The Project Gutenberg eBook of Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école Author: Charles DeGuise Release date: August 10, 2004 [eBook #13149] Most recently updated: December 18, 2020 Language: French Credits: Produced by Renald Levesque and La bibliothèque Nationale du Québec *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HÉLIKA: MEMOIRE D'UN VIEUX MAÎTRE D'ÉCOLE *** Produced by Renald Levesque and La bibliothèque Nationale du Québec HÉLIKA MEMOIRE D'UN VIEUX MAÎTRE D'ÉCOLE PAR LE Dr. CHS. DeGUISE LA RÉUNION D'AMIS. C'est en vain que nous chercherions à nouer des liens plus forts: et plus durables que ceux qui nous unissent à nos compagnons d'école, et à nos condisciples de collège. La vieille amitié d'autrefois a jeté dans nos coeurs des racines si profondes, que nous les sentons grandir avec le nombre de nos années. Lorsque rage à desséché notre veine, et que les blessures de la vie ont laissé sur chaque épine du chemin le reste de nos dernières illusions, elles viennent nous réjouir et nous consoler sous la riante et gracieuse image de notre enfance, avec ses jeux, son espièglerie et son insouciance. Ses racines ont alors produit des fleurs précieuses que le vieil âge se plait à cueillir comme l'a fait l'auteur des "Anciens Canadiens." Mais parmi ceux de nos jeunes compagnons, il en est qui nous sont restés plus sympathiques; parce qu'ils étaient d'un caractère plus conforme au nôtre, plus jovials ou taciturnes, plus taquins ou espiègles, suivant, qu'ils ont pris eux-mêmes plus ou moins; de part dans nos escapades d'écoliers. Aussi quels francs éclats de rire, lorsque nous nous rencontrons et nous racontons nos réminiscences du passé, de notre vie d'école, et de nos années de collège. En parlant de la jeunesse, temps hélas, bien éloigné de moi aujourd'hui, il m'est revenu une narration, et la lecture d'un manuscrit, faite par un ancien maître d'école, qui sont encore l'une et l'autre dans un des replis de ma mémoire, comme un émouvant souvenir des temps passés. Ces souvenirs datent de loin, puisque je n'avais qu'à peine vingt ans lorsque je les entendis de la bouche du père d'Olbigny. Le père d'Olbigny était un vieux maître d'école. Il était un jour, arrivant on ne savait d'où, venu prendre possession de l'école de notre village. Après un examen passé devant le curé et les syndics, qui n'étaient malins ni en grammaire, ni en calcul, il avait été décidé qu'il était capable de nous enseigner l'alphabet. Or, le père d'Olbigny était un homme instruit, profondément instruit. Il parlait, et écrivait correctement plusieurs langues anciennes et modernes; comme nous pûmes en juger plus tard. Son extérieur n'était rien moins que prévenant en sa faveur. Une balafre affreuse lui partageait transversalement la figure, et lui donnait une expression étrange; mais ses yeux étaient si bons, si doux et si chargés de tristesse; ses procédés à notre égard si affectueux et si paternels, que nous l'aimâmes à première vue et nous nous livrâmes à l'élude, crainte de lui faire de la peine. Il nous traitait tous avec la même bonté, mais il y avait une classe qui paraissait lui être privilégiée. Cette classe se composait de jeunes gens de mon âge et j'en faisais partie. Ce fut donc en pleurant qu'il reçut nos adieux, lorsque nous laissâmes l'école pour endosser la livrée de collégiens. Un soir, dix ans après, nous retrouvions les mêmes condisciples de cette classe, au coin du feu où nous avions été conviés par l'un de nous. Naturellement, nous vînmes à parler de notre temps d'enfance et de notre cher monsieur d'Olbigny. Il avait laissé nos endroits, et ce fut alors que l'un de nous, nous informa qu'il habitait une maison écartée à quelque distance du village de B...., et qu'il y vivait en véritable ermite. Nous décidâmes, séance tenante, d'aller passer une soirée avec lui. Il vivait, paraissait-il, dans un pénible état de gêne. Plusieurs de mes amis. étaient riches, une souscription fut ouverte et la bourse qui fut formée lui fut transmise sous forme de restitution. Il avait, reçu par ce moyen de quoi vivre largement, comparativement, pendant deux ans. Au jour fixé, personne ne manqua à l'appel. Le père d'Olbigny pleura de joie de nous revoir, il nous reçut comme ses véritables enfants. Quelques verres d'eau de vie que nous avions apportés le rendirent plus expansif. Il nous avoua qu'une main inconnue lui avait, fait une restitution; cette main, ajouta-t-il plaisamment, ne peut venir que du ciel, parce que je ne connais personne sur la terre qui me doive restitution. Ce fut après un toast pris à sa santé, et qu'il nous eut affectueusement remerciés, qu'il continua: Il fait bon, mes amis, d'être jeunes, de voir l'avenir se dérouler devant nous avec tous les rêves dorés que l'espérance nous fait entrevoir. Vous voir réunis autour de ma table, me rappelle une époque bien éloignée, et cependant à peu près analogue. Nous étions nous aussi, mes compagnons d'école et moi, autour de la table d'un professeur, qui avait autant de plaisir à nous recevoir que j'en éprouve aujourd'hui. Hélas! j'étais cette soirée-là bien gai, bien joyeux, et me doutais guère qu'elle aurait une si grande influence sur le reste de ma vie. Si je croyais que cette histoire put vous intéresser, je vous en raconterais une partie et la terminerais par la lecture d'un manuscrit, écrit dans toute l'amertume du repentir par l'auteur même d'un drame terrible de jalousie et de vengeance. Des bravos enthousiastes accueillirent cette proposition ou plutôt cette bonne aubaine. Les verres se remplirent les pipes s'allumèrent et ce fut avec un religieux silence que nous écoutâmes le palpitant récit qui va suivre: Il y a au delà de soixante ans que quelques amis et moi avions formé le même projet que vous exécutez, d'aller revoir notre ancien professeur. C'était un bon vieux curé qu'on appelait monsieur Fameux. Il habitait un village qui se trouvait presque sur la lisière des bois. Rien ne pouvait d'ailleurs mieux nous convenir. Nous avions décidé dans notre réunion, d'aller faire une partie de chasse et de pêche auprès d'un lac qui se trouvait à quelques dix lieues dans les grands bois, et nous n'avions qu'un faible détour à faire pour aller lui serrer la main. Outre le plaisir que nous éprouvions d'avance à revoir ce bon vieux père, nous espérions pouvoir nous procurer des guides qu'il nous ferait connaître parmi les chasseurs et trappeurs de sa mission. Bien que l'heure du soir fut avancée, nous nous dirigeâmes vers le presbytère, et ce fut en nous pressant dans ses bras que monsieur Fameux nous reçut. Jamais nous ne pouvions arriver plus à propos, car il nous annonça au réveillon que lui-même partait le lendemain matin pour aller explorer des terres auprès du même lac, qu'on lui avait dit être très fertile, et où il avait intention d'aller fonder une colonie. Puis, ouvrant la porte de sa cuisine, il nous montra quatre vigoureux gaillards étendus sur le parquet, la tête sur leurs havre-sacs et faisant un bruit par leurs ronflements capable de réveiller les morts. Voilà nos guides, ajouta-t-il. Enfin, après une intime causerie, nous récitâmes la prière et nous nous étendîmes sur des lits de camp; puis, lorsque le dernier d'entre nous s'endormit, le prêtre agenouillé priait encore. Le lendemain, le soleil radieux s'élevait à peine de l'horizon que nous étions sur pieds. La messe sonnait, nous nous y rendîmes. Je ne sais quel charme cet homme de bien répandait sur tout ce qu'il faisait ou disait; mais la messe entendue, nous sentions au dedans de nous un calme, une paix et un bonheur intimes que je n'ai peut-être jamais éprouvés depuis. Le déjeuner se se ressentit de notre disposition d'esprit, il fut gai et pétillant de bons mots; puis havre-sacs sur le dos, nous prîmes, en chantant de gais refrains, le chemin des grands bois. LE VOYAGE Tout alla pour le mieux pendant les premiers six milles, mais à mesure que le soleil s'élevait, la chaleur devenait de plus en plus forte, et vers midi, l'air était suffocant. Les moustiques, cette journée-là, s'étaient liés pour soutirer le droit de passage; aussi, fallut-il que chacun du nous leur payât un tribut; à vrai dire, ils étaient encore plus avides que certains douaniers auxquels vous n'avez pas donné un bonus. Les enflures et les démangeaisons insupportables, que leurs piqûres nous causaient, faisaient presque regretter d'être venus si loin chercher le plaisir. De plus, les sources d'eau que nos guides s'attendaient à rencontrer sur notre route, étaient taries en conséquence de la sécheresse exceptionnelle de l'été. Vers quatre heures de l'après midi, nos gosiers étaient arides, nos palais desséchés et nos estomacs criaient famine. Depuis le matin, nous n'avions que grignoté par ci par là quelques morceaux de biscuits, tout en marchant. Malgré l'assurance que nos guides nous donnaient, que nous n'étions plus qu'à deux milles de la chute; nous allions faire halte, lorsque la grosse voix de Baptiste, notre premier guide, se fit entendre. Il avait pris les devants depuis quelque temps, et jamais refrain plus agréable parvint à nos oreilles. A boire, à boire, qui donc en voudra boire chantait-il en même temps qu'il se montra portant une énorme gourde bien remplie. Après que nous eûmes avidement vidé le contenu de cette bienfaisante gourde et pris quelques minutes de repos, nous nous remîmes en route rafraîchis et réconfortés. Les guides entonnèrent les gais chants des voyageurs canadiens, ensemble nous fîmes chorus. Point ai-je besoin de dire que ces chants n'eussent pas été admis au Conservatoire de Paris. Enfin haletants, fatigués, méconnaissables par l'enflure causée par les piqûres des mouches, nous arrivâmes sous la direction de Baptiste dans une charmante érablière où le bruit d'une forte chute d'eau se faisait entendre. C'était l'oasis désirée. Des hourras frénétiques la saluèrent. Nous allions nous élancer dans la direction de la chute, lorsqu'un sifflement aiguë et un signe énergique de Baptiste qui se tenait immobile au milieu du sentier, nous arrêta. Il nous montrait du doigt une magnifique famille de perdrix branchées sur un arbre du voisinage. Elles semblaient être venues s'offrir intentionnellement comme le menu du repas, aussi n'en fîmes nous pas fi. Quatre à cinq coups de feu jetèrent à nos pieds la bande emplumée. De grands battements de mains de la part de monsieur Fameux et des spectateurs furent la couronne de ce bel exploit. Notez que nous avions tiré les perdrix presqu'à bout portant. La joie augmenta encore lorsqu'un de nos guides, qui était resté en arrière, arriva avec quatre beaux lièvres qu'il avait rencontrés; mais elle devint délirante quand nous aperçûmes bouillonner l'eau des cascades dont nous n'étions plus éloigné que de quelques pas. Une minute plus tard, nous étions sur les bords de la rivière et aux pieds d'une des chutes les plus pittoresques qu'on puisse contempler. Le spectacle était beau, grandiose, et bien digne eut-il été le seul de nous faire oublier les tourments de la soif et de la faim que nous avions endurés, mais ventre affamé n'a pas d'oreilles, c'était le temps ou jamais de le dire, car ce qui nous réjouit le plus et nous mit en belle humeur, ce fut lorsque des feux furent allumés et que les marmites commencèrent à bouillir. Pendant ce temps, tout le monde était à l'oeuvre. Les uns écorchaient les lièvres, d'autres préparaient les perdrix, on découpaient des tranches de lard et de jambon; quelques-uns enfin bûchaient le bois, tandis que Baptiste confectionnait les assiettes avec des écorces de bouleau et faisait des micoines, des fourchettes de bois, bref enfin, tout le monde ainsi à l'oeuvre fit merveille, et une demi-heure après, le bruit des mâchoires eut dominé celui des meules des plus assourdissants moulins. Il y a de cela bien près de soixante ans et je ne crains pas de répéter aujourd'hui à la face du monde que jamais repas fut mieux cuit et mieux assaisonné avec plus grande sauce de l'appétit, que celui que nous prîmes on plutôt dévorâmes au pied de la chute de la décharge du Lac à la Truite. Enfin les appétits satisfaits, les pipes allumées, nous nous étendîmes avec délices sur les bords de la rivière. Il eut été difficile de choisir un plus beau moment pour contempler le paysage qui nous entourait. Le soleil allait bientôt s'enfoncer derrière le rideau des grands arbres, les oiseaux dans leur suave et beau langage le saluaient et lui souhaitaient le bonsoir; quelques petits écureuils, d'un air éveillé et mutin, s'approchaient en sautillant, leurs queues coquettement retroussées, pour glaner quelques restes de notre repas; puis vifs comme l'éclair, remontaient au haut d'une branche ou au sommet de l'arbre pour nous envoyer leur trille de colère ou de plaisir. Mais la beauté qui ne pouvait être surpassée, était celle de la chute, avec ses mille paillettes d'or qui brillaient au soleil couchant. Les rochers qui la surplombaient, semblaient eux aussi tout émaillés de diamants. L'arc-en-ciel brillait à leurs pieds de ses plus vives couleurs, pendant que la nappe d'eau qu'elle formait au bas, tranquille d'abord, puis comme prise d'un accès subit de rage, se ruait un instant après frémissante et écumeuse de cascades en cascades, hérissant la crête de chacune de ses vagues, comme pour attester sa colère de voir son cours intercepté. Tous ces chants ou ces bruits divers, toutes ces beautés sauvages et primitives étaient égalés, surpassés peut-être par la grandeur de la chute elle-même. L'eau se précipitait d'une hauteur d'à peu près cinquante pieds; mais dans sa chute, elle rencontrait d'énormes rochers superposés les uns aux autres, bondissant de l'un à l'autre, elle s'élevait et retombait blanche et floconneuse comme la neige, pour se former un peu plus bas, en gerbes de diamants auxquels le soleil couchant, ce véritable peintre céleste, imprimait ses plus magnifiques nuances et son plus éclatant coloris. La splendeur de ce tableau ne saurait être surpassée. Toutefois, un pic incliné d'une hauteur de cent pieds au dessus de la chute, et dont la base était minée par l'incessant travail de la rivière attirait notre attention dans ce moment. Nous en étions même à supputer, combien il lui faudrait de temps, avant que de parvenir à le précipiter dans l'abîme, lorsque sur une des pointes les plus élevées, survint une apparition presque fantastique. LE LAC. Cette apparition était celle d'une jeune fille mollement appuyée sur une légère carabine de chasse. Deux dogues énormes étaient à ses côtés. Le costume de cette jeune fille était demi-sauvage autant que nous en pûmes juger. Nous ne pouvions comme de raison, par l'éloignement, distinguer ses traits; mais à sa taille svelte et dégagée, au contour de ses épaules, et telle qu'elle nous apparut dans sa pose à la fois gracieuse et nonchalante, nous nous formâmes l'idée qui se confirma plus tard, qu'elle était admirablement belle. Monsieur Fameux la reconnut.--Adala seule, dit-il, où donc est le vieil Hélika? Voyez, ajouta-t-il, en s'adressant à Baptiste, elle semble nous avoir reconnus tous les deux, et la voilà qui nous fait signe d'aller la rejoindre. Si Hélika, qui ne la laisse jamais d'un seul pas, n'est pas auprès d'elle; c'est qu'un malheur lui est arrivé ou qu'il gît sur son lit de mort. La jeune fille comprit sans doute le signe que Baptiste lui adressa, car elle s'assit dans une pose pleine de grâce et de tristesse, pendant que notre guide allait traverser la rivière plus loin dans un endroit guéable. Les chiens s'étaient étendus à ses pieds, comme deux vigilantes sentinelles. Nous aurions dû le dire déjà, Baptiste était le type du chasseur et du trappeur canadien. Il était par conséquent le commensal et l'ami de toutes les tribus sauvages, il en possédait la langue et les dialectes. Pendant l'absence de Baptiste, nous pressâmes monsieur Fameux de questions. L'histoire de cette malheureuse enfant des bois est bien douloureuse, nous répondit-il d'une voix pleine d'émotion; mais elle ne m'appartient pas. C'était nous faire comprendre qu'il ne pouvait en dire plus long; mais ces quelques paroles de monsieur Fameux, comme bien vous pensez ne firent que redoubler notre curiosité déjà bien surexcitée. Baptiste revînt au bout de quelque temps, sa bonne et honnête figure était empreinte de tristesse. Hélika est bien malade, dit-il, l'enfant des bois cherche du secours. Nos coups de feu à la chasse de tantôt l'ont effrayée; elle a craint de rencontrer quelques pirates des bois; voilà, pourquoi elle s'est retirée sur l'autre rive et vous supplie d'arriver au plus vite. C'est Hélika qui l'envoie vous chercher; elle se fut rendue jusqu'à votre presbytère, si elle n'avait rencontré personne pour remplir son message auprès de vous. Hélika est gisant dans sa cabane sur son lit de mort, et il désire ardemment vous voir. Elle retourne immédiatement auprès de lui, avec l'espoir que nous la suivrons de près. Si vous n'êtes pas trop fatigué, mon bon monsieur, nous allons tous deux nous remettre en marche, pendant que les autres guides dresseront des campements pour la nuit à vos jeunes compagnons. Demain, je les attendrai sur les bords du lac avec des canots. Le prêtre et Baptiste partirent immédiatement. La veillée se passa en conjectures. Cet incident nous avait singulièrement intrigués, parce qu'aucun des guides qui nous restaient ne pouvait donner des renseignements précis sur le nom et l'origine de la jeune fille. Tout ce qu'ils nous apprirent, ce fut qu'ils l'avaient bien souvent rencontrée dans les bois, toujours accompagnée d'un vieillard d'une haute stature, qui paraissait lui porter un amour et une sollicitude véritablement paternels. Bien plus, son attention pour elle, et ses soins étaient ceux de la mère la plus tendre. Ils ajoutaient aussi, qu'esclave de tous ses désirs, il venait de temps en temps dans le village, y séjourner aussi longtemps qu'elle le voulait. Il y prenait les meilleurs logements; mais les seules visites qu'ils faisaient où recevaient, étaient celles de monsieur Fameux. Il la conduisait dans les magasins, ne regardait jamais au prix des étoffes qu'elle choisissait, suivant ses caprices, le prix en fut-il très élevé. L'un d'eux assurait même avoir entendu monsieur Fameux dire au père Hélika, tel était le nom du vieux sauvage: je suis heureux de voir combien vous vous donnez de peine pour former l'éducation de votre chère Adala, et combien elle répond admirablement à vos efforts, elle parle et écrit aujourd'hui parfaitement le Français. II y avait certes dans ces informations, matière plus que suffisante pour piquer notre curiosité déjà excitée à l'extrême. Malgré notre fatigue, nous mîmes longtemps avant de nous endormir tous, faisant des suppositions plus où moins ridicules ou extravagantes. De bonne heure, le lendemain matin, nos étions en route tout en discourant sur l'incident de la veille. Comme toujours lorsqu'on est jeune, la gaîté nous était revenue Avec le repos; aussi ne mîmes-nous pas de temps à franchir les trois milles qui séparaient le lac du lieu de notre campement. Lorsque nous arrivâmes sur ses bords, deux beaux grands canots, creusés dans le tronc de gros pins, nous attendaient. Baptiste se promenait sur le rivage et du revers de sa main essuyait une larme. Hâtez-vous, messieurs, nous dit-il, le père Hélika désire vous voir. Il a paraît-il quelque confidence à vous faire, et le pauvre vieillard n'a plus bien longtemps à vivre. En peu d'instants nous fûmes installés dans les canots et pesâmes hardiment sur l'aviron. Le lac était beau ce matin là. Sa surface était plane et unie, pas une ride ne venait troubler le paisible miroir que nous avions devant les yeux. Quelques vapeurs humides s'élevaient ça et là des rochers ou de la masse d'eau. Elles nous apparaissaient comme les images fantastiques des fées de nos anciens contes. Les cris des huards se faisaient entendre de l'un ou l'autre rivage, tant l'atmosphère était calme. Parfois aussi, le martin-pêcheur nous envoyait des notes saccadées et stridentes, tantôt frémissantes de joie de la prise qu'il venait de faire d'un petit goujon. Les fleurs des glaïeuls, qui nageaient à la surface et s'ouvraient au soleil levant nous faisaient penser à un riche tapis de verdure émaillé de fleurs. Mais entre les rives et le pied des montagnes avoisinantes, de beaux grands arbres séculaires donnaient par les différentes nuances de leur feuillage un cadre magnifique au miroir qui s'étendait devant nous. Ces arbres avaient une grandeur et une majesté impossibles à décrire. Quelques-uns d'une taille plus svelte s'inclinaient complaisamment comme s'ils eussent voulu contempler leur beauté dans le cristal limpide de l'eau, tel que peut le faire une coquette jeune fille. D'autres au contraire élevaient leurs troncs énormes et secs, montrant ainsi leurs branches desséchées comme les membres d'un vieillard. Tandis qu'un bouquet verdoyant semblait, comme la tête d'un patriarche, avoir seul conservé un reste de sève et de vie. On voyait à ses pieds, des arbustes de différentes familles s'élever et sembler lui demander protection. Plus loin et du quatrième côté du lac, s'étendait une savane sombre et triste. Des arbres rabougris, une mousse épaisse, un terrain marécageux et rempli de fondrières donnaient à cet endroit un aspect solitaire et désolé. Il formait un contraste frappant qui faisait rassortir d'avantage la beauté des autres rives. Nous nageâmes en silence pendant quelque temps, absorbés dans la contemplation de la sauvage et pittoresque beauté de paysage, lorsqu'après avoir doublé un cap, nous aperçûmes un plateau élevé de quinze à vingt pieds qui dominait le lac et la rivière. HÉLIKA. Sur ce plateau qui pouvait avoir une étendue d'une dizaine d'arpents, trois grandes huttes se touchant les unes les autres avaient été élevées. L'une d'elles avait une apparence toute particulière. Bien que comme les autres, elle fut construite de matériaux grossiers, sa forme ressemblait à celle d'une chaumière, elle était plus spacieuse que les autres. Le houblon et quelques vignes sauvages, en la tapissant à l'extérieur, lui donnaient un air de fraîcheur et de bien-être. Des fenêtres l'éclairaient de tous côtés, les unes donnant sur le lac, les autres sur la rivière, Nous connaîtrons plus tard comment le propriétaire avait pu se procurer un tel luxe pour un sauvage, habitant la profondeur des forêts. De forts volets garnis de fer avaient été posés pour les protéger du dehors. Par ci par là, un trou ou plutôt une meurtrière était percée. Enfin, on voyait combien Hélika, puisque c'était sa demeure, était jaloux de veiller à la sûreté de ceux qui l'habitaient. Les deux autres étaient construites de gros morceaux de bois, superposés les uns aux autres, et encochées à chacune de leurs extrémités pour s'adapter l'un dans l'autre et donner la solidité à cette construction toute primitive. Ce fut vers la première que Baptiste nous conduisit. La chambre d'entrée était spacieuse et parfaitement éclairée. Bien que l'ameublement en fut grossier, il offrait toutefois tout le confort désirable. Quelques fleurs sauvages de diverses familles y étaient cultivées avec le même soin que nous en prenons pour les fleurs exotiques. Des livres aussi étaient disposés sur quelques rayons. Mais ce qui frappa surtout nos regards, ce fut lorsqu'ils tombèrent sur un lit recouvert d'une peau d'ours où gisait un vieillard dont les traits portaient l'empreinte de la mort. Cet homme devait être bien vieux. Des rides profondes sillonnaient son front et ses joues en tous sens. Il avait plutôt l'air d'un spectre, aussi n'eut-on pas manqué de le considérer comme tel, si ses yeux noirs et enfoncés dans leur orbite n'eussent conservé un éclat extraordinaire. Ses sourcils étaient épars, son nez aquilin ressemblait au bec d'un oiseau de proie. Son front était haut et fuyant, ses lèvre minces et son menton proéminent, tout annonçait dans la figure de cet homme une indomptable énergie. L'ensemble de cette figure dénotait une si implacable férocité, qu'il eut fait frémir celui qui l'aurait rencontré un soir dans un chemin détourné ou sur la lisière d'un bois. Cependant, au moment où nous l'aperçûmes ses mains étaient jointes sur sa poitrine, ses lèvres s'agitaient et semblaient répéter les paroles d'une prière que monsieur Fameux disait à haute voix. Comme contraste, agenouillée auprès du lit, se tenait dans l'attitude de la prière la jeune fille de la veille. Son épaisse chevelure inondait ses épaules et descendait jusqu'à la ceinture. Elle avait le dos tourné vers la porte. C'était bien la taille que nous avions admirée le soir d'avant, elle offrait dans ses contours tout ce que nous avions pu imaginer dans nos rêves de jeune homme de plus gracieux et de plus parfait. Nous étions arrêtés sur le pas de la porte à contempler ce tableau, lorsque le bruit de nos pas la fit se retourner. Jamais de ma vie, je n'ai vu aussi ravissante figure, nous en fûmes tous éblouis, fascinés. Murillo ou Raphaël eussent été heureux d'en faire la portrait et de le présenter comme celui de leur Madone. Une profonde tristesse était empreinte sur ses traits, et les larmes abondantes qui inondaient ses joues rehaussaient encore, s'il était possible, son angélique beauté. En nous apercevant, elle se retira timide et confuse dans un coin de la chambre; mais sur un signe du moribond elle disparut dans l'autre hutte. Celui-ci, après avoir jeté sur nous un regard perçant, et scrutateur, nous dit: "Vous devez avoir besoin, messieurs, de prendre un peu de nourriture et de repos, pendant que moi de mon côté, je vais avec ce saint homme terminer ma paix avec Dieu". Une vieille sauvagesse nous conduisit dans la troisième cabane où un repas, composé de gibier et de poisson, nous avait été préparé. On s'était mis en frais pour nous y recevoir, car les lits, de sapin avaient été renouvelés. C'était, nous dit Baptiste, la maison que le père Hélika avait fait construire spécialement pour y exercer l'hospitalité, là, chasseurs canadiens ou sauvages y trouvaient toujours un gîte et la nourriture. Ils restèrent tous deux trois heures en tête à tête, et lorsqu'à l'appel de monsieur Fameux nous entrâmes dans la chambre du mourant, une transformation complète s'était faite sur son visage. Les yeux n'avaient plus rien de farouche ou d'inquiet, des larmes mêmes s'en échappaient. C'était bien encore la même figure énergique mais elle n'avait plus ce cachet de férocité, cet air empreint de trouble et de remords que nous avions d'abord remarqués; elle indiquait plutôt le calme et le recueillement intérieur qui ne paraissaient pas exister auparavant. Monsieur Fameux insista pour qu'il prit quelque nourriture. Il le fit pour lui complaire. Le bon prêtre lui parla quelques instants à l'oreille; mais il secoua la tête et reprit tout haut: non Monsieur, c'est en vain que vous voudriez m'en dissuader, ma confession doit être publique; puisse-t-elle être une légère expiation de mes crimes et servir d'exemple à ceux qui se laissent entraîner par la fougue de leurs passions. Un frisson involontaire parcourut les membres des assistants, nous pressentions quelque drame lugubre, sanguinaire peut-être, dont Hélika avait été le héros. Nous prîmes donc chacun une place autour de son lit, et c'est ainsi qu'il commença: LA CONFESSION. Plus de quatre-vingts ans ont passé sur ma tête, et la terre dans quelques heures va recouvrir cette masse de boue et de misère qui devrait y être enfouie depuis mon enfance. On ne souffre pas dans le fond du cercueil après la mort; mais devrais-je sentir chacun des vers qui doivent dévorer mon cadavre, dussent-ils m'occasionner les souffrances les plus atroces, je remercierais Dieu de m'infliger des peines aussi légères; car quelques grandes qu'elles fussent, elles ne pourraient vous donner une idée des épouvantables tortures que les remords ont fait endurer à ma conscience depuis de longues bien longues années. Dieu est juste, ajouta-t-il, d'un ton pénétré. Il m'a fait entendre sa grande voix dans tous les objets de la nature; oui je l'ai entendue, glacé de terreur depuis au delà de quinze ans dans le frizelis des feuilles comme dans les roulements terribles du tonnerre, je l'ai entendue dans le souffle léger de la brise comme dans les hurlements épouvantables de la tempête; et depuis le brin d'herbe jusqu'au grand chêne des bois; je l'ai vu dans la goutte d'eau dont je me désaltérais jusqu'au fruit savoureux que je voulais goûter. Je l'entendais, je le voyais, je le sentais en moi-même, ce vengeur inexorable des crimes que nous commettons et des souffrances que nous faisons endurer à nos frères de même que je l'ai éprouvé plus tard, sous le fouet du maître et dans les chaînes de l'esclavage. En prononçant ces paroles, bien que les membres du vieillard fussent glacés par le froid de la mort, nous voyions cependant un frémissement qui lui parcourait tout le corps. Sans doute qu'il remarqua notre surprise de l'entendre s'exprimer aussi bien, car il ajouta en continuant: Ne soyez pas surpris si je parle un français qui peut vous paraître bien pur pour un habitant des bois, mais j'appartiens à votre race, et c'est à une vengeance diabolique que je dois le triste état dans lequel vous me voyez aujourd'hui. Dans mon enfance et ma jeunesse, j'ai vu moi aussi de beaux jours. Si vous saviez comme j'étais heureux lorsque je revenais chaque année dans ma famille pour y passer mes vacances. Nous étions plusieurs compagnons de collège de la même paroisse. Oh! que nous nous en promettions des parties de pêche et de chasse et comme alors nous avions le coeur léger, l'âme pure et tranquille. Il me semble encore voir ma vieille mère, mon père et mes soeurs accourir au-devant de moi, me presser tour à tour dans leurs bras et m'arroser la figure de leurs larmes lorsque je venais déposer A leurs pieds les prix nombreux que j'avais obtenu pour mes succès classiques. Puis le bon vieux curé que nous ne manquions jamais d'aller voir, il nous avait baptisés, fait faire notre première communion; de plus, il nous avait initiés aux premières notions de la langue latine. Il nous considérait donc comme ses enfants et nous recevait avec le plus grand plaisirs et la plus touchante affection. Son presbytère et sa table étaient toujours à notre disposition. Il était aussi fier de nos succès que si nous lui eussions appartenus. Nos jours de vacance se passaient en des parties de pêche et de chasse; mes bons parents refusant que je prisse part à leurs travaux crainte que je ne me fatiguasse. Le soir amenait les joyeuses veillées. Nous nous réunissions tantôt dans une maison, tantôt dans l'autre. Au son du violon nous dansions quelques rondes au milieu des rires de la plus folle gaîté; puis, dix heures sonnant, la voix de l'aïeule se faisait entendre, nous tombions à genoux et récitions en commun la prière du soir, et noua noua séparions en nous promettant bien de recommencer le lendemain. La voix du moribond à ces souvenirs se remplit d'émotion puis il ajouta comme se parlant à lui-même. Chers souvenirs des beaux jours du ma jeunesse, combien de fois avec celui des larmes de plaisir de mes bons parents n'êtes vous pas venus tomber sur mon coeur désespéré comme la rosée bienfaisante sur la fleur desséchée? Ah! pourquoi ai-je à jamais abandonné le sentier béni de la vertu avec ses joies si pures et si naïves pour céder à mon exécrable passion? Pourquoi ai-je perdu le touchant exemple de cette vie de calme, d'amour et de religion que me donnaient ma famille et tous ceux qui m'entouraient!... A ces réminiscences de son passé si fortuné, Hélika ferma les yeux comme pour savourer une dernière fois les délices des beaux jours de son enfance. Il parut se recueillir et garda le silence pendant quelque temps. Monsieur Fameux s'approcha de lui et voulut le dissuader de continuer son récit. "Non monsieur, répondit-il, je dois aller jusqu'au bout de mes forces, c'est un devoir que ma conscience m'impose, et je l'accomplis avec plaisir; ma résolution est inébranlable." Puis il demanda quelque chose pour se rafraîchir. Cette demande fut sans doute entendue de l'autre côté, car la même indienne dont nous avons déjà parlée, apporta une tisane d'une couleur verdâtre. Il but quelques gouttes de ce breuvage qui parut le ranimer. "Éloigne Adala, dit-il à la vieille, qu'elle n'entende pas ce qui me reste à dire." C'est peut-être mal, ajouta-t-il, en se tournant vers monsieur Fameux, mais je voudrais conserver l'estime et l'amour de mon enfant jusqu'au dernier soupir, puis il reprit: Vers l'année 17... nous touchions aux vacances qui devaient commencer vers la mi-juillet, mais je ne sais comment me l'expliquer aujourd'hui, était-ce un pressentiment qu'avec elles allaient s'éteindre pour toujours les joies de ma vie? Hélas! elles devaient être les dernières, car je terminais mon cours d'étude. Je me sentais triste et abattu. Il y a toujours quelque chose de solennel dans ce suprême adieu que nous faisons à nos belles années de collège. Le succès avait couronné mon travail au delà de mes espérances. Je remportai presque tous les premiers prix de ma classe. L'accueil que je reçus à la maison paternelle fut encore plus chaleureux, plus affectueux, s'il était possible qu'il ne l'avait été les années précédentes. Mon père, ma mère et mes soeurs me reçurent avec les mêmes démonstrations de joie, j'étais le seul fils. Or sans être bien riche, ma famille jouissait d'une honnête aisance comme cultivateur. Après les premiers embrassements. "Il va falloir, me dit mon vieux père, bien te reposer mon enfant. Je t'ai acheté un beau fusil, un beau cheval est à l'écurie, j'ai quelques épargnes, amuses-toi, promènes-toi et surtout laisses là tes livres pour jouir de la vie dont tu ne connais pas encore les plaisirs". Puis ma mère et mes soeurs me conduisirent dans la plus belle chambre qui avait été préparée avec tous les soins, la tendresse et l'affection qu'elles me portaient. Je remarquai plein d'attendrissement, avec quelle ingénieuse sollicitude on y avait déposé tous les objets qui pouvaient flatter mon goût et me procurer le plus grand confort. Tu vas faire ta toilette maintenant, me dit ma mère en m'embrassant, nous avons invité les voisins à souper, et j'espère que tu vas t'amuser dans la soirée puisque tous tes anciens compagnons d'enfance avec leur soeurs sont de la partie. En effet personne n'avait manqué à l'invitation. Les bons voisins avec leurs enfants étaient venus se réunir à cette fête, et je rougissais d'orgueil et de plaisir, lorsque je voyais ces braves gens venir me presser la main avec une considération qui tenait presque du respect; et me prodiguer des éloges sur mes succès, en présence des jeunes filles et de leurs frères. Le souper fut bien joyeux, les langues déliées par quelques verres de bon vieux rhum, débitaient mille et mille plaisanteries qui étaient saluées par des tonnerres d'éclats de rire. Les chants ensuite succédèrent aux bons mots, enfin la gaîté était au diapason, lorsque nous nous levâmes de table. Ma mère, par une délicate attention, m'avait fait placer auprès d'une jeune fille plus jolie, plus instruite et plus distinguée que ses compagnes. Cette jeune fille n'était pas précisément belle, elle n'était peut-être pas même jolie, tel qu'on l'entend dans l'acception du mot, mais sa figure était si sympathique, sa voix et son regard si caressants et si doux, qu'elle répandait autour d'elle un charme et un bonheur auxquels il était difficile de résister. Sa conversation était entraînante, et se ressentait de son caractère aimant et contemplatif, elle avait une teinte de mélancolie lorsque le sujet s'y prêtait, qui donnait à sa figure et à ses paroles quelque chose d'enivrant. Pendant le souper nous parlâmes de différentes choses, mais le sujet sur lequel je me surpris à l'écouter avec un indicible plaisir, ce fut lorsqu'elle m'entretint des beautés de la nature. Ce n'était certes pas dans les livres qu'elle les avait étudiés, ce n'était pas non plus dans les ébouriffantes dissertations des romanciers; mais dans le grand livre de la nature, où chacun y puise les connaissances et la foi en celui qui a créé toutes ces merveilles. Elle en parlait avec chaleur et émotion, et, suspendue ses lèvres, j'écoutais les descriptions qu'elle me faisait. Elles débordaient, pittoresques et animées, comme une cascade de diamants. Bref, ai-je besoin de le dire, j'avais alors vingt ans, l'enivrement de la fête, le sentiment supposé de ma supériorité, les vins qui avaient été versés à profusion, les éloges qu'on m'avait prodigués, tout enfin avait contribué à exalter mon cerveau. Mais lorsque je me levai de table, je sentis dans mon coeur quelque chose que je n'avais pas encore éprouvé. Le bal s'ouvrit ensuite, je dansai plusieurs fois avec cette jeune fille que je nommerai Marguerite, et quand la veillée fut finie, qu'elle fut partie avec ses parents, j'éprouvai un vide mêlé de charme et un sentiment de vague inquiétude indéfinissable. Il fallut m'avouer, que de l'avoir vue au bras d'un beau et loyal jeune homme, et échanger ensemble des paroles d'intimité en était la cause. Quelques regards que j'avais surpris produisirent dans mon être un bouleversement jusqu'alors inconnu. Ce jeune homme s'appelait Octave, il avait été mon condisciple de collège et jusqu'à ce temps mon ami. Il avait terminé ses études depuis deux ans, et était revenu prendre les travaux des champs sur la ferme de son père. Ça fut en vain cette nuit-li que je cherchai le sommeil, je la passai à me rouler sur mon lit, et, lorsque plus calme le lendemain matin, je voulus descendre dans les replis de mon âme, je sentis que j'aimais éperdument Marguerite, et que le démon de la jalousie allait prendre possession de moi. Je formai donc la résolution du ne plus la revoir. Effectivement, bien des jours se passèrent, oui quinze longs jours s'écoulèrent avant que je la revisse, et cependant pas une heure, pas un instant au jour ou de la nuit sans que je pensasse, que je rêvasse à elle. Tout le monde me faisait des reproches sur mon air morne et abattu, j'avais perdu le sommeil et l'appétit. Mes parents étaient inquiets, ma bonne mère ne manquait pas de l'attribuer au travail excessif de mes études. Cependant il fallut céder aux obsessions et retourner aux soirées du village. Je croyais être assez fort pour pouvoir affronter le danger. J'y rencontrais fréquemment Marguerite et Octave et m'en revenais chaque soir de plus on plus éperdument amoureux et jaloux. Son nom m'arrivait sur les lèvres à chaque jeune fille dont j'apercevais dans le lointain la robe onduler sous les caresses de la brise. Je partais pour la chasse sans munitions, ni carnassière et allais m'asseoir sur le bord de la mer, et là, des journées entières je pensais à elle. La plainte de la vague gui venait tristement déferler sur la plage convenait à ma tristesse. Ainsi se passa ma première année chez mes parents. La demeure de Marguerite était presque voisine de la nôtre, nous nous visitions réciproquement et la voyais très fréquemment, Il était impossible qu'elle ne s'aperçut pas du feu qui me dévorait. Cependant sa conduite envers moi et ses paroles étaient toujours affectueuses et amicales, mais qu'étaient-elles ces marques d'amitié pour moi qui sentais au dedans de mon coeur un brasier dévorant? De ma fenêtre je voyais sa demeure, ses allées et venues et avec frémissement j'apercevais sa silhouette dans le lointain. Lorsqu'elle se rendait à l'église, je la suivais de loin et aurais été heureux de baiser les traces de ses pas dans la poussière du chemin. Vous pouvez juger de ce que j'éprouvais avec cet amour immense, quand je la voyais au bras d'Octave et avec quelle rage j'appris un jour qu'ils étaient fiancés. Elle devint désespoir, le jour ou je la rencontrai rougissante de bonheur et de plaisir, elle était amoureusement inclinée vers Octave et le main dans la sienne, ils se souriaient l'un à l'autre, Pendant que je passais ainsi toutes mes journées en folles rêveries amoureuses, Octave par son travail et avec l'aide de l'argent que son père lui avait donné s'était acquis une belle propriété, et moi je ne faisais rien. Ma famille était très occupée de voir la tournure que prenait mon esprit, car je devenais de plus en plus morose et taciturne. Ma mère un jour à la suggestion de mon père m'en fit la remarque d'une manière douce et maternelle. Je lui répondis d'un ton bourru et grossier. La sainte femme m'écouta avec étonnement d'abord, comme si elle n'en pouvait croire ses oreilles ou comme si elle se fut éveillée d'un mauvais rêve, puis tout à coup elle fondit en larmes et m'entourant de ses bras elle me dit en m'embrassant: "Pauvre enfant, tu souffres donc bien." Elle ne put ajouter un seul mot, les sanglots la suffoquèrent. Ces larmes de ma mère furent les premières qu'elle versa de chagrin, mais elles ne furent pas, hélas! les dernières que virent couler ses cheveux blancs et dont seul je fus la cause par mon ingratitude et ma méchanceté. Enfin le jour décisif arrivait, il me fallait sortir de cet affreux état. Un dimanche matin, Octave était absent, je revenais de l'église accompagnant Marguerite. Je résolus de profiter de l'occasion pour tenter un dernier effort. Je lui rappelai d'une voix émue les joies, les plaisirs de notre enfance, combien alors les journées étaient longues et ennuyeuses quand nous ne pouvions nous rencontrer pour partager nos jeux et nos promenades. Je remontai ainsi jusqu'au temps présent. Elle m'écouta d'abord avec plaisir, ne sachant où je voulais en venir. Mais bientôt mes paroles devinrent plus significatives et plus pressantes. Lorsque je lui exprimai en termes brûlants combien je l'aimais, quels étaient mes rêves, le bonheur que j'avais fondés sur son amour et son union avec moi, elle rougit, puis pâlit au point que je crus qu'elle allait défaillir. Je lui fis ensuite le tableau de mes souffrances passées et de mon désespoir si elle refusait de se rendre à mes voeux. Alors des larmes abondantes glissèrent sur ses joues, mais elle ne me répondit pas. Je redoublai d'instances, tout mon coeur, toute mon âme, tout mon amour passèrent dans mes paroles, elles devaient tomber sur son coeur de glace comme des gouttes de feu. Insensé, j'espérai un instant qu'elle aurait pitié de moi et se laisserait fléchir, mais ce ne fut qu'un éclair. Jugez de ce que je devins, lorsque me prenant les deux mains et m'enveloppant de son regard si doux et si caressant elle me dit en pleurant: "Le ciel m'est à témoin que je donnerais la plus grande part du bonheur qu'il me destine pour vous savoir heureux. Mais pour vous appartenir je manquerais au serment que j'ai fait à un autre devant Dieu, je manquerais de plus aux cris de ma conscience et à la voix de mon coeur; car je ne vous cacherai pas je suis fiancée à Octave et que dans peu de jours nous serons irrévocablement unis." Je ne sais quelle transformation se fit dans ma figure, si elle eut peur de l'expression des mes traits ou de l'effet de ses paroles; mais en levant les yeux sur moi elle recula de quelques pas. "Pourquoi ajouta-t-elle tristement, faut-il que je vous cause du chagrin? une autre vous comprendra mieux que je ne le puis faire, car elle sera plus que moi à la hauteur de votre intelligence et vous serez heureux avec elle. Octave et moi vous avons désigné une place au