The Project Gutenberg eBook of Le Médecin des Dames de Néans

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le Médecin des Dames de Néans

Author: René Boylesve

Release date: February 20, 2009 [eBook #28124]

Language: French

Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Valérie Auroy, Carlo
Traverso and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS ***





LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS

Il a été tiré de cet ouvrage

DIX-HUIT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS
tous numérotés.

Nº 1789

RENÉ BOYLESVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
1926

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

AVERTISSEMENT
POUR LA NOUVELLE ÉDITION

À la prière de mes amis, je me décide à donner une nouvelle édition de ce roman, le premier que j'aie écrit, et qui date d'une douzaine d'années. Comme son cadet, SAINTE-MARIE-DES-FLEURS, qui fut, l'année dernière, favorablement accueilli, je republie LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS sans y changer un mot ni une virgule. Ce n'est pas que je le trouve parfait tel qu'il est!... Ce livre n'est qu'un essai de jeunesse; en l'écrivant, j'espérais à peine pouvoir le publier. Mais on m'affirme que, selon la règle générale, tous mes autres romans sont annoncés, sinon contenus, dans celui-ci: la remarque en pourra peut-être amuser au moins les curieux.

R. B.

À HUGUES REBELL

Mon cher ami, je vous dédie ce livre où, à défaut de qualités, je souhaite que votre haut et pur jugement découvre mon désir de suivre ici ces bons conteurs français pour qui nous mîmes tant de fois notre prédilection en commun. C'est d'eux que Taine a dit: «Ils effleurent le ridicule; ils se moquent sans éclat... ils ont l'air de n'y point toucher, un mot glissé montre seul le sourire imperceptible. Cela n'a rien de commun avec la franche satire qui est laide parce qu'elle est cruelle; au contraire, cela provoque la bonne humeur; on voit vite que le railleur n'est point méchant... tout son désir est d'entretenir en lui-même et en nous un pétillement d'idées agréables.»

Hélas! que je suis loin de maîtres si charmants! Je ne les rattraperai point! Mais je veux aller sur le beau chemin où ils passèrent; je veux m'exposer au soleil qui leur dora l'humeur et le teint; je cueillerai les fleurs simples qui suffirent à donner à leur bonne grâce un parfum et à leurs alentours cette saveur et cet ornement par quoi sont flattés, à la fois, un sens délicat et le naturel appétit du plaisir; enfin, je veux m'amuser librement des petits incidents invariables et même médiocres qu'ils se gardèrent de dédaigner, sachant de longtemps que rien de ce qui touche les hommes n'est jamais bien nouveau ni tout à fait fameux. Après cela, si, du haut de la côte, quelqu'un de ces aînés me voulait faire l'avantage d'un signe, tel que: «Viens çà, petit!» toute ma fatuité serait à l'aise...—Mais c'est une attitude qui n'est guère à la mode!—Mon ami, ne me dites pas cela, car mes goûts sont si ordinaires que je serais désolé de n'être pas mis comme tout le monde.

Votre

RENÉ BOYLESVE.

LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS

I

L'abbé entra sans façon, avec son élève Septime, prendre des nouvelles de madame Durosay dont toute la ville s'inquiétait à cause de la troisième visite du grand médecin.

On appelle grand médecin, à Néans, quelque confrère imposant par sa tenue, son âge ou son long exercice dans une sous-préfecture, et que s'adjoint le docteur Grandier quand le cas est grave ou le malade récalcitrant. Le grand médecin se paie fort cher et il inspire la foi qui sauve. Quelques personnes encore le font venir pour un oui ou pour un non, mais c'est par manière de faire largement les choses en face de la ville, ou de piquer M. Grandier dont les façons ne siéent pas à tout le monde.

Ces messieurs étaient déjà couverts et causaient ventre à ventre dans l'étroit corridor, quand l'abbé montra le nez qu'il portait long.

—Je suis importun, peut-être? hasarda-t-il, avec un geste de retrait, tout en refoulant la porte sur le corps fluet de Septime, pincé dans l'entre-bâillement.

—Ah! ce cher abbé!... comment donc! mais pas le moins du monde! fit souriant, gros, gras et rouge, M. Durosay. Docteur, permettez-moi de vous présenter monsieur l'abbé de Prébendes, un savant et un aimable homme, qui pourrait être évêque et remplit ici, par complaisance et par goût, les fonctions d'auxiliaire de monsieur le curé doyen et de précepteur de ce petit freluquet de Septime de Jallais que voici... Monsieur l'abbé vous dira notre façon de vivre, puisque vous y tenez; il vient tous les soirs que le bon Dieu nous donne, faire avec moi sa partie d'échecs. Ah! c'est un fort joueur!... Connaissez-vous les échecs, docteur? Moi, une fois devant mes pions, je suis là, comme en toutes choses, tout entier à la besogne; je ne vois plus, je n'entends plus rien; madame Durosay me traite de sauvage parce que je n'écoute pas ce qu'elle me peut dire en ces moments-là: je ne pourrais pas seulement fumer ma pipe, monsieur!... Eh bien! l'abbé, lui, reste aimable et galant jusqu'au fort de la partie; il me bat à plate couture, et il converse théologie et charité avec madame, tout en citant des vers latins à monsieur Septime quand il nous fait l'honneur d'accompagner son excellent maître.

—Mais n'avez-vous pas à offrir à madame, dit le grand médecin, quelque distraction, comment dirai-je? plus mouvementée, et, au point de vue de sa santé, plus efficace... que ces réunions familiales, excellentes à la vérité, mais, de par leur nature, peu fertiles en éléments de nouveauté?...

—Monsieur, nous allons aux Veulottes, une ou deux fois par semaine. C'est à deux petites lieues d'ici et Bichette nous abat encore ça sans trop rechigner, bien que les côtes soient mauvaises. Nous avons là de braves métayers; madame Durosay prend une tasse de lait au pis de la vache, fait un tour dans le clos; visite ses poiriers, ses groseilles et ses coings; et nous sommes ici pour dîner, après avoir cueilli au passage votre confrère ici présent, monsieur Grandier, que nous appelons communément Esculape.

Le grand médecin, qui s'impatientait, brusqua:

—Pas de soirées, pas de jeunes gens, pas de garnison ici... musique... réunions... promenades? non. Regrettable. Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer.

Le docteur Grandier, plus communément appelé Esculape, alla reconduire au train son illustre confrère. M. Durosay retint l'abbé par la manche et l'entraîna au jardin.

—Monsieur Septime, voulez-vous bien nous excuser une petite minute! Entrez donc au salon, il y a le dernier numéro du Magasin pittoresque.

Le gros dos à jaquette d'alpaga du notaire et les grêles épaules de l'abbé s'enfoncèrent sous une allée de tilleuls.

—Ces sommités de l'art, dit M. Durosay, sont toujours insaisissables; il faut y aller avec eux comme votre charbonnier avec la foi. Ça vous tourne, ça vous retourne, ça vous déshabille, ça vous fait dire Dieu sait quoi à cent lieues de la question... Non, vous n'avez pas idée de ce que cet homme m'a ausculté à propos de ma femme pour qui je le fais venir... Tenez, l'abbé, c'était le cas de l'interroger sur votre affection du cœur, je crois que ça n'aurait pas coûté plus cher!... Oh! mais je ne peux pas vous rapporter tout ce que ce diable d'homme avait envie de savoir sur ma vie privée, mes mœurs, mes antécédents, que sais-je? Savez-vous bien que j'ai été sur le point de lui taper sur le ventre et de l'appeler gros polisson? Ils vous prennent des airs d'arriver à leur but, quand ils sont embourbés jusqu'au nombril; et d'autres fois, avec l'air d'être embourbés, ils arrivent, n'est-ce pas? Il faut bien qu'ils arrivent à quelque chose, car vous avouerez, l'abbé, que dans le cas contraire, il serait assez godiche de leur allonger, comme je viens de le faire pour la troisième fois, les petits bleus sur la banque. Mais reconnaissons que leurs manières sont de charlatans. J'ai lu Molière, monsieur l'abbé... Voyez-vous, comme dit cet animal de Grandier, les hommes sont géniaux ou stupides, il n'y a presque pas de milieu et la plupart du temps on n'est pas fichu de savoir si c'est l'un ou l'autre qu'ils sont!

—Mais, en somme, qu'a-t-il dit de madame Durosay?

—Il a dit... il a dit... c'est une femme qui dort! Madame Durosay est une femme qui dort! nous voilà bien avancés! Pas une ordonnance. L'air des montagnes, du mouvement, de la distraction! Le diable m'emporte s'il n'a pas parlé de militaires en s'en allant! Que voulez-vous? Je ne peux ni m'accoutrer en carabinier, ni faire venir la troupe, ni faire pousser les montagnes... Les aller chercher? Eh bien, et mon étude? Mais ça ne s'est jamais fait; il n'y a pas un notaire de Néans qui ait mené sa femme dans les montagnes; on a longtemps vécu sans montagnes! Hein! était-ce commode autrefois; le brave médecin, la petite trousse, l'apothicaire, et tout était dit: nos bonnes femmes de mamans retrottinaient comme devant, dans le pays plat... Tenez, j'ai envie d'organiser trois voyages aux Veulottes par semaine, au lieu de deux. Qu'en pensez-vous, l'abbé? Vous viendrez avec nous, Septime viendra avec nous, Esculape viendra avec nous; nous installerons un jeu quelconque, un tennis!...

—Monsieur Septime, monsieur Septime! une bonne nouvelle!

M. Durosay criait la bonne nouvelle en ouvrant la porte du salon qu'il s'étonna de trouver dans l'obscurité complète, pensant que Septime avait ouvert les volets, pour regarder le Magasin pittoresque. Mais il aperçut toute la longueur de Septime sur le divan dans la mollesse des coussins. Il tenait une brochure non coupée à la main et il était parfaitement inerte.

—Septime, dit l'abbé, je vous ai défendu de rester dans l'obscurité et de demeurer sans rien faire. Vous savez que je suis autorisé par votre père à vous mettre à scier le bois. Je m'y verrai obligé; gare à vous!

—À son âge, monsieur l'abbé, dit le notaire, j'abattais des arbres. Ma manie, mon bonheur était d'abattre des arbres, et les plus gros, les plus forts! Un été, mon père nous envoya, ma mère et moi, à la campagne, passer trois semaines. Je m'occupai à y abattre les arbres. Il y en avait une vraie forêt. Je commençai par ceux qui étaient morts. Ma mère m'admirait. Après je passai aux vivants, aux touffus. Je ne savais pas, moi, ce que c'était que me reposer à l'ombre: j'étais toujours à faire des courses au soleil. Je coupai l'ombre. Ma mère commença de jeter les hauts cris; elle pleura pour des arbres qu'elle avait connus étant jeune; elle écrivit à mon père; le brave homme arriva, fit la grimace, jura comme un galérien. Mais il y avait tant d'arbres par terre et par mon seul fait qu'il ne sut que dire en se tournant vers ma mère: «Ventre-bleu! c'est tout de même un gars!» Ma mère pleurait toujours, mais je crois que c'était d'attendrissement.

Septime se leva lentement:

—Excusez-moi, monsieur Durosay, je n'avais pas d'arbres à abattre, et il fait si bon ici, si frais!...

—Allons! jeune homme d'aujourd'hui, êtes-vous de notre partie? Nous organisons un tennis aux Veulottes? Connaissez-vous les Veulottes? Mais non, Dieu me pardonne! Monsieur l'abbé vous tient à l'attache. Voici le beau temps, il faut donner de l'air à ce grand pierrot-là, l'abbé. Le temps d'aplanir le terrain, et, dans huit jours, nous sommes raquettes en main, sur la pelouse aux pivoines et passons nos entr'actes, sauf votre respect, monsieur l'abbé, à téter Moumoute la blonde, dont on vous fera faire aussi connaissance.

»Voulez-vous monter dire bonjour à madame Durosay?

II

Les dames de Néans étaient sujettes à un mal singulier.

Cela ne se remarquait point; les maris n'en avaient cure; elles-mêmes n'y prenaient garde, et le docteur Grandier n'avait, dans ses trente années d'exercice, rédigé d'ordonnance à ce propos. Comme un cas curieux qui vient à se multiplier, le phénomène se perdait dans le nombre des phénomènes analogues; endémique, il passait inaperçu; et d'ailleurs, anodin la plupart du temps, au point de vue de la santé essentielle, il se noyait dans la banalité. Seuls, quelques étrangers passant par la petite ville, des Parisiens en villégiature et un vaudevilliste observateur (n'est-ce pas le nommer?) avaient été surpris de la relative particularité, et, entre eux, stigmatisaient un type d'humanité, comme on le fait en disant par exemple: les sourds, les paralytiques, ou bien: les femmes de Taïti, quand ils prononçaient: les dames de Néans.

Rien d'irrévérencieux, en tout cas, dans cette expression. Les dames de Néans étaient les plus honorables personnes de la chrétienté, ceci n'est pas douteux, car nul n'eût pu se flatter de les avoir vues commettre quoi que ce fût contrairement à la bienséance. C'était un centre de mœurs renommées. M. l'abbé de Prébendes, qui était des meilleures familles d'Anjou, l'avait choisi comme une oasis où ménager sa santé chétive parmi de la vertu; et du temps qu'il y eut une éclosion de jeunes filles, on s'y souvient encore que l'essaim entier approvisionna la magistrature.

Il arrivait, à Néans, juste à propos de cet essaim de demoiselles, que la société se renouvelait, périclitait, s'éteignait quasiment tout entière, toujours à peu près en même temps, avec un ensemble aussi remarquable que si M. le maire eût réglé tout cela par arrêté municipal. De sorte que des époques présentaient des dames de Néans tout frais arrivées, inacclimatées encore, pépiantes, gazouillantes, de leur jeunesse, de leurs différentes origines, animées par leur bariolage même et leur diversité. Il est curieux que dans une période de quatre ou cinq années tout au plus, le médecin, le notaire, le greffier, le receveur des contributions, le percepteur et l'agent voyer se trouvent précisément en situation et en goût de chercher femme. J'aimerais savoir si de semblables occurrences se présentent en d'autres petites villes; mais pour Néans c'était ainsi. Et vous pouviez après cela demeurer vingt-cinq, trente années à Néans et n'y voir que des maturités, les unes prenant corps et poids, bedonnant à l'envi, les autres se ratatinant, se desséchant, réduisant chaque jour d'une mesure apparente leur petit volume sous le châle et leur maigre place dans le monde. Quand le temps d'une nouvelle génération était venu, les vénérables dames en étaient arrivées à rien; les grasses ne bougeaient plus; les sèches vous passaient à côté en allant à l'église, trottinantes et si menues que vous n'eussiez pas osé affirmer avoir croisé quelqu'un.

Ce que nos Parisiens en villégiature ou notre vaudevilliste observateur entendaient par «les dames de Néans», ne le cherchez pas durant les quelques premières années de ces renouvellements où la composition panachée de la petite société pouvait offrir l'occasion de faire des remarques dans ce genre: «Tiens! tiens! mais on dirait que Néans se remue! Vous ne sauriez croire ce qu'on a bavardé chez les Legrès, c'est un petit ménage qui ne peut se passer d'aller une fois par an à Paris et deux fois aux Folies-Bergère!... Et les Gandin? Avez-vous vu le petit buggy qu'ils ont fait faire à Châtellerault? Ma chère, ils vont sur la route du Grand-Pressigny comme on va à Longchamps... Il paraît que la petite monte à ravir! ça va être délicieux!» Les Legrès n'ont pas continué d'aller aux Folies-Bergère, ni les Gandin de se promener en buggy ou à cheval. Ceux-ci, bon gré mal gré, ont dû cesser leur train sous peine d'avoir tout le monde à dos, ces mœurs élégantes n'étant point inscrites aux coutumes de la bourgeoisie. Ceux-là, d'eux-mêmes, au bout de deux années, jugeaient fastidieux de faire leur petite valise et d'aller se fatiguer à voir, durant trois jours à Paris, ce qu'un Parisien met six mois à ne pas achever de parcourir; ils ont été quelquefois à Saumur, à Tours et jusqu'à Amboise, puis tout ce qui dépassait l'horizon de Néans leur a paru peu à peu sous l'aspect d'une grande vanité, et le bavardage même a cessé faute d'aliment. Tout ce qui différenciait ces couples neufs et leur donnait ce panaché si aimable s'est éteint comme une fresque sous la pluie; le penchant à l'activité a été paralysé par le commentaire de la rue; ces messieurs encore vont à leurs occupations, se détestent et se déchiquettent, mais ces dames sont par convenance, puis par habitude, incolores et assoupies.

Que l'on se figure des oiseaux rares d'assez joli plumage, enclos en une cage où souffle à perpétuité une brise toujours égale. Que le souffle désespérant de l'égale brise fasse peu à peu tomber les plumes des oiseaux, que chaque nouvel oiseau mis en cage soit, de mémoire d'oiseau, condamné à laisser choir sa parure: ni le petit qui se déplume, ni les déjà déplumés ne donneront attention à la mésaventure; parce que cela met à nu tout le monde des oiseaux, on sera, sans arrière-pensée aucune, de pauvres oiseaux tout nus.

Les dames de Néans, quant à leur manière d'être, étaient un peu pareilles à ces oiseaux.

Cet enjouement, cette grâce alerte, cette mobilité, cette curieuse flamme sans cesse vacillante qui épand jusqu'au loin ses vibrations chaudes, son atmosphère d'aise où facilement on sourit, qui est on ne sait trop quoi, mais qui est cet étrange mouvement: la vie; tel avait été leur plumage. Mais non! on ne sait pas de quoi cela est fait; et qu'importe? Il y a des personnes qui vivent intérieurement, d'autres, tout au dehors, et répandant un charme égal. Il y a aussi des gens que vous croisez dans la rue, que vous recevez à votre table, qui sont jeunes ou vieux, et qui sont morts. L'humanité que les livres officiels enregistrent comme peuplant le globe, et se donnent la peine d'étiqueter comme des valeurs, pourrait fort bien être déjà divisée en vivants et en trépassés. Les uns, qui, par une vertu spéciale trouvent, créent, ont le pouvoir d'accroître tout ce qui passe par leurs mains ou par leur esprit; les autres, stériles, atones, dénués même d'une résonance sous le choc, véritables cloches fêlées dérisoirement suspendues. Il n'est plus besoin de dire qu'il y avait à Néans des cloches en pitoyable état de fêlure, et de pauvres femmes qui n'eussent guère été plus avancées ayant franchi le saut fatal.

Était-ce l'air de Néans? ou bien cela se peut-il produire en d'autres endroits où la continuité des mêmes occupations, la vue des mêmes visages, le secours toujours même des mêmes paroles échangées, les mêmes endroits chaque jour parcourus, la prévision à peu près infaillible du lendemain, de la semaine et de l'an prochains, l'inanition d'un cerveau qui a besoin de fantaisie, enfin la terrible monotonie, baignent les femmes d'une atmosphère de si fade saveur, qu'une petite mort se produit en elles, la mort de leurs désirs, de leurs caprices, de tout ce qui, satisfait ou non, produit ces hauts et ces bas, ces plaisirs et ces chagrins, ce va-et-vient qui fait l'être vivant.

Mais quoi! dira-t-on, dans quel désert inaccessible même aux chemins de fer départementaux, gît votre nécropole de Néans puisque nous ne passâmes jamais en endroit si momifié? Permettez: deux trains montants et deux descendants, sans compter ceux de marchandises, traversent Néans chaque jour tout ras le jardin du presbytère où loge M. l'abbé de Prébendes et son élève Septime, à côté du vénérable curé doyen. On délivre quotidiennement à la gare de Néans une douzaine de billets entre le lever et le coucher du soleil, ce qui signale un certain transit, un mouvement appréciable. Je me suis bien gardé de dire que Néans fût un champ de repos. Vous n'y auriez pas mis le pied que la vue seule des rubans verts de mademoiselle Hubertine la Hotte, flottants, papillonnants, en vibrante auréole autour du parchemin de sa face, durant qu'elle va de son petit trot sec à l'église faire ses dévotions ou chez mesdemoiselles Mistouflet ses cancans, que j'en serais pour mon démenti. Il faut être tout à fait comme il faut pour être mort à Néans; mais quiconque est bien élevé ne se hasarderait à donner signe de vie. Les véritables dames de Néans sont celles de la société, qui ne se mêlent point à plus petit que soi et qui, trop peu nombreuses pour se lier entre elles sans monotonie, gisent en la solitude du home. Mademoiselle Hubertine la Hotte et mesdemoiselles Mistouflet, par leur édifiante piété autant que par l'aisance et le bien informé de leur parole, sont l'âme d'un monde à Néans, qui n'est ni le suprême, ni le commun, mais qui a le singulier privilège de se frotter à l'un et à l'autre, de la façon que va la mouche, par exemple, sur les objets les plus médiocres et sur le délicat pétale de la rose. Ce qui vit et bourdonne à Néans, cela est triste à dire et quasi paradoxal quand il s'agit d'une société si fortement assise sur des principes; c'est précisément ce que cette société ne qualifie pas, ce qui n'a pas de rang assigné, ce qui nage entre deux eaux, ce qui fleure encore la fadasse odeur des grains, ou la capiteuse de la morue et en imprègne le mobilier de son salon de reps ou de velours où l'on rougit de recevoir madame Radichon, la mercière, et même madame Penilleau, dont le mari est cependant huissier, et de ne pas recevoir madame Duperrier, madame Cotton, madame Durosay, madame Gandin et madame Legrès, qui vous adressent cependant—mais dans la rue,—de petits bonjours si aimables. Ce monde est si essentiellement intermédiaire, inclassé, qu'il est, si j'ose m'exprimer ainsi, sans sexe, et composé presque uniquement de demoiselles d'un certain âge. S'il vous arriva de passer à Néans, c'est ce monde-là qui vous fit illusion. Le reste dort.

III

Madame Durosay dormait.

Elle était étendue sur une chaise longue, dans une sorte de boudoir attenant à sa chambre à coucher, d'où elle ne sortait presque pas, et où elle recevait ses familiers. Les fenêtres aux persiennes rabattues laissaient venir du jardin des parfums de réséda mêlés à ceux un peu confus de la chaleur des feuillages et des choses sous le soleil de juin. Un bourdonnement doux d'insectes lointains, et par moment, l'entrée d'une mouche aux zigzags sonores, coupés brusquement par un aplatissement contre une glace, repris, coupés de nouveau, jusqu'au balancement dans la raie lumineuse des volets et une échappée soudaine où le petit murmure s'est brisé sec. Après cela, un de ces silences d'après-midi d'été, caressants comme un bain, de ces silences jamais vides, mais qui portent en suspension, il semble, d'étranges et mous objets légers dont le frôlement est bon comme des sourires ou des baisers qui voletteraient, par impossible, dans l'ombre artificielle. Inoubliables moments qu'il vaudrait la peine de vivre, ne fût-ce que pour les goûter une fois!

La jeune femme était vêtue d'un peignoir blanc aux manches amples, relevées jusqu'au coude, quelques dentelles autour du cou, formant berthe, avec une légère échancrure à la gorge. Elle n'avait pas trente ans et avait toute la beauté que donne l'approche de cet âge aux femmes qui sont brunes, grandes et développées suffisamment. Sa langueur exagérant le blanc de la peau, la largeur et le bistre des yeux bleu limpide et la masse d'ombre des cheveux, la faisaient parfaitement jolie. Elle était assurément la plus adorable personne qu'eût atteint le mal de Néans.

Auprès d'elle, des travaux au crochet, des broderies, entrepris sans goût, inachevés, des journaux de mode, désordonnés, épars, l'indolence et l'ennui, et pire: l'inconscience même de l'ennui. Car elle voulait se trouver fort bien; n'admettait pas qu'elle fût le moins du monde en mélancolie. Elle était si fort atteinte que nul désir ne germait en sa nature ensommeillée.

M. l'abbé, en sa qualité de directeur de cette âme encore pieuse, bien que ralentie, et de plus vieil ami de la maison, conservait le privilège des entrées à toute heure. Il avait celui, plus précieux et plus rare, d'être accueilli avec le sourire d'antan, franchement ouvert, tiédeur dernière. M. Durosay et le docteur le suppliaient d'en user et abuser pour le grand bien de la chère femme. On s'ingéniait à la réveiller. L'abbé, généreux et un peu inoccupé, venait, en bon pasteur, taquiner d'une chiquenaude ou d'un aimable mot sa brebis somnolente.

—Serai-je reçu avec Septime? dit l'abbé, allongeant le nez, et sans le moindre scrupule pour le petit soubresaut qu'il savait avoir causé par son «toc-toc». J'ai donné congé à ce grand enfant que les chaleurs fatiguent, et il vient vous offrir ses hommages...

L'abbé poussait Septime rougissant dans la pièce sombre où vaguait peut-être, pour cet odorat de seize ans, un parfum spécial qui le comblait de timidité. Le menant ainsi «dans le monde», pensait l'abbé, il espérait l'aguerrir, et il avait l'ordre écrit du papa de ne négliger aucune occasion.

Madame Durosay se souleva à demi, et tendit la main que l'abbé, selon sa façon, prit entre ses deux longues mains plates et sèches et garda longtemps. Septime avait le triste moment d'attente des pauvres jeunes gens gênés qui n'ont pas encore dit bonjour et qui n'osent regarder la maîtresse de maison avant d'avoir régulièrement salué; il ondulait sa taille embarrassante et, par-dessus la tête de l'abbé, esquissait de la tête des saluts perdus. Il pensait que l'abbé était ridicule de n'en pas finir à lâcher cette main et qu'il allait l'être lui, plus que son précepteur, par quelque gaucherie stupide dont il ne serait pas maître, en approchant ce bras que madame Durosay avait nu jusqu'au coude. Son cœur battait fortement, le bras lui semblait un objet extraordinaire, qu'il ne comprenait pas même que l'on montrât, bien qu'il en fût bien aise, à cause du trouble qu'on en reçoit.

Enfin, l'abbé fit place et Septime prit la main, avec tant de peur d'en abuser, qu'à peine il l'effleura.

—Monsieur l'abbé, dit la jeune femme, est bien dur pour ses élèves et c'est mal à lui, pour un jour de congé, de les mener visiter les malades.

—Je vous jure, madame, dit l'abbé, que tout le long du chemin, mon galant élève a marché plus vite que moi...

Septime, confus, se sentait l'envie de prononcer quelque mot extrêmement aimable, et il rougit seulement.

Mais madame Durosay ne prenait garde, se plaignant en termes dolents, de la visite fastidieuse du grand médecin qu'on ne faisait venir que pour lui faire peur. M. Durosay tenait à se ruiner en consultations et en pure perte. En somme, que lui voulait-on? Elle mangeait et dormait convenablement, ne se plaignait de rien. Qu'elle remuât? Qu'elle bouleversât toutes choses de son activité? Qu'elle explosât continuellement de belle humeur? Qu'elle ébranlât la maison d'éclats de rire? Mais c'était grotesque à la fin! Et quels sujets, s'il vous plaît, à cette ébriété? Avouez que le bon Dieu perdrait son latin à vouloir établir la vie de plaisir à Néans.

L'abbé, plein d'indulgence et de bonté, se délectait du ton plaisant et d'avoir vu madame Durosay sourire.

—Moins puissants que le bon Dieu, madame, et moins forts en latin, nous avons osé comploter de belles et honnêtes distractions. Monsieur votre mari me parlait tout à l'heure d'un jeu que Septime vous expliquera.

—C'est un lawn-tennis, madame, dit Septime, qu'on organiserait aux Veulottes.

—J'ai joué à ça!... C'est charmant. Je serai très bien sous le marronnier, à vous regarder faire.

—Eh! allez donc, s'écria M. Durosay, dont la dodue bedaine faisait irruption dans la pièce, échinez-vous donc à dénicher un joujou, à inventer l'impossible pour ces monstres de femmes. Voilà ce qui vous attend; voilà où l'on aboutit!... Ah! n'épousez jamais, monsieur Septime, ni vous, monsieur l'abbé... ha! ha! ha! ha!

Et le notaire se réjouissait de son tour d'esprit dont la vingtième édition laissait calmes les auditeurs ordinaires.

—Voyons, bellotte, dit-il, sérieux et tendre, en s'approchant de madame Durosay, que faut-il pour votre plaisir? On exécutera vos petits caprices; on vous gâtera comme une enfant-gâteau: c'est le grand médecin qui l'a ordonné.

Il prenait le bras dans ses grosses pattes de dogue, le beau bras à la manche relevée, où Septime remarquait la douce ombre que faisait un duvet léger et le petit creux à l'intérieur du coude, pochette imaginaire et mystérieuse où il soupçonnait, dans le vague de son instinct, que quelque chose de grave ou de grand même, comme la vie d'un ou de beaucoup d'hommes pouvait se venir blottir et étouffer. Pauvre jolie dépression bleuâtre sur le blanc de la peau! Et ces mains énormes et disgracieuses touchaient cela, tapotaient cela comme elles eussent fait des flancs d'un honnête chien, familièrement et sans plus d'émotion. Septime était choqué comme d'un sacrilège.

—On demande, continuait le mari, que vous soyez insupportable, que vous cassiez, brisiez tout, que vous battiez votre époux; que vous fassiez damner monsieur le curé ou venir madame votre mère si bon peut vous sembler!

»C'est le cas de demander, comme disaient les bateliers de la Loire, la «corde à virer le vent», d'avoir faim d'ortolans ou appétit de la lune! Eh bien, qu'est-ce que tu dirais, bellotte, d'un bon petit voyage avec les clefs sous la porte et les clients au diable?

—J'aimerais mieux la paix, mon ami!

M. Durosay plaqua fortement la boîte aux échecs sur la table, et, bien que l'on fût proche de l'heure du dîner, se fit trois fois battre par l'abbé. Madame Durosay classait des journaux de mode, et pour les feuilletons, les passait à Septime. Septime allait du bras nu aux gravures coloriées où des femmes en toilettes de soirée avaient des épaules et des gorges roses, et de cette contemplation silencieuse et bébête sa puberté toute neuve recevait une joie trouble et exquise.

IV

M. de Prébendes eût préféré dire sa messe à rebours qu'avouer l'effroi secret que lui causait le docteur Grandier.

Des années avant qu'ils fussent unis par la maison Durosay, et alors qu'il le fréquentait uniquement pour sa péricardite et ses granulations, il l'avait cru un peu Satan ou quelqu'un de ses suppôts de qualité. Cette première impression avait tourné cependant, en même temps et dans la mesure que s'affermissait son instinctive méfiance.

La rondeur, la belle franchise habituelle de ce grand gaillard de muscles solides et de frais regard bleu, la bonté qu'on lui connaissait, toutes ses allures de brusque apparence, n'étaient pas, ne pouvaient être d'un génie du mal. Le bon abbé en avait presque regret, car il s'en trouvait moins armé contre lui, dans les circonstances nombreuses où ils se posaient comme adversaires résolus. Ce diable d'homme, sinon cet homme du diable, avait toujours avec soi la force d'une apparente évidence, alors que l'abbé devait combattre à coups de dialectique. Avait-il donc raison?... Non!... certes! puisqu'il méconnaissait tout l'enseignement écrit; mais il en avait l'air, et d'une discussion contradictoire personne qui ne sortît rangé de son côté. Il n'avait nul acquis, pensait l'abbé; il raisonnait comme l'homme tout nu. Et c'était pour cela qu'on le trouvait convaincant. Il opposait une certaine force humaine contre tous les édifices élevés sous l'invocation divine. Ah! plût au ciel qu'il eût été d'enfer, qui ne prévaut point contre Dieu! Mais il était de la terre dont on n'est pas si sûr.

Un soir, l'abbé et le docteur sortaient ensemble et seuls, de chez le notaire. Ils se trouvèrent aussitôt dans la nuit noire, le ciel étant couvert et Néans n'ayant d'autre éclairage que celui des boutiques qui, avant neuf heures, ont rabattu leurs volets. Ils s'en allaient cahin-caha sur le sol inégal. Grandier dit tout à coup:

—L'abbé, nous allons nous casser! donnez-moi donc le bras.

Et les deux ennemis descendirent à la façon des amoureux jusqu'au carrefour qui fait le centre de la ville, où le docteur, par courtoisie, avait coutume de reconduire l'abbé, bien que ce fût, à lui, tout l'opposé de sa route. L'abbé s'éloignait alors du côté de la rivière au bord de laquelle le presbytère se trouvait; le médecin rebroussait chemin, et dans le silence de Néans endormi retentissait quotidiennement la voix du docteur, déjà le dos tourné: «Bonsoir, monsieur l'abbé!» et grésillait la voix de feuilles sèches de l'ecclésiastique: «Bonsoir, docteur», du même ton invariablement, quelles qu'aient été les aigreurs échangées, sauf quelques sonorités surajoutées du côté de Grandier, les soirs où M. Durosay avait sorti son vieux cognac, ou quelques sourdines, au contraire, du côté de l'abbé, quand il étouffait dans les replis d'un long cache-nez noir, sa gorge délicate.

L'abbé augura mal de cette complaisance du docteur. Le contact de ce païen lui convenait médiocrement. Il était tout petit, tout gringalet au bras du colosse, et sa figure grêle et rase pouvait avoir l'air tout juste d'une pomme de canne au côté de ce beau géant à barbe blanche.

De plus, Grandier était énervé ce soir. On l'avait vu garder des silences inaccoutumés, puis parler tout à coup un peu à tort et à travers. On l'eût dit en mal d'invention, ce qui quelquefois lui arrivait. Que fomentait-il?

Ils arrivaient quasi sans mot dire au croisement des quatre rues. Déjà, l'abbé se dégageait et ils allaient sans doute, avant le traditionnel «bonsoir!» prononcer la phrase non moins consacrée: «Il n'y a pas un chat dehors!» quand le docteur, inspectant brièvement les quatre longs trous d'ombre des rues désertes, se planta comme un mât en face de l'abbé. Il croisait les bras sur la poitrine, et cela formait, sous sa barbe, une sorte d'auvent où M. de Prébendes eût tenu à couvert. Et il regarda l'abbé avec quelque chose de si étrange et pétillant dans ses prunelles que c'était à croire que si le diable ne se déclarait pas en cet instant, il ne serait jamais bien à craindre. Et il continuait de garder le silence, paraissant établir des combinaisons, suivre des plans de bataille, voir tomber des blessés et relever des drapeaux, ce qui lui donnait de la fièvre. L'abbé priait pour lui, dans le cas qu'il en valût la peine. Un éclair les illumina. Grandier ricanait. De larges gouttes d'eau tombèrent. L'abbé ouvrit son parapluie et disparut là-dessous tout entier. Le docteur se pencha sous le toit de silésienne brune et il prononça:

—Je vais ressusciter madame Durosay!

Et cela était dit sur un ton confidentiel, grave, exalté, et à la fois sinistre, de la même façon que l'on vous glisserait dans le tuyau de l'oreille: «Je mets le feu, ce soir, à l'hôtel de ville!»

La pluie tomba tout à coup à torrents. Les larges chaussures du médecin de Néans se plaquaient en flicflacs sonores sur le sol détrempé. L'abbé se laissait descendre vers le presbytère, à grands pas raides, comme si une machine l'avait mû. Quand Gertrude, la gouvernante de ces «Messieurs prêtres», vint ouvrir, elle trouva M. l'abbé de Prébendes les pieds dans l'eau, sous le parapluie ruisselant et qui, au lieu de se dépêcher de rentrer, s'allongeait de deux doigts le nez, ainsi qu'il avait coutume en les cas délicats.

V

M. de Prébendes fit claquer ses galoches sur la pierre de l'escalier et, sans même souhaiter le bonsoir à Gertrude, sans demander comment M. le curé avait passé la soirée, à quelle heure Septime s'était couché, s'enferma dans sa chambre.

Ses prières furent troublées. Il était depuis longtemps à genoux sur son prie-Dieu, quand il s'aperçut qu'il regardait fixement la statuette de sainte Radegonde et que, cependant, les seules images profanes, un peu confuses et virevoletantes de madame Durosay, du notaire et du docteur Grandier passaient dans le champ de sa vision au grand détriment de l'objet en biscuit de sa dévotion particulière. Il se ressaisit brusquement, ôta ses lunettes, se prit à deux mains le front, et, les coudes sur l'appui de velours un peu râpé, s'efforça de suivre ses oraisons. Il y éprouvait toutes les peines du monde. Il s'impatienta de cette distraction opiniâtre. Puis il se reprocha, de s'impatienter. Et il se coucha presque colère. Ce satané docteur lui avait mis la tête à l'envers.

Il ne s'endormit point. Les allures de Grandier lui trottaient par l'esprit. Quelle était cette découverte soudaine d'un moyen de relever madame Durosay? Et si remède il y avait, pourquoi ce mystère, cette exaltation, cette fièvre et ces ricanements quand il s'agit de simplement guérir? Le moyen, doux Jésus! qu'une œuvre pie germât en la cervelle de Grandier! À part lui, l'abbé pensait que l'état de langueur tient éloigné du péché. La belle santé ne va pas sans le réveil de la chair qui est l'ennemi redoutable entre tous. La vie agissante est infestée de malice. Mais on peut supposer que le Seigneur préfère avoir des serviteurs actifs plutôt qu'inertes et somnolents: cependant ce sont les simples d'esprit qu'il a dit bienheureux.

On ne se préoccupait point de toutes les dames à Néans dont l'état était bien près de celui de madame Durosay: et Dieu les avait en bonne odeur. Quel grabuge allait nous apporter ce Grandier? Car il était homme à laisser mijoter une idée des mois et des ans, et à vous la servir à point quelque jour, si forte d'une longue incubation, qu'il la fallût bon gré mal gré avaler.

L'abbé tournait et retournait sa pensée en même temps que son corps sec. Il se souvint de cette sainte madame de Ravaud qui, lui confiant sa chère enfant cependant qu'elle la jetait dans les bras de Durosay, lui avait dit: «Emportez-moi mon trésor dans votre petite ville: ce monsieur la fera fructifier selon le monde; mais vous, semez pour la récolte future!» C'était un dépôt sacré.

Mais quoi donc? Où donc était le feu? Qui menaçait? Ah! les torturantes jongleries de pensée des heures d'insomnie! On y devient pusillanime et stupide. Le jugement demi-éteint laisse l'imagination errer dans les ténèbres; elle s'y épeure, s'y affole, et, la fatigue l'écrasant, c'est la fièvre, le cauchemar et ses dévergondages.

M. de Prébendes eut le cauchemar cette nuit-là.

Jamais, non jamais, à aucun instant de son existence, sa pensée ne s'était arrêtée sur des sujets de la sorte de ceux qui le troublèrent cette nuit mémorable. Dès le moment qu'il ferma les yeux, un sentiment d'angoisse le prit. C'était comme le pressentiment que quelque chose d'extrêmement redoutable et même d'instinctivement répugnant allait se produire; un nuage épais et nauséabond qui vous pleurerait sur la tête et qui menacerait de crever en mille éclaboussures de toutes sortes de choses malpropres. Ne s'imagina-t-il pas que Gertrude grattait à la porte avec ses pantoufles et voulait lui signifier quelque nouvelle désastreuse seulement en passant la paume des mains, qu'elle avait grasses, sur le panneau de cette porte peinte en blanc et où une gravure de saint Louis de Gonzague était épinglée, qui en serait toute salie? Et il lui criait: «Mais parlez donc! dites-moi tout de suite la chose; je vous entendrai très bien à travers la porte; Gertrude, ce que vous faites là est tout à fait désagréable.» Et il voyait tout d'un coup apparaître le visage de Gertrude par la porte entrebâillée. Grand Dieu! l'objet d'horreur! Gertrude, la vieille, l'honnête et pieuse Gertrude avait des cheveux rouges épars et follement ondulés comme des flammes, et toute sa figure de pomme ridée était enduite d'une couche de fards, et ses yeux étincelaient comme des charbons ardents, et elle avait toute l'attitude d'une bacchante! L'abbé se dressait vers le petit bénitier, suspendu au-dessus de son lit, pour asperger d'eau sainte la misérable créature. Il ne pouvait atteindre le bénitier, c'était un fait exprès. Il appelait les paroles de l'exorcisme; mais à la place de celles-ci c'étaient les mots latins par quoi s'expriment dans le De modo penitendi et confitendi toutes les iniquités de la luxure, qui affluaient à ses lèvres. Il lui semblait qu'il attisât le mal au lieu de l'enrayer. Il croyait faire des efforts prodigieux de mémoire pour retrouver ces mots précieux; il en sentait sa pauvre cervelle se fendre, et il balbutiait, toujours et sans répit, les termes de stupre, qui jaillissaient, tels de petits jets d'huile sur le brasier infernal. Ah! il n'y eut pas que Gertrude dans la scène bachique, à chaque instant grandissante! Ah! qu'eut fait le contenu du petit bénitier; qu'eut fait toute la valeur exorcisante d'un seul homme, fût-ce un saint, contre la foule des malheureux possédés qui se mouvaient, hurlants, ivres de débauche, en tout Néans subitement contaminé par la peste. Il avait fui le contact immonde de la bacchante et il s'était trouvé dans la ville, entouré de personnes grotesques qu'il reconnaissait peu à peu sous leur accoutrement éhonté, pour l'aggravation de son dégoût. Rue de l'Église, mademoiselle Hubertine la Hotte, qui avait une dévotion exemplaire depuis quarante-cinq ans, se faisait enlever par des commis voyageurs. Elle avait de petits yeux bridés et le teint jaune, ce qui lui donnait un peu l'air d'une Chinoise; et elle aimait le vert, en ornait ses chapeaux, ce qui la rendait assez plaisante et ridicule. Pour le moment, elle s'enveloppait d'un péplum antique et se laissait soulever, enguirlandée de roses, par des hommes épris.

Tous les libres penseurs détalaient comme des faunes, vers des beautés entrevues à un tournant de rue, par la vitrine d'une boutique, voire à leurs fenêtres parmi la mousseline proprette des rideaux. Toutes ces dames attifées d'oripeaux étranges promenaient leur démarche alanguie, entr'ouvraient des yeux provocants et tendres, et se laissaient cueillir comme de ces fruits très mûrs qui d'eux-mêmes vont choir. Il y avait les danses sur la place publique, où les petites filles du catéchisme se livraient à des gestes que le malheureux abbé prenait pour obscènes, n'ayant point précisément l'idée de ce que l'obscénité pouvait être. Et il se précipitait, tel Jésus au milieu des vendeurs, pour disperser les scandales. Mais ni sa voix, ni son geste ne le voulaient servir. Il demeurait paralysé, avec une indignation portée au comble, et il lui semblait que son corps, sous la tension trop violente, allait voler en éclats. Dans le milieu même des sarabandes effrénées, se tenait une séance du conseil municipal, où tous ceux qui n'étaient pas encore ivres délibéraient avec des apparences de gravité sur un sujet louche dont les termes essentiels étaient dits dans le tuyau de l'oreille. Et, par moments, les faces solennelles de ces messieurs ne se tenaient plus et pouffaient. Il était fort aisé de reconnaître M. le maire et son adjoint; Bizuit, le ferblantier et le confiseur Champeau et le greffier Benoît. À quoi tous ces gros bêtas se préparaient-ils avec des mines si burlesques, par leurs colloques mystérieux et les petites bouffées subites de leurs rires de gamins? Au fond, ils conservaient, chacun, dans cette vision extravagante, les traits précis de leur caractère véritable, n'avaient aucune attitude illogique, étaient dans cette farce, ce qu'ils étaient exactement dans leurs fonctions, l'empois seulement un peu fondu. Ils firent part à la foule du résultat de la délibération; on les acclama; ils se levèrent; on les suivit. L'abbé seul n'entendit rien, ne fut qu'angoissé davantage. Mais, comme il allait se réfugier en désespoir, au pied des autels, traversant la sacristie, l'abbé vit le sonneur de la paroisse, nommé Lespingrelet, la face congestionnée, puant le vin et tirant à toute volée la corde, sans que l'on entendît pourtant le carillon. L'extravagance atteignit l'inénarrable. L'abbé s'aperçut que tout Néans grimpait à la corde. Tout en haut était déjà juché le conseil municipal, brandissant sa délibération. Et les dames de la société, et les petites filles du catéchisme, les faunes libres penseurs, Gertrude, mademoiselle Mistouflet, mademoiselle Hubertine la Hotte et les quatre commis voyageurs épris, à la force des poignets, se hissaient pêle-mêle, en postures acrobatiques et immodestes, et les mouvements que le sonneur imprimait à la corde secouaient toutes ces grappes, accentuaient leur ardeur joviale, accéléraient leur ascension saugrenue. L'abbé interrogea Lespingrelet, mais cet animal se tordait comme un diable; on ne savait où prendre sa trogne d'ivrogne que ses jambes balancées en rythme furieux tantôt venaient frapper au risque de l'écraser comme une outre pendue, et tantôt enlaçaient, nouées en manière de lianes, derrière la nuque.

Spectacle immonde: ce fut Septime qui l'informa; Septime pâle et sérieux, figure d'ange, qui entrait par la porte du chœur, aux genoux encore la poussière des dalles, tel que s'il venait de se préparer, par la prière, à quelque affaire importante. Septime montrait du doigt, d'un geste de saint gothique, la hauteur du clocher, et il dit: «C'est là-haut, le mauvais lieu; nous y allons tous!» comme il eût dit: «C'est le Ciel, il le faut gagner»; et il prit la corde, gardant son angélique visage et sa sérénité.

À ce moment, le sonneur disparu, le bas de la corde demeurée libre se livra à des girations serpentines d'une violence inouïe, l'abbé y fut pris, saisi, étouffé comme en l'enlacement d'un boa monstre; il entendait ses os craquer dans la spirale de plus en plus étroite du câble et l'ignominie fut achevée quand il s'aperçut qu'il montait, montait avec toute la paroisse, montait avec Septime, avec Gertrude, avec ses pénitentes, montait au mauvais lieu.

VI

Le docteur était né à Chinon, ville adorable pour la jolie place qu'elle a sous le soleil et pour ce qu'elle contint. Car, avec Rabelais qu'elle forma, il semble qu'elle eut tout le XVIe siècle couché aux pentes de sa colline et qu'elle lui fut le parterre vraiment propre à deviser joyeusement, spirituellement et d'amour.

À Chinon, la vie était aimable et douce, et les mœurs aisées. Les aventures n'y faisaient point scandale, et mille accommodements naturels qui eussent, ailleurs, paru singuliers répartissaient dans les familles le calme et la justice.

C'est ainsi que nul ne songeait à faire feu parce que M. Desvet, dont la femme était toujours sur le flanc, allait tous les soirs que le bon Dieu lui donnait, faire le trictrac de madame Desnoyers que ce pauvre M. Desnoyers avait épousée—il faut bien qu'un notaire se marie, —malgré une faiblesse que tout le monde connaissait puisqu'il avait fait toutes ses études au collège de Chinon. Le cher homme ne se cachait point de venir, pendant le trictrac, compulser ses dossiers, dans son cabinet sur la rue. Tout le monde avait accoutumé de le voir ainsi là, le soir, et l'on n'y faisait pas attention. Il fallait que quelqu'un fût bien nouveau venu dans la ville pour qu'on lui dît, en passant devant la fenêtre éclairée: «Tenez, voilà monsieur Desnoyers, le notaire, qui n'a point de goût pour le trictrac.»

Le même divertissement portait un autre nom chez M. le Receveur de l'enregistrement qui, pendant quatre années de célibat passées au café de la ville, s'était disputé avec le petit percepteur des contributions pour ce que celui-ci ne goûtait que les belles femmes à épaisse chevelure brune, tandis que lui n'avait appétit que de petites grasses blondes boulottes. Il était arrivé, ce à quoi on avait pu s'attendre, que le receveur, après quinze jours de congé, était revenu triomphant au bras d'une admirable receveuse qui avait des hanches gonflées comme des amphores, une taille de lancier et des cheveux aile de corbeau. Le percepteur avait cru à une provocation et s'était refroidi vis-à-vis du receveur dans la mesure qu'il s'échauffait pour la brune. Longuement il avait médité sa vengeance. Et il l'eût savourée avec une amère volupté, le jour où il mit la main sur la petite grasse blonde boulotte. Mais le jeu des quatre coins qui se faisait chez M. le Receveur répandait le baume aux endroits qu'eût empoisonnés le fiel administratif.

Et de même, ailleurs. Tout ceci se faisait si bonnement que nul n'y voyait ombrage. En vérité, personne n'était lésé. La religion? dira-t-on. Il y avait eu entre les vénérables curés de Saint-Étienne et de Saint-Maurice plusieurs conférences à ce sujet, comme il était convenable. Ces messieurs, qui étaient fort distingués, n'avaient rien d'un Savonarole. Ils savaient, pour fréquenter les tables de M. Desnoyers comme de M. Desvet, que le fond des âmes de toutes ces personnes était bon, et le Seigneur était parmi elles, puisque la paix y régnait. Jamais il n'y eut à Chinon de meilleurs pasteurs que ces hommes gras qui avaient de la simplicité, de la fourchette et du cœur.

Que l'on juge de la situation du brave homme de Chinon devenu le médecin des dames de Néans. Il subit le certain effroi qu'éprouvent certaines personnes à visiter le Musée Grévin. Le ton de sa conversation effaroucha; il dut le baisser et modérer ses gestes; sous peine d'avoir tout le pays à dos. Il dut emprunter ses sujets de conversation à une sorte d'anthologie verbale où Néans puisait son beau dire sans s'en écarter jamais et sans paraître atteindre la satiété. Les affaires locales en faisaient le fond, quelques lieux communs généraux pouvaient bien être effleurés par les personnes dont la pondération reconnue garantissait qu'elles n'en abuseraient point. Mais l'humeur y était regardée comme du plus mauvais goût.

Cependant le docteur avait vécu là, vingt ans, dévorant sa flamme et pestant de ne pouvoir réagir. Sa qualité l'obligeait à beaucoup de circonspection. Il s'était tu. Seulement quelques âmes choisies avaient été initiées à la belle vie ensoleillée d'antan, et cette élite de la ville encore souriait à ces récits comme on fait aux pages d'un roman. On n'y donnait aucune foi. Il avait d'ailleurs, quoique garçon, l'existence la plus rangée du monde. On avait bien crié un peu, quand il avait pris pour servante une fille de Bourgueil, point du tout vilaine d'entournure et qui n'avait pas l'âge canonique. Cette brave créature, que le docteur avait, disait-on, mise à mal autrefois, persistait à lui vouloir du bien et lui était venue, un jour de foire, offrir ses services. Nul ne savait quel titre elle avait au juste dans la maison, mais si quelques mijaurées de la société avaient cru devoir faire entendre au médecin qu'elles saisissaient le scandale, le bel ordre muet de la maison Grandier d'où nul bruit ne transperçait les murs proprets enguirlandés de glycines, avait fini par imposer silence. On le considérait comme un satyre en cage, mais nul n'avait jamais regardé aux barreaux, et l'on avait fini par craindre son sabot qui devait certes avoir la corne dure.

Il paraissait tellement d'une autre race; il voyait tout à rebours du commun. Le bon greffier de Néans, M. Benoît, ne lui pardonnait pas ses sarcasmes à l'endroit du fait qui avait valu à sa boutonnière la médaille de sauvetage. Le docteur n'avait cessé de l'en plaisanter. Beau sauvetage, en vérité!

Le greffier ne s'était-il pas jeté à l'eau pour repêcher un vilain gredin dépenaillé qui se voulait faire périr?—«Le triste ouvrage, mon bon Benoît, avait dit Grandier en frottant le moribond qui revenait à la vie; en voici un qui s'enfonçait doucement dans l'eau et dans la paix, et vous venez vous mêler, vous, de le reprolonger dans la misère et le vagabondage. Laissez donc mourir les gens qui n'ont pas mieux à faire ici. Ce misérable ne valait rien pour la vie; vous le ressuscitez, et, si dans deux jours vous le surprenez à briser les clôtures de votre basse-cour, vous lui tirerez dessus en l'appelant brigand; monsieur Benoît, vous n'avez pas pour deux liards d'esprit...»

Cet homme et cette philosophie maintenaient Néans en état de perplexité. Tout savant et sympathique que fût par ailleurs le docteur Grandier, chacun gardait, en son jugement vis-à-vis de lui, un coin de réserve ambiguë qui allait se précisant chez certains jusqu'à cette quasi-affirmation en leur for intérieur: «On viendrait me dire que cet homme-là a fait un mauvais coup, que je n'en lèverais pas un bras plus haut que l'autre...»

VII

Ce dernier soir, sur la terrasse du notaire, un marronnier et un orme, trois ou quatre fois séculaires, balançaient leurs feuilles et leurs fines branches dans l'air tiède. On voyait par-dessus la balustrade de pierre, grâce aux lumignons de quelques boutiques, la principale rue de Néans s'enfoncer dans l'ombre, inégale et bossuée, molestée de pignons avancés, de vieilles maisons ventrues, jusque vers l'église dont le clocher là-bas apparaissait, par instants, dans la clarté brève d'éclairs de chaleur. On n'entendait de bruit que, parfois, celui des volets qui se fermaient mollement comme la paupière d'un œil qui s'endort peut-être avec une sorte de respect instinctif de ces silences d'été nocturne.

