite lâche et perfide des officiers municipaux et celle du commandant général, à qui toutes les lois civiles et militaires ordonnaient de repousser par la force l'attaque d'un poste qui lui était confié. Il termina en demandant que le conseil général de la commune condamnât la conduite du maire, du procureur général de la commune et des administrateurs de police depuis l'arrêté du 16 juin; qu'elle improuvât cet arrêté et le dénonçât au directoire du département; qu'il rendît responsables de la journée du 20 juin les personnes dénommées ci-dessus, et que l'arrêté qu'on lui demandait fût affiché, imprimé et envoyé aux quarante-huit sections, aux quatre-vingt-trois départements, au directoire de celui de Paris, à l'Assemblée et au ministre de l'intérieur. Un grand nombre de départements envoyèrent des adresses pour témoigner leur indignation sur la violation de la Constitution dans cette effroyable journée. Celle du département de la Somme, plus énergique que les autres, fut envoyée au comité des douze. Toutes les pétitions factieuses étaient, au contraire, accueillies par l'Assemblée, qui accordait les honneurs de la séance à ceux qui les présentaient. Mais comme les adresses qui témoignaient leur mécontentement étaient plus nombreuses que les autres, l'Assemblée, craignant l'effet qu'elles pourraient produire, n'en voulut plus recevoir et les renvoya toutes au comité des douze. Dupont de Nemours et Guillaume, ex-constituants, eurent le courage de présenter une pétition signée de vingt mille personnes, réclamant la punition des attentats commis le 20 juin. Cette pétition fut, sous le régime de la Terreur, un sujet de persécution pour ceux qui furent accusés ou même soupçonnés de l'avoir signée. Le veto du Roi sur la déportation des prêtres n'empêcha pas plusieurs départements de le mettre à exécution et de se permettre l'emprisonnement des ecclésiastiques insermentés, quoiqu'il n'y eût aucun jugement porté contre eux. Les crimes les plus atroces étaient assurés de l'impunité quand ils s'exerçaient contre des individus religieux ou soupçonnés d'attachement au Roi et à la famille royale; ils trouvaient toujours des défenseurs dans l'Assemblée. L'accueil qu'elle fit à la députation du faubourg Saint-Antoine, qui vint y justifier les attentats du 20 juin, en fut la preuve. Vingt députés de ce faubourg lui présentèrent une pétition pour se justifier des calomnies qu'on se permettait sur leur conduite. Ils n'avaient pris les armes, disaient-ils, que pour montrer au Roi des millions de bras disposés à défendre une Assemblée qu'on ne calomniait que pour avoir l'occasion de la dissoudre. Elle n'eut pas honte d'accueillir une pareille pétition. CHAPITRE XXII ANNÉE 1792 Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la Constitution; son peu de succès.--Continuation des menées pour opérer la destruction de la monarchie.--Arrêté du conseil général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à la journée du 20 juin.--Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de concorde.--Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et sa famille.--Elle proclame la patrie en danger.--Changement de ministre.--Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi, l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y refuse.--L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet les insultes les plus violentes contre le Roi et sa famille.--Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait l'attachement pour la personne de Sa Majesté.--Arrivée des Marseillais.--Manifeste du duc de Brunswick.--L'Assemblée se sert de cette occasion pour exaspérer les esprit.--Péthion dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la journée du 10 août. Le peu de personnes attachées au Roi qui étaient restées à Paris, loin d'être effrayées de la journée du 20 juin et des événements qui se préparaient, n'en étaient que plus assidues auprès de sa personne, décidées à lui servir de rempart contre les entreprises des factieux et à donner leur vie pour la conservation de la sienne. On distinguait parmi elles M. de Malesherbes, qui, profondément affligé de la position du Roi, disait avec cette franchise qui l'a toujours caractérisé: «Trompé moi-même par de fausses apparences, j'ai pu donner au Roi mon maître des impressions que la bonté de son coeur lui a fait saisir avec empressement. J'en ai malheureusement reconnu trop tard les inconvénients, et plus que personne je dois risquer ma vie pour sa défense.» Aussi le voyait-on toujours au château, à l'apparence du moindre danger, l'épée au côté, quoiqu'il n'en eût jamais porté, faisant ainsi, dès ce moment, l'apprentissage de ce courage si simple et si touchant avec lequel il se dévoua à la défense de notre auguste souverain[3]. [3] Je tient de Boze, peintre du Roi, l'anecdote suivante: Le peu de succès des efforts de M. de Malesherbes pour sauver la vie du Roi avait rendu la sienne amère. Lorsqu'il entra à la Conciergerie, Boze, qui y était depuis quelque temps, lui témoigna sa douleur de le voir arriver dans ce triste séjour, et en même temps son espoir de lui voir rendre la justice qu'il méritait. Malesherbes, pour toute réponse: «Je ne puis, répondit-il, regretter la vie lorsque je n'ai pas eu le bonheur de sauver celle du Roi mon maître.» Ce même Boze resta neuf mois à la Conciergerie et ne dut la vie qu'au sacrifice de toute sa fortune, que sa femme employa journellement à payer sa conservation jusqu'au 9 thermidor. M. de la Fayette, voyant avec douleur la violation d'une Constitution à laquelle il avait tant contribué, se détermina à venir en personne représenter à l'Assemblée l'indignation qu'excitait dans l'armée et dans le coeur de tous les honnêtes gens la journée scandaleuse du 20 juin. Il lui déclara qu'il avait reçu à ce sujet des adresses des différents corps d'armée, qu'il avait arrêtées par respect pour la Constitution, préférant se présenter seul pour exprimer un sentiment commun. Il lui fit sentir qu'il était plus que temps d'arrêter les atteintes portées journellement à la Constitution, d'assurer la liberté de l'Assemblée, celle du Roi; de respecter son indépendance et sa dignité, et de détromper les mauvais citoyens qui n'attendaient que de l'étranger le rétablissement de la tranquillité publique, qui deviendrait pour des hommes libres un honteux et dangereux esclavage. Il supplia l'Assemblée de faire punir comme criminels de lèse-nation les auteurs de la journée du 20 juin, et de détruire une secte qui envahissait la royauté, tyrannisait les citoyens, et dont les débuts ne laissaient aucun doute sur l'atrocité des projets de ceux qui la dirigeaient. Il lui représenta, en finissant son discours, qu'il était de son devoir de soutenir la Constitution, quand tant de braves gens mouraient pour la défendre, et il l'assura qu'il s'était concerté avec le maréchal Luckner pour que son armée ne pût souffrir de son absence. Guadet s'opposa à ce que l'on accordât à M. de la Fayette les honneurs de la séance, et lui reprocha de calomnier la nation et d'être lui-même violateur de la Constitution par son arrivée à Paris. Il demanda que le ministre de la guerre fût mandé séance tenante, pour savoir s'il avait accordé un congé à M. de la Fayette; que le comité fût chargé d'examiner si un général en fonction pouvait présenter des pétitions, et qu'il en fît un rapport dès le lendemain. Ramond et plusieurs autres députés défendirent M. de la Fayette, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. M. de la Fayette s'était présenté au Roi comme défenseur de l'autorité royale, n'ayant d'autre but que de chasser les jacobins et d'employer, pour y parvenir, l'ascendant qu'il croyait avoir conservé sur la garde nationale. On demanda à tout ce qui était attaché au Roi d'avoir pour lui beaucoup d'égards; et comme son expédition devait avoir lieu le soir même, on avait établi une grande surveillance dans le château et engagé tous ceux qui l'habitaient à n'en pas sortir ou à être rentrés à huit heures du soir. M. de la Fayette fit la triste expérience du peu de crédit qu'il avait conservé; il ne put réunir qu'une douzaine de gardes nationaux et vit évanouir en quelques heures les espérances qu'il avait fait concevoir sur le succès de sa démarche. En repartant pour l'armée, il écrivit encore à l'Assemblée pour lui rappeler de nouveau le danger de ne pas s'opposer à un pouvoir qui, s'élevant au-dessus des pouvoirs constitués, finirait par les dominer; qu'on pouvait à juste titre lui reprocher les désastres actuels, occasionnés par l'insubordination qu'il ne cessait d'exciter parmi les soldats contre leurs chefs. Sa lettre n'eut pas plus de succès que son voyage, et il acquit plus d'une fois la preuve que le mal qui s'opère si facilement ne se répare que difficilement, et qu'il est des fautes que des circonstances imprévues rendent irréparables. Les déclarations des députés connus par leur violence se renouvelaient à chaque séance. Ils accusaient le Roi de trahison et faisaient retomber sur sa personne tout le mal qui s'opérait par leurs ordres et par leur défaut de prévoyance. Ils poussèrent l'audace jusqu'à demander sa déchéance. Vergniaud le prétendait responsable des fautes qui se commettaient aux armées, lui reprochait de redouter leur triomphe, de se cacher sous le manteau de l'inviolabilité pour détruire la liberté et de refuser sa sanction aux décrets de l'Assemblée, quelque utiles et nécessaires qu'ils pussent être. La Chambre mit en question le rappel de M. de Luckner, ne pouvant lui pardonner son adhésion aux sentiments de M. de la Fayette. Tout ce que l'on voyait annonçait une crise où il était facile de prévoir le danger que couraient le Roi, la famille royale et même la monarchie. On accorda les honneurs de la séance à des citoyens de Paris qui vinrent dénoncer M. de la Fayette, ainsi qu'à ceux qui demandaient le licenciement de l'état-major de la garde nationale et la suppression du veto royal. M. Pastoret, chargé par le comité des douze du rapport sur la tranquillité du royaume, craignant de s'attirer la haine des jacobins et redoutant leur fureur, prononça un discours assez insignifiant et dans lequel il se crut obligé de blâmer l'inertie du pouvoir exécutif, d'inculper les prêtres insermentés et d'emprunter, en parlant de l'éducation publique, de grands mots tels que ceux-ci: «_La police de la nature et de la santé morale du peuple_», discours qu'on appela assez plaisamment une dose d'opium pour les agonisants. Les séances devenaient de plus en plus orageuses. Jean de Brie proposa de déclarer la patrie en danger, de mettre en permanence tous les corps administratifs et toutes les économies du royaume, de faire porter les armes de chacun au directoire de son département, lequel en ferait la distribution au chef-lieu, et d'ordonner à tous les citoyens choisis pour combattre l'ennemi de se tenir prêts à partir au premier ordre. De Launay d'Angers voulait qu'on se préservât d'un respect servile pour un pouvoir exécutif qui pouvait employer son or et ses moyens au détriment de la nation, proposant, en outre, de ne plus consulter l'acte constitutionnel et de regarder le salut public comme la suprême loi. Il tonna contre M. de la Fayette, qu'il s'étonnait de ne pas voir dans les prisons d'Orléans. Il demanda qu'il fût gravé sur le sanctuaire des lois que les représentants du peuple ne reconnaîtraient que la loi impérieuse et suprême du salut de l'État contre les conspirateurs et les perturbateurs du repos public. L'union du roi de Prusse aux autres puissances et l'approche des armées étrangères augmentèrent la rage des factieux. Rouger, Couthon, etc., réclamaient à grands cris le licenciement de l'état-major de la garde nationale. L'opposition des députés du côté droit ne fut point écoutée, et tous les états-majors de toutes les villes de cinquante mille âmes furent supprimés par un même décret. Vergniaud accusa le Roi de tout ce qui se passait à Coblentz, fit voir le génie des Médicis, du cardinal de Lorraine, des La Chaise et Le Tellier planant sur les Tuileries et faisant craindre le renouvellement de la Saint-Barthélemy et des dragonnades. Il termina en proposant de déclarer la patrie en danger, de rendre les ministres responsables de l'entrée des troupes étrangères en France et des troubles qui existaient dans le royaume, de faire une adresse aux Français pour les engager à la défense de la patrie, et de charger le comité de faire un prompt rapport sur la conduite de M. de la Fayette. Jean de Brie demanda, en outre, que la déclaration de la patrie en danger se fît avec l'appareil le plus lugubre et le plus propre à exciter les Français à voler au secours de la patrie. On faisait venir de tout côté des adresses jacobines, demandant que l'Assemblée suspendit le veto et prit promptement les grandes mesures de salut public qui lui avaient été proposées. On supprimait, au contraire, toutes celles qui étaient contraires à ses vues, et il n'y avait pas de moyens qu'on n'employât pour soulever le peuple et le porter à la révolte. Torné, évêque constitutionnel, fit un discours dans le genre de Vergniaud. Il tourna en ridicule la demande de M. de la Fayette, qu'il proposa d'appeler la Fayette Jacobin, de même que Scipion s'appelait l'Africain; et il demanda qu'on établît une dictature en proclamant le danger de la patrie. L'Assemblée ayant déclaré qu'elle irait en corps à la fédération du 14 juillet, le Roi ne crut pas devoir se dispenser d'y assister. Il lui écrivit qu'il se joindrait à elle, ce jour-là, pour renouveler le serment qui s'y prêtait et recevoir celui des habitants des provinces qui étaient à Paris, de même que celui des fédérés passant par cette ville pour se rendre à l'armée. L'Assemblée ne daigna pas faire de réponse à cette lettre, et l'envoya au comité des douze pour en faire un rapport. Le directoire, après les informations prises sur la journée du 20 juin, se détermina à donner un arrêté pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, qu'il renvoya devant les tribunaux pour y être jugés sur la conduite qu'ils avaient tenue, ordonnant au procureur-syndic de dénoncer Santerre, le lieutenant des canonniers du Val-de-Grâce et les officiers municipaux accusés d'avoir fait marcher diverses parties de la force publique sans réquisition légale, d'avoir admis, ce jour-là, des étrangers dans la garde nationale, changé ou levé à leur gré les postes des Tuileries et dirigé l'attroupement contre le domicile du Roi. Cet arrêté fut lu au conseil général de la commune, assemblé extraordinairement ce jour-là, et M. Borie fut chargé de remplir provisoirement les fonctions de maire jusqu'à la décision du sort de Péthion. Il fut, de plus, ordonné de faire part de ces dispositions au Corps législatif, pour le prier de prononcer sans délai sur la suspension portée par le présent arrêté. Aussitôt que Péthion en eut entendu la lecture, il se retira, et Danton s'écria: «Que tous les bons citoyens et les bons officiers municipaux suivent le maire à l'Assemblée nationale.» Quelques membres le suivirent, mais le plus grand nombre resta au conseil et continua la délibération. Les amis de Péthion excitèrent le peuple contre cet arrêté, en lui représentant que sa conduite du 20 juin, qui faisait la matière de son accusation, n'avait eu pour but que d'épargner le sang du peuple, que l'on aurait voulu faire couler ce jour-là. Deux jours après, au moment où Brissot allait lire un discours sur les mesures de sécurité générale qu'exigeaient les circonstances, Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, proposa un moyen certain de déconcerter les ennemis de la France: «Faisons, dit-il, le serment de vouer à l'exécration ceux qui voudraient établir la république et les deux chambres; jurons de ne vouloir que l'observation de la Constitution et de n'avoir qu'un même esprit et un même sentiment. Que tous ceux qui adoptent ma proposition se lèvent.» Toute l'Assemblée se leva spontanément, les membres des deux côtés se mêlèrent ensemble et s'embrassèrent. L'émotion gagna les spectateurs, et l'on décréta qu'une députation de vingt-quatre membres porterait au Roi le procès-verbal de la séance; que les corps administratifs seraient mandés pour leur en donner connaissance, et que le Roi serait chargé d'en faire l'envoi aux quatre-vingt-trois départements. Sa Majesté, entouré de la famille royale, reçut la députation dans sa chambre et lui témoigna sa satisfaction d'un accord si nécessaire; et à peine fut-elle partie qu'il se rendit à l'Assemblée entouré de ses ministres, se plaça à côté du président et prononça le petit discours suivant: «Messieurs, l'acte le plus attendrissant pour moi est la réunion de toutes les volontés pour le salut de la patrie. J'ai désiré ce moment depuis longtemps; mon voeu est accompli, et je viens vous assurer moi-même que le Roi et la nation ne font qu'un, et s'ils marchent vers le même but, leurs efforts réunis sauveront la France. L'attachement à la Constitution réunira tous les Français, et leur roi leur en donnera toujours l'exemple.» Le président répondit que l'époque mémorable qui amenait le Roi dans son sein serait un signal d'allégresse pour les amis de la liberté et de terreur pour ses ennemis; que l'harmonie des pouvoirs constitués donnerait à la France la force de dissiper la ligue des tyrans contre son indépendance, et qu'elle voyait déjà dans la loyauté de la démarche du Roi le signe de la défaite de ses ennemis. Les cris de: _Vive le Roi!_ se firent entendre de toute part, et il sortit au bruit des acclamations de l'Assemblée et des galeries. Cette démarche n'empêcha pas de continuer les mêmes manoeuvres pour déconsidérer le Roi et exciter la fureur du peuple, dont elle avait besoin pour prononcer sa déchéance et établir ensuite le gouvernement qui lui conviendrait. Aussi n'ai-je jamais compris le but de ces contradictions multipliées. Dès le même jour, l'Assemblée en donna la preuve, en écoutant la lecture d'un arrêté de la commune qui demandait une prompte décision sur la suspension de Péthion et de Manuel. Cet arrêté ne se contentait pas d'excuser leur conduite, mais osait, de plus, assurer qu'elle avait sauvé la France en épargnant le sang du peuple, qui aurait tiré une terrible vengeance des pervers qui voulaient allumer les brandons de la guerre civile. Au lieu de faire encourir à cet arrêté le blâme qu'il méritait, l'Assemblée en décréta l'impression, ordonnant que Sa Majesté rendît compte dès le lendemain de sa décision sur ladite suspension. Tellier, orateur de la section des Gravilliers, forma la même demande et fit un discours dans le genre de celui qu'avait prononcé Osselin au nom de la commune. Le Roi, sentant l'embarras de sa position, refusa de donner son avis dans une affaire où il était personnellement intéressé, et pria l'Assemblée de décider la question. Celle-ci trouva la démarche du Roi inconstitutionnelle, et, sans respect pour la majesté royale, n'y répondit que par l'ordre du jour. Le Roi dut donner une décision qui confirmait la suspension prononcée par le département. Péthion, se rendit sur-le-champ à l'Assemblée pour justifier sa conduite, se plaignant du département, qui aurait dû rendre plus de justice à une conduite qui avait épargné de grands malheurs; il lui reprocha de calomnier avec impudence ce bon peuple, à qui l'on ne pouvait reprocher qu'un peu trop d'exaltation; qu'il n'y avait eu que de légers dégâts dans le château, occasionnés par une multitude pressée par le grand nombre de personnes qui remplissaient les appartements; qu'il n'y avait pas eu d'assassinat, et qu'il serait bien dangereux pour la chose publique de destituer des maires patriotes au gré de la cour, laquelle influençait tous les directoires de département. Une pareille justification était une insulte de plus pour la majesté royale. Cependant il fut applaudi par les factieux de l'Assemblée, qui décréta que le rapport de cette affaire se ferait le lendemain à midi, et qu'elle ne désemparerait pas qu'elle ne fût terminée. Les galeries applaudirent, en criant: «Vive Péthion! le vertueux Péthion, notre ami Péthion!» On établit dans divers endroits de Paris des tréteaux, où montaient des orateurs qui haranguaient le peuple, pour l'inviter à demander le rétablissement de Péthion. Des artisans, des sans-culottes et des bandits couraient les rues, ayant écrit sur leur chapeau: «Péthion ou la mort!» et criant à tue-tête ces mêmes mots, qu'on entendait distinctement des Tuileries; car rien n'était oublié pour soulever le peuple et l'animer contre le Roi et la famille royale. Malgré les représentations de MM. Boulanger, Delmas, Daverhoust et de plusieurs autres députés, sur le déshonneur qu'imprimait sur l'Assemblée la justification de la journée du 20 juin, le maire fut relevé de sa suspension, et l'on attendit pour en faire autant à l'égard de Manuel, qui était malade, qu'il fût en état de venir lui-même présenter sa justification. Par une inconséquence digne de la faction qui gouvernait alors la France, les tribunaux furent en même temps chargés par son ordre d'informer contre les auteurs de cette journée. Dès que Manuel fut guéri, il se rendit à l'Assemblée, justifia sa conduite dans le même sens que Péthion, en y ajoutant les diatribes les plus insolentes, qu'il termina par ces paroles: «Pouvez-vous craindre de vous mesurer avec celui que vous devez juger?» On se doute bien qu'une pareille audace ne pouvait manquer de le faire réintégrer dans sa place. La fureur de l'Assemblée augmentait en proportion des dangers que lui faisait courir la défection des alliés de la France. Le ministre des affaires étrangères ayant annoncé qu'on ne pouvait plus se dissimuler les dispositions peu favorables du roi de Sardaigne et l'arrivée de six mille Autrichiens sur les frontières de la Savoie, il y eut une grande rumeur dans l'Assemblée, et M. de Kersaint s'écria: «Jusqu'à quand jouerez-vous le rôle honteux de voir tranquillement les trahisons du pouvoir exécutif, sur lequel vous avez la prééminence, sans en faire justice? Je demande que ma dénonciation soit envoyée au comité des douze, pour qu'il juge si l'Assemblée, n'a pas le droit de prononcer sa déchéance, comme n'ayant pas fuit son devoir en préservant la nation de ses ennemis.» Brissot prononça, de son côté, le discours le plus incendiaire qui eût jamais été prononcé. Il déclara que la France, ne pouvant plus compter sur aucun allié, devait se suffire à elle-même et regarder le Roi comme son plus dangereux ennemi: «Frapper la cour des Tuileries, ajouta-t-il, c'est frapper tous les traîtres d'un seul coup. Faites juger le Roi, décrétez d'accusation les ministres de la guerre, de l'intérieur et des affaires étrangères; rendez-les responsables des mesures prises pour remplacer le veto; informez contre le comité autrichien; créez une commission secrète, composée de patriotes intrépides qu'on chargera de toutes les accusations de haute trahison; accélérez l'exécution des sentences de la haute cour; punissez le général pétitionnaire; vendez les biens des émigrés pour leur ôter tout espoir d'amnistie; maintenez les sociétés populaires; soyez peuple et éternellement peuple; ne distinguez pas les propriétaires des non-propriétaires; éclairez les dépenses de la liste civile; que l'Assemblée soit le comité du Roi, que le Roi soit l'homme du 14 juillet, le peuple son confident, et que les hommes à piques soient mêlés parmi la garde nationale.» Le soin qu'avaient les ministres de ne pas faire dévier le Roi des principes qu'on lui avait fait adopter à l'époque de l'établissement de la Constitution, ne les empêchait pas, comme on voit, d'être en butte aux insultes de l'Assemblée. La lettre qu'ils firent écrire par le Roi aux armées françaises pour les engager à se défendre courageusement contre les ennemis de la patrie, dont il se déclarait vouloir être le soutien, ainsi que sa résolution, qu'il fit notifier aux puissances étrangères, de suivre fidèlement la Constitution dans l'exercice de son autorité, ne fit aucune impression sur l'Assemblée; elle continua ses persécutions de telle manière, que les ministres, après avoir rendu compte au Roi de la position de l'armée, de l'état du royaume et de sa situation vis-à-vis des puissances étrangères, lui déclarèrent par l'organe de M. Joly, ministre de la justice, qu'étant mis dans l'impossibilité de faire aucun bien, ils donnaient tous leur démission. Le Roi eut beaucoup de peine à trouver des personnes qui voulussent accepter des places de ministres; il finit cependant par nommer M. d'Abancourt ministre de la guerre; M. Champion, de la justice; M. Bigot de Sainte-Croix, ministre de l'intérieur, et, par intérim, des affaires étrangères; et M. de Beaulieu, des contributions publiques. D'après le rapport du comité des douze, l'Assemblée déclara, le 9 juillet, la patrie en danger, et fit une proclamation aux Français pour les engager à courir aux armes, pour défendre la patrie menacée d'envahissement par les étrangers. Elle en adressa une autre aux armées, dans laquelle elle leur rappelait la nécessité de la subordination pour pouvoir soutenir l'honneur des armées françaises, ajoutant que la valeur seule ne les ferait point triompher d'armées disciplinées, et qu'il fallait montrer ce que pouvait faire l'amour de la liberté dans le coeur des Français, décidés tous à mourir plutôt que d'y voir porter atteinte, ainsi qu'à l'intégrité de leur pays. On fabriquait dans les clubs des jacobins des adresses atroces contre le Roi, où l'on demandait sa destitution et l'établissement d'une république. On en présenta une de ce genre du soi-disant maire de Marseille, au nom de la commune de cette ville; mais elle fut démentie sur-le-champ par M. Martin, ancien maire. Celui-ci déclara, au nom des habitants, qu'elle était l'ouvrage des factieux, qui tenaient dans l'oppression tous les bons citoyens. Ces derniers demandaient, au contraire, que l'Assemblée sévit contre cet abominable écrit. Mais on ne tint aucun compte de cette demande. Le moment de la fédération approchait, et l'on craignait qu'on ne profitât de cette circonstance pour opérer le mouvement que les factieux travaillaient à organiser. Heureusement, la garde nationale n'était pas disposée à entrer dans leurs vues, ce qui les obligea de différer encore l'exécution de leurs projets. Il était arrivé à Paris, pour assister à la Fédération, un grand nombre de gardes nationaux des provinces, auxquels s'étaient joints les jeunes gens partant pour la défense des frontières. Le plus grand nombre des derniers partageaient les sentiments des factieux, mais les autres, indignés de ce qu'ils voyaient et des manoeuvres employées pour corrompre leur fidélité, demandaient avec instance qu'on les fît quitter Paris et partir pour l'armée. Le 14 juillet, jour de la Fédération, le Roi sortit à midi des Tuileries pour aller au Champ de Mars, ayant dans sa voiture la Reine, ses deux enfants, Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe et moi. Ses ministres étaient à pied aux portières de sa voiture, devant laquelle étaient trois officiers au service de Sa Majesté, quatre écuyers et dix pages. Dans la voiture qui précédait celle de Sa Majesté étaient: MM. de Saint-Priest, de Fleurieu, de Poix, de Tourzel, de Briges, de Montmorin, le gouverneur de Fontainebleau, de Champcenetz et de Nantouillet. Dans celle qui suivait immédiatement Sa Majesté étaient: madame d'Ossun, dame d'atour de la Reine; mesdames de Tarente, de Maillé et de la Roche-Aymon, dames du palais, et madame de Serène, dame d'honneur de Madame Élisabeth. L'escorte du Roi était composée de Suisses, de grenadiers de la garde nationale et d'un détachement de cent cinquante ou deux cents hommes de cette même garde, qui tenaient les meilleurs propos. Leur contenance en imposa aux factieux, et le retour, dans le même ordre, se passa avec la même tranquillité. Leurs Majestés témoignèrent à cette escorte, à plusieurs reprises, combien elles étaient sensibles à l'attachement qu'elle leur témoignait, et ces braves gens, qui en étaient profondément touchés, portaient sur leurs visages l'empreinte de la douleur dont ils étaient pénétrés de tout ce qu'ils avaient vu et entendu. Deux colonnes de grenadiers marchaient aux deux côtés du cortége, et étaient commandés par MM. de Wittengoff, de Menou et de Boissieu. Jamais cérémonie ne fut plus triste; le triomphe de Péthion fut complet. Le peuple ne cessait de crier: «_Vivent les sans-culottes et la nation! A bas le veto! Vive Pétition, le vertueux Péthion!_» Son nom était écrit sur les chapeaux et sur les bannières des sociétés populaires. On voyait dans le Champ de Mars une multitude de soldats de province; des femmes et des enfants déguenillés, tenant des branches d'arbres; des hommes qui portaient des piques, des sabres, des emblèmes de la liberté, représentés en carton, et des écriteaux chargés des maximes de la liberté, au haut de bâtons peints aux trois couleurs. Cette multitude était précédée de corps militaires et civils, de gardes nationaux venus des départements, de la municipalité et de l'Assemblée nationale. Arrivés au Champ de Mars, tous les différents corps prirent les places qui leur avaient été indiquées, et l'on écouta un morceau de musique. La partie de la colonne des fédérés, des femmes, des enfants et des gens à piques dont nous avons parlé, défila dans le Champ de Mars sous le balcon où étaient le Roi et sa famille, affectant de répéter continuellement: «_Vive Péthion! Vivent la nation et l'Assemblée nationale!_» et agitant les écriteaux abominables qu'ils portaient sur des bâtons élevés, pour qu'ils fussent vus du Roi et de la famille royale. Lors de la prestation du serment, le Roi quitta sa famille et se plaça à la tête de l'Assemblée, entre le président et un de ses autres membres. Le reste suivait à cinq de front, entre une colonne de grenadiers nationaux et une de troupes de ligne, précédés de quelques cavaliers qui faisaient ouvrir le passage. Le serment fut prononcé par l'Assemblée, puis ensuite par le Roi et par le peuple. A l'instant où le Roi montait à l'autel, trente ou quarante soi-disant vainqueurs de la Bastille, portant le modèle de ce château, parvinrent assez près du Roi; et, dans le but de troubler la tranquillité publique, ils proposèrent d'ajouter au serment ordinaire celui de _vivre libre ou mourir_. Puis, provoquait quelques membres de l'Assemblée, ils finirent par leur dire qu'ils avaient bien fait de leur rendre Péthion, sans quoi ils s'en seraient repentis, et l'auraient porté eux-mêmes sur l'autel de la patrie, pour le faire réintégrer par le peuple. La Reine, qui ne perdait pas de vue le Roi et observait tous ses mouvements au moyen d'une lunette d'approche, eut un moment d'inquiétude quand elle le vit approcher de si près; mais elle fut bientôt rassurée par l'air calme qui n'abandonna pas un instant ce prince, malgré tout ce qu'eut de pénible pour lui une pareille cérémonie. Après le serment, il fut reconduit à l'École militaire et retourna aux Tuileries dans le même ordre qu'en partant, et y arriva à sept heures du soir. On cria peu: «Vive le Roi!» mais beaucoup (tant dans la route que dans le Champ de Mars): «_Vive Péthion! A bas la Fayette! A bas le veto! Les aristocrates à la lanterne!_» Les anciens constitutionnels, effrayés des doctrines révolutionnaires et des dangers que couraient le Roi et sa famille, s'occupèrent sérieusement des moyens de le faire sortir de Paris, pour qu'il pût s'établir dans une ville sûre et y réformer les principaux abus de la Constitution. M. de Liancourt répondit de la fidélité de son régiment, qui était en garnison à Rouen, et offrit de conduire le Roi dans cette ville. Il s'unit alors aux amis de M. de la Fayette pour lui représenter qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour s'assurer de son armée, tirer le Roi de sa captivité, et conserver à la France une Constitution à laquelle il attachait tant de prix. M. de Lally-Tollendal fit plusieurs voyages à cet effet et engagea fortement le Roi à profiter de la bonne volonté de M. de la Fayette. Ce prince redoutait de se mettre entre les mains des constitutionnels, auxquels il attribuait avec raison la triste et dangereuse situation où il se trouvait. Il ne pouvait prendre confiance en M. de la Fayette, toujours aveuglé par son attachement à une Constitution qu'il regardait comme son ouvrage, ni se déterminer à accepter leurs propositions. Il fut cependant ébranlé un moment; mais ayant fait prendre des informations sur le secours qu'il pouvait attendre des habitants de Rouen et de ceux du département, et n'en ayant pas eu de satisfaisantes, il ne put soutenir la pensée d'une seconde arrestation ou d'une fuite dans les pays étrangers, et renonça à toute idée de départ. Il espérait d'ailleurs, en restant à Paris, avoir en sa faveur la chance du besoin qu'aurait la France vis-à-vis des puissances étrangères, et de la possibilité de pouvoir y établir alors un gouvernement sage et propre à assurer son bonheur. Afin de n'avoir plus d'obstacles à redouter pour l'exécution de ses projets, l'Assemblée fit un décret pour envoyer à l'armée les régiments qui étaient à Paris et qu'elle soupçonnait de conserver quelque attachement à la personne de Sa Majesté. Elle aurait bien voulu en faire autant des Suisses et leur ôter la garde du Roi, qu'ils partageaient avec la garde nationale; mais la crainte de voir allier la Suisse avec les ennemis de la France fit ajourner cette mesure. Elle se contenta, pour le moment, d'éloigner à quinze lieues de Paris deux de leurs bataillons. Chaque échec qu'éprouvaient les armées redoublait la fureur des factieux de l'Assemblée. Les injures contre la personne de Sa Majesté se renouvelaient à chaque séance, et elle ne craignait plus de mettre en question si le droit de veto ne lui serait pas enlevé, et si sa conduite ne le mettait pas dans un cas de déchéance. M. de la Fayette était aussi l'objet de leur fureur depuis son voyage à Paris. Ils l'accusaient de trahir la patrie, et proposèrent de le mettre en jugement. La discussion qui s'éleva à ce sujet fut très-orageuse et fut la matière de nouvelles insultes contre la majesté royale. Torné, évêque constitutionnel, après avoir fait l'éloge de la journée du 20 juin, invectiva contre le Roi de la manière la plus violente, représenta ce prince comme sujet du peuple souverain, qui avait tout droit sur sa personne, et pour excuser l'emportement de son discours, il avoua naturellement qu'il avait fait céder sa modération ordinaire et sa charité pastorale à l'intérêt de la nation. Dumolard défendit courageusement M. de la Fayette, accusé par Guadet, Gensonné et La Source d'avoir engagé le maréchal Luckner à marcher avec lui sur Paris. Ils prétendaient le tenir du maréchal lui-même, et en signèrent la dénonciation. L'Assemblée ajourna cette affaire jusqu'à la réponse à la lettre qu'elle avait fait écrire, à ce sujet, au maréchal lui-même. On avait tellement travaille les fédérés, qu'un grand nombre d'entre eux présentèrent une pétition à l'Assemblée pour demander la suspension provisoire du Roi, afin de pouvoir le juger et prononcer sa déchéance. Ils lui demandèrent, en outre, la convocation des assemblées primaires pour l'établissement d'une Convention, qui fit connaître le voeu de la nation sur les articles relatifs au pouvoir exécutif considérés faussement comme constitutionnels. Il y eut un grand vacarme au sujet de cette pétition. Vergniaud ayant représenté qu'un décret ordonnait de renvoyer aux comités toutes celles qui seraient présentées à l'Assemblée, on passa à l'ordre du jour, en accordant cependant aux pétitionnaires les honneurs de la séance. Toutes les pétitions de ce genre, qui se renouvelaient fréquemment, étaient accueillies par l'Assemblée, qui ne voyait plus d'obstacles à l'exécution de ses projets. Il y en eut une, entre autres, de la Société patriotique du Puy en Velay, remarquable par l'excès de son atrocité. Elle était signée de deux mille personnes, qui menaçaient le Roi de milliers de Brutus et de Scévola, s'il continuait à s'opposer au bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, qui finiraient par venger l'esclavage de leurs pères et partager la terre des brigands couronnés. Une pareille pétition, qui n'éprouva pas même un blâme de l'Assemblée, ne pouvait laisser aucun doute sur la nature de ses dispositions. Le 22 juillet, jour désigné dans Paris pour faire la proclamation solennelle de la patrie en danger, le conseil général de la commune s'assembla à sept heures du matin, et les six légions de la garde nationale se réunirent sur la place de Grève avec leurs drapeaux. Le parc d'artillerie du pont Neuf, destiné à tirer le canon d'alarme, tira trois coups, auxquels celui de l'Arsenal répondit, et pareille décharge eut lieu à chaque heure de la journée. A huit heures, deux cortéges partirent de chaque côté pour faire la proclamation dans les lieux qui leur étaient désignés. Ils étaient précédés de détachements de cavalerie, de tambours, de musique, et suivis de six pièces de canon. Ils étaient accompagnés de quatre huissiers de la municipalité, portant des enseignes tricolores sur lesquelles on lisait: «_Liberté, égalité, constitution, patrie!