coin du feu où vous viendrez vous asseoir bien souvent, nous causerons, nous nous amuserons et nous nous occuperons de vous trouver une épouse digne de vous". Tels furent les dernier mots qu'elle m'adressa en me pressant affectueusement la main. Elle était toute émue et tremblante, je la voyais pleurer et j'avais l'enfer dans le coeur; c'est ainsi que nous nous quittâmes. Je passai le peu de jours qui suivirent cet entretien et précédèrent leur union dans des transports de rage et de jalousie inexprimables. Mes parents crurent véritablement que je devenais fou furieux. Cependant, ainsi qu'elle me l'avait dit, huit jours après, la tête brûlante, la figure affreusement contractée, j'entendis à l'abri d'un pilier de la petite église de notre paroisse le serment qu'Octave et Marguerite se firent de s'appartenir l'un à l'autre. J'aurais voulu voir le temple s'écrouler sur eux et les mettre en poussière. C'en était fait de moi, j'avais au fond du coeur tous les esprits du mal et tout ce que le coeur humain peut avoir de haine contre son semblable, je le ressentis pour eux. De tous les pores de ma peau sortait le cri vengeance, vengeance! Si elle m'eut aperçu lorsque sa robe vint me frôler au sortir de l'église, elle eut reculé, épouvantée comme à l'aspect d'un serpent. Fou, insensé, j'avais espéré jusqu'au moment solennel. Oui j'espérais qu'elle comprendrait toute l'immensité de mon amour et combien j'aurais travaillé à la rendre heureuse. Le dimanche même, malgré la publication des bancs, cet espoir m'enivrait encore. Vous êtes peut-être surpris qu'après tant d'années et en ce de moment solennel où il ne me reste que peu de temps à vivre, je vous parle avec autant de chaleur du passé; mais sur son lit de mort, le vieillard sent quelquefois son sang se réchauffer aux brûlants souvenirs de sa jeunesse: c'est la dernière lueur du flambeau qui va s'éteindre. Je laissai le cortège nuptial s'éloigner et m'élançai hors du temple. Je courus à la maison, fis un paquet de quelques hardes, me munis d'un bon sac de provisions et d'amples munitions, sifflai mon chien et répondant à peine aux douces paroles de ma mère qui pleurait en m'embrassant, je pris le chemin du bois. Mes bons parents je ne les ai jamais revus depuis; mais j'ai appris par d'autres que mes deux soeurs avaient embrassé la vie religieuse dans un couvent des Soeurs de Charité; que mon père et ma mère joignaient leurs prières aux leurs pour celui qu'ils croyaient mort depuis longtemps. Hélas! leur fils dénaturé n'a pas été essuyer les pleurs de leurs vieux ans et leur fermer les yeux. DANS LES BOIS. Les forces du moribond étaient complètement épuisées. Ces souvenirs chargés de repentir avaient trop longtemps pesé sur son âme. Il indiqua à monsieur Fameux un endroit dans la chambre où il trouverait un manuscrit qui contenait toute l'histoire de sa vie. Il nous demanda comme une faveur de vouloir en prendre connaissance, de le publier même, si on le voulait, afin qu'il servit d'enseignement. Sur un des rayons poudreux de ses tablettes, Monsieur d'Olbigny alla prendre un manuscrit jauni par le temps: "Voilà, nous dit-il, qui complétera l'histoire d'Hélika, si elle vous présente quelqu'intérêt. Mais auparavant, permettez-moi de vous raconter ses derniers moments." Il était donc évident que l'heure suprême était arrivée pour le vieillard, aussi le sentait-il lui-même. Il nous fit signer comme témoins, un testament olographe qu'il avait préparé, par lequel il instituait Adala, sa légatrice universelle, lui enjoignant toutefois de prendre un soin tout filial de la vieille indienne et nommait monsieur Fameux son exécuteur testamentaire. Toutes ces dispositions prises, il nous exprima le désir de rester encore quelques instants seul avec le ministre de Dieu. Ses forces l'abandonnaient rapidement. Après un assez long entretien avec monsieur Fameux, sur sa demande nous rentrâmes dans la chambre. La jeune fille agenouillée, recevait toute en larmes la dernière bénédiction et les derniers baisers du mourant, pendant que la vieille indienne regardait d'un oeil sec et stoïque cet émouvant tableau. Bientôt après, nous nous mîmes à genoux et récitâmes les prières des agonisants; quelques heures plus tard, Hélika était devant Dieu. Le surlendemain, nous le déposâmess dans sa dernière demeure à l'endroit qu'il nous avait lui-même indiqué. La cérémonie fut touchante et bien propre à nous impressionner. La nature avait cette journée là une teinte morne et sombre. Le temps était couvert, le soleil voilé ne répandait qu'une lumière blanchâtre à travers les nuages qui le recouvraient. Une brise froide et glacée comme un vent d'automne, imprimait aux arbres des craquements et un balancement qui leur arrachaient des plaintes continues; elles faisaient écho aux lamentations la jeune orpheline, qui, la figure prosternée, arrosait de ses larmes la terre sous laquelle reposait celui qu'elle avait aimé comme son père. Les plaintes du vent allaient s'éteindre dans les fourrés comme des sanglots. Le lac soulevé par la brise venait déferler ses vagues sur les galets du rivage avec de sourds gémissements. La cérémonie terminée, Adala toute en larmes se jeta dans les bras de monsieur Fameux. "Ma grand'mère et moi seules désormais sur la terre que deviendrons-nouss, si avec l'aide de Dieu vous ne nous protégez". Tes parents, ma chère enfant, lui répondit-il d'une vois émue veillent sur toi du haut du Ciel; sois donc confiante et résignée, tant que Dieu me laissera un souffle de vie, je tiendrai leur place sur la terre; auprès de toi; d'ailleurs, le pauvre vieillard, qui vient de rendre son âme à Dieu, t'a laissé de quoi compléter ton éducation et vivre richement. Bénis la Providence pour ce qu'elle a fait, car dans ses inscrutables desseins, elle donne en abondance d'une main ce qu'elle paraît ôter de l'autre. Tu dois d'ailleurs, d'après l'ordre de ton bienfaiteur, abandonner la vie des bois, venir au sein de le civilisation, ou tu rencontreras plus de protection et te préparer à y remplir la mission que le ciel te destine. Ce fut avec une voix pleine d'émotion et de reconnaissance qu'Adala remercia M. Fameux de ces bonnes paroles. Pour nous, après cet entretien, nous n'eûmes, au gré de nos désirs, que bien peu d'occasions de la revoir. Toujours sous la surveillance de la vieille sauvagesse; elle l'aidait à préparer nos repas, à renouveler le sapin de nos lits, pendant que nous passions nos journées à la chasse ou à la pêche et que le bon missionnaire explorait les terres. La journée finie nous nous retrouvions le soir au coin du feu et nous racontions les exploits du jour avec leurs incidents; puis l'heure du repos arrivée, nous donnions, dans nos prières, un souvenir au pauvre vieillard qui venait de nous laisser. Le lendemain, quelque matinal que fut notre déjeuner, il était toujours prêt. La bonne indienne et Adala nous l'avaient préparé avec le plus grand soin. Nos coeurs jeunes et neufs de toutes impressions devaient céder aux attraits de cette enfant des bois, qui avait pour nous le parfum et la suavité d'une fleur sauvage, poussée sous l'ombrage des grands arbres de nos bosquets. Sa séduisante beauté et sa grâce naturelle étaient rehaussées encore s'il était possible, par la tristesse répandue sur ses traits et par ses habits de deuil. Est-il étonnant que ses charmes produisent leur effet sur nous. Bois Hébert, l'un de mes compagnons, se prit à l'aimer avec toute la force et l'ardeur du son tempérament de feu, et jamais dans le cours de sa vie son amour se ralentit un seul instant. Pourquoi, ne vous avouerai-je pas que je cédai à l'entraînement, que je l'aimai moi aussi comme on ne peut aimer qu'une seule fois dans la vie, c'est vous dire qu'elle fut mon premier et mon dernier amour. Bois Hébert était beau, riche et noble, brave comme un lion, il possédait de plus un caractère d'or et une générosité qui ne se démentit jamais; aussi obtint-il facilement la préférence sur moi, qui n'avais autre chose à lui offrir qu'un coeur dévoué. Ce qui vous surprendra peut-être encore plus, c'est que j'ai toujours été à l'un et à l'autre le plus sincère et intime ami, partageant avec Bois Hébert toutes les péripéties de sa vie aventureuse, et reprenant dans les temps de calme mes fonctions de précepteur auprès de ses enfants quand il eut épousé Adala. Pardonnez, ajouta monsieur d'Olbigny, au vieillard, les pleurs qui coulent de ses yeux, et permettez-moi de tirer le rideau sur ces souvenirs qui m'émeuvent encore malgré moi. D'ailleurs, si quelqu'un d'entre nous en ressent le courage après la lecture de ces pages, il pourra voir l'histoire de leur vie dans le "Braillard de la Magdeleine". Je reprends la lecture du manuscrit, c'était, si vous vous en rappelez au sortir de l'église et après que Hélika eut reçu les embrassements de sa mère, pour prendre les grands bois. Où allais-je? où ai-je été? Qu'ai-je fait? Je n'en sais rien. J'étais habitué au collège aux plus violents exercices. En gymnase j'étais de première habileté et l'on me considérait comme un très grand marcheur; ma force et ma vigueur étaient réputées extraordinaires. Lorsque la connaissance me revint, j'éprouvai une grande lassitude dans les jambes, je marchais encore mais d'un mouvement automatique. Je devais être bien loin, mon pauvre chien ne me suivait plus que difficilement, et le soleil était monté sur les onze heures du matin. Mon front était brûlant et je frissonnais parce qu'une fièvre ardente me dévorait. J'étais auprès d'un petit ruisseau où coulait une eau fraîche et limpide; j'y trompai mon mouchoir et m'en enveloppai la tête; cette application me fit du bien. Je tirai ensuite de mon havre-sac quelques aliments, mais je ne pus pas même les approcher de ma bouche; je les jetai à mon chien qui les dévora. Quelques instants après, je dormais profondément, Je n'avais pas fermé l'oeil depuis longtemps et avais toujours marché depuis le matin de la veille. Grâce à ma forte constitution, lorsque je m'éveillai le lendemain, la fièvre avait disparu complètement et mes idées étaient parfaitement lucides. Le soleil s'était levé dans tout son éclat; un nid de fauvettes placé sur une branche auprès de moi, était balancé par la brise du matin. Le père secouant ses ailes toutes humides des gouttes de rosée, adressait au Créateur ses notes d'amour et de reconnaissance, pendant que la mère distribuait à la famiile la becquée du matin. Un instant, une seconde peut-être, je les contemplai avec plaisir; mais tout A coup, le démon de la jalousie me souffla le mot Marguerite, Marguerite, depuis deux jours et une nuit dans les bras d'Octave. Oh! alors je bondis dans un transport de rage inexprimable. Je saisis mon fusil, ajustai le musicien ailé et fis feu J'avais bien visé, le chantre qui m'avait éveillé par son ramage, tomba mort à mes pieds, la mère mortellement blessée roula un peu plus loin; tandis que je lançai le nid et la couvée par terre et les écrasai sous mes pieds. Leur bonheur, leur gaîté m'avaient paru une provocation dérisoire. Fou, furieux, je m'enfonçai encore plus avant dans la forêt. Ma conscience m'avertissait de prendre garde, que j'allais en finir avec la vie honnête et et entrer dans la carrière du crime. Mais une autre voix me soufflait les mots vengeance, vengeance, et malheureusement, ce fut cette dernière qui l'emporta. Dès ce moment je n'eus donc plus qu'une idée fixe, inflexible, inexorable. Ce fut de tirer contre Octave et Marguerite, une vengeance terrible parce que dans ma folle méchanceté, je les accusais d'avoir empoisonné le bonheur de mon existence. Je l'avoue aujourd'hui, après cet acte de barbarie, j'eus peur de moi, quand je sondai l'abîme des maux dans lequel j'allais m'enfoncer. Jamais une créature vivante n'avait été mise à mort par moi, pour le seul plaisir de voir couler son sang ou par méchanceté. Mais de ce jour, le génie du mal s'empara de moi et se garda bien de lâcher sa proie; pour la première fois, je vis le sang avec une joie féroce. Je continuai donc ma marche en m'avançant du plus en plus dans la forêt; je marchai encore plusieurs jours, ne sachant où j'allais. Les étoiles et la lune, la nuit, le soleil, le jour, me servaient de boussole, et ma fureur, ma jalousie augmentaient à chaque pas. Tout en cheminant, je méditais, je m'ingéniais à trouver quelle pourrait être la plus grande souffrance que je pourrais leur infliger. Le meurtre ou l'empoisonnement d'Octave se présentèrent bien à mon esprit, je tressaillis d'abord à cette idée, qu'Octave mort, je pourrais encore espérer de devenir le mari de Marguerite; mais en y réfléchissant, je songeai qu'elle n'était plus aujourd'huit cette chaste et candide jeune fille que j'avais connue, et ma rage s'en augmenta encore s'il était possible. Pour la satisfaire, je sentis qu'il me fallait inventer d'autres tortures que tous deux devaient partager. Il me les fallait terribles mais incessantes. Depuis cinq jours que j'avais laissé la maison paternelle, j'errais à l'aventure lorsqu'un matin j'arrivai sur le bord d'une clairière. Au milieu, une biche, nonchalamment couchée, suivait avec orgueil et amour les ébats d'un jeune faon qui folâtrait auprès d'elle. Ils étaient tous deux dans une parfaite sécurité. J'avais des provisions en abondance; mais l'instinct féroce déjà me dominait. J'ajustai donc le faon, le coup partit et il tomba à deux pas de sa mère. Un jet de sang s'échappa de sa poitrine. Surprise d'abord, la malheureuse biche regarda autour d'elle pour se rendre compte sans doute du lieu d'où venait le danger, puis ses regards se portèrent sur son petit. Il était étendu par terre, ses membres s'agitaient et se raidissaient sous l'étreinte d'une suprême agonie. D'un bond elle fut auprès de lui, et lorsqu'elle aperçut le flot de sang qui ruisselait de sa blessure, elle poussa un gémissement si triste, si plaintif qu'il eut attendre le coeur le plus endurci. Ce cri d'une inénarrable douleur, qui ne peut venir que des entrailles d'une mère, me réjouit cependant intérieurement, et ce fut avec plaisir que j'observai ce qui se passa. La pauvre mère, en continuant ses gémissements, se mit à lécher la blessure et à inonder son petit de son souffle, comme pour réchauffer ses membres que le froid de la mort saisissait. Elle tournait autour de lui, essayait à soulever sa tête, puis s'éloignait ensuite de quelques pas comme pour l'engager à la suivre et à fuir avec elle. Elle revenait un instant après, recommençait encore à l'appeler comme elle avait dû faire bien des fois dans sa sollicitude maternelle, pour l'avertir d'éviter un danger; mais le faon ne bougeait pas, il était bien mort. A mesure que le faon se refroidissait et qu'elle voyait ses efforts de plus en plus inutiles, ses braiements devenaient plus désespérés et déchirants. Parfois elle courait à chaque coin de la clairière et faisait retentir les échos des bois de ses plaintes, comme si elle eut appelé au secours, puis elle revenait en toute hâte auprès de son petit, paraissant refuser de croire qu'un être fut assez méchant pour lui avoir donné la mort, Enfin, lorsqu'elle se fut assurée que tout espoir était perdu, elle s'arrêta morne et immobile auprès de lui, appuya ses narines sur les siennes. C'était le dernier baiser que donne la mère sur les lèvres glacées de son enfant. La clairière était d'une petite étendue, la biche avait la face tournée vers moi; je remarquai dans ses yeux une expression d'indicible douleur et des larmes abondantes qui s'en échappaient. Je le confesse, loin d'être touché de cette scène, j'y pris un froid et secret intérêt. Après l'avoir contemplée pendant quelque temps, je sortis soudain de ma cachette. Une idée diabolique venait de me frapper. Il ne me restait plus qu'à attendre pour la mettre à exécution. Ma figure devait être bien hideuse de méchanceté, car la pauvre mère en m'apercevant s'enfuit toute effarée en poussant de douloureux gémissements. Je passai auprès du faon et d'un brutal coup de pied, je le lançai à vingt pas plus loin. J'avais remarqué avec joie que la biche s'était retournée sur la lisière du bois et qu'elle m'observait. Puis je continuai ma route en sifflant joyeusement. DANS LA TRIBU. Je passai deux mois m'éloignant toujours des endroits où j'avais été autrefois si heureux, et jamais l'idée des angoisses que ma famille devait éprouver de mon absence ne se présenta à mon esprit. Je ne vivais plus depuis longtemps que de chasse et de pêche. Je m'étais ainsi habitué aux bruits des bois, et pouvais à mon oreille et à l'examen de la piste reconnaître quelle était la bête fauve, et quelquefois la tribu du sauvage qui avaient traversé les sentiers que je parcourais. Un soir j'étais occupé a préparer mon repas, j'avais décidé de passer la nuit auprès d'une belle source où je m'étais installé. Depuis au delà de deux mois je n'avais point rencontré de créature humaine. J'étais tout occupé aux préparatifs du souper, qui d'ailleurs ne sont pas longs dans les bois, lorsque des craquements de branches inusités se firent entendre à quelques pas en arrière de moi. Je me retournai, deux yeux étincelants brillaient dans la demi obscurité, et mon feu faisait miroiter l'éclat de la lame d'un poignard déjà levé pour me percer. L'instinct de la conservation s'était réveillé en moi. Heureusement que mon fusil était sous ma main, je le saisis et en appuyai la gueule sur la poitrine du survenant. Ne tirez pas, me dit-il, je me rends. Jette ton poignard, m'écriai-je, ou tu es mort. Il le laissa tomber par terre, De mon côté, je déposai mon fusil, saisis mon homme d'un bras ferme, et le conduisis auprès du feu. Gare à toi, lui dis-je, d'une voix tonnante, si tu fais le moindre mouvement. Que me veux-tu? Que cherches-tu ici? Il balbutia alors quelques paroles que je ne compris pas. Je le fis asseoir en face de moi de manière que la lumière éclaira son visage. Que veux-tu lui demandai-je de nouveau? Il me répondit, j'ai faim, je veux manger. Et, certes, le gaillard m'eut bien disputé ce repas, s'il ne m'eut senti de force à lui résister. Je lui coupai une large tranche de venaison, il la dévora en aussi peu de temps que je mets à vous le dire. Je lui en donnai une seconde, et, pendant qu'il la mangeait avec la même avidité, je pus l'examiner tout à mon aise à la lueur de mon feu. C'était un jeune sauvage à figure véritablement patibulaire. Bien que sa charpente fut robuste et osseuse, on voyait par son teint hâve et amaigri qu'il avait souffert de la misère et de la faim. Il était hideux, son visage reflétait toutes les mauvaises passions de son âme, et en l'interrogeant je pus me convaincre qu'il était aussi laid au moral qu'au physique. Il appartenait à une de ces races abâtardis de sauvages, qui ont pris tous les défauts et les vices des blancs, sans même en avoir conservé leurs rares qualités. Il me raconta avec un cynisme étrange ses vols et ses rapines, me nomma avec des ricanements sataniques les victimes qu'il avait faites en tous genres. Puis il confessa qu'il s'était échappé de la prison dans laquelle il avait été enfermé pour la troisième fois. Je compris d'après ses paroles, que ce n'était pas une évasion, mais le dégoût ou la crainte qu'il ne gâtât les autres prisonniers, fussent-ils même des plus pervers, l'avait fait rejeter de son sein. C'était d'ailleurs dans un temps où l'on croyait que le jeune délinquant, ne devait pas venir en contact et prendre les leçons des plus roués ou infâmes bandits. Je le fis ainsi longtemps causer, et m'assurai que je pourrais le dominer. Je me convainquis qu'il serait le meilleur instrument de ma vengeance, et lui demandai ses projets d'avenir. Il m'apprit qu'il allait rejoindre une tribu Iroquoise qui se trouvait à quelques vingt lieues plus loin. Pourquoi lui demandai-je ne vas-tu pas rejoindre tes frères de ta tribu? Ils ne voudront plus me recevoir, me répondit-il. C'est la troisième fois qu'ils m'ont chassé. Je suis Huron, ajouta-t-il, d'un ton déterminé, mais malheur à eux quand je serai chez les Iroquois, et que j'aurai le moyen de me venger. Nous causâmes longtemps, bien longtemps et mêlâmes deux gouttes de sang que nous tirâmes l'un de l'autre avec la pointe d'un couteau, en signe d'éternelle alliance. C'est un serment que le sauvage, fut-il le plus renégat, n'oserait pas violer. Il convint de plus qu'il m'obéirait aveuglement. Peut-être est-ce le temps de dire ici que, malgré ma scélératesse, je suis toujours resté franchement l'ami de mon, pays. Je lui ordonnai de me conduire dans sa propre tribu, me faisant fort de lui obtenir son pardon. Les nations sauvages qui nous étaient alors alliées étaient peu nombreuses, et il me répugnait de voir ce jeune homme plein d'intelligence et de force, passer dans le camp ennemi. Il connaissait parfaitement les villages et les moyens de leurs habitants, et aurait pu aider puissamment les ennemis à dévaster notre colonie française qui n'était alors, on le sait, que dans son enfance. Malgré sa répugnance il m'obéit. Je me présentai quelques jours après dans sa tribu, et m'offris à leur chef comme voulant faire partie des leurs. L'occasion était on ne peut plus favorable. Nous étions en 17.... L'histoire du Canada nous apprend combien furent longues et sanglantes les luttes que nous soutînmes contre les Iroquois, leurs plus mortels ennemis. J'eus toutes les peines du monde à obtenir son pardon du grand chef mais enfin il céda à mes instances et à l'assurance que je lui donnai que j'allais combattre avec Paulo à leurs côtés. Il m'est inutile de faire l'histoire des actes de courage et d'audace qui furent déployés dans nos rencontres désespérées, ainsi que des affreux supplices qui furent infligés aux malheureux prisonniers. Après trois ans de guerre, j'étais unanimement choisi comme un des principaux chefs de ta tribu. Vingt fois j'ai vu la mort autour de moi, et me suis trouvé presque seul au milieu de nombreux ennemis. Bien que je désirasse ardemment de mourir, je voulais faire payer ma vie aussi chèrement que possible, je ne sais combien de monceaux de cadavres j'ai vus à mes pieds sans que la mort elle-même eut voulu de moi, malgré mes blessures nombreuses. Pendant que je prodiguais ainsi mon sang pour sa tribu, Paulo. en misérable lâche, fuyait du champ de bataille, aussitôt que l'action s'engageait; mais quand le feu était cessé, le premier il était à l'endroit du carnage pour dépouiller les morts et torturer les blessés. Ma position de chef que je devais à ma force musculaire, (tel que mon nom Hélika, qui veut dire bras fort, vous l'indique,) me donnait un ascendant considérable sur mes nouveaux alliés. Le fait est que mon pouvoir était illimité parmi eux, et qu'ils obéissaient aveuglement à mes ordres. Depuis quatre ans, nous faisions cette guerre barbare et sanguinaire avec toute la férocité et l'acharnement possibles, lorsque nous apprîmes par un envoyé des Iroquois, que le reste de leur tribu demandait la paix. Nous la leur accordâmes aux conditions les plus avantageuses pour nous. Malgré nos exigences, ils y accédèrent volontiers. La paix une fois signée, ce fut alors que surgirent en moi plus terribles et plus inexorables les idées de vengeance. Le jour elles faisaient bouillonner mon sang et donnaient à ma figure une expression diabolique. La nuit elles revenaient encore dans mon sommeil et me faisaient entrevoir les jouissances des démons lorsqu'ils enlèvent une âme à leur Créateur. L'ENLÈVEMENT Mon plan était tout tracé, et Paulo en connaissait une partie, il devait être mon complice dans son exécution. Bien qu'occupé dans les luttes continuelles de ruses et d'embucades que nous avions à tendre ou à éviter dans une guerre indienne, pour surprendre et ne pas être surpris par l'ennemi; je me tenais cependant parfaitement au courant de ce qui se passait au village. Mes coureurs, d'après mon ordre, allaient fréquemment rôder autour de la demeure d'Octave, et me rapportaient qui s'y passait. Il avait acheté à un mille du village une charmante propriété, où il jouissait avec Marguerite du plus grand bonheur domestique. Une petite fille, alors âgée de trois ans, était venue mettre le comble à leur félicité. Cette enfant, par sa rare beauté et sa gentillesse, faisait les délices de ses parents qui l'aimaient avec idolâtrie. Tous ces détails exaspéraient encore ma rage contre eux. Ils étaient si heureux, et moi si malheureux. Oh! le temps de les faire souffrir à leur tour, le père et la mère d'abord et leur enfant ensuite était venu. Car, dans ma fureur insensée, je tenais cette chère et innocente petite créature solidaire des tourments que j'endurais. Je ne perdis donc pas de temps, et partis accompagné de Paulo. Peu de jours de marche nous amenèrent auprès du village. J'envoyai mon complice en exploration pour examiner les lieux, se rendre compte de la position, et prendre connaissance du personnel de la maison. Je lui enjoignis d'avoir bien soin de ne pas se laisser voir. Le misérable ne manquait ni d'intelligence, ni d'adresse, aussi s'acquitta-t-il de sa mission de manière à lui faire honneur. Il avait su se glisser auprès de la ferme, compter le nombre de ses habitants, et apprendre parfaitement la topographie des lieux. Nous nous rendîmes auprès de l'habitation d'Octave, pour guetter une occasion favorable et accomplir mon dessein. Elle était située sur une légère éminence, et dominait un agreste et beau paysage. Une rivière profonde l'une certaine largeur dont le cours était rapide, coulait à quelques arpents de sa porte. Cette rivière était traversée au moyen d'un bac. Nous étions aux beaux jours de juillet, c'est-à-dire que c'était le temps de la fenaison. Octave possédait de l'autre côté de la rivière, de vastes prairies. Le soir du jour où nous arrivâmes, nous pûmes remarquer qu'il avait fait abattre une grande quantité de foin, qui devait être engrangé le lendemain. Or, il fallait pour cette opération un grand nombre de bras, et je compris que tous ceux de la ferme seraient mis en réquisition, Cette circonstance secondait parfaitement l'exécution de mes projets. Pauvre Marguerite, si tu avais pu apercevoir le soir dont je parle, les yeux flamboyants où brillait une joie diabolique, les deux figures hideuses et sinistres qui du dehors épiaient les abords de ta maison, et jusqu'aux tendres caresses que tu donnais à ton enfant, tu serais morte d'épouvanté. Le lendemain de cette soirée nous nous tînmes Paulo et moi dans le voisinage, surveillant avec le plus grand soin ce qui se passait. Ce fut avec un indicible plaisir que nous vîmes Octave, Marguerite et tous leurs employés traverser la rivière pour s'occuper aux travaux des champs. Angeline, c'est ainsi que la veille je l'avais entendu appeler par sa mère, avait été confiée aux soins d'une vieille servante. La journée se passa sans incidents. Marguerite traversa deux ou trois fois pour venir embrasser l'enfant. Vers cinq heures du soir, j'ordonnai à Paulo d'aller couper la corde qui retenait le bac. L'embarcation emportée par un courant rapide disparut bientôt de nos yeux, et alla se briser dans des cascades qui étaient à quelques milles plus loin. Au même moment, je remarquai que la veille servante était sortie et occupée pour un instant dans le jardin qui se trouvait à un demi arpent de la maison. Tout semblait concourir à assurer le succès de mes projets. Je profitai de son absence pour entrer par une fenêtre qui était ouverte du coté opposé où elle se trouvait. L'enfant dans son berceau, dormait du sommeil doux et calme de l'enfance. On voyait avec quelle tendre sollicitude sa mère avait orné sa couche, et rendu son lit aussi douillet qu'il était possible. Sur les meubles et le berceau étaient dispersés les jouets. Au moment où j'entrai dans la chambre, la petite avait quelques-uns de ces beaux rêves dorés où elle causait avec les anges que sa mère lui avait représentés comme de petites soeurs, car sa figure était épanouie, et un sourire d'un ineffable plaisir errait sur ses lèvres. J'ai peine à me rendre compte aujourd'hui comment, malgré mon extrême scélératesse, je ne fus pas ému de ce touchant tableau. Pourtant avec fureur, la saisir dans mes bras, m'élancer vers la fenêtre, et gagner le bois qui était à deux arpents plus loin, ce fut pour moi l'affaire d'une minute, je ne pus pas toutefois m'évader tellement vite, que l'enfant éveillée soudainement en sursaut, jeta un cri qui fut entendu de la vieille servante et qui la fit accourir en toute hâte à la maison. Elle alla sans doute droit au berceau de l'enfant, car elle sortit aussitôt en poussant elle aussi un autre cri qui fut entendu des travailleurs sur l'autre rive. Derrière un des grands arbres, je pus voir sans être vu ce qui se passait. Je savais que la rivière guéable qu'à plusieurs milles plus loin, et m'étais assuré qu'il n'y avait aucune embarcation qui put leur permettre de traverser. Je vis les employés d'Octave et Marguerite les retenir pour les empêcher de se noyer, en voulant aller porter secours à leur enfant, sans qu'ils pussent eux-mêmes savoir quels dangers la menaçait. J'avais au moins deux grandes heures devant moi avant qu'ils arrivassent à la maison. Deux heures et la nuit étendrait ses sombres voiles dans la forêt, ma fuite était assurée. Cependant Paulo par mon ordre, avait jeté dans une des chambres de la maison un brandon incendiaire, et était revenu me rejoindre tandis que que la vieille fille sur les bords de la rivière, s'arrachait les cheveux et jetait des cris de désespoir. Bientôt après elle aperçut la fumée qui s'échappait par l'embrasure; je la vis courir à la maison, et quelques instants plus tard le feu était éteint, mais l'enfant déposée dans une hotte que j'avais préparée exprès était sur mes épaules, et je pris ma course vers la profondeurs des bois, Paulo me suivait et portait les provisions. Je marchai ainsi sans relâche deux jours et deux nuits, ne m'arrêtant qu'un instant pour donner quelque nourriture à la petite malheureuse, ne prenant pas moi-même le temps de dormir. La troisième journée, nous devions avoir parcouru une distance considérable, et par les précautions que nous avions prises de ne laisser aucun vestige da notre passage, nous étions hors de l'atteinte de ceux qui nous poursuivaient. Nous fîmes halte, et je sortis pour la première fois l'enfant de sa hotte. La pauvre petite était affreusement changée, elle n'avait cessé depuis ïe moment de l'enlèvement de pleurer et d'appeler à grands cris sa mère, son père, tous ceux enfin de qui elle pouvait espérer quelque protection. La frayeur qu'elle éprouva en apercevant nos figures est encore présente à ma mémoire, elle cacha son visage dans ses deux petites mains, et se mit à pousser des cria déchirants en appelant encore maman, maman. Je fus obligé de la menacer pour lui faire prendre quelque nourriture qu'elle avait jusqu'alors presque toujours refusée. Je tenais l'enfant sur mes genoux et la sentais trembler d'effroi. Je revois encore ses beaux yeux chargés de larmes qui nous imploraient tour à tour d'un air suppliant, pendant que la peur lui faisait étouffer des sanglots, et que sa petite bouche ne s'ouvrait que pour nous demander sa mère. Au lieu d'en avoir pitié, j'eus la férocité de lever la main sur elle et lui défendis d'une voix terrible de ne jamais prononcer ce nom devant moi, puis je l'étendis sur un lit que j'avais fait préparer par Paulo, car véritablement je commençais à craindre que l'enfant ne mourut épuisée par ses larmes et que ma vengeance ne fut ainsi qu'à moitié satisfaite. Elle s'endormit enfin et bien longtemps pendant son sommeil des soupirs vinrent soulever sa poitrine. Lorsqu'elle s'éveilla quelques heures après, ce fut d'une voix triste et timide qu'elle me demanda à manger. Pendant qu'elle dormait j'avais préparé pour elle nos meilleurs aliments. Ce n'était certes pas par tendresse que je l'avais fait, car je sentais au dedans de moi une telle fureur contre l'enfant d'Octave, que je l'eusse saisie par les pieds et lui eus broyé la tête sur un rocher; mais mon désir de leur faire du mal n'était pas encore au tiers satisfait. Il me fallait prolonger la souffrance et leur voir boire le calice de la douleur jusqu'à la lie. Enfin, lorsqu'elle eut pris son repas, je l'installai de nouveau dans la hotte. La pauvre petite se laissa faire sans même proférer une parole; mais la regard suppliant qu'elle tournait de temps à autre sur Paulo et sur moi, nous demandait grâce. Nous continuâmes notre route allant vers le nord. Je présumais que la poursuite s'était plutôt dirigée au sud, parce qu'un parti d'Iroquois avait été aperçu quelques jours auparavant prenant cette direction, et qu'ils retournaient dans leurs foyers; ces sauvages d'ailleurs étaient coutumiers de ces sortes d'enlèvements chez les colons français. Nous marchâmes plusieurs jours faisant la plus grande diligence, et arrivâmes un soir dans un village montagnais. Ces sauvages avaient été nos alliés pendant presque toute la guerre que nous venions de soutenir; et leurs chefs me reçurent avec les plus grandes acclamations de joie. Dans la tribu, je connaissait une vieille indienne idolâtre qui avait conservé contre les blancs une haine implacable. Ce fut entre ses mains que je déposai Angeline, en lui donnant de l'or, beaucoup d'or, et lui promettant le double se je la retrouvais vivante lorsque, dans quatre ans, je reviendrais la chercher. La part des pillages qui me revenait comme chef, dans les guerres qui avaient eu lieu était très considérable, leur vente m'avait mis en mains de grandes valeurs en argent. Cette femme était cupide et méchante, et je ne doutais pas qu'entre ses mains l'enfant aurait tout à souffrir. Je passai quelques jours au milieu des montagnais, et vins rejoindre ensuite la tribu huronne à l'endroit où je l'avais laissée. Grâce à la paix qui avait été faite, un commerce étendu s'était établi entre les colonies françaises et anglaises, je m'engageai comme guide conduisant les caravanes, quelquefois aussi je faisais le métier de trappeur. Ces deux états augmentèrent beaucoup pendant quatre années les sommes que j'avais amassées. PLAISIRS DE LA VENGEANCE Douze mois après les évènements que je viens de relater, sous un déguisement qui me rendait méconnaissable, je m'approchai de la demeure d'Octave et Marguerite, pour m'assurer par moi-même si la douleur que je leur faisais endurer, pouvait satisfaire la haine que je leur portais. Non jamais le tigre altéré du sang de sa victime, n'éprouve un plus grand plaisir, lorsqu'il la tient dans ses griffes, que celui que me causa la scène que je vais décrire. La nuit était déjà avancée quand je frappai à leur porte et demandai l'hospitalité. On me l'accorda de tout coeur. Aussitôt après la vieille servante que je reconnus pour celle aux soins de laquelle l'enfant avait été confiée, dressa la table sur l'ordre d'Octave, que j'eus de la peine à reconnaître tant il était changé. Mais je refusai de manger et allai m'asseoir dans le coin le plus obscur de la salle: j'avais bien autre chose à faire que de prendre de la nourriture. Ce fut donc avec une extrême satisfaction que je remarquai chez lui une empreinte de tristesse inexprimable. Son teint était hâve et ses membres amaigris. Tout dénotait les ravages d'un mal incurable et d'une douleur sans bornes. La scène était plus déchirante encore lorsque je me retournai de l'autre coté de la chambre et que je vis Marguerite gisant sur son lit. Quelques bonnes voisines l'entouraient et pleuraient avec elle, et j'entendais le nom d'Angeline se mêler à leurs larmes. "Dieu, disait l'une, prend soin des petits enfants, pourquoi n'en ferait-il pas autant pour votre chère petite fille?" Marguerite à ces paroles se levait sur son lit, et leur répondait: "Pourquoi Dieu nous l'a-t-il donnée cette enfant, notre joie et notre bonheur, et a-t-il permis que de barbares sauvages s'en soient emparés?" Vous avez entendu, reprenait une autre voisine, ce que monsieur le curé vous a dit: "le cheveu qui tombe de notre tête, c'est Dieu qui l'ordonne, les trésors de sa Providence sont infinis, il veille sur ses petits enfants. Pourquoi la vôtre ne serait-elle pas aussi sous sa main?" Pauvre Marguerite, dirai-je encore une fois, combien tu étais différente du jour où je t'avais vue si heureuse prêtant le serment éternel d'être fidèle à Octave, au pied de l'autel de notre vieille église. Oh! tu souffrais, oui tu souffrais dans ton coeur de mère toutes les tortures les plus atroces, physiques et morales qu'un être humain puisse infliger. Elle était pâle, élevait parfois aussi vers le Ciel ses yeux baignés de larmes. Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle, qui donc nous rendra notre chère petite Angeline? Octave racontait dans un autre coin de la chambre aux voisins qui voulaient le consoler, combien il avait goûté du bonheur intime avant l'enlèvement de leur petite fille. A ce déchirant tableau, je voyais les yeux de chacun se baigner de larmes, et de mon coin je contemplais leur désespoir, un seul mot leur eut donné une félicité suprême, mais je me gardai bien de le prononcer, je jouissais trop des délices de ma vengeance. Ces jouissances devinrent plus effectives encore, lorsque la pauvre mère s'adressant à moi me demanda: Vous mon frère, qui venez sans doute de bien loin, ne pourriez-vous pas me donner quelques renseignements sur ce qui est devenue mon enfant? Je parus étonné et demandai des explications. Octave et Marguerite me racontèrent l'un et l'autre ce qui s'était passé. Je me plaisais à contourner le poignard dans la blessure. Elle doit, leur dis-je, avoir été enlevée par une tribu Iroquoise, qui soumet aux plus affreux tourments les enfants qu'ils ravissent aux blancs. Je leur racontai quelles devaient être les souffrances qu'elle endurait entre leurs mains. En entendant ces détails les pauvres et malheureux parents fondaient en larmes, je voyais tous les assistants frémir et paraître me dire, c'est assez, par grâce n'allez pas plus loin. Cette nuit-là, le démon de la jalousie qui me possédait, devait tressaillir d'allégresse, car lorsqu'Octave allait embrasser sa femme et essayer de la consoler; au dedans de moi je sentais un ineffable plaisir de les entendre échanger entr'eux des paroles de désespoir, elles étaient le témoignage de ce qu'ils souffraient mutuellement. Tels furent les premiers fruits que je cueillis de mon odieuse vengeance. AU LABRADOR. Lorsque j'arrivai au camp, je fut accueilli comme de coutume, je m'informai si Paulo était revenu. Le misérable s'était depuis un an engagé avec d'autres vagabonds pour aller faire la chasse dans le Nord-Ouest. Il était arrivé de la veille, paraît-il. Je le fis appeler et j'écoutai le récit de ses exploits. Certes, il n'avait pas toujours trouvé viande cuite! Associé avec un parti d'Esquimaux, il avait parcouru les régions les plus septentrionales de l'Amérique, longeant toujours les côtes du Labrador et du Détroit de Davis. Ils avaient vécu tous ensemble de la chair de quelques loups-marins qu'ils avaient capturés ça et là. Un jour enfin, il leur avait fallu tirer au sort pour savoir lequel d'entr'eux servirait de nourriture aux autres. Leurs chiens avaient été dévorés, l'un après l'autre, le tissu des raquettes qu'ils avaient fait bouillir, leur avait même servi d'aliment. Une poussière de glace qui leur fouettait sans cesse la figure, leur avait causé une maladie des yeux dont ils eurent mille peines à se guérir. Plusieurs d'entr'eux avaient déjà succombé à la faim et aux misères de toutes sortes; ils avaient été obligés d'abandonner leur chasse, leurs pelleteries et leurs munitions, et c'est avec peine; qu'ils se sauvèrent des troupeaux de loups et d^ours blancs qui les poursuivaient. Un parti de chasseurs montagnais qu'ils rencontrèrent les sauva de la mort qui les menaçait de si près, ceux-ci les emmenèrent avec eux dans leur propre village, où Paulo lui-même passa quelques jours. Il y fut reçu avec la plus cordiale hospitalité. Par la manière dont il me désigna l'endroit, je compris qu'il avait été, recueilli par la même tribu et dans le même village où j'avais été confier Angeline aux soins d'une vieille sauvagesse. Effectivement, il ajouta qu'il s'était pris d'amitié pour une vieille femme; que bien souvent il se rendait dans son wigwam et la voyait battre une enfant qu'elle avait recueillie, disait-elle. L'enfant portait sur son corps et sur ses membres les meurtrissures des coups qu'elle avait reçus. Je lui avais caché le lieu où j'avais laissé Angeline, mais je ne doutai pas un instant après l'avoir entendu parler que le misérable avait reconnu l'enfant, et qu'il savait me faire plaisir en m'apprenant les traitements qu'elle recevait. Quelques mois après, la guerre se renouvela plus féroce encore qu'elle n'avait été. Les Iroquois portèrent toutes leurs forces contre les Hurons, qui étaient fixés sur les bords du lac qui porte leur nom. Ils firent un épouvantable massacre des vieillards, des femmes et des enfants qu'ils trouvèrent dans la bourgade. Les pères Brébeuf et Lalemant expirèrent eux aussi, comme l'avait fait précédemment le père Daniel dans les plus affreux tourments. C'était le coup de grâce qui était donné à nos malheureux alliés les Hurons. Aussi durent ils se disperser et venir chercher sous l'abri des canons de Québec, la protection dont ils avaient besoin pour conserver les restes de leur tribu. Les massacres avaient été terribles; couvert du sang de mes ennemis et cherchant la mort, je ne pus pas la rencontrer. Paulo, dans les guerres dont je viens de parler, avait été fidèle au serment qu'il avait prêté de répondre à mon appel. Il était lâche, comme je vous l'ai dit, mais remplissait auprès de moi le rôle de valet que je lui avais donné. Enfin les quatre années que j'avais fixées pour le temps où j'irais réclamer Angeline, étaient expirées. L'or que j'avais donné à la vieille devait être épuisé, si elle l'avait employé comme je le lui avait dit. Angeline avait alors sept ans et demi et j'avais trop souffert d'être privé du plaisir de la voir endurer des tourments comme ceux dont elle avait été victime pendant ce temps, pour ne pas avoir hâte de l'avoir auprès de moi, pour jouir au moins de ce que je lui réservais pour l'avenir. Quand les restes de la tribu Huronne furent fixés auprès de Québec, repris avec Paulo la direction des contrées du Nord. La saison de la pêche et de la chasse était arrivée. Dans les régions septentrionales, tout le monde sait que c'est aux derniers jours de décembre que les loups-marins en troupeaux nombreux se laissent aller au courant sur les glaces polaires, pour venir raser les côtes de l'Ile de Cumberland et celles du Labrador. C'était par conséquent vers ces endroits que la tribu des Montagnais s'était dirigée. Paulo me désigna dans notre route les endroits où plusieurs de ses anciens associés avaient trouvé la mort. La triste expérience qu'il avait acquise m'avait mis sur mes gardes, aussi n'avais-je pas regardé aux dépenses pour m'assurer d'amples suppléments de provisions et un heureux retour. Lorsque je rejoignis les Montagnais, je fus salué avec plaisir, Malheureusement leur chasse et leur pêche n'avaient pas été fructueuses, cependant ils espéraient des secours qui devaient leur venir d'un parti de chasseurs qui étaient allés plus loin. La vieille sauvagesse avait suivi la tribu. Elle surtout avait souffert toutes les misères