The Project Gutenberg eBook of Ce que disait la flamme

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Ce que disait la flamme

Author: Hector Bernier

Author of introduction, etc.: Alfred D. DeCelles

Release date: December 20, 2004 [eBook #14399]
Most recently updated: December 18, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CE QUE DISAIT LA FLAMME ***

Produced by Renald Levesque and "La bibliothèque Nationale du Québec".

HECTOR BERNIER

Ce que disait la flamme…

1913

A LA JEUNESSE DE MA RACE, AVEC LE MEILLEUR DE MON COEUR ET DE MA FOI,
HUMBLEMENT, H. B.

PRÉFACE

De tous les genres de littérature cultivés au Canada, c'est celui de la fiction qui rapporte le moins. Aussi, faut-il avoir le culte des lettres poussé jusqu'à la passion pour s'y livrer. A vrai dire, il n'y a que dans le journalisme qu'on ait réussi à vivre chez nous la plume à la main. Et encore, si l'annonce ne venait pas à la rescousse, la pauvrette aurait une existence bien précaire.

L'histoire vit plus longtemps que le roman sans payer davantage, non à cause de sa valeur supérieure au point de vue du style mais il se trouve, d'une génération à l'autre, un petit nombre d'individus disposés à s'instruire sur les choses de leur pays, et c'est ce qui assure à l'histoire une certaine pérennité. Il est dans la destinée du roman canadien de lutter contre un ennemi formidable: l'oeuvre des Balsac, des Daudet, des Bourget et autres… La vogue de nos romans s'est montrée, pour cette raison, bien transitoire. Qui demande encore, à la Bibliothèque du Parlement, Charles Guérin , L'Intendant Bigot, Le Chevalier de Mornac , oeuvres de valeur assurément. Ils ne sont guère recherchés que par les bibliophiles et les bouquinistes, en général plus familiers avec les titres de leurs trésors qu'avec le fond. Le roman canadien le plus lu est encore Les anciens Canadiens de M. de Gaspé. Cette oeuvre du vieux conteur conserve un grand attrait, grâce à ses reflets d'histoire de notre pays qui lui prêtent leur charme.

Certains qui ne sont pas du métier prétendent qu'un écrivain devrait se contenter, pour prix de son effort, de la gloire que procurent les lettres. Il faut bien souvent se résigner au Canada à cette compensation. Cependant, n'est-on pas fondé à répondre comme l'autre: travailler pour acquérir une renommée flatteuse, ç'a m'irait très-bien, s'il ne fallait pas payer mon dîner trois cent soixante-cinq fois par année.

Il convient donc de marquer un bon point aux Canadiens qui se livrent à la littérature d'imagination, comme M. Hector Bernier qui, malgré sa jeunesse, vient de signer de son nom un deuxième volume. Et il faut qu'il ait une vocation littéraire sincère pour revenir devant le public après l'abattage auquel avait donné lieu son début: Au large de l'Écueil. Par contre, plusieurs littérateurs de Montréal et de Québec ont encouragé son effort. Y a-t-il eu, dans ce conflit d'appréciations, excès de part et d'autre?

Entre la critique outrancière et les guirlandes de roses passées au cou du jeune auteur, c'est l'avenir qui décidera… Le malheur est que, dans ces sortes de partages de voix discordantes, les jeunes écrivains sont portes à écouter celles qui flattent le plus. Nous ne pouvons faire ce reproche à Hector Bernier qui a beaucoup travaillé ce second volume.

Ce qui demeure tout à l'honneur de M. Bernier, c'est la haute inspiration qui, comme une brise tonifiante, souffle à travers son oeuvre. C'est quelque chose, c'est même beaucoup au regard de la pourriture que sert trop souvent au public le roman, du jour, pour la plus grande délectation d'un trop grand nombre de lecteurs à la recherche de viande creuse ou malsaine.

Dans son dernier roman, M. Bernier engage la, jeunesse canadienne à cultiver, à développer dans son âme l'amour de notre race. Telle est la pensée maîtresse de: Ce que disait la flamme. Monsieur Bernier y invoque la renaissance de l'orgueil national chez les jeunes Canadiens, avec un louable enthousiasme…

En suivait le développement de la fiction de M. Bernier, on ressent l'ardente sincérité qui l'anime dans la poursuite de son rêve d'un relèvement patriotique. Le coeur de la jeunesse canadienne devrait s'aimanter vers le pôle magnétique de la patrie et tout son effort tendre à la rendre glorieuse et prospère. Que de nobles choses lui sourient alors au travers des ombres vaporeuses et dorées d'une avenir qu'on voudrait prochain! Il faudrait des sacrifices pour donner corps à ces grandes conceptions. Qu'importe, la jeunesse n'est-elle pas appelée, par la générosité de ses sentiments, à la hauteur des plus sublimes réalisations?

Les considérations psychologiques abondent dans le récit de M. Bernier. Il faut lui savoir gré de ne pas trop appuyer ici et de suggérer les conclusions au lieu de les exposer longuement. Toute son affabulation s'amène dans un style pénétré de lumière et de couleurs. Amiel s'est un jour avisé de formuler un axiome, sujet depuis de bien des gloses: «Un paysage est un état de l'âme». Comprenez par cette phrase de l'écrivain genevois que la nature paraît belle ou laide selon l'état de votre esprit. La vision est la résultante de la subjectivité. «O montagnes odieuses!» clamait Victor Hugo après la mort de sa fille. «Superbes collines!» chantait un autre poète au bras de sa fiancée. Monsieur Bernier applique la formule d'Amiel sans la connaître probablement: selon que la vie est douce ou cruelle à ses personnages, il choisit un cadre en harmonie avec leurs émotions.

Et quel plus merveilleux décor que Québec où la scène se passe. Plusieurs pages au cours du récit ont arrêté et retenu notre attention, notamment celle où Jean Fontaine, tente de ramener sa soeur à une conception élevée de la vie. C'est là un morceau d'une belle tenue littéraire, fortement pensé et qui touche parfois à la haute éloquence. Par malheur, il plaira plus au lecteur qu'il n'a touché l'héroïne du roman. Il est quelques jeunes filles trop uniquement intéressées par les calculs émotionnants du bridge et les hallucinations du tango. Yvonne Fontaine l'une d'elles, trouve bien plus en harmonie avec ses sentiments certaines banalités amoureuses que les appels de Jean.

A remarquer aussi la démonstration émue où M. Bernier rappelle l'importance pour la race canadienne de travailler au rapprochement des riches et des pauvres afin de prévenir par ce moyen la lutte funeste des classes, source de tant de misère en Europe.

L'oeuvre de M. Bernier comptera dans les lettres canadiennes. On sort de cette lecture réconforté et sous le charme d'une impression salutaire. Le roman n'est pas sans certains défauts sur lesquels il ne convient pas d'insister, car ils viennent de l'exubérance, de la jeunesse et se corrigeront avec le temps. «Non offendar parvis maculis».

Maintenant qu'il a jeté d'une façon brillante son nom au vent de la renommée, qu'il s'arrête un temps pour se livrer à l'étude des classiques, qu'il se défie de la production trop facile. Il y a chez notre jeune ami l'étoffé d'un écrivain, et, s'il suit nos conseils, les qualités que révèlent ses premiers romans s'affirmeront avec éclat.

A. D. DECELLES.

CE QUE DISAIT LA FLAMME…

I

AU BAS DES CIMES.

Jean Fontaine, il y a peu de jours, a reçu le diplôme étiqueté d'un sceau d'or et paraphé d'autographes solennels, Jean Fontaine est médecin. Éprouve-t-il cet épanouissement de tout lui-même qu'il attendait, cette joie d'un homme nouveau, plus fort, enrichi d'une personnalité plus large et moins dépendante? Sans doute, il a connu l'exultation virile de celui qui triomphe, une vague de fierté chaude a submergé son coeur. Mais l'enthousiasme, comme s'épuisant lui-même à force d'être intense tout d'abord, s'est affaibli jusqu'à ne plus faire jaillir en l'âme du jeune homme que des étincelles rares et fugitives. C'est que l'on est tôt rassasié d'un bonheur qu'on ne s'était pas lassé de convoiter longuement. Il faut sans cesse à l'énergie du mirage à l'horizon: le souvenir n'est qu'un incident, l'espérance est la vie même. Aussi, dès que Jean eut fini de parcourir triomphalement les dédales de l'examen jalonné d'obstacles une impression obscure de vide s'était mêlée à son orgueil. Il avait eu il ne sait quel chagrin profond de ne pouvoir plus espérer ce qu'il venait d'obtenir. Conscient que toutes ces choses, les ardeurs laborieuses dont le cerveau s'illumine et les ivresses de conquérir la science, les remords des heures paresseuses et les inquiétudes à sentir les jours se précipiter vers la date obsédante, avaient été en lui de la vie qui cessait de vivre, il avait souffert de leur agonie mystérieuse…

En ce moment même où ses yeux vaguent sur les villages au loin, le jeune médecin, plus vivement que jamais, regrette les émotions envolées, s'abandonne au besoin de guider sa volonté vers d'éblouissants espoirs. Un instant, la vision de Paris le distrait. Il ira, d'hôpital en hôpital, de conférence en conférence, élargir son domaine de connaissances, affiner son flair à déjouer les maladies sournoises. La préparation du doctorat lui fut un surmenage tel qu'il doit reculer son départ à six mois. Paris et ses merveilles ne rempliront, en somme, qu'une époque vertigineuse: le problème qui le hante aujourd'hui, c'est l'orientation de toute son existence. Gomment, d'un coup d'aile sûr, planer vers l'avenir? Que ne doit-il, en la mêlée des rivaux, peu à peu conquérir une clientèle? Il envie ses confrères qui auront à mener gaillardement la bataille du pain. L'oreille au guet, le coeur frémissant, ils attendront qu'un passant, hypnotisé par l'enseigne longtemps méconnue peut-être, leur apporte la première responsabilité, le premier sou du courage. Dès lors, en avant, la trouée commence! Oh! la griserie des tâches professionnelles, des joies qu'on sème, de l'aisance qui sourit, de la renommée qui accourt! Mais Gaspard Fontaine, le père, est si riche que son fils, prisonnier des douces habitudes, n'en peut secouer la chaîne autour de son âme. Par des fibres sourdes, Jean est attaché à des choses multiples, à des raffinements que beaucoup d'argent seul prodigue. Ce désir de la lutte pour vivre n'est pas sincère, il n'est que la haine de l'oisiveté!

Souvent, la pensée d'aller, au foyer des pauvres, répandre le sourire là où il y avait des larmes, s'était introduite en l'esprit du jeune québécois. Ramenée par le mystère qui l'une à l'autre joint les idées, elle est plus lucide, elle commande, elle émeut. Pendant quelques minutes, une générosité ardente, mais dont il n'a pas l'héroïsme, le pousse vers le peuple. Quel verdict prononcerait la société québécoise dont l'opinion le faisait esclave? On raillerait ce chevalier des humbles, ce poète de la misère. Et Jean, à la surface de son être, sinon aux profondeurs de lui-même, préférait qu'on ne se moquât pas de lui, approuvait la foule des heureux: on ouvre la main au passage, on ne fait pas de l'aumône, fût-elle celle de l'intelligence et du coeur, toute une carrière.

Et pourtant, le jeune homme idolâtre la science de la médecine. Il a profondément conscience de l'emprise qu'elle a sur lui. Elle lui procure les meilleures jouissances intellectuelles, attire presque toute sa puissance d'activité, lui promet des études passionnantes. Jusqu'ici, au cours des années universitaires à Lavai, il a plutôt songé, quoique d'une façon imprécise, à s'installer au milieu de la haute bourgeoisie, avenue Sainte-Geneviève ou rue d'Auteuil, avenue des Érables ou ailleurs. Parvenu toqué de tout ce qui brille, son père exigera qu'il orne son logement des meubles les plus richement veinés, qu'il se munisse des instruments les plus irréprochables, qu'il s'entoure des livres les plus célèbres. Jean ne se fait pas d'illusions; parmi autant de praticiens en vogue, la clientèle tarderait à lui venir. Et la perspective de pratiquer la médecine en dilettante, de longtemps se caserner dans la théorie pure, ne le fascine guère. Il ne veut pas acquérir de l'expérience uniquement livresque, il a hâte de se mettre aux prises avec la maladie meurtrière et de lui arracher la vie qu'elle assaille. L'inconnu des forces vitales l'appelle: il veut observer leur délicat mécanisme, ignorer toujours moins la résultante de leurs réactions brusques. A mesure que son imagination s'échauffe, il ne doute plus qu'il n'y ait pour lui, dans cette manière d'utiliser ses facultés cérébrales, une vocation merveilleuse. Il se souvient, d'avoir tout récemment, vibré à la lecture d'une biographie: celle-ci redisait comment un médecin s'était enfermé dans son laboratoire comme dans un cloître et comment, son intelligence acharnée tous les jours aux découvertes scientifiques, il avait trouvé le bonheur et la gloire.

L'impression est demeurée vivace en lui-même. Cessant d'être un caprice de la mémoire, le rêve se précise, lui révèle tout ce qu'il a de réalisable et de séduisant. Il ne s'attribue certes pas le génie du savant qu'il a tant admiré, ni même des dons vraiment supérieurs, mais l'émotion qui l'envahit est si forte qu'il est vaincu par elle et se laisse entraîner jusqu'aux horizons qu'elle atteint. Une vision magnifique lui dilate le cerveau, elle évoque un laboratoire, le sien, où il travaille, où il est libre, où il est quelqu'un: environné d'instruments subtils, l'atmosphère fleurant bon l'odeur dea substances familières, il épie les manifestations les plus intimes de la cellule animale, scrute l'énigme des microbes, fait subir à des êtres vivants le choc des sérums puissants, découvre la trace d'une loi ignorée, se lance à sa recherche, la traque jusqu'en ses origines, puis la maîtrise, et voilà qu'un spécifique nouveau aura désormais le nom de Jean Fontaine dans la science qui demeure.

Tout l'élan tumultueux de sa jeunesse le transporte. Il se peut que Jean Fontaine soit dupe de son exaltation, mais elle est loyale et virile. A vingt-cinq ans, il est permis de poser une frange d'or au voile de l'avenir. Et c'est ne pas avoir été jeune que de ne pas avoir été ambitieux. Tout de même, il se demande s'il n'est pas berné par un sot orgueil, dominé par le souci de l'étrange et l'horreur de la banalité.

Voici qu'il discute son enthousiasme, essaye de le détruire en lui-même. Du fait qu'il veut faire produire à son individualité un maximum d'efforts isolés, résulte-t-il de l'égoïsme, de la fatuité mesquine? Sans avoir une culture précisément vaste, il est capable d'élever sa pensée, d'éprouver des aspirations hautes. Les échos de la grande joute moderne entre les devoirs solidaires et l'individualisme effréné se sont prolongés jusqu'à lui. Fier d'appartenir à la race canadienne-française, il est convaincu qu'il ne peut se désintéresser d'elle et qu'elle a besoin de son apport à la richesse intellectuelle et morale qu'elle accumule. Cet idéal nouveau, que toute son âme aime déjà, s'épure et s'ennoblit, et c'est à la race qu'il offre l'honneur de tout ce qu'il accomplira par lui d'oeuvres durables.

Il est résolu. Il lui semble, décidément, qu'il possède le moyen de fournir leur plein essor à ses facultés maîtresses. Quelle joie de n'être plus incertain! Une paix suave déborde en son être. L'intensité du rêve rayonne sur son visage. Ses yeux, aux prunelles de jais velouté, pétillent de force nerveuse et d'intelligence. Ainsi radieux sous le front ample et finement dessiné, ils subjuguent. La douceur de la bouche tempère ce que l'ossature des joues fait saillir de trop vigoureux. Une distinction réelle flotte sur l'ensemble des traits, mais elle donne l'impression d'avoir été acquise et laisse deviner le sceau de la naissance plébéienne.

La brise gonfle les touffes de sa chevelure aussi brune que le chêne noir de la chaise où il est assis, la tête mollement posée en arrière. Fatigué d'être immobile à réfléchir, il se lève. Un complet gris acier l'habille parfaitement, cache la maigreur de son corps. Mais dressé d'un élan magnifique sur une taille libre, il avance, de long en long sur le balcon, d'un pas solide et gracieux. Alors que sa songerie l'absorbait tout entier, il n'a vu la scène extérieure qu'à travers une buée confuse de couleurs et de formes. Et maintenant, la détermination qu'il vient de prendre le magnétise, et il regarde si profondément en lui-même que son regard se ferme aux alentours.

Il n'aperçoit pas encore une femme dont la silhouette bleu cendré ne bouge plus, à la porte même de l'enclos qui sépare du Chemin Saint-Louis la pelouse devant la maison qu'il habite. On l'a informée que c'est ici la demeure de Gaspard Fontaine pour qui son père l'a chargée d'un message. Sa robe, d'une étoffe imitant le crêpe de chine à s'y méprendre, tombe sur des lignes charmantes et fermes. Le chapeau, léger ensemble de roses pourpres et de paille de riz claire, s'harmonise à la physionomie timide. Enfant d'un modeste ouvrier, Lucile Bertrand hésite, effarouchée par l'éclat de la façade, la finesse des rideaux, la courbe imposante de l'escalier de pierre et l'allure hautaine du jeune homme.

Le souvenir de son père malade équilibre son courage. Elle se décide. Jean, au bruit du loquet, éprouve ce faible tressaillement intérieur que les moins nerveux connaissent. Pendant qu'elle referme la porte, le coup d'oeil du médecin qui l'examine est ravi par l'esthétique pure de ce modelé féminin. Lucile Bertrand se retourne, et leurs regards s'interrogent quelques secondes. Jean remarque la beauté sobre de ce visage un peu triste, mais son esprit, curieux de ce que cette femme désire, s'occupe uniquement de conjectures. La jeune fille, toute surprise que les yeux de l'inconnu soient bons et beaucoup moins arrogants que sa démarche, croit retrouver sa confiance en elle-même. Les joues plus vermeilles à chaque instant, elle se hâte sur l'allée de cailloux bleuâtres. Elle s'était donc trompée: le craquement de ses pas jette une frayeur étrange en son âme, et sa bravoure chancelle un peu.

Le jeune homme, au sommet de l'escalier qu'elle gravit craintive, attend qu'elle vienne à lui. Le chapeau, qu'elle incline trop vers les degrés rudes aux souliers minces, dérobe le visage à son admiration grandissante. Il lui semble qu'il émane des fleurs un arôme plus attendrissant qu'à l'ordinaire, que la chanson d'un rossignol niché dans l'orme le plus voisin soit la plus douce qu'il ait entendu fredonner par un oiseau. Lucile, tout près de le rejoindre, ose lever sur Jean de larges prunelles où tremble une prière.

—Voulez-vous être assez bon de me dire si c'est bien ici la demeure de
Monsieur Fontaine? lui demande-t-elle, un peu balbutiante.

—Vous désirez le voir immédiatement, Madame? répondit-il, plus mal à l'aise qu'il ne le voudrait, sous l'humilité des yeux profonds.

—Oui, Monsieur, le supplie-t-elle, remuée par cette voix grave et chaleureuse.

—C'est dommage que vous ne puissiez pas le voir à l'instant même. Il est allé à Lorette… S'apercevant qu'elle en est vivement déçue, il précise afin qu'elle ait le temps de vaincre son trouble: Oui, Madame, une excursion d'automobile… Ma soeur l'accompagne. Ils reviendront tout à l'heure. Faut-il que vous l'attendiez?

—Non. Monsieur, ce n'est pas nécessaire… Vous pourrez le lui dire vous-même, si vous avez cette bonté…, commence-t-elle à expliquer.

Plusieurs secondes de silence interviennent. Elle cherche des expressions. Et pourtant, la chose lui avait paru si simple, elle se l'était redite à toutes les minutes de la dernière heure. Oh! qu'elle aurait préféré tout dire à Monsieur Fontaine lui-même! Maintenant qu'il faut parler à ce jeune homme, c'est différent, le petit discours échappe. Elle se croit ridicule, Jean la trouve exquise, ainsi farouche, ainsi tremblante.

Il a pitié de son angoisse intime et tâche de l'en délivrer.

—Avez-vous confiance en moi? lui suggère-t-il, familièrement, avec un sourire.

—Beaucoup plus en vous qu'en moi-même, dit-elle, d'un élan spontané, un éclair vif sillonnant son regard, mais confuse aussitôt d'avoir été si primesautière. Jean sourit davantage. Elle a l'intuition qu'il ne condamne pas sa hardiesse et qu'il accueillera son message avec bienveillance.

—D'un ton plus alerte, elle reprend:

—Mon père est François Bertrand, l'un des ouvriers de M. Fontaine. Il devait se remettre à l'ouvrage demain. Depuis une semaine, il était presque revenu à la santé. Hier seulement, il est retombé malade. Le docteur a dit que c'est la rechute…

—De quoi souffre-t-il? interrompit le jeune médecin, intéressé.

—Des fièvres, Monsieur, répond Lucile, machinale, un désappointement répandu sur ses traita assombris. L'émotion, bien qu'indéfinissable, a été soudaine et pénétrante. Eh quoi! il ignorait que son père avait été si malade, pendant plusieurs semaines! La mort effroyable avait pu menacer l'un des ouvriers sans que le patron eût jugé convenable de s'en inquiéter auprès de sa famille! Cela avait été leur vie entière, à tous ceux de la maison désolée de là-bas, cette peur de la mort. Et le fils du maître n'en sait rien… Elle se sent bien étrangère ici, bien inférieure, et son coeur en est oppressé.

D'une voix plus douce, parce qu'il attribue la brusque pâleur de la jeune fille au chagrin, Jean a repris:

—Il ne faut pas vous désespérer, Mademoiselle. On en revient, même d'une rechute…. Vous avez tort de craindre: il faut oublier la mort aussi longtemps qu'il y a un espoir… Je suis médecin: me permettez-vous d'aller visiter votre père?

—Oh! que je vous remercie pour lui! s'écrie-t-elle, ses yeux s'humectant de reconnaissance et dévoilant au jeune homme la sourde tendresse d'une âme exubérante.

—Dieu ne vous enlèvera pas un père que vous aimez si bien! dit-il, ému d'une singulière tristesse.

Elle n'a rien à répondre. Son coeur a soulevé jusqu'aux paupières deux larmes jaillissantes. Jean les voit lentement glisser, douces comme l'amour et lourdes comme la souffrance. Une exclamation intérieure, cri impulsif et profond de pitié lui monte aux lèvres, il voudrait lui dire: «Pauvre enfant! je comprends votre peine!» L'homme du monde se ressaisit. Ne serait-ce pas du sentimentalisme outré, naïf même, que de révéler à cette enfant, du peuple toute la sympathie qu'elle agite au fond de lui-même? N'a-t-il pas été suffisamment généreux pour elle? La consolation devient aisément fade, si elle se prolonge: cette excuse le rassure, étouffe un remords passager d'avoir eu honte. Quel élan impérieux l'avait ainsi poussé vers la timide ouvrière? Il s'étonne d'y avoir si peu résisté, de s'être laissé attendrir avec un abandon presque nécessaire? Une femme qui souffre, la plus humble, la plus laide, amollit toujours un vrai coeur d'homme, oui, c'est bien cela! Et la jeune fille est tellement jolie, soumise et silencieuse, lui faisant sa confidence d'amertume.

Consciente que l'entrevue doit se clore, elle dit bientôt:

—Je vous demande pardon, Monsieur Fontaine. Je n'aurais pas dû comme ça, presque pleurer. C'est un peu votre faute… Quand je pense qu'il peut mourir, c'est plus fort que moi, le coeur me tourne de chagrin. Je n'oublierai pas vos bonnes paroles: si vous saviez comme je vous en remercie!

—Je suis déjà récompensée, Mademoiselle, puisque j'ai votre gratitude…

—Bonjour, Monsieur Fontaine!…

—An revoir, Mademoiselle Bertrand! conclut-il, d'une voix trop absente.

Le dernier sourire de Jean a été plus indifférent, pour ainsi dire moins fraternel. Lucie en apporte du froid au coeur. Les cailloux se plaignent, le loquet de la porte gémit sèchement, puis le trottoir de la rue a des résonances dures. La sirène brutale d'un automobile la fait frissonner tout à coup, les sabots tapageurs d'un cheval exaspèrent ses nerfs un moment plus tard. Tout l'éblouissement des résidences luxueuses l'aveugle. Il faut qu'elle réagisse contre le malaise aigu. Le message est accompli. Son père sera content, il aura de l'ouvrage, dès qu'il sera guéri. Elle devait être satisfaite d'elle-même, ne pas traîner ce regret au fond de l'être. Pourquoi le fils du patron n'a-t-il pas eu un sourire d'adieu autre que celui-là, aussi? Il a été bon, oh oui, très bon pour elle, mais il n'était plus le même, au départ, comme s'il eût été ennuyé, soucieux de se libérer d'elle. De nouveau, elle courbe sous la pensée d'être pour lui la passante qu'on ignore, que souvent on méprise. Elle s'égare, elle est ingrate, ne lui a-t-il pas promis de venir voir son père? Au moment où il a dit cela, elle a compris qu'il offrait de la sympathie et de l'espérance. Sensitive que la moindre émotion bouleverse et la moindre blessure déchire, elle se torture encore de vaines inquiétudes; et c'est tout. Elle est certaine qu'il viendra, qu'il ne dédaigne pas l'ouvrier, puisqu'il est compatissant au malheur de celui qui est son père. Elle laisse gonfler au coeur la source d'espérance! La brise imprègne son front de tendres fraîcheurs, la marche lui devient légère et grisante, les arbres de la Grande Allée, où elle s'engage, lui murmurent des refrains moins tristes…

Une minute plus tôt, un écran de feuillage et de branches avait, séparé les yeux de Jean de la jeune fille qu'ils n'avaient cessé d'accompagner. Il a admiré la grâce des mouvements, d'une souplesse inconsciente, d'un charme inné. Elle était harmonieuse sans effort, et sans inégalités. Depuis qu'elle a disparu, il reste quelque chose d'elle, un parfum de beauté que Jean respire, un rayonnement d'âme qui l'enveloppe. Il s'attarde à glaner de menus souvenirs. Mais bientôt, en son imagination infidèle, les traits de l'ouvrière s'atténuent, s'estompent de rêve. Ils pâlissent et s'éloignent devant une vision déjà ancienne, celle d'une femme sculptée dans le mystère et drapée d'idéal. Cette jeune fille ne l'a pas réellement touché, il s'en rend bien compte, elle n'a que ravivé le noble désir qu'il a parfois eu d'aimer une femme. Non pas qu'il eût été la victime de songes maladifs ou de lubies romanesques, mais il espérait l'amour qui a des ailes blanches et vole au ras des cimes. Il s'accuse d'égoïsme pour avoir, tout à l'heure, exclu de son ambition virile celle qu'il aimera. Cette ambition de vie meilleure que vient de semer la Providence en ses facultés d'agir, il en greffe l'amour sur l'amour qu'il destine à l'épouse devinée, à la famille qui naîtra de leur âme et de leur sang, à la race dont il est solidaire.

Jean est traversé par une allégresse forte et enivrante. Elle fait circuler en son être la personnalité plus large, moins dépendante qu'il attendait. La vie lui est généreuse et vaste, il reprend mieux contact avec ce qui l'entoure, il communie avec la lumière, vie de l'espace. Qu'ils sont purs, ces nuages tissés de laine blanche, et que leur course à travers l'azur est paisible! Ils viennent de là-bas, les cirrus fragiles et dispersés, de l'horizon bleu que les montagnes voilent. Celle qu'il aimera les contemple aussi peut-être: leurs plis immaculés auraient-ils recueilli le souffle de son âme? C'est le ciel encore, la ligne flottante des sommets pâles comme des pervenches! Elle est si lointaine, si étrange, si éthérée, qu'elle semble onduler comme un mirage de mystère. Elle est pour Jean le symbole de l'avenir embué d'espérances infiniment douces. Ne s'illumine-t-il pas déjà, cet avenir troublant, aux lueurs de la traînée mauve au-dessous de laquelle s'enfonce la plaine invisible de Bellechasse et de Lévis? Le jeune homme aspire les effluves d'énergie que la brise moissonne le long des campagnes, à la fenêtre des chaumières, aux profondeurs des sillons. Une bouffée de courage enfle sa poitrine, il sent frémir en lui la passion du travail. Il trempe sa volonté dans la force de vie qui éclate à l'intérieur des bourgs épars sur les hauteurs de Lévis. Ils s'échelonnent dans la forêt nimbée de soleil: Saint-Louis-de-Pintendre, entonnoir d'émeraude où dévalent champs blonds et fermes grises; Saint-Jean-Chrysostome, camée de verdure où les habitants ont enchâssé des toits d'agate et des murs d'émail; Saint-David-de-l'Auberivière dont la colline avec amour penche vers le Saint-Laurent.

Comme le fleuve toujours puissant et libre, Jean sera maître de lui-même, retrouvera le calme après les orages, reverra l'aurore après la nuit. Au moment même, les cloches de Sillery modulent un couplet de tendresse. Elles chantent éperdument, comme si elles voulaient éveiller les morts des Plaines d'Abraham et leur annoncer que l'âme française renaît toujours près de leurs tombes. Parce qu'il n'a jamais été aussi violemment ému par la nature, Jean se laisse envahir par une méditation intense devant la plaine qui ne s'est pas refroidie. Le sang des ancêtres y filtre encore, perle aux pétales des trèfles rouges. Le sol est tuméfié comme un visage qui a trop pleuré. L'herbe est chétive comme les coeurs affaiblis par de trop lourds souvenirs. Le deuil commence à s'appesantir sur l'âme de Jean, mais il le repousse. Ne sont-ils pas vivants, les morts français, puisqu'il vit, lui, Jean Fontaine, et que des paroles françaises arrivent à lui de la route ensoleillée? Il frissonne tout entier, il a vu, en un relief émouvant, tout ce qui ramifie un individu à sa race et de quel amour il doit l'aimer. Les héros, couchés là, tombèrent pour la leur, pour la sienne, pour que les descendants fussent orgueilleux d'elle! La tête de Jean se dresse vers les montagnes et dans l'avenir avec un élan de force et de fierté!…

II

LES AILES A TERRE

La montre de Jean indique six heures. Des nuances d'or s'égrènent dans l'azur au-dessus des montagnes. Des souffles tièdes, inconstants, folâtrent dans l'air: et quand ils effleurent les tempes du jeune homme, il a l'âme plus apaisée. Le calme a détendu les nerfs si vibrants tout à l'heure, une ivresse délicate les engourdit. Le chemin Saint-Louis gonfle d'une poussière pâle et soyeuse. Depuis quelques minutes, pas une voiture n'a soulevé les molécules grises en flots d'ombre. Les chrysanthèmes là, de leurs aigrettes pourpres ou rosées, dominent les géraniums glauques ou liserés de neige. Les feuilles des érables et des bouleaux échangent de fines mélodies à la sourdine. Trois enfants vagabondent sur la pelouse de la cour voisine, leurs habits de toile mauve ont la fraîcheur de l'herbe et leurs chuchotements faiblissent comme des murmures.

Yvonne Fontaine et son père ne tarderont pas à revenir. Jean leur communiquera-t-il son projet? Que diront-ils de cette vocation inopinée? Leur vanité en sera-t-elle éblouie? Il n'a pas le loisir d'être perplexe davantage, il reconnaît ce long bêlement d'un cornet d'alarme. C'est une coquetterie de son père: il aime qu'un tel charivari partout l'annonce. Le chauffeur a des ordres précis: la sirène aigre ne cesse guère de geindre, et tout le inonde sait que Gaspard Fontaine passe.

L'automobile roule sur des panaches blanchâtres comme volait sur les nuages le char fantastique des dieux. Il ralentit sa course fière, et l'on dirait qu'il vient se poser au bord de la route. Une main gantée de soie vive se démène; un sourire illumine une voilette orangée, la jeune fille est radieuse de revoir son frère. Le visage rubicond du chauffeur brille de joie sereine, les vernis scintillent, les cuivres flamboient, la machine halète et se repose.

En un tour de main, Yvonne déclenche la porte. Elle fait jaillir, coquettement, son visage hors de la voilette. C'est un épanouissement de rose lumière! Le sourire ne s'alanguit pas, il éclate en une flambée des joues replètes, des lèvres avides et molles, des dents nerveuses, immaculées. Le tout charme, intrigue, éblouit. Quelle délicatesse! quels frissons de vie! quelle volupté d'être jolie! quelle neige empourprée d'aurore! un poème de l'exubérance! un sonnet gracieux et palpitant de la fraîcheur! Lemay l'eût intitulé: «Un rayon de mon pays!» Et il aurait eu raison: gouttelette claire où le soleil avait mis un peu de lui-même en un grouillement d'or!

Quelques instants lui suffirent à franchir l'allée de sable. Le mouvement de tout le corps un peu grêle est sûr, hardi, facile, un beau geste de force exquise.

Les yeux dilatés, complètement rieuse, elle raconte à Jean les joies de l'expédition.

—Quelle température délicieuse! Le plus joli petit voyage! Au ciel, de l'azur partout, de la lumière à s'en étourdir pour une semaine! Dans les champs, de l'herbe exquise et souriante! Les arbres dodelinaient leur tête comme pour nous saluer. Quand j'étais bien certaine que personne ne me voyait, je leur agitais mon mouchoir, et ils répondaient. C'était idiot, mais cela me faisait plaisir. Aux maisons, les grands, les petits, les vieilles, les beaux garçons nous contemplaient avec des yeux larges comme les fenêtres ou les portes. Papa jouissait de leur ébahissement, se renversait la tête comme un roi mérovingien. Que j'étais heureuse de le voir si content! L'automobile filait à perdre baleine, la gazoline crépitait, la sirène hurlait, la poussière montait comme une auréole à l'arrière et j'ouvrais la poitrine toute grande pour y recevoir l'air pur de l'espace!…

—Tu ne m'as toujours pas dit où tu avais laissé père? demanda Jean, habitué à ces déluges d'enthousiasme.

—Mais c'est lui qui m'a abandonnée! Tu vois, 'automobile repart: il nous le donnera bientôt. Une affaire pressante, à dit papa: il est arrêté chez le notaire… Tu aurais dû venir avec nous! Tu as perdu beaucoup, je te l'assure. Je suis positive qu'il n'a pas bougé d'ici, le grand frère sérieux…

—Mais oui, j'ai fait une longue promenade, pas aussi longue que la tienne, mais une promenade tout de même, réplique-t-il, le visage attristé de Lucile Bertrand lui revenant à la mémoire.

—Où donc? raille-t-elle, les yeux brûlants de malice. Tu avais l'humeur de tes jours de rêverie, quand nous sommes partis. Et c'est assez difficile de t'en arracher, les racines sont profondes!…

—J'ai parcouru deux milles au moins…

—Où donc es-tu allé? La moquerie flambe sur son visage. On dirait que tu joues avec moi comme un grand'père avec sa toute petite-fille. Aurais-tu rendu visite à Berthe Gendron? C'est qu'elle ne te déteste pas le moins du monde. Tu l'effarouches un peu, elle aime cela…

Yvonne éclata d'une rire joyeux, où il y avait trop d'artificiel, une préoccupation de ne laisser ignorer aucun des charmes du visage. Elle excellait à décocher la taquinerie: c'était des flèches mignonnes, barbelées d'ironie à peine méchante. Elle amusait beaucoup, la société de Québec lui en était reconnaissante et ne pouvait se passer de son gazouillis étincelant.

—Voudrais-tu me convertir à l'amour? s'était hâté de répondre Jean. Ce n'est pas la meilleure prédication… Berthe Gendron n'est pas l'argument irréfutable; je n'aurai jamais la foi, si tu n'en as pas d'autre…

—Oh! Monsieur l'incontentable, mais elle est ravissante!…

—Une créature d'un raffinement exquis, je m'incline…

—Alors? tu n'as plus qu'à aimer… Cela va tout seul, à grandes enjambées. On se laisse faire, on est rendu, c'est divin…

—C'est la dernière confidence d'une amie qui t'a si bien renseignée? tu deviens rouge comme un oeillet!… Serait-ce ta propre expérience que tu me lances tout-à-coup, à bout portant? Mais non, j'en saurais quelque chose, tu n'aurais pas oublié de me faire partager un peu de cette joie merveilleuse…

La perspicacité de Jean ne fait pas erreur, elle a déniché un réel secret d'amour. Yvonne, que la vie mondaine s'était asservie plus étroitement chaque jour depuis deux ans, avait peu à peu retiré son âme à l'intimité qui jadis unissait le frère à la soeur. Elle chérissait encore l'ami de son enfance lumineuse, le confident toujours sympathique de ses premiers rêves de jeune fille, mais plus distraitement, avec moins d'impétueuse tendresse. Seul à voir naître la séparation morale entre eux, Jean fut le seul à en souffrir. Il ne s'en plaignit pas auprès d'elle, assuré qu'elle ne serait pas conquise par la frivolité. Elle avait un coeur trop affamé de jouissances élevées pour que cette effervescence de plaisir demeurât longtemps sa raison de vivre. Le tourbillon de la vogue s'apaiserait, et elle reviendrait à elle-même, au besoin des épanchements fraternels, au souci d'un avenir qui ne fût pas uniquement oisif et superficiel. Ainsi tranquillisé par le ferme caractère de sa soeur, harcelé d'ailleurs par les craintes de l'examen, Jean ne fit pas à Yvonne le reproche de le délaisser, de presque l'oublier. Inconsciente de la chose, elle avait perdu la coutume d'aller, aux heures où le désenchantement fait descendre le vide au fond de l'être, quérir auprès du frère le mot qui relève et le sourire qui pacifie.

La séduction aguerrie de Lucien Desloges avait agi sur elle, dès le premier jour où, présentés l'un à l'autre, ils s'étaient donnés à une longue causerie entraînante. Ce jeune homme avait un passé bien garni d'amour. Yvonne en fut avertie, plus que cela, notifiée par des chuchotements d'amies. Aux unes qu'elle redoutait, elle affirma que l'attraction du beau Lucien ne l'avait pas étourdie; aux autres, dont elle se croyait l'égale, elle déclara nettement qu'elle était capable d'avironner sa barque sans qu'on vînt se mettre au gouvernail. Elle ne s'en amusa que davantage à tenter la mise en cage de l'oiseau vagabond. Quelques jeunes filles, mordues au vif par la jalousie, éclatèrent en commérages d'indignation, remirent à flots les aventures de Lucien que l'oubli avait submergées. Yvonne, son orgueil de femme aiguillonné, résolut de se faire aimer…

C'est elle, à force de feindre l'amour, qui fut domptée par l'amour. Elle en est positive, elle aime Lucien Desloges. Il y a déjà plusieurs semaines qu'elle s'en faisait l'aveu irrésistible, lorsque, le dimanche précédent, il a fait sa déclaration avec une suavité impeccable. Elle y a cru de tout l'élan de sa vanité assouvie: fière de son triomphe, elle ne vit, depuis lors, que pour se réjouir et papillonner.

Plusieurs fois, cependant, elle a été sur le point d'initier Jean à son bonheur. Un scrupule invincible l'en a toujours dissuadée. Elle a pressenti qu'il ne lui pardonnerait pas cet amour tramé sans lui, à la dérobée du conseil fraternel. Ce qu'il vient de lui dire la confirme dans son inquiétude. Elle doit ne pas différer la confidence: plus celle-ci tardera, plus elle sera pénible. Pour que les reproches qu'elle attend soient moins rigoureux, elle va préparer son frère à la révélation de l'intrigue sentimentale. Une pensée lui surgit qu'elle accueille d'emblée: n'est-ce pas beaucoup la faute de Jean si elle est devenue moins familière avec lui? L'étude ne l'a-t-il pas trop guindé? Sa physionomie ne s'est-elle pas comme figée d'une couche de glace? Ce n'est plus elle qui est blâmable d'avoir maintenu Jean loin de sa joie merveilleuse, comme il l'appelle, mais lui qui doit s'accuser d'avoir, par ses airs de philosophe, éloigné les effusions anciennes.

Il est si intelligent que l'évidence va lui percer les yeux! Aussi, lui répond-elle, insinuante et câline.

—Aurais-tu deviné juste, que tu ne peux me gronder? Je me serais mariée que tu ne t'en serais pas même aperçu. On aurais fait le repas de noces le plus assourdissant que tu n'aurais rien entendu. Il n'y avait que l'étude, pour toi, cette année. L'autre jour, j'ai lu…

—Tu as eu le temps de lire? Quel tour de force! interrompit-il d'une voix légèrement ironique.

—Eh! bien, je n'ai plus d'examens à passer, moi, et je ne suis pas toujours grave comme un jour lugubre d'automne, fit-elle vivement.

—Tu ne te fâchais pas comme cela autrefois, ma petite Yvonne…

—Autrefois, tu ne me piquais pas au vif. Tu me blesses, je crie que ça fait mal, voilà tout… Dusses-tu t'évanouir encore de surprise, je te répète que j'ai lu dans un magazine américain…

—Ah! je ne m'étonne plus!…

—Veux-tu que je te dise ce que je pense?

—Je l'exige!

—Eh bien, tu n'es pas charmant, quand tu railles ainsi… plus que cela, tu me fais de la peine… et…

—Vrai? c'est l'Yvonne d'autrefois que je retrouve? Ton coeur est bien là, toujours secoué de battements affectueux? Je croyais qu'on l'avait changé ou refroidi. La vie mondaine t'a prise presque totale, il faut ne pas y être expansive et le coeur se dessèche à ne jamais jaillir… La source du tien n'est pas encore tarie, puisque j'ai entendu couler une larme. La solitude aigrit souvent: me pardonnes-tu d'être barbare?…

—J'ai lu, dans un magazine américain, souligna-t-elle, d'une voix tendre et qui pardonnait, que les brahmines hindous se renferment si profondément dans leurs songes qu'ils semblent ne plus être que des statues, oui, du marbre pendant… la médecine, il n'y avait plus que la médecine ici-bas pour toi! Comment faire des confidences à la statue de la médecine?

Elle plaisante du bout des lèvres, mais un remords grandit au fond d'elle-même, et Jean, à la façon dont elle esquive son regard et détourne le soupçon qu'il a formulé, comprend qu'elle essaye de fuir sa curiosité. Il saura, il attendra qu'elle-même se démasque. Il lui répugne de pénétrer en son âme de force. Est-il vrai qu'elle aime? Avec quelle adresse elle aurait muré son coeur! Un bataillon entier d'admirateurs l'assiègent, tous gratifiés des mêmes sourires pour leurs prouesses de toilette ou leurs assauts d'esprit. Lucien Desloges est le plus prodigue d'égards, de compliments et de menus cadeaux. Elle ne peut s'être éprise de ce jeune homme brillant, mais désoeuvré, amolli, dont l'intelligence chôme et le coeur s'est usé le long d'un chemin accidenté. A vingt ans, certaines jeunes filles se croient déjà embrasées, lorsque l'aube de l'amour seule commence à luire: tout au plus, Yvonne laisse-t-elle éclairer son imagination par un premier rayon d'amour. Cela ne fait pas nécessairement monter dans l'âme le soleil de la grande passion. Elle hésite, mais elle va tout lui dire, comme jadis elle racontait ses fredaines de pensionnaire.

Peu absorbantes, ces réflexions rapides lui ont permis de suivre l'entretien.

—La science ne tarit pas le coeur, a-t-il dit. Je puis l'aimer sans que ma tendresse pour toi y perde en vigueur et en sincérité…

—Des reproches? Je t'ai négligé, c'est vrai, mais tu en es responsable! Tu n'as pas cessé d'être le bon, l'incomparable frère que je respecte et que j'adore. Mais la médecine grave et sèche t'a métamorphosé. Parfois, tu as le visage si austère que tu me rappelles ces formidables savants qui ont de grosses lunettes, le crâne reluisant…

—Et la science!…

—Mais tu en as de reste, tu en as trop, puisque tu m'effrayes…

—Autant que cela, vraiment? voilà l'unique raison d'être moins expansive? L'étude m'a sculpté la physionomie en forme d'épouvantail? Allons, ma petite Yvonne, trêve de badinages, et soyons francs. Tu ne m'as pas fait de confidences, tout simplement parce que tu n'en avais pas à me faire. La vie mondaine l'a si bien enchaînée, que ton âme n'en a plus assez grand de libre pour réfléchir et rêver…

—Depuis quand est-il nécessaire de rêver?…

—Tu ne l'ignorais pas, il y a si peu longtemps encore: depuis qu'il y a des coeurs larges et de l'infini pour les remplir, répond-il, machinalement. Ta question m'attriste beaucoup… Rappelle-toi les années où tu n'aurais pas songé à me la poser…

—Je n'ai donc plus de coeur!…

—Tu en as moins, petite soeur! Tu m'as un peu désillusionné. J'espérais que tu livrerais moins de toi-même aux choses mondaines, que tu les subirais plutôt qu'elles ne te prendraient si vite et ne te garderaient si longtemps. Cela m'a fait beaucoup de peine… Je me souviens des états d'âme—pardonne-moi ce mot prétentieux qui est juste—des états d'âme délicieux que tu me racontais presque tous les jours. Souvent, ta pensée errait dans le rose, enveloppée d'une poésie subtile et charmante. Parfois, des mirages bleus, fantômes lointains de bonheur, se profilaient à l'horizon de ton être. Plus rarement, ta physionomie s'estompait de mélancolie: des ombres furtives peuplaient ton imagination de noir et des paroles infiniment tendres m'arrivaient comme une larme de ton coeur. Ton âme entière, rayon de soleil et lueur de crépuscule tour à tour, se reflétait dans la mienne. La poésie vivait près de moi, frémissante, pure, nécessaire… Un jour, cette chose à laquelle je n'avais pas songé, cette chose caressante et presque fatale, la vogue t'a souri, fascinée, emportée loin de moi. Que j'en ai été malheureux! C'était de l'égoïsme, à coup sûr, mais j'avais peur qu'on te changeât, que même on t'enlevât, si peu que ce fût, du charme naturel et spontané que j'aimais en toi. Je savais que ta personnalité originale, indépendante et fière, ne serait pas détruite par le grand vent de joie superficielle qui allait passer, j'espérai qu'elle n'en serait pas même ébranlée! Yvonne, ma petite Yvonne, tu m'as déçu… Tu n'es plus la même!…

—Plus la même? Tu serais joliment embarrassé de le prouver! interrompt-elle, avec moins d'assurance que n'en laisse paraître le défi de son accent gouailleur.

—Oui, tu n'es plus la même, Yvonne… Tu veux que je précise? que j'accuse?…

—N'est-ce pas que ce n'est pas facile et que les mots n'accourent pas à ton esprit?…

—Ce n'est pas le motif de mon hésitation. C'est que je n'ai peut-être pas le droit de me plaindre. Souvent, on exige trop des êtres qu'on chérit, on les accuse d'amertumes dont on devrait inculper l'égoïsme seul. Eh! bien, je le devine, je le sens, je l'affirme, tu n'es plus la même, et précisément parce que tu ne t'en es pas même aperçue. Ton sourire triomphe: tout est là, pourtant, dans ce fait pénible que tu ignores ce que tu es devenue après avoir oublié ce que tu étais. La plus délicate fleur de ton âme, imperceptiblement, d'émotion frivole en émotion frivole, s'est effeuillée… Tu veux que je définisse? Comment préciser les nuances? Tu viens de sourire: ton sourire est plus charmeur, plus savant, mais il a perdu sa plus douce lumière, ce rayon qu'il m'apportait de l'au-delà de ton être. Tes yeux sont plus malicieux, plus caressants, mais il n'y monte plus ces tendresses profondes, ces reflets de l'idéal inondant l'âme. Ta voix est plus chaude et plus enjôleuse, mais je n'y entends plus filtrer la source mystérieuse et pure…

—En somme, me voici, devenue un monstre de perversion raffinée, je ne sais plus quelle odieuse coquette! essaye-t-elle de badiner.

—Je ne dis pas cela, Yvonne, je dis que tu es à la veille de te ressaisir… La frivolité n'aura servi qu'à te faire mieux savourer les émotions supérieures de la vie. Tu n'es pas celle qu'assouviraient les joies futiles, impuissantes. Ton coeur impulsif réagira, s'attendrira des espérances d'autrefois… N'est-il pas vrai que tu n'es plus la même qu'à la surface et que la soeur d'il y a deux ans vit encore? Allons, regarde-moi avec tes yeux naturels, pas ceux du bal ou de la promenade, mais ceux que tu ouvres sur ton âme vraie de jeune fille…

—Je suis la même, te dis-je, murmure-t-elle, ses yeux incapables d'affronter le limpide regard de Jean. Elle est vaincue, elle sent qu'il a raison. La jeune fille qu'elle était, celle que, d'une voix douce et presque tremblante, son frère vient d'esquisser, lui apparaît comme lointaine, étrangère à elle-même et déchue du trône où elle régnait. Que l'évolution s'est faite vertigineusement! Pour la première fois, elle se demande comment les phases de cette évolution intime ont pu être si insensibles, comment cette mentalité nouvelle s'est infiltrée avec aussi peu de violence et sans provoquer la moindre résistance de son être. Plus Jean a ressuscité les souvenirs, plus elle a vu se creuser la différence entre l'Yvonne mondaine et l'Yvonne d'auparavant. L'orgueil de ne pas l'admettre et le besoin de l'avouer se querellent dans son âme. Voilà pourquoi, sur la défensive encore, elle élude la réponse habile de Jean.

—Si tu étais la même, tu aurais autre chose à me dire, et tu le dirais autrement, a-t-il insinué avec tendresse.

—Que veux-tu que je te dise de plus?…

—Mais tu devrais le savoir mieux que moi! Une parole profonde jaillissant du meilleur de toi-même, un cri impulsif de ton vrai coeur, enfin, une preuve que tu m'as compris, qu'on ne m'a pas ravi mon Yvonne affectueuse et sincère!…

—Je puis, sous certains rapports, ne plus être la même, mais je t'aime toujours! s'écrie-t-elle, avec une spontanéité charmante, où il n'y a pas assez d'abandon toutefois. Le voici, le cri du coeur!… Et maintenant, je vais te prouver ma confiance. Je ne sais pas comment te faire cet aveu, c'est comme si j'avais un tout petit peu honte de moi-même. Eh! bien, oui, je t'aime encore, mais d'une autre façon, et il me semble que je ne t'aime pas autant… Tant de choses m'ont distraite de toi. Presque tout ce que tu as dit, c'est vrai; ou plutôt, je crois que tout est vrai. Je suis une autre Yvonne: comment est-elle née en moi-même, comment y a-t-elle grandi, comment y est-elle si vivante, si impérieuse? Je l'ignore… Depuis que tu m'as fait entrevoir ce que je suis devenue, j'essaye de me rendre compte, de trouver les causes. Je n'ai qu'une excuse, l'ensorcellement a été complet: j'en ai subi la puissance, à chaque jour, sans repos, sans révolte. Tous ces jolis rêves, bleus, gris ou roses dont tu parlais, ils revinrent moins souvent d'abord, puis ne me rendirent que des visites rares et courtes, un jour ils partirent pour ne plus revenir. Ce n'est pas leur faute, je les recevais moins bien chaque fois, distraite, un peu dédaigneuse… Et moi, qui les aimais tant, qui leur ouvrais toute la profondeur de mon âme, pourquoi n'ai-je pas souffert de les perdre?…

—Mais tu ne les as pas perdus! Ils vont revenir, ils reviennent! Le regret, c'est le désir…

Ce n'est plus eux qu'Yvonne caresse, l'amour de Lucien Desloges les a bannis, leur a fait succéder en son imagination qu'ils subjuguaient, des ambitions autres, fiévreuses, éblouissantes. Riches tous deux, ils régneront dans la société québécoise. Leur salon sera le plus rutilant, le plus à la mode, le plus rempli de gens cossus et de personnages retentissants. Ils engloutiront tous leurs rivaux sous l'avalanche du faste et des extravagances. C'est le rêve de Lucien, du luxe ici, du luxe là, du luxe à foison et partout, chatoyant, raffiné, le plus récemment inventé. Il faut qu'on le recherche, qu'on le célèbre et qu'on l'envie. Sa femme sera la plus exquise, la plus magnifiquement attifée. Elle étendra sa gloire mondaine, en sera le rayon le plus délicat. La beauté d'Yvonne si éclatante l'avait frappé: l'auréole des cheveux d'or lumineux, la flamme intense des yeux rieurs, le rose satiné des joues, l'ivoire des dents si pur entre les lèvres pourpres et flexibles, tout le visage réalisait pour lui le type de la femme étincelante. La jeune fille, désireuse de plaire et secrètement avertie par son intuition féminine, lui déroba ce qu'elle gardait encore d'idées graves et d'impulsions généreuses, ne lui ouvrit que ses trésors de grâce et d'esprit. Avec la fatuité roublarde et sûre des conquérants de femmes, Lucien s'imposait à elle, refermait sur sa volonté frêle un cercle toujours plus aveuglant de magnétisme et de séduction. Petit à petit, fort habilement, devinant il ne savait quelle hostilité sourde à son influence, il insinua l'avenir de munificence qu'il désirait. Dosée de manière à envenimer la coquetterie de la jeune fille, cette inoculation de vanité mondaine a désorganisé l'Yvonne sérieuse, et voici qu'elle est prête à épouser Lucien Desloges, à s'engouffrer avec lui dans un abîme de vogue et de parures.

Oui, elle aime Lucien Desloges. Ne seront-ils pas heureux, fêtés, admirés, craints, resplendissants, roi et reine de la société de Québec? Que cet amour est dissemblable, toutefois, de celui que dessinaient les rêves ranimés par Jean, à l'instant même! Ils vont revenir, ils reviennent, dit-il: non, ils furent les délices de l'inexpérience et d'une fade ingénuité. La vie réelle a dénoué les attaches qui les reliaient au meilleur de son être, les a proscrits. L'onde enivrante de la vogue a rempli son coeur, l'a presque submergé. Elle n'a plus d'autre rêve que celui d'éblouir par la toilette, la beauté, le luxe. Lucien Desloges est le héros du palais magique édifié par son imagination effervescente. L'émotion de Jean l'a attendrie quelques minutes: un sursaut, d'orgueil la secoue, elle rougit d'appréhender le blâme de son frère, elle va lui proclamer son amour avec fierté! Elle préférerait, tout de même, ne pas lui avoir celé la chose aussi longtemps.

—Ces rêves, lui répond-elle, ils furent ceux de la jeune fille romanesque, ignorante de la vie dont tout le monde se contente. Je n'ai plus l'âge de les avoir.

—Vingt ans? C'est l'âge de ne plus avoir de hautes illusions? Tu badines!…

—Je suis sérieuse! Il faut envisager la vie telle qu'elle est, ne pas la badigeonner de fard sentimental, en un mot, ne pas habiter les nuages!…

Douloureusement surpris, il n'interrompt plus ce dédaigneux reniement d'un idéal qu'il avait cru inséparable d'elle. Il est impossible que ces paroles froides et presque cyniques soient l'écho des profondeurs d'elle-même. La surface de l'âme est seule agitée de remous frivoles, mais il est temps qu'ils se calment, avant que les sources vives n'en soient atteintes. La langage d'Yvonne s'enhardit:

—Je me suis étonnée un peu de la transformation que j'ai subie. Je la comprends, mon frère, elle devait avoir lieu. Je ne pouvais être naïve toujours… A mes premières sorties, j'ai dit tout ce que je pensais. On m'a regardée avec compassion, on eût pitié de ma candeur, de mes épanchements trop vifs. Pour ne pas être sotte, j'ai fait plier bagage à toute ma poésie, je l'ai enfouie dans un coin de mon âme et l'ai priée de se taire… Marthe Gendron, surtout, me fut précieuse. Un jour nous causions, elle, quelques amies et moi, de l'une des premières comédies musicales que j'aie entendues. J'osai dire que la valse principale en était disgracieuse, trop échevelée, de mauvais goût. Elles se récrièrent: c'était divin! Lorsque nous fûmes seules, elle et moi, Berthe me conseilla de toujours mettre une sourdine à mes impressions. «Il faut dire comme tout le monde ou à peu près comme tout le monde, et cela n'empêche personne de penser comme il veut!» conclut-elle. Vexée avant d'avoir réfléchi, j'avouai enfin qu'elle me rendait un joli service. Après cela, je maîtrisai mes impulsions… Et maintenant, il faut que je te dise quelque chose…

—Oui, tu les as refoulées, mais tu ne les as pas étouffées! Comme le disait ton amie Marthe, en faire étalage n'est pas à la mode, mais tous demeurent libres de les laisser vivre en eux-mêmes. Elles palpitent encore en ce coin de ton âme où elles s'alimentent, où elles manquent un peu d'air, voilà tout…

—Mon coeur n'est plus à elles, il appartient à Lucien Desloges, celui que j'aime. Et Lucien ne se préoccupe guère d'habiter les nuages! dit-elle, à brûle-pourpoint, croyant qu'il vaut mieux brusquer la confidence et ne pas justifier, par un plaidoyer préliminaire, les reproches que d'ailleurs elle se sent l'énergie de braver.

—Lucien Desloges! Tu aimes et c'est lui! s'écrie Jean, et son visage se contracte d'une pâleur soudaine.

—Oui j'aime! Tu avais bien deviné tout-à-l'heure…

—Tu aimes! et je n'en savais rien…

Il y a un chagrin si réel et si frémissant dans la manière dont il a dit cela, qu'Yvonne cède au besoin d'une excuse.

—Oh! pardonne-moi, il y a si peu longtemps que je le sais moi-même!

—Mais il y a des mois que ce Lucien Desloges te poursuit, te harcelle!

—Je ne veux pas te mentir, je n'ignorais pas qu'il me faisait la cour.

—Alors, ma petite Yvonne?…

—Je le laissais faire, tout simplement, je croyais ne rien lui donner de moi-même…

—Et tu lui as tout donné?

—Je l'aime! affirme-t-elle, orgueilleuse de son amour et provocante.

C'est comme si le silence, tout-à-coup, élevait une muraille entre eux. Yvonne attend que son frère le brise et, de tous ses nerfs crispés se prépare à ne pas laisser battre son amour en brèche. Tandis que Jean souffre, amèrement, profondément, d'une blessure aiguë. D'abord, sa douleur est confuse, un brouillard de larmes lui enveloppe le coeur. Les choses tristes dont elle est mélangée, finissent par ne plus accourir pêle-mêle à son cerveau, se précisent chacune avec son relief d'amertume, avec sa force déprimante. Ainsi, la foi qu'il gardait au solide caractère d'Yvonne, s'effondre: puisqu'elle aime ce jeune homme superficiel et vain, il ne reste rien de la jeune fille jadis assoiffée de hautes affections. Ces belles aspirations dont l'ardeur la transfigurait, elle en a comprimé l'essor en elle-même; et ces rêves dont la pureté l'ennoblissait, elles les a rejetés comme des jouets stériles d'imagination. Il en est convaincu d'une certitude poignante, cette destruction d'idéal en elle est surtout l'oeuvre de Lucien Desloges. Il est des âmes d'hommes viles dont la fourberie, patente aux yeux des autres hommes, échappe étrangement aux femmes qu'elles ensorcellent. Un éclat factice d'intelligence miroite dans la causerie mielleuse du beau Lucien. Un fluide subtil de corruption habilement dosée glisse de son regard, se répand sur son visage, imprègne toute sa personne. Selon l'expression d'Yvonne, il n'a pu se faire aimer d'elle qu'après l'avoir fait descendre des nuages, jusqu'à, son niveau terrestre d'idéal. Yvonne, l'esclave d'un farceur d'amour! Il pressent que celui-là est plus fort en elle que lui, son frère, le Jean trop guindé, trop solennel, à la physionomie rébarbative de savant. Quelle excuse pitoyable d'avoir, en masquant l'intrigue d'amour, trahi les doux souvenirs d'union fraternelle! Ce redoutable acte de la vie d'une jeune fille, le don d'elle-même à un homme pour toujours, elle a pu l'accomplir sans en faire part au Jean de son enfance, au témoin de ses rêveries de jeune fille! Une déchirure intime lui fait mal, il éprouve l'angoisse d'une tendresse meilleure qui agonise entre elle et lui. Il écrase, un moment, sous la pensée d'avoir perdu l'amie supérieure, extrêmement bonne et franche, qu'il croyait inséparable de son avenir. L'amour, comme elle en concevait la sublime ivresse, n'aurait pas amoindri leur vieille intimité de jeunesse; l'amour, tel que le lui ont nécessairement distillé les sourires languides et les roucoulements doucereux de Lucien Desloges, ne peut exister, sans avoir détruit les plus délicates, les plus fortes attaches fraternelles. Ce lourd silence n'en est-il pas la preuve? Du regard soupçonneux, des traits vibrants, des lèvres contractées pour l'attaque, ne le défie-t-elle pas comme une ennemie? Il sait qu'elle va repousser l'antagonisme qu'elle devine, et cependant, il faut que, malgré elle, il tente de l'arracher au mensonge, à la désillusion fatale, il cherche des paroles souples, celles qui ne froisseront pas trop une sensibilité irascible. Peut-être la victoire de Lucien n'est-elle pas aussi décisive… peut-être Jean n'aura-t-il qu'une exaltation passagère à combattre… Oh! qu'il serait heureux d'en libérer Yvonne!…

—Tu en es bien sûr, tu l'aimes? dit-il, avec beaucoup de tristesse.

—Oui, je l'aime! affirme-t-elle, arrogante.

—Beaucoup?

—Que veux-tu dire par beaucoup?

—Comme tu voulais aimer?…

Interdite, elle n'ose répondre sur-le-champ. Si elle disait oui, elle a conscience, qu'elle mentirait au plus intime d'elle-même, Cet amour n'est pas celui vers lequel montaient les plus purs élans de son âme. Il a quelque chose de plus âpre, de plus énervant, de moins suave, de moins ailé. C'est l'amour, tout de même, la joie d'avoir dompté un coeur d'homme jusque-là rebelle, l'orgueil de le garder, une griserie spéciale et capiteuse de vivre.

—Je l'aime! redit-elle, enfin.

—Tu ne veux pas répondre, Yvonne. C'est lui qui est la cause de tout.
Il nous a presque séparés, je n'ose plus te dire ma petite Yvonne…

—Si je te dis non, je sais que tu vas l'attaquer: je ne veux pas que tu l'accuses!

—Est-ce bien l'amour, si tu ne l'aimes pas comme tu désiras aimer? Souviens-toi de ton rêve: «Ah! que je l'aimerai, disais-tu, nous monterons ensemble là-bas, toujours plus haut, toujours plus seuls, où il n'y aura que du grand bonheur!» Te sens-tu devenir meilleure auprès de lui?

—C'est bon pour les petites filles romanesques, ce que tu dis là. Je suis une femme raisonnable, cela n'empêche pas d'aimer… J'aime Lucien, te dis-je. Il est beau, toutes les jeunes filles me l'envient, oui, celles même qui jasent le plus contre lui. Il cause avec un brio superbe; il n'en est pas un qui puisse lui donner la réplique. Il a souvent des mots d'esprit définitifs!… Il excelle partout. Il valse à me rendre folle, il s'habille en artiste! Il adore tout ce que j'adore, le théâtre, les concerts, le café!… Tous lui font la cour, je suis fière de l'avoir conquis, et puis, il y a une autre raison, la meilleure, c'est qu'il m'aime et qu'il n'en a pas aimé d'autres avant moi!… Entends-tu bien cela, je suis la première qu'il aime, je le sais! Il a pu faire des bêtises, il n'aimait pas! Maintenant qu'il m'aime, je le tiens!… et je le garde! Il est plus précieux que des rêves d'ingénue!…. Tu n'es qu'un sentimental! Allons, chevalier qui retardes, avoue que je n'ai pas tort!…

—Le sentimental, voilà l'ennemi!… Ça ne vaut pas le peine de m'entendre, Yvonne, je ne suis qu'un sentimental, un ignorant de la vie, je n'ai pas le droit de vouloir ton bonheur! C'est très bien, je ne parlerai pas… Aime-le, ton Lucien! mais n'oublie pas que l'idéal se vengera. Je te le prédis sans colère, avec beaucoup de chagrin. Un instant, j'ai pensé que tu n'étais plus la même totalement. Je me trompais: il est des aspirations que rien ne peut faire mourir en l'être qui vécut d'elles un jour. Quoi que tu dises, elles sont encore là, dans ton coeur! Lucien ne les comprendra pas, il les a en horreur, parce qu'elles le dépassent et qu'un vaniteux méprise tout ce qui lui est supérieur! Tu l'aimeras d'un amour qu'il étouffera par des sarcasmes, et ce sera bien triste… Ou tu aimeras un autre homme, entre lequel et toi le devoir mettra sa grande ombre, et ce sera le martyre… Ou si tu n'aimes, jamais, l'ennui finira par te miner l'âme comme la tuberculose ronge le corps; et de toutes les vengeances de l'idéal, c'est la plus cruelle, parce qu'il vaut mieux souffrir qu'être las de vivre!… Ne m'écoute pas, ma petite Yvonne, je suis un sentimental, un marchand de lune, je suis l'ennemi de ton bonheur!…

—Pourquoi être si défiant de Lucien? fait Yvonne, en proie à une sourde inquiétude. Il y avait, dans le langage de son frère, tant de conviction passionnée, de logique irrésistible qu'un doute poignant la bouleverse, mais le courage de son amour ne la déserte pas.

—Oui, pourquoi l'accuser? Tu ne le connais guère! Tant de calomnies mijotent dans la rue, il y a des cancans si impitoyables, si lâches! Je t'assure qu'on se trompe, qu'on ignore ses qualités dont je suis certaine, qu'il me rendra heureuse!…

—Les vraies qualités, celles qui prolongent le bonheur?…

—Oui, répond-t-elle faiblement, après un bref silence, les yeux baissés.

—C'est fort bien, Yvonne, je n'insiste pas, tu es libre…

Jean se cramponne à l'espoir que ce doute, empreint sur le visage d'Yvonne et balbutié par ses lèvres indécises, agira sur la pensée où il s'est implanté comme un germe de fructueux retours sur elle-même.

Elle interroge son frère, humblement.

—Pourquoi lui être hostile? Accuse-le, je le veux, pour le défendre!…

—Tu l'aimes… J'ai peur, en l'accusant, de te blesser, de te faire de la peine… Ce que j'ai dit ne suffit pas: je n'ai plus rien à dire…

—Je t'en prie!

—Je ne le peux pas!

—Eh bien, tu m'en fais de la peine!

—Chère petite soeur, va! Pourquoi l'as-tu connu, ce…?

—Ce…?

—Ce!… cet indigne de toi!

—Jean!

—Ne te soucie pas de moi, Yvonne, je ne suis qu'un sentimental! dit-il, avec un sourire mouillé de tristesse.

Et Jean, malgré les ruses de sa soeur, ne voulut pas lui dire ce qu'il pensait de Lucien Desloges, tout ce qu'il en appréhendait…

Un cornet d'alarme beugla au coin de l'avenue des Érables. Gaspard
Fontaine revenait, souriant comme le dieu de l'abondance…

III

UN ADONIS QUÉBÉCOIS

Quelle miroitante lumière encadre l'amour d'Yvonne et de Lucien! Ballons de verre fin, strié de ciselures, douze globes la déversent à flots riches et comme veloutés. Tout le vaste salon flambe. Des éclats fugitifs s'allument dans la brocatelle soyeuse des rideaux. Les cadres, semés le long des murs blancs comme la neige au soleil, ont des moulures dorées qui chatoient, L'acajou du piano, un massif New Scales Williams, se moire de tendres reflets. Sur le teck noir de la table principale et le noyer des fauteuils, des clartés plus vives rutilent. Des lueurs fauves courent sur les plis d'une portière en soie turquoise de Lyon. Deux larges glaces rayonnent de profondeurs troublantes. Le tapis seul, un d'Aubusson couleur d'olive moucheté d'ocré brune, repose l'oeil de tout ce luxe étincelant.

Le luxe, ici, palpite et domine. Le souci du clinquant jaillit de toutes parts. Une Jeanne d'Arc, un bronze de tenue superbe d'ailleurs, est trop lourde sur le piano qu'elle écrase. La porcelaine japonaise des vases où des palmes très-belles enfoncent leurs tiges, aveugle de teintes criardes. Au milieu d'un ameublement plagié du style Louis XV, la physionomie orientale d'un fauteuil grimace. Une console de marbre rouge antique supporte une horloge de chêne écroulant sous les pendentifs. Trop pesante de même sur une table aux pieds grêles, cette lampe d'or coiffée d'un abat-jour en cristal de verrière écarlate. Des paysages délicats sont emprisonnés dans l'épaisseur des cadres. Trop de bibelots, coûteux, fort jolis, mais importuns, fascinent l'oeil, suspendus à la muraille ou debout sur la console et les tables. Il émane, de l'ensemble, une harmonie somptueuse où, parfois, le mauvais goût montre la tête et pose.

Yvonne, douée d'un sens plus affiné des nuances, avait prié son père d'enlever telle chose, de remplacer telle autre. Gaspard Fontaine, si autoritaire qu'il fallait ne pas le contredire, opposa toujours que telle chose valait tant, que telle autre se vendait fort cher aussi, qu'elles étaient les plus dispendieuses en leur espèce et, par conséquent, d'un choix irréprochable. Il fallait, surtout, ne pas badiner sur les tableaux qu'il s'enorgueillissait d'avoir payé «les yeux de la tête». «Des toiles de maître! disait-il aux visiteurs, aux parents. Regardez-moi cela, n'est-ce pas beau? N'ai-je pas bien fait de placer un peu d'argent comme ça? On a beau être du peuple, on a du goût pareillement… Des chefs-d'oeuvre, m'a-t-on dit, celui-ci vient d'un Français, celui-là d'un Belge, d'un van… van… j'oublie toujours le reste de son nom qui finit par osch… ou otch, quelque chose dans ce genre-là… Cet autre est d'un Espagnol. Tenez, voyez cette admirable scène de campagne, le tableau que je préfère… Parlons-en, voilà du coloris, des choses nettes, qui se détachent, des choses qu'on voit! N'êtes-vous pas de mon avis?» Hélas! elle était vilaine, cette peinture où les tons gras saillaient avec trop de violence. Le sourire élogieux des connaisseurs dissimulait à peine une raillerie. Tout ce que cette croûte avait de faux et d'exagéré, Jean voulut en convaincre son père, le détourner de ce béguin ridicule. «Ce sont des experts qui me l'ont vendue, répondait-il, agacé, elle me coûte plusieurs mille piastres. Elle est ancienne, elle est superbe, quoi que tu en dises… Regarde ça briller, c'est de l'expression, de la vraie nature, ça m'impressionne, enfin!» Elle représentait un coucher de soleil excessivement rouge dardé sur une ville fantasmagorique et pas toujours bien équilibrée. Jean insistait respectueusement. Le père s'indignait, terminait le débat par un mot acerbe: «Tu ne connais rien là-dedans, bon!» Et la croûte demeurait chef-d'oeuvre.

Sinon un chef-d'oeuvre artistique, c'est une merveille de ressemblance que le portrait de Gaspard Fontaine, là même, impérieux, drapé d'orgueil. Ce visage reflète quelque chose d'empoignant, de supérieur, il frémit de vigueur, d'énergie tendue, d'inflexible volonté. Les yeux, surtout, sombre, incisifs, lancés vers l'avenir, font éclater une passion d'agir impétueuse. Le crâne, en partie nu comme l'aubier dont on a séparé l'écorce, élargit le front dominateur. De cet homme, une force attirante déborde, et on le déclarerait issu de noble lignée, sans le désordre des sourcils, la structure disgracieuse du nez, la carrure massive du menton, la ligne pâteuse des épaules.

Tout prés de celui-là, moins grands, moins envahisseurs, les portraits d'Yvonne et de Jean s'illuminent d'un sourire. Les autres portraits de famille ne sont pas là. Le pieux usage de grouper ensemble, en une cohorte d'honneur, les anciens et les vivants n'est pas reconnu dans le salon moderne de Gaspard Fontaine, et on a l'impression d'une race qui, sans aïeux, étale une bizarre fierté de n'en pas avoir.

Lucien Desloges, d'une voix modulée comme les suaves notes du violoncelle, complimente la jeune fille, à l'instant même.

—Je ne me lasse pas de contempler cette image, dit-il. Oui, ma charmante Yvonne, c'est tout vous, toute votre grâce… Vous vivez… Vous revivez… On ne peut pas être plus naturelle, plus vous-même…

—Vous flattez bien, trop bien peut-être…

—Trop? Jamais assez!

—Allons!

—Mais oui, puisque je réclame le bonheur de vous le redire toujours, que vous êtes ravissante, la plus ravissante, que…

—Ah! vous allez trop loin, vous exagérez, Lucien!

—Je vous rends justice, je vous dois ce que je dis!

—Êtes-vous bon juge, êtes-vous désintéressé? plaisante-t-elle, voilant le mieux possible un ravissement profond d'être adulée aussi gentiment.

—Je ne suis pas votre juge, mais bien votre esclave! Oui, vous le savez, je suis votre esclave, votre chose, votre…

—Je suis confuse!…

—Oui, rougissez, ma douce Yvonne, rougissez, vous êtes si gentille quand vous devenez rouge comme… comme un rayon du couchant!