_» et au-dessus: «_Publicité et responsabilité._» Derrière eux se trouvaient douze officiers municipaux, avec leurs écharpes, et quelques notables, membres du conseil de cette ville, tous montés sur de mauvais chevaux et mal arrangés. La marche était fermée par un détachement de la garde nationale, portant un drapeau sur lequel était écrit: «_Citoyens, la patrie est en danger_», et ils étaient suivis de quelques pièces de canon. Les deux grandes bannières de chaque cortége furent déposées, l'une à l'Hôtel de ville, et l'autre au parc d'artillerie du pont Neuf, où elles devaient rester jusqu'au moment où l'Assemblée déclarerait que la patrie n'était plus en danger. Cette proclamation fut lue par les officiers municipaux dans douze endroits de la ville, où l'on avait établi douze échafauds garnis d'une petite tente, pour faire les enrôlements de ceux qui voudraient s'engager pour aller aux frontières. Les engagements furent peu nombreux, et cette cérémonie, qui dura deux jours, fit peu d'impression sur les Parisiens. Les spectacles, les cabarets, les Champs-Élysées, le bois de Boulogne et les autres lieux de plaisir étaient aussi fréquentés qu'à l'ordinaire. L'insouciance des Parisiens était à son comble. Ils ne pouvaient se persuader que le péril pût les approcher, et ils cherchaient à en écarter la pensée. La proclamation du Roi, pour les engager à voler au secours de la patrie en danger et à se faire inscrire pour compléter l'armée de ligne, n'avait pas produit plus d'effet. Il n'y avait d'agitation que parmi les factieux, qui ne laissaient pas endormir la partie du peuple dont ils disposaient à leur gré, et dont ils continuaient à se servir pour consommer leurs forfaits. L'Assemblée ne négligeait rien pour augmenter le nombre des défenseurs de la patrie. Elle accorda cinq cent mille francs pour la levée d'un corps de mille cinq cents Belges ou Liégeois, qui offraient de s'enrôler sous les drapeaux de la liberté. On juge bien que ce corps fut composé de tous les mauvais sujets du pays, et l'on s'en servait dans les occasions où les Français refusaient de tremper leurs mains dans le sang de leurs compatriotes. L'Assemblée décréta également la formation d'une légion d'Allobroges, pour recevoir tous les habitants de la Savoie qui voudraient s'enrôler au service; et elle décréta qu'il suffirait d'avoir dix-huit ans et une taille de cinq pieds pour pouvoir être enrôlé pour la défense de la patrie. L'Assemblée défendit aussi à tous les Français de sortir de la France, sous peine d'être réputés émigrés, et aux autorités de donner des passe-ports à d'autres qu'aux agents du gouvernement. Dans le but de dégoûter du ministère et de rendre la position des ministres plus difficile, elle décréta leur solidarité jusqu'au moment où la patrie serait hors de danger. Les provinces du Midi étaient loin d'être tranquilles. M. du Saillant, ne pouvant soutenir les persécutions exercées sur les personnes soupçonnées d'attachement à la personne du Roi, prit les armes et s'empara du château de Baunes, dont il laissa sortir la garnison, par capitulation, avec armes et bagages. M. de Montesquieu, qui commandait dans cette partie de la France, donna ordre à M. d'Albignac de se mettre à la tête des volontaires de Nîmes, Montpellier, Uzès, Pont-Saint-Esprit, et de marcher contre M. du Saillant. Ils mirent le feu au château de Baunes, tuèrent sans aucune forme de procès les malheureux qu'ils avaient faits prisonniers, et brûlèrent ce qui restait du château ainsi que celui de Jalès. Ces mêmes volontaires se répandirent dans tout le pays et y commirent toutes sortes de désordres. A Bordeaux et à Limoges, les patriotes assassinèrent avec la dernière cruauté plusieurs ecclésiastiques respectables, retirés chez leurs parents ou leurs amis, uniquement pour avoir refusé leur adhésion à la constitution civile du clergé. Tout ce qui pouvait exciter à un soulèvement trouvait toujours son excuse dans l'Assemblée et était assuré de l'impunité. Il y avait souvent des mouvements partiels dans le faubourg Saint-Antoine, qu'on avait soin d'exciter pour tenir la populace en mouvement, mais qu'on savait réprimer à propos, en attendant le moment favorable pour faire usage de ses bras. Pour éviter le renouvellement de la journée du 20 juin, on avait fermé le jardin des Tuilerie, devenu l'unique promenade de la famille royale, qui ne sortait plus dehors de peur d'éprouver quelque insulte, et il n'y avait eu aucune réclamation à ce sujet. L'abbé Faucher, qui voyait avec peine ce léger égard pour la famille royale et était bien aise, du reste, d'y ménager une entrée au peuple en cas de besoin, demanda que l'allée des Feuillants fût exceptée, par un décret, du jardin des Tuileries, comme faisant partie de l'enceinte de l'Assemblée, dont elle était cependant séparée par un mur. Il assura que le bon peuple, plein de respect pour l'Assemblée, obéirait sans peine à ses décrets, et qu'une simple barrière de ruban tricolore suffirait pour l'empêcher de pénétrer dans l'enceinte réservée au pouvoir exécutif. Malgré l'opposition d'un certain nombre de membres de l'Assemblée, qui lui représentèrent l'inconvénient de se rendre responsable, par cette mesure, de la personne du Roi, l'Assemblée n'en décréta pas moins la motion de l'abbé Faucher; et le peuple eut la facilité d'entrer à sa volonté dans cette partie du jardin, d'où il insultait à son gré la malheureuse famille royale. L'Assemblée ne gardait plus aucune mesure. Elle se livrait chaque jour aux excès les plus scandaleux et les plus propres à faire ouvrir les yeux à la nation, si elle n'eût été dans un aveuglement égal à la terreur que lui inspirait la faction jacobine, devenue une puissance dans notre malheureux royaume. Guadet proposa de rendre le Roi responsable de tout ce qui se ferait en son nom dans toute l'Europe, et les motions de suspension du Roi, de convocation d'assemblées primaires et de déchéance ne cessaient de se renouveler. Brissot fit sentir à l'Assemblée le danger de la suspension du Roi avant d'avoir prouvé qu'il était dans le cas de la déchéance; que la convocation d'assemblées primaires pouvait devenir dangereuse pour l'Assemblée et rallier autour du Roi des individus qui pouvaient faire cause avec les émigrés. Il proposa que ce fût la commission des douze qui fût chargée d'examiner si le Roi était dans le cas de la déchéance, et de charger de présenter un projet d'adresse pour prémunir le peuple contre les mesures inconstitutionnelles et exagérées qui pouvaient entraîner la ruine de la liberté. Le 20 juillet, les fédérés passèrent la nuit en orgie sur la place de la Bastille; et, sur le bruit d'une dispute très-vive qui avait lieu entre divers membres de l'Assemblée, on répandit parmi eux que Merlin, Chabot et les patriotes du côté gauche avaient été assassinés par les aristocrates; qu'un dépôt de dix-huit mille fusils existait aux Tuileries, et qu'on emmenait les canons des faubourgs. A ce récit, ils entrèrent en fureur et crièrent: «Investissons les Tuileries et exterminons les traîtres.» A cinq heures du matin, ils font battre la générale; quatre à cinq mille gardes nationaux se rendent alors aux Tuileries. L'incertitude de leur réunion aux fédérés et une lettre du Roi à Péthion lui demandant de faire faire sur-le-champ une perquisition pour s'assurer de la fausseté du dépôt d'armes qu'on y prétendait caché, empêchèrent, pour ce jour-là, le renouvellement de la scène du 20 juin. Péthion se rendit au faubourg Saint-Antoine et calma, pour le moment, l'effervescence qui y régnait. La fermentation qui existait ce jour-là aux environs des Tuileries donna beaucoup d'inquiétude au Roi et à la famille royale. Elle s'était renfermée dans la chambre de Sa Majesté, qui conféra avec le comte de Viomenil et les ministres sur le parti qu'il y avait à prendre si l'on venait attaquer le château. Comme il n'y avait aucun moyen de défense, et que le Roi ne voulait pas risquer de voir renouveler la scène du 20 juin, il se détermina, si le château venait à être forcé, à traverser la salle de la comédie et l'appartement de Mesdames, pour arriver à l'Assemblée par l'allée des Feuillants et y demander justice de semblables attentats. On n'eut pas besoin d'en venir à cette extrémité pour ce jour-là, mais le parti auquel on s'était décidé influa malheureusement sur celui que fit prendre Roederer dans la journée du 10 août. La position de la famille royale s'aggravait tous les jours; renfermée dans l'enceinte des Tuileries, d'où l'on n'osait même plus faire sortir Mgr le Dauphin, dans la crainte de rencontrer des rassemblements de factieux, elle était privée d'air et de toute espèce de distraction. Un soir, cependant, qu'il y avait aux Tuileries une excellente garde nationale, elle alla au petit jardin de Mgr le Dauphin, dont elle revint par la terrasse de l'eau. Des fédérés qui passaient sur le quai, ayant aperçu la Reine, se mirent à tenir de très-mauvais propos et à chanter une chanson détestable, en affectant de la regarder sans ôter leur chapeau. Cette princesse voulait se retirer, mais les gardes nationaux la supplièrent de n'en rien faire et de leur laisser apprendre à ces drôles-là qu'on ne les redoutait pas. Ils se mirent alors à crier: «Vivent le Roi et la famille royale!» et absorbèrent tellement les cris des fédérés, que ceux-ci, n'étant pas les plus forts, furent obligés de se taire et d'ôter leurs chapeaux. Ils s'en plaignirent le lendemain à l'Assemblée, qui, quoique instruite de leur insolence, ne les en accueillit pas moins favorablement. Les gardes nationaux qui accompagnaient la Reine à cette promenade lui témoignèrent un respect si profond, un attachement si sincère et une si vive douleur de ce qui s'était passé, qu'ils en étaient touchants. La Reine leur en témoigna sa sensibilité avec cette grâce et cette bonté qui accompagnaient toutes ses paroles. Ils étaient de ce bon bataillon des Filles-Saint-Thomas; si toute la garde nationale lui eût ressemblé, nous n'eussions pas éprouvé les malheurs dont nous gémissons tous les jours. Il semblait que le ciel partageât le courroux de ces braves gens; le bruit du tonnerre, qui grondait de toute part et se mêlait à celui des grosses cloches de Saint-Sulpice, qui se faisaient entendre à ce moment, ajoutait encore à la tristesse dont nous étions pénétrés. Il semblait que nous assistions aux funérailles de la monarchie. A peine fûmes-nous rentrés au château, qu'un violent orage éclata; le tonnerre tomba à deux ou trois reprises aux environs des Tuileries et semblait être le présage des malheurs que nous étions sur le point d'éprouver. Peu de jours après, M. d'Épréménil, se promenant sur la terrasse des Feuillants et voulant reconnaître l'esprit public, se mêla parmi les groupes et y fut malheureusement reconnu. Accusé d'être l'espion de Coblentz, il fut dépouillé, frappé de coups de sabre, menacé de la lanterne et aurait infailliblement péri, sans le secours de quelques gardes nationaux qui parvinrent à le soustraire à la rage de la multitude et qui le portèrent au trésor public. Péthion, ayant appris ce qui se passait, se rendit sur-le-champ auprès de M. d'Épréménil, et le voyant ensanglanté et tout couvert de blessures plus ou moins dangereuses, il témoigna une grande émotion, qui redoubla sensiblement lorsque M. d'Épréménil, lui tendant la main et le regardant fixement, lui adressa ces seules paroles: «Et moi aussi, Péthion, je fus l'idole du peuple.» Ses blessures ne furent heureusement pas mortelles; mais, étant resté en France, il fut dans la suite une des victimes de la fureur révolutionnaire. Les soldats de la garde nationale qui avaient été maltraités et insultés par la populace pour avoir sauvé M. d'Épréménil, vinrent demander à l'Assemblée de fermer la terrasse des Feuillants pour éviter de mettre la garde nationale aux prises avec les citoyens; mais elle s'y refusa net. M. de Kersaint imputa à M. d'Épréménil des propos qu'il n'avait pas tenus, ajoutant que son nom seul avait été la cause de tant d'excès, et que le peuple, regardant les Tuileries comme un pays ennemi, n'avait jamais tenté de franchir la barrière qui lui avait été imposée par un décret de l'Assemblée. Thuriot prétendit que cette garde, qui se disait outragée, n'était composée que de chevaliers du poignard, et qu'il fallait bien prendre garde qu'il ne fût admis à la garde du château que des citoyens inscrits dans le bataillon de service. L'espoir d'être utile au Roi avait, en effet, déterminé plusieurs personnes attachées à son service à entrer dans la garde nationale. Le duc de Choiseul et quelques autres personnes de la cour avaient pris, par cette raison, le même parti; mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir de l'inutilité de cette mesure. L'armée marseillaise, annoncée depuis si longtemps, arriva enfin le 30 juillet à Paris. Elle était composée de tous les bandits du Midi. Elle n'était dans le principe composée que de six à sept cents hommes; mais, s'étant recrutée en chemin de tous les mauvais sujets qui avaient désiré se joindre à elle, elle s'était fort augmentée. Elle entra dans la ville avec armes et bagages, et suivie de deux canons. C'était le corps d'élite des factieux, et sur lequel ils comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Péthion les avait casernés dans le district des Cordeliers, si connu par son club, d'où sortaient les motions les plus violentes, et les plus incendiaires. On vit clairement dans cette occasion le peu de fond que l'on pouvait faire sur une garde nationale qui, forte de soixante bataillons et de cent vingt pièces de canon, laissait s'établir tranquillement une poignée de brigands dans un des quartiers de la ville, et qui se laissa subjuguer par eux sans leur opposer la moindre résistance. La présence de l'armée marseillaise se fit remarquer par un mouvement d'effervescence populaire. Leurs mauvais propos et les insultes qu'ils se permirent contre les citoyens qui portaient des cocardes en ruban au lieu de celles de laine qu'ils avaient adoptées, augmentèrent leur audace naturelle, qu'excitaient ceux qui comptaient bien en profiter. Les provocations existaient journellement entre les deux partis de la capitale; elles donnèrent lieu à une rixe entre les Marseillais et un bataillon de la garde nationale. Des hommes, qui cherchaient à la provoquer, insultèrent à dessein quelques soldats de ce bataillon, lequel, décidé à ne pas se laisser molester, répondit de manière à inquiéter les assaillants, qui appelèrent à leur secours les Marseillais. Une centaine d'entre eux répondirent à leur appel, et la querelle allait s'engager, lorsque des hommes sages s'interposèrent entre les deux partis et parvinrent à les calmer. On croyait que tout était fini, lorsque des soldats de ce bataillon, qui était de garde aux Tuileries, s'en retournant tranquillement à leur poste, furent suivis par des Marseillais, qui recommencèrent non-seulement à les insulter, mais de plus à les attaquer. Trois d'entre eux, qui revenaient par la rue Saint-Florentin, furent assaillis et percés de coups. M. du Hamel, lieutenant du bataillon des Filles-Saint-Thomas, fut tué, et les autres plus ou moins blessés. Leurs camarades vinrent à leur secours et blessèrent plusieurs Marseillais. La crainte de voir arriver un trop grand nombre de gardes nationaux pour venger leurs camarades les fit seule retirer. Ces gardes nationaux étaient tous du bataillon des Filles-Saint-Thomas, et n'avaient été provoqués qu'en raison de leur attachement au Roi et à la famille royale. Les blessés, qui revinrent aux Tuileries, y reçurent tous les secours dont ils pouvaient avoir besoin, et Madame Élisabeth en pansa même plusieurs de ses propres mains. Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée des Marseillais et insultaient même la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits cabinets, qui donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir Mgr le Dauphin dans mon appartement, qui donnait sur cette même cour et qui, étant situé au rez-de-chaussée, pouvait donner quelques inquiétudes. Au sortir de la promenade, je le remontais dans sa chambre; l'abbé Davaux l'y occupait de manière à ne lui laisser connaître ni l'ennui ni le danger de sa position, et le soir M. de Fleurieu, qui avait servi dans la marine, qui avait de l'esprit et contait à merveille, lui faisait le récit de ses voyages, qui l'amusaient et l'instruisaient agréablement. Cet aimable enfant, qui n'était pas d'âge à prévoir les malheurs qui le menaçaient, se trouvait encore heureux et nous disait, à moi et à ma fille Pauline, les choses les plus aimables sur le bonheur que nous lui procurions et dont, hélas! la durée devait être si courte. Ce jeune prince, étant extrêmement discret, ne répétait jamais rien de ce qu'il entendait dire chez la Reine et chez moi: «Avouez, me dit-il un jour, que je suis bien discret et que je n'ai jamais compromis personne (car ce mot, qui devait être étranger à son âge, ne lui était que trop connu). Je suis curieux, j'aime à savoir ce qui se passe, et si l'on se méfiait de moi, l'on s'en cacherait et je ne saurais jamais rien.» Cette discrétion, si rare à son âge, l'a accompagné jusqu'au tombeau, malgré les mauvais traitements qu'il a soufferts dans son affreuse captivité. La Reine était si mal gardée, et il était si facile de forcer son appartement, que je lui demandai avec instance de venir coucher dans la chambre de Mgr le Dauphin. Elle eut bien de la peine à s'y décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude qu'elle pouvait avoir sur sa position; mais lui ayant fait observer qu'en passant par l'escalier intérieur du jeune prince, rien n'était si facile que d'en dérober la connaissance, elle finit par y consentir, mais seulement pour les jours où il y aurait du bruit dans Paris. Cette princesse était si bonne et si occupée de tous ceux qui lui étaient attachés, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus attachante, ne marqua plus de sensibilité pour le dévouement qu'on lui témoignait et ne fut plus occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes qui l'approchaient. Croira-t-on qu'une reine de France en était réduite à avoir un petit chien couché dans sa chambre pour l'avertir au moindre bruit que l'on ferait entendre dans son appartement? Mgr le Dauphin, qui aimait beaucoup la Reine, enchanté de la voir coucher dans sa chambre, courait à son lit dès qu'elle était éveillée, la serrait dans ses petits bras et lui disait les choses les plus tendres et les plus aimables. C'était le seul moment de la journée où cette princesse éprouvait quelque consolation; son seul courage la soutenait, ainsi que l'espoir que les puissances étrangères la tireraient de sa cruelle situation. «Elles la connaissent, me dit-elle un jour, et elles savent bien que nous ne sommes maîtres ni de nos paroles ni de nos actions.» Le Roi, qui s'était refusé à sanctionner le décret de vingt mille hommes que l'on voulait établir à Paris, en raison de la composition que voulait lui donner l'Assemblée, proposa, pour calmer ses inquiétudes sur l'approche des puissances étrangères, d'établir un camp à Soissons, qui servît d'intermédiaire entre les frontières et la capitale, et de le composer de troupes de ligne, dont les chefs auraient la confiance de l'Assemblée. Il lui fit part, en même temps, qu'il avait nommé pour officiers généraux de ce camp MM. de Custine, Alexandre Beauharnais, Charton le cadet et Servan. L'Empereur et le roi de Prusse ayant donné le commandement des armées qu'ils avaient rassemblées sur les frontières de la France au duc de Brunswick, ce prince voulut, avant de rentrer en France, annoncer à ses habitants les motifs et les intentions qui guidaient les deux souverains, et fit paraître en conséquence un manifeste où il annonça: «1º La volonté de faire rendre justice aux princes possessionnés en Alsace et en Lorraine; «2º De faire cesser l'anarchie qui existait en France, les atteintes portées au trône et à la majesté royale par les violences exercées contre le Roi et son auguste famille, et d'y rétablir le pouvoir légal; «3º De rendre au Roi la sûreté et la liberté dont il était privé, et de le mettre à même d'exercer l'autorité légitime qu'il aurait toujours dû conserver.» Il déclara, en outre, au nom de ces deux puissances, «qu'elles ne prétendaient point s'enrichir par des conquêtes, ni s'immiscer dans le gouvernement de la France, mais procurer au Roi le moyen de pouvoir faire telles convocations qu'il croirait convenables, pour travailler à assurer le bonheur de ses sujets; «Que les armées combinées protégeraient tous ceux qui se soumettraient au Roi et qui concourraient au rétablissement de l'ordre dans le royaume; «Qu'elles ordonnaient aux gardes nationaux de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés jusqu'à l'arrivée des troupes, sous peine d'en être responsables, avertissant que ceux qui seraient pris les armes à la main seraient traités comme rebelles à leur roi et perturbateurs du repos public; «Qu'elles rendaient également responsables sur leurs têtes et sur leurs biens les membres de départements, de districts et de municipalités des excès qui se commettaient dans leur territoire, leur ordonnant de continuer leurs fonctions jusqu'à ce que Sa Majesté en ordonnât autrement; sommaient les généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ligne, de se soumettre au Roi sur-le-champ, comme à leur légitime souverain, et déclaraient aux habitants des villages qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés Impériales et Royales, et tirer sur elles, qu'ils seraient traités dans toute la rigueur des lois militaires, que leurs maisons seraient démolies ou brûlées, tandis que les habitants qui s'empresseraient de se soumettre à leur roi seraient sous la protection des troupes alliées. «Leurs Majestés Impériales et Royales ordonnaient à la ville de Paris et à tous ses habitants, sans distinction, de se soumettre au Roi sur-le-champ, de lui rendre, avec la liberté, les égards et les respects dus à sa personne et à la famille royale, les rendant personnellement responsables des violences exercées contre eux, dont ils tireraient la vengeance la plus éclatante, en livrant Paris à une exécution militaire et à une subversion complète. Elles protestaient d'avance contre toutes les lois et décisions émanées du Roi, tant que ce prince et sa famille ne seraient pas en lieu de sûreté, et elles invitaient Sa Majesté à désigner la ville de son royaume la plus voisine des frontières où il lui plairait de se retirer sous bonne escorte, pour pouvoir y appeler ses ministres et les conseillers qu'elle jugerait à propos d'admettre, pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre et régler l'administration du royaume; s'engageant à faire respecter à leurs troupes la discipline la plus exacte, et demandant, par tous ces motifs, aux habitants de ne pas s'opposer à la marche des troupes, et de leur prêter assistance au besoin.» Ce manifeste exaspéra l'Assemblée, qui se livra sans ménagement à la plus violente colère; et comme les armes manquaient, elle proposa d'employer les piques, les lances, les haches et les frondes, pour armer les citoyens. Dans l'excès de sa fureur, Lecointre s'écria: «Ne s'élèvera-t-il pas un homme de génie qui invente la manière dont les hommes libres doivent faire la guerre?» Le manifeste du duc de Brunswick engagea le Roi à une nouvelle déclaration de ses sentiments, pour s'opposer à l'envahissement de la France. Il parla à son peuple égaré comme un père qui ne veut que son bonheur et le ramener à son devoir, en lui retraçant tout ce qu'il a sacrifié dans l'espoir de le rendre heureux, cherchant à lui prouver que c'est dans l'union seule et dans l'exacte observation de la Constitution qu'il parviendra à éviter les malheurs dont il se voit menacé. En réponse à cette déclaration, Péthion se présenta à l'Assemblée et demanda la permission de lire une pétition dont les sections l'avaient chargé comme premier magistrat de la Commune, pour dénoncer le pouvoir exécutif. Dictée par les factieux, cette pétition était du style le plus violent. Elle représentait le Roi comme fortement opposé à la Constitution, exaltant la clémence de la nation à propos du voyage de Varennes. Elle accusait le Roi de la trahir et le rendait responsable de tous les maux dont les deux Assemblées étaient les auteurs. Elle demandait sa déchéance et la nomination d'une Convention pour la prononcer, faisait sentir la nécessité d'un changement de dynastie, et demandait que, jusqu'à l'établissement d'une Convention, l'Assemblée nommât des ministres pris hors de son sein, pour exercer provisoirement les fonctions du pouvoir exécutif, jusqu'à la déclaration de la volonté du peuple par l'organe de la Convention nationale. Elle finissait par assurer que si les lâches et les perfides se rangeaient du côté de l'ennemi, celui-ci trouverait dix millions d'hommes libres prêts à mourir pour la défense de la patrie. Plusieurs sections suivirent cet exemple, et l'Assemblée décréta qu'elle traiterait, le 9 août, la grande question de la déchéance. Après de grands débats sur la validité de la dénonciation de M. de la Fayette, dénonciation démentie par le maréchal Luckner, l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation centre ce général. La conduite de M. le duc d'Orléans ayant fait ouvrir les yeux à madame la duchesse d'Orléans, elle demanda et obtint en justice sa séparation de biens d'avec ce prince, et se retira ensuite chez M. le duc de Penthièvre, son père. Madame la princesse de Lamballe, qu'il accusa d'y avoir contribué, fut de ce moment l'objet de sa haine, que l'on assura être une des causes de la fin cruelle de cette malheureuse princesse. Les jacobins, sûrs de la direction du mouvement qu'ils se préparaient à exécuter, ne s'en cachaient plus; et leur plan était tellement connu, que Branger, médecin de Mgr le Dauphin, me remit plus de huit jours avant l'événement un petit imprimé qui était le programme le plus fidèle de cette effroyable journée, lequel fut suivi de point en point. Il était devenu impossible de se faire illusion sur les périls que nous courions. L'Assemblée, unie d'intérêts avec les jacobins, disposant de toutes les administrations, concentrant en elle tous les pouvoirs, laissait au Roi bien peu d'espoir de pouvoir résister à des ennemis aussi dangereux qu'acharnés contre sa personne, et tout donnait lieu de craindre que ce prince ne finît par succomber dans une lutte aussi inégale. Dans cette extrémité, on conseilla à Sa Majesté de traiter avec les jacobins et les principaux factieux de l'Assemblée; de gagner les uns par l'espoir de places lucratives qui flatteraient leur ambition et leur cupidité, et les autres par l'appât de sommes considérables, et de parvenir par ce moyen à détourner l'orage qui était à la veille d'éclater. Boze, peintre du Roi et fort attaché à ce prince, et que l'on savait avoir quelques relations avec Vergniaud et quelques autres députés de la Gironde, fut chargé de traiter avec eux. Il fut également question d'entrer en négociation avec Péthion, Santerre, Lacroix et autres jacobins. Mais ils déclarèrent positivement ne vouloir traiter qu'avec un aristocrate d'une réputation bien établie; car, disaient-ils, nous n'avons jamais été trompés par ceux-ci, et nous l'avons été plus d'une fois par les constitutionnels. La Reine me demanda si je connaissais encore à Paris une personne de probité, au-dessus de tout soupçon et capable de mener adroitement une pareille négociation. Je lui indiquai M. de La Chèze, membre du côté droit de l'Assemblée constituante, d'une probité et d'un désintéressement à toute épreuve, et qui, même dans le parti opposé au sien, jouissait d'une grande considération. Mais je ne pus lui dissimuler qu'étant père de huit enfants, il aurait peut-être de la peine à se charger d'une négociation dont les suites pouvaient être si dangereuses. A la première proposition qui lui en fut faite, il n'hésita pas un instant: «Je ne connais pas, dit-il, le danger d'une démarche, lorsqu'elle peut être utile à mon roi, et je sacrifierais volontiers ma vie pour le sortir de la cruelle situation où il se trouve.» Le Roi le fit venir dans son cabinet, où il fut introduit secrètement par mon valet de chambre, qui le fit passer par le petit escalier de Mgr le Dauphin, pour que personne n'en eût connaissance. Il fut chargé de sonder les personnes en question, pour savoir ce qu'elles demandaient et si l'on croyait pouvoir se fier à leurs promesses. Elles demandèrent huit cent mille francs pour les partager entre elles, et s'engagèrent à employer tous les moyens qui étaient en leur pouvoir pour détourner le coup qui se préparait. Péthion promit de se rendre au château, au premier bruit du danger, et de donner l'ordre de repousser la force par la force, si l'on tentait une entreprise contre les Tuileries. M. de La Chèze leur parla à plusieurs reprises, et croyant les avoir persuadés du grand intérêt qu'ils avaient à sauver le Roi pour la sûreté de leur vie et de leur fortune, il vint rapporter à Sa Majesté leurs demandes et leurs promesses. Pour la convaincre de leur sincérité, ils firent de concert avec elle quelques démarches préparatoires, mais de nature à ne pas compromettre leur secret. Le Roi accepta leurs propositions, et pour ne pas compromettre M. de La Chèze, si on le voyait chez lui, il me chargea de lui remettre les huit cent mille francs, qu'il n'avait pu lui donner sur-le-champ. Les constitutionnels, alarmés du danger que leur faisait courir le péril qui menaçait le Roi, se déterminèrent à le servir malgré lui, et formèrent le projet de s'assurer des chefs des jacobins et des factieux de l'Assemblée, de réunir ensuite les députés sages et modérés, qui en entraîneraient nécessairement bien d'autres, et de redonner au Roi l'autorité nécessaire pour faire marcher la Constitution. Les jacobins, ayant eu connaissance de ce complot, n'en devinrent que plus acharnés à l'exécution de leurs projets; et ceux qui avaient traité avec le Roi, suspectant sa bonne foi, incertains d'ailleurs de l'issue de la journée du 10 août, et craignant d'être découverts, se réunirent dans la nuit à la majorité de l'Assemblée et affichèrent à la tribune, dans la matinée du même jour, des sentiments dictés par la peur, qui les leur fit soutenir jusqu'à ce qu'ils fussent eux-mêmes victimes de leurs collègues; tant il est vrai que le courage et la bonne foi se trouvent rarement liés avec le vice et l'intérêt personnel. Tout ce qui se passait donnait les plus vives inquiétudes aux personnes bien pensantes, et chacun faisait parvenir au Roi les avis que l'on recevait sur la situation de Paris. M. de Paroy, craignant pour les jours de Leurs Majestés et ceux de Mgr le Dauphin, me pria d'offrir de sa part à la Reine trois cuirasses de douze doubles de taffetas, impénétrables à la balle et au poignard, qu'il avait fait faire pour elle, pour le Roi et pour Mgr le Dauphin, et me remit un poignard pour en faire l'essai. Je les portai chez la Reine, qui essaya sur-le-champ celle qui lui était destinée; et, me voyant le poignard entre les mains, elle me dit, du plus grand sang-froid: «Frappez-moi pour en faire l'essai.» Je ne pus soutenir une pareille idée, qui me fit frémir, et je lui déclarai que rien ne me déterminerait à un pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse dont je me saisis; je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, qui, comme l'avait dit M. de Paroy, se trouva impénétrable à ses coups. La Reine convint alors avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait à la première apparence de danger, ce qui fut exécuté. Or peut juger par ce trait de l'horreur de la situation de la famille royale et de celle des habitants des Tuileries, lorsqu'on en était réduit à employer de pareils moyens. CHAPITRE XXIII ANNÉE 1792 Journées des 9 et 10 août.--Le Roi se détermine à aller à l'Assemblée.--On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants pour sa personne.--La Commune de Paris se rend maîtresse de l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous renfermés au Temple.--Péthion, Manuel et plusieurs autres officiers municipaux les y conduisent.--Madame la princesse de Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et conduites à la Force.--Journées des 2 et 3 septembre.