The Project Gutenberg EBook of Les esclaves de Paris, by Émile Gaboriau

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Title: Les esclaves de Paris

Author: Émile Gaboriau

Release Date: July 29, 2011 [EBook #36894]

Language: French

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LES
ESCLAVES DE PARIS



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SCEAUX.—IMPRIMERIE CHARAIRE ET FILS.
—————



E. GABORIAU
LES ESCLAVES DE PARIS

LES ESCLAVES DE PARIS

PREMIÈRE PARTIE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII.
DEUXIÈME PARTIE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV.

Rose Pigereau fit disparaître la lettre dans une fente du
mur.
Rose Pigereau fit disparaître la lettre dans une fente du mur.

LES
ESCLAVES DE PARIS


PREMIÈRE PARTIE

LE CHANTAGE

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I

La journée du 8 février 186.. fut une des plus rigoureuses de l'hiver.

A midi, le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, qui est l'oracle des Parisiens, marquait 9 degrés 3 dixièmes au-dessous de zéro.

Le ciel était sombre et chargé de neige.

La pluie de la veille était si bien gelée sur les pavés que la circulation était périlleuse et que les fiacres et omnibus avaient interrompu leur service.

La ville était lugubre.

A Paris, bien qu'on y puisse mourir de faim, tout comme sur le radeau de la Méduse, on ne s'inquiète pas démesurément de ceux qui n'ont pas de pain.

Il semble que du banquet quotidien d'un million de convives il doit tomber assez de miettes pour rassasier ceux qui n'ont pas trouvé place à table.

Mais l'hiver, quand la Seine charrie, involontairement, on pense à ceux qui n'ont pas de bois et on les plaint.

Cela est si vrai, que ce jour du 8 février, la maîtresse de l'Hôtel du Pérou, Mme Loupias, une âpre et dure Auvergnate, se préoccupa de ses locataires autrement que pour augmenter leur loyer ou les harceler de ses incessantes demandes d'argent.

—Quel froid d'ours! dit-elle à son mari, occupé à bourrer de charbon de terre le poêle de la loge. Par des temps pareils, je suis toujours inquiète, depuis cet hiver où nous avons trouvé un de nos locataires pendu là-haut. L'accident nous coûta bien cinquante francs, sans compter les injures des voisins. Tu devrais voir ce que font nos gens des mansardes.

—Baste!... répondit Loupias, ils sont sortis pour se réchauffer.

—Tu crois?

—J'en suis sûr. Le père Tantaine a filé au petit jour, et j'ai vu peu après descendre M. Paul Violaine. Il n'y a plus là-haut que Rose, et je pense qu'elle aura eu le bon esprit de rester couchée.

—Oh! celle-là, fit la Loupias d'un ton méchant, je ne la plains guère. Si je n'ai pas eu la berlue l'autre soir, elle ne tardera pas à planter là M. Paul. Elle est trop belle pour notre maison, cette fille.

C'est rue de la Huchette, à vingt pas de la place du Petit-Pont, qu'est situé l'Hôtel du Pérou, et jamais enseigne ne fut plus cruellement ironique.

L'extérieur sordide de la maison, l'allée étroite et boueuse, les fenêtres à carreaux ternes, tout crie aux passants: «Ici on loge la misère.» Au premier abord, on soupçonne un repaire; point, l'endroit est honnête.

C'est un de ces asiles, de plus en plus rares dans notre Paris tout neuf, où les pauvres honteux, les déclassés, les vaincus de toutes les luttes sociales trouvent, en échange de leur dernière pièce de cent sous, un abri et un lit. On se réfugie là comme un naufragé prend pied sur un écueil, on respire un moment, et dès qu'on en a la force, on repart.

Impossible, si misérable qu'on soit, de concevoir la pensée d'habiter sérieusement l'Hôtel du Pérou.

Du haut en bas, au moyen de châssis de toile et de papiers d'occasion, tous les étages ont été divisés en quantité de petites cellules que la Loupias appelle fastueusement ses chambres.

Les châssis se disloquent, les papiers éraillés pendent en loques, c'est hideux.

C'est splendide comparé aux mansardes.

Il n'y en a que deux, heureusement, conquises sur un grenier, séparées de la toiture par un faux plafond, éclairées par des fenêtres en tabatière, si basses qu'à peine on s'y peut tenir debout.

Elles ont pour meubles: un lit à matelas de varech, une table boiteuse et deux chaises.

Telles quelles, la Loupias les loue 22 francs chacune par mois, à cause de la cheminée, assure-t-elle, un trou informe dans le mur. Et elles ne restent jamais vides!...

C'est dans une de ces mansardes, que par cet horrible froid se trouvait la jeune femme dont Loupias avait prononcé le nom.

Jamais plus admirable créature ne fut mise au monde pour le ravissement des yeux.

Elle venait d'avoir dix-neuf ans, elle était blonde et blanche. De longs cils recourbés voilaient à demi l'éclat un peu dur de ses yeux bleus à reflets d'acier. Ses lèvres, qui s'entr'ouvraient sur des dents fines et nacrées, ne semblaient faites que pour sourire. Ses cheveux dorés, lumineux et vivants, crêpelés sur le front, étaient retenus à demi sur la nuque par un peigne de quatre sous, et retombaient à flots, narguant les fausses tresses, sur des épaules d'un dessin exquis.

Elle n'était pas restée couchée, ainsi que l'avait supposé Loupias. Elle s'était levée, et, jetant, en guise de châle, sur sa mauvaise robe d'indienne, la couverture du lit, une couverture digne du logis, sale, reprisée, pelée, elle était venue s'établir près de la cheminée.

Pourquoi là plutôt qu'ailleurs? C'était bien une idée. L'âtre était froid. Dans le fond, deux tisons gros chacun comme le poing, faisaient bien à eux deux autant de fumée qu'une cigarette, mais ne donnaient aucune chaleur.

N'importe! Accroupie sur une loque immonde que la Loupias décorait du nom de tapis de foyer, Rose se tirait les cartes, essayant de se consoler des souffrances du présent par les promesses de l'avenir.

Elle apportait à cette grave opération une attention si grande, un tel recueillement, qu'elle ne semblait pas sentir le froid qui bleuissait ses mains.

Devant elle, en demi-cercle, elle avait étalé ses cartes molles et crasseuses, et du bout du doigt, en prenant bien garde de ne pas se tromper, elle comptait de trois en trois, ainsi que cela se pratique, comme on sait.

Chacune des cartes sur lesquelles s'arrêtait son doigt, ayant pour elle une signification favorable ou fâcheuse, elle se réjouissait ou se dépitait.

—Une, deux, trois, disait-elle, un jeune homme blond... ce doit être Paul. Une, deux, trois... démarches. Une, deux, trois... de l'argent pour moi. Une, deux, trois... non, voilà des retards. Une, deux, trois... le neuf de pique! c'est-à-dire des chagrins, l'abandon, le dénûment! toujours le neuf de pique!

En vérité, elle était consternée comme si elle eût reçu l'assurance d'un désastre prochain.

Mais elle se remit vite. De nouveau elle mêla le jeu, le battit, le coupa scrupuleusement de la main gauche, l'étala devant elle et recommença à compter: une, deux, trois...

Les cartes, cette fois, se montrèrent propices, et n'eurent que des promesses séduisantes.

—On t'aime, lui dirent-elles en leur langage, qui est celui des sorcières, beaucoup, de tout cœur, au loin; tu auras une fortune, on pense à toi; tu recevras mystérieusement une lettre d'un jeune homme brun très riche!

Le jeune homme était représenté par le valet de trèfle.

—Encore l'autre!... murmura Rose. Décidément, c'est la destinée qui le veut!...

Aussitôt elle retira d'une fente de la cheminée, sa cachette, une lettre pliée menu, sale, fripée, qu'elle avait lue bien souvent. Pour la vingtième fois, depuis la veille, elle relut bien lentement:

«Mademoiselle,

«Je vous ai vue et je vous aime. Parole d'honneur.

«C'est vous dire que votre place n'est pas dans le quartier infect où vous cachez votre beauté.

«Un ravissant appartement—citronnier et palissandre—vous attend rue de Douai.

«Je suis carré en affaires, le loyer sera à votre nom.

«Réfléchissez, allez aux informations, je présente des garanties sérieuses. Je ne suis pas majeur, mais je le serai dans cinq mois et trois jours et je serai libre alors de disposer de l'héritage de ma mère. De plus, mon père est vieux, infirme; peut-être, en s'y prenant bien, arriverait-on à le faire interdire.

«Dois-je faire prévenir la couturière?

«Pendant cinq jours, à partir d'aujourd'hui, j'irai, de quatre à six, attendre en voiture votre décision, au coin de la place du Petit-Pont.

«GASTON DE GANDELU.»

Cette lettre abominable, honteuse, ridicule, bien digne d'un de ces jeunes drôles que le mépris public a baptisés du nom de «petits crevés», ne semblait nullement révolter Rose. Bien plus, cette prose idiote l'enivrait et lui paraissait la plus délicieuse musique.

—Si j'osais! murmurait-elle frémissante de convoitise, si j'osais!...

Elle restait pensive, le front appuyé sur sa main, quand un pas jeune et leste fit craquer le frêle escalier.

—Lui, fit-elle, effrayée, Paul!...

Et d'un mouvement effarouché, rapide et précis comme celui d'une chatte, elle fit disparaître la lettre dans la fente du mur.

Il était temps, Paul Violaine entrait.

C'était un tout jeune homme de vingt-trois ans à peine, svelte, admirablement pris dans sa taille.

Son visage, du plus pur ovale, avait la pâleur unie et mate des races du Midi. Une moustache fine et soyeuse estompait sa lèvre, un peu épaisse, juste assez pour donner à sa physionomie un caractère viril. Ses cheveux blonds bouclés naturellement autour d'un front intelligent et fier, faisaient ressortir l'étrange vivacité de ses grands yeux noirs.

Sa beauté, plus saisissante que celle de Rose, était encore rehaussée par cette distinction innée qui, sans être précisément le privilège des héritiers des grandes maisons, ne saurait s'acquérir.

La Loupias a toujours prétendu que son locataire des mansardes lui imposait beaucoup, et lui faisait l'effet d'un prince déguisé.

Pauvre prince en ce moment!

Ses vêtements, en dépit d'une propreté miraculeuse, décelaient la misère, non celle qui s'étale et sans vergogne vit de la pitié, mais celle bien autrement cruelle qui rougit d'un regard de commisération, qui se tait et se cache.

Il portait, par cette température sibérienne, un pantalon, un gilet et un habit de drap noir, élimé par la brosse, mince à donner le frisson. Il avait encore, il est vrai, un léger pardessus d'été de couleur claire, presque aussi épais que le tissu d'une forte araignée. Ses souliers étaient supérieurement cirés, mais ils accusaient des courses désespérées après la fortune.

Paul, à son entrée, avait sous le bras un rouleau de papier qu'il déposa, qu'il laissa tomber plutôt, sur le grabat.

—Rien! fit-il, d'un ton d'affreux découragement, encore rien!...

La jeune femme, oubliant ses cartes sur le tapis, s'était redressée. Sa figure, tout à l'heure encore souriante, avait pris une expression de morne lassitude.

—Quoi! répondit-elle, simulant une surprise que certes elle n'éprouvait pas, quoi! rien... après ce que tu m'avais dit en partant ce matin!

—Ce matin, Rose, j'espérais. Je croyais, je t'ai dit de croire. On m'a trompé, ou plutôt je me suis trompé moi-même. J'avais pris des assurances en l'air pour des promesses sincères. Ici les gens n'ont même pas la charité de vous dire: «Non.» Ils vous écoutent d'un air d'intérêt; ils se mettent à votre disposition; la main tournée, ils ne pensent plus à vous. Des protestations banales! Voilà la seule monnaie qu'ait cette ville maudite au service des malheureux.

Il y eut un long silence. Paul était trop profondément absorbé pour remarquer de quel air de mépris Rose le considérait, elle semblait indignée au spectacle de cette consternation résignée.

—Nous voilà dans une belle position! dit-elle enfin. Qu'allons-nous devenir?

—Eh! le sais-je moi-même?

—Alors, c'est fini. Hier, en ton absence, je n'avais pas voulu te le dire pour ne point te troubler inutilement, la Loupias est montée me réclamer les onze francs de la quinzaine échue. Si d'ici trois jours elle n'a pas son argent, elle nous mettra dehors; elle me l'a dit, elle le fera, je la connais... Oui, elle le fera, quand ce ne serait que pour avoir la jouissance de me voir sur le pavé, car elle me hait, l'affreuse grêlée!

—Être seul au monde, murmurait Paul, isolé, perdu, n'avoir pas un parent, pas un ami, personne!...

—Nous ne possédons plus un centime, poursuivait Rose avec une persistance féroce, j'ai vendu la semaine passée mes dernières nippes, nous n'avons plus de bois, enfin nous n'avons pas mangé depuis hier matin.

A ces objections formulées comme des reproches poignants, le malheureux jeune homme étreignait son front de ses mains crispées, comme s'il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.

—Voilà le tableau!... continuait l'imperturbable Rose. Moi, je dis qu'il serait bon de trouver un moyen, un expédient, quelque chose, n'importe quoi.

Brusquement, Paul se débarrassa de son léger pardessus et le jeta sur une des chaises:

—Tiens, porte cela au mont-de-piété.

La jeune femme ne bougea pas.

—C'est tout ce que tu trouves pour nous tirer d'affaire? interrogea-t-elle.

—On te prêtera bien trois francs; ce sera toujours de quoi acheter du bois et du pain.

—Et après?

—Après!... nous verrons, je réfléchirai, je chercherai. Qu'est-ce que je veux? gagner du temps. Je finirai bien par briser le cercle fatal qui m'étreint. Le succès me viendra, et avec le succès la fortune. Mais il faut savoir attendre.

—Il faut pouvoir.

—N'importe... fais toujours ce que je te dis, et demain...

Moins troublé, Paul eût bien reconnu à la contenance de Rose qu'elle était résolue à le pousser à bout.

—Demain!... fit-elle avec une ironie de plus en plus accentuée, toujours demain!... Voici des mois que nous vivons sur ce mot. Tiens, Paul, tu n'es qu'un enfant, et il faut que tu aies enfin le courage de regarder la vérité en face. Que me prêtera-t-on sur ce vêtement usé? Trois francs... si on me les prête. Combien de jours vivrons-nous avec ces trois francs? Mettons trois jours. Et ensuite? Déjà, ne le comprends-tu pas? tu es trop pauvrement vêtu pour être bien reçu. Seuls, les solliciteurs élégants sont favorablement écoutés. Pour obtenir une chose, il faut surtout avoir l'air de n'en pas avoir besoin. Où iras-tu quand tu n'auras que ton habit? Tu seras ridicule; tu n'oseras plus sortir.

—Tais-toi, interrompit Paul, je t'en prie, tais-toi. Hélas! je ne le vois que trop clairement, à cette heure, tu es comme les autres, comme tout le monde: ne pas réussir te semble un crime. Autrefois, tu avais confiance en moi, tu ne parlais pas ainsi.

—Autrefois, je ne savais pas.

—Non, Rose, non, mais tu m'aimais. Mon Dieu! n'ai-je donc pas tout essayé, tout tenté!... Je suis allé de porte en porte offrir mes compositions, ces mélodies que tu chantais si bien, j'ai demandé des leçons à tous les échos de Paris. Qu'aurais-tu fait de plus, à ma place? parle, réponds...

Paul s'animait par degrés. Rose, au contraire, affectait une irritante nonchalance.

—Je ne sais, répondit-elle enfin, pourtant il me semble que si j'étais homme, je ne laisserais jamais manquer du nécessaire la femme que je prétendrais aimer, non, jamais. J'irais, je travaillerais...

—Je ne suis pas un ouvrier, malheureusement, je n'ai pas d'état.

—Moi, j'en apprendrais un. Combien gagne-t-on par jour à servir les maçons? C'est peut-être pénible, ce n'est pas, ce me semble, bien difficile. Tu as, à ce que tu prétends, un rare talent? Je ne dis pas non. Mais si j'étais un grand compositeur et s'il n'y avait pas de pain chez moi, j'irais, sans hésiter, jouer dans les rues et dans les cafés, je chanterais dans les cours. Enfin, j'aurais de l'argent quand même, n'importe comment, n'importe d'où, à tout prix, quand je devrais...

—Tu oublies que je suis un honnête homme, Rose!

—Vraiment! ne dirait-on pas que je te propose une mauvaise action! Ta réponse, Paul, est celle de tous ceux qui, faute d'adresse ou d'énergie, restent en chemin. On va vêtu comme un mendiant, le ventre vide, crevant de jalousie, mais on se redresse pour dire: Je suis honnête. Comme si on ne pouvait absolument être riche ou faire fortune sans être le dernier des coquins. C'est trop bête, à la fin!

Elle parlait d'une voix vibrante, et une infernale hardiesse étincelait dans ses yeux. C'était bien là une de ces créatures redoutables, énergiques surtout pour le mal, qui peuvent conduire un homme faible sur le bord de l'abîme, l'y pousser et l'oublier avant même qu'il ait roulé jusqu'au fond.

Sous le fouet de ces sarcasmes, la nature violente de Paul se réveillait; la colère empourprait ses joues.

—Que ne m'aides-tu toi-même, s'écria-t-il, que ne travailles-tu!

—Oh!... moi... c'est autre chose, je ne suis pas faite pour travailler.

Paul eut un geste terrible, il marcha la main levée sur la jeune femme.

—Malheureuse, disait-il, tu n'es qu'une malheureuse!

—Non... j'ai faim!

Une querelle arrivée à ce point devait finir mal, lorsqu'un bruit assez fort attira l'attention des jeunes gens; ils se retournèrent.

La porte de la mansarde était ouverte, et sur le seuil se tenait, debout, un vieux homme qui les regardait avec un sourire paternel.

Il était grand et légèrement voûté. De son visage, on ne découvrait que les pommettes couleur brique et le nez rouge; une barbe grisonnante, longue, épaisse, inculte, cachait le reste. Il portait des lunettes de pacotille à verres teintés, mais il avait en le soin d'entourer d'un ruban noir la monture de fer.

Paul eut un geste terrible, il marcha la main levée sur
la jeune femme.
Paul eut un geste terrible, il marcha la main levée sur la jeune femme.

En lui, tout respirait la misère et l'incurie à leur apogée. Son paletot, à larges poches éraillées, informe, graisseux, portait les traces de toutes les murailles essuyées à boire. Il devait être un de ces cyniques nomades qui, jugeant fastidieux de quitter les vêtements pour dormir, couchent tout habillés, à terre ou sur leur grabat.

Ce vieux, Paul et Rose le connaissaient bien. Ils l'avaient déjà rencontré dans les escaliers, et savaient qu'il habitait le taudis voisin et qu'on l'appelait le père Tantaine.

Sa vue rappela à Paul que d'une mansarde à l'autre on distinguait les moindres paroles, et cette idée qu'on l'avait écouté l'exaspéra.

—Que voulez-vous, monsieur, demanda-t-il brutalement, et qui vous a permis d'entrer chez moi sans frapper?

Cette question, adressée d'un ton presque menaçant, ne sembla ni fâcher ni déconcerter le vieil homme.

—Je mentirais, répondit-il, si je n'avouais pas que me trouvant par hasard chez moi, et vous entendant causer de vos petites affaires, j'ai prêté l'oreille.

—Monsieur!...

—Attendez donc, bouillante jeunesse!... Vous en êtes vite venus à une querelle, et, par ma foi! cela s'explique. Quand il n'y a rien dans le râtelier, les chevaux les plus jolis, les mieux élevés se battent, je connais, ça, moi!

Il parlait de l'air le plus bénin, sans paraître avoir conscience de son indiscrétion.

—Eh bien! monsieur, fit Paul, profondément humilié, vous savez au juste, maintenant, jusqu'où la pauvreté peut faire descendre un homme de cœur. Êtes-vous satisfait?...

—Allons, bon! reprit le vieux, voilà que vous vous fâchez. Si je suis venu, sans dire gare, c'est qu'à mon avis des voisins se doivent aide et secours, surtout des voisins logés à notre enseigne. Quand j'ai été au courant de vos petits chagrins, je me suis dit: Voici de jolis enfants que je veux tirer de peine.

Cette déclaration, cette promesse d'assistance, dans la bouche d'un personnage de si piteuse apparence, avait quelque chose de si véritablement comique, que Rose ne put dissimuler un sourire.

Elle pensait que le vieux voisin allait tirer son porte-monnaie et offrir la moitié de sa fortune, une pièce de vingt sous ou de quarante, pour le moins.

Paul eut une idée pareille; mais il fut touché, lui, de cette obligeance si simple et si belle, sachant que l'argent emprunte aux circonstances une prodigieuse valeur, et que l'unique franc qui nous assure pour deux jours le pain du pauvre est un million de fois plus précieux que le billet de mille francs du riche.

—Hélas! monsieur, fit-il, visiblement radouci, que pouvez-vous pour nous?

—Qui sait!

—Vous voyez à quel extrême dénûment nous sommes arrivés peu à peu. Tout nous manque. Ne sommes-nous pas perdus?

Le père Tantaine leva les bras, comme pour prendre le ciel à témoin d'un blasphème.

—Perdus!... dit-il. Ah! la perle cachée au fond de la mer et qui ignore sa valeur est perdue pareillement, si un pêcheur adroit ne la découvre. Les pêcheurs sont des malheureux qui ne portent pas de perles, mais ils en savent le prix et ils les confient à des joailliers...

Il acheva sa pensée par un petit rire discret dont le sens devait échapper à deux pauvres enfants qui avaient en germe tous les instincts mauvais, que poignaient toutes les convoitises, mais qui étaient ignorants et inexpérimentés.

—Enfin, monsieur, reprit Paul, je serais un sot orgueilleux si je n'acceptais pas vos offres généreuses.

—Parfait!... Cela étant, il va falloir tout d'abord descendre chercher un bon repas. Il faut aussi faire monter du bois: il fait un froid ici!... Ma vieille carcasse est à moitié gelée. Plus tard, nous songerons aux vêtements.

—Tout cela, soupira Rose, va nécessiter une grosse somme!

—Eh! qui vous dit que je ne l'ai pas?

Lentement, le père Tantaine déboutonna son paletot, et de la poche intérieure il retira un petit papier sale qui y était fixé au moyen d'une épingle.

Ce chiffon, il le déplia soigneusement et le déposa tout ouvert sur la table.

—Un billet de 500 francs! exclama Rose stupéfaite.

—Juste!... ma belle demoiselle, répondit le vieux d'une voix triomphante.

Paul se taisait. Il eût vu un des barreaux de la chaise sur laquelle il s'appuyait bourgeonner tout à coup et donner des feuilles, qu'il n'eût pas été plus surpris.

Comment imaginer une telle somme cachée sous les haillons de ce vieux. D'où tenait-il ce billet?

L'idée d'une action punissable, d'un vol, pour le moins était si naturelle et ressortait si nettement de la situation, qu'elle vint en même temps aux deux jeunes gens.

Ils échangèrent le regard le plus cruellement significatif, et Paul, décontenancé, rougit jusqu'aux oreilles.

Le bonhomme avait compris le soupçon.

—Oh! fit-il, sans avoir aucunement l'air choqué, de vilaines pensées!... Il est vrai que les billets de cinq cents ne poussent pas spontanément dans des poches comme les miennes, mais celui-ci m'appartient légitimement.

Rose n'écoutait pas. Que lui importait l'explication! Le billet était là, et cela lui suffisait. Elle l'avait pris, et elle le maniait, comme si le contact du papier soyeux lui eût communiqué les plus délicates sensations.

—Il faut vous dire, continuait le père Tantaine, que je suis clerc d'huissier.

—Ah!...

—Oui, et cela doit vous flatter. Être obligé par un clerc d'huissier, voilà un triomphe! Mais ce n'est pas tout. Je suis chargé, par diverses personnes, du recouvrement de créances litigieuses. De la sorte, j'ai parfois en compte des sommes assez importantes. Vous prêter cinq cents francs, pour un certain temps, ne peut donc pas me gêner.

Entre les suggestions de la nécessité et les résistances de sa conscience, Paul restait interdit, ému comme on l'est à l'instant d'un acte décisif, tout tremblant.

—Non, commença-t-il enfin, je ne saurais accepter; mon devoir...

—Ah! mon ami, interrompit Rose, ce n'est pas honnête ce que tu fais là. Ne vois-tu pas qu'en refusant tu chagrines monsieur?

—Elle a parbleu raison! s'écria le père Tantaine. Donc, c'est entendu. Allons, la belle enfant, descendez vite chercher les provisions, vite... il est plus de quatre heures.

Ce fut au tour de Rose de tressaillir et de rougir, comme si elle se fût sentie devinée par le vieux voisin.

—Quatre heures! murmura-t-elle, pensant à la lettre.

Cependant, elle obéit vivement. Se posant devant la vieille glace, elle disposa presque gracieusement ses haillons, elle descendit, emportant le billet de banque.

—Belle personne... remarqua le père Tantaine, avec l'accent d'un connaisseur, très belle... Et quelle intelligence! Ah! si elle est bien conseillée, elle ira loin!...

Paul ne releva pas l'observation. Il recueillait ses idées en déroute. Maintenant qu'il n'était plus sous l'obsession du regard de Rose, la frayeur le prenait.

Il trouvait à la physionomie de ce soi-disant clerc d'huissier quelque chose de singulier et d'inquiétant.

Où a-t-on vu jamais des vieux de cette espèce jetant des 500 francs à la tête des gens? Pour sûr, cette générosité devait cacher quelque mystère et lui, Paul, il allait peut-être se trouver compromis.

—Toutes réflexions faites, monsieur, reprit-il résolument, accepter de vous une telle somme ne serait pas délicat de ma part. Qui sait si je pourrai jamais m'acquitter.

—Bon! voici que vous doutez de vous, maintenant. Ce n'est pas le moyen de réussir. Si vous avez échoué, jusqu'ici, c'est que l'expérience vous manquait. Désormais, vous saurez comment vous y prendre. La misère, mon enfant, forme les hommes, de même que la paille mûrit les nèfles. D'abord, moi, j'ai confiance en vous. Ces 500 francs, vous me les rendrez quand vous voudrez, je ne suis pas pressé, seulement vous me donnerez six pour cent, et vous allez me souscrire un billet.

—Comme cela, balbutia Paul...

—Conclu!... c'est un placement.

Paul n'était qu'un pauvre niais. Cette perspective de billet suffisait à le rassurer, comme si sa signature au bas d'un papier timbré eût pu servir à autre chose qu'à enlever à ce papier la valeur qu'il avait étant blanc.

De son côté, le père Tantaine, explorant de nouveau sa poche, en tirait une feuille de papier timbré qui s'y trouvait tout à point.

—Écrivez, dit-il: «Au huit juin prochain, je paierai, à l'ordre de M. Tantaine, etc...»

Le jeune homme terminait le parafe de sa signature lorsque Rose reparut, les bras chargés de provisions.

Elle était radieuse comme si un événement extraordinairement heureux fût survenu dans sa vie; ses yeux avait une expression étrange.

Mais Paul ne remarqua rien de cela. Il observait le vieux clerc d'huissier qui, après avoir relu le billet, le serrait aussi précieusement qu'une valeur de premier ordre.

—Il est bien entendu, monsieur, reprit-il enfin, que la date n'est qu'une formalité. Il n'est pas probable que d'ici quatre mois je puisse économiser ce que je vous dois.

Le père Tantaine eut un bon sourire.

—Que diriez-vous, prononça-t-il, si après vous avoir prêté ces 500 francs, je vous mettais à même de me les rendre avant un mois?

—Quoi! monsieur, vous pourriez!...

—Par moi-même, mon enfant, je ne puis rien, cela se voit. Mais j'ai un ami qui a le bras long. Ah! si je l'avais écouté, autrefois, je ne serais pas à l'hôtel du Pérou. Enfin!... Voulez-vous aller le trouver de ma part?

—Si je le veux! Mais je serais un fou de repousser cette occasion qui se présente.

—Eh bien! je vais voir mon ami ce soir même, je lui parlerai de vous. Soyez chez lui demain à midi précis. Si vous lui plaisez, s'il s'occupe de vous votre fortune est faite.

Il tira de sa poche une carte et la présentant à Paul, il ajouta:

—Mon ami se nomme Mascarot et voici son adresse.

Cependant Rose, avec cette merveilleuse dextérité qui semble être un privilège de la Parisienne, accoutumée à se mouvoir dans un petit espace, avait tiré l'ordre du chaos et terminé ses préparatifs.

La table était dressée, table digne du taudis avec ses tessons ébréchés et ses papiers en guise de plats; un bon feu flambait dans la cheminée, et deux bougies éclairaient la scène, fichées, l'une dans le chandelier bossué de l'hôtel, l'autre dans une bouteille fêlée.

Ce spectacle superbe pour des yeux de vingt ans, remplissait Paul de satisfaction. Les affaires sérieuses étaient finies, les pressentiments sombres s'étaient envolés.

—A table!... s'écria-t-il, à table!... Voici enfin le dîner qui sera le déjeûner. Allons, Rose, à ton poste. Et vous, mon cher voisin, vous allez, je l'espère, nous faire le plaisir de partager le repas que nous vous devons.

Mais le père Tantaine, bien qu'un tel festin fût fait pour le tenter et le séduire, ainsi qu'il le confessa, s'excusa avec beaucoup de protestations de regrets.

Il n'avait pas grand'faim, assura-t-il, puis il avait pour cinq heures et demie un rendez-vous de la dernière importance à l'autre bout de Paris.

—Enfin, dit-il à Paul, il est indispensable que je voie Mascarot ce soir. Je dois le prévenir, le disposer en votre faveur.

Rose, assurément, ne tenait pas à la compagnie du bonhomme. Laid, malpropre, misérable, il lui inspirait un sentiment de dégoût dont ne triomphait pas la reconnaissance.

Puis, bien qu'on ne vit pas ses yeux, elle devinait instinctivement, sous les verres foncés de ses lunettes, un regard aigu et subtil, très capable de lire au fond de sa pensée.

Ce qui n'empêche que se faisant chatte et câline autant qu'il était en son pouvoir, elle joignit ses instances à celles de Paul pour garder leur ami.

Mais il fut inébranlable, et après avoir, une fois encore, rappelé à Paul qu'il devait être exact, le lendemain, à midi, il sortit en criant de sa meilleure voix, aux jeunes gens qui venaient de s'attabler:

—Au revoir! bon appétit!

Seulement, une fois dehors, sur le palier, la porte refermée, le père Tantaine s'arrêta, s'appuyant à la rampe grossière, écoutant.

Les tourtereaux, comme il les appelait, étaient d'une gaieté folle, et les éclats de leurs voix jeunes et fraîches emplissaient le dernier étage de l'hôtel du Pérou.

Pourquoi non? Paul après des angoisses affreuses, trouvait une sécurité relative; il avait en poche l'adresse d'un homme qui devait faire sa fortune; enfin, sur le coin de la cheminée brillait la monnaie du billet de cinq cents francs, un de ces tas d'or qui, au temps des riantes illusions, semblent inépuisables.

Quant à Rose, elle ne pouvait cesser de s'égayer au sujet de ce vieux clerc d'huissier, qu'en dedans d'elle-même elle jugeait absolument idiot, et qu'elle trouvait du dernier grotesque.

—Courage, mes mignons, grommela le père Tantaine, courage! Ce pourrait bien être la dernière fois que vous riez ensemble.

Cela dit, avec les plus louables précautions, il descendit le raboteux escalier de l'hôtel du Pérou, que la Loupias n'éclaire que le dimanche, parce que le gaz, dame! cela coûte de l'argent.

Le père Tantaine ne sortit pas directement.

Ayant, par la petite porte vitrée de la loge des propriétaires de l'hôtel, aperçu la Loupias qui cuisinait sur son poêle des ragoûts de son pays, il entra, après avoir gratté timidement, saluant bas, en homme que la misère a accoutumé à toutes les rebuffades.

—Je viens pour vous payer ma quinzaine, madame, annonça-t-il tout d'abord.

Et en même temps il déposait sur le coin de la commode une pièce de dix francs et une pièce de vingt sous.

Puis, pendant que Loupias, qui sait écrire, lui confectionnait un reçu, il se mit à parler de ses affaires, racontant comme quoi il venait de recueillir un héritage inattendu, qui allait lui donner l'aisance sur ses vieux jours.

A l'appui de ses assertions, avec le naïf orgueil de la pauvreté qui craint de n'être pas crue sur parole, il montrait plusieurs billets de banque renfermés dans un portefeuille.

Ces chiffons produisirent si bien leur effet que, lorsque le bonhomme se retira, Loupias voulut à toute force le reconduire, sa lampe d'une main, sa casquette de l'autre.

Le vieux clerc ne semblait d'ailleurs aucunement sensible à ces prévenances. Il allait d'un air préoccupé, en homme qui poursuit un plan.

Arrivé dans la rue, il s'orienta, examina les magasins des environs, et, sans hésiter, il marcha droit à la boutique d'un épicier qui fait presque le coin de la rue du Petit-Pont et de la rue de la Bûcherie.

Cet épicier, grâce à un certain vin que lui fabrique un chimiste de Bercy, et qu'il vend neuf sous le litre, jouit dans le quartier d'une vogue bien légitime.

Il est petit, gros, court, rouge, irritable, plein d'importance; il porte des favoris à l'anglaise, est veuf, sergent de la garde nationale et répond au nom de Mélusin.

Cinq heures, dans les quartiers pauvres, c'est en hiver le moment du «coup de feu» pour les boutiquiers.

Les ouvriers reviennent de leur chantier et les femmes qui ont quitté leur travail à la nuit hâtent les préparatifs du souper.

M. Mélusin était donc si fort affairé au milieu de ses pratiques, recevant et rendant, surveillant, criant après ses garçons, qu'il ne remarqua pas l'entrée du père Tantaine.

L'eût-il remarqué, il ne se serait pas dérangé pour un acheteur aussi misérablement vêtu.

Mais le vieux clerc d'huissier avait en sortant de l'hôtel du Pérou, quitté ses apparences humbles et bénignes. Se plaçant dans le coin le moins encombré de la boutique, c'est d'un ton impératif qu'il appela:

—Monsieur Mélusin!...

L'épicier, surpris, laissa tout pour accourir.

—Tiens! ce bonhomme qui me connaît, se disait-il, sans penser que son nom brille en lettres d'un demi-pied au-dessus de la devanture.

Le père Tantaine ne lui laissa pas le loisir de demander des explications.

—Monsieur, commença-t-il avec un bel accent d'autorité, n'est-il pas venu ici il n'y a qu'un moment une jeune femme qui a changé un billet de 500 francs?

—Oui, monsieur, oui, répondit Mélusin, mais comment avez-vous pu savoir...

Il s'interrompit pour se donner sur la tête un grandissime coup de poing et reprit vivement:

—J'y suis!... un vol a été commis, n'est-il pas vrai, et vous êtes sur la piste du voleur. Connu!... Faut-il vous le dire? Quand cette jeune fille qui avait l'extérieur d'une pauvresse a changé ce billet, j'ai conçu un soupçon. Je l'ai observée attentivement et j'ai remarqué que sa main tremblait.

—Excusez, interrompit le père Tantaine, je ne vous ai point dit qu'il s'agit d'un vol. Reconnaîtriez-vous cette jeune fille?

—Comme moi-même, si je me rencontrais, oui, monsieur. Une créature superbe, avec des cheveux!... A telles enseignes que je l'avais distinguée déjà, car elle vient ici quelquefois, et j'ai de fortes raisons de croire qu'elle habite un hôtel borgne de la rue de la Huchette.

Le boutiquier parisien n'aime pas toujours les agents qui dressent contre lui des procès-verbaux lorsqu'il se trouve en contravention.

Cependant, encouragé par la pensée de rendre service à la société, il aide volontiers les investigations. Pour faciliter une capture importante, il est capable de traits héroïques, comme de manquer la vente, par exemple.

—Voulez-vous, continuait M. Mélusin, que j'envoie un de mes garçons aux informations, faut-il requérir des sergents de ville.

—Inutile..., cher monsieur, répondit le vieux clerc d'huissier, et même, je vous serais obligé de me garder le secret jusqu'à nouvel ordre.

—Oh! je comprends, une indiscrétion pourrait donner l'éveil.

—Juste! Seulement, je vous demanderai, si vous avez conservé ce billet, la permission d'en prendre le numéro d'ordre. Je vous prierai aussi d'inscrire ce numéro sur vos livres, avec une petite mention, à la date d'aujourd'hui. Autant que possible il faut tout prévoir.

Elle ponctuait ses phrases.
Elle ponctuait ses phrases.

—Et mes livres feraient foi devant le tribunal, n'est-il pas vrai? Je le crois bien, les livres d'un négociant!... Vous voyez que je suis au courant. Une minute et je suis à vous.

Tout se passa ainsi que l'avait souhaité le bonhomme et rapidement.

Du reste, M. Mélusin ne le laissa pas s'éloigner sans toutes sortes de politesses. Il le reconduisit jusque sur le seuil de sa boutique, et le suivit des yeux, convaincu qu'il venait de rendre un service éminent à un employé supérieur de la préfecture déguisé en mendiant.

Mais qu'importait au père Tantaine l'opinion qu'on pouvait avoir de lui!

Il avait gagné la place du Petit-Pont et paraissait y chercher quelqu'un. Déjà il en avait fait deux fois le tour, scrutant les coins sombres, lorsqu'il laissa échapper une exclamation de satisfaction; il avait aperçu celui qu'il venait retrouver.

C'était un affreux garnement d'une vingtaine d'années, n'en paraissant guère que quinze ou seize, maigre, dégingandé, mal bâti.

Il se tenait posté à l'angle du quai Saint-Michel et du Petit-Pont, et effrontément demandait l'aumône, guettant de l'œil les sergents de ville, sans souci du réverbère qui l'éclairait en plein.

Du premier coup, on reconnaissait en lui l'œuvre malsaine de la civilisation des grandes villes, l'ancien gamin de Paris, qui, à huit ans, fumait les bouts de cigares ramassés à la porte des cafés et se grisait avec de l'eau-de-vie.

Ses cheveux, d'un jaune sale, étaient déjà rares, il avait le teint flétri et plombé, un rictus ironique contractait sa large bouche à lèvres plates, et la plus cynique audace flambait dans ses yeux.

Vêtu d'une blouse grisâtre, il en avait relevé la manche droite et exposait à nu un bras tordu, rabougri, contorsionné, hideux à point pour exciter la commisération des passants.

Il psalmodiait en même temps une légende monotone où sans cesse les mêmes mots revenaient: «Pauvre ouvrier... vieille mère à nourrir... incapable de travailler... estropié par une machine.»

Le père Tantaine marcha droit à ce bon pauvre, et, d'un vigoureux revers de main, appliqué sur la tête, fit sauter sa casquette à trois pas.

L'autre se retourna furieux; mais, apercevant le bonhomme, il sembla fort penaud et murmura:

—Pincé!...

Aussitôt grâce à une brusque contraction de l'épaule, il détordit son bras, aussi droit et aussi sain que l'autre, en réalité, rabattit sa manche et ramassa sa casquette.

—C'est donc ainsi, reprit le père Tantaine, que tu exécutes les commissions dont on te charge!

—Quoi!... elle est faite depuis longtemps, votre commission!

—Ce n'est pas une excuse. Grâce à ma recommandation, M. Mascarot t'a procuré une bonne position, n'est-ce pas? Je te fais assez souvent gagner de l'argent; ainsi, tu ne manques de rien. Il était convenu que tu ne mendierais plus.

—Excusez, bourgeois, je n'en fais plus mon état. Seulement, dame! il fallait bien tuer le temps en vous attendant. D'abord, c'est plus fort que moi, je ne peux pas rester sans rien faire. J'ai récolté sept sous. C'est toujours ça...

—Toto-Chupin, prononça gravement le vieux clerc d'huissier, Toto-Chupin, vous finirez mal; c'est moi qui vous le prédis. Mais arrivons au fait. Qu'as-tu vu?

Ils avaient quitté le coin du pont et remontaient lentement le quai désert, le long des vieux bâtiments de l'Hôtel-Dieu.

—J'ai vu bourgeois, ce que vous m'aviez annoncé, répondait le garnement. A quatre heures précises, une voiture est arrivée sur la place et s'y est arrêtée comme pour y prendre racines, tenez là-bas, en face de la boutique du perruquier. Voiture flambante, cheval superbe, cocher très bien mis!...

—Passe. Il y avait quelqu'un dans la voiture?

—Naturellement. J'y ai reconnu le particulier que vous m'avez dit. Bien vêtu, ma foi! Chapeau rogné, tout plat, pantalon clair, en fourreau de parapluie, veston court, oh! mais d'un court... enfin, le dernier genre. Pour plus de sûreté, comme il faisait déjà sombre, je suis allé le regarder sous le nez. Il était descendu de voiture, vous m'entendez, et il battait la semelle sur le trottoir, avec un cigare non allumé aux dents. Moi, voyant le coup de temps, j'accours avec une allumette en disant: «Du feu, mon prince!» Il m'a donné une pièce de dix sous. Autant de pris. C'était bien lui: laid, petit, ratatiné, cagneux, une figure à gifles avec un pince-nez... un singe, quoi!

Quand Toto-Chupin raconte, le mieux est de le laisser aller. C'est au moins le plus court pour obtenir les renseignements qu'on désire.

Pourtant, le vieux clerc d'huissier s'impatienta.

Qu'est-il arrivé ensuite? demanda-t-il.

—Pas grand'chose. Mon individu n'avait pas l'air content du tout, de faire le pied de grue. Pauvre ami!... Il allait de ci et de là, sur le trottoir, il faisait des moulinets avec sa badine et dévisageait les femmes. Dieu qu'il me déplaît, ce cocodès! Si jamais il vous prend envie de lui repasser une bonne volée, bourgeois, je suis votre homme. Je l'ai toisé, il n'est pas moitié si fort que moi.

—Mais va donc Chupin, va donc.

—Bon, j'y suis! Donc, il était là, c'est-à-dire, nous étions là, depuis une grande demi-heure, quand tout à coup une femme tourne la rue et vient droit au cocodès. Ah! bourgeois, la belle fille! Non, de votre vie, vous n'avez rien vu de si admirable. Moi, j'en suis resté ébloui. Mois quelle misère! Ils se sont mis à parler tout bas.

—Et tu n'as rien entendu?

—Pour qui me prenez-vous, bourgeois?... La belle fille a dit: «—C'est entendu, à demain.» Le cocodès a demandé: «—Bien vrai?» Et elle a répondu: «—Oui, parole d'honneur, vers midi.» Là-dessus ils se sont quittés, elle a regagné la rue de la Huchette, lui est remonté dans sa voiture, et fouette cocher!... En voilà pour cent sous, bourgeois!

La réclamation ne parut nullement choquer le vieux clerc d'huissier.

Il tira de sa poche une pièce de cinq francs et la remit au précoce vaurien en disant:

—Chose promise, chose due. Mais souviens-toi de ma prédiction, Chupin, tu finiras mal. Sur quoi, bonsoir, nous ne suivons pas le même chemin.

Pendant un moment encore, le père Tantaine resta en place, observant Toto qui s'éloignait dans la direction du Jardin des Plantes, et c'est seulement lorsqu'il l'eût perdu de vue, qu'il revint sur ses pas et s'engagea sur le pont.

Il marchait fort vite et semblait aussi satisfait que possible.

—Voilà qui va bien, murmurait-il, je n'ai pas perdu ma journée. J'ai tout prévu, même l'improbable. Flavie sera contente.

II

C'est rue Montorgueil, à quelques pas du passage de la Reine-de-Hongrie, qu'est situé l'établissement du puissant ami du père Tantaine, M. B. Mascarot.

B. Mascarot est directeur d'un bureau de placement pour employés et domestiques des deux sexes.

Deux grands tableaux, accrochés de chaque côté de la porte de la maison, apprennent aux intéressés les demandes et les offres de la journée, et annoncent aux passants que l'agence, fondée en 1844, est encore régie par son fondateur.

C'est sans nul doute à ce long exercice d'une profession ordinairement ingrate, que M. B. Mascarot doit sa réputation et la grande considération dont il jouit, non seulement dans son quartier, mais encore dans tout Paris.

Les maîtres, assure-t-on, n'ont jamais eu à se plaindre d'un serviteur garanti par lui.

Parmi les domestiques, il est avéré qu'il ne procure que des places où on a toutes les douceurs de la vie.

Les employés, enfin, savent très bien que, grâce à ses connaissances, grâce à ses nombreuses relations et ramifications partout, il a toujours un bon emploi au service de qui sait lui plaire.

B. Mascarot a d'autres titres à l'estime publique.

C'est lui qui, le premier, vers 1845, conçut le projet d'organiser en société les «gens de maison». On s'est emparé depuis de son idée et de son programme, mais il n'a pas réclamé.

Il s'est consolé en prenant un associé, un sieur Beaumarchef, et en installant dans la maison même de son agence un hôtel garni où les domestiques sans place trouvent à crédit le logement et la nourriture.

Si ces diverses entreprises ont servi la société, elles ont aussi profité à B. Mascarot.

Il est propriétaire pour partie,—on dit pour un quart,—de la maison qu'il occupe.

Eh bien! c'est devant cette maison, qu'à midi, l'heure convenue, était arrêté Paul Violaine.

Il avait utilisé les cinq cents francs de son vieux voisin, et un confectionneur lui avait improvisé une élégance qui n'était pas de trop mauvais goût.

Même, il était si bien, sous ses nouveaux vêtements, que les femmes qui passaient se retournaient pour le voir encore.

Lui n'y prenait garde. Il avait réfléchi depuis la veille, et maintenant, il se prenait à douter beaucoup du pouvoir de cet inconnu, qui, selon l'expression du père Tantaine, pour faire la fortune de quelqu'un n'avait qu'à le vouloir.

—Un placeur! murmurait-il; sûrement il va me proposer quelque emploi de cent francs par mois!

Cependant, il était un peu ému, et avant d'entrer il étudiait la maison, comme si elle eût pu lui apprendre quelque chose de celui qui l'habitait.

Elle ressemblait à toutes les autres, avec ses deux corps de logis séparés par une cour mal tenue.

Le bureau de placement et l'hôtel étaient au fond.

Sous la porte cochère, l'encombrant de ses ustensiles, était un marchand de marrons, un jeune drôle à l'air insolent.

—Allons, se dit Paul, rester ici ne m'avance à rien, il faut voir.

Il traversa donc résolument la cour, monta un escalier en face, et arrivé au premier étage, voyant sur une porte le mot: Bureaux, il frappa.

—Entrez?... cria une grosse voix.

La porte n'était pas fermée, mais seulement maintenue par un poids glissant au bout d'une corde. Paul n'eut qu'à pousser.

La pièce où il pénétra ressemblait à tous les bureaux de placement de Paris.

Tout autour, régnait un large banc de chêne noirci et poli par l'usage. Au fond, se trouvait une manière de loge grillée, entourée d'un rideau de serge verte, que dans la clientèle on appelait le confessionnal.

Entre les deux fenêtres, sur une plaque de zinc, on lisait:

AVIS

L'INSCRIPTION EST PAYABLE D'AVANCE

Dans un des angles de la pièce, un monsieur était assis devant une grande table, et, tout en écrivant sur un énorme registre, il donnait audience à une femme debout.

—Monsieur Mascarot? demanda Paul timidement.

—Que lui voulez-vous? fit le monsieur sans saluer; s'agit-il d'une affaire? je le remplace; désirez-vous vous faire inscrire? nous avons en ce moment trois tenues de livres, une caisse, une correspondance, six emplois de ville. Vous avez de bonnes références?...

On eût juré que le monsieur récitait le tableau des offres accroché à la porte.

—Pardon, interrompit Paul, je voudrais parler à M. Mascarot lui-même; je lui suis envoyé par un de ses amis.

Cette simple déclaration parut impressionner le monsieur. Il quitta son air rogue, et c'est presque poliment qu'il dit à Paul:

—Mon associé est en conférence, monsieur, mais il sera libre bientôt; prenez la peine de vous asseoir.

Paul prit place sur le banc et, faute de mieux, se mit à examiner l'associé.

Grand, robuste, éclatant de santé, cet associé porte les cheveux courts et, sous un nez odieusement busqué, il étale une paire de moustaches farouches, longues, lustrées, cirées, terminées en pointe.

Ton, tenue, cheveux, moustaches, décèlent l'homme qui tient à ce que chacun sache bien qu'il a été militaire.

Il a servi, en effet, assure-t-il dans la cavalerie. C'est même au régiment qu'il a gagné le nom sous lequel il est connu: Beaumarchef, abréviation soldatesque de beau maréchal-des-logis-chef. Son vrai nom est Durand.

Il était jeune, en ce temps, il a plus de quarante-cinq ans, maintenant, ce qui ne l'empêche pas de jouir encore d'une réputation incontestable d'homme superbe.

Sa besogne, qui consistait à écrire des noms à la suite les uns des autres, ne l'empêchait nullement de répondre juste à la femme placée devant lui.

Cette cliente, qui, par sa mise, tenait le milieu entre la cuisinière et la marchande des Halles, était ce qu'à Paris on appelle une forte commère.

Elle ponctuait ses phrases de larges prises de tabac. Elle s'exprimait avec un accent alsacien des plus prononcés.

—Finissons-en, disait le sieur Beaumarchef; voulez-vous réellement vous replacer?

—Oui, là, vraiment.

—Vous en disiez autant, la dernière fois que vous êtes venue, il y a plus de six mois. On vous trouve une bonne condition, vous y entrez et paf!... le troisième jour vous rendez votre tablier, sans raison.

—Alors, je n'étais pas dans le besoin.

—Et à cette heure?

—C'est différent, je commence à voir la fin de mes économies.

M. Beaumarchef posa sa plume, et regardant finement la grosse femme comme s'il eût cherché la confirmation de quelque soupçon, il dit lentement:

—Vous aurez fait quelque folie!

Elle détourna la tête, et, sans répondre directement, se mil à se répandre en plaintes sur la dureté des temps, sur la ladrerie des maîtres, sur la rapacité des jeunes dames qui ne permettent plus à leurs cuisinières de faire danser l'anse du panier, se chargeant très bien elles-mêmes de ce soin.

Beaumarchef approuvait de la tête, exactement comme un quart d'heure plus tôt il donnait raison à une bourgeoise qui se plaignait amèrement des serviteurs. Son état d'intermédiaire exige cette diplomatie.

Cependant, la grosse femme avait fini. Elle sortit d'un porte-monnaie bien garni le prix de l'inscription, le posa sur la table, et dit:

—Allons, mon bon monsieur Beaumar, prenez mon nom. Caroline Schimel, et tâchez de me trouver une bonne maison. Mais rien que pour la cuisine, vous m'entendez. Je fais le marché moi-même, et je n'aime pas à avoir la patronne sur le dos.

—C'est bien; on cherchera.

—Ah! si vous me trouviez un homme veuf! cela m'irait assez, ou bien encore une toute jeune femme avec un mari très vieux... Enfin, faites comme pour vous; je repasserai après-demain.

Et, humant une prise de tabac plus forte que les autres, elle se retira.

Paul, qui avait écouté, était confondu et aussi humilié que possible. C'est grâce au père Tantaine, pourtant, qu'il se trouvait attendre en ce lieu en pareille compagnie. Et attendre quoi?...

Déjà il cherchait un prétexte honnête pour s'éloigner, résolu à ne plus revenir, quand la porte du fond s'ouvrit, donnant passage à deux hommes qui, sur le point de se séparer, achevaient une conversation.

L'un, jeune, élégamment vêtu, avec cette mine suffisante et cette désinvolture facile que d'aucuns prennent pour le suprême bon ton. Plusieurs ordres étrangers illustraient sa boutonnière.

L'aspect de l'autre était celui d'un bon vieil avoué de petite ville. Il portait une chaude douillette de mérinos brun, avait aux pieds des chaussures fourrées, et gardait sur la tête une calotte de velours, brodée sûrement par une main bien chère. Sa barbe rude, soigneusement taillée, s'appuyait sur une épaisse cravate blanche, et la délicatesse de sa vue lui imposait des lunettes bleues.

—Ainsi, cher maître, disait le jeune homme, je puis espérer, n'est-ce pas? Mon intérêt vous répond de moi. N'oubliez pas combien la situation est tendue!...

—Je vous l'ai dit, monsieur le marquis, répondait l'homme à cravate blanche, si j'étais le maître, ce serait: oui; mais je dois consulter mes associés.

—Enfin, cher monsieur, conclut l'élégant, je compte sur vous.

Paul s'était levé, réconcilié avec la maison, à la vue de ce jeune homme si décoré.—L'autre, pensait-il, qui a une si bonne figure et les dehors d'un homme de loi, doit être M. B. Mascarot.

Le marquis sortit, Paul allait se présenter, quand Beaumarchef, le devançant, vint se placer devant l'homme à la cravate blanche:

—Devinez, patron, lui dit-il respectueusement, qui je viens de voir?

—Qui cela? Parle.

—Caroline Schimel, vous savez...

—L'ancienne domestique de la duchesse de Champdoce?

—Précisément.

M. Mascarot eut une exclamation de joie.

—Voilà un vrai bonheur! s'écria-t-il; où demeure-t-elle?

Cette question, si naturelle, consterna Beaumarchef. Lui qui toujours,—oui, toujours, puisque c'était la consigne, demande l'adresse de ses clientes, il n'avait pas demandé celle de Caroline.

L'aveu de cet oubli fit bondir M. Mascarot, même il s'oublia jusqu'à lâcher un juron qui eût fait frémir un charretier.

—Sacrebleu! criait-il, on n'est pas inepte et sot à ce point. Voici une fille que, depuis cinq mois, je cherche par tout Paris, tu le sais, le hasard nous la livre et tu la laisses échapper!

—Elle reviendra, patron, elle l'a dit; elle ne voudra pas perdre l'argent de l'inscription.

M. Mascarot leva son bonnet grec...
M. Mascarot leva son bonnet grec...

—Eh! elle se moque bien de dix sous ou de dix francs. Elle reviendra si c'est sa fantaisie, sinon... une fille qui boit, qui est à moitié folle...

Mais voici que Beaumarchef, enflammé d'un espoir soudain, avait pris son chapeau.

—Elle ne fait que partir, dit-il, je cours; je suis capable de la rejoindre.

Il s'élançait, M. Mascarot le retint.

—Attends, fit-il, tu n'es pas le limier qu'il faut. Prends avec toi Toto-Chupin; qu'il campe-là ses marrons. Et si vous rattrapez cette coquine, ne lui parlez pas, mais qu'il la suive et qu'il ne la lâche plus. Je veux savoir heure par heure tout ce qu'elle fait!... tout, tu m'entends!...

Beaumarchef dehors, B. Mascarot continua à donner cours à sa mauvaise humeur.

—Être servi comme cela, disait-il, quelle misère! Ah! il faudrait pouvoir faire tout soi-même. Je m'épuise à étudier une énigme indéchiffrable, et cette ivrognesse en a certainement le mot!...

Il était bien évident pour Paul qu'il n'avait pas été aperçu. Honteux de son indiscrétion involontaire, il prit le parti de tousser.

M. Mascarot se retourna menaçant, terrible.

—Vous m'excuserez... commença Paul.

Mais déjà le placeur avait repris sa bonne et honnête figure.

—Ah! j'y suis, fit-il, monsieur Paul Violaine, n'est-ce pas?

Le jeune homme s'inclina.

—Eh bien! reprit M. Mascarot, je suis à vous à la minute.

Il disparut vivement par la porte du fond, et Paul avait à peine eu le temps de se remettre qu'il s'entendit appeler.

—M. Paul!... Par ici, je vous prie, je n'ai pas de secrets pour vous!

Comparé à la pièce d'entrée, à l'agence proprement dite, le cabinet particulier de M. B. Mascarot est un séjour de délices et de splendeurs.

On voit que les carreaux des fenêtres sont lavés quelques fois, le papier vert de la tenture est propre, il y a un tapis à terre.

Aussi, combien de clients, parmi les meilleurs, peuvent se vanter d'avoir mis le pied dans ce sanctuaire? Extraordinairement peu.

Les affaires courantes du matin, à l'heure de la halle, se brassent en public autour de la table de M. Beaumarchef. Les négociations qui exigent plus de précautions se traitent à voix basse, dans le crépuscule du «confessionnal!»

Mais Paul, ignorant les usages de la maison, ne pouvait apprécier convenablement l'immensité de la faveur qui l'admettait, lui, nouveau venu, à l'intimité du laboratoire.

Lorsqu'il entra, B. Mascarot se chauffait à un bon feu de bois, assis dans un excellent fauteuil, le coude appuyé à son bureau.

Et quel bureau! Un monde. C'était bien là le meuble de l'homme que harcèlent mille préoccupations diverses.

Les cartons et les registres s'y entassaient en montagnes. La tablette était couverte de quantité de petits carrés de papier très fort qu'on appelle des fiches, portant un nom en grosses lettres et au-dessous des notes et des indications d'une écriture menue et presque illisible.

D'un geste paternel, M. Mascarot daigna indiquer à Paul un siège en face de lui, et c'est de la voix la plus encourageante qu'il dit:

—Causons.

Non, en vérité, on ne feint pas, on ne saurait feindre les patriarcales apparences de B. Mascarot.

Sa physionomie calme, reposée, miroir d'une conscience pure, est bien de celles qui font dire d'un homme: «J'aimerais à lui confier ma fortune.»

En l'examinant ainsi, Paul subissait l'ascendant de l'honnêteté, et il se sentait porté vers lui comme la faiblesse vers la force.

Il s'expliquait l'enthousiasme du père Tantaine et il bénissait le hasard qui l'instant d'avant, l'avait empêché de s'esquiver.

—Nous disons donc, reprit M. Mascarot, que vos ressources actuelles sont insuffisantes, nulles même, et que vous êtes décidé à tout entreprendre pour vous assurer une position. Je vous répète là les propres expressions de ce pauvre diable de Tantaine.

—Il a été, monsieur, le fidèle interprète de mes sentiments.

—Très bien. Seulement, avant de parler du présent et de songer à l'avenir, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper du passé.

Paul eut un tressaillement très léger, que le placeur remarqua pourtant, car il ajouta:

—Vous excuserez l'indiscrétion, mais elle est nécessaire. J'ai ma responsabilité à mettre à couvert. Tantaine dit que vous êtes un charmant jeune homme, honnête, bien élevé. En vous voyant, je suis convaincu qu'il ne se trompe pas. Mais il me faut plus que des présomptions. Vous devez comprendre qu'avant de me porter votre garant, avant de répondre de vous à des personnes tierces...

—C'est trop juste, monsieur, interrompit Paul, aussi suis-je prêt à vous répondre, je n'ai rien à cacher.

Un fin sourire, que le jeune homme ne surprit pas, vint effleurer les lèvres de l'honorable placeur, et d'un geste qui lui était familier, il rajusta ses lunettes sur son nez.

—Merci de vos bonnes dispositions, fit-il. Quant à me cacher quelque chose, eh! eh!... ce n'est peut-être pas aussi aisé que vous le supposez.

Il prit sur un coin de son bureau un petit paquet de fiches, les fit glisser sous son pouce comme un jeu de cartes, et poursuivit:

—Vous vous nommez Marie-Paul Violaine?

Paul inclina la tête.

—Vous êtes né à Poitiers, rue des Vignes, le 5 janvier 1843; vous êtes, par conséquent, dans votre vingt-quatrième année.

—Oui, monsieur.

—Vous êtes un enfant naturel?

La seconde question avait un peu surpris Paul, celle-ci le stupéfia.

—C'est vrai, monsieur, répondit-il, sans essayer de cacher son étonnement. J'étais loin de supposer M. Tantaine si bien informé. Je reconnais que la cloison qui sépare nos chambres est plus mince encore que je ne croyais.

M. Mascarot ne sembla pas entendre l'épigramme adressée au vieux clerc d'huissier, il continuait à remuer ses carrés de papier et à les consulter.

Si Paul, moins naïf, se fût penché, il eut vu ses initiales P. V., en tête de chacune des fiches.

—Madame votre mère, reprit le digne placeur, a tenu, pendant les quinze dernières années de sa vie, un petit magasin de mercerie?

—En effet.

—Que peut rapporter un petit commerce comme celui-là, à Poitiers? Pas grand'chose, n'est-il pas vrai? Par bonheur, elle avait, en outre, pour l'aider à vivre et à vous élever, une pension annuelle de mille francs.

Cette fois, Paul bondit sur son fauteuil.

Ce secret, il était bien certain que le vieux locataire de l'hôtel du Pérou n'avait pu le surprendre.

—Monsieur, balbutia-t-il, absolument abasourdi; monsieur!... qui a pu vous révéler un fait dont je n'ai parlé à personne depuis que je suis à Paris, une circonstance de ma vie que Rose elle-même ignore?

Le placeur haussa bonnement les épaules.

—Vous devez bien comprendre, répondit-il, qu'un homme de ma position est obligé à des moyens particuliers d'investigation. Eh! sans cela, ne serais-je pas trompé quotidiennement, et, par contre, exposé à tromper les autres!...

Il n'y avait pas une heure que Paul avait passé le seuil de l'agence, mais déjà il savait à quoi s'en tenir sur les «moyens particuliers.»

Il se rappelait l'ordre donné au sieur Beaumarchef.

—D'ailleurs, poursuivait le placeur, si je suis curieux par état, je suis discret aussi. Ne craignez donc pas de me répondre franchement. Comment cette rente parvenait-elle à votre mère?

—Tous les trois mois, par l'intermédiaire d'un notaire de Paris.

—Ah!... Connaissez-vous la personne qui les servait?

—Aucunement.

Cependant Paul commençait à s'inquiéter de cet interrogatoire. Mille appréhensions vagues et inexpliquées tressaillaient en lui.

Il avait beau chercher, il ne voyait ni le but, ni la portée, ni l'utilité de toutes ces questions.

Puis l'explication qui lui avait été donnée ne lui paraissait pas claire. On a beau disposer de moyens puissants, ce n'est pas en une matinée qu'on recueille des notions précises à ce point sur la vie d'un homme.

Et, cependant, rien dans l'attitude du digne placeur ne justifiait les craintes du jeune homme.

Il semblait ne questionner ainsi que par habitude, avec l'insouciance de l'homme qui remplit les formalités de son état, sans conscience de son horrible indiscrétion.

Ce n'est qu'après un assez long silence qu'il reprit la parole:

—Je suis là que je réfléchis, dit-il, et je vois que, selon toute probabilité, c'est votre père qui servait cette rente.

—Non, monsieur, non.

—Qui vous l'a affirmé?

—Ma mère, monsieur, qui me l'a juré sur son salut, et c'était une sainte. Pauvre mère!... je l'aimais et je la respectais trop pour lui parler de ces choses. Une fois, pourtant, poussé par je ne sais quelle misérable curiosité, j'ai osé la questionner, lui demander le nom de notre protecteur. Ses larmes m'ont cruellement fait sentir l'ignominie de ma conduite. Ce nom, je ne l'ai jamais su, mais je sais que mon père est mort avant ma naissance.

M. Mascarot ne voulut pas remarquer l'émotion de son jeune client.

—Comme cela, fit-il, la pension ne vous a pas été continuée après la mort de madame votre mère?

—Cette pension, monsieur, ne nous était plus servie depuis ma majorité. Ma mère à cet égard était prévenue. Il me semble que c'est hier qu'elle m'a appris cette nouvelle. Un soir, et comme c'était l'anniversaire de ma naissance, elle avait préparé un repas meilleur que de coutume. Car elle fêtait ma venue au monde, qu'elle eût dû maudire. Pauvre mère!... «Paul, me dit-elle, lorsque tu es né, un ami généreux m'a promis qu'il m'aiderait à t'élever. Il a tenu sa parole, tu as vingt et un ans, nous ne devons plus rien espérer de lui. Te voici un homme, mon fils, tu ne dois plus compter, je ne dois plus compter que sur toi. Travaille, sois honnête, et si jamais un devoir te paraît pénible, souviens-toi que ta naissance t'impose double obligation!...»

Paul s'interrompit, l'émotion le gagnait, deux larmes chaudes roulèrent le long de ses joues.

—Dix-huit mois plus tard, reprit-il, ma mère mourait subitement, sans avoir eu le temps de se reconnaître... Désormais, j'étais seul au monde, sans famille, sans amis. Oh! oui, je suis bien seul. Je puis mourir, il n'y aura personne derrière mon corbillard. Je puis disparaître, nul ne s'inquiétera, car nul ne sait que j'existe.

La physionomie de M. Mascarot était devenue sérieuse.

—Eh bien! je crois que vous vous trompez, monsieur Violaine, je crois que vous avez un ami...

M. Mascarot s'était levé, comme s'il eût voulu dissimuler une émotion dont il n'était pas le maître, et il arpentait son cabinet de long en long, tracassant son beau bonnet de velours, ce qui chez lui est l'indice manifeste de sérieuses délibérations intérieures.

Ce n'est qu'après un bon moment de cet exercice que, sa résolution prise, il s'arrêta brusquement, les bras croisés, devant son jeune client.

—Vous m'avez entendu, mon jeune ami, prononça-t-il. Je ne poursuivrai pas un interrogatoire qui a dû vous blesser...

—Je pensais, monsieur, répondit Paul diplomatiquement, que mon seul intérêt vous dictait toutes ces questions.

—C'est vrai. Je voulais vous éprouver, juger votre franchise; je puis bien vous l'avouer. Pourquoi? Vous le saurez plus tard. Dès à présent, soyez bien persuadé que je n'ignore rien de ce qui vous concerne. Ah! vous vous demandez comment? Permettez-moi de ne pas vous le dire. Admettez une intervention miraculeuse du hasard. Le hasard! cela répond à tout.

Jusqu'alors, Paul n'avait été que fort intrigué. Ces paroles ambiguës lui causaient un véritable effroi que trahit aussitôt sa mobile physionomie.

—Allons, bon! fit le digne placeur en redressant ses lunettes à travers lesquelles il voyait merveilleusement, voici que vous vous épouvantez.

—Il est vrai, monsieur, balbutia Paul.

—Pourquoi! Je me demande vainement ce que peut craindre un homme dans votre position. Allons, cessez de vous creuser la cervelle, vous ne devinerez pas, et abandonnez-vous à moi, qui ne veux que votre bien.

Il dit cela du ton le plus doux et le plus rassurant, et regagnant son fauteuil, il continua:

—Arrivons à vous. Grâce au dévouement de votre mère, qui était, vous l'avez dit justement, une sainte et digne femme, au prix d'héroïques privations, vous avez pu faire vos études au lycée de Poitiers, ni plus ni moins qu'un fils de famille. A dix-huit ans, vous avez été reçu bachelier. Pendant un an, sous prétexte d'attendre une inspiration du ciel, vous avez flâné; enfin, en désespoir de cause, vous êtes entré en qualité de clerc chez un avoué?

—C'est parfaitement exact.

—Le rêve de votre mère était de vous voir établi aux environs, à Loudun ou à Civray. Peut-être comptait-elle, pour payer une charge, sur l'aide de l'ami qui l'avait si noblement assistée.

—Je l'ai toujours pensé.

—Malheureusement, le papier timbré ne vous plaisait pas.

A ce souvenir, Paul ne put retenir un sourire qui déplut à M. Mascarot, car il ajouta avec une certaine sévérité:

—Je dis malheureusement, et vous avez assez souffert pour être de mon avis. Au lieu de grossoyer à l'étude, que faisiez-vous? Vous vous occupiez de musique, vous composiez des romances et même des opéras; vous n'étiez pas fort éloigné de vous croire un génie de premier ordre.

Paul, qui jusqu'alors avait tout subi sans trop se révolter, atteint en plein cœur par ce sarcasme, essaya de protester, en vain.

—En somme, poursuivit le placeur, un beau matin vous avez abandonné l'étude, et vous avez déclaré à votre mère qu'en attendant d'être un illustre compositeur, vous vouliez donner des leçons de piano. Vous n'en avez pas trouvé, et même vous étiez assez naïf d'en chercher. Faites-moi le plaisir de vous regarder, et dites-moi si vous avez la figure et la tournure d'un professeur à placer près de jeunes demoiselles.

Craignant sans doute quelque trahison de sa mémoire, M. Mascarot s'arrêta pour consulter ses fiches.

—Finissons, reprit-il. Votre départ de Poitiers a été votre dernière folie et la plus grande. Le lendemain même de la mort de votre mère, vous vous êtes occupé de réaliser tout ce qu'elle possédait, vous avez recueilli un milier d'écus, et vous avez repris le chemin de fer.

—C'est qu'alors, monsieur, j'espérais...

—Quoi? Arriver à la fortune par le chemin de la gloire. Fou! Tous les ans, mille pauvres garçons qu'ont enivrés les louanges de leur sous-préfecture arrivent à Paris enfiévrés d'un pareil espoir. Savez-vous ce qu'ils deviennent? Au bout de dix ans, dix au plus ont, tant bien que mal, fait leur chemin, cinq cents sont morts de misère, de rage et de faim, les autres sont enrôlés dans le régiment des déclassés.

Tout cela, Paul se l'était dit, il avait mesuré ce qu'il faut au juste d'énergie pour vouloir chaque matin, en s'éveillant, ce qu'on voulait la veille, et cela durant des années. Ne trouvant rien à répondre, il baissait la tête.

—Si encore, disait M. Mascarot, si encore vous étiez venu seul? Mais non. Vous vous étiez épris à Poitiers d'une jeune ouvrière, une certaine Rose Pigoreau, vous n'avez rien trouvé de plus sage que de l'enlever.

—Eh! monsieur, si je vous expliquais...

—Inutile! les résultats sont là. En six mois les trois mille francs ont été flambés, puis la gêne est venue, puis la détresse, puis la faim... et en dernier lieu, échoué à l'hôtel du Pérou, vous pensiez au suicide quand vous avez rencontré mon vieux Tantaine.

Ces vérités étaient cruelles à entendre, et Paul avait une furieuse envie de se fâcher. Mais, alors, adieu la protection du puissant placeur. Il se contint.

—Soit, monsieur, fit-il amèrement, j'ai été fou, la misère m'a rendu sage. Si je suis ici, c'est que j'ai renoncé à toutes mes chimères.

—Renoncez-vous aussi à Mlle Pigoreau?

Le jeune homme, à cette question ainsi posée, pâlit de colère.

—J'aime Rose, monsieur, répondit-il d'un ton sec, je croyais vous l'avoir dit. Elle a eu foi en moi, elle partage courageusement ma mauvaise fortune, je suis sûr de son affection!... Rose sera ma femme, monsieur!

Lentement M. Mascarot retira son superbe bonnet grec, et de l'air le plus sérieux, sans la moindre nuance d'ironie, il s'inclina très bas en disant:

—Excusez!...

Mais il ne pouvait entrer dans ses intentions d'insister sur ce sujet:

—Voici donc, reprit-il, votre bilan établi. Il vous faut un emploi, et vite. Que savez-vous faire? Peu de chose, n'est-ce pas? Vous êtes comme tous les jeunes gens élevés dans les lycées, apte à tout et propre à rien. Si j'avais un fils, eussé-je cent mille livres de rentes, il apprendrait un métier.

Paul se mordait les lèvres, ne reconnaissant que trop la justesse de l'appréciation. N'avait-il pas, la veille, souhaité le sort de ceux qui peuvent gagner leur vie avec leurs bras?

—Et cependant, disait le placeur, il faut que je vous case. Je suis votre ami et mes amis ne restent jamais en route. Voyons, que diriez-vous d'une situation d'une douzaine de mille francs par an?

Ce chiffre, comparé aux plus audacieuses espérances de Paul, était encore si fabuleux, qu'il pensa que le placeur s'amusait de son inexpérience.

—Il est peu généreux à vous de me railler, monsieur, fit-il.

Mais B. Mascarot ne raillait pas.

Seulement, il lui fallut un bon quart d'heure pour prouver à son jeune client que, de sa vie, il n'avait parlé plus sérieusement d'une affaire sérieuse.

Très probablement il eût perdu ses frais d'éloquence, si, à bout de raisons, il ne lui était venu à la pensée de dire:

Le docteur tira son porte-monnaie et compta, en riant,
317 francs.
Le docteur tira son porte-monnaie et compta, en riant, 317 francs.

—Pour me croire, vous exigez des preuves... Voulez-vous que je vous avance votre premier mois?

Et il tendit un billet de mille francs qu'il avait pris dans le tiroir de son bureau.

Paul repoussa le billet, mais force lui était de se rendre devant ce puissant argument. Alors, pris d'anxiétés terribles, il demandait si cet emploi si magnifique, si inespéré, il serait capable de le remplir.

—Eh!... vous le proposerais-je s'il était au-dessus de vos moyens? repondait le digne placeur. Je vous connais, n'est-ce pas? Si je n'étais très pressé, je vous expliquerais sur-le-champ la nature de vos fonctions... Ce sera pour demain. Soyez ici, comme aujourd'hui, entre midi et une heure.

Si bouleversé que fût Paul, il comprit qu'en restant il serait importun, et il se leva.

—Un mot encore, fit le placeur. Vous ne pouvez rester à l'hôtel du Pérou. Cherchez-vous immédiatement une chambre dans ce quartier, et, dès que vous l'aurez trouvée, apportez-moi l'adresse. Allons, à demain, et soyons forts et sachons porter la prospérité.

Pendant près d'une minute encore, M. Mascarot resta debout près de son bureau, prêtant l'oreille, étudiant le bruit des pas de Paul, qui s'éloignait chancelant sous le poids de tant d'émotions diverses.

Lorsqu'il fut bien certain qu'il avait quitté l'appartement, il courut à une porte vitrée qui donnait dans sa chambre, et l'ouvrit en disant:

—Hortebize!... docteur!... tu peux venir, il est parti.

Un homme aussitôt entra vivement et alla se jeter dans un fauteuil, près du feu.

—Brrr! disait-il, j'ai les pieds engourdis. On me les couperait que je ne les sentirais pas. C'est une glacière, ta chambre, ami Baptistin. Une autre fois, tu me feras faire du feu, hein?

Mais rien ne peut détourner M. Mascarot du but de ses pensées.

—Tu as tout entendu? demanda-t-il.

—J'entendais et je voyais comme toi-même.

—Eh bien! que penses-tu du sujet?

—Je pense que Tantaine est un homme très fort et qu'entre tes mains ce joli garçon ira loin.

III

Le docteur Hortebize, cet intime du «l'agence», qui appelait ainsi familièrement M. Mascarot par son prénom: Baptistin, a bel et bien cinquante-six ans sonnés.

Il n'en avoue que quarante-neuf et n'a pas tort. C'est à peine si on les lui donnerait, tant il porte lestement son embonpoint de chanoine, tant ses grosses lèvres sensuelles sont fraîches encore, tant il a les cheveux noirs, l'œil vif et sain.

Homme du monde, et du meilleur monde, souple, élégant, spirituel, voilant sous une ironie du meilleur goût un monstrueux cynisme, il est très entouré, très recherché, très fêté.

Cela tient à ce qu'il n'a pas de défauts, mais seulement quelques bons gros vices qu'il étale avec un sans-gêne absolu.

Ces dehors d'épicurien cachent, assure-t-on, un médecin distingué, un savant.

Ce qui est sûr, c'est que n'étant pas ce qui s'appelle un travailleur, il exerce le moins qu'il peut.

Même, il y a quelques années, voulant, à ce qu'il a prétendu, dégoûter de lui sa clientèle qui devenait importante, un beau matin il s'improvisa homœopathe et fonda un journal médical: le Globule, qui eut cinq numéros.

Cette conversion pouvait prêter à rire; il en a ri le premier, prouvant ainsi la sincérité de la philosophie qu'il professe.

De sa vie, le docteur Hortebize n'a rien pu ou voulu prendre au sérieux.

En ce moment même, M. Mascarot, qui cependant le connaît bien, semble déconcerté et blessé de son ton léger.

—Si je t'ai écrit de venir ce matin, dit-il d'un ton mécontent, si je t'ai prié de te cacher dans ma chambre...

—Où j'ai failli geler.

—... C'est que je tenais à avoir ton avis. Nous engageons une grosse partie, Hortebize, une partie terriblement périlleuse, et tu es de moitié dans le jeu.

—Bast!... j'ai en toi, tu le sais bien, une confiance aveugle. Ce que tu feras sera bien fait. Tu n'es pas homme à te risquer sans atouts.

—C'est vrai, mais je puis perdre, et alors...

Le docteur interrompit son ami en agitant gaiment un gros médaillon d'or suspendu à la chaîne de sa montre.

Ce geste sembla particulièrement désagréable au placeur.

—Quand tu me montreras ta breloque! fit-il. Voici vingt-cinq ans que nous la connaissons. Que veux-tu dire? qu'il y a dedans de quoi t'empoisonner en cas de malheur! C'est une louable prévoyance, mais mieux vaut tâcher de la rendre inutile en me donnant un bon conseil.

Le souriant docteur avait pris la pose ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de son intendant.

—Si tu tenais tant, dit-il, à une consultation, il fallait mander à ma place notre honorable ami Catenac; il connaît les affaires, lui, il est avocat.

Ce nom de Catenac irrita tellement M. Mascarot, que lui, l'homme calme et contenu par excellence, il arracha son magnifique bonnet grec et le lança violemment contre la tablette de son bureau.

—Est-ce sérieusement, Hortebize, demanda-t-il, que tu me dis cela?

—Pourquoi non?

L'honnête placeur souleva ses lunettes, comme si, avec ses yeux seuls, il eût pu lire plus sûrement jusqu'au fond de la pensée de son interlocuteur.

—Parce que, fit-il en appuyant sur chaque syllabe de chaque mot, parce que tu es comme moi, docteur, tu te défies de Catenac. Combien y a-t-il de temps que tu l'as vu? Voici plus de deux mois qu'il n'est venu chez Martin-Rigal.

—Il est de fait que ses façons sont au moins singulières, de la part d'un associé, d'un ancien camarade.

M. Mascarot eut un sourire si mauvais, que certainement il eût donné beaucoup à réfléchir au Catenac en question, s'il lui eût été permis de le voir.

—Ajoute, fit-il, que sa conduite est sans excuses de la part d'un homme dont nous avons fait la fortune. Car il est riche, notre ami, très riche, quoiqu'il prétende le contraire.

—Vraiment, tu crois?...

—S'il était ici, je lui prouverais qu'il a plus d'un million à lui.

Les yeux de l'aimable docteur pétillèrent.

—Un million!... murmura-t-il.

—Oui, au moins. C'est que, vois-tu, Hortebize, tandis que toi et moi, follement sans compter avec nos caprices, nous laissions couler l'or comme du sable, entre nos mains prodigues, notre ami, lui, se privait et amassait.

—Que veux-tu? Il n'a pas d'estomac, ce pauvre Catenac, pas de tempérament, pas de passions...

—Lui!... il a tous les vices, il est hypocrite. Pendant que nous nous amusions, il prêtait à la petite semaine, à quinze ou vingt pour cent. Tiens, combien dépenses-tu par an, docteur?

—Par an!... Tu m'embarrasses beaucoup. Enfin, mettons une quarantaine de mille francs.

—Tu dépenses plus, mais peu importe. Calcule ce que cela fait depuis vingt ans que nous sommes associés.

Jamais le docteur n'a su faire une addition, et il en tire vanité. Cependant, pour complaire à son ami, il essaya:

—Quarante et quarante..., commença-t-il, comptant sur ses doigts, font quatre-vingts... puis encore quarante...

—En tout, interrompit M. Mascarot, cela fait huit cent mille francs. Mets-en autant pour ma part, c'est en tout seize cent mille francs que nous avons dissipés.

—C'est énorme!

—Sans doute, et tu vois bien que Catenac qui a eu même part que toi est moi est riche. C'est pour cela que je le redoute. Nos intérêts ne sont plus les sont plus les mêmes. Il vient encore ici tous les jours, mais uniquement pour empocher son tiers. Il veut bien partager les bénéfices, mais il ne voudrait plus de risques. Voici deux ans qu'il ne nous a pas apporté une seule affaire. Quant à compter sur lui, bonsoir! Tu peux lui proposer l'opération la plus belle et la plus sûre, il te refusera net son concours. Monsieur, maintenant, voit des dangers partout, et ses scrupules ressemblent aux hauts-le-cœur d'un goinfre qui a trop dîné.

—Mais il est incapable de nous trahir.

M. Mascarot ne répondit pas immédiatement, il réfléchissait.

—Je crois, répondit-il enfin, que Catenac a peur de nous. Il sait quel lien nous lie. Il sait que la perte de l'un de nous peut entraîner la perte des deux autres. Voilà notre garantie et notre sûreté. Mais s'il n'ose pas nous trahir ouvertement, il est bien capable de faire avorter toutes nos combinaisons. Notre association lui pèse. Sais-tu ce qu'il me disait, la dernière fois qu'il est venu? Il me disait: «Nous devrions fermer boutique et nous retirer.» Nous retirer!... Eh bien!... Et vivre donc! Car enfin s'il est riche, lui, nous sommes pauvres. Que possèdes-tu, toi, Hortebize?

Le docteur, ce savant médecin que son portier croit millionnaire, tira en riant son porte-monnaie de sa poche, compta ce qu'il contenait, et répondit en riant:

—Trois cent vingt-sept francs. Et toi!

L'honorable placeur ne prit pas la peine de dissimuler une grimace.

—Moi! répondit-il, je suis logé à ton enseigne.

Il soupira profondément, et à demi-voix, comme se parlant à soi-même, il ajouta:

—Et j'ai des obligations sacrées que tu n'as pas, toi.

Cependant un nuage, le premier depuis le commencement de cet entretien, assombrissait le front du docteur.

—Diable! fit-il d'un ton contrarié, et moi qui comptais sur toi pour un millier d'écus dont j'ai besoin.

L'inquiétude du docteur Hortebize fit sourire M. Mascarot.

—Rassure-toi, dit-il, je puis te les donner. Il doit bien y avoir six ou huit mille francs en caisse.

Le docteur respira.

—Mais c'est tout, poursuivit le placeur, c'est le fond du sac social. Et cela, après des années de risques, d'efforts, de travaux, de...

—Et nous n'avons plus vingt ans.

D'un geste résolu, M. Mascarot assura ses bonnes lunettes.

—Oui, reprit-il, nous vieillissons: raison de plus pour prendre un grand parti. Ce n'est pas avec le courant que nous assurerons l'avenir. Que donne-t-il ce courant? Au plus 4 à 5,000 francs par mois; nos agents nous ruinent. Et que je tombe malade demain, la source est tarie.

—C'est pourtant vrai, approuva le docteur, frissonnant à cette idée.

—Donc il faut, coûte que coûte, risquer un grand coup. Voici des années que je me dis cela, et que je prépare les éléments d'un coup de filet miraculeux. Comprends-tu maintenant pourquoi, au dernier moment, c'est à toi que je m'adresse et non à Catenac? Comprends-tu pourquoi je viens de passer deux heures à t'expliquer le plan des deux opérations que j'ai en vue?

—Oh! qu'une seule réussisse, notre affaire est faite!

—Oui. La question est de savoir si nous avons assez de chances de succès pour entrer en campagne... Réfléchis et réponds.

C'est un observateur très fin que le docteur Hortebize, en dépit de ses apparences frivoles, un esprit délié et fertile en expédients de toute nature, un conseiller d'autant plus sûr dans les circonstances graves, que jamais, si imminent que puisse être le péril, son souriant sang-froid ne l'abandonne.

B. Mascarot le savait bien lorsqu'il insistait pour avoir son opinion.

Mis au pied du mur, ayant à opter pour ainsi dire, entre le contenu du médaillon et la continuation de sa voluptueuse existence, le docteur perdit son air enjoué et parut se recueillir.

Renversé sur son fauteuil, les pieds appuyés sur la tablette de la cheminée, il analysait les combinaisons qui lui avaient été proposées avec l'application d'un général étudiant le plan de bataille que lui soumet le ministre dont il dépend.

Cette analyse fut favorable à l'entreprise, car B. Mascarot, qui examinait le docteur de toutes les forces de son attention, vit, petit à petit, le sourire refleurir sur ses lèvres vermeilles.

Enfin, après un long silence:

—Il faut attaquer, prononça Hortebize. Ne nous dissimulons rien: tes projets ont des côtés extrêmement dangereux, et un échec peut nous mener loin. D'un autre côté, si nous attendons une affaire absolument sûre, nous risquons d'attendre longtemps. Ici, nous avons bien une vingtaine de chances contre nous, mais nous en avons quatre-vingts pour nous. Dans de telles conditions, et surtout, nécessité n'ayant pas de loi, comme on dit... en avant?...

Il se redressa en prononçant ces paroles, et tendant la main à son honorable ami, il ajouta:

—Je suis ton homme!...

Cette décision parut ravir B. Mascarot. Il est tel moment où, si fort que l'on puisse être, on doute de soi, on hésite, et alors l'approbation d'un ami compétent est un puissant secours. C'est le poids qui entraîne le plateau de la balance trébuchante.

Cependant avec le loyal placeur, de même qu'avec tous les gens à probité scrupuleuse, il n'y a jamais de surprise.

—Tu as bien tout pesé, insista-t-il, tout examiné? Tu sais que de mes deux affaires, l'une, celle du marquis de Croisenois est prête, que toutes les combinaisons sont arrêtées...

—Oui, oui!...

—Tandis que pour l'autre, celle du duc de Champdoce, j'ai encore à rassembler d'indispensables éléments de succès. Qu'il y ait dans la vie du duc et de la duchesse un secret qui nous les livre, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, mais quel est ce secret?... Est-ce celui que je soupçonne? je le parierais, mais il nous faut plus que des soupçons, plus que des probabilités, je veux une certitude absolue...

—Peu importe, ce que j'ai dit est bien dit!...

Le docteur espérait en être quitte, pour le moment du moins; il se trompait.

—Tout étant ainsi convenu, reprit le placeur, je reviens à ma question de tout à l'heure, et j'attends une réponse sérieuse. Que penses-tu de ce garçon, qui, en somme, doit être l'instrument indispensable de notre fortune, de Paul Violaine, enfin?

M. Hortebize se leva, fit deux ou trois tours dans le cabinet, et finalement vint se placer en face de son ami, le dos appuyé à la cheminée.

C'est sa position favorite lorsque, dans un salon, après s'être bien fait prier, il conte une de ses anecdotes graveleuses qu'on ne fait passer qu'à force d'esprit, d'adresse et de sous-entendus, et qui sont une de ses spécialités.

—Je pense, répondit-il, que ce garçon présente beaucoup des qualités requises et qu'il serait difficile de trouver mieux. D'ailleurs, il est enfant naturel et ne connaît pas son père, c'est une porte ouverte aux suppositions, il n'est pas de bâtard qui n'ait le droit de se croire fils d'un roi. En second lieu, il n'a ni famille, ni parents, ni protecteurs connus, ce qui nous assure que, quoi qu'il advienne, nous n'aurons de compte à rendre à personne. De plus, il est pauvre; s'il n'a pas grand bon sens, il a un certain brillant et il est vaniteux. Enfin, il est prodigieusement joli garçon, ce qui peut aplanir bien des difficultés. Seulement...

—Ah!... il y a un seulement?...

Le docteur qui sait que l'amitié ne vit que de ménagements et de concessions, dissimula un sourire discret.

—Il n'y en a pas un, répondit-il, j'en vois trois pour le moins. Tout d'abord, cette jeune femme, cette Rose Pigoreau, dont la beauté a si fort émerveillé notre digne Tantaine, me paraît un sérieux danger pour l'avenir.

M. Mascarot fit de la main un tout petit geste très significatif.

—Sois tranquille, nous en débarasserons Paul de cette demoiselle.

—Parfait! Mais ne t'y trompe pas, insista le docteur d'un ton sérieux qui ne lui était pas habituel, il s'en faut, le danger n'est pas celui que tu penses, celui que tu as songé à éviter. Tu es persuadé que ce garçon aime cette fille, et lui-même croit l'aimer. Pour la plus légère satisfaction d'amour-propre, il l'aura oubliée demain.

—C'est possible.

—Mais elle, qui s'imagine détester ce beau garçon, se trompe pareillement. Elle est tout simplement lasse de la misère. Donne-lui un mois de repos, de luxe, de fantaisies satisfaites, de bonne chère, et tu la verras rassasiée de ce qu'elle croit être le plaisir, revenir à son Paul. Oui, tu la verras le poursuivre, l'obséder, s'acharner comme s'acharnent les femmes de cette sorte qui ne redoutent rien, et venir le réclamer jusqu'aux pieds de Flavie.

—Qu'elle ne s'en avise jamais! fit le doux placeur d'un ton menaçant.

—Quoi! Que feras-tu? L'empêcheras-tu de parler? Elle connaît Paul, elle, depuis son enfance; elle a connu sa mère, elle a été élevée près de lui, dans la même rue peut-être. Crois-en ma vieille expérience, surveille de ce côté.

—Il suffit, je prendrai mes mesures.

Il suffisait, en effet, pour B. Mascarot, de connaître un danger pour le prévenir. Un bon averti, dit-on, en vaut deux; quand il est prévenu, lui, il en vaut quatre.

—Mon second «seulement», poursuivit le prévoyant docteur, m'est inspiré par ce protecteur mystérieux dont ce jeune homme t'a parlé. Son père est mort, prétend-il, sa mère le lui a juré... soit, je consens à le croire. Mais alors, qu'est-ce que cet inconnu qui servait une rente à Mme Violaine? Un sacrifice immédiat, si gros qu'il soit, ne prouve rien. Un dévoûment si persévérant me taquine.

—Tu as raison, docteur, raison mille fois. Là est le défaut de la cuirasse. Mais je veille, mon ami, mais je cherche.

Le docteur commençait à se lasser, il était aisé de le voir.

—Ma troisième objection, poursuivit-il, est peut-être la plus forte. Il va falloir utiliser ce garçon dès demain sans avoir eu le loisir de le disposer à son rôle, sans l'avoir préparé. S'il allait être honnête, par hasard!... Si à tes propositions les plus éblouissantes, il répondait par un non bien ferme et bien catégorique!...

A son tour, M. Mascarot se leva.

Mademoiselle, debout auprès d'un pilier, causant avec un
jeune homme.
Mademoiselle, debout auprès d'un pilier, causant avec un jeune homme.

—Cette supposition, déclara-t-il du ton le plus dégagé, n'est pas admissible.

—Pourquoi?

—Parce que, docteur, lorsque Tantaine, après avoir trié ce garçon entre mille, nous l'a amené, il l'avait étudié. Tu ne l'as donc pas étudié, lorsque je le faisais poser pour toi? Il est plus faible et plus volage qu'une femme, vaniteux comme un faiseur de romans qu'il est, dévoré de convoitises et honteux d'être pauvre. Va, entre mes mains, il prendra telle forme que je voudrai, comme la cire sous les doigts du modeleur. Ce qu'il faudra qu'il soit, il le sera.

M. Hortebize ne voulait pas discuter.

—Es-tu sûr, dit-il simplement, que Mlle Flavie ne soit pour rien dans ton choix?

—Sur cet article, répondit le placeur, tu me permettras de ne pas m'expliquer...

Il s'interrompit prêtant l'oreille.

—On a frappé, je crois, fit-il, écoute...

Le bruit s'étant renouvelé, le docteur s'apprêtait à s'esquiver, M. Mascarot le retint.

—Reste, dit-il, c'est Beaumarchef.

Et au lieu de répondre, il appuya le doigt sur un timbre de vermeil,—encore un présent, sans doute,—qui brillait au milieu de ses paperasses.

Le digne placeur ne s'était pas trompé.

L'ancien sous-off, il aimait à se qualifier ainsi lui-même, parut presque aussitôt.

D'un air moitié respectueux, moitié familier, il salua militairement—la main au front, le coude à la hauteur de l'œil,—le docteur d'abord, puis son associé qu'il appelle son patron.

—Eh bien! Beaumar, lui demanda gaîment le docteur, nous buvons donc toujours des petits verres?

L'ex-sous-off,—fait prodigieux—rougit autant qu'une fillette prise par sa maman le doigt dans le pot aux confitures.

—Oh!... si peu, monsieur le docteur, répondit-il modestement, si peu!...

—Trop encore, Beaumar, beaucoup trop, penses-tu que je ne le vois pas? Mais regarde donc ton teint, malheureux, ton nez, tes paupières enflammées!...

—Cependant, monsieur le docteur, je vous assure...

—Si ce n'était que cela, encore! Mais tu sais ce que je t'ai dit: tu es menacé d'un asthme. Quand tu feras: non, avec ta tête, c'est comme cela. Vois comme tu es essoufflé, examine les mouvements des muscles pectoraux, décélant une obstruction du poumon...

—C'est que j'ai couru, monsieur le docteur.

Mais cette consultation ne pouvait être du goût de M. Mascarot.

—Si Beaumar est hors d'haleine, interrompit-il, c'est qu'il a dû jouer des jambes. Il avait à réparer une inexcusable ineptie. Voyons ton expédition, Beaumar?

L'ancien sous-officier aimait bien mieux cela que les observations taquines du docteur Hortebize.

—Nous la tenons, patron! répondit-il d'un air triomphant.

—Ce n'est pas malheureux.

—Qui tenez-vous? interrogea le docteur.

D'un doigt placé sur sa bouche, M. Mascarot fit à son ami un signe d'intelligence, et, d'un ton leste qui ne lui est pas habituel, il répondit:

—Caroline Schimer, une ancienne servante de l'hôtel de Champdoce, qui a un petit renseignement à me donner. Continue, Beaumar, comment l'avez-vous rattrapée?

—Grâce à une idée qui m'est venue, patron.

—Peste! si tu te mets à avoir des idées, maintenant.

Le sieur Beaumarchef se rengorgea.

—C'est comme cela, répondit-il. En sortant de la maison, avec Toto-Chupin, je me suis dit: notre gaillarde a dû remonter la rue, mais il est impossible qu'elle soit allée jusqu'au boulevard sans entrer chez un marchand de vins.

—Bien raisonné! approuva le docteur.

—En conséquence, Toto et moi, nous avons examiné tous les débits devant lesquels nous passions. Bien nous en a pris. Arrivés rue du Petit-Carreau, nous avons aperçu notre Caroline chez un marchand de tabac qui vend des liqueurs.

—Et Toto a pris la piste!

—C'est-à-dire, patron, qu'il a juré qu'il marcherait dans son ombre jusqu'à ce qu'on lui crie: assez! De plus, il nous fera parvenir un rapport tous les jours.

M. Mascarot se frottait les mains.

—Bonne revanche! prononça-t-il. Beaumar, je suis content de toi.

Le compliment parut enchanter l'ancien sous-officier. Il s'essuya le front, mais ne se retira pas.

—Ce n'est pas tout, patron, commença-t-il.

—Quoi encore?

—J'ai rencontré en bas La Candèle, qui revenait de la place du Petit-Pont, vous savez?...

—Ah!... qu'a-t-il vu?

—Il a vu la jeune personne s'envoler dans un coupé à deux chevaux. Naturellement, il l'a suivie. Elle est maintenant installée rue de Douai, dans un appartement qui est tout ce qu'on peut voir de plus splendide, a dit le concierge. Ah! patron, il paraît qu'elle est supérieurement jolie, cette jeune personne! La Candèle était comme un fou, en en parlant. Il prétend qu'elle a des yeux!... Oh! mais des yeux... à faire descendre un homme de l'impériale d'un omnibus.

A cette description, le regard du docteur pétilla.

—C'est donc vrai, demanda-t-il, ce que nous a conté ce vieux roquentin de Tantaine?

Mais ce n'est pas l'austère placeur qui s'arrête jamais aux bagatelles.

—C'est vrai, répondit-il en fronçant le sourcil, et cela prouve, Hortebize, la justesse de ton objection de tout à l'heure. Oui, c'est un danger qu'une fille si furieusement belle, que tout le monde la remarque. Poussé par elle, le jeune idiot qui l'a enlevée pourrait bien devenir très gênant.

M. Beaumarchef osa toucher le bras de son patron, il était en veine; une idée lui venait encore.

—S'il ne s'agit que de se débarrasser du petit crevé, dit-il, ce n'est pas bien difficile.

—Comment?

Au lieu de répondre, l'ancien sous-officier tomba en garde, fit deux appels du pied et se fendit en criant d'un ton de prévôt de régiment:

—Une, deux!... Du liant, donc!... Une, deux, dégagez, filez droit!... Et voilà.

—Une querelle de Prussien, murmura le placeur, un duel!... La fille ne nous en resterait pas moins sur les bras. D'ailleurs, les moyens violents me répugnent, ils sont compromettants.

Il réfléchit un moment, puis, relevant lentement ses lunettes, il chercha des yeux les yeux du docteur. Quand il les eût rencontrés:

—Que n'avons-nous, fit-il en donnant à chaque mot une valeur particulière, que n'avons-nous à nos ordre une bonne épidémie? Suppose, docteur, cette belle fille atteinte de la petite vérole!... La voilà défigurée.

Ce fut autour du docteur de se recueillir.

—En l'état de la science, répondit-il enfin, on peut donner un coup d'épaule à l'épidémie. Mais après? Rose défigurée n'en sera que plus acharnée après Paul. La ténacité d'une femme croit en raison de sa laideur.

—Ceci est à examiner, dit M. Mascarot. En attendant, il doit y avoir quelque mesure à prendre, pour écarter tout danger immédiat. Voyons, Beaumar, je t'ai dit ces jours-ci de préparer le dossier de ce Gandelu, qu'elle est sa situation?

—Il est criblé de dettes, patron, mais ses créanciers le ménagent à cause d'un héritage prochain; Clichy, d'ailleurs n'existe plus.

L'honorable placeur haussa les épaules.

—Tu n'es qu'un sot, Beaumar, interrompit-il. Un gaillard de la trempe de ce Gaudelu, endetté et amoureux d'une fille comme Rose, donnera tête baissée dans tous les traquenards. Il est impossible que parmi ses créanciers il n'y ait pas deux ou trois de nos gens prêts à agir selon mes volontés. Étudie cela, tu me rendras réponse ce soir. Et sur ce... laisse-nous.

Une fois seuls, les deux amis restèrent assez longtemps enfoncés dans leurs réflexions. L'instant était décisif. Ils étaient maîtres encore de leurs résolutions, mais ils savaient qu'une première démarche les engagerait irrémissiblement. Or, ils étaient assez forts, l'un et l'autre, pour regarder bien en face et pour mesurer le péril.

L'éternel sourire du docteur Hortebize, pâlissait, et c'est d'une main fiévreuse qu'il tracassait son médaillon.

B. Mascarot le premier domina la torpeur qui l'envahissait.

—Assez de réflexions, fit-il, fermons les yeux et marchons... Tu as entendu les promesses du marquis de Croisenois? Il se donne à notre œuvre, mais non sans conditions. Pour lui comme pour nous, il faut qu'il soit le mari de Mlle de Mussidan.

—C'est un mariage qui n'est pas fait.

—Mais qui se fera, puisque nous le voulons. Et la preuve, c'est qu'avant deux heures, les projets de mariage qui existent entre Mlle Sabine et le baron de Breulh-Faverlay seront rompus. Nous tenons le comte et la comtesse de Mussidan, n'est-ce pas?...

Le docteur, tant bien que mal, étouffa un gros soupir.

—Vrai! murmura-t-il, je comprends les scrupules de Catenac. Ah! si comme lui j'avais un million!...

Pendant ces dernières phrases, B. Mascarot, allant et venant de son cabinet à sa chambre à coucher, remplaçait par sa tenue de ville son costume d'intérieur. Quand il eut terminé:

—Es-tu prêt? demanda-t-il au docteur.

—Il le faut bien!

—Partons alors.

Et, entrebâillant la porte de son cabinet, B. Mascarot cria:

—Beaumar, une voiture!

IV

S'il est à Paris un quartier privilégié, c'est assurément celui qui se trouve compris entre la rue du Faubourg-Saint-Honoré d'un côté, et la Seine de l'autre, qui commence à la place de la Concorde et finit à l'avenue du bois de Boulogne.

Dans ce coin béni de la grande ville, les millionnaires s'épanouissent naturellement, comme les rhododendrons à certaines altitudes.

Aussi, que de somptueuses demeures, avec leurs vastes jardins, leurs massifs fleuris, leurs pelouses toujours vertes, leurs grands arbres peuplés de merles familiers, de rossignols et de fauvettes!

Mais, entre tous ces riants hôtels que lorgne le passant, il n'en est pas de plus souhaitable que l'hôtel de Mussidan, la dernière œuvre de ce pauvre Sévair, mort à la peine, le jour où on reconnaissait enfin son mérite.

Bâti au milieu de la rue de Matignon, entre une grande cour sablée et un jardin ombreux, l'hôtel de Mussidan a un aspect somptueux qui n'exclut pas l'élégance.

Peu de sculptures autour des fenêtres et le long des corniches, pas de bariolages sur la façade. Un perron de marbre à double rampe, protégé par une légère marquise, conduit à la grande porte.

Lorsque le matin, vers sept heures, on passe devant la grille, le mouvement des domestiques dans la cour trahit la grande et riche maison.

C'est le carosse de cérémonie qu'on remise, ou le phaéton de monsieur le comte, ou le coupé plus simple que prend madame la comtesse lorsqu'elle court aux emplettes.

Cette bête de race, dont on lustre si soigneusement la robe, c'est Mirette, la favorite que monte parfois avant le déjeuner Mlle Sabine.

C'est à quelques pas de cette belle demeure, au coin de l'avenue de Matignon, que le placeur et son digne ami firent arrêter leur voiture. Ils descendirent, payèrent le cocher et remontèrent la rue.

B. Mascarot avait arboré son plus grand air. Avec ses vêtements noirs, sa cravate éblouissante de blancheur et ses lunettes, on l'eût pris aisément pour quelque grave magistrat.

Le docteur, lui, en route, s'était fait une raison, et s'il était très pâle encore, sa physionomie était redevenue souriante comme d'ordinaire.

—Prenons nos dernières dispositions, disait le placeur, tu es reçu chez M. et Mme de Mussidan, tu es presque de leurs amis.

—Oh!... de leurs amis, non. Un simple guérisseur, n'ayant pas eu l'avantage d'avoir eu un aïeul aux croisades, n'existera jamais pour un Mussidan.

—Enfin, la comtesse te connaît, elle ne s'épouvantera pas dès que tu ouvriras la bouche, elle ne criera pas à l'assassin. En te retranchant derrière un coquin quelconque, tu peux même, à ses yeux, sauver ta réputation. Moi je me charge de parler au comte.

—Hum!... fit le docteur, méfie-toi. Ce cher comte est affreusement violent. Il est homme, au premier mot malsonnant, à te jeter par la fenêtre.

M. Mascarot eût un geste de défi.

—J'ai de quoi le mater, dit-il.

—N'importe!... Tiens-toi sur tes gardes.

Les deux amis passaient alors devant l'hôtel de Mussidan, et le docteur en expliqua brièvement la disposition intérieure; puis, ils poursuivirent leur route.

—A moi le mari, disait B. Mascarot, à toi la femme. Du comte, j'obtiens qu'il retire sa parole à M. de Breulh-Faverlay, mais je ne prononce pas le nom du marquis de Croisenois. Toi, au contraire, tu poses carrément la candidature Croisenois et tu glisses sur le Breulh-Faverlay.

—Sois sans inquiétude, mon thème est fait, je saurai me tenir.

—C'est là, cher docteur, qu'est le beau de notre affaire. Le mari s'inquiétera surtout à l'idée de sa femme. La femme sera très occupée de la pensée de son mari. Quand, après nous avoir vus, ils se trouveront ensemble, le premier qui abordera la question ne sera pas peu surpris de voir l'autre abonder dans son sens.

Ce résultat parut assez comique au docteur pour lui arracher un sourire.

—Et comme nous allons agir sur chacun d'eux par des moyens différents, dit-il, jamais ils ne se douteront de rien!... Décidément, ami Baptistin, tu es encore plus ingénieux qu'on ne croit.

—Bien!... bien!... tu me feras des compliments après le succès.

Ils venaient de s'engager dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et de l'autre côté de la rue on apercevait un café. M. Mascarot s'arrêta.

—Tu vas, dit-il, docteur, entrer dans ce café, pendant que je ferai la course que tu sais. En repassant je te préviendrai. Si c'est: oui, je me présenterai le premier chez le comte, toi, un quart d'heure après moi, tu demanderas la comtesse.

Quatre heures sonnaient, lorsque ces honorables associés se séparèrent en donnant une poignée de main.

Le docteur Hortebize avait gagné le café indiqué.

B. Mascarot continua à remonter le faubourg Saint-Honoré. Ayant dépassé la rue du Colysée, il s'arrêta devant la boutique d'un marchand de vin et entra.

Le patron de cet établissement bien connu, il faudrait dire célèbre, dans le quartier, n'a pas jugé convenable de mettre son nom au-dessus de sa boutique. On l'appelle le père Canon.

Le vin qu'il sert aux passants, à son comptoir d'étain, ne vaut pas le diable, il le confesse sans pudeur; mais il tient en réserve, pour sa nombreuse clientèle, composée uniquement de domestiques du voisinage, un certain Mâcon qui a causé plus d'un congé immédiat.

En voyant entrer chez lui un personnage d'apparence sévère, le père Canon daigna se déranger. En France, le pays du rire, une mine grave est le meilleur des passeports.

—Monsieur désire quelque chose? demanda le marchand de vin.

—Je voudrais, répondit le placeur, parler à M. Florestan.

—De chez le comte de Mussidan, sans doute?

—Précisément, il m'a donné rendez-vous ici.

—Et il s'y trouve, monsieur, dit le père Canon; seulement il est en bas dans la salle de musique; je cours le chercher.

—Oh! inutile, ne vous dérangez pas, je descends.

Et, sans attendre une réponse, B. Mascarot se dirigea vers l'escalier d'une cave, dont l'entrée s'apercevait au fond de la boutique.

—Il me semble maintenant, murmura le père Canon, que j'ai déjà vu cet homme de loi qui connaît les êtres de ma maison.

L'escalier n'était ni trop noir ni trop raide, et de plus il était orné d'une rampe.

M. Mascarot descendit une vingtaine de marches et arriva à une porte matelassée qu'il tira.

Aussitôt, de même que le gaz d'un ballon se précipite par une fissure, des sons étranges, formidables, effroyables, s'élancèrent par cette issue.

Le placeur ne sembla ni effrayé ni surpris.

Il descendit trois marches encore, poussa une autre porte, matelassée comme la première, et se trouva sur le seuil d'une vaste pièce voûtée, disposée comme celle d'un café, éclairée au gaz, avec des tables et des chaises tout autour. Plusieurs consommateurs y buvaient du fameux vin de Mâcon.

Au milieu de la salle, deux hommes en bras de chemise soufflaient, jusqu'à en être cramoisis, dans des trompes à la Dampierre, entourées du galon vert traditionnel.

—Monsieur le comte, souvenez-vous de Montlouis!...
—Monsieur le comte, souvenez-vous de Montlouis!...

Près d'eux, un très vieux bonhomme, chaussé de grandes guêtres de cuir montant au-dessus du genou, ayant une ceinture de cuir fauve à plaque armoriée sur un gilet rouge, sifflait l'air que s'efforçaient de reproduire les joueurs de trompe.

Le silence se fit dès que parut M. Mascarot, qui, son chapeau à la main, saluait poliment à la ronde.

—Eh!... c'est le papa Mascarot, s'écria un jeune homme à beaux favoris, portant culotte courte et bas blancs bien tirés. Arrivez donc, je vous attendais si bien que voici un verre propre pour vous.

M. Mascarot, sans se plus faire prier, alla prendre place à la table, trinqua, but et fit claquer sa langue en signe de satisfaction.

—Comme cela, reprit le jeune homme, qui n'était autre que Florestan, le père Canon vous a dit que j'étais à la salle de musique. Hein!... on est bien ici.

—Admirablement.

—Vous nous voyez en train de prendre notre petite leçon. La police vous savez, ne veut pas qu'on joue de la trompe à Paris. Alors, savez-vous ce qu'a fait le père Canon? Il nous a installé dans cette cave. On peut y souffler tant qu'on veut, personne au-dehors n'entend rien. L'air vient par les deux tuyaux que vous voyez.

Les deux élèves ayant repris leur leçon, Florestan était obligé de se faire un porte-voix de ses deux mains, et de crier de toutes ses forces.

—Ce vieux-là, poursuivait-il, est un ancien piqueur du duc de Champdoce. Ah! quel professeur! Il n'a pas son pareil pour la trompe! Tel que vous me voyez, je n'ai que vingt leçons, et je vais déjà très bien. Il faut dire que j'ai, à ce qu'il paraît, une embouchure comme on n'en voit guère. Tenez, voulez-vous que je vous sonne un débuché, un bien-aller, un changement?...

M. Mascarot eut peine à dissimuler un mouvement d'épouvante.

—Merci! cria-t-il, un jour que j'aurai le temps, je serai ravi de vous entendre; mais aujourd'hui, je suis un peu pressé et je voudrais vous parler.

—A vos ordres! Mais j'y songe, ici vous ne serez peut-être pas très bien pour causer, montons, nous demanderons un cabinet.

Si les «cabinets de société» du père Canon ne sont pas précisément somptueux, ils ont l'inestimable mérite d'être discrets.

Bien que séparés par de minces cloisons de verre rayé, rarement ils laissent s'évaporer les confidences qui s'y échangent, confidences, dont les «maîtres» sont l'éternel sujet.

—Ah! ils en conteraient de belles, ces cabinets, s'ils pouvaient parler!...

Ainsi disait Florestan, en prenant place en face de M. Mascarot à une petite table que le père Canon venait de charger d'une bouteille et de deux verres.

—Je le crois, approuva le digne placeur, mais ce n'est point de cancans qu'il s'agit. Si je t'ai fait demander un rendez-vous par Beaumar, c'est que tu es en position de me rendre un petit service.

—A vos ordres.

—En ce cas, nous y reviendrons. Commençons par parler de toi. Comment te trouves-tu chez ton comte de Mussidan?

Une outrageante familiarité est un des traits distinctifs de B. Mascarot. Il ne saurait s'empêcher de tutoyer ses clients. Il ignore sans doute qu'au mépris d'un homme pour ses semblables, on peut presque toujours juger de quel mépris lui-même est digne.

Cependant, ce tutoiement n'offusquait nullement Florestan.

—Je suis très mal, répondit-il, chez ce noble de malheur, si mal que j'ai déjà demandé à Beaumarchef de me chercher une autre condition.

—C'est à n'y pas croire. Tous mes renseignements affirment que le service du comte est très doux, et ton prédécesseur...

—Merci!... interrompit le domestique avec une grimace significative, je voudrais vous y voir. D'abord, il est rat!...

D'un mouvement éloquent, l'honorable placeur blâma ce vilain défaut.

—Ensuite, continua Florestan, il est plus soupçonneux qu'un chat. Jamais rien à la traîne, pas une lettre, pas un cigare, pas un louis. La moitié de sa vie se passe à ouvrir et à fermer ses serrures, et il dort avec ses clés sous son oreiller.

—J'avoue qu'une telle méfiance est singulièrement blessante.

—N'est-ce pas? Ajoutez à cela qu'il est d'une violence terrible. Pour un rien, les yeux lui sortent de la tête. On dirait toujours qu'il va vous tuer ou vous battre, pour le moins. Moi, d'abord, il me fait peur.

Ce portrait, après l'avertissement du docteur, devait donner à réfléchir à B. Mascarot.

—Le comte est-il donc toujours ainsi? demanda-t-il.

—Les jours ordinaires, oui. Il est pire quand il a beaucoup joué ou beaucoup bu. Et Dieu sait s'il s'en fait faute. Il ne rentre jamais avant quatre heures du matin, quand il rentre toutefois.

—Diable! cette conduite ne doit guère être du goût de la comtesse.

Florestan éclata de rire, jugeant l'observation naïve.

—Madame!... fit-il. Elle se soucie bien de monsieur, en vérité. Souvent ils sont des semaines sans se voir. Cette femme-là, pourvu qu'elle dépense, elle est contente. Aussi, il faut voir les créanciers chez nous.

—Cependant M. et Mme de Mussidan sont très riches.

—Énormément riches, papa Mascarot, immensément. Ce qui n'empêche pas qu'il y a des moments où il n'y a pas cent sous à l'hôtel. Alors, madame est comme une tigresse, elle envoie emprunter à toutes ses amies, n'importe quoi, cent francs, vingt francs, dix francs... et on les lui refuse.

—C'est humiliant.

—A qui le dites-vous? Cependant, quand il faut absolument une grosse somme, c'est au duc de Champdoce que madame s'adresse. Oh!... celui-là, il ne dit jamais non. Et elle ne lui en écrit pas long, allez.

M. Mascarot daigna sourire.

—On dirait, fit-il, que tu sais ce que la comtesse écrit.

—Dame! vous comprenez, on aime à savoir ce qu'on porte. Elle dit simplement: «Mon ami, j'ai besoin de tant...» et il paie sans rechigner. Il faut, voyez-vous, qu'il y ait eu quelque chose entre eux.

—D'après cela, je le croirais.

—Parbleu!... Aussi qu'arrive-t-il? Quand monsieur et madame se trouvent ensemble, c'est pour se disputer. Et quelles disputes!... Dans les ménages d'ouvriers, quand le mari a un peu bu, il cogne et la femme crie. Mais ce n'est rien. On se couche là-dessus, on s'embrasse sur les bleus et tout est dit. Tandis qu'eux, papa Mascarot, je les ai entendus se dire froidement de ces choses qu'on ne peut pas pardonner...

A l'air distrait dont le brave placeur écoutait ces détails, on eut pu croire qu'il les connaissait.

—Comme cela, fit-il, je ne vois, dans la maison, que Mlle Sabine dont le service ne soit pas désagréable.

—Oh! elle, il n'y a rien à lui reprocher, elle est bonne, pas regardante, polie.

—De telle sorte que son prétendu, M. de Breulh-Faverlay, sera un très heureux mari.

—Heureux, c'est selon. Le mariage n'est pas fait. D'ailleurs...

Florestan s'interrompit comme s'il eût été pris d'un scrupule soudain.

Il promena son regard autour du cabinet, pour bien s'assurer que nul ne pouvait l'entendre, et c'est à voix basse, de l'air le plus mystérieux, qu'il continua:

—D'ailleurs, Mlle Sabine, je peux bien vous confier cela, à vous, a toujours été abandonnée à elle-même, elle est libre autant que le serait un garçon... Enfin, vous m'entendez.

B. Mascarot était subitement devenu fort attentif.

—Bah!... fit-il, Mlle Sabine aurait un amoureux?

—Tout juste.

—Impossible!... mon garçon. Et même, tiens, laisse-moi te le dire, tu as tort de répéter des suppositions malveillantes.

Cette simple observation parut indigner le discret domestique.

—Des suppositions!... fit-il. Jamais... On sait ce qu'on sait. Si je parle de l'amoureux, c'est que je l'ai vu, de mes yeux, non pas une, mais deux fois.

A la façon dont le bon placeur tracassa ses lunettes, Beaumarchef eût reconnu qu'il était intéressé au plus haut point.

—Vraiment! dit-il. Conte-moi donc cela.

—Eh bien!... La première fois, c'était à l'église, un matin, que mademoiselle était allée seule faire, soi-disant, ses dévotions. Tout à coup le temps se met à la pluie, et Modeste, la femme de chambre, me prie d'aller porter un parapluie. Bon, je pars, j'arrive. En entrant, qu'est-ce que je vois? Mademoiselle debout, près du bénitier, causant avec un jeune homme. Naturellement, je ne me montre pas, j'observe.

—C'est là ce que tu appelles être sûr?

—Positivement, et vous ne douteriez pas, si vous aviez vu de quels yeux ils se regardaient.

—Comment était ce jeune homme?

—Très bien: de ma taille à peu près, parfaitement mis, ayant l'air pas commode et même un peu extraordinaire.

—Passe à la seconde fois.

—Oh! c'est toute une histoire. Cette fois, on me charge d'accompagner mademoiselle chez une de ses amies, qui demeure rue Marbeuf. Très bien. Mais voilà qu'au coin de l'avenue mademoiselle me fait signe d'approcher. J'approche.—«Tenez, Florestan, me dit-elle, j'oubliais la lettre que voici, courez la jeter à la poste. Je vous attends ici.»

—Et tu as lu cette lettre?

—Moi, jamais. Je me dis: «Mon bonhomme, on veut t'éloigner, c'est qu'il y a quelque chose; il faut rester.» En effet, au lieu de courir à la poste, je me cache derrière un arbre et j'attends. J'avais à peine disparu que je vois avancer, qui? mon particulier de l'église. Si changé, par exemple, que j'ai eu de la peine à le reconnaître. Il était vêtu comme un ouvrier, avec un pantalon de toile et une grande blouse pleine de plâtre. Ils ont bien causé dix minutes. Mademoiselle lui a remis quelque chose qui m'a paru être une photographie. Et voilà!...

La bouteille de Mâcon était vide. Florestan allait frapper pour en demander une autre. B. Mascarot l'arrêta.

—Non, non, prononça-t-il, l'heure s'avance, et il faut que je te dise quel service j'attends de toi. Le comte de Mussidan est chez lui en ce moment?

—Ne m'en parlez pas; voici deux jours qu'à la suite d'une chute de rien dans l'escalier, il ne sort pas.

—Eh bien!... mon garçon, j'ai absolument besoin de parler à ton patron. Si je lui faisais passer ma carte, il ne me recevrait pas, j'ai compté sur toi pour m'introduire près de lui.

Florestan resta bien une bonne minute sans répondre.

—C'est raide, fit-il enfin, ce que vous me demandez là. Il n'aime pas les visites improvisées, le patron, et il est bien capable de me fourrer à la porte. Mais bast! puisque je veux le quitter, je me risque.

Déjà M. Mascarot était debout.

—Nous ne pouvons arriver ensemble, dit-il. File, je vais régler ici, et, dans cinq minutes, je me présenterai. Surtout, n'aie pas l'air de me connaître.

—Soyez tranquille!... Et, vous savez, cherchez-moi une bonne place.

Ainsi qu'il était convenu, l'honnête placeur paya, puis passa au café prévenir le docteur Hortebize.

Et quelques instants plus tard, Florestan, de sa plus belle voix, annonçait à son maître:

—M. Mascarot.

V

Il est certain que B. Mascarot, directeur d'une agence de placement, sise rue Montorgueil,—pour employer ses expressions—est doué d'un prodigieux aplomb.

Son esprit audacieux a si souvent parcouru le champ inexploré de toutes les probabilités, qu'il n'est rien qui puisse le prendre au dépourvu.

Tant de fois, par la pensée, il s'est placé au milieu des circonstances les plus invraisemblables, que la réalité ne saurait avoir de surprises pour lui.

Quoi qu'il advienne, il est en garde naturellement.

Lui-même aime à se comparer à ces écuyers habiles qui, ayant longtemps monté des chevaux dressés à jeter bas leur cavalier, peuvent, sans crainte d'être désarçonnés, enfourcher n'importe quelle monture.

Cet orgueil est légitime et même justifié par des faits indiscutables. B. Mascarot a fait ses preuves.

Néanmoins, pendant qu'il gravissait les marches du magnifique escalier de l'hôtel de Mussidan, éclairé, car la nuit était venue, par des lanternes d'une richesse extrême, l'intrépide placeur—lui-même, quelques heures plus tard, l'avouait au docteur—sentait ses jambes fléchissantes et cotonneuses.

Son cœur battait plus vite et sa salive s'épaississait autour de sa langue, lorsque Florestan, après lui avoir fait traverser une antichambre à divans de velours, l'introduisit dans la bibliothèque, une pièce très vaste, du goût le plus sévère.

A ce nom trivial de Mascarot, qui éclatait là plus dissonnant qu'un juron d'ivrogne dans une chambrette de jeune fille, M. de Mussidan leva vivement la tête.

Le comte était établi au fond de la pièce, et il lisait à la lueur des quatre bougies d'un candélabre d'un merveilleux travail.

Laissant tomber son journal sur ses genoux, il posa son binocle sur son nez et considéra d'un air profondément surpris le placeur, qui, le chapeau à la main, la bouche en cœur, l'échine en cerceau, s'avançait balbutiant d'inintelligibles excuses.

Cet examen sommaire ne lui apprenant rien, M. de Mussidan se leva à demi, et demanda:

—Vous désirez, monsieur?...

—Monsieur le comte, répondit B. Mascarot, daignera m'excuser si, n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, j'ai osé... je me suis permis...

D'un geste brusque et impérieux, le comte lui coupa la parole.

—Attendez!

Cette fois, il se leva tout à fait, alla tirer violemment un des cordons de sonnette qui pendait de chaque côté de la cheminée, et revint prendre place dans son fauteuil.

B. Mascarot, demeurait toujours au milieu de la bibliothèque, muet, un peu interdit, se demandant, car cela entrait dans ses prévisions, si on allait le faire reconduire jusqu'à la grille.

Il s'était bien écoulé une minute lorsque, la porte s'ouvrant, le fidèle domestique qui avait introduit «son placeur» parut.

—Florestan, lui dit le comte du ton le plus calme, voici la première fois que vous vous permettez de faire entrer quelqu'un ici, sans que je vous en aie donné l'ordre. Si cela vous arrivait une seconde fois, vous quitteriez mon service.

—Je puis assurer à monsieur le comte...

—Vous voilà prévenu, il suffit.

Durant cette minute d'attente, pendant ce colloque rapide, B. Mascarot étudiait le comte avec toute l'intensité d'attention que communique un intérêt personnel en jeu.

M. le comte Octave de Mussidan ne ressemblait en rien à l'homme qu'on se serait imaginé après avoir entendu les histoires de Florestan.

Déjà, du temps de Montaigne, il ne fallait se fier qu'à demi au portrait d'un maître tracé par ses serviteurs.

Le comte, qui avait alors cinquante ans à peine, en paraissait bien soixante. D'une taille un peu au-dessus de la moyenne, il était desséché plutôt que maigre. Ses cheveux sur son crâne étaient rares, et ses favoris, qu'il portait fort longs, étaient complètement blancs. Les chagrins ou les passions de sa vie s'accusaient en rides profondes sur sa figure tourmentée. L'expression amère encore plus que hautaine de sa physionomie trahissait l'homme qui, ayant bu l'existence jusqu'à la lie, ne souhaite plus que briser la coupe.

Tels on se réprésente ces lords orgueilleux de l'Angleterre, qui ne vivent plus que par les excitations de la tribune ou la fièvre de leur ambition.

Florestan sorti, M. de Mussidan se retourna vers l'intrus, et du même ton glacial, dit:

—Expliquez-vous maintenant, monsieur.

M. Mascarot s'est des centaines de fois, exposé à des réceptions fâcheuses, mais jamais il n'avait été reçu ainsi.

Blessé dans sa vanité, car il est vaniteux comme tous ceux qui exercent un pouvoir occulte, il ressentit contre M. de Mussidan le plus violent mouvement de colère.

—Misérable grand seigneur! pensa-t-il, nous verrons bien si tu seras aussi fier tout à l'heure.

Mais son visage ne trahit rien de ses pensées. Son attitude resta servile, son sourire bassement obséquieux.

—Monsieur le comte, commença-t-il, ne peut me connaître, et il me permettra de prendre la liberté de me présenter moi-même. Monsieur le comte a entendu mon nom. Pour ce qui est de ma profession, je suis placeur et aussi agent d'affaires, quand l'occasion se présente.

La volonté, la pratique, ont donné aux imitations de M. B. Mascarot une perfection si rare, que son humilité, son ton de miel, trompèrent absolument son interlocuteur.

M. de Mussidan n'eut pas un soupçon, pas un pressentiment, il ne devina pas sous ces lunettes bleues des regards menaçants.

—Ah! vous êtes agent d'affaires, dit-il d'un air ennuyé. Ce sont alors mes créanciers qui vous envoient vers moi, monsieur...

—Mascarot, monsieur le comte.

—Mascarot, soit! Eh bien! monsieur Mascarot, ces gens-là sont absurdes, je le leur ai souvent répété. Comment sont-ils assez ridicules pour donner signe de vie, lorsque je ne chicane jamais sur le total d'une facture, quand je paye sans sourciller des intérêts extravagants? Ils savent qu'ils ne peuvent manquer d'être payés, n'est-il pas vrai? Ils n'ignorent pas que je suis riche, ils ont dû vous le dire. C'est vrai: j'ai une fortune territoriale des plus considérables. Si jusqu'ici je n'ai voulu ni vendre, ni emprunter, c'est que cela m'a convenu ainsi. Emprunter est ridicule, quand on ne se suffît pas avec ses revenus. On se grève d'intérêts qui s'accumulent et qui conduisent tout doucement à l'expropriation, qui est la ruine. Le Crédit foncier me donnerait un million demain, rien que de mes terres du Poitou, je n'en veux pas.

Il épaule, ajuste et fait feu.
Il épaule, ajuste et fait feu.

La preuve que B. Mascarot avait bien recouvré son sang-froid, c'est qu'au lieu de chercher à ramener le comte à la question qui avait décidé sa démarche, il le laissait dire, écoutant bien attentivement, songeant à mettre à profit ce qu'il entendait.

—Ce que je vous dis là, reprit le comte, rapportez-le textuellement aux gens dont vous êtes l'ambassadeur.

—Je demanderai pardon à monsieur le comte, mais...

—Mais quoi?

—Je me permettrai...

—Ne vous permettez rien, ce serait inutile. Ce que j'ai promis, je le tiendrai. Le jour où il me faudra doter ma fille, je liquiderai ma situation, pas avant. Seulement, je veux bien ajouter qu'il ne s'écoulera pas beaucoup de temps avant qu'elle épouse M. de Breulh-Faverlay. J'ai dit.

Ce «j'ai dit» signifiait on ne peut plus clairement: «Retirez-vous!»

Pourtant M. Mascarot ne bougea pas. D'un geste prompt comme celui d'un maître d'armes rajustant son masque, il ajusta ses lunettes sur son nez, et c'est sans tremblement dans la voix qu'il lui dit:

—Eh bien, monsieur le comte, c'est justement ce mariage qui m'amène.

Positivement, M. de Mussidan crut avoir mal entendu.

—Vous dites? interrogea-t-il.

—Je dis, insista le placeur, que je suis envoyé vers vous, monsieur le comte, au sujet du mariage de M. de Breulh et de Mlle Sabine.

Lorsqu'ils parlaient de la violence du caractère de M. de Mussidan, ni le docteur ni Florestan n'exagéraient.

En entendant le nom de sa fille prononcé par ce louche agent d'affaires, il devint fort rouge et un éclair de colère brilla dans ses yeux.

—Sortez! dit-il d'un ton bref.

Ce n'était certes pas l'intention du digne placeur.

—Il s'agit de choses importantes, monsieur le comte, prononça-t-il.

Cette insistance était faite pour exaspérer M. de Mussidan.

—Ah! vous vous obstinez à rester! cria-t-il.

Et en même temps, assez péniblement à cause de sa jambe malade, il se leva pour aller à la sonnette.

Mais B. Mascarot avait deviné le mouvement.

—Prenez garde, fit-il, si vous sonnez, vous vous en repentirez toute votre vie.

Cette menace parut transporter de fureur M. de Mussidan. Laissant la sonnette, il saisit une canne déposée près de la cheminée et il allait châtier l'insolent, quand celui-ci, sans rompre d'une semelle, de la voix la plus ferme dit:

—Des violences, monsieur le comte, souvenez-vous de Montlouis!...

Lorsqu'aux prudentes recommandations du docteur Hortebize, B. Mascarot répondait: «sois tranquille, je sais comment mater le comte,» c'est à peine s'il avait conscience de son pouvoir.

A ce nom de Montlouis, M. de Mussidan devint plus blanc que sa chemise et se recula, laissant échapper la canne dont il s'était armé.

Un spectre, se dressant devant lui, les bras étendus pour protéger le placeur ne l'eût pas plus vivement impressionné.

—Montlouis!... murmura-t-il, Montlouis!...

Mais déjà B. Mascarot, assuré désormais du succès de sa négociation avait repris l'humble attitude du solliciteur.

—Croyez, monsieur le comte, prononça-t-il, qu'il ne m'a pas fallu moins que l'imminence du danger, pour me décider à prononcer ce nom qui éveille en vous les plus pénibles souvenirs.

M. de Mussidan paraissait à peine entendre. C'est en chancelant qu'il avait regagné son fauteuil.

—Ce n'est pas moi, continuait le placeur, qui jamais aurais conçu la pensée de m'armer contre vous d'un accident... malheureux. Voyez en moi ce que je suis réellement, un intermédiaire entre des gens que je méprise, et vous, pour qui je professe le plus profond respect.

Grâce à une énergie de volonté peu commune, M. de Mussidan avait réussi à rendre à ses yeux et à sa physionomie leur expression habituelle.

—En vérité, monsieur, dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent, je ne vous comprends pas. Mon émotion n'est que trop explicable. Un jour, à la chasse, j'ai eu le malheur affreux de tuer un pauvre garçon, mon secrétaire, qui portait le nom que vous dites. Les tribunaux ont été appelés à se prononcer sur cet horrible événement, et, après avoir entendu les témoins, ils ont jugé que ce n'était pas à moi, mais à la victime, qu'on devait imputer l'imprudence.

Le sourire de B. Mascarot devenait si ironique et si éloquent à la fois que M. de Mussidan s'arrêta.

—Ceux qui m'envoient, répondit le placeur, savent ce qui a été dit devant les juges. Malheureusement, ils connaissent le fait vrai, celui que trois hommes d'honneur avaient juré de taire et de cacher à tout prix.

Le comte, sur son fauteuil, eut un tressaillement; mais M. Mascarot ne voulut pas s'en s'apercevoir.

—Rassurez-vous, monsieur le comte, poursuivit-il. Ce n'est pas volontairement que vos témoins ont trahi leur serment. La Providence, en ses desseins mystérieux...

—Au fait, monsieur, interrompit le comte d'une voix frémissante; au fait!...

Jusqu'alors M. Mascarot avait parlé debout.

Voyant que bien décidément on ne lui offrirait pas de siège, il s'avança familièrement un fauteuil et s'assit.

A cette audace, M. de Mussidan frémit de colère, mais il n'osa rien dire. Et cette résignation seule eut suffi pour lever tous les doutes du placeur s'il en eût eu encore.

—J'arrive, dit-il. L'événement auquel nous faisons allusion avait deux témoins: un de vos amis d'abord, le baron de Clinchan, puis un de vos valets de pied, un certain Ludovic Trofeu, actuellement piqueur chez M. le comte de Commarin.

—J'ignore ce qu'est devenu Ludovic.

—Mais nos gens le savent, monsieur le comte. Ce Ludovic, lorsqu'il vous promettait un silence éternel, était garçon. Marié, quelques années plus tard, il a tout raconté à sa jeune femme, tout absolument. Cette femme, qui a mal tourné, a eu des amants, et c'est par l'un d'entre eux que la vérité est arrivée jusqu'aux oreilles de ceux qui m'envoient.

—Et c'est sur la parole d'un valet, s'écria le comte, sur le rapport d'une fille perdue, qu'on ose m'accuser, moi!...

Pas un mot d'accusation directe n'avait été prononcé, et déjà M. de Mussidan se défendait. Le digne placeur le remarquait bien.

—On a mieux que la parole de Ludovic, dit-il.

—Ah! fit le comte, qui était bien sûr de son ami, oserez-vous me dire que M. de Clinchan a parlé.

Il fallait que son trouble fût immense, car lui, l'homme du monde, si fin, le grand seigneur rompu à toutes les dissimulations, il ne remarquait pas la perfidie des questions de son adversaire, il ne s'apercevait pas que chacune de ses réponses était une arme qu'il fournissait contre lui.

—Non, répondit l'honorable placeur, le baron n'a pas parlé, il a fait pis, il a écrit.

—C'est faux!...

B. Mascarot, qui n'en est pas à un démenti près, ne broncha pas.

—M. de Clinchan a écrit, insista-t-il, seulement il croyait bien n'écrire que pour lui seul. M. de Clinchan, vous ne pouvez l'ignorer, monsieur le comte, est l'homme le plus méthodique de la terre, soigné et ordonné jusqu'à la puérilité.

—C'est connu, passez.

—En ce cas, vous ne serez pas surpris d'apprendre que, depuis l'âge de raison, M. de Clinchan tient registre de sa vie. Chaque soir, il relaie sur son journal l'état de sa santé, les variations de la température, les moindres incidents de sa journée inoccupée.

En effet, le comte connaissait cette particularité, qui avait valu à son ami plus d'une plaisanterie.

Maintenant il commençait à entrevoir le péril.

—En apprenant les révélations de Ludovic, continua M. Mascarot, nos gens ont pensé que, si le fait était vrai, on en trouverait une mention sur le journal de M. de Clinchan. Grâce à des prodiges d'adresse et d'audace, ils ont eu entre les mains, pendant une journée, le volume de ce journal correspondant à l'année 1842.

—Infamie!... murmura le comte.

—Ils ont cherché et ils ont rencontré non pas une mention, mais trois.

M. de Mussidan eut un mouvement si violent que le brave placeur, un peu effrayé, recula son fauteuil.

—Des preuves, disait le comte, des preuves!

—Rien n'a été oublié. Avant de remettre en place le volume, on en a arraché les trois feuillets qui vous concernent. C'est aisé à vérifier...

—Où sont ces pages?

B. Mascarot prit son grand air d'honnête homme indigné.

—On ne me les a pas remises, fit-il, sans cela!... mais on les a fait photographier et on m'en a confié une épreuve, afin de vous mettre à même d'examiner l'écriture.

Il présentait en même temps trois épreuves d'une admirable netteté.

Longtemps le comte les examina avec la plus scrupuleuse attention, et c'est d'une voix qui trahissait son découragement, qu'il dit:

—Oui, c'est bien l'écriture de Clinchan.

Pas un des muscles de la terne figure du placeur ne trahit la joie qu'il ressentait.

—Avant tout, reprit-il, je crois indispensable de prendre connaissance de la relation de M. de Clinchan. Monsieur le comte désirerait-il la parcourir lui-même, ou veut-il que je lui en donne lecture.

—Lisez! répondit M. de Mussidan, qui plus bas ajouta: Je n'y vois plus.

Le placeur, pour obéir, traîna son fauteuil près des bougies.

—A en juger par le style, observa-t-il, M. de Clinchan doit avoir rédigé ceci le soir même de l'accident. Enfin, je commence:

«AN 1842.—26 octobre.—Aujourd'hui, de grand matin, je suis parti pour chasser avec Octave de Mussidan. Nous étions suivis du piqueur Ludovic et d'un brave garçon nommé Montlouis, que Octave dresse pour en faire son futur intendant.

«La journée promettait d'être superbe. A midi, j'avais déjà trois lièvres. Octave était d'une gaîté folle.

«Vers une heure, nous traversions les taillis de Bivron. J'allais devant, à cinquante pas, avec Ludovic, lorsque des éclats de voix nous font nous retourner. Octave et Montlouis avaient une discussion de la dernière violence, et nous voyons le comte lever la main sur son futur intendant.

«J'allais accourir, quand je vois Montlouis venir vers nous. Je lui crie: Qu'y a-t-il?

«Au lieu de me répondre, le malheureux se retourna vers son maître en proférant des menaces et en criant un mot qui, dans la position d'Octave, nouvellement marié, était une injure abominable.

«Ce mot, Octave l'entendit.

«Il avait à la main son fusil armé; il épaule, ajuste et fait feu.

«Montlouis tombe nous accourons. L'infortuné avait été tué raide. Le coup avait fait balle.

«J'étais consterné, mais je n'ai rien vu d'aussi terrible que le désespoir d'Octave. Il s'arrachait les cheveux, il embrassait le cadavre!...

«Seul de nous, Ludovic avait gardé son sang-froid.

«—Ceci, nous dit-il, doit être un accident de chasse. Le terrain y prête merveilleusement. Monsieur aura tiré de là-bas.

«Là-dessus, nous avons arrangé une version, et fait le serment de la soutenir.

«C'est moi qui ait fait la déclaration au juge de paix de Bivron, il n'a pas douté de mon récit.

«—Mais quelle journée!... Je crains bien un gros rhume! Mon pouls bat quatre-vingt-six pulsations, j'ai la fièvre, et je sens que je dormirai mal.

«Octave est comme fou. Mon Dieu!... Qu'arrivera-t-il?...»

Enfoncé dans son fauteuil, le comte de Mussidan écouta cette lecture sans donner le plus léger signe de sensibilité.

Était-il tout à fait accablé, cherchait-il quelque moyen pour replonger dans l'oubli de la tombe ce fantôme du passé qui, tout à coup, surgissait menaçant en travers de son chemin?

Voilà ce que se demandait le placeur, qui n'avait cessé d'épier l'effet produit.

Mais aux derniers mots le comte se redressa de l'air d'un homme qui à son réveil constate qu'il vient d'être le jouet d'un affreux cauchemar.

—C'est de la folie! fit-il avec le plus beau sang-froid.

—Folie bien lucide, en ce cas, murmura M. Mascarot, folie jouant assez bien la raison pour surprendre les plus experts. On n'est ni plus net, ni plus précis, ni plus bref.

—Et si je prouvais, moi, reprit le comte, que ce récit est faux, absurde, ridicule, qu'il ne peut être que l'œuvre d'un maniaque, d'un halluciné...

B. Mascarot secoua tristement la tête.

—Ne nous laissons point endormir par de trompeuses illusions, monsieur le comte, soupira-t-il, notre réveil n'en serait que plus terrible.

Il disait «nous» audacieusement, associant par ce pluriel sa personne à lui, B. Mascarot, et celle du comte de Mussidan. Et le comte, loin de se révolter, eut comme un sourire.

—A la grande rigueur, poursuivait le placeur, si M. de Clinchan se fût borné à cette relation, on pourrait s'inscrire en faux, opposer un système basé sur son état mental à un moment donné, état provenant de la commotion par lui éprouvée. Malheureusement le baron se dépense en encre. Permettez que je vous fasse entendre en quels termes il revient à la charge.

—Soit, j'écoute.

—Trois jours se sont écoulés, reprit B. Mascarot; M. de Clinchan a eu le temps de se remettre, et cependant voici ce qu'il dit:

«AN 1842.—29 octobre.—Ma santé m'inquiète. Je ressens des douleurs à toutes les articulations. Ce malaise vient peut-être des tourments incroyables que me cause l'affaire d'Octave.

«J'ai été forcé tantôt de me transporter chez le juge d'instruction. Il a, ce diable de juge, des regards à faire remuer la vérité au fond des entrailles.

«Je remarque avec terreur que ma version a quelque peu varié. Il faut, si je ne veux pas me couper, que je rédige une déposition et que je l'apprenne par cœur. Cela me sera surtout utile pour l'audience.

«Ludovic se tient bien. Il est fort intelligent ce garçon, je serais bien aise de l'avoir à mon service.

«C'est à peine si j'ose sortir tant je suis obsédé de gens qui me demandent le récit de l'accident. Rien que dans la famille de Sauvebourg, je l'ai raconté dix-sept fois.

«Je m'ennuie extraordinairement ici.»

—Eh bien!... monsieur le comte, demanda le placeur, que pensez-vous de ces réflexions?

M. de Mussidan ne répondit pas à cette question.

—Achevez votre lecture, monsieur, dit-il.

—Volontiers. La troisième mention, pour brève qu'elle est, n'en est pas moins décisive. Voici ce que le baron écrivait un mois après les événements:

«AN 1842.—23 novembre.—Enfin, c'est fini. J'arrive du tribunal. Octave est acquitté.

«Ludovic a été admirable. Il a expliqué l'accident avec une si rare habileté que personne, dans l'auditoire, n'a pu concevoir l'ombre d'un soupçon. Tout bien pesé, ce garçon est trop fort, je ne le prendrai pas à mon service.

«Mon tour de déposer est venu. Il m'a fallu lever la main et jurer de dire la vérité. Je ne pouvais prévoir l'émotion qui s'est emparée de moi.

«Non, il faut avoir passé par là pour se faire une idée de ce qu'est un faux témoignage. J'ai cru que je ne parviendrais pas à lever le bras, il me semblait de plomb.

«En regagnant ma place, je constatai une forte oppression. Mon pouls, certainement n'avait pas quarante pulsations.

«Voilà pourtant où peut conduire la colère!... Il faut que pendant un an j'écrive chaque jour cette maxime: «Ne jamais céder à mon premier mouvement.»

—Et, en effet, ajouta le placeur, une année durant, M. de Clinchan a écrit cette phrase en tête de toutes les pages de son journal. Je tiens ces faits des gens qui ont eu les volumes entre les mains.

C'était bien la dixième fois que B. Mascarot mettait en avant ces «gens» dont il se prétendait le mandataire contraint, et M. de Mussidan s'obstinait à ne le pas remarquer, s'entêtait à ne pas demander: «Quels sont donc ces gens?» Cela était extraordinaire, sinon un peu inquiétant.

Le comte s'était levé et il arpentait son cabinet, soit qu'il cherchât des idées, soit qu'il voulût enlever au placeur la possibilité de suivre dans ses yeux le reflet de ses émotions.

—C'est tout? demanda-t-il après un silence.

—Oui, monsieur le comte.

—Cela étant, savez-vous ce que vous répondrait un juge impartial?

—Oui, je serais assez curieux de savoir...

—Il vous répondrait ceci, interrompit le comte: Un homme en possession de son bon sens n'écrit pas des choses pareilles. Il est de ces secrets qu'on s'efforce d'oublier, qu'on ne dit pas à son bonnet de nuit, qu'à plus forte raison on ne confie pas à une feuille de papier qui s'égare, qui peut être volée, qui doit tomber entre les mains d'héritiers. Il est impossible qu'un homme sensé, coupable d'un faux témoignage, c'est-à-dire d'un crime qui entraîne les travaux forcés, aille s'amuser à en coucher les détails sur un registre, en y joignant l'analyse de ses sensations.

L'honnête placeur ne put retenir un mouvement de commisération.

C'est à reculons qu'il sortit.
C'est à reculons qu'il sortit.

—Mon avis, monsieur le comte, dit-il, est que vous avez tort de chercher une

issue de ce côté. Votre thèse n'est pas soutenable, pas un avocat ne l'accepterait. Si, pour arriver à des preuves certaines, j'entends des preuves judiciaires, on examinait les trente et quelques volumes du journal de M. de Clinchan, on y trouverait, paraît-il, bien d'autres énormités.

M. de Mussidan réfléchissait, mais sa physionomie ne portait aucune trace d'appréhension si légère qu'elle fût. Il paraissait avoir arrêté un parti et ne plus discuter que pour la forme.

—Soit, fit-il, j'abandonne ce système.

—Oui, cela vaut autant.

—Mais qui m'assure que je n'ai pas sous les yeux l'œuvre d'un faussaire? On imite terriblement bien les écritures, en un temps où la Banque a eu de la peine à reconnaître des billets faux mêlés aux siens.

—On peut vérifier. Manque-t-il ou non des feuillets à un des volumes de M. de Clinchan?

—Qu'est-ce que cela prouve?

—Tout, monsieur le comte. Laissez-moi vous montrer que ce système ne vaut pas mieux que l'autre. Tout d'abord, j'abandonne le témoignage de M. de Clinchan; il est clair qu'il répondrait conformément à vos intérêts.

—Passons, passons!...

—Mais en l'état de cause, le journal de M. de Clinchan est pour nous comme un livre à souche. Les fragments des feuillets déchirés remplissent le rôle du talon. Si les deux déchirures se rapportent, n'y a-t-il pas évidence? Hélas! les gens qui m'envoient vers vous sont bien habiles, ils n'ont rien oublié.

Le comte eut un sourire ironique, un de ces sourires d'homme qui tient en réserve un argument vainqueur.

—Est-ce vraiment votre opinion? demanda-t-il.

—En mon âme et conscience, oui!

—Alors, autant avouer.

—Oh!... avec de telles preuves contre soi, on avoue pas, on est convaincu.

—Alors, oui, c'est vrai, Montlouis a été tué comme le dit Clinchan. Et Clinchan, s'il est un imprudent, est un homme de cœur. Il a su quelles raisons, dans ma discussion avec Montlouis, m'ont exalté jusqu'au délire, et ces raisons, il ne les a pas consignées.

B. Mascarot eut un soupir de soulagement, quoique, en vérité, il fut inquiet de la tournure de l'entretien et du ton dégagé de son adversaire.

—Seulement, reprit le comte, ce sont des niais, ceux qui ont prétendu se faire une arme contre moi de cet immense malheur.

Il prit en parlant ainsi, un volume sur les rayons de sa bibliothèque, le feuilleta et le plaça tout ouvert devant B. Mascarot, en disant:

—Voici le code d'instruction criminelle, lisez, tenez, ici, article 637:

«L'action publique et l'action civile résultant d'un crime de nature à entraîner la peine de mort ou des peines afflictives perpétuelles... se prescriront après dix années révolues, etc., etc.»

M. de Mussidan espérait bien que ce seul article écraserait le louche personnage. Point.

Loin de sembler surpris, M. Mascarot eut un large et bon sourire.

—Eh!... répondit-il, je suis agent d'affaires, monsieur le comte, c'est vous dire que je connais mon code. Le jour où ceux que je représente sont venus me trouver, mon premier mouvement a été de leur lire cet article.

—Ah!... Et qu'ont-ils répondu?

—Ceci, textuellement: «Pardieu!... nous savons cela. S'il n'y avait pas prescription, nous n'aurions pas besoin de vos services; nous irions tout bonnement trouver le comte, nous lui demanderions la moitié de sa fortune, et il se ferait un plaisir de nous la donner.»

Il n'y avait pas à se tromper à l'air et à l'accent d'assurance de B. Mascarot.

M. de Mussidan comprit bien que des misérables, d'une audace et d'une habileté supérieures, devaient avoir trouvé quelque infaillible moyen d'utiliser contre lui le crime de sa jeunesse.

Mais s'il fut saisi, à cette certitude, d'une inquiétude si grande que son cœur se serra, il était assez maître de lui pour n'en rien laisser échapper.

—Allons fit-il, la moitié de ma fortune l'échappe belle, à ce qu'il paraît. Les prétentions, je l'imagine et je l'espère, sont plus modestes, maintenant que les feuillets volés à mon ami ne sont plus que d'inutiles chiffons.

—Oh! inutiles!...

—Le code, à cet égard, est précis, ce me semble?

M. Mascarot prit la peine d'ajuster ses lunettes, signe manifeste qu'il allait dire quelque chose de grave.

—Vous avez raison, monsieur le comte, prononça-t-il. On ne doit pas songer à vous atteindre par les voies judiciaires. Vous ne pouvez être ni recherché ni poursuivi pour ce meurtre qui date de vingt-trois ans.

—Donc!

—Pardon!... Les malheureux au nom desquels je parle, et j'en rougis, ont imaginé une petite combinaison qui ne laisserait pas que d'être bien désagréable, je dirais volontiers désastreuse, pour vous d'abord, puis pour M. le baron de Clinchan.

—Et peut-on connaître cette combinaison... ingénieuse?

—Certes!... c'est justement pour vous l'expliquer, pour vous en démontrer le succès certain, que j'ai été envoyé vers vous.

Il s'arrêta, cherchant sans doute comment exposer le mieux et le plus nettement le projet, et enfin reprit:

—Admettons d'abord, monsieur le comte, que vous rejetiez la requête que je suis chargé de vous présenter.

—Peste!... c'est là ce que vous appelez une requête?

—Mon Dieu! le nom ne fait rien à la chose. Je me suppose repoussé par vous. Qu'arrive-t-il? Dès demain, mes clients—j'ai honte de les appeler ainsi,—font imprimer dans un journal le récit émouvant de M. de Clinchan, avec ce simple titre: Histoire d'une chasse. On ne met que des initiales, bien entendu, mais suffisamment transparentes. De plus, on ajoute un détail.

—Vous oubliez qu'il y a des tribunaux, monsieur, et qu'en matière de calomnie la preuve n'est pas admise.

Le digne placeur eut une petite grimace ironique.

—Oh!... nos gens n'oublient rien, fit-il, et c'est même sur la particularité que vous indiquez que leur plan est basé. C'est pour cela que dans la version donnée à un journal, ils introduisent un cinquième personnage, un homme à eux, un complice qu'ils nomment en toutes lettres. Cet homme, dès le lendemain de la publication, dépose une plainte contre le signataire. Il pousse les hauts cris, il se prétend calomnié, il demande à prouver devant les tribunaux qu'il ne faisait pas partie de cette funeste partie de chasse.

—Et alors?

—Alors, monsieur le comte, cet homme qui veut qu'il soit avéré, qu'il soit reconnu que le journal s'est trompé, fait assigner comme témoins, vous d'abord, puis M. de Clinchan, puis Ludovic. Comme il demandera des dommages-intérêts, il aura un avocat, qui est trouvé et qui est du complot. Naturellement cet avocat parlera. «Que M. de Mussidan soit un assassin, dira-t-il, c'est ce dont nous ne saurions douter d'après les documents que nous avons entre les mains. M. de Clinchan est un faux témoin, il l'a écrit. Ludovic suborné a surpris la religion de la justice. Mais mon client, cet homme honorable, ne saurait être confondu, etc., etc.» Et comptez qu'on trouvera l'occasion de lire et de relire les fameux feuillets! Je ne sais si je m'explique bien clairement!...

Hélas! oui, si clairement et avec une logique si implacable que l'idée ne pouvait même venir de se soustraire à cette odieuse machination.

D'un rapide coup d'œil, le comte embrassa l'avenir.

Il vit l'éclat déshonorant, le scandale affreux d'un tel procès. Il vit la France entière occupée de ces débats. Il se vit, ainsi que les siens, au ban de l'opinion.

Et cependant, tel était son caractère entier et impatient de toute contrainte, qu'il était bien plus désespéré encore que consterné.

Il connaissait la vie et les hommes. Il savait que les misérables qui le tenaient là, sous le couteau, lui demandant la bourse ou l'honneur, devaient redouter l'œil de la justice. Il se disait que s'il repoussait leurs prétentions, ils n'oseraient probablement pas accomplir leurs menaces.

S'il ne se fût agi que de lui, il eût certainement couru les risques de la résistance, et pour commencer il se fût donné l'indicible satisfaction de bâtonner l'impudent personnage qui était là, devant lui.

Mais pouvait-il exposer aux périls d'un refus Clinchan, cet ami dévoué qui s'était compromis pour lui.

Clinchan, nature timide et peureuse, incapable de survivre à un éclat.

Toutes ces pensées et bien d'autres tourbillonnaient dans son esprit pendant qu'il arpentait sa bibliothèque. Il était ballotté entre les résolutions les plus opposées, tantôt résigné à subir l'affront, tantôt près de se jeter sur le digne placeur.

Ses gestes désordonnés, ses exclamations trahissaient la violence de ses sensations, et pour braver les emportements de ce furieux, qui, lorsque le sang affluait à son cerveau, tirait sur un homme comme sur un lapin, il fallait une impudence montée jusqu'à l'héroïsme.

Mais B. Mascarot en a bien vu d'autres.

Pendant qu'avec un petit frisson taquin il se demandait s'il sortirait de la bibliothèque, par la porte ou par la fenêtre, il tournait ses pouces d'un air bonasse.

A la fin, le comte, se faisant une violence inouïe, la plus dure de son existence, se décida pour le parti de la prudence.

Il s'arrêta brusquement devant le placeur, et sans prendre la peine de dissimuler son dégoût, d'une voix brève, il dit:

—Finissons!... Combien voulez-vous vendre ces papiers?

B. Mascarot eut la mine contrite de l'honnête homme méconnu.

—Oh!... monsieur le comte, protesta-t-il, pouvez-vous bien me croire complice...

M. de Mussidan haussa les épaules.

—Au moins, interrompit-il, faites-moi l'honneur de m'accorder autant d'intelligence qu'à vous... Quelle somme exigez-vous?

Pour la première fois depuis son entrée, le placeur parut embarrassé, il hésita.

—On ne veut pas d'argent, dit-il enfin.

—Pas d'argent!... fit le comte surpris, que voulez-vous donc?

—Une chose qui n'est rien pour vous, qui est énorme pour ceux qui m'envoient. Je suis chargé de vous dire que vous pouvez dormir tranquille, si vous consentez à rompre les projets d'union qui existent entre Mlle de Mussidan et M. de Breulh-Faverlay. Les feuillets du journal de M. de Clinchan vous seront restitués le jour du mariage de Mlle Sabine avec tout autre prétendant que vous choisirez.

Ces exigences, au moins bizarres, étaient si loin des prévisions du comte qu'il demeurait immobile, comme pétrifié.

—Mais c'est de la folie! murmura-t-il.

—Rien jamais n'a été plus sérieux.

Tout à coup M. de Mussidan tressaillit; un soupçon atroce venait de traverser son esprit.

—Voudriez-vous, demanda-t-il, oseriez-vous me présenter et m'imposer un gendre?...

L'honorable placeur se redressa.

—J'ai assez d'expérience, monsieur, répondit-il, pour être certain que jamais vous ne consentiriez à sacrifier votre fille à votre salut.

—Mais alors...

—Vous vous êtes mépris, monsieur le comte, sur le mobile du mes clients. Ils vous menacent, c'est vrai, mais c'est à M. de Breulh qu'ils en veulent. Ils ont juré qu'il n'épouserait pas une jeune fille qui aura près d'un million de dot. Leurs procédés à votre égard sont ceux de misérables, leur but pourrait presque s'avouer.

Tel était l'étonnement de M. de Mussidan, que, sans y prendre garde, il donna une apparence toute nouvelle à l'entretien.

Il résistait encore, mais sans passion. Il répondait bien plutôt aux objections de son esprit qu'à son interlocuteur.

—M. de Breulh a ma parole, dit-il.

—Un prétexte n'est pas difficile à trouver.

—La comtesse de Mussidan tient beaucoup à ce mariage. Elle en parle sans cesse, je trouverai de ce côté bien des obstacles.

Le placeur jugea sage de ne pas répondre.

—Enfin, continua le comte, je crains que ma fille ne ressente un grand chagrin de cette rupture.

Grâce à Florestan, B. Mascarot connaissait la valeur de cette objection.

—Oh!... fit-il. Une jeune demoiselle du rang de Mlle Sabine, à son âge, avec son éducation, ne saurait avoir des impressions bien profondes.

Pendant un quart d'heure encore, le comte lutta. Subir la loi de vils coquins abusant d'un secret volé l'humiliait affreusement.

Mais il était pris. Il était à la merci de ces gens. Il céda.

—Soit, fit-il, ma fille n'épousera pas M. de Breulh.

B. Mascarot triomphait, mais sa physionomie pour cela ne changea pas. C'est à reculons qu'il sortit, saluant plus bas que jamais, outrant les témoignages de respect.

Mais en descendant l'escalier, il se frotta les mains.

—Si Hortebize a réussi comme moi, murmurait-il, l'affaire est dans le sac.

VI

Pour être admis à l'honneur de présenter ses hommages à Mme la comtesse de Mussidan, le docteur Hortebize n'avait besoin d'aucun des expédients imaginés par son ami Mascarot pour arriver jusqu'au comte.

Dès qu'il parut, c'est-à-dire cinq minutes après l'entrée du placeur, les deux valets de pied qui bâillaient dans le grand vestibule reconnurent en lui l'homme du monde, l'hôte de la maison.

Cependant, leur ton, le regard qu'ils échangèrent en disant:—«Oui, Mme la comtesse reçoit,» auraient donné à réfléchir à un visiteur moins complétement initié que le docteur aux détails de l'intérieur.

La physionomie des valets trahissait la surprise profonde qu'ils éprouvaient d'avoir à répondre:

—Mme la comtesse est ici.

C'était, en effet, une rare aventure, presque un miracle.

Jamais un des amis de Mme de Mussidan, ayant à lui parler, ne s'aviserait de venir sonner à sa porte. A quoi bon?

On peut espérer la rencontrer à l'Exposition, aux courses, aux séances de l'Académie, au restaurant, au théâtre, dans un magasin; on la trouve aux cours publics, à une répétition de l'Opéra, dans les ateliers en renom, chez le professeur qui fait entendre un ténor qu'il vient de découvrir, partout en un mot, excepté chez elle.

Elle est de ces femmes qu'un esprit inquiet, remuant, incapable de se poser, mobile à l'excès, curieux de futilités, mène et mène furieusement.

Son mari, sa fille, sa maison n'ont jamais un moment occupé sa pensée. Elle a bien d'autres soucis, vraiment! Elle quête pour les pauvres, elle préside une société de «filles repenties,» elle aide à administrer un hospice de vieillards.

Avec cela, son désordre est de ceux qui viennent vite à bout des plus immenses fortunes. C'est à se demander si elle a une notion, la plus vague, de la valeur de l'argent.

Les poignées de louis, entre ses mains, fondent comme des poignées de neige. Qu'en fait-elle? Nul ne le sait. Elle-même ne saurait le dire.

A tous ces travers, on attribue les relations pénibles du comte et de la comtesse de Mussidan.

Marié, le comte a toutes les charges du mariage sans en avoir les bénéfices. Il a une maison montée et pas d'intérieur.

On assure que pendant des années, chaque jour, à chaque repas, il a attendu sa femme. Elle arrivait ou elle n'arrivait pas.

De guerre lasse, il s'est résigné à manger à son club et à vivre tout à fait en garçon.

Tout cela, le docteur le savait, avec bien d'autres choses encore, aussi est-ce sans la moindre préoccupation qu'il suivit le valet chargé d'ouvrir la porte du grand salon et d'annoncer.

Il est splendide, ce salon, très vaste, d'une hauteur de plafond désormais inusitée, et meublé avec une richesse extrême.

Et pourtant il est froid et triste. On sent dès le seuil que personne ne s'y tient jamais.

A demi étendue sur une causeuse, devant la cheminée, la comtesse de Mussidan lisait.

A la vue du docteur, elle se leva, laissant échapper une exclamation de plaisir.

—Que c'est donc aimable à vous, docteur, de me venir visiter.

Elle disait cela, et en même temps elle faisait signe au domestique d'avancer un fauteuil.

Assez grande, svelte, la comtesse de Mussidan garde, à quarante-cinq ans passés, la tournure d'une jeune fille.

Sa chevelure est encore d'une abondance extrême, et grâce à sa nuance, d'un blond cendré, on ne distingue pas les cheveux blancs qui déjà foisonnent et qui de loin semblent une auréole de poudre.

De toute sa personne s'exhale le parfum le plus aristocratique et ses yeux d'un bleu pâle, presque laiteux, expriment habituellement la plus noble hauteur et le plus froid dédain.

—Il n'y a que vous, vraiment, docteur, reprit-elle, pour savoir ainsi choisir les moments. Je me mourais d'ennui. Les livres m'excèdent. Tout ce que je lis, il me semble que je l'ai déjà lu quelque part. Pour arriver si à propos, il faut que vous ayez signé un pacte avec le hasard.

Le docteur avait bien signé un pacte, en effet; en se présentant il était sûr de trouver la comtesse, seulement son hasard se nommait B. Mascarot.

La comtesse se leva tout d'une pièce.
La comtesse se leva tout d'une pièce.

—Je reçois si peu, poursuivit Mme de Mussidan, qu'on ne daigne plus se déranger pour me venir visiter. Décidément je veux prendre une après-midi par

semaine pour mes amis. Dès que je reste chez moi, ma solitude est affreuse. Or, voici deux mortels jours que je n'ai mis les pieds hors de l'hôtel. Je soigne M. de Mussidan.

L'assertion était assez hardie et assez singulière pour surprendre un homme bien informé.

Cependant le docteur ne sourcilla pas, et même la façon dont il dit:—«Ah! vraiment!...» valait une phrase de félicitations.

—Oui, continua la comtesse, M. de Mussidan a glissé dans l'escalier avant-hier et il s'est blessé. Notre médecin assure que ce ne sera rien, mais je n'ajoute guère foi à ce que les médecins disent.

—Je sais cela par expérience, madame la comtesse.

—Oh!... vous, docteur, c'est autre chose. Je vous jure que j'ai eu très confiance en vous, autrefois. Vous quitter m'a fait beaucoup de peine. Seulement, après votre conversion subite à l'homœopathie, je le confesse, j'ai eu peur.

Hortebize eut un geste insouciant.

—Bast!... fit-il, cette école vaut bien l'autre.

—Vous croyez?

—Comment, si je le crois? C'est-à-dire que je le parierais.

Mme de Mussidan daigna sourire.

—Puisqu'il en est ainsi, reprit-elle, j'ai bien envie de vous demander une petite consultation.

—Vous êtes indisposée, madame la comtesse?

—Moi!... non pas, Dieu merci! Il ne manquerait plus que cela. Mais vous me voyez très inquiète de la santé de ma fille.

—Ah!...

Cette maternelle inquiétude était le pendant du dévouement conjugal de tout à l'heure, aussi le «ah!» du docteur valut son «vraiment.»

—C'est ainsi, docteur. Il est bon que vous sachiez que depuis plus d'un mois j'ai à peine vu Sabine. J'ai tant d'occupations! Hier, je l'ai regardée et je l'ai trouvée bien changée.

—Lui avez-vous demandé si elle souffrait?

—Certainement. Elle m'a répondu que non, et qu'elle se portait à merveille.

—N'aurait-elle pas eu quelque petite contrariété?

—Elle, docteur! Ignorez-vous donc que ma Sabine bien-aimée est la plus heureuse jeune fille de Paris! Au surplus vous allez la voir, car vous permettez, n'est-ce pas?

Elle sonna sur ces mots. Un domestique parut.

—Lubin, lui dit la comtesse, faites prier Mlle Sabine de descendre.

—Mlle Sabine est sortie, madame la comtesse.

—Ah!... Y a-t-il longtemps?

—Mademoiselle est sortie un peu avant trois heures.

—Qui l'accompagne?

—Sa femme de chambre, Mlle Modeste.

—Mademoiselle a-t-elle dit où elle allait?

—Non, madame la comtesse.

—C'est bien.

Le domestique s'inclina et sortit.

L'imperturbable docteur ne laissait pas que d'être un peu étonné.

Quoi! Sabine de Mussidan, une jeune fille de dix-huit ans, était libre à ce point! Elle sortait sans prévenir, on ne savait où elle était allée, et sa mère trouvait cela tout naturel!

—Voilà un fâcheux contre-temps, reprit la comtesse. Enfin, espérons que l'indisposition que je crains n'empêchera pas une noce d'avoir lieu à l'hôtel de Mussidan.

Hortebize jouait de bonheur. Le sujet qu'il avait à traiter, qu'il ne voyait trop comment aborder, arrivait tout naturellement sur le tapis.

—Vous mariez Mlle Sabine, madame la comtesse? demanda-t-il.

Mme de Mussidan posa mystérieusement un doigt sur ses lèvres.

—Chut! fit-elle, c'est un grand secret, et il n'y a rien encore de décidé. Mais vous êtes médecin, c'est-à-dire aussi discret, par profession, qu'un confesseur, ou peut se fier à vous. Il est plus que probable qu'avant la fin de l'année, Sabine sera Mme de Breulh-Faverlay.

Il est certain que le docteur Hortebize est bien moins audacieux que B. Mascarot. Souvent, en face des conceptions de son ami, le docteur a pâli, reculé, demandé grâce.

Mais une fois engagé, quand il a dit: Oui, on peut compter sur lui. Il va droit au but, sans hésitations, sans faiblesses.

—Je dois vous avouer, madame la comtesse, dit-il, que j'ai ouï parler de vos projets.

—Vraiment, on s'occupe de nous?

—Beaucoup. Et tenez, permettez-moi, madame, de vous le dire, ce n'est pas le hasard, comme vous l'avez cru, qui m'amène chez vous, c'est ce mariage.

Mme de Mussidan aimait assez le docteur Hortebize et avait souvent pris plaisir à entendre sa conversation spirituelle et tous les petits cancans dont il était toujours largement approvisionné.

Elle ne voyait à le recevoir de temps à autre aucun inconvénient, et volontiers elle l'admettait à une sorte de familiarité banale.

Mais qu'il s'autorisât de ce qu'elle jugeait des concessions, pour oser s'occuper de sa fille, à elle, comtesse de Mussidan, née Diane de Sauvebourg, c'est ce qui lui parut intolérable.

—En vérité, docteur, dit-elle, c'est bien de l'honneur que vous nous faites, au comte et à moi, de vous intéresser à ce mariage.

Cette simple phrase fut soulignée d'un regard à faire bondir, comme sous un coup de fouet, l'homme le moins sensible aux blessures d'amour-propre.

Mais le docteur n'était pas venu pour se fâcher.

Il était venu pour dire quand même et d'une certaine façon certaines choses.

D'avance il avait étudié et préparé son rôle, et rien n'était capable de l'en détourner parce qu'il s'était préparé à toutes les répliques.

Sur ce terrain, il était supérieur à B. Mascarot, qui n'eût pas su, comme lui, nuancer, préparer les transitions, ménager des sous-entendus, tout dire enfin, sans blesser de puériles susceptibilités.

Cette supériorité d'Hortebize, B. Mascarot la connaissait, et s'il l'enviait, il ne la jalousait pas.

—«C'est affaire de naissance, disait-il à ce sujet, Hortebize appartient à une excellente famille, il a reçu une belle éducation; tout jeune il a été admis dans la meilleure compagnie, tandis que moi, ce que je sais, je me le suis appris seul; je suis le fils de mes œuvres!»

Hortebize courba donc la tête sous l'affront,—provisoirement.

—Croyez, madame, répondit-il, que pour accepter la mission que je remplis, il n'a pas fallu moins de toute la force de mon respectueux dévouement.

—Ah!... fit la comtesse, traînant la voix et clignant des yeux de la façon la plus impertinente, ah!... vous nous êtes dévoué?

—Beaucoup, oui, madame. Et je suis sûr qu'après m'avoir entendu vous n'en douterez pas.

Il dit cela d'un ton si sec que Mme de Mussidan tressaillit comme au contact d'une pile électrique.

—Voici vingt-cinq ans que j'exerce, reprit le docteur, c'est-à-dire vingt-cinq ans que je pénètre dans les familles, que j'assiste à d'horribles drames d'intérieur, que je suis le confident forcé des plus affreux secrets. Souvent je me suis trouvé dans des situations délicates et difficiles, jamais je n'ai été aussi embarrassé qu'en ce moment.

—C'est donc bien grave? demanda la comtesse, qui oublia d'être impertinente.

—Peut-être. Si j'ai eu affaire à un fou, comme je l'espère encore... je n'aurai qu'à vous demander les plus humbles excuses. Si, au contraire, celui qui m'est venu trouver a son bon sens, si ce qu'il prétend savoir est vrai, s'il a entre les mains les irrécusables preuves qu'il affirme posséder...

—Alors, docteur?...

—En ce dernier cas, madame, je vous dirai: usez de mon dévouement, parce qu'il y a un homme qui, moralement, a sur vous droit de vie et de mort, un homme dont les volontés devront être les vôtres...

La comtesse eut un grand éclat de rire, aussi faux qu'une larme d'héritier.

—En vérité, docteur, dit-elle, votre mine funèbre et votre accent lugubre me feront mourir... de rire.

Le docteur réfléchissait.

—Elle rit trop fort, se disait-il; Baptistin ne m'a pas trompé. Soyons prudent.

Puis, tout haut, il reprit:

—Puissé-je aussi, moi, madame, rire bientôt de craintes chimériques. Mais quoiqu'il arrive, permettez-moi de vous rappeler ce que vous me disiez il n'y a qu'un instant: le médecin est un confesseur. Cela est vrai, madame. Comme le prêtre, le médecin sait oublier les secrets que sa mission lui révèle; il sait conseiller et consoler. Mieux que le prêtre, parce qu'il est mêlé plus directement aux intérêts et aux passions, il comprend et excuse les fatalités de la vie, les entraînements...

—Docteur, interrompit la comtesse, vous oubliez de dire que, aussi bien que le prêtre, il prêche...

Pour lancer ce sarcasme, elle était parvenue à donner à sa physionomie la plus comique expression de gravité.

Mais elle n'arracha pas un sourire à Hortebize qui, de plus en plus, paraissait navré.

—Tant mieux si je suis ridicule, dit-il, tant mieux si je n'avive pas quelque douloureuse blessure que vous aviez lieu de croire fermée...

—Ne craignez rien, docteur.

—Alors, madame, je commencerai par vous demander si vous avez gardé souvenir d'un jeune homme de votre monde, qui, vers les premières années de votre mariage, jouissait à Paris d'une grande réputation... Je veux parler du marquis Georges de Croisenois.

Mme de Mussidan se renversa sur sa causeuse, les yeux fixés au plafond, le front plissé, comme si elle eût fait le plus énergique appel à sa mémoire.

—Georges de Croisenois, murmurait-elle, il me semble... Attendez donc, docteur!... Non, j'ai beau chercher... je ne vois pas.

Le docteur crut de son devoir d'aider cette mémoire rebelle.

—Le Croisenois dont je parle, insista-t-il, a un frère nommé Henri, que vous connaissez certainement, car je l'ai vu, cet hiver, chez le duc de Sairmeuse, danser avec Mlle Sabine.

—C'est juste!... Oui, docteur, vous avez raison, je me souviens maintenant...

On eût parlé à la comtesse d'un indifférent qu'elle n'eût pas gardé un plus magnifique sang-froid.

—Cela étant, reprit Hortebize, vous devez vous rappeler qu'il y a maintenant un peu plus de vingt-trois ans, Georges de Croisenois disparut tout à coup. Cette disparition fit un tapage affreux, ce fut presque un événement, le sujet d'une interpellation au ministère...

—Oui, en effet.

—La dernière fois qu'on aperçut Georges, ce fut au Café de Paris. Il y dînait en compagnie de quelques amis. Au coup de neuf heures, il se leva brusquement et s'apprêta à sortir. Un de ses intimes lui offrit de l'accompagner, il refusa. On lui demanda si on le reverrait dans la soirée, il répondit que oui peut-être, à l'Opéra, mais qu'il ne fallait pas compter sur lui. On supposa qu'il allait à quelque rendez-vous.

—Ah! on supposa cela!

—Oui, à cause de sa mise, qui était plus soignée que de coutume, bien qu'il fût tout à fait un élégant, un lion, comme on disait alors. Toujours est-il que Georges de Croisenois sortit seul, et qu'on ne l'a plus revu.

—Plus jamais! fit la comtesse, un peu trop gaîment peut-être.

Le docteur ne sourcilla pas.

—Non, madame, répondit-il, jamais. Les deux ou trois premiers jours, cette disparition parut extraordinaire; au bout d'une semaine, elle inquiéta.

—Oh! docteur, que de détails!...

—C'est vrai, madame. Je les ai connus autrefois, je les avais oubliés, on me les a remis en mémoire ce matin. Ils se trouvent avec bien d'autres, dans les procès-verbaux d'enquête. Car il y eut une enquête, et des plus minutieuses. Les amis de M. de Croisenois avaient commencé des recherches; comme elles n'aboutissaient pas, ils s'adressèrent au préfet de police. Les plus habiles agents furent mis sur pied. La première idée fut celle d'un suicide. Georges pouvait fort bien être allé se tirer un coup de pistolet au fond de quelque bois. L'état de ses affaires aussi prospères que possible, sa grande fortune, son caractère gai, son constant bonheur, démontrèrent le peu de fondement de cette supposition. Alors, on songea à un crime, et les investigations furent dirigées en ce sens. Rien, on ne trouvait rien.

La comtesse étouffa un bâillement d'une sincérité douteuse, et, comme un écho, dit:

—Rien.

—La police était aussi déconcertée que possible quand trois mois plus tard, un beau matin, un des amis de Georges reçut une lettre de lui.

—Ah!... il n'était donc pas mort.

Le docteur nota l'air et l'accent de la comtesse pour les analyser à loisir.

—Qui sait!... répondit-il. Cette lettre était datée du Caire. Georges annonçait que, las de la ville de Paris, il allait essayer de pénétrer dans l'intérieur de l'Afrique, et qu'on n'eût pas à s'inquiéter de lui. Cette lettre, vous le comprenez, parut suspecte. On ne s'embarque pas sans argent, et il a été prouvé que le marquis n'avait pas sur lui plus de mille francs, dont moitié en pièces d'or portugaises, gagnées au whist avant le dîner. On crut à une ruse de faussaire. Point. Les plus habiles experts déclarèrent reconnaître l'écriture de Croisenois. Vite, deux agents furent expédiés au Caire; mais, ni au Caire, ni le long de la route, personne n'avait vu celui qu'ils cherchaient. Depuis lors, pas un indice...

Il parlait avec une lenteur savamment calculée, mais la comtesse était de bronze.

—Quoi! fit-elle quand il s'interrompit, c'est déjà fini?

Hortebize chercha du regard le regard de Mme de Mussidan, et c'est seulement quand il l'eut rencontré qu'il répondit:

—Peut-être bien que non. Un homme, hier matin, est venu me trouver, qui prétend que vous savez, vous, madame, ce qu'est devenu le marquis Georges de Croisenois.

L'homme le plus fort n'aura jamais l'énergie de résistance de la plus faible femme.

Si solidement trempé qu'un homme soit, si endurci, si impudent qu'on le suppose, il laissera paraître quelque chose de ses intentions là où une femme jugée simple gardera le secret de ses tortures sous un visage riant.

Sur le terrain de la dissimulation, une jeune fille battra toujours le diplomate le plus retors, réunît-il à lui seul l'astuce et le génie de Fouché et de Talleyrand.

Quand, écrasé par l'évidence, l'homme tombe à genoux, la femme se redresse et lutte encore.

Dieu dit à Caïn: «Qu'as-tu fait de ton frère Albel?» et Caïn est frappé de stupeur. Une femme, à sa place, eût ergoté, nié, cherché des raisons.

Au seul nom de Montlouis, M. de Mussidan avait pâli et chancelé comme après un coup de massue.

A l'accusation si formelle du docteur, la comtesse partit d'un grand éclat de rire, bien plein, bien sonore, qui, pendant près d'une minute, sembla l'empêcher de répondre.

—Ah! docteur, dit-elle à la fin, vous me contez des choses de l'autre monde. C'est charmant, en vérité, cette histoire d'inconnu qui veut que je sache, moi, ce qu'est devenu M. Georges de Croisenois. C'est une somnambule, docteur, qu'il vous faut aller consulter.

Mais le docteur, lui aussi, quand il s'y met, donne joliment la réplique et joue passablement son petit rôlet.

Loin de sembler surpris ou décontenancé de l'accès d'hilarité de la comtesse, il eut l'air ravi et respira bruyamment comme s'il eût été soulagé d'un poids énorme.

—Dieu soit loué, fit-il; on m'avait trompé.

Il prononça cet acte de grâce si naturellement, avec une telle expression de foi naïve, que la comtesse y fut prise.

—Cependant, reprit-elle, je ne serais pas fâchée de savoir quel est le mauvais plaisant qui m'accuse d'être si bien instruite.

—Bast!... répondit Hortebize, à quoi bon!... Il s'est joué de moi, il m'a exposé à vous déplaire, madame la comtesse, cela suffit. Demain mon domestique le recevra de la belle façon, s'il se présente. Même, si j'écoutais mon indignation, je déposerais une plainte...

—Y songez-vous, interrompit Mme de Mussidan, une plainte!... Ce serait donner à une niaiserie une importance qu'elle ne mérite pas. Dites-moi seulement le nom de votre mystérieux personnage. Est-ce que je le connais?

—Vous ne pouvez le connaître, madame, il est si loin de vous!... Son nom ne vous apprendra rien. C'est un bonhomme que j'ai soigné, autrefois, qui est clerc d'huissier, si j'ai bonne mémoire, et qu'on appelle le père Tantaine.

—Tantaine?

—Ce doit être un sobriquet. Ce vieux drôle est tout ce qu'on peut imaginer de plus misérable, une manière de philosophe cynique, ne manquant pas d'intelligence, et c'est là ce qui m'épouvantait. Je me disais qu'évidemment il ne venait pas de son chef, et qu'il devait être l'instrument de gens d'autant plus dangereux, qu'arriver jusqu'à eux était impossible.

La comtesse ne put s'empêcher de trouver que le docteur se rassurait trop vite et trop complétement.

—Mais enfin, docteur, insista-t-elle, vous m'avez parlé de menaces, de preuves irrécusables, de pouvoir occulte...

—D'après le père Tantaine, oui, madame. Ce vieux drôle m'a dit: «Mme de Mussidan connaît le sort du marquis Georges, cela résulte clairement, pour moi, des lettres qu'elle a reçues, tant de M. de Croisenois lui-même que de M. le duc de Champdoce.»

La comtesse, cette fois, était touchée au bon endroit.

Elle se dressa tout d'une pièce, comme si elle eût été mue par un ressort, la joue livide, la pupille dilatée, la lèvre frémissante.

Hortebize osa lui saisir les poignets et presque de force
la renversa sur la causeuse.
Hortebize osa lui saisir les poignets et presque de force la renversa sur la causeuse.

—Mes lettres!... dit-elle d'une voix rauque.

On eût en pitié d'Hortebize, rien qu'à voir combien il était ému et consterné de l'effet produit.

—Vos lettres, madame, répondit-il avec une visible hésitation, ce coquin de Tantaine prétend les avoir entre les mains.

Mme de Mussidan poussa un cri terrible, le cri de la lionne qui s'aperçoit qu'on lui a ravi ses petits.

—Ah! misérable!...

Et aussitôt, oublieuse de sa noble impassibilité, sans se soucier d'Hortebize, elle s'élança hors du salon et on entendit dans l'escalier ses pas précipités et le froufou de sa robe de soie s'éraflant aux barres de la rampe.

Ainsi abandonné, le docteur s'était levé.

—Cherche!... murmurait-il avec un sourire cynique, cherche, tu vas bien voir que les oiseaux sont envolés.

Il s'était approché d'une des fenêtres, et machinalement, du bout des doigts, il tambourinait sur les vitres.

—Il est dit, pensait-il, que Mascarot ne se trompera jamais! Comment ne pas admirer son infernale pénétration, sa logique implacable! Sur la plus futile circonstance, il devine une existence entière, il en déduit toutes les péripéties, comme le savant qui, à la vue de la feuille d'arbre que le vent roule à ses pieds, dit quel arbre l'a produite, et décrit ses graines, ses fleurs et ses fruits. Ah!... s'il avait appliqué à quelque but noble et grand ses facultés surprenantes, sa dévorante activité, son audace que rien ne déconcerte!

A ces pensées, son front s'assombrit, et il se mit à arpenter le salon de long en large, poursuivant son monologue.

—Mais non, disait-il; en ce moment Baptistin est là-haut, occupé à martyriser M. de Mussidan, de même que moi, ici, je torture la comtesse. Quel métier!... Et voilà vingt-cinq ans que cela dure. Ah!... il y a des jours où je trouve que je paye cher ma bonne et heureuse vie!... Sans compter...

Il tourmenta le médaillon de sa chaîne et ajouta:

—Sans compter que nous pouvons trouver nos maîtres, échouer, et alors quelle fin!...

Il s'interrompit, la comtesse rentrait.

Ses cheveux à demi-dénoués, le tremblement qui la secouait, sa pâleur, son regard fixe et comme hébété, tout en elle exprimait son épouvante et le désordre affreux de sa pensée.

—On m'a volée!... disait-elle dès le seuil.

Si grand était son trouble, qu'elle parlait très haut, oubliant que le salon restait ouvert et que les valets de pied du vestibule pouvaient l'entendre.

Heureusement que le docteur ne perd jamais la tête, et c'est avec l'aisance d'un acteur réparant un oubli du chef des accessoires, qu'il alla refermer la porte.

—Qu'a-t-on volé? interrogea-t-il.

—Mes lettres, je ne les retrouve plus.

Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur la causeuse, et de cette voix brève et saccadée que donne la conscience d'un péril imminent, elle continua:

—Et cependant ces lettres étaient cachées dans une cassette de fer fermant à secret, et cette cassette était enfouie au fond d'un tiroir dont la clé ne me quitte jamais. Et pas de traces de vol!...

Hortebize avait repris sa mine consternée.

—Tantaine aurait donc dit vrai? fit-il.

—Il a dit vrai, reprit la comtesse. Oui, il est à cette heure des gens dont moi je suis l'esclave, qui peuvent ployer ma volonté comme une baguette de saule, qui sont maîtres de ma vie autant que s'ils tenaient un poignard sur ma gorge.

Elle cacha sa figure entre ses mains, comme si, par un reste de fierté, elle eût voulu dissimuler le spectacle de son désespoir.

—Ces lettres sont donc accablantes? demanda le docteur.

—Je suis perdue!...

Qui eût vu le docteur, eût supposé qu'il se torturait l'esprit à chercher une issue à une inextricable situation.

—Ah!... j'ai été bien coupable autrefois, poursuivit la comtesse, j'ai été bien insensée. Hélas! je ne savais rien de la vie. Je haïssais, et j'ai été frappée de vertige. Pauvre malheureuse!... C'est contre moi que se tournent toutes les armes préparées pour ma vengeance. J'ai creusé un abîme espérant y précipiter tous mes ennemis, et voici que j'y roule!...

Le digne Hortebize se gardait bien d'interrompre. La comtesse était dans une de ces crises de désespoir où tout ce qu'on a au fond de l'âme remonte à la surface, comme les varechs pendant la tempête.

—J'aimerais mieux mourir, disait-elle, oui, mourir plutôt que de voir ces lettres entre les mains de M. de Mussidan. Pauvre Octave! N'a-t-il donc pas assez souffert par moi! Ah!... je l'ai connu trop tard! Et cependant, c'est là ce dont on me menace, n'est-il pas vrai, docteur? On lui remettra ces lettres fatales si je ne consens pas à certaines choses. C'est de l'argent qu'on veut, n'est-ce pas, beaucoup d'argent, combien?...

Le docteur fit un signe négatif.

—Non, reprit la comtesse, ce n'est pas de l'argent qu'on exige? Quoi alors? Ah! ne me laissez pas dans cette anxiété mortelle, parlez, que veut-on de moi?

Quand il est seul, en face de sa conscience, Hortebize s'avoue qu'il se livre à des spéculations fâcheuses, il reconnaît qu'il joue gros jeu, et même, comme il n'est point né méchant, il plaint ses victimes.

Mais une fois la partie engagée, il oublie ses inquiétudes, rien n'est capable de l'attendrir et il fait tout pour gagner.

—Ce qu'on exige de vous, madame la comtesse, reprit-il, est, selon qu'on l'envisage, peu de chose ou une énormité!

—Parlez, je suis forte.

—Ces lettres fatales vous seront toutes rendues le jour où Mlle Sabine épousera le frère de Georges... le marquis Henri de Croisenois.

La stupeur de Mme de Mussidan fut telle qu'elle demeura immobile comme foudroyée.

—On m'a chargé de vous dire, poursuivit le docteur, qu'on vous accordera le délai que vous demanderez pour modifier les projets existants. Mais voici où éclate l'odieux: on vous prévient que si Mlle Sabine venait à épouser tout autre que M. de Croisenois, les lettres seraient portées à M. le comte de Mussidan, votre mari.

Tout en parlant, Hortebize, du coin de l'œil, surveillait l'effet produit.

Il dépassa ses prévisions.

La comtesse se leva, si défaillante, qu'elle fut contrainte de s'appuyer au marbre de la cheminée.

—Voici donc que tout est fini! prononça-t-elle. Ce qu'on me demande, il est hors de mon pouvoir de l'accorder. Cela vaut mieux. Ainsi, je n'aurai ni les angoisses, ni la lutte. Désormais mon sort est fixé. Allez, docteur, allez dire au misérable, qui a réussi à s'emparer de mes lettres, qu'il peut les porter au comte.

L'accent de la comtesse accusait une résolution si irrévocablement arrêtée, que Hortebize ne savait que penser.

—Il est donc vrai, poursuivit-elle, qu'il existe des scélérats lâches et vils autant que les plus odieux assassins, qui font commerce des hontes et des douleurs qu'ils surprennent, et qui en vivent! On me l'avait affirmé, je refusais de le croire. Ce sont là, me disais-je, des imaginations malsaines de faiseurs de romans à court d'inventions. Je me trompais. Pourtant qu'ils ne se hâtent pas de se réjouir, les infâmes qui pensent me tenir en leur pouvoir. Ils ne profiteront pas de leur ignominie. Il est un refuge où ils ne sauraient m'atteindre...

—Madame!... suppliait le docteur, madame la comtesse...

Il suppliait en vain.

Elle était hors d'état de l'écouter ou même de l'entendre.

Elle continuait avec une violence croissante, s'exaltant au souvenir des souffrances endurées:

—Pensent-ils donc, les misérables, que je crains la mort? Ah! il y a des années que je demande comme une grâce, à Dieu qui me châtie, le calme, le néant de la tombe. Cela vous surprend, n'est-ce pas, de m'entendre parler ainsi, moi qui ai été la belle, l'adorée Diane de Sauvebourg, comtesse de Mussidan. Voilà comment le monde juge...

Au temps de mes plus belles fêtes, quand mon bonheur faisait envie, j'avais épuisé toutes les tortures d'ici-bas, et sué toutes les agonies de la passion. Et depuis...

Maintenant, mes meilleures amies, examinant et jugeant ma conduite, se demandent si je ne suis pas folle. Folle!... Que ne la suis-je, en effet!

Ils ne se doutent pas, ceux qui s'étonnent de mes inquiétudes fiévreuses, de mes agitations, de mes jours emplis de tumulte; ils ne comprennent pas que je fuis le fantôme du passé qui me poursuit partout. Ils ne peuvent deviner que la solitude m'épouvante, que je me fuis moi-même, que je cherche l'oubli. Malheureuse!... je devais pourtant le savoir, tout le fracas de l'univers n'étouffera jamais le murmure de la conscience.

Elle parlait en femme dont le sacrifice est fait, qui n'a plus rien à ménager ni à redouter.

Sa voix vibrante emplissait l'immense salon.

Et le docteur blêmissait, lui qui entendait à côté, dans le vestibule, les allées et les venues des valets que l'heure du repas mettait en mouvement.

—Comment ai-je pu vivre ainsi? disait la comtesse. C'est que toujours dans les brumes de l'avenir lointain, tremblote la chétive lueur de l'espérance. Et on va vers cette lumière décevante; on tombe, on se relève meurtri, mais on marche quand même...

Aujourd'hui, cependant, tout espoir s'évanouit. Je n'aperçois plus que ténèbres. Oh! non, la force ne me manquera pas pour anéantir l'implacable pensée. Cette nuit, pour la première fois depuis bien des années, Diane de Mussidan dormira d'un sommeil profond et sans rêves!...

La comtesse était à ce point hors d'elle-même, que le docteur se demandait avec effroi comment contenir cette explosion qu'il n'avait pas prévue.

Ces éclats de voix pouvaient appeler les domestiques, amener le comte en ce moment sous le couteau de B. Mascarot.

Alors, qu'arriverait-il? Le complot se découvrirait, tout serait perdu.

Voyant bien que Mme de Mussidan allait s'élancer dehors, que des paroles vaines ne l'arrêteraient pas, Hortebize osa lui saisir les poignets et presque de force la renversa sur la causeuse.

—Au nom du ciel, madame, lui disait-il de sa voix la plus onctueuse, au nom de votre fille, daignez m'écouter. Ne vous abandonnez pas ainsi. Serais-je ici, me serais-je résigné à ce rôle d'intermédiaire de misérables qui me font horreur, si je croyais tout perdu? Mon dévouement vous reste? c'est celui d'un homme de cœur et d'expérience. Ne pouvons-nous lutter ensemble, conjurer l'orage?

Le docteur parla longtemps, d'un air pénétré, faisant autant d'efforts maintenant pour rassurer la comtesse, qu'il en avait fait le moment d'avant pour lui bien démontrer l'immensité du danger.

Hortebize est médecin. Il sait, lorsqu'il s'est décidé à une opération indispensable, calmer les élancements de la blessure, et la guérir.

Au moins eût-il la satisfaction de constater promptement que ses peines n'étaient pas perdues.

Aux flots de cette éloquence émoliente, qui tombait comme une douche sur son désespoir, Mme de Mussidan se sentait prise d'engourdissement.

Elle était accablée de cette prostration qui suit les grandes crises, lorsque les nerfs, bandés à se briser, tout à coup se détendent et deviennent lâches.

Après un quart d'heure, grâce à des prodiges d'habileté, le docteur l'avait amenée à regarder la situation en face et à la discuter.

Alors seulement il respira et s'essuya le front.

Il savait que qui discute est vaincu.

Accepter la discussion, c'est tout au plus demander à son adversaire un appoint de bonnes raisons pour céder.

—C'est odieux, répétait la comtesse, c'est odieux!

—D'accord, madame. Cependant examinons le fait en lui-même. Avez-vous contre M. de Croisenois quelque motif personnel d'exclusion?

—Aucun.

—Il est de bonne maison, aimé et estimé, il est fort bien de sa personne, il a trente-quatre ans à peine, car il était de quinze ans au moins plus jeune que son frère... N'est-ce pas un parti sortable?

—Oui, mais...

—Il a fait des folies? Quel jeune homme n'en a pas fait? On le dit criblé de dettes, ruiné. C'est faux; mais, en ce cas, Mlle Sabine est assez riche pour deux. D'ailleurs, Georges de Croisenois a laissé une fortune considérable, deux millions, je crois; il est impossible que Henri n'obtienne pas, un jour où l'autre d'être envoyé en possession de l'héritage de son frère.

Mme de Mussidan était encore trop sous le coup d'une épouvantable émotion pour songer aux objections si fortes qu'elle eût pu présenter au docteur. C'est à peine si, en se faisant une violence inouïe, elle pouvait rassembler ses idées confuses.

—Je dirais oui, reprit-elle, que cela ne servirait de rien. M. de Mussidan a décidé que Sabine serait la femme de M. de Breulh-Faverlay. Je ne suis pas la maîtresse.

—Vous pouvez tout sur votre mari, et si vous le voulez bien...

La comtesse, à plusieurs reprises, secoua tristement la tête.

—Autrefois, dit-elle, c'est vrai, j'ai régné en souveraine sur le cœur et sur l'esprit d'Octave, j'ai été l'arbitre de ses volontés. Il m'aimait alors, et depuis! Ne vous ai-je pas dit que j'ai été insensée. J'ai lassé un amour si robuste qu'il semblait devoir être éternel. J'ai rendu tout retour impossible, et maintenant...

Elle s'arrêta, comme confondue de ce qu'elle allait dire, et ajouta:

—Maintenant, je ne suis plus qu'une étrangère pour M. de Mussidan. Et je ne puis me plaindre, je l'ai voulu... il est, lui, juste et bon.

—On peut toujours essayer, gagner du temps...

—J'essayerai, docteur. Mais, Sabine! qui nous dit que Sabine n'aime pas M. de Breulh?

—Oh! madame, une mère a toujours une influence telle...

D'un geste violent, la comtesse saisit la main du docteur, et la serrant à lui faire mal:

—Faut-il donc, dit-elle d'une voix sourde, que je vous montre la profondeur de mes misères? Je suis une étrangère pour mon mari. Ma fille, c'est autre chose: elle me méprise et elle me hait....


Beaucoup de gens pensent qu'il serait tout simple et très aisé de faire deux parts distinctes de la vie.

On donnerait la première au plaisir, à l'assouvissement de toutes les fantaisies, puis plus tard, quand les tombées de cendre du temps ont amorti le feu des passions, on consacrerait la seconde au repos, aux joies pures de la famille.

Il n'en peut être ainsi.

Selon ce qu'a été la jeunesse, la vieillesse est la récompense ou l'expiation.

Cela n'apparaît pas toujours clairement dans la vie. Il est tant de bonheurs mensongers!

Mais tous ceux que leur mission conduit dans l'intérieur des familles, le magistrat, le médecin, le prêtre, savent que cela est.

La comtesse de Mussidan expiait.

Mais le docteur Hortebize n'avait pas le loisir de s'oublier en ces réflexions; le temps pressait; d'une minute à l'autre, le comte pouvait entrer, un domestique en tout cas allait paraître pour annoncer le dîner.

Il renonça, quant au présent, à toute investigation, ne s'appliquant plus qu'à calmer le comtesse, à lui démontrer qu'elle s'épouvantait de chimères, qu'elle ne pouvait être une étrangère pour son mari, que sa fille ne pouvait la haïr.

Même, il fut si insinuant, si persuasif, il étala si bien les grandes choses qu'on pouvait attendre de son dévouement qu'il fit pénétrer un rayon d'espérance dans l'âme désolée de la pauvre femme.

—Ah! docteur, lui dit-elle d'une voie émue, c'est au jour du malheur seulement qu'on connaît ses véritables amis.

De même que M. de Mussidan, la comtesse se sentait prise.

Elle se rendait, après une bien plus longue résistance, mais, elle se rendait.

Elle promit que dès le lendemain elle s'occuperait de rompre les engagements pris, et que, dès qu'elle trouverait une ouverture, elle mettrait en avant M. Henri de Croisenois.

Que pouvait-on souhaiter de mieux?

Le docteur en échange de ses promesses, jura qu'il saurait bien contenir Tantaine, le misérable, et le faire patienter. Il affirma aussi qu'il donnerait de fréquentes nouvelles...

Il y avait bien deux heures qu'Hortebize était près de la comtesse, lorsqu'il put enfin se retirer.

Il était brisé, on ne remporte pas impunément de pareils triomphes. Pour être associé de Mascarot, on n'en est pas moins homme.

Bien qu'il fit très froid, l'air du dehors parut délicieux au docteur; il respirait à pleins poumons, ainsi qu'il arrive quand on vient d'accomplir une tâche difficile ou qu'on reconnaît s'être heureusement tiré d'un mauvais pas.

Lentement il remonta la rue de Matignon, regagna le faubourg Saint-Honoré, et enfin entra dans le café ou il avait déjà attendu son associé, et où ils s'étaient donné rendez-vous une fois la bataille gagnée.

L'honorable placeur était déjà arrivé.

Assis dans un coin, devant une chope intacte, enfoui derrière un journal qu'il ne lisait pas, B. Mascarot se mourait d'impatience, tressaillant à chaque bruit de la porte.

Mille appréhensions l'assaillaient. Comme Hortebize tardait! Avait-il donc rencontré quelque obstacle imprévu et insurmontable, cet imperceptible grain de sable qui disloque les plus solides combinaisons?

Dès que le docteur parut:

—Eh bien! demanda-t-il, non sans un chevrotement dans la voix.

—Victoire!... répondit Hortebize.

Et il se laissa tomber sur un tabouret, en ajoutant:

—Ouf!... C'a été dur!

Un ouvrier maladroit me renversa un seau d'eau
bouillante.
Un ouvrier maladroit me renversa un seau d'eau bouillante.

VII

Après avoir pris congé de B. Mascarot, désormais son protecteur, c'est du pas mal assuré d'un homme pris de boisson et en se tenant à la rampe, que Paul Violaine descendit le sale escalier de la maison de placement.

Cette fortune subite, inattendue, qui lui arrivait comme une tuile sur la tête, l'avait absolument enivré, étourdi.

En un moment, sans transition, d'une position si horrible qu'en traversant les ponts il regardait la Seine d'un œil enfiévré, il arrivait à une situation de douze mille francs par an...

Car c'était bien là le chiffre fantastique, inouï, que le placeur avait fait miroiter à ses yeux.

Il avait bien dit: Douze mille francs par an, mille francs par mois, et il avait offert d'avancer le premier mois.

C'était à devenir fou, et Paul l'était presque.

Ses idées étaient à ce point troublées, que hors le fait merveilleux il n'apercevait rien; qu'il ne cherchait aucunement à se rendre compte des incidents divers.

Non, il trouvait toute naturelle cette succession d'événements bizarres: Ce vieux clerc d'huissier apparaissant à point pour lui prêter 500 francs; ce placeur qui connaissait aussi bien que lui sa vie entière, et qui là, tout à coup, sans marchander, lui proposait les appointements d'un chef de section du ministère.

Cependant, une fois dans la rue, sous l'empire de sensations délirantes, Paul n'eut pas l'idée de courir à l'hôtel du Pérou pour y porter la grande nouvelle.

Rose devait l'y attendre, il n'y songea pas, justifiant ainsi les pronostics du docteur Hortebize.

Après cette première gorgée de prospérité, il était pris d'un irrésistible désir de mouvement. Il ressentait un impérieux besoin de dépenser, d'épandre son exaltation. Il lui semblait que sa joie serait doublée s'il pouvait raconter son bonheur, le dire, le clamer.

Mais où aller par le temps qu'il faisait. Et il n'avait pas d'amis à désoler de son succès.

En cherchant bien, pourtant, il se souvint qu'aux jours de ses premières misères à Paris, il avait emprunté quelqu'argent, oh!... bien peu, vingt francs, à un jeune homme de son âge, nommé André, qui ne devait guère être plus riche que lui.

Il lui restait plus de la moitié du billet du vieux clerc d'huissier, une quinzaine de louis environ qui frétillaient dans sa poche, il se sentait des billets de mille francs sur la planche, n'était-ce pas le cas de s'acquitter, en même temps qu'une occasion superbe d'afficher une immense supériorité?

Le malheur est que ce jeune homme demeurait fort loin, tout en haut de la rue de La Tour-d'Auvergne.

La distance effrayait un peu Paul, et il hésitait, quand une voiture vide vint à passer. Il y monta, jetant l'adresse au cocher, du ton d'un homme qui n'est pas habitué à aller à pied.

Le fiacre se mit en marche, et Paul se prit à songer à ce généreux créancier chez lequel il se rendait. André n'était pas un ami; à peine était-ce un camarade.

Paul avait fait sa connaissance dans un petit établissement du boulevard de Clichy, le café de l'Épinette, où il allait souvent avec Rose, lorsque, nouveau venu à Paris, il habitait Montmartre.

Le café de l'Épinette n'est guère fréquenté que par des artistes: peintres, musiciens, comédiens, journalistes, tous grands hommes en herbe, qui discutent furieusement en buvant d'énormes quantités de bière.

Quant au nom de l'établissement, il lui vient d'un piano installé dans une des salles du haut, instrument infortuné, soumis aux plus sévères épreuves, rarement d'accord, et dont on entend les gémissements du milieu de la chaussée.

André, d'après ce que savait Paul, qui ne lui connaissait même pas d'autre nom et qui jamais n'avait été chez lui, André était artiste et avait plusieurs cordes à son arc.

D'abord, il était sculpteur ornemaniste, c'est-à-dire qu'il exécutait, à la journée ou à la tache, ces motifs si souvent ridicules dont les propriétaires ont bien le droit d'orner leurs bâtisses, mais qu'ils ont le tort de faire payer à leurs locataires.

C'est un métier assez pénible que celui de sculpteur-ornemaniste.

Le plus souvent, il faut travailler à des hauteurs vertigineuses, sur des échafaudages que fait osciller le plus léger mouvement; il faut se confier à des planches étroites ou se risquer au sommet d'échelles branlantes. De plus, à de rares exceptions, on est exposé à toutes les intempéries, gelé en hiver, grillé en été, sans autre abri contre la pluie qu'une toile déchirée. Il est vrai que si l'état est dur, il est lucratif.

Donc, André devait vivre assez bien de ses figures et de ses guirlandes.

Seulement, pendant bien des années, ce qui lui était venu par le maillet et le ciseau s'en était allé par les pinceaux et par les couleurs.

Car il était peintre aussi, mais alors pour son plaisir, pour la satisfaction de son ambition, pour obéir à une vocation irrésistible.

Il avait beaucoup étudié, beaucoup travaillé chez plusieurs maîtres, puis enfin, un beau jour, se sentant assez fort pour marcher seul, il avait pris un atelier.

De ce moment la peinture ne lui coûta plus rien. Deux fois déjà il avait exposé et les marchands commençaient à apprendre le chemin de sa maison.

On tenait André en haute estime à l'Épinette. On disait qu'il avait un talent très réel, une originalité saisissante et que certainement il arriverait, étant, de plus, un forcené «bûcheur.»

Paul ne s'était pas trouvé vingt fois à la même table que lui, lorsqu'un soir, comme ils se retiraient ensemble, pressé par la misère, il lui avait emprunté vingt francs, promettant de les lui rendre le lendemain.

Mais le lendemain, Paul et Rose s'étaient trouvés plus pauvres que la veille, leurs affaires avaient été de mal en pis, puis ils avaient déménagé, ils étaient allés s'établir de l'autre côté de l'eau... Bref, il y avait huit mois que Paul n'avait revu André.

Le fiacre, en ce moment, s'arrêtait rue de La Tour-d'Auvergne, devant le Nº...

Paul sauta sur le trottoir, jeta deux francs au cocher et s'engagea dans l'allée très large et très bien tenue de la maison.

Au fond de l'allée, une vieille femme grasse, fraîche, proprette, avec un bonnet à papillons, bien blanc, polissait les poignées de cuivre de la porte de la cour.

Ce ne pouvait être que la concierge.

—Monsieur André? demanda Paul.

—Il est chez lui, monsieur, répondit la vieille femme avec une volubilité extraordinaire, et même, sans manquer à la discrétion qui distingue tout concierge qui se respecte, je puis dire que c'est un miracle. Toujours dehors, M. André! Ah! c'est que, voyez-vous, il n'a pas son pareil comme travailleur.

—Mais, madame!...

—Et rangé donc qu'il est, continuait la vieille femme, et économe! Je ne lui connais pas un son de dettes. Jamais je ne l'ai vu gris qu'une fois. Je dirais même: et pas de connaissance!... n'était une jeune dame qui, depuis un mois... J'ai même eu assez de mal à la voir, rapport à son voile. Mais cela ne me regarde pas, n'est-il pas vrai? Moi, je la trouve très bien, elle a toujours une femme de chambre avec elle, et certainement quelque jour...

—Morbleu! interrompit Paul impatienté, m'indiquerez-vous enfin l'atelier de M. André?

Cette violente interruption sembla choquer affreusement la concierge.

—Quatrième... porte à droite! répondit-elle d'un ton sec.

Et pendant que Paul montait lestement elle grommelait:

—Vilain mal élevé! couper la parole à une femme d'âge!... Mais laisse faire, mon joli garçon, si jamais tu te représentes, je te reconnaîtrai, et tu ne trouveras pas souvent M. André chez lui.

Paul était déjà au quatrième étage,—le dernier.

Au milieu de la porte de droite, une carte de visite était clouée. Paul s'approcha et lut: André. Il ne risquait pas de se tromper.

Comme il n'apercevait pas de sonnette, il frappa, prêtant ensuite l'oreille, comme on fait toujours, machinalement, en pareil cas.

Aussitôt il entendit un piétinement, puis le bruit d'un meuble qu'on roulait, puis le grincement d'anneaux de cuivre glissant sur une tringle de fer.

Enfin, une voix jeune et bien timbrée cria:

—Entrez!

Le protégé de B. Mascarot ouvrit et entra.

Il se trouvait dans un atelier éclairé d'en haut par un large vitrage, assez vaste, modeste, mais d'une propreté poussée jusqu'à la minutie.

Des esquisses, des dessins, des tableaux inachevés garnissaient entièrement les murs. A droite se trouvait un divan très bas, recouvert d'un tapis tunisien. Au fond, au-dessus de la cheminée, était une glace à bordure de bois qu'un amateur eut incontinent marchandée. A gauche, se dressait un très grand chevalet à manivelle, mais un rideau de serge verte cachait le tableau qu'il supportait, et dont on n'apercevait que la bordure, une bordure d'un grand prix.

Au milieu de l'atelier, sa palette dans le pouce, des pinceaux à la main, un jeune homme se tenait debout: André.

C'était un grand garçon, admirablement campé, très brun, ayant les cheveux coupés courts, portant toute sa barbe, une barbe aristocratique, fine, soyeuse, bouclée, noire, avec des reflets bleuâtres.

Comparé à Paul, André certainement était laid.

Mais le jeune peintre avait ce qui manquait au protégé de B. Mascarot: une de ces physionomies qu'on n'oublie pas.

Le voir, d'ailleurs, c'était le connaître. Son front large et fier, sa bouche du dessin le plus ferme, son sourire, ses yeux noirs pleins d'éclairs disaient du premier coup sa nature mâle et loyale, son intelligence, la bonté de son cœur et l'énergie de sa volonté.

Détail singulier et qui frappa Paul tout d'abord, André, qui était en train de peindre, on le voyait à sa palette et à son pinceau, n'avait point un costume d'atelier.

Il était vêtu non à la mode, mais avec une recherche extrême.

A la vue de Paul, André déposa sa palette, et s'avança, la main largement tendue.

—Eh!... vous voici donc, s'écria-t-il, de sa bonne voix sympathique et loyale, qu'êtes-vous devenu, depuis qu'on ne vous voit plus?

Cet accueil si amical ne laissa pas que de gêner un peu le protégé de B. Mascarot.

—J'ai eu des déceptions, commença-t-il, mille soucis...

—Et Rose? interrompit André, vous allez, j'espère, m'en donner les meilleures nouvelles. Est-elle toujours aussi jolie?

—Toujours, répondit Paul d'un air pincé. Mais vous m'excuserez, reprit-il très vite, d'avoir disparu si longtemps. Je viens vous remercier et vous rendre ce que je vous dois.

Le jeune peintre eut un geste insouciant.

—Bast! fit-il, de nous deux vous seul pouviez vous souvenir de cette bagatelle. Pas de façons avec moi, n'est-ce pas? si cela vous gênait le moins du monde...

Cette phrase sonna mal aux oreiller du vaniteux Paul. Il crut y démêler, sous une feinte générosité, l'intention de l'humilier.

Jamais plus magnifique occasion d'attester sa supériorité ne s'était présentée.

—Oh! dit-il de l'air le plus fat, cela ne me gêne aucunement. J'ai été, je l'avoue, fort misérable autrefois, mais j'ai maintenant un emploi de douze mille francs.

Il pensait que ce chiffre allait éblouir l'artiste, lui arracher des exclamations d'envie; il se trompait si bien qu'il se crut obligé d'ajouter:

—A mon âge, c'est joli.

—C'est-à-dire que c'est superbe. Et que faites-vous, sans indiscrétion?

Cette question était amenée par les circonstances mêmes. Cependant, comme Paul n'y pouvait répondre, ignorant quel emploi lui était destiné, elle le blessa autant qu'une insulte préméditée.

—Je travaille, prononça-t-il en se redressant.

Son air, en lançant ce mot, était si singulier, qu'André, qui était à mille lieues des sensations, parut tout surpris.

—Il m'arrive rarement de rester à rien faire, dit-il.

—Oui, mais moi je suis forcé de travailler plus qu'un autre, n'ayant personne qui s'inquiète de mon avenir, ni parent, ni protecteur.

L'ingrat, il oubliait l'honorable B. Mascarot.

Cependant, son ton emphatique sembla réjouir considérablement le peintre.

—Parbleu! répondit-il, vous imaginez-vous que l'administration des hospices fournit des protecteurs à ses enfants-trouvés!

Paul ouvrit de grands yeux.

—Quoi! commença-t-il, vous seriez...

—Précisément, et je n'en fais pas mystère, estimant qu'il y a là de quoi pleurer, peut-être, mais non de quoi rougir. Tous mes camarades, même ceux du chantier, le savent, et je m'étonne que vous l'ignoriez. Je suis tout simplement un enfant de l'hôpital de Vendôme, où même, entre parenthèse, j'ai dû laisser le renom d'un détestable garnement.

—Vous?...

—Moi-même, et franchement je n'ai pas le plus léger remords. Je m'explique. Jusqu'à douze ans, j'avais été le plus heureux des gamins, la sœur-professeur était enchantée de ma mémoire; le jour, je travaillais au grand jardin qui s'étend le long du Loir; le soir, je barbouillais d'immenses quantités de papier; je voulais être peintre. Hélas! rien n'est durable ici-bas! J'eus douze ans, et la supérieure eut l'idée de me placer en apprentissage chez un corroyeur.

Paul s'était assis sur le divan, et tout en écoutant, il avait roulé une cigarette.

Il allait l'allumer, quand André le retint en lui disant:

—Vous me feriez vraiment plaisir en ne fumant pas.

Sans trop se rendre compte du caprice, car le peintre fumait beaucoup d'ordinaire, Paul jeta son allumette.

—J'obéis, fit-il, mais il me faut la fin de l'histoire.

—Oh!... volontiers, d'autant qu'elle est courte. Du premier coup, ce métier de corroyeur me déplut. Pour comble, dès le second jour, un ouvrier maladroit me renversa sur le bras un seau d'eau bouillante qui me brûla si cruellement que je faillis en mourir et que j'en porte encore les traces.

Il relevait en même temps sa manche droite et montrait une large cicatrice qui, partant de la saignée, remontait vers l'épaule.

—Dégoûté et échaudé, je conjurai la supérieure, une terrible femme à lunettes, de me faire apprendre un autre état. Prières vaines, elle avait juré que je serais corroyeur.

—C'était dur.

—Plus que vous ne croyez. Aussi, de ce jour mon parti fut pris. Décidé à fuir dès que j'aurais amassé une petite somme, je devins le plus soumis et le plus appliqué des apprentis. Au bout d'un an, grâce à des prodiges de travail et de dégoût vaincu, j'avais économisé sou à sou quarante francs. Je me dis que c'était assez, et par un beau matin d'avril, muni d'une chemise, d'une blouse et d'une paire de souliers de rechange, je prenais à pied la route de Paris.

—Et vous n'aviez que treize ans!

—Pas même. Seulement, j'ai reçu du ciel une assez forte dose de cette volonté raisonnée que les imbéciles appellent de l'entêtement. J'avais juré que je serais peintre...

—Vous l'êtes.

—Non sans peine, allez. Ah! je vois encore l'auberge où j'ai couché la première nuit de mon arrivée à Paris; elle était située tout en haut du faubourg Saint-Jacques. J'étais si las, que je dormis seize heures de suite. A mon réveil, je déjeunai d'abord fort bien; puis, ayant reconnu que mes fonds baissaient terriblement, je me dis: «Il s'agit, mon garçon, de trouver de l'ouvrage tout de suite.»

Un sourire monta aux lèvres de Paul.

Il se rappelait ses premières déconvenues, en arrivant à Paris, et lui, cependant, il n'avait pas treize ans, mais vingt-deux ans; il ne possédait pas quarante francs, il en apportait trois mille.

—Vous espériez, interrogea-t-il, trouver des travaux à faire?

—Non, répondit l'artiste, j'étais plus fort que cela. Je me disais que pour savoir une chose, il faut l'avoir apprise, et si je désirais si passionnément gagner de l'argent, c'était afin de pouvoir payer mes études.

Il y avait cent raisons pour que Paul ne soufflât mot.

—Heureusement, continua André, près de moi, pendant que je mangeais, un gros homme déjeunait:

«Monsieur, lui dis-je, regardez-moi, j'ai treize ans, mais je suis fort comme si j'en avais seize, je sais lire et écrire, j'ai du courage, une bonne volonté sans pareille, que dois-je faire pour gagner ma vie?» Il me toisa une bonne minute, et d'une voix rude me répondit: «Va demain matin à la Grève, tu trouveras quelque maître maçon qui t'embauchera.»

—Et vous y êtes allé?

—Heureusement pour moi. Dès quatre heures, le lendemain, je me promenais autour de l'Hôtel-de-Ville. Je rôdais dans les groupes d'ouvriers depuis assez longtemps, quand, tout à coup, je reconnais mon gros homme de la veille. Lui aussi, m'aperçoit. Il vient droit à moi: «Garçon, me dit-il, décidément tu me plais. Je suis entrepreneur de sculptures, veux-tu être mon apprenti? tu aideras mes ouvriers ornemanistes, et ils l'enseigneront l'état?»... Apprendre la sculpture! Je crus voir les cieux s'entr'ouvrir. «Certes, je le veux,» répondis-je. Ce qui fut dit fut fait. Ce brave homme était Jean Lantier, le père de mon patron actuel.

—Mais votre peinture?

—Oh!... la peinture n'est venue que plus tard. Il fallait commencer par me donner une certaine éducation. Tout en m'appliquant à mon apprentissage, je travaillais; je fréquentais les écoles du soir, je suivais des cours de dessin, j'achetais des livres, et le dimanche... je me payais un professeur pour moi tout seul.

—Sur vos économies?

Penché sur la rampe, il l'aperçut.
Penché sur la rampe, il l'aperçut.

—Mais oui. J'ai été bien des années avant d'oser m'offrir un verre de bière.

—Six sous!... Diable! c'était une somme. Enfin, le jour est arrivé où j'ai gagné quatre-vingts ou cent francs par semaine, comme les camarades, et c'est alors que je me suis mis à la peinture, mais les mauvais temps étaient passés...

—Et vous n'avez jamais été tenté de retourner à Vendôme?

—Si, mais je n'y retournerai que le jour où il me sera possible de constituer une rente de 500 francs pour un pauvre moutard abandonné comme je l'ai été.

Si André, connaissant Paul, eut prit à tâche de le blesser et de faire saigner les plaies de sa vanité malade, il ne se fût pas exprimé autrement.

Chacune de ses phrases était tombée sur le cœur du protégé de B. Mascarot, plus douloureuse qu'un soufflet sur la joue.

Pourtant, Paul comprenait que la plus élémentaire politesse lui imposait une phrase flatteuse.

Il se fit donc violence, et dit:

—Quand on a votre talent on n'a besoin de personne.

Aussitôt, comme s'il eût voulu chercher une confirmation de son opinion, il se leva et se mit à tourner autour de l'atelier.

En apparence, il examinait les esquisses.

En réalité, il était attiré par ce tableau à bordure si riche, placé en face de lui, et caché par un rideau.

Ce tableau agaçait sa curiosité.

Pendant que se déroulait le récit d'André, si irritant et si humiliant pour lui, Paul n'avait pu détacher ses regards de cette toile si exactement cachée.

Il réfléchissait, et plusieurs circonstances insignifiantes, inaperçues sur le moment, se représentaient vivement à son esprit, et lui paraissaient avoir entre elles une étroite relation.

Tout d'abord, il se souvenait des remarques de Mme Poileveu, la discrète concierge, au sujet de cette dame voilée qui, accompagnée d'une femme de chambre, venait parfois visiter le peintre.

En second lieu, quand il avait frappé, n'avait-on pas tardé à l'admettre? N'avait-il pas entendu rouler un chevalet et tirer un rideau?

Puis encore, pourquoi cette tenue soignée?

Enfin, quels motifs poussaient André à le prier de ne pas fumer?

De tout cela, Paul concluait que le jeune peintre attendait ce jour-là même sa visiteuse mystérieuse, et que ce tableau ne pouvait être que son portrait.

De là, à souhaiter de soulever ce rideau importun, qu'André y consentît ou non, il n'y avait qu'un trait.

Aussi, tout en s'arrêtant et s'extasiant devant les esquisses, tout en prodiguant les «fort bien!» et les «Ah! très réussi!» Paul manœuvrait de façon à se rapprocher insensiblement du chevalet.

Lorsqu'il se vit à portée, il étendit brusquement la main en disant:

—Et ceci, qu'est-ce? La perle de l'atelier, sans doute.

Mais André, s'il manquait absolument de défiance, n'était pas dépourvu de finesse. Il avait remarqué la tactique de Paul et deviné ses intentions. Blessé dans sa délicatesse, il ne voulut rien dire, craignant peut-être de se tromper, mais il veilla.

En conséquence, au moment précis où Paul allongeait rapidement le bras, André étendit le sien plus vivement encore et l'arrêta.

—Si je cache ce tableau, dit-il en même temps, c'est que je ne veux pas qu'on le voie.

—Oh!... pardon, fit Paul en s'excusant.

Il cherchait à tourner en plaisanterie son indiscrétion, mais au fond il était très choqué du ton de l'artiste et le jugeait fort ridicule.

—Ah!... c'est ainsi, pensa-t-il, eh bien! je vais prolonger ma visite, et si je n'ai pas réussi à voir le portrait, je verrai du moins l'original.

Sur cette belle résolution, il se jeta dans le grand fauteuil de cuir placé près de la table de travail et commença une longue histoire, bien décidé à ne pas apercevoir les gestes significatifs d'André, qui, à tout moment, tirait sa montre et semblait sur les épines.

Il parlait... il parlait... et il mettait à son récit d'autant plus d'animation, que, presque sous sa main, il venait d'apercevoir une photographie représentant une jeune femme.

Profitant d'une distraction d'André, il put la prendre et l'examiner un moment avant de dire:

—Ma foi!... voici une jolie personne.

A cette remarque, le jeune peintre devint plus rouge que le feu, ses lèvres tremblèrent, et c'est avec une violence inouïe, qu'arrachant la carte des mains de Paul, il la serra dans un livre.

Ce mouvement brutal trahissait si bien une terrible colère, que le protégé de B. Mascarot se leva fortement ému. Et pendant une minute au moins, les deux jeunes gens restèrent debout, face à face, silencieux, se mesurant du regard comme auraient pu le faire deux ennemis mortels.

Ils se connaissaient à peine; le hasard qui les avait réunis allait les séparer, et cependant chacun d'eux sentait vaguement, comprenait et se disait que l'autre aurait sur sa vie une influence décisive.

André, plus maître de soi, revint le premier.

—Je vous demande pardon, dit-il, je suis dans mon tort de laisser traîner des objets qui devraient être précieusement serrés.

Paul s'inclinait déjà en homme qui accepte une explication, quand le peintre ajouta:

—Cette confiance vient de l'habitude où je suis de ne recevoir chez moi que des amis. Il a fallu aujourd'hui une de ces exceptions imprévues...

D'un geste, Paul interrompit l'artiste.

—Croyez, monsieur, prononça-t-il d'un ton qu'il s'efforçait de rendre blessant, croyez que, sans l'impérieux devoir que vous savez, je n'aurais pas pris la liberté de pénétrer chez vous.

Il dit, pirouetta, sur ses talons et sortit en tirant violemment la porte.

—Eh!... va-t-en au diable, sot indiscret, murmura André; aussi bien j'allais être forcé de te mettre dehors.

Quant à Paul, c'est le cœur gros de colère qu'il quittait l'atelier du peintre.

Venu avec l'honnête projet d'humilier de l'étalage de sa prospérité suspecte un obligeant camarade, il se retirait écrasé.

Se comparant à ce héros de la Volonté, si grand et si modeste, il se sentait petit, mesquin, ridicule, presque odieux; et il le haïssait pour toutes les nobles qualités qu'il était contraint de lui reconnaître; oui, il le haïssait à la mort.

—C'est égal, se disait-il, je n'en aurai pas le démenti, je la verrai, cette invisible inconnue.

En effet, sans réfléchir à la bassesse de sa conduite, il traversa la rue et alla se mettre en observation devant la maison d'André.

Il grelottait, mais les piètres esprits ont pour la satisfaction de leurs puériles rancunes une ténacité qu'ils ne sauraient appliquer aux choses sérieuses.

Il attendait bien depuis une bonne demi-heure, quand enfin un fiacre s'arrêta devant le nº... Deux femmes en descendirent, l'une très jeune, dont la distinction sautait aux yeux; l'autre vêtue comme les suivantes de bonne maison.

Sans vergogne, Paul s'approcha, et, en dépit d'un voile assez épais, il reconnut parfaitement la jeune femme de la photographie.

—Et bien! fit-il, franchement, j'aime mieux Rose, et la preuve c'est que je vais la rejoindre de ce pas. Nous allons payer la Loupias et quitter pour toujours cet abominable hôtel du Pérou.

VIII

Le protégé de B. Mascarot n'avait pas été le seul à épier la visiteuse du jeune peintre.

Au bruit de la voiture, Mme Poileveu, la plus discrète des concierges, était venue se planter sur le seuil de la porte, les yeux obstinément attachés sur la jeune dame.

Lorsque les deux femmes entrèrent, au lieu de s'effacer pour leur livrer passage, Mme Poileveu sortit. Elle avait son idée.

—Mauvais temps, n'est-ce pas? dit-elle au cocher. Il ne fait pas bon sur le siège, l'hiver.

—Ne m'en parlez pas, répondit l'homme, j'ai les pieds morts.

—Vos deux pratiques viennent peut-être de loin?

—Du diable! Je les ai prises tout en haut des Champs-Élysées, près de l'avenue de Matignon.

—Une fameuse trotte!

—Oui, et quatre sous de pourboire. Quel malheur!... Tenez, ne me parlez pas des femmes honnêtes.

—Oh!... honnêtes!...

—Ça, je le garantis. Les autres donnent plus, je m'y connais.

Et en même temps, satisfait d'avoir fait preuve de pénétration, il enveloppa son cheval d'un coup de fouet inoffensif et s'éloigna.

Mme Poileveu, elle, regagnait sa loge à moitié contente.

—Je sais toujours, murmurait-elle, le quartier de la princesse. C'est bien le cadet de mes soucis; mais enfin!... la prochaine fois j'offrirai quelque chose à la femme de chambre, un rien, du doux, et elle me dira tout...

C'est un chimérique espoir que caressait là Mme Poileveu.

Cette femme de chambre, absolument dévouée à sa maîtresse, était indignée des regards obstinés qui chaque fois lui étaient adressés et, tout en gravissant l'escalier, elle se plaignait amèrement de ce qu'elle appelait une horrible insolence.

Dans sa colère, elle ne parlait rien moins que de raconter ces avanies à André, qui ne manquerait pas de rendre cette mégère plus respectueuse.

Mais la seule idée d'une plainte effraya si fort la jeune dame qu'elle s'arrêta, se retournant vers sa femme de chambre:

—Je te défends, Modeste, fit-elle bien bas, je te défends expressément de dire un seul mot de cela à André.

—Mais, mademoiselle...

—Chut!... Veux-tu donc me faire de la peine? Allons, viens, il m'attend.

Oh! oui, elle était attendu avec ces trances délicieuses, ces anxiétés divines de la vingtième année.

Depuis le départ de Paul, André ne restait plus en place: il lui semblait qu'il eût fait tenir l'éternité dans chaque seconde qui s'écoulait. Il avait laissé la porte de son atelier ouverte, et à chaque moment, croyant distinguer quelque bruit, il courait à l'escalier.

Enfin, il l'entendit réellement, ce bruit harmonieux comme une musique céleste, le froissement de la robe de la femme aimée.

Penché sur la rampe, il l'aperçut, c'était bien elle, oui, elle arrivait au second étage, au troisième... enfin elle entrait chez lui, dans son atelier dont il refermait la porte.

—Bonjour, André, dit-elle, en lui tendant la main, vous voyez que je suis exacte.

Pâle d'émotion, plus tremblant que la feuille, André prit cette main qui lui tait tendue et l'effleura respectueusement de ses lèvres en balbutiant:

—Mademoiselle Sabine... Oh! vous êtes bien bonne... Merci!...

C'était bien Sabine, en effet, l'unique héritière de l'antique et orgueilleuse maison de Mussidan, qui était là, chez André, l'enfant trouvé de l'hôpital de Vendôme.

C'était Sabine, une jeune fille naturellement réservée et timide, élevée dans le respect des conventions sociales, qui risquait ainsi ce qu'elle avait de plus précieux au monde, son honneur, sa réputation.

C'était elle qui, bravant les préjugés de son éducation et de sa race, osait franchir l'effrayant abîme qui séparait le salon de la rue de Matignon de l'atelier de la rue de la Tour-d'Auvergne.

Il est de ces témérités que la raison admet à peine, mais que le cœur se charge d'expliquer aisément.

Depuis près de deux ans Sabine et André s'aimaient.

C'est au château de Mussidan, au fond du Poitou, qu'ils s'étaient rencontrés pour la première fois, réunis par un de ces concours de petits événements qui seront l'éternelle confusion de la prudence humaine.

L'homme conçoit et combine des projets, mais au-dessus plane la Providence—les imbéciles disent: le hasard—dont la main prévoyante arrange et dispose tout pour l'accomplissement de ses impénétrables desseins.

A la fin de l'été de 1865, André, dont un travail excessif altéra la santé, projetait un voyage, lorsque Jean Lantier, son patron, le fit, un soir, prier de passer chez lui.

—Si vous voulez, lui dit-il, vous reposer et gagner trois ou quatre cents francs du même coup, j'ai, je crois, votre affaire. Un architecte me demande un sculpteur pour quelques travaux en province, dans un pays magnifique, vous plairait-il de vous en charger?

La proposition convenait si bien à André, que dès la fin de la semaine il se mit en route, se promettant un mois de bon temps.

Tout devait lui réussir. Le jour même de son arrivée à Mussidan, ayant examiné le travail pour lequel on l'avait mandé, il reconnut qu'il serait un jeu pour lui. Il s'agissait d'exécuter quelques raccords le long d'un balcon récemment réparé. Le tout pouvait être aisément fini en moins d'une quinzaine.

Mais il ne se pressa pas. Le pays lui plaisait, il trouvait dans les environs des motifs d'études charmants, et sa santé se rétablissait à vue d'œil.

Puis, raison impérieuse et qu'il ne s'avouait qu'à demi, de ne pas se hâter, il avait entrevu dans le parc, glissant comme une ombre entre les arbres, une jeune fille dont un seul regard l'avait ému d'une émotion nouvelle pour lui et délicieuse.

Cette jeune fille était Sabine.

Les chaleurs venues, le comte de Mussidan était parti pour l'Allemagne, la comtesse s'était réfugiée à Luchon, et ils n'avaient trouvé rien de plus sage que d'envoyer leur fille passer quelques mois en ce vieux manoir de famille, sous la protection d'une de leurs parentes très âgée, la douairière de Chevauché.

L'histoire des deux jeunes gens, histoire simple et naïve, fut celle de tous ceux qui ont été vraiment jeunes et qui ont aimé.

Une niaiserie fut le prétexte des premières paroles qu'ils s'adressèrent en rougissant autant l'un que l'autre.

Le lendemain, Sabine vint sur le balcon voir travailler André, prenant un plaisir enfantin au mouvement des outils façonnant la pierre dure.

Qui lui eût dit qu'elle s'intéressait au sculpteur et non à la sculpture l'eut certes profondément surprise. Cela était ainsi, pourtant.

Quoiqu'il fût plus troublé qu'il ne l'avait été de sa vie, André osa lui adresser la parole.

Ils causèrent longtemps, et elle était stupéfiée de l'élévation des pensées de ce jeune homme qui, avec sa grande blouse blanche et son chapeau de feutre souple, lui avait paru un ouvrier ordinaire.

Ignorante et inexpérimentée, Sabine pouvait ne pas démêler au juste les sentiments qui tressaillaient en elle.

