The Project Gutenberg eBook of La fille du capitaine

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La fille du capitaine

Author: Aleksandr Sergeevich Pushkin

Release date: October 19, 2004 [eBook #13798]
Most recently updated: December 18, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DU CAPITAINE ***

Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com

Alexandre Pouchkine

LA FILLE DU CAPITAINE (1836)

Table des matières

CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES CHAPITRE II LE GUIDE CHAPITRE III LA FORTERESSE CHAPITRE IV LE DUEL CHAPITRE V LA CONVALESCENCE CHAPITRE VI POUGATCHEFF CHAPITRE VII LASSAUT CHAPITRE VIII LA VISITE INATTENDUE CHAPITRE IX LA SÉPARATION CHAPITRE X LE SIÈGE CHAPITRE XI LE CAMP DES REBELLES CHAPITRE XII LORPHELINE CHAPITRE XIII LARRESTATION CHAPITRE XIV LE JUGEMENT

CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES

Mon père, André Pétrovitch Grineff, après avoir servi dans sa jeunesse sous le comte Munich[1], avait quitté létat militaire en 17… avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait constamment habité sa terre du gouvernement de Simbirsk, où il épousa Mlle Avdotia, 1ere fille dun pauvre gentilhomme du voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survécus seul; tous mes frères et soeurs moururent en bas âge. Javais été inscrit comme sergent dans le régiment Séménofski par la faveur du major de la garde, le prince B…, notre proche parent. Je fus censé être en congé jusquà la fin de mon éducation. Alors on nous élevait autrement quaujourdhui. Dès lâge de cinq ans je fus confié au piqueur Savéliitch, que sa sobriété avait rendu digne de devenir mon menin. Grâce à ses soins, vers lâge de douze ans je savais lire et écrire, et pouvais apprécier avec certitude les qualités dun lévrier de chasse. À cette époque, pour achever de minstruire, mon père prit à gages un Français, M. Beaupré, quon fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et dhuile de Provence. Son arrivée déplut fort à Savéliitch. «Il semble, grâce à Dieu, murmurait-il, que lenfant était lavé, peigné et nourri. Où avait-on besoin de dépenser de largent et de louer un moussié, comme sil ny avait pas assez de domestiques dans la maison?»

Beaupré, dans sa patrie, avait été coiffeur, puis soldat en Prusse, puis il était venu en Russie pour être outchitel, sans trop savoir la signification de ce mot[2]. Cétait un bon garçon, mais étonnamment distrait et étourdi. Il nétait pas, suivant son expression, ennemi de la bouteille, cest-à-dire, pour parler à la russe, quil aimait à boire. Mais, comme on ne présentait chez nous le vin quà table, et encore par petits verres, et que, de plus, dans ces occasions, on passait loutchitel, mon Beaupré shabitua bien vite à leau-de-vie russe, et finit même par la préférer à tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique. Nous devînmes de grands amis, et quoique, daprès le contrat, il se fût engagé à mapprendre _le français, lallemand et toutes les sciences, _il aima mieux apprendre de moi à babiller le russe tant bien que mal. Chacun de nous soccupait de ses affaires; notre amitié était inaltérable, et je ne désirais pas dautre mentor. Mais le destin nous sépara bientôt, et ce fut à la suite dun événement que je vais raconter.

Quelquun raconta en riant à ma mère que Beaupré senivrait constamment. Ma mère naimait pas à plaisanter sur ce chapitre; elle se plaignit à son tour à mon père, lequel, en homme expéditif, manda aussitôt cette canaille de Français. On lui répondit humblement que le moussié me donnait une leçon. Mon père accourut dans ma chambre. Beaupré dormait sur son lit du sommeil de linnocence. De mon côté, jétais livré à une occupation très intéressante. On mavait fait venir de Moscou une carte de géographie, qui pendait contre le mur sans quon sen servît, et qui me tentait depuis longtemps par la largeur et la solidité de son papier. Javais décidé den faire un cerf-volant, et, profitant du sommeil de Beaupré, je métais mis à louvrage. Mon père entra dans linstant même où jattachais une queue au cap de Bonne-Espérance. À la vue de mes travaux géographiques, il me secoua rudement par loreille, sélança près du lit de Beaupré, et, réveillant sans précaution, il commença à laccabler de reproches. Dans son trouble, Beaupré voulut vainement se lever; le pauvre outchitel était ivre mort. Mon père le souleva par le collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le même jour, à la joie inexprimable de Savéliitch. Cest ainsi que se termina mon éducation.

Je vivais en fils de famille (nédorossl[3]), mamusant à faire tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu avec les jeunes garçons de la cour. Jarrivai ainsi jusquau delà de seize ans. Mais à cet âge ma vie subit un grand changement.

Un jour dautomne, ma mère préparait dans son salon des confitures au miel, et moi, tout en me léchant les lèvres, je regardais le bouillonnement de la liqueur. Mon père, assis pris de la fenêtre, venait douvrir lAlmanach de la cour, quil recevait chaque année. Ce livre exerçait sur lui une grande influence; il ne le lisait quavec une extrême attention, et cette lecture avait le don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mère, Qui savait par coeur ses habitudes et ses bizarreries, tâchait de cacher si bien le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que l_Almanach de la cour _lui tombât sous les yeux. En revanche, quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lâchait plus durant des heures entières. Ainsi donc mon père lisait l_Almanach de la cour _en haussant fréquemment les épaules et en murmurant à demi- voix: «Général!… il a été sergent dans ma compagnie. Chevalier des ordres de la Russie!… y a-t-il si longtemps que nous…?» Finalement mon père lança lAlmanach loin de lui sur le sofa et resta plongé dans une méditation profonde, ce qui ne présageait jamais rien de bon.

«Avdotia Vassiliéva[4], dit-il brusquement en sadressant à ma mère, quel âge a Pétroucha[5]?

— Sa dix-septième petite année vient de commencer, répondit ma mère. Pétroucha est né la même année que notre tante Nastasia Garasimovna[6] a perdu un oeil, et que…

— Bien, bien, reprit mon père; il est temps de le mettre au service.»

La pensée dune séparation prochaine fit sur ma mère une telle impression quelle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et des larmes coulèrent de ses yeux. Quant à moi, il est difficile dexprimer la joie qui me saisit. Lidée du service se confondait dans ma tête avec celle de la liberté et des plaisirs quoffre la ville de Saint-Pétersbourg. Je me voyais déjà officier de la garde, ce qui, dans mon opinion, était le comble de la félicité humaine.

Mon père naimait ni à changer ses plans, ni à en remettre lexécution. Le jour de mon départ fut à linstant fixé. La veille, mon père mannonça quil allait me donner une lettre pour non chef futur, et me demanda du papier et des plumes.

«Noublie pas, André Pétrovitch, dit ma mère, de saluer de ma part le prince B…; dis-lui que jespère quil ne refusera pas ses grâces à mon Pétroucha.

— Quelle bêtise! sécria mon père en fronçant le sourcil; pourquoi veux-tu que jécrive au prince B…?

— Mais tu viens dannoncer que tu daignes écrire au chef de
Pétroucha.

— Eh bien! quoi?

— Mais le chef de Pétroucha est le prince B… Tu sais bien quil est inscrit au régiment Séménofski.

— Inscrit! quest-ce que cela me fait quil soit inscrit ou non? Pétroucha nira pas à Pétersbourg. Quy apprendrait-il? à dépenser de largent et à faire des folies. Non, quil serve à larmée, quil flaire la poudre, quil devienne un soldat et non pas un fainéant de la garde, quil use les courroies de son sac. Où est son brevet? donne-le-moi.»

Ma mère alla prendre mon brevet, quelle gardait dans une cassette avec la chemise que javais portée à mon baptême, et le présenta à mon père dune main tremblante. Mon père le lut avec attention, le posa devant lui sur la table et commença sa lettre.

La curiosité me talonnait. «Où menvoie-t-on, pensais-je, si ce nest pas à Pétersbourg?» Je ne quittai pas des yeux la plume de mon père, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin sa lettre, la mit avec mon brevet sous le même couvert, ôta ses lunettes, nappela et me dit: «Cette lettre est adressée à André Kinlovitch R…, mon vieux camarade et ami. Tu vas à Orenbourg[7] pour servir sous ses ordres.»

Toutes mes brillantes espérances étaient donc évanouies. Au lieu de la vie gaie et animée de Pétersbourg, cétait lennui qui mattendait dans une contrée lointaine et sauvage. Le service militaire, auquel, un instant plus tôt, je pensais avec délices, me semblait une calamité. Mais il ny avait quà se soumettre. Le lendemain matin, une kibitka de voyage fut amenée devant le perron. On y plaça une malle, une cassette avec un servie à thé et des serviettes nouées pleines de petits pains et de petits pâtés, derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes parents me donnèrent leur bénédiction, et mon père me dit: «Adieu, Pierre; sers avec fidélité celui à qui tu as prêté serment; obéis à tes chefs; ne recherche pas trop leurs caresses; ne sollicite pas trop le service, mais ne le refuse pas non plus, et rappelle- toi le proverbe: Prends soin de ton habit pendant quil est neuf, et de ton honneur pendant quil est jeune.» Ma mère, tout en larmes, me recommanda de veiller à ma santé, et à Savéliitch davoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court touloup[8] de peau de lièvre, et, par-dessus, une grande pelisse en peau de renard. Je massis dans la kibitka avec Savéliitch, et partis -pour ma destination en pleurant amèrement.

Jarrivai dans la nuit à Sirabirsk, où je devais rester vingt- quatre heures pour diverses emplettes confiées à Savéliitch. Je métais arrêté dans une auberge, tandis que, dès le matin, Savéliitch avait été courir les boutiques. Ennuyé de regarder par les fenêtres sur une ruelle sale, je me mis à errer par les chambres de lauberge. Jentrai dans la pièce du billard et jy trouvai un grand monsieur dune quarantaine dannées, portant de longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue à la main et une pipe à la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un verre deau-de-vie sil gagnait, et, sil perdait, devait passer sous le billard à quatre pattes. Je me mis à les regarder jouer; plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades à quatre pattes devenaient fréquentes, si bien quenfin le marqueur resta sous le billard. Le monsieur prononça sur lui quelques expressions énergiques, en guise doraison funèbre, et me proposa de jouer une partie avec lui. Je répondis que je ne savais pas jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort étrange. Il me regarda avec une sorte de commisération. Cependant lentretien sétablit. Jappris quil se nommait Ivan Ivanovitch[9] Zourine, quil était chef descadron dans les hussards ***, quil se trouvait alors à Simbirsk pour recevoir des recrues, et quil avait pris son gîte à la même auberge que moi. Zourine minvita à dîner avec lui, à la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous envoie. Jacceptai avec plaisir; nous nous mîmes à table; Zourine buvait beaucoup et minvitait à boire, en me disant quil fallait mhabituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison qui me faisaient rire à me tenir les côtes, et nous nous levâmes de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de mapprendre à jouer au billard. «Cest, dit-il, indispensable pour des soldats comme nous. Je suppose, par exemple, quon arrive dans une petite bourgade; que veux-tu quon y fasse? On ne peut pas toujours rosser les juifs. Il faut bien, en définitive, aller à lauberge et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer.» Ces raisons me convainquirent complètement, et je me mis à prendre ma leçon avec beaucoup dardeur. Zourine mencourageait à haute voix; il sétonnait de mes progrès rapides, et, après quelques leçons, il me proposa de jouer de largent, ne fût-ce quune groch (2 kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce qui était, daprès lui, une fort mauvaise habitude. Jy consentis, et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla den goûter, répétant toujours quil fallait mhabituer au service. «Car, ajouta-t-il, quel service est-ce quun service sans punch?» Je suivis son conseil. Nous continuâmes à jouer, et plus je goûtais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fâchais, je disais des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait comment; jélevais lenjeu, enfin je me conduisais comme un petit garçon qui vient de prendre la clef des champs. De cette façon, le temps passa très vite. Enfin Zourine jeta un regard sur lhorloge, posa sa queue et me déclara que javais perdu cent roubles[10]. Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains de Savéliitch. Je commençais à marmotter des excuses quand Zourine me dit «Mais, mon Dieu, ne tinquiète pas; je puis attendre».

Nous soupâmes. Zourine ne cessait de me verser à boire, disant toujours quil fallait mhabituer au service. En me levant de table, je me tenais à peine sur mes jambes. Zourine me conduisit à ma chambre.

Savéliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il aperçut les indices irrécusables de mon zèle pour le service.

«Que test-il arrivé? me dit-il dune voix lamentable. Où tes-tu rempli comme un sac? Ô mon Dieu! jamais un pareil malheur nétait encore arrivé.

— Tais-toi, vieux hibou, lui répondis-je en bégayant; je suis sûr que tu es ivre. Va dormir, … mais, avant, couche-moi.»

Le lendemain, je méveillai avec un grand mal de tète. Je me rappelais confusément les événements de la veille. Mes méditations furent interrompues par Savéliitch, qui entrait dans ma chambre avec une tasse de thé. «Tu commences de bonne heure à ten donner, Piôtr Andréitch[11], me dit-il en branlant la tête. Eh! de qui tiens-tu? Il me semble que ni ton père ni ton grand-père nétaient des ivrognes. Il ny a pas à parler de ta mère, elle na rien daigné prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepté du kvass[12]. À qui donc la faute? au maudit moussié: il ta appris de belles choses, ce fils de chien, et cétait bien la peine de faire dun païen ton menin, comme si notre seigneur navait pas eu assez de ses propres gens!» Javais honte; je me retournai et lui dis: «Va-ten, Savéliitch, je ne veux pas de thé». Mais il était difficile de calmer Savéliitch une fois quil sétait mis en train de sermonner. «Vois-tu, vois-tu, Piôtr Andréitch, ce que cest que de faire des folies? Tu as mal à la tête, tu ne veux rien prendre. Un homme qui senivre nest bon à rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre deau-de-vie, pour te dégriser. Quen dis-tu?»

Dans ce moment entra un petit garçon qui mapportait un billet de la part de Zourine. Je le dépliai et lus ce qui suit:

«Cher Piôtr Andréitch, fais-moi le plaisir de menvoyer, par mon garçon, les cent roubles que tu as perdus hier. Jai horriblement besoin dargent.

Ton dévoué,

«Ivan Zourine»

Il ny avait rien à faire. Je donnai à mon visage une expression dindifférence, et, madressant à Savéliitch, je lui commandai de remettre cent roubles au petit garçon.

«Comment? pourquoi? me demanda-t-il tout surpris.

— Je les lui dois, répondis-je aussi froidement que possible.

— Tu les lui dois? repartit Savéliitch, dont létonnement redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareille dette? Cest impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, mais je ne donnerai pas cet argent.»

Je me dis alors que si, dans ce moment décisif, je ne forçais pas ce vieillard obstiné à mobéir, il me serait difficile dans la suite déchapper à sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je lui dis: «Je suis ton maître, tu es mon domestique. Largent est à moi; je lai perdu parce que jai voulu le perdre. Je te conseille, de ne pas faire lesprit fort et dobéir quand on te commande.»

Mes paroles firent une impression si profonde sur Savéliitch, quil frappa des mains, et resta muet, immobile. «Que fais-tu là comme un pieu?» mécriai-je avec colère. Savéliitch se mit à pleurer. «Ô mon père Piôtr Andréitch, balbutia-t-il dune voix tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumière, écoute-moi, moi vieillard; écris à ce brigand que tu nas fait que plaisanter, que nous navons jamais eu tant dargent. Cent roubles! Dieu de bonté!… Dis-lui que tes parents tont sévèrement défendu de jouer autre chose que des noisettes.

— Te tairas-tu? lui dis-je en linterrompant avec sévérité; donne largent ou je te chasse dici à coups de poing.» Savéliitch me regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher mon argent. Javais pitié du pauvre vieillard; mais je voulais mémanciper et prouver que je nétais pas un enfant. Zourine eut ses cent roubles. Savéliitch sempressa de me faire quitter la maudite auberge; il entra en mannonçant que les chevaux étaient attelés. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquiète et des remords silencieux, sans prendre congé de mon maître et sans penser que je dusse le revoir jamais.

CHAPITRE II LE GUIDE

Mes réflexions pendant le voyage nétaient pas très agréables. Daprès la valeur de largent à cette époque, ma perte était de quelque importance. Je ne pouvais mempêcher de convenir avec moi- même que ma conduite à lauberge de Simbirsk avait été des plus sottes, et je me sentais coupable envers Savéliitch. Tout cela me tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne, sur le devant du traîneau, en détournant la tête et en faisant entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. Javais fermement résolu de faire ma paix avec lui; mais je ne savais par où commencer. Enfin je lui dis: «Voyons, voyons, Savéliitch, finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-même que je suis fautif. Jai fait hier des bêtises et je tai offensé sans raison. Je te promets dêtre plus sage à lavenir et de le mieux écouter. Voyons, ne te fâche plus, faisons la paix.

— Ah! mon père Piotr Andréitch, me répondit-il avec un profond soupir, je suis fâché contre moi-même, cest moi qui ai tort par tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans lauberge? Mais que faire? Le diable sen est mêlé. Lidée mest venue daller voir la femme du diacre qui est ma commère, et voilà, comme dit le proverbe: jai quitté la maison et suis tombé dans la prison. Quel malheur! quel malheur! Comment reparaître aux yeux de mes maîtres? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est buveur et joueur?»

Pour consoler le pauvre Savéliitch, je lui donnai ma parole quà lavenir je ne disposerais pas dun seul kopek sans son consentement. Il se calma peu à peu, ce qui ne lempêcha point cependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la tête: «Cent roubles! cest facile à dire».

Japprochais du lieu de ma destination. Autour de moi sétendait un désert triste et sauvage, entrecoupé de petites collines et de ravins profonds. Tout était couvert de neige. Le soleil se couchait. Ma kibitka suivait létroit chemin, ou plutôt la trace quavaient laissée les traîneaux de paysans. Tout à coup mon cocher jeta les yeux de côté, et sadressant à moi: «Seigneur, dit-il en ôtant son bonnet, nordonnes-tu pas de retourner en arrière?

— Pourquoi cela?

— Le temps nest pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu comme il roule la neige du dessus?

— Eh bien! quest-ce que cela fait?

— Et vois-tu ce quil y a là-bas? (Le cocher montrait avec son fouet le côté de lorient.)

— Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein.

— Là, là, regarde… ce petit nuage.»

Japerçus, en effet, sur lhorizon un petit nuage blanc que javais pris dabord pour une colline éloignée. Mon cocher mexpliqua que ce petit nuage présageait un bourane[13].

Javais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et je savais quils engloutissent quelquefois des caravanes entières. Savéliitch, daccord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort; javais lespérance darriver à temps au prochain relais: jordonnai donc de redoubler de vitesse.

Le cocher mit ses chevaux au galop; mais il regardait sans cesse du côté de lorient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui sélevait lourdement, croissait, sétendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à gros flocons. Le vont se mit à siffler, à hurler. Cétait un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. «Malheur à nous, seigneur! sécria le cocher; cest un bourane

Je passai la tête hors de la kibitka; tout était obscurité et tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement féroce, quil semblait en être animé. La neige samoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils sarrêtèrent bientôt. «Pourquoi navances-tu pas? dis-je au cocher avec impatience.

— Mais où avancer? répondit-il en descendant du traîneau. Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il ny a plus de chemin et tout est sombre.»

Je me mis à le gronder, mais Savéliitch prit sa défense.

«Pourquoi ne lavoir pas écouté? me dit-il avec colère. Tu serais retourné au relais; tu aurais pris du thé; tu aurais dormi jusquau matin; lorage se serait calmé et nous serions partis. Et pourquoi tant de hâte? Si cétait pour aller se marier, passe.»

Savéliitch avait raison. Quy avait-il à faire? La neige continuait de tomber; un amas se formait autour de la kibitka. Les chevaux se tenaient immobiles, la tête baissée, et tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour deux, rajustant leur harnais, comme sil neût eu autre chose à faire. Savéliitch grondait. Je regardais de tous côtés, dans lespérance dapercevoir quelque indice dhabitation ou de chemin; mais je ne pouvais voir que le tourbillonnement confus du chasse-neige… Tout à coup je crus distinguer quelque chose de noir.

«Holà! cocher, mécriai-je, quy a-t-il de noir là-bas?»

Le cocher se mit à regarder attentivement du coté que jindiquais.

«Dieu le sait, seigneur, me répondit-il en reprenant son siège; ce nest pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit être un loup ou un homme.»

Je lui donnai lordre de se diriger sur lobjet inconnu, qui vint aussi à notre rencontre. En deux minutes nous étions arrivés sur la même ligne, et je reconnus un homme.

«Holà! brave homme, lui cria le cocher; dis-nous, ne sais-tu pas le chemin?

— Le chemin est ici, répondit le passant; je suis sur un endroit dur. Mais à quoi diable cela sert-il?

— Écoute, mon petit paysan, lui dis-je; est-ce que tu connais cette contrée? Peux-tu nous conduire jusquà un gîte pour y passer la nuit?

— Cette contrée? Dieu merci, repartit le passant, je lai parcourue à pied et en voiture, en long et en large. Mais vois quel temps? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut sarrêter ici et attendre; peut-être louragan cessera. Et le ciel sera serein, et nous trouverons le chemin avec les étoiles.»

Son sang-froid me donna du courage. Je métais déjà décidé, en mabandonnant à la grâce de Dieu, à passer la nuit dans la steppe, lorsque tout à coup le passant sassit sur le banc qui faisait le siège du cocher: «Grâce à Dieu, dit-il à celui-ci, une habitation nest pas loin. Tourne à droite et marche.

— Pourquoi irais-je à droite? répondit mon cocher avec humeur. Où vois-tu le chemin? Alors il faut dire: chevaux à autrui, harnais aussi, fouette sans répit.»

Le cocher me semblait avoir raison. «En effet, dis-je au nouveau venu, pourquoi crois-tu quune habitation nest pas loin?

— Le vent a soufflé de là, répondit-il, et jai senti une odeur de fumée, preuve quune habitation est proche.»

Sa sagacité et la finesse de son odorat me remplirent détonnement. Jordonnai au cocher daller où lautre voulait. Les chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La kibitka savançait avec lenteur, tantôt soulevée sur un amas, tantôt précipitée dans une fosse et se balançant de côté et dautre. Cela ressemblait beaucoup aux mouvements dune barque sur la mer agitée. Savéliitch poussait des gémissements profonds, en tombant à chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka[14], je menveloppai dans ma pelisse et mendormis, bercé par le chant de la tempête et le roulis du traîneau. Jeus alors un songe que je nai plus oublié et dans lequel je vois encore quelque chose de prophétique, en me rappelant les étranges aventures de ma vie. Le lecteur mexcusera si je le lui raconte, car il sait sans doute par sa propre expérience combien il est naturel à lhomme de sabandonner à la superstition, malgré tout le mépris quon affiche pour elle.

Jétais dans cette disposition de lâme où la réalité commence à se perdre dans la fantaisie, aux premières visions incertaines de lassoupissement. Il me semblait que le bourane continuait toujours et que nous errions sur le désert de neige. Tout à coup je crus voir une porte cochère, et nous entrâmes dans la cour de notre maison seigneuriale.

Ma première idée fut la peur que mon père ne se fâchât de mon retour involontaire sous le toit de la famille, et ne lattribuât à une désobéissance calculée. Inquiet, je sors de ma kibitka, et je vois ma mère venir à ma rencontre avec un air de profonde tristesse. «Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton père est à lagonie et désire te dire adieu.» Frappé deffroi, jentre à sa suite dans la chambre à coucher. Je regarde; lappartement est à peine éclairé. Près du lit se tiennent des gens à la figure triste et abattue. Je mapproche sur la pointe du pied. Ma mère soulève le rideau et dit: «André Pétrovitch, Pétroucha est de retour; il est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta bénédiction.» Je me mets à genoux et jattache mes regards sur le mourant. Mais quoi! au lieu de mon père, japerçois dans le lit un paysan à barbe noire, qui me regarde dun air de gaieté. Plein de surprise, je me tourne vers ma mère: «Quest-ce que cela veut dire? mécriai-je; ce nest pas mon père. Pourquoi veux-tu que je demande sa bénédiction à ce paysan? — Cest la même chose, Pétroucha, répondit ma mère; celui-là est ton père assis[15]; baise-lui la main et quil te bénisse.» Je ne voulais pas y consentir. Alors le paysan sélança du lit, tira vivement sa hache de sa ceinture et se mit à la brandir en tous sens. Je voulus menfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de cadavres. Je trébuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan mappelait avec douceur en me disant: «Ne crains rien, approche, viens que je te bénisse». Leffroi et la stupeur sétaient emparés de moi…

En ce moment je méveillai. Les chevaux étaient arrêtés;
Savéliitch me tenait par la main.

«Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrivés.

— Où sommes-nous arrivés? demandai-je en me frottant les yeux.

— Au gîte; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombés droit sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te réchauffer.»

Je quittai la kibitka. Le bourane durait encore, mais avec une moindre violence. Il faisait si noir quon pouvait, comme on dit, se crever loeil. Lhôte nous reçut près de la porte dentrée, en tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une loutchina[16] léclairait. Au milieu étaient suspendues une longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.