--Mort de madame la princesse de Lamballe. On avait grand soin d'entretenir l'effervescence qui régnait parmi les habitants des faubourgs, les fédérés et les Marseillais. On les faisait boire, on leur donnait de l'argent; et enhardis par les chefs des conjurés, qui les rassemblaient et les excitaient au carnage, ils tenaient des propos affreux. Leurs provocations devinrent si menaçantes, que M. Joly, ministre de la justice, écrivit le 9 août à l'Assemblée que le mal était à son comble; que huit lettres, qu'il lui avait écrites successivement pour lui rendre compte des progrès de l'effervescence, étaient restées sans réponse; qu'il était évident qu'il se préparait un mouvement terrible pour le lendemain, et que, sans un prompt secours du corps législatif, il était impossible au gouvernement de répondre des personnes et des propriétés. Quelques membres de l'Assemblée se plaignirent d'avoir été insultés, et M. de Vaublanc demanda que, sans différer, on transférât ailleurs le lieu de ses séances. Après plusieurs débats, l'Assemblée se borna à mander Roederer, procureur-syndic du département, pour savoir de lui ce qui se passait. Il déclara qu'aussitôt qu'il avait appris l'insulte faite aux députés, il avait été trouver le maire et lui avait demandé compte du bruit qui se répandait; que neuf cents hommes devaient entrer le soir dans Paris; qu'il l'avait assuré n'en avoir aucune connaissance, mais que, d'après ce qui se passait, il avait convoqué, la veille, le corps municipal pour le matin, et le conseil de la commune pour le soir; qu'il avait chargé des officiers municipaux de se rendre à l'Assemblée et au château, et écrit au commandant général de la garde nationale de renforcer les postes et d'avoir des réserves. Il ajouta que le conseil général du département avait reçu un arrêté de la section du Roi-de-Sicile, déclarant désapprouver celui que lui avait envoyé la section des Quinze-Vingts. On y annonçait que si l'Assemblée n'avait pas prononcé le lendemain sur le sort du Roi, la section sonnerait le tocsin et battrait la générale pour que le peuple se levât en entier; qu'elle envoyait cet arrêté aux quarante-sept autres sections de Paris et aux fédérés, les invitant à y adhérer. Le conseil général avait sur-le-champ improuvé cet arrêté et enjoint à la municipalité de lui faire part des mesures qu'elle avait prises pour en empêcher l'exécution. Péthion se rendit à la barre pour rendre compte des mesures qu'il avait prises pour maintenir la tranquillité publique, troublée, disait-il, par des bruits d'enlèvement du Roi. (Car le scélérat avait des moyens de réserve pour justifier sa conduite en cas de besoin.) Le Roi, sentant enfin la nécessité de se défendre, si l'on venait à l'attaquer, fit venir quatre-vingt-dix Suisses de Courbevoie pour la défense du château. On les posta à toutes les issues et sur les escaliers intérieurs, en leur défendant de tirer, à moins que ce ne fût pour défendre la garde nationale. Celle qui était aux Tuileries, et nommément le bataillon des Filles-Saint-Thomas, était bien disposée à les seconder. Elle était commandée, ainsi que les Suisses, par MM. de Menou et de Boissière, et M. de la Jarre, ex-ministre. Tous les gentilshommes qui étaient en ce moment à Paris, et notamment tous les officiers de la garde du Roi, se rendirent au château pour la défense de Sa Majesté. Ils étaient commandés par M. le maréchal de Mailly, qui avait sous lui M. de Puységur, ex-ministre du Roi, et MM. d'Hervilly et de Pont-l'Abbé. M. d'Hervilly demanda au Roi de lui donner l'ordre de s'emparer de l'Arsenal, des armes de sa garde qu'on y avait déposées, et des cartouches qui devaient s'y trouver. Ce prince, qui ne voulait pas qu'on pût l'accuser d'être l'agresseur dans le mouvement qui se préparait, se refusa à cette proposition. Les conjurés, moins scrupuleux, commencèrent par s'emparer de l'Arsenal, et se servirent des armes de la garde royale et des cartouches qu'ils y trouvèrent, dans l'horrible journée du 10 août. Plusieurs serviteurs de Sa Majesté se mirent aussi dans les rangs des gentilshommes pour concourir avec eux à sa défense. Des personnes zélées firent des patrouilles pendant la nuit; et ayant été arrêtées, elles fournirent aux conjurés un moyen d'augmenter l'effervescence du peuple. A minuit, on entendit sonner le tocsin et battre de toute part la générale. On crut prudent de faire venir Péthion au château. Il s'y rendît de bonne grâce et donna même par écrit à M. Maudat, commandant général de la garde nationale, l'ordre de repousser par la force les entreprises que l'on pourrait former contre le château. Les braves gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas, voulant l'engager, par intérêt de sa propre sûreté, à s'unir à eux pour défendre le Roi, dirent assez haut pour en être entendus: «Nous le tenons enfin ici; il n'en sortira pas, et sa tête nous répondra de la personne de Sa Majesté.» Effrayé de ce propos, il trouva le moyen de faire connaître à l'Assemblée le danger qu'il courait, et elle le manda à sa barre par un décret. On n'osa s'opposer à son exécution, et il sortit ainsi du château pour se rendre à l'Assemblée, qu'il assura de sa vigilance pour le maintien de la tranquillité publique. Et, bien assurée qu'elle pouvait compter sur lui, elle le renvoya à ses fonctions. La garde nationale fut sur pied toute la nuit, sans recevoir aucun ordre sur la conduite qu'elle devait tenir. Le Roi n'en pouvait donner sans la signature de ses ministres, et ceux-ci n'osaient rien signer à cause de leur responsabilité. Le commandant général, soumis par la loi à la municipalité, ne pouvait non plus donner d'ordres sans en être requis par elle, et le sort du Roi se trouvait par là entre les mains de Péthion et de Manuel. Le Roi fit à cinq heures la revue de la garde nationale et eut lieu d'être content des dispositions qu'elle annonçait; mais Péthion, totalement retourné du côté des conjurés et inquiet des sentiments qu'elle démontrait, la fit remplacer à six heures par des bataillons sur lesquels il pouvait compter, et la revue qu'en fit le Roi fut loin d'être satisfaisante. Il y avait, parmi ces nouveaux bataillons, des gens à piques qui excitaient à la révolte les gardes nationaux dont la fidélité n'était pas bien affermie. On entendait parmi eux des cris de: «_Vive Péthion! vive la nation! A bas les traîtres et le veto!_» Des corps entiers de gardes nationaux se rangèrent du côté des rebelles, de manière que le Roi ne pouvait compter que sur les Suisses, sur six cents hommes de la garde nationale et sur trois cents personnes à peu près, tant gentilshommes qu'officiers de la garde du Roi et serviteurs de Sa Majesté, armés seulement d'épées et de pistolets, tous sincèrement attachés à sa personne, et habillés en bourgeois, pour ne porter aucun ombrage à la garde nationale. Il y avait dans la chambre du conseil, devant la porte de la chambre du Roi, une vingtaine de grenadiers de la garde nationale, auxquels la Reine adressa ces paroles: «Messieurs, tout ce que vous avez de plus cher, vos femmes et vos enfants, dépendent de notre existence; notre intérêt est commun.» Et leur montrant la petite troupe de gentilshommes qui occupait les appartements: «Vous ne devez pas avoir de défiance de ces braves gens, qui partageront vos dangers et vous défendront jusqu'à leur dernier soupir.» Touchés jusqu'aux larmes, ils témoignèrent leur généreuse résolution de mourir, s'il le fallait, pour la défense de Leurs Majestés. Personne ne se coucha au château; tout le monde se tenait dans les appartements, attendant avec anxiété le dénoûment d'une journée qui s'annonçait sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à chacun de la manière la plus affectueuse et encourageait le zèle qu'on lui témoignait. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de Mgr le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnait dans tous les esprits. J'allai sur les quatre heures du matin dans l'appartement du Roi, pour savoir ce qui se passait et ce que nous avions à craindre ou à espérer. «J'ai, me dit M. d'Hervilly, la plus mauvaise opinion de cette journée; ce qu'il y a de pis en pareil cas est de ne prendre aucun parti, et l'on ne se décide à rien.» On annonça sur les sept heures que les habitants du faubourg et l'armée marseillaise se portaient au château; que des commissaires choisis par les factieux des quarante-huit sections s'étaient érigés en conseil général de la commune; qu'ils avaient mandé M. Maudat, commandant de la garde nationale, sous prétexte de se concerter avec lui, l'avaient fait assassiner près de l'Hôtel de ville, afin de s'emparer de l'ordre par écrit qu'il avait reçu de Péthion de repousser la force par la force, et promenaient sa tête dans Paris; que Santerre lui avait été donné pour successeur, que l'état-major était renouvelé, et que tout cela se faisait de concert avec le comité de surveillance de l'Assemblée, qui avait mis plus de quatre millions à la disposition de Santerre pour propager l'insurrection. L'Assemblée, qui sentait le danger qu'elle courait, si les puissances étrangères avaient le dessus, employait tous ses efforts pour associer le peuple à ses crimes, afin que, perdant tout espoir de pardon, il fût excité par ses frayeurs à partager sa résistance. L'ordre du conseil du département et de la municipalité, envoyé aux gardes nationaux, de défendre le Roi comme autorité constituée, fut lu dans tous les rangs par des commissaires députés aux Tuileries; mais il fit si peu d'effet sur cette garde renouvelée, que les canonniers déchargèrent et abandonnèrent leurs canons en apprenant la marche des Marseillais et des brigands de la capitale. M. d'Hervilly, voyant l'impossibilité d'en faire usage pour la défense du Roi, les encloua sur-le-champ, pour qu'on ne pût s'en servir contre le château. Le Roi, qui avait déjà fait demander à l'Assemblée d'envoyer une députation pour en imposer aux brigands, lui en fit renouveler la demande par M. Joly, ministre de la justice; mais, sous le prétexte qu'elle n'était pas assez nombreuse pour délibérer, Cambon fit prononcer l'ajournement, malgré le péril que courait le Roi et qui croissait à chaque instant. L'incertitude du parti à prendre dans un danger aussi imminent parut favorable à Roederer pour engager le Roi à se rendre à l'Assemblée nationale. Il entra chez ce prince, suivi de quelques membres du département; et, le priant de faire retirer le grand nombre de personnes qui l'entouraient, il lui adressa ces paroles: «Sire, le danger est imminent; les autorités constituées sont sans force, et la défense est impossible. Votre Majesté et sa famille courent les plus grands dangers, ainsi que tout ce qui est au château; elle n'a d'autre ressource pour éviter l'effusion du sang que de se rendre à l'Assemblée.» La Reine, qui était à côté du Roi avec ses enfants, représenta qu'on ne pouvait abandonner tant de braves gens qui n'étaient venus au château que pour la défense du Roi: «Si vous vous opposez à cette mesure, lui dit Roederer d'un ton sévère, vous répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants.» Cette pauvre malheureuse princesse se tut, et éprouva une telle révolution que sa poitrine et son visage devinrent, en un instant, tout vergetés. Elle était désolée de voir le Roi suivre les conseils d'un homme si justement suspect, et semblait prévoir d'avance tous les malheurs qui l'attendaient. Roederer flatta la famille royale du succès de cette démarche et de son prompt retour au château. La Reine, quoique loin d'y croire, répéta ces paroles à ceux qu'elle était si affligée d'abandonner; et le Roi, profondément affecté, se tournant vers cette troupe fidèle, ne put que leur adresser ces paroles: «Messieurs, je vous prie de vous retirer et de cesser une défense inutile; il n'y a plus rien à faire ici, ni pour vous ni pour moi.» La consternation fut générale lorsqu'on vit partir le Roi pour aller à l'Assemblée; la Reine le suivait, tenant ses deux enfants par la main. A côté d'eux étaient Madame Élisabeth et madame la princesse de Lamballe, qui, comme parente de Leurs Majestés, avait obtenu de les suivre; et j'étais derrière Mgr le Dauphin. Le Roi était accompagné de ses ministres et escorté par un détachement de la garde nationale. Je quittai ma chère Pauline la mort dans le coeur, en pensant aux dangers qu'elle allait courir, et je la recommandai à la bonne princesse de Tarente, qui me promit de ne pas s'en séparer et d'unir son sort au sien. Nous traversâmes tristement les Tuileries pour gagner l'Assemblée. MM. de Poix, d'Hervilly, de Fleurieu, de Bachmann, major des Suisses, le duc de Choiseul, mon fils et plusieurs autres se mirent à la suite de Sa Majesté, mais on ne les laissa pas entrer. Il y eut à la porte un encombrement qui fit craindre un moment pour les jours du Roi et de la Reine. On parvint enfin à leur ouvrir un passage, et ils furent reçus à la porte par une députation que leur avait envoyée l'Assemblée. Le Roi traversa la salle accompagné de ses ministres, et fut se placer à côté du président; et la Reine, ses enfants et sa suite se tinrent vis-à-vis: «Je viens, messieurs, dit le Roi, pour éviter un grand attentat, pensant que je ne puis être mieux en sûreté qu'au milieu de vous.» Vergniaud, qui présidait en ce moment, lui répondit: «Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté de l'Assemblée nationale; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits des autorités constituées.» Le Roi s'assit alors auprès du président, et la famille royale se plaça dans le banc des ministres. Mais, sur l'observation de quelques membres de l'Assemblée, que la Constitution interdisait toute délibération en présence du Roi, l'Assemblée décida que le Roi et sa famille se placeraient dans la loge du logographe, derrière le fauteuil du président. Les fidèles serviteurs de Sa Majesté arrachèrent sur-le-champ les barreaux de cette loge et communiquèrent une partie de la journée avec la malheureuse famille royale. Roederer se rendit à la barre, accompagné des administrateurs du département et de la municipalité, pour rendre compte de ce qui se passait dans Paris et des motifs qui l'avaient engagé à presser le Roi de se rendre à l'Assemblée: «Notre force, ajouta-t-il, était paralysée et n'existait même plus; nous n'en pouvons avoir d'autre que celle qu'il plaira à l'Assemblée de nous donner. Nous apprenons dans l'instant que le château vient d'être forcé.» L'Assemblée fit un décret pour mettre les personnes et les propriétés sous la sauvegarde du peuple, et envoya une députation de vingt-cinq de ses membres pour lui porter cette déclaration. A peine fut-elle partie qu'on entendit le bruit du canon et de la mousqueterie; la députation se dispersa, et une partie rentra dans la salle. Le Roi les rassura en leur disant qu'il avait donné l'ordre de ne pas tirer; mais voyant entrer des personnes armées dans l'Assemblée, celle-ci s'y opposa; car, au milieu de ses succès, elle mourait de peur et craignait toujours qu'on ne vint délivrer le Roi et faire main basse sur les conjurés. Il arriva des pétitionnaires qui déposèrent que les Suisses les avaient attirés en signe d'amitié et avaient fusillé un grand nombre d'entre eux: «Nous avons, dirent-ils, mis le feu aux Tuileries, et nous ne l'éteindrons que quand la justice du peuple sera satisfaite. Nous sommes chargés de vous demander encore une fois la déchéance du pouvoir exécutif; c'est une justice que nous réclamons et que nous attendons de vous.» Le président leur répondit: «L'Assemblée veille au salut de l'empire; assurez le peuple qu'elle va s'occuper des grandes mesures qu'exige son salut.» Une députation de la section des Thermes vint dire à la barre qu'elle ratifiait la pétition présentée la veille pour demander la déchéance; que le peuple, fatigué des crimes de la Cour, avait juré de maintenir l'égalité et la liberté, et que tous les citoyens de Paris partageaient ces sentiments: «Osez jurer, dit-elle aux députés, que vous sauverez l'empire.»--«Oui, nous le jurons», dirent en se levant tous les députés. Le concert de toutes ces voix séditieuses, jointes au bruit du canon et de la mousqueterie, nous faisait à tous un mal affreux. Chaque coup de canon nous faisait tressaillir; le coeur du Roi et celui de la Reine étaient déchirés; et nous étions dans la plus profonde douleur, en pensant au sort qu'éprouvaient peut-être en ce moment ceux que nous avions laissés aux Tuileries. Le pauvre petit Dauphin pleurait, s'occupait de ceux qu'il aimait et qui étaient restés au château, se jetait dans mes bras et m'embrassait. Plusieurs députés en furent frappés, et la Reine leur dit: «Mon fils aime tendrement la fille de sa gouvernante, qui est restée aux Tuileries; il partage l'inquiétude de sa mère, et celle que nous éprouvons, du sort de ceux que nous y avons laissés.» Malgré leur férocité, ils ne purent se défendre d'un sentiment d'attendrissement et de pitié, en regardant cet aimable enfant, qui commençait dans un âge si tendre à sentir déjà le malheur qui l'attendait. Les nouveaux représentants de la Commune, qui devait bientôt elle-même dicter des lois à l'Assemblée, vinrent lui faire part de la nomination provisoire de Santerre comme commandant général de la garde nationale de Paris, et de la continuation de Péthion, de Manuel et de Danton dans les places qu'ils occupaient. Montaut fit la motion que chaque député jurât à la tribune de maintenir la liberté et l'égalité, et de mourir à son poste; et nous les entendîmes successivement répéter ces mêmes paroles pendant plus de deux heures. Les pompiers, que l'on avait envoyé chercher pour éteindre le feu des Tuileries, vinrent représenter à l'Assemblée l'impossibilité d'y réussir, si l'on n'y envoyait des commissaires pour rétablir l'ordre. Elle répondit d'abord que ce soin regardait la municipalité; mais sur la représentation de Chabot, qu'il était cependant fâcheux de laisser étendre l'incendie, et qu'il était urgent de mettre un homme de confiance à la tête des pompiers, elle nomma à cet effet Palloy, architecte de la ville, qui s'était signalé par son zèle lors de la destruction de la Bastille. Plusieurs fidèles serviteurs du Roi, ayant trouvé moyen de pénétrer dans l'Assemblée, se rendirent auprès de ce prince dans la loge du logographe, et rendirent compte à Sa Majesté de ce qui se passait aux Tuileries. Ils nous apprirent que les femmes en étaient sorties sans qu'il leur fût arrivé d'accident, et mon fils m'assura que Pauline était en sûreté. Cette certitude et sa présence furent d'une grande consolation pour mon coeur, quoiqu'il fût encore profondément touché du sort de tant de braves gens qui s'étaient dévoués pour le Roi et la famille royale. Mgr le Dauphin fut charmant, en cette occasion, par la sensibilité avec laquelle il me témoigna sa satisfaction de savoir sa chère Pauline hors de danger. Ces messieurs nous dirent que les Suisses avaient eu un moment le dessus, mais que n'étant pas secondés, et la multitude croissant à chaque instant, ils avaient été forcés de se retirer; qu'on en avait massacré un grand nombre, et que la fureur s'était étendue jusqu'aux Suisses des particuliers, dont plusieurs, et nommément le mien, avaient péri; qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il y aurait beaucoup de victimes, par la rage dont était animée la populace, présentement maîtresse du château. On vint avertir en ce moment que les Suisses marchaient sur l'Assemblée, que les fédérés marchaient à leur rencontre, et qu'ils allaient se livrer un combat sanglant. L'Assemblée en frémit et demanda au Roi qu'une des personnes qui étaient avec lui allât les parlementer et leur fît rendre les armes. Le président proposa d'en donner l'ordre par écrit, et M. d'Hervilly s'offrit pour remplir cette commission; mais avant de partir, il déclara qu'il ne pouvait agir utilement que sur l'ordre et la signature de ce prince. L'Assemblée, qui frémissait de la possibilité de voir arriver les Suisses, s'empressa de présenter au Roi de l'encre et du papier pour qu'il donnât l'ordre de mettre bas les armes et de faire retourner les Suisses sur leurs pas. M. d'Hervilly traversa la rue Saint-Honoré au milieu des coups de fusil et des balles qui pleuvaient sur lui de toute part, et fut admiré par sa bravoure de tous ces enragés. Voyant avec douleur l'impossibilité où seraient les Suisses de résister à la multitude de gens armés qui venait à leur rencontre, il leur signifia l'ordre du Roi de mettre bas les armes, et revint lui rendre compte de la commission dont il avait été chargé. Les Marseillais et autres brigands, voyant les Suisses désarmés, se mirent à courir sur eux, et ces derniers se virent obligés de se cacher et de changer d'habits pour ne pas être victimes de leur fureur. On apprit à l'Assemblée que M. d'Affry avait été mis en prison pour sa propre sûreté, et qu'on avait mis les scellés chez lui. Elle décréta alors, sur la motion de Bazire, que les Suisses seraient mis sous la sauvegarde de la loi et des vertus hospitalières du peuple; ce qui n'empêcha pas que celui-ci ne mît à mort tous ceux qui eurent le malheur de tomber sous sa main. Les députés, inquiets de voir le Roi environné de personnes qui lui étaient attachées, déclarèrent que le Roi ne devait être gardé que par la garde nationale, et que toute autre devait se retirer. Le comte Charles de Chabot, qui était resté dans cette garde dans la vue d'être utile au Roi, alla prendre sur-le-champ son uniforme et son fusil, et fit le service de factionnaire à la porte du logographe. Les marques d'attachement qu'il donna à Sa Majesté l'ayant rendu suspect aux factieux, il fut arrêté peu de jours après l'entrée du Roi au Temple et conduit à la prison de l'Abbaye, où il fut une des premières victimes de la journée du 2 septembre. Il avait adopté pendant quelque temps les principes de la Révolution; mais, ayant le sens droit et le coeur pur, il en avait reconnu le danger, et n'avait cessé, depuis, de chercher à réparer l'erreur d'un esprit exalté par les propos qu'il entendait journellement chez la duchesse d'Enville, sa grand'mère. Elle avait été liée de tout temps avec les différents membres de la société philosophique, qui l'avaient imbue des prétendus principes de liberté et d'égalité, sous lesquels ils cachaient leur ambition et leur esprit de domination. Ils lui firent payer bien cher l'appui qu'elle leur avait donné au commencement de la Révolution, son fils et son petit-fils ayant été massacrés par suite de leurs principes. Lamarque annonça à l'Assemblée qu'on avait arrêté le départ des courriers, pour empêcher qu'on ne portât l'alarme dans les départements. Il proposa que l'on fît une adresse aux Français pour les instruire que leurs représentants ne négligeraient rien pour sauver la patrie, qui ne pouvait l'être que par l'union de tous les bons Français. L'Assemblée adopta cette proposition et le chargea de la rédaction de l'adresse. Vergniaud lui succéda à la tribune: «Je viens, dit-il, au nom de la commission extraordinaire, vous proposer une mesure bien rigoureuse, mais devenue nécessaire, malgré la douleur dont je vous vois pénétrés. Les dangers de la patrie, qui sont à leur comble, proviennent de la défiance qu'inspire la conduite du chef du pouvoir exécutif dans une guerre entreprise contre la liberté et l'indépendance nationales. Des adresses de toutes les parties de l'empire demandent la révocation de l'autorité déléguée à Louis XVI; et l'Assemblée, ne voulant point agrandir la sienne par aucune usurpation de pouvoir, vous propose de décréter: l'établissement d'une Convention nationale dont elle vous proposera le mode de convocation; l'organisation d'un nouveau ministère, les ministres actuels conservant provisoirement leurs fonctions jusqu'à sa nomination; celle d'un gouverneur du prince royal; la suppression de la liste civile, dont on déposera les registres sur les bureaux de l'Assemblée, accordant seulement une somme de quatre cent mille francs pour la dépense de la famille royale jusqu'à l'établissement de la Convention; la demeure du Roi et de la famille royale dans l'enceinte du corps législatif, jusqu'à ce que la tranquillité soit rétablie dans Paris, avec injonction au département de lui préparer un logement au Luxembourg, où elle sera sous la garde des citoyens et de la loi; la déclaration d'infamie et de traître à la patrie pour tout fonctionnaire public, tout soldat, officier ou même général, de quelque grade qu'il fût, qui abandonnerait son poste; et ordre de faire publier sur-le-champ le présent décret, et de l'envoyer aux quatre-vingt-trois départements, en leur imposant l'obligation de le faire parvenir dans les vingt-quatre heures aux diverses municipalités de leur ressort.» On juge bien que la proposition fut convertie sur-le-champ en décret. Aussitôt que les ministres eurent entendu les reproches faits au Roi et sur lesquels l'Assemblée motivait la suspension de la royauté, ils voulurent se rendre à la barré de l'Assemblée, pour prendre sur eux toute la responsabilité de la conduite du Roi; mais il le leur défendit absolument, leur disant: «Vous augmenteriez le nombre des victimes sans pouvoir m'être utiles, et ce serait un chagrin de plus pour moi. Retirez-vous, je vous l'ordonne, et ne revenez plus ici.» Car le malheur qui accablait cet excellent prince ne l'empêchait pas de s'occuper de tous ceux qui lui étaient attachés. La Reine, désolée d'être séparée de Mgr le Dauphin et de le voir entre des mains du choix d'une pareille assemblée, pria plusieurs députés sur lesquels elle croyait pouvoir compter de chercher à parer un coup qui lui serait aussi sensible. Ils y réussirent d'autant plus facilement, que l'Assemblée, qui projetait l'établissement d'une république, s'embarrassait peu de donner un gouverneur à Mgr le Dauphin. Pendant que l'Assemblée rendait décrets sur décrets, les Tuileries étaient livrées au pillage. On apportait à l'Assemblée l'or, les bijoux trouvés chez la Reine, et divers autres effets dont on lui faisait l'offrande. On y porta aussi une malle pleine d'assignats et un paquet de lettres. Ces dernières furent envoyées au comité de surveillance, et beaucoup d'autres à la Commune; car, lorsque nous fûmes conduits à l'Hôtel de ville avant d'être menés à la Force, nous vîmes un monceau de lettres dans le cabinet de Tallien. Les divers effets furent également portés à la Commune, et les assignats aux Archives. Il est remarquable que cette armée de bandits s'était interdit le vol aux Tuileries, et mettait impitoyablement à mort ceux qu'elle surprenait s'appropriant quelque effet du château. Elle s'y permit seulement le vol du vin et des liqueurs, dont elle n'y laissa pas une bouteille. Elle cassait, brisait, éparpillait, et il y eut un dégât énorme qui ne profita à personne. Tout ce qui habitait les Tuileries perdit tout ce qu'il possédait; mais la majeure partie de nos effets fut volée par les commissaires établis dans le château, sous prétexte de les conserver, et ils ne se firent pas de scrupule, non plus que leurs affidés, de s'approprier ce qui était à leur convenance. On rendit dans la suite un peu de linge et quelques nippes, mais rien de ce qui avait une valeur réelle. Tous ceux qui apportaient des offrandes enlevées aux Tuileries les accompagnaient des plus grossières invectives contre le Roi et la Reine, et laissaient percer, en les regardant, la joie qu'ils éprouvaient de pouvoir les insulter à leur gré. De pareilles bassesses étaient trop au-dessous d'eux pour leur faire une grande impression; mais ce qui les touchait sensiblement et brisait leur coeur de douleur, était de voir conduire à la barre leurs plus fidèles serviteurs, ne prévoyant que trop le sort qui les attendait entre les mains de ces furieux. Je vis conduire, entre autres, le vicomte de Maillé, beau-frère de la duchesse de Maillé, mon amie intime, et auquel j'étais attachée depuis ma jeunesse. Il était tout en sang, ses habits déchirés, et il était évident qu'il avait été cruellement maltraité. C'était un brave et loyal gentilhomme, plein d'honneur et de probité, et qui avait très bien servi. Dévoué à son roi, il ne l'avait quitté dans cette cruelle journée que lorsqu'on éloigna de sa personne ses plus fidèles serviteurs. Je ne puis dire ce que cette vue nous fit souffrir; je le vis ce jour-là pour la dernière fois; emprisonné à l'Abbaye, il y fut massacré dans la journée du 2 septembre, laissant une femme et des enfants inconsolables de sa perte. On ne peut se faire d'idée de la rapidité avec laquelle se succédaient les décrets. Il y en eut un pour donner à l'Assemblée le droit de nommer, pour chaque ministère, un secrétaire du conseil; un autre pour que chaque ministre nommé par elle pût signer tous les objets relatifs à son ministère, sans avoir besoin de la sanction du Roi; un autre pour établir un camp sous les murs de Paris, ou s'enrôlerait qui voudrait. Un autre décidait que les canonniers pourraient, d'après la demande qu'ils en auraient formée, établir des esplanades d'artillerie sur les hauteurs de Montmartre. Elle donna aussi le droit à chaque citoyen, âgé de vingt-cinq ans et vivant de son travail, de pouvoir être admis aux assemblées primaires pour l'établissement de la prochaine Convention. Elle décréta, en outre, la permanence de l'Assemblée et la nomination de douze commissaires pour être envoyés aux quatre armées, lesquels feraient signer aux ministres du Roi qu'ils n'y avaient pas envoyé de proclamation. On rapporta, à la grande satisfaction du Roi, la nomination du gouverneur du prince royal; et ce fut le seul moment de consolation qu'éprouva la famille royale dans cette effroyable journée. Toutes les pétitions étaient accompagnées, aussi bien que les décrets, des injures les plus atroces contre le Roi et la Reine. Un grand nombre de députés rivalisaient avec les pétitionnaires, dans les reproches qu'ils se permettaient d'adresser à la malheureuse famille royale, qui passa douze longues heures à entendre la répétition de tout ce qui pouvait affliger son coeur et fatiguer son esprit. Dans le nombre de ceux qui avaient contribué au succès de cette effroyable journée, il y en eut cependant plusieurs qui, respectant le malheur de la famille royale, mirent au moins dans leurs discours plus de réserve et de décence. Les membres du côté droit, privés depuis longtemps de toute influence et réduits au silence par la majorité de l'Assemblée, témoignèrent au Roi la profonde douleur dont ils étaient pénétrés, et leur regret d'être dans l'impossibilité de pouvoir s'opposer à ce dont ils avaient le malheur d'être témoins. Le résultat des votes de l'Assemblée pour la composition des ministères fut d'abord la réintégration de Roland, Servan et Clavières dans les ministères de la guerre, de l'intérieur et des finances; puis les nominations de Danton dans celui de la justice; de Monge à la marine, de Grouvelle aux affaires étrangères, et de Le Brun aux contributions publiques. M. d'Abancourt, ministre du Roi au département de la guerre, fut décrété d'accusation pour n'avoir pas fait partir les Suisses. Mais, d'après l'ordre du Roi de le quitter, il s'était mis en sûreté et ne put être arrêté. Conformément au décret de l'Assemblée, qui ordonnait que le Roi et sa famille resteraient dans son enceinte jusqu'au moment où la tranquillité régnerait dans Paris, on prépara des cellules aux Feuillants pour y loger la famille royale. Le Roi fut seul dans la sienne, sans pouvoir garder auprès de lui les personnes qu'on y avait laissées jusqu'alors. La Reine et Madame restèrent ensemble dans une seconde cellule, et Madame Élisabeth, madame de Lamballe et moi fûmes mises dans une troisième avec Mgr le Dauphin. Nous passâmes une nuit telle qu'on peut se l'imaginer, entendant distinctement le vacarme de l'Assemblée, les applaudissements et les battements des tribunes; et, à l'exception de Mgr le Dauphin et de Madame, qui, accablés de fatigue, s'endormirent sur-le-champ, personne ne put fermer l'oeil de la nuit. Ce fut cependant un petit adoucissement pour le Roi et la Reine de pouvoir être seuls un instant; mais quel moment que celui où ils purent se livrer sans contrainte à tous les sentiments qu'ils éprouvaient! On leur fit le triste détail de ce qui se passait dans la ville, de la consternation qui y régnait, et de la terreur qu'inspiraient l'audace et la fureur des factieux. Des commissaires vinrent à onze heures du soir reconnaître si chacun était couché dans la cellule qui lui était destinée; car, malgré toutes leurs précautions, ils ne pouvaient se défendre d'une inquiétude qui leur faisait pousser la méfiance au dernier degré. MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Poix, de Nantouillet, de Goguelas, d'Hervilly, d'Aubier et mon fils, et quelques autres dont je n'ai pu retenir les noms, passèrent la nuit auprès du Roi. Mais on ne le laissa pas jouir longtemps de la consolation de se voir entouré de personnes sur l'attachement desquelles il avait tout lieu de compter. On lui signifia, dès le lendemain, de les renvoyer, sous le prétexte que leur présence pouvait porter le peuple à de nouveaux excès: «Je suis donc en prison, leur dit le Roi, et moins heureux que Charles Ier qui conserva tous ses amis jusqu'à l'échafaud?» Puis, se tournant vers ces messieurs, il leur témoigna son regret de les quitter, et leur ordonna de se retirer. La Reine leur dit, les larmes aux yeux: «Ce n'est que dans ce moment que nous sentons toute l'horreur de notre position; vous l'adoucissiez par votre présence et votre dévouement, et l'on nous prive de cette dernière consolation.» Comme la famille royale était sans argent et sans linge, ils mirent tous aux pieds du Roi l'or qu'ils avaient alors sur eux; mais le Roi ne voulut point l'accepter, leur disant: «Gardez, messieurs, vos portefeuilles, vous en aurez plus de besoin que nous, ayant, j'espère, plus de temps à vivre.» Le Roi et sa famille reprirent encore les mêmes places dans les mêmes loges que la veille, et ils y entendirent, ainsi que le jour suivant, les félicitations sans nombre que reçut l'Assemblée des députations qui se succédaient les unes aux autres, lesquelles étaient accompagnées des mêmes injures contre le Roi et sa famille. Ce prince eut la douleur d'entendre les transports de joie avec lesquels l'Assemblée reçut l'hommage du drapeau conquis sur les Suisses par le sieur Lange, aidé des grenadiers du faubourg Saint-Laurent, et dont elle ordonna sur-le-champ la suspension à la voûte de l'Assemblée. Elle applaudit également à la nomination d'une cour martiale pour juger les Suisses, sans distinction de grade, avec l'ordre donné à Santerre de pourvoir à la sûreté de soixante d'entre eux, réfugiés dans un bâtiment adjoint à l'Assemblée. Elle voulut se donner un air de générosité à leur égard, mais ils furent tous fusillés le lendemain. Le Roi entendit prononcer la suspension provisoire de tous les juges de paix de toutes les sections de Paris, l'ordre de conduire à l'Abbaye M. de La Porte, intendant de la liste civile, et d'apposer les scellés sur tous ses papiers; enfin, le rapport des commissaires nommés pour faire l'inventaire du propre secrétaire de Sa Majesté, ainsi que de tous ses papiers. Pour combler la mesure des insultes prodiguées à notre pauvre malheureux