The Project Gutenberg eBook of Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires

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Title: Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires

Author: C.-F. Volney

Release date: January 29, 2009 [eBook #27931]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUINES, OU MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES ***


Œuvres

DE C. F. VOLNEY.

DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE

TOME I.

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LES RUINES,

OU

MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS

DES EMPIRES.

PAR C. F. VOLNEY,

comte et pair de france, membre de l'académie française,
honoraire de la société asiatique séante à calcuta.

PARIS,

parmantier, libraire, rue dauphine.
froment, libraire, quai des augustins.

M DCCC XXVI.

imprimerie de firmin didot,

RUE JACOB, Nº 24.

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TABLE

DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.

Notice sur la vie et les écrits de C. F. VolneyPag. i
LES RUINES.
Invocation.1
Chapitre Ier.—Le voyage.3
Chap. II.—La méditation.6
Chap. III.—Le fantôme.12
Chap. IV.—L'exposition.19
Chap. V.—Condition de l'homme dans l'univers.26
Chap. VI.—État originel de l'homme.29
Chap. VII.—Principe des sociétés.31
Chap. VIII.—Source des maux des sociétés34
Chap. IX.—Origine des gouvernements et des lois.36
Chap. X.—Causes générales de la prospérité des anciens états.40
Chap. XI.—Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états.46
Chap. XII.—Leçons des temps passés répétées sur les temps présents.58
Chap. XIII.—L'espèce humaine s'améliorera-t-elle?76
Chap. XIV.—Le grand obstacle au perfectionnement.86
Chap. XV.—Le siècle nouveau.92
Chap. XVI.—Un peuple libre et législateur98
Chap. XVII.—Base universelle de tout droit et de toute loi.101
Chap. XVIII.—Effroi et conspiration des tyrans104
Chap. XIX.—Assemblée générale des peuples108
Chap. XX.—La recherche de la vérité114
Chap. XXI.—Problème des contradictions religieuses127
Chap. XXII.—Origine et filiation des idées religieuses160
§ Ier. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances physiques de la nature166
§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme170
§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie175
§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme187
§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde193
§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers emblèmes197
§ VII. Septième système. Culte de l'ame du monde c'est-à-dire de l'élément du feu, principe vital de l'univers202
§ VIII. Huitième système. Monde-machine: culte du Démi-Ourgos, ou Grand-Ouvrier204
§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter)208
§ X. Religion de Zoroastre209
§ XI. Brahmisme, ou système indien210
§ XII. Boudhisme, ou système mystique211
§ XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil212
Chap. XXIII.—Identité du but des religions222
Chap. XXIV.—Solution du problème des contradictions236
LA LOI NATURELLE.
Avertissement de l'éditeur247
Chap. premier.—De la loi naturelle.249
Chap. II.—Caractères de la loi naturelle253
Chap. III.—Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme.260
Chap. IV.—Bases de la morale, du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de la vertu.266
Chap. V.—Des vertus individuelles.270
Chap. VI.—De la tempérance.273
Chap. VII..—De la continence.277
Chap. VIII.—Du courage et de l'activité.281
Chap. IX.—De la propreté.285
Chap. X.—Des vertus domestiques.287
Chap. XI.—Des vertus sociales; de la justice.293
Chap. XII.—Développement des vertus sociales.297
Notes servant d'éclaircissements et d'autorités à divers passages du texte.308
Lettre de Volney au docteur Priestley.353
Discours sur l'étude philosophique des langues.371
Avertissement.373
§ Ier. Nouveauté de cette étude chez les modernes: ignorance absolue des anciens à cet égard.375
§ II. École grecque: systèmes établis avant les faits observés.378
§ III. École égyptienne.380
§ IV. École juive.385
§ V. École chrétienne.394
§ VI. École philosophique: observation des faits, établie comme préliminaire indispensable à toute théorie.401
FIN DE LA TABLE.

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NOTICE

[page i]

SUR LA VIE ET LES ÉCRITS

DE

C.-F. VOLNEY.

Le sage ramène tout au tribunal de la raison, jusqu'à
la raison elle-même.

Kant.

On a cherché à établir comme un axiome que la vie d'un homme de lettres était tout entière dans ses écrits.

Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être l'histoire raisonnée de leurs diverses sensations et de la contradiction de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l'on excepte les Éloges des savants par Fontenelle, d'Alembert et Cuvier, presque toutes les notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des hommes célèbres, qu'une liste exacte de leurs ouvrages; cependant, par l'influence même que ces productions ont eue sur leur siècle,[ii] les détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de l'histoire; et l'histoire doit être moins la connaissance des faits, qu'une étude approfondie du cœur de l'homme. Les actions des héros qu'on se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à atteindre ce but, que l'exemple des vices ou des vertus dans les hommes qui ont prétendu enseigner la sagesse? Dans les premiers, une action d'éclat n'est souvent que l'élan d'un esprit exalté, que l'exécution rapide d'un dessein extraordinaire et spontané; dans les seconds, tout est le fruit d'une méditation soutenue: la vertu marque le but, la persévérance y conduit.

Pourquoi donc s'être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de toutes les sanglantes catastrophes qu'à nous présenter une analyse sévère des mœurs et des sentiments des hommes remarquables? C'est que l'homme aime les images fortes et animées; c'est qu'on peut l'émouvoir plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l'histoire, que par les douces images des vertus privées.

L'étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est à la fois curieux et instructif d'examiner comment ont supporté les malheurs de la vie, ceux qui ont enseigné les préceptes d'une philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions singulières. Le citoyen de[iii] Genève, qui consacre ses veilles au bonheur des enfants, abandonne froidement les siens; ennemi déclaré des préjugés, il n'ose les braver; ce cœur sensible est sourd aux cris de la nature, et cet esprit fort est sans cesse tourmenté par les fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric. Newton, qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l'Apocalypse. Le chancelier Bacon, le premier philosophe de l'Angleterre, fait un traité sur la Justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les citations; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l'imperfection de la nature de l'homme.

Cependant il est des savants qui, joignant l'exemple au précepte, n'ont jamais dévié des principes qu'ils ont enseignés. L'auteur des Ruines est de ce nombre; il nous est doux d'avoir à tracer la vie du philosophe éclairé, du législateur sage, et surtout de l'homme austère dont toute l'ambition fut d'être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que de l'idée d'avoir hâté celui des hommes[1].[iv]

«Les registres publics[2] constatent que M. de Volney est né le 3 février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il reçut les prénoms de Constantin-François. Son père déclara dès ce moment qu'il ne lui laisserait point porter son nom de famille[3], d'abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagréments dans sa jeunesse, et qu'ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux dont il ne voulait point qu'on le rendît solidaire sous ce rapport. Il l'appela Boisgirais, et c'est sous ce nom que le jeune Constantin-François a été connu dans les colléges.

«Son père, Jacques-René Chassebœuf, devenu veuf deux années après la naissance de son fils, le laissa aux mains d'une servante de campagne et d'une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la profession d'avocat au tribunal de Craon, d'où sa réputation s'étendit dans toute la province.

«Pendant ses absences très-fréquentes, l'enfant reçut les impressions de ses deux gouvernantes, dont l'une le gâtait, l'autre le grondait sans cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute espèce et surtout de la terreur des revenants: l'enfant en resta frappé[v] au point qu'à l'âge de onze ans, il n'osait rester seul la nuit. Sa santé se montra dès lors ce qu'elle fut toujours, faible et délicate.

«Il n'avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit collége tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire de bons latinistes. Jeté là, faible, sans appui, privé tout à coup de beaucoup de soins, l'enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia; il devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi; enfin un de ses maîtres en eut pitié, le caressa, le consola; ce fut une métamorphose en quinze jours: Boisgirais s'appliqua si bien, qu'il se rapprocha bientôt des premières places, qu'il ne quitta plus.....»

Le régime de ce collége était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu'en grondant et ne grondait qu'en frappant. Constantin souffrait d'autant plus, qu'il pouvait à peine se plaindre. Jamais son père ne venait le voir, jamais il n'avait paru avoir pour son fils cette sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu'elle est forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d'une ame sensible et aimante, Constantin ne pouvait s'empêcher de remarquer que ses camarades n'avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs pa[vi]rents. Les réflexions continuelles qu'il faisait à ce sujet, et les mauvais traitements qu'il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le voir. Aussi affligé de l'abandon dans lequel on laissait cet enfant que surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. Chassebœuf à retirer son fils de ce collége pour le mettre à celui d'Angers.

Constantin avait alors douze ans; il sentait sa supériorité sur tous ceux de son âge, et loin de s'en prévaloir et de se ralentir, il ne s'adonna au travail qu'avec plus d'ardeur. Il parcourut toutes ses classes d'une manière assez brillante pour qu'on en gardât long-temps le souvenir dans ce collége.

Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir d'Angers, et ses occupations ne lui permettant pas sans doute de s'occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre compte du bien de sa mère, et de l'abandonner à lui-même.

À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n'était pas suffisante, il fallait prendre une profession; mais, naturellement réfléchi, et voulant tout voir[vii] par lui-même avant de se fixer, Constantin se rendit à Paris.

Ce fut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette ville immense où il se trouvait pour la première fois; mais au lieu de se laisser entraîner par le tourbillon, Constantin s'adonnait à l'étude: il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques; il lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à une étude approfondie de l'histoire et de la philosophie.

Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait désirer qu'il se fît avocat; mais Constantin avait un éloignement marqué pour le barreau, comme s'il avait pressenti que cette profession, quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui paraissaient que des redites continuelles; l'étude des lois n'était en effet à cette époque qu'un immense dédale, qu'un mélange bizarre de lois féodales, de coutumes, et d'arrêts rendus par les parlements. La médecine, plus positive, et qui tend par une suite d'expériences au bonheur de l'homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le physique de l'homme. Mais ce n'était pas[viii] vers ce seul but que se dirigeaient ses études; il continuait toujours ses recherches savantes, ses lectures instructives; et passant ainsi dans le travail un temps que tous les jeunes gens de son âge perdaient dans les plaisirs, il acquit un fonds immense de connaissances en tout genre.

Il suivit ses cours pendant trois années; ce fut dans cet intervalle qu'il composa un Mémoire sur la Chronologie d'Hérodote, qu'il adressa à l'Académie. Le professeur Larcher, avec lequel Constantin se trouvait en opposition, censura ce petit ouvrage avec amertume; notre jeune savant soutint son opinion avec chaleur, et prouva dans la suite qu'il avait raison quant au fond de la question. Quelques fautes légères s'étaient, il est vrai, glissées dans son ouvrage; mais plus tard, instruit par de longues études, il eut le rare mérite de se redresser lui-même dans ses Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne; quoi qu'il en soit, ce Mémoire fit quelque sensation, et mit son auteur en rapport avec ce qu'il y avait alors de plus célèbre à Paris.

Le baron d'Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame Helvétius, qui l'invitait souvent à sa maison de Passy, où se réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin fré[ix]quentait souvent, n'ait beaucoup contribué à développer les brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en plus de toute espèce de profession: il aspirait, presque à son insu, à quelque chose de plus élevé.

Jeune encore, il avait déja vieilli dans la méditation, et son génie n'attendait que d'être livré à lui-même pour se développer et prendre un essor rapide. L'occasion ne tarda pas à se présenter; une modique succession lui échut:[4] il résolut d'en employer l'argent à entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse: il projeta de parcourir l'Égypte et la Syrie.

De tous les pays c'étaient les moins connus; après d'immenses recherches et de graves réflexions, Constantin résolut d'entreprendre de parvenir où tant d'autres avaient échoué. Pour se préparer à ce périlleux voyage, il quitta Paris, et se rendit chez son oncle.

Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l'attendaient, mais aussi entrevoyait-il la gloire qu'il devait y acquérir. Il mesura d'abord l'étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les forces qu'il lui fallait pour la parcourir.

Il s'exerçait à la course, entreprenait de faire[x] à pied des voyages de plusieurs jours; il s'habituait à rester des journées entières sans prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des murailles élevées, à régulariser son pas afin de pouvoir mesurer exactement un espace par le temps qu'il mettait à le parcourir. Tantôt il dormait en plein air, tantôt il s'élançait sur un cheval et le montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes; se livrant ainsi à mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage; on taxait d'extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi à la folie ce qui n'était que la fermentation du génie.

Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand dessein à exécution. De peur de n'être pas approuvé, il crut devoir le cacher à son père, mais il se hâta d'en faire part à son oncle. À peine lui eut-il communiqué qu'il ne s'agissait rien moins que de visiter des pays presque inconnus aux habitants de l'Europe, et dont les langages sont si différents des nôtres, qu'effrayé de la hardiesse de ce projet qu'il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de l'en dissuader, mais en vain: Constantin fut inébranlable. «Ce qui distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain,[5] [xi] c'est cette impulsion secrète qui l'entraîne comme malgré lui vers les objets d'étude et d'application les plus propres à exercer l'activité de son ame et l'énergie de ses facultés intellectuelles. C'est une espèce d'instinct qu'aucune force ne peut dompter, et qui s'exalte au contraire par les obstacles qui s'opposent à son développement.»

Aussi Constantin, loin de se rebuter, n'en était-il que plus impatient d'entreprendre son voyage; il voyait déja en idée des pays nouveaux; déja son imagination ardente franchissait l'espace, devançait le temps, et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de sa gloire.

Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom; celui que son père lui avait donné lui déplaisait; il résolut d'en prendre un autre. Il faut croire qu'il avait pour cela de fortes raisons; car son oncle l'approuva, s'occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et lui proposa enfin celui de Volney. Constantin le prit, et ce fut pour l'immortaliser.

Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé de ses amis, et s'arracha des bras de son oncle et de sa famille.

Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu'il portait à la manière des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un[xii] fusil sur l'épaule; tel était l'équipage de Volney. À peine fut-il à quelque distance d'Angers et au moment de le perdre de vue, qu'il s'arrêta malgré lui: ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne pouvaient s'en détacher; il abandonnait ce qu'il avait de plus cher, et peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit chanceler son courage; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se hâta de s'éloigner.

Il arriva bientôt à Marseille, où il s'embarqua sur un navire qui se trouvait prêt à mettre à la voile pour l'Orient.

À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa quelques mois à observer les mœurs et les coutumes d'un peuple si nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l'étendue de la carrière qu'il voulait parcourir.

En méditant cette grande entreprise, l'intrépide voyageur avait non-seulement pour but de s'instruire, mais encore de faire cesser l'ignorance de l'Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes mers ou d'immenses espaces. Il importait donc qu'il pût tout voir et tout entendre, il fallait pénétrer dans l'intérieur des divers états, et il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue arabe, aussi commune à tous les peuples de l'Orient qu'elle est inconnue parmi nous. Pour surmonter ce nouvel[xiii] obstacle, le jeune voyageur eut le courage d'aller s'enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent arabe situé au milieu des montagnes du Liban.

Là, il se livra à l'étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d'autant plus de difficultés à vaincre qu'il était privé du secours des grammaires et des dictionnaires; il lui fallait, pour ainsi dire, être son propre maître et se créer une méthode; il sentit la nécessité et conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l'étude des langues orientales.

Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à s'informer des mœurs des Arabes, des variations du climat et des diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux habitants de ces contrées dévastées. Là, comme en Europe, il ne vit que despotisme, que dilapidation des deniers du peuple; là, comme en Europe, il vit un petit nombre d'êtres privilégiés s'arroger insolemment le fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de leurs soldats, n'opposer aux clameurs du peuple que la violence et l'abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa mélancolie habituelle: trop profond pour ne pas soulever le voile de l'avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s'était éloigné que pour bien mériter d'elle.[xiv]

Ce ne fut qu'après qu'il put converser en arabe avec facilité, qu'il prit réellement son essor: il fit ses adieux aux moines qui l'avaient accueilli, et, après s'être muni de lettres de recommandation pour différents chefs de tribu, il commença son voyage.

Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d'un chef auquel il était particulièrement adressé. Aussitôt qu'il fut arrivé près de lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney lui avait remise, il lui serra les mains en lui disant: «Sois le bien venu; tu peux rester avec nous le temps qu'il te plaira. Renvoie ton guide, nous t'en servirons: regarde cette tente comme la tienne, mon fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage.» Volney n'hésita pas à se fier à l'homme qui s'exprimait avec tant de franchise: il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles à observer religieusement les lois de l'hospitalité, et combien ces hommes que nous nommons des barbares nous sont supérieurs à cet égard. Il resta six semaines au milieu de cette famille errante, partageant leurs exercices et se conformant en tout à leur manière de vivre.

Un jour le chef lui demanda si sa nation était loin du désert, et lorsque Volney eut tâché de lui donner une idée de la distance: «Mais pour[xv]quoi es-tu venu ici? lui dit-il.—Pour voir la terre et admirer les œuvres de Dieu.—Ton pays est-il beau?—Très-beau.—Mais y a-t-il de l'eau dans ton pays?—Abondamment; tu en rencontrerais plusieurs fois dans une journée.—Il y a tant d'eau, et tu le quittes

Lorsqu'ensuite Volney leur parlait de la France, ils l'interrompaient souvent pour témoigner leur surprise de ce qu'il avait quitté un pays où il trouvait tout en abondance, pour venir visiter une contrée aride et brûlante. Notre voyageur eût désiré passer quelques mois parmi ces bons Arabes; mais il lui était impossible de se contenter comme eux de trois ou quatre dattes et d'une poignée de riz par jour: il avait tellement à souffrir de la faim et de la soif qu'il se sentait souvent défaillir. Il prit congé de ses hôtes, et reçut à son départ des marques de leur amitié. Le père et le fils le reconduisirent à une grande distance, et ne le quittèrent qu'après l'avoir prié plusieurs fois de venir les revoir.

Allant de ville en ville, de tribu en tribu, demandant franchement une hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, Volney parcourut toute l'Égypte et la Syrie. Il salua ces pyramides colossales, ces majestueuses ruines de Palmyre disséminées comme autant de rochers dans ces mers de sables, et comme les seules traces des nations puissantes qui peuplaient jadis ces plaines immenses, aujourd'hui si arides.[xvi]

Observateur impartial et sage, il ne portait jamais de jugements d'après les opinions d'autrui; il voulait voir par lui-même, et il voyait toujours juste, parce que, sans passions et sans préjugés, il ne désirait et ne cherchait que la vérité.

Il employa trois années à faire ce grand voyage, ce qui paraît un prodige lorsqu'on vient à songer à la modique somme qu'il avait pour l'entreprendre. Il ne l'y dépensa pas tout entière, car à son retour il possédait encore vingt-cinq louis. Quelle sagesse ne lui a-t-il pas fallu pour vivre et voyager trois années entières dans un pays ravagé, où tout se paie au poids de l'or! Mais c'est que Volney fréquentait peu la société des villes; il était presque continuellement en voyage, et il voyageait avec la simplicité d'un philosophe et l'austérité d'un Arabe. Toujours à la recherche de la vérité, il avait renoncé à la trouver parmi les hommes; il suivait avec avidité les traces des temps anciens pour découvrir le sort des générations présentes. Occupé de hautes pensées, il aimait à errer au milieu des ruines, il semblait se complaire au milieu des tombeaux. Là il s'abandonnait à des rêveries profondes. Assis sur les monuments presque en poussière des grandeurs passées, il méditait sur la fragilité des grandeurs présentes; il s'accoutumait à suivre les progrès de la destruction générale, à mesurer d'un œil tranquille cet horrible abîme où vont s'engouffrer[xvii] les empires et les générations, où vont s'évanouir les chimères des hommes. C'est là qu'il apprit à mépriser ce qu'il appelait les niaiseries humaines, qu'il puisa ces vérités sublimes qui brillent dans ses nombreux écrits, et cette rigidité de principes qui dirigea toujours ses actions.

Après un voyage de trois années, il revint en Europe, et signala son retour par la publication de son Voyage en Égypte et en Syrie. Jamais livre n'obtint un succès plus rapide, plus brillant et moins contesté. Il valut à son jeune auteur l'estime des gens instruits, l'admiration de ses concitoyens et une célébrité européenne: il en reçut des marques flatteuses.

Le baron de Grimm ayant présenté un exemplaire du Voyage en Égypte à Catherine II, eut l'obligeante attention de le faire au nom de Volney. L'impératrice fit offrir à l'auteur une très-belle médaille en or; mais lorsque, quelques années après, Catherine eut pris parti contre la France, Volney se hâta d'écrire à Grimm la lettre suivante en lui renvoyant la médaille:

Paris, 4 décembre 1791.

«Monsieur,

«La protection déclarée que S. M. l'impératrice des Russies accorde à des Français révoltés,[xviii] les secours pécuniaires dont elle favorise les ennemis de ma patrie, ne me permettent plus de garder en mes mains le monument de générosité qu'elle y a déposé. Vous sentez que je parle de la médaille d'or qu'au mois de janvier 1788 vous m'adressâtes de la part de S. M. Tant que j'ai pu voir dans ce don un témoignage d'estime et d'approbation des principes politiques que j'ai manifestés, je lui ai porté le respect qu'on doit à un noble emploi de la puissance; mais aujourd'hui que je partage cet or avec des hommes pervers et dénaturés, de quel œil pourrai-je l'envisager? Comment souffrirai-je que mon nom se trouve inscrit sur le même registre que ceux des déprédateurs de la France? Sans doute l'impératrice est trompée, sans doute la souveraine qui nous a donné l'exemple de consulter les philosophes pour dresser un code de lois, qui a reconnu pour base de ces lois l'égalité et la liberté, qui a affranchi ses propres serfs, et qui, ne pouvant briser les liens de ceux de ses boyards, les a du moins relâchés; sans doute Catherine II n'a point entendu épouser la querelle des champions iniques et absurdes de la barbarie superstitieuse et tyrannique des siècles passés; sans doute, enfin, sa religion séduite n'a besoin que d'un rayon pour s'éclairer; mais en attendant, un grand scandale de contradiction existe, et les esprits droits et justes ne peuvent consentir à le partager: veuil[xix]lez donc, monsieur, rendre à l'impératrice un bienfait dont je ne puis plus m'honorer; veuillez lui dire que si je l'obtins de son estime, je le lui rends pour la conserver; que les nouvelles lois de mon pays qu'elle persécute ne me permettent d'être ni ingrat ni lâche, et qu'après tant de vœux pour une gloire utile à l'humanité, il m'est douloureux de n'avoir que des illusions à regretter.

«C.-F. Volney.»

Le succès brillant qu'obtint le Voyage en Égypte et en Syrie, ne fut pas de ces succès éphémères qui ne sont dus qu'aux circonstances ou à la faveur du moment. Parmi les nombreux témoignages qui vinrent attester l'exactitude des récits et la justesse des observations, le plus remarquable sans doute est celui que rendit le général Berthier dans la Relation de la campagne d'Égypte: «Les aperçus politiques sur les ressources de l'Égypte, dit-il, la description de ses monuments, l'histoire des mœurs et des usages des diverses nations qui l'habitent, ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur qui n'ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après lui. Son ouvrage était le guide des Français en Égypte; c'est le seul qui ne les ait jamais trompés.»

Quelques mois après la publication de son voyage, Volney fut nommé pour remplir les[xx] fonctions difficiles et importantes de directeur général de l'agriculture et du commerce en Corse; il se disposait à se rendre dans cette île, lorsqu'un événement inattendu vint y mettre obstacle.

La France, fatiguée d'un joug imposé par de mauvaises institutions, venait de le briser. Le cri de liberté avait fait tressaillir tous les cœurs français, et fait trembler tous les trônes. De toutes parts les lumières se réunissaient en un seul faisceau pour dissiper les ténèbres de l'ignorance. Le peuple venait de nommer ses mandataires, et Volney fut appelé à siéger parmi les législateurs de la patrie.

Sur une observation que fit Goupil de Préfeln, il s'empressa de donner sa démission de la place qu'il tenait du gouvernement, ne regardant pas, disait-il, un emploi salarié comme compatible avec l'indépendante dignité de mandataire du peuple.

Il prit part à toutes les délibérations importantes, et, fidèle à son mandat, il se montra toujours un des plus fermes soutiens des libertés publiques.

Malouet ayant proposé[6] de se réunir en comité secret afin de ne point discuter devant des étrangers: «Des étrangers! s'écria Volney, en est-il[xxi] parmi nous? L'honneur que vous avez reçu d'eux, lorsqu'ils vous ont nommés députés, vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères et vos concitoyens? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés sur vous? Oubliez-vous que vous n'êtes que leurs représentants, leurs fondés de pouvoirs? et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards lorsque vous leur devez compte de toutes vos démarches et de toutes vos pensées?...... Ah! plutôt, que la présence de nos concitoyens nous inspire, nous anime! elle n'ajoutera rien au courage de l'homme qui aime sa patrie et qui veut la servir, mais elle fera rougir le perfide et le lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité aurait déja pu corrompre.»

Il fut un des premiers à provoquer l'organisation des gardes nationales; celles des communes et des départements, et fut nommé secrétaire dès la première année.

Il prit part aux nombreux débats qui s'élèverent lorsqu'on agita la proposition d'accorder au roi l'exercice du droit de paix et de guerre[7].

«Les nations, dit-il, ne sont pas créées pour la gloire des rois, et vous n'avez vu dans les trophées que des sanglants fardeaux pour les peuples.....[xxii]

«Jusqu'à ce jour l'Europe a présenté un spectacle affligeant de grandeur apparente et de misère réelle: on n'y comptait que des maisons de princes et des intérêts de familles; les nations n'y avaient qu'une existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme des troupeaux; pour les menus plaisirs d'une fête, on ruinait une contrée; pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses avantages naturels; la paix du monde dépendait d'une pleurésie, d'une chute de cheval; l'Inde et l'Amérique étaient plongées dans les calamités de la guerre pour la mort d'un enfant, et les rois, se disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations.»

Il finit par proposer un décret remarquable qui se terminait par ces mots:

«La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune guerre tendante à accroître son territoire.»

Cette proposition fait honneur au patriotisme éclairé de Volney, et l'assemblée se hâta d'en consacrer le principe dans la loi qui intervint. Ce fut cette même année que, sur la proposition de Mirabeau, on s'occupa de la vente des domaines nationaux; Volney publia dans le Moniteur quelques réflexions où il pose ces principes:

«La puissance d'un état est en raison de sa population; la population est en raison de l'abon[xxiii]dance; l'abondance est en raison de l'activité de la culture, et celle-ci en raison de l'intérêt personnel et direct, c'est-à-dire de l'esprit de propriété: d'où il suit que plus le cultivateur se rapproche de l'état passif de mercenaire, moins il a d'industrie et d'activité; au contraire, plus il est près de la condition de propriétaire libre et plénier, plus il développe les forces et les produits de la terre et la richesse générale de l'État.»

En suivant ce raisonnement si juste et si péremptoire, on arrive naturellement à cette conséquence, qu'un État est d'autant plus puissant qu'il compte un plus grand nombre de propriétaires, c'est-à-dire, une plus grande division de propriétés.

Jamais aucune assemblée législative n'avait offert une plus belle réunion d'orateurs célèbres. Dans les discussions importantes, ils se pressaient en foule à la tribune; tous brûlaient du désir de soutenir la cause de la liberté, mais de cette liberté sage et limitée, premier droit des peuples.

Tout le monde connaît ce mouvement oratoire de Mirabeau dans une discussion relative au clergé:.... Je vois d'ici la fenêtre d'où la main sacrilège d'un de nos rois, etc.;..... mais peu de personnes savent à qui ce mouvement oratoire fut emprunté. Vingt députés assiégeaient les degrés de la tribune nationale. «Vous aussi! dit Mirabeau à Volney[xxiv] qui tenait un discours à la main.—Je ne vous retarderai pas long-temps;—Montrez-moi ce que vous avez à dire.... Cela est beau, sublime;.... mais ce n'est pas avec une voix faible, une physionomie calme, qu'on tire parti de ces choses-là; donnez-les moi.» Mirabeau fondit dans son discours le passage relatif à Charles IX, et en tira un des plus grands effets qu'ait jamais produits l'éloquence.

C'était peu pour le représentant du peuple de se dévouer tout entier aux intérêts de son pays, il sacrifiait encore ses veilles à l'instruction de ses concitoyens.

Amant passionné de la liberté, ennemi déclaré de tout pouvoir absolu, Volney reconnut qu'il n'y avait que la raison qui pût terrasser le despotisme militaire et religieux. Dans le cours de ses longs voyages, il avait toujours vu la tyrannie croître en raison directe de l'ignorance. Il avait parcouru ces brûlantes contrées, asile des premiers chrétiens, et maintenant patrie des enfants de Mahomet. Il avait suivi avec terreur les traces profondes des maux enfantés par un fanatisme aveugle; il avait vu les peuples d'autant plus ignorants qu'ils étaient plus religieux, d'autant plus esclaves et victimes de préjugés absurdes qu'ils étaient plus attachés à la foi mensongère de leurs aïeux. Il avait vu les hommes plus ou moins plongés dans d'épaisses ténèbres; il conçut le hardi[xxv] projet de les éclairer du flambeau de la saine philosophie. C'était s'imposer la tâche de saper jusque dans sa base le monstrueux édifice des préjugés et des superstitions; il fallait pulvériser les traditions absurdes, les prophéties mensongères, réfuter toutes les saintes fables, et parler enfin aux hommes le langage de la raison. Il médita long-temps ce sujet important, et publia[8] le fruit de ses réflexions sous le titre de Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires.

Dans ce bel ouvrage[9] «il nous ramène à l'état primitif de l'homme, à sa condition nécessaire dans l'ordre général de l'univers; il recherche l'origine des sociétés civiles et les causes de leurs formations, remonte jusqu'aux principes de l'élévation des peuples et de leur abaissement, développe les obstacles qui peuvent s'opposer à l'amélioration de l'homme.» En philosophe habile, en profond connaisseur du cœur humain, il ne se borne pas à émettre des préceptes arides; il sait captiver l'attention et s'attacher à rendre attrayante l'austère vérité; il anime ses tableaux. Tout-à-coup il dévoile à nos regards une immense carrière, il représente à nos yeux étonnés une assemblée générale de tous les peuples. Toutes les passions, toutes les sectes religieuses sont en[xxvi] présence; c'est un combat terrible de la vérité contre l'erreur. Il dépouille d'une main hardie le fanatisme de son masque hypocrite, il brise les fers honteux forgés par des hommes sacriléges; il les montre toujours guidés par un vil intérêt, établissant leurs jouissances égoïstes sur le malheur des humains, et s'appliquant exclusivement à les maintenir dans une ignorance profonde. Il leur fait apparaître la liberté comme une déesse vengeresse; et comme la tête de Méduse, son nom seul frappe d'effroi tous les oppresseurs, et réveille l'espoir dans le cœur des opprimés. Le premier élan des peuples éclairés est pour la vengeance; mais le sage législateur calme leur fureur, réprime leur impétuosité, en leur apprenant que la liberté n'existe que par la justice, ne s'obtient que par la soumission aux lois, et ne se conserve que par l'observation de ses devoirs.

Dès 1790, il avait pressenti les conséquences terribles qu'auraient sur nos colonies les principes, et surtout la conduite de quelques soi-disant amis des noirs. Il conçut que ce pourrait être une entreprise d'un grand avantage public et privé, d'établir dans la Méditerranée la culture des productions du tropique; et parce que plusieurs plages de la Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers, et que des échantillons de coton avaient déja réussi, il conçut le[xxvii] projet d'y cultiver et de susciter par son exemple ce genre d'industrie.

Volney se rendit en Corse en 1792, et y acheta le domaine de la Confina, près d'Ajaccio; il y fit faire à ses frais des essais dispendieux, et bientôt des productions nouvelles vinrent attester que la France, plus que tout autre pays, pourrait prétendre à l'indépendance commerciale, puisque déja si riche de ses propres produits, elle pourrait encore offrir ceux du Nouveau-Monde. Mais ce n'était pas seulement vers l'amélioration de l'agriculture que se dirigeaient les efforts de Volney: il méditait sur la Corse un ouvrage dont la perfection aurait sans doute égalé l'importance, si nous en jugeons toutefois par les fragments qu'il en a laissés.

Les troubles que Pascal Paoli suscita en Corse, forcèrent Volney d'interrompre ses travaux et de quitter cette île. Le domaine de la Confina, que l'auteur des Ruines appelait ses Petites-Indes, fut mis à l'encan par ce même Paoli, qui lui avait donné tant de fois l'assurance d'une sincère amitié.

C'est pendant ce voyage en Corse qu'il fit la connaissance du jeune Bonaparte, qui n'était encore qu'officier d'artillerie. Le jugement qu'il émit dès lors est un de ceux qui démontrent le plus à quel haut degré il portait le génie de l'observation. Quelques années après, ayant appris en Amé[xxviii]rique que le commandement de l'armée d'Italie venait de lui être confié: «Pour peu que les circonstances le secondent, dit-il en présence de plusieurs réfugiés français, ce sera la tête de César sur les épaules d'Alexandre.»

Cependant la liberté avait dégénéré en licence; l'anarchie versait sur la France ses poisons destructeurs. Volney, qui ne pouvait plus défendre à la tribune les principes de la justice et de l'humanité, les proclamait dans des écrits pleins d'énergie et de patriotisme, et ne craignit pas de braver les hommes de 93: tantôt il les accablait sous le poids de l'évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits journaliers; tantôt, maniant l'arme acérée du sarcasme, il s'écriait:

«Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer: le fer des piques ne produit que du sang; c'est le fer des charrues qui produit du pain!»

C'en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme vertueux, de tout patriote éclairé; Volney fut dénoncé comme royaliste, et chargé de fers: sa détention dura dix mois, et il ne dut sa liberté qu'aux événements du 9 thermidor.

Enfin l'horizon s'éclaircit après l'orage, et un gouvernement nouveau parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement réparateur. On donna une forte impulsion à l'in[xxix]struction publique; une école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent choisis parmis les savants les plus illustres.

L'auteur des Ruines, appelé à la chaire d'histoire, accepta cette charge pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, puisqu'elle lui offrait les moyens d'être utile. Tout en enseignant l'histoire, il voulait chercher à diminuer l'influence journalière qu'elle exerce sur les actions et les opinions des hommes; il la regardait à juste titre comme l'une des sources les plus fécondes de leurs préjugés et de leurs erreurs: c'est en effet de l'histoire que dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour l'histoire, passé en dogme dans le système d'éducation de l'Europe, et s'attacha d'autant plus à l'ébranler, qu'éclairé par des recherches savantes, il ajoutait moins de foi à ces raconteurs des temps passés, qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par leurs passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d'hier dénaturés aujourd'hui?

Dans ses leçons à l'École Normale, Volney se livra à des considérations générales, mais appro[xxx]fondies, et qui n'étaient à ses yeux que des éléments préparatoires aux cours qu'il se proposait de faire. La suppression de cette école déja célèbre vint interrompre ses travaux.

Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d'une politique orageuse, tourmenté du désir d'être utile lors même qu'on lui en ôtait les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa jeunesse l'avait conduit en Égypte et en Syrie. L'Amérique devenue libre marchait à pas de géant vers la civilisation: c'était sans doute un sujet digne de ses observations; mais, en entreprenant ce nouveau voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui l'avaient jadis conduit en Orient.

«En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu'inspire la jeunesse; il quittait gaiement un pays d'abondance et de paix, pour aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que d'employer le temps d'une jeunesse inquiète et active à se procurer des connaissances d'un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa vie d'une auréole de considération et d'estime.

«En 1795, au contraire, lorsqu'il s'embarquait au Hâvre, c'était avec le dégoût et l'indifférence que donnent le spectacle et l'expérience de l'injustice et de la persécution. Triste du passé,[xxxi] soucieux de l'avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix, dont l'Europe ne lui offrait plus l'espérance.»

Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, loin de se livrer à un repos nécessaire et qu'il semblait y être venu chercher, Volney, toujours avide d'instruction, ne put résister à la vue du vaste champ d'observations qui s'ouvrait devant lui. Il s'était depuis long-temps persuadé de cette vérité, qu'il n'est rien de si difficile que de parler avec justesse du système général d'un pays ou d'une nation, et qu'on ne peut le faire qu'en observant et voyant par soi-même. Il se mit donc en devoir d'explorer cette nouvelle contrée, comme douze années auparavant il avait traversé les pays d'Orient, c'est-à-dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu'il parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le climat, les lois, les habitants, les mœurs, et lisant dans le grand livre de la nature les divers changements opérés par la force toute-puissante des siècles.

Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington ne pouvait voir avec indifférence l'auteur des Ruines; aussi le reçut-il avec distinction, et lui donna-t-il[xxxii] publiquement des marques d'estime et de confiance.

Il n'en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant d'être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à une petite rancune d'auteur une persécution injuste et absurde que Volney eut à essuyer. Il fut accusé d'être l'agent secret d'un gouvernement dont la hache n'avait cessé de frapper des hommes qui, comme lui, étaient les amis sincères d'une liberté raisonnable. On prétendit qu'il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis qu'il avait publié ouvertement que, suivant lui, l'invasion de cette province était un faux calcul politique.

Ce fut dans ce même temps qu'il fut en butte aux attaques du docteur Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie de catéchiser que l'incendie de sa maison à Londres n'avait pu guérir. Le physicien anglais n'avait pu lire de sang-froid quelques pages des Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s'être placé entre deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu'il proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne niait pas celle de J.-C.; Priestley, peut-être jaloux de la réputation de Volney,[xxxiii] ne négligea aucun moyen de l'engager dans une controverse suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe français, pour mieux établir la sienne; le sage voyageur n'opposa d'abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus imperturbable silence; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où il était traité d'ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à répondre, et ce fut pour dire qu'il ne répondrait plus. Dans cette réponse peu connue[10], il n'opposa aux grossièretés de son adversaire qu'une froide ironie, tempérée par l'urbanité française et soutenue par le langage de la raison; il y refusa de faire sa profession de foi, «parce que, disait-il, soit sous l'aspect politique, soit sous l'aspect religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de génie, et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissèment et d'ignorance.»

Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux États-Unis, lorsqu'ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la patrie.

À peine arrivé en France[11], son premier soin fut de renoncer à la succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il avait[xxxiv] toujours eu les sentiments d'un fils, parce qu'elle lui avait montré dans plusieurs occasions la sollicitude d'une mère.

Volney avait signalé son retour d'Égypte par la publication de son Voyage; on s'attendait généralement à voir paraître la relation de celui qu'il venait de faire en Amérique: cette espérance fut en partie déçue.

À l'époque de l'affranchissement des États-Unis, cette belle contrée attirait l'attention générale; chacun, fasciné par l'enthousiasme de la liberté, y voyait un pays naissant, mais déja riche à son aurore de tous les fruits de l'âge mûr. C'était, suivant la plupart, le modèle de tout gouvernement; mais suivant Volney ce n'était qu'une séduisante chimère. Il avait tout vu en homme impartial; il était revenu riche de remarques neuves, d'observations savantes: il conçut le plan d'un grand ouvrage où il aurait observé la crise de l'indépendance dans toutes ses phases, où il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent les Américains, de la politique de leur nouveau gouvernement, de l'extension probable des États malgré leur division sur quelques points; enfin il aurait cherché à faire sentir l'erreur romanesque des écrivains modernes, qui appellent peuple neuf et vierge une réunion d'habitants de la vieille Europe, Allemands, Hollandais et surtout Anglais des trois royaumes. Mais cet[xxxv] important ouvrage, dont cependant plusieurs parties étaient achevées, demandait un grand travail et surtout beaucoup de temps dont les affaires publiques et privées ne lui permirent pas de disposer; et d'ailleurs ses opinions différant sur beaucoup de points de celles des publicistes américains, peut-être fut-il aussi arrêté par la crainte trop fondée de se faire de nouveaux ennemis. Il se détermina donc à ne publier que le Tableau du climat et du sol des États-Unis.

Le voyage en Égypte et en Syrie avait eu un si brillant succès, que ce ne fut qu'avec défiance que Volney publia le résultat des observations qu'il avait faites en Amérique. Ce dernier ouvrage fut aussi bien accueilli que le premier. L'auteur y embrasse d'un coup d'œil ces vastes régions hérissées de montagnes inaccessibles et couvertes d'immenses forêts; il en trace le plan topographique d'une main hardie; il analyse avec sagacité les variations du climat. Sa définition pittoresque des vents est surtout remarquable. «Il n'a pas songé à les personnifier, et cependant, a dit un écrivain[12], ils prennent dans ses descriptions animées une sorte de forme et de stature homériques. Ce sont des puissances; les fleuves et le continent sont leur empire; ils commandent aux nuages, et les nuages, comme[xxxvi] un corps d'armée, se rallient sous leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts deviennent le théâtre bruyant des combats. L'exposition des marches, des contre-marches de ces tumultueux courants d'air, qui se brisent les uns contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent entre les monts à pic avec une impétuosité retentissante; tout ce désordre de l'atmosphère produit un effet qui saisit à la fois l'ame et les sens, et les fait tressaillir d'émotions nouvelles devant ces nouveaux objets de surprise et de terreur.»

Dans cet ouvrage, comme dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney ne se borne pas à une simple description des pays qu'il parcourt: il se livre à des considérations élevées; l'utilité des hommes est toujours le but de ses recherches. L'étude qu'il avait faite de la médecine lui donnait un grand avantage sur tous les voyageurs qui l'avaient précédé; il était plus à même de juger du climat, d'analyser la salubrité de l'air; il nous retrace les effets de la peste, de la fièvre jaune; il en recherche les diverses causes, et, s'il ne nous indique pas des moyens de guérir ces terribles épidémies, du moins nous apprend-il comment on pourrait les prévenir.

Différent des autres voyageurs, Volney ne nous entretient jamais de ses aventures personnelles; il évite avec soin de se mettre en scène, et ne[xxxvii] parle même pas des dangers qu'il a courus. Ce n'est cependant qu'exposé à des périls de toute espèce qu'il a pu voyager dans les pays ravagés de l'Orient et dans les sombres forêts de l'Amérique. Il avait d'autant plus à craindre la cruauté des hommes et les attaques des bêtes féroces, qu'il négligeait de prendre les précautions les plus simples qu'indique la prudence; aussi n'échappa-t-il plusieurs fois que par miracle. En traversant une des forêts des États-Unis, il s'endormit au pied d'un chêne; à son réveil, il secoue son manteau, et reste pétrifié à la vue d'un serpent à sonnettes. L'affreux reptile, troublé dans son repos, s'élance et disparaît parmi les arbres; on n'entendait plus le bruit de ses écailles, avant que Volney, glacé de terreur, eût songé à s'enfuir...

Pendant ce voyage, on avait créé en France ce corps littéraire qui sut, en peu d'années, se placer au premier rang des sociétés savantes de l'Europe. L'illustre voyageur fut appelé à siéger à l'Académie: cet honneur lui avait été décerné pendant son absence; il y acquit de nouveaux droits en publiant les observations qu'il avait faites aux États-Unis...

Trois années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la France, et les orages politiques n'étaient pas apaisés: les factions s'agitaient encore et dominaient tour à tour. Volney ne voulut pas reparaître sur la scène politique, et chercha dans l'é[xxxviii]tude des consolations contre les peines que lui causaient les malheurs de sa patrie.

À peu près vers cette époque, il vit arriver chez lui le général Bonaparte, qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années, et que le mouvement des partis avait fait priver de son grade. «Me voilà sans emploi, dit-il à Volney; je me console de ne plus servir un pays que se disputent les factions. Je ne puis rester oisif; je veux chercher du service ailleurs. Vous connaissez la Turquie; vous y avez sans doute conservé des relations; je viens vous demander des renseignements, et surtout des lettres de recommandation pour ce pays: mes services dans l'artillerie peuvent m'y rendre très-utile. C'est parce que je connais ce pays, répondit Volney, que je ne vous conseillerai jamais de vous y rendre. Le premier reproche qu'on vous y fera, sera d'être chrétien: il sera bien injuste sans doute, mais enfin on vous le fera et vous en souffrirez. Vous allez me dire peut-être que vous vous ferez musulman: faible ressource, la tache originelle vous restera toujours; plus vous développerez de talents, et plus vous aurez à souffrir de persécutions.—Hé bien, n'y songeons plus. J'irai en Russie; on y accueille les Français. Catherine vous a donné des marques de considération; vous avez des correspondances avec ce pays, vous y avez des amis.—Le renvoi de ma médaille a détruit toutes ces relations. [xxxix] D'ailleurs les Français qu'on accueille aujourd'hui en Russie, ne sont pas ceux qui appartiennent à votre opinion. Croyez-moi, renoncez à votre projet; c'est en France que vos talents trouveront le plus de chances favorables: plus les factions se succèdent rapidement dans un pays, moins une destitution y est durable.—J'ai tout tenté pour être réintégré; rien ne m'a réussi.—Le gouvernement va prendre une nouvelle forme, et Laréveillère-Lépeaux y aura sans doute de l'influence: c'est mon compatriote, il fut autrefois mon collègue; j'ai lieu de croire que ma recommandation ne sera pas sans effet auprès de lui. Je vais l'inviter à déjeuner pour demain: trouvez-vous-y, nous ne serons que nous trois.»

Le déjeuner eut lieu en effet; la conversation de Bonaparte frappa Laréveillère, déja prévenu par Volney. Le député présenta le lendemain le général à son collègue Barras; qui le fit réintégrer.

Une liaison intime ne tarda pas à s'établir entre le vertueux citoyen qui voulait par-dessus tout la liberté de son pays, et l'homme extraordinaire qui devait l'asservir; mais Volney, toujours modéré dans sa conduite et ses opinions politiques, était loin d'approuver la pétulante activité de Bonaparte.

Vers la fin de 1799, Volney, convaincu que la liberté allait périr sous les coups de l'anarchie, seconda le 18 brumaire de tous ses efforts. Le surlendemain de cette journée, Bonaparte lui en[xl]voya en présent un superbe attelage qu'il refusa; quelques semaines après, il lui fit offrir par un de ses aides de camp le ministère de l'intérieur. «Dites au premier consul, répondit Volney, qu'il est beaucoup trop bon cocher pour que je puisse m'atteler à son char. Il voudra le conduire trop vite, et un seul cheval rétif pourrait faire aller chacun de son côté le cocher, le char et les chevaux.»

Malgré cette indépendance de caractère que le consul n'était pas accoutumé à trouver dans ceux qui l'entouraient, Volney continua près de deux ans à être admis dans son intimité; il ne tarda pas à s'apercevoir cependant que l'austérité de son langage commençait à déplaire, et qu'on voulait surtout en écarter cette familiarité qu'on avait accueillie jusqu'alors. Un jour que dans une discussion importante et secrète le côté avantageux d'une mesure avait été trop vanté, et l'intérêt de l'humanité beaucoup trop négligé: «C'est encore de la cervelle qu'il y a là!» s'écria Volney en mettant la main sur le cœur du premier consul.

On a cru généralement que leur rupture avait éclaté à l'occasion de l'influence que le premier consul se préparait à rendre au clergé. Il est certain que Volney lui fit quelques observations sur la nécessité d'une extrême circonspection dans cette mesure; mais si ces observations furent reçues froidement, on peut assurer que le consul dissimula une partie du mécontentement qu'elles[xli] lui inspiraient. Les débats furent beaucoup plus vifs sur l'expédition de Saint-Domingue. Volney, qui avait été appelé à la discuter dans un conseil privé, s'y opposa de tout son pouvoir. Il représenta avec force tous les obstacles qu'on aurait à surmonter et tout ce qu'il y aurait encore à craindre, en supposant qu'on parvînt à s'emparer de l'île. «Admettons, ajouta-t-il, que les nègres, libres depuis douze ans, veuillent bien rentrer dans la servitude, que Toussaint-Louverture vous tende les bras, que votre armée s'acclimate sans danger, que votre colonie reprenne son ancienne activité; eh bien! même dans ces suppositions qui me semblent contraires aux notions du plus simple bon sens, vous commettrez la plus grave des fautes. Pensez-vous que les Anglais, aujourd'hui seuls possesseurs des mers, ne vous feront pas bientôt une nouvelle guerre pour s'emparer de cette colonie? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de sacrifices? Qu'est-ce qu'un domaine qui n'offre point à ses maîtres de communication directe pour l'exploiter, et encore moins pour le défendre?» Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent connus: des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait si clairement prédit les suites; et, suivant l'usage, ces propos furent commentés et envenimés.[xlii]

Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut la conduite que tint le philosophe au moment de l'avènement à l'empire. Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l'espoir que la France en recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, et Volney, comme tant d'autres, crut y voir un autel sur lequel on alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d'être appelé à siéger sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu'il la considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir le sénat devenir un instrument d'oppression pour la liberté individuelle comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa réputation l'obligation d'un grand acte. Au moment même où l'on proclamait l'empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L'empereur en fut vivement irrité; mais toujours maître de lui-même quand il n'é[xliii]tait pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère; et le lendemain, apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire à l'écart, et reprenant son ancien ton affectueux: «Qu'avez-vous fait, Volney? lui dit-il; est-ce le signal de la résistance que vous avez voulu donner? Pensez-vous que cette démission soit acceptée? Si, comme vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront prolongés tant que vous voudrez.» Quelques jours après, le sénat décréta qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres.

Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à la campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s'y adonna particulièrement à l'étude des langues de l'Asie. Il attribuait à notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les Asiatiques et les Européens. En effet, qu'on suppose que l'usage de ces langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne tranchante de contrastes s'efface en peu de temps; les relations commerciales n'étant plus entravées par la difficulté de s'entendre, deviendraient plus fréquen[xliv]tes, plus directes; et bientôt s'établirait un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un rapprochement de mœurs, d'usages et d'opinions.

Volney nous dit lui-même que le but qu'il s'est proposé en publiant son premier ouvrage intitulé Simplification des langues orientales, fut de faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l'étude; mais ce premier pas parut d'une telle importance à la Société asiatique séante à Calcutta, qu'elle s'empressa de compter Volney au nombre de ses membres. Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d'étendue au premier plan qu'il s'était tracé; et il osa entreprendre de résoudre un problème réputé jusqu'à présent insoluble, celui d'un alphabet universel au moyen duquel on pût écrire facilement toutes les langues.

En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et magnifique ouvrage de la Description de l'Égypte; on devait y joindre une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double nomenclature arabe et française: au premier coup d'œil la chose fut jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney fut invité à faire l'application de son système; mais il n'y consentit qu'à condition qu'il serait préalablement examiné par un comité de[xlv] savants; ne voulant pas, disait-il, hasarder l'honneur d'un monument public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut admis à une grande majorité.

Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua de présenter des développements nouveaux à sa première idée philanthropique de concourir à rapprocher tous les peuples; nous avons de lui l'Hébreu simplifié, l'Alphabet européen, un Rapport sur les vocabulaires comparés du professeur Pallas, et un Discours sur l'étude philosophique des langues.

La suppression de l'École Normale avait mis fin aux cours d'histoire que Volney avait ouverts d'une manière si brillante; mais elle n'avait pas interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens historiens. Dès 1781, il avait soumis à l'Académie, un Essai sur la chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les monuments et les traces dans les pays qu'ils avaient habités. En 1814, il publia ses Nouvelles Recherches sur l'histoire ancienne. Il y interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes par les autres, et, par un système[xlvi] continuel de comparaison, il parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. Peu d'historiens résistent à cette espèce d'enquête juridique; c'est dans leur propre arsenal qu'il va chercher des armes pour les combattre, et il le fait d'une manière victorieuse. Il s'attache surtout à résoudre le grand problème assyrien, et le résout à l'honneur d'Hérodote, qui est démontré l'auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet ouvrage, fruit d'un travail immense et preuve d'une érudition profonde, eût suffi pour la gloire de Volney.

L'étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse, abrégea ses jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, et bientôt il sentit approcher sa fin; elle fut digne de sa vie.

«Je connais l'habitude de votre profession» dit-il à son médecin trois jours avant de mourir; «mais je ne veux pas que vous traitiez mon imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort. Dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j'ai des dispositions à faire.» Le docteur paraissant hésiter: «J'en sais assez,» reprit Volney, «faites venir un notaire.»

Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n'abandonnant pas à son dernier moment l'idée qui n'avait cessé de l'occuper pendant vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne[xlvii] fussent interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur ouvrage sur l'étude philosophique des langues.

Volney mourut le 25 avril 1820; les regrets de toute la France se sont mêlés aux larmes d'une épousé, modèle de son sexe, dont la bienfaisance fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie.

Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu'à ses talents supérieurs, Volney n'en faisait usage que pour rendre heureux tous ceux qui l'entouraient. Il se plaisait surtout à encourager et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait réclamer l'appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au plaisir d'être utile.

Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d'une liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à Catherine: «Et moi, je m'en suis repenti,» dit-il aussitôt avec une sincérité philosophique. «Si, au lieu d'irriter ceux des rois qui avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une[xlviii] conduite plus modérée, la liberté n'eût pas éprouvé tant d'obstacles, ni coûté tant de sang.»

La modestie et la simplicité de son caractère et de ses mœurs ne l'abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne l'éblouirent pas un instant. «Je suis toujours le même,» écrivait-il à un de ses intimes amis, «un peu comme Jean La Fontaine, prenant le temps comme il vient et le monde comme il va; pas encore bien accoutumé à m'entendre appeler monsieur le comte, mais cela viendra avec les bons exemples. J'ai pourtant mes armes, et mon cachet dont je vous régale: deux colonnes asiatiques ruinées, d'or, bases de ma noblesse, surmontées d'une hirondelle, emblématique (fond d'argent), oiseau voyageur, mais fidèle, qui chaque année vient sur ma cheminée chanter printemps et liberté.»

On a souvent reproché à Volney un caractère morose et une sorte de disposition misanthropique, dont il avait montré des germes dans les premières années de sa vie. Ce reproche, il faut l'avouer, n'a pas toujours été sans fondement; ces dispositions furent quelquefois l'effet d'une santé trop languissante; peut-être aussi doit-on les attribuer à cette étude profonde qu'il avait faite du cœur humain, dans le cours de sa vie politique. «Malheur,» a dit un sage, «malheur à l'homme sensible qui a osé déchirer le voile de[xlix] la société, et refuse de se livrer à cette illusion théâtrale si nécessaire à notre repos! son ame se trouve en vie dans le sein du néant; c'est le plus cruel de tous les supplices......» Volney déchira le voile.

Adolphe BOSSANGE.

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[page 1]

INVOCATION.

Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux! c'est vous que j'invoque; c'est à vous que j'adresse ma prière. Oui! tandis que votre aspect repousse d'un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d'utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n'offrez-vous pas à l'esprit qui sait vous consulter! C'est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait devant les tyrans, proclamiez déja les vérités qu'ils détestent, et qui, confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, attestiez le saint dogme de l'égalité. C'est dans votre enceinte, qu'amant solitaire de la liberté, j'ai vu m'apparaître son génie, non tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de poignards, mais sous l'aspect auguste de la justice, tenant en ses mains les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de l'éternité.

Ô tombeaux! que vous possédez de vertus! vous épouvantez les tyrans: vous empoisonnez d'une terreur secrète leurs jouissances impies; ils fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous l'orgueil de leurs palais. Vous punissez l'oppresseur puissant; vous ravissez l'or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu'il a dépouillé; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de soucis le faste du riche; vous consolez le malheureux, en lui offrant un dernier asyle; enfin vous donnez à l'ame ce juste équilibre de force et[2] de sensibilité qui constitue la sagesse, la science de la vie. En considérant qu'il faut tout vous restituer, l'homme réfléchi néglige de se charger de vaines grandeurs, d'inutiles richesses: il retient son cœur dans les bornes de l'équité; et cependant, puisqu'il faut qu'il fournisse sa carrière, il emploie les instants de son existence, et use des biens qui lui sont accordés. Ainsi vous jetez un frein salutaire sur l'élan impétueux de la cupidité; vous calmez l'ardeur fiévreuse des jouissances qui troublent les sens; vous reposez l'ame de la lutte fatigante des passions; vous l'élevez au-dessus des vils intérêts qui tourmentent la foule; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples et des temps, l'esprit ne se déploie qu'à de grandes affections, et ne conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah! quand le songe de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne laissent la trace de l'utilité?

Ô ruines! je retournerai vers vous prendre vos leçons! je me replacerai dans la paix de vos solitudes; et là, éloigné du spectacle affligeant des passions, j'aimerai les hommes sur des souvenirs; je m'occuperai de leur bonheur, et le mien se composera de l'idée de l'avoir hâté.

[3]

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LES RUINES,

OU

MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS

DES EMPIRES.

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CHAPITRE PREMIER.

Le voyage.

La onzième année du règne d'Abd-ul-Hamid, fils d'Ahmed, empereur des Turks, au temps où les Russes victorieux s'emparèrent de la Krimée et plantèrent leurs étendards sur le rivage qui mène à Constantinople, je voyageais dans l'empire des Ottomans, et je parcourais les provinces qui jadis furent les royaumes d'Égypte et de Syrie.

Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes dans l'état social, j'entrais dans les villes et j'étudiais les mœurs de leurs habitants; je pénétrais dans les palais, et j'observais[4] la conduite de ceux qui gouvernent; je m'écartais dans les campagnes, et j'examinais la condition des hommes qui cultivent; et partout ne voyant que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon cœur était oppressé de tristesse et d'indignation.

Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages désertés, des villes en ruines: souvent je rencontrais d'antiques monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses; des colonnes, des aqueducs, des tombeaux: et ce spectacle tourna mon esprit vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon cœur des pensées graves et profondes.

Et j'arrivai à la ville de Hems, sur les bords de l'Oronte; et là, me trouvant rapproché de celle de Palmyre, située dans le désert, je résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés; et, après trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une vallée remplie de grottes et de sépulcres, tout à coup, au sortir de cette vallée, j'aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus étonnante: c'était une multitude innombrable de superbes colonnes debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s'étendaient à perte de vue en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands édifices, les uns entiers, les autres demi-écroulés. De toutes parts la terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de cha[5]piteaux, de fûts, d'entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d'un travail exquis. Après trois quarts d'heure de marche le long de ces ruines, j'entrai dans l'enceinte d'un vaste édifice, qui fut jadis un temple dédié au soleil, et je pris l'hospitalité chez de pauvres paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du temple; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer en détail la beauté de tant d'ouvrages.

Chaque jour je sortais pour visiter quelqu'un des monuments qui couvrent la plaine; et un soir que, l'esprit occupé de réflexions, je m'étais avancé jusqu'à la vallée des sépulcres, je montai sur les hauteurs qui la bordent, et d'où l'œil domine à la fois l'ensemble des ruines et l'immensité du désert.—Le soleil venait de se coucher; un bandeau rougeâtre marquait encore sa trace à l'horizon lointain des monts de la Syrie: la pleine lune à l'orient s'élevait sur un fond bleuâtre, aux planes rives de l'Euphrate: le ciel était pur, l'air calme et serein; l'éclat mourant du jour tempérait l'horreur des ténèbres; la fraîcheur naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée; les pâtres avaient retiré leurs chameaux; l'œil n'apercevait plus aucun mouvement sur la terre monotone et grisâtre; un vaste silence régnait sur le désert; seulement à de longs intervalles on entendait les lugubres cris de quelques oiseaux de nuit et[6] de quelques chacals...[13] L'ombre croissait, et déja dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs.... Ces lieux solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent à mon esprit un recueillement religieux. L'aspect d'une grande cité déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l'état présent, tout éleva mon cœur à de hautes pensées. Je m'assis sur le tronc d'une colonne; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m'abandonnai à une rêverie profonde.

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CHAPITRE II.

La méditation.

Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente: ici fut le siége d'un empire puissant. Oui! ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte; une foule active circulait dans ces routes aujourd'hui solitaires. En ces murs[7] où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris d'allégresse et de fête: ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa subsistance, affluait un peuple nombreux: là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l'on voyait s'échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique, les tissus moelleux de Kachemire pour les tapis fastueux de la Lydie, l'ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l'or d'Ophir pour l'étain de Thulé.

Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette! Voilà ce qui reste d'une vaste domination, un souvenir obscur et vain! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s'est substitué au murmure des places publiques. L'opulence d'une cité de commerce s'est changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le repaire des fauves; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux!... Ah! comment s'est éclipsée tant de gloire! Comment se sont anéantis tant de travaux!... Ainsi donc périssent les ouvrages des[8] hommes! ainsi s'évanouissent les empires et les nations!

Et l'histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée; je me rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces contrées; je me peignis l'Assyrien sur les rives du Tigre, le Kaldéen sur celles de l'Euphrate, le Perse régnant de l'Indus à la Méditerranée. Je dénombrai les royaumes de Damas et de l'Idumée, de Jérusalem et de Samarie, et les états belliqueux des Philistins, et les républiques commerçantes de la Phénicie. Cette Syrie, me disais-je, aujourd'hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de bourgs et de hameaux[14]. De toutes parts l'on ne voyait que champs cultivés, que chemins fréquentés, qu'habitations pressées.... Ah! que sont devenus ces âges d'abondance et de vie? Que sont devenues tant de brillantes créations de la main de l'homme? Où sont-ils ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis, ces temples de Balbeck et de Jérusalem? Où sont ces flottes de Tyr, ces chantiers d'Arad, ces ateliers de Sidon, et cette multitude de matelots, de pilotes, de marchands, de soldats? et ces labou[9]reurs, et ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d'êtres vivants dont s'enorgueillissait la face de la terre? Hélas! je l'ai parcourue, cette terre ravagée! J'ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n'ai vu qu'abandon et que solitude.... J'ai cherché les anciens peuples et leurs ouvrages, et je n'en ai vu que la trace, semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière. Les temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont comblés, les villes sont détruites, et la terre, nue d'habitants, n'est plus qu'un lieu désolé de sépulcres.... Grand Dieu! d'où viennent de si funestes révolutions? Par quels motifs la fortune de ces contrées a-t-elle si fort changé? Pourquoi tant de villes se sont-elles détruites? Pourquoi cette ancienne population ne s'est-elle point reproduite et perpétuée?

Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement et jette mon cœur dans le trouble et l'incertitude. Quand ces contrées jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, c'étaient des peuples infidèles qui les habitaient: c'était le Phénicien, sacrificateur homicide à Molok, qui rassemblait dans ses murs les richesses de tous les climats; c'était le Kaldéen, prosterné devant un serpent[15], qui[10] subjuguait d'opulentes cités, et dépouillait les palais des rois et les temples des dieux; c'était le Perse, adorateur du feu, qui recueillait les tributs de cent nations; c'étaient les habitants de cette ville même, adorateurs du soleil et des astres, qui élevaient tant de monuments de prospérité et de luxe.... Troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui devait être le prix de la piété était aux mains de ces idolâtres: et maintenant que des peuples croyants et saints occupent ces montagnes, ce n'est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces mains bénites, ne produit que des ronces et des absinthes. L'homme sème dans l'angoisse, et ne recueille que des larmes et des soucis; la guerre, la famine, la peste l'assaillent tour à tour... Cependant, ne sont-ce pas là les enfants des prophètes? Ce musulman, ce chrétien, ce juif, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de graces et de miracles? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles plus des mêmes faveurs? Pourquoi ces terres sanctifiées par le sang des martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens? Pourquoi en sont-ils comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d'autres nations, en d'autres pays?...

Et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différents de cultes et de mœurs, depuis ceux de l'Asie antique jusqu'aux[11] plus récents de l'Europe, ce nom d'une terre natale réveilla en moi le sentiment de la patrie; et tournant vers elle mes regards, j'arrêtai toutes mes pensées sur la situation où je l'avais quittée[16].

Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées ses routes si somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de l'une et de l'autre Inde; et comparant à l'activité de son commerce, à l'étendue de sa navigation, à la richesse de ses monuments, aux arts et à l'industrie de ses habitants, tout ce que l'Égypte et la Syrie purent jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur passée de l'Asie dans l'Europe moderne; mais bientôt le charme de ma rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant que telle avait été jadis l'activité des lieux que je contemplais: Qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l'abandon de nos propres contrées? Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise, ou du Sviderzée, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de jouissances, le cœur, et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des sensations; qui sait si un voyageur comme moi ne s'asseoira pas un jour sur de muettes ruines et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur?[12]

À ces mots mes yeux se remplirent de larmes, et couvrant ma tête du pan de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses humaines. Ah! malheur à l'homme, dis-je dans ma douleur; une aveugle fatalité se joue de sa destinée! Une nécessité funeste régit au hasard le sort des mortels. Mais non: ce sont les décrets d'une justice céleste qui s'accomplissent! Un Dieu mystérieux exerce ses jugements incompréhensibles! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème secret; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les races présentes. Oh! qui osera sonder les profondeurs de la Divinité[17]?

Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde.

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CHAPITRE III.

Le fantôme.

Cependant un bruit frappa mon oreille; tel que l'agitation d'une robe flottante et d'une marche à pas lents sur des herbes sèches et frémissantes.[13] Inquiet, je soulevai mon manteau, et jetant de tous côtés un regard furtif, tout à coup à ma gauche, dans le mélange du clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d'un temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre enveloppé d'une draperie immense, tel que l'on peint les spectres sortant des tombeaux. Je frissonnai; et tandis qu'ému d'effroi j'hésitais de fuir ou de m'assurer de l'objet, les graves accents d'une voix profonde me firent entendre ce discours:

«Jusques à quand l'homme importunera-t-il les cieux d'une injuste plainte? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le sort de ses maux? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et son cœur aux insinuations de la vérité et de la raison? Elle s'offre partout à lui, cette vérité lumineuse, et il ne la voit point! Le cri de la raison frappe son oreille, et il ne l'entend pas! Homme injuste! si tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens! si ton cœur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces ruines! Lis les leçons qu'elles te présentent!.... Et vous, témoins de vingt siècles divers, temples saints! tombeaux vénérables! murs jadis glorieux, paraissez dans la cause de la nature même! Venez au tribunal d'un sain entendement déposer contre une accusation injuste! venez confondre les déclamations d'une fausse sagesse ou d'une piété hypocrite, et vengez[14] la terre et les cieux de l'homme qui les calomnie!

«Quelle est-elle, cette aveugle fatalité, qui, sans règle et sans lois, se joue du sort des mortels? Quelle est cette nécessité injuste qui confond l'issue des actions, et de la prudence, et de la folie? En quoi consistent ces anathèmes célestes sur ces contrées? Où est cette malédiction divine qui perpétue l'abandon de ces campagnes? Dites, monuments des temps passés! les cieux ont-ils changé leurs lois, et la terre sa marche? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l'espace? Les mers n'élèvent-elles plus leurs nuages? Les pluies et les rosées demeurent-elles fixées dans les airs? Les montagnes retiennent-elles leurs sources? Les ruisseaux se sont-ils taris? et les plantes sont-elles privées de semences et de fruits? Répondez, race de mensonge et d'iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu'il assigna lui-même à la nature? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la terre à ses habitants, les biens que jadis ils leur accordèrent? Si rien n'a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent subsistent encore, à quoi tient donc que les races présentes ne soient ce que furent les races passées? Ah! c'est faussement que vous accusez le sort et la Divinité! c'est à tort que vous reportez à Dieu la cause de vos maux! Dites, race perverse et hypocrite! si ces lieux sont désolés, si [15] des cités puissantes sont réduites en solitudes, est-ce Dieu qui en a causé la ruine? Est-ce sa main qui a renversé ces murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes; ou est-ce la main de l'homme? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville et le feu dans la campagne, qui a tué le peuple, incendié les moissons, arraché les arbres et ravagé les cultures, ou est-ce le bras de l'homme? Et lorsqu'après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, est-ce la vengeance de Dieu qui l'a produite, ou la fureur insensée de l'homme? Lorsque dans la famine le peuple s'est repu d'aliments immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l'a envoyée, ou l'imprudence de l'homme? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont moissonné les habitants, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui l'a dépeuplée? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les champs producteurs et dévaste les campagnes, ou est-ce l'avidité de ceux qui gouvernent? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou l'orgueil des rois et de leurs ministres? Est-ce la vénalité de ses décisions qui renverse la fortune des familles, où la vénalité des organes des lois? sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des hommes? Et si, dans l'angoisse de leurs maux, ils n'en voient pas les remèdes, est-ce l'ignorance[16] de Dieu qu'il en faut inculper, où leur ignorance? Cessez donc, ô mortels, d'accuser la fatalité du SORT ou les jugements de la Divinité! Si Dieu est bon, sera-t-il l'auteur de votre supplice? S'il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits? Non, non; la bizarrerie dont l'homme se plaint n'est point la bizarrerie du destin; l'obscurité où sa raison s'égare n'est point l'obscurité de Dieu; la source de ses calamités n'est point reculée dans les cieux; elle est près de lui sur la terre: elle n'est point cachée au sein de la Divinité; elle réside dans l'homme même; il la porte dans son cœur.

«Tu murmures et tu dis: Comment des peuples infidèles ont-ils joui des bienfaits des cieux et de la terre? Comment des races saintes sont-elles moins fortunées que des peuples impies? Homme fasciné! où est donc la contradiction qui te scandalise? Où est l'énigme que tu supposes à la justice des cieux? Je remets à toi-même la balance des graces et des peines, des causes et des effets. Dis: Quand ces infidèles observaient les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d'intelligents travaux sur l'ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il troubler l'équilibre du monde pour tromper leur prudence? Quand leurs mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des épines? Quand,[17]pour fertiliser ce sol aride, leur industrie construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait, à travers les déserts, des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes? devait-il arracher les moissons que l'art faisait naître, dévaster les campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir le travail, troubler enfin l'ordre établi par la sagesse de l'homme? Et quelle est cette infidélité qui fonda des empires par la prudence, les défendit par le courage, les affermit par la justice; qui éleva des villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d'habitants, et, semblable à l'esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le monde? Si telle est l'impiété, qu'est-ce donc que la vraie croyance? La sainteté consiste-t-elle à détruire? Le Dieu qui peuple l'air d'oiseaux, la terre d'animaux, les ondes, de reptiles; Dieu qui anime la nature entière, est-il donc un Dieu de ruines et de tombeaux? Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l'incendie? Veut-il pour hymnes des gémissements, des homicides pour adorateurs, pour temple un monde désert et ravagé? Voilà cependant, races saintes et fidèles, quels sont vos ouvrages! voilà les fruits de votre piété! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les cultures, réduit la terre en solitude, et vous demandez le salaire de vos [18]œuvres! Il faudra sans doute vous produire des miracles! Il faudra ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et de la terre; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa magnificence et de sa grandeur; ces lois éternelles antérieures à tous les codes, à tous les prophètes; ces lois immuables que ne peuvent altérer, ni les passions, ni l'ignorance de l'homme! Mais la passion qui les méconnaît, l'ignorance qui n'observe point les causes, qui ne prévoit point les effets, ont dit dans la sottise de leur cœur: «Tout vient du hasard, une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la terre, sans que la prudence ou le savoir puisse s'en préserver.» Ou, prenant un langage hypocrite, elles ont dit: «Tout vient de Dieu; il se plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison.....» Et l'ignorance s'est applaudie dans sa malignité. «Ainsi, a-t-elle dit, je m'égalerai à la science qui me blesse; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue et m'importune.» Et la cupidité a ajouté: «Ainsi j'opprimerai le faible et je dévorerai les fruits de sa peine; et je dirai: C'est Dieu qui l'a décrété, c'est le sort qui l'a voulu.»—Mais moi, j'en jure par les lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le cœur humain! l'hypocrite sera déçu dans sa four[19]berie, l'injuste dans sa rapacité; le soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et le savoir, et que l'aveuglement l'emporte sur la prudence, dans l'art délicat et profond de procurer à l'homme ses vraies jouissances, et d'asseoir sur des bases solides sa félicité.»

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CHAPITRE IV.

L'exposition.