André ne s'abusa pas.

Un soir, après un sévère examen de conscience, il fut obligé de s'incliner devant la réalité.

—Il est clair que je suis amoureux! murmura-t-il.

Puis une lueur de raison éclairant sa folie, il mesura les infranchissables obstacles qui le séparaient de cette jeune fille si noble et si riche, et il fut saisi d'effroi.

—Il faut fuir, s'écria-t-il, bien vite, sans réfléchir, sans retourner la tête; il ne fait pas bon pour moi ici.

On dit cela de la meilleure foi du monde, on prend parti, et ensuite... On reste... Ainsi fit André.

Il est vrai que la fatalité, comme toujours, sembla s'en mêler.

Le château de Mussidan est assez éloigné de tout centre de population. Pour gagner le village le plus proche, il faut traverser une partie des bois de Bivron. En conséquence, lorsque André arriva, il fut décidé qu'il prendrait ses repas au château.

Il mangeait seul, aux heures qu'il indiquait, dans la grande salle, servi par le vieux domestique de Mme de Chevauché.

Bientôt cet isolement parut à Sabine la plus énorme des inconvenances et la plus injuste des humiliations.

—Pourquoi M. André ne prend-il pas ses repas avec nous? demandait-elle à sa tante. Il est certes bien mieux que nombre de gens que nous recevons, et il te distrairait.

La vieille dame adopta cette idée. Assurément, il lui paraissait prodigieux d'admettre à sa table un jeune homme qui, grimpé sur une échelle, taillait des pierres à la journée; mais elle s'ennuyait tant!... L'imprévu la décida.

Invité sur le moment même, André accepta, et la vieille dame faillit tomber de son haut quand, à l'heure du dîner, elle vit entrer un convive qui avait la tenue, les façons, l'aisance d'un gentleman en villégiature.

—C'est à n'y pas croire, disait-elle en se couchant, à sa nièce, voici un tailleur de pierres qui a tout l'air d'un grand seigneur. C'est la fin. Il n'y a plus de rang; je n'aperçois que confusion; nous marchons vers le chaos; il est temps que je meure.

Malgré tout, André avait su se concilier les bonnes grâces de la douairière, et comme il n'était pas dépourvu d'adresse, il acheva sa conquête en lui brossant un portrait qui, pour être réussi et ressemblant, n'en était pas moins outrageusement flatté.

Admis de ce moment a l'intimité, ne craignant plus d'être froissé, il devint, lui si réservé d'ordinaire, expansif et causeur.

—Encore ici!... criait-elle.
—Encore ici!... criait-elle.

Même une fois, Mme de Chevauché l'ayant un peu taquiné, il conta l'histoire de sa vie, simplement, comme il l'avait contée à Paul, mais avec plus de détails.

Ce récit était bien fait pour enflammer l'imagination d'une jeune fille, non pas romanesque, l'expression serait exagérée, mais chevaleresque.

Sabine fut émerveillée de cet héroïsme obscur, le seul possible, le seul vrai, à notre époque. Elle fut stupéfiée de l'énergie de cet homme, qui, jeté tout enfant au milieu de la mêlée atroce des intérêts, avait su prendre sa place. Elle admira sa grandeur, son génie, son ambition. Elle vit en lui, et elle voyait bien, cet être supérieur que rêvent les jeunes filles.

Enfin, elle l'aima et elle osa s'avouer qu'elle l'aimait. Et pourquoi non?

Leurs destinées, si dissemblables en apparence, n'étaient-elles pas pareilles en réalité?

Entre un père et une mère qui fuyaient avec une égale horreur le foyer domestique, Sabine était aussi abandonnée qu'André.

Mais alors, leurs journées s'envolaient plus rapides que des secondes.

Oubliés, pour ainsi dire de la terre entière, au fond de ce château perdu, ils étaient libres comme l'air.

Ce n'était certes pas Mme de Chevauché qui les gênait.

Régulièrement, après le déjeuner, la vieille dame priait André de lui lire sa gazette, et régulièrement aussi, entre la vingtième et la trentième ligne, selon que le temps était orageux ou non, elle s'endormait d'un sommeil profond qu'il était défendu, sous les peines les plus sévères, de troubler.

Les deux jeunes gens alors s'échappaient sur la pointe du pied, riants, gais comme des écoliers qui ont trompé la surveillance du maître.

Et ils allaient, au hasard, tantôt marchant à petits pas le long des immenses avenues du parc, à l'ombre des grands chênes, tantôt courant en plein soleil le long des roches rouges du bois de Bivron.

D'autres fois, montant un vieux bateau vermoulu qu'André étanchait tant bien que mal, ils s'aventuraient sur la petite rivière bordée d'iris et de glaïeuls, tout encombrée de cannetée et de nénuphars.

Deux mois s'écoulèrent ainsi, deux mois pleins, enchantés, splendides.

Deux mois du plus pur et du noble amour, pendant lesquels le mot amour ne monta pas une seule fois de leur cœur à leurs lèvres.

Après avoir lutté longtemps contre l'entraînement d'une passion qu'il sentait devoir être sa vie, et à laquelle, cependant, il ne voyait pas d'issue, André avait fini par ne plus vouloir réfléchir.

Il se défendait de songer à l'avenir comme un poitrinaire s'interdit de penser à son mal.

Il pressentait un coup de foudre... mais en l'attendant, chaque soir il remerciait Dieu de lui avoir accordé encore un jour de rémission.

—Non, se disait-il parfois, ce bonheur est trop grand; il ne saurait durer.

Il ne dura pas.

Préoccupé de l'idée de justifier son séjour à Mussidan, André, après avoir achevé ses raccords, s'était imaginé de doter le vieux manoir d'un chef-d'œuvre moderne.

Il avait entrepris de faire jaillir de la pierre de l'antique balcon une guirlande de volubilis et de vigne folle. Chaque jour, alors que tout le monde dormait encore, il avançait sa tâche.

Un matin, il allait se mettre à la besogne, lorsque le vieux valet qui l'avait servi dans les premiers temps vint le prévenir que Mme de Chevauché désirait lui parler.

—Madame m'a ordonné, ajouta le bonhomme, de vous amener tout de suite, tel que vous seriez.

Un pressentiment sinistre, plus aigu que la lame d'un poignard, traversa le cœur du jeune artiste. Il devina, il comprit que c'en était fait de son rêve, et c'est du pas du condamné qu'on traîne à l'échafaud qu'il suivit le domestique.

Au moment d'ouvrir la porte du salon où se trouvait la tante de Sabine:

—Prenez garde à vous, monsieur, recommanda le bon serviteur, madame est dans un état!... Je ne l'ai jamais vue ainsi depuis le jour où défunt notre maître... Enfin, suffit.

Elle était, en effet, dans une effroyable colère, la vieille dame, et, en dépit de son rhumatisme, elle allait de long un large dans le salon, son haut bonnet monté campé de travers, gesticulant, faisant sonner sur le parquet sa canne à bec de corbin.

A la vue d'André, elle s'arrêta soudain, la tête rejetée en arrière, choisissant la plus imposante de ses attitudes.

—Eh bien!... mon garçon, s'écria-t-elle de cette voix bonnasse que tenaient en réserve pour les belles occasions les femmes de l'ancienne aristocratie, tu t'avises, à ce qu'on me rapporte, d'aimer ma nièce et de lui faire la cour?...

Elle le tutoyait, ma foi!... ni plus ni moins qu'un valet de ferme, pensant ainsi lui faire comprendre et la bassesse de sa condition et son audace.

De pâle qu'il était, André devint cramoisi jusqu'à la racine des cheveux.

—Madame!... balbutia-t-il.

—Vertu de ma mère!... interrompit la douairière; vas-tu pas nier, quand tu as sur la face un pouce de fard qui avoue pour toi! Sais-tu qu'il faut que tu sois un drôle bien outrecuidant d'avoir oser élevé tes regards jusques à Mlle Sabine de Mussidan. D'où t'est venue cette impertinence? De mes trop grandes bontés, sans doute? Espérais-tu la séduire ou comptais-tu demander sa main?...

—Je vous jure, madame, sur mon honneur!...

—Sur ton honneur!... Ne croirait-on pas entendre un gentilhomme? Jour de Dieu!... si feu le chevalier de Chevauché était encore de ce monde, il te forait sortir le dernier souffle du corps sous le bâton. Moi, je me contente de te chasser. Ramasse tes outils, mon garçon, et va tailler des pierres ailleurs.

André ne bougeait pas. Il était comme pétrifié. Lui, d'ordinaire si impatient du mépris, il ne remarquait pas l'outrageante façon dont on le traitait.

Il ne voyait qu'une chose, c'est qu'on le chassait, c'est qu'il ne verrait plus Sabine.

Sa mâle énergie ne tint pas contre ce malheur, le plus affreux qu'il pût imaginer, et il éclata en sanglots, comme un enfant.

L'explosion de cette douleur immense était si inattendue, si déchirante chez un tel homme, que la vieille dame en fut bouleversée.

Elle se détourna brusquement et fut plus d'une minute avant de pouvoir reprendre la parole.

—J'ai été dure avec vous, monsieur André, dit-elle enfin,—revenant au vous. J'ai le malheur d'être vive. Ce qui est arrivé est de ma faute, ainsi que me l'a fait sentir M. le curé de Bivron, qui s'est dérangé au petit jour pour venir me prévenir, ce dont je lui rends grâces. Je suis si vieille que j'ai oublié ce qu'est la jeunesse. J'étais seule à ne me douter de rien, quand tout le pays jasait de vous et de ma nièce.

André eut un geste de menace si terrible, que rien qu'en le voyant, les six cents habitants de Bivron eussent pris la fuite, terrifiés.

—Ah! s'écria-t-il, si je tenais les misérables qui ont osé..

—Bon!... interrompit Mme de Chevauché à qui cette vigoureuse indignation ne déplaisait pas, espérez-vous couper toutes les mauvaises langues? Il n'y a point eu de mal, c'est l'essentiel, partez, oubliez ma nièce.

Partez, oubliez!... Autant valait dire à André: Mourez!

—Madame, commença-t-il avec un accent désolé, de grâce, écoutez-moi. Je suis jeune, j'ai du courage!...

Son désespoir avait une telle intensité d'expression, ses regards suppliaient si bien, sa voix était à ce point brisée, que la vieille dame émue, attendrie, sentit une larme chaude glisser le long de sa joue ridée.

—A quoi bon me dire tout cela? fit-elle. Est-ce que Sabine est ma fille? Tout ce que je puis faire, c'est de ne rien dire au père de ma nièce de cette algarade. Jour de ma vie! Si Mussidan se doutait seulement de cela! Allons! en voilà assez, je me sens toute remuée... Je suis capable de n'en pas manger de deux jours.

André sortit, se tenant aux murs. Il lui semblait que le parquet, sous ses pas, oscillait comme le pont d'un navire. Ses idées tourbillonnaient comme la feuille sèche au gré de l'ouragan; il n'y voyait plus.

Mais, dans le grand vestibule qui précède le salon, il sentit qu'on lui prenait la main. Il fit un effort pour ressaisir sa pensée; il parvint à regarder, à voir.

Plus immobile, plus blanche et plus glacée qu'une statue, Sabine était devant lui.

—J'étais là, monsieur André, dit-elle, j'ai tout entendu!

—Oui, balbutia-t-il, c'est fini, on m'a chassé, je pars.

—Où allez-vous?

—Eh!... le sais-je? répondit-il, avec un geste d'horrible résignation, je vais obéir, je sortirai d'ici, et puis... j'irai, je marcherai.

Il sentait la folie envahir son cerveau, il voulut s'éloigner, Sabine le retint.

—Vous désespérez donc? demanda-t-elle.

Il la regarda avec des yeux qui lui firent peur et d'une voix éteinte répondit: Oui.

Jamais Sabine n'avait été si belle. Ses yeux brillaient de la flamme des plus généreuses résolutions, son visage avait une expression sublime.

—Si cependant, reprit-elle, si je vous montrais au loin, dans l'avenir, une espérance... que feriez-vous?

—Ce que je ferais! s'écria André avec une exaltation délirante, tout! oui, tout ce qui humainement est possible à un honnête homme. Qu'on multiplie autour de vous les obstacles, je les renverserai; qu'on m'impose les plus difficiles conditions, je les remplirai. Faut-il une fortune? je la gagnerai; du talent? un nom illustre? je l'aurai.

—Il faut autre chose encore, monsieur André, que vous oubliez: de la patience.

—Mais j'en ai, mademoiselle; j'en aurai! Ne comprenez-vous donc pas qu'avec un mot de vous je puis vivre trois existences, heureux, attendant et espérant!

Mlle de Mussidan, à ces mots, posa une de ses mains sur le bras d'André et leva l'autre vers le ciel qu'elle prenait à témoin.

—Alors, dit-elle, travaillez et espérez, André!... Car, je le jure devant Dieu, je serai votre femme ou je mourrai fille. S'il faut lutter, je lutterai, parce que je vous...

Un bruit terrible, au fond du vestibule, lui coupa la parole.

C'était la vieille dame de Chevauché, qui, de sa canne à bec de corbin, frappait contre la porte de toutes ses forces.

—Encore ici!... criait-elle de sa voix plus éclatante qu'une trompette.

André s'enfuit, éperdu de bonheur, emportant au fond de son âme un de ses espoirs enivrants qui font épuiser, sans une plainte, tous les dégoûts de la réalité.

Que se passa-t-il, après son départ, entre Mme de Chevauché et sa nièce? Les domestiques remarquèrent qu'après une longue conférence elles avaient les yeux fort rouges l'une et l'autre.

Peut-être Sabine réussit-elle à ramener la vieille dame à son parti. Ce qui est sûr, c'est que, lors de sa mort, survenue deux mois plus tard, la douairière laissa tout son bien, deux cent mille livres, à Sabine, directement.

Par un testament très bien fait et inattaquable, elle assurait à la jeune fille les revenus d'abord, puis le capital entier le jour de sa majorité ou de son mariage «conclu avec ou sans l'assentiment de ses parents.»

Cette clause fit même dire à la comtesse de Mussidan:

—Notre pauvre tante perdait un peu la tête sur la fin.

Non, elle ne perdait pas la tête, et Sabine et André le comprenaient bien, lorsqu'ils pleuraient l'excellente femme qui, par ses dispositions dernières, avait voulu venir en aide à leurs amours.

Ils étaient alors à Paris l'un et l'autre, et si André redoublait d'énergie, Sabine tenait toutes ses promesses.

A Paris, Mlle de Mussidan était, s'il est possible, plus libre qu'au fond du Poitou.

Pour contrôler et surveiller ses actions, elle n'avait que sa fidèle Modeste, qui lui eût été dévouée jusqu'au crime, s'il l'eût fallu.

Sabine, à son tour, avait donc permis à André de lui écrire, et elle lui répondait fort exactement.

Plus tard, elle lui accorda quelques entrevues. En dernier lieu, cédant à ses vives instances, elle avait consenti à venir à son atelier, toujours accompagnée de Modeste.

Il est vrai de dire que jamais souveraine visitant des sujets dévoués, que jamais madone menée en procession ne furent l'objet d'une adoration aussi respectueuse que celle qui entourait Sabine dans l'humble logis de l'artiste.

IX

Il avait fallu à Mlle de Mussidan la certitude complète, absolue, d'un respect sans bornes, pour la décider à venir chez André.

Sûre de son empire, elle n'avait rien à redouter.

En pénétrant dans cet humble atelier, tout plein de sa pensée, elle devait se sentir chez elle, comme la vierge dans son sanctuaire, encore parfumé de l'encens de la veille.

Aussi, à la voir si parfaitement simple, si calme, si naturelle, jamais on ne se serait douté qu'elle osait la plus grave, la plus périlleuse démarche que puisse hasarder une jeune fille.

Après avoir donné la main à André, elle dénoua lentement les brides de son chapeau, le retira et le remit à Modeste en disant:

—Suis-je bien ainsi, mon ami?

L'exclamation passionnée de l'artiste à cette demande la fit sourire, et c'est gaîment qu'elle ajouta:

—Je veux dire: Suis-je bien comme je dois être pour mon portrait?

Sabine de Mussidan était belle; mais comparer sa beauté à celle de Rose, comme l'avait fait Paul, eût été une sottise et un blasphème.

Belle d'une beauté grossière et sensuelle, Rose pouvait tout au plus surprendre les sens et allumer les caprices d'un libertin.

La beauté de Sabine était de celles qui empruntent à l'idéal une irrésistible puissance et des séductions presque immatérielles à force d'être profondes.

Rose enchaînait le corps aux boues de la terre; Sabine emportait l'âme vers le ciel.

Pour juger Mlle de Mussidan, ou devait la connaître et, en quelque sorte, être digne d'elle.

Sa chaste beauté n'était pas de celles qui rayonnent et éblouissent. Une expression de placidité résignée, une réserve un peu hautaine en obscurcissaient l'éclat. Elle pouvait passer inaperçue comme un Raphaël oublié sous une couche de poussière, au fond d'une pauvre église de village.

Mais, quand on l'avait remarquée, on ne se lassait plus d'admirer son front impérieux couronné d'un diadème de cheveux noirs, fins et ondes, ses grands yeux profonds et doux, ses lèvres exquises de délicatesse, son teint si transparent qu'on voyait le sang frémir sous la peau.

Elle avait adopté pour son portrait une coiffure depuis longtemps passée de mode, qui lui seyait à merveille, et c'est en songeant à cette coiffure qu'elle avait dit: Suis-je bien?

—Hélas! répondit André, c'est en vous voyant que je reconnais mon impuissance. Il y a une heure, en contemplant mon ouvrage, je me disais: C'est achevé. Je reconnais que je n'ai rien fait.

Il avait écarté le rideau de serge, et le portrait de Sabine apparaissait en pleine lumière.

Ce n'était pas un chef-d'œuvre. André n'avait pas vingt-quatre ans, et avant d'étudier il était obligé de gagner son pain de chaque jour. Mais c'était une de ces compositions qui portent le cachet d'une individualité puissante, et dont les défauts même et les inexpériences ont une saveur d'originalité qui attire et qui charme.

Sabine resta une minute immobile devant la toile, et c'est de l'accent de la plus sincère conviction qu'elle dit:

—Cela est beau!

Le jeune peintre était bien trop découragé pour être sensible à cet éloge.

—C'est ressemblant, dit-il, mais la photographie que vous m'avez donnée est ressemblante aussi. Je n'ai pas su fixer sur la toile un reflet de votre âme. C'est une ébauche vulgaire, je recommencerai, et alors...

D'un geste, Sabine l'interrompit!

—Vous ne recommencerez pas, fit-elle d'une voix douce, mais ferme.

—Pourquoi? demanda-t-il, tout surpris.

—Parce que, mon ami, à moins d'événements graves, ma visite d'aujourd'hui sera la dernière.

Cette réponse foudroya André.

—La dernière!... balbutia-t-il, que vous ai-je fait, ô mon Dieu! pour que vous me punissiez si cruellement?

—Je ne vous punis pas, André, répondit Sabine. Vous avez voulu mon portrait, j'ai cédé à vos instances, je ne m'en repens pas. Écoutons maintenant la voix de la raison. Ne comprenez-vous donc pas, malheureux, que je ne puis continuer à jouer mon honneur de jeune fille qui est le vôtre? Avez-vous songé à ce que dirait le monde, s'il venait à savoir que je viens chez vous, que j'y passe des après-midi?... Répondez.

Il ne répondit pas, il se raidissait contre le coup affreux.

—D'ailleurs, reprit Mlle de Mussidan, à quoi nous avance une toile qu'il faut cacher comme une mauvaise action? Oubliez-vous que de votre succès rapide dépend notre avenir, notre... mariage?

—Oh! non, non, je n'oublie pas.

—Poursuivez donc le succès. Ce n'est pas tout que je dise: «Je n'ai pas fait un choix vulgaire,» il faut que vous le prouviez par vos œuvres.

—Je le prouverai.

—Je le crois, ô mon unique ami! j'en suis sûre. Mais rappelez-vous nos chères conventions d'il y a un an. Je vous ai dit: «Devenez célèbre, et alors venez hardiment demander ma main au comte de Mussidan, mon père. S'il vous la refuse, si mes prières ne le touchent pas, eh bien! en plein midi, je sortirai de l'hôtel à votre bras. Et après un tel éclat...

André était convaincu.

Gandelu, armé d'un candélabre.....
Gandelu, armé d'un candélabre.....

—Vous avez raison! s'écria-t-il. Fou je serais si je sacrifiais tout un avenir de félicités pour un bonheur de quelques jours, si grand qu'il puisse être. Vous entendre d'ailleurs, c'est obéir.

Mlle de Mussidan s'était assise dans le grand fauteuil, André prit place près d'elle, sur un petit escabeau de chêne sculpté.

—Nous voici donc d'accord, fit-elle, avec un bon sourire qui versait des flots d'espérance dans le cœur de son ami, profitons-en un peu pour causer de nos intérêts que nous négligeons, ce me semble, terriblement.

Leurs intérêts!... c'était le succès d'André.

Tout ce que tentait le jeune artiste, tout ce qui lui était proposé, il le disait à son amie, et gravement ils tenaient conseil.

—Eh bien!... commença André, je suis cruellement embarrassé. Avant-hier, le prince Crescenzi, le célèbre amateur, est venu visiter mon atelier. Une de mes esquisses lui a plu, il m'a commandé un tableau qu'il me paiera six mille francs.

—Mais c'est un coup de fortune, cela?

—Oui, malheureusement, il le veut tout de suite. D'un autre côté, Jean Lantier, surchargé de travail, m'offre de me charger de toute l'ornementation d'une maison immense que fait bâtir aux Champs-Élysées un riche entrepreneur, M. Gandelu, je prendrais des ouvriers, et je pourrais gagner là sept ou huit mille francs.

—Où est l'embarras?

—Voilà. J'ai vu déjà deux fois M. Gandelu, il a choisi des cartons, et il veut que je me mette à sa bâtisse la semaine prochaine. Je ne puis accepter les deux choses, il faut choisir.

Sabine se recueillit un instant.

—Moi, dit-elle, je choisirais le tableau.

—Eh!... moi aussi, seulement...

Mlle de Mussidan connaissait assez les affaires de son ami pour deviner les causes de son hésitation.

—Ah! murmura-t-elle, que ne m'aimez-vous assez pour vous rappeler que je suis riche? Nos projets n'iraient-ils pas plus vite si vous consentiez...

André était devenu blême.

—Voulez-vous donc, s'écria-t-il, empoisonner la pensée de notre amour?

Elle soupira, mais elle n'insista pas.

—Choisissons donc, fit-elle, la bâtisse de M. Gandelu.

Cinq heures sonnaient au vieux coucou de l'atelier. Sabine se leva.

—Avant de me retirer, fit-elle, je dois, mon ami, vous instruire d'une contrariété qui me menace. Il est question pour moi d'un mariage avec M. de Breulh-Faverlay.

—Ce millionnaire qui fait courir?

—Précisément. Résister aux désirs de mon père amènerait une explication, et je n'en veux pas. J'ai donc décidé que j'avouerais la vérité à M. de Breulh. Je le connais, c'est un honnête homme; il se retirera. Que pensez-vous de mon idée?

—Hélas! fit André désolé, je pense que si celui-là se retire, un autre se présentera.

—C'est probable... et nous le congédierons pareillement. Ne dois-je pas avoir ma part de difficultés?

Mais ces difficultés épouvantaient le malheureux artiste.

—Quelle vie sera la vôtre, murmura-t-il, quand il vous faudra résister aux obsessions de votre famille!

Elle le regarda fièrement et répondit:

—Est-ce que je doute de vous, André?

Mlle de Mussidan était prête. André voulait aller lui chercher une voiture; elle refusa, disant que Modeste et elle étaient bonnes marcheuses, et que certainement elles trouveraient un fiacre en route.

Comme à son entrée, elle abandonna sa main à André, et enfin elle sortit en disant:

—Je verrai M. de Breulh demain. A demain une lettre.

André était seul. Lorsque Mlle de Mussidan s'était éloignée, il lui avait semblé sentir la vie se retirer de lui.

Mais son abattement ne dura pas. Une triomphante inspiration venait de traverser son cerveau.

—Sabine, se dit-il, est partie à pied, il ne dépend donc que de moi de la voir quelques instants encore. Je puis, sans la compromettre, la suivre de loin...

Dix secondes plus tard, il était dans la rue.

Il faisait nuit, et cependant au bas de la pente de la rue de la Tour-d'Auvergne, il reconnut, il devina plutôt, Sabine et sa femme de chambre.

—C'est encore du bonheur! pensa-t-il, en s'élançant sur leurs traces.

Elles allaient rapidement, mais il eut vite amoindri la distance, et c'est à dix pas en arrière qu'il suivit, comme elles la rue de Laval, puis la rue de Douai.

Il allait, et il admirait la démarche de Sabine, sa distinction, la façon charmante dont elle détournait sa robe au lieu de la relever.

—Et dire, songeait-il, qu'un jour viendra peut-être où j'aurai le droit de sortir avec elle. Je sentirai son bras charmant s'appuyer sur le mien...

Cette seule idée le faisait tressaillir comme le contact d'une pile électrique.

Sabine et Modeste arrivaient alors à la rue Blanche. Elles arrêtèrent un fiacre et y montèrent. La vision s'évanouit.

La voiture était déjà bien loin, qu'André restait encore au coin du trottoir, planté sur ses pieds, regardant de toutes ses forces.

Cependant il ne pouvait demeurer là éternellement.

Il s'était décidé à reprendre lentement le chemin de son atelier, lorsque vers le milieu de la rue de Douai, comme il passait devant une boutique éclairée, il entendit une voix jeune et joyeuse qui l'appelait par son nom.

—Monsieur André! monsieur André!

Il leva la tête, brusquement, comme un homme qu'on éveille, et regarda.

Devant lui, près d'un coupé tout neuf, attelé de deux beaux chevaux, une jeune femme en toilette tapageuse lui faisait des signes d'amitié.

Il eut besoin d'un effort de mémoire pour la reconnaître.

—Je ne me trompe pas, dit-il enfin... Mademoiselle Rose, n'est-ce pas?

Mais derrière lui, presque à son oreille, une voix de fausset éclata, qui le reprit:

—Dites Mme Zora de Chantemille, s'il vous plaît.

André se retourna et se trouva nez à nez avec un jeune monsieur qui venait de donner des ordres au cocher du coupé.

—Ah! fit-il un peu surpris et reculant d'un pas.

—C'est ainsi, appuya le jeune monsieur. Chantemille est le nom de la terre que je donne à madame le lendemain de la mort de papa.

C'est avec une manifeste curiosité que le peintre examina ce donneur de terres.

Veston court, gilet rond, chapeau plat, jambes cagneuses, médaillon énorme pendu à une chaîne d'or, binocle, gants rouges... Il était d'un ridicule achevé.

Quant à la physionomie, en disant: «Un singe!...» Toto-Chupin n'avait pas sensiblement exagéré.

—Bast!... s'écria Rose, que fait le nom!... L'important est que monsieur, qui est de mes amis, dîne avec nous.

Et sans attendre une réponse, brusquement, elle poussa André dans un vestibule brillamment éclairé.

—Eh bien!... disait le jeune monsieur, elle est bonne celle-là! Oui, je la trouve très bonne!... Enfin... Les amis de nos amis sont nos amis.

Tout ahuri de cette attaque imprévue, André se défendait de son mieux mais sans avantage. Jalouse de montrer son pouvoir naissant, Rose était placée devant la porte, et elle répétait:

—Vous dînerez avec nous, je le veux!... je le veux!

Puis comme elle était experte en belles manières, elle prit en même temps la main d'André et celle du jeune monsieur, en disant:

—Monsieur André, je vous présente M. Gaston de Gandelu. M. de Gandelu..., M. André, artiste peintre.

Les deux jeunes gens s'inclinèrent.

—André!... faisait le jeune M. Gaston, j'ai entendu ce nom-là. J'ai vu la figure aussi... Ah! j'y suis, c'est chez papa. N'est-ce pas vous, monsieur, qui devez sculpter sa maison?

—En effet, monsieur.

—Alors, vous êtes des nôtres. Nous pendons une crémaillère, ce soir... Hein! elle est forte celle-là!... Vous savez, plus on est de fous, plus on rit.

André résistait encore.

—Je ne puis, disait-il, j'ai un rendez-vous urgent!...

—Un rendez-vous!... Ah! mais non!... je la connais, celle-là, on ne me la fait pas.

André se taisait, indécis. Il était dans un de ces moments de tristesse morne, où on éprouve le secret désir de se dissiper, d'échapper en quelque sorte à soi-même.

—Au fait, pensa-t-il, pourquoi ne pas accepter! Si les amis de ce jeune homme lui ressemblent, ce sera drôle.

—Allons, s'écria Rose en s'élançant vers l'escalier, voilà qui est dit.

André s'apprêtait à la suivre, mais M. de Gandelu, mystérieusement, le retint par le revers de son pardessus.

—Hein! lui dit-il d'un air ravi, quelle femme!... Et encore, vous ne voyez rien... Attendez que je l'aie formée, je ne vous dis que ça. D'abord moi, pour lancer une femme, je n'ai pas mon pareil. Demandez plutôt à Auguste de chez Riche.

—Cela se voit, fit André le plus sérieusement du monde.

—N'est-ce pas? Moi, d'abord, je suis comme ça, carré, et il faut marcher. Zora... hein! un rude nom, n'est-ce pas? c'est moi qui l'ai choisi. Donc, Zora n'est pas très épatante ce soir, mais laissez faire. Je lui ai tantôt commandé six robes, chez Van Klopen. Oh! mais des robes... Vous connaissez Van Klopen?

—Pas du tout.

—Eh bien!... elle est forte. Quand je dirai ça à Jules, il m'appellera blagueur, vous verrez. Van Klopen, mon bon, est un tailleur pour dames. C'est un Alsacien qui enfonce toutes les couturières. Il vous a un goût, une invention, un chic... Il n'y a que lui pour habiller une femme...

Arrivée à son appartement, Zora-Rose s'impatientait.

—Viendrez-vous, enfin! cria-t-elle.

—Vite, fit Gandelu entraînant André, montons. Quand on la fâche, elle a des crises de nerfs terribles. Elle n'a pas voulu me l'avouer, mais on ne me monte pas le coup, à moi, je connais les femmes...

Rose et Paul n'étaient pas faits pour s'entendre. Ils se ressemblaient trop.

Si la nouvelle dame de Chantemille avait tant insisté pour avoir André à dîner, c'est qu'elle comptait l'éblouir de sa splendeur.

Pour commencer, elle lui montra ses deux domestiques, la cuisinière et la femme de chambre, qui avaient, la dernière surtout, un air!... Puis il fallut qu'André visitât tout l'appartement, on ne lui fit grâce ni d'une pièce ni d'un meuble.

Il dut s'extasier devant l'éternel et horripilant salon bouton d'or à agréments gros bleu. Il fut forcé de palper les étoffes et d'essayer le moelleux des fauteuils.

Gandelu triomphant ouvrait la marche, armé d'un candélabre à huit branches, dont les bougies l'inondaient de leurs larmes. Il faisait remarquer le bon goût de chaque chose, et disait le prix de tout, d'un ton de commissaire-priseur.

En outre, il entremêlait cette visite domiciliaire de réflexions philosophiques.

—Cette pendule, disait-il, c'est cent louis, c'est pour rien. Est-ce drôle que vous connaissiez papa! N'est-ce pas qu'il a une bonne tête?... Cette jardinière, c'est trois cents francs!... c'est donné!... Mais méfiez-vous, il est rat. Ne voudrait-il pas me forcer à travailler? Je la trouve mauvaise. Moi travailler!... Il s'en ferait mourir... N'est-ce pas, que ce n'est pas cher, ce guéridon, vingt louis?... Moi, d'abord, quand il me la fait à la vertu, je me la brise. Un bonhomme qui n'en a pas seulement pour six mois, disent les médecins, il ferait mieux...

Il s'interrompit. On entendait un grand bruit dans l'antichambre.

—Ah! voilà mes invités, fit-il.

Et posant son candélabre sur la table, il sortit précipitamment.

André était émerveillé. Il avait bien ouï parler de ces jeunes messieurs qui font les délices des courses de Vincennes, mais il n'en avait approché aucun.

Son air stupéfait devait flatter Rose.

—Comme vous voyez, fit-elle, j'ai quitté Paul. D'abord, il m'ennuyait, puis il n'avait pas seulement de quoi m'acheter du pain.

—Lui!... Plaisantez-vous? Aujourd'hui même il est venu chez moi et il m'a dit qu'il gagnait douze mille francs par an.

—Dites douze mille mensonges. A moins que... Sait-on ce dont est capable un garçon qui accepte des billets de cinq cents francs de gens qu'il ne connaît pas...

Elle se tut, mais en faisant signe qu'elle en avait encore long à dire.

Le jeune Gandelu introduisait et présentait ses amis.

—Mes enfants, disait il, tout est de chez Potel. Nous allons rire un peu, et après, vous savez... le petit bac de santé.

Les invités valaient l'hôte, et André commençait à se féliciter d'être venu, quand un domestique, en cravate blanche ouvrit les portes du salon et cria:

—Madame la vicomtesse est servie!!!

X

Quand on demande à B. Mascarot ce qu'il faut pour arriver, invariablement il répond:

—De l'activité, encore de l'activité, toujours de l'activité!...

Mais il a sur le commun des hommes à principes, une immense supériorité qui constitue sa force.

Les maximes qu'il professe, il les met en pratique.

C'est pourquoi, le lendemain de son expédition à l'hôtel de Mussidan, dès sept heures et demie du matin, il était à son bureau et travaillait.

Bien que, par suite d'un brouillard assez épais, il fît à peine jour, les clients commençaient à emplir la première salle de l'agence de placement.

Cette clientèle matineuse inquiète peu l'honorable placeur.

Elle se compose surtout de servantes de crêmeries ou de cuisinières qui, nourrissant à forfait les employés des grands magasins, ont avantage à s'approvisionner aux Halles centrales.

Ces pratiques, en général, ne savent rien de ce qui se passe dans les maisons où on les emploie, ou ce qui s'y fait n'offre aucun intérêt.

B. Mascarot les abandonne donc absolument à Beaumarchef, et ne se dérange que s'il survient quelque maître d'hôtel, ou encore un cuisinier de grande maison ce qui arrive parfois.

L'honorable placeur ne s'inquiétait donc pas plus du bruit de la salle voisine, qu'un grand personnage du tumulte des solliciteurs encombrant ses antichambres. Il mettait toute son attention à déchiffrer, à annoter et à classer dans un certain ordre ces petits carrés de papier qui avaient si fort intrigué Paul.

Et telle était sa préoccupation que, pareil à un vase qui déborde, il laissait échapper le trop plein de son cerveau en un monologue bizarre.

—Quelle entreprise! marmottait-il, mais aussi, quel résultat!... Je suis seul, cependant, tout seul, pour porter le faix de cette tâche énorme. Mon dernier mot, personne le sait. Seul, je tiens en mes mains puissantes le bout de tous les fils que depuis vingt ans, avec la patience de l'araignée lissant sa toile, j'attache à mes pantins. Que je fasse un mouvement, tout remue. Qui croirait cela, à me voir? Quand je passe rue Montorgueil, on dit: «C'est Mascarot, placeur pour les deux sexes et autres.» Et on rit, et je laisse rire. Il n'est de puissances solides que les puissances ignorées. Celles qu'on connaît, on les attaque et on les démolit. Personne ne me connaît, moi!

Une fiche plus importante que les autres passait sous ses yeux.

Rapidement, il traça en marge quelques lignes, et, après un silence, il reprit:

—Je puis échouer, c'est incontestable. Il peut se trouver un hardi matin qui rompe une maille de mon filet, les timides s'évaderont par la déchirure, et alors... Cet imbécile de comte de Mussidan ne me demandait-il pas si je connais mon code! Oui, je l'ai étudié, mon code pénal, et je sais que, livre 3, titre II, se trouve un certain article 400, qui semble avoir été rédigé spécialement en vue de mes opérations. Travaux forcés à temps, s'il vous plaît... sans compter que si un magistrat madré me joint avec l'article 305, il s'agit des travaux forcés à perpétuité!...

Sur ces mots, qu'il prononça lentement, comme pour en bien mesurer la portée, un frisson courut le long de son échine; mais ce fut qu'un éclair, car, avec un triomphant sourire, il poursuivit:

—Oui... mais pour envoyer B. Mascarot respirer l'air de Toulon, il faut pincer B. Mascarot, et ce n'est pas précisément l'enfance de l'art. Vienne une alerte sérieuse, et... bonsoir, plus de Mascarot, il disparaît, évanoui, fondu, évaporé!... Peut-on remonter à ces timides joueurs qui sont mes associés. Catenac, l'avare, et Hortebize, l'épicurien? Non, je les ai placés hors de toute atteinte. Inquiéterait-on Croisenois? Jamais. Et il périrait plutôt que de parler. Au fond de tout, on trouverait Beaumarchef, La Caudèle, Toto-Chupin et deux ou trois autres pauvres diables. La belle prise! Ils ne diraient rien, ceux-là, pour cent raisons, dont la première est qu'ils ne savent rien.

Ces raisonnements lui semblaient si péremptoires, qu'il s'oublia jusqu'à rire tout haut.

Puis, d'un geste fier rajustant ses lunettes, il ajouta:

—J'irai droit à mon but, comme un boulet de canon. Ce que je veux, sera. Par Croisenois, j'enlèverai d'un coup quatre millions... j'ai fait mon compte. Paul épousera Flavie... je l'ai juré, et après, pour que Flavie soit heureuse et enviée, elle sera duchesse à trois cent mille livres de rentes...

Ses fiches étaient en ordre.

Il retira d'un tiroir secret de son bureau un petit registre qui ressemblait à un répertoire, avec son alphabet collé le long de la tranche.

Il l'ouvrit, ajouta quelques noms à ceux qui s'y trouvaient déjà et le ressera en disant d'un ton de menace:

Plats, assiettes, verres, bouteilles, tout y a passé.
Plats, assiettes, verres, bouteilles, tout y a passé.

—Vous êtes tous là, mes bons amis, tous, et vous ne vous en doutez guère. Vous êtes tous riches, vous êtes heureux et honorés, vous vous croyez libres... Allons donc! Il est un homme à qui vous appartenez, âme, corps et biens, et cet

homme qui vous tient ainsi, c'est B. Mascarot, le placeur de la rue Montorgueil. Vous êtes bien fiers tous, et pourtant, quand il le voudra, vous serez à ses pieds, vous disputant l'honneur de dénouer ses souliers. Or, il va vouloir, mes petits amis, ce bon papa Mascarot, il trouve qu'il a travaillé assez comme cela, il est las des affaires, il veut se retirer et il lui faut servir quelques petites rentes.

Il se tut, on frappait à la porte.

Du bout du doigt il toucha son timbre, et la vibration n'était pas éteinte, que Beaumarchef parut.

—C'est à n'y pas croire, patron, s'écria dès le seuil l'ancien sous-off... Vous m'avez demandé, n'est-ce pas, de compléter le dossier du jeune M. de Gaudelu.

—Après?

—Eh bien, patron, il se trouve que la cuisinière qu'il a donnée à sa petite dame a été placée par nous. C'est une de nos anciennes pratiques de l'hôtel. Même elle nous devait onze francs, et elle nous les apporte; elle est là, c'est une nommée Marie... Voilà un hasard?

B. Mascarot haussa les épaules.

—Tu n'est qu'un sot, Beaumar, prononça-t-il, de t'extasier ainsi. Je t'ai cependant expliqué ce que c'est au juste que le hasard. C'est un champ comme un autre, plus fertile cependant et plus vaste, et qui n'a d'autre propriétaire que les habiles. Or, voici vingt-cinq ans que je l'ensemence, ce champ; c'est s'il ne me donnait pas de récolte, qu'il faudrait s'étonner.

C'est d'un air pénétré que l'ex-sous-off... écoutait son patron, la bouche béante, comme si par cette ouverture les leçons eussent pu entrer en lui plus facilement pour s'aller loger dans les cases de sa cervelle.

—Qu'est-ce que cette cuisinière? demanda le bon placeur.

—Oh!... patron, rien qu'en la regardant, vous le devinerez. C'est une vieille cliente, et il y a longtemps que l'ai classée dans la catégorie D, vous savez: cuisinières à placer près des demoiselles très lancées.

L'estimable placeur n'écoutait plus, il réfléchissait.

—Va me chercher cette fille, dit-il enfin.

Et pendant que Beaumarchef obéissait, il ajouta, répondant à quelque objection de son esprit:

—Négliger le plus léger renseignement est folie, l'expérience me l'a démontré.

Mais déjà la cuisinière de la catégorie D était devant lui, toute fière d'être introduite dans le sanctuaire de l'agence.

Et certes, il n'était besoin que d'un seul coup d'œil pour comprendre les causes déterminantes de la classification de Beaumarchef.

C'est, du reste, avec cette aménité onctueuse qui a établi sa réputation par tout Paris que B. Mascarot l'accueillit.

—Eh bien! ma fille, lui demanda-t-il, vous avez donc trouvé une place à votre convenance et où vous serez selon vos mérites?

—Ma foi, monsieur, je crois que oui. Je ne connais Mme Zora de Chantemille que d'hier à deux heures...

—Ah!... elle s'appelle Zora de Chantemille.

—C'est-à-dire, vous comprenez, c'est un nom comme ça qu'elle a pris. Mais elle s'est assez disputée à ce sujet avec monsieur. Elle voulait, elle, s'appeler Raphaële, mais monsieur en tenait pour Zora, si bien...

—Zora est fort joli, prononça gravement le placeur.

—Tenez, c'est justement ce que nous avons dit à madame, la femme de chambre et moi. Belle personne, du reste, pas regardante, et qui s'entend à faire danser les écus. Je puis vous garantir que, déjà, à mon su, vu et entendu dire, elle a fait dépenser à monsieur plus de trente mille francs.

—Diable!

—Oh! elle va bien. Et tout à crédit, s'il vous plaît. Monsieur de Gandelu n'a pas le sou, à ce que m'a dit un garçon de chez Potel; mais il paraît que son père ne connaît pas sa fortune. Ainsi, hier, pour la crémaillère, comme ils disaient, il y a eu un dîner, mais un dîner!... Enfin, il coûtait plus de mille francs avec les vins.

Jusque-là, le digne placeur n'apercevait pas l'ombre d'un renseignement à utiliser, et il se disposait à congédier sa cliente, lorsque celle-ci, qui avait deviné son intention, reprit vivement:

—Minute! je ne vous ai encore rien dit.

Certainement, B. Mascarot n'attendait rien de cette fille, mais il est patient, mais il a appris à se contraindre, mais il sait qu'un ambitieux, si haut qu'il soit, ne doit jamais repousser un collaborateur, si intime qu'il puisse être, si inutile qu'il paraisse.

Il se renversa donc sur son fauteuil, et d'un air aussi satisfait que s'il eût été prodigieusement intéressé, il dit:

—Voyons le reste.

—Donc, reprit la cuisinière de Rose-Zora, nous avons eu un grand dîner: huit invités, et madame était la seule femme. Ah! monsieur, quels hommes distingués, et aimables, et spirituels, et bien mis!... Mais c'est encore monsieur qui était le mieux.

—Peste!...

—C'est ainsi. Sur les dix heures ils étaient tous très gris. Alors, savez-vous ce qu'ils ont fait? Ils ont envoyé dire au concierge de veiller à ce que personne ne traversât la cour, parce qu'ils voulaient jeter la vaisselle par la fenêtre. Et ils l'ont jetée. Plats, assiettes, verres, bouteilles, tout y a passé. C'est comme cela dans le grand monde. Les garçons de chez Potel m'ont dit que c'est une mode qui a été apportée à Paris par des princes russes.

L'honorable placeur tracassait terriblement ses lunettes. La résignation la plus héroïque a des bornes.

—Enfin, demanda-t-il, qu'avez-vous remarqué de curieux?

—Voilà!... Parmi tous ces messieurs, il y en avait un qui faisait comme une tache dans la société, un grand brun à l'air mauvais, mal mis, et qui ne disait rien. On aurait juré qu'il se moquait des autres; manant, va!...

—Eh bien?

—Eh bien! Madame n'avait d'amabilités que pour lui. Elle était toujours à lui offrir les meilleures choses: Voulez-vous de ceci, prenez donc de cela, vous ne buvez pas, et patati, et patata... Après le dîner, quand les autres se sont mis à jouer, lui, qui n'avait probablement pas le sou, il est resté à causer avec madame.

—Et vous savez ce qu'ils disaient?

—Naturellement. Ils étaient près de la porte de la chambre à coucher; je suis allée l'entrebailler et j'ai écouté.

—Ce n'est peut-être pas très bien?

—Tant pis!... J'aime à connaître les affaires des gens que je sers. Donc, ils parlaient d'un monsieur que madame a connu autrefois, et qui est l'ami du grand brun, un nommé... attendez donc... un nommé...

Beaumarchef estima que c'était le cas de montrer son excellente mémoire.

—Paul Violaine,... fit-il.

—Précisément, répondit la cuisinière.

Puis l'étonnement lui venant avec la réflexion, elle ajouta:

—Ah ça! mais... comment savez-vous ce nom, vous?

B. Mascarot avait relevé ses lunettes pour lancer à son associé un regard foudroyant.

—Beaumar sait tout, répondit-il négligemment, c'est son état.

L'explication ne satisfit peut-être pas complètement l'estimable cuisinière, mais comme elle tenait à son récit, elle continua:

—Donc, madame racontait que ce n'était qu'un pas grand'chose, qu'il fallait se défier de lui, qu'il était capable de tout, qu'il avait volé douze mille francs...

Le placeur s'était redressé, son attention était devenue très réelle, sa patience était récompensée.

—Avez-vous retenu, demanda-t-il, le nom de ce grand brun?

—Ma foi!... non. Les autres l'appelaient l'artiste.

Ce vague renseignement ne pouvait suffire au méthodique placeur.

—Écoutez, ma fille, commença-t-il d'une voix de miel, voulez-vous me rendre un service signalé?

—A vous, le roi des hommes pour les domestiques!... Faut-il passer dans le feu.

—Non. Il faudrait simplement m'avoir le nom et l'adresse de ce grand brun. Il ressemble tellement, d'après ce que vous me dites, à un artiste qui me doit de l'argent...

—Suffit, vous pouvez compter sur moi.

Elle aspira une large prise et ajouta:

—Aujourd'hui, il faut que je file pour mon déjeuner. Demain ou après-demain, vous aurez votre adresse. Au revoir!...

Elle sortit, et la porte n'était pas refermée sur elle que B. Mascarot ébranla son bureau d'un formidable coup de poing.

—Hortebize, s'écria-t-il, est incomparable pour flairer un danger. Heureusement, j'ai le moyen de supprimer cette drôlesse et le jeune crétin qui voudrait se ruiner pour elle.

Comme toujours, quand le verbe supprimer monte aux lèvres de son patron, l'ex-sous-off tomba en garde: une, deux!... Il ne connaît que cela, lui.

—Dieu! que tu es ridicule avec les gestes, interrompit le doux placeur en haussant les épaules. Va, j'ai mieux que cela. Rose avoue dix-neuf ans, mais elle ment, elle en a bel et bien vingt et un passés. Donc elle est majeure. Le jeune idiot, lui, est mineur encore. De sorte que si le papa Gandelu avait un peu de nerf, eh! eh!... ce serait drôle et moral, tout à la fois; l'article 354 est élastique.

—Vous dites, patron? interrogea Beaumarchef, qui ne comprenait pas.

—Je dis qu'il me faut, avant quarante-huit heures, des détails précis sur le caractère de M. Gaudelu, le père. Je veux savoir aussi quels sont ses rapports avec son fils.

—Bien, je vais mettre La Candèle en campagne.

—De plus, puisque le jeune M. Gaston cherche de l'argent partout, il faut lui faire connaître notre honorable ami Verminet, le directeur de la Société d'escompte mutuel.

—Mais c'est l'affaire de M. Tantaine, ça, patron.

B. Mascarot était trop préoccupé pour entendre.

—Quant à cet autre, murmurait-il, répondant à ses craintes secrètes, quant à ce grand garçon brun, cet artiste, qui me paraît de beaucoup supérieur aux autres comme intelligence, malheur à lui si je le trouve en travers de mon chemin. Quand on me gêne, moi...

Un geste effroyablement significatif compléta sa pensée.

Puis, après un silence, il ajouta:

—Retourne à ta besogne, Beaumar, j'entends du monde.

L'ancien sous-off ne bougea pas, si formel que fut le congé.

—Excusez-moi, patron, dit-il, mais La Candèle est de l'autre côté, qui reçoit. J'ai à vous faire mon rapport.

—C'est juste. Prends un siège et parle.

Cette faveur de parler assis, qui ne lui est pas souvent octroyée, sembla ravir Beaumarchef.

—Hier, commença-t-il, rien de nouveau. Ce matin, je dormais encore, quand on est venu tambouriner à ma porte. Je me lève, j'ouvre, c'était Toto-Chupin.

—Il n'a pas lâché Caroline Schimel, au moins?

—Pas d'une minute, patron. Même, il a réussi à lier conversation avec elle, et ils ont déjà pris un café ensemble.

—Allons, ce n'est pas trop mal.

—Oh! il est assez adroit, ce vaurien de Toto, et, s'il était un peu plus honnête... Enfin, il prétend que si cette fille boit, c'est pour s'étourdir, parce qu'elle se croit toujours poursuivie par des gens qui lui ont fait des menaces horribles. Elle a tellement peur d'être assassinée, qu'elle n'ose loger seule. Elle s'est mise en pension chez des ouvriers honnêtes qui la couchent et la nourrissent, et elle leur fait du bien, car elle a de l'argent...

L'honorable placeur semblait fort contrarié.

—C'est fort gênant, cela, murmura-t-il, on ne peut pas aller lui rendre visite incognito, à cette fille... Cependant, où demeurent les ouvriers qui l'ont recueillie?

—Tout en haut de Montmartre, bien plus haut que le Château-Rouge, rue Mercadet.

—C'est bien, Tantaine avisera. Surtout que Toto ne laisse pas cette folle lui glisser entre les doigts.

—Il n'y a pas de danger, et même il m'a dit qu'il allait s'informer de ses habitudes, de ses relations et de la source de son argent.

L'ex-sous-off s'arrêta tiraillant terriblement ses longues moustaches cirées.

Ce geste prouve si évidemment qu'une idée lui trotte par la cervelle, que son patron lui demanda:

—Qu'y a-t-il encore?

—Il y a, patron, que, si j'osais, je vous dirais de vous défier de Toto-Chupin. J'ai découvert que le garnement chasse pour son compte. Il nous vole et il vend notre marchandise au rabais.

—Rêves-tu?

—Pas du tout. J'ai tiré ce renseignement d'un grand gaillard de mauvaise mine qui est venu demander Chupin en se disant son ami.

Les hommes forts ont toujours été prompts à prendre un parti.

—C'est bien, prononça le placeur. Je vérifierai le fait, et s'il est vrai, nous tendrons a maître Chupin un joli traquenard qui le conduira en correctionnelle.

Cette fois, sur un signe, Beaumarchef se retira, mais il reparut presque aussitôt.

—Patron, dit-il, c'est un domestique de M. Croisenois avec une lettre...

B. Mascarot ne prit pas la peine de dissimuler sa mauvaise humeur.

—Le marquis est diablement pressé, fit-il... N'importe, amène-moi ce domestique.

Ce nouveau venu sentait d'une lieue sa grande maison.

Irréprochable était sa tenue.

Démarche, maintien, port de tête, tout disait en quelle haute estime il se tenait.

Évidemment il visait et outrait le genre anglais.

Un faux col, cruellement empesé, lui sciait les oreilles. Il avait si bien serré sa cravate, que sa figure, écorchée par le rasoir, en était toute congestionnée.

C'était, à coup sûr, un tailleur londonien qui avait, à coups de hache, taillé dans du bois ses vêtement raides.

Il paraissait de bois lui-même et semblait se mouvoir sous l'impulsion de quelque mécanisme habilement dissimulé sous son gilet rouge.

Remuait-il, on était tout surpris de n'entendre pas grincer un rouage.

—Voici, dit-il en tendant une lettre à B. Mascarot, ce que monsieur le marquis m'a chargé de remettre à monsieur.

Tout en prenant le pli, le digne placeur, par dessus ses lunettes, examinait et étudiait ce serviteur modèle.

Il ne le connaissait pas.

Croisenois, l'ingrat, n'avait jamais voulu accepter un serviteur de sa main, trié par lui entre mille sur le volet.

—Il paraît, mon garçon, remarqua-t-il, que ton maître, contrairement à ses habitudes, s'est levé avec l'aurore, aujourd'hui.

Non seulement, le domestique, genre anglais, ne sourit point de l'épigramme, mais il parut vivement choqué.

—Monsieur le marquis, prononça-t-il, me donne par an quinze louis en sus de mes gages pour se passer la fantaisie de me tutoyer. Il est le seul à avoir ce droit.

—Ah!... fit le placeur sur trois tous différents, ah! ah!...

Sa pantomime, en même temps, était des plus expressive.

—Je vous demande un peu, pensa-t-il, où vont se loger la dignité et l'amour-propre! Son maître, si l'idée me prenait de le tutoyer, ne se formaliserait pas, lui!

L'envoyé de M. de Croisenois, son observation faite, revint à sa mission.

—Je pense, reprit-il, que monsieur le marquis dort encore à cette heure. Il a écrit ce billet en rentrant de son cercle.

—Et il y a une réponse?

—Yès, sir.

—En ce cas, attendez.

D'un geste exercé, B. Mascarot fit sauter l'enveloppe et lut:

«Mon cher maître,

«Le bac a des rigueurs... vous devinez le reste, n'est-ce pas? J'ai joué si malheureusement, cette nuit, que j'ai perdu, outre tout mon argent comptant, trois mille francs sur parole. Cette somme doit être chez mon débiteur avant midi. Mon honneur l'exige...»

L'honorable placeur ne se gêna pas pour hausser les épaules.

Puis, entre haut et bas, de façon que le domestique, qu'il épiait du coin de l'œil, pût, selon sa conscience, l'entendre ou non, il murmura:

—Son honneur!... Ma parole, c'est à mourir de rire; son honneur!...

Pas un muscle du visage si bien rasé du serviteur si formaliste ne bougea.

Il restait raide autant qu'un soldat prussien à la parade, semblant ne rien voir, ne rien entendre.

B. Mascarot avait reprit sa lecture:

«...Ai-je tort de compter sur vous pour cette bagatelle? Je pense que non. Je suis même certain que vous m'enverrez cent cinquante ou deux cents louis de plus, car je ne puis rester sans un sou.

«Et pour la grande affaire, quelles nouvelles? C'est les pieds dans le feu que j'attends votre décision.

«Votre dévoué,
«HENRI, marquis de CROISENOIS

—Et voilllà!... grommela le placeur, cinq mille francs, là, hic et nunc! Puie, bon Mascarot, tire de l'argent de ta caisse. On n'est pas plus régence! Méchant noble, va! Si je n'avais pas irrémissiblement besoin du beau nom que t'ont légué tes ancêtres et que tu traînes dans le ruisseau, tu pourrais les chercher tes cinq mille francs!

Le malheur est que Croisenois était une des pièces importantes de la grosse partie de l'aventureux placeur.

—Monsieur m'excusera si je refuse.
—Monsieur m'excusera si je refuse.

Lentement et visiblement à regret, il sortit de la caisse où, la veille, il puisait pour Hortebize, cinq billets de mille francs qu'il tendit à l'envoyé du marquis.

—Monsieur désire-t-il un reçu? demanda le domestique.

—Inutile, la lettre m'en tiendra lieu. Cependant, attendez.

Mascarot, ce ponte prudent et assidu de la banque du hasard, cherchait dans son gousset une pièce de vingt francs.

L'ayant trouvée, il la poussa, de l'air le plus engageant, sur la tablette de son bureau, en disant:

—Prenez ceci, mon ami, pour votre course.

Mais l'autre, au lieu d'avancer la main, recula.

—Monsieur m'excusera si je refuse, dit-il nettement. Quand j'entre dans une maison, j'exige des gages assez élevés pour n'avoir aucunement besoin de pourboires.

Sur cette stoïque réponse, il salua, sérieux et grave comme un quaker, et se retira à pas comptés.

Ma foi! le placeur était désorienté.

Vingt années d'expérience ne lui fournissaient pas le pendant d'une aussi invraisemblable aventure.

—C'est à n'y pas croire, murmurait-il. Où diable Croisenois va-t-il recruter ses gens? Serait-il, par impossible, bien plus fort que je ne l'ai supposé jusqu'ici?

Une inquiétude inexplicable, vague et confuse comme un pressentiment, troublait son assurance habituelle.

—Ou plutôt, continua-t-il, ce gaillard si sûr ne serait-il pas un faux domestique? J'ai tant amassé d'ennemis en ma vie, et de toutes sortes, qu'il doivent maintenant former comme une avalanche. Si habilement que je tienne mes cartes, on peut avoir vu dans mon jeu.

Cette seule pensée le fit frissonner.

Il est de ces parties si périlleuses qu'à l'instant décisif tout devient sujet de méfiance et de crainte.

B. Mascarot en était à ce point d'avoir peur de son ombre.

C'est surtout quand on n'est plus séparé du but que par la longueur du bras que l'anxiété est terrible.

—Non, répondit-il, je suis un fou, et je me mets martel en tête pour des soupçons chimériques. S'il se trouvait un homme habile à ce point de m'avoir pénétré, patient jusque-là d'endosser la livrée de Croisenois pour me surveiller de plus près, cet homme ne serait pas assez simple pour se créer cette originalité qui me l'a fait remarquer.

Il se disait cela, mais il se raisonnait aussi vainement qu'un poltron siffle dans l'obscurité pour dissiper ses terreurs.

Entre tous ses expédients, parmi ses moyens d'investigations, il devait bien s'en trouver un qui lui permit de fouiller dans le passé de ce domestique si susceptible, et il cherchait.

Il se creusait la tête, lorsque Beaumarchef parut de nouveau tout effaré.

—Encore toi! dit durement le placeur; qui t'a appelé? Je ne saurais donc rester tranquille une minute aujourd'hui?

—Patron, c'est que...

—Va-t'en.

Mais le docile sous-off ne recula pas d'une semelle.

—C'est le petit qui est là, insista-t-il.

—Paul?

—Lui-même, patron.

—Comment, à cette heure!... Je ne lui avais donné rendez-vous que pour midi. Lui serait-il survenu quelque aventure?

Il s'interrompit.

La porte que Beaumarchef avait laissé entrebâillée s'ouvrit, livrant passage à Paul Violaine.

En effet, il avait dû lui arriver quelque chose d'extraordinaire.

Il était pâle, défait, ses yeux avaient cette indicible expression d'égarement de l'animal longtemps poursuivi par une meute.

Ses vêtements en désordre, son linge fripé trahissaient une nuit passée à errer au hasard.

—Ah! monsieur, commença-t-il...

D'un geste impérieux, le placeur lui imposa silence.

—Laissez-nous, Beaumar, fit-il, et vous, mon enfant, asseyez-vous.

Paul s'assit, ou plutôt se laissa tomber comme une masse sur un fauteuil.

—Ma vie est finie, murmurait-il, je suis déshonoré, perdu!...

L'estimable directeur de l'agence de placement avait la mine abasourdie d'un homme qui tombe des nues.

Mais cette grande stupéfaction était feinte, un de ses familiers l'eût reconnu au mouvement de ses lunettes bleues, cet indispensable accessoire de son individu, qui, à la longue, faisaient comme partie intégrante de sa personne et semblaient ressentir quelque chose de toutes ses impressions.

Les causes de l'état où il voyait Paul, il les connaissait pour les avoir préparées avec le soin du dramaturge qui, dès le premier acte, apprête les scènes du dénouement.

S'il était surpris, ce ne pouvait être que du résultat prompt et violent de ses combinaisons. Si expérimenté qu'on soit, il est difficile, quand on charge, d'en calculer exactement l'effet.

C'est cependant avec le naturel admirable d'un auditeur bénévole qui s'attend à des émotions, qu'il se tassa dans son fauteuil, en disant:

—Voyons, mon enfant, remettez-vous, ayez confiance en moi, ouvrez-moi votre cœur. Que vous arrive-t-il?

Paul se leva à demi, et c'est du ton le plus tragique, avec un geste désolé, qu'il répondit:

—Rose m'a abandonné.

B. Mascarot leva ses bras au ciel, paraissant le prendre à témoin de l'insigne folie de son protégé.

—Et c'est pour cela, fit-il, que vous dites que votre vie est perdue, à votre âge, lorsque vous ne pouvez même vous douter de toutes les revanches que vous réserve l'avenir!...

—J'aimais Rose, monsieur!

Si comique que fut son emphase, qu'un imperceptible sourire glissa sur les lèvres pâles du placeur.

—Diable!... fit-il.

—Mais ce n'est pas tout, reprit le pauvre garçon, qui faisait, pour retenir ses larmes, les plus héroïques et les plus inutiles efforts, je suis accusé d'un vol infâme.

—Vous? demanda le placeur, qui, en même temps, se disait: Nous y voici donc!...

—Moi, monsieur, et seul au monde, vous pouvez affirmer mon innocence, parce que seul vous savez la vérité.

—La vérité!...

—Oui, par vous je puis être sauvé. Hier, vous avez daigné me témoigner tant de bienveillance, que j'ai songé à vous tout de suite, et que, devançant l'heure que vous m'aviez fixée, je viens vous demander aide et assistance.

—Mais, que puis-je?

—Tout, monsieur. De grâce, permettez que je vous raconte de quelle fatalité je suis victime.

La physionomie de B. Mascarot exprima le plus vif intérêt.

—Parlez, dit-il.

—Hier, monsieur, reprit Paul, peu de temps après vous avoir quitté, j'ai regagné l'hôtel du Pérou. J'arrive, je monte à ma mansarde, et bien en évidence, sur la cheminée, j'aperçois cette lettre de Rose.

Il tendait la lettre en même temps; mais le placeur ne daigna pas la prendre.

—Rose, monsieur, me déclare qu'elle ne m'aime plus et me prie de ne jamais chercher à la revoir. Elle me dit que, lasse de partager ma misère, elle accepte une fortune qui lui est offerte, des diamants, une voiture...

—Cela vous surprend.

—Ah!... monsieur, pouvais-je m'attendre à cette trahison infâme, lorsque la veille encore elle n'avait pas assez de serments pour m'affirmer son amour? Pourquoi mentir? Voulait-elle me rendre sa perte plus cruelle! Partie!... Je suis tombé comme assommé sous le coup. Moi qui arrivais me faisant fête de sa joie quand je lui apprendrais vos promesses!... Pendant plus d'une heure je suis resté dans ma chambre, sans avoir conscience de moi-même, pleurant comme un enfant à cette idée affreuse que je ne la reverrais plus...

C'est avec son attention et sa pénétration habituelles que B. Mascarot étudiait son sujet.

—Toi, pensait-il, mon garçon, tu répands trop de paroles pour que ta douleur soit aussi sincère et surtout aussi profonde que tu dis.

Puis, tout haut, il demanda:

—Mais enfin, ce vol, cette accusation?...

—J'y arrive, monsieur. Le premier étourdissement passé, je résolus de vous obéir, de quitter cet hôtel du Pérou qui, plus que jamais, me faisait horreur.

—A la bonne heure.

—Je descendis donc et j'allai donner congé à madame Loupias et la payer. Ah!... monsieur, quelle honte! Lorsque je lui ai tendu le montant de mes deux quinzaines, c'est-à-dire vingt-deux francs, elle m'a toisé de l'air le plus méprisant en me demandant où j'avais puis cet argent.

B. Mascarot eut quelque peine à dissimuler un mouvement de satisfaction. C'était le succès de sa petite machination que Paul lui annonçait.

—Qu'avez-vous répondu! interrogea-t-il.

—Rien, monsieur, j'étais pétrifié, et les paroles s'arrêtaient dans ma gorge. Loupias s'était approché de sa femme, et tous deux me regardaient en ricanant. Après avoir bien joui de ma confusion, ils m'ont déclaré qu'ils étaient certains que, de concert avec Rose, avais volé M. Tantaine.

—Et vous ne vous êtes pas défendu?

—J'avais perdu l'esprit. Je voyais que tout semblait donner raison à ces gens et cette conviction m'accablait. La veille même, la Loupias avait demandé de l'argent à Rose, qui lui avait répondu que je n'en avais pas et que même je ne savais où m'en procurer. Or, voilà que, du jour au lendemain, on me voyait vêtu d'habits neufs, payant mes dettes, Rose avait disparu, moi-même j'annonçais mon départ.

—Il est certain que toutes ces circonstances devaient frapper vos hôteliers!...

—Pour comble de malheur, c'est chez un épicier qui nous connaît, un certain Mélusin, que Rose était allée changer le billet de 500 francs que nous avait prêté M. Tantaine. C'est ce misérable qui a soulevé l'opinion contre nous. N'a-t-il pas osé dire qu'un agent de police chargé de nous arrêter, s'est présenté chez lui.

Mieux que Paul, B. Mascarot connaissait l'histoire et savait au juste ce qu'avait pu dire Mélusin: cependant il interrompit son protégé.

—Entendons-nous, fit-il, la violence de votre chagrin trouble vos idées, et je ne vous comprends plus bien. Y a-t-il eu, oui ou non, un vol de commis?

—Eh! monsieur, comment vous le dire!... Je n'ai pas revu M. Tantaine, et il n'a pas reparu à l'hôtel du Pérou. On prétend, est-ce vrai? que des valeurs importantes lui ont été enlevées, et que, par suite de ce malheur, il est en prison.

—Pourquoi n'avez-vous pas dit la vérité?

—A quoi bon? Il est prouvé que je ne connaissais pas M. Tantaine, que jamais je ne lui ai adressé la parole. Ou m'aurait ri au nez si j'avais dit: Hier soir, tout à coup, il est entré chez moi, et là, de but en blanc, il m'a offert 500 francs, et je les ai acceptés.

Le digne placeur avait la physionomie sérieuse de l'homme qui cherche la solution d'un difficile problème.

—Il me semble, fit-il enfin, que je comprends tout, et cela tient à la connaissance exacte que j'ai du caractère de Tantaine.

Paul écoutait comme si sa vie eût dépendu d'une parole.

—Tantaine, reprit B. Mascarot, est le plus honnête homme que je sache et le meilleur cœur qui soit au monde, mais il a des lacunes dans le cerveau. Il a été riche autrefois, et sa générosité l'a ruiné. Il est pauvre comme Job, maintenant, et il a, comme autrefois, la passion de rendre service quand même.

—Cependant, monsieur...

—Laissez-moi finir. Le malheur est que dans la petite situation qu'il occupe, et qu'il me doit, il a des fonds en maniement. Saisi de pitié à la vue de votre profonde misère, il a disposé du bien d'autrui comme du sien propre. Mis en demeure de rendre ses comptes le soir même, se trouvant en face d'un déficit, il a perdu la tête et a déclaré qu'on l'avait volé. On est allé aux informations, vous êtes son voisin, on vous a vu de l'argent, dont on ne s'explique pas l'origine, les soupçons se sont portés sur vous.

C'était net, précis, indiscutable. Paul frissonnait, une sueur froide trempait ses cheveux, il se voyait arrêté, jugé, condamné.

—Cependant, ajouta-t-il, M. Tantaine a un billet de moi qui est une preuve de ma bonne foi.

—Pauvre enfant!... croyez-vous donc que, s'il espère se sauver en vous accusant, il laissera voir ce billet?

—Mais vous savez la vérité, vous, monsieur, heureusement!...

Le digne placeur hocha tristement la tête.

—Me croirait-on? répondit-il. La justice est une institution humaine, mon ami, c'est dire qu'elle est sujette à l'erreur. Ayant à choisir entre la vérité et le mensonge, elle ne peut se décider que pour la vraisemblance. Or, dites-moi si toutes les probabilités ne sont pas contre vous?

Cette logique impitoyable devait écraser Paul.

—Je n'ai donc plus qu'à mourir, balbutia-t-il, si je veux échapper au déshonneur.

La combinaison imaginée par l'honorable placeur pour s'emparer de Paul Violaine était d'une simplicité véritablement enfantine, mais il l'avait jugée suffisante et il avait bien jugé.

Paul avait été si complétement étourdi, qu'entre le prêt si extraordinaire d'un billet de 500 francs et l'accusation de vol basée sur le change de ce même billet, il n'avait pas aperçu le trait-d'union qui pourtant sautait aux yeux.

Facile à épouvanter, comme tous ceux qui ne sont pas bien sûr de leur conscience, il avait commencé par fuir et maintenant il venait se livrer pieds et poings liés.

C'était là ce qu'avait voulu, prévu et préparé B. Mascarot.

Le chirurgien qui se décide à une périlleuse opération commence par affaiblir son malade. Avant d'entreprendre sérieusement un sujet, l'ami d'Hortebize s'applique à briser les derniers ressorts de sa volonté. Or, Paul en ce moment, ne s'appartenait plus. Il gisait là, éperdu, anéanti, inerte, ne voyant d'autre issue que le suicide à la plus épouvantable des situations.

Le moment était venu de frapper les derniers coups.

—Voyons, mon enfant, commença le placeur, il ne faut pas vous désespérer ainsi.

Pas de réponse. Paul entendait-il ou non? A coup sûr, il semblait hors d'état de comprendre.

Mais le digne placeur voulait qu'il entendît et comprît. Il allongea le bras et le secoua assez rudement.

—Morbleu!... disait-il, où donc est votre courage? C'est dans les situations difficiles qu'un homme fait ses preuves.

—A quoi bon!... gémit Paul. Ne venez-vous pas de me démontrer que jamais je ne réussirai à établir mon innocence?

Cette faiblesse impatienta terriblement B. Mascarot, mais il dissimula.

—Non, répondit-il, non. J'ai tenu simplement à vous exposer les côtés fâcheux de votre affaire.

—Elle n'en a pas de bons.

—Mais si!... Seulement vous ne m'avez pas laissé finir. J'ai tout mis au pis, mais je dois me tromper. D'abord, l'accusation existe-t-elle réellement? Nous supposons que Tantaine a disposé de fonds à lui confiés. Est-ce démontré? Nous l'imaginons arrêté. L'est-il? Nous admettons qu'il a rejeté la faute sur vous. Est-ce vrai? Avant de jeter le manche après la cognée, que diable! on vérifie.

A mesure que parlait le digne placeur, Paul revenait à lui.

—C'est vrai, murmura-t-il, on peut vérifier.

—Certainement. Sans compter que je pense avoir assez d'influence sur Tantaine pour lui faire confesser la vérité.

Les natures nerveuses comme celles de Paul ont ceci de précieux que si, au moindre souffle du malheur, elles ploient, elles relèvent au plus léger rayon d'espérance.

Paul, qui, la minute d'avant, se jugeait perdu, se vit sauvé.

—Oh! monsieur! s'écria-t-il, me sera-t-il jamais donné de vous prouver l'étendue de ma reconnaissance!

B. Mascarot souriait paternellement.

—Peut-être, répondit-il, peut-être. Et, pour commencer, il faut prendre sur vous d'oublier le passé. Le jour venu, on chasse le souvenir des mauvais rêves de la nuit, n'est-ce pas? Je vous éveille pour une vie nouvelle; soyez un autre homme.

Paul soupira profondément.

—Oublier Rose!... murmura-t-il.

L'honnête placeur fronça le sourcil à ce nom.

—Quoi! s'écria-t-il, vous pensez encore à cette créature! Il est, je le sais, des gens qui se consolent aisément d'être dupés, dont l'amour même redouble à chaque trahison. Si vous êtes de cette pâte facile, serviteur, nous ne nous entendrons jamais. Courez après votre infidèle, jetez-vous à ses pieds, suppliez-la de vous pardonner votre pauvreté.

Sous le fouet de l'ironie, Paul se cabra.

—Je prétends au contraire me venger d'elle! fit-il avec emportement.

—C'est aisé: oubliez-la.

En dépit du ton résolu de Paul, on lisait dans ses yeux une certaine hésitation qui déplut à Mascarot.

—Voyons, reprit-il, vous êtes ambitieux, vous voulez parvenir?

—Oh!... oui, monsieur, oui...

—Regardez à droite, près de la fenêtre, c'est elle.
—Regardez à droite, près de la fenêtre, c'est elle.

—Et vous songez à vous embarrasser d'une femme comme Rose!... Il faut avoir les deux bras libres, mon garçon, si on veut jouer probablement des coudes dans la mêlée. Que diriez-vous d'un coureur qui, ayant des prétentions au prix,

s'attacherait un boulet à la jambe? Vous diriez: Il est fou! Eh bien!... vous êtes ce coureur.

—Je suivrai vos conseils, monsieur, prononça Paul, sans arrière-pensée, cette fois.

—Voilà qui est parler. Croyez-moi, avant longtemps, vous bénirez le ciel d'avoir donné à Rose l'idée et les moyens de vous abandonner. Vous pouvez aller haut et loin!...

Il y a trente ans que B. Mascarot spécule sur les passions humaines et met les faiblesses en coupe réglée. Il connaît les hommes.

Avec dix phrases, il venait de prendre sur Paul une influence décisive.

—Alors, monsieur, commença le jeune homme, cette place de douze mille francs...

—Eh!... il n'y a jamais eu de place, mon ami.

Paul devint extrêmement pâle.

Il se revoyait sans un sou, dans quelque taudis comme celui de l'hôtel du Pérou, et seul cette fois.

—Cependant, monsieur, balbutia-t-il, vous m'aviez fait espérer...

—Quoi! douze mille francs? Rassurez-vous, vous aurez cela et même davantage; mais vous ne me quitterez pas, je me fais vieux, je n'ai pas de famille, vous serez mon fils...

A cette proposition, le front de Paul s'assombrit.

L'idée qu'il serait placeur aussi, lui, qu'il s'enfermerait dans le confessionnal de la pièce d'entrée pour inscrire les offres et les demandes, révoltait sa vanité.

B. Mascarot, qui, par-dessus ses lunettes, épiait ses impressions, vit bien ce qui se passait en lui.

—Et ça n'a pas de pain!... pensait-il. Sot orgueilleux! Ah!... si ce n'était Flavie, si ce n'était l'affaire Champdoce!

Puis, tout haut il reprit:

—N'allez pas croire, mon cher enfant, que je veuille vous condamner au rude et obscur métier de placeur. Non. J'ai sur vous d'autres vues plus digues de vos mérites.

Paul respira.

—Pourquoi ne pas vous dire la vérité? poursuivit Mascarot. Vous m'avez plu, et je me suis promis de réaliser tous vos rêves d'ambition. Pour parvenir, vous avez tout... sauf cependant ce qui manquera toujours aux jeunes gens, la prudence et la constance de volonté. Eh bien!... je serai, moi, votre volonté et votre prudence.

Il s'arrêta un moment comme pour donner plus de poids à ses paroles, et bientôt reprit:

—Tenez, je pensais à vous hier, et je bâtissais dans ma tête l'édifice de votre avenir. Il est pauvre, me disais-je, et à son âge, avec ses idées, c'est cruel. Mais pourquoi n'épouserait-il pas une de ces héritières qui apportent un million dans leur tablier à l'homme qui a su toucher leur cœur?

—Hélas!...

—Comment, hélas!... Penseriez-vous encore à Rose?

—Oh! non, certes, non!... je voulais dire...

—Si je vous parle d'héritière, c'est que j'en connais une, et si je le voulais bien, si mon ami le docteur Hortebize s'en mêlait.. Rose est jolie, mais elle est presque aussi jolie que Rose, et, de plus, elle est bien née, elle est sage, elle est spirituelle... Elle a de grandes relations, et si son mari était un artiste de talent, un poète, un compositeur, il pourrait prétendre à tout.

Paul était devenu plus rouge que le feu; tout cela, il l'avait rêvé, autrefois.

—Bien plus, disait le placeur, songeant à votre naissance illégitime, je poursuivais le plus magnifique roman. Avant 93, tout bâtard, vous le savez, était tenu pour gentilhomme. Connaissez-vous votre père? Non. Qui vous dit qu'il ne porte pas un des grands noms de France et qu'il n'a pas, pour rehausser l'éclat de son écusson, 500,000 livres de rentes? Peut-être, en ce moment, vous fait-il rechercher pour vous donner sa fortune et son nom. Cela vous plairait-il d'être duc?

—Monsieur, balbutia Paul, monsieur...

B. Mascarot éclata de rire.

—Nous n'en sommes encore qu'aux suppositions, fit-il.

Le jeune homme ne savait que penser.

—Enfin, monsieur, demanda-t-il, qu'exigez-vous de moi?

Le placeur redevint sérieux.

—J'exige l'obéissance, répondit-il. Une obéissance passive, absolue, immédiate, sans réflexions, sans examen.

—J'obéirai, monsieur, mais, de grâce, ne vous jouez-vous pas de moi?

Au lieu de répondre, B. Mascarot sonna Beaumar, qui parut.

—Je te laisse seul, dit-il, je vais chez Van Klopen.

Puis se retournant vers Paul:

—Je ne plaisante jamais, lui dit-il, et aujourd'hui même vous en aurez la preuve. Nous allons aller déjeuner ensemble au restaurant; j'ai à causer avec vous, et après...

Il s'arrêta pour jouir de la surprise de Paul, et ajouta:

—Après, je vous montrerai la jeune fille que je vous destine: il faut bien que je sache si elle vous plaît.

XI

Ce n'est pas sans mille bonnes raisons que le jeune M. Gaston de Gandelu, ce miroir de la nouvelle chevalerie parisienne, s'était récrié, lorsqu'il avait découvert qu'André, un peintre de genre, ignorait jusqu'à l'existence du sieur Van Klopen.

Ce surprenant industriel jouit, on peut le dire, d'une renommée européenne.

Pour s'en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur ses factures, illustrées de médailles conquises à toutes les expositions.

On lit d'un côté: Breveté de S. M. C. la reine d'Espagne, et de l'autre: Fournisseur des cours du Nord.

Mais Van Klopen n'est pas Alsacien, ainsi que le disait l'intelligent Gandelu, lequel estime, probablement, que l'Allemagne est un arrondissement de l'Alsace; Van Klopen est bel et bien Hollandais.

Vers 1850, cet homme intelligent, établi tailleur au centre de sa ville natale, coupait dans des draps achetés à crédit ces vastes habits et ces redingotes monumentales qui prêtent aux bourgmestres de Rotterdam une dignité si particulière.

Le métier ne lui réussit pas.

Déclaré en faillite après des opérations troubles, il fut forcé de fermer boutique et de fuir pour échapper à la rancune de ses créanciers.

A Paris, ce centre fiévreux de toutes les concurrences, il semblait destiné à mourir de faim. Point.

On le vit, un matin, louer, rue de Grammont, un appartement de 26,000 francs par an, écrire fièrement sur deux plaques de marbre, de chaque côté de la porte:

VAN KLOPEN

Tailleur pour Dames

Puis, dans ses réclames, répandues à profusion, il se déclarait le «régénérateur des modes», et se décernait le titre «d'arbitre souverain des élégances féminines» et de «couturier des reines».

Quel audacieux avait déposé le germe de ces idées au fond de la cervelle de l'épais Hollandais? Quels capitalistes lui fournissaient les fonds? Il ne l'a jamais dit.

Le fait est que, pour commencer, la tentative eut peu de succès.

Un mois durant, Paris se tint les côtes en songeant aux bouffonnes prétentions du «Régénérateur de Rotterdam».

Lui laissait rire, courbant la tête sous l'orage des quolibets.

Il avait grandement raison.

Ses prospectus multipliés venaient de lui amener les deux clientes qui devaient sonner les premières fanfares de sa gloire.

L'une était une fort grand dame, plus aventureuse et plus excentrique encore que noble, la duchesse de Sairmeuse.

L'autre n'était rien moins qu'une illustration du demi-monde, la belle Jenny Fancy, que protégeait alors le comte de Trémorel.

Il est certain qu'il composa pour elles des toilettes qui s'éloignaient prodigieusement de tout ce qu'on avait fait ou rêvé jusqu'alors.

De ce moment, il était lancé. Le succès lui arriva comme il arrive à Paris: foudroyant. Et pour comble, le chœur immense des femmes de chambre qui semblaient s'être donné le mot, chantait ses louanges...

Aujourd'hui, la réputation de Van Klopen peut braver toutes les concurrences, défier toutes les tentatives.

Il en est réduit à refuser des commandes.

—J'aime à choisir mon monde, dit-il, à trier mes pratiques.

Et il choisit, et il trie!... Monsieur a ses caprices.

C'est pourquoi les plus nobles et les plus riches briguent l'honneur d'être habillées par lui.

Les plus fières ne rougissent pas de le voir scruter les mystères de leur taille. Elles lui confient des secrets qu'elles n'avouent pas à leur mari. Elles supportent très bien que ses larges et grosses mains se promènent sur leurs épaules pour en prendre la mesure.

C'est la mode!...

Ses salons sont comme un terrain neutre où se rencontrent, se confondent, se mêlent, se provoquent du regard les femmes de tous les mondes.

Peut-être est-ce un des éléments de la vogue.

Mme la duchesse de R... n'est pas fâchée de voir de près la célèbre Bischy, pour qui le baron de N... s'est brûlé le peu de cervelle qu'il avait. Peut-être, en prenant son tailleur, espère-t-elle prendre quelque chose de ses séductions.

De son côté, Mlle Diamant qui gagne, c'est connu, cent écus par an aux Délassements, éprouve une délicate jouissance à écraser, par les splendeurs de ses commandes, les grandes dames dont sa victoria croise les équipages autour du lac.

Entre ces clientes si diverses, l'adroit Van Klopen tient égale la balance de ses faveurs. Aussi est-il le plus choyé, le plus adoré des hommes.

Que de fois il a entendu de belles bouches dédaigneuses lui dire:

—D'abord, mon petit Klopen, si je n'ai pas ma robe pour mardi, je me meurs!...

L'hiver, les soirs de grandes fêtes, les équipages font queue dans sa rue.

Entre neuf heures et minuit, deux cents femmes prennent d'assaut sa maison, jalouses de se faire attacher la dernière épingle de la main du maître, ambitieuses de son sourire approbateur.

Lui, grave, froid, impassible, le cigare aux dents quelquefois,—tout lui est permis,—il regarde défiler le brillant escadron. Il est sobre d'éloges. Il sait qu'un «très bien» de sa bouche enivre l'élue et désole vingt rivales.

Mais il a su s'attacher sa clientèle par des liens moins fragiles que ceux de la vanité.

Quand il a pris ses renseignements, si on lui offre des garanties sérieuses, il fait crédit.

Oui, il donne à crédit non seulement ses façons, mais encore les étoffes. Au besoin, il ferait entendre raison à des fournisseurs récalcitrants; à la rigueur, il prête de l'argent.

Aussi, en ces jours de sarabande furieuse de l'anse du panier conjugal, le tailleur pour dames est la terreur des maris.

Honnêtes maris! Ils dorment sur les deux oreilles, ils admirent l'ordre, l'économie, le savoir faire de leur femme, et, tout à coup, atroce réveil, le flegmatique Hollandais apparaît une facture de 20,000 francs à la main.

Que faire? Payer.

Oui, payer ou plaider, car il plaide, Van Klopen. N'a-t-il pas fait, à la même audience, comparaître la brillante marquise de Reversay et l'aventureuse Chinchette, celle-là, précisément, qui périt si misérablement il y a trois mois!...

La marchande à la toilette, qui exploite les misères des filles, reculerait devant les manœuvres de cet usurier de la soie et du velours.

Malheur donc à la femme qui se laisse prendre au piège du crédit qu'il tend. La femme qui lui doit mille écus est perdue, car elle ne peut dire jusqu'où elle descendra pour chercher de l'argent quand on lui en réclamera.

Pourtant, on trouve bien des noms honorables sur ses livres!...

Est-il surprenant que tant de prospérités aient tourné la tête de Van Klopen? Le contraire serait incroyable.

Il est donc gras, rose, impudent, vaniteux, cynique!... Ses flatteuses vont jusqu'à dire qu'il a de l'esprit.

Tel est, aussi exactement que possible, l'homme chez lequel B. Mascarot et son protégé Paul Violaine se rendaient après un long déjeuner chez Philippe.

La tenue de la maison de Van Klopen mérite une mention. Un tapis superbe, posé à ses frais, habille l'escalier jusqu'au premier étage qu'il occupe.

Dans l'antichambre, très vaste, deux chasseurs en grande livrée, reluisants d'or, étaient assis près des bouches du calorifère.

A la vue de B. Mascarot, ils se levèrent respectueusement, et l'un d'eux s'empressa d'éviter au placeur la peine d'une question.

—M. Van Klopen travaille en ce moment avec Mme la princesse Korasof, dit-il; mais dès qu'il va savoir que monsieur le demande, il se dérangera. Monsieur veut-il prendre la peine de passer dans les appartements particuliers de monsieur?...

Le beau chasseur se mettait déjà en mouvement; B. Mascarot l'arrêta.

—Nous ne sommes pas pressés, dit-il, nous attendrons dans le grand salon avec les clients. Y a-t-il beaucoup de monde?

—Une douzaine de dames au moins, les bals donnent...

—Très bien, cela me distraira.

Aussitôt, sans attendre la réplique du chasseur, B. Mascarot tourna le bouton de cristal d'une porte à deux battants et poussa Paul dans la vaste pièce que le facétieux Van Klopen appelle sa «salle des Pas-Perdus.»

Ce salon, superbement décoré, doré, ornementé, peinturluré, est d'un goût exécrable; mais il surprend par une particularité bizarre.

Le papier des murs disparaît entièrement sous une prodigieuse quantité de petites aquarelles représentant des femmes en toilettes variées.

Chaque tableau a sa légende, et si on s'approche, on lit avec les noms en toutes lettres:

Robe de Mlle de C..., pour un dîner à l'ambassade russe;

Garnitures de la marquise de V..., pour un bal à l'Hôtel-de-Ville;

Costume d'eaux de Mlle H... de R...

Péplum de Mlle S...

C'est le tailleur lui-même qui a imaginé ce moyen de léguer ces conceptions à la postérité.

Tel qu'il est, ce salon surprit si bien Paul par sa magnificence, que, décontenancé, ébloui, il restait sur le seuil, n'osant avancer, n'apercevant pas de siège où s'asseoir.

Mais B. Mascarot a du sang-froid pour deux.

Saisissant son protégé par le bras, il l'attira près de lui sur un canapé en murmurant à son oreille:

—De la tenue, morbleu! l'héritière est là!

L'entrée de B. Mascarot et de son protégé, dans la «salle des Pas-Perdus» de l'illustre Van Klopen, avait presque fait scandale.

Il est si rare qu'un homme ose pénétrer dans ce sanctuaire des élégances, que toutes les belles dames qui attendaient patiemment le bon plaisir du roi des couturiers furent stupéfaites et comme saisies de la témérité de ces intrus.

L'impression était peut-être augmentée par la surprenante beauté de Paul, cet adolescent aux yeux tremblants, plus timide et plus rougissant qu'une vierge.

Les conversations avaient cessé comme par enchantement, et sous le feu d'une douzaine de paires d'yeux, sentant ses joues brûlantes, Paul perdait contenance, tourmentait son chapeau comme un paysan devant un tribunal, et n'osait lever la tête.

Cette confusion ne pouvait convenir à l'honorable placeur.

Il avait amené son protégé pour voir: il voulait qu'il regardât.

C'est qu'il n'était pas intimidé, lui, par cette imposante assemblée.

Dès en entrant, il avait salué à la ronde avec les grâces surannées d'un mirliflor de 1820, et maintenant, sur son canapé, il semblait aussi à l'aise qu'à son agence, au milieu de ses cordons bleus.

L'imperturbable assurance de B. Mascarot tient, c'est lui qui l'avoue, à son mépris profond de l'humanité et à ses lunettes.

Si on savait au juste quels services peuvent rendre ces verres de couleur derrière lesquels s'abritent et se cachent toutes les impressions, l'univers entier chausserait des lunettes bleues.

Cependant le bon placeur voulut laisser à son protégé quelques minutes pour se remettre et aussi pour s'habituer à l'atmosphère tiède et trop chargée de parfums du salon.

Mais, à la longue, voyant que Paul s'obstinait à rester le nez dans son gilet, légèrement, du coude, il lui poussa le bras.

—C'est donc la première fois, lui dit-il à l'oreille, que vous voyez des femmes en grande toilette? Avez-vous peur?

Paul fit un effort pour se redresser.

—Regardez à droite, murmurait Mascarot, entre le piano et la fenêtre... c'est elle!

Près de la fenêtre, à côté de sa femme de chambre, était assise une toute jeune fille qui paraissait avoir dix-huit ans à peine.

Elle n'était pas aussi jolie que l'avait annoncé l'estimable placeur, mais sa beauté avait quelque chose de vif, d'étrange, d'inquiétant, même pour l'observateur.

Elle était petite, mignonne, frêle en apparence et très brune.

Elle se tordait les mains, elle sanglotait, elle était
presque à genoux.
Elle se tordait les mains, elle sanglotait, elle était presque à genoux.

Ses traits manquaient de régularité, mais ses cheveux noirs et lumineux semblaient lancer des gerbes d'étincelles; ses yeux, d'un bleu sombre, avaient d'irrésistibles langueurs. La pourpre de ses lèvres un peu charnues affirmait les

ardeurs du sang qui y affluait, aussi sûrement que son front bombé trahissait une opiniâtreté exagérée jusqu'à l'absurde.

Tout, en elle, respirait la passion, ou plutôt elle paraissait être la passion même.

Il fallut à Paul un appel énergique à sa volonté pour prendre sur lui de la regarder.

Cependant, il osa: leurs yeux se rencontrèrent, et tous deux en même temps tressaillirent comme au choc de la même batterie électrique.

Paul demeura immobile fasciné. Quant à la jeune fille, si violente fut son émotion, qu'elle se détourna brusquement, craignant d'être remarquée.

Mais personne ne songeait à observer.

La conversation avait repris son cours, et toutes les clientes du célèbre Van Klopen écoutaient avec une religieuse admiration une jeune dame aux airs évaporés qui décrivait une de ses dernières toilettes de bois.

—C'était renversant, disait-elle, et il n'y a que Klopen pour des créations pareilles. Toutes ces demoiselles à calèches à huit ressorts étaient furieuses. Je tiens du marquis de Croisenois que Jenny Fancy en pleurait de rage. Imaginez trois jupes vertes, de nuances différentes, découpées et étagées...

L'excellent Mascarot ne s'intéressait pas à la description.

Il avait épié et il avait vu.

Le frémissement des deux jeunes gens fit monter un sourire à ses lèvres flétries.

—Eh bien? demanda-t-il à son protégé.

Paul eut quelque peine à étouffer une exclamation d'admiration.

—Adorable! murmura-t-il.

—Et millionnaire!... insista le placeur.

—Elle n'aurait pas un sou qu'on serait encore fou d'elle.

B. Mascarot toussa et éprouva le besoin de rajuster ses lunettes.

—Maintenant, pensa-t-il, je te tiens, mon garçon! Que ton émotion soit feinte ou réelle, que tu adores la femme ou la dot, peu importe; tu passeras partout où je voudrai.

Sur cette paternelle réflexion, il se pencha de nouveau vers son protégé.

—Voulez-vous savoir son nom? souffla-t-il.

—Oh! dites, je vous en prie.

—Flavie.

Paul était en extase. Il osait maintenant regarder la jeune fille, elle s'était un peu détournée et il pensait, oubliant le jeu des glaces, qu'elle ne pouvait le voir.

La jeune dame ne tarissait toujours pas.

—C'est navrant! disait-elle, ce qui arrive à cette pauvre comtesse de Luxé qui est un ange. Oui, mesdames, elle mettait des tirettes à ses jupes et faisait teindre ses robes. Elle économisait. Quelle duperie! Pendant ce temps, M. de Luxé faisait des folies pour une demoiselle des Bouffes. En apprenant cela, elle a failli mourir de douleur, et moi, j'ai juré que si mon mari est jamais ruiné, ce sera par moi et non par une autre.

Elle s'interrompit.

La porte du fond s'ouvrait avec fracas, et Van Klopen, en personne, apparaissait dans sa gloire.

Il a cinq pieds et demi; il est large plus qu'à proportion; sa face rouge tient registre des petits verres qu'il boit; il a l'œil insolent, la voix doucereuse et le pur accent de Rotterdam.

Comme toujours, il portait un coin de feu de velours grenat, avec jabot et manchettes de dentelles. Un énorme diamant étincelait à son doigt.

—De laquelle de ces dames est-ce le tour? demanda-t-il.

C'était le tour de la dame évaporée; elle se levait déjà, lorsque le grand couturier l'arrêta d'un geste.

Il venait d'apercevoir B. Mascarot, et s'avançait vers lui avec un empressement marqué.

—Comment, c'est vous, cher monsieur, qui êtes là, disait-il, on vous a fait attendre, oh!... que d'excuses!...

Il y eut un murmure dans l'assemblée, mais si léger, si léger!...

—De grâce, prenez la peine de passer dans mon cabinet, poursuivait Van Klopen; monsieur est avec vous? très bien; passez, messieurs, passez...

Il entraînait, tout en parlant, B. Mascarot et son protégé; il les poussait devant lui.

Il allait se retirer sans une excuse, quand une des clientes bondit jusqu'à lui et le poussa presque de force dans le corridor, tirant la porte après elle.

—Monsieur, disait-elle, au nom du ciel, un mot.

Van Klopen la toisa d'un air ennuyé.

—Qu'y a-t-il encore? demanda-t-il.

—Monsieur, c'est demain l'échéance du billet de 3,000 francs que je vous ai souscrit.

—C'est fort possible.

—Eh bien! je n'ai pas d'argent pour le payer.

—Ni moi non plus.

—Je viens pourtant vous conjurer de me le renouveler, à deux mois, monsieur, à un mois même, aux conditions que vous voudrez...

Le tailleur pour dames haussa les épaules.

—Dans deux moi, fit-il, vous serez encore moins en mesure qu'aujourd'hui. Si le billet n'est pas acquitté demain, on poursuivra...

—Mon Dieu!... mais alors mon mari saura...

—J'y compte bien, et je sais qu'il paira.

La malheureuse femme était glacée d'effroi.

—Oui, dit-elle, mon mari paiera, mais je suis perdue, moi.

—Je n'y puis rien, j'ai des associés...

—Oh!... ne me dites pas cela, monsieur, je vous en supplie... sauvez-moi. Mon mari a déjà payé mes dettes trois fois, et il m'a juré... s'il ne s'agissait que de moi!... Mais j'ai des enfants, mon mari est capable dans sa colère de me les retirer... Par pitié!... monsieur, mon bon monsieur Van Klopen...

Elle se tordait les mains, elle sanglotait, elle était presque à genoux.

L'illustre couturier restait de glace.

—Quand on est mère de famille, prononça-t-il, on prend une couturière à la journée, il y en a qui bâtissent des robes charmantes.

Elle essaya pourtant encore de le toucher, elle lui avait pris les mains, pour un mot elle les eût portées à ses lèvres.

—Monsieur, si vous saviez... je n'oserai jamais rentrer chez moi... je n'aurai pas le courage d'avouer à mon mari...

Van Klopen eut un ricanement d'un épouvantable cynisme.

—Eh bien! dit-il, si votre mari vous fait peur, adressez-vous à un autre!...

Et se dégageant brutalement, abandonnant la malheureuse dans le couloir, il rentra dans son cabinet où l'attendaient Paul et Mascarot.

Il était vraiment mécontent, l'arbitre des élégances, et la preuve c'est qu'il ferma la porte de son cabinet avec une violence éloignée de son caractère et de ses habitudes. Les véritables puissances sont calmes et sereines.

—Avez-vous entendu, dit-il à Mascarot, cette scène pitoyable? Il m'en arrive comme cela de temps à autre, et ce n'est pas gai.

Il s'interrompit, parce qu'il sentait à la main un léger chatouillement; il l'examina curieusement et l'essuya en disant avec un rire épais:

—Tiens!... elle m'a pleuré sur la main!...

Paul était franchement révolté.

La première inspiration de son cœur était encore bonne. S'il eût eu trois mille francs, il les eût portés à cette pauvre femme, dont on entendait encore dans le couloir les gémissements étouffés.

—C'est épouvantable!... fit-il.

L'exclamation sembla scandaliser Van Klopen.

—Ah!... dit-il, avec un intraduisible cynisme d'expressions, monsieur donne dans les crises de nerfs!... Si monsieur était à ma place, il saurait promptement ce que cela vaut au juste. C'est mon argent, après tout, et celui de mes associés que je défends. Vous ne savez donc pas que toutes ces farceuses que j'habille sont comme folles de vanité et enragées de toilettes. Père, mère, mari, elles donneraient tout, avec les enfants par-dessus le marché, pour se faire ouvrir un compte. Vous ne pouvez savoir ce dont une femme est capable pour se procurer la robe qui fera crever une rivale de dépit... Ce n'est jamais qu'au moment de régler qu'elles songent à la famille...

—Cependant, vous savez qu'avec celle-ci, vous ne perdrez rien; son mari...

—Ah! oui, les maris, s'écria Van Klopen, qui s'animait à la discussion, parlons-en. Il me font encore mourir de rire, ceux-là. Apporte-t-on des robes? Ils vous reçoivent avec toutes sortes de politesses, car ils aiment les belles étoffes, eux aussi, qui leur font honneur. Quand on présente la facture, c'est une autre paire de manches. Ils roulent des yeux terribles et parlent de vous faire jeter à la porte...

De la meilleure foi du monde, Paul s'imaginait plaider la cause de la pauvre débitrice.

—Les maris sont souvent trompés, objecta-t-il.

—Laissez-moi donc!... Ils savent; et dans tous les cas, leur métier est de s'informer. Mais non... ils font les ignorants, c'est plus commode. Quand ils ont donné cent louis par mois, ils se croient quittes et regardent défiler à la douzaine des toilettes à faire cabrer des chevaux de fiacre. S'ils ne se disent pas que leurs femmes les achètent à crédit, où pensent-ils donc qu'elles les prennent?... Mais, non, on s'entend. Madame commence par se faire ouvrir un compte, et Monsieur, après, discute le total et demande des réductions. Je connais ce jeu!...

Le grand couturier paraissait si fort en colère que B. Mascarot jugea son intervention nécessaire.

—Vous avez peut-être été un peu dur, dit-il.

Van Klopen lui jeta un coup d'œil d'intelligence.

—Bah!... répondit-il, demain je serai payé, je sais bien par qui et comment, et j'aurai une autre commande. Pour agir comme je l'ai fait, j'avais mes raisons...

Ces raisons n'étaient peut-être pas fort honnêtes, car il n'osa les dire tout haut.

Il entraîna l'honorable placeur dans l'embrasure d'une fenêtre, et là, tous deux, ils se mirent à causer très bas, riant abondamment comme au récit d'un bon tour.

N'entendant pas un traître mot, Paul se mit à examiner ce que Van Klopen appelle son «cabinet de consultations».

On n'y voyait rien de ce qu'il faut pour écrire, mais bien quantité de mètres, de ciseaux, des règles, puis des monceaux d'échantillons, des masses de croquis de toilette; enfin, dans le fond, six mannequins supportaient les patrons en papier des nouvelles créations du tailleur pour dames.

Paul n'avait pas eu le temps de tout inventorier que déjà les deux amis, il les jugeait tels, étaient de retour au coin du foyer.

—Nous perdons notre temps, prononça B. Mascarot; j'aurais cependant bien voulu jeter un coup d'œil sur nos livres, mais il y a tant de monde dans le salon.

—Et cela vous arrête, fit insoucieusement le couturier; attendez une minute.

Il sortit sur ces mots, et presque aussitôt on entendit sa grosse voix douceâtre.

—Désolé, mesdames, disait-il, désespéré, parole d'honneur, mais je suis en conférence avec un marchand de tissus, vous comprenez, c'est pour vous, en somme, ce sera peut-être long...

—Nous attendrons, répondit le chœur intrépide des clientes...

Van Klopen reparut, étincelant de fierté:

—Ce n'est pas plus malin que ça, prononça-t-il, elles resteront là jusqu'à la nuit pour attendre leur petit Klopen. Pauvres chattes!... Voilà les clients de Paris. Courez après eux, épuisez-vous en gracieusetés... ils se sauvent comme des lièvres. Au contraire, moquez-vous d'eux, recevez-les mal, ils affluent. Si jamais la vogue me quitte, je ferme ma boutique, j'écris dessus: «Le public n'entre pas ici», et le lendemain la foule aura défoncé mes portes.

B. Mascarot daigna approuver de la tête, pendant que le tailleur pour dames tirait d'un chiffonnier un gros registre.

—Les affaires n'ont jamais été mieux, reprit Van Klopen; à vrai dire, nous sommes en pleine saison. Depuis neuf jours que vous n'êtes venu, nous avons pour 87,000 francs de commandes.

—C'est superbe! Mais laissons le courant pour les affaires douteuses, je suis pressé.

L'arbitre des élégances feuilletait son registre.

—Voici, dit-il. Du 4 février, Mlle Virginie Cluche demande cinq toilettes de théâtre et de soirée, deux dominos, trois costumes de ville.

—C'est beaucoup.

—Aussi ai-je demandé à me consulter. Elle ne doit qu'une misère: 1,800 francs.

—C'est déjà trop, si, comme on l'a dit, son protecteur est ruiné. Ne refuse pas, mais ne faites rien jusqu'à nouvel ordre.

Pour toute réponse, Van Klopen traça en marge de son registre un signe cabalistique, traduction mystérieuse des volontés du placeur.

—Du 6, même mois, commande importante de la comtesse de Mussidan, pour elle. Une robe sans garniture pour sa fille. Son compte est des plus élevés; le comte ne paie pas, il m'a prévenu.

—N'importe! allez, et même poussez-la!

Nouveau signe sur le registre.

—Du 7: Demande d'ouverture de compte de Mlle Flavie Martin-Rigal; une nouvelle cliente, la fille du banquier, sans doute.

A ce nom, Paul tressaillit; mais l'estimable négociant ne sembla pas y prendre garde.

—Mon compère, fit-il du ton le plus sérieux, retenez bien ce nom. Quoi que vous demande cette jeune fille, fût-ce votre maison entière, c'est d'avance accordé. Et surtout, le plus profond respect. La moindre irrévérence vous causerait des désagréments. Elle est dans votre salon, aussitôt après mon départ vous la ferez entrer.

A l'air surpris du couturier, il était aisé de voir que Mascarot n'abuse pas de ce genre de recommandation. Paul n'était pas moins ébahi pour d'autres motifs.

—Vous serez obéi, monsieur, répondit Van Klopen. A la date du 8, un jeune monsieur, Gaston de Gandelu, m'est présenté par M. Luper, le bijoutier. Son père est très riche, dit-on, et personnellement il doit recueillir à sa majorité, qui est proche, un héritage considérable. Ce jeune homme demande un crédit de quinze ou vingt mille francs pour une jeune dame.

Le placeur dissimula un sourire. Par-dessous ses lunettes, il observait son protégé. Paul ne bougeait pas. Ce nom de Gandelu ne lui apprenait rien.

—La dame, poursuivait le couturier, m'a été présentée hier. Elle s'appelle soi-disant Zora de Chantemille. Le fait est qu'elle est furieusement jolie.

B. Mascarot réfléchissait.

—Compère, dit-il, enfin, vous ne sauriez croire combien ce jeune homme me gêne. On ne peut plus compter sur Clichy... Qu'imaginerions-nous pour pouvoir l'éloigner de Paris?

Le visage de Van Klopen devenait écarlate à vue d'œil. Le moindre effort de réflexion charriant son sang à la tête, produit cet effet.

—Eh!... fit-il en se frappant le front, le moyen est trouvé. Ce Gandelu qui m'a l'air d'un étourneau vaniteux, est capable de tout et de bien d'autres choses encore, pour cette belle fille blonde.

—Je le crois.

—Alors, voici la chose. Je lui ouvre un petit compte pour lui mettre l'eau à la bouche; bien!... Arrive une commande très importante, je taille, j'essaye; mais, au moment de livrer, je fais semblant d'avoir peur et je demande quelques petites valeurs que je jure de ne pas négocier... à deux signatures, s'entend. On met alors le gaillard en rapport avec la Société d'escompte mutuel, et notre cher Verminet lui persuade aisément d'écrire de sa main un nom connu au bas d'un chiffon de papier. Il m'apporte ces valeurs, je les accepte, nous le tenons.

—Un petit faux!...

—Dame, je ne vois pas d'autre moyen, à moins que...

Il s'interrompit; on entendait dans l'antichambre un tapage inusité et comme un bruit de voix se disputant.

L'impassible Van Klopen s'était levé, un peu ému, et il prêtait l'oreille, écoutant de toutes ses forces.

—Je voudrais bien savoir, murmura-t-il, quel est l'impertinent qui se permet de venir faire du scandale chez moi. Vous verrez que ce sera encore quelque mari ridicule...

Si les maris détestent et redoutent le couturier des reines, on doit convenir qu'il le leur rend bien, et qu'ils sont le cauchemar de son existence.

Si on l'écoutait, l'institution serait abolie demain.

—Allez voir ce que c'est, conseilla B. Mascarot.

—Moi!... me commettre avec je ne sais qui, risquer d'essuyer une avalanche d'injures; pas si bête! Je paye des domestiques pour m'épargner ces ennuis.

C'était sage et prudent.

Le bruit d'ailleurs allait s'éteignant, le diapason des voix baissait. On entendit encore ouvrir et se refermer la porte du salon, puis rien. Tout était rentré dans le silence.

—Revenons à nos moutons, reprit l'estimable placeur. Votre proposition me va. J'avais bien un autre expédient, mais il peut manquer. Un joli petit faux est une arme toujours chargée...

Il quitta son fauteuil et entraîna le couturier à l'extrémité de la pièce.

Après ce qu'ils venaient de se confier, que pouvaient-ils avoir à dire de plus affreux, de plus indigne?

Depuis le commencement de cette odieuse conversation, Paul était devenu plus pâle que la mort.

Si ignorant qu'il fût des choses de la vie, il ne pouvait ne pas comprendre.

Déjà, chez Philippe, pendant le déjeuner, B. Mascarot lui avait laissé entrevoir des choses étranges, ce qu'il entendait maintenant achevait de l'éclairer.

Il devenait évident pour lui que cet homme, dont il avait accepté la protection bizarre, machinait quelque ténébreuse et détestable intrigue.

Actes, démarches, discours, tout, de sa part, avait une signification, une raison d'être, et tendait à quelque but mystérieux.

Analysant et comparant ce qu'il avait vu, entendu ou surpris, Paul devinait ou plutôt sentait une trame patiemment ourdie.

Sa terreur était si grande, qu'elle était près de se
trouver mal.
Sa terreur était si grande, qu'elle était près de se trouver mal.

Il entrevoyait d'inexplicables rapports entre cette Caroline Schimel qu'on faisait

espionner, et ce marquis de Croisenois, si fier et si humble, et cette comtesse de Mussidan, qu'on poussait à la ruine, et Flavie, cette riche héritière dont on lui faisait espérer la main, et ce Gaston de Gandelu, à la passion de qui on allait arracher un faux, un de ces crimes qui conduisent au bagne.

Et lui, Paul, n'était-il pas un instrument rendu forcément docile? Vers quels abîmes et à travers quels bourbiers allait-on le conduire?

Ce placeur obscur, ce couturier illustre, n'étaient pas deux amis, comme il l'avait cru, mais deux complices.

Il voyait à quelles sources impures B. Mascarot puisait son pouvoir terrible et sans bornes: il savait, il était comme le remords vivant, la menace perpétuelle poursuivant ses tremblantes victimes le fouet à la main.

Et Paul se sentait aux mains de ce doucereux despote. L'évidence d'un complot entre lui et Tantaine éclatait à ses yeux. Trop tard!

Lui, innocent, il se trouvait sous le coup d'une accusation de vol.

Lorsqu'il était sans défiance, B. Mascarot l'avait lié, ficelé, garrotté, avec la redoutable adresse de ces mygales nocturnes des forêts de Salcette, qui surprennent l'oiseau endormi sur sa branche et l'enveloppent de leurs fils sans l'éveiller.

Pouvait-il lutter avec quelques chances de succès? Non. Au moindre effort pour rompre le filet fatal, il devait être brisé.

Cette certitude le faisait frémir, mais il n'éprouvait pas la noble horreur de l'honnêteté pour le crime.

Il faut bien l'avouer: tous les instincts mauvais dont le germe était en lui fermentaient comme la pourriture au soleil.

Il était encore ébloui des splendides espoirs que le tentateur avait fait briller à ses yeux. Il se souvenait qu'on lui avait dit que son père était un grand seigneur, il songeait à cette jeune fille millionnaire, dont un seul regard avait fait vibrer en lui des cordes inconnues.

Il se disait qu'un homme comme Mascarot, tout puissant, méprisant les lois et les préjugés, fort, patient, devait quand même arriver à ses fins.

Quels risques courait-il à se livrer au torrent qui déjà l'entraînait? Aucun. Mascarot devait être un nageur assez vigoureux pour lui tenir la tête hors de l'eau...

Paul ne s'était jamais exercé à se contraindre, il ne pouvait se croire observé, aussi était-il aisé de saisir sur sa mobile physionomie le reflet de toutes ses sensations.

Ainsi faisait l'honorable placeur.

Si cette conversation infâme avait eu lieu devant son protégé, c'est qu'il l'avait voulu ainsi.

Avant de lui donner le mot de son secret, avant de lui révéler ce qu'il attendait de lui, il tenait à accoutumer son esprit timide à envisager froidement les plus atroces combinaisons.

Il avait observé que mieux mille fois que les plus subtiles théories, le fait brutal qui surprend, démoralise et hâte la corruption.

Il lut dans l'œil de Paul sa résolution de s'abandonner, et c'est avec la certitude absolue de son influence qu'il reprit à haute voix la conversation:

—Arrivons, dit-il, à la question sérieuse, qui est le post-scriptum de ma visite. Où en sommes-nous avec la vicomtesse de Bois-d'Ardon?

Le tailleur pour dames eut un geste suffisant, comme il lui arrive quand on parle d'une de ses clientes de prédilection.

—Elle va bien, répondit-il. Je viens de lui livrer une série de toilettes inouïes.

—Que doit-elle?

—Au plus 25,000 francs; elle a dû bien plus.

B. Mascarot tracassait furieusement ses lunettes.

—Voilà, certes, dit-il, une femme calomniée. Elle est légère, coquette, vaniteuse, dépensière, mais rien de plus. Depuis quinze jours, je fouille son passé, et je n'y trouve pas le plus petit péché véniel qui la mette à notre discrétion... Heureusement, sa dette nous la livre. Son mari sait-il qu'elle a un compte ici?

—Lui!... certes non. Il donne à sa femme un argent fou, et s'il se doutait...

—Parfait! Il faut lui présenter sa facture.

—Mais, monsieur, remarqua Van Klopen surpris, elle a donné la semaine passée un acompte important.

—Raison de plus pour agir: elle ne doit pas être en fonds.

L'arbitre des élégances grillait de présenter mille objections, un geste impérieux du digne placeur lui ferma la bouche.

—Je vous prierai de m'écouter, reprit B. Mascarot, de bien retenir ce que je vais vous dire, et surtout faites-moi la grâce de me dispenser de vos remarques.

Van Klopen avait perdu cette superbe impudence qui impose tant à sa clientèle.

—Êtes-vous connu chez la vicomtesse de Bois-d'Ardon? demanda le placeur.

—Oh!... comme le loup blanc.

—Très bien. Cela étant, après-demain, à trois heures précises,—ni plus tôt, ni plus tard, réglez-vous sur la Bourse,—vous vous présenterez chez la vicomtesse. On vous répondra que madame a une visite.

—J'attendrai.

—Point. Vous insisterez pour voir madame sur-le-champ. Si les domestiques étaient par trop récalcitrants, menacez-les de moi.

—Inutile; je saurai forcer la consigne.

—Vous pénétrerez donc dans le salon, et vous trouverez la vicomtesse en grande conversation avec M. le marquis de Croisenois. Vous le connaissez, j'imagine?...

—Oui, mais seulement de vue...

—Cela suffit. Vous ne vous inquiéterez nullement de lui, vous tirerez votre facture de votre poche, et brutalement, vous réclamerez de l'argent.

—Oh!... monsieur, y pensez-vous? La vicomtesse me menacera de me faire jeter à la porte.

—C'est très probable. Mais vous la menacerez, vous, de porter votre facture à son mari. Elle vous ordonnera de sortir, mais au lieu d'obéir, vous vous camperez insolemment dans un fauteuil en déclarant que vous ne vous retirerez pas sans argent.

—Mais ce sera affreux.

—Sans doute. Mais le marquis de Croisenois mettra fin à la scène. Il vous jettera à la tête un portefeuille, en vous disant: Paye-toi, faquin!...

—Et je déguerpirai.

—Oui, mais avant, comme vous aurez en poche un crayon bien taillé, vous libellerez un reçu au nom de M. Croisenois pour le compte de Mme de Bois-d'Ardon.

Jamais homme ne se vit humilié et piteux autant que l'était l'arbitre des élégances...

—Si j'y comprends quelque chose... murmurait-il.

—Inutile. Vous m'avez entendu?

—J'obéirai, monsieur, mais nous perdrons la clientèle de la vicomtesse.

—Et après!...

Van Klopen allait peut-être essayer de se retrancher derrière sa dignité, lorsque la voix piaillarde qui, l'instant d'avant, emplissait l'antichambre éclata de nouveau, mais tout près, cette fois, dans le couloir même.

—Elle est mauvaise! criait cette voix. On ne me la fait pas à la pose, à moi. Attendre une heure!... plus souvent!... Où est mon sabre? Le sabre, le sabre!... Van Klopen occupé!... Je la connais. Vous allez voir qu'il se dérangera pour moi.

Ces exclamations eurent au moins ce résultat de dissiper comme par enchantement les nuages qui assombrissaient le front des deux associés.

Ils échangèrent un regard gros de réticences, comme s'ils eussent connu cette voix aigre et fausse qui perçait le tympan.

—C'est lui! murmura Mascarot.

La porte s'ouvrit en même temps, et le jeune M. Gaston de Gandelu fit irruption dans le cabinet du tailleur pour dames.

Il portait, ce jour-là, un veston plus court encore que d'habitude, un pantalon plus clair et plus étroit, un faux-col plus vaste, une cravate plus étourdissante.

Sa plate figure était rouge et bouffie de colère.

—C'est moi! s'écria-t-il dès le seuil. Hein!... vous la trouvez forte, celle-là! Je suis comme cela, moi, bon enfant, mais carré, comme dit Achille de chez Vachette. Attendre plus de vingt minutes, moi!... Ah!... mais non.

Il est sûr que cette infraction aux règles immuables de sa maison, que ce mépris d'une étiquette consacrée mettaient le couturier des reines hors de soi.

Mais il était sous l'œil du placeur, il avait reçu l'ordre de s'emparer du jeune M. de Gandelu, il savait qu'on ne prend point de mouches avec du vinaigre, il se résigna à filer doux.

—Croyez, monsieur, commença-t-il, sans réussir, toutefois, à dépouiller son air gourmé; croyez que si j'avais su...

Cette simple explication enchanta le spirituel jeune homme.

—Des excuses!... interrompit-il, je les accepte. Qu'on remporte les épées!... Farceur, va! Mais n'importe, il ne faudrait pas me la refaire. J'ai en bas mes chevaux qui sont capables d'avoir pris un rhume. Vous les connaissez, mes chevaux? Quelles bêtes, hein! Et dire que Zora voulait continuer de poser!... Est-elle assez jeune!... Mais je la formerai, vous verrez... Je cours la chercher.

Sur ces mots, il disparut dans le couloir en criant:

—Zora!... Madame de Chantemille!... Chère vicomtesse!...

Le grand couturier semblait aussi à l'aise, à peu près, qu'un homme sur les charbons ardents. Quel affront pour sa maison!... Il lançait des regards désespérés à B. Mascarot, qui, placé près de la porte donnant sur l'escalier, gardait une physionomie d'augure.

Quant à Paul, il n'était peut-être pas éloigné de prendre ce jeune monsieur, qu'un équipage attendait à la porte, pour le modèle achevé des grâces et façons du grand monde.

Même son cœur se serrait en songeant à l'odieux traquenard où allait être pris ce garçon si intéressant.

Cette dernière impression fut si vive qu'il s'approcha du placeur, afin de la lui communiquer.

—N'y a-t-il donc aucun moyen, demanda-t-il à voix basse, d'épargner cet infortuné jeune homme?

B. Mascarot eut un de ces sourires pâles qui font frémir ceux qui le connaissent pour l'avoir vu à l'œuvre.

—Avant un quart-d'heure, répondit-il, je vous adresserai cette même question, en vous laissant maître de la résoudre à votre guise.

—Oh! dans ce cas...

—Chut!... voici venir votre première épreuve. Si vous n'êtes pas l'homme fort que j'ai cru, bonsoir. Tenez ferme!... Une cheminée va vous tomber sur la tête.

Les expressions étaient triviales, mais le ton était si expressif que Paul, effrayé, entrevit les plus fantastiques dangers et rassembla toute son énergie.

Bien lui en prit, car il put étouffer le cri de surprise et de colère que devait lui arracher la vue de la femme qui entrait.

La vicomtesse, la Zora du jeune M. de Gandelu, c'était sa Rose, à lui, dans une toilette qui, pour avoir été achetée toute faite, n'en était pas moins étourdissante.

Évidemment, elle avait de belles dispositions, et, conseillée par l'intelligent Gaston, elle devait aller loin... Et la preuve, c'est qu'elle avait sur le nez un binocle qu'elle maintenait à grand'peine, et qui paraissait la gêner énormément.

Elle était intimidée pourtant, et M. de Gandelu, la traînait presque.

—Auriez-vous peur; lui disait-il. Je la trouverais drôle?... Arrivez donc, puisque je vous affirme qu'il va chasser ses domestiques.

Zora-Rose installée dans un fauteuil, le séduisant jeune homme se retourna vers le célèbre fournisseur des cours du Nord.

—Eh bien! lui demanda-t-il, avez-vous pensé à nous? Avez-vous cherché et composé la toilette qui convient à la beauté de madame?

Van Klopen ne répondit pas. Il avait les sourcils froncés, le visage contracté du devin qui, assis sur le trépied, attend l'inspiration.

—J'y suis!... s'écria-t-il enfin avec un geste grandiose, j'y suis, j'ai trouvé, je vois!

—Hein!... fit Gaston influencé, quel homme!

—Écoutez, poursuivit le couturier, l'œil brillant de l'enthousiasme des grands inventeurs. Costume de ville d'abord: polonaise à corsage large, cordelières croisées à la pensionnaire; corsage, manches et sous-jupe d'un marron vigoureux; jupe de dessus «cheveux de la reine», avec échancrures ovoïdes; robe bouffante relevée en coquilles.

Il eût pu parler longtemps ainsi, Zora-Rose ne l'entendait plus.

Elle venait d'apercevoir Paul, et, en dépit de son audace nouvelle, sa terreur était si grande qu'elle était près de se trouver mal.

Qu'allait-il advenir de cette inexplicable rencontre?

Comment Paul pouvait-il rester calme en apparence, se contenir, lorsqu'elle lisait dans ses yeux les plus épouvantables menaces?

Son malaise devenait si manifeste, qu'à la fin le jeune M. de Gandelu la remarqua.

Mais ne connaissant pas Paul, qu'il avait à peine aperçu en entrant, doué d'une perspicacité un peu bornée, il se méprit complètement aux causes du trouble affreux de Rose-Zora.

—Arrêtez! cria-t-il à Van Klopen, arrêtez! arrêtez!... Voyez l'effet de la joie! Je connais cela, moi. Dix louis qu'elle va avoir une crise de nerfs! Ah! mais non, il n'en faut pas!...

Durant cette scène, B. Mascarot n'avait pas perdu son protégé de vue. Le jugeant près d'éclater, il pensa que prolonger l'épreuve serait à la fois absurde et imprudent.

—Je vous laisse, cria-t-il à Van Klopen; n'oubliez pas nos conventions. Monsieur et madame, mes respects.

Sachant comment se retirer sans traverser le salon, il prit le bras de Paul et l'entraîna. Il était temps.

Lorsqu'ils furent sur l'escalier, délivrés des empressements des chasseurs de l'antichambre, alors seulement l'honorable placeur respira.

—Que pensez-vous de l'aventure? demanda-t-il.

Si pénible avait été la contrainte que Paul s'était imposée, la rage de l'amour-propre offensé serrait si bien ses dents, qu'il lui fut impossible de répondre autrement que par un gémissement sourd.

—Diable!... pensa l'honnête directeur de l'agence de la rue Montorgueil, il a été rudement touché. Peu importe, il s'est assez bien tenu et le grand air va le remettre.

Point. Arrivé dans la rue, Paul eût été contraint de s'arrêter, tant ses jambes flageolaient, s'il n'eût eu un point d'appui.

Son digne protecteur ne pouvait le traîner en cet état, aussi eut-il un soupir de satisfaction en apercevant un petit café à sa convenance.

—Entrons ici, dit-il, vous prendrez quelque chose, et cela vous remontera le moral.

Ils allèrent s'établir dans une étroite salle où ils étaient seuls, et au bout de dix minutes, après avoir bu deux verres de rhum, Paul reprit figure humaine, le sang remontait à ses joues.

—Cela va mieux? demanda le placeur.

—Oui.

Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Quand B. Mascarot a étourdi son homme, il l'achève sans lui laisser le loisir de respirer.

Il y a un quart-d'heure, reprit-il, je vous ai promis de vous rappeler vos bonnes dispositions au sujet de M. de Gandelu...

—Assez, interrompit violemment Paul, assez!...

Le digne placeur eut un paternel sourire.

—Voyez pourtant, fit-il, comme, selon la position, les points de vue changent. Voici que vous commencez à devenir raisonnable.

—Oui, je suis raisonnable, c'est-à-dire que je veux être riche, moi aussi... Ah! vous n'aurez plus à me presser. C'est moi qui vous sommerai de réaliser vos promesses. Je ne veux plus avoir à subir une humiliation comme celle d'aujourd'hui.

B. Mascarot eut un haussement d'épaules que son protégé ne vit pas.

—Vous êtes en colère? fit-il.

—La colère passera, mes dispositions resteront les mêmes.

Maintenant que Paul s'avançait, le placeur battait en retraite. C'est la tactique indiquée.

—Ne vous engagez pas sans réfléchir, dit-il. En ce moment, vous êtes encore votre maître; demain, si vous vous abandonnez à moi, il vous faudra abdiquer votre libre arbitre.

—J'irai jusqu'au bout.

Le placeur triomphait enfin.

—C'est bien!... fit-il froidement. Le docteur Hortebize vous présentera chez M. Martin-Rigal, le père de Mlle Flavie, et moi, huit jours après le mariage, je vous donnerai une couronne de duc à faire peindre sur vos équipages.

XII

Lorsqu'elle avait annoncé à André qu'elle s'en remettrait à la loyauté de M. de Breulh-Faverlay, Mlle de Mussidan avait consulté les intérêts de son amour bien plus que ses forces.

Elle dut le reconnaître lorsque seule, en face d'elle-même, elle se demanda comment tenir sa promesse.

Tout son être se révoltait à cette idée qu'elle allait être forcée de demander un rendez-vous à un homme, et qu'il faudrait le laisser lire jusqu'au fond de son âme.

Un étranger l'eût moins épouvantée que M. de Breulh.

Il lui paraissait, et c'était juste, que par ce seul fait qu'il avait recherché sa main, c'est-à-dire désiré sa personne, il avait acquis des droits sur sa pensée même.

Debout près de la cheminée, elle s'appuyait à la
tablette.
Debout près de la cheminée, elle s'appuyait à la tablette.

Tout le long de la route, dans le fiacre où elle était montée avec sa dévouée Modeste, Sabine ne prononça pas un mot.

On allait se mettre à table lorsqu'elle arriva à l'hôtel de Mussidan.

Le dîner fut lugubre.

Si les plus cruelles incertitudes torturaient la jeune fille, le comte et la comtesse se taisaient, obsédés par les menaces du docteur Hortebize et de l'honorable B. Mascarot.

Autour d'eux, dans la magnifique salle à manger, les domestiques allaient et venaient, remplissant leur service avec cette apparence d'empressement que donne l'habitude.

Que leur importait la tristesse des maîtres, et qu'avaient-ils à y voir? N'étaient-ils pas bien logés, mieux nourris, payés régulièrement? N'allaient-ils pas tout à l'heure, à l'office, prendre leur revanche de la gravité qui leur était imposée au même titre que la livrée?

Ils se souciaient bien du reste! A eux véritablement était l'hôtel. Pour eux surtout, le comte de Mussidan touchait ses fermages.

Combien de maisons à Paris sont ainsi, où les maîtres semblent les hôtes de passage de leur gens.

Dès neuf heures, Sabine, retirée dans sa chambre, s'efforçait d'accoutumer son esprit à la démarche terrible, s'exerçant pour ainsi dire aux souffrances qu'elle endurerait lorsqu'elle serait en présence de M. de Breulh.

Elle ne dormit pas cette nuit-là.

Au matin, elle se trouva toujours aussi défaillante. Mais la pensée ne lui venait pas d'éluder sa promesse, ni même de gagner du temps.

D'abord, elle avait juré, et André devait attendre une lettre avec une mortelle impatience.

Puis, à mesure qu'elle étudiait mieux sa situation, elle sentait plus impérieusement la nécessité d'une prompte détermination.

Laisser les choses s'engager, c'était s'exposer à rencontrer d'invincibles obstacles.

On ne marie pas, prétend-on, une jeune fille contre son gré. C'est une erreur. Sabine ne l'ignorait pas.

Et elle ne pouvait se confier à son père, encore moins à sa mère.

Sans jamais avoir été admise aux épanchements de leur intimité, elle était sûre qu'il y avait sur la maison une menace de malheur.

Lorsqu'au sortir du couvent elle était rentrée dans sa famille, elle avait compris qu'elle y était de trop, qu'elle y gênait.

Elle était sûre à n'en pouvoir douter que le comte et la comtesse appelaient de tous leurs vœux le jour où, par son mariage, elle les affranchirait. Ils seraient libres alors de se séparer, de fuir, chacun de son côté, après s'être juré de ne se revoir jamais.

Elle était le lien de deux haines.

Toutes ces circonstances, qui se représentaient à son esprit, redoublaient ses angoisses.

Alors, sans aucun doute, elle était dans une de ces dispositions d'esprit qui inspirent aux jeunes filles les résolutions désespérées.

Oui, il lui eût semblé moins pénible, moins cruel de quitter pour toujours le toit paternel, que d'affronter le regard de M. de Breulh, quand elle lui dirait la vérité.

Par bonheur, elle devait à l'habitude de vivre repliée sur elle-même une énergie virile.

Pour André, encore plus que pour elle-même, elle voulait rester dans le cercle étroit des conventions sociales. Elle eût souffert d'une félicité qu'il faut cacher comme une honte, et dont le monde hypocrite et méchant se venge tôt ou tard. Il fallait à ses désirs ce bonheur permis, d'accord avec les préjugés et la passion, qui s'affirme hautement à la face de Dieu et des hommes.

A midi, elle n'était pas encore décidée, et, agenouillée à son prie-Dieu, elle priait et pleurait.

Hélas! pourquoi n'avait-elle pas de mère?

Un moment elle eut l'idée d'écrire. Mais elle comprit que c'est folie de confier au papier les phrases qu'on n'ose prononcer.

Le temps pressait, et Sabine se reprochait amèrement ce qu'elle appelait sa pusillanimité, lorsqu'elle entendit les grilles de l'hôtel tourner sur leurs gonds.

Une voiture entrait dans la cour de l'hôtel.

Machinalement, la jeune fille s'approcha de la fenêtre, regarda et poussa un cri de joie.

Elle venait de voir M. de Breulh-Faverlay descendre d'un phaéton qu'il conduisait lui-même malgré le froid.

—Dieu m'a entendue, murmura-t-elle; le plus pénible de mon entreprise m'est épargné.

—Quoi! mademoiselle, demanda la dévouée Modeste, vous allez parler à M. de Breulh ici?

—Oui. Ma mère n'est pas habillée, on n'ira pas avertir mon père dans la bibliothèque sans un ordre exprès; en arrêtant M. de Breulh au passage et en le faisant entrer au salon, j'ai un quart d'heure à moi; c'est plus qu'il ne faut.

Rassemblant alors tout son courage, triomphant de ses dernières hésitations, elle sortit.

Certes André eût le droit de s'enorgueillir d'être préféré, lui, le pauvre peintre, l'enfant trouvé, à l'homme que le comte de Mussidan avait choisi entre tous pour sa fille unique.

M. de Breulh-Faverlay est un des dix hommes dont Paris s'inquiète en dehors du monde officiel.

Il semble que la fortune ait pris plaisir à vider sur sa tête le trésor de ses faveurs.

Il n'a pas quarante ans; il est remarquablement bien de sa personne, son intelligence est supérieure, on redoute son esprit; enfin, il est un des plus riches propriétaires de France.

Comment reste-t-il, en apparence, étranger aux affaires de son pays et de son temps, pourquoi se tient-il à l'écart? On le lui a souvent demandé.

—J'ai bien assez à faire, répond-il, de dépenser ma fortune sans me donner trop de ridicules.

Est-ce modestie réelle ou affectation? On ne sait.

Ce qui est sûr, c'est qu'il est comme l'expression dernière de tout ce que la noblesse française eut autrefois de beau, de brillant, de poétique. Il en a la loyauté parfaite, la courtoisie spirituelle, l'esprit chevaleresque et la généreuse disposition à se dévouer pour des causes perdues.

Il a eu, prétend-on, de grands succès auprès des femmes. Si les «on dit» sont vrais, il a su être assez habile pour ne jamais compromettre personne.

Une sorte d'ombre mystérieuse et romanesque, qui plane sur ses jeunes années, ajoute encore à son prestige.

Il n'a pas toujours été riche, il s'en faut.

Orphelin, n'ayant qu'un insignifiant patrimoine, M. de Breulh s'embarqua, lorsqu'il n'avait guère que vingt ans, pour l'Amérique du Sud. Il y est resté douze ans, tantôt faisant la guerre de partisans, tantôt demandant aux plus singulières professions sa vie de chaque jour, préludant par deux expéditions aux tentatives avortées de Raousset-Boulbon et de Pindray.

A son retour en France, il n'était guère plus riche qu'avant son départ, lorsque son oncle, le vieux marquis de Faverlay, mourut en lui léguant ses propriétés, à la condition de joindre, par un trait d'union, à son nom de Breulh le nom de Faverlay, menacé de s'éteindre.

On ne lui connaît qu'une passion sérieuse, les chevaux. Mais s'il fait courir, c'est en grand seigneur et non en palefrenier.

Voilà ce que savait le monde sur l'homme qui allait tenir entre ses mains les destinées d'André et de Mlle de Mussidan.

Il venait d'entrer dans le vestibule, et il allait adresser la paroles aux valets de pied qui s'étaient levés à son approche, lorsque apercevant Sabine sur les dernières marches de l'escalier, il salua profondément.

La jeune fille vint droit à lui.

—Monsieur, dit-elle, si émue que sa voix était à peine intelligible, monsieur, je vous demanderai de m'accorder un moment d'entretien. Je voudrais vous parler, à vous seul... sur-le-champ.

M. de Breulh s'inclina profondément sans rien laisser voir de son étonnement.

—Ce m'est un grand honneur, mademoiselle, répondit-il, d'avoir à me mettre à vos ordres.

Sur un signe de Sabine, un des valets de pied avait ouvert la porte de ce même salon où le docteur Hortebize avait vu presque à genoux l'orgueilleuse comtesse de Mussidan.

La jeune fille entra la première, peu soucieuse de l'opinion et conjectures des domestiques.

Elle n'offrit point de siège à M. de Breulh.

Debout, près de la cheminée, elle s'appuyait à la tablette, comme si elle eut craint d'être trahie par ses forces.

Ce n'est qu'après un long silence, horriblement embarrassant pour tous deux, que Mlle de Mussidan réussit enfin à surmonter l'horreur que lui inspirait sa démarche.

—Ma conduite extraordinaire, commença-t-elle, vous prouvera, monsieur, mieux que les plus longues explications, la sincérité de mon estime pour votre caractère, ma confiance absolue en vous...

M. de Breulh ne sourcilla pas.

Où voulait en venir Sabine? Son esprit s'égarait en mille suppositions contradictoires.

—Vous êtes un ami de notre famille, poursuivit la jeune fille, vous avez pu mesurer les misères secrètes de notre intérieur. Vous avez dû reconnaître, qu'entre mon père et ma mère, je suis abandonnée autant qu'une orpheline...

Elle s'arrêta, interdite et honteuse.

L'idée que M. de Breulh allait peut-être se méprendre à ses expressions et s'imaginer que, devançant son blâme, elle cherchait à s'excuser, révoltait sa fierté.

C'est donc avec une nuance de hauteur, qui devait paraître étrange à coup sûr, dans sa situation, qu'elle reprit:

—Mais ai-je donc à me justifier?... Si j'ai osé vous demander un entretien, monsieur, c'est que je veux vous conjurer de renoncer au... projet dont il a été question, et vous prier de prendre sur vous la responsabilité d'une rupture.

Si inattendue était cette déclaration, que M. de Breulh, malgré cette puissance de dissimulation que donne l'usage du monde, laissa voir sa surprise profonde, voilée d'un certain dépit.

—Mademoiselle... commença-t-il.

Sabine l'interrompit.

—C'est un grand service, dit-elle, que j'implore de votre générosité. Il dépend de vous de m'épargner de cruels chagrins...

Elle eut un sourire triste et ajouta:

—J'ai conscience de ne vous demander qu'un léger sacrifice. C'est à peine si j'ai l'honneur d'être connue de vous, je ne puis que vous être bien indifférente.

La physionomie de M. de Breulh trahissait une profonde souffrance.

—Vous vous trompez, mademoiselle, prononça-t-il d'une voix grave, et vous me jugez mal. J'ai passé l'âge des déterminations prises à la légère. Si j'ai sollicité votre main, c'est que j'ai su apprécier comme il convient les nobles qualités de votre cœur et de votre esprit. Je crois qu'il sera heureux entre tous, celui dont vous daignerez accepter le nom.

Mlle de Mussidan ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà M. de Breulh poursuivait:

—En quoi vous ai-je déplu assez pour être ainsi repoussé? Je l'ignore. Seulement, mademoiselle, sachez-le bien, c'est un malheur dont je ne me consolerai de ma vie.

La sincérité de la douleur de M. de Breulh était si évidente, que Sabine en fut émue.

—Croyez, monsieur, dit-elle, que je suis touchée plus que je ne saurais l'exprimer. Vous ne m'avez pas déplu, monsieur, et votre recherche m'honore au-delà de mes mérites. J'aurais été heureuse et fière d'être votre femme, si...

Elle fut obligée de s'interrompre, tant le sang affluait à sa gorge.

Mais M. de Breulh fut cruel, il insista:

—Si?... demanda-t-il.

Mlle de Mussidan détourna la tête pour dérober le spectacle de sa confusion, et c'est presque défaillante qu'elle répondit:

—Si je n'avais donné mon cœur et promis ma main à un autre.

M. de Breulh ne put retenir une exclamation:

—Ah!

Intention, hasard ou jalousie, il avait, ce «Ah!» comme une apparence d'ironie qui blessa et révolta Sabine.

Elle se retourna irritée, et c'est la tête haute, après avoir cherché et rencontré le regard de M. de Breulh, qu'elle reprit:

—Oui, monsieur, un autre, choisi par moi entre tous, librement, à l'insu de ma famille. Un autre, pour qui je suis tout, de même qu'il est tout pour moi...

M. de Breulh ne répondit pas.

—Et ce choix ne saurait vous offenser, reprit la jeune fille. Vous ignoriez jusqu'à mon existence, quand je l'ai rencontré, cet autre. D'ailleurs, est-il une comparaison possible entre vous et lui? Non. Vous êtes, vous, tout en haut de l'échelle sociale: il est, lui, tout en bas. Autant vous êtes noble, autant il est peuple. Vous êtes fier de ne point porter de titre: on dit les sires de Breulh comme on dit les sires de Coucy; lui n'a pas même de nom. Votre fortune dépasse vos fantaisies; lui se débat et lutte obscurément pour le pain de chaque jour. Car il en est là! oui, monsieur. Peut-être est-ce un homme de génie; les difficultés les plus misérables de l'existence enchaînent son essor. Pour conquérir le droit de devenir un grand artiste, il est ouvrier... Et si jamais vous serrez sa main loyale, vous y sentirez les callosités du travail...

Mlle de Mussidan eût pris à tâche de désoler ce galant homme, dont elle attendait un grand service, un sacrifice plus grand encore, qu'elle n'eût pas parlé autrement.

Dans son inexpérience, elle faisait tout pour aviver la blessure qu'elle venait de lui faire.

Et jamais elle n'avait été si belle qu'en ce moment, où elle vibrait tout entière au souffle de la passion. Sa voix avait des sonorités étranges. Son âme même montait à ses yeux.

—Maintenant, monsieur, reprit-elle, comprenez-vous ma préférence? Plus est large, profond, infranchissable, en apparence, l'abîme qui le sépare de moi, plus je me dois d'être fidèle aux serments échangés. Je sais mon devoir. La femme digne de ce nom doit être, pour qui l'aime, l'espérance et la foi, qui enfantent des miracles. Qu'on me juge insensée, j'y consens. Je sais quels dangers on court à heurter les préjugés. Il se peut que l'avenir me réserve un châtiment terrible... on ne m'entendra jamais me plaindre. Enfin, cet autre...

Elle hésita un moment, et, enfin, d'un ton simple mais ferme, elle ajouta:

—Cet autre... je l'aime.

M. de Breulh écoutait, plus immobile, en apparence, et plus froid que le marbre. En réalité, la plus terrible des passions, la jalousie, grondait au fond de son cœur.

C'est que s'il avait laissé entrevoir la vérité, il ne l'avait pas dite toute entière.

Il aimait Sabine, et il l'aimait depuis longtemps. C'était l'édifice entier de son avenir que, sans paraître le remarquer, Mlle de Mussidan renversait. Oui, il était noble, oui, il était riche, mais titres et fortune, il eut tout donné pour être à la place de cet autre qui gagnait son pain, qui était un enfant trouvé, mais qui était aimé.

Bien d'autres, à sa place, eussent haussé les épaules et expliqué Sabine d'un seul mot: romanesque.

Lui, non. Il était digne de la comprendre.

Ce qu'il admirait le plus en elle, c'était cette belle franchise qui va droit au but, sans réticences et sans ambages, cette hardiesse à braver le danger après l'avoir reconnu et raisonné.

Elle était certes, inhabile et imprudente; mais cela même la grandissait à ses yeux. Ce n'est d'ordinaire ni la prudence ni l'habileté qui manquent aux jeunes demoiselles élevées comme Sabine au noble et moral couvent des Oiseaux.

Par ce temps de galanteries banales, d'intrigues amoureuses bêtes et plates comme un livre obscène, à une époque où le notaire qui rédige le contrat représente toute la poésie de la moitié des mariages, M. de Breulh se trouvait en présence d'une femme capable d'une grande et vigoureuse passion.

Cette femme, il avait espéré qu'elle serait sienne, et voici qu'elle lui échappait.

Il brûlait d'interroger cependant, de savoir, soit qu'il gardât une ombre d'espérance, soit qu'il trouvât comme une âcre volupté à se bien convaincre de son malheur.

—Mais cet autre, demanda-t-il à Sabine, comment vous est-il possible de le voir?

Elle comprit qu'elle n'avait rien à cacher.

—Je le rencontre à la promenade, répondit-elle; je suis allée chez lui...

—Chez lui!...

—Oui: je lui ai donné quinze séance pour mon portrait.

Et fièrement elle ajouta:

—Une fille comme moi peut aller sans danger chez l'homme qu'elle a choisi: il ne s'y passe rien dont elle ait à rougir.

M. de Breulh se taisait, il était confondu, abasourdi.

—Vous savez tout, monsieur... Je me suis fait violence à ce point de vous dire, moi, jeune fille, ce que je n'ai pas osé avouer à ma mère. Que dois-je maintenant espérer?

Ceux-là seuls qui, passionnément épris, ont trouvé une femme assez loyale pour leur dire:

—«Je ne vous aime pas, j'ai donné ma vie à un autre, je ne vous aimerai jamais, renoncez à toute espérance.»

Ceux-là seuls peuvent se faire une juste idée de la situation d'esprit de M. de Breulh et des tortures qu'il endurait.

Certes, s'il eut appris par quelque voie détournée les amours de Sabine, il ne se serait pas retiré. Il eut accepté la lutte, avec l'espoir de triompher de ce mortel heureux qu'on lui préférait.

Mais ici, lorsque Mlle de Mussidan se mettait à sa discrétion, abuser de sa confiance était impossible.

M. de Mussidan, presque effrayée, se pendit aux
sonnettes.
M. de Mussidan, presque effrayée, se pendit aux sonnettes.

—Il sera fait selon vos désirs, mademoiselle, répondit-il, non sans une cer

taine amertume. Ce soir même, j'écrirai à votre père pour lui rendre sa parole. Ce sera la première fois que je ne tiendrai pas la mienne. Je me demande quel prétexte j'imaginerai pour colorer ma retraite; ce qui est sûr, c'est que si précieuse que ma défaite puisse être, M. de Mussidan m'en voudra cruellement. Mais vous l'exigez...

A l'exaltation de Sabine avait succédé cette prostration physique et morale qui suit inévitablement les dépenses excessives d'énergie.

—Je vous remercie, monsieur, murmura-t-elle, et du plus profond de mon âme. J'éviterai, grâce à vous, une lutte dont la pensée seule me glaçait d'horreur, car j'étais résolue à résister aux désirs de ma famille. Tandis que maintenant!...

M. de Breulh ne paraissait nullement partager la sécurité de la jeune fille.

—Malheureusement, mademoiselle, je tremble de vous voir reconnaître, avant peu, l'inutilité de mon sacrifice... De grâce, laissez-moi m'expliquer. Jusqu'ici vous n'êtes allée que fort peu dans le monde, et dès que vous y avez paru, on a su que des projets d'union existaient entre vos parents et moi. De là vient que vous avez été peu entourée. Qu'on sache demain que je me retire, vingt prétendants se mettront sur les rangs.

Mlle de Mussidan soupira. C'était la l'objection d'André.

—Reconnaissez-le, poursuivait M. de Breulh, votre situation sera des plus difficiles. Si vos nobles qualités sont faites pour exalter les sentiments les plus élevés, votre grande fortune doit irriter les plus sordides convoitises.

Pourquoi ces mots de «fortune» et de «convoitise»? Était-ce une allusion à la pauvreté d'André? Elle regarda fixement M. de Breulh: ses yeux ne trahissaient pas la plus légère intention d'ironie.

—C'est vrai, fit-elle tristement, j'ai une grosse dot.

—Que répondrez-vous à ceux qui se présenteront?

—Je ne sais; sans doute je trouverai des raisons plausibles de refus. D'ailleurs, j'obéis à la voix de mon cœur et de ma conscience, je ne puis mal faire, Dieu aura pitié de moi.

Cette dernière phrase était un congé. M. de Breulh, un homme du monde, ne pouvait s'y méprendre; cependant il ne bougea pas.

—Si j'osais, mademoiselle, commença-t-il, si je me supposais assez votre ami pour me permettre un conseil...

—Parlez, monsieur, je vous en prie.

—Eh bien! pourquoi ne pas rester dans les termes où nous sommes? Tant que notre rupture ne sera pas ébruitée, votre tranquillité est assurée. Il me serait aisé de retarder d'un an les démarches décisives, et je serais toujours prêt à me retirer au moindre signe.

Cette proposition cachait-elle une arrière-pensée? Non. Mais Sabine ne s'en inquiéta même pas.

—Non, monsieur, répondit-elle vivement, non. Ce serait abuser de votre dévouement et vous condamner à un rôle affligeant. Et d'ailleurs, réfléchissez, ce subterfuge ne serait-il pas indigne de vous, de moi... et de lui?

M. de Breulh n'insista pas. A son premier mouvement de dépit succédait un invincible attendrissement.

Un projet digne de son caractère chevaleresque obsédait son esprit, et il hésitait à le traduire, tant cette belle jeune fille, si craintive et si vaillante à la fois, si pure et si imprudente le frappait de respect.

Il parvint cependant à vaincre cette timidité si nouvelle pour lui.

—Serait-ce, commença-t-il avec des hésitations d'adolescent, serait-ce abuser de la confiance que vous avez daigné me témoigner, que de vous dire... de vous exprimer combien je serais... heureux de connaître l'homme que vous avez choisi?...

Sabine rougit excessivement.

—Je n'ai rien à vous cacher, monsieur, dit-elle. Il se nomme André, il est peintre, il demeure rue de la Tour-d'Auvergne, nº...

M. de Breulh ne devait oublier ni ce nom ni cette adresse.

—De grâce, reprit-il avec plus de fermeté, ne croyez pas à une vaine curiosité. Le seul désir de vous servir a décidé ma question. Il me serait si doux de devenir votre allié, d'être pour quelque chose dans votre vie. J'ai des amis puissants, les relations que donne une grande fortune...

La passion est maladroite. C'est le trait essentiel qui la trahit.

Avec les plus délicates intentions, M. de Breulh, ce gentilhomme si expert et si fin d'ordinaire, n'avait pour ainsi dire pas prononcé une phrase sans blesser Sabine.

Voici que maintenant il paraissait proposer sa protection à André! C'est-à-dire qu'il semblait établir sa supériorité à lui sur l'homme aimé. C'est ce que jamais femme ne tolèrera.

—Pour ceci encore, monsieur, répondit-elle, merci. Mais je connais André. Une offre de service l'humilierait affreusement. C'est ridicule? Oui, je le sais. Excusez-nous, notre condition particulière nous impose des scrupules exagérés. Pauvre cher!... Sa fierté est toute sa noblesse!

Ayant dit, et voulant couper court à un entretien qui était pour elle un supplice, Mlle de Mussidan sonna. Un valet parut.

—Avez-vous prévenu ma mère de la visite de monsieur? demanda-t-elle.

—Non, mademoiselle, monsieur et madame nous ont fait avertir qu'ils ne pouvaient recevoir.

—Comment donc ne m'avez-vous rien dit? fit durement M. de Breulh.

Et sans attendre la justification fort simple du valet de pied, il s'inclina cérémonieusement devant Sabine, s'excusa de l'avoir involontairement importunée, et sortit en laissant paraître juste assez de mécontentement pour qu'on le remarquât.

—Celui-là aussi, pensait Sabine, est digne d'être aimé!...

—Elle s'apprêtait à remonter chez elle, lorsque le bruit d'une sorte de discussion dans le vestibule, l'arrêta.

La porte du salon avait été entrebâillée et elle entendait les instances d'un visiteur qui voulait absolument voir le comte de Mussidan, sur-le-champ, malgré les objections des valets de pied qui résistaient respectueusement mais fermement.

—Trédame!... disait la voix de ce visiteur obstiné, que me chantez-vous donc avec vos ordres!... Est-ce que votre consigne me concerne? Me reconnaissez-vous? Suis-je, oui ou non, l'ami intime de votre maître? Oui. Allez donc lui dire à l'instant que je suis ici, que je l'attends... sinon je vais monter moi-même.

L'entêtement de cet intime eut à la fin raison de la résistance des domestiques, et la preuve, c'est qu'il pénétra dans le salon.

Ce visiteur n'était autre que M. de Clinchan en personne, le camarade de jeunesse de M. de Mussidan, le seul témoin avec Ludovic de la mort de l'infortuné Montlouis, M. de Clinchan, celui-là même qui confiait au papier l'analyse de ses sensations au moment d'un faux témoignage.

M. de Clinchan n'était ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Sa personne est effacée comme son esprit, comme son costume.

En lui, rien de saillant où accrocher une remarque. Si, pourtant. Il porte en breloque une énorme main de corail. Il craint le mauvais œil.

Jeune, il était méthodique. En vieillissant, il est devenu maniaque. A vingt ans, il notait chaque jour le nombre de ses pulsations. A quarante ans, il rédige quotidiennement l'histoire de ses digestions.

Si le paradis est la réalisation de nos vœux impossibles ici-bas, M. de Clinchan sera pendule dans l'autre monde.

Pour l'instant, il était si terriblement agité qu'il ne salua pas Sabine.

—Quelle émotion, disait-il, et pour comble, j'avais mangé plus que d'usage. Si je n'en meurs pas, je m'en ressentirai encore dans six mois.

A la vue de M. de Mussidan qui entrait, il s'interrompit. Il courut à lui, il se jeta sur lui plutôt, en criant:

—Octave, sauve-nous! C'en est fait de nous, si tu ne romps pas le mariage de ta fille avec...

La main nerveuse de M. de Mussidan s'appliquant sur sa bouche lui coupa la parole.

—Tu es donc fou, disait le comte, tu ne vois donc pas ma fille!

Obéissant à un regard impérieux de son père, Mlle de Mussidan s'était empressée de s'enfuir.

Mais M. de Clinchan en avait dit assez pour emplir son cœur d'alarmes et de défiances.

Qu'était-ce que cette rupture? avec qui? pourquoi? Comment le salut de son père et de Clinchan pouvait-il dépendre de son mariage à elle?

A coup sûr, il y avait quelque chose, une énigme: l'empressement qu'avait mis le comte à fermer la bouche à son ami le prouvait.

Le nom que n'avait pu prononcer M. de Clinchan, elle ne le devinait que trop, c'était le nom de Breulh-Faverlay.

Un de ces pressentiments sinistres, qu'il serait puéril de nier, lui disait que ce commencement de phrase surpris par elle contenait toute sa destinée.

Elle avait comme la certitude absolue que sa vie, son bonheur, sa personne même, allaient être l'enjeu d'une partie qui se décidait en ce moment.

Mais comment entendre ce qu'allaient dire son père et le comte de Clinchan? car elle brûlait de les entendre, elle le voulait, quoiqu'il pût lui en coûter. Une curiosité, une anxiété plutôt de savoir, la poignait.

Elle cherchait un expédient, lorsqu'elle pensa qu'en faisant le tour de la salle à manger, il lui serait possible de s'établir dans un des salons de jeu séparés du grand salon par une simple portière.

Elle y courut. Elle y distinguait les moindres paroles des deux interlocuteurs.

M. de Clinchan en était encore à se plaindre.

Si brusque, il faudrait dire si brutal avait été le geste de M. de Mussidan, qu'il avait fait mal à son ami et l'avait presque renversé.

—Trédame!... geignait M. de Clinchan, comme tu y vas. Quelle journée, mon Dieu! Songe un peu... déjeuner trop abondant, émotion violente, course rapide, colère provoquée par tes domestiques, joie en te voyant, puis choc et interruption des fonctions respiratoires... C'est dix fois ce qu'il faut pour prendre une maladie qui... à notre âge...

Mais le comte, plein d'indulgence habituellement pour les manies de son ami, n'était pas dans des dispositions à l'écouter.

—Au fait!... interrompit-il d'un ton bref et dur, que se passe-t-il?

—Il arrive, gémit M. de Clinchan, qu'on sait l'histoire des bois de Bivron. Une lettre anonyme, reçue il y a une heure, me prédit les plus épouvantables malheurs, si je ne t'empêche de donner ta fille à de Breulh... Ah!... les coquins qui m'écrivent connaissent la vérité, et ils ont des preuves.

—Où est cette lettre?

M. de Clinchan tira de sa poche cette lettre. Elle était explicite et menaçante autant que possible, mais elle n'apprenait rien à M. de Mussidan qu'il ne sut déjà.

—As-tu vérifié ton journal? demanda-t-il à son ami. Y manque-t-il véritablement trois feuillets?...

—Oui.

—Comment a-t-on pu te les enlever?

—Ah!... comment? C'est ce que je ne puis m'expliquer, et si tu peux me le dire...

—Es-tu sûr de tes domestiques?

—Eh! ne sais-tu pas que Lorin, mon valet de chambre, est à mon service depuis seize ans, qu'il a été élevé chez mon père, et que je l'ai façonné à ma ressemblance? Jamais aucun autre de mes domestiques n'a mis le pied dans mes appartements. Les volumes de mon journal sont déposés dans un meuble de chêne dont la clé ne me quitte jamais.

—Il faut cependant qu'on ait pénétré chez toi?

M. de Clinchan réfléchit un moment, puis tout à coup se frappa le front, éclairé par un souvenir qui était comme une révélation.

—Trédame!... s'écria-t-il, je vois...

—Quoi?...

—Écoute. Il y a de cela quelques mois, un dimanche, Lorin était allé à une fête des environs de Paris, but un coup de trop avec des gens dont il avait fait connaissance en chemin de fer. Après boire il se prit de querelle avec ces amis de bouteille, et fut si cruellement maltraité, qu'il est resté six semaines sur le lit. Il avait, ma foi! un bon coup de couteau dans l'épaule.

—Qui t'a servi pendant ce temps?

—Un jeune homme que mon cocher est allé prendre au hasard dans un bureau de placement.

M. de Mussidan crut qu'il tenait un indice. Il se souvenait de cet homme qui était venu le trouver, et qui avait eu l'impudence de lui laisser sa carte, B. Mascarot, agence pour les deux sexes,—rue Montorgueil.

—Sais-tu, demanda-t-il, où est situé ce bureau?

—Parfaitement, rue du Dauphin, presque en face de chez moi.

Le comte eut une exclamation de fureur.

—Ah! les misérables sont forts, s'écria-t-il, très forts. Il faut se rendre. Et cependant, si tu partageais mes idées, si tu te sentais assez d'énergie pour braver le scandale, nous tiendrions tête à l'orage...

Il suffit de cette simple proposition pour faire frisonner M. de Clinchan de la tête aux pieds.

—Jamais, s'écria-t-il, non, jamais. Mon parti est pris. Si tu prétends résister, déclare-le-moi franchement, je rentre chez moi et je me fais sauter la cervelle.

Il était homme à faire comme il le disait. Outre qu'en dehors de ses ridicules, sa bravoure était incontestable, il était d'un tempérament à recourir aux dernières extrémités plutôt que de rester exposé à des tracasseries qui troubleraient ses digestions.

—Je céderai donc! fit M. de Mussidan avec la rageuse résignation de l'impuissance.

Alors seulement M. de Clinchan osa respirer à pleins poumons. Ignorant quels assauts son ami avait subis, il ne croyait pas qu'il serait si facile de l'amener à composition.

—Une fois en ta vie, s'écria-t-il, tu es donc raisonnable.

—C'est-à-dire que je te parais l'être, parce que j'écoute les conseils de ta frayeur! Ah!... maudits feuillets!... Et maudite aussi soit ton inconcevable fureur de confier au papier les secrets de ta vie et de la vie des autres.

Mais, sur l'article de son journal, M. de Clinchan est intraitable.

—Trédame!... s'écria-t-il, ne vas-tu pas t'en prendre à moi! Si tu n'avais pas commis un crime, je n'aurais pas eu à en commettre un pour t'obliger, et à l'enregistrer ensuite.

Un silence assez long suivit cette cruelle réponse.

Glacée d'horreur, plus tremblante que la feuille, Sabine avait tout entendu. Ses plus affreux pressentiments étaient dépassés par l'horrible réalité... Un crime!... Il y avait un crime dans la vie de son père!...

Cependant le comte de Mussidan avait repris la parole...

—A quoi bon des reproches!... dit-il. Pouvons-nous faire que ce qui est ne soit pas? Non! Soumettons-nous. Aujourd'hui même tu as ma parole, j'écrirai à de Breulh pour lui signifier la rupture de nos projets.

Pour M. de Clinchan, c'était le salut, la paix. Mais après ses angoisses, cette joie eut un effet terrible.

De rouge qu'il était, il devint blême, il chancela, fit un tour sur lui-même, et s'affaissa sur le canapé en murmurant:

—Repas trop copieux!... émotions violentes!... c'était indiqué!...

Il se trouvait mal.

M. de Mussidan, presque effrayé, se pendit aux sonnettes.

A ce tocsin, les domestiques accoururent de toutes les parties de l'hôtel et, derrière eux, la comtesse elle-même.

Il fallut plus de dix minutes et un flacon d'eau de Cologne au moins, pour faire revenir à lui M. de Clinchan.

Enfin il fit un mouvement, il ouvrit un œil d'abord, puis l'autre, puis il se souleva sur le coude.

—Je m'en tirerai, balbutiait-il avec un sourire pâle. Faiblesse, éblouissements, je sais ce que c'est, et j'ai mon remède: Elixir des Carmes, deux cuillerées dans un verre d'eau sucrée, repos...

Tout en parlant, il avait réussi à se dresser.

—Je rentre, dit-il à son ami, j'ai ma voiture, heureusement; toi, Octave, sois prudent.

Et prenant le bras d'un des valets de pied, il sortit, laissant seuls en présence le comte et la comtesse de Mussidan.

A côté, dans le petit salon de jeu, Sabine écoutait toujours.

XIII

Depuis la veille, c'est-à-dire depuis le moment où il avait saisi sa canne avec l'intention d'administrer une correction à l'honorable B. Mascarot, le comte de Mussidan était dans un état à faire pitié.

Oubliant la douleur de son pied malade, il avait passé la nuit à arpenter sa bibliothèque, demandant vainement à son esprit un expédient pour se soustraire à la plus humiliante des tyrannies.

Il sentait la nécessité d'aviser promptement, car il avait assez d'expérience pour comprendre que, en dépit des belles protestations du doux placeur, cette première tentative n'était que la préface d'exigences qui deviendraient de plus en plus exorbitantes.

Mille projets se présentaient à son esprit, repoussés et repris tour à tour, puis définitivement abandonnés.

Tantôt il avait envie d'aller confesser toute l'histoire au préfet de police.

Tantôt il songeait à faire appeler quelqu'un de ces policiers in partibus qui opèrent pour le compte des particuliers en dehors de la préfecture, et souvent malgré elle. Il en est d'habiles, dit-on.

Mais plus le comte réfléchissait et se débattait, plus il sentait solides et perfidement noués les liens qui le garrottaient.

De quelque façon qu'il s'y prît, il arrivait toujours à un scandale, et B. Mascarot n'offrait aucune prise.

La première fois qu'elle sortit de l'hospice, de veilles
femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent.
La première fois qu'elle sortit de l'hospice, de veilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent.

Cependant, vingt heures de colère avaient affaissé les ressorts de son caractère violent, lorsqu'on était venu lui annoncer la visite de M. de Clinchan.

Grâce à cette disposition, il avait pu accueillir son vieil ami avec un calme relatif.

La lettre anonyme ne l'avait pas surpris. On pourrait presque dire qu'il s'attendait à quelque chose de pareil. Lui dépêcher M. de Clinchan était habile et dénotait une connaissance parfaite de l'homme.

Tourmenté par toutes ces idées, qui bouillonnaient en son cerveau, M. de Mussidan allait de long en long, se préoccupant si peu de la présence de sa femme, qu'il laissait, par moments, échapper des lambeaux de phrases et de sourdes exclamations.

Ce manège, à la longue, irrita la comtesse, dont les derniers mots de l'homme au journal avaient éveillé la curiosité.

Ne devait-elle pas être toujours sur le qui-vive, ainsi que ceux qui se trouvent dans une position menacée?

—Qu'avez-vous donc à vous agiter ainsi, Octave? demanda-t-elle. Serait-ce l'indigestion de M. de Clinchan qui vous inquiète?

Le comte connaissait sa femme pour en souffrir depuis des années.

Il devait être accoutumé à cette voix de tête si affreusement agaçante adoptée par elle. Il devait être habitué à ce sardonique sourire qui était comme figé sur ses lèvres.

Cependant, cette apparence de raillerie en un tel moment le transporta d'indignation.

—Ne parlez pas ainsi, fit-il d'une voix frémissante.

—Bon Dieu! comme vous me dites cela! Qu'avez-vous, mon ami? Est ce que vous êtes malade, vous aussi?

—Madame!...

—Enfin, daignerez-vous me dire ce qu'il se passe d'extraordinaire?

La face du comte s'était empourprée; sa colère revenait avec une violence d'autant plus grande qu'elle avait été longtemps réprimée.

Il s'arrêta brusquement devant le fauteuil où la comtesse était assise, et, les yeux flambloyants de haine et de menace, il dit:

—Il y a que notre fille ne peut épouser M. de Breulh-Faverlay, qu'elle ne l'épousera pas.

Cette inconcevable déclaration eut dû combler de joie Mme de Mussidan. C'était la moitié de la tâche imposée par le docteur Hortebize, et la plus difficile, qui se trouvait accomplie sans effort.

Cependant son premier mouvement fut de chercher des objections.

Les femmes commencent toujours, systématiquement et instinctivement, par s'opposer aux desseins qu'elles approuvent le plus. C'est leur façon de les faire entrer profondément dans l'esprit de qui les leur propose.

Chacune de leurs objections est calculée pour produire l'effet d'un coup de maillet sur un coin.

—Plaisantez-vous? dit-elle. Repousser M. de Breulh!... Retrouverez-vous jamais un parti aussi brillant, je dirai presque inespéré?

—Oh!... ne craignez rien, répondit le comte avec la plus amère ironie, on se chargera de vous fournir un prétendant.

Cette phrase, arrachée à M. de Mussidan par l'intensité de ses craintes, serra jusqu'à l'angoisse le cœur de la comtesse.

Qu'est-ce que cela voulait dire? Était-ce une allusion!

Son mari avait-il voulu désigner Croisenois? Savait-il sous l'empire de quelles obsessions abominables elle était condamnée à agir?

Mais elle était brave. Elle était de celle qui, à l'anxiété du désastre, préfèrent le désastre lui-même, si complet et si effroyable qu'il puisse être. Elle voulut savoir.

—De quel prétendant parlez-vous? demanda-t-elle avec une nonchalance affectée. Présenté par qui? comment? Qui donc aurait osé disposer de l'avenir de ma fille sans me consulter?...

—Moi!...

La comtesse eut un petit ricanement qui fut pour le comte comme un coup de cravache à travers la figure. Il perdit la tête, il oublia tout.

—Ne suis-je donc pas le maître! s'écria-t-il d'une voix terrible. Et je saurai le montrer, parce que telle est la volonté des misérables qui ont surpris le secret de ma vie, de mon crime, et qui ont entre les mains assez de preuves pour déshonorer mon nom.

Mme de Mussidan s'était levée. Elle se demandait si la raison de son mari ne s'égarait pas.

—Un crime, balbutia-t-elle, vous!

—Oui, moi! Ah! cela vous surprend et vous ne vous en doutiez guère. C'est ainsi. Vous vous souvenez peut-être d'un accident de chasse qui attrista les premiers mois de notre mariage. Ce jeune homme... dans les bois de Bivron. Eh bien! il n'y a pas eu d'accident. C'est volontairement que je l'ai ajusté, que j'ai fait feu. Je l'ai assassiné, enfin?... Et on le sait, et on peut le dire et le prouver.

La comtesse, terrifiée, reculait, les bras étendus en avant, comme pour écarter un danger.

—Ah! vous êtes épouvantée!... reprit le comte avec un rire sinistre. Je vous fais horreur, peut-être? Ne tremblez pas, ne vous éloignez pas ainsi, je n'ai pas de sang aux mains, soyez tranquille...

Il appuya ses deux mains sur son cœur, comme si la respiration lui eût manqué, et il poursuivit:

—C'est là qu'il est le sang, et il m'étouffe! Il y a vingt-trois ans de cela, et cependant, parfois encore, la nuit, je m'éveille baigné de sueur, parce que dans mon sommeil j'ai entendu le dernier râle de l'infortuné.

Mme de Mussidan s'était laissée glisser sur un fauteuil.

—C'est horrible, murmurait-elle...

—N'est-ce pas?... Et cependant vous ne savez point encore pourquoi j'ai tué. Savez-vous ce qu'il avait osé me dire, ce malheureux!... Il m'avait dit que ma jeune femme que j'adorais avait eu un amant.

La comtesse de Mussidan se dressa, la protestation aux lèvres, mais M. de Mussidan ayant ajouté froidement:

—Et c'était vrai, j'en ai acquis plus tard la certitude.

Elle retomba comme assommée, cachant son visage entre ses mains.

—Pauvre Montlouis!... poursuivait le comte, il était aimé, lui. Il avait une maîtresse, une grisette qui allait en journée pour gagner sa vie. Mais elle était plus noble cent fois par le cœur, cette pauvre fille, que l'orgueilleuse héritière que je venais d'épouser et qui était une Sauvebourg.

—Octave!... Monsieur!...

—Ah!... c'est ainsi, elle l'a prouvé. Elle s'était donnée à Montlouis, cependant, et il devait l'épouser; il me l'avait dit. Tout le monde la croyait sage, elle était enceinte. A la mort de son amant elle a été déshonorée. On est impitoyable dans les petites villes. La première fois qu'elle sortit de l'hospice avec son enfant sur les bras, de vieilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent. Il fallait fuir...

Quand il se serait agi de la vie, la comtesse n'aurait pu articuler une parole.

—Elle serait morte de faim sans moi! disait le comte. Pauvre fille! C'était bien peu, ce que je lui donnais. Eh bien! avec ce peu, à force de privations, elle a élevé son fils comme celui d'un bourgeois. L'enfant est un homme aujourd'hui, et quoi qu'il arrive, son avenir est assuré, car je suis là, moi...

Pour les grands mouvements de l'âme, il n'est pas de circonstances extérieures. Moins profondément émus, M. de Mussidan et sa femme eussent entendu des sanglots étouffés, qui, lorsqu'ils cessaient de parler, rompaient lugubrement le silence.

Souvent Mme de Mussidan avait eu,—prétendait-elle,—à souffrir des violences de son mari.

Mais jamais le comte n'avait été ainsi.

Même en ses plus furieux emportements, il ne dépassait pas certaines bornes, comme si d'avance il eut pu dire à sa colère: Tu n'iras pas plus loin.

En ce moment, une circonstance inouïe rompait toutes les digues imposées par une ferme volonté, et le torrent faisait irruption.

Et, il faut le dire, il semblait éprouver une âcre et délicieuse jouissance, un soulagement immense à donner un libre cours à toutes les amertumes qui, depuis des années, s'étaient amassées goutte à goutte en son âme.

—Dites-moi maintenant, madame, s'il n'y aurait pas injustice à vous comparer à cette pauvre fille qui était la maîtresse de Montlouis? Vous n'êtes donc jamais descendue au fond de votre conscience? Vous n'avez jamais tremblé en songeant que Dieu, certainement, vous punirait un jour, vous qui avez été fille coupable, épouse criminelle et mère indigne?...

D'ordinaire, la comtesse tenait tête à son mari, elle se redressait sous ses justes reproches; aujourd'hui, elle n'osait.

—Avec vous, poursuivait le comte, la honte et le malheur sont entrés dans ma vie. Qui donc eût pu prévoir cela, en vous voyant courir insouciante et rieuse sous les grands arbres de Sauvebourg? Que de fois, en ce temps où mon seul rêve était d'unir ma destinée à la vôtre, je vous ai observée sans soupçonner que j'étais dupe d'une odieuse comédie! Jeune fille; vous aviez atteint la perfection de la dissimulation. Jamais les détestables pensées qui vous bouleversaient n'ont jeté une ombre sur votre front. Jamais vos plus affreux desseins n'ont altéré la pureté de votre regard. Ah! qui n'y eût été trompé comme moi!... En entrant dans cette petite église où a été bénie notre union maudite, intérieurement je vous demandais pardon d'être si peu digne de vous. Misérable fou!... J'en étais encore aux premières ivresses de la possession que, déjà, vous aviez installé l'adultère à mon foyer.

La comtesse eut un geste de dénégation.

—C'est faux!... murmura-t-elle... on vous a menti!...

M. de Mussidan eut un de ces rires glacés qui sont l'expression la plus saisissante du désespoir.

—Non, répondit-il, j'ai eu des preuves. Ah! cela vous paraît extraordinaire. Vous m'avez toujours pris pour un de ces maris benêts, qu'on bafoue impunément. Vous pensiez m'avoir noué sur les yeux un bandeau épais. Erreur. J'y voyais... Comment ne vous ai-je jamais dit cela? Ah! voilà!... Je ne pouvais pas ne pas vous aimer. C'était plus fort que ma volonté, que mon orgueil, que ma raison. Il n'y a à rire des épouvantables lâchetés, des transactions misérables de la passion, que ceux qui n'ont jamais aimé de toute la puissance de leur cœur et de leur chair...

Il parlait avec une véhémence extraordinaire et la comtesse écoutait, confondue de ces transports, respirant à peine.

—Je me taisais, continuait M. de Mussidan, parce que je savais que le jour où je dirais un mot, vous seriez perdue pour moi. Or, j'aurais pu vous tuer, il était hors de mon pouvoir de vivre séparé de vous. Non, vous ne saurez jamais combien vous avez été à deux doigts de la mort. Au moment de vous embrasser, il me semblait voir votre visage marbré par les baisers d'un autre, et il me fallait d'héroïques efforts pour ne pas vous étouffer entre mes bras. Je ne savais plus au juste, à la fin, si je vous aimais ou si je vous haïssais...

—Octave! de grâce! balbutia la comtesse, en joignant les mains, Octave!

Le comte haussa les épaules.

—Je pourrais vous surprendre étrangement, fit-il, si je voulais!... Mais, bast!...

La comtesse frissonnait. Son mari connaissait-il, oui ou non, l'existence des lettres? Pour elle, tout était là.

Par exemple, elle était certaine qu'il ne les avait pas lues. Il se serait exprimé autrement, s'il eut connu le mystère qu'elles expliquaient.

—Laissez-moi vous dire, commença-t-elle...

—Rien!... répondit durement M. de Mussidan.

—Je vous jure...

—Oh! inutile. Tenez, je veux vous avouer ma présomption en ces années de notre jeunesse. Vous raillerez!... peu importe. Je me berçais de l'espoir de vous ramener à moi. La lâcheté a son héroïsme, elle aussi. Je me disais que tôt ou tard vous seriez touchée de ce grand amour, si profond et si doux, que j'avais pour vous. Quelle dérision! Comme si jamais un sentiment avait fait battre votre cœur plus vite!

—Ah! vous êtes impitoyable.

Il la regarda avec des yeux emplis d'une haine de vingt années, et froidement dit:

—Et vous, qu'avez-vous donc été?

—Si vous saviez...

—Je sais où ont abouti mes efforts. C'est jusqu'à la lie que j'ai vidé le calice empoisonné que verse une femme adorée à un mari trompé. Chaque jour a élargi et creusé l'abîme qui nous séparait, et nous en sommes venus à vivre de cette existence infernale qui me tue.

—Vous n'aviez qu'à vouloir...

—Quoi? Vous retenir de force, me faire votre geôlier? A quoi bon? Ce que je voulais de vous, c'était l'âme... J'aurais emprisonné le corps, mais qui sait à quel rendez-vous serait allée la pensée? Comment ai-je eu la force de rester près de vous? C'est qu'il fallait sauver non l'honneur, il était perdu, mais les apparences de l'honneur. Moi présent, le nom ne pouvait traîner dans la boue.

Mme de Mussidan, une fois encore, essaya de protester; son mari ne sembla même pas entendre l'interruption.

—Je voulais aussi sauver la fortune, poursuivait-il, car votre prodigalité est un gouffre où s'engloutiraient des millions. Au feu de quelles fantaisies flambez-vous donc les billets de mille francs, qu'on n'en retrouve même pas la cendre? On vous refuse crédit. Vos fournisseurs me croient ruiné, et cette croyance empêche ma ruine. Pourquoi n'ai-je pas liquidé notre position? C'est que je ne veux pas que nous finissions à l'hôpital. Il faut aussi doter Sabine; je la doterai richement, et cependant...

Il hésita. D'où pouvait venir cette hésitation, après tout ce qu'il avait dit?

Mme de Mussidan interrogea:

—Et cependant?...

—Cependant, répondit-il avec une terrible explosion de rage, je ne l'ai jamais embrassée sans ressentir une horrible douleur jusque dans les entrailles. Sabine est-elle ma fille!...

La comtesse se dressa frémissante. Cela, elle ne pouvait, non, elle ne pouvait le supporter.

—Assez, s'écria-t-elle, assez. Oui, Octave, j'ai été coupable, bien coupable; mais non pas comme vous croyez.

—A quoi bon vous défendre?

—Je défendrai Sabine, à tout le moins.

M. de Mussidan eut un geste de dédain.

—Mieux eût valu l'aimer, répondit-il, surveiller l'éclosion de ses premières idées, l'initier à ce qui est beau et à ce qui est bien, apprendre à lire comme en un livre ouvert dans ce jeune cœur, être sa mère, en un mot.

La comtesse était dans une telle agitation, que, certainement, son mari eût été surpris s'il l'eût remarqué.

—Ah!... Octave, s'écria-t-elle, que n'avez-vous parlé plus tôt!... Si vous saviez!... Mais je veux tout vous dire... oui... tout...

Mais le comte, malheureusement, l'arrêta.

—Épargnez-nous, dit-il, ces explications. Si j'ai rompu le silence que je m'étais imposé, c'est que rien de vous ne saurait me toucher ni m'émouvoir...

Mme de Mussidan se laissa retomber sur le canapé, elle comprit que tout espoir était anéanti. Dans le petit salon de jeu, les sanglots avaient cessé. Sabine avait eu la force de se traîner jusqu'à sa chambre.

Le comte se préparait à regagner sa bibliothèque, quand un domestique gratta respectueusement à la porte. Il apportait une lettre.

M. de Mussidan rompit le cachet. La lettre était de M. de Breulh; il rendait sa parole.

Après tant d'émotions, ce coup frappa le comte. Il crut y reconnaître la main de cet homme qui était venu le menacer chez lui, et il fut épouvanté du terrible et mystérieux pouvoir de ces gens dont il était l'esclave.

Mais il n'eut pas le temps de réfléchir, la femme de chambre de Sabine, Modeste, pale et effarée, se précipita dans le salon.

—Monsieur! criait-elle, madame! au secours! mademoiselle se meurt!...

XIV

Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, connaît son Paris—hommes et choses—sur le bout du doigt.

Comme tous les industriels dont les opérations sont basées sur de larges crédits, il a besoin de quantités de renseignements qu'il puise un peu partout et qu'il n'oublie plus.

Sa tête carrée est un bottin revu et augmenté qu'il laisse feuilleter à ses amis.

Aussi, lorsque B. Mascarot lui avait parlé du père de cette brune Flavie, dont les yeux avaient si fort impressionné Paul Violaine, l'arbitre des élégances avait répondu sans hésiter:

—Martin-Rigal? Connu! C'est un banquier.

Banquier, M. Martin-Rigal l'est en effet, et il habite une des plus belles maisons de la rue Montmartre, presque en face de Saint-Eustache.

Son logement particulier est situé au second étage, ses bureaux occupent tout le premier.

Pour n'avoir pas son nom inscrit au livre d'or de l'aristocratie financière, M. Martin-Rigal n'en est pas moins très connu, extrêmement puissant et suffisamment estimé.

Il est en relations surtout avec ce petit commerce parisien qui vivote plutôt qu'il ne vit, et qui se trouverait heureux sans ce fantôme périodique et implacable qui s'appelle l'échéance.

Tous les gens qui s'adressent à lui, ou presque tous, il les tient dans la main.

—Tous les jours, je me mettais à la fenêtre.
—Tous les jours, je me mettais à la fenêtre.

Que deviendraient-ils si fantaisie lui prenait de fermer ses guichets! ils manqueraient à leurs engagements, les jugements arriveraient à la suite des protêts, puis la faillite, la ruine.

Il peut donc tout oser, et il ose, il use et il abuse.

Son despotisme n'admet pas d'objection. Si, en présence d'une nouvelle mesure, quelque audacieux risque un: Pourquoi? On lui répond nettement:

—Parce que...

Et pas autre chose avec.

C'est le caissier, bien entendu, qui répond cela, et non M. Martin-Rigal.

Lui, on ne le rencontre guère. Dans la matinée, il est toujours invisible; il travaille dans son cabinet, à l'extrémité des bureaux.

Et pas un de ses employés ne serait assez hardi pour aller frapper à sa porte.

A quoi bon, d'ailleurs? Il ne répondrait pas. L'expérience a été tentée. Le feu prenant à la maison ne le tirerait pas de ses comptes.

Physiquement, M. Martin-Rigal est grand et chauve. Sa face osseuse est toujours scrupuleusement rasée, et ses petits yeux gris ont une inquiétante mobilité. Lorsqu'il parle, si un mot lui échappe, s'il poursuit une idée, il promène sur son nez l'index de sa main droite: c'est son tic.

Sa politesse est parfaite. C'est d'une voix de miel qu'il dit les choses les plus cruelles. Il ne manque jamais de reconduire jusqu'à la porte, avec force salutations et excuses, les gens auxquels il refuse de l'argent.

Dans son costume, il affecte cette sorte d'élégance juvénile qui est un trait des mœurs des manieurs d'argent de la jeune école.

En dehors des affaires, il est aimable, obligeant et spirituel par dessus.

Volontiers il recherche les douceurs qui aident à traverser la vie, cette vallée de larmes. Il ne déteste pas un bon dîner et n'a jamais boudé un jeune et joli visage.

Cependant il est veuf et on ne lui connaît qu'une passion au monde: sa fille unique, sa Flavie.

Il est vrai que son amour paternel a quelque chose du fanatisme idiot de l'Indien qui se fait écraser sous les roues du char de son idole.

La maison Martin-Rigal n'est pas montée sur un fort grand pied, mais on dit dans le quartier que Mlle Flavie a des dents aiguës à croquer des millions.

Le banquier ne va qu'à pied; c'est hygiénique, prétend-il; mais sa fille a une jolie voiture attelée de deux chevaux de prix pour aller au bois, sous la protection d'une duègne moitié domestique, moitié parente, qu'elle a fini par rendre un peu folle.

M. Martin-Rigal en est encore à répondre: Non, à une fantaisie de Flavie.

Parfois des amis ont essayé de lui faire entendre que cette adoration perpétuelle préparait à Flavie un avenir très malheureux; sur ce chapitre, il est intraitable.

Invariablement, il répond qu'il sait ce qu'il fait, et que s'il travaille comme un cheval, c'est à la seule fin que sa fille puisse se permettre tout ce qui lui passe par la tête.

Et c'est vrai, au moins, qu'il travaille à lui seul autant que tous ses employés ensemble.

Après être resté, depuis le matin, le nez sur des chiffres, à quatre heures du soir il ouvre son cabinet et reçoit ceux qui ont à l'entretenir d'affaires.

Ainsi, le surlendemain du jour où Paul Violaine et Flavie s'étaient rencontrés chez le couturier célèbre, sur les cinq heures et demie, M. Martin-Rigal donnait audience à une de ses clientes.

Elle était très jolie, toute jeune et mise avec une simplicité charmante; mais elle paraissait bien triste, ses beaux yeux étaient pleins de larmes, à grand'peine retenues.

—A vous, monsieur, disait-elle, je dois l'avouer, si vous nous refusez notre bordereau, comme le mois passé, il nous faudra déposer notre bilan. Nous avons fait argent de tout pour l'échéance de janvier. Tous les bijoux dont je pouvais disposer sans qu'on s'en aperçut sont au Mont-de-Piété; nous mangeons dans du fer...

—Pauvre petite femme!... murmura le banquier.

Ce mot lui donna plus d'assurance.

—Et pourtant, reprit-elle, notre position n'a jamais été meilleure, voici notre établissement payé, la vente marche très bien...

Elle s'exprimait d'un petit air entendu qui semblait charmer M. Martin-Rigal, s'expliquant clairement, nettement.

La Parisienne excelle en ces démarches difficiles. Plus futée que son mari, pleine de confiance en soi, elle garde l'esprit libre là où il perd la tête.

Aussi, le plus souvent, dans les crises du petit commerce, pendant que l'homme se désole, c'est la femme qui agit.

En écoutant l'exposé d'une situation qu'il connaissait fort bien, le banquier dodelinait sa tête chauve.

—Tout cela est fort joli, dit-il enfin, mais ne rend pas meilleures les signatures que vous m'offrez. Si j'avais confiance, ce serait en vous...

—Oh! monsieur, nous avons plus de trente mille francs de marchandises en magasin.

—Ce n'est pas cela que j'ai voulu dire...

Il souligna ces mots d'un sourire et d'un regard si singulièrement expressifs, que la pauvre femme en rougit jusqu'à la racine des cheveux et perdit presque contenance.

—Comprenez donc, reprit-il, que vos marchandises ne me donnent pas plus confiance que vos valeurs. Supposez un malheur. Que vendrait-on tout cela? Sans compter que ces diables de propriétaires ont des privilèges...

Il s'interrompit. La femme de chambre de Flavie, s'autorisant du despotisme de sa maîtresse, entrait dans le cabinet sans frapper.

—Monsieur, dit-elle, mademoiselle vous demande tout de suite, tout de suite!...

M. Martin-Rigal se leva:

—J'y vais, répondit-il, j'y vais!...

Et prenant la main de sa cliente pour la mettre plus vite dehors, il ajouta:

—Voyons, ne vous désolez pas... revenez me voir, nous arrangerons cela.

Elle voulait le remercier; mais déjà il s'était élancé dans l'escalier.

Si Flavie avait envoyé chercher son père, c'est qu'elle tenait à lui faire admirer sa toilette nouvelle, que venait de lui envoyer Van Klopen, qu'elle essayait et qu'elle trouvait miraculeuse.

Il est de fait que le «couturier des reines», outre qu'il avait été d'une rare promptitude, s'était surpassé.

Le costume de Flavie était un de ces chefs-d'œuvre de mauvais goût,—à la mode, hélas!—qui donnent à toutes les femmes une même et odieuse tournure de poupée, imaginés, croirait-on, pour leur enlever d'un coup grâce, distinction et poésie.

Ce n'étaient que garnitures, découpures et dentelures, jupes étagées, couleurs désagréables bizarrement assemblées.

Van Klopen avait été fidèle à son système, car il a un système qu'il résume en deux axiomes forts clairs:

1º Donner aux robes une coupe telle que, sitôt défraîchies, elles soient absolument inserviables;

2º Rechercher les étoffes bon marché, ce qui plaît aux maris, et multiplier les garnitures qui sont la bouteille à l'encre des modes.

Il a trouvé cela, ce Hollandais madré, et il n'est plus une couturière bourgeoise qui ne s'efforce de profiter de sa découverte.

Seulement, Flavie se souciait infiniment peu de la question économique.

Debout, au milieu du salon paternel, dont elle venait de faire allumer les lustres, car le jour baissait, elle étudiait quelques effets nouveaux,—c'est-à-dire qu'elle répétait sa toilette.

Et en vérité, elle était si naturellement jolie, mignonne et gracieuse, que l'œuvre de Van Klopen ne l'enlaidissait presque pas.

Mais tout à coup, elle se retourna.

Elle venait d'apercevoir, dans la glace, son père qui entrait tout essoufflé d'avoir grimpé si vite les escaliers.

—Comme tu as tardé!... lui dit-elle.

Certes, il n'avait pas perdu une seconde. Cependant il s'excusa.

—J'étais avec un client, répondit-il, de sorte que...

—Eh! il fallait le renvoyer.

Il allait chercher d'autres explications encore, mais la jeune fille se tint pour satisfaite.

—Voyons, père, commença-t-elle, ouvre les yeux bien grands, regarde-moi et dis-moi, oh!... franchement, comment tu me trouves.

Point n'était besoin de le lui demander. L'admiration la plus parfaite s'épanouissait sur sa physionomie.

—Charmante, murmura-t-il, divine!

Si accoutumée qu'elle fut aux parfums de l'encens paternel, Flavie parut enchantée.

—Alors, reprit-elle, tu crois que je lui plairai?

Lui!... c'était Paul Violaine; M. Martin-Rigal ne le savait que trop. Il soupira profondément en répondant:

—Comment veux-tu ne pas lui plaire?

—Hélas! fit-elle, devenant songeuse, s'il s'agissait de tout autre, je ne douterais pas de moi, je ne craindrais rien, je ne sentirais pas ces transes cruelles qui me serrent le cœur...

M. Martin-Rigal était assis près de la cheminée: il attira sa fille par la taille pour lui mettre un baiser au front, et elle, avec des mouvements coquets et onduleux de jeune chatte guettant des caresses, elle s'établit sur les genoux de son père.

—C'est que, vois-tu, continuait-elle, poursuivant sa pensée, s'il allait ne pas faire attention à moi, si je lui déplaisais!... Tiens, père, je le sens, j'en mourrais.

Le banquier détourna la tête pour cacher sa douloureuse impression.

—Tu l'aimes donc bien? demanda-t-il.

—Oh!...

—Plus que moi?

Flavie prit entre ses mains la tête de son père et la secoua doucement, tout en riant d'un petit rire sonore et pur comme le tintement du cristal.

—Que t'es bête, pauvre père, disait-elle, que t'es bête!... Je te demande un peu si cela peut se comparer! Toi, je t'aime, parce que tu es mon père... d'abord. Je t'aime ensuite, parce que tu es bon, que tu veux tout ce que je veux, que tu dis toujours: Oui; je t'aime, parce que tu es comme les enchanteurs des féeries, tu sais, qui sont bien vieux, bien vieux, qui ont des barbes qui n'en finissent plus, et qui réalisent tous les souhaits de leurs filleules. Je t'aime pour cette bonne vie heureuse que tu me donnes, pour ma voiture, pour mes jolis chevaux, pour mes belles toilettes, pour les pièces d'or neuves dont, sans te lasser, tu emplis ma bourse, pour cette parure de perles que j'ai au cou, pour ce bracelet... pour tout enfin.

L'énumération était désolante. Chaque mot trahissait un égoïsme féroce en sa naïveté. Et cependant le banquier écoutait d'un air riant, ravi, engourdi dans une sorte de béatitude irraisonnée.

—Et lui? interrogea-t-il.

—Oh!... lui, répondit Flavie devenue subitement sérieuse, lui, je l'aime parce qu'il est lui, d'abord; puis, parce que... parce que je l'aime.

L'accent de la jeune fille trahissait une telle intensité de passion que le pauvre père ne put retenir un geste de colère.

Elle vit ce geste et éclata de rire.

—Vilain jaloux! fit-elle de ce ton qu'on prend pour faire honte à un enfant d'une faute légère, fi!... que c'est laid, monsieur. Vous montrez le poing à cette pauvre fenêtre, parce que c'est de cette fenêtre que j'ai aperçu mon Paul pour la première fois. C'est mal, monsieur, c'est très mal!...

Comme l'enfant pris en faute et grondé, M. Martin-Rigal baissa la tête.

—Eh bien! reprit Flavie, je l'aime, moi, cette fenêtre, qui me rappelle les plus fortes et les plus douces émotions de ma vie. Voici pourtant quatre mois de cela. Tiens, père, il me semble que c'était ce matin... J'étais venue me mettre à la fenêtre sans savoir pourquoi... et on dit que nous sommes maîtres de nos destinées! Quelle folie!... Je regarde machinalement, quand tout à coup, à la croisée de la maison d'en face, je l'ai aperçu. Ça été comme un éclair. Mais cette seconde a suffi pour décider de ma vie. Moi, qui jamais n'avais rien senti là—elle mettait la main sur son cœur,—j'y ai éprouvé une douleur épouvantable, aiguë, la sensation d'un fer rouge.

Le banquier paraissait être au supplice, mais sa fille ne s'en apercevait pas.

—Toute la journée, poursuivait-elle, j'ai été comme jamais... il me semblait qu'il n'y avait plus d'air pour respirer, j'avais comme un poids immense, là, au creux de la poitrine, et autour de la tête un cercle de fer. Ce n'était plus du sang qui circulait dans mes veines, mais de la flamme... La nuit, impossible de dormir, je frissonnais et j'étais trempée de sueur. Sans savoir pourquoi, j'avais peur, je tremblais...

Le banquier secoua tristement la tête.

—Flavie, murmura-t-il, chère adorée, pauvre folle enfant, que ne t'es-tu confiée à moi, alors?

—J'en avais envie...

—Eh bien!...

—Je n'ai pas osé.

M. Martin-Rigal leva les bras au plafond. Il prenait le ciel à témoin que si sa fille n'avait pas osé, ainsi qu'elle le disait, elle n'avait pour cela aucune raison, aucune.

—Tu ne comprends pas cela, fit Flavie. Ah!... voilà. Tu as beau être le meilleur des pères, tu es un homme. Si j'avais une mère, elle me comprendrait.

—Eh! qu'aurait fait ta pauvre mère, que je n'aie tenté, essayé? murmura M. Martin-Rigal.

—Rien, peut-être, tu as raison. Parce que, vois-tu, il y a des jours où je ne me comprends pas moi-même. Et cependant, va, après cette première aventure, j'ai été terriblement courageuse. J'avais juré que jamais, non plus jamais, je n'ouvrirais cette croisée. J'ai lutté trois jours, oh! lutté comme il n'est pas possible. Le quatrième, je n'y ai plus tenu. J'ouvre, je regarde... Il était à la fenêtre, lui aussi, le front appuyé contre la vitre, et triste.... si triste que je me suis mise à pleurer.

Le banquier, cet homme si dur que jamais le désespoir d'un client malheureux ne l'avait touché, avait-lui-même les yeux pleins de larmes.

—Depuis! reprit Flavie, dont la voix avait une douceur pénétrante, depuis je n'ai plus résisté. Est-ce qu'on lutte contre la destinée!... Tous les jours je me mettais à la fenêtre. J'ai eu bien vite deviné ce qu'il faisait. Il donnait des leçons de piano à ces deux longues demoiselles si maigres, que nous rencontrons quelquefois. Pauvre garçon!... J'épiais son arrivée et aussi sa sortie. Si tu savais, père, comme il avait l'air malheureux!... Il y avait des jours où il était si pâle, où il se traînait si péniblement que je me demandais s'il avait mangé. Te fais-tu une idée de cela? Lui!... souffrir la faim, lorsque moi je suis riche! Car nous sommes riches, n'est-ce pas? J'avais fini par connaître toutes les expressions de sa physionomie. Tiens, quand il était content, il faisait comme cela avec son bras...

Elle imitait en même temps un geste de Paul, geste qui lui était familier quand il lui arrivait quelque chose d'heureux.

—Mais, hélas!... continuait Flavie, un jour il a disparu... Pendant une semaine je suis restée à la fenêtre, attendant, espérant... En vain. C'est alors que je suis tombée malade, et que je t'ai tout avoué, et que je t'ai dit: Celui-là est mon mari, je l'aime!...

C'est d'un air sombre et avec une visible contrainte que M. Martin-Rigal écoutait ce récit que Flavie lui répétait pour la centième fois, au moins, depuis trois mois.

—Oui, murmurait-il, c'est bien ainsi que tout s'est passé. Tu étais malade, je te voyais déjà mourante, je t'ai promis que ce jeune homme, cet inconnu dont tu ne savais même pas le nom, serait ton mari...

Dans un élan de reconnaissance, la jeune fille jeta ses bras autour du cou de son père, et couvrit son front de baisers sonores.

—Et aussitôt, reprit-elle, j'ai été guérie. Et tu tiendras ta parole, n'est-ce pas? Ah!... père chéri, je t'aime pour cela plus que pour tout le reste. Dire que le jour même, rien qu'avec les renseignements que je te donnais, tu t'es mis en quête de mon mystérieux artiste.

—Hélas!... je suis sans forces contre tes volontés.

Flavie se redressa, menaçant gaîment son père, d'un mouvement mutin.

—Que signifie cet hélas! monsieur? demanda-t-elle. En seriez-vous par hasard à regretter votre bonté parfaite, votre obéissance?

Il ne répondit pas. Il regrettait en effet.

—Par exemple, reprit Flavie, je donnerais bien mon beau collier pour savoir comment tu t'y es pris pour le découvrir. Pourquoi ne m'as-tu jamais conté le plus petit détail? Voyons, ne me cache rien, qu'as-tu imaginé pour arriver jusqu'à lui, d'abord, et ensuite pour l'amener jusqu'à nous sans éveiller ses soupçons.

M. Martin-Rigal sourit bonnement.

—Ceci, répondit-il, est mon secret.

—Soit, garde-le. Au fait, que m'importent les moyens employés, puisque tu as réussi! Car tu as réussi, n'est-ce pas, je ne rêve pas, je ne deviens pas insensée! Ce soir, avant une heure, dans quelques instants peut-être le docteur Hortebize va nous le présenter. Et il s'assoiera à notre table, je le regarderai à mon aise, j'entendrai le son de sa voix...

—Folle!.... interrompit le banquier, malheureuse enfant!...

Elle ne pouvait pas ne pas protester.

—Oh!... répondit-elle vivement, folle?... peut-être. Mais malheureuse? pourquoi?

—Tu l'aimes trop, répondit le banquier, avec l'accent d'une conviction profonde, il abusera.

—Lui!... fit la jeune fille avec la certitude admirable de la passion, lui, jamais?...

—Fasse Dieu, pauvre chère adorée, que mes pressentiments me trompent. Mais que veux-tu? ce n'est point là l'homme que je rêvais pour toi. Un artiste...

Flavie, sérieusement fâchée cette fois, quitta les genoux de son père.

Son père doucement l'attira sur ses genoux.
Son père doucement l'attira sur ses genoux.

—Et voilà donc, s'écria-t-elle, tout ce que tu trouves contre lui. Il est artiste. Serait-ce un crime! Que ne lui reproches-tu aussi sa misère? Oui, il est artiste mais il a du génie, je l'ai lu sur son font. Oui, il est affreusement pauvre, mai je suis assez riche pour deux. Il me devra tout, tant mieux! Quand il aura de la fortune, il ne sera pas forcé de s'épuiser à donner des leçons de piano; il lui sera permis d'utiliser son talent. Il écrira des opéras comme ceux de Félicien David,

plus beaux que ceux de Gounod. On les représentera dans les théâtres et les salles crouleront sous les applaudissements. Moi, cependant, toute seule au fond d'une loge fermée, je m'enivrerai de la gloire de l'élu de mon cœur. Le monde aura la poésie, moi j'aurai le poète, et, quand je le voudrai, c'est pour moi seule que chanteront ses divines mélodies...

Elle parlait avec une exaltation extraordinaire, si pénétrée de son rêve, qu'elle ressentait, dans toute leur intensité, les sensations exactes de la réalité.

Mais elle dut s'arrêter, une quinte de toux lui coupait la parole.

Et pendant que les efforts secouaient sa poitrine et que le sang affluait à ses pommettes, M. Martin-Rigal la contemplait avec une expression navrante.

La mère de Flavie avait été emportée à vingt-quatre ans par cette implacable maladie qu'on nomme la «phtisie galopante,» qui ne pardonne pas, qui est le désespoir de la science impuissante, et qui, en quinze jours, d'une fille rayonnante de vie et de santé, fait un cadavre.

—Tu souffres, Flavie? demanda le banquier d'un ton qui trahissait une inquiétude trop poignante pour pouvoir être complétement dissimulée.

—Moi! souffrir? répondit-elle avec un regard extatique, ce serait donc de joie?

M. Martin-Rigal eut un geste terrible.

—Par le tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, si jamais ce misérable te fait verser une larme, c'est un homme mort!

L'accent du banquier était à ce point menaçant, que sa fille eut presque peur.

—Qu'as-tu? père, demanda-t-elle; qu'ai-je dit qui te mette en colère? Pourquoi appeler Paul misérable?

—Pourquoi?... répondit M. Martin-Rigal, incapable de se maîtriser, parce que je tremble pour toi. Il m'a volé le cœur de ma fille, et je ne puis le lui pardonner que si tu trouves près de lui plus de bonheur que près de ton vieux père. Oui, je suis épouvanté, parce que, si tu ne le connais pas, je le connais, moi! Du jour où tu me l'as désigné dans la foule, tous mes amis, tous les gens qui m'ont des obligations ont été sur pied. De ce moment, il a été entouré d'espions, surveillé, suivi. Je ne me suis pas contenté de connaître sa vie actuelle, on a fouillé son passé. Il n'a pas eu une pensée que je n'aie sue, pas prononcé une parole qui ne m'ait été rapportée. Je l'ai étudié... c'est-à-dire mes amis l'ont étudié avec une si scrupuleuse persistance, qu'il ne cache pas au fond de sa conscience un secret que nous n'ayons surpris.

—Cependant, père, tu m'as dit qu'on n'avait rien trouvé contre lui.

—Non, rien... Seulement il est plus faible que le brin d'osier, plus inconstant que la feuille sèche qui tournoie au moindre souffle. Non, rien!... Mais c'est un de ces être neutres, indécis pour le bien comme pour le mal, qui vont où on les pousse, sans but arrêté, sans énergie, sans volonté.

—Tant mieux!... Ma volonté sera la sienne.

M. Martin-Rigal sourit tristement.

—Tu te trompes, chère fille, dit-il, comme toutes les femmes, d'ailleurs. Tu crois que les natures faibles, hésitantes, vacillantes, sont celles qu'on gouverne le plus aisément. Erreur. On ne domine véritablement que les forts, de même qu'on ne s'appuie sûrement que sur ce qui résiste. Ferme la main sur un morceau de marbre, il ne t'échappera pas. Essaie de serrer et d'étreindre une poignée de sable, elle glissera entre les doigts.

Flavie se taisait.

Son père, doucement, la saisit par la taille et l'attira sur ses genoux.

—Écoute ton vieux père, fillette aimée, poursuivit-il, ton meilleur ami. N'as-tu donc pas confiance en moi? Ne sais-tu pas qu'il n'y a pas dans mes veines une goutte de sang qui ne soit à toi? Toutes mes pensées ne t'appartiennent-elles pas? Paul va venir, sois prudente. Tiens-toi en garde contre une désillusion possible...

—Impossible!...

—Soit! Mais alors, dans l'intérêt même de ton avenir, de ton bonheur, je t'en conjure, dissimule, ne laisse rien deviner de ce qui se passe en toi, crains les trahisons de tes regards. Les hommes sont ainsi faits que tout en se plaignant bêtement de la duplicité des femmes, ils ne leur pardonnent pas la franchise. Crois-en l'expérience de ton vieil ami. Souviens-toi que la sécurité absolue tue l'amour...

Il s'interrompit, on sonnait à la porte de l'appartement.

A ce coup de sonnette, tout le corps de Flavie vibra comme le timbre même sous le marteau.

—C'est lui!... dit-elle d'une voix étranglée, lui!...

Et, faisant un effort, elle ajouta:

—Je t'obéis, père, je me sauve; je veux, avant de me montrer, tuer mon opinion et cette malheureuse sensibilité... Je reviendrai lorsque d'autres personnes seront arrivées. Sois sans inquiétude, je vais te prouver que ta fille serait une comédienne, au besoin...

Elle s'enfuit comme la porte du salon s'ouvrait.

Mais ce n'était point Paul.

Ce premier arrivant était un ami de M. Martin-Rigal, un gros fabricant, qui donnait le bras à sa femme, aussi parfaitement mise qu'insignifiante.

Pour ce soir-là, le banquier avait cru devoir inviter une vingtaine de personnes. Un grand dîner expliquait et justifiait la présentation de Paul.

En ce moment, précisément, le protégé de B. Mascarot entrait chez le docteur Hortebize, l'honorable parrain qui allait lui ouvrir les portes du monde.

Paul ne se ressemblait plus. Il sortait des mains d'un tailleur en renom, et même c'était là ce qui l'avait retardé.

Grâce à l'influence du digne placeur, ce tailleur avait, en quarante-huit heures, exécuté un de ces costumes de soirée qui, à première vue décident un mariage.

Le moelleux des étoffes, «la perfection de la coupe», la richesse des accessoires, mettaient en relief tous les «avantages» de Paul et rehaussaient sa bonne mine naturelle.

Peut-être était-il un peu gêné par ces élégances si nouvelles, mais à l'âge qu'il avait, ou plutôt qu'il paraissait avoir, cet embarras qu'on devait prendre pour de la timidité était une grâce de plus.

En tout cas, il était si bien, que le docteur, en le voyant, eut un sourire approbatif.

—Décidément, murmura-t-il, Flavie a bon goût.

Puis, interrompant Paul qui s'accusait d'arriver en retard:

—Il n'y a pas de mal, lui dit-il, asseyez-vous, le temps de mettre une cravate fraîche, et je suis à vous.

Laissé seul par le docteur qui venait de passer dans son cabinet de toilette, Paul Violaine s'assit ou plutôt se laissa tomber lourdement sur un fauteuil.

Il était harassé de fatigue.

Depuis cinq nuits, il ne dormait pas.

Dès qu'il se couchait, une fièvre terrible s'emparait de lui, le brûlait et le chassait de son lit.

C'est que si son corps était gêné dans ses beaux habits neufs, sa pensée se débattait, à la torture, au milieu des angoisses d'une situation impossible, absolument imprévue.

Son honnêteté, qu'il vantait à Rose d'un air si sûr de soi, avait été mise à l'épreuve et n'avait pas résisté.

Quand, au sortir de chez l'illustre Van Klopen, Paul avait dit au placeur: «Je suis à vous», il avait obéi aux inspirations de sa vanité blessée et de ses rancunes.

D'ailleurs, il était encore étourdi de la terrible puissance du placeur, ébloui des regards de Flavie, fasciné par ces fantastiques millions qu'on faisait miroiter à ses yeux.

Le soir, seulement, il fut épouvanté en se demandant de quels ténébreux desseins il devenait l'instrument, en songeant à cet engagement qu'il ne pouvait plus reprendre.

Mais le lendemain, il avait dîné avec son protecteur chez Hortebize, et la certitude de la complicité active de cet excellent docteur l'avait décidé à étouffer les dernières convulsions de sa conscience.

C'est ainsi: selon les sphères où il se trouve, le vice,—il faudrait dire le crime,—peut être une provocation ou un salutaire enseignement.

Laid, sale, idiot, abattu, il répugne et raffermit la vertu chancelante. Riche, heureux, spirituel, triomphant, il éveille dans l'âme des faibles de furieuses jalousies caressées par l'espoir de l'impunité.

Le luxe du docteur, ses façons d'homme du monde, son importance, ses paradoxes ingénieux à l'endroit des préjugés du Code, devaient achever la besogne de corruption du digne B. Mascarot.

—Je ne serais qu'un sot, pensait Paul, si je luttais, si j'hésitais encore, quand ce médecin que je vois riche, heureux, honoré, n'a pas de scrupules.

Il eût hésité, cependant, s'il eût su quelle relique renfermait ce médaillon d'or qui battait le ventre prospère du prudent associé de l'honorable placeur.

Mais Paul ne pouvait savoir, et, admis pour la première fois à l'intimité d'une vie large et facile, il admirait le magnifique appartement du docteur, qui occupe tout le premier étage d'une vieille maison de la rue du Luxembourg.

Dès l'antichambre, on devine l'égoïste aimable, le spirituel épicurien, qui ne croit perdus ni le temps ni l'argent qu'il dépense à ouater son bien-être.

—Je veux être logé comme cela, s'était dit Paul, mordu au cœur par toutes les vipères de l'envie.

Le docteur reparut, vêtu comme toujours lorsqu'il va dans le monde, avec la dernière recherche.

—Je suis à vos ordres, dit-il au protégé de B. Mascarot, devenu le sien; partons, nous n'arriverons que bien juste à l'heure.

Dans la cour, la voiture du docteur, un coupé Binder, attelé d'un vigoureux trotteur, attendait.

En s'installant sur les coussins, Paul se disait:

—J'aurai aussi un coupé comme celui-ci.

Mais si le jeune homme oubliait pour des chimères les choses positives, le docteur qui avait reçu ses instructions, veillait.

—Voyons, commença-t-il dès que la voiture fut dans la rue, causons peu, mais bien. On vous offre une occasion telle que bien des fils de famille n'en trouvent pas une pareille en leur vie, il s'agit d'en profiter.

—J'en profiterai, répondit Paul avec une nuance de fatuité.

—Bravo!... Mon cher garçon, j'aime cette audace juvénile. Seulement, permettez-moi de la doubler de ma vieille expérience. Et pour commencer, savez-vous au juste ce que c'est qu'une héritière?

—Je pense, monsieur...

—Laissez-moi parler. Une héritière, fille unique, surtout, est le plus ordinairement une jeune personne fort désagréable, capricieuse, fantasque, pénétrée de ses mérites et complétement affolée par les adulations dont elle a été l'objet dès sa plus tendre enfance. Certaine, grâce à sa dot, de ne pas manquer de mari, elle se croit tout permis.

—Oh!... fit Paul, singulièrement refroidi, serait-ce le portrait de Mlle Flavie que vous m'esquissez là?

Le docteur eut un franc éclat de rire.

—Pas précisément, répondit-il, je dois vous prévenir que notre héritière a son grain de fantaisie. Je la crois, par exemple, très capable de faire tout pour tourner la tête d'un soupirant, à la seule fin de le planter là après, et de s'égayer de son air déconfit.

Paul, qui, jusqu'à ce moment, n'avait examiné que les côtés brillants de l'aventure, fut consterné de cet envers qu'on lui montrait et qu'il n'avait pas soupçonné.

—Si c'est ainsi, demanda-t-il tristement, à quoi bon me présenter?

—Mais pour que vous réussissiez donc. N'avez-vous pas tout ce qu'il faut pour cela? Il se peut que Mlle Flavie vous accueille avec une distinction flatteuse: n'en tirez aucune conclusion immédiate. Elle se jetterait à votre tête que je vous dirais: Doutez, soyez prudent, c'est peut-être un piège. Entre nous, une fille qui possède un million est bien excusable d'essayer de savoir au juste si c'est à elle que s'adressent les hommages où à son argent.

La voiture s'arrêtait: ils étaient arrivés rue Montmartre.

Après avoir donné à son cocher l'ordre de venir le reprendre à minuit, le docteur entraîna son protégé.

Paul était si ému, au moment de la démarche décisive, qu'il ne pouvait parvenir à mettre ses gants.

Il y avait quinze personnes dans la maison du banquier, quand le domestique annonça M. le docteur Hortebize et M. Paul Violaine.

Si M. Martin-Rigal détestait l'homme choisi entre tous par sa fille, il n'y parut guère à sa réception.

Après avoir serré la main de son vieil ami le docteur, il le remercia avec une effusion bien sentie de lui présenter un homme aussi distingué que M. Violaine.

Cet accueil rendit à Paul une partie de son assurance perdue. Mais il avait beau regarder, il n'apercevait pas Mlle Martin-Rigal.

Le dîner était pour sept heures. A sept heures moins cinq minutes seulement, Flavie parut et fut aussitôt entourée par les invités.

Elle avait réussi à cacher sa sensibilité. Si émue qu'elle fût, elle dominait son émotion, et ses yeux, en s'arrêtant sur Paul, qui s'inclinait devant elle, exprimaient une indifférence parfaite.

M. Martin-Rigal ne s'attendait certes ni à tant d'énergie ni à tant de réserve.

Mais Flavie avait médité ses dernières paroles et compris leur justesse. Placée assez loin de Paul, à table, elle eut le courage de s'abstenir de le regarder.

Après le dîner seulement, lorsque les tables de whist furent organisées, Flavie osa s'approcher de Paul et d'une voix tremblante, elle lui demanda de faire entendre au piano quelques-unes de ses compositions.

Paul était médiocre exécutant; sa musique ne valait pas grand'chose, et pourtant Flavie l'écoutait avec un recueillement béatifique comme si Dieu lui eût envoyé un de ses anges pour lui donner une idée des symphonies célestes.

Assis l'un près de l'autre, M. Martin-Rigal et le docteur Hortebize suivaient d'un regard plein de sollicitude les émotions de la jeune fille.

—Comme elle l'aime!... murmurait le banquier, et ne savoir au juste les pensées de ce garnement, qui certes ne se doute pas de son bonheur!

—Bast!... Mascarot le confessera demain.

Le banquier ne répondit pas.

—Je crois que demain, reprit le docteur, ce cher Baptistin aura diablement de l'occupation. A dix heures, conseil général. Nous verrons donc enfin le fond du sac de notre ami Catenac. Je suis curieux aussi de voir quelle figure fera le marquis de Croisenois quand on lui apprendra ce qu'on attend de lui.

Cependant, l'heure s'avançait, et les invités se retiraient un à un.

Le docteur fit un signe à son protégé, et ils sortirent ensemble.

Flavie, ainsi qu'elle l'avait promis, avait été si bonne comédienne, que Paul se demandait s'il devait croire et espérer.

XV

Lorsque B. Mascarot réunit en conseil ses honorables associés, Beaumarchef a l'habitude de revêtir ce qu'il nomme sa «grande tenue.»

Outre que très souvent il est appelé pour donner des renseignements et qu'il tient à paraître avec tous ses avantages, il a la vénération innée de la hiérarchie, et sait ce qu'on doit à ses supérieurs.

Il garde pour ces occasions solennelles, le plus beau de ses pantalons à la hussarde, qui n'a pas moins de sept plis sur chaque hanche, une redingote noire qui dessine cette taille mince et cette poitrine bombée dont il est si fier; enfin, des bottes armées de gigantesques éperons.

De plus, et surtout, il empèse avec une vigueur particulière ses longues moustaches dont les pointes ont perçu tant de cœurs.

Ce jour-là, cependant, bien que prévenu depuis l'avant-veille qu'une assemblée aurait lieu, l'ancien sous-off, à neuf heures du matin, avait encore ses vêtements ordinaires.

Il en était sérieusement affligé, et s'efforçait de se consoler en se répétant que cet acte d'irrévérence était bien involontaire.

C'était la vérité pure. Dès l'aurore, on était venu le tirer du lit, pour régler le compte de deux cuisinières qui, ayant trouvé une condition, quittaient l'hôtel où B. Mascarot loge les domestiques sans place.

Cette opération terminée, il espérait avoir le temps de remonter chez lui, mais juste comme il traversait la cour, il avait aperçu Toto-Chupin, lequel venait lui faire son rapport quotidien, et il l'avait fait entrer dans la première chambre de l'agence.

Beaumarchef supposait que ce rapport serait l'affaire de quelques minutes: il se trompait.

Si Toto n'avait rien de changé extérieurement, s'il conservait sa blouse grise, sa casquette informe, son ricanement cynique, ses idées s'étaient terriblement modifiées.

Ainsi, lorsque l'ancien sous-off le pria de lui donner brièvement, car il était pressé, l'emploi de sa journée de la veille, le garnement, à sa grande surprise, l'interrompit par un geste narquois et une grimace des plus significatives.

—Je n'ai pas perdu mon temps, répondit-il, et même j'ai découvert du nouveau; seulement avant de parler... avant de vous dire...

—Eh bien?

—Je veux faire mes conditions, là.

Cette déclaration, appuyée d'un expressif mouvement de mains, abasourdit si bien l'ancien sous-off, qu'il ne trouva pas un mot à répondre.

—Des conditions! répéta-t-il, la pupille dilatée par la stupeur.

—C'est comme cela, insista Chupin, à prendre ou à laisser. Pensez-vous donc que je vais me tuer le tempérament jusqu'à la fin des fins pour rien, pour un grand merci? Ce ne serait pas à faire. On sait ce qu'on vaut, n'est-ce pas?

Beaumarchef était exaspéré.

—Je sais que tu ne vaux pas les quatre fers d'un chien, exclama-t-il.

—Possible.

Il allait recevoir un maître coup de pied lorsqu'un bruit
à la porte le fit retourner.
Il allait recevoir un maître coup de pied lorsqu'un bruit à la porte le fit retourner.

—Et tu n'es qu'un petit misérable d'oser parler ainsi, après toutes les bontés du patron pour toi.

Toto-Chupin éclata de rire.

—Des bontés!... fit-il de sa voix la plus odieusement enrouée, oh! là, là... Ne dirait-on pas que le patron s'est ruiné pour moi? Pauvre homme! Je voudrai bien les connaître ces bontés.

—Il t'a ramassé dans la rue, une nuit qu'il tombait de la neige, et depuis tu as une chambre à l'hôtel.

—Un chenil.

—Il te donne tous les jours le déjeuner et le dîner...

—Je sais bien, et à chaque repas une demi-bouteille de mauvais bleu qui ne tache seulement pas la nappe, tant il y a d'eau dedans.

Voilà comment Toto-Chupin pratique la reconnaissance.

—Ce n'est pas tout, continua Beaumarchef, on t'a monté une boutique de marchand de marrons.

—Oui, sous la porte cochère. Il faut rester debout du matin au soir, gelé d'un côté, grillé de l'autre, pour gagner vingt sous. J'en ai assez. D'ailleurs, il y a trop de chômage dans cet état-là!...

—Tu sais bien que pour l'été on t'installera un réchaud à pommes de terre frites.

—Merci! l'odeur de la graisse me donne mal à l'estomac.

—Que voudrais-tu donc faire?

—Rien. Je sens que je suis né pour être rentier.

L'ancien sous-off était à bout d'arguments.

—Je dirai tout cela au patron, fit-il, et nous verrons.

Mais cette menace n'impressionna nullement Toto.

—Je me fiche un peu du patron, répondit-il. Il me renverra? Bonne affaire.

—Méchant drôle!...

—Tiens, pourquoi donc? Est-ce que je ne mangeais pas avant de connaître le patron? Je vivais mieux et j'étais libre. Rien qu'à mendier, à chanter dans les cours et à ouvrir les portières, je me faisais mes trois francs par jour. On les buvait avec des amis, et ensuite on allait coucher à Ivry, dans une fabrique de tuiles où la police n'a jamais mis les pieds. C'est là qu'on est bien l'hiver, près des fours... Je m'amusais alors, tandis que maintenant...

—Plains-toi donc!... Maintenant, quand tu surveilles quelqu'un, je te donne cent sous tous les matins.

—Tout juste. Et je trouve que ce n'est pas assez.

—Par exemple!...

—Oh! ce n'est pas la peine de vous fâcher. Je demande de l'augmentation; vous répondez: Non. C'est très bien; moi, je me mets en grève.

Beaumarchef eût volontiers donné dix sous de sa poche pour que B. Mascarot entendit maître Chupin.

—Tu n'es qu'un coquin! s'écria-t-il. Tu fréquentes des sociétés qui te mèneront loin. Ne dis pas non. Il est venu ici te demander un certain Polyte, portant casquette cirée, accroche-cœurs collés aux tempes, jolie cravate à pois: je suis sûr que ce gaillard-là...

—D'abord, mes sociétés ne vous regardent pas.

—C'est pour toi, ce que j'en dis; il t'arrivera des désagréments, tu verras.

Cette prédiction parut révolter Toto-Chupin; elle cachait, il le comprenait bien, une menace fort sérieuse.

—De quoi! fit-il, rouge de colère, de quoi!... Qui donc me ferait arriver de la peine? Le patron? Moi, je l'engage à se tenir tranquille.

—Toto!...

—C'est que vous m'ennuyez fameusement à la fin. Méchant drôle par ci, garnement par là, chenapan, coquin!..... Ah ça! qu'êtes-vous donc, vous et le patron? Définitivement, vous me prenez pour un autre. Vous croyez peut-être que je ne comprends pas vos manigances et que je gobe les bourdes que vous me contez! Allons donc!... On y voit clair, Dieu merci! Quand vous me faites suivre celui-ci ou celui-là pendant des semaines, ce n'est pas pour porter des secours à domicile, n'est-ce pas! Qu'il m'arrive malheur, je sais bien ce que je dirai au commissaire. Vous verrez alors qu'un bon ouvrier vaut un peu plus de cent sous par jour.

Certainement Beaumar est un ancien militaire; incontestablement, il est très brave; il tire avec distinction la pointe et la contrepointe, mais il se laisse aisément démonter.

La surprenante impudence de Toto lui donnait à penser que le précoce gredin obéissait à quelque conseiller expérimenté. Dès lors, il était impossible de calculer la portée de ses menaces.

Ne sachant comment agir en cette difficile conjoncture, n'ayant pas de consigne, l'ancien sous-off pensa que le plus prudent, en tout cas, était de filer doux.

—Enfin, demanda-t-il, qu'exiges-tu?

—D'abord, je veux sept francs par jour.

—Peste!... tu vas bien, toi. N'importe, je dirai tes prétentions au patron, et en attendant, je te donnerai aujourd'hui ce que tu demandes. Ainsi, tu peux parler...

Mais c'est avec le plus insolent dédain que le jeune garnement accueillit cette conciliante proposition.

—Ah! bien!... ouiche!... fit-il.

—Quoi?

—Vous espérez me faire jaser pour quarante sous? Plus souvent! D'abord, je jure de ne pas desserrer les dents si vous ne me donnez pas immédiatement cent francs.

—Cent francs! répéta Beaumar, confondu.

—Ni plus ni moins.

—Et en quel honneur, te donnerait-on cette somme?

—Parce que je l'ai gagnée, donc...

Beaumarchef haussa les épaules.

—Tu es fou, prononça-t-il. Que veux-tu faire de cent francs? à quoi les dépenseras-tu?

—Soyez tranquille, ce ne sera pas à acheter de la pommade comme celle que vous mettez sur vos moustaches.

Imprudent Chupin!... Toucher à la moustache de Beaumarchef.

Il allait recevoir un maître coup de pied, lorsqu'un léger bruit à la porte, restée entrebâillée, le fit retourner ainsi que l'ancien sous-off.

C'était le père Tantaine, en personne, qui entrait.

Brave et digne père Tantaine!...

Tel il était apparu à Paul, dans sa mansarde, tel il était encore avec sa longue redingote noire, feutrée par des couches successives de graisse et de poussière, avec la flasque loque noire et luisante qu'il appelait son chapeau.

Son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres flétries.

—Eh bien! eh bien!... disait-il, qu'est-ce que cela signifie? On se fâche, je crois, et les portes ouvertes encore!...

Intérieurement, Beaumarchef bénit la Providence, protectrice des causes justes, qui lui envoyait ce renfort.

—Monsieur, commença-t-il, c'est Toto-Chupin qui prétend...

—J'ai tout entendu, interrompit doucement le père Tantaine.

A ces mots, Toto jugea prudent de se reculer hors de portée.

C'est un profond observateur que ce précoce gredin. Depuis des années qu'il vit en écumant le ruisseau de Paris, la nécessité a aiguisé sa pénétration naturelle.

A trier de l'œil, dans la foule, ses dupes quotidiennes, il est devenu physionomiste, comme tous les gens dont l'existence est à la merci du caprice de ceux qu'ils exploitent.

Toto-Chupin connaissait à peine B. Mascarot et s'en méfiait.

Il méprisait prodigieusement Beaumarchef dont il avait reconnu la niaiserie sous ses airs de matamore.

Mais il craignait comme le feu ce doucereux Tantaine, en qui il devinait un maître qu'on ne brave pas impunément.

Aussi, chercha-t-il bien vite à s'excuser.

—Laissez-moi vous dire, m'sieu, hasarda-t-il...

—Quoi? interrompit le bonhomme. Que tu es un garçon intelligent? Nous le savons; ce qui n'empêche que tu finiras mal.

—C'est que, m'sieu, je voudrais...

—De l'argent? C'est fort naturel... Peste!... tu es un auxilliaire trop précieux pour se priver de tes services. Allons, Beaumar, vite un billet de cent francs à ce joli garçon.

L'ancien sous-off, stupéfait de cette générosité, allait certainement résister, mais sur un geste du bonhomme, que Toto n'aperçut pas, il s'exécuta et tira de sa caisse cinq pièces de vingt francs qu'il tendit au jeune drôle.

Mais voici que Chupin n'osait plus prendre cet argent si impérieusement réclamé.

Supposait-il qu'on voulait se moquer de lui? Flairait-il un piège caché sous cette surprenante facilité?

—Prends, insista Tantaine, si tes renseignements ne valent pas ce que tu demandes, je te repincerai. Tu parleras, à cette heure, j'espère...

—Oh! oui, m'sieu!... fit Toto triomphant.

—Cela étant, suis-moi dans le confessionnal, nous n'y serons pas dérangés par les clients.

On n'y voit pas fort clair, dans le confessionnal de l'agence de B. Mascarot, les rideaux verts qui entourent le grillage interceptent le jour, mais on n'y est pas mal.

Il s'y trouvait un fauteuil à coussinet, deux chaises et une petite table.

En familier de la maison, Tantaine s'empara du fauteuil, et s'adressant à Chupin qui restait debout, tortillant sa casquette, il dit simplement:

—Je t'écoute.

Le mauvais drôle avait repris son impudence habituelle. Ne sentait-il pas, à travers la toile de sa poche, les cinq louis de Beaumarchef!

—Il y a cinq jours, commença-t-il, que je surveille Caroline Schimel, je la connais à présent comme ma tante. C'est une horloge pour les habitudes, cette femme-là, et les petits verres qu'elle boit marquent les heures.

Le vieux clerc d'huissier daigna sourire de la métaphore.

—Elle se lève vers dix heures, poursuivit Toto, prend son absinthe, déjeune chez le premier marchand de vin venu, sirote son café et fait sa partie de bésigue avec n'importe qui. Voilà pour la journée. A six heures sonnant, elle file au Turc, et n'en sort qu'à la fermeture, après minuit, pour aller se coucher.

—Au Turc?... interrogea le père Tantaine.

—A la table d'hôte de la rue des Poisonniers, quoi!... Parlez-moi d'un établissement comme celui-là! On y trouve à dîner, à boire, à danser... Tous les agréments de la vie, enfin, sans se déranger. C'est d'un beau là-dedans, à ce qu'il paraît!

—Comment, à ce qu'il paraît!... Tu n'y es donc pas entré?

D'un geste piteux, Toto Chupin montra son costume délabré.

—On me refuserait au contrôle, répondit-il. Mais laissez faire, j'ai mon plan.

Tout en causant, le père Tantaine prenait l'adresse de ce séjour de délices. Lorsqu'il eut fini:

—C'est là, fit-il sévèrement, ce que tu évalues cent francs? maître Toto?

Le garnement eut une grimace de singe méditant un méchant tour.

—Attendez donc, bourgeois, fit-il. Pour mener la vie de Caroline, il faut de l'argent, n'est-ce pas? Elle n'est pas propriétaire, cette fille... mais moi je sais où elle prend sa monnaie.

Le demi-jour du confessionnal permit au vieux clerc d'huissier de dissimuler la satisfaction que lui causait cette révélation.

—Ah!... fit-il sur deux tons différents, ah! tu sais cela!...

—Un peu, bourgeois, et d'autres choses aussi. Écoutez l'histoire: Hier, après son déjeuner, voilà ma Caroline qui se met à jouer aux cartes avec deux individus qui avaient mangé un morceau à une table voisine. C'étaient des lapins, allez, des vrais. Rien qu'à voir leurs mains tripoter les cartons, je me suis dit: «Toi, ma bonne femme, tu vas te faire nettoyer!» Ça n'a pas manqué. Au bout d'une heure, elle était si bien à sec, que n'ayant plus le sou pour payer sa consommation, elle a offert au marchand de vin une de ses bagues en gage. Lui, a répondu qu'il n'en voulait pas, ayant confiance. Alors elle a dit: «C'est bon, je monte chez moi, et je reviens.» J'ai vu et entendu, j'étais au comptoir à prendre un canon.

—Et ce n'est pas chez elle qu'elle est allée?

—Non, bourgeois, non. Elle sort, traverse tout Paris d'un pas de chasseur à pied, et va sonner droit à la porte de la plus belle maison de la rue de Varennes, un vrai palais. On ouvre, elle entre, et moi j'attends.

—Sais-tu au moins qui l'habite, ce palais?

—Naturellement. L'épicier du coin m'a dit que cet hôtel appartient au duc de... attendez donc... au duc de... Champdoce; oui, c'est bien ce nom-là. Champdoce; un noble qui a, paraît-il, ses caves pleines d'or, comme la Banque.

Le père Tantaine n'est jamais si indifférent que lorsqu'il est sérieusement intéressé.

—Abrège, Toto dit-il, abrège, mon garçon.

Chupin, qui avait compté produire une vive impression, parut très vexé.

—Faudrait me laisser le temps!... répondit-il. Donc, au bout d'une demi-heure, ma Caroline reparaît, gaie comme un pinson. Une voiture passait, elle grimpe dedans, et fouette cocher!... chien de fiacre!... il allait d'un train!... Heureusement j'ai des jambes, et j'arrive au Palais juste pour voir Caroline descendre, entrer chez un changeur et changer deux billets de deux cents francs.

—Comment as-tu deviné cela?

—Tiens, on a des yeux, peut-être. Les papiers étaient bleus.

Le bon Tantaine eut un paternel sourire.

—Tu te connais donc en billets de banque? dit-il.

—Pourquoi pas? On a fait ses études le long des boutiques. Seulement, je n'en ai jamais manié. On dit que c'est doux à la main comme du satin. Une fois, j'ai voulu savoir, et je suis entré chez un changeur pour lui demander de me laisser tâter un billet de mille... Oh! rien que tâter: il m'a donné une claque. Gredin, va! Mais je lui ai répondu: «Tiens, pourquoi exposez-vous des fortunes en tas derrière une vitrine? C'est donc pour faire bisquer le monde?»

Mais le père Tantaine n'écoutait plus.

—C'est tout, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Minute!... répondit Chupin, j'ai gardé le nanan pour la fin. J'ai à vous dire que nous ne sommes pas seuls à surveiller Caroline.

Cette fois Toto dut être content de l'effet. Le vieux clerc fit sur son fauteuil un tel bond que son chapeau tomba.

—Pas seuls! fit-il, que me chantes-tu là?

—Je chante ce que j'ai vu, bourgeois. Depuis trois jours, je voyais rôder autour de notre gibier un grand drôle avec une harpe sur le dos, et je me défiais. J'avais raison. Il a fait la course du faubourg Saint-Germain, lui aussi...

Le père Tantaine réfléchissait.

—Un grand drôle, murmurait-il, un musicien... Hum!... il y a du Perpignan là-dessous, ou je me trompe fort. On verra...

Et s'adressant à Toto:

—Il faut lâcher Caroline, lui dit-il, et «filer» le drôle à la harpe. Et sois prudent, surtout... Allons, va, tu as gagné tes cent francs!...

Chupin sortit, le vieux clerc hocha tristement la tête.