possibles. Angeline était dans un état d'amaigrissement à faire peur. Comment dans ce moment n'ai-je pas frémi en faisant un rapprochement du temps où j'avais arraché cette enfant, si heureuse d'entre les bras de ses parents, pour la remettre aux soins de cette marâtre. Je récompensai cette dernière en lui donnant de l'argent pour payer ses mauvais traitements. J'avais eu soin d'enfouir dans des endroits sûrs, le long du trajet, les provisions et les viandes fumées dont je pouvais disposer, de sorte que j'étais certain de n'en pas manquer au retour. Ainsi revins-je avec Angeline prenant d'elle les soins les plus tendres et désirant qu'elle fut aussi belle, aussi charmante que possible, quand j'irais la présenter à ses parents sous un nom supposé. Après notre retour, grâce à une bonne nourriture, elle retrouva toutes ses forces; et sa beauté en se développant, frappait tous ceux qui la voyaient. Elle avait néanmoins conservé de la hutte sauvage une teinte de tristesse et de timidité, qui donnait à sa figure un charme dont il était difficile de se défendre. Son caractère était sympathique, et sa sensibilité extrême, elle ressentait très profondément les injustices et les mauvais traitements sans toutefois jamais se plaindre: les bons procédés ne manquaient jamais de faire venir à ses yeux des larmes de gratitude accompagnées des plus touchants remercîments. Trois ans s'étaient écoulés, depuis que je l'avais ramenée, auprès de moi; je m'était chaque jour évertué à former son éducation et à développer son intelligence; l'enfant répondait d'une manière admirable aux leçons que je lui donnais; c'était une belle petite sensitive que je cultivais, elle était bonne, affectueuse et possédait de plus une grâce et une délicatesse naturelle exquise. Il me semble la revoir encore dans ce moment, lorsqu'elle tournait ses beaux yeux si caressants vers moi, me demander à chaque instant du jour de sa voix si douée: Père (c'est ainsi qu'elle m'appelait) que puis-je faire qui puisse t'être agréable? La manière dont elle me parlait semblait une supplication, une prière et faisait taire pour un moment mes mauvaises passions, je me sentais attendri de tant de prévenances et de soumission, mais le démon qui me dominait reprenait bien vite le dessus. Octave et Marguerite, me soufflait-il à l'oreille, comme ils devraient s'amuser de te voir si lâche, eux qui ont été si heureux. A cette idée, je bondissais dans d'inexplicables transporta de rage comme aux premiers jours de leur union, Je maudissait tout le monde et jusqu'à Dieu lui-même... Oh! quel enivrement, me disais-je dans ma fureur insensée, quel enivrement, quels délices de les voir souffrir avec usure des tourments qu'ils m'ont fait endurer. Mais je ne connaissais pas alors combien plus terribles et inexorables sont les châtiments que Dieu inflige à notre conscience, lorsque nous enfreignons ses lois. En écrivant ces pages néfastes des jours malheureux de ma vie, les larmes brûlantes et si amères du repentir coulent le long de mes joues, il vous ferait pitié si vous le voyiez, dans ce moment, anéanti sous le poids des remords, ce vieillard qui n'a jamais sourcillé aux tristes apprêts des bûchers dans les guerres indiennes, lui qui voyait d'un oeil indifférent les chairs palpitantes et dénudées des infortunés prisonniers de guerre, frémir sous les tisons ardents dans une dernière agonie. Hélas la pauvre enfant ne se doutait guère, que tous les bons traitements dont je l'entourais n'étaient qu'autant de réseaux perfides que je tendais autour d'elle; comme enfant de Marguerite, je la haïssais de toutes les puissances de mon âme. De même que le cannibale engraisse son prisonnier pour le préparer à son repas de fête, ainsi ai-je fait d'Angeline; et sur une nature comme la sienne, j'étais certain d'avance d'une obéissance aveugle envers moi. Jamais allusion n'avait été faite aux jours de son enfance, que par l'histoire que je lui racontais de la manière dont elle était tombée dans mes mains. C'était, lui avais-je dit, en passant un jour le long d'une grande route déserte, que j'avais entendu les cris d'une toute jeune enfant; abandonnée par ses parents dénaturés, elle aurait indubitablement servi de proie aux bêtes féroces, si je ne l'avais pas recueillie. De sales haillons l'enveloppaient, la faim et les misères de toutes sortes étaient empreintes sur sa figure. J'avais ainsi rempli pour elle le rôle de la Providence. A chaque mot de cette histoire, l'enfant, baignée de larmes venait m'embrasser en me remerciant. Enfin le jour où je devais la conduire à ses parents, sans toutefois la faire reconnaître, était arrivé. Elle était encore tout émue de la répétition de ce conte. Oh! qu'elle était belle avec son costume pittoresque et demi-sauvage que je lui avais fait confectionner sans regarder au prix lorsque je la conduisis chez Octave quelques jours après. J'étais d'ailleurs informé que le temps pressait, parce qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre. Mes renseignements étaient bien précis, puisqu'en entrant dans la maison, cette fois j'eus presque peur de mon oeuvre. Jamais le génie du mal ne peut infliger dans une paisible et heureuse demeure, plus ou même autant de douleurs que je leur en ai fait endurer. Pour compléter leurs souffrances, un incendie avait détruit leur grange et toute leur récolte l'année précédente; mes espions m'en avaient informé, c'étaient eux qui y avaient mis le feu d'après mon ordre. Les malheureux jeunes gens avaient été obligés de contracter des dettes considérables pour réparer les pertes qu'ils avaient subies; ils étaient donc devenus dans un état de gêne des plus apparentes. Au moment où nous arrivâmes, un prêtre avec une nombreuse assistance terminaient les derniers versets du _De Profondis_. Tout le monde était triste et recueilli, et l'on entendait des sanglots de tous côtés, Octave venait d'expirer. Son cadavre gisait devant moi. Il était hâve et défiguré au point que je ne l'aurais point reconnu, si ma haine ne m'eût dit que c'était lui. La prière finie, chacun en essuyant ses larmes disait: Pauvre Octave, si jeune avec un si long avenir de bonheur devant lui, si plein de force et de santé et malgré cela déjà mort. Quelles douleurs terribles les malheureux enfants ont enduré depuis l'enlèvement de leur petite fille, quelles larmes de sang le désespoir ne leur a-t-il pas fait verser, et Marguerite dans peu d'instants, elle aura été rejoindre Octave. Ils seront tous deux bienheureux, alors leur martyr sera terminé. Cependant, d'après le conseil du prêtre, ou avait transporté Marguerite dans un autre appartement pour lui épargner la vue navrante des derniers moments d'Octave; le silence était parfait et nous l'entendions qui l'exhortait d'une voix émue et pleine d'onction à se résigner et à faire à Dieu l'offrande des sacrifices que dans ses inscrutables desseins, il avait exigés d'elle. Si votre enfant est auprès des anges, réjouissez-vous, lui disait-il, dans peu d'instants vous serez avec elle et votre mari; si au contraire, elle vit encore, du haut du ciel vous veillerez tous deux sur elle, et dans le cas où elle serait entre les mains des méchants, vous la protégerez plus efficacement que vous n'auriez pu le faire ici-bas. Peu après, elle demanda à revoir encore une fois son Octave. On s'empressa d'acquiescer à son désir et de transporter son lit dans la chambre où il gisait. Elle fît un signa à une vieille servante, que je reconnus pour la même qui prenait soin de l'enfant le jour de l'enlèvement. Celle-ci alla chercher le berceau et le plaça entre les deux lits. Hélas il était à jamais resté désert. Les mêmes jouets que j'avais vus autrefois auprès de la petite étaient encore là au pied de sa couche et comme a portée du sa main. Ils avaient été religieusement conservés, comme s'ils eussent espéré qu'un ange la leur ramènerait. Leur lustre seul avait été terni par les larmes et les baisera des parents désolés. Avant que de jeter un regard sur la mourante, je fermai les yeux pour me recueillir et jouir intérieurement des ravages que la douleur et le désespoir devaient lui avoir causé. En les rouvrant, je faillis pousser un cri de joie, mes plus extravagantes espérances étaient dépassées. Marguerite n'était plus qu'un squelette, recouvert d'un parchemin jauni et collé sur des os. Ses yeux seuls vivaient, mais ils avaient un éclat véritablement effrayant. Ils semblaient vous percer et rentrer dans l'âme de ceux sur lesquels ils s'arrêtaient. Je les suivais avec angoisse, de crainte qu'ils ne s'arrêtassent sur moi quand je les voyais se promener avec indifférence sur chacune des personnes de l'assistance. Les pleurs d'Angeline se mêlaient abondamment à ceux des voisins et de leurs femmes, qui chaque jour avaient suivi les progrès du mal. Marguerite regarda un instant Octave, puis ses yeux tombèrent sur moi après avoir erré vaguement sur les personnes présentes. Un feu sombre et terrible les éclairait. C'était les derniers jets de lumière de la lampe qui s'éteint. Surpris d'abord, ils prirent bientôt une fixité extraordinaire. Je sentais qu'ils plongeaient jusqu'aux derniers replis de mon âme comme s'ils eussent voulu en pénétrer les secrets. De plus en plus, de ternes et maladifs qu'ils étaient auparavant, ils devenaient intelligents et perçants. Je ne sais ce qui se passait au dedans d'elle, mais je comprenais qu'il y avait quelque chose de surnaturel, et qu'elle lisait au dedans de moi comme dans un livre ouvert. Le feu qui sortait sous ses prunelles me brûlait, me dévorait, et j'aurais donné tout le monde pour pouvoir m'y soustraire. Sous ce regard ardent, mes dents claquaient, dans ma bouche, un frémissement se fit sentir dans tous mes membres, et malgré l'empire que j'avais sur moi-même, je tremblais et une sueur abondante se répandit sur tout mon corps. Je le voyais, elle me reconnaissait et devinait tout. Je ne sais ce qui fut advenu, si ses paupières ne se fussent fermées. Bien que son regard n'eut pas été long, il m'avait exprimé tout ce qu'il y avait eu dans ma conduite de méchanceté et de scélératesse. Je profitai toutefois de ce moment pour me réfugier dans un coin de la chambre d'où je pouvais l'observer sans qu'elle ne me vit. Pendant, ce temps, tout le monde était silencieux, le prêtre seul priait tout bas auprès de leurs chevets. Peu d'instants après, la mère ouvrit de nouveau ses yeux et les tourna vers l'endroit que je venais de laisser. Angeline avait pris ma place. Elle la couvrit à son tour de son regard brillant, mais maintenant lucide. Elle la fixa longtemps. Jamais je ne pourrai décrire le changement d'expression qui s'opéra soudainement. Ce fut comme un rayon céleste d'espérance et d'amour d'abord, puis de bonheur ineffable, il passa et s'éteignit comme l'éclair. Elle ferma de nouveau les yeux pour se recueillir encore un moment, et fit signe à la vieille servante d'approcher plus près d'elle, lui murmura quelques mots à l'oreille. Ces quelques mots que nous n'entendîmes pas nous parurent être un ordre. Celle-ci vint prendre Angélique qui fondait en larmes, et la conduisit auprès du lit. Marguerite la contempla un instant avec une expression que je ne puis décrire, et que vous ne sauriez jamais imaginer; puis, d'un bond, elle fut sur son séant, saisit Angeline, la pressa sur sa poitrine et collant ses lèvres sur celles de la petite: Mon enfant, ma chère Angeline, s'écria-t-elle, d'une voix impossible à rendre, merci, merci mon Dieu... puis elle retomba sur son oreiller tenant toujours son enfant étroitement embrassée. À cette vue, tout le monde était muet de stupeur et quand au bout d'une minute quelques assistants les séparèrent, Marguerite ne souffrait plus, et Angeline par ses sanglots et ses larmes avait inondé la visage de la morte pendant que dans ses paroles à peine articulées, on entendait: ma mère, oh! ma mère...... Dieu avait permis qu'elles se reconnussent mutuellement. Maintenant que je n'étais plus sous les regards de la mère, ma joie féroce était revenue. Je devais être horrible à voir dans ce moment solennel et déchirant; je craignais que le bonheur que je ressentais dans mon âme, ne se trahit sur ma figure et qu'on ne s'en aperçut. Je saisis donc Angeline par la main et me précipitai vers la porte; A nous deux, à présent, lui dis-je, bien que la malheureuse victime répétât encore, ma mère, oh! ma mère, et qu'elle étouffa dans ses sanglots. LES YEUX DE MARGUERITE. Lorsque je quittai la demeure d'Octave tout occupé que j'étais à poursuivre mes idées diaboliques de vengeance jusque sur Angeline, je n'avais pas remarqué un tout jeune homme qui avait observé avec une attention extraordinaire, comme je pus m'en convaincre plus tard, ce qui venait de se passer. Il était doué d'une perspicacité bien rare. Sans doute qu'il analysa tout ce qu'il y avait d'horreur et de reproches dans les terribles yeux de Marguerite lorsqu'ils se fixèrent sur moi, et qu'elle m'eut reconnu ainsi que son enfant. Vraiment l'ange de la vengeance ne saurait avoir lors du jugement dernier rien de plus affreux, de plus implacable que n'eut ce regard. Malgré tout l'empire que j'avais sur moi, et les efforts que je fis pour le dissimuler, la terreur et l'épouvante qu'il me causa ne lui avaient pas échappé. Sans aucune défiance, je pris le chemin des bois, tressaillant de plaisir au souvenir des succès inespérés que j'avais obtenus, et méditant de nouveaux projets aussi exécrables contre Angeline. Une chose toutefois me revenait à l'esprit et me causait intérieurement un malaise indéfinissable, c'était ce regard si terrible qui m'effrayait autant qu'une apparition d'outre'tombe. Tant que le permirent les forces de l'enfant, nous marchâmes sans prendre un instant de repos et aussi vite qu'il était possible. Vers la fin de la journée, je fus obligé d'entreprendre de la porter jusqu'à une hutte que je savait être sur la lisière des bois et où j'avais décidé de passer la nuit. Le sentier que j'avais choisi pour revenir, n'était pas le même que j'avais suivi les jours précédents. Autant le premier était rempli de vie, de clarté et de fraîcheur sous le couvert des grands arbres, autant celui-ci était triste et désolé. Je l'avais préféré parce qu'il abrégeait notre route. Il serpentait à travers des savanes et des fondrières à perte de vue. Quelques mousses brûlées, quelques arbres rabougris épars ça et là, faisaient contraste avec les magnifiques chênes qui bordaient le premier. A part quelques couleuvres ou autres reptiles qui traversaient notre sentier, et se glissaient sous l'herbe desséchée, point de gaîté, point de chants des oiseaux. Seul parfois, un héron solitaire envoyait une ou deux notes gutturales et monotones, puis tout retombait dans le silence. Le soleil si brillant le matin, avait pris une lueur sombre. De blafardes et épaisses vapeurs l'obscurcissaient, et le faisaient paraître comme entouré d'un cercle de fer chauffé à blanc. L'atmosphère était lourde et suffocante, pas un souffle ne se faisait sentir. Habitué par ma vie errante à observer les astres et les changements de température, il me fut aisé de prévoir l'approche d'un de ces terribles ouragans qui sont heureusement assez rares dans nos climats. La distance qui nous séparait du lieu où nous devions passer la nuit était encore considérable, il fallait doubler le pas si nous voulions y parvenir avant que l'orage éclatât, tel que tout dans la nature nous l'annonçait. Exaspéré moi-même par la fatigue et les mille passions qui me dominaient, je déposais Angeline de temps à autre et la forçais de marcher. Elle était épuisée; elle trébuchait à chaque pas, et malgré cela, je la brutalisais pour la faire avancer encore plus vite. Depuis plusieurs heures, je lui parlais d'une voix menaçante. J'étais le maître désormais, elle une victime orpheline. Enfin elle s'affaissa au milieu du sentier, puis joignant les mains et jetant sur moi un regard baigné de larmes, "Père, dit-elle, je ne puis aller plus loin." Je grinçai des dents et levai mon bâton sur elle, elle baissa la tête. "Tue moi si tu veux, je le mérite bien, ajouta-t-elle, en pleurant plus fort, car je n'ai plus la force de me soutenir." Furieux, j'allais frapper, quand un éblouissement me saisit, il ne dura pas une seconde, mais il fut assez long pour produire un tremblement dans tous mes membres. Marguerite avec son effroyable regard était entre son enfant et moi, pendant qu'à mon oreille résonnaient ces mots de menace et de défit "frappes si tu l'oses" en même temps que ses yeux jetaient des flammes. Je lançai au loin mon bâton, saisis Angeline dans mes bras et pris ma course poursuivi par cette terrible vision. Lorsque j'arrivai haletant et épuisé à l'endroit où devait se trouver la cabane, il n'y avait plus qu'un monceau de cendres et quelques morceaux de bois que l'incendie n'avait pu dévorer. Malgré mon extrême fatigue, je profitai des dernières lueurs du crépuscule pour chercher un gîte. Un rocher ayant un enfoncement qui pouvait donner abri à une seule personne, se présenta à ma vue. J'y fis entrer Angeline, lui donnai quelques aliments et fermai l'ouverture avec les restes des pièces de bois que le feu avait épargnées; puis je me glissai sons un amas d'arbres que le vent avait renversés et qui formaient par leurs branches une toiture presque imperméable. Il était grand temps, car en ce moment la tempête éclatait dans toute sa fureur. Bien des fois j'avais pris plaisir à voir le choc terrible que les éléments dans leur colère insensée se livrent entre eux. J'entendais alors sans crainte roulements du tonnerre, et je n'avais pas été ému en voyant la foudre écraser des arbres gigantesques à quelques pas de moi. Je croyais avoir vu en fait d'ouragans tout ce que la nature peut offrir de plus effroyable; mais jamais je n'avais été témoin d'un tumulte pareil, les éclats du tonnerre étaient accompagnés de torrents de grêle et de pluie. Le vent avec une rage indicible passait au travers des branches, s'enfonçait dans les anfractuosités des rochers avec des cris aigres et discordants qui vous glaçaient de terreur. Sous sa puissante étreinte, les arbres s'entrechoquaient avec de douloureux gémissements. Il me semblait voir leurs troncs se tordre en tous sens, pour échapper à la force irrésistible de cet ennemi invisible. Je suivais en imagination les péripéties de cette, lutte suprême; mais bientôt, un craquement prolongé m'annonça qu'un des géants de nos forêts venait de tomber, entraînant dans sa chute les arbres voisins qui n'avaient pu supporter son poids énorme. Pendant ce temps, les éclairs se succédaient sans interruption, le firmament était en feu, on eut dit du dernier jour. C'était un spectacle grandiose et effrayant à la fois. Jamais non plus la grande voix des éléments déchaînés ne s'était montrée aussi solennelle et ne m'avait empêché du fermer l'oeil; mais ce soir-là, je me sentais inquiet, mal à l'aise et malgré mon extrême fatigue, je ne pus pendant longtemps réussir à m'endormir. Toutes ces voix stridentes, tous ces fracas terribles et discordants produisaient sur moi l'effet de fanfares infernales. L'apparition de l'après-midi me revenait sans cesse à l'esprit et me faisait frissonner; pourtant ma vengeance n'était pas complète puisqu'Angeline me restait! D'un autre côté, il me semblait entendre encore le prêtre qui, en montrant le ciel à Marguerite, lui disait: "De là haut, vous et Octave protégerez votre enfant, si elle est au pouvoir des méchants." Toutes ces pensées différentes me bouleversaient et lorsqu'enfin je pus m'endormir, une fièvre ardente s'était emparée de moi et ma tête était brûlante. Mon sommeil fut pénible et agité. J'étais au milieu d'un songe affreux, lorsqu'un éclat de tonnerre plus terrible que tous les autres vint abattre un chêne énorme à quelques pas de moi. Le bruit me fit ouvrir les yeux et que devins-je? en apercevant un spectre hideux penché sur moi! Son souffle glacé, comme le vent d'hiver m'inondait tout la corps. Bientôt un pétillement comme celui d'un incendie dans les bois se fit entendre. Des lueurs sombres et sinistres environnèrent le spectre. La figure s'en dégagea. Grand Dieu! que vis-je? C'était Marguerite telle que je l'avais vue le matin, plongeant encore son regard dans le mien. Il avait la même fixité et le même éclat; mais cette fois de même que dans la savane, il était chargé de menaces. Ma frayeur augmenta encore, lorsqu'approchant sa bouche décharnée de mon visage, elle me répéta de sa voix brève et sépulcrale: "Frappe si tu l'oses!" Et après ces mots, un autre spectre vint se placer à côté d'elle, c'était Octave, je le reconnus parfaitement. Ses traits à lui aussi avaient un caractère d'implacable sévérité. Angeline, je ne sais comment, se trouvait derrière eux et arrêtait leurs bras prêts à me précipiter dans un gouffre béant tout auprès de ma couche. Je demeurai foudroyé, anéanti par cette affreuse vision. Mes cheveux se dressèrent d'épouvante, une sueur froide et abondante s'échappa de chaque pore de ma peau; mes dents claquaient de terreur et pourtant malgré toutes les tentatives que je fis, je ne puis réussir à me soustraire à l'apparition. Vainement cherchai-je à l'éloigner de moi, je fis des efforts en raidissant les bras pour la repousser, mais ils étaient rivés au sol. Ma langue ne put articuler un seul mot, ni mes yeux se fermer. Il ne faut pas croire que ce que je rapporte était l'effet d'un cerveau en délire; non certes, j'avais la fièvre, mais je les voyais tous deux. Je sentais leur souffle, j'aurais pu les toucher, si l'épouvante et la terreur n'eussent paralysé tout mon être. Mes chiens eux-mêmes, blottis et tremblant auprès moi, poussaient des gémissements plaintifs et semblaient me demander protection. Ah! combien je souffris dans ces quelques heures, je ne saurais le dire. La force humaine a des limites: peut-être aussi l'idée d'une prière me vint-elle et Dieu eut-il pour moi un regard de pitié; mais ce que je me rappelle, c'est d'avoir entendu des cris plaintifs, que des flammes m'environnèrent et que je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j'étais étendu sur un bon lit de sapins, un dôme de verdure me protégeait contre les rayons matinals du soleil. Les branches entrelacées laissent filtrer une douce lumière et la rosée du matin me représentaient avec les rayons du soleil qui les traversaient, comme un écrin de diamants. Je fus quelque temps avant que de pouvoir me rendre compte de l'endroit où j'étais, et me rappeler ce qui s'était passé. Après un effort, je réussis à me mettre sur mon séant. Mes idées devinrent plus lucides. Angeline au pied de mon lit pleurait et priait. "Où suis-je demandai-je d'une voix presqu'éteinte?" Au son de ma voix, elle poussa un cri de joie et vint m'embrasser: les mains; puis mettant un doigt mutin et discret sur sa bouche pour me défendre de parler, elle continua d'une voix émue; "Le bon Dieu nous a envoyé un grand secours! Après lui, c'est à une femme des bois et à son fils surtout, que tu dois de n'être pas brûlé vif, et moi morte de faim ou d'épuisement. Ils t'ont sauvé des flammes au moment ou un affreux incendie, allumé par le tonnerre, allait t'envelopper. Il était grand temps; crois-moi, les flammes t'entouraient, tes vêtements étaient en feu; Père, tu étais sans connaissance. Depuis bientôt dix jours, ils te soignent et nous donnent à tous deux la nourriture; mais ne dis pas mot, car ils me gronderaient; vois-tu ils m'ont défendu de te laisser parler et m'ont recommandé de te faire boire à ton réveil un peu de cette tisane." Enfin deux jours après je me trouvai beaucoup mieux et pus avoir quelques explications d'Angeline quoiqu'elles fussent bien imparfaites, n'ayant pu obtenir encore le plaisir d'offrir à mes sauveurs inconnus l'expression de ma reconnaissance et les récompenses que je leur destinais. Ils s'obstinèrent longtemps sous un prétexte ou sous un autre à ne pas se montrer, mais enfin ils durent céder à mes demandes réitérées et je pus faire leur connaissance. Ils m'apprirent plus tard qu'ils s'étaient trouvés chez Octave le jour de sa mort; qu'Octave et Marguerite avaient été pour le jeune homme et sa mère une véritable Providence. Ils les avaient recueillis un soir que manquant de tout, ils allaient mourir en proie à une fièvre ardente et ils leur avaient donné tous les soins possibles. Tous deux avaient donc voué à leurs protecteurs une reconnaissance sans bornes et ne manquaient jamais de venir la leur exprimer à leur sortie des bois. A la nouvelle de leur mort prochaine, ils s'étaient hâtés d'accourir. Ils avaient vu bien des fois le désespoir des malheureux parents au sujet de leur petite fille; mais appartenant à une autre tribu, ils ignoraient ce qu'elle était devenue. Aucun des incidents de la journée ne leur avait échappé. Ils avaient remarqué mon malaise indicible lorsque Marguerite avait fixé son regard sur moi et entendu le cri déchirant de la mère lorsqu'elle avait reconnu l'enfant. Ils avaient aussi soupçonné une partie de la vérité et s'étaient mis sur mes traces pour approfondir ce mystère et protéger au besoin la malheureuse orpheline. Cependant mes forcée se rétablirent bientôt et je pus reprendre en regagnant ma tribu la vie d'habitant des bois. Mais le croirait-on à mesure que les forces me revenaient, l'idée de poursuivre ma vengeance se réveillait plus pressante, plus terrible que jamais; et malgré la terreur que m'inspirait encore le souvenir du la vision, je résolus fermement de la pousser jusqu'au bout. Quelque fussent les obligations que j'avais envers l'indienne et son fils je ne tardai pas à les prendre en haine. Je sentais instinctivement qu'ils allaient être de puissants protecteurs pour Angeline et je décidai de me soustraire à leur surveillance. Je partis un jour avec Angeline pendant qu'Attenousse et sa mère avaient rejoint un parti de chasseurs et devaient être absents plusieurs semaines; je me dirigeai vers les rivages de la Baie des Chaleurs, sans que personne sut de quel côté j'allais. J'y passai cinq années au milieu des Abénakis, cultivant et développant, autant qu'il m'était possible, l'esprit et les sentiments de délicatesse de l'enfant, ne perdant durant ce temps aucune occasion de m'informer de Paulo et de tâcher de lui faire connaître l'endroit où je l'attendais, car il était indispensable à mes projets. Enfin un matin, il arriva tout dégradé, plus hideux et plus cynique encore qu'il ne l'était les dernières fois que je l'avais vu. Le fer rouge du bourreau lui avait imprimé sur le front le stigmate d'infamie. A cette vue, le coeur me bondit de joie, aussi j'en fis mon hôte et mon commensal; il devint mon compagnon inséparable. Angeline pouvait alors avoir de quatorze à quinze ans, elle s'était admirablement développée. Sa figure était belle, son front respirait la douceur et la candeur. Elle m'était soumise et dévouée à l'extrême, s'évertuant à prévenir le moindre de mes désirs; et je savais qu'elle se mettrait à la torture pour me faire plaisir. Pour compléter ma vengeance, j'avais décidé de jeter cet ange de vertu et de bonté entre les bras du misérable Paulo. Il est facile de comprendre l'aversion et l'horreur que ce scélérat lui inspirait. Bien que je lui recommandasse de cacher ses débauches crapuleuses aux yeux de la jeune fille, sa scélératesse naturelle l'en empêchait. J'aurais mis mon projet, à exécution depuis longtemps si le regard de Marguerite ne m'eut encore poursuivi et n'était venu de temps en temps me faire frémir de terreur, lorsque surtout sa vox sépulcrale soufflait à mon oreille "frappe si tu l'oses." Cependant, un jour que j'avais pris de l'eau-de-vie plus qu'à l'ordinaire, je me résolus à frapper le dernier coup. Je n'avais encore fait que des allusions détournées à Angeline quant à mon projet, et chaque fois, j'avais vu la jeune fille frissonner de dégoût au seul nom du monstre. Ce fut donc ce jour-là, après avoir pris un bon repas, qu'elle m'avait apprêté avec grand soin et pendant que Paulo d'après mes ordres, s'était absenté, que je lui signifiai formellement ce que j'exigeais d'elle. La pauvre enfant me regarda d'abord d'un oeil doux et étonné comme pour s'assurer si j'étais sérieux, n'en pouvant croire ses oreilles, mais bientôt ma voix devint plus sèche et plus impérative, je pris le ton de la colère et l'informai que dans trois semaines, elle serait l'épouse de Paulo. A ces mots, elle tomba à mes pieds en les arrosant de ses larmes. Les mains jointes, elle tourna ses beaux grands yeux vers moi: "Oh! mon père, mon bon père, dit-elle d'une voix entrecoupée de sanglots, non! non! c'est impossible! Je veux toujours demeurer avec toi, je te soignerai dans tes vieux jours et tâcherai de ne jamais te donner aucune cause de chagrin. Pardonnes-moi, toi qui est si bon, car il faut que, sans intention, j'aie fait des choses bien mauvaise qui ont pu te déplaire, pour que tu veuilles me livrer à cet infâme. Si tu l'exiges, mon père, je laisserai la cabane et n'y reviendra que pour préparer tes repas et prendre soin de toi lorsque tu seras malade. Je ne te demande pour toute nourriture que de partager avec les chiens les restes que tu nous abandonnera; je t'aimerai autant que je le fais et te servirai aussi bien que je le pourrai. Je m'étendrai à la porte de ton wigwam et serai toujours prête à répondre à ton appel. Non jamais je me plaindrai car je te sais bon et juste et à force du soins et de prévenances, je te ferai peut-être oublier le mal que je t'ai fait sans le vouloir; mais au nom du ciel, au nom de tout ce que tu as de plus cher sur la terre, oh! ne me livres pas, ne me donnes pas à ce misérable." En disant ces mots, la misérable enfant embrassait mes pieds et versait des larmes capables d'attendrir un rocher. Quels mépris ne devront pas avoir pour moi ceux qui liront ces lignes et quelle horreur n'ai-je pas ressentie depuis quinze ans contre moi même au souvenir de cette scène déchirante. Non, dans ce moment je n'étais pas une créature de Dieu, je n'étais pas même un homme, j'étais un véritable démon incarné. Une joie féroce parcourut tout mon être et comme l'éclair, la rage et la jalousie que j'avais nourries depuis si longtemps éclatèrent plus effrayante que jamais. Au lieu d'être attendri, je saisis l'enfant dans mes bras et allais lui briser la tête sur la pierre du foyer, lorsque l'éblouissement et la vision des yeux de Marguerite passèrent devant moi. En même temps mes deux bras se trouvèrent serrés comme dans un étau, cette fois encore, tous les objets disparurent à ma vue et les mots "frappe si tu l'oses" retentirent à mes oreilles. Mes terribles passions à force de violence avaient enfin fini par influer sur ma constitution. Un médecin que j'avais consulté dans une de mes excursions, m'avait prévenu que si je ne modérais pas la fougue de mes emportements, je ressentirais bientôt les atteintes du _Haut Mal_. Toujours est-il que dans le cours de la nuit, lorsque je repris connaissance, Angeline, agenouillée dans un coin de ma chambre, avait les mains élevées vers le ciel, elle récitait en pleurant, une fervente prière, demandait à Dieu de conserver mes jours, promettant bien de faire tout ce que j'ordonnerais; elle s'accusait d'être la cause de mon mal par le chagrin qu'elle me causait. Cependant, je sentais aux deux bras une douleur très-vive. Je relevai mes manches et aperçus les empreintes de doigts telles qu'en aurait pu faire une main de fer. Or, pas un homme de la tribu, je le savais, n'aurait pu imprimer par sa force musculaire de semblables meurtrissures sur moi et ne l'aurait osé. Le souvenir de cette étreinte formidable me revint à l'esprit. Était-ce Octave ou un protecteur inconnu qui était venu sauver Angeline? On le saura. Ce fut alors et peut-être pour la première fois depuis bien des années, qu'en cherchant à répondre aux questions que je m'adressait, l'idée d'un Dieu vengeur se présenta à ma pensée, et pour la première fois aussi des larmes de repentir glissèrent sur mes joues, Pendant ce temps, Angeline priait toujours. Oh! comme dans ce moment, si je l'avais osé, je l'aurais interrompue pour lui demander pardon. Quand elle eut terminé sa fervente prière, elle s'approcha de moi, me prit la main d'un air timide; son regard était chargé de tristesse et de larmes. J'allais parler pour la consoler lorsque des pas se firent entendre de ma cabane. En même temps, un beau jeune indien à la taille herculéenne, aux traits mâles et francs s'arrêta sur le seuil. Il portait le costume d'une autre tribu sauvage, nos plus fidèles amis. Je remarquai de plus avec étonnement qu'il avait le tatouage et les armes du guerrier indien qui parcourt les sentiers de la guerre. Il s'arrêta immobile et attendit, comme il est d'usage chez eux, que je lui adressasse la parole. Que veux mon jeune frère, lui dis-je, en m'asseyant sur mon lit? Depuis quand est-il dans le camp et pourquoi n'est-il pas venu fumer le calumet avec l'Ours Gris (c'est ainsi qu'on me désignait parmi les indiens dans le wigwam du grand chef). Je suis venu, répondit-il, mais le mauvais génie s'était emparé de l'esprit du Grand Chef et au moment ou je suis entré, il allait écraser la tête d'une pauvre jeune fille. "L'Ours Gris, ajouta-t-il d'un air dédaigneux, n'a-t-il donc plus assez de force pour combattre des hommes, puisqu'il s'attaque aujourd'hui aux femmes. Le Grand Chef de Stadaconé sera bien surpris, lorsque je lui dirai qu'Hélika qu'il m'a envoyé chercher pour réunir ses guerriers, je l'ai trouvé assassinant une enfant qui ne lui a jamais fait de mal? Que diront aussi Ononthio et ses guerriers, si jamais ils entendent parler de ce que j'ai vu hier soir? J'ai attendu que le génie du mal fut parti du ton esprit, que tu pusses me comprendre pour te remettre un message pressé et important." Ces paroles étaient dites d'une voix ferme et pleine de mépris. Dès ce moment, les empreintes que je portais sur mes bras étaient expliquées. Je fis signe au guerrier de s'asseoir et m'empressai de décacheter ce message. C'était effectivement un ordre du gouverneur de Québec qui m'invitait ainsi que tous les autres chefs des divers tribus alliées aux français, de se rendre immédiatement à un conseil de guerre. Il fallait, ajoutait le message, faire la plus grande diligence, car les anglais et les iroquois avaient déjà fait irruption sur notre territoire; des renseignements positifs le mettait à même d'affirmer que plusieurs des nôtres avaient été massacrés par ces derniers. Il n'y avait pas à balancer un seul instant. En peu de temps, j'assemblai la tribu et je réunis le grand conseil de guerre. Il fut unanimement décidé que nous irions porter secours à nos frères, et repousser, pour toujours, s'il était possible, ces puissants et barbares ennemis. Toutes les diverses peuplades, Malachites, Abénakis, et Montagnais se joignirent à nous et deux jour après l'arrivée du courrier, ayant remis les femmes et les enfants sous la protection du grand _Esprit des visages pâles_, nous prîmes les sentiers de la guerre. Malgré l'activité fébrile que j'avais déployée, je n'avais pas oublié de pourvoir aux besoins futurs d'Angeline. Depuis la dernière nuit dont je vous ai parlé, une transformation complète s'était faite en moi. Était-ce l'effet de la peur, ou était-ce dû aux prières d'Angeline, peut-être aussi a une protection céleste? Je ne puis m'en rendre compte encore aujourd'hui; mais j'en avais fini avec mes idées de haine et de vengeance. Le bras de Dieu s'était appesanti sur moi. J'avais usurpé ses droits, violé ses commandements, c'était à moi désormais qu'il appartenait de souffrir. La pauvre et chère enfant entendit avant mon départ les premières paroles de tendresse que je lui adressais sincèrement. Elle reçut avec avec une gratitude infinie l'assurance que je lui donnai que je travaillerais toujours, au retour de notre expédition, à la rendre heureuse. Je la confiai aux mains de la vieille indienne qui nous avait déjà sauvé la vie et qui depuis deux jours était arrivée je ne savais d'où dans notre camp. Son fils Attenousse, car c'était bien lui qui était le porteur du message du Gouverneur, était reparti la veille de notre départ pour aller prendre le commandement d'une tribu Montagnaise dont il était le chef. Je remis de plus à la vieille des papiers importants qu'elle transmettrait à un missionnaire que je lui avais désigné et qui devait bientôt revenir, laissant une procuration à ce dernier et l'autorisait à retirer les fonds nécessaires afin de pourvoir amplement à la subsistance d'Angeline et de celle qui en prendrait soin. Mes fonds étaient déposés comme la chose se faisait alors, dans le Trésor Royal, et reçus en bonne forme m'en avaient été donnés. Toutes ces dispositions prises, j'étais tranquille sur le sort d'Angeline; c'était d'ailleurs un commencement de réparation qui lui était dû, ainsi qu'à ses parents dont j'avais été le persécuteur et le bourreau. Cet homme de bien auquel j'avais confié l'exécution de mes dernières volontés en partant, ce bon prêtre, dont la charité et les bonnes oeuvres étaient sans bornes s'appelait monsieur Odillon. Il me représentait l'ancien curé de ma paroisse si bon et si vénérable. Dans mon imprévoyance, je n'avais pas songé que si lui-même venait à manquer ou bien était forcé de s'éloigner sans avoir pu remplir la mission de pourvoyeur que je lui avais confiée, Angeline et la mère d'Attenousse se trouveraient toutes deux dans un complet dénûment comme la chose est arrivé. Cette vieille sauvagesse était la même qui s'était mise à ma piste le jour de la mort. _LA BRISE_ Deux jours après, je partis si la tête de guerriers que j'avais plus d'une fois, conduits au combat. Mais je l'avoue, cette fois ce n'était plus la pensée, l'espoir ou plutôt le désespoir de rencontrer la mort qui me guidait, mais bien le ferme désir de faire à Angeline les jours aussi heureux que je les lui destinais misérables et tourmentés auparavant. Les, remords, ces cris de la conscience, ces inexorables vengeurs de la transgression des lois de Dieu, d'une minute à l'autre me parlaient de plus en plus fort, désormais je n'étais plus le même homme; une transformation salutaire s'était opérée en moi. Tant que le feu des batailles, avec l'excitation qu'elles produisent, dura, je vécus comparativement calme et tranquille, les succès que nous obtînmes dans les années de 1744 à 48 sont enregistrés dans les pages de l'histoire, et certes ils avaient été assez grands pour exalter nos cerveaux pleins d'amour et de patrie. M. de Beauharnais, alors Gouverneur de Québec, avait admirablement combiné ses plans. Il avait divisé ses troupes en plusieurs endroits de manière à partager ainsi les forces de l'ennemi plus nombreux qu'il avait à rencontrer. Cinq mois après, j'étais revenu de Saratoga avec un des corps expéditionnaires dont je faisais partie. La lutte avait été sanglante, et acharnée, mais je portais sur moi les témoignages de ma valeur, que j'avais gagnés sur les champs d'honneur. Enivré par le souffle des batailles ou plutôt par le désir de chercher dans une excitation extérieure, un calmant pour les remords qui me dévoraient, je résolus de me joindre avec mes hommes au corps du M. Ramsay qui se dirigeait vers l'Acadie. Je n'ai pas besoin du vous dire sous cet habile général, combien nous réussîmes dans nos projets. Tous les officiers d'état-major m'avaient, tour à tour félicité sur la bravoure que j'avais déployée dans les combats que nous livrâmes dans cet endroit. Mais si mes idées ou mon ambition de gloire étaient satisfaites, mon désir de procurer de plus grandes richesses encore à ma malheureuse Angeline, était loin de l'être. J'aurais voulu pouvoir lui construire un palais d'or, la voir entourée de toute l'abondance et des jouissances que le monde peut produire. Je reconnais intérieurement que tous ces biens de la terre ne seraient rien en comparaison de ce que je lui avais fait perdre, le plus grand bienfait que Dieu ait donné à l'enfant, c'est de recevoir les caresses et les baisers de sa mère. J'appris donc un jour qu'à Louisbourg des corsaires avaient amassé des fortunes considérables par la prise de vaisseaux ennemis. Chacun de l'équipage avait sa part de prise. Bien que je pusse revenir paisible dans mes foyers, je résolus, après avoir choisi cinquante hommes des plus vigoureux et intelligents de la tribu, et leur avoir fait part de mes projets, d'aller offrir mes services à quelqu'un de ces corsaires. Tous me suivirent avec enthousiasme et nous nous dirigeâmes vers Port Royal. C'étaient des hommes forts et déterminés que ces braves que j'avais choisis, et j'en parle encore aujourd'hui avec orgueil, car ils se sont toujours battus comme des lions et n'ont jamais compté le nombre de leurs ennemis. Pendant dix-huit mois nous parcourûmes les mers de ces parages à bord de la corvette _La Brise_, commandée par le capitaine Le Blond, avec une chance sans égale pour ainsi dire. Nous fîmes des prises que nous dirigeâmes vers Québec et qui nous donnèrent encore des sommes considérables qui furent déposées en notre nom dans le Trésor Royal. J'y étais pour ma part de pas moins de vingt-cinq mille piastres, dont j'avais la reconnaissance. Cet argent devait être retiré par M. Odillon. le missionnaire dont, j'ai parlé plus haut. Enfin, mus par le désir de revoir nos foyers, rassasiés de gloire et de nos parts prises, nous allions reprendre terre, lorsqu'un sloop qui nous servait d'éclaireur vint nous informer qu'un gros bâtiment anglais se dirigeait vers Boston. Son allure était lourde et sa marche bien lente. Il était à dix-neuf milles de la côte et paraissait faire force de voiles pour gagner sa destination. Unanimement nous décidâmes d'en faire notre proie. Nous levâmes l'ancre et nous nous mîmes à sa poursuite. Nous ne fûmes pas longtemps sans l'atteindre. Après vingt-quatre heures de course, nos vedettes perchées dans les hunes, nous apprirent qu'elles apercevaient les lumières du bâtiment que nous convoitions. Il était neuf heures du soir. Nous mîmes toute la toile disponible au vent et vers quatre heures du matin, le bâtiment n'était plus qu'à un demi-mille de nous. Nous étions alors au mois d'août et l'aurore est encore matinale dans les latitudes septentrionales. Au premier coup de canon que nous tirâmes, nous le vîmes carguer et mettre en panne. Des hourrahs de notre bord accueillirent cette manoeuvre. Ce bâtiment était à nous, nous le croyions déjà, et nous-mêmes avions serré nos voiles, car pendants ce temps, nous l'avions approché à moins qu'à demi-portée de canon. Mais le capitaine anglais était un rusé vieux loup de mer. Pour retarder la marche de son vaisseau et nous laisser approcher autant que possible, il avait suspendu des sacs de sable qui l'empêchaient d'avancer. Il avait aussi masqué l'ouverture des sabords et abaissé la mâture des ses _hautes oeuvres_. Cette tactique lui réussit parfaitement. Malheureusement, nous avions affaire à une frégate de cinquante-six, montée par trois cents hommes d'équipage, plus un régiment de soldats qu'elle amenait à Boston. Nous ne nous en aperçûmes que lorsqu'il était trop tard. Notre chère corvette ne portait qu'à peine vingt petites couleuvrines. Nos succès antérieurs nous avaient rendus téméraires jusqu'à la folie. A peine fûmes nous dans ses eaux qu'à un coup de sifflet, ses hunes et ses vergues se garnirent de matelot, les haches coupèrent les