roi, il fut condamné à entendre la lecture faite par Condorcet de l'exposition des motifs qui avaient décidé l'Assemblée à la convocation d'une Convention nationale, et à la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du Roi. C'était le résumé de tous les griefs reprochés au Roi par les factieux, de ceux attribués aux nobles et aux prêtres, qu'on accusait ce prince d'avoir soutenus au préjudice de l'État. On l'y rendait responsable de la guerre actuelle et de la conduite des puissances étrangères, et l'on peut juger de tout ce que cette exposition contenait d'injurieux pour Sa Majesté, en y voyant les signatures de Guadet, Romme, Goujon et autres factieux de la Montagne; elle fut envoyée dans tous les départements. Afin d'entretenir la fermentation dans Paris, on répandit le bruit d'un attentat projeté sur les jours de Péthion, et l'on vint dire à l'Assemblée que les assassins étaient dans les fers, et qu'on lui avait donné une garde pour veiller sur des jours aussi précieux. Pour être plus à portée de surveiller le Roi et sa famille, l'Assemblée changea l'habitation du Luxembourg, pour l'habitation du Roi et de sa famille, en celle de l'hôtel du ministre de la justice, place Vendôme; mais cette décision ne fut pas de longue durée. Manuel, au nom de la Commune de Paris, vint représenter à l'Assemblée qu'étant chargée de la garde du Roi, elle proposait de l'établir au Temple, où elle le croyait plus en sûreté que partout ailleurs. La Reine frémit quand elle entendit nommer le Temple, et me dit tout bas: «Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour, dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois M. le comte d'Artois de la faire abattre, et c'était sûrement un pressentiment de tout ce que nous aurons à y souffrir.» Et sur ce que je cherchais à écarter d'elle une pareille idée: «Vous verrez si je me trompe», répéta-t-elle. L'événement n'a malheureusement que trop justifié un pressentiment aussi extraordinaire. Manuel fit à l'Assemblée le récit de la conduite barbare qui devait être tenue vis-à-vis de la famille royale: «Le Temple, dit-il, sera gardé par vingt hommes pris dans chaque section de la ville de Paris. On y conduira demain le Roi et sa famille, avec le respect dû au malheur. Les rues qu'ils traverseront seront bordées des soldats de la Révolution, qui les feront rougir d'avoir cru qu'il pouvait y avoir parmi eux des esclaves du despotisme, et leur plus grand supplice sera d'entendre crier: «Vivent la nation et la liberté!» Il ajouta que le Roi et la Reine n'ayant que des traîtres pour amis, toute correspondance leur serait interdite. Une députation de cette même Commune vint demander le rapport du décret relatif à la création d'un nouveau directoire de département qui pourrait casser tout ce que le peuple venait de faire; et l'Assemblée, qui s'était mise dans sa dépendance de manière à ne pouvoir lui rien refuser, se vit obligée, quoique malgré elle, d'adhérer à sa demande, ainsi qu'à celles qu'elle y ajouta par la suite. On fit grâce au Roi, le lundi 13, de la séance de l'Assemblée, et la matinée se passa à concerter les préparatifs du départ pour le Temple. Péthion déclara à Sa Majesté qu'elle ne pouvait emmener qu'une personne pour la servir, et quatre femmes pour le service de la Reine, des deux princesses et de Mgr le Dauphin. Madame Thibault se présenta pour le service de la Reine, madame Navarre pour celui de Madame Élisabeth, et mesdames Basire et de Saint-Brice pour celui de Mgr le Dauphin et de Madame. Les deux premières étaient premières femmes de chambre des deux princesses, qui avaient en elles la confiance qu'elles méritaient par leur dévouement et l'ancienneté de leurs services. Les deux autres témoignaient le même attachement et un véritable dévouement. Comme on permit un moment à la Reine d'emmener une seconde femme, madame Auguier demanda à suivre Sa Majesté et arriva même aux Feuillants; mais cette permission ayant été promptement révoquée, elle fut obligée, à son grand regret, de retourner chez elle, car elle était fort attachée à la Reine. MM. de Champlost, premiers valets de chambre du Roi, qui faisaient à eux deux leur quartier, n'ayant pu suivre le Roi à cause de leur mauvaise santé[4], M. de Chamilly, qui était aussi premier valet du Roi, s'offrit pour les remplacer avec tout le dévouement d'un véritable attachement. Employé au service intérieur de Sa Majesté, il trouva le moyen d'ennoblir les fonctions les plus humbles, auxquelles il n'était point habitué, par les sentiments avec lesquels il s'occupait de tout ce qu'il croyait pouvoir adoucir les gênes de toute espèce qu'éprouvait la famille royale, et il fut pour ma fille et pour moi d'une obligeance qu'il m'est impossible d'oublier. [4] J'ai appris depuis qu'un des deux MM. de Champlost avait été tué aux Tuileries, le 10 août. M. Hue, nommé premier valet de chambre de Mgr le Dauphin jusqu'au moment où il devait passer aux hommes, et qui connaissait Péthion de vieille date, sollicita celui-ci si vivement de le laisser suivre Mgr le Dauphin, qu'il obtint la permission de ne point abandonner ce jeune prince. Sa conduite et son attachement à la famille royale ont été si connus, que je n'apprendrai rien de nouveau en ajoutant son nom à mes faibles éloges. Meunier, de la bouche du Roi, fut chargé de la cuisine de Sa Majesté, et y continua le même service jusqu'au départ de Madame pour Vienne. Targé parvint aussi à être employé au service intérieur de la Tour, et donna à la famille royale, au risque même de sa vie, les preuves d'une fidélité peu commune et d'un dévouement absolu. La Reine, qui ne cessait jamais de s'occuper de tout ce qui pouvait adoucir la peine de ceux qui étaient auprès d'elle, voulant me procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline, m'offrit, avec une bonté parfaite, de la demander à Péthion. Je fus glacée de la proposition, ne prévoyant que trop que l'on ne nous laisserait pas longtemps au Temple; je frémissais à l'idée d'exposer ma fille, jeune et jolie, à la merci de ces furieux; car je connaissais trop la fermeté de son caractère et le bonheur qu'elle éprouverait de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me permettre de calculer les dangers qu'elle pouvait courir d'ailleurs. Mgr le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur chère Pauline; Madame ajouta même avec une grâce parfaite: «Ne nous refusez pas, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme ma soeur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles instances; je recommandai ma fille à la Providence. Je témoignai à la Reine toute ma reconnaissance et mon extrême désir de lui voir obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attacherait tant de prix. La Reine en fit la demande à Péthion, qui l'accorda de bonne grâce. Il me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la mènerait au comité de l'Assemblée, laquelle lui donnerait la permission dont elle avait besoin pour accompagner Leurs Majestés. Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit ensuite entre mes mains. Il profita de cette circonstance pour passer encore une partie de la journée auprès du Roi, et supplia Sa Majesté de lui obtenir la même permission qu'à sa soeur; mais Péthion n'y voulut pas consentir, et mon fils ne put rester avec le Roi que jusqu'à son départ des Feuillants; encore fut-il obligé de quitter Sa Majesté deux heures auparavant, par l'ordre exprès qu'elle lui en donna. Ce bon prince, toujours plus occupé des autres que de lui-même, lui dit ces propres paroles: «Monsieur de Tourzel, allez-vous-en, je vous en prie; plus nous approchons de l'heure de notre départ, plus la fureur du peuple augmentera, et vous courrez le risque d'en être une victime.» Et voyant que mon fils ne pouvait se résoudre à le quitter, il lui dit: «Je vous l'ordonne, monsieur de Tourzel, et c'est peut-être le dernier ordre que vous recevrez de moi.» Puis, prenant les cheveux qu'on venait de lui couper, il les lui donna, ajoutant: «Il faut espérer que nous verrons des temps plus heureux, et je serai bien aise de vous revoir auprès de moi.» Puis il l'embrassa; la Reine, le jeune prince, Madame et Madame Élisabeth lui firent le même honneur, et il se retira pénétré de la plus profonde douleur. Comme mon fils n'avait pas quitté le Roi pendant toute la Révolution et lui avait toujours témoigné un grand attachement, le Roi m'avait dit de lui-même: «Que votre fils ne pense point à quitter la France, je veux le conserver auprès de ma personne, et si je suis assez heureux pour être un jour à la tête de mes troupes, je le ferai un de mes aides de camp.» J'étais loin d'avoir pensé à solliciter pour lui une pareille faveur, m'étant imposé la loi de ne former aucune demande, et de ne penser qu'à donner à Sa Majesté des preuves du dévouement le plus sincère et le plus désintéressé. Mon fils, en quittant le Roi, fut au moment d'être arrêté par la populace, qui, dans l'attente du départ du Roi pour le Temple, entourait le bâtiment des Feuillants; et il ne dut son salut qu'à quelques gendarmes ci-devant gardes de la prévôté de l'Hôtel, qui, l'ayant reconnu, le firent sortir par une porte détournée et ne le quittèrent que lorsqu'il fut en sûreté. Ne pouvant se résoudre à perdre de vue la personne du Roi, il prit, en rentrant chez lui, un costume qui le déguisa, se mêla parmi les bandits qui entouraient la voiture de Sa Majesté jusqu'au Temple. Quand il en vit refermer la porte, il éprouva, m'a-t-il dit mille fois, un sentiment de douleur qu'il lui serait impossible d'exprimer. Le Roi monta à six heures du soir dans une des grandes voitures de la cour; le cocher et le valet de pied étaient habillés de gris, et servirent, ce jour-là, pour la dernière fois ce bon et excellent prince. Il était dans le fond de la voiture avec la Reine, Mgr le Dauphin et Madame; Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe et Péthion sur le devant; Pauline et moi à une des deux portières, et Manuel à l'autre, avec Colonges, officier municipal. Tous ces messieurs avaient le chapeau sur la tête et traitaient Leurs Majestés de la manière la plus révoltante. A peine la voiture eut-elle passé la porte des Feuillants, que la troupe des fédérés et la nombreuse populace qui raccompagnait firent retentir l'air des cris de: «_Vive la nation! Vive la liberté!_» en y ajoutant les injures les plus sales et les plus grossières; et ces abominables cris ne cessèrent pas un instant pendant toute la route. Pour plaire à cette multitude effrénée, Manuel commença par faire arrêter la voiture du Roi à la place Vendôme, et de manière qu'elle se trouvât comme foulée par les pieds du cheval de la statue de Louis XIV, qui avait été renversée depuis deux jours, ainsi que toutes les autres statues de nos rois. Puis, apostrophant Sa Majesté avec la dernière insolence: «Voilà, dit-il, Sire, comment le peuple traite ses rois.»--«Plaise à Dieu, lui répondit ce prince avec calme et dignité, que sa fureur ne s'exerce que sur des objets inanimés!» Au milieu de tant d'indignités, la famille royale conserva un courage et une dignité qui étonnèrent même ceux qui se plaisaient à l'abreuver d'amertumes. Le Roi fut deux heures et demie à se rendre au Temple, passant par les boulevards. Car cette effroyable escorte, non contente de faire aller au pas la voiture de Sa Majesté, la faisait encore arrêter de temps en temps. Plusieurs d'entre eux s'approchaient avec des yeux étincelants de fureur; et il y eut même des instants où l'on voyait l'inquiétude peinte sur les visages de Péthion et de Manuel. Ils mettaient alors la tête à la portière, haranguaient la populace et la conjuraient, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture. Quelque affreuse que dut être l'entrée du Temple pour la famille royale, elle en était réduite à la désirer pour voir la fin d'une scène aussi atroce que prolongée. Elle se flattait de se trouver seule dans les appartements qu'elle allait occuper et de pouvoir respirer un moment au milieu de tant d'angoisses; mais les insultes qu'elle n'avait cessé d'éprouver n'étaient pas encore à leur terme. Le Temple présentait l'aspect d'une fête; tout était illuminé, jusqu'aux créneaux des murailles des jardins. Le salon était éclairé par une infinité de bougies, et rempli des membres de cette infâme Commune, qui, le chapeau sur la tête et avec le costume le plus sale et le plus dégoûtant, traitaient le Roi avec une insolence et une familiarité révoltantes. Ils lui faisaient mille questions plus ridicules les unes que les autres; et un d'entre eux, couché sur un sofa, lui tint les propos les plus étranges sur le bonheur de l'égalité: «Quelle est votre profession?» lui dit le Roi.--«Savetier», répondit-il. C'était cependant la compagnie du successeur de tant de rois. Ce prince et la famille royale conservèrent toujours le maintien le plus noble, et répondirent à leurs questions avec une bonté qui aurait dû les faire rentrer en eux-mêmes, si l'ivresse du pouvoir ne les avait rendus insensibles à toute espèce de sentiment. Le pauvre petit Dauphin, tombant de sommeil et de fatigue, demandait instamment à se coucher. Je sollicitai à plusieurs reprises qu'on me le laissât conduire dans sa chambre; on répondait toujours qu'elle n'était pas prête. Je le mis sur un canapé, où il s'endormit profondément. Après une longue attente, on servit un grand souper. Personne n'était tenté d'y toucher; on fit semblant de manger pour la forme, et Mgr le Dauphin s'endormit si profondément en mangeant la soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il commença sa nuit. On était encore à table qu'un municipal vint dire que sa chambre était prête, le prit sur-le-champ entre ses bras, et l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une inquiétude mortelle en le voyant traverser les souterrains, et elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune prince dans une tour et le déposer dans la chambre qui lui était destinée. La crainte d'en être séparée et la peur d'irriter les municipaux m'empêchèrent de leur faire aucune question. Je le couchai sans dire un mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus tristes réflexions. Je frémissais à l'idée de le voir séparé du Roi et de la Reine, et j'éprouvai une grande consolation en voyant entrer cette princesse dans la chambre. Elle me serra la main en me disant: «Ne vous l'avais-je pas bien dit?» Et s'approchant ensuite du lit de cet aimable enfant, qui dormait profondément, les larmes lui vinrent aux yeux en le regardant; mais, loin de se laisser abattre, elle reprit sur-le-champ ce grand courage qui ne l'abandonna jamais, et elle s'occupa de l'arrangement des chambres de ce triste séjour. La famille royale occupa d'abord la petite tour; il n'y avait que deux chambres à chaque étage, et une petite qui servait de passage de l'une à l'autre. On y plaça la princesse de Lamballe, et la Reine occupa la seconde chambre, en face de celle de Mgr le Dauphin. Le Roi logea au-dessus de la Reine, et l'on établit un corps de garde dans la chambre à côté de la sienne. Madame Élisabeth fut établie dans une cuisine, qui donnait sur ce corps de garde et dont la saleté était affreuse. Cette princesse, qui joignait à une vertu d'ange une bonté sans pareille, dit sur-le-champ à Pauline qu'elle voulait se charger d'elle, et fit placer dans sa chambre un lit de sangle à côté du sien. Nous ne pourrons jamais oublier toutes les marques de bonté qu'elle en reçut pendant le temps qu'il nous fut permis d'habiter avec elle ce triste séjour. Comme la chambre de la Reine était la plus grande, on s'y réunissait toute la journée, et le Roi lui-même y descendait dès le matin. Leurs Majestés n'éprouvèrent pas même la consolation d'y être seules avec leur famille; un commissaire de la Commune, que l'on changeait d'heure en heure, était toujours dans la chambre où elles se tenaient. La famille royale leur parlait à tous avec une telle bonté, qu'elle parvint à en adoucir plusieurs. On descendait à l'heure des repas dans une pièce au-dessous de la chambre de la Reine, qui servait de salle à manger, et, sur les cinq heures du soir, Leurs Majestés se promenaient dans le jardin, car elles n'osaient laisser promener seul Mgr le Dauphin, de peur de donner aux commissaires l'idée de s'en emparer. Elles y entendaient quelquefois de bien mauvais propos, qu'elles ne faisaient pas semblant d'entendre, et la promenade durait même assez longtemps pour faire prendre l'air aux deux enfants à qui il était bien nécessaire, la famille royale s'oubliant elle-même pour ne s'occuper que de ce qui l'entourait. Il y avait, à côté de la salle à manger, une bibliothèque, que Truchon, un des commissaires de la Commune, fit remarquer à Leurs Majestés. Elles y prirent quelques livres pour elles et pour leurs enfants. Le Roi prit, entre autres, le premier volume des _Études de la nature_, par Bernardin de Saint-Pierre, ce qui donna occasion à Truchon de parler du mérite de cet ouvrage. Il débutait par une dédicace, qui était l'éloge le plus vrai des vertus de Sa Majesté. Il ne put s'empêcher de nous le faire voir; et le contraste de sa situation avec celle du temps où ce livre avait été imprimé nous fit faire de douloureuses réflexions. Ce Truchon, membre de la Commune de Paris, était un mauvais sujet; il était accusé de bigamie et avait une condamnation contre lui. Pour être méconnu, il avait laissé croître sa barbe, qui était d'une si grande longueur, qu'on l'appelait l'homme à la grande barbe. Il paraissait avoir reçu de l'éducation par sa manière de s'énoncer et ses formes polies, bien différentes de celles de ses camarades, quand il adressait la parole à Leurs Majestés. On voyait s'élever avec rapidité les murs du jardin du Temple. Palloy, qui avait été nommé architecte de cette prison, montra au Roi le plan de l'appartement qui lui était destiné dans la grande tour, ainsi que celui de la famille royale. Péthion et Santerre venaient quelquefois les visiter, et les voyant toujours avec ce calme que la bonne conscience seule peut donner, ils en étaient tout étonnés. Quelques municipaux, plus humains que le grand nombre d'entre eux, cherchaient à donner quelques consolations à Leurs Majestés, mais toujours avec circonspection, par la peur d'être dénoncés. MM. de Chamilly et Hue redoublaient de soins et d'attentions pour le service de Leurs Majestés et de la famille royale; ils ne se donnaient pas un moment de repos pendant tout le cours de la journée. Madame de Saint-Brice se conduisit aussi très-bien. Mesdames Thibaut et Navarre justifiaient tous les jours la confiance qu'avaient en elles la Reine et Madame Élisabeth; et c'était une consolation pour la famille royale d'être entourée de si fidèles serviteurs. Elle était l'unique objet de nos pensées, et nous n'étions occupées, Pauline et moi, qu'à adoucir l'horreur de sa situation, par notre respect et notre dévouement. Elle était si touchée de la plus légère attention et le témoignait d'une manière si affectueuse, qu'il était impossible de ne pas lui être attaché au delà de toute expression. Mgr le Dauphin et Madame étaient charmants pour Pauline; ils lui témoignaient l'amitié la plus touchante, et le Roi et la Reine la comblaient de bontés. Nous cherchions, l'une et l'autre, à faire entrer dans leur coeur quelque rayon d'espérance, et nous nous flattions que tant de vertus pourraient fléchir la colère céleste. Mais l'arrêt de la Providence était prononcé: elle voulait punir cette France si coupable, et jadis si orgueilleuse de son amour pour ses rois; elle permit que l'esprit de vertige l'aveuglât au point de la conduire aux plus grands excès. Nous vîmes bien, dans la journée du 18 (samedi), quelques pourparlers entre les municipaux, qui nous donnèrent de l'inquiétude; et l'un d'eux, qui n'osait s'expliquer ouvertement, chercha à nous faire entendre que nous étions au moment d'être séparés de la famille royale; mais ce qu'il disait était si peu intelligible que nous n'y pûmes rien comprendre. Nous nous couchâmes comme à l'ordinaire, et comme je commençais à m'endormir, madame de Saint-Brice m'éveilla, en m'avertissant qu'on arrêtait madame de Lamballe. L'instant d'après, nous vîmes arriver dans ma chambre un municipal qui nous dit de nous habiller promptement; qu'il avait reçu l'ordre de nous conduire à la Commune pour y subir un interrogatoire, après lequel nous serions ramenées au Temple. Le même ordre fut intimé à Pauline, dans la chambre de Madame Élisabeth. Il n'y avait qu'à obéir, dans la position où nous étions. Nous nous habillâmes et nous nous rendîmes ensuite chez la Reine, entre les mains de laquelle je remis ce cher petit prince, dont on porta le lit dans sa chambre, sans qu'il se fût réveillé. Je m'abstins de le regarder pour ne pas ébranler le courage dont nous allions avoir tant de besoin, pour ne donner aucune prise sur nous et reprendre, s'il était possible, une place que nous quittions avec tant de regret. La Reine vint sur-le-champ dans la chambre de madame la princesse de Lamballe, dont elle se sépara avec une vive douleur. Elle nous témoigna, à Pauline et à moi, la sensibilité la plus touchante, et me dit tout bas: «Si nous ne sommes pas assez heureux pour nous revoir, soignez bien madame de Lamballe; dans toutes les occasions essentielles prenez la parole, et évitez-lui, autant que possible, d'avoir à répondre à des questions captieuses et embarrassantes.» Madame était tout interdite et bien affligée de nous voir emmener. Madame Élisabeth arriva de son côté et se joignit à la Reine pour nous encourager. Nous embrassâmes pour la dernière fois ces augustes princesses, et nous nous arrachâmes, la mort dans l'âme, d'un lieu que nous rendait si chère la pensée de pouvoir être de quelque consolation à nos malheureux souverains. Nous traversâmes les souterrains à la lueur des flambeaux; trois fiacres nous attendaient dans la cour. Madame la princesse de Lamballe, ma fille Pauline et moi, montâmes dans le premier, les femmes de la famille royale dans le second, et MM. de Chamilly et Hue dans le troisième. Un municipal était dans chaque voiture, qui était escortée par des gendarmes et entourée de flambeaux. Rien ne ressemblait plus à une pompe funèbre que notre translation du Temple à l'Hôtel de ville; et, pour que rien ne manquât à l'impression qu'on cherchait à nous faire éprouver, on nous y fit entrer par cette horrible petite porte par laquelle passaient les criminels qui allaient subir leur supplice. On nous conduisit tous dans une grande salle, chacun entre deux gendarmes, qui ne nous permettaient pas même de nous regarder. On commença par interroger MM. Hue et de Chamilly, puis mesdames Thibaut, Navarre et Saint-Brice; et, vers trois heures du matin, on fit appeler madame la princesse de Lamballe. Son interrogatoire ne fut pas long. Le mien le fut davantage; et je fus injuriée, en passant, par des femmes, espèces de furies qui ne quittaient pas ce triste lieu. Comme les séances de jour et de nuit étaient publiques, elles se relayaient, et il y en avait toujours dans la salle. En y entrant, je demandai qu'on me permît de conserver ma fille avec moi après l'interrogatoire. On me répondit durement qu'elle ne courait aucun danger, étant sous la garde du peuple. J'étais montée sur une estrade, en présence d'une foule de peuple qui remplissait la salle. Il y avait aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes. Billaud de Varennes interrogeait, et un secrétaire inscrivait les demandes et les réponses. Comme elles se prolongeaient infiniment, et que j'étais très-fatiguée, je crus pouvoir m'asseoir sur un banc qui était derrière moi. Un grand nombre de voix s'écrièrent: «Elle doit rester debout devant son souverain.» Mais sur l'observation de Billaud de Varennes, qu'un criminel avait le droit de s'asseoir sur la sellette, on me laissa m'asseoir. On me questionna de toutes les manières sur ce que faisaient le Roi et la Reine, sur les personnes qu'ils voyaient; on me demanda ce qu'ils pensaient de tout ce qui se passait, me sommant de donner tous les détails dont je pouvais me rappeler sur leur vie ordinaire et sur la journée du 10 août; quelles étaient les personnes qui étaient autour d'eux dans la nuit qui précéda cette horrible journée. Mes réponses furent courtes et précises: «Ma position de gouvernante du jeune prince m'obligeant à ne le pas perdre de vue, et passant toutes les nuits dans sa chambre, j'étais peu au courant de ce qui se passait ailleurs», leur répondis-je. Comme on se rappela que j'avais été du voyage de Varennes, on me demanda comment j'avais osé l'accompagner dans cette fuite. Ma réponse fut simple: «J'ai fait serment de ne le jamais quitter, je ne pouvais m'en séparer; et je lui étais d'ailleurs trop attachée pour l'abandonner lorsqu'il pouvait courir quelque danger, et ne pas chercher à conserver sa vie, même aux dépens de la mienne, si je ne le pouvais qu'à ce prix.» Cette réponse me valut quelques applaudissements, et je repris alors un peu l'espoir de retourner auprès de nos malheureux souverains. On trouva mes réponses raisonnables, et je n'éprouvai ni huées ni malveillances. Nous avions un grand soin, madame de Lamballe, ma fille et moi, d'éviter tout ce qui pouvait choquer cette multitude, qui trouva tant de simplicité dans nos personnes et dans nos réponses, que nous fûmes au moment d'être renvoyées au Temple; et même, lorsque Manuel vint parler de nous envoyer à la Force, plusieurs voix s'écrièrent qu'il n'y avait plus de place; mais Manuel, qui l'avait décidé, répliqua d'un ton goguenard qu'il y en avait toujours pour les dames chez un peuple aussi galant que les Français. Et cette plaisanterie, qui eut tout le succès qu'il en attendait, détermina notre entrée à la Force. Nous fûmes conduites, après notre interrogatoire, dans le cabinet de Tallien, balancées entre la crainte et l'espérance. Un de ses secrétaires, ému de pitié à la vue de notre situation, alla voir ce qui se passait à l'assemblée de la Commune, et nous donna l'espoir de retourner au Temple; mais une demi-heure après, étant encore retourné à cette assemblée, il revint, ne nous dit mot, et nous regardant: «Non, dit-il, je n'y puis plus tenir.» Il sortit de la chambre, et nous ne le vîmes plus. Nous ne pûmes douter alors que notre sort fût décidé; nous nous regardâmes tristement, et la bonne princesse me serra la main en me disant: «J'espère au moins que nous ne nous quitterons pas.» Elle montra dans cette occasion, et pendant tout le temps qu'elle fut au Temple et à la Force, un courage qui ne se démentit pas un instant[5]. [5] Madame la princesse de Lamballe était sujette à des attaques de nerfs qui la rendaient très-malade. La Reine, craignant qu'il ne lui en prît au Temple, fit l'impossible pour l'engager à rester chez elle. Un commencement d'attaque qu'elle eut dans la loge du logographe, et qui l'obligea de la quitter pendant les quelques heures qu'elle passa dans le bâtiment des Feuillants, parut favorable à la Reine pour redoubler ses instances; mais comme ce mouvement de nerfs n'eut aucune suite, elle insista pour rester avec Sa Majesté, qui paraissait avoir un pressentiment de sa destinée; et sur ce que je lui parlais de la peine qu'avait eue la Reine, en la voyant persister dans la résolution, elle m'avoua que si son attaque avait eu sa suite ordinaire, elle aurait tellement senti l'impossibilité de se risquer à subir une captivité, qu'elle aurait été chez M. le duc de Penthièvre aussitôt qu'elle aurait été remise, et serait partie de là pour l'Angleterre. Qu'il est douloureux de lui avoir vu payer tant de dévouement par une fin aussi déplorable! M. le duc de Penthièvre, qui l'aimait tendrement, fit l'impossible pour la sauver. Il se faisait envoyer d'heure en heure des courriers pour en savoir des nouvelles. Il faisait chaque jour offrir à la Commune des sommes énormes. Il en vint même jusqu'à offrir la moitié de sa fortune. (Je tiens ceci de M. Mars, sous-préfet de Dreux et membre du conseil.) La mort de madame de Lamballe plongea le prince dans la plus profonde douleur; celle du Roi y mit le comble. Sa santé dépérit de jour en jour, et il succomba peu de temps après sous le poids de tant de douleurs qu'il n'eut pas la force de supporter. M. Hue fut le seul qui eut la permission de revenir au Temple; mais ce ne fut pas pour longtemps. Peu de jours après, il fut incarcéré de nouveau, et n'échappa que par une espèce de miracle aux massacres des 2 et 3 septembre. Manuel, qui ne négligeait aucune occasion de plaire au peuple souverain, voulut lui donner le plaisir de notre translation à la Force. Il nous y fit conduire à midi, dans trois fiacres escortés par la gendarmerie. Comme c'était un jour de dimanche, une foule de curieux se portèrent sur notre passage, et nous fûmes accablées d'injures pendant notre trajet de l'Hôtel de ville à la Force. Nous y entrâmes par la rue des Ballets, et nous restâmes tous dans la salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms sur le registre de madame de Hanère, concierge de cette prison. C'était une très-bonne femme, qui avait avec elle une fille qui fut parfaite sous tous les rapports. Quand nos noms furent inscrits, Pauline et moi fûmes conduites dans deux cachots de cette prison, séparés l'un de l'autre; et madame la princesse de Lamballe dans une chambre un peu meilleure. Je fis l'impossible pour ne point être séparée de ma chère Pauline; et voyant que je ne pouvais rien gagner sur le coeur endurci de nos municipaux, je leur reprochai avec la plus grande véhémence l'inconvenance de séparer de sa mère une jeune personne de son âge; et je me laissai aller à toute l'impétuosité de ma douleur sans ménager aucune de mes expressions. J'entrai dans mon cachot la mort dans l'âme, et dans un tel désespoir, que le guichetier, appelé François, et qui était un bon homme, eut pitié de moi, et m'assura qu'il aurait le plus grand soin de ma fille, qui était confiée à sa garde. L'état de cet homme et son âge de vingt-cinq ans me rassuraient médiocrement. L'idée de tout ce que ma pauvre Pauline pouvait avoir à supporter me mettait dans une agitation sans bornes, à laquelle succédait un abattement excessif. On m'apporta à dîner; il me fut impossible de rien avaler, et je souffrais au delà de tout ce que l'on peut imaginer. Le pauvre guichetier, affligé de me voir dans un état aussi violent, vint me faire la confidence que ma fille était au-dessus de moi, et qu'il lui avait donné un petit barbet pour lui tenir compagnie. L'attention de cet homme me toucha, et je commençai à espérer que la Providence viendrait à notre secours. Je me mis à genoux; j'implorai la miséricorde de Dieu pour elle et pour moi, et je le priai de donner à cette pauvre enfant le courage qui me manquait. Elle fut mise d'abord dans un cachot si bas, qu'elle ne pouvait s'y tenir debout; mais, comme il y manquait plusieurs carreaux de vitre, on l'en fit changer, et elle en eut un autre un peu moins mauvais que le premier. M. Hardi, car c'est ainsi que s'appelait celui à qui Pauline et moi devons la conservation de notre existence, témoin de mon désespoir, fut trouver Manuel et lui représenta que c'était une barbarie inutile de séparer la mère et la fille, et le fit consentir à nous réunir. J'étais loin de l'espérer, et je fus bien étonnée d'entendre ouvrir ma porte à sept heures du soir, et de voir entrer Manuel et Pauline dans ma chambre. Je n'ai jamais éprouvé dans ma vie de satisfaction plus vive. Nous nous jetâmes dans les bras l'une de l'autre, sans pouvoir exprimer une parole, et avec un tel sentiment, que Manuel en fut attendri. Nous lui témoignâmes ensuite notre reconnaissance avec une telle vivacité, qu'il en fut ému au point de verser quelques larmes, et il m'offrit de m'amener aussi madame de Lamballe. Quoique ce fût naturellement à nous à l'aller trouver, je ne fis aucune objection, de peur de refroidir sa bonne volonté, et je lui en témoignai le plus grand désir. Il sortit sur-le-champ pour l'aller chercher et l'amena dans ma chambre. Nous le remerciâmes de bien bon coeur; et cette bonne princesse, ne voulant plus nous quitter, demanda qu'il lui fût permis d'occuper le second lit qui était dans mon cachot. Pauline, qui vit la répugnance qu'elle avait à passer la nuit seule dans cette prison, offrit de retourner dans la sienne, et Manuel nous proposa de nous établir toutes trois, le lendemain, dans la chambre où avait été mise d'abord cette princesse, comme étant plus saine et plus commode que la mienne. Ce n'était pas difficile, car celle-ci était un vrai cachot, privé d'air, n'ayant pour toute fenêtre que trois carreaux de vitre, et d'une humidité si excessive, que je fus enrhumée pour y avoir couché une seule nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint lui-même nous conduire dans la chambre de madame de Lamballe, où nous fûmes toutes trois réunies. On nous permit de faire venir de chez nous ce dont nous avions besoin. Comme Pauline et moi n'avions rien sauvé des Tuileries, et que nous ne possédions que ce qui était dans notre cassette, nous n'abusâmes pas de la permission, et nous louâmes ce qui nous était absolument nécessaire et dont nous ne pouvions nous passer. On nous renvoya le lendemain notre cassette, et la Reine, voulant nous montrer qu'elle était bien occupée de nous, nous fit dire qu'elle avait fait elle-même notre cassette; et comme elle n'oubliait jamais rien de ce qui pouvait être utile aux personnes qui lui étaient attachées, elle m'envoya la moitié de sa flanelle d'Angleterre, ajoutant qu'elle me l'aurait donnée tout entière, si elle n'avait craint d'avoir de la peine à la ravoir. Quelle bonté dans une situation telle que la sienne! J'en fus profondément touchée, et désolée de ne pouvoir lui exprimer tout ce que mon coeur éprouvait en ce moment. Nous cherchâmes à rendre notre situation moins pénible dans ce triste séjour, en partageant notre temps en diverses occupations, telles que le soin de notre chambre, le travail et la lecture. Nos pensées se portaient toujours vers le Temple, et nous nous livrions quelquefois à l'espoir que les étrangers en imposeraient à nos persécuteurs; qu'ils prendraient le Roi pour médiateur, et que nous sortirions saines et sauves de cette prison pour nous retrouver auprès de la famille royale. Madame la princesse de Lamballe fut parfaite dans sa triste situation. Douce, bonne, obligeante, elle nous rendait tous les petits services qui étaient en son pouvoir. Pauline et moi étions sans cesse occupées d'elle, et nous avions au moins la consolation, dans nos malheurs, de n'avoir qu'un coeur et qu'un esprit. Cette bonne princesse voulait qu'on lui parlât avec franchise, et sur ce que je lui disais qu'après une conduite aussi honorable que la sienne, elle ne devait plus se permettre de petits enfantillages, qui lui faisaient tort, et commencer au contraire une nouvelle existence, elle me répondit avec douceur qu'elle en avait déjà formé la résolution, ainsi que celle de revenir à ses principes religieux, qu'elle avait un peu négligés. Elle avait pris Pauline en amitié et nous disait journellement les choses les plus aimables sur le bonheur qu'elle éprouvait de nous avoir avec elle. Il nous fut impossible de ne pas prendre pour elle un véritable attachement; aussi fûmes-nous profondément affligées quand nous apprîmes la fin cruelle de cette pauvre malheureuse princesse. Nous eûmes encore une fois la visite de Manuel pendant notre séjour à la Force. Nous lui demandâmes des nouvelles du Roi et de sa famille: «Vous savez que je n'aime pas les rois», fut sa première réponse; mais lui ayant répliqué avec douceur qu'il devait trouver tout simple que nous aimions le nôtre, et que nous fussions bien occupées de toute la famille royale, il nous assura qu'ils se portaient tous bien, et remit en même temps à madame de Lamballe une lettre de M. le duc de Penthièvre. Il nous permit de lui-même d'écrire quelques mots décachetés et de recevoir les lettres qui nous seraient adressées. J'usai de cette permission pour donner de nos nouvelles à cette bonne marquise de Lède, dont le grand âge ne donnait aucun soupçon; car, dans notre affreuse position, j'aurais été bien fâchée de donner connaissance d'un seul de nos parents et amis. Manuel dit aussi à François, notre guichetier, qu'il pouvait nous promener le soir dans la cour de la Force; nous y allâmes dès le même soir, à huit heures, et cette triste promenade nous faisait cependant un petit délassement. Un soir que nous étions dans cette cour, nous y vîmes arriver madame de Septeuil, femme du premier valet de chambre du Roi. Nous accourûmes auprès d'elle pour savoir ce qui se passait; car, depuis notre entrée au Temple, nous étions dans la plus complète ignorance sur ce qui nous intéressait si vivement. Quel fut notre étonnement de trouver une petite femme uniquement occupée d'elle, et d'une si complète indifférence sur tout autre objet, que nous ne pûmes rien apprendre par elle de ce que nous désirions savoir! Elle voulait qu'on la mît dans notre chambre; mais madame de Lamballe pria François de nous laisser seules entre nous, et on la logea ailleurs. Nous fûmes un jour bien étonnées de voir entrer dans notre chambre un inconnu, qui venait, disait-il, nous donner des nouvelles de madame de Tarente, qui était à l'Abbaye, et qui l'avait prié de lui en donner des nôtres. Il nous parla beaucoup d'elle, de son grand courage, et avait l'air de chercher à s'insinuer dans notre esprit. Il nous fit entendre qu'il était ce du Verrier qui avait été chargé de différentes missions. Nous répondîmes avec prudence à toutes ses questions, ne pouvant croire qu'on eût laissé entrer d'autres individus dans notre triste séjour que ceux qui s'offraient à jouer le rôle de mouton de prison. Il nous dit qu'il reviendrait nous voir, mais nous ne le vîmes plus. Nous eûmes encore la visite de ce vilain Colonges, qui était dans la voiture du Roi lorsqu'il fut conduit au Temple. Il portait un paquet de grosses chemises, qu'il remit à madame de Lamballe; et, nous regardant toutes avec un air ironique, il ajouta: «Il est d'usage, mesdames, de travailler dans les prisons; je vous apporte des chemises à faire pour nos frères d'armes; vous êtes sûrement trop bonnes patriotes pour n'y pas travailler avec plaisir.»