Ansi parla le Fantôme. Interdit de ce discours, et le cœur agité de diverses pensées, je demeurai long-temps en silence. Enfin, m'enhardissant à prendre la parole, je lui dis: «Ô Génie des tombeaux et des ruines! ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le trouble; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. Pardonne à mon ignorance. Hélas! si l'homme est aveugle, ce qui fait son tourment fera-t-il encore son crime? J'ai pu méconnaître la voix de la raison; mais je ne l'ai point rejetée après l'avoir connue. Ah! si tu lis dans mon cœur, tu sais combien il désire la vérité, tu sais qu'il la recherche avec passion..... Et n'est-ce pas à sa poursuite que tu me vois en ces lieux écartés? Hélas! j'ai par[20]couru la terre; j'ai visité les campagnes et les villes; et voyant partout la misère et la désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a profondément affligé mon ame. Je me suis dit en soupirant: L'homme n'est-il donc créé que pour l'angoisse et pour la douleur? Et j'ai appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les remèdes. J'ai dit: Je me séparerai des sociétés corrompues; je m'éloignerai des palais où l'ame se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s'avilit par la misère; j'irai dans la solitude vivre parmi les ruines; j'interrogerai les monuments anciens sur la sagesse des temps passés; j'évoquerai du sein des tombeaux l'esprit qui jadis, dans l'Asie, fit la splendeur des États et la gloire des peuples. Je demanderai à la cendre des législateurs par quels mobiles s'élèvent et s'abaissent les empires; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations; sur quels principes enfin doivent s'établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes

Je me tus; et, les yeux baissés, j'attendis la réponse du Génie. «La paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la justice. Ô jeune homme! puisque ton cœur cherche avec droiture la vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine: j'exposerai à tes regards cette vérité que tu appelles; j'enseigne[21]rai à ta raison cette sagesse que tu réclames; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la science des siècles...» Alors s'approchant de moi et posant sa main sur ma tête: «Élève-toi, mortel, dit-il, et dégage tes sens de la poussière où tu rampes...» Et soudain, pénétré d'un feu céleste, les liens qui nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre; et tel qu'une vapeur légère, enlevé par le vol du Génie, je me sentis transporté dans la région supérieure. Là, du plus haut des airs, abaissant mes regards vers la terre, j'aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans l'espace, un globe, semblable à celui de la lune; mais moins gros et moins lumineux, me présentait l'une de ses faces[18]; et cette face avait l'aspect d'un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres; et tandis que je m'efforçais de démêler ce qu'étaient ces taches: «Homme qui cherches la vérité, me dit le Génie, reconnais-tu ce spectacle?»—«Ô Génie! répondis-je, si d'autre part je ne voyais le globe de la lune, je prendrais celui-ci pour le sien; car il a les apparences de cette planète vue au télescope dans l'ombre d'une éclipse: on dirait que ces diverses taches sont des mers et des continents.»

«—Oui; me dit-il, ce sont des mers et des[22] continents, ceux-là mêmes de l'hémisphère que tu habites...»

«—Quoi! m'écriai-je, c'est là cette terre où vivent les mortels!...»

«—Oui, reprit-il: cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une grande portion du disque, et l'enceint presque de tous côtés, c'est là ce que vous appelez le vaste Océan, qui, du pôle du sud s'avançant vers l'équateur, forme d'abord le grand golfe de l'Inde et de l'Afrique, puis se prolonge à l'orient à travers les îles Malaises jusqu'aux confins de la Tartarie, tandis qu'à l'ouest il enveloppe les continents de l'Afrique et de l'Europe jusque dans le nord de l'Asie.

«Sous nos pieds, cette presqu'île de forme carrée est l'aride contrée des Arabes; à sa gauche ce grand continent presque aussi nu dans son intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé qu'habitent les hommes noirs[19]. Au nord, par delà une mer irrégulière et longuement étroite[20], sont les campagnes de l'Europe, riche en prairies et en champs cultivés: à sa droite, depuis la Caspienne, s'étendent les plaines neigeuses et nues de la Tartarie. En revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du Gobi, qui sépare la Chine du reste du monde.[23] Tu vois cet empire dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont les presqu'îles, et les îles des peuples Malais, tristes possesseurs des parfums et des aromates. Ce triangle qui s'avance au loin dans la mer, est la presqu'île trop célèbre de l'Inde. Tu vois le cours tortueux du Gange, les âpres montagnes du Tibet, le vallon fortuné de Kachemire, les déserts salés du Persan, les rives de l'Euphrate et du Tigre, et le lit encaissé du Jourdain, et les canaux du Nil solitaire...»

«—Ô Génie, dis-je, en l'interrompant, la vue d'un mortel n'atteint pas à ces objets dans un tel éloignement...» Aussitôt, m'ayant touché la vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l'aigle; et cependant les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes, des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments semblables à des cases d'échecs.

Et le Génie m'indiquant du doigt les objets: «Ces monceaux, me dit-il, que tu aperçois dans l'aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont les squelettes des villes opulentes dont s'enorgueillissait l'ancienne Éthiopie; voilà cette Thèbes aux cent palais, métropole première des sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d'opinions qui régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs quadrangulaires sont les pyramides[24] dont les masses t'ont épouvanté: au delà, le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de Tyr, de Sidon, d'Ascalon, de Gaze et de Beryte. Ce filet d'eau sans issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le théâtre d'événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d'Horeb et ce mont Sinai, où, par des moyens qu'ignore le vulgaire, un homme profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l'espèce entière. Sur la plage aride qui confine, tu n'aperçois plus de trace de splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient ces ports iduméens, d'où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la presqu'île arabé, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les perles d'Hévila, et l'or de Saba et d'Ophir. Oui, c'est là, sur cette côte d'Oman et de Bahrain, qu'était le siége de ce commerce de luxe, qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens peuples: c'est là que venaient se rendre les aromates et les pierres précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, l'ambre des Maldives, le musc du Tibet, l'aloës de Cochin, les singes et les paons du continent de l'Inde, l'encens d'Hadramaût, la myrrhe, l'argent, la poudre d'or et l'ivoire d'Afrique: c'est de là que prenant leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux[25] d'Égypte et de Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l'opulence de Thèbes, de Sidon, de Memphis et de Jérusalem; et que, tantôt remontant le Tigre et l'Euphrate, elles suscitèrent l'activité des nations assyriennes, mèdes, kaldéennes et perses; et ces richesses, selon l'abus et l'usage qu'elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, dont tu aperçois les colonnes; d'Ecbatane, dont la septuple enceinte est détruite; de Babylone qui n'a plus que des monceaux de terre fouillée; de Ninive, dont le nom à peine subsiste; de Tapsaque, d'Anatho, de Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux! champs célèbres, contrées mémorables! combien votre aspect présente de leçons profondes! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de cette terre! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée! Lieux témoins de la vie de l'homme en tant de divers âges, retracez-moi les révolutions de sa fortune! Dites quels en furent les mobiles et les ressorts! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces! Dévoilez à lui-même les causes de ses maux! Redressez-le par la vue de ses erreurs! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l'expérience des races passées devienne un tableau d'instruction et un germe de bonheur pour les races présentes et futures!»[26]

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CHAPITRE V.

Condition de l'homme dans l'univers.

Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes:

«Je te l'ai dit, ô ami de la vérité! l'homme reporte en vain ses malheurs à des agents obscurs et imaginaires; il recherche en vain à ses maux des causes mystérieuses.... Dans l'ordre général de l'univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients; sans doute son existence est dominée par des puissances supérieures; mais ces puissances ne sont, ni les décrets d'un destin aveugle, ni les caprices d'êtres fantastiques et bizarres: ainsi que le monde dont il fait partie, l'homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence; et ces lois, source commune des biens et des maux, ne sont point écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux; inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l'homme, elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et portent à chaque[27] action sa peine et sa récompense. Que l'homme connaisse ces lois! qu'il comprenne la nature des êtres qui l'environnent, et sa propre nature, et il connaîtra les moteurs de sa destinée; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent en être les remèdes.

«Quand la puissance secrète qui anime l'univers forma le globe que l'homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles qui devinrent la règle de leurs mouvements individuels, le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l'harmonie de l'ensemble; par-là, elle établit un ordre régulier de causes et d'effets, de principes et de conséquences, lequel, sous une apparence de hasard, gouverne l'univers et maintient l'équilibre du monde: ainsi, elle attribua au feu le mouvement de l'activité; à l'air, l'élasticité; la pesanteur et la densité à la matière; elle fit l'air plus léger que l'eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que l'acier; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à la plante de végéter; à l'homme, voulant l'exposer au choc de tant d'êtres divers, et cependant préserver sa vie fragile, elle lui donna la faculté de sentir. Par cette faculté, toute action nuisible à son existence lui porta une sensation de mal et de douleur; et toute action favorable, une sensation de plaisir et de bien-être. Par ces sensations; l'homme, tantôt[28] détourné de ce qui blesse ses sens, et tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été nécessité d'aimer et de conserver sa vie. Ainsi, l'amour de soi, le désir du bien-être, l'aversion de la douleur, ont été les lois essentielles et primordiales imposées à l'homme par la nature même; les lois que la puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, semblables à celles du mouvement dans le monde physique, sont devenues le principe simple et fécond de tout ce qui s'est passé dans le monde moral.

Telle est donc la condition de l'homme: d'un côté, soumis à l'action des éléments qui l'environnent, il est assujetti à plusieurs maux inévitables; et si dans cet arrêt la nature s'est montrée sévère, d'autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l'homme le pouvoir d'augmenter les uns et d'alléger les autres; elle a semblé lui dire: «Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie; le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t'en accorde l'usage: tu le trouveras mêlé de biens et de maux; c'est à toi de les distinguer, c'est à toi de guider tes pas dans des sentiers de fleurs et d'épines. Sois l'arbitre de ton sort; je te remets ta destinée.»—Oui, l'homme est devenu l'artisan de sa destinée; lui-même a créé tour à tour les revers ou les[29] succès de sa fortune; et si, à la vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a eu lieu de gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels principes il est parti et à quelle hauteur il a su s'élever, peut-être a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s'enorgueillir de son génie.

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CHAPITRE VI.

État originel de l'homme.

Dans, l'origine, l'homme formé nu de corps et d'esprit; se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage: orphelin délaissé de la puissance inconnue qui l'avait produit, il ne vit point à ses côtés des êtres descendus des cieux pour l'avertir de besoins qu'il ne doit qu'à ses sens, pour l'instruire de devoirs qui naissent uniquement de ses besoins. Semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l'avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature; par la douleur de la faim, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à sa subsistance; par les intempéries de l'air, il désira de couvrir son corps, et il se fit des vêtements; par l'attrait d'un plaisir[30] puissant, il s'approcha d'un être semblable à lui, et il perpétua son espèce......

Ainsi, les impressions qu'il reçut de chaque objet, éveillant ses facultés, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent d'instruire sa profonde ignorance; ses besoins suscitèrent son industrie, ses périls formèrent son courage; il apprit à distinguer les plantes utiles des nuisibles, à combattre les éléments, à saisir une proie, à défendre sa vie, et il allégea sa misère.

Ainsi, l'amour de soi, l'aversion de la douleur, le désir du bien-être, furent les mobiles simples et puissants qui retirèrent l'homme de l'état sauvage et barbare où la nature l'avait placé; et lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu'il peut compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de s'applaudir et de se dire: «C'est moi qui ai produit les biens qui m'environnent, c'est moi qui suis l'artisan de mon bonheur: habitation sûre, vêtements commodes, aliments abondants et sains, campagnes riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage; sans moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu'un marais immonde, qu'une forêt sauvage, qu'un désert hideux.» Oui, homme créateur, reçois mon hommage! Tu as mesuré l'étendue des cieux, calculé la masse des astres, saisi l'éclair dans les nuages, dompté la mer et[31] les orages, asservi tous les éléments: ah! comment tant d'élans sublimes se sont-ils mélangés de tant d'égarements?

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CHAPITRE VII.

Principe des sociétés.

Cependant, errants dans les bois et aux bords des fleuves, à la poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et pêcheurs, entourés de dangers, assaillis d'ennemis, tourmentés par la faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent leur faiblesse individuelle; et, mus d'un besoin commun de sûreté et d'un sentiment réciproque de mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs forces; et quand l'un encourut un péril, plusieurs l'aidèrent et le secoururent; quand l'un manqua de subsistance, un autre le partagea de sa proie: ainsi les hommes s'associèrent pour assurer leur existence, pour accroître leurs facultés, pour protéger leurs jouissances; et l'amour de soi devint le principe de la société.

Instruits ensuite par l'épreuve répétée d'accidents divers, par les fatigues d'une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les hommes[32] raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent: «Pourquoi consumer nos jours à chercher des fruits épars sur un sol avare? Pourquoi nous épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l'onde et les bois? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous sustentent? Que n'appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les défendre? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des soucis du lendemain.» Et les hommes, s'aidant l'un et l'autre, saisirent le chevreau léger, la brebis timide; ils captivèrent le chameau patient, le taureau farouche, le cheval impétueux; et, s'applaudissant de leur industrie, ils s'assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de goûter le repos et l'aisance; et l'amour de soi, principe de tout raisonnement, devint le moteur de tout art et de toute jouissance.

Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de réflexion; ils remarquèrent le cours des saisons, l'action des éléments, les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant observé que certaines semences contenaient sous un petit volume[33] une substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils imitèrent le procédé de la nature; ils confièrent à la terre le riz, l'orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant trouvé le moyen d'obtenir, dans un petit espace, et sans déplacement, beaucoup de subsistances et de longues provisions, ils se firent des demeures sédentaires; ils construisirent des maisons, des hameaux, des villes, formèrent des peuples, des nations; et l'amour de soi produisit tous les développements du génie et de la puissance.

Ainsi, par l'unique secours de ses facultés, l'homme a su lui-même s'élever à l'étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût fidèlement rempli l'unique et véritable objet! Mais, par une imprudence fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s'est lancé dans un dédale d'erreurs et d'infortunes; et l'amour de soi, tantôt déréglé et tantôt aveugle, est devenu un principe fécond de calamités.[34]

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CHAPITRE VIII.

Source des maux des sociétés.

En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, saisis de l'attrait des objets qui flattant les sens, ils se livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des sensations douces que la nature avait attachées à leurs vrais besoins pour les lier à leur existence: non contents des biens que leur offrait la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables; et un homme fort s'éleva contre un homme faible, pour lui ravir les fruits de ses peines; et le faible invoqua un autre faible, pour résister à la violence; et deux forts se dirent: «Pourquoi fatiguer nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les mains des faibles? Unissons-nous, et dépouillons-les; ils fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les forts s'étant associés pour l'oppression, les faibles pour la résistance, les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se produisant[35] sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un enchaînement successif de calamités.

Ainsi, ce même amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection, devenu aveugle et désordonné, se transforma en un poison corrupteur; et la cupidité, fille et compagne de l'ignorance, s'est rendue la cause de tous les maux qui ont désolé la terre.

Oui, l'ignorance et la cupidité! voilà la double source de tous les tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de fausses idées de bonheur, il a méconnu ou enfreint les lois de la nature, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, nuisant à son existence, il a violé la morale individuelle; c'est par elles que, fermant son cœur à la compassion et son esprit à l'équité, il a vexé, affligé son semblable, et violé la morale sociale. Par l'ignorance et la cupidité, l'homme s'est armé contre l'homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par l'ignorance et la cupidité, une guerre secrète, fermentant au sein de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le despotisme po[36]litique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se sont dénaturées les idées du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du vice et de la vertu; et les nations se sont égarées dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La cupidité de l'homme et son ignorance!... voilà les génies malfaisants qui ont perdu la terre! voilà les décrets du sort qui ont renversé les empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude de deuil et de ruines!... Mais puisque ce fut du sein de l'homme que sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher.

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CHAPITRE IX.

Origine des gouvernements et des lois.

En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent:[37] «Nous nous nuisons mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. Établissons-nous des arbitres, qui jugent nos prétentions et pacifient nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.»

Et, au sein des sociétés, il se forma des conventions, tantôt expresses et tantôt tacites, qui devinrent la règle des actions des particuliers, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire observer, et le peuple leur confia la balance pour peser les droits, et l'épée pour punir les transgressions.

Alors s'établit entre les individus un heureux équilibre de forces et d'action, qui fit la sûreté commune. Le nom de l'équité et de la justice fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de la nature; les champs[38] se couvrirent de moissons, les vallons de troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut heureux et puissant sur la terre.

Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature dans l'organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances qu'il respecta celles d'autrui; et la cupidité trouva son correctif dans l'amour éclairé de soi-même.

Ainsi l'amour de soi, mobile éternel de tout individu, est devenu la base nécessaire de toute association; et c'est de l'observation de cette loi naturelle qu'a dépendu le sort de toutes les nations. Les lois factices et conventionnelles ont-elles tendu vers son but et rempli ses indications, chaque homme, mû d'un instinct puissant, a déployé toutes les facultés de son être; et de la multitude des félicités particulières s'est composée la félicité publique. Ces lois, au contraire, ont-elles gêné l'essor de l'homme vers son bonheur, son cœur, privé de ses vrais mobiles, a langui dans l'inaction, et l'accablement des individus a fait la faiblesse publique.

Or, comme l'amour de soi, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse l'homme contre son semblable, et tend par conséquent à dissoudre la société, l'art des lois et la vertu de leurs agents ont été de tempérer le conflit des cupidités, de[39] maintenir l'équilibre entre les forces, d'assurer à chacun son bien-être, afin que, dans le choc de société à société, tous les membres portassent un même intérêt à la conservation et à la défense de la chose publique.

La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l'intérieur, pour cause efficace, l'équité des gouvernements et des lois; et leur puissance respective a eu pour mesure, à l'extérieur, le nombre des intéressés, et le degré d'intérêt à la chose publique.

D'autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile; le jeu perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus; les conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles; enfin les auteurs des lois en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but; et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d'autrui, s'étant livrés à la leur propre; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le trouble et le désordre; et le vice des lois et l'injustice des gouvernements, dérivés de la cupidité et de l'ignorance, sont devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des États.[40]

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CHAPITRE X.

Causes générales de la prospérité des anciens états.

Ô jeune homme qui demande la sagesse, voilà quelles ont été les causes des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines! Sur quelque lieu que s'arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma pensée, partout s'offrent à mon esprit les mêmes principes d'accroissement ou de destruction, d'élévation ou de décadence. Partout, si un peuple est puissant, si un empire prospère, c'est que les lois de convention y sont conformes aux lois de la nature; c'est que le gouvernement y procure aux hommes l'usage respectivement libre de leurs facultés, la sûreté égale de leurs personnes et de leurs propriétés. Si, au contraire, un empire tombe en ruines ou se dissout, c'est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, d'abord sages et justes, ensuite se dépravent, c'est que l'alternative du bien et du mal tient à la nature du cœur de l'homme, à la succession de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la[41] combinaison des circonstances et des événements, comme le prouve l'histoire de l'espèce.

Dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, ils étaient tous presque égaux en forces; et cette égalité fut une circonstance féconde et avantageuse dans la composition des sociétés: par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne fut l'esclave d'autrui, nul n'avait l'idée d'être maître. L'homme novice ne connaissait ni servitude ni tyrannie; muni de moyens suffisants à son être, il n'imaginait pas d'en emprunter d'étrangers. Ne devant rien, n'exigeant rien, il jugeait des droits d'autrui par les siens, et il se faisait des idées exactes de justice: ignorant d'ailleurs l'art des jouissances, il ne savait produire que le nécessaire; et faute de superflu, la cupidité restait assoupie: que si elle osait s'éveiller, l'homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre.

Ainsi, l'égalité originelle, à défaut de convention, maintenait la liberté des personnes, la sûreté des propriétés, et produisait les bonnes mœurs et l'ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi; et le cœur de l'homme, occupé, n'errait point en désirs coupables. L'homme avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits; et comme[42] la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de ses mains produisit bientôt l'abondance; l'abondance, la population: les arts se développèrent, les cultures s'étendirent, et la terre, couverte de nombreux habitants, se partagea en divers domaines.

Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l'ordre intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et l'industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus active; et parce que l'égalité, facile entre les individus, ne put subsister entre les familles, l'équilibre naturel fut rompu: il fallut y suppléer par un équilibre factice; il fallut préposer des chefs, établir des lois, et, dans l'inexpérience primitive, il dut arriver qu'occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère; mais diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire aux gouvernements une nécessité d'être justes.

En effet, les États, d'abord faibles, ayant à redouter des ennemis extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets: en diminuant l'intérêt des citoyens à leurs gouvernement, ils eussent diminué leurs moyens de résistance, ils eussent facilité les invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis leur propre existence.

À l'intérieur, le caractère des peuples repous[43]sait la tyrannie. Les hommes avaient contracté de trop longues habitudes d'indépendance; ils avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs propres forces.

Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens pour les opprimer les uns par les autres: ils se communiquaient trop aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. D'ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n'avait besoin de se vendre, et le despote n'eût point trouvé de mercenaires.

Si donc il s'élevait des dissensions, c'était de famille à famille, de faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand nombre; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte des étrangers apaisait les discordes: si l'oppression d'un parti s'établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et portait ailleurs son indépendance.

Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de prospérité et de puissance: de ce que chaque homme trouvait son bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à sa conservation; si un étranger l'attaquait, ayant à défendre son champ, sa maison, il portait aux combats la passion d'une cause personnelle, et le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie.[44]

De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa reconnaissance, chacun s'empressait d'être utile, et l'amour-propre multipliait les talents et les vertus civiles.

De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations déployaient des masses imposantes de forces.

De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun était propriétaire; et la division des propriétés conservait les mœurs en rendant le luxe impossible.

De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait l'opulence publique.

De ce que l'abondance des denrées rendait la subsistance facile, la population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de temps le terme de leur plénitude.

De ce qu'il y eut plus de production que de consommation, le besoin du commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques.

Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants[45] de commerce et des siéges puissants de domination. Et sur les rives du Nil et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de l'Inde et de l'Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur de cent métropoles.

Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là, dans chaque État, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit; de ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces conduits souterrains de la Médie[21], de ces forteresses du désert, de ces aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques.... Et ces travaux purent être immenses sans accabler les nations, parce qu'ils furent le produit d'un concours égal et commun des forces d'individus passionnés et libres.

Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions sociales y furent conformes aux véritables lois de la nature, et parce que les hommes, y jouissant de la liberté et de la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés, purent déployer toute l'étendue de leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même.[46]

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CHAPITRE XI.

Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états.

Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une agitation renaissante.

Et d'abord, dans l'état sauvage et barbare des premiers humains, cette cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le meurtre; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent ralentis.

Lorsqu'ensuite les sociétés commencèrent de se former, l'effet des mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en corrompit les institutions et le but; et il s'établit des droits arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la moralité des peuples.

Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort qu'un autre, cette inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi; et parce que le fort put ravir au faible la vie, et qu'il la lui conserva, il s'arrogea sur sa personne un droit de propriété abusif, et[47] l'esclavage des individus prépara l'esclavage des nations.

Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses affections: il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice; et le despotisme paternel jeta les fondements du despotisme politique. Et dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d'union et de paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de classes, de familles, tendirent éternellement à s'approprier, sous le nom de pouvoir suprême, la faculté de tout dépouiller et de tout asservir au gré de leurs passions; et c'est cet esprit d'invasion qui, déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et dans ses mobiles, n'a cessé de tourmenter les nations.

Tantôt, s'opposant au pacte social, ou rompant celui qui déja existait, il livra les habitants d'un pays au choc tumultueux de toutes leurs discordes; et les États dissous furent, sous le nom d'anarchie, tourmentés par les passions de tous leurs membres.

Tantôt, un peuple jaloux de sa liberté, ayant[48] préposé des agents pour administrer, ces agents s'approprièrent les pouvoirs dont ils n'étaient que les gardiens: ils employèrent les fonds publics à corrompre les élections, à s'attacher des partisans, à diviser le peuple en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu'ils étaient, ils se rendirent perpétuels; puis d'électifs, héréditaires; et l'État, agité par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, par la vénalité des pauvres oiseux, par l'empirisme des orateurs, par l'audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut travaillé de tous les inconvénients de la démocratie.

Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, firent des pactes impies, des associations scélérates; et se partageant les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s'attribuèrent des priviléges, des immunités; s'érigèrent en corps séparés, en classes distinctes; s'asservirent en commun le peuple; et, sous le nom d'aristocratie, l'État fut tourmenté par les passions des grands et des riches.

Dans un autre pays, tendant au même but par d'autres moyens, des imposteurs sacrés abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans l'ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, ordonnèrent des sacrifices, imposèrent des offrandes, prescrivirent[49] des fondations; et, sous le nom de théocratie et de religion, les États furent tourmentés par les passions des prêtres.

Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître; et alors, si elle limita les pouvoirs du prince, il n'eut d'autre désir que de les étendre; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui était confié; et, sous le nom de monarchie, les États furent tourmentés par les passions des rois et des princes.

Alors des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent le peuple de l'espoir d'un meilleur maître; ils répandirent les dons, les promesses, renversèrent le despote pour s'y substituer, et leurs disputes pour la succession ou pour le partage, tourmentèrent les États des désordres et des dévastations des guerres civiles.

Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, prenant l'ascendant, concentra en lui toute la puissance: par un phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables contre leur gré ou sans leur aveu, et l'art de la tyrannie naquit encore de la cupidité. En effet, observant l'esprit d'égoïsme qui sans cesse divise tous les hommes, l'ambitieux le fomenta adroitement; il flatta la vanité de l'un, aiguisa la jalousie de l'autre, caressa l'avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de[50] celui-là, irrita les passions de tous; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au riche l'asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une classe par une classe; et isolant tous les citoyens par la défiance, il fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d'opinion, dont ils se serrèrent mutuellement les nœuds. Par l'armée, il s'empara des contributions; par les contributions, il disposa de l'armée; par le jeu correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple d'un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du despotisme.

Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de vicissitudes naquit d'un cercle éternel de passions.

Et cet esprit constant d'égoïsme et d'usurpation engendra deux effets principaux également funestes: l'un, que divisant sans cesse les sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en facilita la dissolution; l'autre, que tendant toujours à concentrer le pouvoir en une seule main, il occasiona un engloutissement successif de sociétés et d'États, fatal à leur paix et à leur existence commune.

En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, puis une famille le parti,[51] un individu la famille; de même il s'établit d'État à État un mouvement d'absorption, qui déploya en grand, dans l'ordre politique, tous les maux particuliers de l'ordre civil. Et une cité ayant subjugué une cité, elle se l'asservit, et en composa une province; et deux provinces s'étant englouties, il s'en forma un royaume: enfin, deux royaumes s'étant conquis, l'on vit naître des empires d'une étendue gigantesque; et dans cette agglomération, loin que la force interne des États s'accrût en raison de leur masse, il arriva, au contraire, qu'elle fut diminuée; et, loin que la condition des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la nature des choses....

Par la raison qu'à mesure que les États acquirent plus d'étendue, leur administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, pour remuer ces masses, donner plus d'énergie au pouvoir, et il n'y eut plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés;

Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout ce qui développait la force des nations, et qu'ils firent leur étude de l'atténuer;

Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d'ignorance et des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements; et[52] que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur esclavage;

Par la raison que la balance s'étant rompue entre les États, les plus forts accablèrent plus facilement les faibles;

Enfin, par la raison qu'à mesure que les États se concentrèrent, les peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements qui leur étaient propres, perdirent l'esprit de personnalité qui causait leur énergie.

Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux déréglements de l'autorité la plus arbitraire.

Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles; et les rois, dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices et dépravés: il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des fleuves élevés sur des montagnes; ils changèrent des campagnes fertiles en parcs pour des fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d'or et de diamants. Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides. Pen[53]dant des règnes entiers, on vit des millions de bras employés à des travaux stériles: et le luxe des princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade jusqu'aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et d'appauvrissement.

Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne suffisant plus, ils furent augmentés; et le cultivateur, voyant accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage; et le commerçant, se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie; et la multitude, condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, et toute activité productive fut anéantie.

La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l'humble propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l'homme puissant; et les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations se partagèrent entre un groupe d'oisifs opulents et une multitude pauvre de mercenaires. Le peuple indigent s'avilit, les grands rassasiés se dépravèrent; et le nombre des intéressés à la conservation de l'État décroissant, sa force et son existence devinrent d'autant plus précaires.

D'autre part, nul objet n'étant offert à l'émulation, nul encouragement à l'instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde.[54]

Et l'administration étant secrète et mystérieuse, il n'exista aucun moyen de réforme ni d'amélioration; les chefs ne régissant que par la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu'une faction d'ennemis publics, et il n'y eut plus aucune harmonie entre les gouvernés et les gouvernants.

Et tous ces vices ayant énervé les États de l'Asie opulente, il arriva que les peuples vagabonds et pauvres des déserts et des monts adjacents convoitèrent les jouissances des plaines fertiles; et, par une cupidité commune, ayant attaqué les empires policés, ils renversèrent les trônes des despotes; et ces révolutions furent rapides et faciles, parce que la politique des tyrans avait amolli les sujets, rasé les forteresses, détruit les guerriers; et parce que les sujets accablés restaient sans intérêt personnel, et les soldats mercenaires sans courage.

Et des hordes barbares ayant réduit des nations entières à l'état d'esclavage, il arriva que les empires formés d'un peuple conquérant et d'un peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes essentiellement opposées et ennemies. Tous les principes de la société furent dissous: il n'y eut plus ni intérêt commun, ni esprit public; et il s'établit une distinction de castes et de races, qui réduisit en système régulier le maintien du désordre; et selon que l'on naquit d'un certain sang,[55] l'on naquit serf ou tyran, meuble ou propriétaire.

Et les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la science de l'oppression. L'art de gouverner ne fut plus que celui d'assujettir au plus petit nombre le plus grand. Pour obtenir une obéissance si contraire à l'instinct, il fallut établir des peines plus sévères; et la cruauté des lois rendit les mœurs atroces. Et la distinction des personnes établissant dans l'État deux codes, deux justices, deux droits; le peuple, placé entre le penchant de son cœur et le serment de sa bouche, eut deux consciences contradictoires, et les idées du juste et de l'injuste n'eurent plus de base dans son entendement.

Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et l'accablement. Et les accidents de la nature s'étant joints aux maux qui les assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en reportèrent les causes à des puissances supérieures et cachées; et parce qu'ils avaient des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux; et la superstition aggrava les malheurs des nations.

Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux méchants et envieux comme les despotes. Et pour les apaiser, l'homme leur offrit le sacrifice de toutes ses jouissances: il s'environna de privations, et renversa les lois[56] de la nature. Prenant ses plaisirs pour des crimes, ses souffrances pour des expiations, il voulut aimer la douleur, abjurer l'amour de soi-même; il persécuta ses sens, détesta sa vie; et une morale abnégative et antisociale plongea les nations dans l'inertie de la mort.

Mais parce que la nature prévoyante avait doué le cœur de l'homme d'un espoir inépuisable, voyant le bonheur tromper ses désirs sur cette terre, il le poursuivit dans un autre monde: par une douce illusion, il se fit une autre patrie, un asile où, loin des tyrans, il reprît les droits de son être; de là résulta un nouveau désordre: épris d'un monde imaginaire, l'homme méprisa celui de la nature; pour des espérances chimériques, il négligea la réalité. Sa vie ne fut plus à ses yeux qu'un voyage fatigant, qu'un songe pénible; son corps qu'une prison, obstacle à sa félicité; et la terre un lieu d'exil et de pèlerinage, qu'il ne daigna plus cultiver. Alors une oisiveté sacrée s'établit dans le monde politique; les campagnes se désertèrent; les friches se multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les monuments furent négligés; et de toutes parts l'ignorance, la superstition, le fanatisme, joignant leurs effets, multiplièrent les dévastations et les ruines.

Ainsi, agités par leurs propres passions, les hommes en masse ou en individus, toujours avides et imprévoyants, passant de l'esclavage à la ty[57]rannie, de l'orgueil à l'avilissement, de la présomption au découragement, ont eux-mêmes été les éternels instruments de leurs infortunes.

Et voilà par quels mobiles simples et naturels fut régi le sort des anciens États; voilà par quelle série de causes et d'effets liés et conséquents, ils s'élevèrent ou s'abaissèrent, selon que les lois physiques du cœur humain y furent observées ou enfreintes; et dans le cours successif de leurs vicissitudes, cent peuples divers, cent empires tour à tour abaissés, puissants, conquis, renversés, en ont répété pour la terre les instructives leçons... Et ces leçons aujourd'hui demeurent perdues pour les générations qui ont succédé! Les désordres des temps passés ont reparu chez les races présentes! les chefs des nations ont continué de marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie! les peuples de s'égarer dans les ténèbres des superstitions et de l'ignorance!

Eh bien! ajouta le Génie en se recueillant, puisque l'expérience des races passées reste ensevelie pour les races vivantes, puisque les fautes des aïeux n'ont pas encore instruit leurs descendants, les exemples anciens vont reparaître: la terre va voir se renouveler les scènes imposantes des temps oubliés. De nouvelles révolutions vont agiter les peuples et les empires. Des trônes puissants vont être de nouveau renversés, et des catastrophes terribles rappelleront aux hommes que ce n'est[58] point en vain qu'ils enfreignent les lois de la nature et les préceptes de la sagesse et de la vérité.

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CHAPITRE XII.

Leçons des temps passés répétées sur les temps présents.

Ainsi parla le Génie: frappé de la justesse et de la cohérence de tout son discours; assailli d'une foule d'idées, qui en choquant mes habitudes captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un profond silence... Mais tandis que, d'un air triste et rêveur, je tenais les yeux fixés sur l'Asie, soudain du côté du nord, aux rives de la mer Noire et dans les champs de la Krimée, des tourbillons de fumée et de flammes attirèrent mon attention: ils semblaient s'élever à la fois de toutes les parties de la presqu'île: puis, ayant passé par l'isthme dans le continent, ils coururent, comme chassés d'un vent d'ouest, le long du lac fangeux d'Azof, et furent se perdre dans les plaines herbageuses du Kouban; et considérant de plus près la marche de ces tourbillons, je m'aperçus qu'ils étaient précédés ou suivis de pelotons d'êtres mouvants, qui, tels que des fourmis ou des sauterelles troublées par le pied d'un passant, s'agitaient avec vivacité: quelquefois ces[59] pelotons semblaient marcher les uns vers les autres et se heurter; puis, après le choc, il en restait plusieurs sans mouvement..... Et tandis qu'inquiet de tout ce spectacle, je m'efforçais de distinguer les objets:—Vois-tu, me dit le Génie, ces feux qui courent sur la terre, et comprends-tu leurs effets et leurs causes?—Ô Génie! répondis-je, je vois des colonnes de flammes et de fumée, et comme des insectes qui les accompagnent; mais quand déja je saisis à peine les masses des villes et des monuments, comment pourrais-je discerner de si petites créatures? seulement on dirait que ces insectes simulent des combats; car ils vont, viennent, se choquent, se poursuivent.—Ils ne les simulent pas, dit le Génie, ils les réalisent.—Et quels sont, repris-je, ces animalcules insensés qui se détruisent? ne périront-ils pas assez tôt, eux qui né vivent qu'un jour?..... Alors le Génie me touchant encore une fois la vue et l'ouïe: Vois, me dit-il, et entends.—Aussitôt, dirigeant mes yeux sur les mêmes objets: Ah! malheureux, m'écriai-je, saisi de douleur, ces colonnes de feux! ces insectes! ô Génie! ce sont les hommes, ce sont les ravages de la guerre!...... Ils partent des villes et des hameaux, ces torrents de flammes! Je vois les cavaliers qui les allument, et qui, le sabre à la main, se répandent dans les campagnes; devant eux fuient des troupes éperdues d'enfants, de femmes, de vieillards; j'aperçois d'autres cava[60]liers qui, la lance sur l'épaule, les accompagnent et les guident. Je reconnais même à leurs chevaux en laisse, à leurs kalpaks, à leur touffe de cheveux, que ce sont des Tartares; et sans doute ceux qui les poursuivent, coiffés d'un chapeau triangulaire et vêtus d'uniformes verts, sont des Moscovites. Ah! je le comprends, la guerre vient de se rallumer entre l'empire des tsars et celui des sultans.—«Non, pas encore, répliqua le Génie. Ce n'est qu'un préliminaire. Ces Tartares ont été et seraient encore des voisins incommodes, on s'en débarrasse; leur pays est d'une grande convenance, on s'en arrondit; et pour prélude d'une autre révolution, le trône des Guérais est détruit.»

Et en effet, je vis les étendards russes flotter sur la Krimée; et leur pavillon se déploya bientôt sur l'Euxin.

Cependant aux cris des Tartares fugitifs, l'empire des Musulmans s'émut. «On chasse nos frères, s'écrièrent les enfants de Mahomet: on outrage le peuple du Prophète! des infidèles occupent une terre consacrée, et profanent les temples de l'Islamisme. Armons-nous; courons aux combats pour venger la gloire de Dieu et notre propre cause.»

Et un mouvement général de guerre s'établit dans les deux empires. De toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des munitions, et tout l'appareil meurtrier des combats[61] fut déployé; et, chez les deux nations, les temples, assiégés d'un peuple immense, m'offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D'un côté, les Musulmans assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe; puis étendant par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des prostrations; et dans le souvenir des revers essuyés pendant leur dernière guerre, ils s'écriaient: «Dieu clément, Dieu miséricordieux! as-tu donc abandonné ton peuple fidèle? Toi qui a promis au Prophète l'empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, comment livres-tu les vrais croyants aux armes des infidèles?» et les Imans et les Santons disaient au peuple: «C'est le châtiment de vos péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin; vous touchez les choses immondes: Dieu vous a punis. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la profession de foi[22], jeûnez de l'aurore au coucher, donnez la dîme de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la victoire.» Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris: Il n'y a qu'un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète: anathème à quiconque ne croit pas!....[62]

«Dieu de bonté, accorde-nous d'exterminer ces chrétiens: c'est pour ta gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton nom.»—Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats.

D'autre part, les Russes, à genoux, s'écriaient: «Rendons graces à Dieu, et célébrons sa puissance; il a fortifié notre bras pour humilier ses ennemis. Dieu bienfaisant, exauce nos prières: pour te plaire, nous passerons trois jours sans manger ni viande ni œufs. Accorde-nous d'exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire; nous te donnerons la dîme des dépouilles, et nous t'élèverons de nouveaux temples.» Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et dirent au peuple: «Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre; dites-nous vos fautes secrètes; donnez vos biens à l'église: nous vous absoudrons de vos péchés, et vous mourrez en état de grace.» Et ils jetaient de l'eau sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir d'amulettes et de talismans; et le peuple ne respirait que guerre et combats.

Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m'affligeant de leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu'il y avait pour le juge commun d'accorder des demandes si con[63]traires, lorsque le Génie saisi d'un mouvement de colère s'écria avec véhémence:

«Quels accents de démence frappent mon oreille? quel délire aveugle et pervers trouble l'esprit des nations? Prières sacriléges, retombez sur la terre! et vous, Cieux, repoussez des vœux homicides, des actions de graces impies! Mortels insensés? est-ce donc ainsi que vous révérez la Divinité! Dites! comment celui que vous appelez votre père commun doit-il recevoir l'hommage de ses enfants qui s'égorgent? Vainqueurs! de quel œil doit-il voir vos bras fumants du sang qu'il a créé? Et vous, vaincus! qu'espérez-vous de ces gémissements inutiles? Dieu a-t-il donc le cœur d'un mortel, pour avoir des passions changeantes? est-il, comme vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le repentir? Ô quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des êtres! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, Dieu se fâche ou s'apaise comme un homme; que tour à tour il aime ou il hait; qu'il bat ou qu'il caresse; que, faible ou méchant, il couve sa haine; que, contradictoire et perfide, il tend des piéges pour y faire tomber; qu'il punit le mal qu'il permet; qu'il prévoit le crime sans l'empêcher; que, juge partial, on le corrompt par des offrandes; que, despote imprudent, il fait des lois qu'ensuite il revoque; que, tyran farouche, il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne se[64]fléchit qu'à force de bassesses... Ah! c'est maintenant que j'ai reconnu le mensonge de l'homme! En voyant le tableau qu'il a tracé de la Divinité, je me suis dit: Non, non, ce n'est point Dieu qui a fait l'homme à son image, c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne; il lui a donné son esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements..... Et lorsqu'en ce mélange il s'est surpris contradictoire à ses propres principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d'impuissance sa raison, et nommé mystère de Dieu les absurdités de son entendement.

«Il a dit: Dieu est immuable, et il lui a adressé des vœux pour le changer. Il l'a dit incompréhensible, et il l'a sans cesse interprété.

«Il s'est élevé sur la terre des imposteurs qui se sont dits confidents de Dieu, et qui, s'érigeant en docteurs des peuples, ont ouvert des voies de mensonge et d'iniquité: ils ont attaché des mérites à des pratiques indifférentes ou ridicules; ils ont érigé en vertu de prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d'articuler de certains noms; ils ont transformé en délit, de manger de certaines viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu'à tels autres. C'est le juif qui mourrait plutôt que de travailler un jour de sabbat; c'est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de souffler le feu de son haleine; c'est l'Indien qui place la suprême perfection à se frotter de[65] fiente de vache, et à prononcer mystérieusement Aûm; c'est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s'il faut commencer par le coude ou par le bout des doigts; c'est le chrétien qui se croirait damné s'il mangeait de la graisse au lieu de lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes! ô morales parfaites et dignes du martyre et de l'apostolat! je passerai les mers pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations reculées; je leur dirai: Enfants de la nature! jusques à quand marcherez-vous dans le sentier de l'ignorance? Jusques à quand méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion? Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des pays civilisés; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il faut, en certains mois de l'année, languir de soif et de faim tout le jour; comment on peut verser le sang de son prochain, et s'en purifier en faisant une profession de foi et une ablution méthodique; comment on peut lui dérober son bien, et s'en absoudre en le partageant avec certains hommes qui se vouent à le dévorer.

«Pouvoir souverain et caché de l'univers! moteur mystérieux de la nature! ame universelle des êtres! toi que, sous tant de noms divers, les mortels ignorent et révèrent; être incompréhensible,[66] infini; Dieu qui, dans l'immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et peuples les abîmes de l'espace de millions de soleils tourbillonnants, dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déja ma vue perd sur la terre! Quand tu t'occupes à guider les astres dans leurs orbites, que sont pour toi les vermisseaux qui s'agitent sur la poussière? Qu'importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes? et que te font les subtilités dont se tourmente leur folie?

«Et vous, hommes crédules, montrez-moi l'efficacité de vos pratiques! Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu'ont changé vos recettes aux lois de la nature? Le soleil en a-t-il plus lui? le cours des saisons est-il autre? la terre en est-elle plus féconde? les peuples sont-ils plus heureux? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à vos pénitences? S'il est infini, qu'ajoutent vos hommages à sa gloire? Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l'arrêt? Répondez, hommes inconséquents!

«Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre aide? S'il veut punir, n'a-t-il pas en main les tremblements, les volcans, la foudre? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu'en exterminant?

«Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des cinq préceptes, comment élève-t-il les Francs qui s'en rient? Si c'est par le Qôran qu'il[67] régit la terre, sur quels principes jugea-t-il les nations avant le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, n'allaient point à la Mekke, à qui cependant il fut donné d'élever des empires puissants? Comment jugea-t-il les Sabéens de Ninive et de Babylone; le Perse, adorateur du feu; le Grec, le Romain, idolâtres; les anciens royaumes du Nil, et vos propres aïeux Arabes et Tartares? Comment juge-t-il encore maintenant tant de nations qui méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses castes des Indiens, le vaste empire des Chinois, les noires tribus de l'Afrique, les insulaires de l'Océan, les peuplades de l'Amérique?

«Hommes présomptueux et ignorants, qui vous arrogez à vous seuls la terre! si Dieu rassemblait à la fois toutes les générations passées et présentes, que seraient, dans leur océan, ces sectes soi-disant universelles du chrétien et du musulman? Quels seraient les jugements de sa justice égale et commune sur l'universalité réelle des humains? C'est là que votre esprit s'égare en systèmes incohérents, et c'est là que la vérité brille avec évidence; c'est là que se manifestent les lois puissantes et simples de la nature et de la raison: lois d'un moteur commun, général; d'un Dieu impartial et juste, qui, pour pleuvoir sur un pays, ne demande point quel est son prophète; qui fait luire également son soleil sur toutes les races des[68] hommes, sur le blanc; comme sur le noir, sur le juif, sur le musulman, sur le chrétien, et sur l'idolâtre; qui fait prospérer, les moissons là où des mains soigneuses les cultivent; qui multiplie toute nation chez qui régnent l'industrie et l'ordre; qui fait prospérer tout empire où la justice est pratiquée, où l'homme puissant est lié par les lois, où le pauvre est protégé par elles, où le faible vit en sûreté, où chacun enfin jouit des droits qu'il tient de la nature et d'un contrat dressé avec équité.

«Voilà par quels principes sont jugés les peuples! voilà la vraie religion qui régit le sort des empires, et qui, de vous-mêmes, Ottomans, n'a cessé de faire la destinée! Interrogez vos ancêtres! demandez-leur par quels moyens ils élevèrent leur fortune, alors qu'idolâtres, peu nombreux et pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper dans ces riches contrées; demandez si ce fut par l'islamisme, jusque-là méconnu par eux, qu'ils vainquirent les Grecs, les Arabes, ou si ce fut par le courage, la prudence, la modération, l'esprit d'union, vraies puissances de l'état social. Alors le sultan lui-même rendait la justice et veillait à la discipline; alors étaient punis le juge prévaricateur, le gouverneur concussionnaire, et la multitude vivait dans l'aisance: le cultivateur était garanti des rapines du janissaire, et les campagnes prospéraient; les routes publiques étaient assurées,[69] et le commerce répandait l'abondance. Vous étiez des brigands ligués, mais entre vous, vous étiez justes: vous subjuguiez les peuplés, mais vous ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes, ils préféraient d'être vos tributaires. Que m'importe, disait le chrétien, que mon maître aime ou brise les images, pourvu qu'il me rende justice? Dieu jugera sa doctrine aux cieux.

«Vous étiez sobres et endurcis; vos ennemis étaient énervés et lâches: vous étiez savants dans l'art des combats; vos ennemis en avaient perdu les principes: vos chefs étaient expérimentés, vos soldats aguerris, dociles: le butin excitait l'ardeur; la bravoure était récompensée; la lâcheté, l'indiscipline punies; et tous les ressorts du cœur humain étaient en activité: ainsi vous vainquîtes cent nations, et d'une foule de royaumes conquis vous fondâtes un immense empire.

«Mais d'autres mœurs ont succédé; et dans les revers qui les accompagnent, ce sont encore les lois de la nature qui agissent. Après avoir dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours allumée, a réagi sur son propre foyer; et, concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés pour le partage et la jouissance; et le désordre s'est introduit dans toutes les classes de votre société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a méconnu l'objet de ses fonctions; et tous les vices du pouvoir arbitraire se[70] sont développés. Ne rencontrant jamais d'obstacles à ses goûts, il est devenu un être dépravé; homme faible et orgueilleux, il a repoussé de lui le peuple, et la voix du peuple ne l'a plus instruit et guidé. Ignorant, et pourtant flatté, il a négligé toute instruction, toute étude, et il est tombé dans l'incapacité; devenu inepte aux affaires, il en a jeté le fardeau sur des mercenaires, et les mercenaires l'ont trompé. Pour satisfaire leurs propres passions, ils ont stimulé, étendu les siennes; ils ont agrandi ses besoins, et son luxe énorme a tout consumé; il ne lui a plus suffi de la table frugale, des vêtements modestes, de l'habitation simple de ses aïeux; pour satisfaire à son faste, il a fallu épuiser la mer et la terre; faire venir du pôle les plus rares fourrures; de l'équateur, les plus chers tissus; il a dévoré, dans un mets, l'impôt d'une ville; dans l'entretien d'un jour, le revenu d'une province. Il s'est investi d'une armée de femmes, d'eunuques, de satellites. On lui a dit que la vertu des rois était la libéralité, la magnificence; et les trésors des peuples ont été livrés aux mains des adulateurs. À l'imitation du maître, les esclaves ont aussi voulu avoir des maisons superbes, des meubles d'un travail exquis, des tapis brodés à grands frais, des vases d'or et d'argent pour les plus vils usages, et toutes les richesses de l'empire se sont englouties dans le Seraï.

«Pour suffire à ce luxe effréné, les esclaves et[71] les femmes ont vendu leur crédit, et la vénalité a introduit une dépravation générale: ils ont vendu la faveur suprême au visir, et le visir a vendu l'empire. Ils ont vendu la loi au cadi, et le cadi a vendu la justice. Ils ont vendu au prêtre l'autel, et le prêtre a vendu les cieux; et l'or conduisant à tout, l'on a tout fait pour obtenir l'or: pour l'or, l'ami a trahi son ami; l'enfant, son père; le serviteur, son maître; la femme, son honneur; le marchand, sa conscience; et il n'y a plus eu dans l'État ni bonne foi, ni mœurs, ni concorde, ni force.

«Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province, l'a considérée comme une ferme, et il y a exercé toute concussion. À son tour, il a vendu la perception des impôts, le commandement des troupes, l'administration des villages; et comme tout emploi a été passager, la rapine, répandue de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le douanier a rançonné le marchand, et le négoce s'est anéanti; l'aga a dépouillé le cultivateur, et la culture s'est amoindrie. Dépourvu d'avances, le laboureur n'a pu ensemencer: l'impôt est survenu, il n'a pu payer; on l'a menacé du bâton, il a emprunté; le numéraire, faute de sûreté, s'est trouvé caché; l'intérêt a été énorme, et l'usure du riche a aggravé la misère de l'ouvrier.

«Et des accidents de saison, des sécheresses[72] excessives ayant fait manquer les récoltes, le gouvernement n'a fait pour l'impôt ni délai ni grace; et la détresse s'appesantissant sur un village, une partie de ses habitants a fui dans les villes; et leur charge, reversée sur ceux qui ont demeuré, a consommé leur ruine, et le pays s'est dépeuplé.

«Et il est arrivé que, poussés à bout par la tyrannie et l'outrage, des villages se sont révoltés; et le pacha s'en est réjoui: il leur a fait la guerre, il a pris d'assaut leurs maisons, pillé leurs meubles, enlevé leurs animaux; et quand la terre a demeuré déserte, que m'importe? a-t-il dit, je m'en vais demain.

«Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou des torrents débordés ont séjourné en marécages; et, sous ce climat chaud, leurs exhalaisons putrides ont causé des épidémies, des pestes, des maladies de toute espèce; et il s'en est suivi un surcroît de dépopulation, de pénurie et de ruine.

«Oh, qui dénombrera tous les maux de ce règne tyrannique!

«Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour leurs querelles personnelles, les provinces d'un État identique sont dévastées. Tantôt, redoutant leurs maîtres, ils tendent à l'indépendance, et attirent sur leurs sujets les châtiments de leur révolte. Tantôt, redoutant ces sujets, ils appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les affider,[73] ils leur permettent tout brigandage. En un lieu, ils intentent un procès à un homme riche, et le dépouillent sur un faux prétexte; en un autre, ils apostent de faux témoins, et imposent une contribution pour un délit imaginaire: partout ils excitent la haine des sectes, provoquent leurs délations pour en retirer des avanies; ils extorquent les biens, frappent les personnes; et quand leur avarice imprudente a entassé en un monceau toutes les richesses d'un pays, le gouvernement, par une perfidie exécrable, feignant de venger le peuple opprimé, attire à lui sa dépouille dans celle du coupable, et verse inutilement le sang pour un crime dont il est complice.

«Ô scélérats, monarques ou ministres, qui vous jouez de la vie et des biens du peuple! est-ce vous qui avez donné le souffle à l'homme, pour le lui ôter? est-ce, vous qui faites naître les produits de la terre, pour les dissiper? fatiguez-vous à sillonner le champ? endurez-vous l'ardeur du soleil et le tourment de la soif, à couper la moisson, à battre la gerbe? veillez-vous à la rosée nocturne comme le pasteur? traversez-vous les déserts comme le marchand? Ah! en voyant la cruauté et l'orgueil des puissants, j'ai été transporté d'indignation, et j'ai dit, dans ma colère: Eh quoi, il ne s'élèvera pas sur la terre des hommes qui vengent les peuples et punissent les tyrans! Un petit nombre de brigands dévorent la multitude,[74] et la multitude se laisse dévorer! Ô peuples avilis! connaissez vos droits! Toute autorité vient de vous, toute puissance est la vôtre. Vainement les rois vous commandent de par Dieu et de par leur lance, soldats, restez immobiles: puisque Dieu soutient le sultan, votre secours est inutile; puisque son épée lui suffit, il n'a pas besoin de la vôtre: voyons ce qu'il peut par lui-même.... Les soldats ont baissé les armes; et voilà les maîtres du monde faibles comme le dernier de leurs sujets! Peuples! sachez donc que ceux qui vous gouvernent sont vos chefs et non pas vos maîtres, vos préposés et non pas vos propriétaires, qu'ils n'ont d'autorité sur vous que par vous et pour votre avantage; que vos richesses sont à vous, et qu'ils vous en sont comptables; que rois ou sujets, Dieu a fait tous les hommes égaux, et que nul des mortels n'a droit d'opprimer son semblable.

«Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces vérités saintes..... Eh bien! ils subiront les conséquences de leur aveuglement..... L'arrêt en est porté; le jour approche où ce colosse de puissance, brisé, s'écroulera sous sa propre masse: oui, j'en jure par les ruines de tant d'empires détruits! l'empire du Croissant subira le sort des États dont il a imité le régime. Un peuple étranger chassera les sultans de leur métropole; le trône d'Orkhan sera renversé, le dernier rejeton de sa race sera retranché, et la horde des Oguzians,[75] privée de chef, se dispersera comme celle des Nogais: dans cette dissolution, les peuples de l'empire, déliés du joug qui les rassemblait, reprendront leurs anciennes distinctions, et une anarchie générale surviendra comme il est arrivé dans l'empire des Sophis, jusqu'à ce qu'il s'élève chez l'Arabe, l'Arménien ou le Grec, des législateurs qui recomposent de nouveaux États.... Oh! s'il se trouvait sur la terre des hommes profonds et hardis! quels éléments de grandeur et de gloire!..... Mais déja l'heure du destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille, et la catastrophe va commencer. Vainement le sultan oppose ses armées; ses guerriers ignorants sont battus, dispersés: vainement il appelle ses sujets; les cœurs sont glacés; les sujets répondent; Cela est écrit; et qu'importe qui soit notre maître? nous ne pouvons perdre à changer. Vainement les vrais croyants invoquent les cieux et le Prophète: le Prophète est mort, et les cieux, sans pitié, répondent: «Cessez de nous invoquer; vous avez fait vos maux, guérissez-les vous-même. La nature a établi des lois, c'est à vous de les pratiquer: observez, raisonnez, profitez de l'expérience. C'est la folie de l'homme qui le perd, c'est à sa sagesse de le sauver. Les peuples sont ignorants, qu'ils s'instruisent; leurs chefs sont pervers, qu'ils se corrigent et s'améliorent;» car tel est l'arrêt de la nature: Puisque les maux[76] des sociétés viennent de la cupidité et de l'ignorance, les hommes ne cesseront d'être tourmentés qu'ils ne soient éclairés et sages; qu'ils ne pratiquent l'art de la justice, fondé sur la connaissance de leurs rapports et des lois de leur organisation.»

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CHAPITRE XIII.

L'espèce humaine s'améliorera-t-elle?

À ces mots, oppressé du sentiment douloureux dont m'accabla leur sévérité: «Malheur aux nations! m'écriai-je en fondant en larmes; malheur à moi-même! Ah! c'est maintenant que j'ai désespéré du bonheur de l'homme. Puisque ses maux procèdent de son cœur, puisque lui seul peut y porter remède, malheur à jamais à son existence! Qui pourra, en effet, mettre un frein à la cupidité du fort et du puissant? Qui pourra éclairer l'ignorance du faible? Qui instruira la multitude de ses droits, et forcera les chefs de remplir leurs devoirs? Ainsi, la race des hommes est pour toujours dévouée à la souffrance! Ainsi, l'individu ne cessera d'opprimer l'individu, une nation d'attaquer une autre nation; et jamais il ne renaîtra pour ces contrées des jours de prospérité et de gloire. Hélas! des conquérants viendront; ils chasseront les[77] oppresseurs et s'établiront à leur place; mais, succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre aura changé de tyrans sans changer de tyrannie.»

Alors me tournant vers le Génie: «Ô Génie! lui dis-je, le désespoir est descendu dans mon ame: en connaissant la nature de l'homme, la perversité de ceux qui gouvernent et l'avilissement de ceux qui sont gouvernés, m'ont dégoûté de la vie; et quand il n'est de choix que d'être complice ou victime de l'oppression, que reste-t-il à l'homme vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux!»

Et le Génie, gardant le silence, me fixa d'un regard sévère mêlé de compassion; et, après quelques instants, il reprit: «Ainsi, c'est à mourir que la vertu réside! L'homme pervers est infatigable à consommer le crime, et l'homme juste se rebute au premier obstacle à faire le bien!.... Mais tel est le cœur humain; un succès l'enivre de confiance, un revers l'abat et le consterne: toujours entier à la sensation du moment, il ne juge point des choses par leur nature, mais par l'élan de sa passion. Homme qui désespères du genre humain, sur quel calcul profond de faits et de raisonnements as-tu établi ta sentence? As-tu scruté l'organisation de l'être sensible, pour déterminer avec précision si les mobiles qui le portent au bonheur sont essentiellement plus faibles que ceux qui l'en re[78]poussent? Ou bien, embrassant d'un coup d'œil l'histoire de l'espèce, et jugeant du futur par l'exemple du passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible? Réponds! depuis leur origine, les sociétés n'ont-elles fait aucun pas vers l'instruction et un meilleur sort? Les hommes sont-ils encore dans les forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides? Les nations sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l'œil ne voyait que des brigands brutes ou des brutes esclaves? Si, dans un temps, dans un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne s'améliorerait-elle pas? Si des sociétés partielles se sont perfectionnées, pourquoi né se perfectionnerait pas la société générale? Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres seraient-ils insurmontables?

«Voudrais-tu penser que l'espèce va se détériorant? Gardez-toi de l'illusion et des paradoxes du misanthrope: l'homme mécontent du présent, suppose au passé une perfection mensongère, qui n'est que le masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat les enfants avec les ossements de leurs pères.

«Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait démentir le témoignage des faits et de la raison; et s'il reste aux faits passés de l'équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant de l'organisation de l'homme; il faudrait prouver[79] qu'il naît avec un usage éclairé de ses sens; qu'il sait, sans expérience, distinguer du poison l'aliment; que l'enfant est plus sage que le vieillard, l'aveugle plus assuré dans sa marche que le clairvoyant; que l'homme civilisé est plus malheureux que l'anthropophage; en un mot, qu'il n'existe pas d'échelle progressive d'expérience et d'instruction.

«Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des monuments: des contrées sans doute ont déchu de ce qu'elles furent à certaines époques; mais si l'esprit sondait ce qu'alors même furent la sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu'il y eut dans leur gloire moins de réalité que d'éclat; il verrait que dans les anciens États, même les plus vantés, il y eut d'énormes vices, de cruels abus, d'où résulta précisément leur fragilité; qu'en général les principes des gouvernements étaient atroces; qu'il régnait de peuple à peuple un brigandage insolent, des guerres barbares, des haines implacables; que le droit naturel était ignoré; que la moralité était pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables; qu'un songe, qu'une vision, un oracle, causaient à chaque instant de vastes commotions: et peut-être les nations ne sont-elles pas encore bien guéries de tant de maux; mais du moins l'intensité en a diminué, et l'expérience du passé n'a pas été totalement perdue.[80] Depuis trois siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées; la civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès sensibles; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son avantage; car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d'isolement et de division qui les rendait tous ennemis: si les pouvoirs se sont concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d'ensemble et plus d'harmonie: si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, elles ont été moins meurtrières dans leurs détails: si les peuples y ont porté moins de personnalité, moins d'énergie, leur lutte a été moins sanguinaire, moins acharnée; ils ont été moins libres, mais moins turbulents; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a servis; car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins inquiets et moins orageux; si les trônes ont été des propriétés, ils ont excité, à titre d'héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu moins de secousses; si enfin les despotes, jaloux et mystérieux, ont interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des idées en tout genre s'est agrandie: l'homme, livré aux études abstraites, a mieux saisi sa place dans la[81] nature, ses rapports dans la société; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les mœurs plus sociales, la vie plus douce: en masse, l'espèce, surtout dans certaines contrées, a sensiblement gagné; et cette amélioration désormais ne peut que s'accroître, parce que ses deux principaux obstacles, ceux-là mêmes qui l'avaient rendue jusque-là si lente et quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer rapidement les idées, sont enfin levés.

«En effet, chez les anciens peuples, chaque canton, chaque cité, par la différence de son langage, étant isolé de tout autre, il en résultait un chaos favorable à l'ignorance et à l'anarchie. Il n'y avait point de communications d'idées, point de participation d'invention, point d'harmonie d'intérêts ni de volontés, point d'unité d'action, de conduite: en outre, tout moyen de répandre et de transmettre les idées se réduisant à la parole fugitive et limitée, à des écrits longs d'exécution, dispendieux et rares, il s'ensuivait empêchement de toute instruction pour le présent, perte d'expérience de génération à génération, instabilité, rétrogradation de lumières, et perpétuité de chaos d'enfance.

Au contraire, dans l'état moderne, et surtout dans celui de l'Europe, de grandes nations ayant contracté l'alliance d'un même langage, il s'est[82] établi de vastes communautés d'opinions; les esprits se sont rapprochés, les cœurs se sont entendus; il y a eu accord de pensées, unité d'action: ensuite un art sacré, un don divin du génie, l'imprimerie, ayant fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même idée à des millions d'hommes, et de la fixer d'une manière durable, sans que la puissance des tyrans pût l'arrêter ni l'anéantir, il s'est formé une masse progressive d'instruction, une atmosphère croissante de lumières, qui désormais assure solidement l'amélioration. Et cette amélioration devient un effet nécessaire des lois de la nature; car, par la loi de la sensibilité, l'homme tend aussi invinciblement à se rendre heureux, que le feu à monter, que la pierre à graviter, que l'eau à se niveler. Son obstacle est son ignorance, qui l'égare dans les moyens, qui le trompe sur les effets et les causes. À force d'expérience il s'éclairera; à force d'erreurs il se redressera; il deviendra sage et bon, parce qu'il est de son intérêt de l'être; et, dans une nation, les idées se communiquant, des classes entières seront instruites, et la science deviendra vulgaire; et tous les hommes connaîtront quels sont les principes du bonheur individuel et de la félicité publique; ils sauront quels sont leurs rapports, leurs droits, leurs devoirs dans l'ordre social; ils apprendront à se garantir des illusions de la cupidité; ils concevront que la mo[83]rale est une science physique, composée, il est vrai, d'éléments compliqués dans leur jeu, mais simples et invariables dans leur nature, parce qu'ils sont les éléments mêmes de l'organisation de l'homme. Ils sentiront qu'ils doivent être modérés et justes, parce que là est l'avantage et la sûreté de chacun; que vouloir jouir aux dépens d'autrui est un faux calcul d'ignorance, parce que de là résultent des représailles, des haines, des vengeances, et que l'improbité est l'effet constant de la sottise.

«Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur de la société;

«Les faibles, que, loin de se diviser d'intérêts, ils doivent s'unir, parce que l'égalité fait leurs forces;

«Les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la constitution des organes, et que l'ennui suit la satiété;

«Le pauvre, que c'est dans l'emploi du temps et la paix du cœur que consiste le plus haut degré du bonheur de l'homme.

«Et l'opinion publique atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les forcer de se contenir dans les bornes d'une autorité régulière.

«Le hasard même, servant les nations, leur donnera tantôt des chefs incapables, qui, par faiblesse, les laisseront devenir libres; tantôt des chefs éclairés, qui, par vertu, les affranchiront.[84]

«Et alors qu'il existera sur la terre de grands individus, des corps de nations éclairées et libres, il arrivera à l'espèce ce qui arrive à ses éléments: la communication des lumières d'une portion s'étendra de proche en proche, et gagnera le tout. Par la loi de l'imitation, l'exemple d'un premier peuple sera suivi par les autres; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes même, voyant qu'ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité; et la civilisation deviendra générale.

«Et il s'établira de peuple à peuple un équilibre de forces, qui, les contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser leurs barbares usages de guerre, et soumettra à des voies civiles le jugement de leurs contestations; et l'espèce entière deviendra une grande société, une même famille gouvernée par un même esprit, par de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature humaine est capable.

«Ce grand travail sans doute sera long, parce qu'il faut qu'un même mouvement se propage dans un corps immense; qu'un même levain assimile une énorme masse de parties hétérogènes, mais enfin ce mouvement s'opérera, et déja les présages de cet avenir se déclarent. Déja la grande société, parcourant dans sa marche les mêmes phases que les sociétés partielles, s'annonce pour tendre[85] aux mêmes résultats. Dissoute d'abord en toutes ses parties, elle a vu long-temps ses membres sans cohésion; et l'isolement général des peuples forma son premier âge d'anarchie et d'enfance: partagée ensuite au hasard en sections irrégulières d'États et de royaumes, elle a subi les fâcheux effets de l'extrême inégalité des richesses, des conditions; et l'aristocratie des grands empires a formé son second âge: puis, ces grands privilégiés se disputant la prédominance, elle a parcouru la période du choc des factions. Et maintenant les partis, las de leurs discordes, sentant le besoin des lois, soupirent après l'époque de l'ordre et de la paix. Qu'il se montre un chef vertueux! qu'un peuple puissant et juste paraisse! et la terre l'élève au pouvoir suprême: la terre attend un peuple législateur; elle le désire et l'appelle, et mon cœur l'attend.....» Et tournant la tête du côté de l'occident..... «Oui, continua-t-il, déja un bruit sourd frappe mon oreille: un cri de liberté, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l'ancien continent. À ce cri, un murmure secret contre l'oppression s'élève chez une grande nation; une inquiétude salutaire l'alarme sur sa situation; elle s'interroge sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle devrait être; et surprise de sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits, ses moyens; quelle a été la conduite de ses chefs..... Encore un jour, une réflexion:..... et un mouvement immense va[86] naître; un siècle nouveau va s'ouvrir! siècle d'étonnement pour le vulgaire, de surprise et d'effroi pour les tyrans, d'affranchissement pour un grand peuple, et d'espérance pour toute la terre!»

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CHAPITRE XIV.

Le grand obstacle au perfectionnement.

Le génie se tut.... Cependant, prévenu de noirs sentiments, mon esprit demeura rebelle à la persuasion; mais craignant de le choquer par ma résistance, je demeurai silencieux.... Après quelque intervalle, se tournant vers moi et me fixant d'un regard perçant:..... Tu gardes le silence, reprit-il, et ton cœur agite des pensées qu'il n'ose produire!.... Interdit et troublé: «Ô Génie! lui dis-je, pardonne ma faiblesse: sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité; mais ta céleste intelligence en saisit les traits là où mes sens grossiers ne voient que des nuages. J'en fais l'aveu: la conviction n'a point pénétré dans mon ame, et j'ai craint que mon doute ne te fût une offense.

«Et qu'a le doute, répondit-il, qui en fasse un crime? l'homme est-il maître de sentir autrement qu'il n'est affecté?..... Si une vérité est palpable et d'une pratique importante, plaignons celui qui[87] la méconnaît: sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, équivoque, comment lui trouver le caractère qu'elle n'a pas? Croire sans évidence, sans démonstration, est un acte d'ignorance et de sottise: le crédule se perd dans un dédale d'inconséquences; l'homme sensé examine, discute, afin d'être d'accord dans ses opinions; et l'homme de bonne foi supporte la contradiction, parce qu'elle seule fait naître l'évidence. La violence est l'argument du mensonge; et imposer d'autorité une croyance, est l'acte et l'indice d'un tyran.»

Enhardi par ces paroles: «Ô Génie, répondis-je, puisque ma raison est libre, je m'efforce en vain d'accueillir l'espoir flatteur dont tu la consoles: l'ame vertueuse et sensible se livre aisément aux rêves du bonheur, mais sans cesse une réalité cruelle la réveille à la souffrance et à la misère: plus je médite sur la nature de l'homme, plus j'examine l'état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me semble possible à réaliser. Je parcours de mes regards toute la face de notre hémisphère: en aucun lieu je n'aperçois le germe, ou ne pressens le mobile d'une heureuse révolution. L'Asie entière est ensevelie dans les plus profondes ténèbres. Le Chinois, avili par le despotisme du bambou, aveuglé par la superstition astrologique, entravé par un code immuable de gestes, par le vice radical[88] d'une langue et surtout d'une écriture mal construites, ne m'offre, dans sa civilisation avortée, qu'un peuple automate. L'Indien, accablé de préjugés, enchaîné par les liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le Tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la barbarie de ses aïeux. L'Arabe, doué d'un génie heureux, perd sa force et le fruit de sa vertu dans l'anarchie de ses tribus et la jalousie de ses familles. L'Africain, dégradé de la condition d'homme, semble voué sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs avilis, que des peuples troupeaux, dont se jouent de grands propriétaires. Partout l'ignorance, la tyrannie, la misère, ont frappé de stupeur les nations; et les habitudes vicieuses, dépravant les sens naturels, ont détruit jusqu'à l'instinct du bonheur et de la vérité: il est vrai que dans quelques contrées de l'Europe, la raison a commencé de prendre un premier essor; mais là même, les lumières des particuliers sont-elles communes aux nations? L'habileté des gouvernements a-t-elle tourné à l'avantage des peuples? Et ces peuples qui se disent policés, ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de leurs injustices? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de commerce, ont dévasté l'Inde, dépeuplé le nouveau continent, et soumettent encore aujourd'hui l'Afrique au plus barbare des es[89]clavages? La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans, et la justice sera-t-elle rendue par des mains spoliatrices et avares? Ô Génie! j'ai vu les pays civilisés, et l'illusion de leur sagesse s'est dissipée devant mes regards: j'ai vu les richesses entassées dans quelques mains, et la multitude pauvre et dénuée: j'ai vu tous les droits, tous les pouvoirs concentrés dans certaines classes, et la masse des peuples passive et précaire: j'ai vu des maisons de prince, et point de corps de nation; des intérêts de gouvernement, et point d'intérêt ni d'esprit publics: j'ai vu que toute la science de ceux qui commandent consistait à opprimer prudemment; et la servitude raffinée des peuples policés m'a paru plus irremédiable.

«Un obstacle surtout, ô Génie! a profondément frappé ma pensée: en portant mes regards sur le globe, je l'ai vu partagé en vingt systèmes de cultes différents: chaque nation a reçu ou s'est fait des opinions religieuses opposées; et chacune, s'attribuant exclusivement la vérité, veut croire toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait, dans leur discordance, le grand nombre des hommes se trompe, et se trompe de bonne foi, il s'ensuit que notre esprit se persuade du mensonge comme de la vérité; et alors, quel moyen de l'éclairer? Comment dissiper le préjugé qui d'abord a saisi l'esprit? Comment, surtout, écarter son bandeau, quand le premier article de cha[90]que croyance, le premier dogme de toute religion, est la proscription absolue du doute, l'interdiction de l'examen, l'abnégation de son propre jugement? Que fera la vérité pour être reconnue? Si elle s'offre avec les preuves du raisonnement, l'homme pusillanime récuse sa conscience; si elle invoque l'autorité des puissances célestes, l'homme préoccupé lui oppose une autorité du même genre, et traite toute innovation de blasphème. Ainsi l'homme, dans son aveuglement, rivant sur lui-même ses fers, s'est à jamais livré sans défense au jeu de son ignorance et de ses passions. Pour dissoudre des entraves si fatales, il faudrait un concours inouï d'heureuses circonstances; il faudrait qu'une nation entière, guérie du délire de la superstition, fût inaccessible aux impulsions du fanatisme; qu'affranchi du joug d'une fausse doctrine, un peuple s'imposât lui-même celui de la vraie morale et de la raison; qu'il fût à la fois hardi et prudent, instruit et docile; que chaque individu, connaissant ses droits, n'en transgressât pas la limite; que le pauvre sût résister à la séduction, le riche à l'avarice; qu'il se trouvât des chefs désintéressés et justes; que les oppresseurs fussent saisis d'un esprit de démence et de vertige; que le peuple, recouvrant ses pouvoirs, sentît qu'il ne les peut exercer, et qu'il se constituât des organes; que, créateur de ses magistrats, il sût à la fois les censurer et les respecter; que,[91] dans la réforme subite de toute une nation vivant d'abus, chaque individu disloqué souffrît patiemment les privations et le changement de ses habitudes; que cette nation enfin fût assez courageuse pour conquérir sa liberté, assez instruite pour l'affermir, assez puissante pour la défendre, assez généreuse pour la partager: et tant de conditions pourront-elles jamais se rassembler? Et lorsqu'en ses combinaisons infinies, le sort produirait enfin celle-là, en verrai-je les jours fortunés? et ma cendre ne sera-t-elle pas dès long-temps refroidie?»

À ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la parole.... Le Génie ne me répondit point; mais j'entendis qu'il disait à voix basse: «Soutenons l'espoir de cet homme; car si celui qui aime ses semblables se décourage, que deviendront les nations? Et peut-être le passé n'est-il que trop propre à flétrir le courage? Eh bien! anticipons le temps à venir; dévoilons à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin qu'à la vue du but qu'elle désire, ranimée d'une nouvelle ardeur, elle redouble l'effort qui doit l'y porter.»[92]

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CHAPITRE XV.

Le siècle nouveau.

À peine eut-il achevé ces mots, qu'un bruit immense s'éleva du côté de l'occident; et, y tournant mes regards, j'aperçus à l'extrémité de la Méditerranée, dans le domaine de l'une des nations de l'Europe, un mouvement prodigieux; tel qu'au sein d'une vaste cité, lorsqu'une sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable s'agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu'aux cieux, distingua par intervalles ces phrases:

«Quel est donc ce prodige nouveau? quel est ce fléau cruel et mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras! nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! nous sommes actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! nous payons des tributs énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas! nous sommes en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté au dedans! Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore?»[93]

Et des voix parties du sein de la multitude répondirent: Élevez un étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, et vous connaîtrez l'ennemi qui vous ronge.»

Et, l'étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup partagée en deux corps inégaux, et d'un aspect contrastant: l'un innombrable et presque total, offrait, dans la pauvreté générale des vêtements et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail; l'autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des habits chamarrés d'or et d'argent, et, dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de l'abondance.

Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le grand corps était composé de laboureurs, d'artisans, de marchands, de toutes les professions laborieuses et studieuses utiles à la société, et que, dans le petit groupe, il ne se trouvait que des ministres du culte de tout grade (moines et prêtres), que des gens de finance, d'armoirie, de livrée, des chefs militaires et autres salariés du gouvernement.

Et ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation; de l'autre, un mouvement d'effroi; et le grand corps dit au plus petit:[94]

«Pourquoi êtes-vous séparés de nous? N'êtes-vous donc pas de notre nombre?»

«Non, répondit le groupe: vous êtes le peuple; nous autres, nous sommes un corps distinct, une classe privilégiée, qui avons nos lois, nos usages, nos droits à parts.»

le peuple.

Et de quel travail viviez-vous dans notre société?

le privilégiés.

Nous ne sommes pas faits pour travailler.

le peuple.

Comment avez-vous donc acquis tant de richesses?

le privilégiés.

En prenant le soin de vous gouverner.

le peuple.

Quoi, nous fatiguons, et vous jouissez! nous produisons, et vous dissipez! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous appelez cela gouverner!...... Classe privilégiée, corps distinct qui nous êtes étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous subsisterez.

Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes justes et généreux dirent: Il faut nous rejoindre au peuple, et partager ses fardeaux; car ce sont des hommes comme[95] nous, et nos richesses viennent d'eux. Mais d'autres dirent avec orgueil: Ce serait une honte de nous confondre avec la foule, elle est faite pour nous servir; ne sommes-nous pas la race noble et pure des conquérants de cet empire? Rappelons à cette multitude nos droits et son origine.

les nobles.

Peuple! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre race n'a obtenu la vie qu'à condition de nous servir? Voilà notre contrat social; voilà le gouvernement constitué par l'usage et prescrit par le temps.

le peuple.

Race pure des conquérants! montrez-nous vos généalogies! nous verrons ensuite si ce qui, dans un individu, est vol et rapine, devient vertu dans une nation.

Et à l'instant, des voix élevées de divers côtés commencèrent d'appeler par leurs noms une foule d'individus nobles; et, citant leur origine et leur parenté, elles racontèrent comment l'aïeul, le bisaïeul, le père lui-même, nés marchands, artisans, après s'être enrichis par des moyens quelconques, avaient acheté, à prix d'argent, la noblesse: en sorte qu'un très-petit nombre de familles étaient réellement de souche ancienne. Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers par[96]venus qui renient leurs parents; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des vétérans illustres! Et ce fut une rumeur de risée.

Pour la détourner, quelques hommes astucieux s'écrièrent: Peuple doux et fidèle, reconnaissez l'autorité légitime: le Roi veut, la loi ordonne.

le peuple.

Classe privilégiée, courtisans de la fortune, laissez les rois s'expliquer; les rois ne peuvent vouloir que le salut de l'immense multitude, qui est le peuple; la loi ne saurait être que le vœu de l'équité.

Alors les privilégiés militaires dirent: La multitude ne sait obéir qu'à la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle!

le peuple.

Soldats! vous êtes notre sang! frapperez-vous vos parents, vos frères? Si le peuple périt, qui nourrira l'armée?

Et les soldats, baissant les armes, dirent: Nous sommes aussi le peuple, montrez-nous l'ennemi! Alors les privilégiés ecclésiastiques dirent: Il n'y a plus qu'une ressource: le peuple est superstitieux; il faut l'effrayer par les noms de Dieu et de religion.

Nos chers frères! nos enfants! Dieu nous a établis pour vous gouverner.[97]

le peuple.

Montrez-nous vos pouvoirs célestes.

le prêtres.

Il faut de la foi: la raison égare.

le peuple.

Gouvernez-vous sans raisonner?

le prêtres.

Dieu veut la paix: la religion prescrit l'obéissance.

le peuple.

La paix suppose la justice; l'obéissance veut la conviction d'un devoir.

le prêtres.

On n'est ici-bas que pour souffrir.

le peuple.

Montrez-nous l'exemple.

le prêtres.

Vivrez-vous sans dieux et sans rois?

le peuple.

Nous voulons vivre sans oppresseurs.

le prêtres.

Il vous faut des médiateurs, des intermédiaires.

le peuple.

Médiateurs près de Dieu et des rois! courtisans[98] et prêtres, vos services sont trop dispendieux; nous traiterons désormais directement nos affaires.

Et alors le petit groupe dit: Tout est perdu, la multitude est éclairée.

Et le peuple répondit: Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous n'abuserons pas de notre force: nous ne voulons que nos droits. Nous avons des ressentiments, nous les oublions: nous étions esclaves, nous pourrions commander; nous ne voulons qu'être libres, et la liberté n'est que la justice.

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CHAPITRE XVI.

Un peuple libre et législateur.

Alors, considérant que toute puissance publique était suspendue, que le régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d'effroi par la pensée qu'il allait tomber dans la dissolution de l'anarchie; mais tout à coup des voix s'élevèrent et dirent:

«Ce n'est pas assez de nous être affranchis des parasites et des oppresseurs, il faut empêcher qu'il n'en renaisse. Nous sommes hommes, et l'expérience nous a trop appris que chacun de nous tend sans cesse à dominer et à jouir aux[99] dépens d'autrui. Il faut donc nous prémunir contre un penchant auteur de discorde; il faut établir des règles certaines de nos actions et de nos droits: or, la connaissance de ces droits, le jugement de ces actions sont des choses abstraites, difficiles, qui exigent tout le temps et toutes les facultés d'un homme. Occupés chacun de nos travaux, nous ne pouvons vaquer à de telles études, ni exercer par nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc parmi nous quelques hommes dont ce soit l'emploi propre. Déléguons-leur nos pouvoirs communs pour nous créer un gouvernement et des lois; constituons-les représentants de nos volontés et de nos intérêts. Et, afin qu'en effet ils en soient une représentation aussi exacte qu'il sera possible, choisissons-les nombreux et semblables à nous, pour que la diversité de nos volontés et de nos intérêts se trouve rassemblée en eux.»

Et ce peuple, ayant choisi dans son sein une troupe nombreuse d'hommes qu'il jugea propres à son dessein, il leur dit: «Jusqu'ici nous avons vécu en une société formée au hasard, sans clauses fixes, sans conventions libres, sans stipulation de droits, sans engagements réciproques; et une foule de désordres et de maux ont résulté de cet état précaire. Aujourd'hui nous voulons, de dessein réfléchi, former un contrat régulier; nous vous avons choisis pour en dresser les articles: exa[100]minez donc avec maturité quelles doivent être ses bases et ses conditions; recherchez avec soin quel est le but, quels sont les principes de toute association: connaissez les droits que chaque membre y porte, les facultés qu'il y engage, et celles qu'il y doit conserver: tracez-nous des règles de conduite, des lois équitables; dressez-nous un système nouveau de gouvernement, car nous sentons que les principes qui nous ont guidés jusqu'à ce jour, sont vicieux. Nos pères ont marché dans des sentiers d'ignorance, et l'habitude nous a égarés sur leurs pas: tout s'est fait par violence, par fraude, par séduction, et les vraies lois de la morale et de la raison sont encore obscures: démêlez-en donc le chaos, découvrez-en l'enchaînement, publiez-en le code, et nous nous y conformerons.»

Et ce peuple éleva un trône immense en forme de pyramide; et y faisant asseoir les hommes qu'il avait choisis, il leur dit: «Nous vous élevons aujourd'hui au-dessus de nous, afin que vous découvriez mieux l'ensemble de nos rapports, et que vous soyez hors de l'atteinte de nos passions.

«Mais souvenez-vous que vous êtes nos semblables; que le pouvoir que nous vous conférons est à nous; que nous vous le donnons en dépôt, non en propriété ni en héritage; que les lois que vous ferez, vous y serez les premiers soumis; que demain vous redescendrez parmi nous, et que nul droit ne vous sera acquis, que celui de l'estime et[101] de la reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire l'univers qui révère tant d'apôtres d'erreur, honorera la première assemblée d'hommes raisonnables qui aura solennellement déclaré les principes immuables de la justice, et consacré, à la face des tyrans, les droits des nations!»

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CHAPITRE XVII.

Base universelle de tout droit et de toute loi.

Alors les hommes choisis par le peuple pour rechercher les vrais principes de la morale et de la raison procédèrent à l'objet sacré de leur mission; et, après un long examen, ayant découvert un principe universel et fondamental, il s'éleva un législateur qui dit au peuple; «Voici la base primordiale, l'origine physique de toute justice et de tout droit.

«Quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit l'univers, ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes sensations, les mêmes besoins, elle a, par ce fait même, déclaré qu'elle leur donnait à tous les mêmes droits à l'usage de ses biens, et que tous les hommes sont égaux dans l'ordre de la nature.

«En second lieu, de ce qu'elle a donné à cha[102]cun des moyens suffisants de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu'elle les a tous constitués indépendants les uns des autres; qu'elle les a créés libres; que nul n'est, soumis à autrui; que chacun est propriétaire absolu de son être.

«Ainsi, l'égalité et la liberté sont deux attributs essentiels de l'homme; deux lois de la Divinité, inabrogeables et constitutives comme les propriétés physiques des éléments.

«Or, de ce que tout individu est maître absolu de sa personne, il s'ensuit que la liberté pleine de son consentement est une condition inséparable de tout contrat et de tout engagement.

«Et de ce que tout individu est égal à un autre, il suit que la balance de ce qui est rendu à ce qui est donné, doit être rigoureusement en équilibre: en sorte que l'idée de liberté contient essentiellement celle de justice, qui naît de l'égalité.

«L'égalité et la liberté sont donc les bases physiques et inaltérables de toute réunion d'hommes en société, et, par suite, le principe nécessaire et régénérateur de toute loi et de tout système de gouvernement régulier.

«C'est pour avoir dérogé à cette base que chez vous, comme chez tout peuple, se sont introduits les désordres qui vous ont enfin soulevés. C'est en revenant à cette règle que vous pourrez les réformer, et reconstituer une association heureuse.[103]

«Mais observez qu'il en résultera une grande secousse dans vos habitudes, dans vos fortunes, dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des contrats vicieux, des droits abusifs; renoncer à des distinctions injustes, à de fausses propriétés; rentrer enfin un instant dans l'état de la nature. Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices.»

Alors, pensant à la cupidité inhérente au cœur de l'homme, je crus que ce peuple allait renoncer à toute idée d'amélioration.

Mais, dans l'instant, une foule d'hommes généreux et des plus hauts rangs, s'avançant vers le trône, y firent abjuration de toutes leurs distinctions et de toutes leurs richesses: «Dictez-nous, dirent-ils, les lois de l'égalité et de la liberté; nous ne voulons plus rien posséder qu'au titre sacré de la justice.

«Égalité, justice, liberté, voilà quel sera désormais notre code et notre étendard.»

Et sur-le-champ le peuple éleva un drapeau immense, inscrit de ces trois mots, auxquels-il assigna trois couleurs. Et l'ayant planté sur le siége du législateur, l'étendard de la justice universelle flotta pour là première fois sur la terre; et le peuple dressa en avant du siége un autel nouveau, sur lequel il plaça une balance d'or, une épée et un livre, avec cette inscription:

à la loi égale, qui juge et protége.

Puis, ayant environné le siége et l'autel d'un[104] amphithéâtre immense, cette nation s'y assit tout entière pour entendre la publication de la loi. Et des millions d'hommes, levant à la fois les bras vers le ciel, firent le serment solennel de vivre libres et justes; de respecter leurs droits réciproques, leurs propriétés; d'obéir à la loi et à ses agents régulièrement préposés.

Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur, si touchant de générosité, m'émut jusqu'aux larmes; et m'adressant au Génie: «Que je vive maintenant, lui dis-je, car désormais je puis espérer.»

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CHAPITRE XVIII.

Effroi et conspiration des tyrans.

Cependant, à peine le cri solennel de l'égalité et de la liberté eut-il retenti sur la terre, qu'un mouvement de trouble et de surprise s'excita au sein des nations; et d'une part la multitude émue de désir, mais indécise entre l'espérance et la crainte, entre le sentiment de ses droits et l'habitude de ses chaînes, commença de s'agiter; d'autre part, les rois réveillés subitement du sommeil de l'indolence et du despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes; et partout ces[105] classes de tyrans civils et sacrés qui trompent les rois et oppriment les peuples, furent saisies de rage et d'effroi; et tramant des desseins perfides: «Malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la liberté parvient à l'oreille de la multitude! Malheur à nous, si ce pernicieux esprit de justice se propage!.....» Et voyant flotter l'étendard: «Concevez-vous l'essaim de maux renfermés dans ces seules paroles? Si tous les hommes sont égaux, où sont nos droits exclusifs d'honneur et de puissance? Si tous sont ou doivent être libres, que deviennent nos esclaves, nos serfs, nos propriétés? Si tous sont égaux dans l'état civil, où sont nos prérogatives de naissance, d'hérédité? et que devient la noblesse? S'ils sont tous égaux devant Dieu, où est le besoin de médiateurs? et que devient le sacerdoce? Ah! pressons-nous de détruire un germe si fécond, si contagieux! Employons tout notre art contre cette calamité; effrayons les rois, pour qu'ils s'unissent à notre cause. Divisons les peuples, et suscitons-leur des troubles et des guerres. Occupons-les de combats, de conquêtes et de jalousies. Alarmons-les sur la puissance de cette nation libre. Formons une grande ligue contre l'ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilége, renversons ce trône de rébellion, et étouffons dans son foyer cet incendie de révolution.»

Et en effet, les tyrans civils et sacrés des peuples formèrent une ligue générale; entraînant sur leurs[106] pas une multitude contrainte ou séduite, ils se portèrent d'un mouvement hostile contre la nation libre, et investirent à grands cris l'autel et le trône de la loi naturelle: «Quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique et nouvelle? Quel est cet autel impie, ce culte sacrilége?.... Sujets fidèles et croyants! ne semblerait-il pas que ce fût d'aujourd'hui que l'on vous découvre la vérité, que jusqu'ici vous eussiez marché dans l'erreur, que ces rebelles, plus heureux que vous, ont seuls le privilége d'être sages! Et vous; peuple égaré, ne voyez-vous pas que vos nouveaux chefs vous trompent, qu'ils altèrent les principes de votre foi, qu'ils renversent la religion de vos pères? Ah! tremblez que le courroux du ciel ne s'allume, et hâtez-vous, par un prompt repentir, de réparer votre erreur.»

Mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre garda le silence; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une attitude imposante.

Et le législateur dit aux chefs des peuples: «Si, lorsque nous marchions un bandeau sur les yeux, la lumière éclairait nos pas, pourquoi, aujourd'hui qu'il est levé, fuira-t-elle nos regards qui la cherchent? Si les chefs qui prescrivent aux hommes d'être clairvoyants, les trompent et les égarent, que font ceux qui ne veulent guider que des aveugles? Chefs des peuples! si vous possédez[107] la vérité, faites-nous la voir: nous la recevrons avec reconnaissance; car nous la cherchons avec désir, et nous avons intérêt de la trouver: nous sommes hommes, et nous pouvons nous tromper; mais vous êtes hommes aussi, et vous êtes également faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe où, depuis tant de siècles, erre l'humanité; aidez-nous à dissiper l'illusion de tant de préjugés et de vicieuses habitudes; concourez avec nous, dans le choc de tant d'opinions qui se disputent notre croyance, à démêler le caractère propre et distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les combats si longs de l'erreur: établissons entre elle et la vérité une lutte solennelle: appelons les opinions des hommes de toutes les nations: convoquons l'assemblée générale des peuples: qu'ils soient juges eux-mêmes dans la cause qui leur est propre; et que, dans le débat de tous les systèmes, nul défenseur, nul argument ne manquant aux préjugés ni à la raison, le sentiment d'une évidence générale et commune fasse enfin naître la concorde universelle des esprits et des cœurs.»[108]

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CHAPITRE XIX.

Assemblée générale des peuples.

Ainsi parla le législateur; et la multitude, saisie de ce mouvement qu'inspire d'abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus.

Alors s'offrit à mes regards une scène d'un genre étonnant et nouveau: tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les climats produisent de races d'hommes divers, accourant de toutes parts, me sembla se réunir dans une même enceinte; et là, formant un immense congrès, distingué en groupes par l'aspect varié des costumes, des traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant.

D'un côté, je voyais l'Européen, à l'habit court et serré, au chapeau pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre; de l'autre, l'Asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la tête rase et au turban rond. Ici j'observais les peuples Africains, à la peau d'ébène, aux cheveux laineux, au corps ceint de[109] pagnes blancs et bleus, ornés de bracelets et de colliers de corail, de coquilles et de verre: là les races septentrionales, enveloppées dans leurs sacs de peau; le Lapon, au bonnet pointu, aux souliers de raquette; le Samoyède, à l'odeur forte et au corps brûlant; le Tongouze, au bonnet cornu, portant ses idoles pendues sur son sein; le Yakoute, au visage piqueté; le Calmouque, au nez aplati, aux petits yeux renversés. Plus loin étaient le Chinois, au vêtement de soie aux tresses pendantes; le Japonais, au sang mélangé; le Malais, aux grandes oreilles, au nez percé d'un anneau, au vaste chapeau de feuilles de palmier, et les habitants tatoués des îles de l'Océan et du continent antipode. Et l'aspect de tant de variétés d'une même espèce, de tant d'inventions bizarres d'un même entendement, de tant de modifications différentes d'une même organisation, m'affecta à la fois de mille sensations et de mille pensées. Je considérais avec étonnement cette gradation de couleurs, qui, de l'incarnat vif passe au brun clair, puis foncé, fumeux, bronzé, olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu'au noir d'ébène et du jais; et trouvant le Kachemirien, au teint de roses, à côté de l'Indou hâlé, le Géorgien à côté du Tartare, je réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid, du sol élevé ou profond, marécageux ou sec, découvert ou ombragé; je comparais l'homme nain du pôle au géant des zones[110] tempérées; le corps grêle de l'Arabe à l'ample corps du Hollandais; la taille épaisse et courte du Samoyède à la taille svelte du Grec et de l'Esclavon; la laine grasse et noire du Nègre à la soie dorée du Danois; la face aplatie du Calmouque, ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez aquilin du Circassien et de l'Abasan. J'opposais aux toiles peintes de l'Indien, aux étoffes savantes de l'Européen, aux riches fourrures du Sibérien, les pagnes d'écorce, les tissus de jonc, de feuilles, de plumes, des nations sauvages, et les figures bleuâtres de serpents, de fleurs et d'étoiles dont leur peau était imprimée. Et tantôt le tableau bigarré de cette multitude me retraçait les prairies émaillées du Nil et de l'Euphrate, lorsqu'après les pluies ou le débordement, des millions de fleurs naissent de toutes parts; tantôt il me représentait, par son murmure et son mouvement, les essaims innombrables de sauterelles qui, du désert, viennent au printemps couvrir les plaines du Hauran.

Et, à la vue de tant d'êtres animés et sensibles, embrassant tout à coup l'immensité des pensées et des sensations rassemblées dans cet espace; d'autre part, réfléchissant à l'opposition de tant de préjugés, de tant d'opinions, au choc de tant de passions d'hommes si mobiles, je flottais entre l'étonnement, l'admiration et une crainte secrète....,[111] quand le législateur, ayant réclamé le silence, attira toute mon attention.

«Habitants de la terre, dit-il, une nation libre et puissante vous adresse des paroles de justice et de paix, et elle vous offre de sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son expérience. Long-temps affligée des mêmes maux que vous, elle en a recherché la source; et elle a trouvé qu'ils dérivaient tous de la violence et de l'injustice, érigées en lois par l'inexpérience des races passées, et maintenues par les préjugés des races présentes: alors, annulant ses institutions factices et arbitraires, et remontant à l'origine de tout droit et de toute raison, elle a vu qu'il existait dans l'ordre même de l'univers, et dans la constitution physique de l'homme, des lois éternelles et immuables, qui n'attendaient que ses regards pour le rendre heureux. Ô hommes! élevez les yeux vers ce ciel qui vous éclaire! jetez-les sur cette terre qui vous nourrit! Quand ils vous offrent à tous les mêmes dons, quand vous avez reçu de la puissance qui les meut la même vie, les mêmes organes, n'en avez-vous pas reçu les mêmes droits à l'usage de ses bienfaits? Ne vous a-t-elle pas, par-là même, déclarés tous égaux et libres? Quel mortel osera donc refuser à son semblable ce que lui accorde la nature? Ô nations! bannissons toute tyrannie et toute discorde; ne formons plus qu'une même société, qu'une grande[112] famille; et puisque le genre humain n'a qu'une même constitution, qu'il n'existe plus pour lui qu'une loi, celle de la nature; qu'un même code, celui de la raison; qu'un même trône, celui de la justice; qu'un même autel, celui de l'union

Il dit; et une acclamation immense s'éleva jusqu'aux cieux: mille cris de bénédiction partirent du sein de la multitude; et les peuples, dans leurs transports, firent retentir la terre des mots d'égalité, de justice, d'union. Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda un différent; bientôt les docteurs, les chefs des peuples, les excitant à la dispute, je vis naître d'abord un murmure, puis une rumeur, qui, se communiquant de proche en proche, devint un vaste désordre; et chaque nation élevant des prétentions exclusives, réclamait la prédominance pour son code et son opinion.

«Vous êtes dans l'erreur, se disaient les partis en se montrant du doigt les uns les autres; nous seuls possédons la vérité et la raison; nous seuls avons la vraie loi, la vraie règle de tout droit, de toute justice, le seul moyen du bonheur, de la perfection; tous les autres hommes sont des aveugles ou des rebelles.» Et il régnait une agitation extrême.

Mais le législateur ayant réclamé le silence: «Peuples, dit-il, quel mouvement de passion vous agite? Où vous conduira cette querelle? Qu'attendez-vous de cette dissension! Depuis des[113] siècles la terre est un champ de dispute, et vous avez versé des torrents de sang pour des opinions chimériques: qu'ont produit tant de combats et de larmes? Quand le fort a soumis le faible à son opinion, qu'a-t-il fait pour la vérité et pour l'évidence? Ô nations! prenez conseil de votre propre sagesse! Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, que faites-vous pour les concilier? Ne leur donnez-vous pas des arbitres?» Oui, s'écria unanimement la multitude. «Eh bien! donnez-en de même aux auteurs de vos dissentiments. Ordonnez à ceux qui se font vos instituteurs, et qui vous imposent leur croyance, d'en débattre devant vous les raisons. Puisqu'ils invoquent vos intérêts, connaissez comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs des peuples, avant de les entraîner dans la lutte de vos systèmes, discutez-en contradictoirement les preuves. Établissons une controverse solennelle, une recherche publique de la vérité, non devant le tribunal d'un individu corruptible ou d'un parti passionné, mais en face de toutes les lumières et de tous les intérêts dont se compose l'humanité, et que le sens naturel de toute l'espèce soit notre arbitre et notre juge.»[114]

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CHAPITRE XX.

La recherche de la vérité.

Et les peuples ayant applaudi, le législateur dit: «Afin de procéder avec ordre et sans confusion, laissez dans l'arène, en avant de l'autel de l'union et de la paix, un spacieux demi-cercle libre; et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence; que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs se placent à la suite sur une même ligne.»

Et le demi-cercle ayant été tracé et l'ordre publié, à l'instant il s'éleva une multitude innombrable d'étendards de toutes couleurs et de toutes formes; tel qu'en un port fréquenté de cent nations commerçantes, l'on voit aux jours de fêtes des milliers de pavillons et de flammes flotter sur une forêt de mâts. Et à l'aspect de cette diversité prodigieuse, me tournant vers le Génie: Je croyais, lui dis-je, que la terre n'était divisée qu'en huit ou dix systèmes de croyance, et je désespérais de toute conciliation: maintenant que je vois des milliers de partis différents, comment espérer la[115] concorde?... Et cependant, me dit-il, ils n'y sont pas encore tous: et ils veulent être intolérants!...

Et à mesure que les groupes vinrent se placer, me faisant remarquer les symboles et les attributs de chacun, il commença de m'expliquer leurs caractères en ces mots:

«Ce premier groupe, me dit-il, formé d'étendards verts, qui portent un croissant, un bandeau et un sabre, est celui des sectateurs du prophète arabe. Dire qu'il y a un Dieu (sans savoir ce qu'il est), croire aux paroles d'un homme (sans entendre sa langue), aller dans un désert prier Dieu (qui est partout), laver ses mains d'eau (et ne pas s'abstenir de sang), jeûner le jour (et manger de nuit), donner l'aumône de son bien (et ravir celui d'autrui): tels sont les moyens de perfection institués par Mahomet, tels sont les cris de ralliement de ses fidèles croyants. Quiconque n'y répond pas est un réprouvé, frappé d'anathème et dévoué au glaive. Un Dieu clément, auteur de la vie, a donné ces lois d'oppression et de meurtre: il les a faites pour tout l'univers, quoiqu'il ne les ait révélées qu'à un homme: il les a établies de toute éternité, quoiqu'il ne les ait publiées que d'hier: elles suffisent à tous les besoins, et cependant il y a joint un volume: ce volume devait répandre la lumière, montrer l'évidence, amener la perfection, le bonheur; et cependant, du vivant même de l'apôtre, ses pages[116] offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus, contraires, il a fallu l'expliquer, le commenter; et ses interprètes, divisés d'opinions, se sont partagés en sectes opposées et ennemies. L'une soutient qu'Ali est le vrai successeur; l'autre défend Omar et Aboubekre: celle-ci nie l'éternité du Qôran, celle-là la nécessité des ablutions, des prières: le Carmate proscrit le pèlerinage et permet le vin; le Hakemite prêche la transmigration des ames: ainsi jusqu'au nombre de soixante-douze partis, dont tu peux compter les enseignes. Dans cette opposition, chacun s'attribuant exclusivement l'évidence, et taxant les autres d'hérésie, de rébellion, a tourné contre tous son apostolat sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un Dieu clément et miséricordieux, auteur et père commun de tous les hommes, devenue un flambeau de discorde, un motif de meurtre et de guerre, n'a cessé depuis douze cents ans d'inonder la terre de sang, et de répandre le ravage et le désordre d'un bout à l'autre de l'ancien hémisphère.

«Ces hommes remarquables par leurs énormes turbans blancs, par leurs amples manches, par leurs longs chapelets, sont les imams, les mollas, les muphtis, et près d'eux les derviches au bonnet pointu, et les santons aux cheveux épars. Les voilà qui font avec véhémence la profession de foi, et commencent de disputer sur les souillures[117] graves ou légères, sur la matière et la forme des ablutions, sur les attributs de Dieu et ses perfections, sur le chaîtan et les anges méchants ou bons, sur la mort, la résurrection, l'interrogatoire dans le tombeau, le jugement, le passage du pont étroit comme un cheveu, la balance des œuvres, les peines de l'enfer et les délices du paradis.

«À côté, ce second groupe, encore plus nombreux, composé d'étendards à fond blanc, parsemés de croix, est celui des adorateurs de Jésus. Reconnaissant le même Dieu que les musulmans, fondant leur croyance sur les mêmes livres, admettant comme eux un premier homme qui perd tout le genre humain en mangeant une pomme, ils leur vouent cependant une sainte horreur, et par piété ils se traitent mutuellement de blasphémateurs et d'impies. Le grand point de leur dissension réside surtout en ce qu'après avoir admis un Dieu un et indivisible, les chrétiens le divisent ensuite en trois personnes, qu'ils veulent être chacune un Dieu entier et complet, sans cesser de former entre elles un tout identique. Et ils ajoutent que cet être, qui remplit l'univers, s'est réduit dans le corps d'un homme, et qu'il a pris des organes matériels, périssables, circonscrits, sans cesser d'être immatériel, éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent pas ces mystères, quoiqu'ils conçoivent l'éternité du Qôran et la[118] mission du Prophète, les taxent de folie, et les rejettent comme des visions de cerveaux malades; et de là des haines implacables.

«D'autre part, divisés entre eux sur plusieurs points de leur propre croyance, les chrétiens forment des partis non moins divers; et les querelles qui les agitent sont d'autant plus opiniâtres et plus violentes, que les objets sur lesquels elles se fondent étant inaccessibles aux sens, et par conséquent d'une démonstration impossible, les opinions de chacun n'ont de règle et de base que dans le caprice et la volonté. Ainsi, convenant que Dieu est un être incompréhensible, inconnu, ils disputent néanmoins sur son essence, sur sa manière d'agir, sur ses attributs: convenant que la transformation qu'ils lui supposent en homme, est une énigme au-dessus de l'entendement, ils disputent cependant sur la confusion ou la distinction des deux volontés et des deux natures, sur le changement de substance, sur la présence réelle ou feinte, sur le mode de l'incarnation, etc.

«Et de là des sectes innombrables, dont deux ou trois cents ont déja péri, et dont trois ou quatre cents autres, qui subsistent encore, t'offrent cette multitude de drapeaux où ta vue s'égare. Le premier en tête, qu'environne ce groupe d'un costume bizarre, ce mélange confus de robes violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de têtes à tonsures, à cheveux courts ou rasés, à chapeaux[119] rouges, à bonnets carrés, à mitres pointues, même à longues barbes, est l'étendard du pontife de Rome, qui, appliquant au sacerdoce la prééminence de sa ville dans l'ordre civil, a érigé sa suprématie en point de religion, et a fait un article de foi de son orgueil.

«À sa droite tu vois le pontife grec, qui, fier de la rivalité élevée par sa métropole, oppose d'égales prétentions, et les soutient contre l'Église d'Occident par l'antériorité de l'Église d'Orient. À gauche, sont les étendards de deux chefs récents[23], qui, secouant un joug devenu tyrannique, ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels, et soustrait au pape la moitié de l'Europe. Derrière eux sont les sectes subalternes qui subdivisent encore tous ces grands partis, les nestoriens, les eutychéens, les jacobites, les iconoclastes, les anabaptistes, les presbytériens, les viclefites, les osiandrins, les manichéens, les méthodistes, les adamites, les contemplatifs, les trembleurs, les pleureurs, et cent autres semblables; tous partis distincts, se persécutant quand ils sont forts, se tolérant quand ils sont faibles, se haïssant au nom d'un Dieu de paix, se faisant chacun un paradis exclusif dans une religion de charité universelle, se vouant réciproquement dans l'autre monde à des peines sans fin, et réalisant dans[120] celui-ci l'enfer que leurs cerveaux placent dans celui-là.»

Après ce groupe, voyant un seul étendard de couleur hyacinthe, autour duquel étaient rassemblés des hommes de tous les costumes de l'Europe et de l'Asie: «Du moins, dis-je au Génie, trouverons-nous ici de l'humanité.—Oui, me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit et momentané: ne reconnais-tu pas ce système de culte?» Alors apercevant le monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques, et les palmes que tenaient en main les rabbins: «Il est vrai, lui dis-je, ce sont les enfants de Moïse dispersés jusqu'à ce jour, et qui, abhorrant toute nation, ont été partout abhorrés et persécutés.—Oui, reprit-il, et c'est par cette raison que, n'ayant ni le temps ni la liberté de disputer, ils ont gardé l'apparence de l'unité; mais à peine, dans leur réunion, vont-ils confronter leurs principes et raisonner sur leurs opinions, qu'ils vont, comme jadis, se partager au moins en deux sectes principales[24], dont l'une, s'autorisant du silence du législateur, et s'attachant au sens littéral de ses livres, niera tout ce qui n'y est point clairement exprimé, et, à ce titre, rejettera, comme invention des circoncis, la survivance de l'ame au corps, et sa transmigration dans des lieux de peines ou[121] de délices, et sa résurrection, et le jugement final, et les bons et les mauvais anges, et la révolte du mauvais génie, et tout le système poétique d'un monde ultérieur: et ce peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit morceau de chair, ce peuple atome, qui, dans l'océan des peuples, n'est qu'une petite vague, et qui veut que Dieu n'ait rien fait que pour lui seul, réduira encore de moitié, par son schisme, le poids déja si léger qu'il établit dans la balance de l'univers.»

Et me montrant un groupe voisin, composé d'hommes vêtus de robes blanches, portant un voile sur la bouche, et rangés autour d'un étendard de couleur aurore, sur lequel était peint un globe tranché en deux hémisphères, l'un noir et l'autre blanc: «Il en sera ainsi, continua-t-il, de ces enfans de Zoroastre, restes obscurs de peuples jadis si puissants: maintenant persécutés comme les juifs, et dispersés chez les autres peuples, ils reçoivent, sans discussion, les préceptes du représentant de leur prophète; mais sitôt que le môbed et les destours seront rassemblés, la controverse s'établira sur le bon et le mauvais principe; sur les combats d'Ormuzd, dieu de lumière, contre Ahrimanes, dieu de ténèbres; sur leur sens direct ou allégorique; sur les bons et mauvais génies; sur le culte du feu et des éléments; sur les ablutions et sur les souillures; sur la résurrection[122] en corps ou seulement en ame, et sur le renouvellement du monde existant, et sur le monde nouveau qui lui doit succéder. Et les Parsis se diviseront en sectes d'autant plus nombreuses, que dans leur dispersion les familles auront contracté les mœurs, les opinions des nations étrangères.

«À côté d'eux, ces étendards à fond d'azur, où sont peintes des figures monstrueuses de corps humains doubles, triples, quadruples, à tête de lion, de sanglier, d'éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc., sont les étendards des sectes indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les animaux et les ames de leurs parents dans les reptiles et les insectes. Ces hommes fondent des hospices pour des éperviers, des serpents, des rats, et ils ont eu horreur leurs semblables! Ils se purifient avec la fiente et l'urine de vache, et ils se croient souillés du contact d'un homme! Ils portent un réseau sur la bouche, de peur d'avaler, dans une mouche, une ame en souffrance, et ils laissent mourir de faim un paria! Ils admettent les mêmes divinités, et ils se partagent en drapeaux ennemis et divers.

«Ce premier, isolé à l'écart, où tu vois une figure à quatre têtes, est celui de Brahma, qui, quoique dieu créateur, n'a plus ni sectateurs ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal au Lingam, se contente d'un peu d'eau que chaque[123] matin le brâmane lui jette par-dessus l'épaule, en lui récitant un cantique stérile.

«Ce second, où est peint milan au corps roux et à la tête blanche, est celui de Vichenou, qui, quoique dieu conservateur, a passé une partie de sa vie en aventures malfaisantes. Considère-le sous les formes hideuses de sanglier et de lion, déchirant des entrailles humaines, ou sous la figure d'un cheval, devant venir, le sabre à la main, détruire l'âge présent, obscurcir les astres, abattre les étoiles, ébranler la terre, et faire au grand serpent un feu qui consumera les globes.

«Ce troisième est celui de Chiven, dieu de destruction, de ravage, et qui a cependant pour emblème le signe de la production: il est le plus méchant des trois, et il compte le plus de sectateurs. Fiers de son caractère, ses partisans méprisent, dans leur dévotion[25], les autres dieux, ses égaux et ses frères; et par une imitation de sa bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté, ils couronnent publiquement de fleurs, et arrosent de lait et de miel l'image obscène du Lingam.

«Derrière eux viennent les moindres drapeaux d'une foule de dieux, mâles, femelles, herma[124]phrodites, qui, parents et amis des trois principaux, ont passé leur vie à se livrer des combats; et leurs adorateurs les imitent. Ces dieux n'ont besoin de rien, et sans cesse ils reçoivent des offrandes; ils sont tout-puissants, remplissent l'univers; et un brâmane, avec quelques paroles, les enferme dans une idole ou dans une cruche, pour vendre à son gré leurs faveurs.

«Au delà, cette multitude d'autres étendards que, sur un fond jaune qui leur est commun, tu vois porter des emblèmes différents, sont ceux d'un même dieu, lequel, sous des noms divers, règne chez les nations de l'Orient. Le Chinois l'adore dans Fôt, le Japonais le révère dans Budso, l'habitant de Ceylan dans Bedhou et Boudah, celui de Laos dans Chekia, le Pégouan dans Phta, le Siamois dans Sommona Kodom, le Tibetain dans Boudd et dans La: tous, d'accord sur le fond de son histoire, célèbrent sa vie pénitente, ses mortifications, ses jeûnes, ses fonctions de médiateur et d'expiateur, les haines d'un dieu son ennemi, leurs combats et son ascendant. Mais discords entre eux sur les moyens de lui plaire, ils disputent sur les rites et sur les pratiques, sur les dogmes de la doctrine intérieure et de la doctrine publique. Ici, ce bonze japonais, à la robe jaune, à la tête nue, prêche l'éternité des ames, leurs transmigrations successives dans divers corps; et près de lui le sintoïste, niant leur existence sépa[125]rée des sens, soutient qu'elles ne sont qu'un effet des organes auxquels elles sont liées, et avec qui elles périssent, comme le son avec l'instrument. Là, le Siamois, aux sourcils rasés, l'écran talipat à la main, recommande l'aumône, les expiations, les offrandes; et cependant il croit au destin aveugle et à l'impassible fatalité. Le hochang chinois sacrifie aux ames des ancêtres, et près de lui le sectateur de Confutzée cherche son horoscope dans des fiches jetées au hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant, environné d'un essaim de prêtres à robes et à chapeaux jaunes, est le grand Lama, en qui vient de passer le dieu que le Tibet adore. Un rival s'est élevé pour partager ce bienfait avec lui; et sur les bords du lac Baikal, le Calmouque a aussi son dieu comme l'habitant de La-sa; mais d'accord en ce point important, que Dieu ne peut habiter qu'un corps d'homme, tous deux rient de la grossièreté de l'Indien, qui honore la fiente de la vache, tandis qu'eux consacrent les excréments de leur pontife.

Après ces drapeaux, une foule d'autres que l'œil ne pouvait dénombrer, s'offrant encore à nos regards: «Je ne terminerais point, dit le Génie, si je te détaillais tous les systèmes divers de croyance qui partagent encore les nations. Ici les hordes tartares adorent, dans des figures d'animaux, d'oiseaux et d'insectes, les bons et les[126] mauvais génies, qui, sous un dieu principal, mais insouciant, régissent l'univers; dans leur idolâtrie, elles retracent le paganisme de l'ancien Occident. Tu vois l'habillement bizarre de leurs chamans, qui, sous une robe de cuir garnie de clochettes, de grelots, d'idoles de fer, de griffes d'oiseaux, de peaux de serpents, de têtes de chouettes, s'agitent en convulsions factices, et, par des cris magiques, évoquent les morts pour tromper les vivans. Là, les peuples noirs de l'Afrique, dans le culte de leurs fétiches, offrent les mêmes opinions. Voici l'habitant de Juida, qui adore Dieu dans un grand serpent, dont par malheur les porcs sont avides.... Voilà le Teleute, qui se le représente, vêtu de toutes couleurs, ressemblant à un soldat russe; voilà le Kamtschadale qui, trouvant que tout va mal dans ce monde et dans son climat, se le figure un vieillard capricieux et chagrin, fumant sa pipe, et chassant en traîneau les renards et les martres; enfin, voilà cent nations sauvages qui, n'ayant aucune des idées des peuples policés sur Dieu, ni sur l'ame, ni sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment aucun système de culte, et n'enjouissent pas moins des dons de la nature dans l'irréligion où elle-même les a créées.[127]

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CHAPITRE XXI.

Problème des contradictions religieuses.

Cependant les divers groupes s'étant placés, et un vaste silence ayant succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit: «Chefs et docteurs des peuples, vous voyez comment jusqu'ici les nations, vivant isolées, ont suivi des routes différentes: chacune croit suivre celle de la vérité; et cependant si la vérité n'en a qu'une, et que les opinions soient opposées, il est bien évident que quelqu'un se trouve en erreur. Or, si tant d'hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n'est pas abusé? Commencez donc par être indulgents sur vos dissentiments et sur vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la possédait. Jusqu'à ce jour les opinions qui ont gouverné la terre, produites au hasard, accréditées par l'amour de la nouveauté et par l'imitation, propagées par l'enthousiasme et l'ignorance populaires, ont en quelque sorte usurpé clandestinement leur empire. Il est temps, si elles sont fondées, de donner à leur certitude un caractère de solennité, et de légitimer leur existence. Rappelons les donc aujourd'hui à un examen général[128] et commun; que chacun expose sa croyance, et que tous devenant le juge de chacun, cela seul soit reconnu vrai, qui l'est pour le genre humain.»

Alors la parole ayant été déférée par ordre de position au premier étendard de la gauche: Il n'est pas permis de douter, dirent les chefs, que notre doctrine ne soit la seule véritable, la seule infaillible. D'abord elle est révélée de Dieu même....

Et la nôtre aussi, s'écrièrent tous les autres étendards; il n'est pas permis d'en douter.

Mais du moins faut-il l'exposer, dit le législateur; car l'on ne peut croire ce que l'on ne connaît pas.

Notre doctrine est prouvée, reprit le premier étendard, par des faits nombreux, par une multitude de miracles, par des résurrections de morts, des torrents mis à sec, des montagnes transportées, etc.

Et nous aussi, s'écrièrent tous les autres, nous avons une foule de miracles; et ils commencèrent chacun à raconter les choses les plus incroyables.

Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des prodiges supposés ou des prestiges de l'esprit malin, qui les a trompés.

Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont supposés; et chacun parlant de soi, dit: Il n'y a que les nôtres de véritables; tous les autres sont des faussetés.[129]

Et le législateur dit: Avez-vous des témoins vivants?

Non, répondirent-ils tous: les faits sont anciens, les témoins sont morts, mais ils ont écrit.

Soit, reprit le législateur; mais s'ils sont en contradiction, qui les conciliera?

Juste arbitre! s'écria un des étendards, la preuve que nos témoins ont vu la vérité, c'est qu'ils sont morts pour la témoigner, et notre croyance est scellée du sang des martyrs.

Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards: nous avons des milliers de martyrs qui sont morts dans des tourments affreux, sans jamais se démentir. Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les musulmans, les Indiens, les Japonais, citèrent des légendes sans fin de confesseurs, de martyrs, de pénitents, etc.

Et l'un de ces partis ayant nié les martyrs des autres: Eh bien! dirent-ils, nous allons mourir pour prouver que notre croyance est vraie.

Et dans l'instant une foule d'hommes de toute religion, de toute secte, se présentèrent pour souffrir des tourments et la mort. Plusieurs même commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper la tête et la poitrine, sans témoigner de douleur.

Mais le législateur les arrêtant: Ô hommes! leur dit-il, écoutez de sang-froid mes paroles: si vous mouriez pour prouver que deux et deux[130] font quatre, cela les ferait-il davantage être quatre?

Non, répondirent-ils tous.

Et si vous mourriez pour prouver qu'ils font cinq, cela les ferait-il être cinq?

Non, dirent-ils tous encore.

Eh bien! que prouve donc votre persuasion, si elle ne change rien à l'existence des choses? La vérité est une, vos opinions sont diverses; donc plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est évident, ils sont persuadés de l'erreur, que prouve la persuasion de l'homme?

Si l'erreur a ses martyrs, où est le cachet de la vérité?

Si l'esprit malin opère des miracles, où est le caractère distinctif de la Divinité?

Et d'ailleurs, pourquoi toujours des miracles incomplets et insuffisants? Pourquoi, au lieu de ces bouleversements de la nature, ne pas changer plutôt les opinions? Pourquoi tuer les hommes ou les effrayer, au lieu de les instruire et de les corriger?

Ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres! nul de nous n'est certain de ce qui s'est passé hier, de ce qui se passe aujourd'hui sous ses yeux, et nous jurons de ce qui s'est passé il y a deux mille ans.

Hommes faibles et pourtant orgueilleux! les lois de la nature sont immuables et profondes,[131] nos esprits sont pleins d'illusion et de légèreté; et nous voulons tout démontrer, tout comprendre! En vérité, il est plus facile à tout le genre humain de se tromper que de dénaturer un atome.

Eh bien! dit un docteur, laissons là les preuves de fait, puisqu'elles peuvent être équivoques; venons aux preuves du raisonnement, à celles qui sont inhérentes à la doctrine.

Alors un imam de la loi de Mahomet s'avançant plein de confiance dans l'arène, après s'être tourné vers la Mekke et avoir proféré avec emphase la profession de foi: «Louange à Dieu! dit-il d'une voix grave et imposante! La lumière brille avec évidence, et la vérité n'a pas besoin d'examen:» et montrant le Qôran: Voilà la lumière et la vérité dans leur propre essence. Il n'y a point de doute en ce livre; il conduit droit celui qui marche aveuglément, qui reçoit sans discussion la parole divine descendue sur le Prophète pour sauver le simple et confondre le savant. Dieu a établi Mahomet son ministre sur la terre; il lui a livré le monde pour soumettre par le sabre celui qui refuse de croire à sa loi: les infidèles disputent et ne veulent pas croire; leur endurcissement vient de Dieu; il a scellé leur cœur pour les livrer à d'affreux châtiments......[26]»[132]

À ces mots un violent murmure, élevé de toutes parts, interrompit l'orateur. «Quel est cet homme, s'écrièrent tous les groupes, qui nous outrage aussi gratuitement? De quel droit prétend-il nous imposer sa croyance comme un vainqueur et comme un tyran? Dieu ne nous a-t-il pas donné, comme à lui, des yeux, un esprit, une intelligence? et n'avons-nous pas droit d'en user également, pour savoir ce que nous devons rejeter ou croire? S'il a le droit de nous attaquer, n'avons-nous pas celui de nous défendre? S'il lui a plu de croire sans examen, ne sommes-nous pas maîtres de croire avec discernement?

«Et quelle est cette doctrine lumineuse qui craint la lumière? Quel est cet apôtre d'un Dieu clément, qui ne prêche que meurtre et carnage? Quel est ce Dieu de justice, qui punit un aveuglement que lui-même cause? Si la violence et la persécution sont les arguments de la vérité, la douceur et la charité seront-elles les indices du mensonge?»

Alors un homme s'avançant d'un groupe voisin vers l'imam, lui dit: «Admettons que Mahomet soit l'apôtre de la meilleure doctrine, le prophète de la vraie religion; veuillez du moins nous dire qui nous devons suivre pour la pratiquer: sera-ce son gendre Ali, ou ses vicaires Omar et Aboubekre[27]?[133]

À peine eut-il prononcé ces noms, qu'au sein même des musulmans éclata un schisme terrible: les partisans d'Omar et d'Ali, se traitant mutuellement d'hérétiques, d'impies, de sacriléges, s'accablèrent de malédictions. La querelle même devint si violente qu'il fallut que les groupes voisins s'interposassent pour les empêcher d'en venir aux mains.

Enfin, le calme s'étant un peu rétabli, le législateur dit au imams: «Voyez quelles conséquences résultent de vos principes! Si les hommes les mettaient en pratique, vous-mêmes, d'opposition en opposition, vous vous détruiriez jusques au dernier; et la première loi de Dieu n'est-elle pas que l'homme vive?» Puis s'adressant aux autres groupes: «Sans doute cet esprit d'intolérance et d'exclusion choque toute idée de justice, renverse toute base de morale et de société; cependant, avant de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne conviendrait-il pas d'entendre quelques-uns de ses dogmes, afin de ne pas prononcer sur les formes, sans avoir pris connaissance du fond?»

Et les groupes y ayant consenti, l'iman commença d'exposer comment Dieu, après avoir envoyé vingt-quatre mille-prophètes aux nations qui s'égaraient dans l'idolâtrie, en avait enfin envoyé[134] un dernier, le sceau et la perfection de tous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix; comment, afin que les infidèles n'altérassent plus la parole divine, la suprême clémence avait elle-même tracé les feuillets du Qôran: et détaillant les dogmes de l'islamisme, l'imam expliqua comment, à titre de parole de Dieu, le Qôran était incréé, éternel, ainsi que la source dont il émanait; comment il avait été envoyé feuillet par feuillet en vingt-quatre mille apparitions nocturnes de l'ange Gabriel; comment l'ange s'annonçait par un petit cliquetis, qui saisissait le Prophète d'une sueur froide; comment, dans la vision d'une nuit, il avait parcouru quatre-vingt-dix cieux, monté sur l'animal Boraq, moitié cheval, moitié femme; comment, doué du don des miracles, il marchait au soleil sans ombre, faisait reverdir d'un seul mot les arbres, remplissait d'eau les puits, les citernes, et avait fendu en deux le disque de la lune; comment, chargé des ordres du ciel, Mahomet avait propagé, le sabre à la main, la religion la plus digne de Dieu par sa sublimité, et la plus propre aux hommes par la simplicité de ses pratiques, puisqu'elle ne consistait qu'en huit ou dix points: professer l'unité de Dieu; reconnaître Mahomet pour son seul prophète; prier cinq fois par jour; jeuner un mois par an; aller à la Mekke une fois dans sa vie; donner la dîme de ses biens; ne point boire de vin, ne point manger de porc, et faire[135] la guerre aux infidèles; qu'à ce moyen, tout musulman devenant lui-même apôtre et martyr, jouissait, dès ce monde, d'une foule de biens; et qu'à sa mort, son ame, pesée dans la balance des œuvres, et absoute par les deux anges noirs, traversait par-dessus l'enfer, le pont étroit comme un cheveu et tranchant comme un sabre; et qu'enfin elle était reçue dans un lieu de délices, arrosé de fleuves de lait et de miel, embaumé de tous les parfums indiens et arabes, où des vierges toujours chastes, les célestes houris, comblaient de faveurs toujours renaissantes les élus toujours rajeunis.

À ces mots, un rire involontaire se traça sur tous les visages; et les divers groupes raisonnant sur ces articles de croyance, dirent unanimement: Comment se peut-il que des hommes raisonnables admettent de telles rêveries? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des Mille et une nuits?

Et un Samoyède s'avançant dans l'arène: Le paradis de Mahomet, dit-il, me paraît fort bon; mais un des moyens de le gagner m'embarrasse; car s'il ne faut ni boire ni manger entre deux soleils, ainsi qu'il l'ordonne, comment pratiquer un tel jeûne dans notre pays, où le soleil reste sur l'horizon quatre mois entiers sans se coucher?

Cela est impossible, dirent les docteurs musulmans pour soutenir l'honneur du Prophète; mais cent peuples ayant attesté le fait, l'infaillibilité de[136] Mahomet ne laissa pas que de recevoir une fâcheuse atteinte.

Il est singulier, dit un Européen, que Dieu ait sans cesse révélé, tout ce qui se passait dans le ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se passe sur la terre!

Pour moi, dit un Américain, je trouve une grande difficulté au pèlerinage; car supposons vingt-cinq ans par génération, et seulement cent millions de mâles sur le globe: chacun étant obligé d'aller à la Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an quatre millions d'hommes en route; on ne pourra pas revenir dans la même année; et le nombre devient double, c'est-à-dire de huit millions: où trouver les vivres, la place, l'eau; les vaisseaux pour cette procession universelle? Il faudrait bien là des miracles.

La preuve, dit un théologien catholique, que la religion de Mahomet n'est pas révélée, c'est que la plupart des idées qui en font la base existaient long-temps avant elle, et qu'elle n'est qu'un mélange confus de vérités altérées de notre sainte religion et de celle des juifs, qu'une homme ambitieux a fait servir à ses projets de domination et à ses vues mondaines. Parcourez son livre; vous n'y verrez que des histoires de la Bible et de l'Évangile, travesties en contes absurdes, et du reste un tissu de déclamations contradictoires et vagues, de préceptes ridicules ou dangereux. Ana[137]lysez l'esprit de ces préceptes et la conduite de l'apôtre; vous n'y verrez qu'un caractère rusé et audacieux, qui, pour arriver à son but, remue assez habilement, il est vrai, les passions du peuple qu'il veut gouverner. Il parle à des hommes simples et crédules, il leur suppose des prodiges; ils sont ignorants et jaloux, il flatte leur vanité en méprisant la science; ils sont pauvres et avides, il excite leur cupidité par l'espoir du pillage; il n'a rien à donner d'abord sur la terre, il se crée des trésors dans les cieux; il fait désirer la mort comme un bien suprême; il menace les lâches de l'enfer; il promet le paradis aux braves; il affermit les faibles par l'opinion de la fatalité; en un mot, il produit le dévouement dont il a besoin par tous les attraits des sens, par les mobiles de toutes les passions.

Quel caractère différent dans notre doctrine! et combien son empire, établi sur la contradiction de tous les penchants, sur la ruine de toutes les passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste? Combien sa morale douce, compatissante, et ses affections toutes spirituelles n'attestent-elles pas son émanation de la Divinité? Il est vrai que plusieurs de ses dogmes s'élèvent au-dessus de l'entendement, et imposent à la raison un respectueux silence; mais par-là même sa révélation n'est que mieux constatée, puisque jamais les hommes n'eussent imaginé de si grands mystères. Et tenant d'une[138] main la Bible, et de l'autre, les quatre Évangiles, le docteur commença de raconter que, dans l'origine, Dieu (après avoir passé une éternité sans rien faire) prit enfin le dessein, sans motif connu, de produire le monde de rien; qu'ayant créé l'univers entier en six jours, il se trouva fatigué le septième; qu'ayant placé un premier couple d'humains dans un lieu de délices, pour les y rendre parfaitement heureux, il leur défendit néanmoins de goûter d'un fruit qu'il leur laissa sous la main; que ces premiers parents ayant cédé à la tentation, toute leur race (qui n'était pas née) avait été condamnée à porter la peine d'une faute qu'elle n'avait pas commise; qu'après avoir laissé le genre humain se damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce Dieu de miséricorde avait ordonné à un fils bien-aimé, qu'il avait engendré sans mère, et qui était aussi âgé que lui, d'aller se faire mettre à mort sur terre; et cela, afin de sauver les hommes, dont cependant depuis ce temps-là le très-grand nombre continuait de se perdre; que, pour, remédier à ce nouvel inconvénient, ce dieu, né d'une femme restée vierge, après être mort et ressuscité, renaissait encore chaque jour; et, sous la forme d'un peu de levain, se multipliait par milliers à la voix du dernier des hommes. Et de là passant à la doctrine des sacrements, il allait traiter à fond de la puissance de lier et de délier, des moyens de purger tout crime avec de l'eau et[139] quelques paroles; quand, ayant proféré les mots indulgence, pouvoir du pape, grace suffisante ou efficace, il fut interrompu par mille cris. C'est un abus horrible, dirent les luthériens, de prétendre, pour de l'argent, remettre les péchés. C'est une chose contraire au texte de l'Évangile, dirent les calvinistes, de supposer une présence véritable. Le pape n'a pas le droit de rien décider par lui-même, dirent les jansénistes: et trente sectes à la fois s'accusant mutuellement d'hérésie et d'erreur, il ne fut plus possible de s'entendre.

Après quelque temps, le silence s'étant rétabli, les musulmans dirent au législateur: Lorsque vous avez repoussé notre doctrine, comme proposant des choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des chrétiens? n'est-elle pas encore plus contraire au sens naturel et à la justice? Dieu immatériel, infini, se faire homme! avoir un fils aussi âgé que lui! ce dieu-homme devenir du pain que l'on mange et que l'on digère! avons-nous rien de semblable à cela? Les chrétiens ont-ils le droit exclusif d'exiger une foi aveugle? et leur accorderez-vous des priviléges de croyance à notre détriment?

Et des hommes sauvages s'étant avancés: Quoi, dirent-ils, parce qu'un homme et une femme, il y a six mille ans, ont mangé une pomme, tout le genre humain se trouve damné, et vous dites Dieu juste! quel tyran rendit jamais les enfants[140] responsables des fautes de leurs pères! Quel homme peut répondre des actions d'autrui! N'est-ce pas renverser toute idée de justice et de raison?

Et où sont, dirent d'autres, les témoins, les preuves de tous ces prétendus faits allégués? Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen de preuves? Pour la moindre action en justice il faut deux témoins; et l'on nous fera croire tout ceci sur des traditions, des ouï-dire!

Alors un rabbin prenant la parole: «Quant aux faits, dit-il, nous en sommes garants pour le fond: à l'égard de la forme et de l'emploi que l'on en a fait, le cas est différent, et les chrétiens se condamnent ici par leurs propres arguments; car ils ne peuvent nier que nous ne soyons la source originelle dont ils dérivent, le tronc primitif sur lequel ils se sont entés; et de là un raisonnement péremptoire: Ou notre loi est de Dieu, et alors la leur est une hérésie, puisqu'elle en diffère; ou notre loi n'est pas de Dieu, et la leur tombe en même temps.»

Il faut distinguer, répondit le chrétien: votre loi est de Dieu, comme figurée et préparative, mais non pas comme finale et absolue; vous n'êtes que le simulacre dont nous sommes la réalité.

Nous savons, repartit le rabbin, que telles sont vos prétentions; mais elles sont absolument gratuites et fausses. Votre système porte tout entier sur des bases de sens mystiques, d'interprétations[141] visionnaires et allégoriques; et ce système, violentant la lettre de nos livres, substitue sans cesse au sens vrai les idées les plus chimériques, et y trouve tout ce qu'il lui plaît, comme une imagination vagabonde trouve des figures dans les nuages. Ainsi, vous avez fait un messie spirituel de ce qui, dans l'esprit de nos prophètes, n'était qu'un roi politique: vous avez fait une rédemption du genre humain de ce qui n'était que le rétablissement de notre nation: vous avez établi une prétendue conception virginale sur une phrase prise à contre-sens. Ainsi vous supposez à votre gré tout ce qui vous convient; vous voyez dans nos livres mêmes votre trinité, quoiqu'il n'en soit pas dit le mot le plus indirect, et que ce soit une idée des nations profanes, admise avec une foule d'autres opinions de tout culte et de toute secte, dont se composa votre système dans le chaos et l'anarchie de vos trois premiers siècles.

À ces mots, transportés de fureur et criant au sacrilège, au blasphème, les docteurs chrétiens voulurent s'élancer sur le juif. Et des moines bigarrés de noir et de blanc s'étant avancés avec un drapeau où étaient peints des tenailles, un gril, un bûcher et ces mots: justice, charité et miséricorde: «Il faut, dirent-ils, faire un acte de foi de ces impies, et les brûler pour la gloire de Dieu.» Et déja ils traçaient le plan d'un bûcher, quand les musulmans leur dirent d'un ton ironique:[142] Voilà donc cette religion de paix, cette morale humble et bienfaisante que vous nous avez vantée? Voilà cette charité évangélique qui ne combat l'incrédulité que par la douceur, et n'oppose aux injures que la patience? Hypocrites! c'est ainsi que vous trompez les nations; c'est ainsi que vous avez propagé vos funestes erreurs! Avez-vous été faibles, vous avez prêché la liberté, la tolérance, la paix: êtes-vous devenus forts, vous avez pratiqué la persécution, la violence.....

Et ils allaient commencer l'histoire des guerres et des meurtres du christianisme, quand le législateur réclamant le silence, suspendit ce mouvement de discorde.

«Ce n'est pas nous, répondirent les moines bigarrés, d'un ton de voix toujours humble et doux, ce n'est pas nous que nous voulons venger, c'est la cause de Dieu, c'est sa gloire que nous défendons.»

Et de quel droit, repartirent les imams, vous constituez-vous ses représentants plus que nous? Avez-vous des privilèges que nous n'ayons pas? êtes-vous d'autres hommes que nous?

Défendre Dieu, dit un autre groupe, prétendre le venger, n'est-ce pas insulter sa sagesse, sa puissance? Ne sait-il pas mieux que les hommes ce qui convient à sa dignité?

Oui, mais ses voies sont cachées, reprirent les moines.[143]

«Et il vous restera toujours à prouver, repartirent les rabbins, que vous avez le privilége exclusif de les comprendre.» Et alors, fiers de trouver des soutiens de leur cause, les juifs crurent que leur loi allait triompher, lorsque le môbed (grand-prêtre) des Parsis, ayant demandé la parole, dit au législateur:

«Nous avons entendu le récit des juifs et des chrétiens sur l'origine du monde; et, quoique altéré, nous y avons reconnu beaucoup de choses que nous admettons; mais nous réclamons contre l'attribution qu'ils en font à leur prophète Moïse, d'abord parce qu'ils ne sauraient prouver que les livres inscrits de son nom soient réellement son ouvrage; qu'au contraire nous offrons de démontrer, par vingt passages positifs, que leur rédaction lui est postérieure de plus de six siècles, et qu'elle provient de la connivence manifeste d'un grand-prêtre et d'un roi désignés[28]; qu'ensuite, si vous parcourez avec attention le détail des lois, des rites et des préceptes présumés venir directement de Moïse, vous ne trouverez en aucun article une indication, même tacite, de ce qui compose aujourd'hui la doctrine théologique des juifs et de leurs enfants les chrétiens.[144] En aucun lieu vous ne verrez de trace, ni de l'immortalité de l'ame, ni d'une vie ultérieure, ni de l'enfer et du paradis, ni de la révolte de l'ange, principal auteur des maux du genre humain, etc.

«Moïse n'a point connu ces idées, et la raison en est péremptoire, puisque ce ne fut que plus de deux siècles après lui que notre prophète Zerdoust, dit Zoroastre, les évangélisa dans l'Asie.... Aussi, ajouta le môbed en s'adressant aux rabbins, n'est-ce que depuis cette époque, c'est-à-dire après le siècle de vos premiers rois, que ces idées apparaissent dans vos écrivains; et elles ne s'y montrent que par degrés, et d'abord furtivement, selon les relations politiques que vos pères eurent avec nos aïeux; ce fut surtout lorsque, vaincus et dispersés par les rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent transportés sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, et qu'élevés pendant trois générations successives dans notre pays, ils s'imprégnèrent de mœurs et d'opinions jusqu'alors repoussées comme contraires à leur loi. Alors que notre roi Kyrus les eut délivrés de l'esclavage, leurs cœurs se rapprochèrent de nous par la reconnaissance; ils devinrent nos imitateurs, nos disciples; les familles les plus distinguées, que les rois de Babylone avaient fait élever dans les sciences chaldéennes, rapportèrent à Jérusalem des idées nouvelles, des dogmes étrangers.

«D'abord la masse du peuple, non émigrée,[145] opposa le texte de la loi et le silence absolu du prophète; mais la doctrine pharisienne ou parsie prévalut: et, modifiée selon votre génie et les idées qui vous étaient propres, elle causa une nouvelle secte. Vous attendiez un roi restaurateur de votre puissance; nous annoncions un Dieu réparateur et sauveur: de la combinaison de ces idées, vos esséniens firent la base du christianisme: et, quoi qu'en supposent vos prétentions, juifs, chrétiens, musulmans, vous n'êtes, dans votre système des êtres spirituels, que des enfants égarés de Zoroastre

Le môbed, passant de suite au développement de sa religion, et s'appuyant du Sad-der et du Zend-avesta, raconta, dans le même ordre que la Genèse, la création du monde en six gahâns: la formation d'un premier homme et d'une première femme dans un lieu céleste, sous le règne du bien; l'introduction du mal dans le monde par la grande couleuvre, emblème d'Ahrimanes; la révolte et les combats de ce génie du mal et des ténèbres contre Ormuzd, dieu du bien et de la lumière; la division des anges en blancs et en noirs, en bons et en méchants; leur ordre hiérarchique en chérubins, séraphins, trônes, dominations, etc., la fin du monde au bout de six mille ans; la venue de l'agneau réparateur de la nature; le monde nouveau; la vie future dans des lieux de délices ou de peines: le passage des ames sur le pont[146] de l'abîme; les cérémonies des mystères de Mithras; le pain azyme qu'y mangent les initiés; le baptême des enfants nouveau-nés; les onctions des morts, et les confessions de leurs péchés. En un mot, il exposa tant de choses analogues aux trois religions précédentes, qu'il semblait que ce fût un commentaire ou une continuation du Qôran et de l'Apocalypse.

Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se récriant sur cet exposé, et traitant les parsis d'idolâtres et d'adorateurs du feu, les taxèrent de mensonge, de supposition, d'altération de faits: et il s'éleva une violente dispute sur les dates des événements, sur leur succession et sur leur série; sur la source première des opinions, sur leur transmission de peuple à peuple, sur l'authenticité des livres qui les établissent, sur l'époque de leur composition, le caractère de leurs rédacteurs, la valeur de leurs témoignages; et les divers partis, se démontrant réciproquement des contradictions, des invraisemblances, des apocryphités, s'accusèrent mutuellement d'avoir établi leur croyance sur des bruits populaires, sur des traditions vagues, sur des fables absurdes, inventées sans discernement, admises sans critique par des écrivains inconnus, ignorants ou partiaux, à des époques incertaines ou fausses.

D'autre part un grand murmure s'excita sous les drapeaux des sectes indiennes; et les brahmanes[147], protestant contre les prétentions des juifs et des parsis, dirent: Quels sont ces peuples nouveaux et presque inconnus qui s'établissent ainsi, de leur droit privé, les auteurs des nations et les dépositaires de leurs archives? À entendre leurs calculs de cinq à six mille ans, il semblerait que le monde ne fût né que d'hier, tandis que nos monuments constatent une durée de plusieurs milliers de siècles. Et de quel droit leurs livres seraient-ils préférés aux nôtres? Les Védas, les Chastras, les Pourans, sont-ils donc inférieurs aux Bibles, au Zend-avesta, au Sad-der? Le témoignage de nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas celui des dieux et des pères des Occidentaux? Ah! s'il nous était permis d'en révéler les mystères à des hommes profanes! si un voile sacré ne devait pas couvrir notre doctrine à tous les regards!....

Et les brahmanes s'étant tus à ces mots: «Comment admettre votre doctrine, leur dit le législateur, si vous ne la manifestez pas? Et comment ses premiers auteurs l'ont-ils propagée, alors qu'étant seuls à la posséder, leur propre peuple leur était profane? Le ciel la révéla-t-il pour la taire?»

Mais les brahmanes persistant à ne pas s'expliquer: «Nous pouvons leur laisser les honneurs du secret, dit un homme d'Europe. Désormais leur doctrine est à découvert; nous possédons leurs livres, et je puis vous en résumer la substance.»[148]

En effet, en analysant les quatre Védas, les dix-huit Pourans et les cinq ou six Chastras, il exposa comment un être immatériel, infini, éternel et rond, après avoir passé un temps sans bornes à se contempler, voulant enfin se manifester, sépara les facultés mâle et femelle qui étaient en lui, et opéra un acte de génération dont le lingam est resté l'emblême; comment de ce premier acte naquirent, trois puissances divines, appelées Brahma, Bichen ou Vichenou, et Chib ou Chiven, chargées, la première de créer, la seconde de conserver, la troisième de détruire ou de changer les formes de l'univers: et, détaillant l'histoire de leurs opérations et de leurs aventures, il expliqua comment Brahma, fier d'avoir créé le monde et les huit sphères de purifications, s'étant préféré à son égal Chib, ce mouvement d'orgueil causa entre eux un combat qui fracassa les globes ou orbites célestes, comme un panier d'œufs; comment Brahma, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de piédestal à Chib, métamorphosé en lingam; comment Vichenou, dieu médiateur, a pris, à des époques diverses, neuf formes animales et mortelles pour conserver le monde: comment d'abord, sous celle de poisson, il sauva du déluge universel une famille qui repeupla la terre; comment ensuite, sous la forme d'une tortue, il tira de la mer de lait la montagne Mandreguiri (le pôle); puis, sous celle de sanglier,[149] déchira le ventre du géant Erennîachessen, qui submergeait la terre dans l'abîme du Djôle, dont il la retira sur ses défenses; comment incarné sous la forme de berger noir, et sous le nom de Chris-en, il délivra le monde du venimeux serpent Calengam, et parvint, après en avoir été mordu au pied, à lui écraser la tête.

Puis, passant à l'histoire des génies secondaires, il raconta comment l'Éternel, pour faire éclater sa gloire, avait créé divers ordres d'anges, chargés de chanter ses louanges et de diriger l'univers; comment une partie de ces anges se révoltèrent sous la conduite d'un chef ambitieux, qui voulut usurper le pouvoir de Dieu et tout gouverner; comment Dieu les précipita dans le monde de ténèbres, pour y subir le traitement de leur malfaisance; comment ensuite, touché de compassion, il consentit à les en retirer, et à les rappeler en grace après qu'ils eurent subi de longues épreuves; comment à cet effet ayant créé quinze orbites ou régions de planètes, et des corps pour les habiter, il soumit ces anges rebelles à y subir quatre-vingt-sept transmigrations; il expliqua comment les ames ainsi purifiées retournaient à la source première, à l'océan de vie et d'animation dont elles étaient émanées; comment tous les êtres vivants contenant une portion de cette ame universelle, il était très-coupable de les en priver. Enfin il allait développer les rites et les[150] cérémonies, lorsqu'ayant parlé des offrandes et des libations de lait et de beurre à des dieux de cuivre et de bois, et des purifications par la fiente et l'urine de vache, il s'éleva de toutes parts des murmures mêlés d'éclats de rire, qui interrompirent l'orateur.

Et chaque groupe raisonnant sur cette religion: «Ce sont des idolâtres, dirent les musulmans, il faut les exterminer..... Ce sont des cerveaux dérangés, dirent les sectateurs de Confutzée, qu'il faut tâcher de guérir. Les plaisants dieux, disaient quelques autres, que ces marmousets graisseux et enfumés, qu'on lave comme des enfants malpropres, et dont il faut chasser les mouches friandes de miel, qui viennent les salir d'ordures!»

Et un brahmane indigné, prenant la parole: Ce sont des mystères profonds, s'écria-t-il, des emblêmes de vérités que vous n'êtes pas dignes d'entendre.

De quel droit, répondit un lama du Tibet, en êtes-vous plus dignes que nous! Est-ce parce que vous vous prétendez issus de la tête de Brahma, et que vous rejetez à de moins nobles parties le reste des humains? Mais, pour soutenir l'orgueil de vos distinctions d'origines et de castes, prouvez-nous d'abord que vous êtes d'autres hommes que nous. Prouvez-nous ensuite, comme faits historiques, les allégories que vous nous racontez: prouvez-nous même que vous êtes les auteurs de[151] toute cette doctrine; car nous, s'il le faut, nous prouverons que vous n'en êtes que les plagiaires et les corrupteurs; que vous n'êtes que les imitateurs de l'ancien paganisme des Occidentaux, auquel vous avez, par un mélange bizarre, allié la doctrine toute spirituelle de notre Dieu; cette doctrine dégagée des sens, entièrement ignorée de la terre avant que Boudh l'eût enseignée aux nations.