Tout le visage de Lucien enfle de vanité repue à ce mot spirituel dont il vient de faire l'aumône à son amie. N'est-ce pas une trouvaille subtile, un compliment inédit? Ces choses lui sont coutumières, d'ailleurs, spontanées, merveilleusement faciles, et son imagination se prélasse en une atmosphère de charme et de finesse. Il se rappelle beaucoup d'autres saillies heureuses, inconnues avant lui, qu'il est seul à prodiguer au milieu de la banalité québécoise. Il lui arrive même d'oublier Lavedan, son cher, son incomparable Lavedan, qu'il boit et dévore en même temps; il oublie de lui rendre grâces d'avoir aiguisé sa verve par l'éblouissante inspiration de ses dialogues ou de ses chroniques.

Après une flatterie d'aussi rare envolée, Lucien Desloges se recueille. C'est légitime. Les yeux mouillés d'extase, il prolonge en lui-même la saveur pénétrante de ce qu'il a dit. Une volupté lui en monte au cerveau. Comme il est intelligent, comme il a l'âme nuancée, multiple, insondable! Il répand sur Yvonne un sourire oblique et plein de largesses. Qu'elle doit être heureuse d'avoir mérité les faveurs et les exubérances d'un tel causeur, d'un esprit si fertile!

Il ne se trompe guère. Elle est réellement émue, s'abandonne à l'habile magnétisme qu'il diffuse. Qu'il soit magnifique, nul n'en doute. On ne s'habille pas mieux à Québec. C'est bien la plus récente coupe d'habit que le génie des tailleurs ait mise au jour—il y a trois semaines, parait-il—, ce gilet svelte sous lequel un corps dodu palpite.

Le tissu gris pommelé se marie d'une façon exquise, au visage vermeil encore tout chaud d'un massage frénétique. Au milieu des cheveux lustrés par l'huile et, polis comme des blocs sculptés d'ébène, une raie court, avec une rectitude séduisante. Le front est un peu mesquin, mais si rose, de ligues si douces! Une actrice convoiterait, les sourcils d'un velours sombre et rare. Quand Lucien Desloges fait le relevé de ses charmes au miroir, il a le coeur bien triste d'offrir à tous un nez aussi peu classique. Ce nez s'épate volontiers à la base, s'alourdit à la pointe extrême, et; ce n'est, pas joli, pas du tout gracieux. Il pardonne plus gaîment à sa mâchoire d'avoir trop de charpente. Mais l'amertume fond, dès qu'il médite sur la fascination de la bouche et des yeux. Ceux-ci, quelque chose de subtilement profond, d'insaisissable, tour à tour agonisants et frissonnants d'éclairs, ne peuvent que semer le vertige en l'âme des femmes qui s'y égarent. Pas une d'elles, d'ailleurs, n'a des lèvres plus ténues, plus soyeuses, mieux ondulées pour la caresse, que les siennes. Le revue de ses forces de conquérant se termine par le défilé des sourires et des profils. Tourné vers la droite, le faciès enchante; vers la gauche, il est plus irrésistible encore. Mais les profils sont le plus souvent incompris: les sourires, voilà, ils sont plus accessibles, palpables, tout le monde leur rend hommage. Aussi, a-t-il un faible pour ceux-ci, a-t-il plus confiance en eus pour entraîner l'admiration hésitante. Au miroir donc, il essaye la portée de ses sourires. Gradués avec un art très fin, depuis le sourire humide et voilé jusqu'au sourire large et gazouillant, ils enveloppent, ils enlacent, ils étreignent, ils font défaillir.

Ainsi, rien de plus mystérieusement charmeur que le sourire félin dont il caresse Yvonne, en ce moment. Il lui tend son profil de gauche à la contemplation. Une fossette ombrée serpente quelque part dans la joue. Les lèvres remuent de frémissements. Quelle scintillante cravate! Elle est irréprochable, moulée comme un rêve de souplesse et de légèreté: les couleurs ne s'harmonisent pas tout-à-fait bien, mais l'éclat en est si foudroyant! Moins toutefois que les feux de ce diamant beaucoup moins riche qu'il n'en a l'air! Qui jamais saura combien il a fallu de remaniements pour donner au mouchoir, voltigeant près du coeur, cette allure de grâce ailée? On dirait qu'il s'envole. Plus que cela, le beau Lucien tout entier plane, vaporeux, nimbé d'aisance lumineuse. Les pantalons, dont les plis sont rigides, bouffent et le soulèvent, les chaussettes pâles sont une vision de nuages teintés d'aurore, les souliers bouclés semblent ne pas toucher In terre, c'est un jeune dieu moderne, un Apollon de la mode.

Yvonne, attirée par les dons éclatants de Lucien, ne pénètre pas ce qu'il y a d'irrémédiablement fade et vide au fond de son âme. Il est si bien aguerri aux joutes de la conversation mondaine, si façonné à l'art de paraître, il possède un tel flair de se fournir la culture propre à ses ambitions superficielles, qu'il en impose à beaucoup de gens par une faconde audacieuse et joliment peignée. Il a ces ornements de façade qui masquent la pénurie de l'intérieur. Son intelligence grouille d'étincelles agiles, mais dans les profondeurs que les sensations fortes et les hautes pensées seules illuminent, la nuit est opaque, aucune flamme n'irradie. Il est incapable de se déprendre de lui-même: une chose n'est précieuse que par le surcroît de vanité qu'elle apporte; une idée n'a pas de valeur intrinsèque, elle ne vaut que par l'originalité savoureuse dont il l'expose. Il s'écoute réfléchir, il s'écoute monologuer, il s'écoute faire des réparties merveilleuses, il en jouit infiniment, d'une volupté indicible.

Yvonne, bien qu'elle ait conscience d'une fatuité réelle chez Lucien, n'en découvre pas toute l'insolence et toute retendue. Elle n'en voit que suffisamment pour n'être pas offusquée, on plutôt, devenue plus humble, plus servile, à mesure qu'il faisait sa conquête, elle ne déteste pas qu'il s'estime supérieur, elle a même fini par le croire supérieur en quelque sorte. L'auto-suggestion du jeune homme, sans cesse rayonnante, lui a communiqué une partie de son ardeur, a dérouté les premiers soupçons, ruiné la première impression qu'elle avait eue d'affronter un être hâbleur et volage, amolli ses résistances à l'admirer pour autre chose que l'harmonie de son extérieur.

C'est qu'elle aime et qu'une femme grandit ceux qu'elle aime, les hausse au faîte de son orgueil. Et cela, contre l'évidence même, contre l'opinion de tous, contre les obstacles de sa conscience elle-même. C'est qu'Yvonne aime Lucien Desloges plus sérieusement, plus absolument qu'elle ne se l'avoue. Quand il est près d'elle, un trouble intense la dévore, elle subit une puissance qui l'attire et l'effarouche ensemble. Des élans qu'apaise une timidité soumise, ne s'étouffent qu'après avoir broyé son coeur.

Précisément, au cours du silence qu'ils ont maintenu, affolée par les caresses de la voix, la vie chaleureuse du teint, l'aimant du sourire, elle a étranglé dans sa gorge un cri d'amour. Ce n'était pas le moment d'être expansive, a-t-elle deviné assez tôt. Quelque chose de plus intime l'a retenue aussi, quelque chose d'un peu vague, d'un peu agaçant, d'un peu inavouable, comme si, dans l'ardeur de son âme, un ferment de honte eût grouillé. Le doute qu'avaient suscité en elle, il y a quelques heures, l'attaque et les insinuations de Jean, revient à l'assaut. Si impérieux qu'il fût, ce doute, à l'origine de la causerie que les deux jeunes gens ont eue ce soir, il a reculé sous la pression de l'habitude à goûter le charme de Lucien, il a battu en retraite, il avait presque disparu. Mais, à l'embuscade, il attendait, le moment de reprendre l'offensive, il envahit derechef l'esprit d'Yvonne, il menace. L'inquiétude la plus bizarre tourmente la jeune fille. Abandonnant l'attitude humble, prostrée, dont elle inclinait mollement toute elle-même vers son ami, elle se redresse d'un mouvement rapide et, ses yeux dérobant leur enquête et leur angoisse, elle fouille les replis de ce visage fraîchement rasé, pour y trouver une issue vers les profondeurs de l'âme sur lesquelles ils vont peut-être s'entr'ouvrir. S'il n'est qu'un bellâtre, incapable de tout, si ce n'est d'amorcer le coeur des femmes, vers quel avenir de tristesse et d'humiliations se hasarde-t-elle? L'énigme n'est pas de celles que l'on résout à l'improviste: chaque seconde rend plus nécessaire la reprise de la conversation, et Lucien doit ignorer le trouble dont elle est remuée. Pourquoi tant de compliments? Sont-ils feinte ou conviction? Quel outrage, s'il accumulait les mensonges! Non, non, elle est plus intelligente que cela, elle aurait dépisté la fourberie moins tard! Elle se rassure, mais elle est sur le qui-vive, elle a confusément peur…

Lucien renoue l'entretien…

—Ainsi, votre promenade a été charmante, cet après-midi. Vous vous en êtes donné à coeur joie…

—Je me suis grisée!

—De quoi?

—Mais vous le savez bien! de grand air, de purs arômes, de poésie… Comment faire autrement, quand le soleil est doux, que la campagne est radieuse?… Enfin, je voudrais pouvoir dire cela dans votre langage, avec des expressions d'un choix, d'un pittoresque…

—Vous ne raillez pas, j'espère!

—Quelle méprise, Lucien! Je suis à dix lieues de la chose!

—Ce n'est peut-être pas assez loin!…

Et, fier de cette boutade, il eut un éclat de rire où jasaient des roucoulements. Yvonne sourit, le mot lui avait plu, la faisait se repentir d'une malice impulsive.

—Je suis méchante, n'est-ce pas? dit-elle, adoucie.

—Vous! méchante Vous avez donc eu l'intention de vous moquer de moi?

—Que vous êtes susceptible! Je désirais vous taquiner, m'amuser un peu.
Fantaisie de jeune fille, pas autre chose!

—La susceptibilité, fi, quelle horreur! Je n'aime pas trop de fantaisie, Yvonne, de cette fantaisie qui pique…

Elle avait rougi beaucoup, et cela durait, malgré elle. Trop nerveux pour en être le témoin, il calmait sa propre frayeur. Yvonne, rire de lui? C'était folie de l'en soupçonner! Une jeune fille sensée le méconnaître et narguer le charme de sa phrase, l'agilité de son esprit? Cela tombait de soi-même, croulait! Et pourtant, une note de persiflage, comme à la sourdine, avait grincé dans la voix de la jeune fille. Sa fatuité, aux abois, se cabre.

Yvonne répète, enjôleuse:

—C'est une plaisanterie, vous dis-je…

—Il y a fantaisie et fantaisie, celle qui est amusante et celle qui ne l'est guère!

—Vous doutez de moi?

—Je n'ai jamais douté de vous, Yvonne!

—C'est habile, c'est gentil, mais ce n'est pas répondre!

—Je ne veux pas vous offenser, je préfère m'être berné moi-même…

—Soyez tranquille, je ne suis pas susceptible, moi!

—Et moi, je le suis?

—Parlez, nous verrons!

—Si je ne parle pas?

—Je croirai que vous l'êtes, Lucien!…

—Je ne puis parler, sans avouer que je l'ai été, au moins quelques secondes…

—Et cela vous indigne? Quel orgueil! Péché avoué est déjà pardonné!

—Dites-moi franchement, Yvonne, j'ai fait erreur, n'est-ce pas? Vous n'avez pas voulu me ridiculiser? J'avais cru percevoir, dans le son de votre voix, une raillerie, presque du sarcasme… Si la chose eût été réelle, vous comprenez que ce ne serait guère divertissant pour moi. Ce langage qui est le mien, il est naturel, vous savez, il n'est pas apprêté, il est…

—Délicieux!

—Franchement, là?…

—Le plus délicieux que j'entende!

—Oh! c'est trop! mais… mais j'ose espérer qu'il n'est pas… banal.

—Banal? Le dire, c'est l'avoir supposé! Il ne faut pas faire de telles suppositions! Ainsi, vous avez supposé que je…

—Que vous… que vous…

—Que je? suggère-t-elle finement.

—Que vous caricaturiez ma phrase.

—Oh! l'horrible soupçon! Votre phrase? Elle est d'une souplesse, d'un équilibre, d'une grâce!… Enfin, vous parlez comme vous dansez, adorablement!…

—C'est trop d'enthousiasme, Yvonne, dites-moi seulement qu'elle n'est pas ordinaire…

—Extraordinaire, je l'avais oublié!

—Je ne voulais pas dire cela, j'insinuais qu'elle n'est pas commune, pas tout le monde…

—Je vous l'ai déjà dit, la plus délicieuse, la plus mélodieuse que j'entende! Elle me ravit!

—Il y a, dans votre accent, quelque chose d'inhabituel que je n'aime pas. Plus vous me rassurez de votre… de votre…

—Admiration?…

—Si vous voulez, oui… Plus vous m'en rassurez, dis-je, moins je me sens positif. Vous n'êtes pas tout-à-fait vous-même, ou plutôt, quelque chose s'additionne à vous, quelque chose de fugitif, d'insaisissable qui n'y fut jamais auparavant.

—Ce n'est pas la première fois que nous badinons ensemble, Lucien! Je ne dois plus être capable de vous étonner! Vous connaissez tous les caprices de ma tête…

—Elle est jolie, votre tête, peignée avec un art si vaporeux!

—Ce n'est pas moi qui l'ai peignée!…

—Mais c'est à vous qu'elle appartient!

—Vous avez toujours le dernier mot spirituel, c'est entendu! Je vous admire!…

—Encore ce persiflage, Yvonne! Tout-à-l'heure, mes compliments, bien accueillis, vous faisaient merveilleusement sourire. Votre sourire…

—Qu'est-ce qu'il était?

—Une fleur vermeille où vos yeux, profondeurs du calice, distillaient le parfum de votre âme!

—Charmant! mais quelle fleur, s'il vous plaît?

—Vous êtes inconcevable, vous m'abasourdissez!

—Ah! Ah! je vous… je vous intrigue, hein? Quelle mine! mais il ne faut pas prendre la chose austèrement!…

Le salon vibra d'un éclat de rire perçant et gamin. Lucien, morose, demeura coi.

—Il faut oublier ce vilain quart d'heure! s'écria la jeune fille, surprise d'elle-même, de son audace. Allons! ne suis-je pas la même? Pourquoi aurais-je modifié mon humeur à votre égard? Pardonnez-moi ces espiègleries! Pourquoi seraient-elles méchantes?…

—Oui, pourquoi? Tout de même, on a beau connaître les femmes… Quelles habiles comédiennes!… J'ai eu peur…

—De quoi?

—De ce ramage d'oiseau-moqueur.

—Me voici devenue un oiseau. Tour à tour une fleur et un oiseau: quelle charmante métempsycose que la religion des amoureux!

—L'idée est juste, Yvonne, puisque je vous aime depuis les âges lointains de la métempsycose, depuis toujours!…

Bien qu'elle eût, encore un peu la tentation d'esquiver ce compliment fort lourd de fadeur, elle n'y put succomber. La voix de Lucien, quand elle avait cette résonance câline et chaude, attendrissait la jeune fille. Elle est ressaisie par sa croyance à un Lucien meilleur, plus cultivé, plus profond, plus viril qu'on le croit. L'injustice des jaloux le persécute, le profane. En somme, elle a été détestable, ce soir, perfidement ingrate. Alors qu'il étale son amour eu un si joli langage, elle s'en gaudit, elle qu'il aime. Capable d'une telle bassesse, peut-elle exiger qu'il soit parfait? Elle a honte d'elle-même. La pitié surabonde en elle, fait remonter l'amour à pleins bords de son coeur. Jean redoute Lucien Desloges sans le connaître, sans avoir pu l'approfondir. A-t-il, comme elle, eu la révélation du Lucien intime, entrevu cette âme plus loyale qu'il ne le craint, correspondu avec cette intelligence plus riche qu'il ne l'appréhende, entendu battre ce coeur moins vil qu'il ne l'affirme? Le remords d'Yvonne creuse davantage: elle regarde son ami avec beaucoup de tendresse et lui dit, contristée:

—Mon ami, vous avez tout oublié, n'est-ce pas?

—Mais je ne comprends pas… vous auriez.

—Je m'accuse!

—Vous vous accusez?

—De m'être moquée de vous. C'est stupide, en faire l'aveu, quand vous n'y songiez plus. Eh bien! il le faut, pour vous demeurer loyale. La dissimulation me pesait. Tenez, je me sens plus à l'aise, maintenant!

—Tout ce que vous avez dit de mon langage, alors?…

—Je fus méchante!

—Mais c'est la première fois qu'il vous arrive de vous payer ma tête aussi…

—Impudemment, oui, je le confesse!

—La première fois que vous raillez mon langage, Vous pensiez donc, au fond, qu'il est maniéré, faux, alambiqué?…

—Là, vous allez trop loin encore! J'ai cru, un moment, un seul, un déplorable moment, que vous vous écoutiez parler, rien de plus… Tranquillisez-vous, je vous en prie, j'ai été sotte, affreusement sotte. Allons! déridez-moi ce front barré d'orages… Noir? Pourquoi pas? vous n'êtes plus gentil du tout: la rancune, je l'exècre!

—Une fois, c'est trop avoir douté de la franchise et du naturel de ma phrase! Vous m'avez blessé!

—Je vous répète que j'en ai de la peine, Lucien! Je n'ai pas voulu vous offenser, ou plutôt, je l'ai voulu, mais sans le vouloir…

—Cette explication n'est-elle pas étrange?

—C'est idiot, oui. Et pourtant, c'est exact, c'est, tout ce que j'en peux dire. Mon coeur se révoltait, mon humeur m'entraînait. Mon coeur ne voulait pas, mon esprit, voulait. Est-ce plus clair?

—Je ne comprends guère pourquoi votre esprit a voulu, pourquoi votre humeur fut si impulsive!

—Ne suis-je pas une impulsive? Vous me l'avez redit cent, mille fois!

—Impulsive contre moi? Ce n'est pas le motif de votre persiflage à mon égard. On vous a aigrie contre moi, quelqu'un se glisse entre nous, quelqu'une vous insinue d'adroits mensonges! Une jalouse, probablement…

—Une jalouse? dit-elle, impuissante à contenir un malaise bizarre dont son âme est subitement inondée.

—Pourquoi cette exclamation violente?

—Croyez-vous que vous ne puissiez rendre une femme heureuse qu'en rendant les autres malheureuses?

Ahuri, Lucien ne sait que répondre. Avec de grands yeux béants de gazelle surprise, il interroge Yvonne; cette brusquerie le déconcerte, il ne veut pas croire, demeure stupide. Yvonne n'eût pas sitôt donné libre cours à cette boutade amère qu'il lui semblât, avoir dit la chose en rêve. Elle a parlé d'un élan de toute elle-même instantanément, sans réfléchir, sans prévoir. D'où vient cette révolte? De quelles sources intimes a-t-elle jailli? Comment se fait-il qu'elle n'a pas même eu la pensée d'endiguer ce flot de malice? Des contradictions se mêlent dans sa pensée tumultueuse. Elle se réjouissait que d'autres jeunes filles fussent jalouses d'elle, et plus elles en sèment le témoignage par leurs sarcasmes, plus son amour pour Lucien pousse des racines tenaces. Et maintenant, elle est indignée qu'il se croie adoré par d'autres femmes qu'il désespère? C'est vrai: pourquoi le blâmer de s'en être aperçu? Eh bien, oui, il est impertinent d'affirmer qu'il est témoin de sa vogue, il est énervant de suffisance et de fatuité, voilà. C'est trop fort! à la moindre boutade, il grince des dents. A coup sûr, il regorge trop de lui-même. Et cependant, il ne diffère pas de ce qu'il est toujours. Le ressentiment d'Yvonne contre Jean s'avive: c'est lui qui a rompu la tranquillité de son amour et dont les réticences ont exaspéré ses nerfs avant le dîner. Lucien est le même, c'est elle qui ne le voit plus qu'à travers le clair-obscur troublant que lui a dépeint son frère. Malgré elle, son esprit lutte, oscille entre la foi la plus invincible et les doutes qui tout-à-coup l'empoignent. Qu'ils sont affreux, ces doutes, et, qu'ils irritent! Qu'il a été maladroit, ce Jean, cet intrus dans son bonheur! Avait-elle besoin de ces conseils incommodes? Sans eux et sans lui, elle n'aurait pas, sans avoir eu le temps de soupçonner même leur indélicatesse et leur gravité, proféré de telles paroles difficiles à reprendre. L'amour est souvent à la merci des querelles anodines: celle-ci pourrait dénouer la tendresse qu'ils ont l'un pour l'autre… Il faut que, par des flatteries et des sourires, elle répare, elle fasse oublier…

Toutes ces réflexions d'Yvonne, alors que le silence entre eus s'alourdit, ne diminuent pas la perplexité de Lucien. Il n'y comprend rien il est comme hébété. Quel est le mystère de cette humeur tracassière? Est-elle réellement jalouse? Mais elle n'a pas de motif soutenable de l'être, il ne se reproche aucune manoeuvre infidèle qu'elle puisse lui jeter à la figure. Il n'a jamais été aussi constant, aussi religieusement assidu auprès d'une jeune fille, il éprouve même une certaine confusion de s'être laissé emmitoufler de la sorte. En aurait-elle assez de lui? Elle serait la première jeune fille qu'il eût lassée! D'ordinaire, il se fatigue, ce n'est pas lui qu'on rejette avec un peste de prince ennuyé! Un rival louvoyait-il dans ses eaux? Un rival! Quelle ignominie! Elle n'aurait pas la témérité d'accueillir un rival, après les serments d'amour, composés d'un langage aussi délicat, et pur, qu'il a modulés avec la musique la plus langoureuse de sa voix! Tout son être se rebelle contre cela: il n'a eu des rivaux que pour les occire. Son langage? Il est vrai que, badine et gouailleuse, elle en a nargué la saveur et la flexibilité. Que se passe-t-il donc en elle? Tant d'échappatoires épuisent son indulgence. Il ne veut pas être dupe davantage, elle n'a plus qu'à fournir une explication limpide. Si elle passe outre et dissimule encore, elle ne devra qu'à elle-même de le perdre sans retour et d'en gémir désespérément. Une femme, à laquelle il fait l'honneur de l'aimer, n'a pas le droit de le ravaler à la besogne des bouffons!

Il menace donc:

—Yvonne, soyez franche! je le veux!

—Je le regrette!

—Que je le veuille?

—Non, que je l'aie dit!…

—Et moi qui m'illusionnais encore de l'espoir que vous n'aviez pas été sérieuse!

—Pardon, Lucien, de mon étourderie. Elle fut si peu volontaire.

—Je vous ai presque suppliée de ne pas éluder mes questions… Je croyais qu'elle était finie, votre…

—Insolence! je le mérite!

—Non, votre badinage mordant qui méprise…

—Cela, je ne le veux pas, Lucien! Je ne vous méprise pas, je vous… admire.

—Pourquoi venez-vous d'hésiter?

—J'allais vous dire davantage, une chose beaucoup plus douce que l'admiration toute seule. J'ai cru qu'il valait mieux… museler mon coeur.

—Vous croyez, en m'attendrissant, disperser l'orage. Eh bien, je vous parle à coeur large ouvert! Vous êtes la première jeune fille auprès de laquelle j'insiste. D'ordinaire, quand une jeune fille essaye de me faire danser comme une marionnette au gré de sa fantaisie, je l'abandonne, je la proscris de ma mémoire! Je l'ignore à tel point qu'elle me semble n'avoir jamais existé! Je n'ai jamais été dupe d'une femme, je ne le serai pas de vous! Je vous le déclare sans violence, mais avec la fermeté que je dois à mon honneur que vous offensez! On ne badine pas avec la dignité d'un homme, fût-on la plus jolie femme de Québec!

—Vous envisagez la chose avec trop de colère et un honneur trop minutieux, répondit Yvonne, irritée par cette explosion de fureur outrée.

—C'est fort bien, Mademoiselle Fontaine, nous allons faire nos adieux! Puisque vous ne cédez pas, nous nous séparons à jamais! Quand c'est fini, je suis impitoyable!

Et il se lève, le visage roide et majestueux. Yvonne a l'intuition qu'il ne ment pas, qu'il a l'orgueil bête, irréductible. C'est pour ne plus revenir qu'il s'en ira! Est-il impossible de l'asservir, toutefois? Si elle en faisait l'expérience hardie? Mais ce n'est pas de l'amour, cette bouderie puérile, et elle aime Lucien au point de lui sacrifier le désir profondément féminin de courber l'homme sous le joug dans une querelle d'amour.

—Lucien! ne partez pas! s'écrie-t-elle, affectueuse.

—Vous vous expliquez, alors?…

—Interrogez, je vais répondre…

—Pourquoi êtes-vous si différente, si acariâtre, ce soir?

—Je n'ai pas changé à votre égard, Lucien! Je pense de vous toutes les jolies choses d'auparavant…

—Pourquoi, s'il vous plaît?

—Je ne puis vous satisfaire, parce que vous grossissez ma faute. Vous en faites boule de neige: la chicane, je ne l'ai pas voulue. Rien en moi n'a voulu vous être désagréable!

—Vous ne serez donc pas franche! Je vous croyais la plus loyale des jeunes filles! Il n'y a que des femmes moins déloyales les unes que les autres, il n'y a pas de femmes vraiment, sans cesse loyales! Elles sont toutes comédiennes!

—Elles vous ont ainsi trompé? insinua-t-elle, adroitement.

—Me tromper, moi? Jamais, je suis… j'ai toujours flairé la ruse féminine. Et vous ne me trompez pas, Yvonne, je vous le répète solennellement!… Je vous demande une justification!

—Je vous ai déjà fait apologie aussi nettement que j'en suis capable! Mon humeur voulait, mon coeur ne voulait pas!… Je ne puis trouver autre chose!

—C'est précisément la cause de cette humeur maussade qu'il me faut!

—Eh bien… oui… il y a quelque chose, on m'a influencé contre vous, et j'avais les nerfs si mauvais…

—Qui donc? vous me devez cela!

—Qui?…

—Oui, savoir lequel éclaircira tout!

—Il est préférable que je ne dise pas son nom!…

—Vous l'avez cru?

—N'insistez pas, je ne suis pas préparée à tout vous dire, ce soir! Si vous m'aimez, Lucien, n'exigez pas, soyez généreux! Demain, un autre jour, il n'y aura plus de mystère entre nous. Je me sens trop nerveuse, trop triste… Je vous garde mon amour, mais j'ai besoin de réfléchir. Vous ne pouvez me refuser, il se passe en moi des choses qui torturent. Vous êtes bon, vous comprenez, dites?…

—Mais…

Une résonance de pas très fermes, escaladant les degrés de pierre au-dehors, fige le reste de sa phrase. Des plis d'amer désappointement se creusent entre les beaux sourcils de Lucien. D'un geste presque rageur, sa main gauche étreint le bras du fauteuil où il s'agite. Yvonne croit entendre la démarche de son père.

—C'est toi, papa? demande-t-elle, heureuse de la diversion qu'il apporte.

—C'est moi, Jean!

—Ah! murmure-t-elle, confuse, le coeur battant plus fort.

L'invitera-t-elle à venir? N'est-il pas dangereux qu'ils se rencontrent, tous les deux? Si elle n'appelle pas Jean, Lucien va peut-être le soupçonner d'être l'adversaire, le délateur. Il faut qu'il vienne.

—Jean, tu ne montes pas immédiatement? dit-elle, frémissante.

Un silence grave longuement tombe…

IV

L'APATHIE GÉNÉRALE, IMMENSE…

C'est que Jean revenait plus hostile à Lucien Desloges qu'il ne l'était. L'appel d'Yvonne l'incommode, l'agace, et il tergiverse. Il ne peut se dérober: il y aurait malséance et malveillance à le faire. Et l'obligation de feindre une sympathie courtoise, alors qu'il voudrait témoigner son indifférence et même son amertume, lui répugne, retarde sa docilité. Il devrait ne pas faire attendre, il veut obéir, mais une puissance intime l'en dissuade, l'immobilise sur place, et les secondes, à l'intérieur du salon, paraissent longues à vivre.

C'est que Jean revient de la première séance du Congrès de la langue française. Un peu distraitement, sans y mettre la passion d'un vrai coeur de patriote, il a suivi les préparatifs de ce ralliement des âmes françaises américaines autour de leur drapeau de survivance, la langue française. La curiosité, plus qu'un sentiment avide de jaillir, a conduit ses pas vers la salle du «Manège» où la rumeur de la foule enflait toujours. Avec quels sons palpitants d'amour et d'orgueils infiltrés le long des siècles, elle a monté de la gorge haletante des orateurs vers Dieu, la langue d'autrefois, pure et victorieuse, la langue de toujours!… A travers les rangs de ces milliers d'hommes et de femmes recueillis et parfois transfigurés, de poitrine en poitrine elle faisait courir des brises tantôt douces ineffablement, tantôt saturées des parfums enivrants du triomphe, et l'on aurait dit que tous les coeurs, au moment de certains silences grandioses, devenaient un seul coeur, le coeur gonflé de toute une race qui pleure de reconnaissance et de joie! Comme elle vivait et gardait conscience d'elle-même, comme elle se sentait de la moelle et de l'énergie devant l'avenir, cette race française d'Amérique! Sans peur et sans menaces, elle affirmait sa gloire et son besoin de vivre!

Et ces flots d'espérance roulaient Jean dans leurs profondeurs. Il ne se reconnut plus, il ignorait qu'une telle puissance d'émotion fut latente aux sources de lui-même. Certaines paroles agitèrent, en lui des échos dont la voix inconnue le bouleversait. Quelque chose de mystérieux, aux confins les plus reculés de son être, s'attendrissait, faisait monter à son coeur des larmes nouvelles. Il fut même secoué par ces rares élans de bonté qui ne sont presque plus humains à force d'être immenses. Plus étranges et profonds que ceux dont lui était demeuré le souvenir, ceux-ci laissaient en lui un mélange de douceur et d'effroi. Son esprit ébauchait parfois une explication du phénomène moral qu'il ressentait. Des affinités, dont les circonstances avaient respecté le sommeil, s'éveillaient-elles pour lui révéler combien l'âme des aïeux se prolonge en celle de leurs fils? Oui, la sève du passé coulait dans ses veines intense… Ou bien, il devait se condamner, jeune homme, de ne pas avoir déjà cultivé les germes de pur enthousiasme que renfermait son être et qui subitement palpitaient au meilleur de sa vie! Il s'accusa de nonchalance à l'égard de sa race, de ne pas avoir eu la curiosité de son héroïsme, la passion d'en connaître l'histoire, un véritable orgueil de ses traditions. Au collège, il n'avait qu'effleuré de son coeur les triomphes et les souffrances de la race française au Canada, il n'y avait pas applaudi ou compati de tout son amour. L'inconstance de son esprit, qu'attiraient alors les études les plus diverses, et les examens sans cesse à l'horizon, le rendait si peu attentif à l'épopée canadienne, qu'il ne vibrait que superficiellement aux souvenirs. Les grands jours de la Nouvelle-France ne l'avaient guère plus ému qu'Austerlitz ou l'holocauste des Thermopyles. Et depuis le collège, les vagues de patriotisme déchaînées au loin ne lui apportaient qu'une rumeur assourdie. La science l'accaparait, le refroidit, toujours plus, l'isola de ce qui n'était pas elle. Sachant de quelles ambitions, de quels égoïsmes bouillonnaient les âmes de plusieurs de ses confrères, il discernait trop bien, sous les diatribes irritées qu'ils hurlaient sur les tréteaux, les jours de campagne électorale, une exaltation mensongère parce qu'elle était calculatrice. Sans doute, il exagérait la laideur, et surtout, l'instinct du lucre chez eux: il oubliait principalement que tous ses camarades n'avaient pas une bourse paternelle où se fournir et, que plusieurs flammes du coeur jaillissaient de leurs poitrines salariées. Mais ne fallait-il pas qu'il étranglât, si peu souvent qu'il vînt, le remords de ne se soucier qu'indolemment des destinées nationales? Il avait mobilisé toutes ses forces d'intelligence et de courage pour la conquête de la science aimée. Les hommes pouvaient-ils exiger plus de lui que la consécration de lui-même à leur bien, à leur soulagement, à leur patrimoine d'honneur? Un idéal trouble d'humanitarisme le dominait seul, réduisait à néant les quelques blâmes fugitifs de la conscience…

Au cours de la dernière année, cette oisiveté de la fibre patriotique s'approfondit encore. Le doctorat la hantait, le prenait tout entier… Des amis, pendant la dernière semaine, l'appelèrent en souriant Monsieur le docteur Fontaine. Quelques envieux lui firent l'aumône de félicitations grimaçantes. L'ivresse du succès ne tarda pas à tomber, était presque morte en lui, cet après-midi même, alors que son ambition avait interrogé l'avenir. Au son des mots qui éclatent et triomphent ce soir, il comprend la minute bizarre, entraînante qu'il a vécue devant, les plaines d'Abraham. Des forces obscures l'avaient remué dont l'impulsion devient plus énergique, activée par la circonstance, les drapeaux, la multitude, les discours, les hosannahs vers le ciel, la clameur des bravos, le frémissement des espoirs. Comme jadis, aux bords du Saint-Laurent rêveur sous le crépuscule, l'âme traditionnelle des villages flambait dans les feux de la Saint-Jean qui fraternisaient au loin de colline en colline, les Français d'Amérique, à travers la pénombre des siècles, des monts de la Louisiane aux sommets de l'Acadie, des pics du Maine aux cimes des Laurentides, allument des brasiers de joie intenses et fraternels. C'est la résurrection des ancêtres par l'amour de leurs fils…

Quand il s'arrache au magnétisme de tout cela, Jean revient à l'analyse de ce qui s'agite aux profondeurs de lui-même. Quelles perspectives, dès lors, s'élargissent en sa mémoire! Les aïeux, fantômes jusque-là vagues pour lui, s'animent d'une forme plus tangible, d'une présence plus chère. Il ne les revoit plus seulement immortels dans leur sacrifice, comme aux champs d'Abraham, ils revivent, en lui humblement et noblement. Avant le grand-père, race de travailleurs acharnés à la besogne du sol, quelque part dans les plaines de la Beauce, et depuis le grand-père, détaché de la ferme par le sortilège de la ville, race d'ouvriers tenaces au labeur, la race des Fontaine a de vigoureuses racines en patrie canadienne. On n'a pas transmis les traditions de sa famille à Jean, mais il devine ce qu'on ne lui a pas dit, tout un passé de vaillance, de robustesse et de foi. A la façon dont le sang lui frappe au coeur, il n'a pas besoin qu'on lui fasse des récits ou narre des légendes, il sait que roule dans ses veines un torrent de choses fortes et saines. Et cependant, a-t-il eu jamais le culte des ancêtres, furent-elles même un souvenir, les visions où leur ombre fuyante revenait à sa pensée, n'était-il pas insensible devant elles? Comment est-ce la première fois qu'un lien se noue entre elles et lui, qu'une tendresse en lui monte vers des êtres presque réels, presque souriants, vers les anciens, les pionniers, les colons, les femmes héroïques, les amants de la terre, les croyants, les honnêtes, le grand-père travaillant comme un galérien pour que les siens toujours plus nombreux n'eussent pas honte de lui?

Une dernière acclamation ébranle cette foule et les voûtes. L'unanimité cesse, il n'y a plus que des individus qui bientôt se bousculent à la sortie. Des mots banals se prononcent, amoindrissent les grandes choses qui ont été dites. Quelqu'un s'écrie: «Qu'il faisait chaud! On fondait!» Plus loin, un autre gémit: «Si ce n'était pas si loin, la maison!» A coup sûr, l'enchantement s'émiette, on redevient bourgeois, content de soi-même. Au foyer, ne retrouvera-t-on pas l'insouciance au-dessus de laquelle ont plané les âmes quelques heures? A quoi bon des soubresauts de patriotisme, s'il ne s'infiltre pas dans la vie canadienne-française pour y couler, l'enrichir et l'élever? Après que des paroles flamboyantes l'ont traversée comme des éclairs, l'apathie revient sereine. Jean ne l'ignore pas, il en éprouve beaucoup d'amertume. Aux quelques amis qui se détendent le cerveau par un bavardage sur les jeunes filles ou des saillies à la québécoise, il ne donne que des réponses à demi conscientes, presque des monosyllabes.

—Depuis que tu es Monsieur le Docteur Fontaine, insinue même l'un d'eux, crois-tu le badinage au-dessous de ta dignité?

—Pourquoi cette taquinerie? Tu me connais pourtant, Jules, répond-il. Je regarde la foule, comme vous tous, chers amis, mieux, que vous, puisque je parle moins.

—Tiens! nous parlons trop? Nous ne voyons rien, nous qui ne songeons qu'à voir! dit un autre.

—Il est des choses que vous ne voyez pas.

—Quoi donc?

—Pourquoi ternir votre joie si claire? dit Jean, avec une gravité douce. Ce que j'aurais à dire n'est, pas gai, voilà tout… C'est une impression confuse. Je ne saurais préciser d'elle qu'une chose, c'est qu'elle me possède. Je regrette de ne pouvoir rire comme vous…

Jean ne cherche plus de causes à cette peine, il s'y abandonne servilement. Autour de lui, les gens s'appellent, se crient des riens, souvent des niaiseries, se mêlent, se piétinent, s'excusent ou se chatouillent l'épiderme d'invectives, commencent à oublier… La Grande Allée fourmille d'une cohue babélique. Les cochers, le visage en contorsions, le geste furibond, glapissent, tonnent, anathématisent, se servant de leurs vocables tranchants comme les archers de leurs lances pour frayer jadis un passage au carrosse des rois. Les tramways écrasent sous le poids des êtres humains. Les lampes électriques clignotent d'un oeil narquois. Tout ce tumulte n'empêche pas les arbres d'être silencieux dans l'ombre. Il descend, du ciel et des étoiles une mélancolie douce comme une rosée d'amour.

Jean remonte la Grande Allée. Il cause avec Paul Garneau, un ingénieur forestier, très-intelligent, presque son ami. Ils vivaient trop peu dans l'intimité l'un de l'autre pour s'aimer comme des frères, mais leurs âmes s'attiraient, devinaient qu'elles auraient pu se rejoindre plus profondément en elles-mêmes, si la vie leur eût prodigué l'occasion de vibrer ensemble. Des causeries espacées, un frisson d'art qu'ils avaient partagé quelquefois au concert, une émotion plus fine qu'ils n'avaient pas craint de s'avouer, maints silences dont le prolongement n'eut rien de pénible, n'était-ce pas assez pour que se fussent nouées quelques attaches entre eux?

—Je n'aime pas la foule, disait Paul. Elle me gêne, elle m'étouffe…

—Je sais, elle te donne la nostalgie des grands bois… Ils épouvantent, quand nous ne les connaissons pas; nous les aimons, quand ils nous ont initiés à leur solitude, à leur mystère.

—Je crois que c'est cela. J'y suis tellement heureux… Il n'arrive pas que j'en revienne, toutefois, sans espérer que la ville ne me ressaisisse, ne me les fasse oublier quelque temps. Ah, ils me tiennent bien! je t'assure. Deux ou trois jours de griserie, de poignées de mains qui réchauffent, de sourires qui font du bien, de vieille routine, de vues animées, de promenades, de gazoline… Me voilà rassasié, déjà triste… Il me faut l'espace, la montagne, les arômes de la forêt, les lacs, tu sais, le matin, quand tout recommence à vivre… Ils me tiennent bien, va!…

—Tes parents, qu'en disent-ils?

—Ils s'aperçoivent bien que ma gaîté diminue chaque jour… Ils préfèrent me savoir joyeux là-bas. Je ne me fatigue pas d'eux, mon âme est ailleurs… Je veux réagir, c'est impossible. Quelque chose m'appelle, j'écoute…

—Ravi?

—Ennuyé de ne plus l'être.

—Et ils pardonnent, parce que tu leur dois ton intelligence et ton coeur…

—Mais tu ne les connais pas, Jean!

—Oui, Paul, ils t'ont compris, n'est-ce pas assez? Te comprendre, n'est-ce pas être un peu digne de toi? As-tu des objections, mon ami?

—Je proteste! Je ne mérite pas qu'on soit digne de moi.

—S'il fallait attendre que tu l'admettes pour savoir ce que tu vaux, tu aurais le temps….

—De ne plus rien valoir du tout! railla Paul Garneau, pour faire dévier la conversation.

—Mais nous sommes là, nous savons!…

—Qui, nous?

—Les amis! Cela doit être bon à quelque chose, les amis, à dresser un bouclier contre les flèches venimeuses de l'opinion publique, au moins!

—L'opinion! que c'est urbain, ce mot-là, que c'est étroit! Tu me parles d'une chose qui, vraiment, ne m'est plus familière…

—L'autre jour, encore, on t'attaquait devant moi!

—Vite, dis-moi cela.

—Paul Garneau, c'est un poseur, affirmait-on!

—Par tous les petits diables! comme disait le guide à mon dernier voyage, c'est intéressant!

—Cela t'amuse?

—Tu ne t'es pas donné le trouble de répondre, j'espère?

—Si, il y avait de la malice, il y avait là plusieurs jeunes gens qui ne te connaissaient pas.

—Mais c'est idiot! Je suis toujours moi-même! Devant qui ai-je étalé des connaissances, de l'orgueil, de la supériorité? Quand je discute, je me bats, tout simplement, pour une idée, pour une conviction. Il faut dans la bataille que la fusillade crépite: on n'attaque pas avec des sourires vaincus… Violent, j'ai pu l'être: poser à l'esprit supérieur, cela, jamais!

—Tu n'y es pas du tout, cher ami, tu poses à l'excentrique. On ne te pardonnait pas cet amour de la forêt; tu en auras fait la confidence, avec ta franchise la plus loyale, à l'un de ces faussaires d'amitié qui dénaturent les effusions dont on les croit dignes et qui les salissent. Etre indépendant, c'est une infamie! Un excentrique, c'est-à-dire, un maniaque, un déséquilibré! Ah, celui qui t'a trahi savait ce qu'il faisait! L'opinion te marquera d'un fer rouge, t'inscrira sur ses tablettes d'exil.

—Il est vrai que je suis expansif, quelqu'un en a abusé… Qu'as-tu répondu?

—Ce qu'il fallait répondre, que c'était faux, que tu étais sincère, que tu ne méprisais pas ta vie ancienne, parce que ta vie nouvelle t'enchantait, que…

—Je te remercie de l'avoir fait, j'en suis touché, Jean. Ne t'offense pas, si j'ajoute: à quoi bon? Peut-on me ravir cette liberté dont on me flagelle comme d'une honte? Il y a des gens qui, ce soir, au nom de liberté sonnant comme une fanfare, déliraient qui demain railleront leur voisin, parce qu'il ne fait pas comme eux, disons, parce qu'il ne se rend jamais au spectacle des vues animées. Il y vont, eux: donc, c'est un imbécile! On leur apprendrait, le lendemain, qu'il a été écroué à Beauport, qu'ils n'en seraient pas étonnés. Ne pas faire comme eux et l'asile, c'est presque la même chose!

—Au fait, Paul, quelles conclusions dégages-tu de cette première séance du Congrès?

—Et quelles sont les tiennes, Jean?

—Nous sommes d'assez vieilles connaissances pour nous parler franc et net. Avoue-moi ce que tu penses, je ne te dissimulerai rien moi-même…

—De fortes paroles nous ont secoués, de véritables élans d'enthousiasme m'ont soulevé… et puis…

—Et puis? ce n'est pas tout?

—Pour moi, c'est tout…

—Si c'est tout pour toi, comment peut-il en être davantage pour tant d'autres, presque tous les autres?

—Que veux-tu dire, Jean?

—Que je suis triste…

—Allons! tu badines, et pourtant, c'est vrai! Ton visage trahit une souffrance… et pour ce que j'ai dit…

—Comment t'expliquer?

—Tu étais bien taciturne tout à l'heure: est-ce la même chose qui pèse?

—Oui, tous avaient applaudi; combien de ceux-là feront quelque chose pour leur langue, pour la race canadienne-française? Tous retournaient à leur confort, à leurs égoïsmes…

—Eh bien! j'y retourne, moi! Quel dommage!… Les ingénieurs forestiers sont-ils supposés faire oeuvre de patriotes, d'orateurs? Nous avons tellement d'orateurs que notre ciel en est obscurci! De linguistes? La société du Parler français est prodigieuse: que ferait-elle de moi? Je parle ma langue, j'en suis fier!… Je veille au salut de la forêt canadienne, ne suis-je pas un patriote?… Et les excentriques ont un coeur, n'en déplaise a, ceux qui me font l'honneur d'un sarcasme: une femme viendra… Tu souris? Très-bien, chasse-moi cette peine trop subtile.

—Je ne le puis. Est-ce du sentimentalisme patriotique, une réaction nerveuse? Au sortir de la salle, un flot de réflexions m'a envahi subitement: on était venu comme au théâtre, pour voir, pour se distraire de la monotonie quotidienne. On a vibré comme on vibre à la tirade brûlante d'un acteur qui est oubliée le lendemain. Il y avait un peu de carnaval en tout cela, très peu, sans doute, mais assez pour que la démarche fût moins noble, l'élan moins pur: il s'y mêlait tellement de curiosité superficielle… Eh bien, j'ai eu l'intuition, de tout cela, comme si le poids de toutes les indifférences me fût tombé dans l'âme. Car, au fond, c'est de l'indifférence!

—C'est qu'il y a du vrai, énormément de vrai dans ce que tu viens de dire, murmura Paul Garneau, pensif, le regard fixe. Je me suis presque reconnu. Mais oui, «on», c'est presque moi. Je suis parti de chez nous, le plus tranquillement du monde. Mon coeur ne battait pas autrement qu'à l'ordinaire. Tu as raison, je t'admire d'être plus profond, d'avoir…

—Ne m'admire pas, je ne suis pas plus admirable que toi, va!… Je suis allé là en dilettante, avec l'espoir d'entendre quelques merveilleux discours. Je désirais enrichir mou album de souvenirs d'une photographie nouvelle, d'un spectacle rare. Rien du soldat ne palpitait sous ma chemise de luxe…

—Et là?

—J'ai été pris!

—Moi aussi, Jean!

—J'ai pleuré…

—Vraiment?

—Tu me trouves ridicule?

—Non, je voudrais avoir pleuré aussi…

—Et demain, nous n'y penserons peut-être plus…

—Comme la foule…

—Pourquoi cela, mon ami?

—Pourquoi, Jean?… Ah! tu m'as fait entrevoir que nous ne sommes patriotes que vaguement, sans conviction…

—Pourquoi? Quelles sont les causes profonde, génératrices?

—Monsieur le Docteur! salua courtoisement Paul, avec un sourire.

—Hélas! monsieur le Docteur ignore le remède, parce qu'il ne connaît guère le mal. Le diagnostic est difficile: y aurait-il, du reste, un curatif sauveur?

—Et nous ne réfléchissons jamais à cela…

—L'égoïsme!…

—Moi! moi toujours! N'ai-je pas un avenir? Qu'importe la race?

—Oui, Paul, je serai médecin, tu géras ingénieur… Ne sens-tu pas que nous ne serons jamais autre chose pour notre race?

—Excellons, alors! Sois un médecin qui vaille!… Oui, devenons des valeurs: une race n'a jamais trop d'individus qui dominent.

—Sans fatuité, j'y songeais cet après-midi… C'est beaucoup, mais il y a autre chose… de l'amour, par exemple. Nous n'aimons pas notre race, parce que nous ne la connaissons pas. Son histoire t'a-t-elle passionné, conquis, gardé? Que t'en reste-t-il?

—Presque rien…

—Nos frères de l'Ontario sont menacés d'une loi qui ouvre un abîme: sommes-nous touchés? Leurs angoisses ont-elles franchi l'Outaouais pour pénétrer dans nos coeurs? Qu'importe la race et qu'elle meure, pourvu que tu sois un ingénieur forestier brillant, que je sois médecin?…

—Nous n'aimons pas notre race, nous ne nous aimons pas les uns les autres! L'union canadienne-française est un mythe! Des préjugés nous affaiblissent, des mesquineries nous séparent… Une pensée m'arrive: épouserions-nous la jeune fille d'un vaillant ouvrier des nôtres?

—Le jeune fille d'un ouvrier? Quelle idée! balbutie Jean, interloqué, les yeux élargis de surprise.

Le visage de Lucile Bertrand se dessine avec une netteté captivante. Une douceur amollit le coeur du jeune médecin. Il ne s'était rappelé la jeune fille que deux ou trois fois, avec une tendre pitié, depuis leur rencontre de l'après-midi. Sur le point de communiquer à son père le message qu'elle lui avait confié, Jean ne put le faire, déjoué par un caprice brusque de la conversation. Il a honte de ne plus s'en être soucié. Paul, sans le vouloir, l'accuse et l'afflige: il a suffi de cette pensée-là mystérieusement associée par le hasard à d'autres pour que, dans l'âme intuitive de son compagnon, s'illuminât ce qui était vague, devînt plus près de l'intelligence ce qui fuyait devant elle. A travers ce regard d'une ouvrière qu'il contemple et dont la détresse entre en lui comme une clarté d'aube, il aperçoit des horizons plus larges… Quelques secondes plus tôt, il prononçait lui-même: «Nous n'aimons pas notre race!» mais sans aller jusqu'aux profondeurs de cette parole. Aime-t-il sa race, l'homme qui la méprise dans le sang de l'ouvrier? Est-il nécessaire d'outrager pour que l'on dédaigne? L'indifférence qui ignore n'est-elle pas un déni d'amour? C'est comme si le poids des indifférences écrasait Jean de s'a lourdeur: il en a la certitude en soi, l'apathie circule entre la classe des travailleurs, paysans ou manoeuvres, et celles qui en sortent. Les organismes de la race canadienne-française vivent, isolément, sans l'amour qui les nouerait ensemble. Et les haines intimes débilitent même chacun des organismes… Une multitude de faits révélateurs, que des larmes d'ouvrière ont tout à coup réunis en lui-même, assiègent l'esprit de Jean, démasquent une vérité poignante…

Paul Garneau eut comme une divination de ce que son compagnon ne disait pas.

—Tu n'as pas répondu, Jean! Tout, est là, peut-être…

—Tout est là, Paul, j'en suis convaincu!

—Comme tu es étrange! Ne te laisse pas déprimer ainsi: grâce à Dieu, nous ne sommes pas Coupables.

—C'est vrai, et pourtant…

—Qu'y pouvons-nous faire, Jean? L'apathie est générale, immense…

—Secouons du moins celle qui nous possède!

—Comment? Elle nous tient si bien!

—Le sais-je, moi?

—Tu affirmais, il y a un instant.

—J'affirme de nouveau, Paul. Je sens que nous pouvons être des patriotes! Soyons-le, veux-tu? Si nous ne pouvons l'être d'une façon militante, soyons-le en nous-mêmes, ayons le souci des questions nationales, intéressons-nous à l'avenir de notre race. Quelques vaillants combattent, admirons-les. Ouvrons en notre coeur un sanctuaire pour le culte de la race comme nous en avons un pour le culte de Dieu! Les paroles de ce soir étaient belles, nous ont grandis: qu'elles ne se perdent pas en nous comme des nuages, mais qu'elles demeurent comme des raisons supérieures de vivre! Respectons notre race dans l'inférieur, le domestique… l'ouvrier. Respectons notre langue, sa pureté, sa noblesse, parlons-la avec piété, avec bonheur. Apprenons à lire notre histoire pour qu'elle nous donne l'orgueil de relever la tête, quand on nous insulte… Tu le disais toi-même: soyons des individus qui ajoutent un peu d'auréole à leur race!

—Et nous insufflerons à nos fils, à nos filles, Jean, l'âme de notre race, nous leur transmettrons ce culte! Qui sait? L'un de nos fils, plus puissant, mieux préparé que nous, fera peut-être ce que nous voudrions tant faire, battra en brèche l'apathie générale, lourde comme une forteresse…

—Tu as raison. Un de mes amis, par l'entraînement au foyer, est devenu un politicien du plus merveilleux avenir. Ah! c'est de l'éducation familiale que se lèverait l'union canadienne-française!

—Quelles possibilités!

—Quels espoirs!

—Chimériques, hélas, mon Jean!

—Parce qu'on ne sait pas, ou parce que l'on ne veut pas… Nous n'ignorons plus, mon ami, c'est notre devoir de vouloir!

—Hélas, nous le voulons comme en rêve…

—Le doute encore, le laisser faire, l'égoïsme…

—Essayons, Jean!… Voici la rue Salaberry, il faut que je te laisse! Avant de nous séparer, promettons-nous de ne pas oublier, de réagir, d'essayer…

—Essayons, Paul…

—Comme on rirait de nous, si on nous entendait!

—Ah, c'est vrai! Quels excentriques nous sommes! l'opinion toujours!

—Il arrive si souvent qu'elle raille avant de s'être donné la peine de comprendre… Il faut la respecter, mais n'être pas son esclave.

—Facile à dire!

—Oui, ce doit être redoutable de la heurter de front!

—L'opinion canadienne-française est singulièrement taquine et chatouilleuse…

—Un jour ou l'autre, si nous sommes fidèles à notre programme, il faudra bien la taquiner un peu…

—Le ferons-nous, mon ami?

—Encore le scepticisme! C'est un grand philosophe qui a raison peut-être…

—Nous essayerons, Jean…

Les deux compagnons se promirent d'en recauser…

Jean Fontaine accélère le pas: ses nerfs tendus l'entraînent. Il va, la tête souvent inclinée vers le trottoir, la pensée très active, envisageant pêle-mêle toutes les faces du problème qui l'obsède. A peine jouit-il d'une nuit savoureuse. L'air a cueilli sur son aile tous les parfums de l'oeillet, de la violette et des géraniums. L'azur est si tristement doux que les étoiles au firmament tremblent comme des larmes d'or. Là où le réverbère électrique répand sa lueur, les arbres s'argentent, s'attendrissent: là où l'ombre les enveloppe, ils prennent des airs graves et discrets. Des silhouettes sombres flânent le long de quelques vérandas: un murmure de voix heureuses chante. Deux amoureux languissamment vont et viennent, le coeur tout plein de regards et de sourires. Le sabot d'un cheval heurte harmonieusement le sol: le cocher, de trois syllabes dolentes, prie la bête d'aller plus vite. Une automobile roule avec le bruit de l'onde caressée par les flancs d'une barque. Il monte d'une chapelle dominicaine vers l'Eternel un hymne de silence. Un jappement s'élève au loin dans les champs assoupis de Montcalmville, et sa plainte est mélodieuse à travers la nuit. Une rêverie de Schunann erre sur le clavier d'un piano que touche une âme. Quelques pépiements s'égrènent, là-haut dans un érable; c'est un oiseau du pays qui fait un beau songe…

Jean n'est pas amolli par le charme trouble de la nature. Il est la proie d'une émotion plus énergique: une fièvre d'agir le parcourt, l'électrise. Il veut donner plein essor à l'élan qui lui est venu des sources les plus pures de lui-même, il veut être profondément canadien-français, il veut qu'être tel soit, une des préoccupations chères de l'existence. Puisqu'il n'est pas de ceux qui peuvent, tirer l'épée dans une croisade, au moins vaincra-t-il sa propre nonchalance et, selon la promesse que Paul Garneau et lui échangèrent, opposera-t-il sans emphase, mais sans défaillance ou mièvrerie, la foi en sa race au dénigrement de ceux qui la ravalent ou l'abandonnent aux vents de la haine. Cette décision se fortifie rapidement, à mesure que l'objet s'en concrétise, descend des sphères de l'exaltation psychique au vallon du praticable……

Lire les journaux, les revues dont les pages déblayent les questions du jour pour creuser l'avenir, être présent aux conférences où le passé ressuscite en un cortège de gloire dirigé par l'espérance, dépouiller les mots solennels, traditions, institutions, souvenirs, de ce qui les rend banals et lointains par un examen vrai de ce qu'ils sont, de ce qu'ils doivent apporter à la vie de dignité morale et d'idéal, aider aux oeuvres de bienfaisance et de relèvement, insinuer habilement aux amis le souci qu'éveillent en soi les destinées nationales, épurer son langage de ce qui en assombrit la clarté, ne voilà-t-il pas autant de projets réalisables sans que le rôle du professionnel en devienne moins effectif ou brillant? Les travaux du laboratoire empêcheront-ils Jean d'aimer sa race? Des savants meurent en héros: pourquoi la science refoulerait-elle cette vague de patriotisme en lui-même?

Le retour de cette ambition-là, éclose en l'imagination du jeune homme quelques heures plus tôt, le replace devant son père, au milieu de la famille. Il se pose de nouveau l'interrogation gênante: l'industriel voudra-t-il ce qui, logiquement, lui paraîtra une bizarrerie, une oisiveté insolite? Yvonne confirmera-t-elle ce rêve en disant que c'est chic et gentil? Elle est reine au foyer paternel; son veto serait formidable. C'est d'elle qu'il faudra s'emparer tout d'abord. Chère petite Yvonne, elle est généreuse, elle ne lui sera pas hostile, pour le seul motif qu'il s'est déclaré l'adversaire de… Lucien Desloges surgit dans sa mémoire comme un tout autre personnage, transformé par une sourde élaboration de l'intelligence, un personnage de contraste, édifié d'un seul bloc sous la poussée des circonstances, inévitable, saisissant. Il apparaît comme le type en chair et en os de l'inutile à sa race, du semeur d'égoïsme et d'indifférences. Comme s'il regardait cet homme jusqu'au tréfonds de l'âme, Jean a la vision lucide de ce qu'il pense, de ce qu'il dirait… C'est irréparable comme la mort! Lucien Desloges est rigidement insensible à ce qui n'est pas une volupté de son moi, gourmand et boursouflé d'orgueil. Le patriotisme est, pour lui, la monomanie de quelques naïfs, déshérités de l'élégance, encroûtés d'idéal vieux jeu. Asservie à lui seul, comme l'exigent tyranniquement les vaniteux, sa femme sera une parure, un diamant précieux qu'on exhibe pour éblouir. Elle se confinera donc à ceci, la plus grave tâche d'Yvonne épouse, à briller dans la traînée lumineuse d'un fat… Quelle déchéance pour la soeur en laquelle Jean avait vu fleurir tant d'exquise sensibilité, se lever tant d'impulsions vers les hauteurs morales, frémir tant de saine exubérance! Comme elle pourrait, se reprenant, se mêlant à la vie mondaine de façon à ne pas eu être le jouet, mais à la dominer en elle-même, guider un mari jusqu'aux sommets de la noblesse! La race canadienne-française n'aura jamais trop de femmes dont éclatent la fierté de caractère et la haute intelligence. De telles femmes sont nécessaires au rayonnement d'une race: Yvonne a reçu les dons qui, développés et mûris, la feraient très riche de la meilleure influence. Il ne se peut que la flamme n'en puisse être rallumée. Avec adresse, avec bonté, mêlant aux conseils le plus tendre de son coeur, Jean éloignera cet amour. Yvonne est déjà moins aveugle, plus accessible: un doute a vu le jour en sa conscience. Elle voudra la pleine lumière: Jean se croit plus de courage pour la lui répandre. Il faut que Lucien Desloges, héros d'argile, s'écroule. Voici la demeure de Gaspard Fontaine enveloppée de silence. Après un long regard évocateur sur les Plaines d'Abraham, pendant lequel sa résolution acquiert plus de vigueur, Jean se dirige vers l'escalier aux rampes gracieuses. La lassitude commence à pénétrer ses membres. Sans doute, il est là, dans le salon d'où s'échappe une résonance de voix masculine, celui dont il veut faire pâlir l'auréole… ………………………………………….

Est-il étonnant que, depuis l'invitation d'Yvonne à les rejoindre, elle et son ami, Jean ait laissé quelques minutes fuir avant de céder? Saura-t-il voiler son antagonisme? Il a peur que, de son enthousiasme tendu comme un arc, une parole acerbe ne parte comme une flèche et ne blesse. Certaine virulence ne sied guère à un homme bien élevé: pour s'attaquer donc au snobisme narquois de Lucien, Jean n'aura jamais assez la domination de lui-même, n'aura jamais trop à sa discrétion la lutte. L'emballement serait également funeste; la sincérité d'une noble ardeur n'en diminue pas la naïveté risible en l'esprit de ceux qui la dédaignent. Lancé dans un combat d'escarmouches, pourra-t-il n'en pas franchir les bornes? Eh quoi! il n'est pas incapable de sang-froid! ne se flatte-t-il pas d'une volonté assouplie? Ne pas se soumettre à l'appel d'Yvonne, c'est aigrir la jeune fille, émousser les arguments contre son amour, et d'ailleurs, c'est reculer devant l'adversaire. Décidément, la rencontre aura lieu…

—On se fait attendre! dit Yvonne, légèrement agacée, nerveuse, lorsque son frère entre au salon. Le désespoir nous gagnait, Lucien et moi…

—Pour si peu! répond Jean, très calme.

—Comment es-tu, Jean? s'écrie Lucien.

—Plutôt bien… Et toi?

—Merveilleusement!

—A la bonne heure, Lucien! Quel minois dodu tu as, en effet! La vie te cultive…

—Comment cela?

—En te regardant, je me disais: quel beau fruit!

—Monsieur le docteur a un joli tour de vous dire que vous êtes en la meilleure santé.

—Monsieur le docteur est en verve, ce soir! plaisante Yvonne. Quelle métamorphose depuis le dîner! il était plutôt lugubre au potage, à peine moins sombre à l'entremets… il daigna sourire au dessert: quelle largesse!

—Tu oublies, ma soeur, quel apéritif tu m'avais servi.

—Nous n'avons pas le même goût, c'est évident.

—J'aurais partagé le vôtre, mademoiselle, vous n'en doutez pas? roucoula le beau Lucien, le visage ruisselant de molle tendresse.

—Il est très probable que son goût ne t'eût pas été désagréable! Je puis même affirmer que tu en eusses été ravi.

—Et moi qui ne rêve que de ravissements…

—Yvonne, ravis-le, je t'en prie!

Un éclat de rire, qu'elle a dompté jusqu'ici, sort à jets harmonieux du gosier d'Yvonne. Jean s'étonne de lui-même: la détente de ses nerfs cause-t-elle cette explosion d'humeur cinglante? Comme du feu, la raillerie pétille en son imagination: que devient l'assurance d'être bon, d'être courtois? Son langage a côtoyé l'insolence. Il refoulera ce torrent de malice qui déborde.

Lucien, dont le visage est figé d'un sourire mal à l'aise, balbutie enfin:

—Ce mystère… m'amuse… un peu, mais je désirerais que la lumière soit!

Yvonne a le remords de son étourderie; elle ne s'est pas souvenue de l'impasse où l'avait entraînée la susceptibilité guerrière de son ami.

—Nervosité de jeune fille! dit-elle, implorant des yeux le pardon nécessaire. Ne vous inquiétez pas, mon ami! Jean badine. Il le fait de bonne grâce, veuillez le croire. Je suppose que j'avais besoin de rire. Il n'est pour nous, femmes, que la réaction la plus vive pour nous soulager d'une émotion violente. Ne vous souvient-il plus, déjà?…

—J'ai si peu oublié que j'exige!

—On se querelle? insinue Jean. La chose lui plaît indiciblement.

—Il ne faut pas nous quereller devant mon frère, il se moquerait de nous. Un autre jour, quand nous serons seuls, voulez-vous, Lucien? Une querelle à deux, c'est exquis!

—Je consens à remettre au lendemain la dissolution du nuage qui… qui… ternissait…

—Le ciel entre nous?

—Encore ce ton caustique!

—Yvonne caustique? intervient son frère, jouant à ravir l'étonné. Mais je t'ignorais ce péché d'humeur!… Tu te trompes, mon cher Lucien; ma soeur est un ange de bénignité. Crois-en mon expérience: elle vaut bien la tienne.

—Nul plus que moi ne rend hommage à sa douceur, mais…

—Il a raison, Jean! Ce soir, je n'ai pas été gentille…

—Gela ne m'explique rien, petite soeur! Tout le monde est gentil de nos jours. Et c'est un honneur que partagent avec les hommes tant de choses, les chocolats Neilson's, le soulier à boucles pour hommes, le chien minuscule de madame une telle, l'aile nouvelle du Château Frontenac, le nocturne de Chopin joué au dernier concert… Enfin, dire gentil, c'est presque parler de l'univers. J'allais oublier cela: Dieu lui-même est gentil, oh! si gentil! Il n'y a qu'une légère nuance entre sa gentillesse et celle des créatures, c'est qu'il est infiniment gentil!

—Je ne te reconnais pas, mon frère. Il y a longtemps que tu ne m'as régalée d'un bavardage aussi… alerte.

—Tout brillant qu'il soit, il n'éclaircit rien de ce qui est mystère! insista Lucien, d'un ton assez revêche.

—Allons, Lucien! Soyez gentil, soyons gentils tous ensemble!

—Puisque gentil n'explique rien!

—Bien relancée, la balle! s'écrie Jean, amusé par cette riposte. Mais je vous abandonne à tous les dieux aigres-doux. Comme dit la légende ou le proverbe, la querelle à deux, c'est agréable, mais Trois… trois… j'oublie le reste… eh bien! trois, ce n'est pas gentil!

—Tout est fini, d'ailleurs! Je lui ai promis d'illuminer tout, Jean. N'avez-vous pas confiance en moi, Lucien? Vous réfléchirez: moins irrité, vous serez plus juste.

—C'est donc grave? Pourquoi ne me l'avoir pas déclaré tout à l'heure?

—Je fuis le champ de bataille! A demain, Yvonne! réitère Jean, dont un peu d'ironie scande les paroles.

Lucien, convaincu, daigne accorder un armistice…

—Il vaut mieux que tu restes, dit-il. Nous nous comprendrions avec peine, ta soeur et moi, après une lutte qui m'a légèrement exaspéré. Causons un peu, gentiment…

Jean a vu les yeux d'Yvonne étinceler d'amour. Une vague de tristesse l'assomme un instant. Gomme il serait difficile de déloger le souple enjôleur!

Après un silence, Yvonne, essaye de raccommoder la situation:

—Encore de ta gaîté, mon frère, dit-elle. Elle ne peut être davantage la bienvenue. Fais oublier… Tu m'étonnes, vraiment: qui t'a ensoleillé l'humeur?

—Heureuse, comme on l'a dit, celle au coeur de laquelle, Monsieur le docteur, vous attachez vos lauriers.

—Le poète parie bien, mais il est dans l'erreur.

—Si tu ne l'es pas toi-même? reprend Yvonne, joyeuse. Marthe Gendron languit, se désespère… Quel tyran!

—Quel joli mensonge, plutôt!

—Il me faut bien mentir, jusqu'à ce que tu dises la vérité!

—Eh bien, je revenais de la première séance du Congrès, ni plus, ni moins.

—Du Congrès? railla Lucien. Mais c'est… ce n'est pas…

—Chic? insinue Jean, comme s'il était convaincu lui-même de la chose.

—Rigolo, comme dirait Lavedan.

—Examines-tu les hommes et les choses à travers la lorgnette de Lavedan? Je puis affirmer que Lavedan n'a guère étudié le patriotisme canadien. Il a fait une satire étudiée des moeurs parisiennes, en virtuose. Rigolo, Lucien, ce n'est pas le mot à sa place, tu me permets de le dire?

—Rigolo… j'admets qu'il faut s'entendre. On ne va pas aux réunions patriotiques avec la fièvre de plaisir qui pousse au bal. Tout de même franchement, le patriotisme, cela m'embête. N'est-il pas temps qu'on cesse de nous rompre l'oreille de tons ces mots rouillés qui sonnent la vieille ferraille, tradition, coutume, institutions?… La plupart de ceux qui font tant de bruit avec eux ne savent même pas ce qu'ils veulent dire. Ils ne signifient plus rien parce qu'ils ont trop servi. Les siècles usent tout…

—Même ce qui est éternel? demande Jean.

—Les peuples ne sont pas éternels! ils meurent, c'est l'histoire…

—Si je te comprends bien, la race canadienne-française n'a plus qu'à s'endormir en la plus béate agonie…

—Comment cela, je t'en prie?

—Dame! une race fatiguée des traditions, des coutumes et des institutions qui la rendirent forte et généreuse, n'est-elle pas malade et n'est-elle pas sur la pente d'en mourir?

—Ce n'est pas ce que je dis, Jean. Je suis las de choses qui ne me disent plus rien, qui sont impuissantes à m'émouvoir. C'est défloré, décrépit, fade, ennuyeux. Au point de vue logique, tu as raison. Mais tout cela m'agace, m'endort. N'est-il pas vrai que, ce soir, il furent tous assommants? Je les entends: des aïeux par ici, des héros par là, une douzaine de fois Montcalm et Lévis, plus souvent encore l'inévitable Monseigneur Montmorency de Laval, avant tout le refrain sonore de tradition, langue, droits… Quel tapage! quels gestes! quel dortoir! Eh bien, oui, tout cela m'embête… En somme, qu'importe? je n'empêche pas mon voisin de s'emballer?

—Comme tu parles bien, cher ami! s'écrie Jean, dont le sarcasme est adroitement masqué. Il faut déchirer le vieux haillon traditionnel. Il faut se vêtir tout en neuf, avec de l'idéal bien moderne. Le passé? une légende tant de fois redite qu'elle est devenue banale, un conte inepte d'école élémentaire! Les aïeux répandirent leur sang? Quel enthousiasme vieillot! Ils ont répandu leur sang, qu'est-ce que cela prouve? C'était la mode, en ce temps-là, de mourir pour la patrie. Ils allaient à la mort, comme tu vas au bal, Lucien. Tu n'as pas la sensation d'être un héros, j'espère?

—Un héros! Quelle vieillerie! L'humanité ne se rajeunit-elle pas dans la mesure ou elle s'affranchit des héros?…

—Qui a dit cela?

—C'est une de mes réflexions: il m'arrive souvent d'avoir l'esprit, traversé par une vision profonde…

—Celle-ci entr'autres, assurément! Plus de héros, donc! C'est démodé! Rayons le souvenir des grandes batailles! Carillon? Cette ritournelle vidée jusqu'au fond! Châteauguay? Qu'y eut-il là de si merveilleux? Je ne comprends pas tant de sentimentalisme ingénu,… bébête! Les coutumes des ancêtres, les a-t-on hissées comme drapeau! Que c'est rustique, grossièrement idéal! Qu'ont-ils à faire dans l'évolution de leur race, les ancêtres? Pourquoi tant d'hosannahs sur leurs tombes? C'est comme si nous n'étions rien sans ce qu'ils furent… En avant, Canadiens-français, déchirons le vieux haillon traditionnel!

—Oui, Jean, l'évolution, il n'y a que cela! Vivons selon notre temps, comme des êtres civilisés du XXième siècle. A bas les préjugés antiques! Fermons l'oreille aux chansons moisies des grand'mères, ouvrons-les bien grandes à tous les airs passionnants du jour! Tu ne faisais erreur qu'à demi: le passé agonise, l'ignorantisme se meurt, et tant mieux, pourvu que nous sachions mieux comment vivre, comment ne pas être asservis au crétinisme, à la superstition, à la…

—Morale? fait Jean, quelque peu hypocrite. C'est que…

—Tu ne vas pas jusque-là? Ta restriction, j'y souscris. Soyez-en bien sûre, Yvonne. Il faut de la morale, oh oui, il en faut. Je suis un… défenseur de la morale. Mais il ne faut pas confondre la morale avec ce… cet envoûtement de la conscience.

—Que vous êtes sérieux! dit Yvonne, n'ignorant plus que Jean se moque.
Soyons moins austères, voulez-vous?

Elle a flairé, dès le premier moment, l'arrière-pensée nichée dans l'âme de Jean, elle ne peut ignorer que Lucien Desloges est la victime d'un piège habilement tendu. Elle en souffre étrangement…

—Sérieux, ma soeur! Allons donc! répond Jean, avec un sourire imprégné de calme. Nous voltigeons à la surface du sujet, nous effleurons à peine… Envoûtement, disais-tu, Lucien? Le mot commence lui-même à perdre sa fraîcheur. Il paraît, que plus les hommes, en tâchant d'élever leur âme, fuient la religion de l'instinct, plus ils se rapprochent de la bête; abrutissement, voilà l'expression qui flagelle et cloue tous les serviteurs de la morale naïve au pilori! Peut-on s'aveugler davantage? Dans leur candeur, ils tentent de museler la brute, et plus ils y réussissent, plus ils sont abrutis! Envoûtés, cela n'affirme rien! abrutis, j'aime mieux cela! quelle sonorité verbale! la bouche en est remplie.

—Je comprends moins. Voici que tu nargues les… assommeurs de la tradition.

—Parce que je m'amuse d'une rencontre bizarre de mots?…

—Ah, j'avais cru…

—Nos idées fraternisent, rassure-toi!

—C'est qu'il faut de la morale, ai-je dit.

—Oui, de la morale délicieuse, flexible, élégante. Pas celle des lourdauds, mais celle des âmes nuancées qui volettent bien au-dessus du vallon banal…

—Qui ne sont pas traditionnelles, enfin!

—Précisément!

—Tradition, tradition! Ce dût être l'air psalmodié par tous les orateurs, ce soir, avec toutes; les variantes larmoyantes ou pindariques…

—Oui, Lucien, il y eut beaucoup d'enthousiasme, quelques larmes, dit
Jean, d'une voix où filtra un peu l'attendrissement qui lui revenait.
Yvonne en eut conscience. Elle sent un nuage dans l'atmosphère.
Inquiète, elle est sur le qui-vive, elle écartera les paroles
désastreuses…

—Lucien continua:

—Larmes factices d'hystérie!

—Ne ris pas des larmes, Lucien: elles sont presque toujours profondes et j'en respecte le mystère!