Notre hôte, Cosaque du Iaïk[17], était un paysan dune soixantaine dannées, encore frais et vert. Savéliitch apporta la cassette à thé, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je navais jamais en plus grand besoin. Lhôte se hâta de le servir.

«Où donc est notre guide? demandai-je à Savéliitch.

— Ici, Votre Seigneurie», répondit une voix den haut.

Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et deux yeux étincelants.

«Eh bien! as-tu froid?

— Comment navoir pas froid dans un petit cafetan tout troué? Javais un touloup; mais, à quoi bon men cacher, je lai laissé en gage hier chez le marchand deau-de-vie; le froid ne me semblait pas vif.»

En ce moment lhôte rentra avec le somovar[18] tout bouillant. Je proposai à notre guide une tasse de thé. Il descendit aussitôt de la soupente. Son extérieur me parut remarquable. Cétait un homme dune quarantaine dannées, de taille moyenne, maigre, mais avec de larges épaules. Sa barbe noire commençait à grisonner. Ses grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la physionomie une expression assez agréable, mais non moins malicieuse. Ses cheveux étaient coupés en rond. Il portait un petit armak[19] déchiré et de larges pantalons tatars. Je lui offris une tasse de thé, il en goûta et fit la grimace. «Faites- moi la grâce, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verre deau-de-vie; le thé nest pas notre boisson de Cosaques.»

Jaccédai volontiers à son désir. Lhôte prit sur un des rayons de larmoire un broc et un verre, sapprocha de lui, et, layant regardé bien en face: «Eh! Eh! dit-il, te voilà de nouveau dans nos parages! Doù Dieu ta-t-il amené?»

Mon guide cligna de loeil dune façon toute significative et répondit par le dicton connu: «Le moineau volait dans le verger; il mangeait de la graine de chanvre; la grandmère lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vont les vôtres?

— Comment vont les nôtres? répliqua lhôtelier en continuant de parler proverbialement. On commençait à sonner les vêpres, mais la femme du pope la défendu; le pope est allé en visite et les diables sont dans le cimetière.

— Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais maintenant (il cligna de loeil une seconde fois), remets ta hache derrière ton dos[20]; le garde forestier se promène. À la santé de Votre Seigneurie

Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et avala dun trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans la soupente.

Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce nest que dans la suite que je compris quils parlaient des affaires de larmée du Iaïk, qui venait seulement dêtre réduite à lobéissance après la révolte de 1772. Savéliitch les écoutait parler dun air fort mécontent et jetait des regards soupçonneux tantôt sur lhôte, tantôt sur le guide. Lespèce dauberge où nous nous étions réfugiés se trouvait au beau milieu de la steppe, loin de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup à un rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas même penser à se remettre en route. Linquiétude de Savéliitch me divertissait beaucoup. Je métendis sur un banc; mon vieux serviteur se décida enfin à monter sur la voûte du poêle[21]; lhôte se coucha par terre. Ils se mirent bientôt tous à ronfler, et moi-même je mendormis comme un mort.

En méveillant le lendemain assez tard, je maperçus que louragan avait cessé. Le soleil brillait; la neige sétendait au loin comme une nappe éblouissante. Déjà les chevaux étaient attelés. Je payai lhôte, qui me demanda pour mon écot une telle misère, que Savéliitch lui-même ne le marchanda pas, suivant son habitude constante. Ses soupçons de la veille sétaient envolés tout à fait. Jappelai le guide pour le remercier du service quil nous avait rendu, et dis à Savéliitch de lui donner un demi-rouble de gratification.

Savéliitch fronça le sourcil.

«Un demi-rouble! sécria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as daigné toi-même lamener à lauberge? Que ta volonté soit faite, seigneur; mais nous navons pas un demi-rouble de trop. Si nous nous mettons à donner des pourboires à tout le monde, nous finirons par mourir de faim.».

Il métait impossible de disputer contre Savéliitch; mon argent, daprès ma promesse formelle, était à son entière discrétion. Je trouvais pourtant désagréable de ne pouvoir récompenser un homme qui mavait tiré, sinon dun danger de mort, au moins dune position fort embarrassante.

«Bien, dis-je avec sang-froid à Savéliitch, si tu ne veux pas donner un demi-rouble, donne-lui quelquun de mes vieux habits; il est trop légèrement vêtu. Donne-lui mon touloup de peau de lièvre.

— Aie pitié de moi, mon père Piôtr Andréitch, sécria Savéliitch; qua-t-il besoin de ton touloup? il le boira, le chien, dans le premier cabaret.

— Ceci, mon petit vieux, ce nest plus ton affaire, dit le vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie me fait la grâce dune pelisse de son épaule[22]; cest sa volonté de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais dobéir.

— Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savéliitch dune voix fâchée. Tu vois que lenfant na pas encore toute sa raison, et te voilà tout content de le piller, grâce à son bon coeur. Quas-tu besoin dun touloup de seigneur? Tu ne pourrais pas même le mettre sur tes maudites grosses épaules.

— Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je à mon menin; apporte vite le touloup.

— Oh! Seigneur mon Dieu! sécria Savéliitch en gémissant. Un touloup en peau de lièvre et complètement neuf encore! À qui le donne-t-on? À un ivrogne en guenilles.»

Cependant le touloup fut apporté. Le vagabond se mit à lessayer aussitôt. Le touloup, qui était déjà devenu trop petit pour ma taille, lui était effectivement beaucoup trop étroit. Cependant il parvint à le mettre avec peine, en faisant éclater toutes les coutures. Savéliitch poussa comme un hurlement étouffé lorsquil entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il était très content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusquà ma kibitka, et il me dit avec un profond salut: «Merci, Votre Seigneurie; que Dieu vous récompense pour votre vertu. De ma vie je noublierai vos bontés.» Il sen alla de son côté, et je partis du mien, sans faire attention aux bouderies de Savéliitch. Joubliai bientôt le bourane, et le guide, et mon touloup en peau de lièvre.

Arrivé à Orenbourg, je me présentai directement au général. Je trouvai un homme de haute taille, mais déjà courbé par la vieillesse. Ses longs cheveux étaient tout blancs. Son vieil uniforme usé rappelait un soldat du temps de limpératrice Anne, et ses discours étaient empreints dune forte prononciation allemande. Je lui remis la lettre de mon père. En lisant son nom, il me jeta un coup doeil rapide: Mon Tieu, dit-il, il y a si peu de temps quAndré Pétrovich était de ton ache; et maintenant, quel peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps…»

Il ouvrit la lettre et si mit à la parcourir à demi-voix, en accompagnant sa lecture de remarques:

«Monsieur,

«Jespère que Votre Excellence…» Quest-ce que cest que ces cérémonies? Fi! comment na-t-il pas de honte? Sans doute, la discipline avant tout; mais est-ce ainsi quon écrit à son vieux camarate?… «Votre Excellence naura pas oublié!…» Hein!… «Eh!… quand… sous feu le feld-maréchal Munich…pendant la campagne… de même que… nos bonnes parties de cartes.» Eh! eh! Bruder! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines? «Maintenant parlons affaires… Je vous envoie mon espiègle…» «Hum!… le tenir avec des gants de porc-épic…» Quest-ce que cela, gants de porc-épic? ce doit être un proverbe russe… Quest-ce que cest, tenir avec des gants de porc-épic? reprit-il en se tournant vers moi.

— Cela signifie, lui répondis-je avec lair le plus innocent du monde, traiter quelquun avec bonté, pas trop sévèrement, lui laisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec des gants de porc-épic.

— Hum! je comprends… «Et ne pas lui donner de liberté…» Non, il paraît que gants de porc-épic signifie autre chose… «Ci-joint son brevet…» Où donc est-il? Ah! le voici… «Linscrire au régiment de Séménofski…» Cest bon, cest bon; on fera ce quil faut… «Me permettre de vous embrasser sans cérémonie, et… comme un vieux ami et camarade.» Ah! enfin, il sen est souvenu… Etc., etc… Allons, mon petit père, dit-il après avoir achevé la lettre et mis mon brevet de côté, tout sera fait; tu seras officier dans le régiment de***; et pour ne pas perdre de temps, va dès demain dans le fort de Bélogorsk, où tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnête homme. Là, tu serviras véritablement, et tu apprendras la discipline. Tu nas rien à faire à Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourdhui, je tinvite à dîner avec moi.»

«De mal en pis, pensai-je tout bas; à quoi cela maura-t-il servi dêtre sergent aux gardes dès mon enfance? Où cela ma-t-il mené? dans le régiment de*** et dans un fort abandonné sur la frontière des steppes kirghises-kaïsaks.» Je dînai chez André Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La sévère économie allemande régnait à sa table, et je pense que leffroi de recevoir parfois un hôte de plus à son ordinaire de garçon navait pas été étranger à mon prompt éloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris congé du général et partis pour le lieu de ma destination.

CHAPITRE III LA FORTERESSE

La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes dOrenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés du Iaïk. La rivière nétait pas encore gelée, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi sétendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne moffrait pas beaucoup dattraits; je tâchais de me représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je mimaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindre vétille. Le crépuscule arrivait; nous allions assez vite.

«Y a-t-il loin dici à la forteresse? demandai-je au cocher.

— Mais on la voit dici», répondit-il.

Je me mis à regarder de tous côtés, mattendant à voir de hauts bastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien quun petit village entouré dune palissade en bois. Dun côté sélevaient trois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de neige; dun autre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont les ailes, faites de grosse écorce de tilleul, pendaient paresseusement.

«Où donc est la forteresse? demandai-je étonné.

— Mais la voilà», repartit le cocher en me montrant le village où nous venions de pénétrer.

Japerçus près de la porte un vieux canon en fer. Les rues étaient étroites et tortueuses; presque toutes les isbas[23] étaient couvertes en chaume. Jordonnai quon me menât chez le commandant, et presque aussitôt ma kibitka sarrêta devant une maison en bois, bâtie sur une éminence, près de léglise, qui était en bois également.

Personne ne vint à ma rencontre. Du perron jentrai dans lantichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était occupé à coudre une pièce bleue au coude dun uniforme vert. Je lui dis de mannoncer. «Entre, mon petit père, me dit linvalide, les nôtres sont à la maison.» Je pénétrai dans une chambre très propre, arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme dofficier pendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient rangés des tableaux décorce[24], qui représentaient la _Prise de Kustrin _et dOtchakov, le Choix de la fiancée et l_Enterrement du chat par les souris_. Près de la fenêtre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tête enveloppée dun mouchoir.

Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mains écartées, un petit vieillard borgne en habit dofficier. «Que désirez-vous, mon petit père?» me dit-elle sans interrompre son occupation. Je répondis que jétais venu pour entrer au service, et que, daprès la règle, jaccourais me présenter à monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que javais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que javais préparé à lavance.

«Ivan Kouzmitch[25] nest pas à la maison, dit-elle. Il est allé en visite chez le père Garasim. Mais cest la même chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce[26]. Assieds-toi, mon petit père.»

Elle appela une servante et lui dit de faire venir louriadnik[27]. Le petit vieillard me regardait curieusement de son oeil unique. «Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel régiment vous avez daigné servir?» Je satisfis sa curiosité.

«Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez daigné passer de la garde dans notre garnison?»

Je répondis que cétait par ordre de lautorité.

«Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la garde? reprit linfatigable questionneur.

— Veux-tu bien cesser de dire des bêtises? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne tafflige pas trop de ce quon tait fourré dans notre bicoque; tu nes pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on shabitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch[28], il y a déjà quatre ans quon la transféré chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà quun jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer lun lautre, et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins. Que veux-tu! contre le malheur il ny a pas de maître.»

En ce moment entre l_ouriadnik_, jeune et beau Cosaque. «Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à monsieur lofficier, et propre.

— Jobéis, Vassilissa Iégorovna[29], répondit l_ouriadnik_ Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff?

— Tu radotes, Maximitch, répliqua la commandante; Poléjaïeff est déjà logé très à létroit; et puis cest mon compère; et puis il noublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur lofficier… Comment est votre nom, mon petit père?

— Piôtr Andréitch.

— Conduis Piôtr Andréitch chez Siméon Kouzoff. Le coquin a laissé entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre, Maximitch?

— Grâce à Dieu, tout est tranquille, répondit le Cosaque; il ny a que le caporal Prokoroff qui sest battu au bain avec la femme Oustinia Pégoulina pour un seau deau chaude.

— Ivan Ignatiitch[30], dit la femme du capitaine au petit vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, et punis-les tous deux.

— Cest bon, Maximitch, va-ten avec Dieu.

— Piôtr Andréitch, Maximitch vous conduira à votre logement.»

Je pris congé; l_ouriadnik_ me conduisit à une isba qui se trouvait sur le bord escarpé de la rivière, tout au bout de la forteresse. La moitié de l_isba_ était occupée par la famille de Siméon Kouzoff, lautre me fut abandonnée. Cette moitié se composait dune chambre assez propre, coupée en deux par une cloison. Savéliitch commença à sy installer, et moi, je regardai par létroite fenêtre. Je voyais devant moi sétendre une steppe nue et triste; sur le côté sélevaient des cabanes. Quelques poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le perron et tenant une auge à la main, appelait des cochons qui lui répondaient par un grognement amical. Et voilà dans quelle contrée jétais condamné à passer ma jeunesse!… Une tristesse amère me saisit; je quittai la fenêtre et me couchai sans souper, malgré les exhortations de Savéliitch, qui ne cessait de répéter avec angoisse: «Ô Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait ma maîtresse si lenfant allait tomber malade?»

Le lendemain, à peine avais-je commencé de mhabiller, que la porte de ma chambre souvrit. Il entra un jeune officier, de petite taille, de traits peu réguliers, mais dont la figure basanée avait une vivacité remarquable.

«Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens ainsi sans cérémonie faire votre connaissance. Jai appris hier votre arrivée, et le désir de voir enfin une figure humaine sest tellement emparé de moi que je nai pu y résister plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vécu ici quelque temps.»

Je devinai sans peine que cétait lofficier renvoyé de la garde pour laffaire du duel. Nous fîmes connaissance. Chvabrine avait beaucoup desprit. Sa conversation était animée, intéressante. Il me dépeignit avec beaucoup de verve et de gaieté la famille du commandant, sa société et en général toute la contrée où le sort mavait jeté. Je riais de bon coeur, lorsque ce même invalide, que javais vu rapiécer son uniforme dans lantichambre du capitaine, entra et minvita à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna. Chvabrine déclara quil maccompagnait.

En nous approchant de la maison du commandant, nous vîmes sur la place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues queues et des chapeaux à trois cornes. Ils étaient rangés en ligne de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton. Dès quil nous aperçut, il sapprocha de nous, me dit quelques mots affables, et se remit à commander lexercice. Nous allions nous arrêter pour voir les manoeuvres, mais il nous pria daller sur-le-champ chez Vassilissa Iégorovna, promettant quil nous rejoindrait aussitôt. «Ici, nous dit-il, vous navez vraiment rien à voir.»

Vassilissa Iégorovna nous reçut avec simplicité et bonhomie, et me traita comme si elle meût dès longtemps connu. Linvalide et Palachka mettaient la nappe.

«Quest-ce qua donc aujourdhui mon Ivan Kouzmitch à instruire si longtemps ses troupes? dit la femme du commandant. Palachka, va le chercher pour dîner. Mais où est donc Macha[31]?»

À peine avait-elle prononcé ce nom, quentra dans la chambre une jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les cheveux lissés en bandeau et retenus derrière ses oreilles que rougissaient la pudeur et lembarras. Elle ne me plut pas extrêmement au premier coup doeil; je la regardai avec prévention. Chvabrine mavait dépeint Marie, la fille du capitaine, sous les traits dune sotte. Marie Ivanovna alla sasseoir dans un coin et se mit à coudre. Cependant on avait apporté le chtchi[32]. Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka lappeler.

«Dis au maître que les visites attendent; le chtchi se refroidit. Grâce à Dieu, lexercice ne sen ira pas, il aura tout le temps de ségosiller à son aise.»

Le capitaine apparut bientôt, accompagné du petit vieillard borgne.

«Quest-ce que cela, mon petit père? lui dit sa femme. La table est servie depuis longtemps, et lon ne peut pas te faire venir.

— Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, répondit Ivan Kouzmitch, jétais occupé de mon service, jinstruisais mes petits soldats.

— Va, va, reprit-elle, ce nest quune vanterie. Le service ne leur va pas, et toi tu ny comprends rien. Tu aurais dû rester à la maison, à prier le bon Dieu; ça tirait bien mieux. Mes chers convives, à table, je vous prie.»

Nous prîmes place pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se taisait pas un moment et maccablait de questions; qui étaient mes parents, sils étaient en vie, où ils demeuraient, quelle était leur fortune? Quand elle sut que mon père avait trois cents paysans:

«Voyez-vous! sécria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce monde! Et nous, mon petit père, en fait d_âmes_[33], nous navons que la servante Palachka. Eh bien, grâce à Dieu, nous vivons petit à petit. Nous navons quun souci, cest Macha, une fille quil faut marier. Et quelle dot a-t-elle? Un peigne et quatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu quelle trouve quelque brave homme! sinon, la voilà éternellement fille.»

Je jetai un coup doeil sur Marie Ivanovna; elle était devenue toute rouge, et des larmes roulèrent jusque sur son assiette. Jeus pitié delle, et je mempressai de changer de conversation.

«Jai ouï dire, mécriai-je avec assez dà-propos, que les
Bachkirs ont lintention dattaquer votre forteresse.

— Qui ta dit cela, mon petit père? reprit Ivan Kouzmitch.

— Je lai entendu dire à Orenbourg, répondis-je.

— Folies que tout cela, dit le commandant; nous nen avons pas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un peuple intimidé, et les Kirghises aussi ont reçu de bonnes leçons. Ils noseront pas sattaquer à nous, et sils sen avisent, je leur imprimerai une telle terreur, quils ne remueront plus de dix ans.

— Et vous ne craignez pas, continuai-je en madressant à la femme du capitaine, de rester dans une forteresse exposée à de tels dangers?

— Affaire dhabitude, mon petit père, reprit-elle. Il y a de cela vingt ans, quand on nous transféra du régiment ici, tu ne saurais croire comme javais peur de ces maudits païens. Sil marrivait parfois de voir leur bonnet à poil, si jentendais leurs hurlements, crois bien, mon petit père, que mon coeur se resserrait à mourir. Et maintenant jy suis si bien habituée, que je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les brigands rôdent autour de la forteresse.

— Vassilissa Iégorovna est une dame très brave, observa gravement
Chvabrine; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose.

— Mais oui, vois-tu bien! dit Ivan Kouzmitch, elle nest pas de la douzaine des poltrons.

— Et Marie Ivanovna, demandai-je à sa mère, est-elle aussi hardie que vous?

— Macha! répondit la dame; non, Macha est une poltronne. Jusquà présent elle na pu entendre le bruit dun coup de fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan Kouzmitch simagina, le jour de ma fête, de faire tirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, quelle manqua de sen aller dans lautre monde. Depuis ce jour-là, nous navons plus tiré ce maudit canon.»

Nous nous levâmes de table; le capitaine et sa femme allèrent dormir la sieste, et jallai chez Chvabrine, où nous passâmes ensemble la soirée.

CHAPITRE IV LE DUEL

Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la forteresse de Bélogorsk devint non seulement supportable, mais agréable même. Jétais reçu comme un membre de la famille dans la maison du commandant. Le mari et la femme étaient dexcellentes gens. Ivan Kouzmitch, qui denfant de troupe était parvenu au rang dofficier, était un homme tout simple et sans éducation, mais bon et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort à sa paresse naturelle. Vassilissa Iégorovna dirigeait les affaires du service comme celles de son ménage, et commandait dans toute la forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientôt de se montrer sauvage. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une fille pleine de coeur et de raison, Peu à peu je mattachai à cette bonne famille, même à Ivan Ignatiitch, le lieutenant borgne.

Je devins officier. Mon service ne me pesait guère. Dans cette forteresse bénie de Dieu, il ny avait ni exercice à faire, ni garde à monter, ni revue à passer. Le commandant instruisait quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il nétait pas encore parvenu à leur apprendre quel était le côté droit, quel était le côté gauche. Chvabrine avait quelques livres français; je me mis à lire, et le goût de la littérature séveilla en moi. Le matin je lisais, et je messayais à des traductions, quelquefois même à des compositions en vers. Je dînais presque chaque jour chez le commandant, où je passais dhabitude le reste de la journée. Le soir, le père Garasim y venait accompagné de sa femme Akoulina, qui était la plus forte commère des environs. Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi. Cependant dheure en heure sa conversation me devenait moins agréable. Ses perpétuelles plaisanteries sur la famille du commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de Marie Ivanovna, me déplaisaient fort. Je navais pas dautre société que cette famille dans la forteresse, mais je nen désirais pas dautre.

Malgré toutes les prophéties, les Bachkirs ne se révoltaient pas. La tranquillité régnait autour de notre forteresse. Mais cette paix fut troublée subitement par une guerre intestine.

Jai déjà dit que je moccupais un peu de littérature. Mes essais étaient passables pour lépoque, et Soumarokoff[34] lui-même leur rendit justice bien des années plus tard. Un jour, il marriva décrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que, sous prétexte de demander des conseils, les auteurs cherchent volontiers un auditeur bénévole; je copiai ma petite chanson, et la portai à Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait apprécier une oeuvre poétique.

Après un court préambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et lui lus les vers suivants[35]:

»Hélas! en fuyant Macha, jespère recouvrer ma liberté! »Mais les yeux qui mont fait prisonnier sont toujours devant moi. »Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet état cruel, prends pitié de ton prisonnier.»

«Comment trouves-tu cela?» dis-je à Chvabrine, attendant une louange comme un tribut qui métait dû.

Mais, à mon grand mécontentement, Chvabrine, qui dordinaire montrait de la complaisance, me déclara net que ma chanson ne valait rien.

«Pourquoi cela? lui demandai-je en mefforçant de cacher mon humeur.

— Parce que de pareils vers, me répondit-il, sont dignes de mon maître Trédiakofski[36].»

Il prit le feuillet de mes mains, et se mit à analyser impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me déchirant de la façon la plus maligne. Cela dépassa mes forces; je lui arrachai le feuillet des mains, je lui déclarai que, de ma vie, je ne lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas moins de cette menace.

«Voyons, me dit-il, si tu seras en état de tenir ta parole; les poètes ont besoin dun auditeur, comme Ivan Kouzmitch dun carafon deau-de-vie avant dîner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna?

— Ce nest pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil, de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de tes suppositions.

— Oh! oh! poète vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de plus en plus. Écoute un conseil dami: Macha nest pas digne de devenir ta femme.

— Tu mens, misérable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un effronté!»

Chvabrine changea de visage.

«Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main fortement; vous me donnerez satisfaction.

— Bien, quand tu voudras!» répondis-je avec joie, car dans ce moment jétais prêt à le déchirer.

Je courus à linstant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une aiguille à la main. Daprès lordre de la femme de commandant, il enfilait des champignons qui devaient sécher pour lhiver.

«Ah! Piôtr Andréitch, me dit-il en mapercevant, soyez le bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici? oserais-je vous demander.»

Je lui déclarai en peu de mots que je métais pris de querelle avec Alexéi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch, dêtre mon second. Ivan Ignatiitch mécouta jusquau bout avec une grande attention, en écarquillant son oeil unique.

«Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexéi Ivanitch, et que jen suis témoin? cest là ce que vous voulez dire? oserais-je vous demander.

— Précisément.

— Mais, mon Dieu! Piôtr Andréitch, quelle folie avez-vous en tête? Vous vous êtes dit des injures avec Alexéi Ivanitch; eh bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un troisième; et puis allez chacun de votre côté. Dans la suite, nous vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant… Est-ce une bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander. Encore si cétait vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec lui, car je ne laime guère. Mais, si cest lui qui vous perfore, vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots cassés? oserais-je vous demander.»

Les raisonnements du prudent officier ne mébranlèrent pas. Je restai ferme dans ma résolution.

«Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous plaira; mais à quoi bon serai-je témoin de votre duel? Des gens se battent; quy a-t-il là dextraordinaire? oserais-je vous demander. Grâce à Dieu, jai approché de près les Suédois et les Turcs, et jen ai vu de toutes les couleurs.»

Je tâchai de lui expliquer le mieux quil me fut possible quel était le devoir dun second. Mais Ivan Ignatiitch était hors détat de me comprendre.

«Faites à votre guise, dit-il. Si javais à me mêler de cette affaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon les règles du service, quil se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait désirable quil avisât aux moyens de prendre les mesures nécessaires…»

Jeus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au commandant. Je parvins à grandpeine à le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

Comme dhabitude, je passai la soirée chez le commandant. Je mefforçais de paraître calme et gai, pour néveiller aucun soupçon et éviter les questions importunes. Mais javoue que je navais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvées dans la même position. Toute cette soirée, je me sentis disposé à la tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me plaisait plus quà lordinaire. Lidée que je la voyais peut-être pour la dernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante. Chvabrine entra. Je le pris a part, et linformai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch.

«Pourquoi des seconds? me dit-il sèchement. Nous nous passerons deux.»

Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, le lendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.

«Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, me dit-il dun air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.

— Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui faisait une patience dans un coin; je nai pas bien entendu.»

Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que répondre. Chvabrine le tira dembarras.

«Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.

— Et avec qui, mon petit père, tes-tu querellé?

— Mais avec Piôtr Andréitch, et jusquaux gros mots.

— Pourquoi cela?

— Pour une véritable misère, pour une chansonnette.

— Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment cest-il arrivé?

— Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment une chanson, et il sest mis à me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Piôtr Andréitch sest fâché. Mais ensuite il a réfléchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit.»

Linsolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins ne les releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes en général, et le commandant fit lobservation quils étaient tous des débauchés et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et ne menant à rien de bon.

La présence de Chvabrine métait insupportable. Je me hâtai de dire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison, jexaminai mon épée, jen essayai la pointe, et me couchai après avoir donné lordre à Savéliitch de méveiller le lendemain à six heures.

Le lendemain, à lheure indiquée, je me trouvais derrière les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à paraître. «On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hâter.» Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, nous tirâmes nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nous intima lordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravité.

Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit les portes à deux battants, et sécria avec emphase: «Ils sont pris!».

Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre:

«Quest-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrêts… Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées, donnez, donnez… Palachka, emporte les épées dans le grenier… Piôtr Andréitch, je nattendais pas cela de toi; comment nas-tu pas honte? Alexéi Ivanitch, cest autre chose; il a été transféré de la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croit pas en Notre- Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?»

Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant de répéter: «Vois-tu bien! Vassilissa Iégorovna dit la vérité; les duels sont formellement défendus par le code militaire.»

Cependant Palachka nous avait pris nos épées et les avait emportées au grenier. Je ne pus mempêcher de rire; Chvabrine conserva toute sa gravité.

«Malgré tout le respect que jai pour vous, dit-il avec sang-froid à la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant à votre tribunal. Abandonnez ce soin à Ivan Kouzmitch: cest son affaire.

— Comment, comment, mon petit père! répliqua la femme du commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la même chair et le même esprit? Ivan Kouzmitch, quest-ce que tu baguenaudes? Fourre-les à linstant dans différents coins, au pain et à leau, pour que cette bête didée leur sorte de la tête. Et que le père Garasim les mette à la pénitence, pour quils demandent pardon à Dieu et aux hommes.»

Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna était extrêmement pâle. Peu à peu la tempête se calma. La femme du capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous embrasser lun lautre. Palachka nous rapporta nos épées. Nous sortîmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous reconduisit.

«Comment navez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colère, de nous dénoncer au commandant après mavoir donné votre parole de nen rien faire?

— Comme Dieu est saint, répondit-il, je nai rien dit à Ivan Kouzmitch; cest Vassilissa Iégorovna qui ma tout soutiré. Cest elle qui a pris toutes les mesures nécessaires à linsu du commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!»

Après cette réponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec
Chvabrine.

«Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.

— Certainement, répondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir.»

Et nous nous séparâmes comme sil ne se fût rien passé.

De retour chez le commandant, je massis, selon mon habitude, près de Marie Ivanovna; son père nétait pas à la maison; sa mère soccupait du ménage. Nous parlions à demi-voix. Marie Ivanovna me reprochait linquiétude que lui avait causée ma querelle avec Chvabrine.

«Le coeur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous alliez vous battre à lépée. Comme les hommes sont étranges! pour une parole quils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prêts à sentrégorger et à sacrifier, non seulement leur vie, mais encore lhonneur et le bonheur de ceux qui… Mais je suis sûre que ce nest pas vous qui avez commencé la querelle: cest Alexéi Ivanitch qui a été lagresseur.

— Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna?

— Mais parce que…, parce quil est si moqueur! Je naime pas Alexéi Ivanitch, il mest même désagréable, et cependant je naurais pas voulu ne pas lui plaire, cela maurait fort inquiétée.

— Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?»

Marie Ivanovna se troubla et rougit: «Il me semble, dit-elle enfin, il me semble que je lui plais.

— Pourquoi cela?

— Parce quil ma fait des propositions de mariage.

— Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela?

— Lan passé, deux mois avant votre arrivée,

— Et vous navez pas consenti?

— Comme vous voyez. Alexéi Ivanitch est certainement un homme desprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, à la seule idée quil faudrait, sous la couronne, lembrasser devant tous les assistants… Non, non, pour rien au monde.»

Les paroles de Marie Ivanovna mouvrirent les yeux et mexpliquèrent beaucoup de choses. Je compris la persistance que mettait Chvabrine à la poursuivre. Il avait probablement remarqué notre inclination mutuelle, et sefforçait de nous détourner lun de lautre. Les paroles qui avaient provoqué notre querelle me semblèrent dautant plus infâmes, quand, au lieu dune grossière et indécente plaisanterie, jy vis une calomnie calculée. Lenvie de punir le menteur effronté devint encore plus forte en moi, et jattendais avec impatience le moment favorable.

Je nattendis pas longtemps. Le lendemain, comme jétais occupé à composer une élégie, et que je mordais ma plume dans lattente dune rime, Chvabrine frappa sous ma fenêtre. Je posai la plume, je pris mon épée, et sortis de la maison.

«Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous observe plus. Allons au bord de la rivière; là personne ne nous empêchera.»

Nous partîmes en silence, et, après avoir descendu un sentier escarpé, nous nous arrêtâmes sur le bord de leau, et nos épées se croisèrent.

Chvabrine était plus adroit que moi dans les armes; mais jétais plus fort et plus hardi; et M. Beaupré, qui avait été entre autres choses soldat, mavait donné quelques leçons descrime, dont je profitai. Chvabrine ne sattendait nullement à trouver en moi un adversaire aussi dangereux. Pendant longtemps nous ne pûmes nous faire aucun mal lun à lautre; mais enfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je lattaquai vivement, et le fis presque entrer à reculons dans la rivière. Tout à coup jentendis mon nom prononcé à haute voix; je tournai rapidement la tête, et japerçus Savéliitch qui courait à moi le long du sentier… Dans ce moment je sentis une forte piqûre dans la poitrine, sous lépaule droite, et je tombai sans connaissance.

CHAPITRE V LA CONVALESCENCE

Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendre ni ce qui métait arrivé, ni où je me trouvais. Jétais couché sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelquun déroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épaule et ma poitrine. Peu à peu mes idées séclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que jétais blessé. En cet instant, la porte gémit faiblement sur ses gonds:

«Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit tressaillir.

— Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec un soupir; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatre jours.»

Je voulus me retourner, mais je nen eus pas la force.

«Où suis-je? Qui est ici?» dis-je avec effort.

Marie Ivanovna sapprocha de mon lit, et se pencha doucement sur moi.

«Comment vous sentez-vous? me dit-elle.

— Bien, grâce à Dieu, répondis-je dune voix faible. Cest vous,
Marie Ivanovna; dites-moi…»

Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignit sur son visage.

«Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il; grâces te soient rendues, Seigneur! Mon père Piotr Andréitch, mas-tu fait assez peur? quatre jours! cest facile à dire…»

Marie Ivanovna linterrompit.

«Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle: il est encore bien faible.»

Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité de pensées confuses. Jétais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus interroger Savéliitch; mais le vieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et mendormis bientôt.

En méveillant, jappelai Savéliitch; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en larrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas…, et tout à coup je sentis sur ma joue limpression humide et brûlante de ses lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.

«Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez à mon bonheur.»

Elle reprit sa raison:

«Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu ôtant sa main, tous êtes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin de vous, … ne fût-ce que pour moi.»

Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur.
Je me sentais revenir à la vie.

Dès cet instant je me sentis mieux dheure en heure. Cétait le barbier du régiment qui me pansait, car il ny avait pas dautre médecin dans la forteresse; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la famille du commandant mentourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et, cette fois, Marie mécouta avec plus de patience. Elle me fit naïvement laveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. «Mais pensez-y bien, me disait-elle; ny aura-t-il pas dobstacles de la part des vôtres?»

Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mère; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas extrêmement, et quil la traiterait de folie de jeunesse. Je lavouai franchement à Marie Ivanovna; mais néanmoins je résolus décrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante quelle ne douta plus du succès, et sabandonna aux sentiments de son coeur avec toute la confiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel: «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre aux arrêts; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi Ivanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir.»

Jétais trop content pour garder dans mon coeur le moindre sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui, et me pria doublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon coeur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie lirritation de la vanité blessée; je pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis. Jattendais avec impatience la réponse à ma lettre, nosant pas espérer, mais tâchant détouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne métais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner: ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurés davance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la main. Je la pris en tremblant. Ladresse était écrite de la main de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car, dhabitude, cétait ma mère qui mécrivait, et lui ne faisait quajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me décider à rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle: «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement dOrenbourg, forteresse de Bélogorsk». Je tâchais de découvrir, à lécriture de mon père, dans quelle disposition desprit il avait écrit la lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières lignes je vis que toute laffaire était au diable. Voici le contenu de cette lettre:

«Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff[37]. Et non seulement je nai pas lintention de te donner ni ma bénédiction ni mon consentement, mais encore jai lintention darriver jusquà toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garçon, malgré ton rang dofficier, parce que tu as prouvé que tu nes pas digne de porter lépée qui ta été remise pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espèce. Je vais écrire à linstant même à André Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée. Quadviendra-t-il de toi? Je prie Dieu quil te corrige, quoique je nose pas avoir confiance en sa bonté.

«Ton père,

«A. G.»

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon père ne mavait pas ménagées me blessaient profondément; le dédain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant; enfin lidée dêtre renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk mépouvantait. Mais jétais surtout chagriné de la maladie de ma mère. Jétais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je marrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère: «Il paraît quil ne ta pas suffi que, grâce à toi, jaie été blessé et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mère».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre lavait frappé.

«Aie pitié de moi, seigneur, sécria-t-il presque en sanglotant; quest-ce que tu daignes me dire? Cest moi qui suis la cause que tu as été blessé? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir lépée dAlexéi Ivanitch. La vieillesse maudite men a seule empêché. Quai-je donc fait à ta mère?

— Ce que tu as fait? répondis-je. Qui est-ce qui ta chargé décrire une dénonciation contre moi? Est-ce quon ta mis à mon service pour être mon espion?

— Moi, écrire une dénonciation! répondit Savéliitch tout en larmes. Ô Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que mécrit le maître, et tu verras si je te dénonçais.»

En même temps il tira de sa poche une lettre quil me présenta, et je lus ce qui suit:

«Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne mas rien écrit de mon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce que ce soient des étrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tes seigneurs? Je tenverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers le jeune homme. À la réception de cette lettre, je tordonne de minformer immédiatement de létat de sa santé, qui, à ce quon me mande, saméliore, et de me désigner précisément lendroit où il a été frappé, et sil a été bien guéri.»

Évidemment Savéliitch navait pas en le moindre tort, et cétait moi qui lavais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard était inconsolable.

«Voilà jusquoù jai vécu! répétait-il; voilà quelles grâces jai méritées de mes seigneurs pour tous mes longs services! je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure! Non, mon père Piôtr Andréitch, ce nest pas moi qui suis fautif, cest le maudit moussié; cest lui qui ta appris à pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force de pousser et de frapper on pouvait se garer dun mauvais homme! Cétait bien nécessaire de dépenser de largent à louer le moussié

Mais qui donc sétait donné la peine de dénoncer ma conduite à mon père? Le général? il ne semblait pas soccuper beaucoup de moi; et puis, Ivan Kouzmitch navait pas cru nécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons sarrêtaient sur Chvabrine: lui seul trouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvait être mon éloignement de la forteresse et ma séparation davec la famille du commandant. Jallai tout raconter à Marie Ivanovna: elle venait à ma rencontre sur le perron.

«Que vous est-il arrivé? me dit-elle; comme vous êtes pâle!

— Tout est fini», lui répondis-je, en lui remettant la lettre de mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit la lettre, et me dit dune voix émue: «Ce na pas été mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonté de Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il ny a rien à faire, Piôtr Andréitch; soyez heureux, vous au moins.

— Cela ne sera pas, mécriai-je, en la saisissant par la main. Tu maimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nous marierons; et puis, avec le temps, jen suis sûr, nous parviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, il me pardonnera.

— Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie: je ne tépouserai pas sans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si tu rencontres une autre fiancée, si tu laimes, que Dieu soit avec toi[38]. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux.»

Elle se mit à pleurer et se retira. Javais lintention de la suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors détat de me posséder et je rentrai à la maison. Jétais assis, plongé dans une mélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coup interrompre mes réflexions.

«Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papier toute couverte décriture; regarde si je suis un espion de mon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils.»

Je pris de sa main ce papier; cétait la réponse de Savéliitch à la lettre quil avait reçue. La voici mot pour mot:

«Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, jai reçu votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidèle, jobéis aux ordres de mes maîtres; et je vous ai toujours servi avec zèle jusquà mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de Piôtr Andréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison; et voilà que nous entendons que notre maîtresse, notre mère, Avdotia Vassilievna, est malade de peur; et je men vais prier Dieu pour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine, sons lépaule droite, sous une côte, à la profondeur dun verchok et demi[39], et il a été couché dans la maison du commandant, où nous lavons apporté du rivage: et cest le barbier dici, Stépan Paramonoff, qui la traité; et maintenant Piôtr Andréitch, grâce à Dieu, se porte bien; et il ny a rien que du bien à dire de lui: ses chefs, à ce quon dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils; et quune pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez écrire que vous menverrez garder les cochons; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenant je vous salue jusquà terre.

«Votre fidèle esclave,

«Arkhip Savélieff.»

Je ne pus mempêcher de sourire plusieurs fois pendant la lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en état décrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre de Savéliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea; Marie Ivanovna ne me parlait presque plus et tâchait même de méviter. La maison du commandant me devint insupportable; je mhabituai peu à peu à rester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna me fit des reproches; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service lexigeait. Je navais que de très rares entrevues avec Chvabrine, qui métait devenu dautant plus antipathique que je croyais découvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmait davantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Je mabandonnai à une noire mélancolie, qualimentaient encore la solitude et linaction. Je perdis toute espèce de goût pour la lecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et je craignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, qui eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme un ébranlement profond et salutaire.

CHAPITRE VI POUGATCHEFF

Avant dentamer le récit des événements étranges dont je fus le témoin, je dois dire quelques mots sur la situation où se trouvait le gouvernement dOrenbourg vers la fin de lannée 1773. Cette riche et vaste province était habitée par une foule de peuplades à demi sauvages, qui venaient récemment de reconnaître la souveraineté des tsars russes. Leurs révoltes continuelles, leur impatience de toute loi et de la vie civilisée, leur inconstance et leur cruauté demandaient, de la part du gouvernement, une surveillance constante pour les réduire à lobéissance. On avait élevé des forteresses dans les lieux favorables, et dans la plupart on avait établi à demeure fixe des Cosaques, anciens possesseurs des rives du Iaïk. Mais ces Cosaques eux-mêmes, qui auraient dû garantir le calme et la sécurité de ces contrées, étaient devenus depuis quelque temps des sujets inquiet et dangereux pour le gouvernement impérial. En 1772, une émeute survint dans leur principale bourgade. Cette émeute fut causée par les mesures sévères quavait prises le général Tranbenberg pour ramener larmée à lobéissance. Elles neurent dautre résultat que le meurtre barbare de Tranbenberg, lélévation de nouveaux chefs, et finalement la répression de lémeute à force de mitraille et de cruels châtiments.

Cela sétait passé peu de temps avant mon arrivée dans la forteresse de Bélogorsk. Alors tout était ou paraissait tranquille. Mais lautorité avait trop facilement prêté foi au feint repentir des révoltés, qui couvaient leur haine en silence, et nattendaient quune occasion propice pour recommencer la lutte.

Je reviens à mon récit.

Un soir (cétait au commencement doctobre 1773), jétais seul à la maison, à écouter le sifflement du vent dautomne et à regarder les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint mappeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis à linstant même. Jy trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch et l_ouriadnik_ des Cosaques. Il ny avait dans la chambre ni la femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour dun air préoccupé. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors louriadnik, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et nous dit:

«Messieurs les officiers, une nouvelle importante! écoutez ce quécrit le général.»

Il mit ses lunettes et lut ce qui suit:

»À monsieur le commandant de la forteresse de Bélogorsk, capitaine Mironoff (secret).

«Je vous informe par la présente que le fuyard et schismatique Cosaque du Don Iéméliane Pougatcheff, après sêtre rendu coupable de limpardonnable insolence dusurper le nom du défunt empereur Pierre III, a réuni une troupe de brigands, suscité des troubles dans les villages du Iaïk, et pris et même détruit plusieurs forteresses, en commettant partout des brigandages et des assassinats. En conséquence, dès la réception de la présente, vous aurez, monsieur le capitaine, à aviser aux mesures quil faut prendre pour repousser le susdit scélérat et usurpateur, et, sil est possible, pour lexterminer entièrement dans le cas où il tournerait ses armes contre la forteresse confiée à vos soins.»

«Prendre les mesures nécessaires, dit le commandant en ôtant ses lunettes et en pliant le papier; vois-tu bien! cest facile à dire. Le scélérat semble fort, et nous navons que cent trente hommes, même en ajoutant les Cosaques, sur lesquels il ny a pas trop à compter, soit dit sans te faire un reproche, Maximitch.»

L_ouriadnik_ sourit.

«Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers; soyez ponctuels; placez des sentinelles, établissez des rondes de nuit; dans le cas dune attaque, fermez les portes et faites sortir les soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tes Casaques. Il faut aussi examiner le canon et le bien nettoyer, et surtout garder le secret; que personne dans la forteresse ne sache rien avant le temps.»

Après avoir ainsi distribué ses ordres, Ivan Kouzmitch nous congédia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce que nous venions dentendre.

«Quen crois-tu? comment finira tout cela? lui demandai-je.

— Dieu le sait, répondit-il, nous verrons; jusquà présent je ne vois rien de grave. Si cependant…»

Alors il se mit à rêver en sifflant avec distraction un air français.

Malgré toutes nos précautions, la nouvelle de lapparition de Pougatcheff se répandit dans la forteresse. Quel que fût le respect dIvan Kouzmitch pour son épouse, il ne lui aurait révélé pour rien au monde un secret confié comme affaire de service. Après avoir reçu la lettre du général, il sétait assez adroitement débarrassé de Vassilissa Iégorovna, en lui disant que le père Garasim avait reçu dOrenbourg des nouvelles extraordinaires quil gardait dans le mystère le plus profond. Vassilissa Iégorovna prit à linstant même le désir daller rendre visite à la femme du pope, et, daprès le conseil dIvan Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur quelle ne la laissât sennuyer toute seule.

Resté maître du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya chercher sur- le-champ, et prit soin denfermer Palachka dans la cuisine, pour quelle ne pût nous épier.

Vassilissa Iégorovna revint à la maison sans avoir rien pu.tirer de la femme du pope; elle apprit en rentrant que, pendant son absence, un conseil de guerre sétait assemblé chez Ivan Kouzmitch, et que Palachka avait été enfermée sous clef. Elle se douta que son mari lavait trompée, et se mit à laccabler de questions. Mais Ivan Kouzmitch était préparé à cette attaque; il ne se troubla pas le moins du monde, et répondit bravement à sa curieuse moitié:

«Vois-tu bien, ma petite mère, les femmes du pays se sont mis en tête dallumer du feu avec de la paille: et comme cela peut être cause dun malheur, jai rassemblé mes officiers et je leur ai donné lordre de veiller à ce que les femmes ne fassent pas de feu avec de la paille, mais bien avec des fagots et des broussailles.

— Et quavais-tu besoin denfermer Palachka? lui demanda sa femme; pourquoi la pauvre fille est-elle restée dans la cuisine jusquà notre retour?»

Ivan Kouzmitch ne sétait pas préparé à une semblable question: il balbutia quelques mots incohérents. Vassilissa Iégorovna saperçut aussitôt de la perfidie de son mari; mais, sûre quelle nobtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa ses questions et parla des concombres salés dAkoulina Pamphilovna savait préparer dune façon supérieure. De toute la nuit, Vassilissa Iégorovna ne put fermer loeil, nimaginant pas ce que son mari avait en tête quelle ne pût savoir.

Le lendemain, au retour de la messe, elle aperçut Ivan Ignatiitch occupé à ôter du canon des guenilles, de petites pierres, des morceaux de bois, des osselets et toutes sortes dordures que les petits garçons y avaient fourrées. «Que peuvent signifier ces préparatifs guerriers? pensa la femme du commandant. Est-ce quon craindrait une attaque de la part des Kirghises? mais serait-il possible quIvan Kouzmitch me cachât une pareille misère?» Elle appela Ivan Ignatiitch avec la ferme résolution de savoir de lui le secret qui tourmentait sa curiosité de femme.

Vassilissa Iégorovna débuta par lui faire quelques remarques sur des objets de ménage, comme un juge qui commence un interrogatoire par des questions étrangères à laffaire pour rassurer et endormir la prudence de laccusé. Puis, après un silence de quelques instants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la tête:

«Oh! mon Dieu, Seigneur! voyez quelle nouvelle! Quadviendra-t-il de tout cela?

— Eh! ma petite mère, répondit Ivan Ignatiitch, le Seigneur est miséricordieux; nous avons assez de soldats, beaucoup de poudre; jai nettoyé le canon. Peut-être bien repousserons-nous ce Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, le loup ne mangera personne ici.

— Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff?» demanda la femme du commandant.

Ivan Ignatiitch vit bien quil avait trop parlé, et se mordit la langue. Mais il était trop tard, Vassilissa Iégorovna le contraignit à lui tout raconter, après avoir engagé sa parole quelle ne dirait rien à personne.

Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien à personne, si ce nest à la femme du pope, et cela par lunique raison que la vache de cette bonne dame, étant encore dans la steppe, pouvait être enlevée par les brigands.

Bientôt tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits qui couraient sur son compte étaient fort divers. Le commandant envoya l_ouriadnik_ avec mission de bien senquérir de tout dans les villages voisins. L_ouriadnik_ revint après une absence de deux jours, et déclara quil avait dans la steppe, à soixante verstes de la forteresse, une grande quantité de feux, et quil avait ouï dire aux Bachkirs quune force innombrable savançait. Il ne pouvait rien dire de plus précis, ayant craint de saventurer davantage.

On commença bientôt à remarquer une grande agitation parmi les Cosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils sassemblaient par petits groupes, parlaient entre eux à voix basse, et se dispersaient dès quils apercevaient un dragon ou tout autre soldat russe. On les fit espionner: Ioulaï, Kalmouk baptisé, fit au commandant une révélation très grave. Selon lui, l_ouriadnik_ aurait fait de faux rapports; à son retour, le perfide Cosaque aurait dit à ses camarades quil sétait avancé jusque chez les révoltés, quil avait été présenté à leur chef, et que ce chef, lui ayant donné sa main à baiser, sétait longuement entretenu avec lui. Le commandant fit aussitôt mettre l_ouriadnik_ aux arrêts, et désigna Ioulaï pour le remplacer. Ce changement fut accueilli par les Cosaques avec un mécontentement visible. Ils murmuraient à haute voix, et Ivan Ignatiitch, lexécuteur de lordre du commandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire assez clairement:

«Attends, attends, rat de garnison!»

Le commandant avait eu lintention dinterroger son prisonnier le même jour; mais l_ouriadnik_ sétait échappé, sans doute avec laide de ses complices.

Un nouvel événement vint accroître linquiétude du capitaine. On saisit un Bachkir porteur de lettres séditieuses. À cette occasion, le commandant prit le parti dassembler derechef ses officiers, et pour cela il voulut encore éloigner sa femme sous un prétexte spécieux. Mais comme Ivan Kouzmitch était le plus adroit et le plus sincère des hommes, il ne trouva pas dautre moyen que celui quil avait déjà employé une première fois.

«Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, lui dit-il en toussant à plusieurs reprises, le père Garasim a, dit-on, reçu de la ville…

— Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme; tu veux encore rassembler un conseil de guerre et parler sans moi de Iéméliane Pougatcheff; mais tu ne me tromperas pas cette fois.»

Ivan Kouzmitch écarquilla les yeux: «Eh bien, ma petite mère, dit- il, si tu sais tout, reste, il ny a rien à faire; nous parlerons devant toi.

— Bien, bien, mon petit père, répondit-elle, ce nest pas à toi de faire le fin. Envoie chercher les officiers.»

Nous nous assemblâmes de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut, devant sa femme, la proclamation de Pougatcheff, rédigée par quelque Cosaque à demi lettré. Le brigand nous déclarait son intention de marcher immédiatement sur notre forteresse, invitant les Cosaques et les soldats à se réunir à lui, et conseillait aux chefs de ne pas résister, les menaçant en ce cas du dernier supplice. La proclamation était écrite en termes grossiers, mais énergiques, et devait produire une grande impression sur les esprits des gens simples,

«Quel coquin! sécria la femme du commandant. Voyez ce quil ose nous proposer! de sortir à sa rencontre et de déposer à ses pieds nos drapeaux! Ah! le fils de chien! il ne sait donc pas que nous sommes depuis quarante ans au service, et que, Dieu merci, nous en avons vu de toutes sortes! Est-il possible quil se soit trouvé des commandants assez lâches pour obéir à ce bandit!

— Ça ne devrait pas être, répondit Ivan Kouzmitch; cependant on dit que le scélérat sest déjà emparé de plusieurs forteresses.

