The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV Author: A.-V. Arnault Release date: February 8, 2008 [eBook #24549] Language: French *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, TOME IV *** Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, PAR A. V. ARNAULT, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE Verum amo. Verum volo dici. PLAUTE. _Mostellaria_. PARIS. LIBRAIRIE DUFÉY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17. 1833. LIVRE XIII DÉCEMBRE 1797 À MAI 1798. CHAPITRE PREMIER. Retour du général Bonaparte à Paris.--Sa manière de vivre.--Il est nommé membre de l'Institut.--Il assiste à une séance générale.--Vers de Chénier.--Incidens.--Anecdote. Aujourd'hui, 14 avril 1832, je reprends la plume, impatient de commencer ce volume, qui doit être le complément de la première partie de ces Mémoires. Mais ce volume, me sera-t-il permis de l'achever? Un fléau non moins terrible, non moins actif que cette révolution qui fait comme lui le tour du monde, arrive ici à travers cent contrées dont il a décimé les populations; il ravage, il dévaste la capitale; il porte le deuil et l'épouvante dans toutes les familles; il menace toutes les maisons; il est dans la maison voisine; il sonne à ma porte! À chaque heure, à chaque minute, chaque jour depuis un mois, passent et repassent devant elle des voitures chargées de cercueils ou plutôt chargées de cadavres, car l'activité des fabriquans ne suffisant pas aux exigences de la mort, les cadavres sont accumulés nus et pêle-mêle dans les cercueils roulans, comme ils seront enfouis nus et pêle-mêle dans la fosse commune. Pas de repos, soit le jour, soit la nuit, pour cette procession sans intervalle, pour ce _Longchamp funèbre_, comme le dit une de mes voisines, dont la vive imagination est encore exaltée par le spectacle qui s'offre à ses yeux et aux miens, toutes les fois qu'ils se portent sur le terrain qui nous avoisine, et que traverse la voie si fréquentée qui mène au dernier asile. Qui peut se flatter d'être oublié, d'être épargné, d'être dédaigné par la faux que, plus active que jamais, la mort promène aujourd'hui sur toutes les têtes? qui peut se flatter d'être celui dont il est écrit: «_Cadent a latere tuo mille et decem millia a dextris tuis, ad te autem non appropinquabit_: le fléau qui fait tomber autour de toi les hommes par milliers n'approchera pas de toi?» (_Ps._ XV, V. 7.) Et cependant ma tête est pleine de souvenirs, mon coeur regorge d'affections, et peut-être n'ai-je rien écrit encore d'aussi digne d'intérêt que ce qui me reste à écrire! Ce qui est au bout de ma plume ne serait pas sans valeur pour l'histoire. J'ai à parler encore de l'homme le plus extraordinaire, si ce n'est le plus grand des temps modernes. J'ai à peindre dans ses relations intimes, les développemens de ce caractère si divers à une époque où, placé entre la condition que lui assignait sa naissance, et celle où le poussait son génie, entre le rang dans lequel nos institutions l'emprisonnaient, et celui où l'appelait sa fortune, reconnu déjà pour supérieur à tous, quoiqu'il fût encore l'égal de tous, et dans une condition privée exerçant une autorité plus réelle que celle à laquelle il semblait assujetti, ce républicain né souverain se débattait entre sa politique, qui le portait à résister à son instinct, et cet instinct qui l'entraînait parfois hors de la réserve où sa politique s'efforçait de le renfermer. Admis à cette époque dans son intimité, j'ai été à même d'observer à loisir le jeu de cet esprit qui, aussi fin qu'il était fort, aussi prudent qu'il était hardi, se formait de la réunion des facultés les plus opposées, et satisfit pendant vingt ans à toutes les exigences d'une destinée sans pareille dans l'histoire des hommes. Les historiens ont dessiné cette grande physionomie sous l'aspect dans lequel elle se montrait au public. En dessinant celui sous lequel elle se montrait dans la familiarité, ne contribuerai-je pas à la faire entièrement connaître? Ce ne serait pas la partie la moins piquante de ce portrait. Mais il est temps d'entrer en matière. Le général arriva presqu'en même temps que nous à Paris. Il ne s'était pas arrêté long-temps à Rastadt, où il avait été nommé président du congrès convoqué dans cette ville pour traiter de la paix avec l'empire germanique. Une mission de ce genre avait peu d'attraits pour ce génie éminemment fait pour dicter des lois, et que fatiguaient les lenteurs et les subtilités diplomatiques. Peut-être aussi était-il impatient de connaître l'influence que sa présence exercerait sur la France, agitée par la secousse que lui avait imprimée le coup d'État du 18 fructidor, et sur la capitale, inquiète entre la contre-révolution dont on l'avait garantie, et la réaction révolutionnaire à laquelle on semblait vouloir l'abandonner. Dès que je fus instruit de son arrivée, je courus chez lui rue Chantereine, qui, débaptisée par la voix publique, venait de prendre le nom de rue de la Victoire, qu'on a eu la sottise de lui retirer. Plus heureux que la majeure partie des gens qui se présentaient à sa porte, et pour qui sa porte ne s'ouvrait pas toujours, je fus accueilli comme un membre de sa famille, comme un soldat de l'armée d'Italie. Soit que mon caractère et mon esprit eussent pour lui quelque attrait, soit qu'il entrât dans ses vues d'avoir à sa disposition un représentant de la littérature de l'époque, un homme par l'intermédiaire duquel il pût connaître l'opinion des gens de lettres et agir sur cette opinion, il me traita plus affectueusement encore à Paris qu'il ne l'avait fait hors de France, et me témoigna le désir (or le désir avait en lui le caractère de la volonté) de me voir le plus souvent possible. Tout jaloux que j'étais de mon indépendance, je ne cherchai pas, j'en conviens, à me dérober à une sujétion dont j'étais fier; et je voyais qu'il m'en savait gré, non seulement à la manière dont il me recevait, mais aux reproches qu'il m'adressait quand j'avais pris un jour de congé. «On ne vous voit plus; que devenez-vous donc, _Monsieur le marquis_?» Tel est le compliment dont il me saluait, moi, dont il n'a fait ni un comte ni un baron, ce qu'au reste je suis très-loin de lui reprocher. Sa maison m'était donc ouverte à toutes les heures, mais non pas son cabinet. Il m'admettait dans sa confiance, mais non pas à toutes ses confidences; et à qui les faisait-il toutes? Politique jusque dans ses affections, eût-il jamais livré à quelqu'un son secret tout entier? Son secret était pour lui une somme divisible à l'infini, qu'il ne dépensait que dans le besoin, et qu'il ne distribuait que dans des mesures déterminées par son intérêt et proportionnées à l'utilité dont lui pouvaient être les confidens qu'il admettait à ce partage. Quoi qu'il en soit, il me fit une assez belle part dans sa bienveillance, dans son amitié peut-être, pour me faire des envieux ou des ennemis, car l'un et l'autre c'est tout un, comme j'eus dans la suite occasion de le reconnaître. Quoiqu'il ne tînt pas table ouverte, conservant en partie les habitudes qu'il avait prises à l'armée, il recevait souvent, et répondait par des invitations aux visites qu'il croyait pouvoir se dispenser de rendre, et pourtant devoir reconnaître par des politesses. Il en adressait souvent aussi par prévenance aux savans et aux gens de lettres; et comme il ne les connaissait pas tous, il me chargeait ordinairement de lui donner ma liste, qui devenait la sienne; confiance à laquelle je répondais avec plaisir et de manière à la justifier. Les noms de Lemercier et de Legouvé sont les premiers que j'ai fait porter sur ces invitations. Plus d'une personne que cette distinction est allée chercher, et pour qui elle a été par la suite une occasion de fortune, m'ont eu à leur insu la même obligation. Ces dîners, où la chère était plus délicate qu'à l'armée, étaient charmans quand le général se mettait en frais d'amabilité, ce qui lui arrivait assez habituellement pendant cet intervalle de la campagne d'Italie à la campagne d'Égypte. Une conversation intéressante par son objet, piquante par sa liberté, et qu'il se plaisait à provoquer et à entretenir, n'en était pas la moindre friandise. Soit qu'on discutât une vérité, soit qu'on soutînt un paradoxe, ce qui ne lui déplaisait pas, il s'en mêlait volontiers, et n'y brillait pas moins par la subtilité que par la solidité de son esprit, imprimant à ses erreurs même, car il n'en était pas exempt, le cachet d'un génie scrutateur et original. Les soirées qui suivaient ces dîners étaient employées d'ordinaire à la lecture de l'ouvrage d'un des convives. Ducis y récitait ses plus belles scènes; Legouvé y fit entendre son poëme des _Sépultures_; Bernardin y lut son dialogue de _Socrate_, lequel, par parenthèse, nous parut quelque peu longuet. _Quandòque bonus dormitabat_. Je remarquai, dans les opinions émises par le maître de la maison sur ces divers ouvrages, sa tendance à tout rattacher à l'intérêt qui le dominait; jamais il n'en pouvait faire abstraction, et considérer les compositions dans leur rapport avec le but que l'auteur s'était proposé. Les productions des arts, comme les découvertes des sciences, ne lui plaisaient entièrement qu'autant qu'elles étaient d'application utile à ses besoins présens. J'en eus une fois la preuve à l'occasion même d'un de mes ouvrages. Je venais de lire mes _Vénitiens_ au Théâtre-Français. Instruit du fait, le général voulut un jour après dîner entendre cet ouvrage, et le voulut comme il voulait, c'est-à-dire sans admettre le moindre délai, ce soir, à l'instant même. Je n'avais pas là mon manuscrit, et j'étais pris d'une extinction de voix; n'importe, un aide de camp irait chercher mon manuscrit, et même le lirait si la voix ne me revenait pas. Au terme du répit que j'obtins, non pas sans peine, cette lecture eut lieu devant une assemblée dont il m'avait laissé le choix, et où se trouvaient, indépendamment des convives que j'ai nommés plus haut, Méhul et David. La pièce produisit une impression profonde sur tous les assistans et sur le général lui-même. Mais après avoir accordé des éloges au soin que j'avais mis à donner à mon sujet les couleurs locales, et à la fidélité avec laquelle j'avais conservé à la politique et aux moeurs vénitiennes la physionomie qui leur est propre: «Pourtant, me dit-il, j'ai un reproche à faire à votre premier acte.--Quel reproche, général?--C'est de ne pas montrer le sénat de Venise sous des couleurs assez odieuses.--Je n'ai pourtant pas dissimulé la rigueur de ses institutions.--Mais vous justifiez cette rigueur par le but que le sénat se proposait, le maintien de l'indépendance.--C'est vrai; mais tel était l'esprit qui régnait dans le sénat de Venise depuis six cents ans, l'esprit qui créa le conseil des Dix et le conseil des Trois. Ce que ces aristocrates craignaient surtout, c'était de voir quelqu'un d'entre eux se perpétuer dans le pouvoir. Ils se soumettaient à la tyrannie de la loi pour échapper au despotisme d'un de leurs semblables; ils sacrifiaient à leur indépendance leur liberté, leur sécurité même.--Mais cet intérêt, reprit-il vivement, peut faire excuser ce gouvernement de bien des choses. Nous avons donc eu tort de lui faire un crime de ses institutions, et de nous en prévaloir pour le détruire?» Cette phrase, qui me révéla toute sa pensée, révèle aussi la tendance de son esprit; tendance qui s'est si ouvertement manifestée depuis. À la discussion politique succéda la discussion littéraire. Quoique peu familiarisé avec les théories dramatiques, il raisonna sur les effets de l'art avec une grande sagacité; il blâma le dénoûment qu'à la prière de nos dames, ainsi que je l'ai dit, j'avais substitué à celui qui, dans mon projet, devait terminer mon drame, et justifia avec tant d'éloquence et d'originalité ma propre opinion, qu'il me fut impossible de n'y pas revenir, quoique Mme Bonaparte intercédât pour la grâce[1]: chacun était dans son caractère. Pendant ces soirées consacrées aux muses, son salon, devenu leur sanctuaire, était fermé à tous les profanes. Les autres jours, c'était différent: quoiqu'il ne fût pas ouvert à tout venant, ce salon, ces soirs-là, n'était guère moins peuplé que celui d'un membre du Directoire; et c'est alors qu'on pouvait voir que l'ascendant d'un grand caractère donne une autorité aussi réelle au moins que celle qui est attribuée à une grande place. Parmi les gens qu'une admiration sincère amenait là, se trouvaient aussi des gens de parti qui, sous prétexte de le féliciter, venaient épier les secrets sentimens du vainqueur de l'Italie, soit pour voir s'ils ne pourraient pas en faire un appui à leurs projets, soit dans l'ignoble but de trafiquer des notions qu'ils auraient surprises. Rien de plus circonspect sous ce rapport que l'attitude qu'il sut conserver au milieu d'eux, blâmant avec une égale énergie les intentions furibondes des terroristes, et les perfides menées des contre-révolutionnaires, ne dissimulant pas, quand l'occasion s'en présentait, l'indignation que lui inspiraient les abus du pouvoir et les mesures qui rappelaient le système de la terreur: mais dans la manifestation de ces sentimens propres à lui concilier l'affection publique, ne laissant rien échapper où, s'il y trouvait un blâme, le gouvernement pût trouver une menace. Le Directoire pouvait voir en lui un mécontent, mais non pas un ennemi. Il était évident toutefois que dès lors le règne du Directoire lui semblait ne pas pouvoir durer; qu'il tenait ce gouvernement pour blessé à mort dans la journée du 18 fructidor, au combat où il avait tué son adversaire; que le pouvoir exécutif, ressuscité sous cette forme, lui paraissait répugner à la majorité de la nation, jacobins comme royalistes; aux jacobins, parce que ce système leur donnait des rois dans leurs égaux; aux royalistes, parce qu'en rétablissant un pouvoir exécutif distinct du pouvoir législatif, il ne le leur rendait pas sous la forme qu'ils voulaient. Bonaparte se sentait sans doute assez fort pour porter au Directoire le coup qui devait achever de l'abattre; mais ne se sentant pas encore en position de recueillir son héritage, il ne voulait pas travailler pour autrui; il ne voulait ni de la démocratie, où il ne serait pas maître, ni de la contre-révolution qui lui donnerait un maître. En ajournant l'exécution de ses grands desseins, il s'arrangeait cependant de manière à se faire reconnaître par les uns et par les autres pour l'homme nécessaire dans la crise plus ou moins prochaine que tous commençaient à prévoir. Sur quel autre que lui en effet pouvait-on jeter les yeux? quel autre possédait à un degré plus éminent une de ces hautes qualités qui, prises séparément, suffisent à faire un homme supérieur, et qui se trouvaient réunies en lui? Où était son rival? Moreau n'avait qu'une de ses capacités; Hoche, qui peut-être les eut toutes, n'existait plus. Grand politique, grand administrateur, grand capitaine, homme d'État aussi, il ne s'abusait pas quand il se sentait appelé à sauver la France. Il ne s'abusa pas non plus quand, pour agir, il pensa devoir attendre que les partis, dans leur lassitude, le suppliassent de les sauver les uns des autres. Cependant il avait accepté et subi les honneurs que la politique d'un gouvernement jaloux avait cru devoir lui décerner, et le banquet où l'avaient convié les deux conseils, dont la bienveillance n'était guère plus franche que celle du Directoire. Je n'assistai ni à l'une ni à l'autre de ces solennités; ces sortes de fêtes ont peu d'attrait pour moi. J'aimais qu'on lui décernât ces triomphes, mais je ne croyais pas que mon dévouement m'obligeât d'en partager l'ennui. Il en fut autrement quand le général alla prendre séance à l'Institut, où il avait été nommé à la place de Carnot, tué civilement par le 18 fructidor. Il m'avait engagé à assister à cette séance, et s'était chargé de m'y conduire. Je me rendis chez lui vers quatre heures et demie. Les séances académiques avaient lieu alors de cinq à sept heures. Dans le trajet de la rue de la Victoire au Louvre, où l'Institut siégeait, on arrêta plusieurs fois sa voiture pour la visiter, en conséquence d'un décret du Directoire, qui ordonnait la saisie et la combustion des marchandises anglaises, décret que les douaniers, à qui la ville était livrée, exécutaient d'une manière assez brutale. Le général supporta très-patiemment cette vexation qu'il pouvait faire cesser d'un mot, et me recommanda surtout de ne pas le faire connaître. Les douaniers de cette époque furent moins bien avisés que ceux à qui le maréchal de Saxe eut affaire. _Les lauriers ne paient pas de droit_, avaient-ils dit à Maurice. Ceux-ci auraient pu dire à Napoléon: _Vos lauriers ne sont pas de fabrique anglaise._ Ils visitèrent, fouillèrent même la diligence du héros italique sans s'en excuser le moins du monde, empressés qu'ils étaient de satisfaire le gouvernement, qui semblait moins faire la guerre aux Anglais qu'aux Français. La séance fut brillante. L'assemblée était composée de l'élite de la société. Le désir de voir l'homme à qui l'on devait une paix acquise par tant de victoires y attirait plus de spectateurs que l'éloquence des académiciens n'y avait attiré d'auditeurs; aussi regardait-on plus qu'on n'écoutait. Un seul lecteur attira sur lui l'attention publique, mais par cela même qu'il n'y faisait pas distraction: c'est Chénier. Il lisait un poëme à la louange du général Hoche. Ce poëme, où respire la haine la plus énergique contre l'Angleterre, était écouté avec satisfaction. Elle se changea en enthousiasme, quand du héros mort passant au héros vivant, et s'adressant à un sentiment non moins vif que les regrets dus aux rares qualités de Hoche, je veux dire l'espérance que l'on fondait sur le génie de Bonaparte, le désignant par le surnom d'_Italique_, il s'écria: Si jadis un Français, des rives de Neustrie, Descendit dans leurs ports précédé de l'effroi, Vint, combattit, vainquit, fut conquérant et roi, Quels rochers, quels remparts deviendront leur asile, Quand Neptune irrité lancera dans leur île D'Arcole et de Lodi les terribles soldats, Tous ces jeunes héros, vieux dans l'art des combats, La grande nation à vaincre accoutumée. Et le grand général guidant la grande armée! Les applaudissemens, les acclamations qui s'élevèrent de toutes parts prouvèrent que ces beaux vers exprimaient les sentimens de toute l'assemblée; disons mieux, de toute la France. La séance levée, nous retournâmes chez lui, où nous n'arrivâmes pas sans avoir été arrêtés et interpellés de nouveau. Ces importunités ne lui firent pas oublier les hommages qui lui avaient été prodigués dans cette soirée. Personne n'a plus attaché de prix que lui au titre de membre de l'Institut, ce soir-là du moins. Dès lors, il le prit dans tous ses actes publics. Après le dîner, c'est-à-dire à neuf heures du soir, il reçut quelques visites, et entre autres celle de Mme Tallien, qui s'empressait de le féliciter de son nouveau triomphe. L'opinion universelle ne pouvait pas s'exprimer par un plus gracieux interprète. Je ne sais pas trop si ce n'est pas ce soir-là que je rabrouai le général avec la liberté qu'il m'autorisait à prendre, et dont au reste je n'ai jamais trop abusé. La conversation, bien qu'elle fût engagée avec des dames, tomba sur les armes, sur les sabres, sur les lames, sur la qualité que la trempe pouvait leur donner, et qui les rend propres même à couper le fer; je citai, comme preuve du fait, un yatagan que j'avais rapporté de Corfou. «Qu'en avez-vous fait? me dit le général.--Je l'ai donné à Talma.--Cela est bien d'un poëte. Ces messieurs font leur cour même aux rois de théâtre.--Je ne la fais pas même aux héros, général; je ne la fais qu'aux dames: Madame est là pour le dire.» Il ne répliqua rien. Peut-être cette boutade ne lui avait-elle pas donné d'humeur. Il alla sur ces entrefaites visiter les côtes du nord. On faisait dans tous les ports des armemens considérables. Comme il avait été nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, l'on tenait pour certain qu'au printemps cette armée irait visiter les Anglais chez eux. Une descente se préparait en effet; mais ce n'était pas en Angleterre que Bonaparte songeait à attaquer la puissance anglaise. CHAPITRE II. Fête donnée par le citoyen Talleyrand, ministre du Directoire, au général Bonaparte.--Mme de Staël.--Dîner chez le directeur Barras.--_Macbeth_.--Préparatifs pour l'expédition d'Égypte.--Poëtes, artistes, gens de lettres enrôlés.--Denon, Parceval, etc.--Anecdotes. En juin 1789, me promenant à Versailles autour de la pièce d'eau dite _des Suisses_, j'avais remarqué un personnage qui solitairement et philosophiquement couché sous un arbre, _lentus in ombrâ_, paraissait plongé dans la méditation et plus occupé de ses idées que des idées d'autrui, bien qu'il eût un livre à la main. Sa figure, qui n'était pas sans charmes, m'avait frappé moins toutefois par ses agrémens que par son expression, que par un certain mélange de nonchalance et de malignité qui lui donnait un caractère particulier, celui d'une tête d'ange animée de l'esprit d'un diable; c'était évidemment celle d'un homme à la mode, d'un homme plus habitué à occuper les autres qu'à s'occuper des autres, d'un homme, malgré sa jeunesse, déjà rassasié des plaisirs de ce monde. Cette figure-là je l'aurais prêtée à un premier page ou à un colonel en faveur, si la coiffure et le rabat ne m'eussent dit qu'elle appartenait à un ecclésiastique, et si la croix pectorale ne m'eût prouvé que cet ecclésiastique était un prélat. «C'est, me dis-je, quelque premier aumônier qui vient digérer ici entre la messe et les vêpres», et je passai outre. Une année s'était écoulée sans que j'eusse rencontré de nouveau cet homme de Dieu, et cette année est celle pendant laquelle s'est accomplie la première période de la révolution. Le 14 juillet 1790, comme cinq cent mille curieux qui garnissaient les talus du Champ-de-Mars, j'assistais à la messe qui se célébrait en plein vent, à l'occasion de la fédération, quand sur un monticule élevé au centre de cette vaste arène, à l'autel où le divin sacrifice devait se consommer au milieu des soldats et des lévites, la chape sur le dos, la mitre en tête, la crosse à la main, s'avance non du pas le plus ferme, mais avec la plus ferme contenance, un évêque qui répand, avec une prodigalité toute patriotique, des flots d'eau bénite et de bénédictions sur le peuple, sur l'armée et aussi sur la cour. «C'est l'abbé de Périgord, c'est l'abbé de Talleyrand, c'est l'évêque d'Autun», disait-on. Quel fut mon étonnement de reconnaître, dans ce pontife de la révolution, mon prélat de Versailles! Depuis une année j'avais beaucoup entendu parler de l'évêque d'Autun. Sa physionomie m'expliqua sa conduite, et sa conduite m'expliqua sa physionomie. Chez qui que ce soit, jamais le moral et le physique ne se sont mieux accordés. Je n'avais vu M. de Talleyrand que de très-loin. Je le vis de plus près enfin quand il revint en France où il fut rappelé en 1796 sur la proposition de Chénier, par un décret spécial de la Convention. Peu après son retour, sans condition encore, comme il avait quelque loisir, il vint passer vingt-quatre heures à Saint-Leu, chez Mme de La Tour où je me trouvais. Il fut, comme on l'imagine, l'objet de toute mon attention. Je croyais, à parler franchement, qu'il ne m'accorderait qu'une très-faible partie de la sienne. Il en fut autrement. Déterminé ce jour-là à plaire à tout le monde, ou peut-être prévenu en ma faveur par une femme aimable avec laquelle il avait fait ce petit voyage, il me traita avec une bienveillance à laquelle je me laissai prendre. J'y répondis par l'abandon le plus complet, et m'amusai fort pendant toute cette soirée, où tout en riant je lui gagnai quelque argent, ce dont il peut se souvenir, car alors il n'était guère plus riche que je ne l'étais à mon retour de l'exil où il m'a fait envoyer en 1815[2]. On s'étonnera peut-être qu'il se soit laissé battre par moi toute une soirée, mais c'était à un jeu de hasard, et non à un jeu de finesse. Je n'imaginais pas alors que ce prélat rentrât jamais dans les affaires publiques, et qu'il pût raccommoder sa fortune autrement que par des spéculations de bourse, que ce ci-devant agent du clergé entendait aussi bien que le plus délié des agens de change. L'apôtre de la constitution de 1791 ne me paraissait pas pouvoir devenir celui de la constitution de l'an III. Je me trompais. Quand je revins d'Italie, le citoyen Talleyrand était ministre. Le 18 fructidor et l'active amitié de Mme de Staël l'avaient porté à la place de Charles Lacroix. Il était donc ministre du Directoire quand je me retrouvai avec lui chez le général Bonaparte. La bienveillance qu'on m'y témoignait fortifia sans doute celle qu'il semblait me porter, mais qui n'allait cependant pas jusqu'à la confiance. La conversation brisée qu'il eut avec moi ne roula guère que sur des intérêts de littérature; il me parla de plusieurs écrivains, et particulièrement de Champfort. Je fus assez surpris de ne pas lui voir adopter vivement les éloges que je donnais à cet académicien dont l'esprit et les talens lui avaient été plus d'une fois utiles, ce que je savais de Champfort lui-même, qui s'applaudissait d'avoir trouvé dans l'évêque d'Autun un organe par lequel il pouvait faire proclamer à la tribune ses propres opinions. Ce ministre venait ce soir-là inviter le général à une fête qu'il lui préparait à l'hôtel des relations extérieures, et le prier d'en déterminer le jour. Il pria aussi Mme Bonaparte de vouloir bien lui donner la liste des personnes qu'elle désirait faire inviter. J'y fus probablement porté, car le lendemain je reçus une invitation. Cette fête, où l'élite de la société de Paris était réunie, se composa, comme toutes les fêtes, d'un bal et d'un souper: je n'en aurais pas parlé, si elle n'avait pas donné lieu à un incident assez piquant pour qu'on en tienne note. Le général chez qui j'avais dîné m'avait amené avec lui. En entrant dans, la salle de bal: «Donnez-moi votre bras», me dit-il en s'emparant en effet de mon bras. Puis, jugeant à mon regard que cette exigence m'étonnait: «Je vois là, ajouta-t-il, nombre d'importuns tout prêts à m'assaillir; tant que nous serons ensemble, ils n'oseront pas entamer une conversation qui interromprait la nôtre. Faisons un tour dans la salle; vous me ferez connaître les masques; car vous connaissez tout le monde, vous.» Ce n'était certes pas par désobligeance que j'avais pensé d'abord à me tenir à l'écart. Je craignais, à parler franchement, qu'on ne m'accusât de quelque fatuité, si je m'attachais aux pas d'un homme qui seul avait le droit d'attirer l'attention, et qu'on ne m'attribuât la prétention de vouloir briller de son reflet. À sa réquisition mes scrupules s'évanouirent pourtant. Me voilà donc circulant avec lui bras dessus, bras dessous au milieu des danseurs, des curieux et des envieux, j'en devais rencontrer aussi. Malgré cette précaution, la foule se groupa bientôt autour de nous, et les gens dont le général voulait se garder furent justement ceux dont il devint aussitôt la proie. Le voyant cerné par eux, et la conversation s'étant engagée malgré lui, comme il avait lâché mon bras, je profitai de ma liberté, non pour me promener dans le bal, mais pour m'asseoir. Je me mis sur une banquette placée dans la première pièce entre les deux fenêtres. À peine étais-je là, que Mme de Staël vint s'asseoir à côté de moi. Je connaissais peu cette dame. Sur le désir qu'elle en avait témoigné, je m'étais laissé conduire chez elle par Regnauld avant mon voyage d'Italie, mais je n'y étais pas retourné, bien que j'y eusse été encouragé par l'accueil que j'avais reçu d'elle, par ses invitations, et que j'attachasse à ses prévenances tout le prix qu'on y pouvait mettre. «On ne peut pas aborder votre général, me dit-elle, il faut que vous me présentiez à lui.» D'après la confidence qu'il venait de me faire, et certaines préventions que je lui connaissais contre cette dame dont il redoutait l'esprit dominateur, craignant qu'elle n'éprouvât quelque rebuffade, je tâchai de la distraire de cette résolution, sans cependant m'expliquer. Il n'y eut pas moyen. S'emparant de moi, elle me mène droit au général, à travers le cercle qui l'environnait, et qui s'écarte ou plutôt qu'elle écarte. Forcé de faire ce qu'elle désirait, et voulant toutefois décliner la responsabilité dont un regard très-significatif me grevait déjà: «Mme de Staël, dis-je, prétend avoir besoin auprès de vous d'une autre recommandation que son nom, et veut que je vous la présente. Permettez-moi, général, de lui obéir.» Le cercle se resserre alors autour de nous, chacun étant curieux d'entendre la conversation qui allait s'engager entre deux pareils interlocuteurs: on croyait voir Talestris avec Alexandre, ou la reine de Saba avec Salomon. Mme de Staël accabla d'abord de complimens assez emphatiques Bonaparte, qui y répondit par des propos assez froids, mais très-polis: une autre personne n'eût pas été plus avant. Sans faire attention à la contrariété qui se manifestait dans ses traits et dans son accent, Mme de Staël, déterminée à engager une discussion en règle, le poursuit cependant de questions, et tout en lui faisant entendre qu'il est pour elle le premier des hommes: «Général, lui dit-elle, quelle est la femme que vous aimeriez le plus?--La mienne.--C'est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus?--Celle qui sait le mieux s'occuper de son ménage.--Je le conçois encore. Mais enfin quelle serait pour vous la première des femmes?--Celle qui fait le plus d'enfans, Madame.» Et il se retira en la laissant au milieu d'un cercle plus égayé qu'elle de cette boutade. Toute déconcertée d'un résultat qui répondait si mal à son attente: «Votre grand homme, me dit-elle, est un homme bien singulier!» La singularité de cette scène est expliquée par celle des personnages. D'après le caractère connu de Mme de Staël, et l'influence fondée ou non qu'on lui attribuait dans l'affaire de fructidor, Bonaparte crut qu'elle se rapprochait de lui pour l'admirer moins que pour le dominer, et qu'elle le flattait comme on flatte, comme on caresse un cheval pour le monter. Jaloux alors de son indépendance comme il le fut depuis de son autorité, il se hâta d'écarter par une ruade cette indiscrète amazone qui, remise de son désappointement, revint pourtant depuis à la charge, et finit par recevoir une atteinte un peu plus rude. La manie de Mme de Staël était de gouverner tout le monde, et celle de Bonaparte de n'être gouverné par personne. _Inde iræ_. Telle est l'histoire exacte de cette entrevue dont on a tant parlé. Si Mme de Staël avait eu autant de jugement que d'esprit, elle s'en serait tenue à cette expérience. Mais, en matière de conduite du moins, le jugement n'était pas sa qualité dominante. Amusante pour ceux qui furent témoins de cet incident, la fête fut charmante pour tout le monde. Le nom de Bonaparte proclamé par toutes les bouches, l'était aussi par l'orchestre. Une contredanse qui portait son nom fut exécutée pour la première fois dans ce bal, et devint dès lors la contredanse favorite dans tous les bals, à la guinguette comme dans les salons. La danse fut interrompue par un banquet splendide pendant lequel Lays, le Tyrtée de l'époque, chanta des couplets fort spirituels composés pour le héros de la fête par les Pindares du Vaudeville. En célébrant ses exploits passés, on célébrait aussi les exploits futurs dont ils étaient le pronostic, et le succès de la grande expédition dont les apprêts occupaient l'attention de toute l'Europe. Un trait qui terminait un impromptu fait par le trio sur ce sujet, fut surtout fort applaudi. Je n'en ai pas retenu les vers, mais en voici le sens: «Pour celui qui a fait signer la paix à l'Autriche sous les murs de Vienne, aller mettre au-delà du détroit l'Angleterre à la raison, _ce n'est pas la mer à boire_.» Jamais Bonaparte ne fut plus loué et moins flatté; il était évident que ces éloges gratuits ne s'adressaient qu'au grand homme. Le Directoire ne voyait pas sans dépit cet enthousiasme qui se manifestait partout où le général se montrait, et même se cachait. Je fus témoin un jour d'une des plus vives explosions de ce sentiment: voici à quelle occasion. Mme Vestris, d'ennuyeuse mémoire, devait prendre ce jour-là congé du public, congé absolu, et la représentation avait lieu, je ne sais pourquoi, au théâtre Favart. Comme on remettait pour elle au répertoire le _Macbeth_ de Ducis, le général avait fait retenir une loge, loge aux secondes, les loges du rez-de-chaussée où il se tenait pour l'ordinaire étant toutes louées. Cette loge était en face et découverte, ce qui le contrariait. Il se résigna pourtant. Aussitôt après le dîner, qui n'eut pas lieu chez lui par suite d'un contre-temps que j'expliquerai plus bas, il nous emmène Ducis et moi avec sa femme. Il croyait, en arrivant pendant le brouhaha qui précède les spectacles extraordinaires, échapper à l'attention publique. Pas du tout. Mme Bonaparte entre, on la reconnaît, on l'applaudit. Les applaudissemens redoublèrent dès qu'on l'aperçut lui-même à la porte de la loge. Mais ils devinrent plus vifs que jamais, quand, contraignant le bonhomme Ducis à prendre place sur le devant, il se tint modestement derrière ce patriarche de la littérature de l'époque, quoiqu'il y eût place aussi là pour lui. On vit avec transport cet éclatant hommage qu'un homme si jeune et si grand rendait à la vieillesse et au génie; on voyait avec plaisir aussi qu'il aimait mieux mériter les applaudissemens que les recevoir. C'est chez Barras que nous avions dîné. Pour refuser une invitation qu'il en avait reçue, après nous avoir invités lui-même, le général s'était en vain prévalu de ce fait: «Amenez-moi votre monde», lui avait répondu Barras, et il m'avait entraîné chez Barras, malgré ma répugnance. «C'est parce que vous avez à vous plaindre de lui, me dit-il, que je veux qu'il vous voie avec moi.» Arrivés au Luxembourg: «Vous m'avez autorisé à vous amener les amis que j'attendais aujourd'hui, lui dit-il en me tenant par la main; en voilà un que je vous présente.--Vous me présentez là une vieille connaissance», répondit Barras, qui fut ce jour-là plus aimable pour moi qu'il ne l'avait jamais été, ou plutôt aimable avec moi pour la première fois, et pour la dernière aussi, car onc ne l'ai revu depuis. Un incident assez piquant assaisonna pour moi ce dîner qui, jusque-là, m'avait peu amusé. Le général, qui était au fait d'une intrigue à laquelle la politique n'avait aucune part, et dans laquelle j'avais été quelque peu dupe, ne fit que persifler à ce sujet une dame dont le crédit le contrariait, et près de qui on l'avait placé. Puis, se levant de table à l'heure qu'il avait déterminée, il demanda sa voiture. «Je vous laisse avec ces Messieurs, et j'emmène ceux-ci», dit-il à l'amphitryon, en prenant le bras de Ducis et le mien. Au fait, il avait quelquefois des façons singulières. Le séjour d'un pareil homme à Paris devait fatiguer le gouvernement: aussi le gouvernement ne reculait-il devant aucun sacrifice pour s'en débarrasser. La descente en Angleterre ayant été reconnue impossible dans les circonstances, on en revint à l'expédition d'Égypte dont Bonaparte avait eu l'idée avant son retour d'Italie, et à laquelle les préparatifs déjà faits pouvaient s'appliquer. Un bruit se répandit alors qu'indépendamment de la descente en Angleterre, on ferait une expédition dans le Levant, expédition tout à la fois scientifique et militaire dont la Grèce serait le théâtre et Corfou le centre. On engageait sous ce prétexte les savans et les artistes que le général désignait comme propres à concourir au succès de ses projets de colonisation. J'entendais parler depuis quelque temps de cette expédition que Bonaparte devait conduire et dont il ne me parlait pas, et je regardais ce bruit comme dénué de fondement, quand Langlès l'orientaliste me demanda un rendez-vous pour affaire pressée. «Tirez-moi d'embarras, me dit-il, je m'adresse à vous en toute confiance, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous. J'ai reçu du gouvernement une lettre par laquelle on m'annonce que comme versé dans la connaissance des langues orientales, je suis mis à la disposition du général Bonaparte qui me donnera des instructions ultérieures. J'ignore ce qu'il veut faire de moi. Je lui suis dévoué, mais je ne puis quitter Paris; j'ai des devoirs à remplir ici, et comme conservateur de la Bibliothèque Nationale, et comme professeur d'arabe, de turc, de persan, de syriaque, de chinois, de sanscrit et de mantchou (Langlès savait toutes les langues qu'on parlait à la tour de Babel); cela m'impose des devoirs, ainsi que je l'ai représenté au général. Veuillez faire en sorte qu'il me permette de les remplir.» Je me chargeai de la négociation, et ce ne fut pas sans peine que je réussis à soustraire le professeur de turc, d'arabe, de persan, de chinois, de sanscrit et de mantchou à la réquisition dont le général le prétendait passible. «C'est justement parce qu'il est salarié par l'État, disait-il, qu'il est à la disposition de l'État.» Il ne voulut pas se départir de ce principe: Langlès, de son côté, ne voulut pas quitter Paris. Il y resta, mais jamais Bonaparte ne le lui a pardonné. C'est au refus de Langlès que Jaubert, présenté par Bonaparte pour remplacer celui-ci comme interprète de l'armée d'Orient, a dû sa fortune. En cela aussi se manifesta la fortune de Bonaparte; car il y avait bien autrement de capacité et de courage dans Jaubert que dans Langlès, tout brave qu'était ce savant, qui avant la révolution avait été sous-lieutenant dans un régiment de milice. Cette médiation amena tout naturellement le général à s'expliquer sur la mission dont il voulait charger Langlès. «Au printemps, me dit-il, nous ferons parler de nous: vous serez des nôtres. Mais je désirerais emmener, indépendamment de vous, un poëte, un compositeur de musique et un chanteur; trouvez-moi cela. Proposez la chose à Ducis, à Méhul et à Lays. Voilà les gens qui me conviendraient; ils seront en rapport intime avec moi; ils recevront 6000 fr. de traitement pendant tout le temps que durera l'expédition, et cela indépendamment des traitemens attachés aux places qu'ils pourraient avoir et qu'ils reprendraient à leur retour.--Mais où les mènerez-vous, général?--Où j'irai. Je m'expliquerai là-dessus quand le temps sera venu: en attendant, qu'ils se fient à mon étoile.» Me voilà donc recruteur en pied, pour une expédition dont j'ignorais le but. Mes négociations n'eurent pas d'abord un grand succès. Ducis, hardi dans la pensée, n'était rien moins qu'aventureux dans ses actions. Il s'excusa sur son âge; Méhul sur les devoirs qu'il avait à remplir; Lays sur ce qu'il pouvait gagner un rhume. Quand je rendis compte de cela au général: «Au fait, me dit-il, Ducis est un peu vieux; un long voyage, une longue absence, tout cela doit l'effrayer, il nous faut quelqu'un de jeune; Méhul tient à son Conservatoire, et plus encore à son théâtre, sans doute; c'est tout simple, là sont ses moyens de gloire. Qu'il nous compose quelques marches militaires! son génie sera avec nous, cela nous suffira. Toutes réflexions faites, un musicien fort sur l'exécution nous conviendrait mieux qu'un compositeur. Quant à Lays, je suis fâché qu'il ne veuille pas nous suivre, c'eût été notre Ossian; il nous en faut un, il nous faut un barde, qui dans le besoin chante à la tête des colonnes. Sa voix eût été d'un si bon effet sur le soldat! personne, sous ce rapport, ne me convenait mieux que lui. Tâchez de me trouver un chanteur de son genre, si ce n'est de son talent.» Cette fois, je fus moins malheureux. Lemercier, à qui je m'adressai, accueillit ma proposition de la manière la plus gracieuse; Rigel, habile professeur de piano, à qui Méhul m'avait renvoyé, accepta mes offres avec le même empressement; et Villoteau, qui doublait Lays à l'Opéra, et que j'abordai au moment où il dépouillait le costume de Panurge, ne se fit pas prier pour remplacer son chef d'emploi dans un rôle plus honorable encore que celui qu'il venait de remplir; «heureux et fier, me disait-il, de faire partie d'une expédition pour laquelle son imagination était déjà montée, et que Bonaparte, à l'instar de Jason, composait de héros et de virtuoses.» «C'est bon, me dit le général, quand je lui annonçai que Lemercier remplacerait Ducis; vous ne pouviez pas mieux choisir. Parmi les gens de lettres, il n'y en a pas dont la conversation me soit plus agréable: cela rehausse encore le prix du talent. Quant aux deux musiciens, je ne connais ni l'un ni l'autre, je m'en rapporte à vous. Laissez-moi leurs noms et leurs adresses, on leur écrira. À propos, il faut que vous me fassiez encore une commission. J'emporte avec moi une bibliothèque de campagne. Le choix des livres de science qui doivent y entrer est fait; j'ai même désigné déjà les livres d'histoire qui en feront partie. Choisissez des livres de littérature pour la compléter; mais ne les prenez que dans le format in-12 et au-dessous, nous avons si peu de place: vous vous entendrez sur cet article avec Magimel à qui vous donnerez votre liste.» Cette commission me fut d'autant plus agréable qu'en la remplissant je travaillais pour moi. Je composai cette bibliothèque littéraire comme j'aurais composé la mienne; et malgré mes instructions, y faisant entrer des in-8°, j'y plaçai, indépendamment de nos classiques, le Théâtre des Grecs, l'Iliade, l'Odyssée, Shakespeare, Rabelais, Montaigne, Rousseau et l'élite de nos moralistes et de nos romanciers. Au bout de quelques jours: «Il nous faut un autre poëte, me dit le général. Lemercier ne vient pas avec nous, sa famille s'oppose à son départ: trouvez-moi quelqu'un.» À parler franchement, je ne savais trop à qui m'adresser. Parmi les hommes d'un talent supérieur, en trouver un qui se déterminât à courir les aventures! Legouvé n'était pas de caractère à cela. Je m'en allai donc cherchant un poëte de rue en rue, de porte en porte, quand le hasard me fait rencontrer sur le boulevard Saint-Denis deux amis intimes de Lemercier, Sourdeau de Saint-Émond, et Parceval de Grandmaison. J'étais sinon dans l'intimité, du moins dans la familiarité de l'un et de l'autre. Je m'étais lié avec le premier, homme d'esprit et de plaisir, en Italie où il remplissait les fonctions de commissaire des guerres, et j'avais fait connaissance avec l'autre chez Mlle Contat, où il avait été présenté par Lemercier. Je leur parle de mon embarras. Le premier en connaissait la cause, et riait; le second ne l'ignorait pas, et riait aussi; y avait-il de l'amour sous jeu? c'était un secret que je ne crus pas devoir approfondir. «Savez-vous, leur dis-je, un poëte présentable que je puisse proposer en remplacement de Lemercier? j'ai carte blanche à cet effet.--Tu as carte blanche! me dit d'une voix solennelle Parceval, en haussant ses sourcils.--Oui, carte blanche.--Mais, attends donc, je connais quelqu'un à qui la chose conviendrait.--Mais ce quelqu'un conviendrait-il à la chose?--Eh! mais, je le crois.--Qu'a-t-il publié?--Rien encore.--Qu'a-t-il fait?--Des vers que l'abbé Delille ne trouvait pas mauvais.--M'en répondrais-tu?--Comme de moi.--Le connais-je enfin?--Un peu.--Comment s'appelle-t-il?--Comme moi.--Sérieusement! tu aurais la fantaisie...--Si cela dépend de toi, comme tu le dis, tu me rendras service en me proposant au général Bonaparte; tu sais ce que je puis faire.--Mais sais-tu où nous allons? je ne le sais pas, moi.--Vous allez en Égypte, tout le monde sait cela. Je ne serai pas fâché de voir l'Égypte.--Demain je te rendrai réponse.» Parceval n'avait encore rien publié; mais je lui avais entendu réciter plusieurs morceaux pleins de ce talent que le public a reconnu et si vivement applaudi depuis. Le général avait surtout besoin d'un homme en état de mettre en oeuvre la riche matière qu'offriraient à la poésie les projets qu'il allait exécuter. La tête épique de Parceval me paraissait plus propre à cela qu'aucune autre. Je le proposai donc en m'appuyant sur ces considérations à Bonaparte, qui l'agréa: il fit bien. Il a trouvé en lui l'homme que Vasco de Gama trouva dans le Camoëns, l'homme qui possédait aussi cette bouche faite pour enfler la trompette épique: _os magna sonaturum_. Parceval, à qui je fis faire connaissance avec Regnauld qui faisait aussi partie de l'expédition, et avec qui je devais faire le voyage, fut admis des lors dans notre société intime comme un compagnon de fortune. Mais cela lui coûta un sacrifice, celui de sa coiffure poudrée à frimas, à laquelle il ne renonça pas sans peine. Tôt ou tard il lui aurait fallu prendre cette détermination que hâtèrent les instances de nos dames et que prévint même leur activité. Ainsi que je l'ai dit, le général, à la sollicitation de sa femme, avait permis que ses oreilles de chien et sa queue écourtée tombassent sous les ciseaux de la mode ou du perruquier de Talma, et soudain la coiffure à la Titus était devenue celle de son état-major: elle devint bientôt celle de toute l'armée. Le désir de partir pour l'Égypte devint bientôt une fureur générale. C'était une folie épidémique semblable à celle qui s'était saisie de nos aïeux à l'époque des croisades. «J'étais né pour être Égyptien», disait à Parceval un épicier qui lui enviait son bonheur. Quantité de personnes s'adressèrent à moi pour obtenir la faveur de s'expatrier. C'étaient des artistes, c'étaient des négocians. Ceux-ci voulaient entrer dans l'administration; ceux-là voulaient rentrer au service. J'avais beau dire que cela ne me regardait pas, instruits des faits que je viens de citer, ils revenaient sans cesse à la charge. «Ne refusez personne, me dit le général à qui je fis part de mon embarras; adressez-les au général Dufalga, c'est lui qui est chargé de la partie civile de l'expédition; il trouvera bien le moyen d'employer ces gens-là, pour peu qu'ils soient propres à quelque chose.» Je les envoyais en conséquence à Dufalga: plus d'une personne à cette époque m'a dû sa fortune. De ce nombre est Denon. Intimement lié avec une dame liée intimement elle-même avec Mme Bonaparte, il l'accompagnait souvent dans ses visites à la rue de la Victoire. Mais être bienvenu auprès de la femme n'était pas toujours un motif pour l'être auprès du mari. Le général semblait étendre sur le cavalier la répugnance qu'il éprouvait pour la dame; ni la conversation aimable et piquante de ce courtisan qui savait toutes les anecdotes de cour depuis le règne de Louis XV jusqu'à celui de Barras inclusivement, ni les récits aussi attachans que variés de ce voyageur qui avait parcouru l'Europe depuis les extrémités de la Russie jusqu'à celles de l'Italie, ni la conversation de cet amateur qui avait étudié et pratiqué toute sa vie les arts de l'Italie antique et de l'Italie moderne, rien de tout cela n'avait triomphé de la froideur du général. Denon, qui aussi désirait faire le voyage d'Égypte, n'osait donc pas se proposer. Je fus fort surpris quand un jour, me prenant à part, Joséphine m'en fit la confidence. «Ce pauvre Denon, me dit-elle, meurt d'envie de partir avec vous autres. Vous devriez bien arranger cela avec le général.--Moi, madame! et pourquoi pas vous?--Si je m'en mêlais, cela ne réussirait pas. Proposez la chose comme de vous-même. Vous êtes en mesure de le faire. Le général a confiance en vous; il acceptera Denon présenté par vous. Faites cela, vous m'obligerez.» Le général, qui ne connaissait pas le caractère aventureux de Denon, parut fort étonné qu'à son âge il songeât à s'engager dans une expédition lointaine et fatigante. Mais quand je lui eus fait connaître tout le prix de l'acquisition qu'il ferait en lui: «Qu'il aille trouver Dufalga», me répondit-il. Quiconque avait une aptitude reconnue était accueilli ainsi, quelles qu'eussent été ses opinions politiques. Parmi les personnes qui s'adressèrent à moi se trouvait un émigré. Las surtout de son oisiveté, ce vrai Français voulait profiter de l'occasion pour rentrer dans la carrière militaire et servir sous un nom roturier pour cette France contre laquelle il avait servi comme gentilhomme. Je n'osai, je l'avoue, lui répondre du succès de sa demande. Usant avec le général de la franchise dont mon client avait usé envers moi, je ne lui laissai pas ignorer, en lui faisant part des désirs de celui-ci, et en me portant caution pour lui, le cas où il se trouvait. «Je ne répugne nullement à l'employer, me répondit le général. L'aveu qu'il vous a fait est d'un galant homme, ainsi que le sentiment qui le porte à reprendre les armes, et me donne toute confiance en lui. Sur qui compterais-je, si ce n'est sur un homme qui serait en pareille situation? J'accepte ses offres de service; mais je ne puis le faire porter ici sur les états. Ce serait provoquer des enquêtes qui pourraient le mettre en danger. Si quelque imbécile découvrait la vérité, nous serions compromis, et votre protégé serait perdu. Qu'il se rende à Toulon; là vous me le présenterez, et nous trouverons bien le moyen de tout arranger.» Cet émigré, qui depuis s'est acquis, comme patriote, la plus honorable réputation sous son nom de gentilhomme, se nommait alors le citoyen Rousseau. C'est le comte Henri de Saint-Aignan[3]. Ces objets réglés, je m'occupai des préparatifs de mon voyage. Je ne pouvais partir tranquillement, qu'autant que j'aurais pourvu aux besoins de la famille que je laissais en France. Mes enfans étaient d'âge à entrer en pension. Le prytanée venait de s'ouvrir. Je priai le général d'y demander deux places pour eux, ce qu'il fit de la meilleure grâce possible. À cela ne se bornèrent pas les preuves de sa bienveillance. Le ministre lui ayant répondu que toutes les places au prytanée étant remplies pour le moment, il avait fait inscrire ses protégés pour les premières places vacantes, piqué de ce qu'on ajournait une faveur qu'il réclamait: «N'ayons, me dit-il, aucune obligation à ces gens-là. Mettez vos enfans à Juilly. J'y ai mis mon frère; j'y ferai payer leur pension avec la sienne.» Ce trait de bonté me toucha si vivement, que je ne sus d'abord y répondre que par des larmes. Rentré chez moi, il me sembla pourtant, non pas qu'un particulier n'avait pas le droit de me faire une pareille offre, mais que je n'avais pas le droit de l'accepter. J'écrivis au général dans ce sens. Je lui demandais la permission de ne pas profiter de ses bontés, et de ne pas consentir à ce que l'éducation de mes enfans fût à sa charge. «Je n'ai pas de titres à cette faveur, lui disais-je. Je ne vous ai rendu aucun service, et je n'ai été ni votre camarade de collége ni votre compagnon d'armes. Ne croyez pas pourtant, général, que je la refuse pour me soustraire à la reconnaissance que je vous dois. Celle que vous me faites contracter aujourd'hui vous répond de moi jusqu'à la mort.» Cette lettre est encore une de celles dont il ne m'a jamais parlé. J'espère qu'on ne se méprendra pas sur le sentiment qui me l'a dictée, et qu'on n'y verra que l'expression des scrupules d'un galant homme qui, tout disposé à faire pour l'homme qu'il admirait tout ce qu'un coeur droit peut attendre d'un coeur droit, trouvait peut-être un peu trop fort l'à-compte dont on voulait payer ses services futurs. Peut-être aussi me semblait-il que je ne pouvais pas accepter d'un particulier ce que j'eusse accepté, ce que je sollicitais même du gouvernement; en cela, toutefois, j'agissais moins en conséquence d'un principe arrêté que d'un sentiment qui m'a toujours tenu lieu de principe. J'aimais Bonaparte autant que je l'admirais, et je voulais qu'il fût héroïque en tout, comme tout est bronze dans une statue de bronze. Je ne souffrais pas qu'on le rabaissât de la hauteur où il s'était placé, et à plus forte raison qu'il semblât lui-même en descendre. Aussi rien ne me contrariait-il comme de lui entendre discuter d'autres intérêts que des intérêts publics, et de le voir s'occuper des siens jusqu'à se faire redemander le paiement d'objets qui lui avaient été livrés, ce qui arrivait quelquefois, non qu'il fût parcimonieux, mais parce qu'il inclinait à croire qu'on le trompait et qu'on voulait lui faire payer les choses au-delà de leur valeur réelle; et puis cette habitude des militaires qui, traitant d'ordinaire avec des gens qui se sont arrangés pour attendre, ne sont jamais pressés d'en finir. Quelqu'un qui n'était rien moins que tacticien (c'était Baptiste cadet), et qui possédait un plan en relief des fortifications de Luxembourg, me pria de lui faire acheter cette pièce par l'homme à qui elle pouvait le mieux convenir. Si précieuse qu'elle fût, elle n'était guère plus utile à un valet de comédie qu'une perle au poulet de la fable. J'en parlai au général, qui alla voir ce plan, le trouva beau, et ordonna à Duroc de le faire porter sur-le-champ aux Invalides, pour y être ajouté aux plans réunis dans cet établissement, après avoir promis en échange vingt-cinq louis que Baptiste en demandait. Baptiste, très-satisfait du marché, me remercia vivement de ce service, et me pria d'accepter, comme gage de sa reconnaissance, un objet qui ne lui était guère plus utile que celui dont Bonaparte venait de le débarrasser, une petite _Bible_ de Cologne qui, par parenthèse, finit par passer entre des mains moins profanes que les miennes, entre les mains de M. Portalis, pour qui Hacquart me la demanda: la balle va au joueur. Quelques semaines après, comme je me promenais sur le Théâtre-Français, Baptiste m'aborde. «J'attends encore mes vingt-cinq louis, me dit-il; faites-moi le plaisir de rappeler cette bagatelle au général.» J'en parlai dès le soir même à Duroc, qui, ne pouvant pas payer sans un ordre précis, me promit de le solliciter. Plusieurs jours encore se passèrent néanmoins sans que le vendeur eût été satisfait. «Que veux-tu? me dit Duroc, quand j'en parle, on me répond: C'est bon, et l'on ne m'ordonne rien. Parles-en, toi, si tu veux que cela finisse.» La démarche me coûtait; cependant je la reconnaissais nécessaire. Il fallait prévenir les inconvéniens que de plus longs délais pouvaient entraîner, et les causes que lui assigneraient les interprétations de gens moins bienveillans que Baptiste. Je pris mon parti; et avec un courage dont je ne me croyais pas susceptible: «Général, lui dis-je, savez-vous qu'il n'a tenu à rien que vous ne soyez mon débiteur; oui, que vous n'ayez dans ce moment vingt-cinq louis à me payer?--Comment cela?--Parce que Baptiste, à qui vous devez vingt-cinq louis, est dans rembarras. Il est venu me le confier ce matin; et certes, si j'avais eu vingt-cinq louis chez moi, ils seraient depuis ce matin chez lui. Je ne crois pas qu'un créancier doive réclamer de vous deux fois une dette avouée par vous.--Voyez donc, Duroc, comme ces poëtes sont exagérés en tout!--Il n'y a pas là d'exagération, général; il n'y a que de la fierté, et j'en ai, je crois, pour vous plus que pour moi-même. Je ne veux pas qu'on vous redemande cette somme une troisième fois. Si vous ne la payez pas, je la paierai.--Payez, Duroc, car il serait homme à le faire. Payez, puisque cela convient à Monsieur le marquis. Mais voyez donc comme ces poëtes mettent de l'exagération en tout,» répétait-il en riant, et en me tirant l'oreille, ce qui était sa grande caresse. CHAPITRE III. Le départ de l'expédition est retardé.--Disposition de l'esprit public à cette époque.--Bonaparte sollicité de se mettre à la tête d'une révolution.--Sa réponse.--Il part pour Toulon.--Je l'y rejoins.--Anecdotes.--Départ de la flotte. L'esprit qui anime un parti est rarement étouffé absolument par la défaite de ce parti. Le Directoire en avait la conscience et la preuve. En vain sa rigueur envers les écrivains comprimait la presse; l'opinion publique trouvait mille moyens indirects de manifester la haine et le mépris qu'on lui portait. On montrait d'autant plus de malice, qu'on avait moins de liberté, et les épigrammes avaient d'autant plus de portée qu'il était plus dangereux d'en faire; la malice française reproduisait les mêmes sarcasmes sous toutes les formes. L'application d'un trait au théâtre, un couplet au Vaudeville, un calembour, un rébus même entretenaient, aigrissaient, irritaient les dispositions hostiles de la majorité des gouvernés, qui, délivrée par la retraite de la Convention de ce qu'elle n'avait jamais voulu, n'avait pas encore ce qu'elle voulait, ou plutôt ne voulait plus de ce qu'elle avait. Faisant allusion à Pitt qui régnait au-delà du détroit, et à Barras qui régnait en-deçà, l'Europe, disait-on, ne respirera que lorsque l'Angleterre sera _dépitée_ et la France _débarrassée_. Cette guerre satirique ne se renfermait pas dans les salons; les cafés, les foyers de théâtre étaient aussi des champs de bataille d'où les étourdis tiraient à mitraille sur les puissans du jour, sans faire attention aux auditeurs que la police ou même le hasard pouvait leur donner. Ces taquineries provoquèrent une scène dont les conséquences furent graves. Réunis chez le glacier Carchi, quelques jeunes extravagans y donnaient cours à leur malignité, en présence de quelques militaires fort jeunes aussi. Ceux-ci prirent mal la plaisanterie. Oubliant qu'ils avaient affaire à des gens sans armes, ils répondirent par des coups de sabre à des coups d'épingle, et faisant main-basse sur tout ce qui se trouvait là, terminèrent par une espèce de massacre une querelle qui, dans nos moeurs, pouvait tout au plus donner lieu à un de ces rendez-vous qui souvent n'aboutissent qu'à un déjeuner. Paris retentit le lendemain des cris d'horreur que cette lâcheté arracha à tous les citoyens, et qu'ils imputaient à des sicaires du Directoire. On était en effet autorisé à le croire, le Directoire ne punissant pas et ne faisant pas même poursuivre les coupables. Bonaparte ne dissimula pas l'indignation que lui inspirait cet assassinat. Il s'en expliqua hautement avec Sottin, ministre de la police, dans le salon même de Barras. On le regarda dès lors comme l'homme qui pouvait mettre un terme à un tel ordre de choses, ou plutôt à un tel désordre. On lui offrit le pouvoir. Dans l'impatience qu'ils avaient de l'y porter, les plus modérés même parlaient de déroger à la constitution et de l'appeler au Directoire, quoiqu'il s'en fallût de près de douze ans qu'il eût les quarante ans exigés par la loi. Ainsi Rome avait permis à Scipion de briguer le consulat avant l'âge. Bonaparte cependant pressait les apprêts de son départ, qui devait avoir lieu en avril. Nous n'attendions à chaque instant que l'ordre de quitter Paris, quand arriva la nouvelle de l'injure qui avait été faite à Vienne au général Bernadotte, alors ambassadeur de la république française en Autriche: une rupture pouvait s'ensuivre entre les deux puissances. Avant que les explications du cabinet autrichien eussent prouvé qu'il n'y avait rien que de fortuit dans ce fait, et qu'il ne devait pas être pris pour un acte d'hostilité, quinze jours se passèrent. Pendant ces quinze jours-là, Bonaparte, qui devenait plus précieux à la nation par cela même qu'elle était près de le perdre, était sollicité plus instamment que jamais de s'emparer de la place où l'appelait le voeu public, et que le gouvernement ne voulait pas lui donner. Je me permis de lui en parler plusieurs fois quand je me trouvais tête à tête avec lui. Le jour, entre autres, où il m'annonça que rien ne s'opposait plus à notre départ: «Le Directoire, lui dis-je, veut vous éloigner; la France veut vous garder: les Parisiens vous reprochent votre résignation, ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement; ne craignez-vous pas qu'ils ne finissent par crier après vous?--Les Parisiens crient, me répondit-il, mais ils n'agiraient pas; ils sont mécontens, mais ils ne sont pas malheureux. Si je montais à cheval, personne ne me suivrait; le moment n'est pas venu. Nous partirons demain.» Il est à remarquer que pendant les quatre mois qu'il passa à Paris entre la campagne d'Italie et celle d'Égypte, il ne quitta pas un seul jour ses éperons, quoiqu'il ne portât pas l'habit militaire, et qu'il y avait toujours un cheval sellé et bridé dans son écurie: c'est ce qu'il me dit à cette occasion. Il partit en effet le lendemain. Regnauld et moi nous le suivîmes en laissant entre lui et nous toute l'avance qu'il pouvait gagner en douze heures: nous l'avions ainsi réglé pour ne pas manquer de chevaux. L'aventure dans laquelle nous nous engagions était des plus hasardeuses. Notre absence pouvait être longue, elle pouvait même être éternelle: je n'en eus le sentiment qu'au moment du départ. Hors de l'influence immédiate de l'homme dont la présence me fascinait, quand après avoir déjeuné avec mes meilleurs amis, quand après avoir reçu les embrassemens de mes enfans et ceux de la famille qui m'était déjà si chère, je me fus jeté dans la voiture prête à m'enlever à tant de douces affections, je l'avouerai, je me sentis tout-à-fait défaillir; non que la résolution me manquât, mais le coeur me manquait absolument. Je suffoquais, j'étranglais. On s'en aperçoit; et vite on m'apporte, pour me ranimer, la première liqueur qu'on trouve sous la main. «C'est un verre de Malaga», me disait-on. C'était du vinaigre! Loin d'avoir des suites fâcheuses, cette bévue raccommoda tout. Grâce à ce stimulant, je repris mes sens, et manifestai ma résurrection par un éclat de rire. Parceval et un ami qui nous avait demandé une place dans la berline, où Regnauld à qui elle appartenait s'était placé, comme de raison, partirent avec nous. Avec nous partit aussi Denon qui courait en avant, et prétendait aller ainsi jusqu'à Toulon, mais il fallut bientôt le recevoir aussi dans la voiture. À toutes les postes nous avions des nouvelles du général qui, comme nous, passait par la Bourgogne. Toutes se louaient de sa générosité. Au haut de la montagne d'Autun, que nous grimpions à pied, dans une grotte, ou plutôt dans un terrier creusé sur le bord du chemin, était un vieillard qui nous demanda l'aumône. «Il a quatre-vingt-dix-neuf ans sonnés, nous dit le postillon, et vit de ce que lui donnent les passans.--Et lui donne-t-on de quoi vivre?