Interloqué, Lucien dilate des yeux ébahis.

—Pourquoi es-tu surpris? Je n'ai pas pleuré, tu sais…

—Après tout ce que tu viens de dire, ce serait plutôt renversant. Il est vrai qu'avant aujourd'hui, je te croyais un peu… conservateur, un peu…

—Abruti?

—Non… non… routinier… Tu comprends? au rebours du siècle.

—Que je suis heureux d'être réhabilité! Je le suis, n'est-ce pas?

—Je t'apprécie beaucoup, va!

—Nous évoluons, mon ami, nous évoluons…

—Quelle volupté! Comme tu as dû planer sur la foule bêtement délirante!
Hélas, elle n'a pas encore compris!…

—L'enlisement, Lucien!

—Dis donc, Jean, n'y avait-il pas là une légion de soutanes? Depuis deux jours, les rues pullulent de curés, de chanoines, de vicaires et de chapelains. On m'a dit que la salle du Manège ne suffirait pas à tous les accueillir. Ils s'en sont donné à coeur-joie, n'est-ce pas? Bravos, trépignements, bénédictions, anathèmes, rien n'a manqué au programme! Ce n'est pas un Congrès, c'est un Concile! Le Consistoire de la langue française!

—Il y avait beaucoup de prêtres, oui…

—N'ont-ils pas fait sonner la grosse cloche? redit Lucien, gouailleur.

—Ils ont passionnément acclamé…

—N'ont-ils pas été ridicules?

—A peu près comme le reste de la foule…

—Comment! pas davantage? Allons, Jean!

—Tu sembles tenir à ce qu'ils aient été…

—Grotesques!

—Tu les détestes?

—Pas le moins du monde, je devine tout simplement qu'ils furent détestables…

—Parce qu'ils sont prêtres?

—Qu'avons-nous besoin d'un Concile de la langue française? Ils ont si bien envahi ce Congrès qu'il ne s'y fera que de la théologie patriotique! L'enthousiasme clérical, c'est de la religion toujours, et c'est énervant, la religion toujours…

—Ne sont-ils pas citoyens? Ne sont-ils pas Canadiens-Français? Le coeur n'est pas sous les soutanes comme dans un tombeau!

—Les plus fermes piliers de la tradition, tu parais l'oublier: Te serais-tu moqué de moi?

—Je m'oppose à ce qu'ils soient plus stupides que les autres, pour le seul fait qu'ils sont prêtres, voilà tout…

—Au fond, c'est bien vrai! pour ce qui est du reste, Jean?

—Nous évoluons, mon ami, nous évoluons…

—Tous les Congrès n'y pourront rien faire! Cela devient banal, d'ailleurs, les Congrès!

—Tu dis une sottise, vraiment: Il n'y a rien de plus à la mode que les
Congrès, rien de plus chic

—Fort bien, mais un congrès de la langue française au Canada, ce n'est pas…

Chic?

—A quoi bon, Jean? Nous causons en bonne langue française, qui nous empêche de le faire? Contre qui la croisade, puisque nous gommes libres?

—Contre nous-mêmes, peut-être… Tous n'ont pas ta somptuosité de langage, mon ami.

—Merci du compliment!

—Je le souligne! s'écrie Yvonne, gentille.

—Ah! vous, je me défie, maintenant! riposte Lucien, dont, le sourire gras se réjouit.

—En aurais-tu douté, ma soeur? Ah! tu abuses…

—Du badinage, mon frère!

—Et nous sommes très sérieux! Nous disons donc que la plupart d'entre nous doivent ne pas négliger leur langage, le corriger, traquer les anglicismes…

—Les anglicismes? J'ignore cela, moi! fait Lucien avec une geste éloignant de lui ces horreurs.

—Aussi, n'a-t-on pas songé à toi lorsqu'on a résolu de tenir ce
Congrès. Il est indéniable que notre langage s'altère et qu'il s'anémie.
L'idée fut réellement profonde…

—Alors, j'ai été dupe?

—De quoi, Lucien?

—Mais… de toi! Tu approuves ce Congrès: tout ce que je t'en ai dit te répugne, n'est-ce pas logique! Très petite comédie que celle-là! Je te croyais plus loyal!…

—Comme tu es susceptible! Il y a toute la différence concevable entre l'idée d'un Congrès et la forme tangible qu'elle reçoit.

—Un congrès aurait été une chose merveilleuse, sans une telle pâmoison du Saint-Jean-Baptisme, y suis-je?

—Le Saint-Jean-Baptisme! tu as touché juste! le massif, l'inélégant
Saint-Jean-Baptisme!

—Que c'est naïf!

—Campagnard!

—Colon!

—D'un rustique lamentable, Lucien!

—Que c'est vieux, Jean!

—Perclus, mon ami!

—L'évolution, grâce à Dieu… C'est dommage qu'elle n'aille pas plus vite.

—Elle fait ce qu'elle peut, mais le canadien-français est désespérément traditionnel.

—Si nos professeurs du Séminaire nous entendaient, Jean quelles grimaces tordraient leurs visages!

—Cela te délecte de l'imaginer, Lucien?

—Que tu es étrange!… A certains moments, ta voix résonne en moi comme celle d'un adversaire, et je regrette d'avoir été si expansif.

—Je t'avouerai que je n'ai pas aimé cette boutade contre nos professeurs. Ce qu'ils nous ont donné de leur coeur est inviolable… Si nous étions moins paresseux au collège, nous deviendrions peut-être d'autres hommes. Toutes les réformes crouleront devant, l'insouciance… N'ont-ils pas fouetté nos énergies? As-tu essayé de rendre effectif leur enseignement, de parcourir les espaces qu'il ouvrait? Nous n'avons pas la curiosité passionnée d'apprendre, nous n'avons pas d'appétits intellectuels! C'est presqu'une souillure de besogner rude, les plus admirés sont ceux qui réussissent vaille que vaille en ne faisant rien. Pour combien n'est-ce pas une gloriole d'être le grand talent qui pourrait s'il voulait?… L'initiative, des professeurs opère sur les cerveaux automatiques des bûcheurs ou sur les belles intelligences trop sûres d'elles-mêmes et langoureuses, quand elles ne sont pas désoeuvrées. Avant de la condamner ne devrait-on pas faire le procès des élèves?

—Je n'avais jamais pensé à cela…

—Je n'ai pas voulu t'offenser, Lucien, je te prie de le croire.

—Tout de même, ce sont des repaires de tradition!

—Cela suppose des bêtes sauvages. La comparaison n'est-elle pas trop brutale? dit Jean, avec un sourire espiègle où flottait de la tristesse.

Jean Fontaine a tenu parole. Maître de ses nerfs, il en a détourné les violences, quand ils s'irritaient. A plusieurs reprises, une exaspération mauvaise lui faisait bouillonner le sang à la tête. Les enthousiasmes du soir brûlaient encore ses veines: Lucien jasait, cynique, désinvolte, étalait les replis de son âme. Et plus l'intelligence de Jean les fouilla de son analyse perçante, au fur et à mesure qu'ils se montraient, plus elle a mesuré combien était large et profond l'égoïsme de cet homme… Il raille, il outrage, il nie. Inutile de lui demander pourquoi, il va bredouiller, parce qu'il ne le sait pas. A-t-il réfléchi? Il ne pense qu'après avoir entendu ce que les remous de l'opinion lui bourdonnèrent à l'oreille. Que faut-il dire, aujourd'hui, pour être distingué? Que ne faut-il pas dire, surtout, pour n'être pas sot et provincial? Tel principe d'avant-garde, après les avoir longtemps effarouchés, apprivoise les esprits: Lucien Desloges l'affirme alors tapageusement, non parce qu'il y croit, mais parce que c'est un titre à l'excellence, au raffinement. Le Saint-Jean-Baptisme est en disgrâce, croit-il: il ne se rend pas compte lui-même de ce qu'est le Saint-Jean-Baptisme. Autour de lui, on prétend qu'il est retardataire et grotesque: la vision brumeuse d'une chose vétusté et démodée lui suffit, il crible la Saint-Jean-Baptiste d'épigrammes. Il n'a jamais eu la conception nette du mot tradition, il ne s'occupera jamais de l'avoir; il voit un stigmate au front de ceux qui la vénèrent, stigmate de servilisme et d'infériorité morale: il regarde en bas grouiller, dans la lie des ignorantins, les valets de la tradition infâme. Et toujours aussi lestement, aussi nonchalamment, qu'il s'agisse de patriotisme ou de religion, de principes traditionnels ou même éternels, il ignore ce qu'il insulte, il ignore ce qu'il nie. Ce n'est, pas un doute que le doute frivole: il n'y a de vrai doute que celui des penseurs. Ceux-ci ont, la noblesse de leur angoisse: Lucien Desloges doute béatement, lui, parce que c'est gentil, original et pas ridicule. Avec une candeur sereine, il doute de sa race, de l'héroïsme, des traditions, de la morale, du sacrifice, de l'effort, de l'idéal, de la bonté de Dieu même, assez probablement. Sur les ruines que le doute accumule en lui-même, il construit un être rayonnant d'inconscience et de superbe fragilité. Pourvu qu'il restât debout, son moi gavé de jouissances, toutes les choses vénérables tomberaient, avant qu'il répandît une larme sur les grands souvenirs qui meurent…

Ainsi Jean, le long de la causerie, a vu saillir en lumière tous les aspects, toutes les lignes du personnage. Mais devant lui, trop de choses ont surgi les unes après les autres, fuyant pour revenir et fuir de nouveau, pour que le portrait moral de Lucien Desloges n'ait pas quelque chose d'inachevé. Jean éprouve qu'il n'étreint pas tout, que sa conception n'est pas aussi lucide qu'il tâche de la rendre. Il y a des profondeurs qui se dérobent, il demeure superficiel. Ce qu'il reproche à Lucien ne cesse pas d'être vague: et si on lui demandait ce que Lucien devrait être, ne s'en tiendrait-il pas à des généralités insuffisantes? Ne fait-il pas de grands geste! dans le vide? Peut-être un idéalisme creux l'a-t-il attendri… Il ne sent plus d'aigreur: l'exaltation de coeur se repose. Sa propre nonchalance fut-elle moins lourde? N'y aurait-il pas de l'injustice à flétrir un autre homme de lâchetés qu'il doit retourner contre lui-même? Il fut, sans doute, admirable de promettre de l'effort et de l'amour: consacrera-t-il à vouloir une énergie fidèle? Incapable, en ce moment, de préciser avec force une vision de fraternité canadienne-française qui est trop nuageuse, trop vaste, trop peu réalisable, ressaisi par l'indifférence habituelle, il ne lutte pas contre le relâchement des nerfs, l'affaissement du courage. La tristesse inonde son être, l'empoigne…

L'antipathie contre Lucien Desloges s'émousse: à quoi servirait-il de lui disputer l'âme d'Yvonne? La jeune fille ne cause-t-elle pas avec la plus douce exubérance? Il lui semble même qu'elle y glisse de la provocation. Tant d'égoïsme insolent n'a donc pas ébranlé sa tendresse: Jean ignore ce qu'il pourrait, inventer pour l'affaiblir.

La conversation voltige, souriante et légère: une mollesse engourdit les remords, le chagrin, les enthousiasmes de Jean Fontaine, alors que du thé montent des vapeurs chaudes, troublantes…

V

AU FOYER DES BERTRAND…

Depuis quelques minutes, Germaine, l'épouse de François Bertrand mouille de larmes le tablier de lin sombre qu'elle a revêtu pour la visite du médecin. Des hoquets plaintifs crispent sa gorge: heurtée de chocs brefs et rudes, sa forte poitrine gonfle et retombe. Des gerçures rayent ses mains élargies, les doigts sont gourds d'enflures, les ongles furent rognés par le travail et ne seront plus jamais blancs. Il y a, dans le geste de ces vaillantes mains qui reçoivent des larmes, un contraste poignant…

C'est la première fois que Lucile voit pleurer sa mère, depuis la mort du petit Félix, il y a douze ans. Le coeur transi, elle regarde cette douleur qui rend la sienne plus lointaine. Le besoin d'apaiser les sanglots qui la déchirent elle-même, l'étreint. Des paroles émouvantes, simples, enfantines même, finissent par implorer sur ses lèvres:

—Maman, arrête cela, je t'en conjure… On peut, encore espérer, le docteur ne l'a pas condamné. Père a beaucoup de vie en réserve… Il en a assez pour revenir…

—La rechute est pire… que la maladie, sanglote Germaine.

—Pas toujours, maman.

—Je te dis qu'il est fini, moi!

—Non, le bon Dieu ne le voudra pas!

—Je n'ai jamais vu de gens réchapper des fièvres quand elles reprennent… Ah! laisse-moi! il s'en va!…

Des sanglots plus intenses la violentent. Lucile en est comme navrée. Mais un courage, dont elle ne s'explique pas l'ardeur lucide, la soutient, lui dicte un langage électrisé d'espérance:

—Je ne te connais plus, maman. Tu as toujours été si forte… Le désespoir, cela ne sert à rien. Et puis, tout n'est pas fini, quoique tu en dises. Tes larmes me font je ne sais quoi… Si elles continuent, je ne sais plus ce que je vais devenir, moi. Tiens, c'est la fatigue: va te reposer.

—Je n'ai pas clos l'oeil depuis un mois. Quand le coeur fait si mal qu'on voudrait mourir, on n'est plus capable de s'endormir. Tu as tort de me plaindre. Avant de pleurer, j'ai senti qu'il n'y avait plus d'autre moyen de vivre…

—Oh! si cela pouvait te faire du bien!

—Ah! maudites fièvres! je les hais!

—Luttons, maman, elles ont quelquefois le dessous. J'ai moins peur d'elles maintenant.

Tout à l'heure, je tremblais comme un petit moineau l'hiver, au froid… Ta peine m'a tellement bouleversée, qu'elle n'était pas endurable. Mais la confiance m'est venue comme par magie. Luttons, veux-tu? Je veux qu'elles s'en aillent, je t'assure qu'elles auront le dessous!

—C'est facile en paroles, dit la mère. Et pourtant, un filet d'espoir luit dans son âme.

—Nous chasserons la mort!

—Pas cela, mon Dieu, pas cela! s'écrie Germaine, oppressée. La mort, elle m'épouvante. Depuis qu'elle m'a arraché des bras le petit Félix, j'en ai toujours eu peur. Tu t'en rappelles, Lucile, tu avais huit ans. Il était si fin, si malfaisant, si gourmand, je l'aimais à la folie. Le jour où je l'ai perdu, on m'a cru chavirée. Il y a douze ans, et j'en ai encore tant de chagrin que je ne suis pas capable de tout dire… Oui, la mort, c'est une voleuse, je m'en méfie! Qu'est-ce qu'on peut contre elle?

—On peut lui dire d'aller droit son chemin…

—Hélas! ma petite fille, elle arrête partout…

—Je vous le répète, maman, je suis certaine qu'elle s'en retournera bredouille!

—On dirait, ma foi, qu'elle donne des ordres à la mort. Elle se moque bien de toi, va! raille durement Germaine.

Peu à peu, toutefois, l'inflexible accent de la jeune fille l'a calmée, reconquise à l'attente de la guérison. Le coeur se desserre, a des battements plus libres qui soulagent. Oh! qu'il est bon de ne plus avoir la gorge étranglée par des spasmes!

—Je ne commande pas, j'obéis! a répondu Lucile, un sourire de triomphe auréolant son visage pâli.

—A quoi donc, j'ai hâte de le savoir?

—A une voix qui me le dit. Ne l'entends-tu pas? Elle me parle si haut que tu dois l'entendre!

—J'ai peur de la mort, c'est elle que je crois entendre. Elle a des ailes, dit-on. Elles bourdonnent à mes oreilles, il semble.

—Elle s'en va, te dis-je!

—Dieu le veuille!

—Le médecin…

—Ces médecins! qu'est-ce qu'ils valent? Le sait-on? Tant d'histoires courent à leur sujet. Quand ils sont étudiants, ils fainéantent.

—Pas tous, maman.

—Tu le sais bien qu'ils font la vie? Tout le inonde le crie! Leurs diplômes, cherche comment ils les gagent! Ils pratiquent pour faire de l'argent. La santé des pauvres gens, ça les intéresse? Ce n'est pas à moi qu'ils le feront accroire. Il reste des sous quand les pauvres gens meurent…

—La peine t'enlève ton bon sens. Il y a de bons coeurs, beaucoup de bons coeurs chez les médecins. Le docteur Bernard…

—En avait-il une binette déconfit! une allure d'enterrement! Il ne lui manquait que ïa cravate noire.

—Es tu bien certaine?

—Tu n'as pas vu cela? Il n'a pas eu l'audace de nous regarder en pleine figure. Il n'a presque rien dit, il bafouillait. Les docteurs ne condamnent jamais autrement, par les yeux baissés à terre. Quand ils peuvent quelque chose, ils envisagent. Mon pauvre vieux est perdu!

Elle allait de nouveau s'abandonner aux sanglots, mais Lucile, énergiquement suppliante, les endigua.

—Allons, du courage!… Si tu savais comme j'en ai, moi! c'est de la certitude: rien ne peut la détruire. Je crois à la guérison de père comme au bon Dieu! Le Ciel nous envoie la force de lutter: mon coeur en est tout plein. Ne pleure pas, maman, écoute-moi!

—T'ai tant prié, le mieux que je pouvais… nous avons tous prié, les grands, toi, le petit Jacques, les petites filles. Tous les soirs, avant son dodo, Jeanne lève ses menottes et ses yeux clairs comme l'eau pure: «Bon Dieu! sauvez papa!» dit-elle, une fois, deux fois, et cela devrait toucher les anges!… Hélas! non… le Docteur…

—Encore le Docteur!

—Il est bon à rien!

—Tu oublies qu'il est le meilleur de la ville. Il a vingt ans d'expérience.

—Celui qui a laissé partir Félix en avait trente!

—Félix était fluet, si faible contre le mal. Père était solide comme un chêne.

—Les chênes cassent, Lucile.

—Quand ils sont très vieux. Papa n'a pas encore soixante ans: il vivra, il ressuscitera même, s'il le faut! Tu en mourrais, je le sens, et c'est atroce d'y penser. Il faut qu'il vive!

La volonté de la jeune fille grandit, jusqu'au sommet de l'exaltation. Devant une énergie qui déborde à flots si pressants, le désespoir de Germaine croule. Une lumière plus joyeuse a ranimé les bons yeux noirs que la douleur alanguissait. Le visage s'est raffermi: le sang inonde les joues replètes et les lèvres un peu charnues. Fixés distraitement, les cheveux courent à l'aventure en bandeaux ondulés que termine, en les roulant à la nuque, une torsade épinglée vaille que vaille. Le labeur sans trêve a quelque peu virilisé des traits plus minces aux jours lointains de la coquetterie. Certes, ils durent aimanter l'amour, ces yeux où tant de douceur frissonne encore.

Sous l'élan de courage que Lucile rallume, la taille de la mère se redresse, paraît élevée. Trop de largeur la difforme, mais elle est admirable de vigueur, campée dans toutes sa robustesse. De Germaine ainsi vêtue de percaline grisâtre il rayonne une fierté grande, parce qu'elle s'ignore.

—Ah! que tu m'as fait du bien, ma petite fille! Tu seras une vraie
Picard, toi! s'écrie-t-elle, vaillante.

—Tu es fatiguée, tes nerfs sont plus calmes. Va te coucher… je veillerai père…

—Tu as raison, nous allons le sauver, le pauvre vieux!

—Ne viens pas avec moi, je te le défends!

—Je veux le voir! S'il avait déjà pris du mieux?

—Tu as du courage, maman?

—Celui que tu m'as donné, Lucile…

Le corridor où elles sont, n'est pas large, si peu que l'une marche devant l'autre. Un prélart fleuri de maigres dessins, rogné ça et là par l'usure, geint sous la cadence étouffée de leurs pas. Très humble est la tapisserie vieillie sur la cloison: des roses qui pâlissent dans une couronne de verdure fanée!…

La première, Lucile franchit, le seuil de la chambre où François Bertrand n'a pas ouvert l'oeil depuis trois jours, depuis le lendemain de la rechute. Il en est rendu aux dernières étapes de la faiblesse; tout le corps est flasque, un souffle pénible l'agite. Il est étrange comme la présence de la mort semble alourdir l'atmosphère et se coller aux choses, là où menace la mort. Elle pèse, elle ralentit le flux du sang dans les veines, elle effraye, elle fige, elle règne. On s'aplatit devant elle comme devant les despotes, on la maudit, comme ils sont maudits. On se rappelle des images où elle ricane, osseuse et blême, son épée foudroyant l'espace d'un geste fatal. Le sourire livide est là, maintenant, dardé tour à tour sur le front léthargique et le coeur vacillant du malade. L'ombre insaisissable partout se diffuse; elle refroidit la lumière à l'orée de la fenêtre, endeuille les murs, répand sur les objets les plus infimes un mystère solennel dont l'âme s'épouvante…

Germaine et Lucile, défaillantes sous le fluide subtil de la mort, contemplent silencieusement, éperdument, la forme amaigrie de l'ouvrier. Sous la cotonnade fruste des draps, elle est mince, elle s'effondre. Les os des joues s'aiguisent en sinueuses lames, le globe des yeux recule aux plus lointaines profondeurs de l'arcade sourcilière, les lignes du nez s'émacient, la bouche a des pâleurs bleutées de cire, la peau se teinte de blancheurs qui la contractent. On n'avait pas eu le soin de raser la chevelure: le crâne? luisant comme la pelure d'un fruit vert, semble aussi inerte qu'une statue de la mort.

—Ce pauvre vieux! comme il a maigri! Regarde-moi donc ce bras comme il s'est rapetissé! Ce n'est plus les doigts d'un ouvrier, mais ceux d'un monsieur de banque. Il a les yeux cernés comme un défunt… pas une goutte de sang à la bouche, aux oreilles. Il n'a plus que les os. Ce n'est plus lui, c'est son ombre. Mais, ne dis rien, François, nous te tenons encore! nous ne te lâcherons pas!

—Que c'est triste de le voir si pâle, si défiguré! Mon coeur en a le vertige. Si je pouvais, par des baisers sur son front, éteindre la fièvre, que je l'embrasserais fort et longtemps!

—Ne l'ai-je pas embrassé bien fort, moi? ça l'a-t-il empêché d'être malade?

—Tout notre amour devra la ramener!

—Le mien, surtout, Lucile! Ah, que je l'ai aimé, ton père! Il n'y en a pas deux comme lui. C'est un coeur sans pareil, un coeur d'or, mieux que cela, un coeur d'ange. Et dire qu'il est en train de ne plus battre pour moi, ce bon coeur. Non, Seigneur, ne m'enlevez pas mon trésor, ayez pitié, comme le dit votre beau livre de prières! Si je le perds, il me semble que je n'aurai plus rien…

—Eh quoi! nous ne sommes rien, les autres! dit Lucile, avec un sourire de malice extrêmement douce.

—Vous êtes beaucoup, les enfants, vous êtes… comment dire cela? Vous êtes tout et vous êtes…rien.

—Je ne suis pas jalouse, mais je ne comprends pas bien.

—Comment! tu ne devines pas, au moins? A ton âge?…

—Que je suis sotte, maman!

—Pas tant que cela, ma petite fille! Si tu savais comme je paye l'amour cher! Pardon, Lucile, pardon, cher vieux François, mon pauvre vieux!

Les exquis souvenirs affluent à la mémoire de Germaine. Quelle profonde et simple idylle! Leurs âmes, au cours du jeune âge, s'étaient rapprochées tant l'une de l'autre qu'elles n'en devinrent plus qu'une, fraternelle et nécessaire. Un jour qu'un regard plus enivrant leur était monté des profondeurs de l'être, ils tressaillirent, et ils ne furent plus jamais les mêmes l'un pour l'autre. Sous les yeux hypocritement ingénus des parents, leurs paroles d'amoureux s'attendrissaient, leurs sourires avaient les larmes d'une joie dont le prolongement en eux-mêmes était sans bornes. Du moins, c'est ce qu'ils se redirent, insatiables, toujours plus émus, plus graves, jusqu'aux épousailles devant l'autel de leur Dieu.

Depuis lors, ils s'étonnèrent de ce que bien des ménages n'ont pas la plus charmante félicité. Ils ne s'inquiétèrent jamais de la fragilité de leur amour, le vivant comme une chose inéluctable, indiciblement tendre, prévue de toute éternité, qui s'acheminait vers l'éternité du Dieu qui leur épanchait le bonheur. Ah! qu'il avait été bon, François, qu'il avait été bon! nature un peu rude que Germaine avait affinée en douceur: les brusqueries passagères cachaient bientôt leurs griffes sous la caresse d'un regard que les yeux noirs savaient donner à temps. Le bon, l'incomparable François! telle fut leur histoire, leur pastorale: amour et bonté, cette bonté que rien n'épuise, une source où les meilleures joies s'abreuvent, où tous les nuages moroses, en y reflétant leur image, se purifient et s'illuminent. François! deux syllabes harmonieuses dont l'épouse a vécu, à travers lesquelles vibre toute la mélodie de son existence! Les âmes farouches dussent-elles la juger anathème, Germaine, sans y aimer François toujours, ne peut concevoir le ciel…

Tout cela, confus, remonte en elle comme des gouttes de rosée. Un voile de larmes délicieuses la sépare du tableau qui angoisse. Elle oublie, parce qu'elle se souvient… Le passé d'amour, au gré du rêve, en lumineux souvenirs défile. L'ivresse de contempler au doigt la bague de fiançailles humble et si jolie, le ravissement de l'heure où le prêtre sanctifia leur long désir, le profond tressaillement du premier baiser ardent sur tout l'être du premier-né, la gaieté de certains jours de fête ou de chômage où l'on partait, François, la mère et les petits anges, vers les pelouses dont le frais sourire apaise, l'étreinte plus émouvante, plus sainte des jours de l'An, l'émerveillement d'un voyage qui les mena jusqu'en Gaspésie, chez un frère de Germaine, à Port Daniel, le délire de leurs coeurs, le soir où la première fois leur grand Laurier planait là-haut comme une immense étoile, enfin, les émotions les plus diverses, les attendrissements les plus naïfs aussi bien que les plus hauts, toutes les souvenances d'une amitié forte et pure s'élèvent en l'âme de Germaine comme un jet d'étincelles merveilleuses. Ce n'est pas un rêve de mélancolie savante où le coeur s'écoute souffrir avec de fines voluptés, mais une évocation riche de toutes les délicatesses accumulées par l'amour. Qu'ils se sont aimés, compris, relevés, ennoblis, que les misères à deux furent suaves, qu'ils sont devenus nécessaires l'un à l'autre! Par le besoin de perpétuer leur vie si tendrement une, par l'horreur de s'en imaginer la rupture, Germaine revient à l'ombre blême de la mort…

Sous l'ombre dissolvante, tout à coup, l'ensorcellement fond comme neige dans la boue. Germaine n'a-t-elle pas, en effet, la vision d'une mort hideuse où s'enliserait son bonheur? Elle est chrétienne, mais la sensation qui la navre en est une qui l'empêche, un moment, d'être chrétienne. C'est la révolte de l'épouse, tendue, sauvage. Tous les nerfs s'irritent. D'un élan irrépressible, elle se précipite vers le lit, se frappe rudement les genoux au parquet de bois brut, saisit avidement la main qui retombe alanguie comme un arbuste déraciné. Des paroles haletantes débordent…

—François, mon bon François! dit-elle ardemment. Reprends ta connaissance, reviens à moi!… Comme ta main est gelée! J'ai peur: tu D'ea pas mort, dis? ouvre les yeux, réponds-moi! J'en ai besoin, je ne peux plus supporter cela, moi!… Je t'aime si fort! Tu n'as pas le droit de partir comme ça… Entends-tu? reviens à moi!… Mon bon vieux François, n'ai-je pas été bonne pour toi? Tu sais bien que je ne vivrai pas sans toi. Parle-moi, dis que tu es content de me savoir là!… François, ne meurs pas, je te le défends!… Ta vie m'appartient bien un peu, je suppose, puisque la mienne est la tienne!… Reprends tes sens! que ton visage est pâle, comme un cierge!… Ah! parle-moi, je le veux!… Avec votre aide, mon Dieu!…

La voix s'affaisse, est moins véhémente, plus chargée de molle tendresse. Germaine oublie que Lucile entend, qu'elle devine, qu'elle est remuée. Des mots câlins, suivis de murmures qui sont des caresses, implorent, enveloppent, gémissent, tout, bas, mystérieusement. Des fraîcheurs d'aurore attiédissent l'atmosphère: l'ombre de la mort recule, chassée par le gazouillis profond de la vie… Tout l'être de Lucile est suspendu à la voix d'amour qu'elle écoute, immobile, les yeux graves d'un vague espoir et de pensée, La vingtième année fredonne en son coeur. Elle n'a jamais aimé: elle en avait le pressentiment, elle n'en doute plus. Cette douceur, au fond d'elle-même, demeure limpide, parce qu'elle ne s'embrouille pas d'analyse, de réflexions laborieuses. Les phrases suppliantes de l'affection la plus vive, les monosyllabes jetés dans un souffle inexprimablement doux lui révèlent superbe et sacré l'amour: elle en subit la force, la grandeur, la répercussion en elle-même, l'éternité sans qu'elle en ait conscience. Rien d'inférieur ne se mêle à l'émotion poignante; elle ne consent à rêver de l'amour que bonté, que noble extase. Plus claire et plus impérieuse devient, aux sources les plus vivantes de l'être, l'attente d'une joie dont on meurt quand elle s'éloigne après être venue…

Devant le désespoir de sa mère, est-elle généreuse de s'attendrir sur elle-même, de se complaire en la vision du bonheur que lui prépare l'avenir? Un remords la pique au vif: une seconde, le grand chagrin de Germaine l'affole au point que des spasmes de douleur l'étreignent au cerveau. Ces plaintes, ces mots éperdus, il lui semble qu'elle-même les profère, qu'ils sont le sang filtrant d'une blessure qui la tue elle-même. Autant, pour guérir sa mère que pour se calmer elle-même, Lucile, une énergie mystérieuse la refaisant brave, incline sa chevelure un peu désordonnée, enlace d'une bras solide le cou de Germaine, verse à flots caressants la paix et la foi.

—C'est assez, maman, tu te brises. Tu m'avais promis! Sois donc courageuse! Regarde-moi: n'en ai-je pas, du courage? Avant longtemps, je n'en aurai plus, si tu continues. Je l'ai entendu dire: le désespoir, ça ne peut pas durer; c'est comme les gros orages… Je t'emmène, laisse-toi faire. Ton visage brûle, tes mains, ont le frisson… Viens, maman, viens prendre des forces pour le sauver!

—Lâche-moi! tu m'étouffes! dit Germaine, violemment.

Lucile relâche un peu l'étreinte et, plus douce, murmure:

—Ce n'est pas moi qui t'étouffe, c'est la peine.

—Cela me fait du bien de me décharger le coeur.

—Tu vois bien que c'est de la fatigue… tu es à la veille de tomber… viens dormir, avant que les garçons reviennent!

—Dormir, quand H peut passer d'une minute à l'autre? s'écrie
Germaine, avec une détermination Sauvage.

—Je te promets que non! le docteur l'aurait dit…

—Ils sont si hypocrites! Est-il venu, ton docteur Fontaine, le fils du patron? Sa bonne figure! Si tu penses qu'on peut s'y fier… ils sont tous pareils!

Interdite, parce qu'une oppression lui fait battre sourdement le coeur, la jeune fille assure avec moins de fermeté:

—Il viendra…

—Qu'il vienne ou qu'il ne vienne pas, ça m'est bien égal! C'est un jeune, et un jeune, ça ne vaut pas la peine d'en parler.

L'étreinte du bras se dénoue, amollie. Jusqu'alors, la promesse de Jean Fontaine est demeurée intégrale en la mémoire de Lucile: aucun doute ne l'avait même effleurée. Elle s'est souvenue de l'accueil sans morgue, du sourire, de l'accent, de la pitié du jeune homme comme de choses très bonnes et qui ne pouvaient l'avoir déçue. La scène entre elle et lui revint souvent, tous les jours, hanter son esprit d'images auxquelles celui-ci découvrait un charme inéprouvé, dont la douceur pénétrait. Plus elles furent assidues en elle et s'y creusèrent, plus s'aviva l'impatience de revoir Jean. Il semblait qu'il apporterait avec lui quelque chose d'indéfinissable qui, promptement, magnifiquement, délivrerait son père. Puisque sa bonté seule ensoleillait d'espérance, il devait avoir une science toute-puissante. Ce retard, en quelque sorte, l'auréolait aux yeux de Lucile: elle se sentait toujours plus infime devant lui comme devant un être radieux et supérieur. Et n'est-ce pas à la confiance en lui, impérieuse, qu'elle est beaucoup redevable d'une telle conviction?

Mais que les nerfs soient las d'être tendus ou que le prestige du jeune médecin tout à coup pâlisse, tant de suggestion vient de faiblir. La crainte envahit Lucile. Elle raisonne, elle commence à ne plus croire. S'il allait ne pas venir?

Ne fut-elle pas obsédée par une leurre? Le lendemain, le soir même du jour où il prit rengagement qu'elle avait reçu de tout l'élan de son âme, il a peut-être oublié. Les soupçons d'alors de nouveau l'inquiètent; la bonhomie de Jean Fontaine avait été une apparence, un mirage, une politesse débonnaire qui déguisait l'ennui, plus visible à l'adieu. Le patron dirigeait cinq cents ouvriers: l'un d'eux valait-il la peine qu'on eût de la sympathie, qu'on se dérangeât? Le fils jeune, avenant, si bien vêtu, de parfaites manières, avait assurément d'autres plaisirs que celui de compatir au malheur des ouvriers qui tombaient, des plaisirs qui lui avaient obscurci la mémoire. Il se fait en l'aine de la jeune fille comme une chute profonde. Elle est déprimée, tout-à-coup sans ressorts intimes. Elle regarde le visage brisé de son père, elle entend la respiration fragile: l'effroi la glace, elle tremble. Puis, elle revoit les fortes joues saignantes, les épaules largement solides, les yeux palpitants de clartés saines, l'affectueux sourire de François Bertrand, si crâne avant les fièvres!… Elle s'insurge, elle ne veut pas admettre que tout soit perdu. Un retour de courage la secoue, la ranime. La physionomie de Jean ne se présente plus à elle que franche, inspiratrice de bravoure. On ne ment pas, quand, on sourit avec une telle lumière au fond des yeux; on n'a pas l'intention d'humilier, quand la voix s'adoucit comme l'air d'une chanson triste; on n'est pas lâche, quand de soi la bonté rayonne ainsi… Il viendra, le fils loyal du patron, réchauffer l'ardeur à, terrasser le mal, parce qu'il possède un don que Lucile ne peut définir, mais qu'elle sent: le pouvoir d'agiter en l'âme l'espérance!…

Exténuée, Germaine s'est assoupie. Sur les deux bras charnus comme sur un mol oreiller, la tête s'affaisse. Quelques sons étouffés divaguent sur les lèvres. Un rien détruirait ce frêle sommeil. Lucile marche vers la fenêtre où la brise lui rafraîchira les tempes. La pureté bleue du ciel tombe en elle comme un fluide qui repose. Dans la cour, au-dessous, quelques fleurs paraissent heureuses de n'être plus étourdies par le soleil. Les herbes sauvages foisonnent autour des plates-bandes où les feuilles des légumes commencent à poindre au ras du sol. Le rosier, là-bas, se pare de boutons gonflés d'amour. Deux arbrisseaux, pommiers minuscules, s'enorgueillissent, de leur jeune ramure. Ce matin même, Lucile a lavé quelques morceaux de linge: ils bougent à peine dans l'air, aussi blancs que les petits nuages satinés de l'espace.

Aussi blanche que les petits nuages est la robe de mousseline qui enveloppe Thérèse Bertrand de souplesse gracile. Sa mère l'avait ainsi rendue belle, pour la visite du docteur Bernard. C'est qu'il en imposait, le docteur Bernard, avec la redingote sévèrement ajustée, la chaîne d'or aux reflets graves, les airs de science hautaine. Dans certaines familles, il y a comme une superstition de plaire au médecin; on croit que, si l'ordre à la maison lui fut agréable, il en rapporte un plus grand souci d'être salutaire. Toujours est-il que Thérèse est exquise à voir. Elle a, voltigeant sur le cou le plus fin, les plus touchantes mèches blondes pour lesquelles on puisse soupirer. Le visage a la couleur du liseron des champs au bord des ruisseaux purs. Les lignes n'en sont pas irréprochables, mais il est charmant. La bouche est une merveille de coloris et de grâce. Escortée d'une bonne américaine, elle éblouirait les passants qui diraient: «Quelle Jolie petite demoiselle»!

Il donc admis qu'elle est délicieuse à voir. Comme si elle posait les pieds sur la mousse, elle elle fait à peine gémir le prélart du couloir. Depuis trois jours, il n'y a presque plus de bruit dans la maison. Elle s'ingénie à ne pas en éveiller elle-même: «Pas plus que les mouches!» dit-elle, avec un sérieux, qui met des larmes aux yeux des grands frères, Elle sait, qu'elle ne doit, pas lâcher à tue-tête la nouvelle que son front, devenu beau sous l'effort, de la pensée, garde avec une jalousie d'enfant.

Thérèse bientôt rejoint sa mère. Elle écoute le mystère des mots qui s'étranglent au fond de la gorge, elle a peur de ce râle. Elle n'ose tirer la manche du corsage, appeler tout fort. Apercevant Lucile à la fenêtre, elle s'empresse vers elle d'une allure plus timide que celle d'auparavant.

—Lucile! murmure-t-elle, essoufflée, bien bas, de l'effarement naïf au fond des prunelles. Il y a un Monsieur…

—Un monsieur?

Quelque chose mord Lucile au coeur, et c'est irrésistible, et cela fait mal avec douceur. Un pressentiment l'avertit que c'est lui, l'attendu, le fils du patron… Pourquoi cette joie qui pleure aux sources de l'âme?

—Un monsieur qui te demande! continue la petite fille.

—Moi?

—Il a dit: Mademoiselle Bertrand. C'est toi, je suppose, mademoiselle
Bertrand?

—Comment est-il habillé? questionne Lucile, troublée davantage.

—Comme un monsieur.

—Encore?… est-il grand?

—Plus grand que papa. Je n'ai pas distingué ses habits; ça me gênait.
J'ai monté l'escalier comme un éclair.

—Il ne t'a pas dit pourquoi il vient?

—Eh bien, va lui demander. C'est toi qu'il veut!

Elle qu'il veut? Ces paroles s'impriment à l'intérieur du cerveau avec une netteté puissante. Elle refuse de croire ce qu'elles insinuent, ce qu'elles imposent. N'est-elle pas sottement orgueilleuse? Elle écarte l'obsession parce qu'elle est une impossibilité, qu'elle y soupçonne de la laideur. Un élan de gratitude la transporte seul. Oh! que monsieur Fontaine est bon de ne pas lui avoir menti, de s'être souvenu!…

—As-tu compris, Thérèse?

—Je n'y vais pas, bon!

—Mais pourquoi?

—Ça me gêne!

—Il n'y a pas de danger qu'il te dévore! Sois gentille, Thérèse. Je ne te refuse jamais rien, moi.

—C'est drôle, en tout cas.

Thérèse repartit. On l'entendait à peine…

Lucile est positive. Instinctivement, elle a voulu se fournir le temps de paralyser son émoi. Elle donne un coup d'oeil anxieux aux plis de la robe, à la blancheur des mains, à la propreté des souliers. Un miroir, tout près d'elle, se moire de velours clair: elle y court, interroge hâtivement la jolie chevelure, redresse un mèche qui désertait, à l'oreille gauche, lisse du bout des doigts les ondes brunes où des tons dorés s'allument. Comme elle a pâli, blême comme un jour de pluie! Les yeux creusent, bleuis par le cerne. Elle est presque laide, songe-telle avec amertume. Ce dégoût d'elle-même ne dure pas. Puisqu'il a eu la générosité de venir, le fils du patron comprendra pourquoi elle est défaite: la souffrance n'est-elle pas une excuse? Est-ce elle qu'il est venu voir, d'ailleurs? Eh quoi! toujours cette coquetterie sournoise dont elle ne peut faire taire la voix qu'après l'avoir laissé jaser en elle-même? A la première impulsion de honte en succède une qui pardonne: elle devine qu'elle cède à une loi inéluctable de son être, qu'elle ne peut faire autrement. Le jeune médecin ne la regardera même pas: il vient retirer son père des griffes de la mort. Il apporte avec lui l'aide, une lumière qui est, un sourire de vie. Lucile espère en sa force, en sa bonté. Elle exulte d'un bonheur pur: son père est sauvé! Sa mère… au fait, il n'est pas décent qu'elle dorme… Pauvre mère! elle en avait tant besoin!…

Elle va rompre le sommeil heurté de Germaine, lorsqu'elle entend la petite soeur indiquer le tournant du couloir:

—Par ici, Monsieur!

—Comment, est-il, ton papa? demande une voix ferme dont le coeur de
Lucile a gardé l'empreinte.

—Chut! pas si fort, Monsieur! Depuis trois jours, mes grands frères ne se parlent presque pas, le soir, pendant qu'ils mangent, la soupe. Maman est triste comme la cave. On m'a défendu de faire du tapage: c'est signe qu'il ne va pas trop bien, papa!

—Et mademoiselle Bertrand?

—Lucile, vous voulez dire?

—Je suppose que oui.

—Elle est, blanche à faire peur… On dirait qu'elle va tomber malade aussi…

Lucile! quel nom limpide! Il verse de calmes rayons d'aurore. Il se prolonge en harmonie, en rêve. L'âme de Jean le recueille avec attendrissement: ce nom le charme d'une façon mystérieuse. Ainsi, Lucile a beaucoup souffert, au point d'en être faible. Un peu de sympathie soulage: Jean donnera tout ce qu'il se sent de pitié. Il sera bon dans la mesure où il a failli trahir la promesse de l'être. Il n'y eut rien de lâchement voulu en son retard, mais oublier, n'est-ce pas souvent presque vouloir? Lorsque, le soir de la veille, l'entrevue du dimanche entre Lucile et lui revint à son esprit, lui retraçant, un beau visage embué de larmes, et puis, transfiguré d'espérance, il eut ce remords subtil de s'avouer coupable alors que la volonté n'a pas agi. Le lundi malin, après une nuit de songes pesants et de maints réveils, il se leva, la tête lourde comme une massue. Il renvoya les soucis patriotiques à des heures plus sereines. Une longue promenade en automobile, jusqu'à l'Ange Gardien, l'enchanta: la poitrine nourrie de brise, le cerveau purifié des vapeurs qui l'embrouillaient, il reconquit son ardeur virile de comprendre et de sentir. Avec une volupté nouvelle, plus aiguë, plus large en lui-même, il s'enivra de nature canadienne, dont ce qu'il admirait, plusieurs autres promenades l'en avaient fait jouir: et cependant, quelque chose transformait son plaisir de le revoir, au point qu'il lui sembla ne l'avoir jamais connu. C'est que de telles jouissances, auparavant, ne lui atteignaient pas vraiment le coeur, mais ne lui remuaient que langoureusement les sens. Trop soucieux de lui-même en face des paysages, il contemplait, sans amour. Peu à peu, comme jaillissant des émotions vigoureuses qui le secouèrent, à la première séance du congrès de la langue française, une tendresse précise lui rendit plus chères les choses qu'il avait crues familières. Tous ces noms, Beaupré, Montmorency, Beauport, Maizerets, vibrèrent harmonieux d'histoire: au lieu de lui traverser l'âme à peu près vides, ils y demeuraient gonflés de passé. Ensevelis en la mémoire de Jean depuis le collège, les faits grandioses, aussi bien que ceux plus humbles d'autrefois, ressuscitèrent. La nature se parait de souvenirs. A les voir surgir des alentours, en un frisson de lumière et de couleurs, il retrouva l'âpre griserie que les Plaines d'Abraham, la veille, lui avaient apprise. Ce n'était plus la campagne seule, décor de fraîches verdures et séjour des vents bénis, mais la campagne de chez nous, la campagne de son Canada. Les maisons n'offraient pas toujours le plus gracieux visage: la poésie du terroir les enjolivait. Sous les chapeaux de paille à grandes ailes tranquilles et les corsages lourds, des âmes canadiennes-françaises frémissaient: un battement de coeur ardent, vers elles, entraînait Jean. Il comprit subitement le mot du professeur qui lui avait expliqué la genèse du laurentien avec orgueil: «Ayez la fierté de votre sol, il est vieux comme le monde, il n'y en a pas d'autre comme lui!» N'y avait-il pas, lui souriant, plus doucement au milieu des autres fleurs, quelques-unes de celles qui ne fleurissent que le long des routes canadiennes? Ça et là, des érables mollement berçaient leurs touffes que le soleil pointillait d'or: ils avaient la splendeur et la noblesse des rois! N'est-ce pas l'arbre élu de tout un peuple? A travers les veines de la feuille d'érable, le meilleur sang du Canada frissonne. Nulle part ailleurs que là où s'attardait l'automobile, l'air ne grise d'un arôme si bon, parce que nulle part ailleurs, alors qu'on le respire, les yeux ne rêvent sur l'onde royale du St-Laurent, sur l'Ile d'Orléans délicieuse comme un asile d'amour et de sérénité. Jean, pour la première fois, sut qu'il n'avait jamais aimé la nature de chez nous; il sentit qu'il allait désormais l'aimer. Quelle joie pure inonda tout son être! Ce ne fut pas une flambée d'exaltation, mais le calme embrasement d'un amour qui commence pour ne pas s'éteindre…

L'après-midi même, le sentiment, pénétra davantage. Au Bout de l'Ile où Jean s'était rendu, chez une amie qui recevait des intimes triés sur le volet, il ne put se régaler assez de tennis et de gâteaux pour ne pas renouveler au paysage canadien son hommage attendri. La villa des Gendron, ravissante elle-même, était nichée dans un lieu d'où le tableau le plus charmeur se déployait. Québec sommeillait sous un voile d'or, les coteaux de Charlesbourg pâlissaient dans une extase mystérieuse des choses, le fleuve miroitait comme s'il eût roulé des perles. Les oiseaux lançaient des cris fous de bonheur. Jean les écoutait, se mêlant à leur ivresse au fond de son âme. Il essaya, le plus habilement possible, de faire séduire les invités par la magie de l'heure: «Qu'il fait beau!» s'écria une jeune fille, impulsivement. «Il fait très beau» répéta un jeune homme, beaucoup moins enthousiaste. Après un regard quelconque et plus ou moins furtif sur le Saint-Laurent, tous les yeux le désertèrent. La conversation, jusqu'à ce moment d'une envolée très souple, venait, de tomber, les ailes coupées. Une gêne pesa quelques secondes: il n'y avait déjà plus rien à dire sur tant de soleil, de coloris et de parfums. Quelques-uns s'impatientèrent même contre le lourdaud qui brisait le charme. Les sens n'avaient pas frémi, les coeurs n'avaient pas aimé, les imaginations n'avaient pas été ravies. Jean eut l'intuition des indifférences, des petites rancunes: elles l'isolèrent en lui-même, le rendirent triste. Une pensée aggravait sa mélancolie: n'avait-il pas, lui aussi, méconnu l'enchantement des scènes canadiennes? Il ne pouvait donc faire aux amis le reproche de leur légèreté, de leur froideur. A quoi tenait l'éveil en lui de cette admiration profonde? Il aurait, fallu si peu de hasard pour qu'il ne fût jamais venu.

Devait-il même autant s'en réjouir? De quels sourires apitoyés ces visages n'auraient-ils pas lui, s'il eût osé dévoiler ce réel amour du pays qui, le matin de ce jour, l'avait bouleversé! Quel sentimentalisme niais, presque bigot! Quelle misère intellectuelle! Aimer son pays, quelle horreur d'antan! Que c'est peu gentil! le dire surtout, que de roture! Honte à ce poseur, à ce colon!

N'auraient-ils pas raison, les sourires distingués de pitié? L'émotion généreuse de Jean perdit beaucoup de force, un moment: elle lui parut vaine, anormale, grotesque. La fatigue à laquelle il avait condamné ses nerfs depuis un an, les avait affaiblis, peut-être même légèrement déséquilibrés. Quelque chose de morbide le faisait sensitif à l'extrême. Il ne se laisserait pas vaincre par l'emballement dont la peur le regagna. On causait d'un tournoi prochain de tennis: il ajouta les siens aux pronostics, les siennes à toutes les boutades, le sien à tous les éclats de rire, il fut charmant. Jusqu'à la minute où survint une brise fleurant la chrysanthème, la feuille du saule et l'eau qui dort sur la rive. Jean l'aspira largement. Il retomba sous l'empire de la nature, celle de chez nous. Le fleuve, en sa robe d'argent, portait de si grands souvenirs. Québec flottait dans un mirage de légende. Il venait, depuis les berges de Montmorency jusqu'à la charmille, un souffle d'épopée. Elle n'était plus ridicule, elle n'était pas maladive, la puissance de sentir ainsi. Le plus grave, le plus sincère de lui-même s'exaltait. Quand on est maître de soi-même à un tel point, le cerveau est fort, les nerfs domptés servent. On ne doit pas confondre le romanesque avec la dignité de vivre, et le siècle n'a pas le droit d'écraser celui qui donne un peu de son coeur aux âges sans lesquels il n'aurait jamais battu si fier!…

Son coeur héréditaire et chaud de canadien-français, Jean le connut mieux, il le connut vraiment, le soir du même jour, à la deuxième réunion du Congrès. A la troisième réunion, à la quatrième, il eut une conscience toujours plus illuminée de ce qu'était sa race et de l'amour qui, pour elle, croissait en lui. Les doutes, lorsqu'ils fondaient sur son enthousiasme, avaient toujours moins de puissance à le détruire. Une foi plus âpre l'attacha aux visions des orateurs, à la promesse d'une renaissance de la fierté nationale. Il ne rougit plus d'applaudir, de se passionner. Quelqu'un prêcha la fraternité, le respect des bourgeois pour les classes modestes. Un flot de honte empourpra le visage de Jean Fontaine: il s'était rappelé la jeune ouvrière en larmes dont les yeux mendiaient la pitié. Il crut voir monter en leurs prunelles un reproche qui lui serra douloureusement le coeur. Il avait différé la visite, sans même avoir eu la pensée de transmettre à Gaspard le message d'affliction. Un pareil excès d'étourderie n'était guère excusable. Et pourtant, quelle sympathie vraie, nullement feinte, lui rendait sacrée la peine de la jeune fille, le jour de la confidence! Quelle étrange loi d'oubli forçait les âmes à rejeter d'elles-mêmes le souvenir de ce qui les a faites si bonnes? Il lui sembla que, depuis trois jours, il avait pensé à tout, excepté à la chose promise. Grossissant la faute, il se flétrit d'une vile insouciance. Parce qu'il se jugeait déloyal envers la jeune fille, elle lui devint plus touchante, moins lointaine, plus digne de miséricorde. Il décida qu'il irait, le lendemain, lui témoigner qu'il n'avait pas oublié ses larmes. Au contentement d'avoir apaisé son remords, une joie subtile succédait en lui, celle d'y retenir longuement les yeux profonds comme l'âme et le visage où l'amertume semait une gravité belle et douce. Au retour, sous la nuit d'étoiles et de recueillement, les yeux de Lucile s'auréolèrent davantage, le hantèrent d'un rêve qu'il ne voulut pas fuir…

Et le voici, conduit par Thérèse vers la chambre du père si malade. Il est venu, le coeur singulièrement oppressé, stimulé par une fièvre mystérieuse: comment expliquer cette joie envahissante, alors qu'il marchait vers la souffrance, vers la mort, qu'en savait-il? Quelque chose de puissant, de meilleur en lui circulait à loisir. Les reflets du soleil le pénétraient de clartés, d'ardeurs. Tous les bruits, harmonieux ou discordants, lui chantaient l'énergie de vivre. Au plus intime de lui-même vibraient l'aisance et la fermeté de son allure. Avant que le bateau-passeur eût laissé Québec, les clapotements de l'onde sur les quais voisins alanguirent Jean de leur refrain monotone. Pendant la traversée, les frissons de la machine firent circuler en lui leur force et leur mystère. Sous les doigts rêveurs de trois musiciens d'Italie, palpitait une sérénade: elle exaltait l'amour du pays où l'amour est rouge comme la flamme ou le sang, toujours violemment rouge. Québec, montant vers les espaces de tiède lumière, l'émut d'un respect lourd de tendresse. Du fleuve rutilant de moire il s'exhalait une fraîcheur qui lui purifia l'âme. Il eût ri sans mesure de celui qui lui aurait dit: «L'amour t'a piqué, mon cher!» «Que tu es bête!» eût-il affirmé, nettement badin, le geste éloignant la chose jusqu'aux neiges du Pôle nord. «Je suis heureux, parce qu'il est bon d'aller au devoir!» aurait-il conclu, avec le désintéressement le plus léger.

Tout de même, l'image de Lucile Bertrand ne le quittait guère, semblait le remercier de venir, lui imposait sa finesse de lignes et d'âme, Quoique subjugué par elle, il se pensait uniquement satisfait de lui-même, parce qu'il ne l'avait pas trahie. A l'idée que loin d'elle sa mémoire aurait pu s'être à jamais envolée, pourquoi cette douleur le navrait-il au coeur? Un malaise névralgique, songea le médecin, un afflux de sang causé par l'estomac rebelle depuis quelques jours. L'émotion la plus anodine, alors, ne suffit-elle pas à créer de petits ennuis physiologiques? Toujours est-il qu'après ce diagnostic sommaire, Jean n'eut que plus débordante la joie de se rapprocher de la jeune fille, plus aigu le désir de lui être utile, de lui prouver sa loyauté, sa compassion, de raviver les grands yeux, si des larmes les assombrissaient. Ce désir et cette joie, depuis qu'il activait l'allure sur les pavés gris perle de Lévis, le dominaient; lorsqu'il gravit la Côte du Passage, bossuée de roches et vétusté, ils allégirent son effort, amollirent les battements secs contre la poitrine… Un peu au-delà, sur les hauteurs de la falaise, de parure aussi modeste que celle des voisines, une maison logeait au bord du chemin le bonheur de François Bertrand.

Jean leva et fit retomber, soigneusement, le marteau de la porte vert olive entrebâillée. Un étouffement court le prit à la gorge: il se souvint de la montée si rapide. Thérèse vint, grave comme une grande personne…………

—Lucile est là, Monsieur, dit Thérèse, solennelle toujours et s'inclinant.

Lucile est là, troublée, sans antre langage que celui d'un sourire où le coeur fuse en lumière…

Jean s'accuse:

—Mademoiselle, j'ai trop retardé, je le regrette sincèrement, dit-il.

—Vous êtes bien bon d'être venu, répond-elle, avec une voix légèrement oppressée.

Que son visage est tendu, défloré par l'angoisse, débile par la fatigue! Il a presque la blancheur affinée du marbre que les grands artistes font tressaillir. Jean garde en lui, depuis qu'il s'est refermé, un regard des yeux larges où l'infini de l'âme indiciblement, lentement, s'est ouvert. Quel mélange de tristesse, d'espérance, d'appréhension, de douceur en avait formé le rayon? Ce que le jeune homme en ignore le moins, c'est qu'il désire le revoir. Il attend qu'il remonte vers lui. L'autre jour, les cheveux n'étaient presque pas visibles sous les ailes du chapeau: il aime leur sombre richesse et leurs pâles scintillements d'or. L'ovale aminci courbe et s'allonge avec souplesse, avec pureté. Sa vois résonne à peine de ces inflexions dures qui souvent heurtent le parler des classes moins instruites. Il n'a pu détourner encore les yeux de ce visage palpitant de charme, ennobli par la souffrance.

Quelques secondes d'une pareille admiration ne lui firent pas oublier que pour autre chose il est venu, pour secourir…

—Comment est-il, votre père? interroge-t-il, et ses paroles tombent comme celles d'un frère.

—Très mal, hélas!

—Que pense le docteur de la famille?

—Il ne se prononce pas…

—Eh quoi! Mademoiselle, rien, pas la plus légère esquisse d'espoir?

—Comme le dit ma mère, il a peur de rencontrer nos yeux.

—Quelques docteurs sont taciturnes quand ils se battent…

—Contre la mort? dit-elle, avec une impétuosité haletante.

—Ne pensons pas à elle, voulez-vous?

Sa voix très bonne commande. Il se rapproche de l'ouvrier de son père. Jusqu'alors, le panneau du lit la masquant, il n'a pas vu Germaine écroulée. Lorsque les traits congestionnés le frappent, un saisissement le paralyse. Il devine tout le drame: l'épouse était lasse d'héroïsme… Le corps a la mollesse d'une loque. Le désespoir a crispé la lèvre inférieure d'un rictus. Des touffes de chevelure errent à l'aventure, voltigent. Sur la joue tuméfiée, le sillon des pleurs creuse une ligne grise. Le délire s'était pacifié: le souffle des narines fébriles, jaillit sans violence. Comme elle a souffert, la femme clouée là par le chagrin! Quel sanglot d'amour éclate de la forme immobile et la grandit!

Lucile regarde Jean comme s'il allait, d'un murmure, d'un geste, desserrer les griffes de la mort. Elle n'est pas naïve, elle a besoin de croire… Elle comprend la surprise du médecin, lui explique:

—Je n'ai pas eu le temps de l'éveiller, monsieur le docteur.

—Comme elle a mérité de dormir!

—Vous voyez que c'est à force de veilles, de peine? dit-elle, le coeur soudain gonflé par l'accent, profond du jeune homme.

—Elle en mourrait…

—S'il partait? Ah oui! s'écria-t-elle, impulsivement.

—Pauvre femme!

—Que vous êtes bon de la plaindre!

—Et vous aussi, je vous plains. Vous n'êtes plus la même depuis dimanche. Il y avait déjà beaucoup de fatigue sur votre visage: le voici plus faible, anémié par l'inquiétude. Prenez garde, il faut vous reposer.

—Dites-moi que le repos va venir, que mon père sera guéri! Vous le sauverez, n'est-ce pas?

Un reflet d'ardeur colore son visage, flambe an fond des yeux qui supplient, qui exigent. Jean pressent quelle foi en sa science, en son habileté, la transporte. Elle est certaine qu'il a promis de se mesurer contre la mort, de lui ravir sa proie. Sans autre mobile, il a voulu manifester à l'ouvrier de son père, à la jeune fille surtout, la commisération dont son âme est pleine. Il ne lui est pas venu à l'esprit qu'on ferait appel à son talent de guérir! Voici donc la première confrontation avec l'ennemie… Une seconde, il vacille: dans les centres nerveux et tout le long de l'épine dorsale, un frisson glacé court. Tant d'examens, les diplômes sont impuissants à détourner la première angoisse, la peur… La volonté se raidit contre sa propre lâcheté… Lucile Bertrand, exaltée par l'illusion, doit n'en pas descendre. Elle en serait meurtrie, gravement. Et d'ailleurs, Jean, n'est-il pas sourdement orgueilleux du rôle auquel elle l'élève? En déchoir l'attristerait, lui déroberait une joie qui pénètre à chaque instant davantage, celle d'être nécessaire aux yeux profonds d'attente et de certitude. A la regarder, si amaigrie, très blanche d'avoir été si anxieuse, il sent croître en lui l'impérieux besoin de ne pas la décevoir. Il n'hésitera pas, croira lui-même à la guérison, parlera, relèvera, fortifiera, gardera son trône en l'âme de la jeune fille.

Il ressasse les banalités dont la mémoire est toute lourde encore…

—Rien n'est perdu… Il faut que la mauvaise période fasse son temps… Sans doute, il a perdu beaucoup de forces, il est descendu très bas… Mais l'essentiel dure, le coeur: il a de la vigueur encore… La respiration, bien que sans largeur, est calme et monte la garde auprès de la vie… Il faut un coup si traître pour assommer des hommes aussi bien musclés. Comme il doit être rude à la besogne, ce bras, quand il a toute sa force!… Il reviendra, Mademoiselle, je crois qu'il reviendra!…

Il a monologué très habilement, comme ne s'adressant qu'à lui seul. Lucile, de tout l'élan de sa nature, accueille ces paroles de délivrance. La poitrine se gonflant, d'aise, elle remercie:

—Que vous êtes bon d'être venu! C'est… c'est… du bonheur!…

—Votre père est très bon, puisqu'il est digne de tout cet amour.

Le regard s'adresse à l'amour de la jeune fille: du geste, Jean rappelle celui de l'épouse.

—Papa défunt, je ne sais pas ce que nous deviendrions tous. Il me semble qu'il n'y aurait plus de… soleil.

—Vous seriez plusieurs à souffrir?

—Dix, monsieur le docteur, onze avec elle. Pauvre mère! Elle ne languirait pas à le rejoindre. Nous serions dix à les pleurer tous les deux… Mais comme vous le disiez, pourquoi songer à cela? Vous m'avez promis.

—Le soleil! interrompt-il, avec un sourire qui détend la rigueur de ses traits. Quelle puissance est la nôtre, médecins! Il est entendu que nous sommes deux, n'est-ce pas? Je vous prie de ne pas annoncer mes visites au médecin de la famille: qui est-il?

—Le docteur Bernard.

—Il est très fort! Je ne doute pas qu'il ait mis en campagne toutes les ressources de l'art.

Pour mettre en déroute l'anxiété de Lucile, il questionna, il approuva; toutes les réponses confirmèrent, le jugement dont il avait fait l'hommage au confrère de Lévis.

Il conclut, autoritaire:

—Tout va bien.

—Pourquoi ne l'a-t-il pas dit? Il avait l'air louche.

—Il était distrait… un autre malade lui occupait l'esprit…

Germaine soudain remua. Quelque chose d'aride grinça au fond de la gorge. La bouche devint très grande par un bâillement qui fut long à s'abattre. Les yeux se débrouillèrent, s'effarèrent, lorsque Jean leur découpa sa ferme silhouette. D'un mouvement brusque, elle fut debout.

—Excusez-moi, monsieur! s'exclama-t-elle, lucide.

—La souffrance est la pus grande excuse, Madame…

—Monsieur le docteur Fontaine, maman.

Empoignée de nouveau par la chose douloureuse, elle tressaillit. Une lueur farouche étincela autour des arcades sourcilières.

—A quoi bon vous être dérangé? Il est trop tard, n'est-ce pas? s'écria-t-elle, presque violente.

Tout son être interrogea, néanmoins, comme tendu vers l'aumône du plus mince espoir…

—Vous me faites l'impression d'une personne très vaillante: pourquoi ne pas l'être jusqu'au bout?

—Vous êtes donc certain qu'il n'en relèvera pas? Au moins, vous ne trompez pas les pauvres gens, vous! dit-elle, et dans sa voix rageuse il y eut comme un tintement de glas.

—Je ne dis pas cela, madame Bertrand.

—Qu'est-ce que vous dites, alors?

—Qu'il est sauvé, maman! s'écrie Lucile, radieuse.

—Ça ne prend plus, tu sais!

—Comment! tu ne veux plus?

—A quoi sert-il de vouloir contre la mort?

—C'est une vérité puérile, mais c'est le temps de la redire: aussi longtemps qu'il y a de la vie, ce n'est pas la mort… Et la vie a joué de très-vilains tours à la mort! riposta Jean.

—Mais il y a un tour de la mort qui vaut tous ceux de la vie contre la mort, c'est qu'elle tue la vie!

—Bien retourné, madame! Chacun son tour, cependant… La vie aura le dessus, vous dis-je!

—On dirait que tu n'y tiens plus, dit la jeune fille.

—Dame! ce n'était pas facile de tout croire cela d'un coup… Il fallait que je m'habitue. Demandez-lui, monsieur le docteur, quelle crise j'ai eue tout-à-l'heure. Une enfant, quoi!

—Je vous admire!

—Je ne vous comprends pas, monsieur le docteur.

—Vous avez un grand coeur.

—Parce que j'aime mon mari? Parce que de le voir mourir, la tête me chavirait? Vous êtes drôle, vous! s'étonne Germaine.

—Vous aimez d'une façon très ordinaire, alors?

—Mais enfin, je ne comprends pas quel mérite il peut y avoir à aimer un homme comme mon vieux François! C'est plutôt le contraire qui ne serait pas ordinaire!

—Puisque vous y tenez, je n'insisterai pas.

—Maia enfin?…

—Enfin, ma bonne opinion de vous, c'est entendu, n'est-ce pas?

—C'est entendu, n'est-ce pas, maman? dit Lucile.

—C'est plutôt elle qu'il faudrait admirer, monsieur le docteur. Vous voyez ça, ça m'est pas fort, ça n'est pas gros, c'est même un peu fluet; eh! bien, si vous l'aviez entendue, tout à l'heure, me remonter le courage! C'est bien simple, c'est incroyable. Je n'en revenais pas. Elle me donnait des ordres, s'il vous plaît, et sa voix ne bronchait pas. Elle en a du courage, allez! A tel point que j'ai encore de la misère à le croire. Il a bien fallu que je cède… vraiment, c'est elle qui n'est pas ordinaire!

Écarlate de gêne, Lucile proteste:

—J'ai si bien réussi que monsieur le docteur t'a prise en flagrant délit de découragement, écrasée par la peine. Comme je suis extraordinaire! Ah, tu es bien venue à me vanter!

—C'était de la fatigue, c'est toi-même qui l'a dit… Avoue donc, c'est bien plus naturel, va!

—Je peux bien avoir eu du courage sans être Extraordinaire.

—Vous n'êtes pas extraordinaire, mais vous n'en avez pas moins de la bravoure et… de la bonté! s'écrie Jean avec douceur.

—A ton tour, Lucile, attrape! dit Germaine, dont la voix est presque joyeuse.

—A la bonne heure, maman, te voilà remise! Je vous pardonne tous vos compliments, monsieur le docteur: comment pourrais-je vous en vouloir quand vous l'avez rendue plus sage, quand vous nous avez ramené la vie?…

Germaine, rancunière, interrompt Lucile.

—Le docteur Bernard, il avait l'air d'un croque-mort! Vous, ça fait du bien!… Que vous êtes bon de vous être dérangé!…

L'espoir, aux deux femmes, accourt donc. Jean, depuis qu'il a réussi à l'infiltrer en elles, est la proie d'un malaise. A leur promettre si inébranlablement le triomphe de celui qu'elles craignirent tant de perdre, lorsque lui-même ne cédait qu'à un vague pressentiment, très difficile à légitimer par des preuves scientifiques, n'a-t-il pas été la dupe d'une étourderie? En somme, quelle autre base ont-elles, ses affirmations, que le caprice encore si inexpérimenté de son flair de médecin? Il est vrai que les médecins de naissance ont, à l'aspect du mal, des intuitions souvent infaillibles. Comme une raie de soleil transperce les nuages au firmament lugubre, un rayon de vie moins faible à Jean Fontaine arrive des traits livides… Jean tout de même est traqué par le remords. La prédiction n'est-elle pas brutale, à force d'être consciemment fantaisiste? N'originerait-il pas d'elle, au jour de la mort, pour les deux femmes qu'elle ranime, une exaspération de leur douleur, parce qu'elles retomberaient de plus haut, du bonheur intense où les paroles du jeune homme les ont soulevées? Le docteur Bernard n'a rien omis des soins, des conseils, des ordres voulus par la circonstance. Mais combien peu gravissent la pente où les roulèrent ces implacables fièvres! Le souffle de la mort, comme une bise pénétrante d'hiver, jusqu'aux os refroidit Jean tout-à-tout. Il grelotte, son corps devient mou d'une sueur qui glace. Il a la divination d'une scène sauvage: Lucile et sa mère, affolées par le désespoir, se tordent… L'hallucination poignante n'est-elle pas messagère de l'horreur qui s'apprête? Légèrement fantasque, une moue de suffisance béate au coin des lèvres, il a rendu possible une torture plus aiguë parce qu'elle agira en traîtresse. Est-il impossible, ne fût-ce que le plus délicatement du monde, d'ébranler la solide espérance à laquelle s'appuient les coeurs exultants des deux femmes? Lucile vient de faire rayonner sur lui la flamme de ses yeux attendrie, venue des profondeurs, lui ravissant l'âme d'un trouble qu'il n'oubliera jamais… De quel ressentiment ils durciront, les yeux très beaux et larges, le jour où ils l'accuseront d'imposture, où ils ne s'adouciront plus! Cette pensée l'afflige beaucoup, au plus sensible de lui même, y fait sourdre une révolte… Il tentera, mais avec quelle touche habile de langage, de calmer un peu l'exubérance qu'il a fait jaillir…

Mais tant de confiance nimbait, le visage harmonieux de Lucile qu'il n'osa le faire pâlir…

VI

LA CHANSON D'ISABEAU

—Ces servantes!… On a beau payer pour se faire servir!… Je lui ai pourtant dit de toujours mettre mon journal ici… Elle l'a encore oublié!… On dirait que ça lui fait plaisir! Si elle ne l'oublie pas deux fois par semaine, elle ne l'oublie jamais!… Ah! les servantes d'aujourd'hui, quel martyre!…

Gaspard Fontaine, d'une voix coléreuse, inintelligible à certaines syllabes plus aigres, s'impatiente contre Laura, une enfant grasse et pourprée de Saint-Tite. Il vient de s'allonger avec délices aux creux vert sombre d'un fauteuil, auprès d'une table enjolivée de ciselures et d'arabesques. Il a fait, automatiquement, voluptueusement, le geste qui devait lui procurer le journal du soir, à l'endroit statué pour que la fatigue fût la plus bénigne possible. D'un regard bref, il a vérifié l'absence inexcusable. Le monologue incisif alors vint, trancha…

L'irritation se prolonge. En quelque sorte, il s'y complaît: la fureur, autant que la joie, ne s'assouvit-elle pas? A travers les nerfs de celui qui s'abandonne à la colère, une jouissance coule discrètement, les baigne de plus en plus, les endort en son onde, en sa paix. Dans les artères de Gaspard, l'accalmie eut lieu. Il sentait le fauteuil arrondir sous lui des formes caressantes, lui décharger le corps de toute sa lourdeur, le cerveau de tout un encombrement. Ses deux bras, dont les muscles inexercés sombraient dans les gonflements de chair, reposaient flasques le long des hanches. La jambe droite, lâche, recourbée sur le genou gauche, dolemment balance. Tous les traits s'alanguissent de nonchalance et de béatitude: les yeux, surtout, flânant quelque part dans le vide, éteignent leurs rayons, s'enténèbrent de mollesse. Les lèvres, à demi béantes, laissent aller et venir une respiration douce comme l'air dont lentement les rideaux frémissent. Quelle félicité de vivre ainsi, l'estomac langoureux, l'intelligence silencieuse, la mémoire se cachant dans l'ombre, après les heures de tension, de calcul et de sueurs au front! Quelle suavité d'être roulé par la nébuleuse de l'inconscient, de se donner sans réserve au mystère des puissances végétatives! Il n'y a que le plus fugitif, le plus lointain de soi-même au monde, et c'est un vertige de bonheur air-dessus de l'immense…

Gaspard est donc au bord du sommeil. Les yeux clos ne bougent plus: la tête, comme désarticulée, s'affaisse. A l'épouvante, Laura intervient. Un effroi risible lui abêtit le visage: elle a la physionomie d'un animal traqué. Trop craintive pour envisager le maître, assurée qu'il est d'une humeur violente et prête à fondre sur elle, toute essoufflée, elle s'écrie:

—Tenez! monsieur Fontaine, le voici, votre journal!

Le maître est arraché des limbes du sommeil par un tressaut des nerfs. Deux ou trois secondes, son esprit flotte dans un crépuscule où il vire et tourbillonne. Puis, la réalité l'empoigne avec la sensation du rêve brutalement déchiré.

—Allons! qui est-ce qui me réveille, là? C'était pourtant bien facile de voir que je dormais!

Laura est secouée d'un tressaillement, bredouille plutôt qu'elle ne se justifie:

—Pardon… monsieur… je ne m'en étais pas aperçue. Je vous… croyais… fâché parce que… que j'ai encore… oublié de vous placer votre journal… Alors, oui, je n'osais pas trop regarder… ça me fait bien de la peine, monsieur, je vous l'assure…

—Comment, c'est toi? J'aurais dû m'en douter, pourtant… Est-ce que tu en fais d'autres? Des gaffes! des gaffes! Tu en déjeunes, tu en soupes, tu en vis! Née pour la gaffe, c'est bien cela, ta raison de vivre, ton métier, ton gagne-pain!

—J'ai tant de choses à faire, monsieur…

—Que tu fais celles que tu ne devrais pas faire!… Parlez-moi de cela comme bon sens!…

Il tire à lui le journal d'un mouvement rageur qui humilie la servante.

—Au fait, où as-tu la mémoire? continue-t-il. Il doit y avoir un peu de cette chose-là dans les montagnes où tu perchais.

—J'ai de la mémoire pour y penser souvent, à mes montagnes… Si je n'avais pas eu besoin, allez, j'y serais encore! dit-elle, quelque chose d'humide imbibant sa voix.

—C'est bon, va-t-en, dit-il, encore bourru, le coeur tout de même amolli.