— Il paraît quil est fort, en effet, observa Chvabrine.

— Nous allons savoir à linstant sa force réelle, reprit le commandant; Vassilissa Iégorovna, donne-moi la clef du grenier. Ivan Ignatiitch, amène le Bachkir, et dis à Ioulaï dapporter des verges.

— Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en se levant de son siège; laisse-moi emmener Macha hors de la maison. Sans cela elle entendrait, les cris, et ça lui ferait peur. Et moi, pour dire la vérité, je ne suis pas très curieuse de pareilles investigations. Au plaisir de vous revoir…»

La torture était alors tellement enracinée dans les habitudes de la justice, que lukase bienfaisant[40] qui en avait prescrit labolition resta longtemps sans effet. On croyait que laveu de laccusé était indispensable à la condamnation, idée non seulement déraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matière juridique; car, si le déni de laccusé ne saccepte pas comme preuve de son innocence, laveu quon lui arrache doit moins encore servir de preuve de sa culpabilité. À présent même, il marrive encore dentendre de vieux juges regretter labolition de cette coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait de la nécessité de la torture, ni les juges, ni les accusés eux- mêmes. Cest pourquoi lordre du commandant nétonna et némut aucun de nous. Ivan Ignatiitch sen alla chercher le Bachkir, qui était tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu dinstants après, on lamena dans lantichambre. Le commandant ordonna quon lintroduisit en sa présence.

Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds des entraves en bois. Il ôta son haut bonnet et sarrêta près de la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais je noublierai cet homme: il paraissait âgé de soixante et dix ans au moins, et navait ni nez, ni oreilles. Sa tête était rasée; quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il était de petite taille, maigre, courbé; mais ses yeux à la tatare brillaient encore.

«Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut à ces terribles indices un des révoltés punis en 1741, tu es un vieux loup, à ce que je vois; tu as déjà été pris dans nos pièges. Ce nest pas la première fois que tu te révoltes, puisque ta tête est si bien rabotée. Approche-toi, et dis qui ta envoyé.»

Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air de complète imbécillité.

«Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que tu ne comprends pas le russe? Ioulaï, demande-lui en votre langue qui la envoyé, dans notre forteresse.»

Ioulaï répéta en langue tatare la question dIvan Kouzmitch. Mais le Bachkir le regarda avec la même expression, et sans répondre un mot.

«Iachki[41]! sécria le commandant; je te ferai parler. Voyons, ôtez-lui sa robe de chambre rayée, sa robe de fou, et mouchetez- lui les épaules. Voyons, Ioulaï, houspille-le comme il faut.»

Deux invalides commencèrent à déshabiller le Bachkir. Une vive inquiétude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit à regarder de tous côtés comme un pauvre petit animal pris par des enfants. Mais lorsquun des invalides lui saisit les mains pour les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses épaules en se courbant, lorsque Ioulaï prit les verges et leva la main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gémissement faible et puissant, et, relevant la tête, ouvrit la bouche, où, au lieu de langue, sagitait un court tronçon.

Nous fûmes tous frappés dhorreur.

«Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien tirer de lui. Ioulaï, ramène le Bachkir au grenier; et nous, messieurs, nous avons encore à causer.»

Nous continuions à débattre notre position, lorsque Vassilissa Iégorovna se précipita dans la chambre, toute haletante, et avec un air effaré.

«Que test-il arrivé? demanda le commandant surpris.

— Malheur! malheur! répondit Vassilissa Iégorovna: le fort de Nijnéosern a été pris ce matin; le garçon du père Garasim vient de revenir. Il a vu comment on la pris. Le commandant et tous les officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers; les scélérats vont venir ici.»

Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde; le commandant de la forteresse de Nijnéosern, jeune homme doux et modeste, métait connu. Deux mois auparavant il avait passé, venant dOrenbourg avec sa jeune femme, et sétait arrêté chez Ivan Kouzmitch. La Nijnéosernia nétait située quà vingt-cinq verstes de notre fort. Dheure en heure il fallait nous attendre à une attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se présenta vivement à mon imagination, et le coeur me manquait en y pensant.

«Écoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoir est de défendre la forteresse jusquau dernier soupir, cela sentend. Mais il faut songer à la sûreté des femmes. Envoyez-les à Orenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans une forteresse plus éloignée et plus sûre, où les scélérat naient pas encore eu le temps de pénétrer.»

Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme: «Vois-tu bien! ma mère; en effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelque part plus loin, jusquà ce que nous ayons réduit les rebelles?

— Quelle folie! répondit la commandante. Où est la forteresse que les balles naient pas atteinte? En quoi la Bélogorskaïa nest- elle pas sûre? Grâce à Dieu, voici plus de vingt et un ans que nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs et les Kirghises; peut- être y lasserons-nous Pougatcheff!

— Eh bien, ma petite mère, répliqua Ivan Kouzmitch, reste si tu peux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais que faut- il faire de Macha? Cest bien si nous le lassons, ou sil nous arrive un secours. Mais si les brigands prennent la forteresse?… — Eh bien! alors…»

Mais ici Vassilissa Iégorovna ne put que bégayer et se tut, étouffée par lémotion.

«Non, Vassilissa Iégorovna, reprit la commandant, qui remarqua que ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme, peut-être pour la première fois de sa vie; il ne convient pas que Macha reste ici. Envoyons-la à Orenbourg chez sa marraine. Là il y a assez de soldats et de canons, et les murailles sont en pierre. Et même à toi jaurais conseillé de ten aller aussi là-bas; car, bien que tu sois vieille, pense à ce qui tarrivera si la forteresse est prise dassaut.

— Cest bien, cest bien, dit la commandante, nous renverrons Macha; mais ne tavise pas de me prier de partir, je nen ferais rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieilles années, de me séparer de toi, et daller chercher un tombeau solitaire en pays étranger. Nous avons vécu ensemble, nous mourrons ensemble.

— Et tu as raison, dit le commandant. Voyons, il ny a pas de temps à perdre. Va équiper Macha pour la route; demain nous la ferons partir à la pointe du jour, et nous lui donnerons même un convoi, quoique, à vrai dire, nous nayons pas ici de gens superflus. Mais où donc est-elle?

— Chez Akoulina Pamphilovna, répondit la commandante; elle sest trouvée mal en apprenant la prise de Nijnéosern! je crains quelle ne tombe malade. Ô Dieu Seigneur! jusquoù avons-nous vécu?»

Vassilissa Iégorovna alla faire les apprêts du départ de sa fille. Lentretien chez le commandant continua encore; mais je ny pris plus aucune part. Marie Ivanovna reparut pour le souper, pâle et les yeux rougis. Nous soupâmes en silence, et nous nous levâmes de table plus tôt que dordinaire. Chacun de nous regagna son logis après avoir dit adieu à toute la famille. Javais oublié mon épée et revins la prendre; je trouvais Marie sous la porte; elle me la présenta.

«Adieu, Piôtr Andréitch, me dit-elle en pleurant; on menvoie à Orenbourg. Soyez bien portant et heureux. Peut-être que Dieu permettra que nous nous revoyions; si non…»

Elle se mit à sangloter.

«Adieu, lui dis-je, adieu, ma chère Marie! Quoi quil marrive, sois sûre que ma dernière pensée et ma dernière prière seront pour toi.»

Macha continuait à pleurer. Je sortis précipitamment.

CHAPITRE VII LASSAUT

De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai même pas mes habits. Javais eu lintention de gagner de grand matin la porte de la forteresse par où Marie Ivanovna devait partir, pour lui dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet. Lagitation de mon âme me semblait moins pénible que la noire mélancolie où jétais plongé précédemment. Au chagrin de la séparation se mêlaient en moi des espérances vagues mais douces, lattente impatiente des dangers et le sentiment dune noble ambition. La nuit passa vite. Jallais sortir, quand ma porte souvrit, et le caporal entra pour mannoncer que nos Cosaques avaient quitté pendant la nuit la forteresse, emmenant de force avec eux Ioulaï, et quautour de nos remparts chevauchaient des gens inconnus. Lidée que Marie Ivanovna navait pu séloigner me glaça de terreur. Je donnai à la hâte quelques instructions au caporal, et courus chez le commandant.

Il commençait à faire jour. Je descendais rapidement la rue, lorsque je mentendis appeler par quelquun. Je marrêtai.

«Où allez-vous? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch en me rattrapant; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et menvoie vous chercher. Le Pougatch[42] est arrivé.

— Marie Ivanovna est-elle partie? demandai-je avec un tremblement intérieur.

— Elle nen a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatiitch, la route dOrenbourg est coupée, la forteresse entourée. Cela va mal, Piôtr Andréitch.»

Nous nous rendîmes sur le rempart, petite hauteur formée par la nature et fortifiée dune palissade. La garnison sy trouvait sous les armes. On y avait traîné le canon dès la veille. Le commandant marchait de long en large devant sa petite troupe; lapproche du danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire. Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une vingtaine de cavaliers qui semblaient être des Cosaques; mais parmi eux se trouvaient quelques Bachkirs, quil était facile de reconnaître à leurs bonnets et à leurs carquois. Le commandant parcourait les rangs de la petite armée, en disant aux soldats: «Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourdhui pour notre mère limpératrice, et faisons voir à tout le monde que nous sommes des gens braves, fidèles à nos serments.»

Les soldats témoignèrent à grands cris de leur bonne volonté. Chvabrine se tenait près de moi, examinant lennemi avec attention. Les gens quon apercevait dans la steppe, voyant sans doute quelques mouvements dans le fort, se réunirent en groupe et parlèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatiitch de pointer sur eux le canon, et approcha lui-même la mèche. Le boulet passa en sifflant sur leurs têtes sans leur faire aucun mal. Les cavaliers se dispersèrent aussitôt, en partant au galop, et la steppe devint déserte. En ce moment, parut sur le rempart Vassilissa Iégorovna, suivie de Marie qui navait pas voulu la quitter.

«Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille? où est lennemi?

— Lennemi nest pas loin, répondit Ivan Kouzmitch; mais, si Dieu le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur?

— Non, papa, répondit Marie; jai plus peur seule à la maison.»

Elle me jeta un regard, en sefforçant de sourire. Je serrai vivement la garde de mon épée, en me rappelant que je lavais reçue la veille de ses mains, comme pour sa défense. Mon coeur brûlait dans ma poitrine; je me croyais son chevalier; javais soif de lui prouver que jétais digne de sa confiance, et jattendais impatiemment le moment décisif.

Tout à coup, débouchant dune hauteur qui se trouvait à huit verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes dhommes à cheval, et bientôt toute la steppe se couvrit de gens armés de lances et de flèches. Parmi eux, vêtu dun cafetan rouge et le sabre à la main, se distinguait un homme monté sur un cheval blanc. Cétait Pougatcheff lui-même. Il sarrêta, fut entouré, et bientôt, probablement daprès ses ordres, quatre hommes sortirent de la foule, et sapprochèrent au grand galop jusquau rempart. Nous reconnûmes en eux quelques-uns de nos traîtres. Lun deux élevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet; un autre portait au bout de sa pique la tête de Ioulaï, quil nous lança par-dessus la palissade. La tête du pauvre Kaimouk roula aux pieds du commandant.

Les traîtres nous criaient:

«Ne tirez pas: sortez pour recevoir le tsar; le tsar est ici.

— Enfants, feu!» sécria le capitaine pour toute réponse.

Les soldats firent une décharge. Le Cosaque qui tenait la lettre vacilla et tomba de cheval; les autres senfuirent à toute bride. Je jetai un coup doeil sur Marie Ivanovna. Glacée de terreur à la vue de la tête de Ioulaï, étourdie du bruit de la décharge, elle semblait inanimée. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna daller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut à voix basse et la déchira en morceaux. Cependant on voyait les révoltés se préparer à une attaque. Bientôt les balles sifflèrent à nos oreilles, et quelques flèches vinrent senfoncer autour de nous dans la terre et dans les pieux de la palissade.

«Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes nont rien à faire ici. Emmène Macha; tu vois bien que cette fille est plus morte que vive.»

Vassilissa Iégorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un regard sur la steppe, où lon voyait de grands mouvements parmi la foule, et dit à son mari: «Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la mort; bénis Macha; Macha, approche de ton père.» Pâle et tremblante, Marie sapprocha dIvan Kouzmitch, se mit à genoux et le salua jusquà terre. Le vieux commandant fit sur elle trois fois le signe de la croix, puis la releva, lembrassa, et lui dit dune voix altérée par lémotion: «Eh bien, Macha, sois heureuse; prie Dieu, il ne tabandonnera pas. Sil se trouve un honnête homme, que Dieu vous donne à tous deux amour et raison. Vivez ensemble comme nous avons vécu ma femme et moi. Eh bien, adieu, Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc plus vite.»

Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter. «Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch; pardonne-moi si je tai jamais fâché.

— Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassant sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en à la maison, et, si tu en as le temps, mets un sarafan[43] à Macha.»

La commandante séloigna avec sa fille. Je suivais Marie du regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tête.

Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournée sur lennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et tout à coup mirent pied à terre précipitamment. «Tenez-vous bien, nous dit le commandant, cest lassaut qui commence.» En ce moment même retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient à toutes jambes sur la forteresse. Notre canon était chargé à mitraille. Le commandant les laissa venir à très petite distance, et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé, redoublèrent de nouveau. «Maintenant, enfants! sécria le capitaine, ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant! Suivez-moi pour une sortie!»

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en un instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, navait pas bougé de place. «Que faites-vous donc, mes enfants? sécria Ivan Kouzmitch; sil faut mourir, mourons; affaire de service!»

En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrent lentrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses armes. On mavait renversé par terre; mais je me relevai et jentrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis le commandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe de bandits qui lui demandaient les clefs. Jallais courir à son secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrent avec leurs kouchaks[44] en criant: «Attendez, attendez ce quon va faire de vous, traîtres au tsar!»

On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient de leurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout à coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place, attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la foule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.

Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de la maison du commandant. Il était vêtu dun élégant cafetan cosaque, brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné de glands dor, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques lentouraient.

Le père Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix à la main, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait à la hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirs écartèrent la foule, et lon nous présenta à Pougatcheff. Le bruit des cloches cessa, et le plus profond silence sétablit. «Qui est le commandant?» demanda lusurpateur. Notre ouriadnik sortit des groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le vieillard avec une expression terrible et lui dit: «Comment as-tu osé topposer à moi, à ton empereur?»

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières forces et répondit dune voix ferme: «Tu nes pas mon empereur: tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!»

Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitôt plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et lentraînèrent au gibet. À cheval sur la traverse, apparut le Bachkir défiguré quon avait questionné la veille; il tenait une corde à la main, et je vis un instant après le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en lair. Alors on amena à Pougatcheff Ivan Ignatiitch.

«Prête serment, lui dit Pougatcheff, à lempereur Piôtr
Fédorovitch[45].

— Tu nes pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétant les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un usurpateur.»

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan Ignatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. Cétait mon tour. Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en mapprêtant à répéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surprise inexprimable, japerçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu le temps de se couper les cheveux en rond et dendosser un cafetan de Cosaque. Il sapprocha de Pougatcheff et lui dit quelques mots à loreille. «Quon le pende!» dit Pougatcheff sans daigner me jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis à réciter à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentir sincère de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui étaient chers à mon coeur. On mavait déjà conduit sous le gibet. «Ne crains rien, ne crains rien!» me disaient les assassins, peut-être pour me donner du courage. Tout à coup un cri se fit entendre: «Arrêtez, maudits».

Les bourreaux sarrêtèrent. Je regarde… Savéliitch était étendu aux pieds de Pougatcheff.

«Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, quas-tu besoin de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on ten donnera une bonne rançon; mais pour lexemple et pour faire peur aux autres, ordonne quon me pende, moi, vieillard.»

Pougatcheff fit un signe; on me délia aussitôt. «Notre père te pardonne», me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que jétais très heureux de ma délivrance, mais je ne puis dire non plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés. On mamena de nouveau devant lusurpateur et lon me fit agenouiller à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: «Baise la main, baise la main!» criait-on autour de moi. Mais jaurais préféré le plus atroce supplice à un si infâme avilissement.

«Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui se tenait derrière moi et me poussait du coude, ne fais pas lobstiné; quest-ce que cela te coûte? Crache et baise la main du bri… Baise-lui la main.»

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant: «Sa Seigneurie est, à ce quil paraît, toute stupide de joie; relevez-le». On me releva, et je restai en liberté. Je regardai alors la continuation de linfâme comédie.

Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaient lun après lautre, baisaient la croix et saluaient lusurpateur. Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la compagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait les queues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de la main de Pougatcheff; celui-ci leur déclara quils étaient pardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de trois heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richement harnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et laidèrent à se mettre en selle. Il annonça au père Garasim quil dînerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigands traînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée et demi-nue. Lun deux sétait déjà vêtu de son mantelet; les autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les services à thé et toutes sortes dobjets.

«Ô mes pères, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grâce; mes pères, mes pères, menez-moi à Ivan Kouzmitch.»

Soudain elle aperçut le gibet et reconnut son mari.

«Scélérats, sécria-t-elle hors delle-même, quen avez-vous fait? Ô ma lumière, Ivan Kouzmitch, hardi coeur de soldat; ni les baïonnettes prussiennes ne tont touché, ni les balles turques; et tu as péri devant un vil condamné fuyard.

— Faites taire la vieille sorcière!» dit Pougatcheff.

Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tête, et elle tomba morte au bas des degrés du perron. Pougatcheff partit; tout le peuple se jeta sur ses pas.

CHAPITRE VIII LA VISITE INATTENDUE

La place se trouva vide. Je me tenais au même endroit, ne pouvant rassembler mes idées troublées par tant démotions terribles.

Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus que toute autre chose. «Où est-elle? quest-elle devenue? a-t-elle eu le temps de se cacher? sa retraite est-elle sûre?» Rempli de ces pensées accablantes, jentrai dans la maison du commandant. Tout y était vide. Les chaises, les tables, les armoires étaient brûlées, la vaisselle en pièces. Un affreux désordre régnait partout. Je montai rapidement le petit escalier qui conduisait à la chambre de Marie Ivanovna, où jallais entrer pour la première fois de ma vie. Son lit était bouleversé, larmoire ouverte et dévalisée. Une lampe brûlait encore devant le Kivot[46], vide également. On navait pas emporté non plus un petit miroir accroché entre la porte et la fenêtre. Quétait devenue lhôtesse de cette simple et virginale cellule? Une idée terrible me traversait lesprit. Jimaginai Marie dans les mains des brigands. Mon coeur se serra; je fondis en larmes et prononçai à haute voix le nom de mon amante. En ce moment, un léger bruit se fit entendre, et Palachka, toute pâle, sortit de derrière larmoire.

«Ah!-Piôtr Andréitch, dit-elle en joignant les mains, quelle journée! quelles horreurs!

— Marie Ivanovna? demandai-je avec impatience; que fait Marie
Ivanovna?

— La demoiselle est en vie, répondit Palachka; elle est cachée chez Akoulina Pamphilovna.

— Chez la femme du pope! mécriai-je avec terreur. Grand Dieu!
Pougatcheff est là!»

Je me précipitai hors de la chambre, je descendis en deux sauts dans la rue, et, tout éperdu, me mis à courir vers la maison du pope. Elle retentissait de chansons, de cris et déclats de rire. Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka mavait suivi. Je lenvoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Un moment après, la femme du pope sortit dans lantichambre, un flacon vide à la main.

«Au nom du ciel, où est Marie Ivanovna? demandai-je avec une agitation inexprimable.

— Elle est couchée, ma petite colombe, répondit la femme du pope, sur mon lit, derrière la cloison. Ah! Piôtr Andréitch, un malheur était bien près darriver. Mais, grâce à Dieu, tout sest heureusement passé. Le scélérat sétait à peine assis à table, que la pauvrette se mit à gémir. Je me sentis mourir de peur. Il lentendit: «Qui est-ce qui gémit chez toi, vieille?» Je saluai le brigand jusquà terre: «Ma nièce, tsar; elle est malade et alitée il y a plus dune semaine. — Et ta nièce est jeune? — Elle est jeune, tsar. — Voyons, vieille, montre-moi ta nièce.» Je sentis le coeur me manquer; mais que pouvais-je faire? «Fort bien, tsar; mais la fille naura pas la force de se lever et de venir devant Ta Grâce. — Ce nest rien, vieille; jirai moi-même la voir.» Et, le croiras-tu? le maudit est allé derrière la cloison. Il tira le rideau, la regarda de ses yeux dépervier, et rien de plus; Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous étions déjà préparés, moi et le père, à une mort de martyrs? Par bonheur, la petite colombe ne la pas reconnu. Ô Seigneur Dieu! quelles fêtes nous arrivent! Pauvre Ivan Kouzmitch, qui laurait cru? Et Vassilissa Iégorovna, et Ivan Ignatiitch! Pourquoi celui-là? Et vous, comment vous a-t-on épargné? Et que direz-vous de Chvabrine, dAlexéi Ivanitch? Il sest coupé les cheveux en rond, et le voilà qui bamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quand jai parlé de ma nièce malade, croiras-tu quil ma jeté un regard comme sil eût voulu me percer de son couteau? Cependant il ne nous a pas trahis. Grâces lui soient rendues, au moins pour cela!»

En ce moment retentirent à la fois les cris avinés des convives et la voix du père Garasim. Les convives demandaient du vin, et le pope appelait sa femme.

«Retournez à la maison, Piôtr Andréitch, me dit-elle tout en émoi. Jai autre chose à faire quà jaser avec vous. Il vous arrivera malheur si vous leur tombez maintenant sous la main. Adieu, Piôtr Andréitch; ce qui sera sera; peut-être que Dieu daignera ne pas nous abandonner.»

La femme du pope rentra chez elle; un peu tranquillisé, je retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les bottes aux pendus. Je retins avec peine lexplosion de ma colère, dont je sentais toute linutilité. Les brigands parcouraient la forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai à la maison. Savéliitch me rencontra sur le seuil.

«Grâce à Dieu, sécria-t-il en me voyant, je croyais que les scélérats tavaient saisi de nouveau. Ah! mon père Piôtr Andréitch, le croiras-tu? les brigands nous ont tout pris: les habits, le linge, les effets, la vaisselle; ils nont rien laissé. Mais quimporte? Grâces soient rendues à Dieu de ce quils ne tont pas au moins ôté la vie! Mais as-tu reconnu, maître, leur ataman[47]?

— Non, je ne lai pas reconnu; qui donc est-il?

— Comment, mon petit père! tu as déjà oublié livrogne qui ta escroqué le touloup, le jour du chasse-neige, un touloup de peau de lièvre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes les coutures en lendossant.»

Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon guide était frappante en effet. Je finis par me persuader que Pougatcheff et lui étaient bien le même homme, et je compris alors la grâce quil mavait faite. Je ne pus assez admirer létrange liaison des événements. Un touloup denfant, donné à un vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les cabarets assiégeait des forteresses et ébranlait lempire.

«Ne daigneras-tu pas manger? me dit Savéliitch qui était fidèle à ses habitudes. Il ny a rien à la maison, il est vrai; mais je chercherai partout, et je te préparerai quelque chose.»

Resté seul, je me mis à réfléchir. Quavais-je à faire? Ne pas quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre à sa troupe, était indigne dun officier. Le devoir voulait que jallasse me présenter là où je pouvais encore être utile à ma patrie, dans les critiques circonstances où elle se trouvait. Mais mon amour me conseillait avec non moins de force de rester auprès de Marie Ivanovna pour être son protecteur et son champion. Quoique je prévisse un changement prochain et inévitable dans la marche des choses, cependant je ne pouvais me défendre de trembler en me représentant le danger de sa position.

Mes réflexions furent interrompues par larrivée dun Cosaque qui accourait mannoncer que le grand tsar mappelait auprès de lui.

«Où est-il? demandai-je en me préparant à obéir.

— Dans la maison du commandant, répondit le Cosaque. Après dîner notre père est allé au bain; il repose maintenant. Ah! Votre Seigneurie, on voit bien que cest un important personnage; il a daigné manger à dîner deux cochons de lait rôtis; et puis il est monté au plus haut du bain[48], où il faisait si chaud que Tarass Kourotchine lui-même na pu le supporter; il a passé le balai à Bikbaïeff, et nest revenu à lui quà force deau froide. Il faut en convenir, toutes ses manières sont si majestueuses, … et dans le bain, à ce quon dit, il a montré ses signes de tsar: sur lun des seins, un aigle à deux têtes grand comme un pétak[49]_, _et sur lautre, sa propre figure.»

Je ne crus pas nécessaire de contredire le Cosaque, et je le suivis dans la maison du commandant, tâchant de me représenter à lavance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment elle finirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que je nétais pas pleinement rassuré.

Il commençait à faire sombre quand jarrivai à la maison du commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et terrible; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le perron, près duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui mavait amené entra pour annoncer mon arrivée; il revint aussitôt, et mintroduisit dans cette chambre où, la veille, javais dit adieu à Marie Ivanovna.

Un tableau étrange soffrit à mes regards. À une table couverte dune nappe, et toute chargée de bouteilles et de verres, était assis Pougatcheff, entouré dune dizaine de chefs cosaques, en bonnets et en chemises de couleur, échauffés par le vin, avec des visages enflammés et des yeux étincelants. Je ne voyais point parmi eux les nouveaux affidés, les traîtres Chvabrine et l_ouriadnik_.