--Quelques braves gens se montrent généreux pour lui, mais comme il est presque aveugle et tout-à-fait imbécile, ce qu'on lui donne ne lui profite pas toujours. Des polissons, le croiriez-vous? n'ont pas honte de le voler. Hier encore, le général Bonaparte qui passait par ici, c'est moi qui le menais, lui a donné un louis. Un filou à qui ce pauvre homme a demandé ce que c'était que cette pièce, lui a dit que c'était un sou; et en effet lui a rendu un sou pour un louis.» Nous donnâmes 6 francs à ce pauvre vieillard, en chargeant le postillon à qui nous les remîmes de veiller à ce que le fripon de la veille ne s'en emparât pas: qui sait si nous ne nous adressions pas au fripon lui-même? Nous nous arrêtâmes à peine à Lyon. Le vent était favorable pour descendre le Rhône; notre voiture embarquée dans un bateau de poste, nous allâmes coucher à Pont-Saint-Esprit. Le surlendemain, nous arrivâmes à Marseille, sans aucune mauvaise aventure, quoique notre berline eût éprouvé au milieu de la nuit une assez forte avarie entre Orgon et Lambesc, tout juste au pied de ce terrible bois de la Taillade, où Lenoir m'avait développé ses théories, et que pour la raccommoder il eût fallu nous arrêter plus d'une heure dans ce coupe-gorge. Tout en descendant le Rhône, Denon dessinait les points de vue les plus pittoresques que nous rencontrions, et commençait la précieuse collection de dessins qui ornent la grande édition de son _Voyage d'Égypte_, dans laquelle on trouve un croquis de la Beaume de Roland, où je le conduisis pendant le court séjour que nous fîmes à Marseille. À Aix, pendant qu'on mettait la voiture en état de finir la route, j'allai avec lui visiter la source d'eau chaude dont j'ai parlé antérieurement: nous nous y baignâmes, non dans des baignoires particulières, mais dans les thermes antiques où l'eau se renouvelle continuellement. Apprenant à Marseille que l'expédition ne pouvait pas partir de quelques jours, nous nous permîmes un jour de repos: nous aurions pu en prendre huit, car la flotte ne mit à la voile que dix jours après notre arrivée à Toulon. Ce n'est pas sans peine que nous parvînmes à nous loger dans cette dernière ville. Les hôtelleries regorgeaient de monde: pour ne pas coucher dans la rue, il nous fallut accepter dans le plus vilain des quartiers les plus vilaines des chambres de la plus vilaine des auberges. Regnauld et moi nous occupâmes un de ces galetas, Parceval et Denon s'accommodèrent dans un autre un peu plus grand où l'on trouva moyen de colloquer aussi notre cinquième camarade. Notre première sortie nous conduisit, comme de raison, chez le général qui était descendu à l'intendance de la marine. Là, comme à Milan, comme à Passeriano, il donnait audience publique aux officiers et aux chefs de service. Nous nous y présentâmes. Il salua tout le monde, mais il ne parla qu'aux personnes qu'il connaissait particulièrement, ou bien à celles à qui il avait des renseignemens à demander ou des ordres à donner. Après avoir invité ceux de nous qui suivaient l'expédition en qualité de littérateurs, de savans ou d'artistes, à s'adresser au général Dufalga pour ce qui concernait leur embarquement, et nous avoir dit, à Regnauld et à moi, que nous serions avec lui sur le vaisseau amiral, il nous congédia. Denon, à qui il n'avait pas parlé, eut à cette occasion le seul accès d'humeur que je lui aie connu. «Ton général, me dit-il, a de singulières manières. N'a-t-il donc rien à dire aux personnes qui viennent le saluer? Il ne m'a pas dit un seul mot. Il ne tient à rien que je ne retourne à Paris. Comment nous traitera-t-il hors de France, s'il nous traite ainsi en France? Mes malles ne sont pas défaites; dès aujourd'hui je repars.--Que n'attends-tu à demain? La résolution me semble un peu précipitée. Si le général t'avait montré de la répugnance, tu ferais bien de prendre ce parti. Mais, en agréant ta demande à Paris, ne t'a-t-il pas prouvé que tu lui convenais? N'attribue son indifférence apparente qu'à sa préoccupation; surchargé d'affaires comme il l'est, peut-il penser à tout? Demain nous reviendrons à l'audience. Si tu n'es pas plus satisfait demain qu'aujourd'hui, je ne te retiendrai pas. Tu n'auras pas alors le tort de faire ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un coup de tête.» Denon suivit mon avis et fit bien. Le jour même je dînai chez le général. En sortant de table, comme il se promenait avec moi: «Auriez-vous, lui dis-je, quelque chose contre Denon?--Contre Denon? point du tout. Pourquoi me demander cela?--Parce qu'il vous croit mal disposé pour lui.--Et sur quoi se fonde-t-il?--Sur ce que vous ne lui avez pas dit un mot; cela le chagrine profondément.--N'a-t-il d'autre chagrin que celui-là?--Je ne lui en connais pas d'autre.--Ramenez-le-moi demain.» Le lendemain j'entraînai en conséquence au quartier-général Denon qui n'y venait qu'en rechignant. «Ah! c'est vous, citoyen Denon, lui dit Bonaparte quand vint son tour. Vous avez bien soutenu le voyage. Vous vouliez le faire à franc étrier, à ce qu'on m'a dit. Vous aimez donc à courir? Nous vous servirons suivant votre goût; nous vous ferons faire du chemin. Le beau sabre que vous avez là! il est tout pareil au mien, je crois. Il est juste de la même grandeur. Voyons donc.» Et voilà le général qui, rapprochant du sabre de Denon le sabre d'Arcole et de Lodi, se met à les comparer. «Et puis, vous aimez les antiquités, reprend-il, vous aimez à les dessiner. Vous en verrez; vous ne reviendrez pas à Paris sans avoir grossi votre portefeuille. À revoir, ici ou ailleurs.» «Eh bien! dis-je à Denon en regagnant notre taudis, pars-tu toujours demain?--Je pars dès aujourd'hui; mais c'est pour me rendre à bord de la _Junon_ où Dufalga m'a dit que ma place était marquée.» En effet, en arrivant il fit porter à bord ses malles qui n'étaient pas défaites, et s'embarqua dès le jour même. Cette fois encore Denon me fut redevable de sa fortune. La révolution que la coquetterie dont le général usa envers lui opéra sur sa résolution, est moins surprenante toutefois que cette coquetterie du général, que la facilité avec laquelle cet homme si fort, si inflexible, avait su se plier à une démarche commandée par son intérêt, mais si opposée à ses habitudes. On a vu au reste par des faits antérieurs que la souplesse ne lui était pas plus étrangère que la force. Parceval s'embarqua peu de jours après sur le vaisseau qui portait l'Ajax français, qui portait Kléber. Quant à nous, Regnauld et moi, qui devions monter sur celui d'Agamemnon, nous attendîmes cinq ou six jours encore que le ciel devînt favorable à la sortie de la flotte retenue dans le port de Toulon par les vents contraires, comme jadis en Aulide la flotte des Grecs. Une après-dînée, le général étant rentré dans son cabinet, et Mme Bonaparte ayant témoigné le désir de connaître le bâtiment sur lequel son mari devait s'embarquer, Najac, l'intendant de la marine, fit mettre en mer la chaloupe de l'administration pour la conduire à bord de _l'Orient_ qui était en rade. Le général Berthier, l'amiral Bruéys, le général Lannes, Murat, Junot, Lavalette, Eugène Beauharnais, Sulkowski et Regnauld l'accompagnaient dans cette promenade, dont j'étais aussi, brillante élite à laquelle je survis seul aujourd'hui! C'est à cette occasion que je fis connaissance et liai même amitié avec le général Lannes, que je n'avais pas rencontré en Italie. Ses tendresses préliminaires sont trop singulières pour que je n'en tienne pas note. Comme la majeure partie des militaires, il était loin de voir d'un oeil favorable les savans attachés à l'expédition, et son humeur contre eux augmentait en raison de la bienveillance que le général en chef leur témoignait. «Quel est ce citoyen? dit-il à Berthier en me désignant.--C'est, répondit Berthier en me nommant, un homme de lettres que le général emmène avec lui.--J'entends, répliqua-t-il avec son accent gascon, c'est un savant. Bien mal en prendrait à un savant de coucher sous le même toit avec moi, si j'étais le maître; car je le ferais jeter à la mer par cinquante grenadiers.--Cinquante! lui dis-je, c'est beaucoup de monde contre un seul homme, ne fût-il même pas un savant. Il serait plus digne de vous, général, d'entreprendre seul un pareil exploit. Mais, remportassiez-vous la victoire, ce ne serait pas votre plus beau fait d'armes. Vous avez fait encore mieux à Arcole.--À quoi penses-tu? dit vivement Junot. Prendre Arnault pour un savant! Arnault un savant! Un savant comme toi, un savant comme moi. Ne sais-tu donc pas qu'Arnault est de l'armée d'Italie?--Il est de l'armée d'Italie!--Certainement, il est de l'armée d'Italie, répète Berthier.--Oui, Arnault est de l'armée d'Italie, répète aussi Joséphine, à qui cette conversation causait quelque déplaisance.--Il est de l'armée d'Italie, répètent Murat, Lavalette et Eugène, et aussi ce bon amiral Bruéys.--C'est différent, reprend Lannes; s'il n'est pas un savant, il est des nôtres. Ce n'est pas pour lui que je parle, pas plus que pour Monge et Berthollet, qui sont aussi de l'armée d'Italie, et j'espère que le citoyen sera de mes amis comme eux, ajouta-t-il en me prenant la main. Enchanté d'avoir fait votre connaissance.» En effet, je n'ai jamais eu qu'à me louer depuis de ce brave. Si, dans sa jeunesse, il n'était pas de l'humeur la plus facile, bonhomme au fond, il n'avait besoin que de vieillir pour devenir le meilleur des hommes. Contre l'ordinaire, loin d'être gâté par la fortune, il s'est perfectionné en s'élevant, et n'a jamais paru si digne des plus hauts honneurs qu'après les avoir obtenus tous, ce qu'on ne peut pas dire de tout le monde. Ces dispositions malveillantes étaient, au reste, celles de presque tous les militaires. Je n'eus que trop d'occasions de le reconnaître par la suite. À quoi les attribuer? au mépris ou à l'estime? Si portés qu'ils soient à mépriser tout autre profession que la leur, je pense que les militaires ne refusaient pas leur estime à des hommes plus instruits qu'eux; mais je crois qu'ils voyaient avec jalousie les prévenances du général en chef pour ces hommes dont l'utilité présente ne leur était pas démontrée. Ils ne lui voyaient pas sans quelque humeur prendre dans ses proclamations la qualité de membre de l'Institut, et l'y placer avant ses titres militaires. Le 19 mai, à la pointe du jour, nous nous rendîmes, Regnauld et moi, chez le général Bonaparte, où les personnes qui devaient s'embarquer sur le même bâtiment que lui se réunissaient. Une heure après _l'Orient_ mettait à la voile. Ce n'est pas sans difficultés que l'escadre sortit de la rade. Plusieurs vaisseaux labourèrent le fond sans pourtant s'arrêter. Mais le nôtre, qui portait cent vingt canons et tirait plus d'eau, toucha. Il penchait assez sensiblement pour donner de l'inquiétude aux nombreux spectateurs qui couvraient le rivage, et surtout à Mme Bonaparte, qui, du balcon de l'intendance, suivait nos mouvemens. Mais elle fut bientôt rassurée en voyant le vaisseau dégagé entrer majestueusement en pleine mer aux acclamations générales qui se mêlaient aux fanfares de la musique des régimens embarqués et au bruit de l'artillerie des forts et de l'escadre. On éprouvait des émotions de plus d'un genre à l'aspect de cette flotte chargée de tant de milliers d'hommes qui, s'attachant à la fortune d'un seul, et s'engageant dans une expédition dont la plupart ignorait le but, et dont tous ignoraient la durée, s'exilaient avec joie et s'abandonnaient, avec une confiance que donne la certitude du succès, à un avenir dont on ne pouvait calculer les chances. Non seulement ils se regardaient comme favorisés par le sort, mais ils étaient regardés ainsi par la majorité de la nation. Ils avaient été choisis en effet parmi de nombreux compétiteurs, et un nombre de volontaires égal à celui des volontaires embarqués ne se consolait de cette préférence que dans l'espoir de faire partie d'une nouvelle expédition qui semblait devoir suivre incessamment la première. Jamais expédition cependant n'avait affronté de périls plus évidens; jamais expédition n'eut autant besoin d'être favorisée par la fortune. C'en était fait si la flotte eût rencontré l'ennemi dans la traversée: non que cette élite de l'armée d'Italie ne fût assez nombreuse, mais précisément par le motif opposé. Distribuée sur des vaisseaux dont l'équipage était complet, l'armée de terre triplait sur chaque bord le nombre des hommes nécessaires à sa défense. Or, en pareil cas, tout ce qui est superflu est nuisible. Le combat engagé, il y aurait eu confusion dans les mouvemens, gêne dans les manoeuvres, et le canon de l'ennemi aurait nécessairement rencontré trois hommes là où, d'après les données ordinaires, il devait n'en rencontrer qu'un, ou même aucun. La chance cependant n'était pas réciproque: les équipages ennemis se bornant au strict nécessaire, les Français n'auraient pas pu rendre le mal qu'ils auraient reçu, et la différence à leur désavantage aurait été au moins dans les rapports de trois à un. Ajoutez à l'embarras produit par le trop grand nombre d'hommes l'embarras produit par le matériel de l'artillerie de terre; les haubans en étaient encombrés, les ponts en étaient obstrués. En cas d'attaque, il eût fallu jeter tout cela à la mer, et commencer par sacrifier à la défense les moyens de conquête. Une victoire même eût ruiné l'expédition; plût à Dieu que le généralissime ne se trouvât pas dans la nécessité d'en remporter une! Telles sont les réflexions qui m'assaillirent dès que j'eus mis les pieds sur le vaisseau amiral, réflexions dont la justesse m'est démontrée par leur analogie avec celles que M. de Bourrienne attribue à l'amiral Bruéys, et qu'il a consignées dans ses _Mémoires_, dont la publication est postérieure de quatre ou cinq ans à celle de mon _Histoire de Napoléon_, d'où ce passage est extrait[4]. LIVRE XIV. DE LA MI-MAI À LA MI-JUIN 1798. CHAPITRE PREMIER. Première nuit à bord de _l'Orient_.--Procédés plus militaires que civils.--Sévérité du général Bonaparte.--Sa manière de vivre à bord.--Je suis chargé de la bibliothèque.--Excursions en Corse.--Homère et Ossian. Dispute à ce sujet entre le général et l'auteur.--Quel incident singulier y fait diversion. La flotte une fois en pleine mer et chacun casé dans le quartier qu'il devait occuper, on servit le premier repas. Militaire et civil, chacun prit à table la place que lui assignaient son grade et ses fonctions. Quoique je n'eusse ni fonction ni rang, je fus placé, avec Regnauld, à la table de l'état-major où dîna le général en chef, mais ce jour-là seulement. Le lendemain il se fit servir dans son appartement une table particulière où l'amiral et le chef de l'état-major seuls avaient leur couvert, mais à laquelle il invitait tous les jours quelqu'un de ses premiers commensaux; honneur qu'il me fit quelquefois. Cette mesure était sage. Indépendamment de ce qu'elle laissait aux convives de la grande table une liberté que la présence du généralissime aurait un peu gênée, elle lui donnait, à lui, le moyen de témoigner par des prévenances son estime pour les militaires qu'il distinguait, et aussi d'indemniser par une faveur ceux d'entre les civils que les prétentions de certains militaires avaient offensés. Il eut dès le lendemain de l'embarquement plus d'une indemnité de ce genre à distribuer, et, malheureusement pour moi, j'y eus droit plus que personne. Tout s'était assez bien passé la veille quant au repas: les militaires s'étaient placés avec les militaires, les civils avec les civils. On pouvait croire que c'était par pur effet de convenance. Mais le soir il ne fut pas possible de prendre le change. La grande chambre, après le souper, avait été divisée par des toiles en autant de petits cabinets qu'il y avait de personnes à la première table; et, pour prévenir toute contestation, une liste arrêtée par le général indiquait à chacun la case qu'il devait occuper et que désignait un numéro. Chacun, en conséquence, y avait fait porter son hamac et ses effets. En sortant du salon du général où j'avais passé la soirée, quand j'allai pour prendre possession de ma chambre à coucher, je ne fus pas peu surpris de voir qu'au mépris de l'ordre établi un officier s'y était installé, et qu'il s'emparait sans plus de façons d'un hamac bien garni qui m'avait été donné par l'intendant de la marine. J'ouvrais la bouche pour réclamer ma chambre et mon lit, quand j'entends ce colloque qui s'engageait à quelques pas de là entre des individus de conditions très-différentes, entre un officier supérieur et un domestique: «Fichez-moi cette valise hors d'ici, et mettez-y la mienne.--Mais, commandant, c'est la valise du citoyen Berthollet, à qui ce cabinet appartient.--Ce cabinet est à côté de celui du général Dufalga. Mon grade me donne rang immédiatement après le général Dufalga. Ce cabinet m'appartient donc. Fichez-moi cette valise dehors.--Où voulez-vous que je la porte?--Où vous voudrez, au diable.» Et mon officier se loge dans la place qu'il vient d'emporter d'assaut. Le domestique porte la valise au cabinet d'à côté. «Mon grade me place immédiatement après l'adjudant-général», s'écrie un chef de brigade qui, montant d'un degré, s'empare du cabinet évacué. Un chef de bataillon se met, en vertu du même droit, à la place de celui-ci, et fait la même réponse à ce pauvre diable, qui la reçoit successivement de tous les officiers aussi empressés à serrer les rangs et à remplir le vide qui se fait à côté d'eux que s'ils manoeuvraient sous le canon de l'ennemi. Bref, quoiqu'il fût membre de l'Institut aussi bien que le général en chef, le savant n'en fut pas moins relégué, de cascade en cascade, à la fin de la colonne, comme le dernier des sous-lieutenans. À quoi ne devais-je pas m'attendre, moi qui n'étais ni sous-lieutenant ni même membre de l'Institut? Indigné autant que surpris du peu d'égards qu'un jeune homme avait pour l'âge et le mérite de Berthollet, et jugeant bien qu'on ne me traiterait pas mieux, je me retirai, et, sans plus d'explications, j'allai conter ma déconvenue à l'amiral, qui avait de l'amitié pour moi, et n'oubliait pas que, l'année précédente, je lui avais fait donner à Corfou 50,000 francs pour les besoins de son escadre. Je recueillis ce soir-là l'intérêt de ce service. «Mon pauvre ami, me dit Bruéys, je ne vous laisserai pas dans l'embarras, vous qui m'en avez tiré. Je n'ai pas de hamac à vous offrir, mais je vais vous donner un bon matelas et des draps. Quant à un cabinet, il faut vous en passer, mais vous n'en serez pas plus mal logé pour cela. On mettra votre matelas par terre dans le bureau de l'état-major, sous les hamacs du secrétaire du général en chef et de l'aide de camp de service de Bourrienne et de Duroc, à côté du matelas du munitionnaire Collot à qui l'on a joué le même tour qu'à vous.» Trop heureux d'avoir un matelas et des draps, je me couchai sous le lit du capitaine Duroc, à côté du munitionnaire Collot, qui couchait sous le lit du citoyen Bourrienne. Il n'y aurait pas eu pour moins de deux millions de valeur dans ce petit coin du bâtiment, si les gens qui s'y trouvaient eussent réuni leurs fortunes respectives, quoiqu'il s'en fallût de deux millions que moi, le capitaine Duroc, et même le citoyen Bourrienne nous fussions des millionnaires. Le lendemain après dîner, le général recevant tout le monde, j'allai, comme tout le monde, lui faire ma cour. Il jasait avec Bruéys et Berthier. «Eh bien! me dit-il, comment avez-vous passé la nuit?--Aussi bien qu'on peut la passer sous un lit, général.--Sous un lit!--Où je n'aurais eu d'autre matelas que le plancher, sans la charité de l'amiral.--N'aviez-vous donc pas de lit? N'aviez-vous pas un cabinet?--Tout cela m'a été pris aussi lestement que donné.--Et par qui?--Je ne sais.--Je veux le savoir.--Permettez, général, que je ne vous en dise pas davantage sur cet article. Me siérait-il de me plaindre, lorsqu'un homme qui a bien d'autres droits que moi à des égards n'en a obtenu aucun, lorsque Berthollet s'est vu expulsé du gîte que vous lui aviez assigné, et qu'il ne se plaint pas?--Qu'est-ce que cela, Berthier? on a manqué d'égards pour Berthollet! Sachez ce qui en est, et rendez-m'en compte.» Il ne fut pas difficile à Berthier de vérifier le fait. Le soir même Berthollet fut réintégré dans son rang, et l'usurpateur eut ordre de garder les arrêts pendant plusieurs jours; ce qui l'affligea plus que moi, j'en conviens. Toute sévère qu'elle était, cette leçon ne le corrigea cependant pas. Dès le lendemain, je crois, il eut un tort de la même nature avec le médecin en chef de l'armée, ce en quoi il eut doublement tort. Le moins malin des médecins n'a-t-il pas mille moyens, même innocens, de se venger? et celui-là était justement le docteur le plus malin qui ait endossé la robe de Rabelais. «Souvenez-vous, mon cher ami, qu'il ne faut offenser personne, pas même le médecin en chef», dit le médecin en chef à son impudent agresseur. Tous les soirs, comme tous les matins, ou plutôt comme à toutes les heures du jour, le général en chef se faisait rendre compte de l'état sanitaire de l'armée. Deux petites véroles s'y étant déclarées, un vaisseau, _le Causse_, avait été changé en hôpital, et l'on y envoyait tout malade dont l'état offrait quelque symptôme de cette effroyable contagion. Quelques jours après le fait dont il s'agit: «Tout le monde se porte-t-il bien sur _l'Orient?_ dit le général au médecin en chef.--Tout le monde, général, à une personne près.--Qui donc?--Un tel. Il avait passé une mauvaise nuit, s'étant couché avec un violent mal de tête, et m'a fait demander ce matin.--Et comment l'avez-vous trouvé ce matin?--Mais pas très-bien. Le mal de tête n'a pas cessé, et il a de la fièvre.--Un mal de tête! de la fièvre!--Et des maux de coeur, général.--Et des maux de coeur! Mais ce sont là des symptômes de petite vérole!--La petite vérole, en effet, s'annonce comme cela.--Il a donc la petite vérole?--Je ne dis pas cela, général. Ce n'est peut-être qu'une indisposition momentanée.--Me répondez-vous que ce n'est pas la petite vérole?--C'est ce dont je ne puis répondre, quand même il l'aurait eue.--En ce cas-là, qu'il aille à l'hôpital. Si ce n'est qu'une indisposition légère, le voyage ne lui fera pas grand mal. Si au contraire c'est la petite vérole, nous sauverons peut-être un millier d'hommes sur les trois mille qui sont ici. Revoyez le malade, et songez à votre responsabilité. Je laisse la chose à votre décision.» Le docteur retourne au lit du malade, lui tâte le pouls, lui fait tirer la langue: «Qu'en pensez-vous? lui dit Berthier, qui, par ordre exprès du général, assistait à cette visite.--Ce que j'en disais tout à l'heure.--En ce cas-là, qu'on mette la chaloupe à la mer; et vous, mon cher, habillez-vous.--À moins que vous ne préfériez être transporté dans votre lit comme vous êtes, ce qui peut se faire, dit le docteur.--Transporté! où donc? s'écria le malade.--À l'hôpital, répond Berthier.--Il n'est guère qu'à trois quarts de lieues, une petite lieue tout au plus. La mer est douce; le vent n'est pas mauvais: ce sera l'affaire d'une petite demi-heure, ajoute le docteur.--Mais vous me traitez comme si j'avais la petite vérole! Est-ce que j'ai la petite vérole, docteur?--Je ne dis pas cela.--Vous l'entendez, général, je n'ai pas la petite vérole. N'est-ce pas, cher docteur?--Je ne dis pas cela non plus,» répond le cher docteur. Le malade eut beau protester, il fallut s'habiller. Deux matelots s'emparent de son bagage. Le docteur, lui prêtant l'appui de son bras, le conduit jusqu'à l'échelle qu'il lui faut descendre pour s'embarquer. «Croyez-vous que ce soit la petite vérole? disait-il chemin faisant à son conducteur.--J'espère que non, lui répondit le docteur. Je crois même que d'ici à trois jours nous vous reverrons mieux portant que jamais.--Eh bien!--Mais, encore une fois, je ne puis répondre de rien. Ma responsabilité est grande. Bon voyage, mon cher ami; prenez patience; vous en aurez besoin. C'est un assez maussade séjour que l'hôpital. Vous aurez tout le temps d'y faire des réflexions. Réfléchissez-y à ce que je vous ai dit.--Qu'est-ce, cher docteur?--Qu'il ne faut offenser personne, pas même le médecin en chef de l'armée.» Bientôt nous vîmes le malade étendu sur son matelas, s'éloigner dans la chaloupe qui le portait en le berçant à l'hôpital où on l'envoyait pour être traité de la maladie qu'il n'avait pas, mais où il guérit de la maladie qu'il avait. Le surlendemain il revint mieux portant et plus poli que jamais. La leçon, ou plutôt la médecine avait réussi au point qu'il en remercia le docteur de qui je tiens cette histoire, qu'il racontait avec une expression pareille à celle que devait prendre Panurge en racontant _comment il se vengea de Dindenault_[5]. Les premiers momens passés, chacun s'accommoda à son sort; et comme du plus au moins chacun était mal, chacun prit son mal en patience. Les plaintes cessèrent; mais tout en se résignant à supporter de ces contrariétés celles qui naissaient de la force des choses, on s'indignait des injures qui venaient de la volonté des individus, et que la charité chrétienne peut seule nous donner la force de pardonner; or, dans ce temps-là, comme en ce temps-ci, ce n'était pas la vertu dominante que la charité chrétienne. L'ennui était le plus grand mal dont la majeure partie des passagers eût à se défendre. Pendant les premiers jours on avait eu recours au jeu. Mais comme ce jeu n'était rien moins que modéré, et que les ressources des joueurs n'étaient pas inépuisables, l'argent de tous se trouva bientôt réuni dans quelques poches, pour n'en plus sortir. Alors on se rejeta sur la lecture, et la bibliothèque fut d'une grande ressource. J'en avais la clef; je devins un homme important. En me la donnant, dès le lendemain de notre embarquement, le général m'avait aussi donné mes instructions. Elles portaient que je prêterais des livres aux personnes à qui il permettait d'entrer dans la chambre du conseil qui lui tenait lieu de salon, mais qu'elles les liraient là sans autrement les déplacer. «Ne prêtez, avait-il ajouté, que des romans; gardons pour nous les livres d'histoire.» Les premiers jours j'eus peu de demandes à satisfaire. J'ai dit pourquoi; mais dès que les joueurs malheureux, à l'exemple de celui de Regnard, s'avisèrent de chercher des consolations dans la philosophie, j'eus un peu plus d'occupation. Notre collection de romans suffisait à peine. Le temps du déjeuner au dîner était celui qu'ils donnaient à la lecture, couchés sur le divan qui régnait autour de la pièce. De temps à autre le général sortait de sa chambre, et faisait le tour de la pièce, jouant pour l'ordinaire avec celui-ci et avec celui-là, c'est-à-dire tirant les oreilles à l'un, ébouriffant les cheveux de l'autre, ce qu'il pouvait se permettre sans inconvénient, chacun, à commencer par Berthier, ayant adopté la coiffure héroïque, comme on sait. Dans une de ces tournées, la fantaisie lui prit de savoir ce que chacun lisait. «Que tenez-vous là, Bessières?... Un roman!...--Et toi, Eugène?... Un roman!--Et vous, Bourrienne?... Un roman!» M. de Bourrienne tenait _Paul et Virginie_, ouvrage que, par parenthèse, il trouvait détestable. Duroc aussi lisait un roman, ainsi que Berthier, qui, sorti par hasard dans ce moment-là de la petite chambre qu'il avait auprès du général en chef, m'avait demandé quelque chose de bien sentimental, et s'était endormi sur _les Passions du Jeune Werther_. «Lectures de femmes de chambre», dit le général avec quelque humeur; il était tracassé pour le quart d'heure par le mal de mer. «Ne leur donnez que des livres d'histoire; des hommes ne doivent pas lire autre chose.--Pour qui donc garderons-nous les romans, général? car nous n'avons pas ici de femmes de chambre.» Il rentra chez lui sans me répondre, et je ne me fis pas scrupule de déroger à cette injonction. Autrement, la bibliothèque n'eût été qu'un meuble de luxe, personne ne me demandant guère de livres d'histoire que Sulkowski, qui avait toujours en main un volume de Plutarque. C'était un homme de Plutarque aussi, que ce jeune Polonais dont Bonaparte avait fait son aide de camp. Doué d'une intelligence égale à son courage, qui était à toute épreuve et propre aux négociations comme à la guerre, il avait plus d'un rapport d'esprit et de caractère avec l'homme à qui il s'était donné sans l'aimer, et qui l'estimait plus qu'il ne le choyait. Peut-être eût-il été un de ses rivaux, peut-être avait-il ce qu'il fallait pour le devenir; mais, quoi qu'on en ait dit, il ne l'était pas encore. J'ai reçu de lui sur ses sentimens pour son général des confidences qui me chagrinaient doublement, car je leur portais un grand intérêt à tous deux; il jugeait son chef avec une sévérité souvent extrême; il le haïssait tout en l'admirant. C'était néanmoins un des hommes sur lesquels Bonaparte pouvait le plus se reposer, parce qu'il était homme d'honneur, et que le sentiment de son devoir lui tenait lieu d'affection, comme le sentiment que le général avait de son utilité lui répondait de l'attachement que celui-ci lui portait, attachement qui, pour n'être pas de l'amitié, n'en était pas moins solide. Le général passait quelquefois la matinée entière dans sa chambre, couché tout habillé sur son lit. Un jour il me fait appeler par Duroc. «N'avez-vous rien à faire? me dit-il.--Rien, général.--Ni moi non plus (c'est peut-être la première et la dernière fois de sa vie qu'il ait dit cela). Lisons quelque chose; cela nous occupera tous les deux.--Que voulez-vous lire? de la philosophie? de la politique? de la poésie? De la poésie.--Mais de quel poëte?--De celui que vous voudrez--Homère vous conviendrait-il? C'est le père à tous.--Lisons Homère.--_L'Iliade_, _l'Odyssée_ ou la _Batrachomyomachie_?--Comment dites-vous?--Le combat des rats et des grenouilles, ou la guerre des Grecs et des Troyens, ou les voyages d'Ulysse? Parlez, général.--Pas de guerre pour le moment: nous voyageons, lisons des voyages. D'ailleurs je connais peu _l'Odyssée_; lisons _l'Odyssée_.» Je vais chercher _l'Odyssée_; et comme je rentrais, Duroc, qui, averti par la sonnette, était venu prendre les ordres du général, reçoit injonction de ne laisser entrer qui que ce soit, et de ne revenir lui-même que quand on l'appellera. Il sort, et me laisse tête à tête avec Bonaparte, membre de l'Institut et général en chef de l'armée d'Orient, conduisant en Égypte l'élite des Français. «Par où commencerons-nous, général?--Par le commencement.» Me voilà donc lisant tout haut, comme quoi les _poursuivans_ de Pénélope mangeaient, tout en lui faisant la cour, l'héritage du prudent Ulysse, le patrimoine du jeune Télémaque et son douaire à elle; égorgeant les boeufs, les écorchant, les dépeçant, les faisant rôtir ou bouillir, et s'en régalant ainsi que de son vin. Je ne puis dire à quel point cette peinture naïve des moeurs antiques égayait mon auditeur. «Et vous nous donnez cela pour beau! me disait-il. Ces héros-là ne sont que des maraudeurs, des marmitons, des _fricoteurs_[6]! Si nos cuisiniers se conduisaient comme eux en campagne, je les ferais fusiller. Voilà de singuliers rois.» J'avais beau m'épuiser à lui faire remarquer par quelle noblesse d'expression la simplicité de ces tableaux était relevée; j'avais beau répéter qu'il fallait juger ces tableaux d'après l'âge auquel ils appartiennent, et non d'après le nôtre; que leur fidélité, sur laquelle portait sa critique, n'était pas le moindre de leur mérite; que les rois de cette époque n'étaient pas plus riches et plus puissans que des barons du moyen âge; je ne pouvais le ramener à mon avis. «Et vous appelez cela du sublime! vous autres poëtes, répétait-il en riant. Quelle différence de votre Homère à mon Ossian! lisons un peu d'Ossian.» Et prenant un exemplaire d'Ossian relié en peau de vélin, avec dentelles en or, doublé de tabis, et doré sur tranche, lequel était sur sa table auprès de son lit, comme jadis Homère auprès du lit d'Alexandre, il se met à lire, ou plutôt à déclamer _Témora_, son poème favori. Or il était loin de faire valoir ce qu'il lisait. Par suite de son peu d'habitude à lire haut, la langue lui tournait souvent. Remplaçant tantôt un T par une S, et tantôt une S par un T, il faisait quelquefois des liaisons qu'on pourrait appeler _dangereuses_, estropiant les mots, ou mettant un mot pour un autre, effet de sa précipitation, qui prêtait un caractère moins épique que burlesque à son enthousiasme et à l'emphase avec laquelle il débitait son texte. «Ces pensées, ces sentimens, ces images, disait-il, sont bien autrement nobles que les rabâchages de votre _Odyssée_. Voilà du grand, du sentimental et du sublime. Ossian est un poëte; Homère n'est qu'un radoteur.--Homère, il est vrai, général, radote quelquefois. Horace le lui reproche, ainsi que vous. Je ne suis pas assez malavisé pour vous contredire tous les deux. Mais si Horace ressuscitait et jugeait Ossian, je doute qu'il partageât en tout votre opinion sur ce barde. Les premières pages du rapsode écossais lui plairaient sans doute, mais il s'apercevrait sans doute aussi, aux pages suivantes, que ce rapsode n'a qu'un ton, qu'une couleur; que s'il est doué jusqu'à un certain point du génie qui exprime, il manque absolument du génie qui combine; que ces poëmes dénués d'action ne sont rien moins que des épopées; que malgré l'éclat du style, ces chants monotones ressemblent à des palettes où sont jetées au hasard des couleurs brillantes, élément d'un tableau qui ne forment pas un tableau, faute d'être appliquées à des dessins, faute d'être employées par un artiste. On ne peut me reprocher de ne pas aimer Ossian: je m'en suis pénétré pour écrire une de mes tragédies. J'aime ses beautés; j'aime peut-être aussi ses défauts. Mais je ne le préfère à aucun poëte épique connu; mais je ne puis le préférer à Homère, le plus sublime de tous, s'il n'en est pas le plus parfait.» Le général, qui ne s'est jamais tenu pour battu, allait répliquer, quand on ouvre la porte. C'était Duroc. «Qu'est-ce? dit Bonaparte en fronçant les sourcils. Je n'ai point appelé, je n'ai point sonné.--Général, comme l'escadre a mis en panne, le général Kléber a profité de l'occasion pour venir vous voir. Il est là, dans la chambre du conseil.--Ne vous ai-je pas dit d'attendre pour entrer que je sonnasse? Ai-je sonné? Pourquoi vous permettre de déroger à mes ordres?--J'ai cru, général, que la circonstance...--Vous avez mal cru. Rien ne vous autorise à désobéir. Retirez-vous, et ne rentrez pas que je ne vous appelle. Retirez-vous.» Duroc se retira tout déconcerté. Je ne l'étais guère moins que lui. Quelques secondes de silence succédèrent à cette explosion. Tout signe d'humeur ayant disparu: «Général, lui dis-je, vous avez été bien sévère pour ce pauvre Duroc.--N'est-il pas militaire? Ne sait-il pas ce que c'est qu'un ordre?--La circonstance, au fait, est particulière: le général Kléber peut avoir des choses importantes à vous dire, plus importantes même que celles que je vous dis. Il ne peut pas revenir à volonté.--Il n'appartient à personne de juger de l'importance des objets dont nous nous occupons. Eût-elle porté sur des objets plus graves, notre conversation n'en eût pas moins été interrompue.--Mais ne va-t-on pas, d'après votre sévérité, lui prêter une tout autre importance que celle qu'elle a? Kléber s'imaginera que nous décidons ici du sort de l'Europe, du sort du monde, tandis que nous nous occupons de questions innocentes s'il y en a; tandis que, comme l'avocat patelin, _je plaide ici pour Homère contre la nymphe Calypso_.» Ce trait d'érudition l'ayant fait rire: «Ne me donnez pas, je vous prie, plus d'importance que je n'en veux avoir.» Cependant il s'était levé; et tout en s'acheminant vers la porte, sans quitter toutefois ses pantoufles: «Allons voir, Kléber», me dit-il. Le temps était superbe. C'est à cette station, je crois, que le convoi qui était parti de Gênes, le convoi qui portait Baraguey-d'Hilliers, fit sa jonction avec nous. La flotte cependant exécutait des évolutions; et tandis que trois cents bâtimens de transport restaient immobiles autour du vaisseau amiral immobile aussi, les bâtimens de guerre, défilant à notre poupe, venaient successivement le saluer de leurs aubades, auxquelles répondait la musique des guides, qui était sur notre bord. Rien de brillant comme le spectacle que se donnaient réciproquement les vaisseaux de l'escadre. La musique des guides était excellente. Le général, qui connaissait toute l'influence de l'harmonie sur le soldat, exigeait, par politique plus que par goût, que Bessières, qui commandait cette élite, apportât une attention particulière à la composition de cette partie du personnel de sa compagnie. Aussi ses musiciens ne reculaient-ils devant aucun des morceaux qui leur avaient été fournis par le Conservatoire, si difficiles qu'ils fussent; aussi exécutaient-ils les symphonies d'Haydn, et les ouvertures de quelque opéra que ce fût, avec autant de facilité que _la Marseillaise_ et le _Ça ira_. Avec quel plaisir je leur entendis exécuter la chasse du _Jeune Henri_! Jamais cette composition, où le génie de Méhul a réuni tous les genres d'expression, n'a eu plus de charme pour moi. Pénétrant mon coeur, tout en ravissant mon oreille, elle rétablissait entre lui et moi, malgré l'espace qui nous séparait, des rapports immédiats et intimes. Animées par tant de souffles différens, mais par un même génie, ces trente voix qui n'en formaient qu'une pour exprimer la pensée d'un seul homme, n'étaient pour moi que la voix d'un ami. J'éprouvais aussi la même illusion quand j'entendais les marches triomphales qu'à ma demande Méhul avait composées pour l'armée d'Orient. Mais je dois le dire, les militaires, à commencer par le général, ne partageaient pas mon enthousiasme, ce qui, après tout, conclut ici contre Méhul, et prouve que dans la circonstance il n'avait pas atteint le but, si bonne que fût sa musique. Presque tous les militaires préféraient un pont-neuf arrangé pour le hautbois, la flûte, la trompette et la clarinette, aux compositions d'un des plus beaux génies qui aient existé. Le général était de ce goût; il ne s'en taisait pas; il aimait même à le répéter, malgré ma prédilection pour Méhul, et peut-être même à cause de cette prédilection; car, de sa nature, ce grand homme était un peu taquin. Le plus grand compositeur qui existât et qui eût existé, était alors pour lui _la Maria_, musicien français naturalisé en Italie, et dont le talent gracieux et facile s'était révélé l'hiver précédent par _le Prisonnier_, ouvrage que je suis loin de vouloir déprimer, mais que, tout en l'applaudissant, je ne saurais placer au rang d'_Euphrosine_ et de _Stratonice_. Dans une discussion qui s'était élevée entre le général et moi à ce sujet, et dans laquelle il n'avait pas ménagé Méhul, comme en cherchant à démontrer la différence de la musique vague et mélodieuse à la musique appliquée à l'expression des passions, à la musique essentiellement dramatique, je me prévalais de l'autorité de Gluck et de Sacchini: «De qui me parlez-vous là? me dit-il avec quelque impatience. Qu'est-ce que ces gens-là? Qui diable les connaît?--Général, repartis-je avec quelque vivacité, si vous ne connaissez pas ces gens-là, j'ai eu bien tort de parler musique avec vous si long-temps»; et je me retirai. Le lendemain, comme il ne m'avait pas vu de la matinée dans le salon: «Arnault me boude, dit-il à Regnauld (c'était vrai); allez donc le chercher. Ce que j'ai dit hier n'était qu'une plaisanterie. Je ne voulais pas le chagriner; je ne voulais que m'amuser.» Je ne me fis pas prier, comme on pense, pour remonter. «Eh bien! me dit-il en riant, m'en voulez-vous toujours? Il ne fait pas bon attaquer Méhul devant vous; il ne fait pas bon attaquer devant vous les gens que vous aimez.--Vous voyez, général, ce que je ferais, si devant moi quelqu'un se montrait injuste envers vous.» Jamais il n'a mal parlé depuis du talent de Méhul, en ma présence s'entend. Il sentait mal la musique. Ce n'était tout au plus pour lui qu'un moyen de distraction, d'amusement. La musique chatouillait quelquefois son oreille, mais elle n'allait jamais à son âme. Cela tenait évidemment à son organisation. Quoique doué d'une voix douce, sonore, il chantait faux. Cela ne prouve-t-il pas qu'il entendait faux? aussi le chant n'était chez lui que l'expression de la mauvaise humeur. Dans ses momens de contrariété, se promenant les mains derrière le dos, il fredonnait de la manière la moins juste qui se puisse, _Ah! c'en est fait, je me marie_. Chacun savait ce que cela signifiait. «Si tu as quelque chose à demander au général, ne le fais pas en ce moment; il chante», me disait Junot. Pendant ces stations, qui se renouvelèrent trois ou quatre fois, plusieurs personnes vinrent nous visiter sur _l'Orient_. Je n'y vis pas sans un véritable plaisir le fils de notre Fleury[7]. Ce jeune homme, à qui la révolution avait ouvert en totalité la carrière où l'appelaient toutes ses aptitudes, ajoutait déjà l'illustration qui s'attache au nom de Jean-Bart à celle que son père avait acquise dans un art moins dangereux, mais non moins difficile. Le capitaine Fleury était alors enseigne de vaisseau. M. Geoffroi Saint-Hilaire, que son amour pour une science à laquelle il doit sa célébrité européenne conduisait en Égypte, pensa devenir victime du désir qu'il eut de venir saluer le général. La barque qui devait nous l'amener chavira au moment où il y entrait; et il ne savait pas nager. Heureusement fut-il rattrapé lorsqu'il reparut à la superficie de la mer, après avoir plongé à une certaine profondeur. Je regrette d'avoir perdu la lettre qu'il m'écrivit à ce sujet, et où il me racontait avec beaucoup de gaieté les détails de cet accident, qui me faisait rire et trembler tout à la fois, et dans lequel il conserva toute sa présence d'esprit. Sa manière de le raconter prêtait à son récit un piquant qu'à mon grand regret on ne retrouvera pas dans le mien. Quand nous fûmes à la hauteur de Bastia, Berthier, que le général chargea d'une mission pour cette ville, m'ayant proposé de l'y accompagner, nous nous embarquâmes sur _l'Artémise_, l'une des frégates qui, l'année précédente, avait fait partie de l'escadre de Corfou. Lavalette et le citoyen Collot étaient aussi de ce voyage, qui nous plaisait par cela seul qu'il faisait diversion à nos habitudes. Standelet, pendant cette courte excursion, nous amusa beaucoup avec ses histoires de marine, avec ses exploits de flibustiers. Berthier, qui était bonhomme et qui aimait les braves, conçut à cette occasion pour ce capitaine un intérêt qui ne lui fut pas inutile par la suite, comme on le verra. On apprend toujours quelque chose en voyage: celui-ci nous apprit que notre matelas étendu sur les planches de _l'Orient_ était un lit meilleur que celui qu'il nous fallut partager avec les insectes de Bastia, et qu'à cela près qu'il y avait de la salade et des fraises, le dîner du bord valait cent fois mieux que celui qu'on nous servit à l'auberge, et non pas _gratis_, ainsi que peut l'attester le citoyen Collot qui en avança le prix, et à qui il n'a peut-être pas été remboursé. Berthier coucha dans un lit de fer qui avait été oublié par le général anglais l'année précédente quand les troupes de Georges III, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande, de France et de Corse, évacuèrent ce dernier royaume. Pendant que les gens qui avaient des affaires les faisaient, je me baignai dans le port, et puis j'allai me promener sur le rivage, heureux de sentir de la terre sous mes pieds. Nous ne nous rembarquâmes pas sans avoir déjeuné. À l'heure du dîner nous étions de retour sur _l'Orient_. L'escadre avançait majestueusement, mais lentement; plus d'un motif l'empêchaient de presser sa course. D'abord il lui fallait attendre divers convois qui, soit des ports d'Italie, soit de ceux des îles, devaient la rejoindre à des points indiqués; puis, entourée de cette multitude de vaisseaux de transport sur lesquels le personnel et le matériel de l'armée étaient répartis, il lui fallait régler sa marche sur celle du plus mauvais marcheur. C'était un admirable spectacle que celui de cette innombrable réunion de bâtimens de toute grandeur, ville flottante, au-dessus de laquelle les vaisseaux de haut bord s'élevaient comme les églises de la capitale au-dessus de ses plus hautes maisons, et que _l'Orient_, comme une cathédrale, dominait de toute la hauteur de son colosse. Le jour, cette flotte éparpillée occupait une surface de deux lieues de diamètre à peu près. Mais quand le soir approchait, se resserrant au signal donné, elle venait se grouper autour des vaisseaux de guerre, comme des écoliers autour de leurs surveillans, comme des moutons autour du berger, comme des poussins autour de leur mère. Ramassés par voie de réquisition, ces bâtimens de transport, marchant pour la plupart contre leur gré, les patrons, dans l'espoir de se sauver la nuit, restaient quelquefois en arrière. Alors commençait une véritable chasse. De même que le berger détache un chien contre la brebis qui s'écarte du troupeau, l'amiral détachait une frégate contre le bâtiment déserteur, qui bientôt était ramené à l'ordre. On ne lui épargnait pas, à cet effet, les coups de canon, qu'on dirigeait à la vérité de manière à ce que le boulet ne portât pas dans le bord, mais de manière à ce qu'on pût les compter, et pour cause, car l'administration de la marine, qui n'aime pas à tirer sa poudre aux moineaux, se faisait très-bien payer celle qui se brûlait à cette occasion. Chaque coup de canon était une lettre de change de vingt-quatre francs tirée au profit du bord d'où il partait sur le bord auquel il était adressé. En cas de désobéissance obstinée, on eût coulé bas le bâtiment réfractaire; le salut de la flotte l'exigeait ainsi. L'escadre de Nelson étant dans la Méditerranée, un bâtiment, si on n'y mettait ordre, aurait pu l'éclairer sur notre marche. Par suite du même intérêt, on arrêtait tous les bâtimens que l'on rencontrait, de quelque nation qu'ils fussent. On avait droit de les contraindre à rester avec la flotte. Le général n'usa qu'avec modération de ce droit du plus fort. Après avoir questionné les capitaines et pris d'eux les renseignemens qu'il en voulait obtenir, il les faisait relâcher, en leur disant qu'il s'en fiait à leur parole d'honneur. C'est ainsi qu'il en usa particulièrement avec des Suédois, aux intérêts desquels sa rigueur eût porté un dommage considérable, et qui, deux mois après, remplirent les gazettes de Stockholm des témoignages de leur reconnaissance et de leur admiration pour Bonaparte. CHAPITRE II. Anecdotes sur le général Bonaparte.--Institut en pleine mer. Je voudrais me rappeler tout ce que disait Bonaparte dans des conversations pareilles à celle dont je viens de rendre compte, conversations où son esprit et son caractère se montraient à nu, conversations que ses loisirs lui permettaient de provoquer, et il avait alors beaucoup de loisirs. Une fois embarqué, que lui restait-il à faire jusqu'au débarquement? Ses plans étaient arrêtés, ses instructions données. Le gouvernement de la flotte ne le regardait pas plus que ne l'avait regardé, après avoir dit une fois: _À Toulon_, le gouvernement de la voiture de poste qui l'avait amené de Paris. Il n'y avait là d'occupation que pour l'amiral. Il revenait volontiers avec moi sur la littérature; tantôt analysant les principes, tantôt analysant les ouvrages; l'esprit analytique dominait en lui. Ses critiques n'étaient pas toujours justes; mais elles avaient toutes un caractère d'originalité remarquable; elles étaient toutes marquées du sceau d'un esprit extraordinaire. J'admirais, tout en le combattant, la facilité avec laquelle il improvisait des théories sur les matières les plus étrangères à ses occupations habituelles, et qu'il discutait évidemment pour la première fois; rapportant tout, ainsi que je l'ai dit, à l'intérêt qui pour lui était le premier de tous, la politique. Telle était, par exemple, sa doctrine sur la tragédie. Les intérêts des nations, des passions appliquées à un but politique, le développement des projets de l'homme d'État, les révolutions qui changent la face des empires, voilà, disait-il, la matière tragique. Les autres intérêts qui s'y trouvent mêlés, les intérêts d'amour surtout, qui dominent dans les tragédies françaises, ne sont que de la comédie dans la tragédie. Ce n'est qu'une comédie non plus qu'un drame, si sérieux, si pathétique qu'il soit; tout y étant fondé sur des intérêts privés. _Zaïre_, d'après son opinion, ne serait qu'une comédie. Cette opinion est erronée, au point qu'il serait inutile de la réfuter; elle est d'un homme qui méconnaissait la nature et le but de la tragédie; c'est une véritable hérésie littéraire; mais cette hérésie n'est certes pas d'un esprit commun. Les moyens qu'il employait pour la défendre annonçaient surtout en lui une abondance de ressources que j'ai rencontrée dans bien peu de personnes, quoique j'aie connu beaucoup d'hérétiques en doctrine dramatique. Cette opinion, au reste, explique l'admiration de Bonaparte pour Corneille; en cela on ne saurait l'accuser d'hérésie. Remarquons à cette occasion que, bien qu'il eût l'esprit fort juste, il ne répugnait pas à recourir au sophisme. Une discussion de cette nature n'était pour lui qu'une espèce d'escrime où il cherchait moins à soutenir la vérité qu'à faire briller la subtilité de son esprit. Quand il appliquait cette faculté à l'examen d'un morceau de poésie, c'était à dérouter l'esprit le plus positif. Peu de vers sortaient intègres de ses analyses. Un jour nous lisions le poëme des _Jardins_: pauvre Jacques, comme il te disséquait! À chaque mot, c'était une bataille que je ne gagnais pas toujours. De vers en vers, nous en vînmes à ceux que le poëte adresse à sa muse: N'empruntons pas ici d'ornement étranger; Viens, de mes propres fleurs mon front va s'ombrager; Et, _comme un rayon pur colore un beau nuage, Des couleurs du sujet je teindrai mon langage._ J'avais compris ces vers jusqu'alors. Après les lui avoir entendu analyser, je n'y compris plus rien, et je crois même ne plus les comprendre. Le fait est que j'en avais moins compris que deviné le sens. À la suite d'une discussion sur la tragédie, malgré la différence de nos principes, «Faisons une tragédie ensemble, me dit-il une fois.--Volontiers, général; mais quand nous aurons fait ensemble un plan de campagne.» Il me regarda en riant, me tira l'oreille, et parla d'autre chose. Ces discussions étaient souvent mêlées de digressions où se révélait toute l'étendue de son esprit. Elles roulaient sur mille objets. Quantité de projets, qui pour être exécutés voulaient toute la puissance qu'il a exercée depuis, fermentaient déjà dans sa tête; il me parlait tantôt de communications à ouvrir entre les départemens, soit par des routes, soit par des canaux, soit par le percement, soit par l'aplanissement des montagnes; tantôt des embellissemens que demandait la capitale, embellissemens quelquefois si gigantesques que, malgré l'étendue de ses moyens et l'énergie de sa volonté, il n'a pu les réaliser. «Si j'étais maître en France, disait-il, je voudrais faire de Paris, nom seulement la plus belle ville qui existât, la plus belle ville qui ait existé, mais encore la plus belle qui puisse exister. J'y voudrais réunir tout ce qu'on admirait dans Athènes et dans Rome, dans Babylone et dans Memphis; de vastes places ornées de monumens et de statues, des fontaines jaillissantes dans tous les carrefours pour assainir l'air et nettoyer les rues; des canaux circulant entre les arbres des boulevards qui entourent la capitale; des monumens réclamés par l'utilité publique, tels que des ponts, des théâtres, des musées, que l'architecture enrichirait de toute la magnificence compatible avec leurs divers caractères. Ce que les anciens peuples ont fait, les peuples modernes ne peuvent-ils pas le faire? Les forces existent; il ne manque qu'une volonté qui les mette en mouvement, et qu'une intelligence qui les dirige. Ces deux moteurs se trouveraient dans un gouvernement qui aimerait la gloire.--Les ressources de la France, si grandes qu'elles puissent être, suffiraient difficilement, lui dis-je, à la dépense qu'entraînerait l'exécution de projets pareils. Louis XIV a laissé la France obérée sous le poids des dettes contractées pour la seule construction de Versailles. Versailles seul lui a plus coûté que n'ont coûté aux rois d'Égypte les monumens de Thèbes et de Memphis, parce que des ognons ne suffisent plus à payer des ouvriers; la destruction de l'esclavage ne permet plus aux gouvernemens de former des entreprises aussi colossales. Nos institutions modernes offriraient cependant quelques ressources pour l'exécution de travaux publics d'une certaine nature, quelle que fût leur immensité. J'ai vu un régiment aplanir la butte qui se trouve entre Versailles et Saint-Cloud. Employer pendant la paix le soldat à de pareils travaux, serait une opération doublement utile. Qu'en pensez-vous, général?--L'idée n'est pas mauvaise», dit-il. Un point sur lequel il revenait souvent, ce sont les inconvéniens qui résultaient pour la chose publique de l'influence que les femmes exerçaient en France sur les affaires, et du désordre que leur luxe amenait dans l'économie domestique. «Les femmes, disait-il, sont l'âme de toutes les intrigues; on devrait les reléguer dans leur ménage; les salons du gouvernement devraient leur être fermés. On devrait leur défendre de paraître en public autrement qu'avec la jupe noire et le voile, autrement qu'avec le _mezzaro_, comme à Gênes et à Venise.» Quelquefois il parlait de l'art dans lequel il a donné un égal à tout ce qu'il y a eu de plus grand avant lui, de l'art militaire. Alors j'écoutais et j'admirais sans réserve, n'intervenant dans le dialogue que pour provoquer par des questions nouvelles de nouvelles explications. Sans consigner ici ses discours, car il y aurait pis que de la présomption de ma part à tenter en cette circonstance de le traduire, je me bornerai à dire qu'il ne regardait comme grand que le général qui à l'art qui fait vaincre joignait celui qui fait vivre, qui à l'art de commander une armée joignait celui qui la fait subsister. Annibal, à ce titre, était pour lui le plus grand capitaine des temps anciens. «Il m'étonne moins, disait-il, pour avoir traversé les Espagnes et les Gaules, pour avoir franchi les Pyrénées et les Alpes, pour avoir vaincu les Romains à Trébie, à Trasymène, à Cannes, que pour avoir conservé son armée pendant dix-sept ans au milieu des nations ennemies. Avec du bonheur, on peut gagner des batailles; pour faire subsister une armée si long-temps, il faut du génie.» Les moyens qu'il a employés depuis pour faire subsister les innombrables années de l'empire ne sont-ils pas une conséquence de ce principe? Dans les temps modernes, le capitaine qu'il admirait le plus est celui qu'a immortalisé la guerre de sept ans, Frédéric II; il le mettait bien au-dessus de Charles XII. Il accordait une place un peu moins belle au général Cartaux, sous les ordres duquel il avait commencé le siége de Toulon. «Patriote comme un jacobin, mais ignorant comme un capucin, ce militaire, d'abord peintre en émail, disait le général Bonaparte, ne connaissait même pas les premiers principes de l'art dans lequel il débutait à quarante ans. Rien d'absurde comme son plan d'attaque, qu'il ne développait jamais sans commencer et sans finir par cette phrase: _Je marche sur trois colonnes_. «Le commandement de l'artillerie m'étant revenu par l'absence des officiers de grade supérieur au mien, je n'étais que capitaine, je me permis de démontrer à Cartaux les vices de son système. Cartaux, s'il n'était bon militaire, était bonhomme. Non seulement il ne se fâcha pas, mais renonçant à ses idées pour les miennes, qu'il ne comprenait guère: «Capitaine _Canon_, me dit-il, je vois que tu t'y entends mieux que moi; fais comme tu l'entends; mais tu me réponds de tout sur ta tête.» J'ai après tout de grandes obligations à l'ignorance et à la bonhomie de Cartaux, qui ne rougissait pas de trouver dans autrui les connaissances qui lui manquaient. C'est surtout son mérite; mais il n'a guère que celui-là et le courage. Il faut quelque chose de plus, je crois, pour faire un grand capitaine.» Quelquefois aussi Bonaparte nous entretenait des premières années de son enfonce. Il ne semblait pas avoir gardé une opinion également avantageuse de tous ses professeurs de Brienne. Une fois, entre autres, il se récria vivement contre le fanatisme d'un de ces minimes; il y avait justice. «Un jour de première communion, disait-il, plusieurs d'entre nous étaient allés se promener avant la messe. L'appétit nous talonnant, nous entrons dans une chaumière, et nous faisons faire une omelette que nous mangeons par à compte sur le déjeuner; puis nous allons à l'église. Ceux qui devaient communier communient. Au sortir de la messe, grand scandale; toutes les cloches sont en branle; on crie à l'anathème. Et pourquoi? La vieille chez qui l'omelette avait été mangée avait dénoncé à un de nos moines un des communians comme ayant mangé avant de communier, ce qui constitue un sacrilége, et cet imbécile, au lieu de tenir la chose secrète, l'avait divulguée, appelant sur l'accusé la vengeance de Dieu et des hommes. Ce n'est qu'en faisant évader l'étourdi qu'on lui a sauvé le sort du chevalier de La Barre.--Est-ce possible? m'écriai-je.--Tout impossible qu'il vous paraisse, le fait n'en est pas moins vrai; demandez à Bourrienne[8].» Ces conversations engagées au hasard avaient lieu entre les deux repas, dans les momens qu'il ne donnait pas à la solitude. Rarement il les prolongeait au point d'épuiser la matière. Quand il était las ou suffisamment délassé, car il les provoquait surtout pour se distraire, il les brisait, et retournait dans sa cellule. Après dîner il n'en était pas ainsi. Tout à la société pour la soirée, sa promenade faite sur le pont, il rassemblait autour de la table du conseil ce qu'il appelait son _Institut_. Alors commençaient, sous sa présidence, des discussions en règle, dans lesquelles il n'intervenait guère que pour les ranimer quand elles tendaient à s'éteindre; prenant plus de plaisir alors au rôle de juge du camp qu'à celui de champion. Formée des chefs de toutes les armes et de ceux de tous les services, et formée conséquemment de savans, cette réunion avait d'autant plus d'analogie avec celle dont elle empruntait le nom, que toutes les sciences humaines y avaient des représentons. Rejeton de l'Institut de France, elle fut la souche de l'Institut d'Égypte. Parmi ses membres, au nombre desquels le général avait daigné m'admettre, on remarquait le docteur Desgenettes, le docteur Larrey, l'interprète Venture, le général Dufalga et Regnauld de Saint-Jean d'Angély. C'est entre ces deux derniers surtout qu'avaient lieu les discussions, discussions assez vives quelquefois pour avoir le caractère de disputes. Voici comment elles s'engagèrent. Les académiciens ayant pris place sur des chaises au tapis vert, et les auditeurs sur le divan qui régnait autour de la salle: «Que lirons-nous ce soir?» me dit le général, adressant cette question au bibliothécaire, s'entend. «Prenons un publiciste, un moraliste.--Nous avons là Montaigne, Montesquieu et Rousseau; choisissez, général.--Eh bien, apportez-nous Rousseau; lisons un de ses discours.--Lequel?--Celui que vous voudrez. Le premier venu; au premier endroit venu.» Je tire de la bibliothèque le volume où sont les discours de Rousseau, et, commençant par le premier, je tombe sur ce passage du _Discours sur l'inégalité des conditions_; c'est la première phrase de la seconde partie. «Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: _Ceci est à moi_, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.» Les réclamations qui aussitôt s'élevèrent m'empêchèrent de continuer. «Il y a erreur, disait l'un; Jean-Jacques prend ici la cause pour l'effet. En s'appropriant ce qui appartenait à tous, cet homme fut criminel envers le droit naturel, mais il ne fonda pas la société civile.--Il en provoqua la fondation, disait l'autre, en ce que ceux qui suivirent son exemple s'entendirent bientôt pour se maintenir dans la possession de ce qu'ils avaient usurpé. C'est du contrat qu'ils stipulèrent pour se garantir leurs propriétés réciproques, que date la fondation de la société civile. Les hommes étaient sortis dès lors de l'état de nature. Cet état intermédiaire les a conduits à s'organiser en société.» Ces opinions en provoquèrent d'autres, et le conflit qui en résulta nous conduisit jusqu'à l'heure où on apporta le punch, car toutes les soirées se terminaient à l'anglaise. «Le reste à demain», dit le général, enlevant la séance. Le lendemain à la même heure que la veille: «Achevons notre discours, dit le général. Citoyen secrétaire, secrétaire de l'Institut, bien entendu, où en étions-nous?--Au milieu de la première phrase, général.--Reprenons-la au commencement. «Le premier qui ayant enclos un terrain osa dire: _Ceci est à moi_, et trouva des gens assez simples...»--Malgré l'éloquence avec laquelle mon opinion a été combattue par le citoyen Regnauld, dit Dufalga[9], j'y persiste; et loin de me tenir pour battu, je prétends que les lois qui consacrent la propriété consacrent une usurpation, un vol. Je sens toutefois ce qu'il y aurait d'inconvéniens, dans l'état où est la société, à supprimer ces lois. Les brigands eux-mêmes règlent par des lois les droits des brigands. Il faut composer avec les vices de son siècle. Mais ces lois imposées par la violence, si on ne peut les supprimer, ne peut-on pas les modifier dans l'intérêt de la justice? Ne pourrait-on pas régler le droit de propriété, puisque propriété il y a, de manière à ce que tous les membres de la société fussent appelés à en jouir, je ne dis pas éventuellement, fortuitement, mais certainement, mais infailliblement?--La chose est-elle possible? dit Regnauld.--Si elle est possible! rien de plus facile. Il suffirait pour cela d'adopter une théorie que j'ai faite.--Comment! vous avez fait une théorie sur cette matière! L'avez-vous ici?--Oui, général.--Eh bien, lisez-nous-la.» Dufalga, qui avait prévu la demande, tire un cahier de sa poche et lit cette théorie, fruit de ses méditations, objet de ses affections, et dont il ne se séparait pas plus que le Camoëns ne se séparait de sa _Lusiade_. Cet ouvrage, d'un des hommes les plus honnêtes que j'aie rencontrés, était, le dirai-je, un des rêves les plus bizarres qui soient sortis d'un esprit droit, un des plus dangereux paradoxes qui aient passé par la tête d'un homme de bien. Pour mettre le lecteur à même d'en juger, je me bornerai à dire que, tolérant le droit de propriété comme un mal irrémédiable, pour l'atténuer, il divisait la société en propriétaires présens et propriétaires futurs, en propriétaires jouissans et propriétaires exploitans. Fermiers des premiers, ces derniers, d'après sa théorie, feraient valoir pendant vingt ans la terre dont les autres recueilleraient le revenu pendant vingt ans, au bout desquels le fermier devenu propriétaire serait obligé de prendre un fermier qui, au bout de vingt ans, deviendrait propriétaire à la même condition. C'est ainsi qu'il trouvait le moyen de faire participer successivement tous les membres de la famille française aux avantages de la propriété territoriale préalablement réduite à des proportions à déterminer. La discussion de ce projet, qui n'est pas sans analogie avec les principes de Saint-Simon, fut plus vive encore que celle de la veille. Celle-là n'avait été qu'une escarmouche; celle-ci fut un combat qui divertissait fort le président, et où la victoire ne resta pas à Dufalga. La seule arrivée du punch y fit trêve. «Le reste à l'ordinaire prochain», dit le général en levant la séance. Le lendemain je reprends le discours au commencement. À peine avais-je dit: «Le premier qui, ayant enclos un terrain, osa dire: _Ceci en est à moi_», qu'on m'interrompit, et la dispute de recommencer sur cet inépuisable texte. Bref, il ne me fut pas plus possible de sortir de cette phrase de Rousseau qu'au caporal Trim de celle qui commence _l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux_. «Général, dis-je à Dufalga, pendant que les deux antagonistes reprenaient haleine, votre théorie n'est pas absolument neuve. Le mouvement de rotation qu'elle imprime à la propriété avait été trouvé cent et quelques années avant vous par un philosophe du XVIIe siècle, et ses moyens sont exposés de la manière la plus précise...--Et où cela? Dans un conte de La Fontaine, dans _Belphégor_. Écoutez: Un intendant! qu'est-ce que cette chose? Je définis cet être un animal Qui, comme on dit, sait pêcher en eau trouble; Et plus le bien de son maître va mal, Plus le sien croît, plus son profit redouble, Tant qu'aisément lui-même achèterait Ce qui de net au seigneur resterait: Donc, par raison bien et dûment déduite, On pourrait voir, chaque chose réduite. En son état, s'il arrivait qu'un jour L'autre devînt intendant à son tour: Car, regagnant ce qu'il eut étant maître, Ils reprendraient tous deux leur premier être. Cette citation fit rire Dufalga lui-même, qui mettait dans tout cela plus de chaleur que d'humeur, et termina la séance assez gaiement. Quelques incidens bouffons avaient tempéré parfois le sérieux de ces séances, qui n'étaient pas du goût de tout le monde, et auxquelles le général en chef avait presque exigé que tout le monde assistât. Ils provenaient presque tous de Junot, à qui le général passait beaucoup de choses, et qui s'en permettait beaucoup. «Général, dit-il au président le jour de l'ouverture, pourquoi Lannes (et dans ce nom il ne faisait pas de la première syllabe une brève), pourquoi Lannes n'est-il pas de l'Institut? N'y devrait-il pas être admis sur son nom?» Dans la même séance, il feint de s'endormir, ou s'endort peut-être. Ses ronflemens couvraient presque la voix de l'orateur. «Qu'est-ce qui ronfle ici? dit le général.