Quoiqu'il tînt les yeux vers le journal, les pas de la servante, jusqu'à l'étouffement de leur bruit là-bas, résonnèrent en lui comme un reproche, et le regret le mordit au vif, obséda, taquina: au moment où il crut s'en affranchir, il durait sous la forme d'un agacement, d'une irritabilité même. Gaspard, à déguster la page de la finance, ne se délectait pas comme à l'ordinaire: habituellement, c'était un régal, une longue mastication, un pourlèchement des lèvres. Suivre la courbe harmonieuse des valeurs, voir les ruissellements d'or, entendre au loin la vaste symphonie des Bourses, quel menu délicieux pour l'homme d'affaires! Homme d'affaires, il l'est devenu, essentiellement, par l'inflexion de toutes les facultés vers la vocation la plus ardente et la plus tyrannique, avec un don presque absolu de lui-même, avec des nerfs inébranlables. Quiconque insinue que le hasard aurait pu sourire au berceau de sa fortune, l'outrage, remue les houles de sa bile. Ouvrier jadis, hautain, rongé par l'envie, pliant avec douleur sous l'humiliation d'être gueux, les yeux reluisant d'une vision qui pailletait l'avenir de choses éblouissantes, il travaillait comme deux hommes inlassables, avec opiniâtreté, avec rage, convaincu de son initiative et de sa robustesse, l'énergie totale raidie vers une ambition imprécise, mais que rien ne pouvait écarter.

Un jour, le tumulte du cerveau où, comme un torrent sur une digue montante, le désir du succès gonflait toujours, déborda en une décision impérieuse, tenace. Les incertitudes, les périls, les conseils ne purent tenir et succombèrent. Il déserta l'usine, en un délire de triomphe, narguant la déveine possible, la voulant pour la joie de la briser. A Saint-Roch, près de la rivière Saint-Charles, il équipa une boutique de menuiserie. Un de ses confrères, dont les économies dépassaient les siennes, avait été enjôlé, affolé par tant de magnétisme, accepta l'union de leurs épargnes, de leur adresse et de leur courage. Cela n'empêcha pas les dettes mesquines dont la grimace angoissait parfois leurs coeurs à la besogne: François Bertrand, l'associé, plus timide, sans la longue initiation de Gaspard au rêve de fortune, incapable d'en être sûr avec la même passion, n'ignorait du repentir aucune phase, aucune blessure. Oh! les jours fiévreux d'effort et d'acharnement, trop vertigineux! Hélas! après deux ans, les affaires trébuchèrent, un déficit les guettait au passage… Pour se tailler un modeste lopin dans le domaine de la concurrence, on avait imprudemment offert le travail à des conditions funestes. François Bertrand perdit contenance devant la guigne: sa femme, d'ailleurs, au nom de leurs deux premiers enfants, se mit jusqu'à genoux pour le ravir à Gaspard Fontaine qu'elle appelait son mauvais génie. Les chères économies ne s'étaient-elles pas dispersées au vent de la malchance? François, depuis longtemps séduit par l'intention de le faire, délaissa Gaspard, et leur société croula. Celui-ci déguisa une secrète rancune avec toute l'emprise sur lui-même possible, parce qu'en somme le déserteur s'en allait délesté de sa mise, à peine rémunéré d'un travail énorme, et sans une plainte, avec un sourire d'indulgence et un chaleureux souhait de veine…

L'ambitieux ne fut pas rebuté. Quelque peu entamé par le dissolvant de la solitude, le rêve se reforma, plus compact, plus exalté. Quelque chose d'inéluctable le hantait, rapprochait de lui sans cesse la victoire. Quel travail! Quelles heures intenses, alors que dans la boutique s'appesantissait la chaleur de l'été ou blêmissaient les froids d'hiver! Quelles fatigues! Quels assauts de courage! Quelles ivresses! En effet, le songe d'or commençait à lui verser dans la main ce qu'il avait, jusque là, fait miroiter en l'imagination seule. Plus recherché, Gaspard choisit, et comme il n'est, pour un ouvrier, d'autre façon de choisir l'ouvrage que d'en réclamer un meilleur salaire, il n'ouvrit sa porte qu'aux tâches procurant davantage: les profits accoururent, grossirent leurs rangs. Les dettes s'envolèrent comme les brouillards s'évanouissent dans l'azur…

Ainsi donc, il venait et demeurait, le succès désiré, pressenti, cherché, poursuivi, enfin saisi. Comme il l'enserrait bien, comme il était sa chose, son oeuvre! Avant d'être atteint, il lui semblait un être visible, là, tout près, mais extérieur, insaisissable: dès que si avide il l'étreignit, ils se confondirent, lui et le succès, en un même être indissoluble. Vis-à-vis de ce qui pouvait les désunir, Gaspard se raidissait, fermait ses poings avec insulte, raillait. Il était radieusement sûr de lui et de l'autre, le triomphe… Pour décongestionner la besogne, il fallut, de l'aide, un autre ouvrier souvent: quelques autres furent bientôt nécessaires, autour de lui se groupèrent en phalange de victoire.

Gaspard fut le maître, né pour asservir, autoritaire avec jouissance, meneur, toujours ferme, hargneux quelquefois, une sécheresse militaire dans la voix, le cerveau net et rapide. Il ne s'habituait pas à l'âpre saveur de commander, moins encore à celle de sentir les volontés ployer sous l'obéissance. Entouré de serviteurs fléchissant la tête et démenant leurs bras à lui plaire, il était chez lui, profondément, sa nature conquérante assouvie. A Rome, autrefois, les hommes de sa trempe et de sa taille devenaient empereurs…

Les hommes de sa trempe et de son audace, quand ils veulent monter sur le trône de l'Argent, brisent les glaives pointés contre leur ascension. Peu à peu, les convoitises de Gaspard s'élevèrent, plus hautaines. A la maigre boutique des premiers jours, il avait adossé quelques allonges déjà. Tout fut rasé, sans merci, pour que s'édifiât une bâtisse presque vaste, à trois étages, dont le mur était criblé de fenêtres prétentieuses. Bien loin de s'attendrir sur les décombres de l'espèce de hangar où son courage avait aimanté la fortune, il trépigna d'allégresse, à le voir se désarticuler et mourir lambeau par lambeau, ils s'enivra d'orgueil au tableau de la fabrique prenant vie, robuste, altière, la sienne, enfin, sur le fronton de laquelle de grosses lettres épelleraient largement son nom. Plus ardemment encore, il crut à l'intime alliance du succès et de lui-même, il exulta, il palpa l'or qui viendrait…

La lueur plus fulgurante de son étoile ne mentait pas. L'exploitation du commerce originel, décuplée, ramifiée en des industries multiples également victorieuses, amoncela les gains. Limitée d'abord à la construction de portes, de châssis, de quelques autres objets de menuiserie subalterne, le plus humblement toujours, elle était devenue fière, se confinant aux mêmes articles, mais plus riches, plus délicatement achevés. La fabrique, depuis sa mise au monde, lui a permis de s'étendre: il en sortit des voitures, assez peu somptueuses, les plus diverses, de charroyage ou de promenade, qui alléchaient le goût des campagnards; on y charpenta des meubles sans luxe, dont les logis d'ouvriers se garnirent et les salons des paysans furent embellis. Le nom de Gaspard Fontaine circula, rayonna, se para d'une auréole que diffusèrent, en le prononçant, les gens au coin de l'âtre, le long de la route qui menait à l'église et au magasin du bourg dans les champs où l'on causait de choses familières. Une rumeur bourdonna aux oreilles d'environ tous les Québécois, les énerva, ne tombait que pour les ressaisir, vibra davantage, s'affermit, leur parlait toujours d'un industriel qui, manoeuvre et gueux peu d'années avant ce triomphe, escaladait, superbement la haute fortune.

Les oscillements de l'opinion n'altéraient pas la sérénité de Gaspard. Au fur et à mesure que l'argent, le mirifique et sonore argent, lui déroulait toutes ses faveurs, il ne s'émerveillait pas, s'inclinant vers elles comme vers des choses fatales, depuis longtemps débitrices de son rêve, à peine remerciées, parce qu'il lui semblait n'avoir jamais douté qu'elles seraient à lui… Les compliments le caressaient, les jalousies le ravissaient. Ni les unes ni les autres ne le déséquilibraient: c'est que le même enchantement les dominait sans cesse aux profondeurs de lui-même, la même griserie du succès collé à ses flancs, libellé sur son front, tressaillant par toute la substance de son être. Lorsque, devant lui, on conversait de fluctuations, de baisses, de faillites, elles passaient loin au-dessus de sa tête, ne le menaçant pas, ne pouvant le blesser, impossibles: il le savait par une intuition toute puissante.

Rien de plus simple et de plus extraordinaire, à la fois, que la sensation perpétuelle dont il jouissait, dont il vivait: la lucidité jointe à la hantise d'un songe, la vision fuyante d'une chose promise et certaine qu'il allait rejoindre, l'impression de flotter sur un nuage tandis que ses pieds martelaient la chaussée. Nuage chamarré d'or, azuré de chance, traîné par des coursiers énergiques à travers les espaces de la concurrence, vers l'étoile fidèle!

Depuis longtemps, les bornes de l'aisance avaient été franchies, depuis le jour où l'étape du premier dix mille piastres avait été rejointe. La seconde étape retarda moins, les suivantes filèrent plus encore, d'autres vinrent qui se précipitaient. Il y en eut, enfin d'à peu près vertigineuses. L'ambition de Gaspard l'induisit à vendre la fabrique impuissante à libérer l'essor de la destinée pressante. Là où la ville de Québec dégonfle ses bords, à Saint-Malo, une manufacture, immense alors, de briques fortes et claires, grimpa vers le ciel, écrasa le sol. Quand elle fut debout, orgueilleuse et vaste, le maître y sentit battre joyeusement, les ailes de son rêve. Plus despotique, plus impétueux que jamais, l'élan du succès revint en lui, le transporta. Un de ses amis lui prouva que la tentative était gigantesque, hasardeuse, lui conseilla une vigilance presque superstitieuse: Gaspard s'esclaffa d'un rire qui sonnait la charge et la victoire. D'un geste circulaire et magnétique, il dissipait l'ombre des revers. Le front souriant, l'intelligence aiguë comme une lame, le flair jamais déçu, le coeur heurtant la poitrine d'un choc ferme, il traversa les risques sans y choir, détourna les catastrophes, devina les fécondes poussées d'affaires: comme un grand vaisseau ouvre l'onde sans peine et sans dévier, il passait… A la manière des ruisseaux grandissant un lac aux frissons d'argent, les profits débordèrent et la fortune s'éleva. Aux meubles frustes, aux voitures moins élégantes, on additionna les meubles d'essence plus fine, les voitures éblouissantes. A Québec, les syllabes des mots Gaspard. Fontaine devinrent un son coutumier, un refrain de célébrité familière. Toute une cohorte d'agents sillonnèrent campagnes et petites villes, où retentit le même nom sonore. Il émanait de lui, toutefois, en ces lieux où l'on n'avait jamais vu son titulaire, un fluide étrange qui lui attirait ce respect grave mêlé d'admiration ingénue. Peu à peu, une légende l'entoura comme d'une écharpe flamboyante, la gravité s'alourdit quand les lèvres le laissaient tomber: Gaspard Fontaine était devenu millionnaire…

Il l'était devenu, le sachant, l'oeil rivé sur son étoile ardente, en une féerie de visions et d'enthousiasmes. Il l'était devenu, avec autant de sérénité que de fièvre, l'imagination brûlante, mais la raison ne vacillant pas. Il l'était devenu, né pour le devenir, par lui invinciblement, malgré tout, par tous les ressorts de la volonté, avec toute la chaleur du sang. Il l'est devenu pour l'être davantage et indéfiniment… Sur le premier million, debout comme sur un roc, il ne bronche pas: sur le premier million, arc bouté inébranlablement, il recevra le poids des autres sans qu'il écrase. Hier, au club de la Garnison, quelqu'un reprit le thème banal que les fortunes les mieux retranchées ne sont pas à l'abri des traîtrises du sort. «La malchance, répliqua Gaspard, d'une voix acérée, je m'en moque! C'est de leur faute quand les gens font banqueroute! Il est des gens qui viennent au monde avec elle: ils devraient le sentir, pourquoi se mêlent-ils d'affaires? Ça ne les regarde pas!» Généraliser, n'était-ce pas l'inclure? Qu'on doutât de lui, de sa veine, il ne pouvait le souffrir. L'allusion la plus lointaine à un fléchissement de son commerce, à la suite de tel événement, d'une dépression nouvelle ou d'une baisse inopinée, l'agaçait, faisait éclater sur sa bouche des mots aussi vifs que des claquements de fouet. On ne lui pardonnait guère ce que des ironistes avait nommé ses nerfs de parvenu.

Comme il est facile de caricaturer, comme il l'est moins de comprendre et d'être pitoyable! Une pareille infatuation de lui-même le rendait-elle si grotesque? Sans doute, il a conscience d'une force en lui lâchée, roulant comme une avalanche que rien ne brise. Et de se ressouvenir qu'il est, pour ainsi dire, le créateur d'un lui-même puissant, qu'il en est comptable à sa bravoure et à la vigueur de ses méninges, une volupté d'orgueil l'embrase. Il hausse la tête alors, irrépressiblement, de très loin glissant un regard par les yeux supérieurs, une moue de vanité lui tordant les lèvres. Le succès lui coule dans les veines, le frappe aux tempes, si identifiés l'un en l'autre que la mort seule dissoudra leurs liens. Bien que sa nature première se soit élargie sous l'impulsion d'influences innées, par le développement naturel, irrésistible, logique de ces influences, par leurs abondants résultats, qu'il soit incapable de refouler la joie, elle-même une force déchaînée, de se sentir le conquérant de sa destinée, le maître de son avenir, en est-il aussi méprisable et coupable? On n'a jamais reproché au torrent d'être lui-même et de passer royal. Il est des hommes-torrents dont la volonté débordante ne leur permet plus que d'être violemment eux-mêmes et de s'affirmer!…

Est-il étonnant qu'une émotion douce l'enivre quand il absorbe la page des finances, la plus capiteuse de tout le tournai? Ne l'enlève-t-elle pas dans l'unique sphère à sa hauteur, celle où l'or déferle et chante? A la vision des fortunes qui dégringolent, il sent distiller en sa bouche une âcreté savoureuse: qu'il est délectable de voir tomber les millions dea autres, quand le sien, au fond de la main crispée sur lui, demeure! Égoïsme sauvage et qui se pardonne, si naturel et si candide! A-f-il en effet la conscience d'être lâche? Et d'ailleurs, autour de Gaspard, les choses ne sont-elles pas vassales de son orgueil? Les hommes, devant son million, ne sont-ils pas à genoux? Le remords d'avoir humilié Laura, la servante lourde, il en arracha promptement l'aiguillon de lui-même: ne payait-il pas un salaire dont, millionnaire, il n'avait pas honte? Les larmes effacées par l'argent ne lui parurent pas dignes de pitié…

Certes, un malaise lui en est resté le long des nerfs, mais physique, nullement moral. A la minute précise, il est agréablement scandalisé par la nouvelle qu'une maison hostile croule. Fondée à Sherbrooke, il y a trois ans, au milieu d'un charivari de réclames, elle a battu en brèche quelques-unes des fortifications où vivait en sécurité la marque de Gaspard Fontaine. Elle en dévora quelque peu les murs, ici et là, mais la chute des prix, dont Gaspard usa comme massue, éreinta la rivale qui vient d'en mourir. Eh quoi, si tôt? A l'entendre se célébrer, menacer même, n'aurait-on pas dit qu'elle avait la santé moins débile? Et c'est tout: il faut bien se résigner à le croire, c'est imprimé! le titre flambe: Gaspard Fontaine relit, gouailleur, une étincelle de malice à l'oeil. Hélas! La chose est triste, mais elle est charmante, à la façon d'un bon dîner. La sensation n'a rien d'imprévu, ce n'est pas la première fois qu'un rival s'effondre: elle a de l'usure, du trop goûté. Celui-ci est vraiment ridicule après tant de bravade. Ainsi donc, ce n'étaient que des spasmes d'agonie? C'est bien cela, Gaspard a connue une ivresse d'appuyer le talon sur la gorge d'un vaincu, et puis, sur la gorge de tous les autres qui furent terrassés, et encore, sur la gorge de tous ceux qui le seront, fatalement. La lutte contre lui est inégale et stupide: le succès ne lui bat-il pas dans les artères? Pourquoi ne le pressent-on pas, comme il le perçoit au plus intime de l'être? Ah oui, il est fort, il est inexpugnable! Sa main froisse brutalement le journal qui craque: Gaspard, superbe, lance les feuilles meurtries sur la table, pour se recueillir en sa victoire, en la fraternité de lui-même et de la victoire…

Ses yeux, pétillante d'orgueil, croisent le regard fouilleur de Jean, immobile entre les jolies moulures cuivrées de la porte. Il ne s'explique pas la rougeur qui, spontanément, le brûle au visage. Son fils a-t-il percé les voiles de l'âme et vu remuer tout ce bonheur d'assommer les adversaires à loisir? Et quand cela aurait eu lieu, ne doit-il pas en exulter lui-même? Gaspard ne peut s'accuser de manoeuvres déloyales: les armes légitimes seules de la concurrence le passionnent. Sa fortune est blanche comme un lys. Avoir la fierté d'une force pure, c'est un droit! Pourquoi devant les yeux de Jean rougit-il encore, avec le besoin d'atténuer sur son visage les choses qu'il y sent lumineuses? Au lieu de la première parole qu'il veut faire jaillir, un son rauque s'étrangle. Mécontent de lui-même, il se dompte.

—Bonsoir, Jean! Ça va bien? dit-il aussitôt, mais gêné.

—Et toi, mon père?

—Tu vois!

—Si je vois? Tes yeux sont deux incendies!

—Pas de grands mots, s'il vous plaît! Tu sais que nous ne nous accordons pas, les grands mots et moi.

—Millionnaire, ce n'est pas un grand mot, mon père?

—Ce n'est pas un mot, ça, mon petit Jean!

—Eh bien?

—Tu n'y es pas! Où donc as-tu laissé ton intelligence ordinaire?

—Je l'ai avec moi, cette intelligence, mais elle est trop ordinaire, comme tu dis, pour éclaircir l'énigme du rébus.

—Un rébus, j'ai déjà, su ce que rébus veut dire… Ah! oui, une devinette… pas trop facile… pas vrai, Jean?

—Vrai comme nous deux!

—Aussi vrai que mon million! Le voilà, le r… rébus! Millionnaire, ce n'est pas un mot, parce que millionnaire, c'est moi!

Un tel «moi» frémissant d'arrogance et d'énergie que Jean ne devinait pas, le stupéfie. Il croyait avoir mesuré toute la profonde vanité de son père: un accent nouveau, plus révélateur, en monte. Ainsi, les bornes antérieures reculaient, après avoir semblé extrêmes: jusqu'où ne s'aventurerait-elle pas, la suffisance de Gaspard? Non pas que son fils la jugeât horrible, la flétrît de son dédain. Mieux que tout autre, parce qu'il vénérait, parce qu'il aimait, parce qu'il filtrait cet orgueil à travers l'amour d'un vrai fils, il absolvait le père fat de l'être. Et aussi, parce qu'il admirait, malgré lui attaché, conquis. La sensibilité d'une nature affinée s'irritait d'abord, mordue par la jactance du parvenu: mais le dégoût du fils ne tardait pas à fondre au contact des yeux chauds de passion, à faiblir sous la voix impérieuse et martelée, devant le corps entier se ramassant pour la bataille, devant les traits raidis sous la pensée inflexible. Oui, il l'admirait de vouloir intensément, de triompher comme il le voulait, de vouloir malgré tout, indomptable, un Cyrano dans la chevalerie de la finance. Tant d'obstacles assujettis, de rivaux dans leur tombe ou vivotant inoffensifs, les débuts impitoyables franchis du courage plein l'âme, héroïquement, si l'héroïsme de nos jours n'était pas une chose à peu près rayée de l'opinion qui rapetisse et morcelle, les risques tentés avec gaillardise et dociles à l'audace, la fortune creusant sous lui une vague toujours plus haute, les sourires esclaves ou forcés autour de son front nimbé d'or, tout cela ne l'armait-il pas de pied en cap, Gaspard Fontaine le millionnaire, en une sorte de chevalier? Et si les infériorités d'un caractère absolu blessaient Jean, une grandeur mystérieuse domine son père et le transporte lui-même, l'attendrit.

Le «moi» fantasque est déjà pardonné, la réaction a lieu par le magnétisme habituel. Une tendresse bizarre, humble en quelque sorte, gonfle le coeur de Jean. Gaspard n'a-t-il pas le visage comme transfiguré de force? Et l'arrogance ne sied-elle pas au crâne despotique, au menton solide, à l'ampleur des joues? Le fils n'accuse plus, il s'incline.

—Pourquoi me regardes-tu comme cela? dit le père, avec une brusquerie affectueuse. On dirait que tu songes à me dévorer! Es-tu fâché contre moi? à cause de ce que j'ai dit? Les petites vantardises, ça échappe. J'admets que je me suis emballé un peu… Je suis content de moi, ce soir, voilà! Tu as bien ton petit orgueil, toi aussi, va!

—J'ai même un gros orgueil, père!

—Je le savais bien!

—C'est toi!

—Voilà une bonne plaisanterie, par exemple! s'écrie Gaspard, flatté ineffablement. C'est que… Ah! ne te moque pas de moi… C'est que… avec vous, les gens instruits, on ne sait pas toujours quelle pensée vous trotte derrière la tête.

—Mon respect, tu en es sûr, n'est-ce pas?

—Je ne suis pas sérieux… Tu es un fils comme il n'y en a pas beaucoup. Je te remercie de la joie d'être ton père…

—Tu me payes tout de suite, et généreusement! badine Jean. Un bon fils… Aujourd'hui, c'est un peu discrédité, un peu moisi… mais j'accepte de grand coeur.

—Les bons fils comme toi seront toujours à la mode, ne moisiront jamais!

—Et d'abord, qu'est-ce qu'un bon fils? Ce n'est pas facile de donner ma définition, tu sais!…

—Une définition? Je n'ai pas appris la philosophie, moi. Tu me disais, un jour, que la philosophie est nécessaire pour une vraie définition, la seule qui ne laisse rien à désirer, qui embrasse tout, qui est idéale… Quel mot encore! Mais tout le monde l'a sur la bouche, je puis bien me le permettre… Un garçon qui a fait deux ans de philosophie et qui n'est pas capable de donner sa définition? Retourne au collège, mon Jean!

—On ne se conçoit jamais bien soi-même… Je m'ignore à peu près totalement…

—Quelle blague! mais… c'est à pouffer de rire!

Un long éclat de rire, en effet, met en lumière les dents tassées, un peu noircies, massives, de Gaspard, et les épaules, frénétiquement, sautent joyeuses. Jean s'amuse de l'hilarité drue et sincère.

—Tu te connais donc, sans mystère? dit-il, enfin. Tu te lis aussi clairement que tes factures? avec la précision des chiffres? Additionnes-tu les pensées de l'Ame, les passions de l'être comme des sommes d'argent? Au point de vue moral, es-tu millionnaire aussi, mon père?

—Il ne s'agit pas du bon papa, il s'agit du bon fils.

—A toi l'honneur! Qu'est-ce qu'un bon papa? Ta définition, s'il vous plaît?

—Mais le bon fils doit obéissance au bon papa!

—Tiens! nous disons des bêtises…

—Je crois bien que oui, s'écria Gaspard, jovial.

—Bon fils, bon père, philosophie de collège, soumission, des bêtises monstrueuses, ineptes, avilissantes, ruinées!

—Je ne t'avais pas compris! Je ne te comprends pas encore tout-à-fait, d'ailleurs. Pas d'énigmes, je t'en conjure. Il me faut la clarté du bon Dieu.

—C'est leur grand tort, à ces choses-là, de réfléchir la clarté du bon Dieu! Il s'en va, Lui aussi, le bon Dieu! Quelle expression niaise, candide! Il s'en va, dis-je, usé comme un vieil habit qu'on a honte de porter. Allons, tu comprends?…

—Je te comprends, sans comprendre qu'il s'en Aille… D'où te vient cette humeur? Tu n'as pas coutume de parler ainsi. Cette jeunesse! elle a une façon de bavarder sur les choses sérieuses! De mon temps, on ne raillait pas de la sorte. Traiter du bout des lèvres le sujet du bon Dieu, jamais je ne ferai cela. Prends garde, mon Jean, il paraît qu'on doute à la minute où l'on s'y attend le moins.

—Je ne raille pas, je constate… douloureusement…

—De la douleur? On n'éprouve pas de la douleur à l'improviste, à propos de rien. Tu ne lui fais pas la guerre à Dieu, toi?… Eh! bien… Je ne m'explique pas… c'est du chagrin dans le vide!

—Oui, papa, dans le vide qui se creuse autour de Lui…

—Mais enfin, il n'a toujours pas besoin de nous pour exister! Quand même nous nous démènerions comme des enragés, il n'en existerait pas davantage!

—Ah! mon père… c'est…

Le fils en demeure l'a. Ce qu'il va dire est cinglant, offensera brutalement. Parole impulsive, éclose au tréfonds de l'âme, enfantée sourdement par le travail des émotions neuves en lui depuis quelques jours. Pendant les secondes qui se précipitent, Jean est figé par l'atmosphère glaciale dont l'être de Gaspard, à ses yeux, se recouvre…

Au lit de François Bertrand, la veille, il a été secoué par un vigoureux frisson de miséricorde. Il en a gardé, lui fouillant le coeur, une mélancolie voilée à l'origine, éclaircie bientôt par l'esprit qu'elle troublait. Tout le grave mystère de la sympathie n'avait-il pas frémi entre lui, le fils du patron, et la famille de l'ouvrier, entre le riche et l'inférieur de la race? A ce foyer de gens simples, elle vibrait puissamment, la race canadienne-française, d'amour, de constance et, au besoin, d'héroïsme. Les meubles d'autrefois, la couchette à panneaux sévère et fruste, la commode trapue aux poignées de cuivre défloré, le sofa de bois lisse et lugubre s'animaient d'une vie grave, probablement celle des traditions autour d'eux flottantes. Les catalognes gaies, mouchetées de rousseur et de brun, nettoyées, fraîches comme un visage de mariée, souriaient aux vieilles coutumes du pays. Du même front lacéré d'épines, du même coeur déversant l'amour à gouttes rouges, du même sourire lourd de compassion infinie, Jésus en croix s'inclinait vers Germaine et Lucile, vers les générations l'une en l'autre ramifiées pour que survive, plus noueuse toujours et plus enracinée, la race qu'il aime. Ce désespoir de l'épouse, pantelante, couchée pour mourir, attestait l'amour sur lequel sont campées les familles qui valent. Et Lucile, lasse de bravoure, ne méritait-elle pas l'admiration, le respect, le souvenir? N'eussent-ils donné à leur race qu'elle, jeune fille pure et ferme, délicate et tenace, prête à recommencer avec un compagnon digne leur tâche de modestie et de grandeur, l'ouvrier et sa compagne auraient été nécessaires. Ah! si, de chaque famille, surgissait un être musclé pour de l'utile besogne, jeune homme ou jeune femme, volontaire et conscient d'un rôle, fût-il peu glorieux même, à tenir au premier rang de la race et pour elle, quels prodiges à l'avant-garde s'entasseraient! Bien que vague toujours, elle s'accentuait, elle s'élargissait, elle s'emparait de lui, la vision d'une sympathie fondant les classes après les avoir l'une à l'autre révélées. Union merveilleuse, inspiratrice, irrésistible, d'où naîtrait l'effort conscient de tout un peuple vers la conquête de son génie et de sa beauté! A la fièvre que suscitait en lui l'envol de son rêve, s'ajoutait la peine de le sentir confus et insaisissable. Était-ce l'atavisme de la passion d'agir venue de Gaspard, il tendait les énergies de la pensée vers un moyen d'insuffler à sa vision la puissance de créer la vie. Il se heurtait à l'ignorance de l'activité pratique, à l'isolement dans l'incompétence, à l'horreur de l'impossibilité. Il a, parfois, la sensation de ce cauchemar où l'on roule dans le vide, un serrement brutal à l'âme. De ne pouvoir matérialiser cet idéal en une formule d'action possible et vivante, il souffre une vraie torture. Comme son père, l'obstacle l'éperonne, l'échauffé: mais lorsque la lutte a lieu contre le néant, l'angoisse déprime, exténue. Quelles alternatives d'enthousiasme et de baisse morale il a parcourues depuis l'heure où les plaines d'Abraham lui dévoilèrent leurs sens profond, fécondèrent son instinct de patriote! Qu'il a levé rapide sa tige et gonflé vite ses racines aux profondeurs de l'être, l'instinct jusqu'alors sans chaleur pour vivre! Jean peu à peu se taille, se forme une conviction de Canadien-français. Quelque peu adhérents que soient au reste certains éléments moins précis de cette conviction, elle fait croître en lui la fierté du sang, un espoir qui se précise et se fortifie. Les réunions du Congrès, attisant sa ferveur, l'initient au culte large, raisonné de la race. De jour en jour, la nature canadienne, à ses yeux qui la découvrent, s'épanouit plus belle, riche d'ancien mystère et de fraternelle douceur: il a comme une illusion d'avoir jusque là foulé un cimetière où, pour l'attendrir et l'élever, de grands souvenirs tout à coup s'éveillent et lui parlent…

Un désir souvent l'obsède: il veut se définir un rôle par lequel il servira, il aura fait quelque chose de stable pour amollir l'égoïsme de ses compatriotes. Hélas! n'est-il pas enlisé lui-même dans l'égoïsme? Il retombe, épuisé d'énervement stérile, aux prises du doute, au gouffre de soi-même veule et repu. D'autres essaient de tarir l'indifférence: on leur préfère les démolisseurs à grands cris de haine. Que peut-il faire? A quoi bon ces élans de nervosité? Ah! qu'il est douloureux d'être impuissant! Pourquoi rêver si l'on ne peut créer? L'individu, comme le copeau traîné par le fleuve, est charrié par le flot des circonstances; elles ont décrété la mise en valeur de lui, Jean Fontaine en l'étude de la médecine: il n'a qu'à ployer le coup sous l'arrêt. De Paris qui approfondira ses horizons, il reviendra mûri pour la science ambitieuse, il pourra, des ombres du laboratoire s'illuminant, faire éclater un nom vers les sommets de la race canadienne-française. N'aura-t-il pas ainsi apporté du secours à celle qu'il veut plus consciente d'elle-même et, plus digne?

Silencieux au cours du dîner, il préparait sa confidence au père qui badinait avec Yvonne trop gaie peut-être. Et cependant, le même étouffement d'égoïsme l'oppresse, depuis qu'il a limité son ardeur patriotique à ce rôle. Quelque chose en lui désire pénétrer au vif de la bataille, frapper directement la grande ennemie, l'indolence, au coeur pour lui-même l'affaiblir. Et comme si un tel désir fût devenu nécessaire, il ne se résigne à le détruire qu'avec la blessure des chers désirs immolés. Il fuit, il est certain de fuir un devoir, une mission à la veille de se débrouiller nettement, de ravir son courage, d'entraîner sa noblesse.

Pour un épanchement filial, il n'y avait pas de meilleur endroit que la salle à fumer, plutôt resserrée, d'accueil simple et dont le silence murmurait au jeune homme des choses calmes et fidèles. Il attendait le moment, le mot, le geste, le sourire qui attire l'effusion. L'entretien ne courait-il pas vers les problèmes graves? La désertion de Dieu n'allait-elle pas toucher Gaspard? Ce n'était pas, à coup sûr, un truc pour le disposer au projet du laboratoire: Jean devinait que, par l'idée même, la vanité de son père serait comblée. Tout bonnement, la causerie avait pris le tournant vers Dieu. L'apathie de Gaspard, au lieu de la tristesse espérée de lui, fut douloureuse à son fils, lui arracha du coeur une révolte qu'à temps il refoula. Il n'avait pas le droit de châtier lui-même, de flageller son père. Une muraille de respect inviolé se dressa entre lui et l'accusation. «Ah! tas d'égoïstes que nous sommes!» allait-il s'exclamer, dur et mordant. Exaspération logique, née de tout le bouleversement de l'âme par les enthousiasmes, les impulsions généreuses, les incertitudes, les découragements, les remords de ne pas vouloir, les retours d'ardeur. Il avait cru tout cela enfoui dans les limbes intérieurs d'où rien à la surface ne remonte, et tout cela avait rejailli d'un seul flot brutal. Qu'il le sent vaste en lui et qu'il s'y prolonge loin, ce cri de rébellion, de honte où crève un sanglot. Il ne soufflette pas uniquement la façon molle dont lui-même et tant d'autres ont l'orgueil de leur foi, il est dirigé contre la masse des égoïsmes ligués pour le laisser-faire, ce destructeur d'une race qui pourrait grandir. La sécurité dans la jouissance, dans le confort, voilà la créatrice de paresse nationale. Gaspard Fontaine, en l'imagination de Jean éclairée par l'incident révélateur, s'enlaidit et s'épaissit d'égoïsme: n'étale-t-il pas, en son incarnation la plus énorme, la joie d'être satisfait, d'être serein, d'être saturé? Gaspard Fontaine est millionnaire: qu'importe le reste? Sur son million, il repose comme sur une couche romaine, molle et parfumée. Il ne s'en lève, il ne s'agite et ne se passionne que pour elle qu'il faut rendre plus sûre…

Mais la longue tendresse assouplie du fils triomphe de l'amertume, et voilà pourquoi il ne sera pas rude, voilà pourquoi son instinct refréna le cri rebelle de honte.

—J'attends… depuis deux grosses minutes, dit Gaspard. Tu allais dire quelque chose de bien intéressant, si j'en juge par le feu qui brillait dans tes yeux, et puis… tout s'est éteint. Un petit étranglement à la gorge, et rien de plus!… Allons, sois plus expansif!

—Si je me suis tu, mon père, c'est qu'il valait mieux…

—Ne pas le dire? interrompt vivement l'autre, un peu froissé. C'est bien, garde-le!

—Ne t'offense pas!

—Je ne me fâche pas, mais tu piques mon intérêt, et puis, tu me flanques là, stupide, comme si j'étais de trop dans ce que tu penses. Et tu voudrais que ça m'amuse?

—Une distraction, c'était… oui… une distraction!

—Ah ça! Me prends-tu pour un gobeur? Où diable ai-je pria ce mot-là?… Détrompe-toi, j'ai du flair, et on ne me trompe pas comme on veut… Ce que tu allais dire, comme des rouages de machine fonctionnant l'un par l'autre, s'engrenait aux choses dont nous venions de parler, je l'ai senti!

—Les choses étaient trop sérieuses!

—C'est toi qui les avaient rendues sérieuses!

—J'ai, voulu réparer moi-même l'erreur… Si tôt après le dîner, n'est-ce pas ridicule d'être si austère?

—Monsieur le docteur Fontaine prend soin de nos estomacs, mais il n'est pas assez malin pour me rouler! raille Gaspard, heureux de sa répartie, de sa force à jouter contre l'adversaire. Il n'a pas une instruction raffinée, mais l'intelligence est lucide, foudroyante.

—Une autre fois, veux-tu?

—Mais pourquoi ces atermoiements, ces précautions oratoires, comme disent certains amis politiques au Club? Vas-y carrément, en vrai fils de celui qui te parle!… As-tu peur? C'est donc bien grave! On devient, fier, on ne daigne plus avoir confiance en moi.

—Au contraire, je me proposais de te confier quelque chose ce soir…

—Qui est à cent lieues de ce que tu me caches?

—Oui…

—Sois franc, j'écouterai l'autre chose ensuite!

—Ecoute-moi tout de suite. Il s'agit d'un projet… considérable… d'avenir. C'est venu, dans mon esprit, il y a quelques jours… Ecoute-moi, je t'en prie… Je pense la chose merveilleuse, elle te flattera, elle m'enchante… Je n'essayerai pas de te faire deviner, tu y perdrais les efforts de ton imagination. Prépare-toi à une confidence étrange, peut-être, mais pas banale. Tu te réjouis que je sois médecin? Eh! bien, je rêve d'être plus, de te faire honneur, d'exceller. Comme toi dans les affaires, je m'élèverai dans la science. Es-tu prêt à m'entendre?

—Tu ne te moques plus de moi, Jean? dit le père adouci, la curiosité avivée par la solennelle émotion du fils.

Le fils, au moment de le formuler en paroles à quelqu'un, à moins de certitude en la beauté, en la hauteur de son rêve. Comme s'il avait été l'ensorcelé d'un mirage, il a subitement l'impression de traverser un désert: c'est la monotonie de l'avenir aux troubles horizons qu'il revoit. Ne fut-il pas ébloui par une illusion faussement brillante? Il redoute l'ironie clairvoyante de Gaspard, le sarcasme froid qui fige l'enthousiasme. Le projet est fantaisiste, puéril, naïf. Le jeune homme est lourd de tout le poids en lui du rêve s'affaissant…

—A mon tour, je te le demande, ne te moque pas de moi, dit-il, après le silence qui devenait trop long.

—Il ne veut plus me le dire! As-tu encore envie de me laisser coi?…
Tu me défends de me fâcher, il ne me restera plus qu'à me moquer de toi.

—Te sens-tu disposé à entendre une chose qui va te renverser? dit le fils, en qui la jovialité, de Gaspard fait remonter l'idéal. Il s'agit de mon avenir…

—Tu me l'as déjà dit! Ferais-tu, la petite bouche sur Paris maintenant? C'est qu'il faut y aller, tu sais! Qu'est-ce qu'on dirait? il est trop mesquin pour l'envoyer. Des fils d'habitants n'y vont-ils pas? Quand tu reviendras de Paria, tu seras lancé…

—Je me meurs d'aller à Paris!

—Alors, Jean, nous aviserons après…

—Il s'agît d'après… Qu'est-ce que tu penses de… ou plutôt, qu'est-ce que tu vas penser de?… tu ne t'imagines pas ce que c'est… J'ai eu l'ambition…

—Tu ne l'as plus?

—Je l'ai encore… Tiens, je la remets entre tes mains, j'ai eu l'ambition d'ouvrir un laboratoire où…

—Un laboratoire? Qu'est-ce que c'est que ça? Un grand mot, très grand, si grand que je m'y égare! Quelle expression! presque du beau langage… A ton contact, je me débarbouille l'esprit. J'avoue qu'il en a besoin… Je suis égaré tout de bon, hein? Ouvrir un laboratoire, il est si peu ouvert que je ne suis p'as capable d'y entrer!

Gaspard, satisfait d'une volubilité si alerte, est de l'humeur la plus accueillante. L'orgueil empoigne Jean de nouveau: après tout, l'idée n'est pas tellement saugrenue, elle est même originale et très digne, pas loin d'être grandiose. Sobrement, l'éloquence du futur savant coule.

—Oui, mon père, depuis une semaine environ, j'ai songé à cela, à un laboratoire… Il est difficile, même avec l'auréole de Paris, d'attirer la clientèle de Québec. Les vieux praticiens ont le prestige. Ils nous tiennent dans l'ombre. Il faut attendre, être rongé par l'ennui, par la misère morale…

—Ne suis-je pas là, moi?

—Je te remercie d'être généreux, mais il s'agit de l'être autrement que tu ne l'offres. Tu vas comprendre. Il me semble que c'est du bonheur, du grand bonheur. Je me ferai un chez moi de science, de recueillement, de travail. C'est ton vieux compagnon d'armes, le travail, celui qui prend tout entier, qui passionne. Comme toi, je veux être quelqu'un, me dévouer, réussir. J'aime la médecine, je veux me donner à elle!… Un laboratoire, clair, parfumé d'arômes bons à l'âme, où je ferai des expériences, où je me lancerai dans l'inconnu pour le conquérir, où je triompherai, quelle joie! quelle existence pleine, grisante, bénie! Tu ne me refuseras pas cela. Un moment, j'ai eu peur de toi, je te demande pardon…

—Tu avais bien raison de m'avertir! s'écrie Gaspard, un peu abasourdi. Je n'aurais jamais deviné une chose semblable… Mais ça ne se fait pas! C'est la première fois qu'un jeune homme de chez nous… et tu ne pratiquerais pas? Avoir étudié la médecine pour ne pas la pratiquer, c'est… c'est vraiment drôle!

—Pour ne pas dire grotesque?

—Non, mais… excentrique, comme disent mes amis anglais au club.

—Les Anglais ont pour idéal: «Cours droit au but que ton courage a choisi»! Il n'est pas facilement blâmé par eux, celui qui donne sa meilleure énergie à la tâche qu'il aime! La mienne entend l'appel de la science et répond!

—Cela ne t'empêcherait pas d'exercer ta profession, Jean?… Tout ce qu'il te faudra pour un laboratoire, je te le donnerai. Tu pourras faire semblant de pratiquer?… Je te pourvoirai de clientèle!…

Il a dit cela simplement, finement, avec une délicatesse de voix et d'âme merveilleuse chez une nature aussi rude. Jean, tout surpris, lui jette un long regard de reconnaissance. L'impression dissolvante de tout à l'heure, d'égoisme et de gras intérêts, est détruite par la générosité, par l'indulgence du père. C'est comme une réhabilitation, un renouveau de prestige. Un remords de ses répugnances l'étreint: n'originent-elles pas d'un patriotisme subtil au point d'en être grincheux? Ce n'est plus de l'enthousiasme de bon aloi, mais de l'irritabilité, une toquade.

Il aurait, plus loin encore, poussé le reniement de tous les sentiments qui affluèrent à son âme depuis quelques jours. Une mélodie éclatant soudain, venue d'un piano qu'une touche amoureuse faisait vivre, l'interrompit: Yvonne, au salon, pensive et désoeuvrée, se plaisait délicieusement aux caresses de l'air d'Isabeau s'y promène. Chanson où la brise murmure du rêve et que la douce plainte de l'eau sur le rivage berce, chanson où la grave harmonie du soir glisse un peu d'infini, chanson que la voix d'un homme rend fière et que les soupirs d'une femme rendent humble, chanson émouvante et chaste, refrain d'amour et de légende que tant de suaves larmes, versées le long des siècles à cause de lui et recueillies par lui, attendrissent au-delà de ce qu'en peut dire! Et surtout, chanson de chez nous, de la Nouvelle-France, du Canada serein et âpre, vaste et que le coeur en un battement renferme, chanson qui n'est plus la même depuis que nos ancêtres lui infusèrent l'âme de leurs grands songes, par ceux-ci calmant leurs angoisses et leurs douleurs, chanson autre et plus enivrante parce qu'y palpitent les échos de nos Laurentides, parce qu'elle anime le feuillage de nos îles, le silence de nos lacs, le flanc de nos barques, la symphonie de notre fleuve! Jean l'écoute s'alanguir, la chanson d'amour, et gronder, la chanson orgueilleuse, et rêver, la chanson de légende, il l'écoute supplier, frémir, exulter de bonheur et se désoler tour à tour. Il se rappelle un concert d'il y a cinq ou six ans: Albani, d'un accent jailli des profondeurs du génie, l'avait modulée si profonde, la chanson de chez nous, que tous les yeux de leurs pleurs l'avaient longtemps remerciée. Avec la tendresse lourde en l'être de Jean comme un amas de sanglots, rejaillit l'amour de la race…

VII

LE RÊVE DE FRATERNITÉ.

Gaspard, que les mélancolies d'un piano n'ont jamais remué, finit par s'énerver du mutisme où Jean s'attarde.

—Eh! bien, tu n'es pas content? Au lieu de jubiler, tu as la mine…

—Stupide? fait le jeune homme, absorbé par la réflexion ardente et conscient d'avoir, sans le vouloir, manqué de chaleur et de tact.

—Pas ça… Stupide, on n'emploie pas ce mot à tort et à travers. C'est un soufflet, et les soufflets, il ne faut pas en être prodigue. Mais tu avoueras que j'avais le droit de m'attendre…

—A la plus chaude reconnaissance! cria son fils, impulsivement. Ah! mon père! Tout mon coeur s'en est rempli! Comment te dire cela?… Tu m'as causé une joie telle que le seul moyen de t'en rendre compte, c'est de le croire profondément…

—Comme tu es drôle, ce soir!… Tu es distrait comme je ne me rappelle pas t'avoir vu. Depuis quelques jours, tu paraissais inquiet. A table, on n'obtient de toi que des réponses courtes; on dirait que tu veux te débarrasser de nous. Yvonne, pendant le dîner, s'est moquée de toi; rien n'y fait. Il doit y avoir autre chose que cette affaire de laboratoire… Je te l'ai accordé, tu n'as plus donc à t'en soucier!

—Tu m'as pardonné, n'est-ce pas?

—Avant ta confession? Avant que tu me répondes? Allons! tu me connais mieux que cela!

—La fatigue de mon doctorat n'a pas encore disparu, tu sais? Les nerfs sont épuisés, inconstants. Ils sont d'une sensibilité extrême. Le moindre attendrissement les bouleverse. Cette musique d'Yvonne, au moment où je voulais te remercier, comme on remercie un père tel que toi…

—S'il vous plaît, Jean, ne parle plus de moi! interrompt Gaspard, foncièrement joyeux d'être un père tel…

—Laisse-moi parler de toi, mon père! Dans mon rêve de science, je pense beaucoup à toi, aussi. Ne seras-tu pas fier, plus tard, d'un fils qui portera victorieusement ton nom? Il faut que ton or serve à ta race! Il ne s'agit plus de la race des Fontaine, mais de la race canadienne-française: elle a besoin d'unités qui, sur elle, étendent le respect qu'elles attirent, retendent comme une sauvegarde. Oui, contre le sarcasme des autres races! Par le travail, la constance, la vision nette de l'idéal vers lequel ta bonté me permet de monter, je sens que je l'atteindrai!

La preuve que je ne m'égare pas, que je réussirai, c'est toi, ton sang qui est le mien, et par lequel s'effondrent les obstacles! Ce qui m'entraîne vers la science la plus haute, c'est la fièvre qui t'emporte vers les sommets de la richesse. Si l'on venait t'accuser d'être un orgueilleux mesquin, tu sourirais de mépris: «Allons donc! dirais-tu, je désire toujours plus d'argent, parce que je ne puis faire autrement, parce que c'est ma destinée!» On ricanera, on s'esclaffera même, on s'écriera: «Il devient fou! Quel fat! Il se croit plus futé que les autres!» Eh! bien, je leur répondrai:—«Vous n'en connaissez rien! Je vous pardonne de me faire de la peine, mais je passe outre, parce que je ne puis pas faire autrement, parce que c'est mon destin!» Quelque chose de plus fort en moi que l'orgueil frémit, c'est le devoir! Est-ce ma faute, si j'en ai la conviction ardente? Je ne m'appartiens plus, une conviction me possède! Je peux me tromper, mais si je ne le crois pas, je dois lui obéir, je dois vivre pour elle! Je pressens qu'un jour elle ajoutera quelque chose à ma race, de l'honneur, du prestige, un peu plus de raison de survivre. Le Dieu qui fait germer les devoirs au fond des consciences m'ordonne: je marcherai, j'essaierai!

—Mais tu n'es pas dans ta vocation, Jean!

Plonge-toi dans la politique!… c'est du feu, ça! Quel discours!

—Ce n'est pas un discours, mon cher père, c'est tout moi-même qui a débordé. Tu me demandais pourquoi j'étais si étrange. Eh bien, tout cela avait besoin de jaillir. Je me sens libre, plus fort, plus heureux!…

Oui, tout cela devait jaillir à torrents. Lorsque, sans pouvoir les écouler au dehors, une âme, riche comme celle de Jean Fontaine, s'est remplie d'émotions lourdes jusqu'à souffrir de leur profondeur et de leur puissance, il faut qu'elles s'épanchent en une effusion presque délirante. Il ne peut y avoir la sérénité, la mesure, le choix, la réserve: le tout se précipite, rugit, s'écroule.

On songe au dégorgement des eaux quand s'ouvre une digue: elles se pressent, elles se mêlent, elles se repoussent, elles luttent pour s'unir en une vague qui tombe invincible. Et le grand calme de l'onde redevient maître des choses… Jean éprouve une délivrance de tout l'être, une paix sereine de vivre. Il en fut de même lorsque, la dernière question de l'examen franchie lestement, il eut le cerveau allégé de l'obsession pesante. A l'âge de seize ans, il avait aimé une jeune fille au cours d'un été à la Rivière-du-Loup, avec le ravissement, le culte, les surprises, la fougue naïve, le don absolu du premier amour.

Peu avant la fin des vacances, un superbe garçon, étudiant, blond, le teint duveté, héros d'amourettes incontestable, après quelques sourires d'initié, après quelques badinages murmurés joliment à travers les dents pointillées d'or, avait détrôné le collégien plus respectueux, moins neuf, trop servile. Le collégien, dont le coeur était déjà large assez pour une affection grave, ressentit les affres du chagrin qui, derrière les yeux fièrement dédaigneux, grossit et broie toujours davantage. Un matin qu'un écrasement sous la poitrine, à gauche, l'oppressait douloureusement, il fut soudain terrifié par un choc au cerveau, et des sanglots crevèrent à jets brûlants durant quelques secondes. Il arrivait à Jean de se ressouvenir de la paix descendue en lui, lorsque finirent les sanglots d'alors. Depuis la longue et véhémente effusion à son père, Jean se les est rappelés encore, inondé par une vague semblable de repos et de douceur. Elle ne pouvait grandir sans éclater, la tension de l'esprit; elle ne pouvait croître sans déborder, la fièvre du sang. La bonté de Gaspard avait déjà secoué Jean d'un tressaillement, une impulsion d'amour l'avait énergiquement poussé vers le bienfaiteur. La chanson de tendresse et de légende acheva de lui remplir l'âme, de la tendre pour enfin l'amollir: en un remous de force et d'enthousiasmes se heurtant, elle se dégonfla. Et maintenant, elle est paisible comme une rivière dont rien ne trouble le cours. Tant d'idées, de sensations, d'affaissements, d'entraînements l'agitèrent le long de la semaine! Il ne tâtonne plus, il ne s'angoisse plus autour d'un idéal qui fuit, d'une tâche imaginaire que la race exige de lui: le jeune homme se complaît en une vision d'amour transparente. Il est soulagé des tergiversations: une certitude calme le tient. Oh! le bonheur de rêver à elles, quand on est sûr de l'élan vers les hauteurs!….

Sans être charmé par si beau songe, Gaspard vit une minute de félicité. Il n'est pas uniquement joyeux de ses largesses, l'orgueil paternel aussi le grise. Il a de son fils un concept, inviolable, exalté même, et il admire la noble maîtrise de sa personnalité. Jusqu'à un certain degré, les sentiments que l'un à l'autre se vouent Jean et son père, ont de l'analogie: ils sont à base d'admiration et d'habitudes harmonieuses, et aussi, d'une espèce d'effroi jamais avoué. Cette gêne entre eux se révèle quand la vigueur respective de leurs caractères se donne libre cours, Celle du fils, intellectuelle, disciplinée, dompte Gaspard; celle du père, concentrée, violente, sauvage, brusque, fascine Jean. Les deux pouvoirs ne se heurtèrent jamais, n'eurent jamais l'occasion d'imposer, l'un ou l'autre, une supériorité d'endurance. Leurs discussions n'étaient pas des conflits, mais l'expression normale de leurs mentalités l'une à l'autre familières: rien d'acerbe n'y intervenait pour les aigrir l'un contre l'autre. Les horizons de l'un ne se déployaient guère, la culture de l'autre s'affinait toujours par l'étude: ce rêve de science pouvait-il sourdre ailleurs qu'en l'imagination d'un ambitieux rêveur d'altitudes? Gaspard s'étonna beaucoup moins que ne l'appréhendait son fils; leurs entretiens, ceux où plus d'expansion jaillissait, accoutumèrent l'industriel à ce u'il appelait les belles phrases, les originalités, le romanesque, les nuages: sans comprendre l'utile de ces choses, il avait comme une devination de leur beauté morale, était heureux que Jean les connût. Ce projet d'abord mit son instinct d'homme calculateur un peu mal à l'aise: n'est-il pas étrange qu'un jeune médecin ne veuille pas faire comme les autres, uniment s'arrondir une clientèle, devenir un spécialiste à la mode? C'est inconcevable, peut-être chimérique, une telle carrière, mais il admire, il approuve, il croit. Ses entrailles de père ont vibré tandis que Jean déversait le trop plein de lui-même. Comme la voix sonnait l'ardeur et la virilité, comme les yeux s'allumaient de foi, comme le visage défiait les périls, embrasé de triomphe! Sa propre jeunesse en lui ressuscite, les cris de fierté lancés contre le sort de nouveau l'ébranlent: le torrent d'énergie circule en ses artères avec la vivacité d'alors. Souvenances qui l'émeuvent, font perler à ses yeux une larme, la larme si bonne des regrets sans amertume: son fils lui, devient cher étrangement, comme si des nuages le lui eussent voilé, comme si les ressemblances entre eux par magie se fussent illuminées. A sentir leurs âmes plus prochaines, plus identiques, à revivre en ce jeune homme qu'il croît superbe, une volupté inconnue le grise: un flot plus riche d'amour l'emporte vers Jean…

—Me permets-tu, mon Jean? s'exclame-t-il, brusquement.

—Quoi?

—Eh bien, oui, je ne sais comment te le dire. Ce n'est pas clair dans mon esprit… Je me sens tout curieux… Je ne me rappelle pas avoir eu le coeur comme je l'ai là!… Enfin, je suis fier de toi! En t'entendant parler, en te voyant surtout, j'ai eu du plaisir, du gros plaisir, quelque chose de profond. Tu as un mot dont je me souviens: j'ai été pris!… Comme la vie est capricieuse! Voici la chose que je voudrais t'expliquer: il me semble que je ne t'ai jamais connu, que je te découvre ce soir. Au fur et à mesure que tu t'instruisais, je te sentais plus loin de moi. Il y avait entre nous un fossé toujours plus creux: l'ignorance… Tu étais mon fils, mais si différent de moi que, franchement, tu… tu me paralysais quelquefois… Sais-tu ce qui m'a ouvert les yeux? Ton courage d'il y a une minute, ta crânerie!… Après cela, nous ne sommes plus des étrangers, dis? Ah! oui, avoue que tu ressens la même chose, que…

—Que tu as bien deviné, mon père! s'écrie Jean, touché au vif de l'âme. Ma gratitude pour toi est une des émotions les plus pures et les plus douces que j'aie éprouvées. Je la dois à ta bonté; elle a été si indulgente, si naturelle. Je m'y attendais, mais pas de cette façon-là… La bonté rapproche, elle détruit les préjugés, les distances, elle purifie l'amour! Quand tu es particulièrement bon pour moi, je te comprends mieux, je me sens mieux ton fils. Il y a un égoisme supérieur de l'être qui repaie en amour l'être qui le satisfait!

—Pourquoi t'éloigner de moi encore? Ta philosophie, c'est elle qui met de la glace entre nous!

—Tu voudrais que je fusse un homme d'affaires? dit Jean, badin.

—A certains jours, oui… Ce soir, plus que les autres jours. Tu m'égalerais, Jean!…

—Comme tu es vain! Tu dis cela avec un air… de pacha!

—Qu'est'ce qu'ils viennent faire ici, les pachas?

—Mais c'est un mot favori des Canadiens-français! Ils dorment, ils engraissent, ils s'amusent, ils vivent comme des pachas. Cela veut dire qu'ils jouissent…

—Et cela veut dire que je me réjouis de mon succès? Faudrait-il que j'en aie honte?

—Il fut loyal, tu as le droit de t'en applaudir!

—Alors?

—Alors… alors… nous bredouillons, mon père, nous ne savons pas comment nous dire des choses que nous avons là! s'écrie Jean, dont le geste rapide montre le coeur. Nous essayons de parler, alors que nous voudrions parler… Comment se fait-il qu'après mes effusions de reconnaissance, je ne suis pas satisfait de moi-même, j'ai peur d'être ingrat?…

—Et qu'après t'avoir promis ce que tu désires, j'ai peur de n'être pas assez généreux pour toi?…

—C'est en cela que nous sommes étrangers l'un à l'autre: nos êtres qui le veulent, sont incapables du mot, du regard, du sourire qui les unirait dans l'amour!… Il y a, entre eux, l'ombre… infranchissable d'un malentendu. Nous ajouterions les analyses aux analyses, les conclusions aux conclusions, nous nous heurterions sans cesse à la même angoisse, j'allais dire à la même froideur. Dès que l'élan d'une âme vers une autre hésite, il n'y a pas de complet amour. Oui, mon père, j'avais raison: il se dresse entre nous l'ombre… l'infini d'une séparation morale.

—Ah! l'instruction! elle nous vole nos enfants, à nous, les gueux enrichis! murmure Gaspard, amèrement. Au moment même où je te tiens, tu me glisses entre les doigts…

—Au moment même où tu m'attires, quelque chose en moi ne s'élance pas, recule…

—Pourquoi te creuser la tête pour rien? Je te le dis encore, c'est mon ignorance qui te repousse!

—Mais tu es plus admirable d'avoir réussi malgré elle!… Tu pourrais avoir l'instruction la plus abondante que le même sourd malaise serait entre nous… Il y a autre chose…

—On n'est pas vulgaire, quand on a été soi-même avec tant d'énergie, tant de noblesse! dit Jean, une rougeur lui inondant la face, parce que certaines brusqueries de son père l'attristent. Tu pourrais être l'homme de manières les plus raffinées que la même ombre entre nous planerait, comme tu dis, glaciale…

—Nous ne sommes père et fils que de nom, alors!

—Nous le sommes avec beaucoup d'affection, mais nous ne le sommes pas idéalement, profondément…

—Encore ce mot embêtant, l'idéal!

—L'idéal est la cime des âmes! C'est en montant vers lui qu'elles deviennent supérieures!

—Je suis inférieur parce que l'idéal, je n'ai pas le temps de m'en occuper! s'exclame Gaspard sèchement, le regard dur, ses mains convulsives empoignant les bras du fauteuil.

—La voici, mon père, la séparation morale, la différence qui blesse. Tu n'ignores plus la raison de mon silence tout à l'heure. Plus tu as exigé que je parle, plus je devinais que toutes les démonstrations ne pourraient servir, que nous en sortirions meurtris même… Je ne te dédaigne pas: comment serais-tu inférieur de t'être développé selon la force irrésistible en toi? Par le courage, la ténacité, l'intelligence, comme tu peux l'être enfin, n'es-tu pas un être supérieur, très beau? C'est banal: une volonté victorieuse n'est pas inférieure! Je suis plus orgueilleux de toi, je le jure, que tu ne l'es de moi!

—Si je te comprends bien, c'est irréparable, ça le devient chaque jour davantage.

—Ne dis pas cela, mon père, avant que nous ayons voulu!… Il doit y avoir, par le fait même d'un désir, un moyen d'en acquérir l'objet. Nous avons de la volonté beaucoup, tous deux; pourquoi ne pas lui confier la besogne de nous rapprocher? Nous savons où est le mal; nos égoïsmes sont trop exclusifs, nous rapetissent, nous enchaînent. Ah! ce qu'il faudrait, ce serait une grande générosité, un dévouement passionné qui nous arracherait de nous-mêmes, ferait bondir nos coeurs en un même frémissement d'amour! Quelque grande générosité pour notre race, par exemple! Tu ne me trouveras pas romanesque, je l'espère? Aux réunions du Congrès, j'ai compris, notre race implore de la bonté, des sacrifices… J'ai l'intuition que, si tu faisais quelque chose de noble pour elle, nous serions plus près l'un de l'autre, beaucoup plus près…

Cette pensée, comme si peu à peu tant d'autres l'eussent préparée, vient de surgir, naturelle et saisissante. Elle frappe Jean: bien qu'indécise encore, il en soupçonne la profondeur, la valeur, les possibilités. Sous le voile qui l'embrouille, il cherche déjà sa vertu d'action, de patriotisme efficace. En entendant ses lèvres l'énoncer, quelque chose de grave l'a troublé: il se faisait, dans l'esprit radieux, une éclaircie à travers les ombres alourdies par les rêveries impuissantes. Le cerveau confiant besognait, élaborait, attendait. Un cri d'allégresse, de tout l'être de Jean, triompha soudain:

—Ah! mon père! quelle grande idée! proféra-t-il.

Plus rien ne retenait l'essor de la pensée dont, au premier instant même, il entrevit les larges ailes. Comme elles battaient loin et haut! Quels espaces! Quelle vision d'action prodigieuse à travers les énergies de la race! Une ivresse parcourt Jean: ce qu'il avait désespéré d'atteindre, il vient de le découvrir…

Ce ne fut pas Gaspard qui donna la réplique à la débordante exclamation de Jean, mais Yvonne, depuis un moment rieuse au seuil de l'appartement.

—Encore une fusée de sentimentalisme! articule-t-elle, un peu mordante.
Comme cela éclate et brille!

—Ah! te voilà, petite! nous sommes un peu sérieux pour toi.

—Au contraire, papa, je me sens très grave, capable de la philosophie la plus revêche… Regarde mon visage, sa pâleur, sa fixité, sa profondeur… Regarde les yeux béants, lourds de choses… ah! mais de choses portant la destinée des peuples…

Elle ne put mimer davantage ce qu'avec un accent morne elle disait: un rire spontané, strident, l'affola de malice et de joie. Et le calme ne revint pas vite. Les traits de Gaspard s'épanouirent en le plus jovial sourire. Entre la jeune fille et lui, beaucoup plus d'aisance allait et venait qu'entre lui et son fils: l'intarissable gaieté d'Yvonne le rafraîchissait. Au contact de son humeur ailée, il devenait spirituel avec une bonhomie rude; auprès de lui, elle détendait son masque joli de Québécoise très admirée, ne se regardait plus sourire au fond des yeux mouillés de ruse ingénue, au coin de la bouche onduleuse. Devenue moins factice, espiègle naturellement, gentille indiciblement, elle babillait, folâtrait, cajolait, enveloppait d'une tendresse à fleur d'âme. Ses caprices étaient respectés comme les plus austères confidences; ils étaient, nécessaires à Gaspard et, quand ils ne naissaient pas, il s'ingéniait à les faire éclore. Ces dons sans nombre, infimes ou considérables, bibelots ou parures, toujours offerts avec la même jouissance et, recueillis avec la même joie, familiarisèrent le père et l'enfant l'un avec l'autre, les habituèrent à la confiance, à l'exubérance, à la causerie affectueuse, bien qu'elle ne fût jamais intimement profonde…

Par la souplesse câline, la magie de son influence, Yvonne était dangereuse. Jean le savait. Le consentement de Gaspard ne le rassure pas sans laisser flotter en lui une inquiétude. Il redoute l'incisive raillerie de sa soeur: au premier choc de la nouvelle qu'elle aura du laboratoire, elle s'emballera pour ou s'esclaffera contre le rêve de son frère. Et les roulades vives, mordantes, prolongées du rire qu'il entend, aigrissent le meilleur de sa sensibilité. Il n'y a pas d'âcreté en sa peine: la légèreté de la jeune fille, il la comprend, il sait qu'elle est impulsive, il ne voudrait, pas la blesser. Mais ne se mêle-t-il pas, aux accents de voix tapageurs et mélodieux, quelque chose d'attristant, d'irréparable? Une boutade contre la philosophie, sa raideur, est aisément pardonnable, et ses plus fidèles prêtres, à certains moments, ne la renient-ils pas avec une moue désintéressée des lèvres? C'est que la joie d'Yvonne, outre qu'elle a déprimé Jean par tant d'enthousiasme refoulé tout à coup, lui rappelle aussi leur entretien de l'autre jour, l'amour de Lucien Desloges. A vrai dire, il ne s'en est guère préoccupé depuis lors. Quand ils se revoyaient tous à table, le père, le soeur et le frère, et que parfois une distraction coupait la verve de la jeune fille ou même inclinait ses yeux tièdes vers l'assiette, une peine torturait le jeune homme. La piqûre était bientôt guérie. Le tourment d'ignorer comment il pourrait ne pas être un inutile à sa race, alors qu'à lui venait d'elle un appel décisif et touchant, ne lui causait-il pas assez d'incertitudes et d'angoisses? La hantise de son impuissance le captivait: Yvonne et sa tendresse gaspillée en faveur d'un oisif ne l'alarmaient plus que superficiellement. A se croire tellement égoïste lui-même, il ne blâmait presque plus Yvonne et son ami de concentrer leur rêve en des ambitions exclusives, sans générosité, sans haute noblesse.

Et maintenant, c'est autre chose. Le jeune médecin entrevoit sûrement la tâche de sacrifice et d'honneur que lui déploie l'avenir. Elle est un devoir, la vanité qui, devant les triomphes dont elle se sent capable, les veut et les attend! Jean sent un recul à l'idée glaciale d'être présomptueux: elle fond déjà, le laissant positif de son courage et de n'être pas vil. L'égoisme n'est-il pas moins impur, dès qu'il s'élève en des espaces de noblesse et de clarté? La sensation de livrer beaucoup de lui-même, en s'oubliant presque tout entier, ne l'a-t-il pas empoigné au cours de la tirade à son père? Et la certitude que la race cueillera de lui un peu de gloire n'a-t-elle pas fait circuler en ses veines une brûlante sève? Ah! sa race! qu'elle n'est plus la même en lui depuis le réveil des orgueils latents! Comme ils ont grandi, comme ils ordonnent, comme ils tressaillent! La race est devenue une atmosphère vaste et sainte où l'on vit d'elle, pour elle, dans les bornes de soi-même élargies par l'amour jusqu'à l'étreindre. Ce qu'il y avait de sonorité fausse et déclamatoire en l'enthousiasme s'est tu: ce n'est plus de la fièvre, une idée fixe nerveuse, une émotion volage de la sensibilité, un incarnat de honte au front parfois, mais une conception nettoyée de vague et qu'aucune hésitation ne souille. Elle a fini de l'illuminer, de le préciser, de le lui rendre cher, l'idéal patriotique: la vision soudainement lui a déroulé tout un ensemble d'efforts et de puissance «Ah! mon père, quelle grande idée!» cria-t-il, exultant! Elle l'inonda tant de sa lumière qu'il eut, deux ou trois secondes, l'impression de ne plus vivre qu'en elle, mystérieusement, profondément, là où l'âme est le moins loin de l'infini. Les mots concis, limpides, forts, se préparaient à jaillir de son cerveau: l'intimidation d'Yvonne les a figés au fond de lui-même…

Puis, avec une lucidité croissante, il a démêlé toutes les conséquences d'un mariage avec Lucien Desloges: le pressentiment de leur vie dolente, éparse au vent de la fantaisie, se creuse. L'Yvonne d'autrefois, d'il y a deux ans, comme elle eût soulevé un homme au-dessus des joies mesquines, purifié son ambition, comme elle l'eût raffermi, complété, inspiré! Yvonne aurait été la femme pour laquelle on est quelqu'un: tant d'hommes, sans leurs femmes, auraient sombré dans l'insignifiance ou l'irréparable bêtise! Et la voici transformée, exquise à l'extrême, étincelante, mais enchaînée à un fat dédaigneux de sa race et du passé grandiose, mais sans les ailes anciennes vers le plus pur et le meilleur.

Une confiance nouvelle s'empare de son frère: n'est-il pas irrésistible, ce soir, l'embrasement qui se ranime en tout lui-même? Un peu de ce magnétisme ne l'émouvra-t-il pas elle-même? Pour ne pas gâcher la cause, par un zèle maladroit, il appelle à son aide la bonté, la douceur, un véritable élan fraternel. N'y a-t-il assez d'étincelles pour raviver en elle la flamme large et merveilleuse de l'idéal?

Précisément, la minute est venue d'être sur le qui-vive et d'être habile: Gaspard, distrait par Yvonne si joyeuse, n'a pas toutefois oublié le cri passionné du fils.

—Bon! achèves-tu de rire? dit le père.

—Veux-tu que je recommence, papa? Je me trompe: c'est à Jean qu'il faut en demander la permission. Il ressemble… ah! je ne sais à quoi… tiens, au gros érable tout vieilli, tout pensif au coin du parterre. Allons! un sourire de toi, s'il vous plaît, gentil, de vieux garçon délicieux! Je lui offre Marthe Gendron: il refuse net, Monsieur le docteur fait le petit bec. Hier, au café, je l'ai vue. Elle était ravissante en linon lilas. Un américain superbe la harcelait des yeux, mais elle me jasait de toi. Elle agonise, te dis-je…

—Ta première cliente, Jean! ricane Gaspard.

—Un cas facile à guérir! ajoute Yvonne.

—Tellement facile que tous les hommes sous ce rapport-là sont médecins! réplique son frère, dont un sourire dilate le visage.

—Demain, Lucien et moi, allons chez les Gendron, au Bout de l'Ile; tu viens?

—J'irai! acquiesce Jean.

Mais une distraction l'absorbe: il a les yeux ailleurs, très loin… Ils s'adoucissent et rêvent. Lucile, transfigurée d'une beauté reconnaissante et fine, le remercie d'être bon, de se souvenir. Au moment précis où elle s'est dessinée toute en lui, une morsure lui a fouillé le coeur. Elle est bizarre, la pitié qu'il donne, mélangée d'une semblable ivresse: jusqu'en la tristesse de savoir Lucile affligée déborde un peu de la grande joie de tout-à-l'heure…

—Avec quel enthousiasme il accepte! plaisante Yvonne. Qu'est-ce que tu en as fait, de ton enthousiasme? Tu me reprochais d'avoir fait prendre la clef des champs à mon idéal… Si tu l'avais entendu l'autre soir, papa, au retour de l'excursion à Lorette, tu t'en souviens?

—Il faisait bien beau! répond-il. Jean, tu n'as pas de flair!

—C'est ce que je lui ai dit. Je le prenais en compassion: au lieu de m'en avoir du gré, il m'a fait une dissertation, oh! très bien! très savante et même très gentille, sur les nuances romanesques envolées de mon âme…

—Ma chère petite soeur, je n'ai pas disserté, je ne me rappelle avoir parlé qu'avec mon coeur. Et les coeurs ne dissertent pas: quand ils ne chantent pas, ils pleurent…

—Il a bien du temps à perdre, le tien, s'il pleure sur moi…

—Tu ne réfléchis pas même à ce que tu dis, Yvonne. A certains moments, tu deviens presque gamine. Il est permis d'être légère à une jeune fille, mais non d'être disgracieuse. Je pousserais la bonté jusqu'à en être ennuyeux que tu n'as pas le droit de me faire de la peine: il est des erreurs qui ne se redressent qu'avec beaucoup d'amour…

—Alors, je ne t'aime plus?

—Ce n'est pas moi qui l'ai dit le premier!

—C'est vrai, dimanche… oui, papa, je suis un très vilain personnage.

—Tu te moques de nous, petite fille? réplique Gaspard, ignorant de toute la querelle morale entre ses deux enfants. Toi, vilaine? La chose la plus fine, la plus charmante qu'il y ait moyen de rêver!

Un peu aigre, Yvonne articule:

—Il paraît que je suis un cerf-volant.

—Ah! tu n'as pas le calme et la hauteur des cerfs-volants…

—Mais la fragilité, le superflu, le besoin du vent…

—Ne te fâche pas, je t'en prie. A quoi bon le venin qui empoisonne? Je n'ai pour toi aucune aversion…

—Il ne manquerait plus que cela!

—Aucune animosité, aucune rudesse, mais de l'amour, celui qui perçoit le plus merveilleux de toi-même! Les jeunes filles ont des ailes qu'on dirige: selon l'influence, elles rasent, la terre ou montent en pleine lumière…

—Et mes ailes, où vont-elles? Voici une rime, tu ne devrais plus m'en vouloir, ô mon cher poète.

—Je voudrais qu'elles aillent très haut battre pour la race, pour le Canada!… Le Canada sent les premiers frissons de la vie nationale: pour ne pas mourir de faiblesse et de matérialisme, il a besoin des femmes, de leur âme ardente, croyante, héroïque, inspiratrice!

—Tu ne savais pas que nous avions un tel patriote! dit Gaspard, que la grande idée de son fils persécute. Eh! bien, sache-le, tu as perdu le plus beau discours!

—Pourquoi n'es-tu pas avocat, Jean?…

—C'est qu'il a bien d'autres choses en tête, Yvonne… Jusqu'ici, je me suis demandé si je devais le dire, moi, ou bien attendre que tu…

—Que je fasse un autre discours? Ah! non, de tels discours ne s'improvisent qu'une fois.

—Il parierait très bien, tu sais, dit Gaspard, gaillard et songeur.

—Dis-le toi-même, mon père.

—Qu'est-ce que tu penses, Yvonne, d'un laboratoire pour monsieur le docteur?

—Un laboratoire? Mais qu'est-ce que tu veux faire de cela, Jean?

—Tiens! on ne vous enseigne pas ça, au couvent? Pourquoi les payer si cher, les religieuses? s'étonne Gaspard.

Yvonne se rengorge: altièrement comique, elle persifle:

—S'il vous plaît, ne m'insulte pas, je fus incomparable en chimie! Quel séduisant souvenir à graver dans ma mémoire! j'eus un prix d'assid… uité.

—C'est vraiment bien réussi! dit son frère.

Il sourit du meilleur de lui-même. Parce que la mimique est irrésistible, et aussi, parce que l'instinct railleur d'Yvonne a besoin d'être adouci pour qu'il ne s'enflamme pas contre le rêve de science. Une intuition qu'elle accueillera l'originale vocation par un rire cinglant, peu à peu refroidit Jean Fontaine…

—Sérieusement, là, ton laboratoire, ce sera du clinquant pour éblouir les clients. Pour un sentimental, une aussi étrange réclame, ce n'est pas joli… N'oublie pas, en effet, papa, que Jean est un des rares humains en qui surnage la vieille chevalerie. Au nom des preux, des croisés, il m'a supplié de redevenir la princesse rose de la quinzième année. Il a fait les choses avec une galanterie suprême. Il mit genou en terre, inclina sa perruque brune, mouilla ses yeux de noble langueur, m'offrit son épee ardente au service de ma régénération…

—Qu'est-ce que tu me bredouilles? Au nom du ciel, parle de manière à ce que je vous comprenne objecte Gaspard.