Les familiers étaient assis dans de grands fauteuils d'osier qu'ils appelaient des «torpeurs». M. de Prébendes seul se refusait cette flatterie des sens et il n'aimait point que Septime en usât. On causait peu, le ton se haussait si vite entre le docteur et l'abbé, que l'un et l'autre, par courtoisie réciproque, fuyaient d'ordinaire les sujets brûlants. M. Durosay n'avait rien à dire: il parlait presque seul. Madame Durosay demeurait comme le jour, étendue. Trouvait-elle à ces heures d'après-dîner un charme qu'elle ne savait qualifier? On était si à l'affût de quelque chose qu'elle aimât, qu'on prolongeait longtemps ces soirs de torpeur. Ces messieurs fumaient.

Il y avait des giroflées et des roses au pied de la maison, à une certaine distance, et de petites brises espacées en apportaient par moments les parfums presque trop violents, une minute, et tout à coup évanouis, pour revenir aussitôt après, avec une insistance.

—Ah! sentez-vous? disait quelqu'un.

—Oui, oui, c'est délicieux...

Toutes les fois que cela revenait, la même question et la même réponse machinales, à peine conscientes, dont la répétition ne fatiguait pas, provenant d'un être instinctif au fond d'eux, qui ne pouvait pas ne pas dire: «Ah! je sens, c'est délicieux!»

—On devrait passer tout entières dehors des nuits pareilles, fit madame Durosay. Est-ce que ce serait mauvais, docteur?

—Oh! si vous le vouliez bien, bien fort, on vous le permettrait... Vous en sentiriez-vous grande envie?

—Oh! pas tant que cela...

Grandier, qui épiait toujours l'éveil d'un désir, fit un peu de moue. Quelques sensations effleuraient la jeune femme; le parfum, la musique, en la caressant, faisaient presque rêver une sensualité en elle endormie. Il eût voulu être certain que ce rudiment d'une si puissante source de vitalité, existait chez elle. S'il y était, comment le cultiverait-on? Cela n'était pas du tout clair. Mais le découvrir était son dernier espoir. Et depuis qu'il s'occupait d'elle, elle ne manifestait, en vérité, rien.

L'haleine des fleurs repassait, en sorte de nuées voletantes et lourdes de baumes. Chacun les recevait, en était environné, imprégné. C'était comme la taquinerie de quelque grand séducteur caché dans la nuit. Le léger bruissement des feuilles d'ormes était peut-être son sourire, et l'étincellement régulier des doux éclairs à l'horizon, un regard clignotant vers son œuvre louche. On pouvait imaginer sa grande figure malicieuse et son geste. Il y avait un acharnement en cette séduction par les fleurs et la mollesse du soir; et la conscience du charme peu à peu s'éveillait.

Il faut un temps aux personnes qui n'ont point le goût cultivé des sensations voluptueuses pour s'apercevoir que, réellement, elles sont ravies. Elles l'ont avoué déjà, du bout des lèvres, comme on l'a fait tout à l'heure sur la terrasse: «Ah! c'est délicieux!» Le délice y est tout juste comme le tourment à qui dit: «Ah! mon Dieu! mon Dieu! que j'ai donc été inquiet de votre santé!» Le délice ne vient point spontanément; il aime être sollicité. Il faut, le sachant possible, le souhaiter, l'évoquer. Pour qui le cherche, il est là; pour qui ne l'a point déjà en son désir, il est de désespérante lenteur. Ah! pensez donc! la nuit, le crépuscule, l'adorable splendeur des choses, la grâce miraculeuse d'une odeur ou d'un son, faire des avances à qui s'est fermé les sens, et paraît ne même pas soupçonner que ces êtres impersonnels ont de véritables caresses! Oui, la plupart des gens ont besoin d'être prévenus. De la musique, on le leur a dit assez; dès qu'un accord est perçu, leur épiderme se tend au frisson. Mais des harmonies innombrables, dont la nature est toute retentissante, il les faut avertir, et insister n'est pas trop. Qu'un homme soit là, à certaines heures incomparables, et dise en termes sobres et forts la beauté qui environne, toutes les femmes seront remuées, et par cette légère secousse, ouvertes elles-mêmes directement à la séduction ambiante. Nous sommes presque tous ainsi faits qu'il nous faut en toutes choses des initiateurs. Je ne sais quelle faiblesse nous retient en nous-mêmes, telles des limaces craintives, et quelle taie nous avons aux yeux et aux sens, qu'une chiquenaude suffit à briser. Un élan, et le monde est révélé.

Nul n'était là pour le donner. Les choses elles-mêmes semblaient en prendre charge. Grandier devinait seulement la possibilité d'émotions qui n'allaient plus à sa sève un peu vieille. Il jouissait de cette heure par une remembrance des années jeunes et de la jeunesse d'autrui. Celle-ci, hélas! il la cherchait autour de lui. Septime lui semblait trop enfant, il ne pouvait se défaire de le traiter en gamin. Et cette femme si gracieuse, dont la jolie tête pâle, dans la pénombre, paraissait si abandonnée sur le dossier incliné, laissait perdre le plaisir de vivre, qui venait ce soir, presque palpable et provocant, comme une chair, s'offrir.

Un moment, le notaire s'étant tu, et M. de Prébendes se tenant droit comme un I sur sa chaise avec, sous ses lunettes, sans doute, quelque idée métaphysique, madame Durosay eut un frisson aux épaules et Septime, simplement, sans mot dire, alla dans la salle à manger chercher un petit châle de laine. Le docteur fut secoué de ce menu fait. Septime revint, tenant le châle de laine; il dit à madame Durosay: «Vous allez prendre froid», et le lui tendit. Elle le remercia beaucoup. L'abbé dit: «Septime, voilà qui est bien, nous ferons peut-être de vous un galant homme.—Hé! hé!» fit M. Durosay. Grandier remarquait que Septime était ennuyé qu'on eût fait attention à lui et que madame Durosay, ayant du mal à se passer le châle sur les épaules, Septime l'y aidait d'une main un peu gauche et tremblante, et demeurait longuement au-dessus des cheveux qu'il semblait respirer, tout proche. La jeune femme se tourna un peu du côté de Septime et le regarda se rasseoir.

Le docteur eût découvert, tout à coup, une panacée, que ses yeux n'eussent pas brillé comme ils le firent à ce moment qui n'avait l'air de rien.

Sa poitrine se dilata, il respira large, et les bouffées qui venaient à cet instant des roses et des giroflées, il les absorba, les goûta avec tous ses sens une minute rajeunis. Enfin! enfin! quelqu'un ici participait à l'heure amoureuse de cette nuit d'été; quelqu'un était saisi de l'aphrodisiaque des parfums, de la tiédeur et de l'ombre. Il regardait béatement l'enfant et la jeune femme. C'était comme s'il fût sorti tout d'un coup du néant pour assister aux girations élégantes d'une belle nébuleuse, à la naissance d'un monde. Il remerciait le Dieu vague en qui il avait foi, le glorifiait par sa joie, par toute l'aise qu'il ressentait en sa personne. Il eût voulu pouvoir dire à quelqu'un son contentement, secouer le coude de l'abbé, taper sur le genou de M. Durosay, leur crier: «Ah! que c'est bon! que c'est bon!» La subite évidence du grotesque de cette pensée vis-à-vis de l'ecclésiastique et du mari, qui, en toute autre circonstance, l'eût fait sourire, n'entama pas son enthousiasme. Toutes les grâces de l'amour, toutes les fraîcheurs des idylles environnaient le cerveau de cet homme qui avait complètement aimé la vie; enguirlandaient sa mémoire ornée de la vie des siècles passés. Sa tristesse s'écoulait, se perdait dans l'oubli, déjà; sa belle tristesse de vivre parmi des morts. Ah! vivre dans les villes mortes où tout un passé dort sous les mausolées et les dalles, oui! mais être mêlé à des apparences de vie qui ne sont rien, ne réalisent rien, sont mille fois plus silencieuses que les trépassés qui ont vingt siècles par-dessus leurs tombes, pauvre misère! Il l'oubliait en face de ces quelques gestes gauches d'un tout jeune homme par quoi se manifestait le premier, l'essentiel trouble d'une âme. Il se fixait dans le souvenir cette main un peu maigre et si hésitante, passant le châle de laine entre les épaules chaudes et le dossier de la chaise, et les narines qu'il avait vues frémir au-dessus des cheveux. Et il revoyait la jeune femme se tourner instinctivement, sans grande idée, sans doute, vers Septime. Il est probable qu'elle avait pensé tout simplement: «Il est aimable et prévenant». Cela avait suffi pour qu'elle éprouvât le désir de le voir, de le regarder reprendre sa place. Grandier repassait, repassait les deux ou trois phases du petit drame. La nuit se faisait plus complète et le parfum des giroflées environnait les ombres.

VIII

«Je vais ressusciter madame Durosay!»

Grandier se voyait soufflant ces mots brûlants dans la petite figure racornie de M. de Prébendes. Il ne savait pourquoi ni comment il s'était retenu à ce moment d'exaltation, de prendre l'abbé sous les épaules et de le soulever, avec son parapluie de silésienne brune, en l'air et très haut, comme on fait aux enfants. Et il l'eût tenu, comme cela, à bras tendus, tout le temps qu'il eût fallu pour lui dire des choses qui eussent fait d'abord le digne homme se débattre là-haut, et puis qui l'eussent anéanti, c'est-à-dire tout ce qui avait germé dans sa cervelle e vieux païen et de guérisseur, durant cette soirée de torpeur et de sensualité, sous l'orme et le marronnier séculaires.

«L'horrible péché de chair, l'abbé! entendez-vous! le péché de cette chair que vous veillez comme un avare son trésor stérile; la chair! la chair! nous l'allons découvrir et livrer aux baisers du beau soleil et des belles lèvres fraîches! La chair vierge, qui n'a jamais tressailli, l'une à cause de caresses gauches, et l'autre, par ignorance des caresses; l'une qui se meurt de n'avoir pas vécu, et l'autre quasi naissante, où la vie surabonde, la chair que le bon Dieu a ornée pour l'Amour; la chair de vos agneaux, cher abbé du bon Dieu! nous l'allons mettre en fête et en pâmoison; nous l'allons couvrir de parfums et de fleurs et nous ferons retentir les cymbales et le tambourin, et danserons autour du clocher de Néans parmi l'emmêlement des guirlandes tressées pour Aphrodite! Monsieur l'abbé, au bout de mes bras, entendez-vous les chants d'allégresse qui approchent, et le murmure des bouches jointes? saviez-vous qu'il y avait à Néans des bouches qui ne s'étaient jointes jamais à aucune bouche? Vraiment, vous ne vous préoccupiez point de cela, monsieur l'abbé, et vous nous chantez du Paradis. Qu'en savez-vous donc? Il y a de fortes lacunes à votre paroisse. Moi, je vous dis qu'elle allait être engloutie bientôt par le reste du monde à cause du vide qui s'y produisait!... Et les cœurs qui s'étiolaient isolés! Ah! pouah! monsieur l'abbé, les cœurs solitaires!... Eh bien! les voilà tout brûlants, dans le moment que je vous regarde à travers vos besicles!... Le feu est à la mèche; je vous dis que je l'ai vu, de mes yeux vu... et nous n'y pouvons rien; non, non. On ne marche pas sur le feu qui court sur la mèche! Ha! ha! ha! ha!... Que je vous repose sur le sol de la paroisse, monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé, je vous souhaite le bonsoir!»

Le docteur ricanait encore en pénétrant dans sa bibliothèque, tandis que la pluie au dehors tombait à torrents et que le bruit du tonnerre faisait trembler les vitres. Le vacarme et le bruissement diluvien s'accommodaient à sa pensée tumultueuse. Il semblait que tout s'entendît pour sortir de la mièvrerie de Néans. Il eût aimé, pour le moment, voir des montagnes écrasantes ou la mer en furie. C'était un soir de belle vitalité.

Il s'assit à sa place accoutumée, où il passait une partie des nuits parmi ses livres, ayant peu de sommeil. Et il envisagea sa situation.

Elle était pourvue d'un côté romanesque qui pouvait faire sourire; mais par une autre face, elle se présentait comme un cas psycho-physiologique d'une grande simplicité. Voici une jeune femme qui meurt d'inanition. Toutes ses facultés, dans ce milieu inerte, vacillent comme de pauvres petites flammes dans un air raréfié. L'indolence est telle que le désir même d'un plaisir est devenu inespérable. Le mariage, il le sait, a été pour elle une existence côte à côte avec un brave homme lourd qui a laissé vierge toute sa féminité. Cependant elle est belle et, de toute apparence, destinée aux secousses de la passion. Jamais elle n'a tressailli. Une seule ressource extrême demeure: la possibilité d'éveiller un amour. L'occasion s'offre. Le médecin doit-il même se poser la question: «Que faire?»

Il se la posa, pour netteté de conscience, en face de l'inévitable buste d'Hippocrate qui trônait au-dessus de la collection de la Gazette des Hôpitaux, et d'une belle reproduction photographique de la Victoire de Samothrace. Le petit abat-jour de la lampe à quinquet, par hasard posé de travers, rejetait la lumière sur l'œuvre incomparable, où l'allégresse de tout un peuple enivré semblait avoir retenu son geste et son tapage pour une attitude de pure beauté. Il laissait ses yeux errer complaisamment sur la draperie souple et légère qui caressait en l'exaltant la forme du torse ému et des jambes élancées. Quelque chose d'enthousiasmant et de sage, de grandement viril et de contenu, de discrètement joyeux, lui vint de cette noble forme qui, parmi l'ombre de la pièce, lui semblait s'avancer. Sa première exubérance se calma: non, non! plus d'abbé à bout de bras; pas d'éclat; pas de vain bruit. Mais le désir ardent d'une belle œuvre silencieuse lui tendit tous les muscles, et l'orgueil lui en échauffa tout à coup les tempes. Au milieu d'une grande platitude des gens et des choses, des petitesses sociales, des mesquineries bourgeoises, accomplir une œuvre selon la nature, joyeuse, embaumée, lumineuse, tragique peut-être aussi, pourquoi pas? Tout est fait de lumière et d'ombre. Voir cela s'épanouir comme la fleur d'un églantier qu'on aime et qu'on arrose et émonde chaque matin. Oh! voir quelque chose de souriant et de vivant grandir et tenir de vous un peu de la sève qui gonfle! De la vie et des sourires de soi, hors de soi! Il recevait de la Samothrace le contact qui féconde. Il n'aurait pas pu désormais s'arrêter dans l'ascension de son idée: l'étrange force de beauté et de vie du chef-d'œuvre couvait, réalisait, animait déjà sa conception.

Il ne s'aperçut qu'en enlevant ses yeux de l'image, de la poussée extraordinaire et ordonnée qu'il en avait reçue, durant qu'il caressait son projet, et il lui rejeta un coup d'œil comme on fait à quelqu'un dont un mot qu'on n'a pas remarqué tout d'abord, vous a déposé subrepticement la raison d'agir.

«Beauté! fit-il, unique raison de Dieu!»

Fort de l'excellence de son œuvre au point de vue naturel ou philosophique, il la replaçait et en essayait l'effet, cependant, en un cadre plus petit.

Donner un amant à cette jeune femme dont la pensée eût bondi à cette seule idée! Car il ne s'agissait pas seulement de garder un rôle neutre, de laisser aller les choses qui pourraient aller de travers. Septime était un enfant et madame Durosay la femme la plus inexpérimentée du monde. L'idylle pouvait se traîner en sentimentalités languissantes qui n'atteindraient point le but voulu: la résurrection de la chair. Il fallait que cette femme fût fouettée, remuée, bouleversée en tout son être. «Pauvres petits médecins avec leurs douches et leurs pauvres petits remèdes! se disait le docteur Grandier; quel traitement valut jamais la caresse amoureuse?» Il s'agissait donc de s'emparer de ces rudiments de tendresse encore informes qu'il avait surpris; et contre les convenances et les lois, de les cultiver, de les diriger, de les hâter vers la sorte d'épanouissement qu'il jugeait nécessaire. Des multiples inconvénients moraux qui en pourraient résulter pour la jeune femme, il fallait faire fi comme on écrase le fœtus au ventre de la mère pour que celle-ci soit sauve. Dans beaucoup d'alternatives, un des termes doit être supprimé sans considération. On coupe un membre pour garder la vie. Ainsi qu'il le disait quelquefois à l'abbé qui en pâlissait d'indignation: «Mon cher abbé, un certain ordre moral vous intéresse; moi, la vie; ma raison d'être est de sauver des corps, de maintenir toutes les fonctions des corps et d'en dégager une belle harmonie. Un ordre qui se satisfait de l'étiolement physique ne saurait avoir de beauté, car il n'est ordre qu'en apparence: il méprise l'ordre du monde qui est l'équilibre des deux éléments dont vous supprimez l'un. Vous marchez à cloche-pied.—Mais vous, mon cher docteur, lui eût dit l'abbé, avec votre goût physique, ne me semblez pas, pour le moment, plus d'aplomb, un pied vaut l'autre...—Pardon! je vais au plus pressé; le cas est urgent; il s'agit de vie ou de mort. Je détruis votre petit ordre moral, qui était mortel; c'est un sacrifice provisoire; de la vitalité que je veux, un autre sortira, quelque autre, je ne sais... nous verrons bien: mais vivons, saprebleu! vivons d'abord!»

Un sentiment de délicatesse l'empêchait presque d'envisager le cas de M. Durosay. Il vit deux ou trois fois repasser sa figure rasée de gros homme apoplectique; il l'aperçut dégustant ses vins et ses liqueurs, le pied fin du verre à bordeaux entre le pouce et l'index, gras, obèses entre les phalanges, ou le petit verre enfoui dans le creux de la main énorme et rougeaude, la langue claquant sur le palais. Il avait les cheveux plats et luisants, séparés par une raie: telles deux pièces de satinette posées et collées sur le crâne. Il avait deux soucis: sa cave et ses melons. Pour le reste, il était bonhomme. Il trouvait sa femme fort jolie; il aimait qu'on lui fît entendre que tout le monde était de son avis. Quand il surprenait, en passant à son bras: «La belle madame Durosay!» il pensait avoir fait assez pour le nom de ses pères en l'accolant à la gloriole de cet ornement féminin, et assez fait pour sa femme en lui donnant son nom. Il ne soupçonnait pas qu'elle eût pu être belle, ni complète si elle s'était appelée autrement que Durosay. Quant à l'amour, il le concevait une facétie libertine, un petit dévergondage malpropre, quelque chose qui s'exécute avec les bonnes quand on est tout jeunet, et avec des personnes ad hoc quand on est un débauché; qui conduit au désordre et qui ruine la santé. Le mot seul lui mettait à l'œil une pointe d'égrillardise, et prononcé devant sa femme, le gênait comme une inconvenance. Il traduisait ainsi le respect qu'il avait pour elle. De respect, il la comblait véritablement.

«Délicatesse? se dit Grandier qui n'avait pu s'empêcher de considérer cette physionomie, qu'il allait falloir blesser par les exigences du traitement. Délicatesse? Mais je suis puéril comme un enfant morveux; je raisonne comme mademoiselle Hubertine la Hotte et j'ai l'esprit du sacristain Lespingrelet! Ah! Samothrace! ô beauté! Je reculerais à entamer la suffisance et la paix de cet être ignorant de son rôle d'homme et qui commet chaque jour impunément, sous la protection des lois et de l'assentiment de ses concitoyens, un crime immonde: l'assassinat à petits coups de la femme, en sa femme.

»Oui! Oui! s'affirma le docteur en frappant du poing sur la table; ils sont tous des criminels avec leurs façons de s'arroger la propriété d'une femme et de ne pas lui donner l'amour; elle y a droit comme à l'air respirable, comme à la lumière, comme au soutien de la force mâle! Et c'est par égard pour cette petite convention répugnante que je me laisserais arrêter dans ma besogne de vie! Mais je m'associais, nous sommes tous associés à cette vilenie! Pouah!

»L'amitié: c'est un mot gonflé et c'est pourquoi, si aisément, il crève. Amis par habitude, par un verre de cognac pris en commun, par le mélange coutumier de la fumée des pipes! Et l'on s'étonne que pour un mot qui exprime une idée, quelquefois tout cela se détraque; mais c'est que le mot est plus fort que tout cela. Je ne trahis rien de respectable: j'accomplis une œuvre plus importante que la culture de cette plante commune. Je vais à l'essentiel. Même, je ne trahis rien, car il n'entre pas dans les conventions tacites d'un pacte amical, si médiocres qu'en soient les bases, de se faire le serviteur dévoué des bassesses réciproques. Puisque ami il y a, je rétablis l'ordre dans la maison de mon ami qui ne sait pas le faire lui-même.

»Septime?... dix-sept ans... langueurs significatives... la sève, la jeune sève qui monte... Eh! Eh! je ne le plains pas!»

Grandier se leva, parcourut la salle de la bibliothèque à grands pas, les mains dans ses poches, qu'il en retirait de temps en temps pour se les frotter nerveusement, souriant, la tête rejetée en arrière où tremblaient ses cheveux gris épais. La fenêtre était fermée et les volets rabattus; il ouvrit tout. Une fraîcheur pénétra, souleva l'atmosphère lourde de la pièce. L'orage s'éloignait; des arbres du jardin, de larges gouttelettes tombaient en petits bruits espacés et les feuilles humides luisaient à la lueur des derniers éclairs. Il respira, s'accouda à la fenêtre. Et là, il combina, avec une méthode, une précision minutieuses, au milieu du sommeil de Néans, son plan généreux de séduction et d'adultère.

IX

Lespingrelet fit danser la «demoiselle» trois jours durant, sur la pelouse aux pivoines, en face de la petite maison bourgeoise des Veulottes. Le sacristain était autorisé à joindre à ses fonctions augustes ces travaux profanes, pourvu qu'il fût de retour à Néans pour sonner l'Angelus; encore sa femme s'en chargeait-elle, ainsi que de tinter un glas inopiné, toutes les fois qu'elle n'était pas en couches. Nul ne s'entendait, comme ce petit bout d'homme, à disposer un massif de fleurs, à lui donner la forme de l'ovale traditionnel, ou les courbures et sinuosités congruentes à la disposition des allées, à la configuration générale du parterre. Avait-il pris au service des autels ce goût à distribuer les fleurs ainsi qu'en général tout motif d'ornement? Toujours est-il qu'il y valait les jardiniers les plus renommés et même, depuis un voyage qu'il avait fait au Jardin botanique de Saumur pour les serres de M. le baron de Roquencourt, il savait, par le moyen de plantes grasses ou de floraisons un peu touffues, inscrire dans une corbeille, en beaux caractères, soit le nom du propriétaire, soit quelque devise de choix judicieux. Il en inscrivait même en latin, ce dont il tirait vanité, et ce qui lui était arrivé pour le jardin du presbytère où toute la paroisse s'était rendue pour déchiffrer un Magnificat anima mea Dominum, en eupatoires, que l'on pouvait lire du pont en passant l'eau, du moins ceux qui avaient de bons yeux. Il était le jardinier ordinaire de M. Durosay.

Cinq cents mètres avant la grille des Veulottes, le petit tape-cul du docteur Grandier qui allait devant la voiture Durosay, ayant dû s'arrêter pour un léger accident aux rênes, on entendit les coups sourds du marteau-pilon surnommé «demoiselle», et l'on s'apprêta à rire à cause du singulier accouplement que devait faire le sacristain au corps d'araignée avec cet instrument lourdaud affublé d'un nom galant.

La Grand'Jeannette et les garçons de ferme qui se relevaient de la sieste quand les voitures arrivèrent, entouraient justement Lespingrelet de facéties. Lespingrelet étant de la ville ne dormait pas à midi. Quand donc est-ce qu'il dormait? À coup sûr pas la nuit: on comptait sa progéniture; on en oubliait toujours; il avait huit enfants vivants et cinq morts. Il avait vraiment la main heureuse, il ne ratait pas une bouture. L'aurait-on cru à le voir? On pouvait dire de lui comme du bon Dieu, qu'il faisait quelque chose avec rien. Il augmentait tout ce qu'il touchait. Madame Lespingrelet n'était donc point jalouse de la «demoiselle»? Quelques-uns la trouvaient plus grosse qu'hier.

Outre cela, il était d'église.

Sa force consistait à répondre aux quolibets par des mots latins qu'il savait, sans en comprendre le sens. L'effet était infaillible; on se retirait en disant: «Tout de même, est-il spirituel!»

La porte grillée des Veulottes donnait sur une de ces belles allées de tilleuls, parfaitement droites et qui datent du siècle dernier. Le bruit des voitures attirait les chiens que l'on trouvait là tout debout, le museau passé entre les barreaux de fer. Ils aboyaient, sautaient, faisaient des bonds formidables autour de la voiture. Madame Durosay cachait ses mains, car cette exubérance lui faisait peur. «Tout beau! tout beau!» leur adressait M. Durosay avec un geste d'apaisement; et, se tournant vers Septime: «Voilà! jeune homme! il faut devenir agile et vigoureux comme ces petites bébêtes-là! Ah! dame, ah! dame! il faut se secouer! du jarret! du biceps, sacrebleu!»

Septime souriait comme on le fait aux paroles des gens qui vous entretiennent de quelque chose qui ne vous intéresse pas du tout; il s'essayait, en lui-même, à s'imaginer combien il serait gentil s'il sautait et gambadait comme ces chiens. À la descente de voiture, il fallut, bon gré, mal gré, essuyer le choc de leurs embrassements. Ils s'élançaient et vous venaient heurter la poitrine de leurs pattes tendues, puis se laissaient retomber en vous éraflant de leurs griffes, tout le long du gilet et du pantalon. Madame Durosay eut sa robe déchirée. Septime, qui venait pour la première fois aux Veulottes, fut aspiré, reniflé sur toutes les coutures.

—Les belles bêtes, hein! gare aux perdreaux, en septembre!... As-tu remarqué, Bellotte, la petite tache que ce fox a sur le front!...

—Monsieur Septime, disait madame Durosay, vous allez voir une maison bien abandonnée et en grand désordre.

La Grand'Jeannette s'avançait. Elle avait le corps bâti comme une vierge de Cimabuë et d'une longueur désespérante. Son caillon blanc laissait flotter, tout en haut, de petites ailes ratatinées. La peau de sa figure et de son cou était crevassée comme un cratère, et de hauts reliefs s'y détachaient, sortes de croûtes dorées qui semblaient transparentes comme du sucre d'orge. Elle avait des yeux noirs et doux tout environnés de duvet. Mais quand Septime vit sa bouche, il se détourna.

Elle expliquait, après mille salutations, que «la petite amusette» ne serait pas prête pour aujourd'hui, au dire de Lespingrelet qui avait pourtant «bien dansé, bien dansé», mais rapport à ce que la pelouse était «fourragée» de trous de taupes. Fallait-il donc se donner du mal et avaler des bouteilles de vin blanc pour jouer à «c'te partie-là»!

On apercevait, entre deux noisetiers, Lespingrelet et son pilon. Il se remuait si fort que l'on ne savait lequel des deux soulevait l'autre.

Personne ne parut éprouver de chagrin violent que la partie fût remise. Il faisait une grande chaleur. Madame Durosay avait hâte déjà d'aller s'étendre et elle s'engageait sous la petite allée couverte, qui contournait les communs, sous des massifs de lilas, jusqu'au perron de la maison bourgeoise. Ces messieurs la suivirent, sauf le notaire qui avait toujours mille recommandations à faire; mille doléances à recevoir de la métayère.

Une odeur toute particulière en même temps qu'une grande fraîcheur les enveloppa, les pénétra, en ouvrant les hauts volets blancs de la porte-fenêtre qui donnait accès dans le vestibule. On n'ouvrait jamais dans la journée pour éviter la chaleur. Ils furent là dedans complètement aveuglés, ayant refermé aussitôt derrière eux, et Septime heurta même le bras de madame Durosay, recouvert seulement d'une chemisette de percaline. Il en perdit toute contenance, mais l'obscurité sauva tout. La jeune femme gagna la causeuse et ces messieurs remuèrent des chaises; peu à peu on se reconnut. On s'épongeait le front et le visage et l'on ne trouvait rien à dire hormis la pesanteur de la température et l'énumération des différentes sortes de rafraîchissements que d'ailleurs on n'avait point. On décida d'aller manger des cerises dans l'arbre dès que le soleil serait un peu tombé.

Le vestibule était tapissé d'un papier à fond blanc parsemé de corbeilles et de guirlandes de roses: les meubles y étaient couverts de housses blanches; il y avait aux murs, accrochés, une gourde de chasse, des fouets, une lithographie de Napoléon III et une de l'impératrice Eugénie, entre des têtes de cerf. Septime vit réapparaître la jeune femme, dans la pénombre, au milieu de ce décor qu'il jugea charmant et tel qu'on n'en peut point trouver de meilleur à la campagne. Il se sentit si aise physiquement, dans cet intérieur frais, qu'il s'enhardit à parler et il fit remarquer l'odeur des pièces partout si différente, qui tenait souvent on ne savait trop à quoi et qu'il percevait si fort que, tout petit, on s'amusait à lui bander les yeux et à le promener par toute la maison pour lui faire dire où il se trouvait; il se trompait rarement. Madame Durosay n'avait jamais prêté attention à cela; pourtant elle avait beaucoup de goût pour les parfums.

—Il faut sentir, dit le docteur; on s'y devrait exercer comme à l'agilité des membres, car les odeurs sont un langage varié par quoi la nature nous parle et nous pénètre aussi bien que les tons et les nuances, ou les belles combinaisons des sons.

Il avait déjà prescrit des parfums à l'usage de madame Durosay, comme il eût fait des potions. Il les étudiait sur elle, et il voulait qu'elle s'imprégnât de celui qui lui serait agréable. Il fut enchanté de cette disposition naturelle chez Septime. Il voulut que la jeune femme lui donnât à sentir son mouchoir, en manière de divertissement, dit-il, et pour voir s'il reconnaîtrait l'essence. Son intention allait au delà. Septime s'approcha et se baissa vers la main qui tenait le mouchoir. Mais il fut si troublé qu'il ne savait plus tout d'un coup ce qu'il faisait là, et il aspirait, préoccupé de l'approche des doigts qu'il sentait près de sa bouche, en lui effleurant la joue; et il s'en retournait brusquement à sa place sans rien dire.

—Eh bien, qu'est-ce que c'est, monsieur Septime?

—Ah!... c'est vrai, c'est... c'est... est-ce que ce n'est pas «la maréchale»?

C'était justement de la maréchale. On lui fit compliment avec force petits sous-entendus malins qui l'embarrassèrent.

—Mon Dieu, fit-il, je tiens cela tout simplement de papa qui a chez lui tous les parfums, non pour lui, car il n'en sent aucun; mais qui s'amuse à en changer à chaque session du conseil général pour faire parler ces messieurs.

Madame Durosay sourit. Le docteur trouva M. de Jallais, le père, plein d'esprit et dit que Septime le vaudrait assurément. Il parla de toutes les qualités qu'il croyait attachées à cette faculté du développement olfactif. Les artistes d'abord avaient tous un excellent nez; quant aux grands esprits, d'où venait donc l'expression populaire «avoir du nez», qui n'était pas si bête? On alla jusqu'à défendre les nobles dimensions de l'organe. Montesquieu qui était un philosophe et un écrivain admirable avait un grand nez, et Diderot, et combien d'autres; que dire de M. de Prébendes qui n'était retenu que par le dogme, mais possédait la plus subtile intelligence?

On en vint graduellement à parler des nez présents. Le docteur plaisanta avec aisance du sien qui était gros et rond et ressemblait, disait-il, à une pomme cuite qu'il aurait reçue par le beau milieu de la figure.

Madame Durosay et Septime l'avaient assez bien fait; mais rien n'est plus désagréable à certaines personnes que d'écouter parler même avantageusement de leur physique. Septime ne pouvait entendre un mot de cette sorte touchant sa physionomie ou sa taille sans rougir, et il excellait à trouver subitement une occupation qui l'éloignât ou détournât la conversation. Il s'aperçut que le mouchoir de madame Durosay était tombé à terre, et se précipita; le docteur aussi se précipita; Septime glissa, faillit s'étaler, mais, par le bond même, atteignit l'objet le premier et le tendit à la jeune femme. On rit. Une certaine familiarité naissait.

Malheureusement madame Durosay ne pouvait se retenir de se laisser aller au sommeil et on s'aperçut qu'elle s'endormait. C'est ainsi que les choses distrayantes et les conversations l'effleuraient à peine; dans l'instant que l'on croyait l'avoir saisie, elle vous passait entre les mains.

Sur le fond clair de la causeuse, et parmi les guirlandes de roses qui couraient aux murs, en sa chemisette de percaline et sa robe simple faite d'une cotonnade à gros carreaux rouges, comme des rideaux rustiques, elle formait un tableau joli et délicat. Le sommeil la pâlissait un peu, et ses cheveux noirs ondulés se boursouflaient en désordre jusqu'à presque couvrir les croissants d'ombre que dessinaient ses cils longs.

Grandier et Septime demeurèrent là quelques instants. On entendait au dehors, dans la chaleur, le bourdonnement des abeilles sur les massifs d'héliotropes, de dahlias et de pivoines, et, dans l'éventail clair qui s'ouvrait au plafond du point de jointure de la porte-fenêtre jusqu'au fond de la pièce, quand quelqu'un passait à pas lourds, un grand rayon d'ombre oscillait lentement. Le pilon s'était arrêté. Lespingrelet causait avec M. Durosay et les voix semblaient très lointaines. L'idée quasi inconsciente de la vibration lumineuse et brûlante du dehors, et l'opposition de cette ombre silencieuse et fraîche avaient un charme qu'ils recevaient et goûtaient l'un et l'autre à leur manière. Le docteur vit que Septime regardait la jeune femme ensommeillée et il dit:

—C'est la Belle au bois dormant...

Et Septime en souriant sentit que ses joues s'empourpraient. Grandier était heureux et plein d'espoir.

—Mon petit ami, dit-il en entraînant le jeune homme au dehors, il y a, n'est-ce pas, dans la vie, des moments trop délicieux. Monsieur l'abbé ne vous l'avouerait pas et c'est un tort puisque vous l'éprouvez; un précepteur ne doit sembler ignorer rien de ce qui peut passer par la tête ou les sens de son élève. Je ne crains pas de vous en parler, et non pour vous dire de les fuir, ce qui serait tout à fait gauche, car ils ornent votre sensibilité; mais pour vous apprendre à les savoir mesurer, à en profiter sans en être affaibli. J'aurais pu vous laisser dans cette ombre et devant d'aimables images; ainsi votre rêve se fût étiré en longueur sans s'augmenter en quoi que ce soit, et je préfère vous emmener vous mouvoir au soleil. Ne fuyez pas les moments ni les choses qui vous délectent, mais aussitôt charmé, souvenez-vous que vous avez quelque chose à faire, et allez à votre action qui sera tout imprégnée de votre belle minute de songe. Que votre rêve ne soit jamais inerte; c'est un bouquet de fleurs que vous prenez en partant et que vous respirez en vous livrant à vos petites affaires. Voici les raquettes et les balles, nous allons ôter nos paletots et d'un bout à l'autre de la pelouse, nous ferons décrire à nos énergies de belles trajectoires par-dessus les têtes de notre cher hôte et de monsieur Lespingrelet.

«Voilà, pensa Septime, un homme qui me plaît, car il vous dit des choses graves tout en ayant l'air de se moquer du ton pédant qu'on est obligé de prendre en ces matières, et il vous mène en chemin ouvert.»

Il avait jusqu'alors peu fréquenté le docteur, l'abbé ayant une sainte terreur de cet esprit impudique, irrespectueux et légèrement gouailleur qu'il jugeait de relations malsaines. Ce n'était que sur les instances réitérées de M. de Jallais le père qui voulait que son fils «eût du monde», qu'il s'était décidé à le laisser fréquenter chez madame Durosay, la femme, certes, qui pût lui donner les meilleures façons.

D'un coup, le docteur s'emparait de l'esprit du jeune homme par la clairvoyance qu'il avait de ses sensations les plus confuses, et il le lançait habilement dans la voie de la sensualité voluptueuse mais active, il le modelait d'un tour de pouce, en un objet de séduction tendre et émue, mais efficace; car il en voulait faire un amoureux dont le platonisme—inévitable, étant donné l'âge du héros, et les circonstances—ne serait qu'une qualité surajoutée à la folle ardeur juvénile. «Donc, se disait-il, me voici passé précepteur d'amour!» Et il ne songeait nullement à en sourire, comme l'eussent fait infailliblement beaucoup de personnes sottes.

Ces messieurs se mirent en bras de chemise et s'appliquèrent à lancer la balle à des hauteurs ou à des distances prodigieuses que Grandier atteignait par sa force, et Septime par cette adresse naturelle que l'on remarque souvent aux créatures destinées à l'amour. Le docteur prit un grand plaisir à le regarder s'animer et gagner de la grâce en ses mouvements. Il se demandait comment il n'avait pas connu plus tôt la précieuse nature de cet enfant.

Il y a des prédestinés; on sent très bien des hommes qui ne seront jamais aimés, et ceux qui le doivent être en ont des marques indéfinissables qu'un certain sens découvre, même d'homme à homme. Septime n'avait pas de beauté; mais il avait dans la tournure, le geste et le regard, ce charme spécial et discret qui peut passer inaperçu, mais, ici ou là, un beau jour, inopinément frappe à coups sûrs et profonds. Grandier avait remarqué en outre l'étrange et fort pouvoir des hommes qui manquent d'expansion et semblent s'enrichir et s'orner de tout ce qu'ils ne dépensent pas au dehors. L'instinct de curiosité des femmes va plus droit à ce léger mystère et il y est plus fortement retenu qu'aux qualités brillantes dont on a sitôt fait le tour. Il regardait le jeune homme s'échauffer et il s'enthousiasmait à mesure que se mêlaient et s'harmonisaient en cette jeunesse animée, tant de signes favorables à ses propres projets.

Le teint trop pâle de Septime se rosait; de minces filets bleus lui avivaient les tempes et sa chemise large ouverte montrait son cou gonflé. Il y avait plaisir à voir, sous le soleil, le désordre de ses cheveux dorés couronner cette fraîche adolescence. Grandier adorait l'heure que vivait cet enfant. La notion de la beauté, pensait-il, vient de naître en lui; inconsciemment, tout son être s'y conforme; l'allégresse actuelle de ses membres est un des rites du culte qu'il lui voue; il éprouve le besoin de ne plus se contenir parce qu'il l'a entrevue; en cet instant, quelqu'un saisit la vie... Grandier, qui s'exaltait aisément à tout signe de vitalité, continuait, non sans quelque emphase, la série de ses réflexions. Il aperçut que madame Durosay était venue et, respirant des fleurs de verveine, regardait, elle aussi, Septime égaré dans son ardeur. Lespingrelet se remit à danser et l'on alla s'asseoir à l'ombre et s'égayer à voir le pas du sacristain.

—Monsieur Septime, vous avez très chaud; vous allez prendre mal, dit madame Durosay, quand elle aperçut les perlettes de sueur au front du jeune homme, et elle s'apprêtait, de ce geste maternel, à lui plonger un doigt dans le dos par le col de la chemise. Quelque chose l'arrêta qu'elle ne sembla pas comprendre elle-même, mais qui lui brisa net le mouvement commencé, et elle en ressentit un imperceptible embarras. Les yeux de Septime, qu'il leva sur elle en cet instant, en furent peut-être la cause. Quoiqu'ils ne pussent assurément rien exprimer de précis, étant lourds au contraire d'une sentimentalité sensuelle, timide, inavouée, leur richesse profonde, inaffleurante encore, peut-être atteignait-elle justement l'instinct de la femme plus vivement que n'eût fait une parole claire. Elle n'osa même pas lui dire de boutonner son col. Il passa sa veste et, appuyé sur un coude, il regardait, essoufflé un peu, le bout pointu du petit soulier de madame Durosay étendue, trois doigts de bas noir sur le cou-de-pied et le bord de la robe à carreaux rouges qui le venaient frôler en un balancement léger.

M. Durosay grommelait que cette pelouse ne fût pas apprêtée; il n'admettait pas qu'étant venus pour une chose, on ne l'accomplît pas, ce qui pourtant arrive communément, et ne pouvant faire mieux pour cette partie de tennis, il la regrettait en des paroles pleines d'amertume. Il parla de changer Lespingrelet. On se récria. Au fond, cet homme à famille pullulante, malgré la vertu qu'il avait au point de vue de l'économie sociale, lui donnait parfois comme des nausées. On défendit Lespingrelet qui trépignait pour le moment d'une façon très distrayante.

En des minutes de silence, on voyait l'ombre des arbres s'allonger sur la pelouse, et une sorte d'atmosphère complaisante et attendrie, envelopper toutes choses, la chaleur tombée. Le bourdonnement des abeilles et des mouches s'était tu; d'autres petites bêtes grésillaient dans les herbes et les oiseaux se couchaient en grande chamaillerie. Septime perdait toutes les paroles prononcées pour suivre sans beaucoup de pensées le lent allongement de l'ombre qui, avec l'idée d'une chose très chère et proche, il ne savait comment, le comblaient d'un bien-être infini. Il ne souhaitait rien de plus, en vérité, que de regarder perpétuellement grandir cette ombre et être perpétuellement certain que la chère chose était là. Et puis, ne pas parler, grand Dieu! avoir le droit de ne pas parler, un de ces droits de l'homme auxquels la société n'a pas songé. Quand l'ombre fut au bout de la prairie, Lespingrelet s'en alla avec sa «demoiselle»; tous les oiseaux étaient casés, et la paix des champs endormis vint s'ajouter à la douceur de l'heure.

Septime s'aperçut tout à coup que ces messieurs s'en étaient allés et qu'il restait seul avec madame Durosay qui achevait, silencieuse, un ouvrage au crochet. Il eut une peur terrible et se leva d'un bond. Elle n'eut pas le temps de lui dire: «Monsieur Septime, qu'avez-vous donc?» Il avait déjà découvert qu'elle avait besoin d'une pelote de laine et lui-même avait laissé un mouchoir dans la poche de son pardessus. Il ne pouvait pas encore supporter d'être seul avec elle. Une terreur enfantine, un excessif amour-propre: la crainte ou de rester sans rien dire ou de parler gauchement, ou de dire, d'un coup, plus qu'il ne voulait ou ne pouvait dire, l'affolait; et, déjà, il courait vers la maison, maudissant à part lui sa sottise; et il se serait battu, pour manquer ainsi une occasion délicieuse. Mais il était à cet âge tendre de la vie, et à cette heure délicate de la passion, où les prémices seules peuvent être goûtées, tout ce qui va plus avant causant une commotion intolérable.

Cependant, comme il ne pouvait indéfiniment chercher cette pelote de laine, dont madame Durosay affirmait qu'elle n'avait pas besoin, ni ce mouchoir dans la poche du pardessus, il revint, et eut lieu bientôt d'observer que les hasards, qui sont mutins en certaines occasions, le sont parfois avec acharnement.

M. Durosay était de retour près de sa femme et annonçait que le docteur venant d'être appelé en consultation dans une ferme, le dîner en serait retardé; il fit remarquer bénévolement à Septime qu'il manquait de galanterie à laisser ainsi madame Durosay qui était peureuse dès le crépuscule. Le propos mit Septime mal à l'aise. Enfin, le notaire proposa d'aller en attendant faire un tour jusqu'au potager. Madame Durosay dit qu'elle n'aurait jamais la force.

—Offrez donc votre bras à madame Durosay, jeune homme, prononça le notaire; moi, je la soutiens de la droite comme il convient à l'époux; et allons, si le jour le permet, compter nos melons et nos poires.

En passant par des allées obstruées par des arbustes, on marcha sur de fines branches sèches qui craquaient et l'on dérangea des oiseaux qui voletèrent quasi sans bruit; madame Durosay poussait de petits cris. Sur un pont de bois qui enjambait un ruisseau, le choc sonore et sourd de leurs pas, la fit encore tressaillir: elle craignait surtout d'aller du côté de l'étang qui est trop triste, le soir; la moindre de ces petites choses lui coupait bras et jambes. «Bébête, bébête!» faisait M. Durosay, et il narrait des occasions critiques de sa vie où il n'avait pas tremblé.

On retrouva Lespingrelet flanqué de deux arrosoirs gros comme lui et inondant des plants de radis, de laitues, de petits pois et de choux-fleurs.

Il eut encore à parler à M. Durosay, qui, d'ailleurs, voulait voir des graines provenant de chez Vilmorin; on les aperçut bientôt l'un et l'autre à la porte d'une resserre aux grenages et aux outils, se soufflant dans les mains en creux où la semence éprouvée demeurait stable comme un sable lourd ou s'éparpillait voltigeante, pareille à une nuée de moucherons.

Septime gardait le bras de madame Durosay. Ils étaient dans une allée large et droite bordée de lavandes qui sentaient fort. Quand ils eurent fini de dire: «Voyez, ils se soufflent dans les mains à la porte de la resserre», l'allée de lavandes, large et droite, parut tout à coup à Septime immense, indéfinie, et telle qu'il serait épuisé sans doute avant d'en atteindre l'extrémité. Il eut chaud subitement. Une demi-obscurité enveloppait le jardin; il distingua les moindres bruits: la porte de la grille d'entrée à l'autre bout de l'enclos, que quelqu'un ouvrit et ferma, un chat qui rôdait parmi les massifs, et, très loin, le clic-clac d'une charrette sur un mauvais chemin et qui l'impatientait d'aller si péniblement, si lentement. Il se creusait la tête pour dire quelque chose de pas trop banal à la jeune femme dont la tiédeur à son bras le rendait stupide et muet. Il se roidissait, se voulait pincer au sang, fouetter. L'idée poignante que c'était là un moment unique dont son bonheur à venir pouvait dépendre, qu'il fallait qu'à cette minute il lui plût ou fût par elle définitivement jugé nul, le paralysait. Il ne s'imaginait point pouvoir survivre à une épreuve malheureuse de cette sorte. Et le temps coulait. Il ne disait rien.

Ils avançaient dans cette allée interminable bordée de lavandes. Au delà, il y avait des poiriers symétriquement plantés, et il se sentit la tentation de les compter; c'était une besogne qui s'imposait comme étant la plus sotte possible. Mesurer aussi l'intervalle des clic-clac de la charrette par rapport aux battements de son pouls qu'il percevait. Puis, l'embrouillement de mille idées, baroques, heurtées, confuses, troubles à ne pas en pêcher une décente; et il ouvrait de grands yeux égarés sur la large allée droite, qui n'en finissait pas et se perdait dans l'ombre.

Le docteur fut tout à coup près d'eux, émergeant de la nuit. Septime, au lieu de bénir sa venue comme celle d'un sauveur, en éprouva un désespoir si violent que ses jambes vacillèrent et il se penchait vers la haute bordure de lavande et en arrachait des brins durs et résistants, se préparant une excuse, un prétexte quelconque, s'il venait à tomber, comme il le redouta. Les personnes douées d'un fort amour-propre et, en même temps, d'une grande sensibilité, ne s'étonneront pas de cette complexité et de ces infinies prévoyances à la minute du plus violent trouble. L'arrivée du docteur clôturait pour le pauvre enfant la période qu'il s'était donnée comme essentielle et dont il ne devait sortir que bienheureux ou condamné. Et il n'avait pas ouvert la bouche; elle, sans doute, avait attendu qu'il eût la politesse de le faire et était demeurée muette. Ah! s'il se fût agi d'être poli, comme aisément il s'en fût tiré! Mais il avait eu cette envie soudaine, pressée, ardente et irrésistible de plaire, de plaire d'un coup, d'être certain tout de suite qu'on a plu, envie terrible que beaucoup de jeunes âmes passionnées et sans expérience ont connue, et par quoi, souvent, elles furent empoisonnées. Peu à peu, il lâchait le bras de madame Durosay; il se disait: «Quand je ne la sentirai plus, je m'enfuirai ou je tomberai là; et si je ne meurs pas du coup, ce sera ce soir, je sais bien, dans l'eau, là, pas loin....» Et comme il se représentait la vilaine eau de l'étang aperçue tout à l'heure, où les feuilles de nénuphars formaient de larges plaques obscures, de vraies fleurs de désespérés, il sentit que doucement la jeune femme, elle-même, reprenait son bras et lui donnait à nouveau sa pression tiède et légère, et elle dit:

—Mais non, monsieur Septime, vous donnez très bien le bras, ne vous en allez donc pas; j'aime me promener avec vous....

Il crut qu'elle lui parlait d'au delà de la mort; il eut envie de pleurer; s'il avait voulu prononcer une parole, elle se fût étranglée dans sa gorge. Un extraordinaire besoin de tendresse lui souleva la poitrine, le suffoqua. Le docteur heureusement parlait. L'écoutait-elle? Quelle était, à elle, à cette heure, sa pensée? La nuit était partout répandue, et, pour les âmes émues, modifiait la figure des choses.

X

Revenant le soir des Veulottes, en son petit tape-cul, Esculape résolut de mettre le feu aux poudres.

Il laissa passer devant la voiture Durosay, qui contenait Septime entre Monsieur et Madame, parmi des couvertures et des châles, et chatouillant du bout du fouet la bonne vieille Rossinante au cou, il regardait les oscillations de la capote du cabriolet que balançaient les ornières et les cailloux du chemin communal. Dans cette capote, il y avait les éléments de son œuvre, qui, pour le moment, mijotaient. Il penchait la tête un peu sur le côté et ne détachait pas ses yeux de cette chose oscillante, ainsi qu'il vous arrive pour un objet chéri. Qui donc eut jamais un quart d'heure pareil à celui qu'il passait? Peut-être quelques utopistes ou hommes de génie, parmi ses confrères, qui crurent tenir ou tinrent un remède neuf et paradoxal alors qu'ils s'en venaient de l'administrer secrètement et supputaient avec un peu d'angoisse et beaucoup de minutie les petits progrès ou les défaillances, les imperceptibles résultats ou les effets contradictoires, les chances enfin de succès ou le probable fiasco accablant. Rossinante trottait d'une allure monotone et sûre de bête avancée qui sait, depuis beau temps, que tout chemin mène à l'écurie.

Déjà, il pensait au mémoire, joliment tourné, ma foi! qu'il adresserait peut-être de sa cure étrange à l'Académie; aux chuchotements de ces messieurs graves sitôt brisé le cachet de la communication leur provenant de la petite ville de Néans, en province; à leurs manières si distinguées, si discrètes de discerner d'un coup la farce d'un plaisant, de n'en être nullement choqués, et le soir, en ville, par manière de divertissement, d'en causer à table. Le petit reporter, qui est toujours là, se saisissait de l'aventure et c'était, dès le lendemain, des gorges chaudes en première page, une popularité de bouffon assurée au docteur rabelaisien nommé Grandier, de province. Car tout ce qui touche à la vie libre et franche, amoureuse et saine, en France, est rabelaisien; tout ce qui est rabelaisien fleure l'obscénité; seul Rabelais est inconnu.

Esculape haussait les épaules tout en souriant et sautant sur les semis de cailloux de la route de Néans. Cependant il éprouvait l'amertume légère que ressentirent tous les obscurs qui dévièrent du chemin commun; l'instant de faiblesse en face de l'opinion qui va se mettre contre, et le curieux vertige de la solitude de pensée. La capote allait se dandinant avec mollesse sur les ressorts excellents, image de la bonne vie confortable et garantie contre les heurts par tout ce que la prévoyance humaine inventa d'assurances.

Le long ruban de la route se déroula sous la lune, qu'un nuage découvrait; du même coup, les étoiles apparurent dans le beau ciel d'été, et les grandes plaines moissonnées où les blés étaient couchés en gerbes. Une odeur de force, d'énergie calme, de soumission directe aux ordres les plus hauts, émanait de toute cette nuit et de toute cette terre aux fruits mûrs cueillis. Si le fermier n'ensemençait pas cette terre, il faudrait remplacer le fermier; et si cette terre se refusait à pousser des fruits, qui hésiterait à faire la dépense qui la rendra féconde? «Il faut agir! il faut aimer! continuait le docteur, quasi tout haut, achevant une série de pensées; il faut que le cœur jeune reçoive un afflux excessif, et palpite comme s'il allait se rompre, pour garder l'impulsion jusqu'à l'extrême vieillesse. Il faut que la chair tressaille jusqu'à être harassée, pour ne pas garder cet aspect fadasse et misérable de toute chose demeurée à l'écart de son destin, de la terre non retournée par le soc, de la joue où le sang n'a pas afflué un jour sous la morsure d'un baiser. L'inertie est le seul mal.

»Tout doit se mouvoir et courir et bondir.... Ah! qu'ils me donnent, hors l'amour, le stimulant qui peut recréer une vie à nos pauvres femmes inertes, ramener un rire, un désir, un caprice, un vice même! aux dames de Néans!....»

Grandier, ragaillardi, chatouillait de la mèche du fouet Rossinante. La route était devenue belle et plane; les voitures filaient au grand trot. Comme M. Durosay était trop enclin à ménager sa bête, aussitôt que le train semblait se ralentir, Esculape, par derrière, élevait la mèche, la faisait claquer vulgairement à la façon des charretiers et le cabriolet s'ébranlait de nouveau, et l'on y entendait de légers rires et des exclamations: «Ce diable d'Esculape! Ah! ce docteur! Ah! ce docteur! Ah! ce monsieur Grandier!....»