cordages qui retenaient les sacs de sable et, vive comme un marsouin, la _Vigourous_ tourna son flanc vers nous, ouvrit ses sabords, vingt-huit gueules de canons nous lancèrent des boulets qui abattirent deux de nos mâts, coupèrent les cordages; quelques-uns même d'entr'eux traversèrent de part en part la coque de notre malheureuse corvette. _La Brise_ était complètement désemparée. Peu d'instants après la frégate avait jeté ses grappins d'abordage. Vaincre ou mourir cria le capitaine d'une voix tonnante et hourrah pour la France. Vaincre ou mourir répétâmes nous à l'unisson et hourrah pour la France, quoique nous sussions la lutte impossible. Le carnage fut affreux. Des monceaux de morts et de blessés recouvrirent notre pont, mais quand nous sentîmes _La Brise_ s'enfoncer et que nous n'étions plus que quatre hommes vivant auxquels il ne restait qu'un souffle de vie, car le sang s'échappait de nos nombreuses blessures, il fallut nous rendre on plutôt permettre qu'on nous transportât à bord du bâtiment anglais. Pauvre _Brise_! dix minutes après j'entendais les cris de triomphe de l'équipage qui m'apprenaient que tu venais d'enfoncer dans les profondeurs de l'océan et je perdis connaissance. Le lendemain, quand je revins à moi mes blessures avaient été pansées, je gisais sur un lit dans un des hôpitaux de Boston. Des quatre marins qui avaient échappé au désastre, deux seuls survécurent aux suites de leurs blessures. Ce furent un autre canadien et moi. Dès que la santé nous revint, il fut dirigé avec moi vers la Caroline du Sud où nous fûmes vendus comme esclaves. Ce jeune homme, après des dangers sans nombre et des peines infinies, réussit à s'évader. Je ne le revis que plusieurs années plus tard: il a été depuis mon hôte, mon commensal et mon ami. Il s'appelait Baptiste. C'était, ajouta monsieur D'Olbigny, le même Baptiste qui nous servait de guide dans notre excursion au Lac à la Truite. ESCLAVAGE ET ÉVASION. Je passai cinq longues années enchaîné à un autre homme. C'était un nègre qu'on avait acheté d'un capitaine négrier. Il avait été vendu à ce dernier par un vainqueur barbare. Le malheureux était lui aussi un prisonnier de guerre et venait d'arriver des côtes du Mozambique. Comme moi, il avait toujours été libre enfant des grands bois, aimant les fruits savoureux du cocotier et l'ombrage des palmiers dont les habitants du sol jouissent dans toute leur inappréciable liberté et indolence. Il avait de plus laissé au pays une jeune femme, des enfants, des frères et soeurs, un grand nombre d'amis, mais par dessus tout, de vieux parents dont il était le seul soutien dans leur vieillesse. Tous ces renseignements, il me les donna lorsque nous pûmes nous comprendre, car nous avions réussi, après quelques mois passés dans les fers, à former un langage dans lequel nous nous entendions parfaitement. Oh! mon Dieu qu'ils furent longs ces jours d'esclavage, et ce boulet que nous traînâmes pendant si longtemps, qu'il était pesant. Combien de fois n'aurais-je pas attenté à ma vie, si des idées plus chrétiennes et la pensée d'une expiation ne fussent venues ranimer mon courage. Combien de fois aussi, le dos lacéré par les lanières du fouet du contre-maître, n'avons-nous pas versé des larmes amères en souvenir de notre patrie et de notre enfance tout en formant des projets d'évasion. Deux fois même, nous tentâmes de les mettre à exécution, mais nos mesures étaient mal prises et nous échouâmes. Nous fûmes repris et si nous ne succombâmes pas sous les coups, c'est que le Dieu de pitié veillait sur nous et en avait décidé autrement. Cependant les tortures que j'endurais produisirent dans mon âme un effet salutaire, je reconnus la main vengeresse de Dieu qui me frappait, je les acceptai comme un juste châtiment et les offris en expiation de mes crimes. Enfin après cinq années de souffrances indicibles, la Providence qui se laisse toucher par les pleurs du pécheur pénitent, nous envoya un ange de délivrance sous la forme d'une toute jeune fille. Elle était l'enfant unique du planteur qui nous avait achetés. Dans la journée, elle nous avait vus tous les deux, mon compagnon et moi attachés au poteau infâme. Elle avait entendu le contre-maître ordonner à un espèce d'Hercule, monstre de férocité à face humaine, de nous administrer à chacun cinquante coups de fouet. Elle avait vu avec horreur le sang ruisseler de chacune des déchirures profondes que le fouet à neuf branches faisait dans nos chairs. Elle avait vu nos membres se tordre dans des mouvements convulsifs sous ces inénarrables douleurs, elle résolut alors de nous sauver. Elle savait d'ailleurs que nous étions parfaitement innocents de la faute de larcin dont on nous accusait. C'était ostensiblement pour punition de cette faute que nous avions été flagellés, tout le monde savait bien aussi dans la plantation que la vraie raison était que le nègre et moi nous avions exprimé un sentiment d'indicible horreur de voir une jeune quarteronne, enfant du vendeur, exposée nue à la criée publique. Un acheteur d'esclaves menait l'enchère. C'était un vieillard aux regards lascifs et pleins de convoitise. La mère de cette jeune fille, élevée dans des sentiments catholiques, voyait avec désespoir le spectacle auquel on la forçait d'assister. On peut juger de ce qu'elle devait éprouver et de ce que j'éprouvais moi-même en songeant: Oh si c'était mon Angeline qui fut à la place de cette malheureuse!! Enfin l'adjudication se fit, l'odieux vieillard était l'acquéreur, elle était désormais son bien, sa propriété. Combien pourtant ne s'est-il pas trouvé d'hommes qui voyaient avec indignation le mouvement qui se faisait pour l'abolition de l'esclavage. La mère, quand elle vit partir son enfant, s'approcha d'elle en poussant des sanglots déchirants; elle la pressa sur son coeur et lui passa une croix autour du cou. Le contre-maître se précipita aussitôt vers elles, les sépara brutalement, envoya rouler par terre la malheureuse mère par un rude coup de poing et arracha violemment la croix qu'elle avait suspendue au cou de son enfant, le cordon qui la retenait laissa sur sa peau un sanglant sillon. Oh! si j'avais été libre et que j'eusse eu autour de moi mes braves sauvages, non, certes cet acte exécrable ne se fut pas accompli. J'allais m'élancer pour anéantir le contre-maître tant j'étais hors de moi, le nègre spontanément allait aussi en faire autant, mais nos chaînes infâmes nous retinrent. Le contre-maître vit sans doute le mouvement que nous fîmes, il comprit, à l'expression de nos figures, toute l'horreur qu'il nous inspirait; aussi instinctivement recula-t-il de quelques pas. Le lendemain le nègre et moi étions attachés au poteau dont j'ai parlé. Ce fut donc dans la nuit qui suivit, lorsque nous étions fortement liés sur des lits de paille remplie de chardons sur lesquels reposaient nos chairs mises au vif par leurs affreuses cruautés, qu'accompagnée d'une jeune esclave, notre libératrice entra dans notre hutte. Elle portait une lanterne sourde, en dirigea la lumière vers son visage pour que nous vîmes le signe qu'elle nous faisait en mettant le doigt à sa bouche, de garder le silence. Elle s'approcha ensuite de nous, déposa des livres à notre portée, pondant que la servante nous montrait un ample sac de provisions et des vêtements convenables pour servir à notre déguisement. Elle dit ensuite quelques mois en espagnol que cette dernière nous traduisit: A un endroit qu'elle nous indiqua, un canot avait été disposé pour favoriser noire fuite. En descendant la rivière, nous n'aurions pas à craindre la poursuite des hommes ou des chiens. Un papier où la signature du planteur était contrefaite nous accordait un congé de deux semaines. Elle nous informa de plus que dans trois jours, dans le port de Charlestown, un bâtiment français devait mettre à la voile pour l'Europe. Pour comble de bienfaits notre libératrice nous remit deux bourses bien garnies et s'éloigna non sans que nous eussions eu le temps de voir son angélique figure inondée de pleurs. Nous suivîmes à la lettre les instructions de notre ange de salut. Le canot effectivement se trouvait à l'endroit désigné. Ce qu'il nous avait fallu déployer d'énergie, de forces morales et physiques pour réussir à briser nos liens et marcher jusque là est impossible à décrire, tant nous étions épuisés par les tortures de la veille. J'ai vu, depuis ce temps, dans les rapports des chirurgiens militaires anglais que les soldats obligés de subir des amputations capitales, disaient à l'opérateur: oh! ce n'est rien, monsieur, les blessures et les amputations ne produisent jamais les souffrances que nous fait endurer le chat à neuf queues! Enfin la Providence sembla favoriser notre évasion, car la nuit était des plus sombres; tout faisait présager un orage prêt à éclater, ce fut effectivement ce qui arriva; mais toutefois nous réussîmes avant que le crépuscule parut et que l'horizon s'éclaira, à mettre une bonne distance entre nous et ceux qui nous poursuivaient. Mon expérience dans la vie des bois m'avait fait connaître une plante dont la friction aux pieds trompe le flair du plus fin limier qui précède les dogues qu'on lance à la poursuite de l'esclave marron. Le jour, nous transportions à quelque distance dans les bois notre embarcation qui n'était rien autre chose qu'un canot d'écorce, puis, la nuit tombée, nous reprenions la rivière et notre frêle nacelle, poussée par le courant et nos énergiques efforts volait sur la surface des eaux avec la rapidité de l'alouette. Dans la nuit de la troisième journée, nous aspirâmes à pleins poumons les émanations salées de l'océan. Nous entrions dans la baie de Charlestown, Caroline du Sud. Là devaient commencer pour nous de nouvelles angoisses. A qui s'adresser pour prendre ce bâtiment français qui était eu partance? Nous résolûmes une dernière fois de risquer le tout pour le tout, et convînmes de nous donner la mort réciproquement si nous avions à tomber entre les mains de ces infâmes bourreaux qui s'appelaient des planteurs, possesseurs d'esclaves. Nous débarquâmes silencieusement dans un endroit écarté et prîmes une rue obscure. Nous errâmes longtemps dans cette rue bordée de tabagies de toute espèce, lorsqu'enfin, quelques accents français mêlés de jurons énergiques vinrent frapper mon oreille. Immédiatement, je donnai mes instructions au nègre, lui enjoignant de ne pas dire un seul mot, et de paraître dans un état complet d'ébriété. Nous entrâmes dans cette tabagie, nous heurtant l'un sur l'autre et d'une voix enrouée: "Moricaud disais-je, nous prenons une bordée; gare à nous! l'ancre n'est pas fixée dans les ports des Frères de la Côte." Ici est le temps de le dire, les habillements que notre bienfaitrice nous avait fournis pour notre déguisement consistaient en chemise de toile, chapeau goudronné, vareuse de matelot. Oh! noble fille! sois à jamais bénie dans les tiens et tout ce que tu as de plus cher pour cette prévoyante attention...... La salle dans laquelle nous entrâmes avait une atmosphère chargée de nuages épais de fumée de tabac. On y sentait une odeur de grog insupportable. Un contre-maître, avec quatre matelots de son bord, allaient engager une rixe contre deux autres compagnons d'une taille colossale qui refusaient absolument de s'embarquer de nouveau avec eux. Certes, au moment où nous arrivâmes, la discussion était vive, aussi les deux camps ne nous virent-ils entrer qu'avec dépit ou plutôt avec défiance. Cependant d'un air délibéré, quoique titubant, nous nous dirigeâmes vers le comptoir où le nègre et moi nous nous fîmes servir d'un verre de liqueur. Je pris quelques instants avant que de l'avaler complètement, et saisis le sens des paroles que l'un et l'autre camp échangeaient mutuellement. Ce fut leur conversation acrimonieuse et menaçante qui m'apprit que la guerre était finie depuis trois ans, entre la France et l'Angleterre, que les deux matelots récalcitrants avaient décidé de sa fixer dans le pays pour y cultiver des terres, que leurs engagements étaient terminés; ils étaient deux bretons et certes ce n'est pas peu dire pour l'obstination et l'opiniâtreté. Le contre-maître leur avait offert des gages très élevés, mais ils refusaient parce que leurs fiancées avaient exigé qu'ils s'établissent sur des terres et qu'ils abandonnassent la vie de marins. Après avoir vidé mon verre, j'entonnai, d'une voix enrouée et bachique, une chanson française de matelot en goguettes. Les premières stances finies, j'observai du coin de l'oeil le contre-maître qui parlait à un des matelots qui paraissait être son homme de de confiance, puis il s'approcha de moi d'un air aimable. --Hé! Hé! dit-il, l'ami, en me tapant sur l'épaule familièrement, il me vient à l'idée que tu as déjà bouliné dans des parages de la France! --Oui, lui répondis-je en clignotant des veux, mon moricaud et moi nous en avons vu bien d'autres que des requins d'eau douce. --Tu n'étais donc pas un vrai marin puisque te voilà aujourd'hui un véritable terrien. Je fis un geste d'indignation. --Par la sainte Barbe, dis-je en frappant du poing sur le comptoir, on n'insulte pas ainsi un des premiers gabiers des Frères de la Côte! --J'en ai été un, répliqua le contre-maître ravi, nous sommes frères, buvons ensemble! Il pourrait se faire que nous naviguerions encore dans les mêmes eaux. --C'est pas de refus, répondis-je d'une voix de plus en plus enrouée, mais d'abord vos civilités; pour le moricaud, ajoutais-je en me tournant vers le nègre, il en a déjà jusqu'aux écoutilles, il ne peut plus parler. Bref, vous le dirai-je, le nègre et moi une heure après, nous étions en pleine mer à bord d'un bon gros bâtiment marchand et cinglions à toutes voiles vers la France. Nons étions en mer depuis deux jours lorsque le capitaine me fit inviter à passer dans sa cabine. Cet homme, bien que vieux marin, avait conservé le coeur, l'esprit et la gentillesse de l'homme bien élevé et poli, du véritable capitaine français. Aimé et respecté des passagers de son bord, il l'était encore plus, s'il était possible, de ses matelots. Je n'hésitai donc pas à lui raconter l'histoire d'une partie de ma vie de guerrier où comme chef sauvage, j'avais combattu à côté des siens dans les colonies ou à bord de _La Brise_. Je lui montrai les témoignages de ma valeur que je possédais quand à l'assaut ou à l'abordage, en qualité de chef, je conduisais mes guerriers. Il avait une idée vague du désastre de _La Brise_ et m'en fit redire les détails. Nos cinq années d'esclavage, de misères et de tortures le mirent dans un état d'émotion considérable. A la fin du récit, il vint affectueusement me presser la main et m'embrassa. Il me demanda la permission de raconter aux passagers et à l'équipage l'histoire de ma vie qui était appuyée sur des preuves irrécusables. De ce moment, nous fûmes l'objet des prévenances et des égards de tout l'équipage, et si quelquefois le nègre et moi nous mîmes la main à la manoeuvre, c'était plutôt pour aider volontairement, car chacun, à l'exemple du capitaine, nous traitait d'une manière tout-à-fait respectueuse et amicale. Le bâtiment, en passant, devait toucher à Boston. Là je dus me séparer de mon compagnon d'infortune; non sans avoir offert au capitaine tout l'or que je tenais de ma bienfaitrice, pour qu'il me donnât l'assurance qu'il le rapatrierait dans un voyage qu'il devait faire vers les rives de sa terre natale. Pour moi le chemin de Boston au Canada m'était parfaitement connu. Au lieu d'accepter mon argent, le capitaine, les passagers même l'équipage firent une généreuse souscription pour nous deux. Ainsi nous quittâmes après les plus affectueuses expressions d'amitié et de bons souvenirs. Ce fut en me pressant cordialement la main que le capitaine me dit adieu, j'étais devenu son ami dans le voyage. J'appris, quelques années plus tard, lorsque je le revis par une circonstance toute fortuite et que le bâtiment se trouvait dans le même port de mer où j'étais, qu'il avait effectivement débarqué mon malheureux compagnon d'esclavage sur les rives de sa terre natale. Le bâtiment, ajoutait-il, était au large. Je fis mettre à l'eau un de mes plus forts canots et le nègre s'y embarqua en pleurant et me témoignant une reconnaissance sans bornes. En mettant le pied à terre, il se prosterna d'abord, embrassa les rivages d'où il avait été exilé, vint baiser la main de chacun des matelots qui l'avait conduit, puis poussant un cri d'un bonheur indicible, il s'élança vers les bois où ils le perdirent de vue!! Telle fut l'histoire qui me fut répétée par quelques-uns des matelots qui avaient conduit le canot. Un mois après mon débarquement à Boston, j'étais aux Trois-Rivières. Mais là m'attendait un des plus terribles drames dont ma vie si tourmentée a été quelquefois l'auteur, mais cette fois le témoin. LE MEURTRE. En y débarquant, le premier homme que je rencontrai face à face poussa un wooh! de surprise, ses yeux s'arrêtèrent sur moi avec une terreur et un étonnement indicibles. Il allait prendre la fuite, peut-être, lorsque je l'arrêtai en l'appelant par son nom. C'était un chef sauvage, lui aussi d'une tribu Souriquoise, nos alliés, et était l'ami le plus intime et le frère d'armes d'Attenousse. L'Ours Gris, dit-il d'une voix frémissante, est-ce toi ou ton esprit que le génie du bien envoie pour sauver Attenousse? Oh! si c'est toi, notre frère n'a plus rien à craindre, car tu peux tout. Le Dieu des blancs est grand, plus fort que ceux que ma tribu vénérait avant l'arrivée du Père à la Robe Noire ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même. En prononçant ces paroles, Anakoui élevait ses yeux vers le ciel et versait des pleurs d'espérance. Hélas! les guerres sanglantes avaient laissé sur la figure de ce malheureux chef sauvage des traces patentes du raffinement de notre civilisation; il avait la figure balafrée en tous sens et de plus, il avait perdu un bras. Quel orgueil ne devons nous pas avoir aujourd'hui, en voyant les moyens de destruction que le siècle nous apporte, et combien doivent-être heureux ceux qui, nouveaux Caïns, ne demandent pas mieux que de tuer ou mutiler leurs frères!!! Ce fut la remarque que je me fis pendant qu'il me parlait dans un état de fiévreuse agitation. Véritablement, je crus qu'il était devenu fou, tant grande était son exaltation. Enfin, je le pris par la main et nous allâmes nous asseoir sous les grands arbres qui bordaient naguère encore, les charmants coteaux du rivage St. Laurent aux Trois Rivières. Ce fut alors, qu'après avoir donné cours à son émotion, exprimée par des paroles incohérentes, que j'entendis, avec stupeur, le récit des événements qui s'étaient passés pendant mon absence. En voici le résumé: Le désastre de _La Brise_ avait été publié à son de trompe par les vainqueurs. La nouvelle en était venue dans la colonie avec la rapidité et l'exactitude que comportent toujours un bruit fâcheux ou une mauvaise nouvelle. Pourtant il y avait un homme, mais celui-là était le seul, c'était un jeune canadien qui prétendait avoir fait partie de l'équipage de La Brise et avoir échappé vivant de cette malheureuse croisière avec un chef sauvage. Il ajoutait que ce chef et lui avaient été amenés en esclavage dans des directions diverses. Lui avait été dirigé sur une plantation au bord de la mer, et c'est à cette circonstance qu'il dût son évasion; s'étant jeté à la nage et ayant gagné un vaisseau européen qui était en partance. On sait qu'alors c'était un asile inviolable pour un blanc. Quant au chef, ajoutait-il, plus fort et plus vigoureux que moi, il a été vendu à un bien plus haut prix et a été envoyé dans la profondeur des terres, il doit être mort depuis longtemps d'après le rapport de nègres marrons qui s'étaient échappés de la même plantation, car jamais maître plus féroce et plus barbare ne pouvait faire subir de plus mauvais traitements à ses esclaves, aussi en était-il réputé parmi eux comme un monstre odieux de cruauté. Toutefois personne ne croyait un mot de cette histoire que Baptiste leur affirmait être vraie en tous points. Grand donc fut l'étonnement d'Anakoui, lorsqu'à mon tour, je lui assurai qu'elle était de la plus exacte vérité. Mais j'étais sur des charbons ardents et n'osais l'interrompre, crainte de blesser sa susceptibilité indienne. Quelles angoisses néanmoins ne ressentais-je pas à la pensée d'Angeline dont le souvenir était venu à chaque minute du jour et de la nuit, bouleverser mon cerveau depuis cinq longues années. Enfin je n'y pu tenir plus longtemps. Angeline, lui demandai-je, qu'est-elle donc devenue? je frémissais dans l'appréhension de sa réponse. --Assieds-toi, mon frère, me répondit Anakoui, je vais tout te dire: "Un des guerriers d'une tribu amie, un de tes compagnons d'armes que tu as bien connu autrefois lorsque tu étais plus jeune, est revenu de la guerre trois mois après être parti à la tête de ses braves guerriers. Pas un seul d'entre eux n'est arrivé dans la tribu sans montrer avec orgueil d'honorables blessures. "Attenousse est un grand chef. Angeline sous les soins de sa mère, avait souvent entendu, parler de lui et naturellement elle l'aima par reconnaissance d'abord de ce qu'il t'avait sauvé la vie lors de l'incendie dans les bois, elle l'aima par dessus tout, parce qu'il était bon, loyal et courageux, et qu'il l'avait sauvée des poursuites et des persécutions incessantes de Paulo. Ta fille, ajouterai-je, avait été élevée par toi aux récits des actes de bravoure et d'héroïsme. "Le missionnaire, continua Anakoui, chargé par toi de retirer les fonds pour procurer le confort aux deux femmes laissées sans autres secours que la procuration que tu lui donnais, n'est pas revenu s'asseoir dans nos foyers. Elles ont donc manqué de tout et le père à la _Robe Noire_ ignorait tous ces faits, tu vas le voir dans la prison où il est venu d'après l'ordre de l'Évêque, son grand chef consoler et prendre soin des malheureux prisonniers." "Maintenant, mon frère, ne m'interromps pas, les moments sont précieux." "Pendant trois mois, les deux pauvres femmes essuyèrent toutes espèces de misères et de privations et ne durent leur subsistance qu'à la charité des sauvages dont les bras débiles ne pouvaient plus porter les armes et qui pourtant avaient été préposés aux soins des femmes et des enfants. Enfin, Attenousse arrivé, l'abondance régna dans leur cabane, il pourvut amplement à leur bien-être et ce ne fut que deux ans après ton départ, n'ayant reçu aucune nouvelle de toi, malgré les informations toujours infructueuses que nous apprîmes de toutes parts, que se trouvant seule, isolée et sans protection sur la terre, te croyant mort, Angeline consentit à épouser l'unique homme qu'elle eut jamais aimé après toi. Cet homme c'est Attenousse." Puis, comme s'il eût craint d'exciter ma colère, Anakoui ajouta: "remarque que c'est la seule chose qu'elle ait fait sans ta permission et c'était pour se débarrasser des persécutions de l'infâme Paulo qui la tourmentait sans cesse dans les moments où Attenousse et sa mère s'absentaient." "Tout alla pour le mieux dans le jeune ménage. Deux ans et demi après leur union, une petite fille est venue prendre place auprès d'eux. Cette enfant est une fleur que les femmes se passaient tour à tour pour l'embrasser. La mère, la grand'mère, la pressaient à tous moments dans leurs bras. Ils étaient alors heureux et rien ne venait troubler leur bonheur, Paulo étant disparu; mais le génie du mal dont il était l'instrument planait sur la demeure de nos amis." "Il y a, comme tu le sais, à une quinzaine de lieues du campement, une rivière qu'on appelle la Rivière aux Castor. Ses bords sont très giboyeux. La marte, le vison, le pékan et le loup-cervier s'y trouvent en abondance. Parfois aussi, l'ours et l'orignal viennent se désaltérer dans le cristal de ses eaux. Tu connais d'ailleurs tout cela." "Un jour Attenousse, avec un de ses amis, résolut d'aller y chasser pendant quelque temps. Ces deux hommes s'aimaient réciproquement et sans arrière-pensées." "Ils tendirent des pièges aussitôt arrivés dans cet endroit. La journée du lendemain se passa à choisir les places les plus avantageuses pour parcourir la forêt et à dresser un camp. Attenousse à bonne heure le surlendemain s'était levé pour aller examiner leurs trappes. Il lui fallait pour cela, parcourir une grande distance et son compagnon qui n'avait pas sa vigueur, dormait encore lorsqu'il partit." "Le couteau qu'il portait ordinairement, lui avait servi à dépecer à son déjeuner quelques pièces de venaison; sur le manche était sa marque comme c'est l'habitude de tout sauvage de l'y ciseler, il oublia de le remettre dans sa gaine." "Lorsqu'il revint vers cinq heures du soir, un désordre affreux existait dans la cabane. Une lutte désespérée et sanglante avait dû avoir lieu, car le sang avait jailli et on en voyait les traces toutes fraîches." Son malheureux compagnon, étendu par terre, râlait les derniers soupirs de l'agonie. Un couteau était enfoncé dans sa poitrine. Attenousse s'élança aussitôt, arracha l'arme de la blessure et vit avec stupeur que c'était le sien. Au moment où il le rejetait avec horreur, des éclats de rire se firent entendre, en se retournant, il aperçut la figure de l'odieux Paulo avec deux autres figures également patibulaires qui le contemplaient en poussant des ricanements d'enfer. Ils portaient eux aussi sur leurs habits et leurs figures des traces du sang de leur victime. Ils en avaient mêmes les mains rougies. Attenousse demeurait anéanti. Pendant ce temps, un des scélérats s'avança, saisit le couteau, le retourna en tous sens, le montra à ses deux associés et tous trois sortirent du camp en continuant leurs ricanements sataniques, proférant des paroles de menace et emportant avec eux l'arme fatale. Mais dans des natures fortes et énergiques comme était celle du mari d'Angeline, la réaction se fait vite. Il se mit à leur poursuite, après avoir suspendu toutefois le cadavre de son ami pour le mettre à l'abri des bêtes fauves en attendant que quelqu'un de la tribu vint le chercher pour le déposer dans le cimetière de la bourgade; ce qui donna aux meurtriers le temps de mettre une bonne distance entre eux et lui. Grand fut l'émoi à la nouvelle qu'apporta Attenousse parmi ces bons sauvages, car la victime était très estimée par tout le monde. On assembla un conseil, et il y fut décidé qu'un parti de chasseurs irait immédiatement chercher le corps du malheureux, tandis qu'Attenousse, accompagné de tout ce qu'il y avait de plus respectable dans la tribu, se rendrait faire sa déposition devant un juge de paix. LE JUGE DE PAIX. Était-ce une superstition ou y a-t-il, comme beaucoup le croient quelquefois, prescience chez l'homme? Voilà la question que je me suis posée depuis en pensant au récit, de mon ami Anakoui. Attenousse, continua-t-il, fit le lendemain matin ses adieux à sa vieille mère, à sa femme et à son enfant, comme s'il eut pressenti qu'il ne les reverrait plus, il les tint longtemps fortement embrassées, des larmes même coulaient de ses yeux. Il semblait triste et préoccupé en parlant. Ils arrivèrent vers cinq heures de l'après-midi et se rendirent immédiatement à la maison du juge qu'on leur indiqua. Là ils furent reçus par un homme d'une taille élevée, aux yeux hors de tête, avec une bouche édentée et des manières grossières et impérieuses. --Que me voulez-vous; demanda-t-il d'un ton altier et arrogant. --Vous parler d'une affaire de meurtre qui vient d'avoir lieu sur le bord de la Rivière aux Castors. --Quel est votre nom, dit-il en s'adressant directement à Attenousse? Celui-ci se nomma sans défiance. --Alors votre déposition est toute faite, ajouta-t-il d'un ton sinistre, puisque tel est votre nom. Ce juge de paix s'appelait Justitia Bélandré. C'était un homme stupide et grossier comme nous l'avons dit, ignorant et fanatique au suprême degré et par là même bouffi d'orgueil. Le mensonge et la calomnie ne lui coûtaient nullement dès qu'il s'agissait de faire du tort à quelqu'un qu'il n'aimait pas. Dans ses élucubrations mensongères et calomniatrices, il signait Justifia. Comme aide-de-camp et huissier se trouvait un autre être aussi vil et méprisable que lui. C'était son rapporteur: son nom était José. Leur secrétaire à tous deux était un nommé Vergette. Ainsi se composait le tribunal devant lequel devait comparaître Attenousse. Sur un ordre qu'il donna tout bas, Vergette disparut et revint au bout de quelque temps, escorté de sept à huit hommes. C'était ce qu'attendait le juge, car, aussitôt qu'ils furent entrés et qu'il fut certain qu'il n'existait pour lui aucun danger, il était si lâche le misérable, que, se levant du haut de sa grandeur, il prononça lentement,: "Attenousse, d'après des dépositions qui m'ont été faites ce matin, par trois hommes respectables de votre tribu, vous êtes accusé de meurtre pour lequel vous venez en accuser d'autres qui, à mon idée, sont innocents; je suis convaincu d'après leur témoignage, que vous êtes certainement le meurtrier. J'ai donc dressé l'ordre de vous conduire à la prison des Trois-Rivières, c'est en cet endroit où vous subirez votre procès, la cour devant s'ouvrir sous peu de jours et les témoins sont assignés par moi pour y comparaître. Vos accusateurs sont Paulo, Rodinus et Dubecca, ils vous ont, vu retirer votre propre couteau du sein de votre compagnon où vous veniez de l'enfoncer, c'est la preuve la plus forte qu'il puisse y avoir contre vous." "Chacun ici connaît combien grands sont mes pouvoirs, ajouta-t-il en promenant un regard d'importance sur l'auditoire. Gare à vous d'essayer à résister ou à fuir, car je vous fais lier pieds et poings." En entendant Justitia s'exprimer ainsi, Attenousse comprit sans doute à quel homme il avait affaire, car il haussa dédaigneusement les épaules en disant: "Pourquoi donc chercherais-je à fuir comme un vil assassin? Ce que je désire, c'est d'être confronté avec mes accusateurs." Les autre sauvages qui l'accompagnaient voulurent protester de l'innocence d'Attenousse et certifier de son bon caractère, en en même temps qu'ils s'offraient de prouver la scélératesse de Paulo et de ses complices. D'un geste solennel et impérieux, le juge, comme on le pense bien, s'y refusa, leur ordonnant de laisser la salle et, commandant à ceux qu'il avait choisi pour conduire Attenousse de se mettre en route immédiatement. Or dans ces temps-là, lorsque l'endroit où l'on avait capturé un incriminé se trouvait éloigné du lieu de la prison, il était conduit d'un juge de paix à l'autre, chacun d'eux étant obligé de commander des hommes pour l'accompagner et le garder jusqu'au prochain magistrat et ces hommes devaient obéir sous peine d'une forte amende ou de la prison. Mais dans les grands bois où les postes étaient établis à des distances bien éloignées, le magistrat choisissait quatre à cinq hommes qui étaient, nourris et payés aux dépens du gouvernement pour remettre le prisonnier entre les mains du geôlier de la prison la plus rapprochée. Tel était le cas pour Attenousse. Bélandré, agent d'une société qui exploitait le commerce de fourrures, parce qu'il avait une teinte d'instruction, avait été nommé à la charge de magistrat stipendiaire. Ce n'était pas à son mérite personnel que la chose était due, mais aux intrigues qu'il avait exercées auprès des personnes haut placées. On sait que les sauvages Abénakis et Micmacs ne craignaient pas de s'embarquer dans leurs frêles canots, pour traverser le fleuve, gagner le Saguenay, le remonter et aller faire la chasse et la pêche au lac St. Jean. La distance était à peu de différence près de cet endroit de Québec ou Trois-Rivières. C'est là que se trouvaient les acteurs de la scène que nous voyons. La ville des Trois-Rivieres était alors un entrepôt considérable pour le commerce de pelleteries; c'était le rendez-vous des trafiquants et des sauvages. Cette petite ville, à part du temps où les canots chargés de fourrures y venaient chaque année, avait la tranquillité qu'elle a aujourd'hui, aussi l'arrivée d'un meurtrier comme Attenousse y produisit-elle grande sensation. Il fut escorté par une foule de personnes hurlant et vociférant contre lui, lui promenant sur eux un regard calme et fier. Enfin on l'introduisit dans la prison, où il dut encore entendre les imprécations de cette foule. Chacun s'empressa d'interroger ceux qui l'avaient conduit l'arme au bras, et qui ne manquèrent pas de répéter l'affirmation du magistrat qu'il était un grand scélérat et qu'il n'en était probablement pas à son premier meurtre. Le soir, ce fut en frémissant que les commères se répétaient qu'il y avait dans la prison un homme coupable de plusieurs meurtres, que c'était un véritable démon incarné; aussi tremblait-on à l'idée qu'il pourrait s'échapper. Ces propos plus ou moins crus étaient comme toujours de nature à préjuger les gens ignorants, et les petits jurés pouvaient aussi s'en ressentir dans leurs décisions. Il eut été difficile cette nuit là à tout étranger d'obtenir l'hospitalité dans la ville, tant les portes étaient solidement barricadées et tant la frayeur était grande. Enfin ajouta Anakoui, sache donc que son procès est terminé depuis quinze jours, qu'il a été trouvé coupable, qu'il est condamné à être pendu et que l'exécution doit avoir lieu demain à six heures au matin; vite, agis, ne perds pas une minute si tu veux le sauver. Je n'avais pas besoin de ce stimulant. Depuis longtemps j'attendais avec impatience le dénouement de son récit, mais, comme je l'ai dit, je n'osais l'interrompre. Il était alors quatre heures de l'après midi. Où est le Gouverneur? lui dis-je en me levant d'un bond. Anakoui me l'indique, je m'élançai l'oeil en feu, la figure empreinte d'anxiété vers la demeure de celui qui, je l'espérais, pouvait accorder le pardon de l'homme innocent qui allait souffrir le dernier supplice. Je voulais lui dire quel était le caractère, de son infâme accusateur. Mon témoignage ne devait pas lui être suspect puisque je portais sur moi les certificats d'éloge et d'estime que m'avaient donnés les premiers officiers français qui commandaient les armées où j'avais combattu pour ma bravoure et les services que je leur avais rendus. Je les portais sur ma poitrine écrits sur parchemin. Je voulais de plus lui raconter ce que j'avais souffert dans l'esclavage pour servir les français et je croyais que sans doute, il m'écouterait. Toutes ces idées me montaient le cerveau, je courais dans les rues, j'avais tant hâte d'arriver et d'aller porter à mon malheureux ami l'ordre signé de la délivrance, car je ne doutais point du succès de ma démarche. Oh! je l'avoue aujourd'hui, transporté par cette espérance ou plutôt par la certitude que j'avais de réussir, je devais paraître un fou forcené. Les gens s'arrêtaient pour me voir passer. Ce fut dans cet état que je me présentai à la porte de la demeure du Gouverneur. Je culbutai cinq à six gardes qui me refusaient l'entrée. Je veux voir le gouverneur, disais-je à toutes les objections qu'on me faisait et je m'avançais toujours. Enfin huit hommes vigoureux me saisirent et ne me continrent; qu'avec les plus grands efforts. J'étais dans le vestibule; le gouverneur sortit de son appartement, s'avança sur le palier de l'escalier et s'informa de la cause de ce vacarme. C'est un fou furieux, dit un des gendarmes, qui en veut peut-être à votre vie, Excellence. Oh! non, non, Excellence, m'écriai-je, enjoignant les mains, ce n'est pas un fou, c'est un homme qui vient implorer quelques instants d'audience. Il veut vous tuer, s'écrièrent plusieurs voix et on se précipita nouveau sur moi. La surexcitation dans laquelle j'étais décuplait mes forces, je renversai les gardes et m'élançai sur le haut de l'escalier, là je m'agenouillai, je priai, je suppliai, tout ce que ma voix pouvait contenir de sanglots, mon âme de supplications et de désespoir furent employés pour obtenir une entrevue ne dut-elle même durer que cinq minutes. Mais au moment où mes lamentations devaient être des plus déchirantes et des plus pressantes, pour toute réponse je fus saisi et garrotté. Alors mes forces m'abandonnèrent complètement et un affreux découragement s'empara de moi. Dans cet état, on me conduisit à la prison, on m'enferma dans un obscur cachot et on m'enchaîna comme un misérable malfaiteur. Lorsque j'entendis la porte se refermer sur moi, je sortis de mon complet anéantissement, car depuis le palais jusqu'à la prison, j'avais perdu l'usage de tous mes sens. La fraîcheur du cachot me ramena aux sentiments de la réalité. La prison des Trois-Rivières, comme toutes celles de ces temps était une bâtisse à deux étages. La lumière ne filtrait dans les cellules que par un étroit soupirail grillé de niveau avec le plafond, elle ne pouvait se faire jour qu'à travers un épais rideau de poussière et de fils d'araignées. Les murs suintaient l'humidité de toutes parts, un monceau de paille pourrie répandait une odeur infecte quelques crampons de fer rivés aux murs auxquels étaient attachées de fortes chaînes avec des menottes qu'on me passa aux pieds et aux mains, tel était l'intérieur de tous les cachots. Tous rapports avec l'extérieur ne se faisaient que par un guichet d'une petite dimension par où le geôlier venait passer aux prisonniers l'écuelle d'eau et le morceau de pain sec s'ils n'étaient pas enchaînés; dans l'autre cas, ces aliments étaient déposés près d'eux, celui qui les apportait pénétrait dans la cellule ou plutôt dans le cachot. C'est à peine si cette nourriture pouvait soutenir ces pauvres malheureux pendant une quinzaine de jours. Voilà ce qui explique pourquoi on s'empressait de juger sitôt les criminels tant on craignait, qu'ils ne mourussent d'inanition avant que d'avoir subi leur procès. Toutes ces réflexions je les fis dans un instant, puis tout à coup se présenta à mon esprit l'exécution d'Attenousse, qui devait avoir lieu le lendemain et moi qui était si près de lui, moi dont la poitrine était couverte de blessures et dont la voix était si puissante, quand j'étais libre, auprès des officiers français et du Gouverneur en chef, qui tous me connaissaient particulièrement, je ne pouvais rien faire pour lui. Oh! alors je bondissais comme un lion dans sa cage, je faisais des efforts surhumains pour conquérir ma liberté, je m'élançais au bout de mes chaînes et faisais de telles tractions qu'elles ébranlaient presque le mur vermoulu de mon cachot. Je poussais des cris, des rugissements qui n'avaient rien d'humain et qui devaient retentir dans les recoins les plus éloignés de l'édifice, mais tout était inutile et l'heure fatale avançait avec une effroyable rapidité. Ce que je souffris dans cette horrible nuit d'angoisses et de tortures morales je ne pourrais jamais l'exprimer jusqu'au moment où l'idée d'une prière me vint à l'esprit. Je tombai à genoux et priai avec toute la ferveur dont mon âme était capable. Cette prière sans doute fut écoutée du Ciel, car bientôt des pas lents et graves comme ceux que j'avais entendus dans la journée retentirent de nouveau dans le corridor. J'appelai encore une fois d'un accent désespéré. Cette fois, ma voix parvint aux oreilles de ceux à qui elle s'adressait. Les pas s'arrêtèrent à la porte de mon cachot et une voix pleine d'onction et de tristesse demanda à celui qui l'accompagnait qui appelait ainsi. Ces un fou furieux, répondit celui à qui la question était posée, il a voulu aujourd'hui assassiner le gouverneur. --Oh! non, non, m'écriai-je avec force. Qu'on veuille seulement m'entendre, mon témoignage peut sauver de la mort un innocent. --Ouvrez-moi la porte de cette cellule, dit la même voix douce mais ferme cette fois. --N'en faites rien, monsieur l'Abbé, il est capable de vous tuer. --Ouvrez, répéta la voix plus fermement encore. La clef grinça dans la serrure et la porte roula sur ses gonds, alors entra un prêtre vénérable dont la chevelure blanche comme la neige retombait en rouleau sur ses épaules. Il avait à la main un flambeau qu'il déposa près de moi d'un air calme et paternel. Sa figure portait un caractère de grandeur et de sérénité empreinte dans ce moment d'une indicible tristesse. A sa vue, je tombai à genoux et joignant les mains je m'écriai dans un état de reconnaissance sans bornes "Merci, mon Dieu, merci". Le prêtre parut d'abord surpris de cette brusque transformation, il s'avança encore plus près de moi et me prenant les deux mains avec bonté me dit d'une voix grave et sympathique: "Vous avez donc bien souffert, mou pauvre frère, ou vous souffrez encore beaucoup." Je ne pus lui répondre un seul mot, mais à l'altération de mes traits, il comprit que quelque chose d'extraordinaire se passait en moi. Il alla alors fermer la porte, ôta le léger manteau qui était jeté sur ses épaules, le plia en quatre, la déposa sur ma couche, s'assit lui-même à côté sur la paille humide et avec une douce autorité m'obligea de prendre place sur ce siège qu'il m'avait improvisé, puis, prenant une de mes mains, il me dit avec bonté: "Que puis-je faire pour vous mon frère? Une malheureuse victime innocente des lois humaines dort du sommeil du juste en attendant l'heure du supplice, je puis donc demeurer quelques instants auprès de vous, parlez, en quoi puis-je vous être utile". Oh! c'est alors que je soulageai mon âme du poids énorme qui l'écrasait depuis si longtemps en lui faisant, aussi brièvement que possible, la confession de toute ma vie et en lui racontant les circonstances qui avaient lié mon existence avec celles de Paulo, Angelina et d'Attenousse. Je fis la peinture des caractères de ces deux hommes, je m'accusai de ce que j'avais fait de mal, lui parlai des combats auxquels j'avais eu part et lui montrai, à l'appui de mes paroles, les cicatrices qui couvraient ma poitrine et tirai de mon sein les parchemins qui m'avaient été donnés. Quand j'eus fini de parler, le prêtre s'approcha de la lumière, examina mes parchemins un instant, puis, saisissant tout à coup le flambeau, il vint le présenter devant ma figure: Hélika! Monsieur Odillon! nous écriâmes-nous spontanément et nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Je le suppliai alors, me mettant à ses genoux, de sauver Attenousse. Le bon prêtre m'embrassa avec effusion, je sentis ses larmes couler de mes joues, mais il me dit d'une voix profondément émue et en secouant la tète: "Hélas! je crains qu'il ne soit malheureusement trop tard, j'ai déjà fait tout ce qui était en mon pouvoir, car je le connais depuis longtemps et le sais parfaitement innocent, néanmoins je vais encore tenter l'impossible pour y parvenir." Au même moment, un des guichetiers vint doucement gratter à la porte du cachot, sur l'invitation du prêtre, il entra. Est-il éveillé? demanda-t-il au guichetier d'une voix profondément affligée. Non, mon père, répondit celui-ci avec respect, je viens vous dire qu'il repose encore. Son sommeil est des plus paisibles, seulement ses lèvres se sont entr'ouvertes pour laisser échapper les noms de sa mère, de sa femme et de son enfant dont il nous a parlé si souvent depuis qu'il est ici; il a dit aussi ces mots: Oh! père Hélika! si tu vivais encore. Le prêtre tout ému se retourna vers moi, m'embrassa avec effusion, mes sanglots m'empêchaient d'articuler une seule syllabe; "Courage, me dit-il, priez et espérez. Soumettons-nous dans tous les cas aux inscrutables desseins de la Providence; dans une heure, je serai de retour." La lueur blafarde du