Et une foule de groupes ayant demandé quelle était cette doctrine et quel était ce dieu, dont la plupart n'avaient jamais ouï le nom, le lama reprit la parole et dit:

Qu'au commencement un Dieu unique, existant par lui-même, après avoir passé une éternité absorbé dans la contemplation de son être, voulut manifester ses perfections hors de lui-même, et créa la matière du monde; que les quatre éléments étant produits, mais encore confus, il souffla sur les eaux, qui s'enflèrent comme une bulle immense de la forme d'un œuf, laquelle en se développant devint la voûte et l'orbe du ciel qui enceint le monde; qu'ayant fait la terre et les corps des êtres, ce Dieu, essence du mouvement, leur départit, pour les animer, une portion de son être; qu'à ce titre, l'ame de tout ce qui respire étant une fraction de l'ame universelle; aucune ne périt, mais que seulement elles changent de moule et de forme, en passant successivement en des corps[152] divers; que de toutes les formes, celle qui plaît le plus à l'Être divin est celle de l'homme, comme approchant le plus de ses perfections; que quand un homme, par un dégagement absolu de ses sens, s'absorbe dans la contemplation de lui-même, il parvient à y découvrir la Divinité, et il la devient en effet; que parmi les incarnations de cette espèce que Dieu a déja revêtues, l'une des plus saintes et des plus solennelles fut celle dans laquelle il parut il y a vingt-huit siècles dans le Kachemire, sous le nom de Fôt ou Boudh, pour enseigner la doctrine de l'anéantissement, du renoncement à soi-même. Et traçant l'histoire de Fôt, le lama dit qu'il était né du côté droit d'une vierge de sang royal, qui n'avait pas cessé d'être vierge en devenant mère; que le roi du pays, inquiet de sa naissance, voulut le faire périr, et qu'il fit massacrer tous les mâles nés à son époque; que, sauvé par des pâtres, Boudh en mena la vie dans le désert jusqu'à l'âge de trente ans, où il commença sa mission d'éclairer les hommes, et de les délivrer des démons; qu'il fit une foule de miracles les plus étonnants; qu'il vécut dans le jeûne et dans les pénitences les plus rudes, et qu'il laissa en mourant un livre à ses disciples, où était contenue sa doctrine; et le lama, commença de lire...

«Celui qui abandonne son père et sa mère pour me suivre, dit Fôt, devient un parfait samanéen (homme céleste).[153]

«Celui qui pratique mes préceptes jusqu'au quatrième degré de perfection, acquiert la faculté de voler en l'air, de faire mouvoir le ciel et la terre, de prolonger ou de diminuer la vie (de ressusciter).

«Le samanéen rejette les richesses, n'use que du plus étroit nécessaire; il mortifie son corps; ses passions sont muettes; il ne désire rien; il ne s'attache à rien; il médite sans cesse ma doctrine; il souffre patiemment les injures; il n'a point de haine contre son prochain.

«Le ciel et la terre périront, dit Fôt: méprisez donc votre corps composé de quatre éléments périssables, et ne songez qu'à votre ame immortelle.

«N'écoutez pas la chair: les passions produisent la crainte et le chagrin; étouffez les passions, vous détruirez la crainte et le chagrin.

«Celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion, dit Fôt, revient parmi les hommes jusqu'à ce qu'il la pratique.»

Le lama allait continuer, lorsque les chrétiens, rompant le silence, s'écrièrent que c'était leur propre religion que l'on altérait, que Fôt n'était que Iêsous lui-même défiguré, et que les lamas n'étaient que des nestoriens et des manichéens déguisés et abâtardis.

Mais le lama, soutenu de tous les chamans, bonzes, gonnis, talapoins de Siam, de Ceylan, du[154] Japon, de la Chine, prouva aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la doctrine des samanéens était répandue dans tout l'Orient plus de mille ans avant le christianisme; que leur nom était cité dès avant l'époque d'Alexandre, et que Boutta ou Boudh était mentionné long-temps avant Iêsous. Et rétorquant contre eux leur prétention: «Prouvez-nous maintenant, leur dit-il, que vous mêmes n'êtes pas des samanéens dégénérés; que l'homme dont vous faites l'auteur de votre secte n'est pas Fôt lui même altéré. Démontrez-nous son existence par des monuments historiques à l'époque que vous nous citez; car, pour nous, fondés sur l'absence de tout témoignage authentique, nous vous la nions formellement; et nous soutenons que vos Évangiles mêmes ne sont que les livres des mithriaques de Perse et des esséniens de Syrie, qui n'étaient eux-mêmes que des samanéens réformés.»

À ces mots, les chrétiens jetant de grands cris, une nouvelle dispute plus violente allait s'élever, lorsqu'un groupe de chamans chinois et de talapoins de Siam, s'avançant en scène, dirent qu'ils allaient mettre d'accord tout le monde; et l'un d'eux prenant la parole: «Il est temps, dit-il, que nous terminions toutes ces contestations frivoles en levant pour vous le voile de la doctrine intérieure que Fôt lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses disciples.[155]

«Toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne sont que des chimères; tous ces récits de la nature des dieux, de leurs actions, de leur vie, ne sont que des allégories, des emblêmes mythologiques, sous lesquels sont enveloppées des idées ingénieuses de morale, et la connaissance des opérations de la nature dans le jeu des éléments et la marche des astres.

«La vérité est que tout se réduit au néant; que tout est illusion, apparence, songe; que la métempsycose morale n'est que le sens figuré de la métempsycose physique, de ce mouvement successif par lequel les éléments d'un même corps qui ne périssent point, passent, quand il se dissout, dans d'autres milieux et forment d'autres combinaisons. L'ame n'est que le principe vital qui résulte des propriétés de la matière et du jeu des éléments dans les corps où ils créent un mouvement spontané. Supposer que ce produit du jeu des organes, né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux, subsiste quand ils ne sont plus, c'est un roman peut-être agréable, mais réellement chimérique de l'imagination abusée. Dieu lui-même n'est autre chose que le principe moteur, que la force occulte répandue dans les êtres; que la somme de leurs lois et de leurs propriétés; que le principe animant, en un mot, l'ame de l'univers; laquelle, à raison de l'infinie variété de ses rapports et de ses opérations, considérée tantôt comme simple[156] et tantôt comme multiple, tantôt comme active et tantôt comme passive, a toujours présenté à l'esprit humain une énigme insoluble. Tout ce qu'il peut y comprendre de plus clair, c'est que la matière ne périt point; qu'elle possède essentiellement des propriétés par lesquelles le monde est régi comme un être vivant et organisé; que la connaissance de ces lois, par rapport à l'homme, est ce qui constitue la sagesse; que la vertu et le mérite résident dans leur observation; et le mal, le péché, le vice, dans leur ignorance et leur infraction; que le bonheur et le malheur en sont le résultat, par la même nécessité qui fait que les choses pesantes descendent, que les légères s'élèvent, et par une fatalité de causes et d'effets dont la chaîne remonte depuis le dernier atome jusqu'aux astres les plus élevés. Voilà ce qu'a révélé au lit du trépas notre Boudah Somona Goutama

À ces mots, une foule de théologiens de toute secte s'écrièrent que cette doctrine était un pur matérialisme; que ceux qui la professaient étaient des impies, des athées, ennemis de Dieu et des hommes, qu'il fallait exterminer.—«Hé bien, répondirent les chamans, supposons que nous soyons en erreur; cela peut être, car le premier attribut de l'esprit humain est d'être sujet à l'illusion; mais de quel droit ôterez-vous à des hommes comme vous, la vie que le ciel leur a donnée? Si[157] ce ciel nous tient pour coupables, nous a en horreur, pourquoi nous distribue-t-il les mêmes biens qu'à vous? Et s'il nous traite avec tolérance, quel droit avez-vous d'être moins indulgents? Hommes pieux, qui parlez de Dieu avec tant de certitude et de confiance, veuillez nous dire ce qu'il est: faites-nous comprendre ce que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez Dieu et ame, substance sans matière, existence sans corps, vie sans organes ni sensations. Si vous connaissez ces êtres par vos sens ou par leur réflexion, rendez-nous-les de même perceptibles: que si vous n'en parlez que sur témoignage et par tradition, montrez-nous un récit uniforme, et donnez à notre croyance des bases identiques et fixes.»

Alors il s'éleva entre les théologiens une grande controverse sur Dieu, et sur sa nature; sur sa manière d'agir et de se manifester; sur la nature de l'ame et son union avec le corps; sur son existence avant les organes, ou seulement depuis leur formation; sur la vie future et sur l'autre monde: et chaque secte, chaque école, chaque individu différant sur tous ces points, et motivant son dissentiment de raisons plausibles, d'autorités respectables, et cependant opposées, ils tombèrent tous dans un labyrinthe inextricable de contradictions.

Alors le législateur ayant réclamé le silence, et ramenant la question à son premier but: «Chefs[158] et instituteurs des peuples, dit-il, vous êtes venus en présence pour la recherche de la vérité; et d'abord chacun de vous croyant la posséder, a exigé une foi implicite; mais apercevant la contrariété de vos opinions, vous avez conçu qu'il fallait les soumettre à un régulateur commun d'évidence, les rapporter à un terme général de comparaison, et vous êtes convenus d'exposer chacun vos preuves de croyance. Vous avez allégué des faits; mais chaque religion, chaque secte ayant également ses miracles et ses martyrs, chacune produisant également des témoignages et les soutenant de son dévouement à la mort, la balance, par droit de parité, est restée égale sur ce premier point.

«Vous avez ensuite passé aux preuves de raisonnement; mais les mêmes arguments s'appliquant également à des thèses contraires; les mêmes assertions, également gratuites, étant également avancées et repoussées; l'assentiment de chacun étant dénié par les mêmes droits, rien ne s'est trouvé démontré. Bien plus, la confrontation de vos dogmes a suscité de nouvelles et plus grandes difficultés; car, à travers les diversités apparentes ou accessoires, leur développement vous a présenté un fond ressemblant, un canevas commun; et chacun de vous s'en prétendant l'inventeur autographe, le dépositaire premier, vous vous êtes taxés les uns les autres d'être des altérateurs et des plagiaires; et il naît de là une question épi[159]neuse de transmission de peuple à peuple des idées religieuses.

«Enfin, pour combler l'embarras, ayant voulu vous rendre compte de ces idées elles-mêmes, il s'est trouvé qu'elles vous étaient à tous confuses et même étrangères; qu'elles portaient sur des bases inaccessibles à vos sens; que, par conséquent, vous étiez sans moyens d'en juger, et qu'à leur égard vous conveniez vous-mêmes de n'être que les échos de vos pères: de là cette autre question de savoir comment elles ont pu venir à vos pères, qui, eux-mêmes, n'avaient pas d'autres moyens que vous de les concevoir: de manière que, d'une part, la succession de ces idées étant inconnue, d'autre part leur origine et leur existence dans l'entendement étant un mystère, tout l'édifice de vos opinions théologiques devient un problème compliqué de métaphysique et d'histoire...

«Comme néanmoins ces opinions, quelque extraordinaires qu'elles puissent être, ont une origine quelconque; comme les idées les plus abstraites et les plus fantastiques ont, dans la nature, un modèle physique, une cause, quelle qu'elle soit, il s'agit de remonter à cette origine, de découvrir quel fut ce modèle; en un mot, de savoir d'où sont venues, dans l'entendement de l'homme, ces idées maintenant si obscures de la divinité, de l'ame, de tous les êtres immatériels qui font la base de tant de systèmes, et de démêler la filiation[160] qu'elles ont suivie, les altérations qu'elles ont éprouvées dans leur succession et leurs embranchements. Si donc il se trouve des hommes qui aient porté leurs études sur ces objets, qu'ils s'avancent et qu'ils tentent de dissiper, à la face des nations, l'obscurité des opinions où depuis si long-temps elles s'égarent.

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CHAPITRE XXII.

Origine et filiation des idées religieuses.

À ces mots, un groupe nouveau, formé à l'instant d'hommes de divers étendards, mais lui-même n'en arborant point, s'avança dans l'arène; et l'un de ses membres portant la parole, dit:

«Législateur, ami de l'évidence et de la vérité!

«Il n'est pas étonnant que tant de nuages enveloppent le sujet que nous traitons, puisque, outre les difficultés qui lui sont propres, la pensée n'a, jusqu'à ce moment, cessé d'y rencontrer des obstacles accessoires, et que tout travail libre, toute discussion lui ont été interdits par l'intolérance de chaque système; mais puisqu'enfin il lui est permis de se développer, nous allons exposer au grand jour, et soumettre au jugement commun, ce que de longues recherches ont appris de plus[161] raisonnable à des esprits dégagés de préjugés; et nous l'exposerons, non avec la prétention d'en imposer la croyance, mais avec l'intention de provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements.

«Vous le savez, docteurs et instituteurs des peuples! d'épaisses ténèbres couvrent la nature, l'origine, l'histoire des dogmes que vous enseignez: imposés par la force et l'autorité, inculqués par l'éducation, entretenus par l'exemple, ils se perpétuent d'âge en âge, et affermissent leur empire par l'habitude et l'inattention. Mais si l'homme, éclairé par la réflexion et l'expérience, rappelle à un mûr examen les préjugés de son enfance, il y découvre bientôt une foule de disparates et de contradictions qui éveillent sa sagacité et provoquent son raisonnement.

«D'abord, remarquant la diversité et l'opposition des croyances qui partagent les nations, il s'enhardit contre l'infaillibilité que toutes s'arrogent; et, s'armant de leurs prétentions réciproques, il conçoit que les sens et la raison, émanés immédiatement de Dieu, ne sont pas une loi moins sainte, un guide moins sûr que les codes médiats et contradictoires des prophètes.

«S'il examine ensuite le tissu de ces codes eux-mêmes, il observe que leurs lois prétendues divines, c'est-à-dire immuables et éternelles, sont nées par circonstances de temps, de lieux et de[162] personnes; qu'elles dérivent les unes des autres dans une espèce d'ordre généalogique, puisqu'elles s'empruntent mutuellement un fonds commun et ressemblant d'idées, que chacune modifie à son gré.

«Que s'il remonte à la source de ces idées, il trouve qu'elle se perd dans la nuit des temps, dans l'enfance des peuples, jusqu'à l'origine du monde même, à laquelle elles se disent liées; et là, placées dans l'obscurité du chaos et dans l'empire fabuleux des traditions, elles se présentent accompagnées d'un état de choses si prodigieux, qu'il semble interdire tout accès au jugement; mais cet état même suscite un premier raisonnement, qui en résout la difficulté; car, si les faits prodigieux que nous présentent les systèmes théologiques ont réellement existé; si, par exemple, les métamorphoses, les apparitions, les conversations d'un seul ou de plusieurs dieux, tracées dans les livres sacrés des Indiens, des Hébreux, des Parsis, sont des événements historiques, il faut convenir que la nature d'alors différait entièrement de celle qui subsiste; que les hommes actuels n'ont rien de commun avec ceux de ces siècles-là, et qu'ils ne doivent plus s'en occuper.

«Si, au contraire, ces faits prodigieux n'ont pas réellement existé dans l'ordre physique, dès lors on conçoit qu'ils sont du genre des créations de l'entendement; et sa nature, capable encore au[163]jourd'hui des compositions les plus fantastiques, rend d'abord raison de l'apparition de ces monstres dans l'histoire; il ne s'agit plus que de savoir comment et pourquoi ils se sont formés dans l'imagination: or, en examinant avec attention les sujets de leurs tableaux, en analysant les idées qu'ils combinent et qu'ils associent, et pesant avec soin toutes les circonstances qu'ils allèguent, l'on parvient à découvrir, à ce premier état incroyable, une solution conforme aux lois de la nature; on s'aperçoit que ces récits d'un genre fabuleux ont un sens figuré autre que le sens apparent; que ces prétendus faits merveilleux sont des faits simples et physiques, mais qui, mal conçus ou mal peints, ont été dénaturés par des causes accidentelles dépendantes de l'esprit humain; par la confusion des signes qu'il a employés pour peindre les objets; par l'équivoque des mots, le vice du langage, l'imperfection de l'écriture; on trouve que ces dieux, par exemple, qui jouent des rôles si singuliers dans tous les systèmes, ne sont que les puissances physiques de la nature, les éléments, les vents, les astres, et les météores, qui ont été personnifiés par le mécanisme nécessaire du langage et de l'entendement; que leur vie, leurs mœurs, leurs actions ne sont que le jeu de leurs opérations, de leurs rapports; et que toute leur prétendue histoire n'est que la description de leurs phénomènes, tracée par les premiers phy[164]siciens qui les observèrent, et prise à contre-sens par le vulgaire, qui ne l'entendit pas, ou par les générations suivantes, qui l'oublièrent. On reconnaît, en un mot, que tous les dogmes théologiques sur l'origine du monde, sur la nature de Dieu, la révélation de ses lois, l'apparition de sa personne, ne sont que des récits de faits astronomiques, que des narrations figurées et emblématiques du jeu des constellations. On se convaincra que l'idée même de la divinité, cette idée aujourd'hui si obscure, n'est, dans son modèle primitif, que celle des puissances physiques de l'univers, considérées tantôt comme multiples à raison de leurs agents et de leurs phénomènes, et tantôt comme un être unique et simple par l'ensemble et le rapport de toutes leurs parties: en sorte que l'être appelé Dieu a été tantôt le vent, le feu, l'eau, tous les éléments; tantôt le soleil, les astres, les planètes et leurs influences; tantôt la matière du monde visible, la totalité de l'univers; tantôt les qualités abstraites et métaphysiques, telles que l'espace, la durée, le mouvement et l'intelligence; et toujours avec ce résultat, que l'idée de la divinité n'a point été une révélation miraculeuse d'êtres invisibles, mais une production naturelle de l'entendement, une opération de l'esprit humain; dont elle a suivi les progrès et subi les révolutions dans la connaissance du monde physique et de ses agents.[165]

«Oui, vainement les nations reportent leur culte à des inspirations célestes; vainement leurs dogmes invoquent un premier état de choses surnaturel: la barbarie originelle du genre humain, attestée par ses propres monuments, dément d'abord toutes ces assertions; mais de plus, un fait subsistant et irrécusable dépose victorieusement contre les faits incertains et douteux du passé. De ce que l'homme n'acquiert et ne reçoit d'idées que par l'intermède de ses sens, il suit avec évidence que toute notion qui s'attribue une autre origine que celle de l'expérience et des sensations, est la supposition erronée d'un raisonnement dressé dans un temps postérieur: or, il suffit de jeter un coup d'œil réfléchi sur les systèmes sacrés de l'origine du monde, l'action des dieux, pour découvrir à chaque idée, à chaque mot, l'anticipation d'un ordre de choses qui ne naquit que long-temps après; et la raison, forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui ne trouve pas sa preuve dans l'ordre naturel, et n'admettant pour bon système historique que celui qui s'accorde avec les vraisemblances, la raison établit le sien, et dit avec assurance:

«Avant qu'une nation eût reçu d'une autre nation des dogmes déja inventés; avant qu'une génération eût hérité des idées acquises par une génération antérieure, nul de tous les systèmes composés n'existait encore dans le monde. Enfants de[166] la nature, les premiers humains, antérieurs à tout événement, novices à toute connaissance, naquirent sans aucune idée, ni de dogmes issus de disputes scolastiques; ni de rites fondés sur des usages et des arts à naître; ni de préceptes qui supposent un développement de passions; ni de codes qui supposent un langage, un état social encore au néant; ni de divinité, dont tous les attributs se rapportent à des choses physiques, et toutes les actions à un état despotique de gouvernement; ni enfin d'ame et de tous ces êtres métaphysiques que l'on dit ne point tomber sous les sens, et à qui cependant, par toute autre voie, l'accès à l'entendement demeure impossible. Pour arriver à tant de résultats, il fallut parcourir un cercle nécessaire de faits préalables; il fallut que des essais répétés et lents apprissent à l'homme brut l'usage de ses organes; que l'expérience accumulée de générations successives eût inventé et perfectionné les moyens de la vie, et que l'esprit, dégagé de l'entrave des premiers besoins, s'élevât à l'art compliqué de comparer des idées, d'asseoir des raisonnements, et de saisir des rapports abstraits.

§. I. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances physiques de la nature.

«Ce ne fut qu'après avoir franchi ces obstacles et parcouru déja une longue carrière dans la nuit[167] de l'histoire, que l'homme, méditant sur sa condition, commença de s'apercevoir qu'il était soumis à des forces supérieures à la sienne et indépendantes de sa volonté. Le soleil l'éclairait, l'échauffait; le feule brûlait, le tonnerre l'effrayait, l'eau le suffoquait, le vent l'agitait; tous les êtres exerçaient sur lui une action puissante et irrésistible. Long-temps automate, il subit cette action sans en rechercher la cause; mais du moment qu'il voulut s'en rendre compte, il tomba dans l'étonnement; et passant de la surprise d'une première pensée à la rêverie de la curiosité, il forma une série de raisonnements.

«D'abord, considérant l'action des éléments sur lui, il conclut de sa part une idée de faiblesse, d'assujettissement, et de leur part une idée de puissance, de domination; et cette idée de puissance fut le type primitif et fondamental de toute idée de la divinité.

«Secondement, les êtres naturels, dans leur action, excitaient en lui des sensations de plaisir ou de douleur, de bien ou de mal: par un effet naturel de son organisation, il conçut pour eux de l'amour ou de l'aversion; il désira ou redouta leur présence: et la crainte ou l'espoir furent le principe de toute idée de religion.

«Ensuite, jugeant de tout par comparaison, et remarquant dans ces êtres un mouvement spontané comme le sien, il supposa à ce mouvement[168] une volonté, une intelligence de l'espèce de la sienne; et de là, par induction, il fit un nouveau raisonnement.—Ayant éprouvé que certaines pratiques envers ses semblables avaient l'effet de modifier à son gré leurs affections et de diriger leur conduite, il employa ces pratiques avec les êtres puissants de l'univers; il se dit: «Quand mon semblable, plus fort que moi, veut me faire du mal, je m'abaisse devant lui, et ma prière a l'art de le calmer. Je prierai les êtres puissants qui me frappent; je supplierai les intelligences des vents, des astres, des eaux, et elles m'entendront; je les conjurerai de détourner les maux, de me donner les biens dont elles disposent; je les toucherai par mes larmes, je les fléchirai par mes dons, et je jouirai du bien-être

«Et l'homme, simple dans l'enfance de sa raison, parla au soleil, à la lune; il anima de son esprit et de ses passions les grands agents de la nature; il crut, par de vains sons, par de vaines pratiques, changer leurs lois inflexibles: erreur funeste! Il pria la pierre de monter, l'eau de s'élever, les montagnes de se transporter, et substituant un monde fantastique au monde véritable, il se constitua des êtres d'opinion, pour l'épouvantail de son esprit et le tourment de sa race.

«Ainsi les idées de Dieu et de religion, à l'égal de toutes les autres, ont pris leur origine dans les[169] objets physiques, et ont été, dans l'entendement de l'homme, le produit de ses sensations, de ses besoins, des circonstances de sa vie et de l'état progressif de ses connaissances.

«Or, de ce que les idées de la divinité eurent pour premiers modèles les êtres physiques, il résulta que la divinité fut d'abord variée et multiple, comme les formes sous lesquelles elle parut agir: chaque être fut une puissance, un génie; et l'univers pour les premiers hommes fut rempli de dieux innombrables.

«Et de ce que les idées de la divinité eurent pour moteurs les affections du cœur humain, elles subirent un ordre de division calqué sur ses sensations de douleur et de plaisir, d'amour ou de haine; les puissances de la nature, les dieux, les génies furent partagés en bienfaisants et en malfaisants, en bons et en mauvais; et de là l'universalité de ces deux caractères dans tous les systèmes de religion.

«Dans le principe, ces idées analogues à la condition de leurs inventeurs, furent long-temps confuses et grossières. Errants dans les bois, obsédés de besoins, dénués de ressources, les hommes sauvages n'avaient pas le loisir de combiner des rapports et des raisonnements: affectés de plus de maux qu'ils n'éprouvaient de jouissances, leur sentiment le plus habituel était la crainte, leur théologie la terreur; leur culte se bornait à quel[170]ques pratiques de salut, et d'offrande à des êtres qu'ils se peignaient féroces et avides comme eux. Dans leur état d'égalité et d'indépendance, nul ne s'établissait médiateur auprès de dieux insubordonnés et pauvres comme lui-même. Nul n'ayant de superflu à donner, il n'existait ni parasite sous le nom de prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni empire sous le nom d'autel; le dogme et la morale confondus n'étaient que la conservation de soi-même; et la religion, idée arbitraire, sans influence sur les rapports des hommes entre eux, n'était qu'un vain hommage rendu aux puissances visibles de la nature.

«Telle fut l'origine nécessaire et première de toute idée de la divinité.»

Et l'orateur s'adressant aux nations sauvages:

«Nous vous le demandons, hommes qui n'avez pas reçu d'idées étrangères et factices; dites-nous si jamais vous vous en êtes formé d'autres? Et vous, docteurs, nous vous en attestons; dites-nous si tel n'est pas le témoignage unanime de tous les anciens monuments?

§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme.

«Mais ces mêmes monuments nous offrent ensuite un système plus méthodique et plus compliqué, celui du culte de tous les astres, adorés tantôt sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes[171] et des symboles figurés; et ce culte fut encore l'effet des connaissances de l'homme en physique, et dériva immédiatement des causes premières de l'état social, c'est-à-dire des besoins et des arts de premier degré qui entrèrent comme éléments dans la formation de la société.

«En effet, alors que les hommes commencèrent de se réunir en société, ce fut pour eux une nécessité d'étendre leurs moyens de subsistance, et par conséquent de s'adonner à l'agriculture: or, l'agriculture, pour être exercée, exigea l'observation et la connaissance des cieux. Il fallut connaître le retour périodique des mêmes opérations de la nature, des mêmes phénomènes de la voûte des cieux; en un mot, il fallut régler la durée, la succession des saisons et des mois de l'année. Ce fut donc un besoin de connaître d'abord la marche du soleil, qui, dans sa révolution zodiacale, se montrait le premier et suprême agent de toute création; puis de la lune, qui, par ses phases et ses retours, réglait et distribuait le temps; enfin des étoiles et même des planètes, qui, par leurs apparitions et disparitions sur l'horizon et l'hémisphère nocturnes, formaient de moindres divisions; enfin il fallut dresser un système entier d'astronomie, un calendrier; et de ce travail résulta bientôt et spontanément une manière nouvelle d'envisager les puissances dominatrices et gouvernantes. Ayant observé que les[172] productions terrestres étaient dans des rapports réguliers et constants avec les êtres célestes; que la naissance, l'accroissement, le dépérissement de chaque plante étaient liés à l'apparition, à l'exaltation, au déclin d'un même astre, d'un même groupe d'étoiles; qu'en un mot la langueur ou l'activité de la végétation semblaient dépendre d'influences célestes, les hommes en conclurent une idée d'action, de puissance de ces êtres célestes, supérieurs, sur les corps terrestres; et les astres dispensateurs d'abondance ou de disette, devinrent des puissances, des génies, des dieux auteurs des biens et des maux.

«Or, comme l'état social avait déja introduit une hiérarchie méthodique de rangs, d'emplois, de conditions, les hommes, continuant de raisonner par comparaison, transportèrent leurs nouvelles notions dans leur théologie; et il en résulta un système compliqué de divinités graduelles, dans lequel le soleil, dieu premier, fut un chef militaire, un roi politique; la lune, une reine sa compagne; les planètes, des serviteurs, des porteurs d'ordre, des messagers; et la multitude des étoiles, un peuple, une armée de héros, de génies chargés de régir le monde sous les ordres de leurs officiers; et chaque individu eut des noms, des fonctions, des attributs tirés de ses rapports et de ses influences, enfin même un sexe tiré du genre de son appellation.[173]

«Et comme l'état social avait introduit des usages et des pratiques composés, le culte, marchant de front, en prit de semblables: les cérémonies, d'abord simples et privées, devinrent publiques et solennelles; les offrandes furent plus riches et plus nombreuses, les rites plus méthodiques; on établit des lieux d'assemblée, et l'on eut des chapelles, des temples; on institua des officiers pour administrer, et l'on eut des pontifes, des prêtres; on convint de formules, d'époques, et la religion devint un acte civil, un lien politique. Mais dans ce développement, elle n'altéra point ses premiers principes, et l'idée de Dieu fut toujours l'idée d'êtres physiques agissant en bien ou en mal, c'est-à-dire imprimant des sensations de peine ou de plaisir; le dogme fut la connaissance de leurs lois ou manières d'agir; la vertu et le péché, l'observation ou l'infraction de ces lois; et la morale, dans sa simplicité native, fut une pratique judicieuse de tout ce qui contribue à la conservation de l'existence, au bien-être de soi et de ses semblables.

«Si l'on nous demande à quelle époque naquit ce système, nous répondrons, sur l'autorité des monuments de l'astronomie elle-même, que ses principes paraissent remonter avec certitude au delà de quinze mille ans: et si l'on demande à quel peuple il doit être attribué, nous répondrons que ces mêmes monuments, appuyés de traditions[174] unanimes, l'attribuent aux premières peuplades de l'Égypte: et lorsque le raisonnement trouve réunies dans cette contrée toutes les circonstances physiques qui ont pu le susciter; lorsqu'il y rencontre à la fois une zone du ciel, voisine du tropique, également purgée des pluies de l'équateur et des brumes du nord; lorsqu'il y trouve le point central de la sphère antique, un climat salubre, un fleuve immense et cependant docile, une terre fertile sans art, sans fatigue, inondée sans exhalaisons morbifiques, placée entre deux mers qui touchent aux contrées les plus riches, il conçoit que l'habitant du Nil, agricole par la nature de son sol, géomètre par le besoin annuel de mesurer ses possessions, commerçant par la facilité de ses communications, astronome enfin par l'état de son ciel, sans cesse ouvert à l'observation, dut le premier passer de la condition sauvage à l'état social, et par conséquent arriver aux connaissances physiques et morales qui sont propres à l'homme civilisé.

«Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et chez un peuple de race noire, que s'organisa le système compliqué du culte des astres, considérés dans leurs rapports avec les productions de la terre et les travaux de l'agriculture; et ce premier culte, caractérisé par leur adoration sous leurs formes ou leurs attributs naturels, fut une marche simple de l'esprit humain: mais bientôt la multiplicité des[175] objets, de leurs rapports, de leurs actions réciproques, ayant compliqué les idées et les signes qui les représentaient, il survint une confusion aussi bizarre dans sa cause que pernicieuse dans ses effets.

§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie.

«Dès l'instant où le peuple agricole eut porté un regard observateur sur les astres, il sentit le besoin d'en distinguer les individus ou les groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin de s'entendre dans leur désignation: or, une grande difficulté se présenta pour cet objet: car d'un côté les corps célestes, semblables en formes, n'offraient aucun caractère spécial pour être dénommés; de l'autre, le langage, pauvre en sa naissance, n'avait point d'expressions pour tant d'idées neuves et métaphysiques. Le mobile ordinaire du génie, le besoin, sut tout surmonter. Ayant remarqué que dans la révolution annuelle, le renouvellement et l'apparition périodiques des productions terrestres étaient constamment associés au lever ou au coucher de certaines étoiles et à leur position relativement au soleil, terme fondamental de toute comparaison, l'esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa pensée les objets terrestres et célestes qui étaient liés dans le fait; et leur appliquant un même signe, il[176] donna aux étoiles ou aux groupes qu'il en formait, les noms mêmes des objets terrestres qui leur répondaient.

«Ainsi l'Ethiopien de Thèbes appela astres de l'inondation ou du verse-eau, ceux sous lesquels le fleuve commençait son débordement; astres du bœuf ou du taureau, ceux sous lesquels il convenait d'appliquer la charrue à la terre; astres du lion, ceux où cet animal, chassé des déserts par la soif, se montrait sur les bords du fleuve; astres de l'épi ou de la vierge moissonneuse, ceux où se recueillait la moisson; astres de l'agneau, astres des chevreaux, ceux où naissent ces animaux précieux: et ce premier moyen résolut une première partie des difficultés.

«D'autre part, l'homme avait remarqué, dans les êtres qui l'environnaient, des qualités distinctives et propres à chaque espèce; et, par une première opération, il en avait retiré un nom pour les désigner; par une seconde, il y trouva un moyen ingénieux de généraliser ses idées; et, transportant le nom déja inventé à tout ce qui présentait une propriété, une action analogue ou semblable, il enrichit son langage d'une métaphore perpétuelle.

«Ainsi le même Éthiopien, ayant observé que le retour de l'inondation répondait constamment à l'apparition d'une très-belle étoile qui, à cette époque, se montrait vers la source du Nil, et sem[177]blait avertir le laboureur de se garder de la surprise des eaux, il compara cette action à celle de l'animal qui, par son aboiement, avertit d'un danger, et il appela cet astre le chien, l'aboyeur (Sirius); de même, il nomma astres du crabe ceux où le soleil, parvenu à la borne du tropique, revenait sur ses pas, en marchant à reculons et de côté, comme le crabe ou cancer; astres du bouc sauvage, ceux où, parvenu au point le plus culminant du ciel, au faîte du gnomon horaire, le soleil imitait l'action de l'animal qui se plaît à grimper aux faîtes des rochers; astres de la balance, ceux où les jours et les nuits égaux semblaient en équilibre comme cet instrument; astres du scorpion, ceux où certains vents réguliers apportaient une vapeur brûlante comme le venin du scorpion. Ainsi encore, il appela anneaux et serpents la trace figurée des orbites des astres et des planètes; et tel fut le moyen général d'appellation de toutes les étoiles, et même des planètes prises par groupes ou par individus, selon leurs rapports aux opérations champêtres et terrestres, et selon les analogies que chaque nation y trouva avec les travaux agricoles et avec les objets de son climat et de son sol.

«De ce procédé il résulta que des êtres abjects et terrestres entrèrent en association avec les êtres supérieurs et puissants, des cieux; et cette association se resserra chaque jour par la constitution[178] même du langage et le mécanisme de l'esprit. On disait, par une métaphore naturelle: «Le taureau répand sur la terre les germes de la fécondité (au printemps); il ramène l'abondance et la création des plantes (qui nourrissent). L'agneau (ou belier) délivre les cieux des génies malfaisants de l'hiver; il sauve le monde du serpent (emblème de l'humide saison), et il ramène le règne du bien (de lété, saison de toute jouissance). Le scorpion verse son venin sur la terre, et répand les maladies et la mort, etc.; et ainsi de tous les effets semblables.»

«Ce langage, compris de tout le monde, subsista d'abord sans inconvénient; mais, par le laps du temps, lorsque le calendrier eut été réglé, le peuple, qui n'eut plus besoin de l'observation du ciel, perdit de vue le motif de ces expressions; et leur allégorie, restée dans l'usage de la vie, y devint un écueil fatal à l'entendement et à la raison. Habitué à joindre aux symboles les idées de leurs modèles, l'esprit finit par les confondre: alors, ces mêmes animaux, que la pensée avait transportés aux cieux, en redescendirent sur la terre; mais dans ce retour, vêtus des livrées des astres, ils s'en arrogèrent les attributs, et ils en imposèrent à leurs propres auteurs. Alors le peuple, croyant voir près de lui ses dieux, leur adressa plus facilement sa prière; il demanda au belier de son troupeau les influences qu'il atten[179]dait du belier céleste; il pria le scorpion de ne point répandre son venin sur la nature; il révéra le crabe de la mer, le scarabée du limon, le poisson du fleuve; et, par une série d'analogies vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un labyrinthe d'absurdités conséquentes.

«Voilà quelle fut l'origine de ce culte antique et bizarre des animaux; voilà par quelle marche d'idées le caractère de la divinité passa aux plus viles des brutes, et comment se forma le système théologique très-vaste, très-compliqué, très-savant, qui, des bords du Nil, porté de contrée en contrée par le commerce, la guerre et les conquêtes, envahit tout l'ancien monde; et qui, modifié par les temps, par les circonstances, par les préjugés, se montre encore à découvert chez cent peuples, et subsiste comme base intime et secrète de la théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent et le rejettent.»

À ces mots, quelques murmures s'étant fait entendre dans divers groupes: «Oui, continua l'orateur, voilà d'où vient, par exemple, chez vous, peuples africains! l'adoration de vos fétiches, plantes, animaux, cailloux, morceaux de bois, devant qui vos ancêtres n'eussent pas eu le délire de se courber, s'ils n'y eussent vu des talismans en qui la vertu des astres s'était insérée. Voilà, nations tartares, l'origine de vos marmousets et de tout cet appareil d'animaux dont vos chamans bi[180]garrent leurs robes magiques. Voilà l'origine de ces figures d'oiseaux, de serpents, que toutes les nations sauvages s'impriment sur la peau avec des cérémonies mystérieuses et sacrées. Vous, Indiens! vainement vous enveloppez-vous du voile du mystère: l'épervier de votre dieu Vichenou n'est que l'un des mille emblèmes du soleil en Égypte; et vos incarnations d'un dieu en poisson, en sanglier, en lion, en tortue, et toutes ces monstrueuses aventures, ne sont que les métamorphoses de l'astre qui, passant successivement dans les signes des douze animaux, fut censé en prendre les figures et en remplir les rôles astronomiques. Vous, Japonais! votre taureau qui brise l'œuf du monde n'est que celui du ciel qui, jadis, ouvrait l'âge de la création, l'équinoxe du printemps. C'est ce même bœuf Apis qu'adorait l'Égypte, et que vos ancêtres, ô rabbins juifs! adorèrent aussi dans l'idole du veau d'or. C'est encore votre taureau, enfants de Zoroastre! qui, sacrifié dans les mystères symboliques de Mithra, versait un sang fécond pour le monde. Et vous, chrétiens! votre bœuf de l'Apocalypse, avec ses ailes, symbole de l'air, n'a pas une autre origine; et votre agneau de Dieu, immolé, comme le taureau de Mithra, pour le salut du monde, n'est encore que ce même soleil au signe du belier céleste, lequel, dans un âge postérieur, ouvrant à son tour l'équinoxe, fut censé délivrer le monde[181] du règne du mal, c'est-à-dire de la constellation du serpent, de cette grande couleuvre, mère de l'hiver, et emblème de l'Ahrimanes ou Satan des Perses, vos instituteurs. Oui, vainement votre zèle imprudent dévoue les idolâtres aux tourments du Tartare qu'ils ont inventé; toute la base de votre système n'est que le culte du soleil, dont vous avez rassemblé les attributs sur votre principal personnage. C'est le soleil qui, sous le nom d'Orus, naissait, comme votre dieu, au solstice d'hiver, dans les bras de la vierge céleste, et qui passait une enfance obscure, dénuée, disetteuse, comme l'est la saison des frimas. C'est lui qui, sous le nom d'Osiris, persécuté par Typhon et par les tyrans de l'air, était mis à mort, renfermé dans un tombeau obscur, emblème de l'hémisphère d'hiver, et qui ensuite, se relevant de la zone inférieure vers le point culminant des cieux, ressuscitait vainqueur des géants et des anges destructeurs.

«Vous, prêtres! qui murmurez, vous portez ses signes sur tout votre corps: votre tonsure est le disque du soleil, votre étole est son zodiaque, vos chapelets sont l'emblème des astres et des planètes. Vous, pontifes et prélats! votre mitre, votre crosse, votre manteau, sont ceux d'Osiris; et cette croix, dont vous vantez le mystère sans le comprendre, est la croix de Sérapis, tracée par la main des prêtres égyptiens sur le plan d'un[182] monde figuré, laquelle, passant par les équinoxes et par les tropiques, devenait l'emblème de la vie future et de la résurrection, parce qu'elle touchait au portes d'ivoire et de corne, par où les ames passaient aux cieux.»

À ces mots, les docteurs de tous les groupes commencèrent de se regarder avec étonnement; mais nul ne rompant le silence, l'orateur continua:

«Et trois causes principales concoururent à cette confusion des idées. Premièrement, les expressions figurées par lesquelles le langage naissant fut contraint de peindre les rapports des objets; expressions qui, passant ensuite d'un sens propre à un sens général, d'un sens physique à un sens moral, causèrent, par leurs équivoques et leurs synonymes, une foule de méprises.

«Ainsi, ayant dit d'abord que le soleil surmontait, venait à bout de douze animaux, on crut par la suite qu'il les tuait, les combattait, les domptait; et l'on en fit la vie historique d'Hercule.

«Ayant dit qu'il réglait le temps des travaux, des semailles, des moissons, qu'il distribuait les saisons, les occupations; qu'il parcourait les climats, qu'il dominait sur la terre, etc., on le prit pour un roi législateur, pour un guerrier conquérant; et l'on en composa l'histoire d'Osiris, de Bacchus et de leurs semblables.[183]

«Ayant dit qu'une planète entrait dans un signe, on fit de leur conjonction un mariage, un adultère, un inceste. Ayant dit qu'elle était cachée, ensevelie, parce qu'après avoir disparu elle revenait à la lumière et remontait en exaltation, on la dit morte, ressuscitée, enlevée au ciel, etc.

«Une seconde cause de confusion fut les figures matérielles elles-mêmes par lesquelles on peignit d'abord les pensées, et qui, sous le nom d'hiéroglyphes ou caractères sacrés, furent la première invention de l'esprit. Ainsi, pour avertir de l'inondation et du besoin de s'en préserver, l'on avait peint une nacelle, le navire Argo; pour désigner le vent, l'on avait peint une aile d'oiseau; pour spécifier la saison, le mois, l'on avait peint l'oiseau de passage, l'insecte, l'animal qui apparaissait à cette époque; pour exprimer l'hiver, on peignit un porc, un serpent, qui se plaisent dans les lieux humides; et la réunion de ces figures avait des sens convenus de phrases et de mots. Mais comme ce sens ne portait par lui-même rien de fixe et de précis; comme le nombre de ces figures et de leurs combinaisons devint excessif, et surchargea la mémoire, il en résulta d'abord des confusions, des explications fausses. Ensuite le génie ayant inventé l'art plus simple d'appliquer les signes aux sons, dont le nombre est limité, et de peindre la parole au lieu des pensées, l'écriture alphabétique fit tomber en désuétude les peintures[184] hiéroglyphiques; et, de jour en jour, leurs significations oubliées donnèrent lieu à une foule d'illusions, d'équivoques et d'erreurs.

«Enfin, une troisième cause de confusion fut l'organisation civile des anciens États. En effet, lorsque les peuples commencèrent de se livrer à l'agriculture, la formation du calendrier rural exigeant des observations astronomiques continues, il fut nécessaire d'y préposer quelques individus chargés de veiller à l'apparition et au coucher de certaines étoiles; d'avertir du retour de l'inondation, de certains vents, de l'époque des pluies, du temps propre à semer chaque espèce de grain: ces hommes, à raison de leur service, furent dispensés des travaux vulgaires, et la société pourvut à leur entretien. Dans cette position, uniquement occupés de l'observation, ils ne tardèrent pas de saisir les grands phénomènes de la nature, de pénétrer même le secret de plusieurs de ses opérations: ils connurent la marche des astres et des planètes; le concours de leurs phases et de leurs retours avec les productions de la terre et le mouvement de la végétation; les propriétés médicinales ou nourrissantes des fruits et des plantes; le jeu des éléments et leurs affinités réciproques. Or, parce qu'il n'existait de moyens de communiquer ces connaissances que par le soin pénible de l'instruction orale, ils ne les transmettaient qu'à leurs amis et à leurs parents; et il en résulta une[185] concentration de toute science et de toute instruction dans quelques familles, qui, s'en arrogeant le priviléges exclusif, prirent un esprit de corps et d'isolement funeste à la chose publique. Par cette succession continue des mêmes recherches et des mêmes travaux, le progrès des connaissances fut à la vérité plus hâtif; mais par le mystère qui l'accompagnait, le peuple, plongé de jour en jour dans de plus épaisses ténèbres, devint plus superstitieux et plus asservi. Voyant des mortels produire certains phénomènes, annoncer, comme à volonté, des éclipses et des comètes, guérir des maladies, manier des serpents, il les crut en communication avec les puissances célestes; et pour obtenir les biens ou repousser les maux qu'il en attendait, il les prit pour ses médiateurs et ses interprètes; et il s'établit, au sein des États, des corporations sacriléges d'hommes hypocrites et trompeurs, qui attirèrent à eux tous les pouvoirs; et les prêtres, à la fois astronomes, théologues, physiciens, médecins, magiciens, interprètes des dieux, oracles des peuples, rivaux des rois, ou leurs complices, établirent, sous le nom de religion, un empire de mystère et un monopole d'instruction, qui ont perdu jusqu'à ce jour les nations.....»

À ces mots, les prêtres de tous les groupes interrompirent l'orateur; et jetant de grands cris, ils l'accusèrent d'impiété, d'irréligion, de blas[186]phème, et voulurent l'empêcher de continuer: mais le législateur ayant observé que ce n'était qu'une exposition de faits historiques; que, si ces faits étaient faux ou controuvés, il serait aisé de les démentir; que jusque-là l'énoncé de toute opinion était libre, sans quoi il était impossible de découvrir la vérité, l'orateur reprit:

«Or, de toutes ces causes et de l'association continuelle d'idées disparates, résultèrent une foule de désordres dans la théologie, dans la morale, dans les traditions; et d'abord, parce que les animaux figurèrent les astres, il arriva que les qualités des brutes, leurs penchants, leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et furent supposés être leurs actions: ainsi, le dieu ichneumon fit la guerre au dieu crocodile, le dieu loup voulut manger le dieu mouton, le dieu ibis dévora le dieu serpent; et la divinité devint un être bizarre, capricieux, féroce, dont l'idée dérégla le jugement de l'homme, et corrompit sa morale avec sa raison.

«Et parce que, dans l'esprit de leur culte, chaque famille, chaque nation avait pris pour patron spécial un astre, une constellation, les affections et les antipathies de l'animal-symbole passèrent à ses sectateurs; et les partisans du dieu chien furent ennemis de ceux du dieu loup; les adorateurs du dieu bœuf eurent en horreur ceux qui le mangeaient; et la religion devint un mobile de haine[187] et de combats, une cause insensée de délire et de superstition.

«D'autre part, les noms des astres-animaux ayant, par cette même raison de patronage, été imposés à des peuples, à des pays, à des montagnes, à des fleuves, ces objets furent pris pour des dieux, et il en résulta un mélange d'êtres géographiques, historiques et mythologiques, qui confondit toutes les traditions.

«Enfin, par l'analogie des actions qu'on leur supposa, les dieux-astres ayant été pris pour des hommes, pour des héros, pour des rois, les rois et les héros prirent à leur tour les actions des dieux pour modèles, et devinrent par imitation guerriers, conquérants, sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux; et la religion consacra les crimes des despotes, et pervertit les principes des gouvernements.

§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme.

«Cependant les prêtres astronomes, dans l'abondance et la paix de leurs, temples, firent de jour en jour de nouveaux progrès dans les sciences; et le système du monde s'étant développé graduellement à leurs yeux, ils élevèrent successivement diverses hypothèses de ses effets et de ses agents, qui devinrent autant de systèmes théologiques.[188]

«Et d'abord les navigations des peuples maritimes et les caravanes des nomades d'Asie et d'Afrique leur ayant fait connaître la terre depuis les îles Fortunées jusqu'à la Sérique, et depuis la Baltique jusqu'aux sources du Nil, la comparaison des phénomènes de diverses zones leur découvrit la rondeur du globe, et fit naître une nouvelle théorie. Ayant remarqué que toutes les opérations de la nature, dans la période annuelle, se résumaient en deux principales, celle de produire et celle de détruire; que, sur la majeure partie du globe, chacune de ces opérations s'accomplissait également de l'un à l'autre équinoxe; c'est-à-dire que pendant les six mois d'été tout se procréait, se multipliait, et que pendant les six mois d'hiver tout languissait, était presque mort, ils supposèrent, dans la nature, des puissances contraires en un état continuel de lutte et d'effort; et, considérant sous ce rapport la sphère céleste, ils divisèrent les tableaux qu'ils en figuraient en deux moitiés ou hémisphères, tels que les constellations qui se trouvaient dans le ciel d'été formèrent un empire direct et supérieur, et celles qui se trouvaient dans le ciel d'hiver formèrent un empire antipode et inférieur. Or, de ce que les constellations d'été accompagnaient la saison des jours longs, brillants et chauds, ainsi que des fruits et des moissons, elles furent censées des puissances de lumière, de fécondité, de création, et, par trans[189]ition du sens physique au moral, des génies, des anges de science, de bienfaisance, de pureté et de vertu: et de ce que les constellations d'hiver se liaient aux longues nuits, aux brumes polaires, elles furent des génies de ténèbres, de destruction, de mort, et, par transition, des anges d'ignorance, de méchanceté, de péché et de vice. Par une telle disposition, le ciel se trouva partagé en deux domaines, en deux factions: et déja l'analogie des idées humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de l'imagination; mais une circonstance particulière détermina, si même elle n'occasiona, la méprise et l'illusion. (Suivez la planche III.)

«Dans la projection de la sphère céleste que traçaient les prêtres astronomes, le zodiaque et les constellations, disposés circulairement, présentaient leurs moitiés en opposition diamétrale; l'hémisphère d'hiver, antipode à celui d'été, lui était adverse, contraire, opposé. Par la métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens moral; et les anges, les génies adverses devinrent des révoltés, des ennemis. Dès lors, toute l'histoire astronomique des constellations se changea en histoire politique; le ciel fut un État humain où tout se passa ainsi que sur la terre. Or, comme les États, la plupart despotiques, avaient leur monarque, et que déja le soleil en était un apparent des cieux, l'hémisphère d'été, empire de lumière, et ses constellations,[190] peuple d'anges blancs, eurent pour roi un dieu éclairé, intelligent, créateur et bon. Et, comme toute faction rebelle doit avoir son chef, le ciel d'hiver, empire souterrain de ténèbres et de tristesse, et ses astres, peuple d'anges noirs, géans ou démons, eurent pour chef un génie malfaisant, dont le rôle fut attribué à la constellation la plus remarquée par chaque peuple. En Égypte, ce fut d'abord le scorpion, premier signe zodiacal après la balance, et long-temps chef des signes de l'hiver; puis ce fut l'ours, ou l'âne polaire, appelé Typhon, c'est-à-dire déluge, à raison des pluies qui inondent la terre pendant que cet astre domine. Dans la Perse, en un temps postérieur, ce fut le serpent qui, sous le nom d'Ahrimanes, forma la base du système de Zoroastre; et c'est lui, ô chrétiens et juifs! qui est devenu votre serpent d'Ève (la vierge céleste) et celui de la croix, dans les deux cas, emblème de Satan, l'ennemi, le grand adversaire de l'ancien des jours, chanté par Daniel.

«Dans la Syrie, ce fut le porc ou le sanglier ennemi d'Adonis, parce que, dans cette contrée, le rôle de l'ours boréal fut rempli par l'animal dont les inclinations fangeuses sont emblématiques de l'hiver; et voilà pourquoi, enfants de Moïse et de Mahomet! vous l'avez pris en horreur, à l'imitation des prêtres de Memphis et de Baalbek, qui détestaient en lui le meurtrier de leur dieu soleil.[191] C'est aussi le type premier de votre Chib-en, ô Indiens! lequel fut jadis le Pluton de vos frères les Romains et les Grecs: ainsi que votre Brahma, ce dieu créateur n'est que l'Ormuzd persan et l'Osiris égyptien, dont le nom même exprime un pouvoir créateur, producteur de formes. Et ces dieux reçurent un culte analogue à leurs attributs vrais ou feints, lequel, à raison de leur différence, se partagea en deux branches diverses. Dans l'une, le dieu bon reçut le culte d'amour et de joie, d'où dérivent tous les actes religieux du genre gai; les fêtes, les danses, les festins, les offrandes de fleurs, de lait, de miel, de parfums, en un mot, de tout ce qui flatte les sens et l'ame. Dans l'autre, le dieu mauvais reçut, au contraire, un culte de crainte et de douleur, d'où dérivent tous les actes religieux du genre triste; les pleurs, la désolation, le deuil, les privations, les offrandes sanglantes et les sacrifices cruels.

«De là vient encore ce partage des êtres terrestres en purs ou impurs, en sacrés ou abominables, selon que leurs espèces se trouvèrent du nombre des constellations de l'un des deux dieux, et firent partie de leur domaine: ce qui produisit d'une part les superstitions de souillures et de purifications, et de l'autre les prétendues vertus efficaces des amulettes et des talismans.

«Vous concevez maintenant, continua l'orateur en s'adressant aux Indiens, aux Perses, aux[192] juifs, aux chrétiens, aux musulmans; vous concevez l'origine de ces idées de combats, de rébellions, qui remplissent également vos mythologies. Vous voyez ce que signifient les anges blancs et les anges noirs, les chérubins et les séraphins à la tête d'aigle, de lion ou de taureau; les deûs, diables ou démons à cornes de bouc, à queue de serpent; les trônes et les dominations rangés en sept ordres ou gradations comme les sept sphères des planètes; tous êtres jouant les mêmes rôles, ayant les mêmes attributs dans les Védas, les Bibles ou le Zend-avesta, soit qu'ils aient pour chef Ormuzd ou Brachma, Typhon ou Chiven, Michel ou Satan; soit qu'ils se présentent sous la forme de géants à cent bras et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés en lions, en ibis, en taureaux, en chats, comme dans les contes sacrés des Grecs et des Égyptiens; vous apercevez la filiation successive de ces idées, et comment, à mesure qu'elles se sont éloignées de leurs sources, et que les esprits se sont policés, ils en ont adouci les formes grossières pour les rapprocher d'un état moins choquant.

«Or, de même que le système de deux principes, ou dieux opposés, naquit de celui des symboles, entrés tous dans sa contexture, de même vous allez voir naître de lui un système nouveau, auquel il servit à son tour de base et d'échelon.»[193]

§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde.

«En effet, alors que le vulgaire entendit parler d'un nouveau ciel et d'un autre monde, il donna bientôt un corps à ces fictions; il y plaça un théâtre solide, des scènes réelles; et les notions géographiques et astronomiques vinrent favoriser, si même elles ne provoquèrent cette illusion.

«D'une part, les navigateurs phéniciens, ceux qui, passant les colonnes d'Hercule, allaient chercher l'étain de Thulé et l'ambre de la Baltique, racontaient qu'à l'extrémité du mondé, au bout de l'Océan (la Méditerranée), où le soleil se couche pour les contrées asiatiques, étaient des îles fortunées, séjour d'un printemps éternel, et plus loin des régions hyperboréennes placées sous terre (relativement aux tropiques), où régnait une éternelle nuit[29]. Sur ces récits mal compris, et sans doute confusément faits, l'imagination du peuple composa les Champs Élysées[30], lieux de délices placés dans un monde inférieur, ayant leur ciel, leur soleil, leurs astres; et le Tartare, lieu de ténèbres, d'humidité, de fange, de frimas. Or, parce que l'homme, curieux de tout ce qu'il ignore et avide d'une longue existence, s'était[194] déja interrogé sur ce qu'il devenait après sa mort, parce qu'il avait de bonne heure raisonné sur le principe de vie qui anime son corps, qui s'en sépare sans le déformer, et qu'il avait imaginé les substances déliées, les fantômes, les ombres, il aima à croire qu'il continuerait, dans le monde souterrain, cette vie qu'il lui coûtait trop de perdre; et les lieux infernaux furent un emplacement commode pour recevoir les objets chéris auxquels il ne pouvait renoncer.

«D'autre part, les prêtres astrologues et physiciens faisaient de leurs cieux des récits, et ils en traçaient des tableaux qui s'encadraient parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé, dans leur langage métaphorique, les équinoxes et les solstices, les portes des cieux ou entrées des saisons, ils expliquaient les phénomènes terrestres en disant «que par la porte de corne (d'abord le taureau, puis le belier) et par celle du cancer, descendaient les feux vivifiants qui animent au printemps la végétation, et les esprits aqueux qui causent au solstice le débordement du Nil; que par la porte d'ivoire (la balance, et auparavant l'arc ou sagittaire) et par celle du capricorne ou de l'urne, s'en retournaient à leur source et remontaient à leur origine les émanations ou influences des cieux; et la voie lactée, qui passait par ces portes des solstices, leur semblait placée [195]là exprès pour leur servir de route et de véhicule; de plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait un fleuve (le Nil, figuré par les plis de l'hydre), une barque (le navire Argo) et le chien Sirius, tous deux relatifs à ce fleuve, dont, ils présageaient l'inondation. Ces circonstances, associées aux premières et y ajoutant des détails, en augmentèrent les vraisemblances; et pour arriver au Tartare ou à l'Élysée, il fallut que les ames traversassent les fleuves du Styx et de l'Achéron dans la nacelle du nocher Caron, et qu'elles passassent par les portes de corne ou d'ivoire, que gardait le chien Cerbère. Enfin, un usage civil se joignit à toutes ces fictions, et acheva de leur donner de la consistance.

«Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la putréfaction des cadavres était un levain de peste et de maladies, les habitants de l'Égypte avaient, dans plusieurs états, institué l'usage d'inhumer les morts hors de la terre habitée, dans le désert qui est au couchant. Pour y arriver, il fallait passer les canaux du fleuve, et par conséquent être reçu dans une barque, payer un salaire au nocher, sans quoi, le corps privé de sépulture eût été la proie des bêtes féroces. Cette coutume inspira aux législateurs civils et religieux un moyen puissant d'influer sur les mœurs; et saisissant par la piété filiale et par le respect pour les morts, des hommes grossiers et féroces, ils établirent pour condition nécessaire, d'avoir[196] subi un jugement préalable qui décidât si le mort méritait d'être admis au rang de sa famille dans la noire cité. Une telle idée s'adaptait trop bien à toutes les autres pour ne pas s'y incorporer; le peuple ne tarda pas de l'y associer, et les enfers eurent leur Minos et leur Rhadamanthe, avec la baguette, le siége, les huissiers et l'urne, comme dans l'état terrestre et civil. Alors la divinité devint un être moral et politique, un législateur social d'autant plus redouté, que ce législateur suprême, ce juge final, fut inaccessible aux regards: alors ce monde fabuleux et mythologique, si bizarrement composé de membres épars, se trouva un lieu de châtiment et de récompense, où la justice divine fut censée corriger ce que celle des hommes eut de vicieux, d'erroné; et ce système spirituel et mystique acquit d'autant plus de crédit, qu'il s'empara de l'homme par tous ses penchants: le faible opprimé y trouva l'espoir d'une indemnité, la consolation d'une vengeance future; l'oppresseur comptant, par de riches offrandes, arriver toujours à l'impunité, se fit de l'erreur du vulgaire une arme de plus pour le subjuguer; et les chefs des peuples, les rois et les prêtres y virent de nouveaux moyens de le maîtriser, par le privilége qu'ils se réservèrent de répartir les graces ou les châtiments du grand juge, selon des délits ou des actions méritoires qu'ils caractérisèrent à leur gré.[197]

«Voilà comment s'est introduit, dans le monde visible et réel, un monde invisible et imaginaire; voilà l'origine de ces lieux de délices et de peines dont vous, Perses! avez fait votre terre rajeunie, votre ville de résurrection placée sous l'équateur, avec l'attribut singulier que les heureux n'y donneront point d'ombre. Voilà, juifs et chrétiens, disciples des Perses! d'où sont venus votre Jérusalem de l'Apocalypse; votre paradis, votre ciel, caractérisés par tous les détails du ciel astrologique d'Hermès. Et vous, musulmans! votre enfer, abîme souterrain, surmonté d'un pont, votre balance des ames et de leurs œuvres, votre jugement par les anges Monkir et Nékir, ont également pris leurs modèles dans les cérémonies mystérieuses de l'antre de Mithra; et votre ciel ne diffère en rien de celui d'Osiris, d'Ormuzd et de Brahma.

§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers emblèmes.

«Tandis que les peuples s'égarèrent dans le labyrinthe ténébreux de la mythologie et des fables, les prêtres physiciens, poursuivant leurs études et leurs recherches sur l'ordre et la disposition de l'univers, arrivèrent à de nouveaux résultats; et dressèrent de nouveaux systèmes de puissances et de causes motrices.[198]

«Long-temps bornés aux simples apparences, ils n'avaient vu dans les mouvements des astres qu'un jeu inconnu de corps lumineux, qu'ils croyaient rouler autour de la terre, point central de toutes les sphères; mais alors qu'ils eurent découvert la rondeur de notre planète, les conséquences de ce premier fait les conduisirent à des considérations nouvelles; et, d'induction en induction, ils s'élevèrent aux plus hautes conceptions de l'astronomie et de la physique.

«En effet, ayant conçu cette idée lumineuse et simple, que le globe terrestre est un petit cercle inscrit dans le cercle plus grand des cieux, la théorie des cercles concentriques s'offrit d'elle-même à leur hypothèse, pour résoudre le cercle inconnu du globe terrestre par des points connus du cercle céleste; et la mesure d'un ou de plusieurs degrés du méridien donna avec précision la circonférence totale. Alors, saisissant pour compas le diamètre obtenu de la terre, un génie heureux l'ouvrit d'une main hardie sur les orbites immenses des cieux; et, par un phénomène inouï, du grain de sable qu'à peine il couvrait, l'homme embrassant les distances infinies des astres, s'élança dans les abîmes de l'espace et de la durée: là se présenta à ses regards un nouvel ordre de l'univers; le globe atome qu'il habitait ne lui en parut plus le centre: ce rôle important fut déféré à la masse énorme du soleil; et cet astre devint le pivot en[199]flammé de huit sphères environnantes, dont les mouvements furent désormais soumis à la précision du calcul.

«C'était déja beaucoup pour l'esprit humain, d'avoir entrepris de résoudre la disposition et l'ordre des grands êtres de la nature; mais non content de ce premier effort, il voulut encore en résoudre le mécanisme, en deviner l'origine et le principe moteur; et c'est là qu'engagés dans les profondeurs abstraites et métaphysiques du mouvement et de sa cause première, des propriétés inhérentes ou communiquées de la matière, de ses formes successives, de son étendue, c'est-à-dire de l'espace et du temps sans bornes, les physiciens théologues se perdirent dans un chaos de raisonnements subtils et de controverses scolastiques.

«Et d'abord l'action du soleil sur les corps terrestres leur ayant fait regarder sa substance comme un feu pur et élémentaire, ils en firent le foyer et le réservoir d'un océan de fluide igné, lumineux, qui, sous le nom d'éther, remplit l'univers, et alimenta les êtres. Ensuite, les analyses d'une physique savante leur ayant fait découvrir ce même feu, ou un autre parfaitement semblable, dans la composition de tous les corps, et s'étant aperçus qu'il était l'agent essentiel de ce mouvement spontané que l'on appelle vie dans les animaux et végétation dans les plantes, ils conçurent le jeu [200]et le mécanisme de l'univers comme celui d'un tout homogène, d'un corps identique, dont les parties, quoique distantes, avaient cependant une liaison intime; et le monde fut un être vivant, animé par la circulation organique d'un fluide igné ou même électrique, qui, par un premier terme de comparaison pris dans l'homme et les animaux, eut le soleil pour cœur ou foyer.

«Alors, parmi les philosophes théologues, les uns partant de ces principes, résultats de l'observation, «que rien ne s'anéantit dans le monde; que les éléments sont indestructibles; qu'ils changent de combinaisons, mais non de nature; que la vie et la mort des êtres né sont que des modifications variées des mêmes atomes; que la matière possède par elle-même des propriétés d'où résultent toutes ses manières d'être; que le monde est éternel, sans bornes d'espace et de durée;» les uns dirent que l'univers entier était Dieu; et selon eux, Dieu fut un être à la fois effet et cause, agent et patient, principe moteur et chose mue, ayant pour lois les propriétés invariables qui constituent la fatalité; et ceux-là peignirent leur pensée tantôt par l'emblème de Pan (le grand tout), ou de Jupiter au front d'étoiles, au corps planétaire, aux pieds d'animaux, ou de l'œuf orphique, dont le jaune, suspendu au milieu d'un liquide enceint d'une voûte, figura le globe du soleil nageant dans l'éther au milieu de la voûte des cieux: tantôt par celui d'un grand serpent[201] rond, figurant les cieux où ils plaçaient le premier mobile, par cette raison de couleur d'azur, parsemé de taches d'or (les étoiles), dévorant sa queue, c'est-à-dire rentrant en lui-même et se repliant éternellement comme les révolutions des sphères: tantôt par celui d'un homme ayant les pieds liés et joints, pour signifier l'existence immuable; enveloppé d'un manteau de toutes les couleurs, comme le spectacle de la nature, et portant sur la tête une sphère d'or, emblème de la sphère des étoiles: ou par celui d'un autre homme quelquefois assis sur la fleur du lotos portée sur l'abîme des eaux; quelquefois couché sur une pile de douze carreaux, figurant les douze signes célestes. Et voilà Indiens, Japonais, Siamois, Tibetains, Chinois! la théologie qui, fondée par les Égyptiens, s'est transmise et gardée, chez vous dans les tableaux que vous tracez de Brahma, de Beddou, de Sommonacodom, d'Omito: Voilà même, hébreux et chrétiens! l'opinion dont vous avez conservé une parcelle dans votre dieu, souffle porté sur les eaux, par une illusion au vent, qui, à l'origine du monde, c'est-à-dire au départ des sphères du signe du cancer, annonçait l'inondation, du Nil, et semblait préparer la création.[202]

§ VII. Septième système. Culte de l'amedu monde, c'est-à-dire de l'élément du feu, principe vital de l'univers.

«Mais d'autres, répugnant à cette idée d'un être à la fois effet et cause, agent et patient, et rassemblant en une même nature des natures contraires, distinguèrent le principe moteur de la chose mue; et posant que la matière était inerte en elle-même, ils prétendirent que ses propriétés lui étaient communiquées par un agent distinct, dont elle n'était que l'enveloppe et le fourreau. Cet agent pour les uns fut le principe igné, reconnu l'auteur de tout mouvement; pour les autres ce fut le fluide appelé éther, cru plus actif et plus subtil; or, comme ils appelaient dans les animaux le principe vital et moteur, une ame, un esprit, et comme il raisonnaient sans cesse par comparaison, surtout par celle de l'être humain, ils donnèrent au principe moteur de tout l'univers le nom d'ame, d'intelligence, d'esprit; et Dieu fut l'esprit vital qui, répandu dans tous les êtres, anima le vaste corps du monde. Et ceux-là peignirent leur pensée tantôt par You-piter, essence du mouvement et de l'animation, principe de l'existence, ou plutôt l'existence elle-même; tantôt par Vulcain on Phtha, feu-principe et élémentaire, ou par l'autel de Vesta, placé centralement dans son temple, comme le soleil dans les sphères; et[203] tantôt par Kneph, être humain vêtu de bleu foncé, ayant en main un sceptre et une ceinture (le zodiaque), coiffé d'un bonnet de plumes, pour exprimer la fugacité de sa pensée, et produisant de sa bouche le grand œuf.

«Or, par une conséquence de ce système, chaque être contenant en soi une portion du fluide igné ou éthérien, moteur universel et commun; et ce fluide ame du monde étant la divinité, il s'ensuivit que les ames de tous les êtres furent une portion de Dieu même, participant à tous ses attributs, c'est-à-dire étant une substance indivisible, simple, immortelle; et de là tout le système de l'immortalité de l'ame, qui d'abord fut éternité. De là aussi ses transmigrations connues sous le nom de métempsycose, c'est-à-dire de passage du principe vital d'un corps à un autre; idée née de la transmigration véritable des éléments matériels. Et voilà, Indiens, boudhistes, chrétiens, musulmans! d'où dérivent toutes vos opinions sur la spiritualité de l'ame: voilà quelle fut la source des rêveries de Pythagore et de Platon, vos instituteurs, qui eux-mêmes ne furent que les échos d'une dernière secte de philosophes visionnaires qu'il faut développer.[204]

§ VIII. Huitième système. Monde-Machine: culte du Démi-Ourgos ou Grand-Ouvrier.

«Jusque-là les théologiens, en s'exerçant sur les substances déliées et subtiles de l'éther et du feu-principe, n'avaient cependant pas cessé de traiter d'êtres palpables et perceptibles aux sens, et la théologie avait continué d'être la théorie des puissances physiques, placées tantôt spécialement dans les astres, tantôt disséminées dans tout l'univers; mais à cette époque, des esprits superficiels, perdant le fil des idées qui avaient dirigé ces études profondes, ou ignorant les faits qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous les résultats par l'introduction d'une chimère étrange et nouvelle. Ils prétendirent que cet univers, ces cieux, ces astres, ce soleil, n'étaient qu'une machine d'un genre ordinaire; et à cette première hypothèse appliquant une comparaison tirée des ouvrages de l'art, ils élevèrent l'édifice des sophismes les plus bizarres. «Une machine, dirent-ils, ne se fabrique point elle-même: elle a un ouvrier antérieur, elle l'indique par son existence. Le monde est une machine: donc il existe un fabricateur.»

«De là, le démi-ourgos ou grand-ouvrier, constitué divinité autocratrice et suprême. Vainement l'ancienne philosophie objecta que l'ouvrier[205] même avait besoin de parents et d'auteurs, et que l'on ne faisait qu'ajouter un échelon en ôtant l'éternité au monde pour la lui donner. Les innovateurs, non contents de ce premier paradoxe, passèrent à un second; et, appliquant à leur ouvrier la théorie de l'entendement humain, ils prétendirent que le démi-ourgos avait fabriqué sa machine sur un plan ou idée résidant en son entendement. Or, comme leurs maîtres, les physiciens, avaient placé dans la sphère des fixes le grand mobile régulateur, sous le nom d'intelligence, de raisonnement, les spiritualistes, leurs mimes, s'emparant de cet être, l'attribuèrent au démi-ourgos, en en faisant une substance distincte, existante par elle-même, qu'ils appelèrent mens ou logos (parole et raisonnement). Et comme d'ailleurs ils admettaient l'existence de l'ame du monde, ou principe solaire, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades ou échelons de personnes divines, qui furent 1º le démi-ourgos ou dieu-ouvrier; 2º le logos, parole et raisonnement; et 3º l'esprit ou l'ame (du monde). Et voilà, chrétiens! le roman sur lequel vous avez fondé votre Trinité; voilà le systême qui, né hérétique dans les temples égyptiens, transporté païen dans les écoles de l'Italie et de la Grèce, se trouve aujourd'hui catholique orthodoxe par la conversion de ses partisans, les disciples de Pythagore et de Platon devenus chrétiens.[206]

«Et c'est ainsi que la divinité, après avoir été dans son origine l'action sensible, multiple, des météores et des éléments;

«Puis la puissance combinée des astres considérés sous leurs rapports avec les êtres terrestres;

«Puis ces êtres terrestres eux-mêmes par la confusion des symboles avec leurs modèles;

«Puis la double puissance de la nature dans ses deux opérations principales de production et de destruction;

«Puis le monde animé sans distinction d'agent et de patient, d'effet et de cause;

«Puis le principe solaire ou l'élément du feu reconnu pour moteur unique;

«C'est ainsi que la divinité est devenue, en dernier résultat, un être chimérique et abstrait; une subtilité scolastique de substance sans forme, de corps sans figure; un vrai délire de l'esprit, auquel la raison n'a plus rien compris. Mais vainement dans ce dernier passage veut-elle se dérober aux sens: le cachet de son origine lui demeure ineffaçablement empreint; et ses attributs, tous calqués, ou sur les attributs physiques de l'univers, tels que l'immensité, l'éternité, l'indivisibilité, l'incompréhensibilité; ou sur les affections morales de l'homme, telles que la bonté, la justice, la majesté, etc; ses noms mêmes, tous dérivés des êtres physiques qui lui ont servi de types, et spécialement du soleil, des planètes et du monde,[207] retracent incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les traits indélébiles de sa véritable nature.

«Telle est la chaîne des idées que l'esprit humain avait déja parcourue à une époque antérieure aux récits positifs de l'histoire; et puisque leur continuité prouve qu'elles ont été le produit d'une même série d'études et de travaux, tout engage à en placer le théâtre dans le berceau de leurs éléments primitifs, dans l'Égypte: et leur marche y put être rapide, parce que la curiosité oiseuse des prêtres physiciens n'avait pour aliment, dans la retraite des temples, que l'énigme toujours présente de l'univers; et que, dans la division politique qui long-temps partagea cette contrée, chaque État eut son collége de prêtres, lesquels tour à tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent, par leurs disputes, les progrès des sciences et des découvertes.

«Et déja il était arrivé sur les bords du Nil ce qui depuis s'est répété par toute la terre. À mesure que chaque système s'était formé, il avait suscité dans sa nouveauté des querelles et des schismes: puis, accrédité par la persécution même, tantôt il avait détruit les idoles antérieures, tantôt il se les était incorporées en les modifiant; et les révolutions politiques étant survenues, l'agrégation des États et le mélange des peuples confondirent toutes les opinions; et le fil des idées s'étant perdu, la théologie tomba dans le chaos,[208] et ne fut plus qu'un logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent plus comprises. La religion, égarée d'objet, ne fut plus qu'un moyen politique de conduire un vulgaire crédule, dont s'emparèrent tantôt des hommes crédules eux-mêmes et dupes de leurs propres visions, et tantôt des hommes hardis et d'une ame énergique, qui se proposèrent de grands objets d'ambition.

§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter).