Esculape, peu à peu, prenait un goût nouveau à cette poursuite de la précieuse capote sur la belle route et sous la nuit. Il lui semblait qu'elle était une boule et qu'il la tenait à la main; et il la lançait de toute la vigueur de ses muscles, sur la longue piste, vers son but. «Clic! clac! clic! clac! en avant, capote bondissante! clic! clac! avez-vous peur des soubresauts et des pentes? clic! clac! mais c'est moi qui vous mène; mes muscles sont forts et ma main est sûre! Âmes et chairs, je vous ai pétries et mises en boule, et je vous lance à présent.... Clic! clac! et je veux entendre ronfler sur le sol, quel qu'il soit, votre élan éperdu! Clic! clac! clic! clac!» Et les rires légers qui lui parvenaient parmi les bruits du roulement et du trot, l'enorgueillirent, le haussèrent, lui donnèrent une joie quasi surhumaine, car il pensait que Dieu pouvait éprouver cela quand lui aussi entendait rire les hommes.

Un appétit de course vertigineuse, alors, le prit; il sentit l'impatience d'aller vite au terme de ses vœux, d'écraser toutes les causes de ralentissement, d'embrasser tout de suite un peu de son œuvre épanouie. On commençait à apercevoir les toits de Néans ensommeillé, pareil, au loin, à un lac calme sous la pâleur lunaire. La vue de cette inertie l'enflamma. La route allait désormais en pente, jusqu'à la ville. Il continuait de presser sa bête et de faire claquer son fouet. Il vit que M. Durosay penchait la tête hors de la capote et lui criait: «Grandier! Voyons! soyez raisonnable! tout beau! tout beau! Saprelotte!...» Puis ce fut de l'autre côté la tête de Septime qui se pencha; et il imaginait que madame Durosay avait peur et certainement poussait de petits cris: «Clic! clac! clic! clac! Tant mieux! morbleu! soyez effrayés! Soyez secoués, une fois enfin, bonnes gens de la capote sur ressorts excellents! mais, plutôt cassons-nous les reins que nous les tenir éternellement dans l'insipidité de votre coton.» Et, se refusant à les dépasser, il les conduisit ainsi à toute bride jusqu'au bas de la côte, serrant le frein, et brandissant le fouet sonore.

Dès les premières maisons, Néans, plus que jamais, l'écœura. Que faire en cette atmosphère de fadeur coutumière alors qu'il s'agissait d'enchanter une créature, de séduire tous ses sens et de fasciner son cerveau? Il repassa mentalement chaque article de la méthode qu'il avait élaborée une des nuits précédentes; remonta l'échelle graduée des émotions qu'il avait à faire naître en son sujet et qui allait du respir d'un parfum jusqu'à la crise violente de l'amour; et il haussa les épaules de pitié devant la perspective de la rue de la Douve et de la rue Saint-Porchaire aux petites façades proprettes ou prétentieusement bourgeoises, conservatrices d'inertie et de vertu.

Et il eût volontiers continué sa course folle au delà de Néans, où? n'importe! si la voiture Durosay n'eût fait halte à la porte du presbytère où l'on déposa Septime entre les mains de son digne précepteur qui l'embrassa au front comme on fait aux enfants, en s'informant s'il avait été sage.

—Comme une image, firent à la fois, monsieur et madame Durosay et le docteur.

Et les voix confondues en bonsoirs répétés se perdaient au milieu de la vapeur qui, dans la fraîcheur du soir, à la lueur des lanternes, sortait en petits nuages touffus de toutes les bouches ouvertes.

Esculape décida, vis-à-vis de la petite porte à judas du presbytère et des lunettes brillantes de l'abbé, un bonsoir plus définitif.

XI

Il y a des heures, à Néans, dont on a crainte de parler même, tant l'on sent que ce sera en ternir la limpidité. Avez-vous vu ces petits étangs à la surface unie comme un miroir, et qui, paisibles entre leurs roseaux, sont l'image de la quiétude? On a peur qu'un vol de libellule en vienne iriser la glace polie, et l'on retiendrait son souffle par respect de cette immobilité pure.

Il est midi. Le soleil brûle la place du marché au beau pavé luisant et que nul arbre n'ombrage. L'air embrasé y vibre en une couche asphyxiante qui s'élève du sol jusqu'au pas des boutiques. Toutes les persiennes sont closes, les stores verts baissés. Deux cafés voisins et ennemis déroulent leurs toiles à rayures sur les terrasses aux petites tables désertées. Pas une âme, pas un bruit. Un chien passe, baguenaudant de-ci, de-là, flairant de petits tas anodins qui ne valent pas un geste, enfin au coin de l'épicerie, près d'un sac de lentilles, se décide à lever la patte. Cependant, le bourrelier est sorti, le collier d'un harnais passé sur l'épaule où flambent des plaquettes de cuivre: il s'est enfoncé sous l'ancienne porte de ville, criblée de trous honorables, et somnolente au soleil comme une centenaire ridée. Un quart d'heure se passe sans un mouvement nouveau. Tout à coup, à bride abattue, une carriole traverse la ville à grand fracas sur les pavés. Le bruit se perd brusquement à un tournant de rue. Et plus rien. Une voix de fillette dans un intérieur. L'agent voyer et deux commis voyageurs sortent de l'hôtel en s'épongeant le front. Le chien repasse infailliblement à midi trois quarts. Et ce sera tout jusqu'à deux heures et demie ou trois heures de l'après-midi.

Vers trois heures, une vieille dame en noir frôle les murs, contre lesquels il commence à se faire un peu d'ombre; elle croise un monsieur obèse coiffé d'un panama à larges bords, la jaquette d'alpaga flottante, et qui la salue bas; un facteur rural met la main à son képi à liserés rouges. Toutes personnes qui se rencontrent à Néans échangent un signe de connaissance, fût-ce M. Durosay et son jeune confrère qui tournent la tête chacun de leur côté.

Mais une seconde personne en robe gris perle soutenue d'une crinoline, par une élégance archaïque, et dont le chef s'adorne de rubans émeraude parmi des petits choux violâtres, ayant été signalée sur le filet ombreux qui s'élargit, on a dû se dire dans le bureau de tabac de madame Sirop et chez mademoiselle Mistouflet, mercière, où l'on a relevé les stores à demi: «Madame Duperrier et mademoiselle Hubertine la Hotte sont sorties.» Deux heures plus tard, quelques échanges ayant eu lieu de boutique à boutique, par toute la rue du Marché et la rue Saint-Porchaire, la nouvelle sera: «Madame Duperrier est allée aujourd'hui chez madame Hédoux, et mademoiselle Hubertine la Hotte est allée prendre des nouvelles de madame Durosay.» Vers cinq heures de l'après-midi, par exemple, madame Duperrier ayant par hasard croisé mademoiselle Hubertine la Hotte, qui sortait de chez madame Durosay, une information d'une extraordinaire puissance extensive est issue de leur contact et court jusqu'au bout de la rue de la Douve: «Monsieur et madame Durosay vont aux eaux avec le docteur Grandier et monsieur Septime qui est chez monsieur l'abbé de Prébendes!»

Et c'en est fait du miroir limpide des douces heures de midi à Néans.

Le soir de ce jour, après dîner, on sonna quinze fois chez mademoiselle Hubertine la Hotte qui prenait le frais dans sa petite cour large comme un drap de lit et tapissée de glycines, de vignes-vierges et de chasselas roses, enveloppés, au naturel, par de larges toiles d'araignées. Ce fut d'abord mademoiselle Mistouflet qui avait justement à rapporter un petit ouvrage que Mademoiselle lui avait confié depuis six mois. Ce fut la femme de journée qui ne savait plus si c'était mercredi ou vendredi que Mademoiselle l'avait retenue. Ce fut la petite repasseuse de fin qui apportait les camisoles et les bonnets de Mademoiselle deux jours plus tôt que de coutume. Ce fut madame Benoît, la jeune femme du greffier; il y avait si longtemps qu'elle se faisait un remords de ne pas venir souhaiter le bonjour à mademoiselle Hubertine, et, ma foi, la soirée était si belle... Madame Lepoix vint dire que l'on avait pris un saumon de quatorze livres, qui serait mis en loterie. Madame Jourdain, la mine à l'envers, annonçait que le journal était plein de choléra; le fléau arrivait à pas de géant; etc., etc.

La difficulté était d'aborder le sujet qui amenait tout le monde, au cas où mademoiselle Hubertine ne serait pas en goût de parler, et voudrait «faire sa cachottière». Mademoiselle Hubertine fit sa cachottière. Elle était mauvaise comme la bise et supputait à l'avance l'amplitude qu'une habile discrétion pourrait donner à l'aventure. Ces dames pestaient, et, ayant usé les détours, en vinrent droit au fait. Mademoiselle sourit et jeta négligemment qu'en effet l'on allait aux eaux, c'était une mode à présent. Il est vrai que cette pauvre madame Durosay était bien bas.—Au point de ne pouvoir se passer de son médecin?... Mademoiselle ne jeta ici qu'une expression énigmatique. Alors, de petits bruits qui couraient déjà, pointèrent, se lièrent, prirent corps, et, par l'organe de madame Jourdain, voilèrent leur crudité sous des expressions d'une décence affectée. On ne parlait rien moins que d'un scandale par le fait de ce parpaillot de docteur Grandier; et l'on allait donc se cacher loin du clocher de la paroisse, et ce bon M. Durosay n'y voyait que du feu. Mais M. Septime? C'était un petit benêt, un agneau comme il est bon d'en avoir en pareille occasion pour donner à toutes choses une tournure d'innocence. Et voilà.

Oh! fit mademoiselle Hubertine qui ne croyait pas un mot du potin; et elle parla de la charité chrétienne, du silence qui est d'or, dit l'Écriture, et qui convient en certaines occurrences; mais se garda de contredire. Le potin s'affermit, parut tout à coup si bien en forme, si solide sur pieds, que toutes celles qui en avaient apporté les pièces et les morceaux, en furent un instant stupéfaites. Toutes faisaient: «Oh!», s'étonnaient très sincèrement. Quelqu'un trouva que madame Jourdain avait du toupet de dire si ouvertement des choses de cette force. On faillit se retourner contre elle. Madame Jourdain se trouvait isolée avec ce qu'elle venait de mettre au monde. Et ce fut elle qu'on interrogea, bien qu'elle eût tout appris dans la présente réunion. On l'entourait en sortant. Mademoiselle Hubertine la Hotte s'en lavait les mains, elle n'était vraiment pour rien en cette odieuse calomnie.

Une fureur prit Néans. C'était d'approcher quiconque, de près ou de loin, touchait à la maison Durosay, à la maison Grandier ou au presbytère. Fût-on certain de n'en tirer pas un fétu, joindre dans la rue une servante, un petit clerc, voire madame Lespingrelet qui n'avait de rapport avec ces messieurs que par son mari, devenait un besoin farouche, irrésistible et que l'on satisfit sans en rapporter toutefois grand bénéfice. D'abord tout ce qui avait de la dévotion et quelques personnes qui s'en trouvaient ce jour-là, environnèrent M. de Prébendes à l'issue de sa messe de sept heures. Monsieur l'abbé, qui ne cherchait point la petite bête, fut fort touché de l'intérêt que l'on portait à cette chère petite dame Durosay, si bonne, si charitable et de si bon exemple: il la recommanda aux prières. N'allait-on pas jusqu'à s'inquiéter de M. Septime qui était une édification pour la paroisse dans la façon dont il servait la messe... «Oh! si peu souvent, fit M. de Prébendes, avec un sourire bénévole; le cher enfant n'y a point de goût!» À coup sûr ce n'était pas M. Grandier qui le lui donnerait durant le voyage. La pieuse femme qui prononçait ces mots touchait l'abbé en son point faible. Mais M. de Prébendes tourna à l'attendrissement; il ôta ses lunettes pour s'essuyer les yeux, et la piété de Néans s'en retourna bredouille. Cependant, tout le monde s'apercevait bien que ce pauvre monsieur l'abbé était vaincu et victime d'une grande machination.

Il y eut du monde, à midi, aux petites tables de la place du Marché, malgré la chaleur accablante. Au moindre bruit les stores se levaient comme si quelqu'un s'y fût tenu à l'affût. Lespingrelet, assailli sur la place, y faillit perdre son latin. Il n'y eut pas jusqu'aux petits tas qu'aspire le toutou de midi trois quarts qui ne parussent avoir plus de relent qu'à l'ordinaire, et mériter, haut la patte, la distinction réservée au sac de lentilles; de celui-ci, ce jour-là, mieux vaut ne pas parler.

XII

Aix-les-Bains, 1er août 189...

«Cher monsieur l'abbé,

»Je veux vous écrire avant même que j'aie pu remercier papa de s'être si promptement décidé à me laisser venir ici avec M. Durosay. Je ne me sens pas de joie, si ce n'est que je regrette que vous n'ayez pu nous accompagner. Nous avons fait un excellent voyage, moitié de jour et moitié de nuit, fort long, mais qui ne me l'a point paru: ce livre des Fioretti que vous m'aviez choisi est un excellent compagnon de voyage. Ah! vous m'aviez chargé, monsieur l'abbé, de vous rendre compte de toutes nos petites santés durant cette expédition; vous aviez si peur qu'on ne fût malade... Eh bien, le docteur s'est porté à merveille et n'a pas cessé d'être d'une gaieté folle; il est encore plus amusant qu'à Néans. J'espère que vous ne me blâmerez pas, cher monsieur l'abbé, d'avoir goût à ses reparties et à son entrain, du moment que je me garde d'accueillir ses opinions comme vérités évangéliques; c'est un bien bon homme, ne l'avouez-vous pas vous-même? Il est descendu à presque tous les buffets de chemin de fer nous acheter des provisions, mais M. Durosay n'ayant pas grand'faim, ni personne, il nous a fait tordre de rire en avalant tout jusqu'à la dernière miette. Il est vraiment extraordinaire. M. Durosay s'est plaint beaucoup d'être mal à son aise pour dormir, quoiqu'à dire vrai, il dormît presque tout le temps.

»Il avait un coin de compartiment, avec le docteur en face de lui; et la difficulté de s'entendre pour placer leurs jambes a donné lieu à toutes sortes de plaisanteries qui nous amusaient beaucoup.

»Il y eut une autre série de divertissements quand la nuit fut venue et qu'il s'agit d'être gêné par la lumière ou de ne l'être pas. Le docteur voulait que les petits rideaux verts fussent tirés sur le globe, en disant que la clarté de la lampe l'empêchait de dormir. M. Durosay voulait absolument avoir une veilleuse. Savez-vous comment on lui en fit une? Ah! ce M. Grandier est de tous les secours. Un petit endroit de l'abat-jour de coton vert, juste sur l'œil de M. Durosay, avait un peu de râpé et quelques fils rompus sur la surface à peu près d'une pièce de dix sous, ce M. Grandier le rompit tout à fait, et, pour maintenir le trou, y fit un point de boutonnière avec une adresse surprenante et avec une aiguillée de fil que l'on avait justement dans un petit sac à ouvrage. De sorte que M. Durosay a eu son rayon dardé sur la paupière, tandis que nous étions tous dans l'obscurité. Vous trouvez, sans doute, tout ceci bien futile, monsieur l'abbé; mais, en voyage est-ce mauvais d'avoir des compagnons plaisants; et ne dois-je pas fidèlement raconter tout par le menu détail?

»Vous voyez, monsieur l'abbé, que nous n'avons eu aucun accident et que personne n'a été ni incommodé, ni malade, ce dont vous étiez si inquiet. Ah! je vois que j'ai oublié de vous dire que la bonne et la femme de chambre, qui étaient dans un wagon de seconde, ont été notre seul tourment, car on s'était aperçu, une fois, qu'elles étaient descendues avec tous leurs colis, se croyant arrivées, et on a eu toutes les peines du monde à les maintenir en place, parce qu'elles ne pouvaient croire que le trajet fût si long, et à tous les arrêts, il fallait leur faire signe: «Ne bougez pas, sacrebleu!» Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur l'abbé, que c'est le docteur qui faisait ce signe.

»Enfin, nous nous sommes tous réveillés, secoués et regaillardis un peu, au buffet de Culoz où l'on change de train et nous avons côtoyé le lac du Bourget par une nuit superbe et claire comme un jour. C'était si beau, monsieur l'abbé, que le docteur n'a plus eu envie de rire, et tout le temps que nous sommes restés sur les bords du lac, nous n'avons presque pas parlé ni les uns ni les autres. Pour moi, j'avoue que j'ai pensé à Dieu, mais d'une manière si particulière et nouvelle, qu'elle n'est pas, je crois bien, celle qu'il faut et je ne saurais cependant absolument pas dire ce qu'elle est.

»Il faudra que vous adressiez vos lettres, monsieur l'abbé, à la villa Julie, c'est là que nous sommes installés; je ne sais si on avait prononcé ce nom devant vous. Il ne plaisait point à M. Durosay tout d'abord, mais depuis que je lui ai dit que ce nom rappelait Lamartine, il en raffole, car c'est, dit-il, son poète préféré. Tout est plein de Lamartine ici; nous avons près de nous la villa Raphaël, la villa Graziella, la villa Jocelyn, et puis enfin, il y a ce lac! Vais-je vous faire de la peine en y prenant plaisir, car, en réfléchissant, il me semble que vous n'aviez pour ce poète qu'une amitié réservée? Ferais-je un gros péché d'acheter ici, sur mes économies, quelques-uns des ouvrages que je n'ai point lus de lui; je ne parle pas, bien entendu, de Jocelyn?

»D'ailleurs, monsieur l'abbé, quittez de ce côté la méfiance que vous pourriez avoir: si tout ici rappelle cet homme attirant, personne n'a l'air de s'en souvenir et rien n'est plus éloigné du lac du Bourget que la ville d'Aix-les-Bains, bien qu'un service d'omnibus et des voitures parcourent incessamment la belle allée de platanes qui les relient. Je suis sûr que vous serez charmé pour moi de la vie qu'on y mène et qui est si peu propice aux «rêvasseries» que vous détestez. Nous voyons bien le lac de nos fenêtres, avec une montagne pointue qui a nom la Dent-du-Chat, et, tout le temps qu'on s'habille, on a l'idée que la journée va se passer sur ses bords un peu sombres mais si beaux, comme, lorsqu'on est à la mer, tout le monde va se porter naturellement sur la plage; mais aussitôt le petit déjeuner, on se laisse descendre jusqu'aux casinos,—car il y en a deux côte à côte—qui sont si charmants que l'on en revient le soir sans avoir songé à les quitter.

»Vous pensez que ces casinos ont des terrasses d'où l'on peut contempler le lac et les montagnes, et s'offrir, en écoutant un orchestre ou en froissant un journal, un beau spectacle aux yeux, et humer, le soir, assis en des «torpeurs», comme on le fait à Néans, la brise qui vient d'un peu loin. Eh! non; ces casinos pourraient être aussi bien rue de la Douve ou dans les bas-fonds des Veulottes, pourvu que la mode fût de s'y rendre. On n'y voit rien que des jardins anglais et des kiosques à musique et, se haussant beaucoup, on apercevrait tout juste les bâtiments de la gare.—Eh! quoi? faites-vous, c'est là que vous passez vos jours?—Oui, monsieur l'abbé.—À quoi faire, mon bon Jésus?—Je ne saurais vous dire, monsieur l'abbé. Je me le suis demandé aussi; et, cependant nous les passons. Je crois qu'il y a des grâces spéciales pour les gens de la sorte de ceux qui sont ici, et à qui peut-être ressemblons-nous déjà, moyennant quoi le temps passe de façon miraculeuse, sans doute, et fort agréable, sans que l'on y mette la main, le moins du monde.

»De ces gens, monsieur l'abbé, j'aurais quelque malaise à vous parler, probablement parce que je ne les connais pas assez et parce qu'ils sont trop dissemblables de nos personnes accoutumées; et, parce que j'ai comme un soupçon que le miracle vient d'eux, de leur mobilité, de leur diversité qui amuse et étourdit; tel serait, monsieur l'abbé, un volètement de papillons de fort jolies couleurs continuellement miroitant et gracieux; enfin, parce qu'étant si éloignés de ce que l'on trouve de plus distingué à Néans, fût-ce mademoiselle Hubertine la Hotte qui porte beaucoup de couleurs ou la fille de monsieur le juge de paix qui est la mieux faite du pays, vous pourriez croire, monsieur l'abbé, que je me laisse influencer par des objets de mauvais goût.

»Et en effet, je suis presque honteux de vous entretenir de choses si mesquines; mais cette lettre était destinée à vous donner une première impression d'un endroit où l'on ne fait en somme que passer ses vacances et à vous rassurer sur notre santé à tous. J'espère occuper mon temps de façon plus sérieuse et j'ai voulu déjà faire la connaissance de monsieur le curé ou de monsieur le vicaire; mais je ne les ai rencontrés nulle part et je me suis informé près de plusieurs personnes en ville qui n'ont pas su me dire où se trouvait le presbytère.

»Toute la villa Julie se recommande respectueusement à votre souvenir et à vos prières, monsieur l'abbé, et croyez, je vous prie, au très humble et fidèle attachement de votre

»SEPTIME.»

XIII

Aix-les-Bains, août 189...

À Monsieur de Jallais, conseiller général.

«Mon cher papa,

»Tu ne m'en voudras pas, je pense, de ne pas t'avoir dépeint les beautés d'Aix-les-Bains avant que j'eusse eu le temps de m'y retourner un peu. Ah! que je te remercie donc tout de suite et bien fort, et que je t'embrasse plein ta barbe pour m'avoir laissé venir passer les vacances ici tout comme un monsieur, tout comme un homme du monde, et sans précepteur. Ce n'est pas, mon cher papa, que je me serais ennuyé le moins du monde à Candes, nous aurions passé de bonnes journées à pêcher dans la Loire et fait chaque soir, au coucher du soleil, notre jolie petite promenade au bord de la rivière jusqu'au château de Montsoreau! Mon Dieu! ne va pas croire non plus que je sois enchanté de n'avoir pas monsieur l'abbé sur le dos, mais je te dirai qu'il y a ici un petit jeune homme que l'on voit constamment affublé de son précepteur et que toutes les dames montrent quasiment du doigt et en riant, parce que ce pauvre garçon a déjà un petit bout de moustaches, et j'ai l'honneur de t'apprendre, mon cher papa, que monsieur ton fils est à peu près dans ce cas. Ce n'est pas que je les aie vues positivement, mais madame Durosay me l'affirme, et c'est une femme tout à fait entendue, je t'assure, et bien précieuse à connaître. Je n'imagine pas qu'il y ait nulle part de meilleures façons que les siennes, et bien que son mari qui est un brave homme, soit pesant et mal équarri en toutes ses entournures, elle n'en a pas souffert la moindre influence fâcheuse. Sais-tu qu'elle va beaucoup mieux! La secousse un peu violente de ce voyage, oh! un voyage ravissant, lui a été excellente; le bon docteur Grandier ne se tient pas de joie, car c'est lui qui avait prévu et combiné cette médication. On avait bien peur en partant de Néans, car elle était faible comme un pauvre petit poulet. Ce cher monsieur l'abbé se tourmentait comme une vraie maman. Je lui ai écrit déjà pour le rassurer. Il a dû dire des messes à notre intention. C'est peut-être cela qui a amené un si bon résultat, bien que tu ne croies pas du tout à ces sortes d'interventions.

»Enfin, après ce remue-ménage, ce départ, cette installation, ce changement d'air et l'agitation que l'on a ici même sans bouger, pour ainsi dire, à cause de tant de monde qui papillonne, elle n'est plus reconnaissable. Malgré son teint mat naturellement, on voit que le sang se reprend à circuler sous la peau et que ses cheveux qu'elle a noirs et extrêmement abondants sont à présent plus onctueux et brillants; du moins, c'est là l'impression du docteur; quant à moi, je lui trouve je ne sais quoi de modifié dans la physionomie, dans le regard et dans le geste, qui la font mille fois plus aimable qu'avant. Et ne t'ai-je jamais dit avant qu'elle l'était? Je suis sûr que je vais te faire plaisir en te disant que je fais l'homme galant, puisque tu m'as dit toujours que je ne serais qu'un sauvage et un bourru. Seulement, tu vas te moquer de moi parce que je ne suis non plus qu'un blanc-bec; mais puisque je t'affirme que l'on me montrerait à présent du doigt si j'allais avec mon précepteur!... Seras-tu ravi si je te dis que je donne mon avis sur la toilette et que j'accompagne madame Durosay chez la couturière! Oh! nous nous amusons beaucoup! nous regardons, le soir, au Cercle, l'après-midi, au concert, ce qui d'une belle dame nous plaît et nous nous promenons ensuite dans la ville, entrons dans les magasins, achetons ici un bout de dentelle, là une broche, une épingle, une mantille, un chapeau; nous remontons à la villa et essayons tout cela. M. Durosay ni le docteur n'y entendent rien du tout, et ces affaires les ennuient énormément. Moi, j'aime beaucoup ces essais de parures d'une personne qui est bien.

»Je n'ai pas écrit cela à monsieur l'abbé qui n'a pas les mêmes vues que toi sur le rôle d'un homme bien élevé; je tâche de vous contenter successivement, ce qui vaut mieux que de sacrifier l'un de vous ou ne vous satisfaire ni l'un ni l'autre. Oui, elle a pris goût à la toilette depuis que nous sommes ici. Il faut dire qu'il y en a tant et de si belles et qu'il y en a si peu à Néans! Et cela lui va fort bien; tu avouerais qu'elle est la plus jolie femme d'ici, et cependant on dit que nous avons des plus grandes beautés de Paris. Mais de celles-ci, je trouve bien singulier que tout le monde discute avec autant d'animosité que vous le faites au conseil général et qu'il y ait autant de gens à les trouver fades, artificielles ou déplaisantes en quelque partie, qu'il y en a à les trouver adorables, tandis que je ne doute pas que madame Durosay les mettrait tous d'accord.

»Je pense que tu n'es pas opposé à ce que j'aille au théâtre. Je n'y avais été jusqu'ici que dans mes livres classiques; à la fin, tu sais, avec monsieur l'abbé, qui est un bien bon et savant homme, je serai toute ma vie une oie. Il y a précisément ici d'excellentes troupes; nous avons l'Opéra-Comique, le vrai, avec madame Landouzy, Fugère et Soulacroix. Nous avons aussi le Vaudeville, l'aussi vrai, pour les représentations de petites piécettes de même nom! Ce que nous avons vu déjà est magnifique. Veux-tu que je te raconte notre dernier spectacle? Le titre m'échappe pour le moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous étions dans une loge, fort commodément et très occupés d'un costume que madame Durosay portait pour la première fois, qui, ma foi, lui allait à ravir. C'était simple comme bonjour: une robe de foulard clair tout unie, une ceinture en métal relevé d'émaux byzantins imités, quelque chose de très joli que nous avons déniché ensemble; un corsage ouvert en pointe, avec une berthe de dentelle. Tu vois ça de là-bas! Eh bien! non! tu ne t'imagines pas la belle figure que cela faisait. Il faut te dire que tout le monde s'entend pour gâter madame Durosay, parce qu'elle est en convalescence, et ces messieurs sont si heureux de la voir renaître, qu'il n'y a point de folies qu'on ne serait disposé à lui passer. Cela n'est que trop juste; je t'assure qu'elle était mourante. Comme M. Durosay n'a de goût que pour les vieilles pièces de théâtre qu'il a déjà vues dans sa jeunesse et que M. Grandier ne prend aucun intérêt au spectacle, ils nous plantent là régulièrement au beau milieu du premier acte et s'en vont à la salle de jeu. De sorte que l'autre jour, précisément, madame Durosay se trouvant mal, probablement à cause de son nouveau corset, je fus tout seul à lui donner quelques soins au fond de la loge d'abord, puis dans les jardins du Cercle où je l'emmenai prendre l'air. Et comme si j'avais grand mérite à n'être ni «sauvage» ni «bourru», elle m'en sait un gré infini, et je suis soigné, dorloté comme un coq en pâte.

»Nous n'avons pas perdu le second acte et nous avons pu entendre tout le reste de la pièce. J'étais un peu préoccupé qu'elle ne fût reprise de ses étouffements, et pour me montrer qu'elle allait mieux, elle m'a raconté en longs chuchotements, tout bas, les phases de sa maladie, et comme Néans lui doit être mauvais, et comme elle se sent mieux ici où l'on peut passer des journées si agréables et chaque soir aller au théâtre voir quelque chose d'intéressant.

»Mon Dieu! que tu dois être fatigué et d'Aix-les-Bains et de ton bavard de fils; je t'ai rempli mes quatre pages, ce qui n'est pas dans mes habitudes quand je suis enterré à Néans où l'on ne voit rien. On m'appelle pour le dîner, je vais cacheter ma lettre sans la relire; il me semble que je t'ai parlé de tant de choses en un tel décousu que je te prie, mon cher papa, de m'excuser et je t'embrasse de tout mon cœur.

»Ton fils respectueux et dévoué,

»SEPTIME.»

XIV

M. Durosay eut plein la bouche en annonçant que l'on verrait un roi.

Il brandissait le petit coupon rose de l'abonnement de saison aux représentations du Cercle et s'étonnait qu'au sortir de Néans, une pareille nouvelle n'embrasât pas les hôtes de la villa Julie.

—Mais je ne ris pas, insista-t-il, ce soir même nous l'aurons peut-être à côté de nous, au concert Colonne: nous le coudoierons, il pourra nous marcher sur les pieds...

Et il se lança, ému au tréfonds de ses convictions monarchiques, parla du passé glorieux de la France, dit un mot aigre-doux et familier pour Louis-Philippe et raconta, en quelles circonstances il avait touché la main de Napoléon III.

Grandier fit le tableau de Xerxès étalant, en face du Pont-Euxin, et de l'Attique, qui les allait engloutir, trois millions d'hommes de guerre, dont le passage avait tari les citernes d'Asie, dévasté le sol et dévoré les troupeaux. Depuis lors, tous vos roitelets n'étaient que myrmidons. Le notaire déplora qu'on ne pût parler sérieusement. Madame Durosay qui trouvait à présent la force de sortir le soir, piquait une rose à son corsage tout en mirant dans la glace l'effet de son chapeau. Septime la regardait.

Elle en était aux premiers résultats du régime Grandier, et tout étourdie encore de la vie nouvelle que cet étrange et habile homme lui infiltrait sournoisement chaque jour. Elle eût refusé avec obstination tout traitement médical; elle ne s'apercevait pas qu'il la traitait. Il s'était bien gardé de lui dire jamais: «Faites ceci», mais il avait dirigé sa vie de telle sorte qu'elle s'intéressât à elle-même et, ce point essentiel obtenu, des conversations adroitement ménagées, de tournure désintéressée, fleurant plutôt une philosophie douce qu'une hygiène, l'instruisaient, à doses infinitésimales, des mille flatteries possibles que recherche inconsciemment tout être un peu épris de soi. Avec quelle subtilité il avait manœuvré pour l'amener seulement à se dégager, elle, son corps tout au moins, de la totale indifférence dont elle avait coutume d'envisager le monde. Il avait opéré jour par jour, quasiment heure par heure, cette distraction lente d'une personnalité d'à travers la confusion trouble. Il croyait assister aux commencements d'un monde, errer aux bords des fleuves, recueillir la matière encore amorphe, et, à force de caresses ou de couvaisons chaudes, la douer de sensation.

«Dieu s'est reposé trop tôt, disait-il, j'achèverai les dames de Néans qu'il négligea.» Et ses notes de création allaient du soir sur la terrasse du notaire, où la jeune femme avait manifesté un rudiment d'intérêt en éprouvant le besoin de regarder se rasseoir le grand enfant qui avait eu pour elle de la prévenance; et elles se poursuivaient, toujours liées à la présence tiède et saine de ce garçon dont la surabondance de jeune sève, sans doute rayonnait; elles se poursuivaient jusqu'à ces goûts nouveaux pour la parure qu'il avait découverts, radieux comme au premier appétit d'un convalescent. Mais entre ces deux points extrêmes, que de choses minutieuses, que de petits soins de transition il avait fait naître et vu éclore par et pour ce corps renaissant! Il avait remarqué qu'elle renonçait depuis longtemps à certains mets qu'elle aimait et que M. Durosay ne goûtait point. «À quoi bon?» disait-elle. Il affecta de les adorer et donna le mot à Septime qui se mit à manger voluptueusement avec elle des œufs au lait qu'il détestait. Ayant parachevé sur elle son étude des parfums, Grandier lui en offrit une boîte choisie qu'il commanda à Paris. Ils s'amusèrent à les combiner, à les nuancer, et quand elle avait atteint la dose délicate qui lui plaisait, le docteur recevait du frémissement léger de ses narines minces et transparentes, une joie de séducteur. Elle demeurait la journée et la nuit dans ce petit enchantement flottant. Et l'on ne parlait plus que des choses propres à la délectation.

Esculape se révélait un étonnant petit-maître.

M. Durosay était peu ouvert à ces choses, et y entremêlait des balourdises énormes. Septime, au contraire, montrait trop de dispositions, et il se fût efféminé sans l'antidote de promenades avec le docteur, où il recevait des paroles de virilité. Grandier ainsi se multipliait et prenait soin de tous. Il se gardait bien de révéler à ce petit blanc-bec la formule des alcools qu'il donnait à madame Durosay pour couper les eaux de toilette qui, à Aix, étaient un peu dures, et il l'emmenait au soleil se hâler le visage, tandis qu'il obtenait que la jeune femme s'admirât la chair et la peau, ce à quoi elle n'avait jamais songé. Elle n'osait même parler du moindre soin physique sans beaucoup de gêne. Il voulut lui rendre sa chair familière. Pour la première fois, à la table légitime de M. Durosay, on prononça les mots de «gorge» et de «bras nus». La seule image évoquée en mettait tout le monde mal à l'aise. Le maître de la maison y éprouvait la sensation d'avoir aux doigts et dans le cou quelque matière gluante et poisseuse et faisait de gros yeux qu'Esculape évitait. L'évocation du corps nu produit une suffocation en province. Grandier, outre qu'il poursuivait un système, s'amusait énormément. Il remarqua que l'effet était moindre, si, par exemple, il parlait des belles filles d'Athènes, ôtant leur himation, pour s'élancer aux jeux publics; on prononçait presque impunément le nom d'Aspasie, mais non celui de mademoiselle Émilienne d'Alençon que le faubourg Saint-Germain cependant alla voir cet hiver à Paris.

Il remarqua aussi le peu d'efforts qu'il faut pour changer le ton d'une maison, à quelqu'un de résolu. Madame Durosay osa parler bientôt des sensations perçues par le moyen de l'épiderme, qui est un mode inavouable de sentir, d'après les canons de la bienséance. Peu importait à Grandier qu'elle parlât pourvu qu'elle fût éprouvée. Mais s'étant un jour rencontré avec M. Durosay sur le chapitre de la pénitence et de la mortification, qu'ils anathématisèrent, Esculape en profita pour aller fort loin. Il exalta le plaisir avec une violence que M. de Prébendes eût apportée à l'éloge de la continence et il avait prononcé le mot de luxure quand on se leva de table. On lui passait les pires excès parce qu'il était philosophe. Mais de ces outrances, il était rare que quelque chose ne demeurât: le retentissement de sa parole un peu haute allait au fond de l'inconscience semer infailliblement les éveils qu'il voulait. Cette villa Julie, n'est-ce pas? devenait une véritable école d'immoralité.

La pensée de la pauvre jeune femme était un peu aux abois. Quelques inquiétudes, tels de brefs éclairs, lui étaient venues à plusieurs reprises à cause de la nouvelle face de toutes choses. À Néans, elle se fût interrogée; mais l'absence de l'atmosphère et des objets coutumiers est propice aux modifications morales; ici, en outre, la brutale antithèse y excellait. Et elle s'oubliait presque totalement à cause de l'absorbant bien-être de la renaissance physique et de l'aise sans cesse caressante dont on l'entourait, dont on éblouissait, endormait toutes ses facultés. L'emprise du docteur était si adroite; elle s'exerçait sur tant de ramifications primordiales de l'être, elles le saisissaient si sûrement aux sources mêmes de sa vitalité que, pas une fois, la conscience avec sa claire lumière n'eut le temps de donner aux choses leur valeur relative. Tout juste avait-on le loisir de dire «tant pis» aux éclairs de lucidité. Madame Durosay était la victime d'une séduction, d'une séduction impersonnelle: le délice de vivre.

Elle recevait, dans cette pénombre, l'élixir que Grandier, de son philtre, lui versait goutte à goutte, et qu'il lui préparait, dans son antre de sorcier, avec tout ce que la vie peut offrir de délectable. Et la jeune femme, avec ses sens, renaissait et fleurissait en complète beauté; et l'on eût dit que le cerveau, les idées reçues, toutes les petites affaires d'éducation, toutes les façons, les mille retenues factices, demeuraient ensevelies, là-bas, dans la fadeur, dans la nonchalance de Néans.

La voiture attendait à la grille de la villa; M. Durosay pestait qu'il y eût encore un tour à donner aux bandeaux, oh! un rien, une chiquenaude, une pression ici et puis là, mais qui, trois fois déjà, avait nécessité d'enlever la voilette. On finit par sacrifier celle-ci, et, par le boulevard des Côtes, on descendit au cercle d'Aix-les-Bains.

Une petite salle de spectacle toute blanche, avec baignoires, balcon, loges et galeries; l'aspect d'un bibelot élégant, d'une bonbonnière à contenir le fin du fin de la sucrerie. Et, de fait, il n'y avait pas quarante personnes ici dont la présence ne fût signalée au monde entier par le Figaro. Des noms illustres étaient chuchotés de loge à loge garnies de femmes en toilettes claires où le blanc dominait pour un effet charmant et frais. Des guirlandes de fleurs naturelles faisaient le tour de la salle parmi les voussures du balcon, et venaient se grossir, s'enchevêtrer en des trophées de drapeaux spartiates et français de chaque côté de l'avant-scène où S. M. le roi de Sparte penchait sa figure fine aux longues moustaches tombantes.

—Le voici, fit simplement M. Durosay, touchant sa femme à l'épaule en s'installant dans sa loge.

—Qui donc? fit madame Durosay.

On arrivait un peu tard, Colonne ayant joué l'hymne spartiate que M. Durosay eût aimé entendre. Pour le moment, on exécutait la neuvième symphonie et toutes les dames étaient tournées vers le roi. Beaucoup le regardaient avec une grande mélancolie, soit qu'elles reportassent vers lui l'effet de la musique, soit qu'elles songeassent à l'instabilité des trônes, à la particulière amertume du présent pour les personnes augustes. Même on en voyait quelques-unes s'attendrir, émues de ce voisinage si proche, remuées en leurs instincts par l'idée de la majesté; et elles l'envisageaient comme elles font de Jésus dans les églises. D'autres encore peut-être au cours de cette songerie royale que Beethoven berçait, puisaient un secret plaisir morose à penser qu'un hasard eût pu faire qu'elles fussent celles, qui sait? qui eussent comblé son cœur princier!... Et une larme imperceptible pointait au coin de leurs yeux. Le roi, très simple, promenait sur l'assemblée son regard aigu tempéré d'un sourire bénévole.

Le docteur, debout dans la loge, s'offrait le ragoût psychologique de ce méli-mélo de naturel et d'artifice parmi ces femmes. L'émotion devant la puissance, l'amour de la royauté, par exemple, pensait-il, est naturel. Mais c'est par suite d'une singulière accoutumance au travestissement, d'une inaptitude contractée de pouvoir démêler le vrai de son image ou même de sa caricature, que toutes ces dames se leurrent vis-à-vis de ce fonctionnaire distingué. Il se réjouissait que madame Durosay, tout absorbée par l'ascension d'une vie pure, renouvelée, quasi enfantine, ne s'y laissât pas tromper. Sur plusieurs points, déjà, il avait remarqué, depuis quelque temps, son jugement parfaitement sain. L'excentrique et le grotesque la laissaient indifférente. Il avait essayé en vain des plaisanteries sur le grand nombre de maladies de peau qui se trouvaient ici si joliment costumées; il se trouvait précisément, ce soir-là, un amas de demi-centenaires de blanc vêtues, sur quoi des chapeaux panachés semblaient pousser et s'épanouir outre mesure, telles des plantes sur un sol fortement retourné. Madame Durosay le fit taire; ces choses lui répugnaient simplement. Septime, plus nerveux, y éprouvait un indicible malaise. Chaque soir, dans les jardins, il lui arrivait d'être attiré instinctivement des yeux par une de ces formes blanches, à taille illusionnante et aux cheveux incertains dans l'ombre. La découverte du visage provoquait un mouvement d'horreur; on se retenait de ne pas fouetter ces êtres repoussants. La femme perd le droit au respect quand elle se refuse à porter le deuil de son sexe. Par contre, Esculape, durant qu'il était au chapitre des femmes, exalta, contre l'opinion commune, une beauté de longtemps célèbre et qui, par les ressources de l'art, se perpétuait magnifiquement pure de lignes. Il ne condamnait nullement les fards pourvu qu'ils fussent efficaces et malgré que madame Durosay l'en blâmât. Il admirait, au contraire, qu'une femme se cramponnât à l'adoration de sa beauté. Sa beauté ne lui appartient pas; toute beauté est la beauté, c'est-à-dire la chose vénérable entre toutes, bienfaisante aux regards de tous et pour quoi nul soin n'est excessif, nul mensonge inexcusable, qui la peut prolonger aux yeux. Toute femme n'était-elle pas, d'ailleurs, illusion? Et un souverain charme ne lui venait-il pas de cette magie continue, de ce beau mensonge éternel, évident hommage au Beau idéal?

On retrouva cette dame durable au premier entr'acte, à la salle de jeu. Elle passait parmi les groupes serrés, entre les quatre tables du baccara, son profil impassible et pur de médaille, sa chair, marmoréenne, ses cheveux à la grecque, teints d'un beau roux brillant, la taille impeccable. Elle était coiffée d'une simple guirlande de roses, le cou entièrement nu était une merveille et les épaules et la gorge franchement découvertes jusqu'aux seins ronds et immobiles, apparaissaient sous un clair semis de perles et de saphirs. Les femmes l'accueillaient de pointes méchantes et les hommes de plaisanteries faciles à cause de sa conservation; mais on s'écartait devant elle et elle avançait de son pas tranquille de vraie reine. Il fallait avouer que beaucoup de jeunes femmes piquantes et fraîches qui étaient là et qui avaient, selon le docteur, de jolis museaux à baiser, étaient effacées, reculées, détruites, semblaient avoir été modelées par un apprenti, en présence de cette statue admirable et glacée qu'on n'eût pas été tenté de toucher du doigt. Mais Grandier s'étendit en considérations sur la beauté plastique et l'incompréhension qu'en avaient nos contemporains, qui, visiblement, fatiguèrent ses auditeurs. M. Durosay se faufila. Quant à Madame, outre qu'elle se sentait mal à la tête, ces vilaines figures autour des tables de jeu, et toute la fièvre contenue qui les dévorait, l'épeuraient comme un cauchemar, et elle s'enfuit.

Elle se retrouva seule avec Septime dans la loge. L'orchestre entamait le prélude du troisième acte de Lohengrin. Cette musique nouvelle pour eux, comme toutes les choses de leur vie, les tenait en une sorte de suspens quasi pénible et quasi délicieux. Leurs âmes et leur chair étaient soumises à de telles épreuves! Ils étaient grisés de choses bouleversantes et incomprises. Ils se sentaient partout comme de petites meurtrissures très chères au cœur, au corps, à l'esprit. Leur candeur s'enfiévrait de ce monde, de ce luxe, de ce train, de cette musique et d'eux-mêmes. Ils n'osaient se le dire. Cela s'exprime si mal! Mais sans doute ils se sentaient pareillement remués, pareillement surpris, pareillement surabondants de quelque incompréhensible et pareille force, née de la fièvre même, et qui les approchait malgré eux, les approchait progressivement et, d'un instant à l'autre, pouvait s'épancher, devait s'épancher, ils ignoraient de quelle manière. Oh! tout cela était terriblement gênant et doux. Les silences entre eux leur devenaient familiers, et, au lieu d'en être incommodés, ils recevaient de ces instants un soulagement inouï qui, parfois, les ravissait jusqu'aux larmes. Déjà plusieurs fois ils s'étaient dit tout à coup, la gorge serrée: «Sommes-nous bêtes! mon Dieu, mon Dieu! sommes-nous bêtes!» Et nul tressaillement humain ne valut leur émotion naïve.

La partition de Wagner était achevée; le roi applaudissait posément, lentement; et toute la salle se penchait pour voir le roi applaudir. Au bruit, la jeune femme fut secouée d'un frisson et elle poussait des soupirs comme si quelque chose l'oppressait.

—Vous souffrez? dit Septime.

—Mais non, je ne sais pas, ça va très bien pourtant.

Imperceptiblement il se pencha vers elle avec un geste de la main comme pour saisir quelque chose d'elle. La lumière d'une gerbe à incandescence lui dorait les cheveux sur le front et répandait une poussière d'or aussi sur le duvet de sa lèvre. Elle le regarda, prise tout à coup d'une complaisance extraordinaire pour ce visage, car elle eut un étonnement prompt dans le regard, qui se fondit malgré elle dans un sourire plus fort que tout, un discret sourire de tendresse embrasseuse et brûlante qui lui ouvrit à lui aussi les lèvres comme en une extase; et ils allaient ainsi l'un à l'autre de leurs pareils yeux bleus à leur bouche éclatante et pure.

Un violoncelle qui chantait la romance de Jocelyn aux longues caresses mélancoliques, les abîma l'un et l'autre en une rêverie affolée où plus rien du réel ne tenait. Cela était l'écho prolongé de leur sourire, prolongé au delà du monde, exhaussé jusqu'au ciel imaginaire. Tous deux regardaient fixement le gros homme chauve qui, lentement et d'une main grasse, balançait son archet sur les cordes sonores. Ils ne pouvaient quitter des yeux ce mouvement rythmique et ce doux frôlement des soies d'où l'enchantement naissait. Cependant, ils ne se voyaient pas, la vision perdue parmi les formes imprécises des rêves de voluptés et de déchirements emmêlés et inextricables. De petites phrases au rythme plus court, parfois, ou plus léger, leur donnaient au milieu de l'alanguissement du songe, comme un repos pour un joli mot amoureux ou un geste de grâce; puis reprenait une ardeur éperdue et la sensation de baisers fous en plein cœur, enivrants et douloureux, qui s'achevaient en sanglots, en longs cris désespérés pareils à des voix d'amants absents qui s'appellent et dont la plainte meurt dans la distance.

Beaucoup de personnes pleuraient. Eux, pâlissaient, demeuraient inertes et presque rigides comme si leur âme s'en fût allée.

L'entrave de leurs organes, toujours inhabiles et gauches, ne les gênait plus; ils se joignaient, se parlaient enfin au travers de cette harmonie, céleste lieu de rendez-vous où ils s'étreignaient à l'abri, blessés seulement de la douleur naturelle au plaisir d'amour.

C'était plus d'émotion que n'en pouvait supporter le tempérament de la jeune femme. Il lui sembla qu'elle allait crier à tous sa vie nouvelle, que toutes ces femmes fardées la montraient du doigt et lui lançaient des pointes, comme à l'autre, parce qu'elle aussi avait quelque chose d'extraordinaire, se sentait radieuse, d'une insolite beauté. Elle s'épeura, croyant ne plus maîtriser ses gestes ni sa parole: elle se renversa en arrière; Septime, éveillé en sursaut, épeuré, blême, l'allait recevoir dans ses bras. Mais Grandier était debout derrière eux, et, de chacune de ses larges mains, il les reçut l'un et l'autre. Sa barbe blanche étalée sur sa poitrine énorme, ses yeux heureux abaissés sur cette jeunesse pâmée, il avait l'air d'un dieu bienveillant qui triomphe.

XV

Néans, août 189...

À Monsieur Septime de Jallais, Villa Julie, à Aix-les-Bains

«Mon cher enfant,

»Je veux croire que vous n'avez pas conscience du trouble que vous m'avez causé par votre lettre, et aussi que votre âme est en paix. Je prie Dieu qu'il redouble mes tourments pourvu que cela soit. Ah! mon enfant, souvenez-vous qu'il n'est qu'un bien véritablement précieux, qu'une seule cause d'allégresse, et que c'est de sentir sa conscience comme un miroir immaculé. Je n'ai jamais envisagé sans crainte le milieu profane où il a plu à monsieur votre père de vous jeter tout à coup. Quoi! se pourrait-il que la grâce se fût dès aussitôt retirée de vous? Je comptais du moins sur la forte résistance des saints principes dont vous êtes abondamment pourvu.

»Est-ce que leur floraison que je me plaisais à contempler, tel un beau parterre printanier, n'aurait été qu'artificielle? Ah! mon bien cher enfant, ne négligez pas vos prières! Je suis sûr que tout vient de là; vous aurez cessé d'invoquer Dieu, et sa divine Providence aura permis que la tentation se levât sous chacun de vos pas, ne fût-ce que pour vous avertir qu'il est besoin de se tenir en garde, car l'ennemi veille! Croyez, mon enfant, que c'est un effet de la Céleste Bonté que j'aie été averti, et par vous-même, quoique malgré vous, du malaise de votre âme.

»Priez, et parlez-moi à cœur ouvert, cessez ces restrictions, ces réticences qui ont dû vous être si pénibles, parlez-moi de tout et de tous; il est terrible de garder un nom dans le cœur, qui ne soit celui de Dieu, seul adorable; et il ne faut pas craindre de prononcer le nom de certaines personnes de qui l'on a pu être un instant ému comme si elles vous devaient être un sujet de damnation, alors qu'avec le secours divin elles peuvent tourner précisément à hâter votre salut.

»Mon cher enfant, je ne veux point vous entretenir davantage; c'est la grâce qui sauve et non point, hélas! nos paroles. Je ne cesse de prier pour vous, pour vous tous, et je fais des vœux pour que la santé de notre vénéré doyen me permette, coûte que coûte, de voler à votre aide.

»Je vous embrasse, mon enfant, et suis votre vieux et fidèle ami en N.-S.

»GATIEN DE PRÉBENDES, »Prêtre.

»P.-S.—Au moment où j'allais envoyer à la poste, je reçois un mot de monsieur votre père qui me dit qu'il a de vos nouvelles par une lettre qui lui plaît infiniment et qui fait qu'il est fier et content de vous; que, pour lui, il va bien et part pour la pêche. Cette lettre, qu'est-ce à dire? et que n'ai-je reçu la même!»

XVI

Septime prononça un juron tel que M. Grandier avait mis quarante ans avant d'en formuler de semblable.

—Eh! eh! fit celui-ci qui justement entr'ouvrait la porte, voilà qui ne va pas mal! Et je ne trouve pas mauvais qu'on se mette en colère quand on commence à devenir un homme.

—Docteur, dit Septime, qui avait rougi jusqu'à l'occiput, c'est que j'ai beaucoup de peine à déchiffrer la fine écriture de monsieur de Prébendes.

—Ah bah!... ce bon abbé, cet excellent abbé! et comment va-t-il?

—Fort bien... et il attend que monsieur le curé doyen fasse de même pour venir nous rejoindre.

—En ce cas, prononça Esculape, il ne nous a pas rejoints.

—Mais, docteur, savez-vous bien que monsieur le curé fit sept fois le tour du jardin par l'allée des buis, dès auparavant notre départ.

—Alors, monsieur le curé est en état de porter le bon Dieu à mademoiselle Hubertine la Hotte au cas où elle ferait mine de tourner à trépas, et je vois que monsieur de Prébendes fait sa valise.

—Croyez-vous? fit vivement Septime.

—Vous y tenez donc bien? dit Esculape d'un air attendri.

Septime ne put s'empêcher de sourire. Il tournait déjà les talons et le docteur dépliait un journal; tous deux, à leur façon, pensaient à l'arrivée possible de l'abbé et ils couvrirent de politesse leur opinion plus ou moins amère:

—C'est un bien excellent homme! prononcèrent-ils tous les deux à la fois.

Septime, retiré dans sa chambre, s'affala en un petit fauteuil bas qu'on nomme crapaud, et froissant de la main la lettre, demeura quelques minutes anéanti comme à la suite d'un choc qui vous laisse étourdi et sans pensée. La colère le releva, colère contre l'abbé, contre sa finesse ecclésiastique, contre cette sorte de maternité religieuse qui le poursuivait; colère contre lui-même; colère contre tout.

Et il s'interrogeait, de la meilleure foi du monde, n'ayant pas eu la moindre conscience de sa bévue, la découvrant tout à coup par cette lettre parabolique et mielleuse, en même temps que par elle il découvrait son enfance encore d'hier, et se découvrait subitement vieilli d'années. Avoir écrit à l'abbé sans prononcer son nom! Dieu de Dieu! quelle puérilité! Et toute sa candeur lui fut révélée en même temps que son amour.

La fenêtre ouverte donnait sur la plaine d'Aix, encore baignée dans la vapeur du matin. Cependant, tout en face, la montagne du Chat avec sa crête dentelée apparaissait très nette, semée d'un vert menu et de petits arbres pignochés qu'on distinguait jusqu'à la cime. Elle s'abaissait lentement vers l'extrême pointe du lac, clos là-bas de deux monts bleuâtres et embarrassé de brumes cotonneuses et légères. Toute verte, toute moussue, la longue et molle colline de Tresserve, en avant du Chat, pareille à une lourde bête couchée au bord du lac qu'elle cachait en partie, s'y allait lentement baigner vers la droite, parmi des peupliers et un semis rare de toits rouges. Plus près, au bas des villas et de la basilique montante, la ville, dont les bruits ne parvenaient pas, semblait baignée dans ses eaux tièdes.