«Ah! ah! cest Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant.
Soyez le bienvenu. Honneur à vous et place au banquet!»

Les convives se serrèrent; je massis en silence au bout de la table. Mon voisin, jeune Cosaque élancé et de jolie figure, me versa une rasade deau-de-vie, à laquelle je ne touchai pas. Jétais occupé à considérer curieusement la réunion. Pougatcheff était assis à la place dhonneur, accoudé sur la table et appuyant sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage, réguliers et agréables, navaient aucune expression farouche. Il sadressait souvent à un homme dune cinquantaine dannées, en lappelant tantôt comte, tantôt Timoféitch, tantôt mon oncle. Tous se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune déférence bien marquée pour leur chef. Ils parlaient de lassaut du matin, du succès de la révolte et de leurs prochaines opérations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et cest dans cet étrange conseil de guerre quon prit la résolution de marcher sur Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien près dêtre couronné de succès. Le départ fut arrêté pour le lendemain.

Les convives burent encore chacun une rasade, se levèrent de table, et prirent congé de Pougatcheff. Je voulais les suivre, mais Pougatcheff me dit:

«Reste là, je veux te parler.»

Nous demeurâmes en tête-à-tête.

Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff me regardait fixement, en clignant de temps en temps son oeil gauche avec une expression indéfinissable de ruse et de moquerie. Enfin, il partit dun long éclat de rire, et avec une gaieté si peu feinte, que moi-même, en le regardant, je me mis à rire sans savoir pourquoi.

«Eh bien! Votre Seigneurie, me dit-il; avoue-le, tu as eu peur quand mes garçons tont jeté la corde au cou? je crois que le ciel ta paru de la grandeur dune peau de mouton. Et tu te serais balancé sous la traverse sans ton domestique. Jai reconnu à linstant même le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pensé, Votre Seigneurie, que lhomme qui ta conduit au gîte dans la steppe était le grand tsar lui-même?»

En disant ces mots, il prit un air grave et mystérieux.

«Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je tai fait grâce pour ta vertu, et pour mavoir rendu service quand jétais forcé de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand jaurai recouvré mon empire. Promets-tu de me servir avec zèle?»

La question du bandit et son impudence me semblèrent si risibles que je ne pus réprimer un sourire.

«Pourquoi ris-tu? me demanda-t-il en fronçant le sourcil; est-ce que tu ne crois pas que je sois le grand tsar? réponds-moi franchement.»

Je me troublai. Reconnaître un vagabond pour empereur, je nen étais pas capable; cela me semblait une impardonnable lâcheté. Lappeler imposteur en face, cétait me dévouer à la mort; et le sacrifice auquel jétais prêt sous le gibet, en face de tout le peuple et dans la première chaleur de mon indignation, me paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savais que dire.

Pougatcheff attendait ma réponse dans un silence farouche. Enfin (et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction de moi- même) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblesse humaine. Je répondis à Pougatcheff:

«Écoute, je te dirai toute la vérité. Je ten fais juge. Puis-je reconnaître en toi un tsar? tu es un homme desprit; tu verrais bien que je mens.

— Qui donc suis-je daprès toi?

— Dieu le sait; mais, qui que tu sois, tu joues un jeu périlleux.»

Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond:

«Tu ne crois donc pas que je sois lempereur Pierre? Eh bien! soit. Est-ce quil ny a pas de réussite pour les gens hardis? est-ce quanciennement Grichka Otrépieff[50] na pas régné! Pense de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas. Quest-ce que te fait lun ou lautre? Qui est pope est père. Sers-moi fidèlement et je ferai de toi un feld-maréchal et un prince. Quen dis-tu?

— Non, répondis-je avec fermeté; je suis gentilhomme; jai prêté serment à Sa Majesté limpératrice; je ne puis te servir. Si tu me veux du bien en effet, renvoie-moi à Orenbourg.»

Pougatcheff se mit à réfléchir:

«Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de ne pas porter les armes contre moi?

— Comment veux-tu que je te le promette? répondis-je; tu sais toi-même que cela ne dépend pas de ma volonté. Si lon mordonne de marcher contre toi, il faudra me soumettre. Tu es un chef maintenant, tu veux que tes subordonnés tobéissent. Comment puis- je refuser de servir, si lon a besoin de mon service? Ma tête est dans tes mains; si tu me laisses libre, merci; si tu me fais mourir, que Dieu te juge; mais je tai dit la vérité.»

Ma franchise plut à Pougatcheff.

«Soit, dit-il en me frappant sur lépaule; il faut punir jusquau bout, ou faire grâce jusquau bout. Va-ten des quatre côtés, et fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Et maintenant va te coucher; jai sommeil moi-même.»

Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme et froide; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il ny avait plus que le cabaret où se voyait de la lumière et où sentendaient les cris des buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope; les portes et les volets étaient fermés; tout y semblait parfaitement tranquille.

Je rentrai chez moi et trouvai Savéliitch qui déplorait mon absence. La nouvelle de ma liberté recouvrée le combla de joie.

«Grâces te soient rendues, Seigneur! dit-il en faisant le signe de la croix. Nous allons quitter la forteresse demain au point du jour, et nous irons à la garde de Dieu. Je tai préparé quelque petite chose; mange, mon père, et dors jusquau matin, tranquille comme dans la poche du Christ…

Je suivis son conseil, et, après avoir soupé de grand appétit, je mendormis sur le plancher tout nu, aussi fatigué desprit que de corps.

CHAPITRE IX LA SÉPARATION

De très bonne heure le tambour me réveilla. Je me rendis sur la place. Là, les troupes de Pougatcheff commençaient à se ranger autour de la potence où se trouvaient encore attachées les victimes de la veille. Les Cosaques se tenaient à cheval; les soldats de pied, larme au bras; les enseignes flottaient. Plusieurs canons, parmi lesquels je reconnus le nôtre, étaient posés sur des affûts de campagne. Tous les habitants sétaient réunis au même endroit, attendant lusurpateur. Devant le perron de la maison du commandant, un Cosaque tenait par la bride un magnifique cheval blanc de race kirghise. Je cherchai des yeux le corps de la commandante; on lavait poussé de côté et recouvert dune méchante natte décorce. Enfin Pougatcheff sortit de la maison. Toute la foule se découvrit. Pougatcheff sarrêta sur le perron, et dit le bonjour à tout le monde. Lun des chefs lui présenta un sac rempli de pièces de cuivre, quil se mit à jeter à pleines poignées. Le peuple se précipita pour les ramasser, en se les disputant avec des coups. Les principaux complices de Pougatcheff lentourèrent: parmi eux se trouvait Chvabrine. Nos regards se rencontrèrent, il put lire le mépris dans le mien, et il détourna les yeux avec une expression de haine véritable et de feinte moquerie. Mapercevant dans la foule, Pougatcheff me fit un signe de la tête, et mappela près de lui.

«Écoute, me dit-il, pars à linstant même pour Orenbourg. Tu déclareras de ma part au gouverneur et à tous les généraux quils aient à mattendre dans une semaine. Conseille-leur de me recevoir avec soumission et amour filial; sinon ils néviteront pas un supplice terrible. Bon voyage, Votre Seigneurie.»

Puis, se tournant vers le peuple, il montra Chvabrine: «Voilà, enfants, dit-il, votre nouveau commandant. Obéissez-lui en toute chose; il me répond de vous et de la forteresse».

Jentendis ces paroles avec terreur. Chvabrine devenu le maître de la place, Marie restait en son pouvoir. Grand Dieu! que deviendra- t-elle? Pougatcheff descendit le perron; on lui amena son cheval; il sélança rapidement en selle, sans attendre laide des Cosaques qui sapprêtaient à le soutenir.

En ce moment, je vis sortir de la foule mon Savéliitch; il sapprocha de Pougatcheff, et lui présenta une feuille de papier. Je ne pouvais imaginer ce que cela voulait dire.

«Quest-ce? demanda Pougatcheff avec dignité.

— Lis, tu daigneras voir», répondit Savéliitch.

Pougatcheff reçut le papier et lexamina longtemps dun air dimportance. «Tu écris bien illisiblement, dit-il enfin; nos yeux lucides[51] ne peuvent rien déchiffrer. Où est mon secrétaire en chef?»

Un jeune garçon, en uniforme de caporal, sapprocha en courant de Pougatcheff. «Lis à haute voix», lui dit lusurpateur en lui présentant le papier. Jétais extrêmement curieux de savoir à quel propos mon menin sétait avisé décrire à Pougatcheff. Le secrétaire en chef se mit à épeler dune voix retentissante ce qui va suivre:

«Deux robes de chambre, lune en percale, lautre en soie rayée: six roubles.

— Quest-ce que cela veut dire? interrompit Pougatcheff en fronçant le sourcil.

— Ordonne de lire plus loin», répondit Savéliitch avec un calme parfait.

Le secrétaire en chef continua sa lecture:

«Un uniforme en fin drap vert: sept roubles.

«Un pantalon de drap blanc: cinq roubles.

«Deux chemises de toile de Hollande, avec des manchettes: dix roubles.

«Une cassette avec un service à thé: deux roubles et demi.

— Quest-ce que toute cette bêtise? sécria Pougatcheff. Que me font ces cassettes à thé et ces pantalons avec des manchettes?»

Savéliitch se nettoya la voix en toussant, et se mit à expliquer la chose: «Cela, mon père, daigne comprendre que cest la note du bien de mon maître emporté par les scélérats.

— Quels scélérats? demanda Pougatcheff dun air terrible.

— Pardon, la langue ma tourné, répondit Savéliitch; pour des scélérats, non, ce ne sont pas des scélérats; mais cependant tes garçons ont bien fouillé et bien volé; il faut en convenir. Ne te fâche pas; le cheval à quatre jambes, et pourtant il bronche. Ordonne de lire jusquau bout.

— Voyons, lis.»

Le secrétaire continua:

«Une couverture en perse, une autre en taffetas ouaté: quatre roubles.

«Une pelisse en peau de renard, couverte de ratine rouge: quarante roubles.

«Et encore un petit touloup en peau de lièvre, dont on a fait abandon à Ta Grâce dans le gîte de la steppe: quinze roubles.

— Quest-ce que cela?» sécria Pougatcheff dont les yeux étincelèrent tout à coup.

Javoue que jeus peur pour mon pauvre menin. Il allait sembarquer dans de nouvelles explications, lorsque Pougatcheff linterrompit.

«Comment as-tu bien osé mimportuner de pareilles sottises? sécria-t-il en arrachant le papier des mains du secrétaire, et en le jetant au nez de Savéliitch. Sot vieillard! On vous a dépouillés, grand malheur! Mais tu dois, vieux hibou, éternellement prier Dieu pour moi et mes garçons, de ce que toi et ton maître vous ne pendez pas là-haut avec les autres rebelles… Un touloup en peau de lièvre! je te donnerai un touloup en peau de lièvre! Mais sais-tu bien que je te ferai écorcher vif pour quon fasse des touloups de ta peau.

— Comme il te plaira, répondit Savéliitch; mais je ne suis pas un homme libre, et je dois répondre du bien de mon seigneur.»

Pougatcheff était apparemment dans un accès de grandeur dâme. Il détourna la tête, et partit sans dire un mot. Chvabrine et les chefs le suivirent. Toute la troupe sortit en bon ordre de la forteresse. Le peuple lui fit cortège. Je restai seul sur la place avec Savéliitch. Mon menin tenait dans la main son mémoire, et le considérait avec un air de profond regret. En voyant ma cordiale entente avec Pougatcheff, il avait cru pouvoir en tirer parti. Mais sa sage intention ne lui réussit pas. Jallais le gronder vertement pour ce zèle déplacé, et je ne pus mempêcher de rire.

«Ris, seigneur, ris, me dit Savéliitch; mais quand il te faudra remonter ton ménage à neuf, nous verrons si tu auras envie de rire.»

Je courus à la maison du pope pour y voir Marie Ivanovna. La femme du pope vint à ma rencontre pour mapprendre une douloureuse nouvelle. Pendant la nuit, la fièvre chaude sétait déclarée chez la pauvre fille. Elle avait le délire. Akoulina Pamphilovna mintroduisit dans sa chambre. Japprochai doucement du lit. Je fus frappé de leffrayant changement de son visage. La malade ne me reconnut point. Immobile devant elle, je fus longtemps sans entendre le père Garasim et sa bonne femme, qui, selon toute apparence, sefforçaient de me consoler. De lugubres idées magitaient. La position dune triste orpheline, laissée seule et sans défense au pouvoir des scélérats, meffrayait autant que me désolait ma propre impuissance; mais Chvabrine, Chvabrine surtout mépouvantait. Resté chef, investi des pouvoirs de lusurpateur, dans la forteresse où se trouvait la malheureuse fille objet de sa haine, il était capable de tous les excès. Que devais-je faire? comment la secourir, comment la délivrer? Un seul moyen restait et je lembrassai. Cétait de partir en toute hâte pour Orenbourg, afin de presser la délivrance de Bélogorsk, et dy coopérer, si cétait possible. Je pris congé du pope et dAkoulina Pamphilovna, en leur recommandant avec les plus chaudes instances celle que je considérais déjà comme ma femme. Je saisis la main de la pauvre jeune fille, et la couvris de baisers et de larmes.

«Adieu, me dit la femme du pope en me reconduisant, adieu, Piôtr
Andréitch; peut-être nous reverrons-nous dans un temps meilleur.
Ne nous oubliez pas et écrivez-nous souvent. Vous excepté, la
pauvre Marie Ivanovna na plus ni soutien ni consolateur.»

Sorti sur la place, je marrêtai un instant devant le gibet, que je saluai respectueusement, et je pris la route dOrenbourg, en compagnie de Savéliitch, qui ne mabandonnait pas.

Jallais ainsi, plongé dans mes réflexions, lorsque jentendis tout dun coup derrière moi un galop de chevaux. Je tournai la tête et vis un Cosaque qui accourait de la forteresse, tenant en main un cheval de Bachkir, et me faisant de loin des signes pour que je lattendisse. Je marrêtai, et reconnus bientôt notre ouriadnik. Après nous avoir rejoints au galop, il descendit de son cheval, et me remettant la bride de lautre: «Votre Seigneurie, me dit-il, notre père vous fait don dun cheval et dune pelisse de son épaule.»

À la selle était attaché un simple touloup de peau de mouton.

«Et de plus, ajouta-t-il en hésitant, il vous donne un demi- rouble… Mais je lai perdu en route; excusez généreusement.»

Savéliitch le regarda de travers: «Tu las perdu en route, dit-il; et quest-ce qui sonne dans ta poche, effronté que tu es?

— Ce qui sonne dans ma poche! répliqua l_ouriadnik_ sans se déconcerter, Dieu te pardonne; vieillard! cest un mors de bride et non un demi-rouble.

— Bien, bien! dis-je en terminant la dispute; remercie de ma part celui qui tenvoie; tâche même de retrouver en ten allant le demi-rouble perdu, et prends-le comme pourboire.

— Grand merci, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner son cheval; je prierai éternellement Dieu pour vous.»

À ces mots, il partit au galop, tenant une main sur sa poche, et fut bientôt hors de la vue.

Je mis le touloup et montai à cheval, prenant Savéliitch en croupe.

«Vois-tu bien, seigneur, me dit le vieillard, que ce nest pas inutilement que jai présenté ma supplique au bandit? Le voleur a eu honte; quoique cette longue rosse bachkire et ce touloup de paysan ne vaillent pas la moitié de ce que ces coquins nous ont volé et de ce que tu as toi-même daigné lui donner en présent, cependant ça peut nous être utile. Dun méchant chien, même une poignée de poils.»

CHAPITRE X LE SIÈGE

En approchant dOrenbourg, nous aperçûmes une foule de forçats avec les têtes rasées et des visages défigurés par les tenailles du bourreau[52]. Ils travaillaient aux fortifications de la place sous la surveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns emportaient sur des brouettes les décombres qui remplissaient le fossé; dautres creusaient la terre avec des bêches. Des maçons transportaient des briques et réparaient les murailles. Les sentinelles nous arrêtèrent aux portes pour demander nos passeports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteresse de Bélogorsk, il nous conduisit tout droit chez le général. Je le trouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffle dautomne avait déjà dépouillés de leurs feuilles, et, avec laide dun vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille. Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la santé. Il parut très content de me voir, et se mit à me questionner sur les terribles événements dont javais été le témoin. Je le lui racontai. Le vieillard mécoutait avec attention, et, tout en mécoutant, coupait les branches mortes.

«Pauvre Mironoff, dit-il quand jachevai ma triste histoire! cest tommage, il avait été pon officier. Et matame Mironoff, elle était une ponne tame, et passée maîtresse pour saler les champignons. Et quest devenue Macha, la fille du capitaine?»

Je lui répondis quelle était restée à la forteresse, dans la maison du pope.

«Aie! aie! aie! fit le général, cest mauvais, cest très mauvais; il est tout à fait impossible de compter sur la discipline des brigands.»

Je lui fis observer que la forteresse de Bélogorsk nétait pas fort éloignée, et que probablement Son Excellence ne tarderait pas à envoyer un détachement de troupes pour en délivrer les pauvres habitants. Le général hocha la tête avec un air de doute.

«Nous verrons, dit-il; nous avons tout le temps den parler. Je te prie de venir prendre le thé chez moi. Il y aura ce soir conseil de guerre; tu peux nous donner des renseignements précis sur ce coquin de Pougatcheff et sur son armée. Va te reposer en attendant.»

Jallai au logis quon mavait désigné, et où déjà sinstallait Savéliitch. Jy attendis impatiemment lheure fixée. Le lecteur peut bien croire que je navais garde de manquer à ce conseil de guerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie. À lheure indiquée, jétais chez le général.

Je trouvai chez lui lun des employés civils dOrenbourg, le directeur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petit vieillard gros et rouge, vêtu dun habit de soie moirée. Il se mit à minterroger sur le sort dIvan Kouzmitch, quil appelait son compère, et souvent il minterrompait par des questions accessoires et des remarques sentencieuses, qui, si elles ne prouvaient pas un homme vergé dans les choses de la guerre, montraient en lui de lesprit naturel et de la finesse. Pendant ce temps, les autres conviés sétaient réunis. Quand tous eurent pris place, et quon eut offert à chacun une tasse de thé, le général exposa longuement et minutieusement en quoi consistait laffaire en question.

«Maintenant, messieurs, il nous faut décider de quelle manière nous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement ou défensivement? Chacune de ces deux manières a ses avantages et ses désavantages. La guerre offensive présente plus despoir dune rapide extermination de lennemi; mais la guerre défensive est plus sûre et présente moins de dangers. En conséquence, nous recueillerons les voix suivant lordre légal, cest-à-dire en consultant dabord les plus jeunes par le rang. Monsieur lenseigne, continua-t-il en sadressant à moi, daignez nous énoncer votre opinion.»

Je me levai et, après avoir dépeint en peu de mots Pougatcheff et sa troupe, jaffirmai que lusurpateur nétait pas en état de résister à des forces disciplinées.

Mon opinion fut accueillie par les employés civils avec un visible mécontentement. Ils y voyaient limpertinence étourdie dun jeune homme. Un murmure séleva, et jentendis distinctement le mot suceur de lait[53] prononcé à demi-voix. Le général se tourna de mon côté et me dit en souriant:

«Monsieur lenseigne, les premières voix dans les conseils de guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant nous allons continuer à recueillir les votes. Monsieur le conseiller de collège, dites-nous votre opinion.»

Le petit vieillard en habit détoffe moirée se hâta davaler sa troisième tasse de thé, quil avait mélangé dune forte dose de rhum.

«Je crois, Votre Excellence, dit-il, quil ne faut agir ni offensivement ni défensivement.

— Comment cela, monsieur le conseiller de collège? repartit le général stupéfait. La tactique ne présente pas dautres moyens; il faut agir offensivement ou défensivement.

— Votre Excellence, agissez subornativement[54].

— Eh! oh! votre opinion est très judicieuse; les actions subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tête du coquin soixante-dix ou même cent roubles à prendre sur les fonds secrets.

— Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un bélier kirghise au lieu dêtre un conseiller de collège, si ces voleurs ne nous livrent leur ataman enchaîné par les pieds et les mains.

— Nous y réfléchirons et nous en parlerons encore, reprit le général. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans lordre légal.»

Toutes les opinions furent contraires à la mienne. Les assistants parlèrent à lenvi du peu de confiance quinspiraient les troupes, de lincertitude du succès, de la nécessité de la prudence, et ainsi de suite. Tous étaient davis quil valait mieux rester derrière une forte muraille en pierre, sous la protection du canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin, quand toutes les opinions se furent manifestées, le général secoua la cendre de sa pipe, et prononça le discours suivant:

«Messieurs, je dois tous déclarer que, pour ma part, je suis entièrement de lavis de M. lenseigne; car cette opinion est fondée sur les préceptes de la saine tactique, qui préfère presque toujours les mouvements offensifs aux mouvements défensifs.»

Il sarrêta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dans mon amour-propre. Je jetai un coup doeil fier sur les employés civils, qui chuchotaient entre eux dun air dinquiétude et de mécontentement.

«Mais, messieurs, continua le général en lâchant avec un soupir une longue bouffée de tabac, je nose pas prendre sur moi une si grande responsabilité, quand il sagit de la sûreté des provinces confiées à mes soins par Sa Majesté Impériale, ma gracieuse souveraine. Cest pour cela que je me vois contraint de me ranger à lavis de la majorité, laquelle a décidé que la prudence ainsi que la raison veulent que nous attendions dans la ville le siège qui nous menace, et que nous repoussions les attaques de lennemi par la force de lartillerie, et, si la possibilité sen fait voir, par des sorties bien dirigées.»

Ce fut le tour des employés de me regarder dun air moqueur. Le conseil se sépara. Je ne pus mempêcher de déplorer la faiblesse du respectable soldat qui, contrairement à sa propre conviction, sétait décidé à suivre lopinion dignorants sans expérience.

Plusieurs jours après ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff, fidèle à sa promesse, sapprocha dOrenbourg. Du haut des murailles de la ville, je pris connaissance de larmée des rebelles. Il me sembla que leur nombre avait décuplé depuis le dernier assaut dont javais été témoin. Ils avaient aussi de lartillerie enlevée dans les petites forteresses conquises par Pougatcheff. En me rappelant la décision du conseil, je prévis une longue captivité dans les murs dOrenbourg, et jétais prêt à pleurer de dépit.

Loin de moi lintention de décrire le siège dOrenbourg, qui appartient à lhistoire et non à des mémoires de famille. Je dirai donc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions de lautorité, ce siège fut désastreux pour les habitants, qui eurent à souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie à Orenbourg devenait insupportable; chacun attendait avec angoisse la décision de la destinée. Tous se plaignaient de la disette, qui était affreuse. Les habitants finirent par shabituer aux bombes qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts mêmes de Pougatcheff nexcitait plus une grande émotion. Je mourais dennui. Le temps passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre de Bélogorsk, car toutes les routes étaient coupées, et la séparation davec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-temps consistait à faire des promenades militaires.

Grâce à Pougatcheff, javais un assez bon cheval, avec lequel je partageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors du rempart, et jallais tirailler contre les éclaireurs de Pougatcheff. Dans ces espèces descarmouches, lavantage restait dordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment, et dexcellentes montures. Notre maigre cavalerie nétait pas en état de leur tenir tête. Quelquefois notre infanterie affamée se mettait aussi en campagne; mais la profondeur de la neige lempêchait dagir avec succès contre la cavalerie volante de lennemi. Lartillerie tonnait vainement du haut des remparts, et, dans la campagne, elle ne pouvait avancer à cause de la faiblesse des chevaux exténués. Voilà quelle était notre façon de faire la guerre, et voilà ce que les employés dOrenbourg appelaient prudence et prévoyance.

Un jour que nous avions réussi à dissiper et à chasser devant nous une troupe assez nombreuse, jatteignis un Cosaque resté en arrière, et jallais le frapper de mon sabre turc, lorsquil ôta son bonnet, et sécria:

«Bonjour, Piôtr Andréitch; comment va votre santé?»

Je reconnus notre ouriadnik. Je ne saurais dire combien je fus content de le voir.

«Bonjour, Maximitch, lui dis-je; y a-t-il longtemps que tu as quitté Bélogorsk?

— Il ny a pas longtemps, mon petit père Piôtr Andréitch; je ne suis revenu quhier. Jai une lettre pour vous.

— Où est-elle? mécriai-je tout transporté.

— Avec moi, répondit Maximitch en mettant la main dans son sein.
Jai promis à Palachka de tacher de vous la remettre.»