--C'est Junot, répondit Lannes, qui ne ronflait pas, et qui, tout en prenant sa revanche, partageait assez l'opinion que son camarade émettait d'une manière si bruyante sur les savans.--Réveillez-le.» On réveille Junot qui, le moment d'après, ronfle de plus fort. «Réveillez-le donc, vous dis-je.» Puis, avec quelque impatience: «Qu'as-tu donc à ronfler ainsi?--Général, c'est votre _sacré fichu_ Institut qui endort tout le monde, excepté vous.--Va dormir dans ton lit.--C'est ce que je demande», dit en se levant l'aide de camp, qui, prenant cela pour un congé définitif, se crut autorisé dès lors à ne plus assister à nos séances. Ces faits sont de la plus grande vérité. J'ai cru devoir les raconter, tout minutieux qu'ils soient, parce qu'ils peignent l'esprit et le caractère d'un homme qui n'a rien dit ni rien fait que de significatif, et qu'ils montrent tel qu'il était dans la vie intérieur, c'est-à-dire aussi bon qu'un lion le peut être. Ce qui me reste à conter le prouvera mieux encore. CHAPITRE III. Convoi égaré.--Standelet est envoyé à la découverte.--Trait de dévouement d'un matelot. Vache prise pour un homme.--Convoi retrouvé.--Arrivée de Monge.--Imprudence de Standelet.--Trait de caractère de Bonaparte.--Un verre de punch sauve le vaisseau amiral.--Gantheaume. À mesure que la flotte avançait vers le midi, comme la boule de neige qui se grossit en marchant, elle s'augmentait des convois qu'elle rencontrait sur la route; ils sortaient, ainsi que je l'ai dit, de différens ports d'Italie. Un seul excepté, tous s'étaient trouvés au rendez-vous. Celui-là, qui portait la division du général Desaix, et aussi le bonhomme Monge, n'était pas celui auquel Bonaparte attachait le moins de valeur. Il avait dû partir de Civita-Vecchia et nous rejoindre entre la Corse et la Sardaigne, aux bouches de Bonifacio. Après l'y avoir attendu trois jours, espérant le trouver à la hauteur de l'île Serpentaire, la flotte allait l'y chercher. Mais dans la crainte que retardé par une cause fortuite, il ne fut arrivé à notre premier rendez-vous après notre départ, l'amiral envoya une frégate à la découverte, _l'Artémise_, avec ordre de remonter, s'il le fallait, jusqu'à la hauteur de _Monte-Christo_, et de ramener ce convoi, soit à la nouvelle station, où nous allions encore l'attendre trois jours, soit devant Maretimo, île placée à la pointe la plus occidentale de la Sicile, où nous l'attendrions trois jours encore, s'il ne nous avait pas rejoints à l'île Serpentaire. Après avoir perdu trois jours devant la Sardaigne et trois jours devant la Sicile, la flotte se remit en marche, se dirigeant sur Malte. Cette perte de temps inquiétait d'autant plus le général en chef que, d'après les renseignemens fournis par les bâtimens interceptés, il savait que l'escadre de Nelson était dans le port de Naples. N'en était-elle pas sortie? ne s'était-elle pas saisie du convoi? enfin n'était-elle pas allée nous attendre devant Malte que nous devions attaquer et enlever en passant? De plus longs délais compromettant le sort de la flotte, le succès de l'expédition, il avait été décidé qu'on irait en avant. Rien ne fit trêve à notre ennui pendant ces trois derniers jours, si ce n'est un incident sans conséquence, mais digne d'être remarqué. Comme nous prenions le frais, vers le soir, sur la galerie, nous entendons tout à coup un bruit pareil à celui que produirait un homme qui tomberait à la mer. _Un homme à la mer!_ s'écrie-t-on de toute part. L'effet que le danger de cet homme produisit aussitôt sur tant d'hommes exposés eux-mêmes à tant de dangers ne peut s'exagérer. Qui en a été témoin, ne saurait regarder l'homme comme naturellement méchant. Tous les secours sont prodigués. On jette à l'eau les cages à poulets, les bouées de sauvetage; on met à flot toutes les chaloupes. Le temps est calme, le vaisseau est en panne; mais il fait nuit. Le sauvera-t-on? Cependant on apprend qu'au bruit de la chute un matelot, s'élançant à travers le sabord le plus rapproché du point où elle avait eu lieu, s'était jeté à la nage, en disant: Je le ramènerai, et on l'avait vu, à travers le crépuscule, se diriger vers l'arrière du bâtiment, et puis on l'avait perdu de vue. L'intérêt excité par le péril du premier s'accroissait comme de raison de celui qu'excitait le péril du second. Penché comme nous sur le balcon de la galerie, le général attendait avec une anxiété égale à la nôtre le dénouement de cette scène, quand on s'écrie: Les voilà! ils sont sauvés! et bientôt nous entrevoyons dans l'ombre les cercles produits sur la mer la plus calme par le nageur qui pousse devant lui un corps, mais un corps de grosseur démesurée. C'était la carcasse d'une vache, que le coque, ou le cuisinier n'avait pas cru devoir nous faire manger, parce qu'elle était morte de mort naturelle. On rit beaucoup de la méprise, et le général en rit comme tout le monde. «Mais ce trait, dit-il, n'en est pas moins digne de récompense. C'est pour sauver la vie à un homme que ce brave homme a exposé la sienne»; et il lui fit donner une gratification qui s'accrut de la générosité de tous les assistans. C'est avec la certitude de ne pas l'altérer que je raconte ce fait qui s'est passé sous mes yeux. Un seul matelot, quoiqu'on ait dit ailleurs[10], se jeta à la mer en cette occasion. C'était un homme aussi gai que déterminé «Tu es bien heureux, lui dit le général, que la flotte ne marche pas. S'il avait venté bon frais, comment aurais-tu fait pour te tirer d'affaire?--J'aurais nagé.--Soit.--Mais la flotte marchant toujours, aurais-tu pu la rejoindre?--J'aurais nagé du côté de la terre. Il n'y a que deux lieues d'ici en Sicile, donc.» À mesure que nous approchions de Malte, l'inquiétude que nous donnait le convoi en retard s'accroissait; elle ramenait souvent le général lui-même sur la dunette où il finit par s'asseoir, causant, tout en observant, soit avec l'un, soit avec l'autre, sur le premier objet venu. Cela me fournit l'occasion de reconnaître que s'il aimait plus que moi Ossian, il le connaissait moins bien que moi. Je ne sais pas trop à quel propos on vint à parler du _Werther_ de Goëthe, et à citer la lettre où cet infortuné raconte qu'en lisant à sa bien-aimée un poëme du barde écossais, il tomba sur ce passage qui avait un rapport si frappant avec sa propre situation: «Zéphir importun, laisse-moi reposer; laisse-moi rafraîchir ma tête dans la rosée du ciel dont la nuit m'a couverte. L'instant qui doit me flétrir est proche, et le vent jonchera bientôt la terre de mes feuilles desséchées. Demain le chasseur qui m'a vu dans toute ma beauté reviendra. Ses yeux me chercheront dans la prairie que j'embellissais: ses yeux ne m'y trouveront plus.» «Ce passage, dit le général, est tiré des chants de Selma.--Je le crois», dit quelqu'un à qui la littérature allemande était plus familière que toute autre, voire la littérature française. «Les poèmes d'Ossian se ressemblent tant entre eux, dis-je, qu'il est facile de prêter à l'un ce qui appartient à l'autre. Je ne crains pas d'affirmer pourtant que le passage n'est pas des chants de Selma.--Je suis si sûr qu'il est des chants de Selma, reprit Bonaparte, que je gagerais ce qu'on voudrait.--Et moi je gagerais ce qu'on voudrait qu'il est du poème de _Berathon_.--Je gage un louis.--Je gage un louis.» Son Ossian, qu'il fit apporter, prouva que j'avais raison. Cela toutefois ne me profita en rien: nous n'avions pas mis au jeu. Quatre ans après je songeai à me faire payer. Voici à quelle occasion. Par suite d'une des préventions les plus bizarres, Bonaparte, devenu premier consul, m'attribua un tort qui non seulement ne m'appartenait pas, mais qui même n'existait pas; et il avait, disait-on, l'intention de me destituer des fonctions de chef de la division d'instruction publique que je remplissais alors. Cette injustice m'eût ruiné. J'étais résolu néanmoins à l'endurer sans réclamer, mais résolu aussi à lui demander le paiement du louis qu'il me devait. Au reste, la destitution n'eut pas lieu; et quant à la dette, il s'en est largement libéré depuis. Voyez son testament. Tout en parlant, ses regards se reportaient toujours sur l'horizon; et ne voyant pas assez distinctement à l'oeil nu, il m'empruntait souvent mes besicles. Cela leur donna pour moi un prix dont je n'eus l'idée que par le chagrin que j'éprouvai quand je les perdis. Il entrait, je le répète, autant d'affection que d'admiration dans le sentiment que j'avais pour cet homme[11]. La Pantelerie était dépassée; nous gouvernions sur Gozzo, quand les frégates qui éclairaient notre marche signalèrent des voiles au sud. «Ce sont les Anglais, disait-on; ils se sont placés entre Malte et nous: il y aura bataille.» Grand remue-ménage à bord; branle-bas de combat; toutes les cloisons qui partageaient le vaisseau sont enlevées; tous les bagages sont portés à fond de cale; les postes sont distribués; les fonctions aussi; personne ne sera inutile; les militaires se battront; les savans porteront les gargousses. Une bataille navale dirigée par Bonaparte devait avoir un caractère particulier et porter l'empreinte de son audace. Autant que j'en ai pu juger par les propos que j'ai saisis, abrégeant la canonnade, qui ne pouvait que nous être désavantageuse par les raisons expliquées plus haut, on devait serrer l'ennemi le plus promptement et le plus près possible, et manoeuvrer pour l'abordage. Des préparatifs avaient été faits dès long-temps dans ce but. On déployait de longues et fortes chaînes armées de grappins, qui devaient accrocher et lier les vaisseaux ennemis à nos vaisseaux, et peut-être supporter des ponts volans, à l'aide desquels on jetterait d'un bord à l'autre nos troupes impatientes d'en venir aux mains. Tout était prêt enfin pour recevoir les Anglais, quand les signaux de l'escadre légère nous annoncèrent que la flotte en vue était celle que nous attendions si long-temps, ce convoi de _Civita-Vecchia_, à la recherche duquel l'_Artémise_ avait été envoyée, et par laquelle il était escorté, ce qui nous fut bientôt confirmé par Standelet lui-même. Ce capitaine, quelques jours après nous avoir quittés, ayant rencontré le convoi à peu de distance des bouches du Tibre, avait fait route avec lui; mais présumant que la flotte s'était ennuyée de l'attendre, au lieu de se rendre à Maretimo, il était allé droit à Malte. Il nous y avait attendus trois jours; et las de ne pas nous voir arriver, il revenait sur ses pas, quand il fut signalé par nos vigies. Tel est le résumé du rapport qu'il fit à l'amiral en présence du général en chef, du chef de l'état-major général, et de quelques personnes qui se trouvaient comme moi, pour le moment, dans la chambre du conseil. «Cette marche, dit l'amiral, n'était pas celle que je vous avais tracée; vous deviez nous rejoindre à la station de Maretimo, ou nous y attendre; si vous l'aviez fait, la jonction se serait opérée depuis quatre jours.--J'ai cru faire pour le mieux en mettant le convoi sous la protection du canon de Malte, reprit Standelet.--Vos instructions, capitaine, vous enjoignaient de vous rallier à la flotte, et non d'aller à Malte. Vous avez eu tort de ne pas les suivre ponctuellement.--Il est bien dur, amiral, quand on a fait pour le mieux de s'entendre blâmer. Il me semble que le résultat de ma mission me donne droit à autre chose qu'à des reproches, et qu'il y a peu de justice dans la manière, dont vous me traitez. J'en appelle au général en chef, au général Bonaparte lui-même.» Confident des inquiétudes que l'absence prolongée de l'_Artémise_ avait causée au général, je n'entendis pas sans crainte le malencontreux capitaine lui adresser cette inconvenante interpellation. À ces mots: «J'en appelle au _général en chef_», la figure de Bonaparte, jusqu'alors impassible, prend une expression formidable: de bleus qu'ils étaient dans le calme, ses yeux devenus noirs, lancent des étincelles. «N'en appelez pas à moi, répond-il avec un accent terrible. Ne me demandez pas mon avis. Je ne veux pas le donner. Quand je songe à la responsabilité que vous avez assumée en dérogeant à vos instructions, quand je songe à toutes les conséquences que peut entraîner le retard que vous apportez à la marche de la flotte, je ne puis que m'étonner de l'indulgence de l'amiral. N'en appelez pas à l'avis du général en chef; il ne pourrait s'empêcher de vous renvoyer devant un conseil de guerre pour cause de désobéissance, et vous savez qu'il y va de la tête. Encore une fois, n'en appelez pas au général en chef.» Foudroyé par ces mots, Standelet ne répliqua rien. Bruéys, un des meilleurs hommes qui fussent au monde, était attéré. Il fit sortir le capitaine, et se réunit à Berthier, à Lavalette et à moi, pour apaiser le général, qui était encore plus irrité de la satisfaction que Standelet montrait de sa faute que de sa faute même. «Je ne voulais pas me mêler de cette affaire, répétait-il; pourquoi me forcer à sortir de ma neutralité?» Sur les témoignages qu'on lui rendit de la bravoure et de la capacité de cet officier, il s'apaisa pourtant, et ne s'occupa plus que du plaisir d'avoir retrouvé Desaix et Monge. Desaix, après l'avoir embrassé, retourna sur son bord; Monge resta sur le nôtre, où sa place lui était assignée par l'affection du général, place que personne ne s'avisa de lui disputer. C'était un homme à part que Monge, un homme aussi amusant à étudier qu'intéressant à entendre. La somme de ses connaissances était immense. Il réunissait à la faculté qui apprend, celle qui invente, et à la faculté qui comprend, celle de se faire comprendre. Il démontrait à merveille; et pourtant de sa vie, je crois, il n'acheva une phrase. Il était éloquent, et pourtant ne savait pas parler; son éloquence, dénuée d'élocution, consistait dans un mélange de gestes et de mots qui se fortifiaient les uns par les autres; mélange d'où résultait une démonstration qui, expliquée par le jeu de la physionomie, arrivait à l'intelligence par les yeux autant que par ses oreilles, et dont les improvisations captivaient plus peut-être l'attention que les discours les mieux étudiés. C'était un plaisir de le voir parler. On ne saurait dire combien il y avait d'esprit dans ses doigts. Bonhomme au reste, mais bonhomme comme La Fontaine, et ne comprenant guère mieux ce qui se passait dans le monde, quoiqu'il s'en mêlât davantage. Sa vivacité contrastait singulièrement avec la gravité de Berthollet. En disant tout, Berthollet se faisait moins écouter que Monge, qui n'achevait rien. En réjouissance de la bienvenue de Monge, le général fit doubler le soir la ration du punch. Mais comme au jour naissant on devait le lendemain se porter sur Malte, il alla se coucher à neuf heures, nous laissant achever sans lui le bol et la conversation. Avant de se retirer, il s'était fait rendre compte par Gantheaume, chef de l'état-major de l'année de mer, de la position de la flotte, «Général, avait dit celui-ci, nous sommes en face de l'île de Gozzo, à deux lieues de la côte; la flotte a mis en panne. Demain, au point du jour, nous nous remettrons en marche.» Nous nous couchâmes assez tard. Il était près de minuit quand j'allai reprendre, sous le citoyen de Bourrienne et à côté du citoyen Collot, mon humble place. Nous avions bu, quoique modérément, un peu plus que de coutume. Or, tôt ou tard un principe entraîne une conséquence. Je le reconnus une heure après m'être endormi. Comme on n'est pas pourvu à bord de tout ce qui se trouve sur terre dans la chambre à coucher la moins _confortable_, force me fut de me lever, de traverser la chambre du conseil à laquelle celle où je couchais servait d'antichambre, et de courir à la galerie,--quoi faire?--faire dans la mer ce que Sganarelle faisait pour s'amuser dans la cour de M. Géronte, et Jean-Jacques Rousseau dans la marmite de Mme Clot[12], pour s'amuser aussi. Arrivé là, quel est mon étonnement, quand au lieu du ciel et de la mer qui devaient s'offrir à moi dans leur immensité, je ne vois rien, absolument rien? Je me frotte les yeux; mes regards ne se perdaient pas dans les ténèbres, comme je l'avais cru d'abord. Je reconnais bientôt qu'ils allaient se heurter contre un objet très-matériel, contre un corps opaque, contre une masse très-compacte, mais trop voisine de moi pour que j'en pusse apercevoir le sommet et mesurer la hauteur. Me rappelant alors ce qui avait été dit par Gantheaume, je ne doutai pas que ce ne fût la terre que je voyais là. Mais d'après son rapport devions-nous en être si près? Et vite j'escalade le château, sur le pont duquel avait été construite une baraque de proportion à recevoir deux lits, rien que deux lits, dont l'un était occupé par Gantheaume et l'autre par Joubert, ordonnateur en chef de la marine. Je frappe à la porte de Gantheaume de manière à l'enfoncer. «Quoi? qu'est-ce? s'écrie le chef de l'état-major.--C'est moi, répondis-je en me nommant.--Que diable voulez-vous à cette heure?--Savoir où nous sommes.--À deux lieues de Gozzo. Bon soir.--Nous n'en sommes pas à vingt toises. Venez voir, venez. --Farceur»! me dit-il en sautant à bas de son lit; et plus vêtu que moi qui ne gardais pour dormir ni mon habit, ni mes bottes, ni même mon pantalon, il me suit. «Regardez, lui dis-je quand nous fûmes sur la galerie, que voyez-vous là?--Je n'y vois pas plus que dans un four. C'est singulier! la nuit me semblait pourtant des plus sereines.--Ne voyez-vous pas cette côte qui, haute comme les plus hautes falaises de Normandie, vous dérobe la vue du ciel?--Vous avez, parbleu, raison, c'est la côte. À quoi diable pense donc l'officier de quart? il s'est endormi!» Nous courons au poste; l'officier de quart était très-éveillé: les yeux fixés sur le ciel et tournés du côté de la proue, ce jeune homme aussi se croyait à deux lieues de la terre. Voyant ce qui était devant lui, mais non ce qui était derrière, sachant ce qui se passait au-dessus de lui et non ce qui se passait au-dessous, il se confiait à la disposition des manoeuvres qui neutralisait l'action du vent, et croyait le vaisseau stationnaire. Le vaisseau cependant marchait. Entraîné insensiblement par des courans, il avait dérivé vers la côte contre laquelle il se serait heurté ou tout au moins se serait affalé, si je me fusse aperçu un quart d'heure plus tard que nous avions bu à la santé de Monge. La côte nous dérobait le vent. «Pourrons-nous virer de bord?» disait Gantheaume en soupirant et tout en commandant la manoeuvre. Elle réussit contre son espoir, et ce succès lui permit d'aller reprendre son somme. Pour dormir plus tranquillement, il me pria de ne parler du fait à personne, pas même au général en chef. Je le lui promis et je tins parole, car je n'en parlai qu'à Regnauld qui fut aussi discret que moi. Quelles conséquences cet accident ne pouvait-il pas avoir, si Nelson se fût présenté dans ces entrefaites! Le vaisseau amiral, le vaisseau qui portait Bonaparte, échouer au port! Ainsi, en dépit des plus habiles combinaisons, un cas imprévu peut tout compromettre. Mais un cas imprévu peut aussi tout rétablir; et le salut vous vient quelquefois de la sentinelle sur laquelle vous comptiez le moins. Dans un assaut nocturne qu'Henri IV livrait à Paris, sans un jésuite le coup réussissait. Les cris de ce bon père sauvèrent la place, comme autrefois le cri des oies avait sauvé le Capitole: soit dit sans me comparer à une oie ou à un jésuite: je n'ai pas tant de vanité. Le lendemain, à cinq heures du matin, la flotte était devant Malte. Le secret sur le danger auquel avait échappé _l'Orient_ fut si bien gardé, que Gantheaume finit par oublier lui-même ce fait. Dix ans s'étaient passés sans que j'eusse revu ce marin, quand je le rencontrai chez Regnauld. Il avait fait, depuis cette époque, un beau chemin; au lieu de le contrarier, les courans comme les vents lui avaient été favorables; enfin il était amiral. Comme les grandeurs ne me semblaient pas avoir changé ses moeurs, je lui rappelai tout bas cette aventure. Il l'avait oubliée, mais non si bien oubliée, qu'il ne m'engageât à n'en pas parler, quand j'allais invoquer le témoignage de Regnauld pour lui rappeler le fait. Gantheaume, bon et brave homme, n'était au fait qu'un marin médiocre, parlant ou plutôt criant beaucoup et se démenant sans agir. Favorisé par le sort, malgré ses bévues, il ne s'est pas même illustré par de grands désastres. Napoléon qu'il avait ramené d'Égypte le récompensa de son propre bonheur, et lui sut gré du hasard comme si c'eût été de l'habileté. C'est bien; cela fait honneur à quelqu'un, mais est-ce à Gantheaume? Ce pilote, qui fut chargé depuis de diriger des expéditions si importantes, a-t-il justifié comme amiral les faveurs dont il fut comblé par la reconnaissance consulaire, par la reconnaissance impériale? Qu'a-t-il fait en 1801 avec cette escadre qui eût sauvé l'Égypte si elle y eût porté des secours si difficilement amassés, si impatiemment attendus? Il l'avait prise à Brest, il la conduisit à Toulon, où il la reconduisit encore quelques mois après, au retour d'une nouvelle sortie qu'il fit sur l'ordre exprès du premier consul. Cette sortie-là, il la poussa jusqu'à vingt lieues d'Alexandrie; mais quoiqu'une de ses corvettes y soit entrée, il n'alla pas plus avant. Obstiné dans sa bienveillance, Napoléon n'en persista pas moins à confier à Gantheaume les commandemens les plus importans, les plus brillans; il fut un temps où il n'était question dans les journaux que des allées et venues de cet amiral, dont l'escadre, bloquée par les Anglais, ne pouvait manoeuvrer qu'en rade. C'est à l'occasion de ses éternels voyages du port de Brest à la baie de Berteaume, que ses collègues du conseil d'État, car il était membre aussi du conseil d'État, lui composèrent cette épitaphe de son vivant: Ici gît l'amiral Gantheaume, Qui, dès que soufflait le vent d'est, De Brest voguait droit à Berteaume, Et, dès que soufflait le vent d'ouest, Revoguait de Berteaume à Brest. CHAPITRE IV. Siége et prise de Malte.--Capitulation.--Je trouve le moyen d'exécuter l'article favorable aux chevaliers de la langue de France. Qu'on me permette de le répéter: je n'ai pas pris l'engagement d'écrire l'histoire du temps où j'ai vécu, mais seulement ce que je sais de particulier sur les hommes remarquables avec lesquels je me suis trouvé en rapport, et sur les faits intéressans qui se sont accomplis sous mes yeux. Qu'on ne me reproche donc pas de n'en pas dire sur le siége de Malte plus que n'en contient ce chapitre. En compilant les récits qui en ont été faits, je pourrais compléter le mien; mais je ne veux dire que ce que je sais, et je ne sais bien que ce que j'ai vu. La possession de Malte échappait évidemment à l'ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, dont l'institution n'était plus en harmonie avec l'esprit du temps, et aux droits desquels on n'ignorait pas que le czar Paul Ier avait l'intention de se substituer. La France jugeant la possession de cette île nécessaire à ses communications avec l'Égypte, Bonaparte avait ordre de s'en emparer, si c'était possible; mais dans la circonstance pouvait-il tenter le siége d'une pareille place? Ce qu'il ne pouvait faire de vive force, il le fit par adresse; ce qu'il ne pouvait pas conquérir, il l'escamota. Le 9 juin, ayant pris position de manière à menacer les points par lesquels l'île était accessible, et profitant de la terreur où le développement de ses forces avait jeté les Maltais, le général demanda l'entrée du port pour toute la flotte, et la liberté d'y renouveler ses provisions. Le grand-maître ayant répondu par l'intermédiaire du consul français que les lois de l'ordre et les principes de neutralité ne permettaient pas d'admettre dans le port plus de quatre vaisseaux à la fois, le général en chef affecta de prendre cette déclaration pour un refus, retint le consul, et le lendemain, 10 juin, à quatre heures du matin, l'armée descendit dans l'île sur quatre points différens. À midi, il était maître des côtes et de la campagne, et tous les forts avaient capitulé, excepté celui de Marsa-Sirocco, qui tint quelques heures de plus. Les chevaliers s'étaient battus avec courage, mais ils n'avaient pas été secondés par les milices. D'ailleurs le défaut de munitions et l'état de délabrement où le matériel de la guerre était tombé par suite de l'incurie de l'administration paralysaient partout les efforts des braves. Les affaires de l'ordre n'étaient pas en meilleur état dans la ville. À onze heures, les assiégés risquèrent une sortie; mais ils rentrèrent bientôt, après avoir perdu un bon nombre des leurs et le drapeau de la religion. À midi, l'armée maltaise se voyait déjà réduite à quatre mille hommes, très-peu disposés, pour la plupart, à se défendre. Cependant les habitans de la campagne, entrés dans Malte pêle-mêle avec les fuyards, y rapportèrent un désordre qui s'accrut encore par le retour d'un corps de soldats chargés de la garde des postes extérieurs. Frappés d'une terreur subite au milieu de la nuit, ils étaient venus chercher dans la ville un refuge contre un ennemi qui ne les attaquait pas. La frayeur se changea en fureur. Le sang coula dans les rues. Les patrouilles tiraient les unes sur les autres. Plusieurs chevaliers furent massacrés. Tout annonçait pour le lendemain des maux encore plus grands que ceux qu'on avait éprouvés dans la journée. Sur les instances des principaux habitans de l'île, le grand-maître se détermina à demander une suspension d'armes. Le général Bonaparte y consentit, à condition toutefois que la place et les forts lui seraient livrés dans les vingt-quatre heures. Cette proposition, préliminaire d'une capitulation définitive, fut portée au grand-maître par les citoyens Poussielgue et Dolomieu. Le premier, ci-devant secrétaire de légation à Turin, avait, quelques mois avant, fait un voyage à Malte, où résidait son frère, et pendant ce temps il avait eu le loisir d'étudier les dispositions des esprits; le second, minéralogiste célèbre et antérieurement commandeur de Malte, avait conservé des rapports avec plusieurs de ses anciens confrères, et exerçait sur eux une influence dont le général crut pouvoir tirer parti. Sa politique en cela sacrifiait l'intérêt privé à l'intérêt public. Dolomieu n'accepta pas sans répugnance, sans douleur même, une mission qui dès lors le livra aux attaques de la plus virulente calomnie, et qui depuis a servi de prétexte à la cruauté avec laquelle on le traita en Sicile, où, retenu contre le droit des gens par ordre de la cour de Naples, il fut jeté dans un cachot, d'où il ne sortit au bout de dix-huit mois que pour venir expirer en France. Les négociations ne traînèrent pas en longueur. Dans la nuit du 11 au 12 juin, les plénipotentiaires du grand-maître conclurent à bord de _l'Orient_ un traité par lequel les chevaliers renonçaient en faveur de la république française à la souveraineté de Malte. En retour, la France s'engageait à demander pour le grand-maître au congrès de Rastadt une principauté en Allemagne, et à lui payer provisoirement une pension annuelle de 200,000 fr. Le traité assurait de plus aux chevaliers reçus avant 1792 une pension alimentaire proportionnée à leur âge, et permettait de rentrer en France à ceux d'entre eux qui n'avaient pas porté les armes contre la république. Ce traité fut conclu sous la garantie de l'Espagne. Le 14 l'escadre entra dans le port, et les troupes prirent possession des forts, où le drapeau de la liberté remplaça celui de la religion. Maîtres de Malte, les Français s'étonnaient de s'y trouver. _Nous ne serions jamais entrés ici_, disait spirituellement Dufalga, _s'il n'y avait eu quelqu'un pour nous en ouvrir les portes_. La résistance fut si faible et de si courte durée, qu'on eut à peine le temps de se signaler. Pendant ce temps de relâche pour l'Institut, Lannes, qui retrouvait l'occasion de faire parler de lui, se hâta de la saisir. Malgré les instructions du général en chef, qui, pour épargner le sang, et dans l'espérance que les premières démonstrations suffiraient pour amener une capitulation, avait prescrit aux généraux de s'abstenir de toute prouesse inutile, entraîné par sa fougue, ce grenadier avait été se loger jusque sous le rempart, où il avait engagé, sans trop de nécessité, une fusillade des plus vives, et ce n'était pas sans peine qu'il avait obéi à l'ordre qui le rappelait au quartier-général. Témoin des reproches qu'à cette occasion lui adressa Bonaparte, j'aime à les rapporter. «Maudit Gascon, qu'as-tu prétendu faire? Prouver que tu es brave; qui en doute? Exposer ta troupe mal à propos! T'exposer toi-même pour rien! C'est impardonnable. Songe à mieux obéir dorénavant. Quand j'aurai besoin que tu ailles te faire tuer, je te dirai d'y aller, et tu iras.» Peu d'éloges seraient aussi honorables que cette réprimande. Eugène de Beauharnais, qui ce jour-là faisait ses premières armes, combattit avec toute la chaleur d'un jeune homme et avec tout le sang-froid d'un vieux soldat. Il rapporta au général un drapeau qu'il avait pris sur les chevaliers. Jamais l'enivrement de la gloire ne s'est manifesté avec plus de candeur et plus de vivacité que sur cette figure de dix-sept ans; Eugène se montra dès lors ce qu'il a été depuis; Eugène se montra digne et du père que lui avait donné la nature, et de celui que lui donnait l'adoption. Ce n'est pas à sa pénurie, mais au défaut d'ordre que le gouvernement maltais dut sa ruine. Les Français trouvèrent dans la place un matériel immense et des munitions de toute espèce. La flotte s'y renforça de deux vaisseaux, une frégate et trois galères. Trois millions du trésor de Saint-Jean passèrent dans la caisse de l'armée. L'égalité de droits proclamée, le général Bonaparte préposa au gouvernement de l'île un conseil de neuf membres, auprès desquels il plaça un commissaire français. Se modelant sur ce qui se faisait en France, ce conseil devait régler les recettes et les dépenses, organiser les tribunaux, établir dans le pays divisé en cantons l'administration municipale et les justices de paix; tous ces actes devaient être sanctionnés par le général commandant. C'était l'organisation de Corfou. Bonaparte forma de plus une garde nationale pour le maintien de la tranquillité intérieure, et quatre compagnies de canonniers pour la défense des côtes. Pour rattacher par des liens puissans Malte à la France, et conformément à ce qui avait été fait en Corse en 1766, sous nos rois, quand, avant la naissance de Napoléon, cette île devint française, il statua que des enfans choisis dans les meilleures familles seraient envoyés sur le continent pour y être élevés dans les écoles de la république. Indépendamment de cela, pourvoyant aux besoins de l'instruction locale, il créa des écoles de différens degrés, une bibliothèque, un cabinet d'antiquités, un muséum d'histoire naturelle, un jardin botanique, un observatoire; et il affecta des revenus à l'entretien de ces divers établissemens. Il ne négligea pas non plus les intérêts de la religion. Déterminant les rapports des divers cultes entre eux, il mit des bornes aux empiétemens du clergé latin sur le clergé grec, déclara les prêtres indigènes seuls capables de posséder des bénéfices dans l'île, reconnut les droits des juifs, détermina l'âge où les religieux des deux sexes seraient admis à faire des voeux, purgea Malte de tous les moines étrangers, et par une mesure vraiment pieuse, il dota l'hôpital des revenus des couvens qu'il supprimait. Six jours suffirent à tant de travaux. Après avoir confié les fonctions de commissaire du gouvernement à Regnauld de Saint-Jean d'Angély, dans lequel il avait déjà eu occasion de reconnaître cette haute capacité, dont il a si souvent usé par la suite, laissant à terre quatre mille Français sous le commandement du général Vaubois, Bonaparte revint à bord, et donna ordre d'appareiller. Les chevaliers âgés de plus de soixante ans avaient obtenu la permission de rester à Malte; les autres fuient renvoyés dans leur patrie respective. Les chevaliers français qui, âgés de moins de trente ans, voulurent prendre du service sur la flotte ou dans l'armée, y furent admis selon leur grade, ou employés d'après leurs aptitudes dans les administrations: acte de politique et de générosité par lequel Bonaparte appelait dans son camp des hommes utiles, et ouvrait un asile à des infortunés qui, proscrits par les lois françaises et par la capitulation de Malte, avaient perdu deux fois leur patrie; acte où l'on reconnaît l'esprit de l'homme qui avait permis à Wurmser de sauver les émigrés enfermés avec lui dans Mantoue. Ce dernier fait, qui n'avait pas été ignoré des chevaliers, avait eu une grande influence sur leur détermination. Ils ne craignirent pas de se mettre à la discrétion d'un vainqueur si modéré: aussi Bonaparte disait-il qu'il avait pris Malte dans Mantoue. Les esclaves mahométans trouvés dans le bagne furent distribués sur l'escadre, soit pour y être employés, soit pour être échangés en Égypte contre des chrétiens captifs chez les beys. La flotte quitta Malte le 19 juin. Je restai dans l'île, puis je retournai en France. Quelles circonstances, quels motifs me firent changer tout à coup de direction? On va le savoir. CHAPITRE V. Ce qui se passa sur _l'Orient_ pendant le siége.--Ce qui se passa dans Malte après le siége.--Banquet chez le général.--Promotions.--Villoteau, _nolunt cantare rogati_.--Conversation avec le général Dufalga.--Conversation avec le général en chef; à quel sujet.--Déplorable position des chevaliers français; j'y trouve un remède.--Regnauld tombe malade.--Je suis nommé pour le remplacer.--Il se rétablit.--_La Sensible_ retourne en France et moi aussi. Au moment d'effectuer la descente à Malte, quand Bonaparte donnait ses ordres aux officiers qui devaient concourir à cette opération, curieux de voir la chose de près, et jaloux aussi de prouver que le coeur d'un militaire peut se trouver sous un habit civil, je lui demandai la permission de l'accompagner. Il comprit ma pensée et me dit sans que je la lui expliquasse: «Le moment où j'aurai besoin de vous n'est pas venu, restez; les balles vont surtout chercher les inutiles.» Pendant les douze ou quinze heures qu'il resta à terre, nous eûmes une nouvelle preuve de l'esprit de domination dont les militaires sont possédés, petits comme grands. N'étant ni soldat, ni marin, je n'étais dans le cas de sentir directement à bord l'autorité de qui que ce fût, et je n'avais jamais eu l'occasion de reconnaître qu'il y eût sur _l'Orient_ un officier chargé de la police. À peine le général et l'état-major se furent-ils embarqués, que, sortant d'un pont inférieur où son rang l'avait relégué jusqu'alors, un sous-lieutenant de je ne sais quel corps vient s'établir dans le premier pont où les rats montèrent aussi; et prenant la qualité de commandant de la place qui, à l'entendre, lui revenait par droit d'ancienneté, il se met à donner, à tort et à travers, des ordres qui n'avaient pour but que de prouver qu'il avait le droit d'en donner. Ainsi, un écolier, qui monte à cheval pour la première fois, fatigue, jusqu'à ce qu'il soit jeté par terre, le pauvre animal qu'il gouverne. Je ne puis dire à quel point j'étais importuné de son outrecuidance. Comme il la porta jusqu'à intervenir dans une conversation que j'avais avec Monge: «Vous donnez des ordres ici! lui dis-je; en donnez-vous aussi chez l'amiral?--L'amiral fait sa police chez lui.--Comme la police de l'amiral n'est que de la politesse, montons chez l'amiral», dis-je à Monge. La capitulation signée, nous mîmes pied à terre. J'allais loger avec Regnauld dans la cité Valette, chez un vieil avocat dont j'ai oublié ou plutôt dont je n'ai jamais su le nom. Le soir, toute la ville fut illuminée en réjouissance du mal que nous lui avions fait. Cette illumination, au reste, n'était pas ruineuse. Des bouts de chandelle fixés dans des sacs de papier de couleur à demi remplis de sable en firent les frais. Ce genre d'illumination, contre lequel le vent n'a pas de pouvoir, est d'un effet assez gai. Villoteau pouvait se croire encore dans l'île des Lanternes. Le général avait pris possession du palais du grand-maître. Dès qu'il fut établi, il donna un grand dîner où les officiers supérieurs de l'armée et de la flotte, et les hommes les plus recommandables qui suivaient l'expédition furent invités: c'était une fête triomphale. En vertu des pouvoirs illimités qui lui étaient attribués, il avait accordé de l'avancement à presque tous les convives. Brillante et noble réunion que celle qui environnait notre table! La musique des guides, pendant le banquet ne cessa d'exécuter des symphonies guerrières. L'intention du général était qu'on chantât ces hymnes patriotiques, ces strophes héroïques dont nos armées avaient fait retentir l'Allemagne et l'Italie. Belle occasion pour le vicaire de Lays de faire connaître son talent! Je ne doutais pas qu'il la saisît. Point du tout: quand je l'en pressai de la part du général, il me répondit qu'il n'était pas venu à Malte pour chanter, mais pour faire des recherches sur la musique des différens âges et des différens pays. J'eus beau lui rappeler ses engagemens, et lui montrer les conséquences que pouvait entraîner son refus, je n'en pus obtenir d'autre réponse. Il n'ouvrit la bouche pendant tout le repas que pour la répéter entre deux bouchées, et pour manger. Je rejetai sur une extinction de voix cette résolution bizarre dans laquelle il a persisté pendant toute la durée de l'expédition. Le général, heureusement, y attacha peu d'importance, et lui fit même délivrer, sur ma demande, une autorisation pour fouiller dans les bibliothèques et les sacristies, tant conquises qu'à conquérir, et pour compulser à loisir, voire pour confisquer, tous les antiphonaires où il espérait trouver des trésors d'harmonie; permission dont il a rarement eu occasion d'user en Égypte, où il y a peu de sacristies et encore moins de bibliothèques. Après le dîner, je me promenai avec le général Dufalga sur la terrasse du jardin. La mer était tranquille; rien n'altérait la pureté du ciel, si ce n'est quelques nuages tracés à l'horizon par les fumées de l'Etna. Nous tirions de ce calme une augure favorable pour le trajet qui nous restait à faire. «Quelques savans sont cependant dégoûtés de l'expédition, me dit Dufalga. Plusieurs ont même témoigné l'intention de ne pas aller plus loin. Voilà bien le caractère des Parisiens! leur imagination s'exagère tout, les biens à venir comme les maux présens! Croyaient-ils aller en Afrique tout à leur aise, comme dans la galiote de Saint-Cloud? Ils se plaignent de la gêne qu'ils éprouvent à bord. Et qui n'en éprouve pas! Qui donc, si mal logé qu'il soit à Paris, n'y est pas plus commodément dans son jardin que le général en chef dans son appartement sur _l'Orient_! Cette gêne est passagère; elle tient à la force des choses, il y a de l'enfantillage à s'en plaindre.--Vous avez raison, répondis-je, il y a de l'enfantillage à se plaindre sous ce rapport. Mais n'est-il pas un autre malaise dont tout homme raisonnable a droit de se plaindre?--Et lequel?--Le malaise qui résulte des procédés de militaires envers quiconque n'est pas militaire; cet intervalle qu'ils affectent de maintenir entre eux et ce qui n'est pas eux; ce dédain qu'ils manifestent pour tout ce qui est civil, soit qu'ils s'en éloignent, soit qu'ils s'en rapprochent? Ce sont là des outrages de tous les momens; c'est un outrage continuel. Lors même que leurs discours semblent irréprochables, l'injure qui n'est pas dans la phrase est dans le regard, dans l'accent, dans le geste, dans le silence. Je conçois que tant de gens qui valent mieux que moi ne s'accomodent pas de cela; car, moi, je ne saurais m'y faire.--Que les manières de quelques de nos généraux vous donnent quelque déplaisir, je le conçois; mais c'est encore un inconvénient auquel on ne saurait remédier: il faut savoir souffrir ce qu'on ne peut empêcher.--L'empêcher absolument, c'est impossible sans doute; Mais eût-il été impossible de l'atténuer? C'est ce qu'on attendait particulièrement de vous, général; et si vous me permettez de le dire, c'est ce qu'on a été aussi étonné qu'affligé de ne pas vous voir faire.--Que voulez-vous dire, mon cher ami? expliquez-vous, je vous en prie.--Je m'explique. Que des gens plus courageux qu'instruits, et qui ne doivent leur fortune qu'à leurs bras, n'estiment que la force du bras, et tiennent tout autre mérite pour nul, vous n'y pouvez rien, je le sais. Mais vous, qui joignez à un courage égal au leur la science qu'ils n'ont pas, que vous sembliez penser comme eux!...--Pouvez-vous me prêter un pareil sentiment!--Je me plais à croire, général, que ce sentiment vous est tout-à-fait étranger. Raison de plus pour m'étonner de l'éloignement où vous vous êtes tenu des savans pendant la traversée. Ont-ils pu sans chagrin vous voir préférer à la première place qui vous était réservée parmi eux, si vous aviez daigné les présider, le neuvième ou dixième rang que votre titre de général de brigade vous assignait à table, dans le bout qu'occupaient les militaires? La place où nos voeux vous appelaient n'était-elle pas en effet la vôtre? N'êtes-vous pas le général de la partie pensante de l'expédition? Cette élite en vaut bien une autre. En siégeant au milieu d'elle, vous ne vous fussiez pas abaissé vis-à-vis des militaires, et vous l'eussiez relevée à leurs yeux; vous l'eussiez en même temps consolée de beaucoup d'impertinences qui n'ont eu de valeur que parce que vous avez paru ne pas les improuver. On se résigne au malaise, on ne se résigne pas au dédain. Moi-même, où en serais-je, si je n'avais pas eu la chambre du général pour refuge et la bibliothèque pour consolation? Savez-vous quelle sera la fin de tout cela? des défections.--On n'accordera pas de congés.--On en prendra; et à tel à qui l'on ne voudra pas ouvrir la porte, s'échappera par le trou de la serrure.» Le général en chef, se rapprochant de nous, demande alors de quoi nous parlions. Dufalga le lui dit. «Tout cela, reprit lé général, s'arrangera en Égypte; chacun sera classé là d'après son utilité, et recommandé par elle. Un peu de patience.--Quelques mots de consolation donnent de la patience à l'homme le moins disposé à en prendre. Vous souvenez-vous, général, de l'effet que trois mots de vous ont produit sur ce pauvre Denon? Sans ces trois mots, il retournait à Paris. Il n'y a pas de résolution si fortement prise qui tienne contre vos coquetteries; et la vôtre avec lui a été grande ce jour-là. C'est, je crois, le seul homme de qui vous vous soyez fait un ami en mesurant votre épée avec la sienne!» Il se mit à rire. Le voyant de bonne humeur, je crus devoir profiter du moment pour l'entretenir d'un objet plus délicat et dont j'avais inutilement prié Berthier de lui parler. «Général, lui dis-je, puisque vous êtes libre pour l'instant, me permettrez-vous de vous rappeler les intérêts des chevaliers français.--Leurs droits sont réglés par la capitulation. Que demandent-ils?--Que cette capitulation s'exécute. Elle porte que ceux d'entre eux qui ne sont pas sortis de l'île depuis 1792, seront censés avoir résidé en France.--Eh bien!--Ils demandent d'après cela qu'on leur délivre des passeports.--Que ceux qui sont dans le cas de l'exception s'adressent à Berthier.--Qu'ils s'adressent au diable, dit Berthier, qui s'était rapproché de nous. Je plains ces pauvres gens de tout mon coeur; mais puis-je leur délivrer des passeports sans me compromettre? Ne sont-ils pas tous des émigrés? Les lois sur cet article sont précises.--Mais la capitulation est précise aussi. Général, il y va ici de l'honneur français et du vôtre, ajoutai-je en m'adressant à Bonaparte. La résidence non interrompue dans l'île est assimilée à la résidence en France. Pouvez-vous refuser un passeport aux chevaliers qui vous prouveront avoir résidé ici sans interruption depuis 17191 jusqu'à ce jour?--Et le moyen de le reconnaître?--Je l'ai trouvé. Les chevaliers prenaient leur nourriture dans les auberges à des tables entretenues par l'ordre, et leur présence y était constatée par des registres où l'on consignait avec les causes de leur absence, en cas de départ, l'époque de leur retour. Ces registres sont entre nos mains; il suffit de les compulser pour opérer avec certitude dans cette circonstance délicate.--Et qui se chargera de cette corvée? dit Berthier. L'état-major n'a déjà que trop d'occupation.--Corvée! c'est bien le mot. Mais encore faut-il que quelqu'un s'en charge, par l'honneur et aussi par pitié. Je m'en chargerai, moi, si vous le voulez, général. Autorisez-moi à m'adjoindre pour ce travail deux commissaires et un secrétaire; et vous pourrez, en toute confiance, délivrer sur nos certificats les passeports qui vous seront demandés.--À la bonne heure, dit Berthier; arrangez la chose comme il vous plaire, pourvu que ma responsabilité soit à couvert.--Faites comme vous l'entendez», me dit le général en chef. Dès le lendemain un arrêté nomma à cet effet la commission proposée, dont ce bon Parceval fit partie. Il s'agissait de tirer des malheureux de peine; il accepta avec empressement ces fonctions purement onéreuses, et très-ennuyeuses qui pis est. Pendant les cinq jours qui s'écoulèrent depuis ce jour-là jusqu'à celui du rembarquement, nous employâmes chaque jour huit ou dix heures de notre temps à dépouiller les registres et à délivrer des certificats, travail que personne autre n'eût osé faire. Alors il y avait encore du courage à être humain. Le jour du départ approchait. Regnauld, qui venait d'être nommé commissaire du gouvernement à Malte, se trouvait par cela même détaché de l'expédition. Cet incident, dont je me réjouissais pour lui, m'affligeait fort pour moi. Regnauld sur la terre étrangère était le représentant de ma famille et de mes amis. Cette séparation renouvelait tout le chagrin que j'avais éprouvé quand il avait fallu se séparer de tout ce qui m'était cher. Je ne songeais pas sans serrement de coeur à l'isolement dans lequel j'allais tomber. Les désagrémens qu'il m'avait aidé à supporter me paraissaient dès lors insupportables. J'envisageai tout à coup les choses sous un aspect tout-à-fait différent: ce qui n'avait été pour moi jusqu'alors qu'un voyage, ne me parut plus qu'un exil, exil dont l'amitié n'adoucirait plus la rigueur. Néanmoins je ne songeais pas à m'y soustraire. Toutes mes dispositions étaient faites pour rentrer le lendemain dans ma prison de bois, quand un incident imprévu vint changer la direction de ma destinée. J'étais occupé de mon travail pour lequel j'avais établi un bureau dans la sacristie de Saint-Jean, quand on vint m'annoncer que Regnauld, que j'avais laissé bien portant quelques heures avant, était attaqué d'une fièvre des plus violentes. Je cours à notre commun domicile, et je le trouve en effet dans l'état le plus alarmant. Sa fièvre était accompagnée d'un délire effrayant et de tous les symptômes d'une maladie inflammatoire. Pendant qu'on va quérir le meilleur médecin du pays, je cours inviter, presser, prier le premier médecin et le premier chirurgien de l'armée de vouloir bien venir consulter avec l'Hippocrate maltais, ce à quoi ils se prêtèrent de la meilleure grâce possible. Voilà nos trois docteurs au chevet du malade. La dévotion n'était pas la qualité dominante alors chez les Français, et, tout habile qu'il fut, le médecin indigène n'était rien moins que philosophe. Regnauld, dans ses momens de raison, se targuait peu de modestie et d'orthodoxie. Qu'on se fasse, d'après cela, une idée des extravagances que lui suggérait une exaltation d'esprit provoquée par le soleil d'Afrique et irritée par une continence à laquelle il était peu habitué. Ces saillies érotiques et hérétiques forçaient les docteurs militaires à rire, mais non pas le docteur civil. Celui-là, jugeant de la gravité du danger par celle du délire, ne tremblait pas moins pour l'âme que pour le corps du malade. «Cet homme est en grand danger, dit-il, dès qu'il fut seul avec les médecins.--Docteur, repartit Desgenettes, le danger de ce malade ne me semble pas aussi grave qu'à vous.--Ni à moi non plus, dit Larrey.--Il est des plus graves, répliqua le Maltais, quand on n'en jugerait que par les propos de ce Monsieur.--Ses propos! m'écriai-je, n'allez pas vous régler là-dessus. Quand il est en bonne santé, c'est bien autre chose. Faites abstraction de l'état de sa tête, et jugez-le sur l'état de son pouls.--Ce pouls est des plus élevés; l'inflammation est extrême.--Et votre avis? dirent les docteurs français.--Mon avis est de commencer par le saigner pour dégager la tête; et cela dans le plus court délai.--C'est notre avis aussi, dirent les deux Français.--Reste, dis-je, à déterminer la quantité de sang à extraire.--Parlez, docteur, disent simultanément nos deux médecins.--La saignée, pour produire un prompt effet, ne saurait être trop abondante, trop plantureuse, poursuit le Maltais. Vu la vigueur du sujet et l'intensité du mal, huit palettes de sang ne seront pas trop pour commencer.--Huit palettes! m'écriai-je.--Huit palettes! s'écrient nos docteurs.--Huit palettes, reprend l'opinant, sauf à recommencer, si cela ne suffit pas.--Nous avons affaire, je crois, au docteur Sangrado, dis-je à Desgenettes.--Huit palettes! reprend celui-ci. Mais savez-vous, docteur, que c'est ainsi qu'en France on traite un boeuf quand on veut le tuer?--Je sais, docteur, qu'à Malte c'est ainsi qu'il faut traiter un homme quand on veut le sauver. Le malade, ajouta-t-il, n'est plus ici sous l'influence de ses habitudes, mais sous celle du climat; c'est la médecine du climat qu'il faut lui appliquer.» Desgenettes avait peine à se rendre à cet argument, et voulait réduire la saignée de moitié. Larrey, par des considérations qui avaient aussi leur valeur, soutenait cet avis comme le Maltais persistait dans le sien. «Docteurs, leur dis-je, tout système absolu a ses inconvéniens. S'il était permis à un ignorant d'ouvrir un avis, je vous proposerais de faire chacun de votre coté quelque concession. Huit, c'est trop peut-être; quatre, ce n'est peut-être pas assez. Prenons un moyen terme: six, par exemple; cela ferait, ce me semble, une saignée honnête. Dans le cas où elle serait reconnue insuffisante, on serait toujours à même d'y revenir.» Ce _mezzo termine_ fut adopté. Et vite on envoie chercher un chirurgien pour opérer, et l'on amène le premier qui se rencontre. C'était le chirurgien de je ne sais quelle demi-brigade. Larrey lui ordonne de saigner Regnauld, le saigner au pied. Le phlébotomiste en vain tente d'obéir. Étourdi par le soleil et aussi par le vin de Malte, il ne peut trouver la veine; bref, il s'y prend si gauchement, que Larrey, perdant patience, s'empare de la lancette et termine l'opération; puis, de concert avec Desgenettes, il va rejoindre le général en chef que j'avais prévenu de l'accident arrivé à Regnauld, et lui rendre compte de l'état où se trouvait ce commissaire. Malgré ce qui avait été convenu, la mesure déterminée fut dépassée. Resté maître du champ de bataille, le docteur Sangrado fit tirer trois quarts en sus au lieu de moitié; et le patient s'étant endormi avant même qu'on eût bandé la saignée, il ordonna de le laisser en repos, et se retira tout satisfait, en recommandant de l'avertir s'il survenait quelque accident. Sur ces entrefaites, je reçus un message du général en chef. D'après le rapport de nos docteurs, non seulement il acquiesçait à la demande que je lui avais faite de rester auprès de Regnauld pour le soigner pendant sa maladie, mais il m'envoyait un arrêté qui me nommait commissaire du gouvernement à la place du malade, si, comme on le craignait, il venait à succomber» Dans le cas contraire, je devais rejoindre l'armée sur la première frégate maltaise qui partirait pour l'Égypte. Le lendemain 19 juin, à quatre heures du matin, la flotte mit à la voile et se dirigea sur Alexandrie. À huit heures, j'entrai dans la chambre de Regnauld. Il ne s'était pas réveillé de la nuit. Quelle fut ma surprise et ma joie de le retrouver mieux portant que jamais! Il ne demandait que deux choses: la liberté de travailler et celle de manger. Le docteur maltais triomphait: il y avait lieu. Il avait en effet sauvé Regnauld par son procédé brutal, comme on sauve un noyé en le saisissant par les cheveux. En vain se montra-t-il peu complaisant pour les appétits du convalescent; en dépit de ses ordonnances, Regnauld, dès le jour même, se remit au bureau et à table aussi. Me voilà donc à Malte sans fonctions, sans caractère, et pour combien de temps? Le matériel ne manquait pas pour armer les frégates maltaises; mais on ne savait comment leur former un équipage. Tous les hommes capables de servir, les forçats même, avaient été employés sur la flotte. Cependant la frégate qui l'année précédente m'avait transporté à Corfou, _la Sensible_, était prête à partir pour France. Armée en flûte à Toulon, où elle avait été radoubée pendant l'hiver, elle n'avait servi dans l'expédition que comme vaisseau de transport. Mais l'amiral ayant reconnu que les réparations avaient accéléré sa marche et en avaient fait la meilleure voilière de l'armée, on lui avait rendu ses canons, et on l'expédiait en aviso pour porter en France la nouvelle de la prise de Malte. Le général Baraguey-d'Hilliers, chargé des dépêches du général en chef pour le Directoire, vint nous trouver et prendre nos commissions. «Vous pourrez attendre long-temps encore une frégate, me dit-il; mais si vous voulez monter sur la mienne, il y a place pour vous.» À cette proposition, une révolution subite se fit dans mes idées. Tous les déboires que j'avais éprouvés depuis mon départ se présentèrent en masse à mon souvenir et avec plus de force que jamais. J'avais sacrifié un bien-être réel à des avantages douteux, imaginaires peut-être. J'avais aliéné le bien le plus précieux pour moi, ma liberté, sans m'assurer même si l'homme à la fortune duquel je m'attachais pourrait me payer ce sacrifice. Déjà il avait été obligé de condescendre aux exigences des militaires, qui voyaient avec impatience sa tendance à me bien traiter, et dont l'arrogance était devenue insupportable. Il m'avait promis de m'employer quand l'occasion se présenterait. Mais quand se présenterait-elle? Mais se présenterait-elle? Attaché à l'expédition, non pas comme savant, mais comme homme de lettres, j'étais au milieu de tant de gens utiles un cheval de parade, une bête de luxe! encore n'étais-je pas à ce titre un objet de prédilection. «Vous n'êtes pas de l'Institut, m'avait dit Dufalga en voulant justifier je ne sais quel procédé dont je me plaignais.--Je partirai pour ne revenir que lorsque je serai de l'Institut», avais-je répondu. Mais c'était là le plus faible des intérêts qui me rappelaient en France. Les liens qui m'attachaient à ce doux pays tenaient moins à mon esprit qu'à mon coeur. Je le sentis plus vivement que jamais en cette circonstance, où l'éloignement de Bonaparte affaiblissait la puissance de son charme. L'occasion qui s'offrait ne se représenterait plus si je la laissais échapper. Ma détermination allait consommer mon esclavage, ou me rendre ma liberté. Ma liberté! Je consultai Regnauld. «Que ne suis-je à votre place!» me dit-il. Je consultai le vent. Le vent soufflait vers la France. Je m'abandonnai au vent. Je sortis de Malte sans connaître beaucoup plus cette ville que lorsque j'y étais entré. Le travail que je m'étais imposé avait rempli toutes mes journées. Mais quand même il m'aurait laissé quelques loisirs, le moyen de battre le pavé et de courir les champs à Malte par la chaleur de juin, chaleur du ciel dont l'intensité était doublée par celle que réfléchit un roc qui ne refroidit jamais. Il faut pour s'en faire une idée y avoir été une fois exposé. Cela m'arriva le jour du débarquement. Dans le trajet qu'il me fallut faire pour monter du porta la ville, j'en fus tellement accablé, que force me fut, à moitié chemin, de me réfugier dans une cabane pour reprendre mes sens. Mon sang bouillonnait dans mes veines; ma cervelle se fondait dans ma tête. Frappé d'éblouissement, d'étourdissement, une minute plus tard, je tombais pour ne plus me relever peut-être. L'ombre et un verre d'eau me rendirent à moi. C'est à l'action de cette chaleur de réverbère, à laquelle Regnauld, chargé d'organiser les municipalités de campagne, avait été exposé pendant toute une journée, qu'il faut attribuer la fièvre violente qui pensa l'emporter. On ne peut se promener à Malte qu'avant le lever ou après le coucher du soleil, et alors les portes de la ville sont fermées. Le matin, avant de reprendre mon travail, j'allais tous les jours me baigner dans le port. Un jardin à Malte est un objet de luxe; la chose sans laquelle on ne saurait faire un jardin, la terre y étant rare. C'est là une matière exotique, un objet de commerce. Celle qui nourrit les magnifiques orangers qui ornent les jardins du grand-maître a été importée de Sicile. À Malte comme à Paris, ces arbres vivent emprisonnés, non pas pourtant dans des baisses étroites et mobiles, non pas entre quatre planches, mais dans des excavations creusées dans le roc, mais entre quatre murailles, au-delà desquelles leurs racines ne sauraient s'étendre. Les végétaux les plus communs chez nous, sont là les plus rares. Voulez-vous donner de la valeur à l'objet le moins cher? faites-le voyager. Un Maltais me voyant en extase devant des arbres et des arbustes qui réussissaient d'autant mieux chez lui qu'ils y retrouvaient presque le sol et le ciel de l'Inde, me prend par la main d'un air de satisfaction, et me disant: «Vous allez voir bien autre chose», il me conduit dans un bosquet, à l'entrée d'une grotte; et me montrant une espèce de buisson qui végétait au bord d'un bassin: «Regardez, il n'y en a pas deux dans l'île.» C'était un groseiller à maquereau! Le pied des murailles à Malte est couvert d'une infinité de croix tracées en couleur rouge. Cela m'attristait, parce que j'avais lu dans Brydone, auteur d'un Voyage en Sicile et à Malte, que ce signe annonçait qu'à la place où on le rencontrait, un chevalier avait été tué en duel. Un Maltais, à qui je faisais part de mes impressions à ce sujet, se mit à rire. «Ce signe, me dit-il, indique tout autre chose que ce que vous pensez: on croit que le respect qu'il commande s'étendra jusque sur l'espace qu'il recouvre, qu'il en écartera toute injure, et que la muraille sera protégée par la croix. C'est souvent le contraire. Vingt fois par jour la croix est compromise par la muraille.» En effet, dans le moment où il me parlait, un homme qui nous tournait le dos prouvait la justesse de cette réflexion; et cet homme était celui-là même qui venait de peindre la croix devant laquelle il était arrêté, non pas pour prier. LIVRE XV. DE JUILLET 1798 À JUIN 1799. CHAPITRE PREMIER. Alexandre Berthier.--Trophées de Malte.--Vents contraires.--Mauvaise rencontre.--Combat, abordage.--Nous manoeuvrons pour prendre.--Nous sommes pris. La nuit tombait quand nous sortîmes du port. Une fois dans mon hamac, je me mis à réfléchir sur le parti que j'avais pris avec tant de précipitation. Je n'y eus pas regret. Il m'était difficile cependant de n'en éprouver que de la joie. Mes souvenirs me rendaient par anticipation les jouissances qui m'attendaient auprès des amis que j'allais rejoindre, mais ils ne me retraçaient pas moins vivement celles que je perdais avec les amis dont je m'éloignais, celles qui avaient tempéré les désagrémens dont n'avait pu me garantir la bienveillance du général Bonaparte; de ce nombre était la confiance que j'avais trouvée dans le général Berthier. «Celui-ci, me disais-je, me défendra si j'ai besoin d'être défendu. Il est dans la confidence de mes chagrins secrets; il en a la conscience, car il en éprouve de pareils.» C'était par un effort de dévouement qu'il avait suivi Bonaparte dans une expédition d'outre-mer. Ses plus vives affections le rappelaient vers Paris, où il était impatient de revenir. «Les coups de fusil tirés, me disait-il souvent, et dès que nous serons établis au Caire, je retourne en Europe, je retourne en France.» Tout en me répétant cela, me conduisant un jour dans sa petite chambre, cellule plus étroite encore que celle du général en chef, et dont il avait fait une chapelle: «Trouvez-vous que cela ressemble?» ajouta-t-il. Au pied de son lit était l'objet de sa dévotion, image sur laquelle se portaient son premier regard quand il s'éveillait, et son dernier regard quand il s'endormait: image bien faite pour expliquer sa ferveur, bien que ce ne fût pas le portrait d'une vierge. Il la devait, je crois, au pinceau, non pas de Raphaël, mais d'Apiani. Si Berthier aimait Bonaparte, il était fort aimé de lui, et cela se conçoit. Fondée sur une utilité réciproque, leur union était de celles que le temps ne peut que fortifier: c'était celle du génie et de l'intelligence. Berthier devait sa gloire à ce qu'il avait compris le génie de Bonaparte, et la gloire de Bonaparte s'était accrue de ce qu'il avait été compris par Berthier. Personne n'a mieux traduit et transmis ses ordres que Berthier, qui était pour lui ce que la parole est à la pensée. Bonaparte, dans les tournées qu'il faisait Je matin dans cette salle du conseil qui nous servait de cabinet de lecture, et où Berthier venait de temps à autre s'étendre et jaser sur le divan, le traitait avec une familiarité tout-à-fait affectueuse; tantôt lui pinçant l'oreille, tantôt promenant sa main dans ses cheveux, s'amusant à les ébouriffer, et l'appelant _mon fils Berthier_. Je regrettais aussi Sulkowski. Mais la peine que me faisait notre séparation fut bien moins vive que celle que j'eusse éprouvée si j'avais été témoin de la mort qu'il reçut au Caire, si glorieuse qu'elle ait été. La société que je trouvai sur _la Sensible_ fit bientôt diversion à ces regrets. Indépendamment du général Baraguey-d'Hilliers et de ses deux aides de camp, du capitaine Bourdé et des officiers qui composaient l'équipage de cette frégate, plusieurs gens, remarquables à des titres différens, s'y étaient aussi embarqués. Plusieurs d'entre eux faisaient des vers; de ce nombre était un officier nommé Bouchard, homme d'esprit, connu par une jolie comédie intitulée _les Arts et l'Amitié_; un lieutenant de vaisseau, nommé Barré, dont les oeuvres étaient aussi burlesques au moins que celles de Scarron, quoiqu'il n'eût pas la prétention de le rivaliser, et le citoyen Collot qui alors tournait aussi des vers. Blessé de l'indifférence avec laquelle il se croyait traité par le général en chef, ce munitionnaire le quittait comme on quitte une maîtresse, par excès d'amour, et soupirait sa peine dans des élégies qui prouvaient qu'il entendait mieux le calcul que la poésie. Il n'y avait parmi les passagers aucune distinction de rang. L'accord le plus parfait régnant entre nos goûts comme entre nos opinions, nous vécûmes dès le premier jour en vieux amis, et par suite de la bonne grâce avec laquelle, à l'exemple du général, chacun s'étudiait à être agréable à tous, nous nous amusâmes autant qu'on peut s'amuser à bord ou en prison, sans recourir à la dispute. Le moins gai de nos passe-temps n'est pas celui que nous procurait la lecture des lettres écrites par des soldats de l'expédition à leurs amis et à leurs maîtresses en France, et qui, pour la plupart, n'étaient pas cachetées. L'esprit de conquête, qui dominait toutes les têtes, s'y manifestait à chaque ligne. À les en croire, ils avaient pris tout ce qu'ils avaient vu; ils avaient pris la Sardaigne, la Sicile ainsi que Malte; ils avaient pris toutes les terres devant lesquelles ils avaient passé. Chaque lettre de ces Césars était un commentaire de _veni, vidi, vici_. Le vaisseau était chargé des trophées de Malte, entre autres on remarquait, 1° un canon de bronze monté sur un affût aussi de bronze et ciselé avec un art admirable. Ce bijou était un présent que Louis XIV avait fait à l'ordre; 2° deux glaives de sept à huit pieds de haut, montés en argent doré et enfermés dans des fourreaux de même matière, espèce de croix, enseignes militaires et religieuses que les chevaliers portaient en tête des processions; 3° le drapeau pris par Eugène Beauharnais à l'attaque de _la Floriane_; 4° plusieurs pièces d'orfèvrerie d'un travail plus curieux que précieux, qui ornaient le trésor de Saint-Jean. Les épées et le drapeau restèrent exposés dans la chambre du capitaine; les pièces d'orfèvrerie furent serrées dans des armoires, et le canon, qui était de petite proportion, fut emballé dans des caisses et déposé à fond de cale. Le vent ne nous fut pas long-temps favorable. Dès le lendemain de notre départ il sauta au nord, où il resta pour notre malheur pendant plus de huit jours. Nous passâmes tout ce temps à courir des bordées entre Malte et la Sicile, c'est-à-dire à pousser de droite à gauche et de gauche à droite des angles extrêmement aigus, procédé à l'aide duquel, après avoir fait soixante ou quatre-vingts lieues, nous parvenions quelquefois à en gagner huit contre la direction du vent. C'était à se désespérer. J'aime mieux pourtant le vent contraire que le défaut de vent. L'un vous impatiente, mais il irrite l'activité; l'autre l'enchaîne et vous ennuie. Tout considéré, mieux vaut la fatigue que l'inaction. À force de louvoyer, au bout de huit jours nous avions presque atteint les côtes de Sicile. Encore quatre lieues, et nous doublions Maretimo, quand vers quatre heures du soir nous aperçûmes une voile à l'horizon. Ce n'était pas la première que nous rencontrions. À la hauteur de la _Pantelerie_ nous avions hélé un petit bâtiment qui venait de Toulon et allait à Malte, ou plutôt courait après la flotte. Il avait sur son bord, entre autres passagers, Tallien, qui, n'ayant pas été renommé à la législature, et renié de Paris dont il avait été l'idole, allait en Orient chercher fortune, ou, disons mieux, chercher sa vie. Trois ans auparavant, il régnait en France; il avait une cour à Chaillot. Déchu aujourd'hui de son crédit comme de son pouvoir, et sans autre compagnon que _Brindavoine_, espèce de _groom_ qui, de l'écurie de Madame, avait passé à la chambre de Monsieur, il se réfugiait sous la protection d'un général qu'il avait protégé. Après l'avoir chargé de nos dépêches, nous lui souhaitâmes bon voyage, et certains d'achever heureusement notre course, puisqu'il n'avait fait aucune mauvaise rencontre dans la mer que nous allions parcourir, nous poursuivîmes notre route. Quand le canot fut mis à flot pour porter nos lettres au capitaine de ce bâtiment, je fus, je l'avouerai, tenté de m'y jeter et de profiter, pour aller rejoindre le général, de l'occasion que je n'avais pas eu la patience d'attendre, et qui s'offrait à moi d'elle-même. Toutefois les considérations auxquelles j'avais déjà cédé, et peut-être aussi un peu de mauvaise honte me retinrent; et puis l'attrait de la France pour moi, comme celui de l'aimant pour le fer, se fortifiait à mesure que je me rapprochais du foyer d'où il émanait. Néanmoins il me fallut plus de force pour persister dans ma résolution, qu'il ne m'en avait fallu pour la prendre. Mais revenons-en à notre nouvelle rencontre. «Quel peut être ce vaisseau? disait Baraguey-d'Hilliers au capitaine.--Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir, répond Bourdé en braquant sa lunette achromatique, car il vient sur nous, toutes voiles dehors, et le vent lui est aussi favorable qu'il nous est contraire; en attendant, je vais assurer mon pavillon.» Ce disant, il fait tirer un coup de canon et hisser le pavillon français. J'entends encore le tintement du bronze. Le vaisseau provoqué répondit aussitôt par un coup de canon, arbora pavillon espagnol, et continua à venir avec une vitesse toujours croissante. «Vaisseau anglais et de force supérieure à la nôtre», dit le capitaine dès qu'il eut reconnu la coupe de ce bâtiment, qui décidément nous donnait la chasse; et virant de bord, il se laissa aller à la direction du vent et battit en retraite. En cela il se conformait à ses instructions, qui lui prescrivaient d'éviter tout engagement; mais quelques heures s'étaient écoulées pendant qu'il faisait ses observations, et l'ennemi avait déjà gagné deux lieues quand la nuit survint. La lune ne tarda pas à se lever, et le bâtiment, qui s'était perdu un moment dans l'obscurité, reparut plus puissant et plus menaçant. Il n'avait pas interrompu sa marche, que nous suivions facilement à l'aide des lunettes de nuit. Il nous serrait, il nous talonnait comme un limier la proie qu'il atteindrait sans l'avoir vue, et par les seuls calculs de son intelligence; sa marche était si supérieure à la nôtre, que le combat devenait inévitable. Nous nous préparâmes à le soutenir. Le capitaine fit alors l'inventaire de ses ressources, la revue de ses forces. Cet examen lui en démontra l'insuffisance. Il avait sur son bord soixante et dix hommes de garnison, et c'est en eux qu'il mettait son espoir. Mais de quelle utilité lui seraient-ils si on se bornait à se canonner? Ce genre de combat ne pouvait lui être que désavantageux, le vaisseau ennemi, plus fort que le nôtre, devant porter une artillerie d'un calibre supérieure à la nôtre, et nos batteries d'ailleurs n'étant servies que par des gens tirés du bagne de Malte, ainsi que le plus grand nombre de nos matelots. Quel intérêt de pareils gens pouvaient-ils prendre à l'honneur de notre pavillon? Tout considéré, il fut résolu que nous tenterions l'abordage. Nos soldats, qui tous avaient fait les campagnes d'Italie, iraient là comme à l'assaut; et malgré l'infériorité de notre matériel, notre impétuosité naturelle, _la furia francese_, établirait une forte chance en notre faveur. Au nombre des combattans le capitaine comptait les passagers. Tous n'étaient pourtant pas militaires comme le général Baraguey-d'Hilliers et ses deux aides de camp, braves jeunes gens, dont l'un, la Motte Houdart, qui mourut colonel aux champs d'Jéna, ajoutait déjà la gloire des armes à celle des lettres, qu'un de nos plus ingénieux académiciens avait acquise depuis un siècle à ce double nom. Ceux-là, ainsi que le capitaine Bouchard, étaient familiarisés avec le feu. Mais les deux jeunes frères de M. de Catelan, mais le chevalier de Boschhenri, mais le commandeur Domonville, tout chevaliers de Malte qu'ils étaient, et quoiqu'ils eussent fait leurs caravanes, ne le connaissaient guère plus que ne le connaissait le citoyen Collot, qui en Italie avait fait des campagnes sans avoir fait la guerre, et, à plus forte raison, que moi, qui n'avais pas même vu la guerre de loin. Le capitaine, après nous avoir fait donner des fusils et des gibernes, nous assigna notre poste. Cependant on avait pris les moyens les plus propres pour accélérer la marche du vaisseau. Filant de toute la vitesse du vent, il avait fait en six heures le chemin de six jours, et se trouvait vers trois heures du matin à la hauteur de la _Pantelerie_. Mais l'ennemi marchait encore plus vite que nous; il était dans nos eaux, et son bâtiment, dont les voiles se détachaient en noir sur le ciel argenté, semblait un énorme vautour qui, les ailes déployées, prêt à fondre sur sa proie, étudiait l'endroit par lequel il devait la saisir. À trois heures et demie du matin, les deux vaisseaux n'étaient plus qu'à demi-portée de canon; les hostilités ne pouvaient pas tarder à commencer. On distribua l'eau-de-vie à l'équipage, et chacun alla prendre sa place; le général sur le banc de quart à côté du capitaine; ses aides de camp dans les batteries pour entretenir le feu, et nous, passagers, à tribord, sur _le passavant_; c'est ainsi que l'on nomme l'espace qui se trouve au pied du grand mât, entre l'arrière et l'avant du vaisseau. À ma gauche était le citoyen Collot, qui possédait, comme on sait, deux millions; et à ma droite le commandeur Domonville, homme non moins estimable que lui, quoiqu'il s'en fallût de deux millions qu'il fût aussi riche. J'avais eu occasion de remarquer celui-ci à Malte, non seulement parce que je lui avais délivré un certificat de résidence, mais encore parce que le soir il se faisait éclairer par un joli barbet, qui portait dans sa gueule un bâton, à chaque bout duquel était attachée une lanterne. Dépouillé de sa commanderie par la révolution française, et de ses dernières ressources par la révolution de Malte, ce pauvre homme, à qui il ne restait pour tout bien que quelques louis, produits de la vente de son mobilier, et aussi de la vente de son chien, dont il ne s'était pas détaché sans pleurer, allait mourir en France, et mourir de faim! «Encore s'il y avait un boulet pour moi!» disait-il en voyant faire les apprêts du combat. Le jour se lève. Le bâtiment anglais nous avait rejoints; il marchait parallèlement au nôtre, dont il n'était plus guère qu'à une portée de fusil; comme il n'avait pas encore arboré son véritable pavillon, Bourdé somma le capitaine anglais de s'expliquer, en appuyant cette sommation d'un coup de canon. Celui-ci répond à cette invitation par une décharge de toute sa batterie de babord. Ses boulets, qui portèrent surtout dans notre mâture et dans nos agrès, firent un ravage épouvantable. Notre mât d'artimon fut presque coupé, le cabestan mis en pièce, les haubans hachés; les poulies et les débris des vergues pleuvaient comme grêle sur le pont. C'est alors qu'à travers la fumée se déploya la flamme britannique. Je doute que notre riposte, qui ne se fit pas attendre, ait rendu à l'ennemi un dommage égal à celui qu'il nous avait fait. Pendant qu'on préparait une seconde décharge, les deux bâtimens se laissant arriver l'un sur l'autre, manoeuvraient pour s'aborder; ils n'étaient plus qu'à la portée du pistolet quand partit la seconde volée. Celle des Anglais porta tout entière dans le bois de notre frégate, et ne nous fit pas moins de mal que la première. Elle démonta plusieurs de nos pièces, tua plusieurs de nos canonniers dans les batteries, et renversa sur le pont nombre de matelots, de soldats, et deux passagers qui se trouvaient en ligne avec moi sur le passavant. Conformément au plan arrêté, on se disposait néanmoins à escalader le vaisseau anglais; notre beaupré engagé dans ses manoeuvres nous attachait à lui; les deux bords se touchaient[13]. On criait _à l'abordage!_ Tout l'équipage se jetait en avant pour soutenir nos soldats qui couraient là comme à l'attaque d'une redoute. Dans ce moment, j'entends crier _houra!_ à la poupe. Le pavillon français avait disparu. Pendant que nous allions à l'assaut sur l'avant, nous étions assaillis par l'arrière. La frégate était prise. Une idée se présente à moi. Maîtres du pont, les Anglais descendront dans la chambre du capitaine; là sont les trophées que nous rapportions de Malte. Dans cinq, dans trois minutes, à l'instant, ces trophées deviendront les leurs; il n'y a pas un moment à perdre; et me précipitant par l'écoutille, j'entre dans la chambre qui renfermait ce précieux dépôt, que personne ne songeait à soustraire à leurs recherches. Prendre les deux épées, les jeter dans la mer qui les engloutit, est l'affaire d'un instant. Le drapeau, dans les plis duquel j'enveloppe un boulet, disparaît aussi dans les flots, ainsi que le sac aux dépêches, que l'on charge d'un lest pareil. Mais il n'y eut pas moyen de dérober aux vainqueurs les objets renfermés dans les armoires, et le canon que Louis XIV avait donné à l'ordre de Malte. Les Anglais le trouvèrent à fond de cale, d'où il ne sortit que pour aller figurer dans l'arsenal de Londres. À peine cette opération était-elle consommée, que l'officier à qui le commandement de la prise était dévolu vint s'établir dans la chambre. En moins d'un quart d'heure la frégate avait changé de maître. Comment cela s'est-il fait? Comment des soldats aguerris ont-ils défendu si peu de temps l'honneur des trois couleurs? A-t-on bien fait tout ce qu'on pouvait faire? Ce qui me reste à dire répond à toutes ces questions. Aborder, c'est s'exposer à être abordé. Lorsque les bâtimens sont de même proportion, et que leurs ponts sont de niveau, c'est à la vigueur et au courage que le succès est assuré. Mais il en est autrement quand un bord est plus élevé que l'autre, et surtout quand la différence de hauteur est assez grande pour faire obstacle au combattant qui veut passer du bord le plus bas au bord le plus haut; mais non au combattant qui, du bord le plus haut, veut passer sur le bord le plus bas. Le mouvement qu'il faut faire pour grimper est bien plus facile à réprimer, que celui qu'il faut faire pour sauter. L'un exige plusieurs efforts; l'autre ne demande qu'un peu d'agilité. Tels étaient les rapports où _le Sea-Horse_ (_le Cheval-Marin_) se trouvait avec _la Sensible_; il la dominait de quatre pieds à peu près. À cet avantage se joignait celui du nombre, soit en hommes, soit en canons. _Le Sea-Horse_ portait quarante-quatre canons, et nous n'en portions que trente-six; de plus, il avait du dix-huit à la première batterie; dans la nôtre, nous n'avions que du douze; son équipage, composé uniquement d'Anglais, tenait la mer depuis deux ans; le nôtre, formé pour la plupart d'étrangers, n'était réuni que depuis dix jours. Enfin nous n'avions sur notre gaillard d'arrière que des pierriers, et le sien était armé de caronades de vingt-quatre. C'est au terrible effet de ces caronades qu'il faut surtout attribuer notre disgrâce. La première décharge de ces pièces, chargées à mitraille, renversa, à l'exception de trois personnes, tout ce qui se trouvait sur l'arrière de _la Sensible_. Il ne fut pas difficile aux Anglais, qui ne trouvèrent plus de résistance, de se porter de là sur l'avant, et de prendre en queue nos gens, qui déjà étaient attaqués en tête. Le vaisseau néanmoins ne s'était pas rendu: mais cette décharge ayant abattu notre pavillon, l'ennemi crut que le capitaine avait amené. De là des reproches de manque de foi adressés par lui à nos soldats et à nos officiers, qui combattaient encore sur l'avant après qu'il fut venu prendre possession du bâtiment, sur la foi d'une démonstration que nous n'avions pas faite. On conçoit que la durée d'un pareil combat n'ait pas été longue. Notre capitaine, en ne l'évitant pas, écouta son courage plus que sa prudence; il fut séduit peut-être par l'espérance de remporter une victoire, tout en apportant la nouvelle d'une victoire. Quelle gloire en effet pour lui, s'il eût amené une prise à Toulon, en y venant annoncer la prise de Malte! Le général Baraguey-d'Hilliers, qui n'eût pas partagé sa gloire, partagea tous ses dangers et toute son infortune. Pendant la durée du combat, il se tint inactif auprès de Bourdé. Triste position pour un homme qui, accoutumé à agir et à commander, ne pouvait ni donner des ordres ni en recevoir. Immobile au milieu du feu, il était les bras croisés sur le banc de quart, comme un condamné que l'on fusille, à cela près qu'il n'avait pas les yeux bandés. Telle était au reste la position de tous les passagers. Exposés aux balles comme aux boulets, nous n'avions pas même la consolation de rendre le mal qu'on pouvait nous faire. Jamais je n'ai pu tirer une étincelle du fusil dont on m'avait armé, et c'était un fusil d'élite! _C'est une belle chose que la guerre--quand on en est revenu_, dit Sedaine. Je suis fort de cet avis. Je suis charmé de m'être trouvé à un combat, et charmé aussi de n'être plus menacé du même plaisir, sur mer du moins; car qui peut répondre que, du jour au lendemain, ce plaisir-là ne le surprendra pas au coin d'une rue par le temps qui court? Quelques observations que j'ai faites sur moi-même, pendant l'action, ne seront pas déplacées ici. Tandis que le canon grondait, tandis que mes voisins tombaient, rappelé par le défaut d'activité au sentiment de ma position présente, «peut-être, me disais-je, n'aurai-je pas le temps de finir la pensée que je commence.» Une autre idée m'occupait encore: si je perds un bras ou une jambe, est-ce de la gloire ou du ridicule qui m'en reviendra? _Qu'allait-il faire dans cette galère?_ dira-t-on. Tant que la canonnade a duré, je n'ai eu ni peur ni courage: je n'ai eu que de la résignation. L'affaire fut des plus sanglantes. Sur deux cent cinquante hommes, soixante, parmi lesquels se comptent quinze morts, furent mis hors de combat. De onze passagers que nous étions, trois perdirent la vie, et deux furent grièvement blessés. Au nombre des tués était le pauvre Domonville. Son voeu fut doublement exaucé. Un boulet lui avait emporté la tête, quand un second vint lui ouvrir le ventre. L'effet de ce dernier coup fut singulier. Nos matelots, qui d'office s'instituant ses héritiers au préjudice des Anglais, avaient recueilli des doubles louis qu'il cachait dans sa ceinture, me firent voir plusieurs de ces pièces, qui portaient sur chacune de leurs faces une double effigie, effet de la percussion par laquelle chaque pièce avait reçu en partie l'empreinte de la pièce voisine, tout en lui communiquant en partie l'empreinte de la sienne. Quel spectacle que celui d'un vaisseau après un combat! À l'ordre admirable qui préside à l'arrangement de son mécanisme est substituée la plus affreuse confusion. Le boulet a tout brisé, tout percé, tout déchiré. Dans les champs où elle passe, la guerre laisse des traces moins horribles; le carnage est disséminé là sur un vaste espace. Sur un bord, il est réuni en bloc; et dans cet espace étroit que le sang inonde, l'oeil ne rencontre que des débris, débris de matière animée naguère par l'industrie des hommes, débris désormais inanimés de machines humaines. C'est un sentiment singulier que la compassion: il ressemble quelquefois à la cruauté. J'en trouvai aussi la preuve en moi. En voyant souffrir une créature mortellement blessée, le cri naturel est: _Achevez-la!_ Et moi aussi je l'ai proféré ce cri. Mis en capilotade par la mitraille, et abandonné par le chirurgien, un jeune matelot se débattait dans les convulsions de la plus douloureuse agonie. «À la mer! à la mer!» m'écriais-je avec l'accent de la prière autant qu'avec celui de l'autorité. Était-ce par pitié pour lui ou par pitié pour moi? Je ne sais; mais j'éprouvai un grand soulagement dès que ses camarades, presque aussi humains que moi, m'eurent exaucé ou obéi. Le combat fini et le calme rétabli sur notre bâtiment, qui n'était plus à nous, je me jetai sur un lit, et je dormis aussi profondément que dans nos meilleurs jours. Effet de la fatigue: la nature ne perd jamais ses droits. En me réveillant, je me ressouvins que je n'étais plus libre. Je remontai sur le pont pour savoir ce qu'on avait décidé de nous. «On vous attend pour déjeuner, me dit un des nôtres. Mais qu'avez-vous là?» C'était un lambeau de chair, une éclaboussure de gloire qui m'avait été envoyée par le canon et s'était attachée à mon chapeau que je n'avais pas pris la peine de brosser. Tous les passagers qui antérieurement avaient mangé à la table du capitaine français se retrouvèrent à celle du commandant anglais. Aucun d'eux heureusement n'avait été atteint soit par le fer, soit par le feu. Nous nous en félicitâmes, et puis nous déjeunâmes d'assez bon appétit même. Les malheureux ne font point abstinence, En enrageant on fait encor bombance, a dit Voltaire. C'est vrai. Ce déjeuner, où Bourdé figurait comme convive à sa propre table, au reste ne fut pas gai: un Anglais en faisait les honneurs. CHAPITRE II. Huit jours à bord du _Sea-Horse_.--Le capitaine Footes.--Procédés généreux.--Nous sommes échangés.--Cagliari.--Les Sardes.--Un bâtiment ragusain nous conduit à Gênes. Tout en déjeunant, l'amphitryon britannique, qui s'efforçait d'être aimable, nous demanda notre goût pour le dîner. Il désirait d'autant plus qu'il fût bon, que ce serait, disait-il, le dernier repas qu'il aurait le plaisir de faire avec nous, le capitaine du vaisseau qui nous avait pris ayant décidé que l'équipage et les passagers seraient transportés sur son bord, à l'exception pourtant du général et de ses aides de camp qui devaient être conduits en Angleterre, et d'un officier de la garnison qui accompagnerait la prise jusqu'à Gibraltar, où, conformément à l'usage, il devait signer je ne sais quel acte, après quoi il serait relâché. C'est ordinairement sur le dernier des sous-lieutenans que tombe cette corvée. Je n'ai jamais vu d'homme plus inepte que celui qui, en cette circonstance, fut chargé de représenter la nation française. À cela près qu'il articulait des mots, ses facultés ne s'étendaient guère au-delà de celles du chien, chien d'un fusil, s'entend. Quand Bourdé le désigna pour cette mission, qui devait durer au moins six semaines: _Vilain quart d'heure à passer!_ dit-il avec l'accent d'un Limousin ou d'un Périgourdin. Il nous fut impossible, si tristes que nous fussions, de ne pas éclater de rire à cette saillie philosophique. Après le déjeuner nous fîmes de la toilette, j'entends par nous ceux de nous dont les effets n'avaient pas été pillés; et immédiatement après le dîner, nous passâmes à bord du bâtiment vainqueur, non sans avoir embrassé ce pauvre Baraguey-d'Hilliers, à qui le général en chef avait donné une mission de faveur, et dont huit jours avant, et sans doute à l'instant même, toute l'armée d'Égypte enviait la fortune. Pris au dépourvu, il pouvait se trouver dans telle situation où il aurait besoin de plus d'argent qu'il n'en portait. Le citoyen Collot alla obligeamment au-devant de ses besoins, et lui offrit, non pas des traites ou tels autres effets qui pouvaient être protestés, mais en monnaie valide par tout pays, une somme suffisante pour parer à tout événement: c'étaient des diamans sur papier. Il fit aussi la même offre au capitaine Bourdé, qui n'était pas non plus sans incertitude sur son sort. Candide, à son retour du pays d'Eldorado, n'était pas plus magnifique. Nous ne fûmes pas médiocrement surpris, en sortant de notre bord où les dégâts occasionnés par le combat n'étaient pas réparés à beaucoup près, de trouver un ordre admirable sur la frégate anglaise. Par suite d'une coquetterie très-louable, le capitaine du _Sea-Horse_ ne nous avait appelés sur son bord qu'après que les traces de nos faibles représailles en avaient entièrement disparu. Gratté, lavé et frotté, son bâtiment, dont le pont était formé de planches de sapin éclatantes de blancheur comme la table sonore d'un piano, semblait avoir été poli par l'ébéniste plutôt que par le charpentier. Il y avait deux ans pourtant qu'il n'était entré dans un port. Le pont n'était pas d'une propreté moins recherchée que la chambre du capitaine. La tenue de cette chambre ne me surprit pas moins comparativement à celle de la chambre que j'avais antérieurement occupée; non que celle-ci ne fût propre, mais l'autre resplendissait de propreté. Un vaisseau anglais est soigné comme le domicile où l'on réside habituellement; un vaisseau français, comme le gîte où l'on ne fait que passer. L'un est un château, l'autre une auberge. Sir _James Footes_, ainsi se nommait le capitaine du _Sea-Horse_, nous reçut avec plus de politesse que de grâce, mais la bienveillance perçait à travers ses manières plus simples toutefois que rudes. Il ne nous fit pas de phrases; il n'affecta pas de grands sentimens, il ne parla pas des égards dus au malheur, mais il les eut pour nous en général et pour chacun de nous en particulier, comme si c'était une conséquence de l'ordre et non un effet de sa noble volonté. Bourdé nous ayant tous désignés à lui par nos noms et nos fonctions: «Messieurs, nous dit-il en français, tout sera réglé sur mon bord conformément à ce qui se faisait sur le vôtre. Les convives du capitaine seront les miens; les officiers mangeront avec les officiers. Je ne puis vous loger tous séparément. À la guerre comme à la guerre. La seule chambre dont je puisse disposer, par suite de l'absence du lieutenant (il avait pris le commandement de la frégate prise), sera pour M. le capitaine. Chacun de vous partagera le cabinet de l'officier au grade duquel son grade correspond.» Puis il nous lut une liste où tout était réglé conformément à ce principe. Mon nom ne s'y trouvait pas. Revenant en France sans qualité, ou du moins sans autre qualité que celle d'homme de lettres, il était clair que je n'avais pas de rang. À qui m'assimilerait-on? à qui m'accouplerait-on? Sur le bâtiment ennemi, entouré d'hommes utiles, je ne me voyais pas d'analogue. «Pour vous, Monsieur, me dit le capitaine Footes, en me tirant de mes réflexions, je ne vous ai pas assigné de logement; n'en concluez pas pourtant que je vous aie oublié. Je ne peux pas non plus vous donner une chambre entière, mais si la mienne vous plaît, vous pouvez la partager avec moi. Je n'ai qu'un hamac; mais voilà un bon canapé: ce sera votre lit ou le mien si vous préférez le hamac.» Étourdi d'une proposition si inattendue, je ne savais que répondre. Un serrement de main exprima tout ce que je pensais. La chambre de ce brave homme fut en effet la mienne tout le temps que je fus prisonnier, si c'était l'être qu'habiter une pareille prison. Ma captivité, abstraction faite de la circonstance qui l'avait amenée, me fut beaucoup plus douce que la liberté, si on peut se dire libre dès le moment où l'on a mis le pied sur un vaisseau. Le régime des Anglais me paraît, sur mer, préférable au nôtre. Leurs alimens sont mieux préparés; leurs viandes bouillies ou rôties sont plus saines que nos ragoûts, et les vins de Madère, de Xérès et de Porto, ainsi que le _porter_, l'_ale_ et la _spruce_ sont des boissons plus saines et plus agréables que ces gros vins de Provence, espèce de lie délayée que je n'ai jamais pu avaler sans dégoût. De plus, et cet avantage était sans prix pour moi, la chambre du capitaine où je me trouvais seul pendant qu'il vaquait aux soins du commandement, c'est-à-dire pendant les deux tiers de la journée, était pour moi un cabinet de travail où personne en son absence ne venait m'interrompre. Le capitaine, qui aimait notre littérature, avait dans sa bibliothèque, à coté d'un Shakespeare, un Molière, et un Rabelais près d'un Sterne. Dans les discussions qu'il se plaisait à provoquer, nos opinions ne différaient guère. Ce qu'il aimait, ce qu'il admirait dans Molière, c'est le naturel, c'est la sagacité avec laquelle ce grand peintre a su saisir le côté comique de chaque caractère, et convertir en matière comique tous les sujets sur lesquels il mettait la main, de quelque nature qu'ils fussent. Tartufe entre autre le ravissait. Lisons du Molière, me disait-il quand il voulait se divertir, lisons du Molière. Ses bons procédés envers nous tous, conséquence de son bon naturel, étaient provoqués, je dois aussi le dire, par ceux qu'avait eus notre capitaine. L'année précédente Bourdé avait capturé un bâtiment anglais, et traité avec les égards les plus délicats les officiers qui s'y trouvaient. Non seulement il les avait relâchés sur leur parole de ne pas servir sans avoir été échangés, mais après leur avoir fait la meilleure chère possible, il leur avait ouvert sa bourse: plusieurs de ces officiers, qui se trouvaient sur le _Sea-Horse_, ayant instruit de ces faits le bon capitaine Footes, celui-ci, heureux d'acquitter une pareille dette, se plaisait à suivre un exemple qu'autrement il aurait donné. J'allais quelquefois prendre l'air sur le pont. Un matin, après déjeuner, comme je me disposais à y monter: «N'allez pas là-haut, me dit-il, vous y verriez quelque chose qui vous affligerait, et vous me feriez de la peine.» Dès ce moment, mon désir de sortir de la chambre s'évanouit. Quel était, me demandez-vous, le motif de cette interdiction? Le voici. Deux de ses matelots avaient volé le peu qui restait de bagage aux chevaliers de Catelan. Convaincus du fait, ils avaient été traduits à un conseil de guerre et condamnés à recevoir sur le dos un certain nombre de coups de garcettes, châtiment à la fois honteux et douloureux. Malgré les supplications de ces messieurs, la sentence s'exécutait en présence de tout l'équipage, dans le moment où je ne sais quelle fantaisie m'entraînait au lieu du supplice. Parmi les officiers anglais, qui tous eurent des droits à notre reconnaissance, je dois distinguer M. Dickson, neveu de l'amiral de ce nom, et un jeune officier appelé Charles Schaw. Le premier, qui m'a semblé avoir autant d'esprit que de bravoure, a dû parcourir une carrière brillante, si la mort ne l'a pas arrêté en route; quant au second, qui était aussi brave, mais moins posé, j'ai eu de ses nouvelles. Il a été à son tour notre prisonnier, et je fus assez heureux alors pour lui être de quelque utilité à la réquisition du bon capitaine Footes. Mais n'empiétons pas sur les dates: je parlerai de ce fait en son lieu. C'était, et, s'il vit, c'est encore un homme vraiment honorable que le capitaine James Footes. Un an après le fait dont il s'agit, il donna une nouvelle preuve de sa loyauté, de sa générosité. L'amiral Nelson, au mépris de l'honneur britannique, au mépris de son propre honneur, violant le traité en conséquence duquel le château de l'Oeuf et les autres forts de Naples avaient été évacués par les Français, et ayant livré aux vengeances d'un monarque restauré les patriotes napolitains que ce traité devait garantir, non seulement James Footes exécuta ce traité autant que cela dépendit de lui, mais protestant en face de l'Europe contre ce parjure, il dénonça au parlement l'amiral complice des plus lâches cruautés qui aient signalé le rétablissement du plus lâche des gouvernemens. Le parlement anglais n'a pas écouté ses réclamations, mais elles ont été entendues de toutes les nations civilisées, et elles ont appelé sur son nom une estime que repousse celui de Nelson, quelque gloire qui s'y rattache. Le capitaine Footes, ainsi que je l'ai dit, comprenait parfaitement notre langue, il en sentait toutes les finesses quand il lisait; mais quand il parlait c'était autre chose, quoiqu'il s'exprimât sans difficulté. Le lendemain de mon installation chez lui, mon premier soin en ouvrant les yeux fut de lui demander comment il avait passé la nuit. «Très-bien, me répondit-il; et vous aussi, car vous avez dormi _comme une cochone_, et j'en suis charmé, vraiment.» J'eus beaucoup de peine à ne pas éclater de rire à ce compliment dont l'accent anglais relevait encore le comique. Mais l'expression de bienveillance avec lequel il me l'adressait ne me permettait pas de prendre le change sur son intention: il était clair que ce brave homme se réjouissait de ce que le sentiment de ma position ne m'avait pas empêché de dormir d'un somme aussi bruyant que profond. Ce mot de _cochon_, d'ailleurs, pourrait bien n'être pas aussi ignoble pour l'oreille des étrangers qu'il l'est pour la nôtre; l'anecdote suivante me porterait à le croire. En 1811, au temps où l'Europe affluait à Paris, pour lors la capitale du continent, un Allemand, un conseiller aulique, en me vantant dans une société assez nombreuse le génie dramatique de sa nation, s'appesantissait surtout sur le mérite d'une tragédie dont le titre ne lui revenait pas en mémoire. «Ce titre est, disait-il, le nom du héros de la pièce.--Et quel est le sujet de cette pièce?--Le sujet! c'est la mort d'un cochon sacré.» Tous les auditeurs de rire; et comme ce bon Monsieur s'en étonnait: «Si l'on rit, lui dis-je, cela tient à l'ordre dans lequel vous placez ici les mots. Quand on accole au mot _cochon_ l'épithète _sacré_, il est d'usage de placer l'adjectif avant le substantif.--C'est donc sacré cochon, qu'il faudrait dire?--Oui. Mais la mort d'un sacré cochon ne peut pas faire un sujet de tragédie.» Il voulait parler de Méléagre et du sanglier de Calydon. C'est au goût du capitaine pour les lettres que j'étais redevable de sa bienveillance. Mais qui m'avait fait connaître à lui, moi dont la réputation n'était rien moins qu'européenne? Le capitaine Bourdé, évidemment, excellent homme que j'ai perdu de vue depuis long-temps, mais dont je ne perdrai jamais le souvenir. Où allions-nous cependant? où nous conduisait-on? Aussitôt après le combat, le _Sea-Horse_ s'était dirigé sur le nord-ouest, lentement d'abord, _la Sensible_ ne pouvant le suivre qu'on n'eût réparé ses avaries; cela ne fut pas long: au bout de quatre jours, elle était gréée à neuf et marchait aussi bien et mieux même que le vaisseau qui l'avait rattrapée, à en croire du moins l'équipage anglais. Après avoir doublé le cap Bon, tournant à l'ouest et longeant la côte où est aujourd'hui Tunis et où jadis était Carthage, la côte où Marius ne trouva pas d'asile, nous semblions aller directement à Gibraltar. L'intention du capitaine n'était pourtant pas de nous mener jusque-là. Après avoir conduit sa prise hors des parages où elle aurait pu rencontrer des vaisseaux sortis de Toulon, il se sépara d'elle, et remontant vers la Sardaigne, il alla se mettre en panne devant Cagliari, à une lieue des forts. C'est alors qu'il nous expliqua sa marche et ses projets, en nous invitant à choisir entre nous des commissaires qui, de concert avec notre capitaine et le consul français, résidant à Cagliari, régleraient le cartel en vertu duquel nous recouvrerions notre liberté. Le choix fait, on mit la chaloupe en mer. Je ne voyais pas sans soupirer nos gens y descendre. J'enviais, sans le dire, l'à-compte qu'ils allaient prendre sur leur liberté. «Désirez-vous aller à terre avec ces Messieurs? me dit le bon capitaine Footes; allez, mon cher ami: mais si vous ne vous êtes pas mal trouvé ici pendant les sept jours que nous y avons passés ensemble, donnez-moi le peu de temps que ces Messieurs emploieront à leur opération. Quelques heures encore, après quoi nous nous quitterons pour ne plus nous revoir, peut-être.--Vous m'avez deviné, répondis-je; en effet, je portais envie à ces Messieurs, je me chagrinais de ne pouvoir m'embarquer avec eux; à présent c'est tout le contraire, je n'ai plus qu'un désir, celui d'employer auprès de vous le temps que j'étais impatient de perdre.» À quoi nous occupâmes-nous pendant les sept heures que nos négociateurs passèrent à terre? Je ne sais trop. Mais je sais bien que je vis ces heures s'écouler sans impatience, et finir sans plaisir. En me rappelant ceci, je suis encore tout pénétré de reconnaissance pour l'homme généreux qui me prodigua si gratuitement les témoignages d'une affection si inattendue: le trait qui me reste à raconter prouvera que je ne saurais exagérer l'expression du sentiment que je lui porte. Nos commissaires revenus, et les choses étant en règle: «Vous êtes libres, Messieurs», dit sir James Footes au capitaine Bourdé et aux officiers qui étaient venus lui faire leurs adieux et le remercier de ses procédés. Ils se retiraient, et je me disposais à me retirer avec eux: «Un moment, me dit-il;» et prenant une feuille de papier, il y trace quelques lignes, puis me la remettant: «N'oubliez pas que pendant sept jours vous avez été de ma famille; et si vous revenez un jour à Londres, souvenez-vous de cette adresse.» Et me serrant la main: «Au revoir», me dit-il avec un accent que je ne saurais rendre. Cette guerre impitoyable, cette guerre à mort qui nous ferma l'Angleterre pendant toute la durée de l'Empire ne m'a pas permis d'aller revoir cet excellent homme, et quand la paix semblait me la rouvrir, j'étais proscrit, et l'_alien-bill_ m'était appliqué dans toute sa rigueur; voilà du malheur. Je n'ai reçu qu'une seule fois de ses nouvelles depuis notre séparation. Vers 1808, il m'écrivit pour me recommander Charles Schaw, un des officiers qui avaient servi sur le _Sea-Horse_, et que le sort de la guerre avait jeté en France. M. Collot et moi nous nous empressâmes de faire honneur, chacun suivant nos moyens, à la recommandation, lui en mettant sa bourse à la disposition du prisonnier, et moi mon crédit. Il n'était pas grand; mais la bonne Joséphine, qui alors régnait, m'aida de tout son pouvoir à payer une dette vraiment française. Grâce à nos efforts réunis, autorisé à vivre à Melun, M. Schaw était aussi libre qu'il pouvait l'être dans des circonstances pareilles, hors de son pays et sous la surveillance d'une autorité étrangère: je m'étais fait sa caution; mais les usuriers le rongeaient. Un beau matin, je reçus une lettre par laquelle il me mandait que trouvant l'occasion de retourner en Angleterre, il en profitait, et qu'il espérait que je lui pardonnerais d'avoir pris ce parti sans me consulter. Je lui souhaitai du fond du coeur un bon voyage, et je me plais à croire que ce voeu a été exaucé. Onc depuis n'ai eu de nouvelles du capitaine Footes que par lord Castelreagh, qui me dit en 1814 qu'après avoir été élevé au grade de commodore, ce brave marin, devenu contre-amiral vivait encore. Puisse-t-il vivre long-temps! et lire ce témoignage d'une estime inaltérable comme sa loyauté, ce témoignage d'une affection qui durera autant que ma vie. Nous restâmes quelque temps à Cagliari, le temps qu'il fallut pour trouver et fréter le vaisseau qui nous conduirait en France. Logés dans un véritable taudis, c'était pourtant la meilleure auberge de la ville, nous avions autant d'impatience de quitter la Sardaigne, que nous en avions eu d'y arriver. Nous y vécûmes le plus misérablement du monde en y vivant le mieux possible. La cuisine y était en harmonie avec l'habitation. Le lendemain de notre arrivée, le marquis de Vivalda, c'était le vice-roi, nous donna à dîner. C'est le seul repas supportable que nous ayons fait dans cette relâche malencontreuse. Qu'y faire? Se baigner, se promener, se promener et se baigner, et puis dormir. Quoique nous fussions amis avec le roi de Sardaigne, et que ce fût à ce titre que le vice-roi nous avait traités d'une façon si amicale, rien de moins amical que la manière dont les gens du peuple nous regardaient. Chacun de leurs coups d'oeil était une menace; un mot, et nous étions frappés du stylet dont ces bonnes gens ne se séparent jamais, quel que soit le costume qu'ils revêtent. Leurs costumes très-bizarres et très-barbares sont un mélange de ceux des héros romains et de la canaille napolitaine. Une partie de ces insulaires, vêtue d'une cuirasse de basane, chaussée de guêtres de même étoffe, et coiffée d'un large feutre à bords rabattus, me rappelait ces figurans de nos théâtres forains qui, mettant leurs chapeaux de peur de s'enrhumer, se pavanent, entre deux actes, devant leurs tréteaux: l'autre, débraillée comme Mazaniello, n'a pour vêtement habituel que la chemise et le caleçon; mais quand elle veut se parer, elle endosse par-dessus ce léger costume une demi-redingote de peau de chèvre, garnie de son poil, casaquin sans manches, et fendu des deux côtés, de manière à laisser passage aux bras. Ces gens-là ressemblent à des ours affublés de la coiffure de leurs conducteurs; car le chapeau, qui pour les uns remplace le casque romain, remplace pour les autres le bonnet des lazzaroni. Je n'ai pas habité assez long-temps chez ce peuple pour avoir pu étudier ses moeurs. Je me bornerai donc à dire qu'elles m'ont semblé s'accorder avec la barbarie de son costume, mais qu'elles sont plus féroces que corrompues. Si j'en crois un officier piémontais qui a résidé long-temps en Sardaigne, la vengeance est la passion dominante du Sarde: c'est un besoin qu'il veut satisfaire à tout prix, et l'usage lui en donne le droit. Mais il est pour cela des formalités qu'il doit remplir. Un homme a-t-il reçu d'un autre un de ces outrages qui ne peuvent se pardonner, il doit l'avertir de la guerre à mort qu'il va lui faire, en plaçant sous son oreiller une cartouche, ou en tirant à minuit un coup de fusil sous sa fenêtre. Dès ce moment l'homme menacé se tient sur ses gardes: il ne sort plus sans être armé, et il se dispose à tuer comme il se résigne à être tué. En Sardaigne, la querelle du membre d'une famille est épousée par toute la famille, et se lègue de génération en génération. Mais le droit qu'elle donne sur la vie de l'ennemi ne s'étend pas sur ce qu'il possède. L'homme qui n'a pas horreur d'assassiner aurait honte de voler; il abandonne le corps sur lequel sa vengeance s'est assouvie aux bêtes féroces, aux oiseaux de proie, ou à la charité des passans qui daigneront l'ensevelir, mais il ne le dépouille pas: «Tel homme qui avait disparu depuis plusieurs semaines a été retrouvé sur la route de Cagliari à Oristagni, à demi-dévoré, mais revêtu de ses habits et encore muni de sa bourse», me disait l'officier piémontais. Les mauvaises dispositions des Sardes pour les étrangers en général étaient encore irritées contre nous par leur fanatisme et par les ressentimens des prêtres: les ministres du Dieu de paix nous avaient représentés à leurs yeux comme des ennemis personnels de tout ami de Dieu, comme des ennemis personnels de Dieu lui-même. Un des nôtres ayant voulu entrer dans une église, _questo non è per voi,_ lui dit un capelan, en lui fermant la porte au nez, bien qu'il se présentât avec tout le respect possible. L'intérieur de la Sardaigne est peu peuplé. Cela tient-il à ce qu'il est infesté d'_aria cattiva?_ ou n'est-il infesté d'_aria cattiva_ que parce qu'il n'est pas peuplé? Après trois jours de résidence, notre capitaine nous dit avoir nolisé un bâtiment ragusain qui nous transporterait à Gênes. Ce bâtiment était à notre frégate ce que notre frégate était à un vaisseau de ligne. Ce n'eût été qu'une barque, nous nous y serions jetés avec joie, heureux de sortir de cette terre à demi-barbare. Nous étions entassés dans ce _sabot_, style de marin, comme des harengs dans une caque; mais peu nous importait, vu la brièveté du trajet. Le vent était favorable, le temps superbe: hélas! cela dura peu. À la hauteur de Bonifacio, le ciel se chargea de nuages; le vent, sans changer de direction, devint d'une violence extrême; une tempête enfin se déclara: il ne nous manquait que cela. En sortant de Toulon, j'avais éprouvé une tempête dans les parages des îles d'Hières; mais à peine les mouvemens qu'elle imprimait à _l'Orient_, du pont duquel je la contemplais, étaient-ils sensibles. C'était pendant la nuit; la mer réfléchissait les éclairs dont le ciel était embrasé. Je ne me rappelle pas sans ravissement le spectacle que m'offrait le théâtre immense que remplissait ce terrible phénomène; sphère de feu dont notre vaisseau était le centre. J'avais vu cette fois la tempête plus que je ne l'avais sentie: la seconde fois ce fut autre chose. Je ne puis comparer notre état pendant la durée de cette longue tourmente qu'à celui d'une souris qu'on étourdit dans la souricière. Je m'étais couché pour éviter le mal de mer; dix fois les secousses imprimées au vaisseau me replacèrent sur mes pieds, et puis me firent retomber dans l'attitude horizontale, pour m'en tirer encore et me la faire reprendre presque aussitôt, au caprice de la vague. Mais à quelque chose malheur est bon. Ce vent qui nettoyait la mer des corsaires que nous avions à redouter, et qui nous prenait en arrière, nous imprimait une telle vitesse, qu'avant la fin du quatrième jour nous entrions dans Gênes-la-Superbe. CHAPITRE III. Voyage de Gênes à Tarin.--Comme quoi je devins fabuliste.--Marché singulier.--Le général Brune.--Lettre au citoyen Talleyrand.--Voyage de Turin à Lyon.--Retour à Paris. Le hasard, en me poussant à Gênes, me servait plus qu'il ne me contrariait. Il allongeait peu ma route et me faisait connaître la seule des grandes villes d'Italie qu'il ne m'avait pas été permis de visiter dans mon précédent voyage. Je n'y fis cependant pas un long séjour. Plus je me rapprochais de Paris, plus l'attrait qui m'y rappelait se faisait sentir. Après avoir donné quelques jours moins au repos qu'à un autre genre de fatigue, après avoir parcouru la ville et ses environs, après avoir visité ses palais, ses églises, son port, et joui tout à loisir de l'aspect de la mer, du haut des maisons de plaisance dont sont couvertes les montagnes qui couronnent Gênes, et dont l'aspect vu de la mer m'avait enchanté aussi par sa magnificence, rassasié encore d'admiration, je fis marché avec un _veturino_ qui pour un prix raisonnable s'engagea à me conduire en cinq ou six jours à Turin, et de Turin à Lyon en se chargeant de ma nourriture. Le général Dessolle commandait la place. Nous nous connaissions de longue date; j'eus quelque plaisir à le retrouver, et ce plaisir parut être réciproque. Je lui donnai sur la perte de notre bâtiment des renseignemens d'autant plus nécessaires aux intérêts des officiers qui le montaient, que l'opinion de l'armée d'Italie et du gouvernement français devait s'établir sur cette base. Vu le penchant des militaires à se déprimer les uns les autres, la précaution était urgente, j'eus bientôt lieu de le reconnaître. Dessolle m'offrit ses services; je n'en acceptai qu'un, le visa de mon passeport. L'intérêt qui m'avait inspiré la conversation que j'eus avec lui, me conduisit chez le consul français qui résidait près de la république ligurienne. Je n'eus qu'à m'applaudir de cette démarche. En servant des hommes estimables, je fis connaissance avec un homme fort estimable aussi, avec un homme également ferme et bon, M. de Belleville. Après avoir rempli avec distinction des places de la plus haute importance tant en France que hors de France, ne conservant de toutes ses fonctions que celle de commissaire du bureau de bienfaisance, il a terminé en philantrope une vie commencée en brave, une vie dont tous les jours ont été consacrés à l'utilité publique. Voilà pour la bonté. Quant à la fermeté, c'est lui qui seul, et protégé par le simple uniforme de grenadier, alla sommer le roi de Naples de reconnaître la république française dont la flotte bloquait le port de Naples, ne laissant, montre en main, à ce monarque qu'une heure pour se décider. Popilius n'avait pas été plus fier. M. de Belleville se chargea volontiers de faire connaître la vérité au Directoire, et je sais qu'il a tenu parole. Il m'offrit pour retourner en France l'argent dont je pourrais avoir besoin: offre que je refusai. Mais je ne refusai pas l'invitation de venir passer une journée avec lui avant de quitter Gênes, et cette journée, passée avec un homme qui possédait tous les genres d'instruction, est une des plus agréables dont j'aie gardé souvenir. Je ne sortis pas de Gênes sans avoir visité le théâtre. Malheureusement pour moi, l'Opéra était alors fermé, et la scène était occupée par des acteurs de comédie et de drame; il fallut bien s'en contenter. Je leur vis représenter les _Victimes cloîtrées_, de Monvel. Cette pièce, qui attirait la foule, produisait un grand effet. Peut-être l'eussé-je été revoir, si je ne fusse parti le lendemain. Le hasard, qui m'a quelquefois bien servi, me fit rencontrer parmi les trois voyageurs que le voiturin me donna pour camarades M. Bouchard, ce même officier qui était avec moi sur _la Sensible_. Sa compagnie me fut d'une grande ressource; il aimait comme moi à marcher, nous prîmes souvent ce plaisir à travers les montagnes. Nos courses n'étaient pas très-silencieuses. La dispute est d'un grand secours; Sans elle on dormirait toujours, dit le bonhomme. La dispute ou la discussion nous abrégeait parfois le chemin. Mais si par hasard je le faisais seul, alors, suivant mon habitude, je me mettais à rêver, et même à rimer. C'est dans une de ces heures d'isolement, je m'en souviens, que j'essayai pour la première fois de faire une fable. Le croira-t-on? je n'en pus venir à bout: le sujet, l'affabulation, j'avais tout cela dans la tête, sur le papier même; n'importe. «Je ne ferai jamais de fable, je le vois bien», dis-je en jetant le manche après la cognée. J'avais tort; il ne faut désespérer de rien. Je n'ai jamais pu réussir, il est vrai, quoique j'y sois vingt fois revenu, à mettre en vers le sujet en question; il figure encore dans sa nudité primitive au livret, je n'ose pas dire _Album_, où depuis plus de quarante ans je jette _ce qui me passe par la tête_ sans se rattacher précisément à rien, sac à tous grains, qui tous n'ont pas été stériles, et que j'ai porté avec moi, soit en France, soit hors de France, dans tous mes voyages: je n'ai pu réussir, dis-je, à mettre en vers ce maudit sujet. Mais depuis cette inutile tentative, combien de fables n'ai-je pas composées? À celles que j'ai publiées, si j'ajoute celles que je pourrais publier, ma pacotille serait presque aussi volumineuse que celle du plus fécond des fabulistes. Ce genre de composition est celui pour lequel je me sens aujourd'hui le plus de goût, sinon le plus d'aptitude. Il remplit tous les momens qui autrement seraient nuls dans ma vie littéraire, qui est plus que jamais ma vie; il convertit en momens utiles, délicieux même, pour moi s'entend, ceux que je perdrais en promenades oisives, et ceux que mes insomnies livreraient à des rêveries pires que de mauvais rêves. Cette manière d'exposer, de discuter, de démontrer une vérité n'a pas moins de charme pour ma raison que pour mon esprit, que pour mon imagination, charme qui s'accroît tous les jours à un âge où l'on connaît le prix du temps, et qui me rend de plus en plus friand de plaisirs utiles. Et quel plaisir plus utile que celui dont Socrate, à soixante et dix ans, voulut se faire une occupation! que celui auquel il voulut consacrer les trente jours qui lui restaient à vivre entre le moment où il fut condamné à boire la ciguë et le moment où il la but! Les Dieux, disait-il, lui conseillaient d'employer ce terrible entr'acte à mettre en vers les fables d'Ésope[14]. Pour un philosophe, une bonne fable peut être une bonne action. La circonstance qui me ramena à faire des fables est assez singulière. Je croyais avoir un tort à reprocher à un homme qui, doué de beaucoup d'esprit, n'est pas tout-à-fait dépourvu de malice, le tort d'avoir lancé un sarcasme assez vif contre des personnes qui m'étaient chères. Du besoin de lui riposter, mais à la sourdine, me vint l'idée d'une fable, et puis d'une autre. Mais une épigramme en portefeuille n'est qu'une épée dans le fourreau, qu'une épingle sur la pelotte. Mon homme était propriétaire d'un journal de la direction duquel il se reposait sur un littérateur que je voyais souvent. Comme celui-là me demandait souvent des vers pour sa feuille, je lui donnai ces fables, qui lui avaient plu, et où il ne pouvait voir aucune intention hostile. Elles furent goûtées non seulement du public, mais aussi du particulier à qui elles faisaient allusion, et qui trouva même assez piquant qu'on l'eût attaqué sur son propre terrain, avec ses propres armes, espiéglerie qui amena notre réconciliation. Ce succès m'affriola. Les objets dès lors se présentèrent à moi sous un nouveau rapport. Tout devint pour moi sujet de fables. Je m'habituai à tout traduire en fables; bref, me voilà fabuliste. Au bout de quelques années, mon recueil s'était assez considérablement grossi. Je ne songeais pas cependant à le livrer à l'impression, quand une circonstance non moins singulière que l'autre m'y détermina presque malgré moi. Plusieurs hommes de lettres, au nombre desquels était Chénier, m'avaient engagé à publier ces fables qui, lues en partie à l'Institut, avaient été entendues avec faveur. Néanmoins j'avais toujours ajourné la chose, quand Millevoye[15], de retour d'un voyage qu'il avait fait en Picardie, vient me demander à déjeuner. Il ramenait de là un cheval charmant. J'aimais passionnément les chevaux; j'en avais trois, trois et demi même dans mon écurie; je dis et demi, parce que dans le nombre il s'en trouvait un moitié moins gros qu'un cheval de taille commune, un cheval corse, sur lequel mon fils Louis, qui alors avait à peine demi-taille d'homme, faisait son apprentissage d'équitation, cours d'enseignement mutuel, où ces deux écoliers apprenaient à trotter, l'un dessus l'autre dessous, et s'instruisaient l'un portant l'autre. Millevoye aussi aimait beaucoup les chevaux, plus même que sa fortune ne le lui permettait. Il en achetait souvent. Mais s'apercevant presque aussitôt qu'il ne lui était pas moins difficile de les entretenir que de s'entretenir lui-même, il les revendait souvent aussi. Il s'était déjà débarrassé sur moi d'un de ses commensaux. Cheval de race, cheval _quasi_-arabe, ainsi que l'attestaient, indépendamment de la perfection de ses formes, la direction de sa queue et la mobilité de ses oreilles, et provenant d'un haras impérial, son nouveau cheval était vraiment remarquable. Sa beauté me frappa. J'en fis mes complimens à son maître, qui les reçut comme on reçoit des complimens sur une maîtresse dont on ne se séparera jamais. Après s'en être fait honneur quelque temps, s'apercevant cependant que l'écurie affamait encore la salle à manger, et résolu à se débarrasser aussi de cet hôte qui le rongeait, Millevoye songea encore à se tirer d'affaire par mon aide, et à placer son cheval chez moi par amitié pour nous deux, c'est-à-dire pour son cheval et pour moi. «Mais quel rapport, me dira-t-on, y a-t-il entre ce cheval et vos fables?--Patience.» Millevoye, qui venait me voir plus fréquemment que d'ordinaire, et qui ne venait plus qu'à cheval, avait grand soin en entrant dans la cour de faire piaffer sa monture; et si le bruit ne m'avait pas attiré à la fenêtre, il me priait discrètement de venir juger par moi-même s'il était vrai, comme le prétendait mon cocher, qu'il y eût place pour son arabe avec mes normands dans l'écurie. Je descendais pour en juger, et je ne remontais pas sans lui répéter: «Millevoye, vous avez là un joli cheval.--Évitez-moi donc, me dit-il un jour, évitez-moi la peine de le mettre au cabriolet.--Au cabriolet! ce serait un meurtre.--N'ayant qu'un cheval, il faudra pourtant m'y résoudre.--Quel dommage!--Vous n'avez pas de cheval de selle, vous; vous montez vos chevaux de trait. Voilà ce qu'il vous faudrait. Cinquante louis, et vous seriez monté comme un prince, monté comme Murat.--Cinquante louis!--Cinquante louis, et ce cheval est à vous.--Ce cheval les vaut bien.--Il vaut quinze cents francs.--Mais je n'ai pas cinquante louis à mettre à une fantaisie. Et puis un cheval de plus dans mon écurie! il n'y en a déjà que trop!--Expliquons-nous. Je ne veux pas mettre dans votre écurie un cheval de plus. Je sais trop ce qu'un cheval coûte à nourrir. Si nous nous arrangions, je vous débarrasserais de votre cheval à deux fins, de celui que vous mettez à la selle et au cabriolet.--Vous le prendriez dans le marché?--Oui, dans le marché. Donnez-moi cinquante louis, plus votre normand, et mon arabe est à vous.--Mais ce normand me coûte trente-cinq louis.--Mon arabe m'en coûte soixante et dix, et je vous le donne pour cinquante.--Cinquante, plus trente-cinq que me coûte mon normand.--Ne parlons pas de ce qu'il coûte, mais de ce qu'il vaut.--Je vous le répète, je n'ai pas cinquante louis à dépenser pour un caprice.--Vous les avez.--Vous voulez rire.--Pas du tout.--Connaissez-vous mieux mes affaires que moi?--Peut-être.--Et ces cinquante louis où sont-ils?--Dans votre portefeuille.--Dans mon portefeuille! Le croyez-vous rempli de traites, de lettres de change? Il n'y a là que des griffonnages, des ébauches, des brouillons de chansons, de contes, de fables.--De fables, c'est cela.--Et où en voulez-vous venir?--Donnez-moi cinquante fables, je vous débarrasse de votre normand, en échange duquel je vous laisse mon arabe.» Et tout en disant cela il faisait passer et repasser devant moi son arabe, qui jamais ne m'avait paru si parfait.--Millevoye, venez cherchez mes fables.» Millevoye fait mettre sur le normand la selle de l'arabe, et part au trot avec le manuscrit. Il traita dès le jour même du cheval avec un maquignon, qui le revendit, et des fables avec un libraire qui les publia, mais avec une vingtaine d'autres, mais avec une préface et des notes, qu'il se fit livrer gratuitement, et dans mon intérêt, pour donner, disait-il, à notre volume un embonpoint honnête. On ne connaissait pas encore l'art de spéculer sur le vide, et de donner à un livre un honnête embonpoint, en y multipliant les blancs, industrie qui ressemble fort à celle des cabaretiers qui baptisent leur vin avec de l'eau qu'ils font payer pour du vin aux consommateurs. En résumé, le libraire fut assez content de son marché, et Millevoye du sien. Quant à moi, me promenant tous les jours sur le produit de mes fables, et tous les jours à califourchon sur mes idées, je n'ai pas eu un seul regret à cette affaire, où j'ai été moins dupe que personne. Si je n'en ai pas retiré beaucoup de gloire, du moins en ai-je retiré beaucoup de plaisir, indépendamment de celui que j'avais eu à fabriquer la monnaie dont j'avais payé mon cheval. Et ce cheval, qu'est-il devenu? je ne sais, ni ne veux le savoir. C'est un des amis que j'avais laissé en France en 1816, quand une seconde restauration vint nous rendre le bonheur; et je ne l'y ai pas retrouvé à mon retour d'exil en 1820. Mais reprenons la route de Turin. C'est dans un bois de pins, non loin d'Alexandrie, que je tentai l'essai qui donne lieu à cette digression. Las de mes efforts inutiles, je tournai vers un autre objet la direction de mes idées, et je composai, sur je ne sais quel air, et à je ne sais quel propos, la romance suivante: LE DÉSERTEUR. Je reviens, je suis de retour, J'ai brisé ma chaîne importune. Ambition, grandeur, fortune, J'immole tout à notre amour. Oui, Sophie, et tu peux, m'en croire, Quand je revole entre tes bras, Ton bonheur ne me coûte pas Ce que t'aurait coûté ma gloire. II. Déjà le chagrin m'a quitté; Mes pleurs retrouvent un passage, Et l'espoir, au riant visage, M'a rendu sa sérénité. Sous mille formes, le reproche Ne se présente plus à moi. Chaque pas m'éloignait de toi; Chaque pas enfin m'en rapproche. III. Ah! quand pourrai-je retrouver, Sur ta bouche amoureuse et tendre. Ce bonheur que je viens te rendre Et que nous saurons conserver? Sous ma bouche qui les dévore Je crois sentir couler tes pleurs: Ce ne sont plus ceux des malheurs: Ah! laisse-les couler encore! IV. Pleurs de reproche et de plaisir, Baignez les yeux de mon amie; Baignez ma paupière attendrie, Pleurs de joie et de repentir; Et tous deux, après tant d'alarmes, Rendons encor grâce à l'amour. Heureux ceux à qui le retour Ne doit pas coûter d'autres larmes! Sortant de ce bois, comme je traversais la plaine où serpente la Bormida, théâtre de gloire que deux ans plus tard consacra la victoire de Marengo, passe une voiture de poste: dedans étaient plusieurs militaires. L'un d'eux, en me saluant, m'appelle par mon nom. Je cours à la portière, je reconnais le général Brune[16]. Sa position s'était bien améliorée depuis notre dernière rencontre. Après avoir remplacé Masséna dans le commandement d'une division, il avait été nommé général en chef de l'armée d'Helvétie et puis de l'armée de Lombardie: aussi n'avait-il plus cet air modeste que j'avais d'abord admiré en lui: son visage rayonnait de satisfaction, de prospérité et de vanité peut-être. «Eh bien! me dit-il d'un ton goguenard, vous avez donc laissé prendre votre frégate?--Moi! général, qu'y pouvais-je?--Vous, je veux dire le capitaine.--Le capitaine a eu affaire à plus fort que lui: son équipage était détestable.--Soit; mais il s'est rendu.--Il a été pris.--Et Baraguey-d'Hilliers a permis cela!--Baraguey-d'Hilliers n'avait pas d'ordres à donner sur le vaisseau; il n'y était que passager comme moi.--Il pouvait donner l'ordre de faire sauter le vaisseau: le bel exemple pour nos marins!--Il est heureux, général, qu'il vous ait réservé l'honneur de donner cet exemple-là, et en mon absence.» Sur ce, il se mit à rire, et me faisant un salut plein de grâce et de dignité, il continua sa route. Ce propos justifia mes conjectures sur le préjudice que les ennemis de Baraguey-d'Hilliers pouvaient lui porter en altérant les faits. Dès lors sa position et celle de Bourdé, sur qui la responsabilité de l'événement tombait bien plus directement, commença fort à m'inquiéter. L'orgueil des gouvernemens, en pareil cas, n'est que trop porté à changer le malheur en crime. Je crus donc qu'il était de mon devoir, non seulement d'ami mais d'honnête homme, d'éclairer le gouvernement sur des faits qui s'étaient passés sous mes yeux, et de prévenir par un récit véridique les rapports mensongers qu'on pourrait lui faire de l'action dans laquelle notre frégate avait succombé. En conséquence, je rédigeai dans ma tête, sur cet événement, une lettre qu'à mon arrivée à Turin j'adressai au citoyen Talleyrand, le seul des ministres républicains avec lequel j'eusse quelque rapport[17]. Je comptais ne passer que vingt-quatre heures à Turin; telle était la convention faite avec notre Automédon, mais il ne la tint pas. Pour le voiturin, en Italie, les voyageurs ne sont qu'un objet de commerce: il en trafique comme un habitué de paroisse trafique de ses messes; le nôtre nous vendit à un spéculateur de son espèce qui retournait à Lyon, et se chargea de son marché tout en prenant ses aises. J'employai les trois jours que dura cette négociation à parcourir la ville et ses environs. Je n'oubliai pas le spectacle, comme on pense. À Turin, pour le moment, il n'y avait pas plus d'opéra qu'à Gênes, mais le théâtre était occupé du moins par une troupe tragique assez bonne. Grâce à l'obligeance du citoyen Cicognara, ambassadeur de la république cisalpine, dans la loge duquel je trouvai une place, j'assistai à une représentation de la _Mérope_ d'Alfiéri. Cette tragédie ne fut pas mal jouée. J'eus souvent occasion d'applaudir les acteurs, et je n'aurais pas la moindre occasion d'en gloser, si au dénoûment, qui se passe sur la scène, on n'avait pas introduit une vache de carton ou d'osier, Qui de fleurs couronnée, se plaça entre Mérope et Polyphonie dans le temple où L'autel étincelait des flambeaux d'hyménée. Admirable dans le récit de Voltaire, cette catastrophe mise en action n'était que risible. Pour rentrer en France, je traversai encore une fois le Mont-Cénis, vieille connaissance à qui l'été avait donné une nouvelle physionomie. Les montagnes, le plateau, les vallées, tout avait changé d'aspect sur ces sommets reconquis par le printemps; la verdure y remplaçait la glace qui s'écoulait en cascades bruyantes; les pentes des rochers et leurs cimes étaient revêtues et couronnées de rhododendrons à fleurs roses, sous lesquels disparaissait leur aridité. Rien de plus riant que ces sites naguère si âpres. Cette plaine que j'avais vue recouverte de neige dans son immense étendue, et du sein de laquelle s'élevaient aujourd'hui des fleurs d'un éclat et d'un parfum admirables, un ciel plus doux en avait fait une prairie délicieuse, une prairie qui se déployait autour d'un lac dont nul indice ne m'avait antérieurement révélé l'existence, vaste miroir créé là comme par enchantement pour réfléchir dans ses eaux limpides l'azur d'un ciel dont aucun nuage n'altérait la pureté. Quel plaisir j'éprouvais, en foulant ces moelleux tapis, à reporter mes regards vers le même horizon qui les avait tant attristés! quel plaisir j'avais à respirer l'air suave et léger qui régnait dans ces régions où je me sentais plus léger moi-même, et que je ne croyais pas pouvoir traverser assez lentement, moi qui deux fois avais cru ne pas pouvoir les traverser assez vite! Ces sensations si douces, nées des tableaux que la nature développait sous mes yeux et de ceux que me représentaient mes souvenirs, je les éprouvai aussi en traversant la Savoie; rajeunie par la belle saison, la verdure des sapins me semblait presque aussi gaie que celle des tilleuls; je ne trouvais plus que le frais là où je n'avais trouvé que le froid, et tandis que partout ailleurs l'été desséchait, dévorait tout, je jouissais doublement du printemps dans ces lieux où je n'avais jusqu'alors rencontré que l'hiver. Bramant, qui m'avait tant effrayé, me souriait presque; Aiguebelle enfin justifiait son nom par la pureté de ses eaux: je ne crois pas être monté une seule fois en voiture depuis Suze jusqu'à Chambéri. De cette ville où nous couchâmes, j'allai faire un pèlerinage _aux Charmettes_, séjour assez maussade, dont l'amour fit un paradis. Comme l'intérêt qui m'y conduisait est moins fécond en illusion que celui qui y retint Jean-Jacques, je vis cette bicoque avec plus de curiosité que d'admiration; et j'en partis persuadé que c'est moins aux beautés qui leur sont propres qu'à nos propres affections que tant d'habitations doivent leur charme. Là comme à l'ermitage de Montmorency, là comme dans tous les lieux où résida un homme illustre, chacun se croit obligé d'exprimer en vers ou en prose les sentimens dont il est saisi. Dans le salon, le parquet de la glace est chargé de tributs de cette espèce exprimant tous la même idée sur le génie de Rousseau, et prouvant tous qu'il en est du génie et de l'esprit comme de l'argent qu'on apprécie très-bien sans le posséder. Moi aussi j'y griffonnai quelques vers, que je n'ai pas tout-à-fait oubliés. Si on conclut de là que c'est par modestie que je ne les transcris pas ici, on se trompe. Ce n'est qu'après être sorti des Alpes que je commençai à voyager; jusqu'au pont de Beauvoisin je n'avais fait que me promener. Impatient d'arriver, là je montai en voiture. Je ne sais si les chevaux marchaient ou trottaient, mais la route me parut si longue ou leur allure était si lente, que les laissant à l'auberge où nous avions passé la dernière nuit, et m'en remettant au conducteur du soin de mon bagage, je repris ma course à pied vers Lyon où j'arrivai bien avant lui, quoiqu'il me restât un assez long bout de chemin à faire et que la chaleur fût grande; mais qu'était-ce comparativement à la chaleur de Malte! Je restai à Lyon peu de jours que je passai avec la famille au milieu de laquelle j'avais achevé mes _Vénitiens_. J'y serais resté plus long-temps, si elle eût été entièrement réunie. Cette famille, incomplète pour moi, s'était pourtant augmentée par la naissance de cette petite fille que j'avais nommée _Blanche_, par pressentiment: jamais pressentiment ne fut mieux justifié. Je me remis bientôt en route pour Paris où j'arrivai vers la fin de juillet: le bonheur que j'y retrouvai ne me permit pas de songer à la fortune avec laquelle je venais de faire divorce. CHAPITRE IV. Retour à mes vieilles habitudes.