Septime parcourait ce pays, du regard; et il repassait ce qu'il en avait vu, ce qu'il y avait fait depuis son arrivée. Un petit torrent voisin, descendu des pentes du Mont-Revard et dont il remarqua pour la première fois le ronflement monotone, l'éclaira sur la sorte d'étourdissement qu'il avait subi depuis quelques semaines. Mais non! il n'avait pensé à rien! il ne savait rien! En vérité, l'abbé venait de lui tout apprendre avec ses façons d'envisager tout par rapport à Dieu. Lui-même avait négligé de se prendre au sérieux.

Il s'interrogeait sur les termes qu'il avait pu employer, sur les choses qu'il avait dites. «J'aurai donc parlé de ce Lac, disait-il, avec trop de tendresse, sans doute; oui, notre arrivée, la nuit, le train passant sur ces bords, et ce que j'ai senti de singulier, je l'ai dit. Ce poète aussi dont je n'ai pu ne pas parler!... Mais elle, elle? passée complètement sous silence! Enfant! enfant!» Il s'en étonnait, se mordait les ongles; sa sottise lui paraissait monstrueuse. Et c'était tout naturellement que la sottise s'était commise. En face de l'image de M. de Prébendes, ce nom s'était dérobé, ce nom n'allait plus, ne cadrait plus avec cette noire soutane; et, sans effort, sans arrière-pensée, il l'avait laissé dans l'ombre qui lui semblait jolie. Ce nom s'enveloppait d'une discrétion toute neuve, n'avait rien à faire avec le reste des choses... Était-ce cela? Mais il l'avait bien prononcé vis-à-vis de papa, il avait parlé d'elle franchement, tant que l'envie l'en avait tenu. En effet, il paraissait qu'à papa l'on pût tout dire; même ce qui affectionnait l'ombre jolie et se vêtait de ce manteau de discrétion si délicat, si fragile, s'accommodait en face de papa de je ne sais quel surtout de couleur tendre, et souriait, et voulait bien danser au soleil sans être offusqué le moins du monde par le bon regard de papa qui voyait tout en simplicité.

Septime avait écrit ses deux lettres de la façon la plus coulante et aisée, et sans se douter même du poids qu'avait à son cœur ce qu'il découvrait à l'un si inconsidérément et, qu'à l'autre, il tenait caché avec une insistance trop évidente. Il avait flairé: cela va pour celui-ci; et pour celui-là, cela ne va point. Mais qu'était cela?

Or, une grande clarté venait de ces besicles lointaines, que sûrement l'abbé avait dû frotter du coin de son mouchoir, et fortement, ces temps-ci, comme il faisait quand il s'agissait de mettre au net quelque complexité. Et, à mesure que la clarté descendait et découvrait d'étranges replis ignorés de Septime, Septime s'émouvait en face de la ville d'Aix qui s'animait dans la tiédeur du matin et du Lac aux jolies brumes voletantes, peu à peu en allées. Il s'émouvait, non des tourments de l'abbé, non pas de ceci, non plus même de sa propre niaiserie à vendre si bon compte les choses de son cœur, non! mais de ce cœur lui-même que l'abbé, avec toute sa prudence, venait de lui découvrir et presque de lui toucher du doigt.

Il se leva brusquement du fauteuil, et fut debout sur le balcon. Quelque chose bondissait en lui-même, que sa poitrine lui semblait trop étroite pour contenir. Il y porta la main malgré lui et il eut la sensation physique de son amour, un peu de la même façon que les femmes sentent dans les flancs le germe tressaillir. De petites bouffées de vent lui caressèrent le visage, qui venaient de toucher, là-bas, les eaux et tout ce pays désormais adorable. Il ouvrit la bouche et s'en emplit. L'image de la jeune femme était éparse en tout cela, et, à la vérité, c'était elle qu'il aspirait. Et il s'en sentit envahi comme jamais encore. Un appétit de tendresse affolée l'empoigna; et il se serrait les mains l'une à l'autre nouées, pour ne pas faire le geste emphatique d'embrasser éperdument toutes choses.

Il bénissait sa sottise, il bénissait l'abbé, il bénissait tout le bénissable du monde; car il valait mieux décidément savoir son cœur et voir clair en soi à tout prix. Après cela, qu'importait le reste? Tout l'égoïsme de l'état d'amour prenait logement en lui.

Il revint au fauteuil, après cette première secousse; l'approcha du balcon, et s'y étendit, la nuque appuyée contre le sommet du dossier bas. Ainsi, caressé encore par les légères brises qui sentaient la montagne et le matin, il ferma les yeux et laissa venir la mémoire des moments et des objets chéris.

Pour tout ce qui était de son entourage immédiat et de ce pays nouveau, il ne s'étonnait point que cela prît la couleur d'enchantement qu'il y voyait. Mais il admira qu'il ne pouvait imaginer aucune des choses familières, une promenade, un repas, une phrase musicale, un son de voix, un appel et jusqu'aux plus menues et insignifiantes matérialités: sa lampe, son lit, son écritoire, et même le nœud de sa cravate, sans avoir conscience d'un élément inaccoutumé qui donnait à tout ceci une tonalité spéciale et jamais aperçue jusqu'ici. Il ne s'étudiait nullement, n'avait aucune habitude d'examen. Tout naturellement, en cet instant, lui venait la remarque de ces minutieuses bizarreries. Il ne remarquait point que c'était de tout à l'heure que les choses ainsi changeaient d'aspect, mais que de quelque temps déjà, elles étaient accoutrées de la sorte. «Il est curieux, pensait-il, que tout ait, vis-à-vis de nous, une physionomie si marquée puisque l'on en peut saisir la mobilité. Jusqu'à une voix qui m'appelle, la voix du docteur, par exemple, qui n'a pas changé, que je sache, me paraît une tout autre voix, me fait lever la tête d'une autre manière.» Et tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait, tout ce qui le frappait en quelque façon, lui paraissait empreint d'une douceur, d'une complaisance envers lui; il semblait que la moindre des choses fût aimable et tendre; il eût souri à un objet quelconque, car, véritablement, il le voyait sourire.

Il comprit qu'il n'y avait point d'objet, point de geste, point de parole qui ne lui rappelât la jeune femme; qu'il avait, et sans savoir, caressé de sa pensée toutes les choses environnantes, interprété par rapport à elle tout signe aperçu, tout mot prononcé, et que les choses ainsi imprégnées lui gardaient et lui rendaient la chère image comme feraient les fleurs de leurs parfums.

Il la vit, il la sentit elle-même partout. Les belles eaux du Lac, ces aimables grisailles des monts, et le charme de ce pays entier, c'était elle. Sa figure passait en quelque lieu qu'il portât sa vision. Elle ne l'avait pas quitté. Elle peuplait toute sa mémoire de deux grands mois en arrière. Il trouvait étrange d'avoir pu pénétrer en une vie si complètement différente sans éprouver la transition. Il est probable que l'on entrait de même en paradis et il devait falloir que quelqu'un vous y abordât un jour et vous dît: «Tiens! vous voilà ici!» pour qu'on s'en aperçût. Il le demanderait à M. de Prébendes.

Pour la première fois, le nom de M. de Prébendes le fit sourire. Pour la première fois aussi, il prononça: «Ce pauvre monsieur l'abbé!» Mais ceci fut léger comme le chatouillement d'une plume qui vous frôle en son vol: il n'eut pas le temps de réfléchir à ce que ce sourire et ces mots contenaient de clarté sur son évolution, un quart d'heure après que la semonce de ce même monsieur l'abbé l'avait troublé considérablement. Mais dans la joie de cette minute de conscience, il oubliait tout pour jouir de ces deux mois de bonheur presque ignoré. De la pénombre un peu molle, tiède et dolente, les images remontaient à la chaleur et à l'éclat du jour.

Un soubresaut le remit debout, avec une brutalité qu'il ne put maîtriser. Le rêve un peu trouble de sa béatitude le plongeait ainsi en de languides nonchalances, et la claire opposition, tout à coup, d'un détail précis, le faisait bondir comme un jeune fauve. Il se retrouva sur le balcon comme tout à l'heure, le cœur battant, le corps agité, une grande force inconnue, comme une source récemment jaillie, réclamant un épanchement, une action. Quelle? il ne savait. Mais il lui fallut absolument se mouvoir, aller, marcher devant lui, se rompre de fatigue, briser quelque chose, écraser un animal sous son talon, soulever des pierres, peut-être amonceler des moellons comme ces maçons qu'il apercevait construisant une villa. Il quitta sa chambre avec l'intention de s'élancer sur la route et d'aller loin.

Comme il arrive fréquemment, au milieu de la pire exaltation morale, Septime fut distrait par la plus prosaïque des réalités. M. Durosay et le docteur l'appelaient à la grille de la villa. Madame Durosay elle-même se penchait au balcon, en robe de chambre, et tout le domestique se pressait aux fenêtres pour voir passer une voiture à pétrole, de marche assez bruyante, et que dirigeait un homme élégant, de la physionomie de qui tout le monde retint la belle barbe brune.

XVII

L'homme à la belle barbe brune fut désormais une rencontre de tous les jours. On entendait de loin le mouvement trépidant de sa machine, et l'on voyait tout à coup déboucher la voiture lourde et gauche d'allure, mais rapide, au tournant d'une rue. On sortait des maisons et des boutiques et se levait aux terrasses des cafés pour admirer l'instrument nouveau. La forte silhouette élégante du conducteur, accompagné seulement d'un petit groom, rachetait ce que l'aspect mécanique de l'objet pouvait avoir de disgracieux, et quand les dames prononçaient: «Charmant!» on distinguait mal s'il s'agissait de l'appareil ou de ce monsieur. On le vit au Cercle, lors d'une représentation de Samson et Dalila dans la loge de Saint-Saëns. On le vit souper au même cercle en compagnie d'une jeune femme blonde grassouillette et animée d'une grande hilarité; et, le lendemain, à la Villa-des-Fleurs, vis-à-vis d'une svelte brune qui avait une sourde flamme dans le regard et beaucoup de beauté en tout ce qu'elle rendait apparent de sa gorge, sans aucune parcimonie. Après cela, quand on l'eut aperçu de la villa Julie, assistant à un lunch en plein air, offert par les divines sœurs Iñès et Mercédès, de l'Opéra, aux artistes parisiens et à S. M. spartiate, où l'on s'embrassa au dessert et prononça des mots insalubres, sa personnalité fut haussée, particulièrement dans l'esprit de M. Durosay, à cet étage spécial à la fortune où l'on passe la liberté des mœurs comme la colère au ciel et les impertinences aux enfants. Le notaire dirigea les promenades du côté du Petit-Port où l'on disait que, parfois, la voiture s'arrêtait pour prendre eau.

Dans les conversations, on disait: la Voiture.

Il y eut donc une minute inoubliable quand, à la descente des grands chars à bancs qui mènent à la Chartreuse, on reconnut la Voiture dans la cour de l'auberge, à Saint-Laurent-du-Pont. M. Durosay, entrant subitement en des subtilités, hésita s'il convenait de s'approcher comme tout le monde de la Voiture, ou si la discrétion ne commandait pas que l'on demeurât à l'écart et profitât d'un instant favorable pour en demander la permission au propriétaire. Grandier l'arrêta au bras.

—Parler ainsi de but en blanc à un homme qui donne la main au roi de Sparte et s'affiche avec des hétaïres!

Mais M. Durosay, fort sérieux, tint au contraire à faire le bravache, et, le chapeau à la main, s'épongeant de l'autre le front, d'une attitude mi-déférente, mi-aisée, il aborda carrément ce monsieur qui, pour l'instant, se lavait les mains, fort maculées du maniement des rouages.

—Ma foi, monsieur, dit-il, votre merveilleux moyen de locomotion m'intéressant vivement en qualité de propriétaire et, à la fois, d'ami du progrès, je prends la liberté de me présenter à vous et de vous demander quelques petits renseignements.

Il se nomma, le sourire aux lèvres, toute la figure dilatée d'une vaste satisfaction.

—Parfaitement! parfaitement! faisait ce monsieur, regardant, plutôt que M. Durosay, la renaissante blancheur de sa main parmi la mousse du savon. Excusez-moi, je vous prie, et voyez tout d'abord que l'invention a l'avantage de vous entretenir en malpropreté.

Mais ayant aperçu madame Durosay sans doute lorgnée déjà parmi les beautés du balcon, il eut une subite vibration des cils, s'essuya vite, salua, et fut tout aménité et complaisance. Il dut se nommer quand M. Durosay eut achevé les présentations et, charmé de la compagnie d'une jeune femme, esquiva la démonstration du mécanisme de la voiture en conversant tout de suite aimablement et quasi de rien.

M. Godefroy Lureau-Vélin, ingénieur, à la tête d'une grande fortune, vivait à sa guise et en complète indépendance. Il avait beaucoup et longtemps voyagé, voyagerait sans doute encore. Cependant il commençait à se faire vieux, disait-il avec un sourire fin, il essaierait de se fixer. C'était dans ce but qu'il parcourait la province, à la recherche d'une terre qui lui plût.

—J'ai ce qu'il vous faut, fit sur-le-champ maître Durosay, notaire. La terre de Saint-Pont...

M. Godefroy Lureau-Vélin jeta un nouveau et rapide regard du côté de madame Durosay, et se passant la main tout le long de la barbe, prononça:

—Nous en reparlerons, monsieur, très volontiers.

—Bigre! fit, à part lui, Grandier qui se piquait de voir loin dans les choses, cependant que Septime levait sur le nouveau venu des yeux remplis d'étonnement, d'admiration et d'une immédiate et sourde haine incomprise.

Tout cela fut l'affaire d'une courte minute. On traversait un petit pont. Des groupes d'excursionnistes stationnaient le temps du relais.

—Avez-vous jamais fait la montée de la Grande-Chartreuse, au clair de lune? demanda M. Lureau-Vélin.

—Nous ne l'avons jamais faite.

En ce cas, M. Lureau-Vélin proposa d'attendre à Saint-Laurent la tombée de la nuit, ce qu'il n'eût pas eu la patience de faire sans l'aubaine d'une aimable compagnie, mais que, pour lui, il désirait ardemment, sachant la promenade incomparable.

—Au clair de lune! oh! oui, au clair de lune! s'écria madame Durosay un peu enfantine, battant des mains et découvrant la double rangée pure de ses dents.

Il fut aussitôt décidé que l'on abandonnerait les grands chars à bancs, dînerait au village même, et laisserait se lever la lune. La Chartreuse ne fermait ses portes à présent qu'à dix heures; on assisterait à l'office de nuit qui se dit à onze heures et demie, après avoir confié madame Durosay à l'hôtellerie des dames. Quant au retour, M. Lureau-Vélin ne voulut point qu'on y pensât; il se ferait un plaisir de ramener tout le monde en sa voiture, ce qui permettrait à M. Durosay d'en voir de près et étudier le fonctionnement.

Le jour s'acheva sans que l'on y prît seulement garde. M. Lureau-Vélin parlait avec une égale aisance de tout et à tous. Il s'initiait d'un coup au caractère, aux penchants et jusqu'aux manies de chacun; et les flattait incontinent par son dire expert et souple, ses connaissances variées, son prodigieux et prompt accommodement aux tempéraments les plus divers. Il conquit le docteur par son habileté et le reste de la société par un prestige d'homme supérieur. M. Durosay était anxieux de connaître la nature des liens qui l'unissaient à l'illustre musicien Saint-Saëns et à Sa Majesté le roi de Sparte. M. Lureau-Vélin le séduisit beaucoup plus que s'il avait dit: «Ce sont mes cousins», en avouant avec une adorable simplicité qu'il les connaissait par le pétrole. En toutes choses, il agissait avec une semblable bonhomie et cependant vous déconcertait.

M. Lureau-Vélin craignit pour sa machine les côtes par trop dures; on prit un break et l'on partit à la nuit noire.

Septime, gagné lui-même par certaines attentions particulières qu'ont rarement les hommes pour les très jeunes gens et par une façon que ce monsieur avait de vous prendre au sérieux, blottissait cependant avec plus de plaisir qu'à la conversation de M. Lureau-Vélin, contre la hanche et le bras de madame Durosay, l'exaspération de son amour, croissante depuis ces derniers jours.

Ils s'accordaient, à présent, tout ce qui, des caresses, n'en a pas la figure bien consacrée, tout ce qu'on s'imagine que l'on pourrait à la rigueur, se permettre sans s'aimer, tout ce qui peut encore dérouter une interprétation un peu douée de complaisance. Ils s'asseyaient infailliblement l'un contre l'autre et toléraient le contact immédiat et chaud de leurs personnes; ils se prenaient la main en toute occasion, en principe; et à défaut, se les laissaient errer voisines: une occasion était, par exemple, de proposer brusquement de jouer à la main chaude en en donnant aussitôt l'exemple, d'ailleurs jamais suivi; ou bien de lire les lignes de la main; le défaut d'une occasion, c'était de se rencontrer par hasard sous les châles et de demeurer ainsi, un doigt contre un doigt, immobiles et sans oser plus.

Mais, ce soir, une fièvre extraordinaire, ardente jusqu'à la douleur, animait l'âme et la chair de Septime. L'introduction, dans le petit groupe si formé à une consistance immuable, de cet homme important et nouveau, sans encore éveiller en lui la jalousie, qu'il ignorait, lui communiquait une sorte de hâte brûlante, de disposition à se jeter tête baissée dans le flot d'instincts qui l'assourdissait et enfin le voulait rouler dans son tourbillon plus fort que tout. Et sa nature, fortement ouverte au monde extérieur, recevait de ce nouveau personnage une force d'imitation confuse, mais qui le servait. La hardiesse contenue de ce monsieur; ce qu'on savait et devinait de sa vie galante, de sa puissance séductrice, et la belle politesse sous laquelle il habillait de simple bon ton toutes ses réserves précieuses, enfin, l'aise avec laquelle il se mouvait, en élégance, parmi les femmes et les hommes, causaient au jeune homme le mirage de sa propre personnalité qu'il eût désirée telle, et il s'augmentait véritablement de la vertu de ce reflet.

On mit pied à terre quand la lune parut. La côte était extrêmement rapide et les chevaux allaient au pas.

Mais le spectacle fut tout à coup inouï. La route serpentait dans la gorge que des pics feuillus, exagérés par l'ombre, dominaient, étranges et terribles. Les regards se perdaient, par une complaisance naturelle aux effets romantiques, parmi les déchiquetures des cimes sombres découpées sur une nuit de lumière. Une silhouette d'arbre, parfois, apportait sa familiarité reposante en ce beau jeu d'ombres du ciel et de la terre; et c'était subitement une percée immense où les yeux erraient dans la brume d'argent vaporeuse apparue comme un rideau divin pour une féerie nouvelle. En effet, d'autres monts surgissaient, d'assemblage fantastique, d'apparence irréelle, à cause de leur splendeur diverse et renouvelée à plaisir et à cause des jeux étonnants de la clarté lunaire sur les plans échelonnés, pour un résultat de séduction et d'angoisses et d'effarements.

Madame Durosay et Septime, un peu lents, marchaient en arrière, et la jeune femme, à chaque tournant de la route, ne pouvait retenir son petit cri. M. Lureau-Vélin parlait, de sa mâle voix mélodieuse, et il se plut à diriger les impressions qui eussent pu demeurer en la puérilité coutumière qu'ont les femmes au clair de lune. Il savait, par de justes comparaisons pittoresques, rendre sensible et élargir le spectacle, et surtout, après les expressions appropriées, garder de ces habiles silences qui prolongent l'écho des paroles. Il dit même des vers, car cet homme possédait tout; et la musique en demeurait durant qu'on avançait dans l'enchantement.

La jeune femme, prise au milieu de sa crise de sens, subissait un charme impersonnel; sa sensualité attendrie et les environs habituels de sa tendresse en profitaient, et à mesure que sa tête s'échauffait de visions, elle se désaltérait du doux visage muet de Septime qui, lui, ne voyait rien qu'à travers elle ou qu'elle à travers tout.

M. Lureau-Vélin éveillait le souvenir d'épisodes romanesques où se trouvaient justement mêlées des somptuosités de paysages; il évoquait de grands poètes, depuis Chateaubriand jusqu'à Loti. Et les aventures connues d'un René ou d'une petite Rarahu, se retraçaient dans l'imagination des amants simples, soutenues et avivées par le déroulement continu d'un décor harmonieux, et les pénétraient doucement et profondément, comme une nourriture idéalement appropriée à leurs appétits et à leur moment. Un tel penchant à l'abandon naturel, à la caresse instinctive, naissait de ces histoires, en cet extraordinaire milieu! Le cœur de Septime battait jusqu'à le contraindre de s'arrêter, par instants, en la montée. Elle souriait à tout, voulait baiser les feuillages et boire la jolie vapeur de lune. Un tronc d'arbre penché leur fit peur, parmi des roches obscures; ils se saisirent la main, et dans le prétexte du léger effroi, affolés tout à coup de la fraîche moiteur de leur visage, se donnèrent leur premier baiser. Sans un mot. Ils voulurent même, aussitôt après, faire entre eux comme si rien ne s'était passé, et, riant de leur peur, ils allèrent toucher l'arbre. Pourtant, dans l'instant de cet enfantillage, la face du monde et le sens de la vie étaient changés pour eux.

Brusquement, la lune haussée dans le ciel éclaira la profondeur de la gorge au-dessous du niveau de la route. Des brises momentanées y faisaient frissonner de petites feuilles d'argent pareilles à des miroirs aux alouettes sur les bords des gouffres. On découvrait les arbres par la cime et le trou noir immense semblait sans fond. C'était toute la féerie fantastique retournée. On relevait les yeux: non, les mêmes scènes grandioses se jouaient encore en haut. Et l'on restait suspendu sur ce ruban étroit et serpentant, entre ces deux emphases pittoresques où M. Lureau-Vélin jetait des vers d'Hugo répercutés de ciel en abîme.

Ce soir-là, les amants eussent accompli l'invraisemblable.

M. Lureau-Vélin décrivit par avance à madame Durosay la façon dont elle serait logée à l'hôtellerie des Dames. Il dit la qualité du lit, les images de piété appendues, le prie-Dieu; il eut même un tour charmant et discret pour annoncer les objets d'un plus familier usage. C'était à croire qu'il y eût couché lui-même. Il ne dit point quelle dame il y avait hospitalisée; mais il frappa lui-même à la porte et la sœur tourière eut, pour toute sa personne si comme il faut, un signe de reconnaissance.

À la Chartreuse même, en face, où l'on frappa après avoir dit adieu à madame Durosay, il s'informa près du frère portier de la santé du R. P. supérieur qu'il avait eu l'honneur d'approcher. Un religieux, muni d'une planchette de bois crasseux percée de petits trous numérotés, indiqua à ces messieurs leurs cellules et planta de petites fiches dans les trous correspondants.

Éveillerait-on ces messieurs pour l'office de nuit? Préféraient-ils attendre en se promenant dans la cour?

À peine avait-on fait dix pas dans cette cour de couvent, désormais inoubliable, que M. Lureau-Vélin, décidément en verve, aborda des sujets auxquels on était le plus éloigné de s'attendre. Les toits d'ardoise brillaient sous la lune, et le pignon du porche d'entrée piquait durement le ciel de ses arêtes de zinc. Le grand Som, dressé au delà des portes, recevait de Phœbé des caresses ambiguës. Cette nuit claire, improvisée après cette montée romanesque, et dans ce monastère célèbre et isolé, disposait les âmes à la méditation ou, du moins, les tournait à des impressions insolites. M. Durosay, lui-même, s'apprêtait à exalter la magnificence de la vie des pieux solitaires. Septime mêlait de la religiosité à sa passion. Grandier, qu'intriguait le nouveau compagnon, s'attendait à l'entendre encore débiter ici quelque intelligent à-propos.

—Pour moi, dit M. Lureau-Vélin, je vous avouerai, messieurs, que ce couvent si scrupuleusement masculin, accroupi vis-à-vis de ce mystérieux dépôt de dames, m'engagea toujours à des pensées érotiques.

Et, comme on souriait de l'image un peu paradoxale, il se hâta de l'éclaircir.

—Je ne sais si cette impression est personnelle et causée chez moi par une certaine analogie. Je fus élevé en un collège qui n'était séparé que par une étroite impasse d'un pensionnat de jeunes filles. Durant les études, nous entendions parfois chanter ces demoiselles, et il arrivait qu'aux récréations nous puissions confondre nos cris. Cette particularité même devint un jeu pour quelques-uns et, pour d'autres, une étrange volupté. Au milieu du jeu de balles ou d'une course de chars, on entendait un cri isolé auquel une voix plus aiguë, dehors les murs, répondait comme par hasard. Notre adolescence s'écoula dans cette atmosphère échauffée. Nous ne voyions nos petites voisines qu'en nos rêves, mais nous les y voyions extrêmement. Il y eut des nôtres qui en moururent; ce ne fut pas ceux qui escaladèrent les murailles et parvinrent à toucher les chères mignonnes d'à côté.

M. Durosay, choqué du ton de la conversation en un séjour qui lui semblait si respectable, eût donné quelque chose pour que le beau parleur au moins baissât la voix. La présence de sa femme à ce «dépôt de dames», l'eût même averti du propos un peu malencontreux, si l'auteur n'eût été M. Lureau-Vélin. Le docteur souriait. Le mot d'érotisme blessait Septime en son naissant amour.

M. Lureau-Vélin poursuivait, parmi des groupes d'étrangers, et dominant le délicat murmure de l'eau jaillissante d'un bassin:

—J'ai connu beaucoup une dame avec qui j'eus l'occasion d'échanger de l'enthousiasme au sujet de la Grande-Chartreuse dont elle paraissait raffoler. Je sus plus tard qu'elle y venait dix fois par an, passant deux et trois nuits à l'Hôtellerie des pieuses sœurs dont vous aperçûtes tout à l'heure la cornette. Je m'entêtai à savoir son secret, je le soupçonnai et l'obtins par une fausse confidence. Tous les moyens sont bons au psychologue! Messieurs, elle y goûtait, en des journées terribles et délicieuses, la présence enclose de tous ces hommes continents!

—Oh! fit M. Durosay.

—Cas amusant d'érotomanie mondaine, dit Grandier. Songez-vous, appuya-t-il, qu'il n'y a pas une réunion de personnes ayant dîné convenablement, et partant enclines à des passe-temps aimables, pas un cabinet garni de soupeurs un peu propres et de noceuses mal agrafées, pas un lieu où jouisse l'animal humain, qui ne soit pourvu du certain délice qui vient d'ici et qui, moralement, est l'œuvre de ces sévères pénitents... Ah! quel bon tour ce serait à toute la luxure du monde, de venir en belle ébriété, brandir ici les flacons jaunes, et dansant autour des cellules une sarabande effrénée! Je vois d'ici de roses fillettes pour qui le goût de la liqueur se confond avec celui du premier baiser, des femmes qui reçurent du flacon marqué au signe de la croix, la grâce efficace à l'étourdissement qu'il fallait; et tous les yeux des débauchés qui gardent la mémoire du beau reflet d'or inséparable de celle d'une épaule ou d'un sein qui s'étale!... «Grâces vous soient rendues, révérends Pères! Hosanna! au divin élixir!»

»Ah! je voudrais pénétrer dans l'esprit de celui de ces hommes chastes et réfléchis qui sait que, par lui, de la volupté se répand par le monde, et qui orne de cette idée sa solitude et son silence!...

—Le docteur Grandier, dit M. Durosay, a, de naissance, l'esprit pervers...

Grandier s'exclamait et M. Lureau-Vélin en même temps entamait le prélude d'une aventure scandaleuse, quand on vint avertir ces messieurs que l'office allait commencer.

On s'enfonça dans des couloirs indéfinis que la lueur de veilleuses, de loin en loin, éclairait d'un jour louche. La chapelle était complètement obscure; le jubé cachait la lampe du chœur; un prêtre, dans la tribune du public, avait allumé une petite bougie et lisait son bréviaire. Quelques personnes se soupçonnaient dans la pénombre.

Une cloche tinta. Une à une, à intervalles irréguliers, de lentes formes blanches apparurent au-dessous de la tribune, munies d'une petite lanterne. Elles disparaissaient derrière le jubé, et la double rangée des stalles dans le chœur se piquait alors d'une lumière encore aussitôt voilée par un écran de bois.

Après des minutes de silence, l'ensemble des voix s'élevait et les versets des psaumes s'égrenaient, monotones et singulièrement impressionnants, dans la nuit religieuse.

Septime tomba sur le prie-Dieu, harassé d'une fatigue morale et physique. Que de choses, mon Dieu! Et comme la vie se précipitait! À quoi songer? À son baiser? Il en avait le cœur encore tout disloqué. Ou à ceux qui allaient venir, à tout ce qui allait venir après, et qui l'effrayait en l'anéantissant de désirs? Ou bien à cet étrange nouveau venu dont la personne l'emplissait à la fois d'admiration et de répugnance, mais, en tout cas, le captivait jusqu'à ne pouvoir penser à quoi que ce fût que sa figure n'y fût mêlée? Il l'admirait homme fait, fort et beau, tel que lui-même souhaitait, espérait être. Ses connaissances, sa prodigieuse facilité le subjuguaient. Et en même temps, il subissait de ces connaissances et de cette facilité une sorte d'effarouchement mal expliqué. Il se rappelait le Faust de Goethe à cet endroit adorable et délicat que Gounod a passé, et où Marguerite entrant dans la chambre après le départ de Méphistophélès, qu'elle ignore, ne peut se retenir d'ouvrir la fenêtre, et chante comme pour purifier l'atmosphère. Il éprouvait au fond même de son instinct, un contact pénible de cette expérience si complète des hommes et des choses, et de cet esprit et de cette chair si parfaitement entretenus et dispos. Toute sa jeune fébrilité passionnée s'en indignait en quelque sorte. Et de plus, des nausées lui venaient de cette désinvolture à parler d'amour. Il se souvint de petits camarades qui mêlaient ce mot à des expressions ordurières. Ce monsieur, lui, le faisait sauter comme des osselets sur la main. N'était-ce pas une chose sainte et sacrée? M. Grandier lui-même, avait eu à ce propos une attitude qui ne concordait guère avec ses idées coutumières. Et il semblait au pauvre enfant que l'on avait, ce soir, piétiné son aimée, profané son culte. Il se prenait la tête à deux mains, courbé sur le prie-Dieu. L'aspect du lieu et la sévérité des prières influaient; les ressouvenirs de sa vie dévote remontaient à son âme en un tumulte confus. Il crut qu'il éprouvait le besoin d'expier la profanation du cher objet. Il s'enfonçait la paume des mains sur les yeux, se provoquait à une douleur rédemptrice, eût voulu sentir les larmes jaillir et l'inonder et laver autour de lui le sol, les gens et les choses.

Il releva ses yeux attristés, et, dans la pénombre qui paraissait moins obscure, les laissa reposer sur le jubé où des peintures se devinaient, sans qu'on en pût distinguer les formes. Pourquoi ces toiles indiscernables l'intriguaient-elles? Il n'en avait aucune conscience. Était-ce la pénitence singulière qu'il s'était imposée? Demeurer là, immobile et sans pensée, devant cette œuvre inconnue, jusqu'à ce qu'il en eût recréé le sujet? C'était absurde et tyrannique. Cependant, il recréait malgré lui. Mais infailliblement des formes naissaient de l'ombre; des lignes s'incurvaient, se joignaient, s'harmonisaient; quelque chose de vivant, d'extraordinairement vivant allait sortir de ce demi-songe. Quand la figure s'anima, il faillit s'écrier; se boucha les yeux; ramena ses mains sur les paupières. C'était sa figure, à elle, à la chérie, à l'aimée; mais sa figure transformée, remaniée et comme modelée à nouveau par quelque artiste sceptique et aimablement terrifiant, à la façon des conversations de ces messieurs. Elle était souriante et jolie, mais ses yeux étincelaient d'un éclat inaccoutumé; et le comble était qu'elle laissait voir son corps et l'indiquait presque, de son petit air mutin. Et c'était lui qui venait de faire surgir cela, petit à petit, de son regard lentement promené sur la toile sombre!

Cette figure, ainsi, était contenue en lui, avec ses traits amusants et toute cette chair découverte! Il l'ignorait totalement, ne l'avait jamais imaginée. Cela était nouveau, absolument nouveau après les phases de son amour. Il en eut un grand tressaillement, une forte surprise douloureuse hérissée de petits aiguillons voluptueux. Il trouvait cette image horrible et était par elle irrésistiblement attiré. Il crut tout à coup avoir découvert qu'il la détestait, qu'il la haïssait à lui cracher à la face, et était porté vers elle par le goût pressenti de petites morsures, de petites absorptions goulues de tout elle. Il ne pouvait plus s'abstraire de cette image, il appelait toutes les mains sur ses yeux, et en même temps les écartait d'un geste brutal. Il retourna au panneau du triptyque. Rien ne s'effaçait, et il commençait d'être suspendu et haletant, dans la crainte que cela s'effaçât. Oui, oui, là, c'était bien sa tête avec ses cheveux noirs, qu'elle relevait d'un bras, défaisant l'ordre de ses bandeaux reposés. Il voulait lui dire:

«Pourquoi défaites-vous ces bandeaux avec quoi nous avons coutume de vous trouver si belle, d'une beauté retenue, de la beauté d'une lumière que l'on contient, que l'on tamise au travers du charme discret d'une étoffe légère?...» Et il disait malgré lui: «Je sais, je sais pourquoi tu défais ces bandeaux; il faut que tu sois ainsi, désordonnée et de la folie plein toi! moi-même je te veux ainsi, il ne me déplairait pas même que tu fusses un peu laide; que ta voix se fît tout à coup vulgaire à m'écorcher, et que je vinsse à remarquer quelque chose de répugnant en tes gestes! J'aime ça! j'aime ça! je te mords ainsi! Continue, va, n'aie pas peur de devenir cette autre qui naît de toi, que je sens tout à fait toi cependant!» Il suivait le bras relevé. «Son bras! son bras!» répétait-il. Il ne l'avait jamais découvert au delà du coude; il ignorait son épaule et s'étonnait de l'imaginer d'un coup, si nettement. Son attrait passionné l'avait jusque-là aveuglé sur les détails de la chair. La vue de ce bras ombré et de cette épaule l'étouffait. Il comprenait le regard étrange que prenait la figure et ce sourire familier et ennemi, semblait-il, où une singulière expression d'égoïsme se lisait, que sa morale religieuse lui faisait juger atroce, en ce moment de fanatisme. Mais le reste du corps demeurait invisible. Un voile insoulevable le couvrait jusqu'à la gorge, et l'autre bras en tenait le bord en un signe de promesse continue de l'écarter, sans l'écarter jamais. Et l'on eût juré que les yeux et la bouche racontassent tout ce corps. C'était un murmure confidentiel et effronté qu'il écoutait comme la révélation d'un oracle ou d'un Dieu. Des mots qu'il ne prononçait jamais, dont l'articulation ne sonnait même pas en la part auditive de ses plus libres songeries, lui étaient soufflés à l'oreille et lui évoquaient ce corps, presque inconnu, de la femme, cet objet de la plus inqualifiable épouvante à l'imagination forte des hommes sensuels et vierges. Il répétait les mots qui désignaient. Il regardait le geste immobile de la main au bord du voile. C'était l'offre incessante d'une seconde de ciel, avec la mort et l'enfer. Il acceptait avec ivresse. «Si je vois, pensait-il, assurément je ne pourrai le supporter; je sens que ça va être trop fort...» Les mots, toujours, vibraient avec une précision hallucinante; et l'affolement venait de ce qu'ils sortaient des lèvres de l'image cynique qui se promettait en se décrivant peu à peu.

La récitation monotone des psaumes tomba; des instants de silence succédèrent: tous les Chartreux, à genoux, méditaient sans doute ou adoraient.

Septime releva les yeux, secoua la tête; et, comme au sortir d'un cauchemar, voulut en reconstruire les diverses péripéties. Il écarquilla les yeux vers le triptyque, s'efforça de distinguer décidément. Aberration! On ne voyait rien absolument, que le cadre et de l'ombre. Mais alors, brusquement, s'établit en sa pensée la confrontation de la véritable image de l'aimée avec l'apparition récente qui l'avait, tout le temps de sa durée, dévoré au point de ne pas laisser persister l'idée qu'elle subsistait peut-être encore quelque part, toujours suave, inviolée, tendrement enchanteresse. Oh! il était temps de faire cesser le malentendu, la monstrueuse confusion. Il avait indignement prêté les traits adorés à cette hallucination luxurieuse que les conversations légères de ces messieurs avaient probablement provoquée. Mais il demeurait là-bas, parmi la pure nuit étoilée, dans la cellule blanche, le cher être d'amour dont le délice était d'effleurer l'épaule, seulement des cheveux, en penchant la tête, comme l'apôtre Jean à Jésus, et de sentir le souffle reposant. Il dirigea sa pensée vers cette cellule; et il s'amusait d'abord d'en frôler la porte avec des baisers; et il rougit, fut presque honteux d'en forcer l'entrée même imaginairement; il osait à peine lever les yeux vers la couche, souriant enfantinement de son pieux sacrilège.

Dans la candeur totale de la cellule et du lit, ce fut l'image impudique encore qui parut. Il eut peur de revoir la figure; mais il se vautra sur ce corps étalé parmi les draps purs.

M. Grandier lui toucha du doigt l'épaule.

—Jeune homme, il est temps de nous aller coucher.

—Ces bons pères, disait M. Lureau-Vélin, sont un peu lambins en leurs affaires de nuit.

On éveilla M. Durosay qui dormait sur sa chaise.

Septime se leva, l'air stupide. Alors seulement lui vint la pensée qu'en ce lieu saint, il n'avait même pas prié. Ce léger choc brisa sa rêverie. Il suivit ses compagnons par les corridors infinis et sombres. Et dans ce répit de la première heure de luxure, il songeait avec tristesse à la volupté de cette prière d'autrefois qui le fuyait... Il la regretta comme une chère parente morte, dont le souvenir tout à coup vous étreint. On se perdit dans ces couloirs tous pareils; on s'éternisait. Le chagrin montait à la gorge de Septime, sans qu'il en sût au juste la raison. Quoi? pour la douceur puérile de ces oraisons désormais impossibles? pour cette câlinerie énervante de l'abîmement en Dieu? Il regardait ces messieurs, M. Lureau-Vélin et M. Grandier, surtout, dont la virilité se passait de ces sortes d'épanchements.

Mais aussi quel navrement suintait de ces longs murs dénudés qui, avec leurs portes étiquetées et closes et les petits Christs appendus, ressemblaient aux rues souterraines d'une nécropole! Chaque porte était celle d'un caveau. Quels morts anonymes reposaient là dedans? M. Lureau-Vélin, tenant un bout de bougie, promenait parmi tout cela sa tournure élégante et la grâce alerte de ses réflexions. Et l'impression de tristesse en était accrue par l'idée que l'on avait de cette grande paix violée et d'un contraste choquant. La nuit et les précédentes heures fiévreuses exaltaient toute imagination. Septime voulut que ces mots fussent toutes les douces choses de son enfance, de son adolescence, perdues, et qu'il piétinait à la suite de ces mâles impies et en prononçant des phrases légères. Il voulait se retenir; ne plus avancer, même retourner en arrière; revenir à cette chapelle où tout, aux pieds divins, se retrouverait peut-être. M. Lureau-Vélin disait la sorte de gilet de soie qu'il portait pour se préserver de l'humidité quand il visitait des catacombes... À Rome, une jeune femme s'était reposée sur un petit tas d'ossements qui, en craquant, avait laissé jaillir une espèce de glu que l'on peut enlever même d'une étoffe de crépon par un mélange... etc. Et ces messieurs, tout en souriant, s'approchaient pour écouter la recette inattendue. Septime marchait sur leurs ombres dansantes, à la lueur pâlotte de la bougie. Non! non! on ne revient pas en arrière! Adieu! adieu! petits morts bien clos en vos cellules étiquetées; joies naïves, et tendresses surtout, éperdues tendresses d'adolescence, par l'ignorance encore de la rudesse de vivre; embrassements de la divinité familière ou des cous maternels, adieu! adieu!

Le temps d'autres choses semblait venu. Quelles? Ah! qui l'eût pu dire? C'était la sensation confuse de l'irrémédiable, c'était noir comme l'enfoncée profonde du grand corridor, devant soi, où le lumignon clignotait aux mains de ces personnes expertes et savantes, elles, sans doute, et qui devisaient de tout sur un ton badin.

Ce fut encore sur un mot plaisant que l'on se quitta devant les cellules enfin retrouvées: on y faisait allusion à la solitude volontaire, à la femme dont l'idée, ici, prenait une tournure paradoxale; à l'amour, dont on ne pouvait décidément parler, sans rire, d'un certain rire de vaurien, de garnement en goût de canaillerie. La gorge de Septime se serra durant qu'il donnait la main à ces gens aisés, et refermant sur soi la porte, les sanglots d'un coup l'étouffèrent, et il tomba sur le lit, pleurant sans nulle honte, toutes les larmes de son cœur.

Car il lui semblait qu'il n'aimait plus, que cela aussi était en allé et mort avec le reste des choses puériles... Tout à l'heure, il avait dû passer devant le sépulcre de son amour, parmi tous les autres, dans cet alignement funèbre que l'on vieillissait d'années à parcourir. S'il avait bien regardé, il aurait déchiffré un nom sur la porte, reconnu une figure peut-être, cette figure adorée qu'il s'efforçait en vain de reconstituer pour l'embrasser comme autrefois, imaginairement, et de tendresse seulement, de cette spéciale tendresse qui la laissait, sous les baisers, si divine, si belle. Ne la retrouverait-il donc jamais plus? Parmi ses larmes, il évoquait avec un acharnement de désespéré, une minute encore, une minute de cette adoration muette, respectueuse et délicieusement anéantissante, aux pieds de l'être qui est tout. Mais la femme qui avait été, pour lui, cela à la suite de Dieu, se refusait, comme la prière; n'apparaissait plus que morte, pauvre chose chérie et passée dont la mémoire n'appelle que les larmes et larmes vaines! Il se roulait sur le lit dur; se tordait, emmêlé dans ce deuil. Il retrouva quelque chose de son passé; ce fut d'appeler enfantinement, en des termes presque de poupée, la figure bien-aimée. Il la voulait amadouer en la prenant par parties, quasi par bribes; s'adressait à un de ses yeux qui l'avait, le plus de fois, tendrement regardé; appelait son nez chéri, sa bouche à l'instant où elle prononçait telle parole qu'il savait bien, etc., etc. Quels hommes, dans les crises d'amour, n'ont pas recouru à de pareils enfantillages? Et par bribes menues, par parties, membre à membre, plus vite que ses appels, se reconstituait la créature d'amour, l'Aphrodite, radieuse d'impudeur, divinement attirante, qui semblait tout contenir, et qui, présente, éclipsait le reste des choses.

Il cessa de pleurer dès qu'il l'eut revue; oublia qu'il avait souhaité autre chose en cette noire traversée des corridors. Folie! qu'y avait-il au monde, hormis cette chair! La vue seule de ce bras eût consolé tous les misérables. Et il défaillait à la seule représentation de son sein nu! Et il s'enhardissait à présent, la voulait découvrir presque toute; retournait à la cellule blanche de l'hôtellerie, au lit où elle avait l'air de l'attendre, lui ouvrait ses bras, lui donnait ses beaux seins tendus et l'assommait tout à coup de quelque chose d'inouï.

XVIII

On éprouva de l'embarras à écrire à M. de Prébendes.

L'abbé ayant manifesté l'intention de venir, sur l'invitation pressante qui d'ailleurs lui en avait été faite, on ne pouvait manquer de soutenir son bon mouvement, bien que personne ne se souciât de le voir achevé. Jamais épithètes gracieuses ne furent prodiguées à un membre du clergé, en si grand nombre qu'il fut fait pour ce cher abbé durant les quelques jours qu'on négligea de lui répondre. «Il faut écrire à l'abbé», soupirait quelqu'un. «Ce bon abbé! cet excellent abbé! ce vénérable homme! ce savant homme! ce digne prélat!» même avait été jusqu'à dire M. Durosay, à la suite des exclamations de tout le monde. Septime fit observer que la prélature était une dignité considérable que l'abbé n'avait point. «Il la mérite, assurément; elle lui pend au nez; cet homme-là ira loin...—Il viendra jusqu'ici, fit le docteur.—Eh! qu'il vienne donc, parbleu! Dis, çà, bellotte, as-tu une tasse de café pour monsieur l'abbé?—Et qui lui annonce que son lit est fait?» Ici, tout le monde froissait sa serviette et se dispersait en chantonnant, les uns l'opérette de la veille, les autres celle d'il y a vingt-cinq ans, qui se trouvaient parfois être la même.

L'infinité des soins prescrits par le docteur tenait madame Durosay de longues heures à sa toilette, et tout le reste de la journée étant occupé au dehors, c'était dans les quelques minutes de répit entre ces opérations diverses, qu'elle faisait sa correspondance. Dès en ouvrant les yeux, elle aperçut l'écritoire et essaya de lier quelques idées pour l'abbé, dans la moiteur de pensée du réveil.

«Monsieur l'abbé... cher monsieur l'abbé.» «Suis-je sotte! je ne sais même pas comment dire! Ah! çà, qu'est-ce que je dis quand je lui broche un petit mot pour l'inviter à dîner? et que lui racontai-je autrefois quand il fit son voyage de Rome?» Elle s'étira, s'allongea, rejeta le drap qui la couvrait trop chaudement, et demeura un instant inerte, toute idée enfuie. L'heure délicieuse seulement l'imprégnait. Il ne venait aucun bruit que le chant des oiseaux en liesse dans les acacias du jardin. La chambre était plongée dans l'ombre, mais au travers des rideaux transperçait cette lueur, qu'on sent être le plein soleil, la belle éblouissante lumière des matins d'été. D'un geste, elle pouvait faire entrer cette joie matinale qui sent si bon, qui semble apporter tout le paysage avec soi, où il y a de la montagne, des cyclamens et de la fraîcheur d'eau. Elle aimait aller à la fenêtre qu'elle entr'ouvrait, et se laisser aveugler les yeux un moment, puis les baigner dans la vapeur d'argent qui s'élevait de la terre ou du lac, et revenir au lit, à demi découverte, une fois les moiteurs évaporées, se laisser caresser par la petite brise, s'imaginant que par une grande chaleur elle se couchait, la peau nue, sur de l'herbe humide.

Elle oubliait déjà qu'elle avait fait cela d'abord par soumission aux conseils du docteur, et presque en riant de l'étrangeté du précepte. «C'est par une simplification des vieilles lois nécessitées par l'embarras de la vie moderne, formulait-il, que l'on vous ordonne le bain dans cet élément unique, dans l'eau. Nous sommes faits pour nous baigner dans toute la nature; nous avons autant besoin du rayon du soleil, de l'air chargé de l'haleine des plantes, de la terre même sur notre peau que de cette cruche de liquide que l'on vous fait répandre le matin.» Et il disait à la jeune femme, improvisant des subtilités: «Il faut épier chaque flatterie éprouvée par le moyen de ces choses; c'est de la vie qui vous pénètre. Vous iriez tous les jours à l'établissement thermal si l'on vous disait que les eaux vous en sont bonnes, et vous ne taririez pas à nous raconter par le menu le bien-être que vous en ressentiriez. Je vous ordonne l'établissement thermal le meilleur du monde, où l'on prend les eaux universelles. Il est partout, ouvert à toute heure. Vous le fréquentez dans la chaleur du lit, quand, à force d'aise, de légers frissons vous courent comme des caresses, et lorsque vous mirant dans votre glace vous vous sentez de la beauté. Les miroirs sont sains, ils ont éveillé le sang appauvri de beaucoup de petites vierges qui s'étiolaient; et, lorsque, aux repas, un joli rire vous secoue, vous ébranlant la tête jusqu'à penser un court instant la perdre, et même lorsque l'heure silencieuse du soir vous donne à croire que vous allez pleurer, jeune femme, enfant, vous êtes encore à l'établissement qui guérit, et je vous écouterai tout le temps qu'il vous plaira de ne pas tarir à me raconter les heureux effets que vous en aurez éprouvés.»

Elle en avait éprouvé de si heureux qu'elle avait eu garde de les dire. Elle avait pu même brûler l'ordonnance et continuer d'en accomplir les prescriptions, par cœur et fidèlement.

Ainsi, ce matin, elle s'attardait avant le lever, prolongeant avec une complaisance infinie un moment délicieux, habile déjà à savourer, goutte à goutte, chaque minute heureuse. Elle hésitait à donner entrée à ce jour qu'elle sentait si souriant au dehors et elle promenait les yeux doucement par toute la pénombre comme sur de la mollesse épandue.

Pourquoi ne pas se débarrasser tout de suite de cette lettre? Elle y voyait tout juste assez pour griffonner; elle atteignit l'écritoire:

«Monsieur l'abbé,

»Votre grand enfant nous avertit de l'heureuse intention que vous avez...» Elle aperçut qu'elle était découverte et rabattit brusquement le drap, «que vous avez de nous venir trouver au plus tôt. Ai-je besoin de vous dire combien nous avons applaudi à un tel projet? Nous ne l'osions pas espérer réalisable à cause de la santé de notre vénérable curé doyen, que nous savons, hélas! bien fragile...»

Elle écrivait penchée sur le côté, le petit buvard appuyé à demi sur l'oreiller, à demi sur la poitrine; et du va-et-vient du bras nu qui allait puiser l'encre et du mouvement de son sein à chaque gros soupir qu'elle poussait en cherchant ses mots, montait son parfum de femme qu'elle-même respirait. Et elle se mit tout à coup à rougir à cause de cette lettre à l'abbé, écrite en cette atmosphère, et qui en garderait peut-être un relent. Elle jeta feuille et plume et s'enfonça tout entière sous le drap, comme surprise à mal faire, jusqu'à temps que fut passée sa rougeur. Elle sourit là-dessous ou de son enfantillage ou de la singularité qu'avait en effet la façon d'écrire à l'abbé. Mais la rougeur ne diminuait point, ni l'enfantillage, car, toute pelotonnée sur elle-même, ayant rencontré son genou tout près de ses lèvres, ne lui plut-il pas de l'embrasser, à plusieurs reprises? Et elle rejeta vite hors du lit sa jolie tête moite et colorée où ses yeux d'un brillant adorable et indéfinissable avaient du gamin, du vaurien, de la folie, de la bonté ou de l'amoureuse. D'un bond, elle fut sur une chaise et, telle quelle, continua la lettre commencée:

«Hélas, bien fragile... Il faut s'attendre à tant de surprises de la part de ces existences si mobiles et si délicates. Il est vrai que nous pouvons précisément avoir une amélioration passagère qui nous permettrait de jouir quelques instants de votre présence. J'espère au moins que c'est votre amitié et non l'inquiétude qui vous presse. Il ne faudrait pas vous mettre le moins du monde en peine de votre cher élève. Figurez-vous que je me plais à lui répéter que je suis ici monsieur l'abbé en personne. C'est un peu bien présomptueux de ma part de prétendre exercer cet intérim, mais vous êtes trop aimable pour même penser que je ne le mérite pas un peu... au moins pour un temps de vacances. Je ne crois pas parvenir à empêcher votre pupille d'avoir un regret de vous, mais il m'accorde toute la docilité qui vous serait due, et je m'efforce d'être aussi sévère et exigeante que vous, ce qui est vous dire combien lui et moi avons de mal, cher et bon précepteur?...

«Nous avons fait la connaissance d'un monsieur... »

Elle ne put encore supporter de s'apercevoir si nue, par l'entre-bâillement de la chemise de nuit durant qu'elle écrivait à l'abbé: elle laissa encore une fois la petite feuille de papier mauve, et courut mettre un peignoir pour ouvrir les rideaux.

Le jour venu, elle oublia complètement l'abbé, tout entière à l'emploi qu'on allait faire aujourd'hui de ce soleil splendide, de ces appels au dehors qui venaient par la voix des oiseaux et les bruits lointains de la villa éveillée... Toute sa jeunesse et sa beauté lui bourdonnaient aux oreilles; elle entr'ouvrit seulement la porte-fenêtre sur le balcon, et là, penchée contre l'étroite ouverture où la fraîcheur de l'air se faufilait, elle eut cet instant unique aux jolis êtres qui sentent tout un beau jour à eux et le baisent avant que d'en jouir, comme se baisent paisiblement et pieusement les amants dans la minute où ils goûtent l'avant-goût des caresses. L'attrait extraordinaire de l'expansion joyeuse qu'appelait cette journée la saisit avec tant de violence qu'elle eut envie de sauter, de battre des mains dans sa chambre, comme une enfant.

Elle courut au tub, se sentant le besoin soudain de s'étourdir par l'eau, de barboter et d'être remuée, fouettée à vif. Passé le petit tressaillement sous l'eau ruisselante aux épaules, elle ne pouvait plus se retirer de la vasque où elle se donnait elle-même cette pluie bienheureuse. Elle s'accoutumait à regarder, à présent, dans la haute psyché, son corps ressuscité sous l'ondée. Les premiers temps du traitement, elle jetait des serviettes sur les miroirs, et encore aujourd'hui, elle refusait d'être aidée par sa femme de chambre, de tels soins physiques dépassant la conception de la vieille Catherine qui n'allait point jusqu'à comprendre que l'on pût se mettre à l'eau toute nue. Mais peu à peu, avec les mille perlettes d'eau pure dégringolant le long du corps, s'écoulait dans la vasque cette puérile terreur de soi, cette peur chrétienne de la chair. Doucement, les jeux divers de ces brillotements argentés, pendant l'extrême bien-être physique, lui faisaient prendre sympathie à ses formes, quasiment en jouant; et, n'y trouvant, en vérité, rien d'affreux, il se créait entre elle et sa beauté d'aimables relations familières.