--«Tout ce qui peut être utile à nos compatriotes, lui répondit doucement madame de Lamballe, ne sera jamais rejeté par nous.» François, qui voyait que c'était une moquerie, nous retira les chemises, et nous n'entendîmes plus parler de ce misérable, qui mourut, peu d'années après, dans des accès de rage épouvantables. Ce François était un excellent homme, qui nous avait dit plus d'une fois qu'il nous sauverait, s'il y avait un mouvement dans Paris. Il avait bien la volonté, mais non pas, malheureusement, le moyen de pouvoir exécuter sa promesse. Le séjour de la Force était affreux; cette maison n'était remplie que de coquins et de coquines qui tenaient des propos abominables et chantaient des chansons détestables; les oreilles les moins chastes eussent été blessées de tout ce qui s'y entendait sans discontinuer, la nuit comme le jour; et il était difficile de pouvoir prendre un moment de repos. La pauvre princesse de Lamballe supportait cette cruelle vie avec une douceur et une patience admirables; et, par un hasard bien étrange, sa santé s'était fortifiée dans ce triste séjour. Elle n'avait plus d'attaques de nerfs, et elle convenait qu'elle ne s'était pas aussi bien portée depuis longtemps. Nous étions à la Force depuis quinze jours, lorsque, le dimanche 2 septembre, François entra dans notre chambre d'un air égaré, disant: «Il ne faudra pas penser à sortir de votre chambre aujourd'hui; les étrangers avancent, et cela met beaucoup d'inquiétude dans Paris.» Et contre son habitude, il ne reparut plus de la journée. Nous faisions mille conjectures sur ce qui nous avait été dit; l'inquiétude et l'espérance se balançaient dans notre esprit. Nous nous recommandâmes à Dieu, et après notre prière nous nous couchâmes. Nous étions à peine endormies que nous entendîmes tirer les verrous de notre porte, et que nous vîmes paraître un homme bien mis et d'une figure assez douce, qui, s'approchant du lit de Pauline, lui dit: «Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et suivez-moi.»--«Que voulez-vous faire de ma fille?» lui dis-je avec émotion.--«Cela ne vous regarde pas, madame; qu'elle se lève et me suive.»--«Obéissez, Pauline; j'espère que le Ciel vous protégera.» J'étais si émue et si troublée de me voir ainsi enlever ma fille, que je demeurai immobile et sans pouvoir me remuer. Cet homme restait toujours dans un coin de la chambre, en disant: «Dépêchez-vous donc!» Cette bonne princesse de Lamballe se leva alors, et, quoique bien troublée, aida Pauline à s'habiller. Cette pauvre Pauline s'approcha de mon lit et me prit la main. Cet homme, la voyant habillée, la prit par le bras et l'entraîna vers la porte: «Dieu vous assiste et vous protége, chère Pauline!» lui criai-je encore en entendant refermer nos verrous. Et je restai dans cet état d'immobilité, sans pouvoir placer ni même articuler une seule parole pour répondre à tout ce que me disait cette bonne princesse, pour exciter ma confiance et calmer ma douleur. Quand je fus revenue de ce premier saisissement, je me levai; je me jetai à genoux, j'implorai la bonté de Dieu pour cette chère Pauline; je lui demandai pour elle et pour moi le courage et la résignation dont nous avions tant de besoin, et je me relevai avec un peu plus de force. Je remerciai alors madame de Lamballe de toutes ses bontés pour moi et pour ma fille. Il est impossible d'être plus parfaite qu'elle ne le fut pour nous dans cette triste nuit, et de montrer plus de sensibilité et de courage. Elle s'empara des poches de Pauline, brûla tous les papiers et les lettres qu'elle y trouva, pour que rien ne pût la compromettre, et elle était aux aguets pour écouter si elle n'entendrait rien qui pût nous donner quelque connaissance de son sort. Elle se recoucha ensuite, me reprochant, avec une bonté parfaite, de laisser remplacer par la faiblesse le courage qu'elle m'avait toujours connu. Je ne pus lui répondre que par ces paroles: «Ah! chère princesse, vous n'êtes pas mère!» Je l'engageai à prendre un peu de repos, et elle dormit quelques heures du sommeil le plus tranquille. Je me jetai sur mon lit, tout habillée, dans l'état le plus violent. Pauline occupait toutes mes pensées; je ne pouvais ni lire ni même faire autre chose que répéter: «Mon Dieu! ayez pitié de ma chère Pauline, et faites-nous la grâce de nous résigner à votre sainte volonté!» Sur les six heures du matin, nous vîmes entrer François, avec l'air tout effaré, qui nous dit sans répondre à aucune de nos questions: «On vient faire ici la visite.» Et nous vîmes entrer six hommes, armés de fusils, de sabres et de pistolets, qui, s'approchant de nos lits, nous demandèrent nos noms et sortirent ensuite. Comme ils étaient entrés sans prononcer d'autres paroles, je m'aperçus que le dernier, en me regardant, leva les yeux et les mains au ciel, ce qui n'annonçait rien de bon. La pauvre princesse ne s'en aperçut pas heureusement; mais cette visite nous donna tellement à penser, que je ne pus m'empêcher de lui dire: «Cette journée s'annonce, chère princesse, d'une manière très-orageuse; nous ne savons pas ce que le Ciel nous destine; il faut nous réconcilier avec Dieu et lui demander pardon de nos fautes; disons, à cette fin, le _Miserere_, le _Confiteor_, un acte de contrition, et recommandons-nous à sa bonté.» Je fis tout haut ces prières, qu'elle répéta avec moi; nous y joignîmes celle que nous faisions habituellement tous les matins, et nous nous excitâmes mutuellement au courage. Comme il y avait une fenêtre qui donnait sur la rue et de laquelle on pouvait, quoique de bien haut, voir ce qui s'y passait, en montant sur le lit de madame de Lamballe et de là sur le bord de la fenêtre, elle y monta, et aussitôt qu'on eut aperçu de la rue quelqu'un qui regardait par cette fenêtre, on fit mine de tirer dessus. Elle vit, de plus, un attroupement considérable à la porte de la prison, ce qui n'était rien moins que rassurant. Nous fermâmes cette fenêtre et nous ouvrîmes celle qui était dans la cour. Les prisonniers consternés étaient dans la stupeur, et il régnait ce profond silence, avant-coureur de la mort, qui avait succédé à ce bruit continuel qui nous était si importun. Nous attendions François avec impatience; il ne venait point; et quoique nous n'eussions rien pris depuis le dîner de la veille, nous étions trop agitées et trop préoccupées pour penser à déjeuner. Je proposai alors à la pauvre princesse de prendre notre ouvrage pour faire un peu de diversion à nos cruelles pensées. Nous travaillions tristement l'une à côté de l'autre, attendant l'issue de cette fatale journée, et pensant toujours à ma chère Pauline. Notre porte s'ouvrit sur les onze heures du matin, et notre chambre s'emplit de gens armés, qui demandèrent la princesse de Lamballe. On ne parla pas de moi d'abord, mais je ne voulus pas l'abandonner, et je la suivis. On nous fit asseoir sur une des marches de l'escalier, pendant qu'on allait chercher toutes les femmes qui étaient dans la prison. La princesse de Lamballe, se sentant faible, demanda un peu de pain et de vin; on le lui apporta; nous en prîmes toutes les deux; car, dans les occasions pareilles, un physique trop affaibli influe nécessairement sur le moral. Quand on nous eut toutes rassemblées, on nous fit descendre dans la cour, où nous retrouvâmes mesdames Thibaut, Navarre et Basire. Je fus bien étonnée d'y trouver madame de Mackau, qui me dit qu'on l'avait enlevée, la veille, de Vitry pour la conduire dans cette effroyable prison. On avait établi au greffe un tribunal pour juger les prisonniers; chacun d'eux y était conduit par deux assassins de cette prison, qui les prenaient sous les bras pour les massacrer ou les sauver, suivant le jugement porté contre eux. Il y avait dans la cour, où nous étions tous rassemblées, un grand nombre de ces hommes de sang; ils étaient mal vêtus, à moitié ivres, et nous regardaient d'un air barbare et féroce. Il s'était cependant glissé parmi eux quelques personnes honnêtes, et qui n'y étaient que dans l'espoir de saisir un moyen d'être utiles aux prisonniers, s'ils en pouvaient trouver l'occasion; et deux d'entre elles me rendirent de grands services dans cette fatale journée. Je ne quittai pas un instant cette pauvre princesse de Lamballe, tout le temps qu'elle fut dans cette cour. Nous étions assises à côté l'une de l'autre, quand on vint la chercher pour la conduire à cet affreux tribunal. Nous nous serrâmes la main pour la dernière fois, et je puis certifier qu'elle montra beaucoup de courage et de présence d'esprit, répondant sans se troubler à toutes les questions que lui faisaient les monstres mêlés parmi nous, pour contempler leurs victimes avant de les conduire à la mort; et j'ai su positivement, depuis, qu'elle avait montré le même courage dans l'interrogatoire qui précéda sa triste fin. On ne pouvait se dissimuler le péril que nous courions tous; mais celui où je croyais Pauline absorbait toute autre idée de ma part. J'aperçus celui qui m'avait enlevé si durement ma fille; sa vue me fit horreur, et je cherchai à l'éviter, lorsque, passant auprès de moi, il me dit à voix basse: «Votre fille est sauvée»; et il s'éloigna sur-le-champ. Je vis clairement qu'il ne voulait pas être connu, et je renfermai dans mon coeur l'expression de ma reconnaissance, espérant que si Dieu me donnait la vie, elle n'y resterait pas toujours. La certitude que Pauline était sauvée me rendit heureuse au milieu de tant de dangers. Je sentis renaître mon courage, et, rassurée sur le sort de cette chère partie de moi-même, il me sembla que je n'avais plus rien à craindre pour l'autre. Les propos qui se tenaient auprès de nous ne nous permettaient cependant pas de nous dissimuler le danger que nous courions; mais ma fille sauvée me le faisait supporter avec résignation. Pensant que s'il y avait quelque moyen de se tirer d'affaire, ce ne pouvait être que par une grande présence d'esprit, je ne m'occupai qu'à la conserver. Je me trouvai heureusement assez calme pour espérer garder jusqu'à la fin, et dans quelque situation que je pusse me trouver, la tranquillité nécessaire pour ne rien dire que de convenable, et dont on pût tirer d'inductions fâcheuses contre moi et contre ceux qui m'étaient plus chers que moi-même. On nous faisait mille questions sur la famille royale; car on avait eu soin de donner à tous ces meurtriers les impressions les plus fâcheuses contre chacun de ses membres. Nous cherchions à les dissuader, en leur racontant des traits de bonté dont nous avions été témoins, et madame de Mackau, notamment, se conduisit parfaitement. Nous apprîmes avec grand plaisir que, réclamée par la commune de Vitry, le maire en personne était venu la chercher et était parvenu à la ramener avec lui. La mise en liberté de mesdames Thibaut, Navarre et Basire m'en fit aussi un sensible; mais, n'entendant pas parler de madame la princesse de Lamballe, je n'avais que trop de motifs de croire à la réalisation des craintes que ce silence me faisait concevoir. Je commençai à faire quelques questions aux gens qui se trouvaient auprès de moi. Ils y répondirent et m'en firent à leur tour. Ils me demandèrent mon nom; je le leur dis. Ils m'avouèrent alors qu'ils me connaissaient bien; que je n'avais pas une trop mauvaise réputation, mais que j'avais accompagné le Roi lorsqu'il avait voulu fuir du royaume; que cette action était inexcusable; qu'ils ne concevaient pas comment j'avais pu m'y décider, et qu'elle serait la cause de ma perte. Je leur répondis que je n'avais pas le moindre remords, parce que je n'avais fait que mon devoir. Je niai que le Roi eût jamais eu l'idée de quitter le royaume, et je leur demandai s'ils croyaient qu'on dût être fidèle à ses serments. Tous répondirent unanimement qu'il fallait mourir plutôt que d'y manquer. «Eh bien! leur dis-je, j'ai pensé comme vous, et voilà ce que vous blâmez: j'étais gouvernante de Mgr le Dauphin; j'avais juré, entre les mains du Roi, de ne le jamais quitter, et je l'ai suivi dans ce voyage comme je l'aurais suivi partout ailleurs, quoi qu'il dût m'en arriver.»--«Elle ne pouvait pas faire autrement», répondirent-ils.--«C'est bien malheureux, dirent quelques-uns d'eux, d'être attaché à des gens qui font de mauvaises actions.» Je parlai longtemps avec ces hommes. Ils paraissaient frappés de ce qui était juste et raisonnable, et je ne pouvais craindre que ces hommes, qui ne paraissaient pas avoir un mauvais naturel, vinssent froidement commettre un crime, que l'exaltation de la vengeance aurait eu peine à se permettre. Pendant cette conversation, un de ces hommes, plus méchant que les autres, ayant aperçu un anneau à mon doigt, me demanda ce qui était autour; je le lui présentai; mais un de ses camarades, qui paraissait s'intéresser à moi et qui craignit qu'on ne découvrît quelque signe de royalisme, me dit: «Lisez-le vous-même.» Je lus alors: «_Domine, salvum fac Regem, Delphinum et sororem._» Ce qui veut dire en français: «Sauvez le Roi, le Dauphin et sa soeur.» Un mouvement d'indignation saisit ceux qui m'entouraient: «Jetez à terre cet anneau, s'écrièrent-ils, et foulez-le aux pieds.»--«C'est impossible, leur dis-je; tout ce que je puis faire, si vous êtes fâchés de le voir, c'est de le mettre dans ma poche; je suis tendrement attachée à Mgr le Dauphin et à Madame, qui sont tous deux des enfants charmants. Je donne, depuis plusieurs années, des soins particuliers au premier, et je l'aime comme mon enfant; je ne puis renier le sentiment que je porte dans mon coeur, et vous me mépriseriez, j'en suis sûre, si je faisais ce que vous me proposez.»--«Faites comme vous voudrez», dirent alors quelques-uns. Et je mis l'anneau dans ma poche. Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux qui m'entouraient vinrent, de l'autre bout de la cour, pour me demander de venir donner des secours à une jolie femme qui se trouvait mal. J'y allai, et je reconnus madame de Septeuil, qui était évanouie. Ceux qui la secouraient essayaient en vain de la faire revenir; elle étouffait; je commençai par la délacer. Un de ces gens-là, pour aller plus vite, voulait couper le lacet avec un sabre; je frémis d'un tel secours, mais plus encore quand je les entendis se dire entre eux: «C'est dommage qu'elle soit mariée; elle aurait pu, pour se sauver, épouser l'un de nous.» Que je remerciai Dieu de n'avoir pas Pauline auprès de moi en cet instant! Pendant que je m'occupais à faire revenir madame de Septeuil, un de ceux qui nous entouraient aperçut à son cou un médaillon sur lequel était le portrait de son mari; le prenant pour celui du Roi, il s'approcha de moi et me dit tout bas: «Cachez ceci dans votre poche, car si on le trouvait dans la sienne, cela pourrait lui nuire.» Je ne pus m'empêcher de rire de la sensibilité de cet homme, qui l'engageait à me demander de prendre sur moi une chose qui lui paraissait si dangereuse à conserver, et je m'étonnais de plus en plus de ce mélange de pitié et de férocité qui existait dans ceux qui m'entouraient. Quand madame de Septeuil fut revenue de son évanouissement, ces mêmes hommes la consolèrent, l'encouragèrent, et, émus de compassion, ils la firent sortir de la cour et la ramenèrent chez elle. Pendant ce temps, M. Hardi, mon libérateur, ne m'oubliait pas, et s'occupait à tenir la promesse qu'il avait faite à Pauline d'employer tous ses moyens pour me sauver. Pour éloigner vis-à-vis de ces gens-là toute idée de rapport entre moi et la malheureuse princesse de Lamballe, il fit passer à ce tribunal, avant moi, un grand nombre de malfaiteurs qu'on y devait juger, et tous ceux qui se trouvaient marqués étaient impitoyablement massacrés. J'en vis passer un qui me fit un mal affreux. Il portait déjà sur son visage l'empreinte de la mort, tant sa frayeur était grande; il implorait en sanglotant la pitié de ceux qui le conduisaient. J'étais entourée, en ce moment, de gens à figure atroce, et qui ne me cachaient pas le sort qui m'était destiné. M. Hardi, qui sentit que j'étais perdue s'ils entraient au tribunal, forma le projet de les enivrer. Il y parvint avec le secours d'un nommé Labre, gendarme, et d'un excellent petit homme, appelé Gremet, qui était venu au secours de mademoiselle de Hanère, fille de la concierge de la Force. Elle lui avait demandé, lorsqu'il l'eut mise en sûreté, de travailler à me sauver, et, en effet, il ne me quitta que lorsqu'il m'eut ramenée chez moi. Ces misérables qu'on avait enivrés, ne pouvant plus se tenir sur leurs jambes, furent obligés de s'en aller coucher, et ceux qui restaient s'adoucissaient sensiblement, nommément deux d'entre eux, qui étaient toujours à côté de moi. Plusieurs gardes nationaux commencèrent alors à me marquer de l'intérêt, et me dirent: «Vous nous avez toujours bien traités aux Tuileries, et bien différemment de la princesse de Tarente, qui était si fière avec nous; vous en allez trouver la récompense.» Ce propos me fit trembler pour elle, et je cherchai à les dissuader de cette idée, en leur disant qu'elle était, malgré cet extérieur, la bonté même, et qu'elle aurait été la première à les obliger, s'ils eussent été dans le cas d'avoir recours à elle. Quand les gardes nationaux me virent prête à entrer au tribunal, ils voulurent me donner le bras; mais ceux qui me tenaient s'y opposèrent: «Nous avons toujours été auprès d'elle lorsqu'elle courait les plus grands dangers, répliquèrent-ils; nous ne la quitterons pas quand nous la voyons au moment d'être sauvée.» Ils cherchaient à m'inspirer de la confiance, et elle redoubla quand j'aperçus M. Hardi, que je vis clairement n'être là que pour me protéger. Après avoir passé dans cette cour quatre mortelles heures, qu'on pourrait appeler quatre heures d'agonie, je me présentai au tribunal d'un air calme et tranquille. Je restai environ dix minutes, pendant lesquelles on me fit diverses questions sur ce qui s'était passé aux Tuileries. Je répondis avec simplicité; et comme on allait me mettre en liberté, un de ces monstres, qui ne respirait que le carnage, m'interpella en me disant: «Vous étiez du voyage de Varennes?»--«Nous ne sommes ici, dit le président, que pour juger les crimes commis le 10 août.» Je pris alors la parole et je dis à cet homme: «Que voulez-vous savoir? je vous répondrai.» Honteux du peu d'effet que faisait sa question, il se tut; et le président, voyant le moment favorable pour me sauver, se pressa de mettre aux voix la question de ma libération ou de ma mort; et le cri de: _Vive la nation!_ que je savais être celui du salut, m'apprit que j'étais sauvée. On me conduisit à la porte de la prison, et lorsque je fus au moment de passer le guichet, ces mêmes hommes, qui étaient prêts à me massacrer, se jetèrent sur moi pour m'embrasser et me féliciter d'avoir échappé au danger qui me menaçait. Cela me fit horreur, mais il n'y avait pas moyen de s'y refuser. J'en éprouvai une bien plus vive lorsque, sortant de la rue des Ballets pour entrer dans la rue Saint-Antoine, je vis comme une montagne de débris des corps de ceux qui avaient été massacrés, de vêtements déchirés et couverts de boue, entourés d'une populace furieuse qui voulait que je montasse dessus pour crier: _Vive la nation!_ A ce spectacle, mes forces m'abandonnèrent, je me trouvai mal. Mes conducteurs crièrent pour moi, et je ne repris connaissance qu'en entrant dans un fiacre, dont on fit descendre un homme, qui, effrayé de tout ce qu'il voyait, ne se fit pas presser pour en sortir. Ce fiacre fut entouré de ces mêmes personnes qui étaient à côté de moi dans la cour de la Force. Trois d'entre eux se placèrent avec moi dans la voiture, deux autres à chaque portière et un autre à côté du cocher. Ils eurent pour moi, tout le long du chemin, des attentions inimaginables, recommandant au cocher d'éviter les rues où je pourrais trouver des objets effrayants, et ils me demandèrent où je voulais aller. Je me fis conduire chez cette bonne marquise de Lède, qui me reçut avec la tendresse d'une mère, et qui, dans l'excès de sa joie, voulait récompenser généreusement ceux qui m'avaient amenée chez elle. Quoique leur extérieur n'annonçât rien moins que l'opulence, nous ne pûmes les décider à rien accepter. Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement l'extrême désir qu'ils témoignaient de me voir en sûreté. Ils pressaient le cocher pour le faire aller plus vite, et chacun d'eux paraissait être personnellement intéressé à ma conservation. J'oubliais de dire que ceux qui refusèrent l'argent que je voulus leur donner, me dirent qu'ils avaient voulu me sauver, parce que j'étais innocente des crimes qui m'étaient imputés; qu'ils se trouvaient heureux d'avoir réussi, et qu'ils ne voulaient rien recevoir, parce qu'on ne se faisait pas payer pour avoir été juste. Tout ce que je pus obtenir d'eux fut que chacun me donnât son nom, espérant pouvoir les récompenser un jour des services que j'en avais reçus. Un jeune Marseillais, qui paraissait s'être vivement intéressé à mon sort, revint le lendemain savoir de mes nouvelles et m'engager à quitter Paris, où je ne serais pas en sûreté si les alliés approchaient. Je fis de nouvelles instances pour leur faire accepter une marque de reconnaissance, et je n'en ai plus entendu parler depuis. J'ai pu être utile à deux d'entre eux; les deux autres sont probablement morts, car ils ne sont pas revenus chez moi. Les expressions me manquent pour exprimer ma reconnaissance de tout ce que fit pour nous madame de Lède dans les cruelles circonstances où nous nous trouvions. Elle fut pour nous ce qu'aurait été la mère la plus tendre; elle nous prodigua les soins les plus empressés et les plus touchants. Je l'avais toujours tendrement aimée; je la soignais le mieux qu'il m'était possible, et elle me prouva qu'elle n'avait pas été insensible à mes soins. Son grand âge et sa grande faiblesse n'avaient point altéré la délicatesse de ses sentiments. Toujours bonne, douce, aimable, j'éprouvais auprès d'elle la seule consolation dont mon coeur pouvait être susceptible; mais, hélas! elle ne devait pas être de longue durée. Il y avait à peine une heure que j'étais chez elle, lorsqu'on me dit qu'un homme demandait à me parler. C'était M. Hardi, qui, en m'assurant que ma chère Pauline se portait bien, ajouta qu'il ne voulait pas me dire encore où elle était, de peur que mon empressement à la revoir ne lui fût nuisible; mais que s'il n'y avait pas d'inconvénient un peu plus tard, il me donnerait son adresse pour que je l'envoyasse chercher. Je voulus lui témoigner ma reconnaissance: «Ne parlez pas de cela, dit-il, vous m'affligeriez.» Je lui demandai au moins son adresse; il me la refusa et s'éclipsa. Il revint deux heures après m'apporter le nom et la rue où logeait Babet des Hayes, qui était celle qui avait retiré Pauline. Madame la comtesse de Charry, fille de madame de Lupé, parvint à la trouver, et avant sept heures Pauline était entre mes bras! On peut juger de l'émotion avec laquelle nous nous embrassâmes, et que de sentiments se confondirent dans notre première entrevue. Je ne pus soutenir tant d'assauts, et je tombai dans un abattement excessif. Cette bonne madame de Lède voulait que je prisse un peu de nourriture; mais mon gosier était tellement serré, que je ne pouvais rien avaler. On me fit coucher, et je m'endormis d'excès de fatigue. Il y avait à peine une heure que j'étais couchée, que ce Truchon, dont j'ai déjà parlé, vint nous demander que nous lui donnassions un petit mot d'écrit par lequel nous nous engagions à lui représenter Pauline quand il la demanderait. Pauline, ne voulant rien écrire sans mon aveu, entra dans ma chambre; je me réveillai avec horreur, croyant, avec raison, entendre le son d'une de ces voix sinistres auxquelles mes oreilles n'étaient que trop accoutumées. Je lui donnai un mot insignifiant que je signai; c'était tout ce qu'il voulait, et je n'en ai plus entendu parler. J'ai toujours cru qu'il voulait se faire un rempart de ce billet, si les choses tournaient en notre faveur, et M. Hardi n'en doutait pas. En sortant de la maison, il dit aux gens de madame de Lède qu'il ne fallait pas que Pauline en sortît sans son aveu, paroles qu'ils retinrent avec soin, car ils étaient tous de grands patriotes et avaient beaucoup de considération pour un membre de la Commune. Nous étions, Pauline et moi, comblées de marques d'amitié de cette bonne madame de Lède. Je me faisais un bonheur de la soigner et de partager avec elle les dangers qu'elle pouvait courir, lorsque je vis arriver chez moi M. Hardi, qui m'engagea à quitter Paris, où nous n'étions pas en sûreté: «Non, lui dis-je, je ne quitterai pas madame de Lède, que je regarde comme une mère, dans l'état de faiblesse où la réduisent des événements beaucoup trop forts pour son âge; je vivrai ou mourrai avec elle.»--«C'est fort bien pour vous, qui n'avez, dit-il, que les risques de chacun à courir, puisque vous avez été jugée et innocentée; il n'en est pas de même pour mademoiselle Pauline, qui, ayant été sauvée de la prison, pourrait être reprise et y être reconduite.» Et il me répéta que c'était très-sérieusement qu'il me donnait le conseil de l'éloigner de Paris, le plus promptement possible et de manière que personne ne pût découvrir le lieu de sa retraite, et qu'il viendrait le lendemain savoir ma détermination. J'étais au désespoir d'être obligée de quitter madame de Lède, dans un moment où je pouvais lui être si utile, et je ne savais comment lui annoncer l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir rester plus longtemps chez elle. Elle me devina du premier mot; et comme elle s'oubliait toujours pour s'occuper de ceux qu'elle aimait, elle fut la première à m'engager à presser mon départ. M. Hardi vint me revoir le lendemain, et je le priai de me choisir un endroit où je pusse vivre inconnue et en sûreté. Il me loua deux chambres à Vincennes et me dit que je pouvais, sans me compromettre, mener avec moi la vieille bonne de ma fille, et ma femme de chambre comme cuisinière, si elle voulait s'engager à en prendre le costume, et qu'il viendrait nous prendre le lendemain pour nous y mener. Je lui parlai de l'engagement pris avec Truchon; il s'en moqua et nous confia qu'il était si peu accrédité, qu'il allait être obligé de quitter la Commune, et il rassura les gens de madame de Lède sur l'inquiétude qu'ils concevaient du départ de Pauline. J'embrassai, la mort dans l'âme, cette bonne et excellente parente. Un secret pressentiment m'avertissait que je ne la reverrais plus, et il ne me trompait pas; car, un mois après, j'eus la douleur d'apprendre qu'elle n'existait plus. Nous partîmes de Paris le 7 septembre, sur les quatre heures après midi, et nous nous fîmes conduire en fiacre dans un café, où M. Hardi nous avait donné rendez-vous. Nous renvoyâmes notre fiacre et nous en prîmes un autre, un peu plus loin, pour gagner Vincennes. Il était temps, car on commençait à établir des corps de garde sur les barrières de cette route. L'adresse de M. Hardi parvint à surmonter toutes les difficultés, et nous arrivâmes à bon port à Vincennes. Il nous donna d'abord le conseil de ne pas sortir et de ne pas nous mettre à la fenêtre, jusqu'à ce que nous fussions reconnues dans la maison pour être des gens calmes et tranquilles. Il nous dit qu'il viendrait nous voir de temps en temps, et qu'étant au courant de ce qui se passait, il nous ferait aller plus loin, s'il y avait du péril à rester si près de Paris. Il me promit de m'amener mon homme d'affaires, qui fut le seul dans la confidence du lieu de notre retraite. Ce fut pour moi une grande consolation. Il m'était fort attaché, et nous donna, dans tous les dangers que nous courûmes, des preuves de son entier dévouement. Les précautions que nous prîmes pendant le courant de notre séjour à Vincennes s'adoucirent un peu à la longue. Nous nous promenions tous les jours dans de petits sentiers sous le bois de Vincennes, et nous allâmes même une fois à Paris voir une de mes soeurs, qui était religieuse et à qui la bonne madame de Lède avait loué un petit appartement, quand elle fut forcée de quitter son couvent. Nous ne vîmes personnes d'ailleurs, et nous passâmes quatre mois à Vincennes dans une entière solitude, mais plongées dans la plus profonde douleur. Toutes nos pensées se portaient vers le Temple, et nous ne voulûmes jamais penser à quitter la France, tant qu'elle renfermerait des êtres qui nous étaient si chers, et que nous ne pouvions nous résoudre à perdre de vue. Je n'ai point parlé des périls qu'éprouva Pauline après le départ du Roi, non plus que ceux qu'elle courut le 3 septembre, lorsqu'on la sauva des massacres de la Force. J'ai pensé qu'il serait plus intéressant de les lui laisser raconter à elle-même, et j'ai joint, en conséquence, à ces mémoires la lettre qu'elle écrivit à la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa soeur, deux jours après sa sortie de l'affreuse prison de la Force. COPIE D'UNE LETTRE Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse de Béarn, à madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa soeur, dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en date du 8 septembre 1792. Je n'ai eu que le temps de vous dire, chère Joséphine, que ma mère et moi étions hors de Paris; mais je veux vous raconter aujourd'hui comment nous échappâmes aux plus affreux dangers. Une mort certaine en était le moindre, tant la crainte des horribles circonstances dont elle pouvait être accompagnée augmente encore ma frayeur. Je reprendrai l'histoire d'un peu loin, c'est-à-dire du moment où la prison mit fin à notre correspondance. Vous savez que, le 10 août, ma mère accompagna la famille royale à l'Assemblée. Restée seule aux Tuileries, dans l'appartement du Roi, je m'attachai à la bonne princesse de Tarente, aux soins de laquelle ma mère m'avait recommandée; et nous nous promîmes, quels que fussent les événements, de ne nous jamais séparer l'une de l'autre. Bientôt après le départ du Roi, commença une canonnade dirigée contre le château. Nous entendîmes siffler les balles d'une manière effrayante. Les carreaux cassés et les fenêtres brisées faisaient un vacarme épouvantable. Pour nous mettre un peu à l'abri et n'être point du côté où on tirait le canon, nous nous retirâmes dans l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée. Là, il nous vint à l'idée de fermer les volets et d'allumer toutes les bougies des lustres et des candélabres, espérant que, si les brigands venaient à forcer notre porte, l'étonnement que leur causerait tant de lumières nous sauverait du premier coup et nous laisserait le temps de parler. A peine notre arrangement était-il fini, que nous entendîmes des cris affreux dans la chambre précédente, et un cliquetis d'armes qui ne nous annonçait que trop que le château était forcé et qu'il fallait s'armer de courage. Ce fut l'affaire d'un moment; les portes furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main et les yeux hors de la tête, se précipitèrent dans la salle. Ils s'arrêtèrent un moment, étonnés de ce qu'ils voyaient, et de ne trouver qu'une douzaine de femmes dans la chambre (plusieurs dames de la Reine, de Madame Élisabeth et de madame de Lamballe s'étaient réunies avec nous). Ces lumières, répétées dans les glaces, en contraste avec les lumières du jour, firent un tel effet sur ces brigands, qu'ils en restèrent stupéfaits. Plusieurs dames se trouvèrent mal, entre autres madame de Genestoux, qui avait tellement perdu la tête, qu'elle se mit à genoux en balbutiant les mots de pardon. Nous la fîmes taire; et, pendant que je la rassurais, cette bonne madame de Tarente priait un jeune Marseillais d'avoir pitié de la faiblesse de la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme y consentit, et la tira aussitôt de la chambre; puis, revenant tout à coup à celle qui lui avait parlé pour une autre, et frappé d'un tel courage dans une pareille circonstance, il lui dit: «Je sauverai cette dame, vous aussi et votre compagne.» Effectivement, il mit madame de Genestoux entre les mains d'un de ses camarades, puis il prit madame de Tarente et moi chacune sous le bras, et nous mena hors de l'appartement. En sortant de l'appartement, il nous fallut passer sur les corps de Diert, garçon de la chambre de la Reine, et de Pierre, un de ses valets de pied, qui, n'ayant jamais voulu abandonner la chambre de leur maîtresse, avaient été victimes de leur attachement. Cette vue nous serra le coeur, et nous nous regardâmes, madame de Tarente et moi, pensant que nous aurions peut-être bientôt le même sort. Après beaucoup de peines, cet homme parvint enfin à nous faire sortir du château par une petite porte, près des souterrains. Nous nous trouvâmes sur la terrasse, puis à la porte du pont Royal. Là, notre homme nous quitta, ayant, dit-il, rempli l'engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries. Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, croyant se soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement, sans proférer une seule parole, lorsque nous entendîmes des cris affreux derrière nous; et, en nous retournant, nous aperçûmes une foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main. Il en parut d'autres au même instant devant nous, sur le quai et par-dessus le parapet. Ces derniers nous couchaient en joue, en criant que nous étions les échappés des Tuileries. Pour la première fois de ma vie j'eus peur. Cette manière d'être massacrée me paraissait affreuse. Madame de Tarente parla à la multitude, et obtint que, sous escorte, nous serions conduites au district. Il fallut traverser toute la place Louis XV, au milieu des morts et des mourants, car beaucoup de Suisses et de malheureux gentilshommes y avaient été massacrés[6]. Nous étions suivies d'un peuple immense qui nous accablait d'injures, en nous conduisant au district de la rue Neuve-des-Capucines. [6] Voyez la note à la fin de la lettre. Nous nous fîmes connaître au président du district. C'était un homme honnête et qui jugea promptement tout ce qu'avait de pénible et de dangereux la position où nous nous trouvions. Il donna un reçu de nos personnes, dit très-haut que nous serions conduites en prison, et parvint, par cette assurance, à congédier ceux qui nous avaient amenées. Se trouvant seul avec nous, il nous assura de son intérêt, et nous promit qu'à la chute du jour il nous ferait reconduire chez nous. Effectivement, il nous donna, sur les huit heures et demie du soir, deux personnes sûres pour nous reconduire, et nous fit passer par une porte de derrière, pour éviter les assassins qui entouraient la maison. Nous arrivâmes enfin chez la duchesse de la Vallière, grand'mère de madame de Tarente, et chez laquelle elle logeait. Je demandai à cette bonne princesse de ne la pas quitter de la nuit, et je couchai sur un canapé dans sa chambre. Le lundi 13, à huit heures du matin, pendant que nous causions ensemble de tout ce qui nous était arrivé, nous entendîmes frapper à la porte. C'était mon frère, qui, ayant passé deux nuits auprès du Roi aux Feuillants, venait nous en donner des nouvelles et me dire que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre, que le Roi l'avait demandé à Péthion, qui l'avait accordé, et que, dans une heure, il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants. Cette nouvelle me fit un sensible plaisir. Je me trouvais heureuse de me retrouver avec ma mère, d'unir mon sort au sien et à celui de la famille royale. J'arrivai à neuf heures aux Feuillants. Je ne puis exprimer la bonté avec laquelle je fus reçue du Roi et de la Reine. Ils me firent mille questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles; Mgr le Dauphin et Madame m'embrassèrent, en me témoignant une amitié touchante et me disant que nous ne nous séparerions plus. Une demi-heure avant de quitter les Feuillants, Madame Élisabeth m'appela, m'emmena avec elle dans un cabinet, et me dit: «Chère Pauline, nous connaissons votre discrétion et votre attachement pour nous. J'ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais me débarrasser avant de partir d'ici; aidez-moi à la faire disparaître.» Nous prîmes cette lettre de huit pages, nous en déchirâmes quelques morceaux que nous essayâmes de broyer dans nos doigts et sous nos pieds; mais, comme ce moyen était très-long et qu'elle craignait qu'une trop longue absence ne donnât quelques soupçons, je pris une page de la lettre, je la mis dans ma bouche et je l'avalai. Madame Élisabeth en voulut faire autant, mais son coeur se soulevait; je m'en aperçus; et lui demandant les deux dernières pages de la lettre, je les avalai, de manière qu'il n'en resta aucun vestige. Nous rentrâmes dans la chambre, et l'heure du départ étant arrivée, la famille royale monta dans une voiture composée de la manière suivante: Le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et Madame se placèrent dans le fond; Madame Élisabeth, Péthion et Manuel, sur le devant; madame la princesse de Lamballe, sur une banquette de portière avec ma mère; et moi avec Colonges, officier municipal, sur la banquette vis-à-vis. La voiture allait an petit pas. On traversa d'abord la place Vendôme, où la voiture s'arrêta. Et Manuel, faisant remarquer au Roi la statue de Louis XIV qui venait d'être renversée, eut l'insolence d'ajouter ces paroles: «Vous voyez comme le peuple traite les rois.» Le Roi rougit d'indignation; mais, se modérant à l'instant, il répondit avec un calme angélique: «Il est heureux, monsieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés.» Le plus profond silence suivit cette réponse et dura tout le long du chemin. On prit les boulevards, et le jour commençait à tomber lorsqu'on arriva au Temple. La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés, et cet air de fête contrastait terriblement avec la position de la famille royale. Le Roi, la Reine et nous entrâmes dans un fort beau salon, où l'on resta plus d'une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions que l'on faisait pour savoir où étaient les appartements. On servit ensuite à souper, et l'on fut forcé de se mettre à table, quoique l'on n'eût guère envie de manger. Mgr le Dauphin tombait de sommeil et demandait à se coucher; ma mère pressait vivement pour savoir où était la chambre qu'on lui destinait. On annonça enfin qu'on allait l'y conduire. On alluma des torches, on fit traverser la cour, puis un souterrain; on arriva enfin à la Tour du Temple, et nous y entrâmes par une petite porte, qui ressemblait fort à un guichet de prison. La Reine et Madame furent établies dans la même chambre, qui était séparée de celle de Mgr le Dauphin par une petite antichambre, dans laquelle couchait madame de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et Madame Élisabeth, pour laquelle il n'y avait plus de chambre, dans une cuisine près celle du Roi, d'une saleté épouvantable. Cette bonne princesse dit à ma mère qu'elle se chargeait de moi, et elle fit effectivement mettre un lit de sangle pour moi à côté du sien. La chambre dans laquelle donnait cette cuisine était un corps de garde. On peut juger du bruit qui s'y faisait; nous passâmes ainsi la nuit, sans pouvoir dormir un instant. Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui était déjà levée, et dont la chambre devait servir de salon. On y passait les journées entières, et on ne remontait au second que pour se coucher. On n'était jamais seuls dans cette chambre; un municipal y était toujours présent, et il était changé à toutes les heures. Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des Tuileries, et je ne possédais que la robe que j'avais sur le corps lors de ma sortie du château. Madame Élisabeth, à qui on venait d'en envoyer quelques-unes, m'en donna une des siennes. Comme elle ne pouvait aller à ma taille, nous nous occupâmes à la découdre pour la refaire. Tous les jours, la Reine, Madame et Madame Élisabeth avaient l'extrême bonté d'y travailler; mais nous ne pûmes la finir avant de les quitter. La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit lorsque nous entendîmes frapper à la porte de notre chambre, et on nous intima l'ordre de la Commune d'enlever du Temple madame la princesse de Lamballe, ma mère et moi. Madame Élisabeth se leva sur-le-champ, m'aida même à m'habiller, et me conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le monde sur pied, et le lit de Mgr le Dauphin déjà transporté dans la chambre de la Reine. Notre séparation d'avec la famille royale fut cruelle; et quoique l'on nous assurât que nous reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un instinct secret nous disait que nous les quittions au moins pour longtemps. Nous traversâmes les souterrains aux flambeaux, et nous montâmes en fiacre à la porte du Temple. On nous conduisit d'abord à l'Hôtel de ville, et on nous établit dans une grande salle, séparées les unes des autres par un municipal, pour que nous ne pussions causer ensemble. Sur les trois heures du matin, la princesse de Lamballe fut appelée pour subir un interrogatoire. Il dura environ un quart d'heure, après lequel on appela ma mère. Je voulus la suivre; on s'y opposa, disant que j'aurais aussi mon tour. Ma mère demanda, dans la salle d'interrogatoire, dont les séances étaient publiques, que je fusse ramenée auprès d'elle. Mais elle fut refusée très-durement, en lui disant que je ne courais aucun danger, étant sous la sauvegarde du peuple. On vint enfin me chercher et on me conduisit à la salle d'interrogatoire. Là, montée sur une estrade, on était en présence d'une foule immense de peuple qui remplissait la salle; il y avait aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes. Billaud de Varennes nous questionnait, et un secrétaire écrivait nos réponses sur un grand registre. On me demanda mon âge, et on me questionna beaucoup sur la journée du 10 août, me disant de déclarer ce que j'avais vu et entendu dire au Roi, à la Reine et à la famille royale. Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire. Je n'avais nulle peur, et je me sentais soutenue par une main invisible, qui ne m'a jamais abandonnée et m'a toujours fait conserver ma tête et mon sang-froid au milieu des plus grands dangers. Je demandai d'être réunie à ma mère et de ne la pas quitter. Plusieurs voix s'élevèrent pour dire: «Oui, oui!» D'autres murmurèrent, et, l'interrogatoire fini, on me fit descendre de l'estrade sur laquelle j'avais été interrogée, et après avoir traversé plusieurs corridors, je me vis ramener à ma mère, qui était bien inquiète de ce que j'allais devenir; elle était alors avec madame de Lamballe, et nous fûmes toutes trois réunies. Nous restâmes dans le cabinet de Tallien jusqu'à midi, que l'on vint nous chercher pour nous conduire dans la prison de la Force. On nous fit monter dans un fiacre. Il était entouré de gendarmes et suivi d'un peuple immense. Un officier de gendarmerie était avec nous dans la voiture, qui n'arriva qu'à une heure et demie à la Force. Ce fut par le guichet donnant dans la rue des Ballets que nous, entrâmes dans cette horrible prison. On nous fit passer d'abord par la salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms sur les registres de la prison. Je n'oublierai jamais qu'un individu fort bien mis, qui se trouvait là, s'approcha de moi qui étais seule dans la chambre, et me dit: «Mademoiselle, votre position m'intéresse, et je vous donne le conseil de quitter vos petits airs de cour et d'être plus familière et plus affable.» Indignée de l'impertinence de ce monsieur, je le regardai fixement et lui répondis que telle j'avais été, telle je serais toujours; que rien ne pouvait changer mon caractère, et que l'impression qu'il pouvait remarquer sur mon visage n'était autre chose que l'image de ce qui se passait dans mon coeur, indigné des horreurs que nous voyions. Il se tut et se retira fort mécontent. Ma mère rentra alors dans la chambre, mais ce ne fut pas pour longtemps. Nous fûmes toutes trois séparées. On conduisit ma mère dans un cachot et moi dans un autre; je suppliai qu'on voulût bien nous réunir, mais on fut inexorable, et je me vis seule dans mon cachot. Le guichetier vint m'apporter une cruche d'eau; c'était un très-bon homme, qui, me voyant au désespoir d'être séparée de ma mère et ne sollicitant d'autre consolation que d'y être réunie, fut touché de ma situation, et, imaginant me faire plaisir, il me laissa son petit chien afin de me donner une distraction: «Mais surtout ne me trahissez pas, dit-il; j'aurai l'air de l'avoir oublié par mégarde.» A six heures du soir il revint me voir, et me trouvant toujours dans le même état de chagrin, il me dit: «Je vais vous confier un secret. Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre; ainsi vous n'êtes pas loin d'elle; d'ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir, dans une heure, la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra s'assurer si tout est dans l'ordre; n'ayez pas l'air de le savoir.» J'entendis effectivement, quelque temps après, tirer les verrous de la chambre voisine, puis ceux de la mienne, et je vis entrer trois hommes dans ma chambre, dont je reconnus très-bien l'un pour être ce même Manuel qui avait conduit le Roi au Temple. Il trouva ma chambre humide, et parla de m'en faire changer. Je saisis cette occasion pour lui dire que tout m'était égal, séparée de ma mère; que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était de me réunir à elle. Je le lui demandai avec tant de vivacité qu'il m'en parut touché. Il eut l'air de réfléchir un moment, puis il dit: «Je dois revenir ici demain, nous verrons, et je ne vous oublierai pas.» Le pauvre guichetier, fermant la porte, me dit à voix basse: «Il est touché; je lui ai vu les larmes aux yeux; ayez courage: à demain.» Ce bon François, car c'était le nom du guichetier, me donna de l'espoir, et me fit un bien que je ne puis exprimer. Je priai Dieu avec un calme et une tranquillité extrêmes, je me jetai tout habillée sur l'horrible grabat qui me servait de lit, et je m'endormis. A sept heures du soir, je vis rentrer Manuel dans ma chambre; il me dit qu'il allait me conduire chez ma mère. Je crus voir en lui un libérateur; et quand j'aperçus ma pauvre mère si affligée, je me jetai entre ses bras, en croyant tous nos malheurs finis, puisque je me retrouvais auprès d'elle. Il fut si touché du bonheur que nous éprouvions et de la vivacité avec laquelle nous lui témoignions notre reconnaissance, que les larmes lui en vinrent aux yeux, et qu'il offrit à ma mère de la réunir à madame la princesse de Lamballe, et il fut la chercher sur-le-champ. Elle passa la nuit dans sa chambre, et je retournai dans la mienne pour cette seule nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint nous chercher, et nous conduisit dans la chambre qui avait été donnée à madame de Lamballe et qui était plus saine et plus commode que les autres. Nous étions toutes les trois réunies, seules, et nous éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos infortunes. Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple; c'étaient nos effets que nous renvoyait la Reine, laquelle, avec cette bonté qui ne se démentait jamais, nous fit dire qu'elle avait eu soin de les réunir elle-même. Parmi eux se trouvait cette robe de Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut. Elle est pour moi le gage d'un éternel souvenir; je la garde avec un saint respect, et je la conserverai toute ma vie. L'incommodité de notre logement, l'horreur de notre prison, le chagrin d'être séparées du Roi et de la famille royale, la sévérité avec laquelle cette séparation nous menaçait d'être traitées, m'attristaient fort, je l'avoue, et effrayaient extrêmement cette malheureuse princesse de Lamballe. Quant à ma mère, elle montrait cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes circonstances de sa vie, courage qui, n'ôtant rien à la sensibilité, laissait cependant à son âme la tranquillité nécessaire pour faire usage de son esprit, si l'occasion s'en présentait. Elle lisait, travaillait et causait d'une manière aussi calme que si elle n'eût rien craint; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même inquiète. Nous étions depuis quinze jours dans ce triste séjour, lorsque, le 3 septembre, à une heure du matin, étant toutes trois couchées et dormant de ce sommeil qui laisse encore place à l'inquiétude, nous entendîmes les verrous de notre porte, et nous vîmes paraître un homme qui me dit: «Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement et suivez-moi.» Je tremblais et ne répondais ni ne remuais: «Que voulez-vous faire de ma fille?» dit ma mère à cet homme.--«Peu vous importe, répondit-il d'une manière qui me parut bien dure; il faut qu'elle se lève.»--«Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et suivez-le.» Il n'y avait rien à faire que d'obéir. Je me levai lentement. Cet homme restait toujours dans la chambre, en répétant: «Dépêchez-vous donc.»--«Dépêchez-vous, Pauline», me dit aussi ma mère. J'étais habillée, mais je n'avais pas changé de place. J'allai alors à son lit et je pris sa main. Cet homme, ayant vu que j'étais levée, s'approcha, me prit par le bras et m'entraîna malgré moi: «Adieu, Pauline, que Dieu vous protége, vous bénisse!» me cria ma mère. Je ne pouvais plus lui répondre; deux grosses portes étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m'entraînait toujours. Comme nous descendions l'escalier, il entendit du bruit, et, d'un air inquiet et agité, il me fit entrer précipitamment dans un petit cachot, dont il ferma la porte à clef, et disparut. Ce cachot venait d'être occupé et était encore éclairé par un reste de bout de chandelle. Je la vis finir en moins d'un quart d'heure, et je ne puis vous exprimer ce que je ressentis et les réflexions sinistres que m'inspirait cette lueur, tantôt forte, tantôt mourante. Elle me représentait l'agonie, et me disposait à faire le sacrifice de ma vie, mieux que n'auraient pu faire les discours les plus touchants. Je restai alors dans la plus profonde obscurité, et, quelque temps après, j'entendis ouvrir doucement ma porte; je fus appelée, et à la lueur d'une petite lanterne, je vis entrer un homme que je reconnus pour être le même qui m'avait enfermée dans ce petit cachot, et qui était à la salle du conseil à notre entrée à la Force, et m'avait donné les conseils dont j'avais été si choquée. Il me fit marcher doucement; et, parvenu au bas de l'escalier, il me fit entrer dans une chambre, me montra un paquet et me dit de m'habiller dans ce que je trouverais dedans. Il referma ensuite la porte, et je restai immobile, sans agir ni presque penser. Je ne sais combien de temps je restai dans cet état. Je n'en fus tirée que par le bruit de la porte qui s'ouvrit, et je vis paraître le même homme: «Quoi! vous n'êtes pas encore habillée, me dit-il d'un air inquiet; il y va de votre vie si vous ne sortez promptement d'ici.» Je regardai alors les habits qui étaient dans le paquet, et j'y vis des habits de paysanne. Ils me parurent assez larges pour aller par-dessus les miens, et je les eus passés en un instant. Cet homme me prit alors par le bras, et me fit sortir de la chambre. Je me laissai entraîner sans faire aucune question, aucune réflexion, et je voyais à peine ce qui se passait autour de moi. Lorsque nous fûmes hors des portes de la prison, j'aperçus, au plus beau clair de lune, une multitude prodigieuse de peuple, et je me vis entourée, dans le même moment, d'hommes armés de sabres, d'un air féroce, qui semblaient attendre quelque victime pour la sacrifier: «Voici un prisonnier que l'on sauve», crièrent-ils tous à la fois, en me menaçant de leurs sabres. Ce même homme qui me conduisait faisait l'impossible pour les écarter de moi et se faire entendre. Je vis alors qu'il portait la marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris. Cette marque lui donnait la possibilité de se faire écouter, et on le laissa parler. Il leur dit que je n'étais pas prisonnière, qu'une circonstance m'avait fait trouver à la Force, et qu'il venait m'en tirer par ordre supérieur, n'étant pas juste de faire périr les innocents avec les coupables. Cette phrase me fit frémir pour ma mère, qui y était restée enfermée; les discours de mon libérateur (car je vis clairement que c'était ce rôle qu'entreprenait cet homme dont les manières m'avaient paru si dures) faisaient effet sur la multitude, et l'on allait me laisser passer, lorsqu'un soldat en uniforme de garde national s'avança et dit au peuple qu'on le trompait, que j'étais mademoiselle de Tourzel, et qu'il me reconnaissait très-bien, m'ayant vue mille fois au Tuileries, chez Mgr le Dauphin, lorsqu'il y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de celui des autres prisonniers. La fureur qui s'était calmée redoubla alors tellement contre moi et mon protecteur, que je crus bien fermement être à mon dernier moment, et que le service qu'il avait voulu me rendre serait celui de me conduire à la mort au lieu de me laisser attendre. Il ne se rebuta point. Son adresse, son éloquence, ou peut-être mon bonheur, me tirèrent encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de continuer notre chemin. Nous pouvions encore rencontrer mille obstacles; nous étions obligés de passer par des rues où nous devions rencontrer beaucoup de peuple; j'étais bien connue et je courais le risque d'être encore arrêtée. Cette crainte détermina mon guide à me laisser dans une petite cour fort sombre, et par laquelle il ne devait passer personne, pour aller voir ce qui se passait dans les environs, et si nous pouvions continuer notre marche sans courir de nouveaux dangers. Il revint au bout d'une demi-heure, me disant qu'il croyait prudent de me faire changer de costume; et il m'apporta un habit, un pantalon et une redingote dont il voulait me faire revêtir. Je n'étais guère tentée d'user de ce déguisement; il me répugnait de périr sous des habits qui ne devaient pas être les miens; je m'aperçus heureusement qu'il n'avait apporté ni souliers ni chapeau; j'avais sur la tête un bonnet de nuit, des souliers de couleur aux pieds; le déguisement devenait donc impossible, et je restai comme j'étais. Pour sortir de cette petite cour, il fallait repasser près des portes de la prison, qu'entouraient les assassins, ou traverser l'église du petit Saint-Antoine, dans laquelle se tenait une assemblée qui devait légaliser leur crimes. L'un ou l'autre de ces deux passages était également dangereux pour moi. Nous choisîmes celui de l'église, et je fus obligée de la traverser en passant par les bas côtés, et me traînant presque à terre pour n'être pas aperçue de ceux qui composaient l'assemblée. Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle d'un bas côté, et me plaçant derrière les débris d'un autel renversé, il me recommanda de ne pas remuer, quelque bruit que j'entendisse, et d'attendre son retour, qui serait le plus prompt possible. Je m'assis sur mes talons, et quoique j'entendisse un grand bruit et même des cris, je ne bougeai pas du lieu où il m'avait placée, résolue à y attendre le sort qui m'était destiné; et me remettant entre les mains de la Providence, je m'y abandonnai avec confiance, résignée à attendre la mort, si tels étaient ses décrets. Je fus très-longtemps dans cette chapelle; je vis enfin arriver mon guide, et nous sortîmes de l'église avec les mêmes précautions que nous avions prises pour y entrer. Peu loin de là, mon libérateur (car je ne puis lui donner d'autre nom) s'arrêta devant une maison qu'il me dit être la sienne, me fit entrer dans une chambre, et, m'y ayant enfermée, me quitta sur-le-champ. J'eus un moment de joie en me retrouvant seule; mais je n'en jouis pas longtemps; le souvenir des périls que j'avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels ma mère était exposée, et je restai livrée à la plus mortelle inquiétude. Je m'y abandonnais depuis plus d'une heure, lorsque M. Hardy rentra (car il est temps de vous nommer celui auquel nous devons la vie). Il me parut encore plus effrayé que je ne l'avais encore vu: «Vous êtes connue, me dit-il, on sait que je vous ai sauvée; on veut vous ravoir, on croit que vous êtes ici; on pourrait venir vous y prendre; il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec moi, ce serait vous exposer à un danger certain. Prenez ceci, me dit-il, en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet noir. Écoutez bien tout ce que je vais vous dire, et n'en oubliez pas la moindre chose. En sortant de cette porte, vous tournerez à droite, puis vous prendrez la première rue à gauche, qui vous conduira à une petite place où aboutissent trois rues; vous prendrez celle du milieu, puis, auprès d'une fontaine, vous trouverez un passage qui vous conduira dans une autre grande rue; vous trouverez un fiacre arrêté près d'une allée sombre. Cachez-vous dans cette allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me voir paraître. Partez vite, et surtout n'oubliez pas ma leçon (qu'il me répéta encore une fois), car je ne saurais alors comment vous retrouver, et que deviendriez-vous?» Je vis la crainte qu'il avait que je ne me ressouvinsse pas bien de tous les renseignements qu'il m'avait donnés; et cette crainte, augmentant celle que j'avais déjà, me troubla tellement, qu'en sortant de sa maison je savais à peine si je devais tourner à droite ou à gauche; comme il vit de sa fenêtre que j'hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout ce qu'il m'avait dit. Mes deux habillements l'un sur l'autre me donnaient une étrange figure; mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte; il me semblait que chacun me regardait avec étonnement. J'eus bien de la peine à arriver jusqu'à l'endroit où je devais trouver le fiacre, mais enfin je l'aperçus, et je ne puis vous dire la joie que j'en ressentis: je me crus pour lors absolument sauvée. Je me retirai dans l'allée sombre, attendant que M. Hardy parût. Il ne venait point; j'étais depuis plus d'un quart d'heure dans cette allée; mes craintes redoublèrent; si j'y restais plus longtemps, je craignais de paraître suspecte aux gens du voisinage; mais comment en sortir? où aller? Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me trouvais; si je faisais la moindre question, je pouvais me trouver dans un grand danger. Comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je vis venir M. Hardy avec un autre homme. Ils me firent monter dans le fiacre et y montèrent avec moi. L'inconnu se plaça sur le devant de la voiture et me demanda si je le connaissais. Je le regardai et lui dis: «Vous êtes, je crois, M. Billaud de Varennes qui m'avez interrogé, à l'Hôtel de ville.»--«Il est vrai, dit-il; je vais vous conduire chez Danton et y prendre ses ordres à votre sujet.» Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs descendirent de voiture, montèrent chez lui, et revinrent peu après en me disant: «Vous voilà sauvée; il ne nous reste plus maintenant qu'à vous conduire dans un endroit où vous ne soyez pas connue; autrement il pourrait encore ne pas être sûr.» Je demandai à être menée chez la marquise de Lède, ma parente, femme d'un âge trop avancé pour que ma présence pût la compromettre. Billaud s'y opposa, à cause du grand nombre de domestiques qui étaient dans cette maison, dont plusieurs pouvaient ne pas être discrets sur mon arrivée dans la maison. Il me demanda d'en indiquer une plus obscure. Je me souvins alors de notre bonne Babet, notre fille de garde-robes; je pensai que je ne pouvais être mieux que dans une maison pauvre et dans un quartier retiré. Billaud de Varennes (car c'était lui qui entrait dans tous les détails) me demanda le nom de la rue pour l'indiquer au cocher: je nommai la rue du Sépulcre. Ce nom, dans un moment tel que celui où nous étions, lui fit une grande impression, et je vis sur son visage un sentiment d'horreur de ce rapprochement avec tous les événements qui se passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me conduire chez cette pauvre fille, et disparut. Pendant le chemin, je parlai de ma mère; je demandai à M. Hardy si elle était encore en prison. Je voulais aller la rejoindre si elle y était encore, et plaider moi-même son innocence. Il me paraissait affreux de voir ma mère exposée à la mort à laquelle on venait de m'arracher. Moi sauvée et ma mère périr! cette pensée me mettait hors de moi. M. Hardy chercha à me calmer, et me fit remarquer que depuis le moment où il m'avait séparée d'elle, il n'avait été occupé que du soin de me sauver; qu'il y avait malheureusement employé beaucoup de temps; mais qu'il se flattait qu'il lui en resterait encore assez pour sauver ma mère; qu'il allait sur-le-champ retourner à la prison, et qu'il ne regarderait sa mission comme finie, que lorsqu'il nous aurait réunies; qu'il me demandait du calme, et qu'il avait tout espoir. Il me laissa pénétrée de reconnaissance pour le danger qu'il avait couru afin de me sauver, et de l'espoir qu'il me donnait de tirer ma mère de tous ceux que je craignais pour elle. Adieu, chère Joséphine, je suis si fatiguée que je ne puis plus écrire; ma mère veut d'ailleurs vous raconter elle-même ce qui la regarde, et vous écrira demain. * * * * * Pauline, en racontant les tristes épreuves par lesquelles elle a passé, a négligé de vous dire la manière dont elle les a soutenues. Elle a bien prouvé que la patience et le courage peuvent s'allier à la douceur et à l'extrême jeunesse. Elle n'a pas montré, dit M. Hardy, un seul moment de faiblesse dans les dangers qu'elle a courus. Et je ne lui ai pas vu un instant d'humeur dans la prison, ni pendant les quatre mois que nous avons passés si tristement à Vincennes; elle a adouci toutes mes peines, augmentant cependant les inquiétudes que j'éprouvais. L'idée de lui voir partager des périls dont son âge devait naturellement la mettre à l'abri, me tourmentait sans cesse, et m'empêchait de jouir du bonheur de l'avoir auprès de moi. Le Ciel eut pitié de nous; il protégea son innocence et permit qu'elle fût la sauvegarde de sa mère. Sans ma chère Pauline, je n'existerais plus, et c'est une grande consolation pour une mère de devoir au courage et à la tendresse de sa fille le bonheur de se retrouver au milieu de tous ses enfants. CHAPITRE XXIV Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la situation de la famille royale en 1793.--Les démarches infructueuses que nous, fîmes, Pauline et moi, pour nous enfermer au Temple avec Madame en 1795.--La permission que nous obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des visites à cette princesse.--L'espoir que l'on nous donna de l'accompagner à Vienne, d'après la demande de la cour d'Autriche, espoir qui se termina par une nouvelle arrestation, une prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y refuser.