—Je voudrais tant parler de manière à ce qu'elle me comprît! Elle nargue: la raillerie est l'argument déloyal de ceux qui nient. Et nier, c'est détruire… Quand tu railles, Yvonne, j'ai peur d'avoir tort. Sois gentille, ou plutôt soit généreuse, comme on l'est pour ceux qu'on aime un peu…

—Beaucoup, Jean… murmure-t-elle, enfin domptée par la voix frémissante et tenace.

—Eh bien, je désire ne rien te cacher d'un trouble sur le coeur. Je te parlerai loyalement, avec tout ce qu'il y a de tendresse et de meilleur en moi-même! Il ne faut pas que tu ries de la décision que je viens de prendre! Je sens que tu me ferais du mal…

—Je suis capable d'être sérieuse, tu sais…

—Et bonne, surtout. Sur un enthousiasme tendu au point où le mien l'est, il ne faut pas laisser tomber du sarcasme. Il en pourrait mourir. Il suffit d'une blessure pour qu'un enthousiasme ne soit plus le même après l'avoir sentie. Tu promets, petite soeur?

—Je suis convaincue d'être très bonne, dit-elle, avec un sourire merveilleux de franchise.

—Cela prendrait quinze ans, peut-être, avant que j'eusse une clientèle intéressante… La profession est congestionnée.

—Tu es de ceux qui se trouent un passage!

—Je ne veux pas attendre…

—Mais, Jean, la clientèle, ça ne se mendie pas!

—J'ai trouvé quelque chose de mieux, d'admirable, il me semble…

—Ton laboratoire? Ce n'est pas de la pose, alors?

—Y a-t-il de la pose quand le plus pur de l'être se donne? et à la science, oui, ma petite soeur, à la vraie science!

—Ah! je comprends! Tu veux devenir un Pasteur! s'écrie-t-elle, charmée.
Que c'est fin!… mais c'est très chic!

—Un Pasteur est l'oiseau rare, je limite ma perspective à celle d'être un jour le savant qu'on respecte…

—De plus en plus la statue de la médecine, un brahmane de la science, perdu en elle, extasié!

—De plus en plus isolé de toi, n'est-ce pas, Yvonne?

—C'est qu'il est triste!… Avant longtemps, ce n'est pas à toi que voleront mes confidences, tu peux en faire ton deuil!…

—C'est à Lucien que tu rêvais, lorsque tes mains si douces éveillèrent le chant d'Isabeau?… Je l'appréhendais! répond Jean, dont beaucoup de tendresse répare le blâme.

Gaspard, abasourdi, se hâte d'éloigner ce mystère:

—Lucien? Je ne connais pas ce Lucien, moi! dit-il.

—Pardon, petite soeur! Ce n'était pas à moi de le dire.

—J'en suis très heureuse, interrompt la jeune fille, une couleur de grenat lui teintant le visage à l'instant même. Si tu n'avais pas été ici, papa saurait tout…

—Je reviendrai tout à l'heure…

—Non, reste, je n'ai pas honte d'affirmer devant toi mon amour! Papa, monsieur Henri Desloges n'est-il pas un de tes grands amis?

—Henri Desloges, le gros marchand de bois, un de mes plus grands amis! Au club, c'est avec lui que je m'accorde le mieux! Je ne suis pas capable d'expliquer cela… eh bien, il me semble que nous sommes taillés dans la même étoffe, que nous sommes deux habits presque semblables. Comme si, l'un en face de l'autre, nous nous retrouvions l'un dans l'autre… Mais il ne s'agit pas de mon bavardage.

—T'a-t-il parlé de son fils? demande la jeune fille, adorablement ingénue.

Les lèvres de Jean remuèrent: elles allaient lancer une boutade mesquine. Il se souvint que le sarcasme est presque toujours une lâcheté: ne devait-il pas être généreux sans bornes?…

—Il m'a dit que son aîné travaillait avec lui quand il avait du temps de reste. Il m'a laissé entendre qu'il ne songeait pas encore très sérieusement à la besogne assidue. Est-ce ton Lucien, l'aîné? Je l'ai connu, pourtant: ma foi, je ne m'en souviens plus!

—Depuis assez longtemps, il est beaucoup plus assidu auprès de ma soeur qu'aux factures ou aux rêveries financières, explique Jean, sans la plus infime pointe de malice au bord des yeux, aux commissures des lèvres.

—Et tu ne le refuses pas? il est donc charmant! s'écria Gaspard… Car, enfin… je ne sais comment faire un compliment qui te convienne…

—C'est que tu es gentil, mon papa chéri! Toi, au moins, tu vois les choses à travers le prisme du bons sens. Regarde-moi cet original empesé dans son idéal rigide, il veut tout simplement m'arracher du coeur l'amour de plus en plus clair, de plus en plus tenace, oui, tenace que j'ai là!…

Et, d'un geste gracieux et provoquant, elle se frappa victorieusement la poitrine. Jean, contre lequel cette menace éclate, baisse la tête et commence à désespérer…

—C'est un parti superbe! dit Gaspard. Je ne m'informe pas du jeune homme davantage. Tu l'as choisi! Ma petite Yvonne est incapable de faire une bourde…N'est-ce pas que tu as bien pesé ton coeur?…

—Pesé et repesé, toujours le même poids!

—Ce poids, je le sens très lourd sur mon coeur de frère, murmure Jean dont la peine s'avive.

—Mais, sapristi, il faut toujours bien avoir quelque raison d'entraver un mariage! Donne-les donc, puisque ça vaut la peine d'avoir l'air si penaud! Sais-tu qu'Henri Desloges est un personnage considérable, cousu d'or, sans tache, de notre classe, un homme qui s'est fait ce qu'il est? Un fils de juge ou de ministre m'aurait plu énormément: aurait-il été aussi franc, aussi désintéressé que le fils de mon copain Henri dont le million approche? Ce garçon-là, ayant de le reconnaître, eh bien… j'ai hâte de lui serrer la main! Allons, Jean, ton réquisitoire au plus vite!

Jean ne s'est jamais jugé coupable de voir nettement le défaut le plus exigeant de Gaspard: une vanité qu'il lui accordait sans mauvaise grâce, parce qu'elle n'était pas maligne, parce qu'elle était nécessaire. La foi imperturbable en l'avenir, malgré les revers, la prodigieuse venue du succès, la constance de la fortune à s'engouffrer dans ses mains jamais remplies, la certitude que le premier million s'achemine vers d'autres qui se profilent à l'horizon de l'imagination, la quotidienne pensée qu'à lui seul il doit tout lui-même et tout ce qu'il a, ne voilà-t-il pas autant de forces qui, sourdement, ont pétri l'orgueil de son père? Celui-ci est chrétien, mais non au point d'attribuer à la grâce, à la prière, tous les triomphes: Dieu lui a implanté les germes de l'ambition inéluctable, fort bien, mais c'est lui seul libre qui les a fécondés. Dieu est le créateur de la richesse, mais il ne choisit pas les hommes qui l'entasseront près d'eux. Ne s'enrichissent que les favoris de la chance ou les hommes dont le vouloir est plus fort que les fantaisies de la concurrence! Selon lui, on n'a pas encore découvert si la veine est une semence du ciel. Et d'ailleurs, ne s'énervait-il pas lorsqu'on attribuait l'origine de sa fortune à un sourire du hasard? Sa fatuité aime qu'on la caresse et déteste qu'on la froisse: elle se ramifie en toutes espèces de caprices, de manies, de coquetteries mêmes. C'est ainsi qu'il serait mal à l'aise si un veston cossu ne lui flamboyait sur la poitrine. Sous son regard, il déploie souvent la main gauche pour y voir se découper harmonieusement l'agate d'une bague. Il pousse le culte de la mode jusqu'à la superstition, c'est-à-dire jusqu'aux plus minces raffinements: une nuance d'habit se répand-elle chez les amis du Club de la Garnison, elle ne tarde pas à le revêtir lui-même. Sa résidence est d'un style déconcertant, moderne avec une ébauche légère de château de la Renaissance dessinée par deux tourelles et leurs pignons graves: cela suffit pour que le flatte l'illusion d'habiter une vague gentilhommière. Comment un homme aussi actif, aussi remuant peut-il s'astreindre à des habitudes si molles? Énigme de l'éternel masculin! Et trônant sur le siège moelleux de l'automobile royale, il'avait-il pas une sensation quelque peu analogue à celle qui gonflait la tête des beaux cavaliers au temps de Vaudreuil?…

Il est trois catégories de parvenus tranchées au Canada-français. Les uns, trop clairsemés, maintiennent au coeur l'amour de l'humble origine. D'autres évoquent sans cesse leur berceau modeste et s'exaltent de s'en être affranchis par le prestige de l'honneur ou de l'or; au lieu d'être un opprobre en leur esprit, l'obscurité de leurs parents n'est qu'un prolongement de gloriole et de suffisance. Les autres enfin, par une déformation lente, mais progressive de ce qu'il y a de plus intime en leur nature, ont la honte absolue de leur naissance et ne se la rappellent que pour en souffrir l'humiliation, presque la haine. Gaspard n'appartient ni à l'une ni aux autres pleinement, il a perdu la boussole à mi-chemin entre la dernière et les autres. Bien qu'il se soit égaré, une lueur de tendresse est en son coeur pour le diriger encore, Son père et sa mère, quand sa mémoire daigne en ranimer les visages un peu durs, amollissent quelques cellules au fond de ses entrailles: la moelle et le sang qui furent les leurs, il est conscient d'en être robuste. Mais comme il les a surpassés de tout l'envol de son désir et de toute la hauteur de son succès! Décidément, ils furent contents avec trop de facilité, ils furent des miséreux, des mesquins, des incapables. Oh! le précipice entre eux, les hères, et lui, le millionnaire auréolé! Les sourires, volontiers ou de force, ne lui rendaient-ils pas hommage comme à un roi? Des personnages d'élite ne l'honoraient-ils pas d'un tutoiement d'égal à égal? Ne frayait-il pas avec les groupes les plus éclatants de la société québécoise? Nulle association de bienfaisance, de jeux, ne voyait le jour sans qu'on entendît le nom de Gaspard Fontaine autour de son berceau: sa largesse était, inlassable, proverbiale, serait légendaire après sa mort. Quelle griserie de sentir les gens instruits courber tout leur savoir devant, lui! N'ignorant pas que plusieurs se tordaient la face à rire de lui, des qu'il n'était plus là pour les avilir, il dédaignait ce qu'il appelait leur jalousie bête, et, surtout, membre du club de la Garnison, n'y est-il pas flatté, recherché, défendu, respecté? Que lui importent les gouailleries, les grimaces de quelques-uns, si tous ne peuvent ignorer son or et sa personnalité? Aller au club est, pour lui, une jouissance, un orgueil, une nécessité, un beau songe d'aristocratie. Comme il est loin du logement bas et morne où nos parents nichèrent quelque part aux profondeurs de Saint-Roch! Quand il remonte la Grande Allée, que le cornet d'alarme éclate ou bêle tour à tour, et que les ouvriers de la fabrique d'armes se massent pour ne pas être abattus par l'automobile, Gaspard Fontaine revoit son père comme eux sali, déprimé, hâve, lamentable, et son âme alors s'étrangle de honte… Jean n'a pas sondé toute la fatuité de son père, n'en a traversé que les couches de surface…

Après de tels mots claquant de fierté, après une mise en demeure tellement incisive, le fils vacille un peu, sent défaillir l'idée qu'il voulait communiquer en sa force totale. Est-elle assez mûrie en son cerveau pour y être déjà cueillie? Ne vaudrait-il pas mieux lui donner encore un peu de lumière pour qu'elle s'épanouît davantage, alléchât mieux les esprits qu'il veut lui conquérir?

—Je te le disais bien, que tes griefs contre Lucien étaient de la fumée, s'écrie la jeune fille. Monsieur l'avocat de la Couronne, vous avez la parole. Monsieur Desloges est un misérable, un ivrogne, un faussaire… Le jury vous écoute…

—Lucien Desloges n'est pas digne de toi, je le répète, dit Jean, dont le calme apaisa singulièrement, la fièvre de sa soeur. Tu espères, en m'exaspérant me faire jouer le rôle d'un méprisable et sot délateur?… Le motif est plus haut, plus sacré!…

—Ah! oui, l'idéal… je suppose…

—Oui, petite soeur. L'idéal, mais l'idéal vrai… Ce mot est de nos jours honni et déchu, parce qu'on l'a dénaturé… On ne le prononce qu'avec l'arrière-pensée d'une chose naïve et vaporeuse… chimère, sensiblerie romanesque, emballement: voila, les choses dont on ne le distingue pas et pour lesquelles on l'exile. On se rapproche du jour où le devoir ne sera plus que de l'idéal, ou plutôt, du vide… Adorer Dieu ne devient-il pas même la mission des femmes plus rêveuses, j'allais dire plus nerveuses?… Et quand Dieu lui-même ne sera plus que le vide, qu'est-ce qui ne le sera pas?

—Tu insinues que Lucien l'est déjà?

—Je ne l'outrage pas, sois-en sure, Yvonne… Je le comprends, et n'est-ce pas lâche de maudire après avoir compris? Il n'y a que les âmes bornées qui mesurent le pardon, mais je te conjure de réfléchir… Lucien n'est-il pas un impulsif? Et ses impulsions ne suivent-elles pas le même cours toujours et, n'est-ce pas le plaisir? Tu n'as pas oublié la façon dont il a trahi l'essence, le tréfonds de lui-même. Je l'ai fait parler devant toi avec le dessein…

—Un piège! Crois-tu que je ne m'en sois pas aperçue? persifla-t-elle, avec beaucoup de violence.

—Pouvu que le piège brillât comme la planche de salut…

—Qui me délivrerait du monstre? L'amour ne voit pas le monstre, il ne voit que lui-même! Ce n'est qu'une manière de dire. Lucien est charmant! Il est jalousé, vilipendé, il est…

—Ton ravisseur! Il t'a prise à toi-même!…

—L'Yvonne de jadis affolée d'enthousiasmes puérils!

—L'Yvonne enfiévrée d'ardeurs généreuses… c'est elle que je supplie!

—Elle ne t'entend pas, elle est morte!

—Elle vit, n'est-il pas vrai qu'elle s'éveille, qu'elle s'attendrit? s'écrie Jean dont la voix presse, irrésistiblement douce.

Yvonne, malgré elle, en ressent le magnétisme et la plainte: moins rigide, elle commence à plier.

—Pourquoi du chagrin, mon frère? dit-elle. J'ai pensé que ta gorge allait crever…

—Laisse-moi t'expliquer. Je veux des mots profonds qui t'atteignent et te gagnent!… Toi aussi, mon père!… Lucien Desloges est aveuglant de brio, il est un dilettante exquis, mais il ne sera jamais autre chose!

—Qu'en sais-tu? proteste Yvonne, étonnée d'être si peu déchirée au vif de son orgueil.

—Tu le sais aussi bien que moi! L'intime de lui-même a jailli, te dis-je!… Si le procédé n'était pas loyal, il l'est devenu par le désir de t'être bon. Lucien renie tout. Pâmé devant lui-même, il n'a pas d'autres fiertés. Il n'a pas celle de la religion, qui est un lien d'étiquette mondaine à ses yeux; il n'a pas celle du travail, parce qu'il est un flâneur; il n'a pas celle du devoir, qui n'est pas moderne, qui n'est pas chic… Il n'a pas celle de l'amour…

—Voici un joli compliment, tu peux t'en vanter!

—Il n'a pas celle de l'amour, parce que c'est toujours lui seul qu'il aime…

—Puisqu'il s'aime autant lui-même, il a du moins cette fierté!

—Ce n'est pas la pure et vraie fierté, celle que rassasient les instincts moindres!…

—Parle donc franchement, tu veux dire les instincts vils?

—Non, Yvonne, je dis que sa fierté s'arrête là où le grand amour commence…

—Ah! ah! le grand amour, la fumisterie des poètes! Charlatanisme des romans pour ingénues! A d'autres, s'il vous plaît!

—Eh! bien, oui, Yvonne, le grand amour, l'amour qui ne mesure pas le dévouement, l'énergie féconde, la bonté suprême. Mon père, tu ne dis pas mot, mais tes yeux me prouvent que tu devines, que tu vas comprendre! Ma petite soeur, ton coeur est sur le point de s'ouvrir, je le sens frémir au plus vibrant de ta voix! La race canadienne-française périra d'égoisme, si elle meurt… Je sens que mon ambition de science elle-même est trop façonnée d'orgueil impur, ne vous offensez pas tous les deux! Je vous accuse avec indulgence, avec peine, avec la plus vive tendresse Yvonne, tu es une égoïste; tu l'es délicieusement, mais tu es égoïste! Tu parlais d'ardeurs puériles? Leur objet fut enfantin souvent, j'y consens, mais ce qui ne l'était pas, ce qui promettait des miracles, c'était l'âme de ces enthousiasmes, l'instinct brûlant de la beauté supérieure et des nobles dévouements! Je l'appellerai l'eau souterraine du sublime: peu à peu, le flot en serait devenu plus abondant, plus large. Aujourd'hui, par elle, tu serais entraînée vers quelque chose, de vaste, un magnifique rêve d'épouse. Nous, les hommes, pouvons à peine monter sans vos ailes… La terre nous rive à elle, quand votre sourire n'en écarte pas les chaînes!… Les hommes ont besoin du grand amour pour être forts… Yvonne, tu possèdes les dons capables de l'éveiller!…

—Tu ordonnes que j'attende l'homme, ou plus exactement, les ivresses de coiffer Sainte-Catherine…

—Je n'ordonne pas, je tâche de t'inspirer le haut désir qui ordonne!… Tu ignores combien de jeunes canadiens-français, grâce à toi, pourraient devenir nobles et grandir!

—Des noms, des noms, s'il vous plaît? interroge-t-elle, à la fois curieuse et acerbe d'énervement.

—A ce moment, quand Lucien te fascine? mais tu les prendrais tous en grippe!

—Je ne te croyais pas si retors! ne put-elle s'empêcher de murmurer, plus docile à mesure que le pouvoir de Jean l'empoignait.

—Comme si j'usais de manoeuvres sournoises! Allons, ma petite soeur, sois juste et bonne. Il n'y a rien de plus franc et de plus net que ma pensée. Elle est aussi limpide que merveilleuse. Lucien n'a pas la fierté de sa race… Les traditions l'offusquent, l'héroïsme des ancêtres l'ennuie, il n'a qu'un sourire dédaigneux pour nos tombeaux! Après la conversation de l'autre jour, il est impossible d'en douter… Notre race a besoin d'orgueil et d'amour! Si on ne lui donne pas tout cela, intensément, elle tombera d'anémie… L'orgueil et l'amour sont le sang d'une race! Ah, si tous voulaient, quels prodiges fleuriraient sous le grand soleil du Canada! Ah, si tu consentais, ma chère Yvonne, à devenir une femme de courage et d'idéal, pour ta race, pour…!

—Pour me sacrifier, n'est-ce pas? Une héroïne, une sainte, une martyrisée! Quelle jolie vision!

—Tu n'es pas sérieuse, tu sais qu'au lieu d'un martyre, c'est le bonheur que je te suggère, le bonheur durable, parce qu'il vit de l'éternel aux racines du coeur!

—Allons, c'est entendu! Je vais donner toutes mes robes au prochain bazar, copier l'habillement des étudiantes nihilistes de Moscou!

Mes cheveux que je laisse bouffer, je les aplatirai en bandeaux collants avec de l'huile. Il ne faut pas que j'oublie les lunettes montées en aluminium. Il sera plus facile, dès que j'en aurai sur le nez, d'avoir l'air sombre et responsable des femmes utiles à l'univers. Il ne me restera plus qu'à partir en croisade pour la race, comme une zélatrice de l'Année du Salut!

La mimique de la jeune fille était ravissante: Gaspard et Jean s'égayèrent à suivre les malices de la bouche et des yeux. Jean tout de même ressentit plus de confiance et devint plus agressif: il s'écria:

—Sois jolie, sois-le toujours, autant que possible! c'est, ton droit! Habille-toi délicieusement, c'est ton droit! La beauté enrichit une race… mais ton coeur, Yvonne? Quelle source! quelle puissance! Notre race demande le coeur de ses femmes, le tien!… La foi en elle s'écroule: les Canadiens-français se détachent de leur passé, en rougissent… La mollesse conduit les races, aussi bien que les individus, à l'inertie, à la honte, à l'impuissance… Parce que la foi des femmes est la dernière qui meurt, c'est elle qui éloignera les Canadiens-français de l'apathie, de In médiocrité, du reniement… Sois belle, sois jolie, sois exquise, brille et règne, mais ne seras-tu pas une croyante en ta race?

—Mais l'y crois! Invente un credo et je le réciterai!

—Crois donc à ses fils, à celui dont tu ferais l'époux digne de l'idéal revenu en toi, mais assagi, plus raisonné, sans exaltation creuse! Le credo qu'une jeune fille récite à sa race est la foi qu'elle garde en ses fils. En sommes-nous rendus à l'époque où les jeunes filles, déchirant leurs rêves, n'ont plus qu'à s'écrier: «Il n'est plus de jeunes gens qui les méritent! Faisons descendre notre âme jusqu'à ceux que le siècle nous envoie!» Une jeunesse sans idéal méprise le devoir, et le devoir est la flamme qui fait resplendir les races, le levier qui les lance au faîte de l'histoire!…

—Le devoir n'a pas été créé pour Lucien, probablement…

—Lucien ignorera le devoir aussi longtemps qu'il sera incapable d'amour.

—Je te jure qu'il m'aime! De l'amoureux il a l'accent, le regard, la douceur fidèle!…

—La douceur éternelle?

—Tu m'insultes! Ne suis-je pas digne qu'on m'aime longtemps?

—Je te sauve, ma petite soeur! Vois-tu, je comprends mieux certaines choses depuis quelques jours! L'homme qui me peut aimer sa race n'aura jamais au coeur les autres grands amours…

Comme ceux-ci, l'amour de la race est un besoin de pitié souveraine et de dévouement… J'ai bien peur que Lucien, railleur intarissable des traditions canadiennes-françaises, ne te rende malheureuse. Comment peut-il aimer vraiment l'homme qui renie l'amour? Les ancêtres ont souffert, ont travaillé, ont souri auprès des berceaux, ont cru, ont adoré: tout cela n'est-il pas de l'amour? Les dédaigner, n'est-ce pas être inférieur à leur tendresse, à leurs sacrifices, à leurs efforts vers quelque chose de plus élevé, de plus digne? N'est-ce pas avoir le coeur moins grand qu'ils ne l'eurent?

—Ils ne firent pas autre chose que s'aimer, les ancêtres! fit Yvonne, devenue inexprimablement grave.

—Ils étaient pauvres, ils étaient peu savants, mais de toute leur vaillance, ils marchaient vers l'avenir… Ils préparaient l'essor de la race: c'est à nous de la faire monter!…

Peu à peu le langage ramassé, palpitant, de son frère émeut Yvonne, pénètre en sa volonté. Il n'est pas étonnant que le cerveau de Jean, assailli par les aspects nombreux de l'idée qu'il fallait rendre lumineuse, ne les ait pas débrouillés sans quelques longueurs et quelques répétitions. Le jeune homme n'oubliera jamais l'intense peine à travers laquelle viennent de fuir les nuages de sa vision patriotique, de s'en approfondir les clartés. Les formules, les arguments se joignent les uns aux autres pour sculpter un idéal harmonieux et solide. Et cet idéal, en son esprit réjoui de le tenir, éblouit, de tout son rayonnement. Il en voit le prolongement, les fertiles conséquences: elles seront moins vagues et plus fermes, les paroles qu'il faut dire pour que du rêve sonore éclate un principe d'action, une force de salut. Les traits de Jean étincellent de ferveur et de magnétisme, une pourpre riche déborde à ses joues. La voix martèle avec puissance, brûle de foi chaude, tranche avec une affirmation décisive. Les yeux dardent un éclair en un lointain qui les fascine et les ravit. Sur la défensive longtemps, puis intéressée, prise, retenue, captivée même, Yvonne a cessé de ricaner et de mordre. Une conviction s'ébauche en elle, mais elle s'embue d'incohérences. La jeune fille n'oppose aucun obstacle à l'élan de l'intelligence vers de la certitude. Elle entrevoit les tâches possibles, les superbes dévouements, mais l'effroi du ridicule ou l'ombre sévère de l'effort les repoussent. Tout de même, elle brave, elle s'offre, elle somme Jean de lui préciser un rôle…

—Veux-tu dire ce que je pourrais faire? insinue-t-elle, avec un grasseyement de malice aux profondeurs! du gosier.

—Au programme, tout naturellement, les ambitions s'accumulent… Devenir Canadienne-française ardemment, passionnément, j'allais dire… Être éprise de ta race, de sa légende et de son histoire, avoir conscience de son génie et de son destin… Parler ta langue avec respect, avec amour… Ne pas railler ceux qui exaltent l'ancêtre et la tradition, ne pas te faire complice des égarés qui ont perdu le chemin du grand passé… Ai-je besoin de te le rappeler, devenir une femme digne, complète, admirable d'intelligence et merveilleuse de coeur, une femme sereine et forte, un rayonnement de la race, un envoi d'ailes ambitieuses pour l'élever!… Oui, ma petite Yvonne, être supérieure ne gaspillerait nullement le charme de ton regard et les délices de ton salon!… Dois-je le redire? te faire une mission de guider ton mari vers la même noblesse et la même force… Ah! si vous êtes ainsi généreux, ainsi beaux, quels enfants libres et forts ne s'envoleront-ils pas de votre nid pour battre de l'aile aux cimes de l'énergie et de la bonté!… Et tu appelles tout cela un martyre? comme si vivre en la plénitude de vivre était une souffrance. Ne te sens-tu pas moins éloignée du bonheur, Yvonne? Ne revois-tu pas ce que ta jeunesse fière attendait?… Ah! comme il serait puissant, ton coeur! N'y a-t-il pas des pauvres qu'un peu de lui ferait si riches de joie? N'est-il pas des haines qu'un sourire apprivoise et des laideurs qu'une larme efface? N'y a-t-il pas des jeunes filles dont il faut détourner la fange? N'y a-t-il pas la croisade invincible de toutes les bienfaisances, de tous les relèvements, de tous les orgueils, de toutes les espérances?

—Ah! la voici, ta fameuse idée! Faire de la vraie besogne pour la race! interrompt Gaspard, frémissant d'intérêt, anxieux d'aborder la solution pratique, la seule qui l'émerveille. Jusqu'à ce moment de la discussion entre la jeune fille et Jean, ses lèvres tendues n'ont pas bougé. C'est qu'ébloui par la verve enthousiaste de son fils, ou plutôt, dompté par la conviction dont elle déborde, il est comme roulé par elle sans rien pour la refouler, pour la combattre. Il en avait même oublié la flatterie d'une alliance avec Henri Desloges. Une pensée plus grave l'occupe sourdement. Une domination telle émane de Jean qu'il essaye de le comprendre et réfléchit avec une anxiété vague, une espèce de remords. Sa vie n'est-elle pas confinée à la griserie d'être riche et à la fièvre de l'être chaque jour davantage? Est-il d'autres fiertés qui le soulèvent, d'autres enthousiasmes qui le secouent? Autour de lui, la religion ne flotte-t-elle pas comme une buée froide? Elle est un devoir hebdomadaire et machinal entre deux cigares, un catholicisme inerte parce que rien de profond ni de vécu l'anime. Quand l'orgueil d'être Canadien-français l'a-t-il ému, l'a-t-il pénétré, l'a-t-il effleuré même? L'insouciance, les égoïsmes, les mépris que Jean dénonce, Gaspard est conscient de leur existence au fond de lui-même. Il a de la race un concept fugitif: elle est un être douteux, estompé dans le brouillard. Envers elle, de quoi est-il débiteur? Est-elle pour quelque chose en l'origine, en l'essor de sa fortune? En quoi servirait-elle à lui procurer les autres millions? La race était donc un être inutile, improductif, qu'un homme raisonnable devait ignorer. D'ailleurs, n'y avait-il pas assez d'orateurs, de journaux pour s'occuper d'elle? L'instinct des affaires énorme, jaloux et vorace, empêchait les autres de vivre…

C'est la première fois qu'une idée limpide, qu'un frisson réel de patriotisme l'agite. Tant d'amour accumulé résonne en l'âme du fils que les entrailles paternelles vibrent. Le coeur cède… Mais la raison peu à peu reconquiert son empire, et froidement, clairvoyante, provocante, elle ordonne qu'on la satisfasse. Il est bon de rêver l'effort pour la race, mais le rêve est-il de la vraie besogne?

—Mon père, tout ce que j'ai dit n'est pas l'idée, mais la prépare, et j'espère maintenant qu'elle charmera ton sens des affaires, que ton énergie lui sourira… Elle est inspiratrice, elle pourra devenir merveilleuse… Il faut que ton or serve à ta race!… il faudrait organiser un vaste élan de la race! Oui, mon père, une coalition des fortunes canadiennes-françaises pour vivifier la sympathie, l'union entre les classes… Comme il y a des sociétés pour le bien réciproque de leurs membres, j'ai la vision de sociétés qui prodigueraient à notre race la force et l'amour… Ce n'est pas de l'utopie, c'est de l'action, par le dévouement, par la convergence des initiatives et des coeurs… On s'efforcerait de mieux connaître l'ouvrier, le campagnard, on finirait par les aimer… On multiplierait les moyens d'exterminer la pauvreté, de mettre les vices en déroute. Graduellement, l'envie cesserait de ronger les humbles, l'arrogance tomberait des fronts plus élevés… Un flot d'amour emporterait la race vers l'avenir… On ferait éclore au sein du peuple une émulation prodigieuse, on allumerait chez les travailleurs un zèle national d'exceller au premier rang de leur tâche… Par la conférence, la brochure, le journal, on infuserait aux autres classes la fierté des souvenirs, l'angoisse du présent, la foi en l'avenir… La jalousie démolit le Canada français: il n'y a que les coeurs assez puissants pour y vivre, après qu'on les a troués, dont l'amour ici demeure! On lutterait contre elle, on l'écraserait! Et surtout, mon père, il faut se mettre à la recherche des talents: comme il y en a chez nous, qui naissent pour une gloire dont l'ignorance ou la misère les séparent! On les trouvera, on les recueillera, on les soutiendra, on fleurira notre race de couronnes! Quelle phalange d'artistes, d'orateurs, de savants, de penseurs, d'individus forts pourrait s'aligner pour conquérir le prestige de notre race!… Elle a besoin de ton or, de ton coeur, mon père! Tu es un homme d'action, il sera facile d'enrôler quelques-uns de tes amis riches. Et quelques-uns ne suffisent-ils pas à l'origine des grands mouvements sociaux? Je ne te donne que les lignes essentielles. Ne sens-tu pas qu'il y a moyen d'ébranler cette apathie générale? Voilà mon idée, la coalition de l'or pour le relèvement de la race!… Oh! quelles possibilités! quelles ambitions! quelle race nous pourrions devenir!

Yvonne, les yeux luisants d'intelligence ramassée, immobile de surprise, écoute grossir une rumeur d'enthousiasme au plus vibrant de son être. Les aspirations d'autrefois, comme rallumées par une étincelle magnétique, réchauffent de nouveau le meilleur de son âme. Elle médite vivement, passionnément, elle accueille sans réserve un désir impétueux de savoir, d'être persuadée, de vouloir, d'agir… Elle n'a pas le loisir d'évoquer l'image de Lucien Desloges, elle ne peut que laisser tant d'impulsions jaillir des profondeurs d'elle-même…

Alors que son père est tiraillé par les contradictions, les incertitudes… Il incline plus vers le scepticisme que vers la confiance…

Cet homme énergique, aussi prompt à saisir un principe d'agir que l'aigle à fondre sur une proie, ne juge pas déraisonnable le rêve de Jean, lui donne vie en son imagination, lui voit accourir des succès probables, de moins en moins hypothétiques à mesure que les paroles incisives du jeune homme affirment. Aucune emphase ne gonflait ces paroles, elles taillaient les pensées avec une sobriété puissante, un relief pur. Le dernier cri même, de réelle exaltation, n'avait eu rien de frénétique, éclata vigoureux et maître de lui-même. Il a pénétré dans l'esprit de Gaspard comme une lame dans la chair. Quelques secondes, l'industriel ne peut l'arracher de lui-même, est sur le point de faire à Jean une promesse d'enthousiasme. Puis, les doutes l'assaillent, à leur tour plus irrésistibles; ils entassent les objections, les difficultés, le pessimisme… Le père n'osera pas tout de suite affronter l'espoir de son fils, il attendra plus de calme en celui-ci: devant ce regard triomphal, il prévoit l'insuccès. N'est-il pas facile d'esquiver?

—Je t'admire, tu as un bon coeur, mon Jean! dit-il, un peu gêné cependant.

—Admirer n'est pas toujours admettre.

—Donne-moi le temps de mûrir tout cela!

—C'est juste et je vous en suis profondément reconnaissant, mon père! dit le jeune homme, attristé par l'accent figé, le sourire trop finaud de Gaspard.

—Je ne guis pas l'homme à me jeter en aveugle dans une entreprise, n'est-ce pas?

—Et moi qui espérais t'émouvoir! La chose me paraît si impérieuse et simple: il faut que notre race veille et se défende contre elle-même… Les races fières d'elles-mêmes seules ont le droit de vivre!… Nous sommes nous-mêmes: le serons-nous toujours? A doses subtiles, le génie anglais s'infiltre… les Anglais ne crient pas, ils ne se vantent pas, ils sourient à nos querelles, à nos haines, à notre destruction les uns par les autres. Sûrs d'eux-mêmes, ils attendent… Si notre indolence continue, nous sommes perdus. Je ne vois de salut qu'en la renaissance de l'orgueil national et qu'en sa vitalité! Orgueil de nos traditions, orgueil de notre histoire, orgueil de notre survivance, orgueil de notre mission canadienne!… Je n'ai pas de haine contre les Anglais, je les admire et je crois en eux, mais j'ai l'amour de ma race et, je crois en elle!… Il est fort bon d'insister auprès des Anglais pour la plénitude de nos droits, mais ne faudrait-il pas surtout lancer nos forces au coeur de la race, pour le nourrir, le fortifier, l'élargir, le faire battre hautement!… Accumulons de la valeur, de l'intelligence, de la noblesse, de la foi, de la beauté, soyons une race qui mérite d'être canadienne! L'admiration, entre les races comme entre les individus, fait éclore l'amour… Les préjugés, restes de barbarie lugubre en un siècle affamé de lumière, il faut qu'ils meurent! Et c'est l'amour qui les tuera! Et c'est l'amour qui nous sauvera par les Anglais eux-mêmes! Nous n'avons, pour les attendrir, que nos coeurs français de Canadiens! Hélas, ils ne veulent pas les laisser battre sur leurs coeurs anglais de Canadiens!… Oh! le jour où certains d'entre eux, nos défenseurs auprès de leurs frères, trouveront enfin les mots qui balayent; les haines! Ces défenseurs, nous les aurons, si nous en sommes dignes! Vingt siècles de christianisme seront-ils impuissants à faire jaillir un peuple de frères en Dieu?… Les Anglais n'étrangleront pas une race dont la voix chante avec extase leurs fleuves et leurs montagnes, parce que l'âme du Canada lui-même en serait déchirée! Ils n'éteindront pas une race dont le cerveau, inonde leur patrie de clartés sublimes, parce qu'elle en serait elle-même obscurcie. Ils ne tariront pas le sang d'une race qui, à travers les veines de leur Canada, roulera de la puissance et de l'immortalité, lorsqu'ils auront peur d'entendre un long sanglot fraternel! Ils ne frapperont pas au coeur une race dont le Canada vivra au point de n'en pouvoir être affaibli sans beaucoup en mourir!…

Yvonne demeura lourdement pensive…

Gaspard Fontaine courba la tête…

Jean laissa les dernières paroles vibrer en lui-même d'un prolongement infini…

VIII

LE VISAGE MERVEILLEUX DE RECONNAISSANCE ET DE LOYAUTÉ

A la rue Buade, tout près de la Basilique vieillissante, Jean Fontaine regarde vivre la nation canadienne. Vers six heures, en effet, lorsque le soleil là-bas plane en un firmament d'or, elle s'y rassemble, y passe, y bourdonne, y tressaille. Des hommes d'affaires, venus de la Basse-Ville, le journal du soir balancé par leur main lâche ou plié dans une poche de leur habit, détendent leurs visages même quand un pli d'angoisse les ombre: ils évoquent la richesse montante du pays. Une automobile que de radieuses femmes enguirlandent se promène avec grâce: la fraîcheur de la feuille d'érable aux joues, le regard animé par la brise du Saint-Laurent dont se grisa leur être le long des Remparts, elles retournent meilleures aux foyers de chez nous. Un jeune homme et une jeune fille se sont rapprochés l'un de l'autre: ils ont eu peur de la sirène qui tout à coup râla. Leurs yeux se parlent de tendresse et remercient la longue voiture de ne pas aller vite… Ils sont tous deux rayonnants de force et d'espoir: depuis Champlain et sa loyale dame un tel amour n'est pas rare au coeur des Canadiens, et c'est pour le Canada une source de puissance et de beauté plus débordantes chaque jour. Un prêtre, qu'auréole un sourire ineffable, dépasse une grille et se perd au fond d'une ruelle qui mène à l'antique séminaire: on dirait qu'il se plonge en un gouffre de traditions, de souvenirs et de choses éternelles. Un avocat traîne gravement une liasse de procédures et toise la foule de sa physionomie batailleuse: sera-t-il député, juge ou ministre? Il est le fils d'une démocratie virile, ambitieuse et sûre d'elle-même. Deux Américains suivent la conférence verbeuse dont un cocher les accable: sous leurs traits quelconques, y a-t-il de l'indifférence ou de la morgue? Peu importe que l'étranger la raille ou la nie, la patrie essore vers les altitudes et la splendeur! Au front rose d'un bambin, n'y a-t-il pas une clarté d'exubérance et de riant avenir? Un officier, d'une allure inflexible, arcboute chacun de ses pas sur la terre canadienne: qu'on vienne en outrager la liberté sainte, il sera le vengeur et le héros! N'y germera-t-il pas la liberté la plus riche, la plus haute et la plus pure dont ait frémi l'humanité? Comme du fond de leurs prunelles une même volupté d'être joyeuses et douces enivre ces Anglaises là, ces Irlandaises ici, plus loin ces Françaises, une même allégresse d'être libres idéalement gonflera l'âme des races un jour. Chacune des races n'a-t-elle pas, au plus vivant d'elle-même, une sève ardente et nécessaire dont la patrie ne sera que plus robuste et plus altière? Jean le désire et l'espère, alors que devant lui se succèdent le profil énergique d'un Anglais, le rire finaud d'un Irlandais, le sourire franc d'un Ecossais, les yeux rapides et chauds d'un Français. Le même reflet du soleil qui tombe les dore et les caresse, la même bouffée d'air les anime et les attendrit. Jean le désire et l'espère, le jour où les races, au lieu des rumeurs sauvages et dures qui grondent au plus mauvais de l'âme transmise, n'écouteront plus murmurer entre elles que le même souffle venu du ciel… Un vieillard très laid parvient à remuer gea jambes décharnées et tordues: la haine aussi ne mourra-t-elle pas de maigreur, hideuse et ratatinée? Deux ouvriers, la blouse déflorée d'usure et de taches, les pantalons rognés battant l'air, les doigts crispés sur leurs outils, font claquer des phrases françaises comme des drapeaux. «La journée a été raide!» s'écrie l'un. «Encore une dans le sac!» dit l'autre. Et le premier répond: «Deux jours, et ce sera la paye!» Et le deuxième ajoute: «S'il fait beau, dimanche, je mènerai les petits au grand air!» Vers l'ouvrier de sa race, une réelle poussée du coeur emporte Jean: ne rappellent-ils pas, les mots qu'il sème avec triomphe, l'orgueilleuse épopée de travail depuis la conquête? Les ancêtres n'offrirent-ils pas le plus héroïque de leur moelle et le plus vigoureux de leur sang pour que les fils, au jour de la trêve enfin surgie de l'aurore, eussent toute la justice et toute la liberté d'un grand soleil d'amour?

Comme elles ont la poitrine à l'aise de le retrouver, le bon soleil canadien, les ouvrières que la maison Renfrew lui redonne après cinq heures d'intense besogne et de fronts captifs! Une bousculade les mêle en remous charmants, deux langues pareillement gaies crépitent: les jeunes filles dilatent leurs nerfs, caquettent, rient, se nomment, se taquinent, exultent, revivent. Trois d'entre elles, presque sautillantes, leurs bras enlacés, bavardes se sont envolées, de leur pied mince effleurent déjà la rue de la Fabrique. Jean se réjouit de les voir ainsi palpitantes et volages. Elles resserrent leur front de marche pour ne pas rudement jeter hors du trottoir une jeune fille qu'elles rencontrent. Un spasme d'émotion serre le jeune homme au plus aigu de l'âme: il a reconnu la silhouette exquise de Lucile Bertrand. Jusqu'ici flâneur au seuil d'un magasin de tabac célèbre à la Haute-Ville et d'où le regard circule à l'aise, il avance de quelques pas instinctifs vers celle qui l'attire. Puis comme si une paralysie lui eût gelé tous les membres, il arrêta net, immobilisé par un élan de honte au fond de lui-même. A ce moment, les amis foisonnent, et surtout, les amies reviennent de la Terrasse. Peut-il, sans être signalé commenté, jugé de vingt manières, se rendre auprès de la jolie ouvrière et la reconduire à travers les yeux dardés sur lui? Un vertige de malaise l'empoigne, un recul d'horreur le traverse. Mais comme elle est flexible et tranquillement harmonieuse, Lucile en une robe colorée d'ambre! Le tumulte de la rue s'apaise devant le calme de son allure. Le profil est une merveille de lignes délicates et sereines. Voici qu'il tourne un peu vers Jean: la jeune fille doit longer la grille de la Basilique. Le chapeau, le même dont elle avait fleuri sa tête la première fois qu'elle vint à lui, semble une couronne d'idéal. Des nattes copieuses au front roulent en écharpe de rêve. D'une ombre tendre émanent la finesse et la pureté du nez. La bouche est limpide et silencieuse comme l'âme. Lucile n'est pas charmante, elle est belle, paisiblement, hautement. Elle évolue dans un indicible mystère et, pour Jean, ce n'est presque plus humain. Les froideurs en lui se dissolvent, les hésitations fuient, la première impulsion revient et l'inonde. Du sang le heurte aux tempes de coups brusques, il rougit des mesquines répugnances. Il a l'amertume d'avoir été veule, de déchoir en son orgueil. Accourir vers elle n'est plus un hommage, un plaisir, c'est une réparation, un besoin de reconquérir sa propre dignité. Quelque chose de gravement joyeux bientôt remue les profondeurs de lui-même. A lui, béants de songe et de franche ardeur, les yeux noirs s'arrêtent au milieu d'un regard sur les alentours. Ils s'élargissent d'émoi, paraissent irradier la face entière. Jean les laisse creuser son âme d'une déchirure brève, puis la remplir d'un bonheur qui exalte. Il ne réfléchit plus; il ne s'inquiète plus, il se hâte vers les yeux qu'il est douloureux de ne plus voir…

La pensée de Lucile errait loin de Jean. Pour la première fois depuis la maladie vaincue, son père allait revenir d'un long jour de fatigue. Souvent, lorsqu'au magasin le désoeuvrement lui permettait le souvenir, elle avait eu de la préoccupation, des frissons courts d'effroi. Avant de partir, François avait raidi les muscles du bras, contracté les poings, dressé arrogamment sa poitrine et un cri de sa voix tranchante avait affirmé: «Ne craignez pas, c'est solide, c'est capable d'en rencontrer plusieurs!» Germaine, avec un bond d'amoureuse, se rua au cou de son athlète et l'enlaça. Des larmes riches affluèrent aux joues de Lucile. Elle est, curieuse, maintenant, de savoir combien la reprise du labeur a rudoyé le corps desséché. L'enivrement de la marche endort les craintes du jour: elle a l'intuition d'apaisantes nouvelles. Devant la Basilique, une prière lui sillonne l'âme. Et puis, c'est alors que ses yeux, distraits par le souci fixe, dévient, et rejoignent ceux de Jean lourds de contemplation. Son coeur tourne d'une chaude ivresse, mais elle est tôt dominée par la confusion. Elle éteint le sourire qui allait luire. Elle n'a pas le droit d'être à ce degré familière; et pourtant, ne la regarde-t-il pas avec bienveillance, avec… admiration? Oh! s'il venait; Quelle fierté cela pour elle serait! quelle douceur! Elle a le dos comme lourd d'une sensation que monsieur le docteur Fontaine approche d'elle. Comme c'est ridicule! Elle est finie l'idylle de bonté… Le jeune homme est remonté vers la splendeur, elle est redescendue vers l'humilité… Une peine sans aigreur la mord, en elle-même se prolonge…

—Me permettez-vous de vous accompagner, mademoiselle Bertrand? lui demande alors la voix que tout elle-même reconnaît.

Un tressaillement la parcourt. Le visage flambe rouge. Elle balbutie:

—Oui… monsieur… certainement, monsieur le… docteur!…

—Je ne veux pas vous déranger…

—Oh! non, Monsieur, mais c'est vous qui… vous êtes trop aimable de prendre la peine de… de…

—Venir auprès de vous? Je m'en faisais une joie! dit-il, impulsif.

Lucile interroge de ses yeux larges où combattent la méfiance et la gratitude. Est-il sincère eu comédien?

—Ne vous moquez pas de moi, je n'aime pas cela! dit-elle.

—Ai-je l'accent des trompeurs?

—Il y a des flatteries qui mentent… Je ne veux pas vous accuser d'être un vilain menteur: il y a une sorte de mensonge qui n'en est pas un, n'est-ce pas?

—Me voici menteur tout de même…

—A la manière dont nous nous comprenons; oui…

—Et si je ne l'étais pas, et d'une manière dont nous nous comprendrions aussi? fait-il, moins enjoué, d'un ton où quelque chose de profond vibre.

Lucile ne peut douter, c'est de l'émotion vraie qu'elle entend sourdre… vers elle… en elle… Une oppression la rend heureuse.

—Comment puis-je vous comprendre? répond-elle, devinant obscurément l'habileté de l'objection rapide.

L'embarras saisit Jean au cerveau. La réponse à faire est longue à se débrouiller. La torture de la gêne s'avive. Il ne peut esquiver le sentiment dont il est poursuivi. Une certitude monte en lui: la jeune fille le charme et lui agite le coeur. Plus encore, ce soir, que d'autres jours où près d'elle il eut le plus vague de lui-même attendri, captif. Il ne redoutait pas l'amour, la possibilité d'adorer une ouvrière était chose inconcevable. Il admirait Lucile comme on s'attarde à un paysage devant lequel on ne se lasse pas de rêver: du paysage elle avait pour lui l'imprécise et fuyante beauté. Sans devenir nécessaire à la vie humaine, elle pénétrait son être d'horizons lointains et doux. Ils devinrent plus lointains et doux, ils s'approfondirent au cours des visites au malade. Le jeune homme, pendant les quatre semaines d'angoisses, alla fréquemment raviver l'espérance au foyer que glaçait l'ombre de la mort. Il y alla d'abord parce qu'une pitié l'embrasait pour cette famille vaillante, il ne songea bientôt qu'à réveiller au front nacré de Lucile une joie qui l'idéalisait. Qu'elle était resplendissante, alors, de vie chaleureuse et pure! Le paysage en lui se précisait un peu, devenait une de ces minutes graves où le soleil enveloppe d'une âme rose les cimes de nos Laurentides, la grâce de nos collines et les deux bras du fleuve autour de l'Ile. Un rêve pareil était-il de la mièvrerie romanesque? La sensation de vivre plus largement, plus merveilleusement, dès qu'il retrouvait, le sourire et le profil de la jeune fille, naissait-elle de nerfs amollis par l'étude et que peu de chose troublait? Pourquoi ce prolongement de choses indécises et tendres au meilleur de soi-même? Le jeune médecin, gavé de notions autoritaires, réclamait d'elles une explication rassurante, cherchait une cause scientifique au désordre sentimental. Cette froide analyse ne l'obsédait plus, quand la présence de Lucile activait l'élan du mal. Son esprit ne raffinait plus, le coeur seul débordait par tout l'être.

Ou plutôt, selon Jean, le trouble ne dépassait jamais l'imagination. La parole qu'au hasard avait un soir jetée son ami, Paul Garneau, se fit quelquefois entendre: «Épouserais-tu l'enfant d'un ouvrier?» disait-elle, nette et mordante. Pouvait-il se figurer, traînée par la vague du peuple, une jeune fille plus suave, plus digne, plus attrayante que Lucile? Il se posait, lucide, l'interrogation vitale: «Pourrais-je aimer Lucile Bertrand au point de la choisir comme femme?» et le même sourire toujours lui plissait le coin des lèvres, sourire où il n'y avait, pas d'horreur, ni même de crainte, mais où palpitait la conscience d'un obstacle fort, indiscuté, subi, définitif. A peine lui vint-il un regret qu'elle fût née de parents incultes. Il ne se résignait pas à l'inéluctable, il acceptait le fait volontiers et sans la plus légère piqûre de chagrin. C'est, que Jean s'est créé de l'épouse un modèle un peu compliqué, si teinté de nuances que bien des jeunes filles ne pourraient les unir toutes en un chef-d'oeuvre harmonieux. Et depuis le bon accueil de son père au laboratoire, la silhouette d'une compagne exige quelques perfections, quelques délicatesses de plus. Si beaucoup de sagesse et de poésie entre dans sa conception du bonheur, elle est parfois capricieuse. Toujours est-il que Lucile ignorait les subtilités de jugement, les affinements d'éducation, les qualités d'émotion, les floraisons d'intelligence désirées, nécessaires. Il joint les impressions qu'elle éveille à celles qu'en lui les dernières semaines ont fait éclore. Le patriotisme lui avait inspiré un devoir clair et magnifique, élevé l'être au-dessus des ambitions repliées trop sur lui-même. Au lieu de ne plus le ravir que d'une beauté superficielle, la nature canadienne lui a dévoilé beaucoup de son mystère intime et leurs âmes sont moins inconnues l'une de l'autre.

La bonté pour la famille ouvrière est la conséquence d'un patriotisme qui tâche de réellement vivre. L'admiration pour la jeune fille sert à fortifier la généreuse ardeur qu'il ressent pour les groupes inférieurs de la race. En effet, peu à peu, sous l'influence d'entrevues moins brèves entre elle et lui, Lucile est apparue comme le symbole charmant dea classes besogneuses, une fleur timide et fière qu'on ne devait pas briser. A travers le visage modeste et calme de la jeune fille, il avait mieux compris, mieux vénéré, mieux estimé le peuple. Il dut s'éloigner d'elle, après la chute de la maladie. Un instinct profond lui annonça qu'il n'oublierait pas le visage merveilleux de reconnaissance et de loyauté…

A la dernière visite, il y eut huit jours la veille, il reçut des yeux noirs un regard dont la tendresse presque douloureuse lui noya le coeur d'émotion. N'était-ce pas, en quelque sorte, un adieu? L'arrêt de ne plus la revoir n'était-il pas final? Au moment de la séparation, un désir très vif de ne pas la fuir à jamais l'amollit quelques secondes. Les yeux lourds d'âme s'étaient déjà refermés, cachaient toute la pensée douce, vagues et presque ternes: le remords de les abandonner lâcha prise en la conscience du jeune homme. Ne l'éblouissaient-ils pas à tout moment de leurs profondeurs et de leurs chauds rayons?

Sans qu'elle-même le voulût, ne s'illuminaient-ils pas de songe ou d'ivresses? La gratitude avait humecté ses prunelles de trouble. Quelle fatuité d'avoir cru se l'être attachée! Dès que cette excuse l'eût soulagé de la poignante inquiétude, il s'éloigna moins affligé…

Mais aux sources de lui-même, quand lui revenait l'image triste, demeurait une persistante douceur. Il ne luttait pas contre elle, ne la soupçonnant pas de le conduire à l'amour peut-être… Elle eut donc la liberté sans mesure de le pénétrer chaque jour de son mystère et de sa bonté, de l'asservir… Il s'illusionnait toujours de l'idée qu'un tel souvenir n'était pas autre chose que la pitié satisfaite d'avoir agi. Penser à Lucile était du bonheur, mais celui de l'homme qui n'a pas chancelé devant l'effort et le devoir. Plus il revoyait l'image reconnaissante, plus il la remerciait de n'avoir pas été un lâche et d'avoir si allègrement rempli une tâche de fraternité…

Grâce à ce dévouement, il n'est plus un patriote en rêve, le théoricien nébuleux d'une vaste sympathie entre les classes. De lui-même, il est allé compatir aux larmes d'une famille ouvrière, il a vu, senti, consolé, pleuré: il n'est plus emporté vers les humbles par un idéalisme vaporeux de collégien, mais d'une impulsion maîtresse d'elle-même et clairvoyante. Il n'osa pas, depuis le jour où il tenta d'échauffer le patriotisme de son père, lui remémorer que sa réponse était longue à venir. Jean, par les soins prodigués à François, par l'échange de sympathie entre les siens et lui, croit davantage à la possibilité de l'union canadienne-française réelle et vivante. Des arguments plus tranchés, plus décisifs, lui sont venus contre l'indifférence paternelle. Pourquoi Gaspard s'obstine-t-il à prolonger ce silence? Il est légitime qu'il médite avec une longue prudence, mais les causeries avec Jean n'y auraient-elles pas ramené Gaspard, au rêve de patriotisme, si des réflexions sincères l'eussent dominé? Le fils a la conviction d'être mieux armé contre le scepticisme de son père…

Il a fallu beaucoup d'indulgence filiale à Jean pour ne pas s'irriter contre la dureté sèche de Gaspard. Il est averti que les griffes de la mort serrent à la gorge un de ses ouvriers, il remarque distraitement: «Oui, c'est dommage, un bon ouvrier comme cela! Enfin, il faudra le remplacer!» Et c'est tout: une commisération vague, pas un tressaillement, pas un cri de chagrin lancé par le coeur. Il ignore si la famille de cet homme est affolée de misère ou d'amertume; il ignore si tous les soins requis peuvent être fournis au malade; il ignore si la maladie va lâcher prise: les ouvriers meurent sans qu'une fibre de ses entrailles ait bougé d'émoi!… François Bertrand, l'un de ses meilleurs ouvriers, docile et robuste, aurait disparu sans une larme, sans un adieu sincère de l'homme qu'il avait servi, qu'il avait aimé peut-être…

Et Jean, depuis qu'il eut cette vision d'égoisme, s'efforce de l'oublier, parce qu'une révolte l'en torture. Il refuse de prêter l'oreille aux murmures intimes qui lui chuchotent de l'aversion contre son père. Ils reparleront tous deux d'union, de fraternité, d'amour: Gaspard se défendra, se justifiera, ne sera pas odieux. La tendresse filiale vibre en lui comme de la pure lumière: il ne la veut ternir d'aucune souillure. Que ne peut-il, autant que Lucile, avoir le culte de son père en toute sa certitude, en un don confiant de lui-même! Elle entourait son père d'une admirable affection, la plus semblable à l'adoration et qu'aucun mot n'exprime…

Bien qu'il ne la revoie plus, qu'il ait décrété de ne plus la revoir, Jean ne cesse guère de revivre chacune des impressions cueillies auprès d'elle, d'entendre la cadence pure de ses paroles, d'être ravi par les qualités simples et franches, la sérénité de l'âme, le courage sans bruit, le coeur brave et sans ardeurs maladives…

La tentation d'aller une fois encore auprès d'elle afin de mieux s'en souvenir, l'a tout de même poursuivi. N'y aurait-il pas inconvenance, indélicatesse en une pareille démarche? Il eut l'intuition que peu de chose dirigerait la jeune fille vers l'amour… La peur d'être vaniteux fut sotte: Jean devint sûr que les yeux noirs commençaient à l'aimer… Une visite nouvelle gonflerait le sentiment prêt à déborder: il n'a pas revu Lucile, il craignait d'être cruel, de s'exposer à le devenir. Hier donc, il résolut de s'en tenir à l'adieu rigide et brusque. De s'y résoudre, une peine lui vint: au fond de lui-même, patiente, amère, étrangement suave, elle creusait… C'est elle, aujourd'hui, qui soudain violente et délicieuse l'a fait défaillir en présence de Lucile… «Comment puis-je vous comprendre?» vient-elle d'interroger. Tremblante d'avoir été si hardie, elle n'essaye pas de lire sur le profil du jeune homme un blâme, une gêne ou de la stupeur. La statue de Lavai hypnotise vaguement son regard: elle lui semble lointaine et pesante, l'effraye en quelque sorte. Alors que Jean se pose à lui-même la question infranchissable: «Comment puis-je me comprendre? Comment la décision prise hier ne m'a-t-elle pas figé sur place? Je ne me la suis pas même rappelée. Dès que j'ai aperçu Lucile, j'ai voulu courir vers elle, avant toute réflexion, de tout moi-même… et puis, j'ai reculé, mais la honte seule me pétrifiait. Il a fallu cette question d'elle pour faire surgir le devoir; avant elle, je me suis ému, compromis, j'ai agi comme un étourdi, comme un…» Le mot amoureux se dresse fatal en sa pensée. Aime-t-il Lucile? Ah! non, c'est incroyable! Mais que répondre? Après tant d'exubérance, il ne peut tout à coup refroidir son humeur.

—Si j'ai été mal apprise, pardonnez-le moi, murmure la jeune fille, inquiétée par le silence. Ne vous occupez pas de ce que j'ai dit, je n'ai pas assez réfléchi…

Un apaisement délivre Jean: ne pourra-t-il pas contourner l'explication périlleuse? Il se hâte d'insinuer:

—Vous avez dit cela… pour dire quelque chose, au hasard peut-être?

—Oui, monsieur, une manière de parler… tout bonnement.

—Cela vous convient à merveille; tout ce que vous faites, vous le faites tout bonnement…

Elle interrompt, délicieuse:

—Voulez-vous dire avec sincérité?

—Oui, mademoiselle, avec tout le charme de votre sincérité! ne put-il s'empêcher d'avouer au sourire qui l'émouvait.

Ils s'empressent maintenant d'atteindre l'autre côté de la rue Buade, là où le massif Hôtel des Postes est grave comme un roi. Jean, pour garer Lucile de l'étourdissante cohue, la dirige un peu maladroitement par le bras. Des rougeurs vives filtrent au visage de sa compagne, et lui-même, envahi par un malaise qui l'étonne, est rempli de douceur et d'humilité…

A la seconde où ils allaient dépasser le Chien d'Or, toujours isolé dans sa haine, deux amis saluèrent Jean avec la dernière courbe d'élégance, eurent un sourire énervant de malice curieuse. Ils avaient auparavant décoché une oeillade fervente à Lucile qui leur avait plu. Cette familiarité indiscrète le blessa au vif: il fut la proie tour à tour de la confusion et de l'agacement.

—Il fait très beau, n'est-ce pas, monsieur le docteur? fit l'ouvrière, gentille, encore agitée par le compliment, la voix d'où son âme l'avait, recueillie, la joie aiguë d'avoir été protégée ainsi…

—Un des plus beaux jours de la saison. A la campagne, c'était délicieux! répond-il, honteux de lui-même et d'être torturé par le respect humain.

—Vous en avez de la chance, vous!

—J'oubliais que vous êtes prisonnière du comptoir, en souffrez-vous?

—Nous nous connaissons si bien, tous les deux, que je ne puis lui en vouloir.

—Mais il y a des heures où la chaleur doit vous abîmer?

—Elle ne s'amasse pas trop dans la maison Seifert. Tout de même, j'ai hâte de me replonger dans le grand air. Quand j'arrive ici, devant le parc et le fleuve, c'est comme si je revenais à la liberté. Je descends l'escalier avec le plus de lenteur possible.

—Descendons-le ainsi, voulez-vous?

L'accent, quoique badin, vibre d'une subtile et grisante douceur. Leurs pas retardent et s'alanguissent à chacune des marches. Leur cadence les berce et les unit. Les banalités que laissent tomber leurs lèvres ont la résonance des choses profondes. Comme pour les associer au rêve qu'en lui rien ne repousse, Jean contemple vaguement les lignes les plus troublantes du paysage. Les Remparts, en leur toilette blanche un peu fanée, là-bas tournent et s'esquivent dans l'invisible. La flèche de l'Université Laval, comme reposant sur un socle d'arbres, a l'air d'une statue que la lumière colore d'une vie mystérieuse. Une brume d'or côtoie les rives de Montmorency. Le Bout de l'Ile est un bosquet lointain de verdure et de silence. Deux clartés, se rejoignent sur le fleuve, une coulée d'argent mobile et une surface d'azur pâlissant et moiré. Les coteaux de Lévis, sous les premiers baisers du soir, ont une âme où flottent des songes…

Le bruit des sabots et des voitures sur la pierre est un roulement qui chante. La Côte de la Montagne dévale et se tord: une ombre fraîche la baigne de chaleur apaisée. Comme alanguis de bonheur, les saules du jardin commencent à ranimer leurs têtes gracieuses, et tous ensemble, vieillis et fiers, ils paraissent causer de souvenirs étranges. L'entretien de Lucile et de Jean est calme et les enchante.

—Si je devine bien, le travail à la maison Seifert vous est agréable? s'informe à l'instant même le jeune homme.

—Tout le monde y est bon pour moi. Les gens bons font aimer la besogne qu'on fait pour eux. J'y travaille depuis deux ans, je m'attache vite, à peu de chose, je me suis attachée à la besogne qu'on m'a donnée… Le magasin est pour moi une sorte d'ami. Je ne sais comment vous expliquer cela: il me semble, au milieu des bijoux, des objets d'art, que je suis entourée d'amis…

Jean s'émerveille d'un langage aussi pittoresque aussi délicat. N'a-t-il pas jugé d'un arrêt trop sommaire, trop superficiellement, cette jeune fille, alors que la hantise du père malade l'obsédait, l'empêchait d'être elle-même, expansive et naturelle? Ce front cache peut'être une énigme captivante, il désire connaître davantage son esprit, son âme vraiment originale.

—Je ne m'étonne plus que vous y soyiez heureuse, dit-il, avec un sourire.

—Il est facile d'être heureuse.

—Avec votre coeur, oui, c'est, plutôt facile…

—Ce n'est pas bien clair, ce que vous dites là!

—N'est-il pas courageux, votre coeur? La vaillance rend le bonheur moins difficile.

—Qu'est-ce que vous en savez, de mon coeur? Allons! parlez-moi de mon coeur… il est… il est?

Une joie mélodieuse chanta de sa gorge. Jean l'écouta rire, un ravissement extrême au fond de lui-même. Il aimait le timbre à la fois souple et lent de sa voix, mais quelque chose de plus chaleureux, de plus suave y venait de bruire. Il s'abandonne à tout le charme que Lucile, à chaque instant, lui révèle et se flétrit d'injustice envers elle, de l'avoir méconnue, ignorée, presque dédaignée.

—Il est… eh bien… il est, balbutia-t-il.

—Vous en savez moins long que vous ne le prétendiez!

—Eh bien, eh bien, je le connais, je l'ai vu battre, je l'admire! Il est un coeur loyal d'ouvrière canadienne-française!

Elle ne badine plus: le ton convaincu du jeune homme le lui défend, l'a émue comme d'un mystère. Elle sent un orgueil d'elle-même la remplir, suivi d'une gratitude ineffable. Elle est certaine que le docteur Fontaine la respecte beaucoup, au-delà de ce qu'elle espérait, certaine et profondément joyeuse.

Et comme elle ne répond pas, toute à l'ivresse du respect dont, Jean l'entoure, c'est lui-même qui chasse la gêne croissante:

—Vous n'en doutez pas? dit-il, enjoué.

—Oui, monsieur, je vous redoute…

Un revirement d'humeur la fait vibrer au diapason de la gaieté brusque du jeune homme.

—Ce n'est pas généreux, cela! continue-t-il.

—Vous en revenez déjà, de mon coeur… de mon coeur?… je ne me souviens plus comment vous l'appeliez…

—Eh! bien, moi, je m'en rappelle, et…. j'y suis resté!

—Si je vous défends d'y rester?

—Vous ne voulez donc pas que je pense bien de lui?

—Ce n'est plus du tout la même chose, n'est-ce pas?

—Enfin, vous admettez.

—Que j'ai le coeur aussi… extraordinaire que vous avez semblé le dire?… Je sais, moi, qu'il est ordinaire.

—Oui, ordinaire… quand il ne juge pas à propos d'être peu ordinaire!
Je ne puis expliquer la chose avec plus de clarté, je le regrette…

Tous les deux mêlaient un rire limpide et qui sonnait tendrement. Sous la verve de leurs paroles frémissait une délicieuse émotion d'être ensemble, d'effleurer les propos émouvants. Bientôt, l'espace leur arriva par la largeur d'une trouée vers la Basse-Ville.

—C'est ici que je descends à la Basse-Ville, monsieur le docteur, dit la jeune fille.

—Je vous suis, Mademoiselle.

Un second escalier de fer est martelé de leurs pas. Les marches reluisent comme du verre et de la profondeur au-dessous, quand les talons les frappent, une harmonie sourde et languissante monte. Les deux compagnons protègent de leurs lèvres taciturnes un silence de leurs âmes. Jean n'a des alentours qu'une vision fuyante, une ébauche qu'il est heureux de sentir indécise. La Citadelle, au loin posée sur la falaise grise comme sur un nuage, semble monter vers le ciel où des pâleurs fauves se diffusent. Quelques arbrisseaux détachent leurs formes grêles du sol, comme avec une légèreté d'ailes. La rue Champlain s'enfuyait, légendaire et fascinatrice comme des reliques anciennes… Des pans de maisons se profilent avec une mélancolie sage; des toits se renfrognent en leur austérité d'aïeuls; des cheminées chancellent avec une bonhomie souriante; on eût dit que le pavé de bois se drapait, en un lourd manteau de gloire usée. De tous les recoins de l'enfoncement où la jeune fille et son ami plongent, émanent des parfums d'histoire douce et des effluves de subtile tristesse. A leur gauche, un mur de pierres est plissé de rides comme le front d'un vieillard. La façade pimpante d'un magasin voûté donne l'impression d'une grimace au milieu du vaste sourire affligé des choses. Les exclamations bruyantes des enfants là-bas, aux profondeurs de la ruelle, ne font parler que les échos sévères des âges vieillis qui refusent de mourir…

Et n'ont-ils pas raison de ne pas vouloir mourir, aussi longtemps que des coeurs seront là pour les faire vivre un peu de leur amour? Lorsqu'ils parviennent à la rue Sault-au-Matelot, comme si l'atmosphère de légende et de souvenirs les transformait, Lucile et Jean tout-à-coup se sentent l'âme plus grave, plus lointaine et plus orgueilleuse: la première minute auguste d'une passion moins inconsciente d'elle-même vient-elle en eux des siècles d'amour? Une félicité vague les oppresse et creuse au plus intime de leur être. Ils ne s'en rendent pas vraiment compte. Jean ne redoute plus la tendresse ni même n'a le loisir de l'appréhender: il en subit l'étreinte, si impérieuse qu'elle enlève à l'esprit toute capacité d'analyse. Et voici que leurs âmes, après un dialogue palpitant, vont se rencontrer moins loin des profondeurs…

—Mademoiselle Bertrand, Je vous demande pardon, s'écrie Jean, à brûle pourpoint. Je ne me suis pas encore informé de votre père. Ne m'en voulez pas, je vous en prie…

—Ah oui, c'est vrai! dit-elle, toute angoissée d'avoir si longtemps, depuis l'arrivée du jeune homme, écarté son père de la mémoire où tout le jour il avait régné.

—Il va mieux, n'est-ce pas?

—Mon père?… oui… Je…

—Vous m'inquiétez!

—Ce n'est pas ce que je veux dire… il a repris la besogne aujourd'hui même et j'espère qu'il s'est bien acquitté de la fatigue…

—Eh! bien, pourquoi hésitiez-vous?

—C'est que… je l'avais oublié! dit-elle, avec une franchise naïve, et d'une telle manière que Jean ne put ignorer que de lui la distraction pénible était née. Il ne s'était guère envolé que cinq minutes depuis la seconde où Jean l'atteignit sur la rue Ruade: et de quelle tristesse vive ne s'est-elle pas blâmée d'avoir sa peu longtemps négligé son père!

—Alors, à chaque minute du jour, la pensée de votre père vous a suivie? dit-il, parce qu'il est facile de comprendre.

—A ma place, n'auriez-vous pas eu peur? Il est encore si peu ce qu'il était. Il a tellement d'orgueil au travail qu'il serait tombé sur place avant de quêter du répit. A toutes les minutes du jour, j'ai eu peur…

—N'est-ce pas avoir un coeur loyal d'ouvrière canadienne-française que d'être affectueuse à ce point? murmure Jean, plus touché que le calme des paroles ne le témoigne.

—S'il suffit d'aimer son père pour être loyale, je le suis… Mais je me demande pourquoi je suis extraordinaire de l'aimer: je voudrais faire autrement que je ne le pourrais pas.

—On doit aimer son père, très bien… mais l'aime-t-on souvent comme vous l'aimez?

Lucile dilate vers lui ses yeux profonds d'ébahissement et de doute. Il répète, la voix plus douce, irrésistible:

—Oui, mademoiselle Bertrand… comme vous l'aimez…

—Il est vrai que je l'aime beaucoup, prodigieusement, que je l'aime autant qu'il y a moyen d'aimer… Tant d'autres aiment leur père autant que j'adore le mien! Il ne faut pas m'en faire un éloge.

—Vous l'aimez comme très peu de jeunes filles aiment, je le sais et j'insiste!

—Comment cela, je vous en prie?

—Au cours de mes visites à votre père, je vous ai observée, comprise.
Je connais votre coeur…

—Fait-il autre chose que son devoir?

—Le devoir, quand s'y joint un coeur comme le vôtre, est plus que le devoir…

—Je ne vous comprends pas…

—L'héroïsme!… Non plus l'héroïsme des contes où des choses incroyables arrivent, mais le dévouement si généreux, si pur, si fidèle qu'un seul mot paraît digne de lui: l'héroïsme… simple, admirable!

—Qu'il est facile d'être unie héroïne! plaisante la jeune fille, rougissante. Bientôt, je serai sûre que vous vous moquez de moi.

—Je suis déjà sûr, moi, que vous n'avez pas de confiance en moi… C'est la deuxième fois depuis dix minutes que vous m'accusez de mensonge.

—A la façon dont nous nous comprenons, ne l'oubliez pas…

—A quelle des deux façons?

—C'est vrai, il y en a deux…

—L'une où je suis un vilain trompeur, et l'autre où… où je…

—Où vous croyez ne pas l'être? insinue-t-elle avec une ombre de malice au bord des yeux.

—Pardon, où je ne le suis pas le moins du monde, et je l'affirme! répond-il, quelque peu décontenancé.

L'apostrophe piquante l'intrigue, le déroute. Assuré que Lucile, trop droite, trop noble d'instinct, ne fait pas d'avances grotesques et déplaisantes, mais ne se livre qu'à une humeur bien féminine, à celle d'agacer un peu l'homme qui admire et flatte, il ressent que la taquinerie lui porte un coup juste. Bien qu'une arrière-pensée perfide ne la lui ait pas dictée, n'a-t-elle pas intuitivement raison, sans beaucoup le percevoir? Ne voile-t-il pas un mensonge d'une sincérité qui le dupe lui-même? Sans doute, il n'avoue que ce qu'il éprouve, mais l'intention de prononcer, au terme de la route, un impitoyable adieu s'empare de la volonté, lui commande.

C'est alors qu'il se rappelle, un effroi le traversant, la décision ferme de ne plus se rendre auprès de Lucile. A coup sûr, il ne refoule pas assez la sympathie qu'elle fait sourdre en lui: déloyal, il insiste pour qu'elle ne se méfie pas de lui, pour qu'elle espère. Quelque chose d'intime, en effet, l'accuse d'avoir semé l'espérance au coeur de la jeune fille. Comment pourra-t-il, de manière à ce qu'il n'y reste pas de blessure, l'en retirer? Ne vaut-il pas mieux s'éloigner d'elle à l'instant même. Il peut, sans faillir à la courtoisie, ne pas l'escorter plus loin qu'au guichet de la Traverse. Ils ont précisément abandonné la ruelle Sault-au-Matelot, pour engager leurs pas sur la rue Dalhousie. Tous deux ne discernent qu'à travers des formes incertaines et de l'indécise lumière, les particularités du lieu où ils cheminent. Lucile timide hésite à croire. Jean se hâte de ne plus être indécis: comment la prévenir de ne plus l'attendre jamais? Rien d'assez rusé, d'assez délicat, d'assez probe ne contente son esprit. S'il va la reconduire jusqu'à Lévis, il trouvera le langage habile et doux qui la fera comprendre et le sauvera de la cruauté. D'une voix un peu rigide, sous prétexte qu'il veut désormais simuler l'indifférence, il insinue:

—Vous ai-je fait de la peine, mademoiselle?