Elle se prit à aimer ses bras qu'elle soulevait au-dessus de la nuque en pressant l'éponge. Ils étaient pleins et d'une blancheur parfaite que l'ombre encadrée de la tête et les deux nids obscurs des aisselles rendaient plus éclatante et plus expressive. Elle s'amusait à en suivre, nonchalamment, la ligne sinueuse et jolie et s'ingéniait, d'instinct, à ce que son geste fût gracieux. Elle soutenait et pressait, d'une main, la masse épaisse de sa chevelure, et de l'autre s'arrosait les épaules.

Elle eut le goût de sa peau qu'elle surveilla jusqu'à la minutie, lui voulant un grain impeccable, et se souriant, malgré elle, lorsqu'elle promenait au hasard le bout de ses doigts sur la surface infailliblement satinée. Mais sa gorge fut sa plus chère amie. Elle s'en occupait avec une complaisance qui la faisait parfois se taquiner elle-même cependant pour sa futilité. Quand elle mirait ses deux seins remplis chaque nouveau jour de sa vitalité remontante, elle ne pouvait se tenir d'être fière, et elle se satisfaisait, en quittant le miroir, du lent balancement de ses hanches.

Le seul plaisir de sa grâce la tenait ainsi, et elle retirait de se plaire une secrète joie si bonne, qu'enroulée, au sortir du tub, en son peignoir de bain, ou repelotonnée sur elle-même au lit, elle demeurait les yeux clos, quelquefois fort longtemps, savourant en elle quelque chose d'assez imprécis, et qui était tout simplement l'ivresse naturelle et magnifique qu'a une femme d'être belle au milieu d'une atmosphère heureuse.

Ce fut à l'issue d'un de ces repos, que la jeune femme entr'ouvrant ses yeux humides de la douceur du rêve, réaperçut sur la petite table le carré de papier mauve et les quelques lignes interrompues que sa main avait jetées et abandonnées là. Ses yeux aussitôt s'élargirent et se fixèrent dans le vide comme il arrive lorsque se présente une de ces contradictions insolubles et plutôt flairées par l'instinct que saisies par l'intelligence. Un singulier mélange se fit en ses impressions et il lui parut que toutes choses, jusqu'à la lumière du jour, en étaient ternies. Elle n'allait pas jusqu'à se représenter la signification de ce papier, ce qui lui eût permis peut-être, ou d'en faire fi délibérément ou de concilier les oppositions qu'elle éprouvait. Elle en était simplement incommodée, désagréablement affectée. Ce bout de papier mauve prenait tout à coup des proportions encombrantes; elle eût donné beaucoup pour pouvoir souffler dessus, le voir s'envoler, disparaître à jamais.

Et elle se voyait, dans son demi-songe, soufflant à s'époumoner du côté de la petite table. Mais ce carré de papier était posé à plat sur une feuille de buvard, y semblait collé; elle soufflait encore: le papier se soulevait; il quittait le buvard, il tombait en voletant très gauchement; et filant brusquement, s'abattait vers la fenêtre; un petit coup de vent: il est parti. Enfin! elle est toute seule avec les choses qui la flattent et la caressent; elle va pouvoir aller, venir, quitter son peignoir, se laisser baiser la peau par les petits souffles tièdes, étaler ses cheveux... On frappe. C'est Catherine qui dit à travers la porte: «Madame, c'est une lettre qui vient de tomber par la fenêtre de Madame.—Ah! c'est bon, entrez donc, Catherine, et mettez-la sur la petite table.» Non, non, ce papier mauve ne sortirait pas de là. Déchiré, brûlé, il le faudrait regriffonner. Plié en quatre, mis sous enveloppe, jeté à la poste, il ramènerait de Néans quelque autre paperasse avec l'écriture de l'abbé, sinon l'abbé lui-même. Il y avait là quelque chose dont ce carré de papier mauve n'était qu'un misérable simulacre et qui ne fuirait par la fenêtre ou par toute autre issue que pour être ramassé et rapporté par quelque serviteur vigilant.

Elle fut prise d'un mouvement de colère, de cette révolte qu'excite la brisure faite à une harmonie, l'entrave apportée à l'amplitude caressante d'un sentiment, l'épine malencontreuse au pied de qui court de tout son élan. Elle se redressa vivement, sauta du lit; elle laissa tomber son peignoir pelucheux où elle s'était recroquevillée, en prit un de flanelle qu'elle se jeta seulement sur les épaules, et ainsi toute chaude d'émotion, s'assit à la petite table, se pencha sur la lettre de papier mauve qu'elle enserra d'une sorte de cage faite de toute sa personne, de toute sa féminité épanouie. Ses cheveux dénoués en partie, frôlaient le papier, son bras nu et parfumé s'y appuyait, son sein même se posait sur le nom de l'abbé, et son souffle emplissait et saturait cette cloche voluptueuse où la jeune femme achevait la lettre invitante et polie, semblait vouloir asphyxier de toute sa rage passionnée tout ce qui, de près ou de loin, ferait obstacle à sa joie de vivre.

XIX

M. Lureau-Vélin ayant vu les pieds sous la table reçut la confirmation de sa perspicacité. Il se flatta de la main la barbe, de cet air qu'il avait, de se caresser tout entier. On eût dit que, pour s'être laissé toucher, la jeune femme était plus désirable et jolie.

On dînait dans les jardins de la Villa-des-Fleurs. M. Durosay avait pensé être plus agréable à l'aimable homme qui l'avait ramené de la Grande-Chartreuse, en l'invitant dans ce milieu élégant. Des petites tables étaient disposées dehors, ornées de cyclamens mêlés de roses, et des bougies aux petits abat-jour de couleur répandaient de tendres lueurs diverses sur les visages et les gorges à demi découvertes des femmes. Les hommes, en smoking, gras et les joues rasées, souriaient à leurs compagnes ou aux mets. Il était charmant de voir un coude nu s'appuyer un court instant sur la nappe, et une main tapoter les cheveux en faisant scintiller les brillants. On chuchotait; de clairs rires de femmes éclataient tout à coup. Il y avait une discrète ivresse voletante parmi les petits souffles frais de la nuit, et des phalènes venaient aux bougies se brûler les ailes.

Madame Durosay portait un costume de foulard de soie bleu pâle ouvert en carré; deux ailettes de jais composaient sa coiffure, et ses bras étaient nus jusqu'au coude. Elle avait une façon de porter ses bandeaux en négligence, qui la mettait à part des femmes les plus jolies; mais sa simplicité et son bonheur l'ornaient mieux que tout le reste.

«Voici un petit gredin, pensa M. Lureau-Vélin en glissant un regard du côté du jeune homme, qui ne me paraît pas marcher sur des épines.»

La conversation s'engagea assez banale et M. Lureau-Vélin lui-même y eût éprouvé de la gêne, comme il arrive en présence de personnes occupées à un autre endroit, s'il n'eût découvert en la figure du docteur Grandier de quoi s'étonner, ce qui ne lui était pas commun. Et, tandis que l'entretien végétait jusqu'à se soutenir par l'énumération des vertus de M. l'abbé de Prébendes—que l'on attendait au train de minuit quarante—les esprits se divertirent de psychologie.

M. Grandier était à ce moment sur son champ de bataille et dans l'imminence d'une victoire qui s'attardait en escarmouches un peu énervantes à la longue, ainsi qu'il apparaissait au certain rictus de sa lèvre et au grésillement de sa prunelle incendiaire. Parfois, cependant, trouvait-il du charme à ces temporisations. Il avait tantôt un redressement hautain et volontaire du buste, et tantôt un complaisant sourire; il semblait paternel et tour à tour un maître, un tyran. Même, il se défendait mal d'une emphase apparente aux lignes de son visage: c'était lorsqu'il gonflait l'idylle, selon sa marotte, jusqu'à l'imaginer une humanité réduite et ployée en sa main. Et il y croyait jouer le rôle de l'intelligence, qui, parmi les instincts, trie, dirige, hâte et donne aux œuvres une forme et un sens. D'instincts épars et perdus, ou zigzaguant en directions contradictoires, il composait, il harmonisait une marche à l'amour. Et chaque minute en rythmait le pas, chaque bouffée de ce soir d'été imprégné du parfum des fleurs et des femmes, en soutenait le lent mouvement berceur, enjôleur et irrésistible, et l'aise éparse de cette heure de souper, les voix heureuses, les rires, en étaient le véritable chant qui lui venait éclater aux oreilles en large fanfare.

Il s'oubliait trop pour que son masque demeurât impénétrable à un habile homme. Mais on éprouvait une telle surprise à le traverser que M. Lureau-Vélin, tout blasé qu'il fût de la comédie humaine, en faillit pousser une exclamation. Que diable le satané bonhomme venait-il faire en cet épisode galant, à moins qu'il n'y éprouvât un intérêt sénile? Néanmoins, pour ce que la chose avait de pittoresque, il valait la peine que l'on en suivît les péripéties.

Il ne déplut pas à Esculape de recevoir l'interrogation mentale de M. Lureau-Vélin, et il arriva ce qui n'est pas rare dans la plupart des réunions où l'on cause: par-dessous la conversation anodine, un dialogue s'établit entre les esprits de ces messieurs, durant que madame Durosay et Septime s'épanchaient à leur manière et que M. Durosay était de cœur avec tous.

—Mon cher monsieur, pensait Esculape tout en lâchant un aphorisme au sujet du clergé contemporain, vous me voyez attelé à une besogne plaisante et redoutable, qui mérite votre assentiment et la rigueur des lois. La position que nous occupons donc l'un et l'autre vis-à-vis des hommes nous permet de causer...

—Je ne sais, interrompait M. Lureau-Vélin, si l'envie que j'ai de vous jeter de l'eau bénite me vient de parler de tous ces pieux personnages; mais la qualité de votre air bénévole, mon bon docteur, m'en donne la démangeaison...

—Dieu lui-même, au contraire, monsieur, dut faire un peu la figure qu'en ce moment vous me voyez, lorsqu'il coucha l'homme et la femme sur l'herbe molle et leur enseigna les caresses, car il concevait également le plaisir d'amour et la grande quantité de larmes qui seraient par ce moyen répandues; cependant Dieu souriait...

—À la façon d'un vieux monsieur!

—Impertinent et oisif gentleman! soupira Esculape, que n'accomplîtes-vous jamais un ouvrage pour apprendre combien malaisément les parties vous donnent l'agrément de leur beau jeu régulier. Le sourire divin fut purement philosophique, en même temps qu'il était l'escompte d'une joie un peu lente à échoir: donnez-vous donc la peine de voir le mal que j'ai.

Ils observèrent les amants durant que l'entretien roulait à la dévotion de Néans et que l'évocation de mademoiselle Hubertine la Hotte comblait d'hilarité M. Lureau-Vélin.

Les yeux de Septime, à ces soupers dans les jardins, reflétaient avec une netteté parfaite les féeries étonnantes et variées qui se jouaient en son âme. Sa gracieuse inexpérience y transformait toutes choses, rien de réel absolument ne paraissait en ces tableaux divers, toute image y subissait la transposition merveilleuse qui est l'œuvre ordinaire des cerveaux adolescents.

—C'est beau comme du Dante, faisait M. Grandier.

—Est-on tout de même nigaud à cet âge!... et que j'y voudrais être, pensait M. Lureau-Vélin.

On voyait le pauvre enfant rougir et pâlir tour à tour, sans aucun propos apparent. Il avait eu du mal à avaler son potage, la gorge serrée, la main tremblante. Son regard se noyait tout à coup, puis demeurait suspendu comme une épave lamentable. Les bras nus l'attiraient et le repoussaient, apeuré. L'éblouissement passé, il était fort vexé de cette émotion et se roidissait contre, se voulait et se croyait chaque jour aguerri, maudissait chaque nouvelle faiblesse, enviait ces beaux messieurs, aux cheveux partagés du front à la nuque, imperturbables et sereins parmi cet apprêt, ces odeurs et ces gorges de dames, lui accoutumé aux fades atmosphères, aux mœurs simples et aux gens vêtus. Puis on le sentait renoncer à tout effort, envoyer toute contenance au diable, caresser sa rêverie, l'alimenter par la vue de la chair et se lancer corps et âme en sa débauche imaginaire.

—Saperlipopette! s'écriait in petto M. Lureau-Vélin qui lorgnait la jeune femme à la dérobée, que voici donc un plongeon en quelque chose de ragoûtant!

—Ah! monsieur! soupirait Esculape, cependant qu'il narrait d'un ton un peu traînant les phases pittoresques de la sciatique chez mademoiselle Hubertine, monsieur! quel sublime spectacle qu'une belle chair qui émeut. C'est une musique pour moi, que la vie qui va, rythmiquement, selon l'ordre. Je m'en vais dans la rue regarder les gens qui se portent bien, comme vous allez vous autres au concert ou à l'Opéra. Le corps doit répandre le désir comme la corde vibrante l'enchantement et la fleur le parfum... Le corps...

—Eh! parbleu! j'en connais un qui ne manque pas à sa mission.

—Aïe! aïe! grimaçait le masque de Grandier, tout ne va pas si bien!... Nos mœurs sont d'un effet désobligeant pour l'esthétique et l'éthique qui en découle. Je vous parlais de cette première heure biblique; elle eût été tout à fait désastreuse pour nous si elle se fût un peu longtemps prolongée sans l'intervention de ce diable de serpent. Le Seigneur, voyez-vous, était trop comme il faut; d'abord, c'était, évidemment, un «Monsieur prêtre» selon l'expression de mes pieuses clientes, qui ne donna, d'un ton réservé, que des indications sommaires et une impulsion, passez-moi le mot, tant soit peu jésuitique. Au fond, voyez-vous, il n'y tenait pas, et le beau corps d'Ève pourrait encore aujourd'hui répandre d'infinis désirs dans le vide infini. Le bel ouvrage en vérité! Ne me parlez pas d'infini, c'est un mot tout à fait creux, c'est la marotte des cervelles misérables; rien n'a de beauté que ce qui se limite et je veux voir les désirs aboutir, même en s'échouant. Ce génial Satan nous sauva en nous enseignant la vie bourgeoise, le trantran un brin terre à terre, mais qui a du bon à l'usage. Aussi, je vous demande pourquoi faire aujourd'hui nos petits bons Dieux vis-à-vis de notre progéniture, quand le bon Dieu lui-même manifesta de la maladresse? Dès que nos rejetons ont besoin de manger, nous leur donnons des nourrices que nous choisissons saines et de belle venue, et plus tard des marchands de soupe renommés; quand nous sentons qu'ils vont penser, nous nous ruinons à leur fournir des moules tout faits qui les garantissent de tout écart. Mais, quand il s'agit de ce à quoi nous devons d'être papas, et eux d'avoir envie de l'être, de ceci, reconnaissez que nous ne prononçâmes jamais le nom en face des chers petits et que nous nous bandâmes les yeux toutes les fois qu'ils parurent y prendre goût. Allez, petits, sautez et donnez de l'avant!—mais en cachette! Que tout nous vienne de ce qui vous concerne: vos opinions politiques ou vos prouesses à bicyclette—hormis cela! parce que, savez-vous bien, cela seul est grave, et que ce n'est guère qu'en cela que l'on court sérieusement le risque de se casser le cou et de s'empoisonner le cœur! Petits, nous nous en lavons les mains!

»Eh bien, voilà qui est répugnant et me révolte, mon cher monsieur. J'ai la vocation d'être un pasteur d'amoureux et de les conduire au pacage... Mais regardez-moi donc ceux-ci qui s'abîment les escarpins en compagnie, et ne se sont pas seulement jusqu'ici pris à bras le corps dans les coins, quand monsieur l'abbé arrive à minuit quarante!

—Le fait est que cet abbé va être bien importun, opinait M. Lureau-Vélin, frôlant de sa barbe soyeuse l'épaule de madame Durosay, à qui il versait du champagne.

Et justement toute la table s'attristait à la pensée du cher abbé dont on ne pouvait faire autrement que de parler, cependant. Fut-ce ce commun déplaisir qui unit un moment les regards de madame Durosay et de M. Lureau-Vélin? Septime, qui le vit, en reçut un coup de fouet qu'il crut sentir sur tout le corps, le lacérer, le cuire, le croisillonner de longues minces déchirures d'où il ne se fût pas étonné de voir sourdre le sang en petits ruisselets chauds.

Le malheureux, depuis la nuit terrible de la Chartreuse, n'avait pas recouvré la paix. Son cœur était étouffé; il perdait la conscience d'aimer; il avait des effrois en regardant la jeune femme. Un lien pourtant l'attachait à elle, spécialement, uniquement, qui l'eût retenu d'éparpiller sur d'autres chairs la sourde angoisse affamée qu'il avait; mais il éprouvait moins l'extraordinaire jouissance de cette sorte d'isolement du monde en compagnie d'un seul être qui est tout, qui vaut tout, et de cette illusion d'un privilège inouï, qu'a l'amoureux sentimental. Il y avait moins d'intimité en ses soupirs, moins de limitation en ses aspirations confuses, et, vaguement, il éprouvait que son ardeur pouvait dépasser son idole, et il voyait plutôt son ardeur que son idole tandis qu'auparavant son cœur s'absorbait et se perdait tout entier dans l'aimée.

Mais il éprouvait par le moyen de M. Lureau-Vélin une secousse si violente qu'il se retrouvait subitement dans son premier état extasié et farouche, idolâtre d'un unique objet d'amour. De l'alternance des phases luxurieuses ou sentimentales, un équilibre enfin s'établissait, un peu d'ordre naissait, sans doute de ce besoin de défense contre les menaces extérieures; et, roidissant ses poings, il se sentait devenir homme et il voulait cette femme à lui et il se jurait de l'avoir.

—Bravo! petit, hardi donc! voulait lui souffler Esculape à qui rien n'échappait du manège; et il enrageait de lui faire entendre l'heure menaçante. Minuit quarante! minuit quarante! Ah! ça, dépêchons-nous!

«Damné bonhomme! pensait M. Lureau-Vélin. La nécessité, je vous demande, d'embourber jusqu'au cou ce petit en une affaire si périlleuse!»

Et M. Grandier, prenant sa figure de bon pasteur, regardait Septime.

—Mon cher enfant, j'accepte de te mener jusqu'au bout de ce chemin aimable et épineux. Il est vrai que tu eusses éprouvé beaucoup moins d'embarras à quelque initiation grossière d'où je te vois revenir tout rouge, honteux et les lèvres amères de ce dégoût que tu allais te mettre à verser, dans la suite, comme tes pareils imbéciles, sur l'amour. Je t'entends parmi de pédants blancs-becs, me narrer tes nausées et ta façon d'user de la femme comme d'un chiffon de bas emploi, t'épuiser à avilir le contact à quoi tu dois ta seule extase, et jusque même mépriser la pauvresse pour avoir éprouvé le plaisir que tu allais chercher toi-même; à moins qu'aussi bien tu ne lui gardes rancune pour n'avoir pas trouvé en toi suffisant prétexte à pâmoison.

Aussi, j'aime mieux que tu te donnes beaucoup de mal, que tu brûles de la fièvre et pâlisses de tous les tourments d'un grand amour. Chaque petite torture te juche ton amour un degré plus haut. Dusses-tu en avoir le vertige et te faire mal en tombant, je m'en moque; mais l'essentiel est que, même meurtri, tu gardes la mémoire d'un haut amour, et que, de cet amour, tu bénisses et vénères tout, entends-tu bien? aussi bien le ravissement de l'abandon moral que l'ivresse du tressaillement physique; que tu reviennes de ces deux transports avec l'idée qu'ils sont également saints, que tu les embrasses avec un égal attendrissement dans ton souvenir: ils sont toute la beauté du monde. Tu pourras pleurer de ta chute; mais tu ne seras ni de ces grincheux à haines, ni de ces dédaigneux à nausées: le mal n'est qu'en ces gens maladroits ou mal faits.

On en était aux sorbets et M. Lureau-Vélin ayant repris la direction de la conversation lui donnait un attrait en la maintenant avec une discrète habileté sur la singularité des mœurs. Il désignait un jeune enseigne de vaisseau de la marine russe qui dînait dans le voisinage de cocottes célèbres, avec des jeunes filles élevées aux «Oiseaux» et des personnes d'une décence renommée, et qui était de Nijni-Novgorod où les demoiselles de bonne famille, après le bal, loin de réintégrer le domicile sous l'aile de leurs mamans, s'en vont au bras du danseur choisi, jouer à cache-cache dans la campagne, ou à tel jeu que bon leur semble. Et M. Lureau-Vélin considérait aux lèvres sanguines et pures de madame Durosay le mince filet de lait glacé qu'il eût été délicieux d'y boire.

«Ah! çà, mais saperlotte! grommela dans sa barbe Esculape, si cet homme-là se met à reluquer de ce côté, je ne suis pas dans le cas de faire évader mes tourtereaux avant d'avoir vu le nez de monsieur de Prébendes qui a la dimension de les tenir écartés... Ah! monsieur Lureau, cela n'est pas gentil, j'avais compté sur vous!... Ils sont si bien à point...»

Et il dit tout haut, comme le dîner s'achevait:

—Septime, ne croyez-vous pas prudent de ne vous pas présenter à l'arrivée de l'abbé qui ne sera point charmé de vous trouver dehors à une heure aussi avancée? Monsieur Durosay et moi suffirons peut-être à lui faire honneur... à moins que madame...

—Oh! non! fit madame Durosay, ce serait vraiment un peu tard, je rentrerai.

Septime sentit son cœur bondir; il eut une pâleur soudaine et se cramponna à la table. Rentrer ce soir avec elle, c'était tout son désir, toute sa volonté même. On lui eût offert les royaumes du monde, il eût répondu: «J'aime mieux rentrer ce soir avec elle.» Et on lui disait: «Septime, rentrez»; et elle semblait lui dire: «Septime, rentrons!» Et il ne pouvait pas. Tout son être était cloué sur place; une étrange paralysie le tenait immobile, et déjà il cherchait des raisons pour ne pas rentrer ce soir avec elle.

Grandier comprit qu'il ne l'avait jamais tant désirée et que la passion la plus éperdue valait, seule, cette abstention timide, et il insistait, tout en conversant, de temps en temps, par un mot.

Septime levait des yeux affolés sur la jeune femme et il ne recevait de toute sa personne que le coup de massue qui anéantit. C'était à l'intérieur du coude, et parmi la blancheur des bras, le léger nuage bistré coupé d'un ou deux sillons bleus dont le baiser possible lui brûlait les lèvres; c'était son cou, sa nuque, et le peu de cette chair de gorge apparente, prometteuse d'épouvantables délices dont la seule représentation le mettait presque en défaillance; sa bouche enfin; et puis, elle, elle, en tout cela; la troublante idée d'une personnalité d'élection, de l'être entre tous, image fragile et vacillante, tantôt consumée par le feu de la chair, tantôt revivante dans les flammes mêmes de la luxure pour un ravissement vraiment trop aigu pour la terre.

M. Durosay, inopinément, apporta un appoint:

—Je gage, dit-il, que monsieur Lureau-Vélin oublie que nous avons à causer affaires...

—Vous avez perdu, car j'y songeais tout juste, dit effrontément M. Lureau-Vélin qui continuait de se délecter des lèvres de madame Durosay.

À ce moment, M. Grandier, qui ne redoutait pas les entreprises excentriques, résolut d'implorer le galant pour ses petites fins immédiates et pressantes.

—Aidez-moi, cher monsieur, signifiait son coup d'œil, à jeter incontinent la petite femme qui vous fournit tant d'agrément, dans les bras de ce jeune homme embarrassé qui en mourra d'envie un peu plus tôt que vous.

L'aimable dilettante trouva tant de goût à la tournure des choses qu'il ne refusa pas d'y prêter la main.

—Maître Durosay, dit-il, si Madame persiste en son intention de nous quitter, et qu'il ne lui manque point de cavalier, je serai donc à vous et à vos descriptions de Touraine jusqu'au train de monsieur l'abbé.

—Voulez-vous, madame, que je sois votre cavalier? dit Septime, pâle comme un mort.

XX

Aix-les-Bains, août 189 ...

À Monsieur de Jallais, conseiller général à Candes (Maine-et-Loire).

«Mon cher papa,

»Nous avons eu une aventure bien extraordinaire que je ne sais trop par quel bout prendre pour te la faire entendre comme il faut. Du reste, tout devient extraordinaire ici et il n'est que trop vrai, comme le dit le docteur en se frottant les mains, je ne sais pourquoi, que l'on ne se reconnaît plus.

»Monsieur l'abbé est arrivé de Néans fort agité. D'abord, on ne comprend pas qu'il ait quitté Néans, bien qu'on l'ait invité de venir à plusieurs reprises. Nous étions bien loin de penser qu'il pourrait abandonner la paroisse en des mains aussi peu vaillantes que celles de monsieur le curé. Je sais que pour toi, mon cher papa, la question est assez futile, et que, bien que tu sois au mieux avec ces messieurs, tu ne croirais pas dépérir si ta paroisse manquait de desservant. Cette question nous a beaucoup préoccupés d'autant qu'on ne sait pas du tout quelle mouche a piqué M. de Prébendes. Mais à coup sûr une mouche l'a piqué, pour venir aussi inopinément en une ville d'eau où rien n'est fait pour lui, enfin qui n'est point du tout son milieu et où il ne trouvera de confrère que le précepteur de l'autre petit jeune homme dont je fais à présent le pendant.

»Monsieur l'abbé ne pouvant aller au Casino qui est trop élégant et où il y a beaucoup de ces personnes dont la présence fait toujours que la société est mêlée, nous nous privons du plaisir d'y aller pour celui de rester avec monsieur l'abbé. Il est d'une activité que nous ne lui avons jamais connue; il ne peut supporter de rester tranquille; on dirait que la villa lui brûle les pieds. M. Durosay et le docteur n'arrivent pas à fumer jusqu'au bout leur pipe, parce qu'il faut combiner des excursions; et peu s'en faut que je ne me voie forcé de te demander une bicyclette, car il paraît que j'ai besoin de me mouvoir encore plus que le reste de notre monde. Rassure-toi, je n'y ai point le goût. Mais si cela continue, on fera retomber madame Durosay dans ses faiblesses, et l'on voit bien que monsieur l'abbé a toujours vis-à-vis des femmes la grille du confessionnal par-dessus ses lunettes, ce qui le porte à voir en elles plutôt le péché que ce qui les rend aimables... à moins que ce ne soit la même chose et qu'il y soit embarrassé; mais en tout cas, il ne les aime pas, lui, cela se voit: il n'aime pas madame Durosay depuis qu'elle se porte bien et qu'elle est beaucoup mieux sous tous les rapports... Et avec ça il se laisse conquérir par les belles façons d'un monsieur qui est souvent de notre société et dont, pour moi, je ne sais que penser.

»Mais je t'ai annoncé une aventure et je n'ai pas l'air d'y arriver. Si, papa, j'y vais. Ce monsieur l'abbé est donc si fiévreux et si peu ménager de la santé de madame Durosay qu'il voulait l'autre jour faire l'ascension du Revard d'où l'on a vue sur le Mont-Blanc et nous y entraîner tous. Heureusement que le docteur s'opposait à ce que nous fissions cette expédition à pied, car il faut quatre à cinq heures de marche, et il faut bien ne pas savoir ce que c'est qu'une femme pour vouloir lui imposer pareille fatigue. M. Durosay se souvenait justement d'avoir fait cette excursion en garçon. Je te souligne en garçon parce que cette expression fut le sujet de plaisanteries interminables de la part du bon docteur, qui a l'esprit fort libre, et gênait un peu monsieur l'abbé en même temps qu'il chatouillait agréablement la vanité de notre excellent hôte.

»Quant à madame Durosay, elle est, je t'assure, bien insensible à ce passé de garçon, quoi que fasse son mari pour lui en éveiller de la jalousie avec toutes sortes de petits sous-entendus du genre de ceux que tu appelles «égrillards», mon cher papa, quand tu es avec tes amis du conseil. Nous apprîmes, par-dessus le marché, que du temps que M. Durosay montait au Revard en garçon, les dames y montaient à dos de mulet. Le docteur est quelquefois méchant et va loin; tu ne t'imaginerais pas tout ce que cette particularité lui fournit de prétextes à plaisanteries poussées presque jusqu'au mauvais goût, sans doute, puisque monsieur l'abbé en était sur le point de rire et s'en alla.

»Il fut convenu que l'on monterait par le chemin de fer à crémaillère, M. Durosay voulant à toutes forces revoir son ancien chemin de mulets. On accepta après délibération de faire à pied la descente. C'est alors que le docteur se souvint que M. de Prébendes, qui faisait tant le brave, ne pouvait descendre seulement de la villa jusqu'à l'établissement des bains sans avoir un point de côté, et lui interdit formellement de redescendre à pied du mont Revard. Monsieur l'abbé, qui est excellent pour moi au point de s'inquiéter de ma personne outre mesure, fit tout à coup la mine d'un renard pris au piège; on lui dit qu'il faisait celle d'une maman que l'on sépare de son bébé: il ne fut pas plus consolé par la comparaison que je ne fus flatté moi-même de ce qui m'en revenait.

»Nous partîmes munis d'alpenstocks et la taille ceinte de courroies où étaient appendus les manteaux enroulés. Dans le wagon, les voyageurs munis simplement de billets d'aller et retour écarquillaient les yeux devant ce harnachement et quelqu'un prononça le nom de Tartarin qui avait de l'à-propos. Monsieur l'abbé trouva matière à apologue sur les moyens divers de gagner les altitudes célestes, et le docteur tourna en dérision les anciens qui étaient durs et difficiles puisqu'il devait y en avoir aujourd'hui de si aisés comme en toutes les locomotions. La conversation eût tourné à l'amertume si l'on ne se fût trouvé au sommet du mont Revard sans presque s'être aperçu du trajet.

»Nous vîmes le Mont-Blanc. Mais quelqu'un ayant parlé du nouvel observatoire que l'on vient d'y construire, il n'y eut qu'un mouvement pour se précipiter à la lunette et tâcher de distinguer sur la grande masse de neige ce petit point. N'ayant pu l'apercevoir, on ne fit que le regretter et on en oublia d'admirer le Mont-Blanc. Monsieur l'abbé, lui, installé sur une plate-forme circulaire où l'horizon est figuré au tracé rouge, voulait savoir le nom de tous les pics visibles et localiser les noms qu'il lisait, vallées, villes et villages, parfaitement inconnus, d'ailleurs, et calculer la distance jusqu'à des villes fort éloignées que l'on apercevrait peut-être si l'on était de tant de mètres plus haut. Je vis venir le moment où je devrais faire les opérations nécessaires à ces recherches, et tu m'excuseras, cher papa, d'avoir évité ce casse-tête.

»D'ailleurs, madame Durosay m'appelait pour voir la vallée du lac du Bourget et la ville d'Aix, et je t'avoue que j'allais m'écrier tant je trouvais joli ce lac et tout ce pays qu'enveloppait une brume légère; et je me serais fait moquer de moi, car tout le monde jugeait le coup d'œil raté, parce qu'il y avait justement à cette heure une course de bicycles sur la route de Chambéry, que l'on aurait fort bien pu suivre d'ici sans cette maudite brume; quelques personnes même, à ce que j'ai compris, étaient montées pour cela.

»De sorte que, au bout d'une demi-heure, tous ceux qui reprenaient le premier train étaient déjà réinstallés dans le petit wagon. Nous y conduisîmes monsieur l'abbé. Il regardait par la portière notre bel équipage, nos alpenstocks, nos manteaux enroulés, nos gourdes, avec mélancolie et inquiétude, puisque tu sais que M. de Prébendes est une mère pour moi. Il se préoccupait de tout puisqu'il crut s'apercevoir que madame Durosay avait perdu ses châles et ses fichus de laine. M. Grandier lui fit observer que c'était moi qui les portais, en ajoutant que si la galanterie disparaissait du reste du monde, on la retrouverait chez moi. Ces paroles qui ne sont pas la trouvaille la plus originale de M. Grandier sont authentiques, mon cher papa, et ne parurent point satisfaire monsieur l'abbé qui est rempli, te l'ai-je dit? d'arrière-pensées incompréhensibles. Pour moi, j'aime beaucoup porter les châles de madame Durosay qui sentent extrêmement bon. Le train partit; monsieur l'abbé nous cria: «Bonsoir! à tout à l'heure!» et continua de nous regarder par la portière, où nous n'aperçûmes bientôt plus que son nez qui paraissait long. Le fait est qu'il n'eut pas de chance, car il se trouva justement que madame Durosay épinglait à ce moment ses jupes assez relevées, pour n'être pas incommodée dans la marche, de manière à ne pas plus cacher ses jambes que sa bonne humeur, et monsieur l'abbé s'incommode de ces choses-là comme du feu. M. Grandier dit que toutes les belles choses sont bonnes; en ce cas, il n'y avait pas de mal à voir ces jambes qui, papa, sont très bien.

»Le plateau du mont Revard qu'il faut parcourir pendant une grande heure, avant d'atteindre le petit sentier en lacet de la descente, nous a beaucoup amusés, parce qu'avec tous les mamelons, c'est absolument des Montagnes russes. On escaladait les monticules en s'accrochant aux grandes feuilles de gentianes qui, quelquefois, cédaient et nous valaient des chutes bien divertissantes, et on descendait les pentes à grande vitesse en s'appuyant de tout son poids sur l'alpenstock servant de frein. Inutile de te dire que les souvenirs de la même excursion «en garçon» et des «dos de mulets» revinrent ici nécessairement, car tu as dû remarquer, papa, que rien n'est si recherché comme agrément que la scie.

»M. Durosay nous raconta des histoires terribles à propos des grands trous obscurs qui se trouvèrent presque sous nos pieds et inopinément, au milieu d'un bois de sapins très touffu. On y peut tomber avec une grande facilité et nous tremblions et commencions, dans ce bois, à être pris d'idées noires quand tout d'un coup, aussi ras à nos pieds, aussi inopiné que les trous obscurs, nous apparut le trou immense de la plaine d'Aix-les-Bains et du Lac, empli de lumière et dont l'autre bord était fait de la Dent-du-Chat, plus haute que nous qui, cependant, étions à quatorze cents mètres. C'était tout à fait magnifique et nous nous serions arrêtés à admirer, si madame Durosay ne s'était sentie ses belles jambes brisées par la vue du sentier en lacet qui dégringolait à angles si brefs et si à pic que le suivre paraissait impraticable. M. Durosay fut, pour la première fois de sa vie, je pense, appelé «téméraire», car il l'est bien peu. «Bellotte! Bellotte! disait-il, n'ayons pas peur et pressons-nous, car il ne faudrait pas être pris par la nuit!» Ne trouves-tu pas que c'est désagréable d'entendre appeler cette jeune femme qui est si jolie: Bellotte! Bellotte! outre qu'elle avait bien déjà assez peur, sans qu'on ajoutât la crainte de la nuit, dans un pareil endroit.

»En effet, le soleil descendait plus vite que nous et il disparut derrière la Dent-du-Chat. Je vis que M. Durosay, qui allait devant, mourait d'envie de raconter au docteur son équipée de «garçon». Mais le docteur, qui a des moments vraiment poétiques, tenait à nous faire la description du ciel où il voyait, disait-il, une armée de mercenaires en fureur, brandissant des torches à flammes verdâtres et allant mettre le feu à un voile immense et sacré, tout de pourpre, qui, en brûlant, laissait choir sur les incendiaires des amoncellements d'or et d'étonnantes cargaisons d'oranges sorties de vaisseaux éventrés qui écrasaient les guerriers et éteignaient leurs torches vertes. Puis il nous fit frissonner en nous montrant, en bas, le lac qui était d'un vert si triste, si lamentable qu'on eût dit un grand œil mort. Madame Durosay le pria de se taire, car rien ne l'impressionne comme ces idées-là. Les grandes scènes effrayantes du ciel s'enfonçaient dans la nuit et nous-mêmes commencions de pénétrer dans un bois de pins très sombre. Madame Durosay était très fatiguée; comme elle était tout près de s'affaisser, je lui donnai le bras et monsieur l'abbé eût été bien heureux de lire en ce moment dans mon cœur le plaisir que j'avais à soulager les faibles, car j'y ai tant de penchant sans doute que je suis certain maintenant qu'à seulement toucher quelqu'un de très fatigué, j'éprouve une émotion bienheureuse.

»Eh bien! mon cher papa, dans ce bois sombre, nous nous sommes perdus, si complètement perdus qu'il nous fut impossible d'avancer d'un pas de plus, étant tombés en des ravins qui n'étaient que des lits de torrent, où M. Durosay roula de vingt mètres sur le derrière en manière de pirogue. Nous crûmes que madame Durosay allait se trouver mal: le docteur lui fit respirer des sels et il était assez peu rassuré lui-même, car s'il ne dit pas de mots blessants à notre chef d'expédition, il ne se gêna pas de lui faire observer que nous avoir mis dans ce cas était imbécile. La nuit était complète, nous étions aux trois quarts de la descente et il ne nous restait de ressource que de remonter. Je ne sais si tu te fais une idée de ce que cette perspective pouvait être. Eh bien! ce qui nous toucha le plus, ce fut le sort de monsieur l'abbé en cette affaire, qui nous attendait à dîner à sept heures, qui ne nous reverrait pas de la nuit et nous croirait dans les précipices. Madame Durosay s'assit au bord du ravin et se mit à pleurer, ne trouva plus son mouchoir et voulut bien prendre le mien. Je t'assure que c'était une scène bien triste. Il y avait un peu de parfum en mon mouchoir; elle me dit: «Comme ça sent bon!» elle sourit et se releva. «En avant! s'écria-t-elle la première.—Elle n'aura jamais la force de remonter là-haut, dit assez penaud M. Durosay.—Elle y remonterait dix fois, dit M. Grandier.» Et nous revoilà dans la nuit, sur le chemin du Revard.

»J'aime mieux ne pas te parler de cette montée qui fut terrible et dura deux heures. Chacun était penché vers ses pieds de peur de les poser dans le vide; on s'apercevait à peine les uns les autres; on se faisait des appels continus, quoique l'on fût à deux pas; on disait: «Voici la lune...», «non elle se couvre», et «ce pauvre monsieur l'abbé, ce pauvre monsieur l'abbé!» Tout d'un coup, cependant, la lune se leva très claire et illumina le grand trou avec le Lac et Aix et toute cette profondeur nous effraya. Enfin, parvenus tout en haut, nous rendîmes grâces au ciel. À ce moment, les sons de l'orchestre de la Villa-des-Fleurs, où nous aurions dû être, nous atteignirent, pauvres naufragés, là-haut. Alors nous fûmes repris par la pensée de l'angoisse de ce pauvre monsieur l'abbé à qui cette musique de l'après-souper devait rappeler l'heure avancée, sans le moindre signal de nous. Nous nous précipitâmes dans le fameux bois de pins aux trous effrayants, plus pressés de rencontrer quelqu'un à dépêcher sur Aix que d'arriver nous-mêmes à un gîte. La lune, brouillant tout sous ces fourrés, nous faisait prendre les pins touffus et noirs pour des clairières ouvertes, et les véritables éclaircies pour des arbres épais; nous perdîmes notre chemin et nous nous perdîmes les uns les autres. Ce fut un désastre. Une heure se passa là-dessous et le supplice recommença sur les mamelons en montagnes russes, la lune obscurcie de nouveau, tous points de repère disparus. Nous étions dans un état d'esprit bien étrange quand nous atteignîmes les chalets qui servent là-haut de refuge, d'où nous envoyâmes vers l'abbé et où l'on nous fit à dîner.

»Eh bien! mon cher papa, tout ceci n'est rien auprès de ce qui arriva à la suite de ces péripéties et qui fait que tout, comme je te le disais en commençant cette lettre, est devenu extraordinaire dans notre vie d'ici, auparavant si tranquille. Encore ne t'en parlerais-je point, si monsieur l'abbé, avec son penchant à l'inquiétude, n'était sur le point de convertir en événements graves les choses du monde les plus simples. Figure-toi donc, mon cher papa, que lorsque M. Grandier qui avait pris la chambre la plus reculée des trois que l'on mit à notre disposition, se mit à ronfler et que M. Durosay qui avait, avec madame Durosay, la chambre contiguë à la mienne, commença à lui faire concurrence, je compris au vacarme retentissant dans tout le chalet, que je ne pourrais jamais fermer les yeux, d'autant plus que j'étais fort énervé par les événements de la journée. J'étais donc parfaitement éveillé et avais même assez peur de la tempête qui s'était élevée et soufflait à tout briser parmi des torrents de pluie, quand j'entendis des portes s'ouvrir, des voix dans le corridor, et reconnus qui? quoi? je te le donne en cent: la voix de monsieur l'abbé. Quelques minutes se passèrent; on frappa à ma porte. J'allai ouvrir naturellement, assez ému. Je n'aperçus même pas le triste état dans lequel était monsieur l'abbé et ne vis que la façon de me regarder et de s'éloigner de ma chambre où il me dit ne vouloir entrer pour rien au monde. «J'ai voulu seulement vous avertir que j'étais là, mon pauvre enfant! sous le même toit que vous... la Providence m'y a conduit en des moments où vous ne m'y attendiez pas... ses desseins sont impénétrables... Allez! allez!» Est-ce assez étrange? Je n'ai pu rien tirer de plus. En vérité, comme je te l'ai déjà marqué plusieurs fois, ce pauvre monsieur l'abbé n'a pas de chance, car sans compter qu'il était dans un état bien piteux, tout ruisselant comme si on venait de le retirer de l'eau, tout gringalet, sa soutane collée au corps, est-ce qu'il n'est pas arrivé juste à temps pour s'imaginer entendre dans ma chambre «des chuchotements, oui, des chuchotements... et même pis!» m'a-t-il dit le lendemain, et aussi quand il a frappé, un grand cri qui ne venait sûrement pas de moi! J'ai fait observer à ce pauvre monsieur l'abbé que, vu les angoisses qu'il avait éprouvées dans la soirée à notre sujet au point d'aller lui-même chercher un guide et de se faire conduire au Revard au beau milieu de la nuit et à travers la tempête, il avait pu fort bien continuer à ma porte à se forger des tourments auxquels il n'est que trop enclin. Papa, n'est-ce pas vraisemblable? Mon observation était-elle déplacée, comme il l'a trouvé? Je crois que non, surtout quand il s'agit de ménager la réputation d'une personne respectable, même en l'esprit d'un prêtre, qui cependant est un cul-de-sac, comme dit M. Grandier. Enfin, grâce à cette qualité professionnelle, ce soupçon n'est qu'entre monsieur l'abbé et moi, ce qui n'en est pas moins fort désagréable, d'autant plus que monsieur l'abbé se livre à des mortifications extraordinaires et publiques comme si le diable était à la maison, ce qui, tout en laissant à croire que son esprit est troublé, pourrait bien, à la longue, troubler celui des autres. Ce n'est pas tout, il veut retourner à Néans, ce qui serait, je suis sûr, un grand soulagement pour monsieur le curé doyen; et il veut m'emmener avec lui, malgré les instances que tout le monde fait pour me retenir et le bien que me produit le séjour d'Aix, d'après encore l'avis de tout le monde.

»Enfin, ce n'est pas à moi à apprécier les façons de monsieur l'abbé, mais je te dirai qu'il a voulu me faire faire une confession générale, toujours à propos de l'histoire du corridor. Je trouve que la ville d'Aix est mal propice à la confession et moins encore à la générale et je passe mes jours, à présent, à me défendre de cette opération. Enfin, je me suis avisé d'un expédient en lequel j'ai la plus grande foi. J'ai promis à monsieur l'abbé, puisque ma parole ne lui suffit pas, de te dire toute la vérité et de m'en rapporter à ton jugement sur l'opportunité de quitter Aix où je suis attaché par les plus aimables gens du monde, où l'on remarque que je prends des façons, où monsieur l'abbé lui-même affirme que je me dégourdis, enfin où je suis plus heureux que je n'ai été jamais.

»Je crois, mon cher papa, que voilà mon engagement accompli, que ma lettre ne contient rien qui ne soit exact et que tu es suffisamment informé pour te prononcer. J'attends ton jugement avec la plus parfaite soumission et suis respectueusement, mon cher papa,

»Ton fils dévoué

SEPTIME.»

XXI

Lorsqu'il l'avait ravie par de lentes caresses sur les bras, il lui disait:

—Mais, m'aimes-tu?

Elle l'enlaçait, et, lui pressant la nuque de la main, lui ramenait la bouche sur son épaule ou sur son sein. S'il insistait, elle le maintenait là, fortement, et elle lui soufflait, tout bas à l'oreille:

—Il ne faut pas parler!... Chut!... chut!...

Même elle ouvrait peu les yeux, ne l'avait jamais regardé en ces heures folles et bienheureuses. Et, après des instants d'inertie muette, elle lui prenait la main et se la promenait tout le long du bras jusqu'à ce qu'il recommençât de lui-même la caresse qu'elle aimait.

Comme il raffolait de ses bras, il s'éternisait en ces frôlements, les bras lui devenaient tout un monde, une longue Cythère enchantante et variée, garnie de reposoirs d'amour. Il lutinait l'intérieur de la main, du duvet de sa lèvre, qu'il mêlait après à celui d'or et d'ombre de l'avant-bras couleur de lait. La dépression du coude était l'oasis très chère, et par le reste, où la peau se faisait d'une tendresse extrême, il s'apprêtait progressivement à défaillir en haut, vers les retraits adorés.

—Je suis un peu fou, vois-tu; quand je t'aime comme cela, il me semble entendre tous mes os craquer et s'éparpiller dans la chair en petites brindilles toutes menues; oh! je t'aime, vois-tu!...

—Oui, petit fou! petit fou!... chut... chut!...

Il lui baisait les yeux clos:

—Regarde-moi! regarde-moi! je t'en prie!...

Et après lui avoir mangé les cheveux et mordu le visage, il revenait avec une insistance à ses lèvres immobilisées en une béatitude muette qu'il ignorait et qui l'effrayait un peu. C'était presque un sourire, découvrait une mince ligne blanche de dents et semblait clore quelque chose d'insaisissable comme de ces yeux entr'ouverts et qui pensent. Il épiait ce mince jour, au moins, sur elle, par quoi il voulait espérer que quelque chose de sa pensée fuirait peut-être... Il demeurait des minutes suspendu et aspirait dans son souffle l'illusion de la parole convoitée.

Elle élevait alors ses bras, et l'enfant regrimpait, éperdu, avec ses caresses toujours prêtes, à ces mâts d'amour, affolants.

Elle n'avait jamais parlé; il n'avait reçu d'elle que son étreinte, ses baisers et ses «chut! chut!» Dès l'heure d'amour, elle semblait ne plus le connaître et leurs transports étaient silencieux. Jamais elle ne l'avait appelé par son nom.

Elle était d'une grande imprudence; elle recevait en tout lieu, à tout instant du jour, les caresses de cette jeune fougue aveugle. Elle ne savait pas du tout garantir sa bouche de cette bouche toujours tendue; elle restait d'une parfaite tranquillité vis-à-vis de ce que le dehors pouvait pénétrer de l'intrigue. Il semblait qu'elle eût fait de sa personne une offrande complète et résignée au dieu d'amour. Une seule chose l'affectait: parler d'amour.

Cette nuit encore, dans sa chambre, à elle, où il se rendait en toute insouciance, en un de ces moments de répit des sens et d'attente sentimentale, il repassait les événements des journées précédentes; tant de choses graves en si peu de temps: sa vie nouée tout d'un coup; quelque chose d'irréparable survenu; et la romanesque intervention de l'abbé qui allait tout briser, de telle sorte qu'il n'aurait grandi que pour cet épanouissement,—car il sentait toute sa vie antérieure vaine, sotte, puérile, grotesque même jusqu'à ce jour—et que pour être aussitôt arraché, comme une plante vouée à la flétrissure dès le premier rayon de soleil. Il reconstituait cette invraisemblable aventure du Revard, dénouement fortuit d'une crise qui s'éternisait, échappait aux instincts, à la volonté même et tout à coup cédait à la vulgarité d'un événement matériel, presque tragique et presque bouffon, de la qualité des mobiles de vaudeville ou d'opérette.

Il se revoyait dans l'énervement de l'insomnie de la nuit, là-haut, dans le chalet du Revard. Comment, pourquoi a-t-il prononcé son nom, son petit nom, Annie, que personne, jamais, ne prononce à la maison? Il ne sait s'il l'a dit à haute voix ou bien seulement des lèvres, en un souffle, comme il le faisait quelquefois à part lui. Il a pu le prononcer à la façon d'un appel comme il arrive quand on souffre et que l'on sait qu'une femme est alors sitôt venue. Elle est venue! Elle! grand Dieu! À croire cela seulement possible, son cœur se fût brisé, et il ne sait même plus s'étonner. Tout est si inouï, si extraordinaire que tout ce qui serait logique et ordinaire n'a point lieu. L'approcher! la sentir! Elle s'approche et il l'étreint le plus simplement du monde. Sa bouche se perd parmi ses cheveux, ses yeux et ses lèvres. Elle est sans doute surprise et veut parler, tout bas au moins, n'ayant pas la force de s'éloigner de cette tendresse. Il étouffe ses mots, comme elle le fait à présent, à son tour, sous des baisers. Il croit répondre, il croit tout dire, pourvu que ce visage s'applique sur le sien, s'enfonce dans le sien. Il sent du bout des doigts inquiets la forte rondeur de l'épaule et la douceur infinie de la peau. Mais le voilà apeuré, tout à coup, du contact de la chair. L'odeur quasi inconnue l'en grise. Elle est penchée sur lui presque entière, ses pieds ayant glissé, et toute sa gorge lui pèse sur la poitrine et le brûle. Il essaie de saisir le délice de ce corps adoré; mais il ne serait pas plus épouvanté par la présence de Dieu. Et il demeure dans une inertie singulière.

Cet instant inoubliable pour la vie lui revenant à l'esprit, semble lui retirer tout le sang du corps; c'est encore l'étrange et maudite paralysie qu'il a connue dans l'allée de lavandes des Veulottes, un soir; mais ici, il la sent plus grave, et il se jure de mourir de honte s'il n'en sort pas plus virilement. Sa pensée ne peut rester sur cette minute aiguë, et il se reporte sans cesse aux préludes, avec une crainte toujours renouvelée d'en revenir là, et un acharnement cependant à en revenir là.

Là!...

Et c'était dans l'instant même de cette étreinte muette, incomplète, suspendue en l'attente ou en la peur de quelque chose qui devait dépasser tout, ravir ou tuer, qu'avait eu lieu l'apparition de l'abbé aussi inopinée qu'un coup de la Providence, aussi invraisemblable qu'un miracle, aussi burlesque qu'une caricature, une charge grotesque des facéties du hasard. Ah! Dieu de Dieu! la voix dans le corridor qu'avait couverte un moment le petit bruit des baisers, la tempête extérieure et le ronflement dans les chambres voisines, cette voix soudain reconnue, et les petits tapotements à la porte!

Le cri qu'elle n'avait pu retenir en s'enfuyant, et, à lui, sa confusion en allant ouvrir, et le coup de fouet qu'il s'était senti se donner à lui-même en voulant surtout, ne pas dire à l'abbé d'entrer, et en lui disant immédiatement: «Mais, monsieur l'abbé, entrez donc!» Que s'étaient-ils dit dans le corridor, en face du garçon d'hôtel qui avait innocemment désigné la chambre du jeune homme que l'abbé voulait savoir vivant avant seulement de s'en aller sécher? Septime entendait à peine les paroles qui venaient de l'apparition. Ce corps menu jusqu'à l'inimaginable, ce chapeau fondu sous la pluie, tout cet aspect de pauvre chat tiré de l'eau, cette odeur de chose mouillée, et un sens vague de paraboles flottantes autour de cela, était si fantastique et si puissant par le contraste avec la minute précédente, que le malheureux enfant faisait effort pour se dire comme on fait dans les cauchemars: «Ah! ah! mais je rêve! je rêve, ah! çà, vous imaginez-vous que je crois à ce qui arrive?»

Mais renvoyé à sa chambre par l'abbé, il retrouve le parfum de la jeune femme et, dès la première bouffée, il est ressaisi; il se moque de tout ce qui n'est pas cela. Il baise le bord du lit où elle s'est appuyée, où le poids de son corps a laissé une dépression apparente; il se met à genoux et reste la tête enfouie dans ce creux qu'elle a fait.

Il pense qu'elle doit être bien tourmentée de ce qui est arrivé, de l'entretien du corridor, du cri qu'elle a poussé... Il faut la tranquilliser, lui dire qu'il n'y a rien. Il va à la porte. Ces messieurs ronflent toujours. Il passe doucement la main sur le bois. Elle a entendu: la voici. Ah! pauvre chérie, dans quel état elle doit être? Il la croit demi-morte d'effroi; il s'apprête à la soutenir, à la faire asseoir; il s'agenouille devant elle, et il lui mentira tendrement...

Elle aperçoit de la lumière et court vers la bougie pour la souffler. Ah! mais non! il n'a plus d'allumettes, et si elle se trouve mal, si l'on a besoin de quelque chose!... Il la prévient, se pose devant la bougie. Il prend la main que la jeune femme ne sait où mettre pour écarter sur tout elle le jupon qu'elle s'est jeté sur les épaules.

—Vous avez eu bien peur?

—Oh! soufflez donc la bougie!