--Circonstances de la mort du jeune roi Louis XVII, et détails positifs que j'ai recueillis à ce sujet. Nous allâmes au mois de décembre nous établir à Abondant, château appartenant à mon fils, à une lieue et demie de la petite ville de Dreux. Nous n'étions qu'à dix-neuf lieues de Paris, et il ne fallait que six heures pour y retourner. Nous ne voulions pas nous éloigner davantage des objets de notre continuelle sollicitude, et nous y portâmes notre douleur et nos inquiétudes. La fin cruelle de notre bon et malheureux roi y mit le comble. Nous nous représentions l'état de la famille royale, et nous éprouvions une peine sensible de ne pouvoir lui faire parvenir l'expression de notre douleur et d'un attachement que rien ne pourrait affaiblir. Nous eûmes, quinze jours après cette cruelle catastrophe, un petit moment de consolation. J'avais chargé une de mes femmes, mademoiselle Pion, personne de mérite et de beaucoup de tête, du soin des atours de Madame. Elle avait toujours continué, même depuis son entrée au Temple, de lui porter tous les objets nécessaires à son usage journalier. On lui fit dire de préparer promptement le deuil de cette princesse et de le lui porter sur-le-champ. Il était question, lorsqu'elle arriva au Temple, de raccommoder les robes de la Reine, qui étaient mal faites, et on lui demanda si elle pouvait s'en charger. Elle n'hésita pas, pensant qu'étant connue de la Reine et de la famille royale, celle-ci verrait plus volontiers un visage qui ne lui était pas étranger. Elle fut employée pendant deux jours à cet ouvrage, et, comme elle ne pouvait quitter Paris à cause du service de Madame, elle trouva moyen de me faire savoir qu'elle aurait quelque chose à me dire relatif à la famille royale, si je pouvais arriver à Paris. M. Hardy me fit avoir un passe-port et me loua un petit appartement, rue Bourgtibourg, au Marais, où Pauline et moi arrivâmes sur-le-champ. Elle me raconta comment elle était entrée au Temple, et m'assura que toute la famille royale se portait bien. «Je ne puis vous dire, ajouta-t-elle, tout ce que j'éprouvai en voyant ma chétive personne faire briller sur le visage de cette auguste famille un rayon de consolation. Leurs regards m'en disaient plus que n'auraient pu faire leurs paroles; et Mgr le Dauphin, dont l'âge excusait les espiègleries, en profitait pour me faire, sous l'apparence d'un jeu, toutes les questions que pouvait désirer la famille royale. Il courait tantôt à moi, puis à la Reine, aux deux princesses, et même au municipal. Chaque fois qu'il s'approchait de moi, il ne manquait pas de me faire une question sur les personnes qui intéressaient la famille royale. Il me chargea de vous embrasser de sa part, ainsi que mademoiselle Pauline, n'oublia personne de ceux qu'il aimait, et jouait si bien son rôle qu'on ne pouvait se douter qu'il m'eût parlé.» La bonne santé dont jouissaient les membres de la famille royale ne fut pas de longue durée. La jeune princesse eut un petit mal à la jambe qui finit par devenir sérieux; l'inquiétude et la douleur lui en avaient aigri le sang, et elle était très-souffrante. On fit venir Brunger, médecin des enfants, qui la trouva manquant des objets les plus nécessaires, tels, entre autres, que du linge pour panser sa jambe, et il fut obligé d'en apporter de chez lui. Il vint nous voir plusieurs fois, pendant mon petit séjour à Paris, et se chargea de nos commissions verbales, mais jamais d'un mot écrit, de peur d'être fouillé et privé de la consolation de donner des soins à Madame. Nous en éprouvâmes une grande, Pauline et moi, de pouvoir parler avec lui de la famille royale, et de savoir exactement des nouvelles de cette jeune princesse. Il nous parla de sa douceur au milieu de sa profonde douleur et de la patience avec laquelle elle souffrait. Il leur était si attaché, qu'il n'en parlait que les larmes aux yeux, et nous trouvions de la douceur à pleurer ensemble sur les malheurs de cette auguste famille[7]. [7] Rien de plus beau que la conduite de Brunger. Il s'était fait une petite fortune qu'il ménageait avec grand soin, ce qui lui avait donné une réputation d'avarice; mais après le 10 août, sa bourse fut constamment ouverte à tous les serviteurs de la famille royale qui n'avaient jamais dévié; et quoiqu'il eût sujet d'être mécontent du jugement qu'en partait la Reine dans un petit écrit qui se trouvait chez cette princesse, il ne lui en fut pas moins dévoué jusqu'au tombeau. Quand Madame eut quitté la France, n'écoutant que son zèle, il voulut l'aller rejoindre, quoique accablé d'infirmités, et ce ne fut que par la considération de l'embarras qu'il lui causerait, qu'on parvint à l'en dissuader. Appelé comme témoin dans le procès de notre auguste et infortunée souveraine, il se conduisit avec tout le respect qu'il lui devait, sans s'embarrasser du danger que lui faisaient courir les manières respectueuses qu'on lui reprochait d'avoir employées vis-à-vis de la famille royale quand il fut appelé au Temple pour soigner Madame. Il était si ému de la position dans laquelle il voyait la Reine, que lorsqu'on lui parla de ses correspondances secrètes avec elle pendant ses visites au Temple, il oublia de dire qu'il n'était jamais entré dans sa chambre qu'avec un municipal qui ne le quittait pas d'un instant. Cette courageuse princesse, qui sentit que cette omission pourrait lui nuire, prit alors la parole pour rappeler ce que le docteur oubliait de dire. La situation critique dans laquelle elle se trouvait ne l'empêchait pas d'écouter avec la plus grande attention ce qui pouvait intéresser les personnes qui lui étaient attachées, pour les disculper des accusations qu'on pouvait former contre elles. On lui demanda quelle était la personne qui l'avait suivie à Varennes: «Madame de Tourzel, gouvernante de mes enfants, que nous avons obligée de nous y suivre.» Quel courage dans un pareil moment! et serait-il possible de ne pas conserver un souvenir profond d'une princesse aussi dévouée à ceux qui avaient été à portée d'apprécier tant de grande et héroïques qualités? Nous eûmes aussi le bonheur de voir l'abbé Edgeworth, pendant notre petit voyage de Paris. Le récit touchant qu'il nous fit des derniers moments de notre bon roi nous fit verser bien des larmes; nous l'écoutions avec le plus profond respect, et j'ai béni mille fois le Ciel de m'avoir permis de voir cet ange consolateur. Je ne fus pas assez heureuse pour voir M. l'abbé de Malesherbes, qui était alors à Malesherbes; mais je vis madame de Senozan, sa soeur, et j'appris que le Roi, en lui demandant ce que j'étais devenue, lui articula ces propres paroles qu'il me fit transmettre à Abondant: «Je désirerais que vous pussiez me donner des nouvelles de madame de Tourzel. Elle m'a tout sacrifié, et j'éprouverais une grande consolation si vous pouviez lui faire savoir combien j'ai été sensible à son attachement.» Souvenir précieux qui restera toujours gravé dans ce coeur dont il avait bien voulu apprécier les sentiments dans un si cruel moment. On n'eut pas, dans la suite, pour notre pauvre petit roi les égards qu'on avait eus pour Madame. Ce jeune prince tomba malade au mois de mai, et on ne voulut pas lui donner d'autre médecin que celui des prisons. C'était heureusement Thierry, médecin du maréchal de Mouchy, ce qui me donna la facilité de le voir, et de savoir de lui-même des nouvelles de notre cher petit prince. Il était profondément touché de la situation de la famille royale; il alla trouver Brunger pour s'informer du tempérament de l'enfant, et correspondit avec lui tout le temps de la maladie. Elle ne fut pas de longue durée, et il fut promptement rétabli. On ne peut s'empêcher de regretter que le Ciel n'en ait pas alors disposé; il lui aurait épargné les mauvais traitements qu'il éprouva, et l'affreuse captivité où il fut réduit, lors de sa séparation de la famille royale: barbarie sans exemple et qui l'a conduit au tombeau. Il est impossible d'exprimer ce que nous souffrîmes quand nous apprîmes que le jeune roi avait été enlevé à la Reine, pour être mis dans l'appartement du Roi son père, sous la garde d'un nommé Simon, homme atroce et qui avait donné sa mesure au Temple, le jour où il y fut de garde comme commissaire. Je voyais jour et nuit ce pauvre petit prince seul dans cet affreux séjour, malgré sa jeunesse, ses grâces et tout ce qu'il avait de propre à exciter la pitié d'un être moins féroce, maltraité, menacé et dans un désespoir affreux. Je me représentais la profonde douleur dont était pénétrée la famille royale; et les larmes me venaient continuellement aux yeux en regardant le portrait de ce cher petit prince, que j'ai toujours porté sur moi depuis le moment de notre séparation. Nous n'étions pas encore au comble du malheur, et nous ne l'éprouvâmes que trop quand nous apprîmes que la Reine avait été conduite à la Conciergerie. Nous ne pouvions penser sans effroi aux suites de cette effroyable mesure; mais tant qu'existent encore les personnes qui nous sont chères, il reste toujours un rayon d'espérance, que fait bien connaître le sentiment que l'on éprouve quand elles ne sont plus. Nous en fîmes la triste expérience en apprenant la fin héroïque de cette illustre et courageuse princesse. Je ne puis exprimer tout ce qui se passa alors dans mon âme; la douleur de sa perte, l'inquiétude pour tout le reste de la famille royale me causa un si violent désespoir, que j'en pensai perdre la tête, et je n'aspirais qu'à rejoindre ceux dont la perte nous affligeait si sensiblement. Le Ciel en décida autrement, et nous sauva comme par miracle des dangers que nous courûmes sous le régime de la Terreur, dans les diverses prisons où nous fûmes conduits au mois de mars 1794, et dont nous ne sortîmes qu'à la fin du mois d'octobre de la même année, trois mois après la mort de Robespierre. Nous eûmes encore la douleur de pleurer Madame Élisabeth, cet ange de courage et de vertu. Elle était le soutien, l'appui et la consolation de Madame. Nous étions dans la plus vive inquiétude de cette jeune princesse. Nous nous représentions ce coeur si sensible, seule dans cette horrible tour, livrée à elle-même, sans consolation, et au milieu des peines les plus vives que le coeur puisse ressentir. Les nôtres étaient déchirés en pensant à sa situation et à celle de notre cher petit prince, traités l'un et l'autre avec une barbarie sans exemple, et privés même de la douceur de pleurer ensemble sur les malheurs dont ils étaient accablés. Non, nous n'avons jamais pensé à nous plaindre; nous étions trop occupés de celui du jeune roi et de Madame. Quand nous fûmes sortis de prison, et que nous eûmes un peu plus de liberté, nous cherchâmes à avoir de leurs nouvelles; mais on gardait un tel silence sur leur situation, que l'on ne pouvait former que des conjectures souvent démenties par les événements. M. Hue faisait l'impossible pour apprendre quelque chose sur ce qui les concernait, et venait ensuite, avec une obligeance extrême, me faire part de ce qu'il avait appris. Mais, malgré tous ses soins, il était si peu instruit de leur véritable situation, qu'il m'assura, huit jours avant la mort du jeune roi, qu'il était alors bien portant. J'appris ce cruel événement hors de chez moi et sans aucune préparation. Je tombai alors dans un profond abattement; tout me devint indifférent, et je ne sortis de cet état que lorsque j'appris que l'Assemblée avait laissé mettre quelqu'un auprès de Madame. Mon attachement pour elle me rendit des forces, et je me déterminai à faire toutes les démarches nécessaires afin d'obtenir, pour Pauline et pour moi, la faveur de partager de nouveau la captivité de cette jeune princesse. On m'indiqua un député nommé Pémartin, qu'on m'assura être un homme sensible, touché de sa situation et qui me donnerait de bons conseils sur la conduite à tenir pour parvenir à notre but. J'allai chez lui avec Pauline, et nous le trouvâmes tel qu'on nous l'avait dépeint. Il n'avait malheureusement aucun crédit, et ne put que nous indiquer les personnes auxquelles il fallait s'adresser. Il nous nomma Cambacérès, Bergoin, Gauthier de l'Ain et Boudin, tous membres du Comité de salut public. Les deux derniers, chargés de la partie de la police de ce Comité, étaient les plus influents. Nous commençâmes par aller chez Boudin, dont nous tirerions meilleur parti que des autres. J'appris avec plaisir qu'il n'avait pas voté la mort du Roi, et je m'en serais bien doutée à la manière dont il nous reçut. Il nous écouta avec attention, parut touché des malheurs de Madame, et je ne doute pas que nous n'eussions obtenu cette permission si elle avait uniquement dépendu de lui; mais malheureusement son collègue Gauthier avait plus de crédit que lui. Il nous reçut d'abord assez bien, ainsi que Cambacérès et Bergoin; mais ce dernier et Gauthier devinrent plus difficiles lorsqu'il fut question de l'échange de Madame. Ils commencèrent par élever quelques difficultés, qui augmentèrent encore quand M. de Chantereine, employé à la police, demanda pour sa femme ce que nous sollicitions avec tant d'ardeur. Ce Gauthier de l'Ain, qui la protégeait probablement, nous mit très-durement à la porte de son cabinet, quand nous revînmes chez lui, et nous laissa voir clairement, par le peu d'honnêteté avec lequel il nous traita, que nous n'avions plus rien à espérer; et nous apprîmes peu de jours après que madame de Chantereine avait été mise auprès de Madame. Nous ne perdîmes pas encore toute espérance, et nous nous occupâmes d'obtenir au moins la permission de la voir au Temple, puisqu'il n'y avait plus moyen de nous y enfermer. Nous retournâmes chez Boudin, qui nous laissa entrevoir la possibilité d'y réussir, et nous engagea à avoir un peu de patience et à ne pas nous décourager. Nous fûmes deux mois sans rien obtenir, au bout desquels une dame, que je ne connaissais pas, vint me trouver, et m'offrit de me faire avoir la permission d'entrer au Temple pour voir Madame, si je voulais l'y employer. Elle me dit qu'étant en mesure de me rendre ce service, elle s'en était fait un plaisir; mais que lui ayant été dit que j'avais renoncé à l'idée d'aller au Temple, elle était au moment d'abandonner ses démarches; que ne pouvant cependant pas me soupçonner capable d'une pareille indifférence, elle avait voulu s'en assurer par elle-même, et que tel était l'objet de sa visite. On jugera facilement de la vivacité avec laquelle je l'en dissuadai, et lui demandai de me procurer un bonheur auquel j'attachais tant de prix, et dont j'aurais une reconnaissance éternelle. Je la priai seulement de me permettre de prévenir Boudin, qui avait été trop bien pour nous pour risquer de nous en faire un ennemi. Elle y consentit, et revint le soir même me dire que la permission était accordée et que je pouvais me la faire délivrer dès le lendemain. Je lui demandai comment je pourrais lui témoigner ma reconnaissance. Elle me répondit qu'elle était trop heureuse de pouvoir faire une chose qui devait être agréable à Madame; qu'elle partait dans deux jours pour la Normandie, et qu'elle ne me demandait qu'un petit mot d'écrit quand j'aurais vu Madame, pour lui marquer ma satisfaction du bonheur qu'elle m'avait procuré, et qu'elle le viendrait chercher elle-même. Elle ne voulut pas me dire son nom, vint chercher le petit mot d'écrit, et je n'en ai jamais entendu parler depuis. Nous allâmes, dès le lendemain, chez Boudin, et lui dîmes qu'on nous avait assuré que si nous renouvelions nos démarches auprès du Comité de salut public, nous pouvions espérer de voir Madame. Il nous dit que c'était vrai, et nous conseilla de nous adresser de nouveau à Gauthier de l'Ain, qui nous accorderait sur-le-champ la permission d'entrer au Temple. Nous étions à onze heures du matin au Comité de salut public, où Gauthier nous la remit lui-même. Elle nous donnait la faculté d'entrer au Temple trois fois par décade, et il nous fut enjoint de la laisser entre les mains des gardiens de Madame au Temple. Je demandai à Gauthier si Madame avait connaissance de toutes les pertes qu'elle avait faites; il nous dit qu'il n'en savait rien; et nous eûmes tout le long du chemin, du Comité, qui se tenait à l'hôtel de Brienne, jusqu'au Temple, l'inquiétude d'avoir peut-être à lui apprendre qu'elle avait perdu tout ce qui lui restait de plus cher au monde. En arrivant au Temple, je remis ma permission aux deux gardiens de Madame, et je demandai à voir madame de Chantereine en particulier. Elle me dit que Madame était instruite de tous ses malheurs, qu'elle nous attendait et que nous pouvions entrer. Je la priai de dire à Madame que nous étions à la porte. Je redoutais l'impression que pouvait produire sur cette princesse la vue des deux personnes qui, à son entrée au Temple, accompagnaient ce qu'elle avait de plus cher au monde, et dont elle était réduite à pleurer la perte; mais heureusement la sensibilité qu'elle éprouva n'eut aucune suite fâcheuse. Elle vint à notre rencontre, nous embrassa tendrement, et nous conduisit à sa chambre, où nous confondîmes nos larmes sur les objets de ses regrets. Elle ne cessa de nous en parler, et nous fit le récit le plus touchant et le plus déchirant du moment où elle se sépara du Roi son père, dont elle était si tendrement aimée, et auquel elle était si attachée. Je ne puis ajouter au récit de Cléry qu'un trait, qui peint la grandeur d'âme de ce prince et son amour pour son peuple. Je laisse parler Madame. «Mon père, avant de se séparer de nous pour jamais, nous fit promettre à tous de ne jamais penser à venger sa mort; et il était bien assuré que nous regarderions comme sacré l'accomplissement de sa dernière volonté. Mais la grande jeunesse de mon frère lui fit désirer de produire sur lui une impression encore plus forte. Il le prit sur ses genoux et lui dit: «Mon fils, vous avez entendu ce que je viens de dire; mais comme le serment est encore quelque chose de plus sacré que les paroles, jurez, en levant la main, que vous accomplirez la dernière volonté de votre père.» Mon frère lui obéit fondant en larmes, et cette bonté si touchante fit encore redoubler les nôtres.» On ne peut rien ajouter à une semblable réflexion dans un pareil moment. Nous avions laissé Madame faible et délicate, et en la revoyant au bout de trois ans de malheurs sans exemple, nous fûmes bien étonnées de la trouver belle, grande et forte, et avec cet air de noblesse qui fait le caractère de sa figure. Nous fûmes frappées, Pauline et moi, d'y retrouver des traits du Roi, de la Reine, et même de Madame Élisabeth. Le Ciel, qui la destinait à être le modèle de ce courage qui, sans rien ôter à la sensibilité, rend cependant capable de grandes actions, ne permit pas qu'elle succombât sous le poids de tant de malheurs. Madame en parlait avec une douceur angélique; nous ne lui vîmes jamais un seul sentiment d'aigreur contre les auteurs de tous ses maux. Digne fille du Roi son père, elle plaignait encore les Français, et elle aimait toujours ce pays où elle était si malheureuse; et sur ce que je lui disais que je ne pouvais m'empêcher de désirer sa sortie de France pour la voir délivrée de son affreuse captivité, elle me répondit avec l'accent de la douleur: «J'éprouve encore de la consolation, en habitant un pays où reposent les cendres de ceux que j'avais de plus cher au monde.» Et elle ajouta, fondant en larmes et du ton le plus déchirant: «J'aurais été plus heureuse de partager le sort de mes bien-aimés parents que d'être condamnée à les pleurer.» Qu'il était douloureux et touchant en même temps d'entendre s'exprimer ainsi une jeune princesse de quinze ans, qui, dans un âge où tout est espoir et bonheur, ne connaissait encore que la douleur et les larmes! Elle nous parla avec attendrissement du jeune roi son frère, et des mauvais traitements qu'il essuyait journellement. Ce barbare Simon le maltraitait pour l'obliger à chanter la _Carmagnole_ et des chansons détestables, de manière que les princesse pussent l'entendre; et quoiqu'il eût le vin en horreur, il le forçait d'en boire lorsqu'il voulait l'enivrer. C'est ce qui arriva le jour où il lui fit dire devant Madame et Madame Élisabeth les horreurs dont il fut question dans le procès de notre malheureuse reine. A la fin de cette scène atroce, le malheureux petit prince, commençant à se désenivrer, s'approcha de sa soeur, et lui prit la main pour la baiser; l'affreux Simon, qui s'en aperçut, lui envia cette légère consolation et l'emporta sur-le-champ, laissant les princesses dans la consternation de ce dont elles venaient d'être témoins. Je ne pus m'empêcher de demander à Madame comment avec tant de sensibilité, et dans une si affreuse solitude, elle avait pu supporter tant de malheurs. Rien de si touchant que sa réponse, que je ne puis m'empêcher de transcrire: «Sans religion, c'eût été impossible; elle fut mon unique ressource, et me procura les seules consolations dont mon coeur pût être susceptible; j'avais conservé les livres de piété de ma tante Élisabeth; je les lisais, je repassais ses avis dans mon esprit, je cherchais à ne m'en pas écarter et à les suivre exactement. En m'embrassant pour la dernière fois et m'excitant au courage et à la résignation, elle me recommanda positivement de demander que l'on mit une femme auprès de moi. Quoique je préférasse infiniment ma solitude à celle que l'on y aurait mise alors, mon respect pour les volontés de ma tante ne me permit pas d'hésiter. On me refusa, et j'avoue que j'en suis bien aise. «Ma tante, qui ne prévoyait que trop le malheur auquel j'étais destinée, m'avait accoutumée à me servir seule et à n'avoir besoin de personne. Elle avait arrangé ma vie de manière à en employer toutes les heures: le soin de ma chambre, la prière, la lecture, le travail, tout était classé. Elle m'avait habituée à faire mon lit seule, me coiffer, me lacer, m'habiller, et elle n'avait, de plus, rien négligé de ce qui pouvait entretenir ma santé. Elle me faisait jeter de l'eau pour rafraîchir l'air de ma chambre, et avait exigé, en outre, que je marchasse avec une grande vitesse pendant une heure, la montre à la main, pour empêcher la stagnation des humeurs.» Ces détails si intéressants à entendre de la bouche même de Madame nous faisaient fondre en larmes; nous admirions le courage de cette sainte princesse et cette prévoyance qui s'étendait sur tout ce qui pouvait être utile à Madame. Elle fut la consolation de son auguste famille et nommément de la Reine, qui, moins pieuse qu'elle en entrant au Temple, eut le bonheur d'imiter cet ange de vertu. Non contente de s'occuper de ceux qui lui étaient chers, elle employa ses derniers moments à préparer à paraître devant Dieu les personnes condamnées à partager son sort; et elle exerça la charité la plus héroïque jusqu'à l'instant où elle alla recevoir les récompenses promises à une vertu aussi éclatante et aussi éprouvée que l'avait été celle de cette vertueuse et sainte princesse. Madame eut bien de la peine à se persuader qu'elle en était privée pour toujours. Elle n'avait jamais pu croire qu'on pût pousser la fureur jusqu'à attenter aux jours d'une princesse qui ne pouvait avoir eu aucune part au gouvernement et dont on respectait tellement la vertu, qu'un profond silence l'accompagna de la Conciergerie jusqu'à la barrière de Monceaux. Il n'en était pas de même de la Reine; elle l'avait vue trop en butte aux méchancetés; on redoutait trop son courage et son titre de mère du jeune roi, pour qu'elle pût se flatter de se retrouver un jour entre ses bras. Aussi ses adieux furent-ils déchirants. Cette jeune princesse, depuis sa séparation d'avec Madame Élisabeth, passa près de quinze mois seule, livrée à sa douleur et aux plus tristes réflexions, n'ayant d'autre livre que les voyages de La Harpe, qu'elle lut et relut plusieurs fois, manquant de tout, ne demandant rien, et raccommodant elle-même jusqu'à ses bas et ses souliers. Elle fut visitée quelquefois par des commissaires de la Convention; ses réponses furent si courtes et si laconiques, qu'ils ne prolongeaient pas la visite. Il semblait que le Ciel eût imprimé sur elle le sceau de sa protection, car ils éprouvaient tous un sentiment de respect dont aucun ne s'écarta un seul instant. Quand elle entendait battre la générale, elle éprouvait un rayon d'espérance; car, dans sa triste situation et sans crainte de la mort, tout changement ne pouvait que lui être favorable. Elle se crut un jour au bout de ses peines, et vit arriver la mort avec le calme de l'innocence et de la vertu. Elle se trouva mal jusqu'à perdre connaissance, et se réveilla comme d'un profond sommeil, sans savoir combien de temps elle était restée dans ce triste état. Malgré tout son courage, elle nous avoua qu'elle était si fatiguée de sa profonde solitude, qu'elle se disait à elle-même: «Si l'on finit par mettre auprès de moi une personne qui ne soit pas un monstre, je sens que je ne pourrai m'empêcher de l'aimer.» Dans cette disposition, elle vit arriver avec plaisir au Temple madame de Chantereine. Celle-ci ne manquait pas d'esprit et paraissait avoir reçu de l'éducation. Elle savait l'italien, ce qui avait été agréable à Madame, à qui on l'avait fait apprendre pendant son éducation. Elle était adroite et brodait bien, ce qui était une ressource pour cette jeune princesse, à qui elle donnait des leçons de broderie. Mais, élevée dans une petite ville de province, dans la société de laquelle elle brillait, elle y avait pris un ton de suffisance et une si grande idée de son mérite, qu'elle croyait devoir être le mentor de Madame, et prendre avec elle un ton de familiarité dont la bonté de cette princesse l'empêchait de s'apercevoir. Nous cherchions, Pauline et moi, à lui montrer le respect qu'elle lui devait par celui que nous lui témoignions; mais ce fut inutilement. Elle avait si peu d'idée des convenances, qu'elle se croyait autorisée à prendre des airs d'autorité qui nous faisaient mal à voir. Elle était, de plus, très-susceptible, aimait qu'on lui fît la cour, et nous regarda de très-mauvais oeil, quand elle vit que nous nous bornions vis-à-vis d'elle aux seuls égards de politesse. Madame l'avait prise en amitié, et lui donna les soins les plus touchants dans une violente attaque de nerfs qu'elle éprouva un jour où nous étions au Temple. Elle paraissait s'être attachée à Madame, et dans les circonstances où l'on se trouvait, on devait être heureux de voir auprès d'elle une personne qui paraissait lui être agréable et à qui on ne pouvait refuser des qualités. Elle nous laissa seules avec Madame dans les premières visites que nous rendîmes à cette princesse; mais elle se mit ensuite presque toujours en tiers avec nous, et nous la vîmes moins à notre aise, surtout après le 13 vendémiaire; car craignant alors de se compromettre, elle fut moins complaisante qu'elle ne l'avait été d'abord. Je trouvai cependant le moyen de mettre Madame au courant de ce qu'il lui importait de savoir, et de lui remettre une lettre du Roi. C'était la réponse à une lettre bien touchante que Madame lui avait écrite le lendemain du jour où je la vis pour la première fois. Le Roi lui parlait en père le plus tendre, et elle aurait bien désiré garder sa lettre, mais il n'y avait pas moyen. Je courais risque de la vie chaque fois que je me chargeais d'une de ses correspondances, et il en eût été de même si on eût trouvé chez Madame une lettre de Sa Majesté. Elle la brûla, à son grand regret, et j'éprouvai une peine sensible à lui en demander le sacrifice. J'avais écrit au Roi le lendemain du jour où j'eus le bonheur de voir Madame pour la première fois. J'en reçus une réponse pleine de bonté, que j'ai également regretté de n'avoir pu conserver. Il me chargeait de pressentir Madame sur le désir qu'il avait de lui voir épouser Mgr le duc d'Angoulême. Ce mariage s'alliait si bien à l'attachement qu'elle conservait pour son auguste famille, et même pour cette France qui l'avait si maltraitée, qu'elle y était portée d'elle-même. Un motif bien puissant pour son coeur vint encore à l'appui: c'était le voeu bien prononcé du Roi son père et de la Reine de conclure ce mariage à l'instant de la rentrée des princes, et je lui rapportai les propres paroles de la Reine, quand Leurs Majestés me donnèrent la marque de confiance de me parler de leurs projets à cet égard: «On s'est plu, me dit cette princesse, à donner à mes frères des impressions défavorables au sentiment que nous leur portons. Nous leur prouverons le contraire en donnant sur-le-champ la main de ma fille au duc d'Angoulême, malgré sa grande jeunesse, qui aurait pu nous faire désirer d'en retarder le moment.» Elle entra, de plus, dans le détail de petits arrangements qui y étaient relatifs, et dont je fis part à Madame pour confirmer la vérité de mon récit. Elle parut étonnée qu'ils ne lui en eussent jamais parlé, et je lui fis sentir que c'était une mesure de prudence de leur part de ne pas occuper son imagination de pensées de mariage, qui auraient pu nuire à l'application qu'exigeaient ses études. L'idée d'unir ses malheurs à ceux de sa famille et d'être encore utile à son pays, en prévenant les prétentions qu'aurait pu former un prince étranger à l'occasion de son mariage, fit encore une grande impression sur l'esprit de Madame. Elle me fit mille questions sur Mgr le duc d'Angoulême, auxquelles je ne pus répondre, vu l'ignorance où nous étions de ce qui se passait hors de France; car nous étions obligées, Pauline et moi, d'user d'une grande circonspection pour ne pas perdre l'espoir de l'accompagner à Vienne. Elle me demanda, dès le premier jour de notre entrée au Temple, des nouvelles de toutes les personnes qui lui avaient été attachées, ainsi qu'à la Reine et à la famille royale, et nommément des jeunes personnes qu'elle voyait chez moi. Son coeur n'oubliait rien de ce qui pouvait les intéresser. Elle était aussi sensiblement touchée de l'intérêt qu'on mettait à lui prouver l'attachement qu'elle inspirait. Les fenêtres qui donnaient sur le jardin du Temple ne désemplissaient pas à l'heure de sa promenade. On faisait de la musique dans les environs; on y chantait des romances dont on ne pouvait dissimuler qu'elle fût l'objet. Ce sentiment qu'on lui portait était une consolation pour son coeur affligé; mais, après le 13 vendémiaire, il ne fut plus possible de les exprimer aussi visiblement. Je demandai un jour à Madame si elle n'avait jamais été incommodée pendant le temps de sa profonde solitude: «Ma personne m'occupait si peu, dit-elle, que je n'y faisais pas grande attention.» Ce fut alors qu'elle nous parla de cet évanouissement dont j'ai fait mention plus haut, en y ajoutant des réflexions si touchantes sur le peu de cas qu'elle faisait de la vie, qu'on ne pouvait l'entendre sans être profondément ému. Je ne puis rappeler ces détails sans attendrissement, mais je me reprocherais de ne pas faire connaître le courage et la générosité de cette jeune princesse. Loin de se plaindre de tout ce qu'elle avait eu à souffrir dans cette horrible tour, qui lui rappelait tant de malheurs, elle n'en parlait jamais d'elle-même; et son souvenir ne put jamais effacer de son coeur l'amour d'un pays qui lui fut toujours cher. Elle nous dit qu'après le 9 thermidor on eut plus d'attentions pour elle. On chargea du soin de sa personne et de celle du jeune roi un nommé Laurent, qui fut mieux pour elle que pour lui, car le sort du jeune prince ne fut véritablement amélioré que lorsqu'il eut été remplacé par Lasne et Gomin, que l'on nomma commissaires du Temple. Ils trouvèrent ce malheureux petit prince dans un état affreux, et dans les détails duquel je ne me sens pas le courage d'entrer. Ils se trouvent d'ailleurs dans d'autres ouvrages où ce fait est rapporté avec beaucoup d'exactitude. Lasne était un franc soldat, loyal et sans ambition; il se bornait à répondre aux questions qu'on lui faisait, et ne parlait de Madame qu'avec le plus profond respect[8]. Gomin avait plus d'esprit que Lasne, mais moins de franchise et plus d'ambition. Il faisait sa cour à madame de Chantereine, dans l'espoir qu'elle pourrait lui être utile; et il lui avait persuadé qu'il était de très-bonne famille, quoiqu'il fût fils tout simplement du garde de madame de Nicolaï. Ces deux gardiens étaient bien pour Madame, qui se louait de leur conduite, et ils paraissaient lui être fort attachés. [8] Après le départ du Temple de Madame, on fit de ce monument une prison d'État dont Lasne fut nommé concierge. Tous les prisonniers s'en sont généralement loués, malgré son exactitude à remplir les fonctions de sa place. Je n'en fus pas étonnée d'après sa conduite à mon égard, dont je rendrai compte dans le courant de ces Mémoires. J'interromps un moment ce qui regarde Madame pour parler de ce que j'appris au Temple concernant le jeune roi, dont je parlais souvent à Gomin et à Lasne, et je joindrai à ces détails le récit de sa mort et des précautions que je pris pour m'assurer de sa réalité, dont je ne puis conserver le plus léger doute. Il me paraît utile d'en donner la preuve à ceux qui liraient ces Mémoires. Gomin me dit que, lorsqu'on leur avait remis le jeune prince entre les mains, il était dans un état d'abandon qui faisait mal avoir, et dont il éprouvait les plus fâcheux inconvénients. Il était tombé dans un état d'absorbement continuel, parlant peu, ne voulant ni marcher ni s'occuper de quoi que ce pût être. Il avait cependant quelques éclairs de génie surprenants. Il aimait à quitter sa chambre, et on lui faisait plaisir quand on le portait dans la chambre du Conseil et qu'on l'asseyait auprès de la fenêtre. Le pauvre Gomin, qui, malgré sa bonne volonté, ne s'entendait pas au soin des malades, ne s'aperçut pas d'abord que cet état d'absorbement tenait à une maladie dont le pauvre petit prince était atteint, et qui était la suite des mauvais traitements, du défaut d'air et d'exercices plus nécessaires à cet enfant qu'à tout autre; car, en parlant de la beauté de son visage qui s'est conservée au delà même de sa vie, il faisait l'éloge de deux petites pommes rouges qu'il avait sur les joues, et qui n'annonçaient que trop la fièvre interne qui le consumait. Il ne tarda cependant pas à s'apercevoir qu'il avait des grosseurs à toutes les articulations, et il demanda à plusieurs reprises qu'on lui fît voir un médecin. On ne tint aucun compte de ses instances, et on ne lui envoya Dussault, chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, que lorsque les secours lui étaient devenus totalement inutiles. Dussault éprouva la plus vive émotion en voyant l'état déplorable où était réduit cet auguste et malheureux enfant. Il avait le plus grand désir de le rappeler à la vie et y employait tous ses soins. Il n'avait que cette pensée dans l'esprit, ne dormait ni jour ni nuit, et passait tout son temps à chercher s'il ne pourrait trouver quelque moyen d'y parvenir. Son imagination s'échauffa tellement, que sa santé s'en ressentit. Il éprouva une fonte d'humeur considérable. La crainte de se voir remplacer par un individu qui ne partagerait pas ses sentiments lui fit prendre les moyens de l'arrêter; ses humeurs s'enflammèrent, et il fut atteint d'une dysenterie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Pelletan, qui lui succéda dans la place de chirurgien-major de l'Hôtel-Dieu, fut envoyé au Temple pour le remplacer. L'enfant était mourant; il ne put qu'adoucir ses souffrances, et peu de jours après le jeune roi n'existait plus. Ne pouvant soutenir l'idée d'une perte qui m'était aussi sensible, et conservant quelques doutes sur sa réalité, je voulus m'assurer positivement s'il fallait perdre tout espoir. Je connaissais depuis mon enfance le médecin Jeanroi, vieillard de plus de quatre-vingts ans, d'une probité peu commune et profondément attaché à la famille royale. Il avait été choisi pour assister à l'ouverture du corps du jeune roi; et pouvant compter sur la vérité de son témoignage comme sur le mien propre, je le fis prier de passer chez moi. Sa réputation l'avait fait choisir par les membres de la Convention pour fortifier de sa signature la preuve que le jeune roi n'avait point été empoisonné. Ce brave homme refusa d'abord de se rendre au Temple pour constater les causes de sa mort, les avertissant que, s'il apercevait la moindre trace de poison, il en ferait mention au risque même de sa vie: «Vous êtes précisément l'homme qu'il nous est essentiel d'avoir, lui dirent-ils, et c'est pour cette raison que nous vous avons préféré à tout autre.» Ils n'avaient pas eu besoin d'employer le poison; la barbarie de leur conduite vis-à-vis d'un enfant de cet âge devait immanquablement le conduire au tombeau. Sa bonne constitution prolongea son supplice; la malpropreté dans laquelle on le laissait volontairement, et le défaut d'air et d'exercices, lui avaient dissous le sang et vicié toutes les humeurs. Ce jeune prince, que j'avais quitté dans un état si frais et si sain, était dans un état affreux, suite nécessaire de la cruelle vie à laquelle des êtres aussi corrompus qu'impitoyables l'avaient condamné. Sa jeunesse, sa beauté et ses grâces n'avaient pu attendrir la dureté de leurs coeurs. Je demandai à Jeanroi s'il l'avait bien connu avant son entrée au Temple. Il me dit qu'il l'avait vu rarement, et ajouta, les larmes aux yeux, que la figure de cet enfant, dont les ombres de la mort n'avaient point altéré les traits, était si belle et si intéressante, qu'elle était toujours présente à sa pensée, et qu'il reconnaîtrait parfaitement le jeune prince si on lui en montrait un portrait. Je lui en fis voir un frappant que j'avais heureusement conservé. «On ne peut s'y méprendre, dit-il, fondant en larmes, c'est lui-même, et on ne peut le méconnaître.» Ce témoignage fut encore fortifié par celui de Pelletan, qui, appelé chez moi en consultation quelques années après la mort de Jeanroi, fut frappé de la ressemblance d'un buste qu'il trouva sur ma cheminée avec celle de ce cher petit prince, et quoiqu'il n'eût aucun signe qui pût le faire reconnaître, il s'écria en le voyant: «C'est le Dauphin; ah! qu'il est ressemblant!» et il répéta le propos de Jeanroi: «Les ombres de la mort n'avaient point altéré la beauté de ses traits.» Il ajouta qu'il ne l'avait vu que bien peu, qu'il était mourant, insensible à tout, excepté aux soins qu'on lui rendait, dont il était encore touché. Il m'était impossible de former le plus léger doute sur le témoignage de deux personnes aussi recommandables. Il ne me restait plus qu'à pleurer la mort de mon cher petit prince. Je le fis encore avec plus de certitude, lorsque le hasard me fournit une dernière preuve, qu'on pouvait regarder comme irrécusable, même avant le témoignage de Pelletan. Madame nous offrit un jour de nous mener dans l'appartement du Roi; elle y entra, suivie de Pauline, avec un saint respect. La perte du jeune roi était encore si récente, que je ne me sentis pas le courage