«Tel fut le législateur des Hébreux, qui, voulant séparer sa nation de toute autre, et se former un empire isolé et distinct, conçut le dessein d'en asseoir les bases sur les préjugés religieux, et d'élever autour de lui un rempart sacré d'opinions et de rites. Mais vainement proscrit-il le culte des symboles régnant dans la Basse-Égypte et la Phénicie; son dieu n'en fut pas moins un dieu égyptien de l'invention de ces prêtres dont Moïse avait été le disciple; et Yahouh, décelé par son propre nom, l'essence (des êtres), et par son symbole, le buisson de feu, n'est que l'ame du monde, le principe moteur, que, peu après, la Grèce adopta sous la même dénomination dans son You-piter, être générateur, et sous celle d'Êi, l'existence; que les Thébains consacraient sous le nom de Kneph; que Saïs adorait sous l'emblème d'I[209]sis voilée, avec cette inscription: Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n'a levé mon voile; que Pythagore honorait sous le nom de Vesta, et que la philosophie stoïcienne définissait avec précision en l'appelant le principe du feu. Moïse voulut en vain effacer de sa religion tout ce qui rappelait le culte des astres: une foule de traits restèrent malgré lui pour le retracer; et les sept lumières ou planètes du grand chandelier, les douze pierres ou signes de l'urim du grand-prêtre, la fête des deux équinoxes, ouvertures et portes de deux hémisphères, la cérémonie de l'agneau ou belier céleste; enfin, le nom d'Osiris même conservé dans son cantique, et l'arche ou coffre imité du tombeau où ce dieu fut enfermé, demeurent pour servir de témoins à la filiation de ses idées et à leur extraction de la source commune.

§ X. Religion de Zoroastre.

«Tel fut aussi Zoroastre, qui, deux siècles après Moïse, rajeunit et moralisa, chez les Mèdes et les Bactriens tout le système égyptien d'Osiris et de Typhon, sous le nom d'Ormuzd et d'Ahrimanes; qui, pour expliquer le système de la nature, supposa deux grands dieux ou pouvoirs, l'un occupé a créer, à produire, dans un empire de lumière et de douce chaleur (dont le type est[210] l'été), et par cela, dieu de science, de bienfaisance, de vertu; l'autre occupé à détruire dans un empire de ténèbres et de froid (dont le type est le pôle d'hiver), et par cela dieu d'ignorance, de malfaisance et de pèché; qui, par des expression figurées, ensuite méconnues, appela création du monde le renouvellement de la scène physique à chaque printemps; appela résurrection le renouvellement des périodes des astres dans leurs conjonctions; vie future, enfer, paradis, ce qui n'était que le Tartare et l'Élysée des astrologues et des géographes; en un mot, qui ne fit que consacrer les rêveries déja existantes du système mystique.

§ XI. Brahmisme, ou système indien.

«Tel encore fut le législateur indien, qui, sous le nom de Mênou, antérieur à Zoroastre et à Moïse, consacra, sur les bords du Gange, la doctrine des trois principes ou dieux que connut la Grèce, l'un desquels, nommé Brahuma ou Ioupiter, fut l'auteur de toute production ou création (le soleil du printemps); le second, nommé Chiven ou Pluton, fut le dieu de toute destruction (le soleil d'hiver); et le troisième, nommé Vichenou ou Neptune, fut le dieu conservateur de l'état stationnaire (le soleil solstitial, stator), tous trois distincts, et cependant tous trois ne formant qu'un seul dieu ou pouvoir, lequel, chanté dans les vedas comme dans les hymnes orphiques, n'est autre chose que[211] le Youpiter aux trois yeux[31], ou soleil aux trois formes d'action, dans les trois ritous ou saisons: là vous avez la source de tout le système trinitaire subtilisé par Pythagore et Platon, totalement défiguré par leurs interprètes.

§ XII. Boudhisme, ou systèmes mystiques.

«Tels enfin ont été les réformateurs moralistes révérés depuis Mênou, sous les noms de Boudah, Gaspa, Chekia, Goutama, etc., qui des principes de la métempsycose, diversement modifiés, ont déduit des doctrines mystiques d'abord utiles en ce qu'elles inspiraient à leurs sectateurs l'horreur du meurtre, la compassion pour tout être sensible, la crainte des peines et l'espoir des récompenses destinées à la vertu et au vice, dans une autre vie, sous une forme nouvelle; mais ensuite devenues pernicieuses par l'abus d'une métaphysique visionnaire, qui, prenant à tâche de contrarier l'ordre naturel, voulut que le monde palpable et matériel fût une illusion fantastique; que l'existence de l'homme fût un rêve dont la mort était le vrai réveil, que son corps fût une prison impure dont il devait se hâter de sortir, ou une enveloppe grossière que, pour rendre[212] perméable à la lumière interne, il devait atténuer, diaphaniser, par le jeûne, les macérations, les contemplations, et par une foule de pratiques anachorétiques si étranges, que le vulgaire étonné ne put s'expliquer le caractère de leurs auteurs qu'en les considérant comme des êtres surnaturels, avec cette difficulté de savoir s'ils furent dieu devenu homme, ou l'homme devenu dieu.

«Voilà les matériaux qui, depuis des siècles nombreux, existaient épars dans l'Asie, quand un concours fortuit d'événements et de circonstances vint, sur les bords de l'Euphrate et de la Méditerranée, en former de nouvelles combinaisons.

§ XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil, sous ses noms cabalistiques de Chris-en ou Christ, et d'Yêsus ou Jésus.

«En constituant un peuple séparé, Moïse avait vainement prétendu le défendre de l'invasion de toute idée étrangère: un penchant invincible, fondé sur les affinités d'une même origine, avait sans cesse ramené les Hébreux vers le culte des nations voisines; et les relations indispensables du commerce et de la politique qu'il entretenait avec elles en avaient de jour en jour fortifié l'ascendant. Tant que le régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des lois, en s'opposant aux innovations, retarda leur marche;[213] et cependant les hauts lieux étaient pleins d'idoles, et le dieu soleil avait son char et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le temple d'Yâhouh; mais lorsque les conquêtes des sultans de Ninive et de Babylone eurent dissous le lien de la puissance publique, le peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérants, ne contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles s'établirent publiquement en Judée. D'abord les colonies assyriennes, transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda; ensuite Jérusalem ayant été subjuguée, les Égyptiens, les Syriens, les Arabe, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts les leurs, et la religion de Moïse fut déja doublement altérée. D'autre part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans les sciences des Kaldéens, s'imburent, pendant un séjour de cinquante ans, de toute leur théologie; et de ce moment se naturalisèrent chez les Juifs les dogmes du génie ennemi (Satan), de l'archange Michel, de l'ancien des jours (Ormuzd), des anges rebelles, du combat des cieux, de l'ame immortelle et de la résurrection; toutes choses inconnues à Moïse, ou condamnées par le silence même qu'il en avait gardé.

«De retour dans leur patrie, les émigrés y rap[214]portèrent ces idées; et d'abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les Pharisiens, et de leurs opposants les Sadducéens, représentants de l'ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du peuple et de ses habitudes déja contractées, appuyés de l'autorité des Perses, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre l'ascendant sur les seconds, et les enfants de Moïse consacrèrent la théologie de Zoroastre.

«Une analogie fortuite entre deux idées principales favorisa surtout cette coalition, et devint la base d'un dernier système, non moins étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation.

«Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de Samarie, des esprits judicieux, prévoyant la même destinée pour Jérusalem, n'avaient cessé de l'annoncer, de la prédire; et leurs prédictions avaient toutes eu ce caractère particulier, d'être terminées par des vœux de rétablissement et de régénération, énoncés sous la forme de prophéties: les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint un roi libérateur qui devait rétablir la nation dans son ancienne gloire; le peuple hébreu devait redevenir un peuple puissant, conquérant, et Jérusalem la capitale d'un empire étendu surtout l'univers.

«Les événements ayant réalisé la première par[215]tie de ces prédictions, la ruine de Jérusalem, le peuple attacha à la seconde une croyance d'autant plus entière, qu'il tomba dans le malheur; et les Juifs affligés attendirent avec l'impatience du besoin et du désir, le roi victorieux et libérateur qui devait venir sauver la nation de Moïse et relever l'empire de David.

«D'autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie un dogme parfaitement analogue. On n'y parlait que d'un grand médiateur, d'un juge final, d'un sauveur futur, qui, roi, dieu conquérant et législateur, devait ramener l'âge d'or sur la terre, la délivrer de l'empire du mal, et rendre aux hommes le règne du bien, la paix et le bonheur. Ces idées occupaient d'autant plus les peuples, qu'ils y trouvaient des consolations de l'état funeste et des maux réels où les avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des conquérants, et le barbare despotisme de leurs gouvernements. Cette conformité entre les oracles des nations et ceux des prophètes, excita l'attention des Juifs; et sans doute les prophètes avaient eu l'art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres sacrés employés aux mystères païens: c'était donc en Judée une attente générale que celle du grand envoyé, du sauveur final, lorsqu'une circonstance singulière vint déterminer l'époque de sa venue.[216]

«Il était écrit dans les livres sacrés des Perses et des Kaldéens, que le monde, composé d'une révolution totale de douze mille, était partagé en deux révolutions partielles, dont l'une, âge et règne du bien, se terminait au bout de six mille, et l'autre, âge et règne du mal, se terminait au bout de six autres mille.

«Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la révolution annuelle du grand orbe céleste, appelé le monde (révolution composée de douze mois ou signes, divisés chacun en mille parties); et les deux périodes systématiques de l'hiver et de l'été, composée chacune également de six mille. Ces expressions, toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens absolu et moral au lieu de leur sens physique et astrologique, il arriva que le monde annuel fut pris pour un monde séculaire, les mille de temps pour des mille d'années; et supposant, d'après les faits, que l'on vivait dans l'âge du malheur, on en inféra qu'il devait finir au bout des six mille ans prétendus.

«Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près de six mille ans depuis la création (fictive) du monde. Cette coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne s'occupa plus que d'une fin prochaine; on interrogea les hiérophantes et leurs livres mystiques, qui en assignèrent divers termes; on attendit[217] le réparateur; à force d'en parler, quelqu'un dit l'avoir vu, ou même un individu exalté crut l'être et se fit des partisans, lesquels, privés de leur chef par un incident vrai sans doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une rumeur graduellement organisée en histoire: sur ce premier canevas établi, toutes les circonstances des traditions mythologiques vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système authentique et complet, dont il ne fut plus permis de douter.

«Elles portaient, ces traditions mythologiques: Que dans l'origine, une femme et un homme avaient, par leur chute, introduit dans le monde le mal et le péché.» (Suivez la pl. III.)

«Et par-là elles indiquaient le fait astronomique de la vierge céleste et de l'homme bouvier (Bootes), qui, en se couchant héliaquement à l'équinoxe d'automne, livraient le ciel aux constellations de l'hiver, et semblaient, en tombant sous l'horizon, introduire dans le monde le génie du mal, Ahrimanes, figuré par la constellation du serpent.

«Elles portaient, ces traditions: «Que la femme avait entraîné, séduit l'homme

«Et en effet, la vierge se couchant la première, semble entraîner à sa suite le bouvier.

«Que la femme l'avait tenté en lui présentant des fruits beaux à voir et bons à manger, qui donnaient la science du bien et du mal[218]

«Et en effet, la vierge tient en main une branche de fruits qu'elle semble étendre vers le bouvier; et le rameau, emblème de l'automne, placé dans le tableau de Mithra, sur la frontière de l'hiver et de l'été, semble ouvrir la porte et donner la science, la clef du bien et du mal.

«Elles portaient: «Que ce couple avait été chassé du jardin céleste, et qu'un chérubin à épée flamboyante avait été placé à la porte pour le garder

«Et en effet, quand la vierge et le bouvier tombent sous l'horizon du couchant, Persée monte de l'autre côté, et, l'épée à la main, ce génie semble les chasser du ciel de l'été, jardin et règne des fruits et des fleurs.

«Elles portaient: «Que de cette vierge devait naître, sortir un rejeton, un enfant qui écraserait la tête du serpent, et délivrerait le monde du péché

«Et par-là elles désignaient le soleil, qui, à l'époque du solstice d'hiver, au moment précis où les mages des Perses tiraient l'horoscope de la nouvelle année, se trouvait placé dans le sein de la vierge, en lever héliaque à l'horizon oriental, et qui, à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme d'un enfant allaité par une vierge chaste, et devenait ensuite, à l'équinoxe du printemps, le belier ou l'agneau, vainqueur de la constellation du serpent, qui disparaissait des cieux.[219]

«Elles portaient: «Que, dans son enfance, ce réparateur de nature divine ou céleste vivrait abaissé, humble, obscur, indigent

«Et cela, parce que le soleil d'hiver est abaissé sous l'horizon, et que cette période première de ses quatre âges ou saisons, est un temps d'obscurité, de disette, de jeûne, de privations.

«Elles portaient: «Que, mis à mort par des méchants, il était ressuscité glorieusement; qu'il était remonté des enfers aux cieux, où il régnerait éternellement.»

«Et par-là elles retraçaient la vie du soleil, qui, terminant sa carrière au solstice d'hiver, lorsque dominaient Typhon et les anges rebelles, semblait être mis à mort par eux; mais qui, bientôt après, renaissait, résurgeait dans la voûte des cieux, où il est encore.

«Enfin ces traditions, citant jusqu'à ses noms astrologiques et mystérieux, disaient qu'il s'appelait tantôt Chris, c'est-à-dire le conservateur; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu Chris-en ou Chris-na; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, votre Cris-tos, fils de Marie; et tantôt, qu'il s'appelait Yês, par la réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, formaient le nombre 608, l'une des périodes solaires: et voilà, ô Européens! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre Iês-us ou Jésus, nom ancien et cabalistique attribué au jeune Bacchus,[220] fils clandestin (nocturne) de la vierge Minerve, lequel, dans toute l'histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l'histoire du dieu des chrétiens, c'est-à-dire de l'astre du jour, dont ils sont tous les deux l'emblème.»

À ces mots, un grand murmure s'éleva de la part des groupes chrétiens: mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l'ordre, et l'orateur achevant son discours:

«Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se composa dans le chaos et l'anarchie des trois premiers siècles; comment une foule d'opinions bizarres partagèrent les esprits, et les partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté réciproques, parce que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le gouvernement s'étant associé à l'une de ces sectes, en fit la religion orthodoxe, c'est-à-dire dominante, à l'exclusion des autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des hérésies; comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion s'est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie; comment, six cents ans après l'innovation du christianisme, un autre système se forma encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se composer un empire politique et théologique aux dépens de ceux de Moïse et des vicaires de Jésus....[221]

«Maintenant, si vous résumez l'histoire entière de l'esprit religieux, vous verrez que dans son principe il n'a eu pour auteur que les sensations et les besoins de l'homme; que l'idée de Dieu n'a eu pour type et modèle que celle des puissances physiques, des êtres matériels agissant en bien ou en mal, c'est-à-dire en impressions de plaisir ou de douleur sur l'être sentant; que, dans la formation de tous ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même marche, les mêmes procédés; que dans tous, le dogme n'a cessé de représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les passions des hommes et leurs préjugés; que dans tous, la morale a eu pour but le désir du bien-être et l'aversion de la douleur; mais que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par-là même opposées, du vice et de la vertu, du bien et du mal, c'est-à-dire de ce qui rend l'homme heureux ou malheureux; que dans tous, les moyens et les causes de propagation et d'établissement ont offert les mêmes scènes de passions et d'événements, toujours des disputes de mots, des prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par l'ambition des chefs, par la fourberie des promulgateurs, par la crédulité des prosélytes, par l'ignorance du vulgaire, par la cupidité exclusive et l'orgueil intolérant de tous: enfin, vous verrez[222] que l'histoire entière de l'esprit religieux n'est que celle des incertitudes de l'esprit humain, qui, placé dans un monde qu'il ne comprend pas, veut cependant en deviner l'énigme; et qui, spectateur toujours étonné de ce prodige mystérieux et visible, imagine des causes, suppose des fins, bâtit des systèmes: puis, en trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux; hait l'erreur qu'il quitte, méconnaît celle qu'il embrasse, repousse la vérité qui l'appelle, compose des chimères d'êtres disparates, et, rêvant sans cesse sagesse et bonheur, s'égare dans un labyrinthe de peines et de folies.»

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CHAPITRE XXIII.

Identité du but des religions.

Ainsi parla l'orateur des hommes qui avaient recherché l'origine et la filiation des idées religieuses....

Et les théologiens des divers systèmes raisonnant sur ce discours: «C'est un exposé impie, dirent les uns, qui ne tend à rien moins qu'à renverser toute croyance, à jeter l'insubordination dans les esprits, à anéantir notre ministère et[223] notre puissance: c'est un roman, dirent les autres, un tissu de conjectures dressées avec art, mais sans fondement. Et les gens modérés et prudents ajoutaient: Supposons que tout cela soit vrai, pourquoi révéler ces mystères? Sans doute nos opinions sont pleines d'erreurs; mais ces erreurs sont un frein nécessaire à la multitude. Le monde va ainsi depuis deux mille ans, pourquoi le changer aujourd'hui?»

Et déja la rumeur du blâme qui s'élève contre toute nouveauté, commençait de s'accroître, quand un groupe nombreux d'hommes des classes du peuple et de sauvages de tout pays et de toute nation, sans prophètes, sans docteurs, sans code religieux, s'avançant dans l'arène, attirèrent sur eux l'attention de toute l'assemblée; et l'un d'eux, portant la parole, dit au législateur:

«Arbitre et médiateur des peuples! depuis le commencement de ce débat, nous entendons des récits étranges, inouïs pour nous jusqu'à ce jour; notre esprit, surpris, confondu de tant de choses, les unes savantes, les autres absurdes, qu'également il ne comprend pas, reste dans l'incertitude et le doute. Une seule réflexion nous frappe: en résumant tant de faits prodigieux, tant d'assertions opposées, nous nous demandons: Que nous importent toutes ces discussions? Qu'avons nous besoin de savoir ce qui s'est passé il y a cinq ou six mille ans, dans des pays que nous ignorons,[224] chez des hommes qui nous resteront inconnus? Vrai ou faux, à quoi nous sert de savoir si le monde existe depuis six ou depuis vingt mille ans, s'il s'est fait de rien ou de quelque chose, de lui-même ou par un ouvrier, qui, à son tour, exige un auteur? Quoi! nous ne sommes pas assurés de ce qui se passe près de nous, et nous répondrons de ce qui peut se passer dans le soleil, dans la lune ou dans les espaces imaginaires! Nous avons oublié notre enfance, et nous connaîtrons celle du monde? Et qui attestera ce que nul n'a vu? qui certifiera ce que personne ne comprend?

«Qu'ajoutera d'ailleurs ou que diminuera à notre existence de dire oui ou non sur toutes ces chimères? Jusqu'ici nos pères et nous n'en avons pas eu la première idée, et nous ne voyons pas que nous en ayons eu plus ou moins de soleil, plus ou moins de subsistance, plus ou moins de mal ou de bien.

«Si la connaissance en est nécessaire, pourquoi avons-nous aussi-bien vécu sans elle, que ceux qui s'en inquiètent si fort? Si elle est superflue, pourquoi en prendrons-nous aujourd'hui le fardeau?» Et s'adressant aux docteurs et aux théologiens: «Quoi! il faudra que nous, hommes ignorants et pauvres, dont tous les moments suffisent à peine aux soins de notre subsistance et aux travaux dont vous profitez, il faudra que nous apprenions tant d'histoires que vous racontez, que nous lisions[225] tant de livres que vous nous citez, que nous apprenions tant de diverses langues dans lesquelles ils sont composés! Mille ans de vie n'y suffiraient pas....

«Il n'est pas nécessaire, dirent lès docteurs, que vous acquériez tant de science: nous l'avons pour vous....

«Mais vous-mêmes, répliquèrent les hommes simples, avec toute votre science vous n'êtes pas d'accord! à quoi sert de la posséder?

«D'ailleurs, comment pouvez-vous répondre pour nous? Si la foi d'un homme s'applique à plusieurs, vous-mêmes quel besoin avez-vous de croire? Vos pères auront cru pour vous, et cela sera raisonnable; puisque c'est pour vous qu'ils ont vu.

«Ensuite, qu'est-ce que croire, si croire n'influe sur aucune action? Et sur quelle action influe, par exemple, de croire le monde éternel ou non?

«Cela offense Dieu, dirent les docteurs.—Où en est la preuve? dirent les hommes simples.—Dans nos livres, répondirent les docteurs.—Nous ne les entendons pas, répliquèrent les hommes simples.

«Nous les entendons pour vous, dirent les docteurs.

«Voilà la difficulté, reprirent les hommes sim[226]ples. De quel droit vous établissez-vous médiateurs entre Dieu et nous?

«Par ses ordres, dirent les docteurs.

«Où est la preuve de ses ordres? dirent les hommes simples.—Dans nos livres, dirent les docteurs.—Nous ne les entendons pas, dirent les hommes simples; et comment ce Dieu juste vous donne-t-il ce privilége sur nous? Comment ce père commun nous oblige-t-il de croire à un moindre degré d'évidence que vous? Il vous a parlé, soit; il est infaillible, et il ne vous trompe pas; vous nous parlez, vous! qui nous garantit que vous n'êtes pas en erreur, ou que vous ne sauriez nous y induire? Et si nous sommes trompés, comment ce Dieu juste nous sauvera-t-il contre la loi, ou nous condamnera-t-il sur celle que nous n'avons pas connue?

«Il vous a donné la loi naturelle, dirent les docteurs.

«Qu'est-ce que la loi naturelle? répondirent les hommes simples. Si cette loi suffit, pourquoi en a-t-il donné d'autres? si elle ne suffit pas, pourquoi l'a-t-il donnée imparfaite?

«Ses jugements sont des mystères, reprirent les docteurs, et sa justice n'est pas comme celle des hommes.—Si sa justice, répliquèrent les hommes simples, n'est pas comme la nôtre, quel moyen avons-nous d'en juger? et, de plus, pourquoi[227] toutes ces lois, et quel est le but qu'elles se proposent?

«De vous rendre plus heureux, reprit un docteur, en vous rendant meilleurs et plus vertueux: c'est pour apprendre aux hommes à user de ses bienfaits, et à ne point se nuire entre eux, que Dieu s'est manifesté par tant d'oracles et de prodiges.

«En ce cas, dirent les hommes simples, il n'est pas besoin de tant d'études ni de raisonnements: montrez-nous quelle est la religion qui remplit le mieux le but qu'elles se proposent toutes.»

Aussitôt, chacun des groupes vantant sa morale, et la préférant à toute autre, il s'éleva de culte à culte une nouvelle dispute plus violente. «C'est nous, dirent les musulmans, qui possédons la morale par excellence, qui enseignons toutes les vertus utiles aux hommes et agréables à Dieu. Nous professons la justice, le désintéressement, le dévouement à la Providence, la charité pour nos frères, l'aumône, la résignation; nous ne tourmentons point les ames par des craintes superstitieuses; nous vivons sans alarmes et nous mourons sans remords.»

«Comment osez-vous, répondirent les prêtres chrétiens, parler de morale, vous dont le chef a pratiqué la licence et prêché le scandale? vous dont le premier précepte est l'homicide et la guerre? Nous en prenons à témoin l'expérience:[228] depuis douze cents ans votre zèle fanatique n'a cessé de répandre chez les nations le trouble et le carnage; et si aujourd'hui l'Asie, jadis florissante, languit dans la barbarie et l'anéantissement, c'est à votre doctrine qu'il en faut attribuer la cause; à cette doctrine ennemie de toute instruction, qui, d'un côté, sanctifiant l'ignorance et consacrant le despotisme le plus absolu dans celui qui commande, de l'autre, imposant l'obéissance la plus aveugle et la plus passive à ceux qui sont gouvernés, a engourdi toutes les facultés de l'homme, étouffé toute industrie, et plongé les nations dans l'abrutissement.

«Il n'en est pas ainsi de notre morale sublime et céleste; c'est elle qui a retiré la terre de sa barbarie primitive, des superstitions insensées ou cruelles de l'idolâtrie, des sacrifices humains, des orgies honteuses des mystères païens; qui a épuré les mœurs, proscrit les incestes, les adultères, policé les nations sauvages, fait disparaître l'esclavage, introduit des vertus nouvelles et inconnues, la charité pour les hommes, leur égalité devant Dieu, le pardon, l'oubli des injures, la répression de toutes les passions, le mépris des grandeurs mondaines; en un mot, une vie toute sainte et toute spirituelle.»

«Nous admirons, répliquèrent les musulmans, comment vous savez allier cette charité, cette douceur évangélique, dont vous faites tant d'os[229]tentation, avec les injures et les outrages dont vous blessez sans cesse votre prochain. Quand vous inculpez si gravement les mœurs du grand homme que nous révérons, nous pourrions trouver des représailles dans la conduite de celui que vous adorez; mais dédaignant de tels moyens, et nous bornant au véritable objet de la question, nous soutenons que votre morale évangélique n'a point la perfection que vous lui attribuez; qu'il n'est point vrai qu'elle ait introduit dans le monde des vertus inconnues, nouvelles: et, par exemple, cette égalité des hommes devant Dieu, cette fraternité et cette bienveillance qui en sont la suite, étaient des dogmes formels de la secte des hermétiques ou samanéens, dont vous descendez. Et quant au pardon des injures, les païens mêmes l'avaient enseigné; mais, dans l'extension que vous lui donnez, loin d'être une vertu, il devient une immoralité, un vice. Votre précepte si vanté de tendre une joue après l'autre, n'est pas seulement contraire à tous les sentiments de l'homme, il est encore opposé à toute idée de justice; il enhardit les méchants par l'impunité; il avilit les bons par la servitude; il livre le monde au désordre, à la tyrannie; il dissout la société; et tel est l'esprit véritable de votre doctrine: vos évangiles, dans leurs préceptes et leurs paraboles, ne représentent jamais Dieu que comme un despote sans règle d'équité; c'est un père partial, qui traite un enfant débauché,[230] prodigue, avec plus de faveur que ses autres enfants respectueux et de bonnes mœurs; c'est un maître capricieux, qui donne le même salaire aux ouvriers qui ont travaillé une heure et à ceux qui ont fatigué pendant toute la journée, et qui préfère les derniers venus aux premiers: partout c'est une morale misanthropique, antisociale, qui dégoûte les hommes de la vie, de la société, et ne tend qu'à faire des ermites et des célibataires.

«Et quant à la manière dont vous l'avez pratiquée, nous en appelons à notre tour au témoignage des faits: nous vous demandons si c'est la douceur évangélique qui a suscité vos interminables guerres de sectes, vos persécutions atroces de prétendus hérétiques, vos croisades contre l'arianisme, le manichéisme, le protestantisme, sans parler de celles que vous avez faites contre nous, et de vos associations sacriléges, encore subsistantes, d'hommes assermentés pour les continuer. Nous vous demandons si c'est la charité évangélique qui vous a fait exterminer les peuples entiers de l'Amérique, anéantir les empires du Mexique et du Pérou; qui vous fait continuer de dévaster l'Afrique, dont vous vendez les habitants comme des animaux, malgré votre abolition de l'esclavage; qui vous fait ravager l'Inde, dont vous usurpez les domaines; enfin, si c'est elle qui depuis trois siècles vous fait troubler dans leurs[231] foyers les peuples des trois continents, dont les plus prudents, tels que le Chinois et le Japonais, ont été obligés de vous chasser pour éviter vos fers et recouvrer la paix intérieure.»

Et à l'instant les brames, les rabbins, les bonzes, les chamans, les prêtres des îles Moluques et des côtes de la Guinée accablant les docteurs chrétiens de reproches; «Oui! s'écrièrent-ils, ces hommes sont des brigands, des hypocrites, qui prêchent la simplicité pour surprendre la confiance; l'humilité, pour asservir plus facilement; la pauvreté, pour s'approprier toutes les richesses; ils promettent un autre monde, pour mieux envahir celui-ci; et tandis qu'ils vous parlent de tolérance et de charité, ils brûlent au nom de Dieu les hommes qui ne l'adorent pas comme eux.»

«Prêtres menteurs, répondirent des missionnaires, c'est vous qui abusez de la crédulité des nations ignorantes pour les subjuguer; c'est vous qui de votre ministère faites un art d'imposture et de fourberie: vous avez converti la religion en un négoce d'avarice et de cupidité. Vous feignez d'être en communication avec des esprits, et ils ne rendent pour oracles que vos volontés; vous prétendez lire dans les astres, et le destin ne décrète que vos désirs; vous faites parler les idoles, et les dieux ne sont que les instruments de vos passions; vous avez inventé les sacrifices et les libations pour attirer à vous le lait des troupeaux,[232] la chair et la graisse des victimes; et, sous le manteau de la piété, vous dévorez les offrandes des dieux, qui ne mangent point, et la substance des peuples, qui travaillent

«Et vous, répliquèrent les brames, les bonzes, les chamans, vous vendez aux vivants crédules de vaines prières pour les ames des morts; avec vos indulgences et vos absolutions, vous vous êtes arrogé la puissance et les fonctions de Dieu même; et faisant un trafic de ses graces et de ses pardons, vous avez mis le ciel à l'encan, et fondé, par votre système d'expiation, un tarif de crimes qui a perverti toutes les consciences.»

«Ajoutez, dirent les imans, que ces hommes ont inventé la plus profonde des scélératesses: l'obligation absurde et impie de leur raconter les secrets les plus intimes des actions, des pensées, des velléités (la confession); en sorte que leur curiosité insolente a porté son inquisition jusque dans le sanctuaire sacré du lit nuptial, dans l'asile inviolable du cœur.»

Alors de reproche en reproche, les docteurs des différents cultes commencèrent à révéler tous les délits de leur ministère, tous les vices cachés de leur état; et il se trouva que chez tous les peuples l'esprit des prêtres, leur système de conduite, leurs actions, leurs mœurs étaient absolument les mêmes;

Que partout ils avaient composé des associations[233] secrètes, des corporations ennemies du reste de la société;

Que partout ils s'étaient attribué des prérogatives, des immunités, au moyen desquelles ils vivaient à l'abri de tous les fardeaux des autres classes;

Que partout ils n'essuyaient ni les fatigues du laboureur, ni les dangers du militaire, ni les revers du commerçant;

Que partout ils vivaient célibataires, afin de s'épargner jusqu'aux embarras domestiques;

Que partout, sous le manteau de la pauvreté, ils trouvaient le secret d'être riches et de se procurer toutes les jouissances;

Que, sous le nom de mendicité, ils percevaient des impôts plus forts que les princes;

Que, sous celui de dons et offrandes, ils se procuraient des revenus certains et exempts de frais;

Que, sous celui de recueillement et de dévotion, ils vivaient dans l'oisiveté et dans la licence;

Qu'ils avaient fait de l'aumône une vertu, afin de vivre tranquillement du travail d'autrui;

Qu'ils avaient inventé des cérémonies du culte, afin d'attirer sur eux le respect du peuple, en jouant le rôle des dieux dont ils se disaient les interprètes et les médiateurs, pour s'en attribuer toute la puissance; que, dans ce dessein, selon[234] les lumières ou l'ignorance des peuples, ils s'étaient faits tour à tour astrologues, tireurs d'horoscopes, devins, magiciens, nécromanciens, charlatans, médecins, courtisans, confesseurs de princes, toujours tendant au but de gouverner pour leur propre avantage;

Que tantôt ils avaient élevé le pouvoir des rois et consacré leurs personnes, pour s'attirer leurs faveurs ou participer à leur puissance;

Et que tantôt ils avaient prêché le meurtre des tyrans (se réservant de spécifier la tyrannie), afin de se venger de leur mépris ou de leur désobéissance;

Que toujours ils avaient appelé impiété ce qui nuisait à leurs intérêts; qu'ils résistaient à toute instruction publique, pour exercer le monopole de la science; qu'enfin en tout temps, en tout lieu, ils avaient trouvé le secret de vivre en paix au milieu de l'anarchie qu'ils causaient, en sûreté sous le despotisme qu'ils favorisaient, en repos au milieu du travail qu'ils prêchaient, dans l'abondance au sein de la disette; et cela, en exerçant le commerce singulier de vendre des paroles et des gestes à des gens crédules, qui les paient comme des denrées du plus grand prix.

Alors les peuples, saisis de fureur, voulurent mettre en pièces les hommes qui les avaient abusés; mais le législateur arrêtant ce mouvement de violence, et s'adressant aux chefs et aux docteurs:[235]

«Quoi! leur dit-il, instituteurs des peuples, est-ce donc ainsi que vous les avez trompés?»

Et les prêtres troublés répondirent: «Ô législateur! nous sommes hommes; et les peuples sont si superstitieux! ils ont eux-mêmes provoqué nos erreurs.»

Et les rois dirent: «Ô législateur! les peuples sont si serviles et si ignorants! eux-mêmes se sont prosternés devant le joug, qu'à peine nous osions leur montrer.»

Alors le législateur se tournant vers les peuples:

«Peuples! leur dit-il, souvenez-vous de ce que vous venez d'entendre: ce sont deux profondes vérités. Oui, vous-mêmes causez les maux dont vous vous plaignez; c'est vous qui encouragez les tyrans par une lâche adulation de leur puissance, par un engouement imprudent de leurs fausses bontés, par l'avilissement dans l'obéissance, par la licence dans la liberté, par l'accueil crédule de toute imposture: sur qui punirez-vous les fautes de votre ignorance et de votre cupidité?»

Et les peuples interdits demeurèrent dans un morne silence.[236]

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CHAPITRE XXIV.

Solution du problème des contradictions.

Et le législateur reprenant la parole, dit: «Ô nations! nous avons entendu les débats de vos opinions; et les dissentiments qui vous partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer.

«D'abord, considérant la diversité et l'opposition des croyances auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous en fondez la persuasion: est-ce par un choix réfléchi que vous suivez l'étendard d'un prophète plutôt que celui d'un autre? Avant d'adopter telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d'abord comparées? en avez-vous fait un mûr examen? ou bien ne les avez-vous reçues que du hasard de la naissance, que de l'empire de l'habitude et de l'éducation? Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux de l'Euphrate, idolâtres aux rives de l'Indus, comme vous naissez blonds dans les régions froides, et brûlés sous le soleil africain? Et si vos opinions sont l'effet de votre position fortuite sur la terre, de la parenté, de l'imitation, comment le hasard[237] vous devient-il un motif de conviction, un argument de vérité?

«En second lieu, lorsque nous méditons sur l'exclusion respective et l'intolérance arbitraire de vos prétentions, nous sommes effrayés des conséquences qui découlent de vos propres principes. Peuples! qui vous dévouez tous réciproquement aux traits de la colère céleste, supposez qu'en ce moment l'Être universel que vous révérez, descendit des cieux sur cette multitude, et qu'investi de toute sa puissance, il s'assît sur ce trône pour vous juger tous; supposez qu'il vous dît: «Mortels! c'est votre propre justice que je vais exercer sur vous. Oui, de tant de cultes qui vous partagent, un seul aujourd'hui sera préféré; tous les autres, toute cette multitude d'étendards, de peuples, de prophètes, seront condamnés à une perte éternelle; et ce n'est point assez.... parmi les sectes du culte choisi, une seule peut me plaire, et toutes les autres seront condamnées; mais ce n'est point encore assez: de ce petit groupe réservé, il faut que j'exclue tous ceux qui n'ont pas rempli les conditions qu'imposent ses préceptes: ô hommes! à quel petit nombre d'élus avez-vous borné votre race! à quelle pénurie de bienfaits réduisez-vous mon immense bonté? à quelle solitude d'admirateurs condamnez-vous ma grandeur et ma gloire?»

Et le législateur se levant: «N'importe; vous[238] l'avez voulu; peuples! voilà l'urne où vos noms sont placés: un seul sortira.... Osez tirer cette loterie terrible....» Et les peuples, saisis de frayeur, s'écrièrent: Non, non; nous sommes tous frères, tous égaux; nous ne pouvons nous condamner.

Alors le législateur s'étant rassis, reprit: «Ô hommes! qui disputez sur tant de sujets, prêtez une oreille attentive à un problème que vous m'offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes.» Et les peuples ayant prêté une grande attention, le législateur leva un bras vers le ciel; et montrant le soleil: Peuples, dit-il, ce soleil qui vous éclaire vous paraît-il carré ou triangulaire? Non, répondirent-ils unanimement, il est rond.

Puis prenant la balance d'or qui était sur l'autel: Cet or que vous maniez tous les jours, est-il plus pesant qu'un même volume de cuivre? Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l'or est plus pesant que le cuivre....

Et le législateur prenant l'épée: Ce fer est-il moins dur que du plomb? Non, dirent les peuples.

Le sucre est-il doux et le fiel amer?—Oui.

Aimez-vous tous le plaisir, et haïssez-vous la douleur?—Oui.

Ainsi vous êtes tous d'accord sur ces objets et sur une foule d'autres semblables.

Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de la terre et des habitants dans la lune?

À cette question, ce fut une rumeur univer[239]selle; et chacun y répondant diversement, les uns disaient oui, d'autres disaient non; ceux-ci, que cela était probable; ceux-là, que la question était oiseuse, ridicule; et d'autres, que cela était bon à savoir: et ce fut une discordance générale.

Après quelque temps, le législateur ayant rétabli le silence: «Peuples, dit-il, expliquez-nous ce problème. Je vous ai proposé plusieurs questions, sur lesquelles vous avez tous été d'accord, sans distinction de race ni de secte: hommes blancs, hommes noirs, sectateurs de Mahomet ou de Moïse, adorateurs de Boudda ou de Iêsous, vous avez tous fait la même réponse. Je vous en propose une autre, et vous êtes tous discordants! Pourquoi cette unanimité dans un cas, et cette discordance dans un autre?

Et le groupe des hommes simples et sauvages prenant la parole, répondit: «La raison en est simple: dans le premier cas, nous voyons, nous sentons les objets, nous en parlons par sensation; dans le second, ils sont hors de la portée de nos sens; nous n'en parlons que par conjecture.»

«Vous avez résolu le problème, dit le législateur; ainsi, votre propre aveu établit cette première vérité:

«Que toutes les fois que les objets peuvent être soumis à vos sens, vous êtes d'accord dans votre prononcé;

«Et que vous ne différez d'opinion, de senti[240]ment, que quand les objets sont absents et hors de votre portée.

«Or, de ce premier fait en découle un second, également clair et digne de remarque. De ce que vous êtes d'accord sur ce que vous connaissez avec certitude, il s'ensuit que vous n'êtes discordants que sur ce que vous ne connaissez pas bien, sur ce dont vous n'êtes pas assurés; c'est-à-dire que vous vous disputez, que vous vous querellez, que vous vous battez pour ce qui est incertain, pour ce dont vous doutez. Ô hommes! n'est-ce pas là folie?

«Et n'est-il pas alors démontré que ce n'est point pour la vérité que vous contestez; que ce n'est point sa cause que vous défendez, mais celle de vos affections, de vos préjugés; que ce n'est point l'objet tel qu'il est en lui que vous voulez prouver, mais l'objet tel que vous le voyez; c'est-à-dire que vous voulez faire prévaloir, non pas l'évidence de la chose, mais l'opinion de votre personne, votre manière de voir et de juger. C'est une puissance que vous voulez exercer, un intérêt que vous voulez satisfaire, une prérogative que vous vous arrogez; c'est la lutte de votre vanité. Or, comme chacun de vous, en se comparant à tout autre, se trouve son égal, son semblable, il résiste par le sentiment d'un même droit. Et vos disputes, vos combats, votre intolérance, sont l'effet de ce droit que vous vous déniez,[241] et de la conscience inhérente de votre égalité.

«Or, le seul moyen d'être d'accord est de revenir à la nature, et de prendre pour arbitre et régulateur l'ordre de choses qu'elle-même a posé; et alors votre accord prouve encore cette autre vérité:

«Que les êtres réels ont en eux-mêmes une manière d'exister identique, constante, uniforme, et qu'il existe dans vos organes une manière semblable d'en être affectés.

«Mais en même temps, à raison de la mobilité de ces organes par votre volonté, vous pouvez concevoir des affections différentes, et vous trouver avec les mêmes objets dans des rapports divers, en sorte que vous êtes à leur égard comme une glace réfléchissante, capable de les rendre tels qu'ils sont en effet, mais capable aussi de les défigurer et de les altérer.

«D'où il suit que, toutes les fois que vous percevez les objets tels qu'ils sont, vous êtes d'accord entre vous et avec eux-mêmes, et cette similitude entre vos sensations et la manière dont existent les êtres, est ce qui constitue pour vous leur vérité;

«Qu'au contraire, toutes les fois que vous différez d'opinions, votre dissentiment est la preuve que vous ne représentez pas les objets tels qu'ils sont, que vous les changez.

«Et de là se déduit encore, que les causes de [242] vos dissentiments n'existent pas dans les objets eux-mêmes, mais dans vos esprits, dans la manière dont vous percevez ou dont vous jugez.

«Pour établir l'unanimité d'opinion, il faut donc préalablement bien établir la certitude, bien constater que les tableaux que se peint l'esprit sont exactement ressemblants à leurs modèles; qu'il réfléchit les objets correctement tels qu'ils existent. Or, cet effet ne peut s'obtenir qu'autant que ces objets peuvent être rapportés au témoignage, et soumis à l'examen des sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve est par-là même impossible à juger; il n'existe à son égard aucune règle, aucun terme de comparaison, aucun moyen de certitude.

«D'où il faut conclure que, pour vivre en concorde et en paix, il faut consentir à ne point prononcer sur de tels objets, à ne leur attacher aucune importance; en un mot, qu'il faut tracer une ligne de démarcation entre les objets vérifiables et ceux qui ne peuvent être vérifiés, et séparer d'une barrière inviolable le monde des êtres fantastiques du monde des réalités; c'est-à-dire qu'il faut ôter tout effet civil aux opinions théologiques et religieuses.

«Voilà, ô peuples! le but que s'est proposé une grande nation affranchie de ses fers et de ses préjugés; voilà l'ouvrage que nous avions entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand[243] vos rois et vos prêtres sont venus le troubler.... Ô rois et prêtres! vous pouvez suspendre encore quelque temps la publication solennelle des lois de la nature, mais il n'est plus en votre pouvoir de les anéantir ou de les renverser.»

Alors un cri immense s'éleva de toutes les parties de l'assemblée; et l'universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son adhésion aux paroles du législateur: «Reprenez, lui dirent-ils, votre saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection! Recherchez des lois que la nature a posées en nous pour nous diriger, et dressez-en l'authentique et immuable code; mais que ce ne soit plus pour une seule nation, pour une seule famille: que ce soit pour nous tous sans exception! Soyez le législateur de tout le genre humain, ainsi que vous serez l'interprète de la même nature; montrez-nous la ligne qui sépare le monde des chimères de celui des réalités, et enseignez-nous, après tant de religions et d'erreurs, la religion de l'évidence et de la vérité!»

Alors le législateur, ayant repris la recherche et l'examen des attributs physiques et constitutifs de l'homme, des mouvements et des affections qui le régissent dans l'état individuel et social, développa en ces mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a fondé son bonheur.[245][244]

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LA

LOI NATURELLE,

ou

PRINCIPES PHYSIQUES

DE LA MORALE,

déduits de l'organisation de l'homme et de
l'univers.[247][246]

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AVERTISSEMENT

DE L'ÉDITEUR.

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Si les livres se prisent par leur poids, celui-ci sera compté pour peu de chose; s'ils s'estiment par leur contenu, peut-être sera-t-il placé au rang des plus importants.

En général, rien de plus important qu'un bon livre élémentaire; mais aussi rien de plus difficile à composer et même à lire: pourquoi cela? parce que tout devant y être analyse et définition, tout doit y-être dit avec vérité et précision: si la vérité et la précision manquent, le but est manqué; si elles existent, il devient abstrait par sa force même.

Le premier de ces défauts a été sensible jusqu'à ce jour dans tous les livres de morale: on n'y trouve qu'un chaos de maximes décousues, de préceptes sans causes, d'actions sans motifs. Les pédants du genre humain l'ont traité comme un petit enfant: ils lui ont prescrit d'être sage par la frayeur des esprits et des revenants. Maintenant que le genre humain grandit, il est temps de lui parler raison, il est temps de prouver aux hommes que les mobiles de leur perfectionnement se tirent de leur organisation même, de l'intérêt de leurs passions, et de tout ce qui compose leur existence. Il est temps de démontrer que la morale est une science physique et géométrique, soumise aux règles et au calcul des autres sciences exactes; et tel est l'avantage du système exposé dans ce livre, que les bases de la moralité y étant fon[248]dées sur la nature même des choses, elle est fixe et immuable comme elles; tandis que dans tous les systèmes théologiques la morale étant assise sur des opinions arbitraires, non démontrables et souvent absurdes, elle change, s'affaiblit, périt avec elles, et laisse les hommes dans une dépravation absolue. Il est vrai que, par la raison même que notre système se fonde sur des faits et non sur des rêves, il trouvera plus de difficulté à se répandre et à s'établir; mais il tirera des forces de cette lutte même, et tôt ou tard l'éternelle religion de la nature renversera les religions passagères de l'esprit humain.

Ce livre fut publié pour la première fois en 1793, sous le titre de Catéchisme du Citoyen français: il avait d'abord été destiné à être un livre national; mais il pourrait également bien s'intituler Catéchisme du bon sens et des honnêtes gens; il faut espérer qu'il deviendra un livre commun à toute l'Europe. Il est possible que dans sa brièveté il n'ait pas suffisamment rempli le but d'un livre classique populaire; mais l'auteur sera satisfait s'il a du moins le mérite d'indiquer le moyen d'en faire de meilleurs.[249]

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LA

LOI NATURELLE,

ou

PRINCIPES PHYSIQUES

DE LA MORALE,

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CHAPITRE PREMIER.

De la loi naturelle.

D. Qu'est-ce que la loi naturelle?

R. C'est l'ordre régulier et constant des faits, par lequel Dieu régit l'univers; ordre que sa sagesse présente aux sens et à la raison des hommes, pour servir à leurs actions de règle égale et commune, et pour les guider, sans distinction de pays ni de secte, vers la perfection et le bonheur.

D. Définissez-moi clairement le mot loi.

R. Le mot loi, pris littéralement, signifie lecture[250][32], parce que, dans l'origine, les ordonnances et règlements étaient la lecture par excellence que l'on faisait au peuple, afin qu'il les observât et n'encourût pas les peines portées contre leur infraction: d'où il suit que l'usage originel expliquant l'idée véritable, la loi se définit:

«Un ordre ou une défense d'agir, avec la clause expresse d'une peine attachée à l'infraction, ou d'une récompense attachée à l'observation de cet ordre.»

D. Est-ce qu'il existe de tels ordres dans la nature?

R. Oui.

D. Que signifie ce mot nature?

R. Le mot nature prend trois sens divers:

1º Il désigne l'univers, le monde matériel: on dit, dans ce premier sens, la beauté de la nature, la richesse de la nature, c'est-à-dire les objets du ciel et de la terre offerts à nos regards;

2º Il désigne la puissance qui anime, qui meut l'univers, en la considérant comme un être distinct, comme l'ame est au corps; on dit, dans ce second sens: «Les intentions de la nature, les «secrets incompréhensibles de la nature.»

3º Il désigne les opérations partielles de cette[251] puissance dans chaque être ou dans chaque classe d'êtres; et l'on dit, dans ce troisième sens: «C'est une énigme que la nature de l'homme; chaque être agit selon sa nature

Or, comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'êtres sont soumises à des règles constantes et générales, qui ne peuvent être enfreintes sans que l'ordre général où particulier soit interverti et troublé, l'on donne à ces règles d'actions et de mouvements le nom de lois naturelles ou lois de la nature.

D. Donnez-moi des exemples de ces lois.

R. C'est une loi de la nature, que le soleil éclaire successivement la surface du globe terrestre;—que sa présence y excite la lumière et la chaleur;—que la chaleur agissant sur l'eau forme des vapeurs;—que ces vapeurs élevées en nuages dans les régions de l'air s'y résolvent en pluies ou en neiges, qui renouvellent sans cesse les eaux des sources et des fleuves.

C'est une loi de la nature, que l'eau coule de haut en bas; qu'elle cherche son niveau; qu'elle soit plus pesante que l'air;—que tous les corps tendent, vers la terre;—que la flamme s'élève vers les cieux; qu'elle désorganise les végétaux et les animaux;—que l'air soit nécessaire à la vie de certains animaux; que, dans certaines circonstances, l'eau les suffoque et les tue; que certains sucs de plantes, certains minéraux attaquent[252] leurs organes, détruisent leur vie, et ainsi d'une foule d'autres faits.

Or, parce que tous ces faits et leurs semblables sont immuables, constants, réguliers, il en résulte pour l'homme autant de véritables ordres de s'y conformer, avec la clause expresse d'une peine attachée à leur infraction, ou d'un bien-être attaché à leur observation; de manière que si l'homme prétend voir clair dans les ténèbres, s'il contrarie la marche des saisons, l'action des éléments; s'il prétend vivre dans l'eau sans se noyer, toucher la flamme sans se brûler, se priver d'air sans s'étouffer, boire des poisons sans se détruire, il reçoit de chacune de ces infractions aux lois naturelles une punition corporelle et proportionnée à sa faute;—qu'au contraire, s'il observe et pratique chacune de ces lois dans les rapports exacts et réguliers qu'elles ont avec lui, il conserve son existence, et la rend aussi heureuse qu'elle peut l'être; et parce que toutes ces lois, considérées relativement à l'espèce humaine, ont pour but unique et commun de la conserver et de la rendre heureuse, on est convenu d'en rassembler l'idée sous un même mot, et de les appeler collectivement la loi naturelle.[253]

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CHAPITRE II

Caractères de la loi naturelle.

D. Quels sont les caractères de la loi naturelle?

R. On en peut compter dix principaux.

D. Quel est le premier?

R. C'est d'être inhérente à l'existence des choses, par conséquent, d'être primitive et antérieure à toute autre loi; en sorte que toutes celles qu'ont reçues les hommes n'en sont que des imitations, dont la perfection se mesure sur leur ressemblance avec ce modèle primordial.

D. Quel est le second?

R. C'est de venir immédiatement de Dieu, d'être présentée par lui à chaque homme, tandis que les autres ne nous sont présentées que par des hommes qui peuvent être trompés ou trompeurs.

D. Quel est le troisième?

R. C'est d'être commune à tous les temps, à tous les pays, c'est-à-dire, d'être une et universelle.

D. Est-ce qu'aucune autre loi n'est universelle?

R. Non, car aucune ne convient, aucune n'est applicable à tous les peuples de la terre; toutes[254] sont locales et accidentelles, nées par des circonstances de lieux et de personnes; en sorte que si tel homme, tel événement n'eût pas existé, telle loi n'existerait pas.

D. Quel est le quatrième caractère?

R. C'est d'être uniforme et invariable.

D. Est-ce qu'aucune autre n'est uniforme et invariable?

R. Non; car ce qui est bien et vertu selon l'une, est mal et vice selon l'autre; et ce qu'une même loi approuve dans un temps, elle le condamne souvent dans un autre.

D. Quel est le cinquième caractère?

R. D'être évidente et palpable, parce qu'elle consiste tout entière en faits sans cesse présents aux sens et à la démonstration.

D. Est-ce que les autres lois ne sont pas évidentes?

R. Non; car elles se fondent sur des faits passés et douteux, sur des témoignages équivoques et suspects, et sur des preuves inaccessibles aux sens.

D. Quel est le sixième caractère?

R. D'être raisonnable, parce que ses préceptes et toute sa doctrine sont conformes à la raison et à l'entendement humain.

D. Est-ce qu'aucune autre loi n'est raisonnable?

R. Non; car toutes contrarient la raison et[255] l'entendement de l'homme, et lui imposent avec tyrannie une croyance aveugle et impraticable.

D. Quel est le septième caractère?

R. D'être juste, parce que dans cette loi les peines sont proportionnées aux infractions.

D. Est-ce que les autres lois ne sont pas justes?

R. Non; car elles attachent souvent aux mérites ou aux délits des peines ou des récompenses démesurées, et elles imputent à mérite ou à délit des actions nulles ou indifférentes.

D. Quel est le huitième caractère?

R. D'être pacifique et tolérante, parce que, dans la loi naturelle, tous les hommes étant frères et égaux en droits, elle ne leur conseille à tous que paix et tolérance, même pour leurs erreurs.

D. Est-ce que les autres lois ne sont pas pacifiques?

R. Non; car toutes prêchent la dissension, la discorde, la guerre, et divisent les hommes par des prétentions exclusives de vérité et de domination.

D. Quel est le neuvième caractère?

R. D'être également bienfaisante pour tous les hommes, en leur enseignant à tous les véritables moyens d'être meilleurs et plus heureux.

D. Est-ce que les autres ne sont pas aussi bienfaisantes?

R. Non; car aucune n'enseigne les véritables[256] moyens du bonheur: toutes se réduisent à des pratiques pernicieuses ou futiles, et les faits le prouvent, puisque après tant de lois, tant de religions, de législateurs et de prophètes, les hommes sont encore aussi malheureux et aussi ignorants qu'il y a six mille ans.

D. Quel est le dernier caractère de la loi naturelle?

R. C'est de suffire seule à rendre les hommes plus heureux et meilleurs, parce qu'elle embrasse tout ce que les autres lois civiles ou religieuses ont de bon ou d'utile, c'est-à-dire qu'elle en est essentiellement la partie morale; de manière que, si les autres lois étaient dépouillées, elles se trouveraient réduites à des opinions chimériques et imaginaires, sans aucune utilité pratique.

D. Résumez-moi tous ces caractères.

R. J'ai dit que la loi naturelle est,

Primitive;Raisonnable;
Immédiate;Juste;
Universelle;Pacifique;
Invariable;Bienfaisante;
Évidente;10ºEt seule suffisante.

Et telle est la puissance de tous ces attributs de perfection et de vérité, que, lorsqu'en leurs disputes les théologiens ne peuvent s'accorder sur aucun point de croyance, ils ont recours à la loi naturelle, dont l'oubli, disent-ils, a forcé Dieu d'envoyer de temps en temps des prophètes pu[257]blier des lois nouvelles: comme si Dieu faisait des lois de circonstance, à la manière des hommes, surtout quand la première subsiste avec tant de force, qu'on peut dire qu'en tout temps et en tout pays, elle n'a cessé d'être la loi de conscience de tout homme raisonnable et sensé.

D. Si, comme vous le dites, elle émane immédiatement de Dieu, enseigne-t-elle son existence?

R. Oui, très-positivement; car pour tout homme qui observe avec réflexion le spectacle étonnant de l'univers, plus il médite sur les propriétés et les attributs de chaque être, sur l'ordre admirable et l'harmonie de leurs mouvements, plus il lui est démontré qu'il existe un agent suprême, un moteur universel et identique, désigné par le nom de Dieu; et il est si vrai que la loi naturelle suffit pour élever à la connaissance de Dieu, que tout ce que les hommes ont prétendu en connaître par des moyens étrangers, s'est constamment trouvé ridicule, absurde, et qu'ils ont été obligés d'en revenir aux immuables notions de la raison naturelle.

D. Il n'est donc pas vrai que les sectateurs de la loi naturelle soient athées?

R. Non, cela n'est pas vrai; au contraire, ils ont de la Divinité des idées plus fortes et plus nobles que la plupart des autres hommes; car ils ne la souillent point du mélange de toutes les[258] faiblesses et de toutes les passions de l'humanité.

D. Quel est le culte qu'ils lui rendent?

R. Un culte tout entier d'action: la pratique et l'observation de toutes les règles que la suprême sagesse a imposées aux mouvements de chaque être; règles éternelles et inaltérables, par lesquelles elle maintient l'ordre et l'harmonie de l'univers, et qui, dans leurs rapports avec l'homme, composent la loi naturelle.

D. A-t-on connu avant ce jour la loi naturelle?

R. On en a de tout temps parlé: la plupart des législateurs ont dit la prendre pour base de leurs lois; mais ils n'en ont cité que quelques préceptes, et ils n'ont eu de sa totalité que des idées vagues.

D. Pourquoi cela?

R. Parce que, quoique simple dans ses bases, elle forme, dans ses développements et ses conséquences, un ensemble compliqué qui exige la connaissance de beaucoup de faits, et toute la sagacité du raisonnement.

D. Est-ce que l'instinct seul n'indique pas la loi naturelle?

R. Non; car par instinct l'on n'entend que ce sentiment aveugle qui porte indistinctement vers tout ce qui flatte les sens.

D. Pourquoi dit-on donc que la loi naturelle est gravée dans le cœur de tous les hommes?

R. On le dit par deux raisons: 1º parce que l'on[259] a remarqué qu'il y avait des actes et des sentiments communs à tous les hommes, ce qui vient de leur commune organisation; 2º parce que les premiers philosophes ont cru que les hommes naissaient avec des idées déja formées, ce qui est maintenant démontré une erreur.

D. Les philosophes se trompent donc?

R. Oui, cela leur arrive.

D. Pourquoi cela?

R. Iº Parce qu'ils sont hommes; 2º parce que les ignorants appellent philosophes tous ceux qui raisonnent bien ou mal; 3º parce que ceux qui raisonnent sur beaucoup de choses, et qui en raisonnent les premiers, sont sujets à se tromper.

D. Si la loi naturelle n'est pas écrite, ne devient-elle pas une chose arbitraire et idéale?

R. Non; parce qu'elle consiste tout entière en faits dont la démonstration peut sans cesse se renouveler aux sens, et composer une science aussi précise et aussi exacte que la géométrie et les mathématiques; et c'est par la raison même que la loi naturelle forme une science exacte, que les hommes, nés ignorants et vivant distraits, ne l'ont connue, jusqu'à nos jours, que superficiellement.[260]

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CHAPITRE III.

Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme.

D. Développez-moi les principes de la loi naturelle par rapport à l'homme?

R. Ils sont simples; ils se réduisent à un précepte fondamental et unique.

D. Quel est ce précepte?

R. C'est la conservation de soi-même.

D. Est-ce que le bonheur n'est pas aussi un précepte de la loi naturelle?

R. Oui; mais comme le bonheur est un état accidentel qui n'a lieu que dans le développement des facultés de l'homme et du système social, il n'est point le but immédiat et direct de la nature; c'est, pour ainsi dire, un objet de luxe, surajouté à l'objet nécessaire et fondamental de la conservation.

D. Comment la nature ordonne-t-elle à l'homme de se conserver?

R. Par deux sensations puissantes et involontaires, qu'elle a attachées comme deux guides, deux génies gardiens à toutes ses actions: l'une, sensation de douleur, par laquelle elle l'avertit et le détourne de tout ce qui tend à le détruire;[261] l'autre, sensation de plaisir, par laquelle elle l'attire et le porte vers tout ce qui tend à conserver et à développer son existence.

D. Le plaisir n'est donc pas un mal, un péché, comme le prétendent les casuistes?

R. Non: il ne l'est qu'autant qu'il tend à détruire la vie et la santé, qui, du propre aveu de ces casuistes, nous viennent de Dieu même.

D. Le plaisir est-il l'objet principal de notre existence, comme l'on dit quelques philosophes?

R. Non: il ne l'est pas plus que la douleur; le plaisir est un encouragement à vivre, comme la douleur est un repoussement à mourir.

D. Comment prouvez-vous cette assertion?

R. Par deux faits palpables: l'un, que le plaisir, s'il est pris au delà du besoin, conduit à la destruction; par exemple, un homme qui abuse du plaisir de manger ou de boire, attaque sa santé et nuit à sa vie. L'autre, que la douleur conduit quelquefois à la conservation; par exemple, un homme qui se fait couper un membre gangrené souffre de la douleur, et c'est afin de ne pas périr tout entier.

D. Mais cela même ne prouve-t-il pas que nos sensations peuvent nous tromper sur le but de notre conservation?

R. Oui: elles le peuvent momentanément.

D. Comment nos sensations nous trompent-elles?[262]

R. De deux manières: par ignorance, et par passion.

D. Quand nous trompent-elles par ignorance?

R. Lorsque nous agissons sans connaître l'action et l'effet des objets sur nos sens; par exemple, lorsqu'un homme touche des orties sans connaître leur qualité piquante, ou lorsqu'il mâche de l'opium dont il ignore la qualité endormante.

D. Quand nous trompent-elles par passion?

R. Lorsque, connaissant l'action nuisible des objets, nous nous livrons cependant à la fougue de nos désirs et de nos appétits; par exemple, lorsqu'un homme qui sait que le vin enivre en boit avec excès.

D. Que résulte-t-il de là?

R. Il en résulte que l'ignorance dans laquelle nous naissons, et que les appétits déréglés auxquels nous nous livrons, sont contraires à notre conservation; que par conséquent l'instruction de notre esprit et la modération de nos passions sont deux obligations, deux lois qui dérivent immédiatement de la première loi de la conservation.

D. Mais si nous naissons ignorants, l'ignorance n'est-elle pas une loi naturelle?

R. Pas davantage que de rester enfants, nus et faibles. Loin d'être pour l'homme une loi de la nature, l'ignorance est un obstacle à la pratique de toutes ses lois. C'est le véritable péché originel.[263]

D. Pourquoi donc s'est-il trouvé des moralistes qui l'ont regardée comme une vertu et une perfection?

R. Parce que par bizarrerie d'esprit, ou par misanthropie, ils ont confondu l'abus des connaissances avec les connaissances mêmes: comme si, parce que les hommes abusent de la parole, il fallait leur couper la langue: comme si la perfection et la vertu consistaient dans la nullité, et non dans le développement et le bon emploi de nos facultés.

D. L'instruction est donc une nécessité indispensable à l'existence de l'homme?

R. Oui: tellement indispensable, que sans elle il est à chaque instant frappé, et blessé par tous les êtres qui l'environnent; car, s'il ne connaît pas les effets du feu, il se brûle; ceux de l'eau, il se noie; ceux de l'opium, il s'empoisonne: si dans l'état sauvage il ne connaît pas les ruses des animaux et l'art de saisir le gibier, il périt de faim; si dans l'état social il ne connaît pas la marche des saisons, il ne peut ni labourer, ni s'alimenter; ainsi de toutes ses actions dans tous les besoins de sa conservation.

D. Mais toutes ces notions nécessaires à son existence et au développement de ses facultés, l'homme isolé peut-il se les procurer?

R. Non: il ne le peut qu'avec l'aide de ses semblables, que vivant en société.[264]

D. Mais la société n'est-elle pas pour l'homme un état contre nature?

R. Non: elle est au contraire un besoin, une loi que la nature lui impose par le propre fait de son organisation; car, 1º la nature a tellement constitué l'être humain, qu'il ne voit point son semblable d'un autre sexe sans éprouver des émotions et un attrait dont les suites le conduisent à vivre en famille, qui déja est un état de société; 2º en le formant sensible, elle l'a organisé de manière que les sensations d'autrui se réfléchissent en lui-même, et y excitent des co-sentiments de plaisir, de douleur, qui sont un attrait et un lien indissoluble de la société, 3º enfin l'état de société, fondé sur les besoins de l'homme, n'est qu'un moyen de plus de remplir la loi de se conserver; et dire que cet état est hors de nature parce qu'il est plus parfait, c'est dire qu'un fruit amer et sauvage dans les bois, n'est plus le produit de la nature, alors qu'il est devenu doux et délicieux dans les jardins où on l'a cultivé.

D. Pourquoi donc les philosophes ont-ils appelé la vie sauvage l'état de perfection?

R. Parce que, comme je vous l'ai dit, le vulgaire a souvent donné le nom de philosophes à des esprits bizarres, qui, par morosité, par vanité blessée, par dégoût des vices de la société, se sont fait de l'état sauvage des idées chimériques, contradictoires à leur propre système de l'homme parfait.[265]

D. Quel est le vrai sens de ce mot philosophe?

R. Le mot philosophe signifie amant de la sagesse: or, comme la sagesse consiste dans la pratique des lois naturelles, le vrai philosophe est celui qui connaît ces lois avec étendue et justesse, et qui y conforme toute sa conduite.

D. Qu'est-ce que l'homme dans l'état sauvage?

R. C'est un animal brut, ignorant, une bête méchante et féroce, à la manière des ours et des orang-outangs.

D. Est-il heureux dans cet état?

R. Non; car il n'a que les sensations du moment; et ces sensations sont habituellement celles de besoins violents qu'il ne peut remplir, attendu qu'il est ignorant par nature et faible par son isolement.

D. Est-il libre?

R. Non: il est le plus esclave des êtres; car sa vie dépend de tout ce qui l'entoure; il n'est pas libre de manger quand il a faim, de se reposer quand il est las, de se réchauffer quand il a froid; il court risque à chaque instant de périr: aussi la nature n'a-t-elle présenté que par hasard de tels individus; et l'on voit que tous les efforts de l'espèce humaine depuis son origine n'ont tendu qu'à sortir de cet état violent, par le besoin pressant de sa conservation.

D. Mais ce besoin de conservation ne produit-il pas dans les individus l'égoïsme, c'est-à-dire l'amour[266] de soi? et l'égoïsme n'est-il pas contraire à l'état social?

R. Non; car, si par égoïsme vous entendez le penchant à nuire à autrui, ce n'est plus l'amour de soi, c'est la haine des autres. L'amour de soi, pris dans son vrai sens, non-seulement n'est pas contraire à la société, il en est le plus ferme appui, par la nécessité de ne pas nuire à autrui, de peur qu'en retour autrui ne nous nuise.

Ainsi la conversation de l'homme, et le développement de ses facultés dirigé vers ce but, sont la véritable loi de la nature dans la production de l'être humain; et c'est de ce principe simple et fécond que dérivent, c'est à lui que se rapportent, c'est sur lui que se mesurent toutes les idées de bien et de mal, de vice et de vertu, de juste ou d'injuste, de vérité ou d'erreur, de permis ou de défendu, qui fondent la morale de l'homme individu, ou de l'homme social.

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CHAPITRE IV.

Bases de la morale; du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de la vertu.

D. Qu'est-ce que le bien selon la loi naturelle?

R. C'est tout ce qui tend à conserver et perfectionner l'homme.[267]

D. Qu'est-ce que le mal?

R. C'est tout ce qui tend à détruire et détériorer l'homme.

D. Qu'entend-on par mal et bien physique, mal et bien moral?

R. On entend par ce mot physique, tout ce qui agit immédiatement sur le corps. La santé est un bien physique; la maladie est un mal physique. Par moral, on entend ce qui n'agit que par des conséquences plus ou moins prochaines. La calomnie est un mal moral; la bonne réputation est un bien moral, parce que l'une et l'autre occasionent à notre égard des dispositions et des habitudes[33] de la part des autres hommes, qui sont utiles ou nuisibles à notre conservation, et qui attaquent ou favorisent nos moyens d'existence.

D. Tout ce qui tend à conserver ou à produire est donc un bien?

R. Oui: et voilà pourquoi certains législateurs ont placé au rang des ouvres agréables à Dieu, la culture d'un champ et la fécondité d'une femme.

D. Tout ce qui tend à donner la mort est donc un mal?

R. Oui: et voilà pourquoi des législateurs ont étendu l'idée du mal et du péché jusque sur le meurtre des animaux.[268]

D. Le meurtre d'un homme est donc un crime dans la loi naturelle?

R. Oui: et le plus grand que l'on puisse commettre; car tout autre mal peut se réparer, mais le meurtre ne se répare point.

D. Qu'est-ce qu'un péché dans la loi naturelle?

R. C'est tout ce qui tend à troubler l'ordre établi par la nature, pour la conservation et la perfection de l'homme et de la société.

D. L'intention peut-elle être un mérite ou un crime?

R. Non; car ce n'est qu'une idée sans réalité; mais elle est un commencement de péché et de mal, par la tendance qu'elle donne vers l'action.

D. Qu'est-ce que la vertu selon la loi naturelle?

R. C'est la pratique des actions utiles à l'individu et à la société.

D. Que signifie ce mot individu?

R. Il signifie un homme considéré isolement de tout autre.

D. Qu'est-ce que le vice selon la loi naturelle?

R. C'est la pratique des actions nuisibles à l'individu et à la société.

D. Est-ce que la vertu et le vice n'ont pas un objet purement spirituel et abstrait des sens?

R. Non: c'est toujours à un but physique qu'ils se rapportent en dernière analyse, et ce but est toujours de détruire ou de conserver le corps.[269]

D. Le vice et la vertu ont-ils des degrés de force et d'intensité?

R. Oui: selon l'importance des facultés qu'ils attaquent ou qu'ils favorisent, et selon le nombre d'individus en qui ces facultés sont favorisées ou lésées.

D. Donnez-m'en des exemples?

R. L'action de sauver la vie d'un homme est plus vertueuse que celle de sauver son bien; l'action de sauver la vie de dix hommes l'est plus que de sauver la vie d'un seul; et l'action utile à tout le genre humain est plus vertueuse que l'action utile à une seule nation.

D. Comment la loi naturelle prescrit-elle la pratique du bien et de la vertu, et défend-elle celle du mal et du vice?

R. Par les avantages mêmes qui résultent de la pratique du bien et de la vertu pour la conservation de notre corps, et par les dommages qui résultent, pour notre existence, de la pratique du mal et du vice.

D. Ses préceptes sont donc dans l'action?

R. Oui: ils sont l'action même considérée dans son effet présent et dans ses conséquences futures.

D. Comment divisez-vous les vertus?

R. Nous les divisons en trois classes: 1º vertus individuelles ou relatives à l'homme seul; 2º vertus domestiques ou relatives à la famille; 3º et vertus sociales ou relatives à la société.[270]

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CHAPITRE V.

Des vertus individuelles.

D. Quelles sont les vertus individuelles?

R. Elles sont au nombre de cinq principales, savoir:

1º La science, qui comprend la prudence et la sagesse;

2º La tempérance, qui comprend la sobriété et la chasteté;

3º Le courage, ou la force du corps et de l'ame;

4º L'activité, c'est-à-dire l'amour du travail et l'emploi du temps;

5º Enfin la propreté, ou pureté du corps, tant dans les vêtements que dans l'habitation.

D. Comment la loi naturelle prescrit-elle la science?

R. Par la raison que l'homme qui connaît les causes et les effets des choses, pourvoit d'une manière étendue et certaine à sa conservation et au développement de ses facultés. La science est pour lui l'œil et la lumière, qui lui font discerner avec justesse et clarté tous les objets au milieu desquels il se meut; et voilà pourquoi l'on dit un homme éclairé, pour désigner un homme savant et instruit. Avec la science et l'instruction[271] on a sans cesse des ressources et des moyens de subsister; et voilà pourquoi un philosophe, qui avait fait naufrage, disait au milieu de ses compagnons qui se désolaient de la perte de leurs fonds: Pour moi, je porte tous mes fonds en moi.

D. Quel est le vice contraire à la science?

R. C'est l'ignorance.

D. Comment la loi naturelle défend-elle l'ignorance?

R. Par les graves détriments qui en résultent pour notre existence; car l'ignorant, qui ne connaît ni les causes ni les effets, commet à chaque instant les erreurs les plus pernicieuses à lui et aux autres; c'est un aveugle qui marche à tâtons, et qui, à chaque pas, est heurté ou heurte ses associés.

D. Quelle différence y a-t-il entre un ignorant et un sot?

R. La même différence qu'entre un aveugle de bonne foi et un aveugle qui prétend voir clair: la sottise est la réalité de l'ignorance, plus la vanité du savoir.

D. L'ignorance et la sottise sont-elles communes?

R. Oui, très-communes; ce sont les maladies habituelles et générales du genre humain: il y a trois mille ans que le plus sage des hommes disait: Le nombre des sots est infini; et le monde n'a point changé.[272]

D. Pourquoi cela?

R. Parce que, pour être instruit, il faut beaucoup de travail et de temps, et que les hommes, nés ignorants et craignant la peine, trouvent plus commode de rester aveugles et de prétendre voir clair.

D. Quelle différence y a-t-il du savant au sage?

R. Le savant connaît, et le sage pratique.

D. Qu'est-ce que la prudence?

R. C'est la vue anticipée, la prévoyance des effets et des conséquences de chaque chose; prévoyance au moyen de laquelle l'homme évite les dangers qui le menacent, saisit et suscite les occasions qui lui sont favorables: d'où il résulte qu'il pourvoit à sa conservation pour le présent et pour l'avenir d'une manière étendue et sûre, tandis que l'imprudent qui ne calcule ni ses pas, ni sa conduite, ni les efforts, ni les résistances, tombe à chaque instant dans mille embarras, mille périls, qui détruisent plus ou moins lentement ses facultés et son existence.

D. Lorsque l'Évangile appelle bienheureux les pauvres d'esprit, entend-il parler des ignorants et des imprudents?

D. Non; car, en même temps qu'il conseille la simplicité des colombes, il ajoute la prudente finesse des serpents. Par simplicité d'esprit on entend la droiture, et le précepte de l'Évangile n'est que celui de la nature.[273]

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CHAPITRE VI.

De la tempérance.