—Dites-moi que ça va mieux! Savez-vous que l'abbé?...

—Comme me voilà faite!... Voulez-vous bien éteindre!

Elle lui souffle par-dessus l'épaule. Il commence à rire. Elle rit aussi; se met à faire du vent avec un coin du jupon, puis avec deux coins qu'elle balance comme deux grandes ailes. Il lui souffle à son tour dans la figure, et bat des ailes en parodiant son agitation. Bientôt, elle s'amuse à lui souffler dans la figure plutôt que du côté de la bougie. «Chut! chut!» font-ils tantôt l'un, tantôt l'autre. Elle lui a pris les mains; il en fait autant en manière de jeu. Et cette attitude a tant d'avantages qu'il la garde à pousser la partie plus avant, jusqu'à ce que leurs souffles unis s'entendent à éteindre la lumière, dans le moment même que M. l'abbé, séché et mis au lit, adressait au ciel ses prières purificatrices.

«Ainsi, pensait Septime, toutes les choses, sans doute, vont leur train où elles doivent aller, malgré que quelques-uns, sur le chemin, les poussent ou les embarrassent; car voilà un instant de badinage qui a mené plus loin que n'ont pu faire mes heures de plus vif amour ou les oraisons de monsieur l'abbé!»

C'était la première fois qu'il liait deux idées depuis l'extraordinaire aventure, et il s'étonnait de le pouvoir faire précisément dans les bras de l'objet de son trouble. Jusqu'alors la griserie ne l'avait pas quitté, et, à la réflexion, il en voyait parfaitement la brume aveuglante autour du moindre de ses actes. Il n'aperçut point la forfanterie aussi sotte que naturelle dont il n'avait pu se défendre en écrivant à son père au lendemain de sa première heure d'amour. À la vérité, il avait éprouvé un plaisir à être contraint d'en écrire à quelqu'un; il en eût écrit à n'importe qui. Mais il s'apercevait bien que le méchef de l'abbé lui était d'une choquante indifférence. Il était à l'heure folle où l'on joue de tout. Advienne que pourra! j'aime! j'aime! Qu'importe demain? puisque aujourd'hui est d'amour! Eh! que crève le monde après ce baiser!

Elle le reprit, de ses gestes de chatte, et réengloutit sa pensée dans l'ivresse qui se répandait d'elle. Il jouit terriblement de son amour menacé; cette sorte d'espace béant à la place d'un lendemain languide de caresses, donna à son ravissement une intensité aiguë. Ces deux bras, se disait-il, se referment sur moi comme un tombeau... il n'y a plus rien, plus rien au monde que cette minute de paradis. Et il croyait sentir son être se centupler pour une inimaginable extase, durant la douce perte de sa conscience alarmée.

Il avait de naïves surprises, chaque réveil, que cela durât encore. Ce qu'il faisait lui semblait si énorme, si insolite, qu'il ne concevait pas un instant que cela pût se perpétuer impunément. Il y avait une allure assez chevaleresque en son inexpérience, car il comptait payer de sa vie, pour le moins, son extraordinaire témérité. Et la rupture, par le fait de l'abbé, lui semblait misérable au prix de telle autre qui la précéderait sans nul doute.

—Nous vivons! nous vivons! lui disait-il tout à coup, je te baise et on ne vient pas; il ne tonne pas; la maison ne s'est pas effondrée!... Alors ça va être pour tout à l'heure... dans combien de temps? Toi, combien crois-tu?... Et après; c'est le creux, c'est le rien, pas? Qu'est-ce que ça me fait, de n'être plus, si tu n'es plus; on nous tuera tous deux; oh! tous deux, ensemble, comme cela, dis? Qu'est-ce que ça fait?

Elle lui fermait la bouche, ne voulant pas entendre parler de ces choses, et devant l'insistance de cette manie mortuaire d'amoureux éperdu, elle entr'ouvrait parfois ses yeux au fond desquels un peu d'effroi glacé et de répugnance apparaissait pour ces visions qu'il évoquait, lui, avec une si jolie insouciance sereine. Comme une Vénus tout nouvellement issue des eaux, elle était la vie radieuse, éprise de beauté, de plaisir et d'amour. Lui il était l'amour.

Et il mêlait des enfantillages pleins de gaieté à la tournure tragique de son esprit. Il jouait à cent petites choses puériles gracieusement accolées aux caresses amoureuses; un reste d'enfance qui venait embaumer, enguirlander ses premières heures viriles. Il voulait, par exemple, qu'elle s'assît et, qu'agenouillé devant elle, il lui baisât les genoux à cause d'une envie qu'il avait eue, tout petit, vis-à-vis d'une dame jolie comme elle, et qui lui faisait dire sa prière.

Chose curieuse: autant elle avait de mignardises en ses façons de la vie coutumière, autant elle était grave en ces heures d'intimité passionnée. Elle ne riait point; elle gardait le spécial sourire découvrant comme une pure raie de lait entre les lèvres animées, et demeurait volontiers inerte, au repos, ondulant seulement ses bras comme des serpents lascifs.

Il la trouvait trop belle, en effet, pour le suivre en ses caprices; et se jugeant inepte, il en avait de vrais chagrins, lui en demandait pardon, les larmes aux yeux.

—Tout ça, c'est de t'aimer, soupirait-il; il faut que je t'aime, vois-tu, tout d'un coup, tout de suite et avec tout moi... qui suis, en partie, un gros bête.

Et il était pris d'attendrissements désolés, il avait toutes sortes de remords: il s'accusait, se déclarait indigne, immonde... Le pli religieux réapparaissait, l'accoutumance à la contrition, avec un besoin de se meurtrir, de s'abîmer; il voulait se cogner la tête contre les murs. Il avait péché contre elle; en quoi? en mille endroits! il ne l'adorait pas suffisamment; il se rappela quelques passages de la lettre où il avait parlé d'elle avec une légèreté irrévérencieuse; il allait le lui avouer, le lui confesser.

—Je m'en vais! je m'en vais! dit-il; je ne mérite pas que tu me reçoives dans tes bras. Je ne suis qu'un misérable, qu'un rien du tout... Ah! je t'aime! je t'aime!...

Les larmes le suffoquaient tout à coup, et elles tombaient en gouttelettes pressées sur le sein de la jeune femme. Elle lui essuyait les yeux, l'embrassait, le berçait en l'appelant: «Petit fou! petit fou! petit fou!...»

Elle avait ouvert les yeux, en le tenant pressé contre sa poitrine, et regardait dans le vide. Quand les sanglots s'apaisèrent, il tourna doucement la tête, la nuque appuyée sur son épaule et soutenu d'un de ses bras. Il vit son profil; sa bouche entr'ouverte, son nez délicat, ses longs cils relevés. La veilleuse lui caressait le visage de mille lueurs tremblotantes. Pas une ligne ne remuait. La moiteur de la peau, seule, animait cette figure adorable et immobile, figée en une de ces inerties d'instinctifs abandonnés, voués au bercement des hasards, et quasi aveugles à leur douleur comme à leur enchantement. Il se leva peu à peu, voulut, une fois! lui voir les yeux, en recevoir enfin la caresse plus chère que toutes. Il se haussait, se haussait. Il vit le bleu humide de ses yeux, fixes, noyés dans quel rêve? Oui! oui! il eût renoncé à tout le reste d'elle pour, se sentir une minute baigné dans le regard de ces yeux-là, pour en mourir... Il repoussait ses bras, sa gorge, son corps et ses baisers: il voulait cette chose innommable, ce délire, ce vertige mortel qui était là suspendu et perdu, qui pouvait d'un instant à l'autre osciller, le toucher, l'entraîner ivre, comme une ronde mélodieuse de sirènes en son abîme. Les yeux demeuraient pareils à deux citernes sans fond.

Soudain une obsession le prit; un besoin irrésistible de dire une chose quelconque, une chose sans à-propos, une de ces choses qui s'élèvent dans le champ de l'imagination comme un nuage perceptible à peine, mais que l'œil ne peut souffrir un instant, qu'il veut voir disparaître ou crever aussitôt en tempête, de ces choses enfin dont on n'est pas maître et qu'il faut dire, dire sur-le-champ, malgré toutes les raisons du monde:

—Dites, est-ce décidé que ce monsieur viendra à Néans, avec sa voiture?

Alors et tout à coup elle le regarda. Pourtant, il était sûr qu'elle ne le voyait pas. Dans son visage immobile, le regard semblait descendu brusquement à une surprise profonde. Il se rappela son regard un peu analogue, un soir, dans une loge, au cercle, durant qu'un violoncelle chantait. Il lui sembla que quelque chose se mouvait au fond des citernes aux eaux bleues; et ce quelque chose monta. Ce fut lent, comme un seau au bout de sa corde qui affleure en vacillant. Et quand cela approcha, il sentit qu'elle le regardait maintenant, il crut qu'elle l'examinait, le toisait, le jugeait, avec son bel air grave de déesse superbe. Elle raidit ses bras et dit seulement:

—Allez-vous-en! Voilà le jour, vite, vite, allez-vous-en!

Après cela, il ne sut plus rien de ce qui arriva; n'eut plus que la sensation de marcher, marcher devant lui, toujours, sur une route inégale dans le petit jour froid de l'aube. L'immense glace du Lac où une montagne couleur de roses se mirait, où toutes sortes de gaîtés matinales jouaient, le repoussa. Il erra parmi la tendresse des verdures, parmi les buissons emperlés de roses et les lointains aimables des rochers des montagnes léchés par l'aurore. Cette fête lui souleva le cœur, lui parut abominablement navrante. Il voulait se cacher, s'enfouir en quelque trou obscur. Où aller? Ses jambes étaient rompues, il s'affaissait. Rentrer? Non, non! il ne rentrerait pas!

XXII

Septime ayant laissé choir sa tristesse au bord de la route de Chambéry, où il s'était endormi, harassé, comme un pauvre chemineau, pouvait y être recueilli, par n'importe qui, d'abord; ou par quelque fiacre revenant à vide, et par plusieurs personnes dépêchées tout exprès en différentes directions, de la Villa Julie où l'on se rongeait d'inquiétude. Mais il le fut par M. Lureau-Vélin.

Rien ne lui pouvait répugner davantage que d'être redevable de quoi que ce fût à cet homme. Retourner à Aix, à son côté, était un comble.

M. Lureau-Vélin revenait, en voiture à pétrole, de visiter les Charmettes, au delà de Chambéry. En reconnaissant le jeune homme, il stoppa. Il eut l'extrême clairvoyance de ne pas s'étonner le moins du monde de le trouver ainsi défait, et dans la posture d'un vagabond, et vint lui chatouiller le nez avec toute la grâce familière et taquine d'un frère aîné. Il lui parla aussitôt comme s'il le rencontrait au Cercle et eut une façon si attrayante de faire revivre les épisodes du roman de Rousseau dont il venait de voir l'aimable cadre, que le pauvre garçon en faillit oublier ses malheurs. Il tint à le reconduire jusqu'à la grille de la Villa Julie, de sorte qu'il eut sa part de la fête qui éclata dans les esprits pour le retour de l'enfant prodigue et, voyant que l'on comblait celui-ci de questions, répondit pour lui avec simplicité:

—Mais nous avons été faire un petit tour ensemble.

Ce qui parut à tout le monde naturel.

Septime, en le remerciant, se retint de lui cracher à la face et en lui donnant la main, sentit, pour la première fois, qu'il haïssait quelqu'un.

Il se retira dans sa chambre, sous le prétexte d'une migraine, et la figure de cet homme séduisant et fort lui tint la compagnie d'un cauchemar inextricable. Il le revit en chacun des moments où il lui était apparu depuis ce jour où lui-même venant de découvrir sa fièvre amoureuse et brûlant d'une activité extraordinaire qu'il courait dépenser il ne savait où, avait heurté son élan contre cette voiture bruyante et cet homme à belle barbe. Et depuis lors, pas un répit, pas une heure qui ne fût occupée par lui, où l'on n'eût vu poindre quelque part son grand torse élégant, son geste sobre et poli, ou que l'on n'eût entendu sa voix un peu lente, au beau timbre et dont il semblait n'user que comme d'un instrument à charmer. À peine lui avait-on échappé lors de l'aventure du Revard, et encore n'était-ce pas lui qui en avait donné l'idée, un soir qu'il en redescendait avec une ribambelle de cocottes! Le pis était que cet être étrange, par une coïncidence bizarre, avait eu plutôt une influence heureuse sur son idylle, oui, une influence matérielle et morale. Il n'eût pas agi autrement s'il eût voulu qu'elle réussît; et il fallait constater que de l'exemple de cet homme parfait, une certaine force lui était venue en son rôle d'amant novice. Il pestait de lui être, malgré lui, redevable, et cette puissance de séduction, à laquelle lui-même était soumis, le faisait piétiner de rage.

Qui donc pouvait y échapper? M. Grandier ne jurait plus que par M. Lureau-Vélin; M. Durosay le voulait installer à Néans et M. l'abbé lui-même était conquis par sa politesse. M. Lureau-Vélin eût consenti plutôt à avoir une ride au visage qu'à ne point abonder dans le sens de chacun et eût éprouvé, de sa vie, le premier mouvement d'humeur à ne pouvoir, par hasard, improviser un terrain anodin où tout le monde se trouvât d'accord. Il avait au plus haut degré le sens de l'équilibre. Il mesurait sa nourriture au déploiement d'activité de la journée; on eût compté les kilomètres au nombre des bouchées qu'il mangeait, et l'on pouvait trouver de l'indécence à quelques-uns de ses écarts d'appétit. Il était en tous points un organisme admirable. Septime rêvait de le souffleter pour lui voir au moins le visage ému.

Et, retombant en sa mélancolie, il pensait: cela même ne serait point pour lui déplaire, et la galerie rirait de mon enfantillage! Car tous ces gens me paraissent un peu faits à son image, et ne se point émouvoir me semble la vertu première d'un homme bien élevé.

Ne pas s'émouvoir! Ainsi on arrivait à cela! Une chose devenait la préoccupation de millions d'êtres pensants: l'hygiène. L'hygiène! Tenir son cœur en bonne forme comme ses biceps; contenir sa cervelle comme son cœur. Tailler, rogner son enthousiasme; avoir des répugnances, des haines et des colères civiles et bien vêtues! Parmi les actes et les pensées chaotiques des hommes, se mouvoir alerte et souriant, comme un valseur parmi les coudes; au jour comme à la nuit montrer un charmant visage!

«Eh bien! moi, je te hais! je t'exècre, en dépit de l'hygiène qu'on ne m'a point enseignée. Je me trouble pour ta maudite belle face immuable; mon pouls bat; mon cœur se disloque et j'ai tout le corps et l'âme rompus pour avoir prononcé ton nom qui est «Sérénité». Je ne suis pas habile, moi, ni fort, ni beau, sans doute! Je me cogne et je me fais mal; je crie au mépris de toute bienséance! Je meurs d'envie de faire quelque acte digne des temps de la sauvagerie évidemment, puisque je voudrais te retourner dans ton sang calme un de ces poignards dont le nom même est usé, tout en poussant des exclamations emphatiques. Je te hais! Je te hais! Ah! je suis bien mal élevé!»

Il s'était soulevé sur le coude, le sang à la tête, et il vociférait en lui-même, les yeux hagards et la bouche toute desséchée de fièvre.

M. l'abbé poussa doucement la porte. C'était un autre malade, une autre fièvre! Depuis l'ascension nocturne du Revard, ce pauvre M. l'abbé ne sortait pas des mortifications, et il n'en était pas de cruelle qu'il n'inventât et ne s'imposât comme à plaisir. Il ne faisait plus qu'un repas par jour, et priait à genoux et tout haut dans sa chambre. Même, sa psalmodie portait sur les nerfs de tous. Le reste du temps, il prenait peu de part à la conversation, sinon pour parler d'indulgence ou de suprême pitié, car au saint courroux de son âme, une grande bonté surnageait. Impuissant contre les événements, il espérait et attendait l'intervention divine.

Il fut atterré dès l'aspect de la figure de Septime et crut que le sol allait s'entr'ouvrir, dès sa première parole.

—Monsieur l'abbé, prononça-t-il aussitôt, vous ne valez rien contre mon mal puisque vous saviez qu'il allait venir et ne m'y avez pas préparé. Ne me parlez pas! Outre que je sais d'avance votre refrain monotone, j'ai perdu ma jeunesse à l'écouter et à me laisser, par son miel, attendrir le cœur. À quelle besogne infernale travailliez-vous donc au nom de Dieu, pour m'entraîner jour par jour avec des mots et des caresses, avec des simulacres d'embrassades divines, à cette explosion passionnée que vous venez combattre aujourd'hui? Oui! oui! tous les mots qui me viennent à la bouche en même temps que la soif des baisers, c'est dans vos livres et dans vous que je les ai puisés, j'y mets quelquefois et malgré moi l'intonation de votre voix!... Ah! vous ne m'avez pas, vous, inculqué la bienséance impassible qui est le secret de la vie, comme je le vois! Vous m'avez appris à tripoter des mannequins, à les couvrir de caresses, d'embrassements, à les assourdir d'expressions éperdues, à les imaginer pâmés d'aise à mes agenouillements et à mes pâmoisons, et vous venez me tomber sus à l'instant où surgit l'être à qui tout cela s'adapte naturellement! J'ai été à une école de tendresse et d'exaltation en même temps que de mépris pour les choses de la vie. Et voici que je m'attendris et m'exalte pour ce que tout mon être m'avertit valoir plus que la vie; oh! je la sacrifie, allez! je l'immole, selon vos termes, à la divinité que quelque chose de plus fort que moi me pousse à adorer. Mais il faut que votre méthode soit mauvaise jusqu'au bout, puisque je me rends compte que ceux qui n'ont fréquenté que l'école de l'adresse et de la prestidigitation ont plus que nous d'agrément!... De sorte que je vous hais tous, oui, excusez-moi, mais je vous hais tous tant que vous êtes: et ceux qui vous façonnent un cœur et une âme pour un appassionnement au-dessus de la vie; et ceux de la vie qui ne la veulent pas passionnée... Où voulez-vous que j'aille? de quel côté voulez-vous que je me tourne, si ma folie est ridicule et si je ne vois de goût à rien hormis à ma folie?

—Mon pauvre enfant! mon pauvre enfant! s'écria l'abbé en s'affaissant sur une chaise.

—Hélas! monsieur l'abbé, je crois bien qu'il n'y a plus d'enfant ici. Ah! parbleu! vous n'avez que ce mot à la bouche! Vous êtes de bien excellentes nourrices et il fait bon bégayer au bout de votre lisière! Mais quand vient le goût de parler franc, vous ne savez nous répondre encore que par des ânonnements et des chansons à dormir. Vous le voyez bien, puisque les mots, les vrais mots de la langue humaine vous font peur et je vais vous faire tomber les bras rien qu'à vous en prononcer; tenez: j'aime! j'aime! j'aime une femme, toute une femme, son corps, sa chair, sa peau, sa bouche et ses cheveux!... Ah! ha! ha! je m'en doutais que vous vous cacheriez la figure! Ça vous étonne donc, ça? Vous n'aviez jamais prévu que ça m'arriverait, ça? C'est donc bien exceptionnel, bien extraordinaire? Il serait donc superflu d'être prévenu un peu que ça peut vous tomber un beau jour, comme une tuile ou une maladie, et d'être instruit de la manière que ça tombe?

—Septime, vous vous échauffez, mon malheureux enfant, vous n'êtes pas en état d'entendre la parole de Dieu, mais laissez-moi vous dire que vous n'avez pas prié: vous avez manqué de foi...

—C'est comme si vous me disiez que j'ai manqué de m'enfermer dans un cercueil à la taille de mes dix ans et que c'est pour cela que j'ai grandi...

—Insensé! ne vous ai-je pas prévenu que l'ennemi veille et que Dieu seul rend fort contre lui? Êtes-vous donc grossier et obtus et fallait-il que notre langage s'égarât, comme aujourd'hui le vôtre, dans la brutale description du maudit et de ses parties?...

—L'ennemi! le maudit!... Mais la force nouvelle qui m'est descendue dans le poignet autrefois débile, elle m'est ennemie? Mais le goût qui m'est venu tout à coup de vivre, de me réjouir du ciel, de la terre et de toutes les choses de Dieu, il est maudit? Tout ce par quoi je me sens me prolonger, m'augmenter, me mêler, avec une joie nouvelle, à je ne sais quoi d'universel qui m'attire, tout cela est ennemi, est maudit? Mais la nouvelle chose qui me torture, je l'adore! tout ce dont je souffre, je ne l'échangerais pas pour aucune éternité céleste, monsieur l'abbé!

—Vous blasphémez, taisez-vous!

—Eh! au diable les opinions décentes et celles qui ne le sont pas! Je me moque de vos canons comme de ce qui va à leur encontre! Je vous préviens que je suis aveugle et sourd à tout sauf à la chose qui me fait l'âme gonflée au point que je m'imagine y contenir et y embrasser le monde. Je ne sais en vérité pas si c'est du ciel ou de l'enfer que viennent les voix que j'y entends chanter et les cris qui par moments me feraient presque dresser les cheveux sur la tête. Mais je suis ivre de ce tumulte; je veux m'y mouvoir, m'y distendre, m'y étourdir et m'y briser! Le calme seul m'épouvante. Je veux me rompre les os et me déchirer les membres contre de la chair de femme, être étouffé dans des bras, écrasé sur un ventre et un sein! Je veux, au risque de faire rire tous les messieurs Lureau-Vélin du monde, aller, comme les chèvres, lécher les hautes falaises qui sentent la brise de la mer; je veux mâcher des fleurs; me rouler dans les herbes et dans le sable; et quand je serai complètement grisé, complètement saoul de cet amour de tout, rouler dans un beau fleuve comme une chose achevée, usée, un détritus.

—Malheureux! que le Seigneur ait pitié de vous! dit l'abbé qui était tenté de s'enfuir. Et, s'arrêtant un instant près de la porte, il ajouta:

—Mais, petit égoïste, n'avez-vous donc à songer qu'à votre belle passion qui, vous le voyez vous-même, vous aura promptement desséché et mis au rebut? Ne vous a-t-on donné aucune idée de vos semblables, de la société, du rôle qu'y doit jouer un honnête homme, de la réserve de forces nécessaire à s'en acquitter comme il faut! Êtes-vous seul au monde, n'y connaissez-vous nulle sainte cause à défendre?

—Le monde, la société, les causes saintes! Mais on m'a élevé comme si je devais être un baron du temps de saint Louis; on m'a armé tout juste pour défendre un saint sépulcre ou une bannière, et je m'aperçois qu'il n'y a plus l'ombre de l'un ni de l'autre! Qu'est-ce que je vais faire sous un régime que j'ai appris à exécrer, parmi des gens que l'on m'a signalés comme ennemis? À ce que je vois, rien ne se passe comme si Dieu gouvernait. Il me semble que j'ai tété du lait à de vieilles outres sous des catacombes, et que je parais tout à coup à la lumière du jour. Je n'y sais plus ni parler, ni marcher, ni même me tenir debout... Eh bien! tant pis si je me déchausse brutalement, si je vous envoie par le nez mes défroques inutiles... Mais laissez-moi acheter tout seul maintenant les défroques qui conviennent au soleil où je dois vivre désormais. Que l'on me laisse me débrouiller, prendre le vent!... Ah! vous voyez bien que toutes mes plaies sont à vif et qu'il ne faut pas me toucher.

—Je vais prier pour vous, et je vous reconduis demain à monsieur votre père!

L'abbé était pâle et défait et deux grosses larmes coulaient sur ses pauvres joues maigries. Sa maladie de cœur le faisait souffrir et, la main appliquée sur le côté gauche de la poitrine, il soupirait:

—Mon Dieu, donnez-moi la force de le sortir d'ici!

Septime fit quelques pas dans la chambre. Une réaction devait se faire après sa colère. Il éprouva une violente douleur de massacrer ainsi tout ce qu'il avait aimé, vénéré. L'abbé venait de disparaître; il se fût peut-être jeté à son cou. Mais faute d'un objet, son attendrissement fut suspendu, et il se sentait encore un besoin de rage. Subitement, il ouvrit l'armoire, et dans une petite boîte prit un mouchoir de dentelle parfumé, et, des mains et des dents, il le déchira. Il en roulait les morceaux dans sa main. Puis il tomba sur le lit et baisa tous les petits lambeaux en pleurant comme un enfant ou comme un homme...

XXIII

La fin de la journée fut orageuse. De lourds nuages s'amoncelèrent sur la vallée du Bourget, et là-dessous, la ville d'Aix aplatie, entre ses montagnes, semblait suffoquer, à demi asphyxiée.

M. de Prébendes et Septime firent leurs malles sous cette menace du ciel. De tristes va-et-vient eurent lieu dans l'escalier et les corridors. Rechercher un pardessus, un chapeau au porte-manteau commun, parmi les chapeaux de jardin et les mantilles de madame Durosay, et les larges houppelandes du docteur Grandier; reprendre sa canne ou son parapluie qui touchaient des ombrelles et des petites pommes d'argent plusieurs fois baisées, était pour Septime un navrant crève-cœur. Il agissait comme un automate, s'étonnant à chaque geste de voir ses organes obéir à quelque chose d'intrus qui avait pris la place de sa volonté morte. Dans la valise où il enfouissait un à un les menus objets de sa vie enchantée, il croyait peu à peu s'enterrer soi-même comme en un caveau. Il assistait, les yeux séchés, à cette opération étrange, longue, et sans doute voluptueusement agaçante, car, lorsqu'il eut terminé, il eût aimé que cela durât encore. Il fouilla d'un œil désappointé l'armoire grande ouverte et les tiroirs béants de la commode. Tout était vide, désespérément, et la vue de ces intérieurs de bois luisant, une seconde, l'affecta comme l'aspect d'un être vivant dépouillé, mis à vif. Des papiers chiffonnés, une courroie brisée, gisaient, lamentables. Il se défendait d'aller au balcon à cause de la narration vivante de son amour, en tout le paysage. Cependant, il s'y trouva malgré lui, mais la douleur qu'il y éprouva fut imprévue, car elle était toute de colère sombre, éloignée de l'attendrissement qu'il avait craint. Et quand il revint répandre sur le contenu de la malle achevée, comme des fleurs sur une tombe, les lambeaux du mouchoir de dentelle qui restaient épars sur le lit, il avait un petit méchant rire à cause du maniéré féminin et romanesque de son geste. Même il se regarda, dans la glace, l'accomplir; mais il se fit peur. Aucun massacre extérieur, encore hurlant et grimaçant, ne se pouvait exprimer avec plus d'intensité que par la grâce affectée de ce menu fait.

Tout le monde souffrait d'un grand accablement. M. l'abbé ayant fait dire qu'il ne descendait point pour le dîner, Grandier proposa d'aller voir s'il y avait de l'air à la Villa-des-Fleurs. Septime préférait demeurer enfermé. Madame Durosay passa devant lui, le regarda et lui dit:

—Venez.

Il la suivit.

Autour des petites tables aux abat-jour de couleur, il y avait, ce soir, une pesanteur sur les conversations, et le babillage habituel des jardins en était réduit à quelques exclamations courtes; à quelques phrases alanguies; ici et là, à quelque rire nerveux. Les lèvres trempées dans les boissons frappées et dans la chair humide des fruits, demeuraient tendues et comme offertes à on ne sait quoi qui toujours flotte en ces atmosphères lourdes. Un peu de sans-façon amollissait la raideur habituelle des attitudes, et les appétits très lents laissaient errer les yeux.

On osa causer à peine, on voulait éviter de parler de ce départ précipité que M. Durosay jugeait stupide en affirmant que ce pauvre abbé avait le cerveau malade, et que M. Grandier déplorait, manquant de renseignements certains sur les événements des jours derniers, et craignant de voir son roman avorté. Septime était décomposé. La jeune femme seule conservait sa beauté radieuse, un feu sombre dans les prunelles, les yeux molestés alentour, d'un bistre naturel qui en avivait l'éclat tout en donnant l'idée d'une perpétuelle et exténuante caresse. Les hommes la regardaient: elle en était gênée, et hésitait à soulever les paupières: mais ils venaient irrésistiblement comme les noctuelles à la lumière. Grandier lui-même en trembla sur sa chaise; c'était la première fois qu'il la voyait si étrangement séduisante; et il fut presque épouvanté de l'avoir amenée jusqu'à troubler sa vieille carcasse démodée.

M. Durosay fut frappé avant la fin de son potage par les appas d'une personne de belle entournure qui dînait, à une table voisine, en face d'une femme aux cheveux roux, dont le dos était magnifique. Ces dames avaient la tenue décente des courtisanes qui soupent seules. Elles parlaient aussi peu que si elles eussent manqué de conversation et leurs regards se permettaient, avec de la discrétion et de la dextérité, de faire le tour de l'assistance.

Bien que la chaleur eût décolleté toutes les femmes, madame Durosay était en robe montante et noire.

Septime s'efforçait d'anéantir toute pensée. La journée terrible l'avait harassé. Il marchait à son exécution, à la façon d'un condamné, sans pouvoir plus regarder en arrière et s'étant seulement demandé s'il n'abrégerait pas le chemin. On le pouvait traîner, secouer comme un paquet. Ainsi d'un regard et d'un mot, elle l'avait amené là. Mais il n'avait de goût à rien. Cependant, il avait eu celui d'obéir en venant jusque-là? Non! non! il n'en avait plus aucun! Non! il avait menti à l'abbé avec tous ses beaux désirs d'absorber le monde et la nature en soi, de se mêler à tout, de sentir l'ivresse, de se fondre en tout. Tout cela, c'était d'autrefois, c'était du temps qu'il sentait possible l'amour d'une femme. On est capable d'ébranler le monde quand on a seulement l'envie d'embrasser une épaule! Mais à présent!

Elle le regarda deux ou trois fois, avec ses beaux yeux brûlants et fatigués, et l'on en était environ à la moitié du repas quand l'idée vint à Septime de se demander pourquoi il avait empoisonné cette journée, précipité les événements, gâché toute sa vie peut-être... Ainsi, mille choses de l'existence se gonflent tout à coup et prennent des proportions telles que le point initial en disparaît presque complètement. Quoi! C'était pour un mot qu'il n'avait même pas pris le temps d'analyser et sur lequel il était d'un coup parti en campagne! Y avait-il vraiment eu une corrélation entre la question qu'il lui avait adressée à brûle-pourpoint et les mots qu'elle avait prononcés, peut-être dans la terreur légitime du jour, du jour qui réellement naissait et pouvait compromettre sa sortie de la chambre? «Allez-vous-en! voici le jour, allez-vous-en!» Quoi de tragique à cela? avait-elle seulement entendu sa question? ou lui-même avait-il compris ses yeux? n'en avait-il pas travesti l'expression, avec ses terreurs peut-être imaginaires?

Elle le soulevait tout entier à chacun de ses regards. Il restait attaché à ses lèvres et regoûtait ses baisers. Ces regards qu'il avait tant implorés aux heures d'amour! Mais était-il possible qu'elle les lui eût refusés? n'était-ce pas plutôt sa faiblesse, à lui, qui ne les avait pu supporter? n'en avait-il pas été ébloui? En ce moment-ci encore, et combien d'autres fois, devant le monde, il ne les avait pu soutenir et s'était senti trembler de tous ses membres.

Ô faiblesse! folie! extravagances de sa passion débordante, il avait failli se tuer pour une sottise!

Et ces messieurs étant visiblement occupés du côté de la table voisine, quelque chose s'éleva des deux amants, de farouche, de fauve, de brutal, quelque chose fait d'orage, de fièvre, d'une grande quantité de désirs épars, d'une rage, de dépit, de désespérance et de dernière heure venue qui les fit braver tout, risquer tout sans crainte et sans vergogne; ils se levèrent tout simplement et partirent.

On dut croire à une plaisanterie, à un tour.

Dehors, ils sautèrent dans une voiture, et, traversant la ville, ils s'enlaçaient, les visages si confondus qu'ils pouvaient impunément braver toutes les rencontres. Ils ne dirent rien. Des éclairs les faisaient sauter. Quelques gouttes de pluie, larges et espacées, les mouillèrent. Arrivés à la villa, Septime entra au salon, alluma une bougie. Madame Durosay s'assit sur le canapé. Il s'approchait pour l'aider à se lever et monter: mais elle lui ouvrait les bras.

Leurs forces s'achevèrent avant leur extase, et ils s'endormirent là, insoucieux et simples l'un et l'autre, chacun à cause de sa franchise, elle de sensualité, lui, d'amour.

Le premier qui rentra, après eux, à la Villa Julie, fut M. Grandier. Il était tout près de trois heures du matin; un orage s'éloignait en grondant; le sol était trempé, et de grosses gouttes d'eau tombaient des arbres sur les épaules et dans le cou du docteur qui, n'ayant pas de clef particulière, se trouvait fort embarrassé à la petite porte du jardin. Frapper, faire du bruit, il n'y fallait pas songer, car il éveillerait toute la maison avant d'être entendu des domestiques qui logeaient sous le toit. Si Durosay était rentré avant lui, il eût bien dû songer à laisser la clef. Mais Durosay était-il rentré? Aussi, avait-on idée d'une fringale pareille? Il se traitait lui-même, et tout haut, de vaurien, de libertin! «Tonnerre! sacré mille tonnerres de!...»

Comme il achevait ces mots significatifs, une fenêtre du premier s'ouvrit, et le buste étroit de l'abbé parut:

—C'est vous, monsieur Grandier? prononça l'abbé d'une voix un peu étranglée.

—Comment, monsieur l'abbé, debout à cette heure?

—Le pasteur veille quand les brebis sont dehors, dit l'abbé en ouvrant la porte. Mais, comment! vous êtes seul, docteur! qu'avez-vous fait des autres? mon Dieu, qu'est-il arrivé?

—Monsieur Durosay ne serait pas rentré?

—Assurément! mais ni les autres, qu'avez-vous fait des autres?

Grandier dressa l'oreille; se souvint de la fugue des «chers petits», comme il les appelait à part lui, et dont M. Durosay ni lui ne s'étaient inquiétés, convoqués sur-le-champ à d'autres soucis, par la personne blonde de superbe entournure et sa compagne à cheveux roux, qui avait le dos magnifique.

—Personne, reprit l'abbé qui se mourait d'angoisse; personne n'est rentré, je vous le puis affirmer; toutes les chambres à coucher sont vides... j'ai commis l'indiscrétion...

Le docteur imagina un mensonge:

—Mais ils sont, pardieu! à la salle de jeu qui est ouverte la nuit! Mon cher abbé, ils jouent en ce moment leur fortune.

—Ah! Dieu le veuille! et qu'ils ne jouent que celle de ce monde, qui est misérable!...

—... À moins qu'ils ne gagnent aussi bien de quoi construire une basilique à Néans, ce qui vaut, ma foi, une nuit blanche!

—Ne plaisantons pas, monsieur Grandier! je vous en adresse la supplication. Il n'est déjà que trop triste de vous voir arriver vous-même en l'état où vous voici, mouillé, froissé comme une guenille; sans compter que l'on prend à vos lieux de plaisir une odeur qui pue le diable, monsieur Grandier! qui pue le diable outrageusement quand elle imprègne des cheveux blancs!

—Monsieur l'abbé, dit Grandier, le monde est fort mêlé: on y coudoie des anges et des démons à toute heure et l'on ne doit jamais sentir tout à fait bon au nez de Dieu... Mais, tenez! respirez-moi donc un peu l'odeur de cette terre que l'orage, tout à l'heure, a ébranlée et inondée d'eau tiède, hein! l'abbé...

Rorate cæli de super:
Et nubes pluant Justum!

»Peut-être bien que le diable mérite quelquefois le nom de Juste, et c'est mon avis; mais, en tout cas, c'est lui que pleuvent cette nuit les nuages. Oui, mon cher abbé, il y a des heures où il pleut du diable, littéralement. Cela n'arrive pas qu'ici! Souvenez-vous d'un soir, à Néans, sous votre parapluie de silésienne brune, en sortant de chez le notaire; c'était du diable qui tombait!

—Monsieur Grandier, il y a entre nous un abîme! prenons garde d'y faire tomber ceux qui s'accrochent à l'un et à l'autre de nous! Ah! Dieu fasse que le malheur ne soit déjà accompli!... Je suis, pour le moment, monsieur, affligé de vertige; je vois trouble, ou bien je ne crois pas mes yeux, ayant la terreur de l'iniquité... Mais, pour Dieu! n'ajoutez pas le fiel exécrable de l'ironie à nos misères!

Ils allaient et venaient, sur la route bordée de villas, épiant le moindre bruit, Grandier lui-même ne pouvait se défendre d'une certaine inquiétude. Il voulait monter dans les chambres, s'informer par lui-même.

—Je vous affirme, dit l'abbé, qu'il n'y a pas âme qui vive à la maison.

—Les domestiques, au moins?

—Je vous confierai, dit l'abbé avec tristesse, que la cuisinière et la femme de chambre de madame Durosay ne couchent point ici, mais à côté, où il y a un valet de chambre et un cocher... Je sais cela parce que je prie longtemps le soir après que vous êtes au repos ou au plaisir du dehors... Rentrons donc, si vous voulez bien, voici la pluie qui recommence.

Ils erraient dans le corridor, à la lueur inégale d'une veilleuse, et l'abbé continuait, baissant la voix à cause de l'obscurité.

—Tout cela n'attire pas la bénédiction de Dieu sur cette maison, qui est de location, d'ailleurs, qui est une maison de hasard, mauvaise pour le foyer, monsieur Grandier. Avec vos villes d'eaux, vous ruinez la paix et la dignité de la maison; avec vos séjours improvisés dans les auberges ou dans de misérables chalets de bois, vous mènerez bientôt tous une vie de bohémiens, sans plus de solidité en les principes que l'on n'en sent aux quatre murs d'occasion qui vous abritent aujourd'hui, que vous verrez brûler demain avec indifférence!...

—Monsieur l'abbé, vous vous ferez mal et nous priverez trop tôt de vos conseils excellents, à vous échauffer de la sorte pour des maux chimériques. Qui donc va mal ici? Si les bonnes s'en vont passer la nuit contre les domestiques voisins, leur service n'a pas l'air d'en souffrir, avouez-le, ni elles non plus apparemment. Quant à ce qui est du reste, je ne vis jamais les signes d'une meilleure prospérité...

—Allez vous laver la barbe et les cheveux, monsieur Grandier! je vous en donne l'avis excellent, comme vous dites, au nom de Dieu. Car je vous jure que vous avez ramassé une odeur mauvaise qui me prend à la gorge et me donne envie de vomir.

La grande ombre de l'abbé s'éparpillait au plafond du corridor, en silhouettage de choses cassées, de débris croulants, et Grandier avait presque peur de ses gestes affaissés et de sa voix lugubre de prophète de malheur. Ce pauvre M. l'abbé véritablement suffoquait! il se démenait comme en quelque chose d'irrespirable. L'excès de sa pénitence, et la scène de la journée, avec Septime, l'avaient exalté outre mesure; les angoisses réitérées et la persuasion qu'il vivait au milieu du mal, entouré d'âmes plus pitoyables que les mauvaises, d'âmes en chemin de perdition, le bouleversaient jusque dans le physique; l'affection du cœur dont il souffrait lui faisait porter instinctivement la main à la poitrine comme pour en comprimer les battements désordonnés, et il avait la figure d'un visionnaire.

—Monsieur l'abbé, comme médecin, je vous supplie de vous aller reposer, ou de venir vous réconforter avec moi dans la salle à manger. Je m'aperçois que vous vous tuez, et, outre que j'en suis désolé, je pense que vous ne croyez pas vous-même en avoir le droit.

—Si je ne vaux rien contre l'iniquité, il est préférable que je me retire du monde!

Le docteur poussa la porte de la salle à manger, et il allait frotter une allumette quand il aperçut par la porte de communication du salon qu'il y avait de la lumière. Il eut si tôt le pressentiment que quelque chose de grave pouvait se passer par là, puisque l'abbé était descendu sans lumière, qu'il comprima une exclamation et fit seulement dans l'obscurité le geste de retenir l'abbé sans prendre le temps de se retourner.

Il poussa doucement la porte du salon, et fit malgré lui:

—Ha!

Ils dormaient; tranquilles et bienheureux. Elle avait la tête appuyée sur un coussin de soie brodée qu'elle avait fait d'un morceau de chasuble; les flots de ses cheveux noirs engloutissaient presque son visage. Le corsage découvrait à demi son épaule et les lèvres de Septime reposaient sur son sein.

Grandier redressa subitement sa haute taille; il fut empli d'une grande joie; il oublia l'abbé et tout le reste du monde; et il cherchait au fond de lui, les paroles de quelque chant d'allégresse qui pût traduire la nature de sa satisfaction. Mentalement, il transposait à son usage le cantique de Siméon: «Maintenant, Seigneur, vous pouvez renvoyer votre serviteur, car il a vu s'accomplir votre sublime œuvre d'amour!»

Il porta la main à sa nuque, où il avait senti un souffle brûlant; quelque chose lui frôla le dos; et l'abbé s'affaissa à ses pieds sur le parquet.

Grandier ferma avec précaution la porte du salon; alluma un bougeoir et souleva l'abbé. Il l'avait cru mort. Mais ce pauvre M. l'abbé reprit ses sens pour se mettre à pleurer comme un enfant, puis il prononça quelques paroles sans suite qui n'avaient trait que d'une manière allégorique à l'événement présent; les noms de Sodome et de Gomorrhe y revenaient assez mal à propos; et il voulut se mettre à genoux pour prier. Le docteur voulait, à tout prix, éviter d'éveiller les bienheureux. Il entraîna l'abbé dans le corridor et l'allait prendre dans ses bras pour le monter à sa chambre quand il entendit la clef tourner dans la porte d'entrée. D'un coup, ses muscles fléchirent et il prononça:

—Nous sommes f...!

M. Durosay arrivait avec le petit jour, souriant, guilleret, l'œil malin, et le cou baissé, cependant, de quelqu'un qui s'en vient de jouer une bonne farce, mais qui, tout de même, pourrait bien être battu. Son premier geste fut de taper sur le ventre de Grandier qui allait au-devant de lui, machinalement, instinctivement, comme en l'espoir chimérique de le repousser. Cependant, il lui adressa le premier la parole:

—J'aurais grand'honte, fit-il, d'un ton de bonne maman courroucée.

—Hé! hé! gredin! dit M. Durosay, je ne l'aurais pas tout seul à ce qu'il paraît!

Et apercevant l'abbé appuyé à la rampe de l'escalier.

—Quoi! l'abbé aussi! l'abbé est de nuit! ah! je le dirai à monsieur le curé doyen!...

L'abbé au fond du corridor, se cachait les yeux et jetait ses grands bras efflanqués vers le ciel:

—Lui aussi porte les traces de la débauche sur son visage, psalmodiait-il de sa voix épuisée; et il est infesté de l'odeur immonde du bouc qui emplit toute cette maison et la désigne à la malédiction du Seigneur!

—Oh là; je gage que l'abbé a mal dîné encore aujourd'hui, et il manque d'indulgence... L'abbé! Eh bien! puisque bouc il y a, je me charge des péchés du monde et de celui que je vous fais commettre demain en vous accommodant en gentilhomme et vous menant souper à la Villa-des-Fleurs! hé! hé!...

—Dieu tout-puissant! murmura l'abbé.

Le docteur ayant entendu un mouvement dans le salon, en eut froid, et il se résolvait à empoigner ces deux hommes de chacun de ses bras robustes et à les monter là-haut plutôt que de les voir faire un pas.

—Au lit! au lit! fit-il en les poussant l'un et l'autre.

Mais l'abbé, pour éviter le contact, rassembla dans un effort le reste de ses moyens, et monta. Ses grands pieds raidis et trébuchants frappaient les degrés sur un rythme fantomatique, en la pénombre tremblante où la veilleuse se mourait; et les débauchés emboîtèrent la marche du saint homme.

L'escalier craquait sous leur poids. M. Durosay leur toucha à l'un et à l'autre l'épaule:

—Je voudrais bien, dit-il, ne pas éveiller ma femme!

—Dieu! firent en un étrange unisson le docteur et l'abbé.

On entendit en bas que quelque chose se mouvait: heureusement que dans l'instant même, les domestiques rentraient; on les aperçut par la fenêtre du palier, qui s'engageaient dans l'escalier de service, regagnant les mansardes.

—Ce sont vos bonnes, monsieur Durosay, dit le docteur, qui, comme vous voyez, sont fort matinales.

—Eh bien! j'aime autant qu'elles ne nous aient pas vus... Bonsoir! bonsoir!

—L'ironie, dit le docteur en saluant l'abbé, ne vient ni de moi, ni des hommes...

Et il faisait, du doigt, le geste cher à l'homme de Dieu, désignant le ciel.

XXIV

M. de Prébendes eut le délire à l'issue de cette nuit mémorable. Dès sept heures, on l'entendit balbutier dans sa chambre, sur un ton qui n'était pas celui de ses patenôtres ordinaires. La femme de chambre en avertit M. Grandier qui vint, les paupières lourdes et l'esprit mal remis encore de l'émotion des dernières heures.

M. l'abbé ne s'était pas couché et il était seulement tombé de fatigue, assis sur le siège bas de son prie-Dieu. C'est là que le docteur le trouva, la tête dans les mains en la posture d'un Jérémie, les yeux troubles, le front brûlant, avec une forte fièvre. Il se souleva dès qu'il aperçut le médecin de Néans.

—Tiens! dit-il, vous êtes encore là, vous? Vous n'avez donc pas monté à la corde avec tous les autres? C'est étonnant!... Ils y sont tous, mon bon monsieur, tous; il ne reste pas une âme à l'autel du bon Dieu, dans toute la paroisse de Néans... Mademoiselle Hubertine la Hotte est grimpée comme une enfant au mât de cocagne. Monsieur, c'est extraordinaire et bien nauséabond, mais le miracle est possible au démon et dans le sens de l'ignominie!... Savez-vous où ils ont établi le repaire de leurs orgies, monsieur? Dans le clocher! dans le clocher de monsieur le curé doyen qui est à l'agonie. Mais vous le savez bien, vous en venez vous-même, cela se voit à votre figure de damné... Par où donc êtes-vous descendu? Moi, figurez-vous que j'ai lâché la corde, car ils m'entraînaient aussi, j'ai lâché la corde et je suis un peu rompu; j'ai les jambes cassées en deux ou trois morceaux; mais je voudrais bien savoir où est passé mon bréviaire...

Le docteur envoya aussitôt chercher une potion calmante et faire prévenir un confrère d'Aix-les-Bains. Il prit l'abbé à bras-le-corps pour le porter sur son lit, mais l'abbé opposa une résistance de fer, il fallut le laisser, et alors, il joignit les mains.

—Mon Dieu! dit-il, ma faiblesse est extrême vis-à-vis de la vaillance des saints, cependant vous m'avez laissé le pouvoir d'échapper au démon!

Dès lors, Grandier ne fut plus que l'homme suspendu à la corde, qui appelait tout Néans au mauvais lieu. Ce pauvre M. l'abbé avait rejoint dans sa fièvre le cauchemar d'antan qui fut d'abord un pressentiment singulier, et dans lequel, à présent, les choses de la réalité se trouvaient transposées en un mode fantasque.

L'abbé ne consentit à se soumettre que lorsque parut le médecin de la localité.

—J'aime voir, dit-il, des figures nouvelles parce qu'il y a quelque possibilité que celles-là ne soient pas corrompues...

Il se coucha, prit la potion et put enfin s'assoupir. Ces messieurs eurent, en bas, un colloque d'un quart d'heure, puis Grandier remonta au chevet de l'abbé et s'y installa, fort peu rassuré et incliné vers des réflexions.

Vers huit heures, on apporta une lettre à l'adresse de M. l'abbé Gatien de Prébendes. Le docteur, en examinant le timbre, reconnut qu'elle venait du père de Septime.

—Voici des nouvelles de monsieur de Jallais, prononça-t-il à part lui, qui courent risque de n'être plus fraîches quand ce pauvre monsieur l'abbé sera en état d'en prendre connaissance. Et il fit demander Septime.

Septime arriva, n'ayant pris le temps que de passer son pantalon; le col de la chemise ouvert sur son cou moite et blond, de longues mèches de cheveux pendant sur le front, et ses grands beaux yeux clairs affermis par quelque chose de si puissant sans doute que toute surprise étrangère semblait pouvoir surgir sans en entamer la sérénité.

Grandier ne put s'empêcher de l'admirer; sa vue lui donna plus d'émotion que le gisement du pauvre malade. «Voici de la vie, se dit-il, dans le moment qu'elle est adorable! Ce jeune homme vient de cueillir une émotion éternelle, car, vieillard, il s'attendrira encore au souvenir de cette nuit, et la larme qu'il pleurera en mourant sera peut-être du regret de l'heure qui vient de fuir.» Il gardait sur le visage une belle fatigue d'amour; dans sa langueur, une nouvelle énergie et de la virilité se mêlaient; mais ce qui charmait était de sentir qu'il voyait tout en beauté.

Grandier eut envie de l'arrêter avant qu'il eût pénétré dans la chambre et de lui dire! «Allez-vous-en à votre bonheur et à votre rêve que je ne veux pas troubler.» Il hésita un instant:

—Eh bien! mon enfant, voici notre monsieur l'abbé en un fâcheux état!

Septime parut tomber des nues. Quelqu'un était en mauvais état! Quelqu'un n'était pas le mieux du monde! M. l'abbé, c'était M. l'abbé qui n'allait pas bien! Il avait du mal à se mettre au point, étant saturé de la grande insouciance de l'état d'amour. Puis, subitement, il eut une clarté vive comme la lueur d'un éclair. Il vit que l'abbé qui était l'obstacle était aussi le lien, que l'abbé qui, vivant, voulait briser son amour, mort, le détruisait plus sûrement, car sans l'abbé plus de Néans, et sans Néans!... grand Dieu!

Il n'avait jamais envisagé ceci. Puis, la foi reprit le dessus: Non! non! ce n'est pas possible, rien ne peut rompre ce qui est à présent; le monde entier est ouvert; il n'y a pas que Néans; il y fuirait, elle l'y suivrait. Puis la sympathie se raffermit là-dessus, et il fut très sincèrement affecté de ce que l'abbé fût malade. Et il apporta ce singulier visage où le Grandier psychologue lisait tout, lisait le premier plan de la sensibilité si fortement étayé que tout le reste des impressions d'arrière en recevait comme un équilibrement, en était garanti de toute violence excessive.

—Monsieur l'abbé a eu le délire toute la matinée, et il est profondément abattu.

—Ah! mon Dieu! mais aussi, avec ses mortifications, ses pénitences qu'on eût comprises s'il eût commis des crimes...

—C'est bien rarement pour soi que l'on s'abîme. La moitié de l'humanité s'exténue à cause de l'autre moitié sans que l'une ni l'autre ne se rende compte de ce qu'elle fait ou de ce qu'on fait pour elle. On dirait, la plupart du temps, qu'il n'y a aucune bonne raison à cela, mais le monde est ainsi, et les vraies raisons des choses nous échappent. Il y a là une lettre de monsieur votre père.

Septime, qui eût dû encore être remué violemment de l'arrivée de cette lettre, la considéra presque avec calme. Il avait une immense confiance en toutes choses.

—N'attendiez-vous pas précisément une lettre de monsieur de Jallais? dit le docteur.

—Mais oui, et il ne s'agissait de rien moins que d'être autorisé à rester ici.

—Monsieur l'abbé restera quelque temps ici, à ce que je vois, ce matin; ne vous préoccupez donc pas de ce chef. Mais vous auriez aimé, sans doute, avoir des nouvelles de papa? Monsieur l'abbé ne nous les communiquera pas d'ici plusieurs jours...

—C'est bien dommage, car je serais curieux de savoir ce que contient cette lettre...

—Nous allons soigner monsieur l'abbé, de façon qu'il nous le puisse dire au plus tôt.

—Tout de même, docteur, ne le mettez pas en état de faire sa valise... car si je dois le suivre...

—Gredin! fit Esculape.

On frappa à la porte. Madame Durosay, qui venait d'apprendre l'accident de l'abbé, arrivait offrir ses soins. Septime pâlit tout à coup et alla ouvrir doucement sur un signe du docteur. Elle sut tendre la main à Septime de la façon la plus aisée et l'on s'entretint à voix basse, près de la porte. Elle fut très affectée, pensa immédiatement à tout le nécessaire, à faire monter un double tapis sur le palier pour éviter le bruit; à se procurer une presse à viande pour dès le moment que l'abbé pourrait prendre quelque chose; à avoir des œufs frais et des raisins, une veilleuse pour la nuit prochaine: elle s'aperçut qu'on n'avait pas seulement mis un bout de christ dans la chambre de l'abbé: elle en avait un petit en argent, dans une de ses trousses de voyage, et elle vit la place où elle le ferait épingler. Elle conçut en une minute le plan d'une maison transformée par la présence d'un malade et accommodée aux mille exigences délicates que cela réclame. Et parmi tout cela, elle n'oubliait pas son inquiétude, sa douleur, très sincère; elle s'attendrit à de vieux souvenirs de l'abbé, du temps qu'il lui donnait de petites tapes sur la joue et de belles images, à l'issue des vêpres, au Sacré-Cœur du Mans. Puis elle parla de sa mère, madame de Ravaud, qui était une sainte femme; et, ce faisant, elle s'apprêtait à revêtir le tablier de garde-malade et à s'installer au chevet de ce pauvre M. l'abbé.