An fond d'elle-même, une voix secrète dénonce à Lucile combien l'âme du jeune homme tout-à-coup change et durcit. Une pâleur lui tire le visage: elle est alarmée, se torture… Sans le vouloir, fut-elle insolente ou ridicule? Quelques secondes viennent de s'enfuir. Jean, d'un regard furtif, entrevoit, le malaise dont elle est douloureuse; il s'effraye de la deviner une telle sensitive…

—Eh bien, oui, j'aurais pu vous faire de la peine, redit-il. Les malentendus ne sont pas rares… Vous aviez l'impression que je me moquais de vous. Je crus vous respecter…

—Et moi, je n'ai pas cru vous offenser!… Si j'avais eu peur de vous blesser, je n'aurais rien dit. Vous n'aviez pas compris que je badinais?… Vous me faisiez des louanges, c'était une manière de les accepter. Je ne sais pas comment je me serais tirée d'affaire autrement. J'ai eu foi en votre sincérité, mais n'aurais-je pas été sotte de ne rien répondre?…

Elle a parlé sans aigreur, mais d'un accent net et qui réclamait un droit, qui vibrait comme une défense. Elle n'était pas arrogante ni querelleuse, elle avait la sensibilité fière: à la modestie s'alliait une dignité qu'il ne fallait pas méconnaître. Jean ne se pardonne pas d'avoir été presque rude à force de raideur, il en a la certitude maintenant. Peu importe qu'il ait essayé de lui faire oublier les tendres paroles suggestives d'espérance: il a voulu n'être pas cruel, il n'a réussi qu'à la froisser, qu'à l'attrister. De la faire souffrir, il est bouleversé: un désir aigu de réparer le maîtrise…

—Je vous remercie de m'avoir accompagnée jusqu'ici, dit alors la jeune fille. Vous êtes venu vous informer de mon père: je vous remercie pour lui! Je n'ai pas besoin de vous dire que, tous les jours, il parle de vous, qu'il n'oubliera jamais votre fidélité auprès de lui!

Ainsi donc, elle ne s'est leurrée d'aucune espérance. La vanité ne loge pas sous le front de lis. Jean se remémore qu'elle n'a jamais tenté de l'éblouir, de l'ensorceler. Du charme inné seul rayonnait d'elle. Il respire largement d'être sûr: elle n'aura pas de chagrin.

—Me refusez-vous d'aller plus loin? demande-t-il, avec trop de joie.

—Ne vous êtes-vous pas assez dérangé pour moi?

—Je suis trop heureux de l'avoir fait!

Il est devenu superficiel, il est lointain, Lucile en a l'âme comme déchirée. Les veux noirs se creusent d'une tristesse infinie. Le jeune homme surprend leur détresse qui cherche à fuir… Un flot de miséricorde l'attendrit, l'inonde à la gorge.

Il ignore ce qu'il doit croire, il s'égare au milieu des contradictions nombreuses dont il est assailli. Dominé par le besoin de ne pas la quitter aussi malheureuse, il court, au guichet, n'entend pas Lucile bredouiller une protestation, se procure les billets nécessaires et, du ton le plus bas et le plus humble, il dit:

—Venez, mademoiselle!… Il faut vous hâter! Le bateau est à la veille de partir.

Quelques moments plus tard, leur causerie effleure des insignifiances. Installés au pont supérieur du bateau qui trépide sous eux, ils ont leurs épaules serrées l'une contre l'autre: ils s'étaient nichés dans l'unique place offerte à leurs regards, il avait bien fallu ne pas être plus distants l'un de l'autre. D'être si voisin de la jeune fille et de sentir quelques-uns des cheveux venir le caresser au visage et s'envoler comme effarouchés de leur audace, Jean cède à un élan d'affection profonde: c'est du respect très élevé, une douceur inexprimable d'être fort, d'être bon et de protéger. Comme si rien de morose et d'inquiétant ne les eût séparés tout à l'heure, ils babillent avec une gaîté discrète.

—Vous m'auriez fait des gros yeux si voua aviez perdu le bateau à cause, de moi.

—Je n'ai pas encore appris à les faire…

—Il en est qui l'apprennent, si vite!

—Comment l'avez-vous appris, monsieur le docteur, vite ou lentement?

—Je ne m'en souviens plus, j'étais très jeune…

—Mais vous n'avez pas oublié comment les faire?

—Qu'est-ce que vous en savez, mademoiselle?

—Ce que vous en dites!

—Et qu'est-ce que j'en ai dit, s'il vous plaît? dit-il, moqueur.

—Que, depuis l'âge où vous les avez appris sans le savoir, vous vous êtes rendu souvent compte que vous le saviez.

—Le mot souvent est de vous.

—C'était pour tâcher de voir comment vous faites les gros yeux…

Après s'être réjouis de la boutade, ils recommencèrent à bavarder, moqueurs, exultants d'une joie incompréhensible. Jean perçoit les alentours comme en un décor d'irréel, subtils et confus. Les silhouettes grises de quelques ouvriers, là même, remuent de gestes bizarres, indistincts: leurs voix discordantes se fondent en une vague cadence. Le vacarme de toutes les paroles qui montent, de tous les rires qui s'entrechoquent, de tous les bruits qui volent est une mélodie puissante qu'une distance imaginaire affaiblit. La foule, est un grouillis de formes gaies ou sombres, hommes ou femmes, quelconques, indéfinissables. Vers le coin de l'horizon où le soleil se prépare longuement à fuir, une clarté magique dore les têtes et les épaules des gens, les colonnettes et le parquet du bateau, recouvre le Saint-Laurent d'un riche velours, transfigure au loin les vaisseaux alanguis le long des quais. Du fleuve il arrive un chant de gouttelettes ruisselantes et de remous harmonieux. Une guirlande pâle de mystère s'enroule autour de la falaise de Sillery. Tous les coloris, tous les sons, toute la nonchalance et tout le bonheur du soir, on dirait que l'orchestre des Italiens les fait tressaillir en l'âme des airs canadiens: ils éclatent, ils s'amollissent, ils rêvent, ils se raniment, ils s'exaltent, les refrains de jadis, ils renaissent, ils empoignent, ils font courir des bouffées d'orgueil. Sur l'aile de la transition la plus légère accourt maintenant la chanson d'Isabeau: tour à tour, elle folâtre et berce. De la musique, auparavant, Jean n'avait reçu que de fugitives caresses, transports et soupirs venus de fort loin jusqu'à lui. Dès que la mélopée d'Isabeau se met à vivre, il lui semble que lui-même s'éveille, il écoute avec le plus ému de lui-même, il se rappelle combien ce thème, joué par Yvonne distraite il y a quelques semaines, l'avait secoué, attendri, soulevé! Une émotion plus définie, plus consciente, aujourd'hui le pénètre! il ne s'alarme plus d'être attiré par le charme de Lucile, de regarder son beau profil avec tendresse…

—Je ne puis entendre l'air d'Isabeau sans qu'il me rende un peu distrait: vos dernières paroles m'ont échappé; me pardonnez-vous?

—Puisque vous êtes toujours distrait, alors… je serais bien mauvaise de m'offenser!…

—Vous avez raison, je n'aurais pas dû vous fausser compagnie de la sorte, mais vous faire connaître ma joie.

—Je ne vous ai pas fait de reproches!

—Pas même le plus sournois des reproches?

—Ce serait l'occasion de me fâcher, monsieur Fontaine.

—Sournois… il faut se comprendre.

—Sournois sans être hypocrite.. sournois franchement, n'est-ce pas?

—Sournois gentiment, comme les jeunes filles ont l'art de l'être.

—Il n'y a plus moyen de me fâcher!

—Ainsi, vous ne m'en voulez plus?

—De m'avoir oubliée pour Isabeau? dit-elle, malicieuse. Ah non, je ne suis pas jalouse.

—Isabeau n'est pas formidable.

—Ah! je ne sais pas… n'est-elle pas dangereuse, Isabeau, quand elle rend un jeune homme si distrait?

—Vous supposez qu'il existe une Isabeau réelle? demanda-t-il, en riant d'un coeur léger.

—Je n'ai pas le droit de savoir, pas même le droit de supposer…

Il allait dire: «Ne supposez rien, vous savez tout!» Ne serait-il pas malhonnête d'affirmer ainsi la liberté de son coeur? La crainte d'activer en elle une espérance que, de nouveau se contredisant encore, Jean pressentit vivante, le maintint silencieux. D'ailleurs, il fallait déserter le bateau: les commandements banals de l'accostage cinglaient l'air, le quai repoussa le flanc gauche d'un heurt violent. La masse des passagers grouillait, un cortège s'allongeait à la file, on commençait à plonger dans l'escalier vers la passerelle. Il n'est pas facile, à de pareilles minutes de hâte générale et de fièvre en l'atmosphère, de réfléchir d'une pensée vigoureuse, de démêler un problème. Les alternatives d'une joie parfaite et d'une refroidissante analyse taquinent l'esprit de Jean. Il est moins positif, moins tranchant, moins résolu que tout à l'heure. S'éloignera-t-il à jamais de l'exquise ouvrière! Il n'a pas le loisir de conclure, il lui faut se placer à la remorque de la foule…

Le débarquement s'opère avec lenteur, comme avec nonchalance. Lucile et Jean, qu'intimide une gêne soudaine et mystérieuse, s'ingénient à faire revivre un dialogue alerte entre eux. Ils se buttent au même obstacle sans cesse: ils ont l'obsession d'être gauches, d'être émus, de n'être plus les mêmes l'un pour l'autre. La voix de Jean, sans qu'il le veuille, est caressante et plus rêveuse qu'à l'ordinaire, celle de Lucile tombe en murmures de tristesse.

—Beaucoup de monde à cette heure du jour! dit Jean Fontaine, alors qu'ils remontaient la passerelle inclinée de la rue sur le ponton.

—Oh oui, beaucoup!

—Y en a-t-il autant chaque jour?

—Tous lea jours, c'est comme cela…

Une gêne entre eux s'attarde: leurs coeurs frénétiquement sautent.

—Ce n'est pas toujours comme cela, reprend-il, avec un sourire.

—Je l'oubliais, c'est le premier jour comme cela.

Un silence entre eux plane comme un oiseau de bonheur…

Jean a voulu s'écrier: «Ce n'est pas le dernier jour comme cela! j'espère!» Au moment même, il le désirait, il n'avait qu'obéi à un frémissant appel de son être. Mais l'intuition qu'il en serait dissuadé par le devoir, l'illumine, le contient: n'avait-il pas été sur le point de laisser jaillir une exclamation décisive, parce qu'elle eût lié son honneur, eût ajouté de nouvelles entrevues à celle-ci déjà troublante? Un dilemme en toute sa netteté le fascine: la revoir encore, ce sera bientôt l'amour en lui-même ou la barbarie d'une illusion déchirée en elle. Et les deux hypothèses également l'effarouchent. A supposer même qu'il aimât plus tard l'ouvrière, n'écraserait-il pas cet amour? Pour la première fois, il s'avoue, avec une étrange résignation, un commencement de tendresse pour la jeune fille. Il ne s'explique pas même d'avoir été si naïf. Il découvre en lui que, depuis les premiers jours, le doux sentiment est éclos, n'a cessé de vivre toujours plus large et plus invincible. Il le sent palpiter, grandi, fort, pénible à déraciner. N'a-t-il pas déjà souffert de l'arracher de lui-même? A coup sûr, il eut pitié de Lucile, lorsqu'il voulut ne pas l'enchanter de perfides espérances: mais de nier ainsi l'attraction dont elle le charmait, de tuer une à une les fortes impulsions vers elle, de faire jeûner son âme d'elle depuis le jour où il avait cru la séparation finale entre eux, ne s'était-il pas infligé des tourments qui peu à peu lui rendaient plus vive une subtile angoisse? Alors qu'il voulait la détourner de l'aimer, il travaillait à la proscrire de lui-même. Il s'interroge avec loyauté, regarde longtemps le merveilleux profil de l'ouvrière: est-il vrai qu'elle a ravi la tranquillité de son âme? Sentant peser sur elle une contemplation si vive, Lucile vers lui fit resplendir ses yeux noirs, sans coquetterie, sans arrière-pensée de séduire, et le coeur de Jean défaillit… Le jeune médecin eut souvenance des malaises nerveux par lesquels sa science diagnostiquait de telles commotions. Il sourit de son inexpérience presque ingénue, admit qu'elle avait suscité en lui de la réelle tendresse. Habitué aux notions limpides, conquises par une méditation laborieuse et sûre, il ne songea même pas à définir quelle affection le ravissait, profonde ou éphémère.

Loin d'être terrifié par elle, saisi par un revirement d'humeur bizarre, il s'abandonne à l'ivresse qu'il éprouve. Bien que leurs paroles soient plutôt rares et superficielles, tous deux pressentent le bonheur dont ils se bouleversent l'un l'autre. Ils se sont dirigés le long de la rue maussade, étouffante qui mène à la Côte du Passage. Lents, leurs démarches égales font l'ascension de l'escarpement tortueux. Le rythme chaud de leur accent résonne jusqu'aux profondeurs les plus lointaines de leur être…

—Cela ne vous fatigue pas de gravir cette côte? s'inquiète Jean.

—Elle est si près de la maison! dit-elle, bien douce.

Cette réponse n'est-elle pas merveilleuse de naturel et presque sublime? Jean se propose d'élucider l'énigme d'un esprit tellement gracieux et vif chez une ouvrière. Comment la beauté seule de la jeune fille jusqu'ici l'a-t-elle émerveillé? Tout chez elle n'est-il pas enchanteur?

—Ah! je comprends, mademoiselle, la joie d'en approcher vous soulève…

—Oui, comme si elle me portait dans ses bras!

—Être porté dans les bras de la joie, savez-vous que l'expression est jolie! murmure-t-il.

—J'aime encore mieux la chose que l'expression. Vous n'ignorez pas que, pour moi, les expressions… eh bien…

—Vous ne vous rompez guère la tête à les chercher? badine Jean.

—Cela s'explique, n'est-ce pas?

—Le naturel est un charme que l'on ne définit pas.

—Je ne vous imaginais que très sérieux.

—Je vous affirme que je suis sérieux, autant que vous pouvez vous l'imaginer…

Elle objecte avec scepticisme:

—Bien vrai?

—Parce que je vous déclare un peu d'admiration?

—Vous me traitez comme un jeune homme de votre rang n'y manque pas, avec politesse, avec… bonté.

—Et la bonté, est-ce de la politesse? murmure-t-il, avec douceur.

—Vous avez raison, ce n'est pas la même chose, c'est quelque chose de… de…

—Oui, mademoiselle, quelque chose de plus…

Le regard dont Jean Fontaine accompagne cette phrase banale et que Lucile accueille avec ivresse, témoigne bien dea choses que les mots n'avouent pas… La jeune fille en a l'âme toute radieuse et lourde. Il lui semble, en effet, qu'elle va crouler sous la joie profonde. Elle ne peut que se taire, espérer que rien n'éteindra cette riche lumière en elle, que le jeune homme parlera sans la détruire d'un souffle glacé. Pour ne pas la perdre, elle dissipe tous les assauts contre elle; tous les raisonnements. Il est vrai que son compagnon n'est si bienveillant, si attable que parce qu'il y est forcé par l'habitude de la politesse: a-t-il pu se nouer entre eux d'autres sentiments qu'un lien de protection de lui à elle? Il est presque devenu son ami, à force de s'être dévoué: tandis qu'il est pour elle un être suprêmement généreux, d'une intelligence admirable. Elle n'avait jamais ressenti la gratitude avec une bonté si aiguë au fond de l'âme et telle qu'elle ne devrait jamais finir…

Et Jean, plus la minute de la séparation est imminente, sent faiblir l'énergie de la vouloir. Dès qu'il songe à ne pas avoir de pitié, une tristesse lourde l'oppresse et le coeur saute avec beaucoup de tumulte. L'effroi d'induire Lucile à l'amour s'apaise. Le jeune homme cède à l'émotion douce, entraînante… Elle occupe tout son être, elle en a banni le reste: il reviendra la chercher, la subir, la vivre profondément…

IX

LE SANGLOT DE THÉRÈSE

—Me permets-tu d'aller jouer avec les petites filles sur la grève? demande Thérèse Bertrand à la grande soeur.

—Mais…

—Il n'y a pas de «mais», il y en a une, tiens la plus petite des trois, qui m'a fait un sourire et puis une signe… Regarde comme elle a l'air fin, il me semble que nous nous accorderions bien… Vous ne vous occupez pas de moi, tous les deux…

Jean Fontaine, à la courbe des joues, aux lignes amples du front, s'éclaira d'une rougeur incommodante. L'indiscrétion de l'enfant narguait à l'improviste, un trouble avec brusquerie l'envahissait, le frappait de mutisme, tandis que Lucile, d'un ton fébrile, déconseillait Thérèse d'être opiniâtre:

—Tu ne les connais pas!

—Ça ne fait rien! Il n'y a pas besoin de cérémonies entre petites filles. Ce n'est pas la première fois que je me présente… Je suis toujours bien reçue…

—Et si tu ne l'étais pas, cette fois?

—J'y vais, Lucile!

La grande soeur crispa des doigts fermes sur le poignet frémissant de
Thérèse, celle-ci eut un accès de peine:

—Mais pourquoi? Tu ne comprends donc pas que j'aurais un gros plaisir? gémit-elle, un sanglot crevant la gorge délicate.

—Sois raisonnable! Elles sont des étrangères. Il y en a une qui te sourit, les deux autres te causeront peut-être du chagrin. Tiens! elle essaye de les faire sourire aussi, elles ne veulent pas, elles ont un regard dur!

—Comment peux-tu me tenir et voir cela en même temps?

—Vas-y, petite folle! s'écrie, Lucile, avec un rire harmonieux et scandé.

Il déborde si naturel, avec des gazouillements si frais, un rythme si limpide, le rire à la fois sonore et tendre. Jean regrette que la musique ne s'en prolonge guère; lorsque de la sorte elle vient à lui, n'a-t-il pas l'illusion d'être caressé, d'être remué par l'envol d'une âme claire et grave? Quand celle-ci lui ouvre un peu ses ailes, ne se sent-il pas au bord d'une mystère qui l'attire?

Une curiosité ardente le lui veut faire découvrir…

—C'est bon d'être si jeune, dit Lucile, revenue à l'émotion qu'elle désire éloigner de son être.

—Que voulez-vous dire?

—Eh bien, oui, d'être si jeune, de…

—De trouver aisément du bonheur?

—Je ne sais pas… oui, c'est à peu près ce que je pensais. Vous expliquez bien les choses que je ne suis pas capable de mettre en paroles…

—C'est vous qui me les suggérez, les paroles, c'est votre âme.

—Elle est si ordinaire, mon âme! Il me semble que parfois, votre manière de parler n'est plus ordinaire, mais si belle, si profonde… Pourquoi me flatter ainsi? Vous m'avez défendu de ne pas vous croire, et c'est impossible de vous croire.

—Prenez garde au mot impossible, mademoiselle.

—Prenez-y garde vous-même! répond-elle, songeuse.

Jean est cloué de stupéfaction. Elle ne le défie certes pas de vaincre le charme dont elle enjôle. Implore-t-elle avec humilité de ne pas la conduire à la souffrance? Elle n'a que jeté une des saillies imprévues chez elle coutumières. Aussi, dit-il avec légèreté:

—Est-il impossible d'avouer ce que l'on pense?

—Je ne fais pas autre chose, je dis ce que je pense. Ce n'est pas cela qui est impossible, c'est vous croire…

Il est conquis par la riposte, il sourit, il plaisante:

—Vous n'avez pas du tout confiance en moi, alors?

—Ce n'est pas généreux comme moyen d'exiger une réponse!

—Nous nous perdons, mademoiselle, et nous ne savons plus où nous sommes.

—Ah! vous le savez bien!

—Où donc, je vous en prie?

—Mais c'est à vous de répondre, je vous ai posé une question…

—Dois-je vous répéter qu'auprès de vous, malgré moi, j'admire? s'écrie
Jean, avec une sincérité vibrante.

—Vous admirez? redit-elle, comme navrée, les cils un moment affolés, le bouleversement du coeur lui brillant au fond des yeux…

Des vagues infimes se gonflent au rivage du Bout de l'Ile, et leurs soupirs, lorsqu'elles se brisent le long des contours, ressemblent à une complainte amoureuse. Des éclairs de joie s'allument au flanc des rochers gris palpitants de lumière. Le fleuve est un ruissellement d'or qui fascine. Les arbres chuchotent des mots d'une douceur infinie…

Sur une terrasse fruste au bout du parc, il y a des bancs qu'atteignent les arômes de l'onde. Quand la chaleur n'est pas trop brûlante, il est merveilleux d'y aller s'asseoir. Le soleil aujourd'hui répand avec largesse une tiédeur saine au milieu de laquelle il est bienfaisant de vivre. Les deux amis ne songent pas encore à déserter la lumière si bonne…

Le jeune homme n'avait pas du tout prévu que Lucile demeurerait silencieuse d'attendrissement. Comment, le plus tôt possible, ramener le sourire paisible entre eux?

Il est vrai qu'il a dévoilé, malgré lui, l'admiration accrue pour elle: mais ne pourrait-il pas se mieux contenir, dissimuler, ne pas l'émouvoir d'une joie aussi périlleuse? C'est elle qui, sans cesse ingénieuse à dénaturer les effusions de Jean, devint sereine la première.

—Pourquoi me dites-vous de pareilles choses? dit-elle, rieuse et tranquille.

Une gaieté moqueuse tressaille dans la voix de Jean:

—C'est la dernière fois.

—Je m'en doutais.

—Expliquez-vous!

—C'est impossible!

—Ce mot-là vous est très cher!

—Il est commode, il est nécessaire… les jeunes filles en ont souvent besoin!

—Surtout quand les jeunes gens ne veulent pas qu'elles s'en servent.

—Admettez que j'ai raison de l'appeler au secours, monsieur.

—Je n'aime pas trop de mystère…

—Du mystère? Mais puis-je vous forcer à me répéter ce que vous me disiez? Je serais stupide: vous avez juré que c'était la dernière fois!

N'est-ce pas là du jugement fin, de la subtilité charmante? Jean se laisse ravir: il n'a d'autre répartie qu'un sourire d'émerveillement.

—Je ne suis donc pas mystérieuse! conclut-elle, après le doux silence.

—Tout de même, je ne l'avais pas juré.

—Presque!

—Ai-je eu le ton si rude?

—Vous n'êtes jamais rude envers moi! fait-elle, impulsive et reconnaissante.

Un afflux de tendresse noie le coeur de Jean…

—Je serais un lâche de vous faire de la peine, s'écrie-t-il, affectueux et grave.

Pour voiler ce qu'elle éprouve, elle s'empresse d'être gentille:

—Vous parlez comme si vous étiez coupable…

—Je le suis au moins d'avoir été brusque.

—Non, vous dis-je!

—Je le sais!

—Vous m'avez surprise un peu, c'est tout! finit-elle par dire, vaincue, rougissante d'avoir laissé poindre son chagrin.

Assez maîtresse d'elle-même pour ne pas discontinuer son badinage, une déception quelque peu âpre lui avait du moins fait mal, lorsque Jean, soudain frivole, avait presque raillé: «C'est le dernière fois!» Un tumulte d'angoisses vagues l'assaillit: «Eh quoi! songea-t-elle, je l'avais cru sérieux. Il m'a parlé d'une voix si sympathique, si franche. Il ne peut m'avoir trompée. Il ne me promettait rien, c'est vrai. S'il m'admire sincèrement, pourquoi devient-il si indifférent? Je ne sais plus quoi penser, moi! S'il ne m'a donné aucune autre espérance, j'ai le droit d'espérer qu'il ne ment pas, que son admiration est réelle!» Toutes ces réflexions ne la détournèrent pas de sa présence d'esprit. Elle désirait tant ne plus être mordue par le doute, mais il fallait que Jean lui-même le calmât. Sans avoir jusqu'ici prêté l'oreille à la présomption, sans avoir consenti au rêve d'être courtisée par le jeune homme, sans même s'être flattée qu'à la revoir il finirait par la chérir, elle n'avait pu, si fine et intuitive, ne pas pressentir combien le jeune homme avait pour elle de l'estime et un respect ému. Est-il étonnant qu'elle chasse l'anxiété, dès qu'elle s'insinue en elle? Il ne peut, traîner contre elle un dessein ignominieux, petit à petit l'induire à l'opprobre. Elle s'insurge contre le soupçon, croit du meilleur de son âme à la noblesse, à la chevalerie de Jean Fontaine. Aux aguets, confiante, elle attend son retour aux paroles graves, à l'admiration dont, elle est si fière. C'est un orgueil radieux qu'aucune vanité n'assombrit: avec quel ravissement ne l'a-t-elle pus vu s'inquiéter de l'avoir offensée, avec insistance, avec le besoin d'être positif, elle en est sûre! Oh, comme elle a le désir de lui témoigner une reconnaissance vive de ne pas la mépriser, de lui faire l'honneur de sa courtoisie, devant tous, et de lui tenir des propos d'ami véritable!…

Et l'intelligence agile et riche de la jeune fille étonne Jean. D'où lui viennent, ces délicatesses d'âme, une telle alacrité de jugement, d'aussi jolies trouvailles de l'esprit? N'est-il pas admirable qu'elle soit toujours convenable, réservée sans pruderie, exubérante sans vulgarité, noble sans niaiserie! Peut-on être plus délicieuse, avec plus de grâce et de goût? Jean n'a-t-il pas la sensibilité la plus vivante, et n'est-elle pas déchirée par les vulgarités de caractère et les mesquineries de pensée? Quelques maladresses, quelques trivialités, quelques sentiments désagréables devraient échapper à Lucile au fil de la causerie familière. L'énigme de cette retenue, de cette finesse morale attire Jean qui veut la saisir. Il résout de la faire causer d'elle-même, de son existence, de ses rêves, de son âme profonde…

Après la minute de silence où leurs âmes essayèrent tant de s'expliquer l'une l'autre, il reprit avec une humilité qui rassura Lucile davantage:

—Votre surprise.. je crois plutôt… que c'était de la peine… oh! légère… un désappointement qui brise un peu… Ne dites rien, nous nous sommes compris! C'est ma faute: je fus superficiel après avoir déclaré ma vraie pensée!

—Mais non, c'est ma faute, parce que j'ai douté.

—Nous ne recommencerons pas à nous quereller, dit-il. Nous sommes très loin de ce que je désirais savoir tout à l'heure. Quand vous avez dit: «C'est beau, c'est bon d'être si jeune», n'avez-vous pas laissé paraître un regret quelconque? Votre père est guéri: vous êtes adorée par toute votre famille… J'ai cru voir dans vos paroles une ombre; de tristesse… Je ne veux pas être indiscret: ne me répondez que si vous le jugez bon vous-même.

—Cela m'embarrasse beaucoup…

—Oubliez que je vous ai demandé cela!

—C'est comme… des nuages en moi… c'est, impossible d'avoir les mots. Tenez, j'aurais besoin de vous pour me deviner, pour m'exprimer.

—Vous êtes heureuse et vous ne l'êtes pas?

—Non, ce n'est pas cela, il me semble que rien ne manque, que je suis vraiment heureuse… et pourtant, c'est un peu cela…

—Il manque quelque chose? ajoute Jean, avec un sourire.

—C'est presque rien…

—Et c'est beaucoup!

—Je l'ignore….

—Ne le devinez-vous pas?

—Je me laisse faire par l'impression… je n'essaye pas de la comprendre… je sens que je ne suis pas capable… c'est comme si j'attendais et si j'avais déjà ce que j'attends, de la tristesse et de la joie… N'est-ce pas ridicule, tout cela?

—Mais non! protesta son ami.

—Il me semble que ce n'est pas ridicule, mais… nécessaire. Tenez, cela me rappelle ce qu'on nous enseigne à l'église: le bonheur entier n'est pas de ce côté de la vie… A force d'en parler, cela devient plus clair… Ce doit être le besoin du grand bonheur complet… Ici-bas, nos joies ne sont que… le début du ciel. Et notre être fait pour tout le ciel souffre de n'en avoir qu'un peu, de l'attendre encore…

—Je vous comprends, murmure-t-il.

—Comment me procurez-vous une telle confiance en moi? J'espérais que vous m'expliqueriez vous-même, et j'ai tout dit sans hésiter, sans doute… Je crois que c'est à peu près cela, oui, monsieur Fontaine, à peu près cela, de la tristesse et de la joie, un peu de joie à la surface et beaucoup de tristesse au fond…

—Et ceux qui rient toujours, n'est-ce pas le contraire?

—La tête rit, le coeur pèse toujours… ils finissent par le savoir.

—Un jour, ils savent qu'en réalité leur coeur était lourd! redit Jean, comme un écho vibrant aux profondeurs de son être…

Il est plus ému que jamais il ne le fut auprès de Lucile. L'attrait qui d'elle émane et le pénètre, s'illumine et devient comme une chose vivante en lui. C'est de son propre coeur, étrange et bouleversé, défaillant et doux, qu'il a malgré lui chanté le lourd bonheur. Toutes les hésitations fondent, tous les leurres par lesquels il refusait l'amour s'envolent. Il est empoigné, asservi, enivré… Parce que Lucile, enfin, n'est plus une apparition voilée d'une buée sentimentale, un être uniquement réel en la mémoire qui refait l'original et l'idéalise, un rêve splendide créé avec un peu de beauté qu'on grandit soi-même, parce que Lucile elle-même lui est chère! Par quel aveuglement systématique et injuste se laissa-t-il obscurcir les yeux? Il était facile de voir ce qu'elle était, la loyauté du coeur, la haute et sereine envolée de l'âme, la clarté de l'intelligence, la noblesse innée d'elle-même entière. Auprès d'elle, il avait cédé à l'orgueilleux instinct de l'homme du monde qui, malgré sa bonhomie et sa déférence envers quelqu'un des classes inélégantes, croit toujours décerner une faveur. Tout ce qu'il pouvait fournir de condescendance et de respect, la jeune fille de l'ouvrier le reçut; bien que sa beauté opérât vivement sur l'imagination du protecteur, il n'en avait pas moins conscience d'être plus élevé, plus raffiné, plus distingué qu'elle. Et c'est un peu comme, du haut d'une falaise, on contemple une fleur jolie et fragile perdue là-bas au milieu des rochers, qu'il la regardait. Il était charmant de la voir si pure et fière, elle ne valait pas qu'on se donnât le trouble de l'aller cueillir. Après avoir tergiversé quelques minutes, il se flatta de n'avoir agi qu'activé par l'abnégation la plus belle, il se rendit le témoignage que pour une autre famille ouvrière, en des circonstances identiques, sans une adorable Lucile pour venir l'appeler au dévouement, il se fût prodigué avec les mêmes efforts et la même constance. N'éprouvait-il pas un intense plaisir à consoler, à secourir, à sauver? A connaître l'âpre jouissance du sacrifice, ne s'exaltait-il pas? Un soir que les frères de Lucile, au retour de l'ouvrage, se joignirent pour lui manifester leur gratitude et leur affection; des larmes ne débordèrent-elles pas jusqu'à ses yeux du coeur tout-à-coup submergé par une félicité inconnue? Il s'est rappelé bien des fois combien celles-ci furent bonnes en dépit de leur violence: pour se mentir chaque fois, d'ailleurs, pour se convaincre davantage que la seule joie de la pitié surabondante grandissait au fond de lui-même. Il ne se lassait pas de voir Lucile exquise et sérieuse, discrète et retenue, mais si l'émotion du coeur l'embrasait comme brûlée au vif et devenait inexprimable, c'était la pitié encore, avivée par un long sourire…

Jean ne s'habituait pas au sourire de la jeune fille. Plus il en recevait la tendre lumière, moins il le connaissait…

N'est-ce pas de lui, pourtant, qu'il gardait le souvenir le plus émouvant? Plus il y rêvait, plus celui-là le fuyait et l'attirait: il avait, l'hallucination étrange de rôder au seuil du mystère… Il ne s'ingéniait pas à comprendre le sourire énigmatique, il en admirait la rêverie inconsciente et vague. Il n'est pas indispensable d'avoir une initiation artistique excessive, pour ne pas s'en tenir à une impression terne devant le beau: Jean avait le goût assez mûri pour que tout l'épanouissement des traits de Lucile en un rire méditatif l'émerveillât.

Lorsqu'elle sourit ainsi, de son âme ardente visible, elle captive, elle impose comme de la vénération émue. Un reflet vermeil s'épand sur le visage qu'il échauffe. Les lèvres se prolongent en courbes plus molles et vibrantes. Les joues dilatées grouillent de tressaillements. Les yeux, surtout, creusés, insondables, irradiés, se remplissent d'âme douce jusqu'à leurs profondeurs, il semble…

Longtemps donc, le jeune homme ne perçut d'un tel sourire que l'étincelle et la beauté physique, ne songeant guère à en pénétrer la cause, les sources génératrices: il se complaisait si volontiers à ce culte du charme visible qu'il négligeait de réfléchir, même un peu, sur les qualités morales et la noblesse d'une vie si modeste. Tout l'être intime, dérobé, supérieur, de la jeune fille ne l'intéressait que médiocrement, échappait en définitive à la vision de son intelligence, à l'éloge de son admiration.

Pourvu qu'il oubliât les parents, le milieu social, le travail de Lucile, elle était ravissante et harmonieuse. Dès qu'il revoyait l'entourage où elle avait grandi, elle ne cessait pas d'être belle, mais autrement, inférieure et indigne. Elle avait beau n'être jamais vulgaire ou sottement exubérante ou niaisement banale, il ne l'en estimait presque pas. Les manières de la jeune fille sans mignardise étaient gracieuses: il le constatait avec indifférence. Elle parlait une langue qui, sans imprévu ou richesse, était bonne et souple: à peine l'en louangeait-il. Elle causait de ses actes et des choses avec une distinction constante: il n'y discernait rien d'extraordinaire. Autant de finesse morale et de coeur ardent ne parvenaient pas à le séduire, elle n'était que la jeune fille de François Bertrand, une enfant douce et humble qu'il protégeait, à laquelle il faudrait bientôt faire un adieu sans remords et le moindre souci…

Il errait, puisqu'au moment de la séparation attendue avec froideur, un regret le tourmenta, réagit ensuite par une tristesse énervante. Il ne faillit pas, si rusé à rejeter l'amour par d'infinis prétextes, à détruire ces alarmes. Un attachement réel en lui s'était accru pour la famille Bertrand, et la satisfaction personnelle de lui avoir été sympathique et bienfaisant lui causait une jouissance. A l'heure où il fallut s'éloigner de l'une et renoncer à l'autre, il eut un chagrin subtil à se rappeler tant d'émotions profondes qu'il ne revivrait plus. La brisure d'abandonner Lucile fut de la souffrance à peine différente, aussi confuse, aussi nerveuse, aussi destinée à un prompt oubli…

Il y a quelques jours, impuissant à ne pas être entraîné vers elle, en dépit d'un ultimatum à lui-même de ne plus la voir, il reconduisait Lucile jusqu'à Lévis, jusqu'à la demeure paternelle. Cette entrevue lui démontra que l'amour l'avait envahi, sournois. A l'heure même où cette découverte l'éblouit, il ne s'efforça pas d'amoindrir en lui l'impérieux sentiment, il ne pouvait y réussir, trop dominé par la forte et, douce angoisse de le connaître en lui. Après avoir obtenu de Lucile un consentement joyeux à le laisser revenir auprès d'elle, alors qu'il dégringolait avec fièvre la Côte du Passage, il fut assiégé par un pêle-mêle de réflexions tumultueuses. Il s'estima ridicule de n'avoir pas même soupçonné qu'il aimait. Il s'empressa d'interroger cet amour et de savoir quel il était, sincère ou illusoire, mystique ou passionné, durable ou nécessaire. De l'analyse à tête calme eût seule conclu: aussi, beaucoup d'affirmations se battirent dans son esprit qu'elles ne gagnèrent ni l'une ni les autres: plus elles venaient à la rescousse, chacune à son, tour, plus Jean ignorait à laquelle se livrer, triste et indécis. Le plus sage à faire, jugea-t-il enfin, puisque la solution ne lui viendrait que le lendemain, était de s'imaginer l'hypothèse la plus alarmante comme vraie et de l'envisager avec franchise. Il admit, pour le besoin d'être moins perplexe, qu'une tendresse ardente, complète, invincible, à l'égard de Lucile le possédait, ne le lâcherait pas. Il fut alors comme frappé d'une crainte indéfinie au premier choc: mais la cause en devint lumineuse aussitôt. L'impétuosité, la violence de sa nature l'épouvantaient: s'il aimait vraiment, de tout son être, avec une conviction décisive, un abandon irrépressible du coeur, deux conséquences imposaient une alternative poignante: il devrait étrangler la passion au fond de lui-même ou se faire l'époux de Lucile. A l'évocation de l'ouvrière montée jusqu'à lui, il subit d'abord un frisson, une commotion de l'âme. Elle était si belle, si tranquille, si finement chaste, intelligente avec une si agréable spontanéité! La certitude l'en saisit avec force, il aimait Lucile Bertrand, il eut presque absolue l'impression de l'aimer avec ardeur, sans reprise de lui-même, assujetti, accablé par tant de joie…

Puis les doutes affluèrent, les difficultés placèrent entre la jeune fille et lui une barrière hautaine qui lui parût démesurée, infranchissable. Le préjugé de classe, ainsi que des épines faisant reculer les mains désireuses d'atteindre une rose, enfonça un aiguillon acéré en plein coeur de Jean. Il fut déchiré, il souffrit, il se rebella… En même temps qu'une blessure entrait au plus intime de sa vie, une ombre opaque lui pesait sur le cerveau comme un nuage pénètre dans l'atmosphère. Écrasé sous l'amas des objections à un tel mariage, il chancela: il hésita, il s'inquiéta, il se tourmenta, il ne sut quelles pensées accueillir. Les résolutions les plus opposées l'attirèrent l'une après l'autre, il s'irrita. Et quand il revit la maison prétentieuse et royale de Gaspard Fontaine, il avait l'âme encore flottante, égarée, bizarre et grincheuse…

Au souper, le père et la soeur flairèrent le trouble qu'il déguisait mal, insistèrent et, las de ne pas réussir, le harcelèrent de taquineries. Yvonne feignait auprès de lui l'insouciance la plus espiègle, depuis le jour où il ouvrit ses yeux sur les conséquences d'une union avec Lucien Desloges, pour dérober les craintes, les indécisions qu'elle ressentait. Et depuis ce même jour Gaspard, échappé à ce que les paroles de son fils eurent de puissant et d'irrésistible, appréhendait la mise en demeure de communiquer son blâme et son indifférence. Une simple allusion l'eût gêné, parce que de la part de Jean, poli jusqu'à l'extrême, elle aurait équivalu à une demande impérative de se prononcer. Il se réjouissait que le moment de le faire tardât, se prédisant avec erreur que Jean lui-même finirait par abattre son enthousiasme. Tout ce qui, néanmoins, le détournait d'un malaise entre eux, était bienvenu de l'industriel, inspirait à sa verve une gaieté inextinguible: grâce à une plaisanterie d'Yvonne, Jean morose, après l'avoir quelque peu effarouché, l'amusa et lui assouplit la langue qui devint loquace et railleuse avec bienveillance. Le nom de Marthe Gendron fut décoché avec un cliquetis de rires et de malices gentilles. Le jeune homme avec eux se mit à badiner, eut conscience d'avoir été grotesque à force d'avoir été songeur et de ne pas avoir révélé pourquoi. Gomme si un dédoublement intime l'eût partagé en deux êtres, il put à la fois continuer la méditation profonde et sourire aux siens. Elle ne pouvait que s'aiguiser, au milieu du luxe et de toutes les élégances, à la vue des mets subtils, par l'emprise de toutes les habitudes chères et distinguées, l'obsession du jeune homme, obsession d'un amour à préciser d'une résolution, à choisir, d'une souffrance à guérir. Bien que ressaisi par l'ambiance amollissante, Jean garda intact le souvenir de Lucile, et le dernier regard demeura limpide en lui: rien de sa clarté heureuse ne s'effaça… Le retour à la vie somptueuse aurait pu atténuer l'impression vécue au moment de la séparation. Le contraire, étrangement, survint. Comme si une muraille se fût empilée roche à roche, l'obstacle à coup sûr grandit, les objections s'accumulant, dignes ou mesquines. Mais aucune de celles-ci, croyait-il du moins par une ruse de l'imagination, ne provenait de la jeune fille pour laquelle tant de respect lui adoucissait le coeur. Il lui sembla qu'elles étaient différentes d'elle, qu'elles étaient froides et mornes, entre elle et lui opposaient une ombre qui lui donnait le frisson, qu'il avait peur de traverser. Mais elle paraissait ignorer une telle angoisse, puisque les grands yeux noirs ne se lassaient pas de l'émouvoir, débordants de félicité pure…

Le soir, il voulut s'arracher à la tyrannie de ses inquiétudes. Il espéra que la vie étincelante de la terrasse Dufferin engourdirait la fièvre. Une molle draperie d'azur et d'étoiles enveloppait la ville et les horizons de trouble et d'infini… Jean, à ses deux amis qu'une pareille exubérance intriguait quelque peu, jetait à profusion du sarcasme, des phrases et de l'esprit, il avait les joues vermeilles de nervosité aiguë. Ce fut en vain qu'il jasa autant qu'un verbomane, que des éclats de rire l'empoignèrent, qu'il tâcha de frémir au contact de l'allégresse générale, énorme, de n'avoir plus conscience que d'elle plus forte que l'obsession agaçante. La vision de Lucile au-dessus de la foule lui revenait toujours en un mirage de sorcellerie. Quand il ne luttait pas contre la griserie du souvenir, il trouvait cela ineffable d'être ainsi persécuté. Mais l'irrésolution se hâtait de l'aigrir, pensée lancinante qui devenait une torture. Des soucis de mondain, presque laids, certes peu généreux, lui insinuèrent que le plus sage était d'étrangler sans délai une passion qui le menaçait de douleurs et d'embarras. Par ses relations, ses habitudes, l'inclinaison de sa nature, la discipline des convenances, n'était-il pas lié à une société dont l'arrêt prononcerait coupable l'ouvrière transmuée en madame Jean Fontaine?

Le coude alangui sur une table du café, voluptueusement à l'aise au milieu des toilettes raffinées et des groupes à la mode les plus éclatants, chez lui parmi la fièvre des conversations légères et l'éblouissement des lumières, des bijoux et des regards, énervé, mais las, l'énergie somnolente, il fut débordé par la sensation que la jeune fille était inférieure, indigne. Il crut même quelque temps s'être décidé à la ligne de conduite auparavant claire et inévitable, à ne plus retourner vers elle. Quelques lignes diplomatiques d'adieu, bien adroites, bien mûries, bien effectives, pacifieraient les exigences, les clameurs de la conscience. Et d'ailleurs, la conscience en gémirait-elle? Irritable, à cause des réflexions persistantes, de l'effort pour les évincer, de l'insuccès, il se sentit méchant tout-à-coup, dominé par une sorte d'impatience féroce. Des soupçons injustes, lâches, l'étreignirent. Il ne les secoua pas à l'instant même. Lucile, avec une hypocrisie rouée de femme, s'était mise en lumière avantageuse, avait masqué l'intention de plaire et de se capter un mari magnifique. Jean scruta sa mémoire pour y chercher les indices, les preuves de ce hideux intérêt. Il fut indispensable de questionner le visage, le sourire, les yeux de la jeune fille. Il repoussa violemment leur charme, leur émotion franche, il désira trouver en eux de l'imposture et de la comédie. Mais trop nimbés de reconnaissance et de bonté, trop ravissants, ils combattirent, insistèrent, furent victorieux de l'insulte, de la colère. Le coeur de Jean leur céda, fut emporté vers le repentir; et là, en ces lointains de la conscience, il eut de la pitié, de la souffrance, il eut honte de lui-même, il pressentit qu'un amour très grand triomphait, il connut l'extase de s'abandonner à lui…

Plus tard, au cours des heures tendues où le sommeil refusa de l'en affranchir, l'obsession le reprit, le hanta d'ombres pénibles. Il dormit enfin, mais il fut alarmé par des cauchemars et beaucoup de réveils brutals intervinrent. Il reçut d'une pareille nuit le mal de tête le plus âpre: le cerveau, d'un écrasement vigoureux, l'alourdissait tout entier. Jean ne dirigeait sa pensée qu'avec paresse et torture: il lui sembla qu'une paralysie partielle en affaiblissait l'élan. Peu à peu, le problème en lui se redressa, plus intense que la veille. Il éprouva encore une brisure de la dépression: elle reculait, elle s'évanouit. Un courage fervent, domptait l'âme, la poussait à connaître, à ne pas fuir, à vouloir. Jean, avec l'illusion d'être froid, parce qu'il est des moments d'énergie brûlante où l'on se croit impassible à force d'avoir l'esprit lucide, plus encore avec droiture et probité, Jean s'interrogea, se pénétra longuement. Devant l'image de Lucile, dont nulle préoccupation maussade aujourd'hui ne ternissait la douce et blanche lumière, il voulut ne pas se mentir à lui-même, accepter en leur plénitude les conclusions d'un jugement loyal. C'était l'heure pour lui de ne plus se laisser ravir par un idéalisme flottant, de ne plus errer au caprice d'une sensiblerie amusée, c'était l'heure de fixer le devoir et d'y fermement courir. Après l'accalmie des instincts médiocres, le soir précédent, il crut succomber à un amour tenace et merveilleux. Si puissante en fut l'ivresse qu'il ne devait plus en contester la profondeur, la nécessité, le lien durable avec sa vie même… Il n'est pas étonnant que, le lendemain, sous l'empire d'une clairvoyance réagissante, il ait ramassé toute sa raison contre cette passion pour l'analyser et la juger. Jusqu'ici, entraîné par un penchant auquel il se donnait avec bonheur, il n'a pas étudié le caractère, la pensée, l'énigme supérieure de l'humble amie. Il ne méprisa pas, il fut aveugle. N'ignorait-il pas le plus intime, le plus touchant, le plus sacré d'elle-même? Ceci l'attira, le retint comme le réel devoir montant de la conscience: aller vers Lucile, afin de lui être juste, de l'approfondir et d'illuminer son amour aux rayons d'une expérience vigilante. De cette décision, il ressentit un apaisement indicible…

C'est aujourd'hui la troisième entrevue depuis le jour où, faible contre l'impulsion vers elle, il rejoignit la jeune fille auprès de la Basilique et ne s'en éloigna qu'au seuil de l'obscure maison paternelle. A la même heure, à ce même endroit, à la rue Buade vibrante, il l'attendit, il la chercha, il la revit, il la pria de ne pas le refuser. Troublé, conquis, timide, ce lui fut une chose peu facile de procéder à l'examen calme dont il avait réglé l'objectif et les détails à l'avance. Il eut besoin d'une énergie constante pour ne pas se laisser exclusivement amollir par la tendresse, d'une énergie obstinée pour vouloir se rendre compte avec certitude. Il garda assez bien la maîtrise de lui-même pour déchiffrer beaucoup l'âme de Lucile et s'en expliquer la prodigieuse finesse. Il apprivoisa sa confiance, elle donna libre cours à son exubérance d'esprit et de coeur. Jean, sournois, voilait son enquête; sous le masque de la sympathie, il exigeait de l'ouvrière une épreuve, posait des pièges, élucidait et transquestionnait, sans cesse poli et badin, aimable et gracieux. Un manège aussi bien dissimulé resta inconnu d'elle, et son compagnon glanait des confidences, à certains moments presque des effusions. Elle narra des incidents qui mirent en relief sa façon de vivre, des impressions qui avaient gravé leur empreinte et qui étaient significatives, elle permit à Jean d'entrevoir quelle fut sa vie de jeunesse première et d'adolescence épanouie, quelle était l'admirable et vraie substance de son être. L'accent ému dont elle étala pour ainsi dire la richesse d'une âme affectueuse et droite, convainquit le jeune homme que ne l'obsédait nul souci de se faire valoir, d'afficher de la beauté morale, de s'offrir comme type d'épouse sage et dévouée. Jean épia chez elle une arrière-pensée mesquine d'intérêt, elle ne perça jamais. Pour être certain qu'elle ne déguisait pas le triomphe de le séduire, il essaya des flatteries hypocrites et rusées: elles furent accueillies avec un embarras si spontané, qu'il se crut méprisable de s'en être servi. Simple et distinguée, d'une manière exquise, elle déroula sa vie et son caractère, comme la plus ordinaire et la plus irrésistible des confidences. Elle s'aperçut qu'on la faisait souvent discourir d'elle-même, elle attribua cet entêtement de nouveau à la bonté, à la courtoisie; ne s'ingéniait-il pas à mettre une sourdine à l'instruction qu'elle estimait bien vaste? Il se préoccupait de ne pas la rendre confuse, de ne pas la blesser. Il excellait à lui faire oublier son infériorité, si bien qu'elle se leurrait parfois d'être égale et même supérieure, à cause des paroles amicales et soumises. Elle retrouvait auprès de lui l'aisance des causeries délicieuses avec Thérèse, la petite soeur qui l'adorait. Comme il était modeste, respectueux et délicat! Il était impossible de le craindre, de le soupçonner, de l'outrager. Il ne raillait jamais, la franchise abondait en son regard toujours…

C'est ainsi que Jean, par ce qu'elle révélait d'elle-même et par une intuition pénétrante, eut bientôt de Lucile une opinion lumineuse et décisive. La grande affection du père et de la mère l'un pour l'autre l'avait depuis longtemps émerveillée, et à les voir si heureux, si touchants, elle habitua son coeur à leur union mystérieuse… Sans la comprendre, elle en devinait le charme, la noblesse, la solidité. Leur joie perpétuelle avait animé d'indéfinissables rêves en elle, les avait développés, affinés. Certains de leurs sourires ardents l'attendrissaient elle-même, longuement pensive après eux. Quelques paroles chaudes en informèrent Jean: «C'est bien simple, dit-elle, ils ont tant de bonheur, papa et maman, que cela me rend heureuse, moi aussi!… heureuse!… tellement!…»

Tout son visage avait fulguré de souvenirs. N'était-ce pas de leur affection splendide que découlait l'admiration de la jeune fille pour ses parents? Elle était fière d'eux, les chérissait outre mesure, ne les distinguant qu'à travers une auréole de beauté morale…

Jean ne put douter qu'elle n'était glacée d'aucune naïveté, d'aucune ignorance, d'aucune vulgarité chez eux. Au contact des personnes élégantes foisonnant à la maison Seifert, elle eût pu être gâtée par l'envie, écouter le regret d'appartenir à une classe méconnue d'elles. Bien loin de regagner le logis de son père avec des rancoeurs et d'y rentrer, le dépit noir au fond de l'âme, elle s'y précipitait radieuse de plaisir et de sincérité.

Jean, dont l'intelligence est vive à déduire, assemblait les confidences, les émotions, les orgueils de Lucile, en dégagea une personnalité ferme, douce et originale. Le discernement calme, l'imagination discrète, les sentiments dignes, le langage inattaquable cessèrent de l'étonner. La clientèle du magasin l'avait pliée à la surveillance des mots qu'elle choisissait, des phrases qui tombaient de ses lèvres. On la devinait agréable et ravissante, on l'aiguillonnait à causer. La bienveillance ouvrait, son coeur, et l'exubérance comme un parfum s'en exhalait. Peu à peu, s'enhardissant, se familiarisant, mais toujours naturelle et réservée, elle devint coutumière d'expressions gracieuses, de ripostes alertes, d'idées, pittoresques et d'une tournure générale d'esprit charmante. A l'école, dont elle avait raffolé depuis l'âge de six ans jusqu'à s'a douzième année, époque où il fallut bien gémir de la déserter, elle s'était prodigieusement appliquée, inlassable à l'étude, prompte à saisir, d'une mémoire tenace, d'une curiosité intellectuelle débordante. Elle n'avait, en somme, que peu assouvi une faim intense de lecture, mais les impressions retenues des livres s'étaient gravées en elle comme un fer rougi dans la chair, en profondeurs indélébiles. Avant tout, elle croyait d'une ardeur saine et optimiste à la vie, à ce qu'elle devait être selon, elle, un ensemble de devoirs précis, indiscutables, même lorsqu'ils forçaient au sacrifice ou à la souffrance. Pouvait-elle, d'ailleurs, se figurer une obligation moins tyrannique? Sa vision de l'effort, de l'honneur et de la bonté ne les dessinait-elle pas comme autant de choses normales, souvent mises en pratiques? Tout cela jaillissait limpide aux yeux de Jean, et pourtant, le fait que rien de choquant, si peu que ce fût, ne rendît ces qualités morales désagréables, l'enchantait d'admiration. Qu'il n'y eût pas de raideur en cette vertu, de mignardise en cette gentillesse, de manie en ce dévouement, de bêtise en cette humilité, de naïveté en cette franchise, d'étalage en cette finesse, n'était-ce pas… attirant? Imprégnée du fluide religieux, aimant son Dieu d'un élan vrai, pratiquante émue, elle s'était tenue hors de l'excès, de la toquade et de la rigidité. Sa foi était plénière, docile, mais sans fièvres ou hébétement. Comme tout ce qu'elle faisait, sa prière était de la vie chaleureuse unie à de la sérénité…

Paix et ardeur, douceur et fermeté, bravoure et modestie, quel délicieux équilibre d'âme, quel rayonnement d'intime beauté! Lucile n'était si admirable que parce que l'amour l'avait façonnée, entourée, veillée, défendue, inspirée, guidée, ennoblie. En l'esprit convaincu de son ami, elle ne rappelait d'aucune façon l'héroïne de roman, elle valait beaucoup mieux, elle était elle-même neuve et personnelle, connue et précise, une oeuvre de la tendresse divine et humaine. Les âmes ouvertes à Dieu se gonflent d'un attendrissement qui les élève et les affine. Aussi méditative qu'impulsive, jamais servile, la piété de la jeune fille déposait en elle une joie sublime et rêveuse dont quelque chose lui demeurait toujours. Bien qu'il fût si différent, n'était-il pas un peu la même chose, le culte pour ses parente, mélange d'allégresse et de bonté pensive? N'était-elle pas un peu la même chose, l'affection pour ses frères, grave et chaude? Elle les chérissait tous, leur avait répandu son coeur en effusions et en services infimes ou grands. Eux-mêmes, de leurs yeux miroitant de reconnaissance ou d'amour, ne l'avaient-ils pas récompensée, remuée, enrichie? Et Thérèse à ses flancs ne s'accrochait-elle pas éperdument? Quelle expansion de l'être bon de Cile vers la petite soeur croissante, quelles ivresses à l'instruire, à la dorloter, à la faire vibrer de sagesse et d'affections! Au milieu de la famille une et recherchant en cette union même le bonheur indispensable d'être compris, d'être aimé, comblée ainsi de tendresse et n'en ayant jamais assez pour diffuser elle-même en retour, heureuse par le sacrifice et la gratitude, Lucile à la maison comme devant Dieu ne s'affinait-elle pas d'une joie rêveuse et sublime?…

Non pas que Jean s'aveuglât aux limitations de culture, à l'ignorance relative, au goût inachevé, à l'inexpérience mondaine de son amie, à quelques préjugés inséparables du milieu où elle était racinée. Il ne se la représentait pas comme une pierre précieuse romanesque dont rien n'atténuait la pure couleur.

Malgré le remords d'en tenir compte, il observait en elle plusieurs lacunes, la plupart mal définies, l'absence de ces riens considérables, de ces futilités nécessaires, de ces nuances vagues qui sont des qualités, de ces détails frivoles qui sont des charmes. Il manquait, à Lucile du poli, une distinction apprise que les belles relations donnent, une subtilité de l'esprit entraînante, un certain art d'être féminine et d'enjôler avec un sourire irrésistible d'indifférence. Et Jean, à qui ces attraits exquis ne semblaient pas moins exigibles que les profonds, ne s'offusqua pas toutefois. Il rougit plutôt de lui-même, de ces caprices de nature superficielle. Il se ressouvint des reproches à Yvonne, des exhortations à la vie sérieuse, sincère, altière, puissante. Pourquoi alors, ce souci unique de la vanité, du brio, de la parure? Etait-ce là de la franchise en face de la pensée et de l'idéal? N'avait-il pas adjuré la soeur volage de reléguer les ambitions stériles à l'arrière-plan de sa volonté, de ne pas vivre pour elles, s'il fallait ne pas vivre sans elles? Il s'est insurgé contre un amour appuyé sur elles et tendu vers elles. Et pour édifier un obstacle entre l'ouvrière et lui, n'est-ce pas de motifs illusoires et subalternes qu'il use? De telles réflexions le fouettèrent au sang: il était confondu, atterré, déçu inexprimablement de lui-même. Des moments de doute, de désenchantement, de veulerie, d'égoisme le sillonnèrent, comme des pointes de feu atroce. Mais trop homme d'énergie pour se laisser avilir par l'inertie et le pessimisme, il eut avant longtemps un sursaut de courage et d'orgueil, il remonta du puits morbide vers la lumière immense… Il fut ensoleillé par un devoir éclatant. Lucile avait en lui suscité une passion dont le plus noble et le plus haut de lui-même palpitait, un grand besoin d'indulgence et de paix, de vérité et d'abnégation. De quelle façon logique son amour ne faisait qu'un seul et même idéal avec l'action patriotique aperçue et voulue, et qu'il suppliait Yvonne et son père d'admettre, il l'entrevit. Sachant que tout peu à peu s'éclaircirait, que bientôt le mariage avec une jeune fille du peuple l'éblouirait comme un bonheur obligatoire et sacré, il se livra à la douceur de n'être plus lâche, à l'extase du souvenir…

Aussi n'a-t-il guère, cet après-midi, qu'affermi et savouré la tendresse pure et souveraine pour la compagne assise auprès de lui. Quand il alla vers elle, gravit allègrement la Côte du Passage, il ramassait les indices révélateurs du coeur de Lucile. Il pressentit qu'ignorante, par modestie et sagesse, de ce qui la troublait, elle commençait à l'aimer. Du moins pouvait-il ne pas se blâmer de suffisance: il ne s'était jamais enorgueilli de l'émouvoir. Autre chose fut la résolution de ne pas la fréquenter: n'eut-il pas alors conscience d'un péril ordinaire auquel, sans insulte ou présomption, il désira la soustraire? L'entretien qui maintenant confond leurs âmes, l'assure qu'elle aime, mais qu'elle ne le sait pas encore… De ce qu'elle n'est pas vaniteuse et calculatrice, un contentement si bon inonde Jean qu'il va le faire durer. A la minute où elle percevra combien sérieuse est l'admiration qu'elle exalte, résistera-t-elle à une vision de luxe et d'honneurs, n'en sera-t-elle pas amoindrie? Sans doute, il sera normal qu'elle soit flattée. Contradiction insoluble de la nature humaine! Il veut l'attirer jusqu'à lui, qu'elle soit belle et resplendisse, et il redoute qu'elle voie la destinée qui s'apprête et qu'elle s'en réjouisse, triomphe, s'enlaidisse d'intérêt. Eh! bien, oui, il faut qu'elle demeure intégrale en sa dignité, qu'elle ne soit pas ravie par l'éclat de la situation. Il n'est pas assez tard pour qu'elle apprenne un tel amour: voilà pourquoi il s'évertue à refroidir tous les mots embrasés qui débordent, à pacifier l'émoi qu'ils stimulent, à détourner l'espérance qui chaque fois peut en éclore. Ne vaut-il pas mieux prolonger l'heure indécise et suave jusqu'au jour où, plus amoureuse, entièrement, profondément, il n'y aura plus de place en elle que pour la félicité d'être aimée?…

Ne vient-il pas de parler encore avec trop de chaleur et de rêverie? De nouveau, il détruira la violente impression en elle.

—Que nous sommes graves, mademoiselle! s'exclama-t-il, enjoué.

—Vous en êtes responsable. Monsieur Fontaine, réplique Lucile, vive à feindre l'insouciance. Un bonheur aigu, vague, entrait jusqu'aux profondeurs les plus sensibles d'elle-même: il n'a pas été détruit par la gaieté du jeune homme, mais il est devenu étrange, presque de la souffrance…

—Je suis donc bien coupable? dit Jean, moins léger, sourdement torturé par la justice du reproche.

—Cela me vaut la joie de vous pardonner…

—Est-ce le pardon qui oublie?

—Il le faut bien…

Thérèse, la petite soeur délicieuse, accourut au plus vif de son allure… Des sanglots rudoient sa gorge délicate, elle se masque les yeux d'une main secouée d'énervement.

—Mais qu'as-tu donc? s'écrie Lucile d'une voix si tendre que le jeune homme en tressaille jusqu'au meilleur de la vie…

Thérèse débite une phrase coupée d'un gros désespoir:

—Elles m'ont chassée… les autres… pas celle qui m'avait appelée…Elle est fine, celle-là… les autres… c'est des… Je leur ai dit que papa était un ouvrier… c'est pour ça!… Je ne suis pas assez pour elles. Ah! que ça me fait de la peine!…

Et les sanglots se pressent davantage. Lucile, comme si la plainte de l'enfant lui eût révélé son propre coeur, élève sur Jean Fontaine un regard d'impulsive et longue détresse…

X

LA JOLIE AMÉRICAINE

Depuis un quart d'heure, Lucien Desloges ineffablement minaude. Un sourire de bien-être intime lui flamboie sur le visage: la volupté de plaire à une femme savoureuse, d'être admiré, le parcourt, le hante et l'affole. Il s'agit d'une Américaine dont l'âge flotte autour de la trentaine et dont le minois est une effusion de grâce consciente: elle cause d'une bouche dédaigneuse avec un mari chauve, boursouflé, vétusté. Dans les yeux de l'éclatante jeune femme, une lueur de malice émue clignote: ils reviennent souvent à Lucien Desloges rapide à les prendre au vol, et parfois quelque chose de mélancolique les velouté. Alors, délirant de fatuité repue, hypocrite, il baisse la tête et simule d'être désolé…

Aussi, quelques distractions l'éloignent-ils d'Yvonne, que l'impatience grille au vif. Accoudés à l'une des tables du café de la Terrasse, ils poursuivent un entretien dolent et morne. Certains monosyllabes, tout assaisonnés d'une oeillade subtile qu'ils fussent, ont beaucoup aiguisé l'irritabilité de la jeune fille, trop pleins de l'oubli dont elle était humiliée. Aux premiers instants où Lucien la délaissa pour échanger avec l'Américaine un colloque de regards sournois et d'âmes touchées à la surface, elle a fait taire un cri rageur de dépit au tréfonds d'elle-même, comprimé une jalousie douloureuse. Orgueilleuse, elle a redoublé de brillante humeur et de volubilité. Le tourment a creusé davantage, des alternatives de chagrin et de violence l'ont amortie ou enfiévrée. Lucien, de plus en plus lointain, fort amusé là-bas, si laconique après la verve de tout-à-l'heure, laissant voir à l'inconnue un regret si coquin de ne pas être près d'elle, pousse la témérité jusqu'à l'insolence. Ce n'est plus de l'attention, du mutisme; c'est de la contemplation, langoureuse, diluée en songe. Yvonne d'abord a le coeur chargé d'une peine intolérable. D'un effort énergique, elle la dompte, et un afflux de colère lui enflamme le cerveau.

—On dirait que vous êtes ennuyé! dit-elle, à peine ironique à cause d'une lutte contre elle-même instinctive et dont elle ne s'explique pas la vigueur.

—Ennuyé? Quelle insulte vous vous adressez! répond-il, suave.

—Alors, je me suis trompée!

—Est-il nécessaire de le dire? Peut-on s'ennuyer auprès de vous,
Yvonne?

—Vous étiez si gai, il y a quelques moments, si bavard, si… intéressant!…

—Ah! ça, je ne suis plus intéressant? Prenez garde!

—Je vous ai insulté?

—Ce n'est pas ce que je veux dire… Je ne prétends pas… enfin… sans l'être à chaque minute, il m'arrive d'être…

—Charmant!

—De quel ton vous l'avez dit! Comme si je ne l'étais guère…

—Vous aimez que je vous le redise, malgré ces grands airs d'homme satisfait de ce qu'on lui donne! s'écria la jeune fille, blessée par une oeillade soudaine et longue à l'Américaine splendide.

—Vous me croyez donc bien fat?

—Mais non, Lucien! fait-elle, désarmée.

—Mais si!

—Non, je vous le répète!

—Inutile de vous sauver, je vous tiens!

—Vous étiez guéri de votre susceptibilité, il me semble…

—On peut, sans être ombrageux et désagréable, s'insurger contre l'accusation de fatuité, L'opinion publique, sous bien des rapports, ne saurait m'inquiéter, mais j'abhorre qu'on me proclame un fat. C'est inepte, déloyal, radicalement faux!… C'est de la calomnie, du commérage, de l'envie! Qu'il est. difficile d'être respecté, jugé selon la valeur personnelle, le naturel, la sincérité, la… On a beau…

—Ne vous indignez pas, Lucien! Pourquoi, n'est-ce pas?

Il se fâchait en définitive, la rougeur du teint passait au cramoisi extrême. Les prunelles s'immobilisaient d'une fixité dure, les ailes du nez battaient nerveuses, une rigidité soudaine lui concentrait le reste du visage. La voix tendue, mordante, grinçait d'aigreur.

Puis, de la pâleur amollit tous ces traits raides: de l'amertume les relâchait. Un désappointement venait d'apaiser l'acrimonie de Lucien. Il a incliné son visage vers l'étrangère, soudain préoccupé de voir quel effet sur elle avait produit le changement de physionomie, de la langueur à l'énergie, de l'oisiveté à la pensée vivante. L'Américaine se levait alors, désertait le café de la Terrasse, lui avait tourné le dos sans quelle eût manifesté le plus superficiel chagrin et même l'indice le plus imperceptible d'attention. Eh quoi! elle ne se souviendrait pas de lui, elle partait sans adieu, sans tristesse? Ce ne pouvait être l'indifférence, il l'avait certes remuée. Deux ou trois minutes, retenu par la discussion belliqueuse avec sa compagne, il avait négligé la délicieuse inconnue: le dépit motivait ce départ, cet abandon sommaire. Rasséréné, il n'en reçut que plus béat les protestations d'Yvonne, angoissée par le visage abattu de Lucien, repentante de sa jalousie, de sa mesquinerie d'humeur…

—Ne soyez pas offensé, je vous en prie, disait-elle, caressante. Ce n'est pas la première fois que je vous taquine… Nous avons eu déjà ces querelles gentilles qui font plus de bien que de mal: elles rapprochent davantage après avoir si peu éloigné. En un mot, je le regrette, je ne recommencerai plus, ou plutôt, oui, je recommencerai, puisque c'est indispensable et que ce n'est pas malin. Dites, Lucien, n'est-ce pas amusant?

Le départ de l'Américaine lui fut une délivrance exquise. Yvonne étincelle de gaieté, les yeux mouillés d'un pardon généreux. Son ami n'a pas deviné la fureur jalouse: c'est préférable ainsi et rassurant! N'abomine-t-il pas de tels reproches?

—Certains envieux m'accusent, je le sais! reprit-il, assombri.

—De quoi? interroge-t-elle, feignant d'ignorer.

—Je viens de le dire! s'exclama-t il, hébété.

—J'espérais que vous l'aviez oublié.

—A dire le vrai, les ennemis ne me chiffonnent guère… Mais, à certains moments, ils sont encombrants, ils sont pesants sur l'âme…

—Des ennemis, Lucien? vous badinez! Mais pourquoi? Des ennemis, ça n'a de raison d'être que pour détruire…

—Eh bien?

—On tente de vous écraser?

—Puisqu'on est lâche et injuste!…

—Mais dans quel combat êtes-vous assaillant ou assailli? On ne détruit que les adversaires! Si vous étiez sur le gril en pleine fournaise politique, ou si vous jouiez des coudes pour trouer votre chemin jusqu'au premier rang d'une profession, ou si vous vous acheminiez à une allure inquiétante vers les millions, ou si… enfin, si pour d'autres hommes vous étiez l'obstacle à leur but, l'empêchement, à leur ambition, je comprendrais… mais je ne vois pas… n'est-ce pas? j'ignore comment…

—Vous hésitez: qu'est-ce que vous alliez dire?

—Comment vous pouvez avoir des ennemis!

—Ah! je n'en ai pas! On ne convoite pas ma situation, le nom que je porte, les relations dont je m'honore, l'existence douce et raffinée qui est la mienne! Il y a des gens qui me détestent, mademoiselle. Vous me surprenez! Je vous croyais une jeune fille glorieuse d'elle-même: n'y en a-t-il pas qui me tiennent rancune d'avoir mérité votre coeur?

Ces dernières paroles ont frémi d'une conviction impétueuse, indéniable. En dépit de leur emphase, la jeune fille a tressailli de joie à cette flatterie. A l'idée que Lucien, parce qu'il est chéri d'elle, a des ennemis presque sûrs, elle est, comblée, elle exulte. Un contentement si vif ne va pas sans un repentir plus aigu d'avoir été maussade, querelleuse, détestable. Afin de cacher un peu tant de satisfaction, elle élude le madrigal:

—Quand il s'agit de femmes, est-ce d'ennemis qu'il faut parler? dit-elle, enjôleuse.

—Vous préférez qu'on les appelle des rivaux?

—C'est moins terrible, moins lugubre, moins solennel, moins romanesque…

—Mais, au fond, c'est la même chose!

—Tiens, vous êtes romanesque! s'exclama-t-elle, riant éperdument, sans qu'il y eût toutefois de la dissonance vulgaire en l'accès de plaisir.

—C'est bien vous, cela, Yvonne! Quand faites-vous la réponse à laquelle il est normal de s'attendre? Il n'y a rien de plus déconcertant, de plus fantaisiste que votre manière d'avoir l'esprit présent. Je ne m'y habitue pas. C'est trompeur et stupéfiant, mais c'est charmant!

—Mais c'est vous qui vous trompez, car je ne vous trompe pas, je vous l'assure!… Au contraire, je fais de mon mieux pour être claire et franche.

—Si vous ne trompez pas, êtes-vous du moins charmante?

—Vous avez l'art d'expier les fautes contre la galanterie… Vous oubliez quelque chose, cependant: cela m'alarme d'être stupéfiante. Je ne saisis pas trop bien, et j'en ai de l'angoisse…

—De la véritable angoisse, pénétrante, cruelle?

—Celle qui est la plus insupportable, le doute…

—Vous devenez profonde!

—C'est la millième fois que j'entends dire que le doute est atroce!

—Et douter de soi-même est effroyable, n'est-ce pas? On vous torture donc!

—Avec sauvagerie! dit-elle, joyeuse.

—Puisque vous êtes charmante, cela dit tout: il n'y a pas d'autre soulagement à vous donner!

—Stupéfier quelqu'un, ce n'est pas le rendre stupide? Je croyais… Ce ne serait guère un don populaire!…

—Sans doute, mais il y a un genre de stupéfaction qui est l'admiration la plus absolue. Oui, mademoiselle, on vous admire jusqu'à en être stupide!

—C'est bien l'unique circonstance où vous l'êtes!

—Où vous me croyez finaud de l'être, plutôt…

—Ah! l'adroite riposte!

—Ah! la gentille vaniteuse!

—Comment cela? dit-elle, agressive.

—Encore une volte-face d'humeur insolite, inexplicable, je suppose?

—Oui, vous n'êtes pas stupéfait?

—Stupide, irrémédiablement stupide, cette fois-ci, je l'avoue franc et net… j'ai perdu la voie…

—Il est pourtant facile de la retrouver!

—Guidez-moi par cette main-là, si mignonne, si nerveuse, si exquise!

—Vous ne m'échapperez pas!… Votre compliment de tout à l'heure n'avait pas le sens commun! Je l'ai accueilli à titre de badinage. L'admiration, autant que vous le disiez, c'est de l'extase. On ne ravit pas les gens à propos de tout et à propos de rien… Or, vous étiez sérieux, si je puis encore me rendre compte de quelque chose…

—Quelle indignation! Et parce que j'ai déclaré ma pensée intime! Ce n'était qu'une manière d'exprimer combien le charme de votre esprit est divers, inépuisable, compliqué, c'est-à-dire adorable!

Cette tirade jaillit avec une aisance parfaite, alors que le visage du beau Lucien se voilait de gravité et que le regard s'alanguissait d'un long reproche, tempéra l'aigreur d'Yvonne. Elle retourna le ressentiment contre elle-même, s'incrimina: Lucien ne la gratifiait-il pas de flatteries semblables à chaque instant, ne l'en avait-il pas saturée? N'avait-elle pas dû se plier aux phrases, à l'exagération, aux superlatifs doucereux? Sous le langage orné, enguirlandé, pour ainsi dire pommadé, elle discernait une louange véritable. Certes, il écoutait les mots rares et harmonieux s'arrondir sur ses lèvres, il se délectait de souplesse intellectuelle, d'originalité, d'un langage fécond. Tout cela, elle le connaissait, elle l'avait compris, excusé, admis. Elle s'y était même si bien résignée que loin d'en être offusquée, elle y trouvait de la grâce et de la culture. Ne le blâmait-on si aigrement d'une conversation habile et surveillée que parce qu'on avouait une impuissance à l'imiter, à l'égaler? Si donc elle a cru équitable d'en justifier, de presqu'en admirer Lucien, n'y a-t-il pas de l'injustice et de la petitesse à l'en flétrir aujourd'hui? Elle rattache l'exaspération des nerfs à l'agacement causé par l'incident avec l'Américaine, elle en est confondue…

—Je suis sotte, n'est-ce pas? dit-elle, avec une tendresse peu adaptée aux paroles banales.

—Cela s'accorde mal avec la déclaration que je viens de vous faire!