Il me présenta un papier plié, et partit aussitôt au galop. Je louvris, et lus avec agitation les lignes suivantes:

«Dieu a voulu me priver tout à coup de mon père et de ma mère. Je nai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. Jai recours à vous, parce que je sais que vous mavez toujours voulu du bien, et que vous êtes toujours prêt à secourir ceux qui souffrent. Je prie Dieu que cette lettre puisse parvenir jusquà vous. Maximitch ma promis de vous la faire parvenir. Palachka a ouï dire aussi à Maximitch quil vous voit souvent de loin dans les sorties, et que vous ne vous ménagez pas, sans penser à ceux qui prient Dieu pour vous avec des larmes. Je suis restée longtemps malade, et lorsque enfin jai été guérie, Alexéi Ivanitch, qui commande ici à la place de feu mon père, a forcé le père Garasim de me remettre entre ses mains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous sa garde dans notre maison. Alexéi Ivanitch me force à lépouser. Il dit quil ma sauvé la vie en ne découvrant pas la ruse dAkoulina Pamphilovna quand elle ma fait passer près des brigands pour sa nièce; mais il me serait plus facile de mourir que de devenir la femme dun homme comme Chvabrine. Il me traite avec beaucoup de cruauté, et menace, si je ne change pas davis, si je ne consens pas à ses propositions, de me conduire dans le camp du bandit, où jaurai le sort dÉlisabeth Kharloff[55]. Jai prié Alexéi Ivanitch de me donner quelque temps pour réfléchir. Il ma accordé trois jours; si, après trois jours, je ne deviens pas sa femme, je naurai plus de ménagement à attendre. Ô mon père Piôtr Andréitch, vous êtes mon seul protecteur. Défendez-moi, pauvre fille. Suppliez le général et tous vos chefs de nous envoyer du secours aussitôt que possible, et venez vous-même si vous le pouvez. Je reste votre orpheline soumise,

«Marie Mironoff.»

Je manquai de devenir fou à la lecture de cette lettre. Je mélançai vers la ville, en donnant sans pitié de léperon à mon pauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tête mille projets pour délivrer la malheureuse fille, sans pouvoir marrêter à aucun. Arrivé dans la ville, jallai droit chez le général, et jentrai en courant dans sa chambre.

Il se promenait de long en large, et fumait dans sa pipe décume. En me voyant, il sarrêta; mon aspect sans doute lavait frappé, car il minterrogea avec une sorte danxiété sur la cause de mon entrée si brusque.

«Votre Excellence, lui dis-je, jaccours auprès de vous comme auprès de mon pauvre père. Ne repoussez pas ma demande; il y va du bonheur de toute ma vie.

— Quest-ce que cest, mon père? demanda le général stupéfait; que puis-je faire pour toi? Parle.

— Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon de soldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer la forteresse de Bélogorsk.»

Le général me regarda fixement, croyant sans doute que javais perdu la tête, et il ne se trompait pas beaucoup.

«Comment? comment? balayer la forteresse de Bélogorsk! dit-il enfin.

— Je vous réponds du succès, repris-je avec chaleur; laissez-moi seulement sortir.

— Non, jeune homme, dit-il en hochant la tête. Sur une si grande distance, lennemi vous couperait facilement toute communication avec le principal point stratégique, ce qui le mettrait en mesure de remporter sur vous une victoire complète et décisive. Une communication interceptée, voyez-vous…»

Je meffrayai en le voyant entraîné dans des dissertations militaires, et je me hâtai de linterrompre.

«La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de mécrire une lettre; elle demande du secours. Chvabrine la force à devenir sa femme.

— Vraiment! Oh! ce Chvabrine est un grand coquin. Sil me tombe sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatre heures, et nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse. Mais, en attendant, il faut prendre patience.

— Prendre patience! mécriai-je hors de moi. Mais dici là il fera violence à Marie.

— Oh! répondit le général. Mais cependant ce ne serait pas un grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux dêtre la femme de Chvabrine, qui peut maintenant la protéger. Et quand nous laurons fusillé, alors, avec laide de Dieu, les fiancés se trouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtemps filles; je veux dire quune veuve trouve plus facilement un mari.

— Jaimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la céder à
Chvabrine.

— Ah bah! dit le vieillard, je comprends à présent; tu es probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors cest une autre affaire. Pauvre garçon! Mais cependant il ne mest pas possible de te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cette expédition est déraisonnable, et je ne puis la prendre sous ma responsabilité.»

Je baissai la tête; le désespoir maccablait. Tout à coup une idée me traversa lesprit, et ce quelle fut, le lecteur le verra dans le chapitre suivant, comme disaient les vieux romanciers.

CHAPITRE XI LE CAMP DES REBELLES

Je quittai le général et mempressai de retourner chez moi.
Savéliitch me reçut avec ses remontrances ordinaires.

«Quel plaisir trouves-tu, seigneur, à batailler contre ces brigands ivres? Est-ce laffaire dun boyard? Les heures ne sont pas toujours bonnes, et tu te feras tuer pour rien. Encore, si tu faisais la guerre aux Turcs ou aux Suédois! Mais cest une honte de dire à qui tu la fais.»

Jinterrompis son discours:

«Combien ai-je en tout dargent?

— Tu en as encore assez, me répondit-il dun air satisfait. Les coquins ont eu beau fouiller partout, jai pu le leur souffler.»

En disant cela, il tira de sa poche une longue bourse tricotée toute remplie de pièces de monnaie dargent.

«Bien, Savéliitch, lui dis-je; donne-moi la moitié de ce que tu as là, et garde pour toi le reste. Je pars pour la forteresse de Bélogorsk.

— Ô mon père Piôtr Andréitch, dit mon bon menin dune voix tremblante, est-ce que tu ne crains pas Dieu? Comment veux-tu te mettre en route maintenant que tous les passages sont coupés par les voleurs? Prends du moins pitié de tes parents, si tu nas pas pitié de toi-même. Où veux-tu aller? Pourquoi? Attends un peu. Les troupes viendront et prendront tous les brigands. Alors tu pourras aller des quatre côtés.»

Mais ma résolution était inébranlable.

«Il est trop tard pour réfléchir, dis-je au vieillard, je dois partir, je ne puis pas ne pas partir. Ne te chagrine pas, Savéliitch, Dieu est plein de miséricorde; nous nous reverrons peut-être. Je te recommande bien de navoir aucune honte de dépenser mon argent, ne fais pas lavare; achète tout ce qui test nécessaire, même en payant les choses trois fois leur valeur. Je te fais cadeau de cet argent, si je ne reviens pas dans trois jours…

— Que dis-tu là, seigneur? interrompit Savéliitch; que je te laisse aller seul! mais ne pense pas même à men prier. Si tu as résolu de partir, jirai avec toi, fût-ce à pied, mais je ne tabandonnerai pas. Que je reste sans toi blotti derrière une muraille de pierre! mais jaurais donc perdu lesprit. Fais ce que tu voudras, seigneur; mais je ne te quitte pas.»

Je savais bien quil ny avait pas à disputer contre Savéliitch, et je lui permis de se préparer pour le départ. Au bout dune demi-heure, jétais en selle sur mon cheval, et Savéliitch sur une rosse maigre et boiteuse, quun habitant de la ville lui avait donnée pour rien, nayant plus de quoi la nourrir. Nous gagnâmes les portes de la ville; les sentinelles nous laissèrent passer, et nous sortîmes enfin dOrenbourg.

Il commençait à faire nuit. La route que javais à suivre passait devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cette route était encombrée et cachée par la neige; mais à travers la steppe se voyaient des traces de chevaux chaque jour renouvelées. Jallais au grand trot. Savéliitch avait peine à me suivre, et me criait à chaque instant:

«Pas si vite, seigneur; au nom du ciel! pas si vite. Ma maudite rosse ne peut pas attraper ton diable à longues jambes. Pourquoi te hâtes-tu de la sorte? Est-ce que nous allons à un festin? Nous sommes plutôt sous la hache, Piôtr Andréitch! Ô Seigneur Dieu! cet enfant de boyard périra pour rien.»

Bientôt nous vîmes étinceler les feux de Berd. Nous approchâmes des profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles à la bourgade. Savéliitch, sans rester pourtant en arrière, ninterrompait pas ses supplications lamentables. Jespérais passer heureusement devant la place ennemie, lorsque japerçus tout à coup dans lobscurité cinq paysans armés de gros bâtons. Cétait une garde avancée du camp de Pougatcheff. On nous cria: «Qui vive?» Ne sachant pas le mot dordre, je voulais passer devant eux sans répondre; mais ils mentourèrent à linstant même, et lun deux saisit mon cheval par la bride. Je tirai mon sabre, et frappai le paysan sur la tête. Son bonnet lui sauva la vie; cependant il chancela et lâcha la bride. Les autres seffrayèrent et se jetèrent de côté. Profitant de leur frayeur, je piquai des deux et partis au galop. Lobscurité de la nuit, qui sassombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque, regardant en arrière, je vis que Savéliitch nétait plus avec moi. Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, navait pu se débarrasser des brigands. Quavais-je à faire? Après avoir attendu quelques instants, et certain quon lavait arrêté, je tournai mon cheval pour aller à son secours.

En approchant du ravin, jentendis de loin des cris confus et la voix de mon Savéliitch. Hâtant le pas, je me trouvai bientôt à la portée des paysans de la garde avancée qui mavait arrêté quelques minutes auparavant. Savéliitch était au milieu deux. Ils avaient fait descendre le pauvre vieillard de sa rosse, et se préparaient à le garrotter. Ma vue les remplit de joie. Ils se jetèrent sur moi avec de grands cris, et dans un instant je fus à bas de mon cheval. Lun deux, leur chef, à ce quil paraît, me déclara quils allaient nous conduire devant le tsar.

«Et notre père, ajouta-t-il, ordonnera sil faut vous pendre à lheure même, ou si lon doit attendre la lumière de Dieu.»

Je ne fis aucune résistance. Savéliitch imita mon exemple, et les sentinelles nous emmenèrent en triomphe.

Nous traversâmes le ravin pour entrer dans la bourgade. Toutes les maisons de paysans étaient éclairées. On entendait partout des cris et du tapage. Je rencontrai une foule de gens dans la rue, mais personne ne fit attention à nous et ne reconnut en moi un officier dOrenbourg. On nous conduisit à une isba qui faisait langle de deux rues. Près de la porte se trouvaient quelques tonneaux de vin et deux pièces de canon.

«Voilà le palais, dit lun des paysans; nous allons vous annoncer.»

Il entra dans lisba. Je jetai un coup doeil sur Savéliitch; le
vieillard faisait des signes de croix en marmottant ses prières.
Nous attendîmes longtemps. Enfin le paysan reparut et me dit:
«Viens, notre père a ordonné de faire entrer lofficier».

Jentrai dans lisba, ou dans le palais, comme lappelait le paysan. Elle était éclairée par deux chandelles en suif, et les murs étaient tendus de papier dor. Du reste, tous les meubles, les bancs, la table, le petit pot à laver les mains suspendu à une corde, lessuie-main accroché à un clou, la fourche à enfourner dressée dans un coin, le rayon en bois chargé de pots en terre, tout était comme dans une autre isba. Pougatcheff se tenait assis sous les saintes images, en cafetan rouge et en haut bonnet, la main sur la hanche. Autour de lui étaient rangés plusieurs de ses principaux chefs avec une expression forcée de soumission et de respect. On voyait bien que la nouvelle de larrivée dun officier dOrenbourg avait éveillé une grande curiosité chez les rebelles, et quils sétaient préparés à me recevoir avec pompe. Pougatcheff me reconnut au premier coup doeil. Sa feinte gravité disparut tout à coup.

«Ah! cest Votre Seigneurie! me dit-il avec vivacité. Comment te portes-tu? pourquoi Dieu tamène-t-il ici?»

Je répondis que je métais mis en voyage pour mes propres affaires, et que ses gens mavaient arrêté.

«Et pour quelles affaires?» demanda-t-il.

Je ne savais que répondre. Pougatcheff, simaginant que je ne voulais pas mexpliquer devant témoins, fit signe à ses camarades de sortir. Tous obéirent, à lexception de deux qui ne bougèrent pas de leur place.

«Parle hardiment devant eux, dit Pougatcheff, ne leur cache rien.»

Je jetai un regard de travers sur ces deux confidents de lusurpateur. Lun deux, petit vieillard chétif et courbé, avec une maigre barbe grise, navait rien de remarquable quun large ruban bleu passé en sautoir sur son cafetan de gros drap gris. Mais je noublierai jamais son compagnon. Il était de haute taille, de puissante carrure, et semblait avoir quarante-cinq ans. Une épaisse barbe rousse, des yeux gris et perçants, un nez sans narines et des marques de fer rouge sur le front et sur les joues donnaient à son large visage couturé de petite vérole une étrange et indéfinissable expression. Il avait une chemise rouge, une robe kirghise et de larges pantalons cosaques. Le premier, comme je le sus plus tard, était le caporal déserteur Béloborodoff. Lautre, Athanase Sokoloff, surnommé Khlopoucha[56], était un criminel condamné aux mines de Sibérie, doù il sétait évadé trois fois. Malgré les sentiments qui magitaient alors sans partage, cette société où jétais jeté dune manière si inattendue fit sur moi une profonde impression. Mais Pougatcheff me rappela bien vite à moi-même par ses questions.

«Parle; pour quelles affaires as-tu quitté Orenbourg?»

Une idée singulière me vint à lesprit. Il me sembla que la Providence, en mamenant une seconde fois devant Pougatcheff, me donnait par là loccasion dexécuter mon projet Je me décidai à la saisir, et sans réfléchir longtemps au parti que je prenais, je répondis à Pougatcheff:

«Jallais à la forteresse de Bélogorsk pour y délivrer une orpheline quon opprime.»

Les yeux de Pougatcheff sallumèrent.

«Qui de mes gens oserait offenser une orpheline? sécria-t-il. Eût-il un front de sept pieds, il néchapperait point à ma sentence. Parle, quel est le coupable?

— Chvabrine, répondis-je; il tient en esclavage la même jeune fille que tu as vue chez la femme du prêtre, et il veut la contraindre à devenir sa femme.

— Je vais lui donner une leçon, à Chvabrine, sécria Pougatcheff dun air farouche. Il apprendra ce que cest que de faire chez moi à sa tête et dopprimer mon peuple. Je le ferai pendre.

— Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha dune voix enrouée. Tu tes trop hâté de donner à Chvabrine le commandement de la forteresse, et maintenant tu te hâtes trop de le pendre. Tu as déjà offensé les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pour chef; ne va donc pas offenser à présent les gentilshommes en les suppliciant à la première accusation.

— Il ny a ni à les combler de grâces ni à les prendre en pitié, dit à son tour le petit vieillard au ruban bleu; il ny a pas de mal de faire pendre Chvabrine; mais il ny aurait pas de mal de bien questionner M. lofficier. Pourquoi a-t-il daigné nous rendre visite? Sil ne te reconnaît pas pour tsar, il na pas à te demander justice; et sil te reconnaît, pourquoi est-il resté jusquà présent à Orenbourg au milieu de tes ennemis? Nordonnerais-tu pas de le faire conduire au greffe, et dy allumer un peu de feu[57]? Il me semble que Sa Grâce nous est envoyée par les généraux dOrenbourg.»

La logique du vieux scélérat me sembla plausible à moi-même. Un frisson involontaire me parcourut tout le corps quand je me rappelai en quelles mains je me trouvais. Pougatcheff aperçut mon trouble.

«Eh! eh! Votre Seigneurie, dit-il en clignant de loeil, il me semble que mon feld-maréchal a raison. Quen penses-tu?»

Le persiflage de Pougatcheff me rendit ma résolution. Je lui répondis avec calme que jétais en sa puissance, et quil pouvait faire de moi ce quil voulait.

«Bien, dit Pougatcheff; dis-moi maintenant dans quel état est votre ville.

— Grâce à Dieu, répondis-je, tout y est en bon ordre.

— En bon ordre! répéta Pougatcheff, et le peuple y meurt de faim.»

Lusurpateur disait la vérité; mais daprès le devoir que mimposait mon serment, je lassurai que cétait un faux bruit, et que la place dOrenbourg était suffisamment approvisionnée.

«Tu vois, sécria le petit vieillard, quil te trompe avec impudence. Tous les fuyards déclarent unanimement que la famine et la peste sont à Orenbourg, quon y mange de la charogne, et encore comme un mets dhonneur. Et Sa Grâce nous assure que tout est en abondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au même gibet ce jeune garçon, pour quils naient rien à se reprocher.»

Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ébranlé Pougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit à contredire son camarade.

«Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses quà pendre et à étrangler, il te va bien de faire le héros. À te voir, on ne sait où ton âme se tient; tu regardes déjà dans la fosse, et tu veux faire mourir les autres. Est-ce que tu nas pas assez de sang sur la conscience?

— Mais quel saint es-tu toi-même? repartit Béloborodoff; doù te vient cette pitié?

— Sans doute, répondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pécheur, et cette main… (il ferma son poing osseux, et, retroussant sa manche, il montra son bras velu), et cette main est coupable davoir versé du sang chrétien. Mais jai tué mon ennemi, et non pas mon hôte, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur, mais non à la maison et derrière le poêle, avec la hache et la massue, et non pas avec des commérages de vieille femme.»

Le vieillard détourna la tête, et grommela entre ses dents:
«Narines arrachées!

— Que murmures-tu là, vieux hibou? reprit Khlopoucha; je ten donnerai, des narines arrachées; attends un peu, ton temps viendra aussi. Jespère en Dieu que tu flaireras aussi les pincettes un jour, et jusque-là prends garde que je ne tarrache ta vilaine barbiche.

— Messieurs les généraux, dit Pougatcheff avec dignité, finissez vos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les chiens galeux dOrenbourg frétillaient des jambes sous la même traverse; mais ce serait un malheur si nos bons chiens à nous se mordaient entre eux.»

Khlopoucha et Béloborodoff ne dirent mot, et échangèrent un sombre regard. Je sentis la nécessité de changer le sujet de lentretien, qui pouvait se terminer pour moi dune fort désagréable façon. Me tournant vers Pougatcheff, je lui dis dun air souriant: «Ah! javais oublié de te remercier pour ton cheval et ton touloup. Sans toi je ne serais pas arrivé jusquà la ville, car je serais mort de froid pendant le trajet.»

Ma ruse réussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur.

«La beauté de la dette, cest le payement, me dit-il avec son habituel clignement doeil. Conte-moi maintenant lhistoire; quas-tu à faire avec cette jeune fille que Chvabrine persécute? naurait-elle pas accroché ton jeune coeur, eh?

— Elle est ma fiancée, répondis-je à Pougatcheff en mapercevant du changement favorable qui sopérait eu lui, et ne voyant aucun risque à lui dire la vérité.

— Ta fiancée! sécria Pougatcheff; pourquoi ne las-tu pas dit plus tôt? Nous te marierons, et nous nous en donnerons à tes noces.»

Puis, se tournant vers Béloborodoff: «Écoute, feld-maréchal, lui dit-il; nous sommes danciens amis, Sa Seigneurie et moi, mettons- nous à souper. Demain nous verrons ce quil faut faire de lui; le matin est plus sage que le soir.»

Jaurais refusé de bon coeur lhonneur qui métait proposé; mais je ne pouvais men défendre. Deux jeunes filles cosaques, enfants du maître de lisba, couvrirent la table dune nappe blanche, apportèrent du pain, de la soupe au poisson et des brocs de vin et de bière. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois à la table de Pougatcheff et de ses terribles compagnons.

Lorgie dont je devins le témoin involontaire continua jusque bien avant dans la nuit. Enfin livresse finit par triompher des convives. Pougatcheff sendormit sur sa place, et ses compagnons se levèrent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux. Sur lordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe, où je trouvai Savéliitch, et lon me laissa seul avec lui sous clef. Mon menin était si étonné de tout ce quil voyait et de tout ce qui se passait autour de lui, quil ne me fit pas la moindre question. Il se coucha dans lobscurité, et je lentendis longtemps gémir et se plaindre. Enfin il se mit à ronfler, et moi, je mabandonnai à des réflexions qui ne me laissèrent pas fermer loeil un instant de la nuit.

Le lendemain matin on vint mappeler de la part de Pougatcheff. Je me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une kibitka attelée de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue. Pougatcheff, que je rencontrai dans lantichambre, était vêtu dun habit de voyage, dune pelisse et dun bonnet kirghises. Ses convives de la veille lentouraient, et avaient pris un air de soumission qui contrastait fort avec ce que javais vu le soir précédent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et mordonna de masseoir à ses côtés dans la kibitka.

Nous prîmes place.

«À la forteresse de Bélogorsk!» dit Pougatcheff au robuste cocher tatar qui, debout, dirigeait lattelage.

Mon coeur battit violemment. Les chevaux sélancèrent, la clochette tinta, la kibitka vola sur la neige.

«Arrête! arrête!» sécria une voix que je ne connaissais que trop; et je vis Savéliitch qui courait à notre rencontre. Pougatcheff fit arrêter.

«Ô mon père Piôtr Andréitch, criait mon menin, ne mabandonne pas dans mes vieilles années au milieu de ces scél…

— Ah! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encore rencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant.

— Merci, tsar, merci, mon propre père, répondit Savéliitch en prenant place; que Dieu te donne cent années de vie pour avoir rassuré un pauvre vieillard! Je prierai Dieu toute ma vie pour toi, et je ne parlerai jamais du touloup de lièvre.»

Ce touloup de lièvre pouvait à la fin fâcher sérieusement Pougatcheff, Mais lusurpateur nentendit pas ou affecta de ne pas entendre cette mention déplacée. Les chevaux se remirent au galop. Le peuple sarrêtait dans la rue, et chacun nous saluait en se courbant jusquà la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes de tête à droite et à gauche. En un instant nous sortîmes de la bourgade et prîmes notre course sur un chemin bien frayé.

On peut aisément se figurer ce que je ressentais. Dans quelques heures je devais revoir celle que javais crue perdue à jamais pour moi. Je me représentais le moment de notre réunion; mais aussi je pensais à lhomme dans les mains duquel se trouvait ma destinée, et quun étrange concours de circonstances attachait à moi par un lien mystérieux. Je me rappelais la cruauté brusque, et les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le défenseur de ma fiancée. Pougatcheff ne savait pas quelle fût la fille du capitaine Mironoff; Chvabrine, poussé à bout, était capable de tout lui révéler, et Pougatcheff pouvait apprendre la vérité par dautres voies. Alors, que devenait Marie? À cette idée un frisson subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma tête.

Tout à coup Pougatcheff interrompit mes rêveries: «À quoi, Votre
Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser?

— Comment veux-tu que je ne pense pas? répondis-je; je suis un officier, un gentilhomme; hier encore je te faisais la guerre, et maintenant je voyage avec toi, dans la même voiture, et tout le bonheur de ma vie dépend de toi.

— Quoi donc! dit Pougatcheff, as-tu peur?»

Je répondis quayant déjà reçu de lui grâce de la vie, jespérais, non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide.

«Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit lusurpateur. Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers; encore aujourdhui, le petit vieux voulait me prouver à toute force que tu es un espion et quil fallait te mettre à la torture, puis te pendre. Mais je ny ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la voix de peur que Savéliitch et le Tatar ne lentendissent, parce que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton touloup. Tu vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le prétend ta confrérie.»

Me rappelant la prise de la forteresse de Bélogorsk je ne crus pas devoir le contredire, et ne répondis mot.

«Que dit-on de moi à Orenbourg? demanda Pougatcheff après un court silence.

— Mais on dit que tu nes pas facile à mater. Il faut en convenir, tu nous as donné de la besogne.»

Le visage de lusurpateur exprima la satisfaction de lamour- propre.

«Oui, me dit-il dun air glorieux, je suis un grand guerrier.
Connaît-on chez vous, à Orenbourg, la bataille de Iouzeïeff[58]?
Quarante généraux ont été tués, quatre armées faites prisonnières.
Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force?»

La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drôle.

«Quen penses-tu toi-même? lui dis-je; pourrais-tu battre
Frédéric?

— Fédor Fédorovitch[59]? et pourquoi pas? Je bats bien vos généraux, et vos généraux lont battu. Jusquà présent mes armes ont été heureuses. Attends, attends, tu en verras bien dautres quand je marcherai sur Moscou.

— Et tu comptes marcher sur Moscou?»

Lusurpateur se mit à réfléchir; puis il dit à demi-voix: «Dieu sait, … ma rue est étroite, … jai peu de volonté, … mes garçons ne mobéissent pas, … ce sont des pillards, … il me faut dresser loreille… Au premier revers ils sauveront leurs cous avec ma tête.

— Eh bien, dis-je à Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les abandonner toi-même avant quil ne soit trop tard, et avoir recours à la clémence de limpératrice?»

Pougatcheff sourit amèrement: «Non, dit-il, le temps du repentir est passé; on ne me fera pas grâce; je continuerai comme jai commencé. Qui sait?… Peut-être!… Grichka Otrépieff a bien été tsar à Moscou.

— Mais sais-tu comment il a fini? On la jeté par une fenêtre, on la massacré, on la brûlé, on a chargé un canon de sa cendre et on la dispersée à tous les vents.»

Le Tatar se mit à fredonner une chanson plaintive; Savéliitch, tout endormi, vacillait de côté et dautre. Notre kibitka glissait rapidement sur le chemin dhiver… Tout à coup japerçus un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un clocher sur la rive escarpée du Iaïk. Un quart dheure après, nous entrions dans la forteresse de Bélogorsk.

CHAPITRE XII LORPHELINE

La kibitka sarrêta devant le perron de la maison du commandant. Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et étaient accourus en foule. Chvabrine vint à la rencontre de lusurpateur; il était vêtu en Cosaque et avait laissé croître sa barbe. Le traître aida Pougatcheff à sortir de voiture, en exprimant par des paroles obséquieuses son zèle et sa joie. À ma vue il se troubla; mais se remettant bientôt: «Tu es avec nous? dit-il; ce devrait être depuis longtemps».