Grandier, qui avait présent aux yeux le spectacle de la nuit, dont trois ou quatre heures à peine les séparaient, était tenté de lui sauter au cou et de l'embrasser pour être si femme, si complètement femme. Il adora, un instant en elle, toute la femme en sa complexité infinie qu'il faut saisir entièrement, sous peine de quelles déplorables extravagances! Et il regardait l'abbé qui se mourait par elle; et il la regardait qui se tuerait pour l'abbé; et il aperçut dans la glace de l'armoire, où la jeune femme en cet instant prenait du linge, et qui lui apporta brusquement son image, qu'il souriait lui-même au milieu de tout cela...

XXV

L'amour semblait croître à la Villa Julie dans la mesure qu'on y voyait dépérir ce pauvre M. l'abbé. Il n'y avait pas d'inquiétude, pas de soins empressés, pas de fatigues alentour du malade qui atteignissent l'impétuosité de ce courant nouveau, grossi et renforcé plutôt de chaque obstacle. Le docteur se décourageait, au contraire, en son espoir de sauver son malade, lorsqu'il embrassait, d'un même regard, ces trois êtres, l'un rongé de fièvre, les deux autres se donnant des baisers dans les coins. «C'est l'éternelle compensation, se disait-il; ces deux beaux êtres se gorgent de la vitalité qui, par ici, s'enfuit; nous n'y ferons rien!» Et réfléchissant un peu plus: «J'ai fait moi-même ce qui est!» Alors, il s'efforçait de garder de la sérénité en face de cette balance aux deux plateaux emplis de choses humaines, comme on envisage, impassible, l'idéal accomplissement d'une grande loi. Or, il était fort ému, et, quoique assuré de la beauté de son œuvre, je ne sais quelle pitié qui vient peut-être d'un mince côté du cœur, lui donnait quelques soubresauts à la poitrine. Son œil d'acier clair s'humidisa un court instant d'une perlette légère qu'il fit sauter d'un prompt geste de doigt.

Depuis quarante-huit heures, M. de Prébendes n'avait pas recouvré sa complète connaissance. La fièvre, avec des intermittences, le tenait toujours, et il avait déliré plusieurs fois encore, revenant avec une insistance singulière à ce clocher, à cette corde et à toute cette paroisse de Néans, hissée par une étrange frénésie bachique au mauvais lieu.

Il y eut une si belle journée de soleil et de léger vent frais à la suite des derniers orages, que Grandier prit sur lui de veiller M. l'abbé et ordonna que tout le monde s'allât promener, au moins l'après-midi.

Monsieur et madame Durosay sortirent donc, après le déjeuner, avec Septime, et l'on descendit à pied du côté du Grand-Port, avec un goût prononcé de voir le lac par ce beau temps pur.

Quelques équipages, un grand nombre de voitures et des boggies conduits par des courtisanes, parcouraient élégamment la longue et belle allée qui mène au lac: c'était un va-et-vient gracieux et riche, un remuement de mondanité de parade qui avait une odeur suave et aucune signification.

M. Durosay, contrairement à ses habitudes assez rassises, avait un mot pour chaque beauté rencontrée, et peu s'en fallut qu'il ne portât la main au chapeau en croisant un landau brillant où se trouvait une femme de magnifique prestance à côté d'une autre qui avait les cheveux roux. Il se contenta de dire: «Ce pauvre docteur qui aime tant les cheveux de cette couleur-là!» Madame Durosay et Septime voyaient tout d'un œil distrait.

Le bateau à vapeur partait pour Hautecombe et l'on délibéra un moment si l'on ne ferait pas bien d'aller visiter l'abbaye. Mais M. Durosay se trouva ne pas avoir une envie folle de s'embarquer pour si loin. Si alors on prenait une petite barque et un rameur et se promenait tout simplement?

—Mes enfants, dit-il, je serais bien fâché de vous empêcher d'aller sur l'eau, partez-y donc avec ce batelier qui me paraît un solide gaillard; je vous regarderai filer, vous ferai signe et m'en irai au Casino mettre cent sous sur le tapis.

Certaines occasions ont tant d'opportunité parfois qu'il en naît presque une gêne. Mais celles du genre de celle-ci, comme chacun a pu en être mille fois témoin, sont si naturelles, si coutumières malgré leurs apparences paradoxales, que ni madame Durosay ni Septime n'en furent le moins du monde incommodés. Ils sautèrent dans la barque garnie d'affreux coussins rouges, qui vacilla, les fit s'agripper aux genoux et aux bras, puis reprit son équilibre et fila, vite, tout d'un coup éloignée du rivage, par l'effort bien rythmé du rameur vigoureux.

—Au revoir! bon voyage!...

—À tout à l'heure!... Adieu! adieu!

La jeune femme et Septime se regardèrent durant que la barque filait.

—Où allons-nous; firent-ils, quand la barque fut presque au milieu du lac.

—À Bourdeaux, fit pour eux le batelier.

—À Bourdeaux, dit Septime, Lamartine habita; et il y a une grotte qui porte son nom, vous nous la ferez voir...

Le nom de Lamartine prononcé sur cette eau dormante où la barque glissait, apporta quelque chose d'indéfinissable et de doux à l'esprit. Madame Durosay ne le connaissait guère que pour avoir lu ou chanté le Lac, mais ce nom avait pris pour elle, comme pour beaucoup, le sens d'un appel au rêve mélancolique qui s'accommodait si bien des promenades en bateau. Et elle eût pu aisément s'attendrir et pleurer au souvenir de ce poète pour la seule pensée qu'il était poète et que l'heure présente était délicieuse. Elle tournait le dos au rameur et donnait librement la main à Septime. Ils ne dirent rien de quelques minutes; puis elle lui prononça tout bas:

—Vous êtes poète aussi, vous; cela se voit!

Septime sourit et rougit.

—Non! soupira-t-il.

Cependant le docteur prétendait que tous les jeunes gens de son âge qui ne montent pas à bicyclette sont un peu poètes.

Mais elle disait cela avec une conviction sérieuse. Et puis, c'était un besoin chez elle de hausser, de grandir cet enfant. Elle voulait voir en lui ce qu'il doit y avoir en l'homme qui vous ravit. Il ne ressemblait à aucun des hommes ordinaires; il ne disait jamais de sottises ni de paroles de mauvais goût, et semblait, en toute occasion, prendre un plaisir secret qui ne venait pas des sources où le commun s'alimente. Il parlait peu, semblait éprouver des choses que la langue a mal à traduire, et elle s'apercevait en cet instant même qu'elle avait interprété dans ses yeux, la plupart de ce qu'elle croyait lui avoir entendu dire.

Elle lui découvrait tout juste ce qu'il faut de mystère pour qu'un homme en reçoive des proportions illimitées. Elle voulait qu'il fût extraordinaire; elle s'étonnait que ces messieurs ne s'aperçussent pas que ce jeune homme qui ne paraissait presque rien au milieu d'eux, les allait dépasser tous... tous? Elle prononçait le mot en dedans et au fond de soi, et sa rêverie s'élargit et se parsema.

Elle s'étendit un peu sur la banquette au dossier garni de si vilain rouge; elle laissa ses yeux errer de droite et de gauche: les Alpes du Dauphiné blanches et lointaines et de l'autre côté le si joli bout du lac où le petit château de Châtillon s'avance en décor romantique; Aix, en face, s'éloignait. Elle aperçut au sommet du Revard les chalets, les fameux chalets et même l'endroit où le chemin en lacet descend sur le flanc à pic, et elle fut sur le point de dire: «regardez-donc!» mais quelque chose la retint. L'avancée sur l'eau était rapide et douce, ses yeux retombèrent simplement sur l'eau fuyante que regardait aussi Septime, et tous les deux, les mains enlacées, se mêlèrent en l'anéantissement léger qui vient d'être emporté sans heurts sur l'étrange miroir immobile et profond.

Ils se ressaisirent tout à coup et se firent mal aux mains, de la façon qu'ils se les serrèrent, en rejoignant directement leurs regards. Le batelier, désespérant d'être écouté, s'était tu. Il y avait un complet silence.

Septime sentit que jamais, jamais il ne l'aimerait davantage et ne serait plus complètement heureux. Elle le regardait et il se baignait dans le clair azur de ses yeux implorants. Cependant il fut vulgaire en croyant comprendre ce que ses yeux imploraient avec une si suppliante ardeur, et il fit signe qu'il se donnait tout à elle.

Que demandait-elle donc de plus?

Ce fut à peine un plaisir d'aborder au pied du château de Bourdeaux, et la visite à la grotte où Lamartine s'assit et chanta ne leur représenta rien.

Ils aperçurent que des costumes de dames galantes étaient appendus en une fissure du roc et, en effet, l'on voyait, à quelque distance, au-dessus des eaux, deux têtes ornées de cheveux teints; et l'épaule et la croupe des nageuses paraissaient à intervalles réguliers. Parmi quatre souliers et des bas à jour, sur la grève, était ouvert le petit volume des Méditations. Les amants éprouvèrent quelque chose de vague à l'aspect de cet hommage au divin chantre de l'amour délicat.

Ils prirent un sentier et montèrent du côté d'une petite église, allongeant le temps par des baisers à tout endroit couvert. L'église était pauvre et à demi ruinée; elle leur parut tout à fait jolie et telle que l'on en aimerait une en sa paroisse. Un cimetière l'entourait planté de croix vermoulues, envahi de ronces, et aux murs jusque près des tombes pendaient de beaux raisins d'or. Ils trouvèrent cet endroit charmant et dirent ensemble:

«On entrerait bien dans l'église si l'on n'avait si chaud.»

Ils s'étendirent sur l'herbe d'une prairie située derrière l'église, ombragée de platanes énormes, et qui descendait en pente rapide jusqu'au bord du lac que l'on distinguait à son beau bleu d'azur, à travers les feuillages. En bas, en se penchant, on apercevait des enfants se poursuivre et jouer. Septime eut peur un moment en la voyant se pencher: il la saisit par la taille et se lia étroitement à elle. Un calme assoupissement leur vint de la tiédeur du vent, du chant monotone des oiseaux dans les platanes, et des cigales dans les herbes. Septime couché vers elle, les yeux clos dans le recueillement d'une demi-conscience, recevait le souffle de ses lèvres et le parfum de sa chair émue. Il ouvrit les yeux un moment et baisa ses lèvres. Puis, relevant la tête vers un insecte qui voletait autour de sa chevelure, il vit la petite église et pensa: Dieu. Il baisa les lèvres de nouveau; il vit par-dessus le mur bas le sommet des croix au bois vermoulu et pensa: des morts, des tas de petits morts tout ratatinés en poussière, ou en fins débris secs, à cause de ces beaux raisins qui les ont mangés pour être si gros et si magnifiques et que cependant nous allons manger tout à l'heure... Et il baisa encore la bouche bien-aimée et fit par avance le geste d'y écraser le grain de raisin doré dont ils recevraient le suc chacun en leurs bouches unies. Elle s'éveilla au baiser qu'il avait pris un peu fort et lui dit:

—Veux-tu, dis, veux-tu des raisins, des beaux gros raisins, là?

—Des raisins qui s'appuient jusque sur le bois des vieux morts!

Mais cette idée ne la fit que sourire et elle ouvrit la bouche toute grande en attendant. Septime prit une grappe à la vigne abandonnée et ils la mangèrent grain à grain, comme il l'avait voulu.

Puis ils se mirent à pousser de gros soupirs, couchés côte à côte sur cette herbe fraîche que de petites marguerites égayaient. Il avait relevé la manche légère et bouffante et il lui baisait le bras en le faisant aller et venir sur ses lèvres d'une façon qu'il aimait. Ils s'appelaient tout d'un coup, se faisaient des peurs comme si quelqu'un venait et c'était pour se rapprocher la tête, et se dire tout près, les lèvres jointes: Je t'aime! Je t'aime! Je t'aime!

—Il faudrait avoir une maison à nous, dit Septime.

—Grand fou! grand enfant! dit-elle en l'attirant et lui baisant les cheveux.

—Parce qu'on ne sait pas ce qui peut arriver...

—Et alors?...

—Et alors, il faut que nous puissions nous retrouver toujours...

—Toujours... fit-elle. Et ils tombèrent tous les deux dans une songerie.

Le vent, plus frais, faisait frissonner et écartait les feuillages, et dans les éclaircies de toutes ces branches murmurantes, on voyait de temps en temps paraître l'autre rive du lac, avec Aix et les choses de ce monde. Cela faisait une sorte de vision lointaine et clignotante, cela vous forçait d'ouvrir et de fermer les yeux tour à tour et s'emparait des regards comme doit faire le miroir à l'alouette, vers quoi l'alouette a le soupçon probablement, de quelque chose de mauvais, et vient... Ils ne pouvaient s'empêcher de regarder par les petits jours intermittents... Ils virent le moment qu'il allait falloir parler des choses de là-bas; ils avaient tous les deux arrêté sur leurs lèvres, la question: «Voit-on d'ici la Villa Julie?» Alors elle reprit la pensée qu'il avait eue et qu'elle avait trouvée folle!

—Un abri!... dit-elle.

Il lui fut impossible de découvrir pourquoi ce mot, si cher à l'oreille des amants, sonnait mal à la sienne. S'abriter à deux, c'est se déclarer deux aussi forts que le monde, capables de faire contrepoids au reste dédaigné de la terre; s'isoler, s'enclore est la plus éclatante marque d'amour.

Elle éprouva comme un léger vertige d'estomac que, plusieurs fois, déjà, elle avait eu; la brusque menace d'un vide, sous ses pieds, d'un grand creux qui lui était caché d'ordinaire par une masse de petites idées embrouillées et confuses qu'elle appelait aussitôt à son aide.

Par ce mot, lui, au contraire, était séduit tout à fait.

—Oui, un abri! dit-il. Il faut un abri, vois-tu! Je veux t'embrasser! Je ne peux plus t'embrasser là maintenant; je veux t'embrasser une fois chez moi, entends-tu? dans un endroit où je sois chez moi; nous fermerons les volets et les rideaux; nous empêcherons jusqu'à l'air de pénétrer, pour que je t'aie à moi, chez moi! Viens! viens, je veux que ça soit tout de suite.

Il l'entraînait vers une maison qui portait une enseigne de location.

Quelque chose d'inouï emportait cet enfant timide qui eût osé à peine, une heure auparavant, demander son chemin. Il était disposé à mettre ses économies à louer une pièce, au mois s'il le fallait, et qu'il garderait une heure.

—Oh! non, non! pas là dedans... vous ne voudriez pas!...

—Je veux t'embrasser, je te dis! Je veux t'embrasser chez moi... Viens!

Mais il lui plut, avec sa volonté et une certaine violence; elle se dit qu'elle l'admirait en ce moment et, prise entre un désir et un instinct sourd, elle ferma les yeux, ne sut plus ce qu'elle faisait.

Quand ils furent dans la chambre proprette, aux murs peints à la chaux, Septime ferma tout, et il dit, en joignant les mains:

—Il n'y a plus que nous deux au monde!

Il se pendait à son cou; lui mordait la bouche en lui répétant:

—Je veux t'aimer à l'abri!... Il n'y a rien! il n'y a plus rien dehors! rien du dehors ne vient ici!... Dis avec moi qu'il n'y a plus rien, plus rien!...

Elle regardait tout autour d'elle, voulant sourire et répondre. Elle se laissait atteindre par cette idée de chambre close et de solitude à eux deux.

—Nous avons fermé les volets, les vitres et les rideaux, insistait-il; j'ai mis le verrou, un gros verrou énorme, as-tu vu?... Nous nous sommes bâti une forteresse!... Nous nous aimons derrière quatre murs à nous... Je t'ai: je suis à toi, tout seul!...

Elle se mit tout à coup à pâlir, et trembla; puis elle l'écarta d'elle un peu brutalement:

—Non! non! s'écria-t-elle, éperdue; je ne veux pas! je ne peux pas!... Ouvrez la fenêtre et la porte! ouvrez! ouvrez! ouvrez! Sauvons-nous!

—Ma chérie, tu as peur, n'est-ce pas? Tu as peur de la pénombre, mais pourquoi crier? Tu as peur avec moi, tu crois que je ne suis pas assez fort?...

—Non! non! allons-nous-en! je vous en supplie! Je n'ai pas peur, mais je vous jure que je ne peux pas rester ici.

Elle cherchait son ombrelle dans la demi-obscurité.

—Mais ouvrez donc! lui jeta-t-elle, impatientée.

Le jour tombait quand ils joignirent la barque; et le lac, privé des feux du couchant par la montagne, était sombre et froid. Ils n'avaient pas prononcé une parole et ils demeuraient absorbés et abattus. On n'entendait que le souffle régulier du rameur et le frottement sourd des avirons. Septime, complètement hébété par l'étrangeté de l'aventure, n'osait tenter de l'éclaircir à cause de l'homme. Et n'était-il pas visible que la jeune femme elle-même s'interrogeait?

Le soir mélancolique soutint un long moment leur trouble. Ni l'un ni l'autre, à la vérité, ne savaient plus où ils allaient et la confusion de leurs âmes errait parmi les brumes et les ombres incertaines des bords. Vers le milieu du lac, des souffles venus de la terre étaient tièdes, et la paresse de leurs cerveaux s'amusait d'attendre en l'insensible avancée, le prochain souffle tiède. Ce lac leur parut, tant qu'il durerait, une suspension de tout; ils se reposèrent en l'attente du rivage où sans doute des clartés naîtraient. L'eau fut bientôt moins sombre que la nuit, et ils regardèrent l'eau doucement gémissante au froissement de la barque. Une cloche sema sur les eaux la tristesse de son tintement espacé; et les rives apparurent. Ils se les étaient données comme un demain redouté qui approche infailliblement. On distinguait les noires silhouettes des arbres, et les gens et les choses parmi les lumières du port. La jeune femme et Septime, en même temps surpris, ne purent s'empêcher de prononcer ensemble:

—Voici monsieur Lureau-Vélin.

Ils pâlirent l'un et l'autre et tremblèrent également dans la main qu'il leur tendit en leur offrant galamment une place dans sa voiture.

Cet homme était-il la clarté? Était-il «demain»?

XXVI

M. Grandier prononça:

—Monsieur l'abbé est mort!

Il tenait un bougeoir à la main en disant ces mots et se trouvait sur le perron de la Villa Julie, les cheveux en désordre, énorme et cependant défait.

La jeune femme, Septime et M. Durosay que l'on avait cueilli en chemin, montaient les marches de pierre; ils eurent un instant de stupeur et se cramponnèrent tous à la rampe. M. Durosay fit: «Allons donc!» du ton presque que l'on dit: «la bonne blague!» L'annonce de la mort crée un si soudain revirement d'état d'esprit que l'on voit quelquefois, au choc brusque, au contraste inopiné, les personnes les plus touchées avoir un court sourire. Madame Durosay et Septime poussèrent une sorte de «ho!» qui leur dessécha subitement la gorge.

Après cela, on ne dit plus rien; tout le monde fut dans le vestibule et déposa comme à l'ordinaire et à leurs places respectives, cannes, chapeaux, ombrelles, mantilles et pardessus. Ils allaient à leurs petites choses coutumières, ayant des visages de cire où le nouvel état que cette mort allait créer lentement se gravait, mettait son temps à s'établir. Dans ce premier instant glacé, on pensa: demain, maison sens dessus dessous, formalités, lettres, puis cérémonie, prêtres, tentures noires, chants lugubres, transport, puis Néans! Ah! ce pauvre abbé! ce pauvre abbé!... Puis: Mais est-ce bien possible?... Et l'on espérait tout à coup, les esprits se faisant difficilement à l'idée de l'irréparable.

Et l'on s'affaissa dans le salon autour de l'unique bougie que tenait le docteur; les domestiques désorientés, épeurés, ne sachant plus s'il fallait allumer les lampes. Ce fut avec une bien réelle douleur que l'on commença doucement à dire:

—Mais voyons! comment c'est-il arrivé? Ah! mon Dieu! mon Dieu!

Grandier posa la bougie et commença de se promener de long en large, les mains dans ses poches:

—Il était bien abattu ce matin, mais j'étais loin de m'attendre à un dénouement si proche et j'ai pensé que le silence complet de la maison ne lui vaudrait que mieux: je n'ai pas vu d'inconvénient à vous mettre tous dehors. À deux heures, étant sorti de son assoupissement, il ne put seulement avaler une gorgée malgré tous nos efforts et la grande nécessité, car il était d'une extrême faiblesse. Mon confrère vint sur ces entrefaites. Le malade ouvrit les yeux qu'il avait beaucoup plus lucides et nous dit clairement: «Quand la vigne est morte, à quoi bon l'arroser? mais arrangez-la en sarments et distribuez-les aux pauvres pour le feu de l'hiver...» Puis il sourit que nous soyons à prendre soin de sa «guenille terrestre»; il demanda à voir le prêtre qui était déjà venu tous les jours et ce matin encore, et dont nous ne croyions pas qu'il avait aperçu la présence: «Le corps est endormi, dit-il, mais l'esprit veille!» Ce monsieur vint, nous les laissâmes ensemble environ dix minutes. Il était mieux à la suite de cet entretien: il put prendre quelques cuillerées de bouillon avec de l'extrait de viande et nous fûmes bien étonnés de l'entendre nous demander la lettre qui était arrivée à son adresse. De la main, il fit signe de chercher ses lunettes. Nous craignions qu'il ne se fatiguât trop à déchiffrer une lettre et nous ne trouvâmes pas les lunettes. «Voulez-vous bien me la lire?» dit-il, en s'adressant à monsieur l'ecclésiastique qui était là. Par discrétion, nous nous retirâmes, mon confrère et moi, sous un prétexte quelconque et nous attendîmes dans le corridor que le murmure monotone du lecteur eût cessé. Mais ce fut ce monsieur qui vint lui-même ouvrir en nous disant: «Venez donc! venez donc! monsieur l'abbé n'est pas bien!» Nous rentrâmes précipitamment. Monsieur l'abbé avait été pris d'une faiblesse, mais qui dura peu, et il s'en releva pour délirer. «A-t-il écouté votre lecture?» demandâmes-nous à l'ecclésiastique. «Avec beaucoup d'attention!» nous répondit-il. «Contenait-elle quelque chose qui vous parût propre à donner une émotion?» «Mais absolument rien: des formules polies ou flatteuses, des considérations générales, enfin, passez-moi l'expression qui n'a rien de blessant pour l'honorable correspondant qui, sans doute, écrit une lettre de pure convenance, il n'y a là que le banal ordinaire. Lisez-la donc vous-même, docteur, je n'y vois pas la moindre indiscrétion.» Je lus la lettre et n'y vis rien en effet... Cependant, monsieur de Prébendes nous passait dans les mains.

—Ah! ah! ah! firent les trois auditeurs dans le salon obscur.

—Pourrai-je lire cette lettre de mon père? dit Septime.

—Lisez donc!

Septime s'approcha de la bougie et prit, les mains tremblantes, cette lettre à l'attente de laquelle son bonheur, sa vie même, semblait-il, avait été suspendue un moment, puis dont la violence de certaines émotions avait atténué la gravité en plaçant la passion affolée au-dessus des liens de famille, des convenances sociales, en lui ouvrant une perspective d'amour désordonné, n'importe comment, n'importe où, mais sur quoi la puissance paternelle ou divine n'avait plus prise; cette lettre enfin qui avait tout l'air d'avoir tué l'abbé, et qui, cependant, à ce que l'on disait, ne contenait rien. Elle contenait:

«Mon cher monsieur l'abbé,

»Je reçois une lettre de mon fils qui m'apprend l'heureuse surprise qu'a causée votre arrivée aux aimables hôtes de la Villa Julie. Eh bien, voici la confirmation d'une idée que j'ai depuis bien longtemps: que vous êtes l'unique précepteur, le modèle incomparable de ces hommes paternels et savants qu'en principe, d'abord, j'admire tous en bloc. Je vous adresse donc tout de suite mes remerciements très vifs et, au risque de vous faire bondir, je vous fais part de la volonté tyrannique que j'ai pour le moment de supporter tous les frais de votre zèle, à moins que vous ne me donniez la preuve que ce voyage n'a été entrepris qu'en vue de votre agrément personnel, ce dont vous me permettrez de garder un doute tant que les nouvelles du genre de vie que vous menez dans cet endroit mondain n'auront pas pris une autre tournure. Ne voyez, je vous prie, monsieur l'abbé, en cette résolution, que la marque de l'enchantement où je suis, de vos bons soins vis-à-vis de Septime.

»Je suis convaincu, monsieur l'abbé, malgré le caractère un peu inquiet de votre vigilance d'ange gardien, que vous vous félicitez comme moi de voir se débrouiller dans une atmosphère un peu plus animée que celle de Néans ce grand enfant, qui m'a tout l'air de passer jeune homme. C'est un moment bien intéressant d'une évolution nécessaire et je comprends que vous ayez été curieux d'assister à cette métamorphose admirable d'une créature fortement pétrie par vos mains. J'eusse aimé, moi-même, si je n'eusse été retenu par mon conseil général, et si je n'eusse été devancé par vous, ce qui doit m'arriver, hélas! partout où il y a une belle œuvre à accomplir, j'eusse aimé, dis-je, être témoin de ces beaux troubles d'adolescent et n'user de ma qualité de mentor contre cette instinctive sagesse de la nature que pour rappeler, par quelque signe imperceptible et délicat, le tact, le bon ton, la mesure, la prudence que la fougueuse jeunesse peut oublier mais dont ne doit jamais se départir un homme comme il faut. Mais, comme j'eusse été lourd, quoique autrefois galant homme,—paraît-il,—au prix de ce que doit être, mon cher abbé, votre intervention à vous si subtile, je gage, et si discrète. Les hommes du monde que j'ai vus les plus accomplis étaient des ecclésiastiques; quoi d'étonnant que la fréquentation de Dieu vous donne, parmi tant d'autres qualités, celle-ci?

»J'avais l'intention de répondre à mon fils, mais outre que je suis fort paresseux sur le chapitre épistolaire, j'aime encore mieux que ne lui arrive que par vous et accommodée à votre goût l'expression du contentement que j'ai des façons qu'il m'a l'air de prendre. Ce cher enfant est plein de franchise, ce qui n'est que de tradition de famille; mais il possède un art d'accoutrer les choses sans les farder cependant, qui fait la vérité bien aimable, qui, dans la vie, lui rendra les relations aisées, et que nous étions bien loin de connaître, nous autres, qui fûmes privés, en notre temps, de l'enseignement religieux. Je crois que nous en aurons fait quelqu'un, moi sans le vouloir; vous, avec infiniment de talent, par de fortes études et ces alentours adoucis dont vous savez orner vos élèves comme d'un nimbe; enfin, quelques milieux heureux, parmi lesquels celui dont, pour l'instant, je ne saurais trop approuver l'influence. Car je pense, et avec raison, que les brillants examens et la culture philosophique sont peu de choses dans la vie, en regard de cette aisance et de cette souplesse dans le commerce des hommes et des femmes, qu'il n'est jamais trop tôt d'acquérir, monsieur l'abbé, et que j'achèterais pour mon fils, à quelque prix que ce fût.

»Et vous auriez l'intention de quitter Aix déjà, monsieur l'abbé? J'en serais bien fâché pour Septime, s'il est vrai, comme il me l'affirme, que les hôtes charmants qui lui donnent une place sous leur toit s'y opposent tous également de toutes leurs forces. Je ne crains que d'abuser de leur grande indulgence vis-à-vis de mon fils et je me propose d'aller cet hiver à Néans, présenter mes hommages à madame Durosay et la remercier de sa grande bonté.

»Recevez, mon cher monsieur l'abbé, etc., etc.

»S

—En effet, dit Septime en pliant la lettre, elle ne contient rien.

XXVII

Un convoi se dirigea vers Néans, emportant pour un dernier acte, le reste des figurants au divertissement qu'avait réglé le docteur Grandier.

Ce pauvre M. de Prébendes était couché dans son fourgon funèbre, parmi de beau linge blanc et des couronnes de cyclamens; et son âme ardente et religieuse, achevée par le tour frivole d'une dernière ironie, se retrempait peut-être enfin de gravité au sein de Dieu. Dans un compartiment plus confortable, M. Durosay arrondissait sa nature grasse et bonne; madame Durosay recevait de la lumière et Septime une cruelle torture par la présence de M. Lureau-Vélin; Grandier philosophait en compagnie du cadavre.

Le docteur avait cru décent de laisser M. Durosay à la garde de sa femme, et il avait interdit à Septime, qu'il jugeait suffisamment atteint, la sombre veillée mortuaire.

On quitta Aix à une heure de nuit, et le train longea le lac éclairé d'une lune pareille à celle de la nuit d'arrivée. Cela faisait une grande sérénité dormante, environnée de l'ombre tragique des montagnes. Septime pencha la tête à la portière, et madame Durosay voulut aussi voir. Mais quand ils eurent regardé, les larmes leur jaillirent à la fois et ils sanglotèrent, pour des raisons diverses et embrouillées. M. Lureau-Vélin prolongeait l'assujettissement de ses valises dans le filet, et M. Durosay, accoutumé aux larmes depuis vingt-quatre heures, poussait seulement de petits «ah!» lamentables, en se tapant sur les genoux.

Ce lac était sous la lune un véritable paysage d'amour et de mort. Quand ils eurent regardé encore une fois, et qu'un tunnel leur eut coupé la vue, d'un coup net, ils ne purent se retenir l'un et l'autre de pousser un cri. Septime se laissait étrangler par sa douleur. Elle atteignit l'intolérable, aux premières minutes de repos depuis toutes ces affaires de deuil qui l'avaient constamment tenu en haleine. Tout était perdu; l'irrémédiable était accompli; la force même des choses voulait que la rupture eût lieu; ce n'était plus qu'une affaire, non pas même de jours, mais d'heures. M. de Jallais père devait venir à Néans assister aux obsèques et rien plus n'y retiendrait son fils. Mais, de même que des amoureux à qui l'on annoncerait la fin du monde ne penseraient pas à la fin du monde, mais à s'aimer avant qu'il ne finisse, Septime songeait à son angoisse d'amour. Il y songeait en un tel brouhaha de pensées; il s'y heurtait en un tel chaos de contradictions qu'il ne démêlait plus guère autre chose d'un peu clair que ses contusions et ses plaies vives. Ignorant de la femme, après avoir cru s'être trompé outrageusement envers elle, lors de sa fameuse exaltation d'un des derniers jours, il avait renoncé à interpréter contre elle jusque même la plus forte vraisemblance. L'aventure de Bourdeaux, presque énigmatique pour l'héroïne elle-même, ce refus singulier de demeurer avec lui seul, enclose entre quatre murs, ce manifeste étrange de l'obscur instinct, l'avait, lui, laissé stupide; et il l'attribuait à des mystères du caprice féminin qu'il renonçait à pénétrer pour l'heure. De même, elle avait terriblement pâli à la surprise de trouver M. Lureau-Vélin au débarquement; mais il avait eu lui-même une pareille émotion par le seul fait du désagrément, ne l'avait-elle pu éprouver, elle, pour cent raisons autres que la plus redoutable? Quant au voyage à Néans de cet homme inévitable, ç'avait été pour le malheureux jeune homme une perspective amère si longuement savourée à l'avance que toucher aujourd'hui la chose accomplie n'ajoutait presque rien à son état aigu. Même, il oubliait d'envisager l'avenir, le voisinage de propriété, au cas où M. Lureau-Vélin se déciderait à acheter la terre de Saint-Pont, et la séduction si menaçante pour la pauvre abandonnée. Non, tout disparaissait devant les lancinements cuisants que lui causait la présence de l'aimée, si proche et désormais inaccessible même à une parole, presque même à un regard. Il la contemplait en son costume de voyage en flanelle à carreaux, pas très élégant, datant d'avant qu'elle fût coquette, coiffée d'une petite toque écossaise, et jolie! avec la mine un peu fatiguée des tristes dernières besognes et son air pensif, les larmes essuyées, pensif comme jamais encore.

Il était probable que l'on parlerait peu, la proximité du fourgon imposait une sorte de décence silencieuse, et de plus M. Lureau-Vélin, vis-à-vis de l'idylle finissante qu'il ne pouvait ignorer, affectait une discrétion très réservée. Il s'était placé en face de M. Durosay, les deux autres coins étant occupés par madame Durosay et Septime.

Enclos en les vastes plis d'un mac-farlane couleur bure, une main gantée passée dans la boucle d'appui, l'autre caressant sa barbe soyeuse aux reflets bleus, il laissait adroitement errer ses larges yeux veloutés.

Cependant le notaire ne put l'avoir ainsi sous la main sans lui reparler de l'affaire qui le conduisait à Néans.

—Outre les agréments et les qualités positives de la terre de Saint-Pont, dont je vous ai cent fois parlé, je crois, dit maître Durosay, qu'il est temps de vous avertir d'une particularité sur quoi vous avez négligé de m'interroger; et, c'est que vous la pouvez avoir aux trois quarts de sa valeur.

»Au partage après décès de feu le marquis de Thérouette, qui avait demandé que Saint-Pont ne fût à aucun prix découpé, la propriété échut en lot unique à son fils cadet, tandis que toute la fortune liquide, sept à huit cent mille francs à peu près, passait à l'aîné, homme fort distingué, d'ailleurs immensément riche par sa femme, une Esaü! À l'inverse de son frère, le jeune de Thérouette, héritier de Saint-Pont et des chimères paternelles, esprit utopique, sans consistance, engagé dès avant la mort du marquis, par des entreprises philanthropiques au delà de ses forces, sottement marié par emballement à une petite fille de rien, ce qui lui a valu de rompre avec sa famille, a continué de plus belle à obérer son patrimoine, empruntant ici pour faire construire une maison de retraite et là pour faire face à des plantations de vignes, à des semis de bois dont le revenu présumé devait couvrir ses largesses. Bref, Saint-Pont grevé d'hypothèques est aujourd'hui à la merci d'une douzaine de créanciers, fort honorables, la plupart mes clients, que je retiens de provoquer la vente par égard pour le jeune comte et, avouons-le, aussi parce que, si Saint-Pont intact est un domaine superbe, Saint-Pont morcelé n'offre plus rien qui vaille...

Pas un muscle ne bougeait à la face de M. Lureau-Vélin; il semblait écouter ces détails comme des choses étrangères. Le notaire était presque embarrassé de la fixité de son regard doux.

Septime, qui n'entendait rien aux affaires, écoutait malgré lui celle-ci qui lui déplaisait à plusieurs titres et parce qu'il savait que madame Durosay avait toujours manifesté une grande répugnance toutes les fois qu'il s'était agi de la menace de cette vente. Depuis longtemps elle ne permettait même plus à son mari d'en parler devant elle, et le jeune homme se rappelait le mouvement qu'elle avait eu encore à Saint-Laurent-du-Pont, lors de la rencontre de M. Lureau-Vélin, quand M. Durosay avait prononcé, en faisant allusion aux désirs de ce monsieur: «J'ai ce qu'il vous faut!» Aujourd'hui, elle ne sourcillait pas, elle laissait aller l'homme d'affaires, abaissant de temps en temps ses paupières aux longs cils, puis, les relevant sur des yeux suspendus et légèrement humides, comme d'une rêverie tendre.

Le notaire poursuivait.

—Vous vous trouvez donc en présence d'une propriété sur laquelle des frais énormes ont été faits, et tels qu'un administrateur avisé eût hésité à les entreprendre. Avant quatre ans, trente-cinq hectares de vignes seront en plein rapport; une pépinière de plants américains vous permet de doubler votre vignoble sans grands sacrifices nouveaux; les ateliers de greffage, les cuves, les pressoirs, les caves vous attendent. De l'asile de retraite à peu près achevé, vous pouvez faire à votre guise une ferme modèle, un rendez-vous de chasse, que sais-je? En un mot, monsieur, on se ruine pour vous depuis des années, et il ne vous en coûte pas un radis de plus!... Ha! ha! ha! comment la trouvez-vous?

M. Durosay achevait sa description en une vaste hilarité.

M. Lureau-Vélin eut un sourire discret et fin, impénétrable.

Le train roulait dans la nuit, brûlait les stations aux trois ou quatre lumières maigres aperçues, le temps d'un clin d'œil, en la course vertigineuse. Sous la lune, le pays, montagneux d'abord, puis aplani peu à peu, hérissé de silhouettes incertaines, prenait des aspects étranges et fantasques, Septime s'efforçait de distinguer les objets trop tôt emportés, ou déformés par la clarté lunaire, ou brouillés par le mélange des reflets lumineux sur les glaces; et il lui semblait qu'on allait à travers des espaces inconnaissables avec la vitesse et l'aveuglement d'un bolide vers quelque chose de plus obscur encore que les côtés de la route, avec l'écrasement brutal comme perspective et comme fin, comme idéal imposé.

Le souvenir de certaines conversations du docteur se mêlait, comme les gouttes d'une forte liqueur âpre, aux flots de bonté qui jaillissaient par instants de son âme amoureuse. Le docteur riait de la pitié, des petits, des inhabiles et des faibles; se moquait des attendrissements pour les vaincus de la vie, et plusieurs fois, il lui avait entendu prononcer, en manière de personnelle devise, ce rouge et brûlant: «Gloire aux vainqueurs!» dont il concevait pourtant, malgré toutes sortes de secousses de son être, la foudroyante beauté. Oui, la raison était aux forts; même quand la force, à certaines périodes, devait prendre le nom d'habileté. Le triomphe de l'habileté, mais n'était-ce pas la suprématie de l'intelligence appliquée sur l'intelligence contemplative, de l'action sur l'inertie, de l'artiste créateur sur le pur dilettante, et remontant aux sources éternelles, du démiurge sur le logos?

Septime repassait ces idées et ces termes peu familiers et le sens lui en venait, en même temps que la triste évidence, et la révolte au fond de lui contre toute brutalité. Une indignation de chrétien, une colère de Jésus au Temple lui montait au visage, en confondant la sensation de la formidable avancée du train parmi la nature rapetissée, avec la conversation de M. Durosay et la lapidation de ce pauvre noble comte de Thérouette qu'il se rappelait avoir vu plusieurs fois à l'église, agenouillé sur les dalles, beau par la foi ardente de ses yeux clairs en une figure pauvre, et par sa petite femme sans naissance, repoussée par le monde, et qu'il ne conduisait que chez la misère et chez Dieu, ornée d'un grand amour.

Septime regardait madame Durosay dont les longs cils continuaient de balancer une ombre légère sur ses beaux yeux. Elle ne protestera pas, se dit-il, non, elle n'aura pas un mot, cette fois-ci, pas un signe de compassion pour cette noble infortune, ne fût-ce que pour racheter le ricanement odieux de son mari! Combien de fois, cependant, avait-elle juré, avec ce pauvre M. l'abbé, dans les causeries du soir, du temps de son indolence, à Néans, d'employer tout son crédit à retarder cette iniquité légale, à attendre les produits des plantations de Saint-Pont pour désintéresser les créanciers petit à petit; la probité du comte ne leur était-elle pas une sûre garantie? Ainsi, alors, s'arrangeaient les choses pour ces deux jolies âmes généreuses. Songeait-elle que tout effort était désormais vain? Mais en avait-elle seulement tenté un pour éviter le voyage de M. Lureau-Vélin? Et, dans l'instant, avait-elle au moins ce pli de répugnance, qu'on ne maîtrise pas, même aux grandes résignations?

Alors, il se reporta à une heure bienheureuse, en arrière, où une rage d'amour l'avait lui-même fait trouver plaisir à écraser sur les lèvres de la bien-aimée les raisins qu'il imaginait gorgés de l'âme et de la cendre féconde des morts; et il revit son sourire aussi, à elle, à cette idée. Ils se mordaient les lèvres et se pâmaient d'ivresse, tandis que, en face, de l'autre côté du lac, M. de Prébendes agonisait, et ils se sentaient très voluptueusement cruels, et qui donc n'eussent-ils pas écrasé comme ils faisaient des raisins, pour un baiser de plus? «Hélas! hélas!» fit-il, et, lentement, les seules images d'amour repassèrent en sa songerie, délicieuses et déchirantes.

Des minutes où, après les étreintes, le parfum de sa chair montait comme d'une rose que l'on vient de cueillir, et l'étourdissait et l'endormait parfois, dans un demi-songe sur son sein dont il gardait entre les lèvres la fleur sombre! Des minutes où il entendait le frôlement de sa robe, ou bien, où il s'amusait, parmi le monde, en fermant les yeux, à ne percevoir que ses mouvements, à elle, ou que son souffle, et il adorait ce bruit! D'autres où il n'avait que frôlé son doigt! Et d'autres où il goûtait le goût de sa bouche!

Elle tournait le dos à la marche du train, et, la regardant tour à tour et les objets au dehors fuyant en sens inverse, il croyait parfois la voir le quitter, s'enfuir, s'enfuir en le laissant là comme les arbres endeuillés par la nuit et les petites gares anonymes aux lumignons misérables. Et une angoisse le prenait tout à coup; il avait besoin de se cramponner à elle. Alors il eut la sensation très nette qu'il ne la toucherait jamais plus.

Ce fut atroce: il faillit crier, faire un scandale, se jeter sur elle et la couvrir de baisers, ou la tuer. Ses dents se découvraient dans une attitude de chien qui va mordre. Il n'osait pas la regarder, ni personne: il s'attendait qu'on le remarquât et lui demandât s'il était malade, car il devait être horrible. Il eût causé bien de la peur si on eût fait attention à lui.

Comme il y avait eu un long silence, il crut que l'on était endormi, et il osa lever les yeux. M. Durosay en effet commençait de somnoler. On apercevait le mâle profil de M. Lureau-Vélin, longuement prolongé par sa barbe. Madame Durosay gardait son rêve paisible et attendri, son bleu regard humide, pur comme un ciel où de légers flocons blancs étaient suspendus comme des choses caressantes.

Il y eut un arrêt à Lyon, où l'on descendit, mangea des chasselas, et revit Grandier. Comme on l'abordait, à la sortie du fourgon, avec des mines endolories, il dit:

—Je viens de passer quelques heures excellentes avec monsieur l'abbé; sa compagnie est aimable encore par le goût persistant de sa grande probité, et le sillage de sa course achevée est droit.

—Docteur! docteur! lui fut-il fait, en manière de léger reproche, à cause du ton qu'il employait à parler du défunt.

—Il est vrai, reprit-il, que nous n'avons pas tiré, l'abbé ni moi de l'accident qui lui est arrivé, un motif à accablement, ce qui eût été contraire à sa foi solide et à ma sagesse, d'ailleurs misérable. Il se trouve bien parmi de la propreté et des fleurs et son âme est sereine, ce qui est le meilleur sujet de joie d'un homme saint. Réjouissons-nous de ce que les justes, en vérité, ne meurent point.

Et, se tournant vers M. Lureau-Vélin qu'il entraînait par la manche dans un besoin de se délier la langue, toutefois, avec un vivant:

—Il n'y a de mort que pour l'amant vis-à-vis de sa maîtresse et la maîtresse vis-à-vis de son amant, parce qu'à ceux-ci la défaillance seulement d'un muscle est capitale. Hors de là, le parfum que vous sentez était la présence de quelqu'un, demeure et s'affine par la vertu de l'irréparable qui le vient sacrer tout à coup de quelque caractère mystérieux.

Mais M. Lureau-Vélin ne tenait pas à s'écarter, d'autant que sa présence avait de l'utilité. Septime, sorti du réel par l'ardeur souffreteuse de sa songerie, perdait la tête, ne savait plus retrouver le compartiment pour aller chercher le panier de fruits oublié dans le filet, et que l'on voulait partager avec M. Grandier. Avec infiniment de grâce et une habitude des pique-niques ou des soupers improvisés, M. Lureau-Vélin organisa sur un coin de table de salle d'attente, un goûter nocturne dont madame Durosay ne put se tenir de lui faire compliment. Il y maintint une bonne humeur modérée, éloignée de la philosophie paradoxale du docteur autant que d'une douleur d'enterrement. Chacun lui en sut gré; le trouva charmant. Et, faisant une distribution de pêches et de raisins, de la main à la main, il en tendit à madame Durosay une part choisie qu'il sut envelopper d'un indéfinissable, qui n'était ni tout à fait un regard, ni tout à fait un geste, qui restait inaperçu d'un quelconque mais devait être décisif à quelqu'un de préparé, et qui fit que la jeune femme visiblement frissonna.

M. Durosay buvait à la chair humide des fruits, et Grandier concevait peut-être des lendemains à son œuvre. Septime, qui ne mangeait pas, se tenait à la porte, dans une crainte fébrile d'un départ de train. Il dit tout à coup:

—Voilà qu'on fait tourner le fourgon sur la plaque mobile; où donc allez-vous être accroché, monsieur Grandier, avec notre pauvre abbé?...

XXVIII

En s'allongeant sur la couchette du wagon-salon où l'on devait passer la nuit, madame Durosay, seule à seul avec son mari qui déjà dormait, ne pensait ni à son mari, ni au cadavre qui, en tête du train, semblait conduire à quelque obscure vengeance ses futiles bourreaux, ni au philosophe Grandier, auteur mystérieux de toutes les choses accomplies, ni même, hélas! au pauvre enfant qui l'avait aidée, de sa gracieuse tendresse immaculée, à apprendre le goût de vivre, à humer les premières saveurs de sa chair nouveau-née, à se sentir femme et créature d'amour, et qui se mourait de passion de l'autre côté du petit couloir au rideau baissé, tout près de ce parfait M. Lureau-Vélin.

Du fond lointain d'elle-même, quelque chose d'inouï encore, comme le son perceptible à peine d'une musique que l'on sent vous devoir ravir, quelque chose qui, de longtemps montait, sans pouvoir affleurer jamais, qu'elle avait aspiré dans des baisers, demandé à des caresses et imploré d'étourdissements provoqués tout exprès, et vainement, enfin paraissait tout proche et déjà arrosait sa chair trop matériellement épanouie, d'une rosée qui la vivifiait, la pénétrait comme d'une âme. Qu'était-ce que cela? Qu'y avait-il de nouveau possible après les belles ivresses qu'elle avait éprouvées cependant? Les soirs fous, les fuites à la Villa-des-Fleurs en courant comme une fillette, en courant à un endroit lumineux, remuant, pour le plaisir de tourner la tête; les nuits ardentes où elle croyait user sa chair; les instants d'obstiné mutisme où elle essayait dans sa gorge, avant de le risquer aux lèvres, les mots qu'une voix suppliante sollicitait d'elle: «Je t'aime!» ces mots enfin prononcés plus tard et qui lui laissaient un peu d'amer au palais; ah! les creux apparus souvent subitement sous ses pieds, le léger vertige, et une répugnance à penser qui la précipitait à des caresses continues, imprudentes et affolées! Non, elle ne pensait pas, n'avait jamais pensé depuis son mariage au moins. Peut-être autrefois, oui! des désirs, des rêves d'existence heureuse, de tendresses un peu vagues mais qui, cependant, affecteraient assurément des formes fortes en même temps qu'aimables, de quelle manière? elle ne savait. Puis la chute de tout cela en une sorte de trou noir et vide où elle avait fermé les yeux et s'était enclos la cervelle. Et depuis qu'elle ressuscitait dans sa chair, c'était d'aujourd'hui seulement qu'elle se sentait, elle, sa personnalité, son être sûr de soi, ressuscitée. Enfin, son corps et son âme chantaient, et c'était par son cœur ému qu'elle en percevait l'harmonie. Son cœur! ah! son cœur enfin battait! Elle le sentait! elle se sentait toute!

Elle eut encore une de ces jolies mignardises et voulut voir, voir son cœur battre; elle souleva d'un doigt la chemise sur sa gorge et regarda longuement l'agitation de son sein. Elle remarqua qu'elle était attentive à l'agitation plutôt qu'à son sein pour quoi elle avait eu auparavant une infinie complaisance. En vérité, elle n'avait jusqu'à présent aimé qu'elle.

XXIX

Aux petites stations, dans la campagne, en ces endroits où l'on n'aperçoit pas de ville, mais seulement, derrière la gare, des arbres et des champs, et où s'arrête, pour rien, le chemin de fer départemental, le silence glaçait le cœur de Septime. Il n'avait encore rien éprouvé de la sorte. Mais au sortir d'une ville élégante et d'une vie émue, où chaque spectacle était une surprise, chaque être une énigme, et chaque minute un mouvement, l'aspect de cette maison environnée de solitude, de ces prairies muettes où le soleil promenait ses beaux rayons derniers, pour aucun être, de cet unique employé sifflant le départ, seul bruit, donnait au malheureux amant la terreur d'un immense vide, d'une effrayante inanité.

Les beaux projets héroïques d'enlèvement, d'amours à l'autre bout du monde, qu'il avait caressés? Tués, anéantis, par la réalité médiocre. Mais déjà lui-même se formait au réel, et s'il s'étonnait, c'était de ne pas s'étonner davantage de n'avoir pas fui avec elle, d'être encore sur cette route banale de Néans en un état de pitoyable tristesse, au lieu de se pâmer en des endroits rêvés si loin du commun de la vie. Une force des choses, plus puissante que nos pauvres désirs, ne semblait-elle pas s'acharner à tout aplatir, à dompter nos gestes et notre volonté, à tout réduire à un ordinaire train-train Oh! misère! Déjà le romanesque, l'aimable et cher romanesque, floraison de la vie jeune, un peu fate, un peu gauche, un peu ridicule et charmante, se fanait et tombait comme les atours magnifiques d'une comédienne ordinaire qui, un instant, à nos yeux, fut fée. Ainsi on brûlait, on voulait accomplir des choses étonnantes et admirables, et l'on était si pris, si englué dans le commun que les efforts se perdaient dans l'atmosphère filandreuse; autant eût valu se débattre en un tonneau de poix. Et il revenait, le bel amant, heurter son élan contre les murs de ce village infime et plat, apporter son poème paradisiaque en hommage à la minuscule convention de cette société que composaient M. le curé et mademoiselle Hubertine la Hotte, les fournisseurs, les laveuses et les bonnes!...

M. de Prébendes, lui, au moins, était mort.

C'était vers le soir, et on approchait de Néans.

Septime vit le moment que la bien-aimée allait descendre sur le sable et s'éloigner, durant que lui, s'acheminerait du côté de sa chambre, au presbytère; et ce serait fini. Il s'arrêta de penser.

On aperçut dans la cour de la gare ornée de rosiers du Bengale, M. le curé doyen en surplis, avec la croix. Il était si vieux et si faible qu'on lui avait avancé une chaise, et il attendait, les deux mains sur les genoux, entre de petits enfants de chœur en noir et quelques ecclésiastiques des paroisses voisines. Et toute la dévotion de Néans était groupée autour de ce noyau. On aurait vu les rubans verts de mademoiselle Hubertine la Hotte si elle ne les eût remplacés pour la circonstance par tout ce que le deuil peut fournir de plus épaissement lugubre. Elle se tenait à la tête des pieuses femmes, et à certains mouvements qu'elle fit, aussitôt suivis de déplacements de la forêt des voiles noirs, il était apparent qu'elle réglait la pompe des funérailles comme un maître des cérémonies.

Plus loin s'étalait le troupeau du menu peuple avec un bout de crêpe sur le bonnet blanc. Le conseil de fabrique était sur le quai d'arrivée, avec six porteurs en bras de chemise. Hors des barrières de la gare, allaient de groupe en groupe, les autorités de la ville, témoignant par leur présence et par cet écart cependant, de leur déférence envers l'homme qu'était feu M. de Prébendes, et de leur réserve vis-à-vis du caractère religieux dont il était revêtu.

Tout cet appareil fut sur le point d'agir sur Septime; il se sentit une seconde poindre la pauvreté d'une douleur municipale. Mais, levant les yeux sur la jeune femme qui, avant de descendre, s'encombrait de petits paquets, il reçut de quelques-uns de ses gestes un attrait subit, brutal, condensé, résumé de longs mois de charme continu, qui lui souleva littéralement le cœur: il crut que tout, définitivement, se disloquait en lui, qu'il allait mourir. Il dut avoir l'air épouvantablement malheureux, et les pierres mêmes eussent eu pitié de lui au moment où il implorait un regard d'adieu. Elle abaissa par hasard les yeux sur lui; elle le regarda comme un étranger.

Il le comprit, en eut la certitude, par une clairvoyance de malade. Il y a des douleurs si aiguës que, de même que certains sons trop élevés ou trop bas, on ne perçoit plus. Rien ne se contracta davantage sur son visage; il prit des colis, descendit, marcha, sourit même peut-être, en automate sur quoi rien, rien au monde n'avait prise; son cœur était saturé. Elle descendit sur le sable, et le bruit de ses pas s'éloigna. Il s'achemina du côté de sa chambre, au presbytère. Les chantres élevèrent la voix, et le cortège qui conduisait les restes de M. de Prébendes à l'église arrangée en chapelle ardente commença de prendre ce pas au rythme inspiré par tout ce que l'affectation peut inventer en fait d'accablement.

XXX

Le son des cloches de Néans répandait sur la ville ce quelque chose de banalement attristé, qui exaspère la vraie douleur. Un épais fourmillement noir s'échappait du cimetière et dégringolait à pas menus la route inclinée et sinueuse. C'étaient des personnes à dos courbé, tout le corps engoncé dans l'appareil funéraire, appesanties par l'affliction, hormis du côté de la langue qui exprimait avec abondance et agilité des doléances au sujet du défunt, et des hypothèses à perte de souffle au sujet de M. Lureau-Vélin. Les dames de la société s'apercevaient, s'approchaient, se saluaient et reprenaient leur petit train à la façon des insectes qui ont à leur rencontre un choc des antennes et repartent.