—Trop intelligent, cet enfant, grommela-t-il, beaucoup trop, il ne fera pas de vieux os...

Beaumarchef ouvrait la bouche pour demander au père Tantaine de garder la boutique pendant qu'il irait se mettre en grande tenue, mais le bon vieux l'arrêta.

—Bien que le patron n'aime pas à être dérangé, dit-il, j'entre chez lui. Et quand ces messieurs arriveront, introduisez-les bien vite, parce que, voyez-vous, monsieur Beaumar, la poire est si mûre, que si on ne la cueillait pas, elle tomberait.

XVI

C'est le docteur Hortebize qui, le premier, arriva au rendez-vous assigné par B. Mascarot à ses honorables associés.

Se lever avant dix heures est un supplice pour lui, et la journée entière s'en ressent. Mais les affaires avant tout.

L'agence, lorsqu'il se présenta, était pleine de clients et Beaumarchef en bénit le ciel. D'abord on remarquait ainsi bien moins le négligé de sa mise, puis il échappait de la sorte à l'inévitable: «trop de petits verres, Beaumar», du bon docteur.

—Monsieur est là, dit l'ancien sous-off, et il vous attend avec impatience. M. Tantaine est avec lui.

Une idée comique brilla dans les yeux de M. Hortebize, mais c'est du ton le plus sérieux qu'il répondit:

—Pardieu!... je serai ravi de le voir ce brave père Tantaine.

Cependant, lorsque le docteur pénétra dans le sanctuaire de l'agence, il trouva B. Mascarot seul, classant ses éternelles petites fiches.

—Eh bien!... lui demanda-t-il, après une cordiale poignée de main, quoi de neuf?

—Rien.

—Tu n'as pas encore vu Paul?

—Non.

—Viendra-t-il, au moins?

—Oui.

L'estimable placeur est laconique d'ordinaire, mais non tant que cela.

—Ah ça! qu'as-tu, demanda l'excellent docteur, tu me parais funèbre, serais-tu souffrant?

—Je ne suis que préoccupé, ce qui est bien excusable, la veille d'une bataille décisive.

Il y avait de cela, dans la tristesse du placeur, mais il y avait autre chose encore, qu'il se gardait bien de dire à son ami.

Toto-Chupin l'inquiétait. Une paille, et le plus solide essieu d'acier forgé se brise. Toto, le triste drôle, pouvait être le grain de sable qui, glissant dans l'engrenage d'une machine, l'arrête et fait tout éclater.

Entre la porte et lui se tenait Hortebize.
Entre la porte et lui se tenait Hortebize.

B. Mascarot cherchait comment supprimer le grain de sable.

—Bast!... fit le docteur, en caressant son médaillon, nous réussirons. Qu'as-tu à redouter? Une résistance de Paul?

L'honnête placeur haussa dédaigneusement les épaules.

—Paul résistera si peu, dit-il, que j'ai résolu de le faire assister à notre séance d'aujourd'hui, qui sera orageuse. On pourrait lui mesurer la vérité comme le vin à un convalescent, j'aime mieux la lui verser d'un coup.

—Diable! c'est grave. S'il allait prendre peur et s'envoler avec notre secret?

—Il ne s'envolera pas, prononça B. Mascarot, avec un accent qui eût fait frémir son protégé, pas plus que ne s'envole le hanneton qu'un enfant tient au bout d'un fil. Ne connais-tu donc pas ces natures molles et flasques? Il est le gant, je suis la main nerveuse qui, sous la peau, garde sa puissance et sa force.

Le docteur n'entreprit point de discuter.

Amen! prononça-t-il.

—Si nous trouvons une résistance, reprit le placeur, elle viendra de Catenac. Je puis obtenir de lui une coopération apparente, sincère; non...

—Catenac!... fit le docteur surpris; tu te proposais, disais-tu, de te passer de lui.

—Telle était mon intention, en effet.

—Pourquoi changer d'avis?

—Parce que j'ai reconnu que nous ne pouvions nous priver de son concours, parce que pour renoncer à ses services, il faudrait confier le fin mot de notre société à un homme d'affaires, parce que...

Il s'interrompit en disant:

—Écoute!

Dans le corridor, on entendait les: broum! broum! d'un homme qui, ayant, comme on dit vulgairement, la poitrine grasse, tousse dès qu'il change de température, dès qu'il passe du froid de la rue à la chaleur des appartements.

—C'est lui, fit Hortebize.

La porte s'ouvrit. C'était Catenac, en effet.

Don naturel ou résultat d'un savant exercice, maître Catenac a cette tournure, ces façons, cet «on ne sait quoi», qui, à première vue, font dire: «Voici un honnête homme.»

Sur la seule foi de son enseigne, c'est-à-dire de sa bonne figure à minces favoris châtains, on serait heureux de lui confier sa fortune.

Tartuffe avec l'œil louche, la lèvre cauteleuse et pincée, la physionomie fuyante, éveillerait la méfiance et ainsi ne serait pas Tartuffe.

Le regard de Catenac, clair et droit, croise franchement le regard de son interlocuteur. Sa voix est pleine et ronde. Il a le secret d'une brusquerie joviale qui ne manque jamais son effet.

Avocat très estimé au Palais pour son savoir, Catenac plaide peu et mal.

S'il gagne trente mille francs par an, c'est qu'il a une spécialité.

Il arrange les contestations qui ne peuvent se plaider, par cette raison que, soumises à un tribunal, elles enverraient au bagne les deux parties ou les déshonoreraient à tout le moins.

Tous les jours, à Paris, il s'entame des procès de ce genre.

Le plus violent des adversaires lance une assignation, commence des poursuites; le public, qui flaire un scandale, attend... Rien.

Les deux adversaires épouvantés sont allés trouver Catenac, tout est arrangé!...

A combien de fripons insignes, de voleurs considérés, prêts à se dénoncer mutuellement, a-t-il fait entendre raison!...

Il a mis d'accord des assassins qui se disputaient les dépouilles de leur victime, prêts à invoquer des juges pour le règlement des parts.

Et ce ne sont pas là ses plus hideuses affaires.

Lui-même le dit parfois: «J'ai remué en ma vie des monceaux de boue.»

Dans son cabinet de la rue Jacob, il s'est chuchotté des aveux à faire tomber le crépi du plafond.

Ce genre de conciliation rapporte au conciliateur ce qu'il veut.

Le client qui a mis à nu devant son avocat les ulcères de sa conscience, lui appartient, comme le malade appartient au médecin qui a soigné ses maladies honteuses, comme la pénitente appartient à son directeur.

De sa spécialité, Catenac a gardé cette faconde prolixe, oiseuse, diffuse, indispensable aux gens qui, pris pour arbitres, doivent, avant tout, calmer la violence des adversaires mis en présence.

—Me voici, s'écria-t-il tout d'abord. Tu m'as appelé, ami Baptistin, tu m'as convoqué, assigné, mandé, et j'arrive, j'accours, j'obéis, je me rends...

—Prends donc une chaise, interrompit le placeur.

—Merci, cher ami, mille grâces, bien des remercîments; mais je suis pressé, vois-tu, affairé, tiraillé; ou m'attend; je suis lié, engagé...

—Eh bien! prononça le docteur, assieds-toi quand même. Ce que veut te dire Baptistin est autrement important que n'importe quel rendez-vous.

Catenac obéit, toujours souriant en apparence, au fond très en colère et un peu inquiet.

—De quoi donc s'agit-il? disait-il, qu'est-ce, qu'y a-t-il?

B. Mascarot s'était levé et était allé pousser les verrous.

Lorsqu'il eut repris sa place:

—Voici le fait, répondit-il. Nous sommes décidés, Hortebize et moi, à lancer la grande affaire dont je t'ai vaguement entretenu autrefois. Nous avons un homme important à mettre à la tête, le marquis de Croisenois.

—Mon cher... commença l'avocat...

—Attends. Ton concours nous est indispensable, de sorte...

Maître Catenac se leva brusquement.

—Assez, interrompit-il, suffit, la cause est entendue. Si c'est pour me proposer, pour m'offrir une affaire, que tu m'as écrit de venir, de passer, tu as eu tort, tu t'es trompé, tu as fait fausse route, je te l'ai dit, redit, affirmé, répété cent fois...

Il se retournait déjà, se préparant à battre en retraite; mais, entre la porte et lui, se tenait debout le bon docteur Hortebize, qui le regardait d'un air singulier!...

Certes, le Catenac n'est pas homme à se laisser aisément effrayer.

Mais l'attitude de l'excellent Hortebize était si expressive, le pâle et froid sourire de B. Mascarot—qu'il regarda—lui offrit une si édifiante signification, qu'il demeura interdit.

—Qu'est-ce que cela signifie, balbutia-t-il, qu'est-ceci? Que voulez-vous de moi? que souhaitez-vous, que désirez-vous?

—Nous voulons d'abord, prononça le docteur en appuyant sur chaque mot, que tu prennes la peine d'écouter quand on te parle.

—Mais j'écoute, ce me semble.

—Reprends donc ta chaise, et ouvre ton esprit aux propositions de notre ami Baptistin.

Le visage de Catenac ne trahissait rien de ses impressions. Il l'a exercé et assoupli à ce point qu'un soufflet ne ferait pas monter une seule goutte de sang à ses joues.

Seulement, son geste, lorsqu'il se rassit, disait l'irritation qu'il éprouvait de cette violence qui lui était faite.

—Que Baptistin s'explique donc, dit-il.

A part un mouvement machinal pour assurer ses lunettes sur son nez, l'honorable placeur n'avait pas bougé.

—Avant d'aborder les détails, dit-il d'un ton glacé, j'aurais dû demander à notre respectable ami—et associé—si oui ou non il est avec nous.

—Eh!... cela doit-il faire l'ombre d'un doute, interrompit l'avocat, est-ce que tous mes vœux...

—Pardon! Il n'est pas question de vœux stériles. Ce qu'il nous faut, c'est un concours loyal, une coopération active.

—C'est que mes amis...

—Je dois te prévenir, insista B. Mascarot, que nous avons toutes les chances pour nous, et que si nous gagnons, chacun de nous aurait près d'un million.

Hortebize n'avait pas la patience du placeur.

—Voyons, fit-il, prononce-toi. Réponds: oui ou non.

Catenac, ses amis pouvaient le voir, était cruellement indécis. Il fut plus d'une minute sans répondre: il se recueillait.

—Eh bien!... non!... s'écria-t-il avec une violence qui trahissait l'effort de la lutte; tout bien vu, réfléchi, considéré, pesé, je vous répondrai nettement et carrément: Non.

B. Mascarot et le docteur Hortebize eurent la même exclamation:

—Ah!...

Ce n'était pas surprise, mais bien ce sentiment mal défini qu'on éprouve à voir une prévision, même fâcheuse, réalisée.

—Permettez, poursuivit Catenac, que j'explique ce que sans doute vous appelez ma défection.

—Dis trahison, ce sera plus juste.

—Soit. Je ne chicanerai pas sur les mots, je serai franc.

—Oh!... murmura le docteur, une fois n'est pas coutume.

—Il me semble, cependant, que je ne vous ai jamais caché ma façon de penser. Voici à coup sûr plus de dix ans que je vous ai parlé de rompre notre association. Vous rappelez-vous ce que je vous disais alors? Je vous disais: Notre extrême besoin, notre dénûment ont pu justifier toutes nos entreprises, elles sont maintenant inexcusables.

—En effet, répondit le placeur, tu nous as fait part de tes scrupules.

—Ah!... vous voyez donc bien.

—Seulement ces scrupules ne t'ont jamais préoccupé au moment d'encaisser ta part, que tu es toujours venu toucher régulièrement.

—C'est-à-dire, insista le docteur, que si tu répudiais les risques, tu acceptais fort bien les bénéfices. C'est-à-dire que tu voulais bien gagner au jeu, mais que tu prétendais ne point exposer d'argent.

L'argument, bien qu'il parût sans réplique, ne décontenança point Catenac.

—C'est vrai, reprit-il, j'ai toujours palpé mon tiers. Mais n'ai-je pas autant que vous contribué à mettre l'agence sur son pied actuel? Ne va-t-elle pas toute seule maintenant, sans bruit, sans effort, comme une machine parfaite? N'avons-nous pas réussi à donner à nos opérations comme un cachet commercial? Tous les mois, sans se déranger, on peut palper de beaux bénéfices, et, incontestablement, j'ai droit à un tiers. Vous plaît-il de laisser les choses aller leur petit train? Topez là, je suis votre homme.

—C'est fort heureux, en vérité!

—Mais voici que tout à coup vous prétendez m'embarquer dans des dangers incalculables, alors je vous crie: Halte-là!... je n'en suis plus. Je lis dans vos yeux que vous me trouvez absurde. Fasse Dieu que les événements ne vous montrent pas impitoyablement que j'ai raison. Songez-y; voici plus de vingt ans que la chance est pour nous. Que faut-il pour qu'elle tourne? Un rien. Croyez-moi, ne la tentez pas. La fortune, vous le savez, se venge tôt ou tard de ceux qui, au lieu de lui faire la cour et de l'épouser sagement, l'ont violentée.

—Oh!... grâce d'homélies, fit le docteur.

—Très bien!... je me tais. Mais encore une fois, pendant qu'il en est temps encore, réfléchissez. L'impunité n'a qu'un temps. Si prodigieuses que soient vos espérances, elles sont peu de chose en comparaison de ce que vous allez exposer.

Cette faconde à froid devait exaspérer le docteur Hortebize.

—Parler ainsi, t'est facile, dit-il, tu es riche, toi.

—J'ai de quoi vivre, en effet; en dehors de ce que je gagne, j'ai deux cent mille francs à moi. Et s'il ne faut que les partager pour vous déterminer à renoncer à vos projets, dites un mot et c'est fait.

B. Mascarot, qui jusqu'alors avait laissé le débat s'agiter entre les deux associés, jugea qu'il était temps d'intervenir.

—Pauvre ami! fit-il, as-tu vraiment deux cent mille francs?

—Ou peu s'en faut.

—Et tu nous en offre un tiers!... Ah! maître, c'est un beau trait, et nous serions des ingrats si nous n'étions pas profondément touchés; seulement...

Il s'arrêta, tracassa ses lunettes, et d'un ton incisif ajouta:

—Seulement, quand tu nous auras donné à chacun cinquante mille francs, il t'en restera encore plus de onze cent mille.

Catenac eut un éclat de rire si franc, si juste d'intonation, qu'un observateur y eût été pris.

—Que ne dis-tu vrai!... fit-il.

—Et si je te prouvais que je dis vrai?

—Je serais bien surpris.

Le digne placeur ouvrit un de ses tiroirs, en sortit un petit registre qu'il feuilleta et le présenta à son associé en disant:

—Regarde alors, car voici l'état exact de ta fortune à la fin du mois de décembre de l'année dernière. Depuis, tu as fait divers achats par l'intermédiaire de M. L... Je ne les ai pas portés en compte, mais j'en ai la note. Dois-je te la montrer?...

Pour le coup, l'impassible visage de Catenac exprima quelque chose! Il se redressa furieux. Ses yeux lançaient des éclairs.

—Eh bien! oui! s'écria-t-il, oui! j'ai douze cent mille francs de fortune, et c'est pour cela que je ne veux plus d'association. Oui, j'ai soixante mille livres de rentes, c'est-à-dire soixante mille bonnes raisons pour ne pas me compromettre, et je ne me compromettrai pas. Ah!... vous êtes jaloux! Est-ce donc ma faute si nos conditions sont devenues inégales? N'étais-je pas comme vous sans un sou quand nous avons commencé! Ma vie n'a pas été la vôtre, voilà tout. Vous dépensiez sans compter, moi j'économisais. Vous ne songiez qu'au présent, je pensais à l'avenir. Hortebize faisait tout pour chasser ses clients, je m'épuisais en efforts pour attirer les miens. Et maintenant, parce que je suis riche et que vous n'avez rien, il me faudrait subir vos exigences!... Allons donc. Quand je touche au but de mon ambition, il me faudrait revenir en arrière avec vous! Jamais. Suivez votre chemin, je suis le mien, je ne vous connais plus.

Il se levait déjà et prenait son chapeau; un geste du placeur l'arrêta.

—Si je te disais, insistait Mascarot, que tu nous es utile, indispensable!...

—Je répondrais: Cela est fâcheux pour vous.

—Si cependant nous voulions bien...

—Quoi?... Me contraindre? Comment? Vous me tenez, mais je vous tiens. Vous ne pouvez rien contre moi que je ne puisse contre vous. Essayer de me perdre serait vous perdre.

—Es-tu bien sûr de cela?

—Si sûr, que je vous le répète encore: Entre vous et moi, il n'y a plus rien de commun.

—Je crois que tu te trompes, maître!...

—Moi! pourquoi?

—Parce que voici un an que je loge et nourris gratis à notre hôtel une jeune fille du nom de Clarisse. Ne la connaîtrais-tu pas, par hasard?...

Ce n'est pas sans intentions habilement calculées que, depuis dix minutes, B. Mascarot laissait son ami Catenac se débattre, s'épuiser en efforts aussi inutiles que ceux du poisson engagé dans la nasse.

Il avait voulu ainsi pénétrer les intentions de cet honorable associé et connaître ses ressources.

S'il avait comme pris à tâche de l'irriter, s'il avait encouragé Hortebize à le fouetter de ses ironies, c'est qu'il savait combien peut être indiscrète la colère de l'homme le plus maître de soi.

Se jugeant suffisamment éclairé, d'un seul mot l'estimable placeur reprit sa supériorité.

A ce nom de Clarisse, l'avocat fut comme un promeneur qui, marchant en pleine sécurité, apercevrait tout à coup à ses pieds la mèche allumée d'une mine prête à éclater.

Instinctivement il recula, les bras en avant, secoué par un spasme nerveux, la pupille dilatée par l'effroi.

—Clarisse!... balbutiait-il, qui t'a dit... comment as-tu pu savoir?

Mais l'ironique sourire qu'il put surprendre sur les deux lèvres de ses deux associés cingla si cruellement son orgueil, qu'il reprit aussitôt les apparences du sang-froid.

—Décidément, fit-il, je deviens fou. Ne voila-t-il pas que je leur demande comment ils s'y sont pris pour tout découvrir! Ne dirait-on pas que j'ai oublié quels moyens nous employons pour surprendre les secrets de ridicule ou d'infamie que nous exploitons!...

—Je t'avais bien jugé, dit le placeur.

—En quoi?

—J'avais prévu que le jour où tu te sentirais assez fort pour te passer de nous, tu tenterais de rompre les liens qui nous unissent. Aujourd'hui tu voudrais nous abandonner. Tu nous trahirais demain si tu le pouvais sans danger. J'ai pris mes précautions.

Le bon docteur se frottait vigoureusement les mains.

—Voilà ce que c'est, disait-il, on ne s'avise jamais de tout.

—Ce que je ne conçois pas, poursuivit Mascarot, c'est que toi, Catenac, un homme fort, tu nous aies fait le jeu si beau. Comment, il y a un an de cela, tu nous haïssais, tu songeais à nous perdre, et tu nous offres cette prise. C'est à n'y pas croire.

—A n'y pas croire!... fit le docteur comme un écho.

—Et cependant, continuait le placeur, ton... comment dirai-je? ton imprudence est des plus communes, de celles que nous avons le plus souvent observées et qui nous ont le plus rapporté. Pardieu!... Tous les jours cela se voit. Tu ne lis donc plus la Gazette des Tribunaux?

Hier encore, j'y lisais une histoire qu'on jurerait être la tienne.

Un bourgeois ambitieux et hypocrite, frais verni d'honnêteté, fait venir de la campagne une jeune et jolie bonne, éclatante de santé, assez naïve, ayant les mains bien rouges..., et il se donne le délicat plaisir de la séduire.

Pendant quelques mois tout va bien; mais voici qu'un matin la pauvre fille ne peut plus cacher qu'elle est enceinte. Voilà le bourgeois épouvanté. Que diront les voisins et le portier?

L'enfant est supprimé et la mère jetée sans pitié sur le chemin de Saint-Lazare. C'est simple...

—Baptistin, de grâce!...

—... Mais c'est fort imprudent. Ces choses-là se découvrent toujours. Si le crime a pour lui ses combinaisons et ses ruses, la justice a pour elle ces hasards que l'on dit invraisemblables, et qui se représentent à chaque minute de la vie. Tu as un jardinier à ta maison de Champigny? Suppose que la fantaisie vienne

à cet homme de creuser la terre autour de ce puits qui est au fond du jardin. Sais-tu ce qu'il trouverait?...

—Une nuit tu as creusé là un trou.
—Une nuit tu as creusé là un trou.

—Assez!... prononça Catenac, je me rends.

—B. Mascarot, comme toujours au moment décisif, ajusta ses lunettes.

—Toi, dit-il, te rendre... Pas encore. En ce moment tu cherches à parer le coup que je te porte.

—Je t'assure...

—Épargne-toi cette peine. Ton jardinier ne trouverait rien.

L'avocat eut une exclamation de rage. Il commençait à comprendre dans quel horrible piège il était tombé.

—Il ne trouverait rien, reprit le placeur. Et pourtant il est bien vrai, n'est-ce pas, qu'au mois de janvier de l'année dernière, une nuit, tu as creusé là un trou et que dans ce trou tu as déposé le corps d'un enfant roulé dans un châle... Et quel châle!... celui-là même que toi, Catenac, pour hâter la défaite de la mère, tu étais allé acheter à Pygmalion: les commis en témoigneraient, s'il le fallait. Maintenant, tu peux chercher, tu ne trouveras rien...

—Et c'est toi, c'est toi qui as enlevé...

—Non, interrompit le placeur du ton le plus ironique, c'est Tantaine. Que veux-tu? je suis prudent. Je sais où est le cadavre, comme on dit vulgairement, et tu ne le sais pas. Mais sois tranquille, il n'est pas perdu. Il est en bon lieu. Une seule tentative de trahison, et le lendemain tu liras dans le Petit Journal, à l'article Paris: «Hier, des terrassiers qui travaillaient à tel endroit, ont découvert le cadavre d'un nouveau-né. Le commissaire de police, aussitôt prévenu, s'est transporté sur le terrain et a commencé une enquête...» Tu lirais cela, et tu me connais assez pour être persuadé d'avance que l'enquête aboutirait. Tu devines bien qu'au châle de cette pauvre Clarisse, j'ai ajouté assez d'indices pour qu'on puisse aisément remonter jusqu'au coupable... jusqu'à toi.

A la colère de Catenac avais succédé une affreuse prostration. Cet homme, que rien n'aurait dû surprendre ni étonner, était assommé et paraissait avoir perdu la faculté de réfléchir et de délibérer.

Son désespoir s'échappait en paroles incohérentes, et il laissait voir sa souffrance, comme s'il eût espéré toucher ses implacables associés.

—Vous m'assassinez, murmurait-il, vous me tuez au moment où j'allais recueillir le prix de vingt années de travaux et de privations.

—Travaux est joli! observa le docteur.

Mais l'heure pressait; d'un instant à l'autre, Paul et le marquis de Croisenois pouvaient arriver. B. Mascarot comprit combien il était important de remonter le moral de son associé.

—Voyons, reprit-il, tu cries comme si nous voulions t'égorger. A quoi bon? Nous supposes-tu assez niais pour nous exposer sans des certitudes presque absolues de succès? Hortebize, tout comme toi, s'est cabré quand je lui ai parlé de la grande opération. Je la lui ai expliquée, et maintenant il approuve.

—C'est exact, déclara Hortebize.

—Donc, reprit le placeur, tu n'as, pour ainsi dire, rien à craindre. Tu es, nous en sommes convaincus, trop beau joueur pour nous garder rancune...

Catenac eut un sourire forcé.

—Je ne vous en veux pas, répondit-il; parle, j'obéirai.

B. Mascarot se recueillit un moment.

—Ce que j'attends de toi, répondit-il, ne peut te compromettre en rien. J'ai à te demander de nous dresser un acte de société dans des conditions que je dirai tout à l'heure. Tu t'occuperas ensuite de l'affaire, mais non ostensiblement.

—Bien!...

—Ce n'est pas tout. Tu as été chargé par le duc de Champdoce d'une mission très difficile, très délicate... Il s'agit de recherches qui doivent rester secrètes...

—Quoi!... tu sais cela aussi?

—Je n'ignore rien de ce qui peut nous être utile. J'ai appris, par exemple, qu'au lieu de t'adresser à moi, tu es allé sottement trouver le seul homme que nous ayons à craindre, Perpignan, un gaillard presque aussi fort que nous, et bien autrement âpre.

—Enfin, qu'exiges-tu de ce côté?

—Peu de chose. Tu me tiendras au courant de tes recherches. Tu ne diras jamais au duc un seul mot dont nous ne soyons convenus à l'avance.

—C'est entendu.

La querelle semblait terminée, le digne M. Hortebize était ravi.

—Là!... fit-il, était-ce la peine de crier comme un écorché.

—Soit, fit Catenac, j'ai eu tort.

Il tendit la main à ses deux amis et ajouta avec un pâle sourire:

—Que tout soit donc oublié!...

Était-il sincère? Le rapide regard qu'échangèrent Mascarot et le docteur était gros de soupçons.

Mais depuis un moment déjà, on frappait à la porte; le docteur alla ouvrir, et Paul parut, saluant affectueusement ses deux protecteurs.

—Avant tout, mon enfant, commença le placeur, je veux vous présenter à un de mes vieux amis.

Et se retournant vers Catenac, il ajouta:

—Mon cher maître, je te demande tes bontés pour mon jeune ami Paul, un brave garçon qui n'a ni père ni mère, et que nous pousserons dans le monde.

A ces mots, soulignés d'un étrange sourire, l'avocat bondit sur son fauteuil.

—Sacrebleu! s'écria-t-il, que n'as-tu parlé plus tôt!

Confident du duc de Champdoce, Catenac venait d'entrevoir le plan de B. Mascarot.

XVII

Le marquis de Croisenois se fait toujours attendre. Chez lui, c'est un système qui dégénère en manie.

Peut-être croit-il ainsi affirmer son importance. Le calcul est faux. L'homme habile se soucie peu d'arriver en avance ou en retard, il ne se préoccupe que de paraître au moment précis où on le souhaite le plus.

Arriver à propos, tout est là. C'est le secret de bien des fortunes qu'on ne s'explique pas.

M. de Croisenois avait été convoqué par B. Mascarot pour onze heures. Il était plus de midi quand il se présenta, ganté de frais, le lorgnon à l'œil, agitant sa badine, grimé de cette débonnaireté impertinente et familière qu'affectent les imbéciles quand ils croient faire acte de condescendance.

A trente-cinq ans, Henri de Croisenois affiche les dehors évaporés d'un beau-fils de vingt ans. Cette légèreté insoucieuse est son armure de guerre, l'excuse toujours prête des folies les plus risquées.

On dit encore de lui, après des fredaines un peu fortes:

—C'est un étourdi, un véritable lycéen, on ne saurait lui en vouloir, il est si bon enfant, il a un si excellent cœur!...

En lui-même, il doit bien rire de cette opinion du monde.

Calculateur féroce, cet aimable gentilhomme, qui de sa vie n'a eu un bon mouvement, s'est exercé à se défier de l'inspiration première.

Sous le masque de son laisser-aller, ce facile compagnon dissimule une remarquable âpreté. En matière de chicane, il en remontrerait à l'avoué le plus retors. Il a roulé et dupé jusqu'aux usuriers auxquels il a eu affaire.

S'il s'est ruiné, c'est qu'il s'est entêté à régler son train sur celui d'amis dix fois plus riches que lui. Toujours la même histoire.

Mêlé à ce groupe de viveurs brillants, dont le comte de Trémorel fut longtemps le parangon, et qui maintenant prend le mot d'ordre du fils aîné du duc de Sairmeuse, Croisenois a voulu, lui aussi, avoir son écurie de courses.

Entre tous les moyens de fondre une fortune, celui-là est le plus sûr et le plus expéditif.

Le léger marquis en sait quelque chose. Il avait abusé de tous les expédients et était à la veille de faire le plongeon, lorsque B. Mascarot lui tendit la main.

Il s'y cramponna désespérément, comme un homme qui se noie se raccrocherait à une barre de fer rouge.

Mais si les inquiétudes les plus aiguës le tenaillaient, son aplomb ne s'en ressentait nullement, et c'est du ton le plus aisé qu'après avoir salué les personnes présentes, il dit au placeur:

—Je vous ai peut-être fait un peu attendre, cher maître; vrai, j'en suis désolé, j'avais des préoccupations... Mais me voici tout à vous, et s'il vous plaît que nous causions, j'attendrai volontiers que vous ayez terminé avec ces messieurs...

Sur quoi, son cigare qu'il avait gardé étant près de s'éteindre, il en tira deux ou trois bouffées.

La phrase était supérieurement impertinente, et cependant le digne Baptistin n'en fut pas offusqué. Non, il ne dit rien, lui qui abomine l'odeur du tabac.

Les forts ont de ces longanimités. On peut bien passer quelque chose à un fat, quand on sait qu'il dépend de soi de l'écraser sous l'ongle...

D'ailleurs, B. Mascarot avait besoin de Henri de Croisenois. Il était un des indispensables pions de sa partie.

—Nous commencions à désespérer de vous voir, répondit-il. Je dis nous, parce que ces messieurs sont ici pour vous, pour notre affaire...

Le marquis ne prit point la peine de dissimuler une petite moue contrariée.

—Ces messieurs, poursuivit le placeur, sont mes associés. Monsieur est le docteur Hortebize, monsieur est maître Catenac, du barreau de Paris, enfin monsieur—et il montrait Paul—est notre secrétaire.

Cette présentation avait une gravité comique.

Si M. de Croisenois était dépité de trouver quatre confidents au lieu d'un, Catenac était furieux de voir qu'on livrait l'association à un inconnu.

C'est chose subtile qu'un secret, plus volatile que l'éther, qui s'évapore, si hermétiquement clos que soit le flacon où on le verse.

Hortebize, en dépit de sa confiance aveugle, ne laissait pas que d'être surpris.

Quant à Paul, il n'avait ni assez d'yeux, ni assez d'oreilles.

Seul, le placeur conservait cet imperturbable sang-froid de l'homme qui, ayant un but, va droit vers ce but, comme le boulet que n'arrêtent ni ne font dévier les branchages ni les broussailles.

—Monsieur le marquis, commença-t-il, lorsque Croisenois fut assis, je ne vous laisserai pas une minute d'incertitude. Toute diplomatie serait puérile entre gens comme nous.

Ce pluriel parut si singulier à M. de Croisenois, que c'est avec une nuance très accusée de persiflage qu'il répondit:

—Vous me flattez, cher maître.

Plus attentif, le léger marquis eut remarqué le mouvement des lunettes de B. Mascarot, mouvement qui signifiait clairement:

—Vous me faites pitié!...

Hortebize prétendait que les lunettes de l'honorable placeur étaient «parlantes,» et il avait raison.

C'est vainement que des fourbes illustres, redoutant la trahison du regard, dissimulent leurs yeux sous des verres épais. Les lunettes, à la longue, font comme partie de qui les porte: elles vivent, pour ainsi dire, elles tressaillent, elles finissent par avouer ce qu'avouerait l'œil qu'elles cachent.

—Je vous confesserai sans ambages, monsieur le marquis, reprit le placeur, que votre mariage est conclu si nous le voulons, mes associés et moi. Nous pouvons vous garantir le concours actif du comte et de la comtesse de Mussidan. Reste à obtenir le consentement de la jeune fille.

Croisenois eut un geste magnifique de suffisance.

—Oh! je l'aurai, s'écria-t-il, je m'en charge. Chaque époque a ses moyens de séduction, j'ai étudié et pratiqué ceux de la nôtre. Je promettrai les plus beaux chevaux de Paris, une loge aux Italiens, un crédit illimité chez Van Klopen, une liberté absolue... Quelle jeune fille résisterait à de tels éblouissements. Oui, je réussirai... Ah! à une condition, toutefois, c'est que je serai patronné par une personne jouissant d'une certaine influence dans la maison...

—Pensez-vous que la vicomtesse de Bois-d'Ardon, soit une marraine convenable?

—Peste!... je le crois bien, une parente du comte!...

—Eh bien!... le jour où nous le voudrons, Mme de Bois-d'Ardon appuiera vos prétentions et chantera vos louanges.

Le marquis se dressa triomphant.

—En ce cas, s'écria-t-il d'un ton à faire coiffer sainte Catherine à toutes les héritières, en ce cas l'affaire est dans le sac.

Paul se demandait s'il était bien éveillé. Quoi!... on lui avait promis une femme riche, à lui, et voici qu'on mariait cet autre!

—Ces gens-ci, se dit-il, outre qu'ils placent les domestiques des deux sexes et autres, m'ont tout l'air de faire fonctionner, moyennant espèces, «la profession matrimoniale.»

Cependant le marquis interrogeait de l'œil B. Mascarot, hésitant à découvrir toute sa pensée.

—Oh!... parlez, encouragea le digne placeur, nous sommes entre nous.

—Reste donc, fit M. Croisenois, à fixer le... comment dirai-je?... le courtage, le droit de commission...

—J'allais aborder la question.

—Eh bien!... mon cher maître, je n'ai qu'une parole. Je vous ai dit que je vous donnerais le quart de la dot. Le lendemain du mariage je vous signerai des lettres de change pour le montant de ce quart.

Cette fois, Paul croyait comprendre tout à fait.

—Voici le grand mot lâché, pensa-t-il. Si j'épouse Flavie, j'aurai à partager la dot avec ces honnêtes messieurs. Je m'explique maintenant l'intérêt qu'ils me portent et leurs caresses.

Mais les offres du marquis n'avaient point paru satisfaire l'honorable placeur.

—Nous sommes loin de compte, prononça-t-il.

—Eh bien!... je consens à payer en dehors, et comptant, ce que je vous dois.

B. Mascarot hocha la tête, au grand désespoir de Croisenois, qui reprit:

—Vous voulez le tiers?... Soit, j'en passerai par là.

Le placeur restait de glace.

—Ce n'est pas le tiers qu'il nous faut, déclara-t-il, ni même la moitié. La dot entière ne nous suffirait pas. Vous la garderez donc, ainsi que ce que je vous ai prêté... si nous nous arrangeons.

—Qu'exigez-vous? Parlez... parlez.

Mascarot assura solidement ses lunettes.

—Je parlerai, répondit-il, mais avant il est absolument indispensable que je vous dise l'histoire de l'association dont je suis le chef.

Jusqu'à ce moment, Catenac et Hortebize avaient écouté sans se permettre seulement un geste, silencieux et grave comme des sénateurs romains sur leur chaise curule.

Ils pensaient assister à une de ces comédies auxquelles B. Mascarot les avait accoutumés, comédies dont les péripéties variaient, mais dont le dénoûment était comme fatal.

A suivre ce débat, entre le marquis de Croisenois et le placeur, ils prenaient ce plaisir méchant qu'éprouvent certaines gens à voir un chat jouer avec une misérable souris avant de la dévorer.

Mais lorsque B. Mascarot annonça qu'il allait livrer leur dangereux secret, tous deux se dressèrent en même temps, furieux, épouvantés.

—Deviens-tu fou?... s'écrièrent-ils ensemble.

B. Mascarot haussa les épaules.

—Pas encore, répondit-il d'un ton calme, et je vous prie de me laisser poursuivre.

—Sacrebleu!... cependant, essaya Catenac, nous avons voix au chapitre.

—Assez!... fit violemment le placeur, je suis le maître, n'est-ce pas?

Et d'un ton d'amère ironie, il reprit:

—Est-ce qu'on ne peut pas tout dire devant monsieur?

Le médecin et l'avocat avaient repris leur place. Croisenois pensa qu'il serait adroit et tout à fait conforme à ses intérêts de les rassurer.

—Entre honnêtes gens... commença-t-il.

—Nous ne sommes pas honnêtes, interrompit Mascarot.

Puis, pour répondre à l'air de stupeur profonde du marquis, il ajouta avec un accent écrasant et en le regardant bien:

—Ni vous non plus, d'ailleurs.

Cette brutale déclaration fit monter un flot de sang au front de Croisenois. Le code de la bonne compagnie n'interdit-il pas expressément de dire aux gens, en face, ce qu'on pense d'eux?

Il avait bonne envie de se fâcher, mais c'était se brouiller, c'était laisser échapper la perche de salut. Il courba la tête sous l'insulte, décidé à la prendre en plaisanterie.

—Parbleu!... fit-il, le paradoxe est raide.

Mais l'honorable placeur ne daigna pas remarquer cette lâcheté, qui fit sourire le bon docteur Hortebize.

—Je vous serai obligé, monsieur le marquis, reprit-il, de m'écouter attentivement.

Il se retourna vers Paul et dit:

—Et vous aussi, mon cher enfant.

Il y eut un moment de silence presque solennel, pendant lequel on entendit le murmure des clients qui se pressaient autour de Beaumarchef dans la première pièce.

Si Hortebize et Catenac semblaient confondus, Croisenois était si stupéfait qu'il laissait éteindre son cigare, et Paul frémissait d'avance.

B. Mascarot, lui, paraissait transfiguré. Il n'avait plus rien du placeur bénin, le sentiment de son pouvoir le grandissait, ses lunettes lançaient des éclairs.

—Tels que vous nous voyez, monsieur le marquis, commença-t-il, mes respectables associés et moi, nous n'avons pas toujours été ce que nous sommes.

Il y a vingt-cinq ans, nous étions jeunes, nous étions honnêtes, toutes les illusions de l'adolescence nous souriaient encore, nous avions la foi qui soutient dans les épreuves, nous avions ce courage qui enflamme le soldat marchant à l'assaut d'une batterie.

Nous habitions tous trois un misérable hôtel garni de la rue de la Harpe, et nous nous aimions comme trois frères!...

Tiens, misérable! paies-toi.
Tiens, misérable! paies-toi.

—Comme c'est loin, ce temps!... murmura Hortebize, comme c'est loin!...

—Oui, c'est loin, continua le placeur, et cependant pour moi le temps n'a pas de brumes; je nous revois tels que nous étions, et mon cœur se serre en comparant les espérances d'alors aux réalités d'aujourd'hui!...

Il me semble, mes amis, que tout cela est d'hier.

Nous étions pauvres, alors, monsieur le marquis, affreusement pauvres, et cependant le monde nous avait bercés de ses plus décevantes caresses. Les directeurs de toutes les serres chaudes consacrées à l'éclosion des talents encore en leur œuf, avaient murmuré aux oreilles de chacun de nous des paroles magiques: Tu réussiras, tu Marcellus eris...

Croisenois dissimula un sourire. L'histoire ne lui semblait pas palpitante.

—Tiens, fit-il; vous savez le latin.

—Je l'ai su du moins. C'est que je dois vous le dire, chacun de nous semblait promis à une destinée brillante. Catenac, avocat de la veille, venait de recevoir un prix pour sa thèse De la Transmission de la Propriété; Hortebize avait été couronné pour un travail sur l'Analyse des matières suspectes, travail reproduit presque en entier par l'illustre Orfila, dans son Traité des Poisons. Moi-même, je venais de subir victorieusement les épreuves de la licence, de l'agrégation et du doctorat ès sciences et ès lettres...

Paul ouvrait des yeux énormes. Il ne s'était jamais demandé ce que deviennent les neuf dixièmes des élus des concours.

—Malheureusement, poursuivait le placeur, Hortebize était brouillé avec sa famille, la famille de Catenac était aux prises avec la misère, et moi je n'ai pas de famille... Nous mourrions de faim décemment.

Seul de nous trois, je gagnais un peu d'argent à préparer des élèves aux examens de Saint-Cyr et de l'École polytechnique.

Moyennant trente-cinq sous par jour,—la moitié d'un salaire du manœuvre—je bourrais de géométrie et d'algèbre des fils de famille qui se moquaient de ma maigreur et de mes habits râpés.

Trente-cinq sous!... et là-dessus nous étions trois à prendre notre pain, et j'avais une maîtresse, aimée jusqu'au délire, qui se mourait de la poitrine!

Qui jamais eût cru cela de ce sphinx à lunettes vertes qui avait nom B. Mascarot!...

—J'abrège, reprit-il. Un jour vint où, entre nous trois, nous ne pûmes trouver un sou. Et Hortebize venait de m'avouer que, faute d'aliments substantiels, de viande, de vin, ma maîtresse allait mourir.

—Eh bien! m'écriai-je, attendez-moi, mes amis, je saurai bien trouver de l'argent.

Sans savoir ce que j'allais faire, je m'élançai dehors. J'étais fou furieux, j'étais enragé. Je me demandais s'il fallait tendre la main pour quelques sous ou étrangler un passant pour lui prendre sa bourse. J'étais descendu jusqu'à la Seine, et j'allais le long des quais livrant au vent des exclamations incohérentes. Tout à coup, un éclair sillonna les ténèbres de mon désespoir.

Je me rappelai que nous étions au mercredi, jour de la sortie de l'École polytechnique, et je me dis qu'en me rendant au Palais-Royal, au café Lemblin, je trouverais infailliblement quelqu'un de mes anciens élèves, qui, peut-être, consentirait à me prêter cent sous...

Cent sous! ce n'est guère, n'est-il pas vrai, monsieur le marquis? Eh bien!... ce jour-là, cent sous représentaient pour moi la vie de mes amis et le salut de ma maîtresse. Avez-vous jamais eu faim, monsieur le marquis?

Croisenois tressaillit. Non, il n'avait jamais souffert de la faim. Mais savait-il ce que l'avenir lui réservait, à lui dont les ressources étaient à ce point épuisées, qu'il pouvait demain, tomber du faîte de ses apparentes splendeurs sur le pavé, dans la boue.

—Quand j'arrivai au café Lemblin, poursuivit B. Mascarot, je n'y trouvai pas un seul élève de l'école. Le garçon auquel je m'adressai, me toisa d'abord dédaigneusement, mes vêtements tombaient en lambeaux. Mais lorsqu'il sut que j'étais un répétiteur, il daigna me répondre que ces messieurs étaient déjà venus et qu'ils ne tarderaient pas à revenir. Je déclarai que j'allais les attendre. Le garçon me demanda ce que je voulais prendre; je répondis: rien, et je m'assis dans un coin.

Depuis ma sortie, j'avais eu comme un brasier dans le cerveau; mais en ce moment, j'éprouvai un bien-être relatif. J'espérais. Parmi les noms que m'avait cités le garçon, il s'en trouvait deux de jeunes gens qui avaient été bons pour moi.

J'attendais depuis un quart d'heure environ, lorsque tout à coup entra dans le café un homme dont jamais, dussé-je vivre cent ans, je n'oublirai la figure.

Il était plus blanc que sa chemise. Ses traits étaient contractés et comme crispés. Il avait l'œil hagard et la bouche entr'ouverte, comme un agonisant qui râle.

Une douleur, horrible autant que la mienne, poignait cet homme; je le compris.

Mais il était riche, lui, on le voyait bien.

Lorsqu'il se fut laissé tomber sur le divan, les garçons accoururent pour lui demander ce qu'il désirait prendre.

D'une voix rauque, si peu intelligible que les garçons durent le faire répéter deux fois, il demanda:

—Une bouteille d'eau-de-vie et de quoi écrire!

C'était bien une histoire réelle, que racontait B. Mascarot. La vérité seule a cette émotion profonde, ces notes poignantes qui font vibrer les entrailles.

Le placeur s'était interrompu, et aucun de ses auditeurs n'osait souffler mot.

L'excellent et souriant Hortebize lui-même était devenu sombre.

—La vue de cet homme, continua l'honorable placeur, me soulagea. Nous sommes ainsi faits que le malheur d'autrui est un adoucissement, une atténuation à notre malheur.

Il était évident pour moi que cet inconnu souffrait horriblement, et je me disais avec une sorte de satisfaction malsaine:

«Il n'y a donc pas que les misérables à maudire la vie; les riches, eux aussi ont donc leurs tortures?»

Cependant les garçons s'étaient empressés d'obéir. Ils avaient apporté de l'eau-de-vie, du papier, de l'encre.

L'homme commença par se verser un grand verre, qu'il avala comme de l'eau. L'effet fut soudain et terrible. Il devint cramoisi, comme s'il allait avoir un coup de sang, et resta plus d'une minute privé de sentiment, anéanti.

Je l'observais avec une curiosité ardente. Une voix me criait que désormais un lien mystérieux existait entre cet inconnu et moi, qu'il serait pour quelque chose dans mon existence, et que son influence me serait fatale.

Si effrayante était cette voix, qu'un moment j'eus l'idée de sortir. Je résistai. La curiosité m'ardait.

L'inconnu cependant revenait à lui.

Il saisit sa plume, et rapidement traça quelques lignes sur une feuille du cahier de papier à lettres placé devant lui.

Elles ne le satisfirent pas, car brusquement il s'interrompit, tira de sa poche un briquet et brûla cette première épreuve.

Le courage lui manquait. Il se versa et but un second verre d'eau-de-vie.

Une nouvelle lettre ne le satisfit pas plus que la première, car il la chiffonna rageusement et la glissa dans le gousset de son gilet.

Il recommença pour la troisième fois, décidé sans doute à faire un brouillon, car je le voyais tour à tour réfléchir, écrire, raturer.

Pour moi, il était clair qu'il n'avait conscience ni de soi ni du lieu où il se trouvait. Il gesticulait, laissait échapper des exclamations sourdes comme s'il eût été chez lui, seul dans son cabinet, à l'abri des indiscrets.

Ayant relu une troisième fois son brouillon, il en parut content. Il le recopia, ce qui fut l'affaire d'une minute, et ensuite le déchira en menus morceaux qu'il jeta sous la table.

Sa lettre soigneusement fermée, il appela le garçon:

—Prenez ces vingt francs, lui dit-il, et portez vous-même cette lettre à son adresse. Vous viendrez me rendre réponse,—car il y aura une réponse,—chez moi. Voici ma carte, allez, hâtez-vous...

Le garçon sortit en courant, et presque sur ses pas le monsieur se retira après avoir payé sa consommation.

Quel drame venait de se jouer là, devant moi? Je devinais quelqu'une de ces ténébreuses intrigues qui s'agitent dans l'ombre de la vie privée. Cet homme pouvait être un mari trompé, un joueur ruiné, un père dont le fils venait de déshonorer le nom.

J'essayais de penser à autre chose; je ne pouvais.

Ces petits fragments de papier, jetés sous le divan par l'imprudent, me fascinaient. Je brûlais de les ramasser, de les assembler, de savoir...

Mais je vous l'ai dit, j'étais honnête, et une telle action révoltait tous mes instincts.

J'aurais triomphé de la tentation, je le crois, sans une de ces circonstances futiles qui décident de l'existence entière.

On ouvrit une porte, un courant d'air s'établit, et le vent fit tournoyer et chassa jusqu'à mes pieds, un fragment du brouillon.

J'eus comme un éblouissement. J'étais vaincu. Je ramassai l'étroit morceau de papier et j'épelais ces quatre mots:

.....me brûle la cervelle...

Je ne m'étais donc pas trompé. J'étais en présence d'une affreuse énigme, et il ne tenait qu'à moi d'en avoir le mot.

Ayant cédé une première fois à une détestable obsession, j'avais le bras pris dans l'engrenage, j'étais perdu. Je ne discutais plus.

Les garçons allaient et venaient, nul ne faisait attention à moi, je me rapprochai insensiblement de la place qu'occupait l'inconnu, et je ramassai deux nouveaux fragments. Sur le premier, je lus:

.....la honte et l'horreur...

Et sur le second:

.....Ce soir, cent mille francs...

J'étais fixé. J'avais voulu surprendre un secret, je le tenais. Ces trois bouts de phrases étaient pour moi plus clairs que le jour.

Dès lors, à quoi bon poursuivre? Je poursuivis cependant. Je réussis à réunir tous les fragments, je les assemblai et je lus ce billet affreusement laconique:

«Charles,

«Il me faut ce soir même cent mille francs et à toi seul je puis les demander sans ébruiter la honte et l'horreur de ma situation.

«Peux-tu réunir cette somme en deux heures?

«Selon que ta réponse sera: oui, ou non, je suis sauvé ou je me brûle la cervelle.»

Vous vous étonnerez peut-être de la précision de ma mémoire, monsieur le marquis. Vous devez pourtant le savoir: il est de ces choses qu'on ne peut oublier.

En ce moment encore, je revois ce brouillon, et je pourrais vous en dire les virgules et les ratures.

Mais je passe.

Au-dessous de ces neuf lignes était la signature d'un grand industriel, très connu, presque célèbre, et qui, tout en étant le plus estimable des hommes, traversait une de ces crises où un commerçant peut laisser à la fois sa fortune, son honneur et sa vie.

B. Mascarot s'interrompit un moment, succombant sous le poids de ses souvenirs; mais il ne vint à l'esprit d'aucun de ses auditeurs de risquer seulement une observation.

Le brillant Croisenois avait jeté son cigare.

—Je puis vous le dire, reprit le placeur, ma découverte m'atterra. J'oubliai mes anxiétés pour ne songer qu'aux siennes. N'éprouvions-nous pas les mêmes angoisses, lui, pour cent mille francs, moi, pour cent sous!...

Mais déjà, au milieu des ténèbres de mon malheur, une idée infernale commençait à poindre.

Ne pouvais-je tirer parti de ce secret volé?

Ce fut une inspiration. Je me levai et j'allai demander au comptoir des pains à cacheter et un almanach de Paris.

Revenu à ma place, je collai rapidement les fragments sur une seconde feuille de papier, je pris l'adresse du négociant et je sortis.

Cet homme malheureux habitait rue de la Chaussée-d'Antin.

Pendant plus d'une demi-heure, je me promenai devant la superbe maison qu'il habitait.

Vivait-il encore? Cet ami, ce Charles, avait-il répondu: Oui?

Enfin, je me décidai à entrer.

Un domestique en livrée me répondit brutalement que son maître ne me recevrait pas, que d'ailleurs, en ce moment, il dînait avec sa famille.

L'insolence de ce valet me révolta.

—Eh bien!... m'écriai-je, si vous voulez éviter de grands malheurs, allez dire à votre maître qu'un pauvre diable lui rapporte le brouillon de la lettre qu'il vient d'écrire au café Lemblin.

L'indignation m'avait donné un accent si impérieux que le domestique n'hésita pas.

L'effet de cette annonce dut être terrible, car le valet reparut presque aussitôt tout effaré, et me dit:

—Vite!... arrivez... monsieur vous attend.

Il m'introduisait en même temps, ou plutôt me poussait dans un vaste cabinet magnifiquement décoré.

Au milieu, le négociant se tenait debout, pâle, menaçant.

Moi, j'étais dans un état à faire pitié. J'étouffais.

—Vous avez ramassé le brouillon que j'avais déchiré? me demanda cet honnête homme.

De la tête je fis signe que oui, et en même temps je montrais les fragments assemblés et appliqués sur une seconde feuille de papier.

—Combien voulez-vous de cette lettre? fit-il. Je vous offre mille francs.

Je vous le jure, messieurs, je n'étais pas venu pour vendre ce secret. J'étais venu pour dire à cet homme: Un autre que moi pouvait trouver cet écrit et en abuser; moi, je vous le rapporte; c'est un service que je vous rends; à votre tour, soyez-moi utile, prêtez-moi cinquante, cent francs...

Oui, voilà ce que je voulais dire; mais voyant comme il me traitait, moi, je fus saisi d'un mouvement de rage, et je répondis:

—Je veux deux mille francs!...

Il ouvrit son tiroir, arracha à une liasse énorme deux billets de banque, les froissa et me les lança à la figure en disant:

—Tiens, misérable, paye-toi!

C'est avec une violence inouïe que B. Mascarot s'exprimait.

Qui donc jamais eût supposé que cet homme, figé d'ordinaire dans une glaciale apathie, pût se montrer à cet état d'exaltation!

Sa voix, onctueuse habituellement et toute de miel, avait l'éclat strident d'un instrument de cuivre.

Ce n'était plus une histoire qu'il contait.

Plaidait-il les circonstances atténuantes d'une cause perdue, la sienne? Tentait-il cette tâche impossible de se disculper aux yeux de ses associés? Essayait-il de s'excuser, sinon de se réhabiliter, devant le tribunal de sa conscience?

Paul et Croisenois tremblaient autant que si on leur eût mis à la main un poignard pour un assassinat.

—Ce que je ressentis, continua le placeur, sur le coup de cette injure abominable et imméritée, je ne saurais vous le dire. Il y eut en moi un déchirement aussi affreux que si on m'eût arraché les entrailles.

Certainement, je perdis la libre disposition de moi-même. En bonne conscience, devant Dieu, je n'aurais pas été responsable d'un crime commis là, en cet instant.

Et je fus sur le point d'en commettre un.

Jamais l'homme dont je vous parle ne verra la mort d'aussi près qu'une seule fois. Sur son bureau était un de ces redoutables couteaux catalans dont on se sert en guise de coupe-papier; je m'en saisis, j'allais frapper...

La pensée de ma maîtresse qui se mourait faute d'aliments arrêta mon bras...

Je jetai violemment le couteau à terre, et je sortis éperdu, la tête en feu.

J'étais entré dans cette maison maudite le front haut, fier de ma misère et de mon honnêteté, j'en sortais déshonoré.

Certes, à l'exception de Paul, tous les hommes qui étaient là connaissaient les envers de la vie. Leur esprit s'était sali à toutes les boues de la civilisation, les angoisses du mal avaient émoussé et usé leur sensibilité. Et cependant ils ne pouvaient s'empêcher de frissonner.

—Mais continuons, reprit le placeur. Une fois dans la rue, ces deux billets de banque que j'avais ramassés et que je serrais convulsivement me causèrent une épouvantable sensation de douleur. Il me semblait qu'à les toucher la chair de ma main se crevassait comme au contact d'un fer rouge. J'entrai, je me précipitai, plutôt, chez un changeur, qui dut me prendre pour un fou ou pour un assassin. Comment ne me fit-il pas arrêter? Je ne sais. Peut-être eût-il peur. En échange de mes deux billets, il me remit, non de l'or—en 1843 l'or était rare et se vendait,—mais deux pesants sacs de mille francs, en pièces d'argent. C'est chargé de ce fardeau que je regagnai notre misérable logement de la rue de la Harpe. Hortebize et Catenac m'attendaient avec une impatience, avec une inquiétude plutôt, inexprimable. Vous en souvient-il, mes amis?... Vous saviez si bien que nous étions à bout de ressources, vous m'aviez vu sortir si désespéré, moi, dont le courage, jusqu'alors, avait soutenu le vôtre, vous me sentiez si convaincu de la mort prochaine d'une femme tendrement aimée, que sans vous communiquer vos affreux pressentiments, vous vous demandiez si, en traversant les ponts, j'aurais le courage de résister aux provocations du suicide, à la tentation d'en finir avec une existence devenue intolérable... Car voilà où nous en étions, marquis. En me voyant entrer, mes amis voulurent me sauter au cou, mais brutalement je les repoussai. «Arrière!... m'écriai-je, arrière! je ne suis plus digne de vous, mais nous ne manquerons plus de rien!...» Sur ces mots, je jetai violemment les sacs à terre; l'un d'eux se rompit, et les pièces d'argent s'éparpillèrent et roulèrent de tous côtés. A ce bruit, ma maîtresse, qui râlait presque sur son grabat, se dressa comme un fantôme. «De l'argent! murmurait-elle, beaucoup d'argent!... Nous allons donc manger à notre faim!... Je suis sauvée...»

—Arrière! m'écriai-je.
—Arrière! m'écriai-je.

Mes amis, marquis, n'étaient pas ce qu'ils sont aujourd'hui. Ils s'éloignèrent de moi avec une horreur qu'ils ne pouvaient dissimuler, ils croyaient à un crime. «Non, leur dis-je, non, il n'y a pas de crime, puisque la loi ne saurait m'atteindre. Si cet argent est le prix de notre honneur, personne ne s'en doutera.»

Nous ne dormîmes pas cette nuit-là, marquis.

Mais lorsque le jour vint nous surprendre autour d'une table chargée de bouteilles, nous avions, nous, les vaincus de la vie, déclaré la guerre à la société, nous avions juré que, par tous les moyens, nous arriverions à la fortune; le plan de notre redoutable association était arrêté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XVIII

Décidé à laisser Paul et Croisenois sous une impression forte, B. Mascarot se leva et se mit à arpenter de long en large son cabinet.

S'il avait surtout l'intention de produire un prodigieux effet, il pouvait se féliciter, le résultat devait dépasser son attente.

Paul chancelait sur sa chaise comme s'il eût reçu sur la tête un coup de massue.

Croisenois, lui, luttait. Mais c'est vainement qu'il cherchait quelqu'une de ces plaisanteries qui atteste la liberté d'esprit de l'homme fort; sa mémoire, à défaut de son imagination, ne lui fournissait pas un trait présentable.

Il comprenait fort bien qu'entre ce récit et son affaire un rapport intime existait; mais lequel? Il ne l'entrevoyait pas.

Quant à Hortebize et à Catenac, qui croyaient, eux, connaître à fond leur Baptistin, ils échangeaient des regards surpris et inquiets.

Ils se demandaient:

—Est-il de bonne foi ou bien joue-t-il une comédie dont le but nous échappe?

Avec B. Mascarot, savoir au juste à quoi s'en tenir est difficile, pour ne pas dire impossible.

Lui, cependant, paraissait se soucier infiniment peu des impressions de ses auditeurs. Il était revenu prendre sa place devant son bureau.

Son visage, enflammé le moment d'avant de tous les feux de la colère et de la haine, avait recouvré sa placidité accoutumée, et c'est de son geste habituel qu'il ajustait ses lunettes.

J'espère, monsieur le marquis, reprit-il, que vous excuserez cette longue, mais indispensable préface.

Cette introduction est, comme qui dirait le côté romanesque. Écoutez maintenant la partie réelle... et pratique.

Sachant tout ce que l'attitude imprime d'autorité à la parole, B. Mascarot se leva de nouveau et vint s'adosser à la tablette de la cheminée.

Ses lunettes, il est vrai, cachaient ses yeux; mais il se dégageait de toute sa personne comme un fluide magnétique, émanation subtile de son énergique volonté, qui commandait, qui imposait l'attention.

—En cette nuit dont je vous parle, monsieur le marquis, reprit-il, nous avons, mes amis et moi, rompu violemment les liens de la morale et de l'honneur, nous avons secoué toutes les tyrannies du devoir. Et le plan qui était sorti entier et complet de mon cerveau, je puis vous le développer en me servant des expressions que j'employais il y a vingt ans pour l'exposer à mes amis.

Vous devez le savoir, marquis, lorsque l'été s'avance il n'est plus une cerise qui ne renferme un ver. Les plus belles, les plus rouges, les plus fraîches en apparence, sont celles dont l'intérieur, si on les ouvre, est le plus infecté.

De même, dans une société raffinée comme la nôtre, il n'est pas de famille,—je dis pas une, entendez-moi bien,—qui ne cache en son sein quelque plaie secrète, quelque mystère de douleur, de ridicule ou de honte.

Maintenant, supposez un homme connaissant le secret de tous les autres.

Celui-là ne sera-t-il pas le maître du monde? Ne sera-t-il pas plus puissant que le plus puissant monarque? Ne disposera-t-il pas, selon son caprice et sans contrôle possible, de tout et de tous?

Eh bien!... je m'étais dis que je serais cet homme...

Depuis des mois qu'il était en relations avec l'honorable placeur, le marquis de Croisenois n'avait pas été sans soupçonner son genre d'opérations.

—Mais c'est la théorie du chantage que vous me prêchez! fit-il.

B. Mascarot s'inclina ironiquement.

—Tout juste! répondit-il. Oui, marquis, c'est bien là ce qu'on appelle le chantage.

Relativement le mot est nouveau, mais la spéculation est vieille comme le monde, probablement. Le jour où un homme, surprenant l'action infâme d'un autre homme, le menaça de la divulguer s'il ne subissait pas certaines exigences, le chantage était inventé.

Si tout ce qui est vieux est respectable, le «chantage» l'est à coup sur.

Comment vivait, s'il vous plaît, le «divin Arétin,» ce poète obscène qui s'intitulait si fièrement «le fléau des princes?» Il faisait chanter les rois. Et quels rois!... François Ier et Charles-Quint. Mais tout se démocratise, marquis, et nous autres, nous nous contentons de faire chanter le peuple, j'entends tous ceux qui ont de l'argent...

L'aveu était si affreusement cynique, qu'une légère rougeur colora les joues de Croisenois.

—Oh! monsieur, protesta-t-il, monsieur...

—Bah!... s'écria le digne placeur, êtes-vous pudibond à ce point que le mot propre vous épouvante! Qui donc en sa vie n'a pas fait un peu de chantage? Et tenez, vous-même... vous souvient-il qu'une nuit de cet hiver, à votre club, vous avez surpris, trichant au jeu, les mains pleines de cartes préparées, un jeune étranger fort riche? Que lui avez-vous dit sur le moment? Rien. Seulement, le lendemain vous êtes allé lui emprunter dix mille francs. Quand les lui rendrez-vous?

Pour le coup, Croisenois faillit tomber à la renverse.

—Prodigieux!... balbutia-t-il, effrayant!

Mais déjà B. Mascarot poursuivait:

—Je connais, moi, à Paris, deux mille individus qui vivent bien et qui n'ont d'autres moyens d'existence que le chantage. Je les ai tous étudiés, oui, tous, depuis l'ignoble forçat qui extorque de l'argent à son ancien compagnon de chaîne, jusqu'au gredin à dog-cart qui, parce que le hasard l'a fait le confident des faiblesses d'une pauvre femme, force cette femme à lui donner sa fille en mariage...

Si jamais, près de vous, sur le boulevard, le prince de S... venait à croiser J..., ce boursier si taré que je ne voudrais pas le saluer, regardez, vous verrez le prince, qui est bien le plus fier grand seigneur que je sache, serrer affectueusement la main du misérable. Pourquoi? Je n'ai pu le découvrir, et cependant je flaire là un secret de cent mille francs.

J'ai connu, dans les environs de la rue de Douai, un commissionnaire qui, en cinq ans, a amassé une jolie fortune. Devinez comment? Quand on lui remettait une lettre, il commençait par la décacheter et la lire. Si elle contenait une seule ligne compromettante, il ne la portait pas et revenait vite la vendre à qui l'avait écrite.

Il n'est pas une affaire industrielle importante qui n'ait ses parasites, gens adroits qui ont découvert quelque ressort suspect et qui font payer leur silence.

Je sais une grande et honnête société qui, pour avoir violé une fois ses statuts, est condamnée à servir une pension de vingt-cinq mille francs à un gredin tout chamarré de croix étrangères qui a su soustraire des preuves.

Tout cela, il est vrai, se négocie mystérieusement, avec mille précautions. En matière de «chantage,» les tribunaux français ne plaisantent pas et la police est alerte...

B. Mascarot s'était sans doute donné la tâche de faire parcourir à ses auditeurs la gamme entière des émotions.

A ces mots de «tribunaux» et de «police» ainsi jetés après des aveux extraordinaires, ils furent secoués par le frisson de la peur.

Lui les regardait d'un air de défi.

—Sur ce terrain, poursuivit-il, les Anglais sont nos maîtres.

A Londres, un secret honteux se négocie aussi facilement qu'une lettre de change. Il y a, dans la Cité, un bijoutier bien connu, qui, sur la simple consignation d'une lettre dangereuse, signée d'un nom «respectable», avance des fonds. Sa boutique est comme le Mont-de-Piété de l'infamie.

Les «maîtres chanteurs» de Londres ont, en diverses fois, tiré du noble lord Palmerston, cinquante mille livres sterling, au bas mot, plus d'un million. Le vieux Pam avait le défaut d'aimer plus que de raison la femme de son prochain et le tort de craindre affreusement le scandale.

En Amérique, c'est mieux encore. Le «chantage», élevé à la hauteur d'une institution, a pignon sur rue, tient boutique et paie patente. Le citoyen de New-York qui médite un mauvais coup s'inquiète des trafiquants de secrets bien plus que de la police...

Depuis longtemps déjà, Hortebize, Catenac surtout, donnaient les signes les plus manifestes d'une sérieuse impatience.

C'était un réquisitoire en règle qu'ils subissaient.

Mais ni leurs regards, ni les signes du docteur qui montrait Paul près de se trouver mal, ne troublèrent l'imperturbable placeur.

—Nos commencements furent rudes, monsieur le marquis, poursuivit-il: nous semions, alors, et vous arrivez lorsqu'il n'est plus question que de moissonner. Heureusement, les études de Catenac et de mon cher Hortebize étaient comme choisies en vue de nos opérations. L'un était avocat, l'autre médecin. Ils soignaient l'un les plaies du corps, l'autre les plaies de la bourse. Vous comprenez tout ce qu'a dû leur révéler l'exercice bien entendu de leur profession. Quant à moi, chef de l'association, je ne pouvais ni ne voulais rester les bras croisés. Mais que faire? Pendant une longue semaine je flottai indécis entre bien des partis divers, et il fallait se hâter, notre mise de fonds diminuait. Enfin, après bien des réflexions, je vins louer cet appartement où nous sommes, et je fondai mon agence de placement. Un placeur n'inquiète personne... Du reste, les calculs qui déterminèrent mon choix étaient justes. Le résultat l'a prouvé, mes associés sont là pour vous l'affirmer.

Catenac et Hortebize inclinèrent la tête en signe d'assentiment.

—A notre époque, continua le placeur, et nos mœurs admises, on doit reconnaître que la domesticité, dans les grandes villes surtout, est comme un filet immense, à mailles fortes et serrées, sous lequel se débattent les classes aisées.

Rechercher les «pourquoi» et les «comment» serait trop long.

Ce qui est clair et positif, c'est que le riche, en son hôtel, au milieu de ses gens, est plus strictement surveillé que le prévenu au fond de son cachot, entouré d'invisibles espions.

Rien de ce que fait l'homme riche n'échappe à une curiosité qu'attise l'intérêt toujours en éveil. Qu'il parle ou se taise, qu'il soit irrité ou satisfait, triste ou gai, on l'observe.

Paroles, gestes, regards, mouvements imperceptibles de la physionomie, tout est recueilli, examiné, commenté, analysé.

Cacher huit jours, non une de ses actions, mais une de ses pensées lui est impossible.

Du secret que la nuit, les portes closes, il confie à sa femme, sur le traversin, de bouche à oreille, toujours il s'évapore quelque chose...

M. de Croisenois qui, faute de pouvoir faire autrement, avait pris bravement le parti de se résigner, daigna sourire.

—Connu!... murmura-t-il, connu!...

—En effet, monsieur le marquis, vous devez avoir médité ces vérités, vous qui ne m'avez jamais laissé vous choisir un valet de chambre.

—Oh! j'ai la main si heureuse!

—Je le sais. Vous trouvez des serviteurs uniques, impayables, qui refusent les louis qu'on leur offre. En suis-je moins exactement informé de vos actions? Non. En revanche, vous avez près de vous, est-ce bien prudent? un homme que vous ne connaissez pas...

—Oh!... Morel m'a été recommandé par un de mes amis, sir Waterfield...

—Possible!... Ce qui n'empêche qu'il m'inquiète, ce gaillard à allures raides... Nous y reviendrons... Pour en finir, je vous dirai qu'ayant reconnu et calculé la puissance énorme dont disposent les domestiques, je conçus le projet de m'approprier cette puissance sans emploi, de l'emmagasiner, pour ainsi dire, comme de la vapeur, et enfin de l'utiliser à notre profit après l'avoir réglée. Et cela, je l'ai fait. Ce bureau, qui n'a l'air de rien, est comme le centre d'une toile d'araignée qui a coûté vingt ans d'efforts et de patience, mais qui enveloppe Paris.

Je suis ici, les pieds devant le feu, mais j'ai partout des yeux écarquillés et des oreilles largement ouvertes, qui voient et entendent pour moi.

La police dépense des millions pour entretenir ses agents. J'ai, moi, sans bourse délier, une armée d'agents incorruptibles et dévoués.

Je reçois, en moyenne, tous les jours, cinquante domestiques des deux sexes. Comptez ce que cela fait au bout de l'année.

Et pendant que les espions de la police en sont réduits à rôder furtivement autour des maisons qu'ils observent, les miens sont au cœur de la place, ils y vivent, ils sont mêlés aux intérêts, aux passions, aux intrigues qui s'agitent. Et ce n'est pas tout. Par les employés que je place, caissiers ou teneurs de livres, j'ai un pied dans le commerce. Par mes garçons de restaurant, j'ai la clé des cabinets particuliers les plus mystérieux.

C'est avec l'accent de l'orgueil satisfait que B. Mascarot expliquait les rouages de sa redoutable machine. Ses lunettes étincelaient.

—Et ne croyez pas, reprit-il, que tous ces gens sont dans le secret. Non, Dieu merci!... Ils ne savent, pour la plupart, ce qu'ils font, et là est ma force. Chacun d'eux m'apporte incessamment son brin de fil, et c'est moi qui en fais la corde qui attache mes esclaves. Ils viennent ici, ils causent, ils sont indiscrets et médisants, voilà tout. Nous sommes ici trois qui passons notre vie à écouter.

Puis, le soir, nous passons au crible tout ce qui nous a été dit, et toujours, parmi les bavardages, surnage quelque renseignement que j'utilise.

Tous ces gens qui me servent sans s'en douter, je ne puis les comparer qu'à ces oiseaux singuliers des solitudes du Brésil, dont la présence annonce infailliblement une source souterraine. A l'endroit précis où l'un d'eux a chanté, le voyageur mourant de soif peut creuser, il trouvera de l'eau. Mes oiseaux à moi me révèlent simplement l'existence d'un secret. Creuser est ensuite mon affaire. Je mets en campagne mes agents spéciaux, je cherche et je trouve... Voilà, monsieur le marquis, ce qu'est au juste notre association.

—Et par certaines années, insista le docteur Hortebize, elle a rapporté plus de deux cent cinquante mille francs.

Si M. de Croisenois détestait les longs discours, il était fort sensible à l'éloquence des chiffres.

Il connaissait trop la vie de Paris pour ne pas comprendre qu'à jeter ainsi quotidiennement son filet en eau trouble, B. Mascarot devait prendre beaucoup de poisson,—c'est-à-dire considérablement d'argent.

De là à s'unir plus étroitement à des hommes de tant d'expédients, la pente était naturelle.

Il arbora donc sa plus aimable physionomie, pour demander d'un ton de douce raillerie:

—Enfin, par quels services mériterai-je la protection de la société?

B. Mascarot était bien trop fin pour ne pas apercevoir immédiatement la nuance. Ses explications n'eussent-elles obtenu que cette indispensable bonne volonté, elles étaient justifiées.

Mais elles avaient un autre résultat encore, vivement souhaité par l'estimable placeur.

Paul glacé d'effroi au début, s'était visiblement rassuré. Il reprenait confiance en mesurant la puissance de ces hommes, qui se chargeaient de son avenir. Il oubliait l'infamie de la spéculation pour en admirer les combinaisons ingénieuses.

—Monsieur le marquis, reprit B. Mascarot, j'arrive au fait: Si jusqu'ici nous n'avons pas eu de désagréments, c'est que tout en semblant être d'une témérité inouïe, nous avons été très prudents. Nous avons usé des armes que nous savions conquérir; nous n'en avons pas abusé. C'est d'une main discrète que nous tondons nos... comment dirai-je? nos tributaires. Nous n'en avons jamais écorché un seul. Jamais nous n'avons tourmenté un insolvable, et nous faisons crédit à ceux qui sont gênés. C'est ainsi. Je vends des secrets «à tempérament,» comme certains tapissiers vendent des meubles aux lorettes. D'ailleurs, comptez que nous n'avons pas toujours exigé de l'argent. Catenac a trouvé moyen de caser très bien toute sa famille qui est fort nombreuse. Hortebize a recueilli une foule de petits bonheurs qui sont comme les menus suffrages de notre... profession. Enfin, moi-même j'ai souvent recherché des satisfactions d'amour-propre. Nul n'est parfait.

Cependant, monsieur le marquis, si lucrative que soit une profession, on finit toujours par s'en dégoûter. Voici vingt-cinq ans que nous exerçons, mes amis et moi, nous vieillissons, nous avons besoin de repos. Donc, nous sommes décidés à nous retirer. Mais, avant, nous voulons liquider, écouler avantageusement, s'il se peut, notre fonds de boutique.

—Ce n'est que juste, approuva Croisenois.

—J'ai entre les mains, continua l'honorable placeur, une masse énorme de documents. Mais ils sont d'une nature particulière, et en tirer parti n'était pas précisément facile. J'ai compté sur vous pour faire rentrer les sommes considérables qu'ils représentent...

A cette déclaration, Croisenois devint d'une pâleur livide.

Quoi!... il irait, lui, plus vil que l'assassin des grandes routes, lequel a du moins l'excuse du péril bravé, il irait armé de papiers compromettants, demander aux gens: La bourse ou l'honneur?

Il consentait bien à partager les profits d'un trafic ignoble; il ne pouvait supporter l'idée de mettre, comme on dit vulgairement, la main à la pâte.

—Jamais!... s'écria-t-il, jamais!... Ne comptez pas sur moi!...

L'indignation du marquis semblait si sincère, sa détermination paraissait si irrévocablement arrêtée que le docteur Hortebize et maître Catenac se regardèrent, un peu inquiets de la tournure que prenait la conférence.

Croisenois se dressa furieux.
Croisenois se dressa furieux.

Le coup d'œil qu'ils adressèrent à B. Mascarot les rassura.

Il haussait les épaules et rajustait tranquillement ses lunettes.

—Ça, dit-il, assez d'enfantillage, monsieur, vous ne m'avez fait perdre que trop de paroles. Attendez avant de vous récrier. Je vous ai dit que mes documents sont d'une nature spéciale, voici pourquoi: La grande difficulté de notre genre d'affaires, est que souvent nous nous heurtons à des gens mariés qui, bien que forts riches, n'ont pas la libre disposition de leur fortune. Les maris disent: «Détourner dix mille francs de la fortune sans que ma femme le sache, est impossible!» Les femmes répondent: «Je ne puis avoir d'argent qu'en en demandant à mon mari.» Et ces gens sont sincères. Combien en ai-je vu qui, désespérés de savoir entre mes mains un secret important, se jettaient à mes genoux et me criaient: Grâce!... je ferai tout ce que vous voudrez; vous aurez plus que vous ne demandez, trouvez seulement un prétexte... Le prétexte à fournir à tous ces actionnaires de bonne volonté, je l'ai cherché et trouvé. Ce prétexte sera la société industrielle que vous lancerez avant un mois.

—D'honneur!... commença le marquis, je ne vois pas...

—Pardon!... vous voyez très bien. Tel mari qui n'aurait pu nous donner cinq mille francs sans mettre le feu à son ménage, nous en versera gaîment dix mille, parce qu'il pourra dire à sa femme: «C'est un placement.» Telle femme qui n'a pas dix sous vaillant saura bien déterminer son mari à nous apporter la somme que nous lui fixerons.

—Que dites-vous de cette idée?

—Elle est excellente, mais en quoi vous suis-je indispensable?

—En ce sens qu'à la tête d'une compagnie il faut un homme.

—Mais vous...

—Plaisantez-vous, marquis? Me voyez-vous, moi, placeur, lancer une affaire? On me rirait au nez. Hortebize, un médecin, et homéopathe encore, ne recueillerait que des quolibets. Quant à Catenac, sa situation lui interdit toute spéculation; il se contentera d'être notre conseil. Or, pour que le prétexte soit bon, il faut que la société paraisse bien sérieuse.

M. de Croisenois était cruellement embarrassé.

—C'est que vraiment, reprit-il, je ne me reconnais aucune des qualités qu'on exige d'un financier, d'un spéculateur.

—Vous êtes trop modeste. D'abord, vous avez votre titre et votre nom.

—Oh! un nom..., un titre!

Cela ne signifie rien, je le sais, mais cela manque rarement son effet. N'y a-t-il pas des compagnies qui payent, et très cher, les noms et les titres qu'elles gravent en tête de leurs prospectus, tout comme les tables d'hôte entretiennent les majors constellés de décorations qui président le repas...

—Ma situation, financièrement parlant, est impossible.

—Elle est excellente, au contraire. Avant de lancer l'affaire, vous payez vos dettes, et aussitôt on en conclut que vous disposez de capitaux énormes. L'héritage de votre frère, si déprécié en ce moment, reprend une importance énorme. Enfin, on apprendra en même temps votre mariage avec Mlle de Mussidan. Que voulez-vous de plus?

—Ma réputation est détestable. On me dit léger, dépensier, frivole.

—Tant mieux! Le jour où vous annoncerez la liquidation de votre société, vous ne rencontrerez qu'indulgence. On dira en riant: «Ce sacré Croisenois!... Quelle diable d'idée lui a pris de se mêler d'industrie!» Mais comme à ce jeu-là vous aurez gagné votre part d'abord, et en second lien le million de dot de Mlle Sabine, vous laisserez rire.

Quelles perspectives, pour un homme dont l'existence était comme un problème qu'il lui fallait résoudre chaque matin!

—Admettons que j'accepte, fit-il, comment finira la comédie?

—Le plus simplement du monde. Quand tous mes actionnaires se seront exécutés, vous mettrez la clé sous la porte, et tout sera dit.

Croisenois se dressa furieux.

—C'est-à-dire, s'écria-t-il, que vous comptez me sacrifier. Mettrez la clé sous la porte!... Vous voulez donc m'envoyer au bagne?

—L'ingrat! répondit B. Mascarot; voilà comment il me remercie de faire tout au monde pour l'empêcher d'y aller!...

—Monsieur!...

Mais à son tour Me Catenac s'était levé.

N'ayant pu se dégager, il était de son intérêt d'aider de tout son pouvoir à la réussite des projets de B. Mascarot.

—Vous vous méprenez, cher monsieur, dit-il à Croisenois; n'avons-nous pas les sociétés à responsabilité limitée?

Écoutez plutôt. Demain vous vous présentez chez un notaire, et vous déclarez que vous faites appel aux capitaux intelligents pour l'exploitation de n'importe quoi... des marbres des Pyrénées, si vous voulez. Nous trouverons mieux, soyez tranquille.

En conséquence, vous ouvrez une liste de souscription. Cette liste, les actionnaires de mon ami Baptistin la remplissent.

Quand nous avons les fonds, que faisons-nous? Tranquillement, nous remboursons les souscripteurs étrangers, et nous écrivons aux autres que l'affaire n'a pas réussi, que tout a été contre nous; bref, que le capital est perdu!...

Or, Baptistin, ayant obtenu ou fait obtenir de chacun de ses gens une décharge en règle, aucun ne soufflera mot... C'est simple comme bonjour.

Le marquis avait écouté de toutes ses forces; il réfléchissait.

—Mais, messieurs, s'écria-t-il, tous ces souscripteurs contraints sauront que j'ai fait une spéculation ignoble.

—Possible.

—Ils me mépriseront.

—Probablement; mais nul ne sera assez hardi pour le laisser voir.

—Oh!...

—Quoi! oh! Est-ce que les apparences ne vous suffisent pas? Vous êtes diantrement difficile. Entre nous, qui estime-t-on sincèrement et sans restriction à notre époque? Personne. On paraît estimer, voilà tout! Même, pour exprimer ce sentiment singulier, on a créé un mot nouveau: la considération, c'est-à-dire l'hommage rendu à la force unie à l'adresse. Vous serez considéré.

Le brillant marquis était fort ébranlé.

—Et vous êtes sûr de vos... actionnaires? demanda-t-il. En tenez-vous vraiment assez pour être certain de couvrir les frais qui seront considérables?

Cette question, l'honorable placeur l'attendait pour porter le dernier coup.

—Mes calculs sont faits, prononça-t-il, et ils sont exacts.

Il prit en même temps, sur son bureau, un paquet de ces fiches qu'il passait sa vie à annoter, et les faisant claquer sous ses doigts comme un jeu de cartes, il continua:

—J'ai là les noms de 350 personnes qui, en moyenne, verseront chacune dix mille francs.

—Trois millions cinq cent mille francs!...

—C'est là le total, si Barême ne ment pas. Et vous plaît-il, à cette heure, de connaître la nature de nos armes? Accordez-moi deux minutes encore et jugez, je ne choisis pas.

D'une main exercée, il battit et mêla les fiches qu'il tenait à la main, et c'est au hasard qu'il lut:

N..., ingénieur.Cinq lettres décisives adressées à la femme du protecteur qui lui a procuré sa position, et qui d'un mot peut la lui faire perdre.—Versera 15,000 francs.

P..., négociant.Un agenda établissant que sa dernière faillite était frauduleuse et qu'il a détourné 200,000 francs de l'actif,—Donnera certainement 20,000 francs.

Mme V...Son portrait photographié dans un costume trop léger. N'est pas riche.—Fera cependant verser 3,000 francs.

Mme H...Trois billets de sa mère ne laissant aucun doute sur une aventure fâcheuse avant son mariage. Lettre d'une sage-femme à l'appui.—Domine son mari.—Doit faire verser au moins 10,000 francs.

L...—Une chanson obscène et impie, écrite de sa main et signée.—Peut donner 2,000 francs.

S..., employé supérieur de la Cie de ***.—Minute de son traité avec un fournisseur, stipulant pour lui un pot-de-vin considérable.—Ira, si on le pousse, jusqu'à 15,000 francs.

X...—Partie de sa correspondance avec L..., en 1848.—Versera 3,000 francs.

Mme M... de M...—Un petit roman qui est l'histoire exacte de ses aventures avec M. J...

Il n'en fallait pas tant pour décider M. de Croisenois.

—C'est assez, interrompit-il, je me rends. Oui, je m'incline devant votre mystérieuse puissance, plus formidable que celle de la police...

—Et bien autrement sérieuse, ajouta l'excellent docteur. Nous n'avons jamais examiné nos opérations à ce point de vue. C'est un tort. N'entreprenez rien contre le droit, la loi ou la foi, et on ne vous fera pas chanter. Donc, le «chantage» est un moyen de moralisation...

Mais le marquis de Croisenois était trop agité pour goûter la plaisanterie. Il se retourna vers B. Mascarot, et, d'une voix brève, dit:

—J'attends vos ordres, monsieur.

Comme toujours, B. Mascarot l'emportait. Successivement il avait abattu le comte de Mussidan, Paul Violaine et Catenac lui-même. Maintenant il voyait M. de Croisenois à ses pieds.

Entré le front haut, rayonnant d'audace et d'impudence, le brillant marquis se résignait à passer sous les fourches caudines du placeur, si bas qu'il fallut ramper pour cela.

Dix fois, pendant la discussion, l'idée lui était venue de dire:

—Et si je n'acceptais pas, cependant, si je refusais!...

La réflexion avait dix fois arrêté sur ses lèvres cet imprudent défi.

Il avait compris que des hommes comme ces trois associés ne livrent pas leur secret à la légère.

Et, plus B. Mascarot montrait d'abandon et de cynique franchise, mieux Croisenois sentait qu'il devait être, qu'il était entièrement au pouvoir de ce personnage étrange.

Il ne pouvait pas ne pas tout savoir, celui qui avait réussi à découvrir sa déshonorante transaction de jeu.

Or, le marquis avait sur la conscience juste assez de peccadilles pour trembler sous le regard qu'à travers ces lunettes vertes il sentait arrêté sur lui, persistant et aigu comme celui d'un juge d'instruction qui s'efforce de faire tressaillir la vérité au fond de l'âme d'un prévenu.

Sans doute sa vanité souffrait cruellement de cette humiliante et déshonorante dépendance, et les quelques gouttes de sang généreux qui coulaient encore dans ses veines se révoltaient.

Mais, d'un autre côté, tout ébloui de l'éclat de cette puissance mystérieuse qui se révélait à lui, il se réjouissait d'avoir désormais pour associés dans la vie de pareils lutteurs.

S'il avait craint tout d'abord d'être sacrifié, il était rassuré par l'évidence d'une indissoluble communauté d'intérêts.

De toutes ces considérations avait jailli cette phrase qui, une heure plus tôt, eût écorché sa bouche orgueilleuse:

—J'attends vos ordres!...

Humilité perdue! Seuls les débiles éprouvent une inepte satisfaction à faire sentir le poids de leur tyrannie. B. Mascarot n'abuse jamais. Il sait que si le vaincu peut oublier sa défaite, il ne pardonne pas l'insulte inutile.

C'est donc avec la plus parfaite courtoisie qu'il répondît:

—Je n'ai pas d'ordre à vous donner, monsieur le marquis. Nous avons tous au succès un intérêt égal; nous ne pouvons que délibérer, nous concerter avant d'adopter définitivement les mesures les plus convenables.

Croisenois s'inclina, touché de cette politesse inattendue succédant à tant de brutalité.

—Il est oiseux, n'est-ce pas, reprit le digne placeur de vous montrer tous les avantages de votre résolution? Notons seulement, pour éviter les récriminations ultérieures, votre situation actuelle. Vous m'écriviez, l'autre jour: «J'attends les pieds dans le feu...» En bon français, vous êtes à bout d'expédients, et vous n'avez plus rien d'heureux à espérer de l'avenir.

—Pardon... permettez... J'ai à espérer l'héritage de mon pauvre frère Georges, disparu d'une façon si inexplicable...

B. Mascarot eut un joli geste d'amicale menace.

—Puisque vous voici des nôtres, cher marquis, fit-il, laissez-moi vous dire qu'entre nous la franchise est de rigueur. Demandez plutôt à notre bon ami Catenac.

—En effet!... répondit l'avocat, à qui cette pointe de fine ironie arracha une grimace plutôt qu'un sourire.

Le marquis prit l'air le plus étonné.

—Je ne vois pas, interrogea-t-il, en quoi je manque de franchise...

—Que diable nous parlez-vous de cet héritage!...

—Mais il existe, monsieur, mais il est considérable!...

—Assez, assez!... Nous sommes fixés sur ce point. On peut encore, malgré beaucoup de non-valeurs, l'évaluer à douze ou quatorze cent mille francs!...

—Eh bien!... Ne puis-je obtenir un arrêt d'envoi en possession? Les articles 127, 129 et suivants du Code Napoléon...

Il s'interrompit, surprenant sur la figure du bon docteur Hortebize tous les signes de la violente envie de rire.

—Ne nous dites donc pas de ces choses-là, répondit le placeur. Tant qu'il s'est agi d'obtenir une déclaration d'absence et un envoi en possession provisoire permettant de palper les revenus, vous vous êtes fort remué; mais votre situation a changé, et, tout dernièrement, vous avez fait secrètement des pieds et des mains pour éviter un envoi en possession définitif.

—Quoi!... vous pouvez croire...

—Chut!... vous avez sagement agi. Cette succession est si bien escomptée et surescomptée qu'elle ne suffirait pas à désintéresser vos créanciers. Qu'elle soit liquidée demain, après-demain votre crédit est perdu. En ce moment ce fameux héritage n'est pour vous qu'un miroir à alouettes qui vous sert à éblouir vos fournisseurs.

C'était un beau joueur que Croisenois. Se voyant percé à jour, il prit le parti d'éclater de rire.

—On fait ce qu'on peut!... dit-il.

L'honorable placeur avait regagné son fauteuil. Toute son animation avait disparu. Il paraissait accablé de fatigue.

—Il y aurait barbarie, marquis, reprit-il, après un moment de silence, à vous retenir davantage. Nous nous reverrons ces jours-ci pour aviser à faire capituler vos créanciers au meilleur marché possible. En attendant, Catenac voudra bien s'occuper de la constitution de la société, et de plus il vous donnera le vernis financier qui vous est indispensable.

Était-ce un congé?

M. de Croisenois et l'avocat le prirent ainsi, car ils se levèrent, et, après de larges poignées de main à B. Mascarot et au docteur, après un léger salut à Paul, ils sortirent ensemble, ressemblant plutôt à de vieux amis qu'à des connaissances d'une couple d'heures.

Dès que la porte fut refermée sur eux:

—Et bien! Paul, mon enfant, demanda le placeur, que pensez-vous de notre histoire?

Chez les natures molles et friables, les impressions peuvent être vives et profondes, elles ne sont jamais durables.

Après avoir été sur le point de succomber à la violence de ses émotions, Paul, s'il était un peu pâle encore, avait repris tout son sang-froid.

Maintenant qu'il avait presque réussi à étouffer les cris de sa conscience, il devait, conseillé par sa déplorable vanité, mettre son amour-propre à afficher un cynisme digne de celui de ses honorables patrons.

—Je pense, monsieur, répondit-il sans trop de tremblement dans la voix, je suis sûr, même, que vous avez besoin de moi. Tant mieux!... Moi qui ne suis pas marquis, je vous obéirai sans toutes les façons de M. de Croisenois!

L'assurance toute nouvelle de Paul ne parut aucunement surprendre l'honorable placeur.

Mais lui plut-elle? Lui fut-elle au contraire, essentiellement désagréable? Il eût été malaisé de le discerner.

Toujours est-il qu'un observateur exercé eût surpris sur sa physionomie, d'ordinaire indéchiffrable, les traces d'une lutte entre deux sentiments contraires: une vive satisfaction et une sérieuse contrariété.

Quant au bon docteur Hortebize, il fut tout simplement émerveillé de l'impudente audace de ce néophyte qui était un peu son élève.

Le sens exact de la scène qui venait d'avoir lieu éclatait si bien à ses yeux qu'il se frappa le front en homme qui s'étonne et se gourmande de n'avoir pas eu une idée d'une extrême simplicité.

—Que je suis niais!... pensa-t-il. Ce n'est pas au marquis de Croisenois qu'en réalité Baptistin s'adressait. Il posait pour Paul. Quel merveilleux comédien. Avec quelle prestigieuse sûreté chacune de ses paroles est allée faire taire un remords ou éveiller une convoitise dans l'âme de ce garçon si faible et si vaniteux!

Cependant Paul s'inquiétait du silence de son protecteur.

Si d'abord il avait été épouvanté en se sentant aux mains de cet homme extraordinaire, il tremblait maintenant à la seule idée d'être abandonné par lui et livré à ses propres forces.

—J'attends, monsieur, insista-t-il.

—Quoi?

—Que vous me disiez à quelles conditions je puis conquérir un grand nom, devenir millionnaire et épouser Mlle Flavie Rigal... que j'aime.

B. Mascarot eut un sourire amer, presque méchant.

—Dont vous aimez la dot... interrompit-il, ne confondons pas.

—Excusez-moi, monsieur, j'ai bien dit ce que je voulais dire.

Le docteur, qui n'avait pas pour être sérieux les raisons de son honorable ami, ne prit pas la peine de dissimuler un geste ironique.

—Déjà!... fit-il. Et Rose, et cette jolie Rose!...

—J'ai jugé Rose, monsieur, répondit le jeune homme, et j'ai compris ma simplicité. Pour moi, elle n'existe plus...

—Non! dit-il, cette lettre est indigne de moi.
—Non! dit-il, cette lettre est indigne de moi.

Sans aucun doute, Paul disait vrai. C'est du moins avec l'accent si difficile à feindre de la simplicité, qu'il ajouta:

—Et j'en suis à maudire la fortune de Mlle Rigal, qui creuse un abîme entre nous.

Cette déclaration dissipa les nuages qui obscurcissaient le front du placeur, et ses lunettes semblèrent tressaillir d'aise.

—Rassurez-vous, fit-il gaîment, nous comblerons l'abîme. N'est-ce pas, Hortebize? Seulement, Paul, mon enfant, ne vous le dissimulez pas, le rôle que je vous destine sera plus difficile que celui de M. de Croisenois, plus périlleux surtout.

—Tant mieux!

—La récompense, il est vrai, sera bien autrement magnifique.

—Soutenu et conseillé par vous, je me sens capable de tout oser, de tout braver et de réussir.

—C'est qu'il vous faudra de l'audace, en effet, et beaucoup, et de l'esprit de suite, surtout. Il vous faudra peut-être renoncer à votre personnalité...

—J'y renoncerai de grand cœur.

—Vous devrez revêtir la personnalité d'un autre, prendre à cet autre son nom, son passé, ses habitudes, ses idées, ses mérites et ses vices. Force vous sera d'oublier que vous êtes vous, pour arriver à vous persuader à vous-même que vous êtes lui; c'est le seul moyen de le persuader aux autres. Vous avez vécu non votre vie à vous, mais la vie de cet autre. Ah! la tâche sera lourde!...

—Eh!... monsieur, s'écria Paul avec ce facile enthousiasme des faibles, s'occupe-t-on des obstacles de la route lorsqu'on marche les yeux fixés sur un but éblouissant!

Le bon docteur ne put s'empêcher de battre doucement des mains.

—Bien, cela, fit-il.

—Puisqu'il en est ainsi, reprit le placeur, dès qu'on aura soulevé le dernier coin du voile, on n'hésitera pas à vous révéler le secret de vos hautes destinées. Et d'ici-là préparez votre courage, exercez votre front à rester impassible, vos yeux à ne jamais trahir votre pensée intime. Vous m'entendez... monsieur le duc?...

Il s'interrompit.

Beaumarchef se présentait après avoir discrètement annoncé son entrée par trois ou quatre petits coups à la porte.

L'ancien sous-off en était venu à ses fins.

Profitant d'un moment où il n'y avait presque personne dans «l'agence,» il était monté chez lui et avait revêtu sa grande tenue.

—Qu'y a-t-il? demanda B. Mascarot.

—Patron, pendant que vous étiez «en séance» avec ces messieurs, on a apporté les deux lettres que voici.

—Donne... Merci, et laisse-nous.

Pendant que Beaumar, accoutumé à ces brusques congés, se retirait, l'honorable placeur examinait la suscription des deux lettres.

—Voici, murmura-t-il, des nouvelles de Van Klopen et de l'hôtel de Mussidan. Voyons d'ailleurs ce que dit notre illustre tailleur pour dames.

Il prit l'enveloppe et lut à haute voix:

«Cher monsieur,

«Soyez satisfait. Notre ami Verminet a exécuté fort adroitement vos ordres.

«A son instigation, le jeune monsieur Gaston de Gandelu a fort proprement imité sur cinq effets de mille francs la signature de M. Martin-Rigal, ce banquier dont vous m'avez recommandé la fille.

«Je tiens ces cinq effets à votre disposition.

«Et je suis, en attendant vos nouveaux ordres, relativement à Mme de Bois-d'Ardon, votre humble serviteur.

«VAN KLOPEN.»

—Et d'un!... s'écria B. Mascarot. Si jamais celui-là s'avisait de barrer le chemin de notre ami Paul...

—Lui, monsieur, comment pourrait-il?...

Le placeur ne répondit pas. Il ouvrit l'autre lettre, et tout haut il lut:

«Je vous annonce, monsieur, la rupture du mariage de Mlle Sabine et de M. de Breulh-Faverlay. Elle est, je crois, inutile. Mademoiselle est au plus mal. Je viens d'entendre les médecins dire entre eux qu'elle ne passera peut-être pas la journée.

«FLORESTAN.»

A cette nouvelle qui menaçait tous ses projets, B. Mascarot fut saisi d'une telle colère, qu'oubliant son impassibilité, il brisa presque, d'un formidable coup de poing, la tablette de son bureau.

—Tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, pourvu que cette péronnelle ne nous joue pas le tour de se laisser mourir!... Nous serions jolis garçons avec le Croisenois sur les bras!... Ce serait tout un plan à refaire...

Il avait violemment repoussé son fauteuil et arpentait rageusement son cabinet.

—Florestan ne se trompe-t-il pas? disait-il. Qu'est-ce que cette maladie de Mlle de Mussidan coïncidant avec la rupture de son mariage?... Il y a quelque chose là-dessous. Quoi?... Il faut le savoir: nous ne pouvons demeurer dans cette incertitude.

—Veux-tu, demanda le docteur, que j'aille jusqu'à l'hôtel Mussidan?

—Oui, c'est une idée. Ta voiture est à la porte, n'est-ce pas?... Tu es médecin, on te laissera voir Sabine.

Le docteur se hâtait de passer les manches de son pardessus, B. Mascarot l'arrêta.

—Inutile, fit-il, reste. J'ai réfléchi. Ni toi, ni moi ne pouvons nous montrer dans cette maison. Ce sont nos mines, docteur, qui éclatent. Elles étaient trop chargées... Il y aura eu, vois-tu, une explication entre le comte et la comtesse, et entre deux colères la fille aura été brisée...

—Alors, comment savoir...

—Je vais courir moi-même aux renseignements, je verrai Florestan, j'aurai des détails!...

Et sans attendre la réponse du docteur il s'élança dans sa chambre à coucher.

Il avait laissé la porte ouverte, et tout en se dépêchant de changer de vêtements, il continuait à s'adresser, d'une pièce à l'autre, à son ami Hortebize.

—Ce coup ne serait rien, poursuivait-il, si je n'avais à m'occuper que de Croisenois. Mais je songe à Paul. L'affaire de Champdoce ne peut souffrir aucun délai... Et Catenac, ce traître qui a mis Perpignan et le duc en rapport! Il faut que je voie Perpignan, que je sache au juste ce qu'on lui a dit de l'affaire et ce qu'il en a deviné... J'ai à voir Caroline Schimel aussi, à lui arracher le dernier mot de l'énigme! Ah! le temps! le temps!

Il était prêt, il attira le docteur jusqu'au milieu de sa chambre à coucher.

—Je file, lui dit-il; toi, ne laisse pas Paul. Nous ne sommes pas encore assez sûrs de lui pour le laisser se promener avec notre secret. Mène-le dîner chez Martin-Rigal, et trouve un prétexte pour lui offrir l'hospitalité cette nuit... Allons, à demain.

Et il sortit, trop préoccupé pour entendre le docteur qui lui criait:

—Bonne chance!

XIX

Au sortir de l'hôtel de Mussidan, après sa promesse à Sabine, M. de Breulh-Faverlay ne remonta pas dans le phaéton qui l'avait amené et qui l'attendait au bas du perron.

—Rentrez doucement à l'hôtel, dit-il à ses domestiques, j'irai à pied.

Il éprouvait, comme après toutes les crises, un impérieux besoin de mouvement. Il voulait marcher, se lasser s'il était possible, pour se remettre, pour tasser ses idées, pour ressaisir son sang-froid en déroute.

S'il était profondément et péniblement affecté, il était plus surpris encore. Il se sentait étourdi, comme après une chute.

Il y avait tant d'années qu'il n'avait été remué par un sentiment profond et durable, qu'il ne se reconnaissait plus.

Ses amis ne l'auraient pas reconnu davantage, à le voir descendre à grandes enjambées les Champs-Élysées.

Qu'était devenue sa belle impassibilité glaciale, admiration et modèle de tous les jeunes gens de son cercle? Son visage, dont rien jamais ne dérangeait les ligues correctes, était bouleversé.

L'émotion, la passion, la stupeur l'emportaient si bien hors de lui-même, que tout en marchant il parlait à haute voix, s'exclamait et gesticulait, ce qui est d'un commun à faire frémir et contre toutes les règles.

—Voilà donc la vie!... disait-il. On se croit bronzé, blasé, usé, vieilli, fini, on juge tout mort en soi, et il suffit d'un regard de beaux yeux pour vous rendre les palpitations de l'adolescence. On se trouble autant qu'un lycéen, on balbutie, on rougit, et même... le diable m'emporte!... on sent une larme taquine au coin de l'œil.

Certes, il aimait déjà Sabine, le jour où il avait demandé sa main au comte de Mussidan, il l'aimait... mais non comme en ce moment.

Depuis qu'il la savait perdue pour lui, il lui découvrait des mérites extraordinaires. Elle lui paraissait plus belle, plus spirituelle, parée de surprenantes qualités, mille fois plus désirable, enfin.

Qui donc eût jamais pu prévoir cela, que lui, le grand seigneur adulé, envié et recherché par excellence, lui, adoré de toutes les femmes, si tous les hommes le redoutaient, il serait repoussé le jour où, pris d'une passion sérieuse, il offrait à une jeune fille sa fortune et son nom.

—Ah! c'était bien là, murmurait-il, la compagne que je rêvais. Retrouverai-je jamais cette âme tendre, cet esprit viril, tant d'innocence et de chaste témérité, parmi toutes ces agaçantes poupées que je vois autour de moi, s'habillant, babillant, chevauchant, parlant argot et copiant les excentricités des filles. Est-il une Sabine, parmi ces extravagantes pour qui la vie est comme un cotillon perpétuel, et qui prennent un mari comme elles choisissent un valseur... parce qu'on ne peut valser seule.

Toutes les femmes lui paraissaient haïssables en ce moment, et il avait par avance des rassasiements rien qu'à songer aux héritières de sa connaissance.

—Quelle expression sublime avaient ses yeux, pensait-il, pendant qu'elle parlait de lui!... Elle lui croit du génie et elle a adopté toutes ses pensées. C'est son âme, à lui, qui palpite en elle. Avec quelle noble fierté elle disait: Nous!—Nous sommes pauvres... Nous n'avons pas de nom!...

Cependant il essaya de secouer la tristesse affreuse qui l'envahissait.

—Bast!... s'écria-t-il en décrivant un moulinet avec sa canne, de cette affaire je mourrai garçon. Mon valet de chambre, sur mes vieux jours, deviendra mon meilleur ami. Je ferai un dieu de mon ventre. Le baron Brisse prétend qu'on peut faire jusqu'à quatre repas par jour... C'est quelque chose... Puis, pour égayer mes digestions, j'aurai autour de mon fauteuil la comédie de mes héritiers.

Il eut un ricanement nerveux, mais presque aussitôt il ajouta, non sans un douloureux soupir:

—Ah!... n'importe, ma vie est manquée!

Cependant, si cruelle que fût la déception, si cuisante que fût la blessure, M. de Breulh n'en voulait ni à Sabine, ni à cet autre dont il enviait l'étonnant bonheur.

Orgueilleux au suprême degré, il était au-dessus des absurdes vanités des gens médiocres. Il ne voyait rien d'extraordinaire, d'anormal, de monstrueux à ce qu'une femme lui préférât un autre homme. Il en gémissait, voilà tout.

Sabine avait bien jugé, lorsqu'elle s'était dit: «Celui-là aussi est digne d'être aimé!»

M. de Breulh méritait un autre piédestal que celui que lui avaient élevé des amitiés et des rivalités également idiotes.

Il valait mieux que sa réputation, que sa vie, que son époque; il valait mieux surtout que ses nombreux amis.

A la mort de son oncle, il s'était lancé dans ce qu'on appelle «le tourbillon de la haute vie»; mais il avait été vite las de cette existence vide et agitée.

Posséder une écurie victorieuse, voir ses déplacements signalés par les journaux de sport, être trompé à raison de deux ou trois cents louis par mois par une demoiselle de théâtre, ne suffisait pas au bonheur de ce difficile mortel.

Depuis longtemps déjà, rongé d'ennui sous ses frivoles apparences, il cherchait un but à son ambition, une tâche à la hauteur de ce qu'il se sentait d'énergie et d'intelligence.

Il s'était bien juré que la veille de son mariage il vendrait ses chevaux de courses et romprait avec des habitudes qui l'excédaient. Et voici que ce mariage tant souhaité devenait impossible!...

Lorsqu'il entra à son club, les traces de ses émotions étaient si évidentes, que plusieurs jeunes gens occupés à battre les cartes laissèrent voir leur surprise et ne purent s'empêcher de lui demander si par hasard «Chamboran», un de ses chevaux, déjà classé pour le Grand Prix, n'était pas indisposé.

Il répondit que «Chamboran» se portait a merveille, et se hâta de passer dans un des petits salons réservés à la correspondance.

—Sur quelle herbe a donc marché de Breulh?... remarqua un des joueurs.

—Qui sait?... Le voilà en train d'écrire.

Il écrivait, en effet, à M. de Mussidan pour retirer sa parole, et la besogne n'était pas aisée.

En relisant sa lettre, M. de Breulh dut s'avouer que sous chaque phrase perçait une pointe d'ironie, et que le ton général accusait un dépit dont on ne manquerait pas de lui demander les raisons.

On a beau être chevaleresque, on est homme, et toujours quelques levains mauvais fermentent et s'agitent sous les plus généreuses résolutions.

—Non, dit M. de Breulh, cette lettre est indigne de moi.

Et sur cette réflexion, il recommença, cherchant, pour les exposer, les excuses les plus naturelles, parlant vaguement de sa vie, d'habitudes enracinées, de certaine liaison qu'il ne sentait pas le courage de briser.

Ce petit chef-d'œuvre de diplomatie terminé, il le remit à un des domestiques du club avec l'ordre de le porter immédiatement à son adresse.

M. de Breulh pensait que ce devoir d'honneur rempli, ses vaisseaux brûlés, il se sentirait l'esprit et le cœur plus libres. Point.

Il se mit au jeu, mais au bout d'un quart-d'heure il en avait assez. Il voulut dîner, il n'avait pas faim et ne put manger. Il entra à l'Opéra, il y bâilla, la musique lui portait sur les nerfs.

De guerre lasse, il rentra chez lui sur les deux heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis près d'un an.

L'obsession persistait.

Détacher sa pensée de Sabine lui était aussi impossible que d'empêcher son pouls de battre plus vite qu'à l'ordinaire.

Qui était cet homme qu'on lui préférait.

Il estimait trop le caractère de Mlle de Mussidan pour la soupçonner d'un choix indigne.

D'un autre côté il avait vu en sa vie tant de passions inexplicables!...

Quand les gens les plus expérimentés se laissent prendre à des pièges grossiers, comment une jeune fille se défendrait-elle contre les surprises de son cœur?

—Si pourtant elle s'était trompée! se disait M. de Breulh. S'il était possible de lui ouvrir les yeux!

Puis, pour s'excuser, sans doute, de garder cette espérance, il ajoutait:

—S'il est digne d'elle, au contraire, eh bien!... je l'aiderai à renverser les obstacles.

Il se complaisait à cette idée, savourant à l'avance l'âpre plaisir qu'il goûterait à assurer le bonheur de celle qu'il aimait et qui le repoussait.

Peut-être cependant, à son insu, se mêlait-il à cette belle générosité un désir vague d'affirmer sa supériorité et de l'étaler aux yeux de Sabine.

A quatre heures du matin, il était encore dans son fauteuil, au coin de son feu éteint.

Il était presque décidé à aller voir André. Quand on est riche, on a toujours en poche un prétexte pour visiter l'atelier d'un peintre.

Quant à ce qu'il ferait ou dirait, il ne s'en occupait pas, s'en remettant au hasard des événements et à son expérience. Il se coucha sur cette détermination.

Mais le lendemain, à son réveil, sa résolution chancelait. Pourquoi se mêlerait-il de cette affaire?... D'un autre côté, la curiosité le poignait.

Enfin, sur les deux heures, il donna ordre d'atteler, et quelques instants plus tard, il prenait au grand trot le chemin de la rue de La Tour-d'Auvergne.

Mme Poileveu, la discrète concierge d'André, était debout sur sa porte, appuyée sur le manche de son balai, lorsque le magnifique attelage de M. de Breulh s'arrêta devant la maison.

La digne femme eut comme un éblouissement. De sa vie elle n'avait vu de près des chevaux si luisants sous leurs harnais plaqués d'argent avec leurs bouffettes aux oreilles, une voiture à ce point étincelante, des domestiques si richement habillés.

—Grand Dieu!... pensa-t-elle, est-ce bien pour nous que vient ce seigneur? Ne se trompe-t-il pas?

Mais son ahurissement n'eut plus de bornes lorsque M. de Breulh, descendu de son coupé, s'avança vers elle et lui demanda:

—M. André, artiste peintre?

—Pour sûr, répondit-elle, c'est ici qu'il demeure... et voilà déjà plus de deux ans qu'il est notre locataire. Ah!... si tous les artistes lui ressemblaient! Ce n'est pas lui qui serait en retard pour son terme!... Et rangé, qu'il est, et poli, et complaisant... Jamais de noces chez lui, ni de tapage. Un être parfait, quoi!... Et sans la petite dame des Champs-Élysées... mais quoi!... vous savez, on est jeune ou on ne l'est pas...

Elle parlait, elle parlait, sans trop savoir ce qu'elle disait, tant elle appliquait son attention à considérer le possesseur de cette superbe voiture.

—Indiquez-moi son atelier, interrompit M. de Breulh impatienté.

—Eh bien!... c'est au quatrième, à droite, le nom est sur la porte, on ne peut se tromper... Mais c'est égal, je vais conduire monsieur.

—Inutile, ma brave dame, je trouverai, ne vous dérangez pas.

—Monsieur! cria André.
—Monsieur! cria André.

M. de Breulh se dirigea vers l'escalier, et Mme Poileveu demeura sur le seuil, la bouche ouverte jusqu'au gosier, aussi immobile que la femme de Loth après sa cristallisation.

—Voilà une histoire, pensa-t-elle. On vient voir M. André en grand tralala à cette heure. Quel genre. Un garçon qui n'a l'air de rien du tout... Il y a bien quatre jours que Poileveu n'a pas fait son ménage, et il ne s'est seulement pas plaint!... Ah!... mais cela ne peut durer ainsi. Un artiste qui a des connaissances comme ça, on le soigne!... Lui qui est bon enfant, il est capable de nous faire avoir un bureau de tabac!... Mais quel peut être ce grand personnage?

Sur cette réflexion, elle rentra poser son balai derrière la porte, décidée à revenir, selon son expression, tirer les vers du nez des domestiques.

Pendant ce temps, M. de Breulh-Faverlay montait lentement, et en homme qui ménage sa respiration, le raide escalier.

Il était arrivé au dernier étage et allait frapper à la porte sur laquelle il lisait le nom de André, quand, au bruit d'un pas jeune et leste, derrière lui, il se retourna.

Il était sur l'étroit palier, face à face avec un jeune homme, grand et très brun, vêtu d'une de ces longues blouses blanches comme en portent les ornemanistes à leur travail. Il tenait à la main un grand broc de zinc, qu'il venait de remplir d'eau au réservoir de la maison.

—Monsieur André? demanda M. de Breulh.

—C'est moi, monsieur...

—Je désirerais vous parler...

—Veuillez alors, monsieur, prendre la peine d'entrer chez moi.

Ce disant, le jeune peintre se glissa entre la rampe et M. de Breulh, et ouvrit la porte de son atelier, où il précéda son visiteur.

La première impression de M. de Breulh avait été favorable à André. Il avait été frappé, lui qui avait l'expérience des hommes, de cette physionomie ouverte et hardie, de ce regard lumineux et franc, de cette voix ronde et sonore.

—En tout cas, pensa-t-il, celui-là est un homme.

D'un autre côté, bien que les épreuves de sa jeunesse l'eussent dépouillé de quantité de préjugés, le costume d'André l'étonnait.

Il avait bien du mal à imaginer l'homme distingué par Sabine de Mussidan en blouse, allant chercher lui-même son eau à la pompe.

Mais on ne voyait rien de sa surprise; il avait eu le temps, depuis la veille, de reprendre cet air parfaitement détaché de tout, qui lui était habituel.

—Je dois, monsieur, commença André, vous prier de m'excuser de vous recevoir ainsi... Mais, que voulez-vous, tant qu'on n'est pas très riche, on n'est bien servi que par soi, et encore!...

Il montrait en même temps, sans embarras mais sans forfanterie, sa blouse et son broc qu'il venait de déposer dans un coin.

Le ton plut à M. de Breulh, qui eut un sourire et un geste cordial.

—C'est à moi plutôt, qui vous dérange, fit-il, de vous demander pardon. Je vous suis adressé par un de mes amis, un de mes...

Il cherchait.

—Par le prince Crescenzi, peut-être! demanda André.

C'est à peine si M. de Breulh connaissait le célèbre armateur, mais il saisit avec empressement la perche que lui tendait son interlocuteur.

—Précisément! répondit-il. Le prince fait le plus grand cas de votre talent et n'en parle qu'avec enthousiasme. Connaissant la sûreté de son goût, je me suis dit qu'il me faudrait un tableau de vous... Soyez tranquille, vous serez chez moi en bonne compagnie...

André s'était incliné, plus rougissant qu'une pensionnaire à un compliment de monseigneur l'évêque.

—Je ne saurais trop vous remercier, monsieur, dit-il, d'avoir ainsi cru le prince Crescenzi sur parole, malheureusement vous vous serez dérangé, et je crains, inutilement...

—Pourquoi cela?

—J'ai eu tant d'occupation, les mois derniers, tant de travail, que je n'ai rien d'achevé, rien de présentable...

M. de Breulh l'interrompit.

—Qu'importe? Est-ce que l'avenir n'est pas un peu à nous? Ce qui n'est pas fait, vous le ferez...

—Il est vrai, monsieur, que si vous avez en moi assez de confiance...

—Comment, si j'ai confiance!... Crescenzi n'est-il pas votre garant!

—Alors, nous pourrions convenir d'un sujet...

Sans s'en douter, André achevait la conquête de son visiteur.

—C'est particulier, pensait M. de Breulh, je devrais le haïr, ce garçon, j'ai pour cela mille bonnes raisons, et jamais cependant personne ne m'a été si sympathique.

Comme il se taisait, cherchant à se bien rendre compte de ses sentiments encore confus, André reprit la parole.

—J'ai là, monsieur, poursuivit-il, une trentaine d'esquisses, qui deviendront, je l'espère, des tableaux passables; si l'une d'elles vous convenait...

—Oui!... voyons, répondit avec empressement M. de Breulh.

Ayant jugé le caractère, il n'était pas fâché de juger le talent, et c'est avec la plus sérieuse attention qu'il commença à passer en revue les toiles accrochées aux murs.

André, sans mot dire, le laissait faire...

Cette commande qui lui venait pensait-il, par l'entremise du prince Crescenzi, pouvait être le point de départ de sa fortune artistique. Le prince est un des sept ou huit amateurs de l'Europe qui, d'un mot, peuvent faire vendre 10,000 francs la plus indigne croûte.

Mais André n'était pas en disposition de se réjouir de ce bonheur.

Rarement, en sa vie si tourmentée, il avait éprouvé une tristesse pareille à celle qui, en ce moment, lui serrait le cœur.

C'est que, l'avant-veille, après lui avoir annoncé une démarche décisive, Sabine l'avait quitté en lui disant: «A demain une lettre.»

Or, ce lendemain, impatiemment attendu, était passé, on était au surlendemain, trois heures venaient de sonner, et il n'avait reçu ni un mot, ni un signe de vie... rien...

Depuis quarante-huit heures, il était sur des charbons ardents.

Il ne doutait pas de Sabine, il eut douté de soi avant; mais que s'était-il passé là-bas, à cet hôtel de Mussidan, dont les portes lui étaient fermées?

Il endurait cet intolérable supplice qui torture un homme énergique, lorsqu'il sent sa destinée se décider, et qu'il sait ne rien pouvoir pour hâter la solution et se la rendre favorable.

Cependant M. de Breulh avait terminé son examen.

Pour lui, désormais, le talent de André était évident, indiscutable.

Sur toutes ces toiles, esquissées à la hâte, on pouvait relever de grands défauts, des inexpériences, des témérités malheureuses, mais chacune d'elles était marquée au cachet d'une puissante individualité.

André était un «homme» dans la forte acception du mot; il était «artiste» aussi,—en restituant à ce titre magnifique son véritable sens.

Dire que l'orgueil de Breulh-Faverlay ne saignait pas sous les griffes aiguës de la jalousie serait trop dire. Mais il sut dompter les révoltes des sentiments mauvais. C'est franchement et loyalement qu'il tendit la main au jeune peintre.

—Lorsque je suis entré chez vous, monsieur, lui dit-il, je désirais un tableau de vous; maintenant je le veux... Ce n'est plus sur la foi d'un autre que je crois à votre talent.

Et comme André ne répondait pas:

—J'ai choisi mon esquisse, ajouta-t-il, arrêtons nos conditions.

Pauvre, sans protecteurs, sans influence d'école, attaché à la rude tâche quotidienne qui lui donnait du pain, André n'avait eu ni le temps ni les moyens d'aller étudier aux pays classiques les secrets des poésies de convention. Il se contentait de rendre ce qu'il voyait et sentait. Il estimait que faire palpiter sur la toile la passion et la vie est un peu plus difficile que d'y peinturlurer des bonshommes en costumes étrangers.

Entre toutes ses esquisses, il s'en trouvait une qu'il avait appelée: Le Lundi à la Barrière.

Au premier plan, deux hommes luttaient qu'un troisième s'efforçait de séparer. Les vêtements déchirés laissaient voir les torses nus. Les muscles saillaient sous les chairs palpitantes. Les visages avaient les contorsions de l'ivresse, de la haine et de la colère.

Un peu à droite, une femme, la cause du combat, était étendue à terre, les cheveux épars, une large blessure à la tempe, et deux de ses compagnes accroupies près d'elle, s'efforçaient de lui faire reprendre ses sens.

Quelques badauds faisaient cercle; des enfants se sauvaient, et dans le lointain on apercevait les tricornes des sergents de ville qui accouraient.

Chose vulgaire! oui. Scène vraie.

Et seule, la vérité, à cette heure, peut sauver l'art... mais la vraie, non la convenue, celle qui agrandit et généralise, non celle qui particularise et rapetisse...

C'est cette esquisse que désigna M. de Breulh.

—Voilà, dit-il, ce que je voudrais.

Alors, André, avec cette insistance pratique que donne l'habitude des déceptions, entra dans les détails de l'exécution, s'expliquant sur la composition, sur les proportions à donner au sujet, sur les dimensions de la toile, sur tout, enfin.

M. de Breulh, du geste et de la voix, approuvait.

—Ce que vous ferez, disait-il, sera bien fait; que rien ne vous gêne ni ne vous inquiète: obéissez à vos inspirations.

Il brûlait, maintenant, d'en finir et de se retirer, ayant trop de délicatesse pour ne pas souffrir de la fausseté de la situation. La confiance d'André le gênait considérablement: il en perdait son assurance.

Toutes les conventions étaient arrêtées, et il fallut à M. de Breulh un effort de volonté pour aborder la question du prix de ce tableau qu'il commandait.

Peut-être s'attendait-il à des tergiversations, aux simagrées d'une fausse modestie et d'un désintéressement ridicule. Point.

—Monsieur, répondit dignement André, la valeur de la peinture étant toute de convention, je ne puis rien vous dire. Une toile de la dimension que nous disons, coûte, blanche, quatre-vingts francs. Couverte de couleur, elle peut n'avoir plus aucune valeur, ou valoir...

—Pensez-vous, interrompit M. de Breulh, qu'en vous offrant dix mille francs...

André eut un geste de protestation.

—Trop, fit-il, beaucoup trop.

—Cependant...

—En l'état actuel, n'étant pas plus connu que je ne suis, quatre mille francs seront un prix magnifique. Si cependant je réussissais au-delà de mes espérances, eh bien!... je vous demanderais six mille francs.

—Soit, répondit M. de Breulh, voilà qui est dit.

Il avait tiré de sa poche un élégant portefeuille à son chiffre. Il y prit deux billets de mille francs qu'il posa sur la table, en disant:

—Voilà toujours la moitié d'avance.

Le jeune peintre devint plus rouge que le carmin de sa palette.

—Vous voulez plaisanter, monsieur, balbutia-t-il.

—Pas le moins du monde, répondit gravement M. de Breulh, j'ai en affaires des principes dont je ne m'écarte jamais.

Puis, du ton le plus encourageant, il ajouta:

—Qui vous dit que je ne prétends pas vous lier, mon cher maître? Ces deux billets nous tiennent lieu de contrat.

Ainsi présentée, l'action de M. de Breulh n'avait rien que de très flatteur. Cependant la susceptibilité un peu excessive peut-être de André s'effarouchait.

—C'est que, monsieur, commença-t-il, je ne pourrai vous livrer ce tableau avant cinq ou six mois... J'ai traité avec un riche entrepreneur, M. Gandelu, pour les sculptures d'une maison.

—Qu'importe! insista M. de Breulh, je ne reviens jamais sur ce que je dis.

Décemment, à moins d'être fou, André ne pouvait résister davantage. Il inclina la tête en signe d'assentiment, ne pouvant s'empêcher de s'avouer que cet argent arrivait singulièrement à propos.

M. de Breulh, lui, s'apprêtait à se retirer.

—Donc, fit-il, en ouvrant la porte de l'atelier, bonne réussite, mon cher peintre. Si vous étiez aimable, vous viendriez un matin me demander à déjeuner, je vous montrerais un Murillo qui, à lui seul, vaut le voyage...

Et, autant pour affirmer son invitation que pour faire savoir qui il était, il tendit sa carte et sortit.

En présence de ce visiteur, André n'avait pas donné un regard à cette carte, mais dès qu'il fut seul, il regarda.

Ce nom de Breulh-Faverlay lui sauta aux yeux plus flamboyant que l'éclair qui précède la foudre.

Pendant une seconde, il fut assommé. A la seconde suivante, une épouvantable colère charria tout son sang à son cerveau.

Il se vit joué, raillé, humilié...

Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il se précipita sur le palier et, se penchant le long de la rampe, il appela à pleine voix!

—Monsieur!... monsieur!...

M. de Breulh, qui déjà était arrivé au second étage, releva la tête.

—Remontez!... cria André.

Après un mouvement insaisissable d'hésitation, le gentilhomme obéît.

Lorsqu'il fut rentré dans l'atelier:

—Reprenez votre argent, monsieur, lui dit André d'une voix que la colère rendait à peine intelligible, reprenez ces billets.

—Qu'avez-vous?... Qu'y a-t-il?

—Rien, sinon que j'ai réfléchi; je ne puis faire, je ne ferai pas votre tableau.

—Ah ça... pourquoi?

Pourquoi!... M. de Breulh le savait parfaitement. Il comprenait que Sabine avait prononcé son nom et dit ses espérances. Peu généreux en cette circonstance, imprudent même, il abusait de la position si difficile et si délicate du jeune peintre.

—Parce que! répondit André.

—Mais ce n'est pas une raison, cela!

André perdait la tête. Dire les raisons de son revirement soudain était impossible. Il fût mort plutôt que de prononcer le nom de Sabine. Il ne vit que la violence pour sortir d'une situation sans issue.

—En bien! monsieur, fit-il avec un regard chargé de haine, admettez que votre figure m'a déplu!... C'est une raison, cela!...

—Mais c'est une provocation, cela, monsieur André.

—Ah! ce sera ce que vous voudrez!...

La patience n'était pas la vertu dominante de M. de Breulh. Il devint plus blanc que sa chemise et eut un mouvement terrible.

Mais sa nature généreuse reprenant aussitôt le dessus, c'est d'une voix émue qu'il dit:

—Acceptez mes excuses sincères, monsieur André... Tenez, je l'avoue, j'ai joué un rôle qui n'était digne ni de vous ni de moi... Je devais, dès en entrant, me nommer et vous dire: Je sais tout.

—Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit André d'un ton glacé...

—Si, vous me comprenez, mais vous vous défiez de moi... J'ai mérité cette injure. Cessez de feindre, cependant; Mlle Sabine m'a tout confié, tout, entendez-vous bien... Et, s'il vous fallait une preuve, je vous dirais que cette toile que j'aperçois là, tournée du côté du mur, doit-être le portrait de Mlle de Mussidan.

André gardant toujours le silence, M. de Breulh eut un triste sourire.

—J'ajouterai, reprit-il, pour dissiper tous vos soupçons, que hier, sur la prière de Mlle Sabine, j'ai retiré la demande que j'avais faite de sa main.

Aux explications de ce galant homme, reconnaissant si noblement ses torts, André avait senti, peu à peu, sa colère se dissiper.

—Je ne saurais trop vous remercier, monsieur, commença-t-il...

—Oh!... interrompit vivement M. de Breulh, on ne doit pas de remercîments à qui n'a fait que strictement son devoir... Je mentirais en vous disant que je n'ai pas été douloureusement surpris... Mais enfin, ce que j'ai fait, vous l'eussiez fait à ma place.

—C'est vrai, monsieur.

—Et nous sommes amis, maintenant, n'est-ce pas?... dit M. de Breulh en tendant la main.

Ce n'est pas sans une violente émotion que André serra cette main loyale qui lui était tendue.

—Oui, amis, balbutia-t-il, amis!...

M. de Breulh devait croire que tout était oublié.

—Cela étant, reprit-il, avec une gaîté un peu forcée, ne parlons plus de ce tableau qui n'était qu'un prétexte... Tenez, je serai franc, avec vous comme avec moi-même. En venant ici, je me disais: «Si l'homme que Mlle Sabine me préfère est digne d'elle, je ferai tout au monde pour qu'il soit accepté par sa famille. Je suis venu, monsieur, je vous ai jugé et je vous dis: Faites-moi un grand plaisir et un grand honneur, laissez-moi mettre au service de votre amour ma personne, ma fortune, mes influences et mes amis.»

C'est avec l'enthousiasme du dévoûment le plus pur, et dans toute la sincérité de son âme, que M. de Breulh-Faverlay se mettait à la disposition de ce jeune homme, dont il enviait le bonheur.

La générosité a ses entraînements, et le sacrifice librement consenti, si pénible qu'il puisse être, procure comme une amère jouissance, qui est la récompense première.

Cependant André secouait tristement la tête.

—Je n'oublierai jamais vos offres, monsieur, prononça-t-il, seulement...

Il hésitait, M. de Breulh insista.

—Seulement?...

—Eh bien! je ne saurais les accepter.

Le gentilhomme eut un geste de surprise.

—Pourquoi?... interrogea-t-il.

Les valets le toisèrent d'un œil à fois curieux et
surpris.
Les valets le toisèrent d'un œil à fois curieux et surpris.

—Ah!... tenez, monsieur, répondit André, moi aussi je serai franc avec vous, et je vous dirai toute ma pensée... Vous trouverez peut-être mes susceptibilités ridicules, mais que voulez-vous, le malheur, lorsqu'il ne brise pas le res

sort de la dignité, exalte et irrite l'orgueil. J'aime mademoiselle de Mussidan de toutes les forces de mon être, il n'est pas dans mes veines une goutte de sang qui ne lui appartienne, je donnerais avec transport la moitié des années que j'ai à vivre pour combler l'abîme qui nous sépare, et pourtant...

Il s'interrompit, cherchant les expressions justes pour rendre ce qu'il ressentait, et enfin, avec une violence contenue, il ajouta:

—De grâce, ne vous offensez pas de ce que je vais vous dire... Je renoncerais à Mlle Sabine plutôt que d'accepter votre assistance.

—Mais c'est de la folie!... s'écria M. de Breulh.

—Non, monsieur, non, ce n'est pas folie, mais sagesse. Il est de ces dévoûments qu'on doit repousser, car on ne peut que les payer de la plus noire ingratitude. Si je me rendais à vos désirs, votre rôle serait trop beau, trop sublime, je me sentirais affreusement humilié, je serais jaloux. Ne suis-je donc pas déjà assez écrasé par votre supériorité?... Pendant que vous êtes des plus nobles et des plus riches de Paris, je suis des plus pauvres, et je n'ai pas d'état civil. Je suis si bien seul, ignoré, perdu en ce monde, que je n'ai même pas été appelé à tirer à la conscription. Tout ce qui me manque, vous l'avez, et vous voudriez...

—Mais j'ai été pauvre aussi, moi, répétait M. de Breulh, j'ai été malheureux autant et plus que vous.

André, qui ne connaissait rien du passé de M. de Breulh, qui ne voyait que les éblouissements du présent, s'arrêta stupéfait.

—Savez-vous ce que je faisais à votre âge? continua le gentilhomme: je mourais de faim au fond de la Sonora. Pour vivre, j'étais réduit à endosser la chemise de laine du manouvrier ou à entrer au service d'un spéculateur de Guaymas comme toucheur de bœufs... Pensez-vous qu'en ces instants je m'estimais amoindri?

—Eh! s'écria le jeune peintre, tant mieux si vous avez souffert, vous me comprendrez plus aisément. Croyez-vous donc que je ne me juge pas votre égal? Détrompez-vous. Mais je cesserais de l'être le jour où j'aurais recours à vous... N'est-ce pas à mon énergie et à mon courage que je dois d'avoir été distingué par Mlle de Mussidan? Elle a eu foi en moi, le jour où elle m'a dit: «Élevez-vous jusqu'à moi!» Ce qu'elle a ordonné, je le ferai ou je périrai à la tâche. Mais, dans tous les cas, je suis résolu à réussir ou à périr seul. Je ne veux pas de remords après la victoire. Je ne veux pas qu'un homme puisse dire de moi: «C'est à ma rare générosité, à ma chevaleresque abnégation que celui-ci doit son bonheur.»

—Oh? monsieur, protesta M. de Breulh, monsieur...

—Non, sans doute, interrompit André, vous ne diriez pas cela hautement, votre délicatesse est bien trop grande. Mais ne le penseriez-vous pas? Et cela serait, en effet, et je le saurais, et la fille du noble comte de Mussidan, devenue la femme du peintre André, le saurait aussi. C'est-à-dire que j'arriverais à Sabine dépouillé de ma seule noblesse, ma sauvage fierté. Notre mariage arrivant ainsi serait sa première désillusion. Est-ce que, involontairement, elle ne nous comparerait pas de nouveau? Que serais-je alors à ses yeux! Infailliblement, l'avenir changerait le bienfait en une mortelle et ineffaçable injure. Ah!... tenez, ma vie serait empoisonnée. Toujours entre ma femme et moi votre fantôme se dresserait.

Il s'arrêta court, comme effrayé de sa violence. Une phrase encore, et il allait menacer ce galant homme qui se conduisait si noblement.

Il fit à sa volonté un énergique appel, et c'est d'un ton de courtoisie parfaite qu'il ajouta:

—Mais en vérité, je ne sais ce que je dis!... Nous vous devons trop déjà, monsieur, pour que je ne tienne pas à l'honneur de rester votre ami.

Ainsi, comme Sabine, il disait: Nous. Ce que Mlle de Mussidan avait prédit se réalisait, à l'idée seule d'une apparence de protection, André se révoltait.

Mais M. de Breulh était digne de comprendre cet emportement d'André, emportement qui eût fait rire bien des gens à une époque où tourner en ridicule tout sentiment sérieux et profond est considéré comme une preuve d'esprit et de goût.

Même, il était si violemment ému, que la pensée ne lui vint pas d'ajouter un seul mot.

Lentement, il replaça dans son portefeuille les deux billets de mille francs restés sur la table, et d'une voix vibrante il dit:

—Je vous approuve, monsieur. Quoi qu'il arrive, souvenez-vous, qu'à toute heure de jour et de nuit, vous pouvez compter sur Breulh-Faverlay... Adieu!...

Resté seul, André se trouva moins malheureux qu'il ne l'était depuis deux jours.

Grâce à M. de Breulh, il savait maintenant que Sabine n'avait pas rencontré d'obstacles imprévus, et s'il s'étonnait de n'avoir pas encore de ses nouvelles, il ne s'en inquiétait plus.

Cependant, il était si agité encore, qu'il lui fut impossible de profiter d'un reste de jour pour terminer certaines maquettes qu'il devait soumettre à M. Gandelu le père.

Il se jeta dans son fauteuil et s'efforça de ressaisir les moindres détails de la scène qui venait d'avoir lieu.

Il eût très probablement oublié l'heure du dîner, si, au moment où il était enfoncé le plus avant dans ses rêveries, Mme Poileveu n'était entrée—sans frapper.

—Voici une lettre que le facteur apporte, dit-elle.

C'était miracle de voir Mme Poileveu monter une lettre au quatrième étage; mais, renseignée sur la personnalité de M. de Breulh, elle avait décidé que «son artiste» serait désormais servi mieux qu'un prince.

Mais André était si préoccupé que cette complaisance surprenante ne le frappa pas. Il ne songea qu'à Sabine.

—Une lettre!... s'écria-t-il en se dressant d'un bond, vite, donnez.

Et il la prit, il l'arracha plutôt, des mains de la portière.

Mais ce n'était pas Sabine qui avait tracé les caractères communs et irréguliers de l'adresse. Pourtant, il était aisé de reconnaître une écriture de femme.

Avec une impatience nerveuse, André déchira l'enveloppe, chercha la signature et vit: «Modeste».

Modeste! la femme de chambre de Mlle de Mussidan! Qu'est-ce que cela signifiait?

Il frissonna, pressentant quelque malheur horrible, et, c'est comme à travers un brouillard qu'il lut:

«Je vous adresse la présente à la seule fin de vous faire savoir que Mlle Sabine a bien réussi pour ce que vous savez.

«Si je me permets de vous écrire sans ordres, c'est que, hélas! mademoiselle est si malade qu'elle ne peut vous donner de ses nouvelles.»

Ces quelques lignes foudroyèrent André.

—Sabine malade!... balbutiait-il, sans penser aux avides oreilles de la Poileveu, Sabine trop malade pour pouvoir m'écrire... Mais alors... elle est en danger, elle est morte, peut-être...

Il demeurait immobile, l'œil fixe, les traits décomposés, et il répétait comme un mot vide de sens:

—Morte! morte!...

Mais presque aussitôt la réaction se produisit. Il froissa la lettre de Modeste, la jeta à terre, et, tête nue, vêtu de sa blouse de chantier, il s'élança dehors. La stupéfaction de la Poileveu était évidente.

—En voilà une d'aventure! murmurait-elle. Ah ça! mais....

Elle s'arrêta souriante. Elle venait d'apercevoir à ses pieds la lettre... Elle la ramassa et lut.

—Tiens! tiens! tiens!... marmotait-elle, la petite dame s'appelle Sabine. Joli nom!... Ah!... elle est malade!... C'est donc ça qu'il est comme un fou! C'est égal, j'ai idée que ce vieux si mal mis et si aimable qui est venu me questionner sur M. André me donnerait bien quelque chose de cette lettre... Ah! mais non! pour ça, non!... On est honnête ou on ne l'est pas.

XX

Lorsqu'elle disait que son artiste était devenu fou, la discrète Mme Poileveu ne semblait pas fort éloignée de la vérité.

Son opinion dut être celle de tous les gens qui aperçurent ce grand jeune homme, habillé de blanc, qui courait avec une incroyable rapidité le long des rues qui conduisent du quartier des Martyrs aux Champs-Élysées.

En sortant de sa maison, il avait croisé un fiacre vide dont le cocher lui avait fait un signe engageant; la pensée d'y monter ne lui vint pas. Même il sourit de pitié. Est-ce que jamais les maigres rosses de la Compagnie auraient pu approcher de sa vitesse!

Il allait à fond de train, les coudes au corps, ménageant son haleine, guidé à travers la foule par le pur instinct machinal. Son visage avait une si étrange expression qu'on s'écartait devant lui, et qu'ensuite on se retournait pour le suivre des yeux.

Il n'avait, d'ailleurs, pas l'ombre d'un projet. Pourquoi il courait rue de Matignon, ce qu'il ferait ou dirait, il l'ignorait. Il ne se demandait pas s'il lui restait une espérance.

Sabine était malade, mourante, croyait-il; il se rapprochait d'elle, voilà tout.

A chaque moment, dans Paris, on rencontre des gens qui vont ainsi, traversant la foule affairée sans la voir ni l'entendre, poussés par leur passion comme les boulets par l'explosion de la poudre.

C'est seulement en arrivant à l'entrée de la rue de Matignon, que André recouvra la faculté de réfléchir, de délibérer, de souffrir.

Autant pour recueillir ses idées que pour reprendre haleine,—il n'avait pas mis vingt minutes à faire ce trajet,—il s'assit sur une borne, à quelques pas de l'hôtel de Mussidan.

S'il était venu, c'est qu'il voulait des nouvelles précises, exactes, des détails. Mais comment s'en procurer, quel expédient imaginer?

Il faisait nuit. Le mince filet de gaz des réverbères tremblottait rougeâtre et sans rayonnements au milieu d'un de ces brouillards de février qui suivent toutes les reprises des gelées.

Il faisait froid. La rue de Matignon, rarement animée, même de jour, était absolument déserte. Pas un fiacre, pas un passant, rien. Nul bruit que le roulement sourd et continu des voitures le long du faubourg Saint-Honoré.

Mais les pensées du jeune peintre étaient plus lugubres encore que cette nuit, que cette solitude, que ce silence.

Il reconnaissait avec un mortel désespoir son impuissance absolue. La moindre de ses démarches pouvait compromettre celle qui lui avait confié son honneur.

Il se leva, cependant, et alla se poster près de la grille de l'hôtel de Mussidan. Il espérait que l'aspect seul de l'hôtel lui apprendrait quelque chose. Il lui semblait que si véritablement Sabine était mourante, les pierres elles-mêmes le lui crieraient.

Triste folie! La maison était comme perdue dans le brouillard, et il ne distinguait même pas quelles fenêtres étaient éclairées...

La voix de la raison lui disait de se retirer, d'espérer, d'attendre...

Plus impérieuse et plus pressante, la voix de la passion lui criait:—Reste!...

Et il s'obstinait à rester. Pourquoi? Il ne savait. Il lui semblait que Modeste, lui ayant écrit, devait deviner qu'il était là, dévoré par les plus horribles angoisses, et qu'elle allait sortir, le chercher...

Mais voici que, tout à coup, il eut un cri de joie. Une idée de salut, pareille à l'éclair rayant la nuit, venait d'illuminer son cerveau.

—M. de Breulh!... s'écria-t-il. Ce que je ne puis, il le peut, lui; il lui est facile d'envoyer prendre des nouvelles!...

Par bonheur, il avait dans sa poche la carte du généreux gentilhomme, tant bien que mal il déchiffra l'adresse et s'élança, comme un trait, dans la direction indiquée.

M. de Breulh-Faverlay occupe, avenue de l'Impératrice, un bel hôtel où il est fort mal, assure-t-il, et pour cent raisons. Mais ses chevaux y ont de l'air, de l'espace, ils y sont très bien... et il y reste.

Lorsque André pénétra dans la cour, une voiture y stationnait. Dans le vestibule, brillamment éclairé, quatre ou cinq domestiques causaient et riaient. Il alla droit à eux.

—M. de Breulh?... demanda-t-il.

Les valets le toisèrent d'un œil à la fois curieux et surpris.

—Monsieur est sorti, répondirent-ils enfin, et pour longtemps.

André, qui avait retrouvé sa lucidité, comprit et n'insista pas. Il tira la carte de M. de Breulh, et rapidement y traça au crayon ces cinq mots:

«Une minute—un service—André.»

—Tenez, remettez ceci à votre maître dès qu'il sera rentré.

C'est lentement qu'il s'éloigna. Il était certain que M. de Breulh venait de rentrer; il était sûr que, dès que la carte lui serait remise, il le ferait poursuivre, rattraper.

Ce qu'il prévoyait arriva, et, trois minutes plus tard, un laquais l'introduisait dans un magnifique cabinet de travail.

A la seule vue de André, M. de Breulh devina une catastrophe.

—Qu'y a-t-il? demanda-t-il.

—Sabine se meurt, répondit le jeune peintre.

Et rapidement il raconta sa soirée, la lettre de Modeste, sa course folle à travers Paris, sa station douloureuse devant l'hôtel de Mussidan...

Mais, à sa grande surprise, à mesure qu'il parlait, le front de M. de Breulh se rembrunissait. Lorsqu'il eut fini:

—Cette incertitude est affreuse, intolérable et pourtant il ne dépend pas de moi de la faire cesser...

—Cependant...

—C'est ainsi, mon cher André... malheureusement! Réfléchissez un peu: Hier j'ai écrit à M. de Mussidan pour lui signifier la rupture d'un mariage presque décidé... Envoyer prendre des nouvelles de la santé de sa fille serait la pire des outrecuidances, une impardonnable impertinence... Expédier un de mes domestiques serait dire: «Je me suis retiré, donc cette fille doit être sur le point de mourir de chagrin!...»

—C'est pourtant vrai! murmura André abasourdi.

M. de Breulh était aussi agité que le peintre, et la preuve, c'est qu'avant de se désespérer, il ne se demandait pas jusqu'à quel point étaient fondées des craintes qu'il partageait d'instinct. Il réfléchissait, cherchant un expédient praticable.

—J'ai notre affaire!... s'écria-t-il enfin. Je suis un peu parent d'une jeune femme qui est la cousine germaine de Mussidan, la vicomtesse de Bois-d'Ardon; elle sera ravie de nous rendre service. C'est une folle, mais elle a un cœur d'or... Ma voiture est attelée, venez vite...

Les valets étaient confondus de l'intimité qui semblait régner entre leur maître et ce jeune homme en blouse. Et lorsque la voiture s'éloigna, les emportant au galop, un vieux valet de pied, vétéran de la livrée émit cette opinion qu'il devait y avoir quelque chose là-dessous.

Pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes, durant le trajet, qui fut très court—l'hôtel habité par Mme de Bois-d'Ardon, ayant sa façade sur l'avenue des Champs-Élysées.

La voiture n'était pas arrêtée que déjà M. de Breulh était à terre.

—Attendez-moi là, dit-il à André, je reviens.

D'un bond il fut dans la maison.

—Madame?... demanda-t-il aux domestiques qui le connaissaient.

—Madame reçoit.

Blanche, dodue, fraîche, souriante, blonde naturellement, rouge grâce à un artifice de toilette,—ah! la mode!—ayant les plus jolis yeux du monde, Mme de Bois-d'Ardon passe pour une des plus agréables femmes de Paris.

Elle a trente ans. Elle sait tout, connaît tout, a tout vu, ne doute de rien, parle sans cesse, rencontre l'esprit souvent et la méchanceté toujours. On la dit très redoutable.

Elle dépense quarante mille francs par an pour sa toilette, mais quand elle dit à son mari: «Je n'ai pas une robe à me mettre sur le dos», elle dit vrai. Elle est gâcheuse.

Capable des plus insignes imprudences, d'escapades inouïes, elle est fort calomniée. On lui prête libéralement des amants à la douzaine, jamais elle n'en a eu un seul.

Avec ses allures incroyables, en dépit des vertiges de sa vie tourbillonnante, elle adore son mari et le craint comme le feu.

Lui le sait et ne s'en vante pas; c'est un sage. Il laisse bien la vicomtesse s'agiter dans le vide, comme la marionnette au bout d'un fil, mais il tient ce fil d'une main ferme...

Telle est en toute vérité la femme vers laquelle un valet, en livrée trop voyante, guidait M. de Breulh.

Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon était dans un ravissant petit salon attenant à sa chambre à coucher, quand on lui annonça M. de Breulh-Faverlay.

Elle venait de mettre les dernières épingles à sa toilette, la cinquième seulement de la journée.

Pour tuer le temps, elle examinait un costume coquet de vivandière Louis XV—chef-d'œuvre de Van Klopen—qu'elle devait revêtir en sortant des Italiens, pour se rendre à un bal travesti à l'ambassade d'Autriche.

A la vue de M. de Breulh, elle eut une exclamation de plaisir et battit gaîement des mains.

Quoique se voyant rarement ailleurs que dans le monde, M. de Breulh et la vicomtesse s'aimaient beaucoup. Lorsqu'ils étaient plus jeunes l'un et l'autre, ils avaient passé bien des mois ensemble, au château de leur oncle, le vieux comte de Faverlay.

Ils avaient gardé de leurs relations d'enfance une affectueuse familiarité, il s'appelaient par leurs prénoms.

—Comment, c'est vous, Gontran! s'écria la jeune femme, à cette heure, chez moi!... Mais c'est un fait inexplicable et bizarre, un miracle, un rêve...

Elle s'interrompit brusquement, frappée de la physionomie bouleversée de son visiteur.

Elle tomba à terre, en poussant un cri déchirant.
Elle tomba à terre, en poussant un cri déchirant.

—Mais qu'avez-vous! interrogea-t-elle, votre mine est funèbre, vous est-il arrivé quelque malheur?

—J'espère encore que non, mais je suis horriblement inquiet: on vient de m'apprendre que Mlle de Mussidan est dangereusement malade.

—Ah!... mon Dieu!... je m'explique votre chagrin. Et qu'a-t-elle, cette pauvre Sabine?

—Je l'ignore, et c'est là ce qui m'amène. Je viens, ma chère Clotilde, vous prier d'envoyer un de vos gens à l'hôtel Mussidan s'informer de ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on m'a dit.

Mme de Bois-d'Ardon ouvrait de grands yeux.

—Plaisantez-vous! fit-elle. Pourquoi ne pas envoyer vous-même?

—Je ne puis. Et, tenez, si vous êtes charitable, ne me demandez pas mes raisons. D'abord, je vous mentirais... De plus, je vous conjure de ne parler à personne de ma démarche.

Si oppressée de curiosité que fût la jeune femme, elle n'interrogea pas.

—Soit, répondit-elle, je respecte votre secret. Seulement, vous pensez bien que j'irai moi-même chez Octave. Je partirais à l'instant, n'était que Bois-d'Ardon, qui ne peut souffrir de manger seul, me gronderait. Mais en sortant de table, je me mets en route.

—Merci, mille fois merci. Cela étant, je rentre chez moi attendre un mot de vous.

—Chez vous? Oh!... pour cela, non. Vous dînez ici.

—Impossible, un de mes amis m'attend en bas.

A l'accent de M. de Breulh, la vicomtesse comprit qu'insister serait parfaitement inutile; elle se tint pour battue, elle se promettait bien de prendre sa revanche. Elle flairait vaguement une énigme et elle se jurait de la déchiffrer.

—Puisque c'est ainsi, fit-elle du ton le plus détaché, je vous promets une lettre dans la soirée... Et maintenant, allez vite rejoindre votre ami.

M. de Breulh serra affectueusement la main de la jeune femme et se hâta de descendre.

Dès qu'il sortit de la maison, André courut à lui.

—Eh bien?

Si courte qu'eût été l'absence de son compagnon, le jeune peintre n'avait pas eu la patience de l'attendre dans la voiture; il piétinait fiévreusement sur le trottoir.

—Reprenez courage, répondit M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon n'a pas été informée de la maladie de Mlle Sabine, c'est bon signe. En tout cas, avant trois heures, nous aurons des nouvelles précises.

—Trois heures!... soupira André, du même ton qu'il eût dit: Trois siècles!...

—Oui, c'est long, je le sais, mais nous parlerons d'elle en attendant. Car nous ne nous quittons pas, je vous emmène, vous partagerez mon dîner.

André fit un signe d'assentiment, et reprit sa place dans le coupé, qui rebroussa chemin au galop.

Il n'est pas d'énergie qui résiste à plusieurs heures d'angoisses et de luttes.

André, depuis le matin, avait eu plus d'émotions peut-être qu'en toute sa vie. Après une exaltation voisine de la folie, il se laissait aller à cet invincible engourdissement qui suit toutes les crises douloureuses.

Les gens de M. de Breulh avaient été bien surpris lorsque leur maître était sorti avec ce grand jeune homme en blouse blanche. Ils furent stupéfaits de les voir rentrer ensemble.

L'aventure, enfin, prit des proportions fantastiques quand ils virent le hautain gentilhomme qu'ils servaient s'asseoir en face d'André dans la magnifique salle à manger et faire retirer jusqu'au maître d'hôtel pour causer plus librement.

La chère était exquise, mais les convives étaient trop émus pour y faire honneur. C'est presque machinalement qu'ils remuaient leur couteau et leur fourchette; ils ne mangeaient ni ne buvaient.

A dix reprises, ils essayèrent d'aborder des sujets étrangers à leur préoccupation; dix fois, après quelques monosyllabes, la conversation tomba.

Ils reconnurent si bien l'inutilité de leurs efforts, qu'étant passés, après le dîner, dans le cabinet de M. de Breulh, où le café avait été servi, ils gardèrent le silence, chacun s'enfonçant dans ses réflexions.

Leur situation, après les explications de l'après-midi, était au moins extraordinaire. Mais l'entraînement des événements est tel, qu'ils ne le remarquaient pas.

André, qui était allé s'asseoir dans un coin, ne quittait pas la pendule des yeux. M. de Breulh, installé près de la cheminée, tracassait le feu.

Enfin, sur les dix heures, ils entendirent du bruit dans le vestibule, des chuchottements, le frou-frou d'une robe de soie.

M. de Breulh se levait, quand la porte s'ouvrit brusquement.

Mme de Bois-d'Ardon, en personne, entra comme un ouragan.

—C'est moi!... fit-elle dès le seuil.

La démarche était un peu plus que hardie. Mais la vicomtesse n'en était pas à une extravagance près.

—Si j'ose venir chez vous, Gontran, reprit-elle avec une véhémence extraordinaire, c'est que je tiens à vous dire en face ce que je pense de votre conduite: elle est abominable, indigne d'un galant homme!...

—Clotilde!...

—Taisez-vous, vous êtes un monstre. Ah!... je comprends que vous n'ayez pas osé envoyer prendre des nouvelles de la pauvre Sabine. Vous aviez prévu l'effet de votre lettre.

M. de Breulh eut un sourire, et se retournant vers André:

—Que vous avais-je dit? fit-il.

Il fallut cette observation pour que Mme de Bois-d'Ardon s'aperçut de la présence d'un étranger. Elle pensa qu'elle venait de commettre une horrible indiscrétion.

—Ah! mon Dieu!... s'écria-t-elle en se reculant instinctivement, et moi qui vous croyais seul.

—C'est au moins comme si je l'étais, répondit gravement M. de Breulh, monsieur est un de ces amis pour qui on n'a pas de secrets.

Il prit en même temps la main de André, et l'attirant près de la vicomtesse.

—Permettez, ma chère Clotilde, ajouta-t-il, que je vous présente M. André, un peintre dont le nom, inconnu aujourd'hui, sera célèbre demain.

André s'inclina profondément, mais la vicomtesse était si stupéfaite qu'elle resta court.

—Monsieur, balbutia-t-elle, cherchant quelque chose à dire, monsieur...

Le costume de cet ami intime la confondait. Puis, pourquoi cette singulière présentation?

—Enfin, reprit M. de Breulh, on ne nous a pas trompés,—il insista sur le nous,—Mlle de Mussidan est véritablement malade.

—Hélas!...

—Vous l'avez vue?

—Oui, je l'ai vue, Gontran. Ah! que n'étiez-vous avec moi pour regretter cette fatale rupture. Pauvre Sabine!... Elle ne m'a pas reconnue lorsque je suis entrée dans sa chambre, m'a-t-elle vue, seulement?

Elle est dans son lit, plus blanche que les draps, froide et immobile comme une statue, les yeux grands ouverts, sans chaleur, sans expression. Pas une parole, pas un mouvement, rien! Et voilà plus de vingt-quatre heures qu'elle est ainsi. On la croirait morte, m'a dit sa mère, n'étaient de grosses larmes qui, par moments, glissent le long de ses joues...

André s'était promis de se maîtriser quand même, en présence de Mme de Bois-d'Ardon. Mais en apprenant la désolante vérité, son émotion fut plus forte que sa volonté, et il fut impossible d'étouffer les sanglots qui lui montaient à la gorge.

—Ah!... elle est perdue, s'écria-t-il, je le sens bien...

L'explosion de sa douleur était si déchirante que l'insoucieuse vicomtesse se sentit le cœur serré.

—Je vous assure, monsieur, répondit-elle, que vous vous exagérez la gravité de la situation. Il n'y a nul danger, au moins pour le moment. Les médecins disent que c'est une sorte de catalepsie... Il paraît qu'on a fréquemment observé des accidents pareils chez des personnes nerveuses, sous le coup de quelque catastrophe inattendue, après un grand chagrin...

—Mais quel chagrin? insista André.

Mme de Bois-d'Ardon ne répondit pas. Elle s'était retournée vers M. de Breulh et ses regards brillants de la curiosité la plus vive suppliaient.

Comment ce jeune homme qui semblait un ouvrier se trouvait-il là? D'où venait cet intérêt extraordinaire qu'il portait à Sabine?

—Mon Dieu!... répondit-elle enfin, personne ne m'a dit que la maladie de Sabine fût causée par la rupture de son mariage, mais je l'ai supposé...

—Non, interrompit M. de Breulh, ce ne peut être cela.

—Cependant...

—J'en suis sûr, et mes sérieuses alarmes viennent de cette certitude. Que s'est-il passé? Vous ne vous êtes donc pas informée, Clotilde, on ne vous a donc rien dit?

L'assurance extraordinaire de M. de Breulh, un regard d'intelligence surpris entre André et lui, commençaient à éclairer la vicomtesse.

—Vous pensez bien que j'ai interrogé, répondit-elle. D'abord, moi, je déteste les cachotteries. Mais les réponses ont été très vagues. Si Sabine ressemble à une morte, Octave et sa femme, près du lit de leur fille, ont l'air de deux spectres. Ils l'auraient tuée de leurs mains qu'ils ne seraient pas dans un plus affreux état. Ils se regardent avec des yeux si effrayants qu'ils m'ont fait peur. Maintenant, après vos affirmations, je jurerais qu'on ne m'a pas tout avoué, car, voyez-vous...

M. de Breulh ne prit point la peine de dissimuler un geste d'impatience.

—Enfin! interrompit-il, qu'a-t-on répondu à vos questions?

—Le voici exactement: D'abord, toute la matinée, Sabine a paru si extraordinairement agitée que sa mère lui a demandé si elle n'était pas souffrante.

—Nous le savons; nous savons aussi pourquoi elle était ainsi.

—Ah! fit la vicomtesse stupéfaite, alors je passe. Dans l'après-midi, vous êtes resté une demi-heure environ avec Sabine. Où est-elle allée en vous quittant? On l'ignore. Il est prouvé seulement qu'aucune lettre ne lui a été remise, qu'elle n'est pas sortie de l'hôtel... Toujours est-il qu'une heure plus tard elle est remontée à sa chambre, où se trouvait une fille qui la sert et qui lui est extrêmement attachée, Modeste. Sabine avait la figure absolument décomposée et balbutiait des mots inintelligibles. Voyant qu'elle chancelait, Modeste accourut à elle. Trop tard. Sabine est tombée à terre en poussant un cri déchirant. On l'a relevée et couchée, et depuis elle est dans l'état que je vous ai dit, elle n'a pas repris connaissance, elle n'a ni prononcé une parole ni fait un mouvement.

On eût dit la vie d'André suspendue aux lèvres de Mme de Bois-d'Ardon. Pour lui, ce n'était pas un récit. Grâce à ce phénomène magique de l'imagination, qui supprime le temps et l'espace, il assistait aux scènes décrites, il voyait Sabine à terre, il la voyait sur son lit immobile et glacée.

Plus maître de soi, n'ayant pas la passion qui exaltait André jusqu'au délire, M. de Breulh écoutait moins la jeune femme qu'il ne s'efforçait de pénétrer sa pensée intime.

—Et c'est là tout? demanda-t-il d'un ton singulier.

—Mais oui, répondit la vicomtesse, c'est tout.

—Le jureriez-vous?

La jeune femme tressaillit, et son hésitation fut visible.

—Comme vous me dites cela? fit-elle avec un sourire forcé; comme vous me regardez!... Savez-vous que vous feriez un excellent juge d'instruction.

—Peut-être, dit M. de Breulh, peut-être...

Il s'interrompit. Mille soupçons vagues, et qu'il lui eût été difficile de formuler, assiégeaient son esprit.

Il avait, lui, l'expérience de la vie, il savait, pour l'avoir appris à ses dépens, qu'il faut surtout se défier de ces apparences trompeuses que les imbéciles appellent l'évidence des faits.

Cependant, au moment de prendre un parti fort grave, il hésitait, il en calculait les conséquences, et, pour cacher ses irrésolutions, il se mit à arpenter son cabinet d'un pas saccadé.

Après une minute du silence le plus gênant, il s'arrêta brusquement devant la vicomtesse qui s'était assise au coin du feu.

—Ma chère Clotilde, commença-t-il d'un ton solennel, je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous avez été souvent calomniée.

—Bast!... je laisse dire...

—Mais je vous déclare que je vous juge bien autrement que le monde. Vous êtes l'imprudence même; votre présence chez moi, à cette heure, en est une preuve; vous êtes mondaine, frivole, étourdie, un peu... folle... Mais vous êtes aussi, je le sais, une brave et digne femme, et vous avez bon cœur.

La vicomtesse, dont la timidité n'est pas le défaut, paraissait absolument déconcertée.

—Ah ça!... balbutia-t-elle, où voulez-vous en venir?

—A ceci, ma chère Clotilde, qu'on peut, n'est-ce pas, sans courir le moindre risque, vous confier un secret d'où dépendent l'honneur et peut-être la vie de plusieurs personnes?

Beaucoup plus émue encore qu'elle ne le semblait, Mme de Bois-d'Ardon se leva.

—Je vous remercie, Gontran, répondit-elle simplement, vous m'avez bien jugée.

Mais André, qui comprenait enfin les intentions de M. de Breulh, s'avança tout à coup:

—Avez-vous bien le droit de parler, monsieur, demanda-t-il.

M. de Breulh lui prit la main qu'il garda un moment entre les siennes.

—Mon ami André, répondit-il, mon honneur, en cette circonstance, est aussi bien en cause que le vôtre. Manqueriez-vous de confiance?

Puis, se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:

—Dites-nous le reste... fit-il. Je parlerai après.

—Oh?... le reste, commença la jeune femme, est bien peu de chose, et c'est de Modeste que je le tiens. Vous étiez à peine sorti de l'hôtel de Mussidan, que M. de Clinchan est arrivé..

—Clinchan!... un vieux maniaque, n'est-ce pas, qui est l'ami intime du comte?

—Précisément. Ils ont eu ensemble une... comment dire? une altercation si terrible, qu'à la fin M. de Clinchan s'est trouvé mal, qu'il a fallu l'inonder d'eau de mélisse, et qu'à grand'peine il a pu regagner sa voiture au bras d'un domestique.

—Ah!... c'est déjà un indice, cela.

—Attendez... Le Clinchan parti, Octave et sa femme ont eu une discussion de la dernière violence. Vous connaissez mon cher cousin. Les éclats de sa voix faisaient trembler la maison. C'est pendant cette scène que Sabine est arrivée mourante dans sa chambre. Modeste croit qu'elle aura entendu quelque chose.

Il n'était pas un mot de ce récit qui ne fortifiât un des soupçons de M. de Breulh.

—Vous voyez bien, ma chère Clotilde, s'écria-t-il, qu'il y a quelque chose, et vous direz comme moi quand vous saurez tout.

Et aussitôt, brièvement, clairement, sans omettre un détail important, il raconta l'histoire de André et de Sabine, et la sienne aussi.

Pendant que parlait M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon frissonnait un peu de peur, un peu de plaisir. Elle allait donc pouvoir satisfaire, en tout bien tout honneur, cette passion d'anxiété qui tourmente les femmes inoccupées et qui souvent est la cause de leurs pires folies.

Lorsque M. de Breulh eut fini, la vicomtesse lui tendit la main.

—Pardonnez-moi mes injustes reproches, mon bon Gontran, dit-elle. Maintenant je suis de votre avis. Oui, il y a quelque chose.

—Et quelque chose qui doit être pour notre ami André un obstacle de plus.

—Oh!... demanda le jeune peintre, pourquoi cela?

—Je ne sais rien. Ce n'est qu'un pressentiment, je n'ai pas de preuves, et pourtant je ne doute pas. Or, notez bien ceci, ajouta-t-il d'un ton menaçant, j'ai pu, sur les prières d'une jeune fille sublime, me retirer devant vous... je ne veux pas avoir ouvert le champ aux prétentions d'un autre. Mlle de Mussidan ne pouvant être ma femme... il faut qu'elle soit la vôtre.

—Oui, murmura la vicomtesse; mais comment deviner ce qui s'est passé?

—Nous le découvrirons, ma chère Clotilde... si vous êtes pour nous, si vous consentez à nous aider.

Il n'est pas de femme, jeune ou vieille, que n'enchante la perspective d'avoir à s'occuper d'un mariage.

Mme de Bois-d'Ardon fut ravie à la seule idée d'avoir à servir une passion si noble et si pure, et dont les commencements étaient si romanesques.

Loin de la décourager, les obstacles qu'elle découvrait irritaient sa vaillance. Ne lui fourniraient-ils pas l'occasion de prouver une fois de plus la supériorité de la pénétration et de la diplomatie féminines? Il lui faudrait lutter, se cacher, négocier, s'entourer de précautions et de mystères... Quelle joie!

—Je suis absolument à votre disposition, mon cher Gontran, dit-elle. Avez-vous un projet?

Non, M. de Breulh n'avait pas de projet, mais il cherchait.

—Avec Mlle de Mussidan, commença-t-il, on aurait tort de ne pas agir franchement. Adressons-nous à elle directement. Notre ami André va lui écrire pour lui demander une explication, et si demain elle va mieux, comme il faut l'espérer, vous lui remettrez la lettre.

La proposition était... vive, la commission étrange; mais c'est, certes, ce dont se préoccupa le moins la vicomtesse.

—Mauvais moyen! fit-elle d'un petit air capable qui lui seyait à merveille, très mauvais moyen!

—Vous croyez?

—J'en suis sûre. Au surplus, M. André nous écoute; qu'il juge.

André écoutait en effet. Il avait pu paraître brisé par la violence de ses sensations, mais il n'était pas de ceux qui abdiquent leur libre arbitre, et qui, aux moments décisifs, s'abandonnent aux inspirations d'autrui.

Interpellé par Mme de Bois-d'Ardon, il s'avança.

—Je pense, répondit-il, que madame a raison. Apprendre brusquement à Mlle de Mussidan que nous avons disposé d'un secret qui est le sien plus que le nôtre, serait une imprudence.

La vicomtesse approuva du geste.

—Attention, voici Modeste.
—Attention, voici Modeste.

—Il est un expédient plus simple et plus sûr, continua le peintre. Si demain matin, madame la vicomtesse veut bien prier Modeste de se trouver au coin du

la rue et de l'avenue de Matignon, elle m'y trouvera, j'y serai, et j'aurai par elle les renseignements les plus précis.

—A la bonne heure!... déclara Mme de Bois-d'Ardon, voilà qui est sage!... Demain, monsieur André, de bon matin, je serai chez Octave et vos intentions seront fidèlement remplies...

Elle s'arrêta court et laissa échapper un petit cri de jolie femme effrayée. Son regard venait de tomber sur la pendule qui marquait minuit moins vingt minutes.

—Ah!... Seigneur!... s'écria-t-elle, en se dressant brusquement, et moi qui vais à l'ambassade d'Autriche et qui ne suis pas habillée!...

Aussitôt, d'un geste coquet, elle ramena son grand cachemire sur ses épaules et s'élança dehors en criant:

—A demain, Gontran, je m'arrêterai chez vous en allant au Bois.

Ce fut si prestement fait, que M. de Breulh n'eut le temps ni de sonner pour qu'on l'éclairât, ni de la reconduire. Il sortit, elle était déjà loin.

Plus tranquille désormais, André et M. de Breulh restèrent longtemps encore à causer au coin du feu, expansifs comme des gens qui, ayant souffert ensemble, poursuivent un but commun.

Au matin, ils ne se connaissaient pas. Lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient comme deux vieux amis dont l'affection, basée sur une estime inébranlable, ne compte plus les services reçus ou rendus.

M. de Breulh avait offert à André de le faire conduire en voiture, mais le jeune peintre refusa, demandant seulement une coiffure et un paletot, qu'il passa sur sa blouse blanche.

—Demain, murmura-t-il en se retirant, demain Modeste me donnera des détails... Pourvu toutefois que cette femme si excellente et si légère ne m'oublie pas.

Mais Mme de Bois-d'Ardon—ainsi qu'elle se plaît à l'affirmer—sait être sérieuse à l'occasion. En rentrant du bal, elle ne se coucha pas, afin d'être avant dix heures chez M. de Mussidan.

Aussi, lorsqu'à midi André arriva au rendez-vous, il aperçut Modeste qui déjà l'attendait.

La brave fille avait une mine de déterrée. Ses joues blêmes, ses yeux rougis disaient qu'elle avait ressenti le contre-coup de toutes les douleurs de son adorée maîtresse.

Sabine n'avait pas repris connaissance. Le médecin de la maison ne paraissait pas inquiet, mais il demandait une consultation.

Voilà ce que tout d'abord Modeste apprit à André. Mais à ses pressantes questions, elle ne put rien répondre; elle avait bien réellement dit à la vicomtesse tout ce qu'elle savait.

Cependant la conversation entre eux fut longue, et en se quittant ils convinrent de se rencontrer matin et soir à la même place.

Pendant deux jours encore, la situation de Sabine resta la même. André menait une existence affreuse. Il passait sa vie à courir de chez lui rue de Matignon, et de là chez M. de Breulh, où il rencontrait souvent Mme de Bois-d'Ardon.

Enfin le troisième jour, au matin, il trouva Modeste plus désolée.

La catalepsie avait cessé, mais maintenait Sabine se débattait contre les convulsions d'une fièvre nerveuse.

La fidèle femme de chambre et André étaient si bien isolés par leur douleur, qu'ils ne virent pas passer près d'eux un des domestiques de l'hôtel de Mussidan, le beau Florestan, qui allait jeter à la poste une lettre à l'adresse de B. Mascarot.

—Écoutez, Modeste, interrompit André d'une voix à peine distincte; elle est en danger, en grand danger, n'est-ce pas?

—Le médecin a dit qu'une crise pareille ne peut se prolonger. Avant la fin de la journée, on saura: Revenez à cinq heures.

André s'éloigna de ce pas rapide, particulier aux infortunés qui ont perdu la raison. Il délirait quand il arriva chez M. de Breulh. L'idée que Sabine se mourait peut-être, et qu'il ne pouvait recueillir le dernier soupir de cette âme qui avait été toute à lui, le transportait jusqu'à la fureur.

Il perdait si bien la tête, que le moment venu d'aller chercher des nouvelles qui semblaient devoir être fatales, M. de Breulh insista pour l'accompagner.

Comme ils quittaient la contre-allée de l'avenue, ils virent une femme, Modeste, qui accourait vers eux.

—Elle dort, cria-t-elle, le médecin dit qu'elle est sauvée.

André chancelait, et M. de Breulh fut obligé de le soutenir jusqu'à un banc, sur lequel il tomba mourant...

Ils ne se doutaient pas qu'ils étaient observés.

A vingt pas du banc, deux hommes, B. Mascarot et le beau Florestan, épiaient tous leurs mouvements.

Tiré de sa trompeuse sécurité par le billet trop laconique de Florestan, l'honorable placeur, en sortant de chez lui, s'était emparé sans façon du coupé du docteur Hortebize.

Le cheval, un trotteur de premier ordre, n'avait pas mis un quart d'heure à franchir la distance assez considérable qui sépare la rue Montorgueil du faubourg Saint-Honoré.

Cependant l'anxiété de B. Mascarot était si pressante, que dix fois le long de la route, et bien que la voiture brûlât le pavé, il se pencha hors de la portière, pour crier au cocher:

—Nous ne marchons pas.

C'est devant l'établissement du père Canon, ce protecteur éclairé du cor de chasse, que le placeur se fit arrêter.

Fait surprenant! C'était l'heure de l'absinthe, et cependant Florestan n'était pas chez le marchand de vin.

—Il va venir, répondit-on.

Mais B. Mascarot, incapable de supporter une plus longue incertitude, l'envoya chercher à l'hôtel de Mussidan, et il accourut.

Lorsque le beau domestique l'eut informé de la crise heureuse qui était survenue, et qui, très probablement, assurait le salut de Sabine, alors seulement le placeur respira.

Depuis un moment il se demandait si le patient et fragile édifice de vingt années d'intrigues n'était pas brisé en mille pièces.

Par exemple, il fronça le sourcil lorsque Florestan le mit au fait des entrevues quotidiennes de Modeste et de ce jeune homme, qu'il appelait l'amoureux de Mademoiselle.

—Ah! murmura-t-il, que ne puis-je assister, fût-ce de loin, à ces rendez-vous!

—Mais il me semble que rien n'est plus facile, répondit Florestan.

Et tirant de son gousset une ravissante petite montre d'or qui devait être un présent de l'amour, il ajouta:

—C'est à cette heure-ci, à peu près, que nos gens se retrouvent, toujours au même endroit, par conséquent, papa, si le cœur vous en dit...

—Oui, sortons.

Ils sortirent aussitôt, et craignant d'être aperçus ensemble, pour plus de sûreté, c'est par la rue du Cirque qu'ils gagnèrent les Champs-Élysées.

Pour eux, l'endroit était favorable. Non loin du trottoir de l'avenue de Matignon, du côté du Cirque de l'Impératrice, s'élevait une demi-douzaine de ces petites boutiques en planches, où, l'été, de vieilles femmes vendent des jouets et des gâteaux poussiéreux.

—Nous serons divinement derrière une de ces barraques, proposa Florestan.

La nuit tombait. Déjà des allumeurs de réverbères avec leur petite lanterne au bout d'une longue perche passaient en courant pour aller commencer leur besogne en haut de l'avenue. Cependant, on distinguait encore très nettement les objets et les personnes.

Il y avait environ cinq minutes que l'honorable placeur était à l'affût, lorsque son digne compagnon le poussa vivement du coude:

—Attention!... disait-il, voici Modeste... pourvu qu'elle ne s'avise pas de venir de notre côté!... Non... elle prend sa course... Tiens!... l'amoureux est avec un de ses amis, ce soir. Allons, bon, on dirait qu'il se trouve mal!... Heureusement l'autre le soutient. Voyez-vous, papa?...

B. Mascarot ne voyait que trop. Cette scène, qui trahissait la plus ardente passion, lui causait un vif déplaisir.

S'attaquer au bonheur d'un homme qui aime véritablement et se sait aimé est toujours périlleux.

—Ainsi, demanda le placeur, c'est bien ce grand brun qui se pâme comme une carpe sur ce banc qui est l'adorateur de la demoiselle?...

—Vous l'avez dit.

—Décidément, murmura B. Mascarot, il faut savoir au juste qui est ce gaillard-là!

Florestan prit son air le plus diplomatique, et ricana d'un petit ton friand:

—Eh! eh!...

—Tu le connais? interrogea vivement le placeur.

—Allons, papa Mascarot, répondit le beau domestique, ne vous emportez pas, on va tout vous dire sans vous faire languir. Vous êtes un bon enfant, vous!... Donc, avant-hier, je fumais ma pipe devant la grille de l'hôtel, quand je vois passer notre jeune coq. Dame! il avait la crête basse! Mais je comprends ça. Si ma connaissance tombait malade, je serais tout chose...

Bref, n'ayant rien à faire, je me dis: «Toi, je saurai qui tu es.» Et là-dessus, je me mets à le suivre, les mains dans mes poches. Il marche, il marche... moi aussi, naturellement. Enfin, il entre dans une maison. Bon! J'entre derrière lui une minute après. Je vais droit à la portière, et lui montrant ma blague que j'avais tirée de ma poche, je lui dis: «Voici ce que vient de perdre le jeune homme qui monte, le connaissez-vous?»—Certainement, répond-elle, c'est l'artiste du quatrième, M. André!...

—Mais cela se passait rue de La Tour-d'Auvergne, nº..., interrompit B. Mascarot.

—Juste!... répondit le beau domestique abasourdi. Ah!... vous me faites poser, vous êtes mieux informé que moi.

Non, l'honorable placeur ne faisait pas poser Florestan.

Lui-même, il était confondu de l'étrange insistance du hasard à pousser ce jeune homme à travers ses combinaisons.

Le lendemain du jour où la cuisinière de Rose—devenue de par le jeune Gaston de Gandelu la vicomtesse Zora—lui avait parlé d'un artiste connaissant le passé de Rose et de Paul Violaine, et pouvant le raconter, il s'était mis sur ses gardes.

Tantaine était allé aux informations et était arrivé jusqu'à Mme Poileveu, c'est-à-dire jusqu'à André.

Aujourd'hui, cet amoureux de Mlle de Mussidan, si gênant pour le présent, et qui pouvait devenir si menaçant, se trouvait être ce même André.

—Au moins, demanda B. Mascarot au beau domestique, as-tu redemandé ta blague à la concierge?

—Ma foi, non. J'avais dit que je venais de la trouver, je la lui ai laissée. Je m'en moque; je n'y tenais pas.

—Imprudent! s'écria le placeur, fou!...

—Moi!... pourquoi?

B. Mascarot hésita une minute et finit par répondre:

—Pour rien!...

La vérité, il ne pouvait la dire à Florestan.

La vérité est qu'il était aussi mécontent que possible en songeant que cette preuve d'investigations qu'il n'avait pas ordonnées resterait entre les mains de la Poileveu.

Il faut si peu de choses pour mettre un homme habile sur la voie de l'intrigue la plus compliquée!

N'a-t-il pas suffi à Canler d'un chiffon de papier qui avait enveloppé une chandelle pour remonter jusqu'à la bande de la rue Saint-Denis?

C'est une pincée de cendre de cigare trouvée sur le marbre d'une cheminée qui a livré Corvinsi à M. Lecoq.

—Voilà, murmura-t-il, si bas que Florestan ne put l'entendre, de ces inepties qui ne se réparent pas...

Mais il s'arrêta pour concentrer sur André toute son attention. Le jeune peintre était revenu à lui, il s'était redressé et il causait avec une animation singulière. Il devait dire des choses très fortes, car Modeste en paraissait effrayée et levait les bras au ciel.

—Ah çà! maintenant, reprit B. Mascarot, qui est l'autre, qui a un peu l'air d'un Anglais?

—Quoi! vous ne connaissez pas M. de Breulh-Faverlay.

—De Breulh!... Celui qui...

—Celui qui devait épouser Mademoiselle... précisément.

L'honorable placeur était de ces redoutables aventuriers que rien déconcerte ni n'étonne, toujours prêts à tout, qu'un coup de poignard dans le dos fait à peine retourner; cependant, il ne fut pas maître d'un mouvement de terreur, et laissa échapper un effroyable juron.

—Tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, Breulh et André sont donc amis?...

—Ah!... pour ça, vous n'en savez rien ni moi non plus, papa, vous êtes trop curieux!

Il fallait que B. Mascarot fût hors de son sang-froid pour demander cela. Tout dans l'attitude de ces deux hommes décelait une grande intimité.

Modeste venait de les quitter, et ils s'éloignaient dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, se tenant familièrement par le bras.

—Je vois, reprit le placeur, que M. de Breulh se console d'avoir été congédié.

—Congédié!... lui!... Je ne vous ai donc pas dit?... Mais, au fait, non. Eh bien! c'est M. de Breulh qui a écrit pour retirer sa demande.

—Cette fois, B. Mascarot eut la force de garder le secret du coup terrible qui lui était porté. C'est même d'un air riant, qu'après quelques questions encore il se sépara de Florestan.

Mais il était affreusement bouleversé. Après avoir cru sa partie gagnée, il la voyait, non perdue, mais compromise.

—Quoi!... grondait-il, les poings crispés par la colère, lorsque je touche au but, la sotte passion d'un enfant m'arrêterait!... Non, cela ne sera pas!... Il faut que j'arrive. Je le trouve en travers de mon chemin... Tant pis pour lui!

XXI

Il y a longtemps que le digne docteur Hortebize a renoncé à discuter les volontés de B. Mascarot.

Baptistin ordonne, il obéit.—Cela lui donne bien moins de peine.

L'honorable placeur lui avait recommandé de ne pas perdre Paul de vue; il ne l'avait pas abandonné une minute.

Successivement, il l'avait conduit chez M. Martin-Rigal, où ils avaient dîné, bien que le banquier fût absent, puis à son cercle, puis chez lui, où il avait fini par lui faire accepter un lit.

Ayant veillé fort avant dans la nuit, M. Hortebize et son disciple s'étaient levés tard.

Cependant, vers onze heures, ils avaient terminé leur toilette et s'apprêtaient à faire honneur à un excellent déjeuner, quand le domestique annonça M. Tantaine.

Sur ses talons, le bonhomme parut dans la salle à manger, l'échine ployée en arc, toujours souriant et débonnaire.

A la vue de ce protecteur fatal, Paul sentit tout son sang bouillonner dans ses veines.

Brusquement il se dressa rouge comme le feu, l'œil flamboyant de colère, si menaçant qu'on eût dit qu'il allait se jeter sur le vieux clerc d'huissier.

—Enfin, je vous retrouve, monsieur!... s'écria-t-il, nous avons un compte à régler!...

Le bon père Tantaine semblait tomber des nues.

—Un compte!... demanda-t-il.

—Oui, monsieur, oui!... Nierez-vous que c'est grâce à vos manœuvres perfides que j'ai été accusé de vol par Mme Loupias?

—Et après?

—N'est-ce pas vous qui êtes venu à moi?

L'ancien clerc d'huissier haussa les épaules.

—Je supposais, répondit-il d'un ton de miel, que M. Baptistin vous avait tout expliqué; je croyais que vous vouliez épouser Mlle Flavie... On m'avait dit que vous étiez un jeune homme rempli d'intelligence et de pénétration!...

Le docteur ne se gênait pas pour rire. Paul comprit qu'en effet, sa tardive indignation était bien ridicule, il baissa la tête et se rassit, humilié et confus.

—Si je vous dérange, monsieur le docteur, reprit le père Tantaine, c'est que je vous suis dépêché par le patron.

—Il y a du nouveau?

—Oui et non. D'abord Mlle de Mussidan est hors de danger. Son état hier soir était plus rassurant; ce matin, elle va tout à fait mieux. M. de Croisenois peut poser sa candidature. Il a bien surgi un obstacle de ce côté, mais on le supprimera.

Le docteur avala une gorgée de son excellent bordeaux, fit claquer ses lèvres, et dit:

—En ce cas... au mariage de ce cher marquis et de Mlle Sabine.

Amen, répondit le doux Tantaine. Autre chose: M. Paul est prié de ne pas quitter M. Hortebize. Il enverra prendre ses effets à l'hôtel où il loge et s'installera ici...

Le docteur eut une grimace si significative, que Tantaine s'empressa d'ajouter:

—Oh!... provisoirement. J'ai mission de louer et de meubler pour monsieur un petit appartement. Il ne peut rester en garni, c'est trop compromettant.

Paul ne dissimula pas la satisfaction que lui causait ce nouvel arrangement. Être dans ses meubles est le commencement de la fortune.

Le professeur saisit la cravache posée sur la chaise...
Le professeur saisit la cravache posée sur la chaise...

—Eh bien! mon brave Tantaine, s'écria gaîment le docteur, maintenant que vos commissions sont faites, asseyez-vous et déjeunez...

Mais le vieux clerc secoua négativement la tête.

—Bien des merci de l'honneur! dit-il, mais j'ai déjeuné. D'ailleurs, pas une seconde à perdre. L'affaire du duc de Champdoce presse terriblement, et il faut, avant d'ouvrir le feu, que je vois ce gredin de Perpignan. Je vais chez lui de ce pas.

A un signe qu'il fit, et que Paul n'aperçut pas, Hortebize se leva et accompagna le bonhomme jusque dans l'antichambre. Arrivés là:

—Ne lâche toujours pas le petit, fit à demi-voix le père Tantaine, je t'en débarrasserai demain... Et, tu sais, chauffe-le, prépare-le...

—Fie-toi à moi, répondit le docteur.

Et revenant se mettre à table, il cria:

—Mes hommages à ce cher Perpignan!...

Ce cher Perpignan, qui avait préoccupé B. Mascarot, et chez lequel se rendait le père Tantaine, est fort connu à Paris. D'aucuns disent: trop connu.

De par son extrait de naissance, il s'appelle Isidore Crocheteau, mais il a adopté et conservé le nom de sa ville natale.

Vers 1845, Perpignan, qui, à cette heure frise la cinquantaine, eut des malheurs.

Chef des cuisines d'un restaurant à 32 sous, du Palais-Royal, il fut pris en flagrant délit de tripotages avec des fournisseurs, traduit en police correctionnelle et condamné à trois ans.

Mais à quelque chose malheur est bon.

C'est pendant ces trois années de prison qu'il conçut le plan de sa grande affaire qui devait, pensait-il, l'enrichir sans dangers.

Huit jours après sa libération, il faisait imprimer et lançait son prospectus, dont voici l'exacte copie:

I.-C. PERPIGNAN

Informations et Recherches
     Surveillances privées

     DISCRÉTION

«MONSIEUR,

«Il n'est personne qui, en sa vie, n'ait ressenti le besoin d'un agent habile et discret à qui confier certaines investigations, délicates de leur nature et mystérieuses.

«Les créanciers dont les débiteurs se cachent, les pères que préoccupe la conduite d'un fils prodigue, les familles désireuses de connaître les habitudes d'un de leurs membres, tous ceux, en un mot, qui voudraient faire exercer des investigations morales ou des recherches judiciaires, peuvent s'adresser en toute sécurité à M. Perpignan, dont l'habileté comme observateur est reconnue, et dont l'honorabilité est au-dessus du soupçon.

«On traite à forfait.»

Par cette circulaire impudente, Perpignan annonçait la création d'une de ces honteuses boutiques de police privée, qui n'ont jamais servi que les passions malpropres.

Il lui fallait une spécialité, il en eut une. Il fut la providence des maris jaloux.

L'idée de l'ancien cuisinier lui réussit si merveilleusement qu'après un an d'exercice il employait jusqu'à huit de ces odieux espions que, rue de Jérusalem, on nomme des fileurs.

Il est vrai qu'abusant du succès, il jouait un double jeu.

N'ayant même pas la probité de l'infamie, il flouait indignement ses pratiques, et sans scrupule vendait deux fois sa marchandise.

Régulièrement, quand il était chargé de suivre, de «filer» une femme soupçonnée, il allait trouver cette femme et lui tenait ce langage:

—On me promet tant si je découvre et si je dis la vérité; que m'offrez-vous pour ne livrer que des renseignements que vous me dicterez?

C'est sur ce terrain de l'espionnage qu'à deux ou trois reprises les «hommes» de Perpignan s'étaient heurtés aux agents du placeur.

S'il n'y eut pas conflit, c'est qu'ils se firent peur mutuellement, et que par un accord tacite ils évitèrent d'exploiter les mêmes parages de cette grande forêt de Bondy qui s'appelle Paris.

Mais tandis que l'ex-chef mal servi par d'horribles drôles n'avait jamais réussi à pénétrer le mystère de l'agence de placement, B. Mascarot, admirablement secondé par ses volontaires, n'ignorait rien des affaires du directeur du bureau des renseignements.

B. Mascarot, par exemple, avait tout de suite vu que les revenus de l'espionnage privé ne pouvaient suffire aux dépenses de Perpignan.

Car Perpignan mène grandement et largement la vie. Si son établissement n'est guère dispendieux, il paye en ville le loyer d'un ménage qui doit lui revenir furieusement cher, et il a une voiture au mois.

Il prétend de plus avoir des «goûts d'artiste». Ces goûts, pour lui, consistent à porter des gilets mirifiques et à se couvrir de bijouterie. Il avoue son faible pour la bonne chère, ne saurait dîner sans vins fins, et fait volontiers un doigt de cour à la dame de pique.

Enfin, il aime à se produire, s'exhiber, s'étaler. On le rencontre aux courses et au bois: il fréquente les grands restaurants et recherche les premières représentations.

Où prend-il de l'argent? s'était dit B. Mascarot.

Et le digne placeur avait cherché et il avait trouvé.

—C'est par là que nous le tenons, pensait le bon Tantaine, et c'est en vérité fort heureux pour nous. Perpignan est un dangereux coquin, sans foi ni loi, trop taré pour rien craindre, mais les perspectives d'un voyage de santé à Cayenne le tiendront toujours en respect. Au pis aller, si Catenac a eu la langue trop longue, on lui découpera une petite part dans le gâteau.

Le vieux clerc était arrivé à la porte de l'ancien cuisinier, porte historiée de toutes sortes de plaques, il sonna.

Une grosse femme à l'air affreusement commun, vint lui ouvrir.

—M. Perpignan? demanda le bon Tantaine.

—Il est sorti.

—A quelle heure reviendra-t-il?

—Je ne sais s'il rentrera avant ce soir.

—Je connais ça. Cependant, comme il faut que je lui parle aujourd'hui même, je vous serai obligé de me dire où je puis le rencontrer.

—Il ne m'a pas dit où il allait. Mais, si monsieur vient pour des renseignements...

Le bonhomme eut un de ces sourires qui donnait à sa face rougeaude l'expression du plus pur idiotisme.

—Ne serait-il pas à la fabrique? demanda-t-il.

La grosse femme prévoyait si peu cette question, qu'elle tressaillit et recula.

—Comment! balbutia-t-elle, vous savez?...

—Parbleu!... Ainsi, ne vous gênez pas avec moi. Est-il là-bas?

—Je le crois.

—Merci. Je l'y rejoins.

Et saluant assez peu poliment, contre son habitude, l'affreuse mégère, le bon Tantaine tourna les talons.

—Voilà, grondait-il, un désagréable contre-temps, une course d'une lieue!... merci!... D'un autre côté, cependant, pris à l'improviste au milieu de ses honnêtes occupations, le gaillard, n'étant pas sur ses gardes, sera plus bavard et plus coulant. Marchons donc.

Il ne marchait pas, il courait avec une agilité qu'on n'eût jamais attendue de ses maigres jambes.

C'est avec une vitesse double de celle d'un fiacre à l'heure, qu'après avoir suivi la rue de Tournon et traversé diagonalement le Luxembourg, il se lança dans la rue Gay-Lussac.

Toujours du même train, il suivi la rue des Feuillantines, remonta l'espace de cent pas, la rue Mouffetard, et enfin s'élança dans les ruelles qui s'enlacent et se croisent entre la manufacture des Gobelins et l'hôpital de Lourcine.

C'est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens.

On se croirait à mille lieues du boulevard Montmartre, quand on loge ces rue—il faudrait dire ces chemins—inaccessibles aux voitures, où s'élèvent de loin en loin des masures inhabitables et pourtant habitées, bordées presque partout de murs qui tombent en ruines.

Des hauteurs de la ruelle des Gobelins, le spectacle est saisissant.

A ses pieds, on a une vallée au fond du laquelle coule, ou plutôt reste stagnante, la Bièvre, noire et boueuse. De tous côtés, des usines, des tanneries aux toits rouges avec leur énormes amas de tan, des séchoirs à mottes ou des étendoirs de teinturiers, puis, de-ci et de-là, au milieu de bouquets d'arbres, des taudis, des bouges, parfois une haute maison d'aspect désolé.

A gauche on a les bâtisses de la populeuse et travailleuse rue Mouffetard. A droite, l'œil suit les ombrages des boulevards extérieurs.

En face, de l'autre côté de la place d'Italie, un rideau de peupliers qui indique le cours de la Bièvre ferme l'horizon.

Si on se retourne, on domine Paris...

Involontairement le père Tantaine s'arrêta et regarda.

Une pensée s'agita en son cerveau qui amena sur ses lèvres un sourire amer.

Mais la seconde d'après il haussa les épaules et continua sa route.

Il semblait un habitant du quartier, tant il allait sûrement par ces chemins capricieusement tracés.

Il se risqua dans ce casse-cou qui s'appelle la ruelle des Reculettes, tourna la rue Croulebarbe et enfin arrivé rue Champ-de-l'Alouette, il eut un soupir de satisfaction en murmurant:

—C'est ici.

Il était devant une maison à trois étages, très vaste, précédée d'une cour qu'entourait une clôture de planches à demi-pourries.

La maison était isolée, l'endroit sinistre. On devait se demander si ce logis n'était pas abandonné et si le feu n'y avait pas passé, dévorant jusqu'aux châssis des fenêtres.

Le vieux clerc, après une minute de délibération, traversa la cour où broutait une chèvre attachée à un piquet, et entra bravement dans la maison.

L'intérieur répondait au dehors.

Deux pièces seulement composaient le rez-de-chaussée.

Dans l'une on avait étendu de la paille à terre, en assez grande quantité, et sur cette paille se trouvaient des lambeaux d'étoffes grossières et des débris de couvertures.

L'autre pièce était transformée en cuisine, et on y avait dressé une table, c'est-à-dire qu'on avait ajusté de longues planches sur deux tréteaux.

Devant la cheminée de cette cuisine, une affreuse mégère au teint enflammé par l'alcool, à l'œil pétillant de méchanceté, coiffée d'un madras, repoussante, malpropre, surveillait, armée d'une spatule de bois, l'ébullition d'un immense chaudron où cuisaient des choses indescriptibles.

Dans un renfoncement, près de la cheminée, sur une espèce de lit de fer, maigrement garni d'un matelas varech, geignait et grelottait un petit garçon d'une dizaine d'années.

Sa figure, sur l'étoffe déchirée et ignoblement sale de l'oreiller, ressortait plus blanche que la cire: ses petites mains étaient effrayantes de maigreur, et la fièvre donnait à ses grands yeux noirs un éclat de mauvais augure.

Par moments, la souffrance lui arrachait un gémissement plus fort que les autres, mais aussitôt la vieille femme se retournait et le menaçait de sa spatule.—Te tairas-tu, méchant «môme?» disait-elle.

—Ah! j'ai mal, geignait le malheureux avec un accent italien des plus prononcés, j'ai bien mal!...

—Il fallait travailler, mauvais fainéant, reprit la vieille. Si tu avais rapporté de bonnes journées, on ne t'aurait pas battu; si on ne t'avait pas battu, tu ne serais pas là!...

—Ah!... J'ai mal, j'ai froid, je voudrais retourner au pays, revoir maman!...

Si émoussée que puisse et doive être la sensibilité d'un vieux clerc d'huissier habitué à procéder au milieu des plus déchirantes explosions de la misère et de la ruine, la scène était si affligeante, que le bon Tantaine en fut remué.

A plusieurs reprises, et en y mettant l'insistance de l'affectation, il toussa pour annoncer sa présence.

La mégère, à la fin, se retourna avec un grognement de dogue qui redoute de se voir arracher un os.

—Que voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix dont des torrents de mêlé-cassis avaient brisé les cordes.

—Le bourgeois?

—Pas arrivé.

—Viendra-t-il?

—Ah! voilà!... ça dépend. C'est bien son jour, mais il n'est pas exact. Au surplus adressez-vous à M. Poluche.

—Qui ça, Poluche?

L'horrible vieille eut une grimace de dédain. Il lui parut prodigieux que celui dont elle parlait ne fût pas plus connu que cela.

—C'est le professeur, répondit-elle.

—Ou est-il?

—Eh!... là-haut, vieux serin!... dans le conservatoire.

Et, se retournant vivement, car le chaudron débordait, à cause du bouillon trop fort, elle ajouta:

—Voilà assez de questions comme ça, n'est-ce pas? On n'est pas de la police, pour vous répondre. Faites-moi le plaisir de me montrer vos talons.

Ce brusque congé ne sembla nullement offenser le vieux clerc d'huissier.

Avant de monter, il examinait l'escalier dont la rampe avait été arrachée et dont un assez bon nombre de marches manquaient.

Il était si roide et si délabré, il paraissait si bien sur le point de s'effondrer, qu'un acrobate, avant de s'y hasarder, eût demandé à réfléchir.

Mais le père Tantaine est brave. Il se risqua, non sans précautions, par exemple, non sans avoir bien soin de se tenir le plus près possible du mur.

A mesure qu'il montait, des sons bizarres, qui l'avaient frappé dès la cour, arrivaient plus distincts à son oreille, non formidables et ronflants comme ceux de la cave à musique du père Canon, mais stridents, perçants, grinçants, lamentables.

On eût dit un concert de scies qu'on aiguise à la lime, accompagné de piaulements de chats.

Par instant, l'abominable cacophonie cessait brusquement.

On entendait alors les éclats d'une voix grave qui jurait, puis un bruit sec, puis des hurlements de douleur.

Ce pitoyable charivari pouvait affecter l'ouïe du père Tantaine, mais il ne le surprenait pas.

Arrivé au premier étage, il se trouva en face d'une porte disloquée qui pendait de travers à une seule charnière placée tout en haut.

Il tira sur cette porte. Elle ouvrait sur ce que la mégère de la cuisine appelait le conservatoire.

C'était une salle immense, formée de la réunion de toutes les pièces qui autrefois divisaient l'étage.

Les cloisons avaient été brutalement abattues par des mains inhabiles, et on en reconnaissait les vestiges tant au plafond qu'au ras de terre.

Cinq fenêtres qui n'auraient pu à elles toutes fournir trois vitres intactes, éclairaient le conservatoire.

Était-il carrelé ou planchéié? on ne pouvait le deviner, tant étaient épaisses les couches successives de boue, d'ordures et de poussière tassées, foulées, piétinées sur le sol primitif.

Les murs, blanchis à la chaux, effrayaient, tant ils étaient maculés de taches ignobles, couverts d'inscriptions, d'essais informes et de dessins obscènes.

A l'odeur âcre des tanneries voisines se mêlaient des émanation singulières, et le tout composait une puanteur infâme qui remuait l'estomac jusqu'à la nausée.

En fait de meubles... rien: une chaise boiteuse, et sur cette chaise, en travers, une forte cravache de manège.

Certes, depuis qu'il glisse à travers tous les bas-fonds de Paris, comme une anguille dans sa bourbe, le père Tantaine a beaucoup vu et beaucoup retenu.

Cependant, il s'arrêta sur le seuil du conservatoire, muet, immobile, presque heureux de n'être pas aperçu, pour un moment, tant ce qu'il apercevait le stupéfiait.

Tout autour de la pièce, adossés au mur, étaient rangés une vingtaine d'enfants de sept à douze ans, affreusement déguenillés, repoussants d'incurie et de malpropreté.

Les haillons qui les couvraient n'avaient pas été ajustés à leur taille. Ils grelottaient dans des paletots dont les pans tombaient jusqu'à terre ou dans des pantalons dont la ceinture leur montait jusqu'au cou. De linge point.

Les uns étaient armés d'un violon, les autres s'accrochaient à une harpe plus haute qu'eux. Le long du manche de tous les violons, Tantaine remarqua des raies à la craie.

Au milieu de la pièce se tenait debout un homme d'une trentaine d'années, long et mince comme un cierge, remarquablement laid, avec son visage glabre, son nez épaté et ses cheveux noirs et gras tombant sur ses épaules.

Sa redingote d'une couleur perdue, vert olive, pendait le long de son maigre torse et de ses jambes dégingandées misérablement, comme une voile après un mât quand il n'y a pas de vent.

Tout comme les enfants, il était armé d'un violon qu'il ne tenait pas sous le menton, mais qu'il s'appuyait au pli de la cuisse.

Évidemment celui-là était Poluche, le professeur,—il donnait sa leçon.

—Attention!... criait-il, chacun va répéter à son tour. A toi, Ascanio, le refrain du Château de la Marguerite... et en mesure.

Et il se mit à chanter et à jouer pendant que l'enfant désigné râclait désespérément son instrument et répétait d'une voix éraillée et avec le plus pur accent nasillard des campagnes piémontaises:

Ah! mon Dieu! mon Dieu! qu'il est beau,
Le château de...

—Scélérat!... interrompit Poluche, petit gredin!... Ne t'ai-je pas répété mille fois qu'au mot «château» il faut placer la main gauche sur le quatrième cran et tirer l'archet!... Recommençons.

L'enfant recommença:

Ah! mon Dieu!.., mon Dieu!... qu'il est...

Perpignan est un petit homme apoplectique.
Perpignan est un petit homme apoplectique.

—Halte!... s'écria le professeur d'une voix terrible, halte!... Graine de filou!... Le fais-tu donc exprès?... Tu vas reprendre, et si tu ne répètes pas le

refrain entier, sans une seule hésitation, gare à toi. Allons... le doigt sur le premier cran, et en poussant:

Ah mon Dieu!...

Hélas! Ascanio s'était encore trompé. Il fallait pousser l'archet, il le tira.

Gravement le professeur saisit la cravache placée sur la chaise à sa portée, et froidement, sans apparence de colère, il en cingla à cinq ou six reprises les jambes du petit malheureux, qui se mit à pousser des hurlements lamentables.

—Cela t'apprendra, prononça Poluche, à faire attention une autre fois à ce que je dis. Quand tu auras fini de brailler, nous recommencerons. Et si ça va aussi mal, tu sais, pas de soupe ce soir. Te voilà prévenu. Allons, au lieu de braire comme une âne, ouvre les yeux et les oreilles, et regarde faire tes voisins. A toi, Giuseppe.

Quoique plus jeune de deux ou trois ans que Ascanio, Giuseppe était bien autrement fort sur le violon.

Il répéta sans se tromper le refrain entier:

Ah!... mon Dieu!... mon Dieu!... qu'il est beau!
Le château de la Margueri... i... ite...

—Pas mal, approuvait Poluche, qui, lui aussi, s'escrimait de l'archet, pas mal du tout!... Encore deux ou trois jours de bonne volonté, et tu sortiras. Hein!... tu seras content de sortir?

—Oh!... oui, monsieur!... répondit l'enfant d'un air ravi, je rapporterai, moi aussi, des petits sous.

Mais le consciencieux professeur ne gaspille pas en conversations vaines le temps précieux des leçons.

Il se retourna vers un autre de ses élèves en criant:

—A Fabio!... et en mesure!...

Fabio, un tout petit, petit garçon de sept ans au plus, à la mine futée, à l'œil noir et éveillé comme celui d'une souris, ne s'empressa pas d'obéir.

Il venait d'apercevoir le vieux clerc d'huissier debout sur le seuil du Conservatoire, et il le montrait au professeur.

—Moussiou!... oh!... un homme.

Vivement Poluche se retourna et se trouva presque sur le père Tantaine, qui, se voyant découvert, s'avançait.

La brusque apparition d'un spectre se dressant à ses pieds n'eût pas beaucoup plus effrayé le professeur. Il est comme cela des professions où on n'est jamais tranquille, où on redoute particulièrement les inconnus, les curieux, les indiscrets.

—Que demandez-vous? fit-il d'une voix altérée; qui êtes-vous? que voulez-vous?

La frayeur de Poluche enchanta le père Tantaine.

Elle était pour lui comme le gage du succès de sa démarche, en lui indiquant sur quel ton il devrait le prendre avec Perpignan lorsqu'il arriverait jusqu'à cet important personnage.

Aussi se plut-il à prolonger les perplexités de la situation, et durant une bonne minute il tint suspendu à son sourire guoguenard le pauvre professeur, qui, de plus en plus, perdait contenance.

A la fin, il eut pitié.

—Rassurez-vous, monsieur, dit-il, je suis un ami intime du bourgeois, et si j'ai pris la liberté de venir jusqu'ici, c'est que j'ai à l'entretenir d'affaires très pressantes, relatives à son commerce.

Poluche respira longuement et bruyamment, en homme allégé d'un pesant fardeau.

—Cela étant, monsieur, fit-il en offrant au bonhomme la chaise unique du Conservatoire, daignez donc vous asseoir, le patron ne saurait tarder à arriver.

Mais le père Tantaine refusa poliment, protestant qu'il serait désolé de gêner, affirmant qu'il attendrait fort bien debout, et qu'il se retirerait plutôt que de troubler une leçon qui lui avait paru bien intéressante.

—Oh!... reprit vivement le professeur, la leçon touchait à sa fin. Voici l'heure où la Butor donne la pâtée à mes coquins.

Et, se retournant vers ses élèves dont pas un n'avait osé broncher.

—Assez pour aujourd'hui, prononça-t-il, leste, sauvez-vous.

Les gamins ne se le firent pas répéter deux fois. Ils poseront leurs instruments à terre, et avec des cris d'écoliers entrant en récréation, non sans bousculades, ils se précipitèrent dans l'escalier, au risque de se rompre le cou.

Peut-être espéraient-ils que leur maître, préoccupé de son visiteur, oublierait certaines menaces faites pendant la leçon.

Vain espoir!... Le sévère mais juste Poluche est doué d'une mémoire impitoyable.

Gravement il se dirigea vers le palier, et se penchant au-dessus de la cage de l'escalier, il appela d'une voix formidable qui dominait le bruit:

—Holà!... mère Butor!...

L'atroce vieille de la cuisine l'entendit.

—Quoi, monsieur? demanda-t-elle d'en bas.

—Vous ne donnerez pas de pâtée à Morel, répondit le professeur, et Ravouillat n'aura qu'une demi-portion.

Ces ordres importants donnés, il reparut avec cet air satisfait que donne l'accomplissement d'un devoir.

—Voilà mes comptes réglés, expliqua-t-il au père Tantaine. Ce ne sont pas, remarquez-le, des étrangers que je punis. Nos Piémontais et nos Calabrais vont toujours passablement. Mais ne me parlez pas de ces Italiens des Batignolles ou de Montrouge que le bourgeois m'amène depuis quelque temps. Il y trouve de l'économie, assure-t-il; moi, je périrai à la peine. Ces petits scélérats sont pétris d'impudence et d'orgueil, corrompus au point de me faire rougir, moi qui vous parle; leur tête est plus dure que du fer, et enfin ils n'ont aucune vocation, ils ne sont pas organisés, quoi!...

Le vieux clerc d'huissier, sous ses lunettes, ouvrait des yeux énormes.

Pour lui, ce qu'il voyait et entendait était absolument neuf, et comme on apprend à tout âge et qu'il aime à s'instruire, il était tout attention.

—Vous faites un difficile métier, monsieur, prononça-t-il. Enseigner la musique à de si jeunes enfants doit être pénible.

Le professeur jeta au plafond un regard désespéré.

—Plût à Dieu! s'écria-t-il, que j'enseignasse l'art sublime! Les premiers principes, si arides, auraient des charmes pour mon cœur. Mais non!... le patron ne le veut pas, il me l'a déclaré. S'il découvrait ici grand comme la main de papier réglé, il me chasserait...

—Cependant, tout à l'heure.

—Je serinais, monsieur, répondit Poluche, humilié et navré, je serinais...

—Ah!

—C'est comme cela. Vous n'êtes pas, j'imagine, sans avoir entendu parler de ces vieilles femmes, propriétaires d'une serinette, qui, à raison de vingt centimes le cachet, vont à domicile donner des leçons aux serins? On les appelle des serineuses.

Non: le père Tantaine ne connaissait pas cette industrie, il le confessa en toute humilité.

—Eh bien!... reprit le professeur avec un sourire amer, cette profession est la mienne. Au lieu de seriner des oiseaux je serine des moutards. Ce n'est pas de mon côté qu'est l'avantage. Triste tâche, monsieur, pour un homme d'imagination. Il y a des jours où j'envie le sort des gens qui se sont voués à l'éducation des perroquets. Ah! quelle patience, quelle patience!

Sur ce mot, le doux clerc d'huissier ne put s'empêcher de montrer du bout du doigt l'énorme cravache déposée sur la chaise.

—Et ceci! demanda-t-il.

Poluche haussa les épaules.

—Je voudrais, cher monsieur, répondit-il, vous voir à ma place. Le bourgeois, n'est-ce pas, se procure un gamin et me l'amène, bien. L'enfant est désolé, ahuri, tant pis! Je dois, en quinze jours, trois semaines au plus, lui apprendre à râcler quelque chose. Il ne sait ni ce qu'est un violon, ni ce qu'est un archet, peu importe! Il faut que mécaniquement je lui mette dans les doigts les dix ou quinze positions qu'exige l'air le plus simple. Naturellement le coquin me résiste, alors, moi... j'insiste. Avez-vous jamais fait entrer un clou dans une planche de chêne sans un marteau? Non, n'est-ce pas? Eh bien!... ma cravache est le marteau avec lequel j'enfonce des airs dans la tête de mes élèves.

Et ne vous imaginez pas qu'ils ont peur des corrections. Ces petits misérables se blasent sur les coups comme les enfants gâtés sur les confitures. Après un mois d'exercice, il faut leur enlever la peau pour leur arracher, non un cri,—dès que je lève la main, ils hurlent,—mais une vraie larme.

Par bonheur, j'ai d'autres moyens. Je prends mes gredins par l'estomac. Je leur supprime, le quart, le tiers, la moitié de leur pâtée, la pâtée entière, au besoin. Rien de tel que le jeûne pour développer l'intelligence.

Pour les récalcitrants, j'ai mieux encore. Je les prive du sommeil. Voilà un traitement! Une séance de nuit avance plus un entêté que quatre leçons de jour.

Je tiens cette recette infaillible d'un écuyer du Cirque, lequel l'employait pour dresser un cheval à jouer de l'orgue de Barbarie...

Pendant ces longues explications, le bon Tantaine, à diverses reprises, avait senti courir le long de son échine comme un petit frisson taquin.

Certes, ses préjugés ne l'importunaient guère, mais ce système d'éducation musicale lui paraissait vraiment exagéré.

—Si seulement, reprit le professeur, je pouvais disposer de l'instrument de popularité que j'ai entre les mains!...

—J'avoue...

—Quoi!... Vous ne comprenez pas?... Eh! monsieur, j'ai quarante élèves qui, dès huit heures du matin, se répandent dans Paris et ne rentrent jamais avant minuit. Que demain je serine un morceau... dans huit jours il sera populaire. Tenez, depuis trois mois, je leur serine le Château de la Marguerite, dites-moi ce qu'en ce moment vous entendez partout gratter, râcler, pincer sur les instruments les plus variés? Toujours mon refrain de tout à l'heure: «Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... qu'il est beau!...»

Le vieux clerc d'huissier s'expliquait maintenant la persistance étrange de certains airs qui, tout à coup, s'abattent sur tous les quartiers à la fois, et poursuivent le Parisien, où qu'il aille.

Poluche, lui, avait mis son violon sous son bras, et armé de son archet, il gesticulait.

—Ah!... si le patron voulait, continua-t-il, je donnerais aux Français le goût de la bonne musique. Mais non... il n'est pas artiste. N'a-t-il pas failli me jeter dehors pour avoir seriné à mes élèves un air d'un de mes opéras!....

Le temps passait, mais le père Tantaine ne s'ennuyait pas.

—Comment... de vos opéras? interrogea-t-il.

—Oui! répondit Poluche d'un tout autre ton qu'il avait eu jusqu'alors. Il n'est pas un théâtre qui n'ait dans ses cartons un opéra de moi. Un de mes amis, qui était poète, et qui est devenu fou à force de boire de l'absinthe, me composait des livrets sublimes! Oh!... ne riez pas. J'ai eu, tel que vous me voyez, un prix au Conservatoire. J'ai eu des illusions, je voulais être célèbre et être aimé!... Je buvais de l'eau claire et je travaillais la nuit!... Un jour pourtant je me suis lassé de danser devant le buffet de la gloire, et j'ai cherché des leçons... Hélas!... je suis si ridicule et si laid qu'on ne voulait pas de moi dans les pensionnats. Je mourais de faim quand j'ai rencontré le bourgeois. Il m'a tenté, j'ai succombé. J'ai cinq francs par jour de fixe et deux sous par élève. Je fais un métier ignoble, je me méprise, mais je mange!...

Il s'interrompit tout à coup et prêta l'oreille d'un air inquiet.

—Voici le bourgeois!... fit-il; j'ai reconnu son pas. Si vous voulez lui parler, descendons; il ne monte jamais, l'escalier lui fait peur.

XXII

Voir ce marchand de renseignements que Poluche appelle «le bourgeois,» et qui glorifie le nom de Perpignan, c'est le juger.

Impossible de se méprendre à cette superbe nature de gredin où il se trouve à la fois du charlatan, du garçon coiffeur, du mouchard et du maquignon.

Perpignan est un petit homme apoplectique, très gros, trop court, fort rouge, à la lèvre impudente et à l'œil cynique.

Il est toujours trop bien mis. On jurerait qu'il vient de voler à la devanture d'un bijoutier ses bagues, ses chaînes et ses breloques.

Parle-t-il, c'est des profondeurs de son ventre, siège de ses pensées, qu'il tire sa forte voix de basse, dont il se plaît à exagérer le volume.

Tel, effrayant en sa vulgarité, apparut l'ancien cuisinier au bon père Tantaine qui descendait à la suite du patient professeur, le dangereux escalier.

Si Poluche avait été troublé, en apercevant l'ancien clerc d'huissier, son bourgeois ne le fut pas beaucoup moins, mais pour d'autres causes. Il connaissait Tantaine pour être le bras droit du placeur de la rue Montorgueil.

—Tonnerre!... pensa-t-il, pour que ces gens-là se soient donné la peine de pénétrer le mystère de mon exploitation et viennent me relancer jusqu'ici, il faut qu'ils aient de bonnes raisons. Tenons-nous bien!

Et dissimulant sous un rire, trop gai pour être de bon aloi, sa fâcheuse impression, il tendit la main à Tantaine.

—Ravi de vous voir, cher monsieur, disait-il, oui, ravi, parole sacrée. Je vais pouvoir vous être agréable en quelque chose! Car, avouez-le, vous avez quelque petit service à me demander.

—Oh!... protesta le bonhomme, un rien, une bagatelle...

—Tant pis! corbleu! tant pis!... J'aime M. Mascarot, moi!...

Cet amical colloque avait lieu dans le corridor de la maison, et à tout moment il était troublé par les cris et les rires des élèves de Poluche, qui, attablés jusqu'au menton, dévoraient le contenu du chaudron de la mère Butor.

En même temps que ces cris, on entendait, continus et sourds comme un accompagnement de basses, des pleurs et des gémissements.

—Ah çà! mille tonnerres! s'écria Perpignan, d'une voix qui eût fait frémir les vitres, si les vitres n'eussent été absentes, qui est-ce qui n'est pas content ici?

Nulle réponse ne venant, Poluche crut devoir intervenir.

—Ce sont, répondit-il, deux de nos garnements de Parisiens que j'ai mis à la diète. Je veux être pendu s'ils mangent un pain à cacheter avant d'avoir appris...

Il s'arrêta béant, interloqué, sous les regards foudroyants que lui lançait le bourgeois!

—A la diète!... hurlait Perpignan, on ose, chez moi, à mon insu, priver de pauvres petits enfants de nourriture... Mais c'est infâme, c'est monstrueux, c'est canaille. Vingt mille tonnerres!... monsieur Poluche, d'où vous vient cette audace?

—Mais, bourgeois, balbutia le triste professeur, vous m'avez dit cent fois...

—Quoi?... Que tu n'es qu'un sot? C'est une grande vérité. Tais-toi, et va dire à la Butor de donner la pâtée à ces chérubins.

La scène était fâcheuse, mais irréparable.

Sans en paraître affecté, bien que furieux en réalité, Perpignan prit le bras du père Tantaine et l'entraîna vers le fond du corridor.

—Vous venez, disait-il, pour me parler en particulier? Oui. Très bien. Prenez la peine d'entrer dans ce petit réduit... c'est mon bureau.

L'endroit n'était pas brillant. C'était une petite pièce sale, nue, délabrée comme toute la maison. Trois chaises, une table de bois blanc, une planche étagères supportant quelques registres, constituaient le mobilier.

Une fois assis, les deux hommes se regardèrent assez longtemps sans mot dire, chacun s'efforçant de pénétrer les secrètes réflexions de l'autre.

Deux adversaires qui, l'épée à la main, attendent le signal de leurs témoins pour commencer le combat, ne s'observent pas avec une plus ardente attention.

Mais, dans cette lutte préalable, tous les avantages étaient du côté du vieux clerc d'huissier, retranché derrière ses impénétrables lunettes.

Aussi est-ce Perpignan qui, le premier, rompit le silence.

—Comme cela, commença-t-il, vous aviez entendu parler de mon petit établissement?

—Oh!... bien par hasard!... répondit le père Tantaine, de l'air le plus détaché. A courir comme moi, on apprend des tas de choses... Par exemple, nous savons fort bien qu'ici toutes vos précautions sont prises pour n'être pas compromis.

—Comment!... comment!...

—Sans doute. Vous êtes le bailleur de fonds, le maître en réalité... en apparence, vous n'êtes rien. Pour tout le monde, c'est le mari de votre ménagère, un nommé Butor, qui a monté l'affaire, et le bail est à son nom. S'il arrivait un désagrément, si le parquet vous serrait de près, crac!... vous disparaîtriez comme un diable à boudins dans sa boîte, et la police sous sa large main ne trouverait que l'homme de paille, Butor. Comme idée, c'est élémentaire, mais dans la pratique, ce truc réussit toujours.

Il sembla réfléchir et ajouta, avec une lenteur calculée:

—Quand je dis toujours: Toujours... je veux dire: Toutes les fois qu'il ne se trouve pas un ennemi assez habile pour rendre les précautions inutiles, en apportant des preuves de... complicité.

L'ancien cuisinier était trop intelligent pour ne pas comprendre la menace et sa portée.

—Sacré tonnerre!... pensait-il, ces gens-ci doivent savoir quelque chose. Mais quoi?... Bast!... bavardons toujours.

Et tout haut il reprit:

—Le plus sûr est d'avoir la conscience nette. C'est mon cas. Je n'ai rien à cacher, moi. Vous avez vu ma maison, qu'en pensez-vous?

—Elle me semble montée sur un bon pied.

—N'est-ce pas? Vous me direz peut-être que la spéculation n'est pas faite pour m'attirer la considération publique? Je le sais, sacrebleu, bien. Je préférerais certainement une bonne fabrique à Roubaix. Mais on fait ce qu'on peut.

Le vieux clerc d'huissier approuvait de la tête.

Il le fit basculer, l'enleva et le lança à demi asphyxié
sur une chaise.
Il le fit basculer, l'enleva et le lança à demi asphyxié sur une chaise.

—Il n'y a pas de sot métier, prononça-t-il.

—Voilà ce que je me dis, poursuivit l'ancien cuisinier. D'ailleurs, je ne suis pas seul à exercer. Allez rue Sainte-Marguerite, j'y ai des confrères. Mais je n'aime pas le faubourg Saint-Antoine. Ici, mes chérubins sont en bien meilleur air.

—Sans compter, ajouta Tantaine, le plus innocemment du monde, que si, par hasard, ils crient quand on les corrige un peu, il n'y a pas de voisins pour les entendre.

Perpignan ne jugea pas à propos de relever l'observation.

—Les journaux, continua-t-il, nous ont beaucoup attaqués. Sacré tonnerre!... ils feraient bien mieux de s'occuper de politique. A qui faisons-nous tort, en définitive? à personne, n'est-ce pas? Le malheur est qu'on s'exagère énormément nos bénéfices.

—Allons... allons... vous gagnez votre vie.

—Certainement, je n'y suis pas de ma poche, mais je vous assure qu'il y a bien des non-valeurs dans le métier. Tenez, en ce moment, j'ai six de mes chérubins malades, trois là-haut et trois à l'hôpital, sans compter que celui que vous avez vu à la cuisine m'a l'air de filer un mauvais coton...

—Vrai, fit sérieusement le bonhomme, je vous plains beaucoup.

L'inaltérable sang-froid du père Tantaine commençait à agacer singulièrement l'ancien cuisinier.

—Sacrebleu!... s'écria-t-il, si la spéculation est si bonne, pourquoi Mascarot ne l'entreprend-il pas? Ma parole sacrée, on dirait à vous entendre, qu'on trouve comme cela des moutards tant qu'on en veut. Mais c'est le diable, mon cher monsieur, pour s'en procurer. Il faut aller en Italie, les ramasser, les passer à la frontière comme des objets de contrebande, les amener ici. Tout cela ruine positivement!...

Ce n'est pas sans intention que Perpignan se livrait ainsi avec le plus amical abandon.

Il allait au-devant des questions. A parler seul, on dit mieux et plus juste ce qu'on veut dire.

Mais le bon Tantaine n'est pas de ceux dont on noie la volonté sous des flots de paroles.

Perpignan s'étant arrêté pour reprendre haleine, il jugea sage d'abréger une exposition qu'il trouvait un peu longue.

—En somme, demanda-t-il de son air le plus innocent, combien avez-vous d'élèves?

—De quarante à cinquante.

—Peste! vous opérez en grand. Et... quelle somme exigez-vous de chacun d'eux tous les soirs?

La question était si indiscrète que l'ancien cuisinier hésita.

—Cela dépend, répondit-il.

—Bah? vous avez bien un moyenne.

—Mettons trois francs!

La physionomie du vieux clerc d'huissier était si naturellement candide, qu'en vérité il était impossible de lui soupçonner la moindre arrière-pensée.

—Va pour trois francs, fit-il, et comptons seulement sur quarante chérubins, comme vous dites, c'est une somme ronde de cent vingt francs par jour que vous empochez ainsi...

La douce obstination du bonhomme ne laissait pas que de surprendre Perpignan.

—Comme vous y allez! interrompit-il. Pensez-vous donc que chacun de mes drôles me rapporte la somme indiquée!...

—Farceur!... comme si vous n'aviez pas des moyens pour la leur faire rapporter.

L'ex-cuisinier ne put dissimuler un tressaillement.

—Sacrebleu!... fit-il d'une voix un peu enrouée par l'inquiétude, que voulez-vous dire?

—Oh! rien qui vous offense, répondit le doux Tantaine avec effusion. Qui veut la fin veut les moyens, n'est-ce pas. Seulement je mentirais si je disais que l'opinion vous est favorable. Entre nous, la Gazette des Tribunaux vous nuit. Elle a porté à la connaissance du public certains procédés, un peu vifs, peut-être, employés par d'aucuns de vos collègues pour encourager leurs moutards au travail. N'avez-vous pas ouï parler de ce patron qui attachait ses enfants sur une couchette de fer et qui les y laissait un jour, un jour et demi, deux jours quelquefois. A quoi donc a-t-il été condamné?

Depuis un moment, Perpignan, qui commençait à sembler fort mal à l'aise se leva:

—Est-ce que je sais, moi!... s'écria-t-il d'un ton bourru. Est-ce que je m'occupe de ces histoires!... de ma vie, je n'ai commis un acte de brutalité.

Le vieux clerc d'huissier tracassait ses lunettes, comme toujours lorsqu'il aborde ce qu'il appelle le nœud des questions.

—On peut être, reprit-il, l'homme le plus humain de la terre, avoir un cœur d'or, et cependant être... entraîné, engagé par les événements.

Le moment décisif approchait. Perpignan le sentait bien, cependant il paya d'audace.

—Je veux que le tonnerre m'écrase, s'écria-t-il, si je comprends!...

—Alors, prenons un exemple: Supposons que ce soir vous ayez à vous plaindre d'un de vos chérubins. Que faites-vous? Vous l'enfermez dans la cave. A cela, rien à dire. Vous vous couchez donc, la conscience tranquille, et vous dormez comme un loir. Mais voilà que dans la nuit une pluie torrentielle survient. Un monceau de sable obstrue le ruisseau de votre rue, qui est fort en pente, et toute l'eau du ciel se précipite dans votre cave. Au matin, quand vous allez ouvrir au chérubin, on ne trouve qu'un cadavre, il a été noyé...

La face, si rouge d'ordinaire, de l'ancien cuisinier, était devenue livide.

—Et après? interrogea-t-il.

—Ah!... c'est ici que l'entraînement commence. Naturellement on se demande quel parti prendre. Aller trouver le commissaire de police et lui conter l'accident serait le plus simple; mais ce serait provoquer une enquête, appeler l'attention du parquet... D'un autre côté... Mais on est seul; on se dit que nul ne sait l'enfant là; on creuse un trou, et... ni vu ni connu.

Perpignan était allé s'adosser à la porte de son bureau, fermant ainsi toute retraite au vieux clerc d'huissier.

—Vous savez beaucoup de choses, monsieur Tantaine, prononça-t-il, trop de choses!...

Il n'y avait pas à se tromper à l'accent du «bourgeois» de Poluche.

Son attitude seule, devant la porte, était plus significative que toutes les explications.

Cependant, le père Tantaine ne semblait aucunement remarquer ces dispositions hostiles.

Loin de là. Il souriait de son plus bénin sourire, content de soi, en apparence comme un enfant après quelque affreuse espièglerie dont il n'a pu calculer les conséquences funestes.

—Ceci n'est rien, reprit-il. Un homicide par imprudence, tout au plus. Il faudrait un ministère public diablement malin, pour en extraire une condamnation à plus de cinq ans de prison. Encore serait-il forcé d'insister sur les antécédents.

Je vous rappellerais, si vous y teniez, quelque chose de bien autrement grave: certain voyage dans les environs de Nancy...

C'en était trop, l'ancien cuisinier éclata:

—Cent mille tonnerres!... s'écria-t-il, expliquez-vous. Que voulez-vous de moi, à la fin!

—J'ai déjà eu le plaisir de vous le dire, un petit service...

—Vraiment!... et c'est pour si peu que vous essayez de m'intimider, ni plus ni moins que si vous prétendiez me faire chanter?

—Oh!... cher monsieur.

—Vous n'oubliez qu'une chose, c'est qu'on ne m'épouvante pas aisément, et que d'ailleurs j'ai perdu la voix depuis longtemps.

—Pardon!... c'est vous qui, le premier, avez parlé de votre... industrie.

—Alors, c'est pour m'être agréable que, depuis une heure, vous me contez toutes sortes d'histoires absurdes.

Pour toute réponse, le vieux clerc haussa légèrement les épaules.

—Eh bien!... reprit Perpignan en s'efforçant de contenir les éclats de sa voix, voulez-vous qu'à mon tour je vous dise ce que je pense?

—Allez, ne vous gênez pas.

—Je vous dirai alors qu'il est de ces expéditions qu'on ne doit pas entreprendre seul. Pour venir dire à un homme comme moi, chez lui, face à face, les choses que vous me dites, il faut être un peu moins vieux que vous, et un peu plus solide. Je vous apprendrai qu'il n'est pas prudent, quand on tient à sa peau, de s'aventurer dans une maison comme celle-ci, qui est absolument isolée...

—Eh! bon Dieu!... que voulez-vous qu'il m'arrive?

Perpignan ne répondit pas. Sa face convulsée, ses yeux injectés de sang, ses lèvres devenues blanches trahissaient un des accès de rage folle où l'homme le plus maître de soi perd son libre arbitre.

Il avait glissé sa main droite sous son paletot et il remuait évidemment quelque chose dans sa poche de côté.

Mais le bon Tantaine, fort attentif sans le paraître, ne perdait pas de vue son interlocuteur. A un brusque mouvement qu'il fit, à un éclair atroce de haine qui brilla dans son œil, il se dressa et bondit jusqu'à lui.

L'ancien cuisinier, avec son cou de taureau, est d'une force peu commune; cependant lorsque la main du bonhomme s'abattit sur lui, il plia sur les jarrets et chancela.

Un effort héroïque le redressa, il se débattit, envoya au hasard quelques coups de poing en vain. Tantaine avait empoigné sa cravate, l'avait tortillée entre ses doigts et l'étranglait. Il râla.

La lutte ne dura pas quatre secondes. Par trois fois, le bonhomme fit pirouetter son robuste adversaire, puis, tout à coup, le saisissant par les reins avec une vigueur dont jamais on ne l'eût cru capable, il le fit basculer, l'enleva et le lança, à demi-asphyxié, sur une chaise.

Et ce fut tout. Pas un cri. Pas un mot.

Mais personne, certes, en ce moment, n'eût reconnu le doux père Tantaine. Il semblait grandi d'un pied et rajeuni de vingt ans; sa physionomie d'habitude si bénigne, exprimait le mépris le plus profond et la plus froide méchanceté.

—Ah!... tu voulais jouer du couteau, disait-il à Perpignan, qui avait bien du mal à retrouver sa respiration; ah!... tu voulais tuer un tout petit peu un pauvre vieux inoffensif qui ne t'a jamais rien fait!... Me crois-tu donc naïf à ce point de me hasarder sans précautions dans ton repaire?

Il sortit à demi et montra la crosse d'un revolver.

—J'avais, comme tu vois, de quoi te répondre... Allons, jette ton petit couteau à terre.

Le flair du bonhomme ne l'avait pas trompé. C'était un poignard fort pointu que Perpignan avait essayé d'ouvrir dans sa poche... mais il était maintenant si démoralisé, si aplati, qu'il obéit à l'ordre du bonhomme et lança son arme dans un coin.

—A la bonne heure!... approuva le vieux clerc d'huissier; voici que tu deviens raisonnable, de fou que tu étais tout à l'heure... Comment, c'est toi, un homme qu'on dit adroit, qui voulais... Mais tu n'avais donc pas réfléchi, malheureux! Je suis venu seul, c'est vrai, mais on sait que je suis ici, puisqu'on m'y envoie. Si je n'étais pas rentré ce soir, penses-tu que mon patron M. Mascarot, n'aurait pas été surpris? Demain, il aurait été très inquiet. Après-demain, il serait allé trouver le procureur, et deux heures plus tard tu aurais été serré... Ah! tu me dois une fière chandelle, et si tu ne consens pas à faire tout ce que je demanderai, tu n'es qu'un ingrat.

Les traits décomposés de l'ancien cuisinier exprimaient la plus douloureuse mortification. On l'avait battu et on le raillait! Il ne se rappelait pas avoir souffert une telle humiliation.

—Il faut bien obéir, fit-il d'un air farouche, quand on est pas le plus fort.

—Tout juste. Seulement tu aurais dû comprendre cela du premier coup.

—J'ai perdu la tête. Vous me menaciez, je prévoyais bien que vous alliez exiger de moi des choses... des choses...

—Voilà où tu te trompes. Je viens peut-être t'apporter une affaire superbe...

—Alors, mille tonnerres!... pourquoi tant de façons? Pourquoi!...

D'un geste impérieux, le père Tantaine l'arrêta.

—Parce que, répondit-il d'un ton sec, je voulais, avant de te rien dire, te prouver que tu appartiens à Mascarot bien plus que tes pauvres Italiens ne t'appartiennent. Ils sont tes esclaves... tu es le sien. Tu es dans sa main, mon bonhomme, comme un œuf dans la main d'un fort de la halle. Un mouvement, et tu es écrasé... Il sait tes histoires et il a des preuves à fournir.

L'ex-cuisinier baissa la tête et balbutia:

—Votre Mascarot est le diable; on ne résiste pas au diable.

—Allons donc!... te voilà tel que je te souhaitais! Nous pouvons maintenant causer comme une paire d'amis.

C'est de l'air le plus piteux que Perpignan vint prendre place en face du père Tantaine, de l'autre côté de la petite table de bois blanc.

Tant bien que mal, il se remettait et réparait le désordre de sa toilette.

—Allons, murmurait-il, tournant, faute de ne pouvoir faire autrement, la scène en plaisanterie, me voici bridé, libre à vous d'en abuser à votre aise...

Mais le vieux clerc n'était pas homme à abuser. Il était venu avec un plan tout fait; ses prévisions avaient été en partie trompées, il se consultait avant d'engager l'action.

—Ça, reprit-il, oublions ce qui vient de se passer et commençons par le commencement. Voici plusieurs jours que vous faites suivre une certaine Caroline Schimel.

—Moi?...

—Un peu, mon neveu! Vous employez à la suivre l'aîné de tous vos chérubins, un grand drôle de seize à dix-sept ans qui joue de la harpe, qui répond au nom de Ambrosio, lequel n'est pas le sien.

—C'est pourtant vrai!