--Je mets de l'ordre dans mes affaires.--Comptes rendus.--Lycée Thélusson.--Guyot des Herbiers.--Sur plusieurs satiriques.--Baour de Lormian.--Joseph Despaze.--Victor Campagne--Chénier.--Encore Beaumarchais.--Sa maison.--Sébastien Mercier. Rendu à mes goûts, je repris mon train de vie ordinaire. Partagé entre les plaisirs du coeur et les plaisirs de l'esprit, courant de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, mais toujours à pied, rêvant, lisant, croyant travailler même, et au fait ne faisant rien, car mon habitude alors n'était pas de mener plusieurs ouvrages de front; bien plus, je ne me mettais sérieusement à un nouvel ouvrage que lorsque la destinée de celui que je venais de finir était déterminément fixée par la représentation. Me séparer de l'expédition, c'était renoncer à six mille francs de traitement qui m'avaient été attribués par le gouvernement. Je m'en inquiétai peu; je ne perdais à cela que l'aisance, mais je retrouvais par-là ce que l'aisance ne pouvait pas me donner. Assuré du nécessaire par le revenu qui me restait, et surtout par la modicité de mes besoins, je me ressaisissais de mon indépendance: il y avait plus que compensation. Il faut pourtant mettre de l'ordre dans ses affaires: abandonnant mon revenu tout entier pour la dépense commune, je ne me réservai pour ma dépense particulière qu'une centaine de louis que j'avais mis de côté pour parer aux besoins imprévus dans le cours de mon voyage. C'était mon argent mignon. Ce trésor n'était pas inépuisable. Qu'imaginai-je pour m'en avertir? À chaque emprunt que je lui faisais, je remplaçais par un petit morceau de papier chacune des pièces qui passait de ma caisse dans ma bourse et de ma bourse je ne sais où. Comme celui de l'État, ce papier-là ne valait pas tout-à-fait ce qu'il représentait. Il se multiplia tant et tant dans cette caisse, où j'avais puisé sans y regarder, qu'un beau jour le vent venant à souffler comme j'y regardais, tous ces papillons s'envolèrent et s'éparpillèrent comme avaient fait les louis dont ils tenaient la place, et me prouvèrent que la dépense avait été égale à la recette. C'est la seule fois que je me sois rendu mes comptes. La société tendait de plus en plus à sortir de la barbarie où le règne de la démagogie l'avait plongée. Parmi les plaisirs qu'ils recherchaient, soit par goût, soit par ton, les nouveaux riches commençaient à admettre ceux de l'esprit. Des spéculateurs s'empressèrent d'exploiter cette fantaisie ou cette prétention, et formèrent par souscription, à l'hôtel de Thélusson, sous le titre de _Lycée_, un établissement où l'on se réunissait à jour fixe pour entendre des lectures faites par les danseurs à la mode, et puis danser avec les auteurs à la mode aussi. Pour ajouter à l'intérêt de ces réunions, ces spéculateurs avaient imaginé de donner tous les mois un prix d'une certaine valeur à l'auteur de la meilleure des pièces de vers qui sortirait d'un concours ouvert à cet effet, prix qu'adjugerait un jury formé de quatre littérateurs, lesquels, comme de raison, ne pourraient concourir. Ces littérateurs, de plus, devaient publier tous les mois un recueil où ces pièces seraient insérées, et dans lequel ils rendraient compte des principaux ouvrages qui auraient paru pendant cette période. Les produits de sa vente devaient appartenir aux fondateurs du Lycée; mais on assurait à ses rédacteurs un traitement de 1200 francs: c'était presque celui d'un membre de l'Institut. On me proposa de faire ma partie dans ce quatuor où j'aurais pour co-concertans Legouvé, Laya et Vigée. Cette association me plaisait; ce travail ne me déplaisait pas. J'acceptai. Ces fonctions m'exposèrent, ainsi que mes associés, à de singulières attaques. Mais si elles me mirent en rapport avec quelques individus fort ridicules, aussi me firent-elles connaître des hommes non moins estimables par la solidité de leur caractère que par le charme de leur esprit, et entre autres Emmanuel Dupaty, qui depuis trente-six ans n'a pas démenti un seul moment l'idée que je me formai de lui dès notre première rencontre. Au premier rang des originaux qui apportèrent leur contribution à nos séances, je dois mettre l'avocat Guyot des Herbiers, poëte qui fut pour les chats ce qu'Homère fut pour les rats. À sa physionomie singulière, à son habit noir et râpé, on eût dit M. Desmazures sous le costume de l'avocat patelin. Ce n'est pas seulement par ces dehors qu'il divertissait nos auditeurs. Ses compositions facétieuses et son débit plus facétieux encore, auraient suffi pour forcer les plus graves à rire. On ne se serait pas imaginé qu'un pareil homme pût jamais concourir à une oeuvre sérieuse et être appelé à siéger parmi nos législateurs. C'est pourtant ce qui est arrivé. En 1798, il fut nommé membre du conseil des cinq-cents où il se signala par son esprit conciliateur, et fit tout ce qu'il put pour calmer les divisions qui agitaient la législature. Mais son éloquence n'y put réussir. Sa prose n'y trouva pas d'auditeurs; il n'y fit _que de la bouillie pour les chats_. Notre comité avait presque l'importance de l'Académie française. Aussi, comme elle, étions-nous assaillis de sollicitations avant l'adjudication des prix, et d'injures après. Étant tous solidaires des torts communs, il m'arriva plus d'une fois, ainsi que cela m'arrive encore, de porter la peine d'une opinion que j'avais combattue ou qui m'était tout-à-fait étrangère. Je ne sais quel neveu de M. Borde de Lyon, traducteur d'un poëme érotique intitulé _Parapilla_, me tança vivement dans un des mille journaux du temps, pour avoir nié la valeur de ce chef-d'oeuvre, moi qui ne l'ai pas même encore lu, et qui me trouvais en pleine mer lorsque l'attentat avait été commis! Je ne fis que rire de cette accusation, et c'est ce que j'aurais dû faire de la plupart de celles qui m'ont été intentées depuis et que j'ai accueillies quelquefois avec un peu moins de philosophie. Baour de Lormian, qui vers le même temps publia ses premières _Satires_, eut alors avec moi un tort du même genre: il m'honora d'une mention dans l'un de _ses mots_, c'est ainsi qu'il les intitulait. J'attribuai cette agression, que je n'avais pas provoquée, à l'humeur belligérante qui semblait le dominer, et je ne crus pas devoir y répondre. Je ne le connaissais pas, mais je connaissais beaucoup Joseph Despaze, homme d'esprit et de talent, venu tout exprès aussi des bords de la Garonne pour faire justice de la littérature parisienne et réduire les réputations à leur plus simple expression: celui-là me traitait avec bienveillance, pas pour mes beaux yeux peut-être, mais n'importe. Un soir que nous attendions à l'orchestre de l'Odéon la première ou la dernière représentation d'un _Thémistocle_, tragédie d'un autre poëte gascon, car en ce temps la Garonne débordait dans la Seine; comme il parlait de temps en temps à une autre personne qui se trouvait près de nous, je lui en demandai le nom: je ne fus pas peu surpris d'apprendre que c'était Lormian lui-même. La physionomie et les manières de ce satirique ne me semblaient pas d'accord avec le penchant de son esprit; j'y trouvais une expression de bonhomie qui contrastait un peu avec la nature de ses ouvrages. La conversation étant devenue commune, je ne lui en fis pas mystère. «Bon enfant comme vous l'êtes, lui dis-je, comment se fait-il que vous attaquiez tout le monde?--Parce que tout le inonde m'a attaqué; mes épigrammes ne sont que des ripostes.--Tout le monde! je suis sûr du contraire, pour ce qui me concerne du moins.--Quoi! vous n'avez pas attaqué ma _Jérusalem délivrée?_--Jamais; et ne prenez pas ceci pour une épigramme, je ne savais pas que vous eussiez traduit la _Jérusalem_.--De bonne foi?--De bonne foi.--En ce cas, j'ai tort: mais cela peut se réparer.» Cela en effet se répara. Peu après, dans une édition nouvelle de sa _Satire_, l'épigramme qu'il m'avait décochée était remplacée par un madrigal, mais le diable n'y perdit rien: les vers en question ne furent pas supprimés: l'auteur, qui ne voulait point les perdre, avait substitué à mon nom un nom de même mesure qui appartenait sans doute à un homme moins innocent que moi envers lui. À dater de cette rencontre, Lormian, même avant d'être mon confrère à l'Académie où mes voeux et ma voix l'appelèrent, n'a cessé de me donner des preuves de la plus franche amitié: la moins précieuse n'a pas été l'envoi de sa nouvelle édition de cette _Jérusalem_, qu'il a entièrement refaite, et qui dans son état actuel est pour la littérature italienne ce qu'est le _Paradis perdu_ de Delille pour la littérature anglaise, une lettre de naturalisation française. Ce bel ouvrage, que j'ai lu en Belgique avant mon rappel, est au premier rang des consolations les plus douces qui sont venues me chercher dans mon exil. Un mot du _Thémistocle_ dont il s'agit ici. C'était une traduction de celui de Métastase. Son auteur, qui se nommait Larnac, en avait fait de nombreuses lectures; d'après l'opinion répandue avant la représentation, c'était un chef-d'oeuvre. Son succès devait rappeler, si ce n'est effacer, les succès les plus brillans de Voltaire. Tel était l'avis même de Saint-Lambert qui, après avoir entendu la lecture de cette tragédie, avait dit à l'auteur: _Abeille, faites du miel_. C'était lui annoncer un bel avenir. La prédiction ne se réalisa pas. Bien qu'écrit avec talent, le _Thémistocle_ n'a pas réussi, et onc on n'a vu ni miel ni cire de cette abeille rentrée dans sa ruche pour n'en plus sortir. Mais revenons à Lormian. Il a fait des épigrammes, et c'est un tort; mais encore ces épigrammes plus gaies que méchantes, et qui signalent moins des vices que des ridicules, ne portent-elles guère que sur des objets de littérature, et ne sont-elles que des répliques. Excellent dans ce genre d'escrime, il n'y fut vaincu par personne, pas même par le vieux Le Brun. Ripostant avec une prestesse et une habileté singulière aux bottes que lui portait celui-ci, il l'a blessé plusieurs fois aux grands applaudissemens de la galerie qui estimait plus le talent de cet éternel ferrailleur que sa personne. Remarquons à cette occasion que le but de ces épigrammes consiste presque toujours à dire de l'homme à qui on les adresse qu'il est un _sot_, et à le lui dire en vers, devant le public; chose qu'en prose on n'oserait pas se permettre avec lui dans le particulier. La _Dunciade_ de Palissot avait mis à la mode cet échange de civilités. C'est fâcheux pour la littérature. Je crois que cela n'a pas peu contribué à ravaler aux yeux du vulgaire la condition des gens de lettres. Le commun des hommes que blesse leur supériorité s'est hâté de les prendre au mot: n'est-il pas fondé, après tout, à leur refuser l'estime qu'ils ne s'accordent pas entre eux, et à se prévaloir contre eux de leur témoignage réciproque? J'ai vu avec peine Legouvé s'engager à cette époque dans une guerre de cette espèce avec Fabien Pillet qui l'avait blessé par des critiques non moins modérées quant au fond que quant à la forme. Legouvé eut d'autant plus tort en cela que son talent était peu propre à l'épigramme, genre dans lequel Pillet, excellent homme aussi, s'est fait redouter. Lormian, à qui l'on ne saurait contester de posséder au plus haut degré le talent de la versification, ne l'a pas appliqué seulement à la satire: ses imitations d'Ossian prouvent qu'à l'exemple de Jean-Baptiste Rousseau, il est supérieur aussi dans le genre lyrique, car les chants d'Ossian ont essentiellement le caractère du dithyrambe. Plus souple que celui de Rousseau, son talent s'est appliqué avec un grand succès encore, non seulement à l'épopée, comme on l'a dit plus haut, mais encore à la tragédie. Dans sa tragédie de _Joseph_, où l'on retrouve tout l'éclat de sa versification, Lormian se montre poëte vraiment dramatique. Le rôle de Joseph est plein de noblesse et de magnanimité; celui de Siméon est d'une énergie qui rappelle celle de nos grands maîtres. Mais rien n'égale le charme qu'il a répandu sur le rôle de Benjamin; charme qui se fait si bien sentir encore à la lecture, où il n'est pas fortifié par celui que lui prêtait le jeu et l'accent de l'inimitable actrice qui le remplissait, Mlle Mars. Cette tragédie abonde en vers heureux. Parmi ceux qu'on applaudissait le plus, il s'en trouvait un pourtant qui me semblait escroquer les _bravos_. Un détracteur de Joseph trouvant ce fils d'un pâtre impertinent de prétendre s'allier au sang des Pharaons, au sang des demi-dieux du Nil et de l'Euphrate: «Ne le méprisez pas tant, répondait un admirateur de ce ministre; sa noblesse ne le cède en antiquité à celle de qui que ce soit, L'âge de ses aïeux touche au berceau du monde.» Les plus beaux vers de la pièce étaient accueillis avec moins d'enthousiasme que celui-là. Si bien tourné qu'il soit, cette faveur ne lui était pas due, parce qu'il ne porte pas sur une pensée juste. Comme on l'analysait dans une société, au lieu d'entrer en discussion j'improvisai en riant les quatre vers suivans, parodie non seulement de ce vers, mais du quatrain où il se trouve encadré: Est-il rien de plus sot, est-il rien de plus vil Que tous vos demi-dieux de l'Euphrate et du Nil? Mais sa noblesse, à lui, n'est pas une chimère; _Savez-vous qu'il descend de notre premier père?_ Le trait fit rire; un journaliste le recueillit et le publia: Lormian en rit probablement aussi; et ce qu'il y a de certain, c'est qu'il justifia cette critique en supprimant le vers auquel ceux-ci faisaient allusion. Un bon esprit seul était capable de ce sacrifice; un poëte habitué à faire des vers irréprochables pouvait seul retirer de son ouvrage un vers applaudi à tort, mais enfin applaudi. Joseph Despaze, émule de Lormian dans la satire, avait un genre d'esprit plus sévère, plus caustique, et, tranchons le mot, plus dur que celui de son ami: c'était moins Horace et Boileau dont il avait fait ses modèles, que Juvénal et Gilbert; il déchirait les gens quand Lormian ne faisait que les égratigner. Plusieurs conservent encore les stigmates des blessures qu'il leur a faites. Cruel dans sa justice, à plus forte raison l'était-il dans ses injustices. Au reste, s'il était offensif, il était brave; et très-différent de ces gens qui se cachent pour frapper ou après avoir frappé, il n'a jamais cherché à se soustraire aux conséquences de ses agressions, et rendait volontiers raison à ceux qui voulaient répondre avec les armes aux atteintes que leur avait portées sa plume. Il n'entrait en explication qu'après le combat: moins fier, il eût évité la balle qui lui traversa la cuisse, et qui lui fut adressée par le peintre _Dubos_. Ce n'était pas à celui-là, mais à un peintre nommé _Dabos_ que s'adressait le trait qui provoqua ce duel. L'imprimeur, en substituant un U à un A, avait seul constitué le satirique en tort vis-à-vis de Dubos qui entendait peu la plaisanterie[18]. Un mot eût expliqué la chose, un mot eût prévenu le duel. Mais ce n'est qu'après avoir essuyé le feu de son adversaire que Despaze a voulu dire ce mot qui pouvait lui attirer un duel nouveau. Despaze a survécu plusieurs années à cette blessure qui ne l'a pas guéri de son dangereux penchant; il mourut jeune encore à Bordeaux, naturellement, je crois. À cette époque où les passions révolutionnaires s'agitaient encore, où tant d'ambitions déçues, où tant de ressentimens comprimés fermentaient en secret, la satire était de mode plus que jamais. Un certain Victor Campagne, homme sans talent, en publia plusieurs qui portaient tout à la fois sur les moeurs et sur les lettres. Il n'y respectait ni le sexe, ni l'âge, ni la beauté, ni la gloire, ni la vertu, ni le mérite; il ne cherchait que le scandale, il ne l'obtint même pas: à peine parla-t-on de lui quand il écrivait. Je ne sais pas trop pourquoi son nom s'est trouvé dans mon écritoire. Il n'en est pas ainsi du nom de Chénier, qui vers le même temps donna aussi quelques satires. Il avait débuté dans ce genre par son épître _sur la Calomnie_. Le motif le plus généreux fit de lui un poëte satirique: j'ai dit à quelle occasion. C'est à ce sujet surtout qu'on peut dire: _facit indignatio versum_. Grave comme l'injure qui la provoquait, comme le ressentiment qui la dictait, réponse à une des plus lâches calomnies qui ait été imprimée même de nos jours, l'épître sur la calomnie se fait remarquer surtout par l'énergie avec laquelle le poëte offensé exprime son indignation: c'est un cri de douleur et de colère qui s'exhale d'un coeur ulcéré. La gaieté ne pouvait se montrer dans un pareil ouvrage. La raillerie même y est âcre et amère. Il n'en est pas ainsi des autres satires de Chénier. Il est difficile de lire celles-là sans rire avec l'auteur qui riait en les composant: le sarcasme y règne moins que la plaisanterie. Depuis Voltaire on n'a rien publié dans ce genre de plus facile et de plus piquant. La dernière surtout, _les nouveaux Saints_, est un chef-d'oeuvre de gaieté, de malice et de goût. Telles étaient en effet les qualités qui dominaient dans Chénier, de l'aveu de M. de Chateaubriand lui-même dans un discours où pourtant il ne le flattait pas[19]. Ces satires en provoquèrent d'autres; cela devait être. «Oeil pour oeil et dent pour dent», dit la loi de Moïse, loi qui n'est pas tout-à-fait abrogée par celle de l'Évangile; heureux quand elle ne fait couler que des flots d'encre! Aucune de ces réponses n'a survécu à l'époque qui l'a vu naître, aucune, pas même celle de M. Léger[20], homme d'esprit, qui de la condition de professeur à je ne sais quel collége, avait passé à celle de Gille au Vaudeville. Cette guerre civile, non toutefois par les formes, eut un bon résultat, en ce qu'elle ressuscita chez nous le goût des bons vers, et remit en honneur le talent de les faire. Ceci m'a fait sortir du lycée de Thélusson avec lequel Chénier n'avait aucun rapport. Comme il ne tarda guère à se dissoudre, je ne sais trop par quelle cause, allons faire visite à quelques hommes célèbres avec lesquels les circonstances me remirent ou me mirent en relation. Beaumarchais était rentré en France, non pas gratuitement, je crois. Il habitait enfin la jolie maison qu'il s'était construite à l'entrée du boulevard Saint-Antoine, retraite où il espérait finir ses jours. Il les y finit en effet, mais moins doucement qu'il ne l'avait imaginé. J'allai l'y visiter de temps à autre, et je ne vis rien qui ne me confirmât dans la première opinion que j'avais prise de lui. Cet homme si terrible quand on l'irritait, était au fait un fort bon homme. Tout aux affections domestiques, adoré de sa famille qu'il adorait, il avait l'air d'un vieux soldat en retraite, d'un vieux soldat qui se repose, bien qu'il soit encore en état de reprendre les armes. Il ne me parlait jamais de Bonaparte qu'avec enthousiasme. «Ce n'est pas pour l'histoire, c'est pour l'épopée, me disait-il avant la campagne d'Égypte, que travaille ce jeune homme. Il est hors du vraisemblable: dans ses actions comme dans ses conceptions, rien que de merveilleux: quand je lis ses relations, je crois lire un chapitre des _Mille et une Nuits_.» Le général me parut sensible à cet éloge quand je le lui rendis. Il n'était pas sans prévention pourtant contre Beaumarchais. À en juger par un article du _Mémorial de Sainte-Hélène_, il aurait dit pendant son consulat s'être constamment refusé à employer les talens de cet homme qui était habile en plus d'une chose, comme on sait. Ceci prouve que Bonaparte avait des opinions arrêtées sur Beaumarchais. Mais voyons-y ce qu'il aurait fait et non ce qu'il a fait, car il n'est arrivé au consulat qu'au mois de novembre 1799; et Beaumarchais était mort dans le mois de mai précédent. Des auteurs alors en réputation, Beaumarchais était celui qui encourageait le plus les jeunes gens. Il avait entendu la lecture de mes _Vénitiens_, et s'était porté garant de leur réussite: c'était un grand titre à ma reconnaissance; mais dès 1791, il s'y était fait un titre encore plus grand. Les intérêts politiques ne préoccupaient pas encore les esprits au point qu'on n'accordât plus d'attention aux intérêts de la littérature. On parlait beaucoup alors d'une pièce qui devait faire suite au _Mariage de Figaro_, suite du _Barbier de Séville_. Chacun était curieux de connaître la dernière partie de cette trilogie. Beaumarchais en faisait de temps en temps des lectures; mais n'y était pas admis qui voulait. Combien ne fus-je pas flatté d'être invité par lui à celle qui devait avoir lieu pour les acteurs de la troupe du Marais, auxquels il s'était déterminé à donner sa pièce qu'il avait retirée aux sociétaires du Théâtre Français! Ce n'est pas sans quelque solennité que se fit cette lecture. Dans un grand salon circulaire orné partie en glaces et partie en paysages de la plus grande dimension, et dont la moitié était occupée par des siéges pour placer les auditeurs sur une estrade munie d'un pupitre, s'élevait le fauteuil du lecteur. Là, comme sur un théâtre, il lut, ou plutôt il joua son drame; car c'est jouer que de débiter une pièce en prenant autant d'inflexions de voix différentes qu'il y a de personnages différens dans l'action, car c'est jouer que donner à chacun de ces personnages la pantomime qui doit les caractériser. Je me rappelle, entre autres, la pantomime qu'il prêtait au rôle de _Begearss_[21]; elle consistait, quand il s'embarquait dans quelque explication délicate, à porter à son nez à plusieurs reprises, tout en brisant ses phrases, la même prise de tabac; méthode assez conforme aux intérêts d'un homme qui veut se ménager le temps de penser à ce qu'il dit, et qui, pour tromper les autres, prend ses mesures pour ne pas se tromper lui-même. Cette lecture, mêlée de digressions piquantes qu'improvisait Beaumarchais, est la meilleure leçon que pouvaient recevoir les acteurs qui devaient jouer la _Mère coupable_, et la meilleure représentation qui en ait été donnée: j'en appelle à Baptiste et à mon collègue Lemercier qui s'y trouvaient. Arrêté en 1792, Beaumarchais eût péri dans les massacres de septembre, sans la générosité d'un de ses ennemis personnels, sans la générosité d'un certain Manuel, alors procureur syndic de la commune de Paris. Cela tient du miracle; mais pouvait-il échapper à la proscription autrement que par un miracle? C'est pour sa _Maison d'Albe_ qu'un Romain se vit porter sur les tables de Sylla: c'est pour sa maison du boulevard, peut-être, que Beaumarchais se vit porter sur celles des proscripteurs de 1792. Mais n'eût-il pas eu cette maison, il était créancier de l'État; il était aussi créancier de plus d'un homme que sa présence importunait, et qui pouvait profiter de l'occasion pour payer sa dette. Racontons à ce sujet un fait assez piquant et non connu. Un auteur à qui l'on doit une des meilleures comédies qui n'ait pas été faite par Molière, et que pour son malheur et pour le nôtre la révolution détourna de la culture des lettres, et jeta dans une des factions qui usurpèrent un moment le pouvoir; un auteur qui n'était rien moins qu'à son aise tant qu'il ne fut qu'homme de génie, dans un moment de détresse, avait écrit à Beaumarchais qui prospérait alors, et dont il n'était pas connu, pour le prier de prendre lecture d'une comédie qu'il lui apportait, et de lui prêter vingt-cinq louis qu'il venait chercher par la même occasion. Il attendait dans l'antichambre. On le fait entrer. «Vous êtes un singulier homme, lui dit Beaumarchais, d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant; vous me demandez, à moi qui n'ai pas l'honneur de vous connaître, deux services qu'on ne rend pas toujours aux gens qu'on connaît! Vous me demandez à emprunter vingt-cinq louis, et vous me proposez d'entendre ou de prendre lecture d'une comédie de vous! Savez-vous, Monsieur, que cela demande réflexion? Pour en parler plus à l'aise, dînons ensemble.» Le demandeur, qui sur l'exorde ne s'attendait pas à cette conclusion, accepta le dîner: c'était cela de gagné. Pendant ce dîner qu'assaisonna la conversation la plus spirituelle, Beaumarchais témoigna à son hôte une extrême bienveillance, et lui promit de lire la comédie; néanmoins il le laissa partir sans lui répondre sur l'article de l'emprunt. Le pauvre diable, qui s'était retiré assez déconcerté, ne fut pas peu surpris, en rentrant chez lui, d'y trouver les vingt-cinq louis. Peu de jours après, le prêteur mit le comble à son obligeance en renvoyant à l'emprunteur son manuscrit en marge duquel il avait jeté des observations qui n'étaient pas toutes des critiques. Quelques années s'étaient écoulées, et l'emprunteur, qui n'avait donné en aucune manière de ses nouvelles au prêteur, était devenu, par la révolution, un personnage important, quand celui-ci crut devoir quitter la France pour sauver sa liberté ou même sa vie. Résolu à se retirer en Amérique, il était venu terminer je ne sais quelle affaire auprès d'un des comités de gouvernement. Comme il en sortait, il rencontre sur l'escalier, qui? son débiteur. L'ordre des choses était interverti. Celui-ci venait dans un bon carrosse, et Beaumarchais était à pied. «Puis-je vous jeter quelque part?» dit-il assez lestement à son créancier. Beaumarchais monte dans la voiture, indique l'endroit où il veut aller; et comme chemin faisant son conducteur lui parlait de tout, excepté des vingt-cinq louis, examinant avec attention la berline dans laquelle il s'établit bien à l'aise: «Vous avez là une belle voiture; vous avez là de beaux chevaux; vous avez là un bel équipage; cela doit bien vous coûter vingt-cinq louis?--Vous voilà, je crois, dans votre chemin», dit l'autre en tirant le cordon, et en s'excusant de ne pouvoir le mener plus loin. Le caractère de Beaumarchais se composait, comme on le voit, de beaucoup de malice et de beaucoup de générosité: j'en ai déjà donné la preuve dans le premier article où j'ai parlé de lui[22]. Bon pour tout ce qui était bon, rendant à tout ce qui l'aimait affection pour affection, il avait fait graver sur le collier de sa levrette: «_Je m'appelle Florette, BEAUMARCHAIS m'appartient_.» N'y a-t-il pas là autant de bonhomie que d'esprit? Je n'ai revu Beaumarchais qu'une seule fois après la lecture des _Vénitiens_. Il mourut subitement, dans le courant de mai 1799. Il n'avait guère que soixante-huit ans. Sa fille, Mme de La Rue, le fit enterrer dans le jardin de la maison qu'il s'était construite en 1789, tout juste vis-à-vis la Bastille, qu'il eut le plaisir de voir démolir de sa fenêtre. Un mot sur cette maison. Rassasié de scandales et même de succès, après avoir éprouvé trente ans toutes les rigueurs et toutes les faveurs de la société, avide enfin de jouissances paisibles, dégoûté du monde enfin, c'est au sein même de Paris que Beaumarchais s'était fait un ermitage. Force gens croient de bonne foi avoir renoncé au monde quand, se dispensant de l'aller chercher, ils se bornent à le recevoir. C'est ainsi que Voltaire s'était fait ermite. Mais ne contestons pas au génie ce privilége trop facilement concédé à l'opulence. Comblé aussi des dons de la fortune, Beaumarchais n'avait rien épargné pour rendre son habitation délicieuse. Distribués avec une intelligence particulière, décorés avec autant de grâce que de magnificence, ses appartemens rappelaient toutefois le goût de l'homme de lettres plus que le luxe du financier. On y voyait quelques dorures, mais c'était autour de vastes tableaux de Verriet et de Robert: ornemens plus dignes, à mon sens, des salons d'un riche que ces insignifiantes étoffes dont on recommence à les habiller. Les bois les plus précieux avaient été employés à la confection des portes et des parquets, et même de l'escalier léger, spacieux et facile de cet édifice qui, très-modeste au dehors, mais très-élégant au dedans, embrassait la moitié d'une cour parfaitement ronde, et dont le centre était occupé par la belle copie du gladiateur combattant qui ornait antérieurement les jardins de l'hôtel Soubise. Les grands appartemens communiquaient de plain-pied avec un jardin construit en terrasse le long du boulevard; dessiné et planté de manière à dissimuler les bornes du terrain qu'il occupait: rempli d'arbustes et de plantes rares, c'était une vraie corbeille de fleurs au milieu de la capitale. On y avait ménagé avec art des repos, soit sous des voûtes de verdure où l'on oubliait Paris, soit dans de jolies fabriques où on le retrouvait en perspective. D'espace en espace, le promeneur y rencontrait aussi des monumens ingénieux ou touchans. Celui-ci était un temple à Comus, ainsi que l'annonçaient en style macaronique les vers inscrits sur le fronton de l'édifice; celui-là, un temple à Voltaire, à ce génie qui régit encore le monde par ses écrits, comme l'indiquait certaine girouette surmontée d'une plume qui, plantée dans un globe terrestre, le faisait tourner à tout vent; cet autre était un cénotaphe élevé à la mémoire d'un homme rare, d'un juge incorruptible, d'un criminaliste philantrope, d'un vrai magistrat, du président Dupaty. Au sein de ce bocage que dominaient quelques arbres forestiers, on n'avait pas oublié non plus de creuser un petit lac; mais comme le ridicule se glisse partout, là, par un excès de recherche, au milieu de poissons venus de la Chine, nageaient des grenouilles dérobées à la mare d'Auteuil, et dont les concerts, mêlés aux cris des pierrots attirés par le grain qu'on leur prodiguait, complétaient l'illusion pour quelques badauds, admirateurs passionnés de la nature champêtre dont ils ne connaissent que des parodies. Ce jardin communiquait au boulevard par une route souterraine où les voitures pouvaient circuler, et dans laquelle on entrait par une large arcade au-dessus de laquelle se lisait cette inscription: Ce petit jardin fut planté L'an premier de la liberté. Ô fragilité des choses humaines! Les monumens ne durent pas toujours plus que les institutions. Le jardin de Beaumarchais a disparu comme la liberté de la naissance de laquelle datait la sienne. Mais, ressuscitée aujourd'hui, cette liberté est sortie de ses ruines. La maison de Beaumarchais sortira-t-elle jamais des siennes? À peine son propriétaire a-t-il joui de l'asile qu'il s'était si dispendieusement préparé. Sa maison ne lui valut guère que les persécutions qui pendant dix ans se sont attachées aux gens riches. Installé dans son nouveau domicile en 1791, Beaumarchais fut obligé de l'abandonner en 1792. Dénoncé, incarcéré, pillé, il n'échappa à la mort qu'en se résignant à l'exil; enfin il n'habita tranquillement cet asile, où il vint mourir, que pendant le peu d'années que ses cendres y ont reposé. Ce riant asile est aujourd'hui au niveau du sol. Des fouilles profondes ont bouleversé les bosquets fleuris. On dirait qu'un torrent a passé par-là; on se tromperait pourtant. Une main bienfaisante a creusé ce lit au canal qui va rejoindre la Seine et ouvre au commerce une communication plus courte avec la capitale. On peut se consoler de cette destruction en songeant que ses débris ont servi à la confection d'un travail commandé par l'utilité publique. Quelques réflexions cependant sur ces constructions à la durée desquelles les puissans et les riches semblent recommander leur mémoire. Une belle action, une belle page sont des monumens encore plus solides. C'est quand il consacrait à des actes de bienfaisance le produit des ouvrages créés par son génie, que Beaumarchais bâtissait pour la postérité. C'est quand il a composé, sans imiter Molière, les comédies les plus originales qui aient été faites depuis Molière, que Beaumarchais s'assurait l'immortalité. Il aurait pu mettre sur la porte de sa maison, en parlant de tout autre chose que de sa maison: _Exegi monumentum ære perennius_. Si Beaumarchais, ainsi que je l'ai dit, ne parlait pas sans admiration de Bonaparte qu'il comprenait, il n'en était pas ainsi de l'abbé Morellet qui ne l'a jamais compris. Les conceptions de ce grand homme n'étaient pour cette tête froide qu'un objet d'étonnement. «Que va faire là-bas, ce fou?» me disait-il à propos de l'expédition d'Égypte. À ces mots qui me semblaient articulés par une tête de bois, je ne sus que répondre. C'est en 1799 que je fis connaissance avec ce philosophe tonsuré, chez M. Roederer. Je me trouvai là plusieurs fois aussi avec Mercier, l'auteur du _Tableau de Paris_, Mercier, auteur de tant de drames, Mercier, auteur de certaines théories dont on se moquait beaucoup alors, et que depuis on a mises en pratique, en exagérant leur extravagance. Malgré la confiance avec laquelle il les débitait, il était loin de croire qu'il deviendrait jamais chef d'école. Il ne se formalisait en aucune façon des plaisanteries que lui attirait le développement de ses doctrines; mais loin de se rendre aux argumens dont l'accablaient les défenseurs de notre gloire dramatique: «Si j'étais maître, me disait-il, je ferais bâtir un grand théâtre sur le fronton duquel on lirait en lettres d'or: _Ici on ne joue ni Racine, ni Corneille, ni Voltaire_. Cette inscription conviendrait tout-à-fait aujourd'hui au Théâtre Français, si elle n'eût pas été terminée par ce trait: _Ici on ne joue que Molière_. Nos comédiens ordinaires daignent jouer quelquefois encore du Molière, mais c'est de telle manière qu'on ne peut pas trop les accuser de vouloir prolonger son règne. J'ai beaucoup de traits caractéristiques à raconter sur cet homme chez qui la raison est trop souvent alliée à la bouffonnerie, mais qui avait souvent autant de raison que d'esprit. J'y reviendrai. CHAPITRE V. État du Théâtre-Français de 1796 à 1799.--Mme Fleury.--Anecdote.--_Les Vénitiens_ sont mis à l'étude.--La censure.--Quel fut mon défenseur.--La pièce est représentée.--Détails. Pendant les deux années qui venaient de s'écouler, plusieurs ouvrages remarquables avaient été donnés au Théâtre de la République. Legouvé y avait fait représenter son _Quintus Fabius_, tragédie dont le fond est tiré d'un drame d'_Apostolo Zeno_, mais qu'il a fécondé avec une grande habileté, et écrit avec un grand talent. Le succès de cet ouvrage ayant accru sa réputation et son crédit, quelques sociétaires de l'ancien Théâtre Français qui, fidèles aux murailles de leur temple, exploitaient au faubourg Saint-Germain l'ancien répertoire tragique concurremment avec la troupe dont Talma faisait partie, pensèrent que la circonstance était favorable pour remettre à la scène _la Mort d'Abel_. À l'exception du bonhomme Vanhove qu'il n'était pas impossible de remplacer dans le père Adam, les acteurs qui avaient établi cette pièce lors de sa nouveauté étaient membres de cette société nouvelle. Saint-Prix, encore dans la force de l'âge, ne demandait qu'à reparaître dans le rôle de Caïn où l'énergie de son talent s'accordait si bien avec sa conformation athlétique; Mlle Raucourt brûlait de dépouiller de la tunique d'Émilie ou du manteau de Phèdre ses formes nobles encore, que le costume d'Ève ne lui ordonnait pas de voiler. En dépit de tant d'intérêts, la pièce ne fut pourtant pas reprise. Et pourquoi cela? vous l'allez savoir. Nos premiers parens, dit non pas la Genèse, mais Gessner, avaient deux filles, Méhala et Thirza. La première était représentée dans l'origine par Mlle Fleury, actrice qui ne manquait pas de mérite, quoiqu'elle manquât tout-à-fait de grâce. Or Mlle Fleury se refusait absolument à reparaître dans ce rôle, où elle avait eu du succès pourtant. Un soir, après le spectacle, comme je traversais le théâtre déjà vide et qui était à peine éclairé, j'entendis un homme qui pressait assez vivement une dame de se montrer complaisante; instances que la dame repoussait presque brutalement. «Non, Monsieur, cela n'est pas possible, cela n'est pas possible», disait-elle d'un ton très-décidé. Reconnaissant la voix de Mlle Fleury qui me semblait un peu sortie de ses habitudes, et croyant savoir ce dont il s'agissait, je me retirais à petits pas et à petit bruit. «Venez, venez, me crie Mlle Fleury, protégez-moi contre M. Legouvé qui me tourmente; c'est à n'y pas tenir.--Mademoiselle, un acte de complaisance vous coûte-t-il donc tant aujourd'hui?--Savez-vous ce qu'il exige de moi?--Je le présume.--Voyez si je puis le lui accorder; voyez, Monsieur, je m'en rapporte à vous.--Permettez-moi de me retirer.--Monsieur veut que je reprenne le rôle de Méhala.--Ce n'est que cela! pourquoi vous y refuser? vous y montrez tant de talent.--Soit. Mais j'y montre aussi mes jambes et mes genoux.--Ainsi le veut le costume du rôle.--Je ne suis pas bégueule, on le sait; mais je vous le demande, une femme peut-elle aimer à montrer ses genoux et ses jambes, quand elle a les jambes et les genoux tournés comme cela?--Je suis obligé d'en convenir, et ce n'est pas par galanterie, dis-je à Legouvé, mais il faut se rendre à l'évidence; Mademoiselle a raison.» La _Mort d'Abel_ ne fut pas jouée. Lemercier cependant s'avançait à grands pas dans la carrière où il était entré dès son adolescence. Il avait fait jouer successivement _le Lévite d'Ephraïm_, tragédie où l'ingratitude du sujet est rachetée par de nombreuses beautés de détails; le _Tartufe révolutionnaire_, comédie dont le but est indiqué par le titre, et où se trouve entre autres une scène originale qui a fait sur un autre théâtre la fortune d'une pièce un peu moins grave, _M. Vautour_, ou _le Propriétaire sous le scellé_; et ces succès étaient couronnés par celui d'_Agamemnon_, ouvrage où il a fondu avec tant d'habileté les beautés éparses dans Eschyle, dans Sénèque et dans Alfiéri, composant de ces diverses richesses, liées à celles qui lui sont propres, un ensemble pareil à cet airain de Corinthe, métal formé de la réunion des métaux les plus précieux. Ce dernier ouvrage surtout avait excité un enthousiasme universel: l'éclat de ce succès éclipsait tous les nôtres. Il ne me découragea pas cependant. Je pensais qu'on pouvait émouvoir le public par des moyens différens, et je n'en fus que plus impatient de faire représenter mes _Vénitiens_. Mon tour était venu. Les acteurs se mirent à l'étude avec un zèle que je n'ai pas toujours retrouvé depuis dans des sujets qui leur sont fort inférieurs en talent. Le directeur, ce n'était plus ce pauvre Gaillard, faisait faire les décorations et les costumes d'après des dessins que mes amis Percier et Fontaine m'avaient fournis: dessins conformes aux modes et au style du pays et de l'époque. L'ouvrage était su, les accessoires étaient prêts, le jour de la première représentation était fixé au lendemain; on commençait la répétition générale, quand la police fait demander communication de la pièce. Je n'ai jamais cherché le scandale; je ne prends pas cette espèce de bruit pour de la gloire. Au lieu de courir après les allusions, je les évite, à moins qu'elles ne sortent si naturellement du fond de mon sujet que je ne puisse les écarter sans lui faire perdre de sa physionomie. Certain d'avoir traité le sujet de ma tragédie d'après ce principe, je n'avais nul motif pour redouter un examen impartial; je refusai néanmoins mon manuscrit à l'exigence du ministère; voici ma raison: La censure n'était point autorisée. La loi rendait bien l'auteur responsable du désordre excité par la représentation de son ouvrage, ce qui m'embarrassait peu; mais elle portait de plus que l'administrateur du théâtre dans lequel le désordre aurait lieu en serait aussi responsable, et celui-ci s'en embarrassait fort. «L'approbation de la police, disait-il, le mettrait à couvert de tout risque. Assuré que vous êtes de ne donner lieu à aucune censure, ne vous opposez pas à ce que je fasse en mon nom la communication demandée; c'est à votre insu que cela sera censé s'être fait: votre dignité d'auteur ne serait pas compromise par cette démarche qui donnerait toute sécurité au directeur. --Faites ce que vous voudrez, lui répondis-je; mais souvenez-vous bien que je ne me soumettrai à aucun changement prescrit par un abus d'autorité.» La répétition se continue; et quoique dénuée de tout appareil, la pièce produit une vive émotion sur plusieurs personnes qui m'avaient demandé la permission d'assister à cet essai, et entre autres sur les dames de Bellegarde, femmes non moins sensibles que gracieuses, sujets excellens pour ces sortes d'épreuves. «À demain», me disait-on, en m'annonçant un succès infaillible. Au milieu du groupe qui m'escomptait mon ovation, survient le directeur. «Me rapportez-vous ma pièce?--La voilà. Le censeur, ainsi que je vous l'ai dit, s'est conduit le mieux du monde.--Il n'a rien retranché, j'espère?--Presque rien: voyez.» Que vois-je! Sur la première page, en tête de laquelle était inscrit le _visa_, était inscrite aussi cette note: «Observer les coupures indiquées dans la première scène, et quelques autres légers changemens dans le cours de la pièce. Supprimer soigneusement autel, prêtre, et par conséquent la formule du rituel romain pour la célébration des mariages; les institutions religieuses de Venise surtout, relativement aux mariages, étant les mêmes que celles que _nous voulons changer parmi nous, et auxquelles tiennent avec tant d'opiniâtreté les prêtres et leurs crédules ou perfides suppôts_; il serait scandaleux de présenter sur la scène _gravement_ un pareil spectacle. Ces observations sont de rigueur.» Le chef de la Ire division, CORDERANT. Sans consigner ici tous les vers dont la suppression était exigée, je me bornerai à citer ceux qui suivent, ils suffiront pour faire connaître l'esprit dans lequel s'était exercée cette censure. Malheur à tout pouvoir qui croit par l'injustice De sa grandeur sanglante assurer l'édifice! Il croulera bientôt avec son faible appui, Et le sang innocent retombera sur lui. Enfin, en marge de la scène où le prêtre venait de bénir le mariage de Blanche et de Capello, était cette note: «_Point de prêtres, point de prêtres!_ ils sont encore parmi nous, ils nous tourmentent; _point de prêtres!»_ À ce style d'énergumène, à cette formule de proscription qui prouve que la philosophie aussi a ses fanatiques, les bras me tombèrent de surprise. Bonhomme que j'étais, j'avais cru que la police ne voulait intervenir en ceci que pour s'assurer qu'après la première représentation elle ne serait pas obligée de défendre la seconde; mais reconnaissant que ma condescendance lui avait donné lieu d'exercer son autorité sur la première, je résolus sur-le-champ de réparer ma faute en protestant contre sa décision et en refusant de m'y soumettre. «Vous voyez, dis-je au directeur, où vous m'avez conduit; il n'est qu'un moyen de me tirer de ce mauvais pas, je le prendrai dans votre intérêt autant que dans le mien. Je ne ferai aucune des suppressions, aucun des changemens prescrits, parce qu'ils ne sont pas commandés par l'intérêt de la tranquillité publique, parce qu'en me soumettant à cette exigence je croirais appeler sur le gouvernement autant de ridicule que d'odieux. Mon ouvrage sera donc joué tel que je l'ai fait, ou ne le sera pas du tout: voilà ce que vous pouvez dire à l'agent de la police avec lequel vous m'avez pu mettre en rapport, mais avec qui je ne serai jamais en contact.» Cela dit, je pris mon manuscrit et je me retirai. La première représentation des _Vénitiens_ était annoncée pour le lendemain: on fut assez surpris d'apprendre par l'affiche qu'elle était indéfiniment ajournée; et quand on sut pourquoi, on se récria tout d'une voix contre cet acte arbitraire, moins par bienveillance pour moi, à la vérité, que par malveillance contre le gouvernement. Les journalistes réclamèrent et déclamèrent à qui mieux mieux. Il en est un surtout qui porta si loin le zèle dans les semonces qu'il adressa au ministre, et qui tança si vertement à cette occasion le citoyen Le Carlier, des bureaux duquel la défense était partie, qu'il semblait nous avoir fermé toute voie de conciliation: cet officieux défenseur, qui antérieurement à ce fait m'était tout-à-fait inconnu, était le citoyen Duviquet. Tout fut raccommodé néanmoins par l'entremise de Palissot. Intimement lié avec Treilhard, alors membre du Directoire, il lui fit facilement comprendre le mauvais effet que produisait cette prohibition illégale en elle-même, et de plus fondée sur des motifs aussi misérables que ceux qu'on avait la stupidité d'énoncer. «Voulez-vous, dit assez brutalement Treilhard au ministre de la police, qu'un mariage se fasse à Venise, au dix-septième siècle, comme il se fait à Paris au dix-huitième, par-devant la municipalité?» L'opposition tomba devant son autorité et la pièce fut jouée sans aucun changement. L'impression qu'elle produisit, au cinquième acte surtout, fut des plus profondes. Je suis fondé à croire que cela ne tenait pas seulement aux souvenirs que réveillait la catastrophe qui le dénoue, puisque cette impression s'est renouvelée toutes les fois qu'on a remis les _Vénitiens_ au théâtre, et qu'elle n'a pas été moins vive trente ans après la première représentation de cette tragédie que dans sa nouveauté. L'adresse, ou, si l'on veut, le bonheur avec lequel cet ouvrage est conduit, ne contribua pas moins à ce succès que le fond du sujet. Développées par des combinaisons moins heureuses, les ressources qu'il fournit pouvaient produire un effet tout différent. J'avais au reste si profondément la conscience d'en avoir tiré parti, qu'à la première représentation, à laquelle j'assistai avec une des femmes les plus spirituelles et les meilleures que j'aie connues, avec Mme Hainguerlot, une fois le quatrième acte achevé, comme elle m'exhortait à prendre courage: «Je n'en ai plus besoin, lui dis-je; jusqu'ici le public a été maître de moi; c'est moi qui suis à présent maître du public.» L'événement prouva que je ne m'étais pas trompé. Cette pièce, qui paraît peut-être aujourd'hui faite avec quelque timidité, était très-hardie pour l'époque et présentait plus d'une innovation. Jusqu'alors on n'avait guère osé fonder l'intérêt d'une tragédie sur des intérêts de famille débattus entre de simples citoyens. D'après les préjugés régnans, c'était tout au plus la matière d'un drame qu'une action qui n'avait pas pour objet le renversement d'un État, ou l'assassinat d'une tête couronnée, ou des amours, aux vicissitudes desquels les destins d'un empire ne fussent pas attachés. Le style même de cet ouvrage était une innovation, et ce n'était pas la moins dangereuse de celles que j'osais me permettre. Chénier, poète si estimable sous tant de rapports, avait monté le style tragique à la hauteur du style épique, et le parterre était accoutumé à prendre quelquefois de grands mots pour de grandes idées. C'était s'exposer beaucoup que d'attendre ses effets d'un langage simple, expression naturelle des sentimens communs à tous, et de ne chercher que dans la pensée l'élévation que tant d'auteurs ne cherchent que dans la _sonorité_ des phrases. En dépit des préjugés et des préventions, les _Vénitiens_ eurent une longue série de représentations. Ils me firent quelque honneur, mais c'est à peu près tout ce qui m'en revint; le produit presque entier de cet ouvrage me fut enlevé par la faillite du directeur. Je ne parlerais pas de ce fait, s'il ne me rappelait un mot d'une impertinence vraiment comique. Impatienté des mauvaises défaites de ce banqueroutier qui, encaissant tous les soirs l'argent qui me revenait, me répétait sans cesse qu'il n'avait pas d'argent pour me payer, comme je lui disais: «On saura vous en faire trouver.--_Qu'on m'en fasse trouver_, me répondit-il, _on me rendra un grand service_.» Ce mot ne serait pas déplacé dans la bouche d'un marquis de l'ancienne cour. Le jeu des acteurs contribua beaucoup, j'aime à le dire, à l'effet de cette pièce, brillant de toutes les grâces de la jeunesse, Talma y jouait avec une femme qu'il aimait et dont le talent s'accordait merveilleusement avec le caractère du rôle que je lui avais confié. L'illusion dans les scènes où ils se trouvaient ensemble était complète: ce n'étaient plus des sentimens simulés, mais réels. Baptiste l'aîné fut excellent dans le personnage de Capello. Pour complément de succès, l'ouvrage fut parodié sur plusieurs théâtres, et parodié même sur celui du Vaudeville par Barré et Radet, que je voyais habituellement soit chez des amis communs, soit dans des pique-niques. Ils se disaient mes amis. C'était la troisième preuve d'amitié de ce genre qu'ils me donnaient: je ne les en aimai pas davantage. CHAPITRE VI. Et moi aussi j'ai un Sosie.--Son histoire.--Kosciusko. Avant de clore l'article des _Vénitiens_, racontons une anecdote qui s'y rattache. Pendant que cet ouvrage était en plein succès, je me trouvai à dîner chez Mme Hainguerlot avec le citoyen Duviquet, qui venait de se déclarer si obligeamment, si inopinément mon champion. Je lui devais des remercîmens: je les lui fis. «Ce n'est pas la première fois, me dit-il gracieusement en s'asseyant auprès de moi, que j'ai le plaisir de dîner avec vous.--C'est très-certainement la première fois, ou ma mémoire me servirait bien mal.--Il est pourtant certain que j'ai dîné hier avec M. Arnault.--Où cela, s'il vous plaît?--À la campagne, à Olinville.--Je ne suis jamais allé à Olinville; et chez qui?--Chez M. Bastide.--Je n'ai jamais vu M. Bastide.--N'est-ce pas vous qui avez fait _Marius?_--C'est moi qui ai fait_ Marius_.--Ne vous appelez-vous pas Arnault?--Je m'appelle Arnault.--Hier, je le répète, j'ai dîné à Olinville, chez M. Bastide, avec M. Arnault, auteur de _Marius_.--Expliquez-moi cette énigme, je vous prie.--Pressé depuis long-temps par le propriétaire du château d'Olinville d'y venir passer quelques heures, je me déterminai hier à y aller. «Vous venez fort à propos, me dit-il à mon arrivée. Nous avons ici bonne compagnie; des bons vivans, et des gens d'esprit (c'est M. Duviquet qui parle). Nous avons même un auteur tragique, l'auteur de _Marius_.--L'auteur de _Marius!_ Je ne serai pas fâché de me trouver avec lui. Je ne l'ai vu qu'en passant; j'aurai plaisir à faire avec lui plus ample connaissance.--Vous serez content de lui, j'en suis sûr. Celui-là ne se fait pas prier pour dire des vers. Il sait sa tragédie par coeur, et vous en débite des tirades dès qu'on le lui demande; avant, pendant, après le dîner, il est toujours prêt. De puis, il chante le vaudeville, et raisonne finances. C'est un homme universel.» «Un domestique ayant annoncé qu'on était servi, nous passons dans la salle à manger. Chacun placé, je vous cherche des yeux parmi les convives. «Et l'auteur de _Marius?_ dis-je à l'amphitryon auprès duquel j'étais placé.--Ne le voyez-vous pas là-bas? Mais patience, après la soupe, vous l'entendrez.» «Trouvant à l'auteur de _Marius_ une tout autre figure que la vôtre, je crus qu'il y avait de la mystification sous jeu. Je laissai faire, curieux de savoir qui l'on attrapait. C'est un gaillard de bonne appétit que votre représentant. Pendant le premier service, il ne cessa d'ouvrir la bouche, mais ce ne fut pas pour déclamer. Contre sa coutume, il ne se pressait pas ce jour-là de répondre à l'impatience de la société, qui, dès le potage, lui demandait son monologue, et renvoyait la chose au dessert, comme une chanson. Le dessert arrive, «Je suis homme d'honneur, s'écria-t-il; je n'ai qu'une parole», et le voilà qui nous dégoise le monologue de _Marius_ dans son entier. L'assemblée d'applaudir et de lui demander une autre scène de sa tragédie. Il en dit une autre, et une autre encore. Il en dit tant qu'on lui en demande; le robinet était lâché, il aurait dit la pièce entière. «Voyant qu'excepté lui tout le monde était de bonne foi, et révolté de tant d'impudence, j'en voulus faire justice. Citoyen Arnault, lui dis-je, les vers que vous venez de réciter sont connus. Ne pourriez-vous pas nous faire entendre du nouveau? Ne pourriez-vous pas nous donner quelques fragmens des _Vénitiens_, par exemple?--Des _Vénitiens!_ Que voulez-vous dire?--Des _Vénitiens_, cette tragédie qu'on donne depuis quinze jours. N'est-elle pas de vous?--De moi! Je ne la connais même pas.--C'est singulier; elle est pourtant de l'auteur de _Marius_. Voyez»; et jetant sur la table un journal qui le prouvait: «Puisque vous avouez _Marius_, ajoutai-je, ne désavouez pas les _Vénitiens_.» Et comme on s'unissait à moi pour lui demander un morceau des _Vénitiens_: «Voilà assez de tragédie comme cela, répliqua-t-il en s'efforçant de cacher son embarras: laissons là _Marius_ et les _Vénitiens_. Une chanson, c'est plus gai»; et il se mit à chanter des couplets qu'il donna comme de lui, et qui ne lui appartiennent peut-être pas plus que _Marius_ et les _Vénitiens_. --«Mais enfin, dis-je au citoyen Duviquet, quel est ce moi qui n'est pas moi?--Je ne sais, me répondit-il. Le maître de la maison ne le sait pas non plus. Quand je démasquai cet affronteur: «Il m'a été présenté, me dit-il, sous le nom qu'il prend, par un fournisseur de l'armée d'Italie, d'où ils arrivaient l'un et l'autre; et comme je suis reparti aussitôt après le dîner, j'ignore le reste de cette histoire.» Le hasard m'a instruit, je crois, non seulement du reste de cette histoire, mais de l'histoire entière de mon sosie. Elle est assez curieuse pour que je la raconte. C'est un épisode qui ne déparerait pas les aventures de _Gusman d'Alfarache_, ou celles de _Lazarille de Tormes_. Quelques mois après cette aventure, Lenoir revint d'Italie, où il était allé quand je partis pour l'Égypte. Comme nous nous rendions réciproquement compte de ce qui nous était arrivé depuis notre séparation: «Il faut, me dit-il, que je te raconte un fait des plus singuliers et qui te concerne. Pendant que tu voguais avec le général Bonaparte, ne tenait-on pas pour certain en Italie que tu étais à Naples? Arrivé dans cette ville avec Souques, que j'avais retrouvé à Rome, nous nous présentons chez le général Macdonald, qu'il connaissait particulièrement. «Dînez avec nous, dit le général; vous vous trouverez avec quelqu'un que tous connaissez sans doute, avec l'auteur de _Marius_.--Avec Arnault!--Il est ici depuis quelque temps. Il ne quitte pas le quartier général, et j'en suis charmé, car il nous amuse fort avec sa tragédie et ses chansons.--Il est charmant. Il demande de l'emploi. Je lui en donnerai certainement dès que l'occasion s'en présentera.» «Pensant, poursuivait Lenoir, que tu avais pu te détacher de l'expédition et aborder à Naples, nous nous réjouissions d'avance de tout le plaisir que nous aurions à te retrouver et de la surprise que te causerait cette rencontre. Nous promîmes de revenir dîner. À l'heure dite nous arrivons en effet. Les convives étaient déjà réunis: ne te voyant pas parmi eux, nous attribuons cette absence à quelque distraction. «Il flâne sur le quai de Kiaja, ou dans la rue de Tolède, disais-je à Souques; buvons à sa santé en l'attendant.» Le dîner cependant tirait à sa fin, quand le général s'adressant à un individu que nous ne connaissions pas. «Citoyen Arnault, lui dit-il une tirade de _Marius_»; et sans se faire prier, le citoyen Arnault de débiter tout ce qui lui vient dans la mémoire, aux grands applaudissemens de l'assemblée et particulièrement d'un tambour major, qui, je ne sais à quel propos, se trouvait derrière nous, et qui avait joué le rôle du Cimbre en cantonnement. «Qu'en dites-vous? nous dit le général après le dîner.--Nous disons, répondis-je, que nous reconnaissons bien là les vers d'Arnault, mais que nous ne reconnaissons pas sa personne dans celle qui les récite; et que si cette personne est Arnault, il y a sur le vaisseau même du général Bonaparte un imposteur qui s'est emparé de son nom, imposteur d'autant plus maladroit, qu'il ne ressemble pas plus à votre Arnault que la nuit ne ressemble au jour; et il y a long-temps que le mensonge dure, ajoutai-je, car depuis cinq ans que je connais cet imposteur, il a toujours porté ce nom. Nous pouvons d'autant mieux le certifier qu'il est de notre société intime, et qu'il ne nous a jamais quittés, depuis que nous le connaissons, que pour voyager avec le général Bonaparte, avec lequel il vient de repartir. «--Voilà, dit le général, non pas en parlant de toi, un impudent personnage! J'espère qu'il ne se représentera plus devant moi.» «En effet, le faux Arnault, instruit de ce qui se passait, n'avait pas attendu qu'on le mît à la porte; il avait incontinent quitté Naples. Où était-il allé? C'est ce que nous ignorons absolument.» Là pourtant ne se termine pas l'histoire de mon homonyme; il y manque un troisième chapitre, dont je n'ai eu connaissance qu'un an après. C'est d'une personne attachée à la légation française à Florence que je la tiens. Notre homme, ainsi que je l'ai dit, attendait que le général Macdonald l'employât. La mission qu'on ne lui donna pas, il se la donna lui-même. Il n'avait fait que traverser Rome en revenant de Naples. Muni d'une fausse commission du général en chef, il court de là à Viterbe, et s'y fait reconnaître commandant de la place. «Les circonstances sont difficiles, dit-il aux magistrats du lieu qu'il a convoqués; l'armée a besoin de ressources extraordinaires pour y faire face; toutes les villes du territoire affranchi par les Français doivent contribuer en raison de leurs moyens à les lui procurer. Voici la contribution à laquelle votre ville est taxée. Elle doit être payée dans les vingt-quatre heures, vu l'urgence. Songez que vous êtes responsables de l'exécution de cet arrêté.» Le désordre qui régnait alors en Italie peut seul expliquer l'excès d'impudence de ce personnage et l'excès de crédulité des magistrats de Viterbe. La somme ayant été payée dans le délai prescrit, le commandant décampe et va droit à Florence. «Là, bien que par intérêt de sûreté il dût reprendre son propre nom, le nom qu'il tenait de son père, c'est encore sous votre nom qu'il se présente au ministre de France, me dit la personne de qui je tiens ces derniers détails, et sous votre nom qu'il se fait accueillir dans la société (on me faisait par trop d'honneur). Un seul intérêt, dit-il, l'a conduit dans cette ville fameuse, l'amour des arts; il ne laisse pas ignorer qu'il cultive les lettres, et qu'il a même composé une tragédie de _Marius_. Un ami des arts, un ami des lettres est toujours bien reçu dans la patrie du Dante; à plus forte raison un auteur tragique. Il n'y est personne qui n'ait fait honneur à votre nom, personne, y compris le superbe Alfiéri, qui se trouvait pour le moment sur les bords de l'Arno. Il paraissait d'abord plein d'estime pour vous: mais il en rabattit bientôt, et vous conviendrez qu'il n'eut pas tort, quand vous aurez entendu ce qui me reste à vous raconter. «Cédant aux instances du tragique de Paris, qui lui avait débité tout _Marius_ d'un seul trait, le tragique d'Asti avait consenti à lui lire une de ses tragédies, son _Antigone_. «Voilà une oeuvre vraiment admirable, lui dit votre représentant; et vous avez trouvé tout cela dans votre tête! Les plus grands poëtes n'ont rien inventé de plus parfait.--J'ai trouvé cela dans Sophocle, vous le savez aussi bien que moi, reprend l'Italien.--Dans Sophocle! à d'autres. Ne croyez pas me faire prendre le change. A-t-il jamais rien fait qui ressemble à cela?--Mon _Antigone_ est à peu près calquée sur la sienne.--Est-ce qu'il a fait une _Antigone_?» «À cette question faite avec l'accent de la bonne foi, quand elle prend l'accent gascon, Alfiéri fit une grimace pareille à celle du dauphin qui reconnut un singe dans le naufragé qu'il avait pris pour un homme. «Un auteur tragique ne pas connaître les tragédies de Sophocle!» disait-il quand il parlait de ce fait, et il en parlait à tout propos. Mais ne froncez pas les sourcils. Vous avez été réhabilité dans son esprit. «Il y avait plusieurs mois que le citoyen en question mettait votre nom en honneur dans la ville des Médicis, menant grand train, vivant joyeusement, estimé sous tous les rapports, excepté sous celui de l'érudition; loin de penser à quitter Florence, il paraissait disposé à s'y établir. Une dame à qui il avait su plaire, une dame noble et riche, était, disait-on, déterminée à lui donner sa fortune en échange de son nom. Le jour où serait signé le contrat qui devait conclure ce marché était fixé, quand on apprend que cet homme aimable a disparu.--Avec la dot comme Crispin quand il se donna pour Damis?