de revoir un lieu où il avait tant souffert, et je priai Madame de me permettre de ne l'y pas accompagner. J'entrai dans les appartements de la petite tour, et je fus bien aise de ne pas avoir eu la même faiblesse. Après avoir revu les lieux que Pauline et moi avions quittés avec tant de regrets, Madame nous mena à la bibliothèque, et nous y passâmes l'après-midi. Elle se mit à causer avec Pauline et me dit: «Si vous aviez la curiosité de feuilleter le registre qui est sur cette table, vous y verriez le compte rendu par les commissaires depuis notre entrée au Temple.» Je ne me fis pas prier et je me mis sur-le-champ à feuilleter et à examiner ce registre. J'y vis, jour par jour, les comptes rendus à la Convention sur les augustes prisonniers. Ils ne me confirmèrent que trop qu'on ne pouvait raisonnablement conserver le plus léger espoir sur la vie du jeune roi. Comme je craignais que le temps me manquât, je m'attachai d'abord à examiner ce qui regardait notre jeune roi. J'y vis tous les progrès de sa maladie, les détails de ses derniers moments, et même ceux qui concernaient sa sépulture[9]. Quand j'eus fini cette triste lecture et que je commençais à reprendre ce qui concernait la famille royale, Gomin entra dans la bibliothèque, et me voyant le registre entre les mains, il s'emporta violemment, me reprocha très-aigrement l'imprudence de ma conduite, et me menaça de s'en plaindre. Madame, avec sa bonté ordinaire, s'avoua coupable de m'avoir donné le registre, et lui dit qu'il lui ferait de la peine de pousser les choses plus loin. La peur de se compromettre lui tournait la tête, et il appela son confrère Lasne pour savoir s'il pouvait accéder à ce que Madame désirait. Lasne lui conseilla de ne rien faire qui pût lui faire de la peine, et de se contenter de me faire promettre de ne dire à personne que j'eusse vu le registre et rien de ce qu'il pouvait contenir. J'ai tenu fidèlement ma promesse jusqu'au moment où parut ce dernier petit imposteur qui se disait M. le Dauphin, et où je crus utile de confondre son imposture par le récit de tout ce que je viens d'écrire de relatif à notre jeune roi. Il ne pouvait plus d'abord y avoir d'inconvénient pour Lasne et pour Gomin, et je n'ai jamais compris comment ce dernier avait été si affligé de me voir lire un registre qui n'était qu'à son avantage, puisqu'il prouvait évidemment qu'il n'avait rien négligé pour procurer au jeune prince les secours qui lui ont été si constamment refusés. [9] Le curé de Sainte-Marguerite, feu M. Dubois, m'a dit plusieurs fois, et nommément peu de temps avant sa mort, que le suisse de cette paroisse, qui avait été témoin de l'inhumation du jeune roi, ainsi que les porteurs du corps et le fossoyeur, pouvaient donner des renseignements précis sur l'endroit du cimetière où reposaient les cendres du jeune roi. Sa mort avait fait une grande sensation, et avait opéré un changement sensible dans l'opinion publique, qui en accusait les conventionnels. Inquiets de leur sort, si la France renouvelait la majorité de ses députés, ils proposèrent de décréter que leur renouvellement ne se ferait que par tiers. Cette proposition fut débattue, et le décret qu'ils prononcèrent pour son admission ne passa que par une fraude manifeste. Mais n'étant plus assez forts pour se livrer à leur génie persécuteur, ils nous laissaient assez tranquilles. Je profitai de ce calme pour faire regarder ma permission de rentrer au Temple comme de trois fois par semaine, au lieu de décade, et nous y allâmes ainsi régulièrement jusqu'au 13 vendémiaire, où il devint nécessaire de nous renfermer strictement dans la lettre de la permission qui nous avait été accordée. Le mouvement qui existait dans Paris dès le commencement de cette journée, et qui était la suite de celui qu'il y avait eu la veille dans toutes les sections de cette ville, nous décida, Pauline et moi, à aller au Temple pour nous trouver auprès de Madame à tout événement[10]. [10] Paris se trouvait alors, ainsi que toute la France, excédé du joug de la Convention, et il se serait estimé heureux de se retrouver sous le gouvernement de son souverain légitime. Les sections de Paris se montrèrent même avec plus de courage qu'on n'en aurait osé attendre; mais comme il n'y avait pas d'ensemble dans leur conduite, ni personne qui pût en imposer de manière à réunir tous les esprits sous une même direction, cette bonne volonté devint inutile. Il est hors de doute que s'il y eût eu un chef pour diriger ce mouvement, la contre-révolution se serait opérée par la France elle-même et sans le secours de personne. On m'a assuré qu'à cette époque Pichegru avait offert à Mgr le prince de Condé de venir (mais seul) prendre le commandement de son armée, dont il pourrait disposer autrement, voulant avoir à lui seul l'honneur de la Restauration; mais ce prince, qui ne connaissait pas assez Pichegru pour s'y fier totalement, n'osa risquer de quitter la sienne, et nous perdîmes une des plus belles occasions qui se soient présentées pendant le cours de cette malheureuse révolution. Nous étions, ainsi qu'elle, dans une grande agitation, n'osant nous livrer à l'espérance, lorsque Gomin vint nous avertir qu'on tirait le canon, et qu'étant monté sur la plate-forme de la Tour, il y avait entendu une grande fusillade. Il devenait évident, puisque nous n'entendions parler de rien, que les événements n'étaient pas en notre faveur, et Gomin nous fit observer qu'il serait imprudent d'attendre la nuit fermée pour rentrer chez nous. Nous reculions toujours, ne pouvant nous déterminer à quitter Madame; il fallut cependant bien nous décider. Elle nous dit adieu bien tristement, pensant aux malheurs que pourrait occasionner cette fatale journée, et nous lui promîmes de revenir le lendemain, pour peu qu'il y en eût de possibilité. Nous cheminâmes en silence, et dans une grande inquiétude sur ce qui se passait dans les rues de Paris. Nous ne vîmes rien d'effrayant jusqu'à la place de Grève, où il y avait une foule énorme qui se pressait et s'étouffait pour se sauver plus vite. Nous demandâmes à un homme qui paraissait plus calme que les autres si nous pouvions passer les ponts sans danger pour retourner au faubourg Saint-Germain. Il nous conseilla de nous éloigner des quais, de passer promptement le pont Notre-Dame, et de nous enfoncer dans l'intérieur de Paris. Le passage du pont était effrayant; on voyait la fumée et la lueur des canons qui ne discontinuaient pas de tirer; mais une fois rentrées dans les rues, nous ne rencontrâmes qui que ce soit. Chacun s'était renfermé dans sa maison, et nous vîmes pour la première fois dans la rue du Colombier quelques personnes rassemblées, mais qui ne purent nous dire ce qui se passait. Nous ne le sûmes qu'en arrivant chez la duchesse de Charost, ma fille, qui était dans une mortelle inquiétude de ne pas entendre parler de nous. Nous ne revînmes chez elle qu'à neuf heures du soir, et elle éprouva une grande joie de nous revoir saines et sauves. Nous retournâmes au Temple le lendemain; Madame nous vit arriver avec grand plaisir. Elle était inquiète de ce qui se passait dans la ville et de notre retour. Nous ne pûmes lui apprendre que des événements affligeants. La Convention, qui mourait de peur de voir marcher sur elle les sections, avait perdu la tête; entrait qui voulait au Comité de salut public et y donnait son avis. Bonaparte, qui avait examiné avec soin tout ce qui se passait, et qui avait vu le peu d'ordre qu'il y avait dans tous les mouvements des sections et la terreur qui régnait dans tous les esprits, promit à la Convention de faire tourner cette journée à son avantage, si elle voulait lui laisser la direction de la conduite à tenir. Elle y consentit. Il fit venir sur-le-champ des canons qu'il établit rue Saint-Honoré, et fit tirer à mitraille sur les troupes des sections et les dispersa en un moment. Ce fut l'époque du commencement de sa fortune. La frayeur et la stupeur prirent alors la place de l'espérance; les soldats insultaient les passants, et chacun frémissait des suites que pourrait avoir cette cruelle journée. Malgré le mouvement qui existait dans Paris, nous continuâmes nos courses au Temple paisiblement et sans éprouver le moindre inconvénient. Nous y allions à pied, seules et sans domestique, et nous n'en revenions qu'à la nuit, pour prolonger le plus longtemps possible le temps que nous passions avec Madame. Nous nous promenions avec elle dans le jardin, quand le temps le permettait, et nous faisions ensuite sa partie de reversi. Nous lui apportâmes un peu de tapisserie, et nous faisions tout ce qui dépendait de nous pour lui procurer un peu de distraction. Nous n'eûmes pas à nous reprocher de ne pas avoir fait toutes les démarches possibles pour parvenir à accompagner Madame à Vienne. Nous revîmes Cambacérès et tous les membres des divers comités de qui cette permission pouvait dépendre, et nous avions tout espoir de réussir, lorsque, le 8 novembre, la force armée, accompagnée de deux commissaires de police, arriva chez moi à huit heures du matin, avec ordre de m'arrêter; et ne m'y trouvant point, les deux commissaires s'établirent dans ma chambre jusqu'à mon retour. J'étais sortie de très-bonne heure, et je rentrais tranquillement pour déjeuner, lorsque la femme de notre suisse m'avertit de ce qui se passait. Je rebroussai chemin et j'allai chez mon homme d'affaires, rue de Bagneux, petite rue dans un quartier peu fréquenté, pour me donner le temps de réfléchir sur ce qu'exigeait ma position. Je savais qu'on avait arrêté la personne qui avait la correspondance du Roi, laquelle avait dans ses papiers une lettre que j'écrivais à Sa Majesté, en lui en envoyant une de Madame. J'avais, de plus, chez moi le manuscrit de l'ouvrage de M. Hue, qui avait insisté pour que je prisse le temps de le lire, malgré l'inquiétude que je lui avais témoignée d'en être dépositaire. Tout cela me tourmentait extrêmement et me mettait dans une grande incertitude sur le parti que je devais prendre, lorsque madame de Charost, à qui j'avais trouvé moyen de faire savoir l'endroit où j'étais retirée, me fit dire qu'elle avait soustrait le manuscrit, qui était en sûreté. De son côté, mon brave homme d'affaires, qui avait été avertir M. Hue de ce qui venait d'arriver en le rassurant sur le sort de son manuscrit, m'apporta aussi l'heureuse nouvelle que la personne chargée de la correspondance du Roi avait été mise en liberté et était déjà loin de Paris. N'ayant plus rien de positif à redouter et ne voulant pas que l'on pût dire que je m'étais cachée dans le moment où j'avais l'espoir d'accompagner Madame, je revins chez moi, au risque de ce qui pouvait en arriver. Je fus avertie par d'excellentes personnes de mon quartier, que je rencontrai dans la rue, que la force armée était chez moi, et qui ne comprirent pas que je pusse volontairement m'exposer à tomber en pareilles mains. Dès que je fus de retour chez moi, les commissaires de police firent l'inventaire de mes papiers. Comme je n'en avais conservé aucun, j'étais parfaitement tranquille sur le résultat de cette mesure, et je dînai tranquillement chez moi avant de me rendre à l'hôtel de Brienne, où se tenait le Comité de salut public, qui ne s'ouvrait qu'à six heures. Mes deux filles, la duchesse de Charost et Pauline, ne voulurent point m'abandonner, et me suivirent à ce Comité, qui, quoique supprimé, continuait encore ses fonctions. On nous fit attendre une grande heure avant de m'interroger, et il n'y eut pas de moyen qu'on n'employât pour m'effrayer. C'était précisément le jour où l'on avait fait périr le pauvre Lemaître, accusé de correspondance tendant à rappeler en France la maison de Bourbon, et l'on ne m'épargna aucun des détails de cette triste journée, ajoutant que l'on userait dorénavant de la plus grande sévérité envers tous les royalistes, même pour les dames à chapeaux, ayant grand soin de me fixer en tenant ces aimables propos. Ils finirent par renvoyer mes filles, lorsque je fus prête à paraître devant ceux qui devaient m'interroger. On me fit subir un interrogatoire de plus de deux heures, et il est impossible d'imaginer des questions plus captieuses et plus sottes que celles qui formèrent la matière de cet interrogatoire. Ils me supposaient en correspondance avec l'Empereur et avec toutes les puissances qui s'intéressaient à la maison de Bourbon; ils voulaient savoir le nom de toutes les personnes que je connaissais dans Paris, et ils me firent mille questions sur ce qui concernait Madame, me demandant ce que je lui disais lorsque j'étais seule avec elle, quels étaient ses occupations et ses sentiments. Ces derniers, que je leur exprimai hardiment, ne pouvaient que les faire rougir. Ils étaient enragés de ne pouvoir me prendre en défaut. Plusieurs me menaçaient, et un d'entre eux, plus violent que les autres, me dit en gesticulant fortement: «Vous nous guettez comme le chat guette la souris; je vais bientôt vous confondre par toutes les preuves que je vais produire contre vous.»--«Quand vous me les aurez fait connaître, lui répondis-je, je verrai ce que j'aurai à y répondre.» Ils s'arrêtaient de temps en temps pour signer des mandats d'arrêt, passant et repassant devant moi pour essayer de me troubler. N'en ayant pu venir à bout, ils terminèrent enfin ce bel interrogatoire, qu'ils trouvèrent eux-mêmes si pitoyable, qu'ils refusèrent de m'en donner la copie, quoique je fusse en droit de l'obtenir. Je fus conduite à onze heures du soir au collége des Quatre Nations, dont on avait fait une prison, et je restai trois fois vingt-quatre heures au secret. Au bout de ce temps, la nouvelle Assemblée, dont le tiers renouvelé était bien composé, demanda que l'on fît sur ma personne l'application de la nouvelle Constitution; et comme elle exigeait que sous deux ou trois fois vingt-quatre heures au plus tard le prévenu fût interrogé par le juge de paix de sa section, qui avait le droit de décider s'il y avait matière ou non à accusation, on me mena chez le juge de paix de notre section. C'était, heureusement pour moi, un honnête homme, et il se conduisit comme tel. Un des députés, qui avait assisté à mon interrogatoire, le lui apporta lui-même, et lui demanda si, sur l'exposé des faits qui en faisaient la matière, il n'y pouvait pas trouver quelque motif d'accusation. Le juge de paix lui répondit sans hésiter que c'était impossible, tant qu'on n'en produirait pas d'une autre nature. Il insista sans plus de succès; et le juge Violette, indigné, trouva moyen de me faire dire que je fusse parfaitement tranquille, que je serais renvoyée chez moi. Le député, mécontent de la réponse, parvint à faire rendre un décret qui laissait sous le joug de l'accusation toute personne saisie d'un mandat d'arrêt, quoique justifiée par son interrogatoire, jusqu'à ce que le jury d'accusation l'eût acquittée définitivement. Le juge de paix me donna copie de l'interrogatoire qu'il m'avait fait subir, et j'y vis avec douleur qu'on n'avait pas eu plus d'égards pour Madame, et que c'était sur la conformité de ses réponses avec les miennes, dans l'interrogatoire qu'on lui avait fait subir, que j'avais été mise en liberté. Je connaissais trop Madame pour avoir mis en doute sa discrétion, et je n'avais nulle inquiétude d'être compromise par ses réponses. Cette nouvelle persécution fut la suite d'une intrigue particulière, dont le but était de m'empêcher de suivre Madame à Vienne, et d'avoir un prétexte pour faire dire à l'Empereur que je n'avais pu l'y accompagner, étant sous le poids d'une accusation. Je n'en ferai pas connaître les auteurs, ce qui me regarde personnellement ne pouvant avoir d'intérêt qu'autant que cela a quelque rapport avec la famille royale. Je me doutais bien que nous ne rentrerions plus au Temple; mais comme on n'avait pas révoqué notre permission d'y entrer, nous y retournâmes, Pauline et moi, comme à l'ordinaire, quoique plusieurs personnes, par intérêt pour nous, voulussent nous en détourner, nous avertissant qu'elles avaient entendu dire que c'était bien ma faute si j'avais été arrêtée, que je ne pouvais m'en prendre qu'à l'indiscrétion de ma conduite avec Madame. Selon eux, j'exaltais son imagination, en lui donnant des idées de mariage avec Mgr le duc d'Angoulême, et mon désir de retourner près d'elle pourrait avoir des suites fâcheuses pour moi. Je me moquai de ces propos, et je me serais reproché toute ma vie de m'être condamnée moi-même à une privation aussi sensible. Arrivées au Temple, on nous fit attendre dans la loge du portier, où Gomin vint nous signifier la défense de nous y recevoir à l'avenir. Nous ne pûmes exprimer, même par écrit, à Madame les sentiments que nous éprouvions. Gomin fut seul notre interprète; et de ce moment jusqu'à son départ nous fûmes privées de toute correspondance avec elle; nous n'apprîmes son départ que par les journaux. M. Hue, qui avait obtenu la permission de l'aller rejoindre à la frontière pour rester auprès d'elle à Vienne, vint nous voir avant son départ, et se chargea de nos commissions verbales. Madame m'écrivit d'Huningue, avant de quitter la France. Je conserve précieusement cette lettre, ainsi que celle que j'en reçus de Calais, à sa rentrée en France, comme des monuments précieux de ses bontés pour moi et de la justice qu'elle n'a cessé de rendre au profond attachement que je lui ai voué jusqu'à mon dernier soupir. Quand Madame fut partie, on me conseilla de faire des démarches pour obtenir le jugement du jury d'accusation, et de m'adresser à M. Benezech, ministre de l'intérieur, qui avait été la chercher au Temple pour la remettre entre les mains de madame de Soucy et de M. Méchin, que l'Assemblée avait nommés pour la conduire à la frontière. Je saisis avec empressement cette occasion d'apprendre de lui quelques détails sur le voyage de Madame, et j'allai chez lui avec Pauline. Il nous parla de cette princesse avec le plus profond respect et en homme touché de ses malheurs et du courage avec lequel elle les supportait. Il était étonné de l'attachement qu'elle conservait pour la France et de l'impression de douleur qu'elle éprouvait en la quittant; il était encore attendri en parlant de la sensibilité avec laquelle elle remerciait les personnes qui l'avaient soignée au Temple, et de cette indulgente bonté qui n'avait conservé aucun ressentiment de tout ce qu'elle avait souffert pendant sa captivité. Elle lui laissa le sentiment d'une profonde estime. Et comment s'en défendre quand on voyait une princesse aussi jeune, capable d'aussi grands efforts sur elle-même? Elle les avait puisés dans les grands principes qui fortifièrent le grand caractère que le Ciel lui avait donné en partage. J'eus le bonheur de recevoir plusieurs lettres de Madame pendant son séjour en pays étranger, et une, entre autres, qui n'a pu être lue sans respect et sans attendrissement, même par des personnes d'une opinion douteuse, lesquelles ne pouvaient revenir de sa grandeur d'âme et de la sensibilité avec laquelle elle exprimait des sentiments si opposés à ceux que lui prêtaient les ennemis de la maison de Bourbon. Les persécutions que j'éprouvai dans la suite et que l'on fit rejaillir sur mes enfants, et notamment sur la marquise de Tourzel, ma belle-fille, et la duchesse de Charost, ma fille, ont trop peu d'intérêt pour être rappelées dans un ouvrage uniquement consacré à rendre hommage à la mémoire de nos augustes et malheureux souverains, à rappeler leurs souffrances, cette extrême bonté qui ne les abandonna jamais, et faire connaître en même temps le beau caractère qu'a développé Madame, à peine sortie de l'enfance, dans toutes les circonstances d'une vie aussi éprouvée que la sienne. FRAGMENTS Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M. l'abbé de Tressan à un de ses amis, après en avoir été témoin. 7 JUIN 1799. Je suis arrivé ici, il y a quelques jours, avec milord Folkestone; et malgré le peu de temps qui me reste pour compléter notre voyage, nous n'avons pu résister au désir d'être témoins de l'arrivée de Madame à Mittau. Les bontés du Roi nous autorisent à y rester jusqu'après le mariage de cette princesse avec Mgr le duc d'Angoulême. Il nous serait impossible de peindre tous les sentiments qui nous animent; mais, puisque tous les détails qui tiennent à cet ange consolateur intéressent la religion, l'honneur et la sensibilité de toutes les âmes honnêtes, nous allons recueillir nos souvenirs et nos pensées pour que vous puissiez leur donner quelque ordre, et nous vous prions, milord et moi, de citer de cette lettre tout ce que vous croirez capable d'inspirer les sentiments que nous éprouvons. Vous vous rappelez l'événement dirigé par le Ciel qui vint adoucir les larmes que répandait l'héritier de saint Louis, de Louis XII et de Henri IV sur les malheurs de la France et de sa famille. Quelque sérénité ne reparut sur son front qu'au moment où il apprit que Madame se rendait à Vienne; son coeur soupira plus librement lorsqu'il la vit dans cet asile; et aidé, comme il se plaît à le répéter, d'un ami fidèle, que le temps où nous vivons ne permet pas de nommer, il réunit tous ses soins et ses efforts pour obéir aux vues de la Providence, qui lui confiait le soin de veiller sur l'auguste fille de Louis XVI. Il ne resta pas un moment incertain sur le choix de l'époux qu'il désirait voir accepter par Madame. Jamais son coeur paternel et français ne put soutenir l'idée de la voir séparée de la France, quelque nécessaire qu'il parût être de lui donner un appui et de la sauver du dénûment qui la menace encore. Madame fut la première à désirer un mariage qui lui permît d'unir son sort à celui de sa famille; et, conservant dans son coeur un sentiment profond pour cette France qui l'avait rendue si malheureuse, elle y donna son approbation. Le Roi s'occupa alors uniquement d'obtenir que cette princesse vînt s'unir aux larmes, aux espérances et aux sentiments de l'héritier de son nom. Les voeux du Roi furent exaucés, Madame est dans ses bras; c'est là qu'elle réclame ses droits à l'amour des Français et qu'elle forme des voeux ardents pour leur bonheur; car de ses longs et terribles malheurs, il ne lui reste que l'extrême besoin de faire des heureux. Dès que le Roi eut levé tous les obstacles qui s'opposaient à ses désirs, il instruisit la Reine qu'il allait unir bientôt ses enfants adoptifs, et lui demanda de venir l'aider à les rendre heureux. La Reine accourut. Elle est à Mittau depuis le 4 de ce mois; elle voit tous les regards satisfaits de sa présence, et les voeux qu'elle entend former pour son bonheur lui prouvent combien les Français qui l'entourent ont de dévouement et d'amour pour leurs maîtres. Le lendemain du retour de la Reine, le Roi se mit en voiture pour aller au-devant de Madame. Une route longue et pénible n'avait point altéré ses forces; elle ne souffrait que du retard qui la tenait encore éloignée du Roi. Dès que les voitures furent un peu rapprochées, Madame commanda d'arrêter et descendit rapidement; on voulut essayer de la soutenir, mais s'échappant avec une incroyable légèreté, elle courait à travers les tourbillons de poussière vers le Roi, qui, les bras tendus, accourait pour la serrer contre son coeur. Les efforts du Roi pour la soutenir ne purent l'empêcher de se jeter à ses pieds. Il se précipita pour la relever, et on l'entendit s'écrier: «Je vous vois enfin, je suis heureuse; voilà votre enfant; veillez sur moi, soyez mon père.» Ah! Français, que n'étiez-vous là pour voir pleurer votre Roi! vous auriez senti que celui qui verse des larmes ne peut être l'ennemi de personne; vous auriez senti que vos regrets, votre repentir, votre amour, pouvaient seuls ajouter au bonheur qu'il éprouvait en ce moment. Le Roi, sans proférer une parole, serra Madame contre son sein, et lui présenta le duc d'Angoulême. Ce jeune prince, retenu par le respect, ne put s'exprimer que par des larmes, qu'il laissa tomber sur les mains de sa cousine en les pressant contre ses lèvres. On se remit en voiture, et bientôt après Madame arriva. Aussitôt que le Roi aperçut ceux de ses serviteurs qui volaient au-devant de lui, il s'écria rayonnant de bonheur: «La voilà!» et il la conduisit auprès de la Reine. A l'instant, le château retentit de cris de joie. On se précipitait; il n'existait plus de consigne, plus de séparation; il ne semblait plus y avoir qu'un sanctuaire, où tous les coeurs allaient se réunir. Les regards avides restaient fixés sur les appartements de la Reine. Ce ne fut qu'après que Madame eut présenté ses hommages à Sa Majesté, que, conduite par le Roi, elle vint se montrer à nos yeux, trop inondés de larmes pour conserver la puissance de distinguer ses traits. Le premier mouvement du Roi, en apercevant la foule qui l'environnait, fut de conduire Madame auprès de l'homme inspiré qui dit à Louis XVI: «Fils de saint Louis, montez au ciel.» Ce fut à lui le premier à qui il présenta Madame. Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le silence fut universel. A ce premier mouvement de la reconnaissance, un second succéda. Le Roi conduisit Madame au milieu de ses gardes: «Voilà, dit-il, les fidèles gardes de ceux que vous pleurez; leur âge, leurs blessures et leurs larmes vous disent tout ce que je voudrais exprimer.» Il se retourna ensuite vers nous tous, en disant: «Enfin, elle est à nous, nous ne la quitterons plus, et nous ne sommes plus étrangers au bonheur.» N'attendez pas que je vous répète nos voeux, nos pensées, nos questions; suppléez à tout le désordre de nos sentiments. Madame rentra dans son appartement pour s'acquitter d'un devoir aussi cher que juste, celui d'exprimer sa reconnaissance à S. M. l'empereur de Russie. Dès les premiers pas qu'elle avait faits dans son empire, elle avait reçu les preuves les plus nobles et les plus empressées de son intérêt, et le coeur de Madame avait senti tout ce qu'elle devait au coeur auguste et généreux auquel le Ciel a confié la puissance et donné la volonté de secourir les rois malheureux. Après avoir rempli ce devoir, Madame demanda l'abbé Edgeworth. Dès qu'elle fut seule avec ce dernier consolateur du Roi son père, ses larmes coulèrent en abondance, et les mouvements de son coeur furent si violents, qu'elle fut prête à s'évanouir. L'abbé Edgeworth effrayé voulut appeler: «Ah! laissez-moi pleurer avec vous, lui dit Madame; ces larmes en votre présence me soulagent.» Elle n'avait alors pour témoin que le Ciel et celui qu'elle regardait comme son interprète. Pas une plainte n'échappa de son coeur; M. l'abbé Edgeworth n'a vu que des larmes. C'est de lui-même que je tiens ce récit; il m'a permis de le citer; il sait que sa modestie personnelle doit céder à la nécessité de faire connaître cette âme pure et céleste. La famille royale dîna dans son intérieur, et nous eûmes à cinq heures du soir l'honneur d'être présentés à Madame. Ce fut alors seulement que nous pûmes considérer l'ensemble de ses traits. Il semble que le Ciel ait voulu joindre à la fraîcheur, à la grâce, à la beauté, un caractère sacré pour le rendre plus cher et plus vénérable aux Français, en retraçant sur sa physionomie les traits de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Ces ressemblances augustes sont si grandes, que nous sentions le besoin d'invoquer ceux qu'elle rappelait. Ces souvenirs, et la présence de Madame, semblaient unir le ciel et la terre, et toutes les fois qu'elle voudra parler en leur nom, son âme douce et généreuse forcera tous les sentiments à se modeler sur les siens. FIN DU TOME SECOND. TABLE DU TOME SECOND. CHAPITRE XIV. (1791) Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la manière de recevoir le Roi.--Arrivée et discours de ce prince à l'Assemblée.--Continuation des troubles et commencement de ceux de la Vendée.--Demande du Roi aux commandants de la marine de ne pas abandonner leurs postes.--Même demande aux officiers de la part de M. du Portail, ministre de la guerre.--Proclamation de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, pour engager les émigrés à rentrer en France.--Lettre écrite par le Roi aux ministres étrangers pour notifier aux puissances l'acceptation de la Constitution, et leur réponse à cette notification.--Changement dans le ministère.--Troubles d'Avignon 1 CHAPITRE XV. RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE 13 CHAPITRE XVI. (1791) Persécution contre les prêtres insermentés.--Injures que leur prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre eux.--Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la suite.--Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la guerre.--Démarche du Roi auprès des puissances étrangères pour faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu de succès de cette démarche.--Dénonciation contre les ministres.--Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur de la Commune. 20 CHAPITRE XVII. (1792) Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats de Châteauvieux.--Persécution contre les officiers fidèles au Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses créatures.--Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de Trèves.--Décret contre les princes frères du Roi.--Autre décret pour faire payer aux émigrés les frais de la guerre.--Empire que prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France par la terreur qu'ils inspirent.--Demande de mettre en activité la haute cour nationale.--Rapport satisfaisant de M. de Narbonne sur l'état de l'armée, et dénué de toute vérité.--Brissot déclare qu'on ne peut compter sur aucune puissance étrangère.--Crainte des Jacobins d'une médiation armée entre toutes les puissances pour le maintien de l'ordre en France.--Établissement de la garde constitutionnelle du Roi. 35 CHAPITRE XVIII. (1792) Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes les provinces du royaume.--Audace des Jacobins.--Décret d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour être jugé par la haute cour nationale.--Dénonciations journalières contre les ministres.--Le Roi reçoit leur démission et se décide à en prendre dans le parti des Jacobins.--Amnistie accordée par l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.--Son refus d'écouter aucune représentation des députés opposés aux factieux.--Suppression des professeurs de l'instruction publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et même de celui des Soeurs de la Charité. 53 CHAPITRE XIX. (1792) Continuation des troubles.--Désarmement du régiment d'Ernest par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de Marseillais.--Les Suisses rappellent ce régiment.--Mort de l'Empereur.--Assassinat du roi de Suède.--Honneurs rendus aux déserteurs de Châteauvieux.--M. de Fleurieu est nommé gouverneur de Mgr le Dauphin.--Le Roi est forcé de déclarer la guerre aux puissances.--Son début peu favorable aux Français.--L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir en France une république.--Déclamations contre les nobles et les prêtres.--Abolition des cens et rentes.--Éloignement des Suisses de Paris. 68 CHAPITRE XX. (1792) Le prétendu comité autrichien.--Le Roi dénonce cette calomnie au tribunal du juge de paix La Rivière.--Condamnation de celui-ci.--Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.--Proposition Goyer relative au mariage.--Protestation de Dumouriez contre le roi de Sardaigne.--Plaintes de la Reine contre M. de Mercy.--Son grand courage.--Louis XVI fait brûler l'édition des Mémoires de madame de la Motte.--Décret contre les prêtres insermentés.--Licenciement de la garde constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.--Pauline de Tourzel. 102 CHAPITRE XXI. (1792) Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.--Manuel et la Fête-Dieu.--Dénonciation de Chabot.--Le duc d'Orléans.--Lettre de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût connaissance.--Le Roi nomme de nouveaux ministres.--Démarche courageuse du directoire de Paris pour remédier aux maux que la lettre de M. Roland pouvait produire.--Moyens employés pour opérer un mouvement dans Paris.--Journée du 20 juin.--Suites de cette journée et menées des factieux pour hâter le renversement de la monarchie. 122 CHAPITRE XXII. (1792) Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la Constitution; son peu de succès.--Continuation des menées pour opérer la destruction de la monarchie.--Arrêté du conseil général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à la journée du 20 juin.--Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de concorde.--Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et sa famille.--Elle proclame la patrie en danger.--Changement de ministres.--Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi, l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y refuse.--L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet les insultes les plus violentes contre le Roi et sa famille.--Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait l'attachement pour la personne de Sa Majesté.--Arrivée des Marseillais.--Manifeste du duc de Brunswick.--L'Assemblée se sert de cette occasion pour exaspérer les esprits.--Péthion dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la journée du 10 août. 158 CHAPITRE XXIII. (1792) Journées des 9 et 10 août.--Le Roi se détermine à aller à l'Assemblée.--On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants pour sa personne.--La Commune de Paris se rend maîtresse de l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous renfermés au Temple.--Péthion, Manuel et plusieurs autres officiers municipaux les y conduisent.--Madame la princesse de Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et conduites à la Force.--Journées des 2 et 3 septembre.--Mort de madame la princesse de Lamballe. 206 COPIE D'UNE LETTRE Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse de Béarn, à madame la comtesse de Saint-Aldegonde, sa soeur, dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en date du 8 septembre 1792. 279 CHAPITRE XXIV. Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la situation de la famille royale en 1793.--Les démarches infructueuses que nous fîmes, Pauline et moi, pour nous enfermer au Temple avec Madame en 1795.--La permission que nous obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des visites à cette princesse.--L'espoir que l'on nous donna de raccompagner à Vienne, d'après la demande de la cour d'Autriche, espoir qui se termina par une nouvelle arrestation, une prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y refuser.--Circonstances de la mort du jeune roi Louis XVII et détails positifs que j'ai recueillis à ce sujet. 304 FRAGMENTS Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M. l'abbé de Tressan à un de ses amis, après en avoir été témoin. 345 FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND. PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL, TOME SECOND *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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