D. Qu'est-ce que la tempérance?

R. C'est un usage réglé de nos facultés, qui fait que nous n'excédons jamais, dans nos sensations, le but de la nature à nous conserver; c'est la modération des passions.

D. Quel est le vice contraire à la tempérance?

R. C'est le déréglement des passions, l'avidité de toutes les jouissances, en un mot: la cupidité.

D. Quelles sont les branches principales de la tempérance?

R. Ce sont la sobriété, la continence ou la chasteté.

D. Comment la loi naturelle prescrit-elle la sobriété?

R. Par son influence puissante sur notre santé. L'homme sobre digère avec bien-être; il n'est point accablé du poids des aliments; ses idées sont claires et faciles, il remplit bien toutes ses fonctions; il vaque avec intelligence à ses affaires; il vieillit exempt de maladies; il ne perd point son argent en remèdes, et il jouit avec allégresse des biens que le sort et sa prudence lui ont procurés.[274] Ainsi, d'une seule vertu la nature généreuse tire mille récompenses.

D. Comment prohibe-t-elle la gourmandise?

R. Par les maux nombreux qui y sont attachés. Le gourmand, oppressé d'aliments, digère avec anxiété; sa tête troublée par les fumées de la digestion ne conçoit point d'idées nettes et claires; il se livre avec violence à des mouvements déréglés de luxure et de colère qui nuisent à sa santé; son corps devient gras, pesant et impropre au travail; il essuie des maladies douloureuses et dispendieuses; il vit rarement vieux, et sa vieillesse est remplie de dégoûts et d'infirmités.

D. Doit-on considérer l'abstinence et le jeûne comme des actions vertueuses?

R. Oui, lorsque l'on a trop mangé; car alors l'abstinence et le jeûne sont des remèdes efficaces et simples; mais lorsque le corps a besoin d'aliments, les lui refuser et le laisser souffrir de soif ou de faim, c'est un délire et un véritable péché contre la loi naturelle.

D. Comment cette loi considère-t-elle l'ivrognerie?

R. Comme le vice le plus vil et le plus pernicieux. L'ivrogne, privé du sens et de la raison que Dieu nous a donnés, profane le bienfait de la Divinité; il se ravale à la condition des brutes; incapable de guider même ses pas, il chancelle et tombe comme l'épileptique; il se blesse et peut[275] même se tuer; sa faiblesse dans cet état le rend le jouet et le mépris de tout ce qui l'environne; il contracte dans l'ivresse des marchés ruineux, et il perd ses affaires; il lui échappe des propos outrageux qui lui suscitent des ennemis, des repentirs; il remplit sa maison de troubles, de chagrins, et finit par une mort précoce ou par une vieillesse cacochyme.

D. La loi naturelle interdit-elle absolument l'usage du vin?

R. Non: elle en défend seulement l'abus; mais comme de l'usage à l'abus le passage est facile et prompt pour le vulgaire, peut-être les législateurs qui ont proscrit l'usage du vin ont-ils rendu service à l'humanité.

D. La loi naturelle défend-elle l'usage de certaines viandes, de certains végétaux, à certains jours, dans certaines saisons?

R. Non: elle ne défend absolument que ce qui nuit à la santé; ses préceptes varient à cet égard comme les personnes, et ils composent même une science très-délicate et très-importante; car la qualité, la quantité, la combinaison des aliments, ont la plus grande influence, non-seulement sur les affections momentanées de l'ame, mais encore sur ses dispositions habituelles. Un homme n'est point, à jeun le même qu'après un repas, fût-il sobre. Un verre de liqueur, une tasse de café donnent des degrés divers de vivacité, de mobi[276]lité, de disposition à la colère, la tristesse ou à la gaieté; tel mets, parce qu'il pèse à l'estomac, rend morose et chagrin; et tel autre, parce qu'il se digère bien, donne de l'allégresse, du penchant à obliger, à aimer. L'usage des végétaux, parce qu'ils nourrissent peu, rend le corps faible, et porte vers le repos, la paresse, la douceur; l'usage des viandes, parce qu'elles nourrissent beaucoup, et des spiritueux, parce qu'ils stimulent les nerfs, donne de la vivacité, de l'inquiétude, de l'audace. Or de ces habitudes d'aliments résultent des habitudes de constitution et d'organes qui forment ensuite les tempéraments marqués chacun de leur caractère. Et voilà pourquoi, surtout dans les pays chauds, les législateurs ont fait des lois de régime. De longues expériences avaient appris aux anciens que la science diététique composait une grande partie de la science morale; chez les Égyptiens, chez les anciens Perses, chez les Grecs même, à l'aréopage, on ne traitait les affaires graves qu'à jeun; et l'on a remarqué que chez les peuples où l'on délibère dans la chaleur des repas ou dans les fumées de la digestion, les délibérations étaient fougueuses, turbulentes, et leurs résultats fréquemment déraisonnables et perturbateurs.[277]

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CHAPITRE VII.

De la continence.

D. La loi naturelle prescrit-elle la continence?

R. Oui: parce que la modération dans l'usage de la plus vive de nos sensations est non-seulement utile, mais indispensable au maintien des forces et de la santé; et parce qu'un calcul simple prouve que, pour quelques minutes de privation, l'on se procure de longues journées de vigueur d'esprit et de corps.

D. Comment défend-elle le libertinage?

R. Par les maux nombreux qui en résultent pour l'existence physique et morale. L'homme qui s'y livre s'énerve, s'allanguit; il ne peut plus vaquer à ses études ou à ses travaux; il contracte des habitudes oiseuses, dispendieuses, qui portent atteinte à ses moyens de vivre, à sa considération publique, à son crédit: ses intrigues lui causent des embarras, des soucis, des querelles, des procès; sans compter les maladies graves et profondes, la perte de ses forces par un poison intérieur et lent, l'hébétude de son esprit par l'épuisement du genre nerveux, et enfin une vieillesse prématurée et infirme.[278]

D. La loi naturelle considère-t-elle comme vertu cette chasteté absolue si recommandée dans les institutions monastiques?

R. Non; car cette chasteté n'est utile ni à la société où elle a lieu, ni à l'individu qui la pratique: elle est même nuisible à l'un et à l'autre. D'abord elle nuit à la société en ce qu'elle la prive de la population, qui est un de ses principaux moyens de richesse et de puissance; et de plus, en ce que les célibataires, bornant toutes leurs vues et leur affections au temps de leur vie, ont en général un égoïsme peu favorable aux intérêts généraux de la société.

En second lieu, elle nuit aux individus qui la pratiquent, par cela même qu'elle les dépouille d'une foule d'affections et de relations qui sont la source de la plupart des vertus domestiques et sociales; et de plus, il arrive souvent, par des circonstances d'âge, de régime, de tempérament, que la continence absolue nuit à la santé et cause de graves maladies, parce qu'elle contrarie les lois physiques sur lesquelles la nature a fondé le système de la reproduction des êtres: et ceux qui vantent si fort la chasteté, même en supposant qu'ils soient de bonne foi, sont en contradiction avec leur propre doctrine, qui consacre la loi de la nature par le commandement si connu: Croissez et multipliez.

D. Pourquoi la chasteté est-elle plus considé[279]rée comme vertu dans les femmes que dans les hommes?

R. Parce que le défaut de chasteté dans les femmes a des inconvénients bien plus graves et bien plus dangereux pour elles et pour la société; car, sans compter les chagrins et les maladies qui leur sont communs avec les hommes, elles sont encore exposées à toutes les incommodités qui précèdent, accompagnent et suivent l'état de maternité dont elles courent les risques. Que si cet état leur arrive hors des cas de la loi, elles deviennent un objet de scandale et de mépris public, et remplissent d'amertume et de trouble le reste de leur vie. De plus, elles demeurent chargées des frais d'entretien et d'éducation d'enfants dénués de pères; frais qui les appauvrissent et nuisent de toute manière à leur existence physique et morale. Dans cette situation, privées de la fraîcheur et de la santé qui font leurs appas, portant avec elles une surcharge étrangère et coûteuse, elles ne sont plus recherchées par les hommes, elles ne trouvent point d'établissement solide, elles tombent dans la pauvreté, la misère, l'avilissement, et traînent avec peine une vie malheureuse.

D. La loi naturelle descend-elle jusqu'au scrupule des désirs et des pensées?

R. Oui, parce que dans les lois physiques du corps humain, les pensées et les désirs allument les sens, et provoquent bientôt les actions: de[280] plus, par une autre loi de la nature dans l'organisation de notre corps, ces actions deviennent un besoin machinal qui se répète par périodes de jours ou de semaines, en sorte qu'à telle époque renaît le besoin de telle action, de telle sécrétion; si cette action, cette sécrétion, sont nuisibles à la santé, leur habitude devient destructive de la vie même. Ainsi les désirs et les pensées ont une véritable importance naturelle.

D. Doit-on considérer la pudeur comme une vertu?

R. Oui, parce que la pudeur, n'étant que la honte de certaines actions, maintient l'ame et le corps dans toutes les habitudes utiles au bon ordre et à la conservation de soi-même. La femme pudique est estimée, recherchée, établie avec des avantages de fortune qui assurent son existence et la lui rendent agréable, tandis que l'impudente et la prostituée sont méprisées, repoussées et abandonnées à la misère et à l'avilissement.[281]

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CHAPITRE VIII.

Du courage et de l'activité.

D. Le courage et la force de corps et d'esprit sont-ils des vertus dans la loi naturelle?

R. Oui, et des vertus très-importantes; car elles sont des moyens efficaces et indispensables de pourvoir à notre conservation et à notre bien-être. L'homme courageux et fort repousse l'oppression, défend sa vie, sa liberté, sa propriété; par son travail il se procure une subsistance abondante, et il en jouit avec tranquillité et paix d'ame. Que s'il lui arrive des malheurs dont n'ait pu le garantir sa prudence, il les supporte avec fermeté et résignation; et voilà pourquoi les anciens moralistes avaient compté la force et le courage au rang des quatre vertus principales.

D. Doit-on considérer la faiblesse et la lâcheté comme des vices?

R. Oui, puisqu'il est vrai qu'elles portent avec elles mille calamités. L'homme faible ou lâche vit dans des soucis, dans des angoisses perpétuelles; il mine sa santé par la terreur, souvent mal fondée d'attaques et de dangers; et cette terreur, qui est un mal, n'est pas un remède; elle le rend au[282] contraire l'esclave de quiconque veut l'opprimer; par la servitude et l'avilissement de toutes ses facultés, elle dégrade et détériore ses moyens d'existence, jusqu'à voir dépendre sa vie des volontés et des caprices d'un autre homme.

D. Mais, d'après ce que vous avez dit de l'influence des aliments, le courage et la force, ainsi que plusieurs autres vertus, ne sont-ils pas en grande partie l'effet de notre constitution physique, de notre tempérament?

R. Oui, cela est vrai; à tel point que ces qualités se transmettent par la génération et le sang, avec les éléments dont elles dépendent: les faits les plus répétés et les plus constants prouvent que dans les races des animaux de toute espèce, l'on voit certaines qualités physiques et morales attachées à tous les individus de ces races, s'accroître ou diminuer selon les combinaisons et les mélanges qu'elles en font avec d'autres races.

D. Mais alors que notre volonté ne suffit plus à nous procurer ces qualités, est-ce un crime d'en être privés?

R. Non; ce n'est point un crime, c'est un malheur; c'est ce que les anciens appelaient une fatalité funeste; mais alors même, il dépend encore de nous de les acquérir; car, du moment que nous connaissons sur quels éléments physiques se fonde telle ou telle qualité, nous pouvons en préparer la naissance, en exciter les développements[283] par un maniement habile de ces éléments; et voilà ce que fait la science de l'éducation, qui, selon qu'elle est dirigée, perfectionne ou détériore les individus ou les races, au point d'en changer totalement la nature et les inclinations; et c'est ce qui rend si importante la connaissance des lois naturelles par lesquelles se font avec certitude et nécessité ces opérations et ces changements.

D. Pourquoi dites-vous que l'activité est une vertu selon la loi naturelle?

R. Parce que l'homme qui travaille et emploie utilement son temps, en retire mille avantages précieux pour son existence. Est-il né pauvre, son travail fournit à sa subsistance; et si de plus il est sobre, continent, prudent, il acquiert bientôt de l'aisance, et il jouit des douceurs de la vie: son travail même lui donne ces vertus; car, tandis qu'il occupe son esprit et son corps, il n'est point affecté de désirs déréglés, il ne s'ennuie point, il contracte de douces habitudes, il augmente ses forces, sa santé, et parvient à une vieillesse paisible et heureuse.

D. La paresse et l'oisiveté sont donc des vices dans la loi naturelle?

R. Oui, et les plus pernicieux de tous les vices; car elles conduisent à tous les autres. Par la paresse et l'oisiveté, l'homme reste ignorant et perd même la science qu'il avait acquise: il tombe dans tous les malheurs qui accompagnent l'ignorance[284] et la sottise; par la paresse et l'oisiveté, l'homme, dévoré d'ennuis, se livre, pour les dissiper, à tous les désirs de ses sens, qui, prenant de jour en jour plus d'empire, le rendent intempérant, gourmand, luxurieux, énervé, lâche, vil et méprisable. Par l'effet certain de tous ces vices, il ruine sa fortune, consume sa santé, et termine sa vie dans toutes les angoisses des maladies et de la pauvreté.

D. À vous entendre, il semblerait que la pauvreté fût un vice?

R. Non: elle n'est pas un vice, mais elle est encore moins une vertu; car elle est bien plus près de nuire que d'être utile: elle est même communément le résultat du vice, ou son commencement; car tous les vices individuels ont l'effet de conduire à l'indigence, à la privation des besoins de la vie; et quand un homme manque du nécessaire, il est bien près de se le procurer par des moyens vicieux, c'est-à-dire nuisibles à la société. Toutes les vertus individuelles, au contraire, tendent à procurer à l'homme une subsistance abondante; et quand il a plus qu'il ne consomme, il lui est bien plus facile de donner aux autres, et de pratiquer les actions utiles à la société.

D. Est-ce que vous regardez la richesse comme une vertu?

R. Non; mais elle est encore moins un vice; c'est son usage que l'on peut appeler vertueux[285] ou vicieux, selon qu'il est utile ou nuisible à l'homme et à la société. La richesse est un instrument dont l'usage seul et l'emploi déterminent la vertu ou le vice.

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CHAPITRE IX.

De la propreté.

D. Pourquoi comptez-vous la propreté au rang des vertus?

R. Parce qu'elle en est réellement une des plus importantes, en ce qu'elle influe puissamment sur la santé du corps et sur sa conservation. La propreté, tant dans les vêtements que dans la maison, empêche les effets pernicieux de l'humidité, des mauvaises odeurs, des miasmes contagieux qui s'élèvent de toutes les choses abandonnées à la putréfaction: la propreté entretient la libre transpiration; elle renouvelle l'air, rafraîchit le sang, et porte l'allégresse même dans l'esprit.

Aussi voit-on que les personnes soigneuses de la propreté de leur corps et de leur habitation, sont en général plus saines, moins exposées aux maladies que celles qui vivent dans la crasse et dans l'ordure; et l'on remarque de plus, que la propreté entraîne avec elle, dans tout le régime[286] domestique, des habitudes d'ordre et d'arrangement, qui sont l'un des premiers moyens et des premiers éléments du bonheur.

D. La malpropreté ou saleté est donc un vice véritable?

R. Oui, aussi véritable que l'ivrognerie, ou que l'oisiveté dont elle dérive en grande partie. La malpropreté est la cause seconde et souvent première d'une foule d'incommodités, même de maladies graves; il est constaté en médecine qu'elle n'engendre pas moins les dartres, la gale, la teigne, la lèpre, que l'usage des aliments corrompus ou âcres; qu'elle favorise les influences contagieuses de la peste, des fièvres malignes; qu'elle les suscite même dans les hôpitaux et dans les prisons; qu'elle occasione des rhumatismes en encroûtant la peau de crasse et s'opposant à la transpiration, sans compter la honteuse incommodité d'être dévoré d'insectes, qui sont l'apanage immonde de la misère et de l'avilissement.

Aussi la plupart des anciens législateurs avaient-ils fait de la propreté, sous le nom de pureté, l'un des dogmes essentiels de leurs religions: voilà pourquoi ils chassaient de la société et punissaient même corporellement ceux qui se laissaient atteindre des maladies qu'engendre la malpropreté; pourquoi ils avaient institué et consacré des cérémonies d'ablutions, de bains, de baptêmes, de purifications même par la flamme et par les fu[287]mées aromatiques de l'encens, de la myrrhe, du benjoin, etc; en sorte que tout le système des souillures, tous ces rites des choses mondes ou immondes, dégénérés depuis en abus et en préjugés, n'étaient fondés dans l'origine que sur l'observation judicieuse que des hommes sages et instruits avaient faite de l'extrême influence que la propreté du corps, dans les vêtements et l'habitation, exerce sur sa santé, et par une conséquence immédiate, sur celle de l'esprit et des facultés morales.

Ainsi, toutes les vertus individuelles ont pour but plus ou moins direct, plus ou moins prochain, la conservation de l'homme qui les pratique; et par la conservation de chaque homme, elles tendent à celle de la famille et de la société, qui se composent de la somme réunie des individus.

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CHAPITRE X.

Des vertus domestiques.

D. Qu'entendez-vous par vertus domestiques?

R. J'entends la pratique des actions utiles à la famille, censée vivre dans une même maison[34].[288]

D. Quelles sont ces vertus?

R. Ce sont l'économie, l'amour paternel, l'amour conjugal, l'amour filial, l'amour fraternel, et l'accomplissement des devoirs de maître et de serviteur.

D. Qu'est-ce que l'économie?

R. C'est, selon le sens le plus étendu du mot[35], la bonne administration de tout ce qui concerne l'existence de la famille ou de la maison; et comme la subsistance y tient le premier rang, on a resserré le nom d'économie à l'emploi de l'argent aux premiers besoins de la vie.

D. Pourquoi l'économie est-elle une vertu?

R. Parce que l'homme qui ne fait aucune dépense inutile se trouve avoir un surabondant qui est la vraie richesse, et au moyen duquel il procure à lui et à sa famille tout ce qui est véritablement commode et utile; sans compter que par-là il s'assure des ressources contre les pertes accidentelles et imprévues, en sorte que lui et sa famille vivent dans une douce aisance, qui est la base de la félicité humaine.

D. La dissipation et la prodigalité sont donc des vices.

R. Oui; car par elles l'homme finit par manquer du nécessaire; il tombe dans la pauvreté, la misère, l'avilissement; et ses amis mêmes,[289] craignant d'être obligés de lui restituer ce qu'il a dépensé avec eux ou pour eux, le fuient comme le débiteur fuit son créancier, et il reste abandonné de tout le monde.

D. Qu'est-ce que l'amour paternel?

R. C'est le soin assidu que prennent les parents, de faire contracter à leurs enfants l'habitude de toutes les actions utiles à eux et à la société.

D. En quoi la tendresse paternelle est-elle une vertu pour les parents?

R. En ce que les parents qui élèvent leurs enfants dans ces habitudes, se procurent pendant le cours de leur vie des jouissances et des secours qui se font sentir à chaque instant, et qu'ils assurent à leur vieillesse des appuis et des consolations contre les besoins et les calamités de tout genre qui assiègent cet âge.

D. L'amour paternel est-il une vertu commune?

R. Non; malgré que tous les parents en fassent ostentation, c'est une vertu rare; ils n'aiment pas leurs enfants, ils les caressent, et ils les gâtent; ce qu'ils aiment en eux, ce sont les agents de leurs volontés, les instruments de leur pouvoir, les trophées de leur vanité, les hochets de leur oisiveté: ce n'est pas tant l'utilité des enfants qu'ils se proposent, que leur soumission, leur obéissance; et si parmi les enfants on compte tant de bienfaités ingrats, c'est que parmi les parents il y a autant de bienfaiteurs despotes et ignorants.[290]

D. Pourquoi dites-vous que l'amour conjugal est une vertu?

R. Parce que la concorde et l'union qui résultent de l'amour des époux établissent au sein de la famille une foule d'habitudes utiles à sa prospérité et à sa conservation. Les époux unis aiment leur maison, et ne la quittent que peu; ils en surveillent tous les détails et l'administration; ils s'appliquent à l'éducation de leurs enfants; ils maintiennent le respect et la fidélité des domestiques; ils empêchent tout désordre, toute dissipation; et, par toute leur bonne conduite, ils vivent dans l'aisance et la considération; tandis que les époux qui ne s'aiment point remplissent leur maison de querelles et de troubles, suscitent la guerre parmi les enfants et les domestiques; livrent les uns et les autres à toute espèce d'habitudes vicieuses: chacun dans la maison dissipe, pille, dérobe de son côté; les revenus s'absorbent sans fruit; les dettes surviennent; les époux mécontents se fuient, se font des procès; et toute cette famille tombe dans le désordre, la ruine, l'avilissement et le manque du nécessaire.

D. L'adultère est-il un délit dans la loi naturelle?

R. Oui; car il traîne avec lui une foule d'habitudes nuisibles aux époux et à la famille. La femme ou le mari, épris d'affections étrangères, négligent leur maison, la fuient, en détournent autant qu'ils peuvent les revenus pour les dépen[291]ser avec l'objet de leurs affections: de là les querelles, les scandales, les procès, le mépris des enfants et des domestiques, le pillage et la ruine finale de toute la maison; sans compter que la femme adultère commet un vol très-grave, en donnant à son mari des héritiers d'un sang étranger, qui frustrent de leur légitime portion les véritables enfants.

D. Qu'est-ce que l'amour filial?

R. C'est, de la part des enfants, la pratique des actions utiles à eux et à leurs parents.

D. Comment la loi naturelle prescrit-elle l'amour filial?

R. Par trois motifs principaux: 1º par sentiment, car les soins affectueux des parents inspirent dès le bas âge de douces habitudes d'attachement; 2º par justice, car les enfants doivent à leurs parents le retour et l'indemnité des soins et même des dépenses qu'ils leur ont causés; 3º par intérêt personnel, car s'ils les traitent mal, ils donnent à leurs propres enfants des exemples de révolte et d'ingratitude, qui les autorisent un jour à leur rendre la pareille.

D. Doit-on entendre par amour filial une soumission passive et aveugle?

R. Non, mais une soumission raisonnable, et fondée sur la connaissance des droits et des devoirs mutuels des pères et des enfants; droits et[292] devoirs sans l'observation desquels leur conduite mutuelle n'est que désordre.

D. Pourquoi l'amour fraternel est-il une vertu?

R. Parce que la concordé et l'union, qui résultent de l'amour des frères, établissent la force, la sûreté, la conservation de la famille: les frères unis se défendent mutuellement de toute oppression; ils s'aident dans leurs besoins, se secourent dans leurs infortunes, et assurent ainsi leur commune existence; tandis que les frères désunis, abandonnés chacun à leurs forces personnelles, tombent dans tous les inconvénients de l'isolement et de la faiblesse individuelle. C'est ce qu'exprimait ingénieusement ce roi scythe, qui, au lit de la mort, ayant appelé ses enfants, leur ordonna de rompre un faisceau de flèches: les jeunes gens, quoique nerveux, ne l'ayant pu, il le prit à son tour, et l'ayant délié, il brisa du bout des doigts chaque flèche séparée. «Voilà, leur dit-il, les effets de l'union: unis en faisceau, vous serez invincibles; pris séparément, vous serez brisés comme des roseaux.»

D. Quels sont les devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs?

R. C'est la pratique des actions qui leur sont respectivement et justement utiles; et là commencent les rapports de la société; car la règle et la mesure de ces actions respectives est l'équilibre ou l'égalité entre le service et la récom[293]pense, entre ce que l'un rend et ce que l'autre donne; ce qui est la base fondamentale de toute société.

Ainsi, toutes les vertus domestiques et individuelles se rapportent plus ou moins médiatement, mais toujours avec certitude, à l'objet physique de l'amélioration et de la conservation de l'homme, et sont par-là des préceptes résultants de la loi fondamentale de la nature dans sa formation.

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CHAPITRE XI.

Des vertus sociales; de la justice.

D. Qu'est-ce que la société?

R. C'est toute réunion d'hommes vivant ensemble sous les clauses d'un contrat exprès ou tacite, qui a pour but leur commune conservation.

D. Les vertus sociales sont-elles nombreuses?

R. Oui: l'on en peut compter autant qu'il y a d'espèces d'actions utiles à la société; mais toutes se réduisent à un seul principe.

D. Quel est ce principe fondamental?

R. C'est la justice, qui seul comprend toutes les vertus de la société.

D. Pourquoi dites-vous que la justice est la[294] vertu fondamentale et presque unique de la société?

R. Parce qu'elle seule embrasse la pratique de toutes les actions qui lui sont utiles, et que toutes les autres vertus, sous les noms de charité, d'humanité, de probité, d'amour de la patrie, de sincérité, de générosité, de simplicité de mœurs et de modestie, ne sont que des formes variées et des applications diverses de cet axiome: Ne fais à autrui que ce que tu veux qu'il te fasse, qui est la définition de la justice.

D. Comment la loi naturelle veut-elle la justice?

R. Par trois attributs physiques, inhérents à l'organisation de l'homme.

D. Quels sont ces attributs?

R. Ce sont l'égalité, la liberté, la propriété.

D. Comment l'égalité est-elle un attribut physique de l'homme?

R. Parce que tous les hommes ayant également des yeux, des mains, une bouche, des oreilles, et le besoin de s'en servir pour vivre, ils ont par ce fait même un droit égal à la vie, à l'usage des éléments qui l'entretiennent; ils sont tous égaux devant Dieu.

D. Est-ce que vous prétendez que tous les hommes entendent également, voient également, sentent également, ont des besoins égaux, des passions égales?[295]

R. Non; car il est d'évidence et de fait journalier, que l'un a la vue courte, et l'autre longue; que l'un mange beaucoup, et l'autre peu; que l'un a des passions douces, et l'autre violentes; en un mot, que l'un est faible de corps et d'esprit, tandis que l'autre est fort.

D. Ils sont donc réellement inégaux?

R. Oui, dans les développements de leurs moyens, mais non pas dans la nature et l'essence de ces moyens; c'est une même étoffe, mais les dimensions n'en sont pas égales; le poids, la valeur, n'en sont pas les mêmes. Notre langue n'a pas le mot propre pour désigner à la fois l'identité de la nature, et la diversité de la forme et de l'emploi. C'est une égalité proportionnelle; et voilà pourquoi j'ai dit, égaux devant Dieu et dans l'ordre de nature.

D. Comment la liberté est elle un attribut physique de l'homme?

R. Parce que tous les hommes ayant des sens suffisants à leur conservation, nul n'ayant besoin de l'œil d'autrui pour voir, de son oreille pour entendre, de sa bouche pour manger, de son pied pour marcher, ils sont tous par ce fait même constitués naturellement indépendants, libres; nul n'est nécessairement soumis à un autre, ni n'a le droit de le dominer.

D. Mais si un homme est né fort, n'a-t-il pas le droit naturel de maîtriser l'homme né faible?[296]

R. Non: car ce n'est ni une nécessité pour lui, ni une convention entre eux; c'est une extension abusive de sa force; et l'on abuse ici du mot droit, qui, dans son vrai sens, ne peut désigner que justice ou faculté réciproque.

D. Comment la propriété est-elle un attribut physique de l'homme?

R. En ce que tout homme étant constitué égal ou semblable à un autre, et par conséquent indépendant, libre, chacun est le maître absolu, le propriétaire plénier de son corps et des produits de son travail.

D. Comment la justice dérive-t-elle de ces trois attributs?

R. En ce que les hommes étant égaux, libres, ne se devant rien, ils n'ont le droit de rien se demander les uns aux autres, qu'autant qu'ils se rendent des valeurs égales; qu'autant que la balance du donné au rendu est en équilibre: et c'est cette égalité, cet équilibre qu'on appelle justice, équité[36]; c'est-à-dire qu'égalité et justice sont un même mot, sont la même loi naturelle, dont les vertus sociales ne sont que des applications et des dérivés.[297]

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CHAPITRE XII

Développement des vertus sociales.

D. Développez-moi comment les vertus sociales dérivent de la loi naturelle; comment la charité ou l'amour du prochain en est-il un précepte, une application?

R. Par raison d'égalité et de reciprocité: car, lorsque nous nuisons à autrui, nous lui donnons le droit de nous nuire à son tour: ainsi, en attaquant l'existence d'autrui, nous portons atteinte à la nôtre par l'effet de la réciprocité; au contraire, en faisant du bien à autrui, nous avons lieu et droit d'en attendre l'échange, l'équivalent: et tel est le caractère de toutes les vertus sociales, d'être utiles à l'homme qui les pratique, par le droit de réciprocité qu'elles lui donnent sur ceux à qui elles ont profité.

D. La charité n'est donc que la justice?

R. Non, elle n'est que la justice, avec cette nuance, que la stricte justice se borne à dire: Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu'il te fît; et que la charité ou l'amour du prochain s'étend jusqu'à dire: Fais à autrui le bien que tu en voudrais recevoir. Ainsi l'Évangile, en di[298]sant que ce précepte renfermait toute la loi et tous les prophètes, n'a fait qu'énoncer le précepte de la loi naturelle.

D. Ordonne-t-elle le pardon des injures?

R. Oui, en tant que ce pardon s'accorde avec la conservation de nous-mêmes.

D. Donne-t-elle le précepte de tendre l'autre joue, quand on a reçu un soufflet?

R. Non; car d'abord il est contraire à celui d'aimer le prochain comme soi-même, puisqu'on l'aimerait plus que soi, lui qui attente à notre conservation. 2º Un tel précepte, pris à la lettre, encourage le méchant à l'oppression et à l'injustice; et la loi naturelle a été plus sage, en prescrivant une mesure calculée de courage et de modération, qui fait oublier une première injure de vivacité, mais qui punit tout acte tendant à l'oppression.

D. La loi naturelle prescrit-elle de faire du bien à autrui sans compte et sans mesure?

R. Non; car c'est un moyen certain de le conduire à l'ingratitude. Telle est la force du sentiment de la justice implanté dans le cœur des hommes, qu'ils ne savent pas même gré des bienfaits donnés sans discrétion. Il n'est qu'une seule mesure avec eux, c'est d'être juste.

D. L'aumône est-elle une action vertueuse?

R. Oui, quand elle est faite selon cette règle; sans quoi elle devient une imprudence et un vice,[299] en ce qu'elle fomente l'oisiveté, qui est nuisible au mendiant et à la société, nul n'a droit de jouir du bien et du travail d'autrui, sans rendre un équivalent de son propre travail.

D. La loi naturelle considère-t-elle comme vertus l'espérance et la foi, que l'on joint à la charité?

R. Non: car ce sont des idées sans réalité; que s'il en résulte quelques effets, ils sont plutôt à l'avantage de ceux qui n'ont pas ces idées que de ceux qui les ont; en sorte que l'on peut appeler la foi et l'espérance les vertus des dupes au profit des fripons.

D. La loi naturelle prescrit-elle la probité?

R. Oui: car la probité n'est autre chose que le respect de ses propres droits dans ceux d'autrui; respect fondé sur un calcul prudent et bien combiné de nos intérêts comparés à ceux des autres.

D. Mais ce calcul, qui embrasse des intérêts et des droits compliqués dans l'état social, n'exiget-il pas des lumières et des connaissances qui en font une science difficile?

R. Oui, et une science d'autant plus délicate, que l'honnête homme prononce dans sa propre cause.

D. La probité est donc un signe d'étendue et de justesse dans l'esprit?

R. Oui: car presque toujours l'honnête homme néglige un intérêt présent afin de ne pas en dé[300]truire un à venir; tandis que le fripon fait le contraire, et perd un grand intérêt à venir pour un petit intérêt présent.

D. L'improbité est donc un signe de fausseté dans le jugement, et de rétrécissement dans l'esprit?

R. Oui: et l'on peut définir les fripons, des calculateurs ignorants ou sots; car ils n'entendent point leurs véritables intérêts, et ils ont la prétention d'être fins; et cependant leurs finesses n'aboutissent jamais qu'à être connus pour ce qu'ils sont; à perdre la confiance, l'estime, et tous les bons services qui en résultent pour l'existence sociale et physique. Ils ne vivent en paix ni avec les autres, ni avec eux-mêmes; et sans cesse menacés par leur conscience et par leurs ennemis, ils ne jouissent d'autre bonheur réel que de celui de n'être pas encore pendus.

D. La loi naturelle défend donc le vol?

R. Oui: car l'homme qui vole autrui lui donne le droit de le voler lui-même; dès lors plus de sûreté dans sa propriété ni dans ses moyens de conservation: ainsi, en nuisant à autrui, il se nuit par contre-coup à lui-même.

D. Défend-elle même le désir du vol?

R. Oui: car ce désir mène naturellement à l'action; et voilà pourquoi l'on a fait un péché de l'envie.

D. Comment défend-elle le meurtre?[301]

R. Par les motifs les plus puissants de la conservation de soi-même; car, 1º l'homme qui attaque s'expose au risque d'être tué, par droit de défense; 2º s'il tue, il donne aux parents, aux amis du mort, et à toute la société un droit égal, celui de le tuer lui-même; et il ne vit plus en sûreté.

D. Comment peut-on, dans la loi naturelle, réparer le mal que l'on a fait?

R. En rendant à ceux à qui on a fait ce mal, un bien proportionnel.

D. Permet-elle de le réparer par des prières, des vœux, des offrandes à Dieu, des jeûnes, des mortifications?

R. Non: car toutes ces choses sont étrangères à l'action que l'on veut réparer; elles ne rendent ni le bœuf à celui à qui on l'a volé, ni l'honneur à celui que l'on en a privé, ni la vie à celui à qui on l'a arrachée; par conséquent elles manquent le but de la justice; elles ne sont qu'un contrat pervers, par lequel un homme vend à un autre un bien qui ne lui appartient pas; elles sont une véritable dépravation de la morale, en ce qu'elles enhardissent à consommer tous les crimes par l'espoir de les expier: aussi ont-elles été la cause véritable de tous les maux qui ont toujours tourmenté les peuples chez qui ces pratiques expiatoires ont été usitées.

D. La loi naturelle ordonne-t-elle la sincérité?[302]

R. Oui: car le mensonge, la perfidie, le parjure, suscitent parmi les hommes les défiances, les querelles, les haines, les vengeances, et une foule de maux qui tendent à leur destruction commune; tandis que la sincérité et la fidélité établissent la confiance, la concorde, la paix, et les biens infinis qui résultent d'un tel état de choses pour la société.

D. Prescrit-elle la douceur et la modestie?

R. Oui: car la rudesse et la dureté, en aliénant de nous le cœur des autres hommes, leur donnent des dispositions à nous nuire; l'ostentation et la vanité, en blessant leur amour-propre et leur jalousie, nous font manquer le but d'une véritable utilité.

D. Prescrit-elle l'humilité comme une vertu?

R. Non: car il est dans le cœur humain de mépriser secrètement tout ce qui lui présente l'idée de la faiblesse; et l'avilissement de soi encourage dans autrui l'orgueil et l'oppression: il faut tenir la balance juste.

D. Vous avez compté pour vertu sociale la simplicité des mœurs; qu'entendez-vous par ce mot?

R. J'entends le resserrement des besoins et des désirs à ce qui est véritablement utile à l'existence du citoyen et de sa famille; c'est-à-dire que l'homme de mœurs simples a peu de besoins, et vit content de peu.

D. Comment cette vertu nous est-elle prescrite?[303]

R. Par les avantages nombreux que sa pratique procure à l'individu et à la société; car l'homme qui a besoin de peu, s'affranchit tout à coup d'une foule de soins, d'embarras, de travaux; évite une foule de querelles et de contestations qui naissent de l'avidité et du désir d'acquérir; il s'épargne les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la possession et les regrets de la perte: trouvant partout du superflu, il est le véritable riche; toujours content de ce qu'il a, il est heureux à peu de frais; et les autres, ne craignant point sa rivalité, le laissent tranquille, et sont disposés au besoin à lui rendre service.

Que si cette vertu de simplicité s'étend à tout un peuple, il s'assure par elle l'abondance; riche de tout ce qu'il ne consomme point, il acquiert des moyens immenses d'échange et de commerce; il travaille, fabrique, vend à meilleur marché que les autres, et atteint à tous les genres de prospérité au dedans et au dehors.

D. Quel est le vice contraire à cette vertu?

R. C'est la cupidité et le luxe.

D. Est-ce que le luxe est un vice pour l'individu et la société?

R. Oui: à tel point, que l'on peut dire qu'il embrasse avec lui tous les autres; car l'homme qui se donne le besoin de beaucoup de choses, s'impose par-là même tous les soucis, et se soumet à tous les moyens justes ou injustes de leur[304] acquisition. A-t-il une jouissance, il en désire une autre; et au sein du superflu de tout, il n'est jamais riche: un logement commode ne lui suffit pas, il lui faut un hôtel superbe; il n'est pas content d'une table abondante, il lui faut des mets rares et coûteux: il lui faut des ameublements fastueux, des vêtements dispendieux, un attirail de laquais, de chevaux, de voitures, des femmes, des spectacles, des jeux. Or, pour fournir à tant de dépenses, il lui faut beaucoup d'argent; et pour se le procurer, tout moyen lui devient bon, et même nécessaire: il emprunte d'abord, puis il dérobe, pille, vole, fait banqueroute, est en guerre avec tous, ruine et est ruiné.

Que si le luxe s'applique à une nation, il y produit en grand les mêmes ravages; par cela qu'elle consomme tous ses produits, elle se trouve pauvre avec l'abondance; elle n'a rien à vendre à l'étranger; elle manufacture à grand frais; elle vend cher; elle se rend tributaire de tout ce qu'elle retire; elle attaque au dehors sa considération, sa puissance, sa force, ses moyens de défense et de conservation, tandis qu'au dedans elle se mine et tombe dans la dissolution de ses membres. Tous les citoyens étant avides de jouissances, se mettent dans une lutte violente pour se les procurer; tous se nuisent ou sont prêts à se nuire: et de là des actions et des habitudes usurpatrices qui composent ce que l'on appelle corruption morale,[305] guerre intestine de citoyen à citoyen. Du luxe naît l'avidité; de l'avidité, l'invasion par violence, par mauvaise foi: du luxe naît l'iniquité du juge, la vénalité du témoin, l'improbité de l'époux, la prostitution de la femme, la dureté des parents, l'ingratitude des enfants, l'avarice du maître, le pillage du serviteur, le brigandage de l'administrateur, la perversité du législateur, le mensonge, la perfidie, le parjure, l'assassinat, et tous les désordres de l'état social; en sorte que c'est avec un sens profond de vérité que les anciens moralistes ont posé la base des vertus sociales sur la simplicité des mœurs, la restriction des besoins, le contentement de peu; et l'on peut prendre pour mesure certaine des vertus ou des vices d'un homme, la mesure de ses dépenses proportionnées à son revenu, et calculer sur ses besoins d'argent, sa probité, son intégrité à remplir ses engagements, son dévouement à la chose publique, et son amour sincère ou faux de la patrie.

D. Qu'entendez-vous par ce mot patrie?

R. J'entends la communauté des citoyens qui, réunis par des sentiments fraternels et des besoins réciproques, font de leurs forces respectives une force commune, dont la réaction sur chacun d'eux prend le caractère conservateur et bienfaisant de la paternité. Dans la société, les citoyens forment une banque d'intérêt: dans la patrie, ils[306] forment une famille de doux attachements; c'est la charité, l'amour du prochain étendu à toute une nation. Or, comme la charité ne peut s'isoler de la justice, nul membre de la famille ne peut prétendre à la jouissance de ces avantages, que dans la proportion de ses travaux; s'il consomme plus qu'il ne produit, il empiète nécessairement sur autrui; et ce n'est qu'autant qu'il consomme au-dessous de ce qu'il produit ou de ce qu'il possède, qu'il peut acquérir des moyens de sacrifice et de générosité.

D. Que concluez-vous de tout ceci?

R. J'en conclus que toutes les vertus sociales ne sont que l'habitude des actions utiles à la société et à l'individu qui les pratique;

Qu'elles reviennent toutes à l'objet physique de la conservation de l'homme;

Que la nature, ayant implanté en nous le besoin de cette conservation, elle nous fait une loi de toutes ses conséquences, et un crime de tout ce qui s'en écarte;

Que nous portons en nous le germe de toute vertu, de toute perfection;

Qu'il ne s'agit que de le développer;

Que nous ne sommes heureux qu'autant que nous observons les règles établies par la nature dans le but de notre conservation;

Et que toute sagesse, toute perfection, toute loi, toute vertu, toute philosophie, consistent[307] dans la pratique de ces axiomes fondés sur notre propre organisation:

Conserve-toi;
Instruis-toi;
Modère-toi;

Vis pour tes semblables, afin qu'ils vivent pour toi.[308]

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NOTES

servant d'éclaircissements et d'autorités à divers passages du texte.

Page 7, ligne 12. (Le fil de la Sérique.) C'est-à-dire la soie, originaire du pays montueux où se termine la grande muraille, pays qui paraît avoir été le berceau de l'empire chinois, connu des Latins sous le nom de Regio Serarum, Serica.

Ibidem. (Les tissus de Kachemire.) C'est-à-dire les chales, qu'Ézéchiel, cinq siècles avant notre ère, paraît avoir désignés sous le nom de Choud-Choud.

Pag. 23, ligne 7. (La presqu'île trop célèbre de l'Inde.) Quel bien véritable le commerce de l'Inde, entièrement composé d'objets de luxe, procure-t-il à la masse d'une nation? quels sont ses effets, sinon d'en exporter, par une marine dispendieuse en hommes, des matières de besoin et d'utilité, pour y importer des denrées inutiles, qui ne servent qu'à marquer mieux la distinction du riche et du pauvre; et quelle masse de superstitions l'Inde n'a-t-elle pas ajoutée à la superstition générale?

Ibidem, ligne 25. (Voilà Thèbes aux cent palais.) L'expédition française en Égypte a prouvé que Thèbes, divisée en quatre grandes cités, sur les deux bords du Nil, ne put avoir les cent portes dont parle Homère, (Voy. le tom. ii de la Commission d'Égypte.) L'historien Diodore de Sicile avait déja indiqué la cause de l'erreur, en observant que le mot oriental, porte, signifiait aussi palais (à cause du ves[309]tibule public qui en forme toujours l'entrée), et cet auteur semble avoir saisi la cause de cette tradition grecque, quand il ajoute: «Depuis Thèbes jusqu'à Memphis il a existé le long du fleuve cent vastes écuries royales, dont on voit encore les ruines, et qui contenaient chacune deux cents chevaux (pour le service du monarque):» tous ces nombres sont exactement ceux d'Homère. (Voy. Diodore de Sicile, liv. i, sect. ii, § des premiers rois d'Égypte.) Le nom d'Éthiopiens appliqué ici aux Thébains, est justifié par l'exemple d'Homère, et par la peau réellement noire de ces peuples. Les expressions d'Hérodote, lorsqu'il dit que les Égyptiens avaient la peau noire et les cheveux crépus, d'accord avec la tête du sphinx des pyramides, ont pu et dû faire croire à l'auteur du Voyage en Syrie, que cet ancien peuple fut de race nègre; mais tout ce que l'expédition française a fait connaître de momies et de têtes sculptées est venu démentir cette idée; et le voyageur, docile aux leçons des faits, a délaissé son opinion, avec plusieurs autres qu'il avait consignées dans un Mémoire chronologique, composé à l'âge de vingt-deux ans, et qui, mal à propos, occupe une place dans l'Encyclopédie in-4º, tom. iii des Antiquités. L'expérience et l'étude lui ont procuré le mérite de se redresser lui-même sur bien des points, dans un dernier ouvrage publié à Paris en 1814 et 1815, sous le titre de Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, 2 vol. in-8º, (Chez Bossange frères, rue de Seine, nº 12. Voy. le tom. ii pour les Égyptiens.)

Pag. 24, lig. 14. (Ici étaient ces ports iduméens.) Les villes d'Aïlah et d'Atsiom Gaber, d'où les Juifs de Salomon, guidés par les Tyriens de Hiram, partaient pour se rendre à Ophir, lieu inconnu sur lequel on a beaucoup écrit, mais qui paraît avoir laissé sa trace dans Ofor, canton arabe, à l'entrée du golfe Persique. (Voy. à ce sujet les Recherches nouvelles, citées ci-dessus, tom. i, et le Voyage en Syrie tom. ii.)

Pag. 46, lig. 17. (Ainsi, parce qu'un homme fut plus[310] fort, cette inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi.) Presque tous les anciens philosophes et politiques ont établi en principe et en dogme, que les hommes naissent inégaux; que la nature a créé les uns pour être libres, les autres pour être esclaves. Ce sont les expressions positives d'Aristote dans sa Politique, et de Platon, appelé divin, sans doute dans le sens des rêveries mythologiques qu'il a débitées. Le droit du plus fort a été le droit des gens de tous les anciens peuples, des Gaulois, des Romains, des Athéniens; et c'est de là précisément que sont dérivés les grands désordres politiques et les crimes publics des nations.

Pag. 47, lig. 7 (Et le despotisme paternel fonda le despotisme politique.) Qu'est-ce qu'une famille? C'est la portion élémentaire dont se compose le grand corps appelé nation. L'esprit de ce grand corps n'est que la somme de ses fractions; telles les mœurs de la famille, telles celles du tout. Les grands vices de l'Asie sont, 1º le despotisme paternel; 2º la polygamie, qui démoralise toute la maison, et qui, chez les rois et les princes, cause le massacre des frères à chaque succession, et ruine le peuple en apanages; 3º le défaut de propriété des biens-fonds, par le droit tyrannique que s'arroge le despote; 4º l'inégalité de partage entre les enfants; 5º le droit abusif de tester; 6º et l'exclusion donnée aux femmes dans l'héritage. Changez ces lois, vous changerez l'Asie.

Pag. 50, lig. 23. (L'autre (effet de l'égoïsme), que tendant toujours à concentrer le pouvoir en une seule main.) Il est très-remarquable que la marche constante des sociétés a été dans ce sens, que, commençant toutes par un état anarchique ou démocratique, c'est-à-dire par une grande division des pouvoirs, elles ont ensuite passé à l'aristocratie, et de l'aristocratie à la monarchie. De ce fait historique il résulterait que ceux qui constituent des États sous la forme démocratique, les destinent à subir tous les troubles qui doivent amener la monarchie; mais il faudrait en même temps prouver que les expériences sociales sont déja épuisées pour l'es[311]pèce humaine, et que ce mouvement spontané n'est pas l'effet même de son ignorance et de ses habitudes.

Pag. 52, lig. 26. (Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des prêtres oiseux, bâtit pour de vains squelettes d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides.) Le savant Dupuis n'a pu croire que les pyramides fussent des tombeaux; mais, outre le témoignage positif des historiens, lisez ce que dit Diodore de l'importance religieuse et superstitieuse que tout Égyptien attachait à bâtir sa demeure éternelle, lib. 1.

Pendant vingt ans, dit Hérodote, cent mille hommes travaillèrent chaque jour à bâtir la pyramide du roi égyptien Cheops.—Supposons par an seulement trois cents jours, à cause du sabbat; ce sera 30 millions de journées de travail en un année, et 600 millions de journées en vingt ans; à 15 sous par jour, ce sera 450 millions de francs perdus sans aucun produit ultérieur.—Avec cette somme, si ce roi eût fermé l'isthme de Suez d'une forte muraille, comme celle de la Chine, la destinée de l'Égypte eût été tout autre: les invasions étrangères eussent été arrêtées, anéanties, et les Arabes du désert n'eussent ni conquis, ni vexé ce pays.—Travaux stériles! que de millards perdus à mettre pierre sur pierre, en forme de temples et d'églises! Les alchimistes changent les pierres en or, les architectes changent l'or en pierres. Malheur aux rois (comme aux bourgeois) qui livrent leur bourse à ces deux classes d'empiriques!

Pag. 65, lig. 1. (À prononcer mystérieusement Aûm.) Ce mot pour le sens, et presque pour le son, ressemble à l'Aeuum (ævum) des Latins, l'éternité, le temps sans bornes. Selon les Indiens, ce mot est l'emblème de la divinité tripartite: A désigne Bramha (le temps passé, qui a créé); U, Vichenou (le temps présent, qui conserve); M, Chiven (le temps futur, qui détruira).

Ibid., lig. 4. (S'il faut commencer par le coude.) C'est un des grands points de schisme entre les partisans d'Omar et[312] ceux d'Ali. Supposons que deux musulmans se rencontrent en voyage, et qu'ils s'abordent fraternellement; l'heure de la prière venue, l'un commencé l'ablution par le bout des doigts, l'autre par le coude, et les voilà ennemis à mort. En d'autres pays, qu'un homme veuille manger de la viande tel jour plutôt que tel autre; ce sera un cri d'indignation. Quel nom donner à de telles folies?

Pag. 74, lig. 29. (La horde des Oguzians.) Avant que les Turcs eussent pris le nom de leur chef Othman Ier, ils portaient celui d'Oguzians; et c'est sous cette dénomination qu'ils furent chassés de la Tartarie par Gengiz, et vinrent des bords du Gihoun s'établir dans l'Anadoli.

Pag. 80, lig. 19. (Qu'il régnait de peuple à peuple... des haines implacables.) Lisez l'histoire des guerres de Rome et de Carthage, de Sparte et de Messène, d'Athènes et de Syracuse, des Hébreux et des Phéniciens, et voilà cependant ce que l'antiquité vante de plus policé!

Pag. 87, lig. 26. (Le Chinois avili par le despotisme du bambou.) Les jésuites se sont efforcés de peindre sous de belles couleurs le gouvernement chinois, aujourd'hui l'on sait que c'est un pur despotisme oriental (entravé par le vice d'une langue et surtout d'une écriture mal construites). Le peuple chinois est pour nous la preuve que dans l'antiquité, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique, l'esprit humain eut beaucoup de peine à se déployer, comme avant les chiffres arabes on avait beaucoup de peine à compter. Tout dépend des méthodes: on ne changera la Chine qu'en changeant sa langue.

Pag. 96, lig. 5. (Reconnaissez l'autorité légitime.) Pour apprécier le sens du mot légitime, il faut remarquer qu'il vient du latin legi-intimus, intrinsèque à la loi, écrit en elle. Si donc la loi est faite par le prince seul, le prince seul se fait lui-même légitime: alors il est purement despote; sa volonté est la loi. Ce n'est pas là ce qu'on veut dire; car le même[313] droit serait acquis à tout pouvoir qui le renverserait. Qu'est-ce que la loi (source de droit)? Le latin va encore nous le dire: le radical leg-ere, lire, lectio, a fait lex, res lecta, chose lue: cette chose lue est un ordre de faire ou de ne pas faire telle action désignée, et ce, sous la condition d'une peine ou d'une récompense attachées à l'observation ou à l'infraction. Cet ordre est lu à ceux qu'il concerne, afin qu'ils n'en ignorent. Il a été écrit, afin d'être lu sans altération: tel est le sens, et telle fut l'origine du mot loi. De là les diverses épithètes dont il est susceptible: loi sage, loi absurde, loi juste, loi injuste, selon l'effet qui en résulte; et c'est cet effet qui caractérise le pouvoir d'où elle émane. Or, dans l'état social, dans le gouvernement des hommes, qu'est-ce que le juste et l'injuste? Le juste est de maintenir ou de rendre à chaque individu ce qui lui appartient: par conséquent, d'abord la vie, qu'il tient d'un pouvoir au-dessus de tout; 2º l'usage des sens et des facultés qu'il tient de ce même pouvoir; 3º la jouissance des fruits de son travail; et tout cela en ce qui ne blesse pas les mêmes droits en autrui; car s'il les blesse, il y a injustice, c'est-à-dire rupture d'égalité et d'équilibre d'homme à homme. Or, plus il y a de lésés, plus il y a d'injustices: par conséquent, si, comme il est de fait, ce qu'on appelle le peuple compose l'immense majorité de la nation, c'est l'intérêt, c'est le bien-être de cette majorité qui constitue la justice: ainsi la vérité se trouve dans l'axiome qui a dit, Salus populi suprema lex esto. Le salut du peuple, voilà la loi, voilà la légitimité. Et remarquez que le salut ne veut pas dire la volonté, comme l'ont supposé quelques fanatiques; car d'abord le peuple peut se tromper; puis comment exprimer cette volonté collective et abstraite? l'expérience nous l'a prouvé. Salus populi! L'art est de le connaître et de l'effectuer.

Pag. 102, lig. 17. (L'idée de liberté contient essentiellement celle de justice, qui naît de l'égalité.) Les mots retracent eux-mêmes cette connexion; car æquilibrium, æquitas, æqualitas sont tous d'une même famille, et l'idée de l'égalité matérielle, de la balance, est le type de toutes ces idées ab[314]straites. La liberté elle-même, bien analysée, n'est encore que la justice: car si un homme, parce qu'il se dit libre, en attaque un autre, celui-ci, par le même droit de liberté, peut et doit le repousser; le droit de l'un est égal au droit de l'autre: la force peut rompre cet équilibre, mais elle devient injustice et tyrannie de là part du plus bas démocrate, comme de celle du plus haut potentat.

Pag. 116, lig. 15. (Et cette religion (de Mahomet) n'a cessé d'inonder de sang la terré.) Lisez l'histoire de l'islamisme par ses propres écrivains, et vous vous convaincrez que toutes les guerres qui ont désolé l'Asie et l'Afrique depuis Mahomet, ont eu pour cause principale le fanatisme apostolique de sa doctrine. On a calculé que César avait fait périr trois millions d'hommes: il serait curieux de faire le même calcul sur chaque fondateur de religion.

Pag. 119, lig. 21. (Et cent autres sectes.) Lisez à ce sujet le Dictionnaire des hérésies, par l'abbé Pluquet, qui en a omis un grand nombre; 2 vol. in-8º, petit caractère.

Pag. 122, lig. 3. (Et les Parsis se diviseront.) Les sectateurs de Zoroastre, nommés Parsis, comme descendants des Perses, sont plus connus en Asie sous le nom injurieux de Gaures ou Guèbres, qui veut dire infidèles; ils y sont ce que sont les Juifs en Europe. Môbed est le nom de leur pape ou grand-prêtre. Voy. Henri lord Hyde, et le Zend-avesta, sur les rites de cette religion.

Ibidem, lig. 26 (Brahma... réduit à servir de piédestal au lingam.) Voy. le tome Ier in-4º du Voyage de Sonnerat aux Indes.

Pag. 124, lig. 13. (Le Chinois l'adore dans Fôt). La langue chinoise n'ayant ni le B ni le D, ce peuple a prononcé Fôt ce que les Indiens et les Persans prononcent Bodd, ou Boùdd (par bref). Fôt, ou Pégou, est devenu Fota et Fta, etc. Ce n'est que depuis peu d'années que l'on commence d'avoir[315] des notions exactes de la doctrine de Boudd et de ses divers sectaires: nous devons ces notions aux savants anglais, qui, à mesure que leur nation subjugue les peuples de l'Inde, en étudient les religions et les mœurs, pour les faire connaître. L'ouvrage intitulé Asiatick Researches est une collection précieuse en ce genre: on trouve dans le tome VI, pag. 163, dans le tome VII, pag. 32 et pag. 399, trois mémoires instructifs sur les Boudistes de Ceylan et de Birmah ou Ava. Un écrivain anonyme, mais qui paraît avoir médité ce sujet, a publié dans l'Asiatick journal de 1816, mois de janvier et suivants, jusqu'en mai, des lettres qui font désirer de plus grands développements. Nous reviendrons à cet article dans une note du chapitre xxi.

Ibidem, lig. 29. (Le sintoïste nie l'existence.) Voyez dans Kempfer la doctrine des sintoïstes qui est celle d'Épicure mêlée à celle des stoïciens.

Pag. 125, lig. 4, (Le Siamois, l'écran talipat à la main.) C'est une feuille de palmier latanier; de là est venu aux bonzes le nom de Talapoin. L'usage de cet écran est un privilège exclusif.

Ibidem, lig. 9. (Le sectateur de Confutzée cherche son horoscope.) Les sectateurs de Confucius ne sont pas moins adonnés à l'astrologie que les bonzes: c'est la maladie morale de tout l'Orient.

Ibidem, lig. 13. Le Dalaï-Lama, ou l'immense prêtre de La, est ce que nos vieilles relations appelaient le prêtre Jean, par l'abus du mot persan Djehân, qui veut dire le monde. Ainsi le prêtre Monde, le dieu Monde, se lient parfaitement.

Dans une expédition récente, les Anglais ont trouvé des idoles des lamas qui contenaient des pastilles sacrées de la garde-robe du grand-prêtre. On peut citer pour témoins Hastings, et le colonel Pollier, qui a péri dans les troubles d'Avignon. On sera bien étonné d'apprendre que cette idée si révoltante tient à une idée profonde, celle de la métempsycose,[316] qu'admettent les lamas. Lorsque les Tartares avaient les reliques du pontife (comme ils le pratiquent), ils imitent le jeu de l'univers, dont les parties s'absorbent et passent sans cesse les unes dans les autres. C'est le serpent qui dévore sa queue; et ce serpent est Boudd ou le monde.

Pag. 126, lig. 12. (Qui adorent un serpent dont les porcs sont avides.) Il arrive souvent que les porcs dévorent des serpents de l'espèce que les nègres adorent, et c'est une grande désolation dans le pays. Le président de Brosses a rassemblé, dans son Histoire des Fétiches, un tableau curieux de toutes ces folies.

(Voilà le Teleute) Les Teleutes, nation tartare, se peignent Dieu portant un vêtement de toutes les couleurs, et surtout des couleurs rouge et verte; et parce qu'ils les trouvent dans un habit de dragon russe, ils en font la comparaison à ce genre de soldat. Les Égyptiens habillaient aussi le dieu Monde d'un habit de toutes couleurs. Eusèbe, Prep. evang., p. 115, lib. 111. Les Teleutes appellent Dieu Bou, ce qui n'est qu'une altération de Boudd, le dieu Œuf et Monde.

(Voilà le Kamtschadale.) Consultez à ce sujet l'ouvrage intitulé Description des peuples soumis à la Russie, et vous verrez que le tableau n'est point chargé.

Pag. 140, lig. 28. (Votre système porte tout entier sur des sens allégoriques.) Quand on lit les Pères de l'Église, et que l'on voit sur quels arguments ils ont élevé l'édifice de la religion, l'on a peine à comprendre tant de crédulité ou de mauvaise foi; mais c'était alors la manie des allégories: les païens s'en servaient pour expliquer les actions des dieux, et les chrétiens ne firent que suivre l'esprit de leur siècle, en le tournant vers un autre côté. Il serait curieux de publier aujourd'hui de tels livres, ou seulement leurs extraits.

Pag. 144, lig. 24 (Les Juifs devinrent nos imitateurs, nos disciples.) Voy. à ce sujet le tome Ier des Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, où il est démontré que le Pentateuque n'est point l'ouvrage de Moïse: cette opinion était répandue[317] dans les premiers temps du christianisme, comme on le voit dans les Clémentines, homélie i, §51, et homélie viii, §42; mais personne n'avait démontré que le véritable auteur fût le grand-prêtre Helkias, l'an 618 avant J. C.

Pag. 146, lig. 5. (Tant de choses analogues aux trois religions.) Les Parsis modernes et les Mithriaques anciens, qui sont la même chose, ont tous les sacrements des chrétiens, même le soufflet de la confirmation. «Le prêtre de Mithra, dit Tertullien, De præscriptione, c. 40, promet la délivrance des péchés par leur aveu et par le baptême; et, s'il m'en souvient bien, Mithra marque ses soldats au front (avec le chrême, Kouphi égyptien); il célèbre l'oblation du pain, l'image de la résurrection, et présente la couronne, en menaçant de l'épée, etc.»

Dans ces mystères on éprouvait l'initié par mille terreurs, par la menace du feu, de l'épêe, etc., et on lui présentait une couronne, qu'il refusait, en disant: Dieu est ma couronne. (Voyez cette couronne dans la sphère céleste, à côté de Bootes.) Les personnages de ces mystères portaient tous des noms d'animaux constellés. La messe n'est pas autre chose que la célébration de ces mystères et de ceux d'Éleusis. Le Dominus vobiscum est à la lettre la formule de réception, chon-k, àm, p-ak. Voy. Beausobre, Histoire du Manichéisme, tom. ii.

Pag. 147, lig. 10. Les Védas ou Vedams sont les livres sacrés dés Indous, comme les Bibles chez nous. On en compte trois: le Rick Veda, le Yadjour Veda, et le Sama Veda. Ils sont si rares dans l'Inde, que les Anglais ont eu beaucoup de peine à en trouver l'original, dont ils ont fait faire une copie déposée au British Muséum. Ceux qui comptent quatre Védas, y comprennent l'Attar Veda, qui traite des cérémonies, et qui est perdu. Il y a en suite des commentaires nommés Upanishada, dont l'un a été publié par Anquetil Duperron, sous le titre de Oupnekhat, livre curieux en ce qu'il donne une idée de tous les autres. La date de ces livres passe 25 siècles au-dessus de notre ère; leur contenu prouve que toutes les rêveries des métaphysiciens grecs viennent de l'Inde et de[318] l'Égypte.—Depuis l'an 1788, les savants Anglais exploitent dans l'Inde une mine de littérature dont on n'avait aucune idée en Europe, et qui prouve que la civilisation de l'Inde remonte à une très-haute antiquité. Après les Védas viennent les Chastras, au nombre de six. Ils traitent de théologie et de sciences. Puis viennent au nombre de 18, les Pouranas, qui traitent de mythologie et d'histoire: voyez le Bahgouet-guîta, le Baga Vedam, et l'Ézour-Vedam, traduits en français, etc.

Pag. 151, lig. 14. Toute cette cosmogonie des lamas, des bonzes, et même des brames, comme l'atteste Henri Lord, revient littéralement à celle des anciens Égyptiens. «Les Égyptiens, dit Porphyre, appellent Kneph l'intelligence ou cause effective (de l'univers). Ils racontent que ce dieu rendit par la bouche un œuf, duquel fut produit un autre dieu, nommé Phtha ou Vulcain (le feu principe, le soleil;) et ils ajoutent que cet œuf est le monde.» Eusoeb., Prep. evang., pag. 115.

«Ils représentent, dit-il ailleurs, le dieu Kneph ou la cause efficiente, sous la forme d'un homme de couleur bleu foncé (celle du ciel), ayant en main un sceptre, portant une ceinture, et coiffé d'un petit bonnet royal de plumes très-légères, pour marquer combien est subtile et fugace l'idée de cet être.» Sur quoi j'observerai que Kneph, en hébreu, signifie une aile, une plume; que cette couleur bleue (céleste) se trouve dans la plupart des dieux de l'Inde, et qu'elle est, sous le nom de narayan, une de leurs épithètes les plus célèbres.

Pag. 153, lig. 25. (Que les lamas ne sont que des manichéens.) Voyez l'Histoire du Manichéisme, par Beausobre, qui prouve que ces sectaires furent purement des zoroastriens; ce qui fait remonter l'existence de leurs opinions 1200 ans avant J. C. Il suit de là que Boudd Chaucasam fut encore antérieur, puisque la doctrine boudiste se trouve dans les plus anciens livres indiens, dont la date passe 3100 ans avant notre ère (tel que le Bahgouet-guîta). Observez d'ailleurs que Boudd est la [319]9e avatar ou incarnation de Vichenou, ce qui le place à l'origine de cette théologie. En outre, chez les Indiens, les Chinois, les Thibétains, etc., Boudd est le nom de la planète que nous appelons Mercure, et du jour de la semaine consacré à cette planète (le mercredi); cela le remonte à l'origine du calendrier; en même temps cela nous l'indique primitivement identique à Hermès, ce qui étend son existence jusqu'en Égypte. Maintenant remarquez que les prêtres égyptiens racontaient qu'Hermès mourant avait dit: «Jusqu'ici j'ai vécu exilé de ma véritable patrie; j'y retourne: ne me pleurez pas; je retourne à la céleste patrie où chacun se rend à son tour: là est Dieu; cette vie n'est qu'une mort.» Voyez Chalcidius in Timœum. Or, cette doctrine est précisément celle des boudistes anciens, ou samanéens, des pythagoriciens et des orphiques. Dans la doctrine d'Orphée, le dieu monde est représenté par un œuf: dans les idiomes hébreu et arabe, l'œuf se nomme baidh, analogue à Boùdd (Dieu), et à Boûd, en persan l'existence, ce qui est (le monde), Boùdd est encore analogue à bed et vad, qui chez les Indiens signifie science. Hermès en était le dieu: il était l'auteur des livres sacrés ou Védas égyptiens. On voit quels rameaux présente, et à quelle antiquité tout ceci nous porte. Maintenant le prêtre boudiste d'Ava ajoute: «Qu'il est de foi que, de temps à autre, le ciel envoie sur la terre des Boudda pour amender les hommes, les retirer de leurs vices, et les remettre en voie de salut.» Avec un tel dogme répandu dans l'Inde, dans la Perse, dans l'Égypte, dans la Judée, on sent combien les esprits ont dû être disposés dès long-temps à ce que des siècles postérieurs nous offrent.

Pag. 154, lig. 6. (Long-temps avant Iésous.) D'après les notions des savants anglais de l'Inde, la doctrine de Boudda y est très-ancienne. L'écrivain anonyme que nous avons cité, pag. 319, lig. 23, cite un traité écrit il y a peu d'années par le chef des prêtres bouddites d'Ava, à la prière de l'évêque catholique de cette ville, qui dit: «Que les dieux qui ont apparu dans le présent monde jusqu'à ce jour, sont au nombre de quatre, savoir: Boudda Chaucasam, Boudda Gonagom, Boudda Gaspa, et Boudda Gautama, duquel la loi règne[320] actuellement; il obtint la divinité à trente-cinq ans, et passa à l'immortalité 2362 ans (avant la date du dit écrit, qui se place vers 1805.)» Par conséquent Gautama serait mort vers l'an 557 avant l'ère chrétienne, au temps où régnait Kyrus en Perse, et où florissait Pythagore.

2º D'autre part, des écrivains arabes et persans, cités dans l'Hist. des Huns, tom. II, par de Guignes; dans l'Hist. de la Chine, tom. V, in-4º, note de la page 50, et dans la préface de l'Ezour Vedam (Yadjour-Veda), placent l'apparition d'un autre Boudda à l'année 1027 avant notre ère (ce serait Gaspa).

3º Le tableau statistique de l'empereur mogol Akbar, intitulé Ain Akberi, traduit par Gladwin, dit, pag. 433, tom. II, que Boudd avait disparu 2962 ans avant l'an 40 de cet empereur, c'est-à-dire 1366 ans avant J.-C. (ce serait Gonagom.)

Pag. 154, lig. 14 (Fondés sur l'absence de tout témoignage authentique.) «Tout le monde sait,» disait Fauste, qui, quoique manichéen, fut un des plus savants hommes du IIIe siècle, «tout le monde sait que les Évangiles n'ont été écrits ni par J.-C. ni par ses apôtres, mais long-temps après, par des inconnus, qui, jugeant bien qu'on ne les croirait pas sur des choses qu'ils n'avaient pas vues, mirent à la tête de leurs récits des noms d'apôtres ou d'hommes apostoliques et contemporains.» Sur cette question, voyez l'Histoire des Apologistes de la Religion chrétienne, attribuée à Fréret, mais qui est de Burigny, membre de l'Académie des inscriptions. Voyez aussi Mosheim, De rébus christianorum; Correspondance of Atterbury, Archbishop, 5 vol. in-8º, 1798; Toland, Nazarenus; et Beausobre, Histoire du Manichéisme, tom, i. Il résulte de tout ce qu'on a écrit pour et contre, que l'origine précise du christianisme n'est pas connue; que les prétendus témoignages de Josèphe (Antiq. jud., lib. XVIII, c. 3) et de Tacite (Annales, lib. XV, c. 44) ont été interpolés vers le temps du concile de Nikée, et que personne n'a encore mis en évidence le fait radical, c'est-à-dire l'existence réelle du personnage qui a occasioné le système. Sans cette exi[321]stence néanmoins, il serait difficile de concevoir l'apparition du système à son époque connue, encore qu'il ne soit pas sans exemple en histoire de voir des suppositions gratuites et absolues. Pour résoudre ce problème, vraiment curieux et important, il faudrait qu'un esprit doué de sagacité, muni d'instruction, et surtout d'impartialité, profitant des recherches déja faites, y ajoutât un tableau comparatif de la doctrine des boudistes, et spécialement de la secte de Samana Gautama, contemporain de Kyrus; qu'il examinât quelle fut la facilité des communications de l'Inde avec la Perse et la Syrie, surtout depuis le règne de Darius Hystaspe, qui, selon Agathias et Ammien, consulta les sages de l'Inde, et introduisit plusieurs de leurs idées chez les mages; quelle fut encore cette facilité depuis Alexandre, sous les Séleucides, qui entretenaient des relations diplomatiques avec les rois indiens, il verrait que, par suite de ces communications, le système des samanéens put se répandre de proche en proche jusqu'en Égypte; qu'il put être la cause déterminante de la corporation des esséniens en Judée, etc,: alors il ne resterait plus qu'à examiner si, toutes choses étant ainsi préparées, l'exaltation générale des esprits n'a pas pu susciter un individu qui aurait rempli le rôle désigné: soit que lui-même se fût cru et annoncé pour être le personnage attendu, soit que ce fût la multitude qui, enthousiasmée de sa conduite, de sa doctrine et de ses prédications, lui en eût attribué l'emploi. Dans l'un et l'autre cas, il serait conforme aux probabilités humaines que des attroupements populaires eussent excité la surveillance et l'inquiétude du gouvernement romain, et qu'enfin un incident remarquable, tel que l'entrée en Jérusalem, eût déterminé le préfet à une mesure de rigueur, à un acte de sévice qui aurait brusquement terminé ce drame (à peu près comme il est raconté), mais qui n'aurait fait qu'accroître l'intérêt pour le personnage regretté, et par-là donné lieu à des récits et à des associations dont le résultat cadrerait parfaitement avec l'état de choses qui apparaît ensuite dans l'histoire. Sans doute là où manque son témoignage positif, l'on ne pourrait établir ce qu'on appelle certitude morale; mais par l'enchaînement des causes et des effets, on pourrait arriver à un de[322]gré de probabilité qui en produirait l'effet; puisque d'ailleurs, avec les témoignages les plus positifs, l'histoire n'a jamais de droit qu'aux plus ou moins grandes probabilités.

Ibidem, lig. 27. (La doctrine intérieure) Les boudistes ont deux doctrines, l'une publique et ostensible, l'autre intérieure et secrète, précisément comme les prêtres égyptiens. Pourquoi cette différence? demandera-t-on. C'est que la doctrine publique enseignant les offrandes, les expiations, les fondations, etc., il est utile de la prêcher au peuple; au lieu que l'autre enseignant le néant et ne rapportant rien, il convient de ne la faire connaître qu'aux adeptes. On ne peut classer plus évidemment les hommes en fripons et en dupes.

Pag. 156, lig. 18. (Voilà ce qu'a révélé notre Boudah.) Ce sont les propres termes de La Loubère, dans sa Description du royaume de Siam et de la théologie des bonzes. Leurs dogmes, comparés à ceux des anciens philosophes de la Grèce et de l'Italie, retracent absolument tout le système des stoïciens et des épicuriens, mêlé avec des superstitions astrologiques et quelques traits du pythagorisme.

Pag. 165, lig. 4. (La barbarie originelle du genre humain.) C'est le témoignage unanime de toutes les histoires, et même des légendes, que les premiers hommes furent partout des sauvages, et que ce fut pour les civiliser et leur apprendre à faire du pain, que les dieux se manifestèrent.

Ibidem, lig. 9. (N'acquiert d'idées que par l'intermède de ses sens). Voilà précisément où ont échoué les anciens, et d'où sont venues leurs erreurs: ils ont supposé les idées de Dieu innées, coéternelles à l'ame; et de là toutes les rêveries développées dans Platon et Iamblique. Voy. le Timée, le Phédon, et de Mysteriis Ægyptiorum, sect. Ire, chap, 3.

Pag. 170, lig. 21. (Le témoignage de tous les anciens monuments.) Il résulte clairement, dit Plutarque, des vers d'Orphée et des livres sacrés des Égyptiens et des Phrygiens que[323] la théologie ancienne, non-seulement des Grecs, mais en général de tous les peuples, ne fut autre chose qu'un système de physique, qu'un tableau des opérations de la nature, enveloppé d'allégories mystérieuses et de symboles enigmatiques: de manière que la multitude ignorante s'attachât plutôt au sens apparent qu'au sens caché, et que même dans ce qu'elle comprenait de ce dernier, elle supposât toujours quelque chose de plus profond que ce qui paraissait. Plutarque, fragment d'un ouvrage perdu, cité dans Eusèbe, Præpar. evang. lib. III, chap. I, page 85.