--Avec les reliquats d'une contribution qu'il avait, de sa propre autorité, prélevée sur la ville de Viterbe, et qu'il lui fallait mettre ainsi que sa propre personne en lieu de sûreté. «Pendant qu'il s'endormait à Florence, on ne s'endormait pas ailleurs; la concussion dont je vous parle avait été dénoncée au général en chef, qui l'avait déférée à un conseil de guerre, lequel avait condamné le concussionnaire aux galères, non sous votre nom toutefois: c'est sous le sien propre qu'il a subi la peine qu'il avait méritée sous le vôtre; car, découvert dans la retraite où il s'était caché avec les débris de sa fortune, il a subi quelque temps après sa sentence, dont ampliation avait été envoyée à notre ministre à Florence, avec injonction de requérir du grand-duc l'extradition du condamné.» Tout me porte à croire que l'intrigant d'Olinville et celui de Florence ne sont qu'un. Voilà un homme sur lequel j'ai des représailles à exercer. Il peut être tranquille cependant: je ne me prévaudrai jamais contre lui de la loi du talion. S'il s'est paré de mes oeuvres, je ne me parerai jamais des siennes. Prît-il mille fois encore mon nom, je ne prendrai jamais une seule fois le sien. Le moins plaisant de tout cela n'est pas que ce soit moi véritablement que le ministre de France ait cru accueillir en lui, et qu'il l'ait par cela même étayé de tout son crédit. Ce ministre, avec qui j'avais eu l'hiver précédent à Paris une conversation sur les dispositions de la cour de Florence à notre égard, saisit cette occasion pour me témoigner sa reconnaissance. Je n'ai pu que lui en savoir gré. Mais j'ai peine à concevoir qu'il ait pu me reconnaître dans l'homme qui me faisait l'honneur de se donner pour moi. Je n'ai rencontré cet homme qu'une fois dans ma vie. Je ne sais s'il me ressemble, mais je sais que je serais peu flatté de lui ressembler. Les témoignages d'estime que m'attirait le succès des _Vénitiens_ m'indemnisaient cependant des tracasseries dont ils avaient été pour moi l'occasion. Aucun ne m'a flatté comme celui que je reçus de Mme Pourra, femme non moins remarquable par sa beauté que par sa bonté, et par la pureté de son goût que par la générosité de ses sentimens. Sa maison, dont sa fille, Mme Hocquart, faisait les honneurs avec elle, me plaisait d'autant plus que j'y retrouvai plusieurs de mes anciens amis, et ce n'étaient pas les moins aimables; nommer mon confrère Lemercier et mon camarade Riouffe, c'est le prouver. Je m'y suis trouvé aussi avec un des plus grands hommes du siècle, avec Kosciusko. Kosciusko était venu chercher, à défaut de patrie, un asile en France, d'où il ne sortit que lorsque les oppresseurs de son pays, que lorsque les Russes y pénétrèrent. Je ne le vis pas sans éprouver au plus haut degré l'intérêt qu'inspire une grande infortune et l'admiration que commande un grand caractère. Simple comme l'homme vraiment grand, exempt de sot orgueil et de fausse modestie, mais fier, c'était l'homme le plus naturel qu'il soit possible d'imaginer. Pendant le dîner, on le fit parler, on le fit chanter; comme un héros d'Homère, il se prêta à tout sans déroger à sa dignité. Après nous avoir intéressés par des récits animés de l'amour de la patrie et de la liberté, les dames lui témoignant le désir d'entendre l'hymne qu'entonnaient ses compatriotes en courant combattre pour la Pologne expirante, il se retira avec un de ses compagnons d'infortune et de gloire dans une pièce voisine, et, de concert avec lui, chanta cette autre _Marseillaise_ avec un accent qui nous émut profondément; accent de douleur plutôt que de triomphe; c'est celui avec lequel il dut prononcer, quand les Russes passèrent sur son corps pour entrer dans Varsovie, ces mots si touchans: _Finis Poloniæ_, il n'y a plus de Pologne. LIVRE XVI. DERNIÈRE ANNÉE DU DERNIER SIÈCLE. CHAPITRE PREMIER. Paris sous le Directoire.--Les bals masqués.--Les mystifications.--Musson.--De la caricature.--Girodet.--Les feuilletons.--Société philotechnique.--Je suis nommé de l'Institut.--Société des bêtes. Le Directoire se traînait de crise en crise vers le terme de son règne. Paris qui par instinct plus que par calcul sentait ce terme approcher, essayait de se donner par anticipation les plaisirs dont la révolution l'avait privé, et qu'une révolution nouvelle devait lui rendre. Indépendamment des bals qui se multipliaient dans une proportion toujours croissante, et faisaient de cette grande ville un vaste ranelagh, on avait rouvert des bals masqués. La classe supérieure de la société ne s'était jamais montrée plus avide de ce plaisir: cela se conçoit. La liberté du masque favorisait plus d'un genre d'intrigue; en outre elle établissait une égalité qui n'était pas sans analogie avec celle d'Athènes, et une communauté assez semblable à la plus douce de celles qu'autorisait la loi de Sparte. La politique transige même avec les vices que la morale proscrit. Le gouvernement, qui devait s'estimer heureux que la société qui ne l'aimait pas ne songeât pas à lui et se livrât aux distractions que des spéculateurs ressuscitaient pour elle, méconnut ce principe, et ce ne fut pas par délicatesse de conscience. Au lieu de s'étudier à tirer parti de ces divertissemens, tout en les surveillant, il en prit de l'ombrage; sous prétexte d'arrêter les réquisitionnaires réfractaires, il fit cerner l'hôtel Richelieu où les masques étaient réunis, jeta l'inquiétude, la terreur même dans cette assemblée qui ne voulait penser qu'au plaisir, et se faisant autant d'ennemis irréconciliables qu'il y avait là d'individus, il força les esprits les plus frivoles à s'occuper des objets dont ils s'étaient efforcés de se distraire. Le gouvernement de Venise, je le répète, était plus habile, quand se montrant aussi complaisant en morale qu'il était exigeant en politique, et prenant le masque avec le peuple, il lui rendait en licence, sous le premier rapport, ce que sous le second il lui retirait en liberté. Libres dans leurs plaisirs, les gouvernés oubliaient qu'ils étaient esclaves pour le reste, ou ils se tenaient pour dédommagés par des jouissances journalières de la privation de droits qui n'ont pas la même valeur pour tous. Il y avait au moins compensation. Des rancunes que les Parisiens gardaient au Directoire, la moins vive n'est pas celle que provoqua la suppression des bals masqués. On en donna cinq ou six. J'allai à deux ou trois, avec Lenoir. Nous nous amusions ensemble aux dépens de qui il appartenait. Une fois il y alla seul pour s'amuser à mes dépens. Il eut tort. Prévenu de son intention, j'y allai, moi, pour m'amuser aux siens, et jamais je ne m'y suis tant amusé. Il devait se déguiser en fantôme, c'est-à-dire muni d'un appareil qui le grandissant de quelques pieds, supportait une tête de poupée couverte d'un masque livide et encapuchonnée d'un drap de lit, dans lequel il était enveloppé lui-même, et qui lui tombait jusqu'aux pieds. Je m'y rendis visage découvert, mais muni d'un masque de papier comme ceux que fabriquent les enfans, et sur le front duquel étaient écrits en gros caractères ces mots: _Mon voisin s'appelle Lenoir_. Ayant reconnu mon homme à sa taille gigantesque, je perce, non sans quelque peine, la foule qu'il divertissait par ses saillies, et je me place à côté de lui, persuadé qu'il ne tarderait pas à m'attaquer. En effet, dès qu'il m'aperçoit, il m'adresse d'une voix qui semblait sortir de son ventre de spectre, plusieurs plaisanteries assez piquantes que je n'avais pas l'air de comprendre. «Qui diable, est ce masque-là? me disait-on.--Je ne sais; un revenant, peut-être, mais non certainement un esprit.» Le revenant de me lutiner de plus belle; et comme il ne m'épargnait pas, feignant un mouvement d'humeur, je lui tourne le dos, et tirant de ma poche mon masque de papier, je le mets sur ma figure. _Mon voisin s'appelle Lenoir_, dit aussitôt une personne qui se trouvait près de moi. À ce propos, qui est répété par chaque lecteur, le revenant décampe et va se réfugier dans un autre salon. Je lui laisse le temps d'y rassembler un autre groupe; et dans le moment où plus gai que jamais il jouissait, sous le plus parfait _incognito_, du succès de ses malices, je viens me replacer à côté de lui, feignant toujours de ne pas le reconnaître. Ses attaques de recommencer. J'y réponds de mon mieux; puis, feignant de nouveau l'impatience, et lui tournant brusquement les talons, je reprends mon masque. Tous les gens qui savaient lire, et il y en avait là, quoique je ne fusse guère entouré que de nouveaux riches, tous les gens qui savaient lire de répéter: _Mon voisin s'appelle Lenoir_. Le revenant transporte sa scène ailleurs. Je l'y poursuis, et grâce au même procédé, je le force de nouveau à déménager. N'y concevant rien, il se fait enfin connaître à moi: «Conçois-tu, me disait-il, que je sois deviné de tout le monde? je n'ai donné mon secret à personne.--Si tu me l'avais donné, lui dis-je, personne ne l'aurait deviné; mais je ne me suis pas cru obligé de garder un secret que tu ne m'avais pas confié. Au reste, c'est en me masquant que je t'ai démasqué, ajoutai-je, en lui montrant mon visage de papier.» Il rit de bon coeur de ce tour-là, et me promit de ne plus revenir au bal sans moi. Nous y revînmes; mais nous ne nous y amusâmes plus, faute de trouver non pas à qui parler, mais qui nous répondît; cette sorte d'escrime étant là le plaisir par excellence. Un galant homme peut s'y livrer, mais il ne doit le faire qu'avec réserve: au bal comme ailleurs, la liberté a ses restrictions, elle permet de pincer, mais non pas d'écorcher; elle permet la plaisanterie, mais non pas l'outrage. L'homme honnête ne dit rien sous le masque qu'il ne dirait à visage découvert. Que d'honnêtes gens sous ce rapport n'étaient pas des gens honnêtes! Ces ménagemens s'accordaient peu avec les moeurs un peu brutales que la révolution nous avait faites. J'en ai eu plus d'une preuve. Et la civilisation, dit-on, s'est perfectionnée! Puissions-nous avoir gagné en civilisation ce que nous avons perdu en civilité! Rapportons à ce propos une des répliques les plus gaies et les plus malicieuses qui aient été faites sous le masque. Dans un bal où je donnais le bras à Mme Hainguerlot, femme aussi bonne que spirituelle, aussi bonne que possible, et néanmoins assez maligne (tout cela s'arrangeait en elle), un masque, dont je ne puis dire la même chose, nous poursuivait, nous harcelait de ses importunités. Vêtu d'un costume évidemment réformé de l'Opéra, costume fripé qu'il achevait de salir, sur un tricot couleur de chair qu'une tunique bleue couvrait à demi, il portait un carquois en sautoir: c'était une caricature vivante de Cupidon. À l'oripeau qui ceignait son front, à l'arc doré sur lequel il s'appuyait, aux ailerons accrochés à ses épaules, il était impossible de la méconnaître. Comme nous ne faisions pas attention à lui: «Regardez-moi donc, nous disait-il, regardez-moi donc! je suis l'Amour.--Tu n'es certainement par l'amour propre», repartit Mme Hainguerlot. Cette finesse, cette vivacité caractérise l'esprit de cette dame et dominait dans ses discours: aussi sa société intime, qui se composait de gens d'un esprit analogue au sien, était-elle des plus aimables. Pour le prouver, il suffirait d'en nommer les principaux membres: c'étaient habituellement Lenoir, Méhul, Digeon et quelquefois Hoffmann, noms auxquels je dois ajouter celui de Pérault son frère, homme de l'originalité la plus piquante. Si passionné que je sois pour la musique, et l'on en faisait de bonne chez elle qui l'aimait passionnément, combien je préférais sa conversation aux concerts les plus brillans! combien nous préférions le petit cercle qu'elle animait aux nombreuses réunions où nous ne l'entendions que chanter, et qui, bien qu'elle chantât à merveille, étaient pour nous des soirées presque perdues! Elle donnait souvent aussi de grands dîners. Ses convives étant pour la plupart des gens avec lesquels son mari était en relation d'affaires, gens plus importans qu'amusans; ces dîners, même en dépit de ses saillies, nous auraient autant contrariés que ses concerts, si un homme qu'elle n'oubliait guère d'inviter ces jours-là n'avait pas eu le talent de changer en comédie des plus amusantes ces séances qui ne promettaient que de l'ennui. Cet homme était Musson. Lui refuser une place dans le tableau des moeurs parisiennes, à cette époque, serait y laisser un vide. «La société, ai-je dit dans l'éloge de Picard, était atteinte alors d'une manie assez singulière. Pour satisfaire à je ne sais quel besoin qui s'était emparé des esprits, d'autant plus avides de plaisir qu'ils en avaient été absolument sevrés pendant l'effroyable période à laquelle on venait d'échapper; pour regagner le temps perdu, et en compensation d'un si long deuil, on croyait ne pas pouvoir trop se divertir: de là l'usage assez commun d'appeler dans les fêtes que l'on se prodiguait réciproquement, et où l'on accumulait tous les genres d'amusemens, certains personnages dont le métier était de se jouer de la bonhomie du convive qu'on leur livrait, et de le couvrir de ridicule dans la maison où il avait été attiré par des démonstrations d'estime et d'amitié, et quelquefois même dans sa propre maison qu'il avait cru n'ouvrir qu'à des amis.» Ces personnages se nommaient des _mystificateurs_. Aucun mystificateur n'a porté plus loin que Musson le talent, ou plutôt l'art (en parlant de lui, c'est le mot), l'art de mystifier; aucun n'a reproduit la nature avec plus de fidélité. Cela explique comment les hommes les plus fins s'y laissaient abuser et le remerciaient de les avoir abusés: la crédulité qu'il obtenait ne blessait au fait nullement l'amour-propre; on ne pouvait pas plus se fâcher de l'avoir pris pour ce qu'il se donnait, qu'on ne peut se fâcher de s'être laissé entraîner aux illusions du théâtre: c'était à une comédie bien jouée qu'on venait d'assister. Il changeait souvent de rôle: tantôt maire d'une petite ville, tantôt architecte, tantôt chanoine, tantôt commerçant; mais quel que fût le rôle qu'il adoptât, il n'en sortait de la soirée. Ses manières, ses discours, ses souvenirs, ses craintes, ses espérances se rattachaient tous à cette profession: la sphère de ses idées, l'étendue de son intelligence n'allait pas au-delà. Sa politique ne s'appliquait qu'à cela, et c'est du peu d'harmonie qui se trouvait entre ses intérêts privés et les intérêts de la chose publique qu'il tirait ses effets les plus comiques. Un jour qu'il se donnait pour un homme de lettres, et qu'en cette qualité il se déchaînait contre le régime dont la révolution avait fait justice, et contre le duc de La Vrillière particulièrement, qu'il appelait homme sans conscience; comme on lui demandait ce qu'il avait à reprocher à ce ministre? «Écoutez, répondit-il, je faisais de jolis romans, mais ils ne se vendaient pas. Ne sachant comment vivre, et à plus forte raison comment payer mon terme, j'imaginai de me faire mettre à la Bastille. Là, me disais-je, on est logé, chauffé, nourri et bien nourri aux frais du roi, et puis cela donne de l'importance. Faisons-nous mettre à la Bastille. Je compose à cet effet contre Mme Du Barri une satire. Elle était écrite de la bonne encre, cette satire-là! Elle fait du bruit: M. de La Vrillière en entend parler. Dès le lendemain de la publication, un exempt de police se présente chez moi avec une lettre de cachet. «_De la part du roi_, me dit-il en me faisant monter dans un fiacre, suivez-moi.» J'étais au comble de mes voeux. Je saluai d'un air fier les voisins attroupés pour me voir partir; je me voyais à la Bastille, quand il crie au cocher: «À Bicêtre!» Y a-t-il conscience? je le demande; et encore m'a-t-on fait payer le fiacre!» Musson était merveilleusement servi par son physique, par la bonhomie qui caractérisait sa figure, par sa conformation un peu lourde, par son oeil éteint qui ne s'animait que lorsqu'il avait rencontré quelque balourdise bien conditionnée, et même par ses cheveux qui, non moins blanchis par le temps que par la poudre, ne permettaient pas de croire qu'arrivé à un âge qui commande la gravité, il pût prétendre à un genre de succès qui ne vous concilie pas absolument le respect. Chose assez singulière, c'est que cet homme si divertissant dans un personnage emprunté, n'était rien moins qu'amusant quand il restait dans le sien. Son esprit, si fécond en traits de tous les genres quand il faisait parler les autres, était d'une stérilité absolue quand il parlait pour son compte. Terne, lourd, commun quand il était lui, il sentait aussitôt le besoin de cesser de l'être, et s'égayait aux dépens du premier venu. Un jour de carnaval on le surprit se promenant gravement sur le boulevard une queue de lapin attachée à une basque de son habit, et cela pour attraper non seulement les polissons qui le saluaient de leurs complimens accoutumés, mais aussi le passant charitable qui croyait devoir lui donner un avertissement qu'il repoussait et avec qui il engageait à cette occasion une querelle tout-à-fait plaisante. Une autre fois, sur le boulevard encore, s'amusant de la bonté d'un provincial aux soins duquel il s'était fait confier, et qui le prenait pour un imbécile dont la manie était de se croire un enfant, s'arrêtant à toutes les boutiques et demandant dans la langue de l'enfance tout ce qu'il voyait, il se fit acheter par lui des gâteaux, un pantin, et quand la foule que cette singulière farce avait réunie fut assez nombreuse, se mettant tout à coup à trépigner, il exigea de son mentor la complaisance la plus grande qu'un marmot puisse obtenir de sa bonne. Heureusement pour le mystifié, Lenoir qui lui avait confié cette singulière tutelle, et qui observait de loin cette scène, vint-il le tirer d'embarras, sans toutefois le désabuser. Pas de bonne fête sans Musson. Sa vie s'écoula tout entière dans les plaisirs qui entourent la richesse et dans la pauvreté qu'il retrouvait chez lui. Il était peintre; mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût autant de talent pour peindre l'homme physique que l'homme moral, ou plutôt au physique comme au moral il ne pouvait le peindre qu'en caricature. Aussi ne lui faisait-on faire de portraits que pour avoir occasion de le payer de ses facéties, et on ne les lui payait pas souvent. Il mourut d'accident à un âge fort avancé. Comme il sortait fort tard d'une maison où il avait passé la soirée, le timon d'un fiacre le renversa. Il conserva jusqu'à son dernier moment le don de faire rire tout le monde, et le don de rire de tout. C'était Diogène, au cynisme près: c'était un vrai philosophe. Musson n'est pas le seul peintre en qui cette double faculté d'imiter se soit trouvée réunie. Il y a entre l'une et l'autre une secrète analogie. Bellecour les possédait; et ne sont-elles pas réunies aujourd'hui au degré le plus éminent dans Henri Monnier? De la faculté d'imiter à celle de contrefaire, il n'y a qu'un pas. En étudiant les perfections d'un objet, on découvre aisément ses défectuosités. Rien de moins étonnant que de voir une même main dessiner la caricature du modèle dont elle a reproduit les beautés. David aurait pu le faire; mais il s'en est gardé, et il a bien fait. Un de ses plus brillans élèves, Girodet, a fait le contraire; il a eu tort, et d'autant plus, qu'ôtant à la caricature ce qu'elle a de gai, il en a fait l'expression de la satire la plus cruelle: la plume de Juvénal n'a pas écrit une page plus virulente que celle que Girodet a tracée avec son pinceau; c'est une tache dans sa vie. Si grand que fût le tort qui provoquait sa colère, le tort d'une femme qui n'avait pas attaché à un portrait sorti de ses mains le prix qu'il croyait lui être dû, qu'était-ce, comparativement à la vengeance qu'il tirait de cette injustice, en faisant du modèle qu'il croyait avoir flatté le centre de l'allégorie la plus outrageante? S'il est difficile de concevoir qu'un artiste ait été entraîné dans un pareil écart par son ressentiment, à plus forte raison ne concevra-t-on pas qu'un jury d'artistes, sans l'agrément duquel aucun tableau ne pouvait être exposé au Louvre, ait autorisé l'exposition de celui-là. Prétendant n'avoir pas le droit d'y entendre malice, il permit que cette révoltante parodie fût placée dans le lieu même que le portrait auquel elle faisait allusion avait occupé. Pour mettre un terme aux querelles que ce tableau provoquait, la police le fit enlever au bout de trois jours. L'on comprenait la liberté dans ce temps-là à peu près comme on la comprend dans ce temps-ci. À ce même Salon où fut exposé le _Marcus Sextus_ qui révéla dans Guérin un émule de Gérard, un petit, un très-petit tableau de Demarne, avait frappé mon attention: c'était une de ces compositions heureuses qui tirent leur effet de leur simplicité même; une de ces compositions qui au premier aspect semblent ne porter que sur une idée, et autour desquelles une foule d'idées viennent bientôt se grouper; compositions dont votre attention ne peut plus se détacher, et qui vous émeuvent d'autant plus que vous les contemplez plus long-temps. Je ne vis d'abord dans ce tableau, qui représentait une plage battue par une mer encore agitée, qu'un personnage, c'était un chien hurlant devant un chapeau. Ce chien était un barbet, ce chapeau celui d'un matelot. L'attitude et l'expression de ce pauvre animal était si vraie que je l'entendais en le voyant. J'espérais qu'après tout son malheur n'était pas irréparable, que les flots avaient pu ou pourraient rejeter sur un autre point l'ami dont ils lui avaient rendu la dépouille; je cherchais sur le rivage l'endroit où ce pauvre homme allait aborder: j'en découvre un dans le lointain. Mais une troupe de sauvages assis autour d'un grand feu y faisait les apprêts d'un horrible festin! Au doux attendrissement que j'éprouvais, succéda tout à coup un sentiment insupportable, un véritable désespoir. Je m'éloignai brusquement, mais je revins bientôt rappelé par le barbet, et reportant mes regards sur la partie mélancolique de cette double scène, je tâchai de ne voir que lui. Si ce tableau m'eût appartenu, je n'y aurais pas souffert d'autre figure. Ce barbet-là est probablement celui qui a suivi depuis le convoi du pauvre. Comme je parlais de cette composition avec un sentiment analogue à l'émotion qu'elle m'avait causée, et que j'avais exprimé le regret de ne pouvoir l'acheter, Lenoir et plusieurs de mes amis, au nombre desquels était ce pauvre Regnauld, et M. Collot aussi, je crois, eurent l'idée de se cotiser pour me le donner: mais le tableau n'était plus à vendre. Je ne sus ce fait que long-temps après; on conçoit si j'en fus touché. L'intention, cette fois, fut réputée pour le fait. Grâce à elle, c'est avec un double plaisir que je revois _le Chien du Matelot_, et j'ai ce plaisir souvent: on a tant multiplié les copies de cette naïve production. Cependant mes ressources pécuniaires diminuaient. Le directeur du Théâtre Français, homme d'honneur qui m'avait promis de ne me pas payer, me tenait parole. Mes économies s'épuisaient, mes louis étaient presque tous convertis en papier; un des fondateurs du journal intitulé _le Propagateur_, m'ayant proposé sur ces entrefaites de me charger moyennant un traitement fort honnête de l'article _théâtre_ dans cette feuille, j'acceptai. Je ne parle de ce fait que parce qu'une circonstance assez plaisante s'y rattache. En ce temps-là, comme en celui-ci, la littérature était d'un bien faible intérêt pour les esprits dominés par des intérêts politiques. La politique, en conséquence, envahissait tout le journal, et si courts que fussent mes articles, j'avais toutes les peines du monde à les y faire entrer sans amputations. Je tenais à payer largement mon contingent: qu'imaginé-je à cet effet? Comme au bas de la feuille était un feuilleton destiné à recevoir les annonces, je demandai que deux fois par décade (nom qu'on donnait alors aux divisions du mois) le commerce cédât sa place à la littérature; ce que j'obtins. La méthode ayant paru commode, d'autres journaux, et particulièrement le _Journal des Débats_, prirent modèle sur le nôtre, et bientôt chaque feuille eut son feuilleton littéraire. Je puis donc me vanter d'être le créateur des feuilletons; mais cette gloire m'a coûté cher. Comme Danton qui fut condamné par le tribunal qu'il avait institué, ou, si l'on veut, comme Montfaucon qui fut accroché aux fourches patibulaires qu'il avait restaurées, victime de mon invention, ne suis-je pas le premier littérateur qui ait été exécuté dans le feuilleton devenu libelle dès le lendemain de sa naissance, sous la plume de Geoffroy? La création de l'Institut avait remis en honneur les sociétés savantes et littéraires. Au premier rang de celles que la mode fit éclore est la _Société philotechnique_, association libre où les arts, les sciences et les lettres ont aussi leurs représentans. Plusieurs membres de la Société-Modèle, tels que Lacépède et Sélis, y étaient affiliés. Se mettre en rapport avec eux était pour moi d'un double avantage: à l'agrément que je pouvais retirer de leur commerce se joignait l'espérance de m'assurer leur suffrage, si jamais j'étais porté sur la liste des candidats de l'Institut, où les nominations se faisaient alors par toutes les classes assemblées, quelle que fût la classe à laquelle appartînt le fauteuil vacant. J'acceptai donc avec empressement la proposition qu'on me fit de me présenter à la Société philotechnique, et sous tous les rapports je n'ai qu'à me féliciter d'y avoir été admis. Cette Société, comme l'Institut, avait des séances particulières et des séances publiques. Ses séances publiques ne différaient de celles de l'Institut qu'en ce qu'elles étaient égayées par l'exécution de quelques morceaux de musique: quant aux séances particulières, même gravité. Elles n'avaient cependant pas tout-à-fait la solennité d'une séance académique; on y dissertait moins qu'on n'y conversait, mais cela n'en était pas plus mal. Le plus parfait accord régnait entre ses membres que ne divisait aucune prétention, et qui, bien que l'égalité de mérite n'existât pas plus chez eux qu'ailleurs, vivaient entre eux sur le pied d'une égalité qu'un banquet fraternel restaurait tous les mois. Arriva enfin le moment où les liaisons que je formai là devaient me devenir utiles dans des intérêts plus graves que ceux du plaisir, et servir ma plus haute ou plutôt ma seule ambition. Guillet le Blanc, auteur d'une tragédie des _Druides_, à qui la prohibition dont elle avait été frappée donna quelque célébrité, auteur d'un _Manco Capac_ qui n'est guère connu que par des vers ridicules, et auteur aussi d'une traduction de Lucrèce, _De naturâ rerum_, qui n'est pas connue du tout, _le Blanc Guillet_, dis-je, vint à mourir. Il laissait une place vacante à l'Institut dans la section de poésie. Porté par cette section au nombre des trois candidats entre lesquels le corps entier devait choisir, mes confrères de la Société philotechnique ne me furent pas inutiles pour l'élection définitive. Le bon Sélis, surtout qui m'avait pris en gré sans me connaître, et peut-être parce qu'il ne me connaissait pas, avait commencé la première conversation que nous eûmes, en me disant: _Je veux que vous soyez des nôtres_: il me tint ou plutôt il se tint parole. Je fus nommé. Je dus m'estimer doublement heureux, car j'avais Parny et Le Mercier pour concurrens. Je désirais cet honneur plus que je ne l'espérais. Aussi ne puis-je exprimer la joie que me donna cette préférence inespérée: elle me flattait d'autant plus que je ne l'avais pas sollicitée. C'est dans la plus stricte acception du terme que je le dis. Après la joie que me donna le succès de mon _Marius_, c'est la plus vive que j'aie rencontrée, dans la carrière des lettres, s'entend. Dans l'explication que j'avais eue avec le général Dufalga à Malte: «Si vous étiez de l'Institut, m'avait-il dit, on vous traiterait comme Monge et Berthollet qui sont de l'Institut.» Ce à quoi j'avais répondu: «J'irai donc me faire recevoir de l'Institut.» Me rappelant ce propos après mon élection: «Je puis aller rejoindre l'expédition d'Égypte, dis-je à Regnauld qui était revenu de Malte et m'avait servi en cette occasion avec toute son activité; j'ai mon rang marqué à présent.--Je pense que vous ne vous presserez pas de l'aller prendre», me répondit-il. À propos d'Institut, il est dans le caractère français de tout parodier. Parodiant cette grande institution, les parodistes de l'époque, Barré, Radet, Despréaux et autres, avaient formé une _Société des bêtes_. Dans ces réunions les adeptes ne pouvaient rien dire qui eût apparence de sens ou du moins de raison. Cette loi, qui avait l'amusement pour but, produisit un effet tout contraire. Les honneurs couraient après moi. Élu à l'unanimité membre de cette autre académie, je le dis sans amour-propre, je n'ai pas pu y siéger trois fois. Rien d'ennuyeux comme ses séances. Il en est de la bêtise comme de l'esprit, la prétention en fait de la sottise, et la sottise n'est pas toujours gaie. CHAPITRE II. Des sciences, des arts et des lettres pendant la révolution, et de son influence sur leurs développemens.--Du Théâtre-Français en général, et particulièrement de Molé. Quelques considérations sur cette partie de l'histoire de l'esprit français pendant la révolution me semblent nécessaires au complément de la récapitulation que j'ai entreprise. Un chapitre donc sur cet objet. Poussées depuis quelque temps par des hommes supérieurs dans des routes nouvelles, les sciences étaient en progrès lorsque la crise de 1789 vint donner une nouvelle activité au génie humain. Dans le conflit qui divisait la société française, dans cette guerre que les nouveaux intérêts livraient aux intérêts anciens, les savans ne sont pas demeurés neutres; cependant la passion avec laquelle la plupart prirent parti dans cette grande querelle ne fit pas diversion à leurs travaux. En épousant des opinions politiques, ils ne firent pas divorce avec les sciences qu'ils affectionnaient; bien plus, ils les cultivèrent avec une ardeur accrue par l'espérance d'en faire des appuis à la cause qu'ils embrassaient. Comme Archimède, aveugles et sourds en apparence au milieu des scènes turbulentes dont ils étaient entourés, et s'isolant dans la patrie pour la mieux servir, c'est à pourvoir aux besoins toujours renaissans et toujours croissans que cette crise si compliquée dans ses effets créait à l'Etat, qu'ils appliquaient l'effort de toutes leurs facultés. Que de reconnaissance la France ne leur doit-elle pas! Les Berthollet, les Monge, les Fourcroi, les Chaptal, n'ont peut-être pas eu moins de part aux triomphes de nos armes que les militaires qui ont employé avec tant d'habileté pour notre défense les nouveaux moyens de destruction que l'activité de nos fabriques fournissait à nos inépuisables arsenaux. Quelques savans avaient même conservé un tel sang-froid au milieu de ces circonstances terribles, que, soumettant au calcul leurs résultats, comme on y soumet celui d'une guerre, ou d'une contagion, ou de tout autre fléau, ils en raisonnaient comme d'un fait absolument étranger à leur siècle. «_Z'ai_ fait, disait un mathématicien qui substituait toujours le _z_ au _j_, et au _ch_ le _s, z'ai_ fait le relevé des états de mortalité des années 1793 et 1794; eh bien! comparaison faite de ce relevé avec celui des années précédentes, _ze_ n'ai pas vu entre eux une grande différence depuis l'établissement du tribunal révolutionnaire. Défalquons du nombre des condamnés ceux qui seraient morts de vieillesse, de maladie ou d'accident, et vous verrez que l'influence de ce tribunal sur la mortalité se réduit presqu'à rien.» L'homme qui parlait ainsi a pu continuer ses travaux pendant les années en question. S'il n'était très-sensible, c'était toutefois un fort bonhomme. Personne n'en doutera quand j'aurai nommé Lagrange. Peut-être dira-t-on le contraire d'un homme qui, au sujet du même tribunal révolutionnaire, devant moi, peu de jours après l'exécution de Camille Desmoulins, disait en soupirant: «_On ne fait pas la moisson sans faucher quelques fleurs_.» C'est dans ce madrigal qu'il y a de la cruauté. Il n'appartient pas toutefois à un savant, mais à un chansonnier, ce qui n'est pas absolument la même chose; il appartient à l'auteur _du Congrès des rois_, opéra _comico-politico-satirique_[23], qu'on représentait alors au théâtre de la rue Favart, ouvrage d'un nommé Artaud, qu'il ne faut pas confondre avec le traducteur du Dante et le commentateur de Machiavel, homme honorable à tous les titres. Lagrange, sans excuser le fait, n'y voyait qu'un problème de statistique. La nature de son esprit le portait à ne juger des choses que dans leurs rapports avec la science. Napoléon, qui aimait qu'on crût en Dieu, lui demandant un jour ce qu'il pensait de Dieu: «_Zolie_ hypothèse! elle explique bien des _soses_», répondit le mathématicien[24]. Si la révolution eut quelques obligations aux savans, les savans doivent aussi quelque reconnaissance à la révolution. Exceptons-en un envers qui elle fut atroce et absurde, et c'était non seulement le plus illustre, mais le plus utile de tous, exceptons-en Lavoisier: ne sont-ils pas arrivés tous, par elle, aux honneurs et à la fortune? Les arts non plus n'ont pas eu à se plaindre de la révolution. La cause en est simple: c'est qu'elle n'a jamais eu à se plaindre d'eux, c'est qu'elle n'avait pas lieu de les craindre. Quel mal pouvaient lui faire la peinture, la sculpture? Un tableau, une statue parlent à tous les yeux, il est vrai; mais encore les idées qu'expriment une statue, un tableau, ne peuvent exercer de l'influence sur la multitude qu'autant qu'elles lui sont offertes par l'exposition des originaux, ou que ces statues et ces tableaux sont multipliés par des copies. Or le gouvernement révolutionnaire n'était rien moins que tolérant sur cet article. Courtois d'ailleurs, si ce n'est libéral envers les artistes, qui pour la plupart le servaient par enthousiasme plus que par calcul, à défaut de travaux il leur prodiguait des éloges et des distinctions. Pour l'amour-propre cela équivaut presqu'à de l'argent. Ces encouragemens, au reste, n'ont pas été moins féconds que l'argent même. C'est pendant cette époque que Gérard, Girodet, Gros et Guérin, élèves de David, de Vincent et de Renaud, exposèrent les essais qui annoncèrent des rivaux à leurs maîtres, et des continuateurs à la gloire de l'école française, dont le caractère avait été régénéré surtout par le pinceau si correct et si chaud à qui elle doit les _Horaces_ et le _Brutus_. D'habiles sculpteurs cependant achevaient, poursuivaient ou commençaient leur carrière. Si Julien, Pajou, Houdon, touchaient à l'âge du repos, ils étaient dans toute l'activité de leur talent, Cartelier, Moette, Rolland, Espercieux[25], et ce Chaudet si habile à faire penser, à faire pleurer le marbre, à qui l'antiquité même n'a pas prêté une expression plus naïve. Par une cause à peu près semblable, cette époque ne fut pas moins favorable à la musique qu'elle ne redoutait pas non plus. N'exprimant rien d'elle-même, et n'étant que le commentaire d'une pensée ou d'un sentiment, c'est du thème auquel on l'applique et à qui elle prête quelquefois une expression si vive, si puissante, que la musique tire sa valeur positive. Il suffit, pour se la rendre utile, de lui fournir ce thème. La révolution n'y vit donc qu'un utile auxiliaire. Aussi l'a-t-elle associée à ses exploits politiques comme à ses exploits militaires, et à ses solennités comme à ses conquêtes; aussi la faisait-elle marcher en tête des colonnes qui traversaient Paris pour renverser le pouvoir dominant, comme en tête des bataillons qui traversaient l'Europe dans tous les sens, et devant lesquels s'ouvrirent toutes les capitales: est-il au monde un écho qui n'ait répété les refrains de la _Marseillaise_ et du _Chant du Départ?_ La révolution montra même, pour l'enseignement de la musique, une sollicitude qu'elle n'avait conservée pour celui de quelque autre art que ce fut. C'est de son sein qu'est née cette école qui jusqu'alors avait manqué à la France, le Conservatoire de Paris, institution dont la direction fut confiée à M. Sarrette[26], institution rivale des plus célèbres écoles d'Italie, et qui, dès son origine, atteignit le haut degré de perfection qu'elle n'a pas même perdu sous la restauration. La révolution donna à cet art un caractère plus mâle et plus fier. De l'âge pastoral auquel il avait semblé appartenir essentiellement jusque-là, il passa dans l'âge héroïque; aux chants naïfs et spirituels, mais un peu mous de Monsigny, de Desaide, de Daleyrac, de Grétry, se mêlèrent les accens si vigoureux, si graves et si passionnés de Berton, de Le Sueur, de Chérubini, et de ce Méhul dont le nom se lie à tous nos triomphes. Ce caractère renouvela notre musique dramatique. Par une fusion du système allemand et du système italien, sans rien perdre de son esprit, la musique française acquit une énergie et une grâce qui n'avaient été réunies antérieurement que dans les opéras de Gluck; heureuse fusion qui ouvre aux productions de notre école les principaux théâtres de l'Europe, qu'elle partage aujourd'hui avec celles des deux écoles dont elle a su concilier le génie avec celui qui lui était propre! À parler franchement, c'est de cette époque seulement que la France a une école de musique. Les gouvernemens révolutionnaires ne furent pas si bienveillans pour les lettres. Mais, à la vérité, elles n'avaient pas été aussi complaisantes pour eux que les arts, et il était plus facile de les faire taire que de les faire parler. Les progrès des lettres répondirent-ils à ceux des arts? Quelle influence la révolution a-t-elle exercée sur elles? Quand s'est-elle fait sentir? C'est ce qu'il nous reste à examiner. Consacrée presque exclusivement à la politique, si féconde qu'elle ait été alors, la littérature proprement dite a produit peu d'ouvrages dont l'intérêt ait survécu à la circonstance dont ils sont nés. Des théories plus ou moins heureuses sur les gouvernemens, des opinions plus ou moins extravagantes, exposées avec plus ou moins d'éloquence, telles sont les productions littéraires les plus remarquables de cette époque, qui fut moins celle de la méditation que celle de l'improvisation, et qu'a remplie presque tout entière une polémique étrangère aux lettres, polémique furibonde dans laquelle se fit surtout remarquer La Harpe. Cette époque ne fut pas sans influence sur la langue; mais il ne faut pas trop s'en applaudir. De là date l'invasion de tant d'expressions vicieuses, de tant de locutions barbares qui, de la tribune législative, à qui toutes les provinces fournissaient des parleurs, et où l'on parlait tous les jargons, sont passées dans la langue usuelle, qui, comme notre monnaie, s'appauvrissait en raison de ce qu'on multipliait ces prétendues richesses auxquelles la révolution donnait, comme aux assignats, un cours forcé. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, prenant du dévergondage pour du génie, et des arguties pour des raisonnemens, ces orateurs et ces écrivains se donnaient pour des écoliers de Rousseau ou de Montesquieu. La plupart des poëtes qui cependant écrivaient alors était bien plus positivement de l'école de Voltaire. Ce grand homme a, comme on sait, deux manières très-distinctes. Simple et sans prétention, mais non sans élégance, abondante en esprit qu'elle rencontre sans paraître le chercher, et qui semble moins appelé dans le sujet que produit par le sujet où jamais il ne brille aux dépens de la raison, l'une caractérise ses poëmes philosophiques et ses poésies légères, qui sont des poëmes philosophiques aussi; l'autre, noble, élevée, mais non pas ampoulée, solennelle, mais non pas emphatique, naturelle, mais non pas vulgaire, naturelle jusqu'au sublime, car si le sublime est hors du vulgaire, il n'est pas hors de la nature; l'autre, dis-je, caractérise ses tragédies et la plus sérieuse de ses épopées. Chacune de ces manières se retrouve, du plus au moins, dans les compositions des deux écoles que Voltaire a fondées par son exemple. Parny dans ses poëmes, Andrieux dans ses contes, Chénier dans ses satires, reproduisent quelquefois la première jusqu'à faire illusion: quant à la seconde, on la retrouve dans presque toutes les tragédies qui ont été accueillies de 1789 à 1800, et particulièrement dans celles de Chénier. À côté de cette double école, où l'on ne pouvait pas réussir sans esprit, subsistaient cependant des écoles fondées par des hommes d'un talent supérieur, mais où l'art de revêtir d'expressions brillantes des idées communes suffisait pour obtenir du succès; telle était l'école de Delille, père du poème descriptif, genre qu'il a enrichi de plus d'un chef-d'oeuvre; telle était l'école de Le Brun, _le Pindarique_, qui, parfois sublime et quelquefois emphatique dans ses chants nationaux, n'a guère produit, même dans Thomas Desorgues, que des imitateurs de son emphase; telle était enfin l'école de Dorat, de laquelle Dumoustier n'eut pas le temps de se détacher, et dont Vigée, qui croyait imiter Gresset, prolongea la durée, école dont l'afféterie contrastait si singulièrement avec l'âpreté des circonstances, et qui n'en a pas moins fourni dans un soi-disant Dorat un panégyriste à Marat. Au reste, cette période pendant laquelle Delille, qui ne se reposait pas, n'a rien publié, fut plus féconde en poëmes dramatiques qu'en poëmes de tout autre genre. Ce n'est pas toutefois pendant sa durée que dégénéra cette branche de notre gloire littéraire. Plus énergique et plus virile, la tragédie apprit alors à marcher avec plus de liberté vers un but plus utile; traitant de préférence les sujets qui se rattachaient aux premiers intérêts sociaux, les discutant par des actions et par les discours, et faisant du plus noble des amusemens un moyen d'enseignement public, les poëtes tragiques élargirent à cet effet le cercle un peu étroit où l'on s'obstinait depuis deux siècles à les emprisonner; ils reculèrent les limites que d'Aubignac et autres avaient données au génie de Corneille. Mais remarquez qu'en abrogeant des lois imposées par la pédanterie et maintenues par le préjugé, ils respectèrent celles qui émanaient de la raison et qui reposaient sur la morale. Les tragiques grecs leur parurent des modèles préférables aux tragiques espagnols ou anglais, et les drames de Sophocle et d'Euripide à ceux de Calderon et de Shakespeare. Un homme qui avait plus de génie que de raison, Ducis, fit à la vérité plusieurs emprunts au théâtre anglais. Il lui emprunta les sujets ou plutôt les titres de quelques uns de ses ouvrages[27]; mais encore n'importa-t-il pas sur notre théâtre le système anglais, mélange de tous les tons, de tous les styles, de tous les sentimens, de toutes les moeurs, qui caractérise particulièrement les drames de Shakespeare; chaos que celui-ci rachète à force de sublime, mais qui ne constitue pas le sublime, comme voudraient le faire croire quelques fanatiques qui n'admettent plus d'autre modèle; chaos malgré lequel, et non par lequel il s'élève aussi haut que qui que ce soit, quand il s'élève, mais alors il est inimitable. C'est ce dont quantité de gens ne sont pourtant pas encore persuadés. Malgré le peu de succès de certaines tentatives, ils prétendent nous mettre au Shakespeare pour tout régime, et ne se lassent pas de faire du Shakespeare. Leur prétention, soit dit entre nous, me rappelle celle d'un chimiste qui s'occupait aussi de nos plaisirs, et dans le temps où le café nous manquait, voulait remplacer cette denrée exotique par une production indigène. «Recueillez, disait ce bon Cadet de Vaux, la graine de l'iris des étangs (_pseudo acorus_), lorsqu'elle est parfaitement mûre, puis, après l'avoir torréfiée et réduite en poudre, faites-la infuser dans de l'eau chaude et passez-la ensuite à la chausse; vous obtiendrez ainsi une décoction qui aura la couleur et l'amertume du café, _ce sera du café, à l'arôme près_.» Ainsi font les gens en question; ils nous donnent du Shakespeare, au génie près. Ces tentatives sembleraient un effet de la révolution: on y retrouve son caractère. Remarquons toutefois que c'est après plus de vingt ans, bien plus, après la contre-révolution, ou après la restauration, si l'on veut, que cet effet de la révolution s'est manifesté, et qu'il appartient à des esprits qui n'étaient rien moins que révolutionnaires. Voyons-y moins l'influence de la révolution que celle des littératures étrangères et des habitudes contractées par tant de Français portés ou déportés dans toutes les parties de l'Europe, soit par les proscriptions, soit par nos victoires; voyons-y surtout la conséquence de ce besoin de faire du nouveau, besoin qui s'empare si facilement des jeunes esprits, et qui, s'il est un principe de perfection dans les arts, est aussi pour les arts un principe de dégénération, quand, ne pouvant faire mieux que le mieux, le génie lui-même veut faire autrement. Ne touchons-nous pas à l'époque d'une révolution de ce genre? Il ne serait pas difficile de le démontrer. Mais ce n'est pas ici que je veux traiter la question; j'écris en ce moment l'histoire de ce qui a été, et non de ce qui est et de ce qui sera. Pour compléter, cette histoire des arts pendant la période dont nous nous occupons, il me reste à parler des acteurs. Le Théâtre-Français étant le seul qui se rattache essentiellement à la littérature, que les autres me pardonnent de ne m'occuper ici que de lui. Il était riche au temps où Talma entrait sur la scène, où Larive, que je suis loin de lui donner pour rival, n'en était pas tout-à-fait sorti, où l'on y voyait journellement Saint-Prix, Saint-Phal, Dugazon, Dazincourt, Michot, les deux Baptiste, sujets qui eussent été remarqués dans les jours les plus brillans de la Comédie-Française comme des acteurs d'un talent rare; et où l'on y voyait aussi Monvel et Grandménil, acteurs du premier ordre. C'étaient encore des acteurs de premier ordre que Molé et Fleury, qui se montrèrent si différens l'un de l'autre en se montrant l'un et l'autre supérieurs dans les mêmes rôles. Ne se réservant du premier emploi dans le haut comique que les rôles où la jeunesse n'était pas d'absolue nécessité, tels que l'_Alceste_ dans le _Misantrope_ de Molière et l'_Alceste_ dans le _Philinte_ de d'Églantine, et s'emparant de certains rôles d'une physionomie originale dans un emploi qui n'exige pas absolument la décrépitude, tels que le _Bourru bienfaisant_ et le _vieux Célibataire_, Molé avait trouvé le moyen de se renouveler et de prolonger long-temps encore sa carrière dramatique; aussi est-il resté au théâtre jusqu'à son dernier moment. Il est des rôles où personne n'a pu le remplacer, mais il en est aussi où personne n'a voulu le remplacer: ce sont ceux qu'il accepta dans le violent et long accès de fièvre révolutionnaire dont il fut saisi dès 1789, et particulièrement le rôle de _Marat_, qu'il n'eut pas honte, si ce n'est horreur, de jouer dans une pièce composée en honneur de ce misérable dont il préconisait les doctrines, complaisance qui mérita à ce ci-devant comédien du roi l'ignominieuse faveur d'être excepté de la proscription dont ses camarades furent frappés. Ceci me remet en mémoire un trait qui fait connaître tout ce qu'il y avait d'inconséquence dans la tête de ce vieil écervelé. Sous le consulat, n'eut-il pas l'idée de remettre au théâtre, à l'occasion d'une représentation annoncée à son profit, _la Partie de Chasse_, où lui, qui avait joué _Marat_, devait jouer le _bon Henri?_ et ne se récria-t-il pas contre le gouvernement qui ne crût pas devoir permettre une représentation si propre à réveiller des souvenirs dangereux? Cette prétention lui attira ce madrigal, que je crois inédit: Depuis trente ans, cher aux Français, Cher à Thalie, à Melpomène, Molé, sur l'une et l'autre scène, Marche de succès en succès: Des passions de tous les âges Reproduisant les mouvemens, Il sait prendre tous les visages Et feindre tous les sentimens: Roscius de notre théâtre, Acteur vraiment universel. Il fut tout aussi naturel Dans _Marat_ que dans _Henri-Quatre_. Encore un trait de ce faquin-là. Il avait été nommé membre de l'Institut, section de déclamation, car il y avait dans l'origine une section de déclamateurs à l'Institut. Se prévalant de cela pour traiter d'égal à égal avec quelque membre de l'Institut que ce fût, il écrivit un jour à Chaptal, ministre de l'intérieur, pour lui recommander je ne sais quel comédien de province, et terminait par ces mots sa lettre qui commençait par _citoyen ministre_: «Si vous ne pouviez faire pour lui ce que je vous demande, veuillez, _mon cher confrère_, le recommander à _notre confrère le premier consul_.» La lettre a passé par mes mains. Parlerai-je des femmes? Dans la tragédie, je n'ai rien à ajouter à ce que j'en ai dit, sinon que le débit asthmatique de Mlle Sainval, qui ne manquait pas de sensibilité, ne me plaisait guère plus que la voix rocailleuse de Mlle Raucourt, qui ne manquait pas d'énergie, et que la déclamation emphatique et lourde de Mme Vestris, qui manquait de l'une et de l'autre. Quant aux actrices comiques, il y en avait de charmantes; nommer Mlle Joli, Mlle Devienne, Mlle Vanhove, c'est le prouver. Mais aucune ne pouvait être comparée à Mlle Contat: Mlle Mars n'était pas encore au théâtre. CHAPITRE III. État de la France en 1799 (an VII de la république).--Bonaparte revient d'Égypte.--Dîner chez le directeur Gohier.--Voyage à Mortfontaine. Depuis le départ de Bonaparte, la prospérité de la France n'avait fait que décroître; quoiqu'il y restât encore des hommes d'un grand talent et de grandes ressources, il semblait qu'il eût emporté avec lui la fortune de la république. Rallumée avec une fureur nouvelle par la plus odieuse violation du droit des gens, le lâche assassinat de nos ministres au congrès de Rastadt[28], la guerre ne lui était rien moins que favorable. L'armée d'Italie avait porté les trois couleurs aux extrémités de la péninsule. À Rome, à Naples, des républiques avaient été installées. Mais comme l'armée ne se recrutait pas en raison de l'étendue qu'elle embrassait, et qu'elle occupait plus de pays qu'elle n'en pouvait garder, il lui fallut abandonner ses conquêtes dès que Suvarow eut pénétré dans l'Italie supérieure que la cupidité des administrateurs français avait désarmée. Dans ses batailles de Cassano, de la Trébia, de Novi, les Français avaient reconquis leur gloire mais non pas la victoire. Après avoir perdu successivement Vérone, Milan, Alexandrie, Turin et Mantoue, il ne leur restait plus au-delà des Alpes que Gênes, sous le canon de laquelle les débris de l'armée de Naples couraient se réunir aux débris de l'armée de Lombardie. D'autre part, après les journées de Pfullendorf et de Stokach, Jourdan avait été obligé de repasser le Rhin. Masséna soutenait, à la vérité, en Suisse les efforts des Autrichiens; mais pourrait-il résister long-temps à leurs forces, appuyées de celles des Russes en marche pour les rejoindre? Brune tenait en échec 20,000 Anglais débarqués en Hollande; mais que deviendra-t-il s'ils reçoivent les renforts qu'ils attendent? Telle était au mois d'août 1799 la position de la France à l'extérieur. À l'intérieur elle n'était pas moins déplorable; la guerre ne nourrissant plus la guerre, les contributions levées en Italie et en Suisse ayant été dévorées par l'expédition d'Égypte, et la ressource que l'on trouvait dans les émissions d'assignats n'existant plus, il avait fallu chercher un moyen de subvenir aux besoins de l'Etat. On avait eu recours, à cet effet, à un emprunt forcé, au remboursement duquel on affectait les biens nationaux non vendus, mode d'emprunt, mode de remboursement également odieux à la majorité des prêteurs. Cependant on avait décrété la _loi des otages_, loi par laquelle les familles se trouvaient responsables dans leurs biens et dans leurs personnes de la conduite des émigrés ou des révoltés qui leur appartenaient. Ces mesures semblaient d'autant plus annoncer le retour du régime de la terreur, que les jacobins, plus ardens que jamais, avaient rouvert leur club au manége. Odieux à ceux qui le soupçonnaient d'incliner vers ce système, méprisé de ceux qui le croyaient inepte à le combattre, et déconsidéré par l'élimination de plusieurs de ses membres successivement détrônés par les factions, le Directoire sentait de jour en jour s'évanouir l'autorité qu'il avait reconquise par la révolution du 18 fructidor. Les républicains, qui voyaient avec jalousie le règne de cinq hommes sortis de leurs rangs, les royalistes qui ne souffraient qu'avec indignation qu'au roi qu'ils regrettaient on eût substitué cinq bourgeois, trouvant les uns qu'on avait fait trop, et les autres trop peu pour la royauté, appelaient également de tous leurs voeux la chute du Directoire qui, détesté de tout le monde, n'était plus redouté de personne. Aussi cette chute, qui devait entraîner celle du système dont il faisait partie, était-elle généralement tenue pour certaine; on parlait hautement du système qui lui serait substitué. Je me mêlais peu d'affaires publiques depuis le départ du général Bonaparte; ne courant pas après les nouvelles, je ne les connaissais guère que lorsqu'elles venaient me chercher. Quelques mois avant l'établissement du consulat, j'eus pourtant révélation du projet de constitution dont il faisait partie. M. Jarry de Manci, qui était, me disait-on, en relation avec Sieyès, me l'avait développé tout entier à Migneaux, château situé auprès de Poissy, et appartenant à M. Décréteaux, chez qui je me trouvais avec M. Roederer. Par cette constitution, où, autant qu'il m'en souvient, la confection de la loi était confiée à peu près comme dans la constitution de l'an VIII, à un tribunat et à un corps législatif qui la discutaient contradictoirement devant un autre corps qui la votait, le pouvoir exécutif était exercé par deux consuls, l'un chef de l'armée, l'autre chef du gouvernement, tous deux élus pour un temps par un sénat, dit _conservateur_, lequel était présidé par un grand électeur, magistrat inamovible, personnage le moins actif de la république, quoiqu'il en fut le plus important. Les attributions de ce grand électeur étaient singulières; il n'avait aucune part au gouvernement, mais par un acte de son autorité les consuls pouvaient être révoqués sans qu'il fût tenu de s'expliquer sur les motifs qui le portaient à provoquer cette mesure, par suite de laquelle déclarés inhabiles à toute autre fonction que celle d'électeur, ils entraient dans le sénat qui les _absorbait_ pour toujours; combinaisons qui avaient pour but de concilier les intérêts de la liberté avec les devoirs de la reconnaissance. Le consul ou les consuls _absorbés_ étaient alors remplacés par des individus choisis dès long-temps, bien que ce choix ne fût connu ni d'eux, ni du public, ni du sénat lui-même; car aussitôt après l'élection des premiers consuls on devait procéder à l'élection de leurs successeurs, mais par un scrutin qui resterait dans l'urne électorale, espèce de tire-lire qu'on ne briserait qu'au moment où on aurait intérêt à faire le dépouillement des votes, et on en devait user ainsi immédiatement après l'installation de chaque consul. C'est en conséquence de cette action conservatrice de la constitution, que ce sénat avait reçu son nom. Je ne sais si ce projet formé d'emprunts faits aux républiques anciennes, combinés avec des idées nouvelles, aurait rempli l'attente de son auteur et concilié l'empire avec la liberté; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'on songeait à en faire l'essai à l'époque où Joubert fut envoyé en Italie, d'où l'on espérait qu'il reviendrait victorieux; et que ce général, qui alliait les vertus d'un républicain aux talens d'un capitaine, était désigné pour remplir les fonctions de consul militaire dans cette constitution. Le consul civil n'eût pas été difficile à trouver; quant au grand électeur, chacun l'a nommé. La mort de Joubert fit tout ajourner. Quelques mois plus tard ces désignations furent reproduites dans une constitution nouvelle; mais elles s'appliquèrent à des institutions qui fortifièrent un pouvoir d'une tout autre nature, le pouvoir même que ces institutions avaient dû modifier. Bonaparte, trouvant cette organisation toute faite, l'appropria à son gouvernement, en la faisant plier à ses intérêts, comme un habit fait pour autrui qu'on ajuste à sa taille. Accablé de revers, le gouvernement directorial s'écroulait donc sous le poids de la haine et du mépris, quand immédiatement après la victoire d'Aboukir, apprenant l'état où se trouvait la France, Bonaparte prit la résolution d'y revenir[29]. Mais pendant les cinquante jours qu'il mit à traverser la Méditerranée, la victoire revenait à nos étendards. La brutale présomption de Suvarow se brisait contre le génie et l'audace de Masséna, et en Hollande l'impéritie du duc d'Yorck battu deux fois, quoiqu'avec des forces supérieures, capitulait avec la fortune de Brune. La nouvelle du retour de Bonaparte fut reçue néanmoins comme si la France ne pouvait être sauvée que par lui: le souvenir de ses exploits passés éclipsant des victoires toutes récentes, il fut accueilli en France comme un sauveur; il fut reçu à Paris en triomphateur. Il ne se trompa point sur les sentimens qu'exprimaient les acclamations qui s'étaient élevées sur son passage depuis Fréjus jusqu'à la capitale. C'était surtout contre les ennemis du dedans que la population tout entière lui demandait son appui. Ce qu'il n'avait pas cru devoir faire avant son départ pour l'Égypte, on le sommait de le faire à son retour, que cette résolution justifiait. N'imaginant pas que la consigne sanitaire pût avoir des complaisances même pour lui, et calculant sa marche d'après les probabilités générales, je ne m'attendais pas à le revoir avant trois semaines, quand j'appris par la voix publique qu'il était arrivé dans sa maison rue de la Victoire. J'v courus. Je l'embrassai si cordialement que, malgré son sang-froid, il ne put s'empêcher de répondre par un témoignage pareil à ce témoignage d'affection. Puis, en souriant: «Eh bien! monsieur le _déserteur_, qu'êtes-vous donc venu chercher à Paris?--Moins de gloire que vous, général, mais enfin un succès»; et je lui remis un exemplaire des _Vénitiens_. «Vous trouverez là, ajoutai-je, une lettre que je vous ai adressée dans le désert, et que vous pourriez bien n'avoir pas reçue. Ayez la bonté de la lire. Vous y verrez quels ont été mes sentimens.--Je ne l'ai pas reçue en effet. Je la lirai dès ce soir. Venez déjeuner demain à la Malmaison. Vous trouverez ici une voiture qui vous conduira. Nous partons à dix heures précises.» Dix heures! c'était alors matin pour moi. Je n'allai pas à la Malmaison, mais je me promettais d'aller voir le général à son retour, qui devait avoir lieu le lendemain. Le lendemain, dès le matin, on me remit un billet contenant ce qui suit, et qu'apportait un gendarme dont l'apparition ne laissa pas de jeter quelque effroi dans ma maison: «Le président du Directoire invite le citoyen Arnault à venir dîner aujourd'hui au Luxembourg à six heures. Il y trouvera quelqu'un de sa connaissance. Le président du Directoire compte sur le citoyen Arnault, et lui renouvelle l'assurance de son attachement. «GOHIER.» J'avais rencontré Gohier à la société philotechnique, dont il était membre, et où il n'avait pas cessé de venir depuis son élévation. Comme il m'avait témoigné quelque amitié, et qu'au fait c'était un fort brave homme, j'avais cru devoir y répondre. J'avais été le voir une fois, non parce qu'il était, mais quoiqu'il fut directeur, mais je n'avais jamais mangé chez lui. Substituant le pluriel au singulier, je crus qu'il m'annonçait que je dînerais avec l'élite de notre commune société. Quelle fut ma surprise et ma satisfaction de trouver au lieu de cela dans le salon de ce cinquième de roi le général Bonaparte! Peu après arriva Sieyès. Des députés, des militaires, et quelques savans, voilà les autres convives. À table, Bonaparte n'était séparé de Sieyès que par la maîtresse de la maison. Placé presque vis-à-vis d'eux, à coté de M. Français de Nantes, je les observais tout à loisir. Rien de plus froid que leur contenance respective. À peine échangèrent-ils quelques monosyllabes. Vers la fin du dîner survint le général Moreau. C'était la première fois que ces deux rivaux de gloire se rencontraient. Il y eut plus que de la politesse dans leurs démonstrations réciproques. L'estime qu'ils avaient l'un pour l'autre ou les ménagemens qu'ils croyaient se devoir mutuellement, s'y manifestèrent de la manière la plus prononcée. J'étais loin de penser, d'après ce que je voyais, que dans trois semaines Sieyès serait l'allié le plus actif de Bonaparte, et dans deux ans Moreau son plus mortel ennemi. Quant à Gohier, c'est surtout à sa politesse attentive qu'on reconnaissait en lui le maître de la maison. Il semblait plus fier de son hôte que de sa dignité; mais il avait je ne sais quoi de gêné dans ses manières. Bonaparte lui seul avait l'air d'être chez soi. L'intervention de Moreau fit cesser les conversations particulières. Chacun se tut pour écouter celle qui s'éleva entre les deux premiers capitaines de l'époque, et dans laquelle ils développaient leurs théories. C'était l'entrevue de Sertorius et de Pompée. C'était une scène de Corneille. Conformément à mes premières habitudes, j'allais presque tous les jours rue de la Victoire. «Quoi de nouveau? me disait le général dès qu'il me voyait.--Rien de nouveau, répondais-je, toujours mêmes plaintes, toujours mêmes reproches», et je lui répétais les propos de toutes les classes de la société, qui ne croyaient pas qu'il eût pu revenir en France pour autre chose que les délivrer d'un gouvernement dont elles avaient honte plus encore qu'horreur. «Chacun, ajoutais-je, répète ici ce qui vous a été dit sur la route depuis Fréjus jusqu'à Paris. Chacun vous adresse le même voeu, ou plutôt vous donne le même ordre.--Vraiment!» répliquait-il en riant; et il parlait d'autres choses. Quinze jours s'étaient passés ainsi, quand Regnauld me proposa de venir avec lui voir Joseph Bonaparte à Mortfontaine. «Le général y sera, me dit-il; il a compris le cri public. Il voit que le Directoire est rejeté par la nation tout entière. Il est enfin résolu d'agir, et va là pour arrêter définitivement ce qu'il faut faire. Bernadotte y sera. Il convient que vous y veniez, ne fût-ce que pour qu'on sache qu'on peut compter sur vous.» En effet, c'est dans les conférences qui eurent lieu pendant ce voyage que les bases de la révolution de brumaire furent jetées. Un incident qui n'est guère connu aujourd'hui que de moi, incident assez semblable à celui qui fit échouer au moment où elle se dénouait la conspiration de Fiesque, pensa faire avorter celle-ci au moment où elle se formait. Le lendemain de notre arrivée, le général voulant parler avec Regnauld plus librement, lui proposa de venir se promener avec lui à cheval. Le général montait un peu en casse-cou. Comme ils revenaient à toute bride, le long des étangs, à travers les rochers, son cheval rencontre une pierre que le sable recouvrait, les pieds manquent au coursier, il s'abat, et voilà le cavalier lancé avec une violence effrayante à douze ou quinze pieds de sa monture. Regnauld saute à bas de la sienne, court à lui, le trouve sans connaissance. Plus de pouls, plus de respiration; il le croit mort. Heureusement il en fut quitte pour la peur. Après un évanouissement de quelques minutes, Bonaparte revient à lui comme on revient d'un rêve. Il n'avait ni fracture ni blessure, ni contusion même, et il le prouva en remontant en selle presque aussi lestement qu'il en était tombé. «Quelle peur vous m'avez faite, général!