—Même, il est assez maladroit, ce garnement, c'est une justice à lui rendre. D'abord, il accepte trop facilement le petit canon de l'amitié, sur le comptoir: puis, défaut énorme pour un «fileur», il porte mal la boisson. Comme nous redoutions, l'autre soir, que son absence ne vous donnât l'éveil, nous avons été obligés de le hisser dans un fiacre, et de le déposer à deux pas d'ici, au coin de la rue des Anglaises...

Illuminé par un souvenir soudain, l'ancien cuisinier se frappa le front.

—C'est donc vous, s'écria-t-il, qui observez cette Caroline.

—Vous devinez cela!...

—Eh!... je savais très bien que je n'étais pas seul à «la filer» mais qu'y faire? On voit que vous ne connaissez pas l'envers de Paris. A côté de la vraie police, et malgré elle, s'agitent, se remuent, intriguent je ne sais combien de polices clandestines. Si on s'obstine à tirer certaines choses au clair, on risque sa peau, et je tiens énormément à la mienne.

Évidemment, Perpignan cherchait à égarer la conversation.

—Voyons, voyons, interrompit le bonhomme, revenons à nos moutons; pourquoi épiez-vous Caroline Schimel?

—Pourquoi?... Dame... parce que... En, vérité, je ne sais si je dois... Vous connaissez la devise de mes circulaires: Célérité et discrétion. Vous touchez à un secret qui ne m'appartient pas, qui a été confié à ma probité...

Le bon Tantaine eut un mouvement d'impatience et de dépit.

—Jouons-nous cartes sur table? fit-il.

—Oui, assurément.

—Alors, pourquoi parler de discrétion, lorsque précisément vous suivez Caroline pour votre compte, espérant arriver par elle à pénétrer un mystère dont on ne vous a confié qu'une très petite partie?

Si abasourdi que fût l'ex-cuisinier, il essaya encore de dissimuler.

—Êtes-vous sûr de ce que vous avancez? demanda-t-il.

—Si sûr que je puis vous dire que le client au secret vous a été amené par un avocat, Me Catenac.

Décidément Perpignan était battu. Ce n'était plus de la surprise qu'exprimait sa physionomie, c'était la stupeur, l'effroi.

—Sacré tonnerre!... s'écria-t-il, en levant les bras au ciel, quel mâtin que ce Mascarot! Il sait tout, tout!...

Enfin, le vieux clerc d'huissier obtenait l'effet attendu, et c'est avec une visible jubilation qu'il tracassait ses lunettes.

—Non, répondit-il, le patron ne sait pas tout, et la preuve, c'est que je viens vous demander de nous apprendre ce qui s'est passé entre le client de maître Catenac et vous. Voilà le service que nous attendons de votre obligeance.

—Et je vous le rendrai, sacrebleu!... Mascarot, décidément, est un solide lapin, je parie de son côté. Et, tenez, parole sacrée!... Je serai franc... Voilà la chose:

Il y a de cela trois semaines, un matin, je venais d'expédier une douzaine de clients, chez moi, rue du Four, quand ma bonne m'apporte une carte: Je lis: Catenac, avocat. Je réponds: connais pas, faites entrer. Il entre, et après un bout de conversation, il me demande si je suis de force à retrouver une personne dont on a perdu la trace depuis très longtemps. Je lui affirme que oui, naturellement puisque c'est mon métier.

Là-dessus, il me prie de rester chez moi le lendemain matin, parce que sur les dix heures on viendra m'en apprendre plus long.

En effet, le lendemain, à dix heures précises, je vois entrer un homme respectable et pauvrement vêtu. Soixante ans, redingote de garçon de bureau retraité, chapeau fatigué, mais propre.

Mais on a du flair, Dieu merci! Je regarde le linge: blanc comme neige, fin comme satin. Je lorgne la chaussure: souliers premier choix. J'examine les mains: peau fine, soignée, ongles limés et polis.

Alors, je me dis: Parfait! Voici un innocent vieillard qui se croit supérieurement déguisé, laissons-lui ses illusions, mais ouvrons l'œil.

Poliment, je lui avance mon propre fauteuil, il s'asseoit, et, sans se faire prier, il me dégoise sa petite affaire.

«—Monsieur, me dit-il, tel que vous me voyez, je n'ai pas toujours été heureux. J'étais, à une certaine époque, si absolument dénué de ressources que je fus contraint de porter aux Enfants-Trouvés un petit garçon que je venais d'avoir d'une maîtresse que j'adorais et qui est morte.

«Il y a de cela vingt-quatre ans.

Allons, jette ton couteau!
Allons, jette ton couteau!

«Aujourd'hui, je suis vieux, je suis seul dans la vie, je possède une certaine aisance.

«Je donnerais la moitié de ma fortune pour retrouver cet enfant.

«Pensez-vous que cela soit possible?»

Outre qu'il a été cuisinier, qu'il dirige un bureau de renseignements, et qu'il possède une troupe de petits Italiens, Perpignan est beau parleur.

Il était superlativement flatté de l'attention du père Tantaine et n'était pas fâché de lui prouver, croyait-il, que sous certains rapports il vaut bien B. Mascarot.

Aussi parlait-il avec une lenteur calculée pour exciter l'impatience de son auditeur, soulignant ses intentions, triant ses phrases et épluchant ses mots.

—Vous comprenez aisément, cher monsieur Tantaine, reprit-il après une pause, que la naïve proposition de ce vieillard me réjouit considérablement.

Je n'apercevais à faire qu'une démarche fort simple, consistant à aller prendre des renseignements à l'hospice où avait été déposé l'enfant en question. Je me disais que ce vieux serait bien pauvre si la moitié, le quart même de sa fortune ne me dédommageait pas amplement de mes peines.

Je lui répondis donc bravement que je me faisais fort de le satisfaire, pourvu qu'il consentit à m'accorder un peu de temps.

Mais, ainsi que vous l'allez voir, je me réjouissais beaucoup trop tôt, et le bonhomme était un fin renard.

Après m'avoir bien laissé causer et m'enferrer, il m'arrêta:

«—Vous ne m'avez pas laissé finir, reprit-il, laissez-moi vous expliquer toutes les circonstances, et peut-être votre zèle sera-t-il refroidi, et jugerez-vous la tâche moins aisée.»

—Naturellement, je lui répondis qu'avec les surprenants éléments d'investigations que je possède, nul ne saurait se dérober à mes recherches, et que pour moi l'Europe n'est qu'une cage où je n'ai qu'à allonger la main pour saisir l'oiseau que bon me semble, si sûrement qu'il se présume caché.

C'est qu'en effet, l'organisation de mon bureau de renseignements est telle que, sans vanité, je puis me vanter...

—Passons! passons!... dit le père Tantaine, je connais.

—Soit, fit l'ancien cuisinier. Aussi bien vous êtes de force à deviner tout ce que je puis dire à un client.

Lui, qui ne connaît pas «la partie» comme vous, m'écoutait de l'air le plus satisfait.

«Tant mieux, répondit-il, si vous êtes habile comme le prétend Me Catenac et puissant autant que vous l'affirmez. Jamais occasion plus rare et plus belle d'exercer votre perspicacité ne s'est présentée.

«Ainsi que vous pouvez le croire, j'ai, de mon côté, tenté quelques démarches, elles ont été bien inutiles.

«Pour commencer, je me suis transporté à l'hospice où mon enfant avait été déposé.

«On s'y souvient parfaitement de lui.

«On m'a montré le registre sur lequel il avait été inscrit à la date du dépôt.

«Seulement, on ne sait ce que ce pauvre abandonné est devenu.

«A l'âge de douze ans et demi, il s'est échappé de l'hospice, et depuis on n'a pas eu de nouvelles de lui. Toutes les tentatives faites, lors de sa fuite, pour retrouver ses traces, sont restées infructueuses. Ou ne sait ni où il est allé, ni ce qu'il est devenu, ni même s'il est vivant ou mort.»

—Eh! eh! ricana le père Tantaine, le problème est joli, il n'y a pas à soutenir le contraire.

—Joli!... répondit Perpignan, cela vous plaît à dire, moi je prétends et je soutiens qu'il est à peu près insoluble. Allez donc au bout de dix ans passées retrouver la piste d'un moutard qui est devenu un homme.

—On a vu plus fort que cela.

L'accent du vieux clerc d'huissier dénotait une si ferme conviction que Perpignan en fut troublé et lui lança un regard gros de défiances.

Il put supposer que l'affaire avait été offerte à B. Mascarot, qui l'avait acceptée et la poursuivait avec quelque espoir de succès.

—Acceptable ou non, reprit-il, sans trop dissimuler le froissement de sa vanité, comme je n'ai pas la prétention d'être aussi fort que votre patron, la proposition de mon client me cassa bras et jambes.

Je fis bonne figure, cependant, et je lui demandai s'il serait possible de se procurer un signalement du moutard.

Il me répondit qu'on me le donnerait très exact et très minutieux, car plusieurs personnes, la supérieure de l'hôpital entre autres, se le rappelaient fort bien, et que de plus on me procurerait divers autres renseignements qui me seraient très utiles.

—Et vous avez sans doute, ce signalement et ces renseignements?

—Pas encore.

—Allons donc! c'est une plaisanterie!...

—C'est la vérité pure, parole sacrée!... Je ne sais si le bonhomme avait lu dans mon œil ma déconvenue et mes hésitations, toujours est-il qu'il refusa net de s'expliquer plus clairement sur le moment.

Peut-être n'était-il venu ce jour-là que pour prendre une consultation.

«Une affaire comme celle-ci, me dit-il, mérite qu'on réfléchisse, qu'on se consulte. Elle est d'autant plus épineuse et délicate, que toutes les recherches doivent être faites dans le plus profond secret. Il ne faut songer ni à réclamer l'aide de la police ni à employer la publicité des journaux.»

Je pensai que le vieux avait surtout besoin d'être rassuré, et je me mis à lui expliquer que mon établissement est avant tout le tombeau des secrets.

Il me répondit simplement qu'il le croyait bien. Puis, après m'avoir prié de lui rédiger un projet d'investigations que je remettrais à Me Catenac, il me déclara qu'il ne voulait pas abuser de mon temps pour rien, et il tira de son portefeuille un billet de 500 francs qu'il déposa sur ma table.

Je le repoussai, quoiqu'il m'en coûtât. C'était trop ou pas assez, et j'espérais mieux pour plus tard.

Mais il insista, m'affirmant que nous nous reverrions, et m'annonçant qu'en attendant j'aurais affaire à son avocat, Me Catenac.

Sur quoi, il se leva et sortit, me laissant bien moins occupé de ses recherches qu'intrigué à son sujet.

Voilà tout!...

Il était clair pour le père Tantaine que l'ex-cuisinier disait la vérité. Cependant, comme il omettait un point essentiel:

—Quoi!... lui demanda-t-il, vous n'avez pas cherché à savoir qui est ce vieillard qui avait recours à un travestissement.

Pendant un moment, Perpignan parut se consulter. Mais il comprit vite qu'avec un homme aussi bien renseigné que l'envoyé de B. Mascarot, les réticences étaient puériles.

—Si!... répondit-il. Mon client était encore dans les escaliers que déjà j'avais passé une blouse, puis une casquette, et que je m'élançais sur ses traces. Arrivé dans la rue, je le vis à dix pas en avant. Je le suivis, et bientôt je le vis entrer, comme chez lui, dans un des beaux hôtels de la rue de Varennes.

C'était bien cela, et cette franchise devait aller au cœur du vieux clerc d'huissier.

—Et votre client était bien chez lui, interrompit-il, vous aviez eu l'honneur de donner une consultation au duc de Champdoce en personne.

—Vous l'avez dit. J'ai dans ma clientèle le duc de Champdoce, ce qui est, j'ose le dire, un peu flatteur. Seulement, je veux être étranglé par le diable, après avoir failli l'être par vous, si je devine comment vous avez découvert tout cela.

—Oh!... répondit modestement Tantaine, le hasard est si grand!... Mais ce que je n'aperçois pas, c'est le trait d'union entre le duc et Caroline.

L'ancien cuisinier eut une grimace narquoise.

—Vraiment!... fit-il. Alors pourquoi la faites-vous suivre?... Mes raisons, à moi, sont fort simples. Comme bien vous pensez, j'ai pris sur le duc de Champdoce tous les renseignements à ma portée. C'est, m'a-t-on dit, un très grand seigneur immensément riche et de mœurs très austères. Il est marié et vit très bien avec sa femme. Ils avaient un fils unique, ils l'ont perdu l'an passé, et depuis cette mort, ils sont inconsolables.

Alors, je me suis dit ceci:

On a beau être duc, on est homme. M. de Champdoce, dans sa jeunesse, aura eu, de quelque goton, un enfant qu'on aura porté à l'hospice et qu'on aura oublié.

Son héritier légitime étant mort, n'ayant personne à qui léguer sa fortune et son nom, le duc s'est souvenu, du fils de la goton, qui après tout est le sien, et il voudrait le retrouver.

Que pensez-vous de la conclusion?...

—Elle me semble logique, mais elle ne me dit rien de vos vues sur Caroline Schimel!...

Il est sûr que Perpignan était loin d'être de la force du doux émissaire de B. Mascarot. Mais il n'était point assez simple pour ne pas sentir qu'il subissait un interrogatoire en règle.

S'il ne se révoltait pas, lui si arrogant, c'est qu'il n'avait que trop conscience de sa dépendance absolue.

D'ailleurs, la confession une fois commencée, autant la faire entière et sincère. Enfin, au bout de toutes ces questions, il pressentait, il entrevoyait quelque proposition avantageuse.

—Vous devez penser, cher monsieur Tantaine, reprit-il, que, mon opinion, une fois arrêtée sur le mobile du duc de Champdoce, mon premier soin a été de m'enquérir de son passé. Je n'avais pas la prétention de remonter jusqu'à la mère de l'enfant, mais j'espérais fort recueillir sur elle quelques détails biographiques. Je regrette de l'avouer, mes investigations sont restées absolument infructueuses.

—Quoi!... avec tous les éléments que vous possédez!...

—Raillez-moi, c'est ainsi. Des trente domestiques qui emplissent les antichambres, les cuisines et les écuries de l'hôtel de Champdoce, il n'en est pas un qui soit dans la maison depuis plus de douze ans. Où sont allés ceux qui servaient le duc quand il était jeune? Je n'ai pu les retrouver.

J'étais aussi dépité que possible, quand un jour, par le plus grand des hasards, étant entré chez un marchand de vins de la rue de Varennes, j'entendis parler d'une servante qui était chez notre homme il y a vingt-cinq ans et qui encore maintenant en reçoit une petite rente.

Cette servante était Caroline Schimel.

J'ai sû son adresse par un valet de pied et je la fais suivre.

—Qu'espérez-vous donc d'elle?

—Pas grand'chose, je l'avoue. Cependant, cette petite pension qu'on sert à cette fille me porte à croire qu'elle a rendu autrefois quelque service à ses maîtres. Ne peut-on pas supposer qu'elle a eu connaissance de la naissance de cet enfant naturel?

—La présomption est peu probable! fit le vieux clerc d'huissier, de l'air le plus indifférent du monde.

—Du reste, reprit Perpignan, je n'ai plus revu M. de Champdoce.

—Mais avez-vous vu M. Catenac?

—Oui, trois fois.

—Et il ne vous a donné aucune indication nouvelle? Il ne vous a même pas dit à quel hospice a été déposé l'enfant?

—Rien... C'est à ce point qu'à ma dernière visite, je lui ai déclaré que je commençais à me lasser d'être tenu le bec dans l'eau. Il devait tout me révéler, cette fois-là... Ah bien! ouitche! Je l'ai trouvé tout chose. C'était à jurer qu'il grillait de renoncer à l'affaire, et que même il regrettait de s'en être mêlé.

Le bon Tantaine n'en était pas à s'étonner des tergiversations de l'honorable avocat. Il reconnaissait l'effet des menaces de B. Mascarot. Cependant il parut partager le mécontentement de son interlocuteur.

—Est-ce que tous ces faux-fuyants ne vous semblent pas singuliers? demanda-t-il.

—Pas trop. Je parierais que ce M. Catenac n'est pas plus avancé que moi. Le duc, très probablement, hésite à se livrer tout à fait. Dame! c'est grave, convenez-en. A sa place, je craindrais de retrouver mon moutard encore plus que je ne le désirerais. Qui sait ce que fait le futur héritier des Champdoce? Il doit écumer les barrières, à moins qu'il n'achève ses études dans quelque maison centrale. Que voulez-vous que devienne un garnement qui, à treize ans, s'est enfui d'un endroit où il était très bien?

Mieux que tout autre, Perpignan, le tyran de quarante pauvres petits musiciens des rues, peut savoir quel abîme de misère et d'infamie attendent les enfants abandonnés.

—J'avais cependant imaginé un plan assez beau, continua-t-il. Avec de l'argent et de la patience, on peut, en matière d'investigations, accomplir des miracles.

—Je suis de votre avis.

—Et bien!... voici ce que je comptais faire. Je traçais autour de la ville, comme un cercle idéal, que je parcourais méthodiquement. Je me disais: J'entrerai dans toutes les maisons de tous les villages, dans toutes les auberges, dans toutes les cabanes isolées, j'en rassemblerai les habitants, et je leur tiendrai ce langage:

«Quelqu'un de vous se souvient-il d'avoir, à telle époque, recueilli, ou logé, ou nourri, ou même vu un enfant de tel âge, vêtu comme ça et comme ça, fait de telle façon? etc.» Et indubitablement je rencontrerais quelqu'un qui me répondrait: «Oui, je me souviens!» Or, fiez-vous à moi. Du moment où j'aurais eu entre les doigts un bout de fil conducteur, je serais bien venu à bout de démêler l'écheveau.

La méthode parut si ingénieuse et si pratique au bon père Tantaine, qu'il ne crut pas devoir taire son impression.

—Pas mal imaginé!... fit-il.

L'ancien cuisinier n'osa cependant pas trop s'enorgueillir de cette approbation. Le bonhomme avait une si singulière façon de distribuer le blâme et l'éloge, que bien malin il eût été celui qui eût pu dire ce qu'il en fallait prendre ou laisser.

—Eh! mille tonnerres!... s'écria Perpignan, vous me feriez croire à la fin que je ne suis qu'un sot! Je vous semble niais? Ce n'est pas surprenant, vous me tenez. Tout cela ne m'empêche pas d'avoir des inspirations. Ainsi, par exemple, au sujet de cet enfant, il m'est venu une petite idée qui, bien conduite, pouvait devenir très avantageuse.

—Peut-on la connaître?

—A vous on peut tout révéler sans danger, n'est-ce pas? Donc je m'étais dit: Découvrir cet enfant est à peu près impossible, mais pourquoi n'en pas supposer un, qu'on stylerait et qu'on lui substituerait adroitement?

A cette proposition inattendue, le bon Tantaine bondit sur sa chaise et porta précipitamment la main à ses lunettes. C'est son geste des grandes circonstances. Peut-être s'assure-t-il ainsi que son œil est bien à l'abri et ne peut rien révéler de ce qui se passe en lui.

—C'était hardi!... prononça-t-il, c'était audacieux.

Perpignan avait fort bien vu le tressaillement du bonhomme, mais il le prit pour un involontaire hommage rendu à sa belle conception. Plus habile, moins convaincu surtout de son infériorité, ce qui est la plus grande des faiblesses, il eût bien senti qu'il venait de trouver le défaut de la cuirasse.

—Oui!... c'était crâne, reprit-il, et même diablement chanceux. Mais je n'y pense plus.

—Vous avez peur?

—Moi!... C'est vous qui me demandez si... Sacré tonnerre! vous ne me connaissez donc pas!... Peur!... moi!...

Le vieux clerc d'huissier était certainement ému, car sa voix devenait de plus en plus onctueuse.

—Alors pourquoi renoncer? interrogea-t-il.

—Pourquoi?... La belle malice! Parce qu'il n'y a pas moyen, mon vieux papa, parce qu'il y a un obstacle.

—Je n'en vois pas, prononça nettement Tantaine, qui voulait aller jusqu'au fond de la pensée de son interlocuteur.

—Tiens!... sacrebleu! Au fait, j'ai peut-être omis ce détail.... Le duc de Champdoce m'a dit expressément qu'il était certain de pouvoir constater l'identité de son enfant, grâce à certaines cicatrices.

—De quelle sorte?

—Ah! dame... vous m'en demandez trop long.

Sur cette réponse, le vieux clerc se dressa brusquement, dissimulant ainsi à son interlocuteur la violence de son émotion.

—Par ma foi!... cher monsieur Perpignan, dit-il de l'air le plus dégagé, je suis au désespoir d'être venu vous troubler... Mon patron avait supposé que vous chassiez le même lièvre que lui, il se trompait... C'est dire que nous vous laissons le champ libre.

L'ex-cuisinier voulait répondre, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte, et poursuivait:

—A votre place, je m'en tiendrais au premier plan que vous m'avez soumis. Vous n'arriverez certes pas à l'enfant, mais si vous savez vous y prendre, vous tirerez du duc de Champdoce bien des billets de mille francs. Mes excuses... et au revoir.

L'ancien cuisinier était-il dupe de l'explication? Le doux Tantaine ne se le demanda même pas. Que lui importait!... L'important était de ne rien laisser apercevoir de ses sensations, il craignait de se trahir, et c'est en toute hâte qu'il quitta la «fabrique» de Perpignan.

—Il y a des cicatrices, grommelait-il, tout en remontant la ruelle des Reculettes, et je l'ignorais, et Catenac, le traître, ne me prévient pas!

XXIII

B. Mascarot expliquait d'une façon aussi simple que saisissante sa façon d'opérer, lorsqu'il se comparait à ces montreurs de marionnettes qui, invisibles pour les spectateurs, tiennent les ficelles de tous les pantins qui s'agitent sur leur petit théâtre.

André s'était précipité entre le père et le fils.
André s'était précipité entre le père et le fils.

Dès que volontairement ou fortuitement un personnage se trouvait mêlé à l'action dont il préparait depuis si longtemps et avec tant de patience le dénoûment, B. Mascarot lui attachait,—pour parler son langage,—«un fil de manœuvre».

En d'autres termes, plus clairs que cette image théâtrale, il mettait ce personnage sous la surveillance discrète d'un de ses anges gardiens.

Ainsi, il n'y avait pas deux heures que André avait quitté Modeste, au coin de l'avenue de Matignon, que déjà il avait à ses trousses un espion chargé de rendre compte de toutes ses actions, de ses démarches les plus insignifiantes, à l'honorable placeur.

Ce «fileur» n'était autre que le collègue de Beaumarchef, La Candèle, un garçon de mérite, assure Mascarot. Il avait surtout ordre d'être prudent et de se cacher avec un soin extrême.

Mais, en vérité, il n'était pas besoin de précautions.

L'idée que Sabine de Mussidan était sauvée emplissait bien trop le cœur et l'esprit d'André pour qu'il pût prêter la plus légère attention aux choses extérieures. L'univers s'écroulant ne l'eût pas distrait de son bonheur.

Maintenant, d'ailleurs, son amour entrait dans une phase nouvelle, et jamais ses espérances ne lui avaient paru si réalisables.

Il avait un ami, à cette heure, M. de Breulh-Faverlay; une confidente, Mme de Bois-d'Ardon, deux alliés dont l'influence, à un moment donné, pouvait être décisive.

Or, il n'en était plus à s'indigner presque du dévoûment de M. de Breulh.

Leurs communes angoisses, pendant trois jours, avaient établi entre eux une de ces amitiés solides comme le temps seul n'en cimente pas.

Mais plus l'avenir souriait à André, plus il se répétait qu'il lui fallait se remettre à l'ouvrage avec une ardeur nouvelle. Il avait bien du temps perdu à se désoler à rattraper.

Il quitta donc, ce soir-là, M. de Breulh de fort bonne heure, après un dîner qui fut excessivement gai.

—A partir de demain, lui dit-il en lui serrant la main, s'il vous plaît de lever le nez quand vous traverserez les Champs-Élysées, vous m'apercevrez, hissé sur un échafaudage, en train de gratter le moellon.

Il fallut à André une partie de la nuit pour achever les dessins qu'il devait soumettre à M. Gandelu, cet entrepreneur si riche, dont il devait sculpter la maison depuis les soupiraux des caves jusqu'aux corniches des cheminées.

Levé de bon matin, il donna comme tous les jours un regard et une pensée à ce portrait de Sabine qu'il cachait à tous les yeux, et, prenant son carton à dessins, il sortit pour se rendre chez M. Gandelu, l'heureux père du jeune M. Gaston.

C'est rue de la Chaussée-d'Antin, dans une maison qui lui appartient et qui ne semble pas exposée à l'expropriation, que demeure cet entrepreneur presque célèbre depuis qu'il a fait construire le joli théâtre des Comédies-Parisiennes.

Lorsque André se présenta chez lui, sur les dix heures, le domestique auquel il s'adressa lui conseilla fortement de remettre sa visite à un autre moment.

—Je ne sais ce qu'a monsieur, ce matin, lui dit cet homme; mais jamais, non, jamais, depuis cinq ans que je suis à son service, je ne l'ai vu dans un état pareil... Il a tout saccagé dans son cabinet. Et, tenez... écoutez!

Point n'était besoin de prêter l'oreille pour distinguer les éclats d'une voix puissante, un bruit de meubles qu'on brisait, et des jurons à faire frémir un sous-officier de cavalerie.

—Monsieur est comme cela depuis une heure, ajouta le domestique; ça l'a pris après la visite de son avocat, M. Catenac, qui est venu dès patron-minet; ainsi, à la place de monsieur.

Mais André était pressé.

—Qu'importe! fit-il, votre maître ne me mangera pas... Annoncez-moi.

Le domestique obéit, non sans quelques observations encore, et ouvrit à André la porte d'une pièce immense, fort richement décorée, au milieu de laquelle l'entrepreneur gesticulait furieusement, armé du montant d'une chaise dont les débris étaient à ses pieds.

A soixante ans passés, M. Gaudelu peut, hardiment, ne s'en laisser donner que cinquante.

C'est une manière d'Hercule limousin, au torse noueux, aux épaules carrées, à la main velue, plus large qu'une épaule de mouton, gros, grand, large, travaillé par le sang, gêné dans ses paletots doublés de satin, et paraissant toujours regretter la libre blouse de ses jeunes années.

Est-il fier ou importuné de cette idée qu'il peut aligner trois millions, peut-être quatre? Le discerner est malaisé.

Il a le droit, en tout cas, de parler de sa fortune. Elle a deux nobles origines: le travail et l'économie. Ses envieux, en remontant jusqu'à la source, c'est-à-dire jusqu'à la première pièce de cinq francs portée à la caisse d'épargne, ne réussiraient pas à trouver une tache de boue.

Cependant il ne fait pas sonner haut ses écus. Il aime bien mieux parler de ce bon temps où il était si malheureux, et où il escaladait les échelles, pliant sous le faix d'une «truellée gâchée serrée».

Pour grossier, il l'est autant que du pain d'orge, et vulgaire, et brutal, et violent plus que la poudre, et mal élevé. Seulement...

Seulement, sous cette rude enveloppe, se cachent, comme le diamant sous sa gangue, les plus nobles et les plus généreux sentiments et une probité intacte.

Il jure comme un païen, c'est vrai; il fait des cuirs, c'est incontestable: il tire toutes ses comparaisons du «bâtiment», c'est ridicule. Mais il est bon, mais il n'a jamais refusé un service, mais il comprend toutes les délicatesses. Il a les mains caleuses, mais non le cœur.

Dès que la porte s'ouvrit:

—Quel est, s'écria-t-il, le jean-sucre!...—Il disait: jean, mais non pas: sucre.—Quel est le jean-sucre qui se permet de venir me déranger.

—Vous m'aviez donné rendez-vous, monsieur, commença André.

Le jeune peintre ornemaniste avait bien fait d'insister pour entrer; il s'en aperçut vite.

En le reconnaissant, le front de l'entrepreneur se dérida.

—Ah! c'est vous, dit-il d'une voix subitement radoucie; venez, jeune homme, votre visite ne pouvait mieux tomber; vous voir me plaît. Entrez, et asseyez-vous... s'il y a encore une chaise d'aplomb.

Le domestique avait eu raison d'affirmer que son maître venait d'avoir une crise terrible. Il n'y avait pour ainsi dire pas un meuble du cabinet qui fut intact. La garniture même de la cheminée était à terre.

—Je vous aime, moi, poursuivait M. Gandelu, qui ne lâchait toujours pas son montant de chaise, parce que vous êtes solide et franc comme un bloc de liais. Je vous aime, parce que vous avez du cœur, de l'honneur, vous, et l'envie de bien faire; parce que vous ne boudez pas au travail...

—En vérité, monsieur...

—Ne rougissez pas comme une mariée, jeune homme, quoique ce soit beau aussi d'être modeste. Je vous ai toisé et cubé, moi, du premier coup d'œil? Est-ce que Jean Lantier, votre patron et mon ami, ne m'a pas conté votre histoire? Est-ce qu'on ne sait pas que vous vous êtes fait tout seul, à la force du poignet?...

—Oh!... monsieur, je dois ce que je sais à Jean Lantier.

—Oui, Jean est un brave, lui aussi; c'est connu. Mais c'est égal. Où il n'y a pas de pierre d'attente, on n'accroche pas une bâtisse. Quand un garçon n'a rien ici—il se battait la poitrine à la briser,—quand il n'a rien là—il se frappait le front,—on perd son temps, ses soins et ses peines. Vous n'étiez rien, vous, et vous êtes quelque chose...

C'est vainement que André essayait d'arrêter M. Gandelu; ce panégyrique ne laissait pas que de l'embarrasser.

Mais l'entrepreneur était lancé.

—Oui, insista-t-il, vous êtes quelque chose. Vous faut-il cent mille francs pour entreprendre quelque affaire? ils sont à votre service, à trois, pour le temps que vous voudrez. Ah!... si j'avais une fille et qu'elle vous plût! Je vous dirais: Tope, garçon!... elle est à toi, voilà la dot, écus, et je vous bâtirais une maison!...

André ne connaissait pas assez M. Gandelu pour comprendre d'où soufflait l'orage.

—Il faut bien se remuer, fit-il, quand on ne peut compter que sur soi.

—C'est vrai, fit l'entrepreneur d'une vois profonde qui trahissait une cruelle souffrance; vous n'avez jamais connu vos parents. Vous ne savez pas ce qu'est un père, vous, un bon père... vous aimeriez le vôtre, vous!...

Il s'interrompit, et comme André ne répondait pas, brusquement il lui demanda:

—Vous connaissez mon fils?...

Le ton de M. Gandelu, cette question à brûle-pourpoint: «Connaissez-vous mon fils?» devaient éclairer André.

Le sens de toutes les paroles de l'entrepreneur, obscur jusqu'alors, éclatait à ses yeux. Les raisons de toutes ces violences, il les pressentait.

Il se trouvait, c'était évident, en présence d'un père justement irrité, qui prenait une triste et amère satisfaction à comparer son fils à un jeune homme dont il estimait l'intelligence et l'énergie.

André, qui se souvenait trop du dîner donné chez Rose, et qui avait encore sur le cœur certaines expressions de M. Gandelu fils, hésita quelque peu à répondre.

Il se demandait si, pour couper court, il ne serait pas sage de dire: «Non», tout simplement. Puis il pensa que ce serait là, probablement, un mensonge inutile, et c'est en devenant fort rouge qu'il dit:

—J'ai eu le plaisir de me trouver une ou deux fois avec M. Gaston.

L'entrepreneur à ces mots, bondit comme s'il eût reçu un coup de fouet en pleine figure, et d'un terrible revers du montant de chaise qu'il ne lâchait toujours pas, il fit voler en éclats un des panneaux d'une magnifique armoire de chêne.

—Saint bon Dieu! s'écria-t-il avec un accent terrible, ne prononcez jamais ce nom-là devant moi! Gaston!... Est-ce que véritablement vous croyez que mon fils à moi, Nicolas Gandelu, se nomme Gaston? Il a été baptisé Pierre, du nom de défunt mon père, qui était terrassier de son état, qui était un homme. Ce nom de Pierre a fait honte à ce sot qui est mon fils. Il ne le trouve pas assez relevé. Il lui faut un petit nom d'amour bien doux, et surtout distingué, à donner comme sien à ces créatures qui le grugent en se moquant de lui. Pierre!... c'est commun, ça pue le travail et l'honnêteté! Tandis que Gaston!... Diable! ça sent son prince et ça fleure la pommade. Gentil, Gaston, mignon, joli... donnez patte à maîtresse!

L'expression de l'entrepreneur, en même temps qu'il s'efforçait d'imiter une voix flûtée, était si réellement comique, en dépit de sa douleur, que André, à grand'peine, dissimula un sourire.

—Si c'était tout, poursuivit M. Gandelu, je hausserais les épaules et ne dirais mot. Mais avez-vous vu ses billets de visite? Il fait mettre dessus: Gaston de Gaudelu, et il y a une couronne de marquis dans un des angles, Marquis! lui, le fils d'un homme qui a servi les maçons! marquis! quand moi, son père, je n'ai pas encore essuyé sur mon échine la trace des sacs de plâtre que j'ai portés!... Ah! je t'en ferai voir des de! Ah! je t'en donnerai des marquisats!...

—Les très jeunes gens, essaya André, ont de ces petites faiblesses...

Mais M. Gandelu n'était pas un père à admettre des enfantillages de ce genre.

—Non!... répondit-il, avec une violence croissante, vous ne sauriez excuser cela. Monsieur mon fils rougit de moi. Porter un nom pur et sans tache le gêne. Il y en a tant comme cela! Il trouverait meilleur d'être le fils d'un gredin titré. Il prétend que ce titre le pose dans la société. Elle est bien, et vaut qu'on y tienne, sa société! Un ramassis de fripons, de filles perdues et de dupes! Je connais ses amis, des désœuvrés, des drôles, qui vont vêtus comme des poupées, frisés, gantés, des caricatures d'hommes. Méchants crevés! On les saignerait à blanc, que d'eux tous on ne tirerait pas une pinte de sang pur. C'est pour ce monde-là qu'il s'est donné un de... Quand les garçons de restaurant lui disent: «Monsieur le marquis» il est aux anges. Idiot!... Avec la moitié de ce qu'il dépense, je voudrais qu'on m'appelât sire, ou pour le moins monseigneur... Et il ne voit pas qu'on se moque de lui! On l'entoure, on le flatte, on le caresse, et il croit qu'on rend hommage à son esprit, à sa beauté... Propre à rien! C'est aux écus de ton père le maçon qu'on fait la cour...

La situation d'André devenait de plus en plus pénible et délicate. Il eut donné bien des choses pour échapper à ces confidences arrachées à la colère, mais il ne pouvait se faire entendre, et il n'osait se retirer.

—Il n'a que vingt ans, poursuivait M. Gandelu, et déjà il est usé, fané, flétri, fini. Il est vieux, ses yeux clignotent et ses cheveux tombent. Il ne tient pas debout, il n'a que le souffle, et il passe ses nuits à boire. Mais c'est ma faute, aussi, j'ai été trop bon. J'ai toujours été à plat-ventre devant sa volonté. Il m'aurait demandé ma vieille peau pour lui faire une descente de lit, je la lui aurais donnée. Depuis qu'il sait parler, il n'a eu qu'à dire: Je veux, et il a eu...

J'avais perdu ma pauvre femme, je n'avais que lui...

Savez-vous ce qu'il a ici? Un appartement de prince, deux domestiques et quatre chevaux à sa disposition. Je lui donne tous les mois 1,500 francs pour ses cigares; il m'en carotte autant... et il va partout répétant que je suis un vieux pingre, un grippe-sous, et il s'endette, et il a déjà escompté la fortune de sa pauvre mère...

Il s'interrompit brusquement, et de cramoisi qu'il était, devint livide. Un frémissement convulsif fit trembler ses lèvres, ses yeux lancèrent des éclairs.

La porte venait de s'ouvrit, et le jeune M. Gaston,—Pierre de son vrai nom,—apparaissait pimpant, suffisant, luisant, l'air ravi, comme toujours de son séduisant personnage.

Il s'avança d'un pas délibéré, le chapeau sur la tête, le cigare aux dents.

—Bonjour, papa, dit-il; ça va bien, ce matin?

Mais le père recula tout frissonnant.

—Ne m'approchez pas! cria-t-il, arrière!

Le jeune M. Gaston s'arrêta un peu surpris, interrogeant André de l'œil.

—Pas content ce matin, papa, ajouta-t-il. Est-ce que la goutte reviendrait? Mauvaise affaire...

L'entrepreneur étouffa le cri de douleur de l'homme blessé au cœur, et fit avec sa barre de bois un si terrible moulinet, que son fils jugea prudent de se reculer.

André s'était précipité entre le père et le fils.

—Oh! ne craignez rien, dit l'entrepreneur d'un ton funèbre, j'ai encore ma raison!

Et soit qu'il voulût rassurer le jeune peintre, soit qu'il se défiât de sa violence, il jeta dans un coin l'arme, terrible entre ses mains, qu'il tenait.

Certainement, M. Gaston avait été quelque peu effrayé; mais c'est un garçon solidement trempé, et qui ne perd pas facilement sa belle assurance.

—De quoi!... murmura-t-il, un infanticide! Ah! mais non! je la trouve mauvaise! Je demande à ne pas être de cette petite fête de famille, comme dit Dupuis des Variétés, dans...

Il n'acheva pas la citation. André venait de lui saisir le poignet, et le lui serrait à le faire crier, en lui soufflant à l'oreille;

—Plus un mot.

Mais le silence lugubre qui suivit ne pouvait faire le compte de M. Pierre-Gaston.

—Oui, reprit-il, silence et mystère... connu. Seulement, je voudrais bien savoir de quoi il retourne, et ce que cela signifie?

C'est à André que répondit M. Gandelu.

—Je vais tout vous expliquer, monsieur André, commença-t-il, et vous me plaindrez, vous, et vous comprendrez ma souffrance. Hélas! mon malheur doit être celui de bien des pères. On dit que c'est notre destinée, à nous autres parvenus, de bâtir sur le sable et de voir s'effondrer tous les projets que nous formons pour l'avenir de nos enfants. Nos fils, qui devraient être la glorification de notre travail, deviennent comme le châtiment de notre orgueil.

—Pas mal! pour un homme qui n'en fait pas son métier, murmura le jeune monsieur Gaston, j'ai toujours dit que papa finirait dans les bénisseurs.

M. Gandelu, par bonheur, ne put entendre cette nouvelle impertinence. Il poursuivait d'une voix rauque et brève:

—Ce malheureux qui est là, monsieur André, est mon fils. Sur la mémoire de sa sainte mère, défunte ma femme, je jure que depuis vingt ans il a été ma seule et unique préoccupation. Voici vingt ans que sa pensée emplit mon cœur, ma tête, mes veines, que je ne vis que par lui et pour lui. Eh bien! la semaine passée, il pariait, il jouait sur ma vie ou ma mort, comme vous parieriez sur une de ces rosses qu'on va voir sauter des haies aux courses de Vincennes...

—Ah! mais non! s'écria le jeune M. Gaston, celle-là est trop forte.

L'entrepreneur eut un geste de mépris éclatant.

—Ayez donc au moins, dit-il, le courage de votre infamie, de votre crime. Pauvre garçon!... vous m'avez cru aveugle, parce qu'il ne me plaisait pas de vous dire: Je vois! Il m'a bien fallu ouvrir les yeux à la fin...

—Cependant, papa...

—Ne niez pas... Ce matin, mon homme d'affaires, Me Catenac, est venu me rendre visite, et il a eu cet affreux courage, que les vrais amis ont seuls, de me dire la vérité. Je sais tout...

L'accent de M. Gandelu trahissait un tel excès d'horreur, on sentait si bien que pour lui, désormais, c'en était fait de tout bonheur ici-bas, que André demandait, non sans effroi, quelle révélation il allait entendre.

Ce devait être horrible, car l'assurance du jeune M. Gaston faiblissait, et sa verve si spirituelle et si brillante paraissait éteinte.

—C'est pour vous dire, monsieur André, reprit l'entrepreneur, que la semaine passée j'ai été pris d'une attaque de goutte comme on n'en a pas deux dans sa vie. Pendant trois jours on a cru, et je pensais bien moi-même, que j'avais gâché mon dernier sac. J'avais fait mon testament. Les bâtisses solides s'écroulent tout d'un coup, et je me sentais ébranlé des fondations au faîte. Durant ces longues heures de souffrances, mon fils ne m'a pour ainsi dire pas quitté. Et moi, pauvre niais de père, en le voyant à mon chevet, attentif et le visage triste, je me sentais pénétré d'une joie profonde.

«Il m'aime donc, me disais-je, je m'étais trompé. Sa tête est folle, mais il a bon cœur. Il me pleurerait si je mourais, il répandrait de vrais larmes.»

D'autres fois je pensais:

—«C'est tout de même bon d'être malade, on a son fils près de soi.»

Il saisit le jeune homme par la ceinture et le jeta sur
le palier.
Il saisit le jeune homme par la ceinture et le jeta sur le palier.

Hélas! c'est lorsque je disais ou que je pensais cela que j'errais misérablement.

Ce n'était pas la vie que guettait l'infâme; il épiait la mort qui devait lui livrer ma fortune.

Si son visage était triste, c'est qu'il était poursuivi, traqué, harcelé par des créanciers qui le menaçaient de s'adresser à moi.

S'il s'éloignait à peine de ma chambre, c'est que, spéculant sur mon agonie, il négociait un emprunt, et qu'il avait intérêt à faire croire mon état plus désespéré qu'il ne l'était en réalité.

Il s'était adressé à un abject usurier nommé Clergeot et en avait obtenu la promesse d'un prêt de cent mille francs, en lui affirmant, en lui écrivant que je n'avais plus que quelques jours à vivre.

Je tenais entre mes mains, il n'y a pas une heure, le papier sur lequel ont été stipulées les conditions provisoires.

Il y est dit, en propres termes, que si je meurs dans les huit jours du prêt, mon fils ne donnera que 20,000 fr. de commission. Il s'engage à rendre 150,000 fr. si je passe le mois. Enfin, si j'en échappe, il se reconnaît débiteur d'une somme de 200,000 fr...

L'entrepreneur s'arrêta. Sa respiration devenait haletante, il étouffait.

Il avait tiré son mouchoir, et d'un geste fou, il essuyait son front moite d'une sueur glacée.

—Mon Dieu!... pensait André, voici un malheureux homme qui ne me pardonnera jamais d'avoir été l'involontaire confident de ses souffrances.

Mais le jeune peintre se trompait. Les natures primitives ne sauraient souffrir en silence, il faut une issue à leur douleur quand elle est trop forte.

Ce qu'il disait à André, M. Gandelu, sans hésiter, l'eût dit à tout homme, estimable selon lui, qui fût entré en ce moment.

—Tout cela n'est encore rien, reprit-il. Avant de livrer une somme si forte, car c'est une fortune, cent mille francs, Clergeot tenait à savoir si véritablement j'étais aussi bas qu'on le prétendait. Il demandait des sûretés, il exigeait des certificats! Comment s'y prendre pour le satisfaire, pour lui donner confiance? Mon fils chercha et trouva. Oui, c'est alors que mon fils se mit à me parler sans relâche d'un médecin spécialiste, unique au monde, me jurait-il en m'embrassant, pour les maladies comme la mienne.

Je le voyais si tourmenté, si agité; il insistait avec de si douces prières dans la voix, que je me rendis à ses supplications, et qu'un soir je lui dis:

—Amène donc ce docteur, puisque tu crois qu'il me guérira.

Et il me l'amena.

Car, il faut vous le dire, monsieur André, il s'est trouvé un médecin pour accepter la mission infâme de l'usurier; un médecin que je devrais dénoncer au mépris public et à la juste indignation de ses confrères.

Il est venu, cet homme, et il est resté plus d'une demi-heure près de moi. Il me semble le voir encore, penché sur mon lit, me tâtant le pouls, m'examinant, me touchant, m'accablant de questions.

En sortant, après une prescription insignifiante, il a dit—devant mon fils qui l'avait suivi—à Clergeot, qui attendait dans la rue, le résultat de cette consultation monstrueuse:

—Vous pouvez lâcher votre monnaie, le bonhomme ne s'en tirera pas.

Voilà pourquoi, cinq minutes plus tard, mon fils reparut heureux, souriant, et me cria de la voix la plus joyeuse:

—Cela va bien, papa!

Non, cela n'alla pas bien. Cela n'alla pas, du moins, selon les prédictions du docteur.

La journée fut très mauvaise; mais la nuit, après une crise, un mieux sensible se déclara. Le surlendemain j'étais sur pied.

Or, il avait fallu quarante-huit heures à Clergeot pour rassembler ses fonds. Il apprit mon rétablissement: la négociation fut rompue... Mon fils n'a pas eu ses cent mille francs...

Il pleurait, ce pauvre vieux père, et c'était un spectacle lamentable, de voir de grosses larmes rouler silencieuses le long de ses joues et se perdre dans les rides de son visage.

C'est d'un ton déchirant qu'il ajouta:

—Que n'as-tu eu, malheureux! l'effroyable courage de hâter la mort de ton père, puisque tu la souhaites avec tant d'ardeur! Peut-être ne savais-tu pas qu'un des remèdes qu'on me faisait prendre est un poison qui ne pardonne pas? Que n'en as-tu mis dans le verre que tu portais à mes lèvres, dix gouttes au lieu d'une! Tout serait fini maintenant... et ce crime ne serait pas bien plus grand que le tien...

André ne quittait pas des yeux le jeune monsieur Gaston.

Il s'attendait à tout moment à le voir se jeter aux pieds de ce père qu'il avait si mortellement offensé et implorer le pardon, l'oubli d'une action abominable. Point.

Le jeune monsieur Gaston demeurait immobile, raide, les lèvres serrées.

Il semblait humilié, irrité, mais non touché ni ému. Et, en effet, en ce moment même, il se demandait comment l'histoire de sa négociation avec Clergeot avait pu arriver aux oreilles de l'avocat de son père, et comment surtout Me Catenac avait pu produire des preuves et montrer le projet de contrat.

Comme André, l'entrepreneur avait espéré que son fils allait demander grâce; il s'apprêtait peut-être déjà à pardonner...

Mais voyant qu'il s'obstinait au silence:

—Vous connaissez, mon cher André, reprit-il avec une violence nouvelle, le noble emploi que mon fils ferait de ma fortune? Il la porterait à une créature ramassée au ruisseau, dont il a fait sa maîtresse, et qui le berne comme les autres. Il l'a établie vicomtesse, comme il s'était installé marquis. Vicomtesse de Chantemille!... Marquis Gaston!... Ils sont dignes l'un de l'autre!

Cette fois, Gaston-Pierre tressaillit. On attaquait l'objet aimé, il se révolta.

—Ah!... mais non!... s'écria-t-il, je ne veux pas qu'on touche à Zora, moi!

L'entrepreneur eut un éclat de rire nerveux.

—Tu ne veux pas!... répondit-il. Et si je veux, moi? Quand vous aurez vingt et un ans sonnés, vous direz: Je veux; mais, jusque-là, moi, je ferai fourrer en prison toutes les vicomtesses qui abusent de votre imbécillité!...

—De quoi!... de quoi!... vous ne feriez pas cela.

—Non, fit M. Gandelu, que cette résistance exaspérait, je me gênerais... Je sais mes droits, maintenant que Me Catenac me les a expliqués... Vous êtes mineur; votre Zora, qui s'appelle Rose, est majeure... le Code est précis, j'ai lu l'article.

—Mon père!...

—Oh! inutile de prier. Mon avocat a rédigé une plainte pour le procureur impérial, elle lui sera remise à midi, et avant la nuit votre vicomtesse sera payée de ses peines.

Si cruel fut ce coup, pour le séduisant jeune homme, que les larmes jaillirent de ses yeux.

—Zora en prison!... fit-il douloureusement.

—D'abord au dépôt, puis en police correctionnelle, et enfin à Saint-Lazare. Catenac me l'a dit, c'est réglé...

Cette dernière raillerie transporta le jeune monsieur Gaston.

—Ah!... vous abusez, s'écria-t-il, c'est honteux!... O Zora!... toi qui portes si bien la toilette. Mais laisse faire, si tu vas en police correctionnelle, j'y serai, et je ferai venir tous mes amis. Oui, papa, je suis comme ça, moi! J'irai m'asseoir à côté d'elle et je prouverai que c'est une femme honnête, voilà? Je dirai que je l'aime et que je l'estime. Si on la condamne, je lui achète des diamants. Et quand j'aurai vingt et un ans, je vivrai avec elle, et je l'épouserai plus tard!... Allez-y! On parlera d'elle et de moi dans les journaux; ça me va; ça nous posera...

Si grand que puisse être l'empire d'un homme sur soi, il lui est pour ainsi dire impossible de résister aux alternatives d'une longue lutte.

M. Gandelu qui avait eu assez d'énergie pour se contenir, lorsqu'il reprochait à son fils le plus odieux des crimes, ne put tolérer les grotesques et cyniques menaces de ce fils.

Des flots de sang affluèrent à son cerveau, il perdit la tête et se précipita vers l'arme qu'il venait de jeter à terre, sans avoir certes conscience de ce qu'il allait faire.

Par bonheur, André qui ne quittait pas de l'œil l'entrepreneur, comprit le mouvement.

Prompt comme la pensée, il ouvrit la porte, saisit par la ceinture le jeune monsieur Gaston, et le poussa sur le palier.

Et quand l'entrepreneur se retourna le bras levé, il se trouva en face du jeune peintre seul.

La surprise suffit pour lui rendre, sinon le plénitude de sa raison, au moins la faculté de réfléchir.

—Saint bon Dieu!... s'écria-t-il, qu'avez-vous fait?

—Monsieur, de grâce!...

—Eh!... ne voyez-vous donc pas que le misérable va courir chez cette coquine de femme, la prévenir, lui donner les moyens de s'échapper!... Laissez-moi passer!

Puis, comme André, qui redoutait un affreux malheur, s'efforçait de le retenir, il l'écarta d'un revers de son bras d'hercule, et se précipita dehors en appelant tous ses domestiques.

Le jeune peintre était confondu, et véritablement glacé d'horreur.

Il avait beau chercher, il ne trouvait point de termes pour qualifier cette scène incroyable, où, bien malgré lui, il avait tenu un rôle.

André n'était ni un puritain ni un niais, il avait beaucoup vécu ayant beaucoup souffert.

Il avait rencontré, en sa vie, bien des méchants et coudoyé bien des coquins; il connaissait de ces libertins dont les débauches épouvantent les familles, et de ces cerveaux brûlés qu'emportent des passions frénétiques.

Mais il n'avait jamais été à même d'observer de près un de ces pâles et malfaisants drôles sans jeunesse, sans intelligence et sans cœur, qui se flattent entre eux de représenter la fine fleur de la gentilhommerie française, et qui ont le secret de ravaler jusqu'à leurs vices.

Il s'était égayé de leurs ridicules dont le théâtre s'est emparé, non sans succès; mais il ne se doutait pas de leurs côtés odieux.

Il ne savait pas tout ce que peut contenir de vaniteuse impudence, de scélératesse froide et de plate bêtise la cervelle étroite d'un «petit crevé».

Mieux que tout autre, il pouvait juger la conduite du jeune M. Gaston, lui qui s'était trouvé seul, à treize ans, aux prises, avec les difficultés de l'existence, lui dont le cœur se serrait quand il pensait aux joies douces et salutaires de la famille dont il avait été sevré.

Mais il n'eut pas le loisir de réfléchir beaucoup. M. Gandelu reparut.

Il avait dû faire à son courage un appel désespéré, car il avait réussi à reprendre sa physionomie accoutumée, son air à la fois rude et bon.

—Voilà qui est fait, dit-il d'une voix encore un peu tremblante, mon fils est enfermé à clé dans sa chambre, et gardé à vue par un de mes domestiques, un vieux qui a été mon compagnon de truelle, et qu'il ne pourra ni corrompre ni tromper.

—Ne redoutez-vous rien, monsieur, de son exaltation?...

—L'entrepreneur haussa les épaules.

—Plût à Dieu! répondit-il, qu'on eût à craindre quelque chose! Hélas! vous ne le connaissez pas. Vous battriez longtemps son paletot avant d'en faire sortir un homme. Savez-vous ce qu'il fait en ce moment? Il est couché à plat ventre sur son lit, et il sanglotte, il pleure en appelant sa princesse. Zora! je vous demande si c'est un nom de chrétienne. Saint bon Dieu! qu'est-ce qu'elles leur font donc boire, ces créatures, pour les abêtir comme ça! Et c'est mon fils! O Françoise ma pauvre défunte, si je ne savais pas que tu es une sainte au ciel, je dirais: «Non, il n'est pas possible que ce propre à rien soit de moi!»

Il s'était laissé tomber sur un fauteuil, et s'accoudait à son bureau, le front entre ses mains.

—Vous souffrez, monsieur, demanda André.

—Oui! ça saigne en dedans. Mais j'ai été assez père comme cela, je veux être homme à présent. Je sais ce que j'ai à faire: Me Catenac m'a tracé ma ligne de conduite. Ah!... malheureux!... tu souhaites ma mort pour manger ma succession. Eh bien! tu n'auras pas même celle de ta mère. La loi est pour moi. Dès demain, j'assemble un conseil de famille et je provoque l'interdiction de mon fils. Et après cela, plus un sou. Il verra bien, quand son gousset sera vide, si on l'adore tant qu'il croit, et si on l'appelle marquis. Quant à la fille, tant pis!... elle ira en prison, elle payera pour toutes les autres.

Il s'interrompit, et ce n'est qu'après un moment de douloureuses réflexions qu'il reprit tristement:

—J'ai bien envisagé toutes les conséquences de ma plainte au procureur impérial. Elles sont affreuses. Mon fils fera comme il nous a dit, c'est certain. Je le vois d'ici, s'affichant aux côtés de cette créature perdue, la regardant tendrement, criant qu'il l'adore, se glorifiant de sa bêtise et de sa honte à la face de tout Paris... Je sais bien que les journaux s'empareront de ce scandale, que le ridicule de mon fils rejaillira sur moi, que mon nom sera comme déshonoré...

—Il y aurait peut-être quelqu'autre moyen, hasarda André.

—Non. Il faut un exemple. Si tous les pères avaient mon courage, nous ne verrions pas nos enfants épuisés à vingt ans. C'est l'avis de Me Catenac. D'ailleurs, il est impossible que ces idées d'emprunt sur ma mort et de comédie de médecin aient poussé dans l'esprit de mon fils. C'est un enfant, il est la faiblesse même: on l'aura conseillé.

Déjà ce père infortuné en était à chercher des excuses à son fils.

—Mais en voici assez, dit-il, je me connais: si je m'enfonce dans mes idées noires, je suis perdu. Je verrai vos dessins un autre jour. Sortons.

Il se leva, et regardant autour de lui:

—Voyez un peu, reprit-il, en quel état j'ai mis tout ici! Des meubles si beaux. Quand j'y voyais une tache, je la frottais avec le pan de ma redingote. Mais, quand je suis en colère, je deviens comme une bête brute, il faut que je détruise.

D'un brusque mouvement il saisit les mains d'André, et les serrant à les broyer entre les siennes:

—Vous avez peut-être sauvé la vie de mon garçon et la mienne, prononça-t-il d'une voix profonde; quand j'ai ramassé une barre de bois, j'y voyais rouge...

Et comme André se défendait:

—Oh!... ajouta-t-il, je sais que ces services-là ne se payent pas, mais c'est un compte à régler... Partons; allons jusqu'à ma bâtisse des Champs-Élysées: nous déjeunerons en chemin.

Cette bâtisse, dont André avait entrepris les sculptures à forfait, s'élève presque à l'angle de la rue Chaillot et de l'avenue des Champs-Élysées, et était encore masquée par les échafaudages.

Déjà une douzaine d'ornemanistes, embauchés par André, y étaient à la besogne. Depuis le matin, ils attendaient leur jeune camarade, devenu pour un moment leur patron, fort surpris de son inexactitude. Aussi, le saluèrent-ils d'amicales interpellations lorsqu'il leur apparut, précédant le riche entrepreneur.

Mais M. Gandelu, qui n'est pas fier d'ordinaire, c'est connu dans le bâtiment, ne sembla même pas apercevoir les jeunes ouvriers.

C'est d'un pas de spectre qu'il parcourut les divers étages, et c'est certainement sans les voir qu'il examinait les derniers travaux.

Le corps seul allait, sous l'impulsion de l'habitude; la pensée était restée rue de la Chaussée-d'Antin, dans la chambre du jeune Gaston.

Au bout d'un quart-d'heure au plus, il revint vers André.

—Je ne me sens pas bien, dit-il; je rentre, à demain.

Et il s'éloigna, la tête basse, si affaissé sur lui-même, que les ouvriers ne purent s'empêcher de le remarquer.

—Décidément, firent-ils, depuis son attaque de goutte, le père Gandelu ne va plus; il a été rudement touché.

XXIV

A peine arrivé à la «bâtisse» du riche entrepreneur, André avait quitté son paletot et revêtu une blouse de travail, roulée dans sa boîte d'outils.

—Il s'agit, avait-il dit, de regagner le temps perdu.

Il comptait le regagner, en effet, mais il n'avait pas donné vingt coups de maillet, lorsqu'un petit apprenti monta le prévenir qu'un monsieur le demandait en bas.

—Et un homme un peu cossu, même, ajouta le gamin, tout ce qui se fait de mieux dans le grand genre.

Fort contrarié d'être dérangé, André abandonna son ciseau et descendit, mais toute sa mauvaise humeur se dissipa lorsque, sur le trottoir, il aperçut M. de Breulh-Faverlay.

C'est avec l'empressement le plus sincère et le plus vif qu'André s'avança vers M. de Breulh.

Sa reconnaissance était grande pour ce généreux gentilhomme, qui, après s'être effacé devant lui avec tant d'abnégation, devenait l'auxiliaire le plus utile et le plus dévoué de ses espérances.

—Ah!... voilà qui est bien, monsieur, s'écria-t-il, de sa voix la plus joyeuse, merci de vous être souvenu de moi.

Et montrant ses mains, déjà toutes blanches de plâtre, il ajouta:

—Vous m'excuserez de ne pas vous les tendre, le métier, voyez-vous...

Les paroles expirèrent sur ses lèvres. Il remarquait enfin l'expression soucieuse du visage de M. de Breulh, et son silence contraint.

—Qu'y a-t-il? demanda-t-il tout inquiet, Mlle de Mussidan aurait-elle eu une rechute?

M. de Breulh hocha tristement la tête. Il n'y avait pas à se méprendre à ce mouvement, il signifiait clairement:

—Plût à Dieu qu'il n'y eût que cela!...

Lisez, dit-il.
Lisez, dit-il.

Hormis cela, pourtant, André n'apercevait rien qui pût l'atteindre gravement. Aussi n'interrogea-t-il pas, il attendit.

—Voici deux fois déjà que je viens vous chercher, mon cher ami, reprit le gentilhomme; il est indispensable que nous causions. Il s'agit d'une affaire bien importante et qui exige une prompte détermination. Avez-vous quelques instants de liberté?

—Mais... je suis à vos ordres, répondit le jeune peintre, surpris et troublé.

—En ce cas, remontons jusque chez moi. Je n'ai pas ma voiture, mais c'est à peine si nous en avons pour un quart d'heure de chemin.

—Je vous suis, monsieur. Je vous demanderai seulement une minute, le temps d'escalader quatre étages.

—Avez-vous donc des ordres à donner là-haut.

—Non, monsieur.

—Eh bien! alors?

—Je voudrais reprendre un vêtement plus présentable.

M. de Breulh eut un geste d'insouciance.

—A quoi bon? fit-il. Est-ce que cela vous gêne ou vous fâche, de sortir ainsi?

—Moi? non, certes; j'y suis accoutumé; c'est à cause de vous, monsieur...

—Oh! alors, en route, hâtons-nous.

—Mais, monsieur, on va vous remarquer...

—On me remarquera...

—Il se peut qu'on dise...

—Bast! laissez dire.

Et sans attendre une nouvelle objection d'André, il lui prit le bras et l'entraîna.

Évidemment, les prévisions du jeune peintre étaient justes.

Les nouveaux amis n'avaient pas fait dix pas, que dix personnes déjà s'étaient arrêtées pour regarder cet homme si élégant, qui avait la tournure d'un duc et pair d'Angleterre, donnant familièrement le bras à ce garçon, dont la blouse était toute maculée de taches de plâtre et qui était coiffé d'un chapeau gris, de feutre mou.

Cet effet produit, le gentilhomme ne pouvait pas ne l'avoir pas prévu.

Les hommes placés en vue comme lui sont peu suspects d'étourderie. Sûrs que leurs moindres actes seront commentés, ils s'exercent et s'habituent à résister aux entraînements du premier mouvement.

Si donc M. de Breulh se montrait au bras d'André avec une sorte d'affectation, c'est qu'il entrait dans ses vues de faire parler de cette amitié surprenante. Il savait qu'on ne manquerait pas de s'informer et il se proposait de répondre aux curieux, de façon à servir puissamment le talent et l'avenir du jeune peintre.

Mais cette démarche semblait trop voulue et préméditée pour ne pas intriguer profondément André. Son esprit se perdait en mille conjectures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres.

Il avait bien essayé d'interroger son compagnon, mais à ses questions M. de Breulh avait répondu d'un ton qui n'admettait pas d'insistance:

—Attendez que nous soyons chez moi.

Enfin ils arrivèrent, sans avoir échangé vingt paroles en route, et s'enfermèrent dans la bibliothèque.

Là, M. de Breulh ne laissa pas languir son jeune ami.

—Ce matin, vers midi, commença-t-il aussitôt, comme je traversais l'avenue de Matignon, j'ai aperçu Modeste, qui, depuis plus d'une heure, vous guettait.

—Ah! ce n'est pas ma faute si j'ai manqué au rendez-vous...

—Peu importe. En m'apercevant, Modeste est venue à moi. Elle désespérait de vous voir, et sachant quelle amitié nous unit, elle m'a chargé de vous faire tenir une lettre de Mlle de Mussidan.

André frissonna. Cette lettre ne pouvait annoncer que quelque grand malheur, il le sentit au ton de M. de Breulh.

—Où est-elle? demanda t-il.

M. de Breulh la lui tendit en disant:

—Du courage, mon ami, du courage!...

D'une main que l'émotion faisait plus tremblante que celle d'un vieillard, André brisa l'enveloppe et lut:

«Mon ami,

«Je vous aime, et jamais, je le sens, je ne cesserai de vous aimer de toutes les forces de mon âme.

«Mais il est de ces devoirs sacrés auxquels une Mussidan ne saurait se soustraire. Je les remplirai, dût-il m'en coûter la vie.

«Nous ne nous reverrons jamais, et cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.

«Avant peu, sans doute, vous apprendrez mon mariage. Plaignez-moi. Si grand que puisse être votre désespoir, il ne sera rien comparé au mien.

«Dieu ait pitié de nous! Essayez de m'oublier, André. Moi, je n'ai même pas le droit de mourir...

«Encore une fois, ô mon unique ami, la dernière, adieu!...

«SABINE.»

Si M. de Breulh avait tenu à amener André jusque chez lui, c'est que sachant à peu près, par Modeste, le contenu de cette lettre, il s'attendait à quelque crise déchirante de douleur. Il s'abusait.

André, à cette lecture, devint livide; ses yeux pendant cinq secondes, eurent une affreuse expression d'égarement; un spasme nerveux le secoua, mais il ne laissa pas même échapper une exclamation.

C'est avec un geste automatique, pour ainsi dire, qu'il tendit la lettre à M. de Breulh en lui disant:

—Lisez!...

Le gentilhomme obéit, plus effrayé du calme de André que de la plus terrible explosion...

—Il ne faut pas vous laisser abattre, mon ami, commença-t-il.

André se redressa fièrement, le regard étincelant.

—Moi!... s'écria-t-il, me laisser abattre! Vous m'avez mal jugé. C'est vrai, quand je croyais Sabine mourante, je pleurais comme un enfant. Je suis homme à l'heure du combat et du danger!...

M. de Breulh ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà il poursuivait:

—Qu'est-ce que ce mariage que Mlle de Mussidan m'annonce comme sa condamnation à mort? On allait donc rompre avec vous quand vous avez rompu. Peut-on espérer un parti plus brillant? Non. D'où vient donc ce prétendant qui soudain est agréé? Elle n'en avait pas ouï parler quand elle vous a confié notre secret. Quel affreux événement est survenu depuis? Ma noble et vaillante Sabine n'est pas de ces filles faibles et lâches qu'on marie contre leur volonté. Elle me l'a dit cent fois: «Si on voulait me contraindre, je sortirais en plein midi de l'hôtel de mon père pour n'y plus rentrer.» Et c'est elle qui changerait ainsi? Ah!... tenez, nous sommes victimes de quelque abominable machination...

Toutes ces réflexions d'André, M. de Breulh les avait faites, d'autant que s'il avait dit la vérité il n'avait pas dit toute la vérité.

C'est bien à lui et non au jeune peintre que Modeste avait tenu à remettre le billet de Sabine.

Avertie de la résolution de sa jeune maîtresse, sans en connaître les raisons, la fidèle servante avait senti son sang se glacer dans ses veines, à la seule pensée des extrémités auxquelles le désespoir pouvait pousser André.

Elle avait donc guetté M. de Breulh, et après lui avoir conté tout ce qu'elle savait, elle avait ajouté, non sans fondre en larmes:

—Vous êtes son ami, monsieur, au nom du ciel, surveillez-le.

De là, toutes les précautions de M. de Breulh, précautions inutiles, il le reconnaissait à l'intrépide sang-froid du jeune peintre. Loin de s'abandonner, il se raidissait contre le malheur, et tout en en mesurant, sans illusions, l'étendue, il songeait évidemment à y trouver un remède.

—Vous avez dû remarquer, monsieur, reprit bientôt André, cette coïncidence étrange de la maladie de Mlle de Mussidan et de sa lettre désolée. Vous la quittez gaie et souriante, heureuse de votre magnanimité, et une demi-heure plus tard, à peine, elle tombe comme foudroyée. D'horribles convulsions nerveuses la mettent un moment entre la vie et la mort; puis, à peine revenue à la raison et au sentiment de sa situation, elle m'écrit cette lettre affreuse...

Le jeune peintre en ce moment était comme transfiguré. L'œil fixe, la pupille démesurément dilatée, les bras étendus, il semblait suivre dans le vide quelque lueur chétive, à peine saisissable, qui devait le guider jusqu'à la vérité.

—Souvenez-vous, monsieur, poursuivait-il, que tant que Mlle Sabine a eu le délire, M. et Mme de Mussidan sont restés, à tour de rôle, près de son lit, écartant de la chambre tous les domestiques, ne permettant pas qu'on partageât leurs fatigues. C'est Modeste qui nous l'a dit.

—Oui, je me rappelle même ses expressions.

—Eh bien!... n'est-ce pas la preuve que, entre le comte, la comtesse et leur fille, un secret existe, qu'ils gardent comme on garde un trésor, comme on garde son honneur?

Cela encore, M. de Breulh se l'était dit, mais ses suppositions, à lui, avaient eu, en quelque sorte, une base. Il connaissait le comte et la comtesse, il avait été admis dans leur intérieur, il savait ce que disait le monde de leurs relations, de leur façon de vivre.

—J'ai toujours supposé, mon cher ami, répondit-il, que depuis bien longtemps la famille de Mussidan est en proie à quelqu'une de ces plaies secrètes comme on en trouverait dans beaucoup de familles, si on cherchait bien.

—C'est là votre avis, sur l'honneur?

—Oui.

Sans plus se préoccuper de M. de Breulh que s'il n'eût point été là, André se mit à arpenter d'un pied fiévreux l'immense bibliothèque.

La contraction de ses sourcils et de sa bouche disait l'effort de sa pensée.

Il revoyait, comme aux lueurs sinistres d'un éclair, toute sa vie, depuis qu'il connaissait Sabine.

Il se rappelait jusqu'à leurs plus courts rendez-vous et aux plus périlleux. Il repassait toutes les paroles qu'elle lui avait dites, même les plus insignifiantes, ayant trait à ses parents. Il s'efforçait de ressaisir jusqu'aux moindres discours de la feue douairière de Chevauché, au château de Mussidan.

Et de tant de mots, de tant de lambeaux de phrases, épars dans un espace de plusieurs années, il tâchait de reconstituer une déclaration précise, qu'il pût articuler, se livrant à un travail pareil à celui d'un homme qui rassemble des anneaux brisés et dispersés, pour en recomposer une chaîne.

Après huit ou dix tours, il s'arrêta brusquement en face de son hôte.

—Eh bien, oui!... s'écria-t-il, oui, il y a là un mystère que nous pénétrerons, parce que je le veux. Ce qu'on veut, on le peut, quand chaque matin on se lève en souhaitant plus ardemment ce qu'on souhaitait la veille... Je sais vouloir, moi!...

Il prit une chaise, s'assit près de M. de Breulh, à demi étendu sur un canapé, et d'une voix sourde, comme s'il eût craint d'être écouté du dehors, il reprit:

—Le seul raisonnement, monsieur, nous conduit près de la vérité. Écoutez-moi, et si j'avance quelque chose qui ne soit pas absolument démontré, arrêtez-moi. Êtes-vous convaincu que Mlle Sabine m'aime?

—Oh!... du plus profond de son cœur.

—C'est donc sous l'empire d'une nécessité mortelle qu'elle m'écrit?

—Évidemment.

—Donc voici déjà Mlle de Mussidan hors de cause.

Il s'interrompit, paraissant chercher la façon la plus saisissante et la plus claire de présenter ses idées, et, toujours à demi-voix, il poursuivit:

—Vous étiez agréé comme gendre par la comtesse et par le comte de Mussidan, n'est-il pas vrai? Votre mariage avec Mlle Sabine était comme arrêté...

—Je vous l'ai dit.

—Eh bien! je vous le demande, M. de Mussidan peut-il trouver pour sa fille un parti plus brillant, plus avantageux, présentant également toutes les convenances de personnes, d'âge, de fortune, de considération...

Le gentilhomme ne put s'empêcher de sourire.

—Par ma foi! fit-il, vous m'en demandez trop.

—Eh! monsieur, il s'agit bien de modestie, vraiment!... Répondez.

—Soit. Je vous déclare alors que si nous n'envisageons que les conditions enviables selon le monde, M. de Mussidan me remplacera difficilement.

—Vous l'avouez donc!... Alors, comment le comte et la comtesse qui rencontraient en vous le phénix des gendres, n'ont-ils rien tenté pour vous retenir?

—L'amour-propre blessé...

—Non, ne dites pas cela. Le jour où vous avez retiré votre parole, M. de Mussidan allait vous redemander la sienne: vous ne l'ignorez pas; on nous l'a affirmé; on nous a donné des preuves.

—C'est au moins la conviction de Modeste.

André se redressa, comme pour donner plus de poids à ses paroles.

—Donc, reprit-il, ce prétendant dont nous parle la lettre qui a surgi soudainement, s'il épousait Mlle de Mussidan, l'épouserait malgré sa volonté, à elle, malgré la volonté de ses parents. Pourquoi? D'où vient à cet homme cette mystérieuse puissance? Cette influence est trop grande, trop indiscutable, pour être avouable. Si le comte et la comtesse se résignent à cette honte de forcer la main de leur fille, c'est qu'eux-mêmes ont la main forcée. Et croyez que la contrainte est purement morale. Sabine n'en souffrirait pas d'autre, je la connais. On lui a montré le sacrifice, en lui disant: «Là est le devoir,» et elle se sacrifie... Donc cet homme, quel qu'il soit, ne peut être que le dernier des misérables!...

C'était net, précis, indiscutable.

Toutes ces pensées, M. de Breulh les avait vaguement entrevues dans la demi-obscurité du doute, mais il n'en avait pas trouvé la formule.

—Et ceci admis, demanda-t-il, que comptez-vous faire?

Un éclair brilla dans les yeux d'André, terrible pour qui connaissait son indomptable énergie.

—Moi, répondit-il, rien pour le moment. Sabine me conjure de l'oublier, j'aurai l'air de lui obéir. Modeste a en moi assez de confiance pour me servir et se taire. Je saurai attendre, me préparer à la lutte. Le misérable qui en ce moment brise ma vie ne sait pas que j'existe... Là est ma force et mon espoir. Je lui révélerai mon existence le jour où je l'écraserai.

Mais M. de Breulh ne partageait pas cette belle confiance.

—Prenez garde, mon cher André, murmura-t-il, prenez garde, le moindre éclat perdrait votre cause à tout jamais.

Le jeune peintre secoua fièrement la tête.

—Il n'y aura pas de scandale, répondit-il, rassurez-vous. Maintenant, je vois quelle conduite tenir. Dans le premier moment, je m'étais dit: «Dès que je connaîtrai le misérable, j'irai à lui, je le provoquerai, nous nous battrons, je le tuerai ou il me tuera!» c'était bien simple.

—Malheureux!... c'était rendre votre mariage impossible.

—Peut-être, mais ce n'est pas là ce qui m'a arrêté. La vérité est que je ne veux pas qu'il y ait un cadavre entre Sabine et moi, les taches de sang sur une robe de noces portent malheur. Puis, croiser mon épée avec cet homme, s'il est tel que je le soupçonne, tel qu'il doit être, serait lui faire trop d'honneur. Il me faut une vengeance, plus entière, plus complète. Je n'oublierai jamais qu'il a failli tuer Mlle de Mussidan.

Il se recueillit quelques secondes et reprit:

—Pour abuser de son pouvoir comme il le fait, il faut que cet homme soit un vil scélérat. On ne devient pas tout à coup un misérable sans honneur et sans entrailles. Sa vie doit être semée de hontes et d'infamies. Eh bien! je le démasquerai et je lui infligerai une telle flétrissure, qu'il sera forcé de fuir, obligé de se cacher.

—Oui, voilà ce qu'il faut faire!...

—Et nous le ferons, monsieur, s'il plaît à Dieu! Je dis nous, parce que je compte absolument sur vous. Vos offres si généreuses, dans mon atelier, quand je les repoussais, j'avais raison. Maintenant, après toutes les preuves d'amitié que vous me donnez, je ne serais qu'un sot orgueilleux si je ne vous demandais pas aide et assistance. A nous deux, dévoués à une cause commune, nous devons réussir. Nous ne sommes ni l'un ni l'autre de ces hommes abêtis par le luxe et le bien-être au point d'être incapables de ne rien tenter eux-même. Vous et moi, nous avons eu ces deux maîtres dont les enseignements ne s'oublient pas, le malheur et la pauvreté. Nous saurons nous taire et agir...

André se tut, attendant peut-être une objection; mais, le gentilhomme ne répondant pas, il continua:

—Mon plan est la simplicité même.

Dès que nous connaîtrons ce prétendant mystérieux, il sera à nous. Sans qu'il puisse s'en douter, nous nous attacherons à lui, et nous ne le quitterons pas plus que son ombre.

Il y a des agents de police qui, pour une faible somme, se chargent de reconstituer la vie entière d'un homme, et de voir clair dans toutes ses actions. Est-ce que la passion ne me donnera pas la pénétration et le jugement de ces gens-là?

A nous deux, monsieur, nous nous complétons merveilleusement pour cette tâche, car nous pouvons opérer à notre aise dans des sphères différentes, vous en haut, moi en bas.

Vous, dans votre monde, à votre club, dans les salons, partout, vous vous informerez, vous recueillerez les on dit, les propos, les cancans de l'opinion. Vous aurez ainsi le côté brillant et extérieur de notre ennemi.

Moi, en bas, dans l'ombre, j'étudierai le dessous de l'existence, l'envers. Je fouillerai le passé, je descendrai dans les détails les plus intimes. Je puis passer partout, moi, suivre un homme jour et nuit le long des rues, stationner sous les portes cochères, arracher la vérité à des fournisseurs, offrir un canon sur le comptoir à des domestiques... Jamais on ne se défiera de moi. Je suis peuple, moi; quand j'ai une blouse et une casquette, je ne suis pas déguisé.

M. de Breulh se leva enthousiasmé.

C'était un intérêt énorme, palpitant, qui tombait dans son existence si désœuvrée.

Il allait avoir une préoccupation constante de toutes les heures, qui remplirait ses journées si souvent longues et vides.

—Paye-toi, drôle, et sors.
—Paye-toi, drôle, et sors.

C'était une partie, cela, une vraie, poignante, dont l'enjeu était la vie de trois

personnes, et qui ne ressemblait en rien à ses parties autour du tapis vert, où il risquait insoucieusement des poignées de louis, perdant ou gagnant sans plaisir ni peine, sans seulement ressentir une émotion.

—Oui! je suis à vous! s'écria-t-il. Et s'il faut de l'argent, beaucoup d'argent, souvenez-vous que je suis immensément riche.

Le jeune peintre n'eut pas le temps de répondre, on frappait fort rudement à la porte de la bibliothèque.

—Ah ça!... murmura le gentilhomme, dont les sourcils s'enfoncèrent, qui est-ce qui se permet chez moi...

Il s'arrêta court. Au même moment une voix de femme se faisait entendre; elle criait:

—Gontran!... c'est moi!... Êtes-vous fou!... Ouvrez donc!...

M. de Breulh se frappa le front.

—Eh!... fit-il, c'est Mme de Bois-d'Ardon.

Il ne se trompait pas. Le verrou retiré, la vicomtesse se précipita dans la bibliothèque, selon son habitude, à la manière des tourbillons, et courut se jeter sur un divan.

Alors, André aussi bien que M. de Breulh purent remarquer combien ses traits charmants étaient décomposés, et combien il coulait de larmes de ses jolis yeux, qu'elle essuyait incessamment.

M. de Breulh ne laissa pas que d'être un peu effrayé. Mme de Bois-d'Ardon pleurer, au risque de se gâter le teint, ce ne pouvait être que pour une vraie catastrophe, ou pour rien...

—Qu'avez-vous, ma chère Clotilde, demanda-t-il affectueusement, que vous arrive-t-il?

—Ah!... un grand malheur! C'est-à-dire que je n'ose réfléchir à ce que j'ai entrevu. Mais vous pouvez peut-être me sauver..

—Si je le puis...

—Avez-vous vingt mille francs à me prêter?

M. de Breulh respira, et même ne put s'empêcher de sourire.

—S'il ne s'agit que de cela, dit-il, soyez sauvée.

—Ah!... c'est qu'il me les faut tout de suite, là, à l'instant.

—Je ne les ai pas ici; mais je puis les avoir dans une demi-heure.

—Bien, alors.

M. de Breulh écrivit rapidement dix lignes qu'il remit à un valet de pied en lui recommandant de se hâter.

—Merci, s'écria la vicomtesse, merci mille fois; mais ce n'est pas tout encore, outre l'argent il me faut un conseil.

Supposant que Mme de Bois-d'Ardon devait souhaiter se trouver seule avec M. de Breulh, André s'apprêta discrètement à se retirer.

Mais la jeune femme, d'un geste amical et gracieux, le retint.

—Restez, monsieur André, dit-elle, restez, vous n'êtes pas de trop.

Et comme il hésitait encore:

—Il va être question, ajouta-t-elle, d'une personne qui vous tient bien fort au cœur.

—De Mlle de Mussidan, peut-être?

—Précisément. Ah!... vous n'avez plus envie de vous éloigner, j'espère!...

De sa vie, l'aimable vicomtesse n'a pu rester cinq minutes de suite sur la même impression, surtout si cette impression est triste. Elle s'en excuse en affirmant que le sérieux est hors de sa nature.

Entrée chez M. de Breulh sous le poids d'une émotion poignante, elle oubliait la gravité de sa situation, pour n'en plus voir que le côté comique.

—Véritablement, mon cher Gontran, reprit-elle, jamais on n'a vu une aventure aussi surprenante que celle qui vous vaut ma visite. Il n'y a qu'à moi qu'il arrive des choses pareilles!

Encore une prétention de Mme de Bois-d'Ardon. Elle est persuadée que sa vie n'est qu'une longue suite d'incidents tout à fait particuliers.

—Je vous écoute, ma chère Clotilde, dit M. de Breulh.

—Et vous ne perdrez pas votre temps, allez! Imaginez-vous que ce matin, c'est-à-dire il y a deux heures, j'étais horriblement en retard, ayant eu pour le moins une vingtaine de visites. J'allais monter m'habiller, quand on m'a annoncé encore un visiteur. J'étais furieuse, mais l'importun arrivait sur les talons du valet de pied; il me voyait de l'antichambre, impossible de le congédier. Bien malgré moi, je donne l'ordre de le faire entrer. Il entre. Devinez quel était ce visiteur? Je vous le donne en dix, en cent, ou mille... Y êtes-vous?

—Pas du tout.

—Eh bien!... c'était le marquis de Croisenois.

—Le frère de ce Croisenois disparu si mystérieusement il y a une vingtaine d'années?

—Lui-même.

—Il est donc de vos amis?

—C'est-à-dire que je ne le connais pas du tout. Je l'ai rencontré dans le monde, je dois avoir dansé avec lui; il me salue au bois, et c'est tout.

—Et il venait comme cela...

D'un joli geste mutin, la vicomtesse imposa le silence à M. de Breulh.

—Chut donc! fit-elle d'un petit ton fâché, vous me coupez tous mes effets. Oui, il venait comme cela. C'est d'ailleurs un fort joli cavalier, mis avec goût, fort aimable, causant bien. Il se présentait chez moi sous le meilleur patronage. Il m'arrivait porteur d'une lettre de recommandation d'une vieille amie de ma grand'mère et de la vôtre, la marquise d'Arlange; vous la connaissez bien.

—N'est-ce pas cette excentrique personne qui est la grand'mère de la jeune comtesse de Commarin?

—Juste!... Moi d'abord je raffole de cette vieille femme; elle jure comme un sapeur, et quand elle se met à raconter des histoires de sa jeunesse, elle est «épatante.»

Ce dernier mot fit bondir André sur sa chaise. Il était fort naïf. Il ne connaissait de femme de l'aristocratie que Sabine, et, selon lui, toutes devaient ressembler à ce parfait modèle.

Il ignorait que, pour l'heure, les jeunes femmes du monde, des meilleures et des plus honnêtes en réalité, se donnent un mal affreux pour affecter le plus détestable ton possible. Peut-être croient-elles ainsi faire preuve de désinvolture, d'indépendance et d'esprit.

Émailler leur conversation de tous les mots d'argot qu'elles peuvent accrocher sur les lèvres de leurs frères ou de leur mari, leur procure un vif plaisir.

Ressembler le plus qu'elles peuvent à ces «demoiselles,» qu'elles appellent «des horreurs,» mais dont elles copient les façons et singent les toilettes, paraît être leur plus chère ambition.

Mme de Bois-d'Ardon raconte, non sans orgueil, que deux ou trois fois dans sa vie elle a été prise pour une... «demoiselle.» C'est la grande mode.

Cependant, elle poursuivait:

—Dans la lettre que me remit M. de Croisenois, la marquise d'Arlange me disait qu'il est fort de ses amis, et me priait de lui rendre, pour l'amour d'elle, un grand service qu'il avait à me demander.

—Eh!... que ne l'accompagnait-elle!

—Pas moyen, elle est clouée sur son lit par des rhumatismes. Raison de plus pour bien accueillir son protégé. Me voilà donc le faisant asseoir et m'efforçant de le mettre à l'aise pour me présenter sa requête. Pour de l'esprit, il en a. Il m'a conté une histoire d'une demoiselle des Variétés et de M. de Clinchan, qui est tout ce qu'on peut rêver de plus... pittoresque.

Je m'amusais divinement, quand voilà que tout à coup j'entends dans le vestibule comme une dispute. On parlait, on criait, on jurait, et j'allais sonner pour m'informer, quand la porte s'ouvre, et je vois paraître Van Klopen, rouge, l'œil allumé...

—Van Klopen?...

—Eh! oui, mon tailleur. Tout d'abord je me dis: «S'il pénètre ainsi, c'est qu'il vient d'imaginer quelque nouveau modèle plein de chic, et qu'il veut me le soumettre.» Point. Savez-vous ce qu'il voulait, le coquin?

M. de Breulh garda son sérieux, mais un sourire pétilla dans son œil.

—Je gagerais, fit-il, qu'il voulait de l'argent.

La vicomtesse parut confondue de cette perspicacité.

—C'est pourtant vrai!... répondit-elle d'un ton grave. Il venait me présenter ma facture chez moi, dans mon salon, devant un étranger; il était entré malgré mes gens! Qui jamais se fût attendu à un tel excès d'impudence de la part de Van Klopen, un homme qui fournit la plus haute société!...

—Oui, c'est inimaginable.

—Aussi ai-je été indignée, et lui ai-je ordonné de sortir sur-le-champ. Je me figurais qu'il allait se retirer en se confondant en excuses. Quelle erreur! Voilà un coquin qui se met à se fâcher, à parler tout haut, et qui me menace, si je ne le paye pas sur-le-champ de s'adresser à mon mari.

M. de Bois-d'Ardon est le plus généreux des époux; il donne à sa femme, tous les mois, une somme considérable pour sa toilette; mais sur l'article dettes, il ne plaisante pas. M. de Breulh le savait.

—Terrible menace, fit-il. La facture était donc bien importante?

—Elle s'élevait à dix-neuf mille et tant de cents francs!... Vous concevez ma frayeur; elle était si grande que, toute rouge de honte, je priai humblement Van Klopen de patienter, lui promettant de passer chez lui dans la journée avec un acompte; mais ma faiblesse redoubla son audace, et perdant toute mesure, il osa s'asseoir sur un fauteuil, déclarant qu'il ne s'en irait pas avant d'avoir reçu de l'argent ou vu mon mari.

M. de Breulh eut un geste dont la vue seule eût fait frissonner le couturier des reines.

—Que faisait donc M. de Croisenois? s'écria-t-il.

—Il n'avait rien dit jusqu'alors. Mais sur cette insolence, il se leva, tira un portefeuille et le lança à la figure de Van Klopen en lui disant: «Paye-toi, drôle, et sors!»

—Et il est sorti?

—Oh! pas ainsi. «Il faut, monsieur, a-t-il dit au marquis de Croisenois, que je vous donne une quittance.» Et, en effet, il a sorti de sa poche de quoi écrire, et je l'ai vu mettre au bas de la facture: «Reçu de M. de Croisenois, pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon la somme de....., etc., etc.»

—Oh! fit M. de Breulh sur trois tons différents, oh! oh! J'imagine du moins qu'après le départ du sieur Van Klopen, M. de Croisenois n'a plus hésité à vous présenter sa requête!

La vicomtesse hocha la tête d'un air singulier.

—C'est ce qui vous trompe, répondit-elle, il n'a plus parlé que de se retirer, j'ai eu toutes les peines du monde à lui arracher son secret.

—Enfin que voulait-il?

—Il venait m'avouer qu'il est amoureux fou de Mlle de Mussidan, et me prier de le présenter à Octave et me conjurer de le servir de toute mon influence.

André et M. de Breulh se dressèrent, comme cinglés par une même secousse électrique.

—C'est lui!... s'écrièrent-ils ensemble.

Le mouvement fut à la fois si brusque et si menaçant que Mme de Bois-d'Ardon ne put retenir un petit cri de surprise.

—Lui!... interrogea-t-elle, toute brûlante de curiosité, que voulez-vous dire?

—Que votre marquis de Croisenois est un misérable qui a surpris la bonne foi de Mme d'Arlange.

—Je suis loin d'affirmer le contraire, mais je crois...

—Avant tout, ma chère Clotilde, écoutez nos raisons.

Et aussitôt, avec une vivacité extrême, M. de Breulh mit la vicomtesse au courant de la situation, lui montra la lettre si cruellement significative de Sabine et lui exposa presque mot pour mot la déduction d'André.

Il fallait que Mme de Bois-d'Ardon fût terriblement intéressée, car elle n'interrompit pas une seule fois. Elle se contentait d'approuver ou d'improuver de la tête.

Lorsque le gentilhomme eut achevé:

—Tout cela est fort bien trouvé, reprit-elle d'un petit air capable qui lui allait à merveille. Le malheur est que votre raisonnement pèche absolument par la base.

—Par exemple!

—Vous doutez? Alors, je prouve. Voici un prétendant mystérieux qui se dessine, n'est-ce pas. Très bien. S'il obtenait la main de cette pauvre Sabine, à quoi la devrait-il? A un incompréhensible pouvoir sur le comte et la comtesse de Mussidan, à des manœuvres infâmes, à des menaces.

—Il me semble que cela saute aux yeux.

—Oui, mon cher Gontran, oui, mais il est évident aussi que cet inconnu doit avoir des relations avec la famille dont il va faire le désespoir. On ne tient pas à sa merci des étrangers. Or, M. de Croisenois n'a jamais mis les pieds à l'hôtel de Mussidan. Il connaît si peu Octave, qu'il est venu me demander de le présenter.

Si précieuse et si péremptoire était cette observation, que M. de Breulh en resta tout interdit.

—Diable! murmura-t-il, l'objection est forte.

Mais André n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément déconcerter.

—J'avoue, fit-il, que c'est une circonstance singulière et peu explicable. Est-ce un habile artifice destiné à dépister les informations et les on dit du monde? J'incline à le croire. Ce qui est sûr, c'est que plus je réfléchis à la scène que vient de vous décrire madame la vicomtesse, plus je sens grandir et se fortifier mes soupçons.

—Cependant, monsieur.

—Excusez-moi, madame, si j'ose vous interrompre; mais il me semble entrevoir des particularités qui peuvent nous éclairer. Permettez que nous revenions à ce qui s'est passé chez vous. Est-ce que le procédé de ce tailleur ne vous a pas paru étrange?

—Monstrueux, monsieur, révoltant, inouï!

—Car vous étiez pour lui une bonne pratique?

—Sa meilleure. J'ai dépensé chez lui une fortune.

André eut un mouvement de satisfaction.

—Très bien! fit-il. Voici donc que notre point de départ est déjà un fait anormal.

Tel n'était pas l'avis de M. de Breulh.

—Pas si anormal que vous croyez, objecta-t-il. J'ai ouï dire que l'illustre Van Klopen ne plaisante pas quand on lui doit de l'argent. N'a-t-il pas traîné la marquise de Reversay devant les tribunaux?

—D'accord! Reste à savoir s'il avait osé s'asseoir dans son salon devant un étranger.

—Reste à savoir, aussi, insista la vicomtesse, si elle lui avait donné 17,000 francs d'acompte comme moi le mois dernier.

—L'insulte n'en est que plus inexplicable, prononça André, mais passons.

Il se retourna vers M. de Breulh et poursuivit:

—Connaissez-vous M. de Croisenois?

—Oh!... fort peu. Je sais qu'il est d'une très grande famille, je sais que son frère aîné Georges, disparu si singulièrement, était fort estimé; hormis cela...

—Est-il riche?

—On m'a assuré que d'un jour à l'autre, il peut être envoyé en possession d'un héritage fort considérable. En attendant, je lui crois plus de dettes que de rentes.

—Et cependant, il avait à point nommé 20,000 francs dans sa poche. C'est une fort grosse somme d'abord, qu'on porte rarement sur soi en visite, et qui de plus s'est trouvée être juste la somme nécessaire.

Depuis un moment André ne se ressemblait plus. Lui si réservé d'ordinaire, il s'était pour ainsi dire emparé de la situation. C'est d'un air d'autorité, presque d'un ton impérieux, qu'il multipliait ses questions, comme si la grandeur de sa passion lui eût donné des droits.

—Donc, reprit-il, encore une circonstance bizarre à noter. Je prierai maintenant madame la vicomtesse de bien rassembler ses souvenirs. Qu'a dit Van Klopen en recevant le portefeuille à travers la figure?

—Rien.

—Quoi! pas un mot? Il a accepté cette insulte sans sourciller, froidement, paisiblement? Il n'a seulement pas engagé cet étranger à se mêler de ses affaires?

—En effet, c'est drôle, et moi...

—Oh! attendez. Le tailleur a-t-il ouvert le portefeuille et compté les billets de banque?

Mme de Bois-d'Ardon parut faire un énergique appel à sa mémoire:

—Cela, répondit-elle avec une visible hésitation, je ne saurais le dire. J'étais, vous le comprenez, très émue et très troublée. Cependant, il me semble, j'affirmerais presque... je jurerais que je n'ai pas vu de billets entre les mains de Van Klopen.

La physionomie d'André rayonnait.

—De mieux en mieux!... s'écria-t-il. On lui a dit: «Paye-toi,» à ce couturier, et il s'est tenu pour payé. Il n'a pas douté une minute que le portefeuille ne contînt vingt mille francs, et il l'a empoché. Observons de plus que, par un hasard admirable, M. de Croisenois n'avait dans ce portefeuille ni une lettre, ni une adresse, ni un papier, rien en un mot, que ces vingt mille francs.

—Il est certain, murmura M. de Breulh, que tout cela n'est pas absolument naturel.

—Bast! je vois mieux encore. Entre le total de la facture et le contenu du portefeuille, il y avait bien une petite différence.

—Oui, répondit Mme de Bois-d'Ardon, cent trente ou cent cinquante francs, je ne sais plus au juste.

—Parfait!... Et cette différence, le tailleur l'a-t-il rendue?

—Non: seulement, il était lui-même très agité.

—Le croyez-vous, madame? Est-ce donc pour cela qu'il avait si naturellement dans sa poche de quoi écrire, de quoi donner un reçu?

L'insoucieuse vicomtesse était atterrée. Il lui semblait qu'elle avait eu devant les yeux un brouillard épais, et qu'il se dissipait.

L'infortunée se tordait les mains de désespoir.
L'infortunée se tordait les mains de désespoir.

—Puis, reprit André, comment était libellée cette quittance? Au nom de M. de Croisenois. Ils se connaissaient donc? Enfin, comme Van Klopen est un

homme prudent un affaires, il ajoute: «Pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon.»

M. de Breulh était enthousiasmé.

—La complicité est comme prouvée! s'écria-t-il.

—Une dernière particularité nous fixera. Qu'est devenue la facture du sieur Van Klopen, cette facture portant reçu?

Il s'interrompit; Mme de Bois-d'Ardon était devenue fort pâle, elle frissonnait.

—Ah!... balbutia-t-elle, quelque chose me disait bien que j'étais sous le coup de quelque malheur affreux. C'est pour cela, Gontran, que je voulais vous demander un conseil.

—Parlez, ma chère Clotilde.

—Eh!... ne comprenez-vous pas que je ne l'ai pas, cette facture. M. de Croisenois l'a froissée d'un air furieux, puis il l'a mise dans sa poche comme par distraction. Je n'ai pas osé la lui demander sur le moment.

André triomphait.

—Eh bien!... s'écria-t-il, la comédie est-elle assez évidente? M. de Croisenois avait besoin de votre influence, madame; il a voulu vous mettre dans l'impossibilité de la lui marchander. Admettez que vous n'ayez pas été assez généreuse pour vous intéresser à lui, ne vous croiriez-vous pas engagée par le seul fait de ces vingt mille francs si généreusement prêtés?

—Oui, c'est vrai, c'est vrai...

Maintes fois déjà en sa vie, l'aimable vicomtesse de Bois-d'Ardon s'était jetée à l'étourdie dans les aventures les plus périlleuses.

A vingt reprises, pour un caprice, pour une niaiserie, par dépit, par oisiveté, pour rien, elle avait risqué son nom, sa réputation, son bonheur et celui du son mari.

Elle avait eu parfois des transes terribles, mais jamais, autant qu'en ce moment, elle ne s'était sentie le cœur serré par une affreuse angoisse.

—Mon Dieu! murmura-t-elle, pourquoi m'effrayer ainsi? Ce n'est pas généreux. Que voulez-vous que M. de Croisenois fasse de cette quittance?

Ce qu'il pouvait en faire!... Elle ne le sentait que trop, et cependant, par une faiblesse d'esprit inconcevable bien que très commune, elle se refusait, pour ainsi dire, à constater le danger, à le reconnaître.

—Ce qu'il fera, répondit M. de Breulh, rien, si vous embrassez sa cause avec chaleur. Mais hésitez à le servir, et vous verrez s'il ne vous fait pas sentir que bon gré mal gré vous devez être son alliée, parce qu'il tient votre honneur entre ses mains.

—Et malheureusement, approuva André, la réputation d'une femme a toujours été à la merci d'un infâme ou d'un fat.

Mme de Bois-d'Ardon essaya encore de protester.

—Oh! vous exagérez, fit-elle du ton d'un enfant qui commence à douter de Croquemitaine, vous vous créez des fantômes.

—Eh quoi! fit tristement M. de Breulh. En êtes-vous à ignorer que par les folies de luxe et les rages de toilettes qui courent, les femmes du monde qui se conduisent mal passent pour ruiner leurs amants aussi lestement que les filles les plus adroites? Mais c'est archi-connu, cela!...

—Quelle honte!...

—Que demain, à son club, M. de Croisenois dise: «Cette petite Bois-d'Ardon me coûte les yeux de la tête!» puis qu'il montre négligemment votre facture de vingt mille francs, acquittée à son nom, que pensera-t-on, je vous le demande?

—On me fera bien l'honneur, je suppose...

—Non, Clotilde, non, on ne vous fera aucun honneur. Qui diable ira s'imaginer que c'est là un prêt? On dira simplement: «Cette chère vicomtesse est horriblement coquette, l'argent que son mari lui donne ne suffisant pas à son appétit, voici qu'elle grignotte Croisenois!» Et on rira. Cela ne va-t-il pas de soi et ne se voit-il pas tous les jours? Vous savez des exemples. Et si le misérable y tient, huit jours plus tard le propos arrivera aux oreilles de Bois-d'Ardon, embelli, enjolivé, envenimé...

L'infortunée vicomtesse se tordait les mains de désespoir.

—Ah! c'est affreux!... disait-elle, c'est horrible!... Savez-vous que c'est à peine si mon mari douterait! Il prétend qu'une femme qui, comme moi, suit les modes et est citée parmi les plus élégantes, est capable de tout pour conserver une supériorité qui désole les autres femmes. Oui, il dit cela, et il le croit...

Le silence d'André et de M. de Breulh apprit à la vicomtesse que leur avis était absolument celui de M. de Bois-d'Ardon.

—Ah! maudits chiffons, poursuivit-elle, misérables toilettes!... Moi qui ai si bien tout pour être la plus heureuse des femmes. Non, je le jure, je ne ferai plus de dettes!...

Ces héroïques résolutions, Mme de Bois-d'Ardon ne manque jamais de les prendre après chaque folie un peu forte. Mais serments de coquette et serments d'ivrogne se ressemblent. Elle oublie vite ses repentirs périodiques.

—Enfin, reprit-elle, comment sortir de là, mon bon Gontran? J'espérais que vous me trouveriez un expédient. Si vous alliez redemander cette malheureuse facture à M. de Croisenois?

M. de Breulh réfléchit un moment.

—Je le puis, certes, répondit-il; mais cette démarche, loin de vous être utile, vous nuirait. Ai-je des preuves décisives de l'infamie de M. de Croisenois? Non. Il niera tout et n'en clabaudera pas moins. Aller le trouver, c'est lui dire que vous avez pénétré ses desseins, c'est vous préparer une inimitié mortelle.

—Sans compter, reprit André, que cette réclamation mettrait M. de Croisenois sur ses gardes, et qu'une fois prévenu il nous échapperait.

L'infortunée vicomtesse courbait le front sous ces objections si concluantes.

—Suis-je donc perdue! s'écria-t-elle, éclatant en sanglots. Suis-je pour toute ma vie au pouvoir de cet être odieux, condamnée à lui obéir quand même, réduite à trembler sous son regard comme l'esclave sous le fouet!

Mais André avait eu le temps d'étudier la situation et de reconnaître ses avantages.

—Non, madame, répondit-il, non, rassurez-vous. Avant longtemps, je l'espère, j'aurai mis M. de Croisenois hors d'état de nuire à qui que ce soit. Une question, pourtant, une seule: Qu'avez-vous répondu à sa demande de présentation?

—Rien de positif; je pensais à vous et à Sabine.

—Oh!... en ce cas, madame, dormez tranquille. Tant qu'il aura l'espoir de gagner votre influence, M. de Croisenois se gardera de troubler votre repos. Servez-le donc, ne soufflez mot de la facture, témoignez-lui estime et amitié, ouvrez-lui les portes de l'hôtel de Mussidan, appuyez-le, chantez ses louanges.

—Mais vous, monsieur, vous...

—Moi, madame, aidé de M. de Breulh, je travaillerai à démasquer l'infâme, et notre tâche sera d'autant plus facile que sa sécurité sera d'autant plus grande...

Il s'interrompit; le domestique dépêché par M. de Breulh-Faverlay revenait avec les fonds.

Lorsqu'il se fut retiré, le gentilhomme prit les vingt billets de banque, et les présentant à la jeune femme:

—Voici toujours, ma chère Clotilde, lui dit-il, de quoi payer le Croisenois. Si vous m'en croyez, vous lui enverrez cela ce soir même, avec un billet tout gracieux...

—Merci, Gontran, je ferai ce que vous dites.

—Surtout, glissez dans votre lettre un mot d'espoir au sujet de la présentation. Qu'en pense maître André?

Maître André était fort préoccupé.

—Je pense, répondit-il, que si on pouvait obtenir du Croisenois un reçu de cette somme, ce serait toujours cela de gagné.

—Plaisantez-vous?

—Pas du tout.

—Ce serait éveiller les soupçons du drôle.

—Qui sait!... murmura le jeune peintre, en s'y prenant bien!...

Et se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:

—Il est impossible, continua-t-il, que madame la vicomtesse n'ait pas à son service quelque camériste bien futée...

—J'en ai une plus fine que l'ambre.

—Eh bien! ne peut-on pas remettre à cette fille la lettre et les billets de banque séparément? On lui aura fait la leçon d'avance. En arrivant chez M. de Croisenois, elle semblera épouvantée de la somme qu'elle apporte, elle semblera habilement maladroite, elle aura des défiances ridicules; bref, elle exigera un reçu qui dégage sa responsabilité.

—Ah! comme cela, oui, la chose est faisable.

—Et elle sera faite, je vous le garantis, affirma la vicomtesse. Joséphine n'a pas sa pareille pour jouer la comédie.

A ces idées de comédie, de tromperie, de ruse, le sourire refleurissait sur les lèvres de la jolie vicomtesse. La fermeté d'André et de M. de Breulh dissipait toutes ses inquiétudes. Elle ne pouvait croire que, protégée par ces deux hommes, elle courût le moindre danger.

—De plus, reprit-elle, fiez-vous à moi pour endormir le Croisenois. Avant quinze jours, je veux être sa confidente, et tout ce qu'il me dira, vous le saurez.

Elle eut un joli geste de menace, et poursuivit:

—C'est de franc jeu, n'est-ce pas? Pourquoi venir me «monter un coup?» C'est odieux... Et ce Van Klopen, qui «était de l'affaire!» A qui se fier, bon Dieu! Un homme sans rival pour inventer un costume. Qui est-ce qui m'habillera maintenant? Car il faut que je le «lâche,» il n'y a pas à dire!...

Le naturel revenait au galop, et l'argot aussi. La vicomtesse se leva.

—Allons! fit-elle, «je me la casse.» J'ai quatre amis de Bois-d'Ardon à dîner ce soir. Adieu, ou plutôt au revoir.

Et, légère, toute souriante, elle regagna sa voiture.

—Voilà comme elles sont toutes aujourd'hui! s'écria M. de Breulh. Et encore celle-ci a du cœur, si elle n'a pas de cervelle.

Mais André était trop à son idée fixe pour relever l'observation.

—Maintenant, s'écria-t-il, le Croisenois est à nous. Notre point de départ est trouvé. Il tient M. de Mussidan comme il croit tenir Mme de Bois-d'Ardon. Nous connaissons les façons de travailler de cet honorable gentilhomme, il vous vole vos secrets et il vous fait chanter après... Mais nous sommes là: M. de Mussidan ne chantera pas...

XXV

Être le maître du plus confortable des intérieurs, y trouver toutes ses aises, avoir pris la délicieuse habitude d'y cuver en paix les égoïstes jouissances du célibataire, puis, tout à coup, être dépossédé!

Peut-on imaginer un plus affreux supplice.

Ce fut précisément celui du docteur Hortebize, lorsque le bon père Tantaine au nom de B. Mascarot, vint le prier de donner l'hospitalité à Paul Violaine.

Il pâlit et frémit, l'aimable épicurien, à la seule idée de cette invasion. Partager son appartement ou en être chassé par les huissiers lui semblait tout un.

Il vit, comme en un tableau sombre, sa vie dérangée, ses habitudes troublées, sa liberté compromise.

Que faire, que devenir, où aller, quels plaisirs prendre, avec ce garçon pour commensal obligé, dormant sous son toit, mangeant à sa table, le suivant dehors, pendu à son paletot comme le moutard au tablier de sa bonne?

Plus de délicats dîners au restaurant, en compagnie de spirituels gourmets. Plus de ces visites mystérieuses qu'il attendait souvent avec impatience, le soir, les rideaux tirés, après avoir envoyé ses domestiques au spectacle.

Aussi, de quel cœur il vouait au diable l'honorable placeur et son intéressant protégé.

Mais l'idée ne lui vint pas d'essayer seulement de se soustraire à cette écœurante corvée.

Initié presque complétement aux projets de B. Mascarot, il sentait que surveiller Paul pendant les premiers jours était d'une importance capitale.

Il fallait le dépayser, ce garçon, le dérouter, l'étourdir, le transformer, creuser entre son passé et le présent un si profond abîme, qu'il ne pût revenir sur ses pas.

N'était-il pas indispensable, sans dire absolument la vérité à Paul, de le préparer à l'entendre? On devait aguerrir son esprit contre les révoltes, sinon probables, du moins possibles, de sa conscience au dernier moment.

Le docteur se résigna donc et sut faire, comme on le dit vulgairement, contre fortune bon cœur.

Paul trouva en lui le plus agréable des compagnons, un spirituel causeur, un conseiller facile, prêchant une morale à la douce et une philosophie sans scrupules.

Pendant cinq jours, ils ne se quittèrent pas, déjeunant dans les grands restaurants, se promenant au bois, dînant au club du docteur.

Quant à leurs soirées, elles étaient prises.

Ils les passaient exactement chez M. Martin-Rigal. Le docteur jouait avec le banquier, lorsqu'il n'était pas sorti,—et Paul et Flavie causaient, à demi-voix, ou faisaient de la musique.

Mais rien n'est éternel ici-bas.

Le cinquième jour de cette agréable existence, le bon Tantaine parut, annonçant qu'il venait chercher Paul et son bagage.

—Je vous ai déniché et arrangé, lui dit-il, le plus charmant réduit qu'on puisse rêver. Dame!... c'est beaucoup moins beau qu'ici, mais tout y est conforme à la position qu'il convient que vous affichiez.

—Où est-ce?

Le bonhomme eut un sourire qui voulait être très malicieux:

—J'ai songé à économiser vos chaussures, répondit-il, vous ne serez pas à une lieue de chez M. Martin-Rigal.

—Partons donc!... s'écria le jeune homme, que la curiosité ardait.

Comme factotum, le vieux clerc n'a pas son pareil. Il sait tout, connaît tout, prévoit tout, pense à tout.

Paul dut s'en convaincre au premier coup d'œil donné à sa nouvelle demeure.

C'est rue Montmartre, presque au coin de la rue Joquelet, que le père Tantaine avait rencontré ce qu'il cherchait.

C'était bien, ainsi qu'il l'avait fait pressentir, le logis modeste d'un artiste à ses débuts, mais d'un artiste ayant déjà vaincu les premières difficultés, songeant à l'avenir et se préoccupant du bien-être présent.

L'appartement, situé au troisième étage, se composait d'une petite entrée, de deux jolies pièces et d'un assez grand cabinet de toilette. Une des pièces était la chambre à coucher, l'autre était disposée en petit salon de travail, et près de la fenêtre se trouvait un piano.

Meubles, rideaux, tentures, bibelots, tout était propre, rien n'était neuf.

Une particularité frappa Paul.

Cet appartement, qu'on lui disait loué et meublé pour lui depuis trois jours seulement, paraissait habité. La vie y palpitait. Ou eût juré que le locataire venait de sortir à la minute, et qu'il allait rentrer.

Tout, depuis le lit qu'on aurait supposé tiède encore, jusqu'aux bouts de bougie des candélabres, trahissait des habitudes quotidiennes non interrompues.

Il y avait, sous le lit, des pantouffles qui avaient servi, le feu du matin n'était pas tout à fait éteint, on apercevait dans l'âtre des bouts de cigare, sur la table du salon de travail était une feuille de papier de musique, où on avait commencé de noter un air.

Cette sensation de la présence d'un maître était si forte, que Paul ne put s'empêcher de s'écrier:

—Mais cet appartement est habité, monsieur, nous sommes chez quelqu'un.

—Nous sommes chez vous, mon enfant.

—Maintenant, peut-être, parce que vous aurez acheté ici tout en bloc; mais celui qui vous a vendu son mobilier ne fait que de partir...

Le doux Tantaine avait l'air ravi d'un écolier après une espièglerie.

—Depuis plus d'un an, répondit-il, le seul locataire de céans, c'est vous. Ne reconnaîtriez-vous plus votre logis?

Paul écoutait bouche béante, flairant une mystification ou un mystère.

—Quelle plaisanterie! dit-il, pour dire quelque chose.

—De ma vie je n'ai été aussi sérieux. Voici plus d'une année que vous avez installé vos pénates ici. En voulez-vous une preuve? Je vais vous la donner.

Il n'attendit pas la réponse. Il courut se pencher au-dessus de la cage de l'escalier, et, de toutes ses forces, cria:

—Mère Brigot!... Ohé!... Montez donc!...

Puis revenant à Paul:

—C'est la concierge de la maison, dit-il, vous allez voir.

Au même moment, une grosse vieille, répugnante d'obésité, au nez écarlate ayant une mine obséquieuse que démentait son petit œil méchant caché sous de gros sourcils gris, fit son entrée dans l'appartement.

—Bonjour la mère, lui dit le vieux clerc d'huissier; je vous ai appelée pour un petit renseignement...

—Bien à votre service, monsieur Tantaine.

Du doigt, le bonhomme montra Paul, tout en continuant à s'adresser à la portière.

—Vous connaissez monsieur? demanda-t-il.

—Cette malice! Un locataire.

—Comment se nomme-t-il?

—Paul.

—Tout court?

—Mais oui; Paul de Rien-Avec, autrement dit. N'allez-vous pas lui reprocher de n'avoir connu ni père ni mère...

—Quelle est sa profession?

—Artiste donc! il donne des leçons de piano, il compose des airs et il copie de la musique.

Il fut saisi d'un tel effroi qu'il se laissa tomber sur
un fauteuil.
Il fut saisi d'un tel effroi qu'il se laissa tomber sur un fauteuil.

—Que gagne-t-il à ce métier?

—Ah!... je n'ai pas compté avec lui. A vue de nez, ça doit aller dans les trois ou quatre cents francs par mois.

—Et cette somme lui suffit?

—Certainement. Mais dame! c'est si sage, si économe! une vraie fille, quoi! Au point que moi qui ai une demoiselle, je voudrais qu'elle lui ressemblât. Et travailleur, et distingué, et propre...

Elle sortit sa tabatière, huma une copieuse prise, et, avec l'accent d'une conviction bien arrêtée, ajouta:

—Et joli garçon!...

L'air connaisseur de la grosse femme parut réjouir beaucoup le bon Tantaine. Cependant il poursuivit:

—Pour être si bien informée, il faut que vous connaissiez M. Paul depuis longtemps, et qu'il vous ait parlé de ses affaires.

—Pardine!... il y aura quinze mois, au terme prochain qu'il a emménagé ici, et depuis ce temps, tous les jours que le bon Dieu fait, c'est moi qui arrange son ménage...

—Savez-vous où il logeait avant?

—Naturellement, puisque je suis allée aux renseignements. Il demeurait rue Jacob, de l'autre côté de l'eau. On l'y a même bien regretté, allez, mais il fallait qu'il se rapprochât de son travail, qui est ici près, rue Richelieu, à la bibliothèque.

D'un geste, le bonhomme arrêta la portière.

—Cela suffit, mère Brigot, dit-il, laissez-moi seul avec monsieur.

Ce bizarre, ce surprenant interrogatoire, Paul l'avait écouté de l'air ahuri d'un homme qui se tâte pour savoir au juste s'il dort ou s'il veille, s'il vit ou s'il rêve.

Le doux père Tantaine, lui, ferma soigneusement la porte sur les talons de la portière, et revint vers son protégé en riant aux éclats trop fort pour que son rire fût complétement naturel.

—Eh bien! lui demanda-t-il, que dites-vous de l'aventure?

Paul fut bien deux minutes au moins pour recouvrer la parole. Il faisait d'héroïques efforts pour rassembler ses idées en déroute, il appelait à la rescousse sa fermeté vacillante.

Il se rappelait les conseils que depuis cinq jours le docteur Hortebize lui chantait sur tous les tons: «Attendez-vous aux événements les plus extraordinaires, ne vous étonnez de rien, soyez prêt à tout.»

Pour un premier assaut, sa contenance ne fut pas trop fâcheuse.

—Je suppose, monsieur, reprit-il enfin, que vous avez fait la leçon à cette femme.

La grimace du vieux clerc ne laissait pas de doute sur le vif désappointement que lui causa cette réponse.

—Diable!... fit-il d'un ton d'ironie qu'il ne prit pas la peine de dissimuler, si c'est là tout ce que vous avez compris, nous ne sommes pas près de nous entendre!

Cette raillerie devait piquer la vanité toujours à vif du protégé de B. Mascarot.

—Pardon, reprit-il d'un air gourmé, je comprends que cette scène n'est qu'une préface, et j'attends le roman.

Cela fut dit avec une belle assurance qui enchanta le vieux clerc d'huissier.

—Oui, mon enfant, s'écria-t-il tout attendri d'une effusion paternelle, oui, ce n'est qu'une préface indispensable! Le roman, on te le révélera quand le moment propice sera venu, et tu verras quel magnifique rôle on t'y réserve, et tu comprendras quel succès t'attend, si tu sais être un acteur de talent!

—Pourquoi ne pas dire la vérité tout de suite?

Le bonhomme hocha doucement la tête.

—Patience, répondit-il en revenant au «vous,» patience, impétueuse jeunesse! On n'a point bâti Paris en un jour. Laissez-vous guider, ô mon fils! laissez-nous mesurer le fardeau à vos forces, abandonnez-vous à nos lisières protectrices! C'en est assez pour aujourd'hui. Vous venez de recevoir votre première leçon, repassez-la, méditez-la.

—Une leçon?

—Ou une répétition, comme vous voudrez, oui, mon enfant. Ce que j'avais à vous apprendre, je l'ai mis en action, pour vous frapper plus vivement, pour le graver plus profondément dans votre esprit.

C'était précis, cela: il n'y avait ni à douter, ni à équivoquer, ni à hésiter.

—Tout ce que cette bonne femme a dit, poursuivit le doux Tantaine en appuyant sur chaque mot pour lui donner une valeur plus grande, tout ce qu'elle a répondu doit être la vérité. Donc, c'est la vérité. Quand vous serez arrivé à vous le persuader à vous-même, vous serez prêt pour la lutte; jusque-là, non. Souvenez-vous de ceci: on n'impose que les croyances auxquelles on ajoute lui. Il n'est pas un imposteur illustre qui n'ait été sa première dupe et sa plus entêtée.

A ce vilain mot: imposteur! le protégé de B. Mascarot ne fut pas maître d'un haut-le-corps. Il essaya de protester.

Mais ce fut une raison pour Tantaine d'insister sur son idée et de souligner sa réplique comme on accentue la phrase décisive qui livre la clé d'une situation indéchiffrable.

—Un de mes amis, prononça-t-il, a vécu dans l'intimité d'un faux Louis XVII, qui eût ses partisans, et il m'a raconté une foule de particularités de son existence. Ce garçon, qui était le fils d'un cordonnier d'Amiens, avait si parfaitement fait abstraction de soi pour se pénétrer de son personnage d'emprunt, que, mis inopinément en présence d'une fille de son pays, qui avait été sa maîtresse et qu'il avait aimée à la folie, il ne la reconnut pas.

—Oh!... interrompit Paul; quelle histoire!...

—Non, il ne la reconnut pas. Et voilà à quelle perfection vous devez prétendre. Ne souriez pas, le cas est sérieux. Il vous faut réussir à vous dégager totalement de vous-même pour entrer dans la peau d'un homme nouveau. Paul Violaine, le fils illégitime d'une petite mercière de Poitiers, le trop naïf amant de la Belle Rose, n'existe plus. Il est mort d'inanition dans un grenier de l'hôtel du Pérou, ainsi qu'en témoignerait au besoin Mme Loupias.

C'est qu'il ne plaisantait pas, le vieux clerc d'huissier.

Il avait arraché son masque de bénigne niaiserie, il avait cet accent irrésistible qui enfonce les idées comme des pointes acérées dans les cerveaux les plus rebelles.

—Vous dépouillerez, poursuivait-il, cet individualité importune comme un vêtement usé qu'on jette et qu'on oublie. Le succès est à ce prix. Et je ne vous commande pas seulement de perdre la mémoire de l'intelligence, celle-là n'est rien; je vous ordonne de perdre la mémoire du corps, qui est idiote, absurde, terrible, qui trahit toujours. Il ne faut pas que si, dans la rue, un inconnu crie: Violaine!... vous vous retourniez machinalement.

Si préparé que dût être Paul à cette leçon, il sentait sa raison vaciller comme la flamme d'une bougie au vent. Le cauchemar continuait.

—Qui suis-je?... balbutia-t-il.

Le doux Tantaine se permit un ricanement sardonique.

—La portière vous l'a dit, répondit-il, aussi bien, mieux même que je n'aurais su vous le dire. Vous avez nom Paul, tout court, vous avez été élevé aux Enfants-Trouvés, vous n'avez jamais connu vos parents. Voici quinze mois que vous habitez ici, et vous demeuriez l'an passée rue Jacob. Votre femme de ménage n'en sait pas davantage... Mais lorsque vous viendrez avec moi rue Jacob, les concierges vous reconnaîtront, et ils vous diront où était, avant, votre domicile; et si nous y allons, on se souviendra de vous pareillement.

—Et il me sera possible de remonter ainsi le passé?...

—Mon Dieu, oui, jusqu'au jour de votre naissance. Peut-être en cherchant bien, arriveriez-vous jusqu'à votre père...

—Oh!... monsieur!...

—A moins qu'il n'arrive jusqu'à vous.

Le front de Paul devenait de plus en plus soucieux.

—Mais si on me demandait des détails sur ma vie, sur ce que j'ai fait? Cela peut arriver; je puis être interrogé par M. Martin-Rigal, par Mlle Flavie...

—Nous y voici donc!... Eh bien! rassurez-vous; on vous communiquera des documents si explicites, si précis qu'il vous sera aisé de donner, heure par heure pour ainsi dire, l'emploi de vos vingt-trois ans.

—Mais alors, monsieur, il était donc, comme moi, musicien, compositeur, cet autre dont je prends la place?

Le vieux clerc d'huissier, impatienté, ne se gêna pas pour lâcher un maître juron.

—Sacrebleu!... s'écria-t-il, jouez-vous la simplicité? Vous ai-je dit que vous preniez la place de qui que ce soit? Que me parlez-vous d'un autre? Il n'y a que vous ici. Vous n'avez donc pas écouté la portière.

—Si, mais...

—Eh bien! elle vous l'a appris, vous êtes artiste. Vous vous êtes fait seul, comme les hommes qui ont du nerf. Est-ce que le talent a besoin de maître! Pour vivre en attendant que vos œuvres arrivent à l'Opéra, vous donnez des leçons.

—A qui? On me questionnera.

Le père Tantaine prit dans une coupe, sur la cheminée, trois cartes de visite, et les présenta à Paul, en disant:

—Voici le nom et l'adresse de trois élèves que vous avez et qui vous donnent chacune cent francs par mois pour deux séances par semaine. Ces deux-ci vous affirmeraient si vous en doutiez, que vous êtes leur professeur depuis longtemps. La troisième, Mme veuve Grodorge, témoignera même en justice, sous la foi du serment, qu'elle doit à vos leçons tout ce qu'elle sait, et elle est forte. Demain, vous vous présenterez chez ces élèves, aux heures indiquées sur les cartes. Vous serez reçu comme un familier de la maison, lâchez d'y être à l'aise autant qu'un ancien maître...

—Je tâcherai.

—Encore un mot. En dehors de vos leçons, et pour augmenter votre bien-être, vous copiez à la bibliothèque, pour des amateurs riches, des fragments d'anciens opéras inédits. Voici sur le piano le travail que vous achevez pour M. le marquis de Croisenois, une œuvre charmante de Valserra: I tredici mesi...

C'était tout pour le moment. Il prit le bras de Paul et lui fit visiter en détail l'appartement.

—Vous le voyez, disait-il, on n'a rien oublié, on vous croirait ici depuis des siècles. Bien plus, comme, en garçon rangé que vous êtes, vous ne dépensez pas ce que vous gagnez, vous trouverez dans le tiroir de votre bureau huit obligations d'Orléans et un millier de francs, ce sont vos économies.

Mille questions se pressaient sur les lèvres de Paul, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte pour se retirer.

—Je reviendrai demain avec le docteur, dit-il.

Puis adressant à son élève une bénédiction ironique, il ajouta, comme jadis B. Mascarot:

—Tu seras duc!...

Debout devant sa loge, la concierge de la maison, la mère Brigot, guettait la sortie du vieux clerc d'huissier.

Dès qu'elle l'aperçut descendant lentement l'escalier, la tête baissée en homme écrasé sous le poids de ses préoccupations, elle courut à lui, autant toutefois que son obésité lui permettait de courir.

—Êtes-vous content de moi, monsieur Tantaine? lui demanda-t-elle de sa voix affreusement pateline...

—Chut!... interrompit le bonhomme en la poussant brutalement dans sa loge, dont la porte était restée ouverte, chut donc! Êtes-vous folle de parler ainsi tout haut, au risque d'être entendue du premier venu!

Il paraissait si furieux, ce bon Tantaine, que la portière baissait le nez, tremblante comme une coupable devant la justice.

—J'espérais, balbutia-t-elle, que j'avais bien répondu.

—Très bien, en effet, mère Brigot; vous m'aviez parfaitement compris. Je rendrai bon compte de vous à M. Mascarot.

—Quel bonheur!... Alors, nous sommes sauvés, Brigot et moi?

Le vieux clerc eut un geste équivoque.

—Sauvés... répondit-il, pas encore tout à fait. Le patron, certainement, a le bras long, mais vous avez des ennemis, beaucoup d'ennemis. Tous les domestiques de la maison vous exècrent, et ils seraient ravis, je ne vous le cacherai pas, de vous faire arriver de la peine.

—Oh!... monsieur, est-ce possible; peut-on dire des choses pareilles! Nous qui sommes si bons pour eux, mon mari et moi.

—Maintenant peut-être, parce que vous redoutez leur témoignage; mais autrefois?... Ah! vous vous êtes mis dans de biens vilains draps, votre mari et vous. La loi est précise: Article 386, paragraphe 3. Il y va de la réclusion. Vous avez surtout cette diable de circonstance de paquets de clés vus entre vos mains par les deux bonnes du second étage, qui est terrible.

Ce fut au tour de la grosse femme de frémir. Elle joignit les mains en murmurant d'une voix suppliante:

—Plus bas! monsieur, je vous en conjure, plus bas!...

—Votre grand tort, poursuivait le père Tantaine, est d'être venu trouver le patron trop tard. On avait beaucoup jasé déjà, la police avait été prévenue et ne pouvait se dispenser d'agir.

—C'est égal, si M. Mascarot voulait...

—Mais il veut, chère dame, il ne demande qu'à vous être utile. Je suis persuadé qu'il réussira à égarer l'enquête; déjà beaucoup de témoins ont promis de vous être favorables... Seulement, vous savez, service pour service, il faut lui obéir ponctuellement.

—Oh! le cher homme!... nous passerions dans le feu pour lui, Brigot et moi; ma fille Euphémie y passerait aussi...

Prudemment le vieux clerc recula.

Il put craindre que, transportée d'espoir, dans l'effusion de sa reconnaissance, la portière ne se jetât à son cou.

—Le patron n'exige pas de tels sacrifices, dit-il; tout ce qu'il vous demande, c'est de ne jamais varier dans vos déclarations au sujet de Paul. Ce qu'il attend, c'est une discrétion impénétrable. Un seul mot du secret qui vous a été confié, il vous abandonne, et alors, je vous l'ai dit, l'article 386...

Décidément, l'énoncé de cet article qui édicte les peines applicables aux vols domestiques avait la vertu de donner des coliques à l'honnête concierge.

—La tête sur le billot, monsieur, s'écria-t-elle, je soutiendrais mordicus que M. Paul est mon locataire depuis un an, qu'il est artiste, que je le connais, et le reste. Quant à lâcher une traître parole de ce que vous m'avez conté, je me couperais plutôt la langue, et j'y tiens... allez!

Si véritablement sincère était l'accent de cette déclaration, que le vieux clerc d'huissier revint à sa bénignité accoutumée.

—Dans ces conditions, prononça-t-il, je suis autorisé à vous dire: Espérez. Oui, le jour où l'affaire de notre jeune homme sera terminée, on vous obtiendra une petite déclaration qui vous rendra blancs comme neige et qui vous permettra de dire le front haut que vous avez été calomniés.

C'était un marché, la mère Brigot ne devait pas s'y méprendre.

—Qu'il réussisse donc bien vite, dit-elle, ce cher enfant mignon.

—Ce ne sera pas long, je vous le garantis. Mais jusque-là, vous savez, surveillance attentive de tous les instants.

—On ouvrira l'œil.

—A qui que ce soit, en dehors du patron, de son médecin ou de moi, qui viendrait demander Paul, vous répondrez qu'il est sorti.

—Entendu, personne ne montera.

—De plus, il vous faudrait tâcher de savoir le nom du visiteur et venir nous avertir rue Montorgueil.

—S'il vient quelqu'un, vous serez prévenu dans les cinq minutes.

Le bon Tantaine se recueillit cherchant s'il n'avait pas quelque autre recommandation à faire.

—C'est bien tout, dit-il au bout d'un moment. Ah! encore ceci. Tenez exactement note des heures de sortie et de rentrée de ce joli garçon, parlez-lui le moins possible, mais épiez ses moindres actions.

Cela dit, sans s'arrêter aux protestations de la portière toute brûlante du zèle d'un intérêt bien entendu, il s'éloigna en répétant:

—Surveillez! surveillez!... qu'il ne fasse pas de sottises.

Cette dernière préoccupation, pour le moment du moins, était absolument superflue.

Paul était hors d'état de tenter quoi que ce fût.

Tant qu'il s'était senti sous l'œil du père Tantaine, il avait puisé dans sa détestable vanité assez d'énergie pour garder une ferme contenance.

Mais, une fois seul, après le départ du bonhomme, il fut saisi d'un tel effroi qu'il se laissa tomber comme anéanti sur un fauteuil.

C'est qu'entre toutes les idées qui doivent répugner à l'imagination, il n'en est pas de plus odieuse que celle de la perte de sa personnalité.

Si l'esprit accepte facilement la nécessité d'un travestissement imposé par les circonstances, c'est que ce travestissement n'est que momentané, et que d'ailleurs, sous un faux nom pris au hasard, sous le costume d'emprunt, on reste soi.

Tel n'était pas le cas de Paul.

Non seulement il se voyait réduit à renoncer à son individualité, mais il si trouvait prendre l'individualité d'un autre.

Il serait peut-être heureux et riche, il épouserait Flavie, il aurait un grand nom; mais, femme, argent, noblesse, bonheur, il devrait tout à une infâme comédie.

Et le pacte conclu, et il l'était presque, il lui deviendrait impossible de revenir sur ses déclarations. Il serait comme un acteur condamné à vivre avec le masque et le costume de son rôle. Il lui faudrait, jusqu'à sa mort, être cet autre dont il volait le passé.

Il frissonnait en se rappelant cette lugubre parole du père Tantaine:

—Paul Violaine est mort.

Et il lui semblait, en effet, que quelque chose venait de se briser en lui.

Il torturait sa mémoire à chercher parmi ses souvenirs quelques exemples de cette situation étrange; il n'en trouvait pas.

Si, cependant.

Il se rappelait l'histoire de Cognard, ce bandit si audacieux, incarné en comte de Sainte-Hélène, dont tout Paris admirait la tournure martiale et le brillant uniforme, sur le front des troupes, aux revues royales.

Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu'elle
fit en aspirant une prise de tabac.
Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu'elle fit en aspirant une prise de tabac.

Cognard, ce forçat trahi par un ancien compagnon de chaîne.

Car c'était là ce qu'il risquait, à jouer cette périlleuse partie: le bagne.

Ne serait-il pas reconnu, lui aussi, par quelque camarade oublié, qui au moment du triomphe le montrerait du doigt et crierait:

—Arrêtez!... Celui-ci est Paul Violaine, de Poitiers, le fils de la petite mercière de la rue des Vignes.

Que ferait-il alors, que répondre? Aurait-il sur les émotions poignantes d'un tel moment assez de puissance pour payer d'audace, pour regarder, d'un œil riant cet accusateur en lui disant:

—Vous vous trompez, je ne vous connais pas.

Il ne se sentait pas cette impudence imperturbable, et la conviction de n'être pas à la hauteur de son rôle ajoutait à son effroi.

S'il n'eût pas été engagé déjà, s'il eût su que devenir, où aller, comment vivre, il eût pris la fuite.

Le pouvait-il?

Hélas! bien que fort inexpérimenté, il comprenait que des gens comme le placeur, comme Hortebize et comme Tantaine ne sèment pas leurs secrets au hasard. Ils lui avaient fait, à eux trois, assez d'étranges confidences pour lui bien prouver qu'ils le considéraient comme absolument en leur pouvoir.

Or, il savait à quoi s'en tenir sur la puissance de B. Mascarot. Il était certain que, quoi qu'il pût faire, il n'échapperait pas à sa vengeance.

Accepter le traité, c'était courir un danger; mais un danger lointain, probable peut-être, mais non pas assuré.

Éluder le traité c'était s'exposer à un péril immédiat et parfaitement défini.

Pris entre ces menaces, Paul devait choisir les plus éloignées.

Ce furent d'ailleurs les dernières convulsions de son honnêteté expirante.

—J'accepte, murmura-t-il, en avant!...

Il faut bien le dire, les cinq jours passés en compagnie de l'excellent Hortebize pesaient d'un poids énorme dans la balance des décisions de Paul.

Il possédait au suprême degré, ce respectable docteur, l'art de rendre le vice aimable et de le mettre à la portée de toutes les consciences.

Pour exposer ses odieuses théories, il savait toujours rencontrer le terme congruant, l'expression agréable et de bonne compagnie.

Paraissait-on néanmoins surpris, vite il trouvait parmi ses souvenirs des exemples rassurants à citer.

Si bien qu'il semblait impossible qu'à son contact l'honnêteté à peine trempée d'un adolescent dévoré de convoitises, tout flambant de passions inassouvies, ne fût pas désorganisée.

Un garçon bien autrement affermi que Paul en d'honorables principes, eût très probablement succombé à ces incessantes attaques, ayant l'apparence inoffensive et la redoutable puissance de la goutte d'eau qui, à la longue, use le rocher.

Nul comme le docteur ne savait émettre à propos ces maximes dissolvantes qui sont comme le lien commun de la corruption.

Il professait, prétendait-il, le catéchisme des forts.

Il prêchait deux morales, celle des intelligents et celle des imbéciles.

—De quelle postérité voulez-vous être, demandait-il à Paul, de celle d'Abel ou de celle de Caïn? Entre les deux, il faut opter sans rémission. Éternels moutons, les fils d'Abel seront toujours tondus. Les descendants de Caïn, au contraire, savent s'armer de ciseaux et tondre. Que redoutez-vous? Ce n'est plus Dieu maintenant qui, du haut des nuages, crie: «Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?» C'est la justice humaine qui se contente de demander si on s'est débarrassé d'Abel selon les règles prescrites par le code.

Puis, tous ces discours, il les condensait en aphorismes mis en pratique, affirmait-t-il, par les heureux du monde.

Il disait à Paul:

«Le succès justifie tout.»

«Une bonne grosse infamie qui enrichit d'un coup, épargne quantité de petites infamies de détail que se permettent les plus honnêtes gens.»

Ou encore:

«Le grand chemin de la fortune est si encombré, que ceux-là seuls arrivent au but qui ont l'adresse de prendre un chemin de traverse.»

Or, les renseignements du docteur avaient cela de terrible, qu'à tout instant il pouvait se proposer pour modèle, et dire:

—Regardez-moi!

Et, en effet, son exemple était de ceux qui feraient douter de la conscience et de la justice.

En lui le vice triomphait, jouissait, s'engraissait, roulait voiture, éclaboussait en riant l'honnêteté pauvre.

Quant au châtiment qui toujours arrive, tôt ou tard, s'il le redoutait, il se gardait bien de l'avouer.

Il ne disait pas à Paul que ce médaillon enrichi de pierreries qui battait son ventre de financier, renfermait un poison subtil sur lequel il comptait en cas de catastrophe.

Non. Il répétait:

—Du courage, ami Paul, abandonnez-vous à Mascarot, comme moi, comme le marquis de Croisenois, comme Van Klopen, comme tant d'autres. Mascarot peut tout ce qu'il veut, il est dévoué et sûr. Quand entre la fortune et un de ses amis se trouve un bourbier, il n'hésite pas, il prend, nouveau saint Christophe, son ami sur ses robustes épaules, et le passe.

Sur ce dernier point, le docteur prêchait un croyant.

Loin de douter de la force de B. Mascarot, Paul se la serait plutôt exagérée. Après cette dernière scène, il n'apercevait pour ainsi dire pas de limites à une puissance établie sur la terreur.

Si depuis sa sortie de l'hôtel du Pérou, il avait été ébloui par la rapidité des événements, son installation dans cet appartement de la rue Montmartre, lui paraissait tenir du prodige.

Il était stupéfait de la quantité de gens que l'honorable placeur savait faire mouvoir et forcer de concourir à la réussite de ses projets.

Cette portière qui assurait le connaître, ces concierges de la rue Jacob près desquels on pouvait aller aux renseignements, ces élèves qu'on lui procurait, tous ces gens n'étaient-ils pas comme autant d'esclaves qu'un secret livrait pieds et poings liés à la discrétion de B. Mascarot?

Était-il à craindre d'échouer avec de tels éléments de succès? Risquait-on même quelque chose, protégé par un homme à qui rien n'échappait, qui semblait disposer à son gré des événements, qui organisait le hasard à sa convenance?

—Et j'hésiterais, se disait Paul en arpentant d'un pied fiévreux son nouvel appartement, et j'aurais des scrupules! Ah! ce serait trop bête.

Il dormit mal cependant cette première nuit. A diverses reprises, il s'éveilla en sursaut. Il lui semblait voir rôder autour de son lit l'ombre vengeresse de l'homme dont il volait la personnalité.

Mais le lendemain, lorsque l'heure arriva d'aller donner sa première leçon, il se sentait en veine de courage, il faudrait dire d'impudence, et c'est d'un pas leste, la tête haute et la mine assurée qu'il se rendit à l'adresse indiquée sur la carte de Mme veuve Grodorge, celle qui devait se déclarer la plus ancienne de ses élèves.

Certes, il ne se doutait guère que deux de ses protecteurs, dissimulés derrière un lourd camion, le surveillaient et l'observaient.

C'était ainsi, cependant.

Amenés par le même désir de savoir comment Paul acceptait sa situation nouvelle, depuis qu'il était livré à lui-même, le bon Tantaine et le docteur Hortebize s'étaient rencontrés au coin de la rue Joquelet, juste à temps pour voir passer leur disciple et saisir sur sa physionomie l'expression de ses sensations.

En le voyant s'éloigner tout pimpant, ils échangèrent un coup d'œil de triomphe.

—Eh! eh! ricana le vieux clerc d'huissier, notre jeune coq redresse sa crête qui était bien basse hier au soir... cela va bien!

—Oui, approuva le docteur; le voilà lancé maintenant, il ira loin.

Pour plus de sûreté, cependant, ils entreront se renseigner près de la mère Brigot.

C'est avec les témoignages les plus serviles d'un respect sans bornes que la grosse femme les accueillit et répondit à leurs questions.

—Personne ne s'est présenté pour notre jeune homme, déclara-t-elle. Hier, il n'est descendu qu'à sept heures. Il m'a demandé de lui indiquer le restaurant le plus voisin; je l'ai envoyé au bouillon Duval, ici à côté. A huit heures, il était de retour; il est remonté se pomponner et est ressorti. A minuit, il était couché.

—Passons à aujourd'hui.

—Voilà! Quand je suis montée chez lui, ce matin, il pouvait être neuf heures. Il venait de se lever et finissait de s'habiller. Quand j'ai eu fini son ménage, il m'a priée de lui aller chercher à déjeuner et de lui préparer du café. J'ai obéi. Il s'est mis alors à manger de si bon appétit, que je me suis dit: «Allons, voilà l'oiseau habitué à sa cage!»

—Et après?

—Il s'est mis à chanter, toujours comme un oiseau. Puis il a touché du piano. Ah! le cher mignon, sa voix est aussi agréable que sa figure. Foi de femme!... on en deviendrait folle de ce petit homme-là! Heureusement, ma fille Euphémie ne vient pas me voir souvent...

Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu'elle fit en aspirant une énorme prise de tabac.

—Enfin, s'il est sorti, reprit le père Tantaine, a-t-il dit s'il serait longtemps dehors?

—Le temps de donner sa leçon. Il sait que monsieur doit venir...

—C'est bien.

Satisfait de la surveillance, le bonhomme se retourna vers l'excellent M. Hortebize.

—Vous alliez peut-être à l'agence, monsieur le docteur? demanda-t-il.

—Précisément, je comptais voir M. Mascarot.

—Il est absent, mais si vous avez quelque chose à lui faire dire, prenez la peine de monter avec moi jusque chez notre jeune homme; il faut que je lui parle, et je vais l'attendre.

—Soit, répondit le docteur.

C'était comme un ordre pour l'obséquieuse concierge. Elle s'empressa de remettre à ses deux visiteurs la clé que lui avait laissée son locataire, et ils montèrent rapidement.

Mieux que Paul, l'excellent Hortebize pouvait juger l'habileté qui avait présidé à l'arrangement de cet appartement destiné à donner l'idée d'un long séjour et d'une existence calme et laborieuse.

—Sacrebleu!... mon vieux, s'écria-il avec l'accent de la sincère admiration, quel metteur en scène tu ferais!...

D'un coup d'œil il avait embrassé les détails les plus futiles en apparence, et il poursuivait:

—Parole d'honneur! sur la seule vue de ce petit salon de travail, un père donnerait sa fille au garçon qui l'habite...

Mais il s'interrompit, surpris du silence du vieux clerc d'huissier. Il le regarda et fut frappé de son air sombre.

—Qu'as-tu, demanda-t-il avec une nuance d'inquiétude, qu'y a-t-il?...

Tantaine fut un moment sans répondre. Il s'était assis les jambes croisées devant le feu près de s'éteindre, et tisonnait furieusement.

—Il y a, grommela-t-il enfin, il y a que nos cartes se brouillent.

A cette déclaration le front du souriant docteur se rembrunit.

—C'est Perpignan qui te gêne, fit-il. Tu auras rencontré près de lui des difficultés insurmontables...

—Non. Perpignan n'est qu'un sot. Il fera naturellement juste ce que je voulais lui conseiller de faire. Nous tenons le Champdoce...

Le digne M. Hortebize, fort oppressé depuis un moment, eut un gros soupir de satisfaction.

—Alors, murmura-t-il, je ne vois pas...

—Quoi!... tu oublies le mariage de Croisenois! Là est l'obstacle. Une affaire si sagement combinée, cependant, conduite avec tant de prudence. Hier encore j'aurais répondu sur ma tête d'un succès sans anicroche.

—Eh!... c'est cela, tu marchais avec trop d'assurance...

—Point. J'ai joué de malheur, voilà tout. Est-ce que la sagesse humaine existe!... La sagesse humaine!... ce n'est qu'un mot. On fait la part de l'imprévu, on ne fait pas celle de l'impossible.

—Cependant...

—C'est ainsi. Jamais ennemi habile n'eût imaginé contre nous la série de combinaisons invraisemblables que nous oppose le hasard. Toi qui vas dans le monde, connais-tu, en 1868, une héritière très belle et très noble, insensible aux jouissances du luxe et de la vanité et capable d'une grande et vraie passion...

Le docteur eut un sourire qui, certes, était la plus explicite des négations.

—Eh bien! poursuivit le bonhomme, cette héritière existe, et elle a nom Sabine de Mussidan. Elle aime, et sais-tu qui?... un homme que par trois fois déjà j'ai trouvé en travers de ma route, un artiste, un peintre, et il faut que ce garçon soit doué de la plus redoutable énergie qu'on puisse concevoir.

—Bast!... un artiste sans fortune, sans doute, sans relations...

Un geste de son interlocuteur l'interrompit...

—Cet artiste n'est pas sans relations, malheureusement, déclara le doux Tantaine, il a un ami, et quel ami!... le gentilhomme qui devait épouser Mlle Sabine, M. de Breulh-Faverlay.

Cette nouvelle était si étrange, que l'excellent Hortebize demeura sans voix.

—Comment est venu ce rapprochement, poursuivit Tantaine, je ne puis me l'expliquer. Ce doit être un coup du génie de Mlle Sabine. Enfin le fait est là. Et à eux deux ils ont gagné à leurs intérêts la femme que je destinais à pousser la candidature de Croisenois.

—Mais c'est impossible.

—C'est mon avis. Ce qui n'empêche que, hier soir, ils étaient réunis tous les trois, et juraient, je le présume du moins, de tout tenter pour empêcher le mariage du marquis.

L'excellent docteur bondit sur son fauteuil.

—Quoi! s'écria-t-il, quoi!... ils ont pénétré les projets de Croisenois! Ah! ça, comment?

Le vieux clerc eut un geste découragé.

—Ah! voilà! répondit-il. Un général ne peut être sur tous les points d'une grande bataille, et toujours parmi ses lieutenants il se trouve des imbéciles ou des traîtres. J'avais arrangé entre Van Klopen et Croisenois une comédie qui devait nous livrer la vicomtesse. Tout avait été prévu, combiné, arrangé: j'avais soigné les détails comme seul je sais les soigner. Je ne pouvais pas ne pas compter sur un triomphe complet.

Malheureusement, après une répétition générale excellente, la représentation a été détestable. Ni Croisenois, ni Van Klopen n'ont pris la peine de jouer leur rôle sérieusement. Je leur avais préparé un chef-d'œuvre de finesse et de transitions, ils ont exécuté une scène brutale, ridicule, révoltante, une parade!... Ils ont cru, les idiots! qu'il est aisé de tromper une femme!

Et pour comble, le marquis, à qui j'avais recommandé la plus extrême réserve, a démasqué immédiatement ses batteries; oui, ce niais vaniteux a parlé de Sabine.

Dès lors, tout était perdu. La vicomtesse, qui sur le moment avait été dupe, a réfléchi, et la connivence des deux acteurs lui a sauté aux yeux. Flairant un piège, la peur l'a prise et elle a couru crier: «Au secours!» chez M. de Breulh.

Le docteur écoutait, la consternation peinte sur le visage.

—Qui donc, demanda-t-il a pu t'informer ainsi?

—Personne, je devine. Je vois les résultats, je pénètre la cause. Oh! l'éveil est donné, va!...

Le doux Tantaine n'est pas homme à gaspiller en inutiles discours ce capital qui s'appelle le temps.

Quand il ouvre la bouche, c'est qu'il a quelque chose à dire, et ses paroles, les plus oiseuses en apparence, ont toujours une portée sérieuse.

Le docteur le savait bien.

De là son anxiété de plus en plus poignante, à mesure qu'il sentait qu'on se rapprochait d'un but qu'il ne pénétrait pas.

—Pourquoi me dis-tu tout cela, interrogea-t-il, que n'avoues-tu plutôt sans ambages que la partie est désespérée!

—C'est qu'elle ne l'est pas.

—A t'entendre, cependant!...

—J'ai déclaré qu'elle était fort compromise, rien de plus, et c'est bien différent. Quand tu joues à l'écarté, en cinq points, que ton adversaire en a quatre et que tu n'en a pas un seul, jettes-tu tes cartes et abandonnes-tu ton enjeu? Non. Tu gardes l'espoir de piquer sur quatre, comme on dit vulgairement.

L'inaltérable flegme du vieux clerc d'huissier exaspérait vraiment le digne M. Hortebize.

—Ainsi, s'écria-t-il, tu t'obstines à lutter.

—Naturellement.

—Mais c'est de la démence, c'est de l'aberration, c'est courir de gaîté de cœur à un abîme dont on a mesuré la profondeur.

Le vieux clerc se permit un petit sifflotement on ne peut plus agaçant.

—Que devrions-nous donc faire, demanda-t-il, au jugement de Votre Excellence?

—Rien. Abandonner cette combinaison et en chercher une autre, moins lucrative, peut-être, mais aussi moins périlleuse. Ne vas-tu pas te piquer au jeu? Ce serait, par ma foi! de la vanité bien placée. Tu as voulu mordre un morceau, il est trop dur, n'est-ce pas? abandonne-le; à t'obstiner tu te casserais les dents. Nous avons tâté ces gens, ce sont des lutteurs au-dessus de nos forces; laissons-les. Au fond, que nous importe que Mlle de Mussidan épouse Croisenois ou de Breulh, ou tout autre! La spéculation est-elle là? Non, heureusement. L'idée vraiment productive, l'idée d'une société à laquelle tu fais souscrire tous nos contribuables, reste pleine et intacte. Nous la reprendrons. Mais, en attendant, crois-moi, confessons entre nous notre défaite, battons en retraite et faisons les morts.

Il s'arrêta, déconcerté par l'expression gouailleuse du sourire du bon père Tantaine.

—Il me semble, ajouta-t-il, d'un ton blessé, que ma proposition n'a rien de ridicule, qu'elle est raisonnable.

Six convives achevaient de déjeuner.
Six convives achevaient de déjeuner.

—Peut-être. Reste à savoir si elle est pratique.

—Je ne découvre rien qui t'empêche de l'accepter.

—Vraiment! C'est qu'alors la frayeur te montre la position à travers de singulières lunettes. Nous nous sommes trop avancés, mon bon docteur, pour avoir encore notre libre arbitre. Aller de l'avant nous est impérieusement commandé. Reculer maintenant, serait attirer nos adversaires sur notre piste. Quoi que nous fassions, il faudra en découdre. Or, bataille pour bataille, mieux vaut choisir son terrain et commencer. A forces égales, l'agresseur gagne trois chances sur dix, on l'a calculé.

—Ce sont des mots!...

—Bah!... sont-ce des mots aussi, nos confidences à Croisenois?...

L'argument, s'il n'ébranla pas le docteur, le frappa vivement.

—Serait-il donc assez infâme pour nous trahir? fit-il.

—Pourquoi non, si c'est son intérêt évident? Réfléchis et juge: Croisenois est au bout de son rouleau; nous l'avons ébloui des perspectives d'une fortune princière: à quel parti s'arrêtera-t-il si nous allons lui dire: «Pardon! il n'y a rien de fait; vous êtes dans la misère; restez-y!»

—On pourrait le désintéresser, l'assister.

—Et cela nous conduirait, où? Veux-tu payer ses dettes, dégager son héritage, défrayer son luxe et ses passions? Quelles limites auront ses exigences? Depuis que je lui ai livré le secret de l'association, il nous tient autant que nous le tenons; plus même, car il a moins à risquer. Nous lui avons appris la musique, docteur, il nous ferait joliment chanter.

—Ah!... tu as été bien imprudent.

—Sacrebleu! il faut pourtant se confier à quelqu'un. D'ailleurs, les deux affaires, celle du duc de Champdoce et celle de Sabine, se tiennent. Je les ai conçues ensemble, ensemble elles réussiront ou me craqueront entre les mains.

—Ainsi, tu persistes?

—Plus que jamais.

Depuis un moment, le docteur, avec une affectation qui ne pouvait échapper à son interlocuteur, agitait et faisait sonner le médaillon d'or pendu à la chaîne de sa montre.

—J'ai juré autrefois, prononça-t-il avec un pâle sourire, que nos destinées seraient communes. Je ne me dédis pas. Marche, si périlleuse que me semble la route où tu t'obstines, je te suivrai jusqu'au bout... jusqu'au fossé de la culbute. J'ai sous la main ce qu'il faut pour éviter les angoisses de la chute: Une contraction du gosier, comme pour avaler une pilule amère, une convulsion foudroyante, un vertige, un hoquet... et tout est fini.

La lugubre précaution du docteur avait toujours offusqué le bon Tantaine. Elle lui fut en ce moment particulièrement désagréable.

—Oh!... assez, fit-il. Si tout tourne mal, tu utiliseras ton médaillon; jusque-là, par grâce, laisse-le en repos.

Il se leva de l'air le plus mécontent, s'adossa à la cheminée, et poursuivit:

—Pour des gens de notre trempe, un danger connu n'est plus un danger. On nous menace, nous nous défendrons. Malheur à qui me gêne. Au pis aller, j'aurai recours aux grands moyens.

Il s'interrompit, alla ouvrir toutes les portes pour se bien assurer que personne n'écoutait derrière, et, revenant à sa place, il reprit d'une voix sourde:

—En résumé, un seul homme nous fait obstacle: André. Supprime le, tout va comme sur des roulettes.

L'excellent Hortebize tressauta comme s'il eût été touché d'un fer rouge.

—Malheureux! s'écria-t-il, tu voudrais...

Le vieux clerc eut un petit rire sec des plus effrayants.

—S'il le fallait, pourtant! répondit-il. Ne vaut-il pas mieux tuer le diable que d'être tué par lui?

L'effroi du digne M. Hortebize était tel que ses dents claquaient comme des castagnettes. Il consentait bien à demander aux gens: «La bourse ou l'honneur!» Mais demander: «La bourse ou la vie!» et frapper...

—Et si nous étions découverts! balbutia-t-il.

—Nous? Allons donc! Suppose le crime commis: la justice cherchera à qui il profite. Arrivera-t-elle à nous? Jamais. Par exemple, elle saura que cette mort rend à M. de Breulh la main d'une femme qu'il adore, et qui lui préférait André...

—Horrible!... fit le docteur révolté.

—Eh! je le sais bien. Aussi ferai-je tout au monde pour éviter cette extrémité. Les moyens violents me répugnent autant qu'à toi. Je chercherai, je trouverai mieux...

Il s'arrêta court. Paul rentrait une lettre à la main.

Le protégé de B. Mascarot rayonnait, et c'est d'un air de suffisance bien plaisant qu'il tendit la main au docteur Hortebize et au vieux clerc d'huissier.

—Par ma foi!... messieurs, dit-il, du ton le plus dégagé, je comptais bien sur votre aimable visite, mais non de si bonne heure. Je remercie le hasard qui m'a inspiré la pensée de monter un moment.

Le père Tantaine eut bien du mal à s'empêcher de hausser les épaules.

Involontairement, il comparait cette crânerie toute nouvelle de Paul à ses défaillances vingt-quatre heures plus tôt, à cette même place.

—Les affaires vont donc comme nous voulons? interrogea le docteur.

—Elles vont au moins assez bien pour que, même en cherchant bien, je ne puisse trouver un sujet de plainte.

—Vous venez de donner votre leçon?

—Précisément. Je quitte à l'instant Mme Grodorge. Quelle femme aimable et charmante! Vous dire de quelles prévenances elle m'a comblé est impossible.

Paul eût ignoré totalement pourquoi et comment la porte de Mme Grodorge lui était ouverte, qu'il ne se fût pas exprimé autrement.

—On s'explique, cela étant, votre satisfaction si légitime, fit le docteur avec une nuance de persiflage que Paul ne saisit pas.

—Oh!... répondit-il, je ne m'en fais pas accroire pour si peu de chose. Si je vous semble ravi, c'est que j'ai d'autres raisons... plus sérieuses.

—Serait-ce une indiscrétion de vous demander lesquelles?

Paul prit la mine grave et mystérieuse de l'adolescent qu'étouffe son premier secret d'amour.

—Je ne sais trop si j'ai le droit de parler, confiance oblige.

—Diable!... une aventure, déjà!

L'amour-propre de l'élève du placeur s'épanouissait délicieusement.

—Gardez votre secret, mon cher enfant, conseilla le père Tantaine, gardez-le.

C'était bien le moyen de lui délier promptement la langue; le malicieux bonhomme l'avait prévu.

—Oh! monsieur, protesta-t-il, me croyez-vous donc ingrat à ce point d'avoir quelque chose de caché pour vous!...

Il agita triomphalement le papier qu'il tenait à la main, et ménageant autant que possible ses effets, il poursuivit:

—Voici une lettre que m'a remis la concierge lorsque je suis rentré. Elle m'a été apportée par un garçon de banque. Devinez-vous de qui elle peut être? Allez, ne cherchez pas, elle est de mademoiselle Flavie Rigal et ne me laisse aucun doute sur ses sentiments à mon égard.

—Oh!...

—C'est ainsi. Le jour où je prendrai la peine de le vouloir sérieusement, Mlle Flavie deviendra Mme Paul.

Une fugitive rougeur, aussitôt disparue, courut sous la peau épaisse et ridée du vieux clerc d'huissier.

—Vous êtes heureux!... fit-il, non sans un tremblement fort appréciable de la voix, bien heureux!...

L'autre, négligemment, releva le revers de son paletot, et, passant son pouce dans l'entournure de son gilet, répondit:

—Mon Dieu oui!... Mais sans grands efforts je vous prie de le croire. Je n'ai pas déplu à Mlle Flavie, et à ma troisième visite, elle me le confessait bien gentiment.

Comme s'il eût jugé ses lunettes insuffisantes à dissimuler ses émotions, le père Tantaine écoutait, le visage caché entre ses mains.

—Hier soir, cependant, poursuivit Paul, Mlle Flavie avait été d'une réserve et d'une froideur désespérantes. Vous pensez peut-être que je me suis efforcé de l'attendrir? Point. Je me suis dit: «Mignonne, tu perds ton temps,» et je l'ai quittée de meilleure heure que de coutume.

Il mentait; il avait été horriblement inquiet.

—Et j'agissais sagement, continuait-il. La pauvre fille! Pour me tenir rigueur, elle luttait contre son cœur. Écoutez plutôt ce qu'elle m'écrit:

Il rejeta ses cheveux en arrière, se posa de la façon qu'il jugeait la plus avantageuse, et lut:

«Mon ami,

«J'ai été méchante hier, et je m'en repens. Je n'ai pu dormir de la nuit, en me rappelant la grande tristesse qu'on lisait dans vos yeux quand vous vous êtes retiré. Paul, c'était une épreuve. Me pardonnerez-vous? J'ai plus souffert que vous, croyez-le.

«Quelqu'un qui m'aime bien, hélas! plus que vous peut-être, me répète sans cesse qu'une jeune fille qui livre à celui qu'elle aime sa pensée entière, risque son bonheur. Est-ce vrai cela?

«Hélas! ce serait bien malheureux, Paul, car moi je ne saurais jamais feindre. Et, la preuve, c'est que je vais tout vous dire. Mon bon père est le meilleur, le plus excellent des hommes, et tout ce que je veux il le veut. Je suis bien sûre que si votre ami, notre bon docteur Hortebize venait de votre part lui présenter une certaine requête, il ne dirait pas: non. Je suis bien sûre que si je le priais d'une certaine manière, il me répondrait: oui...»

—Et cette lettre ne vous a pas touché? demanda le père Tantaine.

—Franchement, si. Écoutez donc, il y a un million de dot.

Sur cette vanterie, le vieux clerc d'huissier se dressa d'un bon si menaçant, que Paul recula, stupéfait de ce soudain mouvement de colère.

Mais, sur un coup d'œil de l'excellent Hortebize, le bonhomme se contint.

—Si encore il pensait ce qu'il dit, gronda-t-il; si son vice n'était pas pure fanfaronnade.

—C'est notre élève!... fit le docteur avec un sourire.

Le bon Tantaine, cependant, s'était approché de Paul. Il posa sa large main sur sa tête, et froissant presque brutalement ses beaux cheveux blonds, il lui dit:

—Tu ne sauras jamais, mon garçon, tout ce que tu dois à Mlle Flavie!

Cette scène rapide impressionna Paul d'autant plus vivement, qu'il n'en pouvait comprendre ni les motifs ni la portée.

Voilà deux hommes qui avaient mis en œuvre les deux plus puissantes ressources de leur funeste esprit pour pervertir en lui tout sens moral; il essayait de mettre leurs leçons en pratique, espérant s'attirer leurs éloges, et, au lieu de cela, ils le traitaient avec le dernier mépris. C'était inexplicable.

Mais, avant qu'il fût assez revenu de sa surprise pour interroger, le père Tantaine avait maîtrisé son émotion.

—Mon cher enfant, reprit-il, voici ma commission faite. Si je tenais à vous voir, c'est uniquement parce que je craignais quelque défaillance de votre énergie.

—Cependant, monsieur...

—Oh!... réparation d'honneur. Vous êtes fort, bien plus fort que je ne le pouvais supposer.

—Il a fait des progrès, l'enfant! approuva le docteur.

—Tant de progrès, que le moment est venu de le traiter en homme. Ce soir, mon cher Paul, M. Mascarot aura par Caroline Schimel le mot de l'énigme qu'il poursuit. Demain à deux heures, trouvez-vous à l'agence, vous saurez tout.

Paul voulait répliquer, s'informer, le bon Tantaine ne lui en laissa pas le temps.

Il lui coupa la parole d'un adieu des plus secs, et sortit en entraînant le docteur, de l'air d'un homme qui fuit une explication irritante ou périlleuse.

—Partons, lui disait-il à l'oreille, une minute encore et je battrais ce misérable petit farceur. Ah!... Flavie, Flavie!... Ta folie d'aujourd'hui te coûtera plus tard des larmes de sang!...

Les deux associés étaient déjà au bas de l'escalier, que le protégé de B. Mascarot demeurait encore debout, au milieu de son petit salon de travail, un bras en avant, la bouche entr'ouverte, frappé d'immobilité, offrant le plus parfait modèle d'une statue de la confusion.

Toute la fierté qui le gonflait l'instant d'avant s'était évaporée comme le gaz d'un ballon crevé d'un coup d'épingle.

—Dieu sait, pensait-il, ce que doivent dire de moi ce misérable médecin et cet odieux clerc d'huissier. Sans doute ils rient de ma naïveté, ils se moquent de mes prétentions!...

Cette pensée l'exaspérait jusqu'à le faire grincer des dents; colère bien injuste, en vérité! Ni le docteur, ni le bon Tantaine n'avaient prononcé le nom de Paul, une fois hors de chez lui.

Tout en remontant la rue Montmartre, Tantaine et le docteur ne s'occupaient que de trouver un moyen de paralyser les démarches d'André.

—Mes informations sont beaucoup trop vagues, disait le bonhomme; j'ai trop peu étudié le terrain pour prendre un parti. Ma tactique pour le moment est de ne pas donner signe de vie, et j'ai donné, dans ce sens, mes instructions à Croisenois. Mais j'ai attaché un de nos agents à chacun de nos adversaires. André, M. de Breulh, la vicomtesse, ne sauraient faire un mouvement sans que je sois prévenu. J'ai une oreille à leur porte, un œil au trou de leur serrure, lorsqu'ils se croient le plus en sûreté. Bientôt je verrai clair dans leur jeu, et alors... Va, reprends ton heureuse insouciance et fie-toi à moi.

Ils étaient arrivés au boulevard; le vieux clerc d'huissier s'arrêta brusquement et tira sa grosse montre d'argent.

—Déjà quatre heures! s'écria-t-il. Comme le temps file! Je te quitte, je n'ai plus une minute à perdre. Ce n'est pas quand on a du lait sur le feu qu'on peut s'endormir. J'ai dix courses indispensables à faire. Ne dois-je pas surveiller mes observateurs et m'assurer qu'ils sont à leur poste.

—Du moins, on te verra ce soir?

—C'est peu probable. Tel que tu me vois, je me propose d'aller dîner dans quelque restaurant des boulevards extérieurs.

Le docteur ouvrit de grands yeux.

—Oh!... pas pour mon plaisir, je te l'affirme, ajouta le bonhomme. J'ai ce soir rendez-vous au Grand-Turc, avec ce garnement de Toto-Chupin. Je dois y trouver cette Caroline, qui possède, j'en mettrais ma main au feu, le secret des Champdoce. Elle est discrète, rusée, sous le coup très probablement de menaces effroyables, mais elle adore les petits verres, et ce sera bien le diable si je ne découvre pas la liqueur qui lui délie la langue. Sur ce, je suis pressé, à demain!...

XXVI

Oui, il était pressé, le père Tantaine, et la preuve, c'est que lui, l'infatigable marcheur, il prit une voiture à l'heure et promit cent sous de pourboire pour être mené bon train.

C'est au coin de la rue Blanche et de la rue de Douai qu'il se fit conduire tout d'abord. Il ordonna au cocher de l'attendre et gagna d'un pas leste l'heureuse maison où le jeune M. de Gandelu avait installé sa divinité.

Il passa sans rien demander devant le concierge, en homme qui connaît les êtres, il sonna sans se tromper à l'appartement si somptueusement meublé où Rose s'était métamorphosée en vicomtesse Zora de Chantemille.

On fut assez longtemps à venir à son appel.

Enfin, au bout de deux minutes, la porte fut ouverte par une grosse fille au teint enluminé, le bonnet de travers. C'était la cuisinière de Zora-Rose, cette Marie qui avait si religieusement rapporté à B. Mascarot les onze francs qu'elle lui devait.

A la vue du vieux clerc, elle laissa échapper une exclamation de plaisir.

—Eh! s'écria-t-elle, c'est le père Tantaine qui arrive comme marée en Carême.

—Chut! fit le bonhomme d'un air inquiet.

—Tiens, pourquoi se gêner?

—Si votre maîtresse entendait, elle pourrait venir.

La cuisinière éclata de rire.

—Pas de danger!... répondit-elle; madame est dans un certain endroit d'où on ne revient pas comme cela. Vous savez, les bijoux précieux risquent de s'égarer, et on les serre.

Cette périphrase, qui signifiait que la pauvre Rose avait été arrêtée, sembla surprendre beaucoup le vieux clerc.

—Pas possible! s'écria-t-il.

—C'est comme cela. Mais entrez donc, on vous contera la chose pendant que vous trinquerez avec notre société.

Dans la salle à manger, où pénétra le père Tantaine, six convives, assis devant une table chargée de bouteilles, achevaient un déjeuner commencé vers midi.

L'honorable société était composé de quatre femmes, que le bonhomme reconnut pour des pratiques de l'agence, et de deux messieurs. Sur la seule physionomie de ces messieurs, on ne leur eût pas confié sa bourse.

—Comme vous le voyez, papa, commença le cordon bleu, après que son nouvel invité eut trinqué et bu, on se passe du bon temps. C'est tout de même une drôle d'affaire. Imaginez-vous qu'hier, comme je venais de mettre mon dîner en train, deux messieurs se présentent pour parler à madame. On les fait entrer et tout de suite ils lui déclarent qu'ils viennent la chercher pour la conduire en prison. Là-dessus, la voilà à pousser des cris si perçants, qu'on devait l'entendre de la rue Fontaine. Elle ne voulait pas marcher; elle s'accrochait aux meubles. Alors, eux, très proprement, vous l'ont prise par la tête et par les pieds et l'ont portée à un fiacre qui attendait en bas. Emballée. Cela fait ma quatrième patronne qui a du désagrément... Mais vous ne buvez pas!

Elle saute à terre et part comme si elle avait le diable
à ses trousses.
Elle saute à terre et part comme si elle avait le diable à ses trousses.

Le doux Tantaine tenait le renseignement qu'il était venu quérir; il s'excusa poliment et se retira, laissant continuer le festin qui semblait ne devoir finir qu'avec la dernière bouteille de la cave.

—De ce côté-ci, murmurait-il en montant en voiture, tout va pour le mieux... Voyons ailleurs.

Ailleurs, ce fut d'abord aux Champs-Élysées...

Il descendit non loin de la bâtisse de M. Gandelu père, et s'approcha d'un petit homme brun qui, armé d'une latte, écartait les passants, qu'eussent pu atteindre les gravats tombant des échafaudages.

—Quoi de neuf, La Candèle, demanda-t-il.

—Rien, monsieur Tantaine; dites bien au patron que j'ouvre l'œil.

Successivement le bonhomme alla causer quelques instants avec un valet de pied de M. de Breulh et une fille de service de Mme de Bois-d'Ardon.

Puis, congédiant sa voiture, il gagna d'un pied leste l'établissement du père Canon, le marchand de vins de la rue Saint-Honoré, où il trouva Florestan.

Autant le beau domestique est humble avec B. Mascarot, autant il est fier avec le pauvre Tantaine.

Cette fois, pour mieux constater sa supériorité, il le força d'accepter à dîner. Mais il ne put rien lui apprendre, sinon que Mlle Sabine était d'une tristesse morne.

Il allait être huit heures, quand le vieux clerc put enfin se débarrasser de Florestan et sauter dans un fiacre pour se faire conduire au Grand-Turc.

C'est rue des Poissonniers, au 18e arrondissement, à cent pas du boulevard extérieur, que se balance au vent l'enseigne du Grand-Turc, cet établissement dont les séductions multiples irritaient si fort depuis huit jours les convoitise de Toto-Chupin.

Éloquente plus qu'un pitre de foire, la façade qui crie aux passants: «Entrez!» promet à l'intérieur un résumé de toutes les joies de ce monde: Bonne table d'hôte à six heures, café, bière, liqueurs, et par-dessus le marché, danse, pour précipiter la digestion.

Un couloir assez long donne aux élus l'accès de ce paradis terrestre.

Les deux portes qu'on trouve au fond conduisent, celle de droite au bal, celle de gauche à la table d'hôte.

Là viennent prendre leur repas du soir quantité d'employés, des artistes à leurs débuts et des rentiers des environs.

Le dimanche, il n'y a jamais assez de place, et encore on tient les enfants au-dessous de sept ans sur les genoux, comme dans les omnibus.

A coup sûr, le baron Brisse demanderait parfois à remanier le menu: mais comme les appétits les plus robustes y trouvent leur satisfaction, tout est pour le mieux.

La table d'hôte, d'ailleurs, est la moindre des attractions.

Les dernières bouchées du dessert sont à peine avalées, que sur un signe du patron, tout à coup il se fait un grand remue-ménage.

En un clin d'œil, la vaisselle et les nappes sont enlevées. Le restaurant devient café, la bière coule à flots. Le bruit des dominos remplace le cliquetis des fourchettes.

Ce n'est rien encore. A ce second signal, on ouvre à deux battants une large porte, et aussitôt on cesse de s'entendre. C'est l'orchestre du bal qui verse dans la salle d'hôte ses torrents d'harmonie.

Libre alors aux dîneurs de profiter des cornets à pistons, le prix d'un repas donne l'entrée gratuite au bal.

Pourtant, malgré cette faveur, les deux clientèles de l'établissement, celle de l'estomac et celle des jambes, ne se mêlent guère.

Cela tient-il à la spécialité du bal? On ne s'y amuse pas, comme ailleurs, à l'éternel quadrille, on n'y danse presque exclusivement que des «danses tournantes,» des polkas, des mazurques, des valses. Oh!... des valses surtout. Le Grand-Turc est le conservatoire de la valse, c'est connu.

Tout, on le voit vite, a été sacrifié à cette danse jalouse. Le milieu de la salle, qui affecte la forme d'une rotonde, est isolé par une banquette décrivant un cercle parfait.

Le décor du dôme qui représente des colombes planant dans l'azur, manque peut-être de fraîcheur, mais le parquet est merveilleusement soigné et entretenu, glissant à point et uni comme un miroir.

N'est-ce pas dire que la Germanie parisienne se précipite à ce bal avec une passion qui rappelle celle des enfants de l'Auvergne pour leur musette?

Au Grand-Turc, il doit parler allemand, le galant cavalier qui se risque à inviter une dame pour la prochaine, ou tout au moins connaître le gracieux idiome des environs de Strasbourg.

Mais aussi quels duos de totons, quels vertiges, quels tourbillonnements! C'est au Turc qu'il faut voir les cordons-bleus de l'Alsace, raides, sans un mouvement de tête, la bouche entr'ouverte, l'œil mourant, tourner pendant des quarts d'heure avec la grâce de ces petits danseurs de bois des orgues de Barbarie.

Pour la dixième fois déjà dans la soirée, le maître des cérémonies du bal venait de crier de sa voix la plus enrouée: «En place! en place!» quand le bon père Tantaine se présenta, après avoir jeté au guichet ses cinq sous d'entrée.

La fête était alors fort animée, et l'atmosphère commençait à se charger de lourdes émanations et de parfums étranges. Tout nouveau venu eût été suffoqué. Mais le vieux clerc d'huissier ressemble en ceci à Alcibiade, que partout où le conduisent les nécessités de sa profession, il est à l'aise autant que chez lui.

C'était la première fois qu'il venait au Turc, et cependant c'est de l'air d'un vieil habitué qu'il parcourut les endroits réservés aux buveurs, le rez-de-chaussée, d'abord, puis la galerie du premier étage.

Mais c'est en vain qu'il essuya les verres de ses lunettes, troublés et obscurcis par la buée du bal, il n'aperçut ni Caroline Schimel ni Toto-Chupin.

—Aurais-je fait une course inutile, grommela-t-il, où suis-je simplement arrivé trop tôt?

Attendre, était impossible. Il redescendit donc, alla s'installer dans la partie la plus éclairée, près du comptoir, et se fit servir une chope de bière.

Pour se distraire, il avait en face de lui le tableau symbole de l'établissement.

C'est une grande peinture où les couleurs terribles n'ont pas été ménagées.

Cela représente un homme affligé d'une gênante obésité, coiffé d'un mouchoir blanc, vêtu d'un maillot bleu, assis dans un fauteuil rouge, près d'une tenture verte, les pieds sur un tapis jaune. D'une main, il tient son ventre; et, de l'autre, il tend un verre pour qu'on lui verse à boire.

On voit très bien que c'est un Grand Turc, à sa pipe d'abord, qui est énorme, au lion qui est près de lui, et enfin à la sultane qui, de l'air le plus gracieux, emplit sa coupe d'une bière écumeuse.

Cette sultane elle-même, superbe personne blonde, bien portante et richement mise, est née, cela saute aux yeux, en Alsace, ce qui est une délicate flatterie de l'artiste à l'adresse des danseuses de l'établissement.

Le vieux clerc d'huissier admirait, lorsqu'il fut troublé par une voix paillarde qui discutait loin de lui.

Machinalement, il prêta l'oreille; il lui semblait reconnaître cette voix.

—Mais c'est Chupin, se dit-il, le misérable garnement! Où donc est-il, que je ne l'ai pas aperçu?

Il se retourna, et à deux tables plus loin, dans un recoin assez obscur, il finit par distinguer celui qu'il cherchait.

Qu'il fût passé près de Toto sans le reconnaître, il n'y avait rien de surprenant à cela: Toto ne se ressemblait plus.

Non, Toto n'avait plus rien du piteux drôle qui grelotait sous une lamentable blouse percée; il reluisait, il rayonnait, il resplendissait.

Son plan était fait le jour où il avait arraché cent francs au doux Tantaine, et ce plan, il l'avait mis à exécution.

Il s'était juré qu'il serait beau; il était superbe. Toutes les splendeurs d'un magasin de confections d'occasion y avaient passé. Après s'être outrageusement moqué du jeune M. Gaston de Gandelu, qu'il comparait à un singe, il avait évidemment cherché à le copier.

Il portait un petit veston court et clair, un gilet surprenant de couleur et de dessin et un pantalon à sous-pieds. Lui, qui jadis méprisait les chemises, il tournait péniblement le cou dans un faux-col terriblement raide qui lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine. Comme il était tête nue, on voyait clairement qu'il avait confié sa tête à un coiffeur; ses cheveux, d'un jaune sale, frisaient.

Il était assis devant une table chargée de plusieurs mooss vides, et, en face, buvant avec lui, se tenaient deux messieurs qui avaient bien l'air d'être ce qu'ils étaient. Il avaient la cravate à la Colin, la coquette casquette de toile cirée, et leurs cheveux, ramenés sur le côté, formaient deux accroche-cœurs soigneusement collés et maintenus aux tempes.

A l'importance de Toto-Chupin, à sa mine fière, à son verbe haut, il n'était pas difficile de comprendre qu'il régalait et qu'il jouissait de la supériorité qu'a celui qui paye à boire sur celui qui accepte.

Le bon Tantaine se levait pour aller prendre le garnement par l'oreille, quand une réflexion soudaine l'arrêta.

Cauteleusement, avec une prudente lenteur, sans le moindre mouvement qui pût attirer l'attention de l'aimable trio, il se retourna, enjamba deux bancs et parvint à se rapprocher beaucoup en se dissimulant derrière un des pilliers qui soutiennent la galerie supérieure.

Grâce à cette manœuvre, qui lui prit bien cinq minutes, il se trouvait à la portée de tout entendre.

C'était Chupin qui avait la parole:

—Vous avez beau me «blaguer,» disait-il à ses deux amis, et m'appeler petit crevé, je resterai toujours comme je suis; d'abord c'est mon idée, et ensuite, pour travailler dans le grand, comme je veux, il faut avoir l'air cossu.

Les deux messieurs riaient aux larmes.

—Oh?... je sais bien, poursuivait Toto, que j'ai une bonne tête avec mes habits, mais cela vient de ce que je n'en ai pas l'habitude. La belle malice! On s'y fera bien vite. S'il le faut, je me payerai des leçons d'un maître de danse pour ressembler à quelqu'un de très chic.

—Voilà une pose!... fit un des messieurs. Dis donc Chupin, quand tu iras au bois en voiture, tu m'emmèneras?

—Tiens! pourquoi pas! Qu'est-ce qu'il faut pour avoir une voiture? de l'argent. Quels sont ceux qui gagnent de l'argent? Ceux qui ont un «truc». Eh bien! moi j'en ai un qui a crânement réussi à ceux qui me l'ont appris. Pourquoi ne me réussirait-il pas?

C'est avec une réelle terreur que le père Tantaine venait de s'apercevoir que Toto était ivre. Que savait-il au juste, qu'allait-il dire?

Le bonhomme se tenait sur ses gardes, prêt à renfoncer d'un bon coup de poing dans la gorge du garnement la première parole compromettante.

Les deux invités de Toto, eux aussi, savaient bien qu'il avait trop bu.

Depuis qu'il semblait disposé à leur livrer le secret de ses intentions, ils étaient devenus fort attentifs et échangeaient des regards d'intelligence.

Pourquoi, en effet, ce précoce gredin n'aurait-il pas, ainsi qu'il le prétendait un «truc» ingénieux?

Ses habits neufs, sa suffisance, ses libéralités prouvaient en tout cas qu'il possédait de l'argent. Où l'avait-il pris? Le lui faire confesser pour puiser aux mêmes sources était indiqué. Il avait le vin si expansif que lui arracher les dernières confidences ne pouvait pas être bien difficile.

D'un coup d'œil, ces messieurs à accroche-cœurs s'entendirent mieux que larrons en foire et se distribuèrent les rôles.

Le plus jeune secoua la tête d'un air incrédule et ironique à la fois.

—Toi, un «truc» jamais de la vie.

L'autre, aussitôt, prit le parti du jeune garnement, ce qui était le sûr moyen de caresser sa vanité et de lui délier la langue.

—Pourquoi donc pas? dit-il.

—J'en ai un, affirma Toto.

—Dis-le donc, si tu ne veux pas que l'on croie que tu te vantes.

—C'est simple comme bonjour, fit-il enfin, seulement il s'agissait d'inventer la chose. Je vais vous en donner une preuve. Supposons que j'aie vu Polyte, que voilà, «lever» deux paires de bottes à un étalage.

Le susdit Polyte protesta avec une telle énergie, que le bon Tantaine, qui ne perdait pas un mot de la conversation, ne douta pas qu'il n'eût sur la conscience quelque méfait de ce genre.

—Ce n'est pas la peine de «t'enlever,» continua Toto, puisqu'on te dit que c'est une supposition. Mettons que ce soit arrivé et que je le sache. Savez-vous ce que je fais? Je vais tout droit trouver mon Polyte, et je lui dis dans le tuyau de l'oreille: «Part à deux, ou je vends la mèche.»

—Possible, mais alors, moi, pour ta part, je te casserais la figure.

Oubliant le rôle d'homme distingué, Toto eût le geste narquois des gamins de Paris.

—Tu ne casserais rien, dit-il, parce que tu n'es pas une bête. Tu te dirais: «Si je fais mal à ce garçon, il criera comme un aveugle, cela donnera l'éveil et on m'arrêtera.» Et au lieu de cela tu tâcherais de t'en tirer au meilleur marché possible; tu marchanderais et nous finirions par nous arranger très bien.

—Et c'est là ce que tu nommes un «truc?»

—Mais oui. Est-ce qu'il n'est pas bon? On laisse les imbéciles courir seuls tous les risques, et ensuite on les force à partager les bénéfices.

—Connu, le système! C'est tout simplement du chantage.

—Précisément, je m'en flatte.

Et, sur cette fière déclaration, Toto empoigna un mooss vide et se mit à frapper sur la table de toutes ses forces, criant qu'il avait soif et qu'on apportât à boire pour lui et ses deux amis.

Les deux messieurs, pendant ce temps, se regardaient d'un air passablement penaud. La comparaison de Toto ne leur apprenait rien de neuf, rien de pratique surtout.

Le chantage est une spéculation d'une simplicité primitive, à la portée de toutes les intelligences; le difficile est de trouver quelqu'un à faire chanter, et quelqu'un ayant de la voix, c'est-à-dire de l'argent.

L'objection de Polyte trahit immédiatement cette préoccupation.

—Je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons coups à faire dans cette partie, remarqua-t-il, mais il doit y avoir du chômage, dans cet état-là. On n'est pas réveillé tous les matins par un filou qui vous dit: «Viens-t-en voir un peu comment je décroche les bottes aux étalages!»

—Cette idée exclama Chupin en haussant les épaules, c'est dans ce métier-là comme dans les autres: il faut se remuer pour gagner de l'argent. Certainement, si on attend les clients à domicile, ils ne viennent guère; mais on les cherche, et on les trouve!

—Où?

—Ah! voilà!...

Il y eut un silence dont le doux Tantaine eut envie de profiter pour se montrer. Il était certain ainsi de couper court aux confidences. Mais d'un autre côté il jugeait utile de connaître les idées du garnement. Il se rapprocha donc encore, au point qu'il n'était plus séparé du trio que par un pilier.

Toto, lui, oubliant l'harmonie de sa frisure, se grattait la tête avec cette mine si plaisamment grave que prennent les ivrognes quand ils vont à la pêche de leurs idées.

—Bast!... prononça-t-il enfin, pourquoi pas?

Il se pencha vers ses invités, et mystérieusement, il ajouta:

—On est entre amis, on peut parler?

—N'aie pas peur.

—Eh bien! c'est aux Champs-Élysées que je trouve mon affaire, et deux fois par jour plutôt qu'une.

—Pourtant, je ne vois pas d'étalage à dégarnir par là.

Chupin haussa dédaigneusement les épaules.

—Pensez-vous donc, reprit-il, que je m'adresse aux voleurs? Mauvaise affaire? Parlez-moi des honnêtes gens, voilà des pratiques qui aiment à chanter! les honnêtes gens, c'est doux, c'est généreux.

Le père Tantaine frémit. Il se souvenait d'avoir entendu B. Mascarot prononcer une phrase dans ce genre. Il fallait que Toto eût écouté aux portes.

—Allons donc!... exclama Polyte, les honnêtes gens n'ont pas de raisons pour chanter.

Toto faillit briser sa chope, tant il la posa rudement sur la table.

—Me laisserez-vous parler? fit-il.

—Cause, Toto, répondirent les autres.

—M'y voilà. Donc, quand on a besoin de monnaie, on file aux Champs-Élysées, les mains dans ses poches, et on va s'asseoir sur un banc, le long d'une des avenues qui sont entre la grande allée et le quai. Sur son banc, on fait ce qu'on veut; on peut en «griller une ou deux,» mais en même temps on guigne les fiacres qui marchent doucement. Dès qu'il s'en arrête un, on court voir qui en descend. Si c'est une honnête femme, on a gagné sa journée.

—Et tu sais reconnaître une honnête femme, toi!

—Un peu! Est-ce que cela ne se voit pas! Une honnête femme qui descend d'une voiture où elle ne devrait pas être fait une drôle de figure, je vous le promets. Elle est à la portière, qui allonge la tête, qui guette de droite à gauche, qui baisse son voile si elle en a un. Dès qu'elle croit que personne ne le regarde, elle saute à terre, et elle part comme si elle avait le diable à ses trousses...

—Et ensuite?

—Ensuite!... On prend le numéro de la voiture et on «file» la dame jusque chez elle.

Pour le coup, le bon Tantaine n'en pouvait douter, Toto intéressait prodigieusement ses auditeurs.

Pour lors, continua-t-il, on pose à la porte pour donner à la dame le temps de monter chez elle. Dès qu'on la suppose arrivée, on se précipite chez le concierge en disant: «Excusez! je désirerais savoir le nom de la dame qui vient de rentrer?»

—Et tu crois que les portiers disent les noms comme cela?

—Pas du tout. Aussi a-t-on toujours sur soi une ficelle, qui consiste en un joli petit portefeuille de treize ou vingt-cinq. Quand le pipelet vous a répondu d'un ton rogue: «Connais pas!» On sort le calepin de sa poche, et on dit d'un air de n'y pas toucher: «C'est vexant, car elle vient de laisser tomber ceci devant la maison, sur le trottoir, je voulais le lui rendre.»

Elle était en proie à une violente crise de nerfs.
Elle était en proie à une violente crise de nerfs.

Ravi de l'effet qu'il produisait, Toto vida, comme le plus vieil Allemand du Grand Turc, un énorme verre de bière, et poursuivit:

—Là-dessus, le portier devient aimable et poli, il dit le nom, il indique l'appartement, et l'on monte. Pour cette première fois, il s'agit de s'informer si la femme est mariée ou non, ce qui n'est pas malin. Si elle ne l'est pas, on a perdu son temps. Si elle l'est tout va bien!...

—Que dit-on dans ce cas?

—Rien. Seulement on va aux renseignements; puis, le lendemain, de bonne heure, on vient se mettre en faction devant la maison pour guetter la première sortie du mari. Dès qu'il s'est éloigné, on ne fait ni une ni deux, on va sonner chez lui, et on demande à parler à son épouse: c'est là qu'il faut de l'aplomb! «Madame, lui dit-on, j'ai pris hier, dans la journée, le fiacre numéro tant,—on indique le numéro de son fiacre à elle,—et j'ai eu le malheur d'y oublier mon porte-monnaie, qui contenait cinq cents francs. Comme je vous ai vue monter dans cette voiture immédiatement après moi, je viens vous demander, si, par hasard, vous ne l'auriez pas trouvé.»

Vous pensez bien que voilà une femme pas contente. Elle nie, elle se défend, elle se fâche, elle menace. Mais on ajoute poliment:

«Puisque c'est ainsi, madame, je m'adresserai à votre mari.»

Aussitôt, la peur la prend, et... elle chante.

—Et le tour est fait?

—Pour ce jour-là, oui, mais non pour toujours. Plus tard, dès que les fonds baissent; on retourne visiter la dame, et on joue le même jeu: «C'est moi, madame, qui suis ce pauvre jeune homme dont l'argent s'est trouvé perdu dans le fiacre nº..., etc..., etc.»

Et quand on a une douzaine de pratiques pareilles, on vit de ses rentes. Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je tiens à être si bien mis? Autrefois, quand j'avais ma blouse, on m'aurait offert cent sous; tandis que maintenant, je peux demander carrément mon billet de mille.

La verve railleuse des invités de Toto-Chupin peu à peu s'était éteinte. Ils réfléchissaient.

Il parut au père Tantaine que chacun d'eux, à part soi, tirait les dernières conséquences de ce qu'il venait d'entendre.

Pourtant leur physionomie n'exprimait qu'un ironique dédain.

—Pas neuf le «truc!» déclara Polyte au bout d'un moment.

—Non, pas neuf du tout! approuva l'autre.

C'est vrai. Cette abominable spéculation est vieille comme le mariage, comme la trahison, comme la jalousie.

Et il semble qu'elle doive durer et se perpétuer, tant qu'il y aura des maris jaloux de leur honneur et des femmes oublieuses de leurs devoirs.

Hélas! qui saurait compter, à Paris seulement, combien il est de malheureuses qu'un instant d'égarement, amèrement regretté quelquefois, livre sans défense à tous les caprices de la plus lâche et de la plus affreuse des tyrannies.

Un jour, lorsque heureuses et palpitantes, elles couraient à un rendez-vous d'amour, elles ont été épiées et suivies par un misérable. Et quelques jours après, en même temps que le remords, souvent, ce misérable est venu, bien autrement impitoyable, la prière aux lèvres et la menace dans les yeux, demander le prix de son silence, le prix d'une sorte de monstrueuse complicité.

Et depuis, pour ces esclaves infortunées du «chantage», l'existence n'a été qu'une longue angoisse. Plus de calme, plus de paix, de contentement, de repos d'esprit. A chaque coup de timbre de leur porte d'entrée, elles tressaillent et pâlissent. Qui vient? Serait-ce encore lui, l'être exécrable et vil, qui veut présenter quelque requête formidable, dans le goût de celle imaginée par Toto:

«Madame ne refusera pas un petit secours à un pauvre jeune homme qui a eu le malheur de perdre son porte-monnaie dans une voiture où madame est montée après lui! madame se souvient sans doute...»

Parfois la Gazette des Tribunaux révèle au public quelque turpitude de ce genre, mais qui donc y prend garde?

Pour bien des gens encore LE CHANTAGE, ce détestable crime qu'on retrouve partout, du premier au dernier degré de l'échelle sociale, n'est qu'un mot, un vain mot. On rit, on ne se croit pas menacé.

Qui n'a connu, cependant, l'histoire de la pauvre Mme de V...?

Un matin, elle se résout à une démarche horriblement compromettante et périlleuse; innocente, pourtant.

Elle se détermine à aller visiter, chez lui, dans la chambre qu'il occupe dans une maison meublée près de l'École-Militaire, un jeune chef d'escadron de hussards, qui tout l'hiver a été son courtisan assidu, qui lui a écrit trois ou quatre lettres qui l'ont touchée.

Si elle ose ainsi aller chez lui, c'est qu'il est dangereusement malade, qu'il voudrait la voir une dernière fois avant de mourir.

Elle prend une toilette de circonstance: robe sombre, chapeau à voile très épais. Elle sort, elle monte dans la voiture d'un de ces cochers marrons, qui sortent on ne sait d'où, et se fait conduire avenue de Lowendal.

Elle avait bien les allures effarouchées, l'air effrayé, les mouvements inquiets que Toto-Chupin décrivait à ses amis. Comme autant de preuves infaillibles d'honnêteté.

Même, ces signes étaient si visibles, que le cocher les remarqua. Il se promit qu'il saurait qui était cette femme, se jurant bien qu'il tirerait parti de sa faute, si faute il y avait.

Les moyens d'investigation ne lui manquaient pas.

Après être restée une demi-heure environ près du malade, qui ne la reconnut même pas, Mme de V... descendit toute en larmes, remonta en voiture, et se fit reconduire non devant sa maison, mais à une certaine distance.

Précautions vaines. Le misérable donna sa voiture à garder à un commissionnaire, et s'attacha aux pas de la pauvre femme.

Le soir même, il savait son nom, qu'elle était mariée et avait deux petites filles, que son mari était fort soupçonneux sans avoir raison de l'être, et enfin qu'ils passaient pour être riches. Il sut enfin où elle était allée.

Le lendemain, il se présentait, en l'absence du maître de la maison, et réclamait à Mme de V... 500 francs de pourboire.

Elle eut l'imprudence, la faiblesse de les donner.

Quelle misère! Elle se disait que d'un mot cet homme pouvait la perdre, briser sa vie, ruiner son honneur à elle, et aussi le bonheur et l'honneur de son mari et de ses enfants.

L'homme vit bien quelle terreur il produisit et projeta d'en abuser. Huit jours plus tard il reparut, implorant la petite charité de 1,000 francs, qui lui furent accordés. Cette somme dura peu. Il revint une troisième fois, puis une quatrième, une dixième, une vingtième, toutes les semaines, sans cesse, sans trêve.

Et si Mme de V... hésitait, se plaignait, marchandait, protestait qu'elle était sans ressources, qu'il la ruinait, il répétait avec son cynique sourire:

—Il faudra donc que je m'adresse à M. de V..., il sera plus généreux, lui; que ne donnerait-il pas pour savoir...

Et jamais le vil gredin ne se retira les mains vides.

Il ne conduisait plus de voitures, il s'amusait, vivait bien, buvait outre mesure. Il entretenait une maîtresse, et quand cette fille le tourmentait pour quelque fantaisie coûteuses, il courait chez Mme de V...

Comme à la longue il s'était accoutumé à l'ignominie, qu'il finissait par croire à l'impunité, il ne prenait plus de précautions. Il venait le matin, le soir, à toute heure, sans demander seulement si M. de V... était absent ou non. Plusieurs fois il se présenta complètement ivre, jurant, balbutiant des menaces incohérentes. Et les domestiques entre eux ne pouvaient expliquer qui était cet homme ni comment leur maîtresse ne lui parlait qu'à mains jointes.

Cela en vint au point que Mme de V... se trouva complètement dépouillée. Tout ce dont elle pouvait disposer avait passé aux mains du brigand. Elle en était à envoyer de l'argenterie de la maison au Mont-de-Piété, à n'oser plus s'acheter une robe, à économiser sur les dépenses du ménage, à faire danser—extrémité flétrissante!—l'anse du panier conjugal.

C'est dans ces circonstances que le cocher s'avisa d'exiger d'un seul coup une somme considérable, afin, disait-il, de s'épargner des démarches désagréables.

Mme de V... ne pouvant la lui remettre, il s'emporta, il jura, il fit dans le salon une scène révoltante, atroce.

Ne pouvant rien obtenir d'une femme qui n'avait plus rien, il sortit en déclarant qu'il accordait vingt-quatre heures de réflexion, et que c'était trop de bonté de sa part.

Il était à peine sorti, qu'il fallut porter Mme de V... à son lit. Elle était en proie à une violente crise de nerfs, la fièvre la prit, et ses jours furent en danger.

Ce fut un bonheur pour elle. Son délire révéla la vérité à son mari, et quand le misérable se présenta pour réclamer «son dû,» il trouva un officier de paix qui le pria de le suivre au dépôt.

Aujourd'hui ce cocher doit réfléchir dans quelque maison centrale, sur les dangers qu'il y a de trop «tirer sur la ficelle.»

C'est que la justice ne plaisante pas, lorsqu'il s'agit du «chantage,» une plaie hideuse où il faut porter le fer et le feu. Quant à la police, partout où elle le soupçonne, elle le poursuit, le cerne, le traque et venge les victimes. Cependant les auditeurs de Toto-Chupin, en dépit de leurs mines dédaigneuses, étaient excessivement surpris.

Eux qui avaient pratiqué tant de métiers honteux, ils ignoraient celui-là, dont la simplicité les séduisait. Raison de plus pour le déprécier en apparence, afin de tirer de Chupin des renseignements plus exacts.

—Ces choses-là, commença Polyte, ça se dit, mais ça ne se fait pas.

—Ça se fait, soutint Toto.

—As-tu essayé?

En tout autre moment, le vaniteux garnement eût répondu bravement: Oui! Mais en ce moment, les fumées de son ivresse s'épaississaient de plus en plus, et la vérité sortait des mooss de bière.

—Pas précisément, répondit-il, mais j'ai vu manœuvrer le «truc.» Beaucoup plus en grand, c'est vrai, raison de plus pour que je réussisse en petit.

—Tu as vu, tu as vu!...

—Comme je te vois remplir ta chope.

—Tu étais donc de l'affaire?

—J'en étais, et je mettais la main au pétrin. Ah! j'en ai suivi de ces voitures!... J'en ai filé, de ces beaux messieurs et de ces belles dames! Seulement, je ne travaillais pas à mon compte. J'étais comme qui dirait le chien qui attrape le gibier et ne le mange pas. Quel malheur!... Si encore on m'eût jeté un os, de temps en temps! Mais rien! du pain sec, des injures avec, des coups au dessert! Il n'en faut plus. Je vais m'établir.

—Et pour qui travaillais-tu comme cela?

Chupin se redressa avec une fierté extraordinaire. Loin de songer à dire du mal de B. Mascarot, il ne pensait qu'à exalter ses mérites, comme si de la gloire de ses maîtres il eût rejaillit quelque chose sur lui.

—Pour des gens, répondit-il, qui n'ont pas leurs pareils à Paris. Ah!... ils ne s'amusent pas à la bagatelle de la porte, ceux-là!... Aussi sont-ils riches à faire trembler. Tout ce qu'ils veulent, ils le peuvent, et si je vous contais...

Il s'arrêta court, la bouche béante, la pupille dilatée par la surprise et par la peur...

Il venait de voir se dresser devant lui le bon père Tantaine.

En apparence, l'épouvante de Chupin ne s'expliquait pas.

Jamais la physionomie du vieux clerc d'huissier n'était arrivée à une si parfaite expression de benignité niaise.

C'est d'une voix toute paternelle qu'il s'écria:

—Enfin, voici Toto, ce mauvais sujet que je cherche depuis plus d'une demi-heure. Sac à papier!... est-il assez beau! On dirait un fils de prince.

Mais le garnement demeura insensible à ce compliment, qui eût dû l'enchanter. Cette indulgence inaccoutumée le déconcertait.

Il est vrai que la seule vue du bonhomme avait suffi pour dissiper, comme par magie, les brouillards de bière et de vin qui obscurcissaient sa cervelle.

A mesure qu'il reprenait son sang-froid, il se rappelait vaguement tout ce qu'il venait de raconter. Il était navré de sa sottise et accablé du pressentiment d'un malheur indéterminé et pourtant certain.

C'est que la naïveté ne comptait pas au nombre des défauts de cet enfant de Paris. Sans cesse aiguisée aux meules de la nécessité, son intelligence était bien au-dessus de son âge.

Sa foi aux apparences doucereuses du père Tantaine était fort chancelante.

Il se sentait en face d'un problème, comprenant que de sa prompte résolution dépendait en quelque sorte son existence. Avait-il ou non été entendu? Tout était là, pour lui.

—Si ce vieux coquin m'a écouté, pensait-il, je suis perdu.

Et il l'examinait avec toute l'attention dont il était capable, comme s'il eût espéré déchiffrer cette vivante énigme.

Il était trop adroit cependant pour ne pas dissimuler ses inquiétudes. Le moindre silence d'angoisse devait le trahir.

C'est donc avec une gaîté trop bruyante pour n'être pas forcée, qu'il répondit:

—Je vous attendais, bourgeois, et c'est pour vous faire honneur que je me suis mis sur mon trente et un.

—A la bonne heure. C'est gentil, cela.

—Mais oui. Aussi j'espère bien que vous me permettrez de vous offrir quelque chose: un bock, un petit verre, un rien, histoire de trinquer...

Toto s'enhardissait jusqu'à proposer «une politesse» à son bourgeois, cela était prodigieux. Mais il eût osé bien d'autres énormités pour se grandir dans l'opinion des deux amis qu'il croyait avoir écrasés de sa supériorité.

Il s'attendait à voir son invitation rejetée bien loin; il se trompait. C'est fort honnêtement que le vieux clerc s'excusa, et comme d'une offre toute naturelle.

—Je sors de table, répondit-il.

—Raison de plus pour avoir soif, insista Chupin.

Il montra d'un geste fier les mooss vides restés sur la table, et ajouta:

—Voici ce que nous avons bu, mes amis et moi, depuis le dîner.

C'était une présentation. Le père Tantaine souleva légèrement son chapeau gras, et les messieurs à accroche-cœurs s'inclinèrent profondément.

Ces messieurs ne laissaient pas que d'être effarouchés par la présence de ce vieux.

En outre, estimant que le quart d'heure de Rabelais ne pouvait tarder à sonner, ils jugèrent prudent de s'esquiver, pour le cas où Toto se fût avisé de revenir sur sa générosité. Au Grand-Turc, comme ailleurs, c'est parfois l'invité qui est obligé de s'exécuter et de payer la carte.

L'instant leur était propice. Une valse venait de finir, et le maître des cérémonies hurlait son éternel «En place! en place!»

Les messieurs serrèrent la main de Toto, saluèrent le bonhomme et se perdirent dans la foule.

—Bons garçons! exclama Toto, qui ne rougit pas de ses amitiés.

Le vieux clerc modula du bout des lèvres un petit sifflement fort méprisant.

—Tu fréquentes des sociétés déplorables, Toto, fit-il, qui te gâteront...

—Oh!... c'est fait, bourgeois.

—Je le crains pour toi. Enfin, cela te regarde; tu sais ce que je t'ai répété maintes fois, tu finiras mal.

Cette prédiction à laquelle il est si bien accoutumé rendit à Toto presque toute sa tranquillité d'esprit.

—Si le vieux coquin se doutait de quelque chose, se dit-il, certainement il ne me menacerait pas.

Infortuné Chupin, c'est au moment même où son impudence rassurée reprenait le dessus, que le péril était le plus imminent.

Définitivement, pensait le père Tantaine, ce garnement a trop d'esprit, il ne vivra pas. Ah!... si je devais continuer les affaires, je me l'attacherais; il me rendrait de grands services. Mais, au moment de fermer boutique, laisser après soi un gredin si bien instruit serait une impardonnable imprudence de la part de gens qui sont payés pour savoir ce que peut coûter un secret envolé.

Cependant Toto avait appelé le garçon. Il jeta sur la table une pièce de dix francs en criant d'un air superbe: «Payez-vous!»

Mais le vieux clerc s'opposa à cette dépense, et c'est de sa poche que sortirent les dix francs qui étaient dus.

Cette générosité ne pouvait manquer de mettre le garnement en belle humeur.

—Autant d'économisé! fit-il. Allons maintenant trouver Caroline Schimel.

—Es-tu sûr qu'elle soit ici? Je n'ai pu la découvrir.

—C'est que vous n'avez pas su chercher. Elle fait son piquet dans la salle du café. Arrivez, bourgeois.

Le père Tantaine ne s'empressa pas de suivre le jeune drôle.

—Un instant, fit-il, convenons de nos faits. Tu as bien répété à cette fille tout ce que je t'avais dit?

—Mot pour mot, bourgeois.

—Répète, car il s'agit de ne pas se couper.

Chupin qui était déjà debout se rassit.

—Donc, commença-t-il, voilà cinq jours qu'il n'y a plus que Toto pour votre Caroline. J'ai trouvé le joint. Nous jouons au piquet des cinq heures d'horloge, et à tout coup je lui donne quatorze d'as. Pour lors, tout en battant le carton, je lui ai glissé la chose en douceur, je lui ai confié que j'ai un brave homme d'oncle, dans les prix de cinquante ans, encore bien propre, garanti bon teint, allant au feu et à l'eau, un peu bête si on veut, mais bien aimable, veuf, sans enfants, et grillant de se remarier avec une personne... très bien, qu'elle connaissait, vu que l'ayant aperçue il en était tombé amoureux...

—Pas mal, Toto, pas mal!... Et qu'a-t-elle répondu?

—Dame! elle a souri, cette fille, ça la flattait. Seulement, comme elle est plus défiante que notre chat, j'ai bien vu qu'elle craignait qu'on n'en voulût qu'à sa monnaie. Alors, moi, bien vite, sans avoir l'air d'y toucher, je me suis mis à chanter que mon oncle est un vrai oncle, un solide fait sur mesure, ayant le sac, propriétaire et gagnant au moins quatre mille francs par an.

—Et tu m'as nommé?

Transporté de fureur, il saisit Catenac...
Transporté de fureur, il saisit Catenac...

—Oui, à la fin. Sachant qu'elle vous connaît, ce n'est pas pour vous flatter, je me disais: Ce sera dur. Au contraire, dès que j'ai eu prononcé votre nom, ses yeux ont flambé: «Ché lé gônnais, a-t-elle dit dans son langage, ché lé gônnais

peaugoub!» C'est chez le patron qu'elle vous a remarqué; vous lui allez... A quand la noce, bourgeois? J'en suis. Elle vous attend ce soir...

Le vieux clerc assura ses lunettes d'un geste décidé, se leva et dit:

—Marchons.

Le jeune garnement ne s'était pas trompé. L'ancienne fille de service du duc de Champdoce était attablée à son éternelle partie.

Mais dès qu'elle aperçut le soi-disant oncle de Toto, et bien qu'elle eût une quinte au roi et un quatorze de dix, elle jeta ses cartes pour faire à cet amoureux le plus gracieux et le plus encourageant accueil.

Il s'en montra digne. Toto-Chupin négociateur de mariages par occasion, n'avait jamais vu son «bourgeois» si empressé, si aimable, si causeur.

Il avait, ce bon Tantaine, des grâces de roquentin passionné qui parurent faire une vive impression sur le cœur de Caroline Schimel.

Jamais, non jamais, elle n'avait entendu chanter à son oreille des phrases si tendres d'une voix si harmonieuse. C'était à en perdre la tête.

Oui, on l'eût perdue à moins, car le vieux clerc faisait noblement les choses, il avait demandé un bol de punch au kirsch, et doux propos et verres de dur se succédaient et alternaient.

Tantaine n'avait plus que vingt ans; il but, il chanta, il dansa. Oui, sur un mot de Caroline, il la saisit par la taille et l'entraîna dans la salle de bal, et Toto, stupide d'étonnement, les vit se lancer dans le tourbillon de valseurs.

Mais aussi, quelle récompense! A dix heures, le mariage était arrêté, et Caroline, subjugée, sortait au bras de son futur époux. Elle venait de lui permettre de lui offrir au restaurant le souper des fiançailles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, au petit jour, des balayeurs descendant des hauteur de Montmartre, trouvaient sur le boulevard, étendue à terre, inanimée, une femme.

Ils eurent la charité de la porter au poste. Elle n'était pas morte, comme on le crut d'abord, mais seulement étourdie.

Revenue à elle, cette malheureuse déclara qu'elle se nommait Caroline Schimel, qu'elle était rentrée dans un restaurant pour souper avec son fiancé, et que de ce moment elle ne se rappelait plus rien.

Sur sa demande, on la reconduisit à son domicile, rue Marcadet.

XXVII

«Il n'est, pour voir, que l'œil du maître,» a dit La Fontaine, et une fois de plus on pouvait vérifier l'exactitude du proverbe, au bureau de placement de la rue Montorgueil.

Depuis huit jours à peine, B. Mascarot avait cessé de prendre place, tous les matins, au confessionnal, et déjà l'agence et l'hôtel des domestiques sans place, son annexe, souffraient. La clientèle se plaignait; on trouvait Beaumarchef charmant, mais insuffisant.

L'ancien sous-off, qu'effrayait sa responsabilité, avait risqué de timides observations, mais il avait été rembarré si durement qu'il ne soufflait plus mot, et se contentait de gémir tout bas.

Mais qu'importait à B. Mascarot son agence! Se soucie-t-on du moyen, quand on touche le but?

Ainsi, le lendemain de l'expédition du bon Tantaine au Grand-Turc, pendant que Beaumar répondait à tous ses clients: «Monsieur est sorti,» monsieur était enfermé dans son cabinet.

Ce jour-là, sa physionomie portait les traces de fatigues écrasantes. A plusieurs reprises, il souleva ses lunettes pour essuyer ses yeux; ses paupières étaient rouges et enflammées. Sur sa cheminée était posée une tasse de tisane, et de temps en temps il y trempait ses lèvres comme pour éteindre un feu intérieur.

Lui, toujours froid et calme d'ordinaire, si maître des mouvements de sa passion, il était en proie à une agitation terrible.

Les grands capitaines, la veille d'une bataille décisive, peuvent paraître impassibles à leurs familiers, mais ils n'échappent pas pour cela à l'accès de fièvre qui précède l'action.

Or, pour B. Mascarot, l'heure de la lutte suprême sonnait. Il allait faire ce pas après lequel on ne peut plus reculer.

Il attendait Catenac, Hortebize et Paul pour leur révéler son plan tout entier. Le premier au rendez-vous fut le docteur Hortebize.

—J'ai reçu les instructions, Baptistin, dit-il dès le seuil, et je t'ai obéi. J'arrive en droiture de l'hôtel de Mussidan.

—Quelle figure y fait-on?

—Triste, mais résignée. Mlle Sabine n'a jamais été d'une gaîté folle; elle est plus grave et plus pâle qu'avant sa maladie, voilà tout.

—As-tu pu te trouver seul avec la comtesse?

—Parfaitement. Je lui ai dit que j'étais harcelé par les gens qui détiennent sa correspondance, qu'elle devait prendre garde. A quoi elle a répondu, avec un soupir à fendre l'âme, que Croisenois épouserait, puisqu'il le fallait; qu'elle était au désespoir, mais qu'elle était assurée du consentement de son mari et de la docilité de sa fille.

Autant le doux Tantaine était démonstratif, autant l'honorable placeur l'était peu. Bien qu'il dût être ravi de ces nouvelles, c'est presque froidement qu'il répondit:

—Ce que j'ai décidé sera. J'ai vu Croisenois ce matin, et s'il m'obéit, et il ne peut faire autrement, nous gagnerons en vitesse André et M. de Breulh. Le marquis sera le mari de Sabine qu'ils en seront encore à guetter la publication des bancs. La noce faite, je me moque d'eux. Quant à notre grande râfle finale, j'ai mûri l'idée de la Société dont Croisenois sera le directeur, et dans huit jours les prospectus seront lancés. Mais aujourd'hui, il ne s'agit que de l'affaire de Champdoce...

Il fut interrompu par l'entrée de Paul, qui arrivait fort timidement, appréhendant fort une fâcheuse réception, après le singulier adieu du père Tantaine...

Contre toute attente, l'accueil fut aussi amical que possible, soit que le vieux clerc d'huissier n'eût rien dit, soit que l'honorable placeur eût une autre manière de voir.

—Tous mes compliments, fit-il, de vos succès chez M. Martin-Rigal. Outre que vous plaisez à la fille, vous avez séduit le père...

—Je l'ai bien peu vu, cependant; hier soir encore il était absent...

—Nous le savons. Il dînait chez un de nos amis, qui a sondé ses intentions à votre endroit. Si demain Hortebize va lui demander, pour vous, la main de Mlle Flavie, il ne dira pas: non.

Paul chancela. Le million de dot de Mlle Rigal venait de passer devant ses yeux plus éblouissant que l'éclair...

—Attention!... interrompit Hortebize, j'entends dans le corridor le pas trottinant de Catenac.

Le digne docteur ne s'était pas trompé; c'était bien l'avocat qui arrivait en retard, selon sa coutume, voilant sa contrariété sous le plus amical sourire.

Rien qu'à sa vue, B. Mascarot parut hors de soi, et s'avança d'un air si menaçant que prudemment Catenac fit un saut en arrière.

—Qu'est-ce que cela signifie? balbutia-t-il.

—Ne le devines-tu pas? répondit le placeur d'une voix terrible. J'ai mesuré la profondeur de ton infamie. Je t'avais ramené à nous l'autre jour, mais à peine seul, tu n'as plus songé qu'à nous vendre. Je croyais à ton concours sincère, et tu me tendais le piège où je devais tomber à l'heure du triomphe.

—Je te jure, Baptistin...

—Oh! pas de serment. Un mot de Perpignan m'a éclairé. Ignores-tu que le duc de Champdoce peut reconnaître sûrement l'enfant qu'il cherche, à des cicatrices ineffaçables?

—J'avais oublié...

Il s'arrêta court, déconcerté, malgré son aplomb, par le regard du placeur.

—Tiens, poursuivit Mascarot, veux-tu que je te dise, tu n'es qu'un lâche et un traître! Les forçats, entre eux, ne se manquent pas de parole. Je te savais vil, mais pas à ce point...

—Pourquoi m'employer malgré moi, alors?

Cette velléité de révolte transporta B. Mascarot d'une telle fureur, que saisissant Catenac au collet, il le secoua comme s'il eût voulut l'étrangler.

—Je me sers de toi, bête venimeuse, continua-t-il, parce que je t'ai mis hors d'état de nuire. Et tu me serviras quand il te sera prouvé que ta réputation volée, ton argent, ta liberté, et peut-être ta vie, dépendent de notre succès. Ah! je sais où est le cadavre, heureusement! Les preuves irrécusables de ton crime, entends-moi bien, sont entre les mains d'une personne sûre. Que j'échoue, pour quelque cause que se puisse être, et ces preuves seront adressées au procureur impérial.

Il y eut un silence qui parut formidable à Paul.

—Et prie Dieu, ajouta le placeur d'un ton glacé, de nous préserver de tout accident, Hortebize, Paul et moi. Si l'un de nous venait à mourir un peu rapidement, la condamnation serait jetée à la poste le jour même. C'est dit, un bon averti en vaut deux... Je compte sur ton intelligence.

Catenac demeurait la tête basse, immobile, foudroyé.

Sa physionomie, contractée par la rage, n'annonçait certes rien de bon, mais qui s'en inquiétait? On le lui avait dit, et il ne le sentait que trop, il était lié, enchaîné, hors d'état d'essayer même un mouvement.

Plus de tergiversations possibles; nul espoir de vengeance.

Sa position, qu'il devait au chantage, le chantage la menaçait.

B. Mascarot, lui, avala un verre de tisane, et tranquillement, comme s'il ne se fût rien passé que d'ordinaire, il revint s'asseoir dans son fauteuil, au coin du feu, rajustant ses lunettes dérangées par la véhémence de ses mouvements.

—Je dois te dire aussi, maître Catenac, qu'à ce détail près, que tu me cachais, je connais un peu mieux que toi l'affaire de Champdoce. Qu'en sais-tu, toi? Juste ce qu'il a plu au duc de vous confier, à toi et à Perpignan. T'imaginerais-tu qu'il vous a dit la vérité? Par bonheur, je suis un peu mieux informé. Cela ne te surprendra pas, quand je t'avouerai qu'il y a des années que je suis cette affaire...

—Oui, il y a longtemps, affirma le digne docteur.

—Du reste, il faut que vous sachiez comment j'ai été mis sur la trace de cette opération. Il vous souvient peut-être de cet écrivain public qui avait son échoppe près du Palais de Justice, et qui s'avisait de faire chanter le monde. Une spéculation maladroite le conduisit en police correctionnelle et il attrapa deux ans de prison.

—En effet je me rappelle...

—C'était un gaillard intelligent. Il achetait au poids des papiers manuscrits de toutes sortes, et ces montagnes de paperasses, il les triait, les dépouillait, les épluchait et les lisait.

Dire quelles trouvailles on peut faire dans des correspondances abandonnées au chiffonnier est impossible.

Songez qu'il n'est pas un homme qui, une fois dans sa vie au moins, n'ait regretté d'avoir su écrire à un moment donné. Avez-vous une cause célèbre sans quelque lettre accablante déterrée par la police?

Ces faits m'ont si souvent frappé, que je me demande comment les gens prudents n'écrivent pas avec ces encres particulières qui, au bout de trois quatre, huit jours, s'effacent et s'évaporent sans laisser trace sur le papier.

Bref, je fis comme l'écrivain public. J'achetai des vieux papiers, et entre autres choses curieuses, je découvris ceci...

Il prit sur son bureau un fragment de papier chiffonné, sali, maculé, et le tendit à Hortebize et à Paul en leur disant:

—Regardez.

En haut de ce fragment, une main tremblante avait écrit:

tnafneertoniomzedneréitipzeyaetneconnisiusejecarg.

Et au-dessous de ces deux lignes de lettres se trouvait ce seul mot, d'une grosse écriture:

Jamais!

—Il était évident que j'avais sous les yeux un cryptogramme, c'est-à-dire une lettre composée selon des conventions particulières, conventions destinées à mettre à l'abri d'une indiscrétion certaines communications compromettantes.

Ceci démontré par la nature même des choses, je me dis qu'on emploie guère des précautions si gênantes pour les relations ordinaires de la vie. Je conclus donc que ce chiffon recélait quelque aveu dangereux...

C'était avec un parti bien pris de dénigrement que Catenac écoutait.

Il était de ces entêtés et inintelligents lutteurs qui jamais ne consentent à reconnaître que leurs épaules ont touché le sable de l'arène, et qui vaincus et à terre, s'obstinent encore à nier leur défaite.

—La conclusion était indiquée, fit-il d'un ton railleur.

—Elle était élémentaire, c'est vrai, mais encore fallait-il la trouver. Ces choses sont celles dont on ne s'avise jamais, tant ce qui est naturel répugne à la vanité humaine. Témoin l'œuf cassé de Colomb. Pour moi, je me croyais d'autant plus intéressé à pénétrer le sens de l'énigme qui m'était offerte, que je suis le chef d'une association dont les membres doivent à l'habile exploitation des secrets d'autrui, non seulement l'argent qu'ils prêtent à la petite semaine, mais encore la fausse considération dont ils se drapent.

Hortebize lança à Catenac un regard moqueur.

—Empoche, murmura-t-il, on te tient quitte du reçu.

D'un geste, l'honorable placeur remercia son ami.

—C'était un matin, poursuivit-il, je fermai ma porte, et je me jurai que je ne sortirais de mon cabinet qu'après avoir traduit cet hiéroglyphe.

L'un après l'autre, Paul, le docteur Hortebize et même Catenac, examinèrent avec la plus scrupuleuse attention la lettre que leur tendait B. Mascarot.

Ces caractères assemblés comme au hasard ne présentaient aucun sens à leur esprit.

—Ma foi! fit le docteur impatienté, je donne ma langue aux chiens. De ma vie je n'ai su deviner un logogriphe.

L'honorable placeur souriait. Il ne péchait pas précisément par le manque d'amour-propre, et il avait ses raisons pour prolonger, tout en en jouissant, l'étonnement de ses auditeurs.

—Vous ne devinez pas? demanda-t-il en retirant des mains de Paul le fragment de lettre.

—Oh! pas du tout, répondit l'avocat d'un ton rogue.

—Eh bien! je le confesse, reprit B. Mascarot, à première vue, je n'ai pas plus compris que vous en ce moment. Pourtant je ne jetai pas au panier ce chiffon qui m'arrivait après avoir traîné partout, ainsi que le prouvaient les taches et les maculatures dont il était couvert. A la couleur jaunâtre du papier, à la pâleur de l'encre, il était aisé de voir que ce document était ancien déjà. Puis, au fond de moi-même, une voix secrète parlait, qui m'assurait que je tenais là, entre mes doigts l'instrument de notre fortune à tous.

—Tous les prédestinés ont comme cela leur voix, murmura l'avocat.

B. Mascarot ne jugea pas à propos de relever cette raillerie.

—Dans les replis de l'esprit de tout homme, poursuivit-il, se cachent un besoin irraisonné de savoir, un inexplicable instinct de curiosité. C'est à cela que doivent leur succès les rébus et les charades, futiles aliments jetés à la curiosité désœuvrée.

Et notez que je n'avais pas, pour m'exciter, l'enthousiasme d'une puérile confiance. Je pouvais arriver à une niaiserie aussi bien qu'à une découverte immense. Les chances étaient égales, et je ne m'abusais pas.

Tout d'abord, en étudiant attentivement cet énigmatique fragment, j'y reconnus deux écritures parfaitement distinctes. Si c'est une femme qui a composé le rébus, c'est certainement un homme qui, au-dessous, a ajouté ce mot: Jamais.

Ce «jamais», cela tombe sous le sens, est une conséquence forcée des incompréhensibles lignes qui précèdent.

Donc, le tout est comme un dialogue entre ces deux personnes. La femme demande une grâce, l'homme la refuse.

Maintenant, pourquoi cet emploi de deux langues, pour ainsi dire? Pourquoi cette phrase mystérieuse, pourquoi ce mot écrit selon les règles de l'alphabet usuel?

De courtes réflexions me donnèrent les raisons de cette apparente anomalie.

La demande de la femme, dangereuse de sa nature, pouvait révéler des faits qu'on avait un intérêt puissant à dissimuler, tandis que cette laconique réponse «Jamais» ne compromettait rien.

Mais comment se fait-il, me demanderez-vous, que prière et refus se trouvent sur la même feuille de papier, sur la même page. Cette question que je me posai, aussi, moi, fut vite résolue.

La lettre dont nous tenons les fragments, n'était pas destinée à la poste et n'y a jamais été mise. Elle a été échangée entre deux maisons voisines, entre deux étages de la même maison, et, qui sait? peut-être entre deux pièces du même appartement.

Sous l'empire d'émotions terribles, de circonstances urgentes, une femme a écrit ces deux lignes et les a fait porter par un domestique à l'homme dont elle implorait la pitié. Lui, transporté de colère en ce moment, a saisi une plume, a écrit ce refus impitoyable et a rendu le papier au domestique en lui disant: «Retournez ceci à votre maîtresse!» Ces préliminaires posés, restait à déchiffrer le cryptogramme. Fort neuf à cette besogne, j'éprouvai, je ne vous le cacherai pas, d'horribles difficultés. C'est que par suite de cette rage si commune de supposer à autrui une finesse supérieure, je cherchais midi à quatorze heures.

Sur l'impériale le cocher bourre sa pipe.
Sur l'impériale le cocher bourre sa pipe.

C'est le hasard qui me livra la clé que je cherchais vainement.

Ayant machinalement élevé au jour ce fragment, le verso tourné de mon côté, je lus couramment ce qui était écrit sur le recto.

J'étais en face d'un échantillon de cryptographie véritablement enfantine. Lettres et mots, au lieu d'aller de gauche à droite, allaient de droite à gauche, et pour obtenir le sens, il ne s'agissait que de les replacer dans leur ordre.

Vite je pris un crayon, et sur mon sous-main, je reproduisis toutes les lettres en commençant par la fin, g, r, a, c, e, j, e, s, etc... Je divisai les mots confondus avec intention, et j'obtins cette phrase significative:

«Grâce, je suis innocente, ayez pitié, rendez-moi notre enfant!...»

Le digne M. Hortebize s'était déjà emparé du chiffon resté sur le bureau, et il répétait la manœuvre indiquée.

—C'est pourtant vrai, s'écria-t-il, c'est l'enfance de l'art.

L'honorable placeur poursuivait:

—J'avais donc lu, mais c'était la moindre des choses. Ce fragment de lettre avait été trouvé parmi cinq ou six cents livres de paperasses achetées lors de la vente d'un château des environs de Vendôme; comment remonter jusqu'à ses auteurs?

Je désespérais d'y parvenir, lorsque, dans l'angle de ce chiffon, tenez, là, j'aperçus ces traces d'une devise. Illisible pour moi, elle ne le fut pas pour un de mes amis, ancien élève de l'École des chartes. Cette devise est celle de la fière et noble maison de Champdoce...

Il se leva, comme pour laisser tomber ses paroles de plus haut, s'adossa à la cheminée et continua:

—Tel fut, messieurs, mon point de départ. L'idée était faible. Chétive était la lueur qui devait me guider. Un autre eût été découragé; moi, non. Je suis patient et je sais me réveiller chaque matin avec l'idée de la veille.

Six mois plus tard, je savais que cette phrase suppliante avait été adressée par la duchesse de Champdoce à son mari, comment et en quelles circonstances.

Puis, le temps aidant, j'ai pénétré le mystère que cette lettre m'avait fait soupçonner.

Si je n'ai pas agi plus tôt, c'est qu'un point, un seul, restait encore obscur pour moi. Depuis hier il ne l'est plus...

—Ah!... fit le docteur, Caroline Schimel a parlé.

—Oui, l'ivresse lui a arraché le secret qu'elle gardait depuis vingt-trois ans.

Sur ces mots, l'honorable placeur ouvrit un des tiroirs de son bureau et en tira un volumineux manuscrit qu'il brandit d'un air de triomphe.

—Voici mon chef-d'œuvre, s'écria-t-il, l'explication de mes manœuvres depuis quinze jours. Après ce récit vous comprendrez comment, sous le même filet, je tiens le duc et la duchesse de Champdoce et Diane de Sauvebourg, comtesse de Mussidan. Écoute, docteur, toi qui a eu en moi une aveugle confiance; écoute aussi, Catenac, toi qui a voulu me trahir; vous me direz ensuite si je m'abuse lorsque j'affirme que je suis sûr du succès.

Il tendit le cahier à Paul et ajouta:

—Et vous, mon cher enfant, lisez. C'est pour vous surtout que j'ai écrit ceci. Lisez avec toute l'attention dont vous êtes capable, c'est l'histoire d'une grande maison. Et pénétrez-vous bien de ceci qu'il n'est pas un détail, si futile qu'il puisse vous paraître, qui n'ai pour votre avenir une énorme importance...

Paul avait ouvert le cahier, et c'est d'une voix tremblante d'abord, mais qui alla en s'affermissant, qu'il lut la douloureuse histoire rédigée par Mascarot:


LE SECRET DE LA MAISON DE CHAMPDOCE


FIN DE LA PREMIERE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

LE SECRET DES CHAMPDOCE

————

I

Quand de Poitiers on veut se rendre à Loudun, le plus court est encore d'aller retenir une place à la diligence qui fait le service entre le chef-lieu du département de la Vienne et Saumur, la plus coquette des cités qui se mirent aux flots bleus de la Loire.

Le bureau de cette diligence est à deux pas de l'hôtel de France, entre le restaurant du Coq-Hardi et le café Castille.

Un employé fort poli y reçoit les voyageurs. On lui donne cinq francs d'arrhes, et en échange il garantit une bonne place de coupé pour le lendemain matin.

—Surtout, recommande-t-il, arrivez à six heures, six heures très précises.

Le lendemain donc, on se fait tirer du lit dès l'aurore, on s'habille en deux temps, et on arrive au pas de course. Hâte inutile!

Tout dort encore dans le bureau, à l'exception d'un garçon, juste assez éveillé pour répondre une grossièreté aux questions qu'on lui adresse.

S'indigner? A quoi bon! En face, un débit s'ouvre où on vend du café au lait, mieux vaut s'y réfugier.

Ce n'est guère que vingt-cinq minutes plus tard que le «buraliste» se montre, bâillant à se démettre les mâchoires.

Presque aussitôt, le conducteur apparaît, sacrant, donnant des ordres, jurant que jamais il n'a été si en retard.

Vite on tire de la cour la vieille diligence qui sonne la ferraille. Le postillon et un palefrenier surviennent, traînant par leur longe les trois chevaux endormis. On attelle et les facteurs hissent sur l'impériale les bagages et les colis.

—En voiture!... crie le buraliste, en voiture!...

Fausse alerte! Pas un des voyageurs de la ville n'a montré le bout de son nez. On attend M. de Rocheposay, qui demeure rue Saint-Porchaire, maître Nadal, qui habite près de Blossac et aussi M. Richaud, de Loudun, venu la veille pour ses affaires, et descendu à l'hôtel des Trois-Pilliers, et d'autres encore.

Un à un ils se présentent, se hâtant lentement, portant force boîtes dont ils embarrassent les compartiments.

Enfin le compte y est. Sept heures et demie sonnent, le conducteur lâche un dernier juron, le fouet du postillon claque; hue! on part; on est parti.

C'est au galop de ses rosses fourbues, que la voiture descend les rampes de la ville; elle traverse comme un trait le pont du Clain, elle brûle le pavé du faubourg, elle atteint la grande route et les chevaux emboîtent le trot somnolent qu'ils garderont jusqu'au relai.

Sur l'impériale, le conducteur bourre sa pipe.

Bons voyageurs, penchez-vous à la portière pour regarder le paysage.

Regardez, voici le haut Poitou, tout entrecoupé de plaines fertiles, de vastes pâturages et de grandes forêts. Les vallées succèdent aux vallées et à perte de vue se déroulent les champs à la terre rougeâtre, plantés çà et là de châtaigniers dont les branches pendent jusque sur les sillons.

Regardez, voici les landes et les taillis de Bivron.

Si le gibier foisonne, c'est que leur propriétaire, le comte de Mussidan, n'y a pas tiré un coup de fusil depuis qu'il eut le malheur de tuer à la chasse un de ses domestiques. Il y a de cela vingt-trois ans.

Le château de Mussidan est plus loin, sur la droite. Il y aura deux ans, à la Noël, que la douairière de Chevauché, une rude et brave femme, disent les paysans, y est morte, en laissant tout son bien à sa nièce Mlle Sabine.

De l'autre côté de la route on aperçoit, à demi caché par ses hautes futaies, le haut castel de Sauvebourg. Un des artistes aimés de François Ier a sculpté ses balcons et entouré ses fenêtres de guirlandes précieuses respectées par le temps.

Plus loin, enfin, au sommet d'un coteau aux pentes raides, comme une forteresse sur un roc, apparaît une masse imposante de constructions anciennes.

C'est le vieux manoir de Champdoce.

Rien de triste comme cette immense habitation, jadis une des plus magnifiques du Poitou.

Abandonnée, oubliée de ses maîtres depuis un quart de siècle, elle va perdant de jour en jour de sa valeur, tombant en ruine.

Déjà l'aile gauche est à demi écroulée. Les tempêtes ont emporté les toitures et les girouettes. La pluie et le soleil ont émietté les contrevents, dont les ferrures pendent misérablement le long des murs lézardés.

Là, vers 1840, vivait, avec son fils unique, l'héritier d'un des noms illustres de France, César-Guillaume de Dompair, duc de Champdoce.

Dans le pays il passait pour un original.

On le rencontrait par les chemins, vêtu comme le plus pauvre des paysans, portant une méchante veste rapiécée, coiffé d'une casquette de cuir à oreillettes, les pieds dans d'énormes sabots, invariablement armé d'un gros bâton terminé en fourche.

L'hiver il jetait sur ses épaules une peau de bique toute pelée, dont n'eût pas voulu le dernier toucheur de bœufs.

C'était alors un homme de soixante ans, d'une puissante carrure, d'une force herculéenne, bâti à chaux et à sable, un des survivants de la grande génération de 89, dont la robuste constitution suffisait à tous les travaux comme à tous les excès.