«La plupart des philosophes, dit Porphyre, et entre autres Chæremon (qui vécut en Égypte dans le premier siècle de l'ère chrétienne) ne pensent pas qu'il ait jamais existé d'autre monde que celui que nous voyons: et ils ne reconnaissent pas d'autres dieux, de tous ceux qu'allèguent les Égyptiens, que ce que l'on appelle vulgairement les planètes, les signes du zodiaque et les constellations, qui jouent avec eux en aspect (de lever et de coucher); à quoi ils ajoutent leurs divisions de signes en décans ou maîtres du temps, qu'ils appellent les chefs forts et puissants dont les noms, les vertus curatives des maladies, les couchers, les levers, les présages de ce qui doit arriver, font la matière des almanachs (c'est-à-dire que les prêtres égyptiens faisaient de véritables almanachs de Mathieu Laensberg); car lorsque les prêtres disaient que le soleil était l'architecte de l'univers, Chæremon sentait que tous leurs récits sur Isis et sur Osiris, que toutes leurs fables sacrées se rapportaient en partie aux planètes, aux phases de la lune; au cours du soleil, en partie (aux étoiles de) l'hémisphère du jour et de la nuit, ou au fleuve du Nil, en un mot, à des êtres physiques, naturels, et rien à des êtres immatériels et dépourvus de corps... Tous ces philosophes croient que les mouvements de notre volonté et de nos actions dépendent de ceux des astres, qu'ils en sont dirigés; et ils se soumettent aux lois d'une nécessité (physique) qu'ils appellent destin ou fatum, supposant une chaîne (de causes et d'effets) qui lie, par je ne sais quel lien, tous les hommes entre eux (depuis l'atome) jusqu'à la puissance supérieure et à l'influence première de ces dieux; en sorte que, soit dans les temples,[324] soit dans les simulacres ou idoles, ils n'adorent autre chose que la puissance de la destinée,» (Porphyr. Epis. ad Ianebonem.)

Pag. 171, lign. 11. (Exigea la connaissance des cieux.) Jusqu'à ce jour on a répété, sur l'autorité indirecte de la Genèse, que l'astronomie avait été inventée par les enfants de Noé. On a raconté gravement que, pâtres errants dans les plaines de Sennaar, ils employaient leur désœuvrement à rédiger un système des cieux; comme si des pâtres avaient besoin de connaître plus que l'étoile polaire, et comme si le besoin n'était pas l'unique motif de toute invention! Si les anciens pasteurs furent si studieux et si habiles, comment arrive-t-il que les modernes soient si ignorants et si négligents? Or, il est de fait que les Arabes du désert ne connaissent pas six constellations, et qu'ils n'entendent pas un mot d'astronomie.

Pag. 172, lign. 12. (Des génies auteurs des biens et des maux.) Il paraît que par le mot genius les anciens ont entendu proprement une qualité, une faculté génératrice, productrice; car tous les mots de cette famille reviennent à ce sens: generare, genos, genesis, genus, gens.

«Les sabéens anciens et modernes, dit Maimonides, reconnaissent un dieu principal, fabricateur du monde et possesseur du ciel; mais à cause de son éloignement trop grand, ils le pensent inaccessible; et imitant la conduite du peuple à l'égard des rois, ils emploient auprès de lui pour médiateurs les planètes et leurs anges, auxquels ils donnent le titre de princes et de rois, et qu'ils supposent habiter dans ces corps lumineux, comme dans des palais ou tabernacles, etc.» (More Nebuchim, pars III, c. 29.)

Ibidem, lign. 28. (Un sexe tiré du genre de son appellation.) Selon qu'un objet se trouva du genre masculin ou féminin dans la langue d'un peuple, le dieu qui porta son nom se trouva mâle ou femelle chez ce peuple. Ainsi les Cappadociens disaient le dieu Lunus et la déesse Soleil; et ceci pré[325]sente sans cesse les mêmes êtres sous des formes diverses, dans la mythologie des anciens.

Pag. 173, lig. 20. (Ce qui contribue à la conservation de soi et de ses semblables.) À ceci Plutarque ajoute que ces prêtres (égyptiens) ont toujours fait le plus grand cas de la conservation de la santé..., et qu'ils la regardent comme une condition nécessaire au service des dieux et à la piété, etc. (Voy. Isis et Osiris, à la fin.)

Ibidem, lig. 26.(Paraissent remonter au delà de quinze mille ans.) L'orateur historien suit ici l'opinion du savant Dupuis, qui d'abord en son mémoire sur l'Origine des Constellations, puis dans son grand ouvrage sur l'Origine de tous les Cultes, à rassemblé une foule de preuves que jadis la balance était placée à l'équinoxe du printemps, et le belier à l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire que la précession des équinoxes a causé un déplacement de plus de sept signes. L'action de ce phénomène est incontestable: les calculs les plus récents l'évaluent à 50 secondes, 12 ou 15 tierces par an; donc chaque degré de signe zodiacal est déplacé et mis en arrière, en 71 ans 8 ou 9 mois; donc un signé entier, en 2152 ou 53 ans. Or si, comme il est de fait, le point équinoxial du printemps fut juste au 1er degré du belier, l'an 388 avant J.-C.; c'est-à-dire si, à cette époque, le soleil avait parcouru et mis en arrière tout ce signe pour entrer dans les poissons, qu'il a quittés de nos jours, il s'ensuit qu'il avait quitté le taureau 2153 ans auparavant, c'est-à-dire vers l'an 2540 avant J.-C., et qu'il y était entré vers l'an 4692 avant J.-C. Ainsi, remontant de signe en signe, le 1er degré du belier avait été le point équinoxial d'automne environ 12,912 ans avant l'an 388, c'est-à-dire 13,300 ans avant l'ère chrétienne: ajoutez nos dix-huit siècles, vous avez 15,100 ans, et de plus la quantité de temps et de siècles qu'il fallut pour amener les connaissances astronomiques à ce degré d'élévation. Maintenant remarquez que le culte du signe taureau joue un rôle principal chez les Égyptiens, les Perses, les Japonais, etc.; ce qui indique à cette époque une marche commune d'idées chez[326] ces divers peuples. Les 5 ou 6000 ans de la Genèse ne font objection que pour ceux qui y croient par éducation: (Voy. à ce sujet l'analyse de la Genèse, dans le tom. ier des Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne; voy. aussi l'Origine des Constellations, par Dupuis, 1781; l'Origine des Cultes, en 3 vol. in-4º, 1794, et le Zodiaque chronologique, in-4º, 1806.)

Pag. 176, lig. 2. (Les noms des objets terrestres qui leur répondaient.) «Les anciens, dit Maimonides, portant toute «leur attention sur l'agriculture, donnèrent aux étoiles des «noms tirés de leurs occupations pendant l'année.» (More Neb...., pars v.)

Pag. 177, lig. 19. (Tel fut le moyen d'appellation.) Les anciens disaient: crabiser, capriser, tortuiser, comme nous disons serpenter, coqueter; tout le langage a été construit sur ce mécanisme.

Pag. 179, lig. 26. (En qui la vertu des astres s'était insérée.) «Les anciens astrologues, dit le plus savant des Juifs (Maimonides), ayant consacré à chaque planète une couleur, un animal, un bois, un métal, un fruit, une plante, ils formaient de toutes ces choses une figure ou représentation de l'astre, observant pour cet effet de choisir un instant approprié, un jour heureux, tel que la conjonction ou tout autre aspect favorable; par leurs cérémonies (magiques), ils croyaient pouvoir faire passer dans ces figures ou idoles les influences des êtres supérieurs (leurs modèles). C'étaient ces idoles qu'adoraient les Kaldéens-sabéens: dans le culte qu'on leur rendait, il fallait être vêtu de la couleur propre.... Ainsi, par leurs pratiques, les astrologues introduisirent l'idolâtrie, ayant pour objet de se faire regarder comme les dispensateurs des faveurs des cieux; et parce que les peuples anciens étaient entièrement adonnés à l'agriculture, ils leur persuadaient qu'ils avaient le pouvoir de disposer des pluies et des autres biens des saisons; ainsi, toute l'agriculture s'exerçait par des règles d'astrologie, et les prêtres faisaient des talis[327]mans pour chasser les sauterelles, les mouches, etc.» Voy. Maimonides, More Nebuchim, pars 111, c. 9.

«Les prêtres égyptiens, indiens, perses, etc., prétendent lier les dieux à leurs idoles, les faire descendre du ciel à leur gré; ils menacent le soleil et la lune de révéler les secrets des mystères, d'ébranler les cieux, etc.» Eusèbe, Præparat. evang., pag. 198; et Iamblique, de Mysteriis Ægyptiorum.

Pag. 180, lign. 12. (Fut censé en remplir les rôles astronomiques.) Ce sont les propres paroles de Iamblique, de Symbolis Ægyptiorum, c. 2, sect. 7. Il était le grand Protée, le métamorphiste universel.

Pag. 181, lig. 22. (Votre tonsure est le disque du soleil.) «Les Arabes, dit Hérodote, lib. iii, se rasent la tête en rond et autour des tempes, ainsi que se la rasait, disaient-ils, Bacchus (qui est le soleil).» Jérémie, c. 25, v. 23, parle de cette coutume. La touffe que conservent les musulmans est encore prise du soleil, qui, chez les Égyptiens, était peint, au solstice d'hiver, n'ayant plus qu'un cheveu sur la tête. (Votre étole est son zodiaque). Les étoles de la déesse de Syrie et de la Diane d'Éphèse, d'où dérive celle des prêtres, portent les douze animaux du zodiaque. Les chapelets se retrouvent dans toutes les idoles indiennes, composées il y a plus de 4500 ans, et leur usage est universel et immémorial en Asie. La crosse est précisément le bâton de Bootes ou Osiris. (Voy. la planche iii.) Tous les lamas portent la mitre, ou bonnet conique, qui était l'emblème du soleil.

Pag. 182, lig. 21. (On en fit la vie historique d'Hercule.) Voy. l'ouvrage de Dupuis, Origine des Constellat, et Origine de tous les Cultes.

Pag. 183, lig. 19. (La réunion de ces figures avait des sens convenus.) Le lecteur verra sans doute avec plaisir plusieurs exemples des hiéroglyphes des anciens.

«Les Égyptiens, dit Hor-Apollo, désignent l'éternité par[328] les figures du soleil et de la lune. Ils figurent le monde par un serpent bleu à écailles jaunes (les étoiles; c'est le dragon chinois). S'ils veulent exprimer l'année, ils représentent Isis, qui dans leur langue se nomme aussi Sothis, ou la canicule, première des constellations, par le lever de qui l'année commençait. Son inscription à Saïs était: C'est moi qui me lève dans la constellation du chien.

«Ils figurent aussi l'année par un palmier, et le mois par un rameau, parce que, chaque mois, le palmier pousse une branche.

«Ils la figurent encore par le quart d'un arpent. (L'arpent entier, divisé en quatre, désignait la période bissextile de quatre ans: l'abréviation de cette figure du champ quadripartite est visiblement la lettre ha ou hêth, septième de l'alphabet samaritain; les lettres alphabétiques pourraient bien n'être que des abréviations d'hiéroglyphes astronomiques, et par cette raison on aurait écrit de droite à gauche, dans le sens de la marche des étoiles.) Ils désignent un prophète par l'image d'un chien, attendu que l'astre-chien (Anoubis) annonce par son lever l'inondation.

«Ils peignent l'inondation par un lion, parce qu'elle arrive sous ce signe; et de là, dit Plutarque, l'usage des figures de lion vomissant de l'eau à la porte des temples.

«Ils expriment Dieu et la destinée par une étoile. Ils représentent aussi Dieu, dit Porphyre, par une pierre noire, parce que sa nature est ténébreuse, obscure. Toutes les choses blanches expriment les dieux célestes, lumineux; toutes les circulaires expriment le monde, la lune, le soleil, les orbites; tous les arcs et croissans, la lune.... Ils figurent le feu et les dieux de l'Olympe par des pyramides et des obélisques (le nom du soleil, Baal, se trouve dans ce dernier mot); le soleil par un cône (la mitre d'Osiris); la terre par un cylindre (qui roule); la puissance génératrice (de l'air) par le phallus, et celle de la terre par un triangle, emblème de l'organe femelle. (Euseb., Præpar. evang., p. 98.)

«Le limon, dit Iamblique, de Symbolis, sect. 7, c. 2, désigne la matière, la puissance générative et nutritive; tout ce qui reçoit la chaleur, la fermentation de la vie.[329]

«Un homme assis sur le lotos ou nénuphar désigne l'esprit moteur (le soleil), qui, de même que cette plante vit dans l'eau sans toucher au limon, existe pareillement séparé de la matière, nageant dans l'espace, se reposant sur lui-même; rond dans toutes ses parties, comme le fruit, les feuilles et les fleurs du lotos. (Brahma a des yeux de lotos, dit le Chaster Néardisen, pour désigner son intelligence, son œil, qui surnage à tout, comme la fleur du lotos sur l'eau.) Un homme au timon d'un vaisseau, continue Iamblique, désigne le soleil qui gouverne tout. Et Porphyre nous dit que c'est encore lui que représente un homme dans un vaisseau sur un crocodile (amphibie, emblème de l'air et de l'eau.)

«À Éléphantine on adorait une figure d'homme assis, de couleur bleue, ayant une tête de belier, et des cornes de bouc qui embrassaient le disque; le tout pour figurer la conjonction du soleil dans le belier avec la lune. La couleur bleue désigne la puissance attribuée à la lune dans cette conjonction, d'élever les eaux en nuages (apud Euseb., Præpar. evang., pag. 116).

«L'épervier est l'emblème du soleil et de la lumière, à raison de son vol rapide et élevé au plus haut de l'air, où abonde la lumière.

«Le poisson est l'emblème de l'aversion, et l'hippopotame de la violence, parce que, dit-on, il tue son père et viole sa mère. De là, dit Plutarque, l'inscription hiéroglyphique du temple de Saïs, où l'on voit peints sur le vestibule, 1º un enfant, 2º un vieillard, 3º un épervier, 4º un poisson, et 5º un hippopotame; ce qui signifie: 1º arrivants (à la vie), et 2º partants, 3º dieu, 4º hait, 5º l'injustice. (Voyez Isis et Osiris.)

«Les Égyptiens, ajoute-t-il, peignent le monde par un scarabée, parce que cet insecte pousse à contre-sens de sa marche une boule qui contient ses œufs, comme le ciel des fixes pousse le soleil (jaune de l'œuf) à contre-sens de sa rotation.

«Ils peignent le monde par le nombre cinq, qui est celui des éléments, savoir, dit Diodore, la terre, l'eau, l'air, le feu[330] et l'éther ou spiritus (ils sont les mêmes chez les Indiens); et, selon les mystiques, dans Macrobe, ce sont le Dieu suprême ou premier mobile, l'intelligence ou mens née de lui, l'ame du monde qui en procède, les sphères célestes et les choses terrestres. De là, ajoute Plutarque, l'analogie de penté, cinq (en grec), à Pan, le tout.

«L'âne, dit-il encore, désigne Typhon, parce qu'il est de couleur rousse, comme lui: or, Typhon est tout ce qui est bourbeux, limoneux» (et j'observerai qu'en hébreu, limon, couleur rousse, et âne, sont des mots formés de la même racine hamr). De plus, Iamblique nous a dit que le limon désignait la matière, et il ajoute ailleurs que tout mal, toute corruption viennent de la matière; ce qui, comparé au mot de Macrobe, tout est périssable, sujet au changement dans la sphère céleste, nous donne la théorie du système d'abord physique, puis moralisé, dû bien et du mal des anciens. (Voy. encore le Mémoire sur le zodiaque de Dendera, que le savant Dupuis a inséré dans le journal intitulé: Revue philosophique, année 1801.)

Pag. 187, lig. 1. (Une cause insensée de superstition.) C'est le propre texte de Plutarque, qui raconte que ces divers cultes furent donnés par un roi d'Égypte, aux différentes villes, pour les désunir et les asservir (et ces rois étaient pris dans la caste des prêtres). V. Isis et Osiris.

Pag. 189, lig. 15. (Dans la projection de la sphère que traçaient les prêtres astronomes.) Les anciens prêtres eurent trois espèces de projection, qu'il est utile de faire connaître au lecteur.

«Nous lisons dans Eubulus, dit Porphyre, que Zoroastre fut le premier qui, ayant choisi dans les montagnes voisines de la Perse une caverne agréablement située, la consacra à Mithra (le soleil), créateur et père de toutes choses, c'est-à-dire qu'ayant partagé cet antre en divisions géométriques qui représentaient les climats et les éléments, il imita en petit l'ordre et la disposition de l'univers par Mithra. Après Zoroastre, ce devint un usage de consacrer les antres à la célé[331]bration des mystères; en sorte que, de même que les temples sont affectés aux dieux célestes, les autels champêtres aux héros et aux dieux terrestres, les souterrains aux dieux infernaux (inférieurs); de même les antres et les grottes furent spécialement attribués au monde, à l'univers et aux nymphes: de là est venue à Pythagore et à Platon l'idée d'appeler le monde une caverne, un antre. (Porphyre, De antro Nympharum.)

Voici donc une première projection en relief; et quoique les Perses aient fait honneur de son invention à Zoroastre, on peut assurer qu'elle eut lieu chez les Égyptiens, et que même étant la plus simple, elle dut y être la plus ancienne; les cavernes de Thèbes, remplies de peintures, autorisent ce sentiment.

En voici une seconde. «Les prophètes ou hiérophantes des Égyptiens, dit l'évêque Synnesius, qui avait été initié aux mystères, ne permettent pas aux ouvriers ordinaires de faire les idoles ou images des dieux; mais ils descendent eux-mêmes dans les antres sacrés, où ils ont des coffres cachés, qui renferment certaines sphères sur lesquelles ils composent ces images en secret et à l'insu du peuple, qui méprise les choses simples et naturelles, et qui veut des prodiges et des fables.» (Syn., in Calvit.) C'est-à-dire que les prêtres avaient des sphères armillaires comme les nôtres; et ce passage, si concordant avec celui de Chérémon, nous donne la clé de toute leur théologie astrologique.

Enfin, ils avaient des plans plats, dans le genre de la planche III; avec cette différence, que leurs plans, très-compliqués, portaient toutes leurs divisions fictives de décans et sous-décans, avec les indications (hiéroglyphiques) de leurs influences. Kirker en a donné une copie dans son Œdipe égyptien, et Gébelin un fragment figuré dans son volume du calendrier (sous le nom de Zodiaque égyptien). Les anciens Égyptiens, dit l'astrologue Julius Firmicus (Astron., lib. ii, c. 4, et lib. iv, c. 16), divisent chaque signe du zodiaque en trois sections; et chaque section fut sous la direction d'un être fictif, qu'ils appelèrent décan ou chef de dixaine; en sorte qu'il y eut trois décans par mois et trente-six par an.[332] Or, ces décans, qui furent aussi appelés dieux (Théoi), règlent les destinées des hommes..., et ils étaient spécialement placés dans certaines étoiles.... Dans la suite on imagina en chaque dixaine trois autres dieux, que l'on appela les dispensateurs; de sorte qu'il y en eut neuf par mois, qui furent encore divisés en un nombre infini de puissances. (Les Perses et les Indiens firent leurs sphères sur des plans semblables; et si l'on dressait un tableau de la description qu'en donne Scaliger à la fin de Manilius, l'on y verrait précisément la définition de leurs hiéroglyphes, car chaque article en est un.)

Ibidem, lig. 18. (L'hémisphère d'hiver lui était antipode.) Voilà précisément pourquoi le nom d'Ahrimanes était toujours écrit par les Perses renversé ainsi: mot Ahrimân en sens dessus dessous en arrière

Pag. 190, lig. 12. (Typhon, c'est-à-dire le déluge, à raison des pluies.) Typhon, prononcé touphon par les Grecs, est précisément le touphan arabe, qui veut dire déluge; et tous ces déluges des mythologies ne sont, tantôt que l'hiver et les pluies, et tantôt le débordement du Nil; de même que les prétendus incendies qui doivent terminer le monde, ne sont que la saison d'été. Voilà pourquoi Aristote, De meteoris, lib. 1, c. 14, dit que l'hiver de la grande année cyclique est un déluge, et son été un incendie. «Les Égyptiens, dit Porphyre, emploient chaque année un talisman en mémoire du monde; au solstice d'été, ils marquent de rouge les maisons, les troupeaux, les arbres, disant que ce jour-là tout le monde a été incendié. C'était aussi alors que se célébrait la danse pyrrhique ou de l'incendie.» (Et ceci explique l'origine des purifications par le feu et par l'eau, car ayant appelé le tropique du cancer portes des cieux et de la chaleur ou feu céleste, et celui du capricorne porte du déluge ou de l'eau, il fut censé que les esprits ou ames qui passaient par ces portes pour aller et venir aux cieux, étaient rôtis ou baignés: de là le baptême de Mithra, et le passage à travers les flammes, pratiqués dans tout l'Orient long-temps avant Moïse.)

Ibidem, lig. 14. (Dans la Perse, en un temps postérieur.) Dans un temps postérieur, c'est-à-dire lorsque le belier de[333]vint le signe équinoxial, ou plutôt lorsque le dérangement du ciel eut fait apercevoir que ce n'était plus le taureau.

Pag. 191, lig. 11. (Tous les actes religieux du genre gai.) Toutes les fêtes anciennes, relatives au retour ou à l'exaltation du soleil, portaient ce caractère: de là les hilaria du calendrier romain au passage (pascha) de l'équinoxe vernal. Les danses étaient des imitations de la marche des planètes. Celle des derviches la figure encore aujourd'hui.

Ibid., lig. 17. (Tous les actes religieux du genre triste.) On n'offre, dit Porphyre, de sacrifices sanglants qu'aux démons et aux génies malfaisants, pour détourner leur colère.... Les démons aiment le sang, l'humidité, la puanteur. Apud Euseb., Præp. evang., p. 173.

«Les Égyptiens, dit Plutarque, n'offrent de victimes sanglantes qu'à Typhon. On lui immole un bœuf roux; et l'animal de sacrifice est un animal exécré, chargé de tous les péchés du peuple (le bouc de Moïse).» Voyez De Iside et Osiride.

(Ce partage des animaux en sacrés et abominables.) Strabon dit, à l'occasion de Moïse et des Juifs: «De la superstition sont nées les prohibitions de certaines viandes et les circoncisions.»—Et j'observe, à l'égard de cette dernière pratique, que son but était d'enlever au symbole d'Osiris (phallus) l'obstacle prétendu de la fécondation: obstacle qui portait le sceau de Typhon, «dont la nature, dit Plutarque, est tout ce qui empêche, s'oppose, fait obstruction

Pag. 197, lig. 6. (Les heureux n'y donneront point d'ombre.) Il est à ce sujet un passage de Plutarque si intéressant et si explicatif de tout ce système, que le lecteur nous saura gré de le lui citer en entier; après avoir dit que la théorie du bien et du mal avait de tout temps exercé les physiciens et les théologiens: «Plusieurs, ajoute-t-il, croient qu'il y a deux dieux dont le penchant opposé se plaît, l'un au bien, et l'autre au mal; ils appellent spécialement dieu le premier, et génie ou dæmon le second. Zoroastre les a nommés Oromaze et[334] Ahrimanes, et il a dit que de tout ce qui tombe sous nos sens, la lumière est l'être qui représente le mieux l'un; les ténèbres et l'ignorance, l'autre. Il ajoute que Mithra leur est intermédiaire; et voilà pourquoi les Perses appellent Mithra le médiateur ou l'intermédiaire. Chacun de ces dieux a des plantes et des animaux qui lui sont particulièrement consacrés: par exemple, les chiens, les oiseaux, les hérissons, sont affectés au bon génie; tous les animaux aquatiques au mauvais.

Les Perses disent encore qu'Oromaze naquit ou fut formé de la lumière la plus pure; Ahrimanes, au contraire, des ténèbres les plus épaisses; qu'Oromaze fit six dieux aussi bons que lui, et qu'Ahrimanes leur en opposa six méchants; qu'ensuite Oromaze se tripla (Hermès trismégiste), et s'éloigna du soleil autant que le soleil est éloigné de la terre, et qu'il fit les étoiles, et entre autres Sirius, qu'il plaça dans les cieux comme un gardien et une sentinelle. Or, il fit encore vingt-quatre autres dieux, qu'il plaça dans un œuf; mais Ahrimanes en créa vingt-quatre autres qui percèrent l'œuf, et alors les biens et les maux furent mêlés (dans l'univers). Mais enfin Ahrimanes doit être un jour vaincu, et la terre deviendra égale et aplanie, afin que tous les hommes vivent heureux.

Théopompe ajoute, d'après les livres des mages, que tour à tour l'un de ces dieux domine tous les trois mille ans, pendant que l'autre a du dessous; qu'ensuite ils combattent à armes égales pendant trois autres mille ans; mais enfin que le mauvais génie doit succomber (sans retour). Alors les hommes deviendront heureux, et ne donneront point d'ombre. Or, le dieu qui médite ces choses, se repose en attendant qu'il lui plaise de les exécuter.» (De Iside et Osiride.)

L'allégorie se montre à découvert dans tout ce passage. L'œuf est la sphère des fixes, le monde; les six dieux d'Oromaze sont les six signes d'été; les six signes d'Ahrimanes, les six signes d'hiver. Les quarante-huit dieux créés ensuite sont les quarante-huit constellations de la sphère ancienne, partagée également entre Ahrimanes et Oromaze. Le rôle de Sirius, gardien, sentinelle, décèle l'origine égyptienne de ces idées; enfin cette expression, que la terre deviendra égale et aplanie, et que les hommes heureux ne donneront point d'ombre, nous montre que le paradis véritable était l'équateur.[335]

Ibidem, lig. 15. (Les cérémonies de l'antre de Mithra.) Dans les antres factices que les prêtres pratiquèrent partout, on célébrait des mystères qui consistaient, dit Origène contre Celse, à imiter les mouvemens des astres, des planètes et de tous les cieux. Les initiés portaient des noms de constellations, et prenaient des figures d'animaux. L'un était déguisé en lion, l'autre en corbeau, celui-ci en belier. De là les masques de la première comédie. Voy. Antiq. dévoilée, tom. II pag. 244. Dans les mystères de Cérès, le chef de la procession s'appelait le créateur; le porteur de flambeau, le soleil; celui qui était près de l'autel, la lune; le héraut ou diacre, Mercure. En Égypte, il y avait une fête où des hommes et des femmes représentaient l'année, le siècle, les saisons, les parties du jour, et ils suivaient Bacchus. (Athénée, lib. v, c. 7.) Dans l'antre de Mithra il y avait une échelle à sept échelons ou degrés, figurant les sept sphères des planètes, par ou montaient et descendaient les ames; c'est précisément l'échelle de la vision de Jacob; ce qui indique, à cette époque, tout le système formé. Il y a à la Bibliothèque royale un superbe volume de peinture des dieux de l'Inde, où l'échelle se trouve representée avec les ames qui y montent, planche dernière.

Voy. l'astronomie ancienne par Bailly, où nos assertions sur les connaissances des prêtres sont amplement prouvées.

Pag. 200, lig. 1. (Dont toutes les parties avaient une liaison intime.) Ce sont les propres paroles de Iamblique. De myst. Ægypt.

Ibidem, lig. 4. (Un fluide iégn, électrique.) Plus je considère ce que les anciens ont entendu par æther et esprit, et ce que les Indiens nomment l'akache, plus j'y trouve d'analogie avec le fluide électrique. Un fluide lumineux remplissant l'univers, composant la matière des astres, principe de mouvement et de chaleur, ayant des molécules rondes, lesquelles s'insinuant dans un corps, le remplissent en s'y dilatant, quelle que soit son étendue: quoi de plus ressemblant à l'électricité?

Ibidem, lig. 7. (Le cœur ou le foyer.) Les physiciens, dit Macrobe, appelèrent le soleil cœur du monde, c. 20, Som.[336] Scip. Les Égyptiens, dit Plutarque, appellent l'orient le visage, le nord le côté droit, le midi le côté gauche du monde (parce que le cœur y est placé). Sans cesse ils comparaient l'univers à un homme, et de là le Microcosme si célèbre des alchimistes. Observons, en passant, que les alchimistes, les cabalistes, les francs-maçons, les magnétiseurs, les martinistes, et tous les visionnaires de ce genre, ne sont que des disciples égarés de cette école antique. Consultez, encore le pythagoricien Ocellus Lucanus, et l'Œdipus Ægypliacus de Kirker, t. ii, page 205.

Ibidem, lig. 28. (Dans l'éther, au milieu de la voûte des cieux.) Cette comparaison à un jaune d'œuf porte, 1º sur l'analogie de la figure ronde et jaune; 2º sur la situation au milieu; 3º sur le germe ou principe de vie placé dans le jaune. La figure ovale serait-elle relative à l'ellipse des orbites? Je suis porté à le croire. Le mot orphique offre d'ailleurs une remarque nouvelle. Macrobe dit (Som. Scipion., c. 14 et c. 20) que le soleil est la cervelle de l'univers, et que c'est par analogie que dans l'homme le crâne est rond, comme l'astre siége de l'intelligence: or, le mot ærph (par aïn) signifie en hébreu le cerveau et son siège (cervix); alors Orphée est le même que Bedou ou Baits; et les bonzes sont ces mêmes orphiques que Plutarque nous peint comme des charlatans qui ne mangeaient point de viande, vendaient des talismans, des pierres, etc., et trompaient les particuliers et même les gouvernements. Voy. un savant Mémoire de Fréret, sur les Orphiques. Acad des Inscrip. tom. xxiii, in-4º.

Pag. 201, lig. 10. (Sur là tête une sphère d'or.) Voy. Porphyre, dans Eusèbe, Præpar. evangel., lib. iii, pag., 115.

Pag. 203, lig. 13. (De la tout le système de l'immortalité de l'ame.) Dans le système des premiers spiritualistes, l'ame n'était point créée avec le corps, ou en même temps que lui, pour y être insérée; elle existait antérieurement et de toute éternité. Voici, en peu de mots, la doctrine qu'expose Macrobe à cet égard. Som. Scip. passim.

«Il existe un fluide lumineux, igné, et très subtil, qui, sous[337] le nom d'æther et de spiritus, remplit l'univers; il compose la substance du soleil et des astres; il est le principe et l'agent essentiel de tout mouvement, de toute vie; il est la Divinité. Quand un corps doit être animé sur la terre, une molécule ronde de ce fluide gravite par la voie lactée vers la sphère lunaire; et parvenue là, elle se combine avec un air plus grossier, et devient propre à s'associer à la matière: alors elle entre dans le corps qui se forme, le remplit tout entier, l'anime, croît, souffre, grandit et diminue avec lui: lorsque ensuite il périt et que ses éléments grossiers se dissolvent, cette molécule incorruptible s'en sépare, et elle se réunirait de suite au grand océan de l'éther, si sa combinaison avec l'air lunaire ne la retenait: c'est cet air (ou gaz) qui, conservant les formes du corps, reste dans l'état d'ombre ou de fantôme, image parfaite du défunt. Les Grecs appelaient cette ombre l'image ou l'idole de l'ame; les pythagoriciens la nommaient son char, son enveloppe; et l'école rabbinique son vaisseau, sa nacelle. Lorsque l'homme avait bien vécu, cette ame entière, c'est-à-dire, son char et son éther, remontaient à la lune, où il s'en faisait une séparation; le char vivait dans l'élysée lunaire, et l'éther retournait aux fixes, c'est-à-dire à Dieu; car, dit Macrobe, plusieurs appellent Dieu le ciel des fixes (c. 14).

«Si l'homme n'avait pas bien vécu, l'ame restait sur terre pour se purifier, et elle errait çà et là à la manière des ombres d'Homère, qui connut toute cette doctrine, en Asie, trois siècles avant que Phérécyde et Pythagore l'eussent rajeunie en Grèce. Hérodote dit, à cette occasion, que tout le roman de l'ame et de ses transmigrations a été inventé par les Égyptiens, et répandu en Grèce par des hommes qui s'en sont prétendus les auteurs. Je sais leurs noms, dit-il, mais je veux les taire (lib. ii). Cicéron y supplée, en nous apprenant positivement que ce fut Phérécyde, maître de Pythagore (Tuscul., lib. i, § 16). Dans la Syrie et dans la Judée, nous trouvons une preuve palpable de son existence, cinq siècles avant Pythagore, en cette phrase de Salomon, où il dit: «Qui sait si l'esprit de l'homme monte dans les régions supérieures? Pour moi, méditant sur la condition des hommes, j'ai vu qu'elle était la même que celle des animaux. Leur fin est la même;[338] l'homme périt comme l'animal; ce qui reste de l'un n'est pas plus que ce qui reste de l'autre; tout est néant.» Eccles., c. III, V. II.

Et telle avait été l'opinion de Moïse, comme l'a bien observé le traducteur d'Hérodote (Larcher, dans sa première édition, note 389 du liv. II), où il dit aussi que l'immortalité ne s'introduisit chez les Hébreux que par la communication des Assyriens. Du reste, tout le système pythagoricien, bien analysé, n'est qu'un pur système de physique mal entendu.

Pag. 206, lig. 27. (Ses noms mêmes, tous dérivés.) En dernière analyse, tous les noms de la Divinité reviennent à celui d'un objet matériel quelconque, qui en fut censé le siège. Nous en avons vu une foule d'exemples: donnons-en un encore dans notre propre mot dieu. Ce terme, comme on le sait, est le deus des Latins, qui lui-même est le theos des Grecs. Or, de l'aveu de Platon (in Cratylo), de Macrobe (Saturn. lib. I, c. 24), et de Plutarque (Isis et Osiris), sa racine est théin, qui signifie errer, comme planéin; c'est-à-dire qu'il est synonyme à planètes, parce que, ajoutent ces auteurs, les anciens Grecs, ainsi que les barbares, adoraient spécialement les planètes. Je sais que l'on a beaucoup décrié cette recherche des étymologies; mais si, comme il est vrai, les mots sont les signes représentatifs des idées, la généalogie des uns devient celle des autres, et un bon dictionnaire étymologique serait la plus parfaite histoire de l'entendement humain. Seulement il faut porter dans cette recherche des précautions que l'on n'a pas prises jusqu'à ce jour, et entre autres il faut avoir fait une comparaison exacte de la valeur des lettres des divers alphabets. Mais, pour continuer notre sujet, nous ajouterons que dans le phénicien, le mot thàh (par aïn) signifié aussi errer, et qu'il paraît être la source de théin: si l'on veut que déus dérive du grec Zeus, nom propre de Youpiter, ayant pour racine zaw, je vis, il reviendra précisément au sens de you, qui signifiera l'ame du monde, le feu principe. Div-us, qui ne signifie que génie, dieu du second ordre, me paraît venir de l'oriental div pour dib, loup et chacal, l'un des emblèmes du soleil. À Thèbes, dit Macrobe, le soleil était peint sous la forme d'un loup ou[339] chacal (car il n'y a pas de loups en Égypte). La raison de cet emblème est sans doute que le chacal annonce par ses cris le lever du soleil, ainsi que le coq; et cette raison se confirme par l'analogie du mot lykos, loup, et lyké, lumière du matin, d'où est venu lux.

Dius, qui s'entend aussi du soleil, doit venir de dîh, épervier. «Les Égyptiens, dit Porphyre (Euseb., Præp. evang., p. 92), peignent le soleil sous l'emblème d'un épervier, parce que cet oiseau vole au plus haut des airs, où abonde la lumière.» Et, en effet, on voit sans cesse au Kaire des milliers de ces oiseaux planer dans l'air, d'où ils ne descendent que pour importuner par leur cri qui imite la syllabe dîh; et ici comme dans l'exemple précédent, se retrouve l'analogie des mots dies, jour, lumière, et dius, dieu, soleil.

Pag. 207, lig. 16. (Hâtèrent par leurs disputes le progrès des sciences et des découvertes.) L'une des preuves les plus plausibles que ces systèmes furent inventés en Égypte, réside surtout en ce que ce pays est le seul où l'on voie un corps complet de doctrine formé dès la plus haute antiquité.

Clément d'Alexandrie nous a transmis (Stromat. lib. VI) un détail curieux de 42 volumes que l'on portait dans la procession d'Isis. «Le chef, dit-il, ou chantre, porte un des instruments, symboles de la musique, et deux livres de Mercure, contenant, l'un des hymnes aux dieux, l'autre la liste des rois. Après lui l'horoscope (l'observateur du temps) porte une palme et une horloge, symboles de l'astrologie; il doit savoir par cœur les quatre livres de Mercure qui traitent de l'astrologie, le premier sur l'ordre des planètes, le second sur les levers du soleil et de la lune, et les deux autres sur les levers et aspects des astres. L'écrivain sacré vient ensuite, ayant des plumes sur la tête (comme Kneph), et en main un livre, de l'encre et un roseau pour écrire (ainsi que le pratiquent encore les Arabes); il doit connaître les hiéroglyphes, la description de l'univers, le cours du soleil, de la lune, des planètes; la division de l'Égypte (en 36 nomes), le cours du Nil, les instruments, les ornements sacrés, les lieux saints, les mesures, etc. Puis vient le porte-étole, qui porte la[340] coudée de justice, ou mesure du Nil, et un calice pour les libations: dix volumes concernent les sacrifices, les hymnes, les prières, les offrandes, les cérémonies, les fêtes. Enfin arrive le prophète, qui porte dans son sein et à découvert une cruche: il est suivi par ceux qui portent les pains (comme aux noces de Cana). Ce prophète, en qualité de président des mystères, apprend dix (autres) volumes sacrés qui traitent des lois, des dieux et de toute la discipline des prêtres, etc. Or, il y a en tout quarante-deux volumes, dont trente-six sont appris par ces personnages; les six autres sont du ressort des pastophores: ils traitent de la médecine, de la construction du corps humain (l'anatomie), des maladies, des médicaments, des instruments, etc.»

Nous laissons au lecteur à déduire toutes les conséquences d'une pareille encyclopédie. On l'attribuait à Mercure; mais Iamblique nous avertit que tout livre composé par les prêtres était dédié à ce dieu, qui, à titre de génie ou décan ouvreur du zodiaque, présidait à l'ouverture de toute entreprise: c'est le Janus des Romains, le Guianesa des Indiens, et il est remarquable que Ianus et Guianes sont homonymes. Du reste, il paraît que ces livres sont la source de tout ce que nous ont transmis les Latins et les Grecs dans toutes les sciences, même en alchimie, en nécromancie, etc. Ce que l'on doit le plus regretter est la partie de l'hygiène et de la diététique, dans lesquelles il paraît que les Égyptiens avaient réellement fait de grands progrès et d'utiles observations.

Pag. 208, lig. 18. (Son dieu n'en fut pas moins un dieu égyptien.) «À une certaine époque, dit Plutarque (De Iside), tous les Égyptiens font peindre leurs dieux-animaux. Les Thébains sont les seuls qui ne paient pas de peintres, parce qu'ils adorent un dieu dont les formes ne tombent pas sous les sens et ne se figurent point.» Et voilà le dieu que Moïse, élevé à Héliopolis, adopta par préférence, mais qu'il n'inventa point.

Ibid., lig. 20. (Et Yahouh, décelé par son propre nom.) Telle est la vraie prononciation du Jehovah de nos modernes, qui[341] choquent en cela toutes les règles de la critique, puisqu'il est constant que les anciens, surtout les orientaux Syriens et Phéniciens, ne connurent jamais ni le ni le v, venus des Tartares. L'usage subsistant des Arabes, que nous rétablissons ici, est confirmé par Diodore, qui nomme Iaw le dieu de Moïse (lib. i); et l'on voit que Iaw et Iahouh sont le même mot: l'identité se continue dans celui de Ioupiter; mais afin de la rendre plus complète, nous allons la démontrer par le sens même.

En hébreu, c'est-à-dire dans l'un des dialectes de la langue commune à la basse Asie, le mot Yahouh équivaut à notre périphrase celui qui est lui, l'être existant, c'est-à-dire le principe de la vie, le moteur ou même le mouvement (l'ame universelle des êtres). Or, qu'est-ce que Jupiter? Écoutons les Latins et les Grecs expliquant leur théologie: «Les Égyptiens,» dit Diodore d'après Manethon, prêtre de Memphis, «les Égyptiens, donnant des noms aux cinq éléments, ont appelé l'esprit (ou éther) Youpiter, à raison du sens propre de ce mot; car l'esprit est la source de la vie, l'auteur du principe vital dans les animaux; et c'est par cette raison qu'ils le regardèrent comme le père, le générateur des êtres. Voilà pourquoi Homère dit père et roi des hommes et des dieux.» (Diod., lib. i, sect. i.)

Chez les théologiens, dit Macrobe, Youpiter est l'ame du monde; de là le mot de Virgile: Muses, commençons par Youpiter: tout est plein de Youpiter (Songe de Scipion, c. 17); et dans les Saturnales, il dit: Jupiter est le soleil lui-même; c'est encore ce qui a fait dire à Virgile: «L'esprit alimente la vie (des êtres), et l'ame répandue dans les vastes membres (de l'univers) en agite la masse, et ne forme qu'un corps immense.»

«Youpiter,» disent les vers très-anciens de la secte des orphiques nés en Égypte, vers recueillis par Onomacrite, au temps de Pisistrate; «Youpiter, que l'on peint la foudre à la main, est le commencement, l'origine, la fin et le milieu de toutes choses: puissance une et universelle, il régit tout, le ciel, la terre, le feu, l'eau, les éléments, le jour, la nuit. Voilà ce qui compose son corps immense; ses yeux sont le[342] soleil et la lune; il l'éternité, l'espace. Enfin, ajoute Porphyre, Jupiter est le monde, l'univers, ce qui constitue l'existence et la vie de tous les êtres. Or, continue le même auteur, comme les philosophes dissertaient sur la nature et les parties constituantes de ce dieu, et qu'ils n'imaginaient aucune figure qui représentât tous ses attributs, ils le peignirent sous l'apparence d'un homme.... Il est assis, pour faire allusion à son essence immuable; il est découvert dans la partie supérieure du corps, parce que c'est dans les parties supérieures de l'univers (les astres) qu'il s'offre le plus à découvert. Il est couvert depuis la ceinture, parce qu'il est le plus voilé dans les choses terrestres. Il tient un sceptre de la main gauche, parce que le cœur est de ce côté, et que le cœur est le siége de l'entendement, qui (dans les hommes) règle toutes les actions.» (Voy. Euseb., Præpar. evang., page 100.)

Enfin, voici un passage du géographe philosophe Strabon, qui lève tous les doutes sur l'identité des idées de Moïse et de celles des théologiens païens.

«Moïse, qui fut un des prêtres égyptiens, enseigna que c'était une erreur monstrueuse de représenter la Divinité sous les formes des animaux, comme faisaient les Égyptiens, ou sous les traits de l'homme, ainsi que le pratiquent les Grecs et les Africains: cela seul est la Divinité, disait-il, qui compose le ciel, la terre et tous les êtres, ce que nous appelons le monde, l'universalité des choses, la nature; or, personne d'un esprit raisonnable ne s'avisera d'en représenter l'image par celle de quelqu'une des choses qui nous environnent. C'est pourquoi, rejetant toute espèce de simulacres (idoles), Moïse voulut qu'on adorât cette Divinité sans emblème et sous sa propre nature; il ordonna qu'on lui élevât un temple digne d'elle, etc.» Geograph., lib. xvi, pag. 1104, édit. de 1707.

La théologie de Moïse n'a donc point différé de celle des sectateurs de l'ame du monde, c'est à-dire des stoïciens, et même des Épicuriens.

Quant à l'histoire de Moïse, Diodore la présente sous un jour naturel, quand il dit, lib. xxxiv et xl, «que les Juifs[343] furent chassés d'Égypte dans un temps de disette, où le pays était surchargé d'étrangers, et que Moïse, homme supérieur par sa prudence et par son courage, saisit cette occasion pour établir sa nation dans les montagnes de Judée.» À l'égard des six cent mille hommes armés que l'Exode lui donne, c'est une erreur de copiste, dont le lecteur trouvera la démonstration tirée des livres mêmes, au tom. 1er des Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, pag. 162 et suivantes.

Ibid., lig. 25. (Sous le nom d'Éi.) C'était le monosyllabe écrit sur la porte du temple de Delphes. Plutarque en a fait le sujet d'un traité.

Pag. 209, lig. 13. (Le nom d'Osiris même.) Il se trouve en propres termes au chap. 32 du Deutéronome. «Les ouvrages de Tsour sont parfaits.» On a traduit Tsour par créateur; en effet, il signifie donner des formes; et c'est l'une des définitions d'Osiris dans Plutarque.

Pag. 213, lig. 23. (Satan, l'archange Michel.) «Les noms des anges et des mois, tels que Gabriel, Michel, Yar, Nisan, etc., vinrent de Babylone avec les Juifs,» dit en propres termes le Talmud de Jérusalem. Voyez Beausobre, Hist. du Manich., tom. II, pag. 624, où il prouve que les saints du calendrier sont imités des 365 anges des Perses; et Iamblique, dans ses Mystères égyptiens, sect. 2, ch. 3, parle des anges, archanges, séraphins, etc., comme un vrai chrétien.

Pag. 214, lig. 9. (Consacrèrent la théologie de Zoroastre.) «Toute la philosophie des gymnosophistes,» dit Diogène Laërce, sur l'autorité d'un ancien, «est issue de celle des mages, et plusieurs assurent que celle de Juifs en a aussi tiré son origine;» (lib. I, c. 9.) Mégastène, historien distingué du temps de Séleucus Nicanor, et qui avait écrit particulièrement sur l'Inde, parlant de la philosophie des anciens sur les choses naturelles, joint dans un même sens les brachmanes et les Juifs.

Pag. 215, lig. 13. (Ramener l'âge d'or sur la terre.) Voilà[344] la raison de tous ces oracles païens que l'on a appliqués à Jésus, et, entre autres, de la quatrième églogue de Virgile et des vers sibyllins si célèbres chez les anciens.

Pag. 216 lig. 21. (Au bout des six mille ans prétendus.) Lisez à ce sujet le chapitre 17 du tome I des Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, où est expliquée la Mythologie de la création. La version des Septante comptait cinq mille et près de six cents ans; et ce calcul était le plus suivi: on sait combien, dans les premiers siècles de l'Église, cette opinion de la fin du monde agita les esprits. Par la suite, les saints conciles s'étant rassurés, ils la taxèrent d'hérésie dans la secte des millénaires; ce qui forme un cas bien singulier; car, d'après les propres Évangiles que nous suivons, il est évident que Jésus eût été un millénaire, c'est-à-dire un hérétique.

Pag. 217, lig. 22. (Figuré par la constellation du serpent.) «Les Perses, dit Chardin, appellent la constellation du serpent Ophiuchus, serpent d'Ève;» et ceser pent Ophiuchus ou Ophioneus jouait le même rôle dans la théologie des Phéniciens; car Phérécydes, leur disciple et le maître de Pythagore, disait: «qu'Ophioneus serpentinus avait été le chef des rebelles à Jupiter.» Voy. Mars. Ficin. Apol. Socrat., p. m, 797, col. 2. Et j'ajouterai qu'oephah (par aïn) signifie en hébreu vipère, serpent.

Au sens physique, séduire, seducere, n'est qu'attirer à soi, mener avec soi.

Voy. dans Hyde, pag. 111, édit. de 1760, De religione veterum Persarum, le tableau de Mithra, cité ici.

Pag. 218, ligne 12. (Persée monte de l'autre côté.) Bien plus, la tête de Méduse, cette tête de femme jadis si belle, que Persée coupa et qu'il tient à la main, n'est que celle de la Vierge, dont la tête tombe sous l'horizon précisément lorsque Persée se lève; et les serpents qui l'entourent sont Ophiuchus et le dragon polaire, qui alors occupent le zénith. Ceci nous indique la manière dont les anciens astrologues ont composé toutes leurs figures et toutes leurs fables; ils prenaient les con[345]stellations qui se trouvaient en même temps sur la bande de l'horizon, et en assemblant les parties, ils en formaient des groupes qui leur servaient d'almanach, en caractères hiéroglyphiques: voilà le secret de tous leurs tableaux, et la solution de tous les monstres mythologiques. La Vierge est encore Andromède délivrée par Persée de la baleine qui la poursuit (pro-sequitur).

Ibid., lig. 26. (Allaité par une vierge chaste.) Tel était le tableau de la sphère persique, cité par Aben-Ezra, dans le Coelum poeticum de Blaeu, pag. 71. «La case du premier décan de la Vierge, dit cet écrivain, représente cette belle vierge à longue chevelure, assise dans un fauteuil, deux épis dans une main, allaitant un enfant appelé Iésus par quelques nations, et Christ en grec.»

Il existe à la Bibliothèque du Roi un manuscrit arabe, nº 1165, dans lequel sont peints les douze signes, et celui de la vierge représente une jeune fille ayant à côté d'elle un enfant; d'ailleurs, toute la scène de la naissance de Jésus se trouve rassemblée dans le ciel voisin. L'étable est la constellation du cocher et de la chèvre, jadis le bouc; constellation appelée proesepe Jovis Heniochi, étable d'Iou; et ce mot Iou se retrouve dans le nom d'Iou-seph (Joseph). Non loin est l'âne de Typhon (la grande ourse), et le bœuf ou taureau, accompagnements antiques de la crèche. Pierre, portier, est Janus avec ses clefs et son front chauve: les douze apôtres sont les génies des douze mois, etc. Cette vierge a joué les rôles les plus variés dans toutes les mythologies; elle a été l'Isis des Égyptiens, laquelle disait dans l'inscription citée par Julien: Le fruit que j'ai enfanté est le soleil. La plupart des traits cités par Plutarque lui sont relatifs, de même que ceux d'Osiris conviennent à Bootes. Aussi les sept étoiles principales de l'ourse, appelées chariot de David, s'appelaient-elles chariot d'Osiris (voy. Kirker); et la couronne qu'il a derrière lui était formée de lierre, appelé chen-Osiris, arbre d'Osiris. La Vierge a aussi été Cérès, dont les mystères furent les mêmes que ceux d'Isis et de Mithra; elle a été la Diane d'Éphèse; la grande déesse de Syrie, Cybèle traînée par les lions; Minerve, mère de Bacchus; Astrée, vierge[346] pure, qui fut enlevée au ciel à la fin de l'âge d'or; Thémis aux pieds de qui est la balance qu'on lui mit en main; la Sibylle de Virgile, qui descend aux enfers ou sous l'hémisphère avec son rameau à la main, etc.

Pag. 219, lig. 2. (Vivrait abaissé, humble.) Ce mot humble vient du latin humi-lis, humi-jacens, couché ou penché à terre; et toujours le sens physique se montre la racine du sens abstrait et moral.

Ibid., lig. 16. (Renaissait ou résurgeait dans la voûte des cieux.) Resurgere, se lever une seconde fois, n'a signifié revenir à la vie que par une métaphore hardie; et l'on voit l'effet perpétuel des sens équivoques de tous les mots employés dans les traditions.

Ibid., lig. 20. (Chris, c'est-à-dire le conservateur.) Selon leur usage constant, les Grecs ont rendu par x ou jota espagnol le aspiré des Orientaux, qui disaient hàris; en hébreu, héres s'entend du soleil; mais en arabe, le mot radical signifie garder, conserver, et hâris, gardien, conservateur. C'est l'épithète propre de Vichenou; et ceci démontre à la fois l'identité des trinités indienne et chrétienne, et leur commune origine. Il est évident que c'est un même système, qui, divisé en deux branches, l'une à l'orient, l'autre à l'occident, a pris deux formes diverses: son tronc principal est le système pythagoricien de l'ame du monde, ou Ioupiter. Cette épithète de piter ou père ayant passé au Démi-Ourgos des platoniciens, il en naquit une équivoque qui fit chercher le fils. Pour les philosophes, ce fut l'entendement, nous et logos, dont les Latins firent leur verbum; et l'on touche ici au doigt et à l'œil l'origine du père éternel et du verbe son fils, qui procède de lui (mens ex Deo nata, dit Macrobe); l'anima ou spiritus mundi fut le Saint-Esprit; et voilà pourquoi Mânes, Basilide, Valentin, et d'autres prétendus hérétiques des premiers siècles, qui remontaient aux sources, disaient que Dieu le père était la lumière inaccessible et suprême du ciel (premier cercle, l'aplanès); que le fils était la lumière seconde résidante dans le soleil, et le Saint-Esprit[347] l'air qui enveloppe la terre. (Voy. Beausobre, t. ii, p. 586.) De là, chez les Syriens, son emblème de pigeon, oiseau de Vénus Uranie, c'est-à-dire de l'air. «Les Syriens (dit Nigidius in Germanico) disent qu'une colombe couva plusieurs jours dans l'Euphrate un œuf de poisson, d'où naquit Vénus.» Aussi ne mangent-ils pas de pigeon, dit Sextus Empiricus, Inst. Pyrrh., lib. iii, c. 23; et ceci nous indique une période commencée au signe des poissons (solstice d'hiver). Remarquons d'ailleurs que si Chris vient de Harisch par un chin, il signifiera fabricateur; épithète propre du soleil. Ces variantes, qui ont dû embarrasser les anciens, prouvent toujours également qu'il est le véritable type de Jésus, ainsi qu'on l'avait déja aperçu dès le temps de Tertullien. «Plusieurs,» dit cet écrivain, «pensent, avec plus de vraisemblance, que le soleil est notre Dieu; et ils nous renvoient à la religion des Perses.» (Apologétique, c. 16.)

Ibid., lig. 26. (L'une des périodes solaires). Voy. l'ode curieuse de Martianus Capella au soleil, traduite par Gébelin, volume du Calendrier, pag. 547 et 548.

Pag. 228, lig. 17. (Des sacrifices humains.) Lisez la froide déclamation d'Eusèbe, Proep. ev., lib. I, pag. ii, qui prétend que depuis que Christ est venu, il n'y a plus eu ni guerres, ni tyrans, ni anthropophages, ni pédérastes, ni incestueux, ni sauvages mangeant leurs parents, etc. Quand on lit ces premiers docteurs de l'Église, on ne cesse de s'étonner de leur mauvaise foi ou de leur aveuglement. Un travail curieux serait de publier aujourd'hui un demi-volume de leurs passages les plus remarquables, pour mettre en évidence leur folie. La vérité est que le christianisme n'a rien inventé en morale, et que tout son mérite a été de mettre en pratique des principes dont le succès a été dû aux circonstances du temps; c'est-à-dire que le despotisme orgueilleux et dur des Romains, dans ses diverses branches militaires, judiciaires et administratives, ayant lassé la patience des peuples, il se fit, dans les classes inférieures ou populaires, un mouvement de réaction absolument semblable à celui qui, depuis vingt-cinq ans, a lieu en Europe de la[348] part des peuples contre l'oppression des deux castes dites sacerdotale et féodale.

Pag. 230, lig. 19. (Association d'hommes assermentés pour nous faire la guerre.) C'était l'ordre de Malte, dont les chevaliers faisaient vœu de tuer ou de réduire en esclavage des musulmans, pour la gloire de Dieu.

Pag. 232, lig. 12. (Un tarif de crimes.) Tant qu'il existera des moyens de se purger de tout crime, de se racheter de tout châtiment avec de l'argent ou de frivoles pratiques; tant que les grands et les rois croiront se faire absoudre de leurs oppressions et de leurs homicides en bâtissant des temples, en faisant des fondations; tant que les particuliers croiront pouvoir tromper et voler, pourvu qu'ils jeûnent le carême, qu'ils aillent à confesse, qu'ils reçoivent l'extrème-onction, il est impossible qu'il existe aucune morale privée ou publique, aucune saine législation pratique. Au reste, pour voir les effets de ces doctrines, lisez l'Histoire de la puissance temporelle des Papes, 2 vol. in-8º, Paris, 1811.

Ibid., lig. 19. (Jusque dans le sanctuaire du lit nuptial.) La confession est une très-ancienne invention des prêtres, qui n'ont pas manqué de saisir ce moyen de gouverner.... Elle était pratiquée dans les mystères égyptiens, grecs, phrygiens, persans, etc. Plutarque nous a conservé le mot remarquable d'un Spartiate qu'un prêtre voulait confesser. Est-ce à toi ou à Dieu que je me confesserai? À Dieu, répondit le prêtre. En ce cas, dit le Spartiate, homme, retire-toi. (Dits remarquables des Lacédémoniens.) Les premiers chrétiens confessèrent leurs fautes publiquement comme les esséniens. Ensuite commencèrent de s'établir des prêtres, avec l'autorité d'absoudre du péché d'idolâtrie.... Au temps de Théodose, une femme s'étant publiquement confessée d'avoir eu commerce avec un diacre, l'évêque Nectaire, et son successeur Chrysostôme, permirent de communier sans confession. Ce ne fut qu'au septième siècle que les abbés des couvents imposèrent aux moines et moinesses la confession deux fois l'année; et ce ne fut que plus tard en[349]core que les évêques de Rome la généralisèrent. Quant aux musulmans, qui ont en horreur cette pratique, et qui n'accordent aux femmes ni un caractère moral, ni presque une ame, ils ne peuvent concevoir qu'un honnête homme puisse entendre le récit des actions et des pensées les plus secrètes d'une fille ou d'une femme. Nous, Français, chez qui l'éducation et les sentimens rendent beaucoup de femmes meilleures que les hommes, ne pourrions-nous pas nous étonner qu'une honnête femme pût les soumettre à l'impertinente curiosité d'un moine ou d'un prêtre?

Pag. 233, lig. 1. (Corporations ennemies de la société.) Veut-on connaître l'esprit général des prêtres envers les autres hommes, qu'ils désignent toujours par le nom de peuple, écoutons les docteurs de l'Église eux-mêmes. «Le peuple, dit l'évêque Synnésius (in Calvit., pag. 515), veut absolument qu'on le trompe; on ne peut en agir autrement avec lui.... Les anciens prêtres d'Égypte en ont toujours usé ainsi; c'est pour cela qu'ils s'enfermaient dans leurs temples, et y composaient, à son insu, leurs mystères; (et oubliant ce qu'il vient de dire) si le peuple eût été du secret, il se serait fâché qu'on le trompât. Cependant, comment faire autrement avec le peuple, puisqu'il est peuple? Pour moi, je serai toujours philosophe avec moi, mais je serai prêtre avec le peuple.»

«Il ne faut que du babil pour en imposer au peuple, écrivait Grégoire de Nazianze à Jérôme. (Hieron. ad Nep.) Moins il comprend, plus il admire.... Nos Pères et docteurs ont souvent dit, non ce qu'ils pensaient, mais ce que leur faisaient dire les circonstances et le besoin.»

«On cherchait, dit Sanchoniaton, à exciter l'admiration par le merveilleux.» (Proep. ev., lib. iii.) Tel fut le régime de toute l'antiquité; tel est encore celui des brahmes et des lamas, qui retrace parfaitement celui des prêtres d'Égypte. Pour excuser ce système de fourberie et de mensonge, on dit qu'il serait dangereux d'éclairer le peuple, parce qu'il abuserait de ses lumières. Est-ce à dire qu'instruction et friponnerie sont synonymes? Non; mais comme le peuple est malheureux[350] par la sottise, l'ignorance, et la cupidité de ceux qui le mènent et l'endoctrinent, ceux-ci ne veulent pas qu'il y voie clair. Sans doute il serait dangereux d'attaquer de front la croyance erronée d'une nation; mais il est un art philanthropique et médical de préparer les yeux à la lumière, comme les bras à la liberté. Si jamais il se forme une corporation dans ce sens, elle étonnera le monde par ses succès.

Pag. 234, lig. 3. (Devins, magiciens. Qu'est-ce qu'un) magicien, dans le sens que le peuple donne à ce mot? C'est un homme qui, par des paroles et de gestes, prétend agir sur les êtres surnaturels, et les forcer de descendre à sa voix, d'obéir à ses ordres. Voilà ce qu'ont fait tous les anciens prêtres, ce que font encore ceux de tous les idolâtres, et ce qui, de notre part, leur mérite le nom de magiciens. Maintenant quand un prêtre chrétien prétend faire descendre Dieu du ciel, le fixer sur un morceau de levain, et rendre, avec ce talisman, les ames pures et en état de grace, que fait-il lui-même, sinon un acte de magie? Et quelle différence y a-t-il entre lui et un chaman tartare, qui invoque les génies, ou un brahme indien, qui fait descendre Vichenou dans un vase d'eau, pour chasser les mauvais esprits? Mais telle est la magie de l'habitude et de l'éducation, que nous trouvons simple et raisonnable en nous, ce qui dans autrui nous paraît extravagant et absurde....

Ibid., lig. 25. (Denrées du plus grand prix.) Ce serait une curieuse histoire que l'histoire comparée des agnus du pape et des pastilles du grand-lama! En étendant cette idée à toutes les pratiques religieuses, il y a un très-bon ouvrage à faire: ce serait d'accoler par colonnes les traits analogues ou contrastants de croyance et de superstition de tous les peuples. Un autre genre de superstition dont il serait également utile de les guérir, est le respect exagéré pour les grands; et, pour cet effet, il suffirait d'écrire les détails de la vie privée de ceux qui gouvernent le monde, princes, courtisans et ministres. Il n'est point de travail plus philosophique que celui-là: aussi avons-nous vu quels cris ils jetèrent quand on publia les Anecdotes de la cour[351] de Berlin. Que serait-ce si nous avions celles de chaque cour? Si le peuple voyait à découvert toutes les misères et toutes les turpitudes de ses idoles, il ne serait pas tenté de désirer leurs fausses jouissances, dont l'aspect mensonger le tourmente, et l'empêche de jouir du bonheur plus vrai de sa condition.

FIN DES NOTES.[353][352]

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LETTRE

AU

DOCTEUR PRIESTLEY.

[355][354]

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REPONSE

DE VOLNEY

AU DOCTEUR PRIESTLEY, [37]

Sur un pamphet intitulé: Observations sur les progrès de l'infidélité, avec des remarques critiques sur les écrits de divers incrédules modernes, et particulièrement sur LES RUINES de m. de Volney, portant cette épigraphe:

L'esprit peu pénétrant se tient volontiers à la surface des
choses: il n'aime pas à les creuser, parce qu'il redoute le
travail, la peine, et quelquefois il redoute plus encore
la vérité.

J'ai reçu dans son temps, M. le docteur, votre brochure sur les Progrès de l'infidélité, ainsi que le billet, sans date, qui l'accompagnait. Ma réponse a été différée par des incidents d'affaires et même de santé que sûrement vous excuserez. D'ailleurs ce délai n'a pas d'inconvénients: l'affaire qui est entre nous n'est pas de celles qui pressent. Le monde n'en irait pas moins bien avec ou sans ma réponse, comme avec ou sans votre livre.[356] J'aurais même pu me dispenser de vous répondre du tout, et j'y eusse été autorisé par la manière dont vous avez posé la question entre nous, et par l'opinion assez généralement reçue que dans certaines occasions, et avec certaines personnes la plus noble réponse est le silence. Vous-même paraissez l'avoir senti, vu l'extrême précaution que vous avez prise de m'interdire cette ressource; mais comme dans nos mœurs françaises une réponse quelconque est toujours un acte de civilité, je n'ai point voulu perdre, vis-à-vis de vous, l'avantage de la politesse; d'ailleurs, quoique le silence soit quelquefois très-expressif, tout le monde n'entend pas son éloquence; et le public, qui n'a pas le temps d'approfondir des débats souvent de peu d'intérêt, a le droit raisonnable d'exiger du moins un premier éclaircissement, sauf ensuite, si la question dégénère en clameurs opiniâtres d'un amour-propre blessé, d'accorder le droit de se taire à celui en qui il devient un acte de modération.

J'ai donc lu vos remarques critiques sur mon livre des Ruines que vous classez charitablement au rang des écrits des incrédules modernes; et puisque vous voulez absolument que je vous exprime devant le public mes opinions, je vais remplir cette tâche peu agréable avec le plus de brièveté qu'il me sera possible, pour économiser le temps de nos lecteurs communs.[357]

D'abord, M. le docteur, il me paraît résulter clairement de votre brochure que c'est bien moins mon livre que vous avez eu dessein d'attaquer, que mon caractère moral et ma propre personne; et afin que le public prononce à cet égard avec connaissance de cause, je vais lui soumettre ici divers passages propres à l'éclairer.

1º Vous dites, page 12 de la préface de vos sermons: «Au reste il y a des incrédules plus ignorants que M. Paine, tels que MM. Volney, Lequinio et autres en France qui prétendent, etc.»

2º Dans la préface de vos Observations sur les progrès de l'infidélité: «Je puis dire avec vérité que dans les écrits de Hume, de M. Gibbon, de Voltaire, de M. Volney, il n'y a pas un seul bon raisonnement: tous sont remplis d'erreurs grossières et de faux exposés.»

Idem, page 38: «Si M. Volney eût donné quelque attention à l'histoire des premiers temps du christianisme, jamais il n'eût douté, etc. Mais il est aussi inutile de raisonner avec un tel homme, qu'avec un Chinois ou même un Hottentot.»

Idem, page 119: «M. Volney, si nous en jugeons par ses nombreuses citations d'écrivains anciens dans toutes les langues savantes de l'ancien monde oriental et occidental, doit les savoir toutes; car il ne parle jamais de traduction: cependant, à juger de son savoir par cet échan[358]tillon, il ne peut avoir la plus petite teinture de l'hébreu ni même du grec[38]

Enfin, après m'avoir placardé et affiché dans votre titre même pour un infidèle et un incrédule; après m'avoir indiqué dans votre épigraphe pour l'un de ces esprits superficiels qui ne savent pas trouver, qui même ne veulent pas voir la vérité, vous dites, page 124, immédiatement à la suite d'un article où vous avez parlé de moi sous toutes ces dénominations: «De nos jours le progrès de l'infidélité est accompagné d'une circonstance qui, dans aucun autre temps, n'avait été aussi fréquente, du moins en Angleterre, savoir que les incrédules, en fait de révélation, commencent par nier l'existence et la Providence de Dieu, c'est-à-dire deviennent proprement athées.»

De manière que, selon vous, je suis un Hottentot, un Chinois, un incrédule, un athée, un ignorant, un homme de mauvaise foi, qui n'écrit que des faussetés et des sottises, etc., etc.

Or, je vous demande, M. le docteur, qu'importait tout cela au fond de la question? qu'a de commun mon livre avec ma personne? et puis, comment voulez-vous traiter avec un homme de si mauvaise compagnie?[359]

En second lieu, l'invitation ou plutôt la sommation que vous me faites d'indiquer au public les méprises où je croirai que vous êtes tombé à l'égard de mes opinions, m'offre plusieurs remarques.

1º Vous supposez que le public attache une haute importance à vos méprises et à mes opinions. Mais je ne puis agir sur une supposition, ne suis-je pas un incrédule?

2º Vous dites que le public attendra cela de moi. Où sont vos pouvoirs de faire agir et parler le public? est-ce là aussi une révélation?

3º Vous voulez que je redresse vos méprises: je ne m'en connais point l'obligation; je ne vous les ai pas reprochées. Sans doute il n'est pas exact de m'attribuer à choix ou indistinctement, comme vous l'avez fait, toutes les opinions semées dans mon livre, parce qu'ayant fait parler des personnages très-divers, j'ai dû leur donner des langages très-différents à raison de leurs différents caractères. Le rôle qui m'y appartient, puisque j'y parle moi-même, est celui du voyageur assis sur les ruines, méditant sur les causes des malheurs de l'humanité. Pour être conséquent, vous eussiez dû m'attribuer celui du sauvage hottentot ou samoyède qui argumente contre les docteurs, chap. 23, et je l'eusse accepté. Vous avez préféré celui de l'érudit historien, chap. 22; mais je ne puis voir là une méprise: j'y vois au[360] contraire un projet insidieusement calculé, d'engager entre vous et moi, devant le public américain, un duel d'amour-propre dans lequel vous exciteriez tout l'intérêt des spectateurs, en soutenant la cause qu'ils approuvent, tandis que celle que vous m'imposez ne m'attirerait, même dans son succès, que des sentiments disgracieux. Telle est l'astuce de votre plan, que, m'attaquant comme incrédule à l'existence de Jésus, vous vous conciliez d'emblée la faveur de toutes les sectes chrétiennes, quoique, dans le fait, votre propre incrédulité à sa nature divine ne ruine pas moins le christianisme que l'opinion profane qui ne voit pas dans l'histoire les témoignages exigés par les lois anglaises, pour constater l'existence d'un fait; et que d'ailleurs il y ait un orgueil d'un genre extraordinaire dans la comparaison tacite, mais palpable, que vous faites de vous à saint Paul et à Jésus-Christ, par la ressemblance des mêmes travaux pour les mêmes objets. Préface, p. x.

Cependant, comme en fait d'attaque, la première impression a toujours un grand avantage, vous avez droit de vous promettre encore d'obtenir la couronne de l'apostolat: malheureusement pour votre plan, je ne me sens aucune disposition pour celle du martyre; et quelque glorieux qu'il me fût de tomber sous les coups de celui qui a terrassé Hume, Gibbon, Voltaire, et même Fré[361]déric II, je me trouve obligé de refuser son cartel théologique, et cela pour une foule de bonnes raisons:

1º Parce que les querelles religieuses sont interminables, attendu que les préjugés de l'enfance et de l'éducation en excluent presque invinciblement une raison impartiale; que de plus, la vanité des champions se trouve, par la publicité même, intéressée à ne jamais se désister d'une première assertion; entêtement qui engendre l'esprit de secte et de faction.

2º Parce que personne au monde n'a le droit de me demander compte de mes opinions religieuses; que toute inquisition, à cet égard, est une prétention à la souveraineté, un premier pas à la persécution; et que la tolérance de ce pays, que vous invoquez, a bien moins pour but d'engager à parler que d'inviter à se taire.

3º Parce qu'en supposant que j'aie l'opinion que vous m'attribuez, je ne veux pas engager ma vanité à ne jamais s'en dédire, ni m'ôter la ressource de me convertir un jour sur un plus ample informé.

4º Parce que, en soutenant votre propre thèse, M. le docteur, si vous alliez être battu devant l'auditoire chrétien, ce serait un scandale effroyable; et je n'aime point le scandale, même pour faire le bien.

5º Parce que, dans notre combat métaphysique,[362] les armes seraient par trop inégales; parlant votre langue naturelle qu'à peine je bégaye, vous feriez des volumes quand je ne ferais que des pages, et le public qui ne nous lirait point, prendrait le poids des livres pour celui des raisons.

6º Parce qu'encore, étant doué du don de la foi à une assez honnête dose, vous croiriez en un quart d'heure plus d'articles que ma logique n'en analyserait dans une semaine.

7º Parce que, si vous alliez m'obliger d'assister à vos sermons, comme à lire votre livre, le public dévot ne croirait jamais qu'un homme poudré et vêtu comme tout autre mondain, pût avoir raison contre un homme à grand chapeau[39], à cheveux plats, à face mortifiée, quoique l'Évangile, en parlant des Pharisiens de ce temps-là, dise qu'il faut se parfumer quand on jeûne[40].

8º Parce qu'une dispute serait toute jouissance pour vous qui n'avez rien autre chose à faire, tandis qu'elle serait toute perte pour moi qui puis employer mon temps d'une manière autrement utile.

Je ne vous ferai donc point ma confession,[363] M. le docteur, sur l'objet religieux de votre question; mais, en revanche, je puis vous dire mon avis comme littérateur sur le fond même de votre livre. Ayant lu autrefois beaucoup d'ouvrages théologiques, j'étais curieux de savoir si, par quelque procédé chimique, vous aviez aussi découvert des êtres réels dans ce monde d'êtres invisibles: malheureusement je me trouve obligé de déclarer au public, qui, selon votre expression, préface, p. xix, espère d'être instruit, d'être conduit à la vérité et non à l'erreur par moi, que je n'y ai pas vu un seul argument neuf, mais seulement la répétition de tout ce qu'ont dit et rebattu des milliers de gros volumes, dont tout le fruit a été de procurer à leurs auteurs une courte mention dans le dictionnaire des hérésies. Vous supposez partout comme prouvé ce qui est en question, avec cette circonstance singulière, que faisant feu, comme le dit Gibbon, de votre double batterie contre ceux qui croient trop et contre ceux qui ne croient pas assez, vous donnez pour mesure précise de la vérité votre propre sensation, en sorte qu'il faudra avoir tout juste votre taille pour, passer par la porte de la nouvelle Jérusalem que vous bâtissez à Northumberland.