crépuscule du matin scintillait péniblement, déjà depuis quelque temps, à travers le sombre vitreau grillé de mon cachot et l'exécution devait avoir, lieu à six heures. Les ouvriers qui avaient travaillé à dresser l'échafaud avaient; terminé leur tâche funèbre, car on n'entendait plus les coups de marteau. De plus, le murmure du dehors, comme celui d'une foule qui s'occupe avec indifférence des intérêts les plus mercenaires dans ces moments solennels, parfois même un éclat de rire mal étouffé arrivait à mon oreille attentive, aiguisée et inquiète; je frémissais en songeant que déjà on se rendait pour choisir la meilleure place afin de savourer plus longtemps les dernières palpitations d'un corps humain suspendu au bout d'une corde. Je supputai qu'il pouvait être alors quatre heures et demie. Jamais je ne saurais vous dépeindre les angoisses, les tortures, les inexprimables douleurs, les anxieuses espérances que chaque minute m'apporta, en attendant le retour de monsieur Odillon. Enfin des pas se firent entendre dans le corridor, la porte de mon cachot s'ouvrit et la figure grave de l'homme de bien m'apparut. Il était accompagné de deux tourne-clefs. J'ai enfin pu pénétrer auprès du Gouverneur après des peines sans nombre me dit-il tristement. Il paraît qu'il a failli être assassiné hier soir et il a noyé sa frayeur dans de copieuses libations. Il m'a donné sa parole qu'il allait envoyer immédiatement l'ordre d'un sursis. Il a refusé de m'en charger tant il est encore abasourdi, mais il consent néanmoins à ce qu'on vous ôte vos fers et permet que vous communiquiez avec Attenousse? Vous savez, reprit-il avec amertume, pendant qu'on me délivrait de mes fers, qu'on met plus d'empressement souvent à condamner ses semblables qu'à sauver un innocent. Ce fut d'un pas défaillant qu'accompagné de monsieur Odillon et d'un guichetier je pus me rendre au cachot d'Attenousse. Lorsque nous entrâmes, il dormait encore, mais le bruit de nos pas l'éveilla. En m'apercevant, il s'élança au bout de ses chaînes et nous nous tînmes longtemps embrassés. "Angeline, mon entant, et ma vieille mère, me demanda-t-il lorsqu'il put parier, que sont elles devenues?" Je ne pus lui répondre, je me sentais, étouffé sous le poids, de tant d'émotions. Alors monsieur Odillon vint à mon secours, il lui raconta en quelques mots les principaux incidents qui m'étaient advenus depuis mon départ à bord de la corvette, _La Brise_. Puis nous lui fîmes part de l'assurance que le Gouverneur avait donné de l'envoi d'un sursis, bien que nous n'y ajoutâmes que peu de foi et que nous ne conservâmes nous-mêmes aucun espoir, Tout est bien fini pour le pauvre guerrier sauvage, nous répondit-il, en secouant tristement la tête. Cette nuit dans un songe, il a vu sa femme, sa vieille mère et son enfant, mais elles étaient là-haut, dans la demeure du Grand Esprit, c'est donc qu'il les reverra désormais. L'horloge marquait cinq heures et un quart et l'ordre du sursis n'arrivait pas. Nous laissâmes tous le cachot à l'exception de monsieur Odillon qu'Attenousse désirait entretenir quelques instants. Dix minutes après, la porte s'ouvrit et nous fûmes invités à entrer de nouveau. La figure de monsieur Odillon était empreinte de tristesse, celle d'Attenousse était calme et sérieuse. A fûmes nous auprès d'eux que la cloche de la prison se fit entendre. J'écoutai en frémissant: hélas! c'étaient des glas qui invitaient les âmes charitables à unir leurs prières à celles du prêtre qui allait offrir le Saint Sacrifice pour le repos de l'âme de celui qui devait mourir. En effet, quelques instants après, revêtu de sacerdotaux, il commençait une Messe de Requiem et sa voix émue s'arrêtait de temps en temps pour dominer son émotion pendant que les sanglots des assistants troublaient seuls le silence. Au moment de la communion, le prêtre voulu adresser quelques paroles, maïs il ne put le faire que difficilement à travers ses sanglots. Je ne pus comprendra que ces quelques mots: "le Juste par excellence a été mis à mon injustement, faites-lui donc généreusement le sacrifice de votre vie, comme il l'a fait sans se plaindre, pour sauver les coupables. Voici mon frère, le pain des forts qui va vous soutenir dans le moment où Dieu va vous appeler à lui." Ce fut tout ce qu'il put dire. Attenousse reçut l'eucharistie avec une ferveur angélique, lui seul n'était pas ému. Après la messe, monsieur Odillon lui administra le Sacrement de l'Extrême-Onction. Et le sursis n'arrivait pas. A six heures moins dix minutes, la porte s'ouvrit, c'était le bourreau qui entrait suivi de ses aides. En le voyant, le bon prêtre regarda à sa montre: "encore cinq minutes" lui dit-il. Oh! je compris de suite que tout espoir était perdu. En trébuchant, je réussis à me jeter une dernière fois au cou de mon malheureux ami. Dans l'état d'extrême souffrance où j'étais, je ne pus que distinguer ces quelques paroles: "Père Hélika, je te confie ma vieille mère, ma pauvre femme et ma chère petite fille; sois leur protecteur et ne les abandonne jamais. Portes-leur au plus tôt mes derniers embrassements et dis leur que je meurs innocent." Incapable d'y tenir plus longtemps, je sortis de l'appartement supporté par deux gardiens et allai m'affaisser sur un siège dans une autre chambre plus loin. Peu d'instants après, je fus tiré de mon état de torpeur par des bruits de pas dans le corridor. C'était le cortège funèbre qui défilait, je le suivis machinalement. La cloche sonna de nouveau, mais cette fois, c'était le dernier glas. Attenousse, les mains liées derrière le dos et la corde au cou dont le bourreau tenait l'autre extrémité, s'avança, d'un air calme, jusque sur le bord de l'échafaud. La foule était immense, les rires et les chuchotements cessèrent, le spectacle allait commencer. Le condamné se mit à genoux, répéta les prières des agonisants après Monsieur Odillon, puis se levant, il dit d'une voix ferme: "Avant que de paraître devant Dieu, je déclare de la manière la plus solennelle que je suis entièrement innocent du crime pour lequel on m'ôte la vie. Je demande pardon à tous ceux à qui j'ai pu faire du mal sans le savoir et pardonne de tout coeur à ceux qui m'en on fait." Il ajouta en se tournant fièrement vers la foule: "le coeur du guerrier sauvage est inaccessible à la peur. Son chant de mort ne sera pas celui de ses pères, mais celui de la religion de sa femme et de son enfant qu'un missionnaire leur apprit à répéter à l'enterrement de leurs frères." Puis d'une voix forte, pleine d'une suave et pittoresque beauté il entonna son _Libera_. Je crois encore, après quinze ans de ces événements, entendre chacune de ces notes qui retentissent dans mon âme avec le glas funèbre que la brise du matin nous apportait, du toutes les cloches de la ville. Son chant funèbre terminé, il se mit de nouveau à genoux, embrassa pieusement le crucifix que monsieur Odillon lui présenta, le bonnet fut rabattu sur ses yeux puis un bruit mat se fit entendre. C'était la trappe qui venait de s'ouvrir. A l'instant même, le cri "grâce" retentit. Un officier à cheval agitant un papier débouchait au coin de la prison. Ce cri produisit un choc électrique. La foule se précipita vers l'échafaud, la corde fut coupée par vingt couteaux, mais hélas!... il était trop tard... les vertèbres avaient été disloquées et la mort, par conséquent, instantanée!!!!...... La justice des hommes comme on le dit généralement était satisfaite........... Des médecins furent appelés en toute hâte. Ce que l'art put tenter fut vainement employé pour lui rendre la vie. Pendant ce temps, la foule anxieuse, la tête découverte, consultait avec angoisse la figure des médecins pour tâcher de découvrir s'il n'y avait pas encore quelqu'espoir. Mais lorsque ceux-ci déclarèrent qu'il était bien mort, que tout était fini, toutes les poitrines se soulevèrent, il y eut un long murmure de pitié et bien des yeux laisserent couler des larmes. Cependant au milieu du silence général, Anakoui s'approcha de Monsieur Odillon et désignant du doigt quatre hommes à figure imbécile, "voici, lui dit-il, quatre des jurés qui ont condamné à mort mon malheureux frère. Demandez-leur donc pourquoi ils ne l'ont pas acquitté quand des témoins ont déclaré avoir entendu les trois scélérats concerter leur plan d'accusation contre lui, les avoir vu de plus essayer à faire disparaître sur leurs habits et leurs mains des taches de sang; et qu'un autre du nos frères les avait vus sortir ensanglantés de la hutte quelque temps avant qu'Attenousse y soit entré." Monsieur Odillon, qui avait assisté au procès et qui l'avait suivi dans tous ses détails, connaissait l'exactitude de ces remarques. A la suggestion du chef sauvage, il s'approcha d'eux et leur demanda comment il se faisait qu'ils eussent trouvé Attenousse coupable de meurtre quand le juge dans son adresse aux jurés avait appuyé fortement sur cette partie de la défense où l'alibi se trouvait parfaitement prouvé, qu'il s'était de plus étendu sur la crédibilité des témoins à décharge et sur leurs bons caractères attestés par tous ceux qui les connaissaient. Il avait ajouté que des témoignages non moins irrécusables affirmaient que les accusateurs n'étaient rien autre que des repris de justice. Alors un des jurés s'avança et d'un air capable il dit: Faites excuse, monsieur le juge a dit que ces témoignages se contrecarraient les uns les autres. Ils avaient compris contrecarrer au lieu de corroborer que le juge avait dit; de là leur erreur. Malheureux, leur dit Monsieur Odillon, en laissant tomber ses deux mains avec découragement, par votre ignorance, vous êtes cause de la mort d'un innocent. Puisse Dieu ne pas vous demander compte de la mission que vous aviez à remplir et de la manière dont vous l'avez fait. Après ces mots, ils restèrent atterrés pendant quelque temps et des murmures de plus en plus menaçant commencèrent à s'élever dans la foule. Enfin l'un d'eux reprit: "le juge de paix lui-même avant le procès nous avait assuré qu'il était certainement coupable. Le voilà demandez-lui pourquoi il nous a mis sous cette impression?" Il désignait en même temps Bélandré qui allongeait le cou et essayait de saisir quelques paroles de ce qui se disait. Il y eut alors un cri de rage indicible. Les sauvages qui avaient assisté à l'exécution sortirent leurs couteaux et s'élancèrent dans la direction que le juré avait signalé. Bélandré comprit l'immensité du danger. Il prit la fuite vers la demeure du gouverneur chaudement poursuivi par les sauvages et la foule. Grâce à l'agilité de ses jambes et à la peur qui lui donnait des ailes, il put mettre en peu de temps entre lui et ceux qui le poursuivaient, les gardes du gouverneur et les portes du palais. Disons de suite qu'il ne reparut jamais dans ces endroits et qu'il alla dans une autre partie du pays répandre le venin de sa langue empoisonnée. Sans l'intervention de Monsieur Odillon, la foule aurait aussi fait un fort mauvais parti aux jurés.[1] [Note 1: N. B. Quoique l'institution de Juge de Paix et celle de juré soit d'une date bien postérieure à celle où les évènements qui sont décrits sont sensés se passer, l'auteur a cru toutefois pouvoir se permettre cet anachronisme que le lecteur voudra bien lui pardonner en considération du motif qui le lui a fait commettre. Sans être en aucune manière contre ces deux institutions, on ne peut toutefois se dissimuler qu'elles comportent parfois de graves inconvénients et occasionnent souvent d'irréparables malheurs. Il suffit d'assister à une séance d'une de ces cours de Juge de Paix dans les campagnes pour s'en convaincre. Un homme, souvent dépourvu de toute éducation et quelquefois même du plus gros bon sens s'éveille un bon matin tout étonné de recevoir une commission de juge de paix. Il le doit quelquefois à l'appui qu'il a donné à un candidat heureux. De suite le voilà grand personnage, il devient un tyranneau de paroisse. Il y a bien assez souvent pourtant de graves difficultés, car à peine peut-il réussir quelquefois à signer son nom d'une manière lisible. Il est obligé de se faire lire la loi par un voisin complaisant, sauf à l'interpréter comme il l'entendra plus tard. Ces décisions, pour les parties lésées sont presqu'aussi sans appel que celles des commissaires pour les décisions des petites causes puisque le malheureux plaideur a à payer, le plus souvent, une somme au dessus de ses moyens pour lever un _certiorari_ et obtenir justice. Nous en connaissons même et le nombre en est plus grand qu'on ne pense, qui ne voient pas sans plaisir un homme contre lequel ils ont des ressentiments personnels ou politiques, amené à leur tribunal. Ceux-là à coup sûr sont invariablement condamnés. Tous les Juges de Paix ne sont sans doute pas de ce calibre, mais le nombre en est cependant assez grand pour que la Commission de la Paix ait besoin d'être révisée soigneusement. Les inconvénients qu'on rencontre dans l'institution de Juré sont plus grandes encore. En effet, si vous avez une cause d'une légère importance pour une affaire pécuniaire vous allez la confier à un avocat qui jouit de la plus haute considération et dont la science et le jugement sont parfaitement reconnus; mais s'il s'agit d'une question de vie et de mort vous êtes obligés de vous en rapporter aux jugement d'hommes préjugés quelquefois et, de plus, souvent dénués du plus gros bon sens. Joignez à cela l'esprit de nationalité, les traductions imparfaites au corps de juré, des témoignages rendus dans des langues qu'ils ne comprennent pas, la longueur des questions et transquestions posées aux témoins et vous aurez une idée du verdict que peuvent rendre ces hommes fatigués et ennuyés par la durée des plaidoyers. De plus, il est très rare, qu'aucun d'eux ne prenne des notes. Ils n'ont donc pour se guider dans leurs décisions que l'exposé du Juge qu'ils écoutent souvent d'une manière distraite et qui n'est que le résumé des témoignages contradictoires qui ont été donnés, ce qui souvent ne saurait jeter une grande lumière sur les sujets. Qu'on ne croie pas que le fait rapporté plus haut soit purement imaginaire. Nous avons entendu un avocat éminent, aujourd'hui sur le banc, qui disait avoir demandé à un juré qui avait déclaré coupable un de ses clients accusé de meurtre, pourquoi il en avait agi ainsi: grand nombre de témoins des plus respectables avaient prouvé l'alibi et le juge lui-même le leur avait expliqué dès que ces témoignages se trouvaient parfaitement corroborés. Le juré lui avoua alors franchement qu'ils avaient compris que corroboré était synonyme de contrecarré. Malheureusement lorsque l'avocat reçut cette déclaration, il était trop tard. C'est parce que nous croyons les rôles des grands et des petits jurés intervertis que nous nous permettons ces remarques.--Note de l'auteur.] Le lendemain, un concours immense avait envahi l'église des Trois-Rivières pour assister au service funèbre du malheureux Attenousse. Ce concours l'accompagna même tête découverte jusqu'à sa dernière demeure. Toutes les figures portaient l'empreinte de la tristesse et de la pitié. Parfois aussi un sanglot mal étouffé se faisait entendre. La cérémonie terminée, un officier vint me remettre un papier couvert de la signature du gouverneur par lequel il m'invitait à passer chez lui. Il avait entendu raconter tout ce qui était arrivé depuis la veille. On lui avait aussi redit dans les plus minutieux détails la scène aux pieds de l'échafaud et les déclarations des jurés, il en était profondément affecté. Il se reprochait amèrement de ne m'avoir pas donné audience la veille. Il s'accusait même d'être coupable de la mort de mon malheureux ami en ayant trop tardé à envoyer le sursis, mais il pensait que l'exécution n'aurait lieu qu'à sept heures. Il m'offrit ensuite comme compensation une forte somme d'argent pour qu'elle fut remise à la famille du supplicié. Je la refusai en leur nom de la manière la plus péremptoire et lui dis avec amertume en découvrant ma poitrine, que si les blessures dont j'étais couvert et le sang que j'avais versé pour la patrie n'avaient pas même pu me procurer une audience de quelques instants pour sauver un innocent, du moins il pourraient servir à leur assurer le bien-être et le confort matériel, puisque j'avais amassé des sommes considérables que je leur destinais. Là dessus je pris congé de lui après qu'il m'eut assuré que par un édit qu'il allait publier, il proclamerait l'innocence d'Attenousse. J'allai ensuite faire mes adieux à Monsieur Odillon. Il n'était pas encore remis des secousses qu'il avait éprouvées. Il put cependant trouver quelques paroles de consolation et d'encouragement, et ce fut, avec la plus grande émotion que nous nous séparâmes. ANGELINE. La voie qui me restait à suivre était désormais toute tracée. Réparer le mal que j'avais fait, tel était mon devoir et la détermination que j'avais prise. Je suis heureux aujourd'hui du témoignage de ma conscience qui me dit que je n'ai pas forfait à mon serment. Il me fallait, aller rejoindre Angeline. L'affreux malheur qui était venu fondre sur elle me l'avait rendu encore plus chère, s'il était possible, car à l'amour paternel que je lui portais rejoignait un sentiment d'incommensurable pitié. Je passai le reste de la journée à acheter des provisions en abondance ainsi que des étoffes et des vêtements de toutes sortes. Le lendemain matin, accompagné de quatre hommes vigoureux que j'avais choisis et engagés, je me dirigeai vers le Lac St. Jean où je devais la rencontrer. Nous marchâmes pondant quatre jours et quatre nuits sans prendre que justement le temps nécessaire pour les repas et le repos qui nous étaient indispensables, j'avais hâte d'arriver et pourtant je redoutais le moment où elle me demanderait des nouvelles d'Attenousse, car je savais que ce serait la première question que sa mère et elle me poseraient. La quatrième nuit, du haut d'une éminence, par un beau clair de lune, je pus contempler le campement d'une partie de la tribu qui reposait paisiblement sur les bords du lac. Je voyais la fumée qui s'échappait de chaque toit et s'élevait en ondoyant pour se perdre dans l'immensité des cieux. Je pressai alors ma poitrine à deux mains pour arrêter les palpitations de mon coeur qui semblait prêt à en sortir. Un des indiens qui m'accompagnait me désigna la demeure d'Angeline. Je sentais en descendant la pente qui y conduisait mes jambes faiblir sous moi. Les chiens de garde poussaient des hurlements inquiets et plaintifs pour avertir leurs maîtres que des étrangers arrivaient, j'avançais toujours malgré la certitude où j'étais que j'allais porter le désespoir dans cet intérieur. Quelques sauvages sortirent pour se rendre compte de ce bruit insolite. Presque tous me reconnurent lorsque je passai devant eux, mais ils rentrèrent précipitamment, croyant que c'était plutôt mon esprit qui venait les visiter tant ils étaient certains de ma mort et tant était grande la superstition qui les dominait, malgré les lumières que le christianisme leur avait données. Enfin, je réussis à dominer quelque peu mon émotion et me dirigeai vers la demeure de ma pauvre Angeline. Mes deux chiens que j'avais laissés avant mon départ et qui avaient toujours montré pour elle un attachement sans bornes, étaient étendus à la porte l'oeil et l'oreille au guet, comme deux vigilantes sentinelles. Lorsqu'ils entendirent le bruit de mes pas, ils se levèrent et poussèrent d'affreux hurlements auxquels répondirent tous les autres chiens de la tribu, puis dès qu'ils virent que nous nous avancions vers la porte qu'ils gardaient soigneusement, ils s'élancèrent vers nous le poil hérissé, l'oeil ardent, nous montrant deux rangées de dents formidables. On eut dit qu'ils voulaient nous barrer le passage. Je me sentis touché de ce dévouement si vrai et si désintéressé; je les appelai par leurs noms, ils reconnurent ma voix. D'un saut, ils furent auprès de moi, vinrent me lécher les mains, firent mille cabrioles en avant et autour de moi, allèrent japper joyeusement à la porte pour leur apprendre qu'un ami arrivait puis recommençaient leurs gambades tant leur joie était délirante. Je n'étais plus enfin qu'à quelques pas de l'habitation, lorsque la porte s'ouvrit et deux femmes parurent sur le seuil. L'une d'elles tenait une carabine, l'autre pressait un jeune enfant sur sa poitrine. Toutes deux avaient été éveillées en sursaut par le bruit inusité et craignaient sans doute une attaque de quelques tribus ennemies, attaques qui n'étaient que trop fréquentes dans ces temps-là. Je les reconnus du premier coup d'oeil; c'étaient la mère d'Attenousse et mon Angeline. Mes forces voulurent m'abandonner, mais je réussis à prendre le dessus.--Hélika, s'écria la vieille en se reculant épouvantée pendant qu'Angeline s'élançant à ma rencontre venait jeter son enfant dans mes bras et me sauter au cou. Je les pressai un instant toutes deux sur mon coeur. --Père, me dit Angeline, je t'attendais. Va-t-il bientôt nous revenir? Elle n'osait prononcer le nom de son époux. Je pus alors, pressé de ses questions, me débarrasser de son étreinte et ordonner aux sauvages qui portaient mes effets de les déposer à la porte de la hutte et leur enjoignis de se retirer. Je leur avais expressément défendu de raconter la mort tragique d'Attenousse et je pouvais compter sur leur discrétion. Puis prenant Angeline et son enfant dans mes bras, comme je l'avais fait les deux jours qui avaient précédé mon départ, j'entrai dans la cabane et les assis sur mes genoux. Pendant, ce temps, la vieille mère disséquait chacun des traits de ma figure comme si elle eut voulu y lire la terrible nouvelle que j'allais leur annoncer et qu'elle semblait anticiper. L'accablement dont mon âme était en proie ne put leur échapper, elles semblèrent comprendre qu'un grand malheur était arrivé, et les sanglots d'Angeline me tirèrent de l'abîme de douleurs où j'étais enfoncé.--"Angeline, ma bonne, ma chère enfant, lui dis-je en l'embrassant, ton mari était trop parfait pour la terre, il ne pouvait vivre au milieu des méchants qui rôdent autour de nous. Dieu a voulu qu'il me chargeât de te donner avec nous tous un rendez-vous dans le ciel, car il l'a appelé à lui. Une affreuse maladie l'a saisie à son arrivée aux Trois-Rivières, il un est mort entouré de tous les secours de la religion bénissant ton nom, celui de sa mère et faisant des voeux pour le bonheur de son enfant. Il m'a chargé de prendre soin de vous tous et je ne faillirai pas à l'engagement que j'ai contracté sur son lit de mort. Plutôt m'arracher le coeur que de me séparer de ton enfant à laquelle j'ai voué tout l'amour, que j'ai porté à la mère et que je ressens pour toi aujourd'hui." J'avais dit ces paroles qui ne comportaient qu'une partie de la vérité, les yeux baissés et l'esprit encore noyé dans le souvenir des scènes affreuses que j'avais vues se dérouler depuis mon arrivée dans la ville. Quand je levai la tête, Angeline ne pleurait plus, son regard était perdu dans le vide, un frisson agitait tous ses membres, sa pâleur était extrême. La mère continuait à m'examiner et malgré les efforts qu'elle faisait avec la stoïque énergie du sauvage pour dissimuler ce qu'elle éprouvait, je pus voir clairement qu'elle pressentait tout ce qui était arrivé. Je déposai Angeline sur son lit, je la couvris de mes baisers, l'inondai de mes larmes et nous tentâmes, la mère et moi, tous les efforts possibles pour tâcher du la faire revenir à elle. Elle fut longtemps, bien longtemps avant que de pouvoir reprendre ses sens. Heureusement qu'une idée lumineuse me frappa. Je couchai auprès d'elle la petite Adala et lui ayant dit tout bas que sa mère allait mourir si elle n'essayait pas par ses caresses de la rappeler à la connaissance. Cette enfant était d'une intelligence bien supérieure à son âge, on eut dit qu'elle comprenait l'importance de ce que je lui avais dit et elle répéta les mots que je lui avais appris: "Maman si tu mourais que ferait Adala?" et elle l'embrassait à chacune de ses paroles. Ces accents naïfs qui peuvent faire surgir la mère de la tombe à la voix de son enfant premier-né eurent l'effet désiré. --Oh! Adala, dit-elle en la pressant avec transport, seules désormais sur la terre qu'allons-nous devenir, car tu es orpheline et ne comprends pas encore toute la perte que tu as faite en étant privée de l'appui de ton père, et des larmes abondantes inondèrent ses joues. Agenouillé auprès du lit, je suivais avec anxiété cette scène navrante; toutefois, j'augurai bien des larmes que versait Angeline, car il me semblait qu'elles devaient la sauver. Je regrettai alors de ne pas lui avoir dit toute la vérité, mais quelles consolations aurais-je pu lui offrir; une consolation est-elle possible dans cette vallée de larmes? Mais pourquoi m'appesantirais-je davantage sur ces tristes évènements?..... A force de bons soins, la santé d'Angeline parut se rétablir et chaque soir, une prière était dite en commun dans la tribu pour le repos de l'âme du malheureux Attenousse. Toutefois la position n'était guère tenable. D'un moment à l'autre, un mot indiscret de quelqu'enfant de la tribu, pouvait tout compromettre, car chacun savait ce qui s'était passé avant et après l'exécution, et je craignais qu'il en vint quelque chose aux oreilles d'Angeline et qu'on lui apprit de quelle manière Attenousse était mort. Je me décidai donc un jour de fuir ces endroits à jamais néfastes, d'amener avec moi mes infortunées protégées, d'aller demeurer dans un lieu ignoré, auprès d'un lac qui se trouve dans les profondeurs des bois, vis-à-vis Ste. Anne de la Pocatière, autrefois Ste. Anne de la Grande Anse. Je fis mes préparatifs en conséquence: j'achetai un fort grand canot, engageai des hommes et le surlendemain, accompagnés d'une embarcation montée par de puissants rameurs qui devaient nous prêter secours au besoin, nous descendîmes le Saguenay et quelques jours après nous traversions le fleuve. Est-il besoin de vous dire que la veille de mon départ, j'avais visité plusieurs de mes amis et leur avais exposé le but et la raison qui me forçaient de les abandonner. Ils comprirent parfaitement, ces enfants de la nature, quel était le sentiment qui guidait ma conduite, ils voulurent même m'offrir des venaisons, fumées et des pelleteries dont j'aurais trouvé un avantageux débit. Je les remerciai avec effusion pour ces preuves d'amitié qu'ils me donnaient, et lorsque le lendemain, je doublai le cap qui les séparait à jamais de ma vue, je pus apercevoir leurs silhouettes mal effacées. Ils venaient nous dire adieu malgré l'heure matinale du départ, et tâchaient de se mettre à l'abri des rochers pour que nous ne les vissions pas, tant ils semblaient comprendre combien il nous était pénible de nous séparer d'eux. Je n'en ai revus que peu d'entre eux depuis que j'habite les bords du Lac à la Truite, ceux-là je les ai toujours reçus avec bonheur parce qu'ils m'apportaient l'expression sincère de l'amitié que tous nous conservaient. Nous débarquâmes donc à Ste. Anne à un endroit qu'on appelle encore aujourd'hui le Cap Martin. L'église se trouvait alors à une bien faible distance de ce lieu, montrant son clocher d'où trois fois par jour, comme c'est encore la coutume, la cloche invitait les fidèles à la prière. Je m'assurai de suite d'une demeure confortable. Un brave habitant, moyennant rétribution, me céda une partie de sa maison. J'y installai Angeline, son enfant et la vieille qui n'avait pas voulu se séparer d'elles et je m'établis leur pourvoyeur. Chaque jour, je m'évertuais à trouver de nouveaux plats qui pussent satisfaire leurs goûts, car, en dépit de tous mes efforts, je voyais la santé d'Angeline faiblir d'un jour à l'autre malgré tous les soins que nous prenions d'elle. Pourtant elle parut se ranimer pendant quelque temps. Bien que plongée dans une affreuse tristesse dont je ne pouvais la tirer, j'avais réussi à lui faire prendre un peu d'exercice. La vieille indienne l'entourait de toute espèce de prévenances et me secondait dans ce que j'essayais pour la distraire. Je lui avais dit tout ce que j'avais caché à Angeline et par un accord tacite, jamais allusion n'avait été faite aux jours passés. Ainsi s'écoulèrent six mois non pas de bonheur, mais au moins de paix et de tranquillité; chacun dévorant sa peine en silence. Mais un jour arriva où, entraîné par le désir incessant de chasser, je m'éloignai de la demeure pour m'enfoncer dans les bois. Lorsque je revins, la désolation était à son comble. Angeline, comme à l'ordinaire, avait été faire une promenade, elle avait rencontré dans sa course une de ces commères obséquieuses qui ont toujours la bouche pleine de nouvelles. Elle lui avait raconté dans tous ses détails le supplice qu'un sauvage avait enduré aux Trois-Rivières. elle lui avait rapporté toutes les atroces calomnies qui avaient pesées sur lui et auxquelles elle-même ajoutait foi. Elle tenait, disait-elle, tous ces détails d'un sien cousin qui était parti des Trois-Rivières la veille de l'exécution et qui les tenaient lui-même de trois sauvages qui avaient vu commettre le meurtre pour lequel l'indien avait été exécuté. Il avait ajouté de plus que ces trois hommes erraient dans les bois d'alentour. Ce coup devait être le dernier qui allait frapper Angeline. Nous la mîmes au lit le soir avec une fièvre considérable et dans un état de délire complet. La Providence dans ses décrets avait décidé qu'elle n'en sortirait plus vivante. Je glisse rapidement sur ces événements parce que je sens mon être se déchirer à chacune des péripéties que j'aurais à raconter dans les différentes phases de sa maladie. Lorsqu'un des derniers jours de mai, le bon médecin de campagne vint me presser la main, qu'il m'invita à le reconduire jusqu'au bout de l'avenue, je sentis, à l'émotion de sa voix, que je n'avais plus rien à espérer des secours des hommes. Il m'annonça donc que mon enfant bien aimée n'avait plus que peu de jours à appartenir à la terre. Sa constitution, ajouta-t-il, a été minée insensiblement par des causes que je ne puis comprendre; elle était née forte et vigoureuse. C'est à son tempérament et à vos bons soins qu'elle a dû de vivre jusqu'aujourd'hui. L'énergie de sa volonté a pu lui faire surmonter bien des crises causées par un mal moral, mais cette dernière a été au-dessus de ses forces. Dans deux ou trois jours au plus dit-il en me prenant la main et la serrant affectueusement, Dieu aura mis un à ses souffrances. A cette désolante déclaration je sentis mes jambes fléchir sous moi heureusement que j'avais à ma portée un poteau auquel je pus me retenir, car j'allais choir. Je demeurai longtemps plongé dans l'abîme de ma douleur. Je ne sais depuis combien de temps j'étais là lorsqu'une main amicale vint se poser sur mon épaule. Je fis un soubresaut, comme quand on est soudainement éveillé au milieu d'un affreux cauchemar. C'était le bon curé qui venait faire sa visite quotidienne à ma chère malade. Le docteur était passé chez lui et lui avait raconté l'état de désespoir dans lequel il m'avait laissé. Il comprit que toutes ces consolations banales qu'on prodigue quelquefois à ceux qui pleurent étaient superflues, aussi nous acheminâmes nous en silence vers la maison. Avant que d'y entrer, le bon prêtre me fit promettre de n'y paraître que lorsqu'il m'appellerait afin que la malade ne vit pas l'altération de ma figure. Quand j'entrai au signal convenu, les traits de ma pauvre Angeline n'avaient plus rien qui appartint à la terre. Son regard était tourné vers les cieux et de ses lèvres s'échappait une fervente prière. Le bruit de mes pas la tira de cet état extatique. Elle me fit signe d'approcher, me tendit la main et me présenta son front à baiser comme elle avait coutume de le faire depuis mon retour. Enfin, vous l'avouerai-je, je ne me sens plus la force de vous exprimer les souffrances innombrables que j'ai éprouvées pendant les deux jours et deux nuits qui précédèrent sa mort. Bercé de temps en temps entre le découragement ou l'espérance, dès qu'une lueur d'amélioration se faisait entrevoir je redoublais, s'il était possible, mes soins et ma sollicitude. La mère et moi nous étions constamment à son chevet dans un morne silence troublé seulement par la respiration haletante de la mourante et le tic-tac de l'horloge dont l'aiguille, comme le doigt de l'inexorable destin nous montre à chaque seconde que nous avons fait un pas vers l'éternité. Les regards de la malheureuse mère, chargés de tristesse rencontraient parfois les miens et nous baissions la tête comme si nous eussions craint, de laisser apercevoir les sentiments de souffrances auxquels nos coeurs étaient en proie. Le soir de la troisième journée tout parut renaître à l'espérance l'état de la malade nous semblait s'être considérablement amélioré. Tout joyeux, je me livrais à l'espoir et de suite j'envoyai quérir le médecin. Nous sommes toujours si heureux d'espérer même lorsque tout est perdu. Il arriva en toute hâte, prit le pouls de la malade, ausculta sa poitrine, lui dit quelques paroles d'encouragement puis faisant signe de l'accompagner à la porte: "le soleil de demain, me dit-il, ne la trouvera pas vivante." Dans la soirée, elle reçut tous ses derniers sacrements. Vers minuit, je vis que le moment fatal approchait mais j'avais un dernier devoir à remplir et je résolus de le faire avec toute l'énergie que j'avais mis autrefois à faire le mal. C'était un pardon que je voulais obtenir, car je ne me dissimulais pas que si j'avais abandonné la voie du crime, c'était dû aux prières de mes bons parents, de mes soeurs et d'Angeline. Après que son action de grâces fut finie, je priai l'assistance de se retirer et prosterné, la face contre terre, je demandai pardon à mon enfant pour tout ce que je lui avais fait endurer à elle-même, lui racontai l'histoire de son enlèvement et les souffrances atroces qu'enduraient ses parents par sa disparition. J'attendais les paroles qu'elle allait prononcer comme un criminel qui doit recevoir sa sentence. --Père, me dit-elle après un moment de silence, viens, m'embrasser. Je remets entre tes mains Adala, c'est mon trésor, c'est ma vie que je le confie. Telles furent les dernières paroles que j'entendis de sa bouche angélique. Je fis ensuite rentrer les assistants. La respiration de la mourante devenait de plus en plus oppressée, ses lèvres seules remuaient pour répondre aux prières des agonisants. Ses mains étaient jointes et ses yeux tournés vers le ciel. Un instant après que nous eûmes fini de prier, une légère teinte parut colorer ses joues: "j'y vais, j'y Vais," prononça-t-elle comme si elle se fut adressée à quelqu'être surnaturel et ce fut tout!!!....................................... En ce moment, Adala s'éveilla en souriant et demanda sa mère, elle tendit ses bras vers elle et l'embrassa en l'appelant. Hélas sa pauvre mère n'était plus qu'un cadavre! Deux jours après, Angeline fut déposée dans sa dernière demeure où elle dort encore aujourd'hui sous un gazon émaillé de fleurs sauvages en attendant le jour où nous nous réunirons. Une pauvre croix de pierre sur laquelle est gravé son nom, avertit le passant indifférent qui foule les tombes du cimetière, qu'elle repose là. Quand la cérémonie funèbre fut terminée, je pris Adala dans mes bras, la pressai sur ma poitrine et lui dis avec transport: "Oh non, mon Adala, tu ne resteras pas orpheline, car désormais tu seras ma seule richesse, mon seul bonheur." TROIS TRAPPEURS.--UNE VIEILLE CONNAISSANCE. J'avais adopté l'enfant comme la mienne et la grand'mère qui demeurait avec moi en prenait un soin tout particulier. L'intérêt de mon argent fournissait amplement aux besoins de la famille, et nous vivions heureux. Je passai tout l'été auprès de mes protégées, mais les premières bordées de neige firent renaître en moi un désir irrépressible de la chasse dans les endroits où ma vie s'était en partie écoulée. Adala avait, pendant ce temps, supporté les maladies auxquelles les enfants de son âge sont sujets; grâce aux bons soins du médecin et de ceux que nous lui prodiguâmes, elle était revenue à la santé. J'avais conçu des soupçons sur le caractère de la femme qui avait raconté à Angeline la mort tragique de son mari. Je reconnaissais-là, dans toutes ces informations, une malveillance dictée par une intelligence plus forte que ne possédait la femme en question. Je fus aussi frappé de cette histoire du cousin qui l'avait mis parfaitement au fait d'une circonstance intime de notre vie. Depuis quelques jours, on m'informait que trois sauvages, après avoir rôdé longtemps dans les bois, étaient disparus subitement et sans qu'on sût quel côté ils avaient pris: de là, grande inquiétude parmi mes voisina, car ils s'étaient livrés à des vols, à des rapines, ils avaient même commis des actes d'outrages les plus criminels qui avaient attiré contre eux un juste sentiment d'indignation. Ces derniers actes mettaient le comble à leur scélératesse. Dernièrement encore, ils étaient entrés dans la demeure d'un brave citoyen alors absent et la femme ne put être à l'abri de leurs violences qu'en les menaçant de mon nom, car on savait dans la paroisse que j'étais un ancien chef sauvage. En m'entendant nommer celui qui paraissait les conduire, avait tressailli de surprise. Il avait pris des informations détaillées sur ma figure, l'endroit d'où je venais et le personnel de la maison que j'occupais; puis, sur les réponses de la femme, ils avaient échangé entre eux quelques paroles précipitées et avaient déserté sans ajouter rien de plus. La terreur qu'ils inspiraient était devenue universelle. Une battue générale avait été faite dans toutes les montagnes et les forêts d'alentour sans aucun résultat. Ce qui jusqu'alors n'avait été que soupçon pour moi devint certitude; plus moyen d'en douter, c'était Paulo et ses complices. Paulo connaissait mon lieu de retraite, peut-être savait-il aussi que je m'étais fait le protecteur d'Adala et chercherait-il à exercer contre l'enfant d'Angeline la même vengeance que j'avais tirée de sa grand'mère de son refus de m'épouser. Ne pouvant tenir plus longtemps à cet état d'anxiété, qui soulevait d'avantage mon désir de gagner les bois pour me mettre à leur recherche, tout en chassant, je partis un bon jour après avoir mis Adala et sa grand'mère hors des atteintes d'un coup de main par lequel on aurait tenté quelque chose contre elles. Cette vie nomade et libre du sauvage me convenait, parce qu'au milieu de mes compatriotes, les blancs, j'avais vu se dérouler les plus douloureux événements de ma vie et j'y retrouvais à chaque pas, auprès de leurs demeures, des souvenirs de mon enfance, de ma jeunesse, mais par-dessus tout de mes parents sans compter de cuisants remords. Il me semblait que seul encore, assis aux pieds des grands arbres où j'entendrais la voix toute-puissante de Dieu, je sentirais un peu de calme renaître en mon âme. Dans le recueillement des forêts on retrouve, au milieu de la privation de la vie sauvage, les souvenirs si chers du foyer. Ils étaient pour moi si remplis de charmes que j'espérais les revoir encore dans le silence profond et l'isolement. Là j'y reverrais mon père conduisant péniblement sa charrue, mais tout joyeux à l'idée que c'étaient autant de sueurs épargnées au front de son enfant. J'y reverrais encore ma vieille et sainte mère travaillant pour moi et mes chères jeunes soeurs s'ingéniant à trouver ce qu'elles pouvaient faire pour me prouver leur amour et leur désir de m'être agréables. L'amour qu'on me portait dans, cet asile fortuné se déteignait sur tout le personnel de la ferme, les bons domestiques, les servantes me comblaient eux aussi d'attentions. Il n'y avait pas même jusqu'aux animaux dont je repassais les noms dans ma mémoire, qui ne replissassent mon esprit de regrets pleins de charmes mais à jamais superflus. Ne pouvant résister à ce désir bien légitime de revoir encore quelques instants du passé, je résolus d'aller faire une excursion de quelques semaines auprès du Lac à la Truite. et j'espérais aussi retrouver les traces des trois brigands. Deux jours après mon départ, j'étais sur les bords de la rivière St. Jean qui coule sur les limites: du Canada et des États-Unis. Je n'avais pas encore rencontré une seule figure humaine, mais j'avais constaté des pistes différentes, les unes, sans aucun doute, appartenant à des chasseurs blancs et les autres à des indiens, tel qu'il était facile de les reconnaître aux moyens que prenaient les uns d'en cacher les vestiges et les autres à l'empreinte plus franche et par conséquent plus ferme sur la terre boueuse. Un soir assis devant mon feu, pendant la cuisson d'une pièce de venaison pour mon souper, je faisais un retour sur le passé et remontant le cours de ma vie criminelle, je sentais le désespoir me gagner en songeant à tout le mal que j'avais fait et aux moyens de le réparer. Mes pensées me reportèrent naturellement vers la soirée où l'âme gangrenée par l'idée d'une vengeance diabolique, j'avais partagé mon repas avec Paulo et l'avais associé à mes projets criminels. J'étais absorbé dans ces idées lorsque les plaintes de mes chiens me tirèrent de ma rêverie. Les pauvres bêtes n'avaient presque pas pris de nourriture depuis mon départ de Ste. Anne. Je détachai, les pièces de venaison qui étaient à la broche, et les leur abandonnai de grand coeur; je me sentais incapable de manger. Pendant que mes chiens dévoraient leur repas j'éteignis soigneusement mon feu, j'en fis disparaître les traces, comme c'est la coutume de ceux qui veulent cacher leurs campements. Toutes ces précautions prises, je me replongeai de nouveau; dans mes réflexions. Un bruit de voix me réveilla en sursaut et me fit sortir de cet état de somnolence. J'avais choisi pour gîte une clairière qui dominait la forêt. Des arbres vigoureux environnaient le plateau où j'avais fait cuire le repas qui n'avait servi qu'à mes chiens, les rochers qui le surplombaient laissaient des anfractuosités caverneuses, dans l'une desquelles je m'étais tapi pour la nuit. Mes chiens étaient parfaitement dressés, aussi lorsqu'ils voulurent élever la voix pour m'avertir de l'approche d'étrangers, je leur imposai silence et ils se couchèrent à mes pieds sans plus bouger que s'ils eussent été morts. De ma cachette j'aperçus une flamme vive s'élever au même endroit où j'avais éteint mon feu quelque temps avant. Je pouvais du lieu que j'occupais, suivre les mouvements des nouveaux arrivés, eussent-ils été ceux de l'ennemi la plus rusé. Quand la flamme commença à éclairer leur bûcher, je vis avec surprise trois grands gaillards, équipés et vêtus comme l'étaient les trappeurs canadiens de ce temps-là. Ils étaient jeunes, forts et vigoureux. L'un surtout, que j'entendis appeler Baptiste et qui paraissait le chef, était d'une taille et de membrure à pouvoir lutter contre un lion. Un autre, qu'ils nommaient le Gascon et qui d'ailleurs n'avait pas même besoin d'en porter le nom, se faisait reconnaître aisément par ses _sandédious_ et ses _cadédis_ pour un enfant des bords de la Garonne. Le troisième, également bien découpé, avait une certaine empreinte de mélancolie. Ses vêtements à celui-là, étaient d'une recherche prétentieuse qui lui donnait un air ridicule et amenait naturellement le sourire, si toutefois on se trouvait hors de la porté de son oeil ferme et de son bras robuste. Pendant que le repas cuisait, j'écoutai leur