Je détournai la tête sans lui répondre.

Mon coeur se serra quand nous entrâmes dans la petite chambre que je connaissais si bien, où se voyait encore, contre le mur, le diplôme du défunt commandant, comme une triste épitaphe. Pougatcheff sassit sur ce même sofa où maintes fois Ivan Kouzmitch sétait assoupi au bruit des gronderies de sa femme. Chvabrine apporta lui-même de leau-de-vie à son chef. Pougatcheff en but un verre, et lui dit en me désignant: «Offres-en un autre à Sa Seigneurie».

Chvabrine sapprocha de moi avec son plateau; je me détournai pour la seconde fois. Il me semblait hors de lui-même. Avec sa finesse ordinaire, il avait deviné sans doute que Pougatcheff nétait pas content de lui. Il le regardait avec frayeur et moi avec méfiance. Pougatcheff lui fit quelques questions sur létat de la forteresse, sur ce quon disait des troupes de limpératrice et sur dautres sujets pareils. Puis, tout à coup, et dune manière inattendue:

«Dis-moi, mon frère, demanda-t-il, quelle est cette jeune fille que tu tiens sous ta garde? Montre-la-moi.»

Chvabrine devint pâle comme la mort.

«Tsar, dit-il dune voix tremblante, tsar, … elle nest pas sous ma garde, elle est au lit dans sa chambre.

— Mène-moi chez elle», dit lusurpateur en se levant.

Il était impossible dhésiter. Chvabrine conduisit Pougatcheff dans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis.

Chvabrine sarrêta dans lescalier: «Tsar, dit-il, vous pouvez exiger de moi ce quil vous plaira; mais ne permettez pas quun étranger entre dans la chambre de ma femme.

— Tu es marié! mécriai-je, prêt à le déchirer.

— Silence! interrompit Pougatcheff, cest mon affaire. Et toi, continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pas limportant. Quelle soit ta femme ou non, jamène qui je veux chez elle. Votre Seigneurie, suis-moi.»

À la porte de la chambre Chvabrine sarrêta de nouveau et dit dune voix entrecoupée: «Tsar, je vous préviens quelle a la fièvre, et depuis trois jours elle ne cesse de délirer.

— Ouvre!» dit Pougatcheff.

Chvabrine se mit à fouiller dans ses poches et finit par dire quil avait oublié la clef. Pougatcheff poussa la porte du pied; la serrure céda, la porte souvrit et nous entrâmes.

Je jetai un rapide coup doeil dans la chambre et faillis mévanouir. Sur le plancher et dans un grossier vêtement de paysanne, Marie était assise, pâle, maigre, les cheveux épars. Devant elle se trouvait une cruche deau recouverte dun morceau de pain. À ma vue elle frémit et poussa un cri perçant. Je ne saurais dire ce que jéprouvai.

Pougatcheff regarda Chvabrine de travers, et lui dit avec un amer sourire: «Ton hôpital est en ordre!»

Puis, sapprochant de Marie: «Dis-moi, ma petite colombe, pourquoi ton mari te punit-il ainsi?

— Mon mari! reprit-elle; il nest pas mon mari; jamais je ne serai sa femme. Je suis résolue à mourir plutôt, et je mourrai si lon ne me délivre pas.»

Pougatcheff lança un regard furieux sur Chvabrine: «Tu as osé me tromper, sécria-t-il; sais-tu, coquin, ce que tu mérites?»

Chvabrine tomba à genoux.

Alors le mépris étouffa en moi tout sentiment de haine et de vengeance. Je regardai avec dégoût un gentilhomme se traîner aux pieds dun déserteur cosaque. Pougatcheff se laissa fléchir.

«Je te pardonne pour cette fois, dit-il à Chvabrine; mais sache bien quà ta première faute je me rappellerai celle-là.»

Puis, sadressant à Marie, il lui dit avec douceur: «Sors, jolie fille, je suis le tsar».

Marie Ivanovna lui jeta un coup doeil rapide, et devina que cétait lassassin de ses parents quelle avait devant les yeux. Elle se cacha le visage des deux mains, et tomba sans connaissance. Je me précipitais pour la secourir, lorsque ma vieille connaissance Palachka entra fort hardiment dans la chambre et sempressa autour de sa maîtresse. Pougatcheff sortit, et nous descendîmes tous trois dans la pièce de réception.

«Eh! Votre Seigneurie, me dit Pougatcheff en riant, nous avons délivré la jolie fille; quen dis-tu? ne faudrait-il pas envoyer chercher le pope, et lui faire marier sa nièce. Si tu veux, je serai ton père assis, Chvabrine le garçon de noce, puis nous nous mettrons à boire, et nous fermerons les portes.»

Ce que je redoutais arriva. Dès quil entendit la proposition de
Pougatcheff, Chvabrine perdit la tête.

«Tsar, dit-il en fureur, je suis coupable, je vous ai menti; mais Grineff aussi vous trompe. Cette jeune fille nest pas la nièce du pope: elle est la fille dIvan Mironoff, qui a été supplicié à la prise de cette forteresse.»

Pougatcheff darda sur moi ses yeux flamboyants.

«Quest-ce que cela veut dire? sécria-t-il avec la surprise de lindignation.

— Chvabrine ta dit vrai, répondis-je avec fermeté.

— Tu ne mavais pas dit celai reprit Pougatcheff dont le visage sassombrit tout à coup.

— Mais sois-en le juge, lui répondis-je; pouvais-je déclarer devant tes gens quelle était la fille de Mironoff? Ils leussent déchirée à belles dents; rien naurait pu la sauver.

— Tu as pourtant raison, dit Pougatcheff, mes ivrognes nauraient pas épargné cette pauvre fille; ma commère la femme du pope a bien fait de les tromper.

— Écoute, continuai-je en voyant sa bonne disposition; je ne sais comment tappeler, et ne veux pas le savoir. Mais Dieu voit que je serais prêt à te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi. Seulement, ne me demande rien qui soit contraire à mon honneur et à ma conscience de chrétien. Tu es mon bienfaiteur; finis comme tu as commencé. Laisse-moi aller avec la pauvre orpheline là où Dieu nous amènera. Et nous, quoi quil arrive, et où que tu sois, nous prierons Dieu chaque jour pour quil veille au salut de ton âme…»

Je parus avoir touché le coeur farouche de Pougatcheff.

«Quil soit fait comme tu le désires, dit-il; il faut punir jusquau bout, ou pardonner jusquau bout; cest là ma coutume. Prends ta fiancée, emmène-la où tu veux, et que Dieu vous donne bonheur et raison.»

Il se tourna vers Chvabrine, et lui commanda de mécrire un sauf- conduit pour toutes les barrières et forteresses soumises à son pouvoir. Chvabrine se tenait immobile et comme pétrifié. Pougatcheff alla faire linspection de la forteresse; Chvabrine le suivit, et moi je restai, prétextant les préparatifs de voyage.

Je courus à la chambre de Marie; la porte était fermée. Je frappai:

«Qui est là?» demanda Palachka.

Je me nommai. La douce voix de Marie se fit entendre derrière la porte.

«Attendez, Piôtr Andréitch, dit-elle, je change dhabillement.
Allez chez Akoulina Pamphilovna; je my rends à linstant même.»

Jobéis et gagnai la maison du père Garasim. Le pope et sa femme accoururent à ma rencontre. Savéliitch les avait déjà prévenus de tout ce qui sétait passé.

«Bonjour, Piôtr Andréitch, me dit la femme du pope. Voilà que Dieu a fait de telle sorte que nous nous revoyons encore. Comment allez-vous? Nous avons parlé de vous chaque jour. Et Marie Ivanovna, que na-t-elle pas souffert sans vous, ma petite colombe! Mais dites-moi, mon père, comment vous en êtes-vous tiré avec Pougatcheff? Comment ne vous a-t-il pas tué? Eh bien! pour cela merci au scélérat!

— Finis, vieille, interrompit le pète Garasim! ne radote pas sur tout ce que tu sais; à trop parler, point de salut. Entrez, Piôtr Andréitch, et soyez le bienvenu. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus.»

La femme du pope me fit honneur de tout ce quelle avait sous la main, sans cesser un instant de parler. Elle me raconta comment Chvabrine les avait contraints à lui livrer Marie Ivanovna; comment la pauvre fille pleurait et ne voulait pas se séparer deux; comment elle avait eu avec eux des relations continuelles par lentremise de Palachka, fille adroite et résolue, qui faisait, comme on dit, danser louriadnik lui-même au son de son flageolet; comment elle avait conseillé à Marie Ivanovna de mécrire une lettre, etc. De mon côté, je lui racontai en peu de mots mon histoire. Le pope et sa femme firent des signes de croix quand ils entendirent que Pougatcheff savait quils lavaient trompé.

«Que la puissance de la croix soit avec nous! disait Akoulina Pamphilovna; que Dieu détourne ce nuage! Bien, Alexéi Ivanitch! bien, fin renard!»

En ce moment, la porte souvrit, et Marie Ivanovna parut, avec un sourire sur son pâle visage. Elle avait quitté son vêtement de paysanne, et venait habillée comme de coutume, avec simplicité et bienséance.

Je saisis sa main, et ne pus pendant longtemps prononcer une seule parole. Nous gardions tous deux le silence par plénitude de coeur. Nos hôtes sentirent que nous avions autre chose à faire quà causer avec eux; ils nous quittèrent. Nous restâmes seuls. Marie me raconta tout ce qui lui était arrivé depuis la prise de la forteresse, me dépeignit toute lhorreur de sa situation, tous les tourments que lui avait fait souffrir linfâme Chvabrine. Nous rappelâmes notre heureux passé, en versant tous deux des larmes. Enfin je ne pouvais lui communiquer mes projets. Il lui était impossible de demeurer dans une forteresse soumise à Pougatcheff et commandée par Chvabrine. Je ne pouvais pas non plus penser à me réfugier avec elle dans Orenbourg, qui souffrait en ce moment toutes les calamités dun siège. Marie navait plus un seul parent dans le monde, je lui proposai donc de se rendre à la maison de campagne de mes parents. Elle fut toute surprise dune telle proposition. La mauvaise disposition quavait montrée mon père à son égard lui faisait peur. Je la tranquillisai. Je savais que mon père tiendrait à devoir et à honneur de recevoir chez lui la fille dun vétéran mort pour sa patrie.

«Chère Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme. Ces événements étranges nous ont réunis irrévocablement. Rien au monde ne saurait plus nous séparer.»

Marie Ivanovna mécoutait dans un silence digne, sans feinte timidité, sans minauderies déplacées. Elle sentait, aussi bien que moi, que sa destinée était irrévocablement liée à la mienne; mais elle répéta quelle ne serait ma femme que de laveu de mes parents. Je ne trouvai rien à répliquer. Mon projet devint notre commune résolution.

Une heure après, l_ouriadnik_ mapporta mon sauf-conduit avec le griffonnage qui servait de signature à Pougatcheff, et mannonça que le tsar mattendait chez lui. Je le trouvai prêt à se mettre en route. Comment exprimer ce que je ressentais en présence de cet homme, terrible et cruel pour tous excepté pour moi seul? Et pourquoi ne pas dire lentière vérité? Je sentais en ce moment une forte sympathie mentraîner vers lui. Je désirais vivement larracher à la horde de bandits dont il était le chef et sauver sa tête avant quil fût trop tard. La présence de Chvabrine et la foule qui sempressait autour de nous mempêchèrent de lui exprimer tous les sentiments dont mon coeur était plein.

Nous nous séparâmes en amis. Pougatcheff aperçut dans la foule Akoulina Pamphilovna, et la menaça amicalement du doigt en clignant de loeil dune manière significative. Puis il sassit dans sa kibitka, en donnant lordre de retourner à Berd, et lorsque les chevaux prirent leur élan, il se pencha hors de la voiture et me cria: «Adieu, Votre Seigneurie; peut-être que nous nous reverrons encore.»

En effet, nous nous sommes revus une autre fois; mais dans quelles circonstances!

Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelle glissait rapidement sa kibitka. La foule se dissipa, Chvabrine disparut. Je regagnai la maison du pope, où tout se préparait pour notre départ. Notre petit bagage avait été mis dans le vieil équipage du commandant. En un instant les chevaux furent attelés. Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents, enterrés derrière léglise. Je voulais ly conduire; mais elle me pria de la laisser aller seule, et revint bientôt après en versant des larmes silencieuses. Le père Garasim et sa femme sortirent sur le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeâmes à trois dans lintérieur de la kibitka, Marie, Palachka et moi, et Savéliitch se jucha de nouveau sur le devant.

«Adieu, Marie Ivanovna, notre chère colombe; adieu, Piôtr Andréitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme du pope; bon voyage, et que Dieu vous comble tous de bonheur!»

Nous partîmes. Derrière la fenêtre du commandant, japerçus Chvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait une sombre haine. Je ne voulus pas triompher lâchement dun ennemi humilié, et détournai les yeux.

Enfin, nous franchîmes la barrière principale, et quittâmes pour toujours la forteresse de Bélogorsk.

CHAPITRE XIII LARRESTATION

Réuni dune façon si merveilleuse à la jeune fille qui me causait le matin même tant dinquiétude douloureuse, je ne pouvais croire à mon bonheur, et je mimaginais que tout ce qui métait arrivé nétait quun songe. Marie regardait dun air pensif, tantôt moi, tantôt la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoir repris tous ses sens. Nous gardions le silence; nos coeurs étaient trop fatigués démotions. Au bout de deux heures, nous étions déjà rendus dans la forteresse voisine, qui appartenait aussi à Pougatcheff. Nous y changeâmes de chevaux. À voir la célérité quon mettait à nous servir et le zèle empressé du Cosaque barbu dont Pougatcheff avait fait le commandant, je maperçus que grâce au babil du postillon qui nous avait amenés, on me prenait pour un favori du maître.

Quand nous nous remîmes en route, il commençait à faire sombre. Nous nous approchâmes dune petite ville où, daprès le commandant barbu, devait se trouver un fort détachement qui était en marche pour se réunir à lusurpateur. Les sentinelles nous arrêtèrent, et au cri de: «Qui vive?» notre postillon répondit à haute voix: «Le compère du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise.»

Aussitôt un détachement de hussards russes nous entoura avec daffreux jurements.

«Sors, compère du diable, me dit un maréchal des logis aux épaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et ta bourgeoise.»

Je sortis de la kibitka et demandai quon me conduisit devant lautorité. En voyant un officier, les soldats cessèrent leurs imprécations, et le maréchal des logis me conduisit chez le major. Savéliitch me suivait en grommelant: «En voilà un, de compère du tsar! nous tombons du feu dans la flamme. Ô Seigneur Dieu, comment cela finira-t-il?»

La kibitka venait au pas derrière nous.

En cinq minutes, nous arrivâmes à une maisonnette très éclairée. Le maréchal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pour annoncer sa capture. Il revint à linstant même et me déclara que Sa Haute Seigneurie[60] navait pas le temps de me recevoir, quelle lui avait donné lordre de me conduire en prison et de lui amener ma bourgeoise.

«Quest-ce que cela veut dire? mécriai-je furieux; est-il devenu fou?

— Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, répondit le maréchal
des logis; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonné de conduire
Votre Seigneurie en prison, et damener Sa Seigneurie à Sa Haute
Seigneurie, Votre Seigneurie.»

Je mélançai sur le perron! les sentinelles neurent pas le temps de me retenir, et jentrai tout droit dans la chambre où six officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major tenait la banque. Quelle fut ma surprise, lorsquaprès lavoir un moment dévisagé je reconnus en lui cet Ivan Ivanovitch Zourine qui mavait si bien dévalisé dans lhôtellerie de Simbisrk!

«Est-ce possible! mécriai-je; Ivan Ivanovitch, est-ce toi?

— Ah bah! Piôtr Andréitch! Par quel hasard? Doù viens-tu?
Bonjour, frère; ne veux-tu pas ponter une carte?

— Merci; fais-moi plutôt donner un logement.

— Quel logement te faut-il? Reste chez moi.

— Je ne le puis, je ne suis pas seul.

— Eh bien, amène aussi ton camarade.

— Je ne suis pas avec un camarade; je suis… avec une dame.

— Avec une dame! où las-tu pêchée, frère?»

Après avoir dit ces mots, Zourine siffla dun ton si railleur que tous les autres se mirent à rire, et je demeurai tout confus.

«Eh bien, continua Zourine, il ny a rien à faire; je te donnerai un logement. Mais cest dommage; nous aurions fait nos bamboches comme lautre fois. Holà! garçon, pourquoi namène-t-on pas la commère de Pougatcheff? Est-ce quelle ferait lobstinée? Dis-lui quelle na rien à craindre, que le monsieur qui lappelle est très bon, quil ne loffensera daucune manière, et en même temps pousse-la ferme par les épaules.

— Que fais-tu là? dis-je à Zourine; de quelle commère de
Pougatcheff parles-tu? cest la fille du défunt capitaine
Mironoff. Je lai délivrée de sa captivité et je lemmène
maintenant à la maison de mon père, où je la laisserai.

— Comment! cest donc toi quon est venu mannoncer tout à lheure? Au nom du ciel, quest-ce que cela veut dire?

— Je te raconterai tout cela plus tard. Mais à présent, je ten supplie, rassure la pauvre fille, que les hussards ont horriblement effrayée.»

Zourine fit à linstant toutes ses dispositions. Il sortit lui- même dans la rue pour sexcuser auprès de Marie du malentendu involontaire quil avait commis, et donna lordre au maréchal des logis de la conduire au meilleur logement de la ville. Je restai à coucher chez lui.

Nous soupâmes ensemble, et dès que je me trouvai seul avec Zourine, je lui racontai toutes mes aventures. Il mécouta avec une grande attention, et quand jeus fini, hochant de la tête:

«Tout cela est bien, frère, me dit-il; mais il y a une chose qui nest pas bien. Pourquoi diable veux-tu te marier? En honnête officier, en bon camarade, je ne voudrais pas te tromper. Crois- moi, je ten conjure: le mariage nest quune folie. Est-ce bien à toi de tembarrasser dune femme et de bercer des marmots? Crache là-dessus. Écoute-moi, sépare-toi de la fille du capitaine. Jai nettoyé et rendu sûre la route de Simbirsk; envoie-la demain à tes parents, et toi, reste dans mon détachement. Tu nas que faire de retourner à Orenbourg. Si tu tombes derechef dans les mains des rebelles, il ne te sera pas facile de ten dépêtrer encore une fois. De cette façon, ton amoureuse folie se guérira delle-même, et tout se passera pour le mieux.»

Quoique je ne fusse pas pleinement de son avis, cependant je sentais que le devoir et lhonneur exigeaient ma présence dans larmée de limpératrice; je me décidai donc à suivre en cela le conseil de Zourine, cest-à-dire à envoyer Marie chez mes parents, et à rester dans sa troupe.

Savéliitch se présenta pour me déshabiller. Je lui annonçai quil eût à se tenir prêt à partir le lendemain avec Marie Ivanovna. Il commença par faire le récalcitrant.

«Que dis-tu là, seigneur? Comment veux-tu que je te laisse? qui te servira, et que diront tes parents?»

Connaissant lobstination de mon menin, je résolus de le fléchir par ma sincérité et mes caresses.

«Mon ami Arkhip Savéliitch, lui dis-je, ne me refuse pas, sois mon bienfaiteur. Ici je nai nul besoin de domestique, et je ne serais pas tranquille si Marie Ivanovna se mettait en route sans toi. En la servant, tu me sers moi-même, car je suis fermement décidé à lépouser dès que les circonstances me le permettront.»

Savéliitch croisa les mains avec un air de surprise et de stupéfaction inexprimable.

«Se marier! répétait-il, lenfant veut se marier! Mais que dira ton père? et ta mère, que pensera-t-elle?

— Ils consentiront sans nul doute, répondis-je, dès quils connaîtront Marie Ivanovna. Je compte sur toi-même. Mon père et ma mère ont en toi pleine confiance. Tu intercéderas pour nous, nest-ce pas?»

Le vieillard fut touché.

«Ô mon père Piôtr Andréitch, me répondit-il, quoique tu veuilles te marier trop tôt, Marie Ivanovna est une si bonne demoiselle, que ce serait pécher que de laisser passer une occasion pareille. Je ferai ce que tu désires. Je la reconduirai, cet ange de Dieu, et je dirai en toute soumission à tes parents quune telle fiancée na pas besoin de dot.»

Je remerciai Savéliitch, et allai partager la chambre de Zourine. Dans mon agitation, je me remis à babiller. Dabord Zourine mécouta volontiers; puis ses paroles devinrent plus rares et plus vagues, puis enfin il répondit à lune de mes questions par un ronflement aigu, et jimitai son exemple.

Le lendemain, quand je communiquai mes plans à Marie, elle en reconnut la justesse, et consentit à leur exécution. Comme le détachement de Zourine devait quitter la ville le même jour, et quil ny avait plus dhésitation possible, je me séparai de Marie après lavoir confiée à Savéliitch, et lui avoir donné une lettre pour mes parents. Marie Ivanovna me dit adieu toute éplorée; je ne pus rien lui répondre, ne voulant pas mabandonner aux sentiments de mon âme devant les gens qui mentouraient. Je revins chez Zourine, silencieux et pensif, il voulut mégayer, jespérais me distraire; nous passâmes bruyamment la journée, et le lendemain nous nous mîmes en marche.

Cétait vers la fin du mois de février. Lhiver, qui avait rendu les manoeuvres difficiles, touchait à son terme, et nos généraux sapprêtaient à une campagne combinée. Pougatcheff avait rassemblé ses troupes et se trouvait encore sous Orenbourg. À lapproche de nos forces, les villages révoltés rentraient dans le devoir. Bientôt le prince Galitzine remporta, une victoire complète sur Pougatcheff, qui sétait aventuré près de la forteresse de Talitcheff: le vainqueur débloqua Orenbourg, et il semblait avoir porté le coup de grâce à la rébellion. Sur ces entrefaites, Zourine avait été détaché contre des Bachkirs révoltés, qui se dispersèrent avant que nous eussions pu les apercevoir. Le printemps, qui fit déborder les rivières et coupa ainsi les routes, nous surprit dans un petit village tatar, où nous nous consolions de notre inaction par lidée que cette petite guerre descarmouches avec des brigands allait bientôt se terminer.

Mais Pougatcheff navait pas été pris: il reparut bientôt dans les forges de la Sibérie[61]. Il rassembla de nouvelles bandes et recommença ses brigandages. Nous apprîmes bientôt la destruction des forteresses de Sibérie, puis la prise de Khasan, puis la marche audacieuse de lusurpateur sur Moscou. Zourine reçut lordre de passer la Volga.

Je ne marrêterai pas au récit des événements de la guerre. Seulement je dirai que les calamités furent portées au comble. Les gentilshommes se cachaient dans les bois; lautorité navait plus de force nulle part; les chefs des détachements isolés punissaient ou faisaient grâce sans rendre compte de leur conduite. Tout ce vaste et beau pays était mis à feu et à sang. Que Dieu ne nous fasse plus voir une révolte aussi insensée et aussi impitoyable!

Enfin Pougatcheff fut battu par Michelson et contraint à fuir de nouveau. Zourine reçut, bientôt après, la nouvelle de la prise du bandit et lordre de sarrêter. La guerre était finie. Il métait donc enfin possible de retourner chez mes parents. Lidée de les embrasser et de revoir Marie, dont je navais aucune nouvelle, me remplissait de joie. Je sautais comme un enfant. Zourine riait et me disait en haussant les épaules: «Attends, attends que tu sois marié; tu verras que tout ira au diable».

Et cependant, je dois en convenir, un sentiment étrange empoisonnait ma joie. Le souvenir de cet homme couvert du sang de tant de victimes innocentes et lidée du supplice qui lattendait ne me laissaient pas de repos. «Iéméla[62], Iéméla, me disais-je avec dépit, pourquoi ne tes-tu pas jeté sur les baïonnettes ou offert aux coups de la mitraille? Cest ce que tu avais de mieux à faire[63].»

Cependant Zourine me donna un congé. Quelques jours plus tard, jallais me trouver au milieu de ma famille, lorsquun coup de tonnerre imprévu vint me frapper.

Le jour de mon départ, au moment où jallais me mettre en route, Zourine entra dans ma chambre, tenant un papier à la main et dun air soucieux. Je sentis une piqûre au coeur; jeus peur sans savoir de quoi. Le major fit sortir mon domestique et mannonça quil avait à me parler.

«Quy a-t-il? demandai-je avec inquiétude.

— Un petit désagrément, répondit-il en me tendant son papier. Lis ce que je viens de recevoir.»

Cétait un ordre secret adressé à tous les chefs de détachements davoir à marrêter partout où je me trouverais, et de menvoyer sous bonne garde à Khasan devant la commission denquête créée pour instruire contre Pougatcheff et ses complices. Le papier me tomba des mains.

«Allons, dit Zourine, mon devoir est dexécuter lordre. Probablement que le bruit de tes voyages faits dans lintimité de Pougatcheff est parvenu jusquà lautorité. Jespère bien que laffaire naura pas de mauvaises suites, et que tu te justifieras devant la commission. Ne te laisse point abattre et pars à linstant.»