--C'est pourtant, cette petite pierre contre laquelle tous nos projets ont pensé se briser», dit Bonaparte en riant. Cette petite pierre pensa changer le sort du monde. «Joseph, ajouta Bonaparte, me ferait de la morale, s'il savait cela. N'en parlez à personne.» CHAPITRE IV. Préliminaires du 18 brumaire. Ici commence l'histoire de la conspiration qui amena cette révolution mémorable. Tout le monde en a écrit; mais tout le monde ne sait pas ce que ma position m'a mis à même de savoir. Je n'hésite pas à dire ce que j'en sais. Les détails que j'ai à raconter sont précieux, en ce qu'ils font connaître l'homme prodigieux qui dirigeait ce grand mouvement. C'est sur ceux-là surtout que j'insisterai. Ce fait une fois reconnu, que Bonaparte devait ramasser le pouvoir échappé aux mains inhabiles entre lesquelles il était tombé, on reconnut aussi qu'il s'agissait autant de changer les choses que de changer les hommes, et qu'une constitution nouvelle devait, être substituée à celle dont l'insuffisance était si évidemment démontrée par quatre ans d'expérience, et qui devait être repoussée, ne fût-ce que parce qu'elle repoussait le seul homme qui pouvait sauver la France. On trouva en elle-même le moyen de la renverser. La prévoyance de l'homme a moins d'étendue encore que sa malice. Pas d'organisation sociale si bien combinée qui ne porte en elle-même le principe de sa destruction. Une disposition de la constitution de l'an III autorisait le conseil des Anciens, en cas de danger pour la chose publique, à convoquer la législature hors de la capitale pour la soustraire à l'influence de la multitude, et à donner à un général de son choix le commandement des forces militaires qui se trouveraient dans le rayon constitutionnel. On s'occupa d'abord à se créer dans les deux conseils une majorité favorable à l'application de cette mesure, qui semblait mettre le pouvoir entre les mains des législateurs, mais qui le mettrait réellement entre les mains du militaire sous la protection ou dans la dépendance duquel l'Etat se trouverait. Cela fait, l'adoption d'une constitution que le protecteur dicterait semblait devoir s'ensuivre sans difficulté, et l'on en avait une toute prête. Il ne fut pas difficile d'obtenir l'assentiment des militaires pour une révolution préparée par des militaires, et qui semblait devoir leur assurer désormais la suprématie. Aussi, à quelques exceptions près, les généraux les plus renommés se précipitèrent-ils dans le complot. Quant aux législateurs et aux dépositaires de l'autorité civile, l'ascendant de Bonaparte et de Sieyès en détermina quelques uns; quelques autres obéirent aux rancunes de fructidor; beaucoup se laissèrent séduire par l'espérance d'occuper dans le nouvel ordre de choses des places importantes et stables; mais beaucoup plus encore se rallièrent à nous par le désir de mettre un terme aux désordres qui ruinaient la France en la déshonorant, et ce parti était nombreux, car il se composait de presque tous les propriétaires, de tous ceux enfin pour qui la liberté sans bornes n'était pas le premier des biens. Les bases d'opération adoptées, on distribua les rôles entre les confidens de ce grand projet. Chacun fut chargé de le servir conformément à ses moyens et dans le cercle de ses relations; les uns de négocier avec les personnages dont le concours était reconnu nécessaire au succès de l'entreprise, les autres de préparer les écrits propres à éclairer l'esprit public, partie dans laquelle M. Roederer excellait. La rédaction des proclamations fut spécialement confiée à Regnauld qui m'associa à ce travail dans l'esprit duquel je composai même une chanson, car il faut des proclamations aussi pour les Halles; et c'est sous cette forme-là surtout qu'on se fait comprendre de la population qui fourmille là et dans les rues. Quoique l'on ne procédât avec une grande circonspection et que l'on ne livrât à chaque affilié que la portion du secret dont il était indispensable de lui donner connaissance, le bruit qu'une nouvelle révolution se préparait se répandit bientôt; mais il était accueilli avec des témoignages d'approbation si évidens et si unanimes, que nous ne nous en inquiétions guère. Tout nous prouvait qu'en renversant le Directoire, c'était un besoin général qu'on satisfaisait, et que dans cette conspiration nous avions la France entière pour complice. Tels étaient les bruits de Paris quand je reçus ainsi que Regnauld une invitation à dîner chez le ministre de la police, chez Fouché, qui depuis quelques mois remplissait cette fonction. «Tous les deux! La chose est singulière», dis-je à Regnauld. Elle me parut bien plus singulière encore quand le général, à qui je racontai le fait, me dit en riant: «Allez-y, vous y trouverez des amis.» Dans le fait, j'y trouvai Roederer, Real, Chénier, l'amiral Bruéys et le général lui-même. Bref, le choix des convives était tel que sur vingt-quatre, il n'y avait guère que le ministre qui ne fût pas des nôtres, et que la liste des invités semblait être un extrait de la liste des conjurés. «Si ce n'est pas un fait exprès que ceci, c'est l'effet d'un singulier hasard, dis-je à Regnauld; le beau coup de filet qu'il ferait, en fermant seulement ses portes.--Votre chanson est-elle faite? me dit quelqu'un qui s'était approché de nous; vous savez que nous touchons au dénoûment.--Une chanson pour un dénoûment de tragédie! c'est trop piquant pour que j'y manque.--Ne perdez donc pas de temps, car nous n'avons pas plus de quatre jours devant nous.» Le dîner n'était pas un piége, peut-être même avait-il été donné dans un but tout contraire à celui qu'on aurait pu supposer. «J'ai voulu, dit le ministre au général, vous faire rencontrer ici les personnes qui vous sont le plus agréables.» Poussant la galanterie jusqu'à la recherche, il fit suivre le dîné d'un concert dans lequel Laïs et Chéron chantèrent des poëmes d'Ossian, mis en vers par Chénier, et en musique par Fontenelle[30]. Cette réunion, que Real égaya souvent par sa verve si spirituelle et si originale, n'eut rien de la gravité qui préside ordinairement aux banquets ministériels; à la liberté d'esprit qu'à l'exemple du général chacun montrait, on ne se serait pas douté qu'elle était formée de gens préoccupés d'intérêts si sérieux et engagés dans une entreprise si périlleuse. «À demain soir, rue Taitbout (c'était là que demeurait le citoyen Talleyrand): là, nous nous rendrons compte de ce que nous aurons appris, et nous conviendrons de ce que nous aurons à faire», dit M. Roederer à Regnauld et à moi quand nous nous séparâmes. La sécurité que nous inspirait Fouché n'allait pas, au fait, jusqu'à nous faire négliger toute précaution vis-à-vis de lui. Nous étions convenus d'éviter de nous trouver ensemble chez le général dont la maison devait être observée. Mais nous pensions, la nuit une fois tombée, pouvoir, sans inconvénient, nous rendre séparément chez le citoyen Talleyrand. En nous montrant prudens, nous ne faisions que suivre l'exemple du général. C'était tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre qu'il donnait ses rendez-vous. Au Théâtre-Français, par exemple, il eut une longue conférence avec Garat (non pas le chanteur), pendant qu'on représentait les _Vénitiens;_ ce qui, à la vérité, me contrariait assez: ce n'était pas dans ce but que je lui avais procuré une loge; j'étais dans ce moment auteur plus que conspirateur. L'affaire, qui avait été plusieurs fois remise, semblait devoir éclater définitivement le 16 brumaire; tout était prêt le 15 au soir. Regnauld, Roederer attendaient chez le citoyen Talleyrand le mot d'ordre; mais ce mot n'arrivait pas. Comme ma position et mes goûts appelaient moins l'attention sur moi que sur les autres, et que j'avais l'habitude d'aller tous les soirs chez le général: «Pendant que nous ferons une partie de wisk, pour dérouter les gens qui pourraient survenir, vous devriez bien, me dit Regnauld, aller savoir du général si la chose tient pour demain: à votre retour, un signe affirmatif ou un signe négatif nous mettra au fait.» Je cours chez le général. Son salon était plein. Un coup d'oeil qui ne peut être compris que de moi m'indique qu'il comprend le motif qui m'amène et que je devais attendre: j'attendis donc. Cette fois, j'en conviens, je ne savais plus où j'en étais; et je me disais, comme Basile: _Qui diable est-ce qu'on trompe ici? ils sont tous dans la confidence_. Dans ce salon dont Joséphine faisait les honneurs avec une grâce singulière, se trouvaient pour lors des représentans de toutes les professions, de toutes les factions; des généraux, des législateurs, des jacobins, des clichiens, des avocats, des abbés, un ministre, un directeur, le président même du Directoire. À voir l'air de supériorité du maître de la maison au milieu de gens de robes et d'opinions si diverses, on eût dit qu'il était d'intelligence avec eux tous: chacun déjà était à sa place. Fouché n'arriva qu'après Gohier. Sans trop reprendre l'air de dignité qu'il avait échangé contre celui de la courtoisie en acceptant une place sur le canapé de la maîtresse de la maison, «Quoi de neuf? citoyen ministre, lui dit le citoyen directeur, tout en humant son thé et avec une bonhomie assez piquante dans la circonstance.--De neuf? Rien, en vérité, rien, répondit le ministre avec une légèreté qui n'était pas tout-à-fait de la grâce.--Mais encore?--Toujours les mêmes bavardages.--Comment?--Toujours la conspiration.--La conspiration! dit Joséphine avec vivacité.--La conspiration! répète le bon président en levant les épaules.--Oui, la conspiration, reprend le malin ministre; mais je sais à quoi m'en tenir. J'y vois clair, citoyen directeur, fiez-vous à moi; ce n'est pas moi qu'on attrape. S'il y avait conspiration depuis qu'on en parle, n'en aurait-on pas eu la preuve sur la place de la Révolution ou dans la plaine de Grenelle? et ce disant, il éclatait de rire.--Fi donc, citoyen Fouché, dit Joséphine, pouvez-vous rire de ces choses-là?--Le ministre parle en homme qui sait son affaire, reprit Gohier; mais tranquillisez-vous, citoyenne, dire ces choses-là devant les dames, c'est prouver qu'il n'y a pas lieu à les faire. Faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là: dormez tranquille.» Après cette singulière conversation que Bonaparte écoutait en souriant, Fouché et Gohier levèrent le siége, les étrangers qui encombraient le salon firent successivement de même, Joséphine monta dans son appartement, et je me trouvai enfin seul avec le général. «Je viens, lui dis-je, de la part de vos amis, savoir si la chose tient toujours pour demain, et recevoir vos instructions.--La chose est remise au 18, me répondit-il le plus tranquillement du monde.--Au 18, Général!--Au 18.--Quand l'affaire est éventée! Ne voyez-vous pas que tout le monde en parle?--Tout le monde en parle, et personne n'y croit. D'ailleurs, il y a nécessité. Ces imbéciles du conseil des Anciens n'ont-ils pas des scrupules? ils m'ont demandé vingt-quatre heures pour faire leurs réflexions.--Et vous les leur avez accordées!--Où est l'inconvénient? _Je leur laisse le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je veux bien faire avec eux_[31]. Au 18, donc. Venez demain prendre le thé; s'il y a quelque chose de changé, je vous le dirai: bonsoir.» Et il alla se coucher avec cet air de sécurité qu'il conservait sur le champ de bataille où il me semblait ne s'être jamais tant exposé qu'il s'exposait alors au milieu de tant de factions, par ce délai que rien ne put le déterminer à révoquer. Je retournai en courant rue Taitbout. La société que j'y retrouvai était moins nombreuse que celle dont je venais de me séparer; sept personnes seulement y étaient pour l'instant: Mme Grant, qui n'était pas encore Mme Talleyrand, et Mme de Cambis faisaient avec Regnauld la partie du maître de la maison. Cependant la duchesse d'Ossuna, assise à demi sur une console, jasait avec M. Roederer, et Lemaire, le latiniste, pour lors commissaire du gouvernement près du bureau central, se promenait tout en débitant à l'un et l'autre des plaisanteries de collége. Ne fût-ce qu'en conséquence des devoirs que lui imposait sa place, il importait de se cacher, surtout de celui-ci. Les joueurs, bien qu'on m'eût annoncé, restent les yeux collés sur leurs cartes. Un vif intérêt de curiosité les tourmentait pourtant, et leur donnait de fortes distractions: les dames seules étaient à leur jeu. Profitant du moment où le commissaire, débitant ses calembredaines à la duchesse, n'avait pas les yeux fixés sur nous, Regnauld se hasarda à m'interroger du regard; je lui réponds par un signe négatif qu'il répète à son vis-à-vis, et la partie continue comme si de rien n'était. Le commissaire sorti, et la partie finie, pendant que les dames jasaient entre elles, je racontai à mes complices ce que j'avais vu et entendu; puis nous nous séparâmes à minuit, en nous ajournant au lendemain. «Avant de nous coucher, me dit Regnauld, il faut revoir les épreuves des proclamations: allons chez Demonville.» Demonville, notre imprimeur, demeurait rue Christine, faubourg Saint-Germain. Il nous fallait traverser la moitié du diamètre de Paris pour nous rendre là. La ville était dans une tranquillité parfaite. En descendant de voiture, nous remarquâmes qu'une patrouille assez nombreuse, que nous avions rencontrée rue Dauphine, était entrée dans la rue où nous nous arrêtions. Me rappelant les plaisanteries de Fouché: «Est-ce qu'il voudrait plaisanter avec nous? dis-je à Regnauld.--Cela serait possible», me répondit-il. Pour savoir à quoi nous en tenir, nous fîmes le tour du bloc de maisons dont celle-ci faisait partie, et certains que la maison n'était pas observée, nous montâmes à l'imprimerie. Un vieux prote, nommé Bouzu, nous attendait avec les épreuves qu'il avait composées lui-même. Cet homme, qui faisait ce métier depuis cinquante ans, connaissait très-bien le matériel de son art, mais à cela se bornait l'exercice de son intelligence; il reproduisait avec exactitude toutes les lettres dont se composaient les mots qu'il avait sous les yeux; mais saisir les rapports de ces mots entre eux, de manière à comprendre le sens d'une phrase, excédait la portée de son esprit. Comme le manuscrit de Regnauld était très-net et très-correct, il n'y avait pas de fautes dans l'épreuve; après s'en être assuré, Regnauld donna le _bon à tirer_, et partit en laissant entre les mains de cet homme les moyens de le perdre et tous ses complices avec lui. Mais le père Bouzu n'était pas plus malin que ce secrétaire qui écrivait sous la dictée de son maître cette phrase si connue: «Quoique je me serve d'une main étrangère pour vous donner ces renseignemens, ne craignez pas qu'ils soient divulgués: l'homme dont je me sers est si bête, qu'il ne comprend pas même ce que je vous dis de lui.» Le 17, les scrupules des _Anciens_ se trouvant levés, le général me chargea de dire à Regnauld et à nos amis de se rendre le lendemain 18, avant le jour, chez le président du conseil des Anciens où le président des Cinq-Cents devait se trouver, et que là on nous emploierait suivant que l'exigerait la circonstance. Avant le jour nous étions déjà chez M. Lemercier, président des Anciens, où Lucien Bonaparte qui présidait les Cinq-Cents ne tarda pas à nous rejoindre. Celui-ci était accompagné de plusieurs de ses collègues, parmi lesquels je reconnus Émile Gaudin, le général Frécheville et Cabanis. Ils se séparèrent bientôt pour se rendre à leurs chambres respectives, et nous allâmes, nous autres, attendre les événemens place Vendôme, au département dont le local avait été indiqué par Bonaparte pour quartier-général: à la partie civile de la conspiration, et où nous trouvâmes le citoyen Talleyrand. Pendant que les législateurs opéraient, nous nous disposâmes à remplir la mission qui pourrait nous échoir, en prenant notre part d'un fort bon déjeuner que les administrateurs nous offrirent et dont Real faisait les honneurs le plus gaiement du monde. En conscience, le hasard me devait bien ce dédommagement, supposé que le hasard ait quelque conscience; en rentrant chez moi, le 16 brumaire, j'avais trouvé une invitation de Mme Legouvé pour venir déjeuner en bonne compagnie, chez elle, le 18. «J'ai ce matin-là même, lui répondis-je, un engagement auquel je ne puis manquer; affaire d'honneur, affaire de coeur, affaire qui fera du bruit. Buvez au succès.» On but au succès sans trop savoir de quelle nature d'affaire il s'agissait. On y buvait encore quand la voix publique proclama le mot de l'énigme. La mission promise ne tarda pas à nous être donnée. Les _Anciens_ ayant rendu le décret qui transférait le Corps-Législatif à Saint-Cloud, le général nous fit dire d'en porter la nouvelle au ministre de la police, et de venir aussitôt après lui rendre compte de la manière dont elle aurait été accueillie. Arrêtons-nous un moment. Pour bien faire comprendre les événemens qui me restent à raconter, je dois encore au lecteur quelques explications sur les causes qui les ont amenés. CHAPITRE V. Sieyès appuie les projets de Bonaparte.--Journée du 18 brumaire.--Directoire dissout. La ruine du Directoire pouvait entraîner celle de la république. Pour prévenir ou pour diriger la révolution imminente, les deux conseils avaient, dès le mois de mai précédent, porté Sieyès à la suprême magistrature. Mais maintenir la constitution de l'an III n'était pas possible. Sieyès, qu'on a dit jaloux de tous les gouvernemens parce qu'il était ennemi de tous les despotismes, Sieyès, convaincu qu'un nouveau système pouvait seul sauver l'État, n'accepta le pouvoir que pour mettre à exécution le projet qu'il avait dès long-temps médité, projet dans lequel il avait réuni les combinaisons les plus propres à sauver la liberté si elle avait pu être sauvée, ou plutôt si nous l'avons jamais possédée. Cependant une intrigue conçue dans un intérêt tout opposé avait été nouée par un autre membre du Directoire, et semblait préparer le rétablissement de l'ancien régime. Que Barras, qui prétend avoir été autorisé par ses collègues à entrer dans cette intrigue pour en pénétrer les secrets et la déjouer, ait trompé ses collègues ou les conspirateurs, peu importe, quant à ceci. Dans l'un ou dans l'autre cas, le Directoire n'en paraissait pas moins attaqué par un de ses membres. Chacun ne pouvait-il pas se croire fondé à ne plus vouloir d'un gouvernement qui ne voulait plus de lui-même? Enfin les démagogues aussi préparaient leur révolution. En vain les avait-on chassés du manége où ils avaient tenté de s'organiser de nouveau en assemblée rivale de la législature; éliminés, mais non pas dispersés, ils n'en conspiraient pas moins le rétablissement de la démocratie à laquelle ils croyaient pouvoir revenir par la dictature. Ce parti, qui comptait parmi ses chefs les généraux Bernadotte et Jourdan, avait peut-être des appuis aussi jusque dans le Directoire. Ainsi les dépositaires du pouvoir étaient entourés de factions impatientes de les en déposséder. Bien plus, la nation entière, en conspiration ouverte contre eux, n'attendait qu'un chef pour agir, quand Bonaparte arriva. On ne saurait mieux décrire que lui-même l'effet que son retour produisit sur toute la population de la France. Laissons-le parler. «Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir; lorsque, cédant tour à tour à l'influence des partis contraires et vivant au jour le jour sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l'État n'est plus gouverné; lorsqu'enfin à sa nullité au dedans l'administration joint le tort plus grave qu'elle puisse avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de sa conservation l'agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. «Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein: mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu'il existe: il faut qu'il soit connu; il faut qu'il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes; l'inertie du grand nombre protége le gouvernement nominal; et malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d'existence, l'instinct national le devine et l'appelle, les obstacles s'aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire, _le voilà!_» Tel fut le cri général au passage de Bonaparte quand il traversa la France. Chaque parti crut trouver en lui l'homme qui lui manquait; chaque parti se trompait. Bonaparte comptait bien se servir de l'un d'eux ou d'eux tous peut-être, mais il n'en voulait servir aucun. Recevant leurs secrets, mais gardant les siens, il s'était ménagé surtout le moyen de s'appuyer sur celui de ces partis qui unirait le plus de ressources à plus de crédit. C'était incontestablement le parti de Sieyès, qui se formait des membres les plus estimables des deux conseils. La sanction d'un républicain était nécessaire au succès de Bonaparte, et le projet de Sieyès ne pouvait réussir sans l'appui d'un militaire. Malgré le peu d'inclination qu'ils avaient l'un pour l'autre, leur intérêt mutuel les rapprocha; ils crurent trouver l'un dans l'autre le genre de garantie qui leur manquait. En cela le militaire seul ne se trompa point. En adoptant les plans du législateur, qui lui ouvraient l'accès au pouvoir, Bonaparte était bien sûr, une fois qu'il y serait arrivé, de les modifier sous tous les autres rapports dans l'intérêt de son autorité. D'ailleurs on ne voulait plus de ce qui était, on ne voulait pas de ce qui avait été; il fallait donc trouver du neuf entre la république et la monarchie. Pendant que tout s'agitait autour de lui, tranquille en apparence, et renfermé dans un cercle de savans, comme avant son départ pour l'Égypte, Bonaparte n'avait de relations patentes qu'avec l'Institut. Se dérobant plus que jamais à la curiosité publique, il n'assistait au spectacle qu'en petite loge, n'allait qu'au théâtre où il était le moins attendu, et ne se rendait qu'aux invitations que les convenances ne lui permettaient pas de refuser, telles que celles du président du Directoire, telles que celles du conseil des Cinq-Cents, qui se plut à fêter en lui et dans Moreau l'armée d'Italie et l'armée du Rhin, en les conviant à un banquet dans l'église de Saint-Sulpice, alors temple de la Victoire. Le 17 brumaire, il n'avait pas même encore répondu à l'empressement des officiers supérieurs de la garnison de Paris et de la garde nationale, qui, depuis son retour, le pressaient de déterminer l'instant où il recevrait leur visite. Trompés par ces démonstrations, qui compromettaient sa réputation sous le rapport de la politesse, ces militaires s'offensaient de tant d'indifférence. Paris s'en affligeait. «Il n'en fera pas plus, disait-on, qu'à son retour d'Italie. Qui nous tirera du bourbier où nous sommes?» En provoquant ces reproches, en excitant cette impatience, son but était d'amener les citoyens à lui commander ce qu'il brûlait d'entreprendre, et de les engager dans une révolution à laquelle lui seul semblait répugner. La conspiration contre-révolutionnaire, qui cependant allait son train, ne devait éclater que le 28 brumaire. En différant de vingt-quatre heures l'explosion de la sienne, Bonaparte au fait ne courait aucun risque. Des cinq membres du Directoire, trois lui étaient acquis; Sieyès d'abord, des plans duquel il avait fait provisoirement les siens; Roger-Ducos, qui les avait adoptés sans réserve; et puis Barras qui, enlacé dans une intrigue dont le secret était éventé, et dont le but n'était pas innocent aux yeux de tout le monde, pouvait passer pour gagné, par cela seul qu'il était compromis. Quand à Gohier et à Moulins, ils étaient sincèrement attachés à la constitution agonisante, et l'énergie avec laquelle ils exprimaient leurs opinions ne permettait guère de penser à les séduire. Mais la confiance qu'ils manifestaient dans la solidité de leur pouvoir dispensait de les tromper; se croyant plus affermis que jamais par les victoires de Castricum et de Zurich, ces deux directeurs ne soupçonnaient pas le danger qui menaçait un gouvernement diffamé par des fautes antérieures à leur promotion récente encore. Assistés des républicains qui se fussent liés à eux, ils eussent sans doute traversé les projets de Bonaparte s'ils en avaient eu connaissance; mais qui les leur aurait révélés dans cette circonstance bizarre, où chacun gardait le secret d'autrui pour ne pas compromettre le sien? Le ministre de la police était bien en situation de le faire. La chose était dans son devoir, mais était-elle dans ses intérêts? Fouché, comme je l'ai dit, occupait dès lors ce poste pour lequel la nature l'avait formé, si, pour déjouer les trames de l'intrigue et de la perversité, il faut être plus intrigant et plus pervers que ceux qui les ourdissent. Le complot de Bonaparte semblait toutefois avoir échappé à sa pénétration. Le 18 brumaire, à neuf heures du marin, il était encore au lit quand Regnauld et moi, conformément aux désirs du général, nous allâmes lui donner connaissance du décret rendu à sept heures par le conseil des Anciens, événement qu'il parut apprendre avec surprise. Il est permis de douter cependant que cette démonstration fût sincère, et qu'il n'eût rien pénétré de ce qui s'accomplissait. Cet expert en révolution ne pouvait pas douter que nombre de conspirations ne se tramassent contre le Directoire, de la fortune duquel il désespérait sans doute, et dont il ne voulait point partager la disgrâce. Mais placé entre tant de complots de manière à pouvoir tout favoriser et tout empêcher, et suffisamment éclairé par l'espionnage, il mit, je crois, sa politique à écarter les confidences, se ménageant ainsi la faculté de servir les heureux et d'écraser les maladroits, suivant que le sort en déciderait, jouant tout à la fois le gouvernement, dont il entretenait les illusions, et même ceux des ennemis du gouvernement dont il partageait les opinions. Si telle n'est pas la juste explication de la conduite de Fouché dans cette singulière circonstance, s'il ne fut pas alors le plus astucieux des intrigans, il fut le plus inepte des ministres, ce dont il est permis de douter sans lui porter pour cela plus d'estime. Les troupes qui se trouvaient dans le rayon constitutionnel étaient tirées en partie de l'armée d'Italie. Bonaparte les regarda comme à lui. Il crut aussi pouvoir compter sur leurs chefs. Contrariés pour la plupart _d'obéir à des avocats_, telle était leur expression, ces militaires n'étaient que trop portés à favoriser un mouvement qui ferait passer l'autorité entre les mains d'un militaire, et Bonaparte se confiait tellement dans leurs dispositions, qu'il avait cru pouvoir, sans trop se les aliéner, différer de leur assigner, ainsi qu'on l'a dit plus haut, le jour où il recevrait leurs félicitations à l'occasion de son retour, délai au sujet duquel les chefs et les soldats exprimaient leur mécontentement de la manière la plus propre à détruire tout soupçon d'intelligence entre eux et leur ancien général. C'est ce qu'il voulait. Tel était l'état des choses, quand le 17 brumaire les officiers de la garnison militaire de Paris, et ceux de la garde nationale, apprennent que le général les recevra le 18, à six heures du matin. Un voyage nécessaire et précipité servait d'excuse au choix d'une heure si peu commode. Cependant trois régimens de cavalerie, qui avaient sollicité l'honneur de défiler devant Bonaparte, sont avertis que le 18 il les passera en revue aux Champs-Élysées, à sept heures du matin, heure à laquelle les généraux qu'il savait disposés à entrer dans ses vues étaient invités aussi à se rendre chez lui à cheval. Ainsi, sans éveiller les soupçons, s'assemblait sous les yeux même du gouvernement l'armée qui devait le renverser. Les généraux convoqués furent exacts au rendez-vous, où chacun se croyait appelé seul. Moreau s'y trouva des premiers. Ce général avait de son propre mouvement choisi le second rôle dans cette révolution. Soit par sentiment de son insuffisance, soit par sentiment de la supériorité de Bonaparte, en apprenant le retour de celui-ci, _voilà l'homme qu'il vous faut_, avait-il dit à Sieyès, qui le pressait d'appuyer ses projets. Bien plus, sur le bruit des changemens qui se préparaient: «Je suis à votre service, avait-il dit à Bonaparte; il n'est pas besoin de me mettre dans votre secret. Avertissez-moi seulement une heure d'avance.» C'était marquer soi-même son rang. Au reste, Moreau se montrait en cela conséquent à ce qu'il avait fait dans une autre occasion; préludant à la souveraineté par un acte de la munificence royale, Bonaparte lui avait donné un cimeterre enrichi de diamans. Dès qu'un pareil présent n'est pas compensé par un présent pareil entre deux hommes placés dans la position respective où ceux-ci se trouvaient alors, l'égalité disparaît, et semble avoir été abdiquée par celui qui accepte. Ainsi le général Bonaparte, sans commandement, avait su se faire une armée; simple particulier encore, il sut s'entourer, dans sa modeste retraite, du plus brillant cortége qui ait jamais rempli le palais d'un souverain. Cependant le plan concerté s'exécutait. Convoqué par son président Lemercier, le conseil des Anciens s'était assemblé, et sur la peinture énergique qui lui avait été faite par Le Brun, depuis duc de Plaisance, des dangers où les projets des terroristes jetaient la république d'ailleurs si malade, Regnier, depuis duc de Massa, demanda par motion d'ordre qu'en conséquence des articles 102, 103 et 104 de la constitution, le Corps-Législatif fût transféré à Saint-Cloud; et que pour faire exécuter cette translation, le général Bonaparte fût investi du commandement des troupes renfermées dans l'enceinte constitutionnelle. Ces propositions adoptées, non pourtant sans quelque opposition, furent aussitôt envoyées au conseil des Cinq-Cents, qui, bien que présidé par Lucien, s'y montra moins favorable tout en les sanctionnant. C'est ainsi que dans la constitution même on trouva le moyen de détruire la constitution. À huit heures et demie arriva chez Bonaparte le législateur _Cornet_ qui, par zèle remplissant les fonctions de messager, s'était chargé de lui notifier ce décret. Il le lui remit au milieu des militaires dont sa cour et même sa maison étaient remplies. Du haut de son perron comme d'une tribune, le général le lit à haute voix, puis il invite ses belliqueux auditeurs à s'unir à lui pour sauver la France. Tous s'y engagent par serment. Montant aussitôt à cheval, il se rend aux Tuileries escorté d'officiers de tout grade, parmi lesquels on remarquait Berthier, Lefebvre, Moreau, Lannes, Beurnonville, Marmont, Macdonald, Morand, Murat; des généraux célèbres qui pour lors se trouvaient dans la capitale, Jourdan, Bernadotte et Augereau seuls manquaient à cette réunion. Les deux premiers s'en étaient éloignés par dévouement pour la démocratie; le troisième en avait été écarté par suite du peu de confiance qu'inspirait son caractère, moins digne en effet d'estime que son talent. Au milieu de cette élite, Bonaparte se présente à la barre du conseil des Anciens. «Tous les généraux, dit-il, vous promettent l'appui de leurs bras. Je remplirai fidèlement la mission que vous m'avez confiée. Qu'on ne cherche pas dans le passé des exemples de ce qui se fait; rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle; rien dans le dix-huitième siècle ne ressemble au moment actuel.» Puis ayant nommé le général Lefebvre son lieutenant, et passé en revue les troupes réunies aux Tuileries, il donne au général Lannes le commandement de la garde du Corps-Législatif, à Murat, celui des troupes qui devaient occuper Saint-Cloud, et met sous les ordres de Moreau un corps de cinq cents hommes chargés de remplacer au Luxembourg la garde directoriale qui était venue se joindre aux troupes de ligne; opération habile, par laquelle il convertissait Moreau en geôlier et presque en prisonnier, tout en paraissant lui donner une preuve de confiance; cette troupe ne lui répondant pas moins du général qu'elle suivait, que des directeurs qu'elle allait écrouer. La métamorphose que subissait Moreau n'est pas la seule que la circonstance opéra. Ne fit-elle pas de Sieyès un écuyer? c'est sur le seul cheval qu'il ait monté de sa vie que ce bon abbé sortit du Luxembourg pour venir aux Tuileries. Moi-même, enfin, ne fus-je pas transformé en aide de camp du général Bonaparte, et n'est-ce pas à ce titre qu'il me fut permis de traverser, à cheval aussi, ces mêmes Tuileries quand je vins lui rendre compte de ma mission? Pas d'événement, si grave qu'il soit, auquel ne se mêle quelque incident comique. Réveillé au bruit de ce qui se faisait, le président du Directoire sonne pour savoir ce dont il s'agit. Personne ne vient. Il veut sortir de sa chambre, la porte ne s'ouvre pas; elle était fermée à double tour, et l'on en avait emporté la clef. Je tiens ce fait de Jubé lui-même qui, en quittant le Luxembourg avec la garde du Directoire, avait cru devoir prendre cette précaution. Délivré par un serrurier, le président fait convoquer ses collègues pour aviser à ce qu'il faut faire; il était trop tard. Sieyès et Roger-Ducos, quoiqu'au petit trot, avaient eu le temps de s'échapper et d'apporter leur abdication au Conseil des Anciens, à qui Barras, à l'instigation de l'amiral Bruéys et du citoyen Talleyrand, ses anciens ministres, envoyait la sienne. Je venais de rejoindre le général, établi pour le moment, dans le local des inspecteurs de la salle du Conseil des Anciens, quand Bottot, secrétaire intime de Barras et porteur de la dépêche de ce directeur, entra dans ce bureau devenu quartier-général. Tout avait là le caractère le plus grave. Interpellant dans cet envoyé l'homme qu'il représentait: «Qu'avez-vous fait, dit Bonaparte d'une voix foudroyante, de cette France que j'ai rendue si brillante? Je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers; je vous ai laissé les millions de l'Italie, j'ai retrouvé des lois spoliatrices et partout la misère. Que sont devenus cent mille hommes qui ont disparu de dessus le sol français? ils sont morts, et c'étaient mes compagnons d'armes! Un tel état de choses ne peut durer; avant trois ans, il nous mènerait au despotisme par l'anarchie. Nous voulons la république assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. À entendre quelques factieux, nous serions les ennemis de la république, nous qui l'avons arrosée de notre sang: nous ne voulons pas qu'on se fasse plus patriotes que nous; nous ne voulons pas de gens qui se prétendent plus patriotes que ceux qui se sont fait mutiler pour le service de la république.» À ce discours que j'ai transmis aux journaux avec la plus scrupuleuse exactitude, discours d'un maître qui gourmande un agent inhabile ou infidèle, discours articulé avec un accent qui en augmentait encore l'énergie, le familier de Barras répondit en exhibant l'acte par lequel ce directeur abdiquait aussi; condescendance qui me porterait à croire que Barras ne se sentait pas irréprochable et voulait prévenir toute récrimination. Moulins suivit peu après cet exemple; quant à Gohier, immobile à son poste, ce vieux Breton se fit un devoir de ne pas rejeter une charge sous le poids de laquelle il lui semblait même glorieux de succomber, obstination plus honorable qu'efficace. La chose qu'il ne voulait pas quitter l'avait quitté. Le Directoire, où tout devait se décider à la majorité des voix, n'avait-il pas cessé d'exister de fait, dès que la majorité de ses membres s'était retirée? Paris ne se ressentit nullement de tant d'agitation. Paris vit avec plus de joie que de surprise une révolution également prévue et désirée. Le peuple y donna hautement l'approbation qu'on donne à une mission bien remplie. Les fonctionnaires publics l'imitèrent. Fouché ne fut pas le dernier à se ranger du côté de la victoire. Dès que l'événement eut prononcé, sortant de son lit, il accourut offrir au plus fort toute l'activité de la police qui jusqu'alors ne l'avait servi que par son inaction; il se fit un mérite d'avoir de son propre mouvement suspendu le départ tant des courriers que des diligences, d'avoir ordonné la clôture des barrières et pris enfin toutes les mesures usitées en cas de révolution pour rompre toute correspondance entre la capitale et les départemens. «Pourquoi ces précautions? dit Bonaparte; nous marchons avec la nation et par sa seule force. Qu'aucun citoyen ne soit tourmenté, et que le triomphe de l'opinion ne ressemble pas à celui d'une minorité factieuse.» Sentimens honorables qu'il eut l'occasion de reproduire le soir même dans un conseil tenu aux Tuileries. Comme on y proposait d'arrêter quarante chefs de l'opposition législative, qui, formés en conciliabule, délibéraient avec les chefs de la démocratie sur les moyens de prévenir la ruine totale de leur parti: «J'ai juré ce matin, dit Bonaparte, de protéger la représentation nationale, je ne veux pas violer mon serment.» Il se flattait en effet de terminer sans violence une révolution voulue et sanctionnée par l'intérêt public: il ne fut pas assez heureux pour cela. Satisfait toutefois du présent, et plein de confiance pour l'avenir, il ne voulut pas laisser un moment la nation incertaine du but qu'il se proposait en acceptant, ou, si l'on veut, en saisissant le pouvoir. «Si dans un mois, nous dit-il chez lui, où nous allâmes Regnauld et moi le féliciter sur le succès de la matinée; si dans un mois la paix générale n'est pas faite, dans quatre nous serons sur les bords de l'Adige. De toute manière c'est la paix que nous venons de conquérir: voilà ce qu'il faut annoncer ce soir sur tous les théâtres, ce qu'il faut publier dans tous les journaux, ce qu'il faut répéter en prose et en vers et même en chansons, et c'est vous que cela regarde, ajouta-t-il gaiement en s'adressant particulièrement à moi; car il est bon d'employer toutes les formes d'expression pour se mettre à la portée de toutes les intelligences,--Cela ne me regarde plus, général, lui répondis-je en riant aussi. Agent d'une noble conspiration, il me paraissait assez piquant de chansonner pour elle au pied de l'échafaud, de fredonner sous la hache. Ce n'était pas déroger à la dignité tragique. À présent que le danger est passé et qu'il ne s'agit que de chanter sous la treille, c'est tout autre chose; cela ne regarde plus que les chansonniers.» Les couplets qu'il désirait furent faits par Cadet-Gassicourt et par un autre chansonnier d'esprit un peu moins jovial. On serait fort surpris, si je nommais l'associé qui l'aida dans cette tâche, et de concert avec lui chanta la déconvenue de la législature sur l'air _de la fanfare de Saint-Cloud_. Le général voulut nous retenir à dîner. Nous lui demandâmes la permission de ne pas manquer à un engagement que nous avions pris avec quelqu'un de moins heureux que lui. «À demain donc, à Saint-Cloud, nous dit-il; mais ne partez pas sans avoir vu le ministre de la police.» CHAPITRE VI. Journée du 19 brumaire.--Conseils de Fouché.--Le Corps-Législatif s'assemble à Saint-Cloud.--Création du consulat. Un gouvernement avait été détruit le 18 brumaire, un gouvernement devait être édifié le 19. Quel serait ce gouvernement? C'est ce que dans les classes supérieures chacun se demandait pendant le court intervalle qui sépara les deux périodes de la révolution accomplie en ces deux journées. Le peuple seul attendait avec confiance le dénoûment de ce grand drame dont Bonaparte était le héros autant par la force des choses que par sa propre volonté. La tâche qu'il avait à remplir était toutefois plus difficile qu'il ne l'avait présumé. La force, qu'il savait mettre en usage avec tant d'habileté, était la dernière ressource à laquelle il voulait recourir; il lui fallait donc disposer les choses de manière à paraître céder à la volonté générale quand tout obéissait à la sienne. Bien plus, il lui fallait amener les républicains eux-mêmes à sanctionner une révolution qui menaçait les institutions républicaines. Cela était-il possible? Un corps délibérant, un corps où il y a autant de volontés que d'individus, ne se manie pas aussi facilement qu'une armée où des milliers de têtes n'ont qu'une même volonté. Le succès de la veille ne garantissait pas celui du lendemain. Il s'agissait le 19 de faire décréter par les deux conseils les mesures arrêtées dans la soirée du 18 entre les chefs de la révolution, c'est-à-dire la substitution de trois consuls aux cinq directeurs, et de procéder immédiatement à la nomination de ces consuls qui gouverneraient l'Etat jusqu'à ce qu'une commission instituée à cet effet lui eût donné une organisation définitive. Tout cela ne pouvait être adopté sans discussion. En transférant le Corps-Législatif à Saint-Cloud, on avait habilement manoeuvré. On avait séparé les démagogues de leur armée, on s'était donné un champ de bataille plus favorable: c'était un avantage, mais non pas une victoire. Ce qu'on avait fait jusque-là était conforme à la constitution; ce qui restait à faire en était destructif. Ne devait-on pas craindre que l'opposition qui s'était manifestée dans les conseils à la proposition d'une mesure constitutionnelle, ne s'y reproduisît avec plus de violence quand on connaîtrait le but de cette mesure? Pouvait-on se dissimuler d'ailleurs qu'il se trouvât dans ces conseils des hommes consciencieux et courageux que rien n'amènerait à composer avec les circonstances, et qui mettraient leur gloire à défendre des institutions auxquelles les attachaient leur caractère et leurs sermens; sincères amis du peuple autour duquel se rangeaient une foule d'hommes turbulens qui, tout à la fois impatiens de sujétion et avides de pouvoir, chérissaient dans la république un état de choses qui mettait tout à la merci des factieux dont ils disposaient? Démocrates soit par conviction, soit par spéculation, ces républicains formaient la majorité dans le conseil des Cinq-Cents. Fouché avait bien calculé la puissance de cette majorité. Dans l'entretien que nous eûmes avec lui, Regnauld et moi, avant de nous rendre à Saint-Cloud: «L'autorité des baïonnettes, nous dit-il, est moins puissante ici que celle des toges. L'important est de ne pas laisser les meneurs engager les conseils dans des mesures qui donneraient à leurs partisans du dehors le temps d'intervenir. Mieux vaudrait brusquer l'événement. Quant à moi, mes précautions sont prises: le premier qui remuera sera _jeté à la rivière_, poursuivit-il en se servant d'une expression moins élégante qu'énergique. Je réponds de Paris au général. C'est à lui à se répondre de Saint-Cloud.» Le général aussi avait pris ses précautions. Murat occupait Saint-Cloud avec la troupe de ligne; Ponsard, officier qui lui était affidé, commandait la garde du Corps-Législatif, et Serrurier avec sa réserve était posté au Point-du-Jour. Les dispositions dans les deux conseils n'avaient pas été faites avec moins de prudence. Les rôles y étaient partagés entre les orateurs influens. Tout avait été ordonné, tout était prévu, tout, excepté la circonstance qui pensa déconcerter les espérances justifiées par tant d'habileté. Quelque activité qu'on eût mise à disposer le local où chacun des conseils devait s'assembler, il ne se trouva pas prêt à midi, heure indiquée pour la convocation. Depuis midi jusqu'à deux heures, errant dans les cours et les jardins du palais, les députés eurent tous le temps de se sonder sur leurs opinions; de se communiquer leurs appréhensions, de concerter leurs moyens de résistance et d'organiser une opposition vigoureuse. Aussi la majorité des Cinq-Cents était-elle déterminée à rejeter tout changement quand ce conseil entra en séance. Emile Gaudin monte à la tribune. Après avoir voté des remercîmens aux Anciens pour les résolutions par eux prises la veille dans l'intérêt delà sûreté générale, il propose d'inviter ce conseil à faire connaître sa pensée tout entière, et demande en outre que dans le conseil des Cinq-Cents une commission de sept membres soit chargée de faire un rapport sur la situation de la république. Cette proposition met le feu aux poudres; toutes les passions se déchaînent avec la plus épouvantable violence; et pour toute réponse le député Delbred requiert que tous les membres soient sommés de prêter individuellement serment de fidélité à la constitution de l'an III. Aucun député, y compris Lucien lui-même, n'ose combattre cette proposition qui est accueillie avec acclamation. Deux heures sont employées à cette formalité. Cependant les esprits étaient travaillés en sens divers, et les uns perdaient en confiance ce que les autres gagnaient en audace. On commençait à craindre que les démocrates de Paris ne vinssent au secours de ceux de Saint-Cloud; on commençait à craindre que les soldats ne répondissent aux fréquens appels qui leur étaient adressés au nom du peuple par plus d'un de ses représentans. Déjà les politiques chancelaient; déjà plus d'un brave homme trouvait qu'on s'était trop imprudemment engagé. Un des généraux, qui était venu là en douillette de soie, Bonaparte n'ayant pas cru devoir l'admettre dans la confidence de son projet, et qui la veille lui avait dit: _Est-ce que vous ne comptez pas toujours sur votre petit Augereau?_ lui disait déjà: «Eh bien, te voilà dans une jolie position!--Nous en sortirons, répondit Bonaparte. _Souviens-toi d'Arcole_.» Dans cette position si bien prévue par Fouché, il n'y avait plus un moment à perdre. Bonaparte se présente aux Anciens, «La république, leur dit-il, n'a plus de gouvernement. Les factions s'agitent; l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse. Nous voici. Je sais qu'on parle de César, de Cromwell; je ne veux que le salut de la république. Je ne veux qu'appuyer les décisions que vous allez prendre... Grenadiers, dont j'aperçois les bonnets «aux portes de cette salle, vous ai-je jamais trompés? Ai-je trahi mes promesses, lorsqu'au milieu de toutes les privations je vous promettais l'abondance?--Jamais, s'écrient les grenadiers. «--Eh bien, général, dit Linglet, membre du conseil, jurez avec nous fidélité à la constitution de l'an III. C'est jurer de sauver la république. «--La constitution, réplique Bonaparte, la constitution! vous n'en avez plus. Vous l'avez violée au 18 fructidor, quand le gouvernement attentait à l'indépendance du Corps-Législatif; vous l'avez violée au 3 prairial, quand le Corps-Législatif attentait à l'indépendance du gouvernement[31]; vous l'avez violée au 22 floréal, quand par un décret sacrilége le gouvernement et le Corps-Législatif ont attenté à la souveraineté du peuple en cassant les élections faites par lui. La constitution violée, il faut un nouveau pacte et de nouvelles garanties.» Ce discours énergique et précis entraînait l'assemblée. Un orateur ose toutefois accuser le général comme auteur d'une conspiration qui menaçait la liberté publique. «Elle est menacée par vingt conspirations différentes, réplique Bonaparte. J'ai le secret de tous les partis. _Tous sont venus sonner à ma porte;_ tous sont venus me solliciter de les aider à renverser la constitution, dans des buts différens à la vérité. Les uns veulent y substituer une démocratie modérée où tous les intérêts ce nationaux et toutes les propriétés soient garantis. Les autres, se fondant sur les dangers de la patrie, parlent de rétablir le gouvernement révolutionnaire dans toute son énergie, c'est-à-dire dans toute son horreur. D'autres songent même à rétablir ce que la révolution a détruit: _c'est pour conserver ce quelle a acquis de bon_ que je suis armé par votre ordre. Législateurs, que les projets que je vous dénonce ne vous effraient pas. Avec l'appui de mes frères d'armes, je saurai vous délivrer. Si quelque orateur payé par l'étranger parlait _de me mettre hors la loi_, qu'il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même. Fort de la justice de ma cause et de la droiture de mes intentions, je m'en remettrai à mes amis, à vous et à ma fortune.» Après avoir parlé ainsi il sortit. Ceux de ses adhérens qui ne faisaient pas partie des conseils ou des troupes assemblées à Saint-Cloud, attendaient cependant les décrets qui devaient confirmer et compléter ce qui avait été fait la veille, et les attendaient avec quelque impatience. Réunis à M. de Talleyrand dans une maison qui, louée pour un an par M. Collot, ne devait être occupée qu'un jour, ces conspirateurs civils, parmi lesquels se trouvaient plus d'un avocat, et même plus d'un abbé, s'étonnaient de voir les heures se succéder sans résultat; ils n'avaient pas appris sans inquiétude le moyen dilatoire auquel le conseil des Cinq-Cents recourait; et comme je leur avais fait part des avis donnés par Fouché, frappés de leur justesse, ils m'avaient pressé d'aller rejoindre le général et de les lui porter. Favorisé par le désordre qui règne en pareille circonstance, je pénètre dans l'intérieur du château de Saint-Cloud. Bonaparte sortait du conseil des Anciens. Guidé par les renseignemens de gens que je rencontre, de celui-ci qui me connaît, de celui-là qui croit me connaître, je le rejoins dans un petit escalier tournant, qu'il descendait lentement avec Sieyès. Au bruit de mes pas, il se retourne. «Qu'est-ce?--Général, j'ai vu Fouché.--Eh bien?--Il vous répond de Paris; mais c'est à vous, dit-il, à vous de répondre de Saint-Cloud.--Comment?--Il est d'avis qu'il faut brusquer les choses, pour peu qu'on essaie de vous enlacer dans des délais; tel est aussi l'avis de vos amis les plus dévoués, _les plus sûrs_, à commencer par le citoyen Talleyrand; il n'y a pas de temps à perdre, disent-ils.--Il n'y a pas de temps perdu, me répondit-il en souriant; un peu de patience, et tout s'arrangera.» Puis, continuant de descendre, il me quitta au bas de l'escalier, et j'allai rejoindre mes mandataires, à qui je portai cette réponse. Elle ne les rassura guère. L'abbé Desrenaude, aide de camp en cette journée d'un héros dont il avait été grand-vicaire, ne montrait pas autant de tranquillité que lui, non plus que l'avocat Moreau de Saint Méri qui pesait la gravité des circonstances avec toute la prud'homie d'un bailli d'opéra-comique. Les laissant discuter tout à l'aise, je retournai dans la cour du palais attendre le dénoûment de cette tragédie. Il pouvait être sanglant. Les forcenés du conseil des Cinq-Cents proposaient de mettre Bonaparte _hors la loi_. Ils sommaient leur président, c'était Lucien! de mettre aux voix cette proposition, quand Bonaparte lui-même paraît. Laissant à la porte les militaires qui l'accompagnaient, il s'avance en face du bureau, vers la barre établie au milieu de la salle. À peine a-t-il fait les deux tiers du chemin, que la majeure partie des membres se lève en criant _à bas le dictateur! mort au tyran!_ Cent bras le menaçaient; les poignards même étaient tirés; César tombait au milieu du sénat. Se jetant le sabre à la main à travers cette armée en toge, des soldats enveloppent et enlèvent leur général; l'un d'eux, le brave Tomé, détourne même à son propre péril un coup que le Corse Arena destinait à son aventureux compatriote. La retraite de Bonaparte ne calma pas le tumulte. On enjoint derechef au président de mettre aux voix le décret de proscription. «Misérables! s'écrie Lucien, vous exigez que je mette _hors la loi_ mon frère, le sauveur de la patrie, celui dont le nom seul fait trembler les rois! Je dépose les marques de la magistrature populaire, et je me présente à la tribune comme défenseur de celui que vous m'ordonnez d'immoler sans l'entendre.» En effet, dépouillant les insignes de la présidence, Lucien s'était élancé du fauteuil à la tribune, quand un détachement de grenadiers qui, criant _vive la république!_ avait été accueilli en auxiliaire par l'opposition, s'empare de lui, grâce à cette erreur, et le tire sans violence de la position périlleuse où il était engagé. Lucien qui, dans cette journée, eut tous les genres de courage comme tous les genres d'éloquence, monte aussitôt à cheval, et s'adressant à ceux qui l'entouraient: «Général, et vous soldats, le président du conseil des Cinq-Cents vous déclare que des factieux, le poignard à main, ont violé les délibérations; il requiert contre eux la force publique. Le conseil des Cinq-Cents est dissous.--Président, répondit le général, cela sera fait.» Aussitôt le tambour se fait entendre; et l'enceinte du conseil où Murat est entré l'épée à la main n'est plus occupée que par des grenadiers. Cela s'exécuta presque aussi rapidement que je le raconte. À peine avons-nous eu le temps de réfléchir aux conséquences que pouvait entraîner la mesure _peu constitutionnelle_ employée par le général et conseillée par la force des choses plus impérieusement encore que par Fouché. Lavalette, qui me rappelle dans ses Mémoires qu'alors je me trouvais sur le péristyle du palais entre lui et le citoyen Talleyrand, prétend qu'à la nouvelle du décret qui mettait hors la loi Bonaparte et ses partisans, je pâlis ainsi que mon noble complice. Lavalette se trompe[32]. La pâleur subite eût été un signe d'effroi, et, sans exagérer mon courage, je me sens autorisé à le dire, ma confiance dans le génie de Bonaparte était si absolue, que je n'ai pas douté un seul moment, pendant cette journée, du succès de son entreprise, si incertain qu'il ait été. Je le dis avec la franchise que j'ai mise à rendre compte de mes émotions pendant le combat de _la Sensible_. D'ailleurs, comment Lavalette a-t-il pu remarquer la moindre altération dans le teint de deux hommes aussi pâles habituellement qu'il est possible de l'être? Chacun sait que M. de Talleyrand n'a jamais changé de couleur, positivement parlant; chacun sait qu'aucune impression ne se reproduit sur ce visage aussi imperturbable que celui du commandeur du _Festin de Pierre_ ou de l'abbé de plâtre. J'étais dans ma jeunesse presque aussi décoloré que lui; et si mon teint éprouvait quelque altération, ce n'était que pour rougir; certes, je n'en avais pas alors l'occasion. Lavalette ajoute, au reste, que nous ne fîmes pas retraite. Cela est vrai; et c'eût été une preuve de courage si nous avions eu peur, car ce n'est pas à ne point éprouver la peur, mais à la surmonter que le courage consiste. Je ne sortis de Saint-Cloud, l'affaire terminée, que pour me rendre à Meudon, où je retrouvai M. de Talleyrand chez une femme aimable et belle, Mme Simons, grâce à laquelle nous dînâmes aussi gaiement qu'on peut dîner un jour de victoire, et beaucoup mieux qu'on ne dîne sur le champ de bataille. MM. de Monteron et de Sainte-Foix étaient des nôtres, mais non pas Regnauld; le général l'avait retenu pour assister à un conseil, véritable conseil d'Etat, convoqué par urgence avant son organisation. Quant aux autres conspirateurs, abbés, avocats, ou bourgeois, que nous avions laissés au quartier-général, j'ignore ce qu'ils devinrent. Le général resta à Saint-Cloud, d'où il ne partit qu'à trois heures du matin, non sans avoir pourvu aux besoins présens de la république. Pendant que nous dînions, les débris des Cinq-Cents, réunis à la totalité des Anciens, décrétèrent l'abolition du Directoire, l'expulsion de soixante-cinq membres du conseil des _jeunes_, l'ajournement à trois mois de la réunion des conseils législatifs, la création de deux commissions de vingt-cinq membres tirés de chacun des conseils pour les remplacer provisoirement, et la création d'une magistrature nouvelle qui exercerait le pouvoir exécutif jusqu'à la création d'une nouvelle constitution. Les trois personnages qui, sous le nom de Consuls, furent portés à cette magistrature, sont Roger-Ducos, Sieyès, et Bonaparte. La prestation de serment de fidélité au nouvel ordre de choses, en attendant mieux, termina cette longue et laborieuse journée. Ainsi finit la constitution de l'an III. Si la révolution qui la renversa ne s'effectua pas sans violence, du moins fut-elle exempte de sang. On n'attendait qu'un mot, qu'un signe pour en répandre. Non seulement le meurtre ne fut pas ordonné, mais il fut défendu. Le premier usage que le nouveau magistrat fit de son autorité fut de soustraire à la proscription ceux qui l'avaient proscrit. Un général lui ayant demandé cinquante hommes pour tendre un guet-apens aux députés fugitifs et les fusiller sur la route de Paris, il s'y refusa avec horreur. La tranquillité de cette grande ville exigeait cependant que ces députés n'y rentrassent pas avant qu'on eût pris les précautions propres à comprimer la faction à laquelle ils pourraient se rallier. On expédia de Saint-Cloud, en conséquence, des hommes affidés à toutes les barrières, sous la direction d'un certain Turot, ci-devant comédien, alors secrétaire général de la police, lequel espérait profiter de la circonstance pour dégoter son patron, ou se mettre en son lieu et place. Quel fut son désappointement de trouver ces postes occupés par des agens que Fouché avait chargés de la même mission! Instruit à temps de la victoire, ce ministre s'était empressé de donner au bonheur cette preuve de prévoyance et de dévouement. Il avait d'ailleurs tenu parole, non qu'il eût jeté personne à la rivière, mais il avait su maintenir la tranquillité dans Paris. C'est sans doute à sa conduite habile qu'il dut la conservation de sa place et la confiance que lui témoigna le premier consul en dépit de ses préventions. Ici se termine la première partie de ma vie et de mes souvenirs. Appelé, par suite de la journée de brumaire, à des fonctions administratives, lorsque Lucien Bonaparte prit la direction du ministère de l'intérieur, je me vis, sans trop avoir changé de relations, jeté dans une sphère nouvelle, par cela seul que la condition de mes amis avait changé, et qu'ils étaient devenus des personnages plus importans, des personnages très-importans, des ministres, des maréchaux, des ducs, des princes, des rois, que sais-je! Cela donne une nouvelle physionomie à leur histoire et à la mienne. Aurai-je le loisir et le temps de la raconter? POST-SCRIPTUM. Je désirerais en avoir le temps et le loisir. Quoique mes relations avec Napoléon aient été moins intimes qu'avec Bonaparte, quoiqu'elles soient devenues plus rares à mesure que de grandeurs en grandeurs il s'est élevé au point le plus haut où mortel soit jamais parvenu, elles n'ont jamais cessé, et dans plus d'une rencontre j'ai pu recueillir encore quelques traits dignes d'être transmis aux hommes curieux de connaître dans les moindres détails ce caractère si fort et si souple, ce génie si vaste et si délié, cet esprit si original par la pensée et par l'expression. D'ailleurs, ses derniers bienfaits m'ont imposé une grande dette envers lui; c'est en continuant à dire de lui la vérité que je veux m'acquitter. De plus, la destinée de Napoléon, à laquelle la mienne a été rattachée par le malheur, m'a poussé dans l'exil à l'époque où elle l'y entraînait lui-même. La noble maison de NASSAU régnait alors sur la terre où j'allai chercher une seconde patrie; terre hospitalière où la générosité non sollicitée des héritiers de GUILLAUME-LE-TACITURNE m'a protégé autant et plus peut-être que ne le permettait la politique, contre les persécutions qui signalèrent la restauration française. Je ne mourrais pas content si je ne manifestais pas encore une fois les sentimens que j'ai voués à ces dignes princes. C'est à la recommandation spontanée d'Alexandre Humboldt que je fus redevable d'une bienveillance si inattendue. Mais n'y a-t-il pas à le publier autant de vanité que de reconnaissance? NOTES [1: J'ai consigné ce fait dans l'épître dédicatoire des _Vénitiens_. À la catastrophe de cette tragédie, _Joséphine_ éprouva la même émotion que les dames sur lesquelles j'en avais fait à Lyon le premier essai: elle demanda la grâce du héros. Elle suivait en cela son caractère, et il n'était pas nécessaire que l'homme en péril fût un héros pour qu'elle s'obstinât à le sauver. M. de Polignac (Armand) et M. de Rivière (ci-après duc) en font foi.] [2: L'assertion peut sembler hasardée. La liste de proscription émise en 1815 était signée Fouché. N'y a-t-il pas injustice à l'imputer à M. de Talleyrand? Voyez _Bertrand et Raton_, ou _le Singe et le Chat_, fable 17 du IXe livre des _Fables nouvelles mises en vers par M. de La Fontaine_.] [3: Le comte Henri de Saint-Aignan avait pris fait et cause pour les Bourbons contre la révolution quand il crut que le droit était pour eux; il prit fait et cause pour la France contre la réaction des émigrés quand il vit que le droit était pour elle. Ami de l'ordre fondé sur la justice, et toujours Français d'intention, il ne défendit, soit comme émigré, soit comme régnicole, que les intérêts qu'il crut ceux de la France. Les mêmes principes le dirigèrent dans l'exercice des magistratures auxquelles il fut appelé, soit par le choix du gouvernement, soit par celui du peuple. Se refusant à servir les passions du ministère à la Chambre élective, où il siégeait en 1819 comme député de la Loire-Inférieure, et menacé d'être destitué pour ce fait de la préfecture qu'il occupait: _Votre place est à vous, mais ma conscience est à moi_, répondit-il au ministre, et il vota contre la loi qui altérait le mode électoral. Son frère, le comte Auguste de Saint-Aignan, s'est signalé comme lui dans la même Chambre par un attachement inébranlable aux principes _libéraux_. En 1813, il avait rempli avec autant d'habileté que de fermeté les fonctions de ministre plénipotentiaire à la cour de Dresde, à l'époque de la funeste bataille de Leipsick. Ce sont des hommes dont on est heureux d'avoir occasion de parler.] [4: Cette _Histoire de la vie politique et militaire de Napoléon_, imprimée dans un format gigantesque (grand carré vélin), par suite de la nécessité de faire concorder les proportions du texte avec celles des dessins litographiés qui l'accompagnent, est peu répandue dans le commerce, mais elle est très-connue des compilateurs qui ont cru utile de la mettre à contribution, et des étrangers qui ont cru avantageux d'en donner des contre-façons. On ne trouve que dans les grandes bibliothèques cet ouvrage, publié par souscription. Comme la seule édition qui en ait été faite est depuis long-temps épuisée, l'auteur, si Dieu lui prête vie, espère en faire une nouvelle, revue, corrigée, complétée, et maniable. Il a ramassé à cet effet de précieux matériaux.] [5: Pantagruel, liv. IV, chap. 8.] [6: _Fricoteurs_, mot très-français, bien qu'il ne soit pas enregistré dans le Dictionnaire de l'Académie; mot très-usuel à l'armée. Le _fricoteur_ est un maraudeur perfectionné; il consomme cuit ce que l'autre dérobe cru. Uniquement occupé du solide, le fricoteur reste sur les derrières ou s'écarte sur les flancs des colonnes pendant qu'elles marchent à la gloire. _Tournez la gueule du côté de la marmite_, ai-je entendu dire dans mon enfance par Carlin ou par Arlequin (c'était tout un), par Arlequin devenu général dans je ne sais quelle farce: les _fricoteurs_ sont toujours tournés de ce côté-là. Ce commandement est tous les jours pour eux l'ordre du jour. Pris sur le fait, les _fricoteurs_ sont quelquefois traités avec sévérité. Leurs délits toutefois sont moins de la compétence du conseil de guerre que de celle de la chambrée. On ne les condamne pas à passer par les armes, mais à recevoir la _savatte_, punition plus rigoureuse qu'on ne croit, mais qui ne compromet pas leur tête.] [7: Fleury, de la Comédie française.] [8: C'est en présence de M. de Bourrienne que le général raconta ce fait. Je ne crois pas l'avoir dénaturé, mais j'ai pu en oublier quelques circonstances. Je compte, en ce cas, sur la véracité de ce témoin pour rectifier mon récit.] [9: _Ceci est à moi_: ces mots, dès qu'on les prononçait, produisaient sur Dufalga reflet du briquet sur la poudre. Il prenait feu tout aussitôt, et partait de là pour développer les théories les plus singulières qui soient jamais passées par la tête d'un honnête homme. Que d'honnêtes gens se sont trompés comme lui à l'époque de la révolution, époque où toutes les questions sur lesquelles repose l'organisation sociale étaient remises en discussion! que d'honnêtes gens, avec la meilleure intention du monde, ont jeté alors de nouveaux fermens de discorde dans la société qu'ils prétendaient régénérer! Tel fut le tort de ce pauvre Brissot. Les erreurs de l'esprit, en certaines circonstances, sont pires que des crimes. Rien de plus recommandable d'ailleurs que la mémoire de Dufalga: officier des plus distingués dans une arme où le courage seul ne suffit pas à l'avancement, et où cet avancement ne s'acquiert que par une intelligence supérieure, il était parvenu au grade de général de brigade dans le génie, quand, après avoir perdu une jambe sur le champ de bataille en Europe, il mourut en Asie des suites d'une blessure qu'il avait reçue au siége de Saint-Jean-d'Acre.] [10: Dans les Mémoires de Bourrienne. Plût à Dieu qu'on n'y trouvât que cette erreur-là!] [11: En latin homme ici se traduirait par _vir_.] [12: Voir le _Médecin malgré lui_, acte III, scène 5, et le premier livre des _Confessions_ de J. J. Rousseau.] [13: Notre capitaine obéissait à une inspiration bien malheureuse quand il attendait avec un équipage disparate et incomplet un bâtiment évidemment supérieur au sien sous tous les rapports. Il y avait deux ans que le _Sea-Horse_, frégate plus fort que la nôtre, et dont l'équipage était tout anglais, tenait la mer, quand notre malheur nous la fit rencontrer. «Chacun sur mon bord, me disait le capitaine Footes, connaît si bien son poste et son service, que sans lumière chacun fait ce qu'il doit faire, en pleine nuit comme en plein jour. J'aurais pu dès une heure du matin vous attaquer; mais pourquoi réveiller mes gens, et les fatiguer sans nécessité? À quelque heure que s'engageât le combat, j'étais sûr de vous prendre.» La chose est claire, Et votre épée a prouvé cette affaire. S'il avait ses raisons pour compter sur son monde, nous en avions pour ne pas compter sur le nôtre. Le lendemain de l'affaire, les recrues maltaises, qui la veille servaient sous notre pavillon, étaient toutes passées sous le pavillon anglais. En traversant l'entre-pont du _Sea-Horse_, je les vis boire à la santé du roi Georges.] [14: Quatre auteurs ont parlé du travail de Socrate sur Ésope: 1° Plutarque, dans le petit Traité _de audiendis poetis;_ 2° Fl. _Avianus_ le fabuliste, préface de ses 42 fables; 3° _Suidas_, art. SOCRATE. Voici le passage en latin: _Nullo alio scripto relicto quam, ut quidam volunt, hymno in Apollinem et Dianam, et Æsopea carmina versibus scripta_. 