Son regard seul trahissait une volonté de fer, comme ses muscles.

Il avait, sous ces gros sourcils en broussailles, de petits yeux d'un gris clair qui devenaient absolument noirs lorsqu'ils s'irritait et que le sang affluait à son cerveau.

Quand il servait à l'armée de Condé, un coup de sabre lui avait fendu la lèvre supérieure, et la cicatrice donnait à sa physionomie une expression terrible de dureté.

Il n'était pas méchant, cependant, mais d'un entêtement qui touchait à la folie, d'un despotisme odieux et d'une violence extraordinaire.

Heureusement pour ceux qui l'entouraient, trois jurons indiquaient le degré de sa colère.

Mécontent, il disait: Jarnicoton! Irrité, il criait: Jarnidieu! Jusque-là, rien à craindre. Mais quand de sa puissante voix il hurlait: Jarnitonnerre! il était bon de se mettre prestement hors de portée de son bâton fourchu.

On le redoutait extrêmement.

C'est avec un respect mêlé de crainte qu'on se découvrait sur son passage, le dimanche, lorsque suivi de son fils il traversait le bourg de Bivron pour se rendre à l'église où il avait un banc, le premier devant le chœur.

Tant que durait la messe, il lisait à demi-voix dans son gros paroissien ou accompagnait les chantres. A la quête, il donnait régulièrement une pièce de cinq francs.

Cette offrande hebdomadaire, le prix d'un abonnement à la Gazette de France, cinq écus par an qu'il octroyait au barbier qui venait le raser deux fois la semaine, constituaient toute sa dépense personnelle.

Ce n'est pas qu'on vécût mal chez lui. Volailles dodues, gibiers, légumes savoureux, fruits exquis abondaient. Mais rien, jamais, ne paraissait sur sa table qui n'eût été récolté ou tué sur ses domaines. La viande de boucherie en était sévèrement exclue parce qu'il faut la payer.

Fréquemment invité à des dîners ou à des fêtes, par les châtelains du voisinage qui, bien qu'il pût faire, le considéraient un peu comme leur chef, il refusait régulièrement, disant qu'un gentilhomme ne saurait accepter sans rendre, et que rendre coûte de l'argent.

Certes ce n'était pas la pauvreté qui contraignait le duc de Champdoce à cette sévère économie.

On lui connaissait, tant dans le Poitou que dans l'Angoumois et dans la Saintonge, pour plus de douze cents mille francs de terres au soleil, sans compter la forêt de Champdoce qui, habilement aménagée, rapportait bon an mal an de huit à dix mille écus en sacs.

On prétendait encore, et on avait raison, que sa fortune en portefeuille dépassait sa fortune territoriale.

Naturellement, on le taxait d'avarice, en quoi on se trompait. Il n'était pas avare dans le sens qu'on attache à ce mot.

Cet entêté gentilhomme poursuivait simplement l'exécution d'un plan longuement médité et fortement arrêté.

Son passé pouvait, jusqu'à un certain point expliquer sa conduite.

Né en 1780, le duc de Champdoce avait émigré et servi dans l'armée de Condé. Ennemi implacable de la Révolution, il habita Londres tant que dura l'Empire, réduit, pour vivre, à donner des leçons d'escrime.

Revenu en France avec les Bourbons, il dut à un prodigieux hasard d'être remis en possession d'une portion des immenses domaines de sa maison.

Mais qu'était cette portion pour lui? Rien. Comparant la richesse présente à l'opulence princière de ses aïeux, il se trouvait misérable.

Pour comble de douleur, à coté de la vieille aristocratie, oisive et énervée, il voyait surgir du commerce et de l'industrie, une aristocratie nouvelle, jeune, ambitieuse, remuante, fière de ses richesses, fatalement destinée à enlever à l'ancienne son influence et jusqu'à son prestige.

C'est alors que cet homme, que l'orgueil de son nom exaltait jusqu'au délire, conçut le projet auquel il devait consacrer sa vie.

Il crut découvrir un moyen de rendre à l'antique maison de Champdoce sa splendeur et sa puissance passées. Trois ou quatre générations devaient se sacrifier au profit de la postérité.

—Ainsi, se disait-il, je puis en vivant comme un paysan, en me refusant toute satisfaction, tripler en trente ans mes capitaux. Que mon fils m'imite, et dans cent ans, les ducs de Champdoce reprendront, grâce à une fortune royale, le rang auquel leur naissance leur donne droit.

Vers 1820, fidèle à son plan d'enrichissement, il épousa, bien contre son inclination, une jeune fille aussi laide que noble, mais bien dotée, et il vint avec elle s'établir au château de Champdoce.

Cette union ne fut pas heureuse.

On alla jusqu'à accuser le duc de brutalités inouïes envers une jeune femme incapable d'admettre ses idées, et qui ne pouvait comprendre que l'homme auquel elle avait apporté 500,000 francs, lui refusât une robe dont elle avait besoin.

Pourtant, après un an de ménage, elle lui donna un fils baptisé sous les noms de Louis-Norbert.

Mais six mois plus tard, elle mourait des suites d'une frayeur que lui avait causée son mari.

Loin de s'affliger de cette mort, le duc intérieurement s'en réjouit. Il avait un héritier bien constitué, robuste, la fortune de la mère était acquise à la maison de Champdoce; que lui importait le reste!

Même son veuvage fut le prétexte d'économies nouvelles. Il condamna tous les étages supérieurs du château et adopta définitivement le costume comme les mœurs des métayers, ses voisins.

Faisant valoir lui-même, l'œil ouvert aux moindres détails d'une immense exploitation, il ne se ménagea plus.

Levé avant le jour, il suivait ses ouvriers aux champs et travaillait comme eux. Puis il courait les marchés et les foires pour vendre ses grains et ses bestiaux, âpre au grain comme le paysan qui, ayant épousé la terre, la voudrait tout entière pour lui seul.

Son fils, il ne s'en occupait que pour se demander s'il serait assez robuste pour continuer l'œuvre.

Norbert était élevé comme les enfants des fermiers, ni mieux ni pis. On le laissait errer en liberté le long des haies, se rouler sur la litière, barboter au bord des mares, pieds nus l'été, l'hiver chaussé de galoches garnies de paille.

Quand il eut neuf ans, son éducation rurale commença.

Tout d'abord il garda les vaches dans les pâtures ou sur la lisière des bois, armé d'une grande gaule pour empêcher les bêtes d'aller brouter les jeunes pousses. Il partait au jour, avec la pitance de la journée dans un panier pendu à l'épaule.

Puis, successivement, à mesure qu'il avança en âge, il apprit à tracer un sillon profond et droit, à faucher, à semer à la volée, à évaluer d'un coup d'œil le rapport d'une pièce de terre, à soigner l'enfle et la clavelée, enfin à débattre un marché.

Longtemps le duc de Champdoce avait hésité avant de faire apprendre à lire à son fils.

Puisqu'il prétendait le condamner à la rude vie des gens de la campagne, à quoi bon? D'un autre côté, l'homme qui ne sait pas au moins lire, écrire et compter, ne saurait mener à bien une lourde exploitation.

C'est machinalement qu'il alla décharger les sacs.
C'est machinalement qu'il alla décharger les sacs.

S'il s'était décidé pour l'affirmative, c'est que certainement il avait été influencé par les observations du curé lors de la première communion de Norbert.

Cependant, tout alla bien jusqu'au jour où Norbert eut seize ans, ou plutôt jusqu'au jour où son père le conduisit pour la première fois à la ville, c'est-à-dire à Poitiers.

A seize ans, Louis-Norbert de Champdoce en paraissait dix-neuf, et était bien le plus bel adolescent qu'on puisse imaginer.

Il avait cette physionomie pensive des humbles travailleurs de la terre accoutumés à vivre seuls, repliés sur eux-mêmes, face à face avec la nature.

Le hâle donnait à son teint la richesse de tons des vieux bronzes. Il avait les cheveux noirs, légèrement ondulés, et de grands yeux bleus mélancoliques, les yeux de sa mère! Pauvre femme! c'était sa seule beauté.

Les durs travaux auxquels il était astreint avaient donné à ses muscles une rare vigueur, sans pourtant altérer l'élégance de sa taille, et ses mains, sous leurs callosités, gardaient une rare perfection de formes.

C'était d'ailleurs un parfait sauvage.

Tenu par son père dans la dépendance la plus étroite, il ne s'était jamais éloigné d'une lieue du château.

Pour lui, le bourg de Bivron, avec soixante maisons, sa mairie, sa petite église et sa grande auberge, était un séjour de délices, de tumulte et de bruit.

Il n'avait pas en sa vie parlé à trois étrangers, et les nombreux ouvriers qu'employait le duc de Champdoce le redoutaient bien trop pour oser prononcer devant son fils un mot capable de l'éclairer ou de le faire réfléchir.

Ainsi élevé, Norbert ne pouvait concevoir une existence autre que la sienne. S'éveiller au chant du coq, travailler jusqu'à la nuit courbé sur le sillon, dormir à poings fermés après un bon souper, devait lui paraître la seule fin de l'homme ici-bas.

Pour lui, le bonheur c'était d'obtenir de belles récoltes; le malheur c'était d'avoir ses blés versés ou ses vignes gelées.

Cependant il avait ses distractions.

La grand'messe, chaque dimanche, était presque une fête pour lui. Il en rapportait des petits morceaux du pain bénit qui se distribue parcimonieusement, haché menu dans une grande corbeille proprement entourée d'une serviette.

Il prenait plaisir à voir sur la place, à la sortie, les groupes endimanchés; il s'arrêtait devant quelque jeu de tourniquet ou s'émerveillait du casque emplumé d'un charlatan débitant son boniment du haut de sa voiture.

Depuis plus d'un an déjà les jeunes paysannes le lorgnaient du coin de l'œil et rougissaient jusqu'aux oreilles quand il leur adressait la parole, mais il était bien trop naïf pour s'en apercevoir.

Après la messe, il accompagnait son père qui allait inspecter les travaux de la semaine, ou il obtenait la permission de tendre des pièges aux oiseaux.

Chez lui, pas la moindre notion de la vie réelle, du monde, de la société, nulle idée des rapports des hommes entre eux, de la valeur de l'argent, rien.

Un peu effrayé de la vivacité de son intelligence, son père s'était ingénié à épaissir les ténèbres autour de sa pensée.

Tel était exactement Norbert, quand un soir son père lui commanda de s'apprêter à le suivre le lendemain à Poitiers.

Le duc de Champdoce avait reçu la veille le prix d'une coupe et touché des fermages importants, et il s'agissait de placer cet argent, car il ne laissait guère ses capitaux oisifs.

S'il se faisait accompagner de son fils, c'est qu'il commençait à sentir l'impérieuse nécessité de l'initier au maniement de l'immense fortune qu'il lui laisserait, à la charge de la tripler.

Ils partirent de bon matin, dans une de ces petites charrettes suspendues qu'on rencontre sur toutes les routes du Poitou, véhicules incommodes dont le siège mobile se balance à l'extrémité de quatre fortes courroies.

Ils avaient sous leurs pieds près de quarante mille francs en argent, charge si lourde que les ressorts pliaient et qu'à toutes les côtes il fallait descendre pour soulager le cheval. Norbert était radieux.

Il y avait plus d'un an qu'il brûlait de voir Poitiers, dont Champdoce, cependant, n'est éloigné que de cinq lieues.

Si souvent et si diversement il avait entendu parler de la «tant belle ville,» comme dit la vieille chanson huguenote, qu'il éprouvait comme une vague terreur à mesure qu'il en approchait.

Poitiers n'est pas précisément la cité la plus gaie de France. Plus d'un étudiant de l'École de droit y bâille, soupirant lorsqu'il songe à Paris. Le pavé est détestable, les rues sont étroites et tortueuses, les maisons, hautes et noires, semblent dater de dix siècles. Cependant, Norbert fut ébloui.

Pendant que la charrette traversait la ville au pas, crainte d'accident, il crut voir aux devantures des boutiques toutes les merveilles des Mille et une Nuits.

C'était jour de foire, et il était stupéfait du mouvement, étourdi du brouhaha de cette cohue. Peut-être ne s'imaginait-il pas que la terre eût tant d'habitants.

Telle était sa préoccupation qu'il ne s'aperçut pas que le cheval s'arrêtait de lui-même devant une maison ornée des panonceaux d'un notaire. Son père dut le secouer comme s'il eût été endormi.

—Nous sommes arrivés! lui criait-il.

Ils descendirent, mais la pensée de Norbert courait la ville.

C'est machinalement qu'il aida à décharger les sacs. Il ne remarqua pas l'empressement presque respectueux du notaire à leur entrée. Il n'entendit pas un mot de l'interminable conversation qu'eurent son père et l'officier ministériel, cherchant ensemble l'emploi le plus avantageux des fonds.

Enfin, le duc sortit de l'étude, emmenant son fils.

Ils allèrent remiser charrette et cheval à une grande auberge près du champ de foire, et déjeunèrent d'un morceau de lard et d'un verre de vin aigre, sur un coin de la table de la salle commune, entre des valets de charrue qui débattaient un marché et deux toucheurs de bœufs qui achevaient de se griser.

Mais M. de Champdoce n'était pas venu seulement pour son placement. Il comptait profiter de la foire pour chercher un meunier de Châtellerault, son débiteur depuis près d'un an.

Le frugal repas terminé, il ordonna donc à son fils de l'attendre, et s'éloigna.

Norbert restait planté sur ses jambes devant l'auberge, un peu ému d'être abandonné au milieu de tant de gens inconnus, lorsqu'il se sentit frapper sur l'épaule.

Il tressaillit, et se retournant brusquement, il se trouva en face d'un garçon de son âge, qui lui dit en riant aux éclats:

—Eh bien! on ne reconnaît donc plus les amis?

Il fallut à Norbert un moment pour remettre cet ami. Enfin, il s'écria:

—Montlouis.

Ce Montlouis, fils d'un des métayers de M. de Champdoce, était un camarade de Norbert.

Souvent, autrefois, ils s'étaient entendus pour conduire leurs vaches aux mêmes pâtis, et ils avaient passé des journées à jouer ensemble, à faire tourner aux cours d'eau des moulins de joncs ou à dénicher des oiseaux.

Il n'y avait guère que cinq ans qu'ils s'étaient perdus de vue.

L'hésitation première de Norbert était venue du costume de Montlouis. Ce garçon portait un habit à boutons de métal et un chapeau à haute forme. C'était l'uniforme du collège où il achevait sa seconde.

Pendant que le grand seigneur s'efforçait de faire de son fils un paysan, le paysan prétendait faire du sien un «monsieur.»

Norbert fut si choqué de la différence des vêtements qu'il ne trouva pas un mot.

—Que fais-tu là? interrogea Montlouis.

—J'attends mon père.

—Moi de même. Cependant nous avons bien le temps de prendre une tasse de café ensemble.

Et sans attendre l'assentiment de son ancien camarade, il l'entraîna jusqu'à un petit estaminet, à une cinquantaine de pas de l'auberge. La supériorité de Montlouis était manifeste, il en abusa.

—Si le billard n'était pas retenu, dit-il, je te proposerais une partie. Il est vrai que cela coûte de l'argent, et ton père ne doit pas t'en donner beaucoup.

De sa vie Norbert n'avait eu en sa possession seulement une pièce de dix sous. Cette fois il se sentit sérieusement humilié et devint cramoisi.

—Mon père à moi, poursuivit le collégien, ne me refuse rien. Par exemple, je travaille énormément. Je suis sûr de deux prix à la distribution. Quand je serai reçu bachelier, le comte de Mussidan me prendra pour secrétaire, j'irai à Paris, je m'amuserai. Et toi que feras-tu?...

—Moi! je ne sais pas.

—Oh! on le sait. Tu piocheras la terre comme ton père. Est-ce que cela t'amuse? Dire que tu es le fils d'un grand seigneur, de l'homme le plus riche du Poitou, et que tu n'es pas si heureux que moi, le fils de son fermier! Enfin...

Ils se séparèrent, et quand le duc de Champdoce revint à l'auberge, il retrouva son fils à la place où il l'avait laissé, et n'aperçut rien en lui d'extraordinaire.

—Allons, attelons, lui dit-il.

Le retour à Champdoce fut silencieux. La conversation de Montlouis était tombée dans l'esprit de Norbert comme une goutte d'un poison subtil dans un vase d'eau pure.

Vingt paroles inconsidérées d'un enfant allaient détruire l'œuvre de seize années de patience et d'obstination.

De ce jour, une révolution complète s'opéra dans le caractère de Norbert, révolution dont personne ne surprit le secret.

C'est au fond des campagnes que les diplomates devraient aller étudier la dissimulation.

Cet adolescent, qui ignorait tout, savait du moins commander à son humeur. Jamais sa physionomie souriante ne trahit l'orage terrible qui grondait au fond de son cœur. C'est avec son entrain accoutumé qu'il remplissait sa tâche quotidienne, qu'il aimait autrefois et que maintenant il avait en horreur.

Pour saisir un indice de ses pensées, il eût fallu le suivre, l'épier.

Souvent alors, on l'eût vu, lorsqu'il se croyait seul, rester des heures entières immobile, appuyé sur le manche de sa bêche, les sourcils froncés, réfléchissant, lui, jadis insoucieux autant que l'oiseau chantant dans les buissons.

Éveillée par Montlouis, son intelligence était maintenant aux aguets, et il découvrait quantité de circonstances autrefois inaperçues et qui étaient, pour lui, autant de révélations.

Par exemple, observant les relations de son père avec les paysans du voisinage, il mesura vite, en dépit de l'apparente familiarité, l'abîme qui les séparait.

Ses égaux, il le comprit, il devait les chercher parmi les châtelains qui l'été habitaient leurs terres et se rendaient le dimanche à l'église de Bivron.

Le vieux comte de Mussidan, si imposant avec ses cheveux blancs, le marquis de Sauvebourg, si fier et que les campagnards saluaient jusqu'à terre, mettaient un empressement marqué à tendre la main au duc de Champdoce et à son fils.

Autre signe: les plus belles et les plus dédaigneuses dames de la noblesse, qui avaient une démarche de reine, quand elles traversaient la place, balayant la poussière avec leurs robes superbes, oui, les plus imposantes semblaient toutes heureuses quand le duc de Champdoce, qui sous ses habits grossiers gardait des façons de l'ancienne cour, leur baisait galamment la main.

Tout cela devait éclairer Norbert. Il se sentit l'égal de ces gens si hautains. Quelle différence, cependant, entre eux et lui!

Pendant que son père et lui se rendaient à la messe à pied, chaussés d'énormes souliers ferrés, les autres arrivaient dans des voitures superbes, traînées par des chevaux de prix, entourés de laquais magnifiques prêts à obéir au moindre de leurs gestes.

Pourquoi cette différence; d'où venait-elle?

Il savait qu'elle ne venait pas de leur pauvreté à eux.

Il connaissait assez la valeur de la terre, pour savoir que son père était plus riche que tous ces gens dont il enviait le sort.

Il fallait donc que tout ce qu'il entendait depuis qu'il ouvrait l'oreille et pénétrait les allusions fut vrai.

Entre eux, les ouvriers de Champdoce disaient que le duc était un vieil avare, et plutôt que de jouir de son or ou de le distribuer aux pauvres, qu'il l'enterrait dans les souterrains du château. On assurait que toutes les nuits il se levait pour aller voir et adorer ses trésors.

—Norbert est bien malheureux, ajoutaient-ils, d'avoir un père comme celui-là. Lui qui devrait avoir toutes les aises et tous les plaisirs de la vie, il est traité plus durement que nos enfants à nous qui n'avons rien.

Et d'autres, d'un ton de menace murmuraient:

—Ah! si j'étais à sa place!...

Les ouvriers n'étaient pas seuls à le plaindre.

Il se rappelait parfaitement qu'une fois, pendant que son père parlait avec le marquis de Sauvebourg, une vieille dame qui l'accompagnait, la marquise, sans doute, avait arrêté sur lui des regards empreints de la plus tendre compassion.

Même emportée sans doute par la violence de ses sentiments, elle avait ajouté:

—Pauvre enfant! il a perdu sa mère bien jeune!

Qu'est-ce que cela signifiait sinon qu'on était pris de pitié en le voyant soumis au despotisme sans contrôle de cet homme qui était son père?

Pour comble, tous ces heureux du monde étaient entourés de jeunes gens de son âge, leurs fils. Toutes les tortures de la jalousie le poignaient jusqu'aux larmes lorsqu'il se comparait à eux. Parfois, lorsqu'il revenait du labour, marchant devant les bœufs, l'aiguillon sur l'épaule, il se croisait avec quelqu'un d'entre eux monté sur un joli cheval.

Dans ces rencontres, ceux qui le connaissaient lui criaient:

—Bonjour, Norbert!

Et ce salut amical lui paraissait insultant.

Ces jeunes gens lui semblaient insolents comme le bonheur, il les haïssait.

Quelle pouvait bien être leur existence, à la ville, où ils retournaient aux premiers froids, pendant que lui s'employait aux semailles? comment s'écoulait leurs heures oisives; que faisaient-ils? Voilà ce qu'il ne pouvait imaginer, et son ignorance se perdait en conjectures absurdes.

Ce que jusqu'alors il avait entendu appeler le plaisir ne représentait à son imagination rien qu'il enviât. Les campagnards appelaient s'amuser, aller s'enfermer dans une salle d'auberge; ils y buvaient des quantités énormes de vin, criaient, se disputaient et souvent, à la fin, se battaient.

Les autres, il le comprenait fort bien, devaient avoir d'autres distractions bien plus raffinées, une gaîté toute différente que celle de l'ivrogne regagnant son logis en chantant. Mais quoi?

Derrière ce désert tracé autour de lui par la volonté paternelle, il sentait s'agiter un monde, pour lui merveilleux comme l'inconnu. Que s'y passait-il? Cela ne se devine pas.

Mais qui interroger? à qui se confier?

C'est alors qu'il s'indigna de l'ignorance affreuse où on l'avait tenu, pendant que Montlouis, le fils du fermier allait au collège.

Et lui, que la vue seule d'une page imprimée faisait bâiller, qui avait besoin d'épeler tous les mots de plus de trois syllabes, il se mit à la lecture avec acharnement.

Mais cette passion ne pouvait convenir au duc de Champdoce, qui un soir, à la veillée, lui déclara qu'il n'aimait pas les «lisards.»

L'ardeur de Norbert s'en accrut, aiguillonnée par les obstacles et par des transes perpétuelles. Il se cacha.

Il savait vaguement qu'une des salles hautes du château était pleine de livres. Il enfonça la porte et fut ébloui des richesses qu'il allait avoir à sa disposition. Il s'y trouvait bien trois mille volumes, dont cinq cents au moins de romans, qui avaient occupé la dernière année de la vie de sa mère.

Norbert se jeta sur ces livres comme un affamé sur du pain. Il lut de tout, indistinctement, sans discernement, sans raison.

A la longue, tout se confondait et se mêlait dans son cerveau, le roman et l'histoire, le passé et le présent.

Cependant de ce chaos deux idées nettes et distinctes se dégagèrent.

Il s'estimait l'être le plus misérable de la terre, et il détestait son père.

Oui, il le haïssait d'une haine froide et avec toute la violence des convoitises inexprimables qui le brûlaient. Et s'il eût osé...

Mais il n'osait pas. Le duc de Champdoce lui inspirait une invincible terreur.

Depuis plus de dix-huit mois cette situation se prolongeait, lorsque le duc de Champdoce pensa que le moment était venu de révéler enfin ses pensées et ses espérances à ce fils qui devait être le continuateur de son œuvre de restauration.

C'était un dimanche, après le souper dans la salle commune, dont il avait fait sortir tous les serviteurs.

Jamais Norbert n'avait vu à son père cet air solennel. Il redressait sa haute taille courbée par le travail des champs. Tout l'orgueil de sa race qu'il dissimulait depuis des années éclatait dans ses yeux. Il lui apprit l'histoire de la maison de Champdoce dont l'origine se perd dans les légendes de nos annales. Il lui conta la vie de tous les héros qui l'ont illustrée. Il lui dit de quels honneurs elle a été comblée, combien elle compte d'alliances souveraines, quelle était sa richesse et sa puissance au temps où les Dompair de Champdoce, véritables souverains, levaient des impôts, avaient des places fortes et une armée, et lassaient un cheval avant d'être sortis de leurs domaines.

—Voilà ce que nous avons été, disait-il d'une voix forte. Que nous reste-t-il de tant de splendeurs? Un hôtel à Paris, rue de Varennes, ce château, quelques terres, quelques maigres valeurs, deux cent mille livres de rentes au plus, pas cinq millions!...

Norbert savait son père riche, mais non tant que cela.

Ce chiffre prestigieux, cinq millions, le frappait de stupeur.

Puis, en moins d'une seconde, mille pensées traversèrent son cerveau.

Seul, il les avait déchargés, et montés au grenier.
Seul, il les avait déchargés, et montés au grenier.

Cinq millions!... Et on le condamnait à l'écrasant labeur de l'homme qui a besoin pour manger des trente sous de sa journée. Deux cent mille livres de rentes!... et cette salle commune où il était en ce moment avec son père res

semblait à l'unique pièce de la plus misérable chaumière. Ses aïeux avaient eu une armée de serviteurs, et tous les gars du pays le tutoyaient.

Comment accepter tant d'humiliations et une pareille pauvreté, étant si noble, si riche.

Emporté hors de sa timidité accoutumée par un premier mouvement de rage, il se leva à demi pour reprocher à son père son avarice et sa cruauté.

Mais ses forces trahirent son audace; si forte était son émotion qu'il retomba sur son escabeau, sans avoir pu prononcer une parole, et fondant en larmes.

Le duc de Champdoce n'avait rien vu.

A son exaltation, lorsqu'il disait les grandeurs de Champdoce, avait succédé un profond accablement.

Il marchait de long en long, dans la salle, d'un pas lourd, la tête inclinée sur sa poitrine.

—C'est peu, murmura-t-il, bien peu.

Bien peu!... Et Norbert savait que pas une des familles réputées riches dans la contrée, ne possédait la moitié de cette somme énorme.

Les Mussidan avaient-ils seulement soixante mille livres de rentes? Les Sauvebourg, à coup sûr, n'en possédaient pas cent.

Il y avait bien, aux environs, un certain M. de Puymadour qu'on disait archi-millionnaire, mais sa noblesse n'était rien moins qu'authentique, et de plus, il ne fallait pas, assurait-on, examiner de trop près son argent, si on ne voulait pas y découvrir les taches de boue de l'origine.

C'est avec une physionomie furieuse que Norbert suivait de l'œil son père, continuant sa promenade monotone et laissant échapper çà et là quelques inintelligibles exclamations.

Il fallait à Norbert toute sa raison, toute l'énergie d'une conscience honnête, pour écarter les épouvantables pensées qui assiégeaient son esprit.

A la fin, le duc de Champdoce s'arrêta devant son fils.

—Ma fortune n'est rien, reprit-il d'un ton amer, non, rien, à une époque où triomphe le bourgeois enrichi, insolent et vaniteux. Ces gens-là, parce qu'ils ont acheté nos châteaux et mis un nom de terre au bout de leur nom ridicule, se croient nobles et s'exercent à copier non nos qualités, mais nos vices. La vraie noblesse, faute d'avoir compris son époque, râle et finira par mourir de faim. On n'est plus que par ou pour l'argent. Pour lutter contre tous ces enrichis d'hier, princes de finances dont le blason est un écu volé, il faut à un Champdoce un million au moins, de revenu. Vous l'entendez, mon fils, un million!...

Norbert ouvrait de grands yeux surpris; malgré l'attention la plus soutenue, son intelligence ne pouvait suivre les explications de son père.

—Ni vous ni moi, mon fils, poursuivait le duc, ne verrons dans nos coffres le capital d'un tel revenu. Mais nos descendants, s'il plaît à Dieu, l'y trouveront. C'est par le courage et l'épée que nos aïeux ont fondé la puissance de notre maison, à nous de nous montrer dignes d'eux et de la consolider par les privations et le travail.

Le vieux gentilhomme s'interrompit, singulièrement ému de développer ainsi le sujet habituel de ses méditations.

—J'ai fait mon devoir, reprit-il d'un ton plus calme, à vous de faire le vôtre. Je n'avais pas quinze cent mille francs, quand résolûment je me suis mis à l'œuvre, je viens de vous dire ce que j'ai maintenant. Vous m'imiterez. Vous épouserez quelque jeune fille riche qui vous donnera un fils que vous élèverez à la dure, comme je vous ai élevé. En vivant comme moi, vous devrez léguer à ce fils de douze à quinze millions. Qu'il nous imite et il laissera lui-même à ses fils une fortune royale. Voici ce qui doit être, ce qui sera, il le faut, je le veux.

Cette fois, Norbert comprenait, et s'il se taisait, c'est qu'il était tout étourdi de cette confidence étrange.

—C'est une pénible tâche que j'offre à votre dévouement, continuait le duc, mais c'est celle de tous les chefs d'illustres familles. Qui veut fonder une grande maison doit vivre dans l'avenir et non dans le présent, s'oublier pour ne songer qu'à sa postérité.

Certes, il est des moments où les instincts mauvais ou frivoles se réveillent et se révoltent; on les étouffe et on les dompte en se représentant sans cesse la grandeur du but où on tend. Ainsi ai-je fait. C'est pour mes descendants et par eux, pour ainsi dire, que j'existe. Je vis par la pensée la vie de splendeurs qu'ils nous devront.

En vérité, Norbert croyait rêver.

—Vous m'avez vu, poursuivait M. de Champdoce, disputer des heures entières pour un misérable louis, c'est que je disais que ce louis, mes descendants, quelque jour, le jetteraient noblement à un pauvre, du haut de leur carrosse. De tout ce que j'amasse, je fais ainsi emploi pour eux. L'an prochain, je vous conduirai à Paris, et vous visiterez l'hôtel que nous y avons. Là, vous verrez des tapisseries comme on n'en trouve plus, des meubles uniques, des chefs-d'œuvre des plus grands maîtres. Cet hôtel, je le garde, je le soigne, je l'embellis, comme l'amoureux le logis qu'il destine à sa fiancée. C'est que je le destine à nos enfants, Norbert, aux Dompair de Champdoce de l'avenir.

C'est avec l'accent du triomphe qu'il s'exprimait; tout ce qu'il dépeignait, il le voyait réellement.

—Si je vous ai parlé ainsi, reprit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, c'est que vous êtes en âge d'entendre la vérité. Je viens de vous dicter la règle de conduite de votre vie. Vous voici un homme, mon fils, et vous devez vous accoutumer à agir volontairement, comme vous avez agi jusqu'ici pour me complaire. J'ai dit. Demain matin, vous chargerez vingt-cinq pochées de blé que j'ai vendues à la minoterie de Bivron... Vous pouvez vous retirer.

Norbert se retira en chancelant.

Comme tous les despotes déshabitués de la contradiction, le terrible gentilhomme n'admettait pas que sa volonté pût être l'objet, non d'une résistance, mais seulement d'une hésitation.

Il n'entrevoyait nul obstacle, et cependant, à ce moment même, Norbert se jurait avec d'horribles serments qu'il n'obéirait pas.

Sa colère, contenue par la crainte, tant qu'il avait été sous les yeux de son père, éclatait enfin librement.

Il avait gagné la grande allée des noyers qui est derrière le château, et là, marchant à grands pas, il jetait au vent de la nuit d'injurieuses menaces et des imprécations de rage.

Il se voyait condamné et condamné sans appel.

Tant qu'il avait cru son père un avare il avait espéré: les passions ont leurs retours. Maintenant, malgré son inexpérience, il comprenait qu'on ne détruit pas des imaginations comme celle du duc de Champdoce.

—Mon père est fou!... répéta-t-il, mon père est fou!

Tout ce qu'il avait entendu lui paraissait monstrueux et absurde.

Certes, il était bien résolu, pour l'instant du moins, à se soustraire à tout prix à cette tyrannie insupportable; mais comment, par quel moyen, que faire?

Hélas! on ne trouve que trop aisément les mauvais conseillers. Norbert devait en rencontrer un, dès le lendemain, à Bivron, un certain Dauman, un ennemi du duc de Champdoce.

II

Ce Dauman n'était pas du pays, et même on ne savait trop d'où il venait, ni quels étaient ses antécédents.

Il prétendait avoir été huissier autrefois, à Barbezieux, ce qui était possible après tout; personne n'y était allé voir.

Ce qui est sûr, c'est qu'il avait dû vivre longtemps à Paris, car il en parlait en homme qui en connaît les détours et qui en a exploité les ressources.

C'était un petit homme de plus de cinquante ans, à visage, il faudrait dire à museau de fouine. Tout d'abord, on était frappé de son long nez pointu, de ses yeux mobiles et fuyants, de ses lèvres plates et minces. Son seul aspect eût dû éveiller la défiance.

Il y avait une quinzaine d'années qu'il était arrivé à Bivron, chaussé, comme on dit dans le Poitou, d'une botte et d'un sabot, portant au bout d'un bâton, dans un mouchoir noué, tout son saint-frusquin.

Mais il avait une envie endiablée de gagner de l'argent; il était prêt à tout.

Il avait donc prospéré et possédait des champs et des vignes, et même une maison à la Croix-du-Pâtre, qui est le point de jonction du chemin communal de Bivron et de la grande route. On lui supposait des économies assez rondes.

Sa profession était surtout de n'en pas avoir, de se mêler de tout, de se faufiler partout.

Sans lui, point de vente ni d'expertise. Il se livrait surtout au courtage rural. Il achetait les récoltes sur pied aux besogneux et se donnait pour bon géomètre arpenteur. Ceux qui avaient besoin d'argent ou de grains pour les semailles l'allaient trouver, et s'ils présentaient des garanties solides, ma foi! il les obligeait volontiers, à raisons de cinquante pour cent.

Enfin, il était le conseil juré de tous les gens véreux et l'inspirateur de tous les mauvais gars, à cinq lieues à la ronde.

Il passait pour excessivement adroit, capable de tirer n'importe qui d'un mauvais pas. Était-il «ferré sur la loi», comme on le disait? Le fait est qu'il ne pouvait parler une minute sans citer quelque article du Code.

Améliorer le sort des gens de la campagne était sa marotte, à ce qu'il assurait: c'est pourquoi, tout en exigeant d'eux des intérêts affreusement usuraires, il les excitait contre les nobles, les bourgeois et les prêtres.

Sa facilité d'élocution, sa science de juriste et la longue redingote noire qu'il portait habituellement lui avaient valu les surnoms de «l'homme de loi» et de «président».

S'il en voulait cruellement à M. de Champdoce, c'est que le duc s'était ouvertement déclaré contre lui, lors de certaine aventure qui l'avait conduit jusqu'au seuil de la cour d'assises, et dont il ne s'était tiré qu'en subornant quatre ou cinq témoins.

Il avait juré qu'il se vengerait, et depuis cinq ans il guettait une occasion favorable.

Tel est, au moral et au physique, l'homme que le lendemain des confidences de son père, Norbert rencontra à la minoterie de Bivron.

Se conformant aux ordres reçus, il venait d'y amener vingt pochées de blé, et seul il les avait déchargées et montées au grenier.

Il remettait sa veste et faisait ses dispositions pour reprendre avec sa lourde charrette, attelée de deux chevaux vigoureux, la route du château, lorsque maître Dauman s'avança vers lui, saluant jusqu'à terre, le priant de lui accorder une petite place jusqu'à sa maison.

—J'espère, disait-il, que monsieur le marquis excusera mon indiscrétion; j'ai des coquins de rhumatismes qui m'empêchent de marcher, je me fais vieux, je n'ai plus l'âge heureux de monsieur le marquis.

Il savait ce Dauman, donner à chacun un titre congruant. Il avait lu quelque part que l'aîné d'un duc est marquis.

C'était la première fois que Norbert s'entendait nommer ainsi. Quelques jours plus tôt, son bon sens l'eût mis en garde contre cette flatterie et il eût haussé les épaules. Mais, maintenant, sa vanité affamée cherchait pâture.

—A vos désirs, président, répondit-il; j'attends pour partir qu'on m'ait descendu un sac vide oublié à la dernière livraison.

Dauman s'inclina en grimaçant un sourire bas.

Mais tout en se confondant en remerciements, il guignait Norbert du coin de l'œil, trouvant à sa physionomie une expression qui ne lui était pas habituelle.

—Évidemment, se disait le «président,» il s'est passé au château de Champdoce quelque chose d'extraordinaire.

Était-ce enfin l'occasion tant et si ardemment attendue d'assouvir sa haine, qui se présentait? Il en eut le pressentiment.

Il y avait bien longtemps que pour la première fois il s'était dit que l'héritier de ce vieux noble serait entre ses mains un terrible instrument de rancune, et qu'il serait beau et digne de lui de frapper le père par le fils.

Cependant, un ouvrier venait de rapporter le sac. Maître Dauman avait escaladé la charrette et s'y était installé sur un peu de paille. Norbert s'assit lestement sur un des limons, les jambes pendantes, et mit ses chevaux au marche.

Le «président» gardait le silence. Il cherchait pour entrer on conversation, quelque phrase banale qui n'éveillai pas la prudence du jeune Champdoce.

—Il faut que vous vous soyez levé bien matin, monsieur le marquis, commença-t-il enfin, pour avoir fini à cette heure.

Le jeune homme ne répondit pas.

Monsieur le duc votre père, continua Dauman, a une fière chance d'avoir un fils comme vous. Ah! j'en sais qui voudraient être aussi heureux que lui. J'en connais plus d'un dans Bivron, qui souvent ont dit à leurs enfants: «Prenez donc exemple sur monsieur le marquis. Regardez s'il boude le travail et s'il a peur de se durcir les mains. Et pourtant il est noble, lui, il a de bonnes rentes, il ne tiendrait qu'à lui de se croiser les bras.»

Un cahot de la charrette coupa la parole à «l'homme de loi», mais il ne tarda pas à reprendre:

—C'est qu'il n'y a pas à dire, il n'en est point qui vous vaillent. Tout à l'heure, je vous regardais monter vos poches de blé, elles n'avaient pas l'air de peser sur votre dos plus qu'une plume. A part moi, je me disais: «Quelles épaules! quelle poigne!...»

A une autre époque, Norbert eût été très sensible à cet éloge d'une vigueur dont il aimait à faire montre. En ce moment elle lui déplut et l'irrita autant qu'une insulte.

Le brutal et inutile coup de fouet dont il sangla son limonier trahit sa colère.

—Allons, monsieur le marquis, poursuivit Dauman, le proverbe a bien raison: «Bonne vie fait bonne santé et bourse pleine.» C'est ce que je réponds à ceux qui essayent de vous railler, parce que vous êtes sage comme une demoiselle. Cela vaut un peu mieux que d'imiter un tas de godelureaux et de jolis cœurs de ma connaissance, amis du billard, de la ribote et du reste, qui jouent, qui ont des maîtresses, qui font la vie, quoi! qui s'amusent!

Tout ce verbiage, débité d'une voix fade, exaspérait Norbert.

—Eh!... je ferais comme eux, si je pouvais, s'écria-t-il.

—Plaît-il?... interrogea le président, qui avait parfaitement entendu.

—Je dis qu'on vit comme on peut et non pas comme on veut, et que si j'étais libre, si j'étais mon maître, si j'avais de l'argent...

Il n'acheva pas, mais il en avait dit précisément assez pour éclairer Dauman.

Un éclair de joie brilla dans son œil terne.

—Je sais à présent, pensa-t-il, où le bât le blesse. Je puis le mener loin, ce joli garçon, et faire maudire et pleurer au duc de Champdoce l'idée qu'il a eue de se mêler de ma vie privée. Mais voyons si je ne m'égare pas.

Et, entre haut et bas, d'un ton de commisération hypocrite, il murmura:

—Ah! il y a des parents qui sont aussi par trop sévères.

Un geste brusque de Norbert lui apprit qu'il n'avait pas fait fausse route; aussi est-ce avec plus d'assurance qu'il poursuivit:

—C'est comme cela dans ce bas monde. Quand le diable devient vieux, il se fait ermite. Le crâne se pèle, le sang se refroidit dans les veines, et on ne se souvient plus du temps ou on avait des cheveux et du feu à revendre. On oublie qu'il faut que jeunesse se passe et qu'il est bon pour la santé des gars de s'amuser, de se dissiper, de jeter leur gourme. Votre père, à vingt-cinq ans, n'était pas ce qu'il est aujourd'hui.

—Mon père!...

—Lui-même. On ne s'en douterait guère... Eh bien! interrogez ses amis, ils vous en conteront de drôles.

La charrette atteignait la grande route.

—Nous voici arrivés, monsieur le marquis, dit Dauman; comment vous remercier? Ah! si vous vouliez me permettre de vous offrir un verre de vrai cognac, quel honneur pour moi!...

Norbert hésita un moment. Une voix secrète lui disait qu'il faisait mal, qu'il devait refuser, il ne l'écouta pas. Il arrêta ses chevaux et suivit le «président.»

La maison de maître Dauman annonçait l'aisance.

Il y était servi par une vieille femme, étrangère comme lui au pays, dont le rôle près de lui n'était pas nettement défini, et qui jouissait d'une exécrable réputation, malgré ses apparences.

Son cabinet, car il disait: «mon cabinet,» ni plus ni moins qu'un avocat ou un notaire, avait quelque chose de l'ambiguïté du maître.

Si d'un côté on voyait un bureau chargé de cartons verts, de l'autre on apercevait, rangés le long du mur, des sacs de blé, de seigle et de légumes secs.

Il s'y trouvait une bibliothèque bondée de livres de jurisprudence, aux solives du plafond pendaient à des ficelles des paquets de fleurs sèches conservées pour la graine.

C'est, d'ailleurs, avec les démonstrations du respect le plus servile que le Président accueillait le fils du duc de Champdoce.

C'est dans son propre fauteuil, garni de cuir, qu'il le fit asseoir, et après avoir échangé son chapeau contre un bonnet grec, il descendit de sa personne à la cave pour chercher derrière les fagots «ce qu'il avait de mieux».

—Goûtez-moi ça, monsieur le marquis, disait-il après avoir empli deux verres, c'est un propriétaire d'Archiac qui m'a donné cette eau-de-vie lorsque j'étais dans les affaires, pour me remercier d'un grand service que je venais de lui rendre. Car j'en ai rendu, allez, des services, sans me vanter, quand j'étais huissier, et aussi depuis.

Il gardait son verre à la main, y trempait ses lèvres, faisait claquer sa langue, et répétait:

—Est-ce bon, hein? Quel bouquet! On n'en trouve pas à acheter de pareille.

Tant d'obséquiosités, de prévenances ne devaient pas être perdues.

Une demi-heure ne s'était pas écoulée que déjà le maître hypocrite avait confessé Norbert.

Mlle Diane de Sauvebourg.
Mlle Diane de Sauvebourg.

Jusqu'à un certain point, le malheureux garçon était excusable.

Il traversait de ces crises où se confier à quelqu'un est un besoin, un ineffable soulagement. De plus, il ignorait de quelle déconsidération était frappé le Président.

Il dit donc tout, sans restriction.

Et pendant qu'il livrait ainsi ses plus secrètes pensées, les pires, Dauman, en dedans, jubilait, mais il gardait la tristesse grave du médecin qui, appelé en consultation, reconnaît une maladie dangereuse.

—Tout cela est affreux, répétait-il, terrible. Jeune homme infortuné! N'était le respect que je dois à M. le duc de Champdoce,—il porta la main à son bonnet grec,—je dirais qu'il ne jouit pas de la plénitude de ses facultés intellectuelles...

Un enfant tel que Norbert pouvait-il se défier de preuves si manifestes de la plus sincère commisération?

—Et voilà où j'en suis, disait-il avec des larmes de rage dans les yeux. Ma destinée est écrite; mes efforts n'y changeraient rien. Je dois me résigner à mon sort, à moins...

Il s'interrompit un instant, et d'une voix sourde, les dents serrées, il ajouta:

—A moins que je n'en finisse avec la vie! Ne vaut-il pas mieux pourrir dans la terre que de végéter ainsi? Ne vaut-il pas...

De nouveau il s'arrêta, profondément étonné du bon sourire qui, épanouissant les lèvres minces du sieur Dauman, découvrit ses dents noires.

—Ah! s'écria-t-il, vous pensez que ce sont là des propos d'enfant?

—Dieu m'en préserve! monsieur le marquis. Vous avez trop souffert pour ne pas songer aux partis les plus désespérés. Seulement on ne doit pas parler ainsi quand on a dix-huit ans, quand a devant soi le plus magnifique avenir!

—L'avenir! interrompit Norbert que ce seul mot mettait hors de lui, que me parlez-vous d'avenir, quand mon supplice peut durer dix ans, vingt ans...

—Monsieur le marquis exagère.

—En quoi? Mon père est jeune...

—D'accord, vous ne vivrez pas près de lui, voilà tout. Ne serez-vous pas majeur dans trois ans? N'aurez-vous pas alors le droit de réclamer l'héritage de votre mère?

A l'air stupéfait de Norbert, le Président vit bien que le jeune homme était plus «innocent» encore qu'il ne l'avait supposé, et qu'il venait de lui apprendre une chose dont il n'avait pas même l'idée.

Il regretta d'avoir été si prompt, mais il s'était trop avancé pour ne pas continuer.

—Un homme, à sa majorité, monsieur le marquis, peut disposer de sa personne et de sa légitime. C'est la loi. Or, il vous reviendra de feu madame la duchesse—il salua—assez de bien pour mener une belle vie.

Norbert semblait n'entendre plus.

—Jamais je n'oserai rien réclamer à mon père, murmura-t-il.

—Cela je le conçois. Monsieur le duc, quand il est en colère, ne se connaît plus. Mais on ne fait pas ces commissions-là soi-même. On donne des pouvoirs à un notaire qui se charge des démarches et reçoit, s'il y a lieu, les coups du bâton fourchu. Les coups se comptent à part; c'est prévu par le Code, livre III, article 222, un mois à deux ans. C'est donc au plus trois ans que vous avez à patienter.

—Jamais je n'attendrai jusque-là, répondit Norbert, et j'en finirai si je ne trouve un moyen de me soustraire à cette tyrannie.

—Heureusement, il y a des moyens...

—Vous croyez, Président?

—J'en suis sûr, monsieur le marquis, et je me permettrai de vous les indiquer. Que n'êtes-vous majeur! ce serait simple comme bonjour. Vous iriez trouver un avoué qui vous rédigerait une requête en interdiction; coût... selon le succès.

—Oh!...

—Pardon, monsieur le marquis, mais cela se fait tous les jours. On a un papa qui ne peut se décider à laisser jouir ses enfants de ce qu'il a, alors, dame! on tâche de l'y contraindre légalement. Rien de si commun dans les grandes familles.

Il avala une gorgée d'eau-de-vie, et ajouta:

—Mais dans l'espèce, il faut songer à autre chose, nous ne sommes pas majeur.

Maître Dauman embrassait toujours avec une telle chaleur la cause de ses clients, que confondant leur personnalité et la sienne, il disait: Nous.

—Nous avons dix-huit ans, et nous voulons échapper à un père dont la folie nous opprime. D'abord, nous pouvons nous engager comme soldat.

—C'est toujours une ressource.

—Pitoyable, monsieur le marquis, croyez-moi. En second lieu, nous pouvons adresser une plainte à monsieur le procureur du roi—il souleva son bonnet grec.

—Une plainte!

—Certainement. Pensez-vous que le législateur n'a pas prévu le cas où un père abuserait de son autorité? Détrompez-vous.

Après un moment de silence calculé, Dauman reprit:

—Nous pourrions dans une plainte que je rédigerais et que vous recopieriez, exposer au juge que nous ne sommes pas élevé selon notre condition, qu'on nous a privé des bienfaits de l'instruction, qu'on nous utilise comme domestique. Votre père vous a-t-il frappé quelquefois?

—Jamais.

—N'importe, nous le mettrons tout de même. Ah! nos conclusions seraient écrasantes pour les défendeurs. «Desquels faits, dirions-nous, patents et notoires, toute la contrée déposera, car, bien que notre père y possède pour plus de deux millions de propriétés, nous y étions l'objet de la pitié de tous, à ce point que, dans la commune de Bivron, on ne nous désigne guère que sous la dénomination du «petit sauvage de Champdoce...»

Norbert, à ces mots, bondit comme un poulain sous un coup de cravache.

—Qui a osé m'appeler ainsi, s'écria-t-il d'une voix terrible, qui?.... nommez!...

Cette explosion qu'il avait provoquée à dessein ne surprit pas le Président.

—Vos ennemis, répondit-il, ou du moins les ennemis de votre père, et il en a beaucoup. Ce n'est pas à vous seulement que pèse son despotisme...

—Cependant, moi...

—Oh! vous, monsieur le marquis, vous n'avez que des amis, et plus que vous ne croyez, même surtout parmi les personnes du sexe. Tenez, pas plus tard que jeudi dernier, on parlait de vous devant Mlle Diane de Sauvebourg, et rien qu'en entendant votre nom elle est devenue plus rouge que la crête de mon coq. Vous la connaissez, Mlle Diane.

Le jeune homme sentant ses joues s'empourprer, baissa la tête et ne répondit pas.

Sufficit! fit le sieur Dauman, nous serons libre quelque jour, et nous ferons nos farces. Revenons donc à cette plainte...

Mais Norbert, dont les yeux venaient de s'arrêter sur le coucou qui décorait le cabinet du Président, se dressa brusquement.

—Midi! s'écria-t-il, on va se mettre à table chez nous! Que dira mon père!...

—Quoi! vous le craignez tant que cela!...

Mais Norbert n'entendit pas cette raillerie, il avait rejoint son attelage, et déjà s'éloignait au grand trot. Du seuil de sa maison, le Président le suivait du regard.

—Cours, disait-il, cours, mon garçon. Tu ne m'as pas dit au revoir, mais tu me reviendras. J'ai un troisième moyen à t'offrir, le bon, et tu l'adopteras parce que je le veux. Cours, j'ai déposé dans ta cervelle une graine qui germera et portera fruit. Ah! monsieur le duc de Champdoce, pour une pécadille amoureuse vous voulez envoyer les gens aux galères!... Nous verrons où j'enverrai votre héritier.

III

Le sieur Dauman ne mentait pas, lorsque pour attiser la colère de Norbert, il lui disait:

—On ne vous appelle jamais autrement que «le sauvage de Champdoce.»

Seulement on n'attachait à ce surnom aucune intention injurieuse.

Offenser le fils d'un homme qui possédait en réalité deux cent mille livres de rentes, mais qu'on gratifiait du double, c'eût été manquer au respect qu'on doit à l'argent.

Or, en Poitou,—à cette époque,—l'argent était Dieu.

Il est vrai de dire que les sentiments de la noblesse poitevine, à l'égard du duc de Champdoce, avaient subi en vingt ans de singulières modifications.

Tout d'abord, quand pour la première fois il était apparu en veste ronde et en sabots, on s'était prodigieusement égayé.

Lui, laissa railler, se souciant peu du qu'en dira-t-on, persuadé que l'opinion et les rieurs finissent toujours par se ranger du côté des plus gros sacs d'écus.

L'événement lui donna raison.

Tous ses bons amis, les gentilshommes ses voisins, se prirent à réfléchir, quand ils le virent, sans trêve ni relâche, ajouter à ses bois une vigne, une prairie, s'accroître, s'arrondir, gagner incessamment du terrain, comme la mer quand elle porte son effort sur une côte.

Dès lors, le point de vue changea.

Les ridicules du duc de Champdoce furent célébrés comme autant d'excentricités; le fou devint un original, sa dureté fut acceptée pour une mâle énergie; on appela prudence et remarquable entente de l'administration son âpreté au gain.

On se serra autour de lui; on fut fier de lui. Les rayonnements de ses millions donnaient à la bure de sa veste des reflets plus splendides que ceux du satin ou du velours.

Après cela comment s'apitoyer sur le sort de son fils? La certitude d'hériter d'une fortune colossale ne devait-elle pas suffire à tous ses désirs?

Plus que les hommes, les femmes s'occupaient de Norbert.

Les mères qui avaient une fille à placer rêvaient pour elle un mariage avec le «sauvage de Champdoce.» Quelle alliance!

Malheureusement, son père avait pour le garder la sollicitude jalouse d'une duègne. Comment arriver jusqu'à lui ou l'attirer jusqu'à soi?

Cette œuvre de séduction, que pas une maman n'osait essayer, une toute jeune fille résolut de la tenter.

Cette audacieuse n'était autre que Mlle Diane de Sauvebourg.

Certes, elle avait bien des chances pour elle.

A dix-huit ans qu'elle allait avoir, Mlle Diane passait pour une des plus belles personnes du Poitou, et c'était justice.

Elle était assez grande et très blonde. Son teint blanc et uni avait un éclat sans pareil, sa chevelure lumineuse était abondante jusqu'à l'importuner; on ne résistait pas au charme de son sourire.

En elle, cependant, quelque chose eût inquiété un observateur.

Ses yeux, dès qu'elle s'oubliait à ses secrètes pensées, brillaient d'un feu sombre et trahissaient l'ambition et l'énergie qui faisaient le fond de son caractère.

Elle avait été élevée dans une communauté de Niort, où ses parents souhaitaient qu'elle prît le voile.

Ils venaient de la rappeler près d'eux sur ses prières réitérées d'abord, puis sur la demande de la supérieure, singulièrement embarrassée et inquiète d'une pensionnaire qui sans cesse menaçait de s'enfuir en escaladant les murs de la communauté, et dont l'indépendance était du plus fâcheux exemple.

Son père était fort riche, mais elle avait un frère plus âgé qu'elle de dix ans, et le vieux gentilhomme ne se gênait pas pour déclarer qu'il laisserait tout son bien à l'héritier du nom.

Pour sa fille, sa paternelle munificence allait jusqu'à promettre, si elle se mariait jamais, le trousseau, quarante mille francs comptant, et pas un sou avec.

—Ainsi, ma pauvre enfant, disait-il au retour de Diane, à toi d'aller avec tes armes, c'est-à-dire tes beaux yeux, à la chasse au mari. Mais, si avisée que tu sois, tu risques fort de revenir bredouille.

Bercée avec cette idée qu'elle serait déshéritée au profit de son frère, Mlle de Sauvebourg en avait pris gaîment son parti.

—Laisse-moi du moins essayer, cher père, répondit-elle. Si j'échoue, eh bien! il sera toujours temps de m'emprisonner, et j'aurai, en tout cas, passé près de toi, que j'aime tant, quelques bonnes années.

—A ton aise, ma fille, essaye, tu verras.

M. de Sauvebourg avait autrefois blâmé très énergiquement la conduite de M. de Champdoce, lequel, à l'entendre, sacrifiait son fils.

Sacrifier sa fille lui paraissait tout naturel.

Je réussirai, répétait l'entêtée, j'en suis sûre.

Mlle Diane était dans ces honnêtes dispositions, quand pour la première fois elle entendit parler du «sauvage de Champdoce».

Un ami de son père venait d'énumérer devant elle les grandes espérances de ce malheureux jeune homme.

—Pourquoi ne serait-il pas mon mari! se dit-elle.

Dès le lendemain, avec la merveilleuse finesse des femmes en pareille occasion, elle alla aux renseignements. Ils furent brillants et tels qu'elle osait à peine les rêver. Elle se mit à étudier le fort et le faible de la situation.

Le fort, c'était d'être duchesse, de posséder deux cent mille livres de rente, d'habiter Paris, d'avoir une loge aux Italiens, d'éblouir le faubourg Saint-Germain.

Le faible, c'était la difficulté de rencontrer Norbert et, plus encore, l'avarice du duc.

—Mais bast! pensait-elle, il n'est pas éternel. Que peut-il bien vivre encore? Six ou sept ans. J'aurai donc vingt-cinq ans à sa mort.

Cependant, avant de rien décider en elle-même, elle voulut voir Norbert. Elle se le fit montrer le dimanche suivant à l'église, et ressentit à première vue une impression vive et profonde. Elle était frappée de sa mâle beauté, de l'expression ardente de ses yeux, de son attitude pleine de noblesse sous ses pauvres vêtements.

Sa pénétration féminine découvrait quelque chose des sentiments de Norbert. Elle devina qu'il était malheureux et irrité, qu'il souffrait.

Elle le plaignit et sentit qu'elle l'aimerait. Elle l'aimait déjà...

Lorsque, la messe achevée, on sortit de l'église, elle s'était juré qu'elle serait la femme de Norbert. Cependant elle ne dit rien de ses dessins à ses parents.

Sans savoir au juste ce qu'elle ferait, il lui semblait qu'on gênerait sa liberté d'action. Réussir seule, sans appui, sans aide, sans conseils, n'était-ce pas plus beau!

D'ailleurs, elle ne doutait pas du succès.

Mlle Diane de Sauvebourg était fort romanesque, et plus d'une fois au couvent, on lui avait reproché son exaltation, mais elle était en même temps très positive.

Les femmes seules ont assez de puissance pour associer ces deux dispositions si opposées; elles savent garder la tête froide quand le cœur flambe.

Cette toute jeune fille pouvait, tout en s'éprenant de chimères, rester prudente et calculer. Elle avait appris beaucoup de choses au couvent, et son maintien de vierge, son air candide, dissimulaient une notable expérience et surtout une parfaite entente des intérêts sociaux.

Avant tout, il fallait rencontrer Norbert et le rencontrer par le plus grand des hasards. Comment?

Tout à coup elle parut prise d'un accès extraordinaire de charité. Porter des secours aux malades, aux vieillards, aux petits enfants, devint sa grande et unique préoccupation.

Sans cesse on la rencontrait par la campagne, parfois suivie d'un domestique chargé d'un panier de provisions, le plus souvent seule, portant du bouillon dans une grande bouteille revêtue d'osier.

—On se trompe souvent sur sa vocation, disait M. de Sauvebourg. Diane, décidément, était née pour être sœur de charité.

Il ne remarquait pas, le digne gentilhomme, et personne ne remarquait non plus que lui, que les protégés de Mlle Diane se trouvaient tous demeurer du côté de Bivron, particulièrement dans les environs du château de Champdoce.

On ne la soupçonnait guère non plus d'établir ainsi des précédents, et de conquérir le droit de se montrer où et quand bon lui semblerait sans qu'on en jasât.

Mais c'est en vain qu'elle multipliait ses courses, changeait ses heures, prenait tantôt la traverse et tantôt la grande route, le «sauvage de Champdoce» était invisible.

Même, on ne le voyait plus régulièrement à la messe le dimanche. Souvent le duc venait seul.

C'est qu'un événement insignifiant pour tout autre, immense pour lui et absolument inattendu, venait de bouleverser la vie de Norbert.

Une huitaine de jours après lui avoir confié ce qu'il nommait la «raison d'État» de la maison de Champdoce, son père le retint après le dîner, qui avait lieu vers midi dans la salle commune, et où mangeaient à la même table que les maîtres les quarante serviteurs du château. On était alors à la fin d'août, et tous les gens étaient employés au battage de la récolte.

—Il est inutile, mon fils, commença le vieux gentilhomme, de vous déranger pour rejoindre les ouvriers.

—C'est que, mon père...

—Laissez-moi parler, je vous prie. Ma confiance de l'autre soir a dû vous avertir que notre position était sur de point de changer. A dater d'aujourd'hui, vous ne travaillerez plus comme vous l'avez fait jusqu'ici. Je vous destine une tâche moins pénible, peut-être, mais plus difficile. Vous surveillerez. Vous donnerez des ordres sous ma direction.

On eût dit, à l'air de Norbert, qu'il ne pouvait croire que son père parlât sérieusement.

C'est-à-dire que vous m'avez pris pour un niais.
C'est-à-dire que vous m'avez pris pour un niais.

—Vous n'êtes plus un enfant, continua le duc, je veux de mon vivant vous

habituer à l'exercice de l'indépendance, afin qu'à ma mort vous ne soyez pas enivré de votre liberté.

Il se leva, alla prendre dans un coin un fort beau nécessaire de chasse, et le plaçant devant son fils il ajouta:

—Je suis content de vous, et en voici la preuve. Vous trouverez dans ce nécessaire un fusil et un port d'armes. Mon garde, Thomas, a ce matin amené pour vous un chien d'arrêt qui est attaché sous le hangar. Vous chasserez. Il faut à un jeune homme quelques distractions. De plus, comme un chasseur est exposé à des dépenses imprévues, voici, pour faire le garçon, de l'argent que je vous exhorte à ménager, vous souvenant qu'une prodigalité inconsidérée peut retarder, ne fût-ce que d'un jour, le moment où nos descendants reprendront leur rang.

Le vieux gentilhomme eût pu parler longtemps. Son fils écoutait, bouche béante, n'allongeant seulement pas la main pour prendre les six pièces de cinq francs qu'il lui tendait, si ébahi qu'il ne songeait même pas à ouvrir le nécessaire.

Cette apparence d'impassibilité déplut au duc qui s'attendait à des transports de joie.

—Jarniton! fit-il, vous le prenez bien froidement, je pensais vous être agréable.

Norbert comprit qu'il ne pouvait plus longtemps garder le silence, et faisant un effort il balbutia:

—Je vous remercie de votre bonté, je vous suis bien reconnaissant.

Mais le duc, impatienté, lui tourna le dos et sortit en grondant:

—Jarnibleu! Qu'est-ce que cela signifie? Ce garçon aurait-il conçu quelque fâcheux dessein? Notre curé aurait-il raison?

C'est qu'en effet, ces idées d'émancipation et de munificence, si contraires à ses grands principes, n'étaient pas venues naturellement à M. de Champdoce. L'honneur en revenait au curé de Bivron, qui les lui avait soufflées.

Mais ce relâchement de discipline qui, un an plus tôt, eût empli de joie le cœur de Norbert, ne lui causa aucun plaisir. Il venait trop tard.

Son haine contre son père qu'il appelait son tyran, était trop terrible pour être ainsi désarmée.

D'ailleurs, quelle si grande grâce lui accordait-on? On lui donnait un fusil, la belle affaire! Trente francs, quelle dérision!

En serait-il moins mal vêtu, moins gauche, moins ridicule, moins ignorant, moins seul? Ne continuerait-on pas à l'appeler le «Sauvage?»

Quelles perspectives lui offrait-on, et approchaient-elles seulement de l'idéal du bonheur tel qu'il se le représentait?

Car il ne cessait d'essayer d'ajuster à ses convoitises tout ce qu'il avait retenu de ses lectures désordonnées.

Cependant, la chasse était ouverte. Norbert chassa, prenant moins de plaisir à brûler de la poudre qu'à être suivi de son chien, un épagneul magnifique répondant au nom de Bruno. Il avait un compagnon, enfin, un ami qui lisait dans ses yeux et qui, selon qu'il était triste ou gai, marchait la tête basse ou sautait à ses côtés.

Mais il ne pouvait cesser de songer à Dauman.

Il avait interrogé plusieurs ouvriers, et tous lui avaient répondu que «le président» était un homme dangereux, capable de tout.

Norbert n'en était que plus déterminé à retourner lui demander conseil. Pourtant il hésitait, il n'osait. Une dernière lueur de raison éclairait le précipice où il allait rouler.

IV

Dauman, lui, attendait, tout aussi rassuré que l'oiseleur qui, ayant habilement disposé dans les chaumes son perfide miroir, se croise les bras, sûr que les alouettes s'y viendront prendre.

N'avait-il pas fait briller aux yeux de Norbert l'éblouissant espoir de la liberté?

Comme tous ces hommes qui, dans les campagnes, exploitent alternativement la cupidité et la misère, maître Dauman avait des espions partout.

Heure par heure, pour ainsi dire, il savait tout ce qui se passait au château de Champdoce.

On lui avait rapporté presque textuellement le dernier entretien du duc et de son fils. Il était informé des conditions nouvelles faites à Norbert.

Il n'en fut ni inquiet, ni affecté, persuadé qu'en se relâchant de son despotisme, M. de Champdoce hâtait la révolte de son fils.

Souvent, le soir, quand après son dîner il allait, selon sa coutume, se promener sur la grande route en fumant sa pipe de bruyère fabriquée par lui, il s'arrêtait au bas des taillis de Bivron d'où l'on apercevait le château de Champdoce.

Il montrait le poing au vieil édifice, et d'une voix sourde il répétait:

—Il y viendra, il y viendra...

Il y vint.

Après une semaine de luttes intérieures, après de cruels combats, après s'être mis deux fois en route et deux fois être revenu sur ses pas, Norbert osa venir frapper à la porte de l'ennemi de son père.

De sa fenêtre, Dauman l'avait aperçu descendant lentement la côte, le fusil sur l'épaule, suivi de son bel épagneul Bruno.

Le maître hypocrite avait donc eu le loisir de préparer sa physionomie, et de prendre une contenance toute différente de celle de la première entrevue.

C'est encore avec toutes les démonstrations d'un respect outré qu'il reçut «Monsieur le marquis,» comme il l'appelait avec une grotesque emphase; mais il sut paraître gêné, affectant précisément assez de contrainte pour que Norbert ne pût ne la point remarquer.

Lui, si beau parleur d'ordinaire, et qui avait un gros répertoire de formules banales qu'il débitait à ses clients, il semblait s'entortiller à n'en pouvoir sortir dans ses phrases respectueuses, ne sachant que répéter:

—Bien à votre disposition, monsieur le marquis, tout à votre service.

Norbert, qui comptait sur le chaud accueil de l'autre jour, fut si décontenancé de cette surprenante froideur, qu'un moment il eut l'idée de se retirer.

Une puérile vanité le retint, et il se dit qu'ayant fait tant que de venir, il se devait de prendre son courage à deux mains et de parler.

—Je voudrais vous consulter, Président, commença-t-il, pour ce que vous savez; n'ayant nulle expérience, je me décide à profiter de la vôtre.

L'autre avait l'air de tomber des nues. Il renversait la tête en arrière, les yeux au plafond, comme s'il eût attendu une inspiration des solives où pendaient ses paquets de graines.

—Ce que je sais, murmurait-il, ce que je sais...

Une fois engagés dans une voie qu'ils savent périlleuse, les plus timides ferment les yeux et vont droit au danger.

—Eh oui! fit Norbert, ne deviez-vous pas me donner le moyen de changer contre une meilleure l'existence qui m'excède?

—En effet il me semble...

—Vous m'avez offert deux expédients et vous m'en avez fait entrevoir un troisième, plus sûr, affirmiez-vous; quel est-il?

L'embarras si admirablement joué du sieur Dauman sembla redoubler à cette question, trop précise pour qu'il pût l'éluder.

—Comment, répondit-il avec le plus niais sourire qu'il put trouver, comment, vous vous souvenez encore de cela?

—Je n'ai cessé d'y penser.

Le maître coquin intérieurement était ravi.

C'est pourtant avec le même sourire forcé qu'il reprit:

—Oh! vous savez, monsieur le marquis, on dit comme cela tant de choses!... Entre l'intention et le fait, il y a un bout de chemin, la loi le reconnaît. Je suis si franc de mon naturel, que je ne sais pas toujours tenir ma maudite langue. J'aurai parlé en l'air.

Norbert était un pauvre garçon fort ignorant; ce n'était pas un être faible et mou. Son père avait pu plier les ressorts de son énergie, mais non les briser. D'ailleurs, c'était bien le sang rouge et chaud des Dompair de Champdoce qui courait dans ses veines.

Du coup il se dressa, frappa violemment le parquet de la crosse de son fusil.

—C'est-à-dire, s'écria-t-il, que vous m'avez pris pour un niais...

—Oh! monsieur le marquis!...

—Et que vous avez pensé qu'on pouvait se jouer de moi impunément. Il vous a paru plaisant de m'arracher mes secrets. Qu'en comptez-vous faire? Les colporter pour en rire pourrait vous coûter cher, Président!...

Il s'interrompit, surpris de l'air navré du sieur Dauman, et il eut presque regret de son emportement lorsqu'il l'entendit s'écrier du ton le plus douloureusement ému:

—Me juger ainsi, moi! monsieur le marquis; me supposer capable d'une pareille infamie!...

—Alors, que signifient vos façons d'aujourd'hui?

La physionomie traîtresse du sieur Dauman exprima la plus vive anxiété.

Il hésitait, il paraissait délibérer afin de décider lequel était le plus convenable de parler ou de se taire.

Enfin, il se dressa, il avait pris son parti.

—Tenez, monsieur le marquis, fit-il résolûment, puisque vous m'avez deviné, tant pis! je vous dirai la vérité. Vous vous fâcherez si vous voulez...

—Je ne me fâcherai pas. Parlez sans crainte, Président.

—Eh bien! j'ai réfléchi.

—Ah?

—C'est comme cela. Je ne suis qu'un pauvre homme, moi, monsieur le marquis, et il n'en faudrait guère pour me compromettre. La moindre de mes imprudences peut être punie par le manque de pain. Que fais-je en vous assistant de mes conseils? Évidemment, je contrecarre les projets de monsieur votre père. Me voyez-vous, moi, Dauman, luttant contre le tout-puissant et richissime duc de Champdoce?—Il salua.—Qu'arriverait-il, s'il apprenait jamais mon audace? Il irait tout droit trouver monsieur le procureur du roi.—Il souleva son bonnet.—Et dès demain, les gendarmes viendraient chercher mon Dauman pour le conduire en prison.

Norbert n'apercevait pas la relation.

—Les gendarmes demanda-t-il, pourquoi?

—Comment, pourquoi! Vous n'avez donc jamais ouvert un code, monsieur le marquis? Mon Dieu! que les parents sont négligents! vous n'avez pas dix-neuf ans, et je connais un certain article 354 d'où on peut tirer tout ce qu'on veut, même cinq ans de réclusion pour votre serviteur. Peste! la loi ne badine pas quand il s'agit d'un mineur qui est fils d'un duc millionnaire. Et dire que votre père pourrait apprendre que je vous ai fait connaître vos droits! Je tremble rien que d'y songer...

—Comment l'apprendrait-il?

Le sieur Dauman ne répondit pas, et ce silence significatif parut à Norbert si injurieux, que tapant du pied, il insista:

—Je vous demande, Président, comment il l'apprendrait?

—Hélas! monsieur le marquis, vous respectez et surtout vous craignez votre père, ce qui est votre devoir...

—C'est-à-dire que vous me croyez assez simple pour aller tout lui dire.

—Non, mais il peut concevoir un soupçon et vous interroger; vous-même m'avez appris que, lorsqu'il vous regarde d'une certaine façon, il obtient tout de vous.

Tout s'expliquait pour Norbert. Sa colère tomba; c'est d'un ton amer, mais presque froidement qu'il dit:

—Je puis être un «sauvage,» je ne serai jamais un dénonciateur. Quand j'ai promis de garder un secret, il n'est ni menaces ni tortures qui puissent me l'arracher. Je redoute mon père, ma terreur en sa présence est plus forte que ma volonté, mais je suis Champdoce, je ne crains personne autre; entendez-vous, Président?

—Ah! comme cela...

—Nul jamais ne saura par moi que vous m'avez seulement dit un mot, je vous en donne ma parole d'honneur.

La physionomie du Président reprenait peu à peu cette expression de sympathique intérêt qui inspirait tant de confiance à Norbert.

—En vérité, reprit-il, on dirait, à voir mes hésitations, que mon dessein est de vous pousser au mal, monsieur le marquis, tandis qu'au contraire... C'est que l'expérience rend prudent. Moi donner un mauvais conseil! Jamais. Est-ce que je ne connais pas mon code? Voilà mon bréviaire, à moi, ma règle de conduite, ma foi, ma conscience.

Il avait pris, sur la tablette de son bureau, un gros petit livre à tranches multicolores, encrassé par un long usage, et le brandissant fièrement, il ajouta:

—Mais il faut savoir tout ce qui est là-dedans.

Ce panégyrique agaçait singulièrement Norbert.

—Enfin, interrogea-t-il, que dois-je faire?

Maître Dauman cligna de l'œil et répondit:

—Rien, monsieur le marquis. Trois ans à peine vous séparent de votre majorité, il faut patienter, attendre...

—Eh! si je m'en étais senti le courage, je ne serais pas ici.

—C'est pourtant le seul expédient raisonnable. Votre père est un vieillard, pourquoi le chagriner? Laissez-lui donc encore ces trois années de répit pour caresser ses chimères...

D'un coup de poing violemment appliqué sur le bureau, Norbert lui coupa la parole.

—Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, fit-il, je regrette d'être venu.

Il se leva, siffla Bruno comme s'il voulait se retirer, et ajouta:

—J'aurais fort bien trouvé cet expédient sans le secours du votre expérience: bonsoir!

Le Président ne bougea pas, sûr que d'un mot il retiendrait Norbert.

—Vous êtes vif, monsieur le marquis, fit-il, que ne me laissez-vous achever?

—Alors, finissez vite, dit le jeune homme sans se rasseoir.

Maître Dauman n'en parla ni plus ni moins vite.

—Remarquez, monsieur le marquis, reprit-il, que si je vous exhorte à ménager votre père, je ne vous engage pas, pour cela, à endurer comme par le passé toutes ses fantaisies. Qu'est-ce que je veux, moi? vous voir heureux l'un et l'autre. Je suis en ce moment comme un bonhomme de juge de paix qui s'efforce de mettre deux adversaires d'accord. Il est des accommodements avec les situations les plus difficiles. Ne pouvez-vous, tout en restant en apparence le plus dévoué des fils, agir en réalité à votre guise? Il ne faut jamais résister ouvertement à ses parents. Combien de jeunes gens sont dans votre cas! Devant papa et maman, on leur donnerait le bon Dieu sans confession, et derrière ils font le diable à quatre. Quand on n'est pas le plus fort, on doit être le plus fin.

A la mine de son «client,» le Président jugeait l'effet de son allocution; il était grand, et tel qu'il le souhaitait.

Norbert qui jusque-là avait gardé la main sur le loquet de la porte, le lâcha et se rapprocha.

—N'avez-vous pas une certaine liberté maintenant, monsieur le marquis? poursuivit Dauman. C'est l'essentiel. Votre père saura-t-il si vous l'employez à chasser ou à toute autre chose?

—A quoi?

Dauman partit d'un franc éclat de rire.

—Dame!... je ne sais pas, cela dépend des goûts. Je ne puis parler que de ce que je ferais si j'étais à votre place.

—Dites-le, Président.

—Pour lors, je ne resterais au château que juste assez pour ne pas inquiéter papa. Ah! je n'y ferais pas grande poussière. Le reste de mon temps, le bon, je le passerais à Poitiers, qui est une belle ville où on a tout sous la main. J'y louerais un petit appartement, et j'y vivrais comme un joli garçon qui est son maître. A Champdoce, je garderais ma veste et mes sabots, mais à Poitiers j'aurais de fins escarpins et des habits achetés chez les meilleurs tailleurs. Puis, je me faufilerais dans la société des étudiants, de joyeux vivants, qui passent toutes les nuits à boire du punch, à jouer au billard et à chanter la mère Godichon. Voilà qui est vivre. J'aurais des amis, des maîtresses; j'irais au spectacle, au bal, dans les cafés. J'en ai tâté, moi, quand j'étudiais pour entrer dans les affaires...

Il s'interrompit et brusquement demanda:

—Il doit y avoir de bons coureurs parmi les chevaux que votre père élève, et qui sont parqués en bas des prés Juron?

—Oui certes!

—Eh bien! quoi de plus facile que d'en dresser un à votre usage? Je suppose que vous avez envie d'aller à Poitiers, que faites-vous? Le soir, quand on vous croit endormi, vous filez doucement, avec votre fusil, emmenant le bel épagneul que voici; vous bridez un cheval, et hop! en deux temps de galop vous êtes à la ville. Vous mettez le bidet à l'auberge, vous vous habillez en grand soigneur que vous êtes et vous rejoignez vos amis. S'il vous plaît de rester là-bas, ici on se dit, en ne voyant ni votre fusil ni votre chien: «Il est à la chasse.» Et ni vu, ni connu!...

Norbert avait naturellement un caractère droit et ferme. L'idée d'une existence de tromperies continuelles, de ruses, de mensonges, lui répugnait singulièrement.

C'est là cependant que conduisent fatalement l'oppression et la crainte.

D'un autre côté, ce tableau grossier de plaisirs faciles et vulgaires que lui présentait maître Dauman répondait si bien à ses imaginations secrètes qu'il pâlissait tant son émotion était vive, et que la flamme des plus ardentes convoitises brillait dans ses yeux.

—Oui, balbutia-t-il, c'est bien là ce que je pensais.

—Alors qui vous empêche?...

Le pauvre garçon ne put retenir un gros soupir, et bien bas il murmura:

—Il faut de l'argent, pour cela, beaucoup, et je n'en ai pas. Si j'en demandais à mon père, il me refuserait, et d'ailleurs, je n'oserais jamais...

Il épaula, ajusta et fit feu.
Il épaula, ajusta et fit feu.

—Quoi! monsieur le marquis, vous qui serez si riche dans trois ans, vous n'avez pas un ami qui puisse vous obliger?

—Je n'ai personne!

Et, écrasé sous le sentiment de son impuissance, Norbert se laissa lourdement retomber sur sa chaise. Le sieur Dauman, lui, les sourcils froncés, paraissait réfléchir. On eût juré qu'au dedans de lui un combat violent se livrait entre deux idées absolument opposées.

—Eh bien, non! s'écria-t-il, non, monsieur le marquis, il ne sera pas dit que j'aurai eu la dureté, vous voyant malheureux, de ne pas m'employer à votre service. On a tort de mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, mais tant pis! je me risque. On vous prêtera ce qu'il vous faut.

—Vous, Président?

—Malheureusement, non! Je ne suis qu'un pauvre diable, moi, je n'ai rien de côté, et ce n'est qu'à grand'peine et à force de privations que je joins les deux bouts; mais j'ai la confiance de plusieurs fermiers aisés d'ici, qui m'apportent leurs économies pour les faire valoir. Qui m'empêche d'en disposer en votre faveur?

C'est à peine si Norbert respirait, tant l'espérance et l'anxiété lui serraient le cœur.

—Oh! si cela se pouvait! murmura-t-il.

—Cela se peut, monsieur le marquis. Seulement, il vous en coûtera cher. On vous demandera, comme de juste, des intérêts proportionnés aux risques de pertes qui sont considérables.

—Que m'importe!

—C'est que, voyez-vous, le Code ne reconnaît pas ces transactions, et, en m'en mêlant, je manque aux principes de toute ma vie. C'est de l'usure, me dira-t-on. Possible. Moi, je répondrai que le bénéfice, quand il est aléatoire, doit être grand. Mon devoir était de vous avertir; vous êtes prévenu, réfléchissez. Je vous le déclare, à votre place je ne consentirais pas cet emprunt, j'attendrais une occasion.

—Je ne veux plus attendre.

Maître Dauman eut ce geste des épaules, qui signifie si clairement: «Comme vous voudrez, j'ai fait ce que j'ai pu.»

—A votre aise, monsieur le marquis, poursuivit-il. Je m'explique votre insouciance. Vous serez si riche à votre majorité, que quelques milliers de francs à rembourser ne vous gêneront en rien.

Et aussitôt, pour l'acquit de sa conscience, comme il disait, car Norbert ne l'écoutait pas, il se mit à expliquer les «clauses et conditions» de l'emprunt, appuyant à dessin sur ce qu'elles avaient d'exorbitant, insistant sur ce fait qu'il était étranger à des prétentions assez ridicules, qu'il ne faisait que remplir le mandat de ses commettants.

—Vous comprenez? répétait-il à chaque phrase, vous comprenez?

Norbert comprenait si bien, que c'est avec une véritable explosion de joie qu'en échange de deux mille francs il signa deux obligations de quatre mille francs chacune,—il en eût signé dix,—au profit d'un sieur Besson et d'un sieur Lantoine, deux cultivateurs du pays, gens absolument tarés et entièrement à la discrétion de Dauman, leur créancier.

Il s'était d'ailleurs engagé, sur l'honneur, à ne jamais avouer, quoi qu'il pût arriver, que le Président s'était mêlé de cette affaire.

—Surtout, monsieur le marquis, de la prudence, beaucoup de prudence!... Ne parlez à âme qui vive de nos relations, et cachez-vous pour venir me visiter.

Ce fut le suprême conseil de Dauman, quand «son client» s'éloigna.

Il était seul dans son «cabinet,» il triomphait; il se mit à relire les titres que Norbert laissait entre ses mains en échange de deux billets de banque. Étaient-ils en règle, ne s'y trouvait-il rien qui pût les frapper de nullité entre ses mains?

Non. Il connaissait la loi, il n'avait rien oublié. Hormis le cas où Norbert viendrait à mourir, il avait tout prévu.

Et certes, Dauman espérait bien que l'opération ne se bornerait pas à ce prêt insignifiant. Il comptait que Norbert aurait vite dissipé cette somme de deux mille francs, énorme lorsqu'il s'agit de la gagner, insignifiante pendant qu'on la jette par toutes les fenêtres de ses fantaisies.

Devançant l'avenir, il se voyait plaçant toutes ses économies, c'est-à-dire une quarantaine de mille francs, sur la tête de cet écervelé, et, à sa majorité, lui réclamant une fortune. Sans compter que d'ici là...

Il est vrai que tous ces beaux projets dépendaient de la discrétion de Norbert. Sur un soupçon, le duc ne manquerait pas d'apparaître et romprait tout.

Cependant, Dauman ne comptait que sur quatre ou cinq jours d'anxiété, car, bien évidemment, si le jeune homme ne se trahissait pas sur le moment même, il aurait vite acquis l'habitude de la dissimulation.

Le Président avait raison de ne pas trop craindre.

La passion a des ressources et des roueries inattendues. La peur extrême que Norbert avait de son père lui tint lieu de dix ans de diplomatie.

Par moments il doutait, et il se demandait si c'était bien à lui, si misérable jusqu'ici, qu'arrivait cette bouffée de bonheur extraordinaire, et pour être bien sûr qu'il n'était pas le jouet d'un rêve, il froissait dans sa poche le papier soyeux des billets de banque.

La nuit lui parut éternelle. Dévoré de la fièvre aiguë de l'impatience, il se tournait et se retournait sur son lit, appelant vainement le sommeil qui lui eût fait perdre conscience des heures trop lentes.

Et au jour, il était sur la route de Poitiers, le fusil sous le bras, marchant à grandes enjambées, sifflant à tout moment Bruno qui s'attardait dans les champs.

Son plan était bien arrêté.

—J'arrive, se disait-il, je loue un gentil petit appartement; je cours chez un tailleur, je me lie avec tous les étudiants, etc., etc.

C'était là, juste ce que le Président avait dit qu'il ferait.

Quel homme que ce Dauman et quel ami précieux!

Le malheur est que, toujours, entre le désir et sa réalisation, se glisse quelque empêchement d'autant plus imprévu qu'il est plus simple.

Arrivé à Poitiers, où il n'était venu qu'une fois, Norbert se trouva effaré, perdu, comme l'oiseau qui, né et élevé en cage, s'échappe et ne sait pas se servir de ses ailes.

Il marchait tout penaud par les rues, regardant les maisons, lorgnant les boutiques, mortellement embarrassé pour en venir à ses fins.

Enfin, après mille hésitations, mille résolutions prises et abandonnées, mourant de faim, pleurant presque, maudissant sa timidité, il gagna non sans peine le champ de foire et entra déjeuner dans l'auberge où il avait mangé un morceau avec son père.

Puis, désespéré, il regagna Champdoce aussi triste qu'il était gai le matin.

Mais Dauman était là.

Consulté par Norbert, après avoir bien ri de sa singulière déconvenue, il le mit en rapport avec un sien ami, lequel, moyennant une bonne commission, comme de raison, pilota le jeune «sauvage», lui loua un petit appartement meublé rue Saint-François, et enfin le conduisit chez un tailleur où il se commanda pour 500 francs d'habits.

Alors il croyait que ses vœux allaient être comblés à point. Après avoir eu la fringale pendant des années, se trouvant enfin à table, il ne put pas manger.

Il lui arriva ce qui toujours advient à ceux qui ont trop vécu de rêves.

Comparée aux mensonges de son imagination, la réalité lui parut froide, repoussante, affreuse.

Sa timidité, d'ailleurs, sa sauvagerie, le sentiment de son ignorance de la vie le paralysaient et l'empêchaient de goûter aucune des jouissances qu'il s'était promises. Il lui eût fallu un ami; où le prendre?

Un soir, il osa entrer au café Castille. Bien qu'on fût à l'époque des vacances, quelques étudiants s'y trouvaient. Leur gaîté bruyante l'effaroucha et le fit fuir.

Il vécut donc seul à Poitiers, comme à Champdoce, et plus désolé.

Ses heures de liberté volée, il les passait tristement dans son appartement, en compagnie de Bruno, qui certes eût préféré battre la campagne. Ou bien, quittant la veste, il revêtait ses beaux habits et il allait se promener sur Blossac.

En tout, il n'eut pas plus de cinq bonnes soirées qu'il passa au théâtre.

Et que de risques pour de si maigres satisfactions, que de peines, de précautions! Combien de mensonges entassés!

Puis, que de terreurs! Son père ne pouvait-il ouvrir les yeux?

M. de Champdoce, en effet, s'était aperçu des sorties et des absences de son fils; mais, à cent lieues de la vérité, il les attribuait à d'autres causes qui ne lui déplaisaient pas trop.

Un matin, cependant, il railla doucement Norbert de sa maladresse à la chasse. Il n'avait pas rapporté trois pièces de gibier depuis qu'il avait un port d'arme.

—Aujourd'hui, du moins, lui dit le duc, tâchez de revenir le carnier plein, car nous aurons demain un ami à dîner.

—Un ami! ici?

—Oui, répondit M. de Champdoce, qui ne put s'empêcher de sourire, nous recevrons M. de Puymandour. Même pour cette circonstance, je fais ouvrir et disposer la salle à manger du second étage; nous y dînerons.

Norbert s'éloigna, aussi intrigué que possible.

Ce dîner, ces préparatifs étaient des événements extraordinaires. Cependant, le choix du convive était plus surprenant encore.

—N'importe, se dit Norbert, je veux tuer quelque chose.

Mais il ne suffit pas toujours de vouloir. Il était fort inexpérimenté.

C'est donc en vain qu'il fit plus de six lieues dans sa matinée et brûla beaucoup de poudre. Il était furieux.

Cependant, vers les deux heures, comme il arrivait aux bruyères de Bivron, il crut apercevoir à vingt pas, près d'une haie, un imprudent lapin tout occupé de brouter une touffe de luzerne. Quelle occasion!

Avec des précautions extrêmes, il épaula, ajusta et fit feu.

A l'explosion de l'arme, un cri de douleur ou d'effroi, un cri terrible, répondit, et Bruno s'élança vers la haie, en aboyant avec fureur.

V

Les hommes, assez volontiers, vantent leur esprit de suite, leur fermeté, leur persévérance. Pure fatuité de leur part.

C'est chez la femme seulement que la persévérance se trouve, mais opiniâtre, inflexible, intraitable, poussée jusqu'à la folie.

Sous ce rapport, Mlle Diane de Sauvebourg était dix fois femme.

Cette belle et naïve jeune fille, toute préoccupée en apparence de futilités, que son père appelait en riant sa «chère girouette,» cachait sous ses dehors frivoles une volonté de fer, et fût morte avant de renoncer volontairement au projet qu'elle avait conçu d'être un jour duchesse de Champdoce.

Cependant, ses longues promenades à travers champs, toutes savamment choisies pour amener une rencontre qu'elle jugeait devoir être décisive, étaient restées inutiles.

Bien que le temps fût souvent mauvais, que les sentiers détrempés fussent devenus moins praticables, qu'il fît froid, elle continuait ses charitables visites autour du château de Champdoce.

—Un jour viendra bien, pensait-elle, où je l'apercevrai, cet invisible.

Le jour tant souhaité vint.

C'était vers la mi-novembre, un jeudi, et, depuis le commencement de la semaine, la température s'était tout à coup radoucie.

Le ciel était bleu, les dernières feuilles frémissaient à la brise, les merles sifflaient dans les haies dépouillées.

Mlle de Sauvebourg, seule, un petit panier au bras, suivait le sentier qui conduit à Mussidan en longeant les bois de Bivron, dont il n'est séparé que par un fossé et une haie épaisse et haute.

Elle marchait lentement, au beau soleil tiède, lorsqu'un bruit de branches brisées sous des pas lui fit lever la tête.

Elle regarda, et tout son sang afflua à son cœur.

A travers une éclaircie de la haie, de l'autre côté, elle venait de reconnaître celui qui, depuis plus de deux mois, occupait toute sa pensée, Norbert.

Il s'avançait fort lentement, avec les précautions minutieuses d'un chasseur sous bois, l'œil et l'oreille au guet, le doigt sur la détente de son fusil.

Une insurmontable émotion cloua sur place Mlle Diane. Elle se sentait défaillir; ses idées devenaient confuses. Elle mesurait l'abîme qui sépare du fait les intentions les plus formelles, et toute la belle fantasmagorie de ses projets s'évanouissait.

L'occasion si ardemment désirée, si patiemment épiée se présentait, et si grand était son trouble qu'elle comprenait bien qu'elle n'en pourrait profiter. Articuler une seule parole lui eût été impossible.

Qu'allait-il arriver?

Norbert allait passer près d'elle; il la saluerait, elle répondrait par une inclination de tête, il s'éloignerait et ce serait tout, et elle attendrait peut-être des mois une seconde rencontre.

Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en moins de temps que n'en met l'éclair à rayer le ciel.

Cependant, elle faisait pour rassembler son courage d'héroïques efforts, quand elle vit le fusil de Norbert s'abaisser vers elle.

Le double canon la menaçait. Elle voulut avertir, elle ne le put...

Une douleur aiguë, comme le serait la piqûre d'une aiguille rougie, mordit sa chair, un peu au-dessus de la cheville. Elle battit l'air de ses deux mains, poussa un grand cri, et s'affaissa sur le sentier.

Pourtant, elle n'avait pas perdu entièrement connaissance, car elle entendit l'explosion de l'arme, un cri terrible qui répondit au sien, et ensuite des aboiements furieux et un grand froissement de branchages.

Presque aussitôt elle sentit sur son visage comme une haleine chaude, puis quelque chose d'humide et de froid dont le contact la fit frémir.

Elle ouvrit les yeux. Bruno, le bel épagneul, était près d'elle, s'agitant, lui léchant les mains.

Au même instant, la haie s'écarta sous un énergique effort, et Norbert apparut, pâle, éperdu, les cheveux hérissés par la terreur.

Sa vue eut cet effet admirable de rendre subitement à Mlle de Sauvebourg sa présence d'esprit et son sang-froid. Elle eut conscience des avantages de sa position, résolut d'en tirer parti et referma les yeux.

Norbert, lui, en présence de cette femme étendue à terre, immobile, plus blanche que marbre, se sentait devenir fou. Il la reconnaissait, il avait tué Mlle de Sauvebourg.

Son premier mouvement fut de s'enfuir, de courir devant lui tant qu'il aurait de forces. Le sentiment inné du devoir l'arrêta.

Il s'approcha secoué par un horrible tremblement; il se pencha et reconnut qu'elle ne pouvait être morte.

Alors, il s'agenouilla près de cette jeune fille que souvent il avait admiré à l'église, et bien doucement souleva cette tête charmante et l'appuya au pli de son bras. Il cherchait où il pouvait l'avoir frappée.

—Mademoiselle, disait-il d'une voix que l'angoisse rendait à peine intelligible, de grâce, parlez-moi, un seul mot!

Elle ne répondait pas, elle se recueillait, elle bénissait l'événement.

Enfin, elle fit un mouvement qui arracha une exclamation de joie à Norbert; puis, bien lentement, elle souleva ses paupières ombragées de longs cils et promena autour d'elle le regard surpris d'une personne qui s'éveille.

—C'est moi, mademoiselle, balbutiait le pauvre garçon, Norbert de Champdoce; ne me connaissez-vous pas? Grand Dieu! quel affreux malheur! C'est moi qui vous ai blessée. Me pardonnerez-vous jamais! Sans doute vous souffrez beaucoup...

Son anxiété était si poignante, que Mlle Diane en eut pitié et n'abusa pas. D'un geste d'une douceur infinie, elle repoussa le bras qui la soutenait et se redressa.

—Rassurez-vous, monsieur, dit-elle; c'est à moi de vous demander pardon de m'évanouir comme une femmelette, et pour rien, car j'ai eu bien plus de peur que de mal.

Elle souriait si délicieusement en disant cela, que Norbert crut voir le ciel s'entr'ouvrir. Il respira.

—Je puis courir chercher des secours, proposa-t-il.

—A quoi bon! Si j'ai quelque chose, ce ne peut être qu'une égratignure insignifiante.

En même temps elle allongea un pied à faire tourner une tête plus solide que celle de Norbert, et ajouta:

—Tenez, c'est là.

En effet, un peu au-dessus de la bottine, une tache de sang assez large rougissait le bas fin et blanc.

A cette vue, l'effroi de Norbert le reprit. Il se releva vivement:

—Je cours jusqu'au château, fit-il, et avant une heure...

—Je vous le défends bien, interrompit la jeune fille, ce n'est rien, je vous l'affirme. Regardez, je remue très bien le pied dans tous les sens.

Elle le remuait, en effet, d'un geste mutin et gracieux.

—Cependant, je vous en prie...

—Taisez-vous, nous allons voir ce que c'est.

Sur ces mots, elle sortit de sa poche un petit canif, et, fendant son bas, elle découvrit ce qu'elle appelait en riant «l'horrible blessure.»

A vrai dire, c'était une plaisanterie. Deux grains de plomb l'avaient atteinte. L'un avait éraflé la face interne de la cheville qui saignait un peu; l'autre s'était logé dans la chair, mais il était resté à fleur de peau et on le distinguait très bien.

Norbert apparut, éperdu, les cheveux hérissés par la
terreur.
Norbert apparut, éperdu, les cheveux hérissés par la terreur.

—Il faudrait un médecin, fit Norbert.

—Pour cela... Ah! ce n'est vraiment pas la peine.

Et fort adroitement, de la pointe de son canif, elle dégagea le grain de plomb, qui roula à terre.

Debout au milieu du sentier, immobile, retenant son souffle, comme l'enfant qui arrive au troisième étage de son château de carton, Norbert contemplait d'un œil surpris et ravi cette belle jeune fille assise à ses pieds.

Jamais il ne s'était imaginé qu'une créature humaine pût réunir tant de divines perfections. Il n'avait nulle idée d'un tel accueil, si amical, si bon et si gai à la fois. De sa vie, il n'avait entendu une voix comme celle-là douce et sonore, et qui allait droit au cœur.

Puis, comme elle était jolie, encore mal remise de son émotion! Une larme tremblait encore dans ces beaux yeux, retenue par les cils, et cependant ses lèvres roses souriaient. Son teint était si transparent qu'on croyait voir le sang courir plus vite dans ses veines. Avec quelle grâce étrange ses cheveux, à demi dénoués dans sa chute, retombaient en grappes dorées sur ses épaules!

Et lui, si facile à effaroucher, il ne se sentait aucunement déconcerté.

Cependant, Mlle de Sauvebourg avait déchiré son mouchoir de fine batiste et en avait fait quatre bandes dont elle entoura son égratignure, et qu'elle assujettit avec des épingles.

—Voilà qui est fait, dit-elle gaiement, le mal est réparé.

Elle tendait en même temps sa main fine et délicate à Norbert pour qu'il l'aidât à se relever.

Une fois debout, elle essaya de marcher et fit quelques pas en boitant légèrement,—un peu volontairement peut-être.

—Ah! je ne le vois que trop, s'écria Norbert désespéré, vous souffrez, mademoiselle!

—Mais non, je vous le promets. Cela me cuit bien un peu en ce moment, mais ce soir je n'y penserai plus.

Elle eut un petit éclat de rire franc et sonore, vrai rire de pensionnaire, et, d'un ton d'amicale ironie, elle ajouta:

—Et quand même, monsieur le marquis, ce serait un souvenir de notre première rencontre.

Norbert ne songea pas à se demander si c'était un reproche. Il était surtout frappé de ce que Mlle Diane l'appelait monsieur le marquis. Jusqu'ici, Dauman seul lui avait donné ce titre. Cette attention fut comme un baume versé sur les plaies toujours saignantes de son orgueil.

—Du moins, pensait-il, elle ne me méprise pas.

Mlle de Sauvebourg poursuivait:

—Cette aventure tragi-comique devrait être une leçon pour moi. Maman me recommande toujours de suivre le grand chemin, mais je ne puis le souffrir; il m'ennuie. Combien je préfère cet étroit sentier où on marche à l'ombre et d'où on découvre toute notre vallée...

Elle étendait la main, en disant cela, et il parut à Norbert qu'à ce geste un rideau se levait comme sur un théâtre, et que, pour la première fois, il voyait ce paysage familier où il avait vécu.

—C'est vrai que cela est beau! murmura-t-il.

—Je passe donc tous les jours par ici, continuait Mlle Diane, quoique ce soit bien laid de désobéir à sa mère, lorsque je vais chez la Besson, dont la maison est au bas de la côte. Pauvre femme! elle se meurt d'une maladie de poitrine, et le médecin croit bien qu'elle ne passera pas l'hiver. Je fais ce que je peux pour la secourir: je lui porte du pain blanc, du bouillon, un peu de viande...

C'est avec l'onction attendrie d'une fille de Saint-Vincent-de-Paul qu'elle s'exprimait. La femme s'effaçait, faisant place à l'ange. Dans la pensée de Norbert, il ne lui manquait que les ailes.

—Et ce n'est pas tout, disait-elle, cette pauvre Besson a trois petits enfants qui manquent de tout. Où prendrait-elle de quoi les vêtir, quand elle n'a pas toujours assez de pain pour leur faim? Le père de ces malheureux est bon ouvrier, dit-on, mais mauvais sujet et fainéant. Le peu qu'il gagne, il le dépense dans les cabarets, et quand il rentre chez lui ayant bu, il bat sa femme.

C'était justement à ce Besson, un ivrogne dont la femme était à la mendicité, que Norbert se trouvait avoir souscrit une obligation de 4,000 francs.

C'était là un des deux clients qui, à entendre maître Dauman, lui confiaient pour les faire valoir, leurs économies.

Mais Norbert ne fit pas attention à ce détail.

Il ne comprenait qu'une chose, c'est que Mlle Diane allait le quitter, regagner Sauvebourg, et qu'il ne la verrait plus.

Déjà elle avait ramassé le panier qu'elle avait laissé échapper en tombant.

—Avant de vous dire adieu, monsieur le marquis, commença-t-elle avec une véritable hésitation, je désirerais... je voudrais... si j'osais... vous demander un service.

—A moi, mademoiselle? Oh! je vous en supplie, parlez!...

Elle ne put s'empêcher de sourire de l'enthousiasme de Norbert.

—Vous m'obligerez beaucoup, reprit-elle, en ne parlant à personne du petit accident de tout à l'heure. Si le bruit en arrivait aux oreilles de mes parents, ils s'inquiéteraient et me priveraient peut-être de la petite liberté qu'ils me laissent et qui profite tant à mes pauvres.

—Je me tairai, mademoiselle; personne ne saura l'horrible malheur qui a failli...

—Merci, monsieur le marquis, interrompit Mlle Diane, merci!...

Et dessinant une coquette révérence, elle ajouta gaiement:

—Par exemple, une autre fois, avant de tirer, vous ferez bien de vous assurer qu'il ne passe personne dans le sentier.

Ce fut tout, elle s'éloigna.

Mais elle ne boitait plus; elle était si heureuse qu'il semblait que ses pieds ne touchaient plus la terre.

C'est qu'elle n'avait pu se méprendre aux regards de Norbert, au tremblement de sa voix, à ses gestes, à son attitude. Elle avait lu sur sa physionomie comme dans son cœur même ses pensées les plus secrètes, et elle ne pouvait douter de l'impression profonde que gardait cet adolescent.

Les femmes, d'ailleurs, ont comme un sixième sens qui leur révèle cela.

—Maintenant, se disait-elle, plus d'incertitudes, je serai duchesse de Champdoce.

Oh! comme elle le bénissait, ce bienheureux coup de fusil qui pouvait la tuer!

En moins de cinq phrases, et avec toutes les apparences du plus candide abandon, elle avait appris à Norbert tout ce qu'il importait qu'il sût.

Lui dire qu'elle passait tous les jours par ce sentier, ce n'était certes pas lui donner à entendre qu'elle espérait l'y revoir, mais c'était avouer qu'elle ne serait pas bien surprise de l'y rencontrer.

Parler de la petite liberté dont elle jouissait, cela ne signifiait-il pas, ou à peu près, que, le cas échéant, elle ne serait pas réduite à compter les minutes d'un entretien?

Elle était bien sûre que Norbert n'était pas de force à la deviner, mais elle était certaine aussi que pas une de ses paroles ne serait perdue.

Donc, elle n'apercevait pas d'obstacles.

Ah? si, pourtant. Le duc de Champdoce!...

Elle rejoignait en ce moment la route, elle se retourna cherchant si elle n'apercevrait pas encore Norbert.

Elle l'aperçut à la même place où elle l'avait quitté, dans la même attitude, ne bougeant non plus que les arbres qui l'entouraient.

Le pauvre garçon, lorsque Mlle Diane s'était éloignée, avait senti quelque chose se déchirer en lui. Longtemps il l'avait suivie des yeux, et longtemps après l'avoir perdue de vue, il restait sous le charme et comme en extase.

Quel événement!... Mais ne rêvait-il pas? Etait-elle bien là, tout à l'heure, près de lui, le regardant, lui parlant?...

Une inspiration lui vint qu'il jugea divine. Il pouvait se procurer une preuve de la réalité de ses impressions, et quelle preuve!...

Il s'agenouilla sur le sentier et après de minutieuses recherches, sous un brin d'herbe, il découvrit ce grain de plomb qui avait blessé Mlle Diane. Même, un peu de sang s'était caillé autour...

C'est lentement, perdu dans une rêverie d'une douceur infinie, qu'il regagna le château.

A sa grande surprise, quand il entra dans la cour, il vit la grande porte ouverte, et, sur le perron, son père qui lui cria dès qu'il parut:

—Enfin, vous voici; vite, hâtez-vous, que je vous présente à notre hôte.

VI

Depuis la mort de l'infortunée duchesse de Champdoce, les étages supérieurs du château restaient rigoureusement fermés.

Les appartements n'en demeuraient pas moins habitables. Le duc en prenait soin, de même qu'il se plaisait à embellir son hôtel de Paris, non pour lui, mais pour ses petits-enfants.

La salle à manger, par exemple, était splendide, avec ses grands dressoirs de chêne noir sculpté, rehaussés d'incrustations d'acier, chargés de montagnes de vaisselle plate, aux armes des Dompair de Champdoce. Tout y était grandiose, les buffets et les consoles, les sièges larges et bas, recouverts d'une précieuse tapisserie; la table, si pesante que deux hommes la remuaient à peine.

Lorsque Norbert, à l'appel de son père, pénétra dans la salle, il aperçut tout d'abord, au fond, près d'une fenêtre, un gros petit homme, haut en couleur, à la lèvre épaisse et lippue, aux yeux à fleur de tête, un peu chauve, portant moustache et royale.

Sa mise était soignée, recherchée, même. Il avait à coup sûr un homme de goût pour tailleur, mais sa tournure était commune et mesquine.

Humble et mesquine à la fois était sa mine. On eût dit un subalterne de la veille mal initié aux relations de l'égalité, s'exerçant timidement à l'insolence.

A l'entrée de Norbert, M. de Champdoce le prit par la main et, doucement, l'attira vers ce personnage.

—Monsieur le comte, fit-il, le marquis de Champdoce, mon fils.

Il se retourna ensuite vers Norbert, et dit:

—Marquis, M. le comte de Puymandour.

Norbert tout en s'inclinant un peu trop, était stupéfait et le laissait voir. Ce titre de marquis, jamais son père ne le lui avait donné.

Cet étranger soudainement introduit, contre toutes les habitudes du château, ce dîner dans la grande salle, cette cérémonie d'une présentation dans les règles de l'étiquette, la physionomie singulière du duc, tout cela était pour lui matière à réflexion.

Il n'était pas remis encore de son émotion du tantôt, et déjà un nouvel événement extraordinaire se présentait.

Une inquiétude vague l'agitait, comme s'il eût pressenti confusément que cette journée allait avoir sur sa destinée une influence décisive, et qu'elle serait comme le point de départ d'une vie toute différente de l'ancienne.

Cependant, la grosse cloche du perron, immobile depuis quinze ans sur ses gonds rouilles, sonna une volée.

Presque aussitôt, un valet de chambre parut, qui portait gauchement, avec les plus respectueuses précautions, une énorme soupière d'argent qu'il déposa sur la table.

Les convives s'assirent.

Ce dîner à trois, dans cette salle immense, eût été lugubre sans M. de Puymandour. Mais ce gros homme, outre qu'il avait la parole abondante et facile, possédait un fonds inépuisable de souvenirs, d'aventures, d'anecdotes et de balivernes, qu'il débitait d'une grosse voix vulgaire, riant d'un large rire de ses plaisanteries.

Tout en causant, il mangeait ferme et s'extasiait sur l'excellence du vin que le duc était allé chercher dans ses caves, où il en tenait en réserve des quantités considérables, destinées à égayer les repas de ses descendants.

Et le duc de Champdoce, si grave d'ordinaire, presque morose, silencieux comme les gens qu'obsède une idée fixe, M. de Champdoce souriait bonnement, paraissait prendre un plaisir extrême au bavardage de son hôte.

Etait-ce pure politesse d'amphitryon? Son approbation était-elle sincère? Sa gracieuseté ne cachait-elle pas une arrière-pensée? Le discerner était difficile.

Toujours est-il que Norbert n'en revenait pas.

Sans être doué d'une grande pénétration, il avait étudié son père comme l'esclave étudie son maître, et il le connaissait. Il avait retenu son opinion exacte sur quantité de choses, et savait précisément quels sujets avaient le don de lui plaire ou de l'irriter.

Or, M. de Puymandour eût parié de froisser toutes les idées du duc de Champdoce, de heurter tous ses préjugés, qu'il ne s'y fût pas pris autrement.

Mais il n'avait rien parié de semblable, le digne homme. Une telle pensée était bien loin de son esprit, cela sautait aux yeux. Sa figure n'exprimait que le parfait contentement de soi et des autres; il s'épanouissait, il triomphait en dehors, il jouissait.

Ces manières d'être n'avaient rien de surprenant pour qui était au fait de sa position dans le pays.

Il y jouissait d'une exécrable réputation.

M. de Puymandour habitait avec sa fille unique, Mlle Marie, une ravissante maison moderne, éloignée de moins d'une lieue de Champdoce. Recevoir était son plus grand bonheur, et il recevait magnifiquement.

Mais les hobereaux du voisinage, qui acceptaient de la meilleure grâce du monde ses bons dîners, ne se gênaient pas pour le déchirer à belles dents, tout en digérant. On disait très nettement: «Ce voleur de Puymandour,» ou encore: «Puymandour, ce coquin.» Il eût été prouvé qu'il s'était enrichi à arrêter des diligences sur les grands chemins, qu'on ne l'eût pas traité beaucoup plus mal.

C'est qu'en effet, il était riche. Il ne possédait pas moins de cinq millions, assuraient les bien informés. De là, certainement, la haine.

La vérité est que M. de Puymandour était un galant homme, avait fort honnêtement gagné ses millions, à faire le commerce des laines sur les frontières d'Espagne.

Son grand, son seul tort était de s'appeler simplement Palouzat.

Hélas! il vivait heureux et estimé à Orthez, sa ville natale, quand un matin la tarentule nobiliaire le piqua, et sa vie fut empoisonnée.

Son nom de Puymandour, il l'avait emprunté à une de ses terres; son titre de comte, il l'avait acheté à l'étranger; ses armes, il les avait commandées chez le meilleur faiseur de Paris.

Dès lors, il n'avait plus eu qu'une préoccupation: être, ou du moins paraître noble.

Chassé d'Orthez par les plaisanteries béarnaises, il vint s'établir en Poitou, espérant y trouver la noblesse moins exclusive et plus clémente. Funeste erreur!

Il fut toléré dès le premier jour; reconnu jamais. Et depuis douze ans, une moyenne de cinq allusions par jour lui prouvait qu'on oubliait pas son origine.

C'est dire quels sentiments de gratitude profonde il apportait au château de Champdoce.

Dîner chez ce terrible duc, qui jamais n'admettait personne à table, c'était recevoir un indiscutable brevet de noblesse.

Aussi, lorsqu'on eut servi le café,—le duc en avait envoyé acheter à Bivron,—la reconnaissance de M. de Puymandour, déborda en actions de grâces et en promesses d'absolu dévouement.

Mais dix heures sonnaient, il parla de se retirer, et bientôt il sortit, fier d'offrir son bras au duc de Champdoce, qui avait insisté pour l'accompagner jusqu'à la route. Ils allaient lentement, s'arrêtant de temps à autre, et Norbert qui marchait derrière eux, pouvait saisir quelques brides de leur conversation.

—Je n'ai qu'une parole, faisait M. de Puymandour, j'irai jusqu'au million tout rond, c'est une somme cela.

—Trop faible de moitié, répétait le duc.

—Songez que ce sera comptant.

—Jarnicoton! mon cher comte, vous irez bien jusqu'à quinze cent mille francs.

—Ah!... monsieur le duc, vous m'égorgez...

Mais qu'importait à Norbert cette discussion d'intérêts mesquins!

Il était à cent lieues de la situation présente. Depuis que cette jeune fille si belle lui était apparue comme une vierge miraculeuse à un mystique, sa pensée ne lui appartenait plus.

Sa préoccupation était si profonde, que c'est par un instinct purement machinal qu'il s'arrêta quand s'arrêtèrent son père et M. de Puymandour.

Et certes, il n'entendit rien des phrases qu'ils échangèrent avant de se séparer, tout en se prodiguant les poignées de main.

—Vous avez mon dernier mot, disait le duc de Champdoce.

—Oh! jamais, c'est impossible.

—Laissez donc, vous y viendrez... dans votre intérêt.

—Enfin, je réfléchirai. Nous avons du temps devant nous et nous sommes gens de revue. Sans adieu, monsieur le duc!...

—Sans adieu, cher comte. Mes respectueux hommages à Mlle de Puymandour.

Il était déjà loin, ce «cher comte,» et le duc de Champdoce restait en place, écoutant le bruit de ses pas qui devenait de moins en moins distinct.

Quand il fut certain qu'on ne pourrait l'entendre:

—Jarnicoton! s'écria-t-il, ce sire de Puymandour peut s'estimer heureux que j'aie besoin de lui. Vit-on jamais faquin plus outrecuidant!...

Sur cet amical adieu, il prit le bras de Norbert pour regagner le château. Mais sa contrainte de la soirée avait été trop forte pour qu'il n'éprouvât pas le besoin d'exhaler sa colère dissimulée.

Il tomba à ses genoux, s'empara de ses mains qu'il
couvrit de baisers.
Il tomba à ses genoux, s'empara de ses mains qu'il couvrit de baisers.

—Voilà pourtant, disait-il, un des représentants de la nouvelle aristocratie. Et des meilleurs, notez-le. Car enfin, s'il est du dernier bouffon, et pitoyablement vaniteux, il a de l'intelligence et de la probité. Dans cent ans les fils de ces gens-là, mieux éduqués que messieurs leurs pères, constitueront une noblesse nouvelle tout aussi avide de prérogatives et d'influence que l'ancienne.

Pendant plus d'une heure encore, M. de Champdoce parla sur ce sujet, texte habituel de ses méditations. Il eût pu parler toute la nuit sans contradiction.

D'abord, son fils n'eût jamais osé l'interrompre; ensuite, il ne l'écoutait même pas.

Norbert en était à s'efforcer de ressaisir les plus minutieux détails de l'aventure du matin, et telle était la puissance de son désir, qu'il arrivait à la sensation intense de la réalité. Il revoyait Mlle de Sauvebourg, il touchait son bas taché de sang, sa voix harmonieuse vibrait à son oreille.

Mais n'avait-il pas été un peu niais et même ridicule?

Cette question, surtout, le préoccupait et l'inquiétait.

Après avoir failli tuer Mlle Diane, il s'était excusé avec autant d'à-propos, à peu près, que s'il lui eût simplement marché sur le pied ou déchiré la robe.

Quelle opinion avait-elle pu emporter de lui?

A cette idée, que sans doute elle le jugeait un être grossier et mal élevé, absolument indigne d'elle, il lui montait au cerveau des bouffées de rage folle.

A qui devait-il s'en prendre de n'être, par les façons et par l'éducation, qu'un paysan, un rustre? A son père. Ah! si le duc l'eût élevé selon sa condition, il connaîtrait les usages de la belle compagnie et saurait comment on parle aux jeunes filles pour s'en faire aimer. Et cette raison s'ajoutant à toutes celles qu'il croyait avoir de haïr son père, sa haine redoublait.

Cependant, ce que Mlle Diane avait préparé et prévu, se réalisa.

Norbert ne pouvait oublier qu'elle lui avait dit que tous les jours elle passait par ce sentier où il l'avait rencontrée.

Donc, il pouvait se trouver sur son passage, réparer sa maladresse.

En ce moment, il lui semblait qu'il avait mille choses à lui dire, et que si elle était là il trouverait des paroles pour l'émouvoir.

N'importe, il pouvait être trahi par sa timidité, et il passa la nuit à méditer et à écrire une lettre qu'il se proposait de lui remettre.

Ah! il eut du mal. Il déchira et brûla plus de quarante brouillons.

Écrire: «Je vous aime» tout simplement, lui semblait hardi et malséant, et il s'épuisa à chercher l'équivalent de cette phrase sublime.

Enfin, sur le matin, il crut avoir composé un chef-d'œuvre.

Il se jeta sur son lit, dormit mal, et aussitôt après le premier déjeuner, il prit son fusil, siffla Bruno, et alla se poster à l'endroit précis où la veille il avait vu Mlle Diane gisant à terre, évanouie.

Hélas! c'est vainement qu'il attendit.

Les heures se traînaient lentes, éternelles, toutes pleines de fébriles impatiences. Elle ne vint pas.

Un instant, il eut la pensée d'aller s'informer d'elle chez la Besson, il n'osa.

Il y avait longtemps que le soleil était couché quand Norbert se décida à rentrer. Les plus cruelles angoisses l'obsédaient.

On l'eût certes bien surpris si on lui eût dit qu'en ne se montrant pas, Mlle de Sauvebourg obéissait à un calcul.

Cela était ainsi cependant.

Et même, pendant que Norbert, en proie aux plus affreuses incertitudes, l'attendait et se désespérait, par deux fois elle était venue l'observer en prenant bien des précautions pour ne pas être vue.

C'était là le trait d'une coquette expérimentée, et Mlle Diane sortait du couvent. Mais au couvent, on apprend surtout ce qu'on n'y enseigne pas.

Le lendemain, après s'être assurée que Norbert l'attendait encore, elle se serait peut-être retirée comme la veille, sans une circonstance fortuite.

Norbert, en effet, était revenu à cette place qu'il considérait comme sacrée, et il s'était juré qu'il y reviendrait tous les jours, tant qu'il n'aurait pas revu Mlle Diane.

Il s'était assis tristement sur le rebord du fossé, et son chien Bruno était couché à ses pieds.

Au moment où Mlle de Sauvebourg arrivait au coin du bois de Bivron d'où on apercevait le sentier, le bel épagneul la devina. Il se dressa, aboya joyeusement et s'élança vers elle.

Il n'y avait pas à hésiter, elle avança rapidement.

Tiré à l'improviste de ses rêveries, d'un bond Norbert se releva.

Mais si prompt que fut son mouvement, il lui prit dix secondes, et quand il sauta sur le sentier, il se trouva en face de Mlle de Sauvebourg.

Ils devinrent fort rouges tous deux, elle plus encore que lui, toute bouleversée de cette idée que peut-être elle avait été surprise se cachant pour observer.

Pendant un moment, ils restèrent immobiles l'un devant l'autre, silencieux, affreusement troublés, si rapprochés que leur haleine se confondait presque.

Instinctivement, ils baissaient les yeux, chacun redoutant que l'autre y pût lire les secrets de sa pensée.

Le cœur de Norbert battait à rompre sa poitrine, sa raison s'égarait.

Il tenait la main sur sa fameuse lettre. La remettrait-il?

Au dernier moment, il eut peur. C'était là une de ces démarches sur lesquelles on ne peut plus revenir. Le péril l'éclaira.

Il revit, comme en traits de feu, sa lettre entière et la jugea ce qu'elle était, puérile et ridicule.

L'inspiration devait le servir mieux que toutes les peines qu'il avait prises. Rassemblant toute son énergie, il eut le courage de rompre le premier le silence.

—Si j'ose me présenter ainsi devant vous, mademoiselle, commença-t-il de cette voix rauque et voilée que donne l'extrême émotion, c'est qu'une inquiétude insoutenable me déchirait. Aviez-vous seulement pu regagner Sauvebourg, blessée comme vous l'étiez!

Il s'arrêta, espérant un mot d'encouragement qui ne vint pas. Il poursuivit donc:

—Je brûlais de courir au château demander de vos nouvelles, mais vous m'aviez défendu de parler du malheureux accident... pour rien au monde je ne vous aurais désobéi.

—Je vous remercie, monsieur le marquis, balbutia enfin Mlle Diane.

—Hier, poursuivit Norbert, j'ai passé la journée ici, comptant les minutes. Me pardonnerez-vous ma folie? Je me disais que peut-être, ayant vu ma douleur, vous devineriez mes anxiétés, que vous en auriez pitié, et qu'alors, vous daigneriez...

Il n'acheva pas, effrayé de sa hardiesse, confondu de l'apparence d'impertinente présomption de ce qu'il allait ajouter.

Mlle de Sauvebourg, pourtant, ne parut point choquée.

—Hier, répondit-elle de son air le plus candide, j'ai été retenue par ma mère.

C'était tout dire... ou rien.

C'était, selon qu'on le prendrait, la reconnaissance d'un rendez-vous tacite où elle n'avait pu venir, ou simplement une formule de banale politesse.

Le secret des réponses équivoques, elle ne l'avait pas appris au couvent, toute femme le possède de naissance. Mais Norbert était trop naïf encore pour saisir la nuance.

—Depuis deux jours, reprit-il, j'ai perdu la possession de moi-même et mon libre arbitre. Dépend-il de moi de cesser de penser que j'ai failli commettre un horrible crime, et que je vous ai vue où nous sommes, étendue à terre, sans mouvement, plus blanche qu'une morte!

Comment oublier que, penché vers vous, j'ai épié votre réveil, que je vous ai soulevée, que votre tête s'est appuyée ici, sur mon bras!... Elle n'y a reposé qu'un instant, et pourtant il me semble que vos cheveux y ont laissé comme un parfum pénétrant et délicieux qui m'enivre, et qui ne saurait s'évaporer, quand je vivrais des siècles!...

—Monsieur le marquis!... murmura Mlle Diane, monsieur le marquis!...

Ce fut dit si bas qu'il ne l'entendit pas; il poursuivit:

—Ah! si vous saviez... si vous saviez!... J'étais si éperdu, l'autre jour, que je n'ai pu trouver une parole pour exprimer ce que je ressentais. Comment l'aurais-je osé, d'ailleurs! Mais lorsque vous avez disparu, là-bas, au détour de l'allée, quand j'ai cessé d'apercevoir votre robe bleue, il m'a semblé que la nuit, tout à coup, se faisait, et que mon cœur cessait de battre...

Il frissonnait, en disant cela, au souvenir de la sensation éprouvée.

—C'est alors, reprit-il avec une exaltation croissante, que je songeai à ce grain de plomb si petit, qui pouvait vous donner la mort, qui avait pénétré dans votre chair... Longtemps, courbé sur le sol, je l'ai cherché dans la poussière!... Non, vous ne saurez jamais quels transports ont été les miens, quand je l'ai découvert sous un brin d'herbe! Vous ne pouvez savoir avec quelle sollicitude respectueuse je l'ai recueilli, humide encore et rouge de votre sang... Que seraient pour moi tous les trésors de la terre, comparés à cette relique sainte et précieuse qui est quelque chose de vous!...

Mlle de Sauvebourg détournait la tête; elle ne se sentait pas assez maîtresse de sa physionomie pour empêcher d'y briller un rayon de la joie céleste qui inondait son âme.

Jamais elle n'avait espéré un si prompt, un si éclatant triomphe.

Et pourtant c'est bien ainsi qu'elle avait rêvé d'être aimée par Norbert.

Lui se méprit au geste de la jeune fille.

—Oh! pardon, mademoiselle, fit-il, véritablement désespéré, pardon si, sans le vouloir, je vous ai offensée. Vous auriez pitié de moi, si vous pouviez seulement concevoir l'idée de la vie qui, jusqu'à ce moment, a été la mienne.

Hélas! plaignez-moi. Lorsque vous m'êtes apparue, me souvenant de votre regard si bon, de votre voix si douce, j'avais rêvé qu'enfin je venais de trouver une femme qui s'intéressait à mon sort, et je me disais qu'en échange de sa compassion, ce serait peu que de lui donner tout mon sang, mon dévouement absolu, ma vie entière!

Sa voix vibrante avait des sonorités étranges, l'enthousiasme de la passion brillait dans ses yeux et enflammait ses joues.

Involontairement, Mlle de Sauvebourg recula d'un pas.

—J'étais donc fou, s'écria Norbert avec un accent déchirant, j'étais fou, je ne le vois que trop! Je l'ai bien lu dans mes livres, il est des destinées fatales qui s'accomplissent quand même. Je puis défier le malheur!

C'en était trop pour Mlle Diane. Elle était capable de calculs habiles jusqu'à l'odieux, mais elle était femme, mais elle avait dix-huit ans.

L'émotion fut plus forte que sa volonté; un sanglot monte à sa gorge, des larmes jaillissent de ses yeux.

—De grâce, monsieur le marquis, murmura-t-elle, ne parlez pas ainsi! Ce n'est pas à notre âge qu'on désespère...

Le regard qui accompagnait ces quelques mots était assez significatif pour rendre courage à Norbert.

Le pauvre garçon chancela, fléchissant sous le poids du bonheur entrevu.

—Par grâce, murmura-t-il, mademoiselle, ne vous jouez pas de moi, ce serait mal, ce serait cruel!... Ne m'abusez pas d'espérances irréalisables... ma misère après serait trop grande.

Elle baissa la tête sans répondre, et lui, alors, tomba à genoux, s'empara de ses mains, qu'il couvrit de baisers.

Pâle, toute frémissante, les lèvres serrées, Mlle Diane se sentait emportée dans le tourbillon de cette passion si jeune et si puissante. Ses tempes battaient avec une violence inouïe, sa respiration devenait haletante, ses mains tremblaient.

Elle était prise au piège qu'elle était venue tendre, et elle n'eut pas trop de toute son énergie pour se dégager mollement.

—Vous aviez raison, balbutia-t-elle avec un rire forcé, bien raison, vous êtes fou, vraiment fou!

Cependant, elle sentait la nécessité de rompre brusquement l'entretien.

—Et mes pauvres, s'écria-t-elle, mes pauvres que vous me faites oublier!

Norbert, qui s'était relevé, la regardait d'un œil suppliant.

—Oh! s'il m'était permis de vous accompagner, mademoiselle!

—Soit! mais il vous faudra marcher vite.

Il n'est que trop vrai que souvent l'existence entière dépend d'une circonstance frivole.

Si ce jour là Mlle Diane se fût rendue chez la Besson, Norbert, en l'y suivant, y eût été mis en garde contre maître Dauman.

Malheureusement, c'est chez une vieille femme d'une commune voisine qu'elle portait des secours. Norbert l'y vit remplir avec un dévouement et une grâce admirables sa mission de sœur de charité, et comme il avait encore de l'argent de son emprunt, en sortant il déposa deux louis sur la table.

L'excursion avait duré bien près de deux heures. Ils avaient pris le plus long. Cependant le moment vint où il fallut se séparer; ils arrivaient aux premières maisons de Bivron.

De son doigt placé sur ses lèvres, Mlle Diane ordonna le silence, puis elle s'élança sur la route en jetant à Norbert ce seul mot:

—Demain!

Alors seulement Norbert recouvra en partie son sang froid, et put recueillir ses idées, éparpillées comme les feuilles aux tempêtes d'automne, par cette bourrasque de passion qui venait de fondre sur lui.

La destinée, enfin, se lassait de le persécuter; il allait apprendre le bonheur,—un mot vide de sens jusqu'ici pour lui.

Car elle l'aimait, cette jeune fille si jolie, pour laquelle il était prêt à verser tout son sang.

Il comprenait, en dépit de son inexpérience, que ce fait d'abandonner entre ses mains un souvenir comme ce grain de plomb, teint de son sang, constituait un aveu, presque un engagement.

Aussi, est-ce avec un beau geste de triomphe qu'il déchira sa lettre si laborieusement écrite, et qu'il en jeta les morceaux au vent.

En ce moment, nulle inquiétude de l'avenir ne l'agitait. Il se tenait pour assuré de la protection de la Providence, qui avait évidemment manifesté ses dessins, en ménageant les circonstances étranges de sa rencontre avec Mlle de Sauvebourg.

Il ne pouvait lui venir à l'esprit que cette jeune fille au regard si candide avait fait au moins une bonne moitié de la besogne de cette Providence qu'il bénissait du fond de l'âme.

Il fut si gai, ce soir-là au souper, sa joie débordait si visiblement que son père en fut frappé.

Mais comment le duc de Champdoce en eût-il soupçonné les motifs!

—Jarnicoton! mon fils, dit-il, je gagerais bien une bonne pistole que vous avez été adroit à la chasse, aujourd'hui.

—C'est vrai, mon père, répondit audacieusement Norbert.

Par extraordinaire, on ne lui demanda pas à visiter son carnier. Mais on pouvait avoir cette curiosité une autre fois; aussi le lendemain, avant de se rendre au sentier de Bivron, il passa chez un braconnier qu'il connaissait, et lui acheta quelques perdreaux et un lièvre.

Il n'eut pas à attendre, à désespérer comme la veille.

Il n'était pas au rendez-vous depuis une demi-heure quand Bruno, par ses aboiements joyeux, signala l'arrivée de Mlle de Sauvebourg.

Contre son ordinaire elle était fort pale et le cercle de bistre qui entourait ses yeux témoignait des poignantes angoisses qui la torturaient depuis vingt-quatre heures.

Tant que la partie n'avait pas été engagée, elle s'était interdit de réfléchir.

Mais en quittant Norbert, sa raison lui avait représenté son imprudence et les risques qu'elle courait.

C'était sa vie entière qu'elle allait jouer, son avenir, et ce qu'une jeune fille a de plus précieux, sa réputation, son honneur.

Un instant, elle eut la pensée de se confier à ses parents.

—Non, se dit-elle, rejetant cette salutaire inspiration, non, ils ne me comprendraient pas. Mon père me prouverait que jamais l'avare duc de Champdoce ne donnera son consentement. On me retiendrait au château, on me mettrait peut-être au couvent.

Cette dernière crainte mit fin à ses hésitations et la détermina à persister dans sa résolution d'agir seule et sans conseils.

Cependant, au moment de courir à ce rendez-vous qu'elle avait donné, un sinistre pressentiment l'arrêta sur le seuil du château: elle le repoussa.

—Ah! c'est trop de faiblesse, murmura-t-elle, je veux... je veux!... Le pis qui me puisse arriver est d'être enfermée au couvent avec ma réputation perdue. Eh bien! j'aime mieux cela que d'y rentrer tant qu'il reste une lueur d'espoir.

Elle partit donc, et, à mesure qu'elle avançait, la confiance lui revenait, et la vue de Norbert acheva de dissiper sa tristesse.

Comment craindre, en voyant dans les yeux de cet adolescent cet enthousiasme de pur amour prêt à braver tous les périls, et cette foi que ne rebute aucun obstacle?

Elle fut donc ce qu'elle avait été la veille, enjouée et bienveillante, avec plus de réserve toutefois, instruite à se tenir en garde contre les surprises de son cœur.

Longtemps ils restèrent à causer à cette place qui leur était si chère, il ne fallut rien moins que le bruit des pas d'un paysan qui passait au bout du sentier pour rappeler Mlle Diane au sentiment de la situation.

N'avait-elle pas ses pauvres à visiter? Négliger en ce moment ce prétexte de sa liberté eût été une insigne folie...

Comme la veille, Norbert l'accompagna. Il s'était enhardi jusqu'à lui offrir son bras, elle avait accepté, et aux passages difficiles, quand le sentier devenait glissant elle s'appuyait légèrement sur lui.

Il en fut ainsi le lendemain et les jours suivants.

Ils se retrouvaient au même endroit, à une heure convenue, causaient quelques moments, puis se mettaient en marche.

On les rencontrait par les chemins, se donnant le bras, penchés l'un vers l'autre comme des amoureux, et les paysans qui les apercevaient interrompaient leur travail pour les suivre des yeux. On est aussi médisant qu'ailleurs, en Poitou.

Respectueusement il ouvrit la portière.
Respectueusement il ouvrit la portière.

C'était là une horrible imprudence, Mlle de Sauvebourg ne s'abusait pas; mais il entrait dans ses vues de se laisser compromettre. Puis, pas plus que Norbert, elle ne savait se défendre du charme de ces promenades.

Il était avec elle la confiance même, et au bout d'une semaine, il n'avait plus un secret pour son amie. Et à mesure qu'elle apprenait à mieux le connaître, sa résolution lui semblait meilleure.

Elle ne doutait pas qu'il ne lui obéît en tout quand elle le voudrait, et elle calculait que bientôt il serait majeur, libre de ses actions, maître de la fortune de sa mère.

Ce furent les plus belles heures de leurs amours.

Malheureusement on était à la fin de novembre, et le répit accordé par l'hiver ne pouvait durer.

Un matin, en se levant, Norbert trouva le temps changé. Plus de soleil. Un vent glacé tordait les branches noires des arbres, et chassait des torrents de pluie.

Il dut reconnaître et s'avouer qu'on ne laisserait pas Mlle Diane sortir par un temps pareil, et tristement il alla s'installer avec un livre sous la haute cheminée de la salle commune.

Mlle de Sauvebourg était sortie cependant, mais en voiture, pour se rendre chez une pauvre veuve qui habitait une misérable masure à l'entrée du bourg du Bivron.

Cette malheureuse, la semaine précédente, s'était cassé la jambe en allant à l'herbe pour ses deux vaches, et ce n'est pas avec les douze sous que sa fille Françoise gagnait à aller en journée qu'elles pouvaient se suffire.

Quand Mlle Diane pénétra dans l'unique chambre de cette triste demeure, elle trouva la veuve en larmes, et sa fille qui sanglotait, agenouillée au pied du lit, la tête cachée dans la couverture.

—Quel malheur vous arrive? demanda-t-elle, qu'avez-vous?

La veuve lui montra une feuille du papier timbré, placée sur le lit, et avec une volubilité lamentable, lui apprit qu'elle devait cent trente écus, qu'elle n'avait pu les payer à l'échéance, qu'on la poursuivait, qu'on la ruinait en frais, qu'on allait saisir ses deux vaches et les vendre, qu'ensuite elle serait sans pain et que ce serait la fin de tout.

C'était le Président, ajoutait-elle, ce coquin de Dauman, qui était la cause de tout, encore qu'il parût n'agir pas pour son compte, mais elle savait à quoi s'en tenir sur ce gueux, ce brigand, ce voleur...

Et alors, avec la crudité des gens de campagne, qui n'habillent pas leur pensée moins simplement qu'eux-mêmes, et qui appellent un chat du chat, la veuve raconta qu'elle avait envoyé implorer un délai, que ce «gredin» de Dauman l'avait refusé, mais qu'il avait bien en le front de dire qu'il changerait peut-être d'avis, si la fille de la veuve venait le lui demander...

Cette fille n'était pas jolie, il s'en faut, mais c'était une robuste et plantureuse Poitevine, ayant sur la joue un pouce de fard nature; bonne travailleuse, et qui ne pouvait manquer de trouver un mari.

Elle accompagnait sa mère de cris aussi déchirants que si on l'eût écorchée.

Ce récit révolta Mlle de Sauvebourg.

—C'est une indignité, s'écria-t-elle, je vais aller lui parler, à cet homme; attendez-moi, je reviens.

Elle remonta vivement en voiture, ordonnant au cocher de presser les chevaux, et dix minutes après elle entrait chez le «Président.»

Maître Dauman était occupé à colorier un plan destiné à une expertise, quand l'équivoque vieille qu'il appelait sa ménagère, introduisit Mlle de Sauvebourg dans son «cabinet.»

A son entrée, il repoussa brusquement son fauteuil et se leva, son bonnet de velours à la main, s'inclinant jusqu'à terre, affectant un trouble respectueux qu'il était fort loin d'éprouver réellement.

La vérité est que, mieux informé de ce qui se passait dans le pays que le brigadier de gendarmerie, il n'ignorait pas les relations de Mlle de Sauvebourg et de Norbert, et qu'en lui-même il se demandait:

—Que diable vient chercher chez moi cette jolie fille?

Mais Mlle Diane, sans connaître précisément le Président, n'était pas, comme Norbert, naïve au point de se laisser prendre à tout ce patelinage de mauvais aloi.

C'est du geste le plus dédaigneux qu'elle repoussa la chaise que lui tendait Dauman, se faisant, par cela seul, un ennemi de ce dangereux et rancunier personnage.

—Monsieur Dauman, commença-t-elle, de cette voix sèche et brève qu'affectent les plus jeunes filles de la haute classe, quand elles s'adressent à des subalternes, Monsieur Dauman, je sors à l'instant de chez la veuve Rouleau.

—Ah! mademoiselle connaît cette pauvre femme?

—Oui, je m'intéresse à elle.

—Mademoiselle est bien bonne, fit le Président en souriant bassement.

—Cette malheureuse est dans la plus profonde misère. Elle est clouée sur son grabat, sans ressources, sans pain, avec une jambe cassée.

—En effet, j'ai appris son accident.

—Et cependant on la poursuit, on la ruine en papiers timbrés, on la menace de lui saisir ses deux vaches, tout ce qu'elle possède au monde...

Dauman était arrivé a donner à sa figure louche l'expression de la plus sincère compassion.

—Pauvre mère Rouleau! fit-il; le proverbe a bien raison de dire qu'un malheur ne vient jamais seul!

Mlle Diane resta tout interdite de cette impudence.

—Mais il me semble, reprit-elle, que ce nouveau malheur ne peut être attribué qu'à vous. On me l'a dit du moins...

C'est de l'air pénétré de l'innocence calomniée que le Président leva les yeux au ciel en murmurant:

—Si c'est, Dieu, possible!

—Qui donc persécute cette pauvre veuve, si non vous?

Cette fois, «l'homme de loi» de Bivron parut exaspéré.

—Moi! s'écria-t-il, frappant sa poitrine de son poing fermé, moi! Ah! les langues de vipère! moi!... C'est comme si je vous disais, mademoiselle... Mais non, vous ne comprendriez pas. Enfin, c'est égal. Le fin de la chose, le voilà; la mère Rouleau emprunte à un homme de Mussidan deux pochées de blé et une de pommes de terre; bon! Un mois après, elle achète à ce même homme, à crédit, trois ouailles; bien! Puis encore je ne sais quoi. Tout cela monte à... je ne sais plus combien.

—Cent trente écus, je crois.

—Possible. Tant il y a qu'elle devait, qu'elle disait toujours: «je paierai, je paierai,» et qu'on ne voyait pas la couleur de son argent. A la fin, l'homme de Mussidan s'est lassé. Dame! il a ses affaires aussi, cet homme; vous savez: charité bien ordonnée!... Bref, comme je suis son conseil, il est venu me trouver avec les pièces. Voici, m'a-t-il dit, assez longtemps qu'on me lanterne, faites des frais. Je lui ai parlé de patienter; ah bien ouitche! ça été comme si je chantais... Même il m'a menacé, si je n'agissais pas de rigueur, de porter sa pratique ailleurs... J'ai obéi. D'ailleurs, il a la loi pour lui...

Qu'y avait-il de vrai dans tout ce verbiage? Mlle de Sauvebourg ne savait trop que croire...

—Si encore, murmura-t-il, comme se parlant à soi-même, si seulement je voyais un moyen de la sortir de là, cette malheureuse! Mais non, l'autre veut de l'argent. Où en prendre? Si j'en avais, tout serait vite arrangé. Mais je n'en ai pas. Que j'aille à Bivron, avouer cela, on ne me croira pas. On dit: «Le Président, le Président!... il a du pain cuit, celui-là!» Du pain! c'est-à-dire que j'aime mieux faire envie que pitié. Mais quand à de l'argent, bonsoir!

Il ouvrit un tiroir où traînaient quelques pièces de monnaie, une cinquantaine de francs, et les montrant:

—Voilà, ajouta-t-il, tout ce qu'il y a à la maison.

Ton, geste, regards, tout était si parfait, qu'il était bien difficile de douter de sa sincérité.

—Mais que je suis bête! s'écria-t-il tout à coup; la mère Rouleau est sauvée, elle ne sera pas vendue, du moment où une demoiselle noble comme mademoiselle s'intéresse à elle.

Le malheur est que Mlle Diane n'avait pas d'argent. Elle avait tant étendu le cercle de ses charités, pour étendre le rayon de ses promenades, que non-seulement toutes ses économies étaient dévorées, mais qu'elle avait, tour à tour, importuné de ses demandes le marquis et la marquise de Sauvebourg.

—J'en parlerai, en effet, à mon père, dit-elle d'un ton qui annonçait qu'elle doutait du succès de sa démarche.

La mine du Président redevint toute triste.

—A M. le marquis de Sauvebourg, fit-il, oh! alors nous n'en avons pas fini. Il ira aux informations, il hésitera, il marchandera, et pendant ce temps, la veuve sera vendue. Si j'osais donner un conseil à mademoiselle, je lui dirais qu'au cas où elle n'aurait pas ces cent trente écus, elle ferait mieux de les demander à quelqu'un des amis de sa famille, à M. Norbert de Champdoce, par exemple.

Il prononça ce nom avec une insistance méchante. C'était un commencement de vengeance pour le mépris qu'on lui avait témoigné.

—Je sais bien, poursuivit-il, que monsieur le duc n'emplit pas d'or les poches de son fils, mais le jeune homme ne doit pas être embarrassé pour s'en procurer, n'étant pas éloigné de sa majorité. Sans compter que, même avant, un mariage peut mettre une immense fortune entre ses mains.

Mlle de Sauvebourg donna dans le piège qui lui était tendu.

—Un mariage!... fit-elle.

—Dame!... je ne sais pas; je dis mariage, comme je dirais héritage... au hasard. Il est vrai que si M. Norbert prétend se marier à son gré et non à celui de son père, il a encore au moins six bonnes années à attendre.

—Six ans!... Mais il sera majeur dans quinze mois.

—Qu'est-ce que cela prouve? Pour se marier sans le consentement de ses parents, il faut avoir non vingt et un ans, mais vingt-cinq accomplis.

Le coup était si rude, si inattendu, que Mlle Diane changea de couleur. Tout son sang-froid disparut.

—Est-ce possible? s'écria-t-elle d'un ton d'affreuse anxiété, ne vous trompez-vous pas? Mais alors...

Le Président eut un sourire de triomphe.

—Je ne fais jamais erreur, prononça-t-il, quand il s'agit de la loi. Je la connais, Dieu merci! Mademoiselle en veut-elle une preuve?

Il atteignit son «bréviaire» à tranches multicolores, et, l'ouvrant à l'endroit où il est traité du mariage, il le plaça sous les yeux de la jeune fille.

Elle lut avidement, et, pendant qu'elle lisait, il la regardait de côté, comme un chat qui guigne un oiseau sur un arbre.

—Avais-je raison? murmurait-il. Pas de «sommations respectueuses» avant vingt et un ans pour une jeune fille et vingt-cinq ans pour un homme, le texte est formel. Ainsi M. Norbert attendra. Car espérer que son père s'en ira ad patres avant cela, ce serait folie, ces vieux-là, ça dure autant que des chênes...

Mlle Diane n'était que trop convaincue. Elle se redressa, pâle, l'œil égaré.

—C'est bien, balbutia-t-elle sans savoir ce qu'elle disait, que m'importe! Très bien! je parlerai à mon père pour la mère Rouleau. Merci... tout ira bien... Je suis très pressée...

Elle sortit, faisant un effort terrible, car ses jambes fléchissaient; mais elle ne voulait pas se trahir, se livrer davantage...

Pour lui, toujours saluant, il l'accompagna jusqu'à sa voiture, et respectueusement ouvrit la portière.

—Ça va chauffer! se disait-il en se frottant les mains, ça chauffe!...

Hormis ce qu'il pouvait logiquement déduire de l'attitude de Mlle de Sauvebourg et des paroles incohérentes arrachées à son trouble, maître Dauman ne savait rien des intentions de cette jeune fille.

Mais ce peu devait suffire à un homme doué d'un flair exercé tel que le «Président,» pour l'éclairer, pour lui faire prévoir un antagonisme terrible, une lutte où, des deux côtés, on aurait recours aux dernières extrémités.

Ces perspectives le ravissaient.

Seulement, pour tirer vraiment parti de la situation, il lui importait d'être exactement renseigné. Mais cela, il se le disait, n'était pas la mer à boire.

Ne pouvait-il pas attirer Norbert sous n'importe quel prétexte et le confesser?

Bien mieux, en faisant la leçon à l'huissier qui poursuivait la veuve Rouleau, il lui était aisé de se ménager une entrevue avec Mlle de Sauvebourg. Adroit comme il l'était, il saurait bien jouer un beau rôle, poser en homme généreux et calomnié et mériter, ne fût-ce qu'à titre de conseil, les confidences d'une pauvre enfant ignorante.

—Dès ce soir, se disait-il, je passerai chez l'huissier, car elle doit être dans ses petits souliers, la chère demoiselle.

Il raisonnait juste.

Une fois en sûreté sur les coussins de sa voiture, Mlle Diane s'abandonna au plus violent désespoir.

Cette fatale prévoyance du législateur rendait vains tous ses calculs.

Elle s'était dit, se croyant bien forte: «Avec mes quarante mille francs de dot, jamais le duc de Champdoce, si riche, ne voudra de moi pour belle-fille. Je m'en moque! Dès que Norbert sera majeur, il m'épousera malgré son père. C'est un peu plus d'un an à attendre.»

Au lieu de cela, elle entrevoyait six années de luttes, d'angoisses, et la possibilité, la probabilité d'un échec à la fin.

Et nulle présomption d'un malheur heureux pour elle. Les paroles de Dauman, à propos de M. de Champdoce, lui revenaient en mémoire:

«Ces vieux entêtés-là durent autant que les chênes!»

Comment ne pas le haïr, ce redoutable vieillard, seul obstacle entre elle et ce qu'elle croyait le bonheur!

Avec quelles armes lutter contre sa volonté armée de la loi?

Faillirait-elle donc à ses devoirs? Quitterait-elle la maison paternelle avec Norbert maître de sa fortune, mais non de sa main? Cette seule idée la glaçait d'horreur.

Et elle sanglotait. Comme un palais de verre sous le marteau brutal, l'édifice entier de ses espérances s'écroulait, brisé en mille pièces.

Mais son énergie était trop robuste pour plier. Elle n'était pas de ces faibles qui, poursuivant un but, s'arrêtent à la première barrière et reviennent sur leurs pas.

Ce qu'elle ferait, elle l'ignorait, mais plus que jamais elle s'affermissait dans la résolution de combattre et de vaincre. L'important était de voir Norbert le plus tôt possible.

En arrivant chez la veuve Rouleau, son parti était pris.

—J'ai vu le Président, lui dit-elle; rassurez-vous, tout s'arrangera, grâce à quelqu'un qui m'aidera...

Les bénédictions commencèrent, mais elle y coupa court.

—Seulement, ajouta-t-elle, il me faudrait de quoi écrire.

En mettant la masure à l'envers, on trouva un chiffon de papier assez malpropre, une plume qui servait à défunt Rouleau, et un vieil encrier dont on délaya la boue avec quelques gouttes de vin.

Alors, d'une main ferme, Mlle de Sauvebourg traça ces quatre lignes:

«Elle serait peut-être allée là-bas, en dépit de la tempête, si elle n'avait dû s'occuper des affaires d'une pauvre malade. Le devoir la retiendra encore demain et même la forcera, quelque temps qu'il fasse, de se rendre, vers les deux heures, chez un nommé Dauman.

«D...»

Cette lettre écrite, elle la relut deux fois lentement.

A qui la veille lui eût prédit qu'elle risquerait une telle démarche, si compromettante, hardiment elle eût répondu: Jamais.

Cependant, c'est ainsi. Du moment où on a quitté le droit chemin de la vérité pour s'engager dans les voies tortueuses du calcul et de la duplicité, on ne peut plus dire sûrement: Je ne ferai pas cela.

Après que Mlle Diane eut plié son billet:

—Il s'agirait, mère Rouleau, reprit-elle, de faire tenir ceci, aujourd'hui même, à M. Norbert du Champdoce, mais secrètement, de telle sorte que ni son père, ni âme qui vive au château n'en sache rien.

Précisément, Françoise avait fait des blouses pour un des ouvriers de Champdoce, il lui devait une trentaine de sous, c'était un prétexte. Elle se chargea de la commission sans que la veuve y trouvât à redire, bien qu'elle ne fût pas absolument dupe de l'explication de Mlle de Sauvebourg.

Elle n'était pas maladroite, cette grosse Françoise; elle chaussa ses sabots, prit sa cape et sortit, et une heure plus tard le message était fidèlement et discrètement remis.

Voilà pourquoi, le lendemain, un peu avant deux heures, par une pluie battante, Norbert se présenta chez maître Dauman, ayant à causer de sa créance, prétendait-il, parce que les deux mille francs s'épuisaient et qu'il fallait aviser à lui procurer de l'argent.

Lui aussi, le pauvre garçon, il était travaillé d'idées de mariage. Épouser cette jeune fille si belle, qu'il aimait à la folie, vivre près d'elle dans une belle habitation comme Sauvebourg, la voir, l'entendre, lui parler à toute heure, lui semblait le comble de la félicité humaine.

Mais si enflammés que fussent ses désirs, ils n'allaient pas encore jusqu'à lui donner l'audace de s'ouvrir à son père de ses projets. D'avance il était sûr d'un refus bien net et bien formel, et il lui semblait ouïr les paroles dures et railleuses dont il serait accompagné.

Son sort n'était-il par arrêté et fixé par une volonté inexorable? Après l'avoir condamné à la plus misérable jeunesse, on prétendrait le contraindre à épouser une femme qu'il détesterait. Le duc lui avait dit: «Tu épouseras une fille très riche.»

Mais sur ce point, Norbert s'était juré de résister. Il était décidé à mourir sous le bâton fourchu du duc de Champdoce, au roulement de ses Jarnitonnerre! plutôt que de céder.

Or, il comptait sur Dauman pour lui fournir des moyens de résistance.

Il la serra contre sa poitrine.
Il la serra contre sa poitrine.

Il venait donc d'entamer ce sujet, quand on entendit une voiture s'arrêter devant la maison du Président. Presque aussitôt Mlle du Sauvebourg parut. Elle

était fort pâle, et ses lèvres serrées trahissaient la violence qu'elle se faisait pour recourir à ce déplorable expédient.

D'un coup d'œil, maître Dauman comprit ses avantages; aussi abrégea-t-il ses formules de civilité pour expliquer à mademoiselle que, jaloux de lui être agréable, il s'était occupé de l'affaire Rouleau et qu'il la considérait comme arrangée.

—Je puis même ajouta-t-il, montrer à mademoiselle la lettre de l'huissier; il consent à arrêter les poursuites...

Il la cherchait, cette lettre, avec acharnement, parmi ses papiers, partout, avec autant de persistance que si vraiment elle eût existé.

—Je ne puis mettre la main dessus, dit-il d'un ton dépité, je l'aurai laissée en bas ou dans ma chambre. J'ai tant d'occupations que j'en perds la tête. Il faut la trouver, pourtant... Vous permettez, je descends, je suis à vous à l'instant!

Il sortit en effet rapidement, et vivement referma la porte sur lui.

Véritablement il était un peu étourdi du surprenant concours de circonstances qui, sans peines, sans efforts de sa part, amenait ces deux jeunes gens ensemble, dans sa maison, à son entière discrétion, et il avait besoin de réfléchir.

Sa sortie avait été une de ces inspirations qui jamais ne font défaut aux coquins à l'affût de l'occasion. Devinant un rendez-vous donné chez lui, il était bien aise de laisser un peu «les amoureux», comme il disait, tête à tête.

Il ne risquait rien à cela, n'étant pas allé plus loin que l'autre côté de la porte.

Alternativement, il collait l'œil et l'oreille à la serrure, il entendait, il voyait.

Cet instant de liberté que lui laissait la grossière diplomatie de l'intrigant de village, parut à Norbert une faveur céleste.

Ce n'est pas que l'intelligence lui manquât, pour deviner le piège; mais l'esprit, dans les grandes crises, ne s'arrête pas aux circonstances extérieures.

Depuis l'entrée de Mlle de Sauvebourg, il était frappé de l'altération de ses traits si purs, respirant d'ordinaire le calme assuré de l'innocence.

Il osa lui prendre la main, qu'elle ne retira pas, et chercha son regard, espérant lire jusqu'au fond de son âme.

—De grâce, mademoiselle, commença-t-il, qu'avez-vous? Ce ne peut-être le malheur de cette pauvre femme qui vous attriste à ce point!

Un soupir profond fut la seule réponse de Mlle Diane. Une grosse larme brilla dans ses yeux, trembla une seconde dans ses cils, et lentement roula, brûlante, la long de sa joue.

Cette larme emplit de douleur l'âme du pauvre jeune homme.

—Au nom du ciel, insista-t-il d'une voix étranglée par l'angoise, que vous arrive-t-il! mademoiselle!... Diane!... je vous en conjure, parlez-moi, répondez-moi... ne suis-je pas votre ami, le plus dévoué, le plus aimant des amis?

Elle résista d'abord, écartant doucement Norbert, détournant la tête. Puis enfin, avec toutes sortes d'hésitations, et comme si elle eût fait à ses pudeurs de jeune fille la plus douloureuse violence, elle avoua que la veille au soir, et lorsqu'elle s'y attendait le moins, son père lui avait parlé d'un parti qui se présentait, un jeune homme offrant toutes les garanties de naissance, de caractère et de fortune qui enlèvent le consentement des familles.

Norbert l'écoutait, la joue blême, secoué par toutes les furies de la jalousie et de la colère.

—Et vous n'avez pas refusé, s'écria-t-il, vous n'avez pas repoussé ces propositions affreuses?...

Hélas! le pouvait-elle?

Sans répondre directement, elle se répandit en plaintes désolées, sur la tyrannie de la famille. Que peut faire une pauvre jeune fille, abandonnée sans défense aux caprices ou aux calculs de sa famille, obsédée, réprimandée, épiée?

Comment disposerait-elle librement de son cœur, prise entre deux alternatives également effrayantes, réduite à opter entre un mariage qui lui faisait horreur, et le couvent, dont la seule menace la glaçait?...

Accroupi derrière la porte de son cabinet, ne perdant ni un geste, ni un mot, ni un coup d'œil, ni une intonation, maître Dauman jubilait prodigieusement.

—Eh! eh! ricanait-il, pas mal, pour une petite pensionnaire émancipée d'hier. Elle a des dispositions, cette jeune commère, et inspirée par moi elle peut aller loin. Bien trouvé, pour forcer ce jeune benêt à se déclarer! Mais réussira-t-elle?...

Oui! la mort la plus épouvantable, inévitable, imminente, la hache au-dessus de sa tête, n'eussent pas effrayé Norbert autant que ces horribles perspectives.

—Et vous avez pu hésiter! fit-il d'un ton de reproche. On sort du couvent, si hauts qu'en soient les murs, tandis que le mariage... le mariage!...

Il s'arrêta. Il ne trouvait pas d'expressions pour rendre la sensation qu'il éprouvait, en songeant que Mlle de Sauvebourg pourrait être à un autre.

Elle, cependant, rendue mille fois plus belle par son désordre, poursuivait ses lamentations d'une voix entrecoupée. On eût dit que sa poitrine gonflée par les sanglots allait éclater.

—Quelles raisons donner à son père de sa résistance? Ne savait-on pas bien qu'elle n'aurait pas de dot, qu'elle était sacrifiée à son frère aîné, immolée aux stupides préjugés de l'orgueil nobiliaire? Qui donc dans de telles conditions s'intéresserait à elle, qui donc songerait à demander jamais sa main!

—Et moi! s'écria Norbert frémissant, et moi, qui suis-je donc! Vous ne m'aimez donc pas, que vous n'avez pas daigné penser à moi!...

—Hélas! mon ami, murmura-t-elle, êtes-vous libre plus que moi? Nos destinées ne sont-elles pas pareilles? Oubliez-vous tout ce que vous m'avez dit? N'êtes-vous pas, ainsi que moi, victime de l'implacable raison de famille!...

Norbert écoutait, les traits contractés par une rage froide. Il lui semblait qu'un homme nouveau s'éveillait en lui. L'énergie terrible de ses pères, courbée sous une main de fer, se révoltait. Le sang rouge des Champdoce qui coulait dans ses veines, enflammé par la passion, bouillonnait comme la lave.

—Je ne suis donc qu'un enfant débile et lâche? dit-il, se contenant à peine.

—Votre père est tout puissant, lui fut-il répondu avec la douceur de la résignation; il est rude, il est inflexible, et vous êtes en son pouvoir. Votre père, mon ami...

C'en était trop! L'orage terrible qui grondait dans le cœur de Norbert éclata.

—Mon père, s'écria-t-il d'une voix éclatante, mon père!... Eh! que m'importe! Je suis Dompair de Champdoce aussi bien que lui, et tant pis pour celui qui se trouve en travers du chemin d'un Champdoce! Oui, malheur à celui-là, fût-il mon père, qui oserait se placer entre mon désir et la femme que j'aime! Car je vous aime, Diane; je t'aime, tu es à moi, et il n'est pas de puissance humaine assez forte pour t'arracher, moi vivant, à mon amour.

Il était hors de lui, il délirait; il étendit les bras, et, saisissant la jeune fille par la taille, il la serra contre sa poitrine à la briser; et comme pour prendre possession de sa personne, il la marqua au front d'un baiser brûlant! L'œil grand ouvert au trou de la serrure, maître Dauman retenait son souffle.

—Cré chien!... grommelait-il, évidemment empoigné, pour n'importe qui, ma place vaut cent sous comme un liard... Pour moi, elle vaut cent cinquante mille francs, que ces amoureux me donneront. Il tient de son papa, le petit. Quelle braise!... Quand la jeune personne et moi soufflerons dessus, l'incendie sera vite allumé...

Plus palpitante que l'oiseau entre les mains d'un enfant, Mlle de Sauvebourg repoussait Norbert et se dégageait de son étreinte.

Il lui paraissait sublime en ce moment: transfiguré par la colère, admirable d'orgueil et de passion. Et, sentant vibrer toutes les cordes de son être, elle avait peur... peur de lui, peur d'elle même. Après ce grand éclat, Norbert gardait le silence, tout étourdi et confus de son emportement.

Il cherchait maintenant quelqu'un de ces arguments raisonnables et décisifs qui assurent le triomphe d'une cause en suspens. Bientôt il crut l'avoir trouvé.

—Me refuseriez-vous donc, mademoiselle, reprit-il d'une voix plus calme, me repousseriez-vous si, à genoux, à mains jointes, je vous demandais d'être ma femme, d'être duchesse de Champdoce?

Mlle de Sauvebourg répondit par un seul regard, mais il n'y avait pas à s'y méprendre, il disait: Oui, oui avec bonheur.

—Eh bien! répondit Norbert, pourquoi nous effrayer de vaines chimères? Douteriez-vous de moi, de ma parole, de mon amour? Il se peut que mon père s'oppose à des projets qui assureraient la félicité de ma vie; qu'importe! Avant longtemps j'échapperai à son despotisme. Je serai majeur dans quelques mois, c'est-à-dire libre, maître de suivre les inspirations de mon cœur, et alors...

De l'air le plus triste Mlle Diane hochait la tête. Il s'interrompit un peu inquiet et presque aussitôt demanda:

—Que voulez-vous dire? Quel obstacle apercevez-vous?

—Hélas! mon ami, comment ne pas vous dire que vous vous bercez d'illusions vaines. Ce n'est qu'à vingt-cinq ans accomplis qu'un homme échappe aux dernières entraves du pouvoir paternel, et peut donner son nom à qui bon lui semble...

Cet avertissement, le perspicace Président l'attendait derrière sa porte.

—Bravo! murmura-t-il, bravo, la jeune demoiselle! Voilà donc pourquoi elle est venue, elle voulait prévenir l'enfant. Peste! il fait bon lui donner des leçons, elle ne les oublie pas.

Cependant Norbert ne pouvait en croire ses oreilles.

—Ce que vous dites est impossible, mademoiselle, dit-il.

—C'est la vérité, malheureusement, mon ami. Au-dessus de nous, de notre volonté, de nos plus ardents désirs, il y a la loi, et c'est la loi qui a fixé l'âge que je vous dis: vingt-cinq ans. Ce serait donc sept ans à attendre... sept ans! Vous jouirez de votre fortune, alors, Norbert, vous habiterez Paris, vous serez fêté, entouré, flatté, toutes les séductions viendront au-devant de vous, tous les plaisirs, toutes les ivresses. Penserez-vous encore à moi? Vous souviendrez-vous seulement qu'il existe une pauvre jeune fille que vous prétendiez aimer, et qui elle-même...

—Champdoce n'oublie jamais, s'écria Norbert, et jamais ne cède! Que me parlez-vous de la loi? J'aurai de l'argent quand je serai majeur, et je trouverai des gens qui m'apprendront comment on peut s'y soustraire. Et si c'est impossible, eh bien! j'aviserai. J'ai dit: Je veux. J'arracherai le consentement de mon père de vive force, s'il le faut...

Le Président s'était relevé, et d'un doigt soigneux il époussetait à coups de pichenettes les genoux de son pantalon.

—Attention! se disait-il, voici l'instant de paraître. Je reviens en hâte, j'ouvre la porte, je surprends quelques mots, j'y réponds, et je suis en plein dans la situation. Allons, cela évitera bien des longueurs...

Ce disant, il entra.

Le même cri de surprise et d'effroi échappa à Mlle de Sauvebourg et à Norbert.

Entièrement absorbés dans les sensations de l'heure présente, ils avaient oublié en quel lieu ils se trouvaient, et jusqu'à l'existence du «Président.»

Lui, ne sembla nullement décontenancé de l'effet qu'il produisait; il l'avait prévu. C'est du ton le plus détaché, et comme s'il se fût agi d'une chose toute naturelle, qu'il prit la parole.

—Impossible, commença-t-il, de dénicher cette satanée lettre. Mais qu'importe, je vous garantis l'affaire de la mère Rouleau arrangée, et je voudrais bien en dire autant de la vôtre.

Norbert et Mlle Diane tressaillirent et échangèrent un regard où se peignait l'inquiétude qu'ils ressentaient de se savoir à la discrétion de cet homme.

Cette crainte, très-évidente, parut cruellement mortifier Dauman.

—Mon Dieu! reprit-il d'un ton bourru, je sais bien que ce ne sont pas là mes affaires, et que vous avez le droit de me dire: «Bonhomme, mêle-toi de ce qui te regarde!» Mais que voulez-vous, c'est plus fort que moi, l'injustice me révolte, et bon gré mal gré il faut que je me mette du côté des plus faibles. Ah! il m'en a cuit plus d'une fois. On ne se refait pas. Donc, j'arrive, je vous entends causer de vos peines, je devine ce que je n'entends pas, et aussitôt je me dis: Président, voici deux gentils amoureux, créés l'un pour l'autre, c'est sûr...

—Monsieur!... interrompit Mlle de Sauvebourg, froissée dans toutes ses délicatesses de femme, monsieur! Vous vous oubliez.

La figure de maître Dauman exprima le désappointement comique et naïf de l'homme qui, pensant rendre un grand service, s'aperçoit qu'il commet une insigne maladresse.

—Mademoiselle me pardonnera, balbutia-t-il, je ne suis qu'un pauvre paysan, je dis les choses comme mon cœur me les inspire; si j'ai péché, ce n'est pas avec intention; je me tais.

Mais Norbert avait trop d'intérêt à être renseigné pour s'en tenir à cette défaite.

—C'est bien, dit-il, mademoiselle vous excuse; Président, continuez.

—Ce sera donc pour vous obéir, monsieur le marquis.

—Oui, vous m'obligerez.

Dauman attendit quelques secondes une objection de Mlle Diane; elle se taisait, il reprit:

—Pour lors, je me disais: voici des jeunes gens dont les désirs sont naturels, raisonnables, juste même, et qui vont avoir à lutter contre les volontés de leurs familles. Jeunes, sans expérience, ignorant jusqu'aux dispositions du Code, ils seront infailliblement vaincus. Pourquoi ne me mettrais-je pas de leur côté? Mes conseils rétabliraient l'égalité de la partie. Car je connais la loi, moi, je l'ai étudiée, analysée; j'en ai surpris le fort et le faible; je sais comment on l'attaque et comment on la tourne.

Et pendant un bon moment encore, du ton le plus emphatique, il célébra son éloge, soit qu'il ne pût se défaire de cette habitude qu'ont les finauds de campagne d'étourdir leurs victimes de flots d'éloquence, soit qu'il voulût laisser à Mlle Diane ni à Norbert le loisir de la réflexion.

Il affectait en tous cas de ne pas les regarder, de ne point remarquer que debout, dans l'embrasure de la fenêtre, ils se consultaient à voix basse.

—Pourquoi ne pas nous confier à lui? disait Norbert, il a l'expérience pour lui, on vient le consulter de trois lieues à la ronde, dans les cas difficiles.

—Quoi! lui livrer notre secret!

—Ne l'a-t-il pas surpris?

—Il nous trahira; il est capable de tout pour de l'argent.

—Tant mieux s'il est avide, son avidité même nous répond de lui; il se taira sur la promesse d'une magnifique récompense.

—Agissez donc comme vous l'entendrez, mon ami.

Enhardi par cette approbation, Norbert s'avança vers maître Dauman.

—Assez, interrompit-il, j'ai confiance en vous et j'ai répondu de vous à mademoiselle. Vous connaissez la situation, arrivons au fait. Que nous conseillez-vous?

—Sachez attendre, articula vivement le Président. Tout est là. Avant votre majorité, la moindre démarche perdrait tout.

—Cependant...

—Eh! monsieur le marquis, qu'est-ce qu'un an de patience à votre âge, avec la certitude du bonheur au bout? Pour le lendemain de vos vingt et un ans, je vous promets, foi de Dauman, trois moyens de faire capituler le duc de Champdoce votre père et de lui arracher son consentement.

Il parlait avec une imperturbable assurance, comme s'il les eût connus, ces moyens.

—D'ici là, poursuivit-il, de la prudence, monsieur le marquis, dissimulez, cachez-vous. On doit être le plus fin, quand on n'est pas le plus fort. On vous a rencontré donnant le bras à mademoiselle. Quelle faute! On a jasé. Qu'adviendrait-il si les propos des bavards arrivaient aux oreilles de M. de Sauvebourg et de M. de Champdoce? Vous seriez séparés, enfermés, surveillés. Voulez-vous réussir? Ne donnez pas l'éveil. Plus inattendus seront les coups que nous frapperons le moment venu, meilleures seront nos chances.

Il ne voulut pas s'expliquer autrement, mais il avait le don de la persuasion, et quand Mlle de Sauvebourg et Norbert sortirent de chez lui, ils étaient rassurés et plein d'espoir.

Ce fut d'ailleurs une de leurs dernières entrevues de l'année. Le temps continuait à être si mauvais qu'ils ne pouvaient songer à se rencontrer dehors, et la crainte qu'ils avaient d'être épiés les empêchait de profiter de l'hospitalité que Dauman mettait à leur disposition.

Ils ne restaient pas pour cela sans nouvelles l'un de l'autre. Chaque jour la fille de la mère Rouleau portait une lettre à Sauvebourg et rapportait une réponse à Champdoce. Norbert écrivait des volumes.

D'ailleurs la saison s'avançait, et les châtelains du voisinage, chassés par les premiers froids, se réfugiaient à la ville. Le vieux comte de Mussidan était allé demander un rayon de soleil à l'Italie, M. de Puymandour était parti pour Paris avec Mlle Marie, sa fille.

Seul, le marquis de Sauvebourg, chasseur enragé, tenait bon. Mais, pourtant, à la suite d'une tombée de neige, ne pouvant sortir, il se décida à suivre l'exemple général et à regagner, pour l'hiver, la belle et vaste maison qu'il possédait à Poitiers.

Cette séparation, Norbert et Mlle de Sauvebourg l'avaient prévue, et leurs mesures étaient prises. Ils avaient, grâce à l'ingénieuse complaisance de Dauman, toutes facilités pour correspondre.

Mais à quoi bon! Poitiers n'était pas le bout du monde.

Deux ou trois fois la semaine, Norbert sautait sur un cheval, arrivait à la ville, changeait en hâte de vêtements, et allait se promener devant une petite porte, pratiquée dans le mur du fond d'un grand jardin.

A une certaine heure, convenue d'avance, cette petite porte s'entr'ouvrait mystérieusement. Norbert se glissait par l'entrebâillement, et il retrouvait Mlle Diane, plus belle, plus adorée que jamais.

Cette grande passion, la certitude d'être aimé, lui avaient fait perdre en grande partie sa farouche timidité.

Il ne passait plus son temps seul à Poitiers. Il y avait retrouvé Montlouis, ce fils du fermier de son père qui lui avait offert sa première tasse de café, et assez souvent ils allaient, le soir, jouer aux dominos au café Castille.

Montlouis n'était plus que pour peu de temps à Poitiers. Ses études étaient terminées, et il devait, le printemps venu, rejoindre à Paris le jeune vicomte de Mussidan, en qualité de secrétaire intendant.

Même ce départ le désolait, car il aimait passionnément, ainsi qu'il l'avoua à Norbert, une jeune fille de Châtellerault qu'il allait visiter tous les dimanches.

Confidence pour confidence, Norbert ne sut pas cacher ses amours, et, plus d'une fois, Montlouis l'accompagna lorsqu'il allait attendre que s'entr'ouvrît la petite porte du jardin du marquis de Sauvebourg.

Comment le duc de Champdoce laissait-il à son fils une liberté si grande? Il était impossible d'expliquer ce relâchement de sévérité.

—Jarnitonnerre! vous osez me braver.
—Jarnitonnerre! vous osez me braver.

Quoi qu'il en fut, il aida les jeunes gens à passer l'hiver. Ils en étaient à

compter les jours qui les séparaient de cette majorité tant attendue. Chacun d'eux avait un almanach où il effaçait, le soir, la journée écoulée.

Ainsi ils effacèrent décembre, puis janvier, puis trois mois encore; les beaux jours revenaient; les châteaux se repeuplaient; M. de Puymandour et M. de Mussidan étaient de retour; le marquis de Sauvebourg ne tarda pas à les imiter.

Quel moment que celui où Norbert et Mlle de Sauvebourg se retrouvèrent chez Dauman, libres de toute contrainte!

Ils n'avaient plus que quelques mois à attendre, et pour s'encourager à prendre patience, à l'aide de mille précautions, ils passaient toutes les après-midi une heure ensemble au sentier de Bivron, mais de l'autre côté de la haie, cachés par les arbres.

C'est de l'un de ces rendez-vous que revenait Norbert, l'esprit libre, le cœur plein de joie, quand on l'avertit que son père le demandait dans la salle commune. Il y courut.

—Marquis, commença le duc sans préambule, réjouissez-vous; je vous ai trouvé un parti, avant deux mois vous serez marié!

VII

C'est quand on est heureux, surtout, qu'on doit craindre.

C'est au moment où l'avenir paraît sourire, où les espérances chèrement caressées semblent sur le point de se réaliser, qu'il faut trembler.

Le soleil brille, pas un nuage au ciel, la brise arrive tiède et parfumée, on s'endort. Et c'est dans les ténèbres, aux éclats de la foudre, qu'on se réveille.

Le tonnerre tombant aux pieds de Norbert l'eût moins épouvanté que cette déclaration de son père:

—Avant deux mois vous serez marié.

Chancelant sous ce coup inattendu, qui l'arrachait aux félicités de l'illusion et le mettait aux prises avec l'implacable réalité, il essaya de répondre, de dire quelque chose, mais les paroles expiraient sur ses lèvres.

Le duc ne vit pas ou ne voulut point voir le trouble affreux de son fils, et c'est du ton le plus posé qu'il reprit:

—Il n'est pas besoin, j'imagine, mon fils, de vous apprendre le nom de la jeune fille que je vous destine, vous le devinez.»

Norbert ne répondit pas.

—Cette jeune fille, poursuivit M. de Champdoce, n'est autre que Mlle Marie de Puymandour. Vous la connaissez, vous l'avez vue; un dimanche même, en sortant de la grand'messe, étant avec vous, je lui ai adressé la parole. Eh bien!... ne m'entendez-vous pas? Répondrez-vous? Ne vous rappelez-vous pas!...

—Oui, mon père, balbutia le pauvre garçon, oui, je me souviens...

—Elle ne saurait manquer de vous plaire. C'est une fort jolie personne, grande, brune, assez forte, merveilleusement constituée pour nous donner des héritiers robustes. Ses yeux, ses cheveux et ses dents sont admirables. N'est-ce pas votre avis?...

—En effet, répondit Norbert, sans avoir, certes, conscience de ce qu'il disait, il me semble... je crois... Cependant, c'est à peine, si je l'ai regardée.

Le vieux gentilhomme eut un geste équivoque, très-digne d'un ancien favori du comte d'Artois.

—Jarnicoton? fit-il d'un air goguenard, je vous croyais plus convaincu. Enfin!... vous aurez tout le temps de l'examiner quand vous serez son mari.

Le duc avait fait mourir sa femme de chagrin; il avait réduit son fils unique aux derniers expédients du désespoir; mais que lui importait!... Ni la duchesse, ni Norbert n'avaient osé, de leur vie, élever une plainte ou hasarder une objection; donc il triomphait.

—Du reste, marquis, poursuivit-il, de votre mariage va dater une ère nouvelle. Votre équipage de rustre n'est plus de mise. Demain, nous nous rendrons à Poitiers, où je vous ferai habiller comme le doit être un homme de votre rang. Il s'agit de ne pas effaroucher cette péronnelle...

—Cependant, mon père...

—Attendez. Je vous abandonnerai un des appartements du château, et vous y passerez votre lune de miel. Vous tâcherez qu'elle dure le moins possible. En nous y prenant bien, nous amènerons vite votre jeune femme à nos habitudes. J'entends qu'avant un an, elle soit ce qu'elle devra rester, une bonne grosse fermière, prudente, économe, ayant l'œil à tout, mettant son bonheur et sa gloire à amasser une grosse fortune pour nos descendants. Quand elle en sera là, nous fermerons l'appartement; vous reprendrez votre veste de travail, et tout sera dit.

Ces incroyables prétentions n'étaient pas nouvelles, cent fois le duc les avait hautement exprimées, et cependant Norbert restait abasourdi, comme s'il les eût comprises pour la première fois.

—Cependant, mon père, commença-t-il sans trop d'hésitation, si Mlle de Puymandour ne me plaisait pas?...

—Eh bien?

—Si je vous priais de m'épargner un mariage qui ferait le malheur de ma vie?...

M. de Champdoce haussa les épaules.

—Propos d'enfant! répondit-il. Cette alliance me convient, et c'est assez...

—Mon père...

—Vous m'interrompez, je crois, et vous hésitez?...

Six mois plus tôt, Norbert eût courbé le front; mais, maintenant, il avait son bonheur à défendre. Il rassembla tout son courage et dit:

—Non, je n'hésite pas.

Accoutumé à l'obéissance passive de son fils, l'obstiné gentilhomme devait se méprendre au sens de cette réponse.

—A la bonne heure, reprit-il. Qu'un bourgeois, un garçon de rien, consulte son cœur et cherche le bonheur en ménage, rien de mieux. Mais pour un homme de notre nom, le mariage ne doit être qu'une affaire de raison. C'est, certes, une affreuse mésalliance que je vous propose, mais il faut en passer par là. Pour un homme, d'ailleurs, une mésalliance n'est rien. Le nom protège la femme comme un pavillon redouté couvre la marchandise. Vous épouseriez la dernière des filles de cuisine, que votre aîné n'en serait pas moins Dompair de Champdoce.

Il se promenait par la salle tout en parlant, gesticulant avec une véhémence extraordinaire.

—Du reste, poursuivit-il, je lui ai serré le bouton comme il faut, à cet imbécile de Puymandour. Savez-vous les conditions? Quinze cent mille livres espèces sonnantes, donation des deux tiers de sa fortune, dont il ne se réserve que l'usufruit. Et savez-vous ce qu'il possède. Cinq millions au moins. Cinq millions qui entrent dans notre maison, qui sont à nous!... Je vous verrai avant ma mort plus de six cent mille livres de rentes!

Son exaltation allait croissant de moment en moment, elle touchait à la démence.

Il saisit la main de son fils, et, la serrant à la broyer:

—Raison de plus, s'écria-t-il, pour se priver, pour économiser, pour amasser, pour hâter la restauration de notre maison. Songez-vous au magnifique avenir de nos descendants, si grands par la naissance et tout-puissants par la fortune?... Oh! mon fils, comment avec cette seule pensée ne pas réaliser gaîment des miracles d'abnégation!...

Il fit deux ou trois tours dans la salle, laissant échapper des exclamations incohérentes, et enfin, revenant à son fils:

—Voilà qui est entendu, fit-il. Demain, je vous conduis à Poitiers, je vous équipe, et dimanche nous dînons chez le Puymandour pour la présentation.

Norbert avait assez recouvré son sang-froid pour réfléchir, et son anxiété était horrible.

Quel parti prendre en cette extrémité?

—Attends! lui disait la raison, la ruse est l'arme du faible; Dauman trouvera quelque expédient.

Mais l'orgueil criait:

—Résiste! Hausse ton énergie à celle de ton amie; aurais-tu moins de courage qu'elle?

La voix de l'orgueil l'emporta.

Et, certes, il fallait un immense amour pour lui inspirer la résolution de résister à son père, pour lui donner l'audace d'une colère qu'il savait devoir être terrible.

Par doux fois, cependant, il ouvrit la bouche avant de pouvoir articuler une parole. Les forces physiques trahissaient sa volonté. Il étouffait; ses tempes battaient, il lui semblait qu'il avait un brasier dans les entrailles.

—Mon père, commença-t-il enfin, aller demain à Poitiers est inutile...

—Que dites-vous?... Que voulez-vous dire?

—Je ne saurais aimer Mlle de Puymandour, mon père, et... jamais elle ne sera ma femme!

Il y avait tant d'années que le duc de Champdoce voyait son fils à genoux devant ses moindres volontés, qu'il fut frappé de stupeur, comme pétrifié.

Il pouvait tout prévoir excepté cela.

Son esprit se refusait à concevoir et à comprendre ce qui lui paraissait un acte monstrueux de lèse majesté paternelle.

Il avait bien entendu, et cependant il doutait encore.

—Vous devenez fou, prononça-t-il enfin, et vous ne savez sans doute ce que vous dites.

—Je le sais.

—Réfléchissez, mon fils...

—Toutes mes réflexions sont faites!

On eût vraiment pu supposer que c'était chez Norbert un parti pris de blesser son père, de l'exaspérer, tant son attitude était provoquante, tant sa voix était brève et saccadée.

Mais ce n'était de sa part que maladresse involontaire.

N'ayant pas trop de toute sa puissance sur soi pour soutenir le rôle qu'il s'était imposé, il avait assez à faire à parler seulement, sans se préoccuper de ménagements habiles.

M. de Champdoce, lui, faisait visiblement tout au monde pour rester calme.

—Et vous espérez, reprit-il d'un ton de dédaigneuse pitié, que je me contenterai de cette réponse?

—J'espère que vous vous rendrez à mes prières.

—Vraiment!... J'aurai, moi, vieillard, moi, chef de famille, conçu un plan magnifique, digne de l'illustration de notre maison, je l'aurai mûri, j'aurai consacré ma vie entière à son exécution, je lui aurai tout sacrifié, et aujourd'hui, là, tout à coup, j'y renoncerais, parce que c'est la fantaisie d'un enfant, le caprice d'un misérable insensé!

Norbert ne comprenait que trop qu'il ne réussirait pas à vaincre l'implacable obstination de son père, qu'il ne parviendrait pas à l'émouvoir.

Cependant, il voulut tenter l'impossible.

—Non, mon père, commença-t-il, ce n'est pas par caprice que je vous conjure de me laisser ma liberté. N'ai-je pas toujours été un bon fils? Vous l'avez reconnu vous-même. Ai-je parfois discuté vos ordres! Vous me disiez: «Fais ceci,» je le faisais; «Va là,» j'y allais. Je suis le fils de l'homme le plus riche du pays, j'ai vécu comme le fils de nos ouvriers, me suis-je plaint? M'est-il arrivé de laisser échapper un murmure quand je travaillais à la terre à côté de nos valets de charrue? Commandez-moi ce qu'il vous plaira...

—Je vous commande d'épouser Mlle de Puymandour.

—Oh! tout, hormis cela. Je ne l'aime pas, je ne saurais l'aimer, je le sens, je le sais. Voulez-vous donc faire le malheur de ma vie entière? Par pitié! n'exigez pas cela de moi.

—J'ai dit, vous obéirez.

Autant eût valu prier un des blocs de chêne qui se trouvaient dans la salle.

Norbert le sentit, et se redressant, enragé de l'inutilité de sa tentative:

—Eh bien!... non, dit-il, je n'obéirai pas!

Répondre ainsi était de sa part de l'héroïsme.

Il connaissait son père et savait quelle épouvantable colère allait éclater.

Le duc, en effet, fort rouge d'ordinaire et haut en couleur, était devenu livide. Il semblait que tout le sang se retirât de sa face et même de ces petits vaisseaux sanguins qui rayaient sa peau hâlée comme autant d'égratignures.

—Jarnidieu! s'écria-t-il d'une voix formidable qui jadis eût fait rentrer Norbert sous terre, qui vous rend si hardi d'oser me résister en face?

—Le sentiment de mon droit.

—Depuis quand les fils refusent-ils d'obéir lorsque les pères commandent?

—Depuis que les pères commandent des choses injustes.

C'était plus que n'en pouvait supporter le due de Champdoce.

Il se précipita sur son fils, le bâton levé, en criant:

—Jarnitonnerre!... vous osez me braver!...

Pourtant il ne laissa pas retomber son bâton fourchu, arme terrible aux mains d'un homme de sa force, aveuglé par la fureur; il le lança loin de lui en disant d'une voix rauque:

—Non!... je ne frapperai pas un Dompair de Champdoce!

Qui saurait dire si l'attitude de Norbert ne lui imposa pas?

Cet adolescent, si timide la veille, n'avait ni bronché, ni seulement tressailli; il était resté sous la menace calme, les bras croisés, la tête haute.

A cette impassibilité, si froide qu'elle arrivait au dédain, le duc de Champdoce n'avait pu méconnaître son sang, et peut-être,—les sentiments à la même seconde sont si divers et si multiples,—peut-être son orgueil avait-il été flatté intérieurement.

Cependant, Norbert continuait à le regarder d'un air de défi.

—C'est ce que je ne saurais supporter, fit-il.

Et saisissant son fils par le collet, il le traîna, il le porta plutôt, jusqu'à une des chambres du second étage du château, et l'y poussa comme une chose inerte.

Puis, avant de refermer la porte à clé:

—Vous avez, prononça-t-il, vingt-quatre heures pour vous décider à accepter la femme que je vous destine.

—Jamais! répondit Norbert, jamais! jamais!

Cette dernière bravade était superflue; le duc ne pouvait l'entendre, il était déjà dans les escaliers. Norbert restait seul, prisonnier.

Il était seul, et il ressentait cette exquise et intense jouissance qu'on éprouve après l'accomplissement d'une action très dangereuse ou très pénible, ce qui en est la plus grande et la plus sûre récompense.

A cette heure, véritablement, il était digne de Mlle Diane, cette jeune fille si énergique; il l'avait en quelque sorte méritée, et en examinant tout ce qu'il venait de faire pour elle, ce qu'il avait osé et risqué, il l'aimait mille fois davantage.

Mais comment la voir, comment courir vers elle, lui tout conter? N'était-il pas enfermé?

Pourtant, il était urgent de la voir, prudent de la prévenir le plus tôt possible, afin qu'elle se mît en garde contre toutes les éventualités.

N'était-il pas également indispensable d'informer Dauman de cet événement inattendu, afin de savoir de cet habile et savant conseiller quelle conduite tenir en des conjonctures si graves?

Ces nécessités se présentèrent si vivement à l'esprit de Norbert qu'il forma le projet de fuir, de s'évader, ce qui ne devait pas être bien malaisé.

C'était, en tout cas, plus difficile qu'il ne l'avait supposé. La porte était en chêne plein, de plus d'un pouce d'épaisseur; il eût fallu une hache pour l'entamer. Quant à la serrure, puissante, énorme, elle semblait inattaquable.

Restait la fenêtre. Elle était à plus de quarante pieds du sol. Mais Norbert dit que sans nul doute on viendrait faire le lit pour la nuit, qu'il aurait ainsi deux draps à sa disposition, qu'en les nouant l'un à l'autre il obtiendrait ainsi un moyen de descente très suffisant.

S'échappant la nuit, avec l'intention de revenir avant le jour, il ne verrait pas Mlle Diane, mais il la ferait avertir par Dauman.

Ces résolutions prises, il s'étendit dans un des fauteuils de sa chambre, le cœur joyeux comme il ne l'avait pas eu depuis qu'il connaissait Mlle de Sauvebourg.

Entre son père et lui la glace était brisée, et, à son sens, c'était tout. Ce qui lui restait à faire lui paraissait bien peu de chose, comparé à ce qu'il avait fait.

—Et cependant, pensait-il, mon père doit être furieux.

Sur ce point, il voyait juste.

Jamais on n'avait vu au duc un visage si terrible. Au souper, où tous les gens mangeaient à la table du maître, il ne se trouva personne d'assez hardi pour prononcer une parole. Et cependant on savait qu'il y avait eu outre le père et le fils une altercation de la dernière violence, et toutes les curiosités étaient en éveil.

Le repas terminé, M. de Champdoce appela un vieux domestique de confiance, à son service depuis plus de trente ans.

—Jean, lui dit-il, M. Norbert est enfermé au second, dans la chambre jaune; en voici la clé, tu vas lui monter à souper.

—A l'instant, monsieur le duc.

—Attends. Tu passeras la nuit dans la chambre de M. Norbert. Qu'il dorme ou non, toi, tu ne fermeras pas l'œil. Il se peut qu'il veuille s'échapper: tu l'en empêcheras. S'il faut employer la force, tu l'emploieras, je te l'ordonne. Si tu n'étais pas le plus fort appelle... j'arriverai.

Cette précaution du duc de Champdoce anéantissait toutes les espérances de Norbert.

Plus d'évasion possible, maintenant qu'il était gardé à vue.

Il essaya bien de persuader à son geôlier de le laisser s'échapper deux heures jurant que même avant ce temps écoulé il reviendrait se constituer prisonnier: ses prières furent vaines aussi bien que les promesses et les menaces.

Elle ne peut retenir un cri d'effroi.
Elle ne peut retenir un cri d'effroi.

S'il se fût mis à la fenêtre, il eût pu voir M. le duc de Champdoce arpentant de long en large la grande cour qui précède le château.

Il marchait d'un pas saccadé, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, tout entier aux sombres calculs de son orgueil blessé.

Les paroles de Norbert, son attitude, ses regards, les expressions même dont il s'était servi, disaient à M. de Champdoce, lui affirmaient que, dans la vie de son fils, tout un côté existait qu'il n'avait pas soupçonné.

Quantité de circonstances futiles, négligées par lui à l'instant où elles s'étaient produites, se représentaient vives et nettes à son esprit, et étaient pour lui comme autant de révélations accablantes.

—Il y a une femme là-dessous, murmurait-il.

Cette conclusion ressortait des faits eux-mêmes. Il n'y a qu'une femme, pour s'emparer en si peu de temps de l'esprit d'un jeune homme, pour changer son caractère du blanc au noir.

—D'ailleurs, pensait le vieux gentilhomme, pour refuser si obstinément celle que je lui propose, il faut qu'il en aime une autre.

Mais quelle était cette femme, et comment la découvrir?

Demander à Norbert de la nommer, c'eût été folie, M. de Champdoce le comprit.

D'un autre côté, courir aux informations, ouvrir en quelque sorte une enquête lui répugnait formellement.

Une partie de sa nuit s'était passée à examiner et a rejeter les expédients qui se présentaient à son esprit, lorsqu'au matin une inspiration lui vint, qu'il jugea une faveur divine.

—J'ai Bruno! s'écria-t-il, j'ai le chien de Norbert. Par lui, je puis savoir les habitudes de mon fils, les maisons qu'il hante, arriver jusqu'à la femme que je soupçonne...

Ce système d'investigation était excellent.

Il avait observé que depuis la fermeture de la chasse Norbert ne quittait jamais guère le château avant une ou deux heures de l'après-midi, c'était un indice; il résolut d'attendre jusque-là.

Un peu rassuré par l'espoir du succès, il était calme comme à l'ordinaire quand il parut pour donner ses ordres. A midi comme d'ordinaire il se mit à table et fit monter le dîner du prisonnier en ordonnant une surveillance plus sévère que jamais.

Enfin, le moment favorable pour l'expédition était arrivé.

Il siffla Bruno, lequel habituellement ne le suivait pas volontiers, et, à force de caresses et d'agaceries, il parvint à l'entraîner jusqu'à l'extrémité de la grande allée de marronniers. C'était de ce côté que passait toujours Norbert.

Au bout de cette allée se trouvaient trois chemins s'éloignant dans diverses directions.

L'épagneul n'hésita pas. Il se lança sur celui de gauche, un chien qui sait parfaitement où il doit se rendre. Il ne le savait que trop.

Pendant un kilomètre environ il suivit le chemin, puis arrivé à un certain endroit, il se jeta brusquement dans les bois de droite, ainsi que son maître avait coutume de le faire.

Il allait, battant les taillis de droite et de gauche, mais il ne perdait jamais la direction, et M. de Champdoce n'avait aucune peine à le suivre.

Cette marche dura bien quarante minutes, et enfin Bruno déboucha sur le sentier de Bivron, à l'endroit précis où Norbert avait failli tuer Mlle de Sauvebourg.

Là, il commença par quêter en cercle, et ne trouvant rien il s'assit. Son œil intelligent semblait dire: attendons.

—Évidemment, pensa le duc, c'est ici que mes amoureux se rencontrent.

Il examina l'endroit, et il lui parut habilement choisi.

Le sentier, peu fréquenté, aboutissait des deux côtés à un village, le bois offrait une retraite sûre, enfin, grâce à la situation élevée, on pouvait apercevoir de loin le danger, c'est-à-dire un indiscret.

Cette dernière réflexion engagea M. de Champdoce à se cacher promptement.

Il était clair que si celle qui allait arriver au rendez-vous l'apercevait d'en bas, elle rebrousserait chemin au plus vite, et qu'il ne saurait rien.

Il rentra donc dans le bois et alla s'asseoir sur une couche moussue, au pied d'un bouquet de chênes.

La presque certitude du succès le mettait en belle humeur, et il s'applaudissait de sa pénétration.

A la réflexion le danger lui paraissait moins grand qu'il ne l'avait imaginé tout d'abord. De qui Norbert pouvait-il être épris? De quelque petite campagnarde ambitieuse et futée qui, jugeant ce garçon naïf et du bois dont on fait les dupes, avait conçu le projet de se faire épouser.

S'en défaire n'était qu'un jeu pour lui.

D'abord, il comptait l'effrayer si bien, que d'elle-même elle prêcherait la soumission à Norbert. Au pis aller, il s'adresserait aux parents, qui, sur sa seule injonction, éloigneraient leur fille.

Il soupçonnait quelque accroc à la réputation; mais, décidé à payer le dégât, il ne s'en inquiétait nullement.

M. de Champdoce en était là de ses réflexions lorsqu'il entendit japper joyeusement, en chien qui salue une personne amie.

—Ah! fit-il en se dressant, la voici!

Au même moment, les branches de la haie s'écartèrent, et Mlle de Sauvebourg franchit lestement le petit fossé.

Alors seulement elle reconnut M. de Champdoce et ne put retenir un cri d'effroi.

—Le duc!...

Elle se sentait perdue, en grand péril, du moins. Fuir!... Elle en eut la pensée, mais elle ne pouvait; elle chancelait, elle fut forcée de s'appuyer à un arbre.

Le vieux gentilhomme n'était guère moins étourdi qu'elle.

Attendre quelque gardeuse de vaches, et voir arriver la fille du marquis de Sauvebourg! Les bras lui tombaient.

Mais sa colère dépassait encore sa surprise. D'un coup d'œil il appréciait les modifications de la position.

S'il n'avait rien à craindre de la paysanne, il avait tout à redouter de la demoiselle noble. Les prétentions de l'une étaient ridicules, absurdes; les desseins de l'autre n'étaient que trop justifiables.

Et ici, nul recours à la famille.

Qui lui garantissait que le marquis et la marquise de Sauvebourg n'étaient pas d'accord avec Mlle Diane?

—Eh! eh!... commença enfin M. de Champdoce avec un mauvais rire, ma présence n'a pas l'air de vous ravir, ma chère enfant?

—Monsieur!...

—Bien, bien?... je comprends cela. On vient rejoindre le fils, on trouve le père, le désappointement est cruel. Cependant, n'en veuillez pas à Norbert, s'il n'est pas ici, le pauvre garçon, ce n'est certes pas sa faute!

Mlle de Sauvebourg n'était pas, il s'en faut, une jeune fille vulgaire.

Sous ces apparences charmantes, derrière ses yeux si beaux, se dissimulait une énergie qui ne le cédait en rien à celle de ce vieux gentilhomme au torse d'athlète.

Accablée un moment, elle eut bientôt repris tout son sang-froid, et si l'angoisse d'une catastrophe probable la déchirait, rien n'en paraissait sur son calme visage.

Bien que surprise en flagrant délit, pour ainsi dire, elle pouvait nier: tout mauvais cas est niable.

L'idée ne lui en vint même pas. Un désaveu de sa conduite lui eût paru une bassesse indigne d'elle. D'ailleurs, elle était trop bien blessée du ton goguenard de M. de Champdoce et de ses regards impertinents, pour ne pas se révolter, pour ne pas payer d'audace, quoi qu'il pût lui en arriver.

—En effet, monsieur le duc, répondit-elle, sans que le timbre de sa voix fût en rien altéré, c'est pour monsieur le marquis votre fils que je venais... Vous m'excuserez en conséquence de vous quitter.

Elle dessinait déjà une gracieuse révérence et s'apprêtait à se retirer, M. de Champdoce la retint doucement en lui prenant la main.

—J'aurais à vous parler, mon enfant, dit-il en s'efforçant de prendre le ton le plus paternel, et à vous parler sérieusement.

—Je vous écoute en ce cas, reprit Mlle Diane, avec autant d'aisance et de naturel que si elle eût été dans le salon de Sauvebourg.

—Savez-vous pourquoi Norbert manque au rendez-vous assigné!...

—Oh! je suppose bien qu'il aura quelque bonne et valable raison à me donner.

—Mon fils, mademoiselle, est enfermé dans sa chambre, gardé à vue par mes domestiques, lesquels ont ordre de s'opposer, même par la force, à toute tentative d'évasion.

Si rude que fût le coup, Mlle Diane eut le courage de se composer la physionomie compatissante d'une petite maîtresse apprenant un léger désagrément survenu à l'un de ses amis.

—Quoi! vraiment, fit-elle en minaudant, il est prisonnier? Oh! le pauvre garçon, que je le plains!

Le duc était consterné de ce qu'il qualifiait intérieurement d'effronterie sans exemple; consterné et furieux.

—Je puis vous dire, reprit-il en haussant le ton, je puis vous apprendre pourquoi je traite avec cette rigueur mon fils unique, l'héritier de ma fortune et de mon nom.

Ses yeux lançaient des éclairs, mais ils ne firent même pas vaciller le fin regard de Mlle de Sauvebourg.

—Dites!... monsieur le duc, répondit-elle nonchalamment.

—Eh bien! mademoiselle, puisque vous tenez à le savoir, j'ai trouvé pour Norbert une jeune fille dont un prince souverain envierait la main. Elle a votre âge à peu près, elle est belle, gracieuse, spirituelle, riche...

—Elle est très noble, sans doute?

Cette ironie fit bondir l'entêté gentilhomme.

—Quinze cent mille francs de dot, répondit-il durement, valent bien quelques merlettes ou même une tour d'argent sur champ d'azur...

C'étaient les armes des Sauvebourg. Le duc s'arrêta, pour mieux souligner sa méchanceté, et bientôt reprit:

—Outre cette fortune, elle a encore des espérances solides, qui ne sauraient lui échapper, et qui s'élèvent au triple ou au quadruple. Cette héritière, qui me convient à moi, mon fils prétend la refuser!... c'est ce que je ne tolérerai pas.

—Et vous aurez raison, monsieur le duc, si vous croyez vraiment que ce mariage doive assurer le bonheur de votre fils.

—Son bonheur!... Eh! que m'importe, si j'assure la suprématie de notre maison. Le nom avant tout. Tenez pour sûr que jamais un Dompair de Champdoce n'est revenu sur une décision prise, et j'ai décidé, moi, que Norbert accepterait la femme que je lui destine. Oui, jarnidieu! il l'épousera, de gré ou de force, je l'ai juré, je le veux, je le lui ai dit.

La souffrance de Mlle Diane était atroce, mais son indomptable orgueil la soutenait et la poussait en avant.

Étant, ou du moins se croyant sûre de Norbert, elle pensa qu'elle pouvait oser.

—Et lui, demanda-t-elle d'une voix railleuse, lui, que dit-il?

L'audace de cette question stupéfia si bien le duc, qu'il en demeura tout interdit.

—Lui! balbutia-t-il, cherchant pour sa pensée une forme qui ne fût pas trop brutale, lui!...

Mais l'attitude provocatrice de Mlle de Sauvebourg ne pouvait manquer de transporter hors de lui un homme si irascible.

—Norbert, reprit-il violemment, rentrera dans le devoir quand il me plaira de le soustraire à de pernicieuses séductions, et cela me plaît maintenant.

—Oh!

—Il obéira quand je lui aurai démontré que, s'il ignore le prestige de sa fortune et de son nom, il est des personnes qui le connaissent et qui l'envient. Être duchesse de Champdoce! C'est un rêve, cela. Mon fils n'est qu'un enfant, mais j'ai de l'expérience pour deux. Il cédera, quand je lui aurai montré la spéculation et l'intérêt, là où il n'avait vu, le fou! que pur amour et généreux dévouement. Je lui apprendrai ce qu'on doit penser de ces fières demoiselles, qui n'ont que la cape et l'épée, c'est-à-dire leur jeunesse et leurs beaux yeux, et qui courent le mari à leurs risques et périls et au grand dommage de leur réputation.

Mlle de Sauvebourg pâlit sous cet outrage, d'autant plus cruel que jusqu'à un certain point elle l'avait mérité et qu'il frappait juste.

—Courage! monsieur le duc, interrompit-elle d'un ton où la hauteur le disputait à la colère, poursuivez!... Insulter une pauvre fille qui ne peut se défendre, l'accabler, la railler, cela est noble et grand, et bien digne d'un gentilhomme!

M. de Champdoce haussa les épaules à ce sarcasme.

—Je pensais, répondit-il, m'adresser à celle dont les conseils ont poussé mon fils à la révolte. Me serais-je trompé? Vous avez un moyen bien simple de me mettre dans mon tort: décidez Norbert à se soumettre.

Elle baissa la tête sans répondre.

—Vous voyez donc bien, reprit le duc avec un nouvel emportement, que j'ai cent fois raison. Cependant, prenez garde, mademoiselle! je ne pardonnerais pas une obstination qui entraverait mes desseins. Réfléchissez-y, persister serait justifier d'avance les pires représailles. Vous êtes prévenue, assez d'amourettes comme cela!

Ce mot «amourettes,» souligné de la façon la plus injurieuse, acheva d'égarer la raison de Mlle Diane; en ce moment, elle eût sacrifié, pour se venger, son honneur, son ambition, sa vie même.

Oubliant toute prudence, jetant fièrement le masque, elle se redressa, la joue empourprée par la rage, les yeux étincelants de la haine la plus atroce.

—Eh bien!... oui! s'écria-t-elle d'une voix vibrante, avec un geste superbe de menace, oui, j'ai juré que Norbert serait mon mari... il le sera. Emprisonnez votre fils, monsieur le duc, livrez-le aux brutalités de vos valets, vous ne lui arracherez jamais un lâche consentement. Il résistera, parce que je le veux, et jusqu'à la mort, s'il le faut. Jamais son énergie doublée de la mienne ne faiblira...

Sans cesser de fixer le duc, Mlle de Sauvebourg avait reculé jusqu'au bord du fossé qui séparait le bois du petit soulier.

Là, elle s'arrêta, et lui adressant la plus ironique révérence:

—Croyez-moi, monsieur le duc, ajouta-t-elle, ménagez votre fils, et songez, avant d'attaquer mon honneur de jeune fille, que je serai un jour de votre famille. Adieu!...

Mlle Diane était loin déjà que le duc était encore à la même place, trépignant, gesticulant, jetant à tous les vents les plus affreuses imprécations, des menaces terribles et les plus grossières injures.

Certes, tandis qu'il passait ainsi sa colère, il se croyait bien seul. Il se trompait. Cette scène étrange avait eu un invisible témoin: Dauman.

Prévenu par un des domestiques du château de ce qu'il appela incontinent la «séquestration du jeune marquis,» le «Président» n'avait plus eu qu'une préoccupation: aviser Mlle Diane de ce grave événement.

Le malheur est qu'il n'avait, pour cela, nulle facilité. Il ne pouvait se présenter, de sa personne, à Sauvebourg, et pour rien, au monde il n'eut écrit une ligne.

Son embarras était donc fort grand, lorsque l'idée lui vint de courir au rendez-vous habituel des amoureux.

Connaissant le lieu et l'heure, il s'était mis en route à propos, et il était arrivé tout juste comme Mlle Diane apercevant le duc, laissait échapper un cri.

Ce cri avait mis Dauman sur ses gardes. Bruno vint bien le flairer, mais il était connu de l'épagneul; quelques caresses l'en débarrassèrent.

Alors, usant de précautions infinies, il avait réussi à se glisser, en rampant, jusqu'à un endroit d'où il ne perdait ni un geste ni une parole.

S'il se délectait des fureurs du duc, cet ennemi qu'il haïssait jusqu'au crime, il admirait et bénissait l'audace de Mlle Diane. Son énergie lui paraissait sublime, à lui qu'un seul regard du terrible gentilhomme eût couché à plat ventre dans la poussière. Jamais il n'avait osé rêver, pour servir ses lâches et ténébreux desseins, un si admirable caractère.

Au défi jeté en adieu par cette fière jeune fille, il fut si bien enthousiasmé, qu'il lui fallut presque se raisonner pour ne pas applaudir comme au théâtre.

Il est vrai que, dès qu'elle eut disparu, un souci pressant vint assaillir l'esprit alerte du Président.

Il comprenait que Mlle Diane, ayant brûlé ses vaisseaux et acceptant une lutte au grand jour, allait se trouver extraordinairement perplexe, et qu'elle ne manquerait, avant de rentrer à Sauvebourg, de passer chez lui le consulter.

—Or, se dit-il, si je veux profiter de sa colère pendant qu'elle est chaude encore, je dois me trouver chez moi pour la recevoir.

Et sans s'inquiéter désormais de donner l'éveil, il se releva vivement et détala comme un lièvre, longeant le bois pour aller chercher un chemin autre que celui de Mlle de Sauvebourg.

Ce mouvement dans la feuillée interrompit le furieux monologue de M. de Champdoce.

Il prêta l'oreille, et il lui sembla bien entendre des craquements de branches mortes à terre, et des pas qui s'éloignaient.

—Qui va là? cria-t-il en marchant vers l'endroit d'où était sorti le bruit.

Pas de réponse.

Il pouvait s'être trompé. Il appela Bruno, et du geste l'excita à se mettre en quête, l'animant de la voix:

—Cherche! cherche!

Bruno, qui savait à quoi s'en tenir ne se donna pas beaucoup de mouvement. Pourtant, il fit plusieurs fois le tour du buisson qui avait abrité Dauman, flairant de préférence à une certaine place.

M. de Champdoce s'approcha, et se baissant, il reconnut sur la mousse, et très distinctes les empreintes de deux genoux.

—On nous écoutait, pensa-t-il, très frappé de cette circonstance, mais qui?... Serait-ce Norbert qui s'est échappé?...

Ce soupçon, qui lui arracha un jarnidieu! terriblement accentué, le décida à regagner en toute hâte le château.

Il ne lui fallut pas vingt minutes pour faire un trajet qui d'ordinaire en exige le double.

Un garçon de ferme traversa la cour, il l'appela.

—Où est mon fils? demanda-t-il.

—Là-haut, notre maître.

Il porta à Norbert un coup terrible de son bâton.
Il porta à Norbert un coup terrible de son bâton.

M. de Champdoce respira. Norbert n'avait pas trompé la surveillance de son gardiens; ce n'était pas lui qui était aux écoutes dans le bois.

—Même, notre maître, ajouta le domestique de l'air le plus affligé, notre jeune maître est dans un état qui fait peine...

—Qu'a-t-il?

—Ah! voilà! Il voulait absolument se sauver. Jean a été obligé d'appeler à l'aide. C'est qu'il est terriblement fort, monsieur Norbert. A six que nous nous sommes mis pour le tenir, nous n'étions que bien juste assez.

—On ne lui a fait aucun mal, au moins?

Oh! pour cela, non. Il se serait pourtant jeté par la fenêtre, oui, sans nous. Il criait de toutes ses forces qu'il allait être absent deux heures, et qu'il lui fallait sortir qu'il s'agissait de son bonheur, de sa vie...

Trois heures! C'est à cette heure précise que Mlle Diane arrivait au sentier Bivron. Mais qu'importait cette circonstance touchante à un vieillard en qui le monstrueux épanouissement de l'idée fixe, avait étouffé jusqu'au dernier vestige de sensibilité!

C'est avec la raide impassibilité de l'homme qui s'imagine remplir un devoir sacré qu'il gravit les deux étages du château et alla frapper à la porte de la chambre où Norbert était prisonnier.

Jean, la domestique de confiance, vint ouvrir, et pendant une minute au moins, M. de Champdoce demeura immobile, sur le seuil, regardant.

La chambre était dans le plus affreux désordre. Tous lus meubles avaient été renversés, on le voyait; quelques-uns avaient été brisés et leurs débris jonchaient le parquet.

Un robuste valet de charrue était assis devant la fenêtre.

Sur le lit, Norbert était couché tout habillé, la figure tournée du côté du mur.

—Laissez-nous, dit enfin M. de Champdoce à ses domestiques, qui se retirèrent.

Puis, s'avançant vers le lit, et s'adressant à son fils:

—Levez-vous, Norbert, ajouta-t-il.

Le jeune homme obéit.

Plus encore que la chambre, ses vêtements trahissaient la lutte désespérée qu'il avait soutenue. Le col et le devant de sa chemise étaient en lambeaux. Une poche de sa veste avait été arrachée et pendait sur le côté.

Tout autre que M. de Champdoce eut été frappe de l'expression sombre et farouche de sa physionomie. La colère avait tuméfié sa face et contracté ses traits, ses yeux hagards avaient cet éclat extraordinaire qu'on observe chez les fous.

—Qu'est-ce que cela signifie? commença le duc de sa voix la plus rude, mes ordres ne suffisent plus, vous les méconnaissez! Il a fallu, en mon absence, employer la force pour vous retenir.

Norbert se taisait.

—Ainsi, mon fils, ce sont là les inspirations de la solitude? Quels sont donc vos projets, vos espérances?

—Je veux, je prétends être libre.

Si nette et si décisive que fût la réponse, M. de Champdoce ne voulut pas l'entendre.

—A votre résistance obstinée, reprit-il, j'avais cru reconnaître les perfides conseils d'une femme décidée à tirer profit de votre inexpérience, et qui, pour s'emparer plus sûrement de vous, caressait votre orgueil et vos passions mauvaises.

Il s'interrompit, attendant un mot; il ne vint pas.

—Cette femme, que je soupçonnais, poursuivit-il, je l'ai cherchée, et, comme bien vous pensez, je l'ai trouvée. J'arrive du bois de Bivron. Faut-il vous dire que j'y ai rencontré Mlle Diane de Sauvebourg?

—Et... vous lui avez parlé?

—Oui. Je lui ai dit ce que je pense de ces aventurières qui poursuivent de leurs agaceries les dupes qu'elles se proposent d'exploiter.

—Mon père!

—Quoi!... Vous seriez-vous laissé prendre aux beaux semblants d'amour de cette demoiselle? Je vous croyais plus perspicace. Ce n'est pas à vous, marquis, qu'elle en veut, la fine mouche, mais bien à notre fortune et à notre nom. Mais je suis là, moi, jarnidieu! et je lui ai appris, si elle l'ignorait, qu'il y a des maisons où on enferme les femmes qui détournent les jeunes gens!...

Une pâleur mortelle avait envahi le visage de Norbert.

—Vous lui avez dit cela!... fit-il d'une voix rauque. Vous êtes allé insulter la femme que j'aime, pendant qu'on me retenait ici. Ah! prenez garde!... je finirais par oublier que vous êtes mon père...

—Jarnitonnerre! hurla le duc, mon fils me menace!

Et fou de colère, aveuglé par le sang qui affluait à son cerveau, il porta à Norbert un terrible coup de son bâton fourchu.

Le pauvre garçon, par bonheur, avait reculé instinctivement. L'extrémité seule du bâton l'atteignit au-dessus de la tempe et glissa, en la déchirant, le long de la joue.

Ivre de fureur à son tour, il allait s'élancer sur son père, quand il s'aperçut que leurs mouvements dégageaient la porte restée ouverte; c'était la liberté, le salut.

D'un bond, il fut sur le palier, et, avant que le duc n'eût eu le temps de crier: Au secours! il courait à travers champs comme un fou...

VIII

Le chemin pris par le sieur Dauman pour regagner son logis était plus long de beaucoup que la route ordinaire suivie par Mlle de Sauvebourg.

Mais il n'avait pas eu le choix, tenant surtout à n'être pas aperçu de la jeune fille.

Il avait compté, pour la devancer, sur ses longues jambes, et il n'avait pas eu tort. Il n'était plus question de rhumatismes. On lui eût donné vingt ans, à le voir détaler à travers champs.

Quand il arriva à sa maison, il était à bout d'haleine, et la sueur, à larges gouttes, tombait de son visage. Mais il arrivait le premier. Mlle de Sauvebourg ne s'était pas encore présentée.

—Écoute, toi, cria-t-il à sa ménagère, à ceux qui te demanderaient si je suis sorti aujourd'hui, tu répondras que je n'ai pas bougé de mon fauteuil.

La vieille eût bien souhaité quelques explications, mais il lui imposa brutalement silence. Il n'avait pas de temps à perdre.

Rapidement il monta à son grenier, et d'un trou pratiqué dans la maîtresse poutre, et dissimulé avec un art merveilleux, il retira un flacon de verre noir, bouché à l'émeri, qu'il glissa dans sa poche.

Revenu à son cabinet, il l'examina un moment, ce flacon, avec un affreux sourire, et après s'être assuré que le contenu était intact, il le déposa sur son bureau, derrière des dossiers.

Cette besogne terminée, il respira. Il s'essuya le front, arbora son beau bonnet de velours et revêtit la loque sordide qui lui servait de robe de chambre.

Mlle Diane pouvait arriver, il était prêt.

Le malheur est que les minutes s'écoulaient, et qu'elle ne paraissait pas. C'était bien la peine de s'exposer à une bonne pleurésie!

L'inquiétude commençait à gagner Dauman. S'était-il donc trompé? Avait-il trop préjugé de l'implacable orgueil et de la sombre énergie de cette jeune fille?

Déjà, à plusieurs reprises, Dauman était allé à la fenêtre explorer la route; il avait tiré dix fois sa montre, il jurait à demi-voix, quand enfin on frappa légèrement à la porte du cabinet.

—Entrez!... cria-t-il.

C'était elle, c'était bien Mlle de Sauvebourg.

Elle s'avança lentement, et sans répondre aux civilités obséquieuses du «Président», sans paraître même s'apercevoir de sa présence, elle s'assit ou plutôt s'affaissa sur une chaise.

Intérieurement, Dauman triomphait. Il avait vu juste. La faiblesse de Mlle Diane lui expliquait son retard.

Mais cet abattement extrême ne pouvait durer. Grâce à un effort terrible, elle secoua la torpeur qui l'envahissait et se dressa.

—Président, commença-t-elle d'une voix brève, il me faut un conseil. Écoutez-moi. Il y a une heure, environ...

D'un geste désolé Dauman interrompit Mlle Diane.

—Hélas!... soupira-t-il, je sais tout!

—Vous savez...

—Que M. Norbert est prisonnier, oui, mademoiselle; que vous avez rencontré M. de Champdoce au bois de Bivron, oui encore. Bien plus, tout ce que vous a dit monsieur le duc, on me l'a rapporté.

Mlle Diane ne put dissimuler un mouvement de stupeur et d'effroi.

—On vous a rapporté!... balbutia-t-elle; qui?...

—Un bûcheron qui sort d'ici. Ah! les bois sont traîtres, mademoiselle. On cause tout haut, on donne la volée à ses secrets, on se croit seul, pas du tout; il y a une paire d'oreilles derrière chaque tronc d'arbre. Ils étaient quatre fagoteurs à vous écouter, et ils n'ont pas perdu une seule syllabe. Dès que vous avez eu quitté le duc, ils se sont séparés pour aller, chacun de son côté, semer la nouvelle dans le pays. J'ai bien fait jurer à celui que j'ai vu de se taire, mais bast! il est marié, il contera tout à sa femme. D'ailleurs, il y a les trois autres! Empêchez donc les langues d'aller leur train!

Il s'interrompit comme pour respirer, en réalité afin de juger de l'effet produit. Il avait lieu d'être satisfait. Une angoisse affreuse contractait les traits si beaux de la malheureuse jeune fille.

—Mais je suis perdue, alors, dit-elle, perdue...

Maître Dauman baissa la tête. C'était répondre.

Cependant, non, Mlle de Sauvebourg ne pouvait se rendre ainsi, sans combat.

Elle saisit le bras du «Président,» et le secouant rudement:

—Tout n'est pas fini!... s'écria-t-elle... Voici que Norbert atteint sa majorité, il résistera, je le veux; ne peut-on essayer...

—Quoi?

—Eh!... le sais-je moi! c'est vous qui devez le savoir. Que faire? Parlez; je suis prête à tout, puisque je n'ai plus rien à perdre. Non, il ne sera pas dit que ce duc de Champdoce m'aura humiliée, le lâche, et que je ne me suis pas vengée. Vous plaît-il de m'aider?...

Le «Président» semblait tout effrayé de la violence de sa cliente.

—De grâce, mademoiselle, interrompit-il, calmez-vous, parlez plus bas... Ah! vous ne connaissez pas M. de Champdoce, on le voit bien...

—C'est-à-dire que vous en avez peur!...

—Oui, mademoiselle, grand'peur, je n'en rougis pas. Ah! quel homme!... Quand il en veut à quelqu'un, il est capable de tout. Savez-vous qu'il a essayé de me faire casser le cou, à moi qui vous parle, pour me punir de l'avoir cité devant monsieur le juge de paix—il retira son bonnet—au nom d'un de mes clients! Aussi, quand on vient me trouver pour une affaire contre lui... serviteur.

Depuis ce jour où elle avait osé donner rendez-vous à Norbert chez Dauman, Mlle Diane avait revu et consulté souvent ce dangereux personnage, et en toute occasion, elle l'avait trouvé dévoué à ses projets, lui prêchant confiance et courage.

Elle devait donc être surprise et indignée du brusque revirement du «Président,» ne devinant pas sa manœuvre,—toujours la même pourtant.

—En d'autres termes, reprit-elle avec l'accent du plus profond mépris, après nous avoir poussés à nous compromettre, vous nous abandonnez au dernier moment.

—Oh!... mademoiselle, pouvez-vous croire...

—A votre aise, Président, Norbert me reste... il suffit!

Maître Dauman hocha mélancoliquement la tête.

—Prenez garde, mademoiselle, prononça-t-il; qui compte sur l'avenir compte deux fois. Savons-nous si, en ce moment même, monsieur le marquis ne répond pas Amen à toutes les propositions de son père?

C'était verser de l'huile sur le feu; le «Président» le savait bien. Il excellait en cet art d'exalter la passion par ses résistances calculées.

—Non!... s'écria Mlle Diane, supposer cela serait offenser Norbert. Lui, trahir... il se tuerait avant! Il est timide, c'est vrai; lâche, non. Avec ma pensée et son amour, il résistera...

Le sieur Dauman s'était laissé tomber sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, comme s'il eût été brisé par les émotions de cet entretien.

—Nous raisonnons froidement, dit-il, parce que nous sommes ici, libres, en sûreté. M. Norbert, lui, est prisonnier, exposé à toutes sortes de tortures physiques et morales, livré sans défense au caprice du plus méchant et du plus obstiné des hommes... Il est des heures de détresse où les caractères les plus solidement trempés faiblissent.

—Soit, vous avez raison. J'admets que Norbert m'ait abandonné, qu'il soit le mari d'une autre, que je reste moi, déshonorée, perdue, devenue la fable du pays! Et vous pensez que tout serait dit?...

—A la rigueur, mademoiselle, il vous resterait...

—Il me resterait la vie, Président, que je donnerais avec bonheur en échange d'une vengeance terrible!...

L'accent de Mme de Sauvebourg trahissait une si effroyable résolution, que le «Président» tressaillit; pour de bon, cette fois.

—Ce que c'est que de nous!... reprit-il après un moment. Voilà bien comme j'étais, moi, le soir du jour où, sur la dénonciation de M. de Champdoce, je fus mandé au parquet.—Il souleva sa calotte de velours.—Je ne savais que répéter, en montrant le poing à son château maudit: «Ah! il verra! il verra bien!...» Il n'a rien vu. J'ai cherché, je vous l'ai dit, des armes dans mon code...

—Oh! ce n'est pas là que j'en chercherais, moi.

—J'entends bien. Beaucoup comme nous ont fait ce serment de haine, qui n'étaient pas des poules mouillées. Ils disaient, avec des blasphèmes à faire tomber le coq du clocher: «Qu'il tremble, ce noble de malheur! un bon coup de fusil au coin d'une haie, à la brune, voilà ce qui l'attend.» Ils ont chargé leurs armes, ils sont allés à l'affût... et le duc se porte comme un charme.

Il soupira profondément, et poursuivit plus bas et comme se parlant à lui-même:

—Autant vaut pour eux que le cœur leur ait manqué. La justice veille, et pour elle un meurtre est un crime. Et pourtant, si les juges savaient quelquefois... si on examinait bien les circonstances!...

Qui sait de combien de misérables la mort de M. de Champdoce sauverait le bonheur!!!

Mlle de Sauvebourg pâlissait en écoutant ces lugubres lamentations. Chacune des paroles du «Président» trouvait en elle comme un écho et éveillait une détestable pensée. Sa conscience se troublait, la nuit se faisait pour ainsi dire dans son cerveau.

—Cependant, continuait Dauman, monsieur le duc vivra cent ans. Il est riche, il est puissant, il est honoré... Il s'éteindra doucement dans son lit, entouré de respect et d'hommages, il y aura foule à son enterrement, et monsieur le curé le recommandera au prône...

Depuis un moment, le «Président» avait repris derrière ses dossiers son flacon de verre noir, et il le tournait et retournait,—machinalement en apparence.

—Oui, ajouta-t-il, M. de Champdoce nous enterrera tous, à moins que...

Il déboucha le flacon et, avec précaution, fit glisser dans le creux de sa main une petite portion de son contenu.

C'étaient quelques grains d'une poussière très fine, blanchâtre, brillante, ou plutôt scintillante comme des cristaux microscopiques.

—Et voilà!... fit-il d'une voix sourde. Un peu de cette poudre, et personne ne craindrait plus ce terrible duc... On ne craint pas un homme qui est à six pieds en terre, sous une large pierre portant une belle épitaphe.

Il s'arrêta, son regard rencontra celui de Mlle Diane.

Pendant deux minutes, au moins, ils restèrent face à face, immobiles, frissonnants, la gorge serrée... Le silence était si profond qu'ils entendaient les battements précipités de leurs artères.

Ils se fixaient obstinément, chacun s'efforçant de descendre tout au fond de l'âme de l'autre; chacun voulant s'assurer, avant de prononcer un seul mot, que sa criminelle pensée était bien celle de l'autre.

C'était vraiment un pacte dont leurs yeux arrêtaient les conditions. Ils s'entendirent, car Dauman, à la fin, se décida à parler bien bas, comme s'il eût tremblé que le son de sa voix n'éveillât quelque danger.

—Cela ne fait pas souffrir, dit-il.

—Ah!

—Imaginez-vous un coup d'assommoir sur la tempe: voilà l'effet. Dix secondes et c'est fini. Pas un cri, pas une convulsion, pas un hoquet, rien...

—Rien.

—Et pas d'apprêts. Une pincée suffit. On la laisse tomber dans n'importe quel liquide, dans du vin ou dans du café de préférence, elle est dissoute avant d'arriver au fond du vase. Et rien ne trahit sa présence. Elle n'altère ni la couleur, ni la saveur, ni le parfum...

—Mais on cherche... on retrouve.

—A Paris et dans quelques grandes villes, quelquefois. Au fond des campagnes, rarement. Jamais nulle part quand il n'y a pas déjà des soupçons. Si on cherchait...

—Eh bien?

—On retrouverait et on constaterait les symptômes d'une apoplexie foudroyante. Il y a peut-être, en France, quatre médecins capables de distinguer une différence... et encore!

Mlle de Sauvebourg avait pris une chaise et s'était rapprochée de Dauman. Ils se parlaient d'oreille à oreille, pour ainsi dire, d'une voix brève et saccadée.

—D'ailleurs, reprit Dauman, ce n'est pas tout que de dire: «Il y a ceci là», il faut prouver qu'on l'y a mis, et chercher qui l'y a mis.

—Oui, peut-être...

—Il n'y a pas de peut-être. Les investigations seraient vite à bout. On ne trouve pas ce...

Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.
Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.

Il s'arrêta court, un mot lui était venu aux lèvres qu'il n'osait prononcer. Il toussa pour masquer son hésitation, et reprit vivement:

—Cette substance ne se délivre pas chez les pharmaciens. Elle est rare, difficile à préparer et à obtenir, extrêmement coûteuse... Si quatre ou cinq laboratoires en conservent quelques centigrammes à l'état pur, c'est uniquement pour les besoins de la science. Impossible d'imaginer que quelqu'un, en ce pays, en possède un atome. Où et comment aurait-on pu se la procurer?

—Cependant, vous...?

—Autre histoire. J'ai rendu, quand j'étais dans les affaires, un service signalé à un chimiste éminent, et il me fit présent de ce... produit de son art. Remontez donc à cette origine! Il y a dix ans de cela, et le chimiste est mort.

—Il y a dix ans!...

—Passés. Et cependant cette substance, précieusement conservée, n'a perdu aucune de ses précieuses propriétés.

—Aucune?

—Je m'en suis assuré il n'y a pas un mois. Un hasard; j'en ai délayé une pincée dans une jatte de lait, que j'ai présentée à un chien de forte taille. A la deuxième lampée, il roulait foudroyé.

Saisie d'une indicible horreur, Mlle de Sauvebourg se jeta violemment en arrière.

—Horrible!... balbutia-t-elle, horrible!

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres minces du «Président».

—Pourquoi, horrible? Ce chien avait été mordu, il pouvait devenir enragé, me mordre, et j'expirais dans les plus affreuses souffrances. N'est-ce pas un cas de légitime défense? Restons dans l'espèce. Plus dangereux que le chien, un homme s'apprête à m'assassiner moralement... je le supprime. Suis-je coupable? La loi dit oui et me condamne, mais ma conscience m'absout. Mieux vaut tuer le diable...

La main de Mlle Diane, violemment appliquée sur la bouche du «Président». arrêta brusquement l'exposé de ces monstrueuses théories.

—Écoutez! fit-elle.

On entendait dans l'escalier un pas pesant.

—Norbert!...

—Impossible! Est-ce que son père...

—C'est lui! répéta Mlle de Sauvebourg.

Et, arrachant des mains de Dauman le flacon de verre noir, elle le glissa dans l'ouverture de son corsage.

Mlle de Sauvebourg avait eu un éclair de seconde vue.

Si invraisemblable que cela dût sembler, ce pas lourd et mal assuré qui ébranlait l'escalier, c'était bien celui de Norbert.

Il parut, et sa vue arracha au «Président» et à Mlle Diane un même cri d'effroi.

Tout en lui trahissait quelque épouvantable catastrophe, tout: sa démarche automatique, ses yeux hagards, le sang mal essuyé qui couvrait son visage.

Dauman eut comme l'idée d'un crime.

—Vous êtes blessé, monsieur le marquis? demanda-t-il.

—Oui... mon père m'a frappé.

—Comment, c'est lui qui...

—C'est lui.

Mlle Diane, elle aussi, avait cru à quelque chose de pis; elle tremblait comme la feuille en s'approchant de Norbert.

—Permettez, disait-elle, que j'examine votre blessure...—elle lui prenait la tête entre ses mains, et se haussait pour mieux voir.—C'est là, n'est-ce pas? Tous les cheveux, au-dessus de la tempe, sont collés ensemble. Grand Dieu!... Un pouce plus bas!... Président, si on allait quérir un médecin? Donnez-moi toujours un peu d'eau fraîche et un morceau de toile...

Mais, malgré sa résistance, Norbert se dégagea et la repoussa.

—Nous nous occuperons de cette niaiserie plus tard, interrompit-il de ce ton tranchant et dur que donne aux hommes le péril bravé ou une grande résolution prise. J'ai évité le coup, un coup formidable, qui devait me coucher. Sans un mouvement instinctif, j'étais assommé sur place, par mon père...

—Par le duc? Pourquoi?... Que s'est-il passé?

—Il vous a offensée, Diane, et il a osé venir me le dire... s'en vanter... à moi! Par le saint nom de Dieu! me prend-il donc pour un bâtard! Ne sait-il pas que le sang de mes veines est le sien, le sang des Champdoce! A ses lâches insultes, j'ai répondu par des menaces, il a frappé...

Mlle de Sauvebourg fondait en larmes.

—Et c'est moi, balbutia-t-elle, c'est moi qui suis cause...

—Vous!... Vous lui avez peut-être sauvé la vie. Sans vous, Diane, j'aurais châtié ce suprême outrage. Me frapper de son bâton, moi, comme un laquais!... Votre souvenir m'a arrêté... j'ai fui, et jamais plus je ne passerai le seuil du château. On parle de la malédiction des pères, celle des fils doit aussi porter malheur. Mais le duc de Champdoce n'est plus mon père, je ne le connais plus... je veux l'oublier! ou plutôt, non... je veux me souvenir pour haïr et pour me venger.

De sa vie, maître Dauman n'avait éprouvé joie si pleine et si grande. Tous ses exécrables instincts s'épanouissaient délicieusement.

Certes, il avait été puissamment servi par les circonstances, mais enfin il pouvait s'enorgueillir d'avoir, par ses savantes combinaisons, préparé et hâté la dernière crise, maintenant imminente.

Le moment lui parut venu de prendre la parole.

—Enfin, monsieur le marquis, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon! Votre père a enfin commis une imprudence qui va lui coûter cher... Ah! monsieur le duc, pour un homme adroit, quel pas de clerc!... Nous vous tenons...

—Que voulez-vous dire?

—Simplement qu'il dépend de nous de secouer dès demain le joug paternel. Enfin, nous possédons les éléments d'une plainte!... Nous avons séquestration, menaces, violences avec l'aide de tiers, sévices graves, coups et blessures ayant mis la vie en péril... toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi! Un médecin va venir, qui constatera l'état de la tête et fera un rapport que nous garderons. Les faits sont-ils niables? Non. Nous produirons quantité de témoins. Pour ce qui est de la blessure, messieurs de la cour en peuvent distinguer l'affreuse cicatrice... Pour commencer nous introduirons un référé, à l'effet de voir dire que nous ne serons pas réintégré au domicile paternel. En même temps, requête: «Attendu que le duc de Champdoce prétend violenter nos sentiments les plus légitimes et les plus respectables, nous supplions humblement monsieur le président, etc., etc...,» comme il est dit au modèle 7 du formulaire... Ensuite, jugement qui nous émancipe, ou qui du moins...

—Assez! interrompit Norbert. Ce jugement me donnera-t-il le droit d'épouser qui bon me semble sans le consentement de M. de Champdoce?

Maître Dauman hésita. Dans son opinion, vu les circonstances et l'état mental du duc, Norbert pouvait arriver à obtenir de la justice l'autorisation de contracter une alliance honorable... Seulement, le dire, c'était conseiller la patience.

Il répondit donc hardiment:

—Non, monsieur le marquis.

—Alors, pas de plainte! Les Champdoce ont toujours lavé leur linge sale en famille, je ferai de même.

Le ton ferme de Norbert ne laissait pas que de surprendre le «Président».

—Si j'osais, commença-t-il, donner un conseil à Monsieur le marquis...

—Un conseil? Non. Mon partis est pris; mais j'ai besoin d'un service. Il me faudrait avant vingt-quatre heures, une grosse somme, une vingtaine de mille francs.

—On pourrait les trouver, monsieur le marquis, mais ce serait cher... bien cher!...

—Eh! que m'importe!

Mlle de Sauvebourg allait hasarder une objection, Norbert l'arrêta d'un geste.