conversation, ils en étaient aux facéties: --Oui, disait le gascon, par ma barbe et la tienne que tu n'auras jamais, Normand, je vais te dire toute mon histoire et aussi vrai que le chef Baptiste vient de nous avertir qu'un repas a été pris dans cet endroit, il n'y a que quelques heures et que le chasseur ne doit pas être à une grande distance, je me propose, en attendant que nous nous mettions à table, ce qui veut dire manger sous le pouce, afin de perfectionner ton éducation, de te faire le récit de toute ma vie: Mon père était un grand industriel; chaque année nous avions à confectionner des articles d'art et de nécessité qui trouvaient toujours un prompt débit. Mon frère aîné lui était un _saigneur_, son cadet était marchand; pour moi j'étais dans le commerce des perles. Tu vois, mon bon, si j'ai appartenu à une famille troussée. L'autre l'écoutait avec étonnement ouvrant la bouche et les yeux d'une façon démesurée. Cadédis, reprit-il, tu ne comprends pas qu'avec tous ces moyens de vivre je me suis fait trappeur. Je vais t'expliquer la chose, oui vrai dans tous ses détails car je veux faire de toi un savant comme ils sont bien rares. Un franc éclat de rire interrompit le narrateur, il en demeura un instant déconcerté. --Dès le moment, dit la voix rieuse, qu'un des tiens détache sa langue du crochet de la vérité, on peut être sûr qu'à force de répéter des balourdises, il finit par les croire. Puisque ton père était un industriel que ne t'a-t-il intéressé dans son commerce? --Faites excuse, mon père confectionnait des sabots et le commerce n'était pas assez étendu pour qu'il eut besoin d'un associé! --Ton frère qui était seigneur aurait pu t'établir sur une de ses terres? --Quand je vous dis que mon frère était _saigneur_, c'est qu'il saignait les moutons du voisinage pour avoir une partie du sang. Il n'a jamais possédé de terre plus que j'en ai sous la main! --Et ton frère le marchand ne pouvait-il pas te donner une place dans son établissement et ton industrie dans le commerce des perles ne t'assurait-elle pas un belle existence? --Oh! pour ça quant à mon frère le marchand, il était en société avec la grosse voisine pour vendre de la tire et de la petite bière le dimanche, à la porte de l'église; pour moi j'enfilais des grains du verre que je vendais pour des colliers de perles. Nos trois industries réunies ne rapportaient pas cinq francs chaque semaine pour faire bouillir la marmite. Voilà ce qui fait que le bonhomme, que nous appelions papa, a levé le pied un bon matin pour aller rejoindre, disait-il, la mère que nous n'avons jamais connue. Et il termina d'un ton piteux: Il fallait bien que je changeasse de pays. Le rire qui suivit cette déclaration ébouriffante fut presqu'inextinguible de la part de deux auditeurs, mais, sans se déconcerter davantage, l'interlocuteur continua: --Trou de l'air, c'est tout d'même un fort beau pays que celui que j'ai laissé là _ousque_ l'eau que vous buvez ici est du vin dans nos rivières, même que chaque matin le soleil trouve cinq ou six gaillards qui ronflent à réveiller les morts rien que pour s'être assis sur ses bords. Ces dernières réflexions augmentèrent encore l'hilarité des deux autres. Et toi, reprit celui qui s'appelait Baptiste en s'adressant à l'homme à l'air mélancolique, depuis six mois que nous chassons ensemble et que tu me promets de me faire connaître ton histoire pourquoi ne nous la dirais-tu pas aujourd'hui? Hélas! répondit celui-ci, elle est fort triste mon histoire et ne sera pas bien longue: Vous m'appelez Normand et c'est bien le cas de me donner ce nom puisque la terre où j'ai vu le jour se trouve dans la Normandie. Mon père était autrefois un riche fermier. Il avait acquis de grandes propriétés mais non content, de la jouissance de nos biens, il lui prit la sotte fantaisie d'ajouter un titre do noblesse au nom respectable de Cornichon qu'il portait. Pendant quelques années, il fit de folles dépenses qui nous amenèrent dans un état, de gêne considérable. Pour compléter toutes ses sottises, il acheta un château en ruines qu'on appelait la Cocombière, il acheva d'éparpiller le peu qui nous restait pour te rendre presqu'habitable. Je ne sais quel mauvais drôle lui avait fait croire que par cette acquisition il devenait baron; aussi ne l'appelait-on plus si on ne voulait pas l'offenser, que le Baron de la Cocombière. Je passe brièvement sur les détails des toilettes extravagantes qu'il faisait chaque jour et qui le rendaient, l'objet des risées et des huées des campagnards du voisinage. Quand je passais avec lui, accoutré d'une manière aussi ridicule qu'il l'était lui-même, nous entendions les gamins s'écrier: Voilà Monsieur Concombre et son Cornichon qui passent. Nous recevions ces insultes avec un dédain superbe et sans sourciller. Pour ma part j'aurais tordu le cou à un de ces drôles, si mon père, se renfrognant dans sa dignité, ne m'en eût empêché en m'expliquant qu'il serait malséant pour moi et indigne du sang qui coulait dans nos veines de toucher à l'un de ces _vilains_. C'est avec ce genre d'éducation que j'atteignis mes vingt ans. Nos ressources pécuniaires étaient complètement épuisées et je songeais à chercher une position lucrative, lorsqu'un bon matin mon père arriva dans ma chambre d'un air tout radieux: Mon fils, me dit-il, il va falloir endosser tes plus beaux habits et aller demander en mariage la fille du Marquis de Montreuil dont la domaine avoisine le nôtre. Je vais moi-même présider à ta toilette et voir à ce que le laquais qui t'accompagnera soit en grande tenue. Les ordres de mon père étaient pour moi sans appel. Une heure donc après, coiffé d'un chapeau à plumes, habit galonné en rouge bleu et vert sur toutes les coutures, bottes à l'écuyère toutes rapiécées, j'étais installé sur une rosse, pendant que le laquais espèce de jocrisse, qui devait me suivre à distance et enharnaché d'une manière aussi ridicule, avait en fourche un âne dont la maigreur l'avait obligé à mettre une demi-botte de foin pour se protéger des foulures. Ce foin d'ailleurs devait lui servir de selle. Ce fut dans cet état que je me présentai au château du Marquis, vieux noble d'ancienne souche. J'y fus fort bien reçu et avant que je lui déclarasse le but de ma visite, le marquis m'invita à entrer au salon où sa fille, charmante personne bien élevée, exécutait un air de musique. Rougissant comme une pivoine j'entendis lire la pancarte que j'avais donnée sur laquelle étaient écrits d'une manière illisible mes noms, titres et qualités. Pendant cette longue énumération que mon père avait lui-même griffonnée je voyais la jeune fille se tordre en tous sens pour s'empêcher d'éclater. Cependant elle put se dominer et me montrant un fauteuil elle m'invita à m'asseoir. J'allai donc m'y installer, mais croyant qu'il était incivil de l'occuper tout entier je m'appuyai simplement sur un des bords. Malheureusement, h'avais mal calculé les lois de l'équilibre, le fauteuil culbuta avec moi. Dans l'effort que je fis pour me retenir, je renversai une table chargée de pots de fleur dont la terre et l'eau vinrent me couvrir entièrement la figure. Jamais de ma vie je n'ai entendu pareils éclats de rire. Je jugeai à propos de tenter un mouvement de retraite, mais par malheur en faisant mes salutations de reculons et mes excuses les plus sincères, j'allai poser le talon de ma botte sur les pattes du chien favori couché à peu de distance. Le caniche poussa des cris affreux, je le pris précieusement dans mes bras et le caressai pour tâcher de le consoler, le croiriez-vous la vilaine bête laissa _couler de l'eau_ qui m'humecta. La chaleur que me procura ce _bain improvisé_ me fit perdre complètement la tête, il m'échappa des mains et tomba lourdement par terre. De là redoublement de cris du chien, redoublement aussi d'éclats de rire de l'assistance. Tout confus, je saisis mon chapeau à plumes que j'avais déposé sur le plancher à coté de mon siège, tel que le cérémonial de mon père me l'avait ordonné, et je me retirai de reculons, saluant à droite et à gauche les valets et les cuisinières que je prenais pour le marquis et sa demoiselle qui s'étaient esquivés sans doute pour pour rire plus à leur aise. Apercevant la porte du dehors dans mon mouvement de retraite, je m'y dirigeai avec précipitation. En m'y rendant, toujours en saluant de reculons crainte d'être incivil, je heurtai violemment une grosse fermière qui entrait. Elle portait sur sa tête un vase rempli de crème. Je ne sais comment la chose se fit, mais la fermière dont j'avais barré les jambes tomba sur moi et le pot de crème m'inonda la figure. Certes ce n'était pas un petit poids je vous prie de le croire, que celui de la fermière et lorsque je fus débarrassé de sa masse, grâce aux valets qui nous relevaient en étouffant de rire, j'enfourchai ma monture que mon laquais tenait à grand'peine. Je piquai des deux éperons les flancs de la rosse, elle partit à la course mais ce fut pour gagner l'étable ou il lui restait, sans doute un peu de picotin. En y entrant, malgré tous mes efforts pour l'arrêter, naturellement je fus désarçonné. J'étais tombé à la porte de l'écurie et lorsqu'on me ramena ma bête et les valets n'avaient pas encore fini d'enlever avec du foin et des balais les ordures qui couvraient, la partie de mes habits sur laquelle j'étais tombé. Je remontai de nouveau et ce ne fut qu'à force d'être poussé, battu par les valets et enfin grâce à une corde que mon laquais lui passa au cou pour la faire remorquer par son âne, que l'infâme Rossinante se décida à se mettre en marche. Je m'éloignai de ces endroits accompagné d'éclats de rire que je n'oublierai jamais de ma vie. Mon indigne jocrisse avait entre ses dents au moins la moitié du foin qui lui avait servi de selle pour s'empêcher de faire chorus avec la valetaille du château, tandis que son âne poussait des braiments comme contre-basse. En entendant raconter cette belle équipée, mon père en fit une maladie qui le conduisit en peu de temps au tombeau. Après sa mort, tous nos biens furent vendus, et je m'éveillai un bon matin n'ayant pour tout partage que le chemin du roi. J'ai oublié de vous dire que ma mère était morte depuis un grand nombre d'années. J'étais fils unique, n'ayant pour tout bien que cette arme, (et il leur montra sa carabine) que mon père m'avait donnée dans des jours meilleurs. Voilà pourquoi je me suis embarqué sur un bâtiment qui faisait voile pour le Canada et me suis fait trappeur. Je l'avoue franchement, cette mirobolante histoire réussit à m'arracher un rire que je n'avais pas connu depuis bien des années. Pour les deux autres qui l'avaient écouté avec un grand sérieux jusqu'à ce moment, je crus qu'ils n'en finiraient plus, tant leur hilarité était grande. Lorsqu'ils se furent calmés, Baptiste s'écria: --Sacrement de pénitence, c'était son juron favori, je veux que la corde qui servira tôt ou tard à pendre les trois coquins que nous avons rencontrés aujourd'hui m'étrangle si je crois un seul mot de ce que vous venez de dire. Il vaudrait mieux tout bonnement avouer que comme moi vous êtes poussés comme des champignons, remettant votre appétit au lendemain quand vous n'aviez rien à manger la veille. Pour moi qui me connais en homme, je vous sais deux vigoureux gaillards, honnêtes et déterminés. Là franchement donnons-nous la main, ce sera entre nous à la vie et à la mort, si vous voulez. Nos origines et nos titres de noblesse sont du même niveau et sans frime après que nous aurons soupé, je vous raconterai la mienne. Ils échangèrent ensemble de cordiales poignées de mains et le silence ne fut bientôt troublé que par le pétillement du feu et le bruit de leurs mâchoires. Les appétits satisfaits, Baptiste commença sa narration: Son enfance avait été misérable comme celle de presque tous les enfants trouvés. Abandonné sur le bord du chemin, il avait été recueilli par une espèce de mégère qui l'avait élevé dans un but de spéculations Elle parcourait les villes et les villages, exploitant la pitié des personnes charitables par l'état de maigreur et de dénûment dans lequel elle le maintenait en le privant de nourriture et en vendant les hardes qu'on lui donnait pour en employer l'argent à acheter des liqueurs spiritueuses dont elle se gorgeait. Lorsqu'il eut atteint l'âge de sept ans, il avait déserté pour échapper à ses mauvais traitements et était venu rejoindre un campement de sauvages qu'il nomma et que je reconnus comme faisant partie de la tribu où j'étais chef, et au milieu de laquelle il avait passé une dizaine d'années. La guerre étant survenue, il s'était engagé comme volontaire dans le corps expéditionnaire du Commandant Ramsay qui partait pour l'Acadie. Les ennemis du sol une fois repousses, il s'était embarqué à bord d'une corvette française ayant nom _La Brise_. Pris comme corsaire et vendu en qualité d'esclave, en même temps que son chef sauvage qui commandait sur le même vaisseau à cinquante volontaires de sa nation, il était parvenu à s'échapper après des dangers sans nombre. Il avait depuis sillonné les mers en tous sens et était revenu se faire trappeur avec le dessein bien arrêté de revoir ses anciens amis. Comme il était certain que le chef devrait être mort dans les fers de l'esclavage n'en ayant eu aucune nouvelle depuis, il désirait surtout rencontrer la fille de ce même chef qui avait été une Providence pour lui avant son départ et la protéger dans le cas où elle serait dans la nécessité, en reconnaissance de ce qu'elle avait fait. On peut imaginer avec quel intérêt mêlé de surprise j'écoutai cette histoire. Elle était d'ailleurs de nature à m'intéresser à plus d'un titre. D'abord la rencontre de Baptiste que j'avais double plaisir à revoir puisque je le connaissais depuis nombre d'années et que c'était le même qui enfant, était, venu nous demander asile. En l'absence de Paulo, il était le commensal le plus assidu de ma cabane. Angeline lui avait voué une amitié toute fraternelle. Elle lui avait même donné des leçons de lecture et d'écriture qui avaient considérablement développé son intelligence déjà remarquable. Aussi le pauvre orphelin, peu habitué aux bons procédés, la traitait-il avec une déférence et un amour tout filial, bien qu'elle n'eut que peu d'années de plus que lui. C'était elle, la chère ange, qui l'avait engagé a prendre du service à bord de _La Brise_ pour me porter secours au besoin. Ces derniers détails, je les ignorais entièrement. J'étais doublement heureux de la rencontre de Baptiste. Bien que j'eusse la certitude que je ne m'étais pas trompé sur les scélérats qui avaient commis les actes de brigandage à Ste. Anne, j'allais cependant éclaircir tous mes soupçons, car Baptiste connaissait parfaitement Paulo; aussi m'empressai-je de sortir de ma cachette. Malgré le peu de bruit que je fis, l'oreille exercée des trappeurs les avertit de l'approche d'un étranger. Croyant à une attaque subite, il disparurent derrière les arbres et je vis briller à la lueur du feu les canons de trois carabines. J'élevai la voix et continuai à avancer en disant: Est-ce que par hasard trois hommes jeunes et vigoureux comme vous l'êtes auriez peur d'un compagnon chasseur? Je m'approchai complètement désarmé jusqu'auprès du feu. A ma vue, Baptiste laissa tomber son fusil, puis la bouche ouverte, l'oeil fixe, il me contempla un instant avec un étonnement indicible. D'un saut, il fut auprès de moi, m'embrassa les mains, fit mille contorsions, mille gambades, tant était délirante la joie qu'il éprouvait de me revoir. Ses autres compagnons le regardaient faire avec une surprise et un ébahissement non moins grand. Sans nul doute, ils crurent que leur chef devenait fou à lier. Lorsqu'ils eurent repris leurs sens et que Baptiste leur eut donné quelques explications, il me fallut répondre aux pressantes questions de Baptiste qui me demandait des informations sur mon sort et celui d'Angeline. Je lui racontai mon temps d'esclavage, mon évasion et les derniers moments d'Angeline et d'Attenousse aussi brièvement que possible. On ne saurait voir une douleur plus réelle et des larmes plus sincères que celles qu'il versa en entendant ce récit. Sa rage contre Paulo était indicible. "Et moi, disait-il en m'interrompant à chaque instant, moi qui les ai tenus tous trois aujourd'hui au bout de ma carabine. Ah! si j'avais su, si j'avais su... mais les misérables ne perdent rien pour attendre". Attenousse avait été pour lui un ami et un protecteur. Il me raconta ensuite qu'il avait surpris une conversation entre les trois bandits, que ses compagnons n'avaient pu comprendre parce qu'ils parlaient dans en langue iroquoise à laquelle ceux-ci étaient étrangers. Bien qu'il n'eut pu saisir qu'imparfaitement, ce qu'ils se disaient, il avait vu qu'il s'agissait d'un projet d'enlèvement; mais que l'entreprise qu'ils se proposaient devait être entourée de grands périls, car c'est à qui des trois ne l'exécuterait pas. Après avoir longtemps délibéré il fut facile à Baptiste de conclure, par les mots qu'il pouvait entendre quoiqu'ils ne fissent que des phrases décousues qu'ils étaient décidés de mettre leur projet à exécution le plus tôt possible. Ils étaient poussés par l'espoir d'une rançon que le chef paierait pour délivrer son enfant d'adoption. On peut concevoir l'impression que me fit cette révélation. C'était à n'en pas douter mon Adala qu'ils voulaient me ravir; peut-être même étaient-ils déjà en marche. Ils avaient néanmoins compté sans leur hôte et, malheureusement pour eux, la partie était trop forte, ils ne devaient pas en recueillir le gain. Nous concertâmes nos plans de défense, Baptiste et ses deux amis devaient surveiller toutes les démarches des brigands et m'avertir quand ils les verraient tenter quelque chose de suspect. La surveillance de Baptiste méritait considération surtout, lorsqu'il était guidé par la reconnaissance comme dans cette occasion; ses compagnons par amitié pour lui s'étaient liés de tout coeur à moi et me juraient fidélité. Ils étaient guidés par l'esprit des aventures d'abord, puis par le courage que met tout honnête homme à prévenir un crime, et en prévenir ceux qui devaient en être les auteurs. C'était pour eux un stimulant plus que suffisant. Comptant donc sur ces auxiliaires, je pris le chemin de ma demeure bien décidé à verser jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour défendre mes protégées. En arrivant dans le village, j'informai les habitants que j'étais sur les traces de ceux qui avaient jeté la consternation parmi eux. Je leur fis connaître la tentative qu'ils devaient faire pour enlever Adala. Il n'y eut qu'un cri d'indignation parmi ces braves gens; tous s'offrirent de me prêter main forte et nous nous séparâmes après avoir convenu de faire bonne garde et de donner l'éveil dans le cas où un des trois misérables serait aperçu rôdant dans les environs. Quinze jours se passèrent dans une parfaite tranquillité et sans que j'eusse de renseignements sur mes nouveaux alliés. Je connaissais trop la perspicacité et le dévouement de Baptiste pour douter un instant qu'il ne remplit scrupuleusement le rôle important que je lui avais confié. Cependant ce calme apparent était bien loin de me faire prendre le change. J'étais trop au fait des habitudes sauvages pour ne pas voir dans ce repos une ruse afin de mieux nous surprendre plus tard, aussi avais-je pris mes précautions en conséquence. Enfin le soir de la vingtième journée, j'étais assis sur le seuil de la porte lorsque le cri du merle siffleur se fit entendre; c'était le signal convenu. Je tressaillis involontairement. J'ordonnai à la vieille de fermer les contrevents, de barricader les portes et de n'ouvrir qu'à ma voix; puis je me dirigeai précipitamment vers l'endroit d'où était parti le cri. Je ne m'étais pas trompé, ce signal venait d'un des compagnons de Baptiste. C'était le gascon qu'il m'expédiait. II m'informa que les trois bandits s'étaient occupés de chasse et de pêche, ils avaient, fumé les viandes et les poissons comme s'ils se fussent préparés à un long voyage. Ils avaient de plus confectionné un léger canot d'écorce sur la rivière St. Jean avaient déposé des provisions de distance en distance en descendant vers le village de Ste. Anne. Baptiste me faisait dire de plus qu'ils avaient préparé une hotte dont la destination était évidente, il était d'opinion que cette nuit même, ils frapperaient le coup décisif; puisqu'ils n'étaient qu'à deux lieues à peine des habitations. Je devais donc me tenir sur mes gardes pendant qu'eux-mêmes ne seraient pas loin. Je fis prévenir six des hommes les plus déterminés et intelligents de mon voisinage et les disposai de manière que leur présence fut parfaitement dissimulée. D'après mes instructions, ils ne devaient tirer qu'au premier commandement. J'oubliai par malheur de faire la même recommandation au gascon éloigné d'environ trois cents verges de la maison ou je m'étais embusqué. TENTATIVE ET ATTAQUE. Une nuit des plus sombres enveloppa bientôt la demeure et tous les alentours. Un silence parfait régnait dans toute la campagne. Le temps était à l'orage; parfois un éclair illuminait la nue et venait en serpentant se perdre dans un endroit désert: Le tonnerre grondait dans le lointain et ses roulements nous arrivaient comme les détonations de mèches de canons. Vers onze heures, le craquement d'une branche comme si elle eut été brisée sous les pas d'un homme retentit à mon oreille. Deux carabines bien chargées étaient auprès de moi; j'en saisis une et me tins prêt à tout événement. Je m'assurai aussi que mon couteau jouait parfaitement dans sa gaine. Mon oeil bien qu'exercé à l'obscurité dans les chasses à l'affût que je faisais la nuit, ne pouvait cependant percer les ténèbres qui m'environnaient. Heureusement qu'un éclair brilla un instant. Il disparut très vite, mais néanmoins j'eus le temps de remarquer une touffe d'arbrisseaux qui se trouvait à trois arpents à peu près de la maison et qui n'y était certainement pas lorsque j'avais fait l'inspection des lieux. Dix minutes après, un nouvel éclair apparut au firmament. J'avais toujours l'oeil fixé vers l'endroit où je venais de voir le buisson. Pendant ce laps de temps, il s'était considérablement rapproché. Il ne devait pas être a plus de vingt pieds du gascon. Instruit par Baptiste des ruses des indiens, ce dernier n'ignorait pas qu'il y avait embûche et que l'ennemi s'avançait. En même temps, son chien qu'il ne retenait qu'avec peine réussit à s'échapper et s'élança dans la direction du buisson en poussant d'affreux hurlements. A peine y fut-il arrivé que ses furieux aboiements se changèrent en cris plaintifs. Le bouillant gascon n'y put tenir plus longtemps. En deux bonds, il fut à l'endroit où les bandits abrités par le buisson s'avançaient vers ma demeure. Un détonation se fit entendre, un blasphème affreux y répondit et le craquement de branches qu'on ne cherchait plus à dissimuler nous avertit que quelqu'un s'échappait. Pendant ce temps le français faisait un bruit d'enfer. Les _sandédious_ les _cadédis_, je te tiens _couquin_, étaient montés au plus fort diapason. Des torches que nous avions préparées furent allumées et nous accourûmes. Le compagnon de Paulo avait rendu l'âme, la balle lui avait traversé le coeur. Le blasphème avait été son dernier adieu à la terre. Quant au gascon en apercevant son chien qui perdait son sang par une large blessure à la poitrine il se mit à l'embrasser pleurant et lui prodiguant les épithètes les plus tendres tandis que les _couchons_, les _voleurs_, les _canailles_, lui sortaient de la bouche par torrents à l'adresse de l'homme mort. Sur ces entrefaites, Baptiste arriva avec le Normand et les villageois. Tous avaient fait feu mais sans effet pensaient-ils. Le cadavre du brigand fut identifié par les chasseurs comme celui d'un des compagnons de Paulo. Sa figure était hideuse. Une hotte qui devait servir à transporter Adala était auprès de lui. Cependant ce dernier acte d'audace avait mis le comble à la terreur des habitants. Éveillés par nos coupa de feu tous étaient accourus pour nous secourir; les uns armés du haches, les autres de fourches, etc., etc., tant on craignait que nous eussions affaire à une bande plus considérable. On n'avait laissé aux maisons que le nombre d'hommes nécessaires en cas d'attaque. Nous décidâmes de suite de faire une nouvelle battue. Au point du jour le lendemain, nous devions nous mettre en marche pour fouiller avec le plus grand soin les bois, d'alentour. Nous espérions qu'un des malfaiteurs, peut-être tous les deux, auraient pu être atteints par les balles et auraient été dans l'impossibilité de fuir bien loin. Une semaine de recherches minutieuses et dont le cercle était chaque jour agrandi ne put nous faire découvrir d'autre trace qu'une ou deux gouttes de sang dans un fourré où bien probablement Paulo et compagnie s'étaient arrêtés. Ces démarches infructueuses mettaient Baptiste au désespoir à cause de l'intérêt extraordinaire qu'il portait à l'enfant d'Angeline et d'Attenousse. Le gascon de son côté était inconsolable de la perte de son chien: il n'en parlait qu'en jurant comme un païen. Il aurait voulu être le diable en personne pour faire griller le _couquin_, tant il redoutait la reconnaissance de sa Majesté Fourchue en faveur d'un misérable qui l'avait toujours si bien servi de son vivant. Le normand lui accusait piteusement son peu de chance de ce qu'il était né un vendredi et sous une mauvaise étoile. Cependant j'étais dévoré d'inquiétude. Je connaissait trop bien la scélératesse de Paulo, son caractère haineux et vindicatif pour ne pas être assuré que tôt ou tard, il tenterait une revanche éclatante. Je n'osais donc plus m'éloigner de la maison et laisser Adala d'un seul pas. Je la conduisais par la main dans mes courses journalières. Si je sortais en voiture, je la faisais asseoir à côté de moi; La nuit, son petit lit était placé tout près du mien. Je passais des heures entières à la regarder dormir essayant à deviner, chacune de ses pensées. Quand je voyais ses lèvres roses s'agiter et laisser échapper un sourire, je me demandais si elle ne causait en songe avec sa mère ou avec les anges ses petits frères. J'ajustais ses couvertures de crainte qu'elle ne prit du froid et doucement bien doucement, j'embrassais son couvre-pieds pour ne pas l'éveiller par le contact de ma bouche. Elle avait à peine plus de quatre ans et j'admirais avec quelle rapidité son intelligence se développait. Tous ceux qui la connaissaient étaient aussi surpris de son étonnante précocité. Sa grand'mère et une bonne vigoureuse servante que j'avais engagée, l'aimaient presqu'autant que moi. L'hiver qui suivit se passa dans une parfaite tranquillité. On n'avait pas entendu parler de Paulo ni de son complice, les vols et les rapines avaient cessé. Tout le monde se félicitait de l'idée qu'ils étaient pour toujours disparus, seul probablement je n'ajoutais pas foi à cette croyance devenue générale. Toutefois, une chose me rassurait, c'est que si je n'entendais rien dire de Baptiste et de ses braves compagnons, j'étais certain qu'ils surveillaient notre homme de près et feraient tout en leur pouvoir pour détourner les projets malicieux que le traître et son complice tenteraient contre moi ou plutôt contre Adala. Ce à quoi mes associés et surtout Baptiste tenaient le plus, c'était de les prendre tous les deux vivants peut-être auraient-ils recruté quelques autres sauvages et ils jouissaient d'avance du plaisir de les livrer à la justice. Baptiste était rusé, mais il avait affaire à forte partie: Paulo de son côté ne manquait pas de finesse. Son intelligence naturelle, l'instinct de la conservation l'avertissaient qu'il était poursuivi. Aussi, comme je l'appris plus tard; fallait-il faire de rudes marches pour ne pas perdre sa piste. La route qu'ils suivaient était toujours directe et tendait évidemment à un but... mais n'anticipons pas les évènements. LA CAVERNE DES FÉES Ceux qui ont visité Ste. Anne de la Grande Anse n'ont pu s'empêcher de remarquer une montagne allongée de douze à quinze arpents qui se trouve à une petite distance du fleuve. Son dos s'arrondit mollement en se prolongeant; elle n'est pas très élevée, mais assez pour que, du haut de son sommet, la vue domine le paysage magnifique qui l'environne. Rien de plus agréable que de contempler son versant nord, boisé d'arbres variés et magnifiques. Des crêtes de rochers qui partent du haut et viennent jusqu'au bas vous représentent les côtes d'un immense cétacé dont la montagne a d'ailleurs l'apparence. L'une de ces crêtes présente vers le milieu un aspect plus âpre, plus hérissé. Elle a un pic qui domine les beaux arbres bordant les flancs de la montagne. Ce pic est aride et dénudé. Vers la partie ouest, il est coupé perpendiculairement. Il forme un contraste saisissant avec les autres bandes de rochers parallèles qui sont à demi caché par une luxuriante végétation. Depuis longtemps, les habitants de l'endroit m'assuraient qu'une caverne profonde, creusée dans ce pic présentait dans son intérieur des dispositions tout à fait extraordinaires. Quelques-uns mêmes affirmaient, mais ceux-là, je suppose, n'étaient pas les plus hardis, que souvent des bruits étranges s'y faisaient entendre. Je décidai un jour d'aller en faire l'examen. Je pris avec moi un de ceux qui l'avait déjà visitée et qui lui prêtait dans son imagination le caractère le plus féerique. On y parvenait en gravissant une pente très abrupte. De grands arbres répandaient leur ombrage sur l'entrée spacieuse de la caverne. La chambre principale se trouvait éclairée par fissures de la voûte par lesqelles filtrait une douce lumière. Au centre, une énorme pierre carrée à surface unie semblait représenter une table. Cinq ou six pierres échappées de la voûte étaient disposées autour à la manière de tabourets. A deux pas plus loin une colonne de pierre, toute d'une pièce, s'élevait droite et perçait la voûte. Elle avait la forme des cheminées de nos habitations de campagne. Cette caverne était divisée en plusieurs compartiments. Deux dans le fond étaient éclairés par les rayons du soleil qui y pénétraient par des ouvertures naturelles. Cette lumière donnait la vie aux petites fleurs qui en tapissaient les parois. Quelques vignes sauvages grimpaient le long des rochers, montaient jusqu'aux interstices et s'échappaient au dehors comme pour aller demander plus de sève au soleil. A gauche, se trouvait un alcôve éclairé seulement par l'entrée. Au fond de cet alcôve et a angle droit on voyait un antre obscur, où il y avait un trou profond, circulaire, s'enfonçant tellement dans la montagne que j'essayai à le sonder avec une perche de dix-huit pieds sans aucun résultat. En approchant mon oreille de l'ouverture, j'entendis comme le bruit d'une forte chute d'eau. Quelques années plus tard, lorsque je visitai la caverne, avec mon Adala à qui j'en avais parlé, l'intérieur en était complètement changé. Des tremblements de terre avaient fait tomber une partie de la voûte. Ce n'était plus qu'une ruine de ce que j'avais vu. Un jour, il y eut grand émoi dans le village. Deux hommes, en longeant le sentier au pied de la montagne, y avaient aperçu des flammes et une fumée qui s'en échappaient. On avait même vu deux ou trois ombres sur le sommet du rocher et ce ne pouvaient être des hommes. La frayeur était à son comble. Des voisins vinrent le soir veiller chez moi, suivant leur habitude, et me racontèrent ce qui faisait le sujet de toutes les conversations. Tous ceux qui fréquentaient ma maison étaient de braves gens doués d'un esprit sain et de le plus grande honnêteté, de plus d'un courage éprouvé. Mais ce soir-là parmi eux se trouvait un autre homme qui, depuis trois à quatre jours, sous un prétexte ou sous un autre, venait me faire des visites fréquentes et fort assidues. Il habitait une cabane à quelque distance de chez moi. Elle était située sur la lisière immédiate des bois et aux pieds de ce qu'on appelait la Montagne Ronde. Cette montagne est ainsi nommée parce qu'elle ressemble à un pain de sucre dont le sommet aurait été arrondi. La renommée de cet individu était rien moins que recommandable. Les gens du l'endroit se disaient tout bas qu'il avait incendié plusieurs granges et qu'il ne vivait que de vols. A vrai dire, sa figure ne prévenait pas en sa faveur. Il avait un front bas et fuyant, d'épais sourcils où se joignaient ensemble et semblaient tirer au cordeau. Ses yeux était louches, ternes et sournois. Ils s'illuminaient quelquefois et jetaient alors un éclat fauve. Son nez aquilin se recourbait sur une bouche dont les lèvres étaient tellement minces qu'on les eut dites coupées comme une incision faite dans une feuille de papier. Lorsqu'il parlait, ou pouvait voir quelques dents rares mais aiguës comme celle d'un serpent. Les muscles de la mâchoire inférieure présentaient à son angle un gonflement tel qu'en possède le tigre et tous les animaux féroces. Ce soir là, il était en belle humeur et nous amusait par le récit d'un événement qui s'était passé chez lui dans la journée: Un fou était entré dans sa maison, y avait fait toutes les perquisitions possibles sous prétexte de chercher une poule qu'il disait avoir été dérobée et qui devait s'y trouver. Il s'était parait-il, livré à mille extravagances tout en cherchant cette fameuse poule. Les excentricités du pauvre insensé telles que le "_louche_," ainsi nommerai-je l'individu, les rapportait, faisaient tordre de rire mes voisins. Il en était au beau milieu de sa narration, lorsque la porte s'ouvrit. Un mendiant entra. Il se dirigea d'un pas délibéré vers la table, s'assit auprès, puis, tout en regardant l'assistance d'un air hébété, il demanda à manger en frappant du pied. J'appelai la vieille indienne qui lui apporta de la nourriture. Il mangea avec avidité sans regarder personne. Lorsqu'il fut rassasié, il tira de sa poche une sale bouteille et alla en offrir un coup au louche, son plus proche voisin. Il y mit même beaucoup de persistance en le regardant fixement. Comme pour la forme seulement il vint à moi, la bouteille à la main, fit mine de me la présenter et se plaça de manière que la lumière se refléta sur sa figure, tout en tournant le dos aux autre, et mit un doigt sur sa bouche et me fit un clin d'oeil. Je tressaillis malgré moi; si je l'avais pu je lui aurais sauté au cou. C'était mon brave ami, mon fidèle Baptiste pour moi seulement, pour les autres c'était le fou dont la louche nous entretenait à son arrivée. Désappointé et comme insulté de ce que personne ne voulait prendre part à ses libations, il retourna auprès de la table et avala le contenu de sa bouteille. Dix minutes après, il était étendu sur le plancher tout auprès du louche et ronflait profondément. Par complaisance je lui mis un oreiller sous la tête. Il ouvrit son oeil intelligent; me fit un nouveau clin d'oeil en même temps qu'un signe imperceptible aux autres, d'observer le louche. La conversation de ce dernier continuait intarissable sur le compte du fou. Je compris que Baptiste nous ménageait quelque surprise. Effectivement pendant que le narrateur en était au plus beau de son récit, l'ivrogne, comme dans le milieu d'un rêve, d'une vois profondément avinée laissa échapper ces paroles: "j'ai vu l'ombre de ceux que j'ai tués, malheur!" A ces mots le louche s'arrêta et l'examina, mais le mendiant ronflait déjà. Sa narration continua avec moins d'entrain. Néanmoins dix minutes après, de nouveaux souvenirs lui revenant, il recommença à parler et à rapporter encore des actions du fou lorsqu'un nom que celui-ci prononça attira son attention: "Paulo est mort, c'était mon complice." A ce nom, le louche, je ne savais pourquoi, fit un soubresaut comme s'il eût été piqué par une vipère. Je le vis pâlir et frissonner imperceptiblement, mais se remettant bientôt, d'un air dégagé, il alla prendre la chandelle sur la table et, tout en s'excusant, il l'approcha du mendiant et le regarda longtemps. Celui-ci dormait du plus profond sommeil, un peu d'écume même lui sortait de la bouche. "Je pensais, dit-il, en posant la lumière à sa place, que le malheureux était malade, j'avais cru l'entendre se plaindre." Je remarquai toutefois que dès ce moment, le louche devint taciturne. Bien que l'heure ne fut pas très avance, il nous souhaita le bonsoir et partit. Peu d'instants après son départ, le mendiant se leva et se traînant après les meubles, le jarret pliant, d'un pas titubant; il se dirigea vers la porte que je fus obligé de lui ouvrir tant il n'y voyait rien. A peine était-il dehors qu'on entendit le cri du merle siffleur. Bientôt après, le fou rentra en trébuchant, se recoucha, en peu d'instant ses ronflements sonores recommencèrent. Mes voisins se retirèrent en nous disant bonne nuit à la vieille mère et à moi. Tout en allant les reconduire, je fermai les contrevents, pendant que ma vieille indienne Aglaousse, éteignait les lumières trop vives. Elle aussi avait reconnu Baptiste, mais moi seul avait pu le remarquer sur sa figure. Quand je rentrai, une entière transformation s'était faite chez le fou apparent. Il avait ôté sa perruque, fait disparaître une partie de ses haillons; il causait familièrement avec l'Indienne et n'était pas plus ivres qu'un homme qui n'a bu que de l'eau. C'était aussi ce que contenait la bouteille. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre et après quelques informations, Baptiste s'empressa de me dire qu'il n'y avait aucun danger pour Adala du moins pour quelques jours. Il me raconta le résultat de sa chasse à l'homme. Depuis au-delà de huit mois qu'ils poursuivaient Paulo et son digne acolyte, il n'y avait eu que ruses et embûches des deux côtés. C'était à qui surprendrait et ne serait pas surpris. Les deux scélérats avaient pris tous les moyens possibles pour que leurs traces ne fussent pas reconnues. Afin de faire perdre leurs pistes, ils avaient souvent monté et redescendu dans le cours des ruisseaux des distances considérables. Aussi les chasseurs eurent-ils bien du mal avant que de pouvoir les retrouver. Enfin un jour, les sauvages se croyant à l'abri de toute poursuite avaient fait halte dans un endroit écarté pour prendre quelque nourriture, sans même avoir la précaution de dissimuler toute trace de passage. Les français et un trappeur canadien, qu'ils s'étaient adjoints, reconnaissaient par l'habitude de l'observation la piste d'un homme fut-il sauvage ou blanc. D'ailleurs Paulo, qui avait, perdu le gros doigt du pied gauche, imprimait sur le sol humide des marais une empreinte caractéristique. Mes amis, en arrivant dans le lieu où le repas avait été pris, reconnurent d'une manière facile et certaine quels étaient ceux qui y avaient séjourné. Dès ce moment, ils pouvaient les suivre plus aisément, connaissant la direction de leurs pas qu'ils ne prenaient plus même la peine de cacher. Ils se dirigeaient évidemment vers un campement composé de sept sauvages renégats chassés de leurs tribus pour leur mauvaise conduite. Il eut été difficile de trouver un homme plus énergique et plus déterminé que Baptiste. Les trois hommes de coeur qui l'accompagnaient étaient aussi braves que rusés. Leur nouvel associé s'appelait Bidoune. Enfin, après une assez longue marche, ils arrivèrent auprès de ce campement et ils purent se convaincre que Paulo et son ami y était installés. Comme ils étaient sans défiance, Baptiste, avec des précautions infinies réussit à s'approcher tout auprès et put saisir quelques mots de leur conversation. Ils discutaient vivement un projet d'enlèvement analogue au premier. Paulo leur avait fait entrevoir quelle forte rançon le chef paierait pour le rachat de son enfant. Leur plan était tout mûri: A un moment donné, ils devaient se rejoindre chez le _louche_ où des armes étaient déposées. C'est d'après ces renseignements que Baptiste avait cru devoir prendre le prétexte d'une poule perdue pour y faire des perquisitions. Comme l'enlèvement était plus facile par le fleuve, un canot serait mis dans le voisinage dans lequel on embarquerait l'enfant pendant qu'une bande ferait en sorte d'attirer les poursuivants vers les bois. Leur intention était de se diriger vers les îles de Kamouraska où ils se tiendraient cachés pendant une quinzaine de jours pour détourner les soupçons, puis ils se rejoindraient à l'Islet aux Massacres. Ils devaient de plus incendier la demeure d'Hélika, saisir la vieille et le chef à qui, d'après les conventions, ils ne feraient aucun mal, les lier fortement tous les deux de manière à les mettre hors d'état de donner l'alarme. Au récit de ce diabolique projet je voyais les yeux de l'indienne briller comme des tisons ardents à l'idée des outrages que sa petite fille pourrait endurer parmi de tels brigands. Pour moi des transports de rage indicible me saisirent, d'un rude coup de poing je fis voler la table en éclata. Ah! oui je sentais bien alors le sang de ma jeunesse se réveiller. Je voulais prendre mon fusil, courir au devant d'eux et les tuer comme de misérables chiens enragés. La vieille mère aussi s'offrait de s'armer d'une carabine et de venir avec moi à leur rencontre. Tous les deux nous étions exaspérés, mais Baptiste plus calme réussit à nous tranquilliser. Je lui demandai l'explication du cri du merle siffleur que nous avions entendu pendant sa sortie de là soirée. Vous en saurez quelque chose demain matin, dit-il, l'invention n'est pas de moi, elle est du gascon et du normand. Soyez sans aucune inquiétude, nous veillons sur vous tous. L'étoile du matin allait, paraître quand Baptiste, après nous avoir serré la main, se glissa sans bruit dans l'ombre comme s'il en eut été le génie. Quelque temps après son départ et avant que le bedeau vint sonner l'angélus, vous eussiez pu voir un homme agenouillé sur les degrés du perron de l'église attendant en grande hâte qu'elle fut ouverte pour y entrer. Cet homme était tout défait. Sa figure était pâle et cadavéreuse. Il regardait de tous côtés d'un oeil inquiet et inquisiteur. Lorsque le curé entra dans la sacristie pour dire la messe, il le supplia de vouloir bien le confesser. C'est qu'en se rendant chez lui le soir, le louche, car c'était lui, avait vu et entendu des choses bien terribles. Dans le sentier qu'il devait parcourir pour gagner son habitation, il passait à travers de grands arbres sombres et poussés entre deux rochers. Tout à coup, une boule de feu vint tomber à ses pieds. Il s'arrêta stupéfait, ses cheveux se dressèrent d'épouvante. A deux pas en face de lui un être étrange, diabolique, ayant des yeux rouges, une bouche ouverte qui laissait apercevoir des dents de la longueur du doigt, était immobile au milieu du chemin. Il avait, en guise de mains des pattes ressemblant à celles d'un ours avec des griffes beaucoup plus longues qui s'étendaient vers lui. Il put voir cette apparition à la lueur que jetait le globe de feu. La tête du monstre était, surmontée de deux cornes énormes. Il entendit en même temps un bruit de chaînes. Il se tourna dans l'intention de rebrousser chemin, mais une seconde boule, de feu tombait en arrière de lui. Un autre diable plus terrible encore, s'il était possible, que le premier, dont la bouche lançait des flammes, lui barrait le passage. Dans sa main, il tenait une fourche énorme tandis qu'au-dessus de sa tête, un troisième globe de feu roulait dans les airs eu sifflant et laissait tomber sur lui une pluie d'étincelles. Le louche, dit le premier diable, dont la voix caverneuse ressemblait à s'y méprendre à celle des enfants des bords de la Garonne, "Cadédious, mon bon, nous venons te chercher au nom de Satan. Tu as fait assez, de mal comme cela, tu nous appartiens corps et âme". L'autre voix en arrière reprenait: "Nous allons t'amener rejoindre Paulo en enfer, depuis une heure nous l'y avons conduit." On entendait une autre voix avec un rire sec qui disait: "Nous allons en faire un fricot avec vous tous." Puis les deux autres diables s'approchaient de lui pendant que la boule de feu venait lui roussir les cheveux. Il allait s'affaisser lorsqu'il eu ressentit la chaleur. Se signant à la hâte, il s'élança d'un bond prodigieux en avant d'un des diables qui effrayé sans doute par le signe de croix lui avait, livré passage. Il prit sa course, mais une course plus rapide que celle du meilleur lévrier, malheureusement les diables eux aussi courent fort vite et les boules de feu l'eurent bientôt rejoint, tantôt le précédant et le suivant. Pour les éviter, il faisait des sauts de bélier, poursuivi toujours par le même bruit de chaînes et les mêmes ricanements. Hors d'haleine, sentant ses jambes fléchir sous lui, il arriva enfin à sa cabane; mais à sa grande stupeur, elle était toute réduite en cendres. Il s'arrêta terrifié. Une détonation venant d'en haut lui fit lever les yeux. Il aperçut des globes de feu énormes et de toutes les couleurs qui menaçaient de lui tomber sur la tête. A cette vue, il reprit sa course désespérée poursuivi et toujours par les mêmes fanfares infernales. Enfin à force de se signer et de recommander son âme à Dieu, il put faire disparaître tous les diables. Il gagna le village toujours en courant et alla se réfugier, comme on l'a vu, sur le perron de l'église. Telle fut l'histoire qu'il raconta au bedeau et dont je donne ici le résumé. Celui qui eut visité la caverne des fées le jours précédent aurait été étonné de voir le genre d'occupation auquel trois hommes se livraient. Deux cousaient ensemble des morceaux d'écorce de bouleau percés de trous à l'endroit des yeux, de la bouche et ornés d'un nez énorme. De temps en temps, ils s'ajustaient ces masques sur la figure en riant de bon coeur à l'apparence qu'ils leur donnaient. Bidoune, d'un autre côté, (car le lecteur a sans doute reconnu que la mascarade qui avait causé une si grande terreur au louche, était une pure invention du gascon et de son ami pour débarrasser la paroisse de cet homme traître et méchant) adaptait au bout d'une perche un paquet d'étoupe. Des boules enduites de térébenthine étaient à côté de lui. Tout en travaillant, on se distribuait les rôles. Bidoune devait grimper dans le haut d'un arbre pour lancer à point nommé la seconde boule préalablement enflammée. La première était réservée au gascon qui la pousserait à coups de pieds en avant du louche pendant que Bidonne l'empêchait de retourner en arrière avec la sienne en poussant des rires homériques que le pauvre malheureux prenait pour des ricanements infernaux. Il est inutile de dire que l'étoupe que Bidoune faisait jouer au bout de sa perche et qui laissait tomber des étincelles constituait le globe de feu venant des airs. Une simple figure avait produit la détonation. La cabane avait été incendiée parce que Baptiste dans la recherche de sa poule y avait découvert les armes et les provisions nécessaires à l'enlèvement. Le canot, soigneusement caché dans les branches, les avirons, la hotte et des cordes y avaient été transportés et le tout avait brûlé ensemble. Leur plan avait réussi, jamais la louche ne reparut dans ces endroits. Les trois ombres de la Caverne des fées qui avaient causé tant d'effroi aux braves habitants de Ste. Anne, sont maintenant expliquées. L'HÔPITAL GÉNÉRAL La guerre entre Paulo et mon Adala allait donc se continuer avec plus d'acharnement que jamais. J'avais espéré vainement que la leçon qu'il avait reçue, lors de sa première tentative d'enlèvement, lui aurait profité; mais puisqu'il redoublait de rage, c'était à moi de pourvoir au salut de mon enfant et de la mettre hors des atteintes de ce tigre à face humaine. Je dois l'avouer, si j'avais usé de ménagement envers lui, c'est c'est que je me sentait coupable des mauvais exemples que je lui avais donnés et dont il n'avait que trop profité; je lui avais fait dire, combien je regrettais mon fatal passé; je lui avais même envoyé de l'argent pour qu'il put vivre honnêtement et abandonner le sentier du crime. Il parut accepter ces conditions et garda la somme d'argent qu'il dépensa en orgies crapuleuses et à préparer des plans diaboliques. Le lendemain soir, Baptiste revint chez moi pendant que nous étions seuls, je lui fis part du plan que j'avais conçu de mettre Adala et sa grand'mère on sûreté et de donner ensuite la chasse aux bandits. Il m'approuva du tout coeur. Ce qui me faisait hâter d'avantage c'est que la rumeur rapportait qu'un meurtre atroce avait été commis à une douzaine de lieues de l'endroit que j'habitais. En voici les détails: Deux sauvages étaient entrés dans la maison d'un riche et honnête cultivateur. C'était un Dimanche, et tout le monde assistait au service divin. La mère de famille était restée seule avec deux petits enfants dont l'aîné pouvait avoir sept ans et le plus jeune cinq. Cette jeune femme était très hospitalière et très charitable, aussi accorda-t-elle volontiers la nourriture que les deux sauvages avaient demandée en entrant. Lorsqu'ils eurent pris un copieux repas, ils exigèrent de l'argent. La pauvre mère comprit alors qu'elle avait affaire à des scélérats et qu'elle pouvait redouter les derniers outrages. Elle chercha à gagner du temps espérant qu'on reviendrait bientôt de l'Église lui porter secours. Par malheur pour elle, la messe avait été beaucoup retardée, le curé ayant été obligé d'aller administrer les derniers sacrements à un homme mourant. C'est alors que Paulo, saisissant son tomahawk en asséna un coup terrible sur la tête de l'infortunée qui tomba assommée. Deux crimes affreux furent accomplis ensuite. Les infâmes firent des recherches dans tous les coins de la maison et découvrirent une somme d'argent considérable qu'ils séparèrent entre eux puis ils disparurent. Les enfants avaient été enfermés dans un cabinet pendant l'accomplissement de ce drame odieux. Le complice de Paulo les avait menacés de sa hache avec des imprécations effroyables et jurait de leur fendre la tête s'ils proféraient une parole ou essayaient de sortir. Les pauvres petits s'étaient blottis l'un près de l'autre demi-morts de terreur, n'osant pas pleurer et retenant leur respiration. Lorsque le bruit eut cessé, le plus âgé se décida à s'avancer tout doucement vers la fenêtre. Il aperçut les deux bandits qui fuyaient dans la direction du bois. Ils sortirent alors de leur cachette ouvrirent la porte de l'appartement où ils avaient vu leur mère pour la dernière fois. Une mare de sang inondait le plancher. Hélas! la pauvre femme n'était plus qu'un cadavre. Je renonce à peindre la scène déchirante qui s'en suivit, les larmes et les cris de désespoir des malheureux enfants. Enfin la messe était terminée et le père revenait tout joyeux avec les autres personnes de la famille, lorsqu'ils rencontrèrent dans l'avenue les deux enfants qui couraient éplorés en criant: "papa, papa, viens donc vite, maman est morte, il y a des hommes méchants qui l'ont tuée." Le père en ouvrant la porte ne connut que trop la triste verité. Cette nouvelle que je rapportai à Baptiste fut confirmée le lendemain par des document officiels et certains. Par la désignation que firent les enfants, je reconnus mon ancien complice. Ce récit expliqua à Baptiste pourquoi à pareille date, il avait perdu les brigands de vue, pendant plusieurs jours. C'était pour dépister leurs poursuivants qu'ils étaient revenus sur leurs pas jusqu'au lieu où ils avaient commis ce meurtre. Il n'y avait donc plus de temps à perdre. J'envoyai de suite Baptiste louer une barque et le même soir à neuf heures, Adala, Aglaousse et moi, nous voguions sur le fleuve poussés par un bon vent. Douze heures après, nous entrions dans la rivière St. Charles et débarquions près de l'Hôpital Général de Québec. Baptiste et ses amis devaient rester dans ma maison pendant mon absence et se tenir prêts à tout évènement. Revenons à notre voyage. Nous allâmes frapper à la porte du parloir du couvent. Une jeune soeur vint au guichet. J'avais tant hâte de savoir si mon enfant y trouverait asile et confort que sans autre préambule je demandai la permission de visiter les salles, prétextant qu'il devait y avoir une de mes connaissances qui était là depuis plusieurs années. Sans m'en douter, je disais bien vrai. Une religieuse vint me conduire. Je tenais Adala par la main, la vieille indienne nous suivait. Tout en causant j'admirais l'ordre parfait et le bien-être qui y régnait. En approchant d'un lit où était étendue une vieille malade, je m'arrêtai malgré moi. Ses traits quoique portant les traces de l'idiotisme me frappèrent. Ils me rappelaient quelque vague souvenir de ma jeunesse. Ou l'avais-je vu? Je ne pouvais m'en rendre compte. J'essayai à l'interroger mais elle ne me répondit que par quelques paroles incohérentes.. Depuis deux ans, me dit la religieuse, la pauvre vieille a perdu toute intelligence. Je lui demandai de vouloir bien s'éloigner un instant, la bonne soeur accéda volontiers a mon désir. Je m'approchai du lit de l'octogénaire. _Rosalie_ lui dis-je. Elle fit un soubresaut, me regarda d'un oeil étonné et quelque peu lumineux, puis son regard redevint terne. Je prononçai mon nom à son oreille; elle parut se réveiller et me regarda fixement, puis elle retomba dans son état d'hébètement. La religieuse vint nous rejoindre. Elle nous avait observés attentivement. "Vraiment chef, dit-elle en souriant; je vous crois un peu sorcier; car depuis deux ans, la pauvre vieille n'a pas donné de pareils signes de connaissance." Mes pressentiments ne m'avaient pas trompés, cette vieille fille était l'ancienne servante qui demeurait chez mon père lorsque je désertai la maison paternelle. Nous continuâmes la visite des salles où j'admirai, comme je l'ai dis plus haut, l'ordre parfait qui y régnait. Je fus ensuite conduit au parloir où m'attendaient la supérieure et la dépositaire qu'on avait fait prévenir. Je leur exposai le plan que j'avais formé de mettre Adala entre leurs mains pour qu'elle complétât son éducation. Je leur dis de plus à quels dangers elle était exposée. Pour attirer davantage leur sympathie en faveur de l'enfant et afin qu'elles ne la missent pas en évidence, je leur fis connaître son persécuteur. C'était l'accusateur de son père et l'assassin de l'homme pour lequel celui-ci avait subi le dernier supplice. Jusque là, les deux religieuses n'avaient pas dit un seul mot. En levant les yeux sur elles, je m'aperçus que toutes deux pleuraient. Elles m'adressèrent tour à tour la parole. Au lieu de leur répondre, je me mis à les regarder fixement. Je me retrouvais sous la même impression où j'avais été au sujet de la vieille en visitant les salles. Étais-je donc cette journée-là sous l'effet d'une hallucination? Je ne pouvais m'expliquer ce que je ressentais, mais plus j'analysais chacun des traits des deux religieuses et plus je me convainquais que je les avais vues quelque part. Ma conduite les surprit sans doute, car la supérieure, après un silence de quelques minutes, me dit en souriant: "Vous vous croyez, sans doute, chef au milieu des grands bois, à l'affût de quelque gibier. En effet depuis un quart d'heure que nous vous interrogeons, au lieu de nous répondre, vous nous examinez comme si vous étiez indécis sur laquelle de nous vous allez diriger votre coup de fusil." Ces paroles me ramenèrent à la réalité. Pour un instant, j'avais vécu dans les rêves dorés de mon enfance et les figures sereines des bonnes religieuses me rappelaient quelques traits des soeurs chéries que je croyais mortes et à qui j'avais causé tant de chagrin. Ces souvenirs me rendaient tout rêveur. --Pardon, madame, lui répondis-je, mais il me semblait retrouver en vos personnes deux soeurs que j'ai perdues bien jeunes. Vos traits me les rappelaient. C'est ce qui m'impressionnait si fortement. --Hélas! dit la supérieure, nous avions nous aussi un frère qui a déserté le toit paternel poussé par le désespoir et nous n'en avons jamais eu de nouvelles. A ces paroles, je me levai brusquement et m'approchai d'elles. Elles se reculèrent instinctivement.--"N'êtes-vous pas, leur dis-je, du village de.....--" Elle parurent très surprises et me regardèrent toutes deux fixement. J'ai oublié de dire que je portais le costume et le tatouage d'un chef sauvage de premier ordre. Elles me répondirent affirmativement.--Encore une question, mesdames, s'il vous plait. Votre nom n'est-il pas Hélène et Marguerite D....? Oui, répondirent-elles en me regardant d'un air stupéfait--O Mon Dieu, m'écriai-je alors dans un élan de reconnaissance, Hélène et Marguerite! mes deux soeurs! je suis votre frère et je leur tendis les bras. Je crus réellement qu'elles allaient défaillir toutes deux à ces paroles. --Mais, firent-elles, d'une voix tremblante, notre frère n'était pas indien. En deux mots, je leur rappelai quelques circonstances de notre enfance et nous tombâmes dans les bras les uns des autres. Elles riaient, pleuraient, me pressaient de questions et quand elles se furent calmées, vous pensez bien avec quel empressement je demandai des détails sur mes bons parents. Elles me racontèrent que mon père, après s'être épuisé en recherches de toutes sortes, avait fini par croire fermement à ma mort; mais ma mère, la bonne et sainte femme, assurait que je reviendrais. Tous les soirs, une prière se faisait en commun pour mon retour et dans la journée, ma mère allait s'enfermer dans ma chambre où rien n'avait été changé depuis mon départ et là elle priait et pleurait des heures entières. Elles me dirent de plus comment Marguerite avait reconnu son enfant et comment on m'avait soupçonné d'être l'auteur de l'enlèvement, ce que peu de personnes avaient cru. Elles ajoutèrent que la vieille était notre ancienne Rosalie, qui aussi avait pleuré sur mon sort. Enfin après plusieurs heures d'une intime causerie, je leur fis les adieux les plus touchants et je pris congé d'elles. Je leur donnai mes dernières instructions et leur laissai une forte somme d'argent pour pourvoir à la pension et aux besoins d'Adala. Je pressai cette dernière dans mes bras, embrassai la vieille, lui faisant un part de la somme qui me restait entre les mains pour l'aider à vivre pendant les années d'absence que je croyais nécessaires pour terminer l'éducation de mon enfant. Elle avait décidé d'aller demeurer chez le hurons à Lorette, se réservant toutefois le privilège de venir embrasser sa petite fille très souvent. Il fallut bien me décider à partir. Avant de gagner mon embarcation, je fus chez un notaire des plus respectables et fis mon testament en cas de mort, car je ne me dissimulais pas que la poursuite que nous allions entreprendre contre Paulo allait être pleine de périls. J'étais fermement décidé de débarrasser la société d'un tel monstre et de délivrer Adala des dangers qui la menaceraient tant que le misérable existerait. J'instituai Adala ma légatrice universelle, lui nommai un homme de bien comme curateur, donnai une pension plus que suffisante à la vieille. Je laissai pour l'enfant une lettre que la supérieure lui donnerait si je ne revenais pas. Je lui recommandai de prendre bien soin de sa grand'mère et de ne pas oublier dans ses prières celui qui l'avait aimée autant qu'un père. Je me munis auprès des autorités de tous les papiers nécessaires me permettant de m'emparer de Paulo et de ses complices au nom de la loi, et de les mettre à mort s'il le fallait. Tous ces devoirs remplis, je m'embarquai pour redescendre. LA CHASSE A L'HOMME Tout en dirigeant ma barque vers l'endroit où je devais rencontrer mes amis, je suivis tristement le sillon qu'elle traçait et me représentais combien était heureuses ces vagues qui paraissaient remonter, de se rapprocher des êtres chéris que je venais de quitter, pendant que je m'en éloignais peu-être pour toujours. C'était avec peine que je refoulais au fond de mon âme, les pleurs qui voulaient s'échapper de mes yeux au souvenir des adieux et de la séparation, séparation qui devait être bien longue. Pourtant après ces quelques instants d'attendrissement, mon énergie et ma force morale me revinrent. Ma détermination d'en finir pour toujours avec Paulo se fixa plus inexorable que jamais dans mon esprit. Mes compagnons, j'en étais sûr ne me mettraient pas moins d'acharnement que moi à leur poursuite. Plus je songeais à leurs affreux forfaits et plus je sentais un désir implacable du m'emparer d'eux vivants ou de les faire disparaître. Ce fut dans cette disposition d'esprit que j'abordai à Ste. Anne, à l'extrémité ouest du Cap Martin, dans une dans une petite anse qui se trouvait vis-à-vis de ma demeure. J'allai frapper à la porte et me fit reconnaître. Tout le monde était sur pied, certes mes amis faisaient bonne garde; ils avaient entendu mes pas. Nous passâmes le reste de la nuit à faire nos préparatifs de départ, pendant que je leur racontais les incidents de mon voyage. Il avait été convenu entre Baptiste et moi que nous commencerions notre chasse immédiatement après mon arrivée. Tout le monde dans le village savait quelle était la nature de l'expédition que nous allions entreprendre; aussi, connaissant à quels dangers nous allions être exposés, faisait-on des voeux pour notre succès, tant les bandits inspiraient du terreur. Des prières étaient faites chaque soir dans les familles, pour que Dieu, nous ramenât sains et saufs. Cependant la vue de la barque avait appris mon arrivée à mos bons amis, qui connaissaient le but de mon voyage, sans savoir en quel lieu j'avais laissé mon enfant; le curé seul en était informé. A bonne heure le lendemain matin, une douzaine des habitants les plus aisés et les plus respectables, ayant le bon prêtre en tête vinrent et nous offrirent tout ce qu'ils croyaient nous être nécessaire pour notre excursion, provisions, habillements et munitions. Mais nous étions amplement pourvus de tout cela. Nous les remerciâmes avec effusion et nous prîmes le chemin des bois accompagnés de leurs souhaits et de leurs voeux. Il était facile au calme et à la détermination de nos figures de voir combien nous allions mettre de persévérance et de fermeté dans la chasse que nous entreprenions, bien que ceux que nous allions combattre fussent presque deux fois plus nombreux que notre parti, puisque Paulo et son ami avaient recruté les sept autres sauvages. J'avais pris le commandement de l'expédition. Un mot personnel sur ma petite troupe. Bidoune était un homme du six pieds trois pouces, brave et infatigable comme l'étaient les canadiens trappeurs de ce temps-là. Sa force était herculéenne. Quand une fois il était sorti de sa placidité ordinaire, il devenait furieux et indomptable comme un taureau blessé. Une fois déjà pris par cinq sauvages, il, s'était vu attaché au poteau du bûcher et grâce à sa force musculaire, il avait rompu ses liens, saisi une hache, engagé contre tous les cinq une lutte désespérée où trois étaient tombés sous ses coups, le quatrième mortellement blessé et le dernier avait pris la fuite. Ce qui lui donnait encore plus de désir de se joindre à nous c'est que ceux qui s'étaient emparés de lui et qui voulaient le brûler, faisaient partie de la bande où Paulo avait recruté ses nouveaux complices. Lorsque je lui avais communiqué mon plan d'attaque, Bidoune s'était frotté les mains avec délices. Les deux français eux aussi étaient de puissants et fermes auxiliaires. C'était deux hommes aux muscles d'acier, au coeur franc et loyal, braves et rusés, qui avaient été formés à l'école de Baptiste. Il m'est inutile de parler de ce dernier, le lecteur le connaît déjà. Avec de tels hommes, je pouvais tout tenter. Le point que j'avais décidé d'explorer était le lieu qui leur servait de repaire, lorsque Baptiste avait poursuivi Paulo. Plus nous avancions dans les bois et approchions de cet endroit, plus nous nous convainquions que nous ne nous étions pas trompés dans nos prévisions, car les traces de leur passage devenaient de plus en plus évidentes. Quand nous fûmes peu éloignés du campement où nous espérions les surprendre et leur livrer assaut, nous décidâmes de nous séparer on deux bandes. Nous eûmes aussi la précaution de nous mettre sous le vent, de crainte que les chiens ne sentissent notre approche et qu'ils ne leur donnassent l'éveil. De leur coté, nos ennemis avaient bien pris leurs mesures pour prévenir toute surprise, Ils comprenaient que si leur plan d'enlèvement avait été ainsi déjoué, c'est qu'il y avait eu trahison de la part du louche ou qu'ils avaient affaire à quelqu'un d'aussi rusé qu'eux. Nous pûmes approcher jusqu'à portée de fusil de leur cabane en nous glissant, et en rampant de broussailles ou broussailles. Malheureusement un chien éventa la mèche. Un coup de feu partit d'une sentinelle embusquée derrière un arbre et une balle vint frapper Bidoune à la jambe. La carabine de celui-ci retentit à son tour, le Peau Rouge fit un soubresaut et retomba inerte. Ces coups de feu avait jeté l'alarme dans le camp. La flamme qui brillait au milieu de leur wigwam fut en un instant dispersée. En même temps, trois coups partirent dans la direction d'où était venu celui qui avait blessé Bidonne. Les deux français tirèrent eux aussi du côté d'où venaient ces derniers, puis nous entendîmes des plaintes sourdes et des craquements de branches, comme en peuvent faire les bêtes fauves en fuite dans les bois. Il n'eut certes pas été prudent de nous avancer plus loin, cette nuit-là, car nos ennemis auraient pu s'être cachés et nous envoyer leurs balles à l'abri des rochers. Nous décidâmes donc d'attendre le jour pour juger de l'effet de nos coups. Lorsque l'aube parut, Baptiste se chargea d'aller faire la reconnaissance pour voir ce qu'était devenu nos ennemis. Il choisit le Gascon pour l'accompagner. C'était un trappeur consommé en fait d'adresse, de ressources et de ruse. Ils revinrent deux heures après et nous informèrent qu'ils avaient relevé les pistes des fuyards et que Paulo formait l'arrière garde. Ils étaient encore six, nous le savions déjà, car nous avions examiné l'effet du premier coup qui avait été tiré par Bidonne. La balle avait traversé le coeur du sauvage. Quant aux autres coups tirés par les français, bien qu'au juger, ils avaient eux aussi parfaitement atteint leur but. L'un avait été tué instantanément, l'autre gisait mortellement blessé. Bien nous en prit de ne nous approcher qu'avec la plus grande précaution, car malgré le sang qu'il avait perdu, le blessé avait appuyé son fusil sur une pierre et de son oeil mourant cherchait encore s'il ne pourrait pas envoyer une balle dans le coeur d'un ennemi. Je lui en exemptai la peine, j'ajustai mon coup sur le canon de son arme et tirai; son fusil vola en éclats loin de lui; nous nous avançâmes alors en toute sûreté. Il était le chef des sept nouveaux associés de Paulo. Il me lança un regard de défi lorsque je fus près de lui, croyant que j'allais le torturer, dans ses derniers moments, comme il n'eut pas manqué de le faire si nous fussions tombés entre ses mains. Aussi manifesta-t-il quelque surprise lorsque je lui demandai s'il voulait boire. Il me fit un signe affirmatif, le Normand alla lui chercher de l'eau. J'examinai alors sa blessure, la balle lui était entré dans le dos obliquement et lui ressortait dans la partie interne de la cuisse opposée. Elle avait donc traversé les intestins; sa mort était certaine. Pendant la demi-heure qu'il survécut, nous essayâmes à soulager ses souffrances et lorsqu'il eut rendu le dernier soupir, nous creusâmes une fosse commune où nous déposâmes les trois cadavres. Nous les recouvrîmes de terre et même de pierres pour les protéger des atteintes des bêtes. Nous incendiâmes ensuite leur cabane et après un repos de quelques instants, nous nous mîmes à la poursuite des autres bandits qui avaient sur nous une avance de plus de trois heures. C'était là que commençaient les difficultés de la lâche que nous avions entreprise. Maintenant, l'éveil leur était donné. Sans doute qu'ils allaient. employer toutes les ruses possibles pour nous surprendre à leur tour. Je comprenais toutefois qu'ils ne pouvaient marcher longtemps ensemble. L'attaque avait été si inattendue et leur fuite si précipitée qu'ils n'avaient pas eu le temps de prendre des provisions. Ils devaient donc se séparer avant que d'avoir fait bien du chemin et c'était justement en que je voulais empêcher. Nous étions presque en nombre égal, il n'était donc pas prudent pour nous de rester tous ensemble, car ils pourraient nous surprendre à l'entrée où à la sortie d'un défilé et nous tirer à l'affût comme gibier de passage, aussi nous séparâmes-nous. Je pris avec Bidonne, l'avant garde, pour servir d'éclaireurs, pour que nous ne nous éloignâmes pas trop les uns des autres, afin de nous prêter un secours mutuel en cas de surprise. Nous étions en route depuis deux jours, lorsque nous découvrîmes des traces toutes fraîches de leurs pas. Comme dans la chasse que Baptiste avait donnée à Paulo, ils avaient encore cette fois pris toutes les peines du monde pour effacer les vestiges de leur passage. Ils avaient monté et redescendu les ruisseaux, choisi les terrains pierreux, fait un grand nombre de tours et de détours afin de nous donner le change, mais j'étais trop habitué A toutes ces ruses pour me laisser tromper. En partant de l'endroit où nous les avions surpris, ils s'étaient dirigés vers le sud puis marchant dans le cours d'un ruisseau, ils étaient revenus plusieurs milles en arrière. Nous pûmes constater qu'évidemment Paulo conduisait le parti. Enfin la nuit de la seconde journée, il faisait un clair de lune magnifique. Nous étions dispersés, les uns des autres, l'oeil et l'oreille au guet, lorsque tout à coup, une modulation d'abord, puis le cri du merle siffleur s'élevant à une petite distance arriva à mes oreilles. C'était le signal de ralliement, l'ennemi devait être en vue de quelqu'un de notre bande. Nous nous glissâmes avec des précautions infinies vers le lieu d'où était parti le cri. Nous aperçûmes effectivement dans un cran de rochers deux points lumineux et le canon d'une carabine qui brillait au rayon de la lune. J'abaissai mon arme et fit feu. Deux balles d'un autre côté vinrent siffler auprès de moi. Trois autres coups partis des nôtres répondirent aux deux premiers. J'avais bien recommandé à mes hommes de se tenir à l'abri des arbres et de se coucher à plat ventre sitôt qu'ils auraient tiré. C'est ce qu'ils firent. Ils durent à cette précaution de n'être pas atteints par les balles. Quelques secondes après, Je reconnu le son de la grosse carabine de Baptiste et j'aperçus en même temps un sauvage qui dégringolait du haut du rocher. A l'assaut m'écriai-je, sans leur donner le temps de recharger et le couteau aux dents, nous nous précipitâmes sur eux. Paulo comprit alors qu'il n'y avait plus de salut pour lui que dans une lutte désespérée dont il sortirait victorieux. D'ailleurs les hommes qu'il commandait étaient bien propres à lui inspirer de la confiance. C'étaient des gens déterminés et dont les forces devaient être décuplées par l'idée que s'ils tombaient vivants entre nos mains, la potence les attendaient. Le coup de fusil de Baptiste seul avait porté, le mien avait fait voler en éclats la crosse de la carabine de la sentinelle. Nous étions cinq contre cinq, la partie était égale. Ce fut la crosse de nos armes qui nous servit d'abord de massues, mais les bandits étaient exercés à parer les coups. Les crosses volèrent en éclats et la lutte au couteau s'en suivit. Elle fut terrible et sanglante. Qu'il me suffise de dire qu'une heure après, le plateau qui nous avait servi de champ de bataille était inondé de sang. Trois hommes gisaient se tordant dans les convulsions de l'agonie. Deux autres blessés étaient un peu plus loin, mais ceux-là fortement liés. Trois de mes malheureux compagnons dont Baptiste et moi pansions les malheureuses blessures, nageaient dans leur sang. Le Normand, le Gascon, Bidoune étaient blessés plus sévèrement que nos ennemis qui se trouvaient être Paulo et son complice. Bidoune avait reçu un coup de couteau en pleine poitrine. Après avoir pansé les blessures du mieux que nous pûmes, Baptiste et moi qui n'avions reçu que de légères égratignures, nous nous mîmes à faire un abri, car il ne fallait pas songer à se mettre en route pour gagner les habitations dans l'état ou étaient nos amis. Lorsque le soleil du lendemain éclaira le lieu du carnage, je ne pus voir sans frémir les cadavres de ces hommes forts et braves, dont la vigueur et la jeunesse auraient pu être si utiles, si elles eussent été tournées au bien. Nos ennemis que nous n'avions pu lier que grâce à la perte de sang qui avait diminué leurs forces, conservaient sur leurs figures pâlies, l'expression d'une sauvage férocité. Cependant notre pauvre canadien s'affaiblissait visiblement. Le nombre de blessés et de pansements que j'avais vus dans nos guerres m'avait donné quelqu'idée de chirurgie et quelques connaissances pratiques de médecine. Je ne me faisais donc pas d'illusions sur le résultat de la blessure; lui-même de son côté pressentait sa fin prochaine. Cette blessure, il l'avait reçue après le combat de la manière la plus traîteuse. Comme je l'ai dit, Paulo avait été blessé grièvement sans toutefois l'avoir été dangereusement. Par compassion, on lui avait laissé un bras libre. Pendant que j'étais occupé à donner des soins à mes chers blessés, il me fit demander par Bidoune de vouloir bien aller le trouver, prétextant qu'il avait quelque chose d'important à me communiquer. Je lui fis répondre que je n'avais pas le temps de me rendre auprès de lui pour le moment. Le canadien lui porta ma réponse, il le supplia de lui donner à boire, ce que celui-ci fit volontiers. Mais Paulo se prétendait trop faible pour pouvoir lever la tête, alors ce brave homme se mit à genoux auprès de lui, lui soulève la tête d'une main tandis que de l'autre il lui présentait de l'eau fraîche mêlée à quelques gouttes d'eau de vie qu'il avait tirées de sa gourde. Tout occupé à cet acte de charité, il ne remarqua pas le mouvement de Paulo. Il avait glissé sa main libre sous lui, avait saisi son poignard et l'avait enfoncé dans la poitrine de son bienfaiteur. Il allait redoubler, mais le canadien avait eu la force de se mettre hors de ses atteintes. Ce forfait avait été commis en moins de temps que je ne mets à le rapporter. Baptiste avait tout vu, aussi poussa-t-il un rugissement terrible et saisissant son casse-tête il aurait fendu le crâne du misérable si je ne me fusse trouvé là, pour arrêter son bras. J'eus toutes les peines du monde à le détourner de son projet de tuer immédiatement le lâche assassin. Il ne céda qu'après que je lui eusse expliqué combien plus terrible serait sa punition d'agoniser dans les chaînes d'un cachot, en attendant le jour de son procès ou le moment de son exécution. Tout en lui parlant ainsi, j'avais retiré le poignard de la blessure et pratiquai une saignée qui arrêta le sang, mais la respiration continua à devenir de plus en plus haletante et difficile, Enfin, lorsque malgré nos soins tout espoir fut perdu et que lui-même m'eut avoué qu'il se sentait mourir et comprenait qu'il n'en avait plus pour longtemps, il nous fit approcher, nous chargea de ses derniers embrassements auprès de sa vieille mère. Il nous fit détacher une ceinture remplie de grosses pièces d'or qu'il nous pria de lui remettre et me recommanda de ne pas l'abandonner dans le cas où elle aurait besoin. Il me demanda ensuite de faire une prière qu'il récita après moi d'une voix râlante et entrecoupée, fit une acte de contrition et recommanda son âme à Dieu puis, dégageant sa main des miennes, il eut la force de faire le signe de la croix, montra le ciel du doigt et expira. Le croirait-on, les deux scélérats pendant ce triste spectacle riaient d'un rire satanique? Le lendemain, nous le déposâmes dans sa bière. Elle était formée au tronc d'un pin énorme dont l'âge avait tellement creusé le centre que nous pûmes facilement y placer le cadavre. Les reste rendus à la terre, nous dressâmes sur sa tombe un petit mausolée de pierre brute et nous le fîmes surmonter d'une croix de bois. Son nom y fut gravé avec ces trois mots "repose en paix". Nous creusâmes aussi une tombe commune à quelque distance de celle du canadien, aux quatre bandits, les associes et les complices de Paulo. Les misérables avaient conservé jusqu'au moment où la terre les recouvrit leur air de défi et de férocité tel que nous l'avons décrit déjà plus haut. Il nous fallut passer au delà d'un mois dans les bois pour permettre à nos blessés de se guérir et de reprendre quelques forces avant que de nous mettre en route. Paulo et son digne séide étaient l'objet de notre part d'une extrême surveillance. Quatre à cinq fois, jour et nuit, leurs liens étaient minutieusement examinés et bien nous en prit, car plus d'une fois nous pûmes constater qu'il faisaient des efforts surhumains pour s'en délivrer. Quoique entièrement en notre pouvoir, jamais il ne perdaient une occasion de nous accabler de leurs insultes les plus ignobles, soit que nous leur donnassions à manger ou que nous pansassions leurs plaies. Enfin l'état des malades devint des plus satisfaisant, les blessures se guérirent comme par enchantement tant le mal avait peu de prise sur ces charpentes granitiques. Un mois après cette lutte gigantesque, où nous nous étions pris corps à corps avec de véritables lions pour la force et de vrais tigres pour la férocité, nous décidâmes de nous mettre en route. Avant que de partir, nous allâmes nous agenouiller sur la tombe de notre malheureux ami, puis nous fîmes nos préparatifs de voyage et nous prîmes le chemin des habitations. Baptiste ouvrait la marche avec le Normand, Paulo et son complice, liés de manière à ce qu'ils ne pussent s'échapper ni faire aucune de leurs tentatives diaboliques contre nous, formait le centre avec le Gascon, j'étais à l'arrière-garde. Nous mîmes six jours avant de pouvoir atteindre le village de Ste. Anne, la faiblesse des blessés ne nous permettait pas d'avancer plus vite. Enfin lorsque nous débouchâmes du bois, toute la paroisse était accourue pour nous recevoir. Ils avaient appris notre arrivée par un chasseur que nous avions rencontré et qui avait pris les devants. Les remerciements pleins de gratitude et d'effusion que ces braves gens nous firent sont encore présents à ma mémoire. Leurs yeux se mouillèrent de larmes fil entendant le récit de la mort de notre malheureux ami et les circonstances dans lesquelles il avait reçu le coup fatal. Les victimes des deux monstres les identifièrent parfaitement et ce fut en frémissant qu'elles s'approchèrent d'eux pour les reconnaître. Comment ne pas frisonner, pour des femmes de se trouver près de ces êtres à figures patibulaires, pleines de défi et d'effronterie, leur adressant encore des propos cyniques et immondes. Nous confiâmes nos prisonniers à la garde, de cinq hommes robustes et déterminés, puis nous acceptâmes le repas et l'hospitalité qui nous furent donnés par les citoyens. C'était à qui nous entoureraient de plus de soins et de prévenances. Nous prîmes une bonne nuit de repos dont le Gascon et le Normand avaient surtout besoin. Nous transportâmes les prisonniers à bord de la même barque que j'avais louée pour mon voyage précédent. Ils refusèrent de marcher, il fallut donc les y porter, une fois qu'ils y furent installés, nous fûmes obligés de leur lier de nouveau les jambes pour nous mettre à l'abri de leur coup de pieds et de les attacher solidement au fond de la barque pour qu'ils se se jetassent pas à l'eau. Dans la journée du lendemain, nous les remîmes entre les mains des autorités et ils furent enchaînés dans un même cachot. Lorsque nous prîmes congé d'eux, ils nous accablèrent des plus affreuses malédictions. Nul doute que s'ils eussent pu briser leurs chaînes, ils se fussent précipités sur nous avec une rage infernale pour essayer à nous dévorer à belles dents. Cependant ce ne fut pas sans émotion que je jetai sur Paulo un dernier regard et lui dit qu'il n'avait plus rien à espérer de la clémence des hommes et qu'il devait se préparer par le repentir à comparaître devant un juge plus redoutable que ceux de la terre. Il me répondit par d'affreux blasphèmes et d'abominables imprécations. Tels furent ses adieux, je ne devais plus le revoir. Une fois hors de la prison, je sentis intérieurement un soulagement indicible, ma vie jusqu'alors si tourmentée allait enfin prendre un cours plus calme, plus tranquille. DERNIERS JOURS DE PAULO ET RODINUS Je suis seul dans la profondeur des bois, la lune envoie quelques rayons faibles qui percent à peine le dôme de feuillage jauni que la brise d'automne éparpille à mes pieds. Depuis deux mois, me demandai-je, pourquoi cette inquiétude, ce malaise dont je ne puis me débarrasser? En allant conduira Paulo et son complice à la prison de Québec je n'ai pas voulu aller voir mes soeurs, j'ai résisté au plaisir de revoir mon Adala et sa pauvre vieille mère. Et pourtant, j'aurais été heureux d'embrasser ma chère enfant et de donner une bonne poignée de mains à mes soeurs ainsi qu'à Aglaousse. J'ai cru devoir en faire le sacrifice. Adala sous leurs soins maternels doit avoir retrouvé une partie de toutes les jouissances qu'elle n'avait pas connues dans les bras de sa mère. Peut-être une prière qu'elle m'eut adressée de revenir auprès d'elle, sa vue, son sourire, m'eussent-ils trouvé assez faible pour accéder à son désir. En agissant ainsi, j'ai cédé à la raison et au devoir. Il y a trois jours, j'étais agenouillé au pied d'une croix que j'ai fait ériger sur les bords du lac à la Truite. Le temps était sombre et triste, le soleil brillait par intervalles au travers des nuages que le vent faisait entrechoquer dans l'espace. Dans leur chaos, leurs courses désordonnées, il me semblait revoir toutes les mauvaises passions qui m'avaient empêché comme tant d'autres de voir le flambeau religieux qui nous éclaire, et que nous n'apercevons que lorsque le mal qui obscurcit notre intelligence, lui laisse un espace pour se montrer. Il y a trois jours, ai-je dit, je priais avec ferveur au pied de cette croix et je pleurais. Je pleurais sur un passé dont chaque mauvaise action doit être enregistrée dans le livre de vie, mais je pleurais aussi parce que l'aiguille de ma montre marquait onze heures et que demain à cette heure deux grands criminels vont du haut d'un gibet être lancés dans l'éternité. Et dans qu'elle état paraîtront-ils devant le juge suprême? La journée s'est passée dans de tristes réflexions. L'âme de Paulo et celle de son complice seront jugées. Mon Dieu vont-elles trouver grâce auprès de vous et vont-ils dans leurs derniers moments implorer un regard de votre divine miséricorde. C'est dans cette disposition d'esprit que je me jette sur mon lit de sapin, je me retourne en tous sens, mais plongé dans mes pensées, je ne puis fermer l'oeil. Demain, j'en suis certain, je serai tiré de ma poignante anxiété. Mon brave Baptiste est monté à Québec et doit me donner des nouvelles des derniers instants des malheureux, mais surtout m'apporter une lettre de mon Adala et de mes soeurs. Combien la journée et la nuit vont être longues. 