4° Platon, dans le compte qu'il rend d'une des conversations de Socrate avec ses disciples, entre sa condamnation et sa mort. Voici le texte: «Vraiment, Socrate, interrompit Cébès, tu fais bien de m'en faire ressouvenir; car, à propos des poésies que tu as composées, des fables d'Esope que tu as mises en vers, Evenus m'a demandé par quel motif tu t'étais mis à faire des vers depuis que tu étais en prison, toi qui jusque-là n'en avais fait de ta vie.--C'était, répond Socrate, pour satisfaire à certains songes, qui dans toutes les occasions de ma vie m'ont toujours recommandé la même chose. Jusqu'ici j'avais pris cet ordre pour une simple exhortation; mais depuis ma condamnation je pensai qu'il ne fallait pas désobéir aux Dieux, et que je ne devais pas quitter la vie sans les avoir satisfaits. Je fis donc réflexion qu'un poëte, pour être vraiment poëte, ne doit pas composer des discours en vers, mais inventer des fictions; et ne me sentant pas ce talent, je me déterminai à travailler sur les fables d'Ésope, et je mis en vers celles que je savais, et qui se présentèrent les premières à ma mémoire.» PLATON, DIALOGUE DU PHÉDON. Oeuv. compl. vol. I, p. 136 et sqq. édit. de Deux-Ponts. ] [15: _Millevoye_. Ce jeune homme avait fait de brillantes études. Il justifia dans le monde les espérances qu'il avait fait concevoir de lui dans les écoles: il remporta quatre ou cinq fois le prix de poésie dans les concours de l'Institut. Plusieurs poèmes remplis de grâce et d'esprit, et entre autres un poëme de _Charlemagne_, des élégies pleines de sensibilité, et écrites avec une grâce et une pureté peu commîmes, lui assurent une place au premier rang des auteurs qui ont appliqué un talent supérieur à traiter des sujets légers. Pouvait-il prendre un vol plus haut? Il y songeait, et il avait ébauché quelques scènes de tragédie, quand, à trente-quatre ans, une mort précoce le ravit aux lettres et à ses amis.] [16: Le général Brune, depuis maréchal de l'Empire, assassiné à Avignon. Sa mort, crime par lequel les assassins de la restauration ont égalé, sinon surpassé en 1815 ce que les égorgeurs de la Glacière avaient fait de plus atroce en 1791, n'est pas l'objet de cette note. J'y veux consigner seulement la lettre que, dans le but de rectifier l'opinion que ce militaire avait exprimée si légèrement sur la conduite d'un de ses plus honorables compagnons d'armes, je lui écrivis en lui envoyant la copie du compte que j'avais cru devoir rendre au gouvernement français du combat dans lequel avait succombé _la Sensible_. AU GÉNÉRAL BRUNE, COMMANDANT EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE. Turin, le 12 thermidor an VI (31 juillet 1798) Général, En donnant à l'ambassadeur de la république française en Piémont une copie de la relation du combat dont l'issue a été si funeste à la frégate _la Sensible_, et dont j'ai adressé l'original au ministre des relations extérieures, je croyais n'avoir que des bruits à combattre. La lecture de la feuille du journal de Milan, en date du 2 thermidor, me prouve qu'il faut réfuter aussi des écrits: je n'hésite pas à le faire. Je suis loin d'accuser, de suspecter même l'intention du rédacteur; mais il me semble qu'il s'est un peu pressé, et qu'avant de rendre compte d'un événement, il devait attendre au moins des renseignemens dont l'authenticité fût garantie par une signature. Il n'aurait pas confondu le malheur avec la lâcheté, et son article, pour n'être pas prématuré, n'en eût été que plus véridique. Veuillez, général, lui faire prendre connaissance de la lettre ci-jointe, et en requérir l'insertion dans son journal; je ne doute pas qu'elle ne console tous les bons Français. Nous avons tout perdu, _fors l'honneur_: c'est une justice que nos ennemis rendaient du moins à notre capitaine. Salut et respect, ARNAULT. ] [17: AU CITOYEN TALLEYRAND, MINISTRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES. Turin, le 3 thermidor an VI. Comme les différentes versions publiées sur la prise de la frégate _la Sensible_ s'écartent plus ou moins de la vérité, je crois de mon devoir, citoyen ministre, de vous la faire connaître et de vous mettre à même de rendre justice à qui elle appartient. Cette frégate, de trente-six pièces de canon de douze, commandée par le capitaine Bourdé, avait été d'abord armée en flûte à Toulon; le général en chef lui fit rendre ses canons à Malte, et l'expédia pour porter en France des dépêches importantes confiées au général Baraguey-d'Hilliers. Les drapeaux de la religion et quelques objets de curiosité furent aussi déposés à bord du même bâtiment. On compléta l'équipage de guerre avec des matelots la plupart napolitains, délivrés de la chaîne par l'arrivée des Français à Malte. La disette d'hommes ne permettait pas de choix. _La Sensible_ mit à la voile le 1er messidor. Le vent du nord-ouest soufflait avec violence. Le 8, à quatre heures du soir, le même vent nous tenait encore au-dessous des attérages de Sicile, quand on découvrit une voile au nord-ouest, dans la direction de Maretimo. On fit les signaux de reconnaissance. Le bâtiment qui venait sur nous y répondit en arborant le pavillon espagnol au grand mât. À sa voilure on le reconnut néanmoins pour anglais. Il marchait avec une célérité surprenante. La nuit vint, mais le clair de lune était si beau que les deux bâtimens ne se perdirent pas de vue; à onze heures on fit _branle-bas_ de combat. L'eau-de-vie fut distribuée à l'équipage; on partagea aux passagers le peu d'armes qui étaient à bord. Ceux à qui l'on ne put pas donner de fusils furent armés avec des sabres. À deux heures du matin, les deux bâtimens étaient à portée de canon. L'action ne s'engagea cependant qu'au point du jour. Le capitaine Bourdé, reconnaissant la supériorité de l'ennemi, dont la frégate, armée de quarante-quatre pièces de canon, portait du dix-huit en batterie, et des caronades de vingt-quatre sur son gaillard d'arrière, résolut de tenter l'abordage. C'était en effet le seul moyen d'abréger la canonnade, que nous ne pouvions supporter qu'avec désavantage. L'Anglais, après nous avoir lâché sa première bordée à la demi-portée de fusil, se laissa arriver sur nous de manière à engager notre beaupré dans ses agrès. Il eût pris ainsi la frégate dans sa plus grande longueur, et nous aurait foudroyés de toute sa batterie, sans avoir rien à craindre que les deux canons de chasse qui étaient sur le gaillard d'avant. Notre capitaine prévint cette manoeuvre en opposant son travers au travers de l'ennemi, qui alors nous lâcha sa seconde bordée à la portée de pistolet. L'effet en fut terrible. L'artimon fut presque coupé, et le cabestan mis en pièces. Soixante hommes, parmi lesquels se comptent quinze morts, furent, mis hors de combat. Les deux frégates se joignent. On crie _à l'abordage!_ Le général d'Hilliers descend dans la batterie pour faire monter l'équipage. Indifférens à l'honneur de notre pavillon, les bandits avaient abandonné leur poste dès la seconde décharge. Ils n'obéirent ni à l'invitation, ni à la menace, ni même aux coups. Ils étaient encore galériens, quoique libres. Les chefs des pièces seuls s'étaient fait tuer à leur poste; ceux-là étaient Français. La lâcheté de ces étrangers fit tourner contre nous la manoeuvre hardie du capitaine. Abordé par la frégate qu'il avait voulu aborder, il fut obligé de céder, après avoir été blessé lui-même. Observons toutefois que ce n'est pas par son ordre que le pavillon ne flottait plus à la poupe; un boulet l'avait fait tomber; de sorte qu'on se battit quelque temps encore après qu'on semblait avoir amené. Nos officiers se sont conduits avec autant de bravoure que d'intelligence. Le lieutenant Taneron fut blessé au moment où il sautait sur la frégate victorieuse. Les passagers soutinrent courageusement le feu de l'ennemi et lui ripostèrent autant que le permit le mauvais état des armes qu'on leur avait données. Trois d'entre eux perdirent la vie; parmi les morts, on remarque l'infortuné d'Omonville, ci-devant commandeur de Malte: il retournait en France en vertu du traité. Le jeune Catelan fut blessé, d'autres chevaliers de Malte furent plus heureux que lui, sans avoir été moins braves. C'est à tort qu'on attribuerait à des Maltais la perte de la frégate. L'équipage, ainsi que je l'ai observé, avait bien été complété à Malte, mais complété avec des forçats napolitains pour la plupart, gens sur la bravoure desquels on était loin de compter. Aussi avions-nous ordre d'éviter le combat, que la marche supérieure de l'ennemi, et surtout le défaut subit de vent nous contraignirent d'accepter. Je laisse à votre discrétion, citoyen ministre, à faire de cette lettre l'usage que vous croirez convenable. Rappelé en France par le mauvais état de ma santé, et forcé de voyager lentement, je craindrais d'arriver trop tard à Paris pour faire connaître au gouvernement ces détails, de la véracité desquels je réponds. Agréez les sentimens de fraternité de votre concitoyen, ARNAULT. ] [18: C'est dans une satire, intitulée _les Arts_, que se trouve la substitution de noms qui donna lieu à ce duel qu'un _erratum_ pouvait prévenir. En parlant du Louvre, à propos des tableaux exposés cette année-là par l'école française, Despaze avait dit: Quoi! l'on vénère ici l'ombre de Michel-Ange, Et l'on y laisse entrer Laurent, Ledoux, Mirvaut, Petit, Lucas, Colas, Gensoul, _Dubos_, Ravault! Au lieu de _Dubos_, il y avait _Dabos_ dans le manuscrit. Le poëte paya pour l'imprimeur. Dubos, dit Despaze dans une autre satire adressée à l'abbé Sicard, Dubos voulut punir l'audace D'un U qui, dans mes vers, d'un A surprit la place, Et pour ce grand forfait, atteint d'un plomb brûlant, Sur un lit de douleur je fus jeté sanglant. Dubos, assez présomptueux de sa nature, était aussi assez susceptible. Cela lui porta malheur. Un jeune homme, dont il avait traité le père avec peu de ménagement, lui ayant demandé raison de ce fait, le tua d'un coup d'épée. Il avait alors soixante ans passés.] [19: «Si je relis les Satires (les satires de Chénier), disait M. de Chateaubriand dans un discours qu'il avait composé pour sa réception à l'Institut, où il avait été nommé à la place de Chénier, j'y retrouve immolés des hommes qui sont au premier rang de cette assemblée: toutefois ces Satires, qui sont écrites d'un style élégant et facile, rappellent agréablement l'école de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n'a pu échapper à la malice de l'auteur. Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles.»] [20: _Léger_; ce n'était pas un homme sans esprit; il a fait pourtant une grosse sottise au moins dans sa vie: si ce n'en est pas une que d'avoir troqué contre la veste de Gille la robe de Rollin quand le professorat ne le nourrissait plus, c'en était une certainement que d'avoir voulu reprendre la robe de Rollin après avoir porté pendant sept ou huit ans la veste de Gille. L'adjectif ne s'accordait, plus cette fois avec le substantif. On trouverait cependant dans les cartons de l'Université impériale des lettres qui prouvent que cet ex-professeur aurait fait publiquement ce solécisme pour peu qu'on s'y fût prêté; on y verrait qu'il traita d'ennemis de la philosophie les gens sensés qui lui firent quelques observations sur les inconvéniens de ce nouveau travestissement. Mieux avisé ensuite, il se retourna d'un autre côté, et obtint, je crois, une place dans l'administration. J'ignore toutefois quel costume il portait quand il est mort.] [21: _Begearss_: anagramme de _Bergasse_. Vengeance moins cruelle que l'outrage qui l'a provoquée. Ce _malheureux sue le crime_, avait dit, dans son Mémoire pour le banquier Korneman, Bergasse en parlant de Beaumarchais qui, assez étourdiment, s'était mêlé d'une querelle de ménage, et, prenant le parti de Mme Korneman contre son mari, avait _mis son doigt entre l'arbre et l'écorce_, ce dont il faut se garder, dit Sganarelle, mais ce qu'on peut faire pourtant _sans suer le crime_. J'ai connu Bergasse et Beaumarchais. Rien de plus opposé que leurs caractères: avides de renommée l'un et l'autre, ils l'obtinrent d'abord par des écrits publiés à l'occasion d'un procès. Mais, dans ses Mémoires, Beaumarchais se défendait, et dans les siens Bergasse attaquait. Tourmenté par la bile, Bergasse, honnête homme sans contredit, était de l'humeur la plus morose. Rien de plus gai au contraire que Beaumarchais, qui était, quoi qu'on ait dit, un fort galant homme, et qui, de l'aveu de tout le monde, était un des hommes les plus aimables qu'on pût rencontrer. Sa maison est aujourd'hui le grenier à sel; elle n'a pas trop changé de destination, disait le président M***.] [22: Voir au Ier volume, chap. II, p. 131.] [23: _Le Congrès des Rois_, titre d'un opéra-comique où les rois ennemis de la France, c'est-à-dire tous les rois régnans, le grand-turc excepté, étaient mis en scène et délibéraient accroupis dans des cruches. Puis, frappés d'une terreur panique aux approches des bataillons républicains, ils sortaient de leurs coquilles et se sauvaient déguisés en _sans-culottes_. Cette farce, plus ridicule qu'amusante, et qui ne rappelait certes pas par l'esprit celles d'Aristophane que l'auteur avait eu la prétention d'imiter, ne contenait d'un peu plaisant que trois ou quatre couplets chantés par le roi d'Angleterre, George III, qui les fredonnait tout en pêchant des grenouilles. Voici ceux dont je me souviens; ils sont sur un air qui n'est guère connu aujourd'hui que des _houzards_. L'échantillon donnera une idée de la pièce. Je suis roi d'Angleterre, J' m'en _ris_. Un trait de basson faisait entendre ici en place du mot souligné celai qui se trouvait dans le refrain de la chanson populaire, mais qu'on ne croyait pas devoir articuler en scène, quoique le _père Duchène_ ou le misérable _Hébert_ qui souscrivait de ce nom ses atroces facéties, en fît journellement retentir les rues. I. Je suis roi d'Angleterre, J'm'en... Je suis roi d'Angleterre, J'm'en... On dit qu' mon peuple meurt de faim, Pour moi, quand j'ai le ventre plein, Je m'en _ris_. II. Nous n' faisons rien qui vaille, J' m'en... D'main nous livrons bataille, J'm'en... J'ai dit de vaincre à mes soldats, Tant pis pour eux s'ils ne l'font pas, J'm'en _ris_. III. Un congrès d'rois s'assemble, J'm'en... L'un a peur, l'autre tremble, J'm'en... On prétend que tout est perdu: L'ami Pitt sera donc pendu? J'm'en _ris_. Puis: «Je pensais à vous», disait-il à son ministre qui survenait dans ces entrefaites. Cela se jouait à _la Comédie_ dite _italienne_. Artaud, auteur de cette plate satire, était de Montpellier. Vers le même temps, en 1794, on donnait à la Comédie française, sur le théâtre de la République, une farce du même genre, mais non mêlée de musique, farce intitulée _le Jugement dernier des Rois_. Toutes les têtes couronnées, le grand-turc toujours excepté, figuraient là aussi, mais en habits caractéristiques, et représentés par les acteurs les plus plaisans de l'époque. Je ne me rappelle pas trop qui faisait le roi des marmottes, mais je me rappelle très-bien que Baptiste cadet, masqué avec un nez énorme, et vêtu d'un pantalon mi-partie rouge et noir, représentait le roi d'Espagne, qu'on n'appelait jamais que _sire d'Espagne_, à la grande satisfaction de l'auditoire. Michot, habillé en femme, était, lui, Catherine la grande, ou le _grand_, pour me servir de l'expression du prince de Ligne, et ne marchait que par _enjambées_, comme dans certaine caricature. Au milieu d'eux, en habits pontificaux, était le pape qui, joué par Dugazon, le bouffon par excellence, distribuait à droite et à gauche ses bénédictions, confessait tous ces pécheurs, et leur donnait à tous l'absolution _in articulo_. Il y avait urgence; car l'explosion d'un volcan annonçait la destruction de l'île déserte où ces pauvres tyrans avaient été déportés. Cette farce, aussi irrévérencieuse que l'autre, mais plus spirituelle du moins, n'était pas du vieil Artaud, mais de Sylvain Maréchal, original qui, avant la révolution à laquelle il préluda, s'était plusieurs fois compromis avec le gouvernement par la guerre sans relâche qu'il livrait aux rois et à Dieu, qui pourtant ne lui ont pas été trop durs, que je sache. Ces faits prouvent à quel point était porté alors le dévergondage de la scène en matière politique. Il est à remarquer toutefois que ce dévergondage ne s'étendit pas aux moeurs, et qu'à cette époque où l'on débitait sur le théâtre tant de choses qui faisaient trembler, on n'eût pas osé y dire un mot qui fît rougir. Les deux pièces dont il est ici question n'eurent pas un long cours de représentations. Autorisées par la commune de Paris, ces représentations furent interdites par le comité de salut public, dont la politique croyait devoir des ménagemens à certains gouvernemens qui ne paraissaient pas éloignés de traiter avec la république, depuis qu'il était démontré que la victoire lui revenait et qu'elle pouvait redevenir conquérante aux dépens de telle puissance qui l'avaient crue _conquérable_, la Prusse, par exemple.] [24: Le mot de Lagrange prouve qu'il jugeait des choses par le raisonnement plus que par le sentiment. La foi de Pascal aussi reposait sur cette base. Cet autre géomètre n'était-il pas déiste par calcul? Ne craignait-il pas plus qu'il ne croyait? Les raisonnemens par lesquels il démontre les risques attachés à l'incrédulité ne sont-ils pas essentiellement mathématiques? Quand il décide à _croix_ ou _pile_ cette grave question, qu'en fait-il, sinon une question de probabilité? «Pesons le gain ou la perte, dit-il; en prenant le parti de croire que Dieu est, si vous gagnez, vous gagnez tout. Si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc sans hésiter.» Ceci démontre moins, ce me semble, l'existence de Dieu que l'intérêt d'admettre cette existence. Encore une fois, c'est moins l'argument d'un croyant que d'un calculateur. On ne peut en douter quand Pascal ajoute à ce qu'on cite ici cette autre conséquence du principe qu'il vient de poser: «De se tromper en croyant la religion chrétienne vraie, il n'y a pas grand'chose à perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse!» Etrange manière d'aimer Dieu que celle de Pascal! ce n'est pas ainsi que l'aimait sainte Thérèse. _A CRISTO CRUCIFIADO._ SONETO. No me mueve, mi Dios, para quererete El cielo que me tienes prometido, Ni me mueve el infierno tan temido Para dejar por eso de ofenderte. Tu me mueves, mi Dios, muéverne el verte Clavado en esa cruz y escarnecido; Mueveme ver tu cuerpo tan herido; Mueveme las angustias de tu muerte. Mueveme, enfin, tu amor de tal manera Que, aunque no hubiera cielo, yo te amara, Y, aunque no hubiera infierno, te temiera. No me tienes que dar porque te quiera: Porque, si cuanto espero no esperara, Lo mismo que te quiero te quisiera. TERESA DE JESUS. Jamais l'amour n'a parlé un langage plus tendre, un langage plus passionné que celui que parle ici la dévotion. Les meilleurs sonnets de Pétrarque sont pâles et tièdes auprès de celui-ci. L'on me saura gré, je pense, de donner la traduction qu'en a faite un de mes vieux amis, un homme dont le nom est cher aux lettres à double titre, un homme à qui elles doivent d'admirables éditions et d'excellens ouvrages. SONNET DE SAINTE-THÉRÈSE. Pour t'aimer, ô mon Dieu! me faut-il l'espérance Du ciel que m'a promis ton immense bonté? Me faut-il de l'enfer l'avenir redouté Pour défendre à mon coeur d'offenser ta puissance? Il me suffit à moi de voir, Dieu de clémence, Ton corps pâle et meurtri, sur la croix tourmenté, De voir ce sang divin sortir de ton côté, Ta mort et son opprobre, et ta longue souffrance. Le bonheur de t'aimer a pour moi tant d'appas, Que je t'aurais aimé si le ciel n'était pas; S'il n'était pas d'enfer, je t'aurais craint de même: Mon coeur qui veut t'aimer ne veut rien en retour; Dans ta grâce sans doute est mon espoir suprême, Mais sans aucun espoir j'aurais autant d'amour. FIRMIN DIDOT. Voilà le langage de la foi. La foi aime et ne raisonne pas. L'argument de Pascal n'est que celui du doute et de la crainte. L'homme illustre, dont l'hypothèse a donné lieu à cette note, n'était pas au reste un fanfaron d'athéisme. Très-différent de Lalande, à qui il était d'ailleurs si supérieur, il gardait pour lui ses opinions et n'en tirait aucune vanité. Sa vie irréprochable prouve qu'à une seule près (la foi qui ne se donne pas), il possédait toutes les vertus.] [25: _Espercieux_, statuaire. Entre tous ses ouvrages, tous empreints d'un talent réel, on a remarqué surtout un bas-relief placé à l'arc de triomphe du Carrousel, et relatif à la victoire d'Austerlitz, morceau sévère comme l'antique, et les bas-reliefs qui décorent la fontaine du marché Saint-Germain, morceaux pleins de goût dans leur simplicité, et qui font de cette fontaine un des plus jolis monumens de la capitale. Tout occupé de son art, Espercieux sort peu de son atelier. Il n'a pas été chercher la faveur, et la faveur n'est pas venue le chercher. Mais le gouvernement s'honorera en lui faisant arriver là les récompenses qu'il se contente de mériter. Il y a urgence; Espercieux n'est plus jeune.] [26: _Sarrette_ (Bernard). C'est à son intelligence et à son infatigable persévérance que la France est redevable de son Conservatoire de musique. 11 en forma le noyau dès 1789, en réunissant, pour en composer la musique de la garde nationale parisienne, quarante-cinq musiciens provenant du dépôt des Gardes-Françaises. En 1790, ce corps, porté à soixante et dix-huit, passa au compte de la municipalité de Paris pour le service de la garde nationale et des cérémonies publiques, et M. Sarrette, qui jusqu'alors avait soutenu ces musiciens à ses frais, fut remboursé de ses avances et nommé commandant de ce corps, auquel les artistes les plus célèbres de l'époque se firent affilier. En 1792, lors de la destruction de toutes les écoles publiques, il réussit à conserver celle-ci sous le titre d'école gratuite de musique. Reconnaissant bientôt l'utilité, la nécessité d'une institution qui fournissait aux besoins de ses armées, le gouvernement alloua des fonds pour le traitement des professeurs. En 1793, un décret de la Convention, conservant à cette école l'organisation qu'elle avait reçue de son fondateur, lui conféra le titre d'_Institut de musique_. Enfin l'année suivante une autre loi lui donna celui de _Conservatoire de musique_; et, chargé de l'organiser définitivement, M. Sarrette en fut nommé le directeur. Cette grande pépinière de virtuoses, où toutes les parties de l'art musical étaient enseignées par les artistes les plus habiles, sous l'inspection des Méhul, des Chérubini, des Gossec, des Le Sueur, rivalisa dès sa naissance avec les plus célèbres écoles d'Italie; c'est elle qui, tout en fournissant à nos papiers. Il demanda les moyens d'exécution à l'archiduc Charles, qui refusa d'abord nettement, et qui ne consentit, après de longues hésitations, que quand des ordres péremptoires du baron de Tuguth eurent été mis sous ses yeux. Ce fut comme contraint qu'il permit que M. de Barbaczy, colonel des hussards de Szecler, obéit aux réquisitions que pourrait lui faire M. de Lherbach. «Le retard de l'arrivée du courrier jetait M. de Lherbach dans une grande perplexité. Il repassait dans la conversation toutes les circonstances de ses rapports avec l'archiduc Charles; il rappelait l'indignation que le prince avait d'abord témoignée, et ce souvenir lui donnait à craindre qu'une insigne faiblesse n'eut fait révoquer l'autorisation précédemment donnée. Cette conversation, qui fut longue, apprit au comte de ***, sur l'événement préparé, tout ce qu'il désirait en savoir; il en fit son rapport dans la nuit même au baron de Mongelas, ministre des affaires étrangères de l'électeur, qui lui recommanda d'employer jusqu'au bout le moyen d'information que le hasard lui avait livré. «Le lendemain, nouvelle conversation; anxiété plus vive. Cette vaine attente fait croire que l'affaire est manquée. Mais à minuit on entend le cor d'un postillon, les portes de l'hôtel s'ouvrent, un courrier monte rapidement l'escalier: «Qu'il entre», dit le comte de Lherbach. Hoppé d'ouvrir la dépêche et de la lire à haute voix. L'affaire a réussi; l'attentat est consommé. Bientôt des regrets d'homme se mêlent à la joie du diplomate. «J'avais dit à ce Barbaczy _de faire houspiller un peu par ses gens cet insolent Bonnier. Ils l'ont tué! à la bonne heure; mais Robergeot, cet homme dont le caractère honnête et doux contrastait si fort avec celui de ses collègues, l'avoir massacré! encore si c'était Jean de Bry!_» On entendait le baron de Lherbach gémir, s'agiter sur son canapé. Ses exclamations, dans lesquelles il y avait quelques signes d'humanité, durèrent un bon quart d'heure; le diplomate prit le dessus. «Enfin, dit-il, l'Autriche connaîtra ses ennemis. Allons nous coucher.» Le comte d'A*** remit un nouveau rapport à M. de Mongelas; mais il n'a pas pu lui apprendre si le comte de Lherbach avait dormi d'un sommeil tranquille.»] [29: _Bonaparte prend la résolution de revenir en France_. Elle fut aussitôt exécutée que conçue. L'on ne lira pas sans un vif intérêt, j'en suis sûr, la note qui m'a été communiquée sur un fait si important par un général qui a fait la campagne d'Égypte en qualité d'aide de camp avec Bonaparte, et qui fut confluent des considérations et témoin des circonstances qui déterminèrent son chef à prendre une résolution si hasardeuse le lendemain presque de sa victoire d'Aboukir. _Note sur le départ du général Bonaparte de l'Égypte, et sur sa traversée jusqu'à Fréjus,_ fournie par le général Eugène Merlin. «Beaucoup de personnes, même les plus sensées, croient que le départ du général Bonaparte de l'Égypte fut provoqué par un message secret qu'il reçut, soit d'un des membres du Directoire exécutif, soit d'un de ses frères. J'ai vu des individus soutenir avec opiniâtreté et avec aigreur cette opinion, qu'ils ne pouvaient appuyer que sur des bruits vagues et populaires. «Acteur moi-même dans la circonstance qui _seule_ provoqua sa résolution de quitter son armée, je vais faire l'exposé pur et simple du fait; on jugera... «Le 15 thermidor an VII, au matin, huit jours après la bataille d'_Aboukir_ contre les Turcs, le général en chef Bonaparte, étant à Alexandrie, reçut l'avis que le fort d'Aboukir, dans lequel s'étaient retirés les débris de l'armée turque, capitulait. Il m'expédia aussitôt auprès du général _Menou_, qui commandait le siége de ce fort, afin de prendre une connaissance exacte de la situation de la place au moment de la prise de possession, de l'état de la garnison prisonnière, etc. etc. «Il serait hors de propos de retracer ici l'affreuse image de carnage et de destruction qu'offrait ce petit fort qui, destiné à contenir une garnison de 2 à 300 hommes, en avait renfermé, pendant huit jours, environ 5000, que nos bombes et nos boulets de gros calibre, et le manque absolu d'eau et de vivres, avaient réduits au nombre d'environ 2000 au moment de la capitulation; il suffira de dire que jamais tableau plus affreux ne s'est offert à mes yeux pendant le cours de dix-sept campagnes, si ce n'est peut-être à la bataille d'_Eylau_. «Après avoir rempli ma mission dans le fort d'_Aboukir_, je fus rejoindre le général Menou dans sa tente pour y prendre ses dépêches pour le général en chef. J'y trouvai le secrétaire du commodore anglais, sir _Sidney Smith_, qui venait d'y arriver comme parlementaire, sous prétexte de traiter d'un échange de prisonniers. L'objet de sa mission exposé, il ajouta: «M. le commodore a reçu hier un aviso qui lui a apporté des gazettes d'Europe. Comme vous en êtes privés depuis long-temps, il a pensé que vous les liriez avec plaisir, et en voici un paquet qu'il m'a chargé de vous remettre». Le parlementaire parti, on n'eut rien de plus pressé que de parcourir les gazettes, mais on ne put, au préalable, se défendre d'un sentiment d'effroi, présumant avec raison que le commodore _Smith_ n'était aussi obligeant que parce que les nouvelles étaient désastreuses pour la France. Ce funeste soupçon fut bientôt confirmé. «Ces journaux contenaient tous les détails des défaites de _Schérer_ sur l'Adige, et des événemens accomplis depuis ces premiers revers jusqu'à l'arrivée des débris de l'armée française sous les murs d'Alexandrie; la défaite de _Jourdan_ en Souabe, etc. «Je m'empressai de prendre congé du général _Menou_ et de repartir pour _Alexandrie_, pour y porter au général _Bonaparte_ les gazettes funestes, quoique bien précieuses en même temps. Il était dix heures du soir, et j'arrivai à Alexandrie à minuit passé. Le général Bonaparte était couché et dormait profondément. J'entre dans sa chambre: «Général, lui dis-je en l'éveillant, je vous apporte une collection de gazettes d'Europe (c'était la gazette de Francfort et le Courrier français de Londres). Vous y lirez beaucoup de nouvelles désastreuses.--Que se passe-t-il donc? me demanda-t-il en se mettant avec agitation sur son séant.--_Schérer_ a été battu en Italie; nous avons perdu presque tout ce pays, et à l'époque du 1er mai notre armée avait déjà rétrogradé jusqu'à la Bormida. _Jourdan_ a été battu dans la Forêt-Noire et a repassé le Rhin». À ces mots, le général se jeta en bas de son lit et s'empara des gazettes, qu'il lut sans interruption pendant le reste de la nuit. Des exclamations de colère et d'indignation sortaient à chaque instant de sa bouche, en voyant comment on avait perdu, dans moins d'un mois, le beau pays qu'il avait conquis avec tant de gloire! «Le lendemain, 16 thermidor, il fit appeler de grand matin le contre-amiral Gantheaume, avec lequel il s'enferma dans son cabinet pendant deux heures.--Le 17, il partit pour le _Caire_. Arrivé à _Rahmanieh_, il y laissa ses chevaux et bagages et tous ceux de son état-major, avec ordre d'y attendre son retour et s'embarqua avec nous pour le _Caire_, où nous arrivâmes le 20. Nous n'y étions que depuis cinq à six jours, lorsque le général _Bonaparte_ annonça pour le lendemain un voyage dans la province de _Damiette_, qui ne devait nous tenir que huit jours absens, et nous ordonna de faire nos préparatifs en conséquence. Quelques mots échappés au général _Bonaparte_ lorsque je lui avais remis les gazettes à Alexandrie, sa conférence mystérieuse avec _Gantheaume_, m'avaient donné l'éveil sur ses desseins, et l'annonce d'un voyage de peu de jours à Damiette ne me fit pas prendre le change. Je voyais faire, pour cette absence de huit jours, des préparatifs beaucoup plus considérables qu'on n'en avait fait pour l'expédition de _Syrie_, qui nous avait tenus quatre mois éloignés du _Caire_. _Bourrienne_, secrétaire du général, emballait tous ses papiers, et à onze heures du soir (une heure avant le départ), plus de vingt chameaux étaient rassemblés dans la cour du quartier-général et y attendaient leur charge. Tout cela était bien de nature à me confirmer dans l'opinion que j'avais conçue, que le général Bonaparte allait quitter l'Égypte. «Il partit du quartier-général à _minuit_, et fut s'embarquer à _Boulak_ sur le bateau qui lui servait à naviguer sur le Nil, joli bâtiment, de l'espèce de ceux que l'on nomme dans le pays une _djerme_. Il était armé de six pièces de canon, et avait une chambre spacieuse et bien meublée pour le général et son état-major. Arrivés à la pointe du Delta, que l'on nomme en arabe _Bad-el-Bakara_, au lieu de prendre à droite la branche de _Damiette_, il fit suivre celle de _Rosette_, et se rendit à _Menouf_, capitale de la province de _Menouffieh_, dans le Delta. Le général de division _Lanusse_ commandait cette province, et _Bonaparte_ s'arrêta vingt-quatre heures chez ce général qui, pendant le dîner, lui dit: «On prétend, mon général, que vous allez vous embarquer à Alexandrie pour retourner en France. Si le fait est vrai, j'espère que, rentré dans notre patrie, vous penserez à votre armée d'Égypte». Le général répondit «que ce bruit était faux; que son voyage n'avait d'autre but que de visiter le _Delta_ et la province de Damiette qu'il n'avait pas encore vus.--Si vous allez à _Damiette_, lui répliqua le général Lanusse, il serait plus naturel et plus direct de prendre le canal de _Menouf_, qui y conduit en droite ligne, et qui vous procurera l'agrément de traverser le Delta dans son entier.» (On était alors dans la saison où le Nil commence à sortir de son lit, et où tous les canaux intérieurs sont navigables). Le général Bonaparte répondit qu'il avait besoin d'aller d'abord à Rosette, et que de là il se rendrait à _Damiette_ en traversant le lac de _Burlos_. Le général _Lanusse_ ne put pas insister davantage, mais il fut sans doute plus convaincu qu'auparavant du départ du général en chef pour la France. «En quittant _Menouf_, le général Bonaparte rentra dans la branche de Rosette et continua sa route jusqu'à _Rahmanieh_, où il débarqua et où nous trouvâmes les chevaux qu'il nous avait ordonné d'y laisser lorsque nous nous y étions embarques dix jours auparavant pour remonter au _Caire_. «Aussitôt débarqués, nous montâmes à cheval et continuâmes notre route sur _Alexandrie_. La nuit nous surprit au village de _Birket_, qui n'en est éloigné que de cinq à six lieues. Le général en chef s'arrêta dans cet endroit et y fit dresser les tentes pour y passer la nuit. Jusque-là le plus grand mystère avait été gardé sur le véritable but de notre voyage par le général _Bonaparte_, le général _Berthier_ et _Bourrienne_ (ces deux derniers étaient seuls dans la confidence du général en chef). Cependant personne de l'état-major ne pouvait plus douter du motif de notre prompt retour à _Alexandrie_, depuis que nous avions quitté la direction de _Rosette_. Bourienne cessa alors de nous faire un mystère de notre départ, et il nous annonça que notre embarquement aurait lieu le lendemain. Il faut avoir été éloigné pendant dix-huit mois de sa patrie, en proie pendant tout ce temps aux fatigues et aux dangers dans un pays barbare, pour se faire une idée de la joie que nous causa cette annonce!... Peu d'instans après l'établissement de notre camp à _Birket_, il passa un détachement qui se rendait d'_Alexandrie_ à _Rahmanieh_, et qui nous annonça que deux frégates françaises étaient à l'ancre en dehors du port neuf, et qu'elles n'attendaient sans doute que nous pour mettre à la voile. «Le lendemain, on fit halte au puits de _Beida_, à trois lieues d'Alexandrie dans le désert. _Bourienne_ me tira à part, et me remit, pour en faire un _duplicata_, l'instruction que le général Bonaparte adressait, en parlant au général _Kléber_, on lui remettant le commandement. Assis sur le sable, à l'ardeur du soleil brûlant de midi, j'éprouvai une vive satisfaction à faire cette copie. «Après être restés une heure environ au puits de _Beida_, nous continuâmes notre route; mais, au lieu de nous diriger sur _Alexandrie_, nous primes brusquement à droite pour gagner directement le bord de la mer, que nous atteignîmes au bout de deux lieues. Arrivés sur la plage, nous aperçûmes distinctement une voile à environ trois lieues au large. Le général en chef en conçut quelque inquiétude; _Sidney Smith_ avait quitté huit jours auparavant sa croisière pour aller se ravitailler en _Chypre_, et l'on craignait que ce ne fût son escadre qui revint prendre sa station devant le port d'Alexandrie. «Le général _Bonaparte_ avait donné rendez-vous au général _Menou_ et au contre-amiral _Gantheaume_ à la première citerne que l'on rencontre en allant d'_Alexandrie à Aboukir_, et qui est à une lieue de ce fort. Il m'ordonna de m'y transporter et de guider ces deux généraux vers l'endroit où il se trouvait à les attendre. Je partis avec un seul guide, au risque d'être enlevé par les Arabes, ce qui dans ce moment eût été jouer de malheur, et je trouvai effectivement Menon et Gantheaume à l'endroit désigné. _Gantheaume_ prit l'alarme lorsque je lui parlai du bâtiment que nous venions d'apercevoir; il monta sur une dune de sable pour le reconnaître, et ne tarda pas à se convaincre que ce navire courait la bordée vers l'_île de Chypre_; ce qui lui fit conjecturer qu'il avait été envoyé pour reconnaître ce qui se passait dans le port d'_Alexandrie_. Il se hâta de rejoindre le général Bonaparte pour lui faire part des craintes que ce bâtiment lui inspirait, et pour l'engager à ne pas perdre un instant à s'embarquer. «L'endroit où nous avions joint le bord de la mer et où nous avions fait halte est éloigné d'une petite lieue d'_Alexandrie_. Depuis cet endroit jusqu'à la ville, la côte est bordée de dunes peu élevées, qui s'abaissent vers la mer en pente douce. Une demi-heure avant le coucher du soleil nous cheminâmes le long du rivage, et couverts par les dunes, qui empêchaient notre troupe d'être aperçue, nous nous dirigeâmes sur le _Pharillon_, situé à la pointe orientale du Port-Neuf, à un demi-quart de lieue de la ville, de laquelle on ne pouvait nous découvrir. La nuit était close et obscure lorsque nous arrivâmes au _Pharillon_, et les chaloupes des frégates qui devaient s'y trouver pour nous recevoir n'étaient pas encore arrivées. «Rendus au lieu de rembarquement, tout le monde mit pied à terre, et le général _Menou_ envoya un aide de camp en ville pour en ramener du monde afin de prendre nos chevaux et ceux des cent cinquante guides ou environ qui allaient s'embarquer avec le général Bonaparte. Ces chevaux, en attendant, furent abandonnés sur le rivage aux soins du petit nombre d'individus qu'on laissait à terre, et au nombre desquels se trouvaient tous les palfreniers égyptiens accoutumés à _suivre à pied_ leur maître, même dans les courses les plus pénibles. «Cependant, quoique nous fussions depuis une demi-heure sur le rivage, les chaloupes n'arrivaient pas, et au risque de donner l'éveil à la ville, on fut obligé de brûler des amorces pour les avertir de notre arrivée et leur indiquer l'endroit où nous étions à les attendre. Elles répondirent à la fin à ce signal, sans lequel on ne nous eût trouvés qu'avec beaucoup de temps et de difficulté, tant la nuit était noire. Les chaloupes arrivées, chacun, sans distinction de rang ni de grade, s'empressa de s'embarquer, et se mit pour cela dans l'eau jusqu'aux genoux, tant l'impatience était grande, et tant on craignait d'être laissé en arrière. C'était à qui entrerait le premier dans les embarcations, et on se poussait pour y arriver avec assez peu de ménagement et de considération. Il en résulta, dans le moment, entre les officiers de l'état-major, quelques querelles, qui furent oubliées dès qu'on fut arrivé à bord des frégates. «Les frégates _le Muiron_ et _le Carrère_, destinées à transporter le général Bonaparte, son état-major et les officiers-généraux qu'il emmenait avec lui, étaient mouillées en dehors de la passe du Port-Neuf, à demi-portée de canon du _Pharillon_. Le général Bonaparte arriva à neuf heures à bord du _Muiron_. Il faisait un calme plat, et on se mit à table en arrivant, en formant des voeux pour obtenir promptement un peu de vent pour appareiller. On désirait pouvoir, avant le jour, se trouver hors de vue de la terre, tant par la crainte de la croisière anglaise qui pouvait reparaître d'un moment à l'autre, qu'à cause de la garnison d'Alexandrie, dont on craignait le mécontentement à la nouvelle de l'embarquement du général Bonaparte. «Le lendemain, 7 fructidor an VII, au lever du soleil, le même calme régnait encore, et pendant plus de trois heures nous pûmes distinguer la foule qui s'était portée sur les avances du Port-Neuf pour nous examiner. Aucun symptôme de mécontentement ne se manifesta, aucun mouvement n'eut lieu pour s'opposer au départ du général en chef. «Vers neuf heures du matin, il s'éleva une légère brise de terre, dont on se hâta de profiter pour mettre à la voile. Au bout d'une heure, cette brise fraîchit un peu, et à midi nous avions perdu de vue les côtes d'Égypte. «Ce narré simple et fidèle prouve évidemment que le général Bonaparte n'avait reçu en Égypte aucune dépêche particulière et secrète qui ait déterminé son départ. Aucun bâtiment n'était arrivé de France, et on objecterait vainement qu'un courrier avait pu débarquer et lui remettre secrètement ses dépêches. Un tel _débarquement secret_ sur la côte d'Égypte, et sous les yeux d'une armée privée depuis son arrivée dans ce pays de lettres de France, était une chose physiquement impossible. _Bonaparte_ n'aurait pu recevoir de communication secrète de cette nature que par l'intermédiaire de la croisière anglaise, dont le commandant sir _Sidney Smith_ était trop mal avec lui, et connaissait d'ailleurs trop bien ses devoirs et les intérêts de son gouvernement pour consentir à se prêtera un acte de bienveillance aussi répréhensible. «Une crainte bien fondée empoisonnait le bonheur que nous éprouvions de nous voir en route pour retourner dans notre patrie. Comment, dans une mer aussi étroite, espérer de pouvoir échapper aux croisières nombreuses et formidables que l'ennemi y entretenait sur tous les points?... Nos frégates, anciens bâtimens vénitiens, marchaient si mal, qu'il était évident qu'elles n'eussent pas pu soutenir une chasse de six heures, et qu'aperçues à midi par des forces supérieures, elles devaient être prises avant le coucher du soleil! L'étoile de Bonaparte, qui alors brillait de tout son éclat, pouvait seule nous faire surmonter les obstacles. «Le vent favorable qui nous fit quitter les rivages de l'Égypte nous conduisit en deux jours à la hauteur de _Derne_, sur la côte du désert de Barbarie, à cent lieues environ d'_Alexandrie_; mais alors il nous abandonna, et celui de _nord-ouest_, qui pendant neuf mois règne presque sans interruption dans ces parages, reprit son empire, et ne cessa pas de souffler pendant vingt-quatre jours consécutifs: ce vent nous était absolument contraire. La crainte de rencontrer l'ennemi nous empêchait de courir de grandes bordées, qui seules auraient pu nous faire gagner du chemin en bonne roule, et nous forçait à nous tenir toujours à une distance rapprochée de la côte de Barbarie. Si nous eussions pu passer sur la côte orientale de l'île de _Candie_, et traverser ensuite l'Archipel, l'obstacle que nous présentait le vent de _nord-ouest_ eût cessé de nous contrarier; mais ces parages étaient couverts de vaisseaux anglais, et l'amiral _Gantheaume_ conduisait en France une tête trop précieuse pour ne pas éviter leur rencontre. «Que ces vingt-quatre jours de vent contraire furent longs à passer!... Tous les jours à midi, lorsqu'on faisait le point, nous éprouvions une sorte de désespoir en nous retrouvant au même endroit que la veille, et quelquefois plus en arrière. Souvent l'on se disait: «Si _Sidney Smith_ est revenu devant Alexandrie dix jours seulement après notre départ, et qu'après s'en être aperçu il se soit mis de suite à notre poursuite, et qu'il se soit porté sur le _cap Bon_, en traversant l'Archipel, il y arrivera indubitablement avant nous, et nous ne pouvons pas lui échapper!...» «Enfin, le 2 ou le 3 complémentaire an VII, le vent passa au _sud-sud-ouest_, et souffla avec force dans cette partie pendant huit jours. Le 5 nous passâmes entre _Malte_ et la côte d'Afrique. Le 1er vendémiaire an VIII nous célébrâmes l'anniversaire _de la fondation de la république. Bourienne, alors républicain_, fit des couplets analogues à la fête et _brûlans de patriotisme_. La nuit suivante nous passâmes entre le _cap Bon_ et la _Sicile_. Ce passage est le plus favorable pour les croisières. Les Anglais y en avaient tenu constamment, et, par un bonheur inconcevable, il ne s'y en trouvait pas dans ce moment. Ce hasard paraissait tenir du prodige! «Le vent favorable nous conduisit jusqu'en _Corse_, et le 6 vendémiaire au matin, nous étions par le travers du golfe d'_Ajaccio_. Le général Bonaparte, ignorant la suite des événemens militaires depuis le mois de mai, et craignant que l'ennemi ne fut maître de la _Provence_, résolut de prendre langue en Corse; mais incertain si cette île était encore en notre possession, il envoya un des deux petits avisos qui nous accompagnaient communiquer avec la côte. Ce bâtiment revint bientôt nous annoncer que la Corse était toujours française, mais qu'il n'avait pu obtenir de renseignemens plus étendus des misérables pêcheurs auxquels il avait parlé. La même incertitude existait donc encore sur le sort de la _Provence_; et comme le vent était depuis quelques instans redevenu contraire et était repassé au _nord-ouest_, le général Bonaparte se décida à relâcher à _Ajaccio_. Après avoir fait nos signaux de reconnaissance, nous entrâmes dans le golfe, qui a près de trois lieues de profondeur, et au fond duquel est bâtie la petite ville d'_Ajaccio_. Une _felouque-corsaire_, envoyée du port pour nous reconnaître, nous joignit à une lieue de la ville; en apprenant que le général Bonaparte était à notre bord, le capitaine fit des sabres réitérées de ses petits canons, et prenant les devans à l'aide de ses rames, ce bâtiment arriva quelques minutes avant nous devant les bastions de la citadelle, où à l'annonce de cette nouvelle, et sans avoir reçu aucun ordre, on tira spontané ment le canon de réjouissance. Les habitans d'_Ajaccio_, surpris de cette canonnade, se portaient en foule sur le port, où ils apprirent l'heureuse nouvelle, à laquelle cependant ils n'ajoutèrent pleinement foi qu'après avoir reconnu leur illustre compatriote. À peine avions-nous jeté l'ancre, que déjà une foule d'embarcations chargées d'habitans entouraient nos frégates. L'air retentissait des cris de _vive Bonaparte!_ La municipalité, en costume, vint à la poupe, et fit ainsi que tous les citoyens, éclater sa joie en reconnaissant le général. Cette municipalité fit au général le narré succinct de tous les événemens politiques et militaires, et lui apprit la révolution du 30 prairial. Quelle nouvelle foudroyante pour moi!... Je croyais retrouver mon père à la fête du gouvernement français; il était errant, proscrit, et n'avait échappé que de _trois voix_ au décret d'accusation que voulaient porter contre lui les forcenés qui cherchaient à rétablir le régime de la terreur, et qui avaient déjà ressuscité la société des jacobins. «Bientôt la foule qui entourait les frégates voulut monter à bord. On lui représenta vainement que nous étions en quarantaine, et que jamais bâtiment venant du Levant n'en avait été exempté. «Il n'y a pas de quarantaine pour Bonaparte, pour le sauveur de la France», s'écrièrent-ils tous. La municipalité elle-même joignit ses instances à celles du peuple, et le général se laissa mettre à terre et se rendit dans sa maison paternelle, qu'il habita pendant tout le temps de sa relâcher à _Ajaccio_. «Comme on la vu plus haut, le vent avait passé au _nord-ouest_ au moment de notre entrée dans le golfe d'_Ajaccio;_ il s'y maintint neuf jours consécutifs, et rendit inutile une tentative que les frégates firent dans cet intervalle pour en sortir. Enfin le 14 il redevint favorable, et nous nous remîmes en route pour _Toulon_. Nous n'en étions plus qu'à dix lieues, lorsque le 16, une demi-heure avant le coucher du soleil, _Jugan_, lieutenant de vaisseau et adjudant du contre-amiral, signala, du haut de la vergue du grand perroquet, une flotte anglaise dont il compta vingt-deux voiles, à environ six lieues de distance. C'était la flotte de _lord Keith_, commandant la croisière devant _Toulon_. Elle se trouvait, par rapporta nous, sous le soleil couchant, qui, frappant d'à-plomb sur ses voiles, nous les faisait clairement distinguer, tandis qu'elle ne pouvait nous apercevoir, puisqu'il son égard nous nous trouvions dans l'ombre. À l'annonce de l'ennemi, dont on signala à haute voix le nombre des voiles, un morne silence succéda tout à coup aux éclats bruyans de joie par lesquels nous saluions d'avance le rivage de la patrie. L'amiral _Gantheaume_, homme de peu de tête, la perdit d'abord au point qu'il voulait, dès le moment même, faire embarquer le général Bonaparte sur un grand canot pour le faire jeter sur le point de la côte le plus rapproché. Mais le général se moqua de la proposition, et déclara qu'il ne prendrait un semblable parti qu'après que les frégates auraient perdu tout espoir d'échapper aux Anglais, et qu'elles auraient au moins échangé quelques boulets avec eux. «On se borna donc à prendre une autre direction et à gouverner sur le port le plus voisin. Nous ne tardâmes pas à acquérir la conviction que nos frégates n'avaient pas été aperçues par l'ennemi, dont les coups de canon de signaux de nuit nous indiquèrent, par leur direction, qu'il prenait la bordée du large. À minuit nous étions très-près de la côte, dont nous nous éloignâmes un peu pour attendre le jour, et à huit heures du matin, le 17 _vendémiaire an VIII_, nous mouillâmes dans la baie de _San Raphao_, à une portée de canon du village de ce nom, qui n'est éloigné de _Fréjus_ que d'une demi-lieue. «Le général Bonaparte envoya aussitôt un officier de marine à terre pour annoncer qu'il se trouvait à bord, et que dès ce moment il se mettait en quarantaine. Cet officier ne tarda pas à revenir, ramenant à sa suite plusieurs canots, dans lesquels se trouvait la municipalité de _San Raphao_ et les principaux habitans de l'endroit. Malgré notre opposition et les défenses les plus formelles, les officiers municipaux escaladèrent le bord de la frégate, et déclarèrent qu'il ne pouvait y avoir de quarantaine pour celui qui venait sauver la France et mettre la _Provence_ à l'abri de l'invasion ennemie, dont elle était menacée. Bonaparte se laissa faire encore une fois, et donnant ainsi, en apparence malgré lui, le premier et peut-être le dernier exemple d'infraction aux lois de la quarantaine, il se rendit de suite à terre et s'achemina vers _Fréjus_ au milieu de la population de cette ville, qui s'était portée à sa rencontre. L'après-midi du même jour il était déjà sur la route de Paris. Les acclamations d'allégresse des citoyens de toutes les classes et de toutes les opinions l'accompagnèrent jusque dans la capitale. Jamais mortel ne fut accueilli avec plus d'enthousiasme et de bénédictions, et ce triomphe est sans contredit le plus complet et le plus honorable de tous ceux que lui a décernés la reconnaissance publique. Celui-là du moins fut entièrement spontané, et ne fut pas provoqué. La ville de Lyon se distingua particulièrement à cet égard, et pendant la journée qu'il passa dans cette ville, plus de _trente mille habitans_ encombrèrent le _quai des Célestins_, sur lequel il était logé, et s'y succédèrent sans interruption, l'applaudissant avec ivresse toutes les fois que, cédant à leurs instances, il paraissait à son balcon.» Je pense qu'on ne lira pas sans intérêt, à la suite de celle-ci, la note d'un de mes meilleurs amis, homme tranquille s'il en fut, et qui pourtant, en dépit de la volonté de l'homme le plus volontaire du monde, revint aussi en France avec lui par la même occasion. Note fournie par M. Parceval de Grandmaison. «Mon retour d'Égypte a été accompagné de circonstances qui en ont gravé le souvenir dans ma mémoire, et les impressions qu'elles m'ont fait éprouver n'ont point été affaiblies par le temps. Je vais tâcher de les retracer. «Une lettre que j'avais reçue de ma femme lorsque j'étais à Suez m'avait appris l'état de pénurie dans lequel mon absence l'avait précipitée. La vente de ses diamans était devenue sa dernière ressource, et l'expédition de Syrie, dont l'issue a été si malheureuse, n'étant pas encore terminée, me laissait dans une ignorance absolue du sort de notre armée et des moyens qui me restaient de revenir en France. Je restai long-temps dans cette anxiété cruelle, et quand j'appris le retour de Bonaparte au Caire, ayant rempli le but de ma mission à Suez, je vins le rejoindre sans même avoir été rappelé par lui. Je mis sous ses yeux la lettre alarmante que j'avais reçue de ma femme. Touché de ma situation, il me pardonna la brusquerie de mon retour, m'autorisa à revenir en France avec Denon, qui attendait la première occasion de s'embarquer à Alexandrie, et porta même la bienveillance jusqu'à m'offrir une traite de cent louis sur son frère Lucien, pour venir au secours de ma femme. Il dit à Bourrienne, son secrétaire, de me la remettre, et m'autorisa verbalement à partir avec Denon pour la France dès que j'en trouverais l'occasion. Or je savais que Bonaparte avait promis à Denon de ne pas retourner en France sans l'y ramener. Différentes particularités qu'il est inutile d'expliquer m'avaient fait pressentir le retour secret et prochain du général, de sorte que je fis mes préparatifs, et me tins prêt à le rejoindre à Alexandrie au premier signe de son départ: ce moment ne tarda point à se présenter. «Je dînais et soupais tous les jours avec les principaux membres de la commission d'Égypte. Un soir que nous étions réunis à souper, un guide vint de la part du général en chef nous dire que sa voiture était à notre porte, où elle attendait nos collègues Monge et Berthollet pour les conduire auprès de lui. Je n'entreprendrai pas de peindre la surprise de mes convives, pour qui ce message fut un trait de lumière: il n'est pas d'expressions capables de la rendre. Je me presse d'arriver au moment de mon départ; ma malle et mon passe-port étaient prêts; je me rendis à Boulak, où je me procurai une embarcation pour descendre le Nil jusqu'à Ramanieh, bourgade séparée d'Alexandrie par un désert de vingt-deux lieues. J'accompagnais les guides du général, qui avaient ordre de venir le trouver. Le commandant des chameaux qui nous étaient nécessaires pour la traversée du désert, se détermina difficilement à nous en donner, attendu qu'une horde d'Arabes bédouins ne manquerait pas de nous attaquer à Birket, passage où ils s'embusquaient ordinairement; sa prophétie se vérifia; nous fûmes attaqués par un camp volant de ces brigands, qui nous apparurent comme des points noirs sous l'horizon. À peine quelques instans s'étaient écoulés qu'ils voltigèrent autour de nous. Le sifflement de leurs balles et des nôtres ne tarda point à se faire entendre. Il n'y eut point d'engagement, mais beaucoup de poudre brûlée. Après avoir cavalcade long-temps autour de nous sans oser nous attaquer autrement que par le feu de la mousqueterie, ils s'éloignèrent, nous étions épuisés de fatigue et de soif, et les outres que portaient nos chameaux étaient vides. Nous savions qu'une source coulait sur notre droite, à un quart de lieue, mais le mirage et toutes ses illusions nous présentaient le Nil à notre gauche, et quoique ce phénomène fût connu des soldats, l'imitation du fleuve était si parfaite, qu'il fut très-difficile de les dissuader. Enfin, tournant vers notre droite, nous trouvâmes la source qui nous rafraîchit, et nous continuâmes de faire roule vers Alexandrie. Arrivés près de la ville, nous aperçûmes une vedette qui nous dit que Bonaparte s'était embarqué la veille dans la rade d'Aboukir. Consternés de cette nouvelle, nous entrons dans la cité. Tournant mes yeux vers le port, j'aperçois deux frégates qui étaient dans la rade et appareillaient pour partir. Je crie aux guides qui m'accompagnent: «Les voilà! les voilà qui vous attendent; hâtez-vous, il est encore temps.» À ces mots, nous nous précipitons vers le port, nous nous emparons de plusieurs barques, et nous abordons la frégate _le Muiron_, où les guides attendus par Bonaparte sont reçus sans difficulté. Ma position était bien plus équivoque que la leur; on ne comptait point sur mon arrivée, et elle ne pouvait être justifiée que par l'autorisation verbale que Bonaparte m'avait donnée de partir avec Denon, que je savais être sur l'une des deux frégates. Une scène assez vive venait de se passer à bord du _Muiron_, où l'administrateur sanitaire de l'armée d'Égypte, nommé le Blanc, s'était caché dans l'espoir de partir _incognito_. Le général, en étant instruit, l'avait renvoyé à Alexandrie après l'avoir traité avec une grande sévérité. J'ignorais cette particularité, qui ayant donné beaucoup d'humeur à Bonaparte, rendait mon entreprise très-périlleuse. D'ailleurs, elle n'eût point changé ma résolution, qui était bien arrêtée. Je monte à bord du _Muiron_, et je demande à parler au général. On se préparait à partir, et il était cinq heures du matin. J'apercevais différens officiers de ma connaissance qui, ayant vu la déconfiture de l'administrateur sanitaire, s'attendaient à me voir éprouver le même sort, et feignaient de ne pas me reconnaître. Aucun ne voulait m'annoncer, Ils semblaient éviter ma présence importune, Et la contagion de ma triste fortune, quand je vis l'amiral Gantheaume se précipiter vers moi, en s'écriant: «Quoi! Parceval, c'est tous! que venez-vous faire ici? les ordres les plus sévères me défendent de laisser arriver personne. Descendez sur-le-champ, vous ne pouvez rester ici un seul instant.» J'alléguai que j'étais chargé de remettre au général des dépêches d'une grande importance de la part du général Lanusse, qui me les avait remises à Damiette. Il me pressa de les lui donner; je m'y refusai, lui déclarant qu'il m'était recommandé de les remettre à Bonaparte en main propre. «Je n'entends rien à tout cela, me répondit Gantheaume; je ne connais que l'ordre que j'ai reçu; il est positif, ainsi descendez.--En ce cas, lui dis-je, je vais descendre, mais envoyez-moi Monge à qui je remettrai mes dépêches.» Il y consent, me fait retirer dans mon embarcation, et s'acquitte de la promesse qu'il m'a faite. Monge parait bientôt sur le bord du navire. Je l'invite à descendre pour que je lui parle et lui remette mes dépêches. «Je ne puis descendre, me répond-il.--En ce cas, je vais monter.--Ne montez pas; si vous montez, je me retire.» Alors une résolution désespérée s'empara de moi, j'escaladai l'échelle par laquelle j'étais monté à bord du navire, je m'emparai de mon collègue, lui remis les dépêches dont j'étais chargé, et lui dis l'autorisation que m'avait donnée Bonaparte de partir avec Denon. J'étais, en lui parlant, dans une agitation que je ne puis exprimer; tout mon avenir était dans le succès de ma demande, et cette pensée m'inspira une éloquence que je n'eus jamais à un pareil degré. Monge connaissait la lettre que j'avais reçue de ma femme, et il avait pris part à ma position. Il était ému, mais ne me paraissait point déterminé à parler pour moi au général. Je le pressai, le conjurai, au nom de l'amitié qu'il me portait, de ne pas m'abandonner dans la conjoncture critique où je me trouvais. Je lui dis que Bonaparte, engagé envers moi par une permission positive, ne pouvait pas manquer à sa parole, et que m'ayant toujours témoigné de la bienveillance, il ne me repousserait pas, si j'étais appuyé par lui; que, du reste, ma résolution était prise, et qu'on ne me ferait redescendre du navire qu'en m'en précipitant; j'ajoutai tout ce qu'une situation aussi violente que la mienne pouvait m'inspirer, revenant toujours à l'autorisation formelle que Bonaparte m'avait donnée de partir avec Denon. Je vis dans les yeux de Monge qu'il était fort ému, et je le pressai alors si vivement que, triomphant de son extrême répugnance, il se décida à parler au général. 11 était environ cinq heures du matin. «Attends-moi ici, me dit-il, je vais le «réveiller», et il me quitta. Le coeur me battait d'espérance et de crainte. Berthollet, instruit de mon arrivée, vint me trouver et s'entretenir avec moi pendant que Monge s'éloignait; il me parut épouvanté de mon audace, convenant toutefois que l'autorisation que m'avait donnée le général pouvait être d'un grand poids auprès de lui, lorsqu'un employé qui avait été mon commis à Suez, et qui, ayant fait route avec moi, était resté dans notre embarcation, craignant de n'être point reçu à bord de la frégate, se mit à vociférer d'une manière lamentable: «Et moi donc, moi! est-ce que je ne partirai point?--Qui êtes-vous? lui dit Berthollet.--Je suis, répondit-il, le commis de M. Parceval»; et il fit en cela une grande faute, car je lui avais recommandé de dire, si je parvenais à être admis, qu'il était mon domestique. J'étais d'ailleurs très-alarmé de sa réclamation prématurée, qui pouvait me perdre. Berthollet, non moins alarmé que moi de cet incident, fut en informer le général, ce qui fut sur le point de ruiner toutes mes espérances. Sans cela, tout allait le mieux du monde; Monge avait obtenu de Bonaparte la permission que je désirais, et déjà le général Berthier, qu'il était allé trouver, avait signé l'ordre donné au capitaine du _Carrère_, qui naviguait de conserve avec _le Muiron_, de me recevoir à son bord, lorsque Bonaparte, instruit de la présence du commis qui demandait à partir avec moi, entra dans une colère inexprimable, en déclarant qu'il ne voulait admettre qui que ce fût, et qu'il fallait renvoyer tous ceux qui se présentaient. De telle sorte que Monge, revenant avec l'ordre signé par le général Berthier de me recevoir à bord du _Carrère_, qui allait naviguer de conserve avec _le Muiron_, s'aperçut avec surprise que la face des choses était absolument changée. Il pressa, pria, supplia Bonaparte de ne rien changer à ses premières dispositions, et parvint à le calmer en ma faveur, en lui disant qu'on allait renvoyer mon compagnon de voyage; ce qui fut exécuté sur-le-champ, au grand désespoir de celui-ci qui jetait les hauts cris et fut reconduit au rivage d'Alexandrie, dont il ne revint qu'après la capitulation du général Menou. On me remit l'ordre du général de me recevoir à bord du _Carrère_, où je me présentai, et qui était commandé par mon ami le capitaine Dumanoir, qui me reçut à bras ouverts. J'y trouvai Denon avec les trois généraux Lannes, Murat et Marmont, qui m'accueillirent parfaitement, et les deux frégates mirent à la voile pour revenir en France. ] [30: _Fontenelle_, compositeur qui n'était pas sans mérite. Il a donné à l'Opéra une _Hécube_, ouvrage sévère et dans le système de Gluck, dont il était sectateur enthousiaste. Il a donné aussi au même théâtre une _Médée_. Le premier de ces deux opéras seul a obtenu du succès. Le second, quoique moins bien accueilli que le premier, n'était pas dénué de mérite. _Fontenelle_ était un homme de moeurs fort simples et d'un esprit vraiment philanthropique. Il est mort comme il avait vécu, en philosophe, il y a quelques années, désignant pour ses héritiers ses domestiques et les pauvres de Ville-d'Avray, commune sur laquelle était la petite maison qu'il avait choisie pour retraite.] [31: _Vie politique et militaire de Napoléon_.] [32: _Lavalette_ s'était trompé une autre fois encore à mon sujet dans ses Mémoires. Il y disait, et cela se trouve dans un extrait qui a été publié par _la Revue de Paris_: «Des musiciens, aujourd'hui morts de vieillesse, ont _beuglé_ au dîner du Directoire une cantate d'Arnault sur la musique de Méhul.» Je n'ai jamais chanté que ce que j'aimais ou que ce que j'admirais. Je n'ai jamais aimé ni admiré le Directoire. L'honorable littérateur qui a présidé à la publication des Mémoires de Lavalette, sur ma réclamation, en a fait disparaître cette erreur, et en cela il a fait en galant homme ce que certainement l'auteur aurait fait lui-même; mais comme je n'ai pas pu réclamer contre le trait qui donne lieu à cette note, dont je n'ai eu connaissance que par la publication de l'ouvrage, ce trait, qui pèche au moins par l'exactitude, est resté. C'est un des inconvéniens attachés à la publication des Mémoires posthumes. Par respect pour l'auteur, l'éditeur y maintient quelquefois des torts que l'auteur aurait réparés s'il avait pu se relire. Celui-ci est bien léger; je ne l'eusse pas relevé, s'il n'appartenait pas à un homme dont la mémoire m'est chère, et avec qui j'étais lié d'amitié.] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, TOME IV *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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