Un monsieur dodu, rose et aux favoris blancs tenait compagnie au docteur Grandier, et tout en causant, se faufilait avec lui parmi les groupes. C'était M. de Jallais, conseiller général, le père de Septime. Dans le courant de la conversation, ces messieurs s'arrêtaient parfois, et continuaient de discourir, immobiles. Ils étaient alors frôlés par les pieuses femmes qui font toujours la grasse cérémonie, ne quittent le cimetière qu'après avoir prié sur dix tombes et l'église qu'après un ample supplément d'oraisons. Elles laissaient, en passant, une odeur d'encens, de lavande et de renfermé. On les voyait, sous le prétexte de rattraper un coin de châle, se retourner pour voir la figure de M. de Jallais; et, au-dessus de leur bottine d'étoffe, apparaissait un bas blanc et lâche. Cela s'en allait à grands pas disloqués de créatures aussi éloignées de l'apparence d'un sexe, que de la conception d'une attitude sans simagrées. Le docteur les nommait une à une:

—Mademoiselle Mistouflet, madame Duperrier, mademoiselle Sirop, mademoiselle Pincé... etc. Voici madame Lespingrelet qui, au rebours de ces stérilités, a conçu pour la treizième fois... Nous n'avons pas vu encore mademoiselle Hubertine la Hotte.

»Monsieur, poursuivit le docteur, sans changer de ton, c'est vous qui avez tué notre malheureux abbé...

—Holà donc! mon cher docteur?...

—Eh! n'est-ce pas en écoutant la lecture de votre lettre, que monsieur de Prébendes a rendu l'âme?

—Il fallait qu'il y fût, dès auparavant, fort préparé, car vous avouerez que ma lettre...

— ... Contenait, hélas! tout ce qu'il fallait. Nous l'avons lue, monsieur... oh! mon confrère et moi, rassurez-vous! la soudaineté de l'accident autorisait, n'est-il pas vrai, cette enquête indiscrète? Et, comme elle marquait entre les lignes, que vous étiez informé d'un certain petit drame...

—Vous ne l'ignoriez pas?

—On n'ignore pas les secrets d'un garçon de dix-huit ans... Mais j'eus d'autres raisons d'être renseigné; et puisque, ma foi! nous sommes, comme je vois, l'un et l'autre suffisamment pourvus de documents touchant l'aventure qu'en excellent père, vous n'avez pas paru blâmer...

—Chut! eh! docteur, je vous en prie, voici quelqu'un!

—C'est monsieur Durosay qui fait une opération avec monsieur Lureau-Vélin: nous sommes tout à notre aise... Je puis donc, allais-je vous dire, à propos de notre aventure, me permettre le toupet de vous confesser que je l'arrosai de mes soins...

—Oh!

—Il est tard pour s'effaroucher d'une entreprise dont le succès mérita votre assentiment. Complices d'un crime de lèse-société, ajouterai-je emphatiquement, monsieur, donnons-nous la main!

—Ah! çà, mais! vous me faites apparaître la chose sous un aspect de gravité...

— ... Qui fut celui, tout justement, sous lequel le cher défunt l'envisagea. Croyez-vous donc que je l'aie prise moi-même à la légère?

—Baste! fit en souriant le conseiller général, tout prêt à taper sur le ventre de M. Grandier.

Grandier blêmit: il eût volontiers rendu le tapotement à la figure de l'aimable homme qui concevait cavalièrement l'amour. Rien ne l'offensait davantage. Et, bien qu'il n'eût pas sur l'honneur, tout à fait le sentiment du commun, il avait ici l'orgueil de son œuvre, longuement méditée, religieusement accomplie, et qui était autre chose, en vérité, qu'un gaulois petit jeu égrillard. Il eut un moment de silence et de réflexion glaciale. Sa contenance sévère déconcertait un bon galant papa qui avait tout uniment jugé bonne l'aubaine qui déniaisait son fils dans les conditions les plus confortables.

—Jouer! reprit Grandier, échauffé, mais, monsieur, je vous répète que nous avons tué un homme! est-ce qu'on s'amuse à cela à notre âge?

—Chut! Chut! fit M. de Jallais, qui commençait de s'effrayer.

—La responsabilité que je prends tout haut, mon cher monsieur, vous est la garantie de la conscience que j'ai mise en tout ceci. Je n'ignorais pas ce qui pouvait survenir. L'abbé était un corps fragile et une belle âme sérieuse, passionnée pour votre fils et pour la vertu. Un heurt violent l'a abattu: un petit choc subtil l'a brisé. Pouvais-je éviter l'un, puisque le danger était pour l'ascète délicat, d'être témoin du brutal amour? Étiez-vous maître de lui épargner l'autre puisqu'il s'agissait pour vous de livrer sur ce sujet brûlant votre formule paternelle?

—Quoi! docteur, vous pensez sérieusement que ma façon si discrète d'approuver la nature, de ne pas crier holà! pour un événement, en définitive, assez commun, sinon plaisant, et où la vanité d'un père...

—Monsieur, chaque cerveau humain est un petit monde enveloppé pour ainsi dire d'une atmosphère à soi. La balance où nous pesons nos gestes et nos paroles n'a guère de justesse hors de nous. Ce qui laisse indifférent notre plateau fait pencher celui du voisin et défonce celui du voisin de notre voisin. Il y a ainsi des séries de petits mondes qui ne se touchent point sans se molester, et quelquefois grièvement. L'art serait de les discerner et d'éviter de les mettre en commun. Monsieur de Prébendes était d'une série; vous étiez d'une autre, monsieur: de quelle donc était votre fils? Ah! le parti fâcheux—permettez que je vous maltraite?—a été de laisser monsieur l'abbé ranger ce garçon dans sa série tandis que vous le gardiez dans la vôtre! Il y a un illogisme assez grave de la part des parents non chrétiens—j'entends: hommes du monde—à vouer leurs enfants aux éducateurs religieux—qui, parfois, sont des saints.—C'est faire mijoter un mélange qui détonera un jour ou l'autre. Aujourd'hui, c'est le saint qui paye les pots cassés, parce que le cher homme fut particulièrement susceptible, mais, dans combien d'autres cas, ils eussent pu être portés au compte de monsieur votre fils. J'ai vu des jeunes gens souffrir énormément des premières atteintes de l'amour qui devaient leur être délicieuses; j'en ai vu y succomber comme on se jette dans un abîme par suite de vertige; j'en ai vu s'y refuser après toute la lutte et le courage qu'il faut pour s'ôter la vie,—et n'était-ce pas précisément ce qu'ils faisaient?—On ne prend pas l'âme religieuse au sérieux, et, cependant, elle le mérite. Nous lui prêtons nos rejetons à former selon un modèle qu'il faudra briser d'un coup. C'est une école d'acrobatie où l'on apprend les exercices à rebours de ce qu'il nous convient de les voir exécuter; cependant, nous envoyons nos petits s'y rompre les muscles à l'envers.

—Vous ne voulez voir en l'Église que des démons ou des saints, mais elle a ceci de merveilleux, et que nous apprécions, nous autres indépendants, qu'elle admet précisément un état intermédiaire parfaitement conciliable avec toutes les situations... Elle apporte, comment dirai-je? une morale? une sorte de décence plutôt, j'irai même jusqu'à un vernis... Ainsi, pour ne parler que des écoles en question, vous négligez que nos jeunes gens y trouvent l'avantage de s'y former en douceur au lieu qu'en rébellion et d'y apprendre la politesse à l'encontre de ceux qui sortent à l'état de charretiers de leurs maisons d'éducation.

—Ah! monsieur, vous blasphémez votre Christ et feriez sursauter dans sa bière feu monsieur de Prébendes! L'un a fondé et l'autre a suivi, avec scrupule, une école de philosophie et de vertu dont je ne distingue pas les points de contact avec les préceptes du maintien ou du savoir-vivre, et qui répugne à vos accommodements et à vos compromissions. Vos modernes chefs d'Église ont fait de la religion une espèce de parti politique qui louvoie, comme les autres, et tire vanité, comme les autres, du nombre de ses adhérents... Mais Jésus eût été plus fier d'un seul acte de vertu accompli, que de se voir une séquelle d'un million de disciples!...

»Mais, dans l'espèce, comme dirait monsieur Durosay, vous vous fiez, mon cher monsieur, à de simples apparences. La prétendue politesse de votre éducation vient d'un abri provisoire contre des intempéries qu'il faudra braver un jour ou l'autre; ne vaut-il pas mieux tout de suite s'aguerrir? Quant à l'état de «charretier», vos néophytes qui ont, pour le reste des choses, des façons de petits-maîtres, sont fort mal dégrossis vis-à-vis de l'amour, par exemple, dont la fonction est cependant principale: et rien n'égale leur brutalité, quand, par ce moyen, la nature s'affranchit. Septime eût expédié dix fois monsieur de Prébendes au royaume des justes pour un cheveu de la dame de ses pensées. Et, dans cet instant, sans le savoir, il rétablissait l'ordre; séparait des séries qui n'avaient que faire accouplées; mais le trouvez-vous poli?

»L'exemple de cet enfant vaut tous les raisonnements contre ces demi-mesures que vous crûtes opportunes, parce que, n'est-ce pas? on prend son bien où on le trouve? Eh! le bien n'est pas fait de pièces et de morceaux! Le bien est tout d'une pièce, et fort carrée, sans aucun angle arrondi; il se défend sans considérations. Par quoi, il y aura toujours des chocs dans le monde. Au fond, rien n'importe que de choisir son carré selon sa nature et ses forces et le faire valoir contre tout. Votre civilisation? vos mœurs adoucies, policées? Mais elles aboutissent à des résultats identiques à ceux qu'on obtiendrait par les procédés les plus dénués de modernité! Vous ne fîtes, monsieur, pas moins de mal à l'abbé par vos façons courtoises de lui confier une âme et de vous la réserver en partie, que ne lui en causa votre fils par la brutale impudeur de son instinct... ou moi-même, par ma guerre déclarée.

—Ah! çà, mais il y eut donc un vrai complot?

—Le combat des séries diverses seulement, monsieur, ou le remuement anguleux des carrés, si vous préférez. Hélas! nous n'avons pas ébréché que l'abbé, mais aussi d'autres objets fort dignes, auxquels allait notre respect. Il le fallait!

»On n'atteint pas l'âge que vous me voyez, monsieur, avec une pratique quotidienne des misères, sans se former sur le meilleur bien humain quelques idées un peu nettes. C'est à la plénitude de la vitalité que ma vieille cervelle de physiologue l'a reconnu. De la beauté, de la santé et de l'amour! Ah! monsieur! que vaut le reste du monde si vous en retranchez cela? Et il faudrait avoir l'âme plus sèche que l'académie de ces vénérables demoiselles qui passent ici, pour arrêter l'élan qui vous incite à le répandre, ce meilleur bien, à le voir fleurir autour de soi. Si ce n'est que par la guerre que j'y puis atteindre, vive la guerre! Je heurte les angles de mon bien! gare! gare!... On résiste, on m'oppose l'emboîtement serré des petits carrés d'alentour; petites conventions, petite morale, petites amitiés, petite paix ensommeillée!... Mais vivre! vivre! Vous oubliez donc de vivre? Quand donc vivrez-vous? Demain? Quelle langue parlez-vous? Aujourd'hui! Voilà le mot humain. La vie, c'est une proie qu'il faut saisir à la façon de la bête qui se précipite sur la chair sanglante; c'est une substance qui se déchiquette à belles dents... un peu féroces, oui; un peu féroces! Tant que du sang nous coulera par les veines, vous n'empêcherez pas qu'il y ait en nous un peu du fauve ou du guerrier dont les bonds ont de la beauté. Une beauté qui se démode! Ta! ta! ta! Cela est prisé en amour; et voici quelque chose que tous les hâbleurs n'ont pas réussi encore à démoder. Guerre donc! je secoue mon carré; j'ébrèche, je blesse, je brise: tant pis! le meilleur bien le veut!

»Monsieur, vous blâmerez peut-être une attitude qui vous paraît d'un autre temps. Les temps sont beaucoup plus proches les uns des autres qu'on ne le croit; l'histoire est la façon d'habiller diversement le même homme.

—Le fait est, docteur, que je vous citerai des épisodes de nos séances au conseil...

—Je vous dois raison, cher monsieur, de l'écorniflure que j'ai pu faire à votre carré, où les demi-mesures s'inscrivaient, non sans élégance. Voyant que votre fils, d'entre les bras d'un saint, se laissait toucher de Vénus, et s'en trouvait incommodé, et aspirait du côté d'un parti bien tranché, je ne lui refusai pas d'entrer dans le mien où il se trouvait soulagé et constituait pour moi une recrue précieuse. Il y apprit, sans s'en douter même, de la guerre le plus doux métier, et, à nous deux, nous sauvâmes une créature de beauté qui s'en allait s'étiolant. La guerre eut lieu pour elle... C'était notre Hélène, notre bien!

Grandier caressait dans l'espace la figure évoquée de la jeune femme belle et ressuscitée, et il y promenait son regard et son pouce, comme un artiste heureux.

—Vous m'en voulez de sourire, docteur, dit M. de Jallais; mais le rire est surprise, et votre œuvre a tant de... singularité!...

—Œuvre! Qu'avez-vous dit, monsieur? Hélas! ce mot seul contient toute l'ironie du monde, quand nous l'appliquons au pauvre résultat de notre industrie, dans le but de nous étayer au moins sur ce peu d'orgueil dont nous avons tant besoin! Que faisons-nous qu'aider misérablement la nature? Qu'ai-je fait que défricher des broussailles, couper, arracher çà et là, pour une plante étouffée qui me parut mériter de croître plus que tout le reste? Je l'aurai vue, ma cognée à la main, épanouie en sa toute beauté, le temps qu'on admire la jolie forme d'un nuage au coucher du soleil.

—C'est qu'il faut bien que je vous enlève votre jeune héros...

—Cela était prévu. Septime fut le rayon chaud où la brise tint en suspens le pollen qui fructifie. La poussière de vie déposée, le rayon peut s'éteindre. Je ne crains même pas la douleur qui peut venir, car cela encore est une surabondance de vie qui peut dévier tout à coup en quelque ouvrage fécond. Non, non, je ne redoute que l'inertie. Et voici Néans à l'humeur égale, Néans que vous voyez d'ici, monsieur, avec le bleu de lac de ses toitures pareilles, Néans d'eau morte qui va ensevelir mes belles passions soulevées. Ah! monsieur! voilà le plus triste spectacle de l'existence, c'est Néans! La pauvre vie, les pauvres gens, les pauvres usages, la mesquinerie de chaque heure qui sonne ici, c'est de l'eau claire infiltrée dans les veines. Non! nulle douleur ne subsistera ici, nul amour n'y eût vécu. Le souci du convenable, singerie des vertus de la grande bourgeoisie d'antan, va nous reverser son affadissement; nous allons bien dormir!

»Ah! ce que j'aimais le mieux ici, après ce que vous savez, c'était l'abbé, mon pire ennemi, car il était grand par son âme ardente! Cher abbé, noble victime de notre guerre, n'implorerez-vous pas contre cette flaque de médiocrité la bonne colère de Dieu?

—Dieu, dit M. Lureau-Vélin qui s'approchait, c'est quelque chose comme un monsieur fort bien élevé et de goût exquis, qui joue aux hommes et aux émotions des hommes comme les fillettes font aux osselets, ou les jongleurs aux boules d'ivoire, les mains jolies, soignées, ornées de bagues, la raie bien faite et le sourire aux lèvres.

—Vous le faites donc à votre image? dit M. de Jallais flatteur.

—Comme tout le monde, en l'agrémentant un peu!

Grandier, sans rien dire, retrouva sa sérénité à regarder ce bel homme habile et fort, et il réfléchissait avec un pincement de lèvre, un peu cruel, à des opportunités singulières.

—Monsieur Lureau-Vélin, demanda-t-il, quand êtes-vous de Néans?

—Docteur, dans la huitaine, j'espère, si maître Durosay est expéditif... Mais qui donc, s'il vous plaît, se tient sur vos talons?

Le docteur comprit, sans se détourner, et il prononça tout haut:

—C'est mademoiselle Hubertine la Hotte qui attend la fin de notre conversation pour demander à son bon docteur une petite consultation amicale...

Et se tournant vers M. de Jallais:

—Tout Néans nous écoutait.

XXXI

MM. de Jallais, père et fils, vinrent aux Veulottes, à la tombée du jour, pour un dîner d'adieu.

Il y avait entre eux une grande gêne, à cause de ce qu'ils portaient en commun, et qui les brûlait davantage à mesure qu'ils approchaient de madame Durosay. À la vérité, le conseiller général y eût éprouvé une émotion sans amertume, si le moral de Septime n'eût été si profondément affecté. Décidément, ce garçon avait pris «l'aventure» tout à fait au sérieux. Était-ce à trouver une pareille figure que la lettre, un tantinet gaillarde, narrant l'épisode du Mont-Revard, avait préparé le pauvre papa? Hélas! la forfanterie qui suit la première heure d'amour, se peut-elle donc ainsi muer, en un temps si court!

—Allons, gros bêta! tenons-nous, sacrebleu! disait M. de Jallais le long de la route. Et il eût été heureux de causer «à cœur ouvert» avec ce «grand vilain garnement».

Septime, pour qui cette entrevue dernière était un supplice, avait retenu son père toute la journée, aux préparatifs du départ; il avait refusé la voiture, mise à leur disposition, et fait annoncer qu'il préférait se rendre à pied à la campagne. Et ils avaient quitté Néans le plus tard possible.

Ils cheminaient côte à côte. Le cœur de Septime avait trop besoin de s'ouvrir pour le pouvoir faire aisément et toute parole lui était douloureuse comme un contact sur une plaie. M. de Jallais sifflotait. Septime attendait qu'apparut l'épais bouquet d'arbres où la maison des Veulottes se cachait. Il apparut à une distance de deux kilomètres sur la pente d'une colline et dans l'instant même que la route pénétrait sur la terre de Saint-Pont.

Septime tendit la main vers la touffe de verdure lointaine, isolée dans le reste de la campagne insignifiante, et qui contenait le monde, et, la désignant à son père, il dit:

—C'est là.

—Ah! fit M. de Jallais.

—Et ici, continua Septime qui éprouvait une espèce de volupté à se faire mal, ici, c'est Saint-Pont...

—Ah!

Et ils continuèrent de marcher en silence, puis M. de Jallais reprit:

—Qu'est-ce que c'est que Saint-Pont?

On voyait le château au bout d'une longue allée d'acacias centenaires: un fort et honnête corps de logis aux fenêtres à meneaux, flanqué de deux gros pavillons aux longs toits moussus; des pigeonniers en pointe, une chapelle. Un homme, d'assez maigre apparence, dont la figure était bonne et dont les yeux, extrêmement clairs, semblaient perdus en songe, tournait l'allée précisément.

—Saint-Pont, dit Septime, c'est la terre de ce monsieur-là qui est le comte de Thérouette et ruiné en bonnes œuvres, et ce sera la semaine prochaine celle de monsieur Lureau-Vélin qui est riche et très comme il faut. Il paraît que voilà trois siècles qu'il y a des Thérouette là dedans...

—Et il vend!...

—On le vend. Tu vois bien que ce n'est pas lui; tiens, il s'en va en chantonnant du côté de ses vieux murs, il n'a pas l'air de se douter qu'il n'est plus chez lui.

—C'est bien triste...

—Monsieur Grandier dit: «Tant pis pour les maladroits!»

—Monsieur Grandier!... fit M. de Jallais, souriant d'abord, puis pensif.

Il n'osa pas parler de l'homme étrange qui lui était apparu la veille, en la personne du docteur Grandier, c'était effleurer trop le sujet brûlant. La route devenait montueuse; on ralentissait le pas; le besoin de parler lui fit dire:

—Ce monsieur Lureau-Vélin est très bien.

—Très bien! confirma Septime.

Et le jeune homme éprouva tout à coup que parler de cet homme lui était un soulagement indirect, un épanchement biaisé, imprévu. Il partit d'un bond, dit tout ce qu'il savait de lui, raconta toutes les circonstances où il l'avait approché ou seulement aperçu. Il l'admirait constamment; faisait en tous points son éloge, avec une insistance où l'on sentait la conviction sincère, la complète séduction d'un jeune homme ardent par un homme accompli. Et ainsi, il savourait, avec chaque parole élogieuse, sa sourde haine immaîtrisable. Il lui semblait que, par un petit canal insoupçonné, la chose qui l'étouffait et qu'il ne pouvait dire, s'écoulait lentement, d'un mince filet âcre et continu qu'il ne pouvait plus se résoudre à interrompre. Il parlait, parlait avec volubilité. Il analysait avec la finesse inconsciente des passionnés l'effet produit sur lui par une rencontre avec cet homme. Sa prestance élégante, de loin d'abord, la noblesse de sa figure virile; le prestige de sa haute taille et de ses membres forts; son abord aimable et poli, sans nulle affectation; son intelligence ouverte, agile et répandue, et quelque chose enfin qui faisait de lui celui que l'on voudrait être. Il avait toujours gagné à le voir, à l'entendre, à le fréquenter, ne fût-ce que quelques minutes. Rien ne hausse et ne parachève aussi promptement un jeune homme que la vue nette du type qu'il se propose de réaliser. Chaque approche de cet homme attirait Septime vers son avenir, le formait en le mûrissant et lui épargnait les lentes hésitations du modelage de soi selon le type purement idéal, à quoi beaucoup de la jeunesse d'aujourd'hui, si éprise d'originalité, se perd. Et combien d'occasions il avait eues, Seigneur! de recevoir de M. Lureau-Vélin la force et la grâce virile qu'il se souhaitait! Récapitulant, il le trouvait partout, depuis l'instant même de la venue au jour de son intense vie amoureuse, depuis l'instant où il avait commencé de voir clair dans son cœur, cet être attirant et obscurément ennemi lui était apparu à toute encoignure, à tout détour de chemin et jusque même,—une fois, effroyablement!—jusque dans les bras de l'aimée: comme l'ombre même de l'amour. Grandier avait donc encore raison lorsqu'il disait que l'amour est fait de soleil et de nuit, aussi irréparablement liés que dans la vie astronomique. Cet être était la nuit conseillère féconde et terrifiante aussi. C'était lui qui avait exalté, par ses belles paroles, les deux amants timides, le soir de la montée à la Chartreuse; c'était lui dont la conversation badine et paradoxale, pareille aux jeux falots de la lune sur le grand Som et le pignon pointu, lui avait révélé le fond luxurieux de l'amour et l'ironie dont il est fardé, comme un pierrot! C'était lui qui, le piquant de jalousie, un moment, avait porté sa passion à l'aigu; à lui il devait ses pires douleurs bienheureuses. Enfin, il était la nuit profondément noire de l'avenir, avec sa terre de Saint-Pont qu'un fossé séparait des Veulottes, où une fatalité bien extraordinaire l'avait amené. Et cette nuit d'avenir, qui savait si ce n'était pas celle qui tombait, déjà! avec les bleus glacés qui se ternissaient là-bas, au bout de la route, à l'opposé du couchant? Qui savait ce qu'il y avait au juste, depuis le dernier regard échangé, l'avant-veille, avec la jeune femme, et où il avait senti ses yeux morts pour lui? Il haïssait éperdument, dans la mesure qu'il admirait et qu'il aimait; et ses paroles enthousiastes versaient dans le sein paternel le mince filet continu de fiel.

M. de Jallais ahuri attribuait cette excitation à l'approche des Veulottes, dont on s'apprêtait en s'époussetant avec son mouchoir, à pousser la grille d'entrée.

L'été torride avait semé le feuillage des tilleuls dans la grande allée d'arrivée. Septembre était, cette année-ci, de plein automne. Ces messieurs montèrent l'avenue sombre parmi l'odeur et le menu bruit des feuilles sèches.

—Madame? dit la Grand'Jeannette, en heurtant les croûtes dorées de son front, en signe d'humeur médiocre, l'est p't'êt' ben là; allez don'voir! verrez ben!

Puis, la figure de Septime, lui revenant tout à coup, elle s'attendrit.

—Ah! pauv' cher mignon! faut-i! faut-i! l'est donc parti, c'bon m'sieu l'abbé? l'est don'enterré d'hier, qu'i disent, c'est-i ben vrai Dieu possible? Oh! l'cher homme du bon Dieu!

Et comme ces messieurs s'engageaient dans le petit sentier couvert qui conduit à l'entrée de la maison bourgeoise, sa voix dolente les accompagna jusqu'au premier détour. Et elle recommença de bougonner:

—C'est les bons qui s'en vont!... Et à c't'heure qui qu'c'est qu'tout ça: des vieux, des jeunes, sans compter c'tila à la barbe que j'y donnerais pas pour sûr l'bon Dieu sans confession! qu'ça vient pardi danser la pirouette alentour de madame... ça n'vaut ren! ça n'vaut ren!

Il n'y avait personne dans le vestibule ni dans le salon. M. de Jallais, fatigué, s'assit. Mais Septime ne put tenir en place.

—C'est bon! c'est bon! je vais faire un tour de jardin.

C'était l'heure du crépuscule d'automne. Le soleil disparu laissait errer des orangés mourants sur les feuilles jaunissantes, la verdure des pins s'endeuillait autour des troncs violets et roses, et des vignes vierges parasites empourpraient l'épais duvet gris des houppes des baguenaudiers.

Septime traversa la pelouse où Lespingrelet avait dansé. L'herbe s'était redressée sur le tertre aplani; quelques fleurs de trèfle le parsemaient d'incarnat: des touffes de luzerne formaient des taches sombres. Il s'arrêta sous la charmille où il s'était étendu à regarder durant la chute du jour, un bout de bottine, le bord d'une robe à grands carreaux rouges, et l'ombre croissante des arbres. L'heure était la même, mais toutes les choses plus paresseuses, et vieillies, déjà reposées. Quand il fut certain de l'endroit, de la place même où elle avait été assise, il se baissa vers le sol comme pour le baiser; mais il crut défaillir, et demeura là.

La terre exhalait des odeurs plus fortes: toute la nature mûrie embaumait du parfum du fruit. L'or des feuillages avait, aux yeux, des caresses plus chaudes, et certaines lueurs, sur les ormes et sur les platanes, jusque même en expirant brûlaient.

Septime revécut à cette place et malgré lui les prémices délicates de son amour. Mais elles lui parurent, en ce cadre d'or rutilant, mesquines ou ridicules. Les pauvres désirs à peine osés, les tendres nuances d'une passion qui s'ignore, tout cela était misérable et lointain. Les grands malaises pour une attitude ou pour un mot un peu gauches, les anxiétés sourdes, sans raison, toute la rumeur tumultueuse d'une inconscience fatiguée d'ombre et qui s'efforce vers la lumière: autant de jeux puérils, de petites terreurs de bébé, au prix de la douleur d'homme aujourd'hui franchement éclatée, comme, à côté de lui, ces grenades au cœur sanglant!

Les bruits mêmes qui lui vinrent, extrêmement nets et clairs dans la limpidité du silence, lui semblèrent comme lui, haussés en gravité. Toute la nature parlait d'une voix mâle; un pouls solide battait à chaque chose respirante, sous la forte caresse de ce ciel pâmé et mourant déjà peut-être d'avoir atteint tout le possible de beauté.

Lorsque le ciel haleta, que les souffles légers de son agonie passèrent en frissons parmi les feuillages et que l'on toucha la nuit, un effréné désir monta de la terre. Septime crut voir son cœur parmi toutes les choses soulevées. On distinguait très bien l'odeur du sol, celle des pins, des tamaris, celle des floches, entêtante, et qui ne couvrait pas cependant le parfum plus délicat des roses. Les arbres, les fleurs et ce jeune homme palpitaient en cette minute unique du jour, minute d'angoisse et de volupté mêlées, l'incomparable instant de l'amour!

Septime se releva; il ne supportait plus la rêverie inerte; toutes ses jeunes ardeurs mûries se condensaient en un désir impérieux, brutal et pressé: le désir d'embrasser une fois encore, une fois suprême, la bien-aimée, d'écraser ses lèvres sur quelque endroit de sa chair et de crier, de hurler, de toute la force de ses poumons: «J'aime! j'aime!» parmi les ors éteints de cet automne passionné.

Il marcha, puis se mit à courir au hasard sous le couvert des allées assombries et dans la taquinerie chuchotante des feuilles sèches. Le petit bruit vieillot, bruit de bonne femme, à ses pieds, l'énervait. Il eut le ressouvenir de la jolie peur qu'elle avait eue là-dessous... Arrivé au pont de bois qui traverse le cours d'eau, il retint son pas, ayant l'idée tout à coup qu'elle était peut-être au jardin et qu'il la pourrait surprendre.

Il était arrêté et regardait de loin, parmi l'obscurité tombée, la flaque un peu plus claire de l'étang taché de nénuphars mélancoliques. Qui sait? elle était venue, peut-être, ce soir, jusqu'au potager en souvenir d'un autre soir!... Elle errait, dans l'ombre, peut-être, en compagnie de sa mémoire ornée de tendres images, et il fallait peut-être rencontrer dans cette allée de lavandes, interminable et droite, où, de gaucherie juvénile et de soir embaumé, avait été conçu son amour! Pour une telle rencontre, et pour un baiser, il sacrifiait le reste des jours à venir. Qu'elle s'enfonçât, qu'elle se perdît dans la nuit ou dans le vide, après cela, la belle allée odorante de sa passion! Que le vertige un moment senti autrefois, le long de ses lignes rigides et sans fin, pour un mot qui fuyait, le reprît et l'anéantît, cette fois, pour un lendemain qui se refusait! pourvu qu'il approchât l'être adoré dans un pareil cadre d'émotion!

Il traversa le pont sur la pointe des pieds, comme s'il était certain qu'elle fût là. Il était naïf et charmant, en sa précaution amoureuse. Il souriait. Il oubliait tout, encore une fois, pour le court instant qui allait être. Dès qu'il l'apercevrait, il lui sauterait au cou, et dans l'unique morsure qu'il lui ferait aux lèvres, il mangerait tout l'avenir. Oui, quelle qu'elle fût, quelle que fût sa pensée, à elle! il ne la voulait ni interroger, ni connaître, il était las de ces sondages vains et pénibles; de ces trop sottes interprétations d'un geste ou d'un regard où il s'était déjà trompé souvent; il ne voulait pas empoisonner sa dernière minute. Ses lèvres s'entr'ouvraient et il happait seulement la lèvre aimée.

L'ombre s'épaississait; des souffles frais passèrent; il sentit l'odeur fadasse de l'étang; des noyers gaulés secouèrent le reste de leurs feuilles.

Il écouta; il s'impatienta contre ce souffle qui n'en finissait pas et semblait couvrir un bruit de paroles! Il se trompait. Mais non, cependant. Des paroles! elle n'était pas seule; tout était perdu; il ne la baiserait jamais plus! Mon Dieu! quelle sottise d'avoir espéré la trouver seule!... Des paroles! mais venaient-elles d'elle, seulement? Qui donc affirmait qu'elle fût là? Qui? mais l'évidence, une de ces certitudes qui s'imposent tout d'une pièce, contre quoi le moindre doute est grotesque. Elle était là.

Soudain, une forme grêle et aux mouvements disloqués remua à la porte de la resserre aux outils et Septime entendit la voix contenue de Lespingrelet qui soufflait:

—C'est-i p't'êtr' que vous cherchez mam' Durosay, m'sieu Septime? la dérangez donc point; l'est en conférence...

—Ce n'est pas vrai! fit Septime brutalement, irrité de cette affectation discrète et d'une subite terreur qui l'empoigna aux tempes et le glaça tout entier.

—À vot'aise! mais je veux ben qu'la cloche me tombe sur l'occiput au premier coup de l'Angelus du matin, si ce n'est pas vrai qu'v'là mam'Durosay dans l'allée des lavandes à s'causer avec vot'monsieur...

—C'est bon! dit Septime, de la même façon qu'il eût cinglé, d'un coup de cravache, le visage de quelqu'un.

—Après ça!... fit le jardinier-sacristain, en soulevant ses épaules et s'éloignant avec des gestes d'araignée; et il se retourna, déjà enfoncé dans l'ombre, pour ajouter en manière de bonsoir:

Benedicat vos!...

Septime fut lâche. Il éprouva parfaitement qu'il se méprisait pour ce qu'il allait faire. Mais ce n'est pas pour les satisfactions de l'orgueil que l'on sert le dieu Amour; et quel bas service n'est anobli par cela seul qu'il est du dieu? Le pauvre enfant voulut surprendre les paroles que sa maîtresse versait si près de l'oreille de son ennemi, dans le délice du soir parfumé par l'odeur des fruits. Il rampa derrière les poiriers; il dérangeait des branches lourdes, et des poires tombaient, exhalant du musc. Il s'empêtra dans des plants de thym et faillit mordre en tombant leur petite feuillure odorante; il approchait des lavandes et reçut d'elles une pleine bouffée de l'heure ancienne. Mêlée si nettement à l'heure présente, virile et tragique, elle le grisa. Il ignora complètement ce qu'il allait faire. Et il continuait d'avancer en rampant, comme une bête nocturne, sous les branches basses qui lui heurtaient la bouche avec la chair de leurs fruits, tendue ironiquement, pareille à celles de belles filles offertes par une nuit amoureuse.

Il aperçut les deux ombres côte à côte. Elles marchaient proches et séparées. Il les vit avec une grande netteté malgré l'ombre. Elles étaient grandes, sveltes et pleines cependant, fortes et élégantes, harmonisées parfaitement. M. Lureau-Vélin était nu-tête, comme s'il fût sorti pour faire trois pas devant le perron. Elle, avait passé sur ses cheveux une mantille de dentelles. Il y avait en ce moment, entre eux, une minute de silence. Septime entendit leur respiration. Et dans le même instant, le tic tac de la charrette dans la campagne, au loin, fut perceptible. Était-il fou? Était-ce la minute d'angoisse d'autrefois qui durait? Se voyait-il? Était-ce lui le bel homme fort qui se tenait à côté de la jeune femme et cherchait sans doute le mot qui va charmer, le mot impossible en quoi tout l'embrasement d'une âme et d'une chair se révèle? Était-ce de l'avant-dernier instant que datait seulement le vertige de la longue, longue, interminable allée, et qui l'avait torturé comme un de ces cauchemars sans fin dont la durée réelle est, dit-on, si brève? Il ne pensait plus à éviter le bruit, dans son avancée dans la terre et les feuilles. Même une ombre se détourna, et quelqu'un dit à voix basse:

—Ce n'est rien, il fait un peu d'air et les feuilles sont déjà séchées...

Pourquoi le ton bas de cette voix le tortura-t-il particulièrement? À quoi bon parler bas pour dire cela?

M. Lureau-Vélin reprit:

—J'aime ces feuilles d'or, ce n'est pas triste comme on le dit; ni l'automne, ni l'hiver ne sont tristes, et la nature n'est jamais désolée: ce sont les âmes un peu bébêtes qui ont des larmoiements à revendre, et...

—Ah! je sais que vous n'aimez pas les larmes: vous vous êtes moqué de moi... oui, oui, dans le wagon, parce que vous m'avez vue pleurer.

—Je ne me suis jamais moqué de vous, j'ai regretté un moment où vous étiez moins belle...

—Oh!...

Et elle reprit presque aussitôt:

—Cependant... certaines douleurs, des chagrins...

Il la coupa, ardent et pressé:

—Il ne faut pas que vous ayez de douleurs ni de chagrins!

Septime comprit d'instinct que cette phrase, banale en soi, était tout, contenait tout, et qu'aucun mot n'était nécessaire maintenant pour achever ce que le ton dont elle avait été dite signifiait. Les mots ne sont que de la misère; l'âme parle par des mouvements et par des intonations. Cela avait été prononcé haut, tout à coup, écrasant tous les chuchotements antérieurs; cela avait été brûlant, énergique, autoritaire, enveloppant et tendrement caressant à la fois; cela signifiait un homme qui surgit d'un bond, si fort, si maître, si capable en effet d'écarter ou de briser ce qu'il voulait épargner à un être choisi, que la pauvre créature qui se sent la protégée, l'élue d'une telle puissance, est aussi l'esclave immédiate, la petite bête domptée. De même que Septime avait subi l'étrange séduction de cet homme, il était certain qu'à cette heure, elle la subissait, qu'elle ne pouvait s'y soustraire. Il ne l'aima pas moins, il l'eût aimée alors même qu'il l'eût vue se donner tout entière: il aimait à ce point, où l'amour ayant atteint quelque chose de surhumain à force de passion, ne peut plus être blessé. Son cœur n'offrait plus de place à la haine; il ne pensa même pas à détester la hardiesse de son rival. Une demi-heure auparavant, il le maudissait sans raison; la raison venue, il oubliait de lui cracher à la face. Il s'avançait seulement toujours, absent de soi, mû par une force obscure qui poussait tout son être amoureux vers l'objet d'amour, sottement, stupidement, selon la raison humaine, magnifiquement peut-être, selon quelque ordre ignoré, comme les noctuelles attirées viennent à la lumière mourir.

Tout le soir frissonnait d'aise et de beauté. La terre chantait et exhalait son haleine de baumes ensorceleurs et légers. La grande ombre de M. Lureau-Vélin se pencha, et Septime l'entendit murmurer:

—Je vous aime!

La jeune femme eut une commotion assez violente; il y eut un peu de silence; puis elle soupira profondément; elle porta la main à ses yeux; elle soupçonna sans doute que la forte poitrine virile déjà s'avançait la recevoir; et elle y tomba.

—Pourquoi mentir ou jouer? dit-elle, c'est vous que j'attendais de tout temps...

Elle sentait l'évolution de sa chair aboutir à cet épanouissement où l'âme, enfin équilibrée, se mêle et illumine et sublimise toute chose. Comblée, ravie, elle soupira:

—Je vis! je vis!

La cloche tinta, pour l'heure du dîner. Ils se désenlacèrent.

Septime était planté, tout droit, devant eux, les yeux larges et fixes, et ils auraient pu sentir la chaleur de son souffle.

XXXII

Le plus sot fut ce malheureux enfant. M. Lureau-Vélin et la jeune femme étaient à un de ces moments qui réduisent à la plus infime mesquinerie toute intervention étrangère quel que soit le droit ou la prétention sur quoi elle se fonde. Quelques personnes demeurent encore aujourd'hui rebelles à saisir l'opportunité de l'attitude de matamore que l'on aime à prêter à l'homme qui surprend la trahison amoureuse. Et elles ont raison. Le vainqueur en amour triomphe sur tout.

M. Lureau-Vélin se retint de faire observer au jeune homme qu'il le trouvait mal élevé, et il parla immédiatement comme si de rien n'était. On parcourut l'allée de lavandes et l'on gagnait lentement la maison durant que la cloche continuait à tinter. Madame Durosay elle-même prononça quelques paroles. Si elle était émue, il ne paraissait pas que ce fût d'accablement.

Cette fois, les jambes de Septime vacillèrent. Il se sentit la bouche pleine d'amertume; le cœur lui tourna, il demeura un peu en arrière, et, comme on allait atteindre le petit pont de bois, il s'affaissa contre un massif épais de lilas et de lauriers-cerises. Il écouta le bruit des pas sur le pont; distingua, sépara les pas de l'un et de l'autre des deux êtres qui s'en allaient. Ce bruit, en son étourdissement, lui parut immense, solennel et grave; quelque chose comme, à un Jugement dernier, le dos tourné du Seigneur s'en allant de vous, définitivement. Il eut la force de les suivre encore du regard, dans l'obscurité; il espérait, sans savoir pourquoi, qu'ils regarderaient en arrière. Mais ils ne se retournèrent même pas.

Il se sentit tout froid et tout pâle, avec les tempes emperlées de fines gouttelettes de rosée glacée. Il était si jeune encore que le désir de secours, souhaité à sa défaillance, ne fut qu'un désir de tendresse. Il eût dit, comme les fillettes en danger: «Maman!» si ce cri, dont il ne faut pas rire, n'eût été éteint, dès sa première jeunesse, dans sa gorge. Il en appelait l'équivalent, sans le trouver. Tendresse! tendresse! gestes féminins et ronds dont la vue fait pleurer! chose tiède et molle, et d'essence forte cependant, qui calme et ravive! Elle ne prenait pour lui le nom d'aucun être vivant, nulle forme humaine, en sa mémoire, n'incarnait ce divin charme, ce baume miraculeux, nulle forme, hormis celle—quelques heures trop belles,—celle qui s'en allait à présent de lui, sans se retourner, sans avoir pris garde qu'il avait été là et même qu'il l'avait outragée en son expansion nouvelle! Il poussa seulement un cri faible et anonyme, qui n'eut aucun écho dans ce désert sentimental. Et, un court instant, il perdit connaissance.

Le clapotis et l'odeur de l'eau l'affectèrent dès le réveil de sa conscience. Ce petit chuchotement monotone l'exaspéra en même temps que la saveur fade qui montait des vases de l'étang lui donnait des nausées. Il s'imagina que sans cette eau, il percevrait encore le bruit des pas des amants sur les feuilles mortes et les brindilles de bois sec. Il se coucha, prêta l'oreille avec une attention ardente, comme s'il n'eût plus rien désiré que cela, distinguer encore le bruit de ces pas! Il en eût été comblé! Il pensa à se relever et à courir. Mais, outre qu'il se trouvait harassé, quelque chose lui présentait ce cours d'eau comme la limite qu'il ne franchirait plus, comme un obstacle définitif entre l'objet de son amour et lui. En effet, il éprouvait le besoin que quelque chose de matériel vînt confirmer d'une façon brutale l'impossibilité morale trop évidente d'affronter de nouveau les deux êtres dont il avait chauffé le baiser de son haleine. Il rampa sur l'herbe humide, et il était, au bord de l'étang, le torse, le cou, le nez, l'œil et l'oreille tendus, comme un fauve, vers la clairière, qu'il savait s'étendre de l'autre bord jusqu'à la maison, et où, s'il eût fait moins obscur, il eût peut-être encore reconnu des silhouettes, perçu le mouvement d'un corps. Et, n'entendant, ne voyant rien, il imagina qu'il entendait et voyait encore; il s'hallucinait par un effort fatigant et il se condamnait à épier perpétuellement les gestes elles paroles de ces deux images heureuses que sa présence, son regard ni son souffle ne pouvaient troubler.

Il s'exténuait. Il lui parut qu'il avait vécu des semaines depuis le coucher du soleil, tant les émotions se succédaient en intensité. Tout cela se passait en de brefs instants. Il crut qu'il allait encore une fois défaillir. Mais sa faiblesse se traduisit par une pesante montée de larmes qui l'allait peut-être sauver. Le silence, la nuit et le contact de l'herbe refroidie l'environnèrent du terrifiant appareil de la solitude, une torture non abolie, affreuse aux âmes tendres qui ne sont pas suffisamment trempées de pensée. Pas un être aux environs de sa vie morale! Et pis! Pas un être n'avait été jamais pour lui celui qu'on cherche, celui qu'il faut. Cette femme le trahissait; l'abbé lui avait été une sorte de tuteur, mais trop sec, ou tout à coup onctueux, mais mal à propos, à la façon qu'est pour un jeune cep délicat ces échalas de pins à écorce rude et çà et là gluants et collants de filaments résineux. M. Grandier l'effrayait par sa philosophie. Ces constatations passaient à l'état très vague en son cerveau surexcité; l'heure nocturne amplifiait son malheur. Il dépassa les limites de la raison. Il se crut un être voué de tout temps à la réprobation. Son vice était d'être trop épris, trop ému. Il ne trouvait pas où loger cette surabondance. Il n'y avait pas de place pour lui dans la vie. On voyait tous les autres s'emboîter assez bien; ils ne paraissaient ni trop grands, ni trop gauches, ni trop boiteux. Lui, à chaque instant, était blessé ou blessait; il n'était pas né viable, devait produire l'effet d'un monstre. Sa gorge se contractait et ses yeux brûlaient, il attendait le spasme de sanglots qui avortaient. Il les implorait comme le leurre d'une caresse. Sa nature de voluptueux rejaillissait en ce désir dernier d'expansion, et il en prévoyait le charme avec une acuité étonnante. Il était impatient de l'instant où la douleur serait si abondante qu'il ne pourrait manquer de suffoquer. Qui donc lui avait dit que les larmes viennent au solitaire comme de douces personnes amies dont les belles mains promenées sur le visage signifient: quelqu'un est là! quelqu'un est là! On n'est plus seul dès qu'on pleure. Les larmes n'aboutissaient pas.

Une porte qui donnait sur les champs fut poussée, à quelque cent mètres, et Septime reconnut les voix du docteur et de M. Durosay. Ces messieurs rentraient un peu en retard d'une excursion dans la campagne. Ce fut une réapparition soudaine de la vie d'antan que le pauvre garçon brûlé de fièvre, et qui vivait des temps en chaque minute, s'était formé déjà à considérer dans un reculement profond. Il en perdit l'exaltation de sa douleur et fut ramené au point de la réalité, ce qui fut pire. En entendant ces messieurs partir d'un vaste éclat de rire, durant qu'ils refermaient la porte des champs, il résolut de mourir, et là, tout de suite. S'il ne s'exécutait pas aussitôt, c'était que la mort, qu'il n'avait jamais envisagée véritablement, l'épouvantait tout à coup.

—Mon cher ami, disait M. Grandier, l'histoire des grandes actions est celle de l'écrasement des scrupules. Nous ne voyons pas, dans les annales du genre humain, d'homme à conscience timorée qui fasse à peu près bonne figure; en revanche...

Les paroles se perdaient pour Septime, lorsque ces messieurs, qui s'approchaient lentement, passaient derrière les branchages épais de cytises plantés le long de l'allée.

—... Votre monsieur de Thérouette est à bas, par la force des choses; le bateau qui ne sait pas régler sa voilure au temps qu'il fait est destiné à périr; ainsi se trient, s'assimilent ou s'éliminent dans l'estomac les aliments selon le corps qu'il faut nourrir. Soyez donc avec les choses qui ont la force, ou même et mieux, faites-les, si vous avez l'intelligence d'en découvrir le sens...

M. Durosay riait avec toute sa bonhomie naturelle à quoi s'ajoutait la ronde jovialité d'une «belle affaire» accomplie. Grandier, qui découvrait dans la «force des choses» une collaboration singulière à son œuvre, se montait, s'échauffait, de peur d'être obligé de constater qu'elles allaient peut-être au delà... De sorte que Septime entendit l'éloge de M. Lureau-Vélin, acquéreur de Saint-Pont, éloge aussi dithyrambique qu'il l'avait composé tantôt lui-même. Ce M. Lureau-Vélin avait la chance d'être exalté pour les motifs aussi divers qu'indépendants de lui. Au fond Grandier se fût contenté que madame Durosay fût ressuscitée et eût connu l'amour aux lèvres de ce jeune homme anodin qui allait partir demain en laissant derrière soi la traînée d'un parfum efficace. Mais les choses en décidaient autrement. Une page, peut-être un peu légèrement parcourue au livre de sa philosophie, s'offrait aujourd'hui en évidence aux yeux du docteur Grandier, et il y était traité de la perpétuité et de l'amplitude croissante du mouvement qui suit l'impulsion, dans le domaine moral. Mais il s'entraînait à approuver cette loi et à en bénir l'application. Et il touchait le cynisme en sa façon d'en parler à M. Durosay.

—Vous installez à votre porte cet homme charmant, capable par son esprit et par son seul aspect de donner le goût de la vie et de la lumière à notre pauvre taupinière de Néans... Ce que les Veulottes ont d'un peu rustique, d'un peu «soupe aux choux», hein? comment dirai-je? Cela était bon autrefois, mais à présent que nous avons une petite femme qui se porte bien, sacrédié! qui va aimer le mouvement, la distraction... eh! aïe donc! dame! dame!...

»Eh bien! ce que les Veulottes n'offrent pas à madame Durosay, grâce à vos excellentes relations, vous le trouvez à Saint-Pont qui, retapé, vous aura, par le diable! une belle allure. Savez-vous que ce monsieur Lureau-Vélin est de taille à nous organiser ici un petit Versailles, un petit Chantilly!...

Ces messieurs passaient à ce moment sur le pont tout retentissant encore, pour Septime, des pas de la bien-aimée perdue. Il sembla au malheureux, qui se penchait vers la mort, que son épiderme se prolongeait jusqu'à ce bois sonore et qu'on lui marchait lourdement sur ses plaies. Les paroles du docteur l'approchaient, mieux que sa volonté, vers la nappe d'eau morne et unie que les feuilles plates des nénuphars tachetaient, dans l'ombre, de grands yeux stupides.

Lorsque ces messieurs, ayant franchi le pont, et s'étant engagés dans la petite allée couverte, s'enfoncèrent dans la nuit, tout ce qui, aux yeux de Septime, avait été une image de la vie, un exemplaire d'humanité, se trouva être ou bien mort ou bien disparu dans ce trou d'ombre par où il lui semblait que l'on s'éloignait de lui irrémédiablement, les attitudes et les paroles de ceux qui s'en étaient allés par là ce soir le marquaient assez.

Le docteur continuait de discourir. Il cherchait, selon sa coutume, à se résumer avant d'atteindre la maison.

—Voyez-vous bien, mon cher Durosay, disait-il, le secret de l'existence, c'est que, de même qu'il faut prendre femme, il faut chausser une idée... plantureuse et de belle entournure, n'est-ce pas? en tous points comparable à la demoiselle de bonne famille que vous choisissez capable de vous mettre en goût chaque jour, d'orner votre nom et de contenir votre survivance dans ses flancs. Après cela, la félicité et le succès sont attachés à une constance imperturbable. Cultivez votre épouse et votre marotte, uniquement, durablement, jusqu'à l'extinction de vos feux. Une des dernières choses captivantes, en notre temps individualiste, est peut-être de voir jusqu'où un homme seul et patient peut aller. Pousser à bout!... Dieu sait ce que les extrêmes contiennent, et ce à quoi tant de timides ont failli?...

—Écoutez donc! fit brusquement M. Durosay. N'avez-vous pas entendu?

—Moi, pas du tout!... Tenez! savez-vous justement notre grand défaut? C'est la badauderie. Nous ne pouvons pas faire trois pas sans être arrêtés. Le Français est un homme qui a entrevu la huitième merveille et qui la manque parce qu'il faut qu'il assiste à un fait divers... Il conçoit, il s'élance; mais sa pensée est tout de suite amollie par de petits attendrissements...

—Mais, docteur, je vous affirme, il y a eu un bruit dans l'eau; je ne sais pas si on n'a pas crié!...

—Allons donc!... Où ça?... à l'étang? Courons-y!...

Ils se précipitèrent. Les bords de la pièce d'eau étaient déserts; deux troncs de saules anciens, plus noirs que la nuit, heurtaient leur chef chauve et bosselé d'un air de confidence. L'approche bruyante des pas ne dérangea pas les grenouilles; ces messieurs dirent ensemble:

—Les grenouilles sont toutes à l'eau; il y a eu évidemment quelque chose.

Et pendant que Grandier, se penchant à plat ventre, observait quelques ondes concentriques alentour d'un léger remous, M. Durosay écrasait du pied un chapeau de paille qu'il reconnut. Il n'osa pas prononcer le nom du malheureux, mais il frappait l'épaule du docteur avec le chapeau. Grandier se redressa d'un bond, jeta sa veste et fut à l'eau.

—Prenez garde, fit M. Durosay, vous n'avez pas pied!...

Et il criait vers la maison, les mains en cornet sur la bouche:

—Au secours! au secours!... de la lumière!

Lespingrelet fut le premier qui accourut, clopin-clopant sur ses jambes torses, tenant une lanterne à la main. Il aperçut M. Durosay penché sur l'étang, mit les bras en croix et prononça:

Miserere mei Dominus!

Puis ce fut M. Lureau-Vélin qui se dévêtit aussitôt pour seconder au besoin le docteur qui avait fait déjà plusieurs plongeons inutiles. Lespingrelet disait la profondeur du bassin qu'il avait contribué à creuser, et le temps qu'on y avait mis. Madame Durosay arriva, pâle et décomposée; cependant la vue de son mari sain et sauf lui fit du bien. Quand elle vit M. Grandier émerger tout à coup, tenant serré sur sa poitrine quelque chose de pesant et inerte qui avait la tête de Septime, blanche et confondue parmi la barbe ruisselante du sauveteur, elle poussa un cri et fût tombée, sans le secours agile de M. Lureau-Vélin. Enfin, ce fut M. de Jallais qui courait mal, et comprenant tout, soudain, à la façon dont on le regarda, s'écria un peu naïvement:

—Je m'en doutais! je m'en doutais!

—Vous auriez bien dû nous avertir, fit quelqu'un.

Le pauvre homme perdait complètement la tête.

Il y avait un grand effarement autour de l'unique lumière. Grandier, que l'on couvrait de paletots et de gilets, pratiquait des pressions à la langue du noyé. Il était terriblement ému; mais dès que sa pensée se reposa, il leva un instant les yeux vers l'ombre où se trouvait le groupe harmonieux de M. Lureau-Vélin soutenant toujours madame Durosay; et il cherchait, incorrigible comme tout homme, à qui dire:

—Voici là-bas, dans l'ombre favorable, mon idée, ma marotte, qui va plus vite que moi, qui se prolonge sans moi; tout va bien; et j'ai le temps de m'arrêter à ce fait divers...

Paris.—Aix-les-Bains, 1893-94.

7512.—Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.
6440-9-26.