—Ne me comprenez-vous donc pas, Diane? reprit-il avec la plus extrême agitation; ne devinez-vous pas mes projets? Ici notre vie ne peut être qu'un long martyre: un odieux caprice de nos parents nous sépare... Il faut fuir. Partons... je saurai bien trouver quelque retraite sûre où nous vivrons heureux et ignorés...

—Mais c'est de la folie! s'écria Dauman effrayé.

—Est-ce votre avis, Diane? demanda Norbert.

La jeune fille baissa la tête sans répondre.

—On vous poursuivrait, insista le «Président», on vous découvrirait infailliblement.

—Silence!... fit impérieusement Norbert.

Et, s'agenouillant devant Mlle de Sauvebourg, il lui dit d'une voix tremblante de la passion la plus vive:

—Est-ce vrai, Diane, que vous hésiterez à me confier votre vie, si je vous jure devant Dieu de vous consacrer mon existence entière, toutes mes pensées et tout mon être? Quand je vous le demande à genoux, à mains jointes, refuserez-vous de fuir?...

A la contraction des traits de Mlle de Sauvebourg, on devait croire qu'un violent combat se livrait en elle.

—Je ne puis, murmura-t-elle enfin, non, je ne puis.

D'un bond, Norbert se redressa.

—Ah! c'est que vous ne m'aimez pas! s'écria-t-il avec l'accent du désespoir. Fou que j'étais, quand je croyais... Vous ne m'avez jamais aimé.

Elle, cependant, levait vers le ciel ses beaux yeux noyés de pleurs.

—Tu l'entends, ô mon Dieu! disait-elle avec une expression sublime; il dit que je ne l'aime pas!...

—Alors pourquoi repousser notre seul moyen de salut?

—Norbert, mon ami...

—Je ne le comprends que trop... le monde vous fait peur; il y a les préjugés, l'opinion...

Il s'interrompit, accablé du regard de reproche que lui jetait Mlle Diane.

—Faut-il donc, reprit-elle, que je descende jusqu'à me justifier?... Que me parlez-vous de préjugés! Ne les ai-je pas défiés?... Ai-je craint de me montrer par les chemins, en plein jour, appuyée sur votre bras? Le monde!... il m'a jugée déjà, quoi que je fasse... Tout ce que nous avons dit, je pourrais sans rougir le répéter à ma mère; trouvez quelqu'un qui le croie. L'opinion! que peut-elle encore me prendre? Ne suis-je pas perdue de réputation, alors que jamais les bornes de l'austère pudeur n'ont été franchies? Quand on parle à Bivron de la demoiselle de Sauvebourg, on ajoute: «Ah! oui, la maîtresse du jeune marquis de Champdoce!»

Sa voix était si douce à la fois et si pénétrante, que Dauman lui-même était ému. Il sentait dans le coin de sa paupière ce picotement qui annonce une larme près de venir, quand il crut s'apercevoir que Mlle de Sauvebourg lui faisait un signe.

Il douta. Avait-elle donc la plénitude de son sang-froid? Était-ce supposable? Cet accent qui arrivait à une telle intensité d'émotion serait donc joué?

Norbert, lui, était transporté de colère.

—Qui parle ainsi? s'écria-t-il, qui ose prononcer votre nom autrement qu'avec un profond respect?

—Hélas! mon ami, tout le monde. Et demain, ce sera bien autre chose. Il y a quelques heures, pendant que votre père m'accablait de son mépris, quatre personnes, cachées près de nous, écoutaient...

—C'est impossible.

—Ce n'est que trop vrai, affirma Dauman, je le tiens d'un de ceux qui étaient cachés.

Cette fois, impossible de se faire illusion. Il n'y avait pas à se méprendre au coup d'œil que venait de lui lancer Mlle de Sauvebourg; elle lui ordonnait de sortir. Pourquoi ne pas obéir?

—Écoutez, fit-il... On m'appelle... excusez...

Et il sortit, refermant à grand bruit la porte derrière lui.

Il ne fallait pas moins que ce grand fracas de serrures, pour que Norbert remarquât le départ du «Président».

Il ne s'en sentit ni plus ni moins libre.

—Ainsi, reprit-il d'une voix sourde, le duc de Champdoce n'avait même pas eu cette vulgaire prudence, cette délicatesse banale de s'assurer que nul ne pouvait l'entendre! On écoutait!... Et lui ne se doutait pas qu'en vous outrageant comme il l'a osé faire, il se couvrait de honte, il se déshonorait!...

—Hélas!

—Quelle folie est donc la sienne! Notre désespoir présent ne lui suffit pas, il veut encore briser notre avenir... Qu'espère-t-il? Croit-il ainsi me forcer à accepter cette héritière qu'il m'a choisie, cette Marie de Puymandour que je hais sans la connaître!...

Mlle de Sauvebourg tressaillit: elle la connaissait, elle. Le duc ne lui avait pas dit le nom de la femme qu'il destinait à son fils. Ce nom devait rester gravé dans sa mémoire, comme s'il eut été imprimé au fer rouge dans sa chair même.

—Ah! murmura-t-elle, c'est Mlle Marie qu'on vous offre...

—Oui, elle... ou plutôt ses millions... S'il s'en trouvait une plus riche dans le pays, fût-elle la dernière des vachères, on me l'imposerait. Mais ma main se séchera et tombera en poussière avant que je la laisse tomber dans la sienne!... Vous l'entendez, Diane!...

Elle sourit tristement, et murmura:

—Pauvre Norbert!

Ces deux mots, ainsi prononcés, avaient une signification que le jeune homme ne pouvait pas ne pas comprendre.

—Vous êtes cruelle, reprit-il, pénétré de douleur. Qu'ai-je fait pour mériter cette injuste défiance? Avec quels serments dois-je jurer que je n'aurai jamais d'autre femme que vous?...

Mlle de Sauvebourg ne répondant pas, il crut voir comme une lueur dans ses ténèbres.

—Grand Dieu! s'écria-t-il, palpitant d'espérance, est-ce parce que vous doutez de moi que vous refusez de me suivre?

—Non, le doute ne m'arrêterait pas.

—Mais qu'est-ce donc alors, puisque vous méprisez les absurdes propos du monde? N'est-ce donc pas la liberté, le bonheur, que je vous propose? Qui vous retient?

Elle se redressa fièrement, et d'une voix ferme répondit:

—Ma conscience!

Norbert fut comme anéanti.

Jusqu'à ce moment, un merveilleux espoir le soutenait, lui faisait oublier l'injure reçue et sa haine, et voici qu'il lui échappait comme de l'eau qu'il aurait essayé de retenir entre ses mains.

Il comprenait que rien désormais ne serait capable de faire revenir Mlle Diane sur sa résolution.

Cependant elle continuait:

—Oui, ma conscience, dont je ne saurais étouffer la voix, ma conscience, qui jusqu'ici m'a donné le courage de marcher le front haut, en dépit des murmures que je recueille sur mon passage. En ce moment, elle me crie: «Arrête!» Je ne passerai pas outre. Si rude que soit mon devoir, et dût mon cœur se briser, je n'y faillirai pas, je ne vous suivrai pas...

Un spasme nerveux lui coupa la parole, mais elle le dompta, et reprit avec plus d'énergie:

—Seule au monde, j'hésiterais peut-être. Mais j'ai les miens, j'ai une famille où l'honneur est comme un dépôt sacré, dont chaque membre garde une portion dont il doit compte aux autres...

—Une famille qui vous sacrifie à un frère aîné!...

—Soit!... Je n'en aurai que plus de mérite! Où avez-vous pris que la vertu soit toujours facile?

Elle prêchait la révolte, et donnait l'exemple de la piété filiale!... Mais Norbert n'était pas en état d'apercevoir la contradiction.

—Mais ici, continua-t-elle, ma raison et ma conscience sont d'accord. Pour une jeune fille, sortir du cadre étroit des conventions sociales, c'est la mort. Vous cesseriez bientôt d'estimer celle que les autres mépriseraient...

—Me croyez-vous donc?...

—Je vous crois homme, mon ami. Admettez que je vous suivre aujourd'hui, et que demain on vienne vous apprendre que mon père, pour un propos sur mon compte, s'est battu en duel et a été tué... que ferez-vous?

Tant d'objections se présentaient à la fois à l'esprit du pauvre garçon qu'il resta court.

—Croyez-moi donc, reprit la jeune fille, fuyez... mais seul. La vie en ce pays, près de votre père, serait insoutenable... Il serait, je le sens, plus sage d'obéir, mais vous conseiller d'épouser... cette autre, est au-dessus de mes forces. Partez, mon ami, vous avez vingt ans à peine, il n'est pas de douleur que le temps n'efface... Vous m'oublierez je le veux!...

—Vous oublier!... s'écria Norbert; moi!...

Et saisissant le bras de Mlle de Sauvebourg il ajouta:

—Vous pourriez donc m'oublier, vous!

Il était si près d'elle, qu'elle sentait sur son visage son souffle brûlant.

—Moi, balbutia-t-elle; moi!...

Norbert se recula comme pour la mieux tenir sous son regard.

—Et si je partais, interrogea-t-il, que deviendriez-vous?

A cette question, Mlle de Sauvebourg parut perdre contenance. Un sanglot souleva sa poitrine, son énergie parut sur le point de l'abandonner.

—Moi, répondit-elle d'une voix douce et résignée comme devait l'être celle des martyres près d'entrer dans le cirque, moi je connais mon sort. Nous nous voyous en ce moment pour la dernière fois. Je vais rentrer à Sauvebourg... on doit tout savoir! Je trouverai mon père irrité et menaçant. Il me fera monter dans une voiture et... demain... je serai au couvent.

—Ah! jamais! Ne sais-je pas que ce serait pour vous une lente agonie; ne ma l'avez-vous pas dit?

Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.

—Ne buvez pas.
—Ne buvez pas.

—Oui, répondit-elle, mais il le faut, c'est le devoir... Pour me sauver à cette heure, il faudrait... un miracle, le consentement de votre père. Là-bas, je vivrai de nos souvenirs... Et d'ailleurs... quand le fardeau est si lourd qu'il vous écrase,

on le jette... Dieu ne saurait punir cela. L'agonie ne durera que ce que je voudrai...

Elle avait, tout en parlant, glissé sa main sous son corsage, et elle en sortait à demi le flacon de verre noir.

Norbert comprit.

—Malheureuse! s'écria-t-il.

Il voulut lui prendre le flacon, elle résista, elle se débattit, pourtant il parvint à s'en emparer.

Mais cette lutte parut avoir épuisé les dernières forces de Mlle Diane. Ses beaux yeux se fermèrent, sa tête se renversa, elle s'abandonna inerte entre les bras de Norbert qui, les cheveux hérissés, se demandait s'il n'allait pas recueillir son dernier soupir.

On l'eut dite expirante, et cependant elle murmurait encore quelques paroles d'une voix défaillante, mais pourtant distincte.

Elle conjurait Norbert de lui rendre ce flacon, sa liberté à elle. Puis, avec une admirable précision, elle donnait toutes les indications qu'elle tenait de Dauman.

—Oh! mon unique ami, disait-elle, rends-le moi... Cela ne fait pas souffrir... dix secondes... pas une plainte... une pincée dans du vin ou dans du café... On ne peut se douter de rien...

A cette pensée qu'elle voulait mourir, cette bien-aimée de son âme, et mourir parce qu'on la séparait de lui, et de quelle mort!.., Norbert sentait sa raison s'égarer.

—Diane, répétait-il, en se penchant vers elle, Diane!...

Mais elle poursuivait, comme dans le délire de la fièvre:

—Mourir!... après tant de divines espérances. Ah!... monsieur de Champdoce, vous êtes sans pitié!... Vous m'avez pris mon bonheur, il vous a fallu ensuite mon honneur de jeune fille, le présent et l'avenir... Maintenant il vous faut ma vie et vous me tuez... Grâce, monsieur le duc!...

Norbert poussa un cri terrible, un cri de haine et de rage, qui alla épouvanter Dauman dans son corridor.

Un exécrable projet venait d'éclater dans son cerveau.

Il souleva Mlle Diane et la déposa dans le fauteuil du «Président».

—Non, tu ne te tueras pas, disait-il d'une voix rauque, et je ne partirai pas...

Il la regarda une fois encore: elle avançait les lèvres, comme pour les tendre à ses baisers, elle murmurait son nom...

Eût-il eu sa raison encore, c'eût été la dernière goutte du philtre qui verse l'ivresse furieuse, folle.

—Tu seras à moi, murmura-t-il, et ce poison qui l'était destiné, sera le châtiment et la vengeance...

Et aussitôt, de ce pas raide et effrayant des malheureux en état de somnambulisme, il se retira...

Les pas de Norbert retentissaient encore dans le vestibule de la maison, que déjà maître Dauman s'était précipité dans son cabinet.

Il était blême, ce digne «Président», et ses dents claquaient.

Cette scène, dont il n'avait perdu ni un geste, ni une intonation, ni un clignement d'yeux, l'avait terriblement remué.

Mais il faillit tomber de son haut, lorsque, rentrant, il aperçut Mlle Diane, qu'il croyait trouver en syncope, debout devant la fenêtre, le front collé à la vitre, regardant s'éloigner Norbert.

—Quelle femme! murmura-t-il, quelle femme!

Norbert venait de quitter la grande route. Mlle de Sauvebourg ne pouvait plus l'apercevoir, elle se retourna.

Elle était pâle sans doute, mais non extrêmement. Ses paupières étaient rouges et gonflées, mais l'orgueil de la victoire éclatait dans ses yeux.

—Demain, Président, dit-elle, demain je serai duchesse de Champdoce!

Il était à ce point abasourdi, que lui, l'orateur de Bivron, il ne trouvait pas une syllabe.

—A moins, cependant, ajouta Mlle Diane, que tout ne se découvre ce soir.

Le sieur Dauman sentit un frisson courir le long de sa maigre échine. Elle disait cela d'un ton!... Brrr!...

Pourtant, à tout hasard,—il faut tout prévoir,—il essaya de poser la base d'un futur système de défense.

—Je ne vous comprends pas, mademoiselle, balbutia-t-il, que peut-on découvrir, que voulez-vous dire?...

Elle lui lança un regard si écrasant de mépris et d'ironie qu'il en fut attéré, et que les mots expirèrent dans son gosier.

Il reconnaissait son erreur. Il avait cru jouer avec Mlle Diane, comme le chat avec la souris, et pas du tout, c'est elle qui s'était jouée de lui. Il avait été sa dupe.

—Le succès semble infaillible, reprit-elle, seulement... Norbert est maladroit.

Avec une tranquillité affectée, presque incroyable, après toutes les émotions qu'elle avait subies coup sur coup depuis le matin, elle rajustait sa coiffure un peu dérangée et redonnait à sa robe ses plis gracieux.

Quand ce fut fini, après un dernier coup d'œil au miroir du «Président»:

—On doit s'inquiéter de mon absence à Sauvebourg, dit-elle, il faut que je rentre...

Et d'un ton où perçait, en dépit de sa puissance sur elle-même, ses mortelles angoisses et les affreuses appréhensions qui l'agitaient, elle ajouta:

—Ah! les heures seront longues, cette nuit!... Que ne sommes-nous à demain!... Tout sera décidé quand nous nous reverrons, Président!... Allons... adieu!

Tout cela avait été si rapide, si inattendu, que le sieur Dauman se demandait s'il n'avait pas rêvé.

Mais non. Il était bien éveillé. Et avant de s'éloigner, Mlle de Sauvebourg lui avait, comme à dessein, jeté une inquiétude qui grandissait de minute en minute, qui le peignait et l'étreignait, qui l'obsédait comme ces spectres grimaçants qui, dans les nuits de cauchemar, viennent s'asseoir sur la poitrine, et dont le poids imaginaire étouffe.

Ces trois mots: «Norbert est maladroit» étaient comme une meule oscillant au-dessus de sa tête et près de l'écraser.

Si grande devint sa terreur qu'un instant il délibéra s'il ne courrait pas jusqu'au château de Champdoce, pour prévenir... Mais c'était aller au-devant d'un péril certain!

Il s'affaissa sur son fauteuil, et les coudes sur la tablette de son bureau, le front entre ses mains, il essaya de se remettre, de réfléchir.

Peut-être tout s'accomplissait-il en ce moment même? Où était à présent Norbert, que faisait-il?

Norbert remontait alors le chemin d'exploitation qui conduit à Champdoce, entre deux rangées de noyers.

Toute faculté de raisonnement était abolie en lui, et cependant il croyait raisonner. L'ivresse la plus furieuse a son discernement particulier. Ceux qui ont approché les fous savent avec quelle stupéfiante lucidité ils tirent d'une imagination absurde des déductions logiques.

Les ténèbres qui enveloppaient son esprit laissaient en pleine lumière sa résolution. Il voyait très clairement comment il en viendrait à ses fins.

Tous les gens de Champdoce, et Norbert comme eux, buvaient du vin récolté dans les environs, très sain, mais grossier. Le duc, pour son usage particulier, s'en réservait d'une qualité meilleure, qu'il tirait de ses propriétés du Médoc.

Le vin du maître, comme on disait au château, lui était servi dans une grosse bouteille, qu'après chaque repas on plaçait sur une des planches de la salle commune, à la portée de tous, et sans danger, car personne n'eût osé y toucher.

Norbert pensait à cette bouteille; il la voyait sur sa planche. Quand il entra dans la cour du château, plusieurs serviteurs qui s'y trouvaient, occupés à charger des charrettes de paille, interrompirent leur besogne pour le regarder curieusement.

Ils savaient tous les événements de tantôt: que M. de Champdoce avait voulu assommer son fils, et que celui-ci s'était enfui en le maudissant.

Naturellement, ils prenaient parti pour Norbert. Mais sa présence les emplissait d'étonnement, car ils avaient pensé qu'on ne le reverrait pas de longtemps à Champdoce.

Lui, sans prendre garde à eux, marcha droit à la salle commune. Elle était déserte. Il eut un soupir de satisfaction.

Alors, mû par un instinct de prudence qu'on n'eût pas attendu de son égarement, il alla ouvrir successivement toutes les portes, afin de s'assurer que nul ne l'épiait. Il se pencha même aux fenêtres.

Il était bien seul!

Aussitôt, avec une rapidité extrême, et une prodigieuse précision de mouvements, il atteignit la bouteille, la déboucha avec ses dents, et y fit glisser, non une pincée, mais deux ou trois de la poudre du flacon.

Il agissait mécaniquement, pour ainsi dire, sans conscience de ses actes, comme si une volonté autre que la sienne eût disposé de ses membres.

Mais il ne négligea rien.

A deux ou trois reprises, il retourna la bouteille et l'agita, pour hâter la dissolution, sans brusquerie, toutefois, crainte de troubler le vin ou de provoquer une mousse suspecte.

Quelques atomes de la poudre étaient restés attachés au goulot de la bouteille, il les essuya minutieusement, non avec une des serviettes qui se trouvaient sur le dos d'une chaise, car il redoutait quelque accident, mais avec son mouchoir de poche.

Tout fut terminé on moins d'une minute.

Il remplaça la bouteille sur la planche, et alla s'asseoir dans un coin, attendant...

M. le duc de Champdoce arpentait alors rageusement la grande allée de marronniers.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, cet homme entêté, jusqu'à l'absurde, ce despote regrettait un de ses actes, et se repentait.

Non, assurément, à cause de l'acte en lui-même, il estimait que Norbert méritait, et au-delà, le châtiment qu'il lui avait infligé, mais en raison des conséquences possibles, sinon probables.

Les considérations qui avaient frappé Dauman, l'apôtre du Code, se présentaient à son esprit comme autant de cuisants remords.

Il apercevait tous les éléments d'une plainte au parquet. Quels en seraient les résultats? Oh! il ne s'abusait pas. Il savait que pour beaucoup de gens sa façon de vivre présentait un caractère très accusé de monomanie.

Le tribunal une fois saisi de l'affaire ne lui enlèverait-il pas toute autorité sur son fils? C'était à supposer. Qui sait? on lui contesterait peut-être jusqu'à l'exercice de son influence morale.

L'idée de recourir à la justice ne viendrait pas à Norbert, pensait-il; mais manquait-il de complaisants pour la lui souffler?

Toutes ces réflexions enflammaient sa colère, mais lui démontraient en même temps l'absolue nécessité de dissimuler, d'agir désormais avec une prudence extrême.

Il ne renonçait pas à ses vues sur Mlle de Puymandour non, il eût renoncé à la vie plutôt; mais il se résignait, pour atteindre son but, à substituer la ruse à la violence.

L'important, le difficile aussi, était de ramener Norbert. Consentirait-il à revenir sous le toit paternel?

Il ne serait pas fort malaisé ensuite de l'amadouer et de lui faire oublier, à force de cajoleries, l'odieuse scène.

Il en était là quand on vint le prévenir en hâte de la rentrée de Norbert. On ne pouvait lui annoncer plus agréable nouvelle.

—Je le tiens! pensa-t-il.

Et lestement il gagna le château.

Quand il rentra dans la salle commune, Norbert, oubliant son respect accoutumé, ne se leva pas.

Cette infraction aux règles de l'étiquette domestique frappa beaucoup le duc.

—Jarnicoton! pensa-t-il, est-ce que mon drôle se croit déjà affranchi de tout devoir?

Mais il ne laissa rien paraître de l'inquiétude que lui causa cette petite circonstance. D'ailleurs, le sang qui couvrait encore le visage de son fils lui causait une certaine impression.

—Norbert, mon ami, demanda-t-il, souffrez-vous? Pourquoi n'avez-vous pas fait panser votre blessure?

Il attendait une réponse, elle ne vint pas.

—Pourquoi ce sang encore à cette heure? poursuivit-il, est-ce un reproche? Il n'en était pas besoin, mon fils, pour me faire déplorer mon emportement, ma... violence de tantôt.

Norbert ne répondait toujours pas, et ce silence, outre qu'il désappointait fort M. de Champdoce, l'embarrassait terriblement.

Le personnage qu'il faisait était si nouveau pour lui, il s'imposait une contrainte si extraordinaire, qu'il ne savait plus quelle attitude prendre, ni quelles paroles prononcer.

En cette extrémité, bien plus pour se donner une contenance que parce qu'il avait soif, il prit sur un dressoir un verre qu'il posa sur la table, et, atteignant sa bouteille, il le remplit à demi de vin.

Un frisson d'horreur secoua Norbert de la nuque aux talons.

—Voyons, mon fils, reprit le duc, quelles excuses doit vous faire votre père? Parlez, un homme s'honore en reconnaissant ses torts.

Il avait pris le verre, et machinalement il l'élevait à la hauteur de l'œil.

Norbert ne respirait plus; il lui semblait que le vide se faisait autour de lui.

La tête lui tournait, il entendait comme des détonations à ses oreilles, son estomac se soulevait, ses veines charriaient des torrents de lave... Pourtant il ne broncha pas.

—Il est cruel, continuait le duc, il est douloureux de s'humilier devant son fils... et de s'humilier inutilement.

En vain Norbert détournait la tête... il voyait.

M. de Champdoce flairait le verre; il l'approchait de ses lèvres; il allait boire... Non! Norbert ne put supporter cela.

D'un bond il fut sur son père, et, lui arrachant le verre des mains, il le lança par la fenêtre, en criant d'une voix terrifiante:

—Ne buvez pas!...

Le mouvement de Norbert, sa physionomie, sa voix, valait toutes les explications.

Une épouvantable lueur éclaira le duc.

Ses traits se décomposèrent, sa face s'empourpra, ses yeux s'injectèrent de sang, il ouvrit la bouche pour parler, il n'en sortit qu'un râle sourd, il étendit les bras, battit l'air de ses mains et tomba raide, à la renverse, heurtant de la nuque l'angle d'un lourd dressoir de chêne.

Norbert s'était précipité dehors.

—Au secours! criait-il; à moi!... J'ai tué mon père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IX

Tout ce qu'avait pu dire M. le duc de Champdoce de la soif d'anoblissement qui ardait M. de Puymandour et tout ce qu'il pensait encore était bien au-dessous de la triste et bouffonne réalité.

Pauvre homme!

Il était heureux autrefois, quand le nom de Palouzat, qui était le nom de son père, un honnête homme, suffisait à son ambition.

Alors, il avait une importance incontestable.

Ses grands revenus le plaçaient à cent piques des hobereaux envieux et besoigneux qui faisaient la cour à ses écus.

On respectait en lui l'homme qui avait su amasser honnêtement une immense fortune.

On l'estimait et on l'aimait pour ses qualités sérieuses, sa délicatesse et la sûreté de ses relations. Personne ne songeait à lui contester un rare bon sens, et même un esprit dont les saillies méridionales ne manquaient pas de brillant.

Tout ce prestige s'évanouit le jour où la fatale idée lui vint de signer au bas d'une invitation à dîner: Comte de Puymandour.

De ce moment ses misères et ses tribulations commencèrent.

Entre la noblesse, qui le raillait et refusait de le reconnaître pour sien, et la bourgeoisie qui, ne voulant pas de lui, se moquait de ses prétentions, il se trouva comme un volant entre deux raquettes, renvoyé, rejeté, ballotté, bafoué.

Comme de raison ses déboires irritèrent sa manie.

On contait, en se tenant les côtes, la légende des complaisances auxquelles il se résignait, uniquement pour se faire tolérer de l'aristocratie poitevine.

Et que de mauvais compliments digérés, de camouflets empochés, de couleuvres avalées!... Dieu seul et lui en savaient le compte.

C'est dire de quelle ardeur incomparable il souhaitait le mariage de sa fille et du fils de haut et puissant seigneur Dompair duc de Champdoce.

Il avait sacrifié le tiers de sa fortune à l'honneur de cette alliance, il l'eût donné entière pour cette perspective de faire sauter sur ses genoux un vrai duc ayant dans ses veines du sang des Palouzat mêlé à celui des héros des croisades.

Puis, le mariage mettrait un terme à ses maux. Son gendre saurait bien imposer silence aux railleurs et le faire accepter.

Tout cela lui semblait si beau, qu'il s'était bien gardé d'en souffler mot à qui que ce fût. Une déconvenue eût encore ajouté à son fonds de ridicule, déjà considérable.

Il avait même poussé la prudence jusqu'à ne rien dire à sa fille. Les femmes sont si indiscrètes!

Le lendemain seulement du jour où il eut la parole définitive du duc de Champdoce, M. de Puymandour songea à prévenir sa fille.

D'obstacle, il n'en apercevait point.

Comment sa fille ne serait-elle pas ravie, lorsque, lui, il était aux anges!

C'était au matin, dans une pièce trop richement décorée, qu'il appelait sa bibliothèque, qu'il prenait cette détermination.

Il sonna; un domestique parut.

Mademoiselle Marie entra...
Mademoiselle Marie entra...

—Allez, lui dit-il demander à la femme de chambre de Mlle Marie, si mademoiselle peut me recevoir et m'accorder un moment d'entretien.

C'est de l'air le plus solennel qu'il donna cet ordre étrange, lequel ne parut nullement surprendre le domestique.

Les relations entre le père et la fille étaient ainsi réglées.

Depuis longtemps, M. de Puymandour avait adopté pour son intérieur une étiquette que les railleurs disaient empruntée à la cour d'une vieille archiduchesse.

Moins de deux minutes après la sortie du domestique, on gratta à la porte de la bibliothèque.

Il cria: «Ouvrez!» et tout aussitôt Mlle Marie entra et, se jetant à son cou, lui appliqua sur les joues deux bons gros baisers sonores.

Ces embrassades ne le charmèrent pas, il s'en faut. Peut-être lui paraissaient-elles peu nobles, et digne tout au plus de gens du commun.

Il se dégages assez brusquement, et, fronçant les sourcils:

—Pourquoi vous déranger, Marie, prononça-t-il, lorsque je vous faisais prier de m'attendre chez vous?

—Eh! cher père, parce que c'est plus naturel et surtout plus vite fait. Voyons, ne te fâche pas.

M. de Puymandour disait: vous, à sa fille; elle lui disait: tu, en dépit de ses fréquentes remontrances à ce sujet. Ce tu vulgaire l'affligeait.

—Toujours la même chose!... Quand donc prendrez-vous le ton et la gravité qui conviennent à une personne de votre nom et de votre rang?

Et d'un air de mauvaise humeur il se jeta sur un divan en murmurant après les jeunes filles inconsidérées qui n'ont nul souci de la dignité.

Mlle Marie le regardait en souriant un peu, oh! bien peu, en fille qui, si elle sent les ridicules de son père, ne les juge pas et surtout les excuse.

Elle était ravissante ainsi, et le duc de Champdoce n'avait pas flatté le portrait qu'il faisait d'elle à Norbert.

Pour être toute différente de la beauté de Mlle de Sauvebourg, la beauté de Mlle Marie n'en était pas moins éblouissante et rare.

Sa taille assez élevée, était divinement prise, et sa démarche avait cette grâce un peu nonchalante qui est une séduction des femmes des contrées méridionales.

En elle, ce qui imposait surtout l'attention, c'était le contraste de ses grands yeux noirs veloutés, et de sa peau unie et rosée comme les pétales des roses-thé. Pour ses cheveux, d'un noir bleu, quelle que fût la mode, elle les tordait et les fixait, comme au hasard, assez haut sur la nuque, et les femmes ne pouvaient qu'admirer et envier.

Mais ce qu'elle avait, ce que n'avait pas la fière Diane, c'était une âme tendre, capable de tous les dévouements, une angélique douceur qui même dégénérait en faiblesse, et une disposition naturelle à se trouver heureuse, pourvu qu'elle se sentit aimée.

—Voyons, père, reprit-elle, quand elle crut que M. de Puymandour avait assez exhalé son dépit, ne me gronde pas. Tu sais bien que la marquise d'Arlange m'a donné cet hiver des leçons de dignité. Je te jure que je m'exerce en secret, et tu seras intimidé toi-même quand je prendrai mon grand air...

M. de Puymandour haussa les épaules.

—Voilà bien les femmes!... dit-il, ces êtres frivoles et légers, pour qui les intérêts les plus graves sont textes à plaisanteries. Vous raillez, Marie, et moi je me demande avec anxiété si vous saurez porter le poids des hautes destinées que vous prépare mon affection.

Il se leva et alla s'adosser à la cheminée, une main dans l'ouverture de son gilet, l'autre prête pour le geste, ce qui était sa pose de prédilection quand il méditait un effet oratoire.

—Prêtez-moi toute votre attention, ma fille, commença-t-il. Vous avez eu dix-huit ans le mois passé; le moment est venu de songer à votre établissement. J'ai à vous annoncer une grande nouvelle... Ou m'a demandé votre main.

Mlle Marie baissa la tête, espérant ainsi cacher sa confusion.

—Avant de rien décider sur un sujet si grave, continua M. de Puymandour, j'ai longtemps réfléchi... Je me suis entouré de tous les renseignements propres à m'éclairer... J'ai tenu à m'assurer que l'alliance qu'on nous proposait présentait bien, pour vous, toutes les garanties humaines du bonheur..... On ne saurait espérer ni même rêver mieux. Le jeune homme est de peu d'années plus âgé que vous, il est bien de sa personne, sa fortune est considérable, il a de la naissance, il porte le titre de marquis...

—Il vous a donc fait parler? interrompit Mlle Marie, non sans un tremblement dans la voix.

—Il?... Qui: Il?

—Lui!

M. de Puymandour était stupéfait.

—Qui: Lui?

—M. Georges de Croisenois.

Ce nom arracha à l'ancien négociant en laines un juron qui n'avait rien d'aristocratique.

—Que me parlez-vous de Croisenois! s'écria-t-il. Qu'est-ce que ce marquis de Croisenois? Serait-ce ce freluquet à petites moustaches que j'ai vu tourner autour de vos jupes cet hiver?

La pauvre jeune fille était toute décontenancée.

—C'est lui, oui, mon père, balbutia-t-elle.

—Eh bien!... pourquoi voulez-vous qu'il m'ait demandé votre main? Quelles raisons avez-vous de supposer qu'il me l'a demandée? Vous le connaissez donc?

—Mon bon père...

—Il n'y a pas de bon père ici, mademoiselle. Dans le fait, il me semble avoir vu ce prestolet vous parler avec une animation... Il a peut-être osé vous dire qu'il vous aimait!...

—Je jure sur...

—Assez! Du moment où vous jurez, c'est que mes présomptions sont justes. Ma fille, une Puymandour, écoute des déclarations et ne me prévient pas! Morbleu! il vous a peut-être aussi écrit, ce faquin!...

Elle était incapable d'un détour; elle garda le silence; sa physionomie avait l'expression la plus suppliante.

—Vous vous taisez, poursuivit M. de Puymandour, donc j'ai deviné... Qu'avez-vous fait de ces lettres?

—Je les ai...

—Silence! Vous les avez soigneusement conservées, cela va de soi. Mais on ne me trompe pas; je veux les voir, où sont-elles?

—Mon père, je le promets...

—Ces lettres!... interrompit M. de Puymandour d'une voix formidable, où sont-elles? il me les faut, je les veux. Je les aurai quand je devrais faire fouiller toute la maison!...

Contre une telle colère, la pauvre fille était sans force.

Ces lettres chéries, si précieusement conservées, elle les livra.

Il y en avait quatre, réunies et attachées avec une petite faveur bleue. Il en prit une au hasard et commença de lire à haute voix, entremêlant sa lecture d'invectives et d'exclamations:

«Mademoiselle,

«Bien que je ne redoute rien tant que de vous déplaire, j'ose encore, et malgré votre défense, vous écrire. Pardonnez-moi... J'apprends que vous êtes sur le point de quitter Paris pour plusieurs mois.

«J'ai vingt-quatre ans, je suis orphelin et maître de mes actions, j'appartiens à une grande et honorable famille, ma fortune est considérable, et... je vous aime du plus profond et du plus respectueux amour.

«Je viens vous supplier de m'autoriser à demander votre main à M. de Puymandour.

«Mon grand-oncle M. de Sairmeuse, qui a l'honneur de connaître monsieur votre père, serait près de lui mon répondant et mon interprète à son retour d'Italie, ou il est encore pour trois ou quatre semaines au plus.

«Daignez m'excuser, mademoiselle, etc.»

M. de Puymandour avait de l'esprit, mais pas assez de tact pour reconnaître que la sécheresse de cette lettre était une délicatesse de celui qui l'écrivait.

—Joli! s'écria-t-il, très joli! Peste! il n'y va pas par quatre chemins, ce monsieur! Ce billet me dispense de lire les autres... Et vous, qu'avez-vous répondu?

—Qu'il devait s'adresser à toi, mon bon père.

—Vraiment!... C'est bien de l'honneur, en vérité. Et vous avez pu croire que j'accueillerais comme cela, tout d'un coup, les prétentions de cet étourneau! Ah çà! vous l'aimez donc!...

Elle détourna la tête sans affectation; ses larmes, qu'elle s'était efforcée de retenir, jaillissaient.

Cet aveu—c'en était un—exaspéra M. de Puymandour.

—Vous l'aimez!... reprit-il d'une voix éclatante, et vous avez l'audace de me l'avouer! En quel temps vivons-nous!... Pauvres pères!... Nous dormons sur la foi des traditions d'honneur de nos ancêtres, et nos filles en profitent pour négocier des mariages avec le premier jeune fat qui les a séduites en conduisant un cotillon avec grâce. Nos filles veulent faire à leur tête. Mais comme elles sont sottes, comme elles sont inexpérimentées, elles donnent dans tous les piéges que leur tendent des intrigants...

Cette brutalité révolta Mlle Marie.

—M. de Croisenois, mon père, répondit-elle, est de bonne maison, sa famille...

—Allons!... vous ne savez ce que vous dites. Le premier des Croisenois était un petit commis de Richelieu, un gratte-papier. Louis XIII lui conféra des lettres de noblesse pour on ne sait quelle ténébreuse commission. On connaît son armorial, peut-être. A-t-il seulement des moyens avouables d'existence, votre mince marquis?...

—Il a cinquante mille livres de rentes, mon père.

—A ce qu'il dit...

—D'ailleurs ne suis-je pas assez riche pour deux?

M. de Puymandour s'inclina ironiquement.

—Nous y voici donc, fit-il en goguenardant. Assez riche pour deux!... Parbleu! c'est juste ce qu'il a calculé, votre freluquet. J'ai crié le chiffre de votre dot par dessus les toits. Vous avez pris pour vous, ma chère, les hommages passionnés qui s'adressaient à mon argent. C'est-à-dire que j'aurais travaillé vingt ans pour ce Croisenois. Rayez cela de vos papiers... Et c'est vous, une personne de sens, qui vous laissez duper ainsi!...

Jamais la pauvre fille n'avait autant souffert.

—Tu te trompes, mon père, interrompit-elle avec l'accent de la plus inébranlable conviction, je réponds de son désintéressement comme du mien.

—Chansons!... Prétendriez-vous m'apprendre la vie? Je juge ce jeune homme sur ses actes. Qu'espérait-il en s'adressant à vous en secret? Vous intéresser, vous compromettre, vous séduire!... et, qui sait? rendre impossible votre mariage avec un autre.

—Oh! pourquoi supposer...

—Je ne suppose pas, j'affirme. Savez-vous ce que fait un homme d'honneur, quand il devient amoureux?

—Mon bon père!...

—Il va trouver son notaire, mademoiselle...

—Cependant...

—Silence!... et il lui expose sa situation et ses intentions. Ce notaire, aussitôt se rend chez le notaire de la jeune personne, et quand ces deux notaires ont examiné et étudié la convenance d'une alliance, s'ils l'approuvent, on laisse le cœur parler.

Que répondre!... Mlle Marie pleurait à chaudes larmes.

—D'ailleurs, reprit M. de Puymandour, inutile d'insister sur ce sujet: vous oublierez Croisenois. Je vous ai choisi un mari, et j'ai donné votre parole. Vous la tiendrez. Dimanche, présentation de ce jeune homme. Lundi, visite à Monseigneur l'évêque de Poitiers, lequel bénira votre union. Mardi, promenade dans le pays, pour y semer la nouvelle. Mercredi, lecture du contrat. Jeudi, grand dîner de fiançailles. Vendredi, préparatifs et examen du trousseau. Dimanche... les bans. Et à la fin de la semaine suivante, nous ferons la noce.

Mlle Marie n'en pouvait croire ses oreilles.

—De grâce, mon père, dit-elle, tout cela ne saurait être sérieux.

Lui haussa les épaules.

—Enfin, ajouta-il, le mari n'est autre que le fils du duc de Champdoce, M. le marquis Norbert.

La malheureuse jeune fille devint pâle comme une morte. Ce nom lui disait à la fois combien ce projet était réel et combien son père y devait tenir.

—Mais je ne le connais pas! balbutia-t-elle, je ne saurais l'aimer.

—Je le connais, moi... et cela suffit. Puis, où avez-vous vu que le mariage soit une amourette? Dans quel roman?... J'ai dit: vous serez duchesse...

Mlle Marie aimait M. de Croisenois plus qu'elle ne l'avait dit à son père, bien plus surtout qu'elle n'avait osé se l'avouer à elle-même. Aussi résista-t-elle d'abord avec une obstination, il faudrait dire avec un héroïsme bien loin de son caractère si faible.

Mais M. de Puymandour n'était pas homme à abandonner sans combat la chimère de toute sa vie. Il ne quitta plus sa fille d'une minute, il l'entoura, il la persécuta, il l'obséda. Le troisième jour, au soir, Mlle Marie se rendit et prononça le oui fatal entre deux sanglots.

Et cependant, c'est à peine si M. de Puymandour, ravi, prit le temps de la remercier de l'horrible sacrifice.

—Il me faut courir à Champdoce, lui dit-il, depuis trois jours je suis sans nouvelles du duc et nos dernières dispositions ne sont pas arrêtées... Et il sortit en disant:

—A bientôt, ma petite duchesse!

M. de Puymandour avait dans ses écuries les plus beaux chevaux du pays, et sous ses remises, tout un assortiment d'équipages de tout genre.

Il n'en prit pas moins à pied le chemin du château de Champdoce. Affecter une noble simplicité lui semblait du meilleur goût, lorsque lui, parvenu, il allait visiter ce grand seigneur de mœurs si austères.

Dieu sait, cependant, s'il avait hâte de revoir M. de Champdoce.

Lorsque, trois jours plus tôt, ils s'étaient séparés après la parole donnée, le duc lui avait dit: «A demain, des nouvelles,» et on n'avait plus entendu parler de lui.

Ce retard, certes, avait servi M. de Puymandour, puisqu'il lui avait donné le temps d'arracher le consentement de Mlle Marie, mais d'un autre côté il le préoccupait. Était-il donc survenu quelque anicroche?

Il allait d'un bon pas, en dépit de la chaleur encore très forte, bien que le jour fût sur son déclin, malgré son embonpoint aussi, qui lui rendait la marche pénible, lorsque, en arrivant à la côte de Bivron, il aperçut Dauman, en grande conversation avec la fille de la mère Rouleau.

C'était, pour M. de Puymandour, une occasion de s'arrêter. Préparant, sans en rien dire, sa candidature à la Chambre, il faisait de la popularité et ne manquait jamais d'adresser la parole aux gens qu'il rencontrait quand il leur savait une certaine influence. Or, Dauman, bien que décrié, était un très actif et très remuant agent d'élections.

—Bonjour, Président, lui cria-t-il; quoi de neuf?

Maître Dauman s'était incliné jusqu'à terre.

—Une bien fâcheuse nouvelle, monsieur le comte, répondit-il: on dit M. le duc de Champdoce bien malade.

—Le duc!... Est-ce croyable?

—C'est la jeune fille que voici qui vient de me l'apprendre, monsieur le comte. N'est-ce pas, Françoise?

La fille de la mère Rouleau ne devint pas plus rouge qu'à l'ordinaire, c'était impossible, mais elle fit sa plus belle révérence et répondit:

—On m'a conté comme cela, au château, qu'il ne s'en relèverait pas.

—Et qu'a-t-il.

—On ne me l'a pas dit.

M. de Puymandour semblait atterré.

—Un homme si robuste, murmura-t-il, et qui se portait comme un arbre, quand je l'ai quitté l'autre soir.

—Voilà ce que c'est que de nous, observa philosophiquement M. Dauman, on ne sait ni qui vit ni qui meurt. On se croit bien assuré...

—Adieu, Président, interrompit M. de Puymandour, je cours demander des renseignements plus précis.

Il se mit à courir, en effet, ce dont on ne l'eût guère cru capable, mais l'inquiétude le fouettait.

Dans la cour, tous les gens du château, réunis en groupes, causaient.

Dès que parut M. de Puymandour, l'un d'eux se détacha et s'avança à sa rencontre. C'était Jean, le domestique de confiance du duc.

—Eh bien!... lui cria M. de Puymandour.

—Ah!... monsieur, quel malheur! mon pauvre maître...

—Serait-il donc mort?

—Hélas!... il n'en vaut guère mieux.

Le digne M. de Puymandour tremblait comme une feuille au vent.

—Mais, qu'est-ce, enfin, insista-t-il, comment cela lui a-t-il pris?

—Oh! comme la foudre, répondit Jean non sans une hésitation visible. C'était avant-hier, vers cette heure, monsieur le duc se trouvait seul avec M. Norbert dans la grande salle. Tout à coup, nous entendons des cris, oh! mais des cris effrayants...

—C'était M. de Champdoce?

—C'était M. Norbert, monsieur, qui appelait au secours. Nous accourons. Que voyons-nous? Monsieur le duc à terre, sans le souffle, la figure gonflée et noire...

—Il venait d'être frappé d'une attaque...

—Pas précisément. Le médecin a dit que c'était... attendez donc, un empêchement...

—Vous voulez dire un épanchement... au cerveau.

Norbert, roulant sur un fauteuil, s'assit en face du
lit.
Norbert, roulant sur un fauteuil, s'assit en face du lit.

—Peut-être. Ce qui est sûr, c'est que s'il n'est pas mort sur le coup, cela tient à ce que sa tête a heurté l'angle d'un meuble, et que le sang a jailli natu

rellement. Comme de juste nous l'avons porté dans son lit. Il râlait alors, il se débattait, ses yeux étaient si bien retournés qu'on ne voyait plus que le blanc.

—Et pas de médecin! murmura M. de Puymandour.

—On était allé en quérir un. Mais en attendant, nous avions Méchinet, notre berger, qui est autant dire vétérinaire, et qui s'y connaît aussi pour les chrétiens. Il a saigné monsieur le duc aux pieds et lui a mis des ventouses. Le docteur, en arrivant, a tout approuvé.

—Et maintenant?

—A cette heure, on ne peut pas dire que monsieur le duc soit mort, puisqu'il bouge encore, mais on ne peut pas dire non plus qu'il soit vivant, puisqu'il ne voit ni n'entend rien...

M. de Puymandour faisait d'honorables efforts pour dominer son émotion.

—Quand on n'est pas foudroyé, objecta-t-il, on se remet.

Le vieux valet secoua tristement la tête.

—Autant qu'il ne se remette pas, répondit-il d'un ton funèbre, le docteur prétend que s'il revient, il restera, sauf le respect que je lui dois, imbécile.

—Affreux!... oui, c'est affreux! Un homme si remarquable! Je ne vous demande pas de me conduire près de lui, non, sa vue me causerait une trop pénible impression, mais si je pouvais voir M. Norbert...

Jean eut comme un geste d'effroi.

—Y pensez-vous!... monsieur, dit-il.

—J'étais l'ami de son père... le très intime ami, et si quelques consolations pouvaient adoucir la violence de son chagrin...

—Impossible! interrompit le domestiqua d'un ton farouche. M. Norbert est près de son père; il ne le quitte pas d'une minute, et il a défendu qu'on l'appelât pour quelque affaire que ce fût..., même, il faut que je le rejoigne, nous attendons deux grands médecins de Poitiers...

—Je me retire, alors... J'enverrai prendre des nouvelles ce soir.

M. de Puymandour se retira en effet, mais lentement, affaissé sous le poids de ses sombres méditations.

Le ton de ce domestique, son attitude, son regard avaient été si singuliers, qu'il en demeurait préoccupé.

Lui avait-il bien dit toute la vérité? Cette subite attaque n'avait-elle pas quelque raison qu'on s'efforçait de cacher? Pourquoi Norbert refusait-il ainsi de recevoir tous qui venaient le visiter? Il lui semblait flairer quelque mystère.

Ce qui le frappait surtout, c'est que M. Norbert se trouvait seul avec son père lors de l'accident.

L'esprit encore tout plein des résistances de sa fille, il en arrivait à conclure que le duc avait trouvé chez son fils des répugnances pareilles, qu'il avait voulu les vaincre de haute lutte, qu'une scène violente s'en était suivie, et que le terrible gentilhomme avait été foudroyé dans un transport de colère.

Ainsi, l'intérêt et la passion aiguisant la pénétration de M. de Puymandour, il arrivait presque à la vérité.

—Si cela est, pensait-il, que M. de Champdoce meure ou qu'il reste idiot Norbert rompra nos projets d'alliance.

Cette possibilité l'épouvantait si fort, qu'il croyait déjà s'entendre signifier la rupture. Que ferait-il alors?

Un seul moyen s'offrait de conjurer le ridicule: marier sans délai Mlle Marie à M. de Croisenois, qui était encore un parti brillant et honorable, il le savait bien, quoi qu'il eût dit...

Une voix qui éclata à son oreille l'arracha en sursaut à ses réflexions.

C'était la voix de Dauman que le hasard ramenait encore sur son chemin.

—La petite avait-elle raison, monsieur le comte? demanda le «Président.»

—Hélas! oui. Mon pauvre ami de Champdoce est au plus mal: ces épanchements de cerveau ne pardonnent pas...

—Ainsi, c'est bien une attaque qui...

—Oui, Président, oui.

Maître Dauman eut un geste désolé.

—Et M. Norbert? interrogea-t-il. Monsieur le comte lui a sans doute parlé?

—Non. Ce malheureux jeune homme est au désespoir.

—Dame!... On conçoit cela, fit hypocritement le «Président.» C'est un grand malheur!... Bien votre serviteur, monsieur le comte.

Mais M. de Puymandour maudissait Norbert bien plus qu'il ne le plaignait. Que n'eût-il pas donné pour savoir ce qu'il faisait en ce moment... ce qu'il pensait surtout!

Norbert était alors penché sur le lit de son père agonisant, et, la sueur au front, le cœur serré par l'angoisse, il épiait dans ses yeux une étincelle de vie ou une lueur de raison.

Trois jours d'épouvantable désespoir en avaient fait un autre homme. Un de ces abîmes que le temps ne saurait combler, le séparait à cette heure d'un passé qu'il ne pouvait se rappeler sans frissonner jusqu'aux moelles.

C'est seulement à la dernière seconde, et lorsque déjà son père touchait des lèvres le poison, qu'il avait eu l'exact sentiment de l'horreur et de l'immensité de son crime.

Tout son être s'était révolté, et il lui avait semblé entendre les éclats d'une voix formidable qui lui criait: Assassin! parricide!...

Lorsque son père était tombé à la renverse, il avait eu la force d'appeler au secours; mais aussitôt après, saisi d'une terreur folle, il s'était enfui vers la campagne, au hasard, de toute la vitesse de ses jambes, comme s'il eût espéré, grâce à la rapidité de sa course, se dérober aux furies vengeresses des remords, échapper aux clameurs de sa conscience, se délivrer enfin de soi-même.

Pendant les premiers instants de confusion qui suivirent la catastrophe, les gens du château qui remarquèrent l'absence de Norbert ne songèrent pas à s'en étonner. Peut-être pensèrent-ils qu'il était allé chercher un médecin.

Seul, le plus ancien des serviteurs, Jean, témoin de cette fuite précipitée, fut transi d'une sinistre appréhension.

Il avait, il est vrai, pour être attentif, mille raisons que les autres domestiques n'avaient pas.

Possédant toute la confiance de ses maîtres, il n'ignorait rien des dissentiments qui séparaient le père et le fils. Il connaissait leur violence à tous deux, et savait qu'une femme se dressait entre eux, qui les animait l'un contre l'autre.

Témoin de l'emportement de M. de Champdoce quand il avait frappé son fils, Jean avait été confondu lorsqu'il avait vu reparaître Norbert. Avec quelles intentions revenait-il?

Enfin, appelé par ses occupations près des bâtiments, il avait vu Norbert lancer dans la cour un verre dont le contenu s'était répandu sur le sol.

Toutes ces circonstances réunies en faisceaux paraissaient au vieux domestique, si graves, si formellement accusatrices que, dès que le duc fut déposé dans son lit, il descendit à la salle commune, persuadé qu'il y trouverait quelque indice.

La bouteille contenant le vin du duc était encore sur la table, aux trois quarts vide. Comment expliquer ce fait?

Avec une grande circonspection, il versa dans le creux de sa main quelques gouttes, qu'il dégusta et rejeta aussitôt. Le vin conservait tout son bouquet et ne donnait aucun arrière-goût.

N'importe. Obéissant à l'inspiration de son dévouement, Jean s'empara de la bouteille, et, sûr de ne pas être observé, la porta à sa chambre où il la cacha.

Cette précaution prise, il courut recommander à Méchinet de ne pas quitter le duc une minute, jusqu'à l'arrivée du médecin, et, sous le premier prétexte qui lui vint à l'esprit, il sortit pour se mettre à la recherche de Norbert.

Deux heures durant, il battit en tous sens les environs: en vain.

Découragé, il regagnait le château par le sentier de Bivron, quand, à la lisière du bois, sur le revers d'un fossé, il crut distinguer une forme humaine.

Il s'avança... C'était Norbert qui était étendu là.

Le malheureux!... L'instinct, cette mémoire tenace de la chair, qui dans les tourmentes de l'âme se substitue à la volonté, l'avait conduit, après une course insensée, à cette place où il avait aperçu Diane pour la première fois, à ce sentier où il avait été remué par les plus puissantes émotions, où il avait goûté les plus grandes, les seules félicités de sa vie.

Le digne serviteur se baissa vers son jeune maître, et, reconnaissant qu'il était comme privé de sentiment, il lui secoua rudement le bras.

A cette étreinte, Norbert se releva d'un bond en poussant un cri.

Il lui avait semblé ressentir comme une brûlure atroce là ou il avait été touché, et que cette main qui s'abattait sur lui était celle de la justice, humaine ou divine, prenant possession de sa personne.

Jean devina, plutôt qu'il ne vit, ce mouvement d'un indicible effroi.

—C'est moi!... monsieur, prononça-t-il.

—Ah! oui, en effet... Que veux-tu?

—Je vous cherchais, monsieur; pour vous conjurer de rentrer à Champdoce.

Norbert recula d'un pas.

—Rentrer au château!... fit-il d'une voix rauque, non!... Pas maintenant.

—Il le faut cependant, monsieur, votre absence paraîtrait inconcevable, elle ferait réfléchir, chercher... et qui sait!... Votre place est près du lit de votre père.

—Jamais!... non... jamais!...

Il disait cela, mais il ne bougeait pas. Jean, alors, passa son bras sous le sien, et l'entraîna.

Il se laissait conduire, n'opposant nulle résistance à cette sorte de violence qui lui était faite. Il trébuchait comme un homme ivre, buttant à tous les cailloux; il serait tombé s'il n'eût été soutenu. Après une scène qui avait exalté ses nerfs jusqu'à un degré insoutenable, la réaction était venue, et tous les ressorts se brisaient en lui.

Toujours au bras de Jean, il traversa la cour du château et gravit l'escalier.

Mais arrivé à la porte de la chambre du duc de Champdoce, il s'arrêta brusquement et, s'arc-boutant sur ses jarrets, il essaya de se dégager.

—Je ne veux pas!... balbutiait-il en se débattant, je ne peux pas!...

Mais le fidèle domestique lui serrait les poignets à les broyer.

—Vous entrerez, lui dit-il, je le veux! Quoi qu'il y ait, vous sauverez l'honneur du nom!

Ces quelques mots lui communiquèrent juste assez d'énergie pour traverser la chambre et aller s'abattre près du lit.

Une fois à genoux, le front appuyé sur la main glacée de son père, les larmes qui l'étouffaient jaillirent.

Il pleura, et en entendant ces sanglots, les assistants respirèrent.

Ce n'étaient que des paysans grossiers, mais en voyant Norbert plus pâle que si on lui eût tiré la dernière goutte de sang, les lèvres tremblantes, les yeux secs et brillants de l'éclat de la fièvre, ils s'étaient demandé s'il n'était pas devenu fou.

Il avait touché, en effet, les limites de la folie; mais à cette heure, la lumière peu à peu se faisait dans son cerveau, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

Il était assez maître de lui pour ne pas paraître plus qu'un fils désolé, quand arriva le médecin de Bivron.

C'était un brave et honnête homme, fort savant, point prétentieux, et qui eût été parfait sans une déplorable affectation de brutalité.

Quand on lui eût expliqué quels secours on avait administrés en l'attendant, il examina longuement le malade, et écrivit une ordonnance qu'il remit à Norbert.

—Votre père est perdu, monsieur, lui dit-il, sans s'inquiéter du coup qu'il portait. Il se peut que nous sauvions la vie, nous ne sauverons pas la raison... On doit la vérité aux parents je vous la dis. Vous m'excuserez... je reviendrai demain dans la matinée.

Norbert n'alla pas reconduire le docteur. Il était tombé comme assommé sur une chaise, et il serrait entre ses mains sa tête qui lui semblait près d'éclater.

Il était ainsi immobile depuis plus d'une demi-heure, lorsque tout à coup il se dressa en étouffant un cri.

Une pensée venait de lui venir plus terrible que les autres.

Il se souvenait de cette bouteille où il avait glissé le poison et qui était restée sur la table... Qu'en avait-on fait? Si quelqu'un la vidait, cependant... qu'arriverait-il?... Est-ce que tout ne serait pas découvert?

L'intensité de l'angoisse lui donna la force de descendre jusqu'à la salle commune.

La bouteille n'était plus sur la table; elle n'était pas non plus à sa place habituelle, sur la planche.

Le malheureux avait entrepris d'explorer tous les dressoirs et tous les recoins de la salle quand une porte s'ouvrit, et Jean parut sur le seuil.

A la vue de son jeune maître, le fidèle serviteur éprouva un tel saisissement que la lumière qu'il tenait faillit lui échapper.

—Pourquoi êtes-vous ici, monsieur? demanda-t-il d'une voix tremblante.

—Je voulais... balbutia Norbert, je cherchais...

Les soupçons du vieux domestique se changeaient en une épouvantable certitude.

Il s'avança vers le jeune homme, et se penchant à son oreille:

—Vous cherchez la bouteille, n'est-ce pas?... murmura-t-il. Rassurez-vous... C'est moi qui l'ai prise, elle est dans ma chambre. Demain, nous en jetterons ensemble le contenu... La preuve n'existera plus.

Jean parlait bien bas, articulant à peine les syllabes; si bas, qu'il fallait presque deviner ses paroles au mouvement de ses lèvres.

Et cependant, il semblait à Norbert que cette voix, qui lui rappelait son abominable action, avait le fracas du tonnerre et remplissait le château de ses éclats.

—Tais-toi!... ordonna-t-il en promenant autour de lui des regards effarés, tais-toi!...

Quel aveu explicite eût eu la signification de ce mouvement d'effroi!

—Oh! nous sommes bien seuls, monsieur, murmura Jean. Ne craignez rien. Il est, je le sais, des mots qu'on ne doit pas prononcer... Si j'ai osé vous dire quelque chose de ce que j'ai surpris involontairement, c'est qu'il était de mon devoir de vous rassurer, de vous épargner une imprudence...

Norbert comprit que le vieux domestique le supposait plus coupable encore qu'il ne l'était réellement.

—Malheureux!... interrompit-il, qu'oses-tu croire!... Mon père n'a pas goûté à ce vin, je lui ai arraché le verre avant qu'il n'y eut trempé ses lèvres, et je l'ai lancé dans la cour où tu retrouveras les débris...

—Je ne suis pas votre juge, monsieur, et vous n'avez pas d'explications à me donner. Ce que vous voudrez que je croie, je le croirai...

—Ah!... il doute!... s'écria Norbert, il ne veut pas me croire!... Jean, au nom de tout ce que j'ai de sacré, je te le jure, je suis innocent!

Le vieux valet hocha tristement la tête.

—Il faut que vous le soyez, en effet, monsieur, répondit-il; oui, il le faut. Ne devons-nous pas sauver l'honneur de la maison! Même, écoutez-moi bien: si on arrivait à découvrir quelque chose, à soupçonner... Eh bien!... rejetez tout sur moi... hardiment. Je me défendrai, mais si mal, qu'on me croira coupable. Et, tenez, au lieu de jeter la bouteille, je veux la garder, je la casserai maladroitement dans ma chambre, et si on fait une perquisition, on la trouvera... Ce sera une preuve, cela!... Qu'importe qu'un pauvre homme comme moi passe en jugement et même soit condamné!... Tandis que vous,... un Champdoce!...

Norbert se tordait les bras de désespoir. L'expression de ce dévouement sublime lui prouvait que la conviction de Jean était arrêtée, et que, quoi qu'il pût faire ou dire, il ne l'ébranlerait pas.

Il allait le tenter, pourtant, expliquer ce qui s'était passé, quand, au premier étage, retentit le bruit d'une porte qu'on fermait.

—Silence! fit précipitamment Jean, on va venir. Il ne faut pas qu'on nous trouve en conciliabule, cela éveillerait certainement des doutes... Grand Dieu! on en a déjà peut-être... Je ne puis m'ôter de l'idée qu'on lit le secret sur ma figure, dans vos yeux... Vite, monsieur, remontez, soyez prudent, prenez sur vous d'être calme, c'est l'honneur du nom qui est en jeu!...

Norbert obéit, il remonta.

La chambre du duc, lorsqu'il y rentra, était déserte. Un à un, les domestiques s'étaient retirés, et il ne restait plus que Méchinet, le berger vétérinaire, qui, établi dans l'embrasure d'une fenêtre luttait contre le sommeil et faisait des efforts inouïs pour tenir ses yeux ouverts.

Quand parut le «jeune maître,» il se leva.

—Monsieur, dit-il, on vient d'apporter le remède ordonné par le docteur. J'en ai fait prendre une cuillerée à M. le duc, et il me semble qu'elle produit un certain effet. Voyez plutôt...

Il n'y avait ni à dire: non, ni même à hésiter, il fallait regarder. Norbert regarda.

Il lui parut que la face du moribond était moins tuméfiée. Une des paupières était à demi relevée et laissait apercevoir le globe de l'œil terne, sans vie ni chaleur, et comme noyé dans un liquide blanchâtre.

—Le docteur, ajouta Méchinet, a bien recommandé de donner une cuillerée de la potion de demi-heure en demi-heure, jusqu'à ce que la fiole soit vide.

—C'est bien.

—C'est que... si monsieur le permettait, je suis terriblement las... Jean va venir, il me l'a promis. Si j'allais me coucher à présent, je serais levé plus tôt demain pour relever monsieur...

Du geste, Norbert lui montra la porte, et roulant un fauteuil, il s'assit en face du lit.

Une irrésistible fascination, plus forte que sa volonté et que sa raison, l'attirait près du corps inanimé de son père, il n'en pouvait détacher ses regards.

En quelques heures, Norbert avait enduré tout ce que l'organisation peut supporter de douleurs, et, à tant de chocs successifs, sa sensibilité s'était évanouie. C'est que les facultés humaines sont bornées, et certaines limites une fois dépassées, l'âme et le corps perdent jusqu'à la perception de la souffrance.

Enseveli dans une sorte d'engourdissement, Norbert s'efforçait de se rappeler quelle succession rapide d'événements l'avait conduit à l'abîme.

Le bandeau si fortement noué sur ses yeux tombait; il voyait et il jugeait.

Il lui semblait encore entendre la voix rude de son père, lui disant:

—Cette fille n'est qu'une intrigante, elle ne vous aime pas, elle veut votre nom et votre fortune...

—Pourquoi n'allez-vous pas, pendant que vous y êtes,
demander...
—Pourquoi n'allez-vous pas, pendant que vous y êtes, demander...

Il s'était révolté alors, il avait cru ouïr un blasphème. Hélas! le duc n'avait que trop raison, il fallait bien le reconnaître.

La certitude d'avoir été pris pour dupe enflammait son ressentiment. Il était bien niais, bien sot, qu'il ne s'était aperçu de rien!...

Mille circonstances lui revenaient, qui eussent dû l'éclairer.

Comment n'avait-il pas vu que cette jeune fille se jetait à sa tête, qu'elle mettait en œuvre des séductions indignes d'une honnête femme, que tout en elle était combiné, son abandon ou sa réserve; qu'elle s'emparait de son inexpérience; qu'elle le poussait peu à peu dans cette voie fatale au bout de laquelle il avait rencontré l'abîme!

Le sens monstrueux de la comédie jouée chez Dauman éclatait à ses yeux.

Celle qu'il croyait une noble et pure jeune fille était la complice du «Président.» Ils s'étaient entendus pour exalter sa haine jusqu'à la folie, et au dernier moment, ils lui avaient remis le poison qu'il devait verser à son père.

Il frémissait en reconnaissant tout cela, et cette Diane de Sauvebourg qu'il avait aimée jusqu'au crime, il la haïssait maintenant avec une violence égale...

Le jour venait, cependant; il était brisé, il s'endormit d'un mauvais sommeil, plus pénible encore que la veille, sommeil peuplé de fantômes...

Il était près de midi quand il s'éveilla. Le soleil inondait la chambre, le docteur était debout près du lit.

Après un court examen, il s'approcha de Norbert.

—Nous sauverons le corps, lui dit-il.

Le médecin de Bivron ne se trompait pas.

Le soir même, le duc de Champdoce put se soulever sur son lit. Le lendemain, il balbutia quelques paroles inintelligibles. Le jour suivant, il fît comprendre qu'il avait faim.

Il était sauvé. Mieux eût valu la mort.

La puissante volonté qui animait ce corps d'athlète avait été anéantie. L'œil avait perdu sa flamme, la physionomie son intelligence; la lèvre inférieure retombait avec une navrante expression d'idiotisme.

Et nul espoir de guérison. Le duc resterait toujours ainsi... toujours!

Après avoir reconnu l'énormité du crime, Norbert pouvait mesurer l'immensité du châtiment...

C'est à ce moment seulement que Jean osa parler de la visite de M. de Puymandour, et telle était la disposition d'esprit de Norbert, qu'il pensa que c'était un avertissement du ciel même.

—Du moins, dit-il, la volonté de mon père sera faite.

Et en effet, sans perdre une minute, il écrivit à M. de Puymandour qu'il l'attendait, et qu'il espérait bien que le malheur qui le frappait ne changerait rien aux projets arrêtés... C'était sa destinée qu'il fixait.

X

Pareille au mineur qui, sa mine chargée et sa mèche allumée, se retire à l'écart en attendant l'explosion, Mlle Diane de Sauvebourg, en quittant Dauman, s'était hâtée de regagner la maison paternelle.

Les heures, ainsi qu'elle l'avait prévu, se traînèrent mortellement longues et douloureuses.

Si robuste que fût son énergie, si grande que fût sa puissance sur elle-même, elle ne put entièrement dissimuler l'angoisse qui l'étreignait et qui devenait plus poignante à mesure que s'avançait la soirée.

Pendant le souper, qui au château de Sauvebourg avait lieu vers neuf heures, il lui fut presque impossible de parler, et il lui fallut des efforts inouïs pour avaler quelques bouchées.

Elle se disait qu'en ce moment même on soupait pareillement à Champdoce, et son imagination lui représentait avec une vivacité et une netteté effrayantes, le duc vidant le verre où Norbert avait mis le poison.

Par bonheur, ni le marquis ni la marquise de Sauvebourg ne faisaient attention à elle.

Ils avaient reçu, dans la journée, une lettre qui leur annonçait que leur fils, le frère aîné auquel on sacrifiait Mlle Diane, et qui vivait magnifiquement à Paris, était assez sérieusement indisposé. Ils étaient inquiets et soucieux, ils parlaient d'entreprendre le voyage.

Ils ne firent donc aucune objection, quand en sortant de table, Mlle Diane annonça qu'elle avait une migraine affreuse et demanda la permission de se retirer chez elle.

Seule dans sa chambre de jeune fille, sa soubrette congédiée, elle eut un soupir d'ineffable soulagement.

Enfin, elle n'avait plus besoin de se contraindre, de composer sa physionomie, de surveiller ses regards.

Elle était libre d'être inquiète à son aise, et elle l'était horriblement, torturée par l'incertitude de l'événement.

La pensée de se coucher ne pouvait lui venir; à quoi bon? Elle s'enveloppa d'un grand peignoir de mousseline, et, ouvrant une fenêtre, elle s'accouda au balcon sculpté.

Que n'eût-elle pas donné pour posséder, ne fût-ce qu'une seconde, ce merveilleux pouvoir qui permet de voir et de savoir ce qui se passe au loin!

Elle se penchait, le cou tendu, la pupille dilatée, dans la direction de Champdoce, comme si elle eût espéré une révélation d'une lueur dans les ténèbres, ou d'un bruit troublant le silence de la campagne.

Il lui paraissait impossible que Norbert ne cherchât pas et ne trouvât pas un expédient pour lui faire savoir qu'ils avaient réussi... ou échoué.

A deux ou trois reprises, des pas rapides qui sonnaient sur un chemin longeant le parc lui causèrent d'atroces palpitations. Si c'était lui!...

Mais non; c'était quelque gars de Bivron venant de visiter sa bonne amie, et qui rentrait en hâte.

Le jour allait venir, cependant; le ciel, au levant, se nuançait de teintes oranges, la cime des arbres frissonnait à la brise matinale.

Mlle Diane se sentait glacée jusqu'à la moelle des os. Elle referma la fenêtre, et, toute grelottante, se blottit sous ses couvertures, n'osant appeler le sommeil.

Norbert, se disait-elle, aura jugé imprudent de s'éloigner; il est impossible que j'aie de ses nouvelles avant l'heure du déjeuner.

Mais tous les calculs qu'elle faisait ne la rassuraient pas; elle fut sur pied la première et alla se poster à un endroit du jardin d'où on découvrait la route.

Rien ne venait. La cloche sonna le déjeuner, et elle dut aller s'asseoir à table, entre ses parents. C'était le supplice de la veille, mille fois plus douloureux.

Enfin, vers trois heures, n'y pouvant tenir davantage, elle s'échappa et courut chez Dauman.

Il devait, pensait-elle, savoir quelque chose, et, au pis-aller, il trouverait des raisons qui calmeraient son intolérable inquiétude. Elle se trompait.

Le «Président» n'avait guère passé de meilleurs instants qu'elle, et toute la nuit il avait sué entre ses draps, l'agonie de la peur.

Toute la matinée il était resté claquemuré dans son cabinet, tremblant au moindre bruit, et c'est au tantôt seulement qu'il s'était hasardé à sortir, espérant recueillir quelques informations.

Son espoir ne fut pas tout à fait déçu. Le minotier de Bivron, qu'il rencontra, lui apprit que la veille, sur le tard, on était venu chercher le médecin pour M. de Champdoce, lequel était à toute extrémité.

Dauman rentrait avec ce seul renseignement, sensiblement menaçant, quand arriva Mlle de Sauvebourg.

En la reconnaissant, sa joue blême s'empourpra, ses yeux flamboyèrent, et sans souci de la civilité, il lâcha le plus grossier juron de son répertoire.

—C'est vous, fit-il brusquement; que voulez-vous? Il faut que vous soyez folle pour venir ici!... Vous tenez, paraît-il, à apprendre à tout Bivron que nous sommes les complices de Norbert...

—Grand Dieu!... qu'y a-t-il?

—Il y a que ce duc de malheur n'est pas mort, et que, s'il se remet, nous sommes flambés! Quand je dis: nous, je veux dire: moi. Vous, on vous tirera toujours de là; vous êtes la fille d'un noble, et les gros ne se mangent pas entre eux. C'est moi qui payerai pour tous!

—Vous disiez que c'était... foudroyant.

—J'ai dit cela, moi!... c'est faux. Ah! si j'avais su. Mais je nierai tout. Vous m'avez trompé et volé. C'est que je me défendrai, oui! Vous, les nobles et toute la clique, je vous mettrai plus bas que la boue. Je suis un honnête homme, moi!... Il fallait faire le coup vous-même, vous êtes une gaillarde, vous n'auriez pas perdu la tête, tandis que cet imbécile qui est votre amant aura caponné!...

Être ainsi outragée, et par un tel misérable! Mlle Diane essaya de se révolter.

Mais il lui coupa la parole. La frayeur d'un lâche est impitoyable.

—Ah! je n'ai pas le temps de mettre des gants pour vous parler, reprit-il, quand je sens ma tête branler sur mes épaules. Ainsi, faites-moi un plaisir: décampez et ne remettez plus les pieds ici.

—Soit!... je vais envoyer quelqu'un à Champdoce.

—Sacré tonnerre! s'écria Dauman, avec un geste menaçant, si vous faisiez cela!... Pourquoi, pendant que vous y êtes, n'allez-vous pas demander au duc de Champdoce si le poison était de son goût?...

Mais Mlle de Sauvebourg voulait savoir. Tout lui paraissait préférable à l'horreur de l'incertitude. Elle tint ferme; après avoir prié, elle menaça, et à la fin elle obtint de Dauman qu'il irait à la découverte, et que, si le lendemain ils n'apprenaient rien de précis, ils enverraient, le jour suivant, la fille de la mère Rouleau à Champdoce.

Ils convinrent encore, avant de se séparer, de l'endroit où ils se rencontreraient pour échanger leurs informations...

Les promesses, d'ordinaire, ne coûtaient rien au sieur Dauman, et si elles le gênaient ensuite, il s'en affranchissait le plus délibérément du monde.

Cependant, il ne lui vint pas à l'esprit d'essayer même de se soustraire aux conventions arrêtées avec Mlle de Sauvebourg.

Pour dire vrai, l'énergie de cette jeune fille lui imposait extraordinairement, elle lui faisait peur.

Pris entre le risque de se compromettre et les menaces qu'il la croyait fort capable de tenir, il jugea que le moindre danger était encore de lui obéir.

Démarches perdues, imprudences inutiles! Il n'apprit rien de plus que le peu qui lui avait été conté du premier coup par le minotier.

C'est que personne, dans le pays, n'en savait plus long.

Grâce aux précautions de Jean, rien de ce qui se passait à Champdoce ne transpirait au dehors, et il avait usé et abusé de son influence sur tous les gens du château pour les empêcher de rien rapporter de l'état du duc.

Force fut donc à Dauman de recourir à la fille de la mère Rouleau.

Il avait, pour lui ouvrir les portes du château, un prétexte admirable: de l'argent à réclamer à Méchinet, le berger vétérinaire, qui lui devait une soixantaine d'écus.

Il fit donc venir Françoise, laquelle, hélas! n'avait plus de raisons de le craindre, et l'endoctrina assez habilement pour qu'il lui fut possible de prendre les informations essentielles, sans se douter le moindrement du but réel de sa mission.

Même, pour plus de sûreté et aussi parce que l'impatience le dévorait, il l'accompagna jusqu'au bas de la côte de Champdoce, et lui dit qu'il allait s'asseoir et l'attendre.

C'était à cet endroit qu'il devait rencontrer Mlle de Sauvebourg.

Il n'attendit pas longtemps.

Vingt minutes s'étaient à peine écoulées lorsqu'il aperçut en haut de là côte sa commissionnaire qui revenait grand train. Il se leva tout palpitant.

—Eh bien!... lui cria-t-il d'abord, ce mauvais payeur de Méchinet t'a-t-il remis mon dû?

—Ma fine!... non, Président, et je n'ai seulement pas pu lui parler.

—Il était absent?

—Je crois bien que non, mais depuis que le maître est malade on tient les portes du château verrouillées et on ne laisse entrer personne. Il paraît qu'il est bien bas, ce pauvre monsieur, bien bas...

—On t'a dit sa maladie, au moins?

—Non, ce que je vous en conte, je le tiens du fils de la Jubon, que j'ai trouvé dans la cour; il m'en aurait débité plus long, mais M. Jean est arrivé...

—Le vieux domestique du duc?

Françoise cligna malicieusement de l'œil.

—Précisément, répondit-elle. M. Jean était comme un furieux. Toi, a-t-il crié à Jubon, va-t-en voir à l'étable si j'y suis! Alors il s'est retourné vers moi. Et toi, la fille, m'a-t-il demandé, que veux-tu? Naturellement je lui ai expliqué que je venais pour Méchinet. Mais il m'a coupé la parole, en me disant: C'est bon, il n'est pas ici; tourne-moi les talons, tu repasseras le mois qui vient...

—Et tu ne t'es pas récriée, petite sotte!

—Oh! que si, j'ai insisté. Mais aussitôt il m'a regardée avec des yeux terribles, en criant:

—Qui est-ce qui t'envoie? petite espionne.

Le «Président» tressaillit.

—Ah! fit-il vivement, il a dit cela... Et qu'as-tu répondu?

—Pardi!... que c'était vous, donc!

—Oui, en effet... c'est juste! Et alors?...

—Alors, M. Jean s'est gratté le menton, et il a dit comme cela: Ah! tu viens de la part du Président!... J'aurais dû m'en douter... C'est bon, c'est bon, il aura de mes nouvelles!

Maître Dauman, à ce rapport, ressentit une telle commotion qu'il en pensa choir, ses jambes flageollaient.

Cependant, il ne poursuivit pas son interrogatoire; il venait de s'entendre appeler, il se retourna: c'était M. de Puymandour qui montait au château.

Certain qu'il aurait par lui des renseignements précis, il congédia Françoise et guetta le retour du riche propriétaire. Ses prévisions se réalisèrent. Il sut enfin par lui la nature de la maladie de M. de Champdoce.

De ce moment, il fut, ou du moins il se crut fixé, et le terrible poids qu'il avait sur la poitrine diminua un peu.

C'est que le chimiste qui avait fait cadeau à Dauman du «produit de son art» contenu dans le flacon de verre noir, lui en avait expliqué les propriétés, et il ne doutait pas que l'attaque d'apoplexie du duc ne fût un effet de l'intoxication.

Donc Norbert n'avait pas reculé; donc on ne pouvait le poursuivre, lui, sans poursuivre Norbert; donc il était à peu près sauvé.

C'est avec bonheur que, peu de moments plus tard, il donnait à Mlle Diane cette explication.

—M. Norbert lui dit-il, n'aura pas administré une dose assez forte; ce duc de malheur avait un tempérament de cheval; l'épanchement n'aura pas été complet. Mais rassurez-vous: cette substance ne pardonne pas; si le duc vit, il sera idiot, et notre but sera atteint quand même.

Mlle Diane réfléchissait.

—Pourquoi Norbert ne m'écrit-il pas? murmura-t-elle. Pourquoi?...

—Pourquoi? Parce qu'il est prudent, mademoiselle. Savez-vous s'il n'est pas épié? C'est un brave jeune homme qui comprend qu'il est des choses qu'on n'écrit pas. Nous n'avons plus qu'à attendre...

Ils attendirent. Mais la semaine s'écoula sans nouvelles de Norbert.

Les souffrances de Mlle de Sauvebourg étaient atroces durant ces jours, qui lui paraissaient interminables.

Mais si merveilleuse était son organisation, si résistants étaient les ressorts de son énergie, que nul, à Sauvebourg, ne se douta des tortures qui la déchiraient.

Le dimanche cependant arriva.

Levée matin, la marquise de Sauvebourg était allée à la première messe, et elle avait décidé que sa fille irait à la grande, accompagnée de sa femme de chambre.

Cet arrangement devait ravir Mlle Diane. Peut-être verrait-elle Norbert.

Hélas! non. L'office était déjà commencé quand elle arriva, et cependant le banc de la famille de Champdoce était vide.

Lentement, elle gagna sa place, et, s'agenouillant, elle essaya de lire dans son paroissien, et même s'efforça de prier; mais elle ne pouvait: son âme était trop loin de là, et c'est machinalement qu'elle suivait les mouvements des fidèles.

Cependant elle s'aperçut que le curé montait en chaire. C'était à Bivron le moment palpitant de la messe, parce que, avant le sermon, avaient lieu les publications de mariage.

Les hommes, qui jusque-là se tenaient au bas de l'église, ou même dehors, sur la place, ne manquaient pas de s'approcher, et un silence s'établissait si profond, qu'on entendait les dévotes renifler la prise de tabac qui dégage le cerveau.

Il en fut ce dimanche-là comme des autres.

Le curé, après avoir promené son regard sur l'auditoire, comme pour compter ses ouailles, se moucha largement, toussa, et enfin tirant de son bréviaire une feuille de papier, lut:

«Il y a promesse de mariage...»

Toutes les curiosités étaient suspendues à ses lèvres; il fit une pause, et d'une voix forte, reprit:

«Entre monsieur Louis-Norbert de Dompair, marquis de Champdoce, fils mineur et légitime de Guillaume-César de Dompair et de feu Isabelle de Barville, son épouse, domicilié dans cette paroisse..., d'une part.

—Je me vengerai!
—Je me vengerai!

«Et demoiselle Désirée-Anne-Marie Palouzat, fille mineure et légitime de René-Auguste Palouzat, comte de Puymandour, et de défunte Zoé Staplet, son épouse, également de cette paroisse..., d'autre part...»

C'était la foudre qui, du haut de cette chaire, frappait Mlle Diane. Son cœur cessa de battre. Elle crut qu'elle allait mourir...

Le prêtre continuait:

«Cette première publication sera la dernière, vu les dispenses que les parties se proposent d'obtenir de Mgr l'archevêque.»

Puis il dépêcha en bredouillant les formules ordinaires:

«Ceux qui connaîtraient quelque empêchement à la célébration de ce futur mariage, sont obligés, sous peine d'excomunication, de nous en donner connaissance, de même qu'il est défendu, sous la même peine, d'en apporter aucun, par malice et sans cause!...»

Des empêchements!... Quelle épouvantable ironie!... Mlle de Sauvebourg n'en connaissait que trop des empêchements!...

Une inspiration du désespoir traversa son cerveau. Elle eut l'idée de se lever, et de crier, là, devant tous: Non ce mariage ne peut avoir lieu, Norbert est à moi, il est mon mari devant Dieu, nous sommes unis par un lieu plus fort et plus indissoluble que tous les liens terrestres... par un crime.

Mais au milieu de ce désastre, et lorsqu'elle était comme écrasée sous les ruines de son bonheur et de ses chères espérances, son intraitable orgueil la sauva d'elle-même.

Grâce à un prodigieux effort, elle se redressa, plus blanche que sa collerette, mais souriante. Et apercevant à quelques chaises d'elle, une jeune fille de ses amies, elle eut le courage inouï de lui adresser un petit geste amical, comme pour lui dire:

—Qui se serait jamais attendu à cela?...

Toute son intelligence se concentrait sur ce point: faire bonne contenance, et pour y parvenir elle n'avait pas trop de toute son énergie. La voix des chantres bourdonnait insupportablement à ses oreilles, l'odeur de l'encens lui donnait des nausées. Il lui semblait qu'elle allait s'évanouir, et que cette messe n'en finissait pas.

Enfin, le prêtre se retournant vers les fidèles, entonna l'Ite missa est. Mlle Diane saisit le bras de sa femme de chambre, et sans prononcer une parole l'entraîna. Elle avait soif de solitude, comme ces lutteurs qui, blessés à mort, s'efforçaient de dérober les convulsions de leur agonie.

A Sauvebourg, une émotion nouvelle l'attendait.

Au moment où elle pénétrait sous le vestibule, un domestique vint à elle, dont la figure était toute décomposée.

Ah! mademoiselle, lui dit cet homme, quel malheur! Monsieur et Madame vous attendent dans leur appartement... C'est horrible!

Sans plus s'informer, elle monta lentement. Elle ne doutait pas qu'il ne dût être question de Norbert. Quand on a une préoccupation poignante, on y rapporte toute chose. Sans doute, ses parents avaient appris ses imprudences, peut-être pis!...

Lorsqu'elle entra, son père et sa mère, assis l'un près de l'autre, pleuraient. Elle s'avança, et alors le marquis, l'attirant à lui, la fit asseoir sur ses genoux, et la pressa entre ses bras avec une sorte d'égarement.

—Pauvre fille! balbutia-t-il, pauvre chère fille, mon enfant bien-aimée, nous n'avons plus que toi!...

Le frère de Mlle Diane était mort. Un exprès avait apporté cette affreuse nouvelle pendant qu'elle était à l'église.

Elle était fille unique, à cette heure, seule héritière de plus de soixante mille livres de rentes. Elle devenait un des brillants partis de la province.

Voilà ce qu'elle vit tout d'abord.

Pourtant elle pleura, elle aussi, comme ses parents, mais ses larmes étaient des larmes de rage.

Survenue huit jours plus tôt, cette catastrophe la sauvait, elle assurait son mariage avec Norbert; elle lui épargnait un crime abominable.

Maintenant, ce n'était plus qu'une effroyable raillerie du la destinée, un châtiment.

Pour son frère, elle n'eut pas un regret. Elle ne pouvait détacher sa pensée de Norbert, et elle entendait toujours cette publication fatale.

Pourquoi cette surprenante détermination, ce mariage odieux tout à coup décidé?

Elle devinait un mystère et s'appliquait à le pénétrer.

Qu'était-il arrivé à Champdoce? Le duc, contrairement aux affirmations de Dauman, s'était-il rétabli? Avait-il découvert la tentative de son fils et en abusait-il pour lui imposer sa volonté?

La journée se consuma en conjectures, et à chercher par quel moyen, quel qu'il fût, elle parviendrait à rompre cette union. Car elle ne renonçait pas à lutter, elle ne désespérait pas encore. Sa fortune nouvelle pouvait faire pencher la balance de son côté.

Elle avait le pressentiment qu'elle triompherait quand même, si elle pouvait voir Norbert seulement une minute. N'était-elle pas sûre de son empire sur lui? N'avait-elle pas déjà, d'un seul regard, brisé ses plus fermes résolutions? Serait-il capable de résister à ses prières et à ses pleurs? Elle le verrait à ses pieds, comme autrefois si, allant à lui, elle lui disait:

—Je t'aime, tu es ton maître, et tu en épouses une autre!...

Mais il fallait arriver jusqu'à Norbert, et promptement. Le péril pressait. Les jours valent des années.

Elle décida que, cette nuit même, elle s'échapperait de Sauvebourg, et irait à Champdoce.

L'entreprise était pleine de hasards, presque insensée. C'était jouer son avenir d'un coup, peut-être courir à l'abîme.

Un peu après minuit, ayant jeté une mante sur ses épaules (lorsqu'elle se fut assurée que personne, dans la maison, ne bougeait), elle descendit l'escalier à tâtons, les pieds nus, et s'échappa par une porte qui donnait sur la campagne.

Comment elle s'y prendrait pour arriver à Norbert? Elle n'était pas embarrassée. Souvent il lui avait décrit l'intérieur du château de Champdoce, et elle savait qu'il avait sa chambre au rez-de-chaussée, avec deux fenêtres sur la cour. Cela lui suffisait.

Quand elle fut arrivée, elle hésita. Si elle allait se tromper de fenêtre?

Elle se dit qu'elle était trop avancée pour reculer, que si un autre que Norbert ouvrait, elle s'enfuirait, et à tout hasard, elle frappa à un volet, doucement d'abord, puis plus rudement, enfin de toutes ses forces.

Sa mémoire l'avait bien servie. Ce fut Norbert qui ouvrit en demandant:

—Qui va là?...

—C'est moi, Norbert, c'est moi, Diane...

Il l'avait si bien reconnue, qu'il recula en jetant un cri.

Elle profita de ce moment. L'appui de la fenêtre était fort bas; elle y monta hardiment et sauta dans la chambre.

—Que voulez-vous, demandait Norbert d'un air égaré, que venez-vous faire ici?

Elle le regardait et ne le reconnaissait pour ainsi dire plus, tant sa physionomie était étrange. Elle eut peur, elle se troubla.

—Vous épousez Mlle de Puymandour? murmura-t-elle.

—Oui.

—Et cependant, vous prétendiez m'aimer!

Tous les ressentiments de Norbert se réveillèrent, il se rapprocha.

J'étais un enfant, commença-t-il, j'étais ignorant de toutes choses, quand pour mon malheur je vous rencontrai sur mon chemin. Qui se serait défié de vous, qui avez des yeux si purs que les anges doivent en avoir de semblables? Oh! oui, je vous ai aimée follement, jusqu'au renoncement de la vie, jusqu'au crime. Vous, vous ne poursuiviez que le titre de duchesse, et une fortune princière!

Mlle Diane eut un geste désespéré.

—Malheureux!... s'écria-t-elle, serais-je donc ici à cette heure, s'il en était ainsi? Mon frère est mort, Norbert, je suis aussi riche que vous, et cependant me voici!... M'accuser d'un odieux calcul, moi!... Et pourquoi? Sans doute parce que je n'ai pas voulu vous suivre quand vous m'avez proposé de fuir. O mon unique ami, c'était notre bonheur à venir que je défendais, c'était...

Elle s'interrompit, béante, la pupille dilatée par la terreur.

La porte venait de s'ouvrir, et le duc de Champdoce entrait, balbutiant des mots inintelligibles, riant de ce rire navrant des idiots.

—Comprenez-vous maintenant, reprit Norbert, pourquoi le souvenir de nos amours m'est devenu abominable? Osez-vous bien parler de bonheur quand toujours ce fantôme de mon père se dresserait entre nous?

Du doigt, Norbert lui montrait la fenêtre; elle la franchit de nouveau.

Mais elle était transportée de rage et de jalousie, elle ne pouvait pardonner à Norbert ce crime commis par elle, qui anéantissait toutes ses espérances, et son adieu fut une menace.

—Je me vengerai, Norbert, cria-t-elle; à bientôt!

XI

Il n'avait fallu que trois jours, bien employés il est vrai, pour terminer les préliminaires du mariage de Norbert et de Mlle Marie.

En trois jours, toutes les difficultés avaient été levées ou écartées, un contrat provisoire avait été signé et il avait été possible de réunir, pour les remettre au curé, les actes indispensables à la publication des bans.

Et un samedi soir, les deux jeunes gens, M. de Puymandour disait: les deux futurs, furent présentés l'un à l'autre.

Ils se déplurent. Au premier regard échangé, il avaient éprouvé ce sentiment d'instinctive répulsion dont les années ne triomphent pas toujours.

Le malheur est qu'ils n'avaient près d'eux personne qui s'en aperçut, personne surtout doué d'assez de tact pour les rapprocher, pour détruire les préventions qu'ils nourrissaient l'un contre l'autre, pour leur inspirer, à défaut de passion, cette mutuelle estime qui est la base des amitiés durables.

Lorsqu'elle était encore sous le coup des obsessions de son père, inspirée par le désespoir, Mlle Marie avait songé à confier à Norbert le secret de son cœur. Elle avait eu l'idée de lui tout avouer, de lui dire qu'elle en aimait un autre, qu'elle ne l'épousait que par contrainte et force, et qu'elle le conjurait de rompre en prenant sur lui la responsabilité de la rupture.

Hélas! elle était faible. Au moment de parler, elle eut peur. Elle se tut, laissant échapper la seule chance qu'il y eût de conjurer les malheurs qui menaçaient deux existences.

Car Norbert, au premier mot, se fût retiré, heureux sans aucun doute de ce prétexte, et c'en était un excellent, de ne pas tenir l'engagement vis-à-vis de lui-même, d'obéir à son père, maintenant que son père ne pouvait plus commander.

En attendant, il avait été admis à faire sa cour.

Chaque jour, un peu après midi, il arrivait chez M. de Puymandour chargé d'un énorme bouquet.

On l'introduisait au salon, il remettait ses fleurs à Mlle Marie, en balbutiant un compliment, elle le remerciait en rougissant beaucoup, et ils s'asseyaient, ayant en tiers une vieille parente qu'on avait fait venir d'Oloron pour la circonstance.

Alors, pendant des heures, ils restaient en présence, elle penchée sur quelque broderie, lui ne sachant quelle contenance garder, cruellement embarrassés, n'ayant rien à se dire, ne disant rien le plus souvent, en dépit d'efforts inouïs pour maintenir vivante un semblant de conversation banale.

Jamais ils n'étaient si contents que lorsque M. de Puymandour leur proposait une excursion dans les environs. Avec lui, du moins, il n'y avait pas à redouter la pénible gêne du silence.

Mais ces promenades étaient rares, M. de Puymandour n'ayant pas une minute à lui, et se donnant, selon ses propres expressions, un mal de chien.

Jamais on ne l'avait vu brillant, bruyant, empressé, pressé, comme depuis que ce bienheureux mariage était la nouvelle du pays.

On ne rencontrait plus que lui sur les chemins, à cheval ou en voiture. Il portait lui-même ses invitations, et sa vanité s'épanouissait aux félicitations dont on le comblait.

Et ce n'était pas tout. Il avait encore à surveiller les préparatifs de la noce. Il la voulait magnifique.

Norbert lui avait bien fait remarquer que toutes les splendeurs qu'il rêvait seraient jugées inconvenantes, en présence de la situation affreuse du duc de Champdoce; il n'avait rien voulu entendre.

On remettait tout à neuf, on abattait des cloisons, on posait des tentures, on peignait sur les voitures les armes des Champdoce près des armes de Puymandour. Quelle gloire!...

On les retrouvait partout, ces armes: au-dessus de toutes les portes, sur les meubles et sur la vaisselle, sur les plus menus objets. M. de Puymandour les eût fait broder sur sa poitrine s'il l'eût osé.

A ces bruits de fête, au milieu de tout ce tumulte, la tristesse de Norbert et de Mlle Marie redoublait. On eût dit, à les voir pâles et mornes, qu'ils avaient comme le pressentiment de l'avenir qu'on leur préparait.

M. de Puymandour avait des yeux pour ne pas voir. Se trouvait-il seul avec eux? c'était pour les accabler de railleries dont le goût devenait de plus en plus douteux.

Un jour, cependant, il rapporta de ses courses une telle nouvelle, qu'il courut au salon, où il savait trouver ses «amoureux», ainsi qu'il disait.

—Eh bien! mes enfants, leur cria-t-il dès le seuil, votre exemple est bon, et on le suit. Le maire et le curé auront de la besogne cette année.

Mlle Marie interrogeait son père du regard.

—C'est comme cela, poursuivit-il. On vient de me parler d'un mariage qui suivrait de près le vôtre et qui ferait du bruit aussi.

—Lequel?...

—Quand M. de Puymandour tenait une histoire qu'il jugeait intéressante, il en abusait impitoyablement.

—Vous connaissez, demanda-t-il à Norbert, le fils du comte de Mussidan?

—Le vicomte Octave?

—Précisément.

—Je croyais qu'il habitait Paris.

—Il l'habite, en effet, et même y fait ses farces. Mais il est ici, chez son père, depuis huit jours, et voici que déjà il a le cœur pris. Devinez un peu à qui on le marie? je vous le donne en cent, je vous le donne en mille...

—Nous ne devinerons jamais, cher père, ainsi ne nous fais pas languir.

M. de Puymandour crut devoir prendre son air le plus mystérieux.

—Ce que je vous en dis, continua-t-il, est entre nous. Je le tiens de Gavinet, le notaire, à qui j'ai promis le secret; ainsi... Il paraît que le comte Octave de Mussidan va épouser Mlle Diane de Sauvebourg.

Mlle Marie eut un geste incrédule.

—Ce n'est guère probable, fit-elle. Il n'y a pas huit jours que Mlle Diane a perdu son frère.

—Raison de plus, parbleu! La voici une riche héritière, maintenant. Les Mussidan, qui sont plus fins que l'ambre, sont très capables d'avoir écrit à leur fils d'accourir, afin de devancer tous les partis qui vont se présenter. Octave est venu, c'est un charmant cavalier, et ma foi! je trouve cela tout naturel.

Norbert était devenu fort rouge d'abord, puis livide. Si grand avait été son saisissement, qu'il faillit laisser échapper un album qu'il tenait.

Mais la précaution qu'il prit de détourner la tête pour cacher son émotion était inutile, ni Mlle Marie ni son père n'avaient remarqué son trouble.

M. de Puymandour poursuivait:

—J'approuve, du reste, le vicomte de Mussidan. Mlle Diane, outre que sa beauté est surprenante, me paraît de tous points une personne accomplie. On n'a pas plus grand air. Quelle hauteur, quels dédains!... Rien qu'à la voir, on devine la fille de grande maison, tenant en un profond mépris le commun de l'humanité. Quant à son esprit, j'en ai éprouvé le piquant.

Il se retourna vers sa fille et ajouta:

—Voilà, Marie, le modèle que vous devez vous proposer maintenant que vous allez être duchesse. Combien de fois n'ai-je pas eu à vous reprocher la modestie que vous outrez! Vous n'entrez pas dans un salon, vous vous y glissez.

Comment voulez-vous qu'on vous accorde les égards dus à votre rang, si vous ne paraissez pas en avoir conscience?

Lorsqu'il abordait ce chapitre, M. de Puymandour ne tarissait pas. Mlle Marie le savait, aussi profita-t-elle d'un moment où il reprenait haleine, pour s'esquiver sous prétexte d'un ordre à donner.

Le comte ne se fâcha pas trop de ce manque du révérence filiale, Norbert lui restait.

—Pour en revenir à Mlle Diane, reprit-il, je viens de la rencontrer à l'instant, sortant de chez la mère Rouleau. Le noir lui sied, parbleu!... à ravir. Décidément un deuil est une bonne fortune pour une blonde... Mais, pardon, je suis là à vous chanter ses mérites, comme si vous ne les connaissiez pas mieux que personne...

—Moi? monsieur le comte.

—Vous, monsieur le marquis... Ah ça, voudriez-vous nier, par hasard?

—Quoi?

—Que vous lui avez fait la cour, et de très près même, mon gaillard! Allons, bon! voilà que vous rougissez... il n'y a pas de quoi. On est jeune, on est amoureux, on a une maîtresse...

—Mais, monsieur le comte, je vous jure...

M. de Puymandour éclata de rire.

—A d'autres, marquis, interrompit-il, à d'autres! On vous a trop souvent rencontrés ensemble sous la coudrette... Eh! eh!... la discrétion est inutile.

—Grâce, mon père! grâce!
—Grâce, mon père! grâce!

Vainement Norbert essaya de se défendre, de protester avec toute l'énergie de la vérité, il s'adressait au plus têtu des hommes.

—Vous n'avez d'ailleurs rien à vous reprocher, poursuivait le comte. Certainement vous n'avez pas trompé Mlle Diane. Pouvait-elle espérer devenir votre femme? Non, puisqu'elle n'avait pas le sou. Ah! maintenant que son frère est mort et qu'elle est riche, ce serait une autre histoire...

Positivement, cette théorie ignoble était celle de M. de Puymandour. Elle révolta si bien l'honnêteté de Norbert qu'une réplique fort blessante lui vint aux lèvres. Il se contint, ayant un parti pris de résignation.

Mais il était si réellement indigné qu'il ne put prendre sur lui de rester à dîner, et que, résistant aux pressantes instances du comte, prétextant des soins à donner à son père, il se retira.

Les sentiments les plus confus et les plus contraires s'agitaient en lui, pendant qu'il regagnait Champdoce. Il souffrait.

Cependant, il doutait encore des assertions de M. de Puymandour, et il songeait au moyen de savoir la vérité, quand, en sortant de Bivron, sur la grande route, il s'entendit appeler par quelqu'un qui courait derrière lui.

—Monsieur le marquis! monsieur!...

Il se retourna et se trouva on face de Montlouis, ce fils du fermier de son père, dont, l'hiver précédent, à Poitiers, il avait fait son confident et son ami.

—Vous ne m'aviez pas aperçu en passant, monsieur le marquis? demanda-t-il.

Montlouis, autrefois, tutoyait Norbert; mais il avait depuis trois mois pénétré dans un monde où on lui avait appris la distante énorme qui le séparait, lui fils d'un paysan, n'ayant pas cent louis de rentes, d'un grand seigneur millionnaire.

—J'étais très préoccupé, répondit Norbert.

Et, craignant d'avoir froissé son ancien camarade, il lui tendit la main.

—Voici une semaine, reprit Montlouis, que je suis revenu au pays avec mon patron. Car j'ai un patron, maintenant. M. le vicomte de Mussidan m'a définitivement attaché à sa maison en qualité de secrétaire, ou plutôt d'intendant. M. Octave n'est peut-être pas très commode, il se met pour un rien dans des colères épouvantables; mais au fond, c'est le meilleur des hommes. Je suis enchanté de ma position.

—Allons tant mieux, mon ami, tant mieux.

Mais ce n'était pas uniquement pour lui communiquer ces détails que Montlouis avait couru après Norbert.

—Et vous, monsieur le marquis, continua-t-il, vous allez épouser Mlle de Puymandour? Quand ou me l'a appris, j'ai failli tomber de mon haut.

—Pourquoi? s'il te plaît.

—Dame!... monsieur, j'en étais encore au temps où nous allions attendre, au bout d'un certain jardin, que certaine petite porte s'ouvrît mystérieusement.

—Tu aurais dû oublier cela, Montlouis.

—Oh!... monsieur, je vous en parle, mais nul autre que vous, quand il s'agirait de ma tête, ne m'arracherait un mot à ce sujet. Je voulais vous dire que les hasards de la vie sont bien surprenants. Pensez que votre ancienne...

D'un geste menaçant Norbert l'interrompit.

—Malheureux!... s'écria-t-il, qu'oses-tu dire!...

—Monsieur!...

—Sache bien que Mlle de Sauvebourg est aussi pure que le jour où je l'ai aperçue pour la première fois. Elle a été folle, elle a été imprudente, oui; coupable, non. Je le jure devant Dieu!

—Et je vous crois, monsieur, je vous crois!...

Le fait est qu'il ne croyait pas un mot de ce que disait Norbert, et il était aisé de le comprendre à sa physionomie et à son accent.

—Toujours est-il que Mlle de Sauvebourg va devenir ma patronne.

—Elle!... tu en es sûr?

—J'ai du moins de fortes raisons de le croire; on ne parle que de cela à Mussidan.

Ainsi donc, M. de Puymandour était exactement informé, Norbert était bien forcé de se rendre.

—Cependant, interrogea Norbert, quand le vicomte a-t-il pu voir Mlle Diane? où? comment?

—Oh! bien simplement. A Paris, M. Octave était assez lié avec le fils du marquis de Sauvebourg, et il l'a visité souvent pendant sa maladie. Dès que les parents de ce pauvre jeune homme ont su monsieur le vicomte ici, ils l'ont fait demander, et il s'est rendu à leurs désirs. Naturellement il a vu Mlle Diane, et il est revenu enthousiasmé, si épris qu'il en rêve.

L'irritation de Norbert était devenue si visible, que Montlouis s'arrêta, convaincu qu'il était amoureux et jaloux.

—Après cela, ajouta-t-il, en manière de consolation, rien n'est encore décidé!...

Mais Norbert était trop bouleversé pour supporter davantage le bavardage de Montlouis. Il lui serra la main, lui dit brusquement: «au revoir,» et s'éloigna à grands pas, le laissant planté au beau milieu de la route, immobile et muet d'étonnement.

C'est que jamais, même au plus beau temps de ses amours, le seul nom de Diane ne l'avait tant remué, et il était furieux contre lui-même.

—Quoi!... se disait-il, après tout ce qui s'est passé, je ne puis prendre sur moi de l'oublier!... Je sais qu'elle se jouait de moi; je n'étais que l'instrument de son exécrable ambition; elle a froidement préparé l'assassinat de mon père, et je l'aimerais encore!... Ne suis-je donc qu'un lâche! et, pour cesser de penser à elle, faudra-t-il m'arracher le cœur!...

Aux tortures déjà insupportables de Norbert, s'ajoutaient à cette heure, les plus horribles inquiétudes.

Interrogeant l'avenir, il ne découvrait que malheurs et pressentait les plus affreuses complications. Tout tournait contre lui.

Il lui semblait qu'il était comme enfermé dans un cercle d'airain qui, de moment en moment, allait se rétrécissant et finirait par le broyer.

Il voyait Mlle de Sauvebourg épousant le vicomte Octave de Mussidan et rencontrant Montlouis au service de son mari.

Quelles seraient ses impressions, quand elle se trouverait en face de ce confident de ses anciennes amours, de ce jeune homme qui, dix fois, quand Norbert était retenu à Champdoce, était venu lui porter une lettre, chercher une réponse?

Et Montlouis!... quelle conduite tiendrait-il? Aurait-il le sang-froid et le tact nécessaires pour sauver une situation si délicate?

Que résulterait-il de ce rapprochement qui paraissait une cruelle ironie de la Providence?

Très probablement la femme ne se résignerait pas à subir l'odieuse présence du complice des fautes de la jeune fille. Elle s'empresserait d'imaginer quelque prétexte pour le faire éloigner. Lui ne serait pas dupe, et furieux de perdre une position qui lui plaisait et qui faisait toute sa fortune, il parlerait.

Montlouis parlant, M. de Mussidan justement indigné d'avoir été si misérablement trompé, chasserait sa femme sans ménagements.

Que ferait Diane, quand elle se verrait irrémissiblement perdue, mise au ban de ce monde où elle prétendait régner?

Ne chercherait-elle pas à se venger de Norbert?

Il en était à se demander si la mort ne serait pas un bienfait, lorsque, approchant de Champdoce, il vit surgir devant lui la fille de la mère Rouleau.

Cachée derrière une haie depuis plus de deux heures, elle guettait son passage.

—J'ai une commission pour vous, monsieur, lui dit-elle.

Il prit une lettre qu'elle lui tendait, l'ouvrit et lut:

«Vous dites que je ne vous aime pas; vous voulez des preuves, sans doute! Eh bien, partons ensemble ce soir... Je serai perdue, mais à vous.

—«Réfléchissez, Norbert, il en est temps encore. Demain il sera trop tard...»

C'était Mlle de Sauvebourg qui osait lui écrire!

Longtemps il tint les yeux attachés sur cette lettre, pour lui d'une si poignante éloquence, comme s'il eût espéré qu'elle trahirait quelque chose de la pensée qui l'avait dictée.

L'écriture d'ordinaire si ferme et si nette de Mlle Diane était tremblée et confuse. Les trois derniers mots étaient presque illisibles. En plusieurs endroits, le satiné du papier était enlevé. Étaient-ce des traces de larmes?

Mais l'écriture ment; on peut mouiller du papier avec quelques gouttes d'eau.

Cependant il comprenait que, pour tenter cette démarche suprême, pour risquer l'humiliation d'un refus de sa personne, qu'elle offrait, elle avait dû faire à son indomptable orgueil la plus horrible violence.

—Si elle m'aimait, pourtant!... murmura-t-il.

Il hésitait, oui, il hésitait saisi de cette idée qu'elle sacrifiait pour lui honneur, famille, fortune, qu'elle était à lui s'il la voulait, qu'il ne tenait qu'à lui d'être avant deux heures près d'elle, au fond d'une voiture, fuyant vers quelque pays nouveau; son cœur battait à rompre sa poitrine, quand à cinquante pas sur la route, il aperçut un homme qui s'avançait: son père.

C'était la seconde fois que, par sa seule présence, M. de Champdoce triomphait des plus puissantes séductions de Mlle Diane.

—Jamais! s'écria Norbert—avec un tel emportement, que la fille de la mère Rouleau fit un bon en arrière,—jamais! jamais!

Et froissant la lettre avec une rage inconsciente, il la jeta sur le chemin où Françoise la ramassa précieusement l'instant d'après, et se précipita vers son père.

Le duc était alors remis de son attaque.

Remis... en ce sens, du moins, que la vie était sauve, qu'il se levait, marchait, mangeait et dormait comme avant.

Mais l'âme ne commandait plus au corps. L'intelligence, l'étincelle divine, paraissait pour toujours éteinte.

Guidé par l'instinct, par une sorte de mémoire de la chair qui survit à la raison, il accomplissait mécaniquement une partie des actes qui lui étaient habituels. Ainsi, il faisait aux environs sa tournée quotidienne, il allait regarder les ouvriers travailler aux champs, il visitait les écuries et les étables, mais de ce qu'il faisait, il n'avait nulle conscience.

Même cet état du duc avait soulevé des difficultés dont Norbert ne se fût pas tiré de sitôt sans l'aide de M. de Puymandour.

Mais cet excellent comte, naturellement actif, avait, en ces circonstances, réalisé des prodiges. Grâce à un conseil de famille et des jugements, il avait obtenu pour Norbert l'émancipation et le droit d'administrer provisoirement la fortune.

Tout cela retarda un peu le jour du mariage. Il arriva cependant.

Dès le matin, après une nuit épouvantable, Norbert avait été saisi par son beau-père. Livré ensuite aux compliments et aux empressements des invités qui arrivaient en foule, il n'eut pas une seconde de réflexion.

A onze heures, il monta en voiture. On le conduisit à la mairie d'abord, puis à l'église. A midi, tout était fini; il était lié pour la vie.

Que lui importait, après cela, la magnificence qu'avait déployée M. de Puymandour! Un seul des événements de cette journée d'étourdissement devait rester gravé dans sa mémoire.

Un peu avant le dîner, on lui présenta le vicomte Octave de Mussidan, et, après l'avoir complimenté, le vicomte profita de la circonstance pour annoncer officiellement son mariage avec Mlle de Sauvebourg.

Cinq jours plus tard, les nouveaux époux étaient installés à Champdoce.

Pris entre une femme qu'il ne pouvait aimer, dont la tristesse mortelle lui semblait un reproche, et son père frappé d'imbécilité, Norbert était assailli d'idées de suicide.

Consumé de regrets et de remords, ne concevant aucun but à donner à sa vie, n'apercevant pas de terme à son supplice, il s'affermissait de plus en plus dans son fatal dessein, quand un matin on vint le prévenir que son père refusait de se lever.

On envoya chercher le médecin qui jugea le duc en danger.

Une sorte de réaction, en effet, se produisait. Toute la journée, le malade s'agita terriblement. Sa langue, qui était restée fort embarrassée, parut se dégager, et à la tombée de la nuit il parlait librement. Et alors un délire effrayant s'empara de lui, et Jean et Norbert durent éloigner tout le monde. Il y avait à craindre que le duc ne révélât le secret de son mal, à chaque moment les mots de poison ou de parricide revenaient dans ses phrases incohérentes.

Vers les onze heures, cependant, il s'était calmé et paraissait assoupi, quand tout à coup il se dressa sur son séant en appelant d'une voix forte: «A moi!»

Norbert et Jean se précipitèrent vers le lit et furent terrifiés.

Le duc avait repris sa physionomie d'autrefois, son œil brillait, sa lèvre tremblait comme lorsqu'il était irrité.

—Grâce?... cria Norbert en tombant à genoux, grâce, mon père.

M. de Champdoce étendit doucement la main vers lui.

—Mon orgueil était insensé, prononça-t-il, Dieu m'a puni. Mon fils, je vous pardonne.

Le malheureux jeune homme sanglotait.

—Je renonce à mes projets, mon fils, je ne veux pas que vous épousiez Mlle de Puymandour, puisque vous ne l'aimez pas.

Norbert s'était à demi soulevé:

—Je vous ai obéi, mon père, murmura-t-il, elle est ma femme.

Le visage de M. de Champdoce à ces mots exprima la plus affreuse angoisse; ses yeux roulèrent dans leur orbite, il raidit ses bras en avant comme s'il eût voulu écarter un fantôme, et d'une voix rauque il cria:

—Malheureux!... Trop tard!...

Une convulsion suprême le rabattit sur ses oreillers; il était mort!

S'il est vrai que parfois, pour les mourants, le voile de l'avenir se déchire, le duc de Champdoce avait vu.

XII

Repoussée par Norbert, brutalement chassée, Mlle Diane reprit, la mort dans l'âme, le chemin de Sauvebourg, que l'instant d'avant elle parcourait palpitante d'espoir.

L'apparition du duc de Champdoce l'avait terrifiée. Elle comprenait l'horreur du crime, maintenant qu'elle l'avait vu.

Elle courait, éperdue, car il lui semblait que des voix effroyables se mêlaient aux mugissements de la tempête, et que dans les ténèbres, autour d'elle, des spectres la menaçaient.

Mais son imagination n'était pas de celles qui restent longtemps frappées. Lorsqu'elle eût regagné sa chambre, sans bruit, comme elle l'avait quittée, quand elle eût fait disparaître ses vêtements souillés de boue et de toutes les traces de sa sortie, elle commença à se remettre et même ne tarda pus à sourire de ses terreurs.

Réfléchissant, elle se disait que, sans l'arrivée du duc, elle eût peut-être reconquis Norbert, et que désespérer serait faiblesse tant que le «Oui» fatal ne serait pas prononcé.

Accablée de honte sur le moment, et frémissante, elle avait menacé Norbert. Plus calme à cette heure, elle sentait qu'elle ne pouvait prendre sur elle de le haïr.

Toute sa haine s'adressait à cette autre femme, cette rivale, cette Marie de Puymandour qui avait été comme son mauvais génie.

De celle-là, oui, il fallait se venger.

La voix secrète du pressentiment disait à Mlle Diane, que c'était de ce côté qu'elle devait chercher des raisons de rompre ce mariage dont les bans avaient été publiés le matin même.

Mais avant de rien entreprendre, connaître le passé de Mlle de Puymandour était indispensable. Mlle Diane se jura qu'elle connaîtrait ce passé.

Telles étaient les dispositions de Mlle de Sauvebourg quand on lui présenta le vicomte de Mussidan, l'ami de ce frère dont la mort la faisait si riche.

Il n'accourait pas sur un avis de son père, ainsi que l'avait charitablement supposé M. de Puymandour.

Le hasard seul le ramenait dans sa famille, ou plutôt le désir d'obtenir de la munificence paternelle de quoi éteindre quelques dettes devenues gênantes.

Octave de Mussidan, à cette époque, réunissait, à un degré supérieur, toutes les conditions qui, au début de la vie, promettent et même paraissent assurer de longues années de bonheur.

Grand, bien fait, doué de la plus heureuse physionomie, ayant une santé de fer, il avait en outre les avantages d'un beau nom et d'une fortune considérable.

Deux femmes, qui étaient la grâce et l'esprit mêmes: sa mère, une Rhéteau de Commarin et sa tante, veuve de ce général de Sairmeuse, si fameux sous la Restauration, s'étaient chargées de son éducation sociale.

Envoyé à Paris à vingt ans, avec une pension assez forte pour y faire bonne figure, il se trouva du premier coup, grâce aux alliances de sa famille, lancé dans la société du grand monde.

Mêlé aux viveurs de bonne compagnie du café de Paris, à une époque où les Septdeuil, les Maufort, les Dreycant et les Sarbovèze donnaient le ton, il eut vite perdu le fonds de naïveté apporté de sa province, et conquis cette assurance qui donne la conscience d'une certaine supériorité et la domination des choses à demi faciles.

S'il est vrai que les gens heureux dont les désirs s'éparpillent en mille satisfactions sont incapables de sentiments sérieux, Octave de Mussidan devait être à l'abri des orages d'une grande passion.

Cependant, il n'en fut pas ainsi.

A la seule vue de Mlle de Sauvebourg, il ressentit cette commotion intérieure que Stendhal appelait le «coup de foudre,» présage d'un de ces amours qui font le désespoir ou la félicité de la vie entière.

Il est vrai que jamais Mlle Diane n'avait été aussi étrangement séduisante qu'elle l'était alors, et que jamais elle ne le fut à un degré égal.

Elle essaya de le lui arracher.
Elle essaya de le lui arracher.

Octave de Mussidan lui déplut. Il était trop différent de Norbert.

Entre ce gentilhomme si correct, et «le sauvage de Champdoce», elle ne voyait nul rapport, nulle comparaison possible.

Rien, d'ailleurs, rien au monde n'était capable d'effacer du cœur de Mlle de Sauvebourg l'image de Norbert lui apparaissant pour la première fois dans les bois de Bivron, son fusil encore fumant à la main, vêtu de sa veste de bure.

C'est ainsi qu'elle aimait à se le figurer, frémissant d'énergie contenue, rougissant, intimidé, osant à peine lever sur elle ses beaux yeux tremblants.

Cependant Octave était pris, et il s'abandonnait délicieusement au sentiment qui l'envahissait et qui, à chacune de ses visites à Sauvebourg, le pénétrait davantage.

Mais, en amoureux chevaleresque, et qui prétend ne tenir la femme aimée que de sa seule et libre disposition, il s'adressa tout d'abord à Mlle Diane.

Ayant réussi à se trouver un instant seul près d'elle, respectueusement et de la voix la plus émue, il lui demanda si elle daignait permettre qu'il sollicitât du marquis de Sauvebourg, l'honneur de son alliance.

Cette démarche la surprit extrêmement. Tout entière aux anxiétés de la lutte qu'elle avait entreprise, elle ne s'était aperçue de rien.

Elle fut affreusement impressionnée: autant qu'un malade à qui le chirurgien annonce que c'est assez s'engourdir dans la souffrance, et qu'une horrible opération est devenue nécessaire.

Octave la forçait, en quelque sorte, de regarder en face la réalité.

Elle arrêta sur M. de Mussidan un indéfinissable regard, et après une longue hésitation lui promit pour le lendemain soir une réponse décisive.

La nuit entière se passa en épouvantables hésitations. Avoir commis un crime et n'en pas recueillir les fruits!... Cela ne pouvait lui entrer dans l'esprit.

Le résultat de ses méditations fut la lettre confiée à la fille de la mère Rouleau.

L'accusé qui attend de la délibération de ses juges un verdict de vie ou de mort, n'endure pas tout ce que soutint Mlle Diane pendant qu'elle guettait au bout du parc de Sauvebourg le retour de sa messagère.

Cette atroce agonie durait depuis plus de quatre heures, lorsque enfin Françoise reparut tout essoufflée.

—Qu'a-t-il dit? demanda Mlle Diane.

—Rien!... c'est-à-dire si; il s'est écrié comme cela, avec des gesticulations de furieux: Jamais!... jamais!...

Il ne fallait pas que cette fille pût se douter de quelque chose. Mlle Diane eut la force de sourire.

—C'est bien ce que je pensais, fit-elle.

Et comme Françoise semblait vouloir ajouter quelque chose, elle l'interrompit, lui remit un louis pour sa course et lui fit signe de s'éloigner.

Certes, Mlle de Sauvebourg était anéantie, mais elle éprouvait en même temps cet indéfinissable soulagement du joueur qui, risquant une fortune après d'effroyables alternatives, perd son dernier louis et s'écrie: Enfin!...

Plus d'incertitudes désormais, de doutes, d'angoisse, plus rien à tenter. Nul espoir ne survivait, sinon celui de la vengeance.

Elle bénissait l'amour d'Octave, maintenant. Elle se disait que, mariée, elle serait libre, et qu'elle pourrait suivre Norbert et sa femme à Paris.

Quand elle entra au château Octave venait d'arriver.

Il l'interrogea du regard, et d'un doux geste de tête, plein d'adorables promesses, elle répondit: Oui.

Ce consentement, pensait-elle, la libérait du passé. Elle se trompait.

Elle comptait sans les imprudences commises, sans les complices, sans Dauman.

En apprenant que le coup était manqué—ce furent ses expressions,—le vaillant «Président» avait été saisi d'une de ces terreurs, il disait: «souleurs,» qui tuent leur homme.

Rapidement et sans bruit, il avait réuni le plus possible d'argent comptant, et ses paquets faits, il se tenait prêt à s'envoler à la première alerte. Les nouvelles que lui donna M. de Puymandour le tranquillisèrent un peu; il ne fut vraiment rassuré que lorsqu'il fut bien sûr que le duc avait perdu la raison, et que le médecin avait cessé ses visites à Champdoce.

Mais alors, il fut pris de ce vertige dont est frappé l'homme qui mesure le précipice où il a failli rouler.

Ses nerfs, excités outre mesure, se détendirent tout à coup, et telle fut la réaction qu'il dut se mettre au lit et que pendant une douzaine de jours il fut en proie à une sorte de fièvre cérébrale.

Il commençait à se lever, lorsqu'on lui annonça successivement le mariage de Norbert et la mort du duc.

Ne découvrant plus l'ombre d'un danger, il recouvra ses facultés ordinaires de calcul, et se prit à réfléchir en toute liberté d'esprit.

Il avait dans son tiroir pour vingt mille francs d'obligations de Norbert, de l'or en barre maintenant qu'il jouissait de ses droits. Mais l'appétit vient en mangeant, et le «Président» ne tarda pas à trouver que cela était peu pour ses peines et rien pour les risques qu'il avait courus.

De là à chercher les moyens de recueillir, de cette affaire, un regain qui valût la moisson, il n'y avait qu'un pas, qu'il eut vite franchi.

En moins de rien, il eut arrêté son plan et pris ses mesures, et pour sa première sortie, il alla rôder autour de Sauvebourg.

Il se disait que ce serait bien le diable, si le hasard ne lui fournissait pas l'occasion d'un petit tête-à-tête avec Mlle Diane.

Il lui fallut de la patience. Mlle Diane sortait tous les jours, mais toujours accompagnée, et il se gardait de se montrer.

Dauman avait bien fait quinze heures de faction en diverses fois, quand enfin il eut le plaisir de voir celle qu'il guettait, se dirigeant seule vers Bivron.

Il la suivit sans qu'elle pût s'en douter, parce qu'à cet endroit la route était découverte, mais quand elle arriva à un petit bois qui est à mi-chemin du bourg, il parut tout à coup.

Mlle de Sauvebourg ne l'avait pas aperçu depuis qu'elle l'avait forcé d'aller aux renseignements, et sa vue lui causa la plus pénible impression.

—Que voulez-vous? lui demanda-t-elle brusquement.

Il ne répondit pas directement, mais, après s'être confondu en excuses de son audace, il commença à féliciter Mlle Diane de son mariage, dont tout le monde s'entretenait, et dont il était ravi, pour sa part, car il lui était respectueusement dévoué, et il jugeait M. de Mussidan bien supérieur comme genre, comme...

D'un geste elle arrêta ce flux de paroles.

—Si c'est là tout ce que vous avez à me dire!... fit-elle.

Déjà elle se détournait, il osa l'arrêter par un des coins de son châle.

—J'aurais encore quelque chose à ajouter, insista-t-il, relativement à... vous savez bien...

Elle s'impatientait.

—Relativement à quoi? demanda-t-elle, sans déguiser son profond mépris.

Il sourit bassement, s'assura d'un regard que personne n'était à portée de l'entendre, et, se penchant vers Mlle Diane, il murmura:

—C'est rapport au poison.

Elle se rejeta violemment en arrière, comme si elle eût vu un aspic se dresser sous ses pieds.

—Qu'osez-vous dire?... balbutia-t-elle.

—Mais déjà il avait repris son air obséquieux, et il se répandait en plaintes et en récriminations. Quel tour abominable elle lui avait joué! Lui voler son flacon de verre noir!... Si tout se fût découvert, il eût certainement payé pour tous, et de sa tête, un crime dont il était innocent. Il en avait été malade de douleur, et à cette heure encore le sommeil le fuyait et il était poursuivi par d'affreux remords... Bien plus, tout pouvait se découvrir encore...

—Au fait!... fit Mlle Diane en frappant du pied; au fait!...

—Eh bien!... mademoiselle, je ne saurais rester dans le pays; j'y meurs d'inquiétude; je veux passer à l'étranger... C'est ma fortune que me coûte cette affaire... Vous savez, quand il faut réaliser... Je suis un homme ruiné...

—Enfin, que voulez-vous?

Le regard clair de Mlle de Sauvebourg arrêté sur lui, gênait atrocement Dauman.

Il voulait, il l'expliqua verbeusement, de quoi se consoler de l'exil... un souvenir, un faible secours..., le strict nécessaire... le capital d'une petite rente de trois mille francs.

Mlle de Sauvebourg était incapable de modérer son indignation et de cacher son dégoût.

—Je comprends, interrompit-elle; vous voulez faire payer ce que vous appelez votre dévouement.

—Mademoiselle...

—Et vous l'estimez soixante mille francs! c'est cher.

—Hélas! c'est à peine la moitié de ce que me coûte cette malheureuse affaire!...

—Oh!... je sais ce que je dois penser de ces exigences.

Dauman leva vers le ciel des bras éplorés:

—Des exigences! s'écria-t-il d'un ton larmoyant, ai-je donc l'air d'un homme qui exige? Ah! il est dur d'être ainsi méconnu... Que fais-je en ce moment? Je viens à vous, humblement, chapeau bas, comme si je demandais l'aumône. Si j'exigeais, ce serait autre chose. Je dirais: Je veux tant, ou je parle. Qu'ai-je à perdre, en somme, si tout se découvre? Presque rien. Je suis un pauvre homme, et je suis vieux. M. Norbert, au contraire, et vous, mademoiselle, avez tout à risquer; vous êtes jeunes, riches et nobles, l'avenir vous promet le bonheur.

Il s'arrêta pour juger de l'effet de ses paroles.

Mlle Diane réfléchissait:

—Vous parleriez, fit-elle, qu'on ne vous croirait pas. Quand on avance certaines choses de certaines gens, il faut des preuves.

—C'est vrai, mademoiselle; mais qui vous dit que je n'en ai pas?... Eh! eh! je suis un homme de précaution, moi, et j'ai la preuve de bien des choses. Croyez-vous, par exemple, que si j'allais trouver M. le marquis votre père, il ne me donnerait pas une jolie somme bien ronde, du billet que j'ai là, et qui éclairerait singulièrement M. de Mussidan! Je vous donne la préférence et vous vous plaignez!...

Tout en parlant, il sortait de sa poche un portefeuille crasseux, et il en tirait un papier qui avait dû être chiffonné et ensuite lissé soigneusement.

Mlle Diane étouffa un cri de frayeur et de rage.

Elle venait de reconnaître son dernier billet à Norbert.

—Ah! s'écria-t-elle, Françoise m'a trahie... sans doute pour me récompenser d'avoir sauvé sa mère!...

Le «Président» tenait sa lettre entr'ouverte; elle pensa qu'il ne se défiait pas; d'un geste rapide comme la pensée, elle essaya de la lui arracher.

Mais il était sur ses gardes; il recula en faisant du doigt un geste ironique.

—Oh! que non pas, dit-il avec un accent d'odieuse familiarité. Il n'en sera pas de ceci comme du petit flacon. Ce billet, je vous le rendrai en même temps qu'un autre que j'ai de vous adressé à moi, quand j'aurai ce que je demande. Jusque-là, rien... Si je suis pris, je veux m'asseoir sur les bancs de la cour d'assises en bonne compagnie...

Mlle de Sauvebourg était véritablement au désespoir.

—Mais je n'ai pas d'argent!... s'écria-t-elle, une jeune fille n'a pas d'argent!

—M. Norbert en a.

—Adressez-vous à lui, alors...

Dauman hocha la tête.

—Nenni!... fit-il, pas si sot!... Il m'en cuirait, peut-être. Je connais M. Norbert, il est tout le portrait de son père... Tandis que vous, mademoiselle, vous lui ferez prendre la chose en douceur... Vous y êtes quasi plus intéressée que lui!

—Président!

—Oh!... il n'y a plus de Président qui tienne. Comment! je viens à vous bien humblement, et vous me traitez comme le dernier des derniers!... Je me révolte, à la fin! Je suis honnête, moi, quarante-sept années de probité sont là pour le prouver. Je n'ai jamais empoisonné personne... Assez de rebuffades! Nous sommes aujourd'hui mardi: si vendredi, avant six heures, je n'ai pas ce que je demande, votre père et M. de Mussidan auront de mes nouvelles. Tenez-vous à vous marier?...

Il salua ironiquement, tourna les talons et s'éloigna en disant:

—C'est à prendre ou à laisser!

Mlle de Sauvebourg était comme pétrifiée de tant d'impudence, et Dauman avait déjà disparu au tournant de la route, qu'elle cherchait encore, et vainement, une réponse pour l'écraser.

—Misérable!... murmura-t-elle, toute frémissante, misérable!...

Oui, misérable, en effet, mais il la tenait, et pour la perdre à tout jamais, il n'avait qu'à vouloir.

Et elle comprenait qu'il était un homme à exécuter ses menaces, dût-il n'en retirer aucun profit, dût-il même se compromettre sérieusement pour lui nuire, obéissant à cet instinct de perversité qui pousse à faire le mal pour le mal.

Mais les niais seuls se désolent sans agir, trouvant comme une imbécile consolation à répéter les éternels: «Si j'avais su!» des incapables et des lâches.

Les forts commencent par chercher comment se tirer d'affaire.

Ainsi fit Mlle Diane. Mais elle n'avait pas le choix des moyens. Force était d'en passer par où voulait Dauman. S'adresser à Norbert était l'unique ressource.

Certes, elle ne doutait pas que Norbert ne fît tout au monde pour prévenir et écarter un péril qui le menaçait autant qu'elle-même, mais l'idée d'implorer son secours révoltait sa fierté.

Voilà donc à quelles extrémités d'abjection elle était descendue, elle, une Sauvebourg! Voilà où aboutissaient ses rêves de grandeur et d'ambition. Elle était à la merci du plus vil des êtres, d'un Dauman. Elle en était réduite à se traîner aux genoux d'un homme qu'elle avait trop aimé pour ne le point haïr mortellement.

Cependant, elle n'hésita pas.

Au lieu de continuer sa promenade, elle se rendit directement chez la veuve Rouleau et chargea Françoise d'aller trouver Norbert, et de lui dire qu'il fallait absolument qu'il se rendit, à la nuit tombante, à la petite porte du parc de Sauvebourg, qu'elle l'y attendrait, que c'était pour eux deux une question de vie ou de mort.

La seule contenance de Françoise à la vue de sa bienfaitrice, sa rougeur, son trouble, avaient été le plus explicite aveu de sa trahison.

Mais Mlle Diane ne voulut rien remarquer et lui parla avec sa bonté accoutumée. Certaine de la complicité de cette fille et de Dauman, elle jugeait prudent de dissimuler et habile de la choisir encore pour messagère.

Seulement le diable n'y perdait rien, et tout en regagnant Sauvebourg, elle se jurait que Françoise payerait cher sa perfidie.

Ni les mille occupations des apprêts d'un mariage, ni la présence d'Octave de Mussidan ne purent, le reste de la journée, distraire Mlle Diane de son idée fixe.

Elle semblait doucement souriante, enjouée même, et cependant elle était à la torture, elle suait sous son corset.

A mesure qu'approchait le moment qu'elle avait fixé, son cœur se serrait davantage, et les doutes les plus effrayants la poignaient.

Norbert viendrait-il au rendez-vous? Françoise aurait-elle pu parvenir jusqu'à lui? Et s'il avait quitté le pays!... Il y avait cinq jours qu'on avait enterré le duc de Champdoce, et elle avait entendu dire que Norbert annonçait partout son intention d'aller habiter Paris avec sa femme.

Et, s'il venait, quelle serait cette entrevue?

Cependant la nuit tombait; les domestiques apportaient au salon les lampes allumées.

Mlle Diane s'esquiva et courut à la petite porte.

Norbert l'attendait.

Dès qu'elle parut, il s'élança d'abord vers elle, emporté par un mouvement involontaire, puis une réflexion soudaine le cloua sur place.

—Vous m'avez fait demander, mademoiselle? dit-il d'une voix rauque.

—Oui, monsieur le duc...

A ce titre de duc, donné sans réflexion, ils tressaillirent affreusement l'un et l'autre. Ce titre, Norbert le devait à la mort de son père, c'est parce que Mlle Diane voulait être duchesse, que M. de Champdoce était mort...

Elle se remit la première, et aussitôt, sentant le besoin d'en finir, avec une volubilité elle se mit à exposer les odieuses prétentions de Dauman, exagérant encore, quoiqu'il n'en fut guère besoin, la portée de ses menaces.

Elle supposait que cette scélératesse du «Président» transporterait Norbert de colère. A sa grande surprise, il demeura impassible. Il avait tant souffert qu'il en était venu à une morne insensibilité dont rien ne semblait capable de le tirer.

—Soyez sans crainte, répondit-il, je verrai Dauman...

Il paraissait sur le point de se retirer, elle l'arrêta d'un geste.

—Vous me quittez ainsi, fit-elle tristement, sans un mot!...

—Que puis-je vous dire, mademoiselle, que peut-il y avoir de commun entre nous?... Mon père mourant m'a pardonné... je vous pardonne. Adieu...

—Adieu donc, Norbert. Nous ne nous reverrons plus, sans doute. Je vais me marier, on a dû vous le dire. Pouvais-je résister aux volontés de ma famille? D'ailleurs à quoi bon!...

Elle s'interrompit comme si elle eût été près de succomber sous l'excès de son émotion, passa sa main sur ses yeux et ajouta:

—Encore adieu!... Souvenez-vous que personne autant que moi ne forme des vœux ardents pour que vous soyez heureux.

—Heureux!... s'écria Norbert, moi! Est-ce possible! Pouvez-vous donc être heureuse, vous! Ah!... enseignez-moi alors ce qu'il faut faire pour oublier, pour anéantir la pensée. Vous ne savez donc pas que près de vous j'avais rêvé des félicités dont l'idée sera le désespoir de ma vie, dont le souvenir ne s'effacera pas de mon cœur quand je vivrais mille ans! Vous ne savez donc pas...

Des paysans entraient portant un brancard sur leurs
épaules
Des paysans entraient portant un brancard sur leurs épaules

Il s'arrêta, comme s'il eût eu horreur de ce qu'il allait dire, comme s'il eût

compris qu'il se trahissait, qu'il se livrait... Il se détourna brusquement et s'enfuit éperdu.

Une joie farouche, la joie du triomphe entrevu, dut à ce moment éclairer le visage de Mlle Diane.

Cette entrevue, dont elle avait redouté les émotions, la laissait plus froide que le marbre.

—Je ne l'aime plus, murmura-t-elle, et lui m'aime plus que jamais. La vengeance devient facile.

Lorsqu'elle reparut au salon, sa satisfaction était si évidente que le vicomte Octave ne put s'empêcher de lui en demander la cause.

Elle répondit par une plaisanterie, mais gracieuse, presque tendre, car elle était pour son futur mari d'une amabilité qui le rendait le plus heureux des hommes.

—Pourvu, pensait-elle, que Norbert voie Dauman à temps!

Il le vit. Le surlendemain même, le fidèle serviteur des Champdoce, Jean, aborda Mlle Diane comme elle rentrait de la promenade et lui remit un paquet assez volumineux.

Elle l'ouvrit. Il renfermait, outre les deux lettres que possédait le «Président,» toute sa correspondance avec Norbert, plus de cent lettres fort longues pour la plupart, et aussi compromettantes que possible.

Son premier mouvement fut de tout brûler, et même elle alluma une bougie dans cette intention.

Mais elle réfléchit, et déposa le paquet dans une cachette où se trouvaient déjà les lettres que Norbert lui avait écrites.

—Qui sait!... murmurait-elle, tout cela servira peut-être un jour.

Tout cela, en effet, devait servir... mais contre elle-même.

Il en avait cependant coûté soixante mille francs à Norbert, pour ravoir ce que Dauman appelait ses garanties. Il dut, de plus, lui compter vingt mille francs, montant des obligations qu'il avait souscrites.

Cette somme, ajoutée à de notables économies, constituait au «Président» une si belle fortune, qu'il résolut de quitter Bivron, et d'aller à Paris chercher un théâtre plus digue de ses capacités.

C'est pourquoi, huit jours plus tard, le pays apprit avec stupeur que Dauman avait mis la clé sous la porte et était parti enlevant la plantureuse Françoise.

Deux femmes en pleurs allaient de maison en maison, semant l'incroyable nouvelle, non sans force imprécations.

La veuve Rouleau, d'abord, qui accusait fort nettement Mlle de Sauvebourg d'avoir prêté les mains à une abomination qui lui ravissait le pain de ses vieux jours, disait-elle.

Puis, cette vieille si louche, qui était la ménagère du «Président,» et qui se voyant abandonnée, ne se gênait pas pour raconter comment Dauman, le scélérat, n'avait jamais été huissier, et comme quoi toute sa science judiciaire lui venait d'une maison centrale où il avait séjourné dix ans.

Cette double fuite, si inattendue, du «Président» et de Françoise, enchanta Mlle de Sauvebourg, bien qu'elle eût assez de pénétration pour se douter des propos envenimés dont elle serait le prétexte.

Ces propos, pensait-elle, n'arriveraient jamais jusqu'à elle, et, en revanche, elle était débarrassée de cette perpétuelle appréhension de se trouver inopinément face à face avec un de ses complices.

Dauman et cette malheureuse avaient quitté le pays d'une telle façon, qu'il n'était guère probable qu'ils eussent jamais l'effronterie d'y revenir.

D'un autre côté, Norbert était parti pour Paris avec sa femme, et M. de Puymandour allait disant partout qu'on ne reverrait pas de sitôt la duchesse sa fille à Champdoce.

Mlle Diane respirait donc librement. Interrogeant l'horizon, il lui semblait que tous les images menaçants s'étaient dissipés.

L'avenir lui appartenait, elle pouvait s'occuper de son mariage.

Il devait avoir lieu dans une quinzaine de jours, et déjà un des amis d'Octave, qui devait être son témoin, M. de Clinchan était arrivé. C'était un brave garçon, et point gênant, le plus poli et le plus complaisant des hommes, précieux aux jours d'ennui pour la quantité de ridicules qu'il étalait naïvement.

Mais Mlle de Sauvebourg se souciait peu de M. de Clinchan.

Elle avait jugé la grandeur de l'amour qu'elle inspirait à Octave, et elle s'était mis en tête de tout faire pour l'augmenter encore.

Se faire aimer jusqu'à l'aberration, jusqu'à la stupidité, d'un homme qu'on disait supérieur par l'esprit et par l'intelligence, qui devait avoir l'expérience de la passion, lui semblait une tâche digne de son ambition et mettait un intérêt palpitant dans sa vie.

Faire prendre, dès l'abord, à Octave, le pli de sa volonté et de ses caprices, c'était prudence et prévoyance. C'était, de plus, s'exercer pour plus tard, quand elle serait à Paris, quand elle serait une femme à la mode, et son succès ici devait lui donner la mesure de l'empire qu'elle exercerait là-bas.

Octave fut pris, et tout autre l'eût été à sa place. Elle avait le don de la séduction, et jamais plus merveilleuse comédie d'amour ne fut jouée par la plus raffinée des coquettes.

Le jour de son mariage, elle était radieuse. Mais ce grand contentement était une affectation et une bravade. Elle se sentait observée. Lorsque sortant de l'église elle traversa la double haie des habitants de Bivron rangés sur son passage, elle surprit plus d'un regard malveillant.

Un malheur plus direct et plus réel l'attendait au château de Mussidan, qu'elle allait habiter désormais.

Elle y trouva Montlouis, et si grande que fût son audace, elle ne put s'empêcher de rougir jusqu'à la racine des cheveux quand on le lui présenta.

Lui, heureusement, qui avait prévu le moment, avait eu le temps de s'y préparer, et il fit bonne contenance.

Mais si respectueusement qu'il s'inclinât, Mlle Diane, devenue Mme de Mussidan, crut distinguer dans ses yeux cette expression d'ironique mépris et de menace, qu'elle avait aperçue dans les yeux de Dauman.

—Cet homme ne peut rester ici, pensa-t-elle, il ne restera pas.

Demander à Octave le renvoi de Montlouis était simple et prompt. Mais c'était chanceux aussi. C'était en quelque sorte provoquer ce jeune homme à dire ce qu'il savait du passé.

Le plus sage était de lui faire bonne figure et de déterminer son renvoi à la première bonne occasion.

Or, cette occasion ne pouvait se faire attendre longtemps. Octave était fort mécontent de son secrétaire.

Montlouis qui était plein de zèle, quand il habitait Paris avec son patron, se relâchait singulièrement depuis son séjour à Mussidan. Il avait renoué des relations avec cette jeune fille de Châtellerault qu'il adorait, et il ne se passait pas de semaine qu'il ne disparût quelquefois deux jours entiers. Cela ne pouvait durer.

Ce ne fut cependant pas de ce côté que partit le premier coup qui atteignit la jeune mariée. De ce côté, elle était en garde, et c'est surtout ce qu'on ne saurait prévoir, le hasard, l'impossible, qu'il faut craindre.

Il y avait une douzaine de jours qu'elle était vicomtesse de Mussidan, quand un après-midi, Octave lui proposa une promenade à pied. Elle jeta un châle sur ses épaules, et ils partirent, gais comme des amoureux en vacances.

Ils suivaient le chemin charmant qui tourne le bourg de Bivron, quand tout à coup ils entendirent de grands aboiements dans un taillis qui borde la route.

Un chien de forte taille en sortit presque aussitôt, qui, toujours aboyant, se précipita sur la jeune femme. Elle ne put retenir un cri. Elle reconnaissait Bruno.

L'épagneul, arrivé à elle, s'était dressé, et, appuyant ses pattes de devant sur sa poitrine, avançait son museau fin et intelligent.

—A moi Octave!... balbutia-t-elle.

Mais déjà M. de Mussidan avait écarté l'épagneul.

—Ce chien vous a fait peur, mon amie? demanda-t-il.

—Oui!... une peur affreuse!...

Elle était fort pâle, en effet, et plus tremblante que la feuille. Elle frémissait de cette reconnaissance, des suites qu'elle pouvait avoir. M. de Mussidan, lui, observait les allures de Bruno.

Tout surpris de la réception qui lui était faite, le bel épagneul s'était assis un peu à l'écart, et son œil parlant semblait demander une explication.

—Ce chien, à coup sûr, ne voulait pas vous faire mal, dit enfin Octave.

—N'importe!... Chassez-le.

Et elle-même s'avança sur Bruno, son ombrelle levée, comme pour le frapper. Mais le chien ne s'enfuit pas. Croyant que son ancienne amie voulait jouer avec lui, comme autrefois, il se mit à décrire autour d'elle des cercles rapides, jappant joyeusement, poussant de petits cris de plaisir, comme pour la défier et la provoquer à le poursuivre.

—Mais ce chien vous connaît, Diane, remarqua M. de Mussidan.

—Moi!... d'où?... Comment?...

—Regardez plutôt.

Bruno, en ce moment, lui léchait la main.

—Au fait, répondit-elle sans savoir ce qu'elle disait, il est possible que je l'aie caressé je ne sais où, et qu'il ait plus de mémoire que moi... Cependant, je ne me sens pas fort rassurée; venez, Octave; allons-nous-en.

Il la suivit, et il eût vite oublié cet incident si Bruno, tout joyeux d'avoir retrouvé quelqu'un de connaissance, ne s'était obstinément attaché à leurs pas.

—C'est singulier, répétait Octave, tout à fait singulier.

Il avait tout fait pour effrayer l'épagneul et il allait ramasser des pierres pour les lui jeter, quand, dans un champ, à vingt pas de lui, il aperçut un paysan qui bêchait.

—Eh!... mon brave!... lui cria-t-il, connaissez-vous ce chien?

—Oui bien, monsieur.

—A qui appartient-il?

—A notre maître, monsieur, à M. Norbert de Champdoce.

Ce nom seul secoua la jeune dame de Mussidan comme le choc d'une pile électrique.

—En effet, s'écria-t-elle vivement, je me souviens, à cette heure... j'ai vu souvent ce chien chez la mère Rouleau, et je lui donnais du pain... Il suivait toujours cette malheureuse qui est partie avec ce vilain homme... Oui, je le reconnais maintenant, il doit s'appeler Bruno. Ici, Bruno!...

Le chien accourut; et elle se baissa, bien moins pour le caresser que pour cacher son visage qu'elle sentait plus rouge que le feu.

Octave reprit le bras de sa femme sans ajouter un mot. Le soupçon venait de l'effleurer de son aile de chauve-souris. Cette scène ne lui paraissait pas naturelle, l'agitation de Diane était bien extraordinaire. De vagues défiances, indéterminées, qu'il n'eût su comment traduire, s'éveillaient en lui.

Mme Diane, de son côté, était horriblement tourmentée. Cet accident était un avertissement. Il lui révélait l'étendue du péril qu'elle bravait tous les jours.

Elle se maudissait d'avoir été si faible, si pusillanime, si lâche! Comment une femme forte comme elle avait-elle pu perdre la tête à ce point? Pourquoi se défendre si énergiquement de connaître ce chien? à quel propos?... Quelle maladresse que cette explication ensuite!... Est-il donc vrai que la voix de la conscience peut étouffer celle de la raison!...

Si elle eût dit tout simplement: «Tiens! c'est Bruno, le chien du duc de Champdoce!» son mari n'eût rien vu là de surprenant. Son trouble avait fait, de la chose la plus simple du monde, un gros événement.

La préoccupation de son mari avait été visible après cette fatale promenade. Elle avait surpris un soupçon dans un coup d'œil qu'il lui avait jeté. Comment l'effacer? Comment lui rendre sa sécurité?

A tout hasard, elle se condamna à avoir désormais une frayeur insurmontable des chiens. En apercevait-elle un, elle poussait un cri. Elle faisait tenir ceux d'Octave à la chaîne... Ah! n'importe, elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, il lui semblait qu'elle était environnée d'une atmosphère explosible, qui à la moindre étincelle allait s'enflammer!

De ce jour, la dame de Mussidan n'eut plus qu'une pensée: partir, quitter Bivron, fuir n'importe où, mais fuir.

Il avait été convenu qu'au sortir de l'église les jeunes époux trouveraient une chaise de poste qui les emporterait vers quelque contrée bénie, inconnue, où elle trouverait avec l'oubli et le calme, la virginité de ses impressions.

Les événements en avaient décidé autrement, et de semaine en semaine, toutes sortes de raisons les retenaient à Mussidan.

Libre, la jeune femme n'eût pas été arrêtée une minute par ces raisons qui intéressaient cependant la fortune et l'avenir; mais elle avait trop à compter avec l'opinion de ceux qui l'entouraient pour oser paraître en faire bon marché.

Tout ce qu'elle pouvait raisonnablement tenter, c'était de pénétrer Octave de son idée fixe, de ramener continuellement son esprit à cette question de départ, qu'il lui était interdit d'aborder franchement.

A l'entendre parler devant les grands parents, on eût juré qu'elle voulait vivre et mourir à Mussidan.

Mais dès qu'elle était seule avec son mari, elle avait l'art de lui faire dire, tout en semblant le contrarier, qu'ils y étaient fort mal, que leur vie y était envahie par des importuns, qu'ils s'y trouvaient comme en tutelle, qu'ils ne s'appartiendraient véritablement que le jour ou ils seraient dans leur ménage, serrés l'un contre l'autre, chez eux, enfin!

Il est certain qu'Octave était bien persuadé qu'il avait pensé tout cela avant de le dire. Il serait parti s'il l'eût pu.

—Voyons, murmurait la jeune femme, ne saurais-tu patienter un peu!

—Eh!... ni ton père et le mien n'en finissent, avec leurs tracasseries d'intérêts.

Cependant il fallait à Mme Diane plus que de la patience, car elle avait le pressentiment qu'une catastrophe était proche, elle la devinait, elle la sentait dans l'air.

La catastrophe arriva.

C'était dans les derniers jours d'octobre, le 26, un jeudi, vers les quatre heures de l'après-midi.

Elle venait d'achever sa toilette et était accoudée à une des fenêtres de sa chambre, quand tout à coup la cour du château fut envahie par une foule visiblement émue. Quelques femmes pleuraient s'essuyant les yeux du coin de leur tablier.

Presque aussitôt des paysans entrèrent, portant un brancard sur leurs épaules.

Ce brancard était entièrement recouvert d'un drap, tout taché de sang d'un côté, et sous la toile grossière, on distinguait nettement les contours raides et immobiles d'un cadavre.

A cette vue, Mme Diane se sentit glacée jusqu'à la moelle des os; elle était saisie d'horreur, et cependant elle ne pouvait s'arracher de cette fenêtre.

Le matin même, son mari et M. de Clinchan, accompagnés de Montlouis et d'un domestique nommé Ludovic, étaient partis pour chasser aux environs.

Évidemment, un de ces quatre hommes gisait sous ce drap. Lequel?...

Le doute dura peu Octave parut. Il n'avait plus figure humaine, il paraissait mourant. M. de Clinchan et Ludovic le soutenaient chacun sous un bras.

Le mort était Montlouis!...

Il ne serait donc plus nécessaire de ruser pour obtenir le renvoi de l'infortuné secrétaire. Il n'y avait plus à craindre qu'il parlât!

Cette idée abominable traversant le cerveau de la jeune femme lui donna la force de descendre pour s'informer, pour savoir... Mais, à moitié de l'escalier, elle fut arrêté par M. de Clinchan, qui montait, et qui, hors de lui, la saisit brusquement par le bras, en lui disant d'une voix rauque et brève:

—Remontez, madame, remontez...

—Mais qu'y a-t-il, au nom du ciel?

—Un malheur affreux!... Venez, rentrez chez vous; votre mari nous suit.

Elle résistait, mais il employait presque la force; il la poussa jusque dans sa chambre, et Octave s'y précipita au même moment.

En apercevant sa femme, il étendit les bras, l'attira à lui et, la serrant contre sa poitrine, il éclata en sanglots.

—Il pleure! murmura M. de Clinchan, il est sauvé! J'ai cru qu'il allait devenir fou.

Enfin, après bien des questions et des réponses incohérentes, Mme de Mussidan comprit que son mari avait tué Montlouis, à la chasse, involontairement...

Quelques heures plus tard, au salon, Ludovic expliquait cet horrible accident, le mimait pour ainsi dire; et prouvait qu'il n'y avait en rien de la faute de son maître, et qu'il fallait que la fatalité s'en fût mêlée.

Diane crut à cette fatalité.

Et cependant on ne lui disait pas la vérité.

Montlouis était mort pour elle, comme déjà le duc de Champdoce. Il était mort parce qu'il l'avait connue, qu'il possédait son secret, qu'il avait parlé. La vérité, la voici:

Après un déjeuner de chasseurs, dans les bois de Bivron, Octave, animé par une bouteille de sauterne, s'était mis à plaisanter Montlouis sur ses fréquentes absences, et à railler la femme qui en était la cause.

Ils marchaient alors seuls, un peu en arrière de leurs compagnons.

Pendant un moment, Montlouis laissa maltraiter cette femme qu'il aimait à la folie, mais à la fin, piqué par un sarcasme trop vif, il se révolta et répondit peu poliment.

C'en était assez pour irriter M. de Mussidan. Après avoir déclaré à son secrétaire qu'il ne tolérerait plus ses escapades, il lui reprocha amèrement de risquer une belle position pour une fille qui n'en valait pas la peine, qui le trompait, se moquait de lui avec d'autres, pour une drôlesse, enfin.

Montlouis était devenu plus blanc qu'un linge.

—Pas un mot de plus, monsieur, s'écria-t-il, je vous le défends!...

Son accent était si menaçant que, persuadé qu'il allait se précipiter sur lui, Octave leva la main pour le frapper.

—J'espère que nous sommes toujours amis.
—J'espère que nous sommes toujours amis.

D'un saut de côté, Montlouis esquiva le coup, mais il était ivre de fureur, et cette insulte dernière acheva de lui faire perdre la tête.

—Que parlez-vous de duper, s'écria-t-il, vous qui épousez la maîtresse des autres! Que parlez-vous de drôlesses, vous dont la femme n'est qu'une......

—Le mot n'était pas prononcé, qu'il tombait ayant reçu en pleine poitrine la charge entière du fusil d'Octave...

Comment M. de Mussidan cacha-t-il la vérité à Diane?... Comment ne chercha-t-il pas à savoir ce qu'il y avait au fond des affreuses imputations du Montlouis?...

Il n'osa pas. Il aimait sa femme éperdument, et la passion vraie est capable du toutes les capitulations et de toutes les lâchetés. Il sentait que jamais il n'aurait le courage de se séparer de Diane, qu'il pardonnerait quoi qu'il y eût...

Dès lors, à quoi bon s'éclairer?... Mieux valait le doute qu'une désolante réalité. Le doute! c'est encore une porte ouverte à l'illusion.

Acquitté pat les juges, grâce à l'audacieuse initiative de Ludovic, Octave n'avait pas été absous par sa conscience.

Cette jeune fille, qu'aimait Montlouis, il la fit rechercher et parvint à la découvrir après bien des démarches. Pauvre fille! elle venait de mettre au monde un fils, et chassée par sa famille, elle était près de périr de misère.

Octave la sauva du désespoir, et sans lui dire quelles raisons le guidaient, lui jura qu'il l'aiderait à élever son enfant, qu'elle avait appelé Paul, comme Montlouis.

Quelques jours plus lard, M. et Mme de Mussidan quittaient le Poitou. Plus que jamais Diane souhaitait habiter Paris. Elle avait attiré à son service une ancienne soubrette de Mlle de Puymandour, et cette fille avait été indiscrète. Diane savait qu'avant son mariage, Mlle de Puymandour avait aimé Georges de Croisenois, et elle comptait sur lui pour se venger de Norbert.

XIII

Le mariage de Norbert avec Mlle de Puymandour ne pouvait avoir même un rayon de cette lune de miel fugitive qui luit pour deux êtres étrangers rapprochés par le hasard, et brusquement unis par des convenances de famille.

Chacun d'eux en voulait cruellement à l'autre de sa propre faiblesse, et si, pour Norbert, Marie était toujours une femme imposée par une volonté despotique, elle ne pouvait, elle, lui pardonner de l'avoir épousée.

Lorsqu'aux formules de la loi lues par le maire, il répondaient: Oui! il y avait déjà entre eux un abîme de glace. Chaque jour le creusa davantage.

Et personne pour les rapprocher. Personne pour amortir les chocs continuels de deux caractères également fiers et exaspérés.

Le comte de Puymandour les avait comme abandonné.

Dès le lendemain de l'établissement de sa fille,—c'était son expression,—il n'avait plus songé qu'à en tirer parti, au profit de sa vanité. Courir le pays aux armes de Champdoce, visiter vingt personnes par jour pour avoir l'occasion de dire vingt fois «madame la duchesse ma fille» lui semblait un bonheur sublime.

Lorsque Norbert, le lendemain de la mort de son père annonça qu'il partait pour Paris, M. de Puymandour approuva de toutes ses forces sa résolution. Il lui paraissait que restant seul au pays, il y remplacerait en quelque sorte le vieux duc, et sans doute pour mieux recueillir sa succession d'autorité et d'esprit, il annonça qu'il s'établirait à Champdoce, et en effet, il s'y installa.

C'est lorsqu'elle fut arrivée à Paris, que la jeune duchesse se jugea véritablement et avec trop de raison, hélas!... la plus infortunée des femmes.

Champdoce, c'était presque la maison paternelle; ses yeux se reposaient sur des paysages connus, on venait la visiter; si elle sortait, elle rencontrait des figures amies.

Ici, tout lui semblait étranger, ennemi.

Lorsqu'elle se trouva dans cet immense hôtel de la rue de Varennes, elle se crut perdue.

Pourtant, elle devait avoir là cette vie quasi-royale que son père lui dépeignait comme une suprême jouissance ici-bas.

Le feu duc de Champdoce, si économe lorsqu'il s'agissait de lui ou de Norbert, redevenait le grand seigneur généreux et prodigue jusqu'à la folie dès qu'il croyait travailler pour ses descendants.

Cet hôtel, préparé pour ses petits-fils, était un miracle de luxe grandiose.

Tout y était somptueux, magnifique et rare, depuis les tentures jusqu'aux plus menus objets, depuis les services armoriés et l'argenterie massive jusqu'aux tableaux et aux statues qui décoraient la grande galerie.

Et le duc avait toujours si amoureusement soigné cet hôtel que tout y était disposé comme si, d'un instant à l'autre, on eût attendu le maître.

Norbert et sa femme arrivant, purent croire qu'ils rentraient chez eux après une courte absence, tant chaque chose était à sa place.

Les trois vieux valets qui avaient la garde et le soin de l'hôtel, leur dirent que leur chambre était prête et que le dîner allait être servi.

Cependant Norbert, livré à lui-même, eût été très embarrassé. Mais il avait un conseiller, le fidèle Jean, qui gardait les traditions de la bonne époque, et qui eut bientôt établi le service sur le plus grand pied.

A Paris on trouve tout à acheter, tout, même le temps. En moins de quinze jours Jean peupla les cuisines, les offices et les antichambres de valets bien dressés; il encombra les remises d'équipages et emplit les écuries de chevaux de prix.

Mais pour la jeune duchesse de Champdoce, ce mouvement, ce train princier n'animaient pas l'hôtel. Il restait pour elle vide et morne. Les valets lui faisaient l'effet d'ombres se mouvant dans un crépuscule funèbre.

Elle trouvait les appartements trop vastes, les plafonds trop hauts, les tentures lugubres, les tableaux affreusement tristes, tous les meubles trop grands et trop lourds.

Elle vivait sous l'impression continuelle d'une terreur vague, indéfinissable, le cœur serré d'une inexprimable angoisse, tressaillant au moindre bruit.

Et personne à qui confier ses peines...

Ses anciennes amies de Paris... Norbert lui avait défendu de les voir: il ne les jugeait pas assez nobles. Ils étaient en grand deuil... Norbert avait déclaré qu'ils ne feraient de visites que l'année suivante.

Elle restait donc seule, abandonnée.

Comment le souvenir de Georges Croisenois ne lui serait-il pas revenu?

Si son père l'eût voulu, pourtant, elle eût été la femme de Georges, et, à cette heure, ils seraient bien loin, ensemble, ils cacheraient leur bonheur dans quelque contrée bénie, en Italie, à Florence, à Naples. Il l'aimait, celui-là, tandis que Norbert...

Norbert menait alors une de ces existences insensées qui annoncent comme un parti pris de ruine et de suicide.

Présenté dès son arrivée au cercle de... par son oncle, le chevalier de Septvair, il fut reçu avec acclamation. On le considérait comme une conquête.

Il portait un des noms historiques de France, la renommée triplait sa fortune si considérable; il fut entouré, recherché, fêté, choyé. Il ne savait auquel entendre, tant il eut bientôt d'amis intimes, de complaisants, de flatteurs et de simples parasites.

Sentant quels succès lui défendait l'infériorité de son éducation, il rechercha les triomphes faciles, ceux qu'assurent l'argent dépensé, les abus des forces physiques, les excentricités bruyantes, le mépris affecté de toutes les conventions sociales.

Ne pouvant prétendre à devenir le plus élégant et le plus spirituel, il voulut au moins se distinguer par sa brutalité et son cynisme.

Il jetait l'or par les fenêtres pour installer une écurie de courses, il eut l'art d'accrocher deux ou trois duels qui furent heureux, il se montrait partout en compagnie de filles perdues.

Ses journées se passaient à monter à cheval et à faire des armes. La nuit, il soupait et il jouait. Sa femme ne le voyait plus. Quand il rentrait à l'hôtel, c'était à l'aube, les jambes flageolantes et la langue pâteuse, ayant le plus souvent perdu des sommes considérables.

Jean, ce gardien fidèle de l'honneur de la maison de Champdoce, gémissait, non de voir son maître courir à la ruine, mais de le savoir toujours entouré d'équivoques compagnons de débauche.

—Et le nom! monsieur, disait-il quelquefois, le nom!

—Eh! que m'importe, pourvu que je vive vite et que je meure bientôt!...

La vérité est que cette vie tourbillonnante attirait Norbert comme l'abîme le malheureux qui se penche au-dessus. S'abandonnant au vertige, il ne luttait plus, il ne pensait plus.

Une seule pensée émergeait de l'ombre, celle de Diane. Celle-là, quoi qu'il fît, il ne pouvait l'anéantir. Au milieu même des brouillards de l'ivresse, l'image de cette femme tant aimée se détachait lumineuse, comme une lampe dans la nuit...

Il y avait plus de six mois que cette existence sans frein durait, quand, par une belle après-midi du mois de février, au moment où il descendait à cheval la grande avenue des Champs-Élysées, Norbert aperçut une femme qui lui adressait, de la tête, un salut amical.

Elle était dans une magnifique calèche découverte, malgré le froid, enveloppée jusqu'au menton dans de précieuses fourrures.

Norbert pensa que c'était quelqu'une des demoiselles de théâtre qu'il connaissait, et par désœuvrement il poussa son cheval vers la voiture.

Arrivé à dix pas, il faillit tomber, tant sa surprise fut grande. Il venait de reconnaître Diane, Mme de Mussidan.

Il continua d'avancer cependant, et comme la voiture venait de s'arrêter, il rangea son cheval entre la portière et la contre-allée.

La jeune femme ne semblait guère moins agitée que lui, et pendant un instant ils gardèrent le silence, échangeant des regards enflammés, oppressés comme s'ils eussent pressenti quelle destinée était suspendue au-dessus de leur tête.

Enfin Norbert comprit qu'il fallait dire quelque chose, quoi que ce fût, mais parler; déjà les domestiques l'examinaient d'un œil curieux.

—Vous à Paris, madame!... balbutia-t-il.

—Oui, monsieur le duc.

—Depuis longtemps?

—Il y aura mardi deux mois que mon mari et moi sommes installés.

Elle appuya sur ces mots: Mon mari.

—Deux mois!...

—Ni plus ni moins, et c'est à peine si j'y puis croire, tant les jours ont passé vite.

Un sourire étrange passa dans ses yeux et elle ajouta:

—Mais donnez-moi donc des nouvelles de Mme la duchesse de Champdoce; se plaît-elle à Paris?

Norbert eut un geste furibond.

—La duchesse, fit-il d'une voix sourde, la duchesse...

Mme de Mussidan l'interrompit. Elle avait dégagé une de ses mains des fourrures, elle la lui tendit, en disant d'un ton moitié tendre, moitié railleur:

—J'espère que nous sommes toujours amis..., bons amis. Allons, au revoir...

Le cocher, comme si le mot: «Au revoir,» eût été un signal, toucha, et la calèche partit au grand trot de ses beaux carrossiers.

Norbert n'avait pas pris la main que lui tendait la jeune femme; il était bien trop abasourdi.

Mais il ne lui fallut pas dix secondes pour se remettre. Enlevant brusquement son cheval, il le fit voiler sur place, et, lui enfonçant les éperons dans le ventre, il le lança vers l'Arc-de-Triomphe.

—Ah! s'écriait-il, avec l'accent de la rage la plus vive, je l'aime encore! Je ne puis aimer qu'elle! je n'ai jamais aimé, je n'aimerai jamais qu'elle!...

Ainsi songeait Norbert, tout en poussant, contre toute prudence, son cheval au milieu des voitures qui sillonnaient l'avenue, cherchant des yeux la calèche de Mme de Mussidan. Il fallait qu'elle eût quitté les Champs-Élysées par une allée latérale, car il ne l'apercevait pas.

—Mais je retrouverai Diane, murmurait-il, je la chercherai, je la reverrai, je le veux; elle ne m'a pas oublié, sa voix me l'a dit...

A ce moment, une pensée de salut traversa son esprit.

—Une femme comme elle, se dit-il, ne peut pardonner franchement certaines offenses; quand elle paraît revenir, on a tout à craindre.

Malheureusement il ne s'arrêta pas à cette réflexion. Il avait tout oublié, et les pires infortunes ne lui avaient rien appris.

Et le soir même, il courait à son cercle, pensant qu'il y trouverait infailliblement quelqu'un pour lui apprendre la demeure de Mme de Mussidan.

Personne encore n'était arrivé au cercle; personne, sauf le baron Dusourd. C'était un gros homme curieux et bavard, sachant tout, se mêlant de tout, qui ne manquait pas d'esprit, capable de faire battre des montagnes, personnage problématique comme sa baronnie, fort riche d'ailleurs, et qu'on avait surnommé «La Gazette.»

C'est au baron que Norbert s'adressa, et dès les premiers mots il éclata de rire.

—Encore un!... fit-il. Comment, vous aussi, mon cher duc, vous voici amoureux de la divine vicomtesse!

Norbert devint cramoisi. Il n'avait pu encore se déshabituer de rougir.

—Oh! il n'y a pas de honte à cela, dit gravement le gros homme. Vous ne seriez pas le premier à qui Mme de Mussidan mettrait la cervelle à l'envers. Vous seriez, à ma connaissance, le... le combien seriez-vous? Mettons le cinquième.

—Le cinquième!...

—Juste!... faut-il vous énumérer les victimes? D'abord, Mussidan; il a épousé, lui. Puis, le plus jeune des Sairmeuse, puis Clairin, puis Georges de Croisenois... Vous le voyez, elle mène son char à quatre; vous, on vous mettra en arbalète...

Impatienté, Norbert tourna le dos au baron qui ne s'en offensa pas, habitué qu'il était à ces procédés. Même le gros homme riait dans ses favoris, de la malice qu'il avait eue de ne pas répondre...

C'était une leçon pour Norbert; il résolut de s'en remettre au hasard, et le hasard ne lui fit pas défaut. Le hasard est toujours exact, quand on s'engage dans une entreprise funeste, et qu'il pourrait la faire manquer.

Le lendemain même, aux Champs-Élysées, Norbert rencontra Mme de Mussidan, et il la rencontra pareillement tous les jours qui suivirent.

A chaque rencontre, ils avaient échangé quelques mots, et au commencement de la semaine suivante, après bien des hésitations, Diane finissait par promettre à Norbert que le lendemain, à trois heures, elle ferait arrêter sa calèche près du bois, qu'elle descendrait comme pour marcher un peu, et qu'elle lui accorderait une entrevue.

Mme de Mussidan avait dit: A trois heures...

Bien avant deux heures, Norbert était au rendez-vous, bouillant d'impatience, torturé par l'incertitude.

Il se demandait: Est-ce bien moi qui attends ici, comme autrefois au sentier de Bivron?

Que d'événements, cependant; que de changements survenus!...

Ce n'était pas Diane qui allait venir. Ce serait la comtesse de Mussidan, la femme d'un autre.

Lui-même, il était marié.

Ce n'était pas le caprice d'un père, qui les séparait à cette heure, c'était le devoir, la loi, la société.

Pourquoi, se disait-il dans sa folle exaltation, Diane et lui ne s'affranchiraient-ils pas de vains préjugés? Pourquoi ne quitteraient-ils pas, elle son mari, lui sa femme?...

L'heure passait cependant.

Depuis une heure, Norbert avait consulté sa montre soixante fois au moins.

—Si elle allait ne pas venir!...

Comme il disait cela, il vit une voiture s'arrêter et une femme en descendre.

C'était elle.

Rapidement elle gagna les arbres, et franchit un espace vide, sans s'inquiéter des ronces, pour arriver plus vite à la petite allée.

Norbert s'inclinait, mais elle, sans mot dire, lui prit le bras et l'entraîna plus avant dans le bois.

Il avait beaucoup plu les jours précédents, et l'allée où avait attendu Norbert était fort boueuse. Mais cela n'arrêta pas Mme de Mussidan.

—Marchons! disait-elle d'une voix brève, marchons, on peut nous apercevoir de la route... J'ai pris toutes mes précautions, ma voiture et mes gens m'attendent à une des portes de Saint-Philippe-du-Roule, mais je puis avoir été épiée, suivie... Marchons!...

—Vous n'aviez pas ces frayeurs, autrefois!...

—J'étais ma maîtresse, alors. Ma réputation était toute ma fortune, mais elle m'appartenait, j'avais le droit de la risquer; en la perdant, je ne faisais tort qu'à moi seule.... En me mariant, j'ai reçu en dépôt l'honneur de l'homme qui me donnait son nom. Je saurai le garder intact.

—Dites que vous ne m'aimez plus.

Elle s'arrêta brusquement, écrasa Norbert d'un de ces regards glacés dont elle avait le secret, et lentement répondit:

—Vous avez perdu la mémoire, monsieur le duc, moi je me rappelle une lettre...

D'un geste suppliant, Norbert l'interrompit.

—Grâce!... balbutia-t-il, ayez pitié!... Vous me plaindriez si vous connaissiez l'horreur du châtiment!... J'étais devenu fou, aveugle, stupide... Jamais je ne vous ai aimée comme à cette heure...

Un sourire glissa sur les lèvres de Mme de Mussidan. Norbert ne lui apprenait rien, mais elle voulait, il lui fallait ce mot: la certitude.

Norbert et sa femme entraient.
Norbert et sa femme entraient.

—Hélas! murmura-t-elle, que puis-je vous répondre? un mot terrible et fatal: trop tard!...

—Diane!...

Il essaya de prendre la main de la jeune femme, elle se rejeta en arrière.

—Oh! pas ainsi, monsieur le duc, dit-elle d'un air véritablement égaré, ne m'appelez pas ainsi... Vous n'en avez pas le droit... C'est assez d'avoir perdu la jeune fille, ne déshonorez pas la jeune femme!... Il faut m'oublier, entendez-vous?... C'est pour vous dire cela que je suis venue. L'autre jour, en vous apercevant, je n'ai pas été maîtresse de mon premier mouvement; ce cœur que vous avez possédé tout entier s'élançait vers vous, et je vous ai fait signe... Ne cherchez pas à vous prévaloir de ma faiblesse... Je vous ai dit: «Nous sommes amis...» J'étais folle. Nous ne pouvons même pas être amis, nous devons devenir l'un pour l'autre... des étrangers.

Les paroles du baron, au cercle, sonnaient encore aux oreilles de Norbert.

—Vous êtes moins sévère pour M. de Sairmeuse, fit-il amèrement, pour M. Georges de Croisenois, pour...

—Que prétendez-vous dire! interrompit-elle d'un ton hautain. Ces messieurs sont les amis de mon mari. Tandis que vous...

Elle lui prit les poignets qu'elle serra comme en un étau, entre ses mains délicates, et penchant son visage vers celui de Norbert, jusqu'à le toucher presque:

—Vous oubliez encore, poursuivit-elle, qu'à Bivron on affirmait que j'étais votre maîtresse!... Croyez-vous que la calomnie n'a pas su pénétrer jusqu'à mon mari!... Un jour qu'on prononçait votre nom devant lui, j'ai vu le soupçon et la haine dans ses yeux... Grand Dieu!... s'il se doutait, quand je rentrerai, que votre main vient de toucher la mienne, il me chasserait comme une misérable... Est-ce que la porte de notre maison ne vous est pas à tout jamais fermée?...

—Ah!... je suis bien malheureux!...

—Trouvez-vous donc mon sort digne d'envie!... Mais à quoi bon gémir! On ne change pas sa destinée. Soyez homme... et s'il vous reste quelque affection... pour moi, prouvez-le-moi en ne cherchant jamais à me revoir.

Norbert était désespéré, il la conjurait de rester encore, il s'attachait à elle...

—Ah!... s'écria-t-elle, ne m'ôtez pas mon courage!...

Et, se dégageant vivement, elle regagna sa voiture qui partit au galop.

Elle s'éloignait, mais elle venait de verser dans le cœur de Norbert un poison plus subtil que celui qu'elle destinait au duc de Champdoce.

C'est qu'elle le connaissait, comme le virtuose de génie l'instrument dont il tire des sons merveilleux; elle savait quelles cordes vibraient en lui, et comment il fallait les attaquer. Elle était certaine qu'avant un mois il serait à ses pieds, qu'elle reprendrait sur lui un empire plus absolu que jamais, et qu'il l'aiderait à exécuter contre lui-même l'abominable projet qu'elle avait conçu.

Et rien ne devait la gêner, car elle était libre, quoi qu'elle eût dit, libre comme l'air.

Ses calculs, d'ailleurs, étaient justes.

Après l'avoir suivie comme son ombre, mais à distance, pendant quinze jours, Norbert s'enhardit jusqu'à l'aborder aux Champs-Élysées. Elle se fâcha, mais non assez pour qu'il ne reparût plus. Il reparut... Elle pleura... N'importe, il revint encore.

Sa défense parut héroïque à Norbert, et cependant, peu à peu, elle faiblit; il devint plus pressant; elle lui accorda une entrevue, puis deux...

Mais quelles entrevues!... Elles avaient lieu à l'église, quelquefois, ou dans un musée, ou au bois... et c'est à peine s'il avait le temps de lui serrer furtivement la main.

Et cependant, il n'osait se plaindre, tant était terrible le tableau qu'elle lui faisait des dangers qu'elle bravait pour lui.

Enfin, après des hésitations, des larmes, toutes sortes de réticences, elle finit par lui avouer qu'elle avait trouvé un moyen de rendre leurs rendez-vous plus fréquents, plus longs, presque sans péril... c'était, mais elle n'osait le dire... c'était sans doute bien mal... c'était... qu'elle devînt l'amie de la duchesse de Champdoce!...

Cette fois, Norbert reconnut qu'elle était un ange, et il fut décidé que dès le lendemain il la présenterait à sa femme.

XIV

C'était dans les premiers jours du mois de mars, un mercredi.

Au lieu de se faire servir dans son appartement ou de courir au cercle rejoindre quelques amis, comme c'était son habitude de tous les matins, le duc de Champdoce, Norbert, avait voulu déjeuner avec la duchesse.

Il était d'une humeur charmante, souriant et causeur comme jamais sa femme ne l'avait vu depuis leur funeste mariage. Il rit, il plaisanta, il conta fort spirituellement deux ou trois anecdotes très amusantes et un peu scandaleuses, qui couraient alors les cercles et les salons de Paris.

Le café servi, il demanda à la duchesse de fumer devant elle, se fit apporter des cigares, et s'installa confortablement devant l'immense poêle de la salle à manger.

On eût dit que pour la première fois il s'apercevait qu'il était marié, qu'il était chef de famille, qu'il avait certains devoirs à remplir, et qu'il voulait s'exercer à ces jouissances si douces pour qui les connaît et les a éprouvées, de l'intérieur et de l'intimité.

Mme de Champdoce ne pouvait en revenir. Cette métamorphose si complète et si soudaine l'inquiétait et l'effrayait. Elle pressentait quelque chose d'extraordinaire et de grave, un évènement qui allait tomber dans sa vie et la changer. Et comme elle était inexpérimentée, inhabile à garder ses impressions et à feindre, ses regards interrogeaient.

Norbert, lui, attendait avec une impatience évidente que les valets eussent fini leur service et se fussent retirés.

Dès qu'il se trouva seul avec sa femme, il se rapprocha d'elle et lui prit la main, qu'il baisa galamment.

—Voici longtemps déjà, ma chère Marie, commença-t-il, non sans une certaine hésitation, que je me propose de vous ouvrir mon cœur. Une franche et amicale explication entre nous est devenue indispensable.

—Une explication!...

—Mon Dieu!... oui. Mais que ce vilain mot ne vous effraye pas... Jusqu'ici, chère amie, j'ai dû vous paraître le plus triste et le plus fâcheux des maris...

—Monsieur le duc...

—Permettez que je m'explique. Depuis que nous sommes ici, c'est à peine si nous nous sommes vus; je sors de grand matin, je rentre fort tard, nous sommes restés jusqu'à trois jours sans échanger une parole...

La jeune femme écoutait de l'air d'une personne qui doute du témoignage de ses sens. Était-ce bien Norbert qui s'accusait ainsi!...

—Je ne me suis jamais plainte, monsieur, balbutia-t-elle.

—Je le sais, Marie, vous êtes une noble et digne femme et vous êtes jeune... Il est impossible que vous ne m'ayez pas mal jugé!...

—Je ne vous ai pas jugé, monsieur.

—Tant mieux!... je n'aurai, cela étant, ni à me défendre, ni à me disculper. C'est qu'il faut que vous le sachiez, Marie, vous étiez ma chère pensée, alors même que je semblais m'éloigner de vous. J'ai peu vécu chez moi, c'est vrai, mais cela tenait à des circonstances particulières, à des nécessités de situation... à des projets... au but que je poursuis, à mille causes enfin qu'il serait long de vous énumérer. Mais pendant que vous me supposiez tout occupé de mes plaisirs, je souffrais de vous savoir seule à la maison et comme abandonnée...

Évidemment, il faisait, pour paraître bon, affectueux, ému, les plus sincères comme les plus utiles efforts. Ses expressions étaient presque tendres, mais sa voix n'avait rien même d'amical.

—Je sais les devoirs d'une honnête femme, monsieur, fit dignement la duchesse.

Norbert protesta du geste.

—De grâce, chère Marie, interrompit-il, que jamais il ne soit question entre nous de devoir. Les causes de votre isolement, vous les connaissez aussi bien que moi. Les amis de Mlle de Puymandour pouvaient-ils devenir les amis d'une duchesse de Champdoce? Non, vous me l'avez avoué.

—Aussi n'ai-je pas insisté.

—C'est vrai. D'un autre côté, cependant, notre deuil nous interdit toute visite pendant quatre on cinq mois encore.

La duchesse se leva, espérant peut-être couper court à cette conversation impatientante outre mesure.

—Eh!... monsieur, fit-elle, vous ai-je donc jamais demandé à sortir!...

—Jamais. Raison de plus, pour moi, de m'occuper de rendre votre intérieur agréable. Ah!... que de fois j'ai souhaité voir auprès de vous quelque personne de mérite, non une de ces folles qui n'ont la tête pleine que de plaisirs et de toilettes, mais une jeune femme sensée, de votre âge, de votre rang, une amie enfin... Mais où trouver une amie?... Les liaisons entre jeunes femmes sont pleines de périls!... Des premières amitiés dépendent souvent le bonheur d'un ménage...

Il s'embarrassait dans ses phrases, cherchait péniblement ses mots, en homme qui, ayant à exprimer une idée difficile, tourne longtemps autour.

—Enfin, reprit-il plus vivement, je crois avoir découvert cette compagne que je rêvais pour vous... J'ai eu l'occasion de la voir chez Mme d'Arlange, qui m'a fait son éloge, et je compte vous la présenter aujourd'hui même.

—Ici?

—Certainement. Que voyez-vous là d'extraordinaire? cette jeune femme d'ailleurs n'est pas une étrangère pour nous; elle est de notre pays, vous la connaissez.

Il se sentait rougir, il se baissa vers le poêle comme pour en ajuster la porte en ajoutant:

—Vous devez vous rappeler Mlle de Sauvebourg!

—Mlle Diane?

—Précisément.

—Oh!... je la voyais très peu. Son père et le mien étaient assez mal ensemble. Le marquis de Sauvebourg nous considérait comme de bien petites gens...

Norbert avait repris son assurance.

—Eh bien! interrompit-il, j'espère que la fille rachètera à vos yeux les défauts du père. Elle a épousé peu après notre mariage le vicomte de Mussidan, un allié des Commarin, s'il vous plaît... Bref, elle doit vous rendre visite aujourd'hui, et j'ai dit à vos gens que vous receviez...

Mme de Champdoce ne répondit pas. Elle manquait d'expérience, mais non d'esprit, ni de cette pénétration que donne le malheur, et le trouble de Norbert, son embarras, ses réticences ne lui avaient pas échappé.

Le silence durait depuis un bon moment, et commençait à devenir gênant, quand ou entendit le roulement sourd d'une voiture sur le sable de la cour.

Le timbre du vestibule frappa un coup, ce qui signifiait une visite pour madame.

Presque aussitôt, un domestique entra dans la salle à manger, annonçant que la comtesse de Mussidan attendait au salon.

Norbert s'était levé avec l'empressement le plus marqué. Il prit le bras de sa femme et l'entraîna presque en disant:

—Venez, Marie, venez, c'est elle!...

Ce n'était pas sans de longs débats intérieurs que Diane s'était décidée à cette étrange et audacieuse démarche, à cette visite en dehors de tous les usages reçus. Elle s'exposait, et elle ne le sentait que trop, aux plus pénibles humiliations.

Il y avait une minute au plus que Mme de Mussidan était seule dans le grand salon de l'hôtel de Champdoce, et il lui semblait qu'elle attendait depuis un siècle, quand enfin la porte s'ouvrit: Norbert et sa femme entraient.

Le moment était si décisif que le cœur de Diane cessa de battre, une sueur froide trempa la racine de ses cheveux, et si maîtresse qu'elle fût de ses sensations, sa physionomie dut trahir une horrible anxiété.

Mais ce fut l'affaire d'une seconde et il fut impossible de surprendre le secret de son angoisse. Un seul regard l'avait rassurée: la duchesse ne savait rien du passé, jamais un soupçon n'avait effleuré sa confiance.

C'est donc avec la plus gracieuse aisance, et le sourire aux lèvres, que la comtesse de Mussidan s'inclina devant Mme de Champdoce, s'excusant gaiement de son importunité.

Elle n'avait pu, disait-elle, résister un désir de revoir une ancienne voisine, la sachant si près, et elle passait sur toutes les convenances, tant elle se faisait une fête de causer du Poitou, de Bivron, de Champdoce, de ce beau pays où elle était née et qu'elle aimait tant.

La Duchesse écoutait sans un mot, sans seulement une exclamation, ce charmant verbiage. Elle avait salué très froidement et son visage disait, plus clairement peut-être que ne le veulent les règles de la bonne compagnie, la surprise que lui causait cette visite inattendue.

Il y avait là de quoi déconcerter un aplomb moins solide que celui de Mme Diane. Mais la gêne présente était si peu de chose comparée au péril couru, qu'elle trouvait au service de son audace une loquacité abondante et spirituelle qui, jusqu'à un certain point, sauvait la situation.

Établie dans une chaise longue près du foyer, elle présentait alternativement ses pieds à la flamme, détournant la tête à demi.

Elle sentait le regard de la duchesse de Champdoce arrêtée sur elle, et il lui convenait de se prêter à un examen attentif, persuadé qu'il lui serait favorable.

Norbert, lui, était resté debout, il allait et venait par le salon. Son personnage l'embarrassait extraordinairement, car il ne sentait que trop l'odieux du rôle qu'il avait accepté.

Cependant dès qu'il jugea que la glace était rompue et que les deux jeunes femmes causaient amicalement, il sortit, ne sachant plus s'il devait se réjouir ou s'affliger du succès de cette comédie indigne.

Mais une fois hors du salon, ses fugitifs remords se dissipèrent.

—Baste!... se dit-il, Diane est une femme habile, elle nous tirera très bien de là.

La tâche était plus difficile qu'il ne le pensait.

D'après ce que Norbert lui avait dit de sa femme, Mme de Mussidan pensait qu'elle serait reçue par la duchesse un peu comme le serait un ange, qui descendrait du ciel pour visiter et consoler un prisonnier.

Elle s'attendait à trouver une sorte de niaise, qui, dès la première visite, lui sauterait au cou, et qui bientôt, dans ses élans d'expansion et de reconnaissance, se livrerait tout entière.

Elle reconnut vite que Norbert, à l'exemple de trop de maris, jugeait mal sa femme, qu'elle s'adressait à une personne dont elle ne s'emparerait pas sans les plus grands ménagements, assez clairvoyante pour deviner les pièges qu'on lui tendrait s'ils n'étaient pas habilement dissimulés.

Loin de la décourager, cette difficulté l'excita. Et telle était quand elle le voulait, sa puissance de séduction que lorsqu'elle se retira le premier pas était fait.

Le soir même, Mme de Champdoce disait à son mari:

—Je crois que la comtesse est une excellente femme.

—Excellente est le mot, répondit Norbert. Tout Bivron pleurait quand elle est partie: elle était la providence des pauvres.

Intérieurement il se sentait flatté du succès de Mme Diane.

—Comme elle est adroite et futée, pensait-il.

Loin de l'effrayer, cette prodigieuse duplicité le charmait. Il y voyait une nouvelle raison d'admirer une femme d'un génie si supérieur.

N'était-ce pas pour lui, d'ailleurs, qu'elle déployait tant d'adresse, n'était-ce pas une preuve de la plus vive passion!...

Son contentement diminua beaucoup le lendemain, lorsqu'il vit Mme de Mussidan aux Champs-Élysées. Elle était triste et préoccupée.

—Qu'avez-vous, mon amie? lui demanda-t-il.

—J'ai... que je me repens amèrement d'avoir cédé aux inspirations de mon cœur et à vos supplications. Hélas!... nous avons commis une imprudence affreuse.

—Nous!... Comment cela?

—Norbert, votre femme se doute de quelque chose.

—Elle!... Impossible. Elle chantait vos louanges après votre départ.

Mme de Mussidan haussa les épaules.

—Si cela est, reprit-elle, c'est qu'elle est plus forte encore que je ne l'avais cru. Elle dissimule ses soupçons... donc elle veut les vérifier. Que me disiez-vous qu'elle était simple et crédule?... Elle est fine, au contraire, plus fine que nous. Oh!... no souriez pas, il n'y a qu'une femme pour juger une autre femme.

Le ton de Mme Diane était si grave que Norbert s'effrayait sincèrement.

—Que faire, alors? demanda-t-il, quelle conduite tenir?

—Renoncer à nous voir serait le plus sûr.

—Oh!... jamais, jamais!...

—Laissez-moi réfléchir, alors, me consulter... et en attendant, au nom du ciel, mon ami, de la prudence!...

Le résultat des réflexions de Mme de Mussidan fut que tout à coup Norbert dut changer de vie. Plus de cercle, de parties, de soupers, de nuits passées à jouer ou à boire.

Dans la journée, il se montrait avec sa femme, souvent le soir, il rentrait à l'hôtel.

Au cercle, on l'accusait de tourner au mari modèle.

Ce brusque changement n'eut pas lieu sans révoltes, il s'indignait de l'hypocrisie constante à laquelle il était condamné; mais la petite main blanche si délicate et si frêle de Mme Diane était une main de fer.

—Il faut que vous viviez ainsi, répondit-elle à ses plaintes, d'abord parce qu'il le faut, ensuite parce que je le veux. Me croiriez-vous si faible que de tolérer d'un homme qui prétend m'aimer ce que subissait votre malheureuse femme? D'ailleurs, de votre conduite présente dépend notre sécurité à venir... Il faut,

pour Mme de Champdoce, que le bonheur soit entré avec moi dans sa maison.

—Mais je ne l'ai pas volé! disait-il.
—Mais je ne l'ai pas volé! disait-il.

A cela, que répondre? Norbert était plus follement épris que jamais, et une crainte terrible glaçait toute objection sur ses lèvres. «—Que je lui déplaise, pensait-il, et je la perds!» Et il obéissait.

Sa consolation était de voir que du moins Mme de Mussidan ne perdait pas ses peines.

Après s'être tenue longtemps sur la défensive, la duchesse n'avait pas su résister aux charmes de cette amitié si intelligente et si dévouée qui s'offrait à elle, et elle avait fini par se livrer absolument à sa plus mortelle ennemie.

Bientôt, elle n'eût plus de secrets pour elle, et enfin, un jour, en rougissant beaucoup, après de longues et intimes confidences, elle lui avoua son premier, son seul amour de jeune fille, ce grand amour dont le souvenir restait au fond de son cœur comme un précieux parfum. Elle osa nommer Georges de Croisenois.

Ce jour-là, Mme de Mussidan tressaillit de joie.

Cet aveu, elle l'attendait depuis longtemps déjà; il le lui fallait pour le succès de son plan, et elle avait tout fait pour le provoquer.

Quel parti elle en tirerait? elle ne le savait que trop, depuis tant de mois qu'elle ne songeait qu'à cela. Elle savait que les femmes ont plus perdu de femmes que les hommes n'en ont séduit.

—Je la tiens donc enfin, pensait-elle, je vais donc être vengée!

Les deux jeunes femmes étaient alors comme deux sœurs et ne se quittaient plus, pour ainsi dire. C'était à ce point que Norbert finissait par être jaloux de cette grande amitié que lui-même avait cimentée.

C'est que cette amitié ne lui donnait pas, il s'en fallait, la liberté et les facilités de relations qu'il en attendait.

Depuis que Mme Diane venait tous les jours à l'hôtel de Champdoce, il la voyait beaucoup moins qu'avant. Quelquefois il s'écoulait des semaines sans qu'il réussît à se trouver seule avec elle une minute.

Elle prenait si exactement et si adroitement ses mesures, que toujours entre elle et lui se dressait sa femme, comme dans ces farces italiennes où constamment Pierrot, quand il est près d'embrasser Colombine, rencontre sous ses lèvres le visage d'Arlequin.

A diverses reprises, il fut sur le point d'éclater; toujours Mme de Mussidan avait pour lui fermer la bouche des provisions de raisons, bonnes ou mauvaises.

Tantôt elle plaisantait sans pitié, tantôt, prenant son grand air qui lui en imposait quand même, elle disait:

—Qu'aviez-vous donc espéré?... De quelles infamies me supposez-vous capable?...

Évidemment, il était joué par Diane comme un enfant, comme un sot: il le voyait, il le sentait.

Il était clair que toutes ces manœuvres perfides tendaient vers un but. Lequel?

Norbert eût au moins dû chercher à le deviner. Il n'y pensa même pas. Toutes ses réflexions, comme de l'huile tombant sur le feu, enflammaient encore sa passion, et les déchirements de l'orgueil blessé se piquant aux exaspérations de ses désirs, il se sentait devenir fou.

Si encore il eût pu suivre Mme de Mussidan comme autrefois!... Mais dehors aussi elle était gardée, et soit qu'elle se promenât au Bois, soit qu'elle se montrât aux courses, toujours quelques cavaliers servants galopaient à la portière de sa voiture. C'était tantôt M. de Sermeuse, tantôt M. de Clairin, le plus souvent Georges de Croisenois.

Tous ces messieurs déplaisaient souverainement à Norbert; mais ce dernier avait surtout le don de l'irriter. Il le jugeait impertinent et fat. En quoi il jugeait on ne peut plus mal.

A vingt-cinq ans qu'il venait d'avoir, M. le marquis de Croisenois passait pour un des hommes spirituels de la haute société parisienne. Chose rare, sa réputation était méritée, et il n'était pas méchant. Il pouvait avoir beaucoup de jaloux, il n'avait pas d'ennemis sérieux. On l'estimait et on l'aimait pour la sûreté de ses relations et sa loyauté. Enfin, son caractère avait certains côtés chevaleresques et aventureux qui séduisaient.

Au physique, c'était un homme de taille moyenne, bien pris, très brun, ayant le front ouvert et intelligent, d'admirables cheveux noirs, le regard doux et le sourire légèrement sarcastique.

—Je voudrais bien savoir, demandait Norbert à Mme de Mussidan, quel charme vous trouvez à vous faire suivre par cet impertinent gentillâtre?

A quoi invariablement elle répondait avec un diabolique sourire:

—Vous êtes trop curieux!... Vous le saurez plus tard.

Plus prudent et mieux avisé, Norbert se fût inquiété du ton de ces réponses. Au lieu de s'emporter follement, il se fût appliqué à analyser la conduite de Diane, et il est probable que cette étude l'eût mis sur la trace de la vérité.

Mme de Mussidan poursuivait alors avec une patience infinie et des ménagements merveilleux son œuvre de destruction.

Il ne s'était pas écoulé un seul jour sans qu'il eût été question de Croisenois entre elle et Mme de Champdoce, elle avait su accoutumer l'esprit de la duchesse à envisager froidement quantité de probabilités, de possibilités même, dont la seule idée quelques mois plus tôt la faisait frémir.

Ce grand point obtenu, Mme Diane jugea que le moment était venu de rapprocher ces deux amants, et qu'une seule rencontre inopinée vaudrait ses plus savantes insinuations.

Un jour donc que Mme de Champdoce était allée prendre son amie pour une promenade, on la pria d'attendre au salon quelques minutes. Elle y entra et trouva le marquis de Croisenois.

Un même cri de surprise leur échappa, lorsqu'ils se reconnurent, et ils devinrent extrêmement pâles l'un et l'autre. Même l'émotion de la duchesse fut telle, qu'elle s'affaissa, anéantie, sur un fauteuil, près de la porte.

Georges n'était guère moins agité. Il avait profondément aimé Marie de Puymandour, et n'était pas encore consolé de son mariage.

—J'avais eu foi en vous, balbutia-t-il, d'une voix à peine intelligible, et vous avez oublié.

—Vous ne croyez pas ce que vous dites!... répondit la duchesse en se dressant à demi.

Mais presqu'aussitôt, elle se laissa retomber, en poursuivant sans se rendre compte de la gravité de ses paroles:

—Mon père commandait... j'ai obéi... j'ai été faible... je n'ai rien oublié...

Accroupie derrière une porte, Mme de Mussidan ne perdait ni un mot ni un geste, et son cœur était inondé d'une détestable joie. Elle se disait qu'une entrevue qui commençait ainsi ne serait pas la dernière...

Elle ne se trompait pas. Bientôt elle découvrit que la duchesse et Georges s'entendaient pour se rencontrer chez elle à son insu.

Mais elle était bien trop habile pour paraître s'apercevoir de rien. Elle était tranquille à cette heure, elle était récompensée de ses peines, elle n'avait plus qu'à attendre.

Que fallait-il désormais, pour amener la catastrophe si patiemment, préparée? Un hasard, une occasion, un rien, l'imperceptible vibration qui détache l'avalanche et la précipite sur la vallée.

L'occasion ne faillit pas.

XV

Le mois de septembre était venu, et bien que le temps fût détestable, le jeune duc de Champdoce, accompagné de son fidèle Jean, était allé s'établir à Maisons, où se trouvait son écurie de courses.

Son prétexte était qu'il tenait à surveiller en personne l'entraînement de six ou huit chevaux engagés pour les courses d'automne, et dont un, qui lui coûtait 30,000 francs avait quelques chances de gagner un grand prix.

La vérité est qu'ayant eu une discussion avec Mme de Mussidan, il voulait essayer de la réduire par l'absence, ayant ouï dire au cercle que l'absence est pareille au vent qui attise les incendies et éteint les flammes légères.

Il y avait deux jours déjà que Norbert était à Maisons, et il s'inquiétait de n'avoir pas de nouvelles de Mme de Mussidan, quand un soir, comme il surveillait le dernier repas de ses chevaux, on le prévint qu'un homme était à la porte des écuries, qui demandait à lui parler.

Il s'y rendit et trouva un pauvre vieux, bien connu dans le pays, qui vivait moitié d'aumônes, moitié du prix de quelques commissions.

—Que me veux-tu? interrogea M. de Champdoce.

Le bonhomme sortit à demi de sa poche une lettre qu'il montra en clignant de l'œil d'un air qui prétendait être fin.

—C'est pour vous, cela, bourgeois, fit-il.

—Eh bien!... donne.

—C'est que, bourgeois, on m'a recommandé d'attendre que vous soyez seul pour...

—Peu importe, dépêche...

—Enfin, puisque vous le voulez absolument...

Dans la pensée de Norbert, cette lettre ne pouvait venir que de Mme Diane.

Les recommandations faites au commissionnaire décelaient les craintes d'une personne qui a de fortes raisons pour se cacher. Peut-être était-elle à Maisons, à cent pas de lui, à lui...

Il jeta vivement un louis au bonhomme et courut se placer sous un des réverbères de l'écurie.

Mais l'adresse n'était pas de l'écriture délicate et aristocratique de la comtesse de Mussidan.

Les caractères lourds, empâtés, tremblés, trahissaient une main de femme peu habituée à manier la plume, une main de cuisinière.

Même il y avait une faute grossière, horrible: Champdoce était écrit avec deux s au lieu d'un c à la fin.

—Qui diable! peut m'envoyer cela? pensa Norbert.

Il brisa le cachet, cependant.

Le papier de la lettre était grossier comme l'enveloppe, graissé par places, et timbré, à l'angle gauche, de l'éternel et énigmatique Bath. L'écriture était odieuse, les fautes d'orthographe fourmillaient.

Cette lettre disait:

«Monsieur le duc,

«Cela me fait bien de la peine d'être obligée de vous apprendre la vérité, mais c'est plus fort que moi, il faut que je soulage ma conscience. Je ne peux pas supporter davantage qu'une femme soit assez sans cœur et sans honneur pour tromper un homme comme vous.

«C'est pour vous dire que votre femme vous trahit et se moque de vous avec un autre.

«Vous pouvez me croire, car je suis une honnête fille, moi, et il vous est facile de vous assurer que je ne mens pas.

«Cachez-vous, ce soir même, dans un endroit d'où on découvre bien la petite porte de votre jardin, et entre dix heures et demie et onze heures, pour sûr, vous verrez entrer le bien-aimé. Il y a longtemps qu'on lui a donné une clé.

«L'heure du rendez-vous est bien choisie, il n'y aura pas un domestique à l'hôtel.

«Mais je vous en prie, monsieur le duc, ne faites pas de bruit pour si peu de chose, je ne voudrais pas faire de tort à votre femme...

«Celle qui se dit, etc., etc.»

Il ne fallut à Norbert qu'un coup d'œil pour lire entièrement cette lâche et infâme dénonciation anonyme.

Un flot de sang lui monta à la tête, et il poussa un cri, un rugissement plutôt, tel que les hommes de l'écurie se précipitèrent vers lui.

—L'homme!... leur cria-t-il, où est l'homme?

—Quel homme?

—Celui qui vient à l'instant de m'apporter cette... cette lettre. Qu'on coure après lui, qu'on le cherche, qu'on le trouve, qu'on l'amène!... Vite, bien vite, allez!...

Moins d'une minute après, le bonhomme apparaissait, se débattant entre deux palefreniers qui le traînaient fort brutalement.

—Mais je ne l'ai pas volé!... criait-il, on me l'a donné!... Je suis prêt à le rendre!

Il parlait du louis que lui avait jeté Norbert. L'énormité de la somme avait inquiété sa probité. Il avait bien pensé qu'il y avait eu erreur, mais, comme il n'était pas sûr...

Norbert comprit.

—Lâchez-le, dit-il aux palefreniers.

Et s'adressant au vieux, il reprit:

—Toi, garde ce que je t'ai donné, c'est bien à toi, mais tâche de me répondre. Qui ta remis cette lettre?

—Je ne sais pas, mon bon monsieur, répondit le pauvre diable encore tremblant.

—Est-ce un homme où une femme?

—Un homme.

—Et tu ne le connais pas, bien vrai?

Le bonhomme leva la main comme un témoin devant le tribunal.

—Je ne l'avais jamais tant vu, répondit-il; que cette pipe que je tiens m'empoisonne, si je mens. Il est descendu d'un fiacre, arrêté près du pont, sur le chemin du bord de l'eau. Je passais, il est venu à moi, et il m'a dit: «Tu vois bien cette lettre? Je vais te la confier. Quand sept heures et demie sonneront, pas une minute plus tôt, tu la porteras à M. le duc de Champdoce, dont la maison est sur le chemin de la forêt.» J'ai répondu: «Je sais bien.» Là-dessus il m'a remis la lettre et cent sous dans la main; il est remonté en voiture, et fouette cocher!...

—Quelle heure était-il à ce moment?

—Quatre heures environ.

Norbert eut un geste de découragement. Il avait eu un instant la vague espérance de rejoindre le fiacre sur la grande route.

—Et comment était cet homme? fit-il.

—Dame!... mon bon monsieur, il avait l'air d'un bourgeois. Il avait une grosse chaîne de montre en or, à son gilet. Pour ce qui est du signalement, c'est un grand individu, c'est-à-dire pas trop petit, ni jeune ni vieux.

—Assez!... tu peux te retirer, merci!...

En ce moment, la colère de Norbert, et elle était des plus violentes, ne s'adressait qu'à l'auteur de cette vile lettre anonyme.

Il ne pouvait croire, il ne croyait pas à une trahison de la duchesse: il ne l'aimait pas, il la haïssait même; mais il l'estimait.

—Ma femme, se disait-il, est une honnête femme, et c'est quelque fille de service qui pense se venger ainsi d'une réprimande.

Cependant il se remit à lire cette lettre odieuse; il lui semblait que ce méchant style n'était pas naturel, mais laborieusement cherché. Puis il découvrait des dissonnances. La partie relative aux indications ne ressemblait en rien au reste. La dernière phrase: «Ne faites pas de bruit pour si peu de chose,» avait une intention railleuse marquée.

—Est-ce bien celle qui a tenu la plume, se demandait-il, qui a pensé cette phrase?

Une autre chose l'intriguait: l'allusion à l'absence des domestiques. Il fit appeler Jean.

—Est-il vrai, lui demanda-t-il, que l'hôtel soit seul aujourd'hui?

—Il le sera du moins ce soir et une partie de la nuit.

—Et pourquoi?

—Monsieur le duc ne se le rappelle pas? Le second cocher se marie, tous les gens sont invités au bal, monsieur a lui-même donné l'autorisation...

—C'est juste! Cependant, si la duchesse a besoin de quelque chose?

—Madame a été assez bonne pour dire qu'elle ne voulait priver personne du bal, que du moment où le concierge de l'hôtel et sa femme restaient, cela suffisait...

—C'est bien!...

Après les premières minutes d'emportement, Norbert affectait un grand calme et la sérénité railleuse d'un homme mis hors de soi par une chose qu'il reconnaît n'en valoir pas la peine.

Mais cette attitude mentait. Le doute avait traversé son esprit, douloureux comme une de ces crampes aiguës qui tout à coup sillonnent les chairs.

Et on ne discute ni on ne raisonne le soupçon: il est ou il n'est pas.

—Pourquoi, se disait Norbert, pourquoi ma femme ne me trahirait-elle pas? Je la crois vertueuse et attachée à ses devoirs, mais tous les maris trompés croient à la vertu et à l'honnêteté de leur femme, cela va de soi.

Pourquoi ne profiterait-il pas de l'avis, d'où qu'il vînt? Pourquoi n'irait-il pas se cacher là où on disait?

—Non, pensait-il ensuite, non, je ne descendrai pas à cet excès de bassesse. Je serais aussi vil que la misérable qui m'adresse cette infâme dénonciation, si j'acceptais ce rôle d'espion qu'elle me propose.

Il s'arrêta, il venait de s'apercevoir que tous ses gens l'observaient avec une ardente curiosité.

—Allez donc à vos occupations!... leur cria-t-il d'un ton terrible, éteignez les lanternes et fermez les fenêtres.

Son parti, alors, était décidément pris.

Il tira sa montre, il était huit heures.

—Je n'ai que le temps de courir à Paris, pensa-t-il.

Il gagna en hâte la maison, et appela Jean.

Avec cet homme, dévoué corps et âme à la maison de Champdoce, encore plus qu'à lui Norbert, dissimuler était inutile.

—Jean, lui dit-il d'une voix brève, il faut que j'aille à Paris ce soir, à l'instant!

Le bonhomme hocha tristement la tête.

—A cause de cette lettre? fit-il respectueusement.

—Oui!

—Fuyez ou nous sommes perdus.
—Fuyez ou nous sommes perdus.

—On aura écrit des infamies sur madame la duchesse.

Norbert eut un geste presque menaçant.

—Comment sais-tu cela?

—Hélas!... Il n'était que trop aisé de le deviner, et après les questions que m'a adressées monsieur le duc, le doute n'était plus possible.

—Alors, vite, mes habits et qu'on attelle... La voiture m'attendra devant la porte du cercle et j'irai, moi, à pied.

Jean osa interrompre son maître.

—Cela ne peut être ainsi, prononça-t-il. Les gens doivent avoir eu le même soupçon que moi, Dieu sait ce qu'ils diraient, s'ils voyaient monsieur s'éloigner! Si Monsieur persiste, il doit se rendre à Paris, et en revenir, sans que personne s'en doute; pour les gens, il n'aura pas quitté Maisons.

—Peut-être as-tu raison, mais comment s'y prendre?

—Je me charge de faire sortir secrètement un des chevaux de la petite écurie. Justement Romulus, qui est un de nos meilleurs coureurs s'y trouve. Je vais le seller et le conduire de l'autre côté du pont où monsieur viendra nous rejoindre. J'attendrai ensuite le retour de monsieur le duc dans quelque cabaret.

—Soit, mais fais vite; alors, mes minutes sont comptées.

Jean sortit rapidement, et Norbert l'entendit, dans l'escalier, crier à un domestique:

—Qu'on apprête quelques mets froids, monsieur le duc soupera.

Norbert, lui, entra dans sa chambre à coucher pour passer un pardessus et des bottes, et en même temps il glissa dans sa poche un revolver dont il avait renouvelé les cartouches.

Il alla ensuite ouvrir la porte de l'escalier de service, s'assura qu'il était désert, descendit et sortit avec la certitude de n'avoir pas été vu.

La nuit était noire: il tombait une petite pluie fine, dense, glaciale, qui épaississait encore les ténèbres, et qui avait détrempé les chemins.

Le vieux domestique était déjà au rendez-vous avec le cheval, Norbert n'eut qu'à monter en selle.

—On ne m'a pas aperçu, fit Jean.

—Moi non plus.

—Alors, tout va bien. Je vais rentrer et faire le service comme si monsieur le duc était dans sa chambre et soupait. Même, je mangerai, pour qu'on ne devine pas la supercherie.

—Bon appétit, vieux Jean!...

Le vieillard poussa un profond soupir.

—Monsieur le duc a-t-il bien le cœur de rire!... fit-il d'un ton de reproche. Enfin!... dans trois heures je serai dans le cabaret que voici, à gauche. Quand monsieur reviendra, il n'aura qu'à frapper deux coups au volet du pommeau de sa cravache, je sortirai aussitôt.

—Entendu!

Le cheval piaffait d'impatience et se tourmentait. Norbert serra légèrement les genoux, lui tendit la main, il partit comme un trait.

Jean avait bien choisi. Romulus était ce fameux cheval qui, l'année suivante, vendu au marquis de Septvair gagna le grand prix à Epsom.

Il allait, le long de la route boueuse, se développant, s'allongeant, le cou tendu, d'un galop régulier et précis, le souffle toujours égal.

Et l'imagination de Norbert, surexcitée déjà par les émotions de la soirée, par les apprêts de ce départ furtif, s'exaltait et se montait. Il pressait les flancs de son cheval, et exigeait toute sa vitesse.

Cependant, lorsqu'il arriva aux premières maisons du faubourg, ses défiances de paysan s'éveillèrent.

Si c'était une méchante farce qu'on lui faisait! Si cette lettre avait été adressée par quelques-uns de ses amis du cercle! Ils guetteraient certainement le résultat; ils le laisseraient se morfondre pendant deux heures; puis, tout à coup, ils apparaîtraient, ravis de le surprendre dans la situation la plus ridicule.

Que d'éclats de rire, ensuite, quelles gorges chaudes!... Vous êtes jaloux, duc? Il croyait les entendre.

Cette crainte le rendit prudent. Au lieu de traverser Paris, il suivit au grand trot les boulevards extérieurs et longea les quais jusqu'à l'esplanade des Invalides.

Arrivé là, une difficulté se présenta qu'il n'avait pas prévue, non plus que Jean. Que faire de son cheval?

Les boutiques de marchands de vins étaient encore ouvertes, il pouvait entrer chez l'un d'eux, il y rencontrerait un homme de bonne volonté.

Mais, la supposition d'une plaisanterie absurde étant admise, n'est-ce pas donner l'éveil aux mystificateurs?

Il se demandait si mieux ne valait pas attacher Romulus à un arbre, quand, de l'autre côté de la chaussée, il vit passer un soldat qui sans doute regagnait sa caserne. Il poussa son cheval vers lui en l'appelant.

—Vous plairait-il, mon ami, lui dit-il, de me rendre un grand service, et de gagner vingt francs du même coup?

—Tout de même, s'il ne faut rien faire contre le service.

—Il s'agirait simplement de tenir mon cheval et de le faire marcher pour qu'il ne prenne pas froid, pendant que j'irai à deux pas d'ici rendre une visite...

—Oh! si c'est ainsi, pied à terre!... j'en suis, j'ai la permission de la nuit.

Norbert descendit, et après être bien convenu avec le soldat de l'endroit où il le retrouverait, il s'éloigna rapidement.

Pour plus de sûreté, redoutant toujours une mystification, il remonta l'esplanade des Invalides, suivit la rue de Babylone, et enfin gagna la rue Barbet-de-Jouy, où donnait la porte des jardins de l'hôtel de Champdoce.

Presque en face se trouvait un porte cochère. Norbert se blottit dans un des angles et attendit. Il était alors dix heures moins cinq minutes.

Ce n'est pas sans précautions préalables que Norbert avait choisi cette cachette.

Par deux fois il avait exploré d'un bout à l'autre la rue Barbet-de-Jouy, qui est fort courte, et s'était assuré qu'elle était absolument déserte.

La supposition d'une mystification se trouvait ainsi à peu près écartée.

Restait à s'assurer si la dénonciation était calomnieuse. Il décida dans son esprit qu'il attendrait jusqu'à minuit, et que si à cette heure personne n'était venu, il reconnaîtrait l'innocence de la duchesse et se retirerait.

De son poste, Norbert distinguait la petite porte de ses jardins, et par une éclaircie, il découvrait une partie de l'immense façade de son hôtel.

Trois fenêtres seulement, au premier étage, étaient éclairées d'une lueur pâle, chétive, mystérieuse. Ces trois fenêtres, il les reconnaissait bien, étaient celles de la chambre à coucher de la duchesse. Que faisait-elle à cette heure? Elle était seule, comme tous les soirs, et sans doute, assise au coin du feu, elle pleurait.

—Et ce serait là, pensait-il, une femme qui attend son amant!... Non, ce n'est pas possible, et, si je reste ici plus longtemps, je perds toute estime de moi-même.

Pourtant, il restait.

Insensiblement, il en était venu à réfléchir à sa conduite envers sa femme.

Que n'avait-elle pas à lui reprocher? Il l'avait épousée malgré lui, la haïssant, en adorant une autre, et il ne lui avait que trop laissé voir l'état de son cœur.

Dès le lendemain de son mariage, il l'avait abandonnée. Et si, depuis quelques mois, il lui accordait quelques semblants d'affection, elle les devait, la malheureuse, au caprice de l'autre, qui lui donnait cela comme une aumône.

Qu'un homme entrât maintenant chez lui, qu'avait-il à dire?

La loi lui réservait toujours ses droits; sa conscience ne lui en accordait certainement aucun.

Il se tenait alors serré contre le mur, immobile comme la pierre même; il s'engourdissait, il lui semblait que sa vie et sa pensée se figeaient.

Depuis combien de temps était-il là? Depuis une heure ou depuis dix? Il l'ignorait absolument. Il voulut consulter sa montre; en vain, il faisait si noir qu'il ne voyait pas même dans sa main. Une demie sonna aux Invalides; quelle demie?

Il songeait sérieusement à se retirer, lorsqu'il crut entendre un léger bruit à l'extrémité de la rue. Il prêta l'oreille, avançant la tête pour mieux écouter.

Il avait encore les sens parfaits du paysan, de l'homme qui a vécu seul aux champs, et il était difficile qu'il se trompât. C'était bien le pas d'un homme qu'il entendait.

Mais ce pas n'était point net et décidé comme celui d'un homme, qui va où il a le droit d'aller, qui rentre chez lui, par exemple. Il était timide, ce pas, indécis et comme furtif. Norbert croyait deviner l'homme qui frémit en songeant qu'il est peut être suivi, et qui hésite, qui sonde le terrain, qui à chaque enjambée regarde de tous côtés.

Était-ce donc celui qu'il était venu attendre à tout hasard?

Bientôt il distingua comme une ombre qui glissait le long de la muraille, de l'autre côté de la rue. Arrivée en face de la petite porte du jardin, l'ombre s'arrêta.

Il y eut un temps d'arrêt. Puis, il lui parut que l'ombre faisait quelques mouvements, il entendit un choc qu'il ne s'expliqua pas, et tout disparut.

Mais le bruit sec d'un pêne retombant sur sa gâche lui apprit que la porte avait été ouverte et refermée.

Un homme venait d'entrer, l'incertitude n'était pas possible, et cependant Norbert voulait douter encore.

Il est de ces faits si inouïs, si invraisemblables, qu'on ne peut se résoudre à les accepter, qu'ils ne peuvent entrer dans l'esprit, qu'on accuserait presque ses sens d'erreur.

Si c'était un voleur?... pensait-il. Mais un voleur aurait des complices.

Pourquoi cet homme ne viendrait-il pas pour quelque femme de chambre?... Mais tous les gens étaient absents, tous...

Cependant, il ne perdait pas de vue les fenêtres de la chambre de sa femme.

Au bout d'une minute, elles s'éclairèrent plus vivement. On venait soit de relever l'abat-jour de la lampe, soit d'allumer une bougie...

C'est une bougie qu'on venait d'allumer, car presque aussitôt il en vit la clarté aux fenêtres du palier, puis à celles du grand escalier.

Il fallait bien se rendre à l'évidence, cette fois!... C'était un amant qui venait d'entrer; la duchesse l'attendait, il avait dû faire un signal convenu, et la duchesse allait au-devant de lui...

Norbert n'avait plus froid, maintenant, sa tête brûlait, son sang bouillait dans ses veines, le brouillard glacé lui semblait les vapeurs d'un brasier...

Comment punir les misérables qui outrageaient son honneur, quel châtiment trouver proportionné au crime?...

Tout à coup, il poussa un cri... Une idée infernale venait de traverser son esprit, et il l'acceptait comme une inspiration divine.

Il courut à la petite porte et forçant la serrure à l'aide de la crosse de son revolver, il se précipita dans le jardin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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XVI

Celle qui avait écrit la dénonciation anonyme était bien informée.

La duchesse de Champdoce attendait ce soir-là Georges de Croisenois.

C'était la première fois. Hélas! la pauvre femme avait fini par tomber dans le piège que lui tendait incessamment celle qu'elle croyait être son amie la plus tendre et la plus dévouée.

Elle succombait, en apparence au moins, à un genre de séduction odieux, infâme, beaucoup moins rare, il faudrait dire bien plus fréquent qu'on ne croit, à une de ces machinations d'autant plus perfides et infaillibles que celle qui en est l'objet est perdue si elle a seulement une minute d'éblouissement.

La veille, elle s'était trouvée dans le salon de Mme de Mussidan seule avec Georges de Croisenois; la contagion de sa passion l'avait gagnée, elle n'avait pas su résister à ses paroles enflammées; elle avait perdu la tête, et elle avait accordé ce rendez-vous, imploré à genoux.

—Eh bien! soit, avait-elle dit, soit... demain soir, à dix heures et demie, venez à la petite porte du jardin, elle sera simplement retenue par une pierre, poussez-la; et quand vous serez dans le jardin, prévenez-moi en frappant plusieurs fois des mains...

Ces quelques mots n'avaient pas été perdus pour Mme Diane, et comme elle estimait assez son amie pour craindre un retour, elle ne la quitta pas de la soirée, et le lendemain elle voulut dîner avec elle, et resta longtemps après le dîner.

C'est seulement lorsqu'elle fut seule, que la duchesse de Champdoce mesura l'étendue de sa faute, l'énormité de son imprudence. Ah! combien elle se repentait à cette heure, de sa faiblesse: Ce qu'elle possédait de plus précieux au monde, elle l'eût donné pour pouvoir reprendre cette fatale promesse.

Et le moment était venu, son amie était restée près d'elle jusqu'à la dernière minute.

Un moyen de salut s'offrait. Elle pouvait aller fermer la petite porte. Elle se leva pour y courir... trop tard.

Le signal retentissait dans le jardin.

Pauvre femme!... Ces battements de mains qui annonçaient un rendez-vous d'amour, vibrèrent dans son âme comme un glas d'agonie tintant dans la nuit.

Vivement elle se baissa pour allumer une bougie au foyer, mais le tremblement nerveux qui la secouait paralysait ses mouvements. La cire coulait, qui avivait le feu et la brûlait, la mèche ne s'enflammait pas.

Elle se hâtait cependant. Elle se sentait enveloppée d'une atmosphère de périls inconnus, il lui semblait que chaque seconde qui s'envolait emportait des années de vie.

L'idée que Georges de Croisenois pénétrerait dans la maison, qu'il entrerait dans sa chambre, la glaçait d'horreur.

Elle voulait courir au devant de lui, et le conjurer de se retirer. Résisterait-il à ses prières? Elle ne le pouvait croire. En tous cas, elle était déterminée à employer la ruse, à mentir, à lui dire qu'elle n'était pas seule, qu'on la gardait à vue, que son mari était là...

Elle était persuadée que Croisenois demeurerait dans le jardin, et s'y cacherait, tant qu'elle n'aurait pas répondu à son signal. Il ne pouvait lui venir à l'esprit qu'il osât ouvrir la porte du vestibule ou seulement en approcher.

Elle comptait sans la prévoyante perfidie de celle qui avait juré sa perte!...

Avec un art parfait et assez naturellement pour qu'il fût impossible de soupçonner quel personnage méprisable elle jouait, Mme Diane avait appris à Croisenois que l'hôtel de Champdoce serait sûrement désert.

Il savait, en venant, que la duchesse était seule, que le duc habitait Maisons, que tous les domestiques dansaient à la noce d'un de leurs camarades.

Il n'hésita donc plus. Il gravit le perron; les portes étaient ouvertes, il entra et s'engagea à tâtons dans le grand escalier.

Et lorsque la duchesse, sa bougie allumée, sortit enfin, elle se trouva face à face avec Georges, qui montait sans bruit, blême d'émotion, les dents serrées, frémissant, une main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Elle se rejeta en arrière, étouffant un cri d'angoisse.

—Fuyez!... balbutia-t-elle, ou nous sommes perdus!

Mais il ne sembla pas l'entendre; il montait toujours, et quatre ou cinq marches le séparaient encore du palier.

Instinctivement, la duchesse reculait... Elle recula jusqu'au fond de sa chambre, et il la suivit, repoussant seulement la porte derrière lui.

Mais cette minute de répit avait suffi pour éclairer Mme de Champdoce.

—Si je souffre qu'il parle, pensait-elle, si je laisse voir mon indigne faiblesse, c'en est fait de l'honneur.

Le sentiment du devoir lui communiquait alors une énergie surnaturelle.

—Monsieur le marquis, commença-t-elle d'une voix affreusement altérée, et ferme, cependant; il faut vous retirer... à l'instant. J'ai eu hier un moment d'égarement. Vous êtes trop généreux et trop noble pour en abuser... la raison m'est revenue...

Il s'obstinait à la fixer, l'air suppliant, les mains jointes. Elle poursuivit:

—Écoutez-moi! Ma franchise vous donnera la mesure de ma résolution. Je vous aime...

Croisenois eut une exclamation de joie.

—Oui, continua la duchesse, pour être votre femme, je donnerais avec transport toutes les années qui me restent à vivre, hormis une seule. Je vous aime, Georges... mais la voix du devoir parle plus haut en moi que celle de mon amour. Il se peut que je meure de douleur... je mourrai du moins sans remords, ayant pour linceul mon honneur intact... J'ai dit... adieu!

Le marquis secoua la tête, il ne pouvait se résigner à s'éloigner ainsi.

—Sortez!... ordonna la duchesse avec plus de force, sortez!...

Et comme il ne bougeait:

—Si vous m'aimez véritablement, ajouta-t-elle, mon honneur doit vous être cher autant que le vôtre... Retirez-vous et ne cherchez jamais à me revoir. Non, nous ne nous reverrons plus, le péril présent m'éclaire... Je suis la duchesse de Champdoce et je garderai intact et pur le nom que je porte. Je ne saurais d'ailleurs ni tromper, ni trahir...

L'enthousiasme des plus nobles sentiments, donnait à sa beauté une expression sublime, cette divine exaltation des vierges martyres qui chantaient au milieu des supplices.

Jamais Croisenois ne l'avait tant aimée; elle lui apparaissait plus belle que l'idéal, que le rêve; il était prêt à mourir pour elle.

—Que parlez-vous de trahir!... s'écria-t-il. Oui, c'est vrai, je méprise la femme qui sourit au mari qu'elle trompe; la femme qui se résigne aux hypocrisies de tous les instants, aux caresses menteuses qui sont le flétrissant tribut de l'adultère... Mais je dis qu'elle est noble et courageuse, celle qui hardiment risque sa vie et abandonne tout pour celui qu'elle aime. Laissez ici votre nom, Marie, votre titre, votre fortune immense, toutes les jouissances de luxe et de vanité..., et partons.

Georges se retourna vivement.
Georges se retourna vivement.

Mme de Champdoce eut un triste sourire.

—Je vous aime trop, Georges, répondit-elle, pour consentir à briser votre vie... Un jour viendrait où vous regretteriez amèrement votre abnégation... Ce doit être une lourde charge qu'une femme déshonorée!...

Georges de Croisenois se méprit au sens de ses paroles.

—Ah! vous doutez de moi!... interrompit-il, je le vois, je le sens... Oui, vous tremblez qu'un jour, bientôt peut-être, je ne rompe le lien qui nous unirait. Un lien!... j'en saurai trouver un qui vous rassurera. Vous seriez déshonorée, dites-vous... Eh bien!... je le serai aussi. Cette nuit, au cercle, je veux me faire surprendre trichant au jeu... On me soufflettera, je ne répondrai pas; on me chassera, je sortirai la tête basse au milieu des huées... On dira: Croisenois, voleur!... Serai-je assez déshonoré?... Je me croirai cependant heureux, oh!... bien heureux, si le lendemain vous consentez à fuir avec moi, loin, bien loin, où vous voudrez, sous un nom d'emprunt...

Il s'était approché, il avait pris la main de Mme de Champdoce, et elle ne songeait pas à la retirer. Cette preuve d'amour était si forte, si inouïe, qu'elle sentait chanceler sa résolution... Et quelles perspectives... seuls, bien loin!...

Mais une idée affreuse traversa son esprit, elle se redressa vivement:

—Malheureuse!... s'écria-t-elle, malheureuse que je suis... j'oubliais Ah!... c'est impossible maintenant, impossible...

—Pourquoi?...

—Ah! Georges, parce que... elle sanglotait... Georges, si vous saviez, si...

Il s'était encore avancé, il avait osé la saisir par la taille, et elle se débattait faiblement. Déjà, il se penchait vers ce front si pur qui attirait irrésistiblement ses lèvres, quand tout à coup il sentit que le corps de la duchesse s'affaissait entre ses bras, ses traits se décomposaient affreusement, elle étendait vers la porte son bras roidi.

Georges se retourna vivement.

La porte de la chambre était ouverte et Norbert de Champdoce se tenait immobile sur le seuil.

Le marquis de Croisenois était brave: cependant tout son sang se figea d'un bloc dans ses veines.

Il vit, comme aux lueurs de l'éclair, la situation telle qu'il l'avait faite, telle qu'elle était: affreuse, désespérée, sans issue...

—N'avancez pas!... cria-t-il d'une vois terrible; n'avancez pas!...

Il était dans la maison d'autrui, la nuit, sans armes... et il menaçait. Il lui semblait que la vie de la duchesse était en danger, et sa raison s'égarait.

Un éclat de rire sardonique de Norbert le rappela au sentiment du péril réel.

Il eut honte de son trouble, de son empressement inutile, de la trépidation nerveuse qui le secouait.

Enlevant comme une plume Mme de Champdoce, qu'il avait soutenue jusqu'alors, il la déposa sur un fauteuil.

Elle était inanimée, inerte, mais à travers ses longs cils presque joints filtrait un dernier regard d'amour et de pardon pour celui qui la perdait.

Ce regard, Croisenois le surprit, et il suffit pour lui rendre toutes les apparences de sang-froid et lui inspirer une audace désespérée.

Il se retourna brusquement, et s'adressant à Norbert:

—Quelles que soient les apparences, monsieur, commença-t-il, vous n'avez ici qu'un coupable à punir: moi. L'ombre d'un soupçon s'adressant à Mme la duchesse serait un outrage injuste... C'est à son insu, sans un encouragement, sachant l'hôtel désert, que j'ai osé pénétrer jusqu'ici...

Norbert ne répondit pas.

Lui aussi, il avait besoin de se remettre, de recueillir ses idées.

Il savait, en montant l'escalier, qu'il allait surprendre un amant près de la duchesse; mais il ne pouvait prévoir que cet amant serait précisément l'homme qu'il haïssait le plus au monde.

En apercevant Croisenois, il lui avait fallu un effort surnaturel de volonté pour résister à la tentation de se précipiter sur lui.

Cet homme, il le soupçonnait de lui avoir volé sa maîtresse, et maintenant il lui volait sa femme!....

S'il se taisait, c'est qu'il ne voulait pas lui donner le spectacle du désordre de son esprit. S'il semblait plus froid que le marbre, quand il avait toutes les flammes de l'enfer dans le cœur, c'est qu'il s'était imposé un rôle.

Mais on voit tous les jours des fous furieux affecter une surprenante placidité. Avec ces apparences de calme inaltérable, Norbert était fou.

Cependant Croisenois, debout, les bras croisés, poursuivait:

—Je venais d'entrer, monsieur, lorsque vous êtes arrivé... Pourquoi, mon Dieu!... n'avez-vous pas entendu notre entretien!... Vous connaîtriez toute la grandeur, toute la noblesse des sentiments de Mme de Champdoce... Mon offense, je le sens, n'en est que plus grande... mais je me mets à vos ordres, monsieur... à votre discrétion. Je suis prêt à vous accorder toutes les satisfactions que vous exigerez...

Ces dernières paroles semblèrent rompre le charme qui clouait Norbert sur le seuil. Il entra d'un pas lourd et roide, et alla successivement fermer toutes les portes, dont il mit les clés dans sa poche.

Ce soin pris, il vint s'adosser à la cheminée, ayant sa femme à demi évanouie à sa gauche, Croisenois en face.

—Si je vous ai bien compris, monsieur, commença-t-il, vous me proposez un duel. C'est-à-dire, qu'après m'avoir déshonoré ce soir, il vous conviendra de me tuer demain... c'est trop de bonté.

—Monsieur...

—Permettez!... Je suis peut-être un enfant, ainsi que vous le disiez à Mme de Mussidan, j'ai du moins assez d'expérience pour savoir qu'il est sot d'abandonner les avantages acquis. Au jeu que vous jouiez, monsieur, on risque sa vie... et vous avez perdu, n'est-ce pas?

Croisenois inclina machinalement la tête en signe d'assentiment. Le nom de Mme de Mussidan jeté dans cette conversation, lui révélait les véritables sentiments de Norbert.

—Je suis un homme mort, pensa-t-il, en regardant la duchesse, non à cause de celle-ci... mais à cause de l'autre.

Norbert, lui, poursuivait, s'exaltant au bruit de ses paroles.

—Un duel!... où donc seraient, monsieur, mes avantages? Je vous tue... en suis-je moins déshonoré? Non. Vous me tuez, je suis déshonoré plus que jamais, et ridicule par dessus. A quoi bon un duel... Je rentre au milieu de la nuit, je suis armé, je vous brûle la cervelle... la loi a une excuse pour moi.

Il avait, tout en parlant, sorti de la poche de son pardessus son revolver; il l'avait armé, et le doigt sur la détente, il ajustait Croisenois.

Ce fut pour Georges un instant terrible, car la violence des sensations ne lui en ôtait pas l'exacte perception.

Il ne bougea pas. Il mettait son honneur à bien tomber. Mais voyant que l'autre hésitait et tardait, le supplice devenait intolérable.

—Tirez, cria-t-il, tirez donc!...

—Non!... fit Norbert.

Et relevant son revolver, il ajouta froidement:

—J'ai réfléchi: votre cadavre me gênerait.

Croisenois avait fait le sacrifice de sa vie, mais c'était mourir deux fois que de subir les irrésolutions d'un homme en démence.

Exaspéré de l'effort qu'il avait dû faire, il lui saisit le bras, et le serrant rudement:

—Il faut que ceci finisse, monsieur, dit-il, ma patience à des bornes. Que voulez-vous enfin!...

—Je veux vous tuer!... s'écria Norbert avec un tel accent de haine et de rage, que Georges en frissonna, mais non pas avec une balle que je ne sentirais pas entrer...

Il se dégagea, se recula, et, avec une violence inouïe, poursuivit:

—Je prétends vous tuer utilement pour mon honneur. On dit que le sang lave la boue... C'est faux. Quand j'exprimerais tout le vôtre, jusqu'à la dernière goutte, sur la tache que vous venez de faire à mon blason, elle ne serait pas effacée. Il faut qu'un de nous deux disparaisse, de telle sorte que jamais on ne puisse retrouver sa trace... qu'il soit comme englouti.

—Eh!... monsieur, trouvez le moyen.

Norbert parut réfléchir.

—Je l'aurais, ce moyen, murmura-t-il, si j'étais sûr que personne au monde ne sait... ne se doute... que vous êtes ici.

—Personne ne peut en avoir la pensée, monsieur, personne...

—Le jureriez-vous?

—Sur tout ce que j'ai de plus sacré au monde, je le jure.

Un sourire de triomphe que ne remarqua pas le marquis, illumina la physionomie de Norbert.

—Alors, fit-il, au lieu d'user de mon droit, qui était de vous tuer, je consens à risquer ma vie contre la vôtre.

Croisenois dissimula, non sans peine, un soupir de soulagement. Il était jeune, riche, heureux: c'était une chance de salut qui se présentait.