Ma conscience était tranquille; mais lidée que notre réunion était reculée pour quelques mois encore me serrait le coeur. Après avoir reçu les adieux affectueux de Zourine, je montai dans ma téléga[64], deux hussards sassirent à mes côtés, le sabre nu, et nous prîmes la route de Khasan.

CHAPITRE XIV LE JUGEMENT

Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut mon éloignement sans permission dOrenbourg. Je pouvais donc aisément me disculper, car, non seulement on ne nous avait pas défendu de faire des sorties contre lennemi, mais on nous y encourageait. Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient être prouvées par une foule de témoins et devaient paraître au moins suspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoires que jallais subir et arrangeais mentalement mes réponses. Je me décidai à déclarer devant les juges la vérité toute pure et tout entière, bien convaincu que cétait à la fois le moyen le plus simple et le plus sûr de me justifier.

Jarrivai à Khasan, malheureuse ville que je trouvai dévastée et presque réduite en cendres. Le long des rues, à la place des maisons, se voyaient des amas de matières calcinées et des murailles sans fenêtres ni toitures. Voilà la trace que Pougatcheff y avait laissée. On mamena à la forteresse, qui était restée, intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre les mains de lofficier de garde. Celui-ci fit appeler un maréchal ferrant qui me mit les fers aux pieds en les rivant à froid. De là, on me conduisit dans le bâtiment de la prison, où je restai seul dans un étroit et sombre cachot qui navait que les quatre murs et une petite lucarne garnie de barres de fer.

Un pareil début ne présageait rien de bon. Cependant je ne perdis ni mon courage ni lespérance. Jeus recours à la consolation de tous ceux qui souffrent, et, après avoir goûté pour la première fois la douceur dune prière élancée dun coeur innocent et plein dangoisses, je mendormis paisiblement, sans penser à ce qui adviendrait de moi.

Le lendemain, le geôlier vint méveiller en mannonçant que la commission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, à travers une cour, à la demeure du commandant, sarrêtèrent dans lantichambre et me laissèrent gagner seul les appartements intérieurs.

Jentrai dans un salon assez vaste. Derrière la table, couverte de papiers, se tenaient deux personnages, un général avancé en âge, dun aspect froid et sévère, et un jeune officier aux gardes, ayant au plus une trentaine dannées, dun extérieur agréable et dégagé; près de la fenêtre, devant une autre table, était assis un secrétaire, la plume sur loreille et courbé sur le papier, prêt à inscrire mes dépositions.

Linterrogatoire commença. On me demanda mon nom et mon état. Le général sinforma si je nétais pas le fils dAndré Pétrovitch Grineff, et, sur ma réponse affirmative, il sécria sévèrement: «Cest bien dommage quun homme si honorable ait un fils tellement indigne de lui!»

Je répondis avec calme que, quelles que fussent les inculpations qui pesaient sur moi, jespérais les dissiper sans peine par un aveu sincère de la vérité. Mon assurance lui déplut.

«Tu es un hardi compère, me dit-il en fronçant le sourcil; mais nous en avons vu bien dautres.»

Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et à quelle époque jétais entre au service de Pougatcheff, et à quelles sortes daffaires il mavait employé.

Je répondis avec, indignation quétant officier et gentilhomme, je navais pu me mettre au service de Pougatcheff, et quil ne mavait chargé daucune sorte daffaires.

«Comment donc sest-il fait, reprit mon juge, que lofficier et le gentilhomme ait été seul gracié par lusurpateur, pendant que tous ses camarades étaient lâchement assassinés? Comment, sest-il fait que le même officier et gentilhomme ait pu vivre en fête et amicalement avec les rebelles, et recevoir du scélérat en chef des cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et un demi-rouble? Doù provient une si étrange intimité? et sur quoi peut-elle être fondée, si ce nest sur la trahison, ou tout au moins sur une lâcheté criminelle et impardonnable?»

Les paroles de lofficier aux gardes me blessèrent profondément, et je commençai avec chaleur ma justification. Je racontai comment sétait faite ma connaissance avec Pougatcheff, dans la steppe, au milieu dun ouragan; comment il mavait reconnu et fait grâce à la prise de la forteresse de Bélogorsk. Je convins quen effet javais accepté de lusurpateur un touloup et un cheval; mais javais défendu la forteresse de Bélogorsk contre le scélérat jusquà la dernière extrémité. Enfin, jinvoquai le nom de mon général, qui pouvait témoigner de mon zèle pendant le siège désastreux dOrenbourg.

Le sévère vieillard prit sur la table une lettre ouverte quil se mit à lire à haute voix:

«En réponse à la question de Votre Excellence, sur le compte de lenseigne Grineff, qui se serait mêlé aux troubles et serait entré en relations avec le brigand, relations réprouvées par la loi du service et contraires à tous les devoirs du serment, jai lhonneur, de déclarer que ledit enseigne Grineff sest trouvé au service à Orenbourg, depuis le mois doctobre 1773 jusquau 24 février de la présente année, jour auquel il sabsenta de la ville, et depuis lequel il ne sest plus représenté. Cependant, on a ouï dire aux déserteurs ennemis quil sétait rendu au camp de Pougatcheff, et quil lavait accompagné à la forteresse de Bélogorsk, où il avait été précédemment en garnison. Dun autre coté, par rapport à sa conduite, je puis…»

Ici le général interrompit sa lecture, et me dit avec dureté:

«Eh bien, que diras-tu maintenant pour ta justification?»

Jallais continuer comme javais commencé et révéler ma liaison avec Marie aussi franchement que tout le reste. Mais je ressentis soudain un dégoût invincible à faire une telle déclaration. Il me vint à lesprit que, si je la nommais, la commission la ferait comparaître; et lidée dexposer son nom à tous les propos scandaleux des scélérats interrogés, et de la mettre elle-même en leur présence, cette horrible idée me frappa tellement que je me troublai, balbutiai et finis par me taire.

Mes juges, qui semblaient écouter mes réponses avec une certaine bienveillance, furent de nouveau prévenus contre moi par la vue de mon trouble. Lofficier aux gardes demanda que je fusse confronté avec le principal dénonciateur. Le général ordonna dappeler le coquin dhier. Je me tournai vivement vers la porte pour attendre lapparition de mon accusateur. Quelques moments après, on entendit résonner des fers, et entra… Chvabrine. Je fus frappé du changement qui sétait opéré en lui. Il était pâle et maigre. Ses cheveux, naguère noirs comme du jais, commençaient à grisonner. Sa longue barbe était en désordre. Il répéta toutes ses accusations dune voix faible, mais ferme. Daprès lui, javais été envoyé par Pougatcheff en espion à Orenbourg; je sortais tous les jours jusquà la ligne des tirailleurs pour transmettre des nouvelle écrites de tout ce qui se passait dans la ville; enfin jétais décidément passé du côté de lusurpateur, allant avec lui de forteresse en forteresse, et tâchant, par tous les moyens, de nuire à mes complices de trahison, pour les supplanter dans leurs places, et mieux profiter des largesses du rebelle. Je lécoutai jusquau bout en silence, et me réjouis dune seule chose: il navait pas prononcé le nom de Marie. Est-ce parce que son amour- propre souffrait à la pensée de celle qui lavait dédaigneusement repoussé, ou bien est-ce que dans son coeur brûlait encore une étincelle du sentiment qui me faisait taire moi-même? Quoi que ce fût, la commission nentendit pas prononcer le nom de la fille du commandant de Bélogorsk. Jen fus encore mieux confirmé dans la résolution que javais prise, et, quand les juges me demandèrent ce que javais à répondre aux inculpations de Chvabrine, je me bornai à dire que je men tenais à ma déclaration première, et que je navais rien à ajouter à ma justification. Le général ordonna que nous fussions emmenés; nous sortîmes ensemble. Je regardai Chvabrine avec calme, et ne lui dis pas un mot. Il sourit dun sourire de haine satisfaite, releva ses fers, et doubla le pas pour me devancer. On me ramena dans la prison, et depuis lors je neus plus à subir de nouvel interrogatoire.

Je ne fus pas témoin de tout ce qui me reste à apprendre au lecteur; mais jen ai entendu si souvent le récit, que les plus petites particularités en sont restées gravées dans ma mémoire, et quil me semble que jy ai moi-même assisté.

Marie fut reçue par mes parents avec la bienveillance cordiale qui distinguait les gens dautrefois. Dans cette occasion qui leur était offerte de donner asile à une pauvre orpheline, ils voyaient une grâce de Dieu. Bientôt ils sattachèrent sincèrement à elle, car on ne pouvait la connaître sans laimer. Mon amour ne semblait plus une folie même à mon père, et ma mère ne rêvait plus que lunion de son Pétroucha à la fille du capitaine.

La nouvelle de mon arrestation frappa dépouvante toute ma famille. Cependant, Marie avait raconté si naïvement à mes parents lorigine de mon étrange liaison avec Pougatcheff, que, non seulement ils ne sen étaient pas inquiétés, mais que cela les avait fait rire de bon coeur. Mon père ne voulait pas croire que je pusse être mêlé dans une révolte infâme dont lobjet était le renversement du trône et lextermination de la race des gentilshommes. Il fit subir à Savéliitch un sévère interrogatoire, dans lequel mon menin confessa que son maître avait été lhôte de Pougatcheff, et que le scélérat, certes, sétait montré généreux à son égard. Mais en même temps il affirma, sous un serment solennel, que jamais il navait entendu parler daucune trahison. Les vieux parents se calmèrent un peu et attendirent avec impatience de meilleures nouvelles. Mais pour Marie, elle était très agitée, et ne se taisait que par modestie et par prudence.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Tout à coup mon père reçoit de Pétersbourg une lettre de notre parent le prince B… Après les premiers compliments dusage, il lui annonçait que les soupçons qui sétaient élevés sur ma participation aux complots des rebelle ne sétaient trouvés que trop fondés, ajoutant quun supplice exemplaire aurait dû matteindre, mais que limpératrice, par considération pour les loyaux services et les cheveux blancs de mon père, avait daigné faire grâce à un fils criminel; et quen lui faisant remise dun supplice infamant, elle avait ordonné quil fût envoyé au fond de la Sibérie pour y subir un exil perpétuel.

Ce coup imprévu faillit tuer mon père. Il perdit sa fermeté habituelle, et sa douleur, muette dhabitude, sexhala en plainte amères. «Comment! ne cessait-il de répéter tout hors de lui-même, comment! mon fils a participé aux complots de Pougatcheff? Dieu juste! jusquoù ai-je vécu? Limpératrice lui fait grâce de la vie; mais est-ce plus facile à supporter pour moi? Ce nest pas le supplice qui est horrible; mon aïeul a péri sur léchafaud pour la défense de ce quil vénérait dans le sanctuaire de sa conscience[65], mon père a été frappé avec les martyrs Volynski et Khouchlchoff[66]; mais quun gentilhomme trahisse son serment, quil sunisse à des bandits, à des scélérats, à des esclaves révoltés, … honte, honte éternelle à notre race!»

Effrayée de son désespoir, ma mère nosait pas pleurer en sa présence et sefforçait de lui rendre du courage en parlant des incertitudes et de linjustice de lopinion; mais mon père était inconsolable.

Marie se désolait plus que personne. Bien persuadée que jaurais pu me justifier si je lavais voulu, elle se doutait du motif qui me faisait garder le silence, et se croyait la seule cause de mes infortunes. Elle cachait à tous les yeux ses souffrances, mais ne cessait de penser au moyen de me sauver. Un soir, assis sur son sofa, mon père feuilletait le Calendrier de la cour; mais ses idées étaient bien loin de là, et la lecture de ce livre ne produisait pas sur lui limpression ordinaire. Il sifflait une vieille marche. Ma mère tricotait en silence, et ses larmes tombaient de temps en temps sur son ouvrage. Marie, qui travaillait dans la même chambre, déclara tout à coup à mes parents quelle était forcée de partir pour Pétersbourg, et quelle les priait de lui en fournir les moyens. Ma mère se montra très affligée de cette résolution.

«Pourquoi, lui dit-elle, veux-tu aller à Pétersbourg? Toi aussi, tu veux donc nous abandonner?»

Marie répondit que son sort dépendait de ce voyage, et quelle allait chercher aide et protection auprès des gens en faveur, comme fille dun homme qui avait péri victime de sa fidélité.

Mon père baissa la tête. Chaque parole qui lui rappelait le crime supposé de son fils lui semblait un reproche poignant.

«Pars, lui dit-il enfin avec un soupir; nous ne voulons pas mettre obstacle à ton bonheur. Que Dieu te donne pour mari un honnête homme, et non pas un traître taché dinfamie!»

Il se leva et quitta la chambre.

Restée seule avec ma mère, Marie lui confia une partie de ses projets: ma mère lembrassa avec des larmes, en priant Dieu de lui accorder une heureuse réussite. Peu de jours après, Marie partit avec Palachka et le fidèle Savéliitch, qui, forcément séparé de moi, se consolait en pensant quil était au service de ma fiancée.

Marie arriva heureusement jusquà Sofia, et, apprenant que la cour habitait en ce moment le palais dété de Tsars-koïé-Sélo, elle résolut de sy arrêter. Dans la maison de poste on lui donna un petit cabinet derrière une cloison. La femme du maître de poste vint aussitôt babiller avec elle, lui annonça pompeusement quelle était la nièce dun chauffeur de poêles attaché à la cour, et linitia à tous les mystères du palais. Elle lui dit à quelle heure limpératrice se levait, prenait le café, allait à la promenade; quels grands seigneurs se trouvaient alors auprès de sa personne; ce quelle avait daigné dire la veille à table; qui elle recevait le soir; en un mot, lentretien dAnna Vlassievna[67] semblait une page arrachée aux mémoires du temps, et serait très précieuse de nos jours. Marie Ivanovna lécoutait avec grande attention. Elles allèrent ensemble au jardin impérial, où Anna Vlassievna raconta à Marie lhistoire de chaque allée et de chaque petit pont. Toutes les doux regagnèrent ensuite la maison, enchantées lune de lautre.

Le lendemain, de très bonne heure, Marie shabilla et retourna dans le jardin impérial. La matinée était superbe. Le soleil dorait de ses rayons les cimes des tilleuls quavait déjà jaunis la fraîche haleine de lautomne. Le large lac étincelait immobile. Les cygnes, qui venaient de séveiller, sortaient gravement des buissons du rivage. Marie Ivanovna se rendit au bord dune charmante prairie où lon venait dériger un monument en lhonneur des récentes victoires du comte Roumiantzieff[68]. Tout à coup un petit chien de race anglaise courut à sa rencontre en aboyant. Marie sarrêta effrayée. En ce moment résonna une agréable voix de femme.

«Nayez point peur, dit-elle; il ne vous mordra pas.»

Marie aperçut une dame assise sur un petit banc champêtre vis-à- vis du monument, et alla sasseoir elle-même à lautre bout du siège. La dame lexaminait avec attention, et, de son côté, après lui avoir jeté un regard à la dérobée, Marie put la voir à son aise. Elle était en peignoir blanc du matin, en bonnet léger et en petit mantelet. Cette dame paraissait avoir cinquante ans; sa figure, pleine et haute en couleur, exprimait le calme et une gravité tempérée par le doux regard de ses jeux bleus et son charmant sourire. Elle rompit la première le silence:

«Vous nêtes sans doute pas dici? dit-elle.

— Il est vrai, madame; je suis arrivée hier de la province.

— Vous êtes arrivée avec vos parents?

— Non, madame, seule.

— Seule! mais vous êtes bien jeune pour voyager seule.

— Je nai ni père ni mère.

— Vous êtes ici pour affaires?

— Oui, madame; je suis venue présenter une supplique à limpératrice.

— Vous êtes orpheline; probablement vous avez à vous plaindre dune injustice ou dune offense?

— Non, madame; je suis venue demander grâce et non justice.

— Permettez-moi une question: qui êtes-vous?

— Je suis la fille du capitaine Mironoff.

— Du capitaine Mironoff? de celui qui commandait une des forteresses de la province dOrenbourg?

— Oui; madame.»

La dame parut émue.

«Pardonnez-moi, continua-t-elle dune voix encore plus douce, de me mêler de vos affaires. Mais je vais à la cour; expliquez-moi lobjet de votre demande; peut-être me sera-t-il possible de vous aider.»

Marie se leva et salua avec respect. Tout, dans la dame inconnue, lattirait involontairement et lui inspirait de la confiance. Marie prit dans sa poche un papier plié; elle le présenta à sa protectrice inconnue qui le parcourut à voix basse.

Elle commença par lire dun air attentif et bienveillant; mais soudainement son visage changea, et Marie, qui suivait des yeux tous ses mouvements, fut effrayée de lexpression sévère de ce visage si calme et si gracieux un instant auparavant.

«Vous priez pour Grineff, dit la dame dun ton glacé. Limpératrice ne peut lui accorder le pardon. Il a passé à lusurpateur, non comme un ignorant crédule, mais comme un vaurien dépravé et dangereux.

— Ce nest pas vrai! sécria Marie.

— Comment! ce nest pas vrai? répliqua la dame qui rougit jusquaux yeux.

— Ce nest pas vrai, devant Dieu, ce nest pas vrai. Je sais tout, je vous conterai tout; cest pour moi seule quil sest exposé à tous les malheurs qui lont frappé. Et sil ne sest pas disculpé devant la justice, cest parce quil na pas voulu que je fusse mêlée à cette affaire.»

Et Marie raconta avec chaleur tout ce que le lecteur sait déjà.

La dame lécoutait avec une attention profonde.

«Où vous êtes-vous logée?» demanda-t-elle quand la jeune fille eut terminé son récit.

Et en apprenant que cétait chez Anna Vlassievna, elle ajouta avec un sourire:

«Ah! je sais. Adieu; ne parlez à personne de notre rencontre. Jespère que vous nattendrez pas longtemps la réponse à votre lettre.»

À ces mots elle se leva et séloigna par une allée couverte. Marie
Ivanovna retourna chez elle remplie dune riante espérance.

Son hôtesse la gronda de sa promenade matinale, nuisible, disait- elle, pendant lautomne, à la santé dune jeune fille. Elle apporta le samovar, et, devant, une tasse de thé, elle allait reprendre ses interminables propos sur la cour, lorsquune voiture armoriée sarrêta devant le perron. Un laquais à la livrée impériale entra dans la chambre, annonçant que limpératrice daignait mander en sa présence la fille du capitaine Mironoff.

Anna Vlassievna fut toute bouleversée par cette nouvelle.

«Ah! Mon Dieu, sécria-t-elle, limpératrice vous demande à la cour. Comment donc a-t-elle su votre arrivée? et comment vous présenterez-vous à limpératrice, ma petite mère? Je crois que vous ne savez même pas marcher à la mode de la cour. Je devrais vous conduire; ou ne faudrait-il pas envoyer chercher la fripière, pour quelle vous prêtât sa robe jaune à falbalas?»

Mais le laquais déclara que limpératrice voulait que Marie Ivanovna vint seule et dans le costume où on la trouverait. Il ny avait quà obéir, et Marie Ivanovna partit.

Elle pressentait que notre destinée allait saccomplir; son coeur battait avec violence. Au bout de quelques instants le carrosse sarrêta devant le palais, et Marie, après avoir traversé une longue suite dappartements vides et somptueux, fut enfin introduite dans le boudoir de limpératrice. Quelques seigneurs, qui entouraient leur souveraine, ouvrirent respectueusement passage à la jeune fille. Limpératrice, dans laquelle Marie reconnut la dame du jardin, lui dit gracieusement:

«Je suis enchantée de pouvoir exaucer votre prière. Jai fait tout régler, convaincue de linnocence de votre fiancé. Voilà une lettre que vous remettrez à votre futur beau-père.»

Marie, tout en larmes, tomba aux genoux de limpératrice, qui la releva et la baisa sur le front.

«Je sais, dit-elle, que vous nêtes pas riche, mais jai une dette à acquitter envers la fille du capitaine Mironoff. Soyez tranquille sur votre avenir.»

Après avoir comblé de caresses la pauvre orpheline, limpératrice la congédia, et Marie repartit le même jour pour la campagne de mon père, sans avoir eu seulement la curiosité de jeter un regard sur Pétersbourg.

* * *

Ici se terminent les mémoires de Piôtr Andréitch Grineff; mais on sait, par des traditions de famille, quil fut délivré de sa captivité vers la fin de lannée 1774, quil assista au supplice de Pougatcheff, et que celui-ci, layant reconnu dans la foule, lui fit un dernier signe avec la tête qui, un instant plus tard, fut montrée au peuple, inanimée et sanglante. Bientôt après, Piôtr Andréitch devint lépoux de Marie Ivanovna. Leur descendance habite encore le gouvernement de Simbirsk. Dans la maison seigneuriale du village de… on montre la lettre autographe de Catherine II, encadrée sous une glace. Elle est adressée au père de Piôtr Andréitch, et contient, avec la justification de son fils, des éloges donnés à lintelligence et au bon coeur de la fille du capitaine.

[1] Célèbre général de Pierre le Grand et de limpératrice Anne. [2] Qui veut dire maître, pédagogue. Les instituteurs étrangers lont adopté pour nommer leur profession. [3] Ce mot signifie qui na pas encore sa croissance. On appelle ainsi les gentilshommes qui nont pas encore pris de service. [4] Avdolia, fille de Basile. On sait quen Russie le nom patronymique est inséparable du prénom, et bien plus usité que le nom de famille. [5] Diminutif de Piôtr, Pierre. [6] Anastasie, fille de Garasim. [7] Chef-lieu du gouvernement dOrenbourg, le plus oriental de la Russie dEurope, et qui sétend même en Asie. [8] Pelisse courte natteignant pas le genou. [9] Jean, fils de Jean. [10] Le rouble valait alors, comme aujourdhui le rouble dargent, quatre francs de notre monnaie. [11] Pierre, fils dAndré. [12] Espèce de cidre qui fait la boisson commune des Russes. [13] Ouragan de neige. [14] Tapis fait de la seconde écorce du tilleul et qui couvre la capote dune kibitka. [15] Parrain du mariage. [16] Planchette de sapin ou de bouleau, qui sert de chandelle. [17] Fleuve qui se jette dans lOural. [18] Bouilloire à thé [19] Cafetan court. [20] Les paysans russes portent la hache passée dans la ceinture ou derrière le dos. [21] Lit ordinaire des paysans russes. [22] Allusion aux récompenses faites par les anciens tsars à leurs boyards, auxquels ils donnent leur pelisse. [23] Maisons de paysans. [24] Grossières gravures enluminées. [25] Jean, fils de Kouzma. [26] Formule de politesse affable. [27] Officier subalterne de Cosaques. [28] Alexis, fils de Jean. [29] Basile (au féminin), fille dIégor. [30] Jean, fils dIgnace. [31] Diminutif de Maria. [32] Soupe russe faite de viande et de légumes. [33] En russe, on dit tant dâmes pour tant de paysans. [34] Poète célèbre alors, oublié depuis. [35] Ils sont écrits dans le style suranné de lépoque. [36] Poète ridicule, dont Catherine II sest moquée jusque dans son Règlement de lermitage. [37] Manière méprisante décrire le nom patronymique. [38] Formule de consentement. [39] Environ trois pouces. [40] De Catherine II. [41] Jurement tatar. [42] Ce mot, pris dans Pougatcheff, signifie épouvantail. [43] Robe parée; cest lusage, chez les Russes, denterrer les morts dans leurs plus riches habits. [44] Ceintures que portent tous les paysans russes. [45] Pierre III. [46] Petite armoire plate et vitrée où lon enferme les saintes images, et qui forme un autel domestique. [47] Chef militaire chez les Cosaques. [48] À vapeur. [49] Pièce de cinq kopeks en cuivre. [50] Le premier des faux Démétrius. [51] Allusion aux anciennes formules des suppliques adressées au tsar: «Je frappe la terre du front, et je présente ma supplique à tes yeux lucides…». [52] Alors on leur arrachait les narines. Cette coutume barbare a été abolie par lempereur Alexandre. [53] Blanc bec. [54] Il y a également dans le russe un mot forgé avec le verbe «suborner». [55] Fille dun autre commandant de forteresse, que tua Pougatcheff. [56] Nom dun célèbre bandit du siècle précédent, qui a lutté longtemps contre les troupes impériales. [57] Pour la torture. [58] Légère escarmouche où lavantage était resté à Pougatcheff [59] Nom donné à Frédéric le Grand par les soldats russes. [60] Titre dun officier supérieur. [61] Nom général des établissements métallurgiques de lOural. [62] Diminutif de Iéméliane. [63] Après sêtre avancé jusquaux portes de Moscou, quil aurait peut-être enlevé si son audace neût faibli au dernier moment, Pougatcheff, battu, avait été livré par ses compagnons pour cent mille roubles. Enfermé dans une cage de fer et conduit à Moscou, il fut exécuté en 1775. [64] Petit chariot dété. [65] Un aïeul de Pouschkine fut condamné à mort par Pierre le Grand. [66] Chefs du parti russe contre Biron, sous limpératrice Anne; ils furent tous deux suppliciés avec barbarie. [67] Anne, fille de Blaise. [68] Roumiantzeff, vainqueur des Turcs à Larga et à Kagoul en 1772.

End of Project Gutenberg's La fille du capitaine, by Alexandre Pouchkine