8 heures P. M. Non la journée n'a pas été aussi longue que je le craignais. Un chasseur est venu frapper à la porte de ma cabane et m'a demandé l'hospitalité. Je lui presse la main et l'attire au dedans de mon wigwam. Je l'aurais embrassé, tant la solitude me pesait, car ce frère inconnu venait peupler mon désert. Tout en partageant mon repas, il me raconte son histoire et celle de sa famille. C'est un malheureux Acadien. Il habitait le village des Mines. Il y possédait une belle propriété et vivait heureux au milieu des joies du foyer, lorsque la guerre éclata entre l'Angleterre et la France. Il s'était enrôlé volontaire, et après dix mois de guerre, quand l'ennemi avait été repoussé et poursuivi jusque dans son propre territoire, il était revenu tout joyeux. Hélas! ses champs avaient été dévastés, sa maison incendiée par les barbares envahisseurs. Sa pauvre femme et ses deux petits enfants avaient péri au milieu des flammes. A peine avait-il pu recueillir parmi les décombres quelques os calcinés de ces êtres chéris. Tel était le résumé de sa narration; à chaque phrase de cette triste et lamentable épopée, je sentais des pleurs inonder ma figure... Il est onze heures du soir, le chasseur est parti. Il est un homme déterminé et fort intelligent; il jouit d'une grande confiance de la part des autorités, car il est chargé de remettre au gouverneur de Québec d'importants documents. Il a pris la route des bois, c'est la plus courte et la plus sure. Cet homme qui se montra si énergique après de tels malheurs, a stimulé mon courage. Il m'a exprimé une profonde gratitude de mon hospitalité et remercié des provisions dont j'ai rempli son havresac. Entre lui et moi, désormais, c'est pour la vie que nous conserverons une réciproque amitié. Son nom est Marquette. A la montre marque cinq heures du matin, mon sommeil, contre mon attente, a été assez paisible. Je rêve quelques instants, mais bientôt il me semble entendre des aboiements, mes chiens répondent. Je m'élance hors de mon lit, le chien de Baptiste vient de faire irruption dans ma hutte. Mon bon et tendre ami ne saurait être loin avec ses deux braves et dévoués compagnons. Ils ont reçu ordre de se rendre tous les trois à Québec pour donner leur témoignage dans le procès de Paulo et de son complice. Je les ai priés d'attendre jusqu'après l'exécution et de se mettre en rapport avec monsieur Odillon qui doit leur remettre certains papiers pour moi. Pendant que je m'habille à la hâte, des pas se rapprochent, c'est Baptiste avec le Gascon et le Normand. Je cours à leur rencontre et nous nous embrassons avec effusion. Mes amis sont exténués de fatigue. Heureusement, j'ai préparé pour eux la veille au soir, un copieux repas et j'ai renouvelé le sapin des lits. Je refuse d'écouter les détails des derniers jours et de l'exécution dont ils ont été témoins, parce que je veux les avoir succincts et bien minutieux. Chers amis, comment reconnaître leur dévouement? Ils n'ont pas perdu une seule minute pour que je reçusse au plus vite les lettres dont ils étaient porteurs. Je n'ose leur parler pendant leur repas, tant ils dévorent les aliments avec avidité. Quand leur faim fut un peu apaisée, ils me racontèrent qu'ils étaient partis à cinq heures du soir dans un canot et quand leurs bras étaient trop fatigués pour faire glisser le canot sur les ondes, ils ont demandé du secours à leurs jambes et ont pris les chemins des bois. Ils ont devancé de beaucoup le postillon, ils avaient tant hâte de me revoir et de se distraire du spectacle horrible auquel ils avaient assisté. Mon brave Baptiste en nie donnant ces quelques détails feint d'être étouffé par ses bouchées qui, prétend-il, lui font venir les larmes aux yeux, ce qui lui fournit un prétexte de les essuyer. Le Gascon a besoin, parait-il, d'une eau plus fraîche et prend de là occasion de sortir, pour le Normand, il m'avoue que son excessive fatigue lui fait couler des sueurs qui se répandent sur ses joues. Ces sueurs ne sont pourtant que des larmes. Nobles coeurs qui pleurent au souvenir de cette triste fin et sur le sort d'hommes qui les auraient massacrés s'ils en avaient trouvé l'occasion. Je vais leur en épargner le récit, car Baptiste m'a remis deux lettres et un cahier; l'un est du geôlier, l'autre de monsieur Odillon. Avant que de partir de Québec, j'avais payé le geôlier libéralement pour qu'il donnât un accès aussi libre que possible au vénérable prêtre que j'ai prié instamment, par une lettre de se rendre auprès des prisonniers et de veiller au salut de leurs âmes. De Paulo surtout que je n'ai malheureusement que trop contribué à perdre. C'est une légère réparation et un dernier effort que je veux tenter pour le ramener au bien. Mon bon ami m'a répondu qu'il se mettait de suite en route et qu'il me tiendrait au courant de ce qui se passerait dans la prison jusqu'au jour de l'exécution, suivant le désir que je lui en avais exprimé. En attendant son arrivée, le geôlier s'était engagé à me rendre un compte exact de la conduite et des dispositions des condamnés. Le repas terminé, j'invite mes amis à s'étendre sur leurs lits. Peu de minutes après le Gascon et le Normand ronflaient à pleins poumons, tandis que Baptiste se tourne de mon côté et semble se consulter intérieurement. Il a certainement quelque chose d'important à me dire, car il me regarde en pleine figure et balbutie quelques paroles sans suite. Enfin il se décide à s'approcher de moi en disant: "Ne me grondez pas trop fort, Père Hélika, mais avant que de revenir j'ai été LA voir et ELLE m'a reconnu. Oh! la chère enfant qu'elle est belle et comme elle ma demandé avec empressement de vos nouvelles. Puis sans me laisser le temps d'ajouter un mot! Et les bonnes religieuses, et la mère d'Attenousse qui se trouvait là, avec quelle anxiété elles se sont informées de vous! Nom d'un nom! Je ne suis pourtant pas une Madeleine, mais vrai, j'ai été trop bête pour leur répondre. J'étais, comment vous dirai-je, tenez aussi incapable de parler que quand ma pauvre mère me dit dans ses derniers moments en m'embrassant: Baptiste, je vois te laisser pour toujours, mais Dieu prendra soin de toi. Sois honnête et religieux avant tout. Je ne pus dire un seul mot. A travers mes larmes, je voyais tout danser et tourbillonner autour de moi. Je m'agenouillai seulement pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain la sainte femme n'était plus. Elle était morte sans que j'aie pu lui donner l'assurance que je suivrais à la lettre ses dernières recommandations. Maintenant, je vous avouerai que, c'est ainsi que je me suis trouvé en entendant les belles paroles que la Dame Supérieure et l'Assistante me disaient. Stupide et pleurnichant comme une vieille femme, je sortis ne sachant où donner la tête. Un homme m'attendait à la porte et est venu me reconduire jusqu'au canot. Il avait sous le bras un gros sac qu'on vous envoyait sans doute." Baptiste à ces mots me présente ce sac que j'ouvre en sa présence. Il contenait des provisions que mes bonnes soeurs lui ont fait remettre pour leur descente. Il y a de plus une enveloppe dans laquelle il doit y avoir une charmante petite lettre. Elle est si mignonne et si gentille. --En effet, ajouta-il en se frappant le front, l'homme de l'hôpital, rendu au canot, m'a dit, ce sac est pour vous, la lettre pour le grand Chef, et je me rappelle à présent que pendant que je parlais avec les religieuses la petite avait dit: Je vais écrire à mon père Hélika. --Ne m'en voulez pas, je l'aime moi aussi et je voulais savoir si elle était heureuse. Maintenant me pardonnez-vous? Je l'embrasse à ces paroles et je lui presse la main. C'était là, seule marque de reconnaissance que je pouvais lui donner. J'étais si ému de ces témoignages d'amitié. J'insistai pour qu'il prit quelque repos, il s'étendit sur son lit et ne tarda pas à s'endormir. Je vais de suite m'installer au pied d'un arbre touffu que les rayons du soleil ne caressent que mollement avant que d'arriver à moi. J'ouvre le cahier et je lis le rapport et la lettre du geôlier: La voici. Monsieur, "En réponse à la demande que vous m'en avez faite, je vous rends compte aujourd'hui de là manière dont les prisonniers se sont conduits depuis leur condamnation. Après le prononcé de leur jugement et l'assurance que la cour leur donna qu'ils n'avaient aucune miséricorde à espérer des hommes et qu'ils devaient se préparer à paraître devant Dieu le 20 du courant, ils ont échangé ensemble quelques mots de fureur que nous n'avons pu saisir parce qu'ils étaient dits dans une langue que personne ne comprend". "Du 12 au 13, ils ont passé une nuit affreuse de même que tous leurs jours et nuits depuis leur retour à la prison. Ils ont cherché à s'élancer l'un contre l'autre dans des transports indicibles de rage; un gardien de la prison s'est approché d'eux pour essayer à les apaiser, mais ils se sont précipités sur lui avec la férocité de tigres altérés de sang. Malheureusement il était à portée de leurs atteintes et sans le prompt secours d'autres gardiens, il eut été impitoyablement massacré par ces deux monstres. Leurs chaînes sont solides, Dieu merci, il ne peuvent s'atteindre, car ils s'éventreraient, tant grande est la fureur qui les anime l'un contre l'autre. Je regrette d'avoir à ajouter que leur conduite loin de s'améliorer parait augmenter en férocité d'un instant à l'autre. L'aumônier de la prison est venu plusieurs fois tenter tout les efforts possibles pour les calmer. Il a essayé à leur faire entendre des paroles de paix, mais ils lui ont répondu par d'épouvantables imprécations. Le prêtre en est sorti chaque fois de plus en plus contristé." "Enfin, ce soir, le 14, le vénérable abbé dont vous m'avez parlé, est arrivé et de suite il s'est installé auprès des prisonniers. Il m'a prié de le laisser seul avec eux. Quelle figure imposante, quelle douceur se reflète sur chacun de ses traits! Sa voix est douce et pleine d'une onction à laquelle il est difficile de résister. Il s'est approché d'eux en leur tendant la main avec bonté et en leur adressant à chacun des paroles de consolation, mais les monstres, au lieu d'embrasser avec vénération la main que ce saint apôtre leur tendait, se sont rués sur lui et l'ont envoyé rouler sur la muraille où sa tête à été se heurter. Il s'est relevé avec calme, a tiré son mouchoir de sa poche et a essuyé le sang qui ruisselait de son front sur sa figure par la blessure qu'il s'était fait en tombant. Pendant ce temps, les deux scélérats poussaient d'horribles ricanements. Nous comprîmes de suite, en les entendant qu'ils devaient avoir commis une action diabolique. Nous sommes tous accourus à son aide, mais avec une douce autorité il nous a priés de nous retirer, puis tournant vers les deux bandits un regard chargé de larmes il leur a adressé à tous deux dans leur langue des paroles d'une douceur ineffable, mais les démons ne voulurent seulement pas l'entendre. Alors le saint prêtre s'est agenouillé et à longtemps prié pour eux. Cette prière du juste devait monter vers le ciel comme un parfum céleste, ils avaient comblé sans doute la mesure de leurs crimes car Dieu a paru leur refuser les trésors de sa miséricorde". "Voilà, Chef, ce que j'ai à vous raconter de ce qui s'est passé jusqu'à l'arrivée de Mr. Odillon. Il m'a annoncé qu'il était chargé de continuer le journal que j'ai commencé. Il ne me reste plus qu'à ajouter que l'air de plus en plus abattu et découragé du saint homme, me fait augurer très mal du résultat de sa divine mission." "Si je ne craignais de vous contrister davantage vu que vous semblez leur porter de l'intérêt, qu'ils sont loin de mériter, je vous l'assure, je vous avouerais que les gardiens et moi qui sommes préposés à la garde de malfaiteurs, meurtriers, de bandits de toute espèce, nous n'avons rien rencontré qui peut approcher de la méchanceté et de la scélératesse de ces deux brigands." "Agréez, Chef, l'assurance de la haute considération avec laquelle, je suis votre dévoué." GASPARD Geôlier de la prison de Québec. (Québec, 14 Septembre.) Bien que je n'aie passé que peu de temps à causer avec le geôlier, j'ai reconnu en lui le type de l'honnête homme qui bien qu'énergique et ami de son devoir, sait tempérer les rigueurs de la prison par tous les moyens dont il peut disposer. Je le sais doué, de plus, d'un sens droit, d'un esprit expérimenté et observateur. Je ne puis donc me défendre d'un frémissement en songeant au dénouement du drame sinistre qui va se dérouler, et dont j'entrevois la fin affreuse; aussi est-ce en tremblant que je prends le journal de monsieur Odillon. Je lis d'abord la lettre qu'il m'adresse le jour de l'exécution. Septembre 20, A midi "Mon cher frère, "Enfin le drame est terminé! Il y a une heure, je voyais disparaître dans un coin reculé du cimetière, les restes mortels du malheureux Paulo et de son complice. C'est la mort dans l'âme et encore tout rempli d'horreur de ce que j'ai vu et entendu dans les derniers jours qui ont précédé l'exécution et au moment où leur âme devait paraître devant le juge suprême, que je remplis la promesse que je vous ai faite. Croyez-le, mon frère, il y a de tristes moments dans la vie. Dieu arrose quelquefois de larmes bien amères la carrière de ses ministres." "Jamais peut-être dans une vie qui compte aujourd'hui près de quarante cinq ans d'apostolat, je n'ai eu autant d'angoisses et de découragement que pendant ces quelques jours. Mon Dieu je ne m'en plains pas puisque telle a été votre volonté. Non je ne me plains pas des pleurs que j'ai versés pour les souffrances morales que j'ai endurées, mais ce qui m'afflige profondément et jetterait peut-être le désespoir dans mon âme, si ma conscience ne me disait pas que j'ai fait mon devoir, c'est que tous mes efforts ont été infructueux et inutiles pour faire germer au coeur des deux grands pécheurs, une pensée ou un sentiment de repentir." "J'incline mon néant devant les insondables décrets du Très-Haut. Qui sait peut-être au moment où ils allaient être lancés dans l'éternité, un _peccavi_ que la corde ne leur a pas permis d'articuler, s'est-il élevé du fond de leur âme." "Frère, prions pour eux qu'ils aient trouvé grâce, priez aussi pour ce pauvre prêtre afin que Dieu rende son travail efficace, lorsqu'il tentera de ramener à lui des âmes égarées." "Je suis avec estime, votre bien sincère ami." P. S. "ODILLON ptre." "J'oubliais de vous remercier de l'envoi généreux que vous m'avez fait. Cet argent sera distribué aux pauvres, et c'est sur votre tête et sur celles de ceux qui vous sont chers, que retomberont les bénédictions qu'ils demanderont au ciel, en reconnaissance de vos bienfaits." "ODILLON ptre." Septembre 17. "Je suis entré dans leur cachot vers six heures pour passer la nuit auprès des malheureux et essayer à verser dans leur coeur un peu de calme et de repentir. Ils étaient dans un état d'exaspération épouvantable. Leurs yeux étaient hors de tête, leurs figures sinistres et empreintes d'une haine indicible. Leurs mains étaient couvertes du sang qui s'échappait des blessures que les fers leur avaient faites en essayant à s'élancer l'un sur l'autre pour se frapper et se déchirer. De leurs bouches s'échappaient une écume sanglante et d'affreux blasphèmes. Ma vue loin de les apaiser ne fit plutôt que redoubler leur rage. Ils parurent même la concentrer sur ma personne, car comme je m'approchais pour les calmer, ils se sont tous deux précipité sur moi et m'ont violemment repoussé. Toute la nuit s'est ainsi passée dans des paroxysmes de fureur sans que j'aie pu leur faire entendre une parole de raison." "La cause de cette haine frénétique qu'ils se portent, vient de ce que tous deux ont tenté de se rendre témoins du roi, avec l'assurance qu'ils voulaient faire donner aux autorités qu'on leur laisserait la vie sauve. A cette condition, ils auraient tout avoué." "Ces démarches, ils les avaient faites à l'insu l'un de l'autre et elles leur avaient été révélées le jour de leur procès. Or de tous les hommes celui que les sauvages abhorrent le plus et auquel ils ne pardonnent jamais, c'est au délateur et au traître; aussi lorsqu'ils le tiennent en leur pouvoir, il est toujours soumis aux plus horribles tortures." Sep: 18. "La journée ne s'est pas annoncée sous de meilleurs auspices. Je suis entré dans leur cachot au moment où ils prenaient leur déjeuner. Mon arrivée n'a fait aucune autre effet sur eux que de m'attirer à peine un coup d'oeil chargé de mépris, Tout en mangeant ils se sont lancé des regards farouches et pleins de menaces. Comment donc réussirai-je à faire entendre une parole de religion à ces hommes dont le coeur est si profondément gangrené par les plus exécrables passions?" "Je les laisse; il est onze heures et demi du soir. J'ai le coeur navré de tristesse. Mon Dieu, encore une journée et une partie de la nuit de perdues! Mes peines, mes supplications ne paraissent avoir d'autres résultats que de redoubler leur rage et leurs imprécations. Peut-être la Providence m'inspirera-t-elle demain de nouveaux moyens pour parvenir au but auquel j'aspire si ardemment. Le seul espoir que j'entretienne est de les ramener dans la voie du repentir et d'adoucir leur derniers jours qui fuient l'un après l'autre avec une incroyable rapidité et qui sont pour moi si pleins d'amertume." "Dans deux jours leur âme sera devant Dieu et je n'ai encore rien pu obtenir des coupables. Pourtant, je le sais, la justice des hommes sera inflexible, inexorable, ils n'ont plus de merci à attendre ici bas. Deux jours seulement, c'est si peu pour se préparer à paraître devant le redoutable tribunal du Souverain Juge; devant ce regard inquisiteur qui fait dire au roi prophète dans un saint tremblement; _Ante faciem frigoris ejus quis sustinebit!!_ Je vais prier, la prière est un baume divin, peut-être m'inspirera-t-elle de nouvelles idées." Sept: 19. "Mon cher frère, je suis entré un peu plus tard dans la cellule aujourd'hui. J'ai dès le matin fait demander audience dans les maisons où l'on prie pour le salut de tous. Monseigneur l'Evêque de Québec, m'a offert ses services d'une manière spontanée. Il doit aller les visiter pendant que de mon côté j'implorerai les prières des âmes charitables en faveur des malheureux qui vont mourir demain, sur la potence, car pour le condamné, les jours qui suivent la condamnation sont toujours la veille du supplice." "Tous m'ont promis leur concours et j'espère encore les retrouver dans de meilleures dispositions." "Je vous écris ces pages de ma chambre et maintenant il me semble que ce poids énorme ne pèse pas sur mes seules épaules, On m'a promis partout que des prières seraient offertes à Dieu. Elles seront dites et répétées dans chaque communauté et par toutes les personnes pieuses." "Je me trouve dans une disposition d'esprit bien différente des jours précédents. Je m'accuse d'avoir peut-être exprimé des paroles d'aigreur devant ces hommes qui pourraient être plus malheureux et ignorants que coupables. Je dirige mes pas vers la prison bien décidé à leur en demander pardon. Je pourrais prendre Dieu à témoin, que si je les ai offensés, c'est bien involontairement car je donnerais de grand coeur jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour leur être utile." "Je marche d'un pas plus léger, plus alerte car l'espérance a fait renaître mon courage. A peine ai-je franchi les derniers degrés de la prison que je rencontre le saint Évêque. Il me tend la main, je la porte à mes lèvres avec respect, mais lui m'embrasse avec tendresse. Je n'ai pas le courage de l'interroger, son serrement de mains m'indique qu'à lui aussi était départie la part d'amertume comme aux bons autres prêtres qui ont tour à tour, mais en vain essayé d'obtenir d'eux une parole ou un signe de repentir." "Mon Dieu, j'ai pourtant bien prié dans les deux jours qui sont passés, je vais prier encore davantage mais je ne puis continuer D'écrire." 19 Sept, 11 heures P. M. "Pardonnez à mon écriture, ma main est tremblante et peut-être aurez-vous de la peine à déchiffrer le pauvre griffonnage que je fais. A peine quelques heures vont-elles s'écouler avant que la justice des hommes soit satisfaite, et je n'ai pu rien obtenir. La dernière nuit est épouvantable." "Quand la réponse à leur demande d'un sursis leur a été apportée, hier soir, et que l'expression formelle du refus leur a été signifiée, jamais scène plus déchirante n'a été vue." "D'abord, ils ont préludé aux apprêts de leur mort d'une manière différente, l'un par des chants féroces et sauvages, l'autre par d'exécrables obscénités, puis à minuit sonnant, comme par un accord mutuel, les deux prisonniers se sont tus. Rodinus le complice s'est enveloppé la tête de sa couverture et s'est mis à moduler un chant bizarre mais empreint d'une telle férocité que je ne pouvais m'empêcher de sentir un frisson qui parcourait tout mon être. Paulo au contraire est tombé dans un état d'inertie et d'abattement dont il n'a pas pu être relevé. Le premier a continué son chant étrange jusqu'au moment de l'exécution. Il ne s'y mêlait presque plus d'accents humains. Hélas! cet homme était plus misérable encore que je ne pensais. Il n'était pas même idolâtre, il était Athée." "Je compris dans son chant qu'il était heureux du rendre à la matière ce que la matière lui avait donné, le désir de jouissances matérielles, et trouver les moyens de se les procurer, fussent-ils des plus odieux. Tel avait été le but de toute sa vie." "Je cherchai à réveiller chez l'un et l'autre, chez Paulo surtout d'autres sentiments, mais ce fut en vain, ils ne daignèrent seulement pas me répondre. Je les conjurai, je les suppliai, je leur présentai un crucifix qu'ils outragèrent par leurs crachats comme de nouveaux Judas." "Enfin Paulo vers lequel je tentai une dernière espérance, me fit peur, je l'avoue. Quand je le secouai de sa torpeur, la malheureux était dans un délire complet, mais un de ces délires qui ne s'exprime pas par d'énergiques transports, mais par des paroles incohérentes, où le cynisme de la pensés le dispute à l'obscénité de la parole." "Il exprimait dans un odieux langage les plaisirs charnels de son passé, il en parlait avec un horrible ricanement. Parfois aussi un calme se faisait. J'essayai bien des fois à en profiter pour me faire entendre. Et alors c'était plus affreux encore. Il sortait de sa tranquillité apparente et voyait le bourreau disait-il. Il l'apercevait qui attendait à la porte du cachot que l'heure du supplice fut arrivée. Il croyait voir ses gestes d'impatience parce que le moment ne venait pas assez vite. Il décrivait les plis et replis de la corde qui devait l'étrangler et qu'il croyait déjà avoir autour du cou. Il se représentait les vociférations de la foule rendue furieuse par le nombre et l'énormité de ses forfaits. Puis un instant après, il élevait la voix, mais alors sur un ton de supplication il conjurait cette même foule d'attendre au moins que la brise imprimât à cette masse inerte, à ce cadavre et à ces membres pantelants, un balancement qui les ferait se heurter sur les poteaux du gibet comme en mesure, aux accords des fanfares infernales." 5 heures A. M. "Rodinus continue sa mélopée inconnue. A quelle divinité adresse-t-il ce chant? Oh! si c'était à ce Dieu qu'il affecte de ne pas connaître, au moins conserverais-je une lueur d'espoir sur son avenir, mais non c'est une glorification de ses forfaits. Il les passe en revue dans sa mémoire et regrette de ne pouvoir en savourer les délices plus longtemps." 10 1/2 heures A. M. "Rien n'est changé dans l'attitude de Rodinus. Paulo a eu un accès de frénésie épouvantable. Il se croyait poursuivi par ses victimes. Il leur demandait pitié, miséricorde, comme elles-mêmes ont dû le faire lorsqu'ils les outrageait ou les mettait à mort. Ses cheveux se dressaient d'épouvante, il attendait, disait-il des ricanements d'enfer et les cris de joie des démons qui le conviaient à leur horrible fête. Il entrevoyait les tortures des damnés, il répétait leurs lamentations et leurs gémissements. Son oeil était hagard, il tremblait de tous ses membres. Son grincement de dents augmente encore l'horreur de tous les témoins de cette épouvantable scène. C'est bien là la peinture que l'écriture nous fait de la mort du pécheur impénitent. _Dentibus suis fremet et labescet_. Puis il est tombé dans un état de torpeur, il n'est plus qu'une masse inerte." "Le silence du cachot n'est troublé que par le bruit de sa respiration stertoreuse et par le chant de son compagnon plus strident et plus saccadé. C'est la ronde du jongleur qui évoque les esprits infernaux. Oh! mon Dieu je n'y puis rien faire!......" "La porte du cachot s'ouvre, c'est le bourreau et ses aides qui entrent suivis des officiers de justice." "Je me précipite au devant d'eux, je les supplie d'accorder encore dix minutes de répit. Un des officiers tire sa montre et dit en secouant tristement la tête qu'il a déjà différé l'exécution de quelques minutes et qu'il ne peut m'accorder un seul instant. Cet instant comment l'eussent-ils employé? Eussent-ils enfin dans ce moment suprême, tourné un regard de repentir et de supplication vers Dieu? Hélas! je n'ose plus rien espérer que dans l'immense miséricorde de la Divine Providence." "La seule chose que j'ai pu obtenir a été l'aveu complet que Paulo m'a fait, et dont je ne doutais pas, qu'il était avec ses deux complices les meurtriers du malheureux compagnon d'Attenousse pour lequel celui-ci avait subi le dernier supplice. Paulo seul avait ourdi cette trame diabolique pour se venger de l'horreur qu'Angeline ressentait pour lui. Les deux autres bandits l'avaient aidé dans l'exécution." "Pendant qu'on préside aux funèbres apprêts du supplice, je vais de l'un à l'autre, je les exhorte en pleurant à se préparer à paraître devant Dieu en exprimant dans leur coeur au moins une parole de contrition." "Mais Paulo ne m'entend plus, toute vie intellectuelle est éteinte. Son oeil est vitreux et fixe. Il n'y a plus que sa respiration ou plutôt un râlement qui vit chez lui. Il ne voit rien, il n'entend rien, il ne peut plus se mouvoir." "Rodinus détourne la tête avec dégoût quand je lui présente pour la seconde fois l'image du Dieu crucifié. Il l'aurait même souillé de nouveau par un crachat si je ne me fusse empressé de le retirer." "Enfin la toilette est terminée, leurs chaînes leur ont été enlevées, ils ont la corde au cou et les mains liées derrière le dos." "Le cortège se met en marche. Quatre aides portent Paulo toujours insensible et le déposent sur la trappe fatale, Rodinus l'a précédé. Il a toute la stoïque férocité du sauvage. La tête haute il jette d'abord un regard de défi sur la foule et regarde avec indifférence le bourreau qui passe l'extrémité de la corde dans le crochet. Il ne veut pas permettre qu'on rabatte le bonnet sur ses yeux comme on vient de le faire à Paulo." "La foule est à genoux et prie. Moi, la figure prosternée sur le gibet, j'entends le bruit sourd qui m'avertit que la trappe est ouverte et que deux âmes viennent de paraître devant le tribunal suprême, et quelles sont jugées!!!... Ah! puissent-ils avoir trouvé miséricorde auprès de Dieu!!!!!!" "Voilà, mon cher frère, les détails aussi exacts que possible, voilà aussi la fin déplorable de ces deux grands coupables. Pourtant, malgré toute l'apparence de l'inutilité de nos prières, redoublons cependant nos instances auprès du Très-Haut. Qui sait?" Je ferme en frissonnant ce journal, il m'échappe des mains. J'essuie les sueurs glacées qui inondent mon front. J'oublie l'univers entier et me transporte en esprit dans ce monde invisible et inconnu dont ces deux hommes ont franchi la barrière. Ma pensée se noie dans l'horreur du sort qui vraisemblablement les y attendait. Je ne sais combien d'heures j'ai passé dans ces pénibles réflexions mais tout à coup mes idées prennent un autre cours. Une figure angélique vient faire contraste avec les leurs que je crois entrevoir parmi celles des démons. Cette figure est celle d'Angeline, de la mère d'Adala. Il me semble entendre cette voix qui n'avait plus rien de terrestre à me dire, au moment où son âme allait s'envoler vers le ciel et après la confession que je lui avait faite: "Père viens m'embrasser. Je te confie mon enfant, mon Adala." Ce dernier nom a un effet magique. Il m'éveille comme d'un affreux cauchemar et la chère petite lettre d'Adala est là devant moi qui semble me sourire et m'inviter à l'ouvrir. Je la saisis avec émotion, je la tourne et retourne en tout sens avant que d'en faire sauter le cachet. J'embrasse ce papier que sa main a touché. Il faut que j'attende quelques instants avant que de pouvoir distinguer l'écriture, tant les larmes obscurcissent mes yeux. "Mon Bon et cher grand papa, me dit-elle, voilà déjà plus de quatre mois que je ne t'ai vu et pourtant je n'ai pas passé un seul instant sans penser à toi. Je me suis bien ennuyée et je m'ennuie encore beaucoup de ne pouvoir plus m'asseoir sur tes genoux et t'embrasser." "Je n'ai pas non plus oublié toutes les belles histoires que tu me racontais. Il y en avait de tristes si tu t'en souviens qui me faisaient pleurer, mais quand tu me voyais toute en larmes, tu m'en disais de si drôles que j'en ris encore rien qu'à y penser." "Mais ce que je ne comprenais pas et ne comprends pas encore aujourd'hui, c'est que quand tu me voyais si folle, tes yeux se mouillaient de larmes. J'avais bien peur que ce ne fut quelque chagrin que je te causais et tu étais trop bon pour me dire en quoi je t'affligeais. Je suis aujourd'hui bien plus raisonnable que je ne l'étais alors et j'ai bien hâte de te revoir pour te demander pardon." "J'espère, mon bon grand papa, que tu prends toujours un bon soin de ta santé car si j'apprenais que tu es malade ou qu'il te fut arrivé quelque malheur, je crois bien j'en mourrais." "Je me propose quand je te reverrai de te gronder bien fort de ce que tu ne m'écris pas." "Je suis à présent une grande fille. Les bonnes religieuses me disent qu'elles sont très contentes de mes succès. Elles ont pour moi toute espèce de bontés." "La mère supérieure et l'assistante me font souvent venir dans leurs chambres. Elles m'embrassent, me chargent de bonbons, mais je ne sais pourquoi elles ont l'air triste elles aussi quand elles me parlent. Je n'ai pas besoin de rien demander, elles préviennent mes moindres désirs et me disent que c'est toi qui leur a donné l'argent pour y pourvoir." "Je t'embrasse beaucoup pour te remercier de toutes tes prévenances et je vais m'appliquer bien fort pour finir mes études au plus vite et aller te rejoindre. Tu dois toi aussi t'ennuyer un peu de ta petite fille." "Depuis huit jours nous prions pour deux criminels qui ont été pendus ce matin. Toutes les bonnes religieuses étaient tristes nous aussi nous l'étions. C'est si terrible de penser que deux hommes vont être pendus, mais c'est plus affreux encore de songer qu'ils vont mourir sans s'être réconciliés avec Dieu. A dix heures trois quarts ce matin les glas des deux malheureux ont commencé à sonner. J'en frémis encore. Nous nous sommes rendues à la chapelle pour prier pour eux. Je n'ai pas osé demander s'ils ont fait leur paix avec Dieu." "Tu peux t'imaginer comme j'ai été contente de revoir mon ami Baptiste, aussi je l'ai embrassé bien fort." "Grand'mère vient me voir toutes les semaines. Elle m'apporte de ces beaux petits ouvrages en broderie sur écorce comme elle sait en faire. Elle y joint de plus de jolies corbeilles remplies de toute espèce de fruits. J'aurais voulu que ma tante supérieure lui donna de l'argent, j'avais tant peur qu'elle souffrit de la faim; mais elle m'a embrassée en me disant que tu lui en donnes plus qu'elle n'en a besoin. Je t'en aimerais encore plus fort pour cela si j'en étais capable." "A présent je vais te dire un tout petit secret. Ce n'est, pas moi qui écris, je ne suis pas assez savante, c'est une de mes compagnes qui le fais pour moi, mais c'est moi qui dicte." "Mes bonnes tantes disent que dans quelques mois je pourrai écrire une lettre seule. Juges si je vais travailler." "Je t'embrasse mille et mille fois, Ta petite fille," ADALA 20 Septembre. La lecture de cette lettre me fit un plaisir ineffable que je me plus à savourer quelque temps. Il fallut pourtant me tirer de cette délicieuse rêverie et retourner dans ma cabane. Mes amis étaient éveillés. Je me fis raconter les derniers jours des bandits dans les plus grandes minuties. Ils avaient été plus diaboliques encore dans leurs actions que le bon prêtre ne me l'avait dit. Un jour un d'eux lui avait presque coupé un doigt avec ses dents pendant qu'il lui présentait à boire, comme il le lui avait demandé. Un autre jour, Rodinus l'assommait presque avec ses menottes pendant qu'il avait le dos tourné. Il n'y avait pas d'avanies, d'injures, de blasphèmes, d'obscénités de toutes sortes que ce saint prêtre n'eût entendus de leurs bouches et souffert avec une patience et une douceur angéliques. Mais je tire le rideau sur ce hideux tableau pour revenir au plus vite à ma chère enfant. VIE INTIME Quoiqu'il m'en coûtât beaucoup d'être pour plusieurs années séparé d'Adala, il me fallait en faire le sacrifice. Aussi, autant par goût que par un besoin de distraction et de mouvement, je repris avec mes amis la vie de coureur des bois. J'étais parfaitement tranquille au sujet de ma fille chérie, je savais qu'elle trouverait, auprès de mes bonnes soeurs tout le bonheur possible. Pour lui éviter des chagrins que ma vue aurait pu lui causer, je résolus de ne l'aller voir que dans trois ans, mais je me proposai de lui écrire deux fois par année quoique je fusse convaincu qu'elle était incapable de m'oublier. Nos préparatifs de départ ne furent pas longs et nous partîmes bien décidés à ne plus nous séparer et à partager à chaque retour au poste les profits de notre chasse. Il est inutile de vous raconter cette vie de coureur des bois que tout le monde connaît. Qu'il me suffise de dire que nos chasses furent assez fructueuses et que je passai les cinq années qui suivirent dans un calme et une tranquillité d'esprit que je n'avais pas encore connus. Le spectacle continuel de la nature dans toute sa beauté primitive, les courses dans les bois et la préparation de nos pelleteries faisaient le charme de nos journées. Puis le soir arrivé nous nous trouvions réunis autour d'un bon feu et les histoires et la gaîté intarissable du Normand et du Gascon, embellissaient nos soirées. Les trois années que je m'étais condamné à passer sans embrasser Adala, étaient expirées, je résolu de me rendre à Québec. Grande fut la joie de mes soeurs et de la petite en me voyant. L'enfant s'était admirablement développée, et avait considérablement grandi. Elle ne savait que faire pour me témoigner son bonheur. Elle riait, pleurait, dansait, venait sauter sur mes genoux et m'embrassait. Combien j'étais heureux de tous ces témoignages d'amour. Non je ne les eus pas changé pour tous les trésors de la terre. Je passai une semaine auprès d'elle, lui faisant visiter la ville et ses environs. Je jouissais du plaisir qu'elle éprouvait de voir tant de merveilles et de beautés qu'elle ne connaissait que par ouï dire. Il va sans dire que nous allâmes aussi chercher la grand'mère et l'installâmes auprès de nous pour qu'elle prit part à la joie commune. Ces huit jours furent de courte durée. Si la voix de la raison n'eut cédé à celle de mon coeur, sans aucun doute, elle fut revenue avec moi. La vie de réclusion s'accordait peu avec le caractère d'Adala. Ce qu'il fallait à cette chère enfant c'était la vie libre et indépendante, indispensable au sang indien. Instinctivement aussi elle ressentait un entraînement véritable pour la vie demi sauvage. Mais il me fallut céder devant le devoir. Après l'avoir pressée plusieurs fois dans mes bras, je me séparai d'elle. Je lui promis que dans deux ans je viendrais la chercher et qu'alors nous demeurerions ensemble jusqu'à la mort de l'un de nous. Aglaousse, de son côté, promit de venir nous rejoindra et de la visiter plus souvent encore d'ici à ce temps-là. Je dis adieu à mes soeurs, leur recommandant de nouveau l'enfant. Ces recommandations étaient bien superflues. Ce fut un grand sacrifice, que je fis en m'éloignant d'elles, et aussi longtemps que je le pus, je me retournais pour jeter un regard sur le toit qui recouvrait des êtres qui m'étaient plus chers que la vie. Jamais de ma vie, je n'ai éprouvé autant d'ennui que pendant les premiers mois qui suivirent cette séparation. Enfin je rejoignis les compagnons qui m'attendaient à un endroit désigné et nous reprîmes la vie active. Pendant la courte visite que j'avais faite à Adala, je lui avait souvent parlé du campement que nous avions établi auprès du Lac à la Truite. Je lui avais décrit le paysage si beau et les jouissances qu'on y trouvait. L'enfant avait écouté ces détails avec des larmes de plaisir. Elle me fit promettre en la laissant d'y construire un logement et que ce serait là que désormais nous habiterions. Ses désirs étaient pour moi des ordres impérieux, aussi vers la fin de la seconde année, nous construisîmes ces cabanes que je ne changerais pas pour le plus somptueux des palais. Enfin, depuis sept ans que nous y sommes installés, nous goûtons un bonheur presque sans nuages. Le seul chagrin qui soit venu assombrir notre ciel, a été la mort de mes deux soeurs qu'une épidémie a emportées successivement dans l'espace de deux mois Chères saintes femmes, elles se sont éteintes comme elles ont vécu, dans la paix du seigneur, après une carrière bien remplie d'années, mais encore plus de bonnes oeuvres. Vous ferai-je maintenant une description de la manière dont nous passons notre temps. Peut-être pourrait-elle vous intéresser. Le chant des oiseaux nous éveille dès le matin et souvent à ce chant s'en joint un autre mille fois plus suave, plus agréable à mon oreille, c'est celui de mon Adala qui semble leur répondre. Elle a, pour ainsi dire, apprivoisé ces chers petits enfants des bois, car elle charme tout ce qui l'entoure. La culture des plantes, les broderies sur écorce, la couture et la lecture constituent ses occupations de la journée. Rien de plus charmant que de la voir dans les beaux soirs d'été conduire son léger canot avec une adresse merveilleuse, sur les eaux tranquilles du lac. Puis quand tout est silencieux dans la nature, sa voix s'élève pure et argentine pour chanter un de ces, cantiques si touchants par leur naïve beauté, et qui sont une prière, une invocation. C'est alors que les échos des montagnes saisissent ces notes si fraîches, qu'ils les répètent et se les renvoient les uns aux autres comme s'ils voulaient se les graver profondément dans leur mémoire. Parfois aussi je l'amène à des expéditions de chasse, mais ces jours-là, je suis presque toujours certain de faire buisson creux. Il ne faut pas tirer sur ce pauvre lièvre qui ne nous fait aucun mal, dit-elle, n'abattez pas cette mère perdrix qui peut-être laisserait des enfants orphelins et personne alors pourvoirait à leur nourriture. Mais si un loup ou n'importe quel autre animal carnassier se présente, oh! alors malheur à lui, car elle tire avec la plus grande précision. Elle aime beaucoup la légère carabine que je lui ai achetée et qui est du plus beau fini. Elle ne perd pas une occasion d'en faire admirer le mérite. Lorsqu'elle se promène sur les bords du lac, elle est suivi d'une marmotte devenue l'hôte de sa maison et sa compagne inséparable. Plusieurs couvées de canards sauvages qu'elle à réussi à apprivoiser et qui viennent manger tour à tour dans sa main, en poussant des cris assourdissants, lui font cortège. Rien de ses pas, de ces démarches, ni de ses actions, n'échappe aux regards ravis de sa grand'mère et des miens, nous en examinons tous les détails pour y trouver de nouveaux charmes, nous l'aimons tant. Son caractère est quelque peu fantasque et aventureux, mais d'après mes recommandations elle ne s'éloigne jamais seule de la maison. Deux dogues énormes, qui sauraient la protéger dans le cas d'une mauvaise rencontre, sont les gardes les plus sûrs. Le temps de chaque journée est ainsi réglé et les heures fuient avec une rapidité sans égale. Nous sommes loin de trouver le temps monotone et de vivre dans l'isolement. Chaque jour un chasseur ou un amateur de pêche vient nous demander un gîte. Nous avons aussi des nouvelles de tous cotés, car jamais ici le pain et l'hospitalité ne sont refusés. Bien souvent il y a surcroît de vie et de gaîté dans l'habitation, c'est qu'alors Baptiste et ses deux inséparables compagnons sont venus nous visiter et se reposer de leurs fatigues. Oh! ce sont ces jours-là de vrais dîners de _Gamache_ ou de _Sardanapale_. Tout ce que la forêt peut offrir de gibier à plumes ou à poil est mis à contribution. Quelle folle gaîté préside au repas, le Gascon et le Normand ont eu de quinze jours à un mois pour renouveler leur approvisionnement d'histoire incroyables et fantastiques. Adala rit aux larmes, la grand'mere et moi rions de la voir rire et à ce concert d'éclats de rire se joint comme basse la grosse voix de Baptiste. Des histoires on passe au chant, du chant à la danse, c'est Baptiste qui fait la musique. Il imite avec sa voix toute espèce d'instruments. Ses poings jouent du tambour sur n'importe quel meuble, ses pieds marquent la mesure et les deux français exécutent des cabrioles, des pas, des sauts impossibles tels qu'ils les ont vus faire, assurent-ils dans tel ou tel pays où il n'ont pourtant jamais été, la petite de se tordre de rire et nous, ma foi, de l'imiter. Ces fêtes se prolongent deux à trois jours. Mais quand les froids d'hiver commencent à nous menacer, nous descendons au village pour laisser passer les mois les plus rigoureux. La cabane reste alors sous les soins de la vieille Aglaousse qui s'obstine à ne pas vouloir nous suivre. Nous ne la laissons jamais seule, Baptiste et ses deux compagnons hivernent avec elle. J'ai soin avant de les laisser de pourvoir à tous leurs besoins. Nous leur faisons aussi de fréquentes visites dans le cours de l'hiver. Nous allons habiter des appartements confortables auprès de l'église du hameau. Quelques bons voisins viennent fréquemment nous visiter. Dans la journée nous faisons des courses de traîneau et le soir le curé vient s'asseoir au coin du feu et nous réjouir par une intime et charmante causerie. Telle est la vie que nous menons depuis sept années. Hélas! elles ont été bien courtes comparées à celles du passé, mais aujourd'hui un nuage de tristesse vient troubler mon bonheur, c'est une inquiétude bien naturelle, car je sens d'un jour à l'autre le poids des ans qui s'appesantit sur moi. J'éprouve aujourd'hui dans les marches les plus courtes, que mon pied qui gravissait lestement autrefois les pentes les plus rapides, ne se traîne plus que péniblement même sur un terrain uni. Ma pauvre Aglaousse elle aussi se fait vieille et je songe avec tristesse que quand tous les deux nous aurons quitté la terre, ce qui ne saurait tarder, qui donc prendra soin de ma chère petite fille? Je dissimule autant que je le puis les traces de ma décrépitude, mais Adala semble s'en être aperçue, elle m'entoure de plus de soins, de prévenances s'il est possible. Elle ne me laisse plus un seul instant, elle parait inquiète. Elle me regardait l'autre jour avec un oeil plein de tristesse, tout à coup une larme est venue glisser sur ses joues, elle s'est empressée de la faire disparaître et de me sourire. Je lui en ai demandé la cause. C'est une vilaine poussière m'a-t-elle répondu! Depuis trois jours, je n'ai pu sortir, je me sens faible, abattu. Je voudrais bien avoir Monsieur Fameux, mais Baptiste et ses compagnons n'y sont pas. Les deux français sont partis pour une longue expédition de chasse. Baptiste a pour ainsi dire abandonné la vie des bois, il s'est mis à la culture et nous ne le voyons plus que rarement. Mon Dieu, comment pourrai-je faire prévenir Monsieur Fameux de l'état précaire où je me trouve. Je me suis ouvert à lui et lui ai dit que je comptais sur sa protection pour prendre soin d'Adala et de sa grand'mère quand je ne serai plus. Cette mission, il l'a acceptée, car il sait que je n'ai personne autre à qui m'adresser, mais il faudrait pourtant que je le visse avant de mourir. Adala s'est bien offerte pour aller le chercher. La vaillante enfant je l'ai refusée. La distance est si grande et je crains que cette course ne soit au-dessus de ses forces, cependant elle a si fortement insisté que j'ai cédé à ses instances, car je sens que mes heures sont comptées. En partant elle est venue m'embrasser en pleurant. Ses larmes sont tombées sur mes joues et m'ont réchauffé le coeur. Je profite de son absence pour écrire ces dernières lignes que ma main tracera: Que je te remercie, ma chère Adala, d'avoir égayé ma triste vieillesse par ton jeune et candide enjouement. Lorsque je remontais en esprit, le courant d'une vie tourmentée, je me sentais écrasé sous le poids des événements de mon existence, ta franche gaîté est venue m'arracher bien des fois l'amertume gui peut-être eut fini par s'emparer de moi. Tu as été dans la maison la lumière, la joie et la vie, car tu en étais l'âme bénie. Sois donc à jamais heureuse Adala pour tout le bonheur que tu m'as fait. Que ta vie soit aussi calme que la mienne à été tourmentée. Que le ciel t'accorde les trésors de jouissances que je n'ai pas connues. Enfin sois heureuse autant que mon coeur le désire. Aimes toujours ta bonne grande maman et prends en bien soin. Tu sais combien elle s'est dévouée pour toi, mais je connais trop bien ton coeur, cette recommandation est superflue. Oui tu l'aimeras autant qu'elle t'a aimée. Penses aussi quelquefois à ton vieil ami Hélika, donnes-lui un souvenir et quand ta voix se mêlera, le soir, à la prière des anges, demandes miséricorde pour lui!!!! Adieu, Adieu... HÉLIKA. Ici se terminait le manuscrit. Monsieur D'Olbigny ajouta: C'est le même jour que nous fîmes rencontre de cette charmante enfant à la décharge du Lac. Monsieur d'Olbigny demeura pensif quelques instants. Aux dernières phrases du manuscrit sa voix nous avait paru profondément émue. Nous respectâmes sa rêverie. Du revers de sa main il essuya une larme, puis avec un doux sourire il nous dit; si vous le voulez bien, Messieurs, nous allons déjeuner. Effectivement l'aurore paraissait, la nuit était passée sans que nous nous en fussions aperçus, tant ce récit nous avait intéressé. Et la jeune fille, demandâmes-nous tous ensemble, qu'est-elle devenue? Son histoire est bien trop longue pour que j'entreprenne de vous la raconter aujourd'hui. Elle se rattache de plus à bien des souvenirs de ma vie qu'il me serait pénible de rappeler en ce moment. Si cette narration vous a présenté quelqu'intérêt, je vous réserve l'autre partie pour l'occasion où j'aurai le plaisir de vous revoir. Permettez-moi, charmantes lectrices, de vous en dire autant. C. DeGUISE. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HÉLIKA: MEMOIRE D'UN VIEUX MAÎTRE D'ÉCOLE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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