Après cela votre réputation comme théologien eût pu me devenir un problème; mais je me suis rappelé le principe de l'association des idées, si bien développé par Locke, que vous estimez, et[364] que par cette raison je me trouve heureux de vous citer, quoique ce soit à lui que je doive ce pernicieux usage de ma raison qui me fait refuser de croire ce que je ne comprends pas: j'ai donc compris que le public, ayant d'abord attaché l'idée du talent au nom de M. Priestley, docteur en chimie, avait continué de l'unir et de l'associer au nom de M. Priestley, devenu docteur en théologie; ce qui pourtant n'est pas la même chose, et ce qui est un mécanisme d'autant plus vicieux qu'il pourrait par la suite donner lieu à l'inverse[41]. Heureusement, vous avez vous-même élevé une barrière de séparation entre vos admirateurs, en avertissant, des la première page de votre pamphlet actuel, qu'il était spécialement destiné aux croyants. Pour coopérer à ce but judicieux, je dois néanmoins vous faire observer qu'il est deux passages essentiels à en retrancher, vu qu'ils donnent une grande prise aux arguments des incrédules.

Vous dites, préface, page xii: «Ce qui est manifestement[365] contraire à la raison naturelle ne peut être reçu par elle:» Et page 62. «Quant à l'intellect, les hommes et les animaux naissent dans le même état, ayant les mêmes sens externes, qui sont les seuls canaux de toutes les idées, et par conséquent la source de toutes les connaissances et de toutes les habitudes, morales qu'ils acquièrent.»

Or, si vous admettez, avec Locke et avec nous autres infidèles, que chacun a le droit de rejeter ce qui répugne à sa raison naturelle, et que toutes nos idées, toutes nos connaissances ne s'acquièrent que par l'intermède de nos sens, que devient le système de la révélation, et tout cet ordre de choses du temps passé si contradictoire à l'état présent, excepté quand on le considère comme un rêve de l'esprit humain ignorant et superstitieux? Avec vos deux seules phrases, M. le docteur, je renverserais tout l'édifice de votre foi.

Mais ne redoutez point de ma part cette abondance de zèle: par la raison que je n'ai point la fantaisie du martyre, je n'ai point non plus celle des conversions; elle appartient à ces tempéraments ardents, ou plutôt acrimonieux, qui prennent la violence de leur persuasion pour l'enthousiasme de la vérité; la manie de faire du bruit, pour la passion de la gloire; et pour l'amour du prochain, la haine de ses opinions et le désir secret de le gouverner. Pour moi, qui n'ai point[366] reçu de la nature les qualités inquiètes d'un apôtre, et qui n'eus point en Europe le caractère d'un dissenteur, je ne suis venu en Amérique, ni pour agiter les consciences, ni pour fonder une secte, pas même pour établir une colonie où, sous prétexte de religion, je me ferais un petit empire. On ne m'a vu évangéliser mes idées, ni dans les temples, ni dans les places publiques, et je n'ai point exercé ce charlatanisme de bienfaisance par lequel un prédicateur connu[42], mettant à contribution la générosité du public, s'est procuré ici les honneurs d'un auditoire plus nombreux, et le mérite de distribuer, à son gré, un argent qui ne lui coûte rien, et qui lui attire une gratitude et des remercîments dérobés à la main des vrais donateurs.

Comme étranger ou comme citoyen, ami sincère de la paix, je ne porte dans la société, ni l'esprit de dissension, ni le désir de causer des secousses; et parce que je respecte en chacun ce que je veux qu'il respecte en moi, le nom de la liberté n'est pour moi que le synonyme de la justice: comme homme, soit modération, soit paresse, spectateur du monde plutôt qu'acteur, je suis de jour en jour moins tenté de conduire les[367] ames et les corps des autres: n'est-ce pas assez pour chacun de gouverner ses fantaisies et ses propres passions? Si par l'une de ces fantaisies, croyant être utile, je publie quelquefois mes pensées, je le fais sans entêtement, et sans exiger cette foi implicite dont vous voudriez bien me communiquer le ridicule, page 123.

Tout mon livre des Ruines, que vous traitez si mal, et qui vous a pourtant amusé, porte évidemment ce caractère: au moyen des opinions contrastantes que j'y ai jetées, il respire en général un esprit de doute et d'incertitude qui me paraît le plus convenable à la faiblesse de l'entendement humain, et le plus propre à son perfectionnement, en ce qu'il y laisse toujours une porte ouverte à des vérités nouvelles; tandis que l'esprit de certitude et de croyance fixe, bornant nos progrès à une première opinion reçue, nous enchaîne au hasard, et pourtant sans retour, au joug de l'erreur ou du mensonge, et cause les plus graves désordres dans l'état social; car, se combinant avec les passions, il engendre le fanatisme, qui, tantôt de bonne foi et tantôt hypocrite, toujours intolérant et despote, attaque tout ce qui n'est pas lui, se fait persécuter quand il est faible, devient persécuteur quand il est fort, et fonde une religion de terreur qui anéantit toutes les facultés, et démoralise toutes les consciences; tellement que, soit sous l'aspect politique, soit sous l'as[368]pect religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de génie; et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissement et d'ignorance.

D'ailleurs, si, comme il est vrai, l'expérience d'autrui et la nôtre nous apprennent chaque jour que ce qui nous a paru vrai dans un temps, nous semble ensuite prouvé faux dans un autre, comment pouvons-nous attribuer à nos jugements cette confiance aveugle et présomptueuse qui poursuit de tant de haine ceux d'autrui? Il est raisonnable, sans doute, et il est honnête d'agir selon la sensation présente et selon sa conviction; mais si, par la nature des choses, cette sensation varie en elle-même et dans ses causes, comment ose-t-on imposer à soi et aux autres une invariable conviction? comment surtout ose-t-on exiger cette conviction dans des cas où il n'y a point réellement de sensation, ainsi qu'il arrive dans les questions purement spéculatives, où l'on ne peut démontrer aucun fait présent?

Aussi lorsqu'ouvrant le livre de la nature, bien plus authentique et bien plus facile à lire que des feuilles de papier noirci de grec ou d'hébreu; lorsque je considère que la différence d'opinions de trente ou quarante religions, et de deux ou trois mille sectes, n'a pas apporté et n'apporte pas encore le plus petit changement dans le monde physique; lorsque je considère que le cours des[369] saisons, la marche du soleil, la quantité de pluie et de beau temps sont les mêmes pour les habitants de chaque pays, chrétiens, musulmans, idolâtres, catholiques, protestants, etc., etc., je suis porté à croire que l'univers est gouverné par d'autres lois de justice et de sagesse que celles que suppose un égoïsme étroit et intolérant: et comme, en vivant avec des hommes de cultes très-divers, j'ai remarqué qu'ils avaient cependant des mœurs très-semblables; c'est-à-dire que dans toute secte chrétienne, mahométane, et même parmi des gens qui n'appartiennent à aucune, j'ai trouvé des hommes qui pratiquaient toutes les vertus privées ou publiques, et cela sans affectation; tandis que d'autres, parlant sans cesse de Dieu et de la religion, se livraient à toutes les habitudes perverses condamnées par leur propre croyance, je me suis persuadé que la partie morale était la seule essentielle comme elle est la seule démontrable des systèmes religieux; et comme de votre aveu même, page 62, le seul but de la religion est de rendre les hommes meilleurs pour les rendre plus heureux, j'ai conclu qu'il n'y avait réellement dans le monde que deux religions, celle du bon sens et de la bienfaisance, et celle de la malice et de l'hypocrisie.

En terminant cette lettre, M. le docteur, je me trouve embarrassé du sentiment que je dois vous offrir; car en me déclarant, page 123, qu'en tout[370] cas vous ne vous souciez guère du mépris de gens comme moi[43], quoique je ne vous en eusse jamais témoigné, vous m'indiquez clairement que vous ne vous souciez pas non plus de mon estime: c'est donc à votre bon goût et à votre discernement que je laisse le soin d'apprécier le sentiment qui convient à ma situation, et qui appartient à votre caractère.

C.-F. VOLNEY.

Philadelphie, 2 mars 1797.

[371]

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DISCOURS

SUR

L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

DES LANGUES.

[373][372]

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AVERTISSEMENT

DE L'AUTEUR.

L'académie française a des séances de trois espèces, qu'il ne faut pas confondre: chaque semaine, elle tient une séance d'office, consacrée à la rédaction du Dictionnaire, objet spécial de son institution; chaque année, elle tient une séance publique, où elle rend compte de ses travaux; enfin, depuis deux ans, le premier mardi de chaque mois elle tient une séance privée, que l'on pourrait appeler réunion de famille. En s'imposant librement celle-ci, avec l'agrément du gouvernement, l'Académie française a eu le double but de resserrer les liens de l'amitié entre ses membres, et d'exciter leur émulation réciproque par la communication confidentielle de leurs ouvrages, projetés ou exécutés: ces lectures, auxquelles les seuls membres de l'Institut sont admis, procurent à leurs auteurs des observations dictées par la bienveillance et le bon goût. De ces séances, sont déja sorties, sur le sujet toujours profond de la grammaire, des idées lumineuses, et des fragmens d'histoire et de poésie d'un mérite éminent. À la séance d'octobre dernier, un académicien, dont le public a toujours accueilli les productions ingénieuses, termina la lecture d'une Dissertation sur l'origine, la formation, la variété, le progrès et le déclin des langues: les opinions se partagèrent sur certains points de sa théorie déja indiquée dans une feuille du Moniteur, il y a quelques années; ce partage est devenu le motif du présent discours....[374] Son auteur, conduit par ses études à d'autres résultats, a trouvé convenable de les exposer à son tour. Son travail, préparé rapidement pour novembre, n'a été lu que le premier mardi de décembre.... Les avis ont pu se partager aussi; mais le temps qui appartenait à une autre lecture, n'a pas permis d'entrer en discussion sur celle-ci......[44]; c'est donc sur sa propre responsabilité qu'il publie aujourd'hui son opinion, à laquelle le principal intérêt qu'il attache est d'appeler l'attention des esprits méditatifs sur une branche de connaissances trop peu cultivée en France.[375]

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DISCOURS

SUR

L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE

DES LANGUES.

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§. 1er.

nouveauté de cette étude chez les modernes: ignorance absolue des anciens à cet égard.

Messieurs,

J'appelle étude philosophique des langues toute recherche impartiale tendante à connaître ce qui concerne les langues en général; à expliquer comment elles naissent et se forment; comment elles s'accroissent, s'établissent, s'altèrent et périssent;[376] à montrer leurs affinités ou leurs différences, leur filiation, l'origine même de cette admirable faculté de parler, c'est-à-dire de manifester les idées de l'esprit par les sons de la bouche, sons qui à leur tour deviennent, à titre d'éléments, un sujet digne de méditation. L'un de nos confrères, pour qui nous professons tous des sentimens d'estime et d'amitié, a déja mérité nos remercîments par le soin qu'il a pris de porter notre attention vers un sujet si intimement lié à nos fonctions de grammairiens français: M. Andrieux, en s'interrogeant sur la plupart des questions que je viens de citer, nous en a fait sentir l'importance et l'étendue, en même temps que, par le doute méthodique dont il a revêtu ses opinions et ses vues, il nous a indiqué combien ce sujet nous est encore neuf et difficile. Aujourd'hui, Messieurs, si je marche sur sa trace, c'est moins avec la prétention de vous apporter un surcroît d'instruction qu'un surcroît de preuves de notre inexpérience, permettez-moi de dire nationale, et de notre infériorité, sur ces questions, relativement aux étrangers.

Eh! comment serions-nous avancés dans l'étude des langues, surtout dans l'étude philosophique, lorsque rien, dans notre éducation française, ne nous y prépare, lorsque, dans notre éducation littéraire et religieuse, divers préjugés y sèment des obstacles: nous nous vantons d'avoir eu pour maîtres les beaux esprits de Rome et de[377] la Grèce; voyons-nous qu'aucun d'eux se soit occupé de l'étude des langues sous les rapports étendus que je viens de citer? Trouvons-nous dans leurs écrivains d'autre mention de langues et de langage que pour mépriser, sous le nom de Barbare, ce qui n'est pas romain ou grec? L'encyclopédiste Pline l'ancien nous instruit agréablement, sans doute, quand il nous dit que dans une ville de la Colchide, Rome entretenait cent trente interprètes pour répondre à cent trente peuples divers qui venaient y pratiquer un commerce déja déclinant, puisque Pline ajoute qu'antérieurement ils venaient au nombre de trois cents. J'entends encore avec un vif intérêt cet auteur me dire que dans l'Ibérie, la Gaule, l'Italie, on avait compté les langues par centaines; et je le conçois, quand je songe qu'avant les conquérants, chaque ville, chaque territoire nourrissait un peuple ennemi de son voisin, et séparé de lui en toutes choses; mais de telles citations et autres semblables n'atteignent point à nos questions: il y a plus, je ne me rappelle point avoir lu, en aucun auteur grec ou latin, la mention d'aucune grammaire étrangère composée par curiosité ou par motif de commerce ou d'instruction. Avons-nous même aucune grammaire grecque composée avant notre ère? Chez les Romains de la république, ce genre d'étude fut tardif; Varron seul le signale par son érudition et ses vues philosophiques.[378]

§. II.

école grecque: systèmes établis avant les faits observés.

Chez les Grecs comme chez les Romains, on peut dire que l'étude du langage n'a eu qu'un but rhétorique, je veux dire l'art d'émouvoir les passions, art suscité par la nature du gouvernement de ces peuples, long-temps resté plus ou moins démocratique: on ne peut le nier, ces peuples furent d'habiles artistes à cet égard; mais sous le point de vue d'étude philosophique du langage, je ne crains pas de dire qu'ils sont restés presque aussi enfants que les sauvages de l'Amérique du nord, les uns et les autres nous racontant gravement, sur l'autorité de leurs ancêtres, que l'art de parler fut inventé par les manitous, les génies et les dieux. Un peuple peut produire de grands peintres, de grands poëtes, de grands orateurs, sans être avancé dans aucune science exacte: ces talents tiennent à l'art d'exprimer les sensations et les passions; mais approfondir des connaissances métaphysiques telles que la formation des idées et leur manifestation par le langage, cela est d'une tout autre difficulté. Je ne vois que Platon, cette abeille de toute science, ce poëte de toute philosophie, qui montre en ce genre quelques aperçus dans son dialogue intitulé Kratyle; et ce[379]pendant, après la lecture de ce morceau, on se trouve peu avancé dans la solution des deux questions proposées à Socrate: il est même permis de dire que le résultat le plus clair est l'artificieux procédé du compositeur, qui, ayant posé la double question de savoir si le langage est né de la nature des choses, ou de la convention des hommes, a déguisé son embarras sous les tergiversations de Socrate, qui raisonne tantôt pour et tantôt contre, et qui indique plutôt le faible que le fort de chaque opinion.

Aujourd'hui que, par les progrès généraux de la civilisation humaine et de toutes les connaissances physiques et morales, nous avons sous nos yeux plus de six cents vocabulaires de nations diverses, et plus de cent grammaires; aujourd'hui que, dans ces vocabulaires, nous voyons les objets des besoins les plus simples et les plus naturels exprimés par des noms totalement divers, les raisonnements de Platon deviennent bien peu de chose, et c'est aux faits que nous devons demander de l'instruction.

À côté des tâtonnements systématiques et des théories prématurées des anciens, je ne vois qu'un seul fait, presque puéril en apparence, mais qui donne lieu à des inductions assez lumineuses: je veux parler de expérience imaginée par un roi d'Égypte, dans l'intention de découvrir la race d'hommes là plus ancienne. Cette expérience nous[380] est racontée par un historien dont les anciens n'ont point su apprécier le mérite, mais dont la fidélité, et l'instruction, constatées aujourd'hui par une élite de savants dans l'expédition française en Égypte, replacent l'autorité et le crédit au premier rang des témoignages anciens. Voici ce que dit cet historien, qui est Hérodote:

§. III.

école égyptienne.

«Le roi Psamméticus fit remettre deux enfants nouveau-nés, pris au hasard, entre les mains d'un berger, chargé de les élever au milieu de ses troupeaux royaux, avec l'injonction de ne jamais proférer devant eux une seule parole, et de les laisser constamment seuls dans une habitation séparée. Ce berger devait leur amener des chèvres, à certains intervalles, les faire téter, et ne plus s'en occuper ensuite. Psamméticus, en prescrivant ces diverses précautions, se proposait de connaître, lorsque le temps des vagissements du premier âge serait passé, dans quel langage ces enfants commenceraient à s'exprimer. Les choses s'étant exécutées comme il l'avait ordonné, il arriva qu'après deux ans écoulés, au moment où le berger, qui s'était conformé aux instructions qu'il avait reçues, ouvrait la porte[381] et se préparait à entrer, les deux enfants, tendant les mains vers lui, se mirent à crier ensemble, Bêkos. Le berger n'y fit d'abord pas beaucoup d'attention; mais en réitérant ses visites et ses observations, il remarqua que les enfants répétaient toujours le même mot: il en instruisit le roi, qui ordonna de les amener en sa présence. Psamméticus ayant ouï de leur bouche le mot bêkos, fit rechercher si cette expression avait un sens dans la langue de quelque peuple; il apprit que les Phrygiens s'en servaient pour dire du pain. Les Égyptiens, après avoir pesé les conséquences de cette expérience, consentirent à regarder les Phrygiens comme d'une race plus ancienne qu'eux.»

Raisonnons sur ce fait: des savants d'Égypte veulent, par l'entremise de leur roi, savoir quelle est la langue naturelle de l'homme; quelle langue il parle avant d'avoir eu aucun maître, et reçu ou fait aucune convention.

Ils ont donc cru, ces savants, qu'il y a une langue naturelle, un langage inné, un instinct de parler comme un instinct de manger et de marcher. Si leur opinion était vraie, toute langue originale, toute langue de peuple sauvage devrait être la même; tout individu égaré dans les forêts de Hanovre et de Champagne, comme nous en avons vu, devait dire bêk; or, nous ne voyons rien de semblable.[382]

Nos savants de Psammétique ont cru que deux enfants séquestrés parleraient sans maître; ils n'ont donc pas cru le langage né des conventions de l'état social. Mais que serait, à quoi servirait une langue sans la société?

Les deux enfants ont prononcé un premier mot; ce mot, vous le sentez, n'a pas été précisément le grec bêk-os: l'historien s'est plié au génie de sa langue, à l'intolérante habitude de sa nation, qui veut toujours ajouter ses finales harmonieuses à la roideur des mots barbares. Les enfants ont dit bêk: les savants égyptiens ont supposé que ce mot était de pure invention; mais vous, Messieurs, qui calculez toutes les circonstances de cette épreuve, vous n'oubliez pas que ces enfants ont chaque jour entendu le cri de deux chèvres, et vous sentez qu'ils n'ont fait qu'imiter ce cri: cette imitation est une chose naturelle, et ici nous voyons l'onomatopée se montrer comme moyen premier du langage. Ces petites machines nerveuses ont répété le cri qui les frappait, et qui, s'étant lié à l'action de l'animal dont elles tiraient leur subsistance, est devenu l'indice de leurs besoins, de leur désir de boire et de manger; par cette liaison, la convention s'est établie entre les deux enfants et le berger ou tout autre être humain, même entre les enfants et la chèvre; et comme nous savons que la chèvre sent elle-même ce langage, nous y voyons la preuve que les animaux mêmes y participent dans la proportion de leurs facultés.[383]

En vérité, c'est un sujet d'étonnement que de voir les savants de Psamméticus, sourds et aveugles à de tels indices; mais en même temps, c'est pour nous une nouvelle preuve que, quand notre esprit est imbu d'un préjugé, il perd la faculté de voir tout ce qui est hors de sa ligne; ce sont les yeux d'un malade de la jaunisse, qui ne peut voir les objets que jaunes; pourrions-nous bien répondre de notre santé à nous-mêmes, sur un nombre de sujets?

Nos Égyptiens s'enquièrent chez quel peuple existe le mot bêk; le hasard veut que dans la langue phrygienne il signifie pain, et les voilà qui concluent qu'il y a liaison intime, affinité naturelle entre le mot bêk et la substance pain: quelle misérable logique! D'abord le mot bêk a pu exister en d'autres langues; les Égyptiens en ont-ils fait la recherche chez les Chinois, les Tartares, les Indous, les Celtes, mêmes chez leurs voisins Arabico-Phéniciens? nous le trouverions, s'il était nécessaire, certainement avec d'autres sens. Mais en outre, comment ont-ils pu supposer un mot naturel, pour un objet qui ne l'est pas, qui est objet d'art, inventé tardivement, pour une opération très-compliquée, puisqu'il a fallu semer du froment, le recueillir, le battre, le moudre, le pétrir, le lever, le cuire pour en faire du pain; ensuite, comment sur un seul mot fonder une opinion généralisée? comment n'avoir[384] pas continué l'expérience pour en voir le développement, et surtout la solution de la grande difficulté, celle de la construction grammaticale? Qui pourra nier qu'à cette époque tous ces savants n'aient été de grands enfants dans l'art des expériences, dans l'étude de la nature, dans la science subtile de l'idéologie?

Prenons acte de ce fait, pour apprécier les connaissances métaphysiques de l'ancien monde connu à cette époque; nous pouvons croire que les druides et les brahmanes n'étaient pas plus avancés.

C'était vers l'an 648, Thalès venait de naître; moins de deux siècles après, l'an 460, Hérodote était en Égypte, où il recevait cette anecdote consignée dans des mémoires historiques; il la racontait, quatorze ans plus tard, à la multitude des Grecs assemblés dans le Cirque Olympique (vers 446); quarante-six ans plus tard (vers l'an 400), Platon, qui avait voyagé et séjourné en Égypte, et qui connaissait le livre d'Hérodote, professait dans son dialogue de Kratyle l'opinion des savants égyptiens. Ne devient-il pas très-probable que Platon, ici, comme sur tant d'autres points, n'a été que l'écho des métaphysiciens d'Égypte?

Aristote, qui suivit Platon, et qui lui est supérieur en toute branche de science positive, n'est pas plus avancé ici; dira-t-on qu'il a implicitement résolu la question de la formation du langage par son axiome profond et célèbre, Nihil[385] est in intellectu quod non prius fuerit in sensu (Rien n'est dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans la sensation)? Sans doute, la conséquence est bien que l'homme seul a pu inventer les signes de ses idées; qu'aucun agent extérieur n'a pu lui souffler ou suggérer ces signes quand leurs modèles n'existaient pas; qu'en un mot le langage est le fruit de son organisation physique, et de ses conventions artificielles et sociales. Mais quand on voit combien peu Aristote lui-même a su tirer parti de son grand principe métaphysique, on ne peut nier que les conséquences n'en soient restées bien occultes, jusqu'à ce que Locke, il y a cent trente ans seulement, soit venu les mettre en une évidence qui a paru une création; encore est-il vrai que malgré qu'après lui l'esprit lumineux des Condillac et des Tracy ait de plus en plus éclairci le problème, il n'a point encore reçu tous les développements qu'il requiert.

L'école d'Alexandrie, qui fut le plus heureux fruit des conquêtes d'Alexandre, dut produire des recherches et des raisonnements sur nos questions; mais on a droit de penser qu'elle ne fut que l'écho du passé.

§ IV.

école juive.

À côté de cette école, je ne dirai pas, naquit,[386] je dis, sortit de son obscurité l'école juive, qui, loin d'offrir rien de nouveau, ne fit que reproduire des doctrines surannées. En effet, lorsque la cosmogonie juive nous parle d'un premier couple humain, crée par Dieu, ou par les dieux, elle nous présente d'une manière seulement différente ce que disent la plupart des autres cosmogonies; et lorsqu'elle ajoute que le premier homme donna des noms propres à tous les oiseaux du ciel, à tous les animaux de la terre; comme plusieurs de ces noms, en langue hébraïque, sont caractéristiques de leurs facultés ou actions et propriétés, c'est-à-dire, de leur nature, il s'ensuit que l'auteur, ou les auteurs de cette cosmogonie, ont été dans l'opinion égyptienne que nous venons de voir, et à laquelle les idées innées de Platon ont du donner une nouvelle force. Cette induction en acquiert elle-même, quand les Juifs nous attestent que les sciences égyptiennes ont été la souche des leurs.

Je n'aperçois pas une semblable analogie à un autre fait qu'ils nous citent, relatif encore à la question des langues, je veux dire, celui de leur confusion à l'occasion de la tour de Babel, c'est-à-dire de la pyramide de Babylone, qui fut l'observatoire astronomique des prêtres chaldéens, cité par tous les historiens, comme existant depuis un temps immémorial. Il m'est d'autant plus nécessaire d'exposer ici le propre texte, Messieurs,[387] que, par un cas étrange, vous allez voir qu'il se trouve ne pas porter le sens qu'on lui a donné jusqu'à ce jour.

«Toute la terre avait une seule lèvre (c'est-à-dire un seul langage, et un seul parler ou discours), et des hommes partis de l'Orient, s'établirent dans la vallée de Sennar, et ils se dirent: Pétrissons de la terre, cuisons des briques; et la brique leur devint pierre, la boue, mortier; et ils se dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête soit dans le ciel; faisons-nous un nom (ou un signal: le mot hébreu a les deux sens), afin que nous ne soyons pas dispersés sur la terre: et Dieu, descendit pour voir cette tour, et il dit: Ce peuple n'a qu'une lèvre ou langue: rien ne les empêchera d'exécuter leur pensée (leur projet): descendons, et confondons leur lèvre; qu'ils ne s'entendent plus l'un l'autre; et Dieu les dispersa ainsi, et ils cessèrent de bâtir leur ville...»

Voilà, Messieurs, le texte littéral: il veut quelques observations grammaticales. D'abord, le mot hébreu traduit, la terre (Ars, en arabe Ard), n'a pas rigoureusement le sens que les interprètes lui donnent; ils avouent que les Hébreux n'ont eu aucune idée de la terre globe; que ce peuple a cru confusément qu'elle était une grande île portée sur l'eau, sans savoir sur quoi portait l'eau; que ce peuple parfaitement ignorant en toutes[388] choses physiques[45], ne connaissait rien à trois cents lieues au delà de ses frontières, etc. La vérité est que dans la langue hébraïque, le mot terre est habituellement pris pour pays, lequel n'a point de terme propre; partout on lit, la terre de Juda, la terre d'Israël, la terre de Chanaan, la terre d'Égypte, la terre de Sennar, ce qui ne signifie que pays: or, l'on n'a aucun droit de distinguer en français ou en latin, ce que l'original ne distingue pas; et si l'on veut raisonner par probabilités naturelles, on ouvre la porte à un genre de discussions que les interprètes entendent rejeter à leur gré.

Secondement, les interprètes et la Vulgate, qui les guide, ont traduit: «Faisons-nous un nom, une renommée, afin que nous ne soyons pas dispersés». Entre les deux membres de cette phrase, il n'y a aucune analogie. Je traduis avec le savant Vossius, faisons-nous un signal; ce qui est un des sens reconnus du mot hébreu (shem): là, il y a analogie; un signal élevé, visible de loin, est propre à empêcher la dispersion. Serai-je hérétique pour ces observations? Je pourrais en faire encore une sur ce mot: Dieu descendit, et de suite il est dit: descendons. Si je ne comprends pas ce surcroît de descente, l'une au singulier et l'au[389]tre au pluriel, serai-je traduit devant un jury anglais? J'arrive au fond de la question.

Le narrateur dit que toute la terre ou contrée n'avait qu'une langue, il ne la spécifie pas cette langue. Quelqu'un a-t-il le droit de décréter que ce fut l'hébraïque? il me semble que non; d'abord parce que le texte lui-même ne le spécifie pas; 2º parce que dans l'histoire d'Abraham, ce père de la race hébraïque, lorsque le texte dit qu'il naquit dans la terre de Sennar (bien connue pour être un pays syrien), qu'ensuite son père l'emmena dans le pays de Harran (également syrien), ce texte donne droit de penser que la langue nationale de la famille d'Abraham fut le syrien ou syriaque, dont, au temps de Jacob et de Laban, l'existence formelle nous est attestée, et se continue sans interruption jusqu'à des époques postérieures et certaines; 3º enfin, parce que l'on peut démontrer historiquement et grammaticalement que l'hébreu n'est qu'un dialecte phénicien formé depuis Abraham, par l'incorporation que lui et ses descendants ne cessèrent de faire à leur naissante et faible tribu, des naturels du pays où ils s'établirent.

Je ne prétends point contester aux interprètes, que les constructeurs de la tour de Babylone aient tout à coup oublié leur langue; je ne me fais pas juge des possibilités naturelles: une langue peut s'oublier par un mal subit de cerveau; mais dé[390]créter, comme le font nos infaillibles, que ces constructeurs parlèrent tout à coup des langues nouvelles, c'est ce que je nierais dans un concile, parce que le texte m'y autorise par son silence; il dit nûment: Confondons leur langage, afin qu'ils ne s'entendent plus l'un l'autre; or, ceci ne dit pas du tout qu'ils parlèrent d'autres langues, mais seulement qu'ils cessèrent de se comprendre; et ils purent cesser par défaut de prononciation, par bredouillage, par confusion de termes, par emploi involontaire d'un mot pour l'autre; enfin, d'une manière que l'on n'a ni l'obligation, ni le droit de spécifier; ils ne s'entendirent plus, voilà tout.

Actuellement, Messieurs, appréciez l'extrême légèreté, la préoccupation aveugle de tant de docteurs qui ont voulu, qui veulent encore que cet événement soit la source où il faut chercher l'origine des innombrables langues qu'a parlées et que parle l'espèce humaine. Lesquels des savants de Psamméticus ou des nôtres sont les plus aveugles, les plus entêtés de préjugés?

Si je trouve à l'ancienne doctrine juive, sur le langage naturel, une analogie, et presqu'une origine profane, je n'assurerai pas que j'en trouve une semblable au récit historique que je viens de vous présenter; néanmoins, vous me permettrez une citation qui est du moins singulière; elle m'est fournie par les historiens de cette même[391] ville de Babylone, dans un récit que nous a transmis Diodore de Sicile.

«Après la mort de Ninus, fondateur de l'empire assyrien, sa femme, Sémiramis, compagne et rivale de sa gloire, voulut, par des actions étonnantes, surpasser son mari. Ninus avait employé plusieurs années à bâtir une ville, immense à la vérité, mais qui, placée en pays montueux, sur un fleuve rebelle (le Tigre), n'était qu'une grande et inerte bourgade. Sémiramis voulut construire une cité commerciale et militaire, qui fût à la fois l'entrepôt des marchandises de l'Inde et de la basse Asie, le boulevard d'un pays riche par lui-même, l'asyle d'une population nombreuse contre l'invasion de l'ennemi, l'épouvantail des Arabes du désert, et en même temps le marché nécessaire et opulent qui les attirât en temps de paix: en un mot, Sémiramis traça le plan de Babylone; ce fut un carré de douze mille mètres, ou trois lieues de longueur sur chaque côté, flanqué d'un mur de soixante-quinze pieds de hauteur, etc. Sémiramis projetant déja d'autres grandes entreprises, statua que celle-ci ne durerait qu'un an; pour cet effet, elle leva une corvée de deux millions d'hommes, pris dans la population bigarrée de son vaste empire, depuis les sources de l'Indus jusqu'à l'Euxin (ou mer Noire), et depuis le Caucase jusqu'à l'Arabie Heureuse. Qu'on se figure la sensation, la ru[392]meur que dut causer le spectacle d'une telle multitude diverse de costumes, de mœurs, et surtout de langages ou de dialectes dont le nombre a pu passer quatre-vingts ou cent! Qu'on voie cette multitude, jetée confusément, distribué militairement sur ses ateliers; occupée principalement à fabriquer l'incroyable quantité de briques qu'exigèrent de telles murailles, et des quais proportionnés sur l'Euphrate, et un pont, et deux châteaux forts; enfin, une pyramide appelée tour par les gens du pays, c'est-à-dire par les Arabes chaldéens, dont le dialecte, comme l'hébreu et le syrien, n'a que le mot tour pour exprimer tout édifice saillant et élevé[46]. Cette tour, encore subsistante au temps d'Hérodote, et qui, sur trois cent sept pieds de base, et autant d'élévation, dut être un objet si frappant dans une plaine rase, ne fut pas un stérile monument comme ceux d'Égypte: ce fut un magnifique et utile cadeau que l'habile Sémiramis fit aux prêtres du pays, les chaldéens, pour leur servir d'observatoire astronomique, et favoriser de plus en plus l'étude d'une science qui les avait rendus célèbres au dehors, et puissants au[393] dedans, sur l'esprit d'un peuple conquis que cette reine voulait apprivoiser. Qu'on juge de l'étonnement de ce peuple ignorant et superstitieux, ne connaissant que sa langue arabe et que le désert qui entourait son île. Supposons que deux ou trois cents ans après ont eût demandé à de telles gens pourquoi et comment avait été bâtie cette montagne, il me semble entendre ces Arabes répondre:

«Aux temps anciens, il vint du côté de la Perse (qui est l'Orient) des hommes puissants à qui il prit fantaisie d'élever cette tour; ils voulaient, dit-on, monter au ciel, et cela pour regarder nos dieux (c'est-à-dire les astres, dieux du temps et du pays); mais la confusion se mit dans leur langage, par un pouvoir divin, et ils furent obligés de se disperser (comme firent les ouvriers de Sémiramis); en mémoire de cet événement, cette ville a gardé chez nous le nom de Babul, c'est-à-dire confusion[47]

Entre ce récit et celui des Juifs, je conviens que plusieurs circonstances diffèrent, et surtout que des objections chronologiques peuvent être suscitées contre l'identité; mais en traitant mon[394] sujet didactique et sec par lui-même, en traversant les plaines arides du vieil Orient, j'ai pensé, Messieurs, que vous me permettriez de cueillir une fleur historique pour vous l'offrir en délassement.

§ V.

école chrétienne.

Du sein de l'école juive sortit l'école chrétienne; pendant le premier siècle, ses disciples, tous illettrés, tous de la classe du peuple, uniquement livrés à la morale pratique, négligèrent et repoussèrent, comme futilité, toute étude qui n'eût pas pour but d'obtenir l'autre vie. Dans le second et troisième siècle, des hommes lettrés, convertis aux idées nouvelles, y joignirent celles de leur éducation, c'est presque dire celles de Platon, alors dominantes. Il ne put manquer de naître bientôt des dissentiments sur toute question abstraite; mais parce que l'essence du système naissant était la charité fraternelle, l'égalité des droits, la communauté des biens, tout ce qui n'attaqua point ces bases fut laissé au libre arbitre; on put disserter sur le langage d'Adam, savoir s'il fut hébreu ou syriaque; sur la manière dont il put donner des noms aux animaux sans les connaître; sur la confusion du langage, sur la prétendue naissance des langues, dont quelques[395] docteurs voulurent compter soixante-douze, quand d'autres les réduisaient à quatre, qu'ils nommaient langues mères, etc.

Un évêque, père de l'Église, put nier cette confusion, comme cause, et l'admettre seulement comme conséquence de la dispersion, sans en être moins reconnu pour un saint. (Grégoire de Nysse.)

Cet état de liberté dura jusqu'au commencement du quatrième siècle; alors se fit une véritable révolution dans la société chrétienne, et cela par suite des décrets de l'assemblée de Nicée, qui introduisant dans le régime des fidèles la hiérarchie civile et presque militaire de l'empereur gréco-romain, changea la démocratie de l'Église primitive en une oligarchie sacerdotale rapidement devenue despotique. Dès lors il ne fut plus permis d'établir des raisonnements sans l'approbation des supérieurs surveillants (epi-scopoi); comme toute opinion devint affaire de parti, il devint dangereux ou inutile de suivre toute étude opposée ou étrangère aux passions ou aux volontés des puissants: tout emploi de la raison humaine fut une acte d'indépendance vis-à-vis des docteurs qui se constituèrent interprètes de Dieu, qui se firent presque dieux parlants. Tout ce que nous appelons idéologie, étude raisonnable de l'entendement humain, fut décrédité au point que je pourrais citer des sentences d'évêques qui ont in[396]terdit l'étude de la grammaire: elles me seraient fournies par un de nos savants confrères à qui je dois ma remarque.

On peut dire que cette léthargie de l'esprit humain n'a cessé qu'au seizième siècle, et cela, par le concours de plusieurs circonstances; par la prise de Constantinople (1453), qui tout à coup jeta en Europe une quantité de livres et d'hommes savants; par le désir que firent naître ces livres de multiplier leurs copies; par la naissance de l'imprimerie, qui étendit rapidement l'instruction ou le moyen de l'acquérir; enfin, par l'insurrection de l'Allemagne contre la théocratie italienne, d'où sont nées des libertés de tout genre, qui chaque jour ont tendu à développer le bon sens naturel et la raison de l'homme.

Parmi les études qui se ranimèrent, celle des langues fut une des premières, à raison du besoin d'entendre et d'interpréter les livres anciens. Les esprits curieux ne tardèrent pas d'établir des comparaisons rendues plus piquantes par leur nouveauté. Le premier essai connu en ce genre, fut un vocabulaire que l'italien Pigafetta fit imprimer vers 1536, contenant un recueil de mots de divers peuples chez qui il avait voyagé. Deux travaux plus réguliers, plus importants, le suivirent; l'un de Guillaume Postel, né Français, qui, à la date de 1536, publia en langue latine, à Paris, son livre intitulé, Linguarum XII, characteribus[397] differentium, alphabeti introductio ac legendi modus facillimus, avec une dissertation sur l'origine et l'antiquité de l'hébreu, et une comparaison des langues orientales entre elles, et avec le latin et le français: l'autre, de Teseo Ambrogio, né à Pavie, où il fit imprimer aussi en latin, en 1539, son Introduction aux langues chaldaïque, syriaque, arménienne, et ses remarques sur dix autres langues. Ces deux productions ont le mérite de présenter les essais ou tâtonnements de l'art en tout genre. Ambrogio avait eu pour maîtres des moines syriens, arméniens, abyssins, appelés à Rome par les largesses des papes: Postel avait voyagé au Levant aux frais du roi de France; ceci donne un mérite particulier à leur méthode de prononciation. Dix ans plus tard (1548), le Hollandais Théodore Buchmann, qui a grécisé son nom en celui de Bibliander, mit au jour son livre intitulé, de Ratione communi omnium linguarum, etc., où il prétendit expliquer leurs principes communs par les exemples de dix ou de douze langues: il faut lui savoir gré d'avoir excité l'émulation de ses successeurs, en leur ayant présenté le premier essai du Pater noster, traduit ou écrit en quatorze langues.

Il serait trop long de citer en détail tous les ouvrages accumulés depuis lui sur cette matière; il me suffira d'indiquer les principaux qui suivent:[398]

En 1558, le livre de Conrad Gesner, intitulé, Mithridates, seu de differentiis linguarum;

En 1580, le traité de Jean Gorop Békan, intitulé, Hermathena, ou Mercure et Minerve;

En 1592 et 1593, Specimen 40 diversarum linguarum et dialectorum, de Jérôme Mejeser, avec le Pater noster en cinquante langues;

En 1610, le fragment de Scaliger, de Europeorum linguis;

En 1613, le Trésor de l'histoire des langues, par Duret;

En 1616, l'Harmonie étymologique des langues, par Étienne Guichart;

En 1667, les Prolégomènes de Walton, auteur de la célèbre Polyglotte;

En 1679, l'Atlantica de Olaüs Rudbek, en même temps que le jésuite Kirker publiait sa Tour de Babel;

En 1697, le Glossarium universale hebraicum, de Thomassin;

En 1703, le Pater noster en plus de cent langues, par l'anglais Muller;

En 1715, le même Pater, par Chamberlayne, encore plus étendu et plus correct.

À cette époque, l'on avait déja beaucoup fait pour l'érudition; beaucoup de matériaux étaient rassemblés pour le raisonnement: presque aucun pas n'était fait encore vers la connaissance de la vérité, parce qu'aucun pas n'avait été dirigé par[399] un sens droit, libre de préjugé. Tous les écrivains que j'ai cités, et leurs semblables que j'ai omis, étaient partis de deux faits principaux, considérés comme indubitables; savoir, qu'un premier homme, appelé Adam, avait naturellement ou miraculeusement parlé la langue hébraïque; et en second lieu, qu'un événement, appelé la confusion de Babel, avait subitement introduit dans le monde une foule de langues, d'où procédaient toutes les diversités que nous voyons. Les efforts des savants n'avaient tendu qu'à mieux démontrer l'un et l'autre fait par des étymologies dont l'abus était d'autant plus grand, que très-souvent la vraie prononciation des mots était dénaturée.

En voyant cette unanimité de tant de docteurs, qui ne croirait que réellement leurs opinions avaient des bases positives? Ici se montre un nouvel exemple de l'aveuglement invincible que causent les préjugés de l'éducation, rivés par une autorité coërcitive. Vous venez de voir, Messieurs, qu'au sujet de la confusion et de la dispersion, le texte original ne disait point ce qu'on lui faisait dire sur l'apparition de langues nouvelles; eh bien! en scrutant le texte relatif au langage d'Adam, vous allez voir qu'il n'autorise pas mieux l'idée que ce langage ait été l'idiome hébraïque. Voici ce texte très-littéral; Genèse, chap. ii, vers. 6:

«Et Dieu forma l'homme de la poussière de la[400] terre; il souffla sur sa face un souffle de vie, et l'homme devint une ame vivante.» Puis, même chap., vers. 26: «Et Dieu forma de la terre, toute bête des champs, tout volatile du ciel, et il les amena à l'homme, pour voir comme il les nommerait; et tout ce que l'homme nomma est le nom de cette ame vivante; et l'homme donna des noms à tout gros animal, et à tout volatile du ciel, et à toute bête des champs.»

Rien autre que ces passages n'est relatif au langage d'Adam; l'on ne saurait me citer aucune autre phrase qui y ait trait. Or, il est évident que ce texte ne décide point qu'Adam ait donné des noms en langue hébraïque: aucune autorité n'a le droit de voir ici plus qu'il ne s'y trouve: dira-t-on que cela est probable, que cela est conforme au raisonnement naturel? J'accepterai l'arbitrage des probabilités et de la raison naturelle, si l'on veut l'établir constant; mais par ces moyens mêmes, je prouverais que ce put, que ce dut être plutôt en langue syriaque. Toute dispute à part, je m'en tiens au texte; rien n'y est spécifié; les assertions des savants ne sont que des hypothèses, et les interprètes ont posé en principe ce qui est en problème; aussi ne peuvent-ils s'accorder entre eux.[401]

§ VI.

école philosophique. observation des faits, établie comme préliminaire indispensable à toute théorie.

Ce ne fut que vers 1710, qu'un homme d'un esprit simple et droit, sortant de la route commune, émit les premières idées judicieuses sur la manière de poser la question de l'étude des langues; cet homme fut Guillaume Leibnitz. En lisant dans les Mélanges de Berlin sa dissertation ou méditation sur les origines des peuples, déduites principalement des indices de leurs langues, on voit qu'il n'osa heurter de front des préjugés qui ont pour logique ordinaire le sabre ou le tison. Il prend un circuit ingénieux, mais efficace, pour arriver à son but; sa doctrine peut se résumer dans les articles suivants:

«L'étude des langues ne doit pas être conduite par d'autres principes que ceux des autres sciences exactes. Pourquoi commencer par l'inconnu afin d'arriver au connu? Le bon sens n'indique-t-il pas d'étudier d'abord les langues modernes qui nous sont palpables, afin de les comparer l'une à l'autre, de constater leurs différences ou leurs affinités, et de passer ensuite aux langues qui les ont précédées dans les[402] siècles antérieurs, afin de rendre sensibles leur filiation, leur origine, et par ce moyen remonter d'échelon en échelon aux langues les plus anciennes, dont l'analyse devra fournir les seules conclusions que nous puissions nous permettre?»

L'on voit que Leibnitz proposa aux juges d'un grand procès, de ne pas prononcer sans avoir examiné les pièces; il est des temps où le cœur passionné rejetterait même cette évidence; à son époque on se lassait de disputes ténébreuses: ce rayon produisit un effet conciliant. L'idée de Leibnitz est devenue le guide des recherches philologiques qui se sont multipliées dans le dix-huitième siècle; des voyageurs de toute nation, des missionnaires de toute secte, ont rivalisé à recueillir des grammaires et des vocabulaires. Les savants d'Europe ont pu comparer une foule d'idiomes des tribus sauvages d'Amérique, d'Afrique, de Tartarie, et des îles de l'Océan. Il restait à mettre en ordre tous ces matériaux; la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci ont vu, en moins de trente ans, trois grandes tentatives de cette opération, aussi honorables pour leurs auteurs qu'instructives pour leur auditoire[48].[403]

La première fut celle dont l'impératrice Catherine II traça de sa propre main le plan en 1784. Par ses ordres, le professeur Pallas fit paraître, dès 1786, le célèbre ouvrage écrit en langue russe, ayant pour titre Vocabulaire de toutes les langues du monde, au nombre d'environ deux cents. J'ai rendu compte de ce livre à l'Académie Celtique, en 1806; je n'en connaissais que deux volumes in-4º; j'ai appris depuis qu'un troisième avait paru, mais n'avait été distribué qu'à un nombre assez limité de personnes. J'ai fait voir, dans l'exécution de cet ouvrage, plusieurs défauts assez graves, nés sans doute de la précipitation du travail, puisque les deux premiers volumes, recueillis jusqu'en Italie, furent imprimés en deux ans; cela ne l'empêche pas d'être un des plus beaux présents faits à la philosophie par un gouvernement.

La seconde tentative a été le livre de l'abbé don Lorenzo Hervas, intitulé: Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes, etc. L'ouvrage, écrit en espagnol, est en six volumes in-8º, dont le premier est daté de Madrid, l'an 1800, et le sixième, Madrid, l'an 1806.

Vous rendre, Messieurs, un compte détaillé de cette composition étendue et compliquée, eût exigé plus de temps que vous ne pouvez m'en accorder. Je me bornerai à vous dire que l'au[404]teur, favorisé de beaucoup de moyens de fortune et de crédit; usant de tous les secours littéraires que lui procurèrent Rome et l'Italie pendant vingt-cinq ans de séjour; trouvant sous sa main la plupart des livres imprimés en son genre d'étude; jouissant des matériaux accumulés à la propagande par des missionnaires de toute robe, ainsi que des Mémoires recueillis par les jésuites dans les quatre parties du monde, n'a pu manquer d'acquérir des notions plus justes, plus étendues qu'aucun de ses prédécesseurs, principalement sur ce qui concerne les éléments grammaticaux, les affinités, les différences des langues modernes.

Quant aux langues anciennes, et surtout quant aux filiations et aux origines en général, il n'a pu se garantir des préjugés que lui imposaient et son éducation et sa robe, et le respect de l'évêque de Rome, et la terreur de l'inquisition; il n'a pas douté un instant que la confusion de Babel n'ait produit la diversité des langues, et qu'il ne faille reprendre l'origine des principales dans la personne de quelque enfant ou petit-enfant de Noé encore qu'il soit théologiquement impossible de prouver par les textes, hébreu ou grec, la présence d'aucun membre de cette famille à l'événement cité; et encore qu'il soit permis par le génie ou caractère de la langue hébraïque et de ses analogues, de regarder comme des noms collectifs[405] de peuples et de pays, les noms qu'il a plu à des interprètes superficiels d'établir comme des noms d'individus. Ce préjugé d'Hervas, dont je pense avoir bien démontré l'erreur, l'a jeté dans beaucoup de conclusions fausses, et l'on ne doit le lire qu'avec la défiance due aux opinions systématiques; cela n'empêche pas de regretter qu'un tel livre, si rapproché de nous par son idiome espagnol, n'ait pas été traduit, ou du moins largement extrait par quelque bon esprit français.

La troisième tentative a été l'ouvrage allemand intitulé: «Mithridates, ou Science générale des langues, avec le Pater noster, traduit en plus de cinq cents idiomes ou dialectes, par Adelung, conseiller aulique, et bibliothécaire de l'électeur de Saxe». Le premier volume de cet ouvrage in-8º a paru en 1806 à Berlin, lorsque se terminait à Madrid celui d'Hervas. Un second volume a suivi en 1809: l'auteur n'a pas eu la consolation d'achever son entreprise, fruit de trente ans d'études assidues. Une digne suppléant, le savant professeur Vater, a publié, en 1812, un troisième volume nourri en partie des matériaux d'Adelung; en 1816, un quatrième en deux parties, et enfin, un volume de supplément. Le quatrième traite des langues des deux Amériques, le troisième de celles de l'Afrique; les deux premiers de celles d'Asie et d'Europe, tant anciennes que modernes. Comme je n'ai pas le bonheur d'entendre l'idiome[406] allemand, je n'ai pu prendre une connaissance directe de cet important et curieux ouvrage: seulement, quelques portions de traductions que je me suis procurées, celle entre autres de la préface, que je dois à l'amitié d'un honorable collègue, M. le comte de la Roche-Aimon, me permettent d'avoir une idée approximative du plan et de l'esprit de l'auteur. Il diffère d'Hervas en beaucoup de points, et surtout en indépendance d'opinions: il a connu quelques parties du livre espagnol, mais non pas toutes; il envisage son sujet, moins sous le point de vue historique, que sous l'aspect philosophique et grammatical; il s'applique surtout à étudier les opérations de l'esprit humain dans la construction du langage, dans ce que l'on appelle syntaxe, ordre et disposition des idées. Quoique protestant, il ne se tient point lié par la Bible, ni par les récits de la tour de Babel. L'étendue de son instruction excite l'étonnement; la droiture de son esprit et de son intention inspire le respect. Il est naturel que sur des sujets si divers, il y ait quelques parties faibles; l'on ne pourrait guère se permettre une traduction littérale de ce livre, quelquefois diffus, et surtout dans les deux premiers volumes; mais ce serait un grand service rendu à notre littérature, que d'en publier un volumineux extrait.

Il me reste à observer qu'il partage avec tous ceux de son genre, un défaut, un vice radical[407] qui a jusqu'ici entravé la science, et qui, s'il n'est corrigé, empêchera son perfectionnement. Ce vice consiste en ce que les vocabulaires de tant de nations diverses, recueillis par les Européens, ont été soumis à un même système de lettres, qui néanmoins n'ont point les mêmes valeurs; de là, il est résulté qu'un même vocabulaire, par exemple le chinois, le malais, l'arabe, le mexicain, etc., se présente à notre lecture sous des formes tout-à-fait différentes, selon qu'il a été transcrit par un écrivain anglais ou italien ou allemand; les mots deviennent surtout méconnaissables, si, par un cas fréquent, ils se composent de prononciations inusitées dans la langue du copiste; car, alors, pour les exprimer, ce copiste a tantôt imaginé, tantôt emprunté de son propre alphabet, des combinaisons de lettres qui aggravent la confusion.

Par exemple, les Arabes ont une consonne appelée djim, qui vaut notre dj; les Allemands, qui n'ont point notre ja, ont imaginé de rendre l'arabe par dsch, ce qui donne quatre lettres pour une, sans exprimer, ou plutôt en dénaturant la vraie prononciation. Il en résulte que, pour peindre le mot arabe djahs, une bête de somme, ils écrivent dschahhsch, c'est-à-dire dix lettres pour cinq, ou plutôt pour quatre, avec une file vraiment ridicule de lettres h. Leurs voyageurs nous sont inintelligibles en mots géographiques et[408] patronymiques: ils peuvent en dire autant de nous, et des Anglais, et des Italiens; par suite de ce vice, le Pater noster, qui en hébreu, en syriaque, en arabe, en éthiopien, a réellement des mots et des prononciations extrêmement ressemblantes, offre dans les transcriptions des savants polyglottes une véritable confusion de Babel.

Pour remédier à ce vice capital, j'ai depuis vingt-cinq ans proposé et poursuivi un système d'orthographe dont j'ai discuté les principes et démontré les nombreux avantages dans mes deux traités de la Simplification des langues orientales, et de l'Alphabet européen appliqué aux langues asiatiques. Les principes sur lesquels mon système est fondé sont aujourd'hui reconnus pour aussi solides, aussi clairs que ceux de l'algèbre; mais leur application, et l'emploi des lettres nouvelles que je n'ai pu me dispenser de proposer, sont, et seront combattus par les anciennes habitudes, jusqu'à ce que le temps ait amené des habitudes nouvelles dans une nouvelle génération.

Maintenant, Messieurs, si vous désirez que je résume les conséquences des raisonnements et des faits que j'ai eu l'honneur de vous exposer, vous en trouverez plusieurs, je pense, dignes de votre attention, les unes par leur importance, les autres par leur nouveauté. D'abord, si vous considérez d'un côté tout ce que nous avons ignoré jusqu'à notre époque sur les langues en général (sans parler[409] de ce que nous ignorons encore); si vous comparez le vaste théâtre géographique des langues ci-devant inconnues, à l'étroite sphère de celles où nous n'avons cessé de rouler, vous penserez qu'il ne suffit pas de savoir le grec et le latin pour raisonner sur la philosophie du langage, pour bâtir de ces théories que l'on appelle des grammaires universelles; vous sentirez que notre exclusive admiration du grec et du latin n'est qu'un tribut irréfléchi payé par notre enfance à la vanité scolastique de nous instituteurs, qui veulent tout savoir, et à l'orgueil militaire des peuples anciens, qui tinrent pour non existant ce qu'ils ignoraient. Que diraient-ils aujourd'hui, ces Grecs et ces Romains si fiers de leurs idiomes, issus des dieux comme leurs ancêtres, si nous, leur prouvions que leur latin pélasgique, que leur grec soi-disant autochthone, ne furent qu'une émanation, qu'un des dialectes de la langue d'une nation scythique dont le siège ou foyer fut la Boukarie, au nord de l'Indus, et touchant la Bactriane par les quarante degrés de latitude; que du sein de cette nation, favorisée d'un, beau ciel et d'un beau sol, et qui vécut à la fois agricole et pastorale, sortirent, a des époques ignorées de l'histoire, des essaims de guerriers, qui, comme on a vu plus tard les Gaulois, comme on a vu ensuite les Tartares de Tamerlan et les Mongols de Techinguiz-Kan, étendirent leurs invasions successives depuis[410] les plaines du Gange, où leur race persiste, jusqu'aux îles britanniques, où leurs traces s'aperçoivent encore? Depuis cent ans, le langage de cette nation scythique, retrouvé par nos savants européens dans les livres sacrés de l'Inde, sous le nom de sanscrit, est de plus en plus reconnu pour être la base, non seulement d'une infinité de mots, mais encore du système grammatical d'une foule de langues modernes et anciennes: de presque tous les dialectes actuels de l'Indostan; de l'ancien dialecte goth et moesogoth, du vieux teuton ou Deutche, qui fut le Dace des Romains; de son dérivé, le plat allemand, d'où dérivent à leur tour, le hollandais et l'anglo-saxon; enfin de l'ancien grec lui-même, et de ses collatéraux, l'étrusque et le latin; de manière que les Pélasgues, si célèbres par leurs migrations, ont du être, comme les Tchingares (nos Bohémiens), une tribu d'origine indoscythe, chassée à l'ouest par des convulsions guerrières: sans doute ce furent les descendants de ces Scythes sanskritiques, qui, sous le nom grec de massagètes (équivalant au sanscrit Maha Sagatai, grands Scythes), soutinrent contre les Égyptiens le procès d'antiquité nationale dont parle Hérodote; et ce fait, lui seul, rend communs aux Scythes les huit ou neuf mille ans dont les Égyptiens citaient à Solon et Platon, des preuves que ces hommes célèbres nous attestent être, non des fables, mais des faits authentiques portant avec eux leurs preuves.[411]

En résumé, les Grecs si fiers de leur langue et de leur génie, n'ont été que les cousins germains des Gètes et des Thraces: la situation géographique a fait la différence; et nos littérateurs dédaigneux, qui repousseraient cette commune origine, les feraient ressembler à ces parvenus qui méconnaissent leurs parents.

Une seconde conséquence, nouvelle et importante, est que désormais il est prouvé que l'homme seul, par ses moyens naturels, a pu, a dû inventer plusieurs langues. Cette vérité résulte des différences tranchantes remarquées entre divers systèmes grammaticaux, dont quelques-uns sont vraiment bizarres. Les savants philologues s'accordent à reconnaître plus de trente idiomes originaux ou langues mères; or, il suffit qu'une seule langue soit d'invention humaine, pour conclure que toutes peuvent l'être: dès lors disparaît le besoin que se fit l'ignorance des premiers raisonneurs en ce genre, d'appeler les dieux, les génies à l'éducation primitive de l'homme, et à la suggestion de son langage. Expliquer ce qu'on ne conçoit point par des moyens encore plus inconcevables, est un procédé par trop bizarre; imaginer que l'homme puisse réciter subitement des mots dont il n'a ni l'habitude ni le besoin, et qui seraient les signes d'idées qui ne sont pas nées, c'est une autre contradiction qui seule caractérise et les inventeurs et leurs disciples.[412]

Du reste, la création naturelle des langues ne doit point alarmer ceux qui veulent absolument que toutes les races humaines soient issues d'un seul couple primitif: j'avoue que je n'entends pas mieux l'apparition naturelle d'un premier couple que de plusieurs; mais comme je ne vois aucune utilité morale et politique à l'une et à l'autre hypothèse, je demande la permission de rester indifférent: seulement je remarque qu'en admettant un seul couple primitif, il a pu arriver, par la suite, que quelque couple de sourds et de muets ait vécu isolé, et qu'il ait produit une race bien conformée, qui aurait été contrainte de se faire une langue. Nier la possibilité de cette invention, c'est prétendre que tout ce que l'on ne conçoit pas ne peut exister; plus je vieillis, moins j'ai cette prétention; sans sortir du cours des choses naturelles, il me semble que les lois de l'entendement humain suffisent seules à résoudre le problème; aussi a-t-il été déja tenté deux fois de manière à faire espérer un succès final; une première fois par le président de Brosses, en son traité de la Formation mécanique des langues[49]; une seconde fois par l'auteur écossais, lord Munboddo et son Essai sur l'origine et les progrès du langage; ce second ouvrage a sur le premier ce grand avantage, que Munboddo ne s'est pas restreint à[413] la méthode didactique, comme l'a fait de Brosses; mais il a nourri ses raisonnements d'une foule d'observations et d'anecdotes curieuses, fournies par les voyageurs et les historiens sur les peuples sauvages et les individus trouvés solitaires dans les bois: de manière que sa théorie prend un coloris animé qui la rend plus persuasive. Munboddo prouve par des faits que l'homme solitaire n'a ni motif ni moyen de parler; que le langage naît seulement de l'état social; que ses premiers éléments sont, 1º les cris ou interjections; 2º les imitations des bruits naturels, d'où naît l'onomatopée, ou création des mots, sur laquelle vient se greffer la convention de prendre un son pour signe d'une idée.

Dès lors que la question de l'origine du langage est expliquée, toutes ses subséquentes découlent aisément les unes des autres.

Par exemple, celle de l'accroissement ou extension d'une langue, n'offre pas de difficulté réelle: l'on conçoit comment, sur un premier canevas donné, l'esprit humain prolonge de nouvelles lignes dans la direction de celles qui existent; comment, en acquérant des idées nouvelles, il les peint par des mots tirés de la même famille; comment il combine les anciens mots pour en faire de nouveaux: l'étude des étymologies est démonstrative à cet égard; les procédés des enfants le seraient également, si au lieu d'en faire[414] des perroquets, nous les laissions un peu raisonner et parler d'eux-mêmes.

Une seconde question, l'état stationnaire d'une langue, se conçoit facilement: en effet, qu'un peuple vive isolé; qu'il ait acquis une somme d'idées suffisante à ses besoins, à ses habitudes; que par la nature de son gouvernement il ne puisse étendre la sphère de ses connaissances: chez un tel peuple, la langue peut subsister des siècles sans avancer ni reculer; j'en fournirais des exemples au besoin. Cet état stationnaire et limité est bien plus répandu qu'on ne pense; il a lieu chez presque tous les peuples montagnards, chez les peuples pasteurs, s'ils peuvent se préserver des guerres externes; enfin chez les nations même civilisées, et cela dans les classes et professions où le temps de l'homme et de la famille est absorbé par les soins de la subsistance; ces classes ne connaissent de la langue nationale, que la portion qui leur est nécessaire: amenez un paysan, un ouvrier, dans nos assemblées scientifiques, vous verrez combien de mots ils ne comprennent pas; faites-les suivre un raisonnement ou une narration, vous verrez qu'ils n'ont pas l'usage de plusieurs modes et temps de nos verbes. On se fait illusion, lorsqu'on parle des nations comme de corps sociaux homogènes à la manière des corps physiques; elles ne sont que des confédérations de peuples différents, qui, sous le nom de[415] riches, de pauvres, de propriétaires, de prolétaires, d'oisifs, de laborieux, ont des sphères d'idées, et par conséquent des dictionnaires de mots très-différents. Nous qui en faisons un, ne sentons-nous pas à chaque instant, qu'à côté de nous il en existe d'autres relatifs aux arts, aux sciences, aux métiers, tous faisant partie de l'idiome français, et qui cependant nous sont plus ou moins étrangers?

Une troisième question, celle de l'altération d'une langue, veut être divisée en deux branches.

L'altération par le mélange des mots étrangers: c'est l'effet des guerres, des invasions, du commerce. Ce mal vient de l'extérieur.

L'altération par l'amaigrissement, l'appauvrissement, c'est-à-dire, par l'oubli ou le non emploi des expressions et des tournures élégantes, par l'introduction des termes et des tournures triviales, de mauvais goût, de peu de justesse. Ce mal vient de l'intérieur.

L'altération par mots étrangers, effet des invasions, des conquêtes, est trop claire pour s'y arrêter; elle est plus ou moins grande, selon l'affinité ou la dissemblance des deux langues qui se mêlent; elle devient totale, si leur construction grammaticale est diverse, c'est-à-dire, si l'exposition des idées marche dans un ordre différent. Ce cas amène des décompositions du langage existant, d'où sort un langage nouveau, mixte de ceux qui[416] précèdent. Notre langue française en a fourni un exemple très-instructif, depuis que l'un de nos savants et ingénieux confrères[50] a démontré sa formation de toutes pièces, par un travail fait pour servir de modèle.

L'altération par appauvrissement intérieur s'explique aisément par un exemple.

Lorsqu'en 1789 la nation française concourut par toutes les classes qui la composent, à nommer ses représentants dans l'assemblée dite Constituante, les lois et les harangues, pendant trois ans, parlèrent le français le plus noble et le plus correct. La Convention succéda: vous savez quel langage parlèrent alors les harangues et les lois? Pourquoi cette différence? parce que, dans le premier cas, le langage fut celui des classes cultivées et lettrées; tandis que, dans le second, il fut celui des classes qui ne connaissaient que le dictionnaire des besoins. Les choses furent au point, que l'on dut parler un mauvais style, comme l'on dut porter un mauvais habit de sans-culotte.

Les éternels Romains, que ramène sans cesse notre éducation de collège, vont me fournir un autre exemple.

Dans l'origine, ce peuple est un mélange[417] d'hommes bannis de divers états de l'Italie, sur un mauvais sol volcanique que personne n'envie; ils ont un langage où domine le grec mêlé de mots gaulois, phéniciens, teutons, introduits par les guerres et le commerce; ce langage s'amalgame, s'identifie par la communauté d'habitude entre ceux qui s'en servent; il s'augmente d'une génération à l'autre en proportion des idées nouvelles; Rome s'agrandit, rassemble une croissante population, qui, par sa concentration, prend bientôt identité de mœurs et de langage; après la ruine de Carthage, cette population, débarrassée du souci des guerres, commence à s'occuper de jouissances, à cultiver les sciences et les arts: la langue se polit et s'adoucit; les prononciations dures deviennent pénibles à des bouches efféminées et délicates: on substitue les consonnes douces aux fortes. On dit: leguiones (legiones) pour lekiones; maguistratus pour makistratos; effugiunt pour exfokiont; dictatori alto pour dictatored altod[51].

Dans cette population partagée en deux nations ou factions rivales (les plébéiens et les patriciens), leurs forces respectives balancées mettent chaque citoyen dans le cas d'exprimer librement ses sentiments, ses pensées: cette liberté donne aux expressions de l'énergie, de l'étendue; le besoin de[418] persuader perfectionne l'art de présenter les idées; l'homme devient éloquent parce qu'il est libre; la langue acquiert son maximum de perfection; l'esprit produit ses chefs-d'œuvre. Bientôt survient un changement dans l'état des choses et dans la forme du gouvernement: les riches se sont unis pour opprimer, ils se divisent pour régner. Du sein des rivaux s'élève un maître; Rome tremble devant l'imperator entouré de soldats licteurs; les courages ont été brisés par les proscriptions; la terreur est maintenue par les délations. Que deviendra le langage? l'homme n'a plus de sentiments généreux à manifester, plus d'idées hardies ou justes à émettre; ses expressions vont devenir incertaines, timides, tortueuses, même fausses et menteuses; ses phrases seront maniérées, embarrassées; son style n'aura de couleur que pour l'adulation et le panégyrique: on croira la langue appauvrie; ce sera le cœur et l'esprit. Les barbares viendront; leur langage se mêlera au latin, la confusion suivra, et ce ne sera qu'avec le temps que l'on verra naître un amalgame nouveau et bizarre.

Une dernière question, celle de la disparition, de la perte totale d'une langue, trouve un exemple singulier dans le récit d'un voyageur que je crois Pallas: deux hordes tartares étaient en guerre; l'une surprit l'autre, elle extermina tous les mâles, et garda seulement les petits enfants et[419] les femmes, comme un moyen d'accroître promptement sa population; les femmes des vaincus ne surent ou ne voulurent pas apprendre la langue de leurs maîtres; les enfants qui naquirent, élevés dans la langue des mères, la conservèrent de préférence, et par un cas singulier, la langue des vaincus supplanta, en deux générations, la langue des vainqueurs.

Mais il est bien temps de terminer ces considérations tracées à la hâte; je pense avoir prouvé que l'étude des langues fut à peu près nulle chez les anciens, que chez les modernes elle a d'abord été remplie de préjugés et d'erreurs; qu'elle n'a commencé d'être réellement philosophique, c'est-à-dire conforme au sens droit et à l'indication des faits, que depuis un siècle; que de nombreux matériaux se trouvent enfin rassemblés; mais qu'il reste encore beaucoup à faire pour en construire un édifice régulier qui nous présente la théorie et la pratique, s'appuyant et s'expliquant réciproquement; enfin, comme dans l'écrit même que j'ai l'honneur de vous soumettre, je ne puis me dissimuler quelques lacunes, et que je dois y soupçonner d'involontaires erreurs, il devient une nouvelle preuve de cette expérience nationale dont nous devons nous faire le reproche, relativement à cette branche de connaissances: heureux s'il devenait un motif d'émulation, et si l'Académie française en[420] prenait occasion de délibérer sur les moyens de répandre parmi nous l'élite ou du moins les principaux résultats des ouvrages qui honorent et enrichissent l'esprit de nos voisins.

FIN.

NOTES:

[1] Quelques jours avant de mourir, M. de Volney avait commencé l'histoire de sa vie; tout ce qui est marqué par des guillemets, est copié sur des notes écrites au crayon, et qui furent trouvées parmi ses papiers.

[2] La Chambre des Pairs, l'Académie.

[3] Chassebœuf.

[4] À peu près 6,000 fr.

[5] Suard, Vie du Tasse.

[6] Moniteur du 28 mai 1789.

[7] Moniteur du 20 mai 1790.

[8] En 1791.

[9] Pastoret, Discours de réception à l'Académie.

[10] Voyez page 355.

[11] En juin 1798.

[12] Laya, Discours de l'Académie.

[13] Espèce de renard qui ne vague que pendant la nuit.

[14] D'après les calculs de Josèphe et de Strabon, la Syrie a dû contenir dix millions d'habitants; elle n'en a pas deux aujourd'hui.

[15] Le dragon Bel.

[16] En 1782, à la fin de la guerre d'Amérique.

[17] La fatalité est le préjugé universel et enraciné des Orientaux: cela était écrit, est leur réponse à tout; de là leur apathie et leur négligence, qui sont un obstacle radical à toute instruction et civilisation.

[18] Voyez la planche II, qui réprésente une moitié de la terre.

[19] L'Afrique.

[20] La Méditerranée.

[21] Voyez pour ces faits le Voyage en Syrie, tome II, et les Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, tom. II.

[22] Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son prophète.

[23] Luther et Calvin.

[24] Les saducéens et les pharisiens.

[25] Quand un sectateur de Chiven entend prononcer le nom de Vichenou, il s'enfuit en se bouchant les oreilles et va se purifier.

[26] Ces paroles sont le sens et presque le texte littéral du premier chapitre du Qôran.

[27] Ce sont ces deux grands partis qui divisent les musulmans. Les Turks ont embrassé le second, les Persans le premier.

[28] Voyez à ce sujet le tome I des Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, où cette question est développée à fond, depuis le chapitre V.

[29] Les nuits de six mois.

[30] Alitz, en phénicien ou hébreu, signifie dansant et joyeux.

[31] Œil et soleil s'expriment par un même mot dans la plupart des anciennes langues d'Asie.

[32] Du latin lex, lectio: Alcoran signifie aussi la lecture, et n'est qu'une traduction littérale du mot loi.

[33] C'est de ce mot habitudes, actions répétées, en latin mores, que vient le mot moral et toute sa famille.

[34] Domestique vient du mot latin domus, maison.

[35] Oico-nomos, en grec, bon ordre de la maison.

[36] Æquitas, æquilibrium, æqualitas, sont tous de la même famille.

[37] Cet écrit est le texte original sur lequel fut faite la traduction anglaise, publiée à Philadelphie en ventose an 5.

[38] Volney se contente de rappeler cette assertion du docteur et dédaigne de la réfuter. Il n'y répondit, plusieurs années après, que par la publication de ses savans ouvrages sur les langues orientales.


(Note de l'éditeur.)

[39] Le docteur Priestley était de la secte des Quakers.

[40] Quand vous jeûnez n'affectez pas la tristesse des hypocrites, qui se rendent le visage pâle et défait, afin que les hommes remarquent qu'ils jeûnent:

Mais, quand vous jeûnez, parfumez-vous la tête et lavez-vous le visage. Saint Matthieu, chap. VII, vers. 16 et 17.

[41] Le docteur N..., théologien, et le docteur Black, chimiste, étaient au café à Edimbourg. On jeta sur la table une nouvelle brochure théologique du docteur Priestley: «En vérité, dit le docteur N..., cet homme ferait mieux de s'en tenir à la chimie; car, d'honneur, il n'entend rien en théologie. Pardonnez-moi, répondit le docteur Black, il est prêtre, il fait son métier; car, de bonne foi, il n'entend rien en chimie.»

[42] Le docteur Priestley lui-même, qui donna un sermon au profit des immigrants, comme les comédiens donnent une pièce au profit des pauvres.

[43] «Et que m'en revient-il ici (de mes travaux de ministre évangélique), si ce n'est peut-être de m'attirer le mépris de gens tels que M. Volney, qu'à la vérité cependant je me sens assez capable de supporter?»

Ce langage est d'autant plus étrange, que dès long-temps M. Priestley n'avait reçu de ma part que des honnêtetés. En 1791 je lui adressai un mémoire sur la chronologie, à l'occasion des tableaux qu'il avait publiés: pour toute réponse il m'injuria en 1792..... Après m'avoir injurié, me trouvant ici l'hiver dernier, il me fit prier à dîner chez son hôte et ami M. Russell; après m'avoir fait beaucoup de politesses à ce dîner, il m'invective de nouveau dans un pamphlet; après m'avoir invectivé, il me rencontre dans la rue de Spruce, veut me prendre la main comme à un ami, et il parle de moi sous ce nom en grande compagnie. Je demande au public, qu'est-ce que le docteur Priestley?

[44] Elle dura cinq quarts d'heure.

[45] Voyez les Commentaires de dom Calmet.

[46] Tour, en arabe et en hébreu bourdj et bourg; d'où viennent l'allemand et l'anglais, burg, borough, et le français, bourg, par la raison que les tours ou clochers ont toujours été le signal d'un lieu habité.

[47] Babil, en français, est bien analogue; et en égyptien, le mot barbar on berber, pour désigner l'homme étranger, semble n'être que l'équivalent de babul, comme signe d'un bredouillage qu'on ne comprend pas.

[48] Je ne parle point de celle de Court de Gébelin, qui appartient plutôt aux romans qu'à la science.

[49] Publié en 1765; 2 vol. in-12. Voyez chap. vi, t. 1

[50] M. Raynouard, dans ses Recherches sur l'origine et la formation de la langue romane, etc. (Chez Firmin-Didot, rue Jacob).

[51] Vieux latin de la deuxième guerre punique.