En somme, il a l'esprit vigilant, très adroit. Pourquoi se livre-t-elle à une prévention hostile?

—Eh bien, oui, simplement, je vous demande pardon, Lucien.

—Nous ne nous comprenons plus… Votre colère n'était pas de la simulation, un caprice! Vous jouiez à l'emportement, c'était de la variété, c'était gentil!… Comment! Vous… vous étiez…

—Fâchée, d'une colère odieuse, stupide!

Le front du jeune homme se teinta d'une ombre soupçonneuse, quelques plis se tendirent entre les sourcils.

—Oui, Lucien, je suis détestable, redit-elle, servile et roulante. Depuis quelque temps je m'égare en moi-même… Mon caractère se gonfle d'amertume, devient revêche et laid… Ne suis-je pas horrible, dites?

—Ceci n'explique rien…

—C'est vrai.

—Alors!

—Je ne sais…

—Pardonnez-moi ce mot sévère, mais c'est ridicule!… N'en Êtes-vous pas vous-même convaincue?

—Ridicule, mais vrai! dit-elle, frémissante.

—Est-il besoin de vous rappeler que je le sais, moi?

—Comme le dit mon frère, l'hypothèse n'est pas la science… Vous avez un soupçon, pas autre chose!

—Combien de fois, Yvonne, depuis quelques semaines, avez-vous obstinément refusé de répondre à mes questions violentes peut-être, mais légitimes? Vous m'aviez promis, ce soir où Jean mit fin à un interrogatoire qui en est resté là, d'expliquer avec une franchise totale une transformation d'humeur aussi extraordinaire qu'elle fut singulière… Vous fûtes si caressante, si gentille aux premiers entretiens qui nous réunirent ensuite, que je n'osai vous reparler de la… enfin… de ce qui avait eu lieu. Vous n'avez pas oublié ce jour où de nouveau ce petit air grognon et ces réponses… maussades revinrent. L'endroit n'était pas favorable à un aveu complet, je n'insistai pas. Il y a environ une semaine, ici même, au café, vous eûtes encore l'esprit acéré… désagréable. Nous étions cernés de gens qui auraient pu s'amuser de notre querelle, je m'abstins encore. Aujourd'hui, nous sommes seuls, nous avons beaucoup de temps à nous, je vous prie de me fournir une explication entière. J'ai votre confiance ou je ne l'ai pas: si je ne l'ai pas, il vaut mieux… vous comprenez, n'est-ce pas? Avant d'exiger, cette fois, j'ai voulu être sûr que je ne m'emballais pas, j'ai feint d'être sourd, j'ai attendu!…

—C'est impossible…

—Je ne vous reconnais plus… Je me demande si je ne vous connais vraiment que depuis le jour où vous fûtes soudain taquine et acerbe.

—Oh! Lucien! protesta-t-elle.

—N'est-ce pas mon droit?

—Vous n'avez pas le droit de me faire souffrir!

—Le soupçon n'est-il pas de la torture?

—De quoi me soupçonnez-vous, je vous en prie? s'écria la jeune fille, à la fois combative et angoissée.

—De… d'être… je ne sais comment…

—N'avez-vous pas la preuve qu'il est des choses pénibles à dire?

—C'est possible, toutefois…

—Pourquoi, au lieu de parler, balbutiez-vous?

—J'attends, pour le dire ou ne pas le dire, que vous vous soyiez expliquée.

—Le doute existe, c'est lui qui blesse!

—Vous m'y forcez, Yvonne!

—C'est vrai, Lucien, il faut que je vous parle. C'est très sérieux, j'ai eu de l'inquiétude, de longues heures songeuses, énervantes. Je croyais m'être préparée à vous ouvrir mon âme, il me semble que je ne le suis plus du tout. Soyez indulgent, j'ignore par quoi il faut débuter, comment tout paraîtra naturel et intéressant. Un impression étrange m'émeut: comme tout cela est ridicule et grave!… Je suis confuse et enthousiaste!…

Une rougeur dense, en effet, lui recouvre les traits. Bien que les prunelles se dilatent d'une appréhension farouche, Lucien y voit tout au fond clignoter une flamme ardente…

Beaucoup plus qu'elle ne voulut se le confesser à elle-même, l'appel de son frère la sollicitant à de la réflexion, à de l'ambition large et souveraine, à du dévouement, à de la bonté sans mesure, l'avait frappée au coeur. Sans doute, elle rétorqua par des railleries et les dédains agressifs, aiguisa souvent des sarcasmes pour que leur blessure pénétrât mieux. Trop orgueilleuse pour en faire sourdre la plus discrète manifestation, du trouble qui la faisait chanceler, elle fut hautaine. Elle eut l'intuition de tout le chagrin qu'elle avivait en son frère et dont il osait à peine gémir. Des révoltes généreuses contre elle-même la stimulèrent à s'humilier devant lui, à reconnaître une légèreté cruelle à force d'être mordante: au lieu de concéder, elle se défendit, elle s'entêta en l'affirmation que sa manière d'agir était convenable, guidée par la sagesse et conforme au siècle pratique. Jean n'était que l'idéaliste morne et importun, le rêveur de fuyantes chimères, lançait un cri d'espérances répercuté dans le vide…

Et pourtant, le doute lui serra l'âme comme avec des tenailles. Elle s'en moqua d'abord, se crut obsédée quelques heures, un jour, par les préjugés anciens d'idéal, de rêve incolore, inabordable. Elle se leurrait: ce ne fut pas le doute superficiel qu'on porte en soi comme une buée que le premier souffle d'oubli efface. Il n'amollit son étreinte que pour la refermer plus vive. Elle ressentait comme le poids d'une tyrannie sourde au plus profond d'elle-même, elle traînait un malaise, une idée fixe oppressante. Alors même que la gaieté la secouait et l'étourdissait, qu'elle était sûre d'avoir enfin calmé cette bizarre inquiétude, une crainte vague persistait en elle. Comme si elle eût été maîtrisée par une volonté plus ferme que la sienne, elle admit enfin qu'en son être quelque chose d'irrésistible et de décisif avait eu lieu. Elle ne pouvait plus être la même qu'avant la méditation suscitée par Jean. Vainement cherchait-elle à se replonger dans l'insouciance absolue, dans le tourbillon des joies multiples et faciles, elle sentait qu'une force intime la suivait partout, l'empêchait de s'adonner totale au plaisir comme autrefois. Contre l'obsession impérieuse, elle se rebella souvent, fut sans cesse vaincue. La perspective d'une vie orientée vers le faste et les triomphes exclusivement mondains continuait à lui sourire, mais avec un prestige moins éclatant. Ainsi que d'un horizon longtemps déformé par un aveuglant mirage on voit tout à coup s'éployer les contours vrais et limpides, elle eut la vision précise de l'avenir esquissé par son frère. Avant même le jour où d'une ardeur si énergique son frère les incita, elle et Gaspard, à une tâche généreuse, elle pressentit combien la femme canadienne-française pouvait accomplir d'admirables choses pour le relèvement de la race… Peu à peu, quoi qu'il s'y mêle un snobisme alarmant parce qu'il est éphémère d'essence, l'élite féminine de chez nous se laisse attirer par la séduction du rôle social. Le bruit des quelques tentatives, des quelques résultats splendides avait parfois atteint Yvonne. Oh! combien distraite en face d'événements lointains, à peine intelligibles, à coup sûr n'important guère! Si plus tard elle devait, pour ne pas déchoir de son renom de femme élégante, s'enrôler au service d'une campagne de bienfaisance ou s'abandonner à un courant d'intellectualisme, elle se résignait d'avance à le faire, avec énergie, avec passion, docile au rêve de Lucien Desloges, selon le modèle qu'il ciselait de l'épouse éblouissante, intuitive, qui excellerait à retirer de chaque mode nouvelle une gloriole particulière, une supériorité d'initiative et d'éclat…

Cela ne signifie pas que l'intelligence d'Yvonne Fontaine s'affaissait. Elle conservait de l'élan, de la souplesse, une vivacité personnelle. En d'autres ternies, elle ne s'enfuyait pas, elle ne s'abêtissait pas; le plus vigoureux d'elle, tout simplement, somnolait. Dans toutes les occasions de penser, d'être originale, que lui offrait son existence de jeune fille adulée, elle éclipsait toutes ses rivales par une aisance à lancer des ripostes inattendues, par une ingéniosité savoureuse et brillante, par un esprit dont nul ne pouvait récuser l'activité incessante et le riche imprévu. Dès qu'Yvonne s'intéressait un peu à une idée quelconque, fût-elle sévère ou futile plus ou moins, elle n'en parlait qu'en lui insufflant un charme et une vie spéciales. Sympathique à la vocation de luxe et de vanité glorieuse à laquelle si adroitement Lucien la provoquait, elle répondit à son attente avec l'ardeur, les ressources, la vibrante intuition de son intelligence. En elle aussi revivaient l'impétuosité de Gaspard, son vorace appétit de réussir. De pareils instincts, vivant à la sourdine, attendaient, l'heure d'éclater: les projets de munificence auxquels son ami l'initiait, dont il avait l'intention de la rendre solidaire, eurent cet effet, les firent tressaillir en elle. Avant longtemps, ils furent développés, forts, obsédants. Au couvent, lorsqu'elle s'épuisait à maintenir son nom à la première place des concours, n'avait-elle pas déjà frémi sous l'aiguillon d'être sans égale? Il est vrai qu'alors, et autant que son frère l'en jugeait délicieuse et noble, elle se complaisait aux enthousiasmes généreux, aux songes de tendresse altière, au désir d'une vie profonde. Elle ne s'évertuait pas moins à copier toutes les fantaisies distinguées, les raffinements, les menues frivolités de ses compagnes issues des familles resplendissant au premier rang de la mêlée mondaine. Jean, la chérissant d'une affection extrême, ensorcelé, ne devina pas cette recherche croissante de la parure et de la joie artificielle. Toujours est-il qu'à la date où on réclama sa jeunesse et sa beauté, les études closes, elle avait l'âme encline à céder aux molles tyrannies de la mode, à l'emprise de la vogue. Oh! l'enivrement de la popularité bruissante autour d'elle! Quel ravissement de dépasser les autres jeunes filles, de se sentir la favorite, la plus jolie, la plus lumineuse, la plus enviée de la saison! D'être ainsi admirée par les jeunes gens, acharnés à lui payer leur redevance de flatteries et de politesses, ne se grisa-t-elle pas d'une jouissance analogue à celle dont Gaspard Fontaine, maîtrisant la richesse, avec fièvre se délectait? D'un orgueil pareil à celui de son père, avec une certitude et une présomption égales, avec la même exubérance, elle tendait vers le succès, elle conquérait la société. Lucien Desloges ne fit qu'accélérer les penchants d'Yvonne, que fortifier son rêve en lui dessinant des contours plus nets, en le faisant plus accessible. L'imagination, la pensée, l'énergie, le vouloir furent emportés vers un mirage d'éblouissantes et précises visions. Et cet idéal avait eu le temps de s'affermir assez pour que Jean, lorsqu'il s'y heurta, eut la sensation d'une résistance dure, impitoyable…

Si Jean incrimina trop exclusivement l'amoureux, s'il ne tint, pas du tout compte des tendances vives auxquelles sa soeur avait donné libre cours, il ne s'exagéra pas l'émotion puissante dont il réussit à la pénétrer. Pendant quelques jours, dès que ses réflexions étaient victorieuses de l'obstination à les ignorer, qu'avec droiture elle creusait l'avenir, elle assimila l'adhésion aux conseils de Jean au rejet de Lucien comme l'époux certain. Les ambitions de celui-ci, violentes, tenaces, elle en devinait le lien avec le caractère du jeune homme. Une pensée la tourmenta beaucoup: ne les aimait-il pas plus qu'elle-même? La femme adorée serait-elle autre chose qu'elles? A le craindre, elle traversa quelques heures d'une sombre désolation. Cela devint si déprimant qu'elle ne voulut pas le tolérer, qu'un effort instinctif releva son courage, anéantit cette peur. Elle se moqua d'anxiétés qui lui parurent absurdes. Un tel soupçon ruinait l'amour dont Lucien multipliait les effusions: de son amour n'avait-elle pas une conviction suprême? N'était-ce pas, en son esprit, la première contestation, le premier doute, la première injustice? Un accès d'amertume l'irrita contre son frère: il était responsable de la torture, de l'outrage. Ce lui fut un soulagement de le croire, une excuse bientôt. Jean l'avait sommée d'être méfiante: elle se sentit réhabilitée, digne…

Il est évident qu'après cette crise elle eut une confiance plus impétueuse, plus inébranlable en la sincérité du beau Lucien. Il prévoyait à leur tendresse un cadre merveilleux, une atmosphère de splendeur. Mais sa tendresse était vraie, fidèle et complète, elle vivait par elle-même, elle promettait, elle affirmait, elle jurait, elle ne décevrait pas! La griserie de l'avoir si bien assujetti revint à la jeune fille. Elle s'admira beaucoup de le tenir, de l'émouvoir. Un bonheur dont la douceur l'étreignit, un bonheur nouveau, parce qu'elle ne savait rien de si doux encore, fit surabonder en elle ce qui lui sembla la plénitude de vivre. Pour ainsi dire, l'angoisse apaisée s'écoulait en source d'amour. Ces heures d'inquiétudes, en effet, lui manifestèrent combien lui était nécessaire l'affection dont elle se louangeait. La vanité seule ne l'inclinerait plus vers Lucien désormais, il y avait bien mieux qu'un attachement factice et volontaire, puisque son coeur n'avait pu endurer la souffrance et s'élargissait d'une pitié si tendre et si profonde. Elle commençait à l'aimer, elle le sentit, elle en fut épouvantée. Jusqu'alors, elle était fausse envers elle-même et envers lui. La douleur d'y réfléchir, d'en être positive, agrandit son amour. Une gravité mystérieuse la transforma: elle avait parfois l'hallucination d'être étrangère à elle-même. Elle passait d'une exaltation délicieuse à un chagrin suave. En sa manière de se réjouir, il y avait autrefois une insouciance dont elle ne serait plus jamais capable. Sa gaieté la plus bruyante laissait l'âme lourde…

Phénomène qui la remplit de saisissement, elle reconnut peu à peu ces rêves dont Jean lui avait imposé la souvenance et qu'elle s'était hâté de renier. Ils n'étaient plus les mêmes, et cependant, elle retrouvait d'anciennes ivresses à revivre. Elle avait ri des rêves morts, ils se ranimaient: quelque chose d'indéfinissable rendait pareils ceux de la jeune fille et ceux qui, depuis l'amour, en son être répandaient la félicité. Il lui sembla que les dissemblances, dont elle était sûre, n'étaient qu'apparentes, qu'au fond d'elle-même les uns et les autres se confondaient, identiques, inexprimables. Ceux-ci, moins nuageux, moins perdus en du vague que ceux-là, prenaient la vie plus entière, bouleversaient d'un émoi plus aigu, creusaient des traces plus durables. Mais il découlait des uns comme auparavant des autres, une sensation d'existence radieuse et meilleure qu'elle désira, qu'elle avait désirée éternelle…

Enfin, ces rêves lui ouvrirent leurs profondeurs cachées. Elle cessa de les honnir. A cause des émotions bienfaisantes qu'ils prolongeaient en elle infiniment, elle les respecta, elle les comprit. Un besoin impétueux de se dévouer l'inonda, elle sut que d'une générosité semblable jaillirait le vrai bonheur. Son coeur se dilata d'une vaste indulgence qui voulait couler à flots inépuisables. Elle ignorait comment définir le lien de ces tendresses nouvelles avec les rêves: elle avait conscience d'être par eux si bonne qu'en vivre, c'était frémir de la bonté la plus pure et la plus émouvante. Un désir la conquit totale. Il fallait que ces ardeurs vers le bien, vers de la haute lumière, vers le beau immense, vers la sérénité apaisante du devoir, ne fussent pas étouffées. C'est elles que Lucien détruirait, ce fut la prophétie désolée de Jean. Pourquoi frissonnait-elle? Derechef le doute, incisif, la déchira. Les paroles de son frère, de leur calme pénétrant, la hantèrent, la désespèrent. L'intuition qu'elles avaient touché juste lui fit mal. Ce nouveau malaise était plus difficile à refouler que l'autre antérieur dont elle avait néanmoins quelque peu gardé l'empreinte amère, il empoignait ferme. Tout le jour où il s'attacha en elle, une douleur lancinante fouilla son coeur. Le soir même, se tint la causerie mouvementée, si austère et prenante à la fin, entre Gaspard Fontaine et, ses deux enfants. Yvonne, au moment où elle s'encadra au milieu de la porte et rompit le colloque du père et du fils, étincelait de malice et d'espièglerie. C'est que, tout-à-coup saisie par l'un de ces revers d'humeur propres aux femmes très sensibles qu'exaspère trop de joie ou de souffrance, elle avait réagi malgré elle, selon une poussée inévitable de l'âme profonde. L'instinct de s'amuser, de s'étourdir beaucoup, lui dicta des railleries, la violenta d'éclats de rires. Un relent d'aigreur contre son frère enivra son cerveau. Mais Jean, si résolu, si clément, si irrésistible, versa de la douceur aux nerfs douloureux. Elle s'attendrit. Elle ne fut plus arrogante et bourrue, elle écouta d'un esprit dompté, avec une émotion ramassée et soumise. Du langage de son frère, il émanait une lucidité parfaite, attirante comme la pureté des sources: Yvonne s'abreuva d'idéal et de certitude. Les impulsions en elle se tendirent vers un but moins trouble, plus révélé. La passion comprimée de Jean l'infiltra elle-même peu à peu, de l'enthousiasme électrisa son sang, lui empourpra le visage. Elle palpitait de convictions adoptées, claires et voulues. Quand vint le plaidoyer touchant pour la race, Yvonne était prête, elle fut bouleversée. Une flambée d'enthousiasme la réchauffa toute entière. Le profond souhait, d'être bonne et fervente la poussa vers les dévouements suggérés, vers le rôle de puissance et d'amour…

Une telle conviction s'épanouit davantage, s'éclaira en elle d'une précision saisissante. Mais comment Lucien l'envisagerait-il? Elle ne pouvait se placer devant le problème sans un tressaillement d'effroi. Pour se rassurer, elle assemblait toutes les qualités du jeune homme, elle joignait tous les souvenirs, et elle ne réussissait pas. Ce n'était plus de la certitude, mais de l'oppression indomptable: Lucien Desloges s'effarerait d'idées aussi austères, s'opposerait, ne tenterait même pas de comprendre. D'une boutade narquoise ou d'une moquerie acérée, il s'esquiverait, il tournerait le dos à la confidence ennuyeuse. Et l'assurance qu'il serait hostile et mesquin n'atteignit pas son amour: aucune répugnance ne survint. Comme elle l'aimait! Elle en fut bienheureuse et atterrée. Il lui sembla que le destin la rivait à lui, qu'elle devait lui rester loyale et indulgente, miséricordieuse et tendre sans mesure. L'immense bonté venue en elle se pencha vers lui…

Yvonne l'excusa, ne le méprisa pas. Elle ne le chérit qu'avec plus de force et d'apaisement. Ce qu'elle discernait de sa légèreté, de son égoisme, loin de lui être détestable, la charmait en quelque sorte, parce qu'à ne pas le haïr, elle était plus sûre, plus enorgueillie de sa tendresse. Depuis que son amitié s'exaltait, s'élevait ainsi, peu à peu se délivrait de ce qu'un jour elle avait contenu de trop frivole ou de trop instinctif, depuis quelques semaines donc, elle fut souvent déchirée par l'hésitation. Son coeur, en effet, se serrait, de peine lorsque, délibérant avec elle-même, elle discutait si elle devait communiquer à Lucien l'ambition prodigieuse ou le tenir dans l'ignorance. Jusqu'au jour où elle aurait un ascendant plus énergique sur la volonté du jeune homme? Pourquoi ne se modifierait-il pas selon le bouleversement dont elle-même avait été secouée, changée? Pourquoi ne franchirait-il pas l'étape de l'amour subalterne à la passion magnifique et généreuse? Pour elle, pour qu'il devînt plus digne, de plus en plus homme de coeur et de beauté, pourquoi ne fournirait-il pas à sa race un peu d'âme et de talent? Elle désire dès lors, il faudra qu'un superbe dévouement l'agite, le rehausse, le transforme! Il s'agit bien d'une évolution qu'elle suscitera, qu'elle soutiendra, qu'elle vivifiera. Leur affection n'en sera-t-elle pas ennoblie et inébranlable?…

Il y a peu de jours, comme s'il se fût ingénié à s'étaler, Lucien lui parut si infatué de lui-même et volage que l'épouvante la reprit. Elle fut, pour ainsi dire, écrasée par la masse d'une vanité solide, incorrigible. Puisqu'elle savait, pourquoi ne se lassait-elle pas d'un tel amour, pourquoi le besoin de s'en affranchir ne lui venait-il pas? Elle eut beau s'aigrir contre elle-même, elle affermit son amour…

Une bonté âpre la gonflait d'en être malgré tout orgueilleuse…

Aujourd'hui, l'impertinence des oeillades à l'Américaine a fait renaître les doutes, puis l'angoisse… Yvonne a derechef, maladroite, recouru à l'agression, rallumé les susceptibilités du jeune homme. Il attend les explications, il presse, il la fascine des yeux impatients. D'abord, elle a vacillé, un recul d'âme l'a interdite. Il n'est qu'une excuse à tant d'acrimonie, de violente malice: dévoiler la crise morale à travers laquelle tout elle-même a passé, qui l'a torturée pour mieux l'assouplir à un idéal clair, vrai et magnanime. Bien que celui-ci l'ait conquise, la domine et la sollicite à l'effort, bieu qu'à l'instant même elle ressente pour lui un battement de coeur chaleureux, elle ne se résout à l'avouer à Lucien qu'avec un tressaillement de confusion:

—Vous allez être bien généreux, bien sympathique, bien… sérieux? dit-elle, implorant des jeux tout ce qu'elle disait.

—Mais je suis toujours…

—Sérieux?

—Il ne faut pas toujours être sévère comme une… comme une muraille de forteresse…

—Il y a une manière d'être sérieux toujours, celle de guider sa meilleure énergie vers un but, vers une tâche magnifique, inspiratrice… Aux heures de détente, cela n'empêche pas la joie facile et grisante…

—Qu'est-ce que c'est que tout cela, je vous en prie? Je n'y vois pas la fameuse excuse!

—Vous avez promis de me rendre heureuse, n'est-ce pas?

—Au superlatif!

—Si ce que je dévoile est nécessaire à mon bonheur, vous le comprendrez, vous le voudrez?

—J'écoute avec mon âme d'esclave!…

—Eh! bien, Lucien, vous avez l'intelligence riche, alerte, pénétrante… Vous vous glorifiez d'une volonté devant laquelle on s'écarte… J'ai de l'espérance en votre coeur: il est bon, il est droit, il est ferme!… Vous pouvez, vous devez être utile, puissant!… Vous ne m'avez jusqu'ici offert que de la splendeur mondaine: dites, elle ne suffira pas, elle ne sera qu'une partie de notre avenir délicieuse et amusante; il faut aussi quelque chose de plus certain, de plus haut, de plus… éternel…

—Mais que faites-vous de notre amour, ma chère Yvonne? fit-il, à la fois enivré des flatteries et curieux des choses graves qu'il pressent.

—Il s'agit bien de notre amour, Lucien, je veux qu'il dure! A ne vivre que de lui-même, il faiblirait peut-être, il deviendrait banal, il se fanerait comme une fleur privée de soleil. Un amour, tel que le nôtre, doit se renouveler, se fortifier par l'union des âmes vers ce quelque chose d'élevé, de sincère, d'éternel… Il vivra alors de cette obsession de la tâche commune, de cet accord incessant vers la bonté… Nous aurons tant de loisir; j'ai peur du plaisir sans cesse, il anémie le coeur… Voulez-vous que nous donnions un peu de notre richesse et de nous-mêmes à notre race, à des oeuvres nationales?… C'est vague? J'expliquerai! Nous chercherons, nous verrons clair! Comme elle a besoin d'amour, elle aussi!…

—Qui vous a mis ce patriotisme romanesque en tête? Ma surprise n'a pas de limites… Si peu de temps avant notre mariage, avons-nous le loisir de tels soucis? Vous êtes impressionnable, on a remué votre coeur avec adresse. Ce n'est pas sérieux, dites? Ce que vous dites est admirable de charme et de profondeur, mais c'est vague, cela échappe. C'est de l'idéalisme sonore, une chanson joliment rythmée sur vos lèvres, mais qu'en demeure-t-il? Pas autre chose: l'impression fugitive d'un chant… Bientôt, vous n'y songerez plus…

—Lucien, vous me faites plus de chagrin que vous ne sauriez vous l'imaginer! dit-elle, avec une réelle angoisse.

—C'est vous qui n'êtes pas sérieuse, Yvonne!

—Ma voix ne vous émeut-elle donc pas? Détruirez-vous l'espérance nécessaire en vous?

—Mais enfin, c'est un caprice, l'entêtement d'un jour, d'une semaine! dit-il, agacé.

—Je vous ennuie? Je suis ridicule, n'est-ce pas?

La désillusion l'oppresse…

L'embarras pétrifie Lucien d'abord: il n'a pas l'effronterie d'avouer ce qu'il pense, il flatte, il ment:

—Une jeune fille charmante n'est jamais ridicule!

—Vous ne répondez pas!

—Avons-nous contre la femme un autre argument que le compliment?

—Vous vous moquez de moi! s'écria-t-elle, une blessure profonde au coeur.

—Nous avons tout l'avenir pour nous en soucier, de votre féminisme, de votre secret de prolonger, d'éterniser l'amour… c'est, bien cela?

Il minaude, il persifle… Une douleur violente exaspère le courage d'Yvonne:

—Eh! bien, libre à vous de railler, de ne pas vouloir m'entendre! Vous m'enlevez toute force d'être claire, d'être éloquente. Votre badinage me paralyse. Un jour, vous admettrez, vous voudrez! Votre visage s'illumine d'un sourire que je connais bien: vous ne croyez pas à mon enthousiasme? Vous dites: c'est de l'imagination, de la naïveté, du romanesque! Je vous préviens que vous serez conquis, entraîné! J'espère en vous, Lucien, de tout l'élan de mon âme. Des heures méchantes m'ont déchirée: elles me bouleversaient, elles sont responsables de tout, des taquineries, des humiliations… Oh! pardon, c'est fini, je crois en vous! Je vous convaincrai, je ferai de vous l'être de bonté, de valeur, d'excellence que j'attends, que je veux! Ah! que je vous remercie de ce visage transformé, sérieux, qui ne me torture plus, qui me promet d'être généreux et d'obéir, n'est-ce pas?

Lucien Desloges a la certitude qu'il faisait erreur, qu'elle n'est pas émue par une fantaisie puérile. Tant de conviction passionnée l'abasourdit, le tranquillise, refoule sa raillerie. L'accent de la jeune fille, agressif, vigoureusement positif, l'a troublé, rendu méditatif. Comme si du respect lui faisait vénérables les angoisses dont elle à souffert, il ne peut la décevoir encore, la tourmenter de sarcasmes. Avant de croire en lui de la sorte, elle a cédé aux doutes contre lui: il ne songe même pas à lui faire une querelle d'orgueil. Un attendrissement bizarre le pousse à la miséricorde, à s'humilier…

—Je vous remercie de croire eu moi, dit-il, à voix basse et douce…

—Ah! que vous êtes bon, Lucien! Que je me sens joyeuse et fière! s'écrie-t-elle, avec une gratitude frémissante.

XI

LA DÉTRESSE PROFONDE.

—Lucien, je t'en prie, il n'y a pas encore trois mois que nous sommes mariés!

Lucien, d'un persiflage pointu, nargua sa jeune épouse qui venait de supplier:

—Tu le regrettes déjà? Il me semble que tu pourrais attendre un peu. Je suis démesurément surpris, j'ai eu la tentation de dire…

—Que je suis désagréable, sans doute?

—Si, après deux mois et quelques jours d'atmosphère conjugale, tu me déplaisais déjà, tu aurais contre moi raison de gémir, et…

—Et j'ai tort, je comprends! conclut-elle, avec une nonchalance qui était de la dépression, un relâchement temporaire de son inquiétude.

—A la bonne heure, tu redeviens intelligente!

—Cela signifie que le coeur joue des mauvais tours à la raison?

—Je te retrouve! Comme tu es gentille, avec cette pensée grave de je ne sais plus qui… tu ne t'en souviens pas, Yvonne?

—De la Rochefoucauld, je crois, dit-elle, un peu enjouée, plutôt, désolée.

—Alors donc, avec cette pensée de la Rochefoucauld simplifiée, rajeunie, enjolivée! Tu as l'esprit subtil et délicieux. Les choses gracieuses succèdent aux gracieuses choses…

—Tu restes avec moi, ce soir, dis, mon cher petit mari? J'ai peur de tes flatteries, maintenant.

—Tu préfères que je m'en abstienne, répondit-il, d'un accent, détestable. C'est convenu… je…

—Tu te moques de moi, tu m'échappes! Je le sens!

—Combien longtemps nourriras-tu ce cauchemar? Tu m'outrages et te mets au supplice… En plus du reste, c'est ridicule!…

—Tu ne me désertes pas ce soir, mon Lucien?

—Te déserter? On n'emploie ce mot que dans les circonstances austères. Un soldat, un fonctionnaire, un esclave, des gens qui désertent, en voilà! Est-ce ton désir de me faire choir au rang des esclaves?

—Le véritable amour est libre!…

—Enfin, c'est l'entente amoureuse, je respire, je suis libre!…

—Délibérément, obstiné, si froid, tu éludes, tu te sauves!… oui, je te perds, chaque jour… Ou plutôt, je me repens de t'avoir soupçonné. Je divague, je suis tout-à-fait ridicule. Pardonne-moi, mon cher ami, je souffre… et il me semble que j'ai raison de souffrir. Je suppose que, les premiers jours, je fus trop heureuse: cela ne peut durer sans cesse, malgré l'espérance qui inonde alors. Tu es moins assidu, moins tendre. Il faut que tu t'éloignes de moi souvent, si souvent… Reste, Lucien, j'en ai besoin!… Comme tu dis, pour ne plus être sotte, pour ne plus être injuste envers toi, et surtout, pour ne plus souffrir…

Les paroles étaient modérées et humbles, mais contenaient de la détresse. Lucien Desloges ne voulait pas croire au gémissement vrai, il dédaignait la prière de sa femme, comme un badinage importun. Yvonne était lasse d'appréhension. Il était nécessaire qu'elle se soulageât d'une amertume trop dense, intolérable au coeur. La masse en avait gonflé rapide, au cours de réflexions grises, bientôt poignantes. La volonté solide héritée de son père n'avait pu lui épargner une certaine angoisse au bord du mariage. Elle ne se l'expliquait pas. Elle était sûre de ne pas se livrer comme une étourdie, elle s'était prévu une destinée claire, édifié un palais d'illusions. Lucien Desloges devenait le compagnon de sa vie, après qu'elle eût réfléchi avec persévérance, d'une vision lucide et franche de l'âme entière. Les défauts du jeune homme, elle s'était promise d'en venir à bout, de les tenir sous le joug. Elle entretenait même pour eux de l'indulgence et une sorte de gratitude: ils lui donnaient l'assurance de ne pas connaître cette ferveur romanesque dont elle avait l'effroi.

Elle ne pouvait, tout de même, interdire à un pressentiment sourd et taquin l'accès de son âme: il tourmentait, insistait, discret, pénible à définir. Dès qu'elle se proposait de le saisir et de lutter contre lui, il s'esquivait, timide. Et, cependant, il avait de la force, puisqu'il vivait en elle et parlait. Il prédisait des choses désagréables, presque lugubres. En dépit de sa constance, la menace demeurait confuse. Yvonne, à cause de cela, négligea de l'entendre. Au jour du mariage, elle ne ressentit pas de crainte ou de tristesse, elle prit une victorieuse possession du bonheur qu'elle avait elle-même voulu…

Quelques semaines avant les noces, le projet d'aller faire en Europe le voyage coutumier des nouveaux époux fut délaissé. Lucien condescendit au souhait d'Yvonne: la tendresse de celle-ci, avivée depuis quelque temps, sa tendresse profonde exigeait quelque chose d'intime et d'apaisé, redoutait les distractions et la fièvre d'un grand voyage. Ils firent, gentils, recueillis et badins, autour de la Baie des Chaleurs, une excursion radieuse que volontiers ils prolongèrent. Les alarmes vagues de la jeune femme parurent s'abolir. Elle fut joyeuse à l'extrême de les avoir méconnues. Lucien était merveilleux, gentilhomme, épris, souverain: elle se rappela tout ce qu'elle en avait proclamé à Jean dénonciateur, de quel mépris superficiel et injuste l'avait persécuté son frère. Au souvenir des doutes qu'elle n'avait pas bannis sur-le-champ, des hésitations qu'elle avait encouragées, elle éprouva un redoublement d'affection pour la victime. Oh! comme elle l'aimait! Dans la mesure où elle avait persévéré à défendre son amour, où elle avait ressenti un désir immense de sacrifice et de bonté… Ce serait donc le grand bonheur calme attendu, elle en était positive comme de la paix et de la pure lumière de la Baie des Chaleurs, aux jours de brise fortifiante… Un matin que, revenant à Québec à bord du Cascapédiac, ils remontaient le Saint-Laurent,—quatre semaines avaient fui avec empressement depuis leur mariage—, Yvonne s'aperçut qu'une buée d'ennui ternissait le visage du beau Lucien. Elle souffrit d'un malaise incompréhensible. Lucien répéta deux fois qu'aucune indisposition ne le fatiguait. «Mais tu as quelque chose?» insista la jeune femme, «c'est la première fois que tu as ce minois depuis que…depuis que…» «Nous sommes de nouveaux mariés! c'est peu compliqué, il me semble:» acheva-t-il, fort agacé. Elle murmura: «Soudain, avec mystère, j'ai trouvé cela difficile à dire». Il devint, tranchant. «Va-t-il falloir, ma chère, que je sois toujours auréolé de la joie la plus intense?» Elle redit: «C'est la première fois, Lucien, que l'auréole s'atténue ainsi. Pardonne-moi, je n'y pense déjà plus.» Et, tout le jour, elle fut forcée d'en être songeuse, de se torturer vaguement, parce que son mari n'avait jamais été aussi taciturne et rigide. Au moins, pourquoi ne s'en excusait-il pas? Un regret quelconque lui était dû, à elle qui souffrait d'un mutisme pareil, ingénieuse tachait d'en triompher. Tant, de monosyllabes la fâchaient et mortifiaient, ces courtes phrases l'énervaient. La peur de se rendre odieuse (ne venait-il pas de lui riposter d'une voix acide?) mit obstacle à plusieurs questions instinctives. Elles étaient redoutables, elle s'empressa de les écarter. Ne faisaient-elles pas renaître l'angoisse d'autrefois? Ce qu'elles insinuaient de blessant à l'égard de Lucien, elle refusa d'y croire. A la fin de ce jour, il ne lui resta qu'une peine trouble. Cet air impassible de désenchantement revint, ces retours d'humeur à ce degré d'indifférence inquiétèrent davantage. Alors même que la causerie des jeunes époux de nouveau s'envolait d'une aile gaie, que leurs âmes s'abandonnaient au contentement d'être expansives, Yvonne se sentait accablée par une anxiété lourde au fond d'elle-même. Un chagrin s'amassait, dont la cause était visible et imprécise à la fois. Un mot condensait la situation, vaguement et assez: Lucien Desloges changeait… De la dureté trop souvent, contractait son langage, les tête-à-tête devenaient parfois insupportables, des silences entre eux tombaient au coeur d'Yvonne avec une pesanteur de massue. L'évolution, du mari se manifestait, de façons diverses: de plusieurs manières, il se faisait capricieux, las, songeur, cassant, autoritaire ou sardonique. La jeune femme s'affligeait, réagissait pour n'entrer que plus loin dans une espèce de désespoir docile. La souffrance croissait d'une allure certaine, Yvonne savait qu'on l'emportait vers du malheur, de la fatalité…

Deux mois à peine avaient, filé depuis les noces. Rien de plus délectable que ce soir-là… Yvonne espérait qu'une promenade—ils s'étaient promenés ainsi presque tous les jours depuis l'arrivée à Québec—lui serait, offerte. Lucien déclara, d'un flegme insouciant, qu'un rendez-vous le réunirait à l'un de ses amis. Il ne songea pas à déplorer cette absence. Elle en fut contristée à l'excès. Il s'attarda beaucoup, la tortura au point que des sanglots finirent par déverser le poids de son âme. La cloche du téléphone n'avait pas bougé. Il lui eût été si facile d'allégir l'attente par du regret. Quand l'époux revint, ses yeux luisaient comme de l'huile épaisse, des sons gras tâtonnaient sur ses lèvres. Il eut la présence d'esprit nécessaire pour être convenable: «Je le regrette, ma chère», dit-il, «il s'agissait, d'un ami. Tu comprends?… n vieil ami avec qui j'ai eu des relations charmantes. Il est de la campagne où il s'ennuie à l'extrême. Nous avons arrosé sa neurasthénie… Eh! bien, ma chère?» «As-tu beaucoup d'anciens amis qui font de la neurasthénie à la campagne?» se borna-t-elle à répondre, avec du sarcasme doucement voilé. Il en eut conscience et dit: «Tu te moques de moi, je pense!» «Mais non! Ce n'est pas à cela que je songe», fit-elle, frémissante de peine. Il prit un accent, goguenard, hâbleur: «A quoi donc? A me gratifier d'une scène? Si déjà tu commences à me harceler de… tirades, eh bien!…» Une expression vulgaire avait, jailli en son esprit: il aurait dit criailleries au lieu de tirades. Une intuition indécise le prévînt qu'il serait cruel: il atténua le reproche. Mais Yvonne en ressentit le dard aussi vif. «Tu as bien fait, Lucien, tu es libre!» s'exclama-t-elle aussitôt, refoulant, la douleur atroce qu'elle devait, porter seule.

Pendant quelques jours, elle se laissa écraser par une résignation étrange. Elle ne doutait plus de l'amertume qui s'apprêtait, qui la frapperait. Servile, elle tendait le cou à l'épreuve: elle serait violente, horrible, déchirante, elle venait, elle accourait… Les terreurs s'affermirent, les appréhensions accrurent, la tristesse s'appesantit. Lucien, méthodique, désinvolte et souriant, se dégageait, s'affranchissait, s'assurait l'existence de mari très indépendant qui était son droit. Yvonne déférait à tout, courbait sous les prétextes, vaincue par une nécessité dont elle était la servante. Il lui paraissait, anormal que, si combative, elle se laissât enchaîner si aisément. Devant le sans-gêne et la mielleuse insolence du mari qui désertait, elle éprouvait, une frayeur indicible, un besoin de servilisme contre lequel elle ne s'irritait pas. Aucune vague de jalousie ne lui montait de l'âme: elle défaillait sous une torture plus digne, plus ineffable. La tendresse pour Lucien, approfondie jusqu'aux sources les plus généreuses de l'être par la souffrance, la lui gardait soumise…

Elle s'aggrava, la sensation d'esclavage, de douleur passive, jusqu'à l'heure où il fut impossible de l'endurer. Voilà pourquoi, ce soir, Yvonne s'insurge, tâche avec bravoure de ressaisir le bonheur. Elle a hésité avant de se plaindre, elle s'épouvantait du combat à soutenir. Puis, se rappelant de quelle vilaine légèreté Lucien la négligeait, de la fureur lui avait incendié les veines. Une détermination farouche de l'humilier, de le confondre, entraîna sa volonté d'abord. L'affection calma tant de colère, il ne reste plus en elle que de la miséricorde et une ardeur impérieuse de le supplier… Qu'il cesse de la quitter, de l'oublier, de la trahir peut-être, c'est ce qu'elle réclame, d'une passion énergique, tendue, et il tourne cette angoisse en dérision…

—Tu te lamentes, raille-t-il. Tu ne devines même pas que ce n'est pas divertissant le moins du monde. Tu ne devines pas davantage que tu souffres par ta faute. T'es-tu demandé si tu avais raison de me juger coupable? Ton imagination de femme,—entre parenthèse, elle est joliment développée, active et chatouilleuse, ton imagination!—s'est toquée là-dessus: il m'abandonne, il m'oublie… Tu as supposé, c'est une preuve! Mais ignores-tu ce qu'il est, le suave état du mariage? Il s'agit de celui qui est raisonnable, moderne, que les gens de notre distinction, affichent, n'est-ce pas?

—Eh! bien, oui, quel est-il, ce mariage qui plaît aux autres? interrompit-elle.

—Tu plaisantes, j'en suis fort aise, ça va mieux…

—Je suis anxieuse, au contraire.

—Tant pis, chère enfant!

—Mais tu ne comprends donc pas ma…

—Ta superstition? C'est bien facile, tu n'as pas avancé! Tu en es encore à l'idéal suranné, décrépit, oui, aux couples de tourtereaux ingénus que tous célèbrent avec une bienveillance moqueuse! Puisqu'il faut te l'apprendre, sache que l'amour évolue à l'allure de tout le reste. Tout ce qui retarde, c'est de la superstition. Ma femme, une superstitieuse? Quelle déception!

Il exagère, le sachant, mais avec moins d'outrance qu'il ne se l'imagine. Entre ces paroles et des convictions sûres, il y a fort peu de marge. S'il eût fallu, pour maintenir sa dignité de bel esprit, rejeter l'amour absolument, il s'y serait assujetti de bonne grâce. Pour l'instant, autre chose le sollicite: sa femme l'encombre de réprimandes et de gémissements, menace d'y recourir désormais. Il vaut mieux aussitôt, pour qu'elle ne s'habitue pas aux jérémiades, les couper dans leurs racines, à la première heure de leur vie. L'orgueil d'Yvonne ne suffira-t-il pas à les détruire? Dès qu'elle sera convaincue de leur naïveté et de leur sottise, elle en rougira: n'est-elle pas sensible à l'accusation la plus ténue d'inconvenance mondaine?

—Je suis une bigote de l'amour, je suppose? s'écrie-t-elle, en effet, blessée.

—Comme tu le dis bien!

—Je le dis plus franchement que toi, c'est tout!

—En moins de mots! corrige-t-il, doucereux.

—Tu me tourmentes!…

—Si tes nerfs trop aisément s'aigrissent, en suis-je responsable?

—Tu comprends, mais tu ne veux pas! dit-elle, un sanglot lui rompant la voix.

Il réplique cinglant:

—Mais c'est toi qui ne veux pas te soumettre à ma logique! Elle est si nette, comme un beau clair d'étoiles. Nous sommes mariés: c'est excellent, mais il n'y a pas que cela. Il ne s'ensuit pas que nous devions nous claquemurer dans la solitude. La solitude, encore une institution usée dont se servent les derniers fidèles de la routine ou les vieux impropres à tout! Parce que nous sommes heureux de nous être associés pour la vie, est-il nécessaire que nous l'étalions sans cesse, qu'on nous signale ensemble à tous les coins de Québec, béats, extasiés? Il est malséant d'être bienheureux en public: ce qui est la vraie, l'unique décence aujourd'hui, c'est de feindre aux yeux de tous une indifférence habile, un contentement si voilé que…

—C'est admirable, et j'y consens! Mais je te demande de rester avec moi plus souvent… Je ne te vois presque plus… Il ne s'agit pas de l'opinion, mais de nous.

—Il s'agit de l'opinion, chère petite femme… il n'y a pas de milieu: l'isolement à deux ou la tendresse en public.

—Sortons ensemble alors, comme tu veux, la face gelée d'indifférence, d'indifférence habile, il va sans dire…

—Ah! tu railles!

—Si peu, Lucien!

—Et si j'estime que c'est trop, moi?

—Eh! bien, je rétracte la différence! répondit-elle, souriante et câline.

Comme elle était gracieuse et frêle, ainsi vêtue de linon mauve! Et Lucien, d'un égoisme opiniâtre, la faisait souffrir. Au lieu de s'amollir, il rétorqua, plus dur, avec un rictus de malice à la bouche:

—Si tu avais réfléchi avant de parier, tu n'aurais pas à me cajoler maintenant.

Il vient de renoncer à la forme élégamment arrondie qui lui était féconde, il a même été vulgaire. Yvonne est ébahie de douleur.

—Une parole d'amour t'exaspère, alors? reprocha-t-elle, d'une voix faible.

—Tu appelles cela de l'amour, toi?

—Si tu savais comme j'ai le coeur gros!

La plainte résonnait sincère et presque désolée: il ne pouvait en narguer l'appel, il s'emporta, Il nia, espérant ainsi la faire moins juste.

—Tu m'avais offensé, dit-il. Tu étais intéressée à me tenir un langage de caresses.

—Oh! combien de caresses tu me dois à ce compte-là! s'écria-t-elle, rapide et quelque peu révoltée.

—Affirmes-tu qu'il m'arrive de te froisser, de te rudoyer?

—Tu m'abandonnes, Lucien! redit-elle d'une effusion ardente.

—C'est ridicule! Inutile d'y revenir!

—Tu n'as plus la même douceur…

—Tu te l'imagines!

—Ni le même respect qui me rendait si heureuse…

—Faut-il que je m'agenouille devant toi comme un moine aux pieds de sa
Madone?

—Je parle de cette bonté dont les femmes ont tant besoin lorsqu'elles aiment…

—Pourquoi ne me le disais-tu pas tout de suite, que je te rudoie, que je te martyrise?…

—Peut-être…

—Comment? peut-être?… Je comble la mesure et c'est à peine assez?

—Tu ne sauras jamais quelle est la chute de mon rêve!

—Jusqu'où m'avais-tu donc soulevé?

—Jusqu'à l'amour!…

—Et ton amour s'est abattu comme ton rêve?

—Lucien: tu n'as pas le droit!… supplia-t-elle. Tu te joues de moi, réellement… Nous nous séparons, nous nous perdons!… Je souffre beaucoup…

—Je n'ai pas dit que tu me détestais, concéda-t-il, avec une fatuité peu discrète.

Yvonne l'en exonéra de tout son coeur: ne gardait-il pas toujours la fierté d'être chéri par elle? Il n'était, donc pas impossible encore de l'attendrir. Une flambée de joie irradia les prunelles de la jeune femme.

—Puisque tu m'aimes, il est si facile de nous expliquer avec générosité, d'esquisser notre bonheur le long de l'avenir!…

—Mais ni n'es donc pas heureuse! s'exclama Lucien, les lèvres serrées et nerveuses, le front raidi par l'impatience. Tu me permettras d'en être ahuri.

—J'ai peur… Laisse-moi parler, je t'en prie!… J'en ai besoin…

—Enfin, je vais en savoir quelque chose!

Lucien modula cette phrase d'un rythme langoureux, où la moquerie se laissait clairement percevoir. Cela figea presque toute la confiance d'Yvonne, la mena vite à la dépression de tout à l'heure… Elle ne comprenait pas son humilité, sa résignation. Comment son caractère avait il pu se libérer ainsi de l'orgueil qui se rebiffait d'un rien, de la sensibilité querelleuse? Elle se remémore le temps, si près d'elle encore, où l'insolence la plus bénigne de Lucien lui valait une rebuffade, où elle ne tolérait pas ses plus infimes sarcasmes. Et maintenant, elle s'incline, elle courbe, elle s'affaisse…

Le pronostic de Jean surgit en sa mémoire. Elle n'a pu l'oublier, lucide, fort, presque certain. Ce qu'il prédisait était simple, mais incroyable! Elle refusa de le craindre, et, il s'écroule sur elle d'une lourdeur qui la terrasse. Lucien ne demande pas, déteste l'amour qui est le don total, voulu, magnanime de soi-même. Une pareille affection l'ennuie, l'irrite, le fait rire. Il va la lasser, l'anéantir par des saillies, bientôt par des invectives. Cela parut impossible et c'est vrai!…

Elle ne s'indigne pas, aucune rage ne lui fermente dans le sang. Tout le coeur meurtri accepte la désillusion, la souffrance. Jusqu'alors, n'y avait-il pas au fond d'elle-même une attente vague, mais inévitable de ce qui arrive? Les paroles de Jean s'étaient, pour ainsi dire, incrustées en elle: à vouloir les effacer, elle n'avait réussi qu'à les accentuer davantage. De cette lutte morale avait commencé pour elle un sentiment inconnu de responsabilité: puisqu'elle se livrait d'elle-même à ce mariage, puisqu'elle détournait les objections, se garantissait. le bonheur qu'elle espérait, elle n'aurait de comptes à rendre qu'à elle-même du succès ou de la faillite de son rêve. Tant d'amour, sans doute, affaiblit les doutes jusqu'à les rendre exécrables. Mais dès que les premières malices de Lucien le lui permirent, ils reprirent d'assaut la conscience d'Yvonne. Comme ils étaient changés, comme ils étaient puissante! La sensation de responsabilité écrasante de nouveau s'appesantit, sur elle. La torture devinée par Jean la cernait, d'un lien plus étroit chaque jour, la briserait, mais elle se rappela sans cesse qu'elle s'était elle-même offerte au désastre possible.

Comme il s'est rué vite sur elle, le désastre de l'espoir qui l'avait exaltée! Au bonheur dont elle avait, fixé les contours à l'avance, dont elle devait s'assurer l'existence au gré de son désir, elle croyait d'un instinct irrésistible, d'une volonté solide. Elle l'entrevoyait si lumineux, si haut, si prochain que, fatalement, elle en serait bientôt nantie, pour toujours…

Elle sent, elle se désespère qu'il se dissipe, mirage derrière lequel se préparait le vide!… L'impression est trop navrante, il faut qu'elle réagisse d'un ultime effort pour triompher de l'amertume qui surabonde on l'âme. La querelle où Lucien l'a poussée, est solennelle, décisive. Yvonne est, assez maîtresse d'elle-même pour savoir qu'en ce moment, les attitudes futures des époux l'un vis-à-vis de l'autre se déterminent. Une oppression vive la mord au coeur, fait bondir sa poitrine. Si elle défaillit, si elle a le dessous, elle deviendra impuissante, contre Lucien, à tel point, qu'elle n'aura plus le courage de défendre son idéal: alors qu'elle y est si attachée encore, malgré tout, à la mission de noblesse et d'amour. Avant que le chagrin ne l'en désenchante, c'est l'heure d'y convier son mari, d'être touchante, d'être énergique, d'être victorieuse. Elle devient belle d'enthousiasme et de tendresse. Après tant de railleries et de violences, comment vit-il encore, cet amour suprême qui pardonne, s'humilie et espère?

Lucien, pendant les quelques minutes de cette méditation poignante, n'a pas osé continuer ses boutades, ses ricanements. Quelque chose de mystérieux et de fort, un moment, le paralysait… La voix de la jeune femme est palpitante de conviction et de ferveur quand elle délivre enfin du silence.

—Oui, mon cher Lucien, il faut que tu sois généreux, que tu m'écoutes de ton âme entière! Si tu refuses, j'en aurai du chagrin, énorme pour la vie. J'ai confiance en toi, sans mesure, puisque je veux t'associer à un idéal. Ne fais pas une moue arrogante: il s'agit d'un idéal vrai, large, facile, qui nous donnera, qui nous maintiendra le bonheur… Oui, j'en suis certaine, comme de notre mariage, comme de notre amour! Je me suis fourvoyée, il y a un instant; nous nous aimons encore, beaucoup, hautement, n'est-ce pas? Tu veux que cela dure! Eh bien, moi, je sens toute ma vie là, tu m'entends, et je veux qu'elle y demeure! Ou plutôt, je te supplie d'y bien réfléchir, avec ce qu'il y a de plus sincère, de plus grave en toi! Est-ce assez pour nous d'être élégants, d'être éclatants, d'être gentils et modernes comme tu le désires? J'ai peur, ne te moque pas de moi, cher ami, j'ai peur d'une joie trop légère, trop amollissante. Elle nous inclinerait peu à peu vers l'affection moindre, quelconque, superficielle… Me pardonnes-tu, maintenant, ces inquiétudes, ces reproches qui t'agaçaient? Je te demande, et c'est la mon idéal, j'espère de toi beaucoup d'amour! Comme tu l'exiges, rien de fade ou de mièvre, de banal ou de sot, mais de l'amour très noble, superbement ambitieux, de l'amour puissant!… Nous sommes riches, nous devons être utiles… Je rêve que tu deviennes magnifique d'amour et, de bonté. Comme le dit mon frère Jean, notre race a besoin des coeurs et. de l'énergie de ses fils. Nous donnerons un peu de nous-mêmes à des oeuvres sociales et nationales pour le relèvement, pour la survivance de notre race. Jean t'expliquera, il m'a entraînée, il t'entraînera! Vois-tu, Lucien, j'ai peur du luxe seul, de l'oisiveté: elle nous séparera, elle nous roulera vers le malheur… Dis-moi, si un grand dévouement nous lie, nous passionne, nous élève ensemble, notre amour n'en sera-t-il pas lui-même renouvelé, fortifié, meilleur, plus sacré, plus éternel? Nous en reparlerons, je serai plus claire, tu verras mieux. Promets-moi d'y songer, de m'être loyal! bientôt, mon cher ami, tu voudras, je te posséderai merveilleusement! Oh! que je serai heureuse!

En définitive, c'est de la manie… La hantise du rêve patriotique lui revient. Lucien n'avait, pas douté jadis que ce ne fût qu'une puérilité de jeune fille, un caprice d'imagination étourdie. Il n'est, plus en face d'une obsession fugitive, il se heurte à un voeu net, et solide, à un ordre qu'on lui donne à travers des larmes puissantes. Bien qu'Yvonne, en effet, suppliât et se servît de mots humbles, de la vigueur éclatait dans sa voix et de la conviction flambait dans son regard: elle a été si vibrante, si bonne, si gentille de force et de tendresse, l'épouse qu'à sa manière il aime, qu'une émotion le mordit au coeur un instant. Il en fut terrifié presque aussitôt. Ne vaut-il pas mieux sans délai calmer cette fièvre sentimentale, avant qu'elle ne détienne un ennui, de la perpétuelle hystérie? Il cherche une manoeuvre d'attaque, en voici une qui frappera droit au but: il accusera sa femme de le soupçonner, de l'outrager…

—On dirait, ma chère Yvonne, que je suis le plus redoutable des maris! dit-il, narquois et rude. Tu m'entends bien, c'est la dernière fois que tu m'humilies de la sorte. Si tu conçois le mariage comme un internement, il y a des asiles de vieillards où nous pourrions…

—C'est assez, Lucien, je l'exige! Tu ne sais pas ce que tu me fais! Je dois ne pas te le dire. Enfin, oui, c'est cela. Tais-toi!

Elle sent frémir en elle de la haine méchante, agressive, tout-à-coup. Elle s'épouvante de la colère amassée dans les veines, des paroles venimeuses qu'elle retient à la bouche. Elle se révolte contre l'arrogance de Lucien, elle est incapable d'en être lacérée davantage. Elle veut laisser ralentir la course du sang, redescendre au fond d'elle-même la paix, l'énergie de pardonner… Elle respire avec douleur, la poitrine lourde et, serrée… Les yeux s'effarent, tendus vers les profondeurs de l'âme. Lucien, muselé par le cri violent de sa femme, un peu mécontent de sa lâcheté, boude et s'énerve, plus résolu à la lutte, à la raillerie… La volonté de l'autre, d'une poussée brusque, rejette la haine. A travers le cerveau congestionné d'effort, une conclusion s'élabore, apparaît. La menace de Jean comme un glas tinte en sa mémoire: «Il étouffera ton amour par des sarcasmes, et ce sera bien dur!» avait-il prédit. Ces paroles retombent en elle avec une pesanteur indicible: comme elles oppriment de leur masse, comme elle en est à jamais écrasée! N'avait-elle pas senti le malheur s'entr'ouvrir comme un abîme et l'attirer vers lui? Depuis quelques jours, à la veille d'y crouler, ne subissait-elle pas les affres du vertige? D'une chute rapide, lui navrant le coeur, elle vient de s'y abattre. Un vide énorme se creuse en l'être, des battements drus et pénibles secouent, les tempes, elle se rive les deux mains au coeur afin de le soulager, de l'aider à vivre…

Le visage est est d'une blancheur livide. Un désir la soutient, la ravive seul. Il faut que longtemps des sanglots âpres débordent…

—C'est bien, tu peux aller voir tes amis, revenir quand cela te plaira! dit-elle, avec un accent très faible, d'une suprême douceur.

—T'aperçois-tu combien ton idéal est chimérique, naïf, inélégant, de mauvais goût?

—Sans doute…

—Tu me comprends?

—Oui, enfin…

—Que tu es gentille, ma petite Yvonne!

—Profondément, Lucien…

—Qu'est-ce que tu veux dire?

—Enfin, vas-tu me laisser seule! implore-t-elle, véhémente.

—Pourquoi cette fureur, ce ton d'impératrice?

—Je t'en supplie, Lucien, ne vois-tu pas que j'ai besoin de… oui de… réfléchir? Il faut que je médite longtemps, que je m'apaise… Vois-tu, j'ai souffert beaucoup… Oh! je sais ce que tu vas dire! J'avoue que tu as raison, je suis seule responsable… Je veux être seule à me faire des reproches, à me guérir… De grâce, accorde-moi ce bonheur! Je n'en puis plus!

—Sois donc heureuse, ma chère! dit-il, susceptible et mordant.

Et, léger comme un faune, il s'en alla bêtement, féroce…

XII

L'IDYLLE DE BONTÉ

Jean ne peut différer plus longtemps l'émouvante promesse d'amour à Lucile: une puissance merveilleuse l'emporte vers elle. Il est stupéfié d'avoir aussi bien refoulé un si grand besoin de lui dévoiler sa tendresse. Dès qu'elle et lui se retrouvent, il est tellement heureux que le coeur lui déchire d'une joie absolue, qui tire à elle sa vie entière…

Il faut que, ce soir même, la joie profonde soit transmise à Lucile, pour qu'elle-même en connaisse le ravissement. Des alternatives de confusion et d'enthousiasme font tressaillir le jeune homme: il a la volonté brûlante d'offrir le plus sacré de lui-même, et il a peur d'une façon étrange…

Il vient, de s'assurer davantage que les époux Bertrand n'ont pas cherché à lui accrocher leur jeune fille au bras, convoité une mirifique alliance. Sinon, leur ruse n'aurait pas d'égale, et, ils sont les êtres les plus ouverts, les plus spontanés, les plus honnêtes qui se voient. Ils pensent, de leur Lucile un monceau de bonnes choses: qui pourrait leur en amoindrir le droit? Jean préfère n'avoir, en leur manière de lui parler d'elle, relevé aucun système de louanges tendancieuses, aucune mise en valeur pour le mariage, rien de cet étalage de perfections qui horripile. Dans leur éloge, il n'y avait que de l'affection vivante et simple, de la reconnaissance touchante…

En quelques semaines, François Bertrand a reconstruit, sa vigueur et son élan au travail. Sa gaieté saine et large retentit comme autrefois Germaine peu à peu se familiarise au triomphe, selon son expression, de le posséder au complet

Ainsi donc, ils ont causé, depuis un quart d'heure environ,—il est huit heures—à l'intérieur d'un salon peu cossu, les deux époux modestes, leur Lucile et Jean. Thérèse, à l'esprit de laquelle on ne s'est pas adressé, n'a pas dénoué ses lèvres jolies et graves.

—Après le bon Dieu, c'est à vous que je dois le plus! avait redit
Germaine à Jean qui vantait l'ouvrier de sa ferme carrure.

Le jeune médecin, une seconde, ressentit la honte de celui qui craint d'avoir, recherché la gratitude. Impulsif, il s'écria:

—Le médecin de famille a tout fait! J'ai peut-être ajouté à l'espérance qu'il fallait, mais il fut le sauveur, lui, j'y tiens!

—Il T n une chose bien sûre, dit François, avec un bon sens brusque. Il n'y avait pas besoin d'y être pour que je le sache! Lui, le médecin d'ici, il était obligé de le faire, tandis que vous, c'était de la pure bonté… Ah! mon cher docteur, je n'oublierai jamais ça, parole d'honneur!…

—Et, moi donc! s'écria Lucile, d'une ardeur instantanée, qui lui fit le visage étincelant d'amour.

—Jean la contempla, eut le coeur traversé d'un long tressaillement. Puis, il fut saisi par l'obligation d'être sensible à l'élan de la jeune fille. Un peu timide, il répondit:

—Oh! que je suis orgueilleux de votre erreur, mademoiselle!

—Je suis bien plua fière de ma vérité, moi!

—De cette façon, nous nous accordons un peu mieux?…

Un accès de jubilation triomphante gazouilla:

—Je le savais bien, que j'aurais le dessus! dit Lucile.

—Tous les deux, nous sommes ainsi dans la vérité? insinua Jean, avec la mélodie profonde qui chaque fois remuait la jeune fille d'une violente douceur.

Une telle émotion lui révéla le sens intime des paroles affectueuses, elle s'effraya… Ne les avait-elle pas sollicitées? Aussi dit-elle, craintive, oppressée:

—Ne me croyez pas si ambitieuse que je l'ai paru…

—Je vous ai comprise…

Une exclamation de joie déborda:

—Oh! merci!

—Oh! que je vous remercie moi-même! s'écria Jean, qu'un flot de gratitude envahissait. Comme elle était délicieusement héroïque de ne pas avoir accueilli le rêve d'un mariage éclatant!

—Lucile tâche en vain de pénétrer l'énigme, elle ouvre sur Jean des yeux ravissants de surprise.

—Vous ne comprenez pas? dit-il, avec une espièglerie Tendre.

—J'essaie de tout mon esprit…

—Il serait, plus facile de le découvrir avec votre coeur…

Une divination sourde trouble la jeune fille: elle pressent quelque chose de merveilleux et d'inexprimable… Elle n'ose pas croire au bonheur qui s'annonce au fond d'elle-même, elle ferme l'oreille aux battements fiévreux de son coeur, elle plaisante à la manière des femmes bouleversées lorsqu'elles dissimulent:

—Mon coeur a si peu d'esprit…

—Il en a trop, mademoiselle…

—Vous êtes plus mystérieux que jamais.

—Cela vous taquine?

—Cela m'amuse beaucoup.

—Je vais prolonger le mystère, pour vous faire plaisir?

—Je voudrais pourtant savoir comment il se fait, que mon coeur a trop d'esprit.

—Je veux dire qu'il est trop humble, qu'il n'a pas assez confiance, dit le jeune homme, d'une ancienne ardeur contenue avec puissance…

Oh! le serrement de joie sans bornes à l'âme de Lucile! A l'instant même, elle ne peut qu'en frémir, que la faire durer le plus possible…

Les époux Bertrand, comme si l'intuition de l'amour entre le docteur Fontaine et leur enfant les eût tout à coup éblouis, restaient là, frappés de mutisme. Peu à peu graves, attentifs, ils devinèrent, ils furent ébahis qu'aucun orgueil ne leur vînt. D'un regard où leur pensée commune leur fut, transparente, ils s'aperçurent combien ce qu'ils attendaient les ferait heureux. Le silence actuel est pénible, les intimide: après l'excuse de fatigue ou de travail, balbutiée rapide, François et Germaine s'esquivent pour aller donner libre cours à leur espoir, à leur contentement si grand…

Qu'il est formidable, qu'il est vaste, qu'il est bon, le silence entre les deux âmes qui s'attirent, qui se cherchent, qui ont peur de se rejoindre! Jean s'efforce de réunir les phrases si naturelles, si abondantes, si faciles avant qu'il eût à les laisser jaillir: elles se sont défaites, elles arrivent par lambeaux disparates, lambeaux d'incohérence et de banalité. L'ordonnance harmonieuse de sa déclaration d'amour est en déroute, il n'y a plus que du pêle-mêle, de la gêne, de la tendresse insaisissable que rien ne peut définir. Combien de fois depuis la promenade au Bout de l'Ile, au cours de plusieurs semaines, il avait tenu des propos d'admiration et de ferveur à l'image sainte de l'aimée! Les scrupules suscités par le préjugé de caste mondaine, préjugé de raffinements divers et sans nombre, scrupules auxquels d'abord il s'attardait, ont cessé de revenir: ce qu'ils exigeaient lui parut superficiel ou inutile, parfois mesquin. Auprès de la jeune fille, un ravissement absolu dominait Jean… Aujourd'hui, il est stupéfié d'avoir si volontiers espacé les visites à la jeune fille, si longtemps comprimé ce désir de la revoir sans cesse. Les influences les plus variées concouraient à cette réserve, à une réelle torture. Le mariage d'Yvonne et de Lucien Desloges allait bientôt s'accomplir. Jean ne s'était pas rebellé: son langage à la soeur adorée n'avait-il pas été limpide, sincère et complet? Il respectait la liberté d'une décision contre laquelle il avait opposé le plus convaincu, le plus vibrant, le meilleur de lui-même, il se bornait à souffrir une anxiété poignante aux approches de l'acte irréparable. Il connaissait, la profondeur, la générosité, la noblesse d'affection auxquelles Yvonne, ressaisie par l'élan supérieur de sa nature, avait abouti. Un soir, comme aux jours de l'adolescence première, elle était venue, câline, fraternelle, émouvante, s'asseoir au-près de lui, presque s'agenouiller. D'une voix chaste et passionnée tour à tour, parfois craintive ou ingénue, elle avait narré ses méditations, ses angoisses, la renaissance de l'ambition altière, elle avait murmuré la tendresse nouvelle, haute et prodigieuse. Et dea larmes s'étaient ramassées dans les yeux du frère incapable de la contredire, de lui faire du mal. Que valaient-ils, en ce moment d'exaltation, les arguments contre Lucien Desloges? Cet amour différent, prêt à la lutte, assuré de la victoire, ne les vouait-il pas d'avance à l'échec? Les devinant stériles, ne doutant pas de la douleur où ils plongeraient Yvonne, Jean n'aurait-il pas été féroce de l'en menacer encore? Elle était si désolée, si humble de s'être aigrie contre Jean, elle requérait son indulgence avec tant de charme qu'il s'empara de l'exquise tête blonde et, l'attacha longtemps à son coeur, longtemps…

Pendant qu'il gardait Yvonne à lui d'une pareille étreinte, il eut l'âme reprise par le souvenir de Lucile. Il fut déchiré jusqu'aux profondeurs de l'être par une douleur qui se fondit eu l'émotion la plus suave. Oh! qu'il serait bienheureux de maintenir aussi longuement l'aimée sur sa poitrine! La décision intime qu'elle deviendrait son épouse se confirma, sembla beaucoup plus tenace en lui. Hélas! l'orgueil de Gaspard avait été comme chauffé à blanc par l'éclat de l'alliance avec les Desloges. Gaspard trépignait de satisfaction, il n'avait jamais été aussi jovial, expansif, puéril et vain, il ne s'habituait pas à l'accroissement de splendeur. Si Jean eût osé dès lors lui dévoiler son coeur, affirmer le choix de Lucile comme femme, le père se serait tordu le visage à s'en divertir… Et d'ailleurs, ne venait-il pas de parcourir les phases d'un combat moral où il avait failli lui-même se tourner en dérision? Un scandale gonflait, sous lui comme une vague. Tous les jours, l'accent de l'indignation grondait plus fort, plus acerbe. Il était impossible que le docteur Fontaine recherchât la compagnie d'une ouvrière pour la conduire au mariage, il ne restait qu'une conclusion à choisir: Jean Fontaine caressait une espérance lâche et féroce. Lucile Bertrand, si jolie, si digne, si délicieuse, l'attirait comme proie naive à séduire. La nouvelle s'accrédita, se précisa de piquants détails, s'aggrava de preuves surgies en des imaginations fécondes. Ou flétrissait à peine la jeune fille, on écrasait le jeune homme d'une masse d'horreurs et de malédictions. Il vint une heure où ce fut de l'exaspération, de la colère extrême, un besoin aigu de punir et d'assommer…

Comme on était muni d'une arme bien tranchante, d'une souplesse infinie, à coup sûr meurtrière, le ridicule, on la pointa contre lui, on l'en déchira, on la lui enfonça jusqu'au plus saignant du coeur. Il fallut bien alors, en effet, qu'il s'aperçût de l'aversion qu'il inspirait. De toutes les façons, dès qu'un incident minime lui en eût imposé la crainte, il sentit le blâme de l'opinion le narguer, s'appesantir sur lui. Des éclats de rire le souffletaient, des sarcasmes l'écorchaient au vif, des sourires de compassion entraient jusqu'au fond de son âme leur ironie comme un dard. Oh! comme il en eut de la honte et du tourment! La moquerie âpre, inlassable, de toutes parts se refermait sur lui pour l'étreindre, l'avilir et le châtier…

Il fut sur le point de lui obéir, de perdre l'équilibre. Il voulait se libérer d'une torture qu'il n'avait plus la force de vivre. Pendant quelques jours, il accueillit l'hypothèse de rejeter Lucile. On n'avait, pour le honnir, que des preuves fantaisistes, on reconnaîtrait la méprise et l'injustice, on lui redonnerait l'honneur. A prévoir ainsi la joie de la réparation et de la vengeance, il ressentit le calme tant désiré…

C'est comme si la violence de la confusion soulevée en lui par le ridicule eût aboli les autres sentiments, l'amour aussi. Lucile, toutefois, ne cessait pas d'être merveilleuse en la mémoire du jeune homme, aucun désenchantement ne l'avait révolté contre elle. Mais une force déprimante exécutait son oeuvre, contre laquelle il fallait tout son être pour réagir: aussitôt qu'il en eut, dominé l'action, Jean la crut moins formidable, il éprouva même l'énergie de la refouler hors de son âme. Contre elle il amassa tout à coup de l'endurance, de la conviction, de la puissance intérieure. D'une impulsion libre, la volonté revécut pour ainsi dire, claire, impérieuse: elle reprit l'essor vers le but, le devoir, la vigueur, la beauté… La conscience de la destinée vers laquelle Jean s'acheminait, remonta au fond de lui-même et toute la fièvre de l'amour le ressaisit. La sensation fut un mélange de douceur et d'humiliation profondes. Oh! la surprise, l'ingratitude, la laideur, la veulerie d'un tel oubli! Qu'il était mystérieux, ce reniement d'une tendresse aussi loyale, aussi complète! L'assurance d'avilir été malgré lui traîné par la vague irritée de l'opinion, ne le délivrait, pas d'une souffrance qui l'oppressa lourdement: n'avait-il pas été faible et vil? C'est d'un élan plus invincible, plus généreux, plus absolu qu'il se redonna… Des perspectives élargies ravirent son imagination, le firent, tressaillir à l'aspect de leur sublime étendue. Jusqu'alors, l'égoisme seul, une joie toujours plus infinie de retrouver le sourire et l'âme de Lucile Bertrand le poussait vers la jeune fille. Il essaya de le contenir, il fut débordé. Asservi de la sorte à l'amour, il ne retint guère une pensée qui lui sillonna la tête et qui aurait dû l'émouvoir: à se lancer contre les obstacles dressés entre lui et l'ouvrière, à détruire en lui les fibres d'une vanité mesquine, à ne pas arracher en poltron de sa vie le sentiment fort éclos au meilleur d'elle-même, ne s'attachait-il pas d'une pleine franchise, d'un lien réel à l'idéal de fraternité qui l'avait remué d'une ardeur intense? N'avait-il pas failli se livrer au dédain contre le peuple, être complice de l'indifférence à l'égard dea humbles, refuser son coeur à l'union canadienne-française? Ne le fascinait-elle pas, ne le persuadait-elle pas tout entier, le jeune homme ardent et sincère, il y a quelques mois, la vision d'une sympathie organisée, féconde, entre les groupes de la race? La conviction patriotique issue des émotions nouvelles au Congrès, des réflexions ardues et pénétrantes, des certitudes acquises, ne perdait rien de sa fermeté, de son espérance. Mais l'amour croissait, devenait exclusif, atténuait le reste en l'âme de Jean. L'image de Lucile, constante, radieuse, éloignait les autres pensées, les autres souvenirs. Comment l'avait-elle jusqu'ici bien peu frappé, la relation rigoureuse entre le rêve patriotique et la grande tendresse? Elle aurait lieu sous la poussée de l'amour, l'entente des classes, l'unité de la race, l'envolée prodigieuse vers la force et la gloire. Ah! que cela devint lumineux, sûr, infaillible, parce que son propre amour illuminait Jean, l'inondait lui-même de dévouement, de pitié, de vaillance!…

Depuis lors, avec une affection renouvelée, moins impulsive et aveugle, plus consciente et intuitive, il chérit Lucile vraiment, d'un élan supérieur. Il eut l'obsession de ne pas l'avoir aimée, il en eut de la peine étrange qui dura. Il aurait voulu toujours l'avoir estimée, ennoblie ainsi, ne l'avoir jamais abaissée de la hauteur de son orgueil et des préjugés infimes. Animée par de tels regrets, fortifiée par l'ardeur plus vive, par la certitude, par l'adhésion claire de la volonté, comme elle se creusa, comme elle s'élargit, comme elle se fit, douce, la tendresse de Jean pour l'ouvrière! Elle ne contenait, rien de vague ou de stupidement romanesque, elle transportait le jeune homme d'une joie saine et clairvoyante, pour ainsi dire. Elle devint un respect bizarre, indicible, qui lui rendait Lucile auguste, une émotion poignante qui la lui faisait nécessaire…

Jean veut le lui dire, avec des mots bien des fois appris, qu'elle est indispensable au bonheur, à la vie, à l'avenir. Hélas! il ne trouve plus que des accents banals et rigides, mornes et indignes, mais il est grotesque d'être ainsi figé par le silence, et il prononce une phrase gonflée d'amour, au hasard:

—Nous n'avons donc rien à nous dire, Lucile…

Il ne l'avait, jamais nommée de la sorte, il ne lui avait, jamais parlé d'une telle voix bouleversée. La confusion agace beaucoup le jeune homme. Les syllabes attendries pénètrent Lucile de crainte et de ravissement. Elle n'ose toucher au silence, elle désire que Jean la trouble encore…

La hardiesse regagne Jean Fontaine: il insinue, taquin:

—J'attends, Lucile!…

—Quoi donc, monsieur Fontaine? élude-t-elle, charmante.