—Je vous ai dit que j'étais à vos ordres, fit-il.

—J'entends, surtout pour un duel. Pourtant, ne vous abusez pas, ce ne sera pas un combat ordinaire, en plein soleil, avec des témoins pour déclarer si l'honneur est satisfait un peu, beaucoup, pas du tout...

—Nous nous battrons selon que vous le déciderez, monsieur...

—Fort bien. Cela étant, nous allons nous battre à l'épée, à l'instant même, dans le jardin.

Le marquis jeta un coup d'œil vers la fenêtre.

-Vous regardez, reprit Norbert, et vous dites que la nuit est bien noire, qu'on ne verra pas le bout des épées...

—C'est vrai.

—Rassurez-vous, monsieur le marquis, il y aura toujours assez de clarté pour l'agonie de celui de nous qui restera dans le jardin..., car un de nous y restera, vous devez l'avoir compris.

—Je l'ai compris... descendons.

Norbert secoua la tête.

—Vous êtes bien pressé, monsieur le marquis prononça-t-il, vous ne me laissez pas finir mes conditions...

—Parlez, monsieur.

—Il y a au bout du jardin, un espace assez vaste, si humide qu'on n'y cultive rien et que personne n'en approche. C'est là que je veux vous conduire. Nous prendrons chacun une pelle et une pioche, et en moins de rien nous aurons creusé un trou assez profond pour recevoir celui de nous qui sera tué. Alors seulement nous mettrons l'épée à la main, et nous nous battrons jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe. Celui qui restera debout achèvera l'autre, s'il n'est pas mort, le poussera dans la fosse et le recouvrira de terre.

Une insurmontable horreur glaçait Georges de Croisenois.

—Jamais! s'écria-t-il enfin, jamais je n'accepterai de conditions pareilles.

—Prenez garde alors, fit Norbert, j'userai de mes droits!

Et relevant son revolver, il ajouta:

—Dans quatre minutes, onze heures sonneront à cette pendule... si au premier coup vous n'avez pas accepté.... je fais feu!...

Pas un muscle du visage de Croisenois ne bougea.

Le quadruple canon du revolver était à moins d'un pied de sa poitrine, le doigt d'un ennemi mortellement offensé s'appuyait sur la détente; mais ce danger, après tant d'émotions, le laissait absolument insensible.

Ce qu'il comprenait, c'est qu'il avait quatre minutes devant lui, un siècle, en un moment pareil! pour se reconnaître, pour réfléchir, pour délibérer.

Tant d'événements depuis une demie heure se succédaient, se pressaient, qui lui semblaient impossibles, incohérents, absurdes, qu'il n'était pas bien sûr de n'être point le jouet d'un cauchemar odieux, et qu'il sentait vaciller sa raison.

—Monsieur le marquis, prononça Norbert, vous n'avez plus que deux minutes.

Croisenois tressaillit. Son âme était à mille lieues de la situation présente. Vite, ses yeux cherchèrent les aiguilles de cette pendule qui battait les secondes qui lui restaient à vivre, s'il n'acceptait pas.

Il ne restait même pas deux minutes complètes.

Ses regards allèrent alors de Norbert à Mme de Champdoce.

La duchesse, toujours affaissée sur un fauteuil, semblait près d'expirer. On l'eût crue morte sans le spasme nerveux qui la secouait de la nuque aux talons, sans les sanglots étouffés qui, à intervalles inégaux, déchiraient sa poitrine et rompaient le silence funèbre.

La laisser en cet état, sans secours, était affreux; mais Croisenois ne savait que trop que la plus légère marque de compassion de sa part, serait comme une insulte nouvelle.

Norbert, lui, conservait son attitude de statue, ses gestes roides, quelque chose de mécanique dans tous ses mouvements. A le mieux étudier, Croisenois remarquait enfin la flamme étrange, anormale, de ses yeux.

—Dieu prenne pitié de nous, pensa-t-il, nous sommes à la discrétion d'un maniaque, d'un fou!...

La première pensée de haine pénétrait en lui. Il se demandait en frémissant ce que deviendrait, lui mort, cette femme qu'il avait aimée jusqu'à lui offrir le sacrifice de son honneur.

—Pour mon salut, dit-il, pour le salut de cette infortunée, dont la vie ne serait plus qu'une lente agonie, il faut que je tue M. de Champdoce... et je le tuerai.

A cette pensée, des bouffées de rage lui montaient au cerveau, ses dernières hésitations s'évanouirent.

—J'accepte!... déclara-t-il d'une voix forte.

Il était temps. Le ressort de la pendule glissa, ou entendit cette légère vibration du métal qui précède la sonnerie, le premier coup de onze heures tinta.

—Je vous remercie, monsieur, dit froidement Norbert.

Mais Croisenois avait tout à coup dépouillé cette affectation de froideur dédaigneuse qui est comme le cachet indélébile d'une certaine éducation. Il n'avait plus peur d'être de mauvais goût, maintenant. Il était résolu de défendre quand même sa vie, qu'il croyait être celle de la duchesse.

—Oui, j'accepte, reprit-il... mais à de certaines conditions, pourtant.

—Il a été convenu...

—Permettez que je m'explique: Nous allons nous battre dans votre jardin, n'est-ce pas, la nuit, sans témoins, sur le bord d'une fosse creusée par nous... soit. Celui qui restera debout recouvrira de terre le corps de l'autre... Soit encore. Mais êtes-vous bien sur qu'alors tout sera dit, et que la terre nous gardera un éternel secret?

Norbert haussa dédaigneusement les épaules.

—Vous ne savez pas... reprit violemment Croisenois, vous ne savez pas... mais je sais, moi, ce qui arriverait, si le hasard, un jour, nous trahissait, si on découvrait quelque chose...

—Ah!...

—On accuserait le survivant, vous ou moi, d'assassinat.

—Probablement.

—Il serait poursuivi alors, arrêté, emprisonné, traîné en cour d'assises, jugé, condamné, envoyé au bagne...

—Je le crois.

—Vous le croyez... et vous avez espéré que je consentirais à courir de tels risques!...

Un geste, plus éloquent que toutes les protestations, compléta sa pensée.

—Ces risques existent, en effet, reprit Norbert, mais ils sont ma garantie, à moi. Cette crainte de poursuites probables, m'assure que, si vous me tuez, ma mort sera cachée comme je veux qu'elle le soit.

—Vous vous contenterez de ma parole, monsieur.

Il était aisé de voir que cette discussion animait Norbert, et qu'il lui fallait, pour se contenir, les plus violents efforts.

—Ah...! prenez garde, fit-il d'une voix sourde, je finirais par croire que vous avez peur.

—J'ai peur d'être accusé d'un meurtre... oui.

—C'est un danger qui me menace comme vous.

Mais Croisenois était bien décidé à ne pas céder.

—Eh bien...! s'écria-t-il avec l'accent d'une inébranlable résolution, s'il en est ainsi, je refuse votre duel...! Non, je ne veux pas me battre dans des conditions telles que je serais réduit à souhaiter plutôt être tué que survivre. Vous parliez de l'égalité des chances... Sont-elles égales entre nous? Que je disparaisse... nul jamais ne s'avisera de venir chercher mon cadavre ici. Vous êtes chez vous, vous pouvez prendre toutes les précautions imaginables... Si je vous tue, au contraire... que faire? Faudra-t-il que je demande l'aide de la duchesse de Champdoce... Ne sera-t-elle pas soupçonnée elle-même?... Faudra-t-il, lorsque tout Paris s'occupera de votre disparition, faudra-t-il qu'elle dise à ses jardiniers: «Surtout gardez-vous de donner un coup de bêche là-bas, au fond du jardin, là où vous avez, un matin, trouvé la terre fraîchement remuée!...»

Norbert restait pensif. Les appréhensions de Croisenois peu à peu le gagnaient.

Il songeait à cette lettre anonyme, et à celle qui l'avait écrite, qui possédait son secret, qui pouvait l'ébruiter...

—Que voulez-vous donc? demanda-t-il.

—Simplement que chacun de nous, sans mentionner les causes de notre rencontre, en écrive les conditions avec une acceptation signée; nous échangerons ensuite les procès-verbaux.

—Soit, mais faisons vite...

Il tira d'un petit pupitre des plumes et du papier qu'il plaça sur la table, et en moins de rien les déclarations furent rédigées.

Puis, sur la proposition de Croisenois, chacun des adversaires écrivit deux lettres, datées de l'étranger, que le survivant devait faire jeter à la poste à l'endroit d'où elles étaient datées et qui ne pouvaient manquer de dérouter les recherches au lendemain d'une disparition.

Tout étant arrêté désormais, Norbert se leva.

—Un mot encore, dit-il. Un militaire promène en ce moment, le long de l'esplanade des Invalides, le cheval sur lequel je suis venu... si vous me tuez, allez reprendre ce cheval, j'ai promis vingt francs au soldat.

—J'irai...

Il tomba en arrière tout d'une pièce.
Il tomba en arrière tout d'une pièce.

—C'est bien?... descendons.

Ils sortaient de la chambre, et déjà Norbert avait fait passer Croisenois sur le palier, lorsque se sentant tirer par son pardessus, il se retourna.

La duchesse, trop faible pour se tenir debout, s'était traînée jusque-là à genoux.

Pauvre femme!... elle avait tout entendu et, les mains jointes, d'une voix à peine intelligible, elle priait.

—Grâce!... Norbert, disait-elle, je suis innocente, je vous le jure... Vous ne m'aimez pas; pourquoi vous battre?... Grâce!... demain, je vous le promets, j'entrerai dans un couvent, pour la vie... ayez pitié!...

—Eh!... interrompit-il, priez Dieu pour que ce soit votre amant qui me tue... vous serez libre après!...

Et se dégageant brutalement, il repoussa la malheureuse femme, qui tomba, et referma la porte.

XVII

Vingt fois, durant cette scène d'un quart d'heure, Norbert de Champdoce avait été sur le point d'éclater et de s'abandonner à toute la furie de son ressentiment; vingt fois, la vanité plus forte l'avait retenu.

Il savait combien cruellement on avait raillé son manque absolu d'éducation, ses emportements, la brutalité de ses façons; il tenait à prouver à son ennemi qu'il savait, au besoin, se conduire en gentilhomme, et qu'il était capable de discuter froidement une question de vie ou de mort.

Mais il était à bout de volonté; quand il quitta la chambre de la duchesse, la contrainte trop violente qu'il s'était imposée l'étouffait, et il témoignait un empressement farouche, une impatience qui ressemblait à de la férocité.

Tout en éclairant Croisenois, le long du grand escalier, il ne cessait de répéter:

—Dépêchons!... dépêchons-nous!...

Maintenant qu'il avait imposé ses conditions, il tremblait que cet homme qui l'avait outragé ne lui échappât. Que fallait-il pour le soustraire à sa vengeance? Un de ces hasards qui déconcertent les desseins les mieux conçus. Un domestique pouvait rentrer...

Arrivé au rez-de-chaussée, Norbert introduisit Croisenois dans une vaste pièce, qui avait l'air d'un arsenal, tant il s'y trouvait d'armes de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les temps.

—Ici, dit-il d'un ton de raillerie blessante, nous devons trouver notre affaire.

Déjà, il avait posé sur la cheminée le bougeoir qu'il tenait à la main. Il sauta lestement sur le divan établi autour de la pièce, décrocha plusieurs paires d'épées, et les jeta sur la table, en disant:

—Choisissez!...

Non moins ardemment que M. de Champdoce, Georges de Croisenois désirait en finir. Tout était préférable au supplice qu'il endurait.

Lui aussi, sous sa politesse glaciale, il dissimulait des transports de rage et la plus implacable haine.

Le dernier regard de la duchesse lui était entré dans le cœur comme un poignard. Lorsqu'il avait vu Norbert refuser rudement sa femme agenouillée, peu s'en était fallu qu'il ne le frappât au visage.

Il ne daigna seulement pas examiner les épées qui lui étaient offertes. Il en saisit une au hasard en disant:

—La première venue sera la bonne.

—Soit!... dit Norbert, je prends l'autre. Sortons!...

Mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte du jardin, une difficulté se présenta, que Croisenois avait prévue.

A la pluie de tout à l'heure, le brouillard avait succédé, épais et lourd comme la fumée de houille. La nuit était tellement noire, que, le bras étendu, on ne distinguait pas même vaguement sa main.

Norbert laissa échapper un juron.

—Impossible, dit-il, de se battre dans de pareilles ténèbres.

Et l'autre ne répondant pas, il insista.

—Qu'en pensez-vous, monsieur?

—Moi!... répondit ironiquement Croisenois, je penserai tout ce qu'il vous plaira. Vous venez de me prouver...

D'un geste furibond, Norbert l'interrompit.

—Ce n'est pas là du moins ce qui nous arrêtera, déclara-t-il; j'ai une idée. Veuillez seulement me suivre par ici; bien... par ce couloir, pour ne pas éveiller l'attention des concierges.

Ils gagnèrent ainsi une écurie, et Norbert y prit une grosse lanterne à huile qu'il alluma.

—Avec cela, dit-il d'un ton satisfait, nous nous verrons.

—Certainement, mais les voisins nous verront aussi. Cette lumière à cette heure, dehors, ne manquera pas d'éveiller l'attention.

—Rassurez-vous... de nulle part on ne voit chez moi.

Ils étaient revenus au jardin, l'avaient traversé diagonalement et avaient gagné l'endroit dont avait parlé Norbert.

C'était un espace assez vaste, vide, mal tenu, qui servait de dégagement, et qui était fort adroitement dissimulé par une forte haie et des massifs d'arbres verts. Les jardiniers déposaient en cet endroit tous les détritus du jardin, les fagots de branches mortes, les outils de rebut, les pots de fleurs brisés. Il s'y trouvait des tas de sable et de terre de bruyère, de la paille, du fumier et des monceaux de feuilles.

Norbert, tant bien que mal, accrocha sa lanterne à une branche. Elle donnait plus de lumière qu'un réverbère ordinaire.

—Tenez, dit-il à Croisenois en montrant une place, près du mur, nous allons creuser la fosse là, dans ce coin. Elle y sera d'autant mieux qu'il sera très facile de cacher la terre fraîchement remuée sous une brassée de paille que voici.

Il avait retiré son pardessus et son paletot, tout en parlant. Il remit une bêche à Croisenois et s'empara d'une pioche en disant:

—A l'œuvre!...

Seul, Croisenois n'eût pas eu trop de la nuit entière, pour mener à fin une pareille besogne. Mais le duc de Champdoce n'avait pas oublié le pénible apprentissage de sa jeunesse. La terre était tassée, en cet endroit, et à chaque coup de pioche, il soulevait des mottes énormes.

Il déployait, d'ailleurs, toutes ses forces et une dextérité merveilleuse. Il travaillait avec une sorte de rage, sans avoir conscience de l'horreur de sa tâche. La sueur tombait de son front en grosses gouttes.

Mais aussi, au bout de quarante minutes la fosse était assez profonde.

—Assez!... fit Norbert.

Et jetant sa pioche pour ramasser son épée, il ajouta:

—En garde, monsieur!...

Mais Croisenois ne bougea pas. Nature nerveuse et impressionnable, il sentait un froid mortel filtrer jusqu'à la moelle de ses os. Cette nuit, cette lueur vacillante, ces apprêts hideux saisissaient terriblement son imagination. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette fosse béante, elle le fascinait, elle l'attirait.

—Eh bien?... répéta durement Norbert.

Croisenois tressaillit et parut vouloir parler.

La lanterne éclairait assez pour qu'il fût aisé de suivre sur son visage les traces d'un violent combat intérieur.

—Je parlerai, dit-il enfin d'un ton solennel. Dans une minute, monsieur, un de nous deux sera couché là, mort... On ne ment pas en face de la mort... Eh bien!... je vous jure sur mon honneur et sur mon salut que Mme la duchesse de Champdoce est innocente...

Norbert frappa impatiemment du pied.

—Vous m'avez déjà dit cela, interrompit-il d'un ton qui annonçait la plus parfaite incrédulité. Pourquoi vous répéter?...

—Parce que c'est mon devoir, monsieur, parce que si je meurs, je mourrai désespéré de cette idée que ma folle passion a perdu la plus pure et la plus noble des femmes. Ah! croyez-moi, les mourants ne mentent pas, vous n'avez rien à lui pardonner... et, tenez, je ne rougis pas de vous prier... oui, je vous prie... Si vous me tuez, que cette expiation vous suffise... Soyez humain pour votre femme, traitez-la doucement... Ne faites pas de sa vie un long supplice...

—Assez!... interrompit Norbert, pour la troisième fois, assez!... où je finirais par croire que vous êtes un lâche.

—Malheureux! s'écria Croisenois, en garde donc, et que Dieu décide!...

Ils tombèrent en garde, les fers se croisèrent et le combat commença, âpre, ardent, acharné, silencieux.

Le marquis de Croisenois passait pour un tireur habile, mais Norbert était doué d'une prodigieuse force musculaire, et, de plus, il tenait de son père un jeu brusque, saccadé, violent, très fait pour déconcerter une première fois.

Une circonstance encore contribuait à égaliser les chances. L'espace éclairé par la lanterne était assez restreint, dès qu'un des adversaires en sortait, il se trouvait dans l'ombre, presque à l'abri, tandis que l'autre restait en pleine lumière, exposé aux attaques, dans l'impossibilité de parer des coups qu'il ne voyait pas venir.

Ce fut la perte de Croisenois.

Comme il avançait, Norbert se déroba par un saut de côté, et lui parant un coup droit terrible, à fond, il lui traversa la poitrine de part en part.

Le malheureux étendit les bras en croix, lâchant son épée, sa tête se renversa, ses genoux fléchirent, et il tomba en arrière tout d'une pièce, sans un cri, sans un râle.

Trois fois il essaya de se relever, il parvint presque à se dresser sur son séant, trois fois ses forces le trahirent.

Il voulut parler, il ne put prononcer que quelques mots absolument inintelligibles, il vomissait le sang à flots.

Enfin, une dernière convulsion plus forte le tordit comme un sarment, ses mains se crispèrent serrant une poignée de terre, et il poussa un gros soupir.

Et ce fut tout!... De tant de force, de jeunesse, d'espérances, il ne restait plus qu'un cadavre.

Georges de Croisenois était mort!...

Georges de Croisenois était mort, et Norbert de Champdoce restait debout devant lui, effaré, la pupille dilatée par la terreur, les cheveux hérissés sur la tête, secoué par une horrible trépidation nerveuse.

Il apprenait ce qu'on souffre à voir se débattre dans les spasmes de l'agonie l'homme qu'on a frappé.

Et cependant ce n'était pas l'idée qu'il venait de tuer Croisenois qui affolait Norbert. Il croyait sa cause juste, il pensait avoir agi comme il devait.

S'il était trempé des sueurs d'une mortelle angoisse, c'est qu'il songeait qu'il allait être forcé de se pencher sur ce corps, de le prendre dans ses bras, et de le jeter encore chaud et souple, tout tressaillant et vibrant encore, dans cette fosse.

A cela, il ne pouvait, non, il ne pouvait se résoudre.

Il le fallait, cependant. Pouvait-il s'arrêter dans la voie où il s'était engagé, hésiter, réfléchir même? Non. Force était d'aller jusqu'au bout; d'accomplir jusqu'à la fin son affreux dessein.

Il luttait!... Il lutta bien dix minutes, cherchant pour s'encourager des raisons les plus fortes et les plus décisives, le risque d'une surprise, l'honneur de sa maison en péril.

Il se baissait, il avançait les bras... puis il reculait devant le contact, le cœur lui manquait et il se redressait.

Enfin, triomphant d'une indicible horreur, il saisit le corps de Croisenois, l'enleva, et d'un seul coup, par un effort extraordinaire, il le lança dans la fosse...

Le corps tomba contre la terre humide avec un bruit flasque et sourd qui retentit jusqu'au fond des entrailles de Norbert.

L'émotion extraordinaire qu'il en ressentit acheva de troubler son cerveau. Une ivresse furieuse s'empara de lui, pareille à cette incompréhensible frénésie qui parfois transporte les meurtriers et les pousse, sans motifs appréciables, à s'acharner après le corps de leur victime.

Saisissant une bêche, la même que l'instant d'avant maniait si maladroitement le pauvre Georges, il se mit avec une adresse et une vigueur surhumaines, à combler la fosse.

En moins de rien il eut recouvert le corps. Il foula ensuite la terre, la battit et la piétina. Puis, quand il vit que le terrain était bien uni, il répandit dessus des poignées de feuilles mortes et de paille menue.

C'était fini... qu'une averse vînt seulement et le lendemain l'œil le plus exercé ne devait pas découvrir aucun indice.

—Voilà, murmura-t-il, comment sait se venger un Dompair de Champdoce!... Voilà ce qu'il en coûte...

Il s'arrêta court.

A quelques pas, dans l'ombre, sous les arbres, il lui semblait distinguer presque au ras de terre, une tête, des yeux ardents fixés sur lui.

Le coup fut si fort qu'il chancela... Mais il se remit aussitôt, et emporté par un mouvement instinctif, il ramassa son épée, sanglante encore, et se précipita vers l'endroit où il avait aperçu l'effrayante apparition.

A son premier geste, une forme humaine s'était dressée d'un bond, une forme de femme. Elle se mit à fuir à toutes jambes vers l'hôtel.

Il la rejoignit au perron.

Se sentant prise, elle s'était laissée tomber à genoux, et le front sur le sable, les bras tendus vers lui, elle criait désespérément:

—Grâce! ne m'assassinez pas!...

Il saisit la misérable par ses vêtements, la redressa, et l'entraîna de force jusqu'au bout du jardin, sous la lanterne.

C'était une fille de dix-huit à dix-neuf ans, laide, mal faite, pauvrement vêtue et malpropre.

Norbert l'examinait et ne la reconnaissait pas, pourtant il était bien sûr qu'il avait déjà vu ce vilain visage.

—Qui es-tu? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit que par un torrent de larmes, elle suffoquait. Il comprit qu'il n'en tirerait pas un mot s'il ne la rassurait pas.

—Voyons, fit-il plus doucement, ne pleure pas et ne tremble pas ainsi, je ne te ferai aucun mal. Qui es-tu?

—Je suis Caroline Schimel.

Ce nom n'apprenait rien à Norbert.

—Caroline?... répéta-t-il.

—Oui, monsieur le duc, je suis fille de cuisine chez vous depuis trois mois.

C'était bien cela; il l'avait aperçue en traversant la cour, il la remettait maintenant.

—Comment n'es-tu pas à la noce avec les autres? demanda-t-il.

Elle se remit à sangloter de plus belle.

—Hélas!... monsieur le duc, ce n'est pas ma faute, j'étais invitée et j'avais bien envie d'y aller; mais je n'avais pas de robe à me mettre: je ne gagne que quinze francs par mois. Pas une des filles de madame n'a voulu m'en prêter une. Elles disent comme cela que je suis trop laide, et que je sens la vaisselle: comme si c'était ma faute!...

L'important était de savoir au juste ce que cette fille avait pu surprendre.

—Comment te trouvais-tu dans le jardin? interrompit Norbert.

—J'étais bien désolée et je m'étais mise à la fenêtre de ma mansarde pour pleurer, quand j'ai aperçu une lumière dans le jardin, j'ai pensé que c'étaient peut-être des voleurs, et je suis descendue sur la pointe du pied, par l'escalier de service...

—Et qu'as-tu vu?

Caroline se tut, elle avait peur.

—Réponds, insista Norbert, qui bouillait, mais qui sentait la nécessité de se contenir, ne crains pas de me dire la vérité, si tu es bien franche, tu seras récompensée.

—Eh bien!... j'ai tout vu.

—Tout quoi?...

—Quand je suis arrivée, vous étiez en train de creuser la terre avec l'autre, tant que vous pouviez... c'est moi qui ai été surprise en vous reconnaissant. Tout de suite j'ai pensé que c'était pour des trésors, que vous creusiez... Comme je me trompais! Bientôt l'autre vous a parlé, mais je n'entendais pas, et ensuite vous avez commencé à vous battre tous deux... Seigneur Dieu!... comme c'était beau!... Vos sabres brillaient comme des baguettes de feu, quand la lumière donnait dessus... J'avais une frayeur terrible, mais je ne pouvais pas détourner les yeux, il fallait que je regarde, c'était plus fort que moi... Puis j'ai vu quand l'autre est tombé en arrière, comme ça...

—Et ensuite?...

Caroline frissonnait à ce point que ses dents claquaient quand elle s'interrompait.

—Ensuite, répondit-elle avec une visible hésitation, j'ai vu quand vous l'avez.. enterré là!...

—L'as-tu bien regardé, cet autre?

—Oui, monsieur le duc.

—L'avais-tu déjà vu, le connaissais-tu, sais-tu son nom?

—Non, monsieur le duc.

Norbert réfléchissait. Il s'agissait de prendre un parti et de le prendre vite.

—Écoute, ma fille, reprit-il, si tu sais te taire, si tu sais oublier, ce sera un grand bonheur pour toi d'être descendue au jardin cette nuit.

—Oh!... je ne dirai rien, monsieur le duc, je vous le jure, à personne.

—Eh bien! si tu tiens ce serment que tu me fais, ta fortune est faite. Demain, je le remettrai une bonne somme, tu retourneras dans ton pays et tu épouseras quelque brave garçon qui te plaira...

—Serait-ce bien possible, mon Dieu!...

—Cela sera. Tu vas remonter dans ta chambre et te coucher. Demain, mon valet de chambre, Jean, te dira ce qu'il faut faire, tu lui obéiras comme à moi-même.

—Grâce! ne m'assassinez pas?
—Grâce! ne m'assassinez pas?

—Oh!... monsieur le duc, monsieur le duc!...

Dans le transport de sa joie, elle riait et pleurait à la fois.

—Je compte donc sur ton silence, insista Norbert. Si tu es discrète, c'est le bonheur. Si tu dis jamais un mot, un seul... tu es perdue. Tu penses bien qu'un homme comme moi fait tout ce qu'il veut... Va donc, et jusqu'à ce que tu aies vu Jean, tiens ta langue et cache ton contentement.

Deux mobiles tout-puissants, l'intérêt et la peur, semblaient répondre de Caroline Schimel et assurer son silence.

C'était évidemment dans la sincérité même de son âme qu'elle avait juré de se taire.

Mais cela ne signifiait pas qu'elle fût assez forte pour porter le poids écrasant de ce redoutable secret. Un moment ne viendrait-il pas où elle céderait à un besoin d'épanchement plus fort que sa volonté, où elle se confierait à quelqu'un! Ne se pouvait-il pas encore qu'elle fût assez simple pour se vendre sans s'en douter si on venait à la questionner par hasard.

Savoir son nom, son honneur, sa vie, aux mains d'une fille de cette condition, c'était à perdre tout repos, toute sécurité, à l'exemple de ce prisonnier qui voyait, au-dessous de son cachot, les enfants de son geôlier jouer avec des allumettes au milieu des barils de poudre.

Et se sentir à sa merci!... Car Norbert était à sa discrétion absolue. Il ne le comprenait que trop. Pour lui, les moindres désirs de cette fille seraient des ordres irrésistibles. Il pouvait lui passer par la tête des idées absurdes, des fantaisies exorbitantes... elle commanderait et il obéirait.

Quel moyen employer pour se soustraire à cet asservissement odieux? Il n'y en avait qu'un. Les morts seuls ne parlent pas.

Quatre personnes allaient maintenant posséder le secret de Norbert: celle qui avait écrit la lettre anonyme et qu'il ne connaissait pas, la duchesse, Caroline, et enfin Jean à qui il serait bien forcé de se confier...

Mais ce n'était ni le temps, ni le lieu de réfléchir, de se désespérer. L'heure volait, et de seconde en seconde le danger grandissait. Les domestiques pouvaient reparaître d'un moment à l'autre.

Norbert se hâta de faire disparaître les dernières traces du duel, et courut à la chambre de la duchesse.

Il pensait la trouver inanimée, mourante là où elle était tombée quand il l'avait poussée. Il comptait la faire revenir à elle, la forcer de se coucher et repartir pour Maisons.

Ses prévisions furent trompées.

La duchesse, lorsqu'il entra, était dans un fauteuil, au coin du la cheminée, pâle, l'œil sec et brillant du feu de la fièvre.

Elle se leva, dès que son mari parut, attachant sur lui un regard si étrange, que n'en pouvant endurer la fixité, il baissa la tête.

Mais il se redressa presque aussitôt, honteux et indigné contre lui, d'un mouvement dont il rougissait comme d'une insigne lâcheté.

—Mon honneur est vengé, prononça-t-il avec un ricanement mauvais. M. le marquis de Croisenois est mort!... J'ai tué votre amant, madame.

Elle était armée contre ce coup, car elle ne broncha pas. Seulement, son expression devint plus dédaigneuse et la flamme de ses yeux noirs redoubla d'intensité.

—Vous vous trompez, fit-elle d'une voix dont nulle émotion n'altérait le timbre. M. de Croisenois... Georges, n'était pas mon amant.

—Oh!... vous pouviez vous épargner un mensonge, je ne vous demande rien...

L'attitude impassible de la duchesse blessait et irritait Norbert. Il faisait tout pour la tirer de ce calme, inexplicable pour lui.

Mais c'est en vain qu'il cherchait des paroles mortifiantes, qu'il prenait son accent le plus sarcastique, elle planait à de telles hauteurs qu'il ne pouvait l'atteindre...

—Je ne mens pas, répondit-elle. A quoi me servirait de tromper et de feindre... Qu'ai-je à redouter, désormais!... Vous voulez la vérité? Soit. Sachez donc que ce n'est pas à mon insu que Georges s'est introduit ici ce soir. Il vous l'affirmait, le malheureux, il espérait me sauver. S'il est venu, c'est que je lui avais donné un rendez-vous, je l'attendais; j'avais, exprès pour lui, laissé ouverte la petite porte du jardin...

—Madame!...

—Quand vous êtes arrivé, il entrait, et c'était la première fois qu'il entrait chez moi... J'aurais pu vous abandonner, vous trahir, non... Georges avait l'âme trop loyale et trop haute pour accepter les dégoûtantes transactions de l'adultère. Quand vous l'avez surpris à mes genoux, il me conjurait de fuir avec lui. J'ai tenu à ce moment, sa vie et son honneur... et j'hésitais. Ah!... malheureuse, pourquoi ai-je hésité... Il vivrait encore maintenant, nous serions loin d'ici, l'aurore d'une existence de bonheur se lèverait...

Elle s'animait en parlant, elle d'ordinaire si craintive et si réservée: sa lèvre tremblait, de fugitives rougeurs couvraient son teint transparent. Le charbon de la passion avait touché ses lèvres.

—Oh!... je vous dirai tout, poursuivit-elle, tout, puisque vous l'exigez. Je l'aimais, oui, je l'aimais de toute la puissance de mon âme, de toutes les forces de mon intelligence... Il n'était pas une des fibres de mon être qui ne fût tout à lui. Et je l'aimais ainsi, bien avant de savoir que vous existiez pour mon désespoir. C'est mon amour brisé que je pleurais ce jour maudit où j'ai été assez faible, assez lâche, assez misérable pour vous donner ma main. Vous avez tué Georges, croyez-vous? Eh bien! non. Son souvenir au dedans de moi-même est plus vivant que jamais, plus radieux, plus impérissable...

—Ah!... prenez garde, s'écria Norbert, prenez garde, sinon...

—Quoi!... vous me tuerez aussi!... Faites; je ne vous disputerai pas ma vie... elle ne m'est rien sans lui. Il n'est plus... j'ai vécu. La mort!... voilà le seul bienfait qu'il soit en votre pouvoir de m'accorder... Frappez!... Vous nous réunirez dans la mort, nous qui n'avons pu être unis dans la vie, et je tomberai en vous criant: merci!...

Norbert écoutait béant, confondu, pétrifié, s'étonnant qu'il fût encore des émotions pour lui, lorsqu'il croyait les avoir toutes épuisées pendant cette terrible soirée.

Était-ce bien elle, Marie, sa femme, qui s'exprimait avec cette violence inouïe, qui déchirait tous les voiles du passé, qui le bravait en face, qui défiait sa colère!...

Jadis il la comparait aux glaces du pôle, et voici que tout à coup la passion débordait de son cœur comme la lave du cratère.

Se pouvait-il qu'il l'eût ainsi méconnue!...

Il oubliait, pour l'admirer, jusqu'à son ressentiment. Elle lui semblait transfigurée; sa beauté n'était plus de cette terre, tout son être vibrait, une hardiesse sans pareille s'irradiait de ses prunelles enflammées, et des masses lourdes de ses cheveux noirs se dégageaient comme des étincelles quand elle secouait la tête.

C'était là vraiment la passion, et non cette ombre moqueuse qui le lassait depuis si longtemps. Marie était capable d'aimer, et non Diane, cette femme blonde à l'œil bleu d'acier, pour qui l'amour n'était qu'une bataille ou un jeu.

Il avait perdu ses jours à poursuivre une chimère, et le bonheur s'était lassé de l'attendre à son foyer.

Ce fut comme une révélation qui le bouleversa. Que n'eût-il pas donné pour effacer le passé! L'idée folle, absurde, lui vint que peut-être sa femme pourrait pardonner.

Il s'avança vers elle, les bras tendus, en bégayant:

—Marie!... Marie!...

D'un regard d'impitoyable mépris, elle l'arrêta.

—Je vous défends, dit-elle, je vous défends de m'appeler Marie.

Il ne répondit pas, et avançait de nouveau, quand tout à coup elle se rejeta violemment en arrière en poussant un grand cri:

—Horreur!... il a du sang de Georges sur les mains.

Norbert s'arrêta et regarda. C'était vrai.

La paume entière de sa main gauche était rouge, et il avait à sa manchette une large tache de sang.

Cette vue l'atterra et cependant il osa encore hasarder un geste suppliant.

La duchesse, pour toute réponse, lui montra la porte.

—Sortez!... s'écria-t-elle avec une véhémence extraordinaire, sortez. Je ne vous trahirai pas, je garderai le secret de votre crime... ne me demandez rien au-delà. Et n'oubliez jamais qu'il y a un cadavre entre nous, et que je vous hais...

Toutes les furies de la rage et de la jalousie déchirèrent le cœur de Norbert. Croisenois, mort, l'emportait encore.

—Et vous, dit-il d'une voix rauque, vous oubliez que je suis votre mari, que vous êtes à moi, et que je puis faire un supplice de chaque instant de votre vie... Je vous le rappellerai. Demain, à dix heures, je serai ici. A bientôt.

Il sortit en courant, comme deux heures sonnaient, et gagna l'esplanade des Invalides.

«Solide au poste,» selon son expression, le militaire promenait toujours Romulus.

—Par ma foi!... bourgeois, dit-il, quand Norbert vint le «relever de faction,» vous les faites de longueur, vos visites!... Je n'avais que la permission du spectacle, me voilà bien sûr, en revenant, de mes quatre jours de «clou,» ce n'est pas drôle.

—Bast! j'avais dit vingt francs, ce sera quarante, répondit Norbert en lui tendant deux louis.

—Ah!... vous m'en direz tant!...

Une heure plus tard, Norbert frappait au volet du cabaret où l'attendait le vieux Jean.

—Prends bien garde de n'être pas aperçu en rentrant le cheval, lui dit-il, et viens me trouver après; j'ai bien besoin de ton expérience.

XVIII

La douleur, la colère, l'horreur, avaient allumé dans le sang de la duchesse de Champdoce une fièvre terrible, qui l'avait soutenue tant qu'elle s'était trouvée en face de son mari.

Alors elle avait agi et parlé d'instinct, sous l'impression toute vive; animée par l'enthousiasme du péril bravé, enflammée du désir de venger Croisenois.

Elle ne s'était préoccupée de rien que de blesser Norbert, de l'humilier, de l'écraser. Tel était son malheur que c'est bien réellement qu'elle souhaitait la mort. Si elle eût su par quelles paroles l'attirer sûrement, elle les eût prononcées.

Mais en elle, malheureusement, l'énergie ne pouvait être qu'un accident, fugitif comme l'éclair. Son premier mouvement la portait en avant, la réflexion l'arrêtait. Elle avait l'âme vaillante et l'esprit craintif.

Dès qu'elle fut seule, que le danger se fut éloigné, toute son exaltation s'éteignit comme un feu de paille, et, épuisée de l'effort, elle s'affaissa sur une causeuse, défaillante, fondant en larmes.

Son désespoir était sans bornes, car elle se reprochait la mort de Croisenois.

—Si je ne lui avais pas accordé ce rendez-vous fatal, se disait-elle, il vivrait encore; c'est mon amour qui le tue.

Réfléchissant, elle se sentait précipitée au fond d'un abîme dont jamais elle ne sortirait.

Le présent était affreux; plus épouvantable l'avenir.

L'idée de s'adresser à son père traversa son esprit; elle la repoussa: à quoi bon!... Le comte de Puymandour l'écouterait-il, seulement?

—Tu es duchesse, lui disait-il avec son emphase ordinaire, tu as cinq cent mille livres de rentes!... donc tu es heureuse ou dois l'être.

Heureuse!... elle! Quelle amère dérision!... Elle en était réduite à envier le sort de la dernière des filles de cuisine de son hôtel!...

La nuit, pour elle, s'écoula ainsi, en angoisses insoutenables, et quand ses femmes, au matin, sur les dix heures, pénétrèrent dans sa chambre, elles la trouvèrent toute habillée, étendue à terre, les membres glacés et raides, la tête brûlante, les yeux brillants d'un sinistre éclat.

L'inquiétude et le chagrin furent tout d'abord extrêmes, à l'hôtel. La duchesse était adorée de ses gens, et il était évident pour les moins expérimentés, que ce ne pouvait être qu'une maladie très grave qui débutait par de pareils symptômes.

Tout le monde perdait un peu la tête, et on venait d'expédier coup sur coup quatre domestiques à la recherche d'un médecin, lorsque Norbert arriva de Maisons.

On le conduisit aussitôt, on le porta presque à la chambre de la duchesse, comme si, par sa seule présence, il eût pu lui procurer un soulagement immédiat. Elle ne le reconnut pas.

Norbert, lui, avait été saisi d'une inquiétude poignante. Que s'était-il passé en son absence, qu'est-ce que cela voulait dire, n'y avait-il pas eu d'indiscrétion de commise?

Il interrogeait les femmes de chambre aussi adroitement que lui permettait son trouble, quand on lui annonça, non pas un médecin mais deux, qui s'étaient rencontrés à la porte.

Introduits aussitôt près de la duchesse, ils ne dissimulèrent ni la gravité de la situation, ni la possibilité d'une terminaison fatale. Ils jugeaient Mme de Champdoce au plus mal, si mal qu'ils demandaient une consolation pour l'après-midi.

L'heure arrêtée, ils rédigèrent une ordonnance, et se retirèrent en recommandant la plus exacte exécution de leurs prescriptions, les soins les plus minutieux et une surveillance de toutes les minutes.

Ces recommandations étaient inutiles. Norbert s'était installé au chevet de sa femme, bien décidé à n'en pas bouger jusqu'à son rétablissement ou à sa mort.

Elle avait une fièvre terrible, et à tout moment le délire lui arrachait des lambeaux de phrase qui faisaient frissonner Norbert.

C'était la seconde fois qu'il avait à disputer un secret au délire.

Jadis, à Champdoce, c'était son père qu'il veillait, son père qui pouvait dire quel crime épouvantable il avait failli commettre. C'était sa femme qu'il gardait aujourd'hui, afin d'arrêter sur ses lèvres, si elle s'y présentait, l'histoire de Croisenois.

Forcé à un retour sur lui-même, il était épouvanté de ce qu'il avait déjà semé dans sa vie de crimes et de remords... et il n'avait pas vingt-cinq ans. Quel avenir était possible, avec un tel passé!...

Et le délire de la duchesse n'était pas sa seule angoisse. De quart d'heure en quart d'heure, il sonnait pour lui demander si on n'avait pas vu Jean, son valet de chambre.

On l'avait aperçu de très bonne heure le matin, il avait même parlé à plusieurs domestiques, mais il était sorti depuis plusieurs heures et n'avait pas reparu.

—Dès qu'il rentrera, répétait à chaque fois Norbert, envoyez-le moi vite.

Il parut enfin, et Norbert, se levant vivement, l'entraîna dans l'embrasure d'une fenêtre.

—Eh bien?... lui demanda-t-il.

—Tout est arrangé de ce côté, monsieur, calmez-vous.

—Cette Caroline?...

—Est partie, monsieur, je l'ai mise moi-même en voiture, après lui avoir compté une somme de vingt mille francs. Elle quitte Paris, la France; elle se propose de rejoindre en Amérique un de ses cousins qui l'épousera, à ce qu'elle espère.

Norbert respira, plus librement peut-être qu'il ne l'avait fait depuis la veille. Le souvenir de cette Caroline Schimel l'obsédait.

—Et l'autre affaire? interrogea-t-il.

Le vieux serviteur hocha tristement la tête.

Celle-là, répondit-il, m'effraie. J'en vois clairement les périls: ils sont immenses; et les avantages m'échappent...

—Je le l'ai déjà dit, Jean, mon parti sur ce point est irrévocablement pris.

—Aussi, vous ai-je obéi, monsieur, en prenant toutes les précautions que me suggérait la prudence.

—Ah!...

—J'ai découvert un jeune commis-voyageur, honnête homme, m'affirme-t-on, auquel j'ai persuadé que je l'envoie en Égypte pour m'acheter des cotons... une idée de spéculation que je suis censé avoir. Il partira aujourd'hui même, ravi et bien payé... Par la même occasion, il mettra à la poste les deux lettres que nous avons de M. de Croisenois, la première à Marseille, la seconde au Caire...

—Et tu ne comprends pas que ces lettres feront ma sécurité?

—Je comprends qu'un hasard, une maladresse de notre agent peuvent nous trahir.

—Je le veux.

Jean se tut. Il ne savait pas résister à son maître, les lettres furent expédiées.

De ce moment, et pendant les deux jours qui suivirent, Norbert n'eut pas une minute à lui.

Les médecins appelés en consultation avaient donné une lueur d'espoir, mais elle était bien faible, bien chétive. Le mal paraissait empirer sans cesse, avec des alternatives diverses, mais toutes également désolantes. Les accidents cérébraux les plus alarmants se succédaient sans relâche.

Et durant ces heures éternelles, Norbert n'osait pas fermer l'œil, et ce n'est qu'en tremblant qu'il laissait approcher les femmes de chambre. Toujours le délire présentait à la duchesse la même affreuse vision: Croisenois tombant la poitrine traversée d'un coup d'épée.

Enfin, le quatrième jour, la fièvre céda, la malade s'assoupit, et Norbert eu le loisir de la réflexion.

Comment Mme de Mussidan, qui jadis venait tous les jours, n'avait-elle pas paru? Cette circonstance lui parut si extraordinaire qu'il se risqua à lui écrire pour l'informer de la maladie de Mme de Champdoce.

Une heure plus tard, il en recevait cette laconique réponse:

«Croirez-vous à un prétexte? J'espère que non. M. de Mussidan vient de décider que nous passerons l'hiver en Italie, et nous partons ce soir. Adieu.

D.»

—Merci, docteur! merci de la bonne nouvelle.
—Merci, docteur! merci de la bonne nouvelle.

Prétexte ou non, elle partait, elle le laissait seul quand tout l'abandonnait, elle s'enfuyait emportant son dernier espoir de bonheur.

Et cependant, tel était son aveuglement, qu'il s'efforçait de se prouver que ce départ la désolait pour le moins autant que lui-même.

A cinq jours de là, il n'était pas encore remis de ce coup, et Mme de Champdoce était hors de danger, quand un matin le médecin le prit à part d'un air mystérieux et solennel.

Il avait à lui annoncer une grande, une heureuse, une magnifique nouvelle:

La duchesse de Champdoce était enceinte.

En effet, la duchesse de Champdoce était enceinte, et c'était là le secret qu'elle allait révéler au marquis de Croisenois lorsque son mari était apparu.

C'est cette pensée qui l'avait retenue au foyer conjugal, qui lui avait donné le courage de résister aux larmes et aux prières de Georges l'adjurant de fuir.

Elle hésitait, elle chancelait, elle allait succomber aux inspirations de son cœur, lorsque tout à coup, cette idée, un moment écartés, s'était représentée à son esprit.

—Malheureuse!... s'était-elle alors écriée, j'oubliais... je ne puis..., je ne m'appartiens plus.

Son malheur, et il devait lui être imputé à crime, fut de ne pas dire la vérité à son mari spontanément, et de laisser à un médecin le soin de la lui apprendre.

Cette nouvelle devait réveiller toutes les fureurs de Norbert. Il devint livide, ses yeux lancèrent des éclairs. Il essaya cependant de dissimuler son impression.

—Merci, docteur, balbutia-t-il d'une voix étranglée, merci de la bonne nouvelle. Ah! je suis bien heureux!... Mais vous permettez, n'est-ce pas, que je courre près de la duchesse...

Il étouffait. Il sortit précipitamment, laissant le docteur aussi déconcerté que possible, intrigué et même un peu penaud.

—Ouais! pensait-il, aurai-je fait un pas de clerc, avec toute mon expérience?... Pour sûr, je viens de froisser quelque blessure qui saigne encore!...

Le fait est que Norbert, au lieu de se rendre près de sa femme, avait couru s'enfermer dans la bibliothèque.

Il lui fallait la solitude pour s'abandonner en liberté aux mouvements de son âme, pour souder la situation nouvelle qui se présentait et reprendre possession de son sang-froid. Il voulait être seul pour réfléchir et tâcher de voir clair au fond de sa pensée bouleversée.

Cette circonstance, après les derniers événements, était de tous les désastres qui pouvaient foudre sur sa vie, le plus épouvantable.

Plus Norbert réfléchissait, plus il se persuadait qu'il était indignement bafoué, misérablement pris pour dupe.

Il avait commencé par douter, il était sûr maintenant que cet enfant n'était pas de lui.

Tout le lui prouvait; il lui semblait que l'évidence sautait aux yeux, et cette certitude qu'il croyait avoir lui arrachait de véritables rugissements de rage.

Allait-il donc être réduit à cet excès de misère et d'ignominie, de recevoir comme sien l'enfant de Georges de Croisenois?... Lui faudrait-il accepter ce vivant témoignage de son malheur?

Quoi!... cet enfant grandirait dans sa maison, il porterait son nom, et plus tard il hériterait de l'immense fortune de la famille de Champdoce!...

—Ah!... jamais, s'écriait-il, jamais!... Je l'étranglerais plutôt de mes propres mains.

Puis, il songeait aux dégoûts qu'il serait réduit à cacher, aux caresses qu'il lui faudrait feindre, pour écarter les soupçons du monde, et il se sentait incapable de cette monstrueuse comédie de la paternité.

—J'aimerais mieux mille fois, disait-il, élever près de moi un bâtard pris au hasard aux enfants trouvés, au moins je ne le haïrais pas, celui-là, il ne me semblerait pas toujours retrouver sur son visage l'exécrable ressemblance de Georges de Croisenois.

Mais précisément pour cette raison qu'il était prêt à toutes les violences, il se contraignit à dissimuler et fut avec la duchesse strictement convenable.

Il avait, d'ailleurs, tout à craindre d'elle, en ces premiers moments. La mystérieuse disparition de Croisenois faisait un bruit affreux, et si les lettres mises à la poste par l'émissaire de Jean épaissirent le mystère autour de cet événement, elles ne satisfirent ni la police, ni l'opinion.

Mais on se lasse de tout; on oublia Croisenois: Norbert dut se croire assuré de l'impunité.

Accablé de remords, rongé de regrets, ce grand seigneur si envié, sur qui la fortune semblait avoir épuisé ses plus magnifiques faveurs, Norbert de Champdoce traînait alors la plus lamentable existence.

Il n'avait pas vécu, et il se sentait fini, usé, rassasié jusqu'à l'écœurement. Il n'avait pas vingt-cinq ans, et il ne découvrait nulle lueur dans l'avenir; il n'apercevait nul projet où accrocher une espérance.

Depuis trois mois que Mme Diane était partie, elle ne lui avait pas donné signe de vie; un abîme de sang le séparait de sa femme; parmi tous les gens qu'il avait connus, il ne voyait pas un ami; la débauche même lui manquait.

Retiré dans son hôtel, il vivait seul, triste et sombre toujours, sans autre compagnie que l'idée fixe qui le hantait.

Il ne pouvait détacher sa pensée de cet enfant qui allait venir. Comment se soustraire à ce supplice odieux de l'élever comme sien?

Depuis quatre mois qu'il ne pensait qu'à cela, il avait adopté et rejeté bien des expédients, et toujours il en revenait à l'inspiration qui la première s'était présentée à son esprit, et qu'il résumait ainsi:

Substituer un enfant qu'on se procurerait n'importe où, n'importe comment, à l'enfant de la duchesse.

Enfin, comme le temps passait, il décida qu'il en serait ainsi, et c'est à Jean, cet honnête homme dont un merveilleux dévouement faisait son complice, qu'il s'en remit quant à l'exécution.

Pour la première fois, Jean osa résister. L'action lui paraissait abominable, il ne le cacha pas, et même il dit que certainement elle porterait malheur.

Mais lorsqu'il reconnut que Norbert s'adresserait à quelqu'autre, qui serait moins scrupuleux et qui pourrait être maladroit, il promit en pleurant d'obéir.

L'entreprise était périlleuse, difficile à mener secrètement. Il fallait pour le succès des coïncidences particulières, et même les plus minutieuses précautions prises, il fallait encore laisser une large part au hasard.

N'importe, moins d'un mois plus tard, Jean vint déclarer à son maître que si seulement on pouvait décider la duchesse à venir s'établir au château de L., que la famille de Champdoce possédait près de Montoire, lui, Jean, répondait de tout.

Le lendemain même, Norbert partait pour L... avec sa femme.

Pauvre duchesse!... Elle n'était plus alors que l'ombre d'elle-même: Jamais, à la voir si pâle et si languissante, maigre, l'œil éteint, on n'eût reconnu la belle, la spirituelle, la rieuse Marie de Puymandour.

A la longue, Norbert et elle en étaient venus à vivre comme des étrangers sous le même toit. Souvent ils étaient des semaines sans se voir. Avaient-ils quelque chose à se communiquer, ils s'écrivaient.

Le château de L... était merveilleusement choisi, la duchesse y était absolument à la discrétion de son mari. De secours, elle n'avait à en attendre de personne. Son père, le comte de Puymandour, était mort le mois précédent, à la suite d'une tournée électorale.

Que se passa-t-il à L... lors des couches de la duchesse?

Le secret fut bien gardé. Seul, ce billet où la malheureuse mère écrivait: «Ayez pitié; rendez-moi mon enfant!» trahit quelque chose de l'horrible lutte qui certainement eut lieu.

Ce qui est sûr, c'est que l'enfant de la duchesse de Champdoce fut porté par Jean à l'hospice de Vendôme.

Ce qui est sûr aussi, c'est que l'enfant qui fut baptisé sous les noms de Anne-René-Gontrand de Dompair, marquis de Champdoce, était le fils d'une pauvre fille des environs de Montoire, qu'on appelait la Fougerouse.

XIX

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Là s'arrêtait brusquement le manuscrit de B. Mascarot.

Paul Violaine posa sur la table le volumineux cahier, en disant d'un air assez surpris:

—Et c'est tout!...

Il était grand temps d'ailleurs qu'il arrivât à la fin; sa voix, brisée par la fatigue expirait avec les dernières lignes.

Malgré la rapidité de son débit, il n'avait pas fallu moins de six heures pour lire cette longue et lamentable histoire des misères, des folies et des crimes de l'illustre maison de Champdoce.

En tout, il ne s'était reposé qu'un quart d'heure, et encore devait-il ce répit à Beaumarchef, qui était venu appeler l'honorable placeur pour une affaire de l'agence qui ne souffrait ni remise ni retard.

Il est vrai que l'attention la plus sévère et la mieux soutenue l'avait encouragé.

Ni maître Catenac, ni l'excellent docteur Hortebize ne s'étaient permis une observation. Ils n'avaient pas hasardé un geste.

B. Mascarot, lui, avait écouté avec l'apparente satisfaction d'un auteur qui se délecte de son ouvrage. Mais, en réalité, pendant que, renversé sur son fauteuil, il tournait bénignement ses pouces, il guettait d'un œil sagace, par-dessus ses lunettes, l'effet produit sur le visage de ses associés.

Cet effet fut considérable, et tel qu'il l'avait espéré.

Le récit était achevé depuis un bon moment, que Paul, Catenac et Hortebize, se regardaient encore avec une stupeur qui n'était pas exempte d'effroi, chacun d'eux s'efforçant de résumer rapidement par la pensée les circonstances qui l'avaient le plus frappé.

Tous se demandaient pour quelles raisons B. Mascarot s'était arrêté court au moment de conclure et de tirer les conséquences.

Catenac, dont la position dans la société était si fausse, fut le premier qui parvint à secouer l'atmosphère de vague appréhension qui régnait sur le bureau de l'agence de placement.

—Eh! eh! fit-il avec un petit rire contraint, j'avais toujours dit que notre ami Baptistin était né pour les lettres. Prend-il la plume, aussitôt le placeur s'évanouit, et l'agrégé reparaît. Il nous avait promis quelques notes, un mémoire à consulter, il nous sert un roman.

Le digne M. Hortebize observait l'avocat d'un œil méfiant.

—Crois-tu vraiment que ce soit un roman? interrogea-t-il.

—Pour la forme du moins...

Le docteur haussa les épaules.

B. Mascarot pendant ce temps, s'était lové et adossé à la cheminée. Il rajustait ses lunettes, de ce mouvement familier qui, de sa part, annonçait toujours quelques explications décisives.

—Mieux que tout autre, commença-t-il d'un ton ironique, Catenac devait apprécier et... goûter, ce qu'il y a de réel dans ce récit, lui qui est l'homme d'affaires, l'avocat, le conseil du noble duc de Champdoce, c'est-à-dire de ce Norbert dont je viens de vous lire la jeunesse.

—Oh!... je ne conteste pas le fond! fit vivement Catenac.

—Que contestes-tu donc?

—Sérieusement, rien. Je me suis permis de plaisanter la forme un peu... comment dirai-je?... un peu romanesque, voilà tout. Serait-ce un crime?

—Non, répondit froidement le placeur, dans ta position ce n'est qu'une sottise.

Toutes les fois que Catenac s'attirait quelque coup de boutoir du maître, le bon docteur était aux anges.

—Empoche, avocat, dit-il.

Mais B. Mascarot n'était pas d'humeur à plaisanter.

—Catenac, reprit-il d'un ton qui n'était rien moins qu'amical, avait reçu quelques confidences importantes de son noble client. Il s'est bien gardé de nous les communiquer. Dans son opinion, d'après ce qu'il savait, nous courions à notre perte, et il nous regardait y courir, cet estimable ami, tout réjoui de l'espoir d'être débarrassé de nous.

L'avocat voulut protester, mais le placeur, d'un geste, l'arrêta.

Après une pose calculée, l'honorable professeur continua:

—Un os suffit à un anatomiste pour reconstruire le squelette d'un animal. Je serais, moi, un piètre observateur si, déduisant du connu à l'inconnu, je n'étais pas capable de rétablir l'histoire exacte de gens que j'étudie et que j'observe depuis tant d'années. Croyez pourtant que je n'ai pas eu à faire de grands frais d'imagination. Mon manuscrit n'est guère qu'un travail de marquetterie. Même, ce n'est pas à moi qu'il faut s'en prendre de la forme un peu romanesque, mais bien à Mme la comtesse de Mussidan, à Mme Diane.

—A Mme de Mussidan?...

—Mais oui, ami Catenac, et aussi à Norbert... Je suis sûr que les phrases qui t'ont frappé étaient d'eux. Car je les ai copiées, c'est avec leurs propres expressions que je traduisais leurs sentiments... Cela t'étonne?

—Il me semblait...

—Quoi?... tu as donc oublié la correspondance soustraite à la comtesse de Mussidan?... C'est une femme soigneuse. Elle avait conservé non-seulement les lettres de Norbert, mais encore les siennes propres que Norbert lui avait rendues...

—Et nous les avons?

—Toutes. Nous avons saisi du même coup les demandes et les réponses. Tout un roman d'amour par lettres, et un fameux roman... Ce qu'on vous a lu n'en était qu'un résumé affaibli.

L'excellent Hortebize eut un geste d'admiration.

—Maintenant, s'écria-t-il, je comprends les terreurs de Mme de Mussidan. Et moi, Baptistin, qui t'accusais d'imprudence!... Oui, tu as raison, avec de telles armes entre les mains, nous pouvons tout oser... Mme de Mussidan donnera la main de sa fille Sabine à qui nous voudrons...

Mais B. Mascarot n'avait pas le temps de s'arrêter à ce petit triomphe.

—Ce n'est pas tout, reprit-il. J'avais pour m'expliquer les passages obscurs, l'instigateur de toute cette intrigue, Dauman...

—Le Président... il vit?...

—Parfaitement. Et c'est un homme à nous, et tu le connais!... Dame!... il n'est plus de la première jeunesse, il est un peu cassé, la jambe traîne, la vue baisse, mais la cervelle est intacte.

Catenac était devenu fort sérieux.

—Tu m'en diras tant! murmurait-t-il, tout abasourdi, tu m'en diras tant...

—Je te dirai encore que toute la partie du duel et de la mort de ce brave et digne Georges de Croisenois a été écrite presque sous la dictée de Caroline Schimel... Véritablement cette malheureuse se proposait, en quittant Paris, de rejoindre son parent en Amérique... Elle n'alla pas plus loin que le Havre. Les grâces et les doux propos d'un galant matelot dont elle avait fait connaissance en voiture changèrent brusquement toutes ses résolutions... Tant que dura l'argent qui avait été donné par Jean, le matelot fut le plus aimable des hommes... Seulement, avec le dernier billet de mille francs, il disparut.

Désespérée, réduite à la plus ignominieuse des misères, Caroline revint à Paris. Elle mourait de faim... Elle s'adressa au duc de Champdoce... Il se sentait pris, il la secourut, et à quatre ou cinq reprises il essaya de lui assurer une petite position... L'inconduite de Caroline rendit vaines toutes les tentatives.

A la fin, le duc s'est résigné à se laisser rançonner au jour le jour, acceptant peut-être cette honte comme une expiation...

Quant à Caroline, son existence est inimaginable... Parfois, prise de remords, elle cherche une place et travaille huit jours... Mais bientôt ses habitudes vagabondes reprennent le dessus, et elle court demander de l'argent à l'hôtel de Champdoce.

Et cependant elle a toujours fidèlement tenu son serment, et sans sa funeste passion pour les petits verres, je doute que Tantaine eût jamais réussi à lui arracher une parole...

B. Mascarot paraissait parler pour soi bien plus que pour ses estimables associés. On l'eût dit préoccupé surtout de combattre certaines objections de son esprit.

—A coup sûr, poursuivait-il plus bas, Caroline Schimel n'est pas une nature instinctivement mauvaise. Le secret qu'elle a surpris lui a porté malheur. C'est tout cet argent, qu'elle se procurait si facilement, qui l'a pervertie. Telle que je la devine, si au réveil elle se souvient des confidences qui lui ont été arrachées par l'ivresse, elle est fille à aller, à tous risques, prévenir Le duc de Champdoce.

Cette éventualité, ainsi présentée, fit bondir Catenac sur sa chaise, et lui arracha un juron.

—Dix mille diables!... mais alors...

Le digne placeur haussa dédaigneusement les épaules.

—Te voilà encore, fit-il d'un ton dédaigneux, à te forger des fantômes!...

—Il appelle cela des fantômes!...

—Certainement. Serais-je tranquille comme je le suis si j'entrevoyais l'ombre d'un péril? Voyons, franchement, que nous importe ce que peut dire Caroline? Qui accusera-t-elle de lui avoir escamoté son secret? Un vieux clerc d'huissier nommé Tantaine. Or, comment veux-tu que le duc, ton noble client, trouve le trait d'union entre ce misérable bonhomme et l'honorable maître Catenac?

—Ce serait difficile, en effet.

—Dis impossible, insista Hortebize. Sans compter qu'à la moindre alarme nous faisons disparaître le doux Tantaine plus prestement qu'un diable de féerie dans une trappe... Et on ne le retrouverait pas dans les dessous, lui.

D'un signe de tête amical, B. Mascarot approuva l'excellent docteur.

—Assieds-toi à mon bureau.
—Assieds-toi à mon bureau.

—D'ailleurs, ajouta-t-il, je me demande vainement ce que nous pouvons avoir à redouter du duc de Champdoce. N'est-il pas en notre pouvoir tout autant que son ancienne adorée, la comtesse de Mussidan? Il me semble que nous avons

ses lettres. Ne savons-nous pas ce qu'on trouverait, si ou grattait au fond de son jardin? Et notez que l'identité du squelette serait des plus aisées à établir. Croisenois avait sur lui, quand il disparut, un millier de francs en pièces d'or portugaises, le fait est consigné aux procès-verbaux de l'enquête qui eut lieu alors.

Il était facile de reconnaître à la physionomie de Catenac que ses dispositions changeaient du tout au tout, à mesure que l'impunité lui était démontrée.

—Vous êtes là que vous me prêchez, fit-il avec une brusquerie affectée, comme si je n'étais pas à votre discrétion! Ne faut-il pas que je marche avec vous, bon gré, mal gré?

—Nous tenons à ce que ce soit de ton plein gré.

L'avocat parut délibérer une minute, puis se levant brusquement, il tendit la main à l'honorable placeur.

—J'agirai loyalement, lui dit-il; tu as ma parole. Expose-nous ton plan, je te dirai ensuite ce que M. de Champdoce m'a appris.

Un sourire de satisfaction vint aux lèvres de B. Mascarot. Enfin, il l'emportait. Cette fois, il ne mettait nullement en doute la franchise de l'avocat.

—Avant tout, reprit-il, je vous dois la fin de l'histoire que Paul vient de vous lire. Elle est simple et lamentable.

Le duc et la duchesse de Champdoce n'avaient pas cinquante ans à eux deux, ils portaient un des noms historiques de France, ils étaient entourés d'un luxe princier, et cependant leur vie était perdue, finie; tout était mort en eux, ils renonçaient à l'espoir même du bonheur.

Leur ménage dut être un enfer, mais ils s'appliquèrent à sauver les apparences, et réussirent. Rien ne transpira au dehors des effroyables misères de leur intérieur.

La duchesse, presque toujours alitée, ne s'occupait que d'œuvres de charité. Le duc, lui, après avoir refait son éducation, s'est réfugié dans le travail et est devenu l'homme remarquable que vous connaissez.

—Et Mme de Mussidan? interrogea Catenac.

—J'y arrive. Cette femme, d'une si étrange perversité, ne se serait pas crue vengée complètement, si Norbert n'eut pas su que c'était à elle et à elle seule qu'il devait le désespoir de son existence. Un jour, à son retour d'Italie, elle osa tout apprendre à Norbert.

Oui, elle osa lui dire que c'était elle qui avait comme poussé la duchesse dans les bras de Croisenois, elle lui dit que c'était elle qui, avertie du rendez-vous, avait écrit la fatale lettre anonyme.

—Et il ne l'a pas tuée!... s'écria Hortebize.

L'honorable placeur modula du bout des lèvres un petit sifflement des plus significatifs.

—Il n'a pas touché un cheveu de sa jolie tête, répondit-il.

—Oh!... à sa place...

—A sa place, docteur, tu te serais tu comme lui. N'avait-elle pas toutes ses lettres?... Elle l'en a menacé. Ah!... elle a du poignet la jeune dame, et nous n'avons pas le monopole du chantage. Qu'avez-vous à me regarder ainsi? Vous doutez? Rien n'est pourtant si vrai. Cette noble comtesse a fait chanter M. le duc de Champdoce comme une simple coquine. Vous savez sa vie dissipée, ses prodigalités, son désordre.., quand elle est par trop gênée, c'est à Norbert qu'elle s'adresse. Il n'y a pas encore dix jours, elle lui a emprunté dix mille francs pour apaiser Van Klopen.

Véritablement, les associés de l'agence étaient confondus.

—Quelle femme! murmurait l'excellent docteur, quelle femme!... et moi qui la plaignais de tout mon cœur, le jour où je suis allé lui mettre le pistolet sur la gorge!...

D'un geste, B. Mascarot lui imposa silence.

—Il est temps d'en finir avec le passé, reprit-il; parlons un peu de cet enfant de la Fougerousse, mis au lieu et place de l'enfant de l'infortunée duchesse, et présenté dans le monde sous le nom de Gontrand de Champdoce. Tu as dû le connaître, docteur?

—Je l'ai vu du moins plusieurs fois; c'était un fort joli garçon...

—En effet; mais c'était aussi un déplorable garnement. Élevé comme un fils de prince, ce garçon avait les goûts et les mœurs d'un laquais, et s'il eût vécu, il eût infailliblement déshonoré le nom qu'il portait.

Il faisait le désespoir de M. et Mme de Champdoce, et les inquiétait horriblement, quand il y a dix mois, à la suite d'une orgie, il fut pris d'une fièvre chaude et enlevé en trois jours.

Il mourut en demandant pardon à ceux qu'il croyait ses parents, et le duc et la duchesse oublièrent leur haine, mêlèrent leurs larmes et se réconcilièrent, devant le lit de mort de ce malheureux dont la conduite avait été le plus horrible châtiment qui se puisse imaginer, de la coupable détermination de Norbert...

B. Mascarot, on le voyait, avait hâte de terminer.

Lui, beau diseur d'ordinaire, car les railleries de Catenac n'étaient pas dénuées de fondement, il ne semblait s'inquiéter que d'abréger.

Sur ces derniers mots, il eut un gros soupir de satisfaction, et s'allongea dans son fauteuil, en disant:

—Maintenant, arrivons à nos affaires.

L'attention de Catenac, du docteur et de Paul, lassée par une séance de plus de six heures, s'éveilla plus brûlante que jamais. On allait donc enfin livrer le dernier mot.

—Le fils de la Fougerousse mort, reprit B. Mascarot, le nom de Champdoce était condamné à s'éteindre.

C'est alors que Norbert, sollicité par sa femme, adopta l'idée qui lui était venue bien souvent, de rechercher et de reprendre ce pauvre déshérité jadis déposé à l'hospice. Il lui était interdit, et il en souffrait cruellement, de revenir sur ce qui avait été fait, mais il lui était toujours permis d'adopter un enfant, et de lui léguer sa fortune et son nom. Il ne doutait plus de sa paternité.

C'est le cœur gonflé d'espoir qu'il partit pour Vendôme, muni des indications nécessaires pour la reconnaissance.

La plus affreuse déception l'attendait.

On reconnut bien à l'hospice qu'un enfant avait été déposé le jour que disait Norbert, à l'heure qu'il indiquait, vêtu des langes qu'il dépeignait... Les registres en faisaient foi. On lui représenta même la médaille que portait autour du cou le petit abandonné.

Mais cet enfant n'était plus à l'hospice, et on ne savait ce qu'il était devenu.

A l'âge de douze ans, et lorsque tout le monde était ravi de son intelligence et de sa gentillesse, il s'était enfui de l'hospice, et les plus actives recherches pour retrouver ses traces étaient restées inutiles.

C'est avec un dépit fort mal déguisé, que maître Catenac écoutait ces détails si étrangement précis.

Décidément ses associés étaient informés de toutes les particularités de l'affaire, aussi bien, sinon mieux que lui, qui, cependant, avait eu les confidences du duc, son client.

Et lui qui comptait sur les précieuses indications qu'il fournirait, pour racheter, et au-delà, ses traîtrises passées!!!

Mais B. Mascarot ne voulut point voir sa contrariété; déjà il poursuivait son rapide récit:

—Ce nouveau malheur atterra le duc de Champdoce.

Il avait tant souffert depuis vingt années, il avait été si cruellement éprouvé de toutes les façons, il avait tant répandu de larmes secrètes, qu'il croyait ses crimes expiés et que la justice divine, à la fin, était satisfaite.

Après les misères et folies de sa jeunesse, les regrets cuisants de son âge mûr, il lui avait semblé entrevoir pour sa vieillesse le calme et le repos à défaut du bonheur, et pas du tout, il avait été écrasé du sentiment de l'irréparable.

Précipité de toute la hauteur de délicieuses espérances, du plus profond de son abîme, le choc fut si rude qu'il faillit être brisé sur le coup.

Il était vieilli de vingt ans, lorsqu'il revint annoncer à la duchesse, qui l'attendait, palpitante, agonisante d'anxiété, que tout était fini, que Dieu n'avait pas pardonné, qu'ils étaient bien condamnés sans appel.

Cependant, au bout de quelques jours, remis un peu de l'horrible secousse, il réfléchit et jugea que s'abandonner serait une coupable lâcheté.

De ses longues et douloureuses méditations jaillit une lueur petite, certes, et chétive, mais enfin une lueur qui rompait la désolante uniformité de ses ténèbres.

Qui l'empêchait de se mettre à la recherche de ce pauvre abandonné, et pourquoi ne le retrouverait-il pas?

Certes, le monde est immense, et un malheureux sans nom, sans fortune, échappé d'un hospice d'enfants trouvés, y est un imperceptible atome, mais avec du temps et de l'argent, on accomplit des miracles.

Or, il avait à donner, lui, sa vie et sa fortune.

Sa situation était telle, que par ses grandes relations il pouvait intéresser à ses investigations, toutes les diplomaties.

Il possédait assez de millions pour qu'il lui fût facile de prendre à sa solde et d'organiser en une armée dévouée à ses desseins, les plus habiles et les plus intelligents agents de police de l'Europe.

Qu'il réussît ou non, c'était un devoir qu'il allait remplir, cette tâche serait désormais l'aliment de son activité, et le but de sa vie.

Il se jura qu'il ne s'arrêterait, qu'il ne désespérerait que le jour où il aurait entre les mains les preuves indiscutables, matérielles, de la mort de son fils.

Cependant il ne confia pas son projet à la duchesse.

Il redoutait pour elle les alternatives qu'il prévoyait, de crainte et d'espérance. La santé de la malheureuse femme était si profondément ébranlée, qu'une déception, une fausse joie, pouvaient la tuer.

Ainsi déterminé, il devait commencer et commença, en effet, par s'adresser à cette providence au petit pied qui, du fond de la rue de Jérusalem, surveille le jeu de la machine sociale.

Mais la police n'apprit absolument rien à M. de Champdoce. On lui répondit: «C'est bien... nous prenons note... on verra.., Repassez dans un mois, et... bonsoir.»

Il faut dire que sa position particulière, le passé qu'il lui était interdit de remuer, lui imposaient une réserve extrême. Il ne dit pas la vérité, présenta mal l'affaire; bref, n'intéressa nullement.

C'était jouer de malheur, car on l'avait adressé à un paroissien assez adroit, en grande réputation à la préfecture, qui est le voisin de notre ami Martin-Rigal, un certain Lecoq...

A la grande surprise de Paul, ce nom seul fit au digne M. Hortebize, juste l'effet d'un coup de fouet bien cinglé dans les jambes.

Il porta machinalement la main au médaillon pendu à sa chaîne de montre, et se dressa pâle et effaré.

—Halte!... fit-il d'une voix étranglée, si ce Lecoq est de la partie, je retire ma mise. Rien ne va plus!... Charlemagne!... je file.

Sa panique était si singulière que Catenac daigna sourire.

—Eh! eh!!! fit-il, je comprends ton émotion, docteur. Mais rassieds-toi. Lecoq n'en est pas.

Cette assurance ne suffit pas pour rassurer l'excellent Hortebize, et il resta en suspens, un pied en l'air, interrogeant B. Mascarot du regard.

—Il n'en est pas!... affirma le placeur en appuyant sur chaque mot. Ce drôle, qui est capricieux comme une jolie femme, a répondu que sa situation lui interdit de s'occuper de recherches particulières, ce qui est vrai, et que de plus l'affaire ne serait pas dans ses moyens. Le duc lui a offert une somme considérable s'il voulait quitter sa place; il a refusé, sous prétexte qu'il ne travaille pas pour de l'argent, mais pour l'art.

—C'est pourtant vrai, approuva Catenac.

—Ah!... n'importe!... murmura Hortebize en jetant à son médaillon des regards funèbres; n'importe, l'idée seule qu'on a consulté ce Lecoq me bouleverse.

—Parce que?... Ne vas-tu pas aussi toi, croire qu'il est sorcier? Il n'est pas plus malin que les autres, il entend mieux la réclame, voilà tout... Bref, c'est sur le refus de Lecoq, que M. de Champdoce s'est adressé à Catenac, lequel l'a mis en rapport avec Perpignan... Est-ce bien tout?

L'avocat se leva.

—C'est tout, répondit-il. J'ajouterai seulement, mais vous devez le savoir, que le duc m'a chargé de surveiller les gens qui vont entreprendre ses recherches.

—Avez-vous un plan?

—Pas encore. La consigne du duc est celle-ci: Réussir, quand on devrait interroger tous les citoyens du globe l'un après l'autre. Il y a de la marge, comme vous voyez.

—A-t-on commencé les opérations?

—Pas encore. Le duc seul, jusqu'ici, est allé à Vendôme, qui sera le quartier général, sans aucun doute; nous devons nous y rendre au premier jour.

—Très bien.

—D'ailleurs, ajouta Catenac en haussant les épaules, je suis de l'avis de Perpignan: l'entreprise est parfaitement insensée...

—Lecoq dit le succès possible...

—Il le dit, en effet, mais s'il le pensait, il se chargerait de l'affaire.

Depuis un moment, B. Mascarot souriait doucement, tout en tracassant ses lunettes.

—Eh bien! moi, déclara-t-il, j'ai été du premier coup de l'avis de Lecoq.

—Ah!...

—C'est pourquoi je me suis mis en campagne.

—Toi? tu es allé à Vendôme, tu as...

—Que t'importe!... J'ai cherché... et à cette heure je sais où prendre l'unique héritier de la maison de Champdoce.

Catenac ouvrait des yeux immenses.

—Tu plaisantes, sans doute? balbutia-t-il.

—De ma vie, je n'ai parlé si sérieusement. J'ai trouvé!... Seulement, comme il est impossible que je paraisse, c'est à toi et à Perpignan que je réserve le bonheur de rendre cet enfant à son père. Et c'est vous seuls qui palperez la magnifique récompense que ne manquera pas d'offrir le duc. Ainsi, traitez à forfait, convenez bien des conditions.

L'avocat ne revenait pas de sa surprise.

Son regard ahuri allait alternativement de Mascarot à Hortebize et même à Paul Violaine.

Il semblait vouloir s'assurer qu'on ne se moquait pas de lui.

—Tu ne veux pas paraître, dit-il enfin à son associé, d'un ton soupçonneux, pourquoi? Tu flaires donc un danger? Ne me tendrais-tu pas un piège?

L'honorable placeur haussa les épaules.

—D'abord, fit-il, je ne suis pas un traître, moi, tu le sais. Ensuite, notre intérêt nous répond de la sûreté. Un de nous peut-il être compromis sans que les autres le soient? Non, évidemment. D'ailleurs, la simplicité de ton rôle tu rassurera. Tu n'auras rien à faire qu'à indiquer le commencement de la piste. Les autres la prendront et la suivront après, à leurs risques et périls, tu seras, toi, parfaitement dégagé.

—Cependant...

Mais B. Mascarot, à bout de patience, fronçait terriblement les sourcils.

—En voilà assez, fit-il d'un ton bref et dur. Il ne s'agit plus de discuter, mais d'agir. Je suis le maître n'est-ce pas?...

Quand ce diable d'homme parle ainsi, résister c'est perdre son temps. Comme il faut toujours finir par en passer par où il veut, le plus court est encore d'obéir.

Catenac garda le silence, fort humilié intérieurement, mais encore plus intrigué.

—Assieds-toi à mon bureau, maître, reprit Mascarot, et note scrupuleusement ce que je vais te dire. Le succès, je te l'ai dit, est certain, mais encore faut-il que je sois secondé. Tout dépend de ton exactitude et de la précision de tes mouvements. Une fausse manœuvre peut tout perdre. Te voilà prévenu.

XX

Sans mot dire, la tête basse, voilant sous un équivoque sourire ses rancunes envenimées, maître Catenac alla s'asseoir devant le bureau du placeur.

Il déposa sur la tablette son calepin ouvert, s'arma d'un crayon, et dit:

—J'attends.

B. Mascarot, lui, avait repris devant la cheminée sa place d'affection.

En un moment, sa physionomie avait changé de tout au tout. Ce n'était plus l'associé qui tient conseil, c'était le maître absolu qui commande et ne souffre point que ses volontés soient mises en délibération.

Il avait pris dans un carton une douzaine de ces fiches qu'il passait sa vie à étudier, et il les faisait passer rapidement sous son pouce avec la prestesse d'un joueur maniant ses cartes.

—Ouvre donc l'oreille, maître, prononça-t-il... et la bonne.

Puis, se tournant vers Paul:

—Et vous, ajouta-t-il durement, tachez de ne pas perdre une syllabe.

Hortebize était le seul à sourire, comme s'il eût eu quelque idée de ce qui allait se passer.

—Nous disons donc, reprit l'honorable placeur, que nous sommes aujourd'hui jeudi. Tu vas prendre tes mesures, maître Catenac, pour ouvrir les opérations après demain, c'est-à-dire samedi. Te fais-tu fort de décider ce jour-là le duc de Champdoce et le sieur Perpignan à partir pour Vendôme?

—Oh!... très probablement...

B. Mascarot, toujours si calme et si patient, frappa violemment du pied.

—Assez de tergiversations, fit-il, je veux du positif. Es-tu certain d'entraîner nos gens, oui ou non?

—Eh bien!... oui.

—A la bonne heure. Donc samedi vous vous mettez en route, et arrivés à Vendôme vous descendez à l'hôtel de la Poste.

—Hôtel de la Poste!... grommela Catenac, et du ton d'un secrétaire répétant les derniers mots de la phrase qu'on lui dicte.

Le placeur ne releva pas cet enfantillage qui parut exaspérer l'excellent docteur.

—La fermière deviendra pâle.
—La fermière deviendra pâle.

—Il y a tout à parier, reprit-il, que le jour de votre arrivée vous n'entreprendrez rien. Vous aurez assez à faire de vous reposer, de tâter le terrain et de prendre langue. D'ailleurs, ce sera un dimanche.

Cependant, ce jour-là, vous vous rendrez à l'hospice pour renouveler votre provision de renseignements. La supérieure qui est une femme du monde, et la meilleure qu'il soit, se fera un plaisir de vous être utile.

Par elle vous aurez de nouveau le signalement de l'enfant que vous cherchez, et la date précise de son évasion.

Elle vous dira que c'est en 1856, le 9 septembre, au soir, qu'on s'était aperçu qu'il s'était enfui.

Elle vous dira que c'était alors un grand et vigoureux garçon, à la physionomie intelligente, à l'œil spirituel et vif, gros, gras, rose, pétillant de santé, âgé de douze ans et demi, mais en paraissant quinze pour le moins.

La supérieure vous apprendra encore que ce petit coquin, lors de sa fuite, était vêtu d'un pantalon de cotonnade rayée, bleu et blanc, et d'une blouse de toile grise; il était coiffé d'une petite casquette sans visière et avait une cravate de soie noire à pois blancs.

Enfin, toujours pour faciliter vos investigations, elle vous fera remarquer que sans nul doute, ce petit drôle, rempli de prévoyance, emportait dans un mouchoir à carreaux rouges une blouse blanche, un pantalon de laine grise et une paire de souliers neufs.

L'avocat examinait curieusement en dessous l'honorable placeur.

—Peste!... murmura-t-il, tu es bien informé.

—Mais oui, passablement... répondit négligemment B. Mascarot.

Et de son ton bref et précis, il poursuivit:

—De retour à l'hôtel, et alors seulement,—cela te regarde,—il est évident que vous tiendrez conseil afin de discuter votre plan de campagne. J'adopte celui que proposera Perpignan.

—Tu le connais?

—Je crois le connaître. Il vous proposera de diviser les environs de Vendôme en un certain nombre de zones, et de visiter successivement toutes les maisons de ces diverses zones.

—Le projet me semble raisonnable.

—Il l'est. Tu lui en laisseras l'initiative. Tu n'useras, toi, de ton influence, que pour modifier l'exécution. Tu feras observer que la division est toute faite, et que le plus simple est d'explorer toutes les communes d'abord, puis tous les cantons de l'arrondissement. A l'appui de ton dire, tu demanderas un dictionnaire de géographie de Bescherelle, et tu enlèveras la résolution de marcher dans l'ordre qu'il indique. C'est-à-dire que vous visiterez d'abord la commune d'Areines, celle d'Azé ensuite, puis celle de Marcilly... mais en voilà plus qu'il n'en faut.

—Areines, répétait Catenac, comme un écho, Azé, Marcilly...

B. Mascarot s'était interrompu. Il se pencha vers l'avocat, et du bout du doigt, légèrement, lui toucha l'épaule.

—Note, maître, lui dit-il, note bien l'ordre que je précise. Tout est là.

—Sois sans crainte, c'est écrit, vois...

Le placeur inclina la tête en signe d'approbation.

—Votre marche arrêtée, continua-t-il, l'idée ne peut manquer de vous venir de vous enquérir de quelqu'un qui vous dirige dans le pays.

—Naturellement.

—Vous ferez donc monter le maître de l'hôtel de la Poste, et vous le prierez de vous indiquer un homme connaissant bien les environs de Vendôme à cinq ou six lieues à la ronde. Ici, ami Catenac, je laisse quelque chose au hasard, ne pouvant faire autrement. Il y a quatre-vingt-dix-neuf à parier contre un, que l'hôtelier vous désignera un nommé Frégot, employé chez lui aux commissions. Cependant il se peut que son choix tombe sur un autre. Ce aurait à toi, en ce cas, à réclamer notre homme... adroitement.

—Frégot.

—Oui, écris: f, r, é, g, o, t... Mais on vous le désignera.

—Et que lui dirai-je?

—Absolument rien. Il sait ce qu'il a à faire, son rôle est tracé plus minutieusement encore que le tien... et il l'a répété. Vous n'avez pas à vous reconnaître.

Tout cela était si clair, si net, si précis, que les auditeurs de B. Mascarot ne purent retenir un mouvement d'approbation.

Catenac lui-même se déridait; ces instructions données avec l'autorité du talent lui rappelaient le passé, sa jeunesse, ce bon temps où, dévoré de convoitise et sans le sou, il obéissait aveuglément au chef de la redoutable association.

—Ces préliminaires réglés, reprit le placeur, dès le lundi matin vous commencerez votre tournée par la commune d'Areines, sous la conduite de Frégot. Efface-toi autant que possible, laisse toujours la direction, et par contre la responsabilité à Perpignan... seulement, fais que le duc vous accompagne.

Comment procéderez-vous? Oh!... mon Dieu! tout niaisement, comme la police en pareille occurrence.

Vous vous adresserez d'abord aux autorités... Elles ne sauront rien. Alors, vous irez de porte en porte, de maison en maison, débitant à tous les habitants un petit boniment préparé à l'avance, quelque chose de simple et de bien compréhensible. Ceci, par exemple:

«Mes amis, nous cherchons un enfant, il y a dix mille francs de récompense pour qui nous mettra sur sa trace. C'est en 1856, vers le mois de septembre, qu'il a dû traverser votre pays, fuyant l'hospice de Vendôme. Quelqu'un de vous l'aurait-il recueilli... quelqu'un en a-t-il entendu parler?... Les dix mille francs seront payés comptant!... L'enfant avait treize ans, il en paraissait quinze, etc., etc.»

L'avocat interrompit l'honorable placeur.

—Attends, fit-il, que j'écrive... je ne trouverais pas mieux.

Et en effet, il écrivit sous la dictée.

—Le lundi, poursuivit B. Mascarot, vous ne recevrez que des réponses désespérantes. Vous ne trouverez rien ni le mardi, ni les trois jours suivants. Mais le samedi, arme-toi contre la surprise. Ce jour-là, Frégot vous conduira dans une grande ferme fort isolée, au bord du lac, qu'on appelle dans le pays «le Pignon blanc,» et qui est cultivée par un nommé Lorgelin, sa femme et ses deux fils.

Ces braves gens seront certainement à table. Ils vous inviteront à vous rafraîchir, vous accepterez.

Mais aux premiers mots de votre boniment, vous verrez toutes les figures changer. La fermière deviendra toute pâle, et elle s'écriera en levant les bras au ciel:

—Vierge Marie! Lorgelin, ces messieurs veulent pour sûr parler de notre pauvre Sans-Père!...

Depuis qu'il avait commencé à développer ce plan si fortement conçu, B. Mascarot semblait grandi de six pieds, et le génie de la perversité illuminait sa physionomie d'ordinaire si effacée.

Sa façon d'exposer était saisissante, son geste avait une irrésistible autorité, sa voix faisait quand même pénétrer dans l'esprit d'autrui les convictions qui l'animaient.

Il parlait d'événements à venir, problématiques, soumis aux plus étranges caprices du hasard, mais il les déroulait avec une telle lucidité, avec une si implacable logique, qu'on était saisi du sentiment du réel, qu'on ne doutait pas.

—Quoi!... la fermière dira cela? fit Catenac surpris.

—Cela, et pas autre chose. Et tout aussitôt le mari prenant la parole vous expliquera qu'ils avaient donné ce nom de Sans-Père à un malheureux gamin trouvé par eux un matin, grelottant à la rosée dans un des fossés de la route, et charitablement recueilli et gardé par eux.

Il vous contera que c'était bien en 1856, au commencement de septembre.

Vous voudrez lui lire votre signalement, il vous fermera la bouche en vous donnant le sien, qui se trouvera être le vôtre trait pour trait.

Si vous êtes prudents, vous surveillerez bien le duc de Champdoce, il est impossible que ce bonheur inespéré ne lui cause pas un bouleversement dangereux.

—Et alors?...

—Alors, Lorgelin vous chantera les louanges de cet enfant. Il vous dira combien il était doux et intelligent; et comment il remplissait si bien la ferme de sa gaieté et de ses gentillesses, que jamais il ne se sentit le courage de le reconduire à l'hôpital de Vendôme, quoiqu'il sentît bien que ce fût là son devoir le plus strict.

Et vous entendrez toute la famille, la mère et les deux fils—des gars de vingt-cinq à vingt-six ans,—renchérir sur les éloges du fermier. Il était si gentil, Sans-Père, si futé!... A treize ans qu'il avait, il écrivait comme un notaire, et on vous montrera de son écriture sur le livre de la ferme.

Pourtant la mère Lorgelin, la larme à l'œil, vous apprendra que cet enfant si choyé n'était qu'un ingrat, et que l'année suivante, en 1857, vers ce même mois de septembre, il quitta cette famille qui l'avait adopté.

Oui, il l'abandonna pour aller avec des saltimbanques qui la veille, un dimanche, avaient donné une représentation dans le village, et dont le cornet à piston et les maillots pailletés avaient enflammé sa jeune imagination.

Vous serez touchés des regrets de ces braves gens. Lorgelin ne vous cachera pas qu'il fil bien des démarches pour rattraper Sans-Père, et que même il alla à la foire de Château-Renault, le deuxième mardi d'octobre, et une autre fois jusqu'à Blois. En vain....

Et pour finir, on étalera sous vos yeux les reliques du petit, ses vêtements, sa blouse des dimanches, une casquette neuve qu'on lui avait achetée peu avant.

Si Catenac attendait un dénouement, ce n'était certes pas celui-là, et son désappointement prit une si comique expression que l'excellent Hortebize ne put s'empêcher de lui décrocher un quolibet.

—Tu tombes d'un peu haut, maître!... dit-il avec un éclat de rire.

—Je le confesse, mais j'avoue aussi que je ne vois pas en quoi nous serons plus avancés quand nous aurons écouté l'histoire de ce Lorgelin.

B. Mascarot lui adressa de la main ce geste qui signifie si éloquemment: patience!... et aussitôt poursuivit:

—Laisse-moi finir...

En pareille circonstance, tu serais sans doute bien embarrassé, toi, avocat au barreau de Paris. En fait de dédale, tu ne connais que celui des lois.

Perpignan, lui, qui a l'habitude des investigations policières, n'aura pas, je te le garantis, une minute d'hésitation.

Tu le verras, tout joyeux, vous déclarer que du moment où il tient le bout du fil, il se fait fort de dévider le peloton sans le rompre, et de vous conduire jusqu'à l'enfant s'il vit, jusqu'à sa tombe s'il est mort.

—Hum!... Tu crois peut-être Perpignan plus adroit qu'il ne l'est réellement.

—Point!... Chaque métier à ses règles, n'est-ce pas? Ce qu'il aura à faire est l'a, b, c, du métier «d'entrepreneur de surveillances privées,» pour lui donner le titre qu'il prend sur ses circulaires.

D'ailleurs, s'il venait à s'égarer, à perdre la voie, tu serais là pour le ramener sur la bonne piste... délicatement, bien entendu, sans avoir l'air d'y toucher...

Mais il ne s'égarera pas, j'en suis sur!...

Son premier mouvement sera de vous conduire à la mairie du village d'Azé d'où dépend la ferme du Pignon blanc.

Là vous demanderez le registre des «passages» et des «permis de séjour» de l'année 1857.

Ce registre vous sera confié, vous le feuilleterez et vous constaterez qu'au mois de septembre 1857 passait et séjournait à Azé, venant de Versailles et se rendant à Tours, une troupe d'artistes saltimbanques composée de neuf personnes, voyageant avec deux voitures et cinq chevaux, sous la direction d'un sieur Vigoureux, dit «La Sauterelle.»

Catenac s'était remis à écrire, son crayon volait sur le papier.

—Doucement!... disait-il, doucement, je ne puis plus suivre.

Après une pause de quelques secondes, le placeur poursuivit:

Un examen attentif du registre vous prouvera qu'il n'est point passé d'autres saltimbanques à Azé depuis le mois de septembre. D'où vous concluerez que c'est forcément ce La Sauterelle que le petit Sans-Père a suivi, et à tout hasard vous relèverez son signalement copié en marge de sa mention de séjour, signalement dont voici les indications utiles:

VIGOUREUX,—né à La Bourgonce (Vosges). Age: 47 ans. Taille: 1 mètre 72 cent... Yeux: petits, gris et louches... Teint coloré. Signe particulier: l'annulaire de la main gauche coupé au-dessus de la première phalange.

Si avec cela vous preniez un autre saltimbanque pour celui-ci, c'est que véritablement vous ne seriez pas forts.

—S'il n'y avait que moi, grommela Catenac, pour le retrouver...

—Mais vous aurez Perpignan, dont c'est le métier. Tu le verras, une fois ses notes prises à la mairie, heureux, fier, plein de jactance, comme un sot qui se croit en train de mener à bien un chef-d'œuvre. D'un ton plein d'importance, il vous déclarera que les opérations dans le Vendômois sont terminées et qu'à Paris seulement, ou peut poursuivre les investigations. C'est indiqué.

Toi, tu approuveras. Tu laisseras ton noble client récompenser à sa guise Frégot et Lorgelin, mais tu t'arrangeras pour qu'il revienne avec vous. Il ne faut pas que M. le duc de Champdoce reste seul là-bas, on ne sait ce qui peut arriver...

—Oh! je suppose qu'il sera pressé de revenir.

—Je l'espère aussi. A Paris, l'adroit Perpignan vous conduira en droiture rue de Jérusalem, où, vous dira-t-il, le sieur Vigoureux ne peut manquer d'avoir son dossier, comme tous les artistes ambulants.

A la préfecture, on commencera par vous envoyer promener. La police, et c'est, ma foi! fort heureux, est avare des documents qu'elle possède, et ne donne pas, il s'en faut, à tout venant, des renseignements sur le premier venu.

Mais un mot du duc de Champdoce à M. le Préfet vous ouvrira les cartons.

Ou cherchera, et au bout d'une huitaine, on vous apprendra que l'artiste Vigoureux a été, on 1864, condamné à deux ans de prison pour coups et blessures, qu'il a subi honorablement sa peine, et que, pour l'heure, soumis encore à la surveillance, il a changé de profession, et tient un débit de vins dans les environs de l'ancienne barrière de l'Étoile, au coin de la rue Dupleix.

—Minute, hé!... fit l'avocat, que je prenne cette adresse.

Ce n'est pas sans raison que Catenac disait ainsi: Minute!... B. Mascarot attachant moins d'importance à ses instructions, les précipitait.

Déjà il continuait:

—D'un seul coup d'œil, quand vous irez rue Dupleix, vous reconnaîtrez votre Vigoureux, l'homme au doigt coupé. C'est un horrible brutal que le nom seul de Sans-Père mettra en fureur. Il vous avouera qu'on effet ce petit scélérat l'a suivi, et qu'il l'a eu dans sa troupe près de dix mois.

C'était, vous dira-t-il, un garnement plein de dispositions, mais fier comme un paon et plus paresseux qu'un lézard. En vérité, il n'avait de goût prononcé que pour la musique avec un vieil Alsacien nommé Fritz, qui était le chef d'orchestre de la troupe.

L'enfant et le vieux se montèrent si bien l'imagination, qu'un beau jour ils filèrent de compagnie, laissant Vigoureux dans un grand embarras.

Nécessairement, vous vous informerez ce qu'est devenu ce Fritz, et Vigoureux vous répondra des injures. Mais toi, qui es avocat, menace-le d'une plainte en détournement d'enfant, et devenu subitement souple comme un gant, il vous jurera qu'il va se mettre en quête.

Il s'y mettra, et huit jours ne se passeront pas sans que Vigoureux vienne vous apprendre qu'il a enfin découvert Fritz, et que vous le trouverez à l'hospice Saint-Magloire, où il a réussi à se faire admettre.

Certes, il y avait longtemps que Catenac, le souriant Hortebize, et même Paul Violaine, avaient perdu la fleur de leurs illusions sur toutes choses.

Ils avaient, le docteur et l'avocat surtout, laissé un à un leurs étonnements candides, à toutes les surprises d'une vie d'aventures.

Et cependant, c'est avec un réel émerveillement qu'ils écoutaient les péripéties diverses de ces investigations, toutes simples en apparence et allant de soi, mais qui, pour eux, décelaient une surprenante connaissance de tous les ressorts sociaux, une pénétration admirable, une incomparable entente de toutes les ressources de la civilisation.

—Fritz, reprit B. Mascarot, est un vieux finaud, comme tous les Alsaciens, d'ailleurs, lesquels enveloppent des apparences d'une simplicité enfantine, la ruse méridionale jointe à la cautèle normande.

Vous trouverez à Saint-Magloire un vieillard plus tremblotant que le lumignon près de s'éteindre, et que vous jugerez n'avoir plus guère sa tête et radotant.

Dis au duc de Champdoce de ne s'y fier qu'à demi.

Cet Alsacien retors vous contera avec un accent strasbourgeois trempé de larmes, tous ses sacrifices pour «sa bédide itôle.» Il vous dira comme quoi il se privait de «dâpac,» un Alsacien!... et de «Schnaps,» pour payer les leçons de composition et de piano qu'il faisait donner à Sans-Père.

C'est qu'il se proposait, il vous le jurera, de le faire admettre au Conservatoire. Il avait reconnu ses surprenantes facultés, et il caressait l'espoir de le voir devenir un grand musicien comme Weber ou comme Mozart.

Je suis persuadé que ses larmes de crocodile, tâchant de toucher sa proie, attendriront ton noble client. Il verra son fils sortant enfin des bourbes de la misère, et en sortant sans aide, par la seule force de son génie. Il se reconnaîtra, il croira reconnaître le sang des Dompair de Champdoce. Pour ce seul fait, il accepterait le petit...

Surprendre au juste la pensée vraie de B. Mascarot est difficile, pour ne pas dire impossible.

Il y avait trois quarts d'heure que Catenac, cet artiste en fourberies, s'efforçait de déchiffrer ce sphinx en lunettes; il était juste aussi avancé qu'à la première minute.

Où voulait en venir le placeur? Quand était-il franc? quand il raillait ou quand il était sérieux? Que fallait-il accepter ou rejeter de tout ce qu'il avançait?

C'était à dérouter les perspectives les plus exercées.

—Passons, fit l'avocat, passons, l'heure marche, et tout ce que tu me dis là ressortira des faits eux-mêmes...

B. Mascarot, d'un seul regard, glaça les objections sur ses lèvres, regard ironique, empreint de compassion, qu'il arrêta sur l'avocat en haussant les épaules.

Je l'endormis avec du chloroforme.
Je l'endormis avec du chloroforme.

—Caractère d'enfant, grommela-t-il, ignorant et présomptueux, téméraire et poltron, obstiné et versatile...

Et tout haut il ajouta:

—Il ne ressortira des faits, maître, que ce que je veux qu'il en ressorte... et si ta pénétration devance le dénouement, laisse-moi tout bien expliquer pour notre jeune ami Paul Violaine, dont le rôle sera plus compliqué que le tien.

Impatient de ces délais, et comptant sur la surprise finale, le bon docteur lançait à Catenac des regards furibonds.

—Mais, où l'Alsacien vous remuera vraiment, continua le placeur, c'est quand il vous confiera les amertumes de sa déception le jour où le petit, se sentant assez fort pour voler de ses propres ailes, s'envola, le laissant seul, misérable, sans pain.

«Car il me laissa seul en mon misérable taudis, gémira-t-il, pour aller s'installer tout seul dans un magnifique hôtel de la rue d'Arras-Saint-Victor, dans une belle chambre où il avait fait venir un piano. Son talent commençait à donner des fruits; il avait deux élèves à trente francs par mois, et le soir il jouait de la contre-basse dans un bal.»

Vous serez excédés d'écouter le vieux Fritz, bien avant qu'il soit las de se plaindre, d'autant plus que sous ses doléances vous sentirez les rancunes de l'intérêt lésé et la colère de l'exploiteur déconcerté; d'autant qu'il vous confessera que son bien-être actuel lui vient du «bedit incrat.»

Le duc, naturellement, lui laissera des marques de son contentement, et vous volerez rue d'Arras, de toute la vitesse de vos chevaux.

Là, un maître d'hôtel grognon vous répondra qu'il y a bien quatre ans qu'il a donné congé à cet artiste, le seul qui jamais ait eu l'audace de s'aventurer dans sa maison. Mais avec un peu d'adresse et une pièce de vingt francs, vous saurez de lui le nom et l'adresse d'une élève qu'avait alors le musicien, Mme veuve Grodorge, rue Saint-Louis.

Cette femme, fort séduisante encore, vous répondra en rougissant beaucoup, qu'elle ignore le domicile actuel de son professeur, mais que dans le temps il demeurait, 57, rue de la Harpe.

De la rue de la Harpe on vous enverra rue Jacob, et enfin, de là, vous serez adressés rue Montmartre, au coin de la rue Joquelet...

L'honorable placeur s'interrompit pour reprendre haleine, riant de ce rire silencieux qui annonce une bonne plaisanterie près de réussir.

—Rassure-toi, ami Catenac, reprit-il, vous serez là au terme de vos pérégrinations. La concierge de la rue Montmartre, la mère Brigot, la plus bavarde des concierges, se fera un plaisir de vous exposer que «l'artiste» a encore son appartement de garçon dans la maison, mais qu'il ne l'occupe plus.

«Car il a eu de la chance, ajoutera-t-elle, ce dont je me réjouis; il a épousé le mois passé la fille d'un riche banquier de notre rue qui était devenue amoureuse de lui, Mlle Martin-Rigal.»

Catenac devait bien prévoir quelque chose comme cela, cependant il ne put étouffer une exclamation.

—Par exemple!...

—C'est ainsi, fit modestement B. Mascarot. Le duc de Champdoce, haletant d'espoir, vous traînera chez notre excellent ami Martin-Rigal, et vous trouverez là... notre jeune protégé que voici, Paul, devenu l'heureux époux de la jolie Flavie.

Il se redressa, rajusta ses lunettes déplacées par la vivacité de ses mouvements, et se retournant vers Catenac:

—Allons, maître, fit-il, pas de rancune: fais preuve d'esprit, salue franchement Paul-Gontran, marquis de Champdoce!...

Ce dénouement, l'excellent Hortebize le prévoyait certainement. Il connaissait la pièce pour y avoir collaboré, et cependant il était empoigné, ni plus ni moins qu'un simple dramaturge assistant à la répétition générale de son drame.

—Bravo!... s'écriait-il on battant des mains; bravo, Baptistin!...

Paul, tout prévenu qu'il fût, s'était à demi affaissé sur sa chaise, la tête lui tournait, le cœur lui manquait.

—Eh bien!... oui, s'écria B. Mascarot d'une voix vibrante, oui, j'accepte l'éloge sans modestie ni vergogne. Je l'accepte, parce que le succès est sûr, parce que nous n'avons pas même à craindre cet imperceptible grain de sable qui fait verser les chars les mieux lancés.

Je vous ai dit mes combinaisons, étudiez-les, et si vous apercevez un défaut, signalez-le-moi, je le corrigerai.

Quel est notre plus précieux instrument? Perpignan. Eh bien!... ce niais vaniteux nous servira sans le savoir. Oui, il nous servira avec cette persuasion délicieuse pour lui, et que Tantaine saura faire pénétrer dans son esprit, qu'il traverse les projets de B. Mascarot.

Le duc peut-il avoir un soupçon, après avoir suivi cette filière de renseignements, après ces investigations si minutieuses qui dureront près de deux mois, après tant de preuves accumulées? Non.

Et j'ai encore mon projet, pour effacer de son esprit jusqu'à l'ombre du doute. Arrivé au but, je le ferai revenir sur ses pas.

Successivement, il ramènera Paul à tous les points de repère, et à tous il puisera une certitude plus forte.

On reconnaîtra Paul, le gendre de Rigal, le mari de Flavie, rue Montmartre, rue Jacob et rue de la Harpe; on le saluera de son nom rue d'Arras-Saint-Victor. Fritz se jettera dans les bras du «Bedit.» Vigoureux lui rappellera ses surprenantes dispositions pour le trapèze. Enfin, les Lorgelin presseront sur leur cœur leur cher Sans-Père.

Et cela sera ainsi, Catenac, parce que cette piste que vous allez suivre, c'est moi qui l'ai créée. Parce que tous ces gens, depuis la Brigot jusqu'aux Lorgelin sont des gens à moi, que je tiens, qui sont mes esclaves, qui ne sauraient avoir d'autre volonté que la mienne.

Ose donc dire, maintenant, Catenac, que le triomphe n'est pas sûr, et que nous ne pouvons pas, dès aujourd'hui, nous partager les douze millions de la maison de Champdoce!...

Catenac s'était levé lentement.

—J'admire, Baptistin, prononça-t-il, ta patience et ton génie. Oui, sur l'honneur! Seulement!... hélas! oui, il y a un seulement... Je vais d'un mot traverser l'édifice de tes espérances... mais il le faut.

Catenac pouvait être un trembleur, qu'affolait la crainte de compromettre une fortune acquise au prix de prodigieuses infamies... un traître prêt à livrer, sans hésiter, ses complices, pour s'assurer l'impunité...

Il n'en était pas moins un homme d'une perspicacité supérieure, un conseiller précieux qui, à l'œuvre, autrefois, avait donné la mesure de sa valeur.

Aussi, l'excellent Hortebize ne put-il se défendre d'un frisson taquin, en l'entendant déclarer si péremptoirement qu'il fallait renoncer à toute espérance.

Mais l'honorable placeur ne perdit pas son victorieux sourire.

—Parle, dit-il à l'avocat.

—Eh bien!... Baptistin, mon vieux camarade, fit Catenac, tu ne surprendras pas la bonne foi du duc.

B. Mascarot eut un mouvement de commisération.

—Es-tu bien sûr, fit-il, que je veuille la surprendre?... Qui te dit que tu n'es pas, ici, le seul trompé? As-tu joué franc jeu avec nous? Non! Pourquoi ne tricherais-je pas?... Ai-je l'habitude de me confier à ceux dont je me défie? Perpignan soupçonne-t-il le rôle que je lui destine? Pourquoi, dans un but qui t'échappe, ne t'aurais-je pas caché la vérité, à savoir que Paul, que voici, est bien réellement l'enfant que vous recherchez?...

Le placeur parlait si sérieusement, il était homme à prendre, pour atteindre son but, de si singuliers détours, que Catenac, déconcerté, resta béant, les yeux écarquillés.

Le cauteleux avocat n'avait ni la conscience nette, ni l'esprit en repos. Sa trahison était claire comme le jour; pourquoi ses associés ne le trahiraient-ils pas? Qui lui affirmait que, pour se venger, ils ne lui avaient pas tendu quelque traquenard perfide, où il allait laisser son argent, sa considération volée, et même sa liberté?...

En une seconde, son esprit inquiet sonda toutes les probabilités.

Mais il eut beau interroger tous les dénouements possibles et imaginables, de cette affaire, il n'aperçut pas l'ombre d'un danger pour lui.

—Je souhaite, pour nous, fit-il, se remettant un peu, que Paul soit bien celui que vous dites... J'en doute fort, pourtant. Ne viens-tu pas de me confesser le contraire? D'ailleurs, pourquoi tant de précautions?... Seulement... tiens pour certain et positif que le duc a un moyen infaillible d'éventer la supercherie... Que veux-tu?... C'est ainsi dans la vie. La circonstance la plus futile, la plus bête suffit pour disloquer de savantes combinaisons, pour frapper de stérilité les prodiges du génie... je ne sais pas de miracle d'invention qui tienne contre un fait?...

D'un geste, le placeur interrompit son associé.

—Paul est véritablement le fils du duc de Champdoce, affirma-t-il.

Qu'est-ce que cela signifiait?... Catenac devinait une comédie, et il la jugeait puérile, absurde, ridicule...

—Tu y tiens, fit-il.... Alors laisse-moi m'assurer de la vérité.

—Oh!... à ton aise... que rien ne te retienne!...

L'avocat marcha vers Paul et avec une certaine vivacité:

—Levez-vous, monsieur, lui dit-il, et rendez-moi le service de retirer votre paletot.

B. Mascarot et l'excellent docteur échangèrent un regard d'intelligence, qui amena sur leurs lèvres un sourire ironique.

De plus, le bon Hortebize respira longuement et profondément, en homme dont la poitrine est débarrassée d'un poids énorme.

—Ce n'est que cela, décidément!... murmura-t-il. Allons!... nous en serons quittes pour la peur. L'édifice est plus solide que jamais.

Cependant Paul hésitait à obéir, et son œil consultait B. Mascarot.

—Contentez notre ami, mon cher enfant, dit le placeur, contentez-le...

Paul retira son paletot qu'il posa sur le dos d'une chaise.

—Maintenant, ajouta Catenac, relevez la manche droite de votre chemise, un peu haut, jusqu'à l'épaule.

A peine le jeune homme eut-il obéi, à peine l'avocat eut-il jeté un coup d'œil sur son bras, que se retournant vers ses associés, il dit:

—Ce n'est pas lui.

A son incommensurable stupeur, B. Mascarot et le bon Hortebize furent pris d'un accès de fou-rire.

—Non, insista-t-il, non, celui-ci n'est pas le fils abandonné du duc de Champdoce, et le duc le reconnaîtra mieux que moi... Vous riez!... c'est que vous ne savez pas...

—Assez, interrompit le placeur.

Et s'adressant à Hortebize:

—Explique à notre loyal ami, lui dit-il, que nous savons beaucoup de choses...

Le digne docteur s'approcha de cet air équivoque, moitié solennel, moitié gouailleur, qu'il arbore quand il démontre à ses clients les mérites et les avantages de l'homéopathie.

—Vois-tu, maître, dit-il à Catenac en prenant la main de Paul, tu assures que celui-ci n'est pas celui que nous affirmons, parce que tu ne lui vois pas certaines marques de reconnaissance dont on t'a parlé...

Elles y seraient, à cette heure, ces marques, si, associé loyal découvrant notre ignorance, tu nous avais prévenus.

Elles s'y trouveront, le jour où Paul sera présenté à M. de Champdoce; elles y seront patentes et tangibles à satisfaire n'importe quel saint Thomas...

—Comment, tu veux...

—Laisse-moi dire:

Si Paul, dans son enfance, alors qu'il n'avait qu'une douzaine d'années, eût reçu sur l'épaule, un sceau d'eau bouillante qui lui eût enlevé l'épiderme, et occasionné une plaie purulente, il aurait, aujourd'hui, une large cicatrice, dont la nature et la forme particulière décéleraient l'origine; c'est-à-dire que nous lui trouverions une cicatrice à trois branches, dont le centre profond serait à l'omoplate, et dont les rameaux iraient s'allonger en diminuant, dans le dos, sur la poitrine et sur le bras, selon les lois nécessaires de l'écoulement d'un liquide brûlant, tombant de haut. De plus, nous aurions, de ci et de là, de légères cicatrices, de dimensions variables, très superficielles, circulaires, représentant les éclaboussures de l'eau bouillante...

De la tête et de la main Catenac approuvait.

—Oui, c'est bien cela, en effet, disait-il, c'est tout à fait cela...

—Eh bien, maître, écoute bien:

Sais-tu ce que je vais faire en te quittant?

Je vais conduire Paul chez moi, dans mon cabinet de consultations. Je le ferai coucher sur mon «lit de patience,» et je l'endormirai avec du chloroforme, le cher garçon, car je ne veux pas le faire souffrir... Pour tenir l'éponge, j'aurai Baptistin. Quand Paul sera bien endormi, je dépouillerai son torse, et j'appliquerai sur sa peau un morceau de flanelle, préalablement imbibé d'un certain liquide, selon une formule qui m'appartient... Eh! eh! j'ai eu quelque talent autrefois! Il est inutile, j'imagine, de te dire que ce morceau de flanelle, qui est à cette heure dans un des tiroirs de mon bureau, a été, par moi, artistement découpé du façon à représenter exactement les contours capricieux d'une pluie provenant d'une brûlure. Quelques petits fragments joueront les éclaboussures à s'y méprendre.

Quand cette compresse vésicante aura fait son effet, c'est-à-dire au bout de huit ou dix minutes, je la retirerai, je panserai, selon ma méthode à moi, la place dénudée, je réveillerai Paul... et nous dînerons de bon appétit.

—Tu vas faire cela, toi?...

—Dans une heure... Si la partie te sourit, viens. J'ai à dîner un faisan et une barbue. L'expérience est curieuse. Tu verras la belle cicatrice!...

B. Mascarot se frottait les mains.

—Eh bien!... demanda-t-il à Catenac tout penaud, que dis-tu de cela?

—Je dis, répondit l'avocat que l'idée est diabolique...

—Oh!...

—Mais que vous oubliez un détail.

—Bah!...

—Oui. Vous n'avez pas calculé que le temps seul donne à une cicatrice certaines apparences.

—Prrr!... interrompit le docteur, voici ce que j'ai à le répondre:

1º S'il ne nous fallait que du temps, trois mois, six mois, un an, davantage même, nous reculerions d'autant le moment où le duc du Champdoce retrouverait son fils.

Cela, nous le pouvons, n'est-ce pas?

2º Je me fais fort, moi, Hortebize, de vous soumettre avant deux mois, grâce à un procédé de pansement particulier, une cicatrice blanche et rancie, comme disaient nos vieux professeurs, non suffisamment pour tromper un professeur de médecine légale, mais assez pour prendre un homme du monde et même un docteur non prévenu... Vois-tu, Catenac, l'homéopathie est une belle chose.

L'avocat réfléchissait. On venait de lui exposer tant d'éléments de succès, qu'il regrettait amèrement ses tergiversations, lesquelles, sans aucun doute, lui seraient comptées à l'heure de la curée.

Les convoitises qu'allumait en son âme cupide ce chiffre merveilleux, douze millions, flambaient dans son petit œil d'ordinaire si froid et si morne.

—Tant pis!... s'écria-t-il avec un élan bien sincère cette fois, au diable les préjugés, les scrupules et les transes. Si nous périssons, ce sera pour une conquête qui en vaut la peine. Mes amis, comptez sur votre vieux Catenac, il est à vous, corps et âme. Je m'incline devant vous et je m'humilie. Vous êtes forts et je ne suis qu'un sot.

Cette fois, les regards qu'échangeaient Mascarot et le docteur n'avaient rien d'équivoque.

—Nous le tenons enfin, pensaient-ils, et par le bon endroit...

—Mais nous partagerons, n'est-ce pas? ajouta l'avocat. J'arrive bien après vous, je suis un ouvrier de la dernière heure, mais ma besogne est importante, délicate, vous ne pouvez rien sans moi...

—Tu auras ta part, répondit évasivement le placeur.

—Je la veux égale à la vôtre.

—Soit.

—Compte là-dessus!... fit entre ses dents le docteur.

Mais cette exclamation devait passer inaperçue, et c'est avec l'enthousiasme de la plus tendre amitié que les trois associés échangèrent la poignée de main qui consommait la ruine du véritable héritier du duc de Champdoce.

—Maintenant, reprit l'avocat un renseignement encore: Êtes-vous sûrs que le duc n'ait aucun autre moyen de reconnaissance?

—Non, mais ce n'est pas supposable... Le duc n'a pas même vu son fils lorsqu'il est né; il a été emporté avant que la duchesse fût revenue à elle.

—Mais Jean l'a vu. Jean est encore de ce monde. Il a quatre-vingt-sept ans, il est infirme, presque en enfance; mais dès qu'il s'agit de cette maison de Champdoce, à laquelle il a donné plus que sa vie, toute son intelligence reparaît...

—Eh bien!...

—Jean, vous le savez, s'était opposé de toutes ses forces à la substitution. Ne peut-on supposer qu'il a prévu le cas où le duc serait pris de remords?...

La physionomie du placeur était devenue fort grave.

—J'avais pensé à cela, fit-il; mais comment savoir?...

—Je saurai, moi!.., déclara Catenac. Jean a confiance en moi, je l'interrogerai.

C'était à ne plus reconnaître le froid Catenac, il s'agitait, il faisait du zèle, comme tous ceux qui, nouveaux venus dans une affaire, prétendent se rendre immédiatement utiles.

—De ce côté, fit-il, tout est dit. Mais de l'autre?... Qui affirme que personne ne reconnaîtra Paul?

—Moi, qui sais combien la misère l'avait isolé, moi qui ai provisoirement envoyé à Saint-Lazare, une maîtresse qu'il avait, la charmante Rose. Tu la connais, Catenac, c'est contre elle que tu as décidé M. Gandelu, l'entrepreneur à déposer une plainte. Un moment, j'ai été inquiet, sachant que Paul avait eu un protecteur que je ne connaissais pas... Mais ce protecteur, vous l'avez deviné, c'était le comte de Mussidan, le meurtrier de son père, car Paul est le fils de Montlouis.

Il avait pleuré.
Il avait pleuré.

—Conclusion, fit le docteur, rien à craindre.

—Non, rien. Que Catenac marche, moi je me charge de fabriquer à Paul l'état civil qu'il faut, et de lui faire épouser Flavie Rigal. Et croyez que ces soins ne me feront pas négliger l'autre opération, et qu'avant un mois Henri de Croisenois aura lancé notre société et sera le mari de Sabine de Mussidan.

La nuit était venue, et c'est à peine si les interlocuteurs distinguaient leurs traits.

—Il serait sage d'aller dîner, proposa le docteur.

Et s'adressant au protégé de l'association:

—Allons, Paul, dit-il, en route.

Mais il ne bougea pas, et alors seulement les trois associés remarquèrent que le pauvre garçon était à demi évanoui. Il fallut lui frotter les tempes avec de l'eau fraîche pour le faire revenir complètement à lui.

—Comment, lui dit le docteur, la seule idée d'une petite opération que vous ne sentirez même pas, vous met en cet état!...

Paul hocha tristement la tête.

—Ce n'est pas cela, fit-il.

—Quoi alors?

—C'est que, reprit-il tout frissonnant, il existe, je le connais, je sais où il est...

Les honorables associés pensèrent que leur élève devenait fou.

—Qui lui?... interrogèrent-ils.

—Lui!... le fils du duc de Champdoce!

La foudre tombant dans le bureau de l'agence n'eût pas produit une pire stupeur.

—Voyons, fit B. Mascarot, qui, le premier reprit son sang-froid, expliquez-vous, que voulez-vous dire?

—Eh bien!... monsieur, vos derniers détails, tout à l'heure, m'ont éclairé... voilà pourquoi je me suis trouvé mal... Je connais un jeune homme qui a vingt-trois ans, qui a été mis aux enfants-trouvés, à l'hospice de Vendôme, qui s'est enfui à douze ans et demi, et qui porte au bras la cicatrice d'une brûlure qui lui a été faite quand il était apprenti chez un corroyeur.

—C'est lui!... s'écria Catenac.

—Et où est-il, ce jeune homme, interrogea vivement le placeur, que fait-il, quel est son nom?

—Il est sculpteur, il se nomme André, il demeure...

Un horrible blasphème du placeur l'interrompit.

—Tonnerre du ciel!... hurlait Mascarot, qui bégayait tant sa fureur était grande, voici la troisième fois que cet artiste de malheur se trouve entre nous et notre but.... mais ce sera la dernière fois, je le jure bien.

Catenac et Hortebize étaient aussi pâles l'un que l'autre.

—Que veux-tu faire! balbutièrent-ils.

Grâce à un héroïque effort, le placeur ressaisit les apparences du sang-froid.

—Je ne veux rien faire, répondit-il, seulement vous savez, cet André est ornemaniste et sculpte les façades des maisons à des hauteurs vertigineuses.... N'avez-vous pas entendu dire que la vie de ces gens qui travaillent en l'air ne tient qu'à un fil?

XXI

Il n'est, hélas! dans notre civilisation, que trop de métiers qui exposent à un péril constant celui qui les exerce.

André était sculpteur-ornemaniste, il passait ses journées sur des échafaudages mal ou négligemment assujettis: Mascarot avait donc raison de dire que sa vie ne tenait qu'à un fil.

Seulement, ce fil était beaucoup plus gros, et pourtant plus difficile à trancher que ne l'avait imaginé l'honorable placeur.

Lorsqu'il parlait de supprimer l'homme qui compromettait ses projets, avec autant d'aisance que s'il se fût agi de souffler une bougie gênante, il ne se doutait pas d'une circonstance qui allait singulièrement compliquer sa tâche.

André était prévenu.

Cela datait de ce jour où il avait reçu de Sabine cette lettre déchirante où elle lui disait qu'elle allait se marier; que placée entre son amour et l'honneur menacé de sa famille, elle se dévouait, et où elle le conjurait de l'oublier.

Cela datait surtout de cette soirée où, après une conférence avec M. de Breulh-Faverlay et la folle et généreuse vicomtesse de Bois-d'Ardon, réunissant en faisceau tous les indices recueillis, il était arrivé à cette conviction que le comte et la comtesse de Mussidan, et par contre Sabine, étaient victimes de quelque machination abominable dont Henri de Croisenois était l'auteur ou à tout le moins l'instrument.

Quand on l'attaquerait, et comment, il l'ignorait; mais il prévoyait, il était sûr qu'il serait attaqué.

Il ne pouvait deviner de quel côté serait le péril, mais il le sentait vaguement suspendu au-dessus de sa tête.

Et il se tenait prêt à se défendre avec l'acharnement du désespoir. C'était sa vie qu'il défendait; plus encore... c'était Sabine, son amour, son bonheur.

N'eût-il pas eu cette sage défiance, M. de Breulh-Faverlay la lui eût inspirée.

Lui aussi, le gentilhomme, il savait ce qu'il faisait en s'associant à cette œuvre de salut; et il estimait trop André pour lui cacher ses appréhensions.

—Je parierais ma fortune, dit-il, que nous sommes en face d'une affaire de chantage. C'est grave. Ce qu'il y a de pis, c'est que nous n'avons à compter que sur nos seules forces, que nous ne pouvons invoquer l'assistance de la police. D'abord, nous n'avons aucun fait positif à articuler, et la police ne peut agir que sur des faits... En second lieu, nous rendrions un triste service à ceux que nous prétendons sauver, si nous donnions l'éveil à la justice... Qui sait de quel terrible secret les misérables sont armés contre M. et Mme de Mussidan!... Et croyez que le cas échéant le comte et la comtesse seraient contre nous avec leurs oppresseurs, c'est dans la logique des faits!...

Ces appréciations n'étaient que trop justes; André n'avait pas une objection à présenter.

—Raison de plus, poursuivit M. de Breulh, pour ne rien hasarder. Voici le cas de montrer qu'un honnête homme peut être aussi fin qu'un gredin. Quand on entreprend une campagne comme la nôtre, la première vertu doit être la prudence, poussée jusqu'à la poltronnerie... N'oubliez pas qu'à partir de ce moment, vous n'avez plus le droit, la nuit venue de tourner court le coin des rues désertes... Il serait par trop... simple d'aller tendre le dos à un coup de couteau.

—Oh!... je serai prudent, monsieur, je vous le jure.

C'est ce dont M. de Breulh n'était pas parfaitement convaincu; aussi retint-il encore assez longtemps André, s'efforçant de lui démontrer la nécessité de dissimuler, surtout s'il arrivait à découvrir quelque preuve de l'infamie de Henri de Croisenois.

Le résultat de cet entretien fut que André et M. de Breulh décidèrent que jusqu'à nouvel ordre ils cesseraient de se voir ouvertement.

Ils devaient s'attendre à être épiés par des émissaires de Croisenois, et leur intimité ne manquerait pas en ce cas d'inquiéter. Or, leur succès dépendait surtout de la sécurité qu'ils sauraient inspirer à leurs ennemis.

Ils convinrent qu'ils s'attacheraient, chacun de son côté et dans sa sphère, à Henri de Croisenois, et que tous les soirs, à la nuit tombante, ils se rencontreraient pour se communiquer leurs impressions et leurs découvertes, dans un petit café situé sur les Champs-Élysées, tout près de la maison dont André avait entrepris les sculptures pour M. Gandelu.

Lorsqu'ils se séparèrent après la plus amicale poignée de main, André était juste dans les dépositions qu'il fallait pour conduire à bien sa difficile entreprise.

Sa résolution n'avait en rien diminué, et l'aveugle emportement de la première impression s'était calmé. Il s'était frotté de diplomatie, et avait raisonné la nécessité, que d'ailleurs il avait reconnue tout d'abord, de ruser et de dépasser en perfidie les misérables qu'il ne pouvait attaquer directement.

—Surtout, se disait-il, en regagnant à pied, à minuit passé, la rue de la Tour-d'Auvergne, surtout si je dois me défendre de songer à la possibilité d'un échec, aussi sévèrement qu'un malade s'interdit de penser à son mal... L'idée de perdre Sabine suffirait pour troubler complètement mon intelligence, à l'heure ou j'en ai le plus besoin... Il sera temps de me désoler quand j'aurai échoué.

Rentré chez lui, il passa une partie de la nuit à réfléchir.

Ses engagements avec M. Gandelu étaient ce qui le préoccupait le plus pour l'instant.

Pouvait-il, tout à la fois, surveiller les travaux de sculpture dont il était chargé et épier Croisenois? Difficilement.

D'un autre côté, il fallait vivre, manger, il aurait besoin d'argent, et en emprunter à M. de Breulh lui répugnait étrangement. De plus, il risquait, pensait-il, s'il abandonnait tout à coup ses travaux, de donner le soupçon de ses projets.

D'un mot, M. Gandelu pouvait concilier toutes ces obligations contraires, et André, se rappelant la bienveillance de ce brave homme, décida que le plus simple était de se confier à lui.

C'est donc chez lui qu'avant tout il se rendit le lendemain matin.

Neuf heures seulement sonnaient, lorsque André arriva chez le riche entrepreneur; et cependant la première personne qu'il aperçut en entrant dans la cour, fut le jeune M. Gaston, déjà levé, par miracle.

Debout, les mains dans les poches de son veston, l'épaule appuyée contre le montant de la porte d'une écurie, l'aimable et spirituel jeune homme paraissait suivre avec une extrême attention les mouvements des palefreniers occupés à panser les chevaux.

C'était bien toujours le même Gaston de Gandelu, l'adorateur de Rose, mais il était aisé de voir qu'un événement épouvantable avait bouleversé sa vie, qu'il avait été foudroyé en plein bonheur.

Son faux-col était à peine empesé, sa cravate flottait à l'abandon, le coiffeur n'avait pas donné à ses cheveux, déjà rares, leur pli gracieux.

La façon même dont il aspirait et lançait la fumée de son londrès trahissait les plus amères pensées, d'horribles déceptions, le dégoût de tout; une profonde lassitude, même de la vie.

En le reconnaissant, André qui se souvenait du son dîner chez Rose, jugea qu'il ne pouvait se dispenser de l'aller saluer.

Justement, le jeune M, Gaston venait de relever la tête.

—Tiens!... s'écria-t-il de cette atroce voix de fausset qu'il avait eu tant de mal à acquérir, voilà mon artiste!... Dix louis que vous venez rendre à papa une petite visite intéressée!...

—Mon Dieu!... oui... et s'il est chez lui...

—Oh!... il y est. Seulement si vous réussissez à le voir, vous aurez plus de veine que moi, son unique héritier... Papa boude!... Elle est bonne, hein, celle-là?... Il s'est enfermé et refuse de m'ouvrir...

—Sans doute vous plaisantez...

—Moi!... Jamais... Je suis connu pour être sérieux... demandez à Charles, du Helder!... Papa pas content, et il me la fait au despotisme. Moi je la trouve bien drôle, comme dit Lesueur... prodigieusement drôle!...

Les palefreniers pouvaient entendre. M. Gandelu fils eut au moins le bon sens d'entraîner André un peu plus loin.

—Imaginez-vous, poursuivit-il, que je vais tirer au sort, et que papa jure que si j'ai un mauvais numéro il ne me rachètera pas. Me voyez-vous dans le rôle de troupier, vous?... Philippe de chez Vachette dit que j'aurai un chic épatant!... Ousqu'est mon chassepot!...

Évidemment le jeune M. Gaston s'efforçait de se montrer supérieur à la mauvaise fortune, ce qui est l'indice d'un noble caractère, mais il réussissait médiocrement. Il souriait encore; mais son rire ressemblait à une grimace et était pâle comme celui d'un homme que tenaille la colique.

—Et pas le sou! Je suis décavé, quoi!... je passe la main. Voilà une scie!... Un homme qui a crevé son sac, comme dit Léontine, n'est plus un homme. Par dessus le marché, papa veut démolir mon crédit... Il va faire insérer dans les journaux que j'ai un conseil judiciaire et qu'il ne paye plus mes dettes. Me faire tort près de mes fournisseurs!... Est-ce assez indélicat!... Mais je m'en moque, après tout une annonce comme celle-là me poserait crânement, pas vrai? Hein!... quelle réclame!...

Il resta court, comme en arrêt sur une idée soudaine, et changeant de visage et de ton:

—Vous n'auriez pas dix mille francs à me prêter, demanda-t-il brusquement au jeune sculpteur, je vous en rendrai vingt-mille à ma majorité...

André croyait avoir jugé M. Gandelu fils; il était resté bien au-dessous de la vérité, il le reconnaissait avec un profond étonnement.

—Je dois vous avouer, monsieur, commença-t-il...

Mais l'aimable jeune homme aussitôt l'interrompit.

—Compris!... fit-il, n'avouez rien, c'est inutile. Au fait, suis-je bête, un artiste!... Si vous aviez dix mille francs, vous ne seriez pas ici... comme dit Dupuis. Il me faut cette somme, pourtant. J'ai souscrit des billets à Verminet, et dame, il est raide... Connaissez-vous Verminet?

—Oh!... pas du tout.

—Elle est encore bonne!... d'où sortez-vous donc!... Il est directeur de la «Société d'Escompte mutuel,» mon cher. Vrai, c'est un bon enfant. J'avais besoin d'argent, il m'en a donné tout de suite... Ce qui me gêne un peu, c'est que, d'après ses conseils, pour faciliter l'escompte, vous comprenez, j'ai signé le nom d'une autre personne...

A cet aveu fait avec la plus naïve impudence, André recula effrayé.

—Mais c'est un faux, Malheureux!... fit-il.

—Pas du tout, puisque je payerai... D'ailleurs, il me fallait de l'argent pour Van Klopen... Vous connaissez Van Klopen, j'imagine... Ah! quel homme pour habiller une femme!... Je lui avais commandé trois costumes pour Zora!... Enfin, papa est cause de tout. Pourquoi me pousse-t-il à bout?

La colère lui montait à la tête, il élevait la voix, il gesticulait.

—Oui, poursuivit-il, papa me pousse à bout, et je la trouve mauvaise. Si encore il ne s'acharnait qu'après moi!... Mais non, il s'en prend à une pauvre femme innocente, sans défense, qui n'a jamais rien fait, à Mme de Chantemille... ça, c'est lâche, c'est petit, c'est canaille!...

—Mme de Chantemille?... interrogea André, à qui ce nom ne rappelait rien.

—Oui, à Zora, vous savez bien, vous êtes venu pendre la crémaillère chez elle.

—Ah!... c'est de Rose que vous me parlez.

—Précisément!... Mais vous savez, je n'aime pas qu'on la nomme ainsi. C'est sur elle que papa passe sa colère. Vingt louis que vous ne devinez pas ce qu'il a fait?... Il a déposé contre elle une plainte en détournement de mineur... Quel aplomb! Comme si j'étais un gaillard qu'on détourne, moi!... Enfin, on l'a arrêtée, et elle est en prison, à Saint-Lazare.

Cette idée désolante lui perçait le cœur, et il avait bien du mal à dissimuler une larme qui glissait entre ses paupières bordées d'écarlate.

—Pauvre Zora!... fit-il d'un ton navré. Ah!... tenez, les femmes ne m'en content pas, à moi... eh bien!... celle-là, m'aimait. Et quel chic!... Son coiffeur m'a dit vingt fois qu'il n'avait jamais vu de si beaux cheveux!... Et elle est à Saint-Lazare!... Quand les agents sont venus la prendre, c'est à moi qu'elle a pensé tout de suite. Elle s'est écriée: «Ce pauvre loup chéri est capable de s'en faire périr!» C'est la cuisinière qui m'a conté ça. Oh!... elle avait du cœur. Son arrestation lui a causé une telle émotion qu'elle s'est mise à cracher le sang... Et impossible d'arriver jusqu'à elle pour lui parler, pour la consoler... Je me suis présenté à Saint-Lazare, mais j'ai remporté une veste, oh!... mais une veste!...

Il fut forcé de s'interrompre, les sanglots l'étouffaient.

—Voyons, monsieur Gaston, murmura André, un peu de courage...

—Oh!... j'en ai, et dès le lendemain de mes vingt-cinq ans, je l'épouse; vous verrez... Et cependant, ce n'est pas papa qui a eu l'idée de cette infamie. Elle lui a été conseillée par son homme d'affaires, un avocat, un nommé Catenac. Connaissez-vous? Non. Il n'a qu'à bien se tenir; demain je lui envoie mes témoins... Tiens, à propos... voulez-vous être mon témoin, vous?...

—J'ai peu l'habitude de ces sortes d'affaires.

—Alors, il n'en faut pas. Je veux des témoins qui me posent du coup, et dont le ton et la mise lui donnent à réfléchir.

—En ce cas...

—Je tâcherai de trouver des militaires... vous comprenez. D'abord l'affaire est simple comme bonjour. Je suis l'insulté, je choisis le pistolet, à dix pas. Je ne sors pas de là. S'il a peur, qu'il décide papa à se désister. Sinon des claques. Voilà! je suis carré comme un dé, moi, pistolet, excuses ou claques, au choix!...

En tout autre disposition d'esprit, André eût peut-être souri des ridicules de ce triste garçon. En ce moment, il se demandait comment se dépêtrer de cette douleur tenace, quand un domestique sortit de la maison et vint à lui.

—Monsieur, lui dit cet homme, monsieur vous a vu par la fenêtre de son cabinet, et il vous prie de monter chez lui.

—J'y vais, répondit vivement André.

Et tendant la main au jeune M. Gaston:

—Bon espoir, cher monsieur, commença-t-il.

Mais Gaston le retint.

—Dites donc, fit-il à voix basse et fort vite, vous allez voir papa, parlez-lui un peu de moi. Il vous aime beaucoup, parole d'honneur, il vous écoutera. Dites-lui que je suis capable de me faire sauter le caisson, hein!... Faites-la-lui au suicide, cela prend toujours... Qu'il laisse Zora et qu'il me donne de quoi payer Verminet et je fais tout ce qu'il voudra...

XXII

Quand André, enfin débarrassé du jeune M. Gaston, se présenta chez M. Gandelu, il fut effrayé de son affaissement et de l'affreuse altération de ses traits.

—Monsieur Verminet, dit-il.
—Monsieur Verminet, dit-il.

Sa franche et joyeuse physionomie présentait une désolante expression de

découragement et d'hébétude. Sa pâleur était livide, son teint terreux, tout le sang de ses joues affluait à ses paupières violacées et gonflées, sa lèvre inférieure pendait inerte.

Il avait pleuré, et, en essuyant ses larmes du revers de sa manche, il avait marqué sur son visage de grandes taches noirâtres.

Cependant, lorsque parut André, l'œil vitreux de M. Gandelu s'éclaira, et il se leva à demi de son fauteuil.

—Ah!... c'est vous, dit-il d'une voix dolente, cela m'a fait du bien de vous voir! Bénie soit la bonne aventure qui vous amène.

André secoua tristement la tête.

—Ce n'est pas une bonne aventure, prononça-t-il.

—Alors, seulement l'entrepreneur remarqua sa gravité inaccoutumée, et les plis de son front.

—Qu'avez-vous, André, demanda-t-il vivement, vous surviendrait-il quelque ennui?

—Je suis menacé d'un grand malheur monsieur.

—Vous!... que me dites-vous là...

—Hélas!... monsieur, la vérité. Et les conséquences de ce malheur peuvent être pour moi le désespoir... la mort.

Un flot de colère soudaine empourpra la face blêmie de l'entrepreneur.

—Saint bon Dieu!... s'écria-t-il, d'un ton farouche, n'y aurait-il donc pas de Providence! Que fait-elle? Sera-ce éternellement le lot des justes, des honnêtes, des bons, de souffrir ici-bas; de pleurer, d'être misérables!... Les coquins et les méchants, eux, prospèrent et triomphent, il n'y a de chance et de bonheur que pour eux...

Il s'interrompit, et fixant André:

—Je suis ton ami, garçon, reprit-il, je veux t'être utile.

—Je venais, monsieur, plein de confiance, vous demander un service.

—Ah!... vous avez pensé à moi!... Eh bien! je suis content. Votre main, André, j'aime à sentir une main loyale dans la mienne, cela me remet un peu de vie au cœur... Parlez!...

Le jeune artiste se recueillit un moment.

—C'est le secret de ma vie, monsieur, fit-il enfin, avec une certaine solennité, que je vais vous confier.

M. Gandelu ne répondit pas, mais de son poing fermé il se frappa rudement la poitrine, et ce geste, mieux que tous les serments, garantissait son inviolable discrétion.

André n'hésita donc pas, et taisant seulement les noms, il raconta la touchante et simple histoire de ses amours, son ambition, ses espérances, et finit en exposant exactement la situation actuelle.

Quand il eut terminé:

—Que puis-je faire? demanda M. Gandelu.

—Me permettre, monsieur, de céder l'entreprise que vous m'aviez confiée à un de mes amis. Je garderai en apparence la direction et la responsabilité des travaux, en réalité je ne serai plus qu'un ouvrier... Cette combinaison me donnera ma liberté, et en même temps le moyen de gagner en quelques heures, chaque matin, ce qu'il me faut pour vivre...

—Et c'est là ce que vous appelez un grand service?

—Monsieur...

—Silence!... interrompit l'entrepreneur avec une brutalité affectée. Vous ferez de l'entreprise ce que vous voudrez, m'entendez-vous, et de la maison aussi... Vous la démolirez si cela peut vous faire plaisir. Pour qui donc me prenez-vous? Quand le vieux père Gandelu aime quelqu'un, mon garçon, ce n'est pas à demi, et ce quelqu'un peut disposer de lui et de sa bourse...

Il se leva vivement, et allant ouvrir une grande caisse de fer scellée dans un des angles du cabinet, il en tira une liasse de billets de banque qu'il plaça devant André.

—Dans une guerre, disait-il, comme celle que vous allez entreprendre, il faut de l'argent, et beaucoup... en voici. Oh!... ne froncez pas les sourcils!... Vous me rendrez cela quand et comme vous voudrez.

L'empressement de ce digne et brave homme, qui oubliait ses chagrins pour ne s'occuper que des siens, touchait André jusqu'aux larmes.

—Mais je n'ai pas besoin d'argent, monsieur, commença-t-il d'une voix émue, j'ai quelques économies...

D'un geste, M. Gandelu lui imposa silence.

—Prenez ces 20,000 francs, commanda-t-il, vous m'encouragerez ainsi à vous dire quel service je comptais vous demander quand je vous ai fait prier de monter près de moi.

Refuser, c'eût été s'obstiner dans une fierté mal placée. André accepta et attendit.

L'entrepreneur avait regagné son fauteuil et le coude sur son bureau, le front dans sa main, il semblait s'oublier dans les plus douloureuses méditations.

—Mon cher André, commença-t-il enfin, d'une voix rauque et brève, vous avez pu, l'autre jour, mesurer toute l'étendue de ma misère. Mon fils est un malheureux, et j'ai cessé de l'estimer...

Le jeune artiste avait deviné qu'il allait être question de Gaston.

—Il a certes des torts bien graves, monsieur, répondit-il, mais il est jeune.

M. Gandelu eut un sourire navrant.

—Mon fils est vieux.... prononça t-il, comme le vice. J'ai réfléchi et je l'ai jugé. Hier, il m'a menacé de se tuer... Lui, se suicider!... il est trop lâche, et ce n'est pas cela que je crains. Ce que je redoute, c'est qu'il finisse par déshonorer mon nom.

André frémit. Il songeait aux faux que lui avait avoués le jeune drôle.

—Jusqu'à ce jour, poursuivit l'entrepreneur, j'ai été d'une faiblesse indigne. Il est trop tard pour se montrer sévère. Je cèderai donc. Ce pauvre sot est épris jusqu'à la folie d'une indigne créature nommée Rose, que j'ai fait enfermer; je suis décidé à la lui rendre... Je me résigne aussi à payer ses dettes. C'est une lâcheté, je le sens... mais je suis son père, je ne l'estime plus... je l'aime toujours... Il a déchiré mon cœur, les lambeaux sont encore à lui.

Le jeune peintre se taisait, épouvanté des souffrances que trahissait cette horrible résignation.

—Je ne m'abuse pas, reprit après une pause M. Gandelu, mon fils est perdu. Je ne puis qu'essayer de faire la part du feu. Si cette Rose n'est pas une créature absolument perverse, on peut utiliser son influence sur ce malheureux. Mais qui se chargera des négociations!... Qui obtiendra de mon fils un aveu sincère de ses dettes?... André, j'avais compté sur vous.

Consentir à entreprendre le sauvetage du jeune M. Gaston, c'était de la part d'André un acte de dévouement héroïque, à un moment où il n'avait pas trop de toutes les forces de son intelligence pour l'œuvre de son propre salut.

Distraire sa pensée de Sabine, menacée du plus effroyable malheur qui puisse frapper une jeune fille, lui semblait presque un crime, et exigeait le plus énergique effort de sa volonté.

Pourtant, si égoïste que soit la passion vraie, il jugea qu'il devait cela et plus encore à cet honnête homme, qui venait de mettre si généreusement à sa disposition le seul élément de succès qui lui manquât, et un des plus puissants.

Il s'assit donc près de M. Gandelu, et froidement ils discutèrent la conduite qu'il convenait de tenir.

La prudence, la dissimulation même étaient indispensables.

Les derniers événements avaient si bien démoralisé le jeune M. Gaston qu'on pouvait tout obtenir de lui. Mais il fallait se hâter. Il était clair que s'il venait à soupçonner seulement les véritables dispositions paternelles, il s'empresserait d'en abuser.

Il fut donc arrêté qu'André aurait carte blanche, et que l'entrepreneur ne céderait jamais, en apparence, qu'à ses sollicitations.

Ainsi, ils comptaient substituer à l'autorité paternelle, dont la faiblesse était démontrée, un pouvoir étranger, nouveau, qui saurait se faire craindre et respecter.

L'événement devait justifier leurs prévisions.

Le jeune M. Gaston était bien plus abattu, bien plus désespéré encore que ne le supposait André, et c'est avec des transes inexprimables qu'il attendait en se promenant dans la cour, le retour de son ambassadeur.

Dès qu'il le vit paraître sur le seuil de la maison, il courut à lui.

—Eh bien!... que dit papa?...

—Votre père, répondit André, est fort irrité. Cependant je ne désespère pas de lui arracher quelques concessions.

—Il ferait mettre Zora en liberté?...

—Peut-être.

Le spirituel jeune homme eut une exclamation de joie.

—Quelle veine!... s'écria-t-il.

Et après quelques pas d'une danse délirante:

—Du coup, ajouta-t-il, je lui achète un huit-ressorts! v'lan...

André prévoyait bien quelque chose comme cela.

—Doucement, cher monsieur, fit-il; modérez-vous. Si votre père vous entendait, Mme Zora serait en grand danger de rester là où elle est...

—Allons donc!...

—C'est ainsi. Persuadez-vous bien que votre père ne vous rendra Zora et ne paiera vos dettes qu'autant que vous lui promettrez de changer de conduite et d'être plus raisonnable à l'avenir.

—Oh!... pour promettre, j'en suis.

—Je le crois... et votre père aussi. C'est pourquoi, en échange de ses concessions, il voudra plus que des promesses... il exigera des garanties.

Ce mot parut refroidir sensiblement la joie du jeune M. Gaston.

—Hein!... fit-il des garanties!... Je la trouve mauvaise! Est-ce que ma parole ne suffit pas?... Quelles garanties veut donc papa?

—Franchement, cher monsieur, je l'ignore. C'est à nous de les trouver. Je les lui proposerai ensuite de votre part, et si elles sont acceptables, il les acceptera, j'en mettrais la main au feu.

M. Gandelu fils l'examina d'un air comiquement surpris.

—Elle est bien bonne!... ricana-t-il. Vous faites donc de papa ce que vous voulez!...

—Non... mais ainsi que vous l'aviez deviné, j'ai sur son esprit une certaine influence. Vous en faut-il une preuve?... Je viens d'obtenir de lui de quoi payer les billets que vous savez...

—Les billets de Verminet?

—Je crois que oui... Je parle de ceux où vous avez eu la faiblesse de contrefaire une signature...

Les yeux de l'intéressant jeune homme papillotèrent.

Si inepte qu'il fut, il était horriblement tourmenté du son imprudence, et quand il y pensait, il se sentait comme un brasier dans la cervelle...

Il comprenait qu'elle pouvait avoir des conséquences épouvantables que n'arrêteraient ni les influences ni la grande fortune de son père.

—Quoi! fit-il en battant des mains, papa a lâché les fonds!... fameuse affaire!... Donnez, donnez bien vite...

Mais André secoua la tête avec un sourire goguenard.

—Pardon!... dit-il, je ne dois me désaisir de l'argent qu'en recevant les billets; donnant, donnant. Mes ordres à cet égard sont formels. Seulement, si rien ne vous retient, nous pouvons aller les retirer aujourd'hui même, à l'instant. Le plus tôt sera le mieux...

Le jeune M. Gaston ne répondit pas immédiatement. Une grimace de désappointement remplaçait son triomphant sourire.

—Je la trouve mauvaise!... dit-il enfin. Merci de la confiance. Ah! papa est un rusé vieillard, comme dit Augustin.

Cependant il prit son parti.

—Enfin, ajouta-t-il, puisqu'il le faut... allons-y gaiement!... Je vais passer un pardessus, monsieur André, et je suis à vous.

Il était pressé d'en finir, car au bout de moins d'un quart d'heure, il reparut pimpant.

—C'est rue Sainte-Anne, dit-il, en prenant le bras d'André; nous irons bien jusque-là à pied, hein?

C'est rue Sainte-Anne, en effet, que le sieur Verminet (Isidore) a installé le «siège social»—pour parler comme ses circulaires,—de la Société d'escompte mutuel dont il est le seul directeur gérant.

La maison qu'il a choisie et décorée de sa plaque de marbre, à lettres d'or, ne paie pas de mine. Le passant qui par hasard remarque sa façade noire qui raille les ordonnances de voirie, ses persiennes sales et mal assujetties, les vitres crasseuses et poudreuses des fenêtres, manque rarement de se dire:

—Quelle diable d'industrie exerce-t-on là dedans?...

L'industrie de Verminet n'est pas aisée à définir.

La Société d'escompte mutuel, disent les prospectus, est fondée à seule fin de procurer du crédit à ceux qui n'en ont plus, et de l'argent à ceux qui n'en ont pas.

Idée d'une philanthropie sublime, mais d'une pratique difficile.

La façon d'opérer de Verminet, qu'il appelle son «système financier,» est pourtant des plus simples.

Un malheureux commerçant perdu, ruiné, à la veille de la faillite, s'adresse-t-il à lui? Il le console, lui fait signer des billets pour la somme dont il a besoin, et lui remet en échange... d'autres billets, signés par quelque autre négociant non moins perdu, ruiné, et aussi près de la faillite que le premier.

Et à chacun d'eux, il dit:

—Vous ne trouvez pas d'argent sur votre signature?... En voici une qui est de l'or en barre et que vous escompterez aussi aisément qu'un billet de banque.

C'est pourquoi, bravement il perçoit une commission, payable comptant, par exemple, de deux pour cent sur le montant des billets souscrits.

A ceux que ne satisfait pas une seule signature, il en procure deux, trois, quatre... Ah! il n'est pas regardant!

—Comment Verminet trouve-t-il des clients?

On se l'explique quand on sait tout ce dont est capable le pauvre commerçant obsédé par le fantôme de la faillite, il perd la tête, il se débat... Il se raccroche à une signature comme un homme qui se noie à un brin d'herbe.

Parfois cet échange de signatures réussit pour un jour. Tel dont la situation est connue trouve crédit sur la position inconnue d'autrui. L'échéance n'en est que plus terrible.

Ce qui est sûr, c'est que quiconque entre chez Verminet ayant encore quelques chances de rétablir ses affaires, en sort irrémissiblement perdu.

Ceci est déjà bien, et cependant ce n'est que la partie morale des opérations de la Société d'escompte mutuel.

Ses revenus les plus importants et les plus réguliers, elle les tire de tripotages infiniment moins avouables encore.

Elle tient boutique, par exemple, de ces «effets de circulation» qui sont le désespoir et l'effroi de la banque. Tous les faiseurs de la coulisse savent qu'elle fait commerce de signatures assorties pour billets à des fournisseurs: depuis trois francs sur timbre ordinaire, depuis cinq francs sur timbre orné de vignettes commerciales. Il n'est guère de syndic qui ne soit sûr qu'elle fabrique pour faillites, des titres de fantaisie et des créances fictives.

On dit que Verminet gagne du l'argent.

XXIII

Doué de ce coup d'œil rapide et pénétrant, de cette vive sensibilité aux objets extérieurs, qui sont le privilège des artistes de talent, André déchiffra, en quelque sorte, l'histoire de la Société d'escompte mutuel, sur la façade de la maison de la rue Sainte-Anne.

—Hum!... voici une boutique, fit-il, qui ne me dit rien de bon.

—Pas d'apparence!... c'est vrai, objecta le jeune M. Gaston d'un ton capable, mais du fond, beaucoup de fond!... Il s'y brasse, voyez-vous, des affaires dont vous ne vous douteriez jamais. Ah!... Verminet est un gaillard qui vous sait le «truc.»

C'était justement ce que pensait André.

Son opinion était irrévocablement arrêtée sur le compte de ce personnage du tant de «trucs,» capable d'abuser de l'inepte facilité d'un jeune idiot, et qui tendait aux mineurs la plume pour faire des faux.

Il ne risqua cependant pas la moindre objection et suivit le jeune M. Gandelu fils qui semblait connaître admirablement les êtres.

Sur ses pas, il longea un corridor fort long, encore plus étroit, puant et obscur, traversa une cour humide autant qu'un puits, et gravit un escalier à rampe visqueuse, à marches traîtresses et glissantes autant que de la glaise.

Arrivé au second étage, devant une porte historiée d'inscriptions et d'avis concernant l'ouverture et la fermeture de la caisse, le jeune M. Gaston s'arrêta.

—C'est ici, dit-il à son compagnon, entrons...

Il tourna le bouton, suivant les indications de la porte, et André et lui pénétrèrent dans une vaste pièce haute de plafond, à tapisserie éraillée, ornée de banquettes de velours verdâtre, séparée en deux par un grillage à mailles serrées, derrière lequel cinq ou six employés mangeaient, car c'était l'heure du déjeuner.

Les émanations du poêle de fonte, des paperasses, des employés et des victuailles se mêlaient et se confondaient en un parfum, qui saisissait l'estomac et le nez et produisait la sensation d'une barbe de plume chatouillant l'arrière-gorge.

—M. Verminet?... demanda le jeune M. Gaston.

—En affaires! répondit insoucieusement un des commis, la bouche pleine.

—Vous trouverez sans sortir d'ici.
—Vous trouverez sans sortir d'ici.

Cette réception parut on ne peut plus inconvenante à l'intelligent jeune homme. Le traiter avec ce sans-gêne, lui!...

—Hein!... fit-il en enflant sa voix de fausset et du ton le plus impertinent qu'il put prendre, vous dites?... Je la fais aux autres, celle-là, mais on ne me la fait pas...

Il sortit en même temps de sa poche et présenta à l'employé une de ses cartes de visite, timbrées dans un angle de cette couronne de marquis dont la vue exaspérait et faisait bondir l'honnête entrepreneur.

—Si Verminet est occupé, ajouta-t-il, dérangez-le, parbleu!... Dites-lui que c'est moi qu'il laisse attendre, Gaston de Gandelu!

L'employé de la Société d'escompte mutuel fut si ému de ces airs superbes que, sans mot dire, il se dressa, prit la carte, et sortant du grillage, disparut par une porte latérale sur laquelle on lisait: Direction.

Quelle victoire pour le jeune M. Gaston. Aussi jeta-t-il à André un regard triomphant où éclatait le plus légitime orgueil.

Presque aussitôt le commis reparut.

—M. Verminet, dit-il, est en conférence, il vous prie, monsieur, de l'excuser et d'attendre; il vous recevra dès qu'il aura terminé.

Puis, jaloux sans doute de se concilier les bonnes grâces d'un homme de tant de désinvolture, et de bien poser son patron, du même coup, il ajouta en s'inclinant respectueusement:

—Le patron cause en ce moment avec le marquis de Croisenois.

—Tiens!... tiens!... tiens!... exclama le jeune M. Gaston, ce cher marquis!... Elle est bien bonne!... Dix louis qu'il sera ravi de me serrer la main.

A ce mot, de Croisenois, André avait tressailli, et tout son sang avait afflué à son visage.

Croisenois!... C'était l'homme qu'il haïssait de toute l'énergie de son être, ce misérable qui, s'armant d'un secret volé, comme l'assassin de l'ignoble couteau, allait contraindre Sabine de Mussidan à lui abandonner sa main!... C'était ce vil scélérat que M. de Breulh-Faverlay, et lui André, et Mme de Bois-d'Ardon, s'étaient juré de démasquer.

Cependant André ne l'avait jamais vu. Il comptait le jour même s'attacher à ses pas, le suivre, l'observer, surprendre son présent, fouiller son passé, sonder tous les mystères de sa vie, mais il ne le connaissait pas encore physiquement.

Et il frissonnait à cette idée qu'une porte seule le séparait de cet ennemi mortel, qu'il allait le voir, qu'il traverserait la salle, qu'ils se trouveraient face à face, que leurs yeux se croiseraient, qu'il entendrait le son de sa voix, qu'il pourrait, d'un regard, essayer de plonger au plus profond de cette âme de boue...

Si forte était son émotion qu'il avait grand peine à la dissimuler; heureusement son compagnon ne faisait nulle attention à lui.

Sur l'invitation de l'employé, le jeune M. Gaston s'était assis, et renversé sur sa chaise, les jambes croisées, les pouces dans les entournures de son gilet, il s'étalait, s'offrait de trois quarts, de profil et de face, à l'admiration ébahie des tristes hères qui écrivaient derrière le grillage.

Quand il jugea tout son effet produit, il tira André par son paletot, et penchant sa chaise vers lui:

—Vous connaissez ce cher marquis? demanda-t-il assez haut pour que personne dans la salle ne perdit un mot.

André eut une exclamation sourde, que l'autre prit pour une réponse négative.

—Quoi! fit-il, vous n'en avez pas entendu parler!... Elle est forte!... dans quel monde vivez-vous donc?... Henri de Croisenois est un de mes bons amis!... même il me doit cinquante louis que je lui ai gagnés au bac, chez Ernestine, une misère...

André n'écoutait pas.

Il était émerveillé, confondu, de cette surprise du hasard, ou plutôt de la voie mystérieuse choisie par la Providence.

Jamais, en donnant comme il l'avait projeté, sa matinée aux préliminaires de ses investigations, il n'eût découvert rien qui approchât de ce qu'il apprenait en ce moment.

C'était un indice grave qu'il recueillait, il en avait le pressentiment.

Il avait jugé Verminet, et les relations de Croisenois avec ce ténébreux maquignonneur d'affaires avaient une claire signification. De ce côté, évidemment, il fallait diriger les recherches.

André, jusqu'alors, se débattait au milieu d'épaisses ténèbres qu'il sentait vaguement peuplées d'ennemis, à cette heure il apercevait comme une lueur. Il allait s'élancer au hasard, et voici qu'il lui semblait tenir le bout du fil qui allait le guider à travers le labyrinthe d'iniquités de Croisenois.

Comme à ce jeu où le perdant est condamné à retrouver un objet caché, et le cherche guidé par des indications railleuses, il entendait au dedans de lui-même une voix qui lui criait:

—Tu brûles.

De plus, il se trouvait que cet inepte garçon, dont il devenait le mentor, était lié avec le misérable. Pourquoi n'en tirerait-il pas de précieuses indications?

—Vraiment, lui demanda-t-il, vous êtes l'intime de M. de Croisenois?...

—Parbleu!... répondit le jeune M. Gaston. Demandez plutôt à Adolphe de chez Brébant... vous allez voir, tout à l'heure. Je suis surtout du dernier bien avec une dame qui lui coûte les yeux de la tête, tandis que moi... Ah! elle est bien drôle!... mais mystère!... comme dit Léonce, beaucoup de mystère!...

Il s'interrompit, la porte de la direction venait de s'ouvrir, laissant passage au sieur Verminet et au marquis.

M. Henri de Croisenois portait un costume du matin, fort élégant, à la mode, mais non ridicule, comme celui de Gandelu fils.

Il mâchonnait son éternel cigare et fouettait son pantalon de drap gris clair, du bout d'une badine de cuir de Russie à pomme d'or...

D'un coup d'œil, d'un seul coup d'œil où il concentra toute son âme, tout ce qu'il avait d'intelligence, de pénétration, de finesse, André vit assez Croisenois pour ne l'oublier jamais, pour être à même de faire encore son portrait de mémoire, au bout de vingt ans.

Il lui trouva l'air faux et traître, et sous les apparences du viveur de bonne compagnie, insoucieux et sceptique, il crut reconnaître une astuce réfléchie, une méchanceté froide, et cette redoutable détermination des gens prêts à tout.

Le regard, surtout, le frappa par sa mobilité. Les yeux lui parurent troubles, inquiets, effarouchés comme ceux de l'homme qui, ayant fait un mauvais coup, sait qu'il a tout à craindre, et attend le danger de partout et à tout instant.

—Il est impossible, pensa André, que cet homme ne soit pas un scélérat.

A cinq pas, le marquis avec ses petites moustaches fines et soyeuses jouait encore le jeune homme, mais André reconnut qu'en réalité, il devait être bien plus vieux que son âge.

Sous les artifices d'une toilette savante, sous le coldcream et la poudre de riz, l'artiste distinguait les traits flétris du libertin surmené.

Les émotions du jeu, les nuits de débauches, les anxiétés d'une existence précaire, les plaisirs exhorbitants, avaient ridé les tempes, éclairci les cheveux, fané les lèvres et bridé les paupières veuves de cils.

M. de Croisenois semblait d'ailleurs de la meilleure humeur du monde, et c'est du ton le plus gai que Verminet et lui achevaient la conversation commencée, ou plutôt la résumaient, comme on fait presque toujours après un long entretien, au moment de se séparer.

—Il demeure donc bien entendu, disait le marquis, que je n'ai pas à me préoccuper des affaires qui ne concernent que vous et moi.

—Inutile!... j'aviserai!...

—N'y manquez pas, surtout!... Diable!... Un retard, un malentendu, un oubli auraient des conséquences graves.

Cette recommandation suggéra une idée sérieuse à Verminet, car, se penchant vers son «client,» il se mit à lui parler très bas... et ils riaient.

—Que disaient-ils? André avait beau écouter de toutes ses forces, pas une syllable n'arrivait jusqu'à lui.

Mais c'était beaucoup déjà de savoir que ce noble personnage et le directeur du la Société d'escompte mutuel avaient des intérêts communs.

Le jeune M. Gaston, lui aussi, prêtait l'oreille, entièrement dépité de n'être pas remarqué, malgré ses hum! répétés.

Bientôt, n'y tenant plus, il s'avança vers M. de Croisenois, quitte à l'interrompre, plus que jamais arrondissant le dos, la bouche en cœur et la main largement tendue.

—Eh! eh!... fit-il en exagérant encore son insupportable ricanement, ce cher marquis!... Est-elle assez bonne!... Si je m'attendais à vous trouver ici, par exemple!... Ah ça!... que devenez-vous, on ne vous voit plus. Et Sarah?... joue-t-on toujours chez elle?...

Si le marquis fut satisfait de la rencontre, à coup sûr il n'y parut guère. Il sembla surpris, mais non agréablement. Ses sourcils même se froncèrent.

Cependant il serra du bout de ses doigts gantés de gris-clair la main qui lui était tendue, en disant du ton le moins encourageant:

—Ravi de vous voir, cher monsieur, en vérité.

Mais il ne dit que cela, et tournant assez peu civilement le dos au jeune M. Gaston, il continua à s'adresser à Verminet.

—Pour le reste, disait-il, toutes les difficultés sont levées, et comme il n'y a pas une minute à perdre, voyez aujourd'hui même, Martin-Rigal et Mascarot...

André tressaillit. Ces gens dont parlait Croisenois n'étaient-ils pas des complices?... Il voyait des complices partout.

En tout cas, ces deux noms se gravèrent dans sa mémoire comme le poinçon dans le métal sous le puissant effort du balancier.

—Père Tantaine venu ce matin, répondit Verminet.—M'a donné rendez-vous pour quatre heures chez patron.—Y rencontrerai Van Klopen; lui parlerai pour belle amie!...

Le marquis haussa les épaules en éclatant de rire.

—Par ma foi!... fit-il, j'oubliais cette diablesse de femme, et nous sommes en plein carnaval; il faut des robes, il faut de la soie, il faut des dentelles... Parlez à Van Klopen, mon cher, parlez... mais vous savez, pas de largesses... Je me moque à cette heure de Sarah comme de ça.

Ça, c'était le claquement de l'ongle de son pouce sous sa dent.

—Compris!... approuva Verminet, connu et compris.—Évitons imprudence, cependant; brusquer dangereux.—Mouvement possible de ce côté!...—Liquidations à la douce plus sûres que les autres!...

—Oh!... de ce côté, dit M. de Croisenois, rien à craindre!...

Une dernière fois, il serra la main du directeur de la Société d'escompte mutuel, et ajouta:

—Allons!... salut, à demain!...

Tout était convenu. Le marquis traversa rapidement le bureau, et sortit après un léger salut au jeune M. Gaston, sans daigner remarquer la présence d'André, qui, du reste, se dissimulait de son mieux.

M. Gandelu fils, lui, s'était rapproché du jeune peintre.

—Étonnant, murmurait-il!... épatant!... Hein!... quel chic!... Il est vraiment marquis, Jules de chez Bonnefoy me l'a dit... et il est mon ami, vous avez vu?

Évidemment, il allait poursuivre et donner d'étourdissants détails sur Sarah, cette dame qui... cette dame que... lorsqu'il fut interrompu par la voix du sieur Verminet.

—A vos ordres!... messieurs, criait cet honorable financier. Prenez peine de passer.—Mille pardons!—Très pressé.—Une heure déjà!... et pas paru bourse.—Coulisse inquiète!...

Lorsque André et le jeune M. Gaston entrèrent, refermant soigneusement la porte derrière eux, M. Verminet avait déjà regagné son siège de cuir.

M. Verminet est mieux que ses bureaux, plus brillant que son personnel.

D'abord il est propre. Sa tenue qui est celle des jeunes employés à la liquidation,—les plus élégants des boursiers,—fait l'éloge de son tailleur.

Est-il jeune, est-il vieux? On ne saurait le dire. Il n'a guère plus d'âge qu'une pièce de cent sous.

Il est gras, frais, rose, blond, porte ses favoris à l'anglaise, et son œil terne, qui rend bien des sensations, est glacial comme un soupirail de cave.

Sa grande préoccupation est de passer pour un homme sérieux, très sérieux, connaissant exactement la valeur de toutes choses, et c'est pour économiser le temps, qu'il a adopté le langage des nègres et du télégraphe.

—Seyez-vous, messieurs, fit-il, économisant, grâce à ce vieux mot, la syllabe as, seyez-vous.

Mais M. Gandelu fils, lui aussi, était pressé.

—Merci!... répondit-il, nous ne sommes pas des gêneurs. Un mot seulement, comme dit Geoffroy... un simple mot. Vous m'avez prêté de l'argent la semaine passée.

—Juste. En voulez-vous encore?

—Ah! mais non!... au contraire, nous venons retirer mes billets.

Un léger nuage passa sur le front du sieur Verminet.

—Échéance au quinze prochain, seulement, fit-il.

—N'importe!... j'ai le sac, et alors... vous comprenez... Si vous voulez me remettre ces chiffons...

—Pas possible.

—Hein!... vous dites!... pourquoi?

—Négociés!...

Ce mot tomba comme un coup de trique sur le crâne du jeune M. Gaston.

—Négociés!... balbutia-t-il d'une voix défaillante, vous avez négocié ma signature!... Je la trouve mauvaise, excessivement mauvaise!... Mais non, ce n'est pas vrai; vous plaisantez, hein?...

—Plaisante jamais.

Le triste garçon n'en pouvait croire ses oreilles; non, il ne pouvait imaginer que ce fût sérieux. Il était absolument décontenancé, confondu, ahuri.

—Mais ce n'est pas de jeu! reprit-il. Ce n'est pas à moi qu'on la fait, celle-là. Je retire ma mise. Si j'ai signé c'est qu'il était convenu que ces effets ne sortiraient pas de votre portefeuille, c'était entendu, promis...

—Dis pas non, mais promettre et tenir, deux. Affaire lourde, bénéfice incertain, trouvé preneur, donné papier.

L'aventure ne surprenait pas beaucoup André; il avait vaguement pressenti quelque tour de ce genre. Aussi, voyant que M. Gandelu fils perdait totalement la tête, crut-il devoir prendre la parole.

—Pardon, monsieur, dit-il au laconique directeur, il me semble que certaines circonstances... particulières, vous faisaient un devoir de respecter les conventions jurées...

Le sieur Verminet s'inclina tout d'une pièce, et au lieu de répondre:

—Honneur de parler à qui?... interrogea-t-il.

André, qui devenait de plus en plus défiant, à mesure qu'il s'engageait dans cette affaire, ne jugea pas à propos de décliner son nom.

—Je suis, dit-il évasivement, un ami de M. Gaudelu.

—Parfait.

—Je reprends, monsieur. Donc vous avez prêté à mon ami dix mille francs.

—Excusez; cinq mille.

André, un peu étonné, se retourna vers son compagnon, qui de blême qu'il était devint cramoisi.

—Que veut dire ceci? demanda-t-il.

—Une bonne charge!... Je vous avais annoncé dix mille francs, parce que j'avais besoin de la différence pour Zora, vous comprenez.

—Soit, reprit le jeune peintre. Alors, monsieur Verminet, c'est cinq mille francs que vous avez remis à M. Gandelu sur sa signature. Rien de plus naturel. Ce qui l'est moins, c'est de l'avoir incité, décidé, à... imiter la signature d'une autre personne... C'est un faux, monsieur!...

Verminet ne put s'empêcher de tressauter sur son fauteuil.

—Un faux!... murmura-t-il, pas connaissance!...

Cette rare impudence fouetta le sang du jeune M. Gaston et le tira du stupide anéantissement où il restait plongé.

—Trop forte!... s'écria-t-il, elle est trop forte. Comment, Verminet, ce n'est pas vous qui m'avez dit que pour votre garantie personnelle il vous fallait un nom au-dessus du mien!... Celle-là, on ne me la fait pas!...

C'est si bien vous, que vous m'avez mis sous les yeux une lettre en me disant: «Tenez, imitez vaille que vaille ce paraphe, c'est celui de M. Martin-Rigal, le banquier de la rue Montmartre...» Je ne voulais pas, et alors vous m'avez donné votre parole sacrée que ce n'était qu'une formalité qui ne m'engageait à rien qu'à payer exactement; que les papiers ne sortiraient pas de votre tiroir... Et vous niez!... Non, ce n'est pas délicat, et vous me faites de la peine.

Le très honorable directeur écoutait d'un air glacé.

—Accusation mensongère!... dit-il enfin, preuves absentes; société incapable d'action blâmable punie par lois.

—Et cependant, monsieur, insista André, vous n'avez pas hésité à mettre de tels billets en circulation! Avez-vous calculé les épouvantables conséquences de ce manque de parole!... Qu'arriverait-il si on présentait à M. Martin-Rigal cette fausse signature?

—Danger improbable; Gandelu créateur, Rigal endosseur. Billets échus toujours présentés à créateur.

Le jeune M. Gaston se répandait en récriminations, mais André comprit bien que toute discussion serait oiseuse, et que les raisons les plus fortes se briseraient contre une volonté mûrement réfléchie et arrêtée.

Le guet-apens était évident, mais quel était son but?

—Brisons là, fit le jeune artiste. Un seul moyen nous reste de conjurer le péril. Il faut nous mettre à la poursuite des billets et tâcher de les rejoindre.

—Sage.

—Mais pour ce faire, monsieur, il faut que vous ayez la complaisance de nous dire à qui vous les avez passés.

Le sieur Verminet eut ce geste familier des bras, qui traduit éloquemment la plus complète ignorance.

—Sais pas, fit-il, oublié.

André s'était bien juré qu'il serait patient, qu'il ne se laisserait même pas émouvoir.

Mais les forces humaines ont leurs limites. Il s'était animé peu à peu, l'impassibilité de ce froid coquin, sa superbe impudence, ses façons de parler l'agacèrent si bien qu'il oublia ses serments.

André put sauter sans se faire de mal.
André put sauter sans se faire de mal.

—Eh bien!... moi, monsieur, fit-il de cette voix de basse et sifflante, qui annonce la plus extrême fureur difficilement contenue, moi, je vous engage, dans votre intérêt, à faire un appel énergique à votre mémoire...

—Menaces!...

—...Vous prévenant charitablement que si elle vous trahit, cela va être vraiment fâcheux pour vous, oui, sur mon honneur!...

Il n'y avait pas à se méprendre au ton du jeune peintre, le sieur Verminet ne s'y méprit pas.

—Chercher à côté, fit-il.

Il se levait, comptant bien s'esquiver, mais André se jeta devant la porte.

—Vous trouverez sans sortir d'ici, prononça-t-il, et, sacrebleu!... faites vite!...

Pendant deux minutes au moins, ils restèrent immobiles en face l'un de l'autre, se toisant, se mesurant, s'évaluant. Verminet vert de peur et affreusement troublé, André tout vibrant de colère, la lèvre blanche et tremblante, l'œil flamboyant.

—Si ce misérable bouge, pensait André, tout à fait hors de lui, je le jette par la fenêtre.

—Ce grand garçon est bâti comme un hercule, se disait Verminet, et quel air!... il est capable de me faire un mauvais parti.

L'idée d'appeler ses employés à l'aide, lui vint bien, il la repoussa pour des raisons que ne pouvait soupçonner André.

Se sentant bien pris, il se décida à céder, et se frappant soudain le front:

—Étourdi!... s'écria-t-il, indications-là.

Il courut à son bureau et sortit d'un tiroir un volumineux agenda qu'il se mit à feuilleter prestement.

Mais André, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, constata qu'il le tenait la tête en bas.

Cependant il parut y lire le renseignement promis.

—Ah!... fit-il: Billets Gandelu et Rigal, francs cinq mille, passés à Van Klopen, tailleur pour dames, reçu espèces, commission en compte.

Le jeune peintre se taisait.

Un mot de Croisenois lui avait appris que Verminet était en relations avec Van Klopen le couturier, et Martin-Rigal le banquier.

Or, comment Verminet avait-il fait imiter à Gaston, précisément la signature de Martin-Rigal, et pourquoi avait-il tout justement donné ces faux à Van Klopen.

Impossible de voir là un simple jeu du hasard, il fallait que des liens d'intérêt secret existassent entre ces trois hommes et le marquis de Croisenois.

—Eh bien! demanda enfin l'honorable directeur de la Société d'escompte mutuel, vous contents?

—Van Klopen aura-t-il encore les billets, murmura M. Gandelu fils.

—Ne sais.

—Qu'importe, fit André, il nous dira où ils sont... Venez Gaston.

Ils sortirent, et dès qu'ils furent dans la rue, le jeune artiste passant son bras sous celui de son compagnon, l'entraîna au pas de course dans la direction de la rue de Grammont.

—Je ne veux pas, disait-il, laisser le temps à Verminet de prévenir l'autre, je veux tomber chez Van Klopen comme un boulet.

XXIV

Mieux informé, André eût su qu'on n'arrive pas comme un boulet jusqu'à l'illustre Van Klopen.

Retranché dans le sanctuaire de ses inspirations et de ses oracles, ce redoutable tyran de la mode s'entoure de plus de gardes, de défiances et de précautions qu'un despote d'Asie au fond de son harem.

Les femmes, ses clientes, réussissent parfois à éviter l'inévitable station du salon d'attente, les hommes jamais.

Comment savoir si l'homme qui se présente n'est pas un mari furieux!...

Qu'adviendrait-il, bon Dieu!... sans cette consigne de fer?... Monsieur, avare et jaloux, pourrait donc venir surprendre madame en train de choisir et de commander la robe qu'elle compte lui faire payer malgré lui, grâce aux vertus de l'anse du panier!

Les femmes, pauvres anges!... seraient chez les couturiers des dames sur un éternel qui vive!... Ce serait là de la clientèle.

C'est pourquoi, dès le vestibule, André et le jeune M. Gaston, qui arrivaient très essoufflés, furent arrêtés par les immenses laquais dont la livrée reluisante d'or est comme l'enseigne de la prospérité de la maison.

—M. Van Klopen n'est pas visible, déclarèrent-ils.

—L'affaire est importante, cependant; insista André, elle est urgente.

—Monsieur travaille.

Prières, menaces, tentatives de corruption, un billet de cent francs même adroitement offert, furent inutiles.

André se sentait pris d'une démangeaison folle de jeter de côté ces drôles dont la politesse souriante lui semblait injurieuse, et de passer outre; mais il en était déjà à se repentir d'avoir manqué de prudence et de patience chez le sieur Verminet.

Il se résigna donc, non sans effort, et à la suite du jeune M. de Gandelu, il entra dans ce fameux salon que Van Klopen appelle son «purgatoire.»

L'aspect de l'endroit l'étonna. A tout autre moment, il eût été pris de fou-rire, en considérant les portraits de robes accrochés au mur, mais il était sous le coup de la plus vive contrariété.

—Pendant que nous allons croquer le marmot ici, le directeur de la Société d'escompte mutuel aura le temps de prévenir ce gredin de couturier et nous ne saurons rien!...

Cependant les laquais avaient dit vrai, et c'est à peine si cinq ou six clientes soupiraient dans le «purgatoire» après le bon plaisir de l'arbitre des élégances.

Toutes, à l'entrée des deux jeunes gens, se détournèrent, dévisageant ces téméraires; toutes... à l'exception d'une, pourtant; qui, assise dans l'embrasure d'une fenêtre, regardait dans la rue, en tambourinant sur les vitres du bout des ongles.

Cette indifférente, précisément, attira l'attention d'André, et à sa profonde stupeur, il reconnut Mme de Bois-d'Ardon.

—Quoi!... se dit-il, la vicomtesse chez cet ignoble couturier, après son horrible offense de l'autre jour!... Allons, M. de Breulh se trompait quand il me disait: «Celle-là est folle, mais elle a du cœur, et elle nous sera une auxiliaire dévouée!...»

Le jeune M. Gaston, pendant ce temps, se tournait et se retournait sur sa chaise; il sentait cinq paires d'yeux braqués sur lui, et il cherchait une pose avantageuse.

Après s'être étonné, André s'indignait.

—J'en aurai le cœur net, pensa-t-il, je veux lui faire honte.

Il saisit cette idée au bond, et sans souci des personnes présentes, sans réfléchir qu'il pouvait compromettre atrocement la jeune femme, il traversa le salon et alla s'incliner devant elle.

Mais elle prêtait une telle attention à ce qui se passait dans la rue, qu'elle ne s'aperçut pas qu'il était là, et qu'il fut obligé de parler.

—Madame la vicomtesse...

Elle se retourna vivement, et, apercevant André, ne put retenir un petit cri.

—Ah!... vous!...

—Oui, moi, ici!...

Le regard dont il souligna ces trois mots était trop expressif, pour que Mme de Bois-d'Ardon ne comprît pas tout ce qui se passait en lui.

Son cou et son visage, jusqu'à la racine des cheveux, se couvrirent de rougeur, et elle se leva pour répondre plus aisément à André sans être entendue.

—Ma présence vous paraît inouïe, fit-elle, et vous jugez que j'ai peu de mémoire et peu d'orgueil.

André ne répondit pas... C'était répondre.

—Eh bien!... reprit la vicomtesse avec un regard de reproche, vous me calomniez. Si je suis venue, c'est que j'ai vu de Breulh ce matin, et il m'a dit que dans l'intérêt de vos projets, je devais pardonner Van Klopen, et rester avec lui au mieux... Vous voyez, monsieur André, il ne faut jamais juger sur les apparences... surtout une femme.

Ce fut au tour du jeune artiste à devenir cramoisi. Il était vraiment malheureux de son injustice, ses yeux exprimaient le repentir et la plus ardente reconnaissance. Il joignit les mains, et d'un ton suppliant:

—Me pardonnerez-vous, madame... commença-t-il.

D'un petit geste rapide qu'il fut seul à voir, Mme de Bois-d'Ardon l'interrompit.

—Prenez garde, disait ce geste, nous ne sommes pas seuls, on nous regarde.

Et en même temps, elle se retournait vers la rue, en lui faisant signe de l'imiter, afin de dérober au moins leur visage à l'observation.

Le fait est que cette conversation, dont personne n'entendait mot, intriguait fort le salon. Deux dames surtout, l'une bien compromise, et l'autre totalement perdue de réputation en furent vivement choquées et se penchèrent l'une vers l'autre pour se communiquer leur opinion, sur ce qu'elles jugeaient charitablement un rendez-vous scandaleux.

Pour le jeune M. Gaston, il crevait de dépit et de jalousie. Personne ne le remarquait.

—Elle est mauvaise! marmottait-il... A-t-on jamais vu cet artiste, qui me la faisait à la vertu!... Ça ne prend pas!... C'est qu'elle est jolie, la petite!

Entre André et Mme de Bois-d'Ardon, la conversation continuait.

—De Breulh, poursuivait la vicomtesse, a déjà recueilli sur le compte de M. de Croisenois, cent fois plus de bruits fâcheux qu'il n'en faudrait pour décider un père à lui refuser sa fille. Cela ne suffît pas, puisque Mussidan a le couteau sur la gorge. Ce qu'il faut, c'est dénicher dans le passé de ce Croisenois quelque grosse infamie qui le force à se retirer...

—Je la trouverai, fit André les dents serrées, j'en ai la certitude.

—Franchement, mon pauvre monsieur, il faudrait vous hâter. Selon nos conventions, je suis charmante pour lui, il me croit sa toute dévouée, et même il me fait un peu la cour. Demain, je le présente à l'hôtel de Mussidan, c'est convenu avec le comte et la comtesse...

A grand peine, le jeune peintre maîtrisa un mouvement de rage.

—J'ai bien compris en les voyant, reprit Mme de Bois-d'Ardon, qu'il y a quelque chose, et que vous aviez deviné juste. D'abord Mussidan et sa femme, qui vivaient fort mal ensemble, se sont tout à coup rapprochés, on dirait qu'ils se serrent l'un contre l'autre, pour mieux résister au danger... Puis leur contenance, leurs mouvements, tout en eux trahit l'inquiétude, la contrainte, le désespoir... C'est avec attendrissement, avec une sorte de reconnaissance douloureuse qu'ils regardent leur fille... J'ai deviné qu'ils attendent d'elle le salut, et qu'ils l'admirent de les sauver.

—Et elle, murmura André, elle...

—Sabine, monsieur André, est sublime... oui, sublime, pour qui comme moi sait la vérité. Résolue au sacrifice elle l'a accepté, plein, entier, sans restrictions, sans murmure... Son dévouement est grand, mais ce qui est admirable, c'est qu'elle sait dissimuler à ses parents l'étendue et l'horreur de son sacrifice. Noble fille!... Elle est calme et grave comme avant, mais non davantage. Je l'ai trouvée maigrie et un peu pâlie, son front, quand je l'ai embrassée, m'a brûlé les lèvres comme un fer rouge... hormis cela, rien ne trahit ses intolérables souffrances... C'est à douter. Mais Modeste m'a parlé... C'est un rôle qu'elle joue... un rôle où elle agonise... elle mourra en souriant à ceux dont elle sauve l'honneur.

De grosses larmes roulaient lentes et silencieuses sur les joues d'André.

—Mon Dieu!... murmura-t-il, comment mériter une telle femme!...

Mais une porte s'ouvrait, et au bruit qu'elle fit, André et Mme de Bois-d'Ardon s'interrompirent et se retournèrent vivement.

L'illustre Van Klopen apparaissait.

Selon sa coutume après chaque consultation, il venait crier dans son «purgatoire»:

—A qui le tour?

Mais à la vue du jeune M. Gaston, sa physionomie changea, et c'est le sourire le plus engageant aux lèvres qu'il fit passer les deux jeunes gens, écartant d'un geste impérieux la patiente dont c'était le tour, et qui protestait contre le passe-droit.

—Sans doute, dit-il, d'un ton bonhomme, à M. Gandelu fils, vous venez me commander quelque surprise pour la délicieuse Zora de Chantemille?...

Affreuse ironie!... l'intelligent jeune homme poussa un soupir à fendre l'âme.

—Pas pour le moment!... répondit-il... Zora est un peu souffrante...

Mais André, qui avait arrangé la petite histoire à conter au couturier des reines, était trop pressé pour laisser consumer le temps en parlages inutiles.

—Nous venons, monsieur, interrompit-il, pour une affaire plus sérieuse. Mon ami, M. Gaston, va quitter Paris pour plusieurs mois, et il désire, avant de s'éloigner, retirer sa signature de la circulation. Il y tient d'autant plus que son père serait fort mécontent s'il apprenait qu'il a souscrit des billets...

—Je conçois cela.

—Eh bien!... monsieur, vous pouvez lui être fort utile.

Le jeune et intelligent Gaston se vit sauvé.

—Alors, mon cher Klopen, dit-il, remettez-nous les valeurs que vous avez signées de moi.

L'illustre couturier hocha la tête.

—Je les ai eues, fit-il... oui, je me rappelle très bien. Cinq billets de mille francs chaque, valeur en compte, signés Gandelu, endossés Martin-Rigal... Je les tenais de la Société d'escompte mutuel... J'en ai disposé.

—Pas de veine!... murmura Gaston affreusement déconcerté.

—Oui, je les ai envoyés en règlement à mes fournisseurs de Saint-Étienne-Rollon, Vrac et Cie...

Le sieur Van Klopen est peut être un coquin habile; mais il est né à Rotterdam, la finesse de détail lui manque. Bien plus, en dehors de son extraordinaire impudence professionnelle, il se trouble aisément. Et la preuve, c'est que, gêné par le regard d'André obstinément attaché sur lui, il ajouta:

—Si vous ne me croyez pas, je puis vous montrer l'honorée de ces messieurs m'accusant réception...

—Inutile, monsieur, prononça André, inutile... du moment que vous nous donnez votre parole d'honneur...

—Certes, je vous la donne, et la grande, et la vraie... Mais n'importe, laissez-moi chercher la preuve dans ce paquet de lettres...

Le couturier des reines semblait chercher avec une sorte de rage.

—Oh!... assez, monsieur, fit André, sans la moindre ironie, car il tenait à paraître dupe, ne prenez pas tant de peine... Les billets sont à Saint-Étienne... c'est un petit malheur!... Nous attendrons l'échéance. M. Gandelu ne déshéritera pas son fils pour cela... j'ai l'honneur de vous saluer...

Et comme il sentait bouillonner son sang dans ses veines, comme il craignait de ne pas rester parfaitement maître de soi, André sortit, entraînant le jeune Gaston, lequel voulait absolument consulter Van Klopen sur la tenue qu'il serait «très chic» de donner à Zora quand elle sortirait de Saint-Lazare.

Lorsqu'ils furent dans la rue, à une vingtaine de pas de la maison du tailleur pour dames, André s'arrêta, et, tirant son calepin, y écrivit, à tout hasard, l'adresse des fabricants de Van Klopen, MM. Rollon, Vrac et Cie. Quand il eut fini:

—Eh bien!... demanda-t-il à son compagnon, que pensez-vous de votre couturier?

M. Gandelu fils était absolument rassuré.

—Je pense, mon cher bon, répondit-il, que Van Klopen n'est pas bête... Il me connaît. S'il avait fait sa tête, je lui perdais sa clientèle... et raide! Je suis bon garçon, comme dit Philippe de chez Vachette... mais je n'aime pas les scies!... Ah!... mais non!...

—Alors où croyez-vous vos billets?...

—A Saint-Étienne, parbleu!...

L'obstinée confiance du jeune M. Gaston arracha à André un geste de commisération et d'impatience.

Cette naïveté idiote, chez un garçon gâté jusqu'aux moelles par toutes les corruptions parisiennes, lui paraissait inexplicable.

—Voyons, fit-il on consultant sa montre, il est trois heures, si pressé que je sois, j'ai un quart-d'heure à vous donner.

Ils arrivaient au boulevard des Italiens, ils tournèrent à droite, remontant vers la rue de Richelieu.

—Écoutez-moi donc, reprit André, et tâchez, s'il se peut, de vous bien pénétrer de l'affreuse gravité de votre situation...

—J'écoute, mon cher bon, allez-y gaiement!...

—Il est entendu, n'est-ce pas, que Van Klopen vous a refusé crédit, et c'est pour le payer que vous vous êtes adressé au sieur Verminet.

—Naturellement...

—Rien de mieux, en effet. Mais comment expliquez-vous que ce même homme qui, le lundi, vous jugeait trop insolvable pour vous ouvrir un compte, soit allé le mardi choisir précisément les billets créés par vous à son intention pour les envoyer à ses fabricants?

L'objection était si forte, elle résumait si clairement la situation, que M. Gandelu fils en fut saisi. C'était une lueur soudaine qui éclairait le brouillard de sa cervelle.

—Cristi!... murmura-t-il, évidemment inquiet; je n'avais pas réfléchi à cela. Elle est drôle!... Voudrait-on me monter un coup? Je m'le d'mande. Mais lequel?...

—Il est à croire, cher monsieur, que Verminet et Van Klopen ont le projet de vous faire «chanter».

Ce mot sonna mal à l'oreille de l'intelligent jeune homme.

—A qui le tour?
—A qui le tour?

—Me faire chanter, moi!... déclara-t-il, ah!... mais non. Je la connais, celle-là. Ce n'est pas ce petit-là qu'on fait chanter.

André haussa les épaules.

—Alors, reprit-il, faites-moi le plaisir de chercher ce que vous répondrez à Verminet, si le jour de l'échéance, il vient vous dire: Donnez-moi 100,000 francs de ces cinq petits papiers ou je les porte à votre père.

—Je dirai... Ah!... je la trouve mauvaise, je dirai...

—Vous ne direz rien. Vous reconnaîtrez qu'on a abusé de votre simplicité, vous conjurerez Verminet d'attendre, et il attendra si vous lui signez pour cent mille francs de lettres de change payables à votre majorité...

Qu'on se fût joué de lui, voilà ce que ne put digérer le jeune M. Gaston.

—Cent mille claques!... interrompit-il, voilà tout ce qu'aura Verminet. Ah!... je suis comme cela, moi, si on m'énerve, je mets les pieds dans le plat! Payer ce farceur!... il s'en ferait mourir. Je sais bien que papa la trouvera mauvaise, et que si je lui tombais sous la main dans le premier moment, il y aurait de la casse... Mais, zut!... je jouerais les filles de l'air!...

Il était transporté d'indignation; mais, emporté par la force de l'habitude, il ne trouvait au service de sa colère d'autres expressions que ces locutions idiotes dont composent leur vocabulaire ces spirituels jeunes messieurs à veston court, qui sont les délices du boulevard.

—Je crois, reprit André, que votre père vous pardonnerait cette... imprudence plus difficilement encore que l'infamie de lui envoyer un médecin compter combien d'heures lui restaient à vivre!... Il vous pardonnerait pourtant, il est votre père... il vous aime.

—Parbleu!... A Chaillot, Verminet!...

—Non, monsieur, non. Si vous n'avez pas peur de votre père... il vous menacera d'une autre personne... il vous menacera du procureur impérial.

Du coup, l'intéressant jeune homme s'arrêta brusquement.

—Oh!... fit-il, pour une plaisanterie...

—Oui; mais le malheur est que cette plaisanterie s'appelle un faux, en bon français. Et un faux, quand il est dénoncé, c'est la cour d'assises d'abord, puis le bagne.

Le jeune M. Gaston était devenu affreusement pâle, il regardait André d'un air fou, la pupille dilatée par l'effroi, plus tremblant que la feuille fléchissant sur ses jarrets.

—Le bagne!... bégaya-t-il, non, il n'en faut pas. Anatole dit qu'on n'en meurt pas, et qu'on y est même très bien avec des protections... Mais c'est égal, je n'en suis plus, je passe la main!...

Il parut réfléchir, et avec une certaine violence reprit:

—Mais je suis buté, je ne chanterai pas. Si on me dénonce, je fais comme Cartex... Ah!... elle est bien bonne! J'invite tous mes amis à un grand dîner, et au café, v'lan!... dans l'œil!... je me tire un coup de pistolet. Les autres feront une drôle de tête... Hein! quelle réclame pour Brébant?... Toutes les dames après, tourmenteront Philippe pour qu'il les fasse dîner dans le cabinet où la chose se sera passée... Voilà comme je suis, moi!... Et dans ma poche on trouvera une lettre très spirituelle qu'on mettra dans tous les journaux!...

Il oubliait qu'il était sur le boulevard, il criait de toute la puissance de son fausset; il gesticulait, et déjà quelques passants s'arrêtaient, espérant une dispute.

André passa son bras sous le sien, et l'entraîna.

Mais Gaston avait été remué jusqu'au fond de lui-même, et toutes les cordes de son âme, muettes jusqu'alors, vibraient.

—Dix louis, poursuivait-il, que le rusé vieillard en meurt!... Pauvre père, je l'ai durement scié, tout de même. Moi qui avec rien le rendais si heureux!... Quand je restais à dîner avec lui, il mettait les petits plats dans les grands!... Ah! si c'était à recommencer!... Mais quoi!... Le jeu est fait rien ne va plus... A mon âge, je la trouve mauvaise!... Avoir vingt ans, le sac, le truc, du chic, être adoré de Zora, et éteindre son gaz... Elle n'est pas drôle!... Mais la cour d'assises... Non! j'aime mieux le pistolet!... je suis le fils d'un honnête homme!...

A son tour, André s'arrêta, examinant son compagnon avec la stupéfaction d'un vivisecteur qui entendrait parler une bête qu'il galvanise.

Le dégoût que lui avait inspiré Gaston diminua. Il lui sut gré de son énergie, si grotesquement qu'elle fut exprimée.

—Vrai... vous ne feriez pas ce que vous dites? interrogea-t-il.

—Parbleu!... Je suis cascadeur, si on veut, mais sérieux dans les grandes occasions. Ce sera dur, mais voilà ce que c'est... c'est bien fait... il ne fallait pas y aller....

Véritablement, la résolution éclatait dans ses yeux.

—J'approuve votre énergie, mon cher Gaston, reprit André, mais ne désespérons pas. Je crois, oui, je crois bien que je réussirai à arranger cette malheureuse affaire... seulement, soyez prudent, tenez-vous coi... Et n'oubliez pas que d'un instant à l'autre, je puis avoir besoin de vous.

—C'est entendu... Mais dites-donc, cher bon, il ne faudrait pas lâcher Zora... elle serait mauvaise!...

—Soyez tranquille... je vous verrai demain... et pour aujourd'hui, adieu!... je n'ai plus une minute à perdre.

Et sur ces mots, laissant M. Gaston encore tout ahuri, il s'éloigna en courant.

S'il était pressé, c'est qu'il avait entendu Verminet dire à Croisenois: «J'irai chez Mascarot à quatre heures,» et qu'il avait formé le projet de l'attendre à sa sortie et de suivre le directeur de la Société d'escompte mutuel.

Par lui, il espérait arriver jusqu'à Mascarot, qui dans sa pensée ne pouvait être qu'un complice.

Il longea la rue de Grammont comme une flèche, et la demie de trois heures sonnait à l'horloge de la Bibliothèque nationale, quand il arriva rue Sainte-Anne.

Plus rassuré, il respira, et c'est alors que les tiraillements de son estomac lui rappelèrent qu'il n'avait pas déjeuné.

Il regarda autour de lui.

Juste en face de la Société d'escompte mutuel était la boutique d'un marchand de vins.

André y entra bravement, et du ton d'un habitué demanda deux sous de pain, une portion de jambon et une chopine, qu'il paya d'avance pour que rien ne le retardât quand il lui faudrait sortir.

Puis, debout devant le vitrage, il se mit à manger, tout en observant.

Il n'était pas sans inquiétude. Verminet avait dit aussi qu'il devait aller à la bourse. Rentrerait-il chez lui avant sa visite chez Mascarot? Tout était là.

Si oui, André était sûr de réussir. Si non, il en serait pour une bonne heure de guet.

C'était oui.

Il venait d'achever son pain et son jambon, lorsqu'il aperçut Verminet sortant de son allée.

D'un trait il avala sa chopine et s'élança dehors.

XXV

Rien qu'à voir dans la rue le sieur Verminet, on reconnaît l'homme important, le capitaliste, l'heureux tripotier d'affaires prospères.

Il marche en se dandinant, des épaules aussi bien que des jambes, le front haut, la bouche souriante et dédaigneuse, regardant les magasins de l'air d'un millionnaire qui a de quoi tout acheter, et lorgnant les femmes d'un œil impertinent.

André n'eut aucune peine à le suivre, bien que tout neuf à ce métier de «fileur,» plus difficile qu'on ne soupçonne, et qui à l'exemple de tous les métiers, a ses théories invariables, ses règles reconnues, ses calculs tout faits, sa pratique en un mot, qui le simplifie singulièrement.

Le temps était beau, l'air tiède, l'honorable directeur de la Société d'escompte mutuel en profita pour choisir le chemin le plus long, en homme qui, après une journée bien remplie, la conscience tranquille, s'accorde une honnête récréation.

Au lieu de prendre la rue Neuve-des-Petits-Champs, il gagna les boulevards, qu'il longea doucement, flânant, savourant son cigare, distribuant des saluts de droite et de gauche, et échangeant des poignées de main.

Et André, qui marchait derrière à quinze pas, ne perdait pas son homme de vue, s'étonnait de la quantité de gens que connaissait ce surprenant financier, et aussi de l'accueil que tout le monde lui faisait.

—Ah ça!... pensait-il un peu déconcerté, me serais-je trompé?... On voit mal et peu juste, quand on regarde à travers le prisme de la passion... Ce Verminet ne serait-il pas ce que j'imagine?... Aurais-je pris pour des indices concluants des chimères de mon imagination!....

André, le laborieux artiste, uniquement occupé de son avenir et de son art, n'avait aucune idée de cette large fraction de la société parisienne qui, en fait de honte et d'infamie, ne reconnaît que celle de n'avoir pas d'argent, à soi ou aux autres, gagné ou volé...

Monde à part, où le mépris n'existe pas, où tout homme, tant qu'il est bien mis, a vingt-cinq louis en poche, a droit aux égards des autres, quoi qu'il ait fait, quoi qu'il fasse, quoi qu'il doive faire...

Cependant, Verminet ayant atteint le boulevard Poissonnière, jeta son cigare et changea brusquement d'allures.

C'est du pas le plus rapide qu'il suivit successivement la rue Poissonnière et la rue du Petit-Carreau.

Enfin, arrivé presque à l'extrémité de la rue Montorgueil, non loin des Halles, il tourna court, entra sous une vaste porte cochère, et bientôt disparut.

Où allait-il?... André n'eût pas la peine de conjecturer; deux écriteaux qui resplendissaient de chaque côté de la porte étaient là pour le lui apprendre.

Verminet venait d'entrer chez B. Mascarot, et ce Mascarot était tout simplement un agent de placement pour domestiques et employés des deux sexes et autres.

L'humilité de la profession déconcerta singulièrement André. Il avait compté sur une découverte plus brillante, plus significative surtout.

N'importe, il résolut d'attendre Verminet, et pour se donner une contenance, il traversa la rue, et sans perdre de vue la porte du placeur, il parut s'absorber dans la contemplation de trois ouvriers mécaniciens qui posaient des volets à glissement aux boutiques d'une maison neuve.

Heureusement la faction d'André dura peu.

Il n'y avait guère qu'un quart d'heure qu'il faisait le guet, lorsque dans la cour de la maison du placeur il vit paraître Verminet.

Deux hommes l'accompagnaient. L'un grand, maigre, portant des lunettes de couleur; l'autre gras, fleuri, souriant, qui avait la tournure et les façons de la meilleure compagnie.

Bientôt ils s'avancèrent jusqu'à la rue, et debout sur le bord du trottoir ils continuaient de s'entretenir avec une certaine animation.

Certes, André eût donné la moitié des vingt mille francs qu'il avait en poche pour entendre quelque chose de leur conversation, et il manœuvrait pour se rapprocher, quand non loin de lui éclatèrent deux coups de sifflet si violents qu'ils dominèrent le bruit de la circulation.

Ces coups de sifflet étaient si bizarrement modulés, qu'ils frappèrent André. Et il ne fut pas le seul à être frappé. Il vit fort distinctement le grand monsieur à lunettes qui parlait à Verminet, tressaillir et regarder vivement autour de lui.

Mais le jeune peintre n'attacha aucune importance à cette particularité, et il avançait toujours, dissimulé par un flot de passants, quand les trois interlocuteurs brusquement se séparèrent.

L'homme aux lunettes entra dans la maison; Verminet et l'homme aux manières distinguées s'éloignèrent dans la direction des Halles.

André eut dix secondes d'hésitation. Que faire? Devait-il tâcher de savoir qui étaient ces deux inconnus?... Il apercevait sous la porte du placeur un marchand de marrons qui pourrait peut-être lui donner des renseignements.

—Non, se dit-il, ce marchand sera toujours là, tandis que je ne saurais où rejoindre Verminet et son compagnon.

Il s'élança donc sur leurs traces.

Ils ne le conduisirent pas loin. Ils traversèrent l'obscur passage de la Reine-de-Hongrie, tournèrent à droite dans la rue Montmartre et entrèrent dans une maison de belle apparence.

Mais comment savoir qui ils allaient visiter?... Le plus naïf fileur n'eût pas été embarrassé, André l'était extrêmement lorsque, s'étant approché, il distingua au fond du vestibule, sur une plaque de marbre, ces mots: Bureaux au premier.

Ce fut un trait de lumière.

—Eh!... pensa-t-il, c'est ici que demeure le banquier... Martin-Rigal.

Il entra à son tour, questionna la concierge: il ne s'était pas trompé.

—Décidément, se dit-il, j'ai de la chance, et si mon petit marchand peut m'apprendre qui sont ces deux inconnus, j'aurai fait une bonne campagne. Pourvu qu'il ne soit pas parti...

Non seulement il ne s'était pas éloigné, mais il y avait deux marchands pour un près du réchaud, deux jeunes drôles en blouse, la casquette sur l'oreille, qui discutaient avec tant d'animation, qu'ils ne remarquèrent pas André quand il vint se placer tout près d'eux.

Ces messieurs débattaient un marché.

—C'est assez me lanterner comme cela, disait l'un. J'ai dit mon dernier mot à ton père... Vous voulez ma place et mon réchaud... c'est deux cent cinquante francs.

—Le vieux ne donnera pas plus de deux cent francs.

—Alors, il peut se fouiller!... deux cents francs, une place de cent sous par jour!... il n'est pas chien! Et j'ai fait des journées de plus de dix francs, foi de Toto-Chupin.

Toto-Chupin!... le nom plut à André, et c'est à celui qui le portait qu'il s'adressa.

—Mon ami, lui demanda-t-il, vous étiez là, tout à l'heure; avez-vous vu descendre de cette maison, et causer un instant sur la porte trois messieurs?...

Le jeune drôle commença par toiser de l'air le plus insolent ce questionneur qui osait l'interrompre, puis, d'un ton brutal:

—Qu'est-ce que cela peut vous faire, à vous? dit-il... Passez donc votre chemin.

André n'avait pas étudié les gens de bourse, mais il avait observé et d'un peu plus près qu'il n'eût voulu, jadis, cette engeance parisienne dont Toto-Chupin était un agréable spécimen; il en connaissait la langue et les mœurs...

—Réponds toujours, insista-t-il, ça ne t'écorchera pas la bouche.

—Eh bien!... oui, je les ai vus... après!...

—Après?... il y a que je voudrais bien connaître leurs noms, les connaîtrais-tu par hasard?...

Toto-Chupin avait soulevé sa casquette pour se gratter la tête, ce qui est sa façon de stipuler son intelligence, et tout en ébouriffant ses vilains cheveux jaunâtres, il guignait André, l'examinant curieusement, le soupesant, pour ainsi dire, l'évaluant...

—Et si je les connaissais, ces hommes, répondit-il enfin, si je vous disais leurs noms!... Que me donneriez-vous?

—Dix sous.

Le mauvais drôle gonfla tant qu'il put une de ses joues, et appliqua dessus un bruyant coup de poing, ce qui est l'expression superlative de son ironie et de son dédain.

—Prenez garde de casser vos bretelles! s'écria-t-il, avec un inexprimable accent. Dix sous!... Oh! là! là!... Voulez-vous que je vous les prête?

André haussa tranquillement les épaules.

—Pensais-tu donc, fit-il que j'allais t'offrir vingt mille livres de rentes?...

A sa grande surprise, Toto éclata de rire.

—Gagné!... dit-il. J'avais parié avec moi que vous n'étiez pas un cocodès, j'ai gagné!... Je me dois un canon...

—Et à quoi reconnais-tu cela?...

—Tiens!... Un cocodès m'aurait offert cent sous; j'aurais demandé vingt francs, il en aurait aboulé dix, autant de francs que vous de sous.

Le peintre ne put dissimuler un sourire.

—Tandis que vous, poursuivit Toto, on ne vous fait pas voir le tour...

Il s'interrompit, et la contraction de ses lèvres et de son front trahissait l'effort de sa pensée.

Maître Toto-Chupin était fort perplexe. Ces noms, il les savait; devait-il les dire? Son flair exercé reconnaissait un ennemi. Ce n'est point aux marchands de marrons que les gens bien intentionnés s'adressent pour obtenir des renseignements. Parler, c'était, selon toute probabilité, causer quelque préjudice à B. Mascarot ou aux siens, à Beaumarchef ou au doux Tantaine.

C'est là ce qui décida Chupin.

—Bast!... fit-il, je vais vous les dire ces noms!... Gardez vos dix sous... Je vous les dirai à l'œil, parce que vous me plaisez, foi de Toto. Le grand sec, c'est le patron, le papa Mascarot, quoi!... L'autre, le gros père, c'est son ami, le docteur Hortebize. Quand au troisième... attendez donc que je cherche...

—Oh!... celui-là, je le connais, il s'appelle Verminet.

—Vous y êtes!...

André était tellement enchanté de Chupin, qu'il tira de se poche et jeta sur le couvercle du fourneau une pièce de cinq francs, en disant:

—Tiens!... voilà pour ta peine.

C'est avec une grimace et un geste de singe que le garnement ramassa la pièce.

—Merci! mon prince, fit-il.

Il allait ajouter quelque plaisanterie, quand après un coup d'œil jeté dans la rue, tout à coup sa physionomie prit une expression sérieuse et inquiète, et il arrêta sur le jeune peintre un regard singulier.

—Qu'y a-t-il? demanda André, qui surprit ce regard.

—Rien, répondit Toto, oh!... rien du tout. Seulement, tenez, vous avez l'air bon enfant, vous, et pas fier... Eh bien!... moi, à votre place, je me méfierais.

—Et de quoi, bon Dieu!...

—Dix sous? voulez-vous que je vous les prête?
—Dix sous? voulez-vous que je vous les prête?

—Dame!... je ne sais pas moi!... C'est une idée que j'ai, comme cela, qu'on voudrait vous faire chanter... Mais en voilà assez, pas vrai!...

Il tourna le dos, sur ces derniers mots prononcés d'un ton rogue, et reprit avec son acheteur la discussion du marché.

Le jeune peintre avait grand'peine à cacher son profond ébahissement.

Il comprenait bien que cet affreux drôle devait savoir quantité de choses qui lui seraient prodigieusement utiles, mais il comprenait aussi que pour le moment il était résolu à se taire, et que ce serait folie que d'essayer seulement de lui tirer un mot.

Il pensa que mieux valait en rester là pour le moment et revenir le lendemain. N'était-il pas certain de toujours retrouver le jeune drôle, alors même qu'il faudrait le faire rechercher pas son successeur?

D'ailleurs, l'heure de son rendez-vous avec M. de Breulh approchait.

—Au revoir, Toto-Chupin, à une autre fois.

Un fiacre vide passait, André y monta, ordonnant au cocher de le conduire au rond-point des Champs-Élysées.

S'il ne donnait pas l'adresse du café où il devait se rencontrer avec M. de Breulh-Faverlay, c'est que, selon le conseil de Toto, il se défiait. Oui, il se défiait extrêmement.

Il se souvenait de ces deux coups de sifflet singuliers qui avaient fait tressaillir Mascarot et décidé la rupture de la conférence... Il se rappelait que c'était après un coup d'œil dans la rue que Toto-Chupin, devenu subitement soucieux, l'avait engagé à se défier.

—Morbleu! s'écria-t-il, soudainement illuminé par le souvenir d'une histoire qu'il avait entendue conter autrefois, je comprends: on me suit.

La secousse qu'il ressentait de cette découverte si extraordinaire était trop violente pour qu'il songeât, sur le moment, à en tirer les déductions logiques et les dernières conséquences.

—Je chercherai plus tard, se dit-il, et je trouverai. L'important, pour le moment, est de dérouter les poursuites.

Il abaissa une des glaces du devant de la voiture, et tira le cocher par son manteau pour appeler son attention.

Quand cet homme se fut retourné et penché vers lui:

—Écoutez-moi attentivement, dit-il, et sans arrêter.

—J'écoute, bourgeois.

—D'abord, je vais vous payer votre course cinq francs, et d'avance. Les voici. Prenez-les. Ce sera autant de fait.

—Mais, bourgeois...

—Maintenant, mon brave, au lieu du remonter les Champs-Élysées, ce qui est le chemin pour me conduire où je vous ai dit, vous allez me faire le plaisir de prendre par la rue Royale et le faubourg Saint-Honoré. Vous marcherez le plus vite possible jusqu'à la rue de Matignon, dans laquelle vous tournerez... seulement, en tournant cette rue, retenez vos chevaux pendant une demi-minute, vous repartirez ensuite à fond de train... Et une fois aux Champs-Élysées, vous irez où vous voudrez, je ne serai plus dans la voiture.

Le cocher eut un petit sifflement qui voulait être malicieux.

—Connu!... fit-il. Vous êtes «filé» et vous voulez faire perdre votre piste.

—Il y a quelque chose comme cela.

—Alors, bourgeois, attention au commandement: ne sautez qu'après le tournant parce que je tournerai court. Et surtout ne sautez pas du côté du trottoir... La chaussée est moins dangereuse, si on manque son coup.

Ce cocher intelligent était adroit aussi.

Aussi à la rue de Matignon, il prit si bien ses mesures, qu'André put sauter sans se faire le moindre mal et eut le temps de se précipiter dans l'allée obscure d'une maison, avant que personne eût tourné la rue.

—Comme cela, pensait-il, je vais bien voir si je suis «filé», et par qui.

Mais c'est vainement que le jeune peintre embusqué derrière la porte de l'allée, l'œil et l'oreille au guet, attendit.

Après cinq minutes qui lui semblèrent éternelles, rien encore n'avait paru, ni voiture, ni piéton, justifiant ses présomptions.

—Me serais-je effrayé à tort! pensait-il. Non, ce n'est pas supposable, le hasard n'a pas de telles coïncidences.

La nuit venait, plus d'un quart d'heure s'était écoulé, André se décida, non sans un violent dépit, à abandonner son poste pour rejoindre M. de Breulh.

Car avec toutes ces idées, pensait-il, je suis sûr que je me fais attendre.

Il avait, en cela, grandement raison.

En approchant de ce petit café des Champs-Élysées, choisi pour les rendez-vous, il reconnut, stationnant le long de la contre-allée, le coupé de M. de Breulh-Faverlay, et un peu plus loin, le gentilhomme faisait les cent pas en fumant un cigare.

Au même moment, M. Breulh, de son côté l'aperçut.

—Arrivez donc, paresseux! lui cria-t-il en s'avançant rapidement, la main tendue. Savez-vous que voici vingt bonnes minutes que vous me condamnez au pied de grue.

Le jeune peintre voulut s'excuser, mais le gentilhomme l'arrêta.

—Parbleu!... fit-il d'un ton le plus amical, je devine bien qu'il a fallu pour vous retenir quelque motif très grave. Seulement, vous l'avouerai-je, mon cher ami, je commençais à n'être plus fort rassuré.

—Vous étiez inquiet, monsieur?

—Pour vous..., oui. Rappelez-vous donc mes recommandations de l'autre soir. M. Henri de Croisenois est un insigne gredin.

André se taisait, M. de Breulh lui prit familièrement le bras.

—Promenons-nous, fit-il, cela vaut mieux que d'aller nous attabler dans le café.

—Oui, en effet..., marchons!...

—Je veux dire, poursuivit le gentilhomme, que je crois ce misérable marquis capable de tout... Ah! vous aviez deviné du premier coup. On lui voit en perspective un héritage très considérable, celui de son frère Georges, il en parle sans cesse... Ce n'est qu'un leurre à créanciers. Il y a longtemps qu'il en a mangé le fonds et le tréfonds de cet héritage... Un homme ainsi acculé est terriblement dangereux!...

—Ah!... je ne le crains pas.

—Mais moi je craignais pour vous, ami André... Ce qui me rassurait pourtant, c'est que le misérable ne vous connaît pas.

Le jeune peintre hocha la tête.

—Non-seulement le misérable me connaît, répondit-il, mais il doit soupçonner mes desseins.

M. de Breulh, sur ces mots, s'arrêta court.

—Impossible!... fit-il.

—Cependant, aujourd'hui, toute la journée, j'ai été suivi. Je n'en ai pas la preuve matérielle, mais j'en mettrais la main au feu... Jugez-en.

Et sans attendre une réponse, André raconta brièvement, mais de la façon la plus claire, tous les incidents de sa journée.

Lorsqu'il eut terminé:

—Vous avez raison, approuva M. de Breulh d'une voix grave, vous êtes sur la piste des ignobles scélérats qui prétendent exploiter le comte et la comtesse de Mussidan, mais ils le savent et leurs précautions sont prises. Oui, vous avez été suivi, n'en doutez pas, et désormais vous ne ferez pas un pas sans être environné d'espions. A cette heure même, je suis sûr qu'il y a ici près, une paire d'yeux qui nous observent...

Il regardait autour de lui, en parlant ainsi; mais il faisait déjà sombre, il ne vit rien.

—Pour ce soir, du moins, reprit-il, riant tout bas de l'idée qui lui venait, nous fausserons compagnie à vos observateurs, et si nous dînons ensemble, ils ne sauront certes pas où... Venez vite...

Sur le siège du coupé, le cocher dormait. M. de Breulh l'éveilla et lui donna ses ordres à voix basse.

—Vous allez voir, dit-il ensuite à son compagnon, en prenant place près de lui dans la voiture.

A la foudroyante rapidité du cheval, lancé dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, André ne pouvait pas ne pas comprendre.

—Que pensez-vous de l'expédient? disait gaiement M. de Breulh. Nous allons nous promener de ce train pendant une heure, et nous reviendrons par l'avenue de Saint-Ouen et la rue de Clichy. Au coin de la chaussée d'Antin on nous arrête, nous descendons lestement et nous sommes libres... Ceux qui nous suivraient, auraient de bonnes jambes.

Tout se passa bien ainsi. Seulement, au moment où M. de Breulh sautait rapidement à terre, il vit comme une ombre se détacher de la caisse de la voiture, s'enfuir et se perdre dans la foule du boulevard.

—Morbleu!... il y avait un homme là! s'écria-t-il. J'ai cru dépister l'espion, je l'ai simplement promené.

Et aussitôt, voulant en avoir le cœur net, il retira ses gants et alla palper successivement l'essieu et les ressorts du coupé.

—Plus de doute, dit-il à André; touchez, le fer est encore chaud; le gredin avait les jambes passées ici, et se tenait là.

Le jeune peintre ne répondit pas, mais sa déconvenue de tantôt lui fut expliquée. Pendant qu'il se précipitait dans l'allée, l'homme qui le suivait était emporté par le fiacre.

Cette aventure attrista le dîner, et dès six heures André demanda la permission de se retirer. Il était écrasé de fatigue.

XXVI

Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon décrivait assez exactement la situation des maîtres de l'hôtel de Mussidan, lorsque, dans le purgatoire de Van Klopen, elle disait à André:

«Le malheur a rapproché le comte et la comtesse, et Sabine ayant jugé que son devoir est de sauver l'honneur de la famille, Sabine est sublime d'abnégation.»

M. et Mme de Mussidan, en effet, avaient compris que leurs haines devaient s'effacer devant le péril terrible, et que ce n'était pas trop de leurs efforts réunis pour essayer de résister aux ignobles scélérats qui les tenaient comme sous le couteau.

Malheureusement ce rapprochement n'avait pas eu lieu dès le premier jour. Après la menaçante démarche du souriant Hortebize, et lorsqu'elle se fut assurée que toutes ses lettres lui avaient été soustraites, la première pensée de Mme Diane n'avait pas été, il s'en faut, de tout confesser à son mari.

Cette correspondance compromettait le duc de Champdoce pour le moins autant qu'elle, c'est à Norbert qu'elle demanda secours.

Mais ses espérances furent déçues.

Sa première lettre resta sans réponse. Elle en écrivit une seconde: même silence.

Enfin, dans une troisième lettre, elle s'abandonna, et, sans exposer tout à fait la situation, elle sut en dire assez pour que le duc pût comprendre de quel vol elle avait été victime et l'horreur du péril qui menaçait Sabine.

Cette troisième lettre lui fut apportée par un valet du pied, ouverte, sous enveloppe.

Le duc, certainement l'avait lue. En travers, il avait écrit:

«Les armes que vous gardiez contre moi se tournent contre vous. Dieu est juste.»

Mme Diane pensa devenir folle en lisant ces deux lignes.

Il lui sembla que c'était une prophétie inspirée par le ciel même, qui lui annonçait les plus effroyables malheurs, qu'il lui fallait enfin expier les crimes de sa vie, et que l'heure du châtiment était venue.

Pour la première fois, cette âme de marbre connut le remords.

Elle pria et elle pleura.

Pauvre folle!... Elle supplia Dieu d'effacer ce passé terrible, comme si toute la puissance de Dieu pouvait faire que ce qui a été fait ne soit pas!...

Alors elle vit bien que tout était perdu, et qu'il fallait qu'elle s'adressât à son mari, si elle ne voulait pas qu'une copie des lettres qui lui avaient été enlevées, lui fût adressée.

Ce fut un soir, dans le petit salon qui précédait la chambre de Sabine, encore bien malade, que la comtesse de Mussidan avoua à son mari ce qu'on exigeait d'elle, et l'épouvantable péril qui la menaçait.

Hélas!... il fallut bien qu'elle parlât de ces lettres fatales et de ce qu'elles contenaient. Elle le fit avec cette merveilleuse adresse des femmes, qui savent sans mentir ne pas dire la vérité.

Mais elle ne put pas ne pas dire comment elle se trouvait mêlée à la mort du vieux duc de Champdoce, et à la disparition mystérieuse de Georges de Croisenois...

Le comte écoutait frappé de stupeur.

Si habilement que fussent présentés les faits, ils restaient encore si odieux, que son imagination en était épouvantée.

Il observait la comtesse, et il se demandait comment ces traits si beaux encore, tant de délicatesse féminine, pouvaient dissimuler tant de perversité, tant de scélératesse.

Il évoquait ses souvenirs de Sauvebourg, et il revoyait Diane telle qu'elle était quand il l'avait connue et aimée. Combien elle semblait pure et candide alors, quelle douceur angélique dans ses regards... et cependant déjà, elle avait conseillé un parricide!...

Mais une autre circonstance frappait M. de Mussidan.

Il avait été jusqu'alors persuadé que Diane, avant son mariage, et encore après, hélas! avait été la maîtresse de Norbert de Champdoce.

Cependant voici que la comtesse niait cela, qu'elle le niait absolument et de toute son énergie, à un moment où elle en était réduite à soulever les derniers voiles de sa vie...

Et lui qui doutait de sa paternité!... Aurait-il donc à se reprocher comme un crime son indifférence pour Sabine!...

D'ailleurs, il ne prononça pas un mot. Il se leva lorsque la comtesse eut terminé, et il sortit en chancelant comme un homme ivre.

Elle l'entendit seulement murmurer:

—Que devenir?... Que faire?...

Le malheur est que M. de Mussidan n'avait pas été seul à recueillir les lamentables aveux de sa femme.

Le comte et la comtesse croyaient leur fille endormie; elle ne dormait pas. Ils croyaient son cerveau troublé par les hallucinations de la fièvre nerveuse qui avait mis ses jours en danger, et jamais sa raison n'avait été plus nette.

C'étaient eux qui la veillaient, car ils avaient redouté les indiscrétions de son délire, la fidèle Modeste était allée se reposer, et ils avaient laissé la porte de la chambre de Sabine ouverte, pour répondre si elle appelait, pour accourir si le mal lui arrachait un gémissement.

Oui, ils avaient commis cette imprudence, la porte qui donnait du petit salon dans la chambre était restée ouverte, et des mots terribles: ruine... déshonneur... infamie... désespoir... fin de tout... étaient arrivés jusqu'à Sabine.

D'abord elle avaient douté. N'était-ce pas le délire encore?... Elle avait fait un effort pour secouer cet odieux cauchemar.

Mais bientôt elle dut se rendre à l'évidence. Ce qu'elle avait pris pour un rêve sinistre, c'était bien la réalité.

Dressée sur son lit, palpitante d'horreur, le front moite d'une sueur glacée, elle avait prêté l'oreille et entendu...

Sans doute bien des mots, des phrases entières lui avaient échappé, mais elle n'avait pu se méprendre au sens général.

La conclusion, d'ailleurs, n'était que trop claire. Les crimes de sa mère allaient être divulgués, punis, c'en serait fait de l'honneur du nom, si elle, Sabine, ne consentait pas à épouser cet homme qu'elle ne connaissait pas, le marquis de Croisenois.

A cette pensée, tout son être se révoltait. Pourtant, elle n'hésita pas. Le devoir parlait. Elle se jura qu'elle se dévouerait.

Le supplice, elle le sentait, ne serait pas long. Arracher de son cœur son amour pour André, c'était s'arracher la vie même... Elle se dit qu'elle trouverait assez de courage pour vivre jusqu'à ce que tout fût sauvé... il le fallait. Après, elle aurait le droit d'accepter le repos et l'oubli de la tombe.

Mais la chair faillit trahir l'énergie de son âme. La fièvre la reprit dans la nuit, et une rechute mit sa vie en péril.

Elle fut encore sauvée, et lorsqu'elle revint à elle sa résolution n'avait ni changé ni faibli. Son premier acte, dès qu'elle ressaisit la liberté de son esprit, fut d'écrire à André cette lettre d'adieux qui avait rendu comme fou le malheureux artiste.

Puis, comme elle craignait que son père au désespoir ne se portât à quelque extrémité, elle lui avoua qu'elle savait tout.

—Du reste, ajoutait-elle, il ne fallait pas se désoler, elle n'avait jamais aimé M. de Breulh, et elle était prête à épouser le marquis de Croisenois; ce ne serait pas, affirmait-elle, un grand sacrifice.

M. de Mussidan fut-il dupe de ce généreux mensonge?... Il est certain que non.

D'ailleurs, l'idée que le bonheur, la vie, la personne de sa fille seraient la rançon de son honneur en danger lui était insupportable.

Seul, il n'eût pas hésité à braver les conséquences du meurtre de Montlouis.

Mais pouvait-il hasarder la divulgation du secret de la duchesse?...

Certainement la prescription était acquise, mais n'y aurait-il pas une enquête? Henri de Croisenois ne manquerait pas de la demander, et il l'obtiendrait, pour la constatation légale de la mort de Georges.

Quel scandale alors, quelle clameur dans le public!...

Devant sa femme et sa fille, il reconnaissait la nécessité de la soumission, il paraissait se résigner, mais en réalité il ne pouvait, non, il ne pouvait prendre sur lui de se soumettre à cette ignoble oppression.

—Pardon, Octave! pardon, je suis une malheureuse.
—Pardon, Octave! pardon, je suis une malheureuse.

Le temps passait, cependant, et les misérables ne donnaient plus signe de vie;

le docteur même paraissait plus. Que signifiait ce silence? Il y avait des moments où la comtesse se prenait presque à espérer.

—Nous oublieraient-ils? pensait-elle; seraient-ils tombés pour quelque méfait sous la main de la justice?...

Non, ils n'étaient pas oubliés.

L'honorable placeur ne perdait pas de vue aucune des cases de ce vaste échiquier où il jouait sa dernière partie, et c'est avec une admirable précision et juste au moment opportun qu'il mettait ses pièces en mouvement.

Tout était combiné pour le succès de l'affaire de Champdoce, pour substituer Paul au véritable enfant du duc, toutes les précautions que peuvent suggérer la prévoyance et la prudence humaines avaient été prises...

B. Mascarot se retourna vers Croisenois, vers le comte et la comtesse de Mussidan négligés en apparence pendant une semaine.

De ce côté, l'opération était double.

Tout d'abord, il fallait arracher au comte et à la comtesse leur consentement au mariage de Croisenois et de Sabine.

En second lieu, il s'agissait de contraindre Croisenois à lancer et à bien lancer cette fameuse société industrielle destinée à masquer les pratiques de chantage de B. Mascarot et de ses associés.

Avant tout, une démarche décisive près de M. de Mussidan était indispensable...

Le bon père Tantaine fut mis en campagne.

Pour une mission de l'importance de celle dont on le chargeait, près de telles personnes, tout autre que le doux père Tantaine eût jugé indispensable de faire un peu de toilette, de cirer à tout le moins ses bottes éculées, et de promener la brosse sur sa redingote crasseuse.

Mais le bonhomme a d'inébranlables principes, qu'il a plus d'une fois exposés au trop coquet Beaumarchef: il dédaigne ce qu'il appelle les simagrées, et prétend que l'habit ne fait pas le moine.

On l'a souvent entendu déclarer qu'il ne quitte jamais un vêtement le premier, et quand on l'examine on reconnaît qu'il doit dire vrai.

Il tient à ses guenilles autant qu'à sa peau même. Il dit qu'en en changeant, il déguiserait sa personnalité. Il sait ce qu'il est, avec ses loques, il ignore ce qu'il serait sous des vêtements neufs.

C'est pourquoi, lorsque sur les onze heures du matin, les domestiques de l'hôtel de Mussidan virent entrer dans le vestibule ce grand vieux sordide et malpropre, qui demandait à parler au comte ou à la comtesse, ils n'hésitèrent pas à lui répondre que Monsieur et Madame venaient de sortir pour plusieurs années.

La plaisanterie ne parut aucunement déconcerter le bonhomme.

Sans quitter son air humble et timide, il insista, se recommandant de son patron, le placeur de la rue Montorgueil. Puis, tirant de sa poche une carte de B. Mascarot, il conjura ces «bons messieurs» de la faire passer à leurs maîtres, affirmant que dès qu'ils la verraient ils donneraient l'ordre de l'introduire.

L'influence du nom de l'honorable placeur était grande, et cependant les valets hésitaient quand le beau Florestan survenant se chargea de la commission, sous ce prétexte qu'un homme en vaut bien un autre.

Le comte de Mussidan venait de se mettre à table pour déjeuner avec la comtesse, lorsque Florestan lui apporta la carte du placeur de la rue Montorgueil.

En lisant ce nom de B. Mascarot, qui était resté gravé dans sa mémoire, le comte devint plus blanc que sa chemise, et son estomac se serra si violemment, qu'il lui fallut un effort pour avaler la bouchée qu'il mâchait.

—Conduisez ce... monsieur à la bibliothèque, et dites-lui que je l'y rejoindrai dès que j'aurai déjeuné.

Florestan sorti, M. de Mussidan fit passer la carte à sa femme, avec ce seul mot: «Voyez!...»

Mais la comtesse, qui était plus pâle qu'une morte, et comme anéantie, ne releva pas la tête pour regarder.

—J'avais deviné!... balbutia-t-elle.

—Eh bien!... oui, reprit le comte, l'échéance est arrivée!... Voici la fin de tout! Ce nom, sur ce carré de papier, c'est la signification de l'arrêt fatal.

Il se leva avec un tel mouvement de rage que tout ce qui se trouvait sur la table fut renversé.

—Et ne pouvoir rien contre ces vils scélérats!... s'écria-t-il, rien!... Se sentir écraser et n'oser pas jeter un cri!... Subir les derniers outrages et se taire!... C'est à devenir fou...

Il succombait à la violence de son émotion; il s'affaissa sur une chaise, le coude appuyé sur le dossier, cachant sa figure entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes... car il pleurait.

Le voyant ainsi désespéré, la comtesse se leva toute chancelante, vint s'agenouiller à ses pieds, et prit une de ses mains qu'elle baisa.

—Pardon!... Octave, murmurait-elle, oh!... pardon!... Je suis une malheureuse. Dieu n'est pas juste!... Seule, j'ai commis les crimes; pourquoi ne suis-je pas seule punie!...

M. de Mussidan la repoussa sans colère.

Il souffrait tant, que l'idée ne pouvait lui venir d'adresser un reproche à cette femme, la sienne, qui cependant avait fait de sa vie une longue torture, qui était la seule cause de cette suprême catastrophe.

—Et Sabine, reprit-il, ma fille, une Mussidan, épouserait un de ces ignobles et bas coquins!... Non, cela ne se peut!... Donner notre fille pour nous sauver de l'infamie, serait une abominable lâcheté, un crime plus odieux que tous les autres!...

Seule, Mlle de Mussidan paraissait garder son sang-froid. Ses souffrances étaient autrement affreuses que celles de ses parents, et elle était innocente, elle!... Mais elle avait l'héroïsme du devoir, sa physionomie restait calme.

—Eh! cher père, fit-elle avec une gaîté navrante, en un pareil instant, pourquoi désespérer... Qui sait si M. de Croisenois ne sera pas un très bon mari!...

Le comte se retourna vers Sabine qu'il enveloppa d'un regard brûlant de tendresse et de reconnaissance.

—Chère fille!... murmura-t-il, d'un ton attendri, chère bien-aimée Sabine!...

L'exemple de tant de dévouement le rappelait à lui-même; il se leva:

—Résignons-nous, fit-il... en apparence du moins. Nous avons tout à espérer du temps... attendons. Laissons aller les choses!... A la porte de la mairie, nous verrons!...

Ainsi le père et l'amant se rencontraient dans une pensée commune. Ce que disait là le comte, André l'avait dit...

Cette résolution rendit à M. de Mussidan toute sa fermeté. Il s'approcha de la table, se versa un grand verre d'eau qu'il avala d'un trait, et sortit en murmurant:

—Allons!... du courage!...

XXVII

Cette scène si désolante, le doux père Tantaine la devinait ou à peu près. Il ne trouvait donc point surprenant qu'on le fit attendre; il ne s'en formalisait pas.

Florestan l'avait conduit dans cette vaste et belle bibliothèque ou B. Mascarot avait été reçu, et pour tuer le temps, il y inventoriait toutes choses, les meubles sévères et de haut style, les lourdes tentures, les livres dont les reliures, chefs-d'œuvre d'un ouvrier de Londres, resplendissaient, les bronzes qui chargeaient les consoles, enfin toutes les superfluités d'un luxe d'ancienne date déjà et du meilleur goût.

—Eh! eh!... murmurait-il, en essayant l'élasticité des fauteuils, on est bien ici, très bien; et quand les affaires seront finies, je ne dis pas que je ne m'arrangerai pas un nid semblable! Je suis sûr que Flavie...

Un bruit de pas dans le corridor coupa net ce monologue, et le bonhomme se dressa brusquement.

La porte s'ouvrit; M. de Mussidan parut, extrêmement pâle, mais calme et digne.

Le doux père Tantaine aussitôt s'inclina jusqu'à terre, les coudes en dehors, serrant à deux mains contre sa poitrine son chapeau pelé et ramolli par bien des années de service.

—Monsieur le comte, balbutiait-il, le plus humble de vos serviteurs...