—Vous le savez, pourquoi ne pas m'obéir?

—Ah! vous donnez des ordres! c'est plus mystérieux encore…

—N'ai-je pas obéi, moi?

—Vous ordonnez que je vous appelle Jean? s'écria-t-elle, exubérante, de la pourpre chaude au visage.

—Vous ne me dites pas cela de la manière dont je vous redis Lucile…

Il répétait chaque fois le nom de la jeune fille avec une admiration lente, en un murmure passionné de l'âme entière. Un embarras inexprimable affolait Lucile, elle s'efforçait d'y échapper pour n'être pas idiote, par de l'espièglerie, de la naïveté joyeuse et volontaire.

—N'ai-je pas obéi? dit-elle, exquise de malice.

—Vous vous moquez de moi.

—Vous savez bien que non!

—On n'est pas sérieuse quand on se moque… Vous êtes plus gaie qu'à l'ordinaire, trop gaie…

—Il le faut bien, monsieur Fontaine.

—J'exige que vous tranchiez la tête à ce Monsieur Fontaine!

—Là! je ne vous obéis plus! Si je la tranche, il n'y aura plus de Jean!

—Vous voulez donc le garder? s'écria-t-il, une auréole de triomphe lui jaillissant au visage.

—Il le faut bien, Jean, que je sois gaie…

Il n'y a plus de badinage sur les lèvres, plus de malice au bout des yeux qu'envahit le bonheur. Le regard et le sourire de la jeune fille ont torturé Jean d'une félicité aiguë. Puis, ce fut de l'ivresse, une extase calme, de la bonté sans mesure au coeur. Il songea enfin qu'il devait ne pas commander, ne pas la forcer à l'aveu, il se repentit d'une rudesse imaginaire.

—Je vous demande pardon, Lucile, dit-il, avec de l'affection intense.

Elle s'égaya de nouveau, beaucoup moins, de cette humeur enjouée qui rêve, qui est de la tristesse douce:

—Si vous saviez comme vous m'avez fait peu de chagrin!

Il ne lui fit pas le reproche d'être légère, cette fois. Il devint lui-même enjoué, pour mieux se résoudre aux paroles décisives. Il suggéra:

—Vous me pensez ridicule, n'est-ce pas?

—Il était convenu que je ne m'étais pas moquée de vous…

—C'est vrai! comme vous êtes…

—Ne me dites pas de choses incroyables, je vous en prie! interrompit-elle, avec plus de méditation profonde que d'exubérance taquine.

Elle sentait grossir en elle de l'opposition contre la promesse d'amour prochaine…

—J'allais vous dire ce que je pense depuis que je vous ai connue! s'écria-t-il, railleur à son tour. Cela ne vous intéresse pas, je le garderai pour moi.

—Toujours?

—Jusqu'à ce que vous désiriez m'entendre!

—Suis-je distraite? dit-elle, haletante.

—Vous me fuyez, Lucile, vous ne voulez pas me croire! Il y a si longtemps que j'étouffe, il me semble, de garder le silence. Je ne suis pas venu, je dois avoir couru ce soir. Des paroles douces, oh! si douces, m'obsédaient, me parurent dignes de vous. Dès que je vous ai revue, je les ai perdues… Il ne m'arrive que des morceaux de phrases insignifiants, qui ne contiennent rien de ce que je sens pour vous… Ah! que c'est profond, Lucile, que c'est bienfaisant, que cela rend noble et joyeux de vivre! Dites, vous ne refusez pas? J'ai besoin de vous, de votre sourire, de votre âme si haute, si brave!…

Lucile immobilise sur Jean des yeux éperdus, navrés d'extase. Tressaillante jusqu'aux profondeurs les plus vives de l'être, elle écoute l'harmonie d'amour. Elle est impuissante contre l'émoi, contre la défaillance… Elle a le vertige de vouloir en mourir…

Jean s'étonne du mutisme, de la pâleur de Lucile. Des secousses brusques remuent la poitrine de la jeune fille: elle a presque fermé son regard, le visage est comme rigide…

C'est qu'elle est étreinte par quelque chose d'inévitable, de dur. Un malaise accablant la tient. Comme elle est inférieure, comme elle est pauvre, comme elle est lointaine! En cette minute, elle n'éprouve qu'une tension de volonté âpre…

De la douleur transperce Jean Fontaine: il s'épouvante à l'hypothèse de n'être pas aimé.

—Lucile, vous ai-je offensée? dit-il, enfin, anxieux jusqu'à l'extrême.

—C'est le contraire, Jean…

—Mais alors?… je… je…

—Vous m'élevez trop, je n'ai pas le droit, j'ai peur…

—Je vous admire, je vous aime d'être aussi délicate, mais il faut n'y plus songer, n'est-ce pas?

—Je ne le peux pas!…

—Vous me croyez donc faux?

—Ah! Jean! qu'est-ce que vous me dites-là? dit-elle, un sanglot lui déchirant la gorge.

—Pardon, mon amie! L'inquiétude me rend féroce! Oubliez cela, je ne veux plus que ça vous fasse du mal!

—C'est impossible, je le sais! Que cela me fait de la peine de vous voir si triste! Je n'ai pas de mots pour vous remercier de votre générosité, de l'honneur que vous me faites… Vous allez le comprendre vous-même. Je ne suis pas capable de vous dire cela. Je suis trop inégale, trop étrangère à vous, je suis certaine que vous le regretteriez. Je vous ennuierai, je serai dépaysée, je serai gauche au milieu des vôtres: je serai l'intrigante, l'enjôleuse pour l'argent… Ne voyez-vous pas que je dois être courageuse au-delà de ce que je peux dire? Je le dois à votre bonheur!…

—Ce que vous devez à mon bonheur, c'est vous! Je ne veux plus entendre ces scrupules, il me faut d'autres paroles, celles dont je vivrai toujours après les avoir entendues!

Comme devenue insensible par l'inflexibilité de la résolution prise, elle interrompit si ardente qu'il eut à la laisser grossir l'obstacle:

—Non, vous dis-je, mon ami, c'est impossible! Je vais être franche… Il y a quelques semaines, j'ai lu le récit du mariage de votre soeur. Quelle fête! quelle richesse! quelle élégance! Tout à coup, des larmes ont bondi à mes yeux, je me sentais petite, si loin de vous, triste jusqu'au fond du coeur… Puis, je me suis aperçue combien j'étais sotte, vaniteuse. Vous ne veniez à moi qu'irrégulièrement, je ne pouvais espérer de l'amour chez vous… Est-il bieu vrai qu'alors vous m'aimiez? Ah! non, c'est trop de fortune, trop de splendeur! Votre soeur, une des plus séduisantes femmes de Québec, rougirait de moi. Vous-même, Jean, ne vous fâchez pas, je devine qu'un jour vous penseriez comme Madame Desloges, comme eux tous… Vous êtes si bon, vous cacheriez votre humiliation, vous pardonneriez… Mais je le sentirais! Il n'y aurait plus qu'une chose à faire, ce serait mourir!… Ah! non, je ne le peux pas!

Des sanglots rudes la saisirent à la gorge. Une détresse lui faisait, le coeur lourd à en devenir folle…

Jean se précipite vers elle. Il détache lentement des yeux et du front qu'elle pressait, la main secouée de fièvre. Au bord de la chaise où Lucile est défaillante de douleur, il prend place avec un respect infini. Puis, d'un geste paisible et doux, il incline sur sa poitrine la tête frémissante, la tête bénie. Il parle avec des murmures venus du plus lointain, du meilleur de l'être:

—C'est fini, Lucile!… C'est fini, n'est-ce pas? Vous ne savez pas combien je souffre, combien vous me déchirez!… Vos sanglote me font du mal, à toute mon âme, il faut qu'ils s'arrêtent. Entendez-vous, Lucile, je ne veux pas! J'ai le droit de vouloir puisque je vous aime! Ce n'est pas du caprice, de l'exaltation, c'est de la tendresse profonde, tout moi-même est à vous!… Avant la promesse que je vous ai faite, j'ai réfléchi. Tout ce que vous dites, ne me le suis-je pas dit? Ce que vous dites est sublime, et… c'est fou! J'ai besoin de vous, Lucile, de votre coeur, de votre tête si fine, si douce!…

Les épaules de la jeune fille ne sont plus agitées par la violence de la peine, ses larmes deviennent tranquilles et bonnes. Une joie ineffable l'inonde entière, alors que Jean Fontaine achève de la consoler, de la guérir:

—Vous m'aimez, Lucile… votre grand chagrin n'en est-il pas la preuve? Vous m'aimez, comme je vous aime, pour toute la vie, avec toute la vie… N'est-ce pas vrai, ma douce amie? Pourquoi ne pas me le dire? J'ai besoin de l'entendre… Ne pensez plus à mon rang, à vos inquiétudes. Ne serai-je pas là, moi? Je vous jure ma protection, mon dévouement, ma tendresse éternelle… Lucile, je vous aime! refusez-vous le bonheur?

—Ah! que vous êtes bon! dit-elle, à voix très basse, d'une suavité qui le bouleverse jusqu'aux larmes.

—C'est fini, votre souffrance?

—Il me semble que je n'ai jamais souffert…

—Pourquoi n'aviez-vous pas de confiance en moi, Lucile?

—Je ne m'en souviens plus, Jean…

—Depuis longtemps, je souffrais de ne pas tout vous dire…

—Ah! que vous êtes bon! que vous êtes généreux! que vous êtes…

—Heureux, Lucile, heureux par vous, par votre noblesse, par votre franchise, par votre douceur!…

—Quand l'espérance venait, je la chassais de moi-même! Ah, quel martyre alors!…

—C'est fini, Lucile, pour toujours?

—Je vous aime, Jean! dit-elle, avec une extase profonde.

Longtemps, leurs coeurs s'étreignirent d'aveux, de sourires…

XIII

LE PÈRE ET LE FILS

L'enivrement <le la douce confidence persiste, s'approfondit: Jean revient au chemin Saint-Louis… Le long de la Grande Allée méditative sous la lune et les étoiles, le tramway file avec impatience. Il y a peu de voyageurs, peu d'arrêts en la course vers la demeure paternelle. Jean, le plus tôt, possible, va faire accepter par son père la tendresse qui le domine et si puissamment l'attendrit. Elle est devenue si entière, si impétueuse et définitive au cours de l'aveu, qu'il a fini par ne plus tenir compte de la vanité de Gaspard Fontaine et des répugnances qu'il en avait jusque là, redoutées. L'opposition qu'il entrevoyait, par la violence et l'absolutisme qu'elle aurait, l'effarouchait au point d'avoir éloigné la confiance et l'effusion. Bien qu'il n'eût pas sondé l'orgueil de son père en toute sa profondeur, en toute son étendue, il en était malgré lui témoin assez pour qu'il en eut perçu la vigueur, l'essence. Et il n'ignorait pas que l'industriel peu à peu retirait son coeur au peuple au milieu duquel il avait d'abord battu, faisait rayonner sur les pauvres, les travailleurs, une presque royale indifférence, un mépris toujours grandissant…

La certitude qu'il aimait ne put s'aviver en l'âme de Jean sans que l'obsédât le souci d'y rendre Gaspard sympathique. Mais outre la prétention surabondante qu'il n'ignorait pas, n'y avait-il pas l'obstination à laisser croupir dans l'oubli le projet d'action patriotique? Plusieurs mois s'enfuirent à tire d'aile et le père, habile, se tenait loin de toute allusion même au plaidoyer du fils pour la race. Ne fallait-il pas, surtout, battre en brèche et abolir ce périlleux antagonisme entre les classes, entre les parvenus et les modestes? L'industriel s'empressant de méconnaître et de refuser lit tâche de fraternité, Jean augura que Gaspard se camperait, despotique et agressif, entre Lucile et lui…

Aussi, Jean se torturait-il. Plus son amour l'empoignait, s'identifiait à la vie même et plus la nécessité, d'y faire consentir le père le harcelait, plus il vacillait en face de la décision à prendre. Non pas qu'il fût dénué d'assurance virile en lui-même: une énergie tenace lui circulait dans les veines. Il s'attendait, comme à un destin lié aux circonstances et à la nature exaltée de Gaspard, à un refus rude, inflexible. Et les conséquences l'en terrifiaient, le pétrifiaient à l'avance. Comment franchir un ultimatum de celui qu'il vénérait si fort on se libérer d'un amour que tout lui-même voulait garder? D'ailleurs, il ne se sentait pins le droit ni l'ignominieux courage, de renoncer à Lucile. Il avait perçu, admis les responsabilités d'une courtoisie assidue auprès d'elle, s'en était de lui-même porté garant. Si maintenant la jeune fille l'aimait à ce degré d'admiration et de profondeur, lui-même l'y avait conduite et stimulée. La perspective de violer l'espérance qu'elle ne s'avouait pas à cause d'une humilité admirable, mais qui sourdement lui filtrait au coeur, révoltait Jean: comme il serait félon et dur!…

Ce n'était qu'une obsession éphémère dont il n'accueillait pas l'objet comme probable, qui servait du moins à décupler sa force de vouloir. Il ne se donnait un pareil effroi que pour en accroître son amour, pour s'enflammer à ne pas le trahir. Celui-ci devint extrême, invincible: il semblait à Jean que rien n'en pourrait comprimer la vie profonde, l'élan pour briser les obstacles. Le jeune homme en devait subir les entraînements et les ordres, parce que le meilleur de lui-même y adhérait, les croyait inséparables du bonheur et de la justice…

La prévision seule d'attrister son père, d'enfreindre son orgueil, de s'ériger on adversaire devant lui, tempérait cette ardeur. Et pourtant, elle ne se désespérait pas: elle se ferait si habile, si respectueuse, si émue, quelle dissiperait l'antagonisme. Il y eut, une heure de triomphe, ce soir, où Jean cessa de l'appréhender, où il n'eut plus la crainte de dévoiler son amour, où l'indulgence paternelle lui parut facile à surprendre…

Au coin de l'avenue des Érables, il quitte le tramway. Une démarche fiévreuse l'emporte. Il est irrésistiblement déterminé: Gaspard entendra tout, s'il ne s'est pas encore livré au repos. Une lumière atténuée, bleuâtre, informe Jean que son père ne s'est pas retiré de la salle à fumer. Le coeur lui saute à grande allure, ses tempes sont battues de chocs rapides. Il est remué, il est nerveux, mais sa résolution ne bouge pas en sa volonté. Il n'entrevoit rien de la nuit belle et capiteuse, il gravit l'escalier de pierre comme si une meute l'eût traqué…

Gaspard Fontaine, les sourcils ramassés, le regard froid comme une lame, rumine de la colère. On l'a trompé, un profit gigantesque lui échappe, l'humiliation le hante. Sa renommée d'homme d'affaires perspicace est offerte en cible aux railleurs. Il est infatué sans mesure de son adresse à conduire les opérations commerciales. Il en tire sa plus grande félicité de vivre. Aux grands efforts de l'énergie qui ne se vouent pas à elles, c'est avec parcimonie qu'il accorde un éloge, qu'il décerne de l'estime. Il fallut toute la passion débordante et toute la supplication grave de Jean pour que, le soir où il réclama de lui une tentative énergique d'amour et de sacrifice, il obtînt de lui cet intérêt, cette émotion, ce penchant à se dévouer fugitif. S'il eût mieux vu l'âme de Gaspard, une adhésion aussi vague, même passagère, l'aurait confondu, émerveillé…

Il dura donc bien peu, l'acquiescement du père à l'idéal patriotique du fils. Dès le lendemain, celui-là révisait son assentiment superficiel, le discuta, le contremanda. Une espèce de honte le prit de ne pas l'avoir aussitôt refusé. Installé en sa chaise curule d'homme d'affaires, il s'étonna de lui-même presqu'avec douleur. Il était anormal qu'il se fût délecté d'un pareil sentimentalisme. Eh bien, oui, il avait failli parler, se compromettre, s'emballer, vouloir. Dieu merci! il ne s'était pas mis en cette disgracieuse posture. Comme facteur de succès en des carrières spéciales, en, politique surtout, le zèle patriotique avait de la décence. Que viendrait-il ajouter à sa veine, à sa richesse, le dévouement à la race? Il en déduisit que ce serait accomplir une tâche risible. Un enthousiasme aussi candide ferait s'esclaffer l'opinion: cette peur n'aurait-elle pas suffi à paralyser en lui tout velléité d'un grand amour?

Il ne restait plus qu'à détourner Jean d'une illusion, d'un nuage. Des ardeurs l'embrasaient souvent: la fourberie et la lâcheté facilement lui inspiraient de chaudes protestations. Était-ce l'activité jamais assouvie de l'intelligence qui les lui faisait oublier si tôt? Pourquoi s'attacherait-il à ce rêve longtemps? Bien qu'il eût soulevé tant de coeur et d'âme, l'apaisement n'aurait-il pas lieu? Gaspard n'alla pas plus loin que cette logique. Il n'osait tout de suite et avec droiture braver la déception de Jean, il attendit que sa passion élevée d'elle-même s'effondrât… Et voici que tous les deux, avec mystère, silencieux et comme timides, ils s'interrogent d'un regard inflexible, le buste redressé. Le père occupe le fauteuil où il se prélasse d'ordinaire, il a cessé tout à coup d'y enfouir son dos et sa tête languissamment. Il ne sait pourquoi lui remonte en l'esprit l'idéal patriotique de son fils, avec une telle clarté, une force aussi violente. La résolution qui raidit les traits du jeune, homme l'effraye et le tient, sur le qui vive. Et Jean ne se laisse pas affaiblir par la rudesse et la méfiance épandues sur les traits de son père, les regarde bien en face pour en soutenir la colère, s'il le faut. Au premier choc, il a chancelé d'inquiétude. La décision trop ferme a repris l'offensive, il est prêt. Tous les deux, étranges, sans une parole, sans un geste, se préparent, devinent qu'entre eux accourent, des choses décisives et graves…

—Que je suis heureux de te trouver ici, mon père! s'est écrié Jean, lorsqu'il a rejoint l'industriel.

—Ce n'est, pas la première fois que tu m'y rencontres! répondit l'autre, contrarié, maussade.

Depuis lors, depuis une minute écrasante, ils luttent à qui rompra le silence, la tension d'âmes…

Enfin, le fils interroge:

—Qu'y a-t-il?

—Qu'est-ce qu'il y a? fait l'autre, sans désarmer.

—Avant que tu ne m'aies expliqué, je n'ai pas le droit de songer à moi…

—Je n'y comprends rien!

—Tu as l'air si… irrité, si dur! Ton accent glace comme un vent d'Ouest!

—Tu as quelque chose à me dire? Allons, qui doit se soumettre ici?

—Je te respecte sans mesure, mais ce serait de l'égoïsme que de t'obéir. Il y a comme une souffrance en toute ta manière d'être, et je dois la savoir!

—Tu es trop roué, Jean!

—Ce n'est pas de la ruse, mais de la convenance de l'amour de fils!…

Il est sincère. D'abord, le renfrognement de son père lui a conseillé la vigilance. Il ne voulut pas exposer sa confidence aux risques d'une humeur aigrie, mais une impulsion soudaine l'attendrit: une angoisse visible obsédait son père qu'il devait un peu guérir, parce qu'il allait en requérir de la bonté, Jean lui-même se sentit pour lui gonflé de compassion.

Gaspard, amolli par les dernières paroles de son fils, s'obstine à garder la bouche close. Le fils, pressant, répète:

—Si tu as des ennuis, de la peine, si on t'a humilié, pourquoi ne pas m'en rendre solidaire? Il y a trop peu de confiance entre nous!

—A qui la faute?

—Tu as raison, nous sommes tous deux coupables! Commençons à vivre plus l'un de l'autre, dis-moi ce qui t'afflige…

—Que t'importe?

Jean éprouva qu'on rejetait son offre de sollicitude, de vie plus absolument affectueuse: quelque chose d'aigu lui fouilla le coeur.

—Tu ne veux donc pas que nous soyons amis? dit-il, avec beaucoup de tristesse.

—Tu ne m'as pas saisi! protesta l'autre, sincère. J'ai voulu dire que ça ne pouvait pas t'intéresser: tu t'en moques joliment, des affaires, du négoce…

—Jean s'empressa d'interrompre:

—Tu sais bien que non! Ce serait ridicule: je te dédaignais!

—Après tout, c'est vrai.

—Eh bien?

—Il s'agit, d'affaires. La spéculation sur les immeubles nous prend tous, je me suis laissé emporter comme les autres.. A quoi servent des détails quand on a perdu?

—Mais je les réclame, ces détails, mon père!

—Un joli magot me glisse entre les doigts, c'est, tout!

—Il y a autre chose!…

—Et quoi donc, s'il vous plaît? railla Gaspard. Ma foi! on dirait que tu en es sûr!

—Comme de ta parole d'honneur!

—Tu me flattes, tu veux me demander quelque chose… A tes ordres, mon cher!

—Une perte d'argent ne t'aurait pas aigri aussi profondément, Comme je le disais, on a dû t'humilier, te berner…

—Ah! diable! tu as touché juste, mon petit Jean! s'écria-t-il, exaspéré soudain. On m'a joué de la façon la plus malpropre, la plus inqualifiable, la plus… la plus outrageante! C'est le mot, on m'a insulté! On m'a exclu d'un syndicat après m'avoir supplié d'en faire partie. Ils vont faire des bénéfices gros comme le poing. Il y en a parmi eux à qui j'ai rendu des services. Ils m'ont tous flanqué là, sous prétexte que je n'avais pas accepte tout de suite. Dis, mon Jean, n'est-ce pas stupide?… On dira que je n'ai pas eu de flair, qu'ils ont bien fait de me jeter par-dessus bord! Ah! les gueux!

—Es-tu bien certain qu'on fera des gorges chaudes à ton sujet?

—Les jaloux, les farceurs, tous ceux qui s'amusent en déchirant…

—La jalousie ne tue que ceux qui doutent!

—Que tu me fais du bien! Je me buttais à l'humiliation connue à un mur. Elle était devant moi, il n'y avait pas moyen de la faire bouger, et, cela m'enrageait, me faisait mal, tu m'entends? Je ne suis pas capable d'en dire plus long. Enfin, tu crois? Il était si facile d'y penser, et c'est possible! En somme, je n'ai que…

—En somme, tu as fini de te forger des alarmes? A la bonne heure! ton visage prend la forme d'un sourire!

Jean se réjouit d'avoir manoeuvré avec délicatesse. Un rayonnement de sérénité adoucit les yeux de Gaspard: il ne traîne plus en lui que bien peu d'épouvanté, il est si improbable qu'il devienne la risée de tout le monde… L'orgueil sûr de lui-même, à flots abondants, le remplissait de nouveau tout entier. Il redevenait, en quelques secondes, le dompteur habile du succès: voilà qu'il émane du crâne dressé avec arrogance, du regard fixe et contemplatif de soi, d'un coloria chaleureux et spécial dont les traits semblent vivre, d'une façon qu'ont les lèvres d'onduler l'une sur l'autre et qui leur donne une moue de bouche féminine.

Jean ne pense ni grotesque ni énorme cette fatuité, parce qu'elle va lui servir. Ne la regarde-t-il pas s'élever comme un bon augure? C'est elle qu'il faut assaillir, mais rassasiée, amollie de la sorte, elle sera moins sur la défensive, plus irrésistiblement prise de biais et captivée. Le peu d'hésitation qui voltigeait encore en l'esprit du jeune homme s'évanouit Un peu d'émoi qui demeurait au coeur s'en éloigne. Quoiqu'il n'exploite pas cet orgueil du père sans un tressaillement de remords, Jean le caresse davantage:

—Il est impossible d'ébranler une réputation d'homme d'affaires enracinée comme la tienne! dit-il.

—On ne sait jamais, nia l'autre d'une voix qui langoureuse acquiesçait.

—Si tu perdais la fortune, très bien! Est-il dangereux que tu fasses banqueroute?

—Elle est incomparable, celle-là!

—Alors, c'est convenu!

—Ma réputation?

—Elle est plus forte qu'eux ensemble.

—Les envieux, mon fils… Après tout, c'est vrai!

Entre eux le malaise s'était dilué, l'hostilité involontaire affaissée. Un rapprochement bizarre de leurs êtres les unissait. Gaspard, indolent et jouisseur aux profondeurs du lourd fauteuil, un cigare de luxe aux lèvres, observe son fils d'un tendre et long regard. Sa vanité se transporte vers son fils en qui elle se repose doucement. Bientôt, il se rappelle qu'une confidence lui a été promise, il questionne, habile:

—A mon tour de t'arracher une épine du pied! Tu rongeais quelque chose tout à l'heure, n'est-ce pas?

Dans le fauteuil Gaspard s'allonge avec plus de volupté encore. Jean s'apprête lui-même à devenir communicatif, et un frisson l'a remué pourtant. Les manières de dire qui s'offrent lui déplaisent toutes, le stupéfient de leur gaucherie ou de leur insuffisance.

—Tu ne te dépêches pas! fait l'autre, surpris et narquois.

—J'essaye de… Je voudrais…

—Qu'est-ce qu'il y a? Je ne suis pas allé du train de midi à quatorze heures, moi!

—Pardon, mon père, on a été obligé de te mettre l'épée dans les reins! s'écria Jean, un sourire d'affectueuse raillerie lui détendant le visage.

—Et tu as le tour de cette épée-là, car j'ai marché de l'avant!

—Eh bien, mon cher père, en avant! Tu m'as fourni le début qui me gênait, la confiance en moi-même et en toi! J'ai besoin de ton coeur… Le coeur seul, vois-tu, doit s'ouvrir à de telles choses… Élargis le tien bien vaste, pour qu'il comprenne le mien tout entier, à chacun des mots, à chacune des secondes…

—Tout cela pour me dire que tu aimes une jeune fille, je suppose? Tu appelles cela marcher de l'avant? Mais on dit: j'aime Antoinette… Lucie… l'aînée de Pierre… de Jules… on fait claquer cela dru comme un nom de victoire!

—Nous le ferons claquer ensemble, tu me le promets?

—Comme si tu pouvais avoir fait une bêtise!

—Tu connais bien François Bertrand, un de tes meilleurs ouvriers, mon père? fit Jean, à brûle pourpoint.

—Qu'est'ce qu'il vient faire ici, lui?

—Mon bonheur, mon cher et grand bonheur! Sa jeune fille, Lucile, est ravissante, douce à l'extrême!… Te rappelles-tu que François Bertrand fut si malade? Elle vint un jour,—tu étais absent—t'avertir qu'une rechute l'avait assommé. J'eus pitié d'elle, je ne pus faire autrement. Je me rendis souvent auprès de François, je soutins l'énergie de la famille, l'espérance de Lucile. J'aidai un peu à sauver le père, la jeune fille m'en témoigna une gratitude qui me bouleversait. Je l'aimais, vois-tu, je l'aimais de toute la franchise, de toute la bonté, de toute la puissance de mon âme. Je te vois durcir le visage, tes yeux s'esquivent… Il ne faut pas, ton refus serait un malheur! Allons, mon père, sois bon, sois affectueux, donne-nous justice, à elle et à moi! Nous nous aimons de cette force d'amour que rien n'arrête…

—Est-ce un défi? intervint Gaspard, très sec.

Elle se soulageait enfin, par un cri de guerre, l'hostilité qui s'amassait en Gaspard. L'étonnement ne l'ahurit que trois ou quatre secondes: un flot mélangé d'horreur et d'autorité prête à jaillir l'inonda, l'oppressa. Quelque chose d'implacable lui durcissait la volonté comme du fer. Contre eux, François Bertrand, Lucile, de la colère l'a bientôt soulevé… C'est plus que de l'animosité impulsive, c'est de la haine irréfléchie, déjà profonde et tenace, qu'il subit, dont il accueille avec un plaisir de vengeance les invectives et les arrêts. Tant de choses lourdes se pressent qu'il ignore de laquelle il se déchargera la première. Oh! qu'il voudrait, d'une seule explosion, faire éclater son dédain et son indignation. L'appel du jeune homme à l'indulgence, à la largeur d'esprit, ses paroles à la fois énergiques et tendres tombèrent comme sur du granit: elles retardèrent un peu la fureur de Gaspard contre son fils…

Jean, que cette exclamation cinglante a pétrifié d'abord, qu'une anxiété plus brutale a ressaisi, dont une vague de défaillance a submergé l'âme, est redevenu certain de lui-même, de la bravoure à l'avance résolue. La conviction impérieuse qu'il gagnerait l'assentiment du père à son amour le possède: il se sent l'intelligence ferme et nette, le coeur inépuisable de constance à vouloir, à se défendre, à conquérir. N'a-t-il pas de l'ascendant, du magnétisme, grâce à l'instruction que l'autre vénère, à l'affection plus vivace entre eux qu'ils ne se le témoignent? Oh! comment choisir la formule qui sans délai va s'attaquer à l'objection formidable? Il la pressent, mais il ignore de quelle façon, avec quelle virulence le père la médite, avec quelle rancune il la réfrène péniblement. Jean songe à la lui faire diviser pour en combattre, en affaiblir chacune des parties.

Il s'écrie, après un mutisme dont ils ont usé pour tendre leurs volontés jusqu'à l'extrême:

—Vous défier? Mais ce serait ridicule, avant de savoir quelle est votre pensée!… J'ai cédé à la puissance de mon amour…

—Il est moins fort que moi, car je saurai bien te le faire passer!

—As-tu bien des raisons, profondes et infranchissables, de me défendre
Lucile Bertrand?

—Tes Bertrand, je les déteste!

—Le jour où tu connaîtras Lucile…

—Si tu la connaissais aussi bien que moi, ça ne te prendrait pas de temps à la lâcher, va!…

—Que veux-tu dire? s'écria Jean, abasourdi, ne sachant guère ce que
Gaspard venait de suggérer.

—Ah! ils sont finauds, tes Bertrand! ils sont rusés, ils t'ont bien fagoté! Le fils d'un millionnaire, on n'en rit pas, c'est de la besogne superbe! Je la vois d'ici, ta Lucile! Une minaudeuse, une vertueuse, une perfection, un ançe par ici, un ange par là! Ça se comprend, quel parti, quelle veine, ça vaut la peine d'être charmante et douce, et… tout le reste que tu m'as dit; Et le père François, ça s'explique encore mieux: pourquoi n'est-il pas resté avec moi autrefois? Il a trouvé plus commode de se sauver, de me laisser tout seul! En a-t-il fait, du mauvais sang, de me voir devenir si riche! C'est un moyen pas banal de se venger! Tu ne t'en es donc pas aperçu, de leurs courbettes, de leurs manigances, de leur vénalité? Tiens, je ne veux plus en entendre parler, cela m'enrage, me… crispe!

Et, de fait, il avait débité cette tirade avec assez de véhémence et de rapide colère pour en être suffoqué, haletant, exaspère.

—J'en appelle à ton bon sens habituel! voulut expliquer Jean, avec tout le respect concevable.

L'autre lui trancha la parole, incisif:

—Si tu as perdu le tien, puis-je ne pas avoir conservé le mien?

—Est-ce légitime, sans l'avoir vue, de me refuser celle que j'aime?

—Il faut qu'elle t'ait, comme je l'affirme, enjôlé! C'est impossible de le comprendre autrement, te dis-je!

—Admets-tu qu'elle puisse être bonne?

—Te n'ai pas dit le contraire!

—Charmante?…

—Cela va Bans dire!

—Digne?…

—Veux-tu dire par là, qu'elle n'a pas eu recours à des roueries de femme pour t'entortiller? Je ne le crois pas!

Son langage s'atténue, se précipite moins, relâche un peu de la vigueur. Un renouveau de confiance active l'énergie du fils. Diplomate, celui-ci concède:

—Supposons ensemble qu'elle m'a capté avec diplomatie…

—Avec hypocrisie, te dis-je!

—C'est très bien, mais toujours est-il que je ne m'en suis pas aperçu, que je l'aime profondément, comme si elle eût été loyale!

—Ton amour? Prends-tu cela au sérieux? Allons donc!

—Mon père!…

—L'indignation à présent! Toute la rengaine! Avant six mois, tu t'en moqueras bien, de ta grande passion!

—Je ne m'indigne pas, je souffre…

Lu voix de Jean tressaille d'une vive plainte. Il est torturé, plus que jamais auparavant, de la dissemblance morale entre son père et lui. Qu'il est douloureux polir lui de se heurter A l'étroitesse d'âme aussi irréductible, à un mépris si têtu de tout idéalisme! Les mesquineries de la nature de son père, le fils n'en fut, jamais aussi douloureux qu'à la minute où celui-là, vulgaire et bête à l'excès, ridiculise sa tendresse pour Lucile.

Un frémissement de révolte lui secoue les nerfs, niais il ne tarde, pas il la calmer: il lui répugne de forfaire à l'infini respect jamais violé. N'envenimerait-il pas l'antagonisme ainsi? Non, de la déférence, du pardon, de l'amour sans bornes, de l'amour jusqu'au dernier instant, de la lutte, jusqu'après la défaite, s'il faut en être accablé!…

—Mon cher père, tu ne tentes même pas de me comprendre, de nous comprendre, elle et moi! dit-il, indulgent.

—Il suffit que je me comprenne et ce mariage ne se fera pas, je le déclare une dernière fois! s'exclame l'autre, et dans ses prunelles éclatait une lueur farouche de décision.

Sans aigreur on sans ironie, mais avec une solidité d'accent extraordinaire, le jeune homme rétorque:

—Tu as honte des Bertrand!

—Pour mon fils, oui!

—Une alliance avec la famille de l'un de tes ouvriers, fut-il irréprochable, la jeune fille eût-elle en son coeur le bonheur de ton fils, te ravale et t'humilie?

—C'est un mariage de roman, de la folie, une mésalliance!

—T'allier par le sang au peuple, c'est un déshonneur, une déchéance?

—Je m'abaisse!

—Mais qui donc es-tu?

Cette interrogation imprévue, saisissante, foudroie Gaspard. Un effort violent lui meut le cerveau pour que lui vienne une réponse, et elle ne jaillit pas. D'une intuition confuse, il discerne l'impasse où il est acculé par elle: il sait qu'elle va le forcer à des admissions gênantes, il s'insurge contre la volonté de Jean qui les réclame. Son fils le cerne, le fascine, le maîtrise, l'irrite: sous des apparences d'amour et de respect, sans la moindre parole qui soit volontaire ou imprudente, il impose et il commande, et le père commence à être excède par tant de courage, d'opiniâtreté, de tension à ne pas dévier du but ardemment voulu. Une conviction aussi inflexible entame sa propre assurance. Son refus avait éclaté prompt, fatal, irraisonné, indiscutable. Tout son être, d'une impulsion véhémente, avait protesté contre l'alliance à une famille d'ouvrier. Avec une sorte d'horreur, il éloigne la menace d'un tel mariage. La même crainte le saisit, lui lise le coeur, celle de l'opinion à l'affût des scandales pour les honnir, des maladresses pour les cribler de railleries. Entre celle-ci dont il est le serf, à laquelle il permet bien de l'envier, mais non de le rendre burlesque, entre elle et son fils, il n'hésite pas: il s'obstine à la craindre…

—Qui es-tu? redit son fils, plus vibrant, certain de l'arme dont il frappe.

—Ton père! s'écrie l'antre, avec une emphase autoritaire.

—Eh bien?

—Quoi?

—Ne me refuse pas le bonheur!

—C'est ridicule! c'est…

—Qui es-tu, mon père?

—Mais je le veux, ton bonheur! Ta femme, on en rira: Seras-tu heureux quand tous la mépriseront?

—Oui, parce qu'elle tient, plus de place en mon âme qu'eux tous!…

—Mon fils, un héros de mélodrame!

—Dans les mélodrames, ça finit, toujours bien, répliqua Jean, avec une malice affectueuse.

—Ça finira bien, mais comme je le veux!

—Ah! mon père! je me suis donc trompé! Tu ne le souviens plus de l'entretien que nous eûmes, ici même, il y a plusieurs semaines? Je gardais l'espérance de t'avoir ému: ta physionomie devint pâle de gravité profonde alors… Souviens-toi de mes paroles, de ton attendrissement… Pourquoi dédaignes-tu le peuple?

—Je ne l'insulte pas, que je sache!

—Y a-t-il une différence?

—Je le fais vivre!

—Tu donnes sans amour! Pourquoi n'aimes-tu pas l'ouvrier? Il est la race aussi… Il y a si peu longtemps, il me semble, que tu fus ouvrier toi-même: tu l'as donc oublié? Cela ne te remue pas d'y songer? Les oeuvres nationales ne te séduisent pas? Le moins que tu puisses faire, n'est-ce pas d'aimer ta race en l'ouvrier? Rappelle-toi combien la fraternité est nécessaire: le peuple a la haine de ceux qui montent et ceux qui montent renient le peuple d'où ils s'élèvent! Arrogance, envie, indifférence, tout cela nous affaiblit, nous perd, et tout cela existe parce qu'il manque de la bonté, de l'amour… Allons, mon père, sois généreux, sois patriote, ne renie pas la noblesse du travail, permets-moi d'aimer une jeune fille admirable de notre race! Enfin, tu l'accordes, n'est-ce pas?

Gaspard a tressailli: la vigueur, l'autorité, la passion du fils émeuvent, beaucoup le père, son visage est tendu par une hésitation poignante… L'opposition tenace amollit…

Un spasme d'émotion violente saisit le jeune homme, un souvenir lui a sillonné la mémoire d'un éclair, le cerveau d'un argument terrible:

—Oui, rappelle-toi l'ouvrière qui fut ma mère! s'écrie-t-il, avec tendresse, un sanglot lui rompant la voix.

Puis, silencieux, frémissant, il espère la magnanimité de Gaspard… Celui-ci, livide soudain, vacillant, s'attarde à une vision qui le possède et le tourmente. Il avait aimé vraiment la compagne morte à l'aube de leur prospérité. Pendant quelques semaines, il fut tellement broyé, tellement idiot, que le courage lui déserta les veines. Quand elle revint, l'ambition le pénétra davantage, l'apaisa, le captiva, l'empoigna tout entier. Bientôt, se noua entre le succès et lui l'intime lien fidèle, obsédant, que rien ne pouvait détruire…

Les premiers sourires lointains de la richesse brillent, en sa mémoire, il a défailli sous l'ancienne torture, il a blêmi d'un chagrin sincère, mais le défilé des spéculations hardies et des triomphes repasse en lui, l'éblouit, le hante, l'affole. Toute la volupté d'avoir anéanti les obstacles, entassé les gains, construit le million, de vouloir les autres millions et d'en être sûr lui allume le sang, lui afflue au cerveau qu'elle exalte. Devant la vision vaste de son orgueil, tout le reste s'efface: devant la conscience aussi aiguë d'être puissant et, magnifique, rien d'humain n'égale son énergie, sa constance et sa fierté de lui-même. La véhémence habituelle de sa vanité l'inonde, irrésistible, absolue. Jean est un rêveur absurde: on a changé d'os et de chair, on n'appartient plus au peuple, quand on le dépasse ainsi, quand on le sent, esclave et misérable, si loin au-dessous de soi! L'image de l'épouse lui apparaît encore, mais différente, agrandie, étincelante de l'auréole qui l'enveloppe lui-même. Si la compagne des années rudes leur avait survécu, ne diviserait-elle pas avec lui la puissance et l'éclat de sa victoire? Elle aurait aussi la sensation de l'abîme entre le peuple et elle, se dresserait offensée contre le mariage stupide et inconvenant. Jean déraisonne: est ce qu'on aime l'inférieur? Quand on ne l'insulte pas, quand on l'a payé, nourri. traité avec droiture, n'est-ce pas la justice et n'est-ce pas assez? La fortune hausse, transforme, affine, irradie un homme: par la loyauté, l'audace, la renommée, la splendeur, n'a-t-il pas accompli sa tâche envers la race? Quel est ce dévouement bizarre qu'on lui impose? Faut-il que pour sa race il devienne une espèce ridicule de sauveur, un héros de feuilleton panaché d'idéal? Il entend déjà gazouiller et frémir les quolibets de ses amis au Club, il voit se dilater voluptueusement leurs sourires: il a l'effroi des envieux féroces dont, l'ironie se fera plus joyeuse et, plus meurtrière. Un frisson d'épouvante l'ébranle; l'hostilité contre l'amie de Jean se referme plus étroite sur son âme, comme un étau de glace où elle devient rigide…

A la vue des traits qui se ramassent en une décision brutale, inflexible, des rides noires tendues à la racine du nez, Jean d'abord est fasciné comme par un mystère, inerte d'une paralysie morale. Un malaise bientôt s'insinue à travers son être, y devient intense, fouille le coeur d'une blessure intolérable. Eh quoi! le nom de sa mère est lui-même impuissant! Jean est épouvanté de lui-même, il endigue une accusation de mépris contre son père. Ah! le supplice alors de lui garder la chère vénération, la tendresse inviolable! Il appuie avec vigueur sa main sur le front, pour que n'en éclatent pas les mots qui flétrissent et châtient… Est-ce la paroxysme de la souffrance? Toute la fureur comprimée se détend, se diffuse, s'affaiblit. Une indulgence presque lâche, croit-il, remue Jean au plus sensible de lui-même et noie ses yeux de quelques larmes adoucissantes…

—Ta mère dirait non, si elle vivait encore! dit, enfin Gaspard, avec sécheresse, le regard froid comme du marbre.

—Si tu savais comme j'ai souffert, il y a un instant!

—Tu commences à être plus raisonnable! Il est temps!

—Tu ne m'as pas compris…

—Tu n'en démords pas?

—J'aime Lucile, absolument, pour la vie!

—Comme elle t'a bien garrotté, la coureuse de fortune! Il faudra qu'elle lâche prise!

—Tu n'as paa le droit de l'outrager!

—J'ai toujours bien celui de la refuser comme bru!

—Mon père! supplia Jean, le coeur saignant de détresse.

—J'ordonne!

—Eh! bien, non, mon père, mon bon père, tu ne feras pas cela! Je ne le veux pas… ou plutôt, attends un peu, il faut que je réfléchisse, que je sache, que je me délivre de cette angoisse! Oui, attends-moi un peu, n'est-ce pas?…

Inébranlable et despotique, le voici donc le refus du père. Jean s'y heurte l'âme comme on se meurtrit, la tête à du roc, à du fer, à des choses qui brisent, qui assomment… Il ne subit pas tout de même le désespoir qu'il redoutait: à force de l'avoir pressenti, ne l'a-t-il pas rendu impossible? Le choc de l'orgueil paternel lui fait beaucoup de mal, il ne détruit pas son courage et sa lucidité. Plus forte que sa douleur, une autre sensation la lui fait maîtriser, la domine, bientôt l'engourdit, celle de rechercher et de vouloir une décision. Jusqu'ici, l'hypothèse du choix à faire entre son père et Lucile ne l'a pas réellement angoissé. La croyant imaginaire et déloyale envers Gaspard, il n'osait l'accueillir et l'affronter. L'image d'une impasse vers laquelle il serait peut-être forcé, mais d'une impasse mal définie, peu certaine, l'émouvait parfois d'une terreur brève. Il n'appréhendait que de la colère et un entêtement farouche, mais qui céderait à la prière, à l'amour… Tout, ce qui abondait en lui d'affection douce et puissante, le fils en vivifierait sa réclamation de bonheur. Malgré les retours du doute et les secondes poignantes d'effroi, une certitude lutta, prévalut en l'esprit de Jean, le rassura toujours après la crainte: elle était si débordante, si vigoureuse, si absolue, la tendresse pour la femme choisie, que l'obstacle devant elle sombrerait…

Hélas! l'obstacle est là même, résiste, ne fléchira pas. C'est la première fois que Jean regarde en face longtemps, de toute son âme raidie et ferme, avec un besoin impérieux de se décider, l'alternative qui menace. L'acuité de la réflexion est telle que maintenant la douleur paraît s'abolir. D'une force qu'il reçoit des profondeurs de l'être, force inéprouvée jusqu'alors, le cerveau du jeune homme combat le doute, essaye de rejoindre une solution, de conquérir la vérité. Gaspard est rude et n'est, pas généreux: tout de même, au coeur de Jean se presse et gonfle la tendresse filiale. Des souvenirs pêle-mêle défilent, attirent la volonté. Comment pourra-t-il renoncer au père chéri malgré tout, qu'il ne doit, pas humilier, qu'il ne veut pas torturer? C'est donc impossible…

Alors, il faut livrer Lucile et lui-même au chagrin lourd, inexprimable. Quelque chose de terrible, comme un spasme d'agonie, saisit l'âme de Jean: comme s'il fallait cela pour ne pas mourir, il se serre la poitrine d'une main violente… C'est fini déjà, l'atroce peine: il respire longuement plusieurs fois, il est délivré, il ne reste plus en lui que du mal paisible…. Des lors l'intelligence a plus de force pour agir, plus de liberté pour savoir. Une clairvoyance plus intense l'illumine, elle entrevoit, elle analyse avec puissance. Jean est conscient d'une résolution que se prépare en lui, de moins en moins craintive ou douteuse. Il faut qu'il ne déçoive pas Lucile, qu'il demeure fidèle à l'espérance dont lui-même l'a ravie. Fut-il coupable de s'engager à la faire bienheureuse, avant qu'il eut rendu Gaspard solidaire de sa promesse? Il est possible qu'il n'ait pas agi d'une façon inattaquable: mais il n'a songé ni à l'inconvenance, ni à l'irrespect d'une telle conduite, il s'est, laissé diriger par une impulsion vigoureuse de tout lui-même, avec la certitude qu'il s'abandonnait au bonheur et au devoir… Il en est sûr, il en a l'esprit comme plus vaste, il n'est plus libre de balancer, de choisir; il doit, si Gaspard ne faiblit pas, refuser de plier lui-même. Ah! quelle tristesse profonde en lui, quel amour de fils, quelle révolte, quel supplice de ne pas obéir! Et cependant, il faut qu'il désole son père, qu'il se torture lui-même. Il ne peut contenir l'élan d'un pouvoir soudain, irrésistible au plus vivant de son être: il s'agite en lui non de l'égoisme seul, une passion extrême à laquelle il est malgré lui docile ou même une crainte d'être lâche envers la jeune fille, mais un enthousiasme bizarre, moins vague à chaque seconde, le pénétrant davantage et de lumière et d'énergie. D'une vie sourde et constante, l'idée patriotique en lui s'était développée, affermie: la conviction n'était plus seulement idéale, mais impatiente d'agir. Elle vient de s'émouvoir: une tâche lumineuse éclaire l'esprit de Jean, le sollicite à la décision, à la volupté d'être fort et d'être bon. Il se souvient de la rêverie intense en face des plaines d'Abraham, plusieurs mois auparavant, de l'ardeur un moment ressentie pour les humbles de la race. Comme il fut naturel alors de l'apaiser sans remords, avec la sécurité de l'égoisme et de l'indifférence! Il revient, tout-à-coup, mais réel, mais puissant, le désir autrefois méprisé de répandre le sourire là où il y avait des larmes… Un autre chagrin l'oppresse: il abandonne le rêve du laboratoire, de la science inspiratrice, glorieuse. Oh! quelle sincérité, quelle passion déjà l'unissait à lui! Quelle angoisse de le briser en lui-même! La volonté fixe est à ce point victorieuse qu'elle détourne sans effort le songe brillant, que la vocation admise par elle y domine avec absolutisme. Pourrait-il, d'ailleurs, sans la tendresse qu'il faudrait arracher de l'âme, garder le même courage et la même ambition devant l'avenir? Il ne l'a jamais perçu aussi nettement ni aussi violemment senti qu'à la minute même, il aime Lucile de l'affection indicible, douce et forte, merveilleuse et vraie, qui pousse un homme à devenir le meilleur, le plus énergique et le plus noble qu'il puisse être. Déserterait-il à jamais l'épouse élue? Oh! la déchirure du coeur! la tristesse effroyable! la longue amertume! la source d'aigreur et de faiblesse! Il ne serait plus le même homme, il pressent qu'il aurait perdu la foi en l'amour… Or, il croit à l'amour, il veut y croire sans cesse. La grandiose vision d'amour, celle où la race grandit et s'auréole par le convergence des initiatives et des coeurs, l'illumine de nouveau, le fascine et le stimule. Ah! que devant elle il est seul et chétif! Mais qu'importe? il ira droit au peuple, à l'âme des humbles, il saura, il parlera, il attendrira, il fécondera, il accroîtra la somme de vie et d'amour… Plus tard, quand son père aura tout compris, Jean n'aura-t-il pas fait l'apprentissage du dévouement et de la puissance? Un tressaillement de joie, presque de délire, secoue le jeune homme. Il est en possession de la certitude qui l'affranchit du remords, sinon de la souffrance: Gaspard sera lui-même frappe d'amour…

Un bonheur âpre inonde Jean, l'obsède: il entrevoit, il sait, il veut, il exulte…

Gaspard, vaguement positif d'avoir le dessus, commande:

—Il y a dix minutes que j'attends! s'écric-t-il.

La douleur est soudain plus acérée aux entrailles du fils.

—Il faudra nous séparer, mon père? dit-il, et sa voix crève aux profondeurs de la gorge.

—Es-tu fou? Ah! mauvais fils! Ah! m…

—Jean l'interrompt avec effroi:

—N'en dis pas davantage, je te l'ordonne, ou mieux que cela, je t'en supplie! Ne me déchire pas de blessures. Si tu savais comme j'ai déjà trop de peine!… Il faut que je te désobéisse, te dis-je! Tu sais pourquoi? Hélas! rien n'amollit ta… ton orgueil. Même après ton refus bien… dur, je t'aime profondément: il me semble que je ne t'ai jamais aimé autant, parce que je te fais beaucoup de mal et que j'en souffre d'une façon inexprimable… Il le faut, te dis-je! Je ne puis faire autre choix… Oh! qu'il serait facile de nous guérir tous les deux! Tu n'as qu'un mot à dire. Allons, mon père, je te le demande au nom de tout le cher passé entre nous, aie la générosité de vouloir, bénis mon amour!

—Tu ne feras pas cela, mon Jean, tu ne m'abandonneras jamais! s'écrie Gaspard, dont l'âme de père a frémi, s'angoisse. A mon tour de supplier! Je ne puis te permettre ce mariage, je ne puis faire autrement… Est-ce ma faute? Ça ferait un scandale. Nous perdrons du prestige, le ridicule fait déchoir… Tu ne comprends donc pas? J'ai eu tant de misère à monter, à me faire une place dans le meilleur monde… On rira de nous, te dis-je, on dégoisera contre nous, on fera de nous des imbéciles, des bouffons, on… je te déclare que c'est stupide, que c'est impossible!… Et, puis, j'aurai bien du chagrin de le voir partir…

—Avant, longtemps, mon père, tu me comprendras, je te reviendrai…

—Si tu pars… jamais! crie soudain Gaspard, acerbe, impitoyable, avec de la rancune plus sombre, plus sauvage, plus concentrée.

XIV

CE QUE DISAIT LA FLAMME….

On vient d'apporter au logis des Bernard le merisier de chauffage et les vivres dont ils avaient tant besoin. Au moment où l'un de leurs voisins, inopinément; tomba chez eux comme un rayon chaleureux de la Providence, ils constituaient une famille alanguie par la misère, déchue jusqu'aux échelons extrêmes du délabrement, à la veille d'être étranglée par les spasmes de la faim. Ils étaient des gens si timides et si fiers, qu'ils avaient résolu de ne pas gémir devant leurs semblables et qu'ils se laissaient mourir, plutôt que de forfaire à leur serment de ne jamais implorer l'aumône…

Ils dépérissaient et s'engourdissaient tous, le père, la mère et les six enfants, ils se rapprochaient de l'agonie quand les voisins, d'une façon ou de l'autre, apprirent l'histoire lamentable. Tout près de la mansarde où elle avait eu lieu, parmi un essaim touffu de travailleurs, le docteur Fontaine occupait un bureau, de pratique médicale. Depuis un mois, à travers les âmes des humbles, la confiance au jeune médecin gonflait, la rumeur des éloges éclatant vers lui grossissait Les voisins des Bernard, eux aussi, n'ignoraient pas qu'il prodiguait son intelligence et son coeur aux gueux comme aux ouvriers fort à l'aise et coururent à lui… Aussitôt, le soir, il s'est lancé à travers la nuit, les rafales étouffantes et les âpres soufflets d'un ouragan de neige…

Tandis que les Bernard, enfin secoués hors de leur léthargie, s'abattent sur le pain, le fromage et les fruits, goulûment, comme sur une proie des oiseaux carnassiers, avec de petits cris de brutes affamées, que leurs doigts raidis par le froid se détendent à faire les gestes avides, Jean Fontaine s'introduit au milieu d'eux. Pour ne pas irriter les miséreux farouches, les voisins ne leur avaient délégué que l'un d'entre eux, celui qui avait déniché tout ce malheur horrible. A l'instant, celui-là, un travailleur lui-même, attise le feu qu'il vient de faire jaillir au sein d'un poêle malingre, dévoré par la rouille. Les yeux de Jean s'appesantissent de larmes au tableau d'inénarrable dénûment, d'assouvissement féroce. L'homme est si hâve et décharné, la femme est si jaune et amincie, les enfants, quatre garçons et deux petites filles, si pâles et chétifs! Jean regarde les faces terreuses, les chevelures désordonnées, les bouches gourmandes, les yeux baignés d'une volupté stupide, les haillons, les quelques meubles et ustensiles vieillis, misérables. Un long frisson de miséricorde empoigne le jeune homme, un désir intense de bonté l'embrase. Ils n'ont pas encore dit une parole de reconnaissance ou de joie, les pauvres êtres affolés par la rage d'apaiser leur faim: Jean attend qu'elle éclate de leur cerveau reprenant connaissance de la vie…

La flamme, à l'intérieur du poêle, palpite et s'agrandit. Plus vive, la chaleur se déverse, inonde la pièce qui dégèle. Avec des cris de bêtes satisfaites encore, d'un instinct puissant de revivre, les Bernard se traînent jusqu'au brasier. Jean la voit briller et sourire, jusqu'au milieu de la petite ouverture, la flamme souple et bienfaisante. Il se laisse éblouir, subjuguer par elle. Joyeuse étrangement, d'une voix ardente, elle tient un langage, et c'est confus, grave et tendre, et cela malgré lui l'attire…

Il fait, écho d'une âme lointaine à la jubilation du voisin, orgueilleux de son dévouement, du bien-être qu'il ramène à tous ces gens terrassés par la douleur. Il s'est écrié:

—Bonté du ciel! Que ça fait du bien de les voir! Pensez-vous? Monsieur le docteur, si vous les aviez vus quand on les a trouvés, le coeur vous aurait fendu. Regardez-moi cela, ils ressuscitent, ils sourient: que c'est bon d'être charitable!

—C'est un devoir et un grand bonheur! dit Jean, vaguement.

—Comment te sens-tu, Bernard? Es-tu assez fort pour me répondre? interroge le voisin.

Un sourire, en effet, se répand sur le visage du père, un feu vif a tressailli aux profondeurs de son regard. Cette flamme, comme celle du brasier, fascine Jean, le bouleverse d'un attendrissement mystérieux…

Il ajoute lui-même pour que Bernard, le gueux s'apprivoise:

—Nous sommes vos amis… N'aie pas honte!… Nous savons que ce n'est, pas de ta faute. Je suis médecin, je comprends tout…

—Bien vrai? dit enfin Louis Bernard, les prunelles démesurées, mais d'où l'hébétude enfin se retirait.

—N'ai-je pas bien deviné, mon ami? répéta Jean, c'est la maladie qui t'a découragé… Sur ton visage, j'aperçois beaucoup de vaillance… Tu es brave, si brave, qu'au jour de la misère noire tu n'as pas voulu qu'on allât mendier…

Un coloris soudain transforma les traits de l'ouvrier, son front, s'érigea fier comme celui d'un roi. Jean ne se lassait pas de contempler la flamme à chaque instant plus radieuse, plus attirante un fond des yeux adoucis par le martyre, électrisés d'espérance. Qu'elle est mystérieuse, l'auréole ceignant la tête difforme et salie!

Louis Bernard s'est exclamé, vibrant:

—Oh! monsieur! que vous êtes bon de ne pas me croire un lâche! J'avais toujours espérance… Je voulais me remettre au travail, je n'ai pas pu… Dans ma famille, on ne quête pas, voyez-vous… Il faut que ce soit des gens comme vous deux pour que je ne me fâche pas!…

Et il narra la simple et affligeante histoire. La mère, échevelée, maigre à vous figer de peur, sembla revivre elle-même, accumula des mots de souffrance et de gratitude. Les enfants, sauvages d'abord, idiots et muets, s'éveillèrent à l'exubérance, parlèrent, se lancèrent avec allégresse des taquineries, des éclats de rire. Sur les visages des garçons et des petites filles, Jean contempla une lueur chaude qui tour à tour fulgure et se voile un peu. Il sent combien les sons de leurs gorges vibrent de joie ardente. Il revient au rayon d'orgueil et de vitalité, plus frémissant que tout à l'heure, dont les yeux de Louis se sont allumés. Il regarde la physionomie de l'épouse se ranimer, s'irradier vite, s'embellir de confiance et de tendresse. De nouveau, il se laisse retenir, émouvoir par la flamme du poêle vaillante et bonne. Elle s'est fortifiée, elle s'est épandue, elle est devenue profonde. La rumeur de sa chanson, de ses éclats d'ardeur n'est-elle pas triomphale? Jean l'écoute d'un ravissement de tout lui-même on se mêlent du rêve et de la méditation lucide. Ce qu'elle module ainsi, ce qu'elle exalte, en un rythme large et chaud, n'est-ce pas la résurrection à la vie de tout une famille de la race, le renouveau de l'amour et de l'ambition en l'âme d'un foyer? C'est par elle, par la générosité des frères, que renaissent le nimbe d'allégresse vibrant, aux joues des petits, la flambée d'intelligence et d'amour dont pétille le sang du père, le brasier de tendresse revenu au coeur de la mère. Et, n'est-ce pas elle encore, cette ivresse dont Jean tressaille, exulte, est consumé, l'ivresse d'accroître la vigueur, la beauté, la puissance, l'espoir de la race? Il faut raviver l'énergie, l'orgueil de ces gens-la, pour qu'en déborde autant de force et de bonté que possible. Jean Fontaine longuement s'attache à la flamme intense aux yeux des garçons et des petites filles: qui peut deviner ce que fourniront à leur race les intelligences qu'on ranime, les coeurs dont on réchauffe l'élan vers l'effort, et la bonté? Oh! qu'il est heureux, Jean Fontaine, en face de la vie qu'il soutient, qu'il accélère, qu'il accumule, d'avoir été fidèle au rêve de sacrifice, de compassion infinie!…

Quand le récit des époux Bernard est achevé, Louis devient la proie d'une confusion bizarre et conclut avec modestie:

—C'était fou, monsieur le docteur, de m'entêter comme cela! Mais je ne pouvais faire autrement…

Jean, les yeux lourds de larmes, ne peut rien répondre à l'ouvrier fier: il écoute, navré de bonheur, la flamme qui chante la folie de l'héroïsme éternel de France… …………………………………………

Des pleurs de miséricorde très doux roulent nombreux sur les joues de Lucile Fontaine. Jean a fini d'évoquer le tableau de misère, de dépeindre avec un accent de victoire la restauration du foyer déchu… L'émotion de la jeune femme bientôt se déplace, elle pense de la famille renaissante à l'époux fort, et magnanime. Le coeur entier de Lucile frémit de lui appartenir. D'un long regard creusé d'une tendresse éperdue, elle admire, elle caresse. Il semble qu'un rayonnement nouveau, plus pur qu'à l'ordinaire, resplendisse au front de Jean ce soir. Elle a beau se rappeler toutes les nuances de lumière dont le visage énergique s'illumine, elle est sûre qu'un enthousiasme plus beau le transfigure. Les yeux de l'époux s'égarent en une vision de douceur: elle n'ose la détruire et garde un silence d'amoureuse…

La pièce où leurs rêves vivent d'amour n'est, pas vaste. Il est modeste en sa parure de meubles, de cadres et de bibelots, mais il émane d'eux comme un parfum d'extase. Lucile a transfusé pour ainsi dire, son âme de femme qui aime en chacune des humbles choses, et toutes elles tressaillent d'une joie subtile et profonde. Jean qui souffre d'avoir tourmenté son père et d'en attendre encore le pardon, a fait ouvrir à l'un des murs une cheminée comme il y en avait une au foyer paternel, une cheminée à la façon de jadis. Elle n'est pas élevée, elle n'est pas large, elle est modique, mais elle ressemble pour la forme et l'âme à celle qu'il n'oublie pas…

Tandis que l'ouragan se lamente au dehors et que les tourbillons en vagues sifflantes déferlent, qu'un froid tranchant pénètre jusqu'à la moelle des passants, des bûches rougeoient au fond de la cheminée. La flamme lance, déroule ses plis riches de pourpre et d'or. Comme une draperie mouvante, une clarté rose ondule, colore mollement l'espace et les traits des époux… Jean la regarde se déployer et frémir, se souvient d'une autre flamme, de celle qui chante au poêle des Bernard l'héroïsme et la fraternité… Alors que Lucile, enivrée d'un rêve sublime, a l'hallucination que le feu de l'âtre l'embrase elle-même…

Une intuition subtile et brusque enfin l'éveille: Jean, trop longtemps, demeure loin d'elle. N'a-t-il pas assez livré de lui-même à la famille des gueux? Elle désire que son coeur s'éloigne d'eux pour lui revenir: elle a un besoin indicible qu'il ne batte plus que pour elle seule…

—Je commence à être jalouse, dit-elle, avec un reproche voilé d'exquise tendresse.

—Jalouse? questionne Jean, avec une raillerie très affectueuse Je ne te comprends pas, Lucile…

—A te voir sourire; je sais que tu as compris. Tu veux que je parle, n'est-ce pas? Je connais tes ruses!

—Puisque mon sourire a parlé le premier…

—Ah! Jean! c'est habile autant qu'il y a moyen de l'être, mais tu ne m'échapperas pas, tu m'entends! dit-elle, beaucoup plus gaie.

—Nous allons bien voir. Et d'abord, c'est à ton tour de parier…

—J'ai dit tant de choses déjà…

—Je ne m'en souviens plus.

—Jean! s'écria Lucile, avec une protestation vive de tout son être.

Comme il fallait peu de chagrin pour la faire beaucoup souffrir! Jean eut le remords de sa plaisanterie malicieuse:

—Tu fus jalouse, en effet, dit-il avec finesse.

Un cri profond d'amour se précipite des lèvres de la jeune femme:

—Jalouse, oui, jalouse! Ton coeur était si loin de moi!

—Quelle erreur! nos coeurs ne s'éloignent jamais l'un de l'autre.

—Je les veux plus près encore!…

—Regardons-nous longtemps, Lucile…

Après le regard où longtemps ils se redisent, leur union douce et merveilleuse, Jean continue:

—N'est-il pas vrai que nous ne sommes jamais loin l'un de l'autre?…

—Tu ne regretter rien, mon Jean béni? dit-elle, avec tant de gratitude, qu'il en a le coeur bien faible d'ivresse.

—Je t'aime! s'écrie-t-il, Je ne t'ai jamais aimée comme ce soir! Il me semble que tous les jours, dans l'avenir, je ne t'aurai jamais aimée autant qu'à ceux qui viendront. Rêvons ensemble, veux-tu? Comme tu avais tort d'être jalouse de la flamme! C'est elle que tu haïssais, n'est-ce pas? Regarde comme elle est chaleureuse, comme elle est tendre, comme elle est certaine! Elle enveloppe, elle illumine, elle inspire, elle chante! Ecoute les sons joyeux, la mélodie profonde. Tu l'entends, ma Lucile bien aimée? Mon langage est presque celui d'un enfant, mais il est grave et mystérieux comme le vrai bonheur. Comme elle est forte, comme elle est suave, la flamme de notre foyer! N'en sois pas jalouse, elle se réjouit de notre amour. Ecoute-la bien, c'est de nos âmes qu'elle tressaille. Plus je l'entends, plus j'écoute l'harmonie de ton âme. Et ton âme, n'est-ce pas la mienne? Sans la lumière si douce reçue de la tienne, qu'est-ce que la mienne serait devenue? Quand je contemple ainsi la flamme, ne sois pas jalouse, ma Lucile bénie, j'y vois tes grands yeux noirs s'éclairer ou s'approfondir… Je songe à leur franchise, à leur ardeur si bonne… N'est-ce pas ton âme qui m'a rendu brave et content de vivre? Comme je t'aime! Comme je suis heureux! Sans toi, je n'aurais jamais eu le courage d'aimer le peuple. Si je me dévoue, si je suis fort et si j'ai pitié, si je réchauffe des coeurs et ranime des volontés, si j'ajoute à ma race de la vie et de l'amour, si je sens croître en moi le désir et la puissance d'être utile, je le dois à la tendresse qui brûle au fond de tes beaux yeux noirs… Ne sois pas jalouse de la flamme, elle s'émeut de nos âmes, elle chante l'amour, le nôtre, celui de la race, de la patrie…

Lucile, à travers un sanglot, balbutie:

—Les bûches ne durent pas longtemps, mais la flamme vit toujours…

Des larmes aux yeux des époux jaillirent, ils ont cru entendre la flamme éveiller le premier cri de l'enfant qu'ils désirent… ……………………………………….

Une longue aspiration d'air soulève la poitrine de Gaspard Fontaine. Beaucoup de chagrin s'amasse en lui, l'oppresse, et bien des fois le coeur du vieillard ne peut tout le contenir, s'ouvre s'ouvre d'un grand soupir qui diminue la souffrance. On dirait, en effet, qu'il n'est plus le même, qu'en peu de mois il a faibli, qu'il est humilié, le fier parvenu, qu'il va s'écrouler bientôt, le robuste homme d'affaires. Comme il a les traits amincis par du songe et de la peine, comme il a le regard lointain, lourd de sagesse et de repentir!

—Pourquoi n'as-tu rien a me dire? implore Yvonne Desloges. J'ai besoin de ta force.

Elle a triomphé de l'orgueil, elle vient de révéler sa déception, le martyre de ne plus être aimée…

Gaspard, enfin, d'une voix bouleversée que Jean n'avait jamais entendue, murmure:

—Quand on n'a plus de joie soi-même, est-on capable d'en fournir aux autres?

—Tu penses à Jean, mon père? Oh! pardon! s'écrie la jeune femme, impulsive.

—Comme je l'aimais, sans le savoir! Quand il est parti, je ne le lui ai pas dit, mais cela m'a déchiré! La colère a tenu bon, c'est elle qui m'a empêché de le retenir. Eh! bien, je n'ai pas cessé d'en avoir du chagrin, mais du chagrin… à tel point que je voudrais toujours pleurer! Il est si bon, si ardent, si affectueux, mon Jean! Il me ressemble, tu sais: c'est, de l'énergie, du caractère! Et puis, je lui ai fait du mal: il doit souffrir, n'est-ce pas?

—Nous souffrons tous, mon cher papa…

—C'est vrai… Pardon, ma petite fille! Tu m'apprends ta peine, je me fâche: tu m'arrêtes, tu ne veux pas que je me fâche. Tu veux endurer sans te plaindre. Qu'est-ce que tu veux que je fasse, que je te dise? Je suis rude, je n'ai pas le don de guérir ces choses-là, moi. Qu'est-ce que tu veux, ma pauvre Yvonne? Viens me voir, souvent, si cela te fait du bien. Nous… serons tristes ensemble…

Ils redescendent au fond de leur être si désolé. Tandis que la flamme, au sein de l'âtre, palpite et s'égaye, Elle ne se lasse pas d'être claire, d'être orgueilleuse. Elle s'élance, elle s'élargit, elle s'incline comme des fleura de pourpre à la brise, elle s'agite comme des drapeaux. Comme elle est heureuse de vivre! Elle crépite d'allégresse et d'exubérance, elle module un air de triomphe.

Au dehors, l'ouragan traverse lea plaines d'Abraham d'une énorme clameur. Yvonne et Gaspard se sentent l'Ame plus glacée, plus lugubre, quand des gémissements plus aigus les ébranlent d'un frisson. Ils s'empressent alors, d'un élan instinctif, de revenir à la flamme douce et gaie. Le père, à la voir aussi bienfaisante, aussi généreuse, éprouve une sensation inconnue d'apaisement et de bonté… C'est comme si la douleur au plus intime d'elle-même s'en allait très loin, calme, bénigne, lorsqu'Yvonne entend la flamme vivre et lui murmurer de l'espérance…

Gaspard, hélas! avec une maladresse cruelle, suggère de la consolation:

—Ça durera peut-être pas, l'indépendance de ton mari?

Farouche, elle réplique:

—Il ne m'aimera jamais!…

—Tu le vois bien que je ne peux rien faire!

—Main oui, puisque nous sommes tristes ensemble…

De la cheminée vient une chanson grave et tendre qui berce, endort peu à peu leur tristesse…

—Il est si facile de te guérir, mon père! dit Yvonne timide.

—Tu yeux que je le fasse revenir à moi?

Une gêne durcit le visage du père, quelque chose d'agressif a fait la voix sèche. Yvonne en a du malaise à travers les nerfs et devient plus humble encore:

—J'ose à peine dire oui…

—Plus tard…

—Mais pourquoi?

—Tu le sais bien! J'ai de l'indulgence, de la bonté, ce soir. Tous tes jours, le remords me serre au coeur, mais il y a des heures—j'ai honte de t'avouer cela—quand je me retrouve au milieu de mes affaires, dans le train de la besogne, de la distraction, quand je redeviens Gaspard Fontaine le millionnaire et que je me sens moins son père, il y a des heures où j'ai souvent contre lui de la fureur sourde et de la rancune. Cela diminue, mais il en reste encore. Mais oui, c'est le premier jour où je ne l'ai pas offensé, pas du tout! Ah, j'espère que c'est fini! comme ça fait du bien!…

—Ce sera demain…

—Plus tard… Je le reverrai quand j'aurai plus souffert, quand j'aurai le droit de ne plus Rougir…

—Eh! bien, moi, je le verrai demain! Je ne l'ai vu qu'une fois depuis son mariage, j'ai refoulé le besoin d'aller vers lui, je lui aurais tout dévoilé: quelle honte! Ah non, je ne peux pas lui confier ma douleur!

—Vas-y, ma fille! comme il va te guérir, lui!

Un éclat de joie plus intense, plus victorieux, jaillit de la flamme.
Elle s'anime davantage, il semble qu'elle exulte…

Une rafale stridente hurla, remplit la maison d'effroi et de plaintes.
Mais la flamme ne s'effraya pas, continua le chant de bonheur…

—Qu'as-tu, mon père? s'écria Yvonne, terrifiée d'une angoisse confuse.

Gaspard, une main rivée à la poitrine, l'autre crispée sur le bras gauche du fauteuil, se tenait droit comme un arbre rigide, une stupeur fixe aux prunelles.

—Ne t'inquiète pas, mon enfant, dit-il bientôt, avec une douceur étrange. Attends un peu que ce soit plus clair en ma tête… Au bruit de la rafale, une pensée m'a saisi, m'a fait peur, m'a bouleversé, me fait comprendre une foule de choses… Eh bien, oui, ma petite Yvonne, sous nos pieds, autour de nous, c'est la plaine d'Abraham. Il m'a semblé entendre les gémissements innombrables des morts. Ils m'ont accusé, ils m'ont ordonné. Comme il a raison, mon Jean! C'est pour nous qu'ils ont aimé jusqu'à la mort! Je comprends ce que Jean voulait, ce qu'il a fait: il faut de l'amour toujours…

Yvonne, comme en rêve, murmure:

—Pourvu que la flamme ne s'éteigne pas aux foyers de la race, les ouragans sifflent en vain pour la détruire…

Yvonne et Gaspard se remémorent l'enthousiasme de Jean. L'une sent que les tâches magnanimes engourdiront son martyre; l'autre veut être digne de son fils, veut agir, veut aimer… Tous deux ainsi se laissent pénétrer par l'éloquence de la flamme. Elle ne se lasse pas de rire et de chanter, la flamme allègre et bonne. Elle est large, elle est forte, elle verse des lueurs de rêve, de mystère et de clarté profonde. Comme elle est ancienne, la flamme canadienne-française, comme elle vibre de puissance et d'héroïsme! Sur les plaines d'Abraham, elle veille, elle est plus grande, elle est plus radieuse, parce que l'âme des braves l'attise, parce qu'elle est immortelle…

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Préface

I.—Au ras des cimes.

II.—Les ailes à terre.

III.—Un adonis québécois.

IV.—L'apathie générale, immense.

V.—Au foyer des Bertrand.

VI.—La chanson d'Isabeau.

VII.—Le rêve de fraternité.

VIII.—Le visage merveilleux de reconnaissance et de loyauté.

IX.—Le sanglot de Thérèse.

X.—La jolie américaine.

XI.—La détresse profonde.

XII.—L'idylle de bonté.

XIII.—Le père et le fils.

XIV.—Ce que disait la flamme.

End of Project Gutenberg's Ce que disait la flamme, by Hector Bernier