Mais le comte demeurait comme pétrifié sur le seuil.

—Pardon!... interrompit-il, c'est bien vous qui m'avez fait remettre cette carte en sollicitant un moment d'entretien?...

—J'ai eu cet honneur.

—Cependant, vous n'êtes pas celui dont je lis le nom sur cette carte.

—Il est vrai... je ne suis pas M. Mascarot. Si j'ai pris la liberté de me servir de ce nom respectable, pour arriver jusqu'à monsieur le comte, c'est que le mien ne lui eût rien appris. Je me nomme Tantaine, Adrien Tantaine, clerc d'huissier de mon état.

C'est avec une surprise profonde que M. de Mussidan toisait le grand vieux si délabré. L'expression niaise de sa physionomie, son sourire douceâtre, son humilité inquiétaient; on sentait que se fier à cette bonace serait folie.

—Or, reprit le bonhomme, je viens pour l'affaire que monsieur le comte sait bien. Il est urgent d'en finir et d'échanger les paroles.

Échanger les paroles!... Il disait cela simplement, comme une chose parfaitement naturelle!...

Le comte, cependant, entra, refermant à clé sur lui la porte de la bibliothèque.

L'ignoble du personnage lui rendait plus pénible encore, et plus douloureuse une humiliation presque intolérable.

—Je vous comprends, reprit M. de Mussidan. Mais pourquoi est-ce vous qui venez, et non pas l'autre... celui que j'ai vu déjà?

—Il devait venir, c'était entendu, puis au dernier moment, il a refusé.

—Ah!...

—C'est comme cela. Il a eu peur. Mascarot a encore beaucoup de choses à perdre, tandis que moi!...

Sur ce: moi, il s'arrêta court, et écartant les pans de sa crasseuse redingote, il fit sur lui même un tour complet, afin de bien montrer toute l'horreur de son costume.

—Ce que j'ai sur le dos, est tout ce que j'ai à perdre.

Il disait cela d'un ton enjoué qui devait faire frissonner.

—Ainsi, fit le comte, je puis traiter avec vous?

—Parfaitement... d'autant mieux que je ne suis pas un intermédiaire, moi, je suis propriétaire des documents.

—Comment, c'est vous qui...?

Le bonhomme s'inclina de l'air le plus modeste.

—C'est moi, oui, monsieur le comte, répondit-il, qui possède les feuillets arrachés au journal de M. de Clinchan, et aussi, pourquoi ne pas l'avouer? toute la correspondance de Mme de Mussidan. Si, pour commencer, j'avais divisé l'opération, c'est qu'il n'est pas prudent de mettre tous ses œufs dans le même panier... Mais maintenant que monsieur le comte et madame la comtesse sont d'accord, nous pouvons, je crois, joindre les causes, comme on dit au palais...

—Soit!... répondit le comte, sans prendre la peine de cacher son dégoût, asseyez-vous.

Qu'on le méprise autant qu'il le mérite, c'est ce dont le doux père Tantaine se soucie comme de Collin-Tampon. Mais il ne supporte pas qu'on lui témoigne le mépris qu'on ressent. Beaucoup d'hommes sont ainsi...

Son irritation se traduisit par un changement de façons si soudain que le comte en fut stupéfait. Toute son humilité disparut.

—Je serai bref, fit-il d'un ton tranchant. Avez-vous l'intention, monsieur le comte, de déposer une plainte au parquet? C'est votre droit. Le chantage est un délit, nous serons certes poursuivis...

—J'ai déjà dit que je ne porterais pas de plainte.

—Nous transigeons, alors?

—La transaction est à discuter...

Le vieux clerc haussa dédaigneusement las épaules.

—Avec nous, interrompit-il, on ne discute pas. Nous dictons les conditions, et on les accepte ou on les repousse. C'est à prendre ou à laisser...

Cela fut dit avec un accent de si rare impudence, qu'une fugitive rougeur empourpra le front de M. de Mussidan, et qu'il balança s'il ne jetterait pas le vil gredin par la fenêtre.

Mais il avait pris vis-à-vis de lui même l'engagement de tout entendre.

—Dites toujours vos conditions, fit-il.

Le père Tantaine sortit un portefeuille graisseux, et il en tira un «traité» rédigé à l'avance.

—Voici, prononça-t-il, notre dernier mot; je lis:

«Le comte de Mussidan accorde la main de Mlle Sabine, sa fille à M. le marquis de Croisenois; il donne 600,000 francs de dot, et s'engage à faire célébrer le mariage dans les délais de stricte rigueur.

«Demain M. de Croisenois sera officiellement présenté à l'hôtel de Mussidan et très bien accueilli.

«Dans quatre jours il sera invité à dîner.

«D'aujourd'hui en quinze, M. de Mussidan donnera une grande fête pour la signature du contrat.

«Les feuillets et la correspondance seront remis à M. de Mussidan au sortir de la mairie......................»

Le comte eut sur lui-même assez de puissance pour subir, sans éclater, la lecture de ces incroyables conditions.

—Fort bien! fit-il froidement, et qui me dit que vous tiendrez vos engagements, que les papiers me seront restitués?

Le vieux clerc eut un geste d'atroce commisération.

—Le simple bon sens, répondit-il. Qu'aurons-nous à espérer de vous, quand nous aurons votre fille et votre fortune?... Rien, n'est-ce pas!...

A qui fût venu un mois plus tôt, lui conter comme vrais les incidents d'un complot pareil à celui dont il était en ce moment la victime, M. de Mussidan eût répondu par un sourire d'incrédulité.

L'homme est ainsi fait, qu'il refuse d'admettre les événements qui sortent du cercle de ses prévisions: cadre absurdement restreint, si on le compare aux combinaisons infinies qui résultent du jeu des intérêts et des passions.

Ainsi, M. de Mussidan était absolument abasourdi de la logique si impudente du vieux clerc d'huissier.

Que lui disait-il?

Qu'on le laisserait en repos quand on n'aurait plus rien à attendre de lui.

Cela tombait sous le sens, l'évidence était telle qu'elle valait les plus fortes et les plus solides garanties.

Le comte cependant ne répondit pas tout d'abord, et, pendant plus d'une minute, il arpenta de long en long la bibliothèque, étudiant à la dérobée son terrible interlocuteur, appliquant toute sa pénétration à chercher quelque défaut à cette armure de cynisme et d'audace.

—Tenez, monsieur, prononça-t-il enfin d'un ton délibéré de l'homme dont le parti est pris, je renonce à lutter. Vous me tenez... autant m'avouer vaincu. Si exhorbitantes que soient vos conditions, je les accepte.

—A la bonne heure, murmura le doux Tantaine, voilà qui est parler.

—Seulement, expliquons-nous franchement, sans réticences... Au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus espérer nous en imposer... Les artifices sont donc inutiles.

—Oh!... absolument.

—Alors, reprit le comte, dont l'œil brilla d'une lueur d'espoir, pourquoi me parler encore d'accorder la main de ma fille à M. de Croisenois? Le prétexte est désormais inutile. Que voulez-vous, en réalité? les six cent mille francs que je dois donner en signant le contrat, n'est-ce pas? Eh bien!... prenez-les, et laissez-moi Sabine. Je vous offre la dot sans la fille, c'est tout bénéfice...

Il s'arrêta, épiant anxieusement l'effet de cette proposition. Il la croyait irrésistible, il se trompait.

—Ce ne serait plus la même chose, répondit le bonhomme, notre but, de cette façon ne serait pas rempli.

—Je puis sacrifier davantage. Accordez-moi un mois... En ce temps, je me fais fort, le Crédit-Foncier et mes amis aidant, de réunir un million... je dis bien: un million!... cinquante mille livres de rentes...

Mais l'énormité de la somme ne parut produire aucune impression sur ce vieux, d'apparence si minable, pourtant, qu'on lui eut donné deux sous dans la rue.

—En vérité, fit-il, monsieur le comte m'afflige... J'ai cependant eu l'honneur de lui dire que nos conditions sont définitives... irrévocables...

Le père Tantaine s'était levé.

—Il serait sage, je crois, dit-il, de briser là cet entretien, qui deviendrait peut-être irritant. Tout est bien arrêté, Monsieur le comte accepte le traité, M. de Croisenois sera bien accueilli demain...

D'un signe de tête, M. de Mussidan répondit: oui.

—Alors, ajouta le vieux clerc d'huissier, je puis me retirer. Que monsieur le comte tienne ses engagements, nous tiendrons les nôtres.

Il avait déjà la main sur le bouton de la porte, quand le comte, d'un geste, l'arrêta.

—Un mot encore, fit-il; je puis répondre de moi et de Mme de Mussidan, de notre fille...

A cette objection, la physionomie du bon Tantaine changea brusquement.

—Je ne comprends pas!... prononça-t-il d'un ton indiquant au contraire qu'il comprenait très bien, je ne sais pas...

—Il se peut que ma fille repousse M. de Croisenois.

—Pourquoi?... le marquis est bien de sa personne, il est aimable, spirituel...

—Si elle le repoussait cependant?

Le vieux clerc eut un joli geste de protestation.

—Oh!... fit-il, Mlle de Mussidan est une jeune personne trop bien née pour songer même à discuter la volonté de ses parents.

Le comte, d'un coup de pied, referma la porte.
Le comte, d'un coup de pied, referma la porte.

M. de Mussidan n'ignorait plus qu'il était entouré d'espions, mais il ne pou

vait soupçonner qu'on connût l'héroïque dévouement de Sabine. Il insista donc:

—Il faut tout prévoir, reprit-il, afin d'éviter les malentendus. Ma fille a toujours été fort libre, et son caractère est d'une rare fermeté. Elle devait épouser M. de Breulh-Faverlay, et il se peut...

—Eh bien!... interrompit durement le bonhomme, si Mlle de Mussidan résiste, vous me ménagerez un entretien de cinq minutes avec elle... Après, elle acceptera, je vous en réponds.

—Qu'oseriez-vous donc dire à ma fille, monsieur!...

—Je lui dirais... Eh bien!... je lui dirais que si elle aime quelqu'un, ce n'est pas à coup sûr ce M. de Breulh.

Il voulut partir, s'échapper sur ces mots, mais le comte, d'un coup de pied, referma violemment la porte déjà entr'ouverte.

—Vous ne sortirez pas d'ici, s'écria-t-il, sans expliquer cette réticence injurieuse. Que voulez-vous dire?...

Le doux père Tantaine parut se consulter. Son impatience l'avait emporté au-delà des limites qu'il s'était fixées, et il se trouvait pris au dépourvu.

—Mon Dieu!... répondit-il en rajustant ses lunettes, je n'ai rien prétendu dire que ce que j'ai dit... je n'avais assurément aucune intention offensante...

Il s'interrompit, hésita, demeura dix secondes indécis, et enfin, d'un ton de fine ironie, fort surprenant chez un homme de sa condition apparente, il poursuivit:

—Je n'ignore pas qu'une noble héritière peut prendre, sans être le moindrement compromise, quantité de libertés dont la plus petite perdrait de réputation sans retour la fille d'un bourgeois... Je suis persuadé que M. de Breulh savait très bien que sa future passait toutes ses après-midi seule, chez un jeune homme...

—Misérable!... s'écria le comte, ivre de douleur et de colère, infâme!... Tu mens.

M. de Mussidan avait eu un mouvement si menaçant, que le doux père Tantaine fit un bond en arrière, sortant à demi certain revolver qui ne le quittait jamais et qu'il avait si à propos montré à Perpignan.

—Doucement!... fit-il avec un sourire que son action rendait atroce, doucement, s'il vous plaît, monsieur le comte. Les injures et les coups se paient à part!... Je ne mens pas, entendez-vous!... Quel intérêt aurais-je à mentir?... Je suis mieux informé que vous, voilà tout!... Dix fois j'ai eu l'honneur de voir Mlle Sabine entrer au numéro... de la rue de la Tour-d'Auvergne, jeter au concierge le nom de André, artiste peintre, et s'élancer dans l'escalier, légère comme un oiseau!... Peut-être ne s'est-il jamais rien passé de mal...

Le comte était dans un état à faire pitié. Le sang affluait à sa gorge et l'étouffait. Machinalement il avait arraché sa cravate...

—Des preuves!... bégaya-t-il, des preuves!

Tout en parlant, le vieux clerc d'huissier avait manœuvré si habilement qu'il avait réussi à placer entre le comte et lui, la large table de la bibliothèque.

Derrière ce rempart improvisé, il se sentait plus à l'aise.

—Des preuves!... répondit-il, je n'en ai pas sur moi, et il me faudrait bien une huitaine de jours pour m'emparer de la correspondance de ces deux jeunes gens... Ce serait long. Mais il y a un moyen fort simple de s'assurer si je dis vrai ou non. Que demain, avant huit heures, monsieur le comte se rende à l'adresse que je lui donne, et qu'il monte hardiment à l'atelier de M. André. Là, il trouvera, caché comme une statue de Madone, derrière un rideau de serge verte, le portrait de Mlle Sabine, un beau portrait, ma foi!... et qui ne s'est pas fait tout seul, je suppose, ni sans modèle...

Le comte sentit qu'il n'était plus maître de soi, que sa tête s'égarait.

—Sortez!... cria-t-il d'une voix rauque, sortez!

Le père Tantaine ne se fit pas répéter l'injonction. Il courut à la porte, qu'il ouvrit toute grande afin de bien assurer sa retraite. Alors, d'une voix railleuse:

—Rappelez-vous l'adresse, monsieur le comte, dit-il, André, artiste peintre, rue de la Tour-d'Auvergne, nº.... avant huit heures.

Il vit, à cette suprême insulte, le comte se dresser et bondir jusqu'au milieu de la pièce, mais prestement il referma la porte et gagna l'escalier.

—Par ma foi!... grommelait-il, ça n'a pas été aussi dur que je me l'imaginais. Le sujet, il est vrai, était merveilleusement préparé. Trouvez donc un homme dont la caractère, si solidement trempé qu'il soit, résiste à quinze jours de transes et d'angoisses.

Il arrivait au vestibule, sa physionomie avait reprit son expression accoutumée, et c'est avec le plus profond respect qu'il salua MM. les valets de pied, et gagna la rue.

—Eh! eh! se disait-il, il me semble que je n'ai pas mal arrangé cela... M. de Mussidan résistera-t-il à la tentation de vérifier mes affirmations? Non, évidemment. Voici donc André et le comte rapprochés et rapprochés par moi. Qu'en résultera-t-il?... N'ai-je pas été un peu prompt?...

Tel était l'effort de son esprit, qu'il s'arrêta, tracassant ses lunettes.

—Mais non, continua-t-il, en reprenant sa route, c'est bien décidément une bonne inspiration que j'ai eue!... André se sait surveillé, cette blague à tabac oubliée par Florestan peut l'avoir éclairé... donc je ne lui apprends rien de neuf. Tandis que, d'un autre côté, M. de Mussidan acceptera presque volontiers le marquis de Croisenois pour gendre, lorsqu'il sera sur que sa fille adorée avait un amant... et quel amant! un enfant trouvé, encore plus ouvrier qu'artiste, un garçon qu'elle ne pouvait épouser en aucun cas, même si...

Il disait cela, le doux Tantaine, ne doutant pas que Sabine ne fut la maîtresse d'André. La pensée d'un pur et noble amour comme celui des deux jeunes gens, ne pouvait lui venir.

—D'ailleurs, poursuivait-il, qui peut calculer les résultats de la visite de M. de Mussidan à ce maudit peintre!... Il est terriblement emporté le gentilhomme, l'artiste est patient autant qu'une guêpe... Un mot en amène un autre... d'une injure à une voie de fait, il y a juste la longueur du bras... S'ils allaient se prendre de querelle? Pourquoi ne se battraient-ils pas en duel, pourquoi André ne serait-il pas tué!...

XXVIII

Le vieux clerc d'huissier était alors arrivé au milieu des Champs-Élysées, et il tournait autour du cirque de l'Impératrice, regardant de tous côtés.

—Pourvu que Toto ne me fasse pas faux bond, grommelait-il!... Je m'étais pourtant bien expliqué, en lui donnant rendez-vous près du cirque, côté de là grande allée entre midi et une heure.

Il commençait à être inquiet, et plus mécontent encore, quand enfin il aperçut le garnement qu'il cherchait, non plus paré comme au bal du Grand Turc, de ce joli veston dont il était si fier, mais vêtu d'une affreuse blouse toute rapiécée.

Il se tenait debout, près d'un de ces jeux de dupe où, «à tout coup l'on gagne,» et il était en grande conversation avec le propriétaire de ce jeu.

—Toto!... appela de loin le bon Tantaine, hé!... Chupin!...

Le jeune gredin entendit à coup sûr, car il détourna vivement la tête, mais il ne bougea point pour si peu. L'entretien devait être des plus intéressants.

Mais le bonhomme l'ayant bêlé de nouveau, et impérieusement cette fois, il échangea avec le propriétaire du jeu la plus cordiale poignée de main, et s'approcha enfin en réchignant.

—Voilà une idée!... grognait-il en abordant le vieux clerc, vous arrivez, je dois tout quitter!... Êtes-vous malade, pour crier ainsi? Il faut le dire, on ira chercher le médecin du bureau de bienfaisance!...

—Je suis très pressé, Toto.

—Possible. Le facteur aussi est pressé, quand il est en retard. Moi j'étais en affaires.

—Avec cet individu, là-bas?

—Mais oui!... Cet individu, comme vous dites, n'est pas si bête que moi. Combien gagnez-vous par jour, papa?... Lui se fait de trente à quarante francs tous les soirs de six heures à minuit, rien qu'à crier: «Voilà la partie!... choisissez vos lots!... à tout coup l'on gagne!...» C'est joli, hein, sans compter le plaisir de tirer les sous des imbéciles... Ah! voilà un état qui m'irait!... Ça vaut un peu mieux que de s'établir camelot, car il est permissionné de la préfecture, lui, il paye patente comme un boutiquier. Mais patience!...

De la patience!... il en fallait certes en ce moment, au père Tantaine.

—Je croyais, objecta-t-il, que tu devais t'associer avec ces deux gentils garçons à qui tu offrais de la bière, au «Grand Turc.»

A ce souvenir, Chupin eut le cri rauque du blessé dont on froisse la plaie mal cicatrisée.

—M'associer!... s'écria-t-il d'un ton furieux, ça ne serait pas à faire!... Je ne les connais pas, les grands lâches!...

—Tu as eu à te plaindre d'eux, mon pauvre Toto?...

—Oh! je ne me plains pas. Ils m'ont appris que c'est surtout avec les amis qu'il faut ouvrir l'œil; c'est bon, on l'ouvrira. Avant-hier soir, me voyant sans défiance, il m'ont entortillé pour m'emmener dîner, ils m'ont fait boire jusqu'à plus soif, et ensuite ils m'ont forcé de jouer à l'écarté. Canailles!... J'avais beau tricher, je perdais toujours. Ils m'ont gagné mon argent d'abord, et après ce que j'avais sur le dos... Tout y a passé, depuis le chapeau jusqu'aux bottines. Nous étions seuls dans le cabinet d'un marchand de vin, ils étaient les plus forts, j'étais ivre, j'ai été obligé de payer comptant. Ils m'ont dépouillé, quoi!... Et hier matin, je me suis réveillé dans les fours à plâtre, vêtu comme vous voyez!... Brigands!... Ils ont eu ma pelure, mais moi j'aurai leur peau!...

Ce n'est pas sans peine que le vieux clerc d'huissier réprimait la plus violente envie de rire.

—Je t'avais prédit quelque chose comme cela, fit-il gravement. Quand on voit mauvaise compagnie, on finit mal... tu finiras mal, Chupin. Et en attendant, te voilà ruiné.

—Oh!... à fond! Si vous voulez me prêter cent sous, avec ce que j'ai en poche, ça me fera cinq francs. Heureusement, j'ai vu le patron hier, il m'a permis de vendre le fourneau qu'il m'avait donné et le droit de rester un an sous sa porte... Il est tout de même bon enfant, m'sieu Mascarot.

Le doux Tantaine allongea dédaigneusement les lèvres.

—Bon enfant, répondit-il, c'est selon. Tant qu'on lui rapporte et qu'on ne lui demande rien, on est son ami. Si on a besoin d'un service par exemple... bonsoir, plus personne.

Il était si étrange d'entendre dire du mal de l'honorable placeur par ce bonhomme, son bras droit, que Chupin s'arrêta stupéfait.

—Ce n'est pas ce que vous chantiez autrefois, observa-t-il.

—Autrefois, je ne le connaissais pas. Mais maintenant qu'il me laisse crever de faim lorsqu'il me doit sa fortune, je me dis: En voilà assez. Je puis te confier cela, Toto, tu es un garçon discret, je n'attends qu'une occasion pour quitter Mascarot et m'établir à mon compte.

Toto, le garnement, redoutait le bon Tantaine parce qu'il était pour lui une forme des volontés du terrible patron. Mais il tenait en piètre estime ses capacités; il les mesurait au résultat, et le voyant si misérable, il le jugeait médiocrement intelligent.

—Travailler pour soi, prononça-t-il d'un ton qui trahissait d'amères déceptions, c'est plus facile à dire qu'à faire, j'en sais quelque chose.

—Quoi!... tu aurais essayé...

—De faire ma petite affaire tout seul?... Un peu, oui, papa. Mais que je suis bête!... Vous le savez aussi bien que moi. Dites-donc que vous n'avez pas écouté quand vous êtes venu là-bas pour Caroline. C'est égal, on peut vous conter la chose. Donc, l'autre jour, étant encore bien mis, je vois descendre d'un fiacre à stores baissés, une jeune dame toute effarouchée... Je la suis. Mon plan était fait, je savais ce que j'allais lui dire; dès qu'elle est rentrée, je vais sonner à sa porte. J'avais si bien calculé qu'elle «chanterait» que je n'aurais pas donné pour quatre-vingt francs le petit billet de cent que je comptais lui tirer. Une bonne m'ouvre, j'entre... quel guignon!... Je trouve un grand brigand qui me tombe dessus à coups de pieds, à coups de poings, et qui, finalement me jette dans l'escalier...

Il souleva sa casquette dont la visière tombait jusque sur ses yeux, et montrant deux éraflures encore sanguignolentes sur son front, il ajouta:

—Voilà sa marque de fabrique.

Le vieux clerc d'huissier et le jeune gredin avaient remonté, tout en causant, la grande avenue des Champs-Élysées, et ils se trouvaient alors à la hauteur de la bâtisse de M. Gandelu, cette magnifique maison à peine achevée, dont André avait entrepris les sculptures.

Le bon Tantaine se dirigea vers un banc planté juste en face.

—Asseyons-nous un moment, dit-il, je me sens horriblement fatigué.

Et lorsque Toto eut pris place près de lui:

—Ton histoire, mon garçon, reprit-il, prouve que tu manques d'expérience. Or, j'en ai, moi. Chez Mascarot, c'est moi qui menais tout sans en avoir l'air. Si je m'établis, j'aurai voiture l'année prochaine. Une seule chose m'arrête, l'âge: je me fais vieux. Ainsi, en ce moment, j'ai une affaire superbe, à moitié payée d'avance, et je vais la lâcher, il faudrait, pour la mener à bien, quelqu'un de jeune, de leste, d'adroit!...

Chupin ouvrait des yeux immenses, où brillait la plus ardente cupidité.

—Est-ce que je ne pourrais pas être votre associé, moi?... demanda-t-il.

Le bonhomme branla la tête.

—Tu es bien jeune, répondit-il, si je suis trop vieux. A ton âge, on a bon cœur. Ne reculerais-tu pas dans les grandes occasions?... Puis, on a sa conscience...

—Ah!... vous allez me la payer!... s'écria Toto. Une conscience!... j'en ai une, mais comme vous, papa, à ressorts, ça se démonte, ça se plie, et ça se met dans la poche quand on prend l'omnibus...

—Au fait... nous pourrions peut-être nous entendre.

Le vieux clerc d'huissier avait tiré de sa poche le haillon à carreaux qui lui servait de mouchoir, et, sans retirer ses lunettes, il en essuyait les verres.

—Écoute donc, Chupin, une supposition. Tu hais à mort, n'est-ce pas, tes deux amis, ces mauvais sujets qui t'ont floué et qui sont plus forts que toi... Eh bien!... si tu savais que toute la sainte journée ils se promènent comme des écureuils sur les échafaudages de la maison d'en face, que ferais-tu?

Toto glissa sa main sous sa casquette, et pendant plus d'une minute il se gratta ferme, réfléchissant de toutes ses forces.

—Si votre supposition était une vérité, répondit-il enfin, les autres n'auraient qu'à écrire à leur famille. J'irais me promener une nuit dans la maison, avec une petite scie à main, et par hasard je scierais une planche en dessous... et quand un de mes brigands, le lendemain, mettrait le pied dessus... patatras!... vous comprenez, papa!...

C'est d'un air de paternel encouragement que, sur cette réponse, le bon Tantaine posa la main sur la tête du détestable drôle.

—Pas mal!... approuva-t-il, pas mal en vérité, pour un garçon de dix-huit ans.

Toto-Chupin se rengorgeait.

—Et je réponds bien, ajouta-t-il, que je ne serais pas pris. Les bâtisses, voyez-vous, ça me connaît. J'ai travaillé dans cette partie, l'autre hiver, avec Friquet; un ami, celui-là, qui a eu des désagréments avec des mouchards. Toutes les nuits nous faisions des outils que nous allions vendre à la montagne Sainte-Geneviève, chez l'oncle Ratois, un vieux filou qui tient un garni...

Le vieux clerc était devenu fort sérieux.

—Plus je t'écoute, Chupin, prononça-t-il, et mieux je me prouve que tu serais bien l'associé qu'il me faut pour gagner beaucoup d'argent.

—Ah!... je savais bien!...

—D'autant que ta connaissance des bâtisses est une spécialité précieuse qui serait fameusement utile pour cette superbe affaire dont je t'ai parlé.

Maître Chupin frétillait d'aise.

—Voyons la chose?... fit-il.

—Tu sauras donc, continua le doux Tantaine, que j'ai parmi mes connaissances un vieux monsieur immensément riche, qui a un ennemi mortel: un jeune homme qui a eu l'indélicatesse de lui enlever une jolie femme qu'il adore.

—Connu!... fit Toto d'un ton qui prouvait que la passion ne lui était pas étrangère; le vieux doit être terriblement vexé.

—Énormément. Or, il se trouve, ami Toto, que ce jeune homme, ce séducteur, passe dix heures par jour sur les échafaudages de cette construction, là, en face. C'est pourquoi le vieux monsieur, qui n'est pas bête, a eu à peu près la même idée que toi. Mais il n'est plus leste, ce richard, il n'est pas adroit, il a un gros ventre, il a peur d'être pincé... Bref, n'osant faire sa besogne, il donnerait bien quatre mille francs aux bons garçons qui s'en chargeraient... Si nous nous associons, nous partagerons. Deux mille francs pour quelques traits de scie!...

Hein! Toto, que penses-tu de cela?

Chupin avait beau posséder une «conscience à ressorts,» ainsi qu'il l'avait formellement déclaré, il pâlit extrêmement à cette proposition directe, et son regard impudent vacilla.

Mais il se roidit contre cette impression, et bien qu'il se sentit le gosier serré et très sec, c'est d'un air crâne qu'il répondit: Il faudra voir.

Il faudra voir!...

L'émotion du jeune gredin était trop visible pour ne point frapper le vieux clerc d'huissier, mais il n'y sembla pas prendre attention. Elle l'inquiétait peu.

—Avant tout, Chupin, reprit-il, je veux t'expliquer en quoi et comment le projet du bourgeois diffère du tien. Ton plan serait excellent, s'il n'y avait à courir sur le perchoir que le camarade dont on veut régler le compte. Mais il n'en est pas ainsi. Par conséquent, si on sciait simplement une planche au hasard, on risquerait fort qu'un bon garçon y mît le pied et fît la culbute, tandis que l'autre continuerait à se porter comme un charme.

—C'est pourtant vrai! approuva Toto, qui avait ce bon sens si rare de se rendre à l'évidence, même quand elle était contre lui, vous avez raison...

Il se gratta rageusement une demi-minute et ajouta:

—Mais celui qui trouvera mieux sera malin.

—J'ai trouvé mieux, Toto...

—Bah!... je ne suis pas curieux, mais je voudrais voir.

Le bonhomme semblait jouir du l'embarras du chenapan.

A l'entrée de Tantaine, il se retourna.
A l'entrée de Tantaine, il se retourna.

—Écoute-moi donc, reprit-il. Tu vois,—et il montrait du doigt,—tout en haut de la maison d'en face, cette petite cabane de planches, appliquée contre la façade.

—Toisé!... c'est la niche des sculpteurs.

—Ouvre l'œil et ferme ta bouche, prononça sévèrement le bonhomme. Cette cahute que je te montre à cent pieds en l'air, a, outre son visage fixe, une manière de fenêtre. Il s'agirait d'en scier l'appui, de chaque côté, jusqu'au ras du plancher.

—C'est facile... mais après?... Je n'y suis pas.

Le bonhomme branla dédaigneusement la tête.

—Ah!... fit-il d'un ton de reproche, je te croyais plus intelligent que cela, Chupin. Suppose que l'ennemi du vieux monsieur, lequel ennemi s'appelle Pierre, soit dans cette loge en train de sculpter... Tout à coup, il entend dans l'avenue, une voix de femme qui crie: «Au secours!... Pierre, c'est moi, ton Adèle!...» Que fait mon gaillard?... Il se précipite vers la fenêtre, il l'ouvre, il se penche, et comme l'appui est scié... Saisis-tu?...

—Cré chien!... s'écria Toto, évidemment empoigné, voilà un coup un peu bien monté. C'est machiné comme à la Gaîté!... Pas moyen qu'il en échappe. Il s'allonge au dehors, le montant dégringole... et le vieux est guéri de son jeune homme. Quel truc, papa!...

—Pas mauvais, en effet. Reste à savoir si tu te charges de l'opération.

Ainsi mis au pied du mur, Chupin se recueillit un moment.

—Je ne dis pas non, répondit-il enfin, mais le bourgeois paiera-t-il? Si une fois l'affaire finie, il nous répondait: zut! Pas moyen d'aller se plaindre au commissaire.

—Il paiera. Et d'ailleurs ne t'ai-je pas dit qu'il a donné moitié prix d'avance.

L'œil de Toto étincela.

—Oh!... s'il y a des avances, dit-il.

Le vieux clerc déboutonna sa crasseuse redingote, retira et mit entre ses dents l'épingle qui fermait sa poche de côté, et sortit mystérieusement deux billets de banque de mille francs qu'il montra en disant:

—Voilà!...

A cette vue, Chupin bondit.

—Des chiffons de mille! bégaya-t-il d'une voix étranglée par la convoitise... Et si j'accepte il y en a un pour moi?...

—Naturellement. Et tu en auras un second après.

—Eh bien!... c'est dit, papa, canaille qui se dédit!... Quand aurais-je ma part?

—La voici, répondit le bonhomme, en lui tendant un des billets.

Au contact du papier de soie, Toto frémit et vibra de la tête aux pieds, et vingt fois en une seconde, il baisa le précieux chiffon. Puis une sorte d'ivresse folle montant à sa cervelle, il se leva et sans souci des passants, il exécuta un cavalier seul échevelé.

Après de tels préliminaires, l'affaire devait marcher toute seule, comme sur des roulettes.

Il fut convenu que Toto pénétrerait cette nuit même dans la bâtisse de M. Gandelu, et qu'il n'en sortirait pas sans avoir achevé l'opération.

Sa tâche devait se borner là, cependant il fut spécifié qu'il resterait dans les environs pour épier le résultat. Le bon Tantaine, lui, se chargeait de guetter le moment opportun qui pouvait se faire attendre deux ou trois jours, et prendrait ses mesures pour faire pousser à propos le cri destiné à attirer le sculpteur à la petite fenêtre de la loge.

Le bonhomme pensait à tout. Il eut même l'attention d'expliquer à Toto quel genre de scie à main il lui fallait choisir, et il lui donna l'adresse d'un fabricant sans rival, assure-t-il, pour ces outils.

Surtout, recommandait-il, prends bien garde, ami Chupin, de laisser des traces de ton passage, qui ne manqueraient pas d'éveiller les soupçons... Rappelle-toi qu'un atome seulement de sciure de bois sur le plancher ferait tout découvrir... Il serait prudent de te munir d'une lanterne sourde... Graisse bien ta scie, surtout, et quand elle sera engagée, fiche au bout un fort bouchon de liège, rien de meilleur pour étouffer le grincement des dents mordant le bois. Et quand tu auras fait ta besogne, ingénie-toi à bien masquer les traits de scie... Ils sauteraient aux yeux si tu les laissait tels quels... A ta place, j'emporterais une boule de mastic de vitrier pour les bien boucher, et par dessus le tout, je promènerais du plâtre, tu en auras sous la main...

C'est la bouche béante que Toto écoutait son vieil associé. Il ne lui supposait pas, certes, cette expérience de certaines choses.

Il jura qu'il s'arrangerait de façon à défier tous les regards, et jugeant le chapitre des recommandations épuisé, il se leva.

Mais le vieux clerc d'huissier n'avait pas fini.

—Pendant que je te tiens, interrogea-t-il, parle-moi donc un peu de Caroline Schimel. Tu as dit à Beaumarchef qu'elle m'accusait de l'avoir enivrée, et qu'elle me cherchait partout pour se venger; est-ce vrai?

Le garnement éclata de rire.

—Vous n'étiez pas mon associé, alors, papa, et je disais cela par farce, l'histoire de vous faire peur... La vérité est que vous avez tant fait boire cette malheureuse, qu'elle est très malade et qu'elle a voulu qu'on la porte à l'hôpital.

Cette rectification parut réjouir sensiblement le bon Tantaine. Il se leva à son tour, et au moment de lui serrer la main que Toto lui tendait crânement:

—A propos, demanda-t-il, où loges-tu?...

—Ah!... voilà!... Hier, je nichais aux carrières d'Amérique, sous le second four à gauche, en entrant par le chemin des carrières, mais du coup, je me mets dans mes meubles...

—Si tu voulais ma chambre, en attendant?... J'ai déménagé, et j'ai encore mon grenier pour quinze jours.

—J'en suis!... Où est-il?...

—Eh! tu le connais, rue de la Huchette, à l'hôtel du Trou, je vais te donner un mot pour la bourgeoise, Mme Loupias.

Il arracha en effet un feuillet à son crasseux portefeuille, et écrivit au crayon, une «prière de loger un jeune parent à lui, M. T. Chupin, dont il répondait.»

Cette autorisation, maître Toto la serra précieusement à côté du billet de banque, dans sa cravate, qui était à la fois son coffre-fort et sa caisse des archives.

—Et maintenant, prononça-t-il, à demain, je vais rôder autour de la bâtisse pour tirer mon plan!

Il s'éloigna aussitôt, les deux mains dans ses poches, sifflant, et le vieux clerc put le voir traverser la chaussée, et gagner la contre-allée opposée.

Au moment où il arrivait devant la maison en construction, M. Gandelu, l'entrepreneur, en sortait avec son fils, et s'arrêtait pour causer avec un ouvrier. Pendant près d'une minute, Toto et le jeune M. Gaston se trouvèrent debout l'un près de l'autre, si près, que la misérable blouse du garnement effleurait le veston de l'aimable gandin.

Un singulier sourire erra sur les lèvres du bon Tantaine, lorsqu'il vit cet ironique rapprochement.

—Deux enfants de Paris, murmura-t-il, jolis produits de la civilisation qui se valent. Seulement, l'un est abruti par la satiété, et la nécessité a aiguisé l'intelligence de l'autre. Le petit crevé s'étalait sur le trottoir, pendant que le gamin cherchait dessous, dans le ruisseau... Natures semblables, d'ailleurs, ils ont les mêmes goûts, des inspirations et des instincts pareils!... Pourquoi n'est-ce pas Toto qui achète des cigares de vingt sous, et Gaston qui ramasse les bouts?... On ne sait pas. A choisir, je préfère encore Toto...

Mais il n'avait pas de temps à perdre à philosopher, l'omnibus du Palais-Royal passait, il le prit, et une demi-heure plus tard il entrait dans cette maison de la rue Montmartre, où il avait établi Paul Violaine.

Mme Brigot, cette digne concierge, qui était prête à jurer qu'elle avait Paul dans sa maison depuis des années, surveillait dans sa cour, avec un intérêt marqué, un de ses locataires qui mettait du vin en bouteilles, lorsque la silhouette du vieux clerc d'huissier se dessina dans le cadre de la porte cochère.

Elle quitta tout en l'apercevant, et roula jusqu'à lui, souriant de son plus accueillant sourire, le saluant de ses plus belles révérences.

Encore sous l'empire des méditations qui avaient occupé le temps de sa course en omnibus, Tantaine ne daigna seulement pas toucher du bout du doigt le bord de son chapeau gras, et c'est d'un air distrait et du ton le plus bourru qu'il demanda à la portière:

—Comment va notre jeune homme?...

—Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je lui ai fait hier soir une si bonne soupe, qu'il s'en léchait les doigts jusqu'au coude, il avait une mine de roi, le matin, et M. le docteur vient de lui envoyer douze bouteilles de vin qui le remettront tout à fait.

Le père Tantaine qui se souciait aussi peu de la réponse que de la question, fit un pas pour gagner l'escalier, mais la mère Brigot lui barra le passage.

—On est venu hier soir, monsieur, prononça-t-elle d'un air de mystère, prendre des renseignements sur M. Paul.

Cette nouvelle eut le pouvoir d'arrêter court le bonhomme, et de le ramener à la situation présente, assez désagréablement même.

—Qui?... interrogea-t-il avec une vivacité qui trahissait une vive inquiétude.

—Un monsieur. Il m'a demandé si je connaissais bien M. Paul, et depuis combien de temps, et ce qu'il faisait, et s'il avait beaucoup d'amis, et où il logeait avant d'habiter ici, et patati, et patata...

—Et qu'avez-vous répondu?

—Ce que vous m'avez ordonné, recta, rien de plus, rien de moins.

—Comment était ce monsieur? reprit le bon Tantaine au bout d'un moment.

—Ah!... je peux vous le dire, car je l'ai dévisagé à votre intention, et j'ai son portrait là...

—Voyons ce portrait.

—Pour lors, figurez-vous un homme comme tout le monde, ni grand ni petit, pas maigre ni trop gras non plus, l'air cossu... et pingre avec cela, car il m'a fait causer plus d'un quart d'heure, et il ne m'a pas seulement offert une pièce de cent sous!... Quelle misère!...

Après des indications si précises, le vieux clerc était juste aussi avancé qu'avant. Il ne dissimula pas une grimace de dépit.

—Enfin, interrompit-il, vous n'avez rien remarqué en lui de particulier?

—Si, ses lunettes en or, avec des branches plus fines qu'un brin de fil, et aussi la chaîne de son gilet, plus grosse que le doigt...

—Et c'est tout?

Mme Brigot consulta longuement sa tabatière, source de ses inspirations.

—Mon Dieu, oui!... répondit-elle. Ah!... c'est-à-dire non... il doit vous connaître, ce monsieur-là.

—Moi?... pourquoi supposez-vous cela?...

—C'est que, voyez-vous, pendant qu'il me questionnait, il avait l'air d'être sur la braise... A tout moment il coulait son œil vers la porte d'entrée. Sauf votre respect, il paraissait inquiet comme Minette, c'est ma chatte, quand elle me vole un morceau de viande pendant que j'ai le dos tourné...

—Allons, merci, mère Brigot, faites toujours bonne garde!...

La digne concierge s'obstinait à lui offrir une prise, mais il refusa, et lentement, bien lentement, contre son habitude, il commença à gravir l'escalier. A chaque marche presque il s'arrêtait.

Quel peut être, pensait-il, ce questionneur?

Son esprit alerte parcourait les espaces sans bornes des probabilités, des possibilités, et il ne trouvait pas un fait où accrocher un soupçon.

—Et cet homme me connaît, se disait-il, car cette portière idiote qui n'a pas su me donner son signalement, a fait sur son attitude, une observation que lui envierait un policier de profession. S'il était inquiet, agité, s'il tremblait d'être surpris par moi, c'est qu'il travaillait contre moi, c'est que ses intentions sont mauvaises.

A mesure qu'il réfléchissait, son anxiété se changeait en effroi.

—Tonnerre du ciel!... murmura-t-il, ce mouchard me serait-il décoché par la rue de Jérusalem?... Aurais-je la police à mes trousses?...

Il s'efforçait de se rassurer, de raffermir son audace ébranlée, mais il n'y réussissait qu'imparfaitement.

—Ah! n'importe, fit-il, je dois me hâter... Après le succès, je suis sûr de pouvoir anéantir toutes les preuves, il faut que je réussisse vite...

Il était arrivé au troisième étage, devant la porte du petit logement de Paul.

Il sonna, on vint ouvrir aussitôt.

Mais à la vue de la personne accourue au coup de sonnette, il recula les bras en l'air et ne put étouffer un cri de surprise, un cri de rage en même temps.

C'était une femme qui lui ouvrait, une jeune fille, Mlle Flavie, la fille du banquier Martin-Rigal.

D'un seul coup d'œil, le doux Tantaine, ce pénétrant observateur, avait vu que Mlle Flavie n'était pas chez Paul pour une simple visite de quelques minutes. Elle avait retiré son chapeau et son manteau, et elle tenait à la main une bande de tapisserie.

—Que désirez-vous, monsieur?... demanda-t-elle.

Le vieux clerc voulut répondre, mais il ne put articuler un mot. On eût dit qu'une main de fer lui serrait la gorge. Il était devenu plus rouge que l'homme qui va être frappé d'un coup de sang.

Lui, toujours si maître de soi, dont le masque immobile gardait le secret de ses plus terribles émotions, lui que rien ne semblait devoir surprendre, il était déconcerté, ému, tremblant, il perdait son sang-froid...

Mlle Flavie, elle, l'examinait d'un œil curieux, et avec un visible dégoût. Jamais elle ne s'était trouvée si près d'une pareille misère. Et pourtant ce vieux si sale, si sordide, qui puait les habitudes crapuleuses, qui lui répugnait invinciblement, il lui semblait qu'elle le connaissait, et trouvait à ses traits une expression inexplicable de déjà vu...

Comme cependant il se taisait toujours Mlle Flavie répéta sa question.

—Je voudrais parler à M. Paul, balbutia le vieux clerc, d'une voix à peine intelligible, il m'a chargé d'une commission, et il m'attend...

—S'il en est ainsi, monsieur, entrez, je dois seulement vous prévenir que le médecin de M. Paul est près de lui.

Tout en parlant, Mlle Flavie s'était effacée le long de l'huisserie, pour laisser l'entrée libre au doux père Tantaine, et éviter autant que possible son répugnant contact.

Il passa devant elle en s'inclinant bien bas, traversa le petit salon de Paul, et, en familier de la maison, sans seulement frapper pour annoncer sa présence, il ouvrit la porte de la chambre à coucher et y entra.

Un spectacle au moins singulier l'y attendait.

Paul, fort pâle, était assis sur son lit, le torse nu, et le souriant Hortebize lui prodiguait ses soins intelligents.

Il en avait besoin. Il portait au bras, depuis la naissance du cou jusqu'à la saignée, le long de l'épaule, et sur la poitrine, une immense plaie vive qui semblait devoir être des plus douloureuses.

Debout près du lit, le bon docteur appliquait soigneusement sur cette affreuse blessure des morceaux de beaudruche, enduits préalablement à l'aide d'un pinceau, d'une solution contenue dans une petite fiole placée sur la table de nuit.

A l'entrée du père Tantaine, il se retourna, et telle était l'habitude qu'avaient ces deux hommes de s'entendre et de se comprendre, qu'il leur suffit, pour échanger leurs pensées, d'un mouvement et d'un regard que Paul ne remarqua pas.

—Flavie est là!... disait le geste du père Tantaine, venir seule chez ce jeune homme!... elle est folle!...

—Eh!... je ne le sais que trop!... répondait l'œil du digne M. Hortebize; mais je n'y puis rien.

Paul aussi s'était retourné, et c'est avec une exclamation de plaisir qu'il avait salué le vieux clerc d'huissier.

De tous les gens qui l'entouraient et qui successivement lui imposaient leur volonté, depuis qu'il s'était livré pieds et poings liés à l'honorable placeur de la rue Montorgueil, le bon Tantaine était celui qu'il préférait. Il le jugeait moins mauvais que les autres associés, et avait en lui une confiance relative.

—Approchez, lui dit-il gaiement, approchez et regardez en quel pitoyable état m'ont mis le docteur et M. Mascarot.

Le bonhomme n'avait pas attendu, pour s'avancer, cette amicale invitation.

C'est avec l'attention et la curiosité d'un connaisseur qu'il examinait la blessure de Paul et suivait les mouvements du docteur.

—Pour l'instant, observa-t-il, on jurerait une brûlure récente, il n'y a pas à dire non. Reste à savoir si la cicatrice présentera les mêmes apparences.

—Absolument.

—C'est qu'il s'agit de tromper des regards exercés, non ceux de M. de Champdoce, qui croira tout ce que nous voudrons, mais ceux de sa femme, de ses amis, de son médecin peut-être.

—Nous les tromperons.

Il était aisé de comprendre, à l'accent du docteur, qu'il était, ainsi qu'il le disait, parfaitement sûr de son affaire.

—Reste à savoir, reprit le bonhomme, combien de temps il nous faudra attendre pour que la cicatrice soit blanche et ait l'air bien ancienne.

—Avant un mois, père Tantaine, nous pourrons présenter Paul à M. le duc de Champdoce.

—Oh!...

—C'est ainsi. La cicatrice, bien entendu ne sera pas naturelle, mais j'ai imaginé un petit moyen de «simulation» qu'on ne découvrira certes pas.

Le pansement était terminé, et Paul après avoir passé sa chemise, s'était glissé sous ses couvertures.

—Je me tiendrai tranquille, dit-il, tant que j'aurai la garde-malade que vous entendez dans le salon, et qui, j'en suis sûr, attend votre départ avec une vive impatience.

Le souriant Hortebize fronça le sourcil et lança à son malade un regard furieux que le niais ne comprit pas... «Taisez-vous donc,» lui disait ce regard.

—Depuis quand l'avez-vous, cette garde-malade? demanda le bonhomme d'une voix altérée.

—Parbleu!... depuis que je suis au lit, répondit Paul de l'air le plus fat. Je lui ai écrit que je ne pouvais aller chez elle étant souffrant.... Elle est venue. Elle a reçu ma lettre à neuf heures, à neuf heures dix minutes elle était ici...

—Lisez et vous serez convaincu.
—Lisez et vous serez convaincu.

L'excellent docteur, tout en rangeant les divers objets dont il s'était servi, avait manœuvré de façon à passer derrière le doux Tantaine, et de là il faisait à Paul des gestes désespérés pour lui imposer silence: mais en vain.

—Il paraît, poursuivait le détestable vaniteux, que M. Martin-Rigal passe sa vie dans son cabinet. Sitôt levé, il court s'y enfermer, et il n'en sort plus de la journée. De la sorte, Flavie est libre comme l'air. Dès qu'elle sait ce brave banquier au milieu de ses paperasses, elle jette un châle sur ses épaules et elle accourt. Parole d'honneur! on n'est pas plus jolie ni plus aimable.

Il eut un petit ricanement des plus impertinents, et ajouta:

—Je ne courrais pas grands risques à envoyer promener M. Mascarot.

—Vous auriez tort, croyez-moi, fit sévèrement le docteur.

Paul aperçut enfin le geste dont le digne M. Hortebize souligna cet avis, mais il se méprit sur sa signification.

—Oh!... je n'ai pas cette intention, reprit-il vivement. Je veux simplement dire que si M. Martin-Rigal s'avisait à cette heure de me refuser sa fille, il serait assez mal venu. Entre son père et moi, Flavie n'hésiterait pas...

Depuis que parlait le protégé de B. Mascarot, le vieux clerc d'huissier ne cessait de tracasser rageusement ses lunettes.

—Vous vous vantez, sans doute, balbutia-t-il.

—Pourquoi?... Flavie m'aime, n'est-ce pas; tout est là. Pauvre fille!... Je dois l'épouser et je l'épouserai, mais si je voulais!...

—Misérable!... s'écria le doux père Tantaine, misérable drôle!...

Sa physionomie trahissait une si furieuse colère, son geste était si menaçant, que Paul surpris et effrayé, recula jusqu'à la ruelle, près du mur.

—Il n'y a qu'un sot, poursuivit le bonhomme, qu'un sot et un lâche, qui ose parler ainsi d'une malheureuse enfant dont la seule faute est d'aimer un fat indigne d'elle. Et tu crois, mon jeune drôle, que je supporterai...

Il n'en put dire davantage parce que le souriant Hortebize l'interrompit en lui mettant, la main sur la bouche, et l'entraîna hors de la chambre en murmurant:

—Viens, viens, tu nous perds...

XXIX

La porte se referma violemment sur le docteur et le vieux clerc d'huissier, et Paul se trouva seul avant d'avoir pu articuler une syllabe.

Il était abasourdi; positivement il tombait des nues.

A quelles causes devait-il attribuer l'incroyable sortie du doux père Tantaine.

Sans doute, Paul avait eu tort de parler trop légèrement d'une jeune fille digne de tous ses respects, qui avait droit surtout à sa reconnaissance, mais ce n'était point là, jugeait-il, un cas pendable, et si la conduite de Flavie ne justifiait pas son accès de fatuité, elle l'expliquait jusqu'à un certain point.

Une circonstance futile ajoutait à sa surprise, et mettait le comble à son mécontentement: Sa suffisance avait été bien plus affectée que sincère, et il n'en était pas à ce mépris railleur de toute morale, mais il avait pensé, en l'affichant, se hausser au niveau de ses complices et mériter leurs éloges... En vérité, il avait mal réussi.

Il eût compris et accepté une observation du souriant Hortebize. Le docteur était l'intime ami de M. Martin-Rigal, et par contre, le protecteur naturel de Flavie.

Mais quels rapports existaient entre le père Tantaine, cet espèce de mendiant cynique, et le riche banquier qui donnait à son héritière un million de dot? Aucun, en apparence.

Pourquoi donc cette fureur soudaine, ces expressions si véhémentes?...

Oubliant les douleurs aiguës que lui causait sa blessure au moindre mouvement, Paul s'était dressé sur son lit, et le cou tendu, prêtant l'oreille, il écoutait, espérant recueillir quelque chose de ce qui se passait dans la pièce voisine.

Mais toute son attention était inutile. C'était un mur et non une cloison qui séparait la chambre à coucher du petit salon, et il n'entendait rien.

—Que font-ils, se demandait-il, que complotent-ils?...

Le doux père Tantaine et l'excellent M. Hortebize avaient traversé rapidement le salon, mais ils s'étaient arrêtés sur le palier.

Le souriant docteur avait pris sa physionomie de circonstance, et il s'efforçait de consoler le bonhomme qui paraissait désespéré.

—Du courage, lui disait-il à voix basse, du courage, que diable!... A quoi bon s'irriter ainsi!... Peux-tu revenir sur ce qui est fait? Non, n'est-ce pas, il est trop tard. D'ailleurs, si tu le pouvais, tu n'en aurais ni la volonté, ni la force...

Le vieux clerc d'huissier avait tiré son mouchoir à carreaux, et il essuyait, non plus les verres teintés de ses lunettes, mais ses yeux: il pleurait.

—Ah!... je ne comprends que trop, à cette heure, murmurait-il, ce qu'a dû souffrir M. de Mussidan, pendant que je lui prouvais que sa fille a un amant... J'ai été dur, impitoyable, j'en suis puni; oui, bien cruellement puni!....

—Voyons, mon vieux camarade, n'attachons pas trop d'importance à un propos en l'air, Paul n'est qu'un enfant!...

Le bonhomme hocha tristement la tête.

—Paul est un misérable, répondit-il, Paul n'aime pas Flavie, et elle l'adore. Oh! ce qu'il nous a dit est vrai, trop vrai, je le sens: entre son père et lui, elle n'hésiterait pas. Pauvre jeune fille, quel avenir!...

Il s'interrompit brusquement, et grâce au plus énergique effort de volonté, réussit à ressaisir, en apparence au moins son sang-froid habituel.

—Mais je ne veux pas, reprit-il, laisser Flavie ici... Je ne puis lui parler, tu vas tâcher, docteur, de lui faire entendre raison.

L'excellent M. Hortebize ne put dissimuler une grimace.

—J'en serai, répondit-il, pour mes frais d'éloquence, tu ne seras plus maître de toi, et alors... songe, mon vieil ami, qu'un seul mot livre notre secret.

—Je t'en prie!... Je te jure que je saurai, quoi qu'il arrive, me contenir.

—Soit, je vais essayer...

Il rentra sur ces mots, et le bonhomme, pour l'attendre, s'assit sur une marche de l'escalier, le front entre ses mains.

Mlle Flavie se disposait à retourner près de Paul, quand le docteur reparut.

—Vous!... fit-elle d'un air mécontent, je vous croyais bien loin.

—J'avais laissé la porte entre-baillée, dit le digne M. Hortebize, je comptais revenir, ayant à vous parler, et sérieusement, qui plus est. Allons bon!... voici que vous froncez vos jolis sourcils... cela prouve que vous me devinez... Eh bien!... oui, je viens vous dire que la place de Mlle Martin-Rigal n'est pas ici...

—Je le sais.

Cette réponse fut faite d'un ton si calme et si froid, que le souriant docteur faillit en être déconcerté.

—Il me semble alors, commença-t-il...

—Quoi?... Que je n'y devrais pas être? Que voulez-vous? je place le devoir au-dessus des convenances. Paul est très malade, il n'a personne près de lui, qui donc le soignera, si celle qui doit être sa femme l'abandonne?... Paul n'est-il pas comme mon mari, n'a-t-il pas le consentement de mon père?...

Hortebize réfléchissait. Il cherchait, entre tous ses arguments, ceux qui devaient frapper l'imagination de cette enfant terrible.

—Raison de plus, dit-il, pour vous retirer et ne jamais revenir ici. Je suis votre ami, Flavie, écoutez la voix de mon expérience. Les hommes sont ainsi faits, que jamais ils ne pardonnent à une femme de s'être compromise, même pour eux... Toujours un moment vient où ils reprocheront les folies qui ont le plus délicieusement flatté leur amour-propre. Savez-vous ce qu'on dirait le lendemain de votre mariage, si on apprenait que vous êtes venue ici?... On dirait que Paul était votre amant, et que cette raison seule a arraché le consentement de votre père. Croyez-moi, ne vous exposez pas à des médisances, qui tôt ou tard troubleraient votre ménage.

Mlle Flavie était devenue plus rouge qu'une pivoine. Évidemment le docteur avait frappa juste, elle hésitait.

—Laisserai-je donc Paul tout seul... objecta-t-elle, que pensera-t-il?...

—Paul, mon enfant, est presque remis. Et tenez, si vous êtes raisonnable, je vous promet que demain il ira vous rendre visite.

Ce dernier argument décida Mlle Rigal.

—Soit!... dit-elle, je vous obéis. Ah! vous ne me direz plus que je suis une méchante entêtée. Le temps de prévenir Paul, et je pars. A bientôt.

Le docteur se retira singulièrement surpris de ce facile triomphe, mais ne se doutant pas qu'il le devait à un soupçon déjà éveillé dans l'esprit de Mlle Flavie, et qu'il avait confirmé.

—Nous l'emportons, dit-il à son digne associé; retirons-nous vite, elle me suit.

Une fois dans la rue seulement, le doux père Tantaine parut recouvrer la pleine possession de soi-même.

—Nous l'emportons, reprit-il... oui, pour aujourd'hui... mais demain... Quoi qu'il m'en coûte, je vais hâter le mariage de Paul... Je le puis maintenant sans danger. Le seul obstacle qui sépare ce garçon des millions de la maison de Champdoce aura disparu avant quarante-huit heures.

Le digne M. Hortebize pâlit à cette confidence, bien qu'elle fut loin d'être inattendue.

—Quoi!... balbutia-t-il, André...

—André est bien malade, ami docteur. Je me suis arrêté au plan dont je t'ai parlé, et le plus difficile de la besogne sera fait cette nuit par notre jeune ami Toto-Chupin.

—Par ce garnement!... Tu le jugeais si dangereux, il y a quinze jours, que tu songeais à t'en défaire...

—J'y songe encore, et je fais d'une pierre deux coups. Quand, après la chute d'André, on reconnaîtra que l'appui de sa fenêtre a été scié, on cherchera l'auteur de cette abominable action. Mes précautions sont prises, on trouvera Toto à l'hôtel du Péron. On lui prouvera qu'il a changé un billet de mille francs et acheté une scie à main...

Le docteur leva au ciel des bras éplorés.

—Deviens-tu fou!... s'écria-t-il, Toto te dénoncera!...

—J'y compte bien, mais d'ici là, nous aurons enterré ce bon père Tantaine. Après, ami docteur, nous enterrerons B. Mascarot. Beaumarchef, le seul qui nous ait bien servis, sera en Amérique... La farce sera jouée, la police pourra chercher.

Il était difficile, impossible même, de soupçonner que ce bon père Tantaine, qui parlait si allègrement de la police, en était à se demander s'il n'avait pas à ses trousses les plus fins limiers de la préfecture.

Le sourire refleurit donc sur les lèvres vermeilles du bon docteur.

—Décidément, fit-il, tu réussiras; mais, pour Dieu, hâte-toi! toutes ces alternatives, ces transes perpétuelles finiront par me rendre malade.

Les deux estimables associés causaient ainsi au coin de la rue Joquelet, cachés derrière une voiture de blanchisseuse.

Une même préoccupation les retenait là. La promesse de Flavie était-elle sincère, avait-elle simplement voulu se débarrasser des importunités de l'excellent M. Hortebize? Ils tenaient à le savoir.

Flavie avait dit vrai, car après moins de dix minutes d'observation, ils la virent passer à quelques pas d'eux.

—Maintenant, fit le vieux clerc, je me retire plus tranquille... à demain, docteur.

Et sans attendre une réponse, il s'éloigna rapidement dans la direction de la rue Montorgueil; poursuivant tout en marchant son éternel monologue.

—Comment arriver, grommelait-il, jusqu'à ce curieux à lunettes d'or!... Et personne à qui confier mes inquiétudes!... Mais bast!... quand on a trois personnalités de rechange, on en sauve toujours une...

Il fut interrompu par Beaumarchef qui lui barra le passage au moment où il s'engageait sous la porte cochère de l'honorable placeur.

—Je vous guettais, lui dit l'ancien sous-off. Imaginez-vous que M. de Croisenois est là-haut, et qu'il me boit le sang. Il est venu pour parler au patron, et je lui ai dit de repasser; mais il s'est assis, en déclarant qu'il attendrait, et je ne puis parvenir à le renvoyer.

Cette circonstance parut contrarier prodigieusement le père Tantaine.

—Remonte, ordonna-t-il à l'employé de l'agence, et fais patienter ce marquis de deux liards, le patron ne saurait tarder à revenir.

Puis, quand il fut sûr que Beaumarchef ne pouvait le voir, il traversa en courant le passage de la Reine de Hongrie et disparut dans l'allée de la maison Martin-Rigal.

Ma foi!... grommelait-il, Beaumar pensera ce qu'il voudra... Avant quinze jours il sera loin...

Il avait tort de suspecter Beaumarchef. L'ex sous-off ne s'occupait que de sa consigne. On lui avait dit: remonte, il était remonté. On lui avait dit: fais patienter Croisenois, il s'y employait de toute son éloquence.

Mais les raisons les meilleures ne pouvaient toucher le marquis, lequel jugeait qu'à attendre ainsi dans un bureau de placement, il compromettait sa dignité.

—Sacrebleu!... grognait-il, on devrait bien ne pas oublier les rendez-vous qu'on donne...

Il s'arrêta... La porte du sanctuaire de l'agence s'était ouverte, et B. Mascarot apparaissait, dans l'encadrement.

—Ce n'est pas moi qui suis inexact, monsieur le marquis, dit-il. L'exactitude consiste à arriver non avant l'heure, mais à l'heure. Veuillez consulter votre montre et prendre la peine de passer...

Le marquis si impertinent avec Beaumarchef, devint fort petit garçon lorsqu'il fut assis dans le cabinet de l'honorable placeur. Il n'osait même pas prendre la parole, et c'est d'un œil inquiet qu'il suivait les mouvements de B. Mascarot, lequel semblait chercher quelque chose parmi des liasses d'imprimés qui encombraient son bureau.

Quand il eut trouvé ce qu'il voulait:

—Je vous ai fait venir, monsieur le marquis, commença-t-il, pour cette grosse affaire industrielle que vous devez lancer, selon nos conventions.

—Oui, je sais... nous avons à causer, à nous entendre, à étudier la question... Rien n'est encore décidé, n'est-ce pas, il faut voir, examiner, tâter le terrain.

L'honorable placeur se permit un petit sifflement assez peu respectueux.

—Je vois, cher monsieur, fit-il, que vous me croyez homme à attendre sous l'orme votre bon plaisir... Détrompez-vous. Quand je m'occupe d'une affaire, elle marche. Pendant que vous couriez à vos plaisirs, je travaillais pour vous avec mon ami Catenac. Et tout est prêt...

—Comment, tout?

—Mon Dieu, oui! Vos bureaux sont loués, rue Vivienne; les statuts de votre société sont déposés chez le notaire, les membres de votre conseil sont choisis, l'imprimeur m'a apporté hier les titres, les prospectus, les circulaires, les affiches; vous avez signé un traité pour les annonces... nous commençons demain la publicité.

—Mais c'est invraisemblable, c'est...

—Lisez, interrompit B. Mascarot, en tendant une feuille de papier; lisez et vous serez convaincu.

Croisenois, abasourdi, prit le papier et lut à haute voix:

MINES DE CUIVRE DE TIFILA

(ALGÉRIE)

Société en commandite par Actions

Mis DE CROISENOIS ET CIE

CAPITAL: QUATRE MILLIONS DE FRANCS

La Société des mines de Tifila ne s'adresse pas aux spéculateurs téméraires qui consentent à courir les chances aléatoires des placements à gros revenus. Nos souscripteurs ne doivent pas compter sur un intérêt de plus de six à sept pour cent...

—Eh bien!... demanda l'honorable placeur, que dites-vous de ce début?

Le marquis ne répondit pas, il achevait tout bas la circulaire.

—C'est que tout cela semble vrai, murmura-t-il, très vrai, très réel!...

Sans qu'il y parut, l'amour propre de B. Mascarot était agréablement chatouillé.

—On fait ce qu'on peut, dit-il modestement. Je dois fournir un prétexte aux braves gens que je me propose de faire chanter; je l'ai choisi le meilleur possible.

L'agitation de Croisenois était terrible. Il était de ces gens qui, réduits à vivre au jour le jour, d'expédients et d'industrie, engagent sans souci l'avenir, comme s'ils espéraient qu'entre le moment où ils promettent et celui où il faudra tenir, quelque chose d'inattendu et d'heureux arrivera pour les dégager... un héritage tombant du ciel ou un tremblement de terre.

Acculé dans une situation sans issue, il essaya de se débattre.

—Le prétexte est si excellent, objecta-t-il, que ce prospectus nous amènera forcément des souscripteurs sérieux. La postérité de Gogo est éternelle. Que ferons-nous de tout leur argent?

—Nous le refuserons, donc. Ah! Catenac est un gaillard qui sait manier la loi. Lisez vos statuts. L'article 50 dit que les actions sont nominatives et que vous vous réservez le droit d'accepter ou de refuser telles souscriptions qu'il vous plaira.

Le marquis les consulta, ces fameux statuts, l'article s'y trouvait.

—Comme je t'aime, cher père, et que tu est bon!
—Comme je t'aime, cher père, et que tu est bon!

—Soit, fit-il, ceci n'est rien. Que ferons-nous si un de ces malheureux à qui

vous allez imposer un certain nombre d'actions, vend fictivement ou réellement ces actions à un tiers, et s'avisait de nous faire poursuivre par ce tiers?...

Le grave Mascarot souriait.

—L'article 21, répondit-il, a prévu cette petite manœuvre, qui serait tout simplement un contre-chantage; écoutez-le.

«Un registre de transfert est déposé au siège de la société. Un transfert ne sera valable qu'autant qu'il aura été autorisé par le gérant et inscrit sur le registre des transferts.»

—Et comment finira cette comédie?...

—Tout naturellement. Vous annoncerez un beau matin que les deux tiers du capital étant absorbés, vous vous mettez en liquidation aux termes de l'article 47... Six mois plus tard, vous faites savoir que la liquidation a produit zéro franc, zéro centime; vous vous lavez les mains, et tout est dit.

Battu sur tous les points, M. de Croisenois eut recours à un suprême argument.

—Me lancer dans l'industrie en ce moment, n'est-ce pas risquer d'augmenter les répugnances que peut avoir M. de Mussidan à me donner sa fille... Une fois marié, au contraire.

Un petit ricanement bien sec de l'honorable placeur lui coupa la parole.

—Une fois marié, continua le placeur, quand vous auriez reçu la dot de Mlle Sabine, vous nous tireriez votre courte révérence. C'est là ce que vous pensez, cher monsieur. Pur enfantillage. Je vous tiendrai, croyez-le, après comme avant.

Il était clair que résister encore serait folie.

—Commencez donc votre publicité, murmura Croisenois.

B. Mascarot lui tendit la main.

—Voilà qui est dit, reprit-il. Les premières annonces paraîtront dans les journaux du matin... En retour, demain dans l'après-midi vous serez admis officiellement chez M. de Mussidan. Présentez-vous hardiment, et tâchez de plaire à Mlle Sabine. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque M. Martin-Rigal sortit de son bureau ce soir-là, sa fille fut, pour lui, bien plus affectueuse que de coutume.

—Comme je t'aime, cher père, répétait-elle en l'embrassant, que tu es bon!

Malheureusement il était si préoccupé qu'il ne songea pas à demander à Mlle Flavie la cause de cet accès de tendresse.

XXX

Le danger qui menaçait André était imminent, immense... Cependant il ne dépassait pas ses prévisions.

Le courageux artiste ne s'abusait pas. L'importance de la partie engagée lui donnait la mesure de l'audace de ses ennemis.

Seul, il faisait obstacle à leurs projets; seul, il se dressait entre eux et le but; il était clair que tous les moyens leur seraient bons pour se défaire de lui, et qu'ils ne reculeraient pas devant un crime.

Toutes ses démarches étaient surveillées, il en avait acquis la certitude; partout il traînait à sa suite une escorte d'espions; pourquoi? La mission de ces gens ne pouvait être que d'épier l'occasion favorable.

Mais cette perspective, cette certitude d'un guet-apens ne pouvait l'arrêter. Si même il songeait à prendre des précautions, c'est qu'il se disait:

—Si je péris, Sabine est perdue.

Seul, il eût cherché le péril, il l'eût défié, provoqué, il eût bien su trouver un moyen pour contraindre ses invisibles adversaires à se découvrir, à se montrer.

Pour Sabine, il se résignait à une prudence bien éloignée de son caractère. Un éclat et il la perdait.

Il savait bien qu'il trouverait des auxiliaires à la préfecture de police, mais c'était risquer de déshonorer la famille de Mussidan.

Certes, il était certain qu'avec du temps et de la patience il arriverait à surprendre le secret des ignobles coquins. Mais s'il se sentait une patience à déplacer grain à grain des montagnes, le temps lui manquait.

Les minutes qui séparaient Sabine de l'horrible et irréparable sacrifice étaient comptées, et il lui semblait que sa vie s'écoulait comme de l'eau, avec les heures...

Levé avec le jour, André s'était assis devant sa table de travail, et le front dans ses mains, il réfléchissait.

Un à un, il prenait les événements recueillis la veille, et il s'efforçait de les assembler, de les coordonner, de les ajuster, comme un enfant qui successivement essaie toutes les pièces disséminées d'un jeu de patience.

Il cherchait le lien probable, l'intérêt commun de tous ces gens qu'il avait observés, de Verminet, Van Klopen, Mascarot, Hortebize, Martin-Rigal...

Soumettant à la plus sévère analyse tous les incidents des derniers jours, le jeune peintre devait fatalement arriver à Gaston Gandelu.

—N'est-il pas surprenant, se disait-il, que ce triste garçon soit victime d'une odieuse machination ourdie précisément par les misérables qui s'acharnent après nous, par Verminet, par Van Klopen; n'est-il pas incroyable...

Il tressaillit et s'arrêta court.

Une pensée toute nouvelle venait d'éclore dans son esprit, pensée informe, mal définie, incomplète, à peine viable, mais pensée de joie à coup sûr, de délivrance et d'espoir.

L'inexplicable voix du pressentiment lui disait que la perte du jeune M. Gaston était liée à la sienne et à celle de Sabine, qu'ils étaient enveloppés dans le filet de la même intrigue, enfin que cette perfidie savante des faux billets n'était qu'une manœuvre dépendant du plan général...

Comment cela se faisait, comment Gaston et lui se trouvaient confondus, André ne pouvait le concevoir, et cependant il eût juré que cela était, il en avait pour ainsi dire conscience.

Qui avait dénoncé le jeune M. Gaston à son père? Catenac. Qui avait conseillé cette plainte au procureur impérial déposée contre Rose-Zora? Encore Catenac. Or, ce Catenac, qui était l'avocat de M. Gandelu, était l'homme d'affaires de Verminet et de Croisenois; n'avait-il pas obéi à leurs inspirations?...

Tout cela, certes, était vague, embrouillé, obscur; entre chacune de ces étranges présomptions, des lacunes existaient, impossibles à combler, en apparence, et pourtant André décida qu'il poursuivrait ses investigations dans ce sens.

Il venait de prendre un crayon, et se disposait à se tracer un plan méthodique de recherches, lorsqu'on frappa discrètement à la porte de l'atelier.

Machinalement il consulta la pendule: il n'était pas neuf heures.

—Entrez!... dit-il en se levant.

La porte s'ouvrit, et le coup que reçut le jeune peintre fut si violent et si inattendu, qu'il chancela et fut obligé de s'appuyer sur un chevalet.

Ce visiteur matinal qui lui arrivait, n'était autre que le père de Sabine, M. de Mussidan. Il ne l'avait aperçu que deux fois en sa vie, c'en était assez pour ne l'oublier jamais.

Le comte, lui aussi était ému. Ce n'est qu'après une longue nuit d'insomnie et d'angoisses, après les plus cruels débats, qu'il s'était décidé à cette démarche. Mais il avait eu le temps de se préparer.

—Vous m'excuserez, monsieur, commença-t-il, de me présenter chez vous à pareille heure, mais je tenais essentiellement à vous rencontrer.

André s'inclina. En deux secondes, mille suppositions, les plus diverses, avaient assailli son esprit. Comment M. de Mussidan venait-il chez-lui, dans quel but?... Était-ce en ami ou en ennemi? Était-ce de son chef, ou l'avait-on envoyé? Qui lui avait donné l'adresse?...

—Je suis grand amateur de peinture, poursuivit le comte, et un de mes amis, dont le goût est très sûr, m'a parlé avec enthousiasme de votre talent. C'est vous expliquer la liberté que je prends, la curiosité m'a poussé, j'ai voulu voir.

La fin de la phrase ne venait pas; il s'arrêta court et ajouta:

—Je suis le marquis de Bivron.

Ainsi M. de Mussidan pensait n'être pas connu, et il espérait cacher sa personnalité. C'était déjà un indice.

—Je ne puis qu'être très flatté de votre visite, répondit André; malheureusement je n'ai rien d'achevé en ce moment; je n'ai là que des études et quelques esquisses... Si vous voulez les voir?...

Le comte ne se fit pas répéter l'invitation. Il était affreusement embarrassé de son personnage, et se sentait rougir sous le regard franc et hardi du jeune peintre. Et pour comble, dès en entrant, il avait aperçu dans un des angles de l'atelier ce tableau mystérieusement voilé dont lui avait parlé le doux père Tantaine.

Il se mit donc à tourner autour de l'atelier, donnant en apparence toute son attention aux toiles accrochées au mur, faisant en réalité d'héroïques efforts pour garder son sang-froid et dissimuler l'atroce douleur qui déchirait son âme.

—Ainsi donc, pensait-il, les misérables n'ont pas menti, et ce rideau de serge cache le portrait de ma fille!... Ainsi, cet homme est l'amant de Sabine! Elle venait ici, elle y passait ses journées, et je ne me doutais de rien. Hélas!... à qui la faute? Quels reproches ai-je le droit de lui adresser?... Pauvre enfant!... Il y a longtemps que sa mère a déserté le foyer, moi je fuyais ma maison, elle restait seule, privée de caresses, de conseils, d'affection... Elle a écouté la voix de son cœur, elle s'est abandonnée à qui lui promettait ces tendresses que lui refusaient ses parents.

Du moins, le comte était forcé de s'avouer que le choix de Sabine ne lui paraissait pas indigne. A première vue il avait été frappé de l'attitude pleine de noblesse du jeune artiste, de sa mâle beauté, de l'expression énergique et intelligente de sa physionomie.

—Hélas!... ajoutait-il, il l'aime sans doute, et cependant, dès qu'elle a connu nos périls, sans hésiter elle s'est dévouée... oui, elle l'aime, car si elle a eu le courage de renoncer à lui, elle a failli mourir.

De son côté, André redevenu maître de lui, délibérait, et se demandait quelle conduite tenir.

—Ah!... vous vous présentez chez moi sous un nom d'emprunt, monsieur le comte, pensait-il; soit, je respecterai votre incognito, mais j'en profiterai pour vous faire connaître la vérité, je vous dirai ce que je n'aurais peut-être jamais osé vous dire...

Si extrême que fût la préoccupation d'André, elle ne l'empêchait pas d'observer son visiteur, et il remarquait fort bien que les regards de M. de Mussidan revenaient sans cesse, et comme à la dérobée, sur le tableau voilé.

—Il faut, se disait-il, qu'on ait parlé au comte de ce portrait, et c'est pour lui qu'il vient... Qui a pu lui en parler?... Nos ennemis. Donc, on a dû calomnier Sabine...

Cependant, M. de Mussidan avait passé en revue toutes les esquisses, et il avait eu le temps de rassembler toute son énergie. Il revint vers André.

—Recevez mes félicitations, monsieur, prononça-t-il; les éloges de mon ami, que je croyais exagérés étaient encore au-dessous de votre beau talent. Je regrette toutefois que vous n'ayez rien d'absolument fini, car vous n'avez rien, n'est-ce pas?...

—Rien, monsieur.

Le regard du comte vacilla, et c'est avec un tremblement dans la voix qu'il reprit:

—Pas même ce tableau, dont la bordure splendide dépasse ce rideau de serge?

Bien qu'il attendit cette question, le jeune peintre rougit excessivement.

—Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, ce tableau est complétement terminé, seulement je ne le montre à personne.

Après cela, M. de Mussidan ne pouvait plus douter de la sûreté des informations du vieux clerc d'huissier.

—Je devine, fit-il, c'est un portrait de femme?

—C'est un portrait de femme, oui, monsieur.

La situation était étrange, et ils n'étaient guère moins troublés l'un que l'autre; ils détournaient la tête, essayant de cacher leur trouble.

Mais le comte s'était juré qu'il irait jusqu'au bout.

—C'est tout simple, dit-il avec un rire forcé, on est amoureux. Tous les grands peintres ont immortalisé la beauté de leur maîtresse.

Les yeux d'André étincelèrent.

—Arrêtez, monsieur, interrompit-il, vous vous méprenez!... Ce portrait est celui de la plus pure et de la plus chaste des jeunes filles. Je l'aime, cesser de l'aimer me serait aussi impossible que de suspendre par le seul effort de ma volonté, la circulation de mon sang... mais je la respecte plus encore. Elle, ma maîtresse, grand Dieu!... Je me mépriserais plus que le dernier des misérables, si abusant jamais de sa sainte confiance, j'avais murmuré à son oreille un mot, un seul mot, un seul qu'elle n'osât pas répéter à sa mère!

De sa vie M. de Mussidan n'avait éprouvé une plus délicieuse sensation. André disait vrai, il le sentait à son accent, et il était tenté de lui serrer les mains, de lui sauter au cou.

—Vous m'excuserez, monsieur, dit-il; mais un portrait dans un atelier, suppose un modèle qui vient poser...

—Et elle y est venue, monsieur, seule, à l'insu de ses parents, en se cachant comme pour mal faire, risquant son honneur, sa réputation, sa vie... me donnant ainsi une preuve immense de son... affection.

Il hocha tristement la tête et poursuivit:

—Hélas!... j'avais peut-être tort d'accepter ce dévouement sublime, et je ne l'ai pas seulement accepté, je l'ai sollicité à genoux, à mains jointes... Comment la voir autrement, lui parler, entendre le son de sa voix? Nous nous aimons, mais tant de préjugés, d'affreuses conventions nous séparent, qu'il y a entre nous un abîme plus difficile à franchir que l'Océan. Elle est l'unique héritière d'une grande famille, très riche, malheureusement, très noble, très fière, tandis que moi...

André s'interrompit. Il attendait, il espérait une réponse, un mot, un encouragement, ou un blâme...

Le comte gardait le silence, il continua avec une certaine violence, mais sans amertume:

—Savez-vous qui je suis? Un pauvre diable d'enfant trouvé, déposé clandestinement dans un tour par quelque pauvre fille séduite... Un matin, à douze ans, je me suis évadé de l'hospice de Vendôme avec vingt francs en poche, et je suis venu à Paris. Et depuis, je lutte... Voici dix ans que tous les matins je m'éveille avec une volonté plus ardente que la veille. En suis-je plus avancé?... Et encore, vous ne voyez que le côté brillant de mon existence. Ici je suis artiste, ailleurs, je suis ouvrier. C'est ainsi. Regardez mes mains,—et il les montrait,—si elles sont rudes, calleuses, c'est qu'elles ont été durcies par le ciseau et le marteau. J'ai du talent, je le crois; je réussirai, je l'espère; mais il a fallu étudier et vivre. Eh bien! l'ouvrier a nourri l'artiste, il a payé ses leçons, il lui a acheté des couleurs, des pinceaux et des toiles...

Si M. de Mussidan se taisait c'est qu'il ne pouvait se défendre d'une réelle admiration pour ce beau caractère qui se révélait à lui, et il ne voulait pas se trahir.

—Tout cela, reprit André, elle le sait, et elle m'aime quand même. Elle a confiance en moi. Quand j'ai désespéré, c'est elle qui m'a crié: courage! Ah!... elle a raison, si la patience et la volonté donnent le génie. Ici même elle m'a juré que jamais elle ne serait la femme d'un autre, et j'ai foi en sa promesse. Il n'y a pas un mois, un des hommes les plus brillants de Paris sollicitait sa main; elle est allée à lui et lui a conté notre histoire, et lui, il s'est retiré généreusement, et il est aujourd'hui mon ami le plus cher...

Il s'arrêta, car il étouffait; c'était la cause de son bonheur qu'il plaidait, pour le cas où il triompherait du marquis de Croisenois, et son anxiété était affreuse.

—Et maintenant, monsieur, reprit-il après un moment, souhaitez-vous voir le portrait de cette jeune fille?

—Oui, répondit le comte, oui, je vous serai reconnaissant de cette marque de confiance.

André s'approcha du cadre, et déjà il touchait le rideau, quand, tout à coup, se ravisant, il se retourna.

—Eh bien!... non, s'écria-t-il, non, continuer cette comédie serait indigne de moi.

M. de Mussidan pâlit. Ce mot pouvait avoir une terrible signification.

—Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

—Que je vous connaissais, monsieur, que je savais que je parlais au comte de Mussidan et non au marquis de Bivron. Je ne découvrirai pas ce tableau sans vous avoir prévenu, sans vous avoir dit...

D'un geste bienveillant, le comte l'empêcha d'achever.

—Je sais, monsieur, prononça-t-il, que je vais voir le portrait de Sabine, découvrez-le, je vous prie.

Le jeune peintre obéit, et pendant un moment M. de Mussidan demeura en extase devant cette œuvre véritablement remarquable.

—Oui, c'est bien elle, murmura-t-il, voilà bien son sourire, l'expression de ses yeux... c'est beau!

Il prononça encore quelques mots à voix basse; puis lentement, il alla s'asseoir dans le fauteuil du jeune peintre et parut se recueillir.

Le malheur est un rude maître. Quelques semaines plus tôt, il eût souri et haussé les épaules à la proposition de donner sa fille à ce petit peintre. Alors il songeait à M. de Breulh-Faverlay.

A cette heure, il eût reçu comme une faveur céleste la liberté de choisir André pour Sabine. C'est qu'il pensait à Croisenois.

Un tourbillon de soie et de dentelle fit irruption dans
l'atelier.
Un tourbillon de soie et de dentelle fit irruption dans l'atelier.

A ce nom maudit qui montait à ses lèvres, le comte tressaillit.

Pour qu'André montrât une telle assurance, il fallait, pensait-il qu'il n'eût pas été informé des derniers événement.

Il interrogea et fut détrompé.

Sûr d'avoir gagné sa cause, le jeune peintre osa dire à M. de Mussidan tout ce qu'il savait, comment et par qui il l'avait su, l'empressement à le servir de M. de Breulh, quel rôle avait accepté la vicomtesse de Bois-d'Ardon; enfin, ses conjectures, ses démarches, ses investigations, ses présages de succès, ses projets, ses espérances...

Il s'exprimait avec une véhémence extraordinaire, son énergie débordait, l'enthousiasme donnait à son regard une expression sublime, et sa parole enflammée rallumait dans le cœur du comte l'espoir près de s'éteindre.

—Oui, nous triompherons, disait-il, je le sens, je le sais, j'entends une voix qui me l'assure!...

Longtemps encore ils étudièrent la situation, et le résultat de leurs délibérations fut qu'il fallait redoubler de prudence, dissimuler, ne rien dire encore à Sabine, et faire figure au marquis de Croisenois.

Surtout et avant tout, ils devaient ne jamais se voir, et cacher soigneusement leur cordiale entente.

Onze heures sonnaient lorsque M. de Mussidan se leva pour se retirer.

Après être resté un moment en contemplation devant le portrait de sa fille, il revint au jeune peintre, en lui prenant la main:

—Monsieur André, prononça-t-il d'une voix émue, vous avez ma parole. Si nous parvenons à nous délivrer des misérables qui nous tiennent le couteau sur la gorge... Sabine sera votre femme...

XXXI

Après cette promesse qui empruntait aux circonstances une étrange solennité, M. de Mussidan sortit, et André s'affaissa sur le large divan de l'atelier.

Ce courageux artiste, si fort contre l'adversité, succombait dans l'excès de son bonheur. En présence du comte, il avait pu, grâce à des efforts surhumains, maîtriser ses terribles émotions, rester calme quand il était affreusement bouleversé, paraître froid alors qu'il avait comme un brasier dans la tête et dans le cœur.

Seul, il s'abandonnait sans vergogne aux transports de la passion.

Elle est à moi!... s'écriait-il dans son délire, Sabine est à moi!...

Mais cet accès d'enchantement et d'optimisme dura peu.

Le mirage s'évanouit faisant place au vif sentiment de la réalité.

Oui, Sabine serait à lui... mais quand il aurait su la conquérir. Entre elle et lui se dressaient Croisenois et ses associés. Il se sentait de force à se mesurer seul avec eux tous, mais encore fallait-il les atteindre et les combattre.

—A l'œuvre!... s'écria-t-il en se levant, à l'œuvre!...

Mais il s'arrêta, prêtant l'oreille.

Il entendait dans son escalier, presque sur son palier, des éclats de rire immodérés. Au-dessus de ce rire qui était celui d'une femme, une voix d'homme grêle et aigre s'élevait, qui paraissait gronder.

André n'eût pas le temps de se demander ce que ce pouvait être, sa porte fut comme enfoncée, et un tourbillon de soie, de velours et de dentelles fit irruption dans l'atelier.

En ce tourbillon, le jeune peintre reconnut, non sans stupeur, la belle Rose-Zora de Chantemille.

Derrière elle venait le jeune M. Gaston, et ce fut lui qui prit la parole.

—C'est nous!... s'écria-t-il, en personnes naturelles. Hein!... elle est bonne, celle-là?... Nous attendiez-vous?

—Pas du tout, je l'avoue.

—C'est une surprise de papa. Pauvre bonhomme!... Parole d'honneur, je veux embellir sa vieillesse, comme dit Léonce. Ce matin il entre dans ma chambre et me dit: «J'ai fait hier toutes les démarches pour qu'une personne que tu adores soit mise en liberté. Cours donc la chercher.» Hein! c'est gentil, cela. Je cours, Zora joue la fille de l'air, et nous voilà.

André n'écoutait que d'une oreille distraite. Il surveillait Zora-Rose qui tournait autour de l'atelier, en poussant toutes sortes d'exclamations. Elle allait arriver au portrait de Sabine, elle voudrait écarter le rideau, il serait difficile de l'en empêcher.

—Pardon, dit-il, j'ai un tableau à faire sécher...

Et comme le portrait était posé sur un chevalet mobile, il le roula dans sa chambre.

—Maintenant, reprit M. Gandelu fils, il s'agit de célébrer la délivrance et je viens vous chercher pour déjeuner...

—Merci de l'intention, mais j'ai à travailler...

—Ah!... je la trouve bien bonne, mais vous savez, on ne me la fait plus, vite habillez-vous...

—Véritablement, je ne puis sortir.

Le jeune M. Gaston réfléchit dix secondes, puis tout à coup se frappant le front:

—Vous ne voulez pas venir au déjeuner, s'écria-t-il, eh bien!... le déjeuner viendra à vous. Ah!... fameux!... Je descends le commander.

André s'élança après lui, sur le palier, le rappela, cria, mais en vain, et il rentra aussi contrarié que possible.

Cette contrariété, Rose la remarqua.

—Voilà comment il est, fit-elle, en haussant les épaules. Et il se croit très drôle. Cocodès, va!

Le ton de la jeune femme trahissait un si profond mépris pour M. Gandelu fils, que le jeune peintre la regarda d'un air surpris.

—Cela vous étonne, reprit-elle, ce que je vous dis là!... On voit bien que vous ne le connaissez pas. Quelle scie!... Et tous ses amis lui ressemblent. Si vous les écoutiez une heure, vous auriez des nausées. Tenez, rien qu'à me rappeler les soirées passées en leur compagnie, je bâille.

Elle bâilla en effet.

—Si encore il m'aimait, soupira-t-elle.

—Lui!... mais il vous adore, répondit André qui ne pouvait s'empêcher de trouver Rose pleine de bon sens; il a failli devenir fou pendant que vous étiez là-bas.

Zora-Rose eut un geste que lui eût envié Toto-Chupin.

—Et vous croyez cela!... s'écria-t-elle. Gaston fou d'une femme!... Il est trop bête. De moi, savez-vous ce qu'il aime? Les robes qu'il me paie et les diamants qu'il m'achète. Quand les passants me regardent, et qu'ils disent: «Mâtin!... quel chic!...» mon idiot se dresse sur ses ergots, et il répète comme s'il avait de la bouillie plein la bouche «Ah! mais oui!... pour du chic nous avons du chic!...» Si j'avais un peignoir d'indienne, il ne me regarderait pas, et cependant... j'en vaux la peine.

Le fait est que l'air de Saint-Lazare n'avait point été défavorable à Rose. Son impudente beauté n'avait jamais eu un tel éclat; elle resplendissait de jeunesse, de vie, de passion et d'insolence...

—Cocodès, poursuivait-elle, gandin, petit crevé!... Mon nom de Rose écorchait sa vilaine bouche, il m'appelle Zora, un nom de chien. Et je ne le camperais pas là!... Nous verrons bien. Il a de l'argent, mais je me moque de l'argent, moi. Mon petit Paul n'avait pas le sou, lui, et cependant je l'aimais bien. Dieu!... m'a-t-il fait rire quelquefois!... Avec lui je n'avais pas à manger tous les jours, j'étais bien malheureuse... C'est égal, c'était le bon temps.

—Pourquoi l'avez-vous abandonné ce pauvre Paul?...

—Dites-moi, vous, pourquoi il y a du velours à 45 francs le mètre. Je voulais savoir quelle sensation on éprouve quand on se met sur les épaules un cachemire des Indes... Et un beau jour j'ai filé. Mais qui sait?... Paul allait peut-être me quitter. Il y avait quelqu'un qui cherchait à nous séparer, notre voisin de l'hôtel du Pérou, rue de la Huchette, un vieux singe qu'on appelait le père Tantaine, et qui était clerc d'huissier...

A ce nom, André, positivement, faillit tomber à la renverse. Tantaine!... un vieux... clerc d'huissier... C'était bien le sien.

Cependant, si vive que fut son impression, il parvint à la cacher.

—Bast!... fit-il d'un ton léger, quel intérêt pouvait avoir ce bonhomme à vous séparer?

—Je ne sais, répondit Rose, devenue sérieuse, mais à coup sûr il en avait un. On ne donne pas pour rien des billets de banque aux gens, et je lui ai vu donner un billet de 500 francs à Paul. Bien plus, il lui avait promis de lui faire gagner beaucoup d'argent, par l'entremise d'un de ses amis, un placeur nommé Mascarot...

Cette fois, André ne fut pas pris à l'improviste. Il pressentait qu'il allait être question de l'honorable placeur.

Mais son esprit s'épouvantait des proportions que prenait l'intrigue qu'il avait à déjouer. Car il n'en doutait pas: toutes ces manœuvres qu'il découvrait une à une, devaient tendre à un but commun.

André se souvenait, à cette heure, de cette visite que lui avait fait Paul, un jour, sous prétexte de lui remettre vingt francs, et de l'air singulier qu'il avait. Il se rappelait que Paul s'était vanté de gagner un millier de francs par mois, et qu'il n'avait pas su dire où ni à quoi.

—Paul m'a peut-être oubliée, reprit Rose, je le crains. Une fois je l'ai rencontré chez Van Klopen, et il ne m'a rien dit. Il est vrai qu'il était avec ce Mascarot. Mais n'importe, je suis décidée à le chercher, et à lui demander pardon, et il me pardonnera...

De tout ceci, une conclusion très nette ressortait.

Paul était protégé par l'association... donc il lui était utile, il la servait. Rose était persécutée, donc elle gênait.

Voilà ce que pensait André.

—Et même, ajoutait-il, si Catenac a fait enfermer Rose, c'est que les misérables ont quelque chose à craindre d'elle. S'ils ont essayé de la faire disparaître, c'est que sa seule présence peut déranger leurs combinaisons...

Mais il n'eût pas le temps de poursuivre sa déduction. Le fausset du jeune M. Gaston grinçait dans l'escalier. Bientôt il apparut criant:

—Place au festin!... Que la fête commence!...

Deux garçons de restaurant, en effet, suivaient M. Gandelu fils, chargés de mannes immenses, pleines de provisions.

En tout autre circonstance, André eût été furieux de cette invasion de victuailles, de cette perspective d'un déjeuner qui allait durer au moins deux heures, et mettre tout sens dessus dessous dans son atelier.

Mais, en ce moment, il en était à bénir l'inspiration du jeune M. Gaston; il le trouvait beau, aimable, spirituel, et c'est de la meilleure grâce du monde qu'avec l'aide de Zora-Rose il débarrassait sa grande table, pour qu'on y dressât le couvert.

Seul, le jeune M. Gaston ne faisait rien, il pérorait.

—Ah!... mes chers bons, disait-il, vite il faut que je vous en conte une forte!... Imaginez-vous que le marquis de Croisenois, Henri, un de mes intimes amis, fonde une société industrielle.

André faillit lâcher une carafe qu'il tenait.

—Qui vous l'a dit? demanda-t-il vivement.

—Parbleu?... une grande affiche jaune qui le crie à tous les passants. Mines de Tifila, société en commandite! Non, j'en ferai une maladie. Capital: quatre millions! Pas dégoûté, le marquis. Farceur! Et du pain?

La figure du jeune peintre trahissait un si complet ébahissement, que M. Gandelu fils éclata de rire.

—Pas vrai, qu'elle est drôle?... reprit-il. On dirait que vous attendez l'omnibus de Chaillot. Voilà juste comment je suis resté devant cette diablesse d'affiche, le bec grand ouvert. Croisenois directeur d'une compagnie!... Ah!... il va me la payer! J'aurais lu dans un journal que vous étiez nommé pape, que je n'aurais pas été plus ébaubi. Mines de Tifila! As-tu fini! Tifila!... On ne nous la fait plus, ah! mais non! Les actions sont de 500 francs. C'est pour rien, parole d'honneur! mais je n'ai pas de monnaie sur moi, vous passerez après le demi-terme...

Cependant le déjeuner était servi, les garçons du restaurant s'étaient retirés, le jeune M. Gaston, de sa voix la plus aigre, criait: «A table! A table!!...»

Mais, hélas! ce déjeuner qui commençait le plus gaiement du monde devait mal finir.

M. Gandelu fils qui n'avait pas la tête bien solide, eut le tort de boire outre mesure. Bientôt les vapeurs du vin se mêlant dans son étroite cervelle, aux fumées de la vanité, le peu de bon sens qu'il avait disparut, et il commença à accabler Zora-Rose de reproches amers, ne comprenant pas, disait-il, comment un homme tel que lui, sérieux et destiné à jouer un grand rôle dans la société, avait pu se laisser séduire par une femme comme elle.

Certes, le jeune M. Gaston possédait un joli répertoire d'invectives, mais Rose, sur ce chapitre était encore plus forte que lui. On l'attaquait, elle se défendit, et si vivement, que M. Gandelu fils, se sentant écrasé, se leva furieux, prit son chapeau et sortit en déclarant qu'il ne reverrait Zora de sa vie, qu'il lui abandonnait de bon cœur tout ce qu'elle tenait de sa générosité, mobilier et toilettes, trop heureux s'il pouvait, à ce prix, être débarrassé d'elle à tout jamais.

Ce départ ne contraria pas trop André. Restant en tête à tête avec la jeune femme, il se flattait d'obtenir d'elle, avec un peu d'adresse, une biographie exacte de ce Paul, qu'il comptait maintenant parmi ses adversaires.

Vain espoir! Zora-Rose, elle aussi était exaspérée, on l'eût été à moins, et elle ne voulut rien entendre.

Elle reprit en toute hâte son grand manteau de velours, noua son chapeau au hasard, et sans même donner un coup d'œil à la glace, elle s'envola, non sans avoir affirmé qu'elle allait se mettre en quête de Paul, qu'elle le retrouverait, et qu'elle saurait bien le décider à demander raison à Gaston de ses insultes.

Tout cela s'était passé si rapidement, que le jeune peintre en était comme ébloui.

C'était à croire que la Providence, se déclarant décidément pour lui, n'avait envoyé ces intéressants amoureux que pour lui fournir des renseignements nouveaux, positifs et de la plus haute importance.

Et dans le fait, les déclarations de Rose, si incomplètes qu'elles fussent, éclairaient toute une partie de l'intrigue, enveloppée jusqu'alors d'épaisses ténèbres.

Les relations de Paul avec le père Tantaine expliquaient la peine que s'était donné Catenac pour faire enfermer Rose, et par contre les fausses signatures arrachées à l'inepte confiance du jeune M. Gaston.

Mais, d'un autre côté, que signifiait cette société industrielle lancée par le marquis de Croisenois en même temps qu'il sollicitait la main de Mlle de Mussidan?

André pensa qu'il devait, avant tout, s'occuper de ce détail, et sans même songer à échanger sa vareuse rouge contre un paletot, il descendit et courut au coin de la rue des Martyrs où M. Gandelu fils lui avait dit avoir vu l'affiche.

Elle était toujours à sa place, éblouissante, tirant l'œil à vingt pas, séduisante assez pour faire tressaillir les écus du plus timide capitaliste.

Rien n'y manquait, pas même une vue de TIFILA (Algérie), une superbe vignette, qui représentait quantité de travailleurs roulant sur des brouettes le précieux minerai.

Tout en haut, le nom de Croisenois resplendissait en lettres d'un demi-pied.

Il y avait bien cinq minutes qu'André contemplait ce chef-d'œuvre, quand un éclair de prudence traversa son esprit.

—Malheureux!... se dit-il, que fais-je ici? Qui sait combien de coquins épient sur ma physionomie la trace de mes sensations et de mes projets!...

A cette pensée, il regarda vivement autour de lui; mais dans un rayon de plus de cent pas il n'aperçut aucune figure suspecte.

—Ah!... n'importe, murmura-t-il, n'importe, il faut rentrer et chercher et imaginer un expédient pour faire perdre mes traces.

Dépister ses surveillants!... le succès était à ce prix, il ne le comprenait que trop. Comment atteindre et frapper les misérables, si informés de ses moindres démarches, ils avaient toujours le loisir de se mettre en garde?...

Aussi, lorsqu'il eût regagné son logis, il ne s'occupa plus que du moyen de glisser entre les mains de ses espions. Bientôt il crut l'avoir découvert.

Sous ses fenêtres s'étendait un grand jardin qui dépendait d'une institution dont la façade se trouvait dans la rue de Laval prolongée. Un mur qui n'avait pas sept pieds de haut séparait seul la cour de sa maison de ce jardin.

Pourquoi ne s'évaderait-il pas par là?

—Je puis, se disait-il, me déguiser de façon à me rendre méconnaissable et demain, au petit jour, franchir le mur et m'esquiver par la rue du Laval, pendant que mes espions feront le pied de grue rue de la Tour d'Auvergne, devant ma porte. Ai-je besoin de loger ici plutôt qu'ailleurs? Non. Eh bien! tant que durera ma campagne, je demanderai l'hospitalité à Vignol, qui m'aidera au besoin.

Ce Vignol était un ami d'André, un brave et loyal garçon, qui, en son absence dirigeait les travaux de la maison de M. Gandelu.

—De cette façon, pensait-il, j'échappe si complétement à Croisenois et à sa bande, que je pourrai presque me mêler à leur jeu sans qu'ils me devinent. Il me faudra aussi cesser de voir tous ceux qui ont consenti à m'aider, M. de Breulh, M. de Mussidan, ce brave père Gandelu, mais la poste est là. Pour les cas pressants j'aurai le télégraphe, et il sera discret, car je vais choisir des termes de convention et en aviser mes correspondants.

Sa résolution était prise; il écrivit à ces trois personnages qui s'intéressaient à lui, une longue lettre où il expliquait son plan.

La nuit tombait lorsqu'il eut fini: il ne pouvait rien entreprendre à cette heure: il alla dîner dans les environs, puis ayant mis ses lettres à la poste, il rentra afin de préparer son travestissement, de le «répéter,» pour ainsi dire.

Après s'être demandé quelle situation sociale serait le plus favorable à ses desseins, il avait décidé qu'il tâcherait de se donner l'apparence de ces malfaisants gredins qu'on rencontre le jour dans les estaminets borgnes de l'ancienne banlieu, autour des billards crasseux, et le soir à la porte des théâtres et des bals publics.

—Dans une heure, tout sera fini.
—Dans une heure, tout sera fini.

Le costume, il l'avait sous la main, parmi ses vieilles hardes de travail. Une

blouse bleu, un vieux pantalon à larges carreaux, de mauvaises chaussures et une casquette au rebut depuis des années, faisaient l'affaire.

Restait à changer le visage, et c'est à cette tâche que André s'appliqua.

Il commença par couper sa barbe, très peu forte, mais qu'il portait entière, puis il tailla ses cheveux sur le devant, de façon à ménager deux mèches qu'il lissa et colla sur ses tempes, avec force cosmétique.

Cela fait, il chercha quelques pains de couleur pour l'aquarelle, et armé d'un pinceau il commença son œuvre de «maquillage,» œuvre bien plus difficile qu'on ne croit.

Se barbouiller n'est rien, il faut pour se déguiser modifier le mouvement général de la physionomie. On n'arrive à ce résultat qu'en altérant la bouche et les yeux sièges principaux de l'expression.

André, quoique peintre, ignorait cela. Aussi n'est-ce qu'après de long tâtonnements qu'il obtint un résultat passable. Il s'habilla alors, il tortilla autour de son cou une vieille cravate, et sut placer sa casquette selon le genre, de côté, la coiffe aplatie en arrière, la visière cachant l'œil droit.

Quand, ainsi équipé, il se regarda dans la glace, il se jugea hideux. En artiste consciencieux cependant, il cherchait les défauts de son œuvre pour les corriger, lorsqu'on frappa à sa porte.

Il était neuf heures, il n'attendait personne, les garçons du restaurant étaient venus rechercher leur vaisselle; quel visiteur lui arrivait donc? Ce ne pouvait être que sa concierge, et il était bien décidé à ne pas se laisser voir par elle, n'ayant en la discrétion de Mme Poileveu qu'une confiance très limitée.

Qui est là? demanda-t-il.

—Moi!... répondit une voix plaintive, moi, Gaston.

Fallait-il se défier de ce garçon? Le jeune peintre jugea que non; il alla ouvrir.

Oui, c'était bien M. Gandelu fils, mais en quel état!... Pâle, chancelant, la figure absolument décomposée.

Il se laissa tomber plutôt qu'il ne s'assit sur un fauteuil.

—Est-ce que M. André est sorti? balbutia-t-il, je croyais avoir entendu sa voix.

Ainsi il était dupe du travestissement. Ce triomphe ravit André, et lui apprit en même temps qu'il devait surveiller sa voix comme tout le reste.

—Quoi!... dit-il, vous ne me reconnaissez pas!... Regardez-moi donc.

Il fallut encore au jeune M. Gaston dix minutes d'examen.

—Ah! c'est vous, murmura-t-il enfin, avec un triste sourire, elle est mauvaise, c'est-à-dire non, elle est bien bonne! mais je ne sais plus ce que je dis.

Il était clair qu'une catastrophe avait dû fondre sur M. Gandelu fils. Ce ne pouvait être sa griserie du matin, qui le réduisait à cet excès de prostration.

—Mais vous-même, demanda André, qu'avez-vous, qu'y a-t-il...

—Il y a, mon cher bon, que je viens vous faire mes adieux!... En sortant de chez vous, j'irai me brûler la cervelle, n'importe où...

—Êtes-vous fou!...

Le jeune M. Gaston se frappa le front d'un air funèbre.

—Pas la moindre fêlure, répondit-il, seulement l'échéance des faux billets est arrivée... Chanter ou mourir... Je ne veux pas chanter. Ce soir, comme je sortais de table, ayant dîné avec papa, le valet de chambre vint me dire à l'oreille qu'un vieux monsieur m'attend dans la rue. J'y cours, et je trouve un espèce de mendiant en redingote crasseuse, sale, repoussant, ignoble...

—Le père Tantaine!... s'écria André.

—Ah!... je ne sais pas son nom!... Il m'a déclaré d'un ton doucereux que le porteur de mes billets est décidé à les adresser au procureur impérial demain avant midi, mais qu'il me reste cependant un moyen de salut.

—Et ce moyen est de partir avec Rose pour l'Italie.

La surprise de M. Gandelu fils fut si forte, qu'il se redressa d'un bond.

—Qui vous l'a dit?... s'écria-t-il.

—Personne... je devine. C'est afin de pouvoir, à un moment donné, vous imposer ce départ précipité, qu'on vous a fait imiter la signature de M. Martin-Rigal. Et qu'avez-vous répondu?...

—Que je la trouvais mauvaise et que je ne partirais pas. C'est niais, absurde, idiot, je le sais, mais, je suis comme cela, coulé d'un bloc, en acier. D'ailleurs, je vois le plan: le lendemain de ma fuite on irait trouver papa pour l'engager à chanter et il chanterait. Ah!... mais non!... Pauvre bonhomme! Mieux vaudrait lui donner un coup de couteau dans le dos, que de lui dire que son fils est un faussaire. C'est pourquoi je suis allé acheter le coquet petit revolver que voici, et dans une heure tout sera fini...

André n'écoutait plus, il arpentait d'un pas fiévreux son atelier. Évidemment il tenait entre ses mains la vie de ce malheureux garçon. Quel parti prendre?...

Lui conseiller de partir, c'était éloigner Rose, se priver d'une chance considérable de succès.. Le laisser faire.... il ne le pouvait pas; il ne pouvait oublier ce que le père de Gaston avait fait pour lui.

—Écoutez-moi, Gaston, dit-il enfin, j'ai une idée du salut, et je vous la soumettrai quand nous serons hors d'ici. Seulement pour des raisons qu'il serait trop long de vous expliquer, il faut que je gagne la rue sans passer par la porte de ma maison... je le peux si vous voulez m'aider. Vous allez sortir, et à minuit précis vous irez sonner rue de Laval prolongée, à la porte de la maison qui porte le Nº... On vous ouvrira et vous demanderez au concierge un renseignement quelconque. Vous aurez soin de laisser la porte entrebâillée, et comme je serai dans le jardin de cette maison, guettant l'instant favorable, je m'esquiverai...

M. Gandelu fils eut du moins le mérite de se conformer exactement aux instructions qui lui étaient données; le plan réussit, et à minuit dix minutes, André et lui gagnaient le boulevard extérieur.

Le jeune peintre était alors plein d'espoir. D'abord il était persuadé qu'il venait de dépister ses espions, puis il entrevoyait, grâce à Gaston, le moyen de se ménager une diversion puissante, pendant qu'il s'acharnerait après Croisenois et ses honorables associés.

XXXII

C'est au boulevard Malesherbes, à la hauteur, à peu près, de l'église Saint-Augustin, dans une superbe maison neuve, que demeurait M. le marquis de Croisenois.

Là, dans un modeste appartement de quatre mille francs, il avait réuni et rassemblé assez d'épaves de son opulence passée, pour éblouir de son faste les observateurs superficiels.

Comme de raison, les créanciers ne laissaient pas refroidir la sonnette de M. de Croisenois, mais il avait su se mettre à l'abri de leurs tracasseries les plus directes.

Son appartement était loué au nom de son valet de chambre. Son coupé et son cheval appartenaient pour la forme, à son cocher. Car il avait un cheval et une voiture, ce gentilhomme ruiné, si ruiné, qu'il lui était arrivé une fois de se coucher sans lumière, faute de quatre sous pour s'acheter une bougie.

Deux domestiques servaient M. de Croisenois: un cocher, qui avait, en outre, dans ses attributions les gros ouvrages du logis, et un valet de chambre qui savait assez de cuisine pour improviser un déjeuner de garçon.

Ce valet de chambre, B. Mascarot ne l'avait vu qu'une fois, et il lui avait produit une si singulière impression que plein de défiance en son endroit, il s'était efforcé de savoir qui il était et d'où il venait.

Croisenois ne l'avait pris à son service, déclara-t-il à l'honorable placeur, que sur la recommandation d'un de ses amis, sir Waterfield.

Il se nommait Morel, ce valet de chambre, mais il avait dû habiter longtemps l'Angleterre, car il bégayait l'anglais, et on lui eût coupé un doigt avant d'obtenir qu'il répondit: «Oui, monsieur,» comme tout le monde; il disait: «Yes, sir.»

C'était, d'ailleurs, un homme précieux, tant pour ses qualités que pour sa tenue qui était de nature à honorer une maison. On devait croire qu'il servait pour le moins un chancelier, tant il avait de morgue et de gravité hargneuse, tant ses cols blancs comme neige étaient hauts et roides.

André ignorait ces particularités, mais il avait eu quelques détails par M. de Breulh qui lui avait aussi donné l'adresse du marquis.

C'est pourquoi, le lendemain de son évasion, sur les huit heures du matin, déguisé et grimé si bien qu'il devait se supposer méconnaissable, le jeune peintre vint s'établir chez le marchand de vins traiteur le plus voisin du domicile de M. de Croisenois.

Cette heure, il l'avait choisie à dessein. Il était assez parisien pour n'ignorer pas que c'est celle où, dans les grands quartiers, les domestiques descendent chez le débitant du coin, pendant que les maîtres dorment encore, pour tuer le ver, échanger leurs informations, et renouveler leur provision de cancans et de médisances.

La confiance d'André avait augmenté depuis la veille.

C'est que le projet qu'il avait formé avant de s'évader par la rue de Laval, projet qui devait, à la fois, sauver Gaston et lui assurer un auxiliaire énergique, avait réussi au-delà de ses espérances.

Voici ce qu'il avait fait.

Après bien des peines, des observations, des menaces même, en usant et abusant de son influence, il avait réussi a entraîner le jeune M. Gaston jusqu'au domicile paternel.

Arrivé rue de la Chaussée-d'Antin sur les deux heures, il n'avait pas hésité à faire réveiller l'entrepreneur, et, après lui avoir expliqué son travestissement, il lui avait tout raconté, comment le jeune M. Gaston se trouvait mêlé à l'intrigue dont il était lui-même victime, comment on lui avait extorqué des faux, et comment il avait failli cette fois se suicider.

Naturellement, il insista sur le repentir de Gaston, sur les bons sentiments qu'il témoignait, faisant ressortir sa brouille avec Zora-Rose, et ses serments de devenir un homme sérieux.

M. Gandelu fut rudement touché, il pleura, ce vieux brave homme... Mais il pardonna.

Il vit son fils corrigé par cette affreuse leçon, rompant ses détestables relations, lui revenant, s'assurant par son travail une situation brillante.

—Allons, avait-il dit à André, courez me le chercher, que je lui dise que nous le sauverons!

André n'avait pas eu à aller bien loin, car le jeune M. Gaston attendait dans la pièce voisine, torturé par les plus poignantes anxiétés.

Il était ému, quand il entra dans la chambre de son père, et ému d'une émotion réelle, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé en sa vie. Il pleurait, et ce n'était cette fois ni une passion stupide, ni un amour-propre idiot qui lui arrachaient des larmes; c'était le vif sentiment de ses torts, le repentir d'avoir si affreusement fait souffrir son père, cette homme si bon.

Puis, en somme, il renaissait pour ainsi dire à la vie, car il avait été bien résolu à se tuer, il avait vu la mort...

—Approchez, Gaston, lui avait dit André.

Mais lui, avec une violence bien éloignée de son caractère:

—Ah!... ne m'appelez plus ainsi, s'était-il écrié. Gaston!... elle est mauvaise! C'est comme cette couronne sur mes cartes de visite... parole d'honneur, je me fais de la peine. Gaston!... marquis!... cent mille claques, idiot. Mon nom est Pierre Gandelu, et papa est cent fois trop bon de me permettre de porter son nom!....

Commencée ainsi, la réconciliation devait être complète. Il y avait bien des années que le digne entrepreneur n'avait été si heureux.

Restait à s'occuper du salut du malheureux imprudent. Mais l'idée qu'André avait eue vint à M. Gandelu.

—Je ne crois pas, dit-il, que les misérables osent exécuter leur menace et adresser les faux au procureur impérial. Non, ils ne l'oseront pas. Quel juge d'instruction, d'ailleurs, informé de toutes les circonstances, ne rendrait pas une ordonnance de non lieu!... Mais mon fils ne peut pas rester sous le coup de ce système d'intimidation. C'est donc moi qui porterai plainte. Oui, demain avant midi, je serai au parquet, et nous saurons bien ce que c'est enfin que cette Société d'escompte mutuel qui circonvient les mineurs, leur prête de l'argent et les exhorte à faire des signatures fausses... Comme il faut tout prévoir, mon fils partira demain matin pour la Belgique, mais il n'y restera pas longtemps, vous verrez...

André avait passé chez M. Gandelu le reste de la nuit, et c'est dans la chambre du jeune M. Gaston, redevenu Pierre comme devant, qu'il s'était grimé avec plus de soin et de succès que la veille.

L'avenir, à ses yeux, se teintait de rose pendant qu'il gagnait lestement le boulevard Malesherbes.

Le hasard, non, il disait la Providence, se déclarait définitivement pour lui. N'avait-il pas tout à attendre des démarches auxquelles se décidait l'honnête entrepreneur? La justice allait intervenir, s'occuper de voir clair dans les opérations des misérables; que ne découvrirait-elle pas?

Et ce résultat immense, André l'obtenait sans avoir rien compromis. Ni son nom, ni celui de M. de Mussidan ne devaient être prononcés.

Pour lui, il était déterminé à s'attacher à Croisenois et à ne le pas quitter plus que son ombre.

L'établissement où il s'installa était merveilleusement choisi pour ses observations. De la table commune, il apercevait très bien la porte de la maison du marquis, et même les fenêtres de son appartement. Il ne pouvait, avec un peu d'attention, manquer de le voir lorsqu'il sortirait ou rentrerait.

De plus, comme il n'y avait pas d'autre marchand de vin dans les environs, André se disait que peut-être les serviteurs de M. de Croisenois prenaient leur repas chez celui-ci.

En ce cas, il saurait bien, pensait-il, pénétrer dans leur intimité. Il lierait conversation d'abord, il offrirait quelque chose, il saurait imposer la confiance... Ainsi, il saurait bien des choses.

C'est sur une petite table, touchant le vitrage, dont il avait eu soin d'écarter le rideau jauni, que le jeune peintre s'était fait servir à déjeuner, et sans cesser de surveiller dans la rue, il observait et écoutait ce qui se passait et se disait autour de lui.

La «salle» du marchand de vins traiteur, vaste et assez propre, était pleine de clients, qui presque tous étaient des domestiques.

—Qui sait, pensait André, les gens du marquis sont peut-être là.

Il se creusait la tête à chercher un prétexte pour questionner le maître de la maison, lorsque deux nouveaux convives entrèrent, qui avaient endossé leur livrée eux, tandis que tous les autres étaient en gilet du matin.

Dès qu'ils parurent, un vieux à physionomie placide et satisfaite qui s'escrimait contre un beefsteack rebelle près d'André, battit les mains et s'écria:

—Ah!... voici messieurs de Croisenois!

Les domestiques le plus souvent, se donnent entre eux le nom des maîtres qu'ils servent, le jeune peintre n'ignorait pas ce détail; il se trouvait donc renseigné sans avoir à prendre des informations qui pouvaient le rendre suspect.

—Si seulement, pensait-il, ces messieurs avaient l'heureuse inspiration de se placer près de cet autre, qu'ils connaissent, j'entendrais leur conversation.

Cette inspiration, ils l'eurent; et, à peine assis, ils appelèrent le patron pour commander leur repas, le priant surtout de les servir promptement, parce qu'ils n'avaient pas, assuraient-ils, une minute à eux.

—Ah!... vous êtes pressés, leur dit le vieux, près de qui ils s'étaient mis, c'est donc pour cela que vous êtes déjà habillés à cette heure?

Ce fut le plus jeune des nouveaux venus, le cocher de M. de Croisenois, qui prit la parole.

—Tout juste, répondit-il, je dois conduire monsieur à son bureau, car il a un bureau maintenant; il est directeur d'une société pour l'exploitation de mines de cuivre. Fameuse affaire!... Au-dessus de la porte, on devrait écrire: Boucherie d'actionnaires!... Si vous avez des économies, monsieur Benoît, et vous devez en avoir, voilà une rude occasion.

M. Benoît hocha la tête d'un air grave.

—Je ne dis ni oui ni non, répondit-il, on ne peut pas savoir. Souvent ce qui paraît bon n'est pas bon, et ce qui semble mauvais n'est pas mauvais...

Celui-là était un homme prudent qui, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, ne jugeait pas à la légère et ne se compromettait jamais.

—Mais, reprit-il, puisque votre marquis sort, M. Morel va être libre, lui, et il me fera ma petite partie de piquet.

No, sir, répondit le valet de chambre du marquis.

—Quoi, vous êtes pris, vous aussi.

Yes, sir, je vais passer des gants blancs, et aller porter une hottée de fleurs: lilas, violettes et camélias blancs, à la future de monsieur le marquis. Car monsieur le marquis se marie, je puis le dire puisque la nouvelle est officielle. Beau mariage, d'ailleurs, grande famille, dot magnifique! J'ai vu la jeune personne, elle est un peu pimbèche, nonobstant, elle ne me déplaît pas.

C'était de Sabine que ce drôle à cravate outrageusement empesée se permettait de parler ainsi.

Certes, il n'était pour rien dans les intrigues de Croisenois, mais il était chargé de porter un bouquet chez M. de Mussidan, il verrait peut-être Sabine; André eut comme une idée de l'étrangler.

—Gageons, disait pendant ce temps le cocher, la bouche pleine, gageons que monsieur le marquis n'emploie pas la dot de sa femme à acheter de ses actions!...

Mais ce propos ne fut pas relevé, et les trois interlocuteurs cessèrent de parler de M. Croisenois pour s'occuper de leurs affaires personnelles... peu intéressantes.

Bientôt ils appelèrent le patron, payèrent et se retirèrent, sans avoir seulement prononcé le nom du marquis. André commençait à réfléchir sur les difficultés du métier d'espion. Les regards qui se coulaient jusqu'à lui, à la dérobée, étaient gros de défiance.

—Quel est cet individu de mauvaise mine, devaient se dire les habitués, qui ose se fourvoyer en notre compagnie?

D'un coup de poing en pleine poitrine...
D'un coup de poing en pleine poitrine...

Le fait est que le jeune peintre avait un aspect des moins rassurants.

De plus, il ne savait pas observer sans en avoir l'air, ce qui est la première qualité de l'observateur. Il ignorait l'art de paraître inoccupé, indifférent.

On voyait qu'il n'était pas là pour rien, ou du moins qu'il n'y était pas pour ce qui, en effet, n'était qu'un prétexte; on devinait qu'il avait un but, qu'il attendait quelque chose, qu'il s'impatientait.

Comme il avait assez de pénétration pour comprendre tout cela, son embarras en redoublait.

Il avait fini de manger, il avait pris longuement et lentement un gloria qu'il avait fait brûler en usant force allumettes, il demanda un petit verre d'eau-de-vie....

Presque tous les clients s'étaient retirés et il n'en restait plus que cinq ou six à une table, près de l'entrée, qui jouaient au chien-vert, un jeu d'un intérêt extrême à en juger par leurs cris, leurs exclamations et leurs rires.

—Je ferais aussi bien de sortir, pensait André, et de courir m'installer devant les bureaux de la société pour noter les allants et les venants; à rester ici, on nous examine, je risque de me compromettre pour demain...

Cependant, il eût voulu, avant, voir Croisenois monter en voiture, et bien que l'eau-de-vie fut exécrable et qu'elle lui donnât des nausées, il fit signe qu'on lui en versât un second verre.

On venait de lui verser lorsqu'un individu entra, dont la mise avait avec la sienne une fâcheuse ressemblance.

C'était un grand gars dégingandé, à l'œil impudent, n'ayant de barbe qu'un gros bouquet de poils roux au-dessous de la lèvre inférieure. Il était coiffé d'une casquette ignoble, et portait une manière de vareuse noire affreusement maculée.

D'une voix traînante et éraillée, il demanda un bœuf et un demi-litre, et en passant pour s'asseoir à la table qu'avaient occupée les domestiques du marquis, il renversa le verre d'André.

Le jeune peintre ne souffla mot, ce pouvait être un accident, et cependant, l'autre, loin de s'excuser, le fixa d'un air insolent, haussa les épaules et ricana.

Il fumait, ce chenapan; quand on le servit, il déposa son cigare sur le bord de la table, et se détournant il lança avec une dextérité supérieure un long jet de salive sur le pantalon de son voisin.

Cette fois, l'insulte était flagrante, et bien faite pour donner à réfléchir à André. Qu'est-ce que cela signifiait? N'avait-il donc pas dépisté ses espions comme il l'espérait?... Cet individu à mine patibulaire était-il chargé de lui chercher une querelle et de lui donner un «mauvais coup.»

La prudence lui criait de se retirer. Mais en se retirant, il emporterait un doute qui paralyserait toutes ses entreprises. Mieux valait encore rester et s'assurer des intentions positives de ce gredin.

Oh!... les intentions n'étaient pas douteuses. Le chenapan épluchait son morceau de bœuf et tous les petits morceaux de peau ou de nerfs qu'il retirait, il les envoyait fort adroitement sur son voisin.

Un moment après il se versa à boire; mais il eut soin de ne pas vider son verre, et il en jeta le fond sur André, visant non plus les jambes, cette fois, mais les épaules.

C'était aller un peu loin.

—Je vous ferai remarquer, dit le jeune peintre, frémissant de colère, que je suis ici.

—Je le vois bien. Est-ce que vous n'êtes pas content?

—Non.

—Eh bien!... avec moi, reprit le chenapan, il faut l'être tout de même, sinon...

Et au lieu d'achever sa phrase, il agita sa main à deux pouces du visage d'André.

Certes, le jeune peintre avait bien des raisons d'être endurant et patient; il s'était bien juré de rester calme, quoi qu'il arrivât, mais le tempérament l'emporta.

Il se dressa, et d'un maître coup de poing en pleine poitrine, il envoya le mauvais drôle rouler sous la table.

Au bruit de la chute, les joueurs de chien-vert se retournèrent.

Jusqu'alors la dispute n'avait pas distrait leur attention, ils ignoraient absolument quelles insultes odieuses avaient provoqué les voies de fait. N'ayant rien vu, ils ne pouvaient dire qui, des deux adversaires, avait tort ou raison.

Ils virent André debout, déjà en garde, blême sous son «maquillage,» l'œil flamboyant, les lèvres blanches et tremblantes.

Le chenapan se débattait sous la table, entre les chaises.

—On ne se bat pas ici, entendez-vous, cria un des joueurs du ton le plus mécontent, si vous avez une querelle, payez votre écot et allez vous arranger dans la rue.

Mais le mauvais gredin qui s'était levé, ne tint nul compte de l'injonction, et prenant son élan il se précipita sur André, la tête baissée, les mains en avant, pour le saisir à bras le corps.

D'un bond de côté, André évita l'attaque, et d'un revers du pied gauche, rudement appliqué sur le tibia de son agresseur, il l'arrêta court.

Le coup était joli, les joueurs applaudirent. Ils ne se plaignaient plus. Les émotions de la lutte valaient celles du chien-vert.

Trois fois le brigand revint à la charge, trois fois le jeune peintre le repoussa par quelque coup brillant, indiquant bien qu'à ses heures de loisir il avait étudié ce genre d'escrime populaire qui, pour porter un fort vilain nom, n'en est pas moins bien utile à l'occasion: la savate.

L'affreux drôle alors changea de tactique, il feignit de se mettre en garde à son tour, porta sept ou huit coups rapides, et à une dernière parade d'André, se glissa sous son bras, et réussit, grâce à une volte rapide, à l'empoigner au-dessus de la ceinture.

La boxe, dès lors, dégénérait en lutte à main plate, et chacun des deux adversaires parut s'épuiser en efforts pour renverser, pour «tomber» l'autre.

Les joueurs s'étaient levés et faisaient cercle. Mais aucun d'eux n'était assez compétent pour remarquer que le chenapan ménageait visiblement André. D'abord aucun de ses coups n'avait porté. Puis, lorsqu'il l'eût saisi aux reins, il se préoccupa de faire un tapage affreux, bien plus que de triompher. Il renversa successivement une table et un poêle, et enfin, reculant jusqu'à la devanture, il réussit à en briser une partie d'un coup d'épaule.

Ces éclats de bataille allèrent réveiller le maître de l'établissement qui dormait à demi dans son comptoir. Il accourut furieux, suivi d'un de ses garçons, taillé en force, et à eux deux ils n'eurent pas trop de peine à séparer les combattants.

—Maintenant, mes camarades, déclara le marchand de vins, vous allez filer et prendre l'adresse de ma maison pour n'y plus remettre les pieds. Mais avant il s'agit de régler la casse.

D'un coup d'œil il évalua les dégâts, et ajouta:

—Il y en a pour dix-sept francs. Voyons votre monnaie... et dépêchez-vous, si vous n'avez pas envie de passer vingt-quatre heures au poste.

Sur ce mot de «poste,» le chenapan s'emporta, et avec une surprenante volubilité, il se mit à accabler des plus grossières injures, non-seulement le traiteur, mais encore les clients.

Il criait si fort, avec de telles menaces et des gestes si désordonnés, tapant du poing sur les tables à les fendre, que personne n'entendit André, qui, son porte-monnaie à la main, s'égosillait à répéter qu'il avait de l'argent qu'il ne demandait pas mieux que d'indemniser le traiteur, qu'il voulait payer...

—En voilà assez!... criaient les joueurs; vous êtes trop patient, patron, envoyez donc chercher les sergents de ville.

Déjà le garçon était sorti pour les requérir; ils parurent comme par enchantement, et avant même d'avoir eu le temps de se reconnaître, André se trouva sur le boulevard, entre deux sergents de ville, à côté de son adversaire qui ricanait en l'injuriant.

—Et tâchez de marcher droit, mauvaise graine, disaient les sergents.

Résister eût été folie; le jeune peintre se résigna.

Mais tout en marchant, il cherchait à se rendre compte de cette scène étrange. Elle avait été si rapide, qu'il en était tout ébloui. Il était clair que cette brutale agression cachait un but secret qu'il ne pouvait pénétrer.

Les sergents de ville venaient de s'arrêter devant l'allée assez étroite d'une vieille maison; ils ordonnèrent à leurs prisonniers de marcher devant eux.

Ils passèrent, et André reconnut qu'on les conduisait, non au poste, mais chez le commissaire de police.

Bientôt ils pénétrèrent dans un bureau où travaillaient le secrétaire du commissaire de police et deux employés.

—Voilà la besogne faite, dirent en riant les sergents de ville, au plaisir!...

Et ils se retirèrent.

André ouvrait des yeux immenses. Il trouvait à cette arrestation quelque chose d'extraordinaire, d'anormal.

Il était destiné à d'autres surprises.

Le chenapan qui lui avait cherché dispute, dès en mettant le pied dans le bureau, avait changé de tournure et d'allure. Il jeta sur un banc sa casquette, rendit à ses cheveux leur pli naturel, et alla donner une poignée de main au secrétaire en demandant:

—Le patron est-il là?

—Oui, il cause en ce moment avec monsieur le commissaire, mais j'ai sonné pour prévenir, il sait que vous êtes là.

Satisfait de la réponse, le chenapan revint à André.

—Permettez-moi, monsieur, lui dit-il, de vous présenter mes compliments. Ah!... vous avez une solide poigne! Le premier coup de poing que vous m'avez décoché était, on peut le dire, réussi. Si je ne m'étais pas laissé tomber avant de le recevoir, j'étais écrasé. Le diable est que je n'ai pu éviter aussi heureusement le coup de pied qui était également fort joli et tout à fait de la bonne école.

Il s'arrêta. Une porte au fond de la pièce venait de s'ouvrir; une voix cria:

—Faites entrer.

André s'engagea, ou plutôt fut poussé par son adversaire de tout à l'heure, dans un étroit couloir; la porte se referma sur lui, et il se trouva dans une pièce tendue de papier et de rideaux verts, le propre cabinet du commissaire de police.

A droite, devant la fenêtre, se trouvait un bureau, et, près de ce bureau, un coude appuyé sur la tablette, était assis un homme d'un certain âge, d'apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d'or, le type achevé d'un chef de bureau ou d'un haut employé de ministère.

—Veuillez vous asseoir, monsieur André, dit avec une politesse exquise le personnage.

Le jeune peintre prit une chaise, sans trop savoir ce qu'il faisait, s'assit.

Rêvait-il, veillait-il? En vérité, il n'était plus sûr de rien. Il doutait de lui-même, de son intelligence, de sa raison, du témoignage même de ses sens.

—Avant tout, reprit le monsieur aux lunettes d'or, je dois vous prier de pardonner le procédé un peu... comment dirai-je? un peu cavalier que j'ai employé pour m'assurer le plaisir d'un entretien avec vous. Mais je n'avais pas le choix. Vous êtes surveillé de près et je tiens essentiellement à ce que ceux qui vous épient ne soupçonnent pas notre conférence.

—Je suis surveillé!... balbutia André.

—Mais oui... par un certain La Candèle, un drôle intelligent, ma foi!... et qui est peut-être le meilleur fileur de Paris. Cela vous étonne!...

—En effet, je pensais, je supposais...

Le monsieur à cravate blanche souriait de l'air le plus bienveillant.

—Vous supposiez, interrompit-il, que vous aviez réussi à dépister vos espions. C'est ce que j'ai compris, ce matin, en vous voyant ainsi équipé. Malheureusement, quoi que vous ayez fait, vous avez perdu votre temps, et vous deviez le perdre... On sait, n'est-il pas vrai, que vous surveillez vous-même le marquis de Croisenois?... Donc en se postant dans les environs du marquis, on était bien sûr de vous revoir...

L'objection était d'une simplicité enfantine, mais elle ne s'était pas présentée à l'esprit du jeune peintre.

—C'est pourtant vrai!... balbutia-t-il.

L'homme aux lunettes d'or semblait jouir de la confusion de son interlocuteur, et c'est avec un redoublement d'affectueuse urbanité qu'il reprit:

—Il faut d'autre part convenir, cher monsieur André, que votre travestissement laisse beaucoup à désirer. C'est, me direz-vous, le premier essai d'un homme qui n'en fait pas son état. Oh!... comme cela, parfait! Si c'est un déguisement de famille, il est sûr qu'il tromperait l'œil d'un bourgeois. Mais La Candèle n'a pu s'y laisser prendre. D'ici, je distingue le «maquillage.» Ce que j'aperçois, d'autres ont pu le voir.

Il se leva et s'approcha d'André.

—Pourquoi, poursuivit-il, pourquoi charger votre figure de toutes ces couleurs qui vous font ressembler à un Indien orné de ses peintures de guerre?... Il ne faut, pour transformer une physionomie, que deux coups de crayon gras, noir ou rouge, ici, aux sourcils, là, au dessous des ailes du nez, et là, encore, à la commissure des lèvres. Voyez plutôt...

Il joignait à la théorie la démonstration pratique. Il avait sorti de son gousset un joli porte-crayon d'argent, et à mesure qu'il parlait il corrigeait l'œuvre imparfaite du jeune peintre.

Lorsqu'il eut fini, André se dressa pour se regarder dans la glace de la cheminée, et il fut émerveillé. Il ne se reconnaissait plus. Ses sourcils rapprochés, sa bouche agrandie, son nez déformé, donnaient à son visage une odieuse expression d'impudence et de méchanceté.

—Comprenez-vous, maintenant, reprit le monsieur en cravate blanche, l'inutilité de votre tentative? La Candèle vous a reconnu. Or, je tenais à vous parler. J'ai donc envoyé Pâlot, un de mes agents, vous chercher querelle, deux sergents de ville vous ont arrêté, et vous voici sans que personne puisse se douter que nous sommes ensemble... Effacez, s'il vous plaît, mes retouches; on les remarquerait quand vous sortirez et elles éveilleraient des soupçons.

André obéit, et du coin de son mouchoir de poche, il entreprit d'enlever les traces de crayon.

Pendant qu'il frottait à s'enlever l'épiderme, son esprit s'égarait en conjectures.

Évidemment il était en présence d'un employé de la préfecture, d'un homme important sans doute. Que pouvait-il lui vouloir? Comment la police était-elle arrivée jusqu'à lui? elle avait donc vent de quelque chose.

L'homme aux lunettes d'or avait regagné son fauteuil, et il remuait sa tabatière d'un geste que lui eût envié le dernier financier de la Comédie-Française.

—Ça, fit-il, causons maintenant.

André reprit sa place d'un air contraint, il lui semblait être sur la sellette.

—Comme vous l'avez vu, reprit le monsieur, je vous connais; Jean Lantier votre patron, qui vous a recueilli il y a onze ans, le jour de votre arrivée à Paris, après votre évasion de l'hospice de Vendôme, Jean Lantier affirme qu'il répond de vous corps pour corps. Le docteur Lorilleux, son gendre, prétend ne pas connaître de caractère plus haut que le vôtre, de courage plus grand, de probité plus pure.

—Monsieur!... balbutia le jeune peintre, rougissant comme une vierge à un premier propos d'amour, monsieur, en vérité!...

—Laissez-moi finir. M. Gandelu dit à qui veut l'entendre qu'il vous confierait sa fortune sans reçu, et tous vos camarades, Vignol en tête, ont pour vous presque du respect. Voilà pour la moralité. Pour ce qui est de l'avenir, deux peintres en renom, que je ne vous nommerai pas, m'ont déclaré que vous seriez un jour un des maîtres de l'école française. En ce moment, la peinture et vos travaux d'ornement doivent vous rapporter une quinzaine de francs par jour. Suis-je exactement informé?

—Oui, murmura André, abasourdi, oui, en effet!...

Le monsieur souriait.

—Malheureusement, poursuivit-il, mes renseignements précis et certains, se bornent à cela. Les moyens d'investigation de la police sont, hélas! fort limités. Pour qu'elle s'occupe d'une œuvre, il faut qu'elle l'ait vue ou qu'on la lui dénonce. La police ne peut agir que sur des faits et non sur des intentions. Tant que la volonté ne s'est pas manifestée par un acte, elle est impuissante. Et il en sera ainsi, tant qu'un policier n'aura pas trouvé le moyen de soulever la partie supérieure du crâne, comme le couvercle d'une boîte, pour voir ce qu'il y a dedans. Ainsi, moi, j'ai ouï parler de vous il y a quarante-huit heures pour la première fois, et j'ai votre biographie en poche. On a pu me rapporter que vous vous êtes promené avant-hier avec M. Gandelu fils, que vous êtes monté en voiture avec M. de Breulh-Faverlay, que La Candèle était derrière votre voiture... ce sont des faits. Mais...

Il s'interrompit, dardant sur André un regard aussi obstiné que s'il eût espéré le magnétiser.

Et avec une lenteur calculée, il ajouta:

—Mais on n'a pas pu me dire pourquoi vous suiviez le sieur Verminet, pourquoi vous avez monté la garde devant la maison du placeur Mascarot, pourquoi enfin vous vous déguisez en mauvais garçon pour épier les faits et gestes de l'honorable marquis de Croisenois... C'est que l'intention nous échappe, c'est que le vouloir est hors de notre atteinte.

Pendant deux minutes au moins, il laissa André poser ses paroles et en tirer les conséquences, puis il reprit:

—Seulement, j'ai compté sur vous pour m'apprendre quel but vous poursuivez par des moyens si éloignés de votre loyal caractère.

André s'agitait sur sa chaise, obsédé par ce regard persistant, qui remuait, pour ainsi dire, la vérité en lui, et l'attirait presque irrésistiblement à ses lèvres.

—Je ne puis, monsieur, balbutia-t-il, je ne puis...

—Ah!...

—C'est un secret, monsieur...

—Bien entendu.

—Un secret... qui ne m'appartient pas, et si je vous le révélais, si je vous le laissais seulement soupçonner, je commettrais une action indigne.

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de l'homme aux lunettes d'or.

—J'ai mon costume de commissionnaire.
—J'ai mon costume de commissionnaire.

—Vous ne voulez rien me confier, reprit-il... je parlerai donc. Je vous ai dit mes renseignements positifs; j'ai aussi des présomptions. Oui, je crois con

naître à peu près la vérité et vous allez voir par quelle série de raisonnements et de déductions j'y suis arrivé. Pourquoi épiez-vous le sieur de Croisenois? Parce que vous lui en voulez. Pourquoi? Serait-ce parce qu'il fonde la Société des Mines de Tifila? Non. C'est donc parce qu'il doit épouser une riche héritière, Mlle de Mussidan? Bon!... voici que vous rougissez déjà! vous n'êtes pourtant pas au bout.

En vérité, André était cramoisi.

—Nous disons donc, reprit le monsieur à cravate blanche, que vous voulez empêcher ce mariage. A quel propos?... Aimeriez-vous par hasard Mlle de Mussidan, seriez-vous certain qu'elle vous aime? Oui. Voilà déjà une raison, mais elle n'explique ni ne justifie votre travestissement. Il y a donc autre chose. Quoi? est-ce que Mlle de Mussidan ne devait pas épouser autrefois M. de Breulh-Faverlay? On me l'a affirmé. Le comte et la comtesse de Mussidan préfèrent donc à un des hommes les plus remarquables de Paris, un méchant petit marquis ruiné? Ce n'est pas possible. Il est clair qu'ils n'accordent leur fille à Croisenois qu'à leur corps défendant, qu'ils le méprisent et qu'ils le haïssent. Voilà donc un homme qui entre dans une famille et malgré cette famille et malgré la fille. Qu'est-ce que cela signifie? N'y aurait-il pas dans la vie du comte et de la comtesse quelque secret terrible que le Croisenois a surpris et dont il se fait une arme?...

—C'est faux, monsieur!... s'écria André, absolument faux!

L'homme aux lunettes haussa les épaules.

—Bon! fit-il tranquillement, si vous criez: C'est faux avec tant d'énergie, c'est que vous savez bien que je ne me trompe pas. Je n'ai plus besoin de preuves. Hier, M. de Mussidan est allé vous rendre visite, et mon agent m'a dit que sa figure rayonnait quand il est sorti de chez vous. Parbleu!... vous lui avez promis de le débarrasser de Croisenois sans éventer le secret, et en échange il vous a promis sa fille. Voilà qui explique cette casquette, cette blouse et votre «maquillage.» Dites-moi donc encore que je me trompe.

Le jeune peintre ne savait pas mentir, il n'osa répondre.

—Et ce secret, continua le monsieur, le connaissez-vous? M. de Mussidan vous l'a-t-il confié?... Moi, je l'ignore. Pourtant, si je voulais me donner la peine de chercher, si je cherchais bien... Tenez, on croit la police oublieuse, n'est-ce pas?... Eh bien!... on se trompe. Il n'est pas d'institution qui ait une si cruelle mémoire. Tant qu'une affaire n'est pas tirée au clair, comme disait mon maître, le père Tabaret, la police inquiète ne dort que d'un œil. Je sais tel crime oublié, dont trois générations de policiers se sont légué la recherche comme un mot d'ordre... Par exemple, avez-vous ouï dire que notre Croisenois avait un frère nommé Georges, bien plus âgé que lui?... Ce Georges, un beau soir a disparu de la façon la plus mystérieuse. Qu'est-il devenu? Ce Georges en son temps, il y a de cela vingt-trois ans, était des amis de Mme de Mussidan. La disparition d'autrefois n'expliquerait-elle pas le mariage d'aujourd'hui?...

Le jeune peintre se dressa frémissant.

—Qui donc êtes-vous, monsieur? dit-il. Je veux savoir à qui je parle.

Le monsieur aux lunettes sourit et répondit:

—Je suis M. Lecoq.

Au nom du célèbre policier, André recula tout effaré, doutant presque.

—Monsieur Lecoq!... balbutia-t-il, monsieur Lecoq!...

L'homme le plus fort a ses faiblesses. L'amour propre du célèbre policier fut délicatement chatouillé lorsqu'il vit quelle impression produisait son nom seul.

—Oui, M. Lecoq, répondit-il. Et maintenant que vous me connaissez, cher monsieur André, puis-je espérer que vous serez plus raisonnable? J'en sais long, je viens de vous le prouver...

En effet, il en savait long, plus long que le jeune peintre, à certains égards.

M. de Mussidan n'avait pas confié tout son secret au jeune peintre, mais il lui en avait dit précisément assez pour qu'il pût reconnaître combien peu l'homme de la rue de Jérusalem était éloigné de la vérité.

—Nous pouvons encore nous entendre, reprit M. Lecoq, et ce sera bien le diable si ma franchise ne provoque pas la vôtre. J'ai besoin de vous, je puis vous servir: tâchons de nous être mutuellement agréables et utiles...

Sachez d'abord, que le hasard seul m'a conduit jusqu'à vous. Je chassais, vous avez traversé ma voie. Je vous ai vu si exactement épié par les gens que je surveille, que je me suis dit aussitôt: Celui-ci est un des personnages importants de l'intrigue. Je vous ai fait suivre, et voici plusieurs jours que vous marchez entre mes espions et ceux des autres. Et aujourd'hui, tout bien considéré, je reconnais que je ne me suis pas trompé. C'est bien vous qui me fournirez le dénouement que je cherche.

—Moi, monsieur!...

—Oui, vous, André, artiste peintre, ornemaniste... en attendant mieux.

En attendant quoi?

André n'osa pas relever la réticence calculée du policier.

—Depuis plusieurs années, reprit M. Lecoq, j'ai acquis cette certitude, qu'une sorte de société de chantage a été organisée à Paris, par des gens habiles, ma foi!... pour exploiter des secrets ignoblement surpris. Les coquins ne s'occupent ni des crimes ni même des délits, et c'est là leur force. Il s'attachent de préférence à toutes ces turpitudes privées qui échappent à l'action de la loi. Les infamies de détail, les ignominies de famille, les passions ridicules ou honteuses, les actions avilissantes, les imprudences, sont pour eux autant de fermes en Brie. Ces gens-là ont mis l'adultère en coupe réglée, et il en retirent cent mille francs par an.

—Ah! murmura André, je soupçonnais quelque chose comme cela.

—Naturellement, une fois sûr du fait, je me suis dit: Voici des gredins que je pincerai. C'était plus aisé à dire qu'à exécuter. Le chantage, voyez-vous, a ceci de particulier que ceux qui le pratiquent sont à peu près assurés de l'impunité. Qu'on vous prenne cent sous dans votre poche, vous crierez: au voleur! Mais si on vient vous demander mille francs en vous menaçant de divulguer un fait qui peut vous couvrir de ridicule ou de honte, vous paierez et ne soufflerez mot. Vingt fois je me suis présenté chez des pigeons qu'on venait faire chanter; ils saignaient encore des plumes arrachées, et cependant, jamais un seul n'a consenti à me fournir des armes contre les misérables. Je leur disais: fiez-vous à moi, la police est discrète, votre secret sera respecté, je vous le jure... Ah!... ouitche!... pas un n'a voulu croire à ma bonne foi. Imbéciles!

Il semblait indigné contre tous ces gens qui avaient douté de sa parole, et si comique était son exaspération, qu'André ne put s'empêcher de sourire.

—Bientôt, poursuivit-il, je reconnus l'inanité de mes tentatives, l'impossibilité d'arriver aux coquins par leurs victimes. Je me promis alors d'arriver à leurs victimes par eux. Ah! il m'a fallu de la patience. Voilà trois ans que je guette une occasion. Depuis dix-huit-mois un de mes agents est domestique chez M. de Croisenois. Les brigands! je suis sûr qu'à l'heure qu'il est, ils coûtent au moins dix mille francs à la «maison!...»

La «maison,» le jeune peintre le comprit, ne pouvait être que ce vaste édifice qui a son entrée rue de Jérusalem.

—Oui, dix mille francs, disait M. Lecoq, et je n'évalue pas tout le mauvais sang que je me suis fait. Je dois au seul Mascarot plus d'une douzaine de cheveux blancs. C'est que je croyais au Tantaine, oui, et au Martin-Rigal aussi. L'idée d'une porte de communication entre la maison du banquier de la rue Montmartre et celle du placeur de la rue Montorgueil ne m'était pas venue. Ah!... il est fort le malin!...

Très fort, en effet, mais moins cependant que celui qui l'avait pénétré. Voilà ce que disait clairement le sourire du célèbre policier.

—Mais cette fois, continua-t-il, en s'animant peu à peu, cette fois les gaillards vont trop loin, et je les tiens. Eh! eh!... fonder une société industrielle pour draguer d'un coup de filet la monnaie de toutes les dupes, l'idée est jolie. Mais, halte-là, je veille, les coquins sont perdus. Car je les connais tous, à cette heure, depuis leur chef, Mascarot, Rigal ou Tantaine, comme il vous plaira de l'appeler, jusqu'à Toto-Chupin, le plus intime de leurs agents, jusqu'à Paul, le docile instrument de leurs volontés. Nous pincerons toute la bande, le docteur Hortebize et Verminet, et le marquis de Croisenois, et Beaumarchef. Peut-être aurons-nous aussi Van Klopen; Catenac, lui, ne nous échappera pas. Il voyage pour le moment en province, du côté de Vendôme, avec M. le duc de Champdoce et un certain Perpignan, un drôle mûr pour la potence... mais qu'importe!... Il traîne à ses trousses deux de mes anges gardiens qui me donnent heure par heure de ses nouvelles. Ma souricière est tendue et amorcée... Ils y viendront tous.

Le jeune peintre écoutait de toutes les forces de son attention, et se sentait pris de vertige.

Les adversaires qu'il avait à combattre prenaient, tout à coup à ses yeux des proportions inouïes, et il se sentait comme perdu au milieu du lacis d'intrigues qu'il entrevoyait.

—Et maintenant, reprit M. Lecoq, hésiterez-vous encore, monsieur André, à me confier ce que vous savez si je vous promets, sur l'honneur, de respecter, quoi qu'il arrive, vos confidences?

André n'en était plus a hésiter.

Comme tous ceux qui approchent le célèbre policier, il subissait son étrange influence.

Que cacher d'ailleurs à cet homme, pour qui ce semblait être un jeu de pénétrer et de déjouer les plus ténébreuses intrigues? Ce qu'on lui tairait aujourd'hui ne le saurait-il par demain? Le plus sage était encore de se concilier ses bonnes grâces.

—Je suis à vos ordres, monsieur, prononça le jeune peintre.

Et brièvement, avec une rare précision et la plus exacte franchise, il dit son histoire et tout ce qu'il savait.

Lorsqu'il eut terminé M. Lecoq se leva.

—Maintenant, s'écria-t-il, j'y vois clair tout à fait, et je m'explique l'ensemble des manœuvres de nos gaillards. Ah!... ils voudraient forcer M. Gandelu fils à partir avec Rose... Parbleu!... nous verrons bien.

Son œil brillait sous ses lunettes d'or; il venait d'arrêter son plan de bataille.

—De ce moment, monsieur, poursuivit-il, dormez en paix. Avant un mois, Mlle de Mussidan sera votre femme, je vous le promets. Et quand Lecoq promet, c'est qu'il peut tenir. Je réponds de tout!

Il s'interrompit, réfléchit un moment, et plus lentement ajouta:

—Oui, je réponds de tout, monsieur, excepté pourtant de votre vie. Tant d'immenses intérêts se concentrent sur votre tête, qu'on tentera l'impossible pour se défaire de vous. Je vous dis cela parce que j'estime votre énergie. Au nom du ciel, soyez prudent; défiez-vous de tout, ne vous oubliez pas une minute... Ne mangez pas deux fois de suite dans le même restaurant; rejetez tous les mets qui auraient une saveur étrange; fuyez les groupes dans la rue; redoutez les voitures; ne vous penchez pas à une fenêtre sans vous assurer que l'appui est solide... En un mot, craignez tout, soupçonnez tout...

Après s'être confondu en remerciements, le jeune peintre s'apprêtait à se retirer; l'homme de la préfecture le retint d'un geste.

—Encore un mot, dit-il. N'auriez-vous pas, par hasard, à l'épaule, tenez, ici, une blessure, un bobo, une cicatrice, un signe?...

—J'y ai, monsieur, la cicatrice ancienne d'une grave brûlure.

M. Lecoq ne prit pas la peine de dissimuler une grimace de satisfaction.

—Allons! allons! fit-il, j'avais décidément deviné. Tout va bien.

Et poussant doucement le jeune peintre hors du cabinet, il le salua de cet adieu si souvent adressé par B. Mascarot à son protégé Paul:

—Au revoir, monsieur le duc de Champdoce!...

XXXIII

André se retourna vivement, mais déjà la porte s'était refermée et la clé grinçait dans la serrure.

Il se trouvait dans la première salle, et le secrétaire du commissaire de police, les deux employés et son antagoniste du matin le regardaient en souriant, mais sans malveillance.

Il n'avait plus qu'à se retirer; il sortit après avoir balbutié quelques mots inintelligibles.

L'adieu de M. Lecoq l'intriguait outre mesure.

Pourquoi ces mots: Au revoir, monsieur le duc de Champdoce! Était-ce une plaisanterie? Que signifiait-elle alors? où en était le sel?

Certes André était un esprit positif, il l'avait prouvé, incapable de se reparaître de chimères; mais André était un enfant trouvé.

Est-il un seul de ces infortunés qui ne connaissent ni père ni mère, qui n'ait parfois rêvé de hautes destinées, qui ne se soit jamais dit que peut-être il avait été repoussé par une famille illustre qui le rechercherait un jour!...—On cite des exemples si surprenants, si merveilleux!...

—Quel enfant je suis!... murmura-t-il. La joie me trouble-t-elle donc la cervelle!...

Mais il avait désormais un rude auxiliaire, un protecteur qui s'intéressait à lui, plus qu'il ne pouvait le supposer.

Immédiatement après la sortie du jeune peintre, M. Lecoq avait rouvert la porte du cabinet et appelé son agent.

—Pâlot!...

Pâlot s'était levé et était accouru avec cette précipitation qui est plus que de l'obéissance, qui décèle le dévouement absolu du subordonné pour un supérieur qu'il révère et qu'il aime.

—Mon brave, lui dit le policier célèbre, tu as vu ce garçon qui sort d'ici?...

—Oui, patron.

—Eh bien!... c'est un digne jeune homme, qui a du cœur et de l'énergie, de l'honneur et de la probité jusqu'au bout des ongles. Enfin je l'estime, moi qui a bien des raisons de ne pas aimer grand monde. C'est un homme, et il est mon ami.

Au geste de l'agent, il fut aisé de voir que désormais le jeune peintre devenait pour lui un être sacré.

—Tu vas le «filer,» poursuivit M. Lecoq, et de très près, car il s'agit non de l'observer mais de le défendre. La bande Mascarot en veut à sa peau, j'en mettrais la main au feu, et je ne veux pas qu'on me le tue. Tu es le meilleur de mes aides et le plus fidèle..., je te le confie. Il est prévenu, mais il manque d'expérience; à toi de voir les dangers qu'il n'apercevrait pas. Si on lui cherchait une affaire, jette-toi dans la bagarre, et tâche de faire pincer tout le monde sans laisser soupçonner qui tu es. Si pour détourner quelque péril, il te faut lui parler, parle-lui; mais à la dernière extrémité seulement. Murmure à son oreille le nom de ma domestique, Janouille, et il comprendra que tu viens de ma part, il est averti. Enfin, tu me réponds de lui sur ta tête...

Il se recueillit, cherchant s'il n'oubliait rien, et jugeant ses instructions complètes, il reprit:

—Mais il ne faut pas surtout que les espions de la bande puissent reconnaître en toi l'homme de la dispute. Ils devineraient tout. Comment es-tu vêtu sous ta blouse?...

—Patron, j'ai mon costume de commissionnaire.

—Très bien!... Arrange-toi, et fais soigneusement ta tête.

Le Pâlot, aussitôt, alla se placer devant la glace, et, tirant de sa poche une petite trousse, il en sortit une barbe rousse et une perruque de même couleur, dont il s'affubla avec une dextérité rapide que donne seule l'habitude.

Au bout de vingt minutes, ayant terminé, il vint se placer devant le «patron», qui s'était mis à écrire, en disant:

—Suis-je bien comme cela?

Le célèbre policier l'examina avec l'attention méticuleuse d'un sous-officier qui passe en revue ses soldats pour la parade, et hocha la tête en signe d'approbation.

—Pas mal!... répondit-il d'un ton paternel, pas mal du tout.

Le fait est qu'il réalisait dans toute sa pureté primitive, le type du commissionnaire. Sur sa mine seule, un Auvergnat devait lui tendre la main et lui demander en patois des nouvelles du pays.

—Et maintenant, patron, demanda-t-il, où trouverai-je l'enfant?

—Dans les environs de chez Mascarot, car je lui ai bien recommandé de ne pas abandonner son rôle d'espion sans mes ordres. Allons, cours!...

Le Pâlot parti comme un trait, et en effet, arrivé rue Montmartre, à la hauteur de la rue des Jeûneurs, il aperçut celui qu'il était chargé de protéger.

André allait lentement, le long du trottoir, songeant aux recommandations de M. Lecoq et à la nécessité de paraître toujours surveiller ses adversaires lorsqu'un jeune homme, qui allait dans le même sens que lui, et qui avait un bras en écharpe, le dépassa.

En ce jeune homme, André crut reconnaître Paul. Sûr de n'être pas reconnu, il le devança à son tour... C'était bien l'amant regretté de Zora-Rose.

Cette rencontre arracha brusquement le jeune peintre à ses réflexions. Pourquoi avait-il le bras en écharpe?... Telle est la première question qui se présenta à son esprit.

Par un phénomène fréquent, lorsque la pensée est concentrée sur un fait unique, il eut l'intuition de la vérité, il la vit rapidement, comme à la lueur d'un éclair.

—Au moins, pensa-t-il, je saurai où il va.

Il le suivit, et le vit entrer dans la maison de Martin-Rigal.

Deux femmes causaient sur la porte, lorsque Paul passa, et André entendit parfaitement l'une d'elles dire:

—Voilà le prétendu de Mlle Flavie-Rigal, la fille du banquier.

Ainsi Paul allait épouser la fille du chef de l'odieuse association. M. Lecoq connaissait-il ce détail? oui, sans doute. Cependant André se promit de lui écrire, car le célèbre policier lui avait donné son adresse. Il demeurait dans cette même rue Montmartre, à deux pas de la maison Martin-Rigal.

Mais les heures volaient, et les préoccupations d'André ne l'empêchèrent pas de penser qu'il n'avait que le temps de courir aux Champs-Élysées, à la bâtisse de M. Gandelu, s'il voulait trouver encore Vignol, cet ami auquel il comptait demander l'hospitalité.

André fut lancé dans l'espace.
André fut lancé dans l'espace.

Il se hâta si bien qu'il faisait grand jour encore, et que pas un ouvrier n'était parti quand il arriva.

Ses camarades n'avaient pas les yeux de lynx des agents de B. Mascarot, et pas un ne le reconnut lorsqu'il demanda M. Vignol.

—Il est là haut, lui répondit-on, au fronton, prenez l'escalier à gauche...

Ce fronton était l'œuvre importante de la partie sculpturale de la bâtisse, et c'est devant lui qu'était établie la petite cabane.

Vignol y travaillait seul, lorsque André s'y présenta, et il poussa de grandes exclamations, quand son ami se nomma. Il ne retrouvait plus son vieux camarade, sous cet ignoble accoutrement.

Comme de juste, Vignol demanda des explications.

—Bast!... une affaire de cœur, répondit insoucieusement le jeune peintre.

—Et c'est pour arriver au cœur de ta belle que tu te déguises ainsi?...

—Tais-toi. Je t'expliquerai tout, répondit André; pour le moment, je viens te demander si tu peux me loger...

Il s'interrompit brusquement, prêtant l'oreille. Il était devenu affreusement pâle. Il lui semblait avoir entendu un cri terrible, puis son nom et celui de Mlle de Mussidan...

Il ne s'était pas trompé. La même voix, une voix de femme, déchirante, répéta:

—André!... c'est moi, c'est Sabine... Au secours!...

Prompt comme l'éclair, le jeune peintre se précipita à la fenêtre de la loge, l'ouvrit, et se pencha violemment.

Hélas!... Toto-Chupin, le misérable, avait gagné le billet de mille francs du doux père Tantaine.

L'appui céda avec un craquement sinistre. Et André fut lancé dans l'espace.

La petite cabane était fixée à vingt mètres au moins du pavé; la chute devait être effroyable.

Elle fut d'autant plus affreuse qu'il s'écoula bien deux secondes entre l'instant où le malheureux André fut précipité et celui où son corps mutilé et sanglant vint s'écraser contre le sol.

Deux secondes... deux siècles d'épouvantable agonie... l'éternité.

C'est à dire qu'il eut la conscience nette et entière de l'horrible guet-apens. Il comprit, il put apprécier le coup qui le frappait en pleine vie, en plein bonheur.

Il se sentit tomber, il mesura la chute, il vit, en bas, la mort inévitable.

Et pendant deux secondes, un monde de pensées traversa son cerveau.

Tout son passé, depuis le moment où il s'était enfui de l'hospice lui apparut d'un seul coup.

Et dans l'avenir, suprême et intolérable douleur, il lui sembla entrevoir Sabine au bras du marquis de Croisenois.

A Sabine fut sa dernière pensée. Lui mort qui la défendrait...

Mascarot, le misérable, triomphait!...

Dans les Champs-Élysées, trois cents personnes au moins assistèrent au terrible spectacle.

Au cri désespéré de Vignol, tous les promeneurs s'étaient arrêtés, et glacés d'horreur, la poitrine haletante, ils regardaient... Ils ne perdaient aucun détail.

Précipité la tête la première, André était allé donner contre une de ces traverses qui assujettissent les grands mâts des échafaudages.

D'en bas on vit très distinctement ses bras battre l'air désespérément, et ses mains qui se crispaient dans le vide, s'ouvrir et se refermer.

Il s'efforçait de se retenir, de se rattraper à quelque chose, au mât, à l'angle d'une planche, à quelque bout de cordage...

Il se fut raccroché à une barre de fer rouge.

Mais il ne saisit rien, et fut rejeté cinq mètres plus bas, contre les pierres d'une fenêtre qui faisaient saillie, et qu'il heurta des reins...

De là, il rebondit sur une seconde traverse d'abord, puis sur le plancher du premier étage de l'échafaudage...

Les planches élastiques plièrent sous le poids de son corps, et faisant tremplin, le lancèrent au loin, dans la contre allée, non sur le bitume, mais sur la partie sablée.

Alors seulement, la foule oppressée laissa échapper une immense clameur, et un cercle compacte se forma autour du malheureux qui gisait à terre, inanimé, baigné de sang.

Mais déjà tous les ouvriers de la bâtisse accouraient à la suite de Vignol, qui, à demi fou de douleur, avait cependant réussi à leur faire comprendre que cet individu de mauvaise mine n'était autre que leur camarade, André.

A grand'peine ils écartèrent les curieux, qui, avides d'une affreuse émotion, se pressaient et s'étouffaient pour voir de plus près comment agonise un infortuné, après une chute de plus de cent pieds, et pour contempler la dernière convulsion de son agonie.

Hélas!... le pauvre André ne donnait plus aucun signe de vie.

Son visage horriblement contusionné, avait la pâleur et l'immobilité du marbre; ses yeux étaient clos, ses membres absolument inertes.

Un flot de sang s'échappa de sa bouche, quand Vignol, plus livide que lui, et tremblant comme la feuille, lui souleva la tête qu'il appuya sur son genou.

—Oh!... il est bien mort, disaient les badauds, il n'en reviendra pas.

Les sculpteurs n'écoutaient pas; ils délibéraient entre eux sur la parti qu'ils devaient prendre.

—Il faut le porter à l'hospice Beaujon, déclara enfin Vignol, qui commençait à reprendre son sang-froid, nous en sommes à deux pas.

Un brave homme avait couru donner l'alarme au poste le plus voisin, et les sergents de ville arrivaient suivis d'une de ces lugubres civières recouvertes de rideaux de coutil, comme on en rencontre que trop souvent dans les rues de Paris.

Les sculpteurs y déposèrent leur camarade, deux d'entre eux demandèrent à prendre les brancards, et tous traversèrent la chaussée pour gagner l'hospice Beaujon par la rue de l'Oratoire.

Moins préoccupée, la foule eût remarqué un incident qui l'eût bien vivement intriguée.

Au moment où André tombait, un commissionnaire s'était élancé sur une jeune femme qui passait. C'était une de ces malheureuses qui balayent à la journée, de leurs robes traînantes, le bitume des contre-allées des Champs-Élysées.

C'était elle qui avait crié.

A la vue de cet homme se jetant sur elle comme un furieux, elle essaya de fuir, de se débattre, mais il lui prit le bras, et le serra à le briser en disant:

—Ah!... tais-toi, et ne bouge pas... sinon!...

Sa voix, son geste, ses regards étaient si menaçants que la créature, saisie de terreur, demeura immobile et se tut.

—Pourquoi as-tu appelé? demanda le commissionnaire.

—Je ne sais pas.

—Tu mens.

—Non, je vous le jure. Un monsieur s'est approché de moi, tout à l'heure, et m'a dit: «Si vous voulez, madame, crier deux fois, à une demi-minute d'intervalle: André, c'est moi, Sabine, au secours!... je vous donnerai deux louis.» Naturellement, j'ai accepté. Il m'a remis quarante francs et j'ai fait ce qu'il voulait.

—Et comment était-il ce monsieur?

—C'était un grand vieux, très sale, avec des lunettes vertes, je ne l'avais jamais tant vu.

Le commissionnaire se recueillit un moment.

—Eh bien!... misérable, dit-il enfin, les cris que tu viens de pousser ont peut-être causé la mort d'un homme, la mort de ce pauvre garçon qui vient de tomber du haut de cette maison...

—Ah!... fallait pas qu'il y aille!...

Cette stupide indifférence exaspéra tellement le commissionnaire, que sans un mot de plus il traîna la jeune femme jusqu'à un sergent de ville qui courait vers le rassemblement et qu'il la lui remit.

—Conduisez-la au poste, lui avait-il dit, après s'être fait reconnaître, et ouvrez l'œil, c'est un témoin important pour la cour d'assises.

C'est que ce commissionnaire n'était autre que le fidèle agent de M. Lecoq.

—Certainement, se disait-il, cette fille dit vrai, elle ne savait ce qu'elle faisait, et c'est Tantaine qui lui a donné deux louis. Nous le pincerons, le brigand, et son compte est bon... Malheureusement tout son sang répandu par le bourreau ne rendra pas la vie à cet honnête jeune homme.

Mais avant de réfléchir, Pâlot avait à agir, à rassembler les éléments de son rapport.

Comment l'accident était-il arrivé?...

Le savoir était aisé. Le montant de la fenêtre de la petite loge était tombé en même temps qu'André, et s'était brisé en plusieurs morceaux sur le trottoir. L'agent ramassa un de ces morceaux et l'examina.

Le crime, dont il ne doutait d'ailleurs pas, était manifeste.

La planche avait été sciée des deux côtés, et même elle gardait encore quelques débris du mastic dont on avait dû se servir pour dissimuler le trait de scie.

C'était là une «pièce à conviction» trop importante pour être négligée.

Le faux commissionnaire appela donc un des ouvriers de la bâtisse, dont la physionomie annonçait de l'intelligence, et après lui avoir fait remarquer les indices qu'il venait de relever, il l'engagea à ramasser les planches, et à les mettre en lieu sûr.

—Gardez-les précieusement, conseilla-t-il, pour l'enquête qui ne manquera pas d'avoir lieu.

Ces devoirs remplis, Pâlot put enfin s'approcher du groupe de curieux. Trop tard, on venait d'emporter André.

Il regardait autour de lui, cherchant à qui demander des renseignements, quand sur un banc voisin, il aperçut une pratique à lui, qu'il avait eu dix fois occasion d'épier, au temps où M. Lecoq n'avait pas surpris encore le secret de la triple personnalité de B. Mascarot.

Cette bonne pratique était Toto-Chupin.

Maître Toto n'avait plus ses sordides haillons de l'avant-veille, il s'était hâté d'employer l'à-compte que lui avait remis le vieux clerc d'huissier. De la tête aux pieds, il était vêtu de neuf, magnifiquement, cette fois, et aussi ridiculement que s'il se fut appliqué à exagérer encore les ridicules du jeune M. Gaston.

Mais il paraissait bien insensible à ces splendeurs tant souhaitées.

Il était affaissé sur son banc, comme s'il eût été près de s'évanouir. Sa face blême d'ordinaire, était livide; ses yeux avaient une affreuse expression d'égarement, et sa mâchoire s'agitait convulsivement, comme s'il eût cherché à ramener un peu de salive dans sa bouche desséchée.

Ces circonstances devaient frapper vivement Pâlot.

Ce n'est pas pour rien qu'il est le favori de M. Lecoq. L'élève de prédilection a retenu quelque chose des procédés du maître.

—Bien sûr, se dit-il, c'est ce détestable garnement qui a fait le coup, et il est épouvanté de son crime.

C'était vrai. Toto-Chupin se débattait sous l'étreinte d'un sentiment nouveau pour lui, qu'il ne soupçonnait pas: le remords.

Et pendant que l'agent de M. Lecoq l'observait, il délibérait en lui même s'il n'irait pas tout dénoncer au prochain bureau de police, non qu'il songeât à se concilier par ses aveux la bienveillance des juges, mais parce qu'il en voulait mortellement au père Tantaine, et qu'il était résolu à se venger de ce vieux qui avait fait de lui un assassin.

L'idée de s'assurer de la personne de Toto-Chupin et de le faire conduire en lieu sûr devait traverser et traversa l'esprit de Pâlot.

Mais il avait appris à se tenir en garde contre son premier mouvement.

—Pas de sottises!... murmura-t-il. Si j'empoigne ce garnement, je donne l'éveil à la bande. Qu'il s'envole!... Paris a beau être grand, nous le retrouverons quand nous aurons besoin de lui. Peut-être même ai-je eu tort d'arrêter cette fille...

Il en revint alors à ses informations, mais il ne put rien recueillir de précis, sinon que le blessé avait été transporté à l'hospice Beaujon.

—Le plus court est encore d'y aller, se dit-il.

Et aussitôt il s'élança dans cette direction.

Déjà Pâlot n'était plus sous l'impression immédiate et palpitante de l'événement, et le long de la route il en calculait les conséquences.

—Que va dire le patron? pensait-il. Que je ne suis qu'un propre à rien. Ah!... il aura bien raison. Il me confie un de ses amis et je ne sais pas le défendre! Je suis déshonoré. Comment! je sais que la vie de ce garçon ne tient qu'à un fil, et je le laisse entrer dans une maison en construction!... Autant le tuer de ma main!...

C'est donc en tremblant que, une fois arrivé à l'hospice Beaujon, Pâlot s'informa près d'un interne de service d'un jeune homme qu'on venait d'apporter il n'y avait pas plus d'une demi-heure.

—Vous voulez parler du nº 17, répondit l'interne; il est dans un état déplorable; nous craignons une fracture du crâne, un épanchement, que sais-je!...

Il n'y eut rien de tout cela, et cependant ce ne fut que soixante-douze heures après sa chute qu'André reprit assez de connaissance pour se préoccuper de sa situation.

C'est vers le milieu de la nuit que le jeune peintre revint à lui; la pâle lueur d'une veilleuse éclairait à peine la salle immense de l'hospice; d'un coup, il vit où il était.

Être vivant encore lui parut étrange et d'autant plus prodigieux qu'il ne ressentait aucune souffrance aiguë. La douleur ne vint que lorsqu'il essaya de se retourner dans son lit. Cependant il remuait aisément les jambes et un bras.

—Je m'en tirerai, pensa-t-il... mais depuis combien de temps suis-je ici?

Il voulait recueillir ses idées; mais sa pensée vacillait comme celle d'un homme longtemps soumis à l'influence du chloroforme... il se rendormit.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et la salle était pleine de monde et de bruit. C'était l'heure de la visite.

Le chirurgien en chef, un homme tout jeune encore, à la physionomie spirituelle et bienveillante, allait de lit en lit, suivi d'une vingtaine d'élèves, professant et démontrant tour à tour, et distribuant à ses malades de ces bonnes paroles qui donnent comme un avant-goût du bistouri.

Le tour d'André venu, le docteur lui apprit qu'il avait seulement une épaule démise, le bras gauche cassé en deux endroits, une immense blessure à la tête, et que son corps n'était qu'une contusion... Et il le félicita d'en être quitte à si bon marché.

Le jeune peintre l'écoutait à peine. Avec la raison, le souvenir de Sabine lui revenait, et il se demandait avec effroi ce qu'il allait advenir pendant qu'il était là, cloué dans son lit.

Cette inquiétude poignante lui arrachait des larmes, quand il vit se détacher du groupe des «carabins» et s'avancer vers lui un gros monsieur à énormes favoris roux, portant une haute cravate blanche et un chapeau de forme surannée, et qu'on devait prendre pour un de ces médecins de province, qui, à tous leurs voyages à Paris, suivent les visites des hôpitaux.

Ce monsieur se pencha vers André et murmura:

—Janouille.

A ce nom, qui était le mot de reconnaissance dont il était convenu avec M. Lecoq, André ne fut pas maître d'un mouvement qui lui arracha un cri de douleur.

—Je vois, reprit à voix basse le gros monsieur, que vous ne me reconnaissez pas.

Le jeune peintre n'en pouvait croire ses yeux. L'art du déguisement haussé à cette perfection invraisemblable, devient du génie.

—M. Lecoq, balbutia-t-il.

—Silence, malheureux!... On nous épie peut-être. Vite, deux mots. Je suis venu pour vous apporter la tranquillité d'esprit, qui fera plus pour votre rétablissement que tous les remèdes. Occupez-vous de vous guérir, moi je veille. Déjà, sans vous compromettre en rien, j'ai vu M. de Mussidan, et je lui ai fourni un prétexte pour reculer de plus d'un mois le mariage de sa fille et de Croisenois. Il me faut un mois pour prendre toute la bande d'un coup. Vous, pendant ce temps, vous resterez ici... On pourrait vous tendre un nouveau piège, et Dieu ne fait pas tous les jours des miracles... Ici, vous êtes relativement en sûreté; cependant, veillez... Ne mangez rien venant du dehors, à moins que celui qui vous l'apporte ne vous dise notre mot. On vous dépêchera peut-être quelque espion, ne parlez donc à âme qui vive... M. Gandelu viendra sans doute vous voir, son fils est tiré d'affaire. Si vous voulez m'écrire, s'il vous survient quelque chose d'extraordinaire, adressez-vous au malade qui est à votre droite, c'est un de mes hommes... Ce pauvre Pâlot est tellement désolé de votre accident que je n'ai pas eu le courage de lui laver la tête... Et adieu!... Vous aurez tous les jours de mes nouvelles, ayez assez d'énergie pour savoir patienter.

—Je saurai attendre, fit André, puisque j'espère.

—Eh!... murmura M. Lecoq en s'éloignant... c'est toute la vie.

XXXIV

Si M. Lecoq prêchait à André l'inaction et la patience, l'immobilité du découragement, suivant son expression; s'il commandait à ses agents la plus attentive prudence, si lui-même s'entourait des précautions les plus minutieuses, c'est qu'il était assez fort pour rendre justice à l'habileté de ses adversaires.

Il les jugeait gens à flairer sa surveillance d'aussi loin que les corbeaux éventent l'odeur de la poudre, et il prévoyait qu'à la moindre apparence de danger, ils s'envoleraient, chacun tirant de son côté, le laissant seul avec ses éléments de poursuites si péniblement amassés et désormais inutiles.

Souvent ses agents, excédés d'une besogne pénible et qui semblait ne mener à rien, l'avaient supplié d'agir. Il avait su contenir leur impatience.

—Ce n'est pas, répétait-il invariablement, en faisant du bruit autour des nasses qu'on prend du poisson.

La besogne fut longue et difficile.
La besogne fut longue et difficile.

L'événement prouvait qu'il avait eu raison d'attendre.

Cette fois, pour la grande partie, la plus importante, la dernière, la ténébreuse association avait été forcée de s'exposer au jour, de se découvrir.

Déjà on pouvait établir que le chef, celui qui se dissimulait sous une triple personnalité, était l'instigateur du meurtre.

Mais ce n'était rien encore. M. Lecoq ne voulait pas utiliser sitôt sa découverte, il avait juré qu'il prendrait toute la bande.

Et ses investigations avaient été si secrètement conduites, la trame dont il avait enveloppé les associés était si subtile, qu'ils ne se doutaient de rien.

B. Mascarot était irrémissiblement perdu au moment même où, plus que jamais, il se croyait sûr du succès.

Dès le lendemain de l'accident, il avait adressé à la préfecture de police une belle lettre, où il dénonçait le garnement et donnait assez d'indications pour qu'on pût le retrouver aisément.

—Toto, pensait-il, ne manquera pas de dire le rôle de Tantaine; mais le bonhomme n'existe plus, et je défie bien qu'on le ressuscite.

Et en effet, le matin même, il avait allumé un grand feu et brûlé jusqu'au dernier fil la défroque immonde qu'il endossait quand il jouait, pour ses opérations, le personnage du vieux clerc d'huissier.

Il riait tout seul de l'infaillibilité de sa ruse, tout en regardant tourbillonner et s'élever la fumée épaisse.

—Cherchez, mes petits amis, murmurait-il; cherchez bien, voici le complice de Toto qui s'évapore.

Tantaine envolé en fumée par la cheminée, restait à faire prendre la même route à B. Mascarot.

La tâche était plus délicate. Le clerc d'huissier était un vieux nomade, sans feu, ni lieu, personne ne devait s'inquiéter de lui.

B. Mascarot ne pouvait pas disparaître ainsi. B. Mascarot était un homme posé payant régulièrement un fort loyer et d'assez grosses impositions; on le connaissait et on l'estimait dans le quartier, il gérait un établissement prospère pour le placement des domestiques des deux sexes, sa disparition eût fait sensation, on eût causé et la police se fût émue.

Le plus simple était de recourir à une mise en scène de départ.

L'honorable placeur commença donc à raconter à tout venant que des affaires de famille, des raisons de santé, un gros héritage à liquider, le forçaient de vendre son agence, et de la vendre sur-le-champ, quitte à être très coulant sur le prix.

En même temps, il cherchait un acquéreur, il le trouva, et en vingt-quatre heures, l'affaire fut entamée, discutée, conclue et signée.

Ah! B. Mascarot eut du mal, la nuit qui précéda la prise de possession de son successeur.

Aidé de Beaumarchef, il transporta dans le cabinet de Martin-Rigal, le banquier, tous les papiers qui encombraient le bureau de l'agence.

Ce déménagement furtif s'exécuta par une porte dont l'ancien sous-off ne soupçonnait pas l'existence, et que certes ne connaissaient pas les propriétaires du mur mitoyen.

Cette porte, un trou à vrai dire, était percée dans un placard, et mettait en communication directe la chambre du placeur de la rue Montorgueil et le cabinet du banquier de la rue Montmartre.

Quand le dernier chiffon de papier eut été enlevé, B. Mascarot montra à son fidèle Beaumarchef une pile de briques et un sac de plâtre dans un coin. Il s'agissait de boucher cette ouverture difficile.

La besogne fut longue et fatigante, en raison de leur peu d'habitude; cependant ils la menèrent à bonne fin, et le crépi dont ils recouvrirent leur briquetage ne pouvait être que bien difficilement distingué de l'ancien.

A huit heures du matin, tout était terminé, et pour le mieux. Toutes les traces de briques et de plâtre avaient été effacées, et le parquet même avait été reciré.

Alors eut lieu une scène déchirante. Beaumarchef avait reçu la veille une somme de douze mille francs à lui remise, sous la condition qu'il irait se fixer en Amérique; le moment de son départ arrivé, et sur le point de quitter pour toujours «le patron,» il pleurait à chaudes larmes...

Il l'avait servi ce «patron,» avec un dévouement exclusif; quand il recevait un ordre, il l'exécutait aveuglément, et comme il n'était pas la pénétration même, beaucoup de choses lui avaient échappé; et il avait trempé sans s'en douter, dans bien des infamies...

Cependant, il s'éloigna si navré qu'il ne songeait même pas à relever ses moustaches, juste comme le nouveau placeur, M. Robinet, se présentait.

B. Mascarot avait hâte d'en finir, le plancher de cette maison, où tout lui rappelait les infamies du passé, lui brûlait les pieds. Il s'y sentait en péril. Il avait livré Tantaine pour se débarrasser de Toto; par Tantaine on pouvait arriver jusqu'à lui, et, qui sait, l'arrêter. Puis, sa dernière personnalité, la meilleure, celle qu'il avait choisie pour s'assurer une vieillesse honorée devenait inutile.

Mais il avait à mettre son successeur au courant, à lui expliquer les usages, non-seulement du bureau de placement, mais encore de l'hôtel garni qui en était l'annexe; il avait à montrer ses registres d'inscriptions, à livrer les rubriques, à donner enfin les moyens de se servir du fonds qu'il avait vendu.

Ses occupations et quelques visites dans la rue, à des fournisseurs, lui prirent la journée, et il était plus de quatre heures lorsqu'il put faire charger ses bagages sur un fiacre qu'il avait envoyé chercher, et partir après avoir souhaité bonne chance à celui qui le remplaçait.

Désormais il passait à l'état de souvenir. Et déjà sur les plaques de la porte on lisait: J. Robinet, successeur de B. Mascarot.

Pour lui, en homme qui sait l'influence des petites circonstances sur les grands événements, il se fit conduire au chemin de fer de l'Ouest, et prit place dans un train qui partait pour Rouen.

Il se défiait, il pouvait être épié, il tenait à mettre toutes les chances de son côté, prétendait ne laisser aucune trace.

A Rouen seulement il osa se défaire des malles et des effets qu'il apportait, et encore ne fût-ce pas sans avoir tout lacéré et rendu, pensait-il, trop méconnaissable pour qu'on pût jamais en tirer une preuve contre lui.

A Rouen, enfin, il laissa la longue lévite, la barbe et les lunettes du placeur, il y anéantit B. Mascarot comme il avait déjà détruit Tantaine.

Et quand le lendemain il revint rue Montmartre, à la maison de banque, chez lui, où il avait annoncé un petit voyage, une seule individualité subsistait des trois qu'il avait simultanément animées pendant plus de vingt ans, celle de Martin-Rigal, le père de la capricieuse et coquette Flavie, le banquier recommandable, l'homme à la figure glabre, à la tête chenue.

Il n'avait pas remarqué en route, un jeune homme fort brun, à l'œil vif, à la lèvre moqueuse, ayant toutes les apparences d'un commis voyageur babillard et bon enfant, qui avait fait le même voyage que lui.

Rentré chez lui, après qu'il eut embrassé tendrement sa fille bien aimée, le premier soin de B. Mascarot,—c'est-à-dire de Martin-Rigal,—fut de courir à son cabinet, à ce mystérieux sanctuaire, dont la clé ne le quittait jamais, où il passait en apparence toutes ses journées, sans que personne, jamais, osât l'y aller troubler.

Là, le mur qui faisait face à la porte d'entrée avait été mis à nu sur un espace assez grand, plus haut que large, et à la place de la tapisserie arrachée, apparaissait un briquetage grossièrement cimenté.

C'était l'envers du rapide travail exécuté de nuit dans la chambre du placeur.

—Il me faudra, murmura l'honorable banquier, finir mieux cette besogne grossière, passer par dessus une couche de plâtre et recoller du papier sur le tout...

En attendant, avec une adresse et une promptitude extrêmes, il ramassa soigneusement les plâtras tombés à terre et les jeta dans la cheminée, où il les pulvérisa et les mêla aux cendres. Il balaya ensuite, et se mettant à quatre pattes, il éplucha pour ainsi dire le tapis brin par brin.

Puis, devant cette ouverture si parfaitement murée, il poussa un large cartonnier dont la destination était surtout de masquer cette mystérieuse issue, et qu'il déplaçait ou replaçait, autrefois, selon qu'il sortait ou rentrait.

Cela fait, après s'être assuré que tout était en ordre, il se laissa tomber sur son grand fauteuil du maroquin en poussant un soupir de satisfaction.

Aux angoisses qui l'avaient agité, succédait l'intime et délicieuse conviction d'une sécurité absolue, et une béatitude infinie s'épanouissait dans son âme.

Ainsi, il triomphait, s'applaudissant de sa ruse et de son audace, quand le souriant docteur Hortebize entra dans le cabinet.

—Eh bien! sceptique... lui cria-t-il avant que la porte ne fût refermée, douteras-tu encore!... touches-tu enfin le succès du doigt? Que me parles-tu de Baptistin et de Tantaine... ils sont morts, ou plutôt ils n'ont jamais existé. Beaumar se promène à cette heure sur le pont d'un transatlantique. La Candèle, avant huit jours sera à Londres. Nos agents subalternes ont reçu avec leur congé une gratification et tous croient que j'ai fermé boutique après fortune faite. Tu peux jeter ton médaillon empoisonné. A nous les millions!...

—Dieu l'entende! répondit le docteur.

Martin-Rigal s'était levé, ivre de témérité heureuse, et il s'exprimait avec une exaltation bien éloignée de ses habitudes.

—Comment! Dieu m'entende! répliqua-t-il, mais il m'a entendu, ce me semble, la bataille est gagnée, et gagnée sur tous les points...

—Chut!... ne chante pas victoire, cela porte malheur...

—Bah!... nous n'avons plus de retour à craindre, et tes dernières défiances s'envoleraient si tu connaissais comme moi la situation. Quel était l'ennemi le plus redoutable? André. Il ne compte plus. Sans doute, il n'a pas été tué, mais il est hors de combat pour un mois, et cela suffit. D'ailleurs, il s'est résigné. J'ai reçu avant-hier le dernier rapport d'un de mes hommes, qui avait réussi à se faire admettre à l'hôpital Beaujon, et cet observateur intelligent m'assure que notre artiste n'a reçu aucune visite et n'a pas écrit une ligne depuis quinze jours qu'il a repris connaissance.

—Il avait des amis.

L'honorable banquier haussa les épaules.

—Vrai, docteur, fit-il, je t'admire! Comment, c'est toi qui crois aux amis qui pensent encore à vous après un malheur et quinze jours d'absence!... Tu seras éternellement jeune. Quels sont les amis d'André? M. de Breulh Faverlay?... Voici la saison des courses, il ne bouge plus de ses écuries. Mme de Bois-d'Ardon?... les modes du printemps suffisent à remplir sa cervelle. M. Gandelu?... il a assez à faire à se préoccuper de son fils... Les autres ne comptent pas.

—Et le jeune M. Gaston?...

—Il s'est rendu aux bonnes raison de Tantaine, guérisseur mon ami, il s'est réconcilié avec l'aimable Rose, et tous deux sont partis pour Florence...

Tout cela ne dissipait pas absolument le nuage qui obscurcissait le front du docteur.

—La famille de Mussidan m'inquiète, objecta-t-il.

—Pourquoi? Croisenois fait sa cour et il est reçu, je t'assure, très convenablement. Dam!... Mlle Sabine ne lui saute pas encore au cou, mais déjà elle le remercie très gracieusement tous les soirs du bouquet qu'il lui envoie tous les matins. Que veux-tu de mieux?

—Je voudrais que le comte n'eût pas remis le mariage de sa fille et de notre cher marquis. Pourquoi ce retard? Il me chiffonne.

—Moi, il me contrarie, mais voilà tout. Sois tranquille, on ne nous abuse pas d'un vain prétexte. Je me suis informé, j'ai vu... Donc, il faut attendre. Que vois-tu là de louche?

—Rien, répondit le docteur, rien.

Et, en effet, le banquier faisait pénétrer dans l'esprit de son ami l'assurance qui l'animait.

—De ce coté, ajouta le souriant Hortebize, je crois en effet maintenant que tout va bien.

—Tout va bien des autres côtés. Les actions des Mines de Tifila marchent bien, ami docteur, et nos actionnaires, en vérité, ne se font pas trop tirer l'oreille. Il est vrai que je ne suis pas cruel. Je tonds, je n'écorche pas, et personne ne crie. J'ai taxé chacun selon ses moyens, depuis mille jusqu'à vingt mille francs. Déjà nous tenons pour tout près d'un million de promesses d'actions...

—Et avec nous, murmura le docteur, promettre, c'est tenir.

—Tu l'as dit, illustre homéopathe. Pas d'argent, pas de restitution: donnant, donnant. Et les recouvrements s'opèrent sans périls pour nous... Tu auras un million pour ta part, docteur.

Le digne M. Hortebize se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.

Ce mot magique, million, lui dorait l'avenir d'éblouissants rayons.

Un million!... quelle perspective infinie de dîners exquis, d'amours discrets, de jouissances délicates!...

—D'autre part, reprit Martin-Rigal, j'ai vu Catenac, de retour de Vendôme, où tout s'est passé comme je le prévoyais. Le duc de Champdoce halète d'impatience et d'espoir, sur la piste qui doit, pense-t-il, le conduire à son fils... Ah! docteur, cette fausse piste par moi créée, est mon chef-d'œuvre. L'idée seule vaut bien ce qu'elle nous rapportera. Mais aussi, que de peines, de soins, de démarches, de promesses, de menaces... Feu Tantaine, non plus que défunt Mascarot ne s'étaient pas épargnés...

—Et Perpignan?... il est fin, m'as-tu dit.

L'honorable banquier eut un geste de profond mépris.

—Perpignan, répondit-il, est dupe autant que le duc, plus s'il se peut, l'imbécile!...

Il s'imagine qu'il découvre cette route que j'ai jalonnée, tous ces poteaux indicateurs par moi plantés entre l'hospice de Vendôme et Paul. Avant-hier, ils en étaient à Vigoureux, l'ancien saltimbanque marchand de vins, rue Dupleix, qui va leur donner l'adresse de Fritz, le vieux musicien... Et nous le verrons arriver un de ces jours. Mais Paul sera alors le mari de ma fille, et Flavie sera duchesse de Champdoce, et elle aura six cent mille livres de rentes...

Il s'interrompit, on grattait à la porte, et presque aussitôt Mlle Flavie entra.

Mlle Rigal était bien jolie, mais jamais sa beauté n'avait rayonné comme en ces jours d'espérance et de joie où elle se flattait d'avoir conquis l'homme qu'elle aimait, et dont elle allait devenir la femme.

Elle salua le docteur d'un geste amical, et légère comme l'oiseau se posant sur une branche, elle sauta sur les genoux de son père, entoura son cou de ses bras, et l'embrassa bien fort, à plusieurs reprises, en faisant claquer ses lèvres.

Le souriant Hortebize observait son ami, et en lui-même, bien que le spectacle ne fût pas nouveau pour lui, il s'étonnait.

C'est qu'en effet, à voir maintenant le banquier, on ne pouvait reconnaître l'homme qui, dix minutes plus tôt parlait froidement d'un meurtre qu'il avait combiné.

Du moment où Flavie avait paru, une stupéfiante révolution s'était opérée en lui. Toute intelligence avait disparu de sa physionomie pour faire place à une expression d'extase béate et d'admiration sans bornes.

—Oh! oh!... fit-il gaîment, voici une bien jolie préface! Voyons la requête maintenant, car il y a une requête, n'est-ce pas, ma chérie?...

Mlle Flavie hocha la tête d'un air mutin, et de ce ton qu'on prend pour gronder un baby qui n'est pas sage:

—Fi! le vilain père, dit-elle. Suis-je donc dans l'habitude, monsieur, de vous vendre mes caresses?... Et quand je désire une chose, ai-je besoin d'une préface pour vous dire: Je veux.

—Pour cela, non. Mais en te voyant entrer...

—Je suis venue simplement te prévenir que nous t'attendons pour dîner, et que Paul et moi nous avons grand faim. Et si je t'ai embrassé, c'est que je t'aime. Oh! oui, je t'aime bien. Tu es si bon, si bon!... Tiens, on me donnerait à choisir entre tous les pères de l'univers, que c'est toi que je choisirais.

Il souriait d'un air ravi, fermant les yeux à demi, à la manière des chats dont on gratte la tête, pour mieux savourer la délicatesse de la sensation.

—Avoue au moins, reprit-il, que depuis six semaines environ, tu m'aimes un petit peu plus qu'avant.

—Non, répondit-elle avec une naïveté féroce, pas depuis six semaines, depuis quinze jours seulement.

—Cependant, il y a plus d'un mois que notre ami le docteur nous a amené dîner un certain jeune homme...

La jeune fille éclata de rire, d'un bon rire franc et sonore.

—Je t'ai bien aimé pour cela, répondit-elle, oui, beaucoup, énormément, mais je t'aime encore plus pour autre chose, et quand j'y pense, vois-tu...

Elle n'acheva pas, mais une douzaine de baisers appliqués à la file sur le front du son père, traduisit sa pensée plus éloquemment que toutes les phrases du monde.

—Et quelle est cette chose?... demanda le banquier.

—Ah!... voilà! C'est un mystère, un grand secret que je ne veux pas dire.

—Je t'en prie.

—Curieux!... Vous vous fâcheriez, monsieur.

—Non, je te jure...

—Eh bien!... c'est qu'il y a quinze jours seulement que je connais toute ta tendresse. Pauvre père chéri!... Va, j'ai pleuré de bonnes larmes quand j'ai su quelles peines tu prenais pour plaire à ta méchante fille, quand j'ai compris les difficultés qu'il t'a fallu vaincre pour amener à mes pieds mon artiste aimé. Penser que tu as eu le courage d'endosser ces affreux habits malpropres et de mettre une grande vilaine barbe et des lunettes vertes. Ah!... tu étais bien laid, je le jure, horriblement laid...

M. Martin-Rigal, à ces mots, se dressa si brusquement que Mlle Flavie faillit tomber. Il était devenu plus pâle que la mort...

—Que veux-tu dire? balbutia-t-il.

—Eh!... tu me comprends bien. Est-ce qu'un père peut tromper l'œil de sa fille!... Les autres ne le reconnaissaient pas, mais moi...

—Tu te trompes, Flavie, tu as été abusée par quelque ressemblance...

Elle l'interrompit d'un geste moqueur.

—Ainsi, reprit-elle en le fixant obstinément, ce n'est pas toi qui es venu déguisé chez Paul, un jour que...—voyons, monsieur, regardez-moi...—un jour que j'y étais allée, moi, toute seule. Ah! tu n'as pas tressailli, je prends le docteur à témoin; donc tu savais que j'ai fait cette folie, donc je ne me trompe pas...

—Tu es folle, écoute-moi...

Dans l'encadrement de la porte on voyait un commissaire
de police et des agents.
Dans l'encadrement de la porte on voyait un commissaire de police et des agents.

—Rien. D'ailleurs, père, je ne veux pas te mentir. Sans cette preuve morale que tu viens de me donner, j'étais matériellement sûre de mon fait. Je suis aussi fine que toi, sache-le. Quand tu es entré chez Paul, en dépit de tes misérables vêtements, j'ai eu un soupçon vague, indéterminé, un pressentiment. Ton haut le corps, lorsque je suis allée t'ouvrir et que tu m'as vue, ne m'a pas échappé. Aussi, lorsque tu es sorti avec le docteur, ai-je été coller mon oreille contre la porte d'entrée. Et j'ai entendu quelque chose de ce que vous disiez. Et ce n'est pas tout; en sortant de chez Paul, je suis accourue ici, je me suis mise en embuscade sur le palier, et je t'ai vu tirer une clé de ta poche et entrer dans ce cabinet où nous sommes. Nieras-tu encore maintenant?...

Le banquier ne songeait pas à nier, il semblait près de défaillir.

—Voilà, murmurait-il, ce que peut coûter une imprudence, une seule. Il me fallait rentrer, Croisenois m'attendait; je craignais ses soupçons...

Puis, tout à coup une idée atroce traversant son cerveau:

—Au moins, reprit-il vivement, tu as tu ta découverte; n'est-ce pas, Flavie, tu n'en as parlé à personne?

—Oh!... à personne, je puis te le jurer.

Il respira.

—Je ne compte pas Paul, ajouta la jeune fille, mais lui, n'est-ce pas moi!...

Malheureuse!... s'écria Martin-Rigal, pauvre malheureuse!...

Son geste était si terrible, sa voix si menaçante, que pour la première fois de sa vie, Mlle Rigal eut peur de son père.

—Mais qu'ai-je donc fait de si mal, reprit-elle tout interdite et près de pleurer. J'ai dît à Paul: ô cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d'ingratitude si nous n'adorions pas mon père, nous devrions baiser la trace de ses pas. Vous ne savez pas jusqu'où il est allé pour nous. Il n'a pas craint de revêtir des haillons pour arriver jusqu'à vous, pour vous prendre...

Le docteur, jusqu'alors muet témoin de cette scène, interrompit Flavie.

—Et lui, Paul, qu'a-t-il répondu?

—Lui!... il a tout d'abord paru confondu, puis il s'est frappé le front en disant: je comprends tout!... Et ensuite il s'est mis à rire, mais à rire...

Le banquier qui arpentait son cabinet, en proie à la plus vive agitation, s'arrêta brusquement devant sa fille.

—Et toi, pauvre enfant, prononça-t-il d'un ton amer, toi tu n'as pas compris ce rire. Paul, à cette heure, sais que tu as été ma complice. Il pouvait douter encore, tu lui as prouvé que j'agissais par tes ordres, lorsque je suis allé le chercher...

—Qu'importe!...

—Hélas!... un homme comme Paul ne saurait aimer la femme qui est venue au devant de lui. Eût-elle à lui prodiguer des trésors de beauté et d'amour... il se dira toujours qu'elle s'est jetée à sa tête. Il acceptera tous les témoignages de tendresse et de dévouement, mais il n'y répondra pas plus qu'une idole de bois ne rend l'encens qu'on lui prodigue. Tu ne le vois pas!... Dieu veuille que jamais ne tombe le bandeau que la passion a noué sur ses yeux. Puisses-tu ne jamais pénétrer le misérable caractère de ce triste imbécile, nul jusqu'à l'ineptie, gonflé de vanité, sans esprit, sans énergie, sans volonté, sans cœur...

Mlle Flavie était devenue pourpre.

—Assez, interrompit-elle d'une voix saccadée, assez... Je ne serai pas lâche à ce point de laisser insulter mon mari, et je saurai le défendre contre tous... même et surtout contre mon père.

Le banquier baissa la tête sans répondre.

Déjà il en était à s'épouvanter de son audace et à se reprocher d'avoir cédé aux inspirations de sa colère. Ce qu'il avait dit, et il frémissait à cette idée, pouvait lui coûter l'affection de sa fille.

Il se demandait par quelles excuses atténuer l'effet de son emportement, quand le souriant Hortebize intervint.

Ce cher docteur prit Mlle Flavie par la taille, et bien qu'elle se débattît un peu, la conduisit doucement hors du cabinet.

—Éloignez-vous, chère enfant, murmurait-il à son oreille, votre père est mal disposé, il ne sait ce qu'il dit.

C'était là, positivement, l'opinion sincère du digne M. Hortebize, et il ne la cacha pas à son ami, dès qu'ils se retrouvèrent seuls.

—En vérité, lui dit-il, je ne m'explique pas la colère. Il dépendait de toi, autrefois, d'empêcher ce mariage; pourquoi as-tu manqué de courage? Les récriminations à cette heure son inutiles...

Martin-Rigal était consterné.

—C'en est fait, balbutia-t-il, me voici à la discrétion de ce misérable Paul.

—Pas plus, ce me semble, qu'avant l'indiscrétion de ta fille. Paul n'est-il pas notre complice! Qu'avons-nous à craindre de lui? Rien. Il connaissait les secrets de l'association. Sommes-nous plus compromis parce qu'il a pénétré le mystère de ta triple personnalité?...

—Ah!... tu n'aimes pas Flavie, toi, interrompit le banquier, tu n'es pas son père; tu ne saurais apercevoir comme moi les funestes conséquences de cette révélation. Paul, jusqu'ici, devait croire que je ne connaissais pas Mascarot, et que j'étais une victime du chantage. Là était ma force. Dupe, il me respectait et je le tenais; complice, il m'échappe...

Il se recueillit quelques moments, puis se redressant avec une énergie désespérée, il ajouta:

—Enfin, le mal est sans remède, il faut en prendre son parti. Le mieux est de hâter ce mariage maudit, et de précipiter les recherches du duc de Champdoce. Allons dîner, j'écrirai à Catenac demain.

Le mariage eut lieu, en effet, à la fin de la semaine suivante, et Paul quitta son petit logis pour prendre possession du magnifique appartement que le banquier avait fait préparer au-dessus du sien.

La transition était brusque, mais Paul ne pouvait plus s'étonner de rien.

Ce pauvre niais s'était si bien pénétré des maximes de l'honorable B. Mascarot et de l'excellent M. Hortebize, qu'il arrivait à se persuader que des aventures pareilles à la sienne attendent à Paris tous les jeunes gens intelligents. Et il admirait à la fois combien il est aisé de n'être pas honnête et combien cela rapporte.

De remords, il n'en avait plus l'ombre. Il ne craignait qu'une chose, échouer quand viendrait la scène décisive qui devait lui donner un si grand état dans le monde et le titre de duc.

Ce moment, il l'appelait de tous ses vœux, et il rougit de plaisir le jour où Martin-Rigal lui dit:

—Rassemblez vos forces, ce sera pour ce soir.

—Oh!... je ne faiblirai pas, répondit-il.

Il ne faiblit pas, en effet, et, lorsque dans la soirée le duc de Champdoce se présenta, suivi de Perpignan et de Catenac, le jeune imposteur s'éleva à la hauteur de ses maîtres, et joua avec une déplorable perfection le rôle si difficile que commandaient les circonstances.

Mais il eût pu être gauche et maladroit sans danger; le duc de Champdoce n'en eût rien vu.

Cet homme, dont l'existence n'avait été qu'une longue suite de misères, et qui avait si terriblement expié les crimes de sa jeunesse, était comme saisi de vertige.

Si on l'eût écouté, Paul fût venu immédiatement s'établir avec sa femme à l'hôtel de Champdoce. Mais sur cette proposition, Martin-Rigal éleva des objections.

L'honorable banquier tenait à paraître médiocrement satisfait de voir son gendre devenir tout à coup duc et dix fois millionnaire.

Il objecta qu'il était bien tard, que Mme la duchesse n'était aucunement préparée à ce grand événement qui allait tomber dans sa vie...

Et enfin, il fut convenu que M. de Champdoce viendrait, le lendemain, déjeuner chez Martin-Rigal, et que, après le repas, il emmènerait son fils.

C'est à onze heures qu'on attendait le duc, rue Montmartre. Mais dix heures n'avaient pas sonné que déjà il se faisait annoncer dans le cabinet du banquier, où le maître de la maison, Catenac, Hortebize et Paul tenaient conseil.

Presque sur les pas de M. de Champdoce, Mme Flavie entra.

Pauvre fille!... Elle ne soupçonnait pas l'ignoble comédie, et depuis la veille cette pensée que son mari était l'unique héritier d'une grande maison la rendait presque folle de joie.

Elle voyait là, non le titre éblouissant de duchesse, qui devenait le sien, mais la justification de son choix.

—Eh bien!... disait-elle à son père, que ses naïves expansions mettaient au supplice, eh bien!... me railleras-tu encore d'aimer un pauvre bohême, un artiste sans nom, sans fortune... tu n'osais dire sans talent. Il se trouve que cet artiste, ce bohême, est un Dompair de Champdoce, et que son père possède des millions!...

Elle était entrée dans le cabinet de son père sur la pointe du pied, et elle demeura debout près de la porte, émue, ravie, retenant son souffle.

Le duc de Champdoce était assis sur le divan, près de Paul, et il tenait, il pressait entre ses mains la main de ce jeune homme qu'il croyait son fils.

Il racontait ses anxiétés de la nuit.

Il avait voulu disposer l'esprit de la duchesse à cet événement immense, d'autant plus inattendu qu'il lui avait tû ses investigations, et quelques mots d'espoir, bien vagues cependant, avaient failli mettre sa vie en péril.

—Ce matin, ajoutait-il, elle va tout à fait mieux, elle est avertie, elle espère...

Il fut interrompu brusquement.

De l'autre côté de la muraille faisant face à la porte, on frappait à coups redoublés.

—Oh!... fit M. de Champdoce, voici des voisins qui ne se gênent guère.

Non, ils ne se gênaient pas. Ils attaquaient évidemment le mur au pic et de la pince, sans ménagements, ni précautions; toute la maison en était ébranlée, et le cartonnier appuyé contre ce mur oscillait.

Les trois honorables associés étaient devenus livides, et ils échangeaient des regards désespérés.

Pour eux, il était clair qu'on attaquait le briquetage élevé par B. Mascarot et Beaumarchef.

Pourquoi démolissait-on ce briquetage, dans quel but?...

L'absence absolue de précautions trahissait des gens ayant et se sachant bien le droit de faire la besogne qu'ils exécutaient...

Le duc de Champdoce était stupéfait. L'effroi des trois complices ne pouvait lui échapper, il sentait trembler terriblement la main de Paul, il ne s'expliquait pas tant d'effroi pour quelques coups de pioche.

Seule de la maison à ne se douter de rien, Flavie n'était nullement émue.

—Il faudrait savoir, dit-elle, qui se permet tout ce tapage.

Cette simple observation rompit le charme.

—En effet, répondit Martin-Rigal, je vais envoyer.

Mais à peine eut-il ouvert la porte qu'il se rejeta en arrière, le visage décomposé, la pupille dilatée, les bras crispés en avant, comme si quelque terrifiante apparition eût jailli de terre et se fût dressée devant lui.

C'est que, dans l'encadrement de cette porte, un respectable monsieur à lunettes d'or se tenait debout, et derrière lui on apercevait un commissaire de police ceint de son écharpe, et plus loin dans l'ombre, une demi-douzaine d'agents.

Le même nom montait aux lèvres des trois honorables associés:

—M. Lecoq!... murmuraient-ils.

Et en même temps cette conviction terrible pénétrait dans leur esprit:

—Nous sommes perdus!

Le célèbre policier, lui, s'avança lentement, considérant le curieux spectacle qu'il avait sous les yeux.

Sa physionomie, en dépit de sa gravité, trahissait quelque chose de pareil à cette délicieuse satisfaction qu'éprouve un dramaturge, à voir merveilleusement interprétée sur le théâtre, la scène à effet qu'il a entrevue et combinée dans son cabinet.

—Eh! eh!... fit-il, je savais bien qu'en cognant au bon endroit, de l'autre côté du mur, je ferais sortir quelqu'un par ici.

Mais déjà, grâce à un tout-puissant effort de sa volonté, le banquier avait réussi à se remettre, au moins en apparence.

—Que voulez-vous? demanda-t-il d'un ton arrogant. Que signifie cette violation de domicile?

M. Lecoq haussa les épaules.

—Voici, répondit-il, M. le commissaire qui vous l'expliquera. Moi, en attendant, je vous arrête, vous Martin-Rigal, autrement dit Tantaine, autrement dit Mascarot, ci-devant placeur, rue Montorgueil.

—Je ne vous comprends pas!...

—Vraiment!... vous croyez que Tantaine s'est si bien lavé les mains qu'il ne reste plus sur les mains de Martin-Rigal une seule goutte de sang d'André assassiné...

—Ah! ça!... c'est une gageure, sans doute...

L'homme de la préfecture sortit de sa poche une lettre délicatement ployée, et l'ouvrant:

—Vous reconnaissez, reprit-il, l'écriture de madame votre fille? Eh bien! écoutez ce qu'elle écrivait, il y a un mois, à M. Paul ici présent: «Cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d'ingratitude si...»

—Assez, interrompit le banquier d'une voix rauque, assez!...

Et n'ayant plus l'énergie de se raidir contre la stupeur qui, de plus en plus l'envahissait, il se laissa tomber sur un fauteuil en balbutiant:

—Perdu par elle... par ma fille, par Flavie!...

De ses trois complices, de tempéraments et de caractères si différents, le plus calme était celui qui d'ordinaire s'alarmait le plus aisément, le souriant M. Hortebize.

En reconnaissant M. Lecoq, le digne docteur avait retiré du médaillon d'or pendu à la chaîne de sa montre une boule de pâte grisâtre, qu'il gardait dans le creux de sa main.

L'œil fixé sur Martin-Rigal, il attendait, pour désespérer, que ce chef, dont l'esprit avait été de si prodigieuses ressources, déclarât que tout espoir de salut était perdu.

Cependant, l'agent de la sûreté, abandonnant le banquier, s'était retourné vers Catenac.

—Vous aussi, lui dit-il, au nom de la loi, je vous arrête.

—Moi?...

—Vous êtes bien le sieur Catenac, avocat?

Peut-être parce qu'il était avocat, Catenac ne daigna pas répondre à M. Lecoq, et c'est au commissaire de police qu'il s'adressa.

—Je suis victime, monsieur, dit-il, d'une désagréable méprise, mais je jouis au palais d'une assez grande considération pour que vous n'hésitiez pas...

—En tout cas, interrompit le commissaire, le mandat d'amener décerné contre vous est bien en règle; je puis vous le montrer, si vous voulez.

—Oh! inutile... Je vous demanderai seulement de me faire conduire sur-le-champ près du magistrat qui l'a signé. En moins de cinq minutes, je me serai justifié...

Le regard du commissaire de police était si terriblement expressif que Catenac s'arrêta court.

—Au pis aller, reprit-il après un moment, il ne peut être question que d'un délit.

—Croyez-vous, interrogea M. Lecoq d'un ton goguenard. Vous ignorez, je le vois bien, l'événement qui, avant-hier, a mis en émoi la commune du La Varenne. Des ouvriers, en ouvrant une tranchée, ont découvert le cadavre d'un enfant nouveau-né, enveloppé dans des foulards et dans un châle. La police, prévenue, n'a pas perdu son temps, et déjà on tient la mère, une fille nommée Clarisse...

Si M. Lecoq ne l'eût retenu, l'avocat se précipitait sur Martin-Rigal.

—Misérable, hurlait-il, traître, lâche, tu m'as vendu!

—Ah!... balbutia le banquier, mes papiers ont été volés!...

Il devinait maintenant que les coups frappés de l'autre côté du mur n'étaient qu'une ruse. M. Lecoq avait voulu épouvanter les coupables, pour en avoir plus aisément raison.

—Dame!... grommela un agent, il y avait un trou dans le mur, on en a profité.

Le digne M. Hortebize ne souriait plus. Maintenant, oui, la partie était bien perdue.

—J'ai des parents honnêtes qui portent mon nom, pensa-t-il, je ne les déshonorerai pas... il faut en finir.

Et il avala le contenu de son médaillon, en murmurant:

—A mon âge!... avec un estomac incomparable!... Quand jamais je ne me suis senti si jeune!... valait mieux courir la clientèle!...

Personne n'avait observé le docteur. M. Lecoq venait de faire déplacer le cartonnier et il montrait au commissaire de police, à la place de l'ancienne issue de Martin-Rigal, un trou assez étroit par où un homme pouvait se glisser.

Mais un bruit soudain coupa court à ses explications.

Le pauvre M. Hortebize venait de rouler à terre en proie à d'horribles convulsions.

—Et je n'avais pas prévu cela!... s'écria le célèbre policier. Maladroit que je suis!... Il s'est empoisonné, il nous échappe!... Vite, qu'on le porte sur un lit, et qu'on coure chercher un médecin.

Pendant que trois agents s'empressaient d'exécuter ces ordres, les autres s'emparaient du banquier et de Catenac, pour les conduire au fiacre qui les attendait dans la rue.

Martin-Rigal semblait frappé d'imbécillité. Les ressorts de cette intelligence si fortement trempée pour le mal, s'affaissaient sous le poids d'une angoisse mortelle.

—Et ma fille!... bégayait-il, Flavie!... Que va-t-elle devenir?... Plus de fortune, plus rien, et elle est mariée à un misérable incapable de gagner seulement sa vie à lui!... Ma fille! ô mon Dieu! aura-t-elle toujours du pain!...

Le commissaire de police s'était transporté près du docteur Hortebize; M. Lecoq restait seul avec le duc de Champdoce, Paul et Flavie.

La malheureuse jeune femme avait vu s'éloigner son père sans avoir même la force de prononcer une parole. Elle gisait, anéantie, sur un fauteuil, et l'éclat effrayant de ses yeux trahissait l'égarement de sa pensée. Elle ne pouvait croire à la réalité de l'horrible scène qui venait de se passer.

Il ensanglanta ses mains à essayer de desceller les
barreaux.
Il ensanglanta ses mains à essayer de desceller les barreaux.

Pendant un instant le célèbre policier le regarda d'un air de compassion qui certes n'était pas joué. Il hésitait à parler. Il lui répugnait de frapper d'un coup nouveau et plus terrible que tous les autres, cette pauvre enfant qui était innocente, et qui devait être la plus cruellement atteinte.

Mais le temps pressait, il s'approcha du duc de Champdoce, qui était comme pétrifié de surprise.

—Je dois vous prévenir, monsieur le duc, dit-il, que vous êtes victime d'une odieuse supercherie. Ce jeune homme n'est pas votre fils. Il se nomme Paul Violaine, et sa mère était une pauvre ouvrière de Châtellerault.

Si atterré que fût Paul, il essaya de soutenir son rôle, il voulait nier, il prétendait se défendre... Mais sur un signe de M. Lecoq, un agent introduisit une dame en toilette éblouissante: Zora-Rose...

Le jeune imposteur ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot:

—J'avoue, balbutia-t-il en fondant en larmes, j'avoue tout: j'ai été séduit, entraîné, menacé; je n'ai pas su résister... pardon!...

D'un geste dédaigneux M. Lecoq le repoussa, et lui montrant Flavie:

—Ce n'est pas à moi qu'il faut demander grâce, prononça-t-il, mais à cette pauvre femme, la vôtre... qui se meurt.

Le duc de Champdoce allait s'éloigner désespéré de cette maison où il était entré le cœur gonflé de joie, lorsque le célèbre policier l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre:

—Sachez, monsieur, lui dit-il, que ces misérables ne vous ont trompé qu'à demi. L'enfant que vous recherchez, existe, et ils le connaissaient... Mais je le connais aussi, et demain, moi, Lecoq, je vous conduirai à lui.

XXXV

Docile aux instructions de M. Lecoq, André s'était résigne à attendre à l'hospice Beaujon l'issue de la partie que jouait pour lui le célèbre policier. Bien plus, il avait eu assez d'énergie pour affecter, sans se démentir jamais, cette profonde insouciance de l'avenir dont avaient été dupes les espions de B. Mascarot.

Il est vrai que toutes les attentions qui pouvaient contribuer à le rassurer et à lui donner du courage, lui avaient été prodiguées.

Tous les jours son voisin de droite, ce malade que M. Lecoq lui avait désigné comme son agent lui remettait mystérieusement une lettre qui le tenait au courant des événements. Il la lisait on cachette et ensuite la brûlait...

Le temps passait cependant; les journées, une à une, s'écoulaient monotones, interminables, et André, qui sentait approcher le moment décisif commençait à perdre patience, quand enfin son voisin lui donna, et ouvertement cette fois, un billet dont la lecture lui arracha une exclamation de joie.

«Nous l'emportons, écrivait le célèbre policier, tout danger est écarté. Priez le docteur de signer votre billet de sortie; faites-vous beau, et... vous me trouverez à la porte, vous attendant.—L.»

André n'était pas complètement rétabli, il était condamné à porter son bras en écharpe pendant quelques semaines encore, mais ces considérations ne devaient pas l'arrêter. Levé de bonne heure le lendemain, il revêtit ses plus beaux habits qu'il avait envoyé chercher chez lui, et enfin, sur les neuf heures, après avoir pris congé des bonnes sœurs, dont il ne pouvait oublier les soins attentifs, il sortit.

La veille, il souffrait encore de ses blessures, mais en ce moment il les oubliait comme s'il eût été touché par quelque baguette enchantée. Jamais il ne s'était senti si jeune, si léger, si fort. Jamais l'espérance n'avait palpité en lui avec une pareille intensité.

Arrivé à la porte, après avoir aspiré avec délices la première bouffée de l'air du dehors, il regarda de tous côtés, surpris de ne pas voir au rendez-vous l'homme étrange auquel il devait plus que la vie.

Déjà il délibérait sur le parti qu'il avait à prendre, quand une voiture de remise découverte, lancée au grand trot malgré la pente du faubourg, s'arrêta court devant l'hospice.

André ne pouvait pas ne pas reconnaître le respectable monsieur à lunettes d'or que cette voiture amenait; aussi s'élança-t-il vers lui avant qu'il se fût seulement levé pour descendre.

—Grâce au ciel! vous voici, monsieur, dit-il, je commençais à être inquiet...

M. Lecoq—c'était lui—consulta sa montre.

—C'est juste, répondit-il, je suis en retard de cinq minutes, j'ai été retenu là-bas...

Et comme le jeune peintre se confondait en remerciements:

—Montez près de moi, ajouta-t-il, j'ai à vous parler; le temps est superbe, nous irons jusqu'au bois... Marche, cocher!...

Tout en s'installant aux côtés du policier célèbre, André était frappé de l'altération de ses traits, si calmes d'ordinaires et si immobiles. L'inquiétude le saisit.

—Serait-il survenu quelque fâcheux événement, monsieur, commença-t-il.

—Pas le moindre.

—C'est que...

—Ah!... je vous comprends; vous trouvez ma physionomie singulière. D'abord je suis harassé, ayant passé la nuit à éplucher les papiers de la société B. Mascarot. Puis, j'arrive de la Préfecture, où j'ai été témoin d'un spectacle qui m'a bouleversé, moi qui cependant ai vu de terribles choses en ma vie!...

Il secoua la tête vivement, comme s'il eût pu secouer en même temps une impression opportune, et poursuivit:

—La raison de Martin-Rigal n'a pas résisté à la catastrophe. Ce misérable avait au cœur une passion sublime, il adorait sa fille. Séparé d'elle violemment, la sachant sans fortune, mariée à un triste gars dont il méprise le caractère, il s'est abandonné au délire de son désespoir et il est devenu fou. Pour lui, le cabanon de Bicêtre remplacera le bagne. Il échappe au châtiment des hommes, mais il n'évite pas la punition de Dieu, bien autrement terrible.

—Martin-Rigal fou!... murmura André.

—Oui. Et savez-vous qu'elle est sa folie, résultat d'atroces angoisses? Il s'imagine que Paul et Flavie sont sans ressources, sans asile, sans pain. Il s'imagine que Paul prétend spéculer sur la beauté de sa femme et vivre de son ignominie... Et Rigal croit entendre la voix de sa fille criant au secours. Oui, il entend cette voix, déchirante, lamentable!... Alors, il appelle les gardiens, il se traîne à leurs genoux, il les supplie de le laisser sortir, pour un jour, pour une heure, il jure qu'il reviendra quand il aura arraché sa fille à la honte, à l'infamie!... Et comme on ne se rend pas à ses prières, il ensanglante ses mains à essayer de desceller les barreaux de la fenêtre, à tenter de briser les serrures. On a été obligé de l'attacher sur son lit, et c'est là que je l'ai vu, se consumant en efforts pour briser ses liens, mordant les sangles qui le contiennent. Je l'ai vu, les traits affreusement convulsés, les yeux sanglants et près de jaillir de leur orbite, la bouche écumante, hurlant comme une bête fauve de douleur et de rage. Il m'a reconnu, et il s'est interrompu pour me dire: Entendez-vous la voix de Flavie?...

Le jeune peintre frissonnait.

—Et ce supplice, poursuivit l'agent de la sûreté, durera peut-être des années; le médecin me l'a dit. Il se peut que pendant un an, deux ans, dix ans, sans trève ni repos, il entende cette voix lamentable. Et chaque minute de ces années contiendra pour lui plus de tortures qu'il n'en a fait subir à toutes ses victimes.

Un assez long silence suivit.

André ne pouvait s'empêcher de plaindre ce misérable, qui cependant avait essayé de lui arracher Sabine, qui avait tenté de l'assassiner.

—Vous le voyez, reprit M. Lecoq, ainsi que je vous l'écrivais, la bataille est gagnée. Le docteur Hortebize râle en ce moment. Il s'est empoisonné, mais le poison subtil, qui devait, pensait-il, le foudroyer, l'a trahi, et voici bientôt vingt-quatre heures que dure son agonie. Catenac a repris son assurance, mais accusé et convaincu d'infanticide, il sera condamné à dix ans, pour le moins, de travaux forcés. Et tout le fretin est de même dans mes nasses. Les papiers de Martin-Rigal m'ont fourni des armes. Perpignan, Van Klopen et Verminet iront, qui en cour d'assises, qui en police correctionnelle. Le sort de Toto-Chupin n'est pas encore fixé. Épouvanté de son crime, il est allé se dénoncer; il faut lui tenir compte de ce bon mouvement.

Mais tout cela ne rassurait pas complètement André.

—Et Croisenois?... interrogea-t-il timidement.

Le célèbre policier dissimula un sourire.

—C'est-à-dire, répondit-il, que vous doutez de moi.

—Oh!... monsieur.

—Allons, enfant, rassurez-vous. J'avais promis que le nom du comte de Mussidan ne serait pas prononcé. Croisenois a réussi à m'échapper!... Il a couché hier à Bruxelles, à l'hôtel de Saxe, chambre nº 9. La Société des Mines de Tifila sera jugée comme une escroquerie ordinaire. Il n'y a pas eu de fonds de versés, on rendra les promesses de souscription à qui de droit, et Croisenois sera condamné par contumace à deux mois de prison... Enfin, demain, M. Gandelu fils sera remis en possession de ses faux billets.

La voiture roulait alors le long de la grande allée du bois de Boulogne. M. Lecoq fit signe au cocher de rebrousser chemin.

—L'heure est venue, reprit-il, de vous dire pourquoi, après notre première entrevue, je vous ai salué du nom de Champdoce. Votre histoire, je l'avais devinée; mais c'est de cette nuit seulement que j'en connais les détails.

Et sans attendre une réponse, rapidement et clairement il analysa ce volumineux manuscrit que B. Mascarot avait donné à lire à Paul.

Il ne dit pas tout, cependant. Il tut ce qu'il pouvait taire des crimes et des fautes du duc de Champdoce et de Mme de Mussidan. Il voulait épargner à André cette douleur de haïr ou de cesser d'estimer et son père et la mère de Sabine, avant de les connaître.

Le célèbre policier avait si bien pris ses mesures que, juste comme il terminait son récit, le cocher prévenu d'avance, arrêtait la voiture en face de la rue de Matignon.

—Descendez, dit-il à son compagnon, et prenez garde à votre bras.

André obéit machinalement.

—Maintenant, reprit M. Lecoq, qui était resté dans la voiture, écoutez-moi bien. Le comte et la comtesse de Mussidan vous attendent pour déjeuner, ce matin à onze heures. Voici, tenez, la lettre d'invitation qu'ils m'avaient chargé de vous transmettre. Cependant, ne perdez pas trop la notion du temps près de Mlle Sabine. A quatre heures, soyez à votre atelier... J'aurai l'honneur de vous présenter à votre père. Jusque-là, pas un mot...

Le jeune peintre voulait parler, répondre, témoigner sa reconnaissance, dire quelque chose; il ne le put.

M. Lecoq avait fait claquer sa langue d'une certaine façon, le cocher avait fouetté son cheval, et déjà la voiture était confondue parmi toutes celles qui descendaient la chaussée.

Littéralement André était comme foudroyé par tant de bonheur.

La jeune fille qu'il aimait, un des grands noms de France, une immense fortune, tout lui arrivait à la fois, comme si la destinée, lasse de le traiter en marâtre, eût voulu prendre sa revanche d'un seul coup.

Mais le vertige de ses prospérités inouïes dura peu. Il rougit de sa faiblesse, et c'est d'un pas presque ferme que, remontant la rue Matignon il alla sonner à la grille dorée de l'hôtel de Mussidan.

Enfin, il allait donc pénétrer dans cette maison dont la porte lui avait été si longtemps fermée! Quel accueil l'y attendait? M. de Mussidan se souviendrait-il de ses promesses, ou bien, le péril écarté, se contenterait-il d'un froid remerciement?...

On vint lui ouvrir, et à l'empressement respectueux des gens, il jugea qu'il était attendu et recommandé.

C'était d'un bon augure. Et, cependant, lorsque dans le vestibule on lui demanda son nom pour l'annoncer, il eut bien du mal à l'articuler.

Mais où il faillit faiblir, ce fut quand le valet de pied ayant ouvert la porte du grand salon, il jeta, de sa voix emphatique ce nom dont la simplicité plébéienne dut bien surprendre les aristocratiques échos: M. André.

Il s'avança cependant, en dépit d'une circonstance inattendue qui contribuait à le décontenancer. Sur le panneau faisant face à la porte, était accroché le portrait de Sabine, ce portrait si mystérieusement exécuté par lui. Comment se trouvait-il là? A ce trait, il reconnaissait le génie de Sabine aidée de M. Lecoq.

Heureusement, le comte de Mussidan comprit son embarras, il vint à lui, la main tendue, et l'attirant vers la comtesse:

—Diane, prononça-t-il, voilà le mari de notre fille.

André s'inclina profondément, balbutiant un acte de reconnaissance; mais le comte l'entraîna de nouveau, et mettant sa main dans celle de Sabine, il dit d'une voix émue:

—Si le bonheur, ici-bas, est une récompense, vous serez heureux.

Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'André, redevenu maître de soi, put enfin regarder Mlle de Mussidan.

Pauvre jeune fille!... elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, après les tortures de ce long mois ou elle s'était résignée à recevoir les hommages de Croisenois et à lui sourire.

—Oh!... chère, murmura André à son oreille, chère adorée, vous avez bien souffert...

—Vous le voyez, répondit-elle simplement, je ne mentais pas, j'en serais morte.

Ah! il fallut bien du courage à André pour ne pas dire son secret à cette femme tant aimée et si digne de l'être, pendant cette après-midi qu'il passa près d'elle, pendant ces heures délicieuses où elle lui avoua ses mortelles angoisses et ses espérances.

Mais il eut besoin d'un effort surhumain, pour se retirer lorsque sonna la demie de trois heures. Encore avait-il tant hésité, tant attendu, qu'il s'en fallut de bien peu qu'il ne manquât le rendez-vous.

Il n'était pas dans son atelier depuis cinq minutes, quand on frappa. Il ouvrit, et M. Lecoq entra, suivi d'un vieillard aux façons un peu hautaines. Ce vieillard était le duc de Champdoce... Norbert.

—Monsieur, dit-il sans préambule à André, vous connaissez les raisons qui m'amènent. Vous savez qui vous êtes et qui je suis.

André inclina la tête affirmativement.

—Monsieur que voici, poursuivit le duc, en montrant M. Lecoq, vous a appris en quelles circonstances déplorables je me suis séparé de vous qui êtes mon fils. Je ne chercherai pas à m'excuser... J'ai d'ailleurs cruellement expié ce crime. Regardez-moi... je n'ai pas quarante-huit ans.

On lui en eût donné soixante, au moins, et André put se faire une idée de ce que cet homme, qui était son père, avait dû souffrir.

—Et la faute me poursuit, continua-t-il. Aujourd'hui, lorsque ce serait mon vœu le plus cher, je ne puis vous reconnaître pour mon fils. La loi ne me laisse pour vous assurer ma fortune et mon nom qu'un expédient: l'adoption.

Le jeune peintre se taisait. M. de Champdoce reprit avec une visible hésitation:

—Vous pouvez, je le sais, m'intenter un procès en restitution d'état; mais, en ce cas, il faudra que je dise, que j'avoue...

—Eh! monsieur... interrompit André, quels sentiments me supposez-vous donc?... Quoi!... avant de reprendre votre nom qui est le mien, je le déshonorerais!...

Le duc respira. L'accueil d'André l'avait glacé. Quelle différence entre cette réserve hautaine et la scène pathétique jouée par Paul le jour précédent.

—Cependant, monsieur le duc, reprit André, je vous demanderai, avant tout, la permission de vous présenter quelques... observations.

—Des observations?...

—Oui, monsieur, je n'ai pas osé dire: conditions; mais vous allez me comprendre. Par exemple, je n'ai jamais eu de maître. Mon indépendance m'a coûté assez cher pour que j'y tienne. Je suis peintre, pour rien au monde je ne renoncerai à la peinture.

—Vous serez toujours votre maître, monsieur.

Comme son père, l'instant d'avant, le jeune peintre hésitait; il était devenu fort rouge.

—Ce n'est pas tout, reprit-il; j'aime une jeune fille dont je suis aimé, notre mariage est arrêté, et je pense...

—Je pense, fit vivement le duc, que vous ne pouvez aimer qu'une femme digne de notre maison.

A cette réponse, un triste sourire plissa les lèvres d'André.

—Je n'étais rien hier, répondit-il doucement. Mais rassurez-vous, monsieur, elle est digne d'un Champdoce, et par sa fortune et par son nom. Selon les conventions sociales elle était placée bien au-dessus de moi. Celle que je... veux épouser est la fille de comte de Mussidan.

M. de Champdoce, en entendant ce nom, devint livide.

—Jamais! s'écria-t-il, jamais! J'aimerais mieux vous savoir mort, que le mari de Mlle de Mussidan.

—Et moi, monsieur, je souffrirais mille morts plutôt que de renoncer à elle.

—Si je vous refusais mon consentement, cependant, si je vous défendais...

André hocha tristement la tête.

—Vous n'avez rien à me refuser, monsieur le duc, prononça-t-il, rien à me défendre. L'autorité paternelle, monsieur, s'achète par des années de dévouement et de protection. Vous ne m'avez rien donné, je ne vous dois rien. Oubliez-moi comme vous m'avez oublié jusqu'ici... passez votre chemin, je poursuivrai le mien.

Le duc de Champdoce gardait le silence. Un affreux combat se livrait en lui.

Il lui fallait, il ne le comprenait que trop, ou renoncer à ce fils miraculeusement retrouvé, ou le voir le mari de Mlle de Mussidan... Ces deux alternatives lui paraissaient également horribles.

—Jamais, murmura-t-il, la comtesse ne consentira à ce mariage. Elle me hait autant que je la hais moi-même...

M. Lecoq, muet témoin de cette scène, jugea le moment venu d'intervenir. Il s'avança au milieu de la salle et regardant avec assurance tous les témoins de cette scène:

—Je me fais fort, prononça-t-il, d'obtenir le consentement de Mme de Mussidan.

Le duc ne résista plus, il était vaincu. Il ouvrit les bras à André en disant:

—Venez, mon fils, qu'il soit fait selon votre volonté.

Mais le jeune peintre ne tarda pas à se dégager de cette étreinte. Il donnait enfin un libre cours à l'émotion qui l'étouffait.

—Ma mère!... s'écria-t-il, en serrant à le briser le bras du duc, conduisez-moi près de ma mère....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ce soir-là, en embrassant ce fils tant pleuré, Marie de Puymandour, duchesse de Champdoce, comprit que le bonheur n'est pas un vain mot.

Le duc avait deviné juste. En apprenant qu'André était le fils de Norbert, Mme de Mussidan déclara qu'elle s'opposait formellement à son mariage avec Sabine.

Mais M. Lecoq ne promet jamais en vain. Dans les papiers de B. Mascarot il avait retrouvé la correspondance soustraite à la comtesse. Il la lui a reportée, et en échange elle a donné son consentement.

Le célèbre policier assure que ce n'est pas là du chantage.


André et Sabine habitent maintenant le château de Mussidan, magnifiquement réparé. Peut-être s'y fixeront-ils, tant leur sont chers ces beaux bois de Bivron, témoins de leurs premières amours.

Au-dessus du balcon de son château, André montre volontiers à ses visiteurs cette guirlande de volubilis entreprise pour justifier sa présence à Mussidan, et restée inachevée. Il la terminera, dit-il, au premier jour, ce qui est douteux, car il est devenu bien paresseux.

Ce qui est sûr, c'est qu'avant la fin de l'année, il y aura